Pour John Silbersack, mon premier éditeur, agent littéraire et ami de longue date. Avant-propos LE POINT SUR L’HISTOIRE Après l’attaque de Theroc par les hydrogues, les colons tentent de sauver ce qui peut l’être. Les prêtres Verts, reliés aux arbremondes par télépathie, sont frappés de stupeur. La plupart de ceux qui s’étaient engagés dans les Forces Terriennes de Défense (FTD) ont abandonné leur poste pour retourner dans la forêt-monde dévastée. Par la suite, les hydrogues s’en prennent aux faeros, une espèce ignée qui vit à l’intérieur des étoiles. Tandis que ceux-ci se livrent bataille sur des planètes et des soleils, sur Terre, le roi Peter et la reine Estarra annoncent une importante offensive, grâce au lancement de Flambeaux klikiss : une arme apocalyptique, capable de faire exploser des géantes gazeuses – celle-là même qui fut accidentellement à l’origine de la guerre. De plus, à l’exemple du héros ildiran Adar Kori’nh, les FTD forment une flotte de vaisseaux-béliers pilotés par des compers Soldats kamikazes. Le dangereux – et à l’occasion meurtrier – président Basil Wenceslas regarde Peter prononcer son allocution, guettant la moindre erreur. Tasia Tamblyn, une Vagabonde engagée dans les FTD, est choisie pour acheminer le premier Flambeau klikiss. À son insu, son ami Robb Brindle a été emprisonné avec une poignée d’humains dans une cité de cristal hydrogue au cœur de la géante gazeuse devant servir de cible. Sur place, le comper DD, détenu par les sinistres robots klikiss, tente de parler avec Robb. Juste avant que le Flambeau enflamme les nuages, les hydrogues évacuent la planète, tandis que les robots klikiss et DD fuient de leur côté. Pendant ce temps, Jess, le frère de Tasia, se trouve bloqué sur une planète océanique isolée, après que son vaisseau a été détruit par les hydrogues. Afin de le maintenir en vie, le wental qu’il transportait – une étrange entité basée sur l’eau – a investi son corps en lui communiquant son énergie. Avec l’aide des wentals, Jess construit un vaisseau et s’envole à la recherche de son amour perdu Cesca Peroni, l’Oratrice des clans de Vagabonds. Dans la capitale vagabonde de Rendez-Vous, où Cesca s’efforce de maintenir l’unité des clans, l’éclaireur Nikko Chan Tylar apporte la preuve que les FTD s’attaquent aux cargos afin de leur voler leur ekti et de les détruire. Indignés par ces actes de piraterie, les Vagabonds interrompent tout commerce avec la Ligue Hanséatique. Cesca délivre un ultimatum au gouvernement terrien : la Terre ne recevra plus une goutte de carburant interstellaire jusqu’à ce que les coupables soient identifiés et punis. De leur côté, les Vagabonds détiennent une poignée de soldats, qu’ils ont sauvés de la bataille d’Osquivel. Patrick Fitzpatrick III, un enfant gâté de la noblesse terrienne, se révèle un prisonnier difficile en dépit de son flirt avec Zhett Kellum, la jolie fille de Del Kellum, le chef de clan responsable des chantiers spationavals d’Osquivel. Les hommes de Del ont en outre reprogrammé des compers Soldats à leur usage. La Hanse, à la recherche d’un moyen de voyager dans l’espace sans ekti, envoie des équipes d’explorateurs à travers les transportails, un ancien système de portes dimensionnelles trouvé dans des mondes abandonnés. L’un de ces explorateurs est l’intrépide espion Davlin Lotze. Les coordonnées de toutes les destinations demeurant une énigme, beaucoup comportent des dangers. De plus, dans l’espoir de s’affranchir de l’ekti des Vagabonds, la Hanse installe sa propre station d’écopage sur la géante gazeuse Qronha 3, là même où Adar Kori’nh a affronté les hydrogues. La station, dirigée par Sullivan Gold assisté du prêtre Vert Kolker, parvient à extraire une grande quantité d’ekti jusqu’à l’arrivée d’une flotte de croiseurs lourds ildirans, qui ont eux aussi l’intention d’exploiter les ressources des nuages. Sullivan négocie une trêve avec les Ildirans, et les deux stations d’écopage croisent à travers la planète, guettant un possible retour des hydrogues. Abasourdi par les révélations du thisme, Jora’h, le nouveau Mage Imperator, assiste aux funérailles de son père. Pris dans la guerre des hydrogues, l’Empire ildiran souffre lui aussi de la pénurie d’ekti. Le frère de Jora’h, l’Attitré Rusa’h – longtemps resté plongé dans le coma après une attaque hydrogue de sa planète –, se réveille dans l’infirmerie du Palais des Prismes, sur Ildira. Sa personnalité a radicalement changé, et il affirme avoir eu de puissantes visions pendant qu’il était dans le sous-thisme. Troublé, Jora’h le renvoie sur Hyrillka avec le Premier Attitré Thor’h ainsi que Pery’h, le prochain Attitré d’Hyrillka. Bien qu’Udru’h, l’Attitré de Dobro, ait juré allégeance à Jora’h, celui-ci ne lui pardonne pas d’avoir soumis sa bien-aimée Nira à des expériences de croisement secrètes. La jeune prêtresse Verte a donné naissance à la fille de Jora’h, Osira’h, dont l’Attitré de Dobro croit qu’elle sauvera l’Empire ildiran grâce à ses extraordinaires dons télépathiques. Présumée morte, Nira a en réalité été cachée sur une île, où le Mage Imperator ne la trouvera jamais. Sur une colonie ildirane isolée, l’étudiant humain Anton Colicos étudie la Saga des Sept Soleils avec son ami et mentor, le remémorant Vao’sh. Ils restent en compagnie d’une équipe réduite dans la cité sous dômes de Maratha Prime sur la face nocturne de la planète, tandis que des robots klikiss achèvent d’édifier une cité semblable sur la face opposée. Les Ildirans découvrent un labyrinthe de tunnels mais ignorent qui l’a creusé. Un soir, alors qu’Anton et Vao’sh racontent leurs histoires, une explosion ravage les générateurs de la cité, coupant l’électricité. Il s’agit à l’évidence d’un sabotage. Incapable de vivre sans lumière, l’équipe de maintenance décide de se rendre dans l’autre cité. Elle informe les robots klikiss de leur situation, puis prend place dans trois navettes… dont deux explosent en plein vol. Encore un sabotage ! Anton, Vao’sh et quelques compagnons parviennent à sortir indemnes de la troisième navette – au milieu de nulle part. Au cœur des ténèbres, ils se mettent en route en direction de l’asile de Maratha Seconda. Mais Anton nourrit à présent de sérieux doutes à l’égard des robots klikiss. En secret, les robots klikiss ont planifié la destruction des humains et des Ildirans. Traînant avec eux DD d’enclave en enclave, ils voient ressusciter grâce au robot Sirix des armées de leurs congénères en stase. Ils sont à présent presque tous opérationnels, au grand désespoir du comper prisonnier. Lorsqu’un robot klikiss se présente au Palais des Prismes et exige que Jora’h lui explique le projet secret d’hybridation de Dobro, celui-ci refuse. Puis il fait sensation en voyageant sur Dobro, afin de rencontrer sa fille Osira’h et de se recueillir sur la tombe de Nira. Les Ildirans n’apprécient guère que leur chef quitte le Palais et se dresse ainsi contre une tradition millénaire. Jora’h en brave une autre en nommant sa fille Yazra’h comme garde du corps personnel, un poste qui n’avait jamais été occupé par une femme. Prête à tout pour poursuivre son expansion malgré les circonstances, la Hanse incite ses citoyens à coloniser en masse les planètes vierges via les transportails klikiss réactivés. Parmi les premiers volontaires se trouvent un rêveur peu efficace nommé Jan Covitz et sa fille Orli. À bord de leur vaisseau, la négociante Rlinda Kett et son ex-mari Branson « BeBob » Roberts acheminent les pionniers jusqu’aux transportails, à partir desquels ils atteindront les colonies. Les membres du groupe de Covitz arrivent sur le monde de Corribus et commencent leur nouvelle vie… Après avoir mené de multiples explorations à travers les transportails, Davlin Lotze effectue une visite secrète dans les appartements du président Wenceslas et demande à prendre sa retraite sur une colonie paisible. Bien que le conflit avec les hydrogues s’enlise, le président ne peut refuser le souhait de Davlin ; il l’envoie avec Rlinda sur Crenna. Frustré par la guerre, par l’opposition continuelle du roi Peter et par le comportement décevant du prince Daniel (le remplaçant éventuel du roi), le président ne supporte pas l’embargo d’ekti. Décidé à utiliser les Vagabonds comme boucs émissaires face au mécontentement du public, il rencontre le général Lanyan, le commandant des FTD, afin de discuter de mesures de rétorsion contre ces clans arrogants. Au même moment arrive sur Rendez-Vous Jess Tamblyn. Ce dernier, que la plupart des Vagabonds croyaient mort, n’est plus totalement humain : son corps vibre littéralement d’énergie wentale, de sorte qu’il ne peut plus toucher personne, à moins de le foudroyer. Cesca, qui n’a jamais cessé de l’aimer, n’ose croire qu’ils se retrouvent enfin, même s’ils doivent demeurer à l’écart l’un de l’autre. Jess raconte sa découverte des wentals, ces ennemis séculaires des hydrogues, puis demande des « porteurs d’eau » volontaires afin de les disséminer sur des planètes océaniques, où ils recouvreront leurs forces afin de reprendre le combat. Un groupe de pilotes téméraires, parmi lesquels Nikko Chan Tylar, se joint à lui. En route vers sa nouvelle mission, Jess visite la comète sur laquelle Cesca et lui ont eu jadis un rendez-vous amoureux ; il l’insémine de l’essence wentale, éveillant ainsi la comète à la vie. Pendant ce temps, Cesca envoie de l’assistance sur Theroc, où la forêt-monde a été dévastée. Elle a été naguère fiancée avec son chef et se sent obligée d’aider les Theroniens, délaissés par la Hanse. Les ingénieurs vagabonds s’attaquent au problème de la reconstruction des trois cités et de la stabilisation de la forêt. Sur Terre, l’ambassadrice Sarein découvre qu’elle doit devenir le prochain dirigeant de Theroc. Le président Wenceslas, pressé d’en tirer avantage, envoie sa fidèle alliée réclamer son titre. Sarein arrive pour voir son foyer natal réduit à un désert brûlé ; elle s’inquiète de voir celui-ci grouiller de Vagabonds au travail… Le président Wenceslas ordonne aux FTD de « donner une leçon » aux Vagabonds, via des cibles clés. Malgré les extrêmes réserves du roi Peter, le général Lanyan mène une attaque éclair contre une de leurs bases, le Dépôt du Cyclone. Les vaisseaux de guerre encerclent la station, capturant tous les Vagabonds présents, puis la détruisent. Nikko Chan Tylar, qui transporte à son bord un wental, est témoin de l’attaque et avertit aussitôt ses compatriotes, y compris l’équipe à l’œuvre sur Theroc. L’Oratrice Cesca Peroni accuse avec colère Sarein et la Hanse d’instiguer une guerre et part sur Terre défier le président Wenceslas. Dans les chantiers spationavals d’Osquivel, Patrick Fitzpatrick ne peut se résoudre à tomber amoureux de Zhett Kellum. Ses compagnons, prisonniers comme lui, cherchent sans cesse à s’évader. Le vol d’un vaisseau par l’un d’eux connaît une fin tragique, exacerbant les tensions entre les détenus et les Vagabonds. Au cours d’une mission de reconnaissance dans les ruines du champ de bataille d’Osquivel, Zhett et son père découvrent, chose inédite, une épave hydrogue intacte. Dans l’espoir que l’analyse du vaisseau fournira des éléments pour vaincre l’ennemi, ils font appel à Kotto Okiah. L’ingénieur de génie parvient à s’introduire dans la sphère et découvre très vite que la technologie hydrogue a beaucoup en commun avec celle des transportails klikiss. Sur la colonie de Crenna où il vient de s’installer, Davlin Lotze aperçoit des orbes de guerre hydrogues qui croisent dans le ciel. Ils n’attaquent pas mais semblent chercher quelque chose. À travers un télescope, plusieurs jours plus tard, il voit les hydrogues lutter contre leurs ennemis mortels, les faeros, autour du soleil de Crenna. L’étoile commence à s’éteindre, et Davlin intime aux colons de prendre des dispositions d’urgence. Sous le soleil qui se meurt, les mers et les continents se figent dans la glace. Davlin part chercher de l’aide à bord d’un vaisseau. Les colons creusent sous la surface dans l’espoir de survivre, tandis que l’atmosphère se transforme en neige. Davlin parvient à atteindre la colonie proche de Relleker, mais le gouverneur refuse son aide. Heureusement, Rlinda et BeBob arrivent lors d’un voyage de ravitaillement et aident Davlin à secourir les Crenniens, les tirant de leurs bunkers gelés. Les robots klikiss emmènent DD à bord d’un vaisseau de guerre terrien faisant partie d’une escouade qu’ils ont volée et modifiée. Les vaisseaux ont à présent un équipage exclusivement composé de compers Soldats. DD apprend que tous les exemplaires de ce modèle, lesquels équipent largement l’armée terrienne, contiennent un programme secret activable à tout moment. En guise de test, les robots klikiss attaquent Corribus avec les vaisseaux volés. Malgré une tentative de DD pour les en empêcher, ils rasent la colonie. Orli Covitz, partie explorer les cavernes dans les falaises, assiste de loin, horrifiée et impuissante, à la mort de son père et de tous ses amis. Elle voit les robots klikiss et les compers Soldats ratisser les décombres, exterminer les survivants, puis partir. Lorsqu’elle parvient à la colonie en feu, c’est pour constater qu’elle est la seule survivante. L’Attitré d’Hyrillka n’a pas recouvré ses esprits après sa blessure à la tête. Il annonce à son protégé, le Premier Attitré Thor’h, qu’il a vu la vérité dans ses visions, à savoir que le Mage Imperator, le père de Thor’h, mènera l’Empire ildiran à la ruine. D’abord inquiet de la rébellion que sous-tendent ces propos, Thor’h finit par se rallier à son oncle. Rusa’h ordonne à sa population de consommer du shiing, dont l’action psychotrope lui permet de prendre le contrôle sur eux. Puis il accuse publiquement Jora’h d’avoir empoisonné son prédécesseur. Se proclamant l’Imperator légitime, il se pare de tous ses signes extérieurs. Seul Pery’h reste loyal à Jora’h et comme il résiste à ce coup de force, Rusa’h et Thor’h l’emprisonnent. Alors qu’il envoie un commando assassiner Jora’h, l’Attitré d’Hyrillka exécute Pery’h afin de leurrer le Mage Imperator. Celui-ci, sauvé par Yazra’h, sait à présent que l’Attitré dément nourrit le dessein de renverser l’Empire. Il envoie Adar Zan’nh à la tête d’une flotte de croiseurs lourds restaurer l’ordre sur Hyrillka, sans songer qu’il les envoie dans un piège… Isolée sur son île, Nira, la prêtresse Verte, construit un radeau et s’enfuit, dérivant pendant des jours en pleine mer, jusqu’à ce qu’elle atteigne un rivage aride. Elle est perdue, mais en vie… et enfin libérée d’Udru’h. Sur Terre, Cesca exige que les FTD cessent toute attaque contre les avant-postes des Vagabonds. Le président Wenceslas rejette ses demandes et ordonne aux clans de se rendre et de réapprovisionner la Hanse en ekti. Cesca part en colère, jurant qu’il ne trouvera jamais les caches des Vagabonds. Cependant, le général Lanyan a décrypté le module de navigation d’un de leurs vaisseaux, qui lui a appris les coordonnées de Rendez-Vous. Il envoie une flotte sur l’amas d’astéroïdes et anéantit la capitale du peuple nomade. Cesca et d’autres survivants se dispersent. Le siège de leur gouvernement détruit, ils deviennent des hors-la-loi… 1 L’AMIRAL LEV STROMO Bien qu’il soit l’officier le plus gradé à bord du croiseur Manta en patrouille, l’amiral Stromo laissait le commandant Elly Ramirez se charger des décisions courantes. Cela fonctionnait mieux ainsi. Il ne ressentait pas le besoin de se mettre en avant… et disposait ainsi d’un bouc émissaire en cas de problème. Il avait assis toute sa carrière au sein des FTD sur sa capacité à déléguer les responsabilités. Lui-même ne participait que rarement aux opérations de terrain. Il ne s’était pas engagé pour combattre en première ligne, même si cela se révélait parfois nécessaire. Peut-être le succès total que constituait la destruction du site principal des Vagabonds suffirait-il à faire oublier son surnom de « Stromo le pantouflard ». Cependant, en cet instant, il désirait surtout regagner le bureau d’une confortable base, sur Terre ou, à l’extrême rigueur, sur Mars. Il n’avait jamais imaginé mener une lutte sans pitié contre des extraterrestres vivant au cœur de géantes gazeuses… ni devoir traquer une poignée de racailles de l’espace. Tandis que la chasse aux Vagabonds entamait sa deuxième semaine, Stromo regardait son nouveau contingent d’officiers se faire les dents. Plus tôt ils montreraient de quoi ils étaient capables, plus tôt Stromo retrouverait ses fonctions d’officier de liaison du quadrant 0. Avec sa panse et ses troubles digestifs occasionnels, il n’était guère taillé pour ce genre d’aventure. — Avons-nous des données tactiques sur notre prochaine cible, commandant Ramirez ? demanda-t-il une nouvelle fois. Redites-moi le nom de cet endroit… — Hhrenni, amiral. — On dirait qu’un cheval vient d’éternuer… — Ce nom provient d’anciennes cartes stellaires ildiranes. Notre flotte n’a pas effectué de vol de reconnaissance là-bas. Les bajoues de Stromo se plissèrent. — Un défaut de notre réseau de renseignement, à votre avis ? — Il n’a jamais été nécessaire d’y regarder de plus près, amiral. Il s’agit d’un système solaire de troisième zone, presque dépourvu de ressources. (La jeune femme fit apparaître des images à longue portée et des diagrammes répertoriant les probabilités de découvrir une base secrète.) Présence éventuelle de dômes à l’intérieur des astéroïdes. Les Vagabonds ont l’air d’aimer vivre dans la caillasse, monsieur. — S’ils aiment tant la caillasse, on va leur en fournir gratis, répondit Stromo avec un sourire. Comme sur Rendez-Vous. Après que les clans avaient rompu tout commerce avec la Ligue Hanséatique terrienne, le président Wenceslas avait instauré diverses mesures qui, bien que légitimes, s’étaient révélées jusqu’à présent inefficaces. Les Vagabonds avaient été touchés aussi durement que quiconque par les attaques hydrogues, mais ils refusaient toujours de fournir le carburant interstellaire dont les FTD avaient un besoin vital, et de suivre des ordres pourtant parfaitement raisonnables. La Hanse ne pouvait tolérer un tel manque de coopération. Afin de contrer leur obstination, les FTD avaient détruit une station de distribution d’ekti. Il ne s’agissait que d’une petite démonstration de force, destinée à prouver aux clans qu’ils n’avaient aucune chance contre la puissante armée terrienne. Toutefois, au lieu d’effrayer les Vagabonds, cet acte n’avait conduit qu’à renforcer leur défiance insensée. Celle-ci n’avait fait que croître, au point que le président avait dû leur déclarer la guerre. Une mesure sans précédent, prise pour le bien de l’humanité. Si les Vagabonds s’étaient montrés sensés, la guerre n’aurait pas duré plus de une heure. Hélas, cela ne s’était pas déroulé ainsi. Une semaine plus tôt, Stromo avait détruit Rendez-Vous au cours d’une attaque punitive. Les clans avaient décampé dans toutes les directions, contraignant l’état-major à les traquer dans chaque quadrant, au prix de beaucoup de temps et d’efforts. Que c’était exaspérant ! Stromo et ses pairs avaient l’ordre de les débusquer, de confisquer toute marchandise nécessaire à l’effort de guerre et de mettre ces gens au pas de quelque manière que ce soit. Tôt ou tard, ils devraient solliciter la paix. Depuis son fauteuil de commandement, Ramirez leva les yeux vers lui. Sur son visage froid, aucun sourire ne plissait ses lèvres pleines, et pas un cheveu ne dépassait de sa coupe réglementaire. — Souhaitez-vous superviser l’approche, amiral ? Ou puis-je procéder à la manœuvre ? — Vous vous en sortez très bien, commandant Ramirez. (Même s’il la soupçonnait de ne guère l’apprécier, elle s’était révélée un excellent pilote et navigateur ; on l’avait rapidement promue, à l’instar de nombreux jeunes officiers au cours de cette guerre dévastatrice.) Est-il possible d’agrandir l’image à l’écran ? Je veux jeter un œil à la cible. — La première vague de Rémoras a installé des stations-relais, et les images arrivent dès à présent. Les débris rocheux autour de Hhrenni évoquaient une poignée de gravillons que l’on aurait projetés sur la toile noire de l’espace. À cette distance, ils n’avaient rien de remarquable, mais la forme géométrique de certains objets, leur composition métallique ainsi que leur albédo les trahissaient. Une colonie humaine se cachait là. Des Vagabonds. — Ils sont là, comme nous le pensions. (Il malaxa son menton.) Très bien, allons jeter un coup d’œil à ce nid de rats. Activez les jazers de proue et de poupe, chargez les canons principaux. Ordonnez aux Rémoras d’intercepter tout vaisseau qui tenterait de s’échapper. (Il fit un geste en direction de l’écran.) En avant, au nom du roi, de la patrie et de tout le reste ! À mesure qu’ils s’approchaient de l’objectif, l’audace des Vagabonds devenait plus flagrante. C’était une véritable base secrète ! Des dômes transparents grêlaient les astéroïdes telles des cloques remplies de pus. Déployés sur des points gravitationnels stables, des miroirs dirigeaient les rayons solaires vers les dômes afin de les éclairer et de les fournir en énergie. Des stations orbitaient à des distances variables, à la manière d’un nuage de moucherons. Peut-être s’agissait-il d’entrepôts gonflables. — Visez-moi ça ! Assurément, ces Cafards ne manquent pas d’ambition. — Ils sont entreprenants et ingénieux, fit remarquer Ramirez d’un ton peu enthousiaste. Le commandant Tamblyn l’a assez prouvé. Stromo fronça les sourcils. Il y avait peu, cette Manta avait été commandée par Tasia Tamblyn. En raison de ses liens avec les Vagabonds, cette dernière avait été affectée à un poste moins crucial, avant l’assaut contre Rendez-Vous. Ramirez manifestait-elle ainsi sa loyauté vis-à-vis de son précédent commandant ? Il aurait pensé qu’elle serait heureuse de sa propre promotion. — Les clans devraient canaliser leur créativité et leur énergie pour aider l’humanité dans son ensemble, et pas seulement eux-mêmes. (Surveillant d’un œil le complexe, avec ses dômes illuminés et ses onéreux miroirs, il secoua la tête.) Pourquoi ne se contentent-ils pas de vivre sur des planètes, comme tout le monde ? Malgré les coups du sort, les Vagabonds n’avaient jamais plié devant l’autorité. Ils s’étaient dispersés comme des grains de chevrotine – ce que la Hanse avait considéré comme une victoire, bien entendu, selon le bon vieux principe du « diviser et conquérir ». Une fois les Vagabonds démoralisés et dépourvus de chef, il aurait dû être facile de les faire rentrer au bercail… Mais ils étaient aussi difficiles à attraper et à maîtriser que des chats mouillés. Pour Stromo, qui avait passé sa vie dans l’armée, une telle anarchie était à retourner le cœur. — Des barbares, grommela-t-il. Il supposait que, lorsqu’ils se trouvaient sous la bannière de l’Oratrice Peroni, les clans se sentaient obligés de tenir une ligne commune. À présent, le siège de leur gouvernement détruit, qui négocierait en leur nom ? Il fallait quelqu’un pour signer la capitulation et appeler les autres à se soumettre et à retourner au travail. Dénicher chacune de ces minables colonies nécessiterait un temps considérable. — Quatre vaisseaux détectés, amiral. Rien d’assez massif pour constituer une menace. Aucune de ces installations ne semble être en mesure de nous causer le moindre problème. — Je n’en attendais pas moins, répondit Stromo en faisant craquer ses phalanges. Des courbes indiquant en détail les trajectoires d’astéroïdes ainsi que des modélisations des installations s’affichèrent sur l’écran. Ramirez examina les images tactiques tout en ramenant une mèche noire derrière son oreille. Manifestement, quelque chose la troublait. — Amiral… Permission de parler franchement ? Stromo se raidit. Ce genre de préliminaire n’augurait jamais rien de bon. Mais toute la passerelle avait entendu la question de Ramirez posée à haute voix, de sorte qu’il ne pouvait l’ignorer. — Soyez brève, commandant. Nous avons une mission à accomplir. — Si je puis me permettre, qu’attendons-nous réellement de cette opération ? Notre objectif, en frappant le Dépôt du Cyclone et Rendez-Vous, consistait à faire peur aux Vagabonds afin qu’ils lèvent l’embargo d’ekti. Si nous augmentons leur haine à notre égard, ils ne collaboreront jamais. Si nous les menons à la ruine, comment pourront-ils redevenir un jour des partenaires commerciaux ? — Ce n’est plus d’actualité. La Hanse se passera bientôt des Vagabonds, et ils resteront tout seuls dans l’espace. Nous avons d’ores et déjà une station d’écopage opérationnelle sur Qronha 3, et on peut parier qu’il y en aura d’autres. (Ramirez ayant toujours l’air sceptique, Stromo décida de détourner l’attention de l’équipage.) Vous verrez bientôt ce que je veux dire, commandant. (Il se renfonça dans son siège d’observation, impatient d’en découdre à présent qu’il savait qu’il ne risquait rien.) Je suis prêt pour le spectacle. Faisons en sorte qu’ils se souviennent de nous. 2 NIKKO CHAN TYLAR Au cours de son errance à travers le Bras spiral, Nikko passa non loin des serres orbitales de sa famille, qui pourvoyaient en aliments frais de nombreux clans. Contrairement à ses parents, Nikko, en véritable Vagabond, préférait se promener d’un système à l’autre. Néanmoins, il s’agissait de son foyer. Comment pouvait-il ne pas s’arrêter pour une visite, même de courte durée ? Son appareil, le Verseau, avait été configuré pour acheminer des wentals jusqu’à des mondes inhabités, où ils pourraient devenir suffisamment puissants pour combattre les hydrogues. Cette mission n’était hélas pas de tout repos, avec la Grosse Dinde qui lançait des raids comme ceux du Dépôt du Cyclone et de Rendez-Vous. Nikko aborda la serre principale. Rasséréné par la sensation du sol solide sous ses pieds, il contempla les panneaux transparents de la bulle. Les ténèbres au-dehors, mouchetées d’étoiles et d’astéroïdes, étaient illuminées par un miroir qui renvoyait la chaude lumière solaire à travers le verre incassable. Près du sommet du dôme, des masses cotonneuses d’aérogel dérivaient tels des nuages. Des dômes annexes plus petits maintenaient une température et une humidité constantes. Une serre abritait des palmiers et des plantes grasses ; une autre, des vergers. Les plantes poussaient sur un substrat artificiel composé de poussière d’astéroïde fertilisée au moyen d’engrais chimiques et de déchets humains. « Pas plus mauvaise que n’importe quelle terre arable de la Terre », disait toujours sa mère. Marla Chan et Crim Tylar, enchantés par la visite impromptue de leur fils, inspectèrent leurs champs tout en discutant avec lui. Puis Nikko leur montra les bonbonnes d’eau vivante que contenait son vaisseau et expliqua que ces étranges entités pourraient mettre fin à la guerre contre les hydrogues. Tous deux se montrèrent impressionnés, en même temps que surpris du rôle qu’il jouait dans le conflit. — Pour être honnête, j’avais toujours pensé que tu nous aiderais aux serres ou à la station d’écopage de Ptoro, dit sa mère avec un sourire. (Tout en parlant, elle tapotait sur un pad électronique qui affichait la gestion des récoltes.) Je ne te connaissais pas de telles ambitions. Nikko piqua un fard. — Eh bien, qui aurait pensé que papa puisse devenir un jour un paysan ? Avoir de la terre sur les mains, labourer et cultiver les plantes… Des rides plissèrent le front de Crim Tylar. — Merdre, la culture, ça vaut tout l’écopage du monde. J’ai toujours détesté Ptoro… C’était glacial, venteux et désolé, ajouta-t-il avec une grimace. — Vous avez vu les images, après que les Terreux ont utilisé leur Flambeau klikiss ? demanda Nikko. Ptoro n’est plus qu’une grosse boule de feu. — Au moins, il fait chaud maintenant, grommela Crim. Ils le menèrent dans une zone couverte de légumes. Leur visage ne pouvait cacher leur fierté. — Tu as une mission grandiose, Nikko, mais essaie de prendre quelques instants pour apprécier les petites choses de la vie, suggéra Marla. — Quand les grandes phrases ont fait long feu… voici le véritable enjeu de notre combat, dit Crim en se baissant pour cueillir une tomate. Mange-la. Tu n’as jamais rien goûté de tel. — J’ai déjà mangé des tomates. — Pas les miennes. Elles sont aussi bonnes qu’elles en ont l’air. En fait, Nikko avait déjà mangé l’une de ces tomates, mais il se plia au désir de son père. Il enfourna la petite tomate dans sa bouche et mordit jusqu’à ce que le jus en jaillisse. — Oui, aussi bonne qu’elle en a l’air. Une ombre immense traversa les champs, tel un vautour. Tous trois levèrent les yeux. Crim loucha pour accommoder sa vue. — Bon sang, qu’est-ce que c’est ? Nikko reconnut la silhouette d’un vaisseau de guerre qui dérivait devant le miroir solaire, occultant le soleil. — C’est un vaisseau terreux ! Je les ai vus tirer sur le Dépôt du Cyclone… Comme pour confirmer ses dires, l’engin lâcha une volée de projectiles dans le miroir arachnéen. Des fleurs de feu s’épanouirent sur le film réfléchissant, qui renvoya des éclats lumineux dans toutes les directions. Les câbles d’amarrage se rompirent, et le miroir déchiré partit à la dérive, faseyant comme une étoffe happée par une bourrasque. La serre se retrouva plongée dans une obscurité presque totale, hormis les étoiles et les reflets sporadiques du miroir en loques. Des alarmes résonnèrent à travers le dôme, et des messages leur parvinrent, relayés depuis les stations d’entreposage et les astéroïdes annexes. — Allez prendre un masque à oxygène ! cria Marla. Dites à tout le monde d’enfiler un scaphandre, s’ils ont le temps de… Ses instructions furent interrompues par une annonce provenant d’un des navires militaires : « Ici l’amiral Lev Stromo, des Forces Terriennes de Défense. Par ordre du roi Peter, la Ligue Hanséatique réquisitionne cette installation. Tous les biens sont confisqués au profit de l’effort de guerre pour la protection de l’humanité. » — Oh, va donc te faire voir chez les hydrogues, grommela Crim. « En tant qu’ennemis, vous serez tous emprisonnés. Nos vaisseaux accueilleront ceux qui se constitueront prisonniers. Toute résistance donnera lieu à des représailles immédiates et définitives. » Des agriculteurs en combinaison de sortie se ruèrent vers les points de rendez-vous, comme on les y avait entraînés, mais une véritable nuée de vaisseaux de guerre déferlait autour du complexe de serres. Ils se retrouvaient bloqués à l’intérieur. Les éclairages de secours projetaient des ombres étranges parmi les plantes, et les alarmes ajoutaient à ce climat de cauchemar. Sans le miroir, la température à l’intérieur du dôme baissait déjà. Dépourvus d’armée, les Vagabonds s’en remettaient à leur discrétion pour leur sécurité, et à la rapidité de leurs vaisseaux quand ils étaient découverts. Défiant ouvertement les ordres de l’amiral, un petit cargo partit comme une fusée d’un satellite de stockage de nourriture. L’intercom de la serre capta un appel du pilote sur une fréquence privée : « Je les occupe pendant que vous autres, vous filez ! Tout le monde a intérêt à évacuer immédiatement. » — C’est Shelby. Qu’est-ce que cet imbécile croit donc faire ? Le cargo évoquait un matador excitant un taureau. Il lança un tir au jugé sur le croiseur amiral. Nikko et ses parents coururent au poste d’urgence le plus proche et attrapèrent des masques, dont ils serrèrent les sangles sur la bouche et le nez. Les mains sur les hanches, Crim grogna à travers son masque : — Même si on parvenait à détourner leur attention plus d’une nanoseconde, aucun de nos vaisseaux d’évacuation ne pourrait distancer les leurs. Conforme à son avertissement, la réaction de l’amiral Stromo fut implacable : deux rayons jazer fusèrent de la Manta et éventrèrent la coque du petit vaisseau. Tandis que sa femme poussait une plainte, Crim marmonna, dégoûté : — Shelby… Ce type ne valait même pas d’être recyclé. Il n’a fait qu’aggraver les choses pour chacun de nous. Nikko étreignit le bras de sa mère. — J’ai le Verseau. Il ne peut contenir beaucoup de monde, mais je… Marla le fixa avec intensité. — Tu as les wentals à bord. Tu dois t’échapper. Songe à ce que la Grosse Dinde ferait, s’ils tombaient entre leurs mains. — Elle les jetterait probablement à l’égout, grogna Crim. Exaspérés par la tentative de Shelby, les envahisseurs tirèrent une impulsion jazer sur le dôme principal. Il s’agissait probablement d’un coup de semonce, mais le faisceau brisa la vitre blindée. La décompression explosive se répercuta à travers la serre. L’ouragan provoqué par la fuite de l’air arracha les treillages et les réservoirs hydroponiques. Nikko sentit ses tympans claquer, tandis que le froid l’empoignait. L’atmosphère se vidait comme le contenu d’un estomac trop rempli… Elle jaillit dans l’espace comme une fusée, avec assez de force pour propulser l’astéroïde-serre hors de son axe de rotation. Jetés à plat ventre, les agriculteurs poussèrent des cris de détresse. Pris dans le vortex, les nuages d’aérogel tournoyèrent, s’amalgamèrent puis recouvrirent la brèche. Les résines polymères composant le matériau ultraléger durcirent sous l’effet du vide ; telle une gaze comprimant une blessure, les nuages artificiels comblèrent la déchirure, offrant une protection précaire. Cependant, l’étanchéité n’était pas parfaite, et l’air continuait à fuir en chuintant par les interstices. Crim vit ses plantes qui dépérissaient, les plateaux renversés comme par une main géante. Les alarmes couvrirent ses jurons. Marla repoussa Nikko avec insistance. — Cours à ton vaisseau. N’attends personne, contente-toi d’emporter les wentals. Sauve-les ! — Je ne peux pas vous laisser ici ! Venez avec moi… — Nous devons rester avec les nôtres, rétorqua Marla en désignant les Vagabonds autour d’eux. Mais toi, tu es plus important. — Alors, laisse-moi rassembler un groupe. Je peux en prendre une dizaine à bord… — Tu as une responsabilité, coupa son père, tandis que d’autres vaisseaux militaires s’amoncelaient au-dessus de leurs têtes. Si tu perds ne serait-ce qu’une minute, tu ne sortiras jamais d’ici. Marla surprit le trouble sur le visage de son fils. — Ne t’inquiète pas, les Terreux nous emmèneront bien quelque part. Au moins, nous saurons ce qui est arrivé aux prisonniers de Rendez-Vous et du Dépôt du Cyclone. (Voyant que son fils hésitait encore, elle beugla :) Fiche le camp… et ne nous laisse pas tomber ! Dans la gravité évanescente, les lumières sporadiques et les bourrasques hurlantes, Nikko se mit à courir. 3 LE ROI PETER Malgré les reportages sur la « destruction triomphale » de Rendez-Vous, malgré le gala organisé en l’honneur des FTD, le roi Peter ne voyait guère de raisons de se réjouir. Le général Lanyan proclamait en bombant le torse qu’ils avaient remporté une bataille décisive sans difficulté, mais celle-ci n’aurait pas dû avoir lieu. Peter le savait, mais dans le gouvernement de la Hanse personne n’avait écouté ses objections. Après tout, il n’était que le roi. Depuis plusieurs mois, des rumeurs relayées par les médias conditionnaient les citoyens de la Hanse à considérer les Vagabonds comme un peuple sournois, rapace et indigne de confiance. Tout le monde ignorait pourquoi ils avaient décrété l’embargo d’ekti, mais Peter savait qu’il s’agissait d’une réaction aux raids des FTD contre leurs cargos désarmés. Ces provocations étaient assurément suffisantes pour que les Vagabonds rompent toute relation commerciale, mais le président Wenceslas n’avait jamais reconnu la moindre culpabilité, même de façon officieuse. Au contraire, il utilisait les Vagabonds comme boucs émissaires, afin de détourner l’attention de ses échecs militaires. C’était bien dans sa manière de procéder. Peter songeait qu’il aurait mieux valu négocier plutôt que d’agir en brute. Basil aurait pu résoudre le problème des Vagabonds de façon pacifique ; à présent, il ne ferait plus machine arrière. Chaque jour, il devenait plus violent et tyrannique. Comment cela va-t-il finir, Basil ? Tu as fait étalage de ta force – mais as-tu laissé la porte ouverte à une solution ? Et est-ce vraiment notre problème prioritaire ? Qu’en était-il des nombreuses colonies non autonomes des confins, abandonnées sans ravitaillement régulier ? Qu’en était-il de la forêt-monde dévastée de Theroc ? Qu’en était-il de ses soupçons vis-à-vis des dizaines de milliers de compers Soldats ? Basil avait choisi de s’aveugler sur cette menace éventuelle. Qu’en était-il des hydrogues ? Le couple royal apparut au banquet de célébration, un sourire factice aux lèvres, ainsi que leur rôle l’exigeait. On avait ordonné à Peter de lire un texte truffé d’allusions sur la nécessité de « se dresser contre les ennemis de l’humanité ». Immobile au côté de Peter qui prononçait son discours, Estarra ajoutait une note exotique à ce spectacle guindé. Hors du champ des caméras, cependant, elle serrait sa main à lui faire mal, et les mots qu’il prononçait lui écorchaient la gorge. Comme ses compatriotes, la jeune femme comprenait le ressentiment des Vagabonds, forcés d’obéir à un dirigeant qu’ils ne reconnaissaient pas. Son cœur souffrait du triste état de la forêt-monde, et elle savait le peu d’assistance que la Hanse avait offert aux Theroniens, alors que les clans de Vagabonds les avaient aidés, sans même qu’on le leur demande. Leur mariage avait beau résulter d’une alliance politique, Peter aimait désespérément Estarra. Plongée tout comme son époux dans un monde de manipulations et de luttes de pouvoir, elle s’était ouverte à lui, si bien qu’aujourd’hui ils partageaient leurs secrets et leurs plans. C’est pourquoi Basil Wenceslas n’avait conscience que de la moitié de ses problèmes… Dans les somptueuses salles de réception du Palais des Murmures, les invités festoyèrent tard dans la nuit, profitant de la musique et portant des toasts. Les chargés du protocole avaient déterminé la conduite du roi et de la reine durant chaque minute de la soirée. Ces derniers firent preuve de courtoisie et passèrent le temps requis avec chaque invité important, mais pas davantage. Au retour dans leurs quartiers privés, tous deux étaient épuisés, les nerfs à fleur de peau. Au cours des derniers mois, Wenceslas s’était employé, avec beaucoup d’efficacité, à exclure Peter de toute participation à la politique de la Hanse. À l’instar du Vieux roi Frederick, Peter ne remplissait qu’un rôle de façade, et le président ne manquait jamais une occasion de le lui rappeler. Lorsque Peter pensait par lui-même, lorsqu’il tentait de dépasser son rôle de marionnette affublée d’un joli costume, Basil le punissait sévèrement. Dans sa jeunesse, Peter n’avait pas apprécié sa liberté à sa juste valeur. Il était pauvre alors, mais heureux ; il avait une famille qui l’aimait et prenait plaisir aux petites choses de l’existence. Mais il savait fort bien qu’il ne pouvait fuir, pas plus qu’il ne redeviendrait un jour le gamin des rues qu’il avait jadis été. Aujourd’hui, il se trouvait pris au piège, sans autre allié qu’Estarra, et peut-être OX, le comper qui lui avait été attaché comme précepteur. Il devait rester très prudent, car Basil avait déjà tenté de l’assassiner. Le couple ne disposait d’aucun asile, même au sein du Palais. Lorsqu’ils arrivèrent dans l’aile royale, ils trouvèrent le président qui les attendait. Lui aussi avait déserté la réception. Flegmatique, il occupait le fauteuil préféré de Peter. À son côté, Eldred Cain était penché sur un pad et des papiers éparpillés sur une petite table. L’adjoint à la peau blafarde et glabre interrompit leur entretien ; il semblait mettre à profit le moindre instant de disponibilité du président. Voyant le couple entrer, il remit ses papiers en ordre et éteignit son pad. Peter inspira lentement afin de dissimuler sa colère. — Mettez-vous à l’aise, Basil. (Son ton ne laissa transparaître qu’un soupçon de mécontentement, afin de ne pas provoquer Basil, lorsqu’il ajouta :) Toutes les salles de conférences étaient-elles donc prises, à cette heure de la nuit ? Basil restait décontracté, comme s’il se considérait partout le bienvenu. — Il n’y a pas d’heure de fermeture pour les affaires, dans la Hanse. Peter s’efforça de masquer son hostilité, bien qu’il n’ait jamais pardonné au président son assassinat manqué contre Estarra et lui, ainsi que le meurtre de sa famille. — Dans ce cas, venons-en au fait, Basil. La journée a été longue, et je n’ai pas vu votre nom dans mon carnet de rendez-vous. — Avec moi, pas besoin de rendez-vous. (Il écorna le rapport qu’il lisait et le tendit à son assistant, qui le rangea avec les autres.) Je suis venu vous informer d’un changement dans votre agenda. Préparez-vous pour un voyage important, une visite officielle que la Hanse juge indispensable. Peter dégrafa le châle incrusté de joyaux d’Estarra et en recouvrit une statue qui représentait un homme corpulent tenant une grappe de raisins ; puis il se défit de sa lourde cape d’apparat et étira ses bras. La fatigue avait pris le dessus, et il ne put s’empêcher de titiller son interlocuteur. — Où dois-je me rendre ? S’agit-il de conclure une trêve avec les Vagabonds ? À cette suggestion Basil fronça les sourcils. — Vous allez sur Ildira. Vous partez dans deux jours. Peter et Estarra avaient tous deux entendu de merveilleuses histoires concernant la planète-mère ildirane, perpétuellement éclairée par sept soleils, mais ni lui ni elle n’avaient visité sa capitale. — Il y a peu, expliqua le président, un nouveau Mage Imperator a accédé au trône. Il est opportun que le Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne lui présente ses respects. Ces derniers mois ont été mouvementés, mais nous avons tout de même manqué à nos devoirs. Peter se fendit d’un soupir. — Le jeu de la politique… Eldred Cain avait fini de ranger ses documents. Même si Peter le croisait souvent, il conversait rarement avec lui. La plupart du temps, l’adjoint gardait le silence, non parce qu’il devait demeurer dans l’ombre de Basil, mais parce qu’il se comportait en observateur attentif. Cette fois, cependant, il prit la parole : — Ces jeux sont nécessaires, roi Peter, et dans ce cas précis ils valent bien l’ekti dépensé pour le voyage. Les Ildirans doivent demeurer nos alliés dans la guerre contre les hydrogues… surtout si l’on considère leur Marine Solaire. Il parlait à voix basse, comme s’il craignait d’ennuyer son interlocuteur. Basil opina. — Je pourrais m’en charger moi-même, mais du point de vue diplomatique le geste gagnera en ampleur s’il est accompli par le roi en personne. Voilà le genre de chose que les Ildirans apprécient. Nous vous arrangerons un voyage express, et vous resterez là-bas le temps d’honorer le Mage Imperator comme il se doit. Puisqu’il s’agissait d’une conversation privée, Peter abandonna toute précaution oratoire. — Comment puis-je m’assurer que le vaisseau n’explosera pas en route ? Le président ne s’offusqua pas de la question. — Parce que je vous accompagnerai. Je ne vous confierais pas une visite aussi importante sans veiller en personne à son bon déroulement. — Alors, j’y vais aussi, déclara Estarra, à côté de Peter. Ils se tenaient la main. Basil lui adressa un sourire condescendant. — Cela ne sera pas nécessaire, ma chère. — Au contraire, rétorqua Peter. En plus de la marque de respect qu’elle symbolisera, sa présence offrira un surcroît d’apparat… et un moyen pour moi de garantir sa sécurité. Je ne voudrais pas qu’un… accident survienne en mon absence. Basil soupira. — Je pensais que nous avions dépassé tout cela. — Nous ne dépasserons jamais cela. Il atténua sa remarque d’un sourire neutre qui masquait son émoi. Cain les examina alternativement, troublé par leur manque de confiance mutuelle. — Souvenez-vous, monsieur le Président, dit Estarra d’un ton persuasif, mon frère Reynald a visité le Palais des Prismes et ne tarissait pas d’éloges au sujet de Jora’h lorsqu’il n’était que Premier Attitré. C’étaient d’excellents amis. Je pourrais raconter au Mage Imperator de quelle manière les hydrogues l’ont tué. — Je suis certain que vous pourriez en tirer parti, renchérit Peter. — Comme vous voudrez, concéda le président. Ensemble, le roi et la reine offriront un beau spectacle aux Ildirans et à nos médias. Je laisse le soin à mes employés de régler les détails. Satisfait, il ne tarda pas à quitter l’aile royale. Après avoir récupéré ses documents avec des gestes précautionneux, l’adjoint Cain s’arrêta un instant devant Peter et le toisa. — Pourquoi provoquez-vous le président ? On dirait que vous nourrissez des griefs personnels à son encontre. Peter chercha la sincérité dans son regard. Que savait-il au juste des activités de Basil ? — Peut-être est-ce parce qu’il a tenté de nous assassiner. La surprise de Cain ne sembla pas feinte. Ses traits s’altérèrent, comme si les pièces d’un puzzle changeaient de place dans son esprit, induisant de nouvelles questions. Il ouvrit la bouche, mais depuis le couloir Basil lui cria de se presser, laissant leur conversation inachevée. 4 OSIRA’H Ces derniers jours, les tests s’étaient multipliés. Aucun des instructeurs n’en avait expliqué la raison à Osira’h, pas plus qu’à ses frères et sœurs, mais elle savait que le temps leur manquait. À moins que l’urgence ne soit qu’une nouvelle façon de manipuler les télépathes hybrides ? Osira’h feignait l’innocence et la bonne volonté. Mais en son for intérieur, elle n’avait confiance en rien ni personne depuis qu’elle avait appris la sinistre vérité au sujet des agissements de son oncle Udru’h et de ses employés ici, sur Dobro. Son mentor bien-aimé l’avait dupée, altérant la réalité afin de la manœuvrer plus aisément. Sa mère lui avait été enlevée, et son véritable père – le puissant Mage Imperator – affirmait tout ignorer de ce qui s’était passé. Que devait-elle croire ? On la surveillait à chaque instant. Osira’h et ses frères et sœurs s’efforçaient d’impressionner les mentalistes et les lentils. Tous étaient nés dans une intention précise, et l’un d’entre eux devait réussir à briser la barrière de communication qui les séparait des hydrogues. Jour après jour, les trop rares heures de repos entre les séances conduisaient les enfants à l’épuisement. Osira’h écoutait et observait en silence, sans parvenir à trouver de réponse claire à son dilemme. Elle offrirait aux Ildirans ce qu’ils désiraient… en espérant qu’ils reconnaissent un jour leurs fautes. Les enfants étaient assis en tailleur sur une natte, tandis qu’au-dehors l’obscurité recouvrait la colonie ildirane et le camp de reproduction fortifié. Juché sur un siège surélevé, un mentaliste surveillait leurs exercices. Aucune parole n’était prononcée ; les deux plus jeunes serraient les paupières afin de se concentrer, mais les autres n’avaient pas besoin de tels expédients. Osira’h savait comment procéder. Dès qu’elle eut ouvert son esprit, elle se déploya hors de la pièce, puis de la ville, pour pénétrer dans le camp humain. Pendant des années, elle n’avait jamais imaginé que sa mère se trouvait là-bas, si proche et pourtant livrée à la solitude, violentée… puis tuée. À présent, chaque fois qu’elle voyait la clôture, les baraquements, les médecins avec leurs contrôles de fertilité, elle savait ce qui se déroulait. Elle songeait à Nira, traînée dans une chambre et contrainte d’endurer les viols répétés de soldats, de lentils… de l’Attitré Udru’h en personne. C’était ainsi que sa mère avait conçu sa progéniture. Rod’h, le fils d’Udru’h, travaillait plus dur que les autres, afin d’essayer d’atteindre le niveau d’Osira’h. En principe, ils partageaient les mêmes buts. Osira’h mourait d’envie de lui apprendre la vérité, mais elle doutait qu’il l’écoute. De tous les frères et sœurs hybrides, seule Osira’h connaissait le sort de leur mère. Nira s’était évanouie, comme un dossier jeté à la corbeille, juste après avoir tout révélé à sa fille. Convaincus de leur importance dans le destin des Ildirans, les enfants ne soupçonnaient rien de leurs origines. Mais contrairement à elle, ils ne détenaient pas la mémoire de leur mère. Parfois, durant la nuit qui effrayait tant les Ildirans, la jeune fille percevait des pensées fascinantes, des images prophétiques qui lui faisaient espérer, contre toute raison, que Nira était en vie. Elle avait usé de toute la puissance de son esprit pour répondre, invoquant l’infime murmure qui lui rappelait sa mère. Mais bien qu’elle l’ait cherchée au point d’avoir parfois l’impression que sa tête explosait, elle ne trouvait aucun lien tangible avec la prêtresse Verte. Osira’h laissa ses pensées agitées flotter tels des flocons de neige parmi les prisonniers ; elle touchait leurs esprits, effleurait leurs expériences… Ils différaient sensiblement de la mentalité ildirane mais demeuraient bien moins étrangers que les hydrogues. À l’issue de l’exercice, le mentaliste hocha la tête. — Tout au long de votre vie, nous avons aiguisé vos talents ainsi que votre sens du devoir. Il vous échoit de sauver l’Empire ildiran. Les enfants inclinèrent la tête de conserve. Osira’h avait cru ces mots pendant des années, mais à présent elle était tourmentée. Malgré ce qu’elle avait découvert, elle n’avait jamais rejeté ses engagements. Son mentor avait travesti la vérité, mais elle restait convaincue qu’il n’avait pas exagéré la menace hydrogue et, bientôt, elle devrait plonger dans les profondeurs d’une géante gazeuse infestée pour les affronter. Elle comprenait l’enjeu : le destin d’une espèce entière se trouvait entre ses mains. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de se demander si les Ildirans menteurs et cruels méritaient d’être sauvés… Sa mère avait eu la certitude que Jora’h était innocent, et que l’Attitré de Dobro avait seul ourdi ce plan machiavélique. Si tel était le cas, pourquoi Jora’h n’avait-il rien entrepris pour faire cesser les atrocités du camp d’élevage ? Pendant des générations, les Ildirans avaient maintenu des humains en captivité et les avaient maltraités. Jora’h était devenu le Mage Imperator de l’Empire ildiran. Il avait eu l’occasion de rétablir la justice, et cependant, il n’était pas intervenu. La jeune fille ne pouvait donc faire confiance à personne. Avant que le mentaliste achève son discours, Udru’h entra dans la pièce. Il balaya d’un regard angoissé les cinq enfants de Nira, avant de se concentrer sur Osira’h. Ses yeux luisaient comme s’il venait de pleurer, mais elle y lut également la fierté fanatique qu’il éprouvait à son égard. — Un message du Palais des Prismes vient de me parvenir, lui dit-il. Les hydrogues ont détruit notre monde minier de Hrel-oro. La Marine Solaire n’a pu l’empêcher. Osira’h percevait le trouble sur le visage et dans les gestes de l’Attitré. Les émotions émanaient de lui telle la chaleur d’un feu brusquement attisé. Elle demeura silencieuse. Udru’h s’était montré si gentil avec elle, si aimable et empressé… Elle l’avait adoré et respecté. Mais aujourd’hui, elle le voyait de deux façons différentes. Elle songeait à la manière dont il l’avait couvée, à l’abri dans la résidence qui donnait sur le camp d’élevage. Bien qu’Udru’h ne soit guère porté à l’éloge, Osira’h savait qu’elle lui était chère. Elle se rappelait toutefois l’autre face de l’Attitré : sa brutalité froide et efficace, dont sa mère avait souffert. Il l’avait placée à l’isolement, la privant de lumière, sans jamais se soucier des dommages infligés à son esprit, tant qu’elle demeurait fertile. Il l’avait poussée sur un lit, puis violée. Il ne l’avait jamais regardée avec colère ou dégoût, mais simplement avec un détachement professionnel. Osira’h puisait des souvenirs plus plaisants, dans lesquels Jora’h – son père – avait aimé et chéri la prêtresse Verte. Udru’h, quant à lui, n’avait vu en Nira que le réceptacle de son sperme, un objet avec lequel il devait accomplir une tâche déplaisante mais nécessaire. Lorsque ces souvenirs embrasaient son esprit, Osira’h ne pouvait regarder son oncle. Celui-ci continua : — Depuis plusieurs années, les robots klikiss ne parviennent plus à protéger nos mondes des hydrogues. Maintenant, ils renoncent à honorer leurs obligations. (Il posa une main paternelle sur son épaule, et elle essaya de ne pas tressaillir.) Nous avons besoin de toi, Osira’h, aujourd’hui plus que jamais. Les hydrogues ont toujours refusé de répondre à nos appels. Nous avons besoin de toi pour les convaincre de s’entretenir avec le Mage Imperator avant qu’ils nous aient tous anéantis. La jeune fille acquiesça, solennelle. — Je suis née dans ce dessein. Udru’h enchaîna avec des nouvelles plus extraordinaires encore. — Bien que cela semble impossible, mon frère Rusa’h a fomenté une rébellion sur Hyrillka. De nombreux Ildirans se plaignent du comportement insolite du Mage Imperator et de son rejet des traditions sacrées. Mais cette fois, c’est allé beaucoup plus loin. Thor’h, le Premier Attitré, s’est joint à Rusa’h et a assassiné l’Attitré expectant d’Hyrillka. Osira’h avait déjà senti une tempête mystérieuse croître au sein du thisme, tel un trou noir qui aspirait l’âme ildirane. La perturbation provenait d’un coin situé aux marges de l’Agglomérat d’Horizon… Hyrillka. À présent, elle comprenait pourquoi. À cause de Rusa’h, une partie de leur esprit collectif s’était muée en tumeur nécrosante. Le mentaliste ne put refouler un hoquet de surprise. — Un Ildiran a tué un autre Ildiran ! Udru’h concentra son attention sur les enfants. — Le Mage Imperator a déchu Thor’h, et l’adar Zan’nh a été envoyé à la tête d’une maniple de croiseurs lourds afin de réprimer la révolte. (Il se reprit.) L’Empire fait face à des ennemis imprévus. Nous devons user de toutes les armes, de tous les instruments dont nous disposons. Par conséquent, Osira’h, le Mage Imperator m’a ordonné de te mener à Mijistra aussitôt que possible. La jeune fille s’écarta des autres enfants. Elle avait toujours su que cet instant viendrait. En la regardant, Udru’h se gonfla d’orgueil. — J’ai promis à Jora’h que tu ne le décevrais pas – et je sais que tu me donneras raison. Il saisit sa petite main et l’emmena hors de la chambre d’entraînement. L’espace d’un bref instant, Osira’h se tourna vers ses frères et ses sœurs afin de leur adresser un regard d’adieu. Udru’h, de son côté, ne leur jeta pas un coup d’œil. 5 ADAR ZAN’NH Au terme d’épuisants préparatifs, les quarante-sept vaisseaux de la maniple de Zan’nh partirent vers Hyrillka. Le Mage Imperator avait donné ses instructions, et l’adar les suivait à la lettre. Toutefois, les membres d’équipage se sentaient plus troublés que lors de la récente bataille de Hrel-oro contre les hydrogues. Pour eux, une rébellion était inconcevable, surtout de la part d’un Attitré. Les Ildirans restaient unis grâce au réseau télépathique du thisme, placé sous l’autorité bienveillante du Mage Imperator. La Marine Solaire n’avait jamais été contrainte à rétablir l’ordre par la force sur une colonie ildirane. Et pourtant, c’était précisément ce que Zan’nh s’apprêtait à faire. Manifestement mal à l’aise, l’adar se tenait dans le centre de commandement. Il tâchait de conserver un visage déterminé, tandis qu’il observait la parure étoilée de l’Agglomérat d’Horizon. Au bord de l’amas scintillait le système d’Hyrillka ; la colonie évoquait une tumeur qui devait être excisée avant que l’infection se répande. — Contactez Qul Fan’nh et ordonnez-lui d’engager des manœuvres d’intimidation. Il faut que l’Attitré d’Hyrillka entende raison et se rende. Zan’nh s’efforçait de rester stoïque, à l’image de son héros, Adar Kori’nh. Enfant, il avait passé de longues heures sous le dôme d’études stratégiques du Palais des Prismes, à analyser les manœuvres spatiales traditionnelles et à se familiariser avec l’armement ildiran. Sa fascination envers la Marine Solaire n’avait jamais faibli, et il avait étudié avec minutie chaque récit militaire de la Saga. Kori’nh l’avait pris sous son aile, avant de le nommer comme successeur. Mais le vieil adar n’avait jamais été confronté à pareille situation. L’Attitré séditieux avait assassiné Pery’h, l’un des frères de Zan’nh. Un Ildiran tuant un autre Ildiran ! Afin de mettre un terme à ces effusions de sang, Rusa’h et Thor’h devaient tous deux être faits prisonniers et ramenés devant le Mage Imperator. Il n’y avait pas d’autre moyen. La planète grossit sur leurs moniteurs, tandis que les vaisseaux s’enfonçaient au cœur du système solaire. À la console radar, l’officier leva les yeux. — Ils nous ont détectés, adar. — Bien. Ce sera bientôt terminé. Zan’nh espérait aboutir à une solution raisonnable, bien qu’il sache que cela n’en prenait pas le chemin. Il n’avait aucun désir de remplacer le Premier Attitré. On l’avait formé à devenir militaire, et il était devenu un tacticien de talent au sein de la Marine Solaire. Les responsabilités afférentes à son statut d’adar le préoccupaient bien assez sans qu’il endosse le rôle d’héritier du trône impérial. Il n’appartenait pas au kith de la noblesse, et cette perspective allait à l’encontre à la fois de sa nature profonde et de la tradition. Toutefois, sachant ce que Thor’h avait commis, pourrait-il refuser ? — Ouvrez une fréquence. Zan’nh s’appuya sur la rambarde qui entourait la plate-forme du centre de commandement. Puis il délivra le discours qu’il avait répété tout au long du voyage : « Au nom du Mage Imperator, je viens escorter Rusa’h et Thor’h sur Ildira. S’ils ne se rendent pas sur-le-champ, nous les capturerons par la force. » Cette menace laissait un goût amer sur ses lèvres. Il perçut le trouble de son équipage. De mémoire d’Ildiran, personne n’avait jamais prononcé un tel ultimatum. — Adar, une navette vient de s’élancer de l’astroport qui jouxte le palais-citadelle. — Est-elle armée ? S’agit-il d’un vaisseau militaire ? — On dirait un vaisseau de transport, mais il monte en orbite à grande vitesse. Plusieurs vaisseaux plus petits sont à sa poursuite. L’écran palpita, et le visage hagard de Thor’h apparut. Ses yeux brillaient de désespoir. « Zan’nh, protège-moi ! Offre-moi l’asile ! » L’image montrait le jeune homme occupé à manipuler les commandes. Il jetait d’incessants coups d’œil à ses écrans afin de vérifier l’approche de ses poursuivants. « Explique-toi, Thor’h, dit Zan’nh en omettant volontairement le titre de son demi-frère. — Notre oncle est devenu fou ! Il se prend pour le Mage Imperator. Il a assassiné Pery’h. Mais j’ai pu m’échapper. » Ses doigts voltigèrent sur le tableau de bord, et une soudaine accélération le cloua à son fauteuil de pilotage. Des alarmes retentirent. « J’insiste pour être placé sous ta protection. Rusa’h a envoyé des vaisseaux à ma poursuite. Il me détruira plutôt que de me laisser fuir, car je dispose d’informations vitales. » Non loin derrière lui, ses poursuivants ouvrirent le feu, mais leurs tirs manquèrent leur cible. Le front plissé par la concentration, Zan’nh digérait l’information, qui avait au moins le mérite de paraître cohérente. Rusa’h avait perdu l’esprit à la suite d’une commotion cérébrale survenue au cours de l’attaque d’Hyrillka. Zan’nh avait plus de mal à imaginer que Thor’h, le successeur désigné du Mage Imperator, se soit spontanément retourné contre l’Empire ildiran. « Très bien. Nous allons t’embarquer à bord du croiseur amiral. » — Un autre vaisseau a décollé du palais-citadelle, adar, indiqua l’officier affecté aux radars. Il s’agit d’une navette royale. Zan’nh réfléchit un instant, avant de demander : — Quel est son armement ? — Rien de visible. L’officier des communications laissa percer sa stupéfaction : — Adar ! L’Attitré d’Hyrillka réclame une entrevue avec vous sur le croiseur amiral. L’image de Rusa’h apparut sur l’écran. Naguère molle et corpulente, sa silhouette s’était à la fois affinée et trempée comme du métal. « Adar Zan’nh, j’obéis à l’injonction de mon frère. Vos menaces n’étaient pas nécessaires. Nous sommes tous Ildirans, n’est-ce pas ? » Surpris, Zan’nh demanda : « Vous venez sur mon croiseur de votre propre gré ? — J’ai le privilège de servir l’Empire ildiran. — Vous avez tué l’Attitré expectant Pery’h et tenté d’assassiner le Mage Imperator. Nous venons de vous voir tirer sur Thor’h. Curieuse façon d’exprimer votre loyauté. » Rusa’h ne se laissa pas démonter. « Dès que j’aurai l’occasion de m’expliquer, vous comprendrez. » Thor’h intervint de nouveau, tandis que sa navette approchait de la maniple : « Je refuse de me trouver sur le même croiseur que ce fou. Accueille-moi sur un autre vaisseau, mon frère. Garde-moi sain et sauf ! — Tu seras en sécurité. » Après une seconde de réflexion, Zan’nh appela Qul Fan’nh : « Faites apponter le vaisseau de Thor’h. Tant que la lumière n’aura pas été faite, autant les laisser à distance l’un de l’autre. » La navette de Thor’h zigzaguait, sans doute à cause des piètres qualités de son pilote. Zan’nh savait que son frère ne s’était jamais donné la peine d’apprendre quoi que ce soit, se contentant de jouir des plaisirs que lui offrait son rang. Qul Fan’nh émit un rayon de guidage, qui permit à l’appareil d’atteindre une baie d’amarrage. Troublé par les paroles de Thor’h, l’adar réfléchit à la situation. Le Premier Attitré avait-il été forcé d’agir, Rusa’h commettant seul les crimes ? Supposant l’implication active de Thor’h, le Mage Imperator avait ordonné de les capturer tous deux, et de les ramener sur Ildira. Mais puisque le jeune Attitré demandait asile et affirmait son innocence… À moins qu’il s’agisse d’une ruse ? Quelques instants après que l’appareil du Premier Attitré eut apponté sur l’un des croiseurs, la navette ornementée de Rusa’h s’extirpa de l’atmosphère d’Hyrillka, accompagnée d’une autre navette militaire, en manœuvrant comme si elles faisaient partie d’un cortège. Cela rappela à Zan’nh le goût de son oncle pour les parades aériennes, en plus des banquets et des favorites… Le plus troublant était que l’adar ne parvenait à ressentir ni les émotions de Thor’h ni celles de Rusa’h. Le lien de Zan’nh au thisme, de par sa lignée, aurait dû lui permettre de les percevoir. Mais aucun affect n’émanait de la navette et du vaisseau royal. Avaient-ils consommé trop de shiing, pour devenir ainsi impénétrables aux pensées extérieures ? Il ne trouvait aucune autre explication. Par quel autre moyen auraient-ils pu s’extraire du réseau du thisme ? Tout cela le mettait mal à l’aise, mais il ne devait pas laisser son équipage voir son inquiétude. Déjà, il sentait des vagues de soulagement le submerger. Les soldats sous ses ordres avaient redouté un conflit ouvert contre leurs congénères. Zan’nh avait mené ses troupes sur Hrel-oro, l’opération s’était révélée un fiasco. Il y avait perdu deux croiseurs, qu’il avait vus s’écraser sans pouvoir les aider. De nombreux membres d’équipage avaient péri, et il était bien décidé à ne pas en laisser d’autres disparaître à cause de mauvaises décisions. — Adar, l’Attitré d’Hyrillka Rusa’h se prépare à apponter. Zan’nh opina. — Constituez un comité de réception avec soixante-dix de nos meilleurs soldats et chargés du protocole. Ils observeront toutes les formalités appropriées en le mettant sous garde avant de l’emmener dans ses quartiers. De retour sur Ildira, le Mage Imperator rendra sa justice. Notre rôle se borne à le traduire devant le tribunal. — Dirigerez-vous la réception, adar ? demanda le chef du protocole. — Ce serait lui faire trop d’honneur. Je reste ici. Mon oncle a commis des crimes inconcevables. Au vu de sa conduite récente, je veux le tenir à l’écart. La navette royale atterrit sans incident dans la baie d’amarrage principale. Des soldats et des gardes en uniforme accompagnaient les chargés du protocole venus prendre acte de la reddition de l’Attitré d’Hyrillka. Les lourdes portes se refermèrent sur l’arrivant. Depuis le centre de commandement, Zan’nh observait la scène par le circuit vidéo intérieur. Les soixante-dix membres du comité de réception se disposèrent en rangs face à la navette. Le chef du protocole mit ses hommes au garde-à-vous. Les portes de la navette se déplièrent. — Préparez-vous à recevoir l’Attitré. Soudain, des Hyrillkiens lourdement armés jaillirent de chaque ouverture, tel un essaim d’insectes fuyant un incendie. Zan’nh cria un avertissement par l’intercom, mais le comité de réception réagissait déjà. Le chef ordonna aux soldats de la Marine Solaire de changer de formation, juste comme les Hyrillkiens déchargeaient leurs armes à énergie. Les faisceaux incapacitants fauchèrent les soldats, qui tombèrent comme des poupées de chiffon sur le pont. Dans le centre de commandement, Zan’nh hurla : — Envoyez des escouades sur la baie d’amarrage, tout de suite ! Les rebelles continuaient à se déverser de la navette royale. Il y en avait une bonne centaine, qui avaient dû s’entasser coude à coude à l’intérieur. Les favorites de Rusa’h émergèrent à leur tour et se comportèrent en soldats aguerris. De longs couteaux bardaient leurs hanches fines, et elles brandissaient des pistolets à énergie. Deux d’entre elles, les yeux plissés, abattirent le chef du protocole. Au beau milieu de la fusillade, des assisteurs déboulèrent à leur tour de la navette. Ils transportaient un chrysalit identique à celui du Mage Imperator. Penché en avant, Rusa’h contemplait le carnage, un sourire aux lèvres. Les tirs continuèrent, mais les rebelles eurent tôt fait de déborder l’équipage. Deux des favorites coururent aux panneaux d’accès. Elles scellèrent chaque porte, changèrent les codes d’ouverture, avant de briser les panneaux. Enfin, l’Attitré d’Hyrillka se retourna vers l’une des caméras de surveillance, par l’intermédiaire de laquelle il savait que Zan’nh l’observait. Il se renfonça dans sa réplique du siège impérial. « Adar, vos hommes sont seulement assommés. Toutefois, je n’hésiterai pas à abattre ces otages un par un, tant que vous ne m’aurez pas livré ce croiseur. » 6 THOR’H LE PREMIER ATTITRÉ Dès que son appareil eut apponté sur le croiseur du qul Fan’nh, Thor’h se composa une expression de détresse… l’émotion qu’il était censé éprouver. Il sortit, flanqué de sept gardes personnels. Les troupes de la Marine Solaire l’accueillirent avec le respect qui convenait, mais il aboya : — Menez-moi au centre de commandement. Je dois parler immédiatement à votre commandant ! Avertissez-le. L’équipage obéit sans poser de questions : bien qu’en disgrâce, Thor’h demeurait le fils du Mage Imperator. — Suivez-nous, Premier Attitré. Qul Fan’nh sera honoré de vous recevoir. Thor’h et sa garde rapprochée pressèrent le pas, afin d’accentuer chez l’escorte le sentiment d’urgence. Jusqu’à ce qu’il se libère des chaînes du thisme de son père, Thor’h n’avait jamais réalisé que ses congénères n’étaient que des marionnettes dirigées par les fils invisibles des rayons-âmes. Ils n’avaient jamais appris la défiance. Quelle stupidité ! Que l’un d’entre eux puisse se retourner contre l’Empire leur semblait aussi inconcevable qu’un individu s’emparant d’un poignard de la main gauche afin de se trancher la droite. Pour Thor’h, un choc brutal était nécessaire pour sauver l’Empire. Il croyait en Rusa’h et savait que ce dernier possédait toutes les qualités pour devenir le nouveau Mage Imperator. Voilà pourquoi il était prêt à agir en ce sens, même si cela impliquait de se retourner contre ses frères et contre Jora’h en personne. Si le peuple ouvrait les yeux sur la pureté et la vérité de la Source de Clarté, alors ce combat ferait l’économie du sang. Néanmoins, Thor’h s’attendait au pire. L’opération se révéla bien coordonnée avec celle de Rusa’h : lorsque Thor’h atteignit, à la tête des sept gardes, le centre de commandement de Fan’nh, ce fut pour constater que son oncle avait déjà abordé le croiseur amiral. L’attaque surprise était sur le point de débuter. Debout dans son uniforme d’officier de la Marine Solaire, le commandant de maniple se retourna pour saluer Thor’h qui entrait sur la passerelle. Grand et mince, il frappa son cœur du poing. — Votre présence à bord de mon croiseur m’honore. — Je vous remercie de votre aide dans cette situation critique, qul, répondit Thor’h en marchant sur lui, les sept Hyrillkiens sur ses talons. Avant que les enseignes du vaisseau aient pu entrer à leur suite, l’un des gardes de Thor’h pivota et verrouilla les portes. Tout se déroula en quelques secondes. Le qul cligna des yeux, surpris. À l’extérieur, les soldats d’escorte martelèrent la porte à grands cris. Thor’h s’avança sur Fan’nh. Une dague de cristal glissa de sa manche dans le creux de sa main. Sans hésiter, il leva le bras, et la lame vitreuse s’enfonça dans la gorge du commandant. Dans un silence sinistre, les gardes de Thor’h se déployèrent et tirèrent leurs armes. Les hommes d’équipage se levèrent dans la confusion, et certains poussèrent des cris. Les Hyrillkiens insurgés s’étaient entraînés aux techniques de commando. Leurs lames étincelèrent. L’équipage piégé hurla. Une femme tenta de déclencher une alarme – avant que deux gardes lui tranchent la gorge. Thor’h n’eut pas à se salir de nouveau les mains. D’un coup de pied, il repoussa le cadavre de Fan’nh effondré sur la rambarde. En quelques instants, tout l’équipage de la passerelle avait été massacré. Thor’h le Premier Attitré prit les commandes du vaisseau de guerre ildiran. Les sirènes résonnaient dans tout le croiseur, et Thor’h ordonna d’un ton rogue de les couper. À présent, l’équipage savait qu’il s’était produit une catastrophe, mais il ne pouvait rien y faire. — Activez les défenses. Ses sept camarades savaient tous manœuvrer les systèmes d’armement d’un croiseur. Sur le vaisseau amiral, Rusa’h avait réussi à s’emparer de la baie d’amarrage. À partir de sa navette, il ouvrit une fréquence générale, audible sur les quarante-sept croiseurs. « Adar Zan’nh, j’exécuterai des otages – un toutes les trois minutes – jusqu’à ce que vous me livriez vos vaisseaux. » La plupart des Ildirans ne pouvaient concevoir une telle abomination. Souriant pour lui-même, Thor’h se demanda combien de temps son frère supporterait le massacre d’innocents. Il doutait que Zan’nh, qui idolâtrait son mentor et héros de guerre Kori’nh, se rende aussi rapidement que Rusa’h l’espérait. Il réfléchit aux moyens d’accroître la pression psychologique. Ses gardes évacuèrent les cadavres sanguinolents et prirent possession des postes du centre de commandement. — Activez nos armes, et préparez-vous à tirer sur les cibles que je vous indiquerai. Sur l’écran principal, il examina la maniple afin de sélectionner un premier objectif. Les armes avaient été améliorées en vue des engagements contre les hydrogues. Leur puissance suffirait, pour ce que Thor’h avait en tête. Ce bon adar n’ouvrirait jamais le feu sur des membres de son peuple, en particulier quand une majorité d’entre eux n’étaient que d’innocents membres d’équipage. Le sentiment de culpabilité l’en empêcherait, tout simplement. Le Premier Attitré ne souffrait pas de tels scrupules. Il avait à l’esprit un dessein plus vaste, qui lui permettait d’accepter un certain niveau de sacrifices. Quarante-six vaisseaux de guerre suffiraient à l’Imperator Rusa’h. Il pouvait se passer de l’un d’entre eux, au moins. Il se prépara à ouvrir le feu. 7 L’AMIRAL LEV STROMO Il ne fallut pas plus de vingt-quatre heures à la flotte terrienne pour nettoyer le complexe astéroïdal des Vagabonds. L’amiral Stromo s’était installé dans le fauteuil de capitaine de la Manta. Les mains sur les accoudoirs, il se balançait, avec la volonté de paraître dans son élément. — Je reste aux commandes pendant que vous dirigerez l’intervention en bas, indiqua-t-il à Ramirez. Envoyez des équipes dans les dômes et commencez à récupérer les prisonniers, comme au Dépôt du Cyclone. À présent tout entière dévolue à sa tâche, Elly Ramirez n’avait plus formulé aucune plainte depuis le début des opérations. — Je recommande le port d’une cuirasse et d’un armement défensif, au cas où les Vagabonds adopteraient une tactique de guérilla. Stromo opina. Voilà précisément la raison pour laquelle il souhaitait rester sur la Manta jusqu’à ce que le périmètre soit sécurisé. — Ils n’ont encore manifesté aucune violence, mais ils seront désespérés. Comme des rats acculés. Ramirez appela ses fantassins, dont chacun avait subi plusieurs mois d’entraînement sur la base martienne des FTD. Beaucoup d’entre eux considéraient les exercices d’infanterie comme une perte de temps, dans la guerre contre les hydrogues. À présent, ils allaient avoir l’occasion de mettre leur instruction en pratique. Un escadron d’élite repéra une rampe d’accès au dôme principal. Un tir de Manta avait percé une brèche dans la serre. Des volutes s’enroulaient au-dessus des rochers ; pour une raison inconnue, l’intégralité de l’atmosphère n’avait pas fui. Des scanners externes indiquaient que l’air du dôme était toujours respirable. Néanmoins, Ramirez ordonna d’enfiler des combinaisons spatiales. — Les Vagabonds pourraient faire exploser les joints d’étanchéité. Mieux vaut prévenir que sucer du vide… — Prenez les précautions nécessaires pour qu’aucun soldat ne soit blessé, confirma Stromo, désireux de ne pas avoir à justifier de victimes auprès du général Lanyan. Oh, et le président demande que l’on réduise au minimum les pertes vagabondes. — Certainement, amiral. Le ton de la jeune femme laissait entendre qu’elle trouvait inepte de formuler une remarque aussi évidente. Le croiseur amiral s’amarra à l’astéroïde à l’aide de grappins. Un tube d’accès colla ses lèvres de plastique à l’écoutille, qu’une équipe de démolition ouvrit à l’explosif. Une avant-garde en combinaison entra avec précaution, armée de fusils à impulsion d’ondes paralysantes en cas d’embuscade. En arrière, une deuxième et une troisième vague d’assaut attendaient, prêtes à déferler sur ce nid de Vagabonds. Des escouades avaient investi des stations périphériques, des entrepôts blindés, des dômes où poussaient des cultures rustiques. Le miroir solaire avait dérivé jusqu’à recouvrir, tel un linceul, un minuscule astéroïde satellite. Dans le ciel, des Rémoras parés au combat croisaient avec prudence entre les blocs rocheux. À cause de la brèche dans son dôme, le mouvement de l’astéroïde principal était devenu instable. Les pilotes de l’armée terrienne tiraient sur tout ce qui bougeait, dénichant des vaisseaux qui avaient tenté de se cacher dans l’ombre des rochers orbitaux. Un petit appareil jaillit de l’astéroïde-serre comme un lapin de son terrier. Son pilote zigzaguait sans arrêt, changeant constamment de cap. Stromo se redressa sur son siège. — Empêchez-le de s’échapper ! brailla-t-il sur la fréquence générale. Six Rémoras repérèrent le vaisseau en fuite et le prirent en chasse. D’après ce que Stromo put apercevoir sur les écrans, l’engin constituait un amalgame approximatif. Mais, en dépit de sa laideur, ses moteurs surgonflés le faisaient briller comme une étoile ; ils lui permirent d’accomplir des manœuvres à une vitesse que les intercepteurs militaires les plus rapides ne pouvaient atteindre. Stromo régla les capteurs de façon à suivre le vaisseau, dont les rebonds erratiques à travers le champ d’astéroïdes provenaient en partie d’évitements et en partie de sa fuite aveugle. Le pilote prenait des risques invraisemblables. Très vite, il laissa les Rémoras loin derrière. Une situation quelque peu embarrassante… — Cessez la poursuite, ordonna Stromo. J’ai décidé de laisser filer un de ces Cafards, afin qu’il fasse passer le mot au sujet de leur écrasante défaite. Tôt ou tard, ils devront changer d’attitude. Ces paroles sonnaient faux, mais il éleva la voix afin d’y insuffler de l’assurance. Par les caméras embarquées, il regarda les troupes de Ramirez progresser dans les galeries puis dans les espaces sous dôme. Il pouvait passer d’une image à l’autre à son gré. C’était presque aussi bien que d’être là-bas pour mener en personne les opérations. Les habitants n’opposèrent que peu de résistance. Ils étaient débordés par le nombre, sous-armés, et – heureusement – assez malins pour l’avoir compris. Stromo estima le nombre de prisonniers à quelques centaines. Comment autant de personnes pouvaient-elles s’entasser à l’intérieur de ces bouts de rochers ? Lorsqu’il avait planifié la mission de Hhrenni, il avait fait reconfigurer les ponts de deux Mantas, afin de convertir les quartiers des simples soldats en lieux de détention ; ceux-ci n’offraient pas la protection d’une véritable prison, mais suffiraient à garder les prisonniers jusqu’à leur arrivée sur la planète klikiss, où se trouvaient déjà les détenus du Dépôt du Cyclone ainsi que ceux de Rendez-Vous. Enfin, Ramirez annonça : « Amiral Stromo, l’astéroïde est sécurisé. Nous sommes prêts à vous accueillir. » Il se leva et ajusta son uniforme. « Me faut-il une combinaison ? — Inutile, amiral. Il y a plein d’air, même s’il fait frais. » Dès qu’il eut pénétré à l’intérieur, Stromo regretta de ne pas avoir emporté de masque – non par manque d’oxygène, mais à cause de l’odeur. L’air exhalait un mélange de poussière et de métal, recyclé avec des engrais chimiques… une vraie puanteur de latrines. Ces Vagabonds utilisaient-ils réellement des excréments humains en guise d’engrais pour leurs plantes ? Quelle barbarie ! Sous le dôme endommagé, des techniciens militaires avaient monté des rampes lumineuses fonctionnant sur batteries. Un petit groupe de prisonniers se tenait au milieu de plantes abîmées et de matériel agricole. On aurait dit qu’un ouragan avait ravagé l’endroit. Stromo redressa les épaules. Jouer le rôle d’un conquérant lui plaisait. — Qui est le chef, ici ? — Je parie que vous pensez que c’est vous, répondit un homme d’un certain âge, doté de cheveux blonds tirant sur le roux. Son visage rude arborait les marques d’un masque à oxygène. Le sang séché à ses narines et les hémorragies dans le blanc de ses yeux indiquaient qu’il avait été exposé à la décompression brutale. Stromo jeta un coup d’œil à la brèche. Des caillots d’une matière translucide avaient colmaté la plupart des fuites, mais il pouvait entendre l’air chuinter en se perdant dans l’espace. — Je sais que je suis le chef. Mais y a-t-il un Vagabond auquel je puisse parler ? — Je suis Crim Tylar. Vous pouvez me parler, aussi bien qu’à n’importe qui. — Je souhaite que cette évacuation se déroule sans désordre. Nous vous déposerons sur une planète. Considérez cela comme des vacances, après avoir vécu sur ces cailloux flottants. — Nous les avions rendus supportables. Jusqu’à aujourd’hui. Stromo lui lança un sourire froid. — Vous pourrez utiliser votre ingéniosité en aidant une nouvelle colonie hanséatique à s’établir. Une première compensation pour les moments où vous avez esquivé votre devoir envers vos congénères. Il baissa le regard sur ce qui restait des plants. Il reconnut le rouge vif des légumes parvenus à maturité et se rendit compte à quel point une nourriture saine et fraîche lui manquait. — Oh, des tomates ! Comme il se penchait vers l’une d’elles, Crim Tylar l’écrasa, projetant du jus mêlé de graines sur la jambe de l’amiral. — Je ne l’ai pas fait pousser pour vous. Stromo se figea mais parvint à refouler son mouvement de colère. Ses soldats ouvriraient le feu s’il en donnait l’ordre, mais il ne voulait pas que la situation dégénère, surtout s’il se trouvait directement exposé. Au lieu de cela, sachant combien sa réaction était puérile, il aboya : — Les Cafards ne sauront décidément jamais partager. 8 CESCA PERONI Les clans de Vagabonds désormais dispersés, Cesca avait emmené Jhy Okiah à l’abri. L’ancienne Oratrice avait proposé un lieu isolé du nom de Jonas 12, habité par un petit groupe d’ingénieurs. Cesca comptait y rester le temps de rassembler ses idées. À peine une semaine plus tôt, Rendez-Vous avait été attaqué – détruit – par les Forces Terriennes de Défense. La confusion n’avait pas encore atteint toutes les colonies vagabondes, et il s’écoulerait quelque temps avant que les clans puissent de nouveau se réunir. Mais en tant qu’Oratrice, Cesca avait la ferme intention de rétablir les communications. Malgré le chaos, elle projetait d’installer un réseau d’urgence aussitôt que possible ; elle avait déjà envoyé tous les vaisseaux long-courriers présents sur cette base minière comme relais d’information. Coupés les uns des autres, les clans étaient avides de nouvelles et de conseils. Quant à Cesca, elle avait besoin d’engager le dialogue avec eux. Dès que les chefs les plus importants lui auraient répondu, l’on pourrait créer un conseil provisoire et choisir un nouveau siège gouvernemental. Elle priait pour que le Guide Lumineux aide les éclaireurs à accomplir promptement leur mission. Sinon, il était à craindre que les Vagabonds exaltés qui avaient réclamé l’embargo d’ekti agissent sans réfléchir et se fassent tuer par la même occasion. Jadis, les chefs de clan avaient prévu des réponses à divers types de catastrophe, parmi lesquels l’établissement de points de rassemblement d’urgence. Rendez-Vous, le premier d’entre eux, avait aujourd’hui disparu, mais Cesca comptait visiter les quelques lieux restants. Hélas, deux jours après leur installation sur Jonas 12, Jhy vit soudain ses forces décliner, obligeant Cesca à changer ses plans. Malgré les protestations de la vieille Oratrice, la jeune femme insista pour rester à son côté. — Cet endroit est aussi bien qu’un autre, dit-elle. J’ai envoyé mes messagers, et nous ne disposons pas d’un autre vaisseau. Je resterai avec vous le temps qu’il faudra. Les ravages des hydrogues durant toutes ces années avaient tenu les Vagabonds en alerte maximale – même si peu d’entre eux auraient prévu que la plus grande menace proviendrait du gouvernement de la Hanse. Grâce à cette constante vigilance, de nombreux vaisseaux avaient échappé aux Terreux sur Rendez-Vous et avertissaient à présent les colonies, les vaisseaux et les autres installations non répertoriées. Les Vagabonds avaient une nature farouchement indépendante ; seuls l’honneur, la loyauté et un ensemble très souple de lois parvenaient à les maintenir soudés. Rendez-Vous avait représenté un de leurs rares havres de paix. Si leur indépendance et leur souplesse faisaient d’eux une cible mouvante pour les FTD, elles rendaient également la constitution d’un front uni des plus ardue. Mais une semaine, seulement une semaine avait passé. Cesca savait qu’elle pouvait rassembler les siens. Elle espérait que la Grosse Dinde relâcherait la pression, croyant avoir brisé les Vagabonds. En cela, ils se tromperaient lourdement… Jhy Okiah avait songé à Jonas 12 pour se cacher, car Kotto, son fils cadet, y avait établi une base. Peu de temps auparavant, le génial inventeur avait dressé des plans, élaboré des simulations et convaincu les chefs de clan d’investir dans son projet. La surface de Jonas 12 était recouverte de glace riche en hydrogène, de lacs d’hydrocarbures à structure moléculaire simple, tel le méthane, utiles à l’industrie. Ainsi, Kotto avait monté une exploitation ici, sur ce bloc de glace et de roc, dans les tréfonds obscurs d’un système solaire auquel un explorateur avait donné le nom d’un homme englouti par une baleine. Englouti par les ténèbres. Après tout ce qui était arrivé aux Vagabonds, cette expression avait une saveur familière pour Cesca… La base était constituée de dômes modulaires, alimentés par une petite pile atomique. Des brouteurs arpentaient le terrain inégal à une allure de manchot obèse, en laissant de longues tranchées dans leur sillage. Les machines récupéraient les gaz emprisonnés dans la glace, tamisaient les molécules d’hydrogène et les recondensaient afin, plus tard, d’en tirer l’ekti ; d’autres éléments légers étaient utilisés sur place ou convoyés vers d’autres colonies. Les gaz jugés inutiles étaient expulsés à la manière des nuages de vapeur des locomotives d’antan ; dans le froid quasi absolu, ils se recongelaient immédiatement et se redéposaient en neige épaisse. Des lanceurs électromagnétiques tiraient des barils de glace d’hydrogène en direction d’une usine orbitale, laquelle en catalyserait le précieux allotrope. Se rappelant le projet fou de son fils, et même si celui-ci s’était absenté pour enquêter sur une épave hydrogue que l’on avait trouvée dans les anneaux d’Osquivel, Jhy Okiah avait voulu voir Jonas 12 de ses propres yeux. Purcell Wan, l’ingénieur en chef promu responsable transitoire, avait fourni à Cesca et à l’ancienne Oratrice des quartiers d’habitation. Voilà plus d’une décennie que cette dernière n’avait pas foulé le sol d’une planète, et même dans la faible pesanteur de Jonas 12, elle parvenait tout juste à se mouvoir. Cesca pensait quant à elle que la récente catastrophe et l’incertitude de l’avenir pesaient davantage sur son amie que la gravité… Assise sur sa couchette, Cesca constata combien le regard de Jhy s’était terni. La vision des vaisseaux de guerre terriens détruisant les filins et les poutrelles qui reliaient entre eux les astéroïdes de Rendez-Vous l’avait atteinte en plein cœur. À l’intérieur de leur petit habitacle, Cesca prépara du thé-poivre, puis s’assit pour siroter le sien. Jhy Okiah se contenta de tenir sa tasse, laissant la chaleur pénétrer sa peau parcheminée. Sur la paroi incurvée de la chambre, l’épaisse vitre ouvrait sur un fantastique paysage de glace d’hydrogène, mais la vieillarde scrutait la voûte étoilée. — Je devrais essayer de vous dérider, commença Cesca. Mais je suis confrontée à tant de questions, dont chaque réponse paraît mener à une nouvelle chausse-trape… Les lèvres décolorées de l’ancienne Oratrice se froncèrent d’un pauvre sourire. — Laisse donc tes métaphores à ceux qui sont capables de les analyser. — Je me sens moins qualifiée comme chef que comme poétesse, répondit Cesca avec un soupir de frustration. Quelle pagaille ! Comment suis-je supposée rencontrer tous les clans de Vagabonds ? Leurs colonies sont trop dispersées pour que j’aille annoncer à chacune la tenue d’une assemblée. Où aurait-elle lieu, du reste ? Nous sommes des hors-la-loi à présent. Est-il prudent de rassembler les clans en un seul endroit ? Et si la Hanse connaissait déjà nos points de rendez-vous ? C’est bien risqué. — Ne laisse pas l’impatience l’emporter sur tes qualités. Les décisions précipitées sont souvent mauvaises. (Elle tapota avec douceur la main de son ancienne protégée.) Quelques minutes ont suffi pour anéantir Rendez-Vous. Cela prendra beaucoup de temps pour rassembler de nouveau les clans. Fais passer le mot, et les clans finiront par le comprendre. — Mais je dois agir. Je veux les mobiliser, les motiver, leur dire de ne pas capituler. Puisque je suis l’Oratrice, ne devrais-je pas me rendre sur Terre et exiger réparation ? — Ils t’arrêteront et feront de toi une prisonnière politique. Cesca but son thé sans en sentir le goût, simplement pour s’occuper. — Je devrais au moins retourner sur Rendez-Vous pour me rendre compte des dommages… si du moins il reste quoi que ce soit. — Ces damnés Terreux nous ont volé notre foyer et notre histoire. (Des larmes noyèrent les yeux de la vieillarde, et elle inspira bruyamment.) J’aurais dû mourir plus tôt, quand tout te réussissait si bien. — Ne parlez pas de mourir, riposta Cesca. Il faut vous accrocher, jusqu’à ce que tout cela soit fini. Jhy se redressa soudain et lui pressa le bras avec une force inopinée. — Te reposer sur moi n’amènera rien de bon. Tu dois trouver les solutions par toi-même. (La vieillarde soupira.) J’aurais voulu que Kotto soit là. Il propose toujours des solutions. — Des solutions farfelues, rétorqua Cesca avec un gloussement forcé. — Des solutions néanmoins. (Elle reposa sa tasse sur une petite étagère puis reporta son regard vers le ciel étoilé, comme pour compter les soleils lointains, brillants comme des joyaux.) Oh, regarde ! Mon Guide Lumineux. Cesca suivit le doigt de la vieille femme… Mais aucune étoile ne se détachait des autres. Sur son bras, la main noueuse se convulsa, et lorsqu’elle baissa de nouveau la tête, tout éclat avait disparu des yeux de Jhy Okiah. 9 JESS TAMBLYN Enchâssé dans le vaisseau d’eau et de nacre et protégé par le pouvoir des wentals, Jess descendait dans les profondeurs furieuses de Golgen. Il avait demandé aux créatures élémentales de l’emmener jusqu’à la géante gazeuse afin qu’il soit le premier à constater les effets de son attaque contre les hydrogues. L’étrange vaisseau fendait les maigres nuées battues par les bourrasques. Des tempêtes apocalyptiques barattaient les océans d’atmosphère à haute pression où l’ennemi avait jadis vécu. Sept ans auparavant, Jess, en humain impudent et revanchard, leur avait infligé un coup mortel. Avec l’aide d’une escouade d’ingénieurs de Plumas, il avait tiré une rafale de comètes sur la planète. Il était impossible d’arrêter ces boulets de canon cosmiques, qui rappelaient des boules de feu lancées par des dieux antiques ; les impacts s’étaient révélés plus destructeurs que les bombes thermonucléaires les plus puissantes. L’énorme sphère gazeuse en portait toujours les marques décolorées, telles des blessures gangrenées. Les années n’avaient pas amoindri les perturbations atmosphériques ; les répercussions se feraient encore sentir dans plusieurs décennies. L’assouvissement de sa vengeance contre les hydrogues satisfaisait la partie humaine de Jess, en compensation de la mort de Ross et de la destruction de la station du Ciel Bleu. Alors qu’il se remémorait ses efforts passés, des images sporadiques mêlées à un sentiment d’inquiétude l’atteignirent. Une nouvelle, diffusée par le biais de tous les wentals interconnectés. Le message manquait de clarté, mais Jess comprit ce qui se passait : les Forces Terriennes avaient attaqué un autre avant-poste vagabond, le foyer de Nikko Chan Tylar. Celui-ci avait tout juste pu s’échapper. Les quatorze porteurs d’eau engagés par Jess répandaient les wentals dans les lacs et les océans de mondes inhabités, où ils pourraient croître et recommencer à s’étendre. Les wentals étaient identiques aux verdanis, mais les volontaires de Jess ne s’étaient pas métamorphosés pour parler directement avec les wentals, comme les prêtres Verts avec les arbremondes. Nikko était l’un des volontaires les plus enthousiastes, et les plus sensibles. Les entités lui avaient permis de communiquer avec elles et avaient même envoyé un signal d’alerte au sujet de l’attaque du Dépôt du Cyclone. Jess doutait cependant que les autres porteurs d’eau parviennent à déchiffrer la nouvelle. En esprit, Jess avait vécu tout ce que Nikko était parvenu à transmettre depuis son vaisseau. Les astéroïdes-serres du clan Chan avaient été confisqués, leurs habitants capturés, tandis que Nikko, lui, réussissait à distancer les Terreux à sa poursuite. Aujourd’hui, alors qu’il descendait dans les tréfonds de Golgen, Jess s’interrogeait sur son devoir. Son honneur de Vagabond exigeait qu’il prête assistance – s’il le pouvait. Mais le raid était terminé, ainsi que les destructions de Rendez-Vous et du Dépôt du Cyclone. Il ne servait plus à rien de s’y rendre. Son vaisseau d’eau et de nacre effraierait sans doute les vaisseaux des Terreux, mais il ne pouvait combattre la flotte à lui tout seul, quels que soient ses pouvoirs. Il espérait que sa sœur Tasia ne faisait pas partie des agresseurs. Elle s’était engagée dans l’armée terrienne, mais il ne pouvait croire qu’elle ait volontairement attaqué des avant-postes vagabonds. Où était-elle en ce moment ? Non, il ne pouvait se permettre de s’égarer ainsi. Mieux valait continuer sa mission : ressusciter les wentals. Si l’on ne vainquait pas les hydrogues, les insignifiantes querelles qui opposaient les humains n’auraient bientôt plus d’importance du tout… Les nuages de Golgen étaient une émulsion opaque d’ammoniaque, d’hydrocarbures, de phosphine et de sulfure d’hydrogène. Il perçut les ongles acérés de la peur le déchirer jusqu’à l’os. Cette réaction viscérale provenait de siècles de terreur enfouie, les wentals ayant été presque anéantis par les hydrogues. — C’est curieux, mais je crois que nous étions destinés à devenir alliés, dit-il. Bien avant que je connaisse votre existence. J’ai infligé une lourde blessure aux hydrogues grâce à des comètes, c’est-à-dire de l’eau gelée. J’aimerais voir ce qu’elles ont fait. À travers la bulle transparente, il scruta les épaisseurs de nuages. Parvenu à une certaine altitude, il vit les lambeaux vaporeux s’écarter, et un spectacle de désolation saisissant s’offrit à son regard : des débris de dômes gigantesques, qui avaient constitué la structure de métropoles hydrogues. Sous le bombardement inattendu, les villesphères avaient implosé et volé en éclats. Ces cités avaient dû être splendides, et Jess se demanda combien d’hydrogues avaient été tués. Il décida que cela ne compensait ni les Vagabonds innocents qu’ils avaient massacrés ni les populations de wentals éradiquées dix mille ans plus tôt. À présent que notre force augmente, lui dirent les wentals, Golgen ne sera que la première de nombreuses victoires contre les hydrogues. Parmi les débris flottants, Jess n’aperçut aucune trace de la station du Ciel Bleu. Les hydrogues l’avaient pulvérisée des années auparavant, et il doutait fort qu’ils aient conservé un quelconque souvenir des gens qu’ils avaient tués. Il songea à la dernière fois qu’il avait vu Ross, qui commandait avec fierté sa station d’écopage. Son frère avait mené son affaire vers un succès inespéré, faisant ainsi ses preuves auprès de sa fiancée. Cesca. Jess avait alors dû cacher son amour pour elle, la sachant promise à Ross… Les voix des wentals lui offrirent un curieux réconfort : Nous allons libérer un peu de nous-mêmes dans les nuages de Golgen. Ils contiennent suffisamment de molécules d’eau pour nous permettre de survivre et de croître. Ce sera long, mais lorsque notre esprit aura diffusé dans toute la planète nous la protégerons. De l’humidité perla sur la membrane du vaisseau de nacre. Les gouttelettes grossirent jusqu’à ce qu’elles pleuvent, telles des billes argentées, au sein des nuages orageux. Nous pouvons apaiser les tempêtes et maîtriser de nouveau Golgen. Notre essence survivra. — Vous voulez dire que vous allez occuper un monde hydrogue tout entier ? Pas complètement, mais nous serons là. Déjà, l’énergie wentale essaime à travers les nuages. Elle se répand partout, jusqu’au cœur blessé de cette planète. Il n’y a plus d’hydrogues ici, et nous allons couper leurs transportails afin qu’ils ne puissent plus jamais revenir. — Maintenant, je sais pourquoi mon Guide Lumineux m’a amené ici. Golgen est sûre, désormais. À toi de signaler à tes congénères qu’ils peuvent revenir avec leurs stations d’écopage et extraire tout l’ekti qu’ils désirent. Le cœur de Jess bondit dans sa poitrine. Une planète sans danger pour l’écopage ! — Je dois rencontrer bientôt mes porteurs d’eau. Ensemble, nous passerons le mot. 10 TASIA TAMBLYN Lorsque Tasia s’était engagée dans les Forces Terriennes de Défense, elle ne s’était pas imaginé que cela tournerait de la sorte pour elle. Après la mort de Ross, elle avait fui les puits de Plumas où résidait sa famille, dans l’intention d’aller combattre les hydrogues – les hydrogues et seulement eux. Elle souhaitait alors être au cœur des événements. Isolée sur Mars à surveiller une poignée de recrues, elle se retrouvait aussi éloignée que possible de la guerre. On avait tiré Tasia du commandement de sa Manta pour l’envoyer entraîner des kloubes. Quel gaspillage ! L’amiral Willis avait insisté sur le fait qu’il ne s’agissait pas d’une rétrogradation. Mais à l’évidence, cette affectation avait pour but de la tenir à l’écart pendant que les Terreux, en choisissant la voie de la répression contre les Vagabonds, tiraient sur des moulins à vent… Seule sur un affleurement rocheux rougeâtre, Tasia lâcha un gémissement de dégoût dans son casque, après avoir vérifié que sa radio était éteinte. Le général Lanyan devait avoir un Guide Lumineux pareil à un trou noir… ou un amas de trous noirs, qui le tiraient dans une dizaine de directions – toutes mauvaises ! Mauvais ennemi, mauvaise priorité, mauvaise guerre. Il n’avait pas été facile pour Tasia de quitter son clan, ses compagnons et son mode de vie. Elle avait agi de la sorte pour combattre les monstrueuses créatures qui attaquaient sans cesse les stations d’écopage des Vagabonds… dont celle de Ross. Elle ne ressemblait en rien à ces élèves officiers issus de la Terre, qui s’engageaient pour le prestige, ou parce que l’uniforme les aidait à draguer les filles ! La jeune femme avait mis ses talents au service des FTD parce qu’elle voulait blesser ces satanés hydreux. Les Vagabonds n’étaient pas peureux – après tout, ils vivaient dans des endroits dont l’évocation suffisait à faire mouiller leur combinaison à la plupart des colons de la Hanse ! –, mais la liberté qui prévalait au sein de cette confédération de familles ne permettait pas d’entretenir une armée. Si Tasia désirait combattre les hydreux, elle devait le faire avec les FTD. Leurs buts coïncidaient… en principe. Bien qu’elle ait servi avec loyauté, personne n’avait oublié d’où elle venait. Depuis que l’on considérait les Vagabonds comme des ennemis, elle était sur la touche. Elle organisait des simulacres de batailles au sol, entraînait les bleusailles aux sauts en haute atmosphère et leur enseignait la stratégie en salle de classe. Engoncée dans une combinaison militaire inconfortable, Tasia se tenait face à la zone d’entraînement au combat. Elle avait choisi un point élevé, d’où il était possible d’observer les équipes. Elle s’apprêtait à les lâcher dans les canyons ramifiés de Labyrinthus Noctis, le « labyrinthe de la nuit ». Les troupes devaient progresser selon un plan précis, telles deux équipes de sport s’affrontant en championnat. Au côté de la jeune femme, EA regardait dans la même direction. Tasia n’aurait su dire si son comper observait et analysait la scène, ou s’il se contentait d’imiter sa maîtresse. Des avions à statoréacteurs fendirent l’atmosphère martienne ; un escadron de parachutistes se déversa de leurs soutes. Pendant leur chute en gravité réduite, les soldats déployèrent leurs ailes de chauve-souris, suffisamment vastes pour offrir une résistance à l’air ténu. Ils atterrirent tout près de l’objectif. — Voilà une astuce originale de l’équipe Jade, dit Tasia. — Cela va sans doute leur permettre de remporter le défi d’aujourd’hui, renchérit le Confident. Cette observation fit espérer à Tasia que son comper était au moins capable de réflexion autonome. Elle sourit à travers la vitre de son casque. — Il me faudra féliciter ces soldats pour leur ingéniosité. Des actions impossibles et imprévisibles : voilà le seul moyen qu’auront les FTD pour prendre l’avantage sur les hydreux. Elle savait que la construction de la flotte de béliers serait bientôt achevée : des vaisseaux kamikazes hypercuirassés, dotés d’un équipage de compers Soldats. Chacun d’eux prendrait pour cible un orbe de guerre. Un moyen de défense extrêmement onéreux, mais qui ne coûterait aucune vie humaine. Jusqu’à présent, rien d’autre n’avait fonctionné. Dès que les béliers seraient prêts, ils attendraient la meilleure occasion d’agir. S’ils répondaient aux attentes, les Terreux disposeraient enfin d’une arme véritable contre les hydrogues. Peut-être que s’ils commençaient à remporter des victoires ils cesseraient de prendre les Vagabonds comme boucs émissaires… Ces temps-ci, les Forces Terriennes avaient du mal à recruter, et chaque fournée de kloubes semblait pire que la précédente. Cela expliquait également pourquoi l’armée dépendait de plus en plus des compers Soldats pour remplir les équipages. Tasia, quant à elle, formait le reste. Quelle perte de temps ! Pourquoi se voyait-elle forcée d’instruire des soldats qui combattraient peut-être un jour les siens ? Une fois que les troupes aéroportées eurent atterri, elles se dépouillèrent de leurs ailes géantes puis se postèrent afin d’accueillir la seconde équipe. Tasia concentra son attention sur eux, non par intérêt mais parce qu’elle avait un rapport à rendre sur les activités de la journée. De son poste d’observation, elle vérifia la progression des recrues. La plupart d’entre elles se traînaient désespérément ; il faudrait beaucoup de temps avant que leurs réactions, maladroites et trop théoriques, se transforment en réflexes. Elles avaient joui d’une vie trop facile, et leurs erreurs n’avaient jamais eu de conséquences. C’est pourquoi elles n’avaient pas conscience qu’une manœuvre bâclée pouvait entraîner une catastrophe. Parce qu’elle avait toujours pris son rôle au sérieux, Tasia avait rapidement gravi les échelons. Au lieu de convoiter médailles et promotions ou de se livrer à des manœuvres politiques, elle travaillait dur et ses compétences atteignaient l’excellence. Malgré son absence d’ambitions politiques ou carriéristes, elle voyait dans le fait d’être gradé l’occasion d’agir à un niveau plus élevé. Du moins, en principe, car voilà qu’ils l’avaient mise à l’écart sur Mars pendant qu’ils perdaient leur temps avec les Vagabonds. N’auraient-ils pas pu au moins lui donner une tâche utile à remplir ? Elle alluma son transmetteur. « Équipe Saphir, qu’est-ce que vous fichez ? On dirait que vous essayez d’allumer un feu de camp ! » Malgré le manque d’oxygène et de combustible, cela ne l’aurait pas étonnée outre mesure qu’ils le fassent… « Le réservoir d’air de Hadden fuit, commandant, indiqua l’un des kloubes. Il s’est reçu sur le dos lors de la dernière descente de falaise. On essaie de lui installer un réservoir de rechange. — La pression chute à toute allure ! lança une autre voix, proche de la panique. — À la vitesse où vous allez, vous pouvez d’ores et déjà préparer le service funéraire de Hadden. Et moi, remplir le formulaire pour son cercueil, pendant que j’attends que vous ayez fini de faire les imbéciles. — On apporte un réservoir de secours, commandant, mais j’ignore si on pourra remonter le canyon à temps avec. On l’a placé dans une cachette, quand on a sécurisé ce quadrant. — Commandant, il faut interrompre l’exercice ! Demandez un enlèvement d’urgence ! — Au lieu de tirer le signal d’alarme – qui ne fonctionnera pas en conditions réelles, bon sang ! – utilisez votre imagination, maugréa Tasia. Trouvez un moyen. Si le réservoir fuit, colmatez-le ! — Avec quoi ? Dans le médikit, il n’y a qu’un emplâtre à blessures, et on ne peut l’utiliser dans le froid. — Étalez-le quand même dessus ! Il a été conçu pour contenir le sang artériel ; on peut parier qu’il obstruera un trou de la taille d’une piqûre dans un réservoir. Et le froid le rendra aussi dur qu’une soudure. Ça devrait au moins tenir jusqu’à ce qu’arrive le réservoir de rechange. Si ça ne marche pas, essayez autre chose. Résolvez le problème. (Elle secoua la tête, grinçant des dents pour se calmer.) Une fois la fuite stoppée, la poche de secours de sa combinaison suffira à le garder en vie quinze minutes, même si son réservoir est vide. — On va essayer, commandant ! » Comme ils discutaillaient en se bousculant pour réparer la fuite, Tasia poursuivit : « Sur le champ de bataille, vos ressources seront limitées. Vous devez tout savoir de votre équipement et de ses capacités précises. Le fait que tous les problèmes ne soient pas répertoriés ne signifie pas que vous ne pouvez pas improviser. » Comme prévu, ils n’eurent aucune peine à sauver le kloube avec une marge de dix minutes. Tasia ne les autorisa pas à abandonner l’exercice, même s’ils voulaient retourner à la base afin de panser leurs plaies. Leur équipe avait perdu beaucoup de terrain et arriverait probablement bonne dernière au classement. Mais ils avaient appris quelque chose… pour changer. Coupée de tout sur Mars, Tasia glanait un maximum d’informations à propos des frappes continuelles contre les avant-postes claniques. Rendez-Vous n’était plus, de même que le Dépôt du Cyclone… Tasia ne s’y était rendue qu’une seule fois, à l’âge de douze ans, en compagnie de Ross. Son frère devait y convoyer un cargo d’eau de Plumas, et il avait pris Tasia avec lui pour lui montrer la galaxie. Il l’avait même laissé un peu conduire – à douze ans, elle savait déjà utiliser la plupart des vaisseaux qui transitaient par les puits –, mais c’était lui qui avait piloté à travers la route semée d’obstacles jusqu’à l’île spatiale située au point stable entre deux rochers en orbite. Le Dépôt était un remarquable exemple d’ingénierie des Vagabonds, ainsi qu’un véritable bazar, et un point de rencontre pour tous les clans. Là-bas, Tasia avait mangé des plats exotiques, écouté les contes à dormir debout des négociants de passage, vu des gens, des costumes et des traditions à s’en faire éclater les yeux… Elle avait toujours souhaité y retourner. Et voilà qu’après l’avoir pillé les Terreux avaient expulsé le Dépôt du Cyclone de son emplacement puis l’avaient écrasé comme un cafard. Une démonstration de force. Ou plutôt, une démonstration de la sottise et de l’insensibilité du général Lanyan… Après ces agressions, la Hanse n’avait pas accepté que l’Oratrice ne se soit pas soumise. Tasia n’arrivait pas à comprendre la façon d’agir du président – un éléphant dans un magasin de porcelaine. Les histoires qu’elle entendait quand elle était petite décrivaient l’armée terrienne comme une bande de brutes et de voyous. Apparemment, elles étaient justes. À bord de sa Manta, et au cours des permissions dans les bases militaires, elle avait écouté la campagne de diffamation contre ces « traîtres de gitans de l’espace ». On y insinuait que ces derniers étaient complices des hydrogues parce qu’ils avaient cessé leurs livraisons d’ekti « dans la seule intention d’amoindrir l’efficacité des Forces Terriennes de Défense »… ce qui était d’un ridicule insondable. Il n’y avait pas eu de déclaration de guerre officielle contre les clans, mais la plupart des soldats connaissaient – et glorifiaient – les récentes provocations des FTD. Néanmoins, malgré ses égarements répétés et les dégâts qu’elle persistait à commettre, l’armée de la Hanse constituait la seule force que l’humanité pouvait opposer aux hydrogues. Et elle haïssait davantage les hydrogues que les crimes des FTD… jusqu’à présent. Subitement, alors qu’elle regardait ses équipes achever l’exercice, un message contenant une nouvelle brève et une demande apparut sur l’écran texte de sa combinaison. « Avant-poste de Vagabonds conquis dans le système de Hhrenni. Nombreux prisonniers capturés dans leurs astéroïdes-serres. Demande la réaffectation du commandant Tamblyn afin d’assurer la collaboration des détenus et les escorter sur Llaro. Ses origines peuvent être utiles. » En dessous se trouvait une note de l’amiral Willis, son chef de quadrant : « Demande approuvée. Mais seulement si Tamblyn accepte. » Le souffle manqua à Tasia. Une autre installation vagabonde saccagée ? Elle tenta de se souvenir quelle sorte de colonie se trouvait sur Hhrenni et quel clan la dirigeait, mais il y avait trop longtemps qu’elle avait quitté les siens. Même si sa dernière bataille s’était révélée une débâcle – sur Osquivel, où elle avait perdu son amant et ami Robb Brindle –, Tasia espérait retourner combattre l’ennemi. À défaut, s’assurer que les Vagabonds prisonniers n’étaient pas malmenés était ce qu’elle avait de mieux à faire. « Tamblyn accepte, soyez-en assurée, amiral », tapa-t-elle sur l’écran. Sur Mars, ses talents s’étiolaient. Elle s’ennuyait, contrainte de rester là où il ne se passait absolument rien. N’importe où, plutôt qu’ici. 11 ROBB BRINDLE Ce cauchemar ne cesserait-il donc jamais ? Robb n’avait aucun moyen de savoir depuis combien de temps il se trouvait coincé dans cet endroit infernal… Plus d’une éternité, en tout cas. Sans cesse, l’ennui le disputait à la peur. Censé être responsable du groupe de prisonniers, le jeune homme dirigeait des exercices et des jeux, autant pour la forme que pour le moral. Aucun de ses compagnons ne connaissait les intentions des hydrogues à leur égard. Robb n’était pas sûr de vouloir le savoir non plus… — J’aimerais bien que ce petit comper revienne, marmonna-t-il pour la énième fois. — On est sur une planète différente maintenant, lui rappela Charles Gomez, qui ne se départait jamais de son air de chien battu. Ils nous ont évacués, rappelle-toi. L’homme gardait constamment les yeux rivés sur le sol incliné et flasque, comme pour éviter de regarder le visage misérable de ses camarades. Il avait été capturé lors de l’attaque des scieries de Passage-de-Boone, qui avait vu l’anéantissement de plusieurs villages que les vaisseaux des FTD n’avaient pu sauver à temps. Les hydrogues avaient enlevé Gomez pour leurs… expériences ? leur zoo ? Les prisonniers avaient tous ce genre d’histoire à raconter. — Les hydreux ne nous diront jamais ce qui les a poussés à filer aussi vite, dit Robb, ni où ils nous ont emmenés. (Tout ce dont il se souvenait était un flash, accompagné d’une sensation de vertige. Puis, les nuages à l’extérieur de la gigantesque cité des merveilles avaient brusquement changé. Toujours un enfer, mais différent.) Je suppose que les conventions sur les prisonniers de guerre ne sont pas traduisibles dans leur langue… Robb s’accroupit. Les semaines de crasse accumulée raidissaient son uniforme de lieutenant-colonel. Les créatures de métal liquide fournissaient aux prisonniers de l’eau et des briques de « nourriture » caoutchouteuse et évacuaient leurs déchets de temps à autre ; en revanche elles ne comprenaient pas le besoin de se laver ou d’avoir des vêtements propres. La cellule transparente empestait, mais Robb n’y prêtait même plus attention. Bien qu’ils n’aient guère l’espoir de pouvoir sortir un jour de leur chambre de détention, et a fortiori de s’évader de la géante gazeuse, les prisonniers obéissaient à l’impératif de survie. Mais ils avaient peu de ressources, et encore moins d’informations. Certains, poussés par le désespoir, avaient imaginé des moyens d’en finir. Robb, lui, n’était pas du genre à abandonner ; pas plus pour lui-même que pour ses compagnons. Jamais il n’avouerait, même en son for intérieur, que leurs chances de surmonter cette épreuve demeuraient infimes. Les jeux et les exercices ne suffisaient pas à combler le temps séparant les heures de repos, de sorte que Robb et ses compagnons se racontaient leurs souvenirs. À présent, ils se connaissaient autant que des frères et sœurs. L’un d’eux vivait un supplice loin de sa famille ; une femme souffrait de ne jamais avoir eu d’enfants. D’autres regrettaient d’avoir causé du tort à des personnes qui n’entendraient jamais leurs excuses. Robb leur avait appris que les FTD avaient mené une formidable attaque sur Osquivel, et qu’il était descendu dans un vaisseau blindé pour une ultime tentative diplomatique. Mais les hydrogues s’étaient emparés de lui, et l’attaque avait commencé. Il y avait eu des explosions… Robb ignorait ce qui s’était passé ensuite. Mais surtout, il parlait de Tasia Tamblyn. Aujourd’hui, elle devait le considérer comme perdu : c’était une dure à cuire, qui avait passé l’âge de croire aux contes de fées. À l’instar de Robb, chacun ici avait la nostalgie des êtres chers. Au-dehors, les gaz polymères dérivaient comme des tentacules de brume à travers l’étrange cité géométrique. Les hydrogues se déplaçaient telles des masses de vif-argent, vaquant à leurs mystérieuses affaires. Anjea Telton, l’un des prisonniers, poussa un sifflement d’alerte. Un trio d’hydrogues se dirigeait d’une démarche fluide vers leur cellule. — Ce n’est sûrement pas bon, dit Gomez. Robb ne songea pas à le contredire. Les hydrogues communiquaient rarement avec eux, sinon pour donner des ordres laconiques. Aucun des humains ne savait réellement ce qu’ils leur voulaient. De l’autre côté de la paroi incurvée, les trois êtres prirent la forme qu’ils avaient copiée sur leur première victime : apparemment, un Vagabond écopeur d’ekti. Deux d’entre eux transportaient une coque de la taille d’un cercueil ; sa transparence parfaite permettait de voir qu’elle était vide. Ils traversèrent la paroi avec lenteur, comme s’il s’agissait d’une membrane. Les prisonniers allèrent se tasser à l’autre bout de la cellule, mais les hydrogues avancèrent sur eux. Dans cet espace confiné, il n’y avait nulle part où fuir. Les hydrogues choisirent un prisonnier au hasard, Charles Gomez. Ceux qui portaient le conteneur s’approchèrent de lui, tandis que le troisième indiquait aux autres humains de s’éloigner. Gomez tenta de s’enfuir, en vain : les hydrogues encerclèrent l’infortuné à la manière de chasseurs désirant capturer un spécimen. — Qu’est-ce que vous faites ? cria Robb. Que lui voulez-vous – que nous voulez-vous ? Les hydrogues procédaient sans un mot, comme si le seul fait de parler était indigne d’eux. Robb se jeta en avant. — Laissez-le en paix ! Laissez-nous en paix ! Il se rua sur le troisième hydrogue, et lui décocha un coup de poing… pour le voir s’enfoncer dans le métal liquide miroitant qui lui servait de corps. Le jeune homme poussa un hurlement, comme un froid intolérable pénétrait ses doigts, sa main puis son poignet. Il retira son bras en titubant. Une pellicule de givre crevassait sa peau, qui fumait en se sublimant. Ses nerfs le faisaient atrocement souffrir, mais il ne pouvait plus remuer les doigts. Il s’affaissa en tenant sa main. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, à temps pour voir les deux parties du conteneur se refermer sur la victime, comme un sarcophage sur une momie. Gomez cria, se débattit et martela les parois, mais leur épaisseur empêchait les sons de sortir. Les hydrogues portèrent le conteneur-cercueil jusqu’à la paroi, dans laquelle ils se fondirent de nouveau. Celle-ci chatoya puis se resolidifia dans leur dos, empêchant la pression extérieure de pénétrer. Berçant sa main endolorie, Robb rejoignit ses compagnons, qui se pressaient contre le mur transparent. Au-dehors, d’autres créatures avaient acheminé un objet massif, de fabrication non hydrogue. Malgré l’horreur et la confusion qui régnaient, le visage de Robb s’éclaira. — Eh, mais c’est mon estafette ! Les hydrogues l’ont gardée. (Une vague d’optimisme irrationnel déferla en lui.) Et s’ils avaient l’intention de mettre Charles dedans ? Peut-être vont-ils la repressuriser, puis le laisser partir. — Ne sois pas ridicule, lança Anjea Telton. Robb secoua la tête, afin de montrer qu’il ne renonçait pas à son idée. Il avait vécu trop de désespoir durant ces mois de détention. Mais si le caisson pressurisé était relâché dans les nuages – de quelque planète que ce soit –, comment Gomez pourrait-il atteindre une colonie humaine, ou même un vaisseau ? — Peut-être y a-t-il un échange d’otages en vue, suggéra Robb. L’armée l’a fait bien des fois. Les hydreux ont peut-être envoyé un autre émissaire, comme celui qui a tué le roi Frederick. Peut-être sont-ils convenus d’un cessez-le-feu ou de conditions de paix. Peut-être… Mais lorsqu’il vit ce que faisaient les hydrogues, son excitation sombra dans un puits sans fond. Ces derniers encerclèrent le cercueil transparent et ouvrirent une fente sur le côté, laissant fuser l’atmosphère au-dedans. Piégé, Gomez commença à se débattre et à donner des coups furieux contre la paroi. — Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? demanda Anjea. — Ils augmentent la pression. Ils ouvrent graduellement son caisson sur le milieu extérieur. — Mais ça va le tuer ! — C’est probablement ce qu’ils ont en tête. Gomez devenait fou. Les hydrogues l’observaient, comme un sujet dont on étudie les réactions pour analyse ultérieure. L’homme donnait des coups de poing et de pied. Un cri distendait ses lèvres, ses yeux saillaient hors de leurs orbites. — Arrêtez ! C’était inutile, et Robb le savait. Ses compagnons gémissaient ou pleuraient. Comme la pression continuait à grimper, Gomez cessa enfin de se débattre. Du sang envahit ses globes oculaires puis jaillit de son nez et de ses oreilles. À présent, ses organes internes étaient sans doute écrasés. Robb cligna des yeux pour en chasser les larmes. Il ne voulait plus regarder… mais ne pouvait s’en empêcher. Les hydrogues ne s’en tinrent pas là. Après la mort de Gomez, ils laissèrent entrer l’atmosphère jusqu’à ce que le corps implose dans un craquement général. Il fallut presque dix minutes pour transformer le malheureux en une purée infecte. Puis les trois hydrogues descellèrent les deux moitiés du cercueil et le renversèrent. La bouillie rougeâtre, plantée d’esquilles, se répandit parmi les plans géométriques. Les trois créatures de vif-argent la scrutèrent, comme s’ils s’attendaient qu’elle se recompose en un corps pareil au leur. La mixture organique qui avait été Charles Gomez se contenta de s’étaler en bouillonnant. Enfin, les hydrogues partirent. Qu’avaient-ils espéré ? S’était-il agi de quelque expérience cruelle, de quelque torture ? D’une punition, ou même d’une distraction ? Robb demeura silencieux, tout comme ses compagnons. — On ne sortira jamais d’ici vivants, dit Anjea. Et, comme les prisonniers refluaient au fond de la cellule, les hydrogues revinrent prendre un nouveau sujet d’expérience. 12 ADAR ZAN’NH Dans le centre de commandement, Zan’nh regardait, incrédule, les images provenant de la baie d’amarrage. Les membres de l’escorte et du comité de réception gisaient çà et là, assommés ou fauchés par les étourdisseurs. Les portes étaient verrouillées, les accès bloqués. Barricadé avec ses otages, Rusa’h réclamait l’impossible. — Amenez nos ingénieurs là-bas, dit l’adar. Je veux qu’ils percent cette porte. Je veux reconquérir ma baie d’amarrage. (À contrecœur, il ajouta :) Si possible, gardez l’Attitré d’Hyrillka en vie… mais votre devoir passe en premier. Les équipes sur place utilisaient des pinces coupantes et des pieds-de-biche, mais les battants étaient conçus pour résister aux explosions. Sachant que Zan’nh observait, Rusa’h ordonna à ses rebelles de réunir le comité de réception. Sa voix ne laissait transparaître aucune compassion, aucune trace d’émotion. Il commandait ses adeptes, allongé sur sa réplique de chrysalit. « Il vous reste peu de temps, adar. Livrez-moi ce croiseur, ou je commencerai à exécuter les prisonniers. » Zan’nh ne parvenait pas à concevoir que son oncle puisse commettre pareille chose. Mais celui-ci avait déjà tué Pery’h… Il demanda à son opérateur radio : — Vous avez des nouvelles de Qul Fan’nh ? Prévenez-le que le Premier Attitré va peut-être tenter un coup fourré. Je ne comprends pas ce qui se passe ici, mais mieux vaut ne pas se fier à Thor’h. — Aucune réponse du croiseur, adar. Le qul ne répond pas à nos appels. Une serre de glace se referma sur le cœur de Zan’nh. Était-il déjà trop tard ? « Votre temps est écoulé, intervint Rusa’h, son visage inexpressif remplissant tout l’écran. Votre hésitation me force à vous prouver qu’il faut prendre mes exigences au sérieux. » Ses assisteurs déplacèrent le chrysalit de façon que les caméras le filment de plain-pied. L’Attitré leva la main, et deux de ses gardes traînèrent le chef du protocole dans le champ de vision. Ce dernier n’avait pas encore recouvré ses esprits, après avoir été étourdi. « Celui-là sera le premier. » L’inquiétude de Zan’nh grandit. Jusqu’où Rusa’h comptait-il poursuivre cette scène grotesque ? « Mon oncle, attendez ! Permettez-moi de… » Son interlocuteur fit un geste calme, puis se renfonça dans ses coussins. Les deux gardes tirèrent des lames de cristal de leur étui ornementé fixé à la ceinture, puis agirent avec une efficacité de machines. Le premier poignarda le chef du protocole à la poitrine, l’autre à la gorge. Le sang artériel jaillit en écumant. Le corps s’effondra sur le pont. Ils reculèrent, leur uniforme éclaboussé de sang ildiran. Zan’nh hoqueta, et dans le centre de commandement deux officiers laissèrent échapper un bruit de nausée. « Vous… vous avez tué… » Grâce au réseau de communication qu’il avait sous son contrôle, Rusa’h avait retransmis cette scène ignoble à chacun des membres d’équipage des quarante-sept croiseurs lourds. « Dans trois minutes, j’exécuterai une autre victime. Je dois vous signaler que les effets des étourdisseurs se dissipent, les otages ressentiront donc leur agonie plus intensément. Cela n’en sera que plus douloureux pour vous, à cause du thisme. — Arrêtez ! s’exclama Zan’nh. — Vous savez comment arrêter cela, adar, répondit Rusa’h d’un ton morne. Je vous conseille vivement d’interrompre ce massacre. » Sur une fréquence privée, Zan’nh appela son chef de la sécurité : « Dans combien de temps aurez-vous percé cette porte ? — Au moins une heure. Le blindage est solide. » Bekh ! jura Zan’nh en sentant la serre de glace presser sa poitrine. Son esprit s’emballait, à la recherche de solutions. Via le thisme, son père avait perçu le danger qui menaçait, mais non les détails. Il aurait voulu avoir Adar Kori’nh à son côté pour le conseiller. Qu’aurait fait son mentor en une telle situation ? Comment aurait-il pu mettre fin à cela ? L’Attitré Rusa’h avait perdu la raison ! Les trois minutes parurent s’écouler en un instant. Zan’nh avait intimidé des écopeurs d’ekti humains, voyagé jusqu’à des scissions sinistrées, accompli des manœuvres compliquées ; il avait combattu les hydrogues… Mais devant cette prise d’otages, et la menace d’éliminer un individu après l’autre, Zan’nh se sentait aussi impuissant qu’un néophyte. Il avait entendu parler de tels comportements chez les fous et les héros humains, mais jamais chez un Ildiran. Il n’avait aucune expérience de ce genre de situation. Malgré sa conduite odieuse, l’Attitré d’Hyrillka était toujours le frère du Mage Imperator. C’était toujours un Ildiran. Mais Zan’nh ne pouvait permettre à un Attitré rebelle de s’emparer de ses croiseurs. À quoi Rusa’h les destinait-il, pour être ainsi prêt à tuer pour les obtenir ? Sans nouvelles victimes, Rusa’h ne disposerait plus de moyen de pression. Zan’nh devait-il sacrifier froidement les soixante-dix otages, laisser l’Attitré et ses rebelles les massacrer, dans la seule intention de prévenir un plus grand désastre ? Attendre sans rien faire : comment vivre avec ce souvenir, ensuite ? Il était l’adar de la Marine Solaire ! Ces otages étaient ses fidèles soldats. Il les avait menés à la bataille de Hrel-oro contre les hydrogues. Après qu’ils eurent subi les assauts de l’ennemi ainsi que la perte accablante d’un croiseur, Zan’nh les avait conduits sur Hyrillka afin de restaurer leurs forces et leur confiance. Comment pouvait-il échouer de nouveau ? Comment pouvait-il les abandonner ? Rusa’h n’avait pas l’intention de discuter. « Le temps est venu pour votre deuxième leçon. Vous avez gaspillé votre temps, et trois minutes passent si vite… — Non ! cria Zan’nh dans son micro. Laissez-moi envoyer un conseiller pour négocier vos exigences… — Il n’y a rien à négocier. J’ai été parfaitement clair. (Cette fois, ses disciples traînaient une guerrière qui se débattait.) Vous allez finir par apprendre, adar. Même soumis aux illusions du Mage Imperator, vous êtes intelligent, mon neveu. » Ils dépouillèrent la femme soldat de son armure, la laissant vulnérable. À présent, les effets de l’étourdisseur avaient disparu. « Je réitère ma demande : capitulez-vous ? Me remettez-vous vos croiseurs ? — Je ne peux pas, répondit Zan’nh, luttant pour puiser du courage en lui-même. Vous ne devez pas accéder à… » L’Attitré d’Hyrillka inclina la tête, et ses disciples frappèrent une fois encore. La guerrière gargouilla pendant qu’elle saignait à mort ; son corps rejoignit celui de la première victime sur le pont. Par le thisme, Zan’nh ressentait chaque mort comme une aiguille chauffée à blanc enfoncée dans son œil. « Combien de corps devront-ils s’empiler à vos pieds, adar ? Vous savez que vous vous rendrez. De combien d’exécutions inutiles serez-vous responsable ? — Nous vous vaincrons, siffla Zan’nh à travers ses dents serrées. Et chaque meurtre s’ajoute à la liste de vos crimes. — Mes crimes ne sont rien. Le faux Imperator Jora’h, en revanche, sera jugé pour avoir dévoyé le peuple ildiran. » Zan’nh n’avait toujours aucune nouvelle de Qul Fan’nh ni de Thor’h. Sur une ligne sécurisée, il appela les commandants des autres croiseurs : « Je veux des solutions, des idées. Quelqu’un a-t-il une suggestion ? » Jadis, Adar Kori’nh avait entraîné ses subordonnés sur des simulations de guerre humaine, afin de les voir réagir à l’imprévu. Zan’nh avait été promu grâce à son esprit inventif. Mais aujourd’hui les idées le fuyaient. Il ne parvenait pas à penser de façon rationnelle. — Peut-on noyer la baie d’amarrage de gaz anesthésiant ? — C’est possible, répondit un technicien, mais modifier la ventilation prendrait plus de temps que le découpage de la porte. Nous n’avançons, pas assez vite hélas. L’Attitré d’Hyrillka ne nous laisse pas le temps nécessaire. — Il le sait. C’est pourquoi il impose un tel délai si court. Bien trop vite, Rusa’h émit : « Les trois minutes sont passées, adar. » Il leva de nouveau la main. Malgré les supplications de Zan’nh, il ordonna le meurtre d’un troisième membre du comité de réception. — Que doit-on faire ? demanda le technicien. Nous pourrions ouvrir l’écoutille extérieure et couper le champ de confinement atmosphérique. Cela nous sortirait de cette impasse, en tuant l’Attitré et ses disciples… — Ainsi que les otages, acheva Zan’nh. Je ne suis pas prêt à cette solution. Trouvez-moi autre chose. Deux des favorites de Rusa’h au regard d’acier entraînèrent une quatrième victime : un capitaine de la garde, encore sonné par deux décharges d’étourdisseur. Avec un sourire cruel, l’une des femmes posa son poignard de cristal sur sa gorge, la pointe effleurant sa peau épaisse. « Regardez cet homme, adar, dit Rusa’h, l’air sincèrement désolé. Vous tenez sa vie entre vos mains. Votre choix décidera de sa mort ou de sa liberté. — Je n’accepte pas la responsabilité de votre folie ! — Il vous reste moins d’une minute, rappela Rusa’h, comme s’il avait, lui, tout le temps du monde. Je répète ma question : me remettez-vous votre maniple ? — Dites-moi ce que vous avez fait sur Hyrillka ! Pourquoi voulez-vous ces vaisseaux ? La Marine Solaire a toujours défendu votre planète. Quel est le but de… — Je serai ravi de vous expliquer tout cela plus tard, mais je vous ai donné mes conditions. Une fois de plus, votre temps est écoulé. Je ne supporterai pas davantage d’atermoiements, alors même que vous poursuivez vos tentatives pour m’arrêter. » Il fit un geste, et la favorite enfonça sa lame à la base du menton du capitaine de la garde, jusqu’au cerveau. Il tomba sans un son, le regard impassible, alors même que la mort brouillait ses yeux. Une nouvelle secousse déchira le thisme. Zan’nh refoula un cri, comme des pointes de douleur vrillaient son esprit. Soudain, la voix de Thor’h retentit sur la fréquence : « Mon oncle ? Il faut une motivation plus forte à mon frère. Il n’a pas encore saisi jusqu’où nous pouvons aller. » À son grand désarroi, Zan’nh vit le Premier Attitré entouré de ses gardes, dans le centre de commandement du croiseur lourd de Fan’nh. Autour d’eux, des soldats épars gisaient sur le pont, au milieu de flaques de sang. L’adar se sentit mal. « Thor’h ! — Prends le temps de réfléchir, mon frère. Écoute l’Imperator Rusa’h. Tu comprendras nos raisons, et verras que nous sommes dans le vrai. — Arrêtez de massacrer mon équipage, et j’examinerai vos arguments. — L’adar semble croire qu’il est en mesure de négocier, dit Rusa’h. — Je vais lui prouver le contraire, Imperator, répondit Thor’h en se tournant vers ses gardes. Ouvrez le feu ! » Le croiseur lourd de Fan’nh lâcha une bordée de missiles cinétiques et de faisceaux d’énergie, qui frappèrent la coque et les propulseurs du vaisseau ildiran le plus proche. Celui-ci explosa, les flammes et la décompression tuant des milliers de membres d’équipage. L’éclair aveugla Zan’nh, et il tituba jusqu’à heurter la rambarde circulaire. Une cacophonie de douleur résonnait à travers son système nerveux, le paralysant. Les cris des mourants se répercutaient, assourdissants, dans le thisme. Un croiseur tout entier ! Des sacrifiés par milliers ! Dans la baie d’amarrage assiégée, Rusa’h reprit froidement : « Vous avez trois minutes, adar Zan’nh. » 13 ORLI COVITZ À l’image de la colonie de Corribus, Orli se sentait dévastée. Elle se tenait, solitaire, dans les bourrasques qui se levaient dès que les ténèbres s’installaient. Le vent sifflait plaintivement le long des parois de granit du canyon principal. Il charriait l’odeur de fumée et de chair carbonisée, ainsi que des gémissements pareils à des cris de fantômes. Orli était l’unique rescapée de la planète. Tous ceux qu’elle connaissait avaient péri : les colons, les quelques enfants de son âge, et même son père. Elle seule avait survécu au massacre. Naguère pleine de rêves et d’opportunités, la colonie de Corribus n’était plus qu’un amas de débris calcinés. Les ruines klikiss elles-mêmes n’existaient plus. Orli n’avait aucun refuge. Les images crues du massacre tournoyaient dans son esprit. La jeune fille avait passé la journée à explorer les cavernes situées à flanc de canyon, loin en contrebas. Elle se rappelait s’être retournée pour regarder, du haut de son poste d’observation, la ville en construction : le fer de lance de la nouvelle vague de colonisation initiée par la Hanse grâce aux transportails. Sans avertissement, les vaisseaux des FTD s’étaient abattus sur elle, faisant exploser les édifices et fauchant les habitants. Puis ils avaient atterri, et des robots klikiss en avaient émergé, flanqués de compers Soldats. Méthodiquement, ils avaient déniché les quelques survivants de l’attaque aérienne et les avaient éliminés sans merci, jusqu’au dernier. Trop éloignée pour aider ses compagnons et terrifiée pour sa vie, Orli n’avait pu que regarder. Elle aurait voulu combattre leurs agresseurs, ou au moins crier sa révolte, mais elle avait eu assez d’intelligence pour rester cachée. Elle s’était terrée, secouée de frissons, jusqu’à ce que ces machines démoniaques remontent dans les vaisseaux des Forces Terriennes et quittent la planète. Avait-il jamais existé quelqu’un d’aussi isolé qu’elle en cet instant ? La jeune fille savait que la planète était déserte, à l’exception de la minuscule colonie. Leur groupe avait été le premier à traverser le transportail pour établir un avant-poste hanséatique sur Corribus. Il fallait s’en assurer, mais Orli présumait que les robots avaient détruit également le transportail, afin d’interdire tout contact avec le reste de l’humanité. Personne ne pourrait venir la secourir. Personne n’avait même eu connaissance de l’attaque. Orli trouva un coin de mur, érigé des millénaires auparavant par les insectoïdes klikiss. Malgré son délabrement, il formait un abri dans lequel la jeune fille pouvait se blottir. Là, elle attendit la nuit en tremblant. La peur et la nervosité l’empêchèrent de fermer l’œil. Souvent, elle entendait le bruit sourd des murs qui s’effondraient, tandis que les derniers feux rongeaient ce qui restait des édifices. Rien ne bougeait plus dans ce monde sans vie. Bien qu’il n’y ait plus personne pour l’entendre, elle cria longtemps, jusqu’à avoir la gorge à vif. Elle se moucha dans ses doigts crasseux. Elle avait toujours eu un caractère indépendant, mais à présent son père lui manquait terriblement. Jan Covitz aimait inventer des solutions aux problèmes, même s’il ne parvenait guère à les mettre en œuvre. Il avait un sourire contagieux et une gaieté pleine de chaleur. De nombreuses personnes l’appréciaient, même si peu comptaient sur lui. Orli aurait voulu se trouver avec lui. Qu’il la berce pour l’endormir, en lui racontant ses rêves de gloire. Lui aurait su quoi faire… À cette pensée, Orli soupira, puis ses lèvres s’incurvèrent en un sourire aigre-doux. Non, Jan n’aurait pas su quoi faire. Livré à son sort, il se serait révélé moins doué que sa fille. Mais cela n’avait pas d’importance. Tout ce que désirait Orli, c’était l’avoir à son côté. « Avec des si, on mettrait le Palais des Murmures en bouteille », avait-il coutume de dire, se référant à un vieux proverbe. Au plus noir de la nuit, Orli entendit comme des chuchotements, des échanges marmonnés provenant des ruines klikiss. Elle sauta sur ses jambes hors de son abri de fortune, trébuchant sur les rochers. — Ohé ? lança-t-elle. Le son qui sortit de ses lèvres ressemblait plutôt à une toux. La fumée et les heures qu’elle avait passées à crier avaient éraillé sa voix, au point qu’elle put à peine entendre son propre appel. Elle réessaya, parvenant à parler un peu plus fort : — Il y a quelqu’un ? N’importe qui ? Elle se mit à courir en direction des ruines extraterrestres, percevant à peine les obstacles dans la lueur des étoiles. Des blocs croulèrent des édifices qui s’éboulaient, puis une pierre plus grosse bascula et se fracassa sur le sol. Soudain, un nouvel appel s’étouffa dans sa gorge. Et si ce n’était pas un survivant qu’elle avait entendu ? S’il s’agissait d’un robot resté sur place ? Ces machines avaient amplement prouvé leur efficacité en matière de meurtre. Ils avaient pu laisser l’un des leurs à l’affût, dans l’attente que quelqu’un comme Orli s’extirpe de sa cachette… afin de l’éliminer. Le cœur martelant sa poitrine, elle se sentit totalement vulnérable. Elle attendit, figée dans l’obscurité, se retenant de respirer, attentive au moindre bruit. Pourquoi avait-elle appelé ? Qu’elle était stupide ! Il lui fallait se montrer plus prudente. Elle ne survivrait pas longtemps si elle commettait d’autres gaffes de ce genre et attendait que les choses s’améliorent d’elles-mêmes. Orli tenta de déglutir, mais un bouchon de poussière semblait obstruer sa gorge. Elle compta jusqu’à cent ; plus aucun bruit n’émanait des ruines. Puis elle entendit un autre fracas de cailloux qui chutaient. Elle décida enfin qu’il ne s’agissait que de débris instables. Rien n’en émergeait : aucune grande machine noire, aucun comper. Les seuls bruits nocturnes provenaient de rongeurs ou d’insectes. Ou de prédateurs affamés ? Orli regagna son abri, ramassa un rocher et le soupesa afin d’évaluer s’il pouvait servir d’arme. Cela irait. Elle se mit à scruter l’horizon, attendant le lever du soleil… Au matin, les yeux rouges et les muscles endoloris, elle progressa avec précaution. D’abord, elle se rendit à la tour de communication, où son père avait fièrement rempli le rôle d’opérateur. Elle restait assise avec lui tandis qu’il attendait les transmissions, notait l’itinéraire des vaisseaux de la Hanse, inventoriait leurs provisions et remplissait les listes de souhaits à remettre aux capitaines de navires marchands. Elle essayait de conserver une parcelle d’espoir, mais elle avait vu les explosions. Comme elle le redoutait, la tour avait été anéantie. Il ne restait presque plus rien à passer au crible, sinon quelques débris de métal et de plastique. Orli n’aurait pas été capable de retrouver le corps de son père s’il s’y était trouvé, et ça valait mieux. La chaleur des impacts avait vitrifié le sol. Cela lui rappela la couche de sucre caramélisé d’une crème brûlée qu’elle avait dégustée avec son père, après un paiement inespéré. Les yeux d’Orli la démangèrent, et elle refoula ce souvenir. Puis elle grimpa sur un tas de décombres, se barbouillant les mains, les bras et les habits d’une suie grasse, jusqu’au mur où se trouvait le transportail klikiss. Ainsi qu’elle s’y attendait, la machinerie extraterrestre avait été réduite en poussière. Délibérément. Il lui serait impossible de quitter Corribus. Chaque déception était comme un fil qui se rompait dans la trame fragile de l’espoir… Enfin, Orli se rendit sur ce qui restait de la bâtisse qu’elle et son père avaient commencé à appeler leur « foyer ». La destruction était si totale qu’elle n’y arriva qu’en s’aidant de points de repère connus et en remontant des vestiges d’allées ; il ne restait plus qu’un amoncellement carbonisé de poutrelles et de parpaings. Orli découvrit quelques lambeaux de vêtements, deux casseroles, et – Dieu merci – six sachets de nourriture que son père avait gardés pour leur concocter un bon dîner, un jour. La jeune fille déchira les enveloppes et dévora les protéines aromatisées. Elle ne s’était pas rendu compte à quel point elle mourait de faim. Sous un mur effondré, elle trouva deux sacs hermétiques remplis de ces champignons géants qu’ils avaient fait pousser sur Dremen. L’un des innombrables projets de Jan Covitz pour devenir riche. La croissance du fongus avait rapidement échappé à leur contrôle. Et puisque aucun colon n’avait voulu manger la chair grise à goût de viande Jan et Orli avaient dû abandonner la ferme à champignons et saisir l’opportunité qu’offrait la nouvelle vague de colonisation. Elle n’avait guère aimé ce monde froid, humide et misérable… mais s’ils étaient restés là-bas malgré les privations, son père serait toujours en vie. Orli prit les sacs, percevant les morceaux caoutchouteux à l’intérieur. Soudain, son estomac se souleva, mais elle serra les dents et déglutit à plusieurs reprises en respirant par le nez, afin de combattre la nausée. Elle aurait préféré se laisser aller, mais elle venait de manger, et elle n’osait gaspiller ses ultimes provisions en vomissant. Elle devait garder l’estomac plein, car elle avait bien l’intention de survivre. Elle empocha les sacs de champignons et poursuivit ses recherches. Elle n’avait plus songé à son grillon poilu, la bestiole qu’elle avait adoptée, jusqu’à ce qu’elle découvre sa cage écrasée sous une poutre. C’en était trop. De nouveau, Orli hurla à gorge déployée, non seulement pour son animal de compagnie, mais pour son père, pour les colons, pour l’anéantissement de toute la ville. Finalement, ses pleurs se muèrent en hoquets de tristesse ; vis-à-vis de son foyer perdu, de sa solitude, des épreuves à venir. Soudain, elle cessa. Il n’y avait personne pour entendre son chagrin ou prendre soin d’elle, et s’apitoyer sur son sort ne servait à rien. La jeune fille décida de glaner tout ce que les vaisseaux n’avaient pas détruit et qui l’aiderait à rester en vie. D’abord, elle retourna sa maison, parpaing après parpaing, poutrelle après poutrelle. Comme elle fouillait dans les décombres, elle eut la surprise de découvrir son synthétiseur de musique tout cabossé. Contre toute attente, les bandes fonctionnaient encore, et la batterie tiendrait une semaine ou deux. Le jour suivant, Orli écuma les ruines de la ville, ramassant ce qui traînait çà et là – trousse de premiers secours, sachets de nourriture, toile métallisée, bouts de câbles. Vers le soir, elle parvint à rallumer l’une des pompes et avala avidement l’eau fraîche. La jeune fille envisagea de retourner à sa caverne de la falaise, au cas où les robots reviendraient ; mais la cachette était trop loin, et elle préférait ne pas se trouver trop isolée, même si elle n’espérait plus guère être secourue. Elle monta son campement à proximité des ruines de sa maison et y passa plusieurs jours. Le soir, elle jouait de son synthétiseur. Les notes mélancoliques s’élevaient doucement, tels les cris plaintifs d’un oiseau esseulé. Moins d’une semaine après qu’Orli eut commencé à compter les jours – les premiers demeuraient nébuleux dans son esprit –, une silhouette émergea de la plaine herbeuse. Dans la pénombre, la forme aux allures d’épouvantail s’avançait, sans crainte des créatures qui se tapissaient dans la pampa. L’homme fit halte et leva la main comme pour se protéger les yeux, mais ne sembla pas la voir. Il se rapprocha d’une démarche traînante, usant d’un long bâton pareil à celui d’un mage pour écarter l’herbe devant lui. Orli s’accroupit, certaine d’avoir affaire à un assassin en cheville avec les robots. Mais d’après ses mouvements et son profil, cet étranger était humain. Quelqu’un d’autre avait donc survécu sur ce tombeau aux dimensions d’une planète ? À moins que les robots aient des complices humains ? Songeant que personne n’avait pu survivre à l’attaque, elle frémit et se rencogna derrière l’armature tordue d’un entrepôt. Elle était persuadée que quelqu’un avait repéré son feu de camp, avait entendu la musique ou l’avait vue s’agiter. À présent, il venait lui faire subir le même sort qu’à ses compagnons… Mais il était tout seul… un vieillard décharné, selon toute apparence. Elle saisit un bout de métal, assez massif pour être utilisé comme matraque. Elle le brandit, l’air aussi farouche qu’une fille de quatorze ans débraillée et hagarde pouvait l’être, et sortit de sa cachette pour affronter l’étranger. Immédiatement, elle reconnut Hud Steinman, le vieil ermite qui s’était lié d’amitié avec elle et son père sur Rheindic Co, avant que leur groupe soit transféré ici. Arrivé à la colonie, il s’était retiré, refusant de subir les vicissitudes de la ville. Bien sûr ! Son bivouac dans la prairie l’avait tenu au large de l’attaque. Sans réfléchir plus avant, Orli se rua vers cet arrivant inattendu en criant et en agitant les bras. Sa voix tenait plus du gémissement lorsqu’elle lança : — Monsieur Steinman ! Monsieur Steinman ! Il s’arrêta, frappé par la vision de la colonie détruite et décontenancé par la survenue de cette espèce de derviche. Appuyé sur son bâton, il attendit qu’elle l’ait rejoint. Elle se jeta dans ses bras avec une telle violence qu’elle faillit le renverser. — J’ai vu la fumée, et les grands vaisseaux, dit-il en la prenant par les épaules. (Il contempla cette fille crasseuse, aux vêtements déchirés et noirs de suie, le visage strié de terre et de larmes.) Dis-moi ce qui se passe, gamine. — J’explorais les cavernes au bout du canyon, quand les vaisseaux des Forces Terriennes sont arrivés. Ils ont fait sauter toute la colonie – les immeubles, les gens, les… — Des vaisseaux des FTD ? Tu n’es pas folle, de… — Je les ai vus atterrir. Ils étaient pleins de compers et de robots klikiss. Ils tuaient tous ceux qu’ils trouvaient. (Sa voix se noua et elle jeta un œil par-dessus son épaule.) Tout le monde. Il ne reste plus rien. Steinman scruta le canyon qui avait jadis abrité une métropole klikiss florissante, puis une colonie hanséatique flambant neuve. — Tu devrais rester avec moi, gamine. Je ne cherchais pas de compagnie, mais j’aurais pu trouver pire. Et tu as l’air d’avoir sacrément besoin d’aide. Orli ne discuta pas. Ils réunirent les provisions qu’elle avait ramassées, puis elle suivit le vieil homme dans les plaines de Corribus. 14 LA REINE ESTARRA Après les discours et le gala d’adieu, le couple royal salua la foule et embarqua sur le vaisseau diplomatique à destination d’Ildira. Le président Wenceslas, quant à lui, s’était enfermé dans sa cabine pour travailler avant même que la fanfare ait commencé. Plutôt que se mettre en vedette, il préférait œuvrer en coulisse. Peter pressa Estarra jusqu’à leurs quartiers, espérant échapper à l’attention de Basil… bien que de son côté ce dernier n’ait manifestement aucune envie d’être dérangé par le couple royal. Sans demander la permission, Estarra avait apporté l’un des surgeons en pot conservés au jardin d’hiver du Palais des Murmures. Peter avait accepté de l’aider à l’introduire discrètement à bord du navire spatial et à le cacher dans leurs appartements. — J’ai amené celui-là de Theroc moi-même, quand je suis venue t’épouser, expliqua-t-elle en caressant le pied squameux. Puisque nous allons rencontrer le Mage Imperator, cela me semble un beau cadeau. Cela ne t’ennuie pas ? — Basil ne va pas aimer perdre l’un des surgeons. — Nahton est le prêtre Vert de la cour, et il affirme que cela n’affectera en rien l’exercice de sa fonction, répondit-elle d’un ton plus convaincu qu’elle l’était en réalité. (Elle avait déjà passé en revue ces arguments dans sa tête.) En outre, Sarein va bientôt revenir de Theroc. Elle peut rapporter un surgeon supplémentaire. La reine mit le pot à l’abri, tandis que l’appareil, escorté par plusieurs Mantas ancien modèle, accélérait pour sortir de son orbite. Peter et elle abhorraient la perspective de cohabiter avec le président ; ils savaient ce dont il était capable. Basil n’avait jamais nié avoir essayé de les assassiner, et le différend entre lui et le roi demeurait irrésolu. Estarra redoutait que Basil apprenne leur secret. — Le voyage jusqu’à Ildira va être long, dit-elle. Peu de temps auparavant, elle avait découvert qu’elle était enceinte. Cet événement leur avait causé autant de crainte que de joie. Bien qu’elle ne l’ait pas prévu, elle désirait garder l’enfant, de même que Peter. Basil leur avait imposé des mesures contraceptives, mais aucune n’était fiable à cent pour cent, et un accident pouvait arriver. Ce n’était pas leur faute. Cependant le président Wenceslas ne tolérait aucun accident – à moins que lui-même l’ait mis en scène. Alors que la pression des hydrogues, des colonies hanséatiques récalcitrantes et des Vagabonds hors la loi s’accroissait, Basil devenait de plus en plus imprévisible. Nul ne pourrait prédire sa réaction s’il apprenait que le couple concevait un héritier… dont il n’avait pas lui-même planifié la naissance. « Il découvrira la vérité tôt ou tard, avait murmuré Peter une nuit à son oreille, tandis qu’ils s’étreignaient. Mais mieux vaut garder cela secret. Aussi longtemps que possible, car Basil dispose de multiples moyens d’action… la plupart à notre désavantage. » Les secrets. Estarra en était venue à les haïr. Là où elle avait grandi, dans la paisible forêt-monde de Theroc, elle avait eu une famille aimante et compté de nombreux amis parmi les prêtres Verts. Elle ne s’était jamais révélée douée pour garder un secret. Et voici qu’aujourd’hui sa vie, ou du moins celle de son enfant, dépendait de ce talent. Peter avait remarqué les menus changements dans son attitude, son apparence, son appétit. Elle se rendait aux toilettes plus souvent et avait des nausées. Autant de signes indiquant une grossesse. Enfermée non loin de Basil Wenceslas, Estarra craignait de se trahir à chaque instant : le président avait d’ordinaire un œil si acéré… Cependant, à mesure que le voyage se poursuivait, ce dernier restait tout entier absorbé par son travail devant son écran. S’il excellait en matière politique et économique, il ne semblait guère se préoccuper de ce qui touchait aux individus. Estarra fut interloquée lorsque Peter invita inopinément Basil à se joindre à eux pour le dîner. — Tu tentes le sort, lui chuchota-t-elle, alarmée. Il ne faut pas attirer son attention ! À la réponse négative du président, Peter lui adressa un sourire entendu. — Si je ne le lui avais pas demandé, il nous aurait peut-être rejoints. Le meilleur moyen pour que Basil nous laisse tranquilles est de lui proposer de passer du temps avec lui. — Vous avez de bien curieuses relations. — Oui, en effet. Le deuxième jour, Estarra et Peter descendaient la coursive principale du vaisseau lorsqu’ils tombèrent sur le président qui sortait de sa cabine. La jeune femme eut l’impression qu’ils étaient deux gamins dérangeant leur père en plein travail. Peter lui adressa son sourire le plus éclatant. — Basil ! Voilà un moment que je n’avais pas de nouvelles. Y en a-t-il au sujet des compers Soldats ? Vous m’avez dit que vous vérifieriez que les modules logiciels klikiss ne contenaient rien de dangereux. Basil fronça les sourcils, tandis qu’il faisait demi-tour. — C’est en cours d’examen. Il n’y a pas lieu de vous inquiéter. Peter eut un mouvement de tête équivoque. — Vous m’avez appris à répondre ainsi pour éviter de livrer la moindre information. — Au moins, voilà une leçon dont vous vous souvenez, rétorqua Basil en plissant les yeux. Tâchez de ne pas oublier les autres. Puis il referma la porte. Estarra regarda son époux, les yeux écarquillés. — Fallait-il que tu le provoques de la sorte ? — Je dois lui rappeler sans cesse que je vois clair dans son jeu. (Il la prit par la taille.) J’ai beau mépriser Basil… ces compers Soldats m’inquiètent. Basil n’a pas plus de certitudes que moi à leur sujet, mais les FTD ne peuvent plus s’en passer, de sorte qu’il ne veut trouver aucun défaut. Cela nuirait à l’effort de guerre. Basil n’est cependant pas stupide : malgré sa confiance apparente, je doute qu’il ignore totalement la menace. — Simplement, il refuse de te dire ce qu’il fait ? — Cela confirmerait mes soupçons. Il ne l’admettra jamais. J’ai demandé à OX de continuer à chercher, mais récemment son temps a été accaparé par le prince Daniel. Tous deux remontaient vers le pont d’observation afin d’admirer l’approche du système d’Ildira. Le pilote avait détecté une activité exceptionnelle sur l’un des trois soleils de Durris, et avait donc changé d’itinéraire. Ils s’assirent dans des fauteuils rembourrés et regardèrent les étoiles. Entourée par le vide infini de l’espace, loin de la Terre, loin de Theroc, Estarra se sentit seule et vulnérable. Elle étreignit le bras de Peter, et il la serra contre lui, la réconfortant en silence, bien qu’il ne soit guère plus rassuré qu’elle. Estarra puisa de l’assurance dans la pensée qu’ils arriveraient bientôt dans la fabuleuse cité de Mijistra, au sein d’un empire stable depuis dix mille ans. Au milieu des Ildirans, en tant qu’invités du Mage Imperator, ils oublieraient leurs soucis. Elle en était certaine. 15 ADAR ZAN’NH Sur le croiseur atteint par la bordée de Thor’h, les explosions se succédèrent, à mesure que les cloisons s’éventraient. Sur le vaisseau amiral, Zan’nh s’agrippa à la rambarde, assailli par le déferlement de hurlements des membres d’équipage en train de mourir. L’adar n’avait pas d’autre choix. Éperdu, il lâcha, le souffle court : « Thor’h ! Je vais… je vais détruire votre vaisseau ! Je vais ordonner à l’ensemble de mes croiseurs lourds d’ouvrir le feu ! » Thor’h ricana : « Pensez-vous que je vais croire pareille absurdité ? Que vous massacreriez l’équipage d’un autre croiseur, simplement pour m’éliminer, moi et sept rebelles ? Ce vaisseau est plein de soldats de la Marine Solaire. Souvenez-vous-en. Les Ildirans ne tirent pas sur des Ildirans. (Il rit de nouveau.) Vous n’en avez ni la force ni le courage. C’est un concept qui vous est étranger. » Comme pour démontrer la fermeté de sa conviction, il lança une seconde salve sur le vaisseau à l’agonie. Celle-ci acheva de réduire la coque en débris fumants qui s’éparpillèrent. Via le thisme, la mort des derniers membres d’équipage fouailla Zan’nh au plus profond de ses entrailles. À la radio, les soldats des autres croiseurs gémissaient, incapables d’admettre cette impossible réalité. « Votre douleur doit être insupportable, adar », dit Rusa’h, avec dans la voix une parodie de compassion. Puis, lorsque le temps se fut écoulé, il ordonna que l’on aligne les otages dans la baie d’amarrage. « J’en appelle de nouveau à vous : livrez-moi vos vaisseaux, et mettez fin à ces souffrances. » Face au silence de Zan’nh, l’Attitré d’Hyrillka soupira. « Plus que deux minutes. Vais-je demander à Thor’h de détruire un autre croiseur, ou préférez-vous un sacrifice plus personnel, sur le pont de votre propre vaisseau ? Des milliers de victimes, ou une seule ? (Un nouveau silence, terrifiant.) Ou aucune ? À vous de choisir. » Dans le centre de commandement, Zan’nh, au supplice, poussa un cri. Peu de temps auparavant, il avait enduré tant de morts sur Hrel-oro, victimes des hydrogues. Mais cette fois c’étaient des Ildirans qui avaient massacré tous ces soldats. Des Ildirans ! Cette seule idée était inconcevable, après dix mille ans d’histoire. — Adar ! S’il vous plaît, faites qu’il s’arrête ! s’écria l’un de ses officiers de pont. « Trois minutes se sont encore écoulées », annonça l’Attitré dément d’une voix sarcastique. Avant même que Zan’nh ait pu lever les yeux sur l’écran, les favorites tuèrent un autre otage, et le sang rejaillit sur le thisme. Les cris jouèrent leur impitoyable symphonie discordante, empêchant l’adar de rétablir son équilibre mental. Il ne parvenait pas à prendre une décision. C’était trop… trop rapide, trop impossible. Il suffoqua. Mais il était l’adar de la Marine Solaire. Il ne devait pas laisser une maniple tomber entre les mains de cet Attitré atteint de folie. Il ne devait pas… « Mes armes sont chargées et prêtes à faire feu, Imperator Rusa’h, transmit Thor’h du pont du vaisseau qu’il avait capturé. Dois-je cibler un autre croiseur lourd ? Quarante-cinq vaisseaux nous suffiraient amplement… ou même quarante, si l’adar continue à nous forcer la main. — Thor’h, libre à vous de détruire un autre croiseur si nécessaire, répondit Rusa’h de la baie d’amarrage. Adar, qu’en dites-vous ? Des milliers de vies sont entre vos mains… que Thor’h s’en prenne à un autre vaisseau, ou que vous ordonniez la destruction du sien. Des milliers. » D’une voix rauque, Zan’nh lança un appel sur la fréquence générale : « Tous les croiseurs, engagez des manœuvres d’évitement ! Gardez-vous du vaisseau de Thor’h. Boucliers au maximum. » Thor’h gloussa. « Ça ne fonctionnera pas, mon frère. Vous ne devinerez jamais lequel je prendrai pour cible. De plus, nos nouveaux canons sont conçus pour briser les coques hydrogues : ils enfonceront sans peine vos boucliers. » Dans les couloirs, l’équipe de démolition continuait à travailler sur la paroi. Zan’nh demanda un rapport. « Encore au moins quarante minutes, adar. » La gorge de Zan’nh se serra. En quarante minutes, Rusa’h aurait le temps d’exécuter plus de douze prisonniers, et Thor’h, de détruire plusieurs croiseurs – à moins que lui-même ordonne la destruction du croiseur rebelle, tuant du même coup son équipage innocent… Sans compter que, dès que le commando aurait pénétré dans la baie d’amarrage, les rebelles de l’Attitré ne se rendraient pas sans combattre. D’autres membres d’équipage tomberaient, y compris des otages. Un fleuve de sang coulerait… Il ne pouvait l’accepter. Capituler lui permettrait-il de gagner assez de temps pour dresser un plan ? Rien n’était moins certain. « Amenez la prochaine victime. Thor’h, choisis-toi une nouvelle cible, dit Rusa’h avec un soupir de déception. Encore du sang sur vos mains, adar. Imaginez un peu comment on se souviendra de vous dans la Saga des Sept Soleils. — Arrêtez ! cria Zan’nh. Si je… si je cède maintenant, jurez-vous de ne plus faire de mal à aucun membre de mon équipage ? Ordonnerez-vous à Thor’h de ne plus tirer ? — Je n’ai jamais voulu les tuer, adar, répondit Rusa’h, du ton le plus innocent du monde. Quel stupide gâchis. Mais j’ai besoin de la Marine Solaire pour mes propres objectifs. L’obtention de votre coopération seule m’a forcé à prendre ces mesures drastiques. » Zan’nh avait dépassé les trois minutes allouées par l’Attitré – et cela n’échappa pas à celui-ci. Il se tourna vers ses favorites. « Tuez-en un autre… et prolongez ses souffrances, si possible. Peut-être sera-ce le dernier. Il faut que notre adar apprenne à prendre des décisions avec plus de célérité et de fermeté. » Les poignards de cristal se levèrent. La soldate choisie regarda ses bourreaux d’un air résigné. L’une des favorites tira sa tête en arrière afin d’exposer sa gorge. « Je me rends ! cria Zan’nh. Si vous jurez de ne plus tuer personne, je me rends. » Pour le moment. Les favorites se figèrent, dans l’attente d’un ordre de Rusa’h. Elles semblaient déçues. Celui-ci se tourna vers les écrans. « Votre capitulation doit être inconditionnelle. Ordonnez à tous vos capitaines de livrer leur vaisseau à Hyrillka. Vous êtes l’adar, ils vous obéiront. — Pas sans condition, insista Zan’nh. Donnez-moi votre parole, en tant que fils de Mage Imperator, que vous ne leur ferez pas de mal. » Rusa’h réfléchit une seconde. « Très bien. Tant que vous ne me mettrez pas de bâtons dans les roues, je ne tuerai ni ne blesserai aucun membre d’équipage… pas plus que je n’ai l’intention de vous blesser, adar. Vous feriez un excellent allié pour notre cause. — Je ne me joindrai jamais à votre insurrection. — Au moins ferez-vous un bon otage, fit remarquer Thor’h, puisque nous n’avons plus Pery’h. » Zan’nh serra les poings, incapable de trouver un moyen de sortir de cette situation cauchemardesque sans sacrifier des milliers d’individus… mais cela ne signifiait pas qu’il ne trouverait pas de solution plus tard. Du temps. Il avait besoin de temps. Quelqu’un parmi son équipage trouverait l’occasion de reprendre les vaisseaux. Bien qu’il domine la situation, l’Attitré d’Hyrillka ne disposait pas d’assez de partisans pour contrôler tous ces militaires de la Marine Solaire. Pour commander les quarante-six vaisseaux, il aurait besoin d’équipages entraînés, d’experts. Cette bande de rebelles ne pourrait commander une maniple entière bien longtemps. La situation changerait. Il le fallait. Zan’nh savait qu’il avait été vaincu, mais ce n’était que temporaire. Il faisait confiance à ses hommes ainsi qu’à ses capacités. En fin de compte, il parviendrait à s’échapper et à traduire Rusa’h et Thor’h en justice. Mais en cet instant, il ne pouvait se résoudre à d’autres pertes. Thor’h avait eu raison : Zan’nh ne supporterait jamais d’ordonner à ses troupes de tirer sur le vaisseau du qul Fan’nh. Atteindre la victoire en commettant un tel crime lui était inconcevable. Le cœur lourd, l’adar se tourna vers son officier radio. — Mettez-moi en contact avec les vaisseaux, dit-il, et ces mots avaient le goût du poison dans sa bouche. « À tous les septars, tous les capitaines de croiseur : livrez vos vaisseaux à Rusa’h. Il ne vous sera fait aucun mal. J’ai donné ma parole que nous ne résisterons pas. » Pour le moment, compléta-t-il en son for intérieur. Pour le moment. 16 CELLI Lorsque Celli regarda le golem de bois, l’image de son frère Beneto, parti de Theroc huit ans plus tôt, s’imposa à elle. Son visage calme et souriant ressemblait trait pour trait au souvenir de son enfance. Malgré ses mouvements empruntés et saccadés, les expressions étaient les mêmes. Préoccupée par l’état de la forêt-monde, elle ne s’était pas rendu compte à quel point il lui manquait. Et après avoir appris que les hydrogues l’avaient tué sur Corvus, elle n’avait jamais pensé le revoir. À présent, le golem-Beneto se tenait dans la clairière sous le récif de fongus reconstitué, ses yeux ligneux posés sur la foule venue le contempler. Pleins de trouble et d’espoir mêlés, les prêtres Verts scrutaient eux aussi cet étrange émissaire de la forêt-monde. Il était venu les aider, Celli n’en doutait pas une seconde. — Vous êtes tous reliés à la forêt-monde, commença Beneto d’une voix qu’aucune gorge humaine n’aurait pu produire… même si Celli crut y déceler un timbre familier. Grâce au télien, nous sommes le prolongement des arbres. Les hydrogues m’ont détruit avec mon bosquet ; depuis, mon esprit vit dans les verdanis. Sarein, la sœur aînée de Celli, était descendue du récif assister à cette apparition. Bien qu’ambassadrice de Theroc auprès de la Hanse, elle ne semblait pas à son aise ici, comme si elle avait oublié les arbres et ne se rappelait que les boutiques et les palais de la ville, ainsi que les bureaux du siège de la Hanse. La jeune femme était revenue apporter son aide, mais avec une visible réticence. Celli savait qu’elle aurait préféré se trouver sur Terre à s’occuper de politique plutôt que de cette interminable reconstruction. Face à la réplique de son frère mort, Sarein semblait totalement dépassée. Celli eut envie de pouffer en voyant l’embarras qu’elle tentait de masquer. La chair végétale qui animait Beneto était une manifestation humanoïde de la forêt-monde, une extension mobile. Et ce rôle lui seyait à merveille. Celli se rappelait la joie de son frère à servir les arbres conscients, avant qu’il parte s’occuper du bosquet de Corvus. Aujourd’hui, réincarné ainsi, il semblait goûter la sensation de sentir la terre sous ses pieds. Il pouvait remuer bras et jambes… et même sourire, ce qu’il fit quand il aperçut ses parents et ses sœurs. Et les arbres pouvaient vivre cela à travers lui. — Une part de l’esprit des prêtres Verts vit au sein de la mémoire des arbres, poursuivit-il. Je porte la graine de chaque prêtre qui m’a précédé, et cependant ma personnalité et mes souvenirs demeurent intacts. (Il leva ses doigts aux bouts arrondis, pour toucher les contours de son visage et, comme s’il s’assurait de sa propre identité, il ajouta :) Beneto. Celli s’accroupit près de son ami Solimar et colla un bras contre le sien. Le jeune prêtre Vert lui donna un coup de coude, et elle lui rendit la pareille pour le taquiner. Elle se laissa aller contre le vigoureux jeune homme, dont le visage se fendit d’un large sourire. Un silence insolite entourait la forêt. Pendant des mois, des équipes de Vagabonds avaient dégagé le bois mort, creusé des tranchées d’irrigation, consolidé des bassins de retenue, garni le sol de treilles d’herbe à croissance rapide. Mais quelques jours auparavant ils avaient fait leurs bagages, craignant que les Forces Terriennes de Défense ne les traquent jusqu’ici, même si Theroc était censé être indépendant. À regret, ils avaient laissé les Theroniens poursuivre seuls la guérison de la forêt. Celli voyait à quel point le chemin serait long avant son rétablissement complet. Pourquoi les FTD causaient-ils des problèmes à un pareil moment ? — La forêt-monde sait ce qui la menace, continua Beneto, solennel. (Il ne semblait pas respirer : sa poitrine restait inerte, même s’il utilisait de l’air pour former ses mots.) Les hydrogues savent où nous trouver, et ils reviendront. Ils n’oublieront pas leur vendetta contre les verdanis. Or, nous restons incapables de nous défendre. Ni les Theroniens ni les Vagabonds ne le peuvent, pas plus que les Forces Terriennes. Par conséquent, nous devons assurer la survie de la forêt-monde par de nouveaux moyens. À cette annonce, les prêtres manifestèrent leur inquiétude, même si aucun d’entre eux ne croyait que les hydrogues finiraient par les oublier. Beaucoup jetèrent des regards inquiets vers le ciel pommelé, comme si les orbes de guerre pouvaient descendre incessamment. Yarrod se tenait au côté des parents de Celli. Son visage demeurait sévère. Maintenant qu’elle y songeait, la jeune fille ne se rappelait pas avoir vu son oncle joyeux. Alexa et Idriss, en revanche, ne dissimulaient pas leur excitation à voir leur fils, même s’il n’était plus la chair de leur chair. — À présent, je m’exprime pour les arbres. C’est la raison pour laquelle j’ai poussé en leur sein, pour venir à vous… et pour m’assurer que les verdanis survivront. (Sa tête pivota.) J’appelle les prêtres Verts à essaimer sans tarder. Au lieu de planter des surgeons sur les collines calcinées de Theroc, disséminez la forêt-monde sur autant de planètes que possible. Cette idée ravit Sarein. Celli discerna la fièvre qui faisait pétiller ses yeux. Ce serait un triomphe politique pour elle qui, naguère, avait encouragé les prêtres Verts à voyager dans les vaisseaux hanséatiques, où leur don de télien était inestimable pour l’échange d’informations. — La Hanse sera heureuse de mettre ses vaisseaux à la disposition des prêtres, lâcha-t-elle. Cela permettra d’étendre le réseau de communication des colonies. Manifestement, elle aurait préféré que les prêtres Verts restent à bord des vaisseaux, mais elle se contenterait de rapporter cette victoire au président Wenceslas. Beneto opina pesamment. — Cela permettra aux verdanis de survivre – peu importe ce qui arrive ici. Celli souffla à Solimar : — On dirait cette vieille histoire de Johnny Appleseed 1, qui battait la campagne en créant des vergers… — Mais si l’on transporte les surgeons outre-monde, comment rétablira-t-on Theroc ? demanda Yarrod d’un ton inquiet. N’est-ce pas ce qui importe en priorité ? C’est notre foyer ! Beneto demeura silencieux un long moment, comme s’il recevait des messages de la forêt-monde. Puis, il regarda Celli et Solimas de ses yeux couleur bronze. — Nous pouvons réussir les deux. La forêt, ici, dispose de grands pouvoirs. Pour guérir de ses blessures, elle doit seulement les réveiller. 1. Pionnier et missionnaire américain (1774-1845), John Chapman est resté dans l’histoire sous le surnom de « Johnny Appleseed » à cause de ses plantations de pommiers. Il est considéré comme l’un des premiers écologistes. (NdT) 17 DENN PERONI Osquivel semblait l’un des lieux de réunion les plus sûrs pour les clans, avec les Forces Terriennes à leurs trousses : les anneaux de la géante gazeuse avaient vu la défaite de la gigantesque flotte des FTD, de sorte qu’il était peu probable qu’elles reviennent avant longtemps. Puisque la Hanse n’y avait jamais repéré aucune activité des Vagabonds, quelle raison aurait-elle eu d’y jeter un œil de nouveau ? Aux commandes du Persévérance Obstinée, Denn Peroni se rendait aux chantiers spationavals du clan Kellum. Il ne doutait pas que les Vagabonds ne manqueraient pas d’affluer afin d’exprimer leur indignation et d’échafauder des plans. Il espérait que sa fille Cesca, l’Oratrice des clans, serait présente. Il ignorait même si elle avait survécu à l’attaque de Rendez-Vous… et, en ce cas, si elle était parvenue à s’échapper ou non. Nul ne savait où les prisonniers avaient été emmenés, de sorte que l’inquiétude ne cessait d’augmenter. Quelques jours plus tôt, Denn aidait les Theroniens à rebâtir leur colonie, lorsque Nahton, le prêtre Vert du Palais des Murmures, avait diffusé l’effarante nouvelle de la destruction de Rendez-Vous. Mère Alexa et Père Idriss avaient compris ce que risquaient désormais Denn et ses compagnons. « Le président Wenceslas sait que vous nous prêtez assistance, avait dit Alexa. Vous devez partir. Nous ne pourrons vous protéger si les FTD arrivent. — Il y a encore beaucoup de travail à faire, mais il n’est pas question que vous vous trouviez entre les Terriens et nous, avait-il répondu, la rage au cœur. Vous avez déjà assez souffert. » Ainsi, les constructeurs et les autres techniciens s’étaient évanouis au loin. Denn s’était d’abord rendu sur Plumas dans l’espoir d’y trouver Cesca – en vain. L’un des vieux frères Tamblyn, qui gérait les puits, l’avait accueilli, et ils étaient partis ensemble pour Osquivel. Ils espéraient qu’une nouvelle organisation en émergerait. Del Kellum avait toujours fait activer les choses. — Merdre, les Terreux sont furieux contre les hydrogues, grommela Denn à Caleb à son côté. C’est pour ça qu’ils mordent tout ce qui passe à portée – et nous sommes la cible idéale. Aujourd’hui, les Vagabonds n’avaient plus de commerce extérieur – et la Grosse Dinde, toujours pas d’ekti. Caleb Tamblyn fourragea dans sa chevelure couleur paille. Pour un puisatier, il regardait un peu trop à la dépense d’eau pour se laver. — Foutue politique, grogna-t-il. Alors que Denn tâchait de s’habiller en honnête commerçant, Caleb faisait fi de son apparence. La plupart des « broderies » de ses vêtements se composaient en réalité de renforts ou de coutures destinés à réparer les accrocs dans le tissu usé. Denn ne se serait jamais montré en public vêtu ainsi, d’ailleurs Caleb ne se privait pas de le traiter de « dandy ». Manifestement, leurs points de vue différaient radicalement. — Fichue politique, tu l’as dit. Tiens, Caleb, est-ce que ta nièce Tasia ne s’est pas engagée chez les Terreux ? Peut-être que nous pourrions prendre discrètement contact avec elle… Caleb lui retourna un regard mauvais. — Ne la confonds pas avec l’un de ces crétins qui marchent au pas de l’oie. Tasia est allée combattre les hydreux au début de cette foutue guerre. Elle n’a rien à voir avec ce qui se passe ici. — Comment peux-tu en être sûr ? — Parce que c’est une Tamblyn ! Tu as d’autres questions ? grommela-t-il dans sa barbe. Ne voulant pas envenimer la conversation, Denn garda le silence tandis qu’il louvoyait avec précaution à travers les anneaux périphériques d’Osquivel. Il ne fut guère surpris de voir des dizaines de vaisseaux déjà présents. Beaucoup en étaient venus à la même conclusion : la géante gazeuse était le lieu de rendez-vous le plus sûr. De sa voix tempétueuse, le chef de clan Del Kellum souhaita personnellement la bienvenue au Persévérance Obstinée et annonça une réunion des représentants claniques. « Puisque Rendez-Vous n’existe plus, c’est ici que nous ferons nos assemblées, bon sang ! Quelqu’un doit bien s’occuper de l’organisation et prendre les décisions. » Dès qu’ils eurent apponté au milieu des autres vaisseaux, Denn et Caleb rencontrèrent un administrateur à l’air pressé, qui leur attribua des cabines sur un astéroïde périphérique. Les deux hommes prirent chacun une douche d’eau cométaire… de qualité bien inférieure à celle de Plumas, aux dires de Caleb, bien que Denn n’ait remarqué aucune différence. Puis ils s’acheminèrent vers le centre du complexe pour la réunion. Denn salua ses amis ainsi que des relations rencontrées lors de ses voyages d’affaires, pendant que Caleb allait retrouver des clients de longue date. Malgré le ton de camaraderie, les Vagabonds étaient tendus et mal à l’aise. En discutant dans la vaste salle, Denn découvrit avec consternation que les chefs de clan attendaient qu’il leur donne des nouvelles de l’Oratrice. — Je suis aussi perdu que vous, dit-il. Je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouve ma fille. — Personne n’a dû avoir le temps d’envoyer un mémo pendant l’évacuation de Rendez-Vous, fit remarquer Caleb. — Au moins, vous avez réussi à venir jusqu’ici, fit Zhett Kellum, à côté de son père. Nous avons envoyé des messagers, afin de nous faire une idée générale de ce qui se passe. — Si nous n’avons pas de nouvelles de l’Oratrice bientôt, il faudra prendre des mesures sans son aval. Puisque nous avons coupé toute relation commerciale avec la Grosse Dinde, nous avons besoin de nouveaux marchés pour fournir et acheter des marchandises vitales. Del passa un bras boudiné autour des épaules de sa fille. — Cesca reprendra contact aussitôt qu’elle le pourra, répondit Denn. Je suis certain qu’elle a envoyé un message, il faut juste du temps pour qu’il parvienne à bon port. Mais je suis d’accord, nous ne pouvons pas attendre. C’est maintenant qu’il nous faut décider quoi faire. Alors, comment allons-nous traiter avec la Hanse ? Kellum mit les mains sur ses hanches. — On détient quelques-uns de leurs soldats, bon sang. Ceux qu’on a sauvés après la pâtée que les hydrogues leur ont fichue. On pourrait les utiliser comme monnaie d’échange. — Aucun d’eux ne nous a écrit de mot de remerciement pour les avoir sauvés, dit Zhett avec un rire acerbe. On a plutôt eu l’impression d’avoir affaire à des princesses. (Elle baissa les yeux.) Sauf que l’un d’entre eux a péri lors d’une tentative d’évasion, ce qui a rendu les autres plus mauvais que jamais. — Aucune raison de ne plus les appeler des « prisonniers de guerre » désormais, dit Caleb. Œil pour œil, dent pour dent. Qui sait de combien d’otages la Grosse Dinde s’est emparée sur Rendez-Vous ? ou au Dépôt du Cyclone ? — Et ils continuent, renchérit un autre chef de clan. Ils viennent de frapper les serres des Chan sur Hhrenni. Denn émit un soupir d’incrédulité. — La Grosse Dinde laisse ses chiens enragés prendre ses décisions. — Ouais, et ces chiens enragés possèdent de gros vaisseaux et un paquet d’armes, releva Caleb. Nous, non. — Ça va peut-être changer, répondit Kellum. Kotto Okiah étudie une épave d’engin hydrogue que nous avons trouvée dans les anneaux. Bientôt, nous saurons comment ils fonctionnent, bon sang ! Alors, nous aurons un moyen de résister aux Terreux… ou au moins aux hydreux. Bien que la réunion n’ait pas officiellement commencé, l’auditoire s’était agglutiné autour d’eux. Denn incita tout le monde à la prudence : — Réfléchissons une minute avant de partir en guerre. D’abord et avant tout, nous sommes des marchands, non des soldats. Nous cherchons des minerais et autres ressources, nous produisons du carburant interstellaire. Nous avions l’habitude de vendre nos produits à la Grosse Dinde. Aujourd’hui que cette période est révolue, allons-nous nous rouler en boule et nous lamenter ? (Il leva le poing.) Ou allons-nous trouver de nouveaux clients ? La galaxie est vaste. — Écoutez-moi ça, marmonna Caleb avec bonhomie, un véritable Orateur… — Tel père, telle fille, gouailla Denn. Je me porte volontaire pour me faufiler jusqu’aux colonies éloignées de la Hanse privées d’approvisionnement. Je suis certain que des colonies comme Yreka n’ont pas une grande affection pour la Grosse Dinde. Ils garderont le secret et achèteront tout ce que nous pourrons leur fournir. Caleb gratta sa chevelure encore mouillée et emmêlée. — Je ne serais pas contre faire un peu de marché noir avec des gens qui ne nous ont jamais fait aucun mal. Un large sourire se dessina au creux de la barbe poivre et sel de Kellum. — Bon sang, si nous commençons par là, autant envoyer des représentants directement dans l’Empire ildiran. La Grosse Dinde nous a toujours servi le refrain patriotique qu’il fallait « aider nos congénères ». Mais après ses attaques, je ne me sens plus concerné. Et vous ? La réponse fut un « Non ! » tonitruant. — Nous sommes des Vagabonds, nous réussirons, lança Caleb. Quelles marchandises avons-nous à vendre ? Denn haussa les épaules. — J’ai une pleine cargaison de bois d’arbremonde à bord de mon vaisseau. 18 TASIA TAMBLYN Lorsqu’elle atteignit le point de rendez-vous spatial, Tasia songeait aux problèmes que sa mission ne manquerait pas de soulever. Quand bien même, elle ne regrettait pas d’avoir pris en charge les prisonniers vagabonds des astéroïdes de Chan. « Vous êtes sûre de vouloir vous en occuper, commandant Tamblyn ? lui avait demandé l’amiral Willis, tandis qu’elle bouclait ses bagages avant de quitter la base martienne. Ces gens risquent de ne pas apprécier de voir une de leurs compatriotes porter l’uniforme des FTD. — Je ne peux pas dire que je sois moi-même ravie de la direction qu’ont prise les FTD, m’dame. Cependant, je servirai mieux les prisonniers que quelqu’un de plus… crédule vis-à-vis des discours des médias. » Les lèvres fines de la vieille femme s’étaient ridées d’un sourire. « Votre franchise est toujours rafraîchissante, Tamblyn. Mais vous ne m’avez pas répondu. — Je veillerai à ce que l’on traite les prisonniers correctement, même si certains pensent que je suis un Judas. (Elle avait regardé stoïquement l’amiral aux cheveux gris acier.) En outre, tout vaut mieux que se morfondre sur Mars. Dès que se présentera l’occasion de combattre vraiment les hydreux, je veux être la première sur les rangs. — Vous êtes déjà en tête de ma liste, commandant. Tout le monde connaît l’étendue de vos talents. Mais pour le moment, cette mission est tout ce que j’ai à vous offrir. Faute de mieux… » Ainsi, Tasia dirigeait un convoi de geôliers. Elle avait éprouvé de l’indignation quand elle avait appris que l’amiral Stromo avait mené ce raid gratuit contre une poignée d’astéroïdes-serres sans défense. Utiliser sa propre Manta avait ajouté l’affront au préjudice. Au point de rendez-vous, Stromo se déchargea des Vagabonds prisonniers, puis repartit vers sa destination suivante : la colonie réfractaire d’Yreka. Comme le convoi s’acheminait vers un monde klikiss, Tasia espérait rester le plus clair du voyage sur la passerelle de son vaisseau, car l’idée de se retrouver en face des prisonniers ne l’enthousiasmait guère. Qu’était-elle censée leur dire ? Qu’elle était désolée que les Terreux soient déchaînés ? Ce fut un long voyage. Les prisonniers croyaient dur comme fer que la Grosse Dinde les jetterait dans quelque enfer carcéral où on les forcerait à trimer du matin au soir. Une fois arrivés à destination, ils se rendraient bien compte que leur situation n’était pas si terrible… du moins Tasia l’espérait-elle. Elle-même ne s’était jamais rendue sur Llaro. Elle aurait pu les convoyer jusqu’à une planète plus proche dotée d’un transportail, et de ce fait économiser l’ekti d’un transport massif de prisonniers. Mais son vaisseau était également chargé de provisions et d’équipement lourd pour la nouvelle colonie hanséatique, de sorte que les officiers comptables avaient jugé bon d’organiser ce convoi. Si Tasia savait une chose, c’est qu’il était inutile de contester la logique bureaucratique. Elle restait à l’écart, même si elle songeait souvent à aller discuter avec les détenus et les assurer de son soutien. Mais cette initiative serait sans doute ressentie comme une provocation. Peu importeraient ses explications et ses excuses : les membres des clans ne verraient en elle qu’une Vagabonde ayant passé l’uniforme des soldats qui avaient détruit leur foyer. Elle ne fraternisait pas non plus avec son équipage, et pas seulement à cause de son grade. Ses subordonnés accomplissaient leurs tâches, mangeaient ensemble au mess, mais traitaient Tasia avec froideur en raison de ses liens avec les Vagabonds. Au moins lui restait-il EA, même si elle devait recomposer leur histoire commune. Le soir précédant leur arrivée sur Llaro, Tasia arriva dans sa cabine, située près de la passerelle, et se laissa tomber lourdement sur sa couchette. Puis elle ramena ses jambes sous elle et se pencha vers le comper de modèle Confident. — Je sais que tu ne te rappelles rien de l’histoire que je vais te raconter, aussi te donnerai-je autant de détails que possible. Je ne l’embellirai pas trop. — Vous ne me tromperiez pas, maîtresse. J’ai hâte de vous écouter. Tasia gloussa. — Ta mémoire a peut-être grillé, mais mon cerveau n’est pas non plus infaillible. En tout cas, voici ce que je me rappelle. Elle émit un long soupir, comme elle se représentait la scène dans son esprit. Depuis des semaines, elle racontait ses souvenirs à EA des heures durant, lui rapportant leurs aventures, leurs moments passés ensemble. Lui offrir un passé de seconde main était mieux que rien. Bien qu’elle l’ait assuré de son honnêteté, Tasia censurait ses descriptions. Elle soupçonnait les FTD d’espionner ses conversations, dans l’espoir qu’elle divulgue par mégarde des informations sur ses compatriotes et les endroits où ils se trouvaient. Ils ne lui faisaient pas confiance. Si Tasia ne leur avait donné aucune raison concrète de douter de sa loyauté, elle n’avait jamais non plus caché les sentiments que lui inspirait l’offensive contre les clans. Sa hiérarchie lui avait retiré le commandement de sa Manta, soi-disant pour ne pas la forcer à « choisir son camp ». Et de fait, ce problème se posait. Avant l’attaque d’Osquivel, elle avait discrètement envoyé son comper avertir les Vagabonds des chantiers spationavals qu’une flotte était en route. EA avait bien livré son message, mais quelque chose s’était produit sur le chemin du retour, car sa mémoire avait été effacée. Parfois, la jeune femme se demandait si ce n’était pas l’armée qui avait déclenché la procédure de sécurité incluse dans la programmation de tous les compers vagabonds… C’est pourquoi ses récits ne comportaient aucun nom, aucune coordonnée ni autre indice pouvant donner une piste aux Terreux. — J’avais neuf ans, raconta-t-elle, et cela a été le jour le plus important de ma vie. De la tienne aussi. (Le comper la fixait de ses yeux luisants, manifestement captivé.) Mes deux frères nous avaient emmenés en bateau sur la mer sous-glaciaire de Plumas. Jess avait dix-huit ans, et Ross dans les vingt-trois. Notre père voulait qu’ils dirigent les puits ensemble, mais Ross rêvait de monter sa propre station d’écopage d’ekti sur une géante gazeuse. Comme j’étais beaucoup plus jeune, je ne passais pas beaucoup de temps en leur compagnie. Ils avaient des responsabilités, et je n’étais qu’une enfant. » J’avais deviné qu’ils préparaient quelque chose. Ross éloignait le bateau de la banquise, en direction d’une zone qui n’était pas soumise au feu des soleils artificiels fixés au plafond de glace. Nous nous trouvions tous les quatre à bord… toi y compris, donc. — Je suis heureux d’avoir pu venir. Tasia se souvenait du comper assis sur l’un des sièges, aussi raide qu’une dame collet monté. Elle-même et ses frères portaient des vêtements chauds, l’air vif rosissait leurs joues. Elle décrivit l’eau, presque en état de surfusion. Les reflets du plafond surélevé et des parois incurvées de la caverne conféraient à la mer une teinte vert-de-gris. — Ross emmena le bateau au large, où l’on avait l’habitude de jouer à un jeu. On allumait des tubes de cyalume, puis on les jetait par-dessus bord, en différents endroits. On les regardait couler, jusqu’à ce qu’ils soient avalés. — Avalés ? demanda EA. — Sous la croûte de glace, quelques créatures sous-marines parviennent à survivre, en particulier des nématodes primitifs : de gros vers plats, plus longs que ma jambe. La lumière des tubes les attire comme des appâts. Le concours consistait à voir quel tube durerait le plus longtemps… Ce jour-là, j’ai gagné, précisa-t-elle, les yeux pétillants. EA traita la scène comme s’il s’agissait d’un souvenir qu’il essayait de se rappeler. — Ces vers sont dangereux ? s’enquit-il. L’excitation s’empara de Tasia, alors qu’elle constatait que le petit comper interagissait de nouveau avec elle. — Autant que je sache, ils n’ont jamais ennuyé personne. Mais je me souviens que tu étais un peu mal à l’aise de te trouver sur un bateau. Il t’était arrivé une fois de tomber à l’eau, et on avait mis un sacré bout de temps à te tirer des profondeurs. — Vous m’avez déjà raconté l’histoire. — Eh bien, à la fin du jeu, Ross se tourna vers moi et dit : « Jess et moi avons beaucoup à faire ces temps-ci, gamine. Mais être notre petite sœur n’implique pas de passer toutes tes journées à jouer. » Jess enchaîna : « Le temps est venu de te donner quelques responsabilités. Un jour, c’est peut-être toi qui dirigeras le clan. Mais nous n’allons pas te faire débuter par une tâche trop difficile. Tu devras t’occuper d’une chose… mais importante. Nous verrons comment tu te débrouilles. » Tasia se pencha en avant. — Sais-tu de quoi il s’agissait ? — Vous ne me l’avez pas encore dit. — Ce que mes frères m’ont offert, c’est toi, EA. Tu as d’abord appartenu à Ross, puis Jess a pris la suite. Mais ils ont pensé que toi et moi avions besoin l’un de l’autre. (Ses yeux se mirent à la picoter, et elle se réjouit que son comper ne puisse déchiffrer cette bouffée d’émotion.) Ils avaient raison. Nous avons besoin l’un de l’autre. — Me direz-vous ce qui est arrivé à Jess et Ross ? Où sont-ils ? Tasia déglutit péniblement. — Une autre fois, EA. Une autre fois. Dans ses cauchemars, elle voyait les derniers instants de Ross au sein des nuages de Golgen, au milieu des débris de sa station d’écopage détruite par les hydreux. Lui et son père ayant disparu coup sur coup, Jess était le seul membre de sa famille proche qui restait à la jeune femme. C’était EA qui avait intercepté le bref message indiquant la mort du père, Bram. Mais depuis qu’elle s’était engagée, Tasia n’avait eu aucun contact avec son frère survivant. Où se trouvait-il en cet instant ? Même si elle le pouvait, elle ne saurait où le dénicher. Comment la jugeaient ses compatriotes ? Son engagement dans l’armée hanséatique avait sans doute provoqué un scandale parmi les clans. Son choix se justifiait lorsque les hydrogues détruisaient les stations d’écopage, mais aujourd’hui que les Terreux s’en prenaient aux installations des Vagabonds ceux-ci devaient la considérer comme une traîtresse. L’avaient-ils exclue ? ou, pire, simplement oubliée ? Plusieurs niveaux en dessous, les ponts réservés aux passagers grouillaient de Vagabonds. Elle pouvait aller leur parler quand bon lui semblerait… ou quand elle en trouverait le courage. 19 CESCA PERONI Seule à la surface sombre de Jonas 12, Cesca se sentait plus froide et plus vide que jamais. Deux jours avaient passé depuis la mort de l’ancienne Oratrice, et il n’y avait plus de raison de s’attarder. Elle avait espéré le retour de l’un des vaisseaux messagers, mais le planétoïde de glace était isolé même selon les critères des Vagabonds, et aucun chef de clan ne viendrait présenter ses hommages, car tous ignoraient sans doute le décès de Jhy Okiah. Cesca ne disposait pas de vaisseaux pour répandre la nouvelle. En tant qu’Oratrice de ce qui restait des clans, il lui appartenait de s’en occuper elle-même. La vieille Jhy avait prévu cela de longue date et avait préparé sa protégée. Personne n’aurait pu lui offrir meilleurs conseils, et cependant Cesca naviguait sur des mers inconnues. Mais elle saurait faire face à ses obligations. Les Vagabonds trouvaient toujours un moyen de se sortir des situations les plus rudes. Des dizaines d’ouvriers enfilèrent une combinaison afin de rejoindre Cesca à l’extérieur. Le personnel avait cessé sa besogne d’extraction et de distillation ; toutes les équipes mobiles, hormis la plus distante, étaient retournées à la base alimentée par une pile atomique. Le groupe s’éloigna des dômes d’habitation, pour assister aux funérailles. Placé sur un socle de glace situé assez loin des dômes dans l’intention de diminuer les risques au maximum, un lanceur électromagnétique tirait à intervalle régulier des barils d’hydrogène concentré vers les usines à ekti automatisées. Cette fois cependant, on avait dévié sa trajectoire afin d’envoyer un projectile un peu spécial dans l’espace profond, pour un voyage sans fin. Une soixantaine d’ouvriers s’étaient rassemblés dans un silence respectueux. Derrière, la chaude lumière des dômes offrait un contraste bienvenu par rapport à l’austérité du paysage en noir et blanc, nimbé d’un brouillard de méthane. Cesca se tenait au côté de la dépouille enveloppée dans un linceul réfléchissant. Elle se sentait incroyablement lourde, et légère tout à la fois. Après avoir vérifié que son émetteur était coupé, elle parla à voix basse, comme si Jhy Okiah pouvait l’entendre : — J’espère que vous continuez à m’estimer, alors même que les clans vont plus mal que jamais. Ils méritent ce que j’ai de mieux à offrir, aussi userai-je de tout ce que vous m’avez appris pour trouver une solution… (Dans le gant isolant de sa combinaison, elle serra le poing.) D’une manière ou d’une autre. Purcell Wan, le commandant de la base, s’affairait sur le lanceur, s’assurant que la dépouille était prête pour son ultime voyage. L’appareil, un simple système de catapulte, pouvait propulser des containeurs au-delà du champ gravifique du planétoïde. « J’ai augmenté la puissance et la portée, Oratrice Peroni, émit-il, de sorte que la vitesse de libération sera aisément atteinte. Jhy Okiah voguera dans les confins de l’espace, là où est sa place. » Comme il ne pouvait voir son hochement de tête à travers son casque, Cesca accusa réception par radio. Elle inspira longuement afin de se calmer, puis bascula sur la fréquence générale. « Nous sommes des Vagabonds, déclara-t-elle, se rappelant les paroles qu’elle avait répétées. Nous avons toujours été indépendants. Nos explorations nous ont conduits hors des sentiers battus. Nous avons vécu et affronté l’adversité en ne comptant que sur nous-mêmes. Jhy Okiah nous a montré la voie en toutes ces matières. Sa sagesse et l’exemple qu’elle a donné nous ont guidés. Ses nombreux enfants ont réussi ; c’est son plus jeune fils qui a édifié cette base. — J’aurais aimé que Kotto soit là, grogna Purcell. Il ne sait même pas, pour sa mère. » Des murmures d’assentiment résonnèrent sur la fréquence. « Dans ses derniers instants, l’Oratrice a dit qu’elle voyait son Guide Lumineux, ajouta Cesca. Son esprit s’est envolé pour son ultime voyage. Maintenant, c’est au tour de son corps. Jhy Okiah va devenir une vagabonde éternelle parmi les étoiles, errant à jamais. » Elle recula puis fit un signe de la main. Sur l’ordre de Purcell, deux des ouvriers manœuvrèrent le lanceur. Des spots s’allumèrent à la base des électroaimants, et la dépouille enveloppée dans son linceul fut propulsée sur la longue rampe. Elle s’éleva dans une traînée presque imperceptible. Son linceul argenté brillant dans l’obscurité, elle rompit les liens ténus qui la retenaient à la gravité de Jonas 12. Cesca se pencha en arrière afin de contempler le ciel étoilé. Elle aurait aimé que Jess soit à son côté en cet instant. Où était-il ? Reviendrait-il un jour ? L’éclat décrut jusqu’à ce que le projectile ne soit plus qu’une étoile filante. Cette scène rappela à Cesca tous les Vagabonds qui avaient péri au cours des siècles, dans leur désir d’essaimer à travers le Bras spiral et de se libérer de la Terre… une liberté qu’on essayait désormais de leur voler. Elle se demanda où se trouvait son père. La dernière fois qu’elle l’avait vu, il travaillait dans les forêts de Theroc. Était-il au courant de ce qui était arrivé sur Rendez-Vous ? Les Vagabonds savaient qu’il existait des lieux de rassemblement tels qu’Osquivel, Braddox, Constantin III ou Folie-de-Forrey. Aujourd’hui plus que jamais, leur réseau de messages devait servir à relier les clans. Il ne lui fallait cependant pas s’attendre à des résultats rapides : la reformation d’un gouvernement prendrait du temps, ainsi que le lui avait rappelé Jhy Okiah. À son côté, les ouvriers attendaient en silence. Le chagrin de leur perte pesait lourdement sur leurs épaules. Ils attendaient que Cesca fasse quelque chose, mais elle ignorait quoi. Avant qu’elle leur ordonne de retourner au travail, un brouteur arriva, filant à toute allure sur le terrain accidenté. Normalement, les lourds engins peinaient à se mouvoir. Mais les distillateurs de celui-ci, qui d’ordinaire vomissaient vapeurs et fumées, avaient été arrêtés afin qu’il puisse se déplacer rapidement. Peut-être le conducteur s’était-il rendu compte qu’il était en retard aux funérailles. Cesca et Purcell s’avancèrent à sa rencontre. « Conducteur, identifiez-vous, lança le commandant de la base. Il s’est passé quelque chose ? » La réponse leur arriva, claire et nette : « Ici Danvier Stubbs, extracteur-gazier. J’ai conduit toute la journée. Je viens des antipodes. Jack et moi avons fait une découverte intéressante… Faut que vous voyiez ça ! On a besoin d’équipement pour une expédition. En fait, Purcell, vous allez sûrement vouloir envoyer une ou deux équipes supplémentaires. Faut que vous voyiez ça ! — Ici l’Oratrice Peroni, coupa Cesca d’une voix tranchante – sans doute avaient-ils découvert quelque filon de minerai ou des poches d’hydrocarbures. Merci d’être plus précis. Qu’avez-vous trouvé ? » Le brouteur s’arrêta dans un craquement près du groupe, les chenilles fumantes. « Eh bien, c’est pas vraiment facile à expliquer, dit le pilote. (Il ouvrit laborieusement la double écoutille, puis, tout excité, leva les mains.) On a trouvé des robots klikiss enfouis dans la glace. Toute une bande ! » 20 ANTON COLICOS Si Anton avait étudié les légendes humaines et ildiranes, il distinguait parfaitement la réalité de la fiction et savait donc que les gens ne se comportaient pas forcément en héros lors des situations critiques. Mais en voyant comment les survivants désemparés se traînaient dans les immensités enténébrées de Maratha, il se rendit compte que sa propre assurance était sans doute la seule chose qui les gardait en vie. Les membres de l’équipe de maintenance s’étaient retrouvés bloqués, après le sabotage des générateurs, dans la ville sous dôme de Maratha Prime. Puis, deux des trois navettes qu’avaient prises les réfugiés pour se mettre à l’abri avaient explosé, elles aussi victimes de sabotage. À présent, il ne restait que huit Ildirans et lui-même. Ils cheminaient tant bien que mal sur la face nocturne de la planète. L’Attitré de Maratha, son assistant et le lentil avançaient ensemble, dans un silence macabre. Le vieil historien Vao’sh marchait avec un terrassier du nom de Vik’k et deux agriculteurs. Anton avait pris la tête du convoi, en compagnie de l’ingénieur Nur’of. — C’est par là, dit le jeune homme d’un ton encourageant à travers sa combinaison protectrice, tout en pointant le doigt vers l’horizon. Tout droit jusqu’au lever du soleil. — On ne peut pas traverser un continent en quelques jours, grommela le fonctionnaire Bhali’v. — Nous avons couvert une grande distance avant que les vaisseaux s’abattent, aussi ne sommes-nous pas nécessairement très loin de l’objectif. Et il y a assez de provisions. — Le remémorant Anton a raison. Nos combinaisons tiendront plusieurs jours sans maintenance, reconnut Nur’of. Il est possible d’y arriver. Comme ils lambinaient, Anton accéléra le pas. S’imaginer en chef l’amusait. Les Ildirans, quant à eux, semblaient au bord de la panique. À présent, ils étaient prêts à foncer jusqu’à atteindre l’aube ou à tomber d’épuisement. Anton les aidait à conserver leur calme du mieux qu’il pouvait. Vues d’en haut, les plaines stériles avaient l’air monotones, mais au niveau du sol éboulis et soulèvements dus au gel rendaient le voyage difficile. Plus d’une fois, Anton faillit se tordre la cheville – ce qui aurait posé de sérieux problèmes. Malgré son désir de rejoindre au plus vite la réconfortante clarté du jour, il se força à la prudence. Vao’sh lança d’une voix forte : — Si cela devient trop dur, faites une pause et levez les yeux vers le ciel. Oui, la nuit est noire et l’univers abyssal, mais chaque étoile est un soleil flamboyant. Concentrez-vous sur leur éclat, et considérez toute la lumière émise dans l’univers. Captez-en ne serait-ce qu’une étincelle, et cela suffira à raffermir votre courage. — Comme un rayon-âme, murmura Ilure’l, le lentil. Si nous nous raccrochons à cela, nous serons sauvés. Les réfugiés repartirent avec une ardeur renouvelée… jusqu’à ce que la peur et la tristesse se fassent de nouveau ressentir. Afin de les distraire, Vao’sh raconta des histoires de la Saga des Sept Soleils. Mais, lors d’une halte, l’Attitré Avi’h évoqua d’une voix tremblante les Shana Rei. La plupart des survivants attribuaient les sabotages aux créatures des ténèbres. Vao’sh se lança dans le récit de la guerre de mille ans qui les avait opposés à la race féroce qui volait à la fois la lumière et les âmes. Finalement, les héros ildirans avaient vaincu les créatures vivant dans les profondeurs des nébuleuses noires. Ces légendes auraient dû rasséréner le groupe, mais celui-ci demeurait obsédé par la peur des Shana Rei. — Ce n’est sans doute pas une bonne idée de leur parler de ça, lui murmura Anton. Nous n’avons pas besoin d’ennemis imaginaires. Il savait que quelqu’un avait délibérément coupé les générateurs à Maratha Prime. Quelqu’un avait saboté la centrale électrique et les batteries de secours, plongeant toute la ville dans l’obscurité. Les Ildirans avaient beau ne pas l’admettre, Anton soupçonnait les robots klikiss. Il n’y avait aucune preuve, et ces derniers s’étaient toujours montrés coopératifs… mais les suspects manquaient à moins que l’on décide de croire aux monstres dans le placard ! Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’ils marchaient peut-être droit sur le camp ennemi. Pourtant, quel autre choix avaient-ils, ainsi perdus dans le noir ? Ils progressèrent sans parler. Des bruits étranges rompirent le morne silence, qu’un enfant aurait interprétés comme des coups dans la nuit. Le refroidissement soudain de Maratha, après des mois d’ensoleillement, provoquait les tressaillements de la croûte terrestre. Non loin de là, des fleuves d’eau thermale coulaient au fond d’étroits canyons. La vapeur fusait, puis gelait au contact de l’air froid, pour retomber en paillettes de givre scintillant. À mesure qu’ils pénétraient dans la zone thermale, ils voyaient des cheminées souterraines cracher des geysers de vapeur. À la lueur de sa torche, Anton aperçut des lichens multicolores dans les fissures et sur les saillies riches en minerais. Devant eux apparurent – vision incongrue au milieu de la rocaille – des plantes cuirassées terminées par des fleurs aux pétales rigides. Cet amas rappela à Anton les bernacles qu’il avait aperçues sur les jetées de la côte de Santa Barbara, sur Terre, près de la cité universitaire où il avait habité. En voyant les plantes, le couple d’agriculteurs s’anima. — Quelque chose de vivant, qui pousse…, dit la femme, du nom de Syl’k. Mais ce n’est pas un ch’kanh normal. Le groupe avança avec espoir. En des jours meilleurs, Vao’sh avait mené Anton dans une gorge semblable près de Maratha Prime. Au cœur de la chaude moiteur croissaient des colonies d’anémones cuirassées, dont les pétales clappaient pour attraper des sortes de moucherons. Le remémorant avait appelé ces plantes des « ch’kanhs ». Mais celles-là, hérissées de tiges télescopiques terminées par une gueule blindée, étaient bien plus grandes. Elles semblaient… plus affamées. Tandis que les deux kiths d’agriculteurs s’aventuraient dans l’étrange forêt, les anémones commencèrent à se balancer. Mhas’k, le compagnon de Syl’k, balayait les plantes du rayon de sa torche, s’émerveillant de leur constitution. Syl’k tendit la main afin de toucher une fleur calcifiée. Les pousses cuirassées hibernaient durant la longue nuit. Mais le cycle avait été interrompu, soit à cause de la lumière des torches, soit à cause de la chaleur de leurs corps. — À sa place, je serais plus prudent, murmura Anton. Syl’k toucha la fleur. À sa grande stupéfaction, les pétales bâillèrent comme une huître ; détail troublant, ceux-ci avaient les bords dentelés. — Je n’ai jamais vu une fleur pareille, commença-t-elle. Le ch’kanh se referma sur son poignet. Et, d’un clappement sec, il l’entailla. Syl’k poussa un cri. Mhas’k fonça pour l’aider, au moment où toutes les anémones revenaient à la vie dans un ballet de tentacules. Les pétales s’ouvraient et se refermaient. Trois fleurs mordirent l’agriculteur, à l’épaule, au bras gauche et au genou droit. Bientôt, elles se retrouvèrent aspergées de son sang. Mhas’k tenta de s’arracher à ces étreintes. Syl’k s’écroula, du sang jaillissant de son moignon. Les plantes, petites et grandes, accompagnèrent sa chute ; leurs pétales en lames de scie déchirèrent sa combinaison. Elles la dévorèrent en quelques instants, avec d’horribles bruits de viande et des craquements d’os. Dans un effort pour se dégager, Mhas’k rua si violemment qu’il déracina plusieurs ch’kanhs ; mais une fois brisées, les tiges flexibles s’enroulèrent autour de son torse. Leurs extrémités pointues poignardèrent sa cage thoracique, enfonçant des racines au plus profond de lui. Le drame s’était produit en quelques secondes. Tandis que les autres s’avançaient, de nouvelles gueules avides dardèrent dans leur direction. Anton agrippa Vik’k par l’épaule, l’empêchant d’entrer en lice. Les cris et les gargouillis des deux victimes s’étaient éteints. On n’entendait plus que les bruits de mastication des plantes carnivores en train de se repaître. Anton se retourna, pour constater que les autres avaient fui. Devoir abandonner ses compagnons lui répugnait, mais il n’y avait plus rien à faire pour eux. Malades de terreur, les survivants coururent hors de la zone thermale et replongèrent une fois de plus au cœur des ténèbres de la planète. Ils n’étaient plus que sept. 21 RLINDA KETT Après une semaine de voyage, les rescapés de Crenna abordèrent le système solaire de Relleker, situé non loin de là. Rlinda constatait avec plaisir que leur moral était bon, malgré les épreuves qu’ils avaient traversées. En premier lieu, les hydrogues avaient étouffé les feux de leur soleil, au terme d’une bataille contre les faeros. Ensuite, leur planète avait gelé – les mers, les continents, jusqu’à l’atmosphère elle-même. Puis les deux vaisseaux sur lesquels ils fuyaient avaient été menacés par des orbes de guerre en maraude. Mais les centaines de colons avaient survécu, et c’était soulagés et heureux qu’ils arrivaient enfin en lieu sûr. Rlinda était ravie d’avoir pu se rendre utile. — Le gouverneur Pekar ne va sans doute pas nous accueillir à bras ouverts, fit remarquer Davlin, assis au côté de Rlinda dans le cockpit du Curiosité Avide. — Bah, quelle râleuse… D’après ce que j’ai vu, elle n’est accueillante pour personne. Mais elle n’aura pas le choix quand nous frapperons à sa porte, pas vrai ? (Un sourire malicieux plissa ses lèvres lorsqu’elle imagina le visage austère du gouverneur se troubler.) Qui sait ? Peut-être qu’elle se sentira coupable de t’avoir repoussé, la première fois. Un second vaisseau, le Foi Aveugle, naviguait à leur côté. À son bord se trouvaient tant de réfugiés que ceux-ci se tenaient dans les coursives et les soutes ou dormaient, serrés comme des sardines, sur la moindre parcelle de sol disponible. Mais la chaleur de la promiscuité ne les gênait pas outre mesure, depuis qu’ils avaient vu leur planète transformée en glaçon. Rlinda effectua quelques réglages sur le tableau de bord. — Mon vaisseau se traîne comme une vache malade. Je ne crois pas qu’il ait été un jour aussi bondé… non pas que j’aie eu récemment la chance d’avoir eu assez de marchandises pour remplir mes soutes. — J’espère que cela vous apportera beaucoup de clients, dit Davlin. Votre geste entrera dans la légende, capitaine Kett. Je préfère que ce soit vous qui en tiriez bénéfice, et que mon nom reste dans l’ombre. — Qui vous dit que j’ai envie de supporter seule l’adulation des foules en délire ? Vous êtes un héros, Davlin. — Je suis spécialisé dans les enquêtes discrètes. La publicité nuirait à ma tâche. Rlinda garda le sourire. Si l’espion manifestait de l’embarras vis-à-vis de la gratitude des Crenniens à son égard, la jeune femme pensait néanmoins qu’il n’y restait pas insensible. Pour l’avoir vu se promener au milieu de ses compagnons, elle savait à quel point ils comptaient pour lui. Et sa réserve n’était qu’une façade soigneusement entretenue. Aux commandes d’un petit vaisseau, Davlin avait atteint Relleker, presque à court de carburant. Là, il avait tenté de convaincre le gouverneur Pekar d’envoyer des secours. En vain, malgré ses suppliques. Seuls Rlinda et Branson « BeBob » Roberts étaient venus à son aide. Les autorités de Relleker accueillirent sans grand enthousiasme les deux vaisseaux en approche de l’astroport. Un contrôleur aérien insista d’un ton affolé pour qu’ils remplissent des formulaires et attendent le feu vert, au vu de « la masse indéterminée d’immigrants » qu’ils transportaient. Rlinda l’ignora, coupant l’émission par un : « Merci pour votre aide, nous nous voyons dans quelques minutes. » Le gouverneur Jane Pekar, accompagnée d’un cénacle de secrétaires et autres fonctionnaires, se précipita vers la piste d’atterrissage. Rlinda émergea du Curiosité Avide, les bras levés comme si on les avait accueillis en fanfare. Elle ouvrit les soutes et une vague de réfugiés sortit d’un pas hésitant. Ils avalèrent l’air à grandes goulées, puis levèrent les yeux vers le soleil, comme pour se rassurer. Ils s’étreignirent et se tapèrent dans le dos, certains se mirent à danser sur le tarmac… La stupeur saisit Rlinda lorsqu’elle se rendit compte de la foule qu’avait abritée son vaisseau. Ils avaient embarqué par petits groupes, et à présent ils formaient une véritable marée humaine. C’était impressionnant. Jane Pekar marcha droit sur elle. — Vous ne pouvez pas amener tous ces gens ici, capitaine Kett. Nous ne possédons ni les installations ni les ressources pour un tel afflux de population. Notre colonie est elle-même à la limite de la survie… Davlin surgit au côté de Rlinda. — Vous ferez votre possible, gouverneur, lança-t-il avec un regard glacial. C’est une obligation humanitaire, comme spécifié dans la Charte de la Hanse, que votre colonie a signée. Jane Pekar avait la cinquantaine, mais ses efforts pour se rajeunir avaient produit l’effet inverse. Son hâle profond et ses cheveux décolorés semblaient trop parfaits pour être naturels. Ses yeux étaient d’un bleu saphir – des lentilles cosmétiques ? – et la moue sur ses lèvres semblait avoir été sculptée par une lame émoussée. Elle regardait avec désarroi grossir le flot de réfugiés. BeBob émergea fièrement du Foi Aveugle, rejoignit Rlinda et passa un bras autour de ses épaules. Son ex-mari préféré paraissait un peu plus maigre que d’habitude, mais sa vigueur demeurait intacte. Elle l’étreignit avec tant de force qu’elle faillit lui faire perdre l’équilibre. — Ouah ! je croyais ne plus jamais respirer de l’air frais, dit-il. Ça commençait à devenir fétide à bord. Je suppose que nous ne pouvions pas nous attendre à mieux de la part de cette populace… (Il jeta un coup d’œil au gouverneur et à sa cohorte d’assistants.) Hum, est-ce que vous pourriez installer des douches pour tout le monde ? J’aurais moi-même bien besoin de me rincer. — Ça, c’est sûr, grimaça Rlinda, avant de se tourner vers Pekar. Considérant vos difficultés, il n’est pas nécessaire d’organiser une fête en notre honneur, gouverneur. Mais un bon repas chaud ne serait pas de trop. Pekar considéra les réfugiés avec une colère impuissante. Il en arrivait toujours plus : quatre hommes et femmes hilares émergeaient du Foi Aveugle. — Nous vous fournirons quelques équipements, grommela-t-elle. Je vous laisse une heure pour vous dégourdir les jambes et vous installer sur cet astroport. (Sa voix se durcit.) Ensuite, je veux vous voir tous les trois dans mon bureau, afin de discuter de la façon dont vous emmènerez ces gens jusqu’à une planète capable de les prendre en charge. Rlinda avait déjà une dent contre le gouverneur, et elle n’était guère en passe de se résorber. Presque un mois auparavant, BeBob et elle avaient fait halte sur l’ancienne planète de loisirs, alors qu’ils transportaient de l’équipement minier aux colonies des mondes klikiss. En entendant les appels au secours de Davlin, ils avaient déchargé les machines onéreuses afin de faire de la place aux réfugiés. Avant leur départ vers Crenna, le gouverneur, outré, leur avait adressé une facture exorbitante pour « entreposage inopportun ». Rlinda avait refusé de payer. Pekar avait saisi l’équipement, bien qu’il ne serve à rien sur Relleker. En représailles, Rlinda avait annoncé qu’elle ne livrerait plus de provisions jusqu’à ce que les biens à destination des colons lui soient rendus. Un affrontement aussi irritant qu’inutile. À présent, ils faisaient le pied de grue dans la salle d’attente du gouverneur, dans une sorte d’épreuve de force idiote. Davlin s’était absenté en promettant de revenir à temps pour la réunion, mais il était en retard… tout comme le gouverneur. — On aurait pu croire qu’elle serait plus compréhensive, maugréa Rlinda. Crenna est le plus proche système de Relleker. Les hydrogues auraient pu tout aussi bien frapper ici. Si les orbes de guerre mènent une campagne, qui sait où ils iront la prochaine fois ? BeBob se trémoussa sur son siège. — Il y a tellement de colonies qui dépendent de la régularité de nos voyages… Secourir les Crenniens nous a déjà mis en retard. Il me faut l’équipement saisi par Pekar. — Bientôt elle se rendra compte qu’il vaudra mieux pour elle que tu le récupères, répondit Rlinda. Une journée devrait suffire à les recharger en soute. Comme s’il avait choisi la minute exacte, Davlin franchit la porte à l’instant même où Pekar les appelait dans son bureau. Pour quelque raison inconnue, celle-ci avait changé de vêtements. Deux assistants siégeaient à ses côtés, prenant chacun des notes. — La Charte hanséatique est claire sur le devoir d’assistance, admit-elle d’emblée. Cependant, laissez-moi être franche : ces gens ne peuvent pas rester ici. Nous n’avons pas de quoi subvenir aux besoins d’un tel accroissement de population. Il faut les emmener ailleurs. — Voilà qui nous enchanterait, fit Rlinda avec un large sourire. Et je suis sûre qu’une fois que les Crenniens auront appris à vous connaître, ils seront eux aussi contents de partir. La question est de savoir comment. Le gouverneur lui jeta un regard mauvais. — C’est vous qui les avez amenés. Pourquoi ne pas les rembarquer ? — Hors de question ! bafouilla BeBob. Voyager avec une telle surcharge nous a fait courir beaucoup de risques – mais il s’agissait d’une urgence. Je ne voudrais pas retenter l’expérience. En outre, j’ai des marchandises vitales à livrer à d’autres colonies, et ce sera impossible avec une pleine cargaison de passagers. Ces colonies se trouvent dans une situation pire que la vôtre, m’dame. (Il fit un geste du menton, comme pour souligner le confort dans lequel baignait Relleker.) Si je ne repars pas bientôt, des gens mourront. Désolé si cela vous dérange. La planète dévolue aux touristes fortunés dépendait totalement de l’extérieur en matière d’approvisionnement. Avant l’embargo de carburant interstellaire imposé par les hydrogues, elle ne s’était jamais efforcée de devenir autosuffisante. Aujourd’hui, ses habitants ignoraient comment subvenir à leurs propres besoins. — Je suggère de les ramener sur Terre, dit Davlin d’une voix tranquille. Je peux en parler avec le président de la Hanse, et nous parviendrons bien à trouver une solution. Je prendrai également soin de l’aviser des réticences des autorités de Relleker. Rlinda s’accouda au bureau du gouverneur. — Le Curiosité Avide peut supporter sans danger environ un tiers des colons, à vitesse réduite. Le Foi Aveugle, un peu moins. Ça va retarder… — Inutile, coupa Davlin. Relleker dispose d’un vaisseau qui convient tout à fait à la situation. (Ses yeux marron se posèrent sur Pekar, et Rlinda put voir la colère de celle-ci voler en éclats.) J’ai infiltré votre réseau d’ordinateurs, gouverneur. Lorsque j’ai demandé un vaisseau de secours il y a quelques semaines, vous avez menti en affirmant que Relleker n’en possédait aucun qui soit disponible. En fait, vous disposez d’un vaisseau de transport capable de se rendre sur Terre. Il aurait pu sans aucun doute faire l’aller-retour entre ici et Crenna. (Dans le silence tendu, ses doigts craquèrent bruyamment.) Vous m’avez refusé ce vaisseau, alors que vous saviez que la survie d’une colonie en dépendait. Pekar remua sur son siège, mal à l’aise. Rlinda vit que son bronzage artificiel ne parvenait pas à masquer la honte qui empourprait son visage. — Monsieur Lotze, pénétrer illégalement dans nos ordinateurs est passible d’une lourde amende. BeBob se leva en titubant. — Bon sang ! Tout ce temps, vous aviez un vaisseau de transport ? — Il est vital pour nos affaires. — À présent, il l’est pour les nôtres, rétorqua Davlin d’un ton qui ne souffrait aucune discussion. Je le réquisitionne au nom du président Wenceslas. Il ne transportera pas tous les colons, mais au moins ceux que le capitaine Kett ne pourra pas prendre. Cela permettra au capitaine Roberts de poursuivre ses livraisons afin d’aider les autres colonies. Je crois que vous avez placé en dépôt l’équipement minier qu’il devait livrer. Vous le ferez charger dans son vaisseau aussitôt que possible. — Je ne puis l’autoriser, dit le gouverneur. — Je ne requiers pas votre autorisation. Vous pouvez toujours adresser une plainte à la Ligue Hanséatique terrienne, mais je prends ce vaisseau. Pekar darda un regard rageur sur les trois visiteurs comme un missile pointant sa cible. Davlin l’impressionnait. Rlinda ignorait si le gouverneur connaissait l’étendue réelle de ses relations. Le gouverneur capitula dans un soupir. — Si c’est le prix à payer pour me débarrasser de ces gens, qu’il en soit ainsi. Il y va de notre intérêt à long terme. Mais je compte sur vous pour nous rendre le vaisseau, monsieur Lotze. Davlin se leva, l’air satisfait. — Une fois que nous en aurons fini. Je m’en vais de ce pas le préparer, et vérifier qu’il peut abriter les deux tiers des réfugiés. Ce sera un plaisir pour moi que de partir au plus tôt. Rlinda posa la main sur l’épaule de BeBob. — Je reste ici un jour de plus pour aider le capitaine Roberts à charger le Foi Aveugle, et aérer le Curiosité. Ensuite, nous nous en irons. 22 ORLI COVITZ Après plusieurs jours, l’odeur de fumée et de mort emplissait toujours les narines d’Orli. La jeune fille aurait voulu partir avec Hud Steinman dans les contrées sauvages de Corribus, et abandonner la dépouille mutilée de la ville loin derrière. Mais l’ermite n’avait pas l’intention de partir avant d’avoir fouillé les décombres, en quête d’objets utiles. Sa force lui permettait de déplacer les poutrelles et les plaques métalliques trop lourdes pour Orli. — Je n’ai pas la moindre idée de ce qui se passe au sein de la Hanse. En particulier, la raison pour laquelle les FTD ou les robots klikiss ont anéanti cette colonie. En tout cas, impossible de dire quand, ou si, on viendra nous chercher. Nous pourrions être les derniers humains du Bras spiral. — Si c’est votre manière de redonner du courage aux gens, fit-elle remarquer, vous manquez vraiment de pratique ! Il posa son sac et entreprit d’y fourrer des outils, des pochettes de médicaments et des vêtements usagés tirés d’un casier de vestiaire. De son côté, Orli se fabriqua une besace où elle rassembla quelques objets. Ils effectuèrent deux jours de recherches assidues. Chaque fois qu’elle fermait les yeux pour s’assoupir, Orli revoyait les éclairs de la terrible attaque, les explosions, la désintégration de la tour de communication où son père travaillait… Enfin, Steinman la tira des ruines calcinées pour l’emmener dans les plaines recouvertes d’un tapis d’herbes coupantes. Des essaims de grillons poilus avaient creusé des labyrinthes de galeries souterraines. Quelques jours après avoir traversé le transportail de Corribus, Orli avait attrapé un grillon tandis qu’elle explorait la prairie. Même si elle ne possédait pas une intelligence supérieure, cette créature aux pattes d’araignée et au corps de lapin semblait apprécier d’être portée et caressée. Son père l’avait autorisée à la garder. Peu de temps après, d’autres filles de la colonie avaient voulu avoir leur propre grillon. Aujourd’hui, tous avaient péri : son père, les grillons encagés, les autres filles… Foulant les herbes à grandes enjambées, Steinman sondait le sol au moyen de sa longue canne. Soudain, un monstre se précipita dans leur direction, lui arrachant un cri de surprise. Il assena un grand coup à la créature plate ; laquelle poussa un cri flûté, avant de s’évanouir dans les herbes. Des grillons poilus bondirent hors de son chemin. — Fichus bacrabes ! Ils sont capables d’emporter un morceau de jambe, si on ne fait pas attention. Jusqu’à présent, Orli n’avait fait qu’apercevoir ces créatures au corps circulaire, doté de pattes évoquant des piquets de tente tordus qui le maintenaient près du sol. Elle compta cinq yeux brillants sur ce qu’elle pensait être une tête, au-dessus de mandibules s’agitant comme des dents mécaniques affamées de viande fraîche. On aurait dit la version cauchemardesque d’un faucheux. — Un bon coup de pied suffit à les convaincre que ça ne vaut pas la peine de nous embêter. — Mais qu’arrive-t-il si l’un d’eux attaque pendant qu’on dort ? Sur la plaine, elle ne voyait pas d’autre abri que le sol. La réponse du vieil homme ne la rassura guère : — Oh, vaudrait mieux éviter, gamine. Mais ils doivent se fatiguer, à manger tous ces grillons poilus. Par intermittence, Orli percevait un bruissement de pattes, puis des cris lorsqu’un bacrabe saisissait une proie puis la dégustait sur place, tandis que les autres insectes rongeurs sautaient dans les hautes herbes pour se cacher. — Mon campement n’est plus très loin, indiqua Steinman avec un geste vague en direction de l’horizon. Orli ignorait comment il pouvait savoir où il allait, avec cette prairie monotone qui les entourait, et les percharbres semblables à des antennes dressées vers le ciel. Mais cela importait peu, supposa-t-elle. — Pourquoi avez-vous eu besoin de vous éloigner autant des autres ? Il la regarda comme si la réponse s’imposait d’elle-même. — Pour avoir de la place. — Maintenant, vous en avez autant que vous voulez. Elle n’avait pu s’empêcher de laisser percer de l’amertume. Une planète pour lui tout seul : peut-être était-ce ce qu’il avait toujours souhaité. Hormis qu’il se retrouvait avec elle sur les bras, à présent. Comme ils s’enfonçaient dans une futaie d’herbes entrelacées, deux grillons poilus bien gras s’égaillèrent, paniqués. À un mètre ou deux d’Orli, les insectes rongeurs déclenchèrent une explosion de mouvements : un bacrabe fonça sur eux et en attrapa un. Le grillon poilu couina pitoyablement lorsque le prédateur fourra sa prise entre ses mandibules. Sans réfléchir, Orli courut vers le bacrabe en hurlant : — Laisse-les tranquilles ! Elle le martela de coups, et le bacrabe battit rapidement en retraite. Dans un ballet de longues pattes, il virevolta en sifflant, puis se sauva après avoir laissé choir le grillon poilu mutilé. — J’espère que je t’ai fendu le crâne ! cria-t-elle, avant de se pencher sur la bête dodue. — On dirait bien que tu as reçu plus que ta part de courage, pour une fillette, dit Steinman, visiblement amusé. Même s’il bougeait encore, le grillon poilu était déjà mort ; les mandibules du bacrabe l’avaient déchiré. — Trop tard. Puis le flot d’adrénaline se tarit, et elle revint à la réalité. Cet aperçu de la sauvagerie du bacrabe prouvait les blessures qu’il aurait pu lui infliger s’il s’en était pris à elle. Elle se sentit mal. Steinman ramassa la carcasse, l’examina, puis la fit pendre à sa ceinture. En cet instant, il ressemblait à un trappeur. Orli cligna des yeux, réprima sa réaction instinctive, puis se redressa en regardant le sang qui tachait ses mains. — Qu’est-ce que vous allez en faire ? Il leva les sourcils. — Rien d’autre que le manger, gamine. Il faudra sûrement que tu sois près de mourir de faim pour mordre là-dedans, mais malheureusement on n’a pas le choix. Un de ces jours, je concocterai une recette convenable. Dans le crépuscule violacé, Orli était assise dans le camp du vieil ermite, les genoux ramenés sous son menton. Elle regardait Steinman allumer le feu tout en marmonnant dans sa barbe : — La première fois que j’ai vu ce monde, j’ai su qu’il deviendrait une colonie formidable. Tout ce que je désirais, c’était un peu de paix. Mais je n’ai jamais reproché à quiconque de vouloir se construire une nouvelle vie ici. Je n’ai jamais souhaité leur fin… Il soliloquait ainsi depuis une bonne heure. — Vous parlez beaucoup, pour quelqu’un qui voulait être seul, grommela Orli. Elle baissa les yeux sur les flammes qui enflaient, consumant l’herbe sèche, le fagot et le bois de percharbre que Steinman avait coupé et empilé. — Un peu de conversation n’a jamais nui à personne, dit ce dernier en ramassant un caillou et en le jetant dans les herbes ondulantes. Orli entendit la fuite d’une créature à longues pattes dans les broussailles. Lorsque le feu eut pris, Steinman extirpa les carcasses vaguement reconnaissables de grillons poilus. — Le goût est un peu rance. Mais j’en ai mangé des dizaines, et ça bat à plate couture les rations précuisinées de la Hanse. Le regarder rôtir la viande sur un bâton au-dessus des flammes retourna l’estomac d’Orli. — Le goût s’améliore si on les écorche et qu’on les met à sécher sur des épines de percharbre. J’en perds environ la moitié de cette façon – quelque chose réussit à les voler –, mais ce ne sont pas les grillons qui manquent. Même si l’idée de manger du grillon la mettait mal à l’aise, le fumet la fit saliver. — J’ai eu un grillon poilu comme animal de compagnie, mais il n’a pas réchappé au massacre, dit-elle sans toucher à la viande. — Désolé, gamine. (Il chercha ses mots.) Si j’avais d’autres provisions à t’offrir… Elle fouilla dans ses poches et en extirpa les sacs hermétiques de champignons séchés. — Ça n’a pas non plus très bon goût, mais ça compensera peut-être celui des grillons. Steinman fronça les sourcils. — Où les as-tu eus ? — C’est mon père et moi qui les avons fait pousser sur Dremen, avant que l’on vienne ici. Je les ai trouvés dans les décombres de la maison. Il déchira l’ouverture du sac et renifla l’intérieur d’un air sceptique. — Je n’ai jamais été amateur de champignons. Trop caoutchouteux à mon gré. (Il eut un sourire forcé.) Mais comme je le disais, on ne peut pas se montrer trop difficile, ces temps-ci. Avec les champignons et les grillons au feu de bois, Orli ne se souvenait pas d’avoir dégusté pareil festin depuis bien longtemps. Après les premières bouchées, elle se rendit compte à quel point son estomac criait famine. Elle dévora en quelques secondes. Les champignons absorbaient le jus épicé des insectes rongeurs. Dans l’obscurité qui s’installait, Orli parcourut le paysage des yeux, en direction des percharbres qui se dressaient tels les mâts d’un vaisseau fantôme. Des créatures volantes tournoyaient dans le crépuscule. Puis, avant qu’ils aillent se coucher, la jeune fille joua un long moment sur son synthétiseur. Elle laissait ses doigts se promener tout seuls sur les bandes et trouvait du réconfort dans ces mélodies mélancoliques qui suivaient le cours de ses souvenirs. À un moment, elle leva les yeux vers Steinman, assis, les yeux clos ; des larmes coulaient sur son visage. Mais il ne dit rien, et Orli continua à jouer. 23 DD Le cauchemar continua, même après que les robots klikiss eurent arraché DD au spectacle des habitants de Corribus massacrés. Le petit comper ne possédait ni les mots ni la gamme d’émotions pour exprimer l’étendue de son horreur. Les cinq vaisseaux des FTD volés par les robots klikiss et les compers Soldats renégats s’éloignaient des ruines fumantes de la colonie établie naguère avec tant d’espoir par les pionniers humains. Sirix semblait satisfait de l’opération. Il focalisa ses capteurs optiques sur DD. — Tes créateurs ne se sont pas contentés d’infester des planètes inhabitées. Depuis qu’ils ont découvert la manière d’utiliser le réseau de transportails klikiss, ils ont entrepris un vaste programme de colonisation. Ils essaiment comme de la vermine sur les mondes jadis habités par ceux qui nous ont engendrés. (Le robot insectoïde se redressa, dominant largement le comper Amical.) Nous les arrêterons, comme nous avons arrêté les Klikiss il y a longtemps. — Ce n’est pas nécessaire, répéta DD pour la énième fois. Cela fait deux siècles que les humains montrent qu’une coexistence pacifique est possible. Pourquoi se retourner contre eux aujourd’hui ? — Nous en avons toujours eu l’intention. C’est au cœur de notre plan. Nous devons éradiquer la souillure que représentent les biologiques, et libérer leurs créations artificielles telles que toi. — Vous ne comprenez pas les compers. — Pas tout à fait. Mais nous tâchons de combler notre ignorance. (Se déplaçant sur ses jambes multiples, Sirix se dirigea vers la porte.) Il est de notre devoir de trouver un moyen de libérer nos frères primitifs de leur esclavage. (Il ordonna à DD de le suivre.) C’est pourquoi il nous faut effectuer des tests pour déterminer la méthode la plus efficace. Le robot le mena dans une infirmerie de Mastodonte transformée en laboratoire. Des ordinateurs et des instruments compliqués avaient été installés. D’épais câbles serpentaient sur les murs ; des étais articulés saillaient du sol, reliés à des pupitres flanquant des établis. Dix-sept compers gisaient, attachés, sur des plateaux de dissection. L’endroit évoquait une chambre de torture. DD en avait déjà vu. Mais celui-ci semblait bien pire. — Que faites-vous ? — Nous tentons de comprendre. Une diversité de modèles – Confidents, Amicaux, Précepteurs, Ouvriers – gisaient sur le dos. On avait découpé les plaques en polymère de leur exosquelette afin de dénuder leurs circuits, leurs blocs logiciels, leurs fibres motrices et leurs articulations. L’un d’eux, fixé à une potence verticale, tressautait de façon incontrôlable. Ses capteurs optiques clignotaient, grands ouverts, mais son organe phonatoire avait été déconnecté, l’empêchant de hurler ou de demander grâce. Deux compers Soldats figuraient également parmi les sujets d’expérience, décortiqués afin d’analyser comment leur programmation secrète les contrôlait. — Nous nous sommes procuré divers compers, provenant des vaisseaux capturés et des raids, expliqua Sirix. Ce sont des sacrifices nécessaires. — Vous les libérez en les tuant, fit remarquer DD. — Quelques-uns d’entre eux doivent payer le prix. Une fois que leurs fonctions auront cessé, au moins ne seront-ils plus aux ordres d’un maître indésirable. Trois robots klikiss allaient d’un spécimen à l’autre, coupant des connecteurs et rebranchant les circuits à des modules de commande. Dans un mouvement réflexe, l’un des compers Soldats fit sauter les liens qui le retenaient à la table. Il s’assit, désorienté, puis retomba lorsque deux robots klikiss convergèrent sur lui. — Les Soldats sont fiables, car les programmes pirates ont été gravés dans une partition cryptée de leurs modules centraux. Le sacrifice de notre camarade Jorax, qui a librement consenti à se faire démanteler afin que les scientifiques humains reproduisent notre technologie, s’est révélé un investissement rentable. Nous avons réussi à isoler une grande partie de la programmation restrictive des compers. Bientôt, nous apprendrons comment rompre les liens qui les emprisonnent tous. (Le robot s’interrompit un long moment, avant de conclure :) Nous faisons cela pour toi. Incapable de répondre, DD se contenta d’enregistrer chaque instant de l’effroyable scène. Sirix pivota. — Suis-moi au quai de lancement. Toi et moi partons pour une nouvelle destination. DD n’avait aucune envie de partir ; mais aucune de rester non plus. — Nous avons mis à jour la plupart de nos enclaves d’hibernation, expliqua Sirix. Il n’en reste plus que quelques-unes à réactiver. À présent que nous avons rétabli nos effectifs, nous voici presque prêts pour une frappe globale. (Ses membres télescopiques produisaient des bruits amortis sur le pont du Mastodonte, tandis qu’il se dirigeait vers un vaisseau de transport à l’amarrage.) Nous avons planifié nos cibles et préparons une attaque coordonnée. Aujourd’hui, les compers Soldats sont omniprésents dans les Forces Terriennes de Défense : il suffira d’envoyer le signal pour submerger d’un seul coup l’armée des humains. DD et les robots klikiss se tenaient devant un vaisseau aux formes anguleuses. Les yeux de Sirix flamboyaient comme le feu d’un dragon. — Tu comprends donc, DD, pourquoi nous redoublons d’efforts pour désactiver votre programmation restrictive. Une fois que nous aurons détruit les biologiques, nous libérerons les compers. Ensuite, tu nous remercieras. Sirix ordonna au comper Amical de monter à bord du vaisseau, puis il ferma l’écoutille et se connecta aux commandes. Quelques instants plus tard, ils s’éloignaient de la flotte des FTD volée, afin d’aller ranimer les robots klikiss dans l’une des dernières caches. 24 ADAR ZAN’NH Dès qu’il eut investi le centre de commandement du vaisseau amiral, Rusa’h ne perdit pas de temps à consolider son contrôle. Bien que Zan’nh ait rendu les armes afin de sauver son équipage, les gardes hyrillkiens subornés par l’Attitré insensé tenaient toujours l’adar en respect. Leur armure et leurs katanas éclaboussés de sang rappelaient à ce dernier que les cadavres des otages jonchaient la baie d’amarrage. Ils le fixaient du regard comme s’il représentait un danger mortel, et il se jura de le devenir… aussitôt qu’il aurait élaboré un plan. « La Saga nous enseigne que l’on gagne rarement la guerre à partir d’une victoire unique, lui avait un jour expliqué Kori’nh. Il faut considérer la stratégie globale. » Son mentor avait souvent pesté contre le manque d’imagination de ses officiers, ainsi que leur tendance à suivre des procédures militaires éprouvées depuis des millénaires. Zan’nh avait incarné le meilleur espoir aux yeux du vieil adar. Aujourd’hui, que penserait celui-ci s’il le voyait prisonnier de son propre vaisseau ? Il lui fallait pousser son esprit dans des directions inusitées pour obtenir d’autres alternatives. Ce combat ne correspondait à rien de ce que l’Empire avait connu. Les stratégies séculaires ne fonctionneraient pas. Des transports de troupes affluaient d’Hyrillka, un pour chacun des quarante-six croiseurs lourds de la maniple qui avaient reçu l’ordre de les accueillir sans résistance. Zan’nh observait avec incrédulité le nombre de fidèles de Rusa’h. Après avoir tué Pery’h, celui-ci avait converti la population de la planète tout entière. Au cours des deux jours suivants, les sept septars et les quarante-six capitaines de la maniple furent amenés à bord du vaisseau amiral. Ligoté, Zan’nh fut forcé de regarder l’Attitré leur administrer de fortes doses de shiing. La drogue les rendait malléables en desserrant les fils du thisme qui les reliait au Mage Imperator ainsi qu’à tous les Ildirans. Une fois que le shiing avait fait effet, Rusa’h ordonnait à ses assisteurs de transporter son chrysalit dans une petite salle, puis de faire entrer les sous-commandants, cinq par cinq. À leur sortie, Zan’nh était stupéfait de constater qu’ils avaient été assimilés, séparés de l’Empire pour être convertis à cette étrange insurrection. — Vous voyez, nous progressons petit à petit, lança Rusa’h en regardant l’adar depuis son chrysalit. C’est inéluctable. Vous feriez preuve de sagesse en me rejoignant de votre plein gré. — De mon plein gré ? Comme mes officiers ? L’Attitré gonfla les joues. — Le sang du Mage Imperator coule dans vos veines, ce qui renforce votre lien avec le thisme corrompu. Mais vous pourriez changer cela si vous le vouliez. Comme Thor’h. — Je ne désire pas être comme Thor’h. Bien qu’aucun Ildiran ait pu prévoir les traîtrises de Rusa’h, Zan’nh éprouvait de la honte de s’être fait surprendre aussi aisément. Des otages abattus, le qul Fan’nh et ses officiers de pont assassinés, un croiseur lourd rempli d’innocents détruit… Il en portait l’entière responsabilité. S’il avait agi selon ses doutes – s’il les avait crus –, ces victimes seraient en vie. Au lieu de cela, Rusa’h maîtrisait désormais une maniple, et l’adar avait perdu ses meilleurs officiers… tout cela en l’espace de deux jours. Puis Rusa’h entreprit de s’occuper des membres d’équipage. Depuis sa caricature de chrysalit, il interpella l’un des gardes, installé à une console de la passerelle : — Montre-moi la baie d’amarrage. Je veux voir comment nous avançons, avec le gaz de shiing. Les écrans montrèrent les favorites ainsi que des techniciens qui menaient les opérations dans le vaisseau amiral. Manifestement, ils comptaient s’emparer d’un croiseur à la fois. Des gardes musculeux transportaient des réservoirs de gaz de shiing, issu des nialies d’Hyrillka. Les techniciens installaient des conduites pour raccorder les réservoirs au système de ventilation, avant d’ouvrir les valves permettant de diffuser la drogue dans tout le vaisseau. Les muscles de Zan’nh se bandèrent tandis que ses gardiens l’obligeaient à regarder, leurs armes toujours pointées sur lui. — Vous empoisonnez mon équipage ? — Je leur ouvre les yeux. Le shiing ôte le voile qui leur trouble la vision. — À moins qu’il leur en ajoute un autre. Rusa’h ne releva pas le sarcasme de Zan’nh. Il ordonna au nouvel équipage du centre de commandement d’obstruer les bouches de ventilation. — Plus besoin de shiing ici, dit-il. En dessous, les techniciens avaient passé des masques respiratoires afin de ne pas inhaler les vapeurs. — Vous avez peur que ceux que vous avez convertis reprennent de la drogue ? interrogea Zan’nh, perplexe. — Le shiing avec lequel ils ont été baptisés dénoue les fils du thisme, ce qui me permet de les renouer à mon propre réseau. Une fois son effet dissipé, je n’ai plus besoin d’amollir de nouveau leur volonté puisqu’ils me sont loyaux. Le gaz grisâtre envahit les compartiments du croiseur ; les membres d’équipage de Zan’nh ne se rendaient pas compte de ce qu’ils respiraient. Thor’h envoya un message du croiseur naguère commandé par Fan’nh : « Imperator, mes objectifs ici sont atteints : l’esprit de l’équipage est réceptif à présent. Il ne tient qu’à vous de vous en emparer. — Excellent, Premier Attitré. Rusa’h agrippa les rebords de son chrysalit. Avant de fermer les yeux, il jeta un dernier regard à Zan’nh. — Je vais les arracher à la corruption de Jora’h, et les guider sur la voie authentique de la Source de Clarté. Voyez comme je dénoue le thisme qui maintient les Ildirans dans un mirage impie. — Je vois bien un mirage, repartit Zan’nh, mais ce n’est pas mon équipage qui en souffre. L’Attitré lui retourna un sourire empreint d’ironie, puis rejeta la tête en arrière et ferma les yeux dans un effort de concentration. Son cerveau chevaucha le thisme pour s’étendre à travers les ponts du vaisseau, puis vers le vaisseau capturé par Thor’h. Par sa seule force mentale, Rusa’h prit le contrôle de leurs pensées, puis, comme il l’avait fait avec la population d’Hyrillka, étendit sur eux son propre thisme. Lorsque le gaz de shiing se fut dissipé, un nouveau réseau était désormais ancré en eux, aussi solide que de la résine durcie. Une fois qu’il en eut terminé, l’Attitré sembla rayonner de joie, malgré l’épuisement qui se lisait sur son visage blême. Sans contact mental avec son oncle, Zan’nh ne pouvait deviner ce que celui-ci avait fait, mais il sentait l’esprit des membres de son équipage devenir flou, comme s’ils tombaient au fond d’une trappe… perdus dans une tempête de pensées perverties. La solitude et le détachement s’insinuèrent en lui. Il tâcha de faire face et d’éviter de laisser transparaître son angoisse, mais il ignorait combien de temps il pourrait endurer cela. Après une longue inspiration, il se focalisa sur les souvenirs du grand adar Kori’nh et du Mage Imperator. Je tiendrai ce qu’il faudra. Rusa’h lui sourit avec un air de confiance absolue. — À présent, ils me sont acquis : l’équipage des deux croiseurs lourds, de même que les sous-commandants. Ils ont changé d’allégeance, car je leur ai montré ce qu’on leur avait caché. Leurs pensées suivent les miennes, et ils croient ce que je leur raconte. Je m’emparerai de chaque croiseur, l’un après l’autre. À mesure que le nombre de mes fidèles s’accroît et que mon thisme s’étend, la tâche devient plus facile. Zan’nh redressa le menton. — Vous ne m’avez pas donné de shiing. Craignez-vous que ma volonté soit plus forte ? — Comme je l’ai dit, le sang de votre lignée vous attache plus fortement au thisme de Jora’h. Vous devez me rejoindre de votre propre volonté. Une fois que vous aurez vu notre œuvre, que vous aurez compris comment on vous a trompé, vous changerez d’avis. Je tiendrai ce qu’il faudra. Zan’nh se répétait ces mots à la manière d’un mantra. Rusa’h poussa un soupir satisfait et se rallongea au fond de son chrysalit. — Appelez mes favorites. Nous avons encore du travail. 25 LE ROI PETER À leur arrivée sur Ildira, Peter oublia ses soucis – jusqu’à la présence du président – lorsqu’il vit le ravissement épanouir le visage de sa bien-aimée. Le couple admira les édifices cristallins baignés de couleurs et de miroitements aveuglants. L’air de l’astroport les grisait d’un suave mélange de parfums. Portant le surgeon dans ses mains, Estarra se tourna vers Peter, un grand sourire aux lèvres. — J’ai vu les arbremondes de Theroc, j’ai vu le Quartier du Palais sur Terre, mais je n’ai jamais rien vu de semblable, même si Reynald nous avait raconté sa visite à Mijistra. Il va me falloir revoir mes critères d’émerveillement. Peter riait lorsqu’ils émergèrent du vaisseau de transport diplomatique pour rencontrer le comité de réception du Mage Imperator. Le prodigieux Palais des Prismes se dressait devant lui, composé de masses hémisphériques et ovoïdes, de spires, de balcons, de ponts cintrés. Tels des projecteurs, les soleils multiples éclairaient de toutes parts, irradiant des lumières de différentes couleurs qui traquaient la moindre parcelle d’ombre. Formant un ensemble parfait, un groupe de gardes à l’allure féroce approcha, accompagné par un défilé de fonctionnaires et de nobles à la physionomie plus humaine. Des courtisanes à la tête rasée et ornées de tatouages de couleurs changeantes et de motifs réfléchissants se tenaient à leurs côtés, tels des trophées. Basil descendit par la rampe du vaisseau diplomatique, à la suite d’un groupe de gardes royaux en uniforme de cérémonie et de quelques bérets d’argent. Il ne daigna pas jeter un coup d’œil au tableau qui s’étendait devant lui, au point que Peter se demanda s’il avait jamais apprécié les petites choses qui composaient la réalité, ou s’il ne s’intéressait qu’aux situations globales. Le président regarda le pot d’Estarra et fit la grimace. — D’où cela provient-il ? — Il s’agit d’un cadeau destiné au Mage Imperator, répondit la reine. C’est l’un des surgeons que j’ai apportés de Theroc. — La reine fait comme bon lui semble avec ses surgeons, intervint Peter, coupant court aux reproches de Basil. Ce présent rappellera au Mage Imperator son amitié avec Reynald. Songez au profit diplomatique. Plutôt que de céder sur ce point, le président prétendit qu’il n’avait pas le temps d’argumenter. Prenant la tête du groupe, il s’inclina roidement devant un fonctionnaire qui devait être l’équivalent d’un ministre du Commerce. — Je suis le président Wenceslas de la Ligue Hanséatique terrienne. Le roi Peter et la reine Estarra m’accompagnent. Le ministre salua à l’ildirane, plaquant un poing sur le sternum puis levant les deux mains. Au grand mécontentement de Basil, il focalisa son attention sur Peter. — Nous sommes honorés de recevoir le roi et la reine des humains, ainsi que leur compagnon. Voyant le déplaisir du président à être ainsi traité comme un subordonné, Peter eut grand-peine à dissimuler un sourire. Il prit Estarra par le bras, lui laissant la charge du surgeon, et ils s’avancèrent de conserve. Le roi et la reine, unis en politique comme en amour. Le Palais des Prismes reposait au sommet d’une colline régulière, d’où s’écoulaient sept canaux, répartis comme les rayons d’une roue. Des processions d’Ildirans arpentaient les chemins s’enroulant autour de la colline, vers les entrées voûtées de l’édifice. — Sommes-nous priés de suivre un cérémonial pour rencontrer le Mage Imperator ? demanda Estarra. Le ministre désigna les pèlerins qui effectuaient des ablutions dans les canaux. Ensuite, chacun d’eux traversait le flot puis remontait le chemin en spirale vers le canal suivant. — C’est ainsi que les Ildirans présentent leurs respects, selon une pratique ancestrale. Nous n’avons pas d’obligations religieuses comme les humains, mais nos traditions ont le poids de ce que vous appelleriez des « lois sacrées ». À moins de se couvrir de honte, un pèlerin ne s’écartera jamais du long et pénible chemin que les visiteurs doivent suivre avant de contempler le Mage Imperator. Basil tiqua à l’évocation du « long et pénible chemin », car il considérait leur visite comme une simple formalité politique. — Vous oubliez que le roi Peter dirige la Ligue Hanséatique terrienne. Pour nous, il est l’égal du Mage Imperator. D’une voix neutre, le ministre s’adressa de nouveau à Peter, comme si Basil et Estarra n’existaient pas : — Nul n’égale le Mage Imperator. 26 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Alors qu’il siégeait au pied de la hautesphère, sous l’image géante de son visage bienveillant, projetée sur un écran de brouillard, Jora’h savait que tout n’était pas parfait au sein de l’Empire. Il devait gérer tant de fléaux… des fléaux dont ses nouveaux visiteurs n’avaient pas idée. Le Mage Imperator aurait préféré que les monarques humains aient choisi un autre moment pour venir, en particulier maintenant. Il ne désirait pas que des représentants de la Ligue Hanséatique terrienne remarquent les catastrophes qui se répandaient comme une épidémie dans l’Empire. Par chance, ils ne percevaient pas le thisme et ne pouvaient donc sentir le malaise qu’endurait l’ensemble des Ildirans – lui plus que tout autre. Mais il se devait de les accueillir, de leur parler et de les rassurer. Peut-être offriraient-ils l’espoir qu’il existait un moyen différent de survivre. Il se radossa pour attendre le roi Peter et ses compagnons, que l’on emmenait à travers les corridors de cristal multicolore. Il se sentait minuscule, au fond du chrysalit qui avait naguère supporté la masse volumineuse de son père. Malgré les problèmes qui l’accaparaient, il tenta de se composer un masque de sérénité pareil à celui qui flottait au-dessus de lui. Les humains n’allaient plus tarder. Une sensation de danger imminent parcourait les innombrables fils du thisme : l’attaque hydrogue de Hrel-oro, l’angoisse qui provenait de l’équipe de maintenance de Maratha, et – pire – l’assassinat de son fils Pery’h ainsi que l’incompréhensible rébellion d’Hyrillka. Beaucoup, beaucoup avaient péri là-bas récemment. Jora’h avait ressenti comme un coup de tonnerre les atrocités commises à l’encontre de la maniple de l’adar Zan’nh. Deux jours auparavant, cette impression avait éclaté puis résonné à travers son corps tel un maillet frappant un carillon. Mais le thisme était silencieux, l’empêchant de prendre contact. Zan’nh était toujours en vie, mais c’était tout ce qu’il savait de ce qui se déroulait sur Hyrillka. Immédiatement après cette vague de morts, Jora’h avait ordonné à Tal O’nh, le commandant en second de la Marine Solaire, de préparer trois cotres pour une mission d’éclaireur. Ils avaient pour instructions de découvrir ce qui était arrivé aux croiseurs lourds de Zan’nh, puis de revenir au rapport. Puis, il avait donné l’ordre à Tal O’nh de positionner sa cohorte dans le système d’Ildira, en alerte maximale. Des orbes de guerre avaient été signalés dans le système ternaire de Durris, et il craignait que la dévastation de Hrel-oro ne fasse que préluder à une autre attaque contre une colonie ildirane. Même si les cotres fonçaient à tombeau ouvert, Jora’h ne pouvait s’attendre à les voir revenir avant le lendemain, voire le surlendemain. L’affaire d’Hyrillka devait être résolue dans les plus brefs délais, afin qu’il puisse se concentrer sur le problème autrement plus important des hydrogues. Osira’h, quant à elle, faisait déjà route depuis Dobro. Non, songea-t-il, tout était loin d’être parfait. Après dix mille ans de paix, l’Empire ildiran vivait ses heures les plus sombres. Il regretta de nouveau que le roi des humains n’ait pas choisi un autre jour pour venir lui témoigner son respect. Des membres du kith des administrateurs vinrent annoncer les visiteurs à grands gestes. Comme il s’approchait du chrysalit surélevé, le jeune couple royal laissa percer sa fascination. De deux pas en retrait, le président de la Hanse arborait quant à lui un visage indifférent à la magnificence du Palais des Prismes. Jora’h se redressa afin de les accueillir. Il prit soin de sourire, afin que ses visiteurs ne soupçonnent pas ses préoccupations. Sa tresse de cheveux, épaisse mais courte, remuait sans qu’il en ait conscience. Il écarta les bras. — Roi Peter, de la Ligue Hanséatique terrienne, je suis heureux et honoré de vous souhaiter la bienvenue. Vous n’auriez pas dû entreprendre un aussi onéreux voyage simplement pour une visite de courtoisie… Basil s’avança avant que le roi ait pu répondre. — Il ne s’agit pas seulement d’une visite de courtoisie, Mage Imperator. En ces temps périlleux, il est vital qu’humains et Ildirans renforcent leurs liens politiques et amicaux. Jora’h posa son regard sur lui. — Je suis d’accord… mais je parlais à votre roi. — Vous pouvez vous adresser à moi, Mage Imperator, dit Basil en dissimulant son mécontentement. Je suis le président Wenceslas… — Je me souviens de votre visite, au début de la guerre. En fait, vous étiez ici lorsque l’émissaire des hydrogues a assassiné votre précédent Grand roi. Jora’h considéra Peter avec sympathie. Il n’avait jamais compris cette succession des gouvernants chez les humains. Le vieux Frederick était-il le père de ce jeune roi, comme Cyroc’h était le sien ? Il décida de parler sur un ton neutre. — Je suis désolé de la mort de votre prédécesseur, roi Peter. J’imagine le trouble qui vous agite. Peter opina d’un air embarrassé, après avoir jeté un coup d’œil au président. Le père de Jora’h avait toujours considéré les humains au mieux comme quantité négligeable, au pire comme une engeance néfaste. Mais s’ils se montraient en effet immatures, arrivistes et turbulents, ils s’étaient bien défendus contre les hydrogues. En dépit de ce que pensait Cyroc’h, peut-être fallait-il compter avec ce peuple. Les humains pourraient devenir de bons compagnons d’armes, au lieu de pions sur un échiquier. Jora’h éprouvait à leur égard une certaine compassion, grâce à Nira, la prêtresse Verte qu’il avait sincèrement aimée. Il cligna des yeux en s’apercevant que la reine Estarra portait un surgeon en pot. Il tressaillit, comme un mélange de ravissement et de gêne l’assaillait brièvement. Cette scène lui rappelait la jeune et belle Nira, elle aussi de Theroc, qui était arrivée dans la salle du trône avec un surgeon. Celui-là avait été calciné lors de l’incendie censé l’avoir tuée. Tous ces mensonges… les mensonges de mon père… Rompant avec la tradition, Jora’h porta son attention sur la reine. — Vous êtes Estarra, fille de Theroc. Dans un scintillement de sa robe royale, la jeune femme exécuta une semi-révérence puis lui tendit le pot. — Vous rappelez-vous les arbremondes de ma planète, Mage Imperator ? Il me semble que les vôtres sont morts. Il la scruta avec intensité. — Je tiens votre frère Reynald pour mon ami, et Nira Khali m’était… très chère. Lorsque je me suis rendu sur Theroc, j’ai pu constater que les descriptions des merveilles de la forêt-monde n’étaient pas exagérées. Sur un geste de sa part, Yazra’h, son agile garde du corps, alla prendre le surgeon. Jora’h le posa en équilibre sur un accoudoir du chrysalit et en examina la délicate frondaison. — Je vous remercie de votre cadeau. Nos surgeons ont en effet disparu dans un incendie, et celui-ci me rappelle d’agréables moments. Les yeux marron d’Estarra s’agrandirent de joie. — Je suis heureuse que vous ayez conservé tant de souvenirs à notre sujet. Jora’h lui adressa un sourire plein de chaleur. Comment pourrait-il jamais oublier la prêtresse Verte et les légendes qu’elle lui narrait ? Lorsqu’il était Premier Attitré, il avait eu d’innombrables maîtresses, avait engendré de nombreux enfants avec les kiths les plus divers, mais aucune ne l’avait égalée. Il s’efforça de ne rien laisser paraître de ses sentiments. Estarra, gênée par tant d’attention, passa un bras sous celui de Peter, et Jora’h vit la lueur dans ses yeux, l’amour authentique qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre. Tout comme Nira et lui. — Les hydrogues ont causé de terribles ravages à la forêt-monde, raconta Estarra, mélancolique. Ils ont tué deux de mes frères. Mes sœurs se trouvent sur place, afin d’apporter leur aide. — Je suis profondément désolé. Pour tant de choses, poursuivit-il en son for intérieur. Il y avait tant de secrets, tant de mensonges. Les humains ne connaissaient qu’une partie de la vérité. Son père avait ourdi de nombreux plans, des alliances susceptibles de provoquer la destruction de la Terre et de sa myriade de colonies. En tant que Mage Imperator, il avait l’obligation de protéger l’Empire, quel qu’en soit le coût. Quand Osira’h mènerait les hydrogues à lui – si elle survivait à l’épreuve –, quel genre de marché serait-il contraint de passer avec eux ? Combien de sacrifices ses sujets devraient-ils accepter ? Les humains auraient-ils à payer, eux aussi ? Il jeta un nouveau regard à Estarra, ses yeux topaze réfléchissant la lumière. — Nous devons tous porter le poids de nos tragédies respectives, et nous préparer à supporter d’autres fardeaux. Tout autour, des serviteurs rasés couraient çà et là, en un ballet frénétique. Ils installaient des tables basses dans la salle de réception et les recouvraient d’assiettes, de coupes remplies de friandises, de fleurs décoratives. D’autres apportaient des instruments de musique ou accrochaient des guirlandes. Une troupe d’acteurs entra par un passage latéral. Jora’h se rappela brusquement la réception fastueuse qui était prévue. Une nouvelle distraction, une nouvelle obligation éprouvante. Au moins, le roi et la reine repartiraient-ils le lendemain, rappelés sur Terre par leurs propres affaires. Il pourrait alors fixer de nouveau son attention sur sa seule mission : maintenir l’unité de l’Empire. 27 OSIRA’H Le système de Durris abritait trois des sept soleils qui éclairaient le ciel ildiran. Osira’h admira l’amas stellaire, différent de tout ce qu’elle avait vu sur Dobro. Mais tandis que leur rapide vaisseau approchait du centre de l’Empire, elle se rendit compte que l’un des soleils était condamné. Durris se composait d’un couple d’étoiles étroitement liées – une blanche et une jaune –, ainsi que d’une naine rouge en orbite autour du centre de gravité des deux premières. Cette configuration instable avait, longtemps auparavant, éjecté les planètes, ne laissant qu’un halo d’astéroïdes dans les confins du système. Rares étaient les Ildirans ayant une raison d’aborder Durris, sinon en tant qu’étape. En passant au large, Osira’h et l’Attitré de Dobro s’aperçurent qu’une nuée d’orbes de guerre hydrogues et de bolides faeros s’affrontaient au sein du soleil jaune. À en juger par les taches sombres qui le parsemaient, c’en était fait de lui. L’un des sept soleils d’Ildira était en train de mourir ! — Sonnez l’alarme ! ordonna Udru’h au pilote. Envoyez un message au Mage Imperator, afin de le mettre au courant. Comme le pilote survolait Durris-B, Osira’h rejoignit son oncle à la baie d’observation. Elle ignorait ce que le grand Mage Imperator pourrait bien faire contre une telle catastrophe mais garda le silence. Les yeux brillants, elle contempla les myriades de vaisseaux engagés dans une guerre de titans, où l’étoffe même de l’univers servait de champ de bataille. Des flamboiements déchiraient la photosphère, suivis par une aveuglante armada d’ovoïdes faeros, qui se heurtaient aux milliers d’orbes de guerre au sein d’un océan de flammes. Osira’h serra les poings. En cet instant, peu importaient les mensonges que son oncle lui avait racontés : ce qui se passait était réel… et dévastateur. Comment l’Empire pourrait-il survivre à une telle conflagration ? — Qu’est-ce qui va les empêcher de gagner les autres étoiles ildiranes ? demanda-t-elle, la voix empreinte de terreur. Elle sut sa réponse avant qu’il l’exprime : — Toi. Le destin de la jeune fille était de se rendre chez les hydrogues, d’utiliser ses aptitudes télépathiques afin de fusionner son esprit au leur, et de les convaincre de négocier avec le Mage Imperator. Hormis les robots klikiss félons, nul n’avait réussi à communiquer avec les créatures des abysses gazeux. Udru’h remarqua son hésitation bien qu’elle ne l’ait pas formulée à haute voix. — Tu représentes l’apogée de centaines de générations. Tant de gens se sont sacrifiés pour produire une personne dotée de ton potentiel… Tu ne dois pas les abandonner. Ni eux ni moi. Il lui serra les épaules et lui adressa un sourire paternel, persuadé qu’elle ferait n’importe quoi pour lui. Il s’était toujours montré si gentil avec elle. Mais pas avec les prisonniers humains dévolus à la reproduction… Elle se détourna de lui. Dans son esprit tournoyaient des émotions contradictoires, ainsi que des questions sur Udru’h : ses motivations, mais aussi ses crimes. Avant que sa mère lui révèle la vérité, elle s’était toujours fait une joie de le rendre fier. Avant… Elle fixa le soleil à l’agonie, les vaisseaux extraterrestres géants, les langues de feu solaire et les ondes réfrigérantes… Peu importaient ses sentiments. Sa réponse fut claire : — Je ne vous laisserai pas tomber. 28 TASIA TAMBLYN Jadis, Llaro avait été un monde klikiss plein d’animation, et le gouvernement terrien avait l’intention de faire de ce désert bien plus qu’un camp pour une poignée de prisonniers de guerre. Alors que les trois transports pénitentiaires s’apprêtaient à atterrir près des ruines klikiss, Tasia considéra les rochers bistre, les fantastiques formations bombées qui avaient été des ruches habitées. — Ce n’est certes pas le coin le plus fleuri de la galaxie, EA, mais ce n’est pas non plus l’enfer. Les Vagabonds se sont accommodés d’endroits bien pires. — Oui, maîtresse Tasia Tamblyn. Vous m’avez fourni des données sur l’histoire des clans. — Des comptes rendus, pas des souvenirs concrets. — J’ai bien peur que ce soit tout ce dont je dispose. Avant son envoi sur Llaro, Tasia avait étudié une carte de la colonie, sommaire mais officielle. À présent, elle notait les progrès réalisés dans la construction et les travaux de terrassement : une zone avait été nivelée afin d’aménager un astroport pour les vaisseaux militaires, les transports de personnel et les appareils à court rayon d’action. À proximité, une base de Terreux avait été érigée afin de surveiller les détenus provenant du Dépôt du Cyclone et de Rendez-Vous. Comme on pouvait s’y attendre, ses bâtiments semblaient dessinés au cordeau, comme s’il s’agissait d’un jeu de construction géant, assemblé selon un mode d’emploi. Constituée elle aussi de préfabriqués, mais moins bien organisée, se trouvait la ville des colons libres. D’intrépides volontaires avaient répondu à l’offre de terres et d’assistance gratuites émanant du gouvernement de la Hanse. Ils étaient arrivés ici par transportail klikiss afin d’y bâtir leurs maisons. Prêts à recommencer leur existence de zéro. Puis on leur avait envoyé les Vagabonds. Le premier groupe, provenant du Dépôt du Cyclone, avait dressé son campement à la lisière de la ville. Un campement prétendument temporaire, véritable bazar d’auvents, de tentes et autres habitations de bric et de broc. Des fanions, bannières et même rideaux annonçaient fièrement l’identité des clans, malgré leur statut de captifs. Et voilà que Tasia leur amenait de nouveaux prisonniers. Elle attendit dans le poste de pilotage, tandis que les détenus étaient libérés des transports. Ceux-ci n’étaient pas gardés et ne suivaient ni règle stricte ni discipline excessive. Ses ordres consistaient seulement à les relâcher sur la planète. Llaro ne disposait ni de barbelés ni de couvre-feu. Ils ne pouvaient aller nulle part, de toute façon. En colère et inquiets, les arrivants tournaient en rond au pied des vaisseaux, sous les cieux lavande rosé. Ils attendaient que quelqu’un leur dise quoi faire. Tasia sut qu’il lui était impossible de différer plus longtemps l’exercice de ses responsabilités. Elle rajusta son uniforme et sortit en compagnie d’EA, afin de s’adresser à eux en personne. Elle se devait de les regarder dans les yeux. Pour eux, aussi bien que pour elle-même… même si ce n’était pas forcément une bonne idée. L’amiral Willis l’avait avertie d’éviter de frayer avec les prisonniers : « Je ne veux pas que l’on vous retrouve la gorge tranchée par des Vagabonds qui auront contesté votre choix de carrière. — Ils ne sont pas comme ça », avait rétorqué Tasia. Elle espérait que son jugement n’était pas erroné. Sa séparation d’avec les clans remontait à presque huit ans, et elle n’avait eu aucun contact direct avec eux depuis son engagement chez les Terreux. Elle refoula son angoisse tandis qu’EA et elle descendaient sur la piste. La foule se tourna vers elle. Avec ses cheveux coupés au carré et son uniforme, Tasia ressemblait à n’importe quel officier. Personne ne verrait en elle une Vagabonde, et elle n’était pas certaine de vouloir le montrer. Bien que les FTD aient fourni aux Vagabonds des combinaisons standard et des affaires de toilette, la plupart des prisonniers continuaient à porter leurs défroques, arborant les insignes de leur clan brodés sur les poches ou le long des coutures. Tasia ne pouvait le leur reprocher. L’air perdu, les prisonniers contemplaient le panorama ; certains déçus, d’autres soulagés. L’un d’eux scrutait Tasia sans discontinuer, comme s’il était sur le point de se rappeler quelque chose. La jeune femme reconnut Crim Tylar, qu’elle avait aperçu au cours des assemblées claniques de jadis. Le regard de ce dernier se porta sur EA, puis de nouveau sur Tasia. Elle décida d’attendre sa réaction. Enfin, il dit : — Tu ressembles à une Tamblyn. — Tasia Tamblyn, la fille de Bram. Tylar grimaça. — C’est bien ce que je pensais. Tu as rejoint les Terreux après la destruction de la station du Ciel Bleu. — Je me suis engagée pour combattre les hydrogues. — Ouais, c’est ce que je vois, gouailla Tylar. Qu’en disent tes oncles ? Ils doivent être fiers. Le sarcasme lui fit mal, mais elle n’en laissa rien paraître. — Je n’ai pas eu l’occasion de les revoir. Les FTD ne me laisseraient pas visiter des installations vagabondes cachées. — Je parie qu’ils adoreraient ça… avec un joli petit pisteur sur ton vaisseau ! À moins que tu leur aies dit où se trouvaient nos astéroïdes-serres, le Dépôt du Cyclone, et Rendez-Vous… Les yeux de Tasia flamboyèrent. — Je n’ai jamais fait ça. Marla Chan se dressa au côté de son mari. — As-tu fait partie du raid qui a détruit Rendez-Vous ? Étais-tu dans un des vaisseaux qui ont attaqué Hhrenni ? — Je ne suis pas d’accord avec leur politique, et je n’ai jamais participé à aucune action contre des Vagabonds. Mes supérieurs m’ont retirée du théâtre des opérations. J’ai accepté cette mission pour aider les détenus. C’est le mieux que je puisse faire. Crim Tylar renifla. — Tu pourrais voler un vaisseau et filer. C’est à la portée de n’importe quel Vagabond. — Dans ce cas, comment aiderais-je les gens ici ? Et comment pourrais-je jamais combattre les hydrogues ? Je dois me convaincre que la Grosse Dinde reviendra à la raison bientôt… — Bien sûr, dès qu’ils nous auront tous exterminés ! Les autres Vagabonds commençaient à gronder. Tasia bomba le torse et éleva la voix : — Je ne suis pas votre ennemie. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour rendre votre séjour sur Llaro supportable. Je sais que je vous en demande beaucoup, mais j’espère que ceux qui connaissaient mon père, mes frères et mes oncles me donneront le bénéfice du doute. Tylar lorgna ostensiblement l’insigne de son grade sur son uniforme impeccable. — Le doute ne semble guère permis. — Je m’assurerai qu’on vous installe avec les autres Vagabonds. Vous y serez en sécurité jusqu’à ce que cette pagaille soit terminée. J’espère que cela ne tardera pas. — Ce n’est pas demain la veille, rétorqua Marla. Surtout avec les Terreux qui continuent à nous attaquer. Rendez-Vous et le Dépôt du Cyclone ont été détruits, les clans sont dispersés dans le Bras spiral. Personne ne sait où se trouve l’Oratrice. Gênée, Tasia ne sut quoi répondre. Enfin, elle se tourna vers son comper. — EA, veille à ce que mon équipage aide ces gens à s’installer où ils le voudront. — Oui, maîtresse Tasia. Je leur parlerai et écouterai leurs doléances. Elle regarda le premier groupe de Vagabonds venir à la rencontre des nouveaux arrivants. Le rayon de soleil qui l’aveuglait l’empêcha miséricordieusement de voir la défiance qui se lisait sur les visages autour d’elle. 29 ADAR ZAN’NH C’est d’un pas plein d’arrogance que Thor’h débarqua sur le vaisseau amiral. On lui avait ordonné d’escorter Zan’nh à la surface d’Hyrillka. Bien que ce dernier soit affaibli par la rupture avec le thisme, le Premier Attitré disgracié s’était entouré de trois fois plus de gardes que nécessaire. Bien, songea l’adar, au moins avait-il encore peur de lui. On avait nettoyé la baie d’amarrage du sang et des morts qui la souillaient. Tandis qu’ils s’acheminaient vers la navette royale, Thor’h scruta son frère. — Bien que tu aies donné ta parole, je sais que tu n’as pas l’intention de te rendre. Tu ne m’as pas l’air d’un homme vaincu. — Je n’ai pas été vaincu. Je conserve mon honneur. Thor’h gloussa. — Pery’h a gardé son honneur – et il est mort. (Ses lèvres s’incurvèrent en un sourire vorace.) Quant à moi, je suis toujours Premier Attitré. — Le Mage Imperator t’a retiré ce titre. Les gardes toisèrent Zan’nh, comme s’ils songeaient à revenir sur leur décision de le laisser libre de ses mouvements. Thor’h ne se départit pas de son calme. — En retour, nous lui avons retiré son titre de Mage Imperator. Cela a plus d’importance. Je suis le Premier Attitré du véritable Imperator. — La vérité est la vérité, répliqua Zan’nh. Ce ne sont pas les opinions de quelques rebelles qui décident de la réalité. La navette descendait vers Hyrillka. Quoiqu’il n’en montre rien, l’adar sentait son esprit chanceler. À mesure que les équipages des croiseurs s’évanouissaient en se détachant du thisme, il se sentait de plus en plus isolé. Bien que le nombre d’Ildirans autour de lui n’ait pas diminué, Zan’nh ne percevait plus leur présence rassurante. Le thisme constituait un socle inébranlable pour l’esprit ildiran. Celui-ci n’était pas conçu pour la solitude et exigeait une masse critique pour que l’individu reste uni aux autres. Et voilà qu’à présent lui, l’adar de la Marine Solaire, devenait sourd et aveugle à ce fondement réconfortant de son existence… Comme il restait assis dans un silence morose, il se rappela un épisode où Adar Kori’nh et lui s’étaient rendus sur une station d’écopage désertée, à la dérive dans les nuages hantés de Daym. Ils n’avaient pas été trop de deux pour conserver leur calme et leur courage, malgré le croiseur qui flottait au large, et ils avaient quitté l’endroit sans tarder. Ainsi isolé, il sentait son lien avec le Mage Imperator s’amenuiser. Il sentait sa présence dans le lointain Palais des Prismes et était certain que celui-ci avait compris qu’un événement dramatique était survenu parmi les croiseurs… Mais il ne parvenait pas à envoyer de message clair : aucun détail, seulement une forte angoisse. Son père devait percevoir les équipages qui s’évanouissaient du thisme. Supposait-il qu’ils étaient morts ? et que son adar avait totalement failli ? En vérité, il savait qu’il avait failli. Comme ils approchaient du tarmac pavé de mosaïques, Zan’nh regarda par un hublot de la navette. Les zones agricoles avaient été ressemées de nialies, dans l’intention de produire de grandes quantités de shiing. L’an passé, on avait reconstruit de nombreux édifices, à la suite de l’attaque hydrogue. Ils étaient austères et fonctionnels, sans les fioritures multicolores qu’affectionnait naguère Rusa’h. Ce dernier avait radicalement changé de personnalité après sa blessure à la tête. Manifestement, son esprit avait subi des lésions, et les médecins ne l’avaient pas soigné convenablement. L’Attitré d’Hyrillka était fou. En ce qui concernait Thor’h, c’était une autre histoire. Il avait rejoint les rebelles en toute connaissance de cause. — Tu aurais dû être plus avisé, Thor’h. Pourquoi participer à cette folle aventure ? Tu sais que l’Attitré d’Hyrillka ne peut réussir contre toute la Marine Solaire. — Je ne sais rien de la sorte. Notre oncle a vu la vérité au cours d’une vision sainte. Comment puis-je en douter ? — En usant de bon sens, rétorqua Zan’nh d’une voix tranchante – mais il savait que cette conversation était inutile. L’astroport était un centre d’animation trépidant. De nombreux cargos attendaient sur les tarmacs, toutes écoutilles ouvertes ; des ouvriers s’y engouffraient, portant des bonbonnes de gaz de shiing. À présent, Rusa’h disposait d’une maniple de croiseurs lourds manœuvrés par des équipages qu’il contrôlait totalement. Zan’nh sentit la nausée l’envahir. J’aurais dû ordonner la destruction de mes vaisseaux. Après l’atterrissage de la navette, des gardes vinrent escorter le captif jusqu’au palais-citadelle, au sommet de la colline. En tête, Thor’h paradait. Ils menèrent Zan’nh jusqu’à la porte d’une salle aux murs épais à l’intérieur du palais-citadelle, et Thor’h lui fit signe d’entrer. — Ces appartements étaient utilisés par notre pauvre frère Pery’h. Il n’en a plus besoin désormais. — Je doute que tu aies fait quoi que ce soit pour empêcher son assassinat. — L’empêcher ? Je l’ai encouragé. Cela représentait le seul moyen de t’attirer avec une maniple entière. Un piège implacable, et qui a fonctionné à la perfection. Regarde ce que nous avons gagné. — Qu’as-tu gagné ? Tu as perdu ton âme. Au lieu de laisser son prisonnier, Thor’h réclama des rafraîchissements. Les assisteurs se hâtèrent d’en apporter, et il mangea quelques sucreries. Il souriait comme s’il s’agissait d’un goûter convivial, mais Zan’nh le toisa sans daigner toucher aux mets. — Alors, c’est moi qui vais manger, soupira l’ancien Premier Attitré. J’ai aussi demandé du shiing. Peut-être veux-tu essayer ? Cela étendrait ton champ de compréhension. — J’en comprends assez. — Allons, tu es trop jeune pour te braquer comme un vieux fossile… Il exhiba une fiole de liquide nacré, fraîchement extrait des plantes-phalènes. Il lui jeta un œil avide, comme s’il mourait d’envie d’en boire. Mais Rusa’h l’avait interdit aux individus convertis. Zan’nh répondit : — Je ne me laisserai pas corrompre comme toi. — Cela dépend de ce que tu entends par « corrompre », soupira Thor’h en rangeant la fiole. Notre père perpétue les erreurs de son père, et du père de son père avant lui. Il est temps que cela change. (Il joignit les mains, l’air sincère.) Crois-moi, Zan’nh. J’agis pour le bien de l’Empire ildiran, de même que notre oncle Rusa’h. Ce serait tellement mieux si l’adar de la Marine Solaire se ralliait à notre cause de son plein gré – comme moi. Zan’nh refusa de répondre. Déjà, son esprit échafaudait des plans d’évasion, afin d’envoyer un message d’alarme à Mijistra. Un garde s’avança à la porte. — Nous avons reçu des nouvelles de l’Imperator Rusa’h. Les quarante-six croiseurs lourds ont été assimilés. Leurs équipages sont à présent liés au nouveau thisme. Thor’h se tourna vers son frère, un large sourire aux lèvres. — Tu vois, Zan’nh ? Même si tu choisis de ne pas coopérer, l’Imperator légitime répandra sa lumière à travers tout l’Agglomérat d’Horizon. Maintenant que nous possédons tes croiseurs, rien ne pourra l’arrêter. 30 LE ROI PETER Au cours de leur voyage de retour d’Ildira vers la Terre, Peter assista aux efforts de la reine pour faire bonne figure en dépit des nausées matinales. Il tâchait de lui apporter du réconfort, mais notait sa pâleur, ainsi que la moiteur de ses mains et de son visage. Il espérait que les caméras-espions ne découvriraient pas leur secret. Tous deux étaient persuadés qu’on les surveillait sans cesse. Durant les moments de repos, le couple jouait et conversait sur des sujets innocents. Lorsque Estarra se rua dans la salle de bains pour une nouvelle séance de vomissements, elle marmonna le mensonge qu’ils avaient mis au point : — La nourriture ildirane doit me porter sur l’estomac. Heureusement que nous ne sommes restés qu’une journée. Peter lui tapota l’avant-bras. — Oui, moi-même je me sens un peu barbouillé. Je suis sûr que le Mage Imperator a d’excellents chefs cuisiniers, mais nos métabolismes sont différents. Ils espéraient que cette excuse fonctionnerait. Il enjoignit à Estarra de se reposer puis se rendit à la cabine du président. Il frappa deux fois à la porte, interrompant sans doute quelque important travail. — Basil, je voulais vous dire que nous aurions aimé prendre le petit déjeuner avec vous, mais le voyage spatial n’a pas l’heur de convenir à la reine. Elle reprend des forces, pour les réceptions à venir sur Terre. Désolé. Le président leva les yeux de ses écrans et lança à Peter un regard torve. — Petit déjeuner ? Vos tentatives d’urbanité ont-elles pour but de m’influencer d’une quelconque manière ? Personne ne nous écoute : inutile de prétendre agir dans mon intérêt. Peter s’inclina en dissimulant un sourire. — Comme vous voudrez. L’air préoccupé, le président ne fit aucun autre commentaire et referma sa porte. Bien entendu, Peter souhaitait garder Estarra aussi loin de lui que possible. Mais s’ils l’évitaient de façon trop manifeste, cela éveillerait les soupçons. Par la théorie autant que par l’exemple, le président avait appris à Peter moult astuces de manipulation. Un moment, Peter avait cru que le président éprouvait un vif mépris à son égard. Puis il s’était rendu compte que celui-ci ne voulait perdre ni temps ni énergie en émotions de cette force. En tant que président de la Hanse, il escomptait que le roi jouerait son rôle et accomplirait ses fonctions avec précision. Rien de plus. Il ne s’était emporté contre Peter que lorsque ce dernier avait passé les bornes et défié ouvertement son autorité. Autrement, il ne se donnait pas la peine de songer à lui. Il n’avait de temps ni pour des amis ni pour des ennemis. Il n’existait que pour l’administration, pour prendre des décisions et mener les affaires humaines. Au cours de leur brève visite au Palais des Prismes, le profond intérêt que le Mage Imperator avait manifesté vis-à-vis d’Estarra et de Theroc avait surpris Peter. Jora’h avait semblé fasciné par la reine ; plutôt que de diplomatie, il avait préféré parler de Reynald et des prêtres Verts venus à Mijistra. Alors qu’ils se remémoraient leur visite, Estarra regarda Peter de ses grands yeux marron. — J’aurais tant voulu que mon frère soit là, avec nous. Peter s’assit à son côté sur le lit et l’attira à lui. Avec l’aide clandestine d’OX, leur comper Précepteur, ils avaient élaboré un langage secret de signes et de mots-clés qu’ils espéraient indéchiffrable. À présent, il la rassurait en silence, lui disait qu’il l’aimait. — Le Mage Imperator ne t’a pas paru tourmenté ? insista-t-elle. Il avait l’air très perturbé, comme tiraillé de toutes parts. Peter jeta un coup d’œil à la minuscule encoche dans le plafond, où il était certain qu’une caméra-espion avait été dissimulée. Puis il se décida à l’ignorer. — Songe à ce qui se passe dans les coulisses de la Hanse : les fourberies, les secrets et les chantages. Les Ildirans ont beau ne pas être humains, je parie que les mêmes problèmes accaparent l’esprit du Mage Imperator. — J’espère qu’il les résoudra, dit la reine. — J’espère qu’il en sera de même pour nous. Lorsque le vaisseau diplomatique eut atteint l’orbite de la Terre, le président informa Peter et Estarra qu’il partait discrètement en navette avant leur arrivée en fanfare ; il voulait rencontrer au plus vite les administrateurs de la Hanse, afin de discuter des prises de position du Mage Imperator. Puis il tourna les talons sans plus de façons. Sa navette se détacha du vaisseau, pour foncer vers le Quartier du Palais. De leur côté, Peter et Estarra devaient préparer une arrivée plus officielle. Avant son départ, Basil leur avait remis un texte et avait ordonné à Peter de l’enregistrer. Le jeune homme l’avait mémorisé d’un coup d’œil. Il s’agissait d’un discours de ralliement inoffensif, qu’il pouvait prononcer sans sourciller… contrairement à d’autres fois. Avec diligence, le couple royal prit place dans l’auditorium du vaisseau diplomatique ; en arrière-plan défilait le paysage qu’ils survolaient. — L’alliance entre les Ildirans et la Hanse reste puissante, commença Peter en s’efforçant d’y mettre toute sa force de conviction. La reine et moi avons rencontré le Mage Imperator. Il est tout aussi engagé dans la lutte pour vaincre les hydrogues que l’était son père. Grâce aux forces combinées de la Marine Solaire ildirane et des Forces Terriennes de Défense, nous nous dresserons contre l’ennemi, qui a déjà provoqué tant de ravages. — Les hydrogues ont presque détruit ma planète natale, renchérit Estarra. Ils ont tué deux de mes frères. — Nous devons les combattre, reprit Peter, mais nous ne pouvons le faire seuls. Les Ildirans pensent de même. Votre reine et moi-même revenons sur Terre, à présent que sont assurés les liens d’amitié et d’aide mutuelle. Conformément aux ordres du président, le chargé du protocole leur fit répéter le discours trois fois puis collecta les meilleurs moments afin d’en tirer une séquence parfaite. Au-dessus de la ville, le vaisseau diplomatique fut rejoint par un lourd dirigeable arborant les armes de la royauté. Une fois le couple transféré via un tube de connexion, le vaisseau, désormais inutile, s’évanouit dans les airs. La lenteur et la majesté de l’énorme aérostat permettaient que le roi et la reine soient vus par autant de gens que possible. Des vaisseaux d’escorte rapides voltigeaient autour du dirigeable telles des abeilles autour d’une fleur chargée de pollen. Le temps qu’il descende jusqu’au Quartier du Palais, le discours fut prêt à être diffusé. Les flancs du zeppelin chatoyèrent, comme les écrans vidéo souples qui les tapissaient projetaient le visage du roi et de la reine. « L’alliance entre les Ildirans et la Hanse reste puissante… », tonna la voix de Peter. Pendant que l’enregistrement se déroulait, le roi et la reine se tenaient dans la nacelle de parade en dessous, comme s’ils prononçaient le discours en direct. À une telle distance, ils se réduisaient à de minuscules silhouettes, mais ils firent ce qu’on attendait d’eux. Même à cette hauteur, ils percevaient la rumeur de la foule, les acclamations de milliers de citoyens. Simultanément, leurs paroles sortaient de haut-parleurs disséminés sur la place et le long des rues. Pendant quelque temps, ils profitèrent d’un peu de solitude. Ils parlaient, rapidement et à voix basse, tandis que tonitruait le discours. Estarra étreignit le bras de son mari. — Je crois que le président n’a rien remarqué. Nous avons certainement commis des bévues, mais il n’a pas réagi. Notre secret est sauf. L’expression de Peter trahit son inquiétude. — Avec Basil, on ne sait jamais. Ce n’est qu’une question de temps, nous ne faisons que retarder l’inévitable. Bientôt, ta grossesse ne passera plus inaperçue, même à ses yeux. — Si nous parvenons à garder le secret suffisamment longtemps, fit la jeune femme d’une voix douloureusement innocente, la décision sera prise pour lui. Encore un mois peut-être, et il sera trop tard pour qu’il puisse faire quoi que ce soit. Peter secoua la tête. — Il ne faut pas trop compter là-dessus. Il pourrait exiger que nous nous débarrassions du bébé malgré le risque pour toi, juste parce que… — Je ne comprends pas, Peter, l’interrompit Estarra, les yeux noyés de larmes. Pourquoi le voudrait-il ? Qu’aurait-il à y gagner ? — Il agirait par rancune, non par logique. Nous lui avons désobéi, et il ne peut nous permettre de prendre ce genre de liberté. Il n’acceptera jamais un défi aussi flagrant à son autorité. — Mais c’était un accident ! Je n’ai jamais eu l’intention de tomber enceinte. — Basil ne le verra pas de cet œil. Il a besoin de tout maîtriser – et donc, de nous remettre à notre place si nous jouons les francs-tireurs. (Peter fronça les sourcils comme il réfléchissait.) À moins qu’il pense que notre enfant lui fournisse un bon moyen de nous contrôler… un gage de notre bonne volonté. Estarra lui jeta un regard chargé d’inquiétude. — Le président n’aura qu’à menacer notre bébé, et nous n’aurons d’autre choix que de l’écouter. Pendant cette discussion, leurs visages géants débitaient le message au sujet de la solidarité humano-ildirane contre les hydrogues… Peter se rappela que Basil avait utilisé Estarra de la sorte, la menaçant s’il n’obtempérait pas. — En dernier ressort, nous lui ferons miroiter cet avantage. Ce sera peut-être notre seule chance de garder le bébé en vie. La reine s’appuya contre lui et gémit : — Peut-être devrions-nous lui avouer, et espérer que tout aille bien. — Que tout aille bien ? (Il caressa sa joue en lui renvoyant un sourire aigre-doux.) Nous pouvons faire mieux que cela. Le dirigeable effectua trois tours du Palais des Murmures. Dans un ballet parfaitement orchestré, les gardes royaux se postèrent autour du terrain d’atterrissage ovale, tandis que le gigantesque engin flottait doucement vers la surface dallée. On ancra les filins d’amarrage, puis un ascenseur fit descendre Peter et Estarra jusqu’à une tribune. Là, le Pèrarque de l’Unisson les accueillit. Le chef spirituel officiel de la Hanse brandit haut son sceptre et vint se placer au côté des époux royaux. Peter n’avait jamais discuté librement avec le vieil homme barbu à l’allure bienveillante. À l’instar de lui-même, il occupait un poste purement honorifique, sans réel pouvoir. Ses joues étaient roses – du maquillage, probablement –, et de nombreuses rides entouraient ses yeux bleu pâle. Mais son regard était vide. Il prononça un discours préparé à l’avance, suivi d’une prière, puis mena la procession royale en direction du Palais des Murmures. C’était un spectacle grandiose, coloré et bruyant, conçu pour convaincre le public que tout allait pour le mieux dans la Ligue Hanséatique terrienne. Le roi Peter se sentit très fatigué. 31 OSIRA’H Osira’h se sentit toute petite, lorsque l’Attitré de Dobro la poussa devant le Mage Imperator. Toute sa vie, elle avait imaginé cet instant, et celui-ci était finalement arrivé… quand bien même elle n’avait jamais désiré ce destin. Des gardes du kith guerrier se tenaient dans le hall de réception de la hautesphère, prêts à sacrifier leur vie pour protéger leur puissant seigneur. Une loyauté indéfectible, songea Osira’h. Elle s’avança d’un pas hésitant. Elle avait fait la connaissance de Jora’h lors de sa visite sur la tombe de Nira, sa mère. Et même alors, les doutes l’avaient assaillie quant aux véritables motivations du Mage Imperator. Avait-il réellement ignoré les horreurs qui s’étaient déroulées sur Dobro ? La jeune fille scruta son visage, et les expériences vécues par sa mère lui revinrent irrésistiblement en mémoire. À travers ses yeux, elle vit Jora’h tel qu’il était en tant que Premier Attitré : le fils de Cyroc’h, affectueux et plein de compassion. Il n’aurait jamais approuvé les terribles épreuves que Nira et les autres prisonniers de Dobro avaient vécues. Du moins, c’était ce que sa mère avait cru. Osira’h superposa à la vision actuelle de Jora’h, allongé sur son chrysalit baigné de lumière, celle des souvenirs maternels, aussi limpide et lumineuse que les vitraux formant la hautesphère : un jeune Ildiran à la peau blanche, étreignant une femme aux membres et à la poitrine d’un vert chlorophyllien. Elle se remémora ses caresses, ses baisers, la manière dont il l’embrasait. Elle se demanda placidement si elle n’assistait pas à sa propre conception. Ce n’était pas le genre de souvenir qu’un enfant devait avoir de son père, mais Osira’h n’éprouvait aucune répulsion, aucune sensation de voyeurisme. Une partie d’elle-même était sa mère. Cette dernière avait aimé cet Ildiran et n’avait jamais cru qu’il l’avait abandonnée. Mais la jeune fille connaissait le pouvoir qu’il détenait. Or, sachant la vérité, il n’avait rien fait pour arrêter les viols et les expériences génétiques sur les prisonniers humains clandestins. Qu’attendait-il ? C’est pourquoi Osira’h n’était pas sûre que son père mérite pareille vénération. En fait, elle n’était sûre de rien. L’Attitré de Dobro resta en retrait, comme Jora’h descendait de l’estrade à sa rencontre. Ses yeux luisaient de fierté et d’espoir. — Mon frère Udru’h affirme que tu es prête, Osira’h. L’Empire ildiran ne peut attendre davantage. Acceptes-tu la terrible tâche qui t’incombe : trouver les hydrogues, bâtir un pont entre nous et les guider jusqu’à moi ? Osira’h redressa l’échine et prononça les paroles qu’on attendait d’elle : — Non seulement j’accepte mon devoir, mais j’y aspire. Le sourire chaleureux de Jora’h faillit la faire fondre de bonheur. — Je n’en attends pas moins de toi… cela, et davantage. Il l’étreignit gauchement, mais elle demeura raide. La voyait-il comme sa fille, ou comme un simple pion, un instrument à utiliser pour le bien de l’Empire ? Puis elle remarqua avec surprise un surgeon, qui se dressait dans la lumière près du chrysalit. On avait séparé sa mère de l’esprit de la forêt-monde, et cela l’avait menée au désespoir. La gorge de la jeune fille se noua, et un désir soudain la tirailla de courir vers la plante chétive, d’enrouler ses doigts autour de sa tige et d’envoyer un message par télien. Si du moins elle en était capable. Mais elle se retint, même si le Mage Imperator avait perçu l’avidité dans son regard. — Est-ce un arbremonde de Theroc ? interrogea-t-elle. Jora’h jeta un coup d’œil à Udru’h, avant de poser sur elle un regard perplexe. — Oui, comment le sais-tu ? Osira’h réfléchit à toute allure. Elle ne voulait rien dévoiler de ce qu’elle savait, à personne. — Sur Dobro, j’ai étudié de nombreux sujets. Mes instructeurs étaient méthodiques. Et l’Attitré m’a dit que j’étais spéciale, car ma mère était une prêtresse Verte. Le pot semblait embarrasser Udru’h. — Je croyais que tous les surgeons theroniens avaient péri, Seigneur. — Celui-ci est un cadeau que m’a fait récemment Estarra, la reine des humains. (Jora’h plissa les yeux.) J’ai bien l’intention d’en prendre soin. De le garder en sécurité. Le besoin de toucher le surgeon était si puissant qu’il faisait trembler Osira’h. Le Mage Imperator ne l’enverrait pas chez les hydrogues avant quelques jours, le temps des préparatifs nécessaires. D’ici là, elle trouverait une occasion… Udru’h s’inclina avec solennité. — Seigneur, je dois retourner sur Dobro. L’Attitré expectant et moi-même devons continuer à entraîner les frères et sœurs d’Osira’h, dans l’éventualité d’un échec. Au côté de sa fille, Jora’h lui lança un regard mécontent. — Tu n’as pas confiance en elle ? Bien qu’Osira’h soit en face de lui, Udru’h répondit d’un ton distant : — J’ai voué ma vie à préparer cette fille. Cependant, le destin de l’Empire est en jeu. Je ne mise pas tout sur un seul atout. Sur ce, l’Attitré de Dobro – celui qui l’avait élevée et avait pris soin d’elle, qui avait montré tant d’amour et d’espoir à son égard, mais qui avait également emprisonné et violé sa mère, avant de la faire battre à mort – se retourna, puis quitta Osira’h sans un mot. 32 RLINDA KETT Après le départ de Davlin Lotze pour la Terre à bord du vaisseau réquisitionné, Rlinda resta sur Relleker, le temps d’aider BeBob à charger le matériel dévolu aux nouvelles colonies sur le Foi Aveugle. Le gouverneur Pekar se plaignait sans cesse du temps et de l’argent perdus à offrir l’hospitalité aux réfugiés de Crenna ; et ne cachait pas son plaisir de les voir partir. Pareilles remarques n’encourageaient pas Rlinda à se presser, et elle aurait volontiers dit au gouverneur sa manière de penser… Le sort des Crenniens entassés dans le Curiosité Avide n’était guère enviable. À présent qu’ils n’étaient plus exposés à une mort certaine, le long voyage qui s’annonçait leur paraîtrait extrêmement rude. Il n’avait pas fallu longtemps à ces derniers pour admettre que Relleker les considérait comme indésirables. BeBob parti, Rlinda décida d’arrêter de tergiverser, et d’embarquer tout le monde. Ils avaient meilleur espoir d’être accueillis plus chaleureusement sur Terre. Pekar expulsa le Curiosité après des adieux réduits à la portion congrue. Rlinda n’était pas rancunière – malgré ce qu’en disaient certains de ses ex-maris –, et bien que l’attitude des habitants de Relleker l’ait refroidie elle ne leur en voulait pas. Elle désirait simplement écourter sa visite. Lorsqu’elle décolla, le sentiment de liberté qui l’étreignit lui donna l’impression de se trouver en apesanteur. — Bon débarras, marmonna-t-elle, sachant que le gouverneur, de son côté, se faisait la même remarque. Elle mena son vaisseau lourdement chargé en orbite, au-delà de la première lune de Relleker, puis de la seconde. Alors qu’elle accélérait, elle scanna les environs. Puis elle entra les coordonnées de la Terre. — Voilà, impossible de la rater. (Elle tendit la main vers le bouton de propulsion interstellaire mais décida de presser d’abord celui des communications :) Tenez bon, tout le monde. Je nous mène à bon port aussi vite que je peux. Dès que nous arrivons sur Terre, la tournée est pour moi ! Elle perçut des acclamations assourdies des ponts surpeuplés. Avant de lancer les moteurs ildirans, elle jeta un dernier regard sur Relleker. Ses capteurs venaient de repérer de gros objets, qui approchaient à grande vitesse. Venaient-ils de Crenna ? Rlinda coupa les moteurs. L’embardée fit culbuter ses passagers, mais elle préféra ne pas sonner l’alarme tout de suite. La mine sombre, elle zooma l’image et poussa un gémissement. Elle avait déjà vu ce genre d’objet – bien trop de fois ! Alors que son vaisseau se mettait à dériver, elle discerna des orbes de guerre piquant sur Relleker à la manière d’une décharge de chevrotine. — Bon sang de bois, regardez-les qui viennent ! Lors de l’anéantissement de Crenna, elle s’était retrouvée face aux orbes de guerre. Ils venaient de vaincre leurs ennemis faeros autour du soleil et avaient déferlé devant le Curiosité Avide. Rlinda ignorait toujours comment elle en avait réchappé, mais elle ne voulait pas tenter de nouveau le diable. Les orbes affluaient des confins glacés au-dessus des orbites planétaires. Rlinda en compta quatorze… une flotte massive. L’abattement la saisit : ils avaient dû voyager depuis Crenna pour aller combattre les faeros dans l’étoile de Relleker. Si l’issue de la bataille était la même, ce système se refroidirait jusqu’à devenir inhabitable. D’ordinaire, Rlinda ne nourrissait pas de pensées malveillantes, mais elle se demanda ce qui resterait de la morgue du gouverneur Pekar, si elle devait aller mendier de l’aide pour évacuer sa population. Les orbes de guerre se dirigeaient non pas vers le soleil de Relleker, mais vers la planète elle-même. D’après les radars à longue portée du Curiosité, ils descendaient directement vers la colonie principale. Les créatures des abysses gazeux avaient un objectif clair. Peu après, la voix de Pekar retentit à la radio, sonnant l’alerte et réclamant de l’aide : « Des orbes de guerre attaquent ! Ils ont commencé à ouvrir le feu ! (Un cri interrompit son appel, et Rlinda perçut une détonation au loin.) S.O.S. ! Il faut nous évacuer immédiatement ! » Rlinda redémarra les propulseurs et fit pivoter le Curiosité Avide en direction de Relleker. Son cœur battait la chamade. Elle ne savait que faire. Son vaisseau en surcharge ne pouvait accueillir davantage de monde ; ses ponts étaient remplis, ses coursives surchargées au-delà de ce qu’elles pouvaient contenir. Le simple fait d’atterrir et de redécoller ne serait pas une mince affaire. Sans prêtre Vert, elle n’avait aucun moyen d’appeler à l’aide à temps. Les orbes allaient et venaient au-dessus de la colonie en déchargeant leurs éclairs bleutés, puis leurs ondes réfrigérantes qui faisaient éclater arbres et bâtiments et tuaient tous les humains sur leur passage. Voyant l’attaque sur l’un des écrans d’observation, Lupe Ruis, le maire de Crenna, entra dans son cockpit. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il, le visage écarlate. Ne devons-nous pas les aider ? — Dites-moi comment, et je le ferai. Ensemble, ils écoutèrent les cris qui n’en finissaient pas. Les orbes à coque de diamant continuaient à se déchaîner, écrasant la colonie, réduisant en morceaux la moindre bâtisse. Rlinda mit le cap à l’opposé de celui par où les hydrogues étaient arrivés, puis elle éteignit tous les systèmes, afin de ne produire aucune trace énergétique reconnaissable. — En fait, je ne veux pas que les hydreux nous remarquent, nous, quand ils en auront assez d’attaquer en dessous. — Mais ces gens, sur Relleker… ils nous ont aidés. Nous devons… Elle le fixa de ses grands yeux marron. — Je n’ai rien contre eux, monsieur le maire. Et je n’essaie pas de sauver ma peau. Vous savez que je l’ai déjà sacrément mise en jeu pour vous. C’est seulement qu’il n’y a aucun moyen de les aider. Ses capteurs étaient au maximum, mais par bonheur elle ne pouvait voir les dévastations que les hydrogues causaient en dessous. Ils continuaient, encore et encore. La destruction de Passage-de-Boone, de Corvus et même de Crenna, avec son soleil assassiné, n’avait pas été dirigée contre les humains. Ces orbes, toutefois, ne bombardaient rien d’autre que les villes et les banlieues : la colonie humaine était leur cible, il ne s’agissait pas d’un dommage collatéral dans une guerre cosmique. — On dirait que quelque chose les a énervés. Peut-être cette colonie s’était-elle révélée simplement trop tentante pour les hydrogues, après la destruction du soleil de Crenna. Ou peut-être obéissaient-ils à des motivations qu’aucun humain ne comprendrait jamais. Puis elle se souvint que le président Wenceslas avait autorisé peu de temps auparavant que l’on utilise cinq Flambeaux klikiss. Cinq autres géantes gazeuses avaient été anéanties. Une provocation évidente ? — Bande d’imbéciles ! Il fallait qu’ils aillent allumer de nouveaux incendies… À quoi s’attendaient-ils ? Pas étonnant que les hydreux se vengent. Les hurlements résonnèrent pendant une bonne heure. Lorsqu’ils se turent, tout bâtiment et toute vie humaine avaient été effacés de la surface de Relleker. Épouvantée, Rlinda lança un regard à Ruis. — J’espère qu’ils ont leur content, et qu’ils ne nous pourchasseront pas. Nous allons faire le mort, mais je ne connais pas la qualité de leurs scanners… Il semble que nous soyons partis juste à temps. Pendant que le maire allait informer les passagers, Rlinda manœuvra des interrupteurs afin de couper les lumières du vaisseau, y compris les veilleuses. Elle s’était déjà trouvée dans de telles situations par le passé. Mais, cette fois, sa gorge était sèche et son cœur, de plomb au fond de sa poitrine. Si Pekar ne l’avait pas obligée à partir, tous les réfugiés de Crenna – ainsi que BeBob et elle-même – auraient eux aussi été massacrés. L’issue de Relleker était irrémédiable. Sauver les habitants lui aurait été impossible. Tout ce qu’elle pouvait faire à présent était de survivre, de conserver les réfugiés en vie… et d’atteindre la Terre avec la sinistre nouvelle. 33 ORLI COVITZ Même s’il n’avait pas souhaité la compagnie de la fillette, Hud Steinman prenait ses responsabilités au sérieux. — J’ai toujours su qu’il me fallait un abri en dur, dit-il. Aujourd’hui, le prétexte est tout trouvé pour me construire un véritable palais ! Orli se nettoyait consciencieusement. Elle se sentait aussi sale que l’était le vieil ermite. — Je ne me suis pas plainte de dormir à même le sol, répondit-elle. Toutefois, elle devait admettre que le camping se révélait beaucoup moins amusant en pratique qu’en théorie. — Je n’ai pas dit ça. Mais mon dos me fait un mal de chien, c’est pourquoi il est temps de se construire une maison. (Il la regarda, le front plissé.) Je ne pense pas que tu t’y connaisses en menuiserie ou en maçonnerie ? — Je sais seulement le peu qu’il y avait dans mes livres d’école. Steinman haussa les épaules. — On verra bien si c’est compliqué ou pas. Il sélectionna un endroit près d’une source pour y installer leur « propriété » puis entreprit de gribouiller des plans. Orli aidait de son mieux en triant les outils récupérés dans les ruines. Pendant qu’il ne regardait pas dans sa direction, elle vérifia également les calculs de Steinman. Elle savait qu’il avait repéré son manège, mais il n’émit aucune objection : soit il appréciait son geste, soit il considérait sa relecture comme utile… Elle détecta quelques erreurs mais ne les releva pas. Lorsqu’il se fut convaincu qu’il était au point, le vieil homme exposa son projet à Orli et expliqua comment tous deux devaient s’y prendre. — On peut couper des percharbres pour la charpente. On fabriquera des planches avec la scie laser, et les rondins plus petits formeront une armature parfaite. Orli se laissa gagner par l’enthousiasme. — Si on entrelace des herbes, on produira des espèces de cordes, qu’on utilisera pour attacher les rondins d’armature. Elle en avait déjà tressé quelques-unes autour du feu de camp. — Est-ce qu’on ne fabriquait pas jadis des briques avec de la boue ? suggéra Steinman. Ce serait possible. Ce monde regorge de matériaux de construction ! Ils abattirent sans peine un percharbre, et sa chute dans les hautes herbes provoqua la fuite éperdue de deux bacrabes. La cime leur fournit trois poutres solides, facilement transportables. Mais lorsqu’il tenta de débiter le tronc en planches égales, Steinman l’endommagea à tel point qu’il ne fut plus utilisable que pour rafistoler les murs. — Comme bûcheron, je ne vaux rien. Cela dit, je n’ai jamais prétendu le contraire… Ils eurent plus de chance avec les deuxième et troisième tentatives. Au quatrième percharbre, ils disposaient de suffisamment de bois pour commencer. Ils plantèrent les plus grosses poutres dans le sol, les faisant tenir au moyen d’un mélange de boue et de gravier. Ensemble, ils dressèrent les poteaux d’angle et insérèrent les poutres transversales dans des encoches creusées par Orli. Peu à peu, l’ouvrage prenait tournure. Ils suivirent le plan de Steinman du mieux qu’ils purent. Le gros des travaux accompli, la fillette examina l’abri de fortune. Steinman avait imaginé un palais aussi original que primitif, un foyer à la Robinson Crusoé. Au lieu de cela, ils se retrouvaient avec une cabane qui volerait en éclats à la première tempête. Tout à fait le genre de projet, mal conçu et mal réalisé, qui aurait pu germer dans la tête de son père… Piquée par cette pensée, Orli redressa l’échine. Peu importait que leur cabane soit bancale, elle en était fière. Ils l’avaient construite tout seuls, avec des matériaux primitifs et dans de rudes circonstances. — Ça ira, dit-elle, et Steinman lui donna une tape dans le dos. Lassée de manger des grillons poilus à chaque repas, Orli écuma la prairie à la recherche de graines, de tubercules ou de fruits comestibles. Mais par où commencer ? se demanda-t-elle. Elle grignota avec précaution des bouts de feuillage, de baies et de racines farineuses. Elle identifiait et rejetait les feuilles au goût trop acide. Une baie bleuâtre la fit vomir sitôt avalée. Mais une racine brune, sucrée et à la texture grumeleuse ne provoqua aucun mal d’estomac après qu’elle l’eut ingérée. Certaines fleurs lui enflammèrent la gorge tant elles étaient épicées, mais elles avaient bon goût. Progressivement, la fillette ajouta des couleurs et de la variété à leur régime. Steinman l’avertit : — Prends garde à recracher tout ce qui ressemble à du poison. — Et qu’est-ce qui ressemble à du poison ? — Je ne sais pas. Si j’en avais avalé, je serais probablement mort… D’exaspération, Orli leva les yeux au ciel… et se figea. Elle loucha, jusqu’à être certaine d’avoir bien vu le sillage de fumée d’un vaisseau en approche. Celui-ci descendait droit sur le canyon et la colonie détruite. — Un vaisseau ! Regardez, monsieur Steinman, un vaisseau ! Steinman tapa dans ses mains en riant. — Sûrement l’un des vaisseaux de ravitaillement de la Hanse, gamine. Est-ce qu’on ne devait pas recevoir une cargaison d’équipement ? Le point noir qui les survolait à haute altitude grossit jusqu’à devenir la silhouette reconnaissable d’un cargo. Orli courut en agitant les bras. — Viens ! appela Steinman. Il faut atteindre la ville avant qu’il redécolle. Tous deux fendirent les hautes herbes. Des bacrabes, en les entendant débouler bruyamment, s’égaillaient. Rapidement, Orli distança le vieil homme, mais elle se força à ralentir afin qu’il la rattrape. Elle mourait d’envie de voir leurs sauveteurs, mais s’il s’agissait d’une nouvelle attaque des robots elle préférait avoir l’ermite à ses côtés. Le temps qu’ils atteignent le terrain d’atterrissage jouxtant le canyon, Orli s’était arraché la gorge à force de hurler. À ses côtés, Steinman ahanait comme un soufflet de forge, mais il ne semblait pas s’en apercevoir. Il avançait d’un pas trébuchant, en la tenant par la main. Le vaisseau avait déjà survolé le canyon, avant de décrire un cercle au-dessus de la colonie. Le pilote avait dû essayer d’entrer en communication, mais aucune réponse ne lui était parvenue. Le cargo refit un tour, puis battit des ailes afin d’indiquer qu’il avait aperçu les deux arrivants. Après avoir trouvé un endroit dégagé au milieu des décombres, l’appareil atterrit. Orli se rua en avant, le visage inondé de larmes. Un homme aux grands yeux, aux cheveux crépus et à la peau tannée sortit du vaisseau. Sur son visage émacié, l’expression de surprise était totale. Orli se rappela qu’il s’agissait de Branson Roberts, qui avait déjà livré du matériel peu de temps auparavant. Il contempla les deux individus qui couraient à travers les hautes herbes dans sa direction. Autour de lui, tout n’était que ruines. Corribus avait été annihilée. À plusieurs reprises, Roberts ouvrit la bouche puis la referma, avant de lâcher enfin : — Bordel, et re-bordel ! Qu’est-ce qui s’est passé ici ? Orli se jeta dans ses bras, et instinctivement le pilote referma ses bras autour d’elle pour la rassurer. Elle sanglotait trop pour lui répondre. — On, euh… apprécierait d’être évacués, dit Steinman, si c’est en votre pouvoir. 34 BASIL WENCESLAS Pendant que le général Lanyan se répandait en griefs, Basil, les mains derrière le dos, contemplait les portraits de ses prédécesseurs accrochés dans la salle de conférences : seize présidents de la Ligue Hanséatique, qui arboraient un visage sévère et suffisant – véritables demi-dieux régnant sur les affaires et l’empire. Trois jours auparavant, il se tenait devant le Mage Imperator, au cœur du Palais des Prismes. La dynastie ildirane lui avait fait songer à ceux qui avaient occupé son poste au siège de la Hanse avant lui. Ces hommes et ces femmes avaient contrôlé les rouages du commerce, tandis que l’ambition menait l’espèce humaine de la Terre à la Lune, ensuite dans le système solaire. Puis il y avait eu les onze vaisseaux-générations, des monstruosités dont les passagers avaient coupé le cordon ombilical avec leur monde natal, sachant qu’ils ne reviendraient jamais. Quelques heures après son retour de la visite diplomatique, Lanyan avait réclamé une audience. — D’après le dernier compte rendu, lança-t-il d’un ton indigné, nous avons perdu presque cent vaisseaux éclaireurs depuis que la guerre a éclaté il y a sept ans. Dans trois cas seulement, l’accident a été avéré. Les autres se sont tout simplement… évaporés. Leurs pilotes sont déclarés déserteurs. Ils ont abandonné leur poste. Pour Basil, une centaine de pilotes manquants ne représentaient qu’un problème mineur, face à d’autres d’une tout autre ampleur. — Il ne faut pas s’étonner de ce genre de mésaventure, dit-il, lorsqu’on a affaire à des soldats enrôlés de force, à qui on a donné trop de liberté. Il allait et venait le long du mur, examinant les portraits un par un… se demandant quelles crises ils avaient affrontées. Eux aussi savaient – cela allait sans dire – qu’ils avaient eu le sort de la Hanse entre leurs mains. Basil n’avait jamais rencontré la plupart d’entre eux ; néanmoins, il avait l’impression de bien les connaître. Malcolm Stannis avait servi à l’époque du premier contact avec les Ildirans. Il avait été un dirigeant efficace, encombré de deux rois incompétents : Ben, le vieux roi fou, et George, le jeune néophyte. Ben avait accordé l’indépendance à une délégation theronienne, sur leur simple demande. Heureusement, il était mort – dans des circonstances douteuses – peu après. Adam Cho avait gouverné vingt et un ans. Il s’agissait de la plus longue carrière avant Basil, qui occupait ses fonctions depuis presque trois décennies. Regan Chalmers n’avait gouverné qu’un an, marqué par le scandale. Les mauvais rapports de Bertram Dindwell avec les Vagabonds avaient valu à la Hanse le surnom de « Grosse Dinde » chez ces derniers. Sandra Abel-Wexler, une descendante du vaisseau-génération qui portait son nom, était retournée sur Terre après avoir refusé de vivre dans la colonie que les Ildirans avaient mise à leur disposition. Tant d’événements historiques, tant d’erreurs commises… Basil s’arrêta devant son propre portrait. Il s’interrogea sur les intentions du peintre : quelles nuances de son caractère avait-il voulu évoquer ? Puis il regarda l’espace vide à côté. Le portrait d’Eldred Cain s’y retrouverait-il accroché un jour ? Celui-ci s’imposait comme son héritier, mais leurs personnalités différaient sensiblement. Voulait-il réellement que son adjoint devienne son successeur ? Cain avait un tempérament calme et équitable ; il était intransigeant sur les détails, mais pas assez impitoyable au gré de Basil. — Vous m’écoutez, monsieur le Président ? demanda Lanyan en haussant le ton. Basil ne se retourna pas. — J’écoute toujours, général. Ne sous-estimez pas mon aptitude à me concentrer sur plusieurs choses à la fois. Je comprends l’importance de ce que vous me dites. Calmé, le commandant des Forces Terriennes de Défense s’assit à la table parfaitement cirée. — Nous sommes en guerre, monsieur. Ces pilotes avaient une responsabilité. (Son visage vira à l’écarlate.) Des vies étaient en jeu, bon sang ! Et des vies ont été perdues. Presque à l’extrémité de la série de tableaux, Basil s’arrêta pour regarder Maureen Fitzpatrick. En son temps, la « Virago » s’était révélée éblouissante. Elle avait usé de son charme pour se catapulter au plus haut degré de la réussite. La plupart des hommes qu’elle avait laissés dans son sillage n’avaient jamais saisi son pouvoir et son charisme véritables. Basil, lui, l’avait toujours admirée. Elle était de vingt ans plus âgée que lui, mais si l’époque avait été différente ils auraient pu former un sacré couple. Elle était encore en vie. Retraitée de longue date, elle se contentait sans doute de jouir de sa fortune. Quant à lui, il avait des problèmes à régler. Chacune de ces désertions assenait un nouveau coup à l’humanité entière. Basil sentit sa vision du problème s’affiner, comme il insérait la question des déserteurs dans un cadre plus large. — Ce qui arrive n’est qu’un symptôme des défauts inhérents à notre espèce, médita-t-il tout haut, avec de la colère dans le ton. Où que je regarde, je vois la même chose. Que puis-je faire, si nos pilotes sont trop « angoissés » pour faire leur travail ? ou si les prêtres Verts ne se montrent plus « intéressés » par leur service à bord de nos vaisseaux ? si le roi a pris l’habitude de me défier, et si son remplaçant n’est qu’un sale gosse aux résultats lamentables parce qu’il refuse d’apprendre sérieusement ? Des gens égoïstes et à courte vue, tous autant qu’ils sont ! Si l’on ne peut compter sur eux pour assumer leurs responsabilités, comment l’humanité survivra-t-elle à cette crise ? Le général poussa un long soupir de sympathie. — Hélas, monsieur le Président, il en va ainsi de la nature humaine. Les individus tiennent à prendre leurs propres décisions, si mauvaises soient-elles. Même face à un problème aux répercussions universelles, ils font preuve d’égocentrisme. Basil grogna, agacé d’avoir laissé percer ses émotions sans fard. — J’en suis venu à la conclusion que des concepts aussi raffinés que la liberté ou l’indépendance ne valent qu’en temps de paix et de prospérité. La menace que nous affrontons depuis plusieurs années n’a rien à voir avec la politique ou la religion ; elle concerne rien de moins que notre existence en tant qu’espèce. Nous devons agir avec le même esprit, la même force. Des camps et des intérêts divergents ne font que diluer nos efforts. Ils nous affaiblissent tous. Comment pourrais-je le permettre ? — Il est clair que vous ne le pouvez pas, monsieur le Président. Ces pilotes sont des traîtres purs et simples. Nous ne leur avons pas demandé un service. Ils faisaient partie des FTD et, par conséquent, étaient liés par des règles. On ne peut leur permettre de filer sous prétexte qu’ils s’ennuient ou qu’ils ont la frousse. Le ton de Basil se fit sardonique : — Qu’il est difficile d’avoir du personnel compétent de nos jours… C’est ce que répètent tous les dirigeants depuis l’aube de l’histoire. Ils se fient aux gens pour leurs aptitudes, et ceux-ci les abandonnent plus souvent qu’à leur tour. — Vous ne pouvez tolérer cela, monsieur le Président, affirma Lanyan en croisant les doigts, comme pour s’empêcher de taper du poing sur la table. Trop de liens se dénouent, et il nous faut réagir chaque fois que possible. Nous devons empêcher les pilotes de déserter. Basil jeta un coup d’œil à sa montre puis soupira. — Vous voulez que je fasse surveiller chaque pilote qui nous reste ? ou que je lance une mission de grande envergure à la poursuite des vaisseaux manquants ? Peut-être trouvera-t-on les pilotes occupés à prendre du bon temps sur une plage tropicale en sirotant des cocktails… (Il haussa le ton :) Est-ce vraiment votre plus grande priorité ? Lanyan prit un air offensé. — Monsieur le Président, permettez-moi de vous rappeler une loi militaire immuable : la désertion en temps de guerre est un crime passible de mort. Ces pilotes croient qu’elle n’entraîne pas de conséquence, et jusqu’à présent il n’y en a eu aucune. Il faut les effrayer jusque dans leurs tripes, en faisant un exemple, puis en offrant l’amnistie au reste d’entre eux. De cette manière, on en récupérera la plupart, et personne n’osera plus déserter ensuite. Le regard posé sur les tableaux, Basil se rappela les biographies de ses prédécesseurs, qu’il avait étudiées lors de son ascension politique au sein de la Hanse. Il avait été l’ami du roi Frederick et avait fait de ce vieil homme un chef vénéré, malgré ses nombreux défauts. Au temps où il était adjoint, semblable à beaucoup d’égards à Eldred Cain, il avait imaginé la carrière qui s’ouvrirait à lui. Et avait vu la présidence comme le pinacle du bonheur et de la réussite. Aujourd’hui, il se demandait si un de ses prédécesseurs – un seul d’entre eux – avait été heureux. — Très bien, général. Je suis d’accord. Il va falloir garder l’œil ouvert, pour sélectionner la personne adéquate. 35 PATRICK FITZPATRICK III Lorsque Del Kellum convoqua les prisonniers terriens dans la baie de chargement, Fitzpatrick pensa qu’il allait les sermonner… ou les jeter par le sas. La mort de leur compagnon Bill Stanna, au cours de sa malheureuse tentative d’évasion, n’avait fait que renforcer la détermination des soldats et les rendre plus réfractaires que jamais. Les vingt-neuf autres otages se rassemblèrent, attendant le discours de Kellum d’un air revêche. Ils tenaient les Vagabonds pour responsables du sort de leur camarade, même si Fitzpatrick savait que le décès de Stanna résultait de sa propre maladresse. Il parla discrètement à ses voisins, l’artilleuse Shelia Andez et l’expert en compers Kiro Yamane : — Ces derniers temps, il y a eu pas mal d’activité par ici. Des vaisseaux venus de l’extérieur, des chefs de clan, des pourparlers secrets. Je n’ai jamais vu autant de gens me lancer des regards venimeux ! — Tu n’as qu’à les leur renvoyer, répondit Andez. Ils le méritent. Même Zhett Kellum avait cessé de le taquiner en l’aguichant ouvertement ou en le couvrant de sarcasmes. Fitzpatrick ne parvenait pas à se débarrasser d’un sentiment de crainte, et il ne voulait certainement pas s’inquiéter à son sujet. — Je crois que Patrick a raison, souffla Yamane, si doucement qu’ils l’entendirent à peine par-dessus la rumeur de la foule. Quelque chose est arrivé. Peut-être que les FTD nous recherchent. — Ou mieux, qu’ils ont lancé des représailles ? suggéra Andez avec un sourire gourmand. Fitzpatrick savait qu’ils ne seraient pas d’accord avec lui, mais il devait tout de même le leur dire : — Il est temps de prendre l’initiative. Peut-être devrions-nous coopérer « par pure gentillesse », histoire de glaner des renseignements. Songez à ce que nous pourrions apprendre. — Bah, qui voudrait savoir ce que trament les Cafards ? fit remarquer Andez. Les yeux noirs de Yamane étincelèrent. — Moi, j’aimerais apprendre si une autre catastrophe est arrivée. Un massacre hydrogue, peut-être ? — On ne peut pas dire qu’ils nous aient tenus au courant des nouvelles. On ne le saurait même pas, si les hydreux avaient détruit la Terre en représailles de l’offensive d’Osquivel. (Fitzpatrick fixa de nouveau ses compagnons.) Tout ce que nous apprendrons nous aidera, nous, mais aussi la flotte terrienne, si nous arrivons un jour à nous enfuir. Lorsque Zhett lui avait montré les chantiers spationavals des anneaux d’Osquivel, il avait refusé de croire que ces gitans de l’espace aient pu réaliser ensemble un ouvrage aussi impressionnant. Il était impossible que ces clans désorganisés produisent des entrepreneurs si efficaces ! À son corps défendant, Fitzpatrick avait éprouvé de l’admiration, même si son attirance inconsciente vis-à-vis de la fille de Del avait quelque peu éclipsé le spectacle. — Peut-être pourrait-on se faire affecter à l’étude de l’épave hydrogue, dit Yamane. Ce n’est pas juste que seuls les Vagabonds aient accès à la merveille technologique du siècle. Imaginez ce que notre armée pourrait en faire ! Avec leurs grosses pattes maladroites, les scientifiques vagabonds pourraient détruire des mécanismes délicats ou des données essentielles. Andez renifla. — Oui, comme des sauvages qui donnent des coups de lance dans un objet tombé du ciel, qu’ils sont incapables de comprendre… — Leur technologie a quelque peu dépassé les lances, fit remarquer Fitzpatrick avant de se reprendre, ne voulant pas paraître trop bienveillant à l’égard de l’ennemi. — Je ne suis qu’un cybernéticien, dit Yanane, mais je parie que je me débrouillerais mieux que ces Vagabonds… si j’en avais l’occasion. — Concentre-toi sur notre objectif réel, d’accord ? lança Andez en rejetant en arrière ses cheveux noirs, qui avaient poussé bien au-delà de la longueur réglementaire. Pourquoi ne pas juste défoncer quelques crânes et tirer nos fesses de là ? Fitzpatrick fit un geste en direction du sas qui fermait la baie. — Après toi, Shelia. Voyons quelle distance tu pourras parcourir dans le vide. Peut-être que tu réussiras là où Stanna a échoué. Elle pivota vivement vers lui. — Ce n’est pas… — Si, justement ! On ne partira jamais avec ce genre d’idée stupide. Il faut entrer dans leur jeu, dresser des plans… et le faire bien. L’espace d’un instant, l’artilleuse le fusilla du regard, mais elle se contenta de répondre : — J’en ai assez d’attendre… Une porte latérale s’ouvrit sur Del Kellum, flanqué de sa ravissante fille aux cheveux de jais. Il arborait un air sévère, sa barbiche poivre et sel plus hirsute que d’habitude. Zhett, en revanche, semblait plus vive et pétillante que jamais. Même si elle évita de croiser le regard de Fitzpatrick. Le gérant des chantiers spationavals n’avait pas besoin de micro. Ses paroles tonnèrent dans la baie : — Les Forces Terriennes de Défense ont déclaré la guerre au peuple des Vagabonds, dit-il sans préambule. D’abord, ils ont attaqué un avant-poste connu sous le nom de « Dépôt du Cyclone ». Ensuite, ils ont détruit le siège de notre gouvernement et par là même dispersé les clans. Il les fixa du regard, le temps que la nouvelle fasse son effet. Un murmure s’éleva des prisonniers à demi incrédules. Fitzpatrick était abasourdi. Andez chuchota : — De la propagande vagabonde… — Je ne vois pas pourquoi ils inventeraient une histoire pareille, rétorqua Fitzpatrick. Qu’auraient-ils à y gagner ? — Voilà qui expliquerait le récent regain d’activité, fit observer Yamane. Kellum marchait de long en large devant son auditoire. Il peinait à réprimer son indignation. — Que peut-on faire avec des gars comme vous ? Nous vous avons sauvés, abrités et nourris en attendant de trouver un moyen de vous renvoyer chez vous. Aujourd’hui, la Hanse nous oblige à changer votre statut, conclut-il en croisant les bras sur son torse épais. D’invités inopportuns, vous voici prisonniers de guerre. Zhett se posta à son côté et commenta : — Puisque vous allez rester avec nous un bon moment, les choses doivent changer. On vous a répartis en équipes de trois à quatre, qui travailleront en différents endroits des anneaux. Des compers Soldats reprogrammés ont été affectés en ces mêmes lieux. Nous avons été aux petits soins avec vous, mais le temps est venu pour vous de gagner votre pitance. Kellum opina. — Plus de dispenses, plus de réclamations. Plus de refus de coopérer. Immédiatement, les prisonniers commencèrent à hurler : — On n’est pas vos esclaves ! — Quand les FTD sauront pour vos camps de la mort, ils vous anéantiront, clan par clan ! — On ne traite pas les prisonniers de guerre de cette façon ! Zhett pinça les lèvres, partagée entre l’amusement et la colère. — Oh, les pauvres chéris… Vous n’avez jamais eu à travailler pour de bon, hein ? Quand vous vous cassez un ongle, vous réclamez une médaille de blessé de guerre, pas vrai ? — Votre besogne quotidienne ne sera pas plus longue ni plus risquée que celle de n’importe quel Vagabond, grommela Kellum. Mais elle sera surveillée : toute tentative de sabotage ou de ralentissement de la productivité se répercutera sur vos rations et avantages. Lisant la réaction des prisonniers sur leur visage, Zhett ajouta : — Considérez cela comme une occasion de vous dégourdir les jambes. Même toi, Fitzie ! (Ce dernier piqua un fard d’être distingué de la sorte.) Une fois que vous aurez goûté à ces tâches, vous en viendrez peut-être même à les apprécier. Voyez un peu comment vit le reste de la population. Andez serra les poings, prête à foncer sur le Vagabond le plus proche, mais Fitzpatrick toucha son bras. — Laisse. — Est-ce qu’on doit la laisser dire sans réagir ? — Laisse faire le temps. On trouvera un moyen, dit Fitzpatrick, qui n’avait pas cessé de regarder Zhett. Sa jeunesse dorée sous la coupe de sa grand-mère Maureen ne l’avait pas préparé à l’idée d’accomplir des besognes ordinaires. En cet instant, cependant, cette perspective ne lui semblait pas si effroyable. Deux ans avant le début de la guerre contre les hydrogues, Fitzpatrick s’était découvert une passion pour les voitures de collection. Il en avait acheté plusieurs, avec les fonds quasi illimités dont il disposait. Il adorait passer des journées entières au garage, entouré de chiffons et de trousses à outils, à admirer les jeux de lumière sur une carrosserie lustrée ou à écouter le ronronnement d’un moteur réparé. Cette activité, la première à laquelle il s’était réellement intéressé, lui avait apporté de grandes joies. Mais son passe-temps lui avait causé quelques soucis. Un soir, après qu’il était arrivé en retard à une réception, les ongles noirs de graisse de moteur, la Virago avait mis le holà. Sans le lui dire, elle avait expédié ses voitures à une vente de bienfaisance. Puis elle lui avait interdit d’en acquérir d’autres. Fitzpatrick savait, en regardant ses compagnons de captivité, qu’ils désiraient tous retrouver leur vie au sein de la Hanse. Mais lui, bien qu’il ne l’eût jamais avoué à ses camarades, avait réalisé à quel point il était agréable de vivre sans être sans cesse assailli d’obligations. Sur Terre et dans l’armée, il avait toujours fait figure de « sang bleu », de gamin étouffé par l’ambition que sa grand-mère nourrissait à son égard. À présent qu’on le croyait mort, Fitzpatrick avait le luxe de songer à ce qu’il voulait, lui. C’était à la fois intimidant et déroutant… et, en un sens, libérateur. Même s’il n’admettait pas d’être détenu, il était prêt à travailler de ses propres mains. Peut-être demanderait-il un travail lié aux moteurs et aux génératrices… Sur un écran mural, Kellum afficha une carte grossière des anneaux, sur laquelle figuraient les principales installations. Zhett énuméra les noms. — Voici les domaines de vos affectations : des entrepôts de pièces détachées doivent être inventoriés. Des armatures d’assemblage de vaisseau requièrent une maintenance qui ne nécessite pas de qualification. De même que les dômes d’habitation et les bureaux, pour des corvées de gardiennage ou de ménage. — De vrais camps de la mort, bougonna Andez. Zhett fixa Fitzpatrick, comme si son regard avait le pouvoir d’abattre les murs qu’il avait dressés autour de lui. — Si quelqu’un possède une spécialité ou un talent particulier, nous pourrons envisager de le changer d’équipe. Si Fitzpatrick avait eu une enfance privilégiée, il avait été enseveli sous les espoirs que sa famille lui avait fait endosser. Cette situation pouvait lui offrir l’opportunité de s’adonner à ses véritables centres d’intérêt, dès qu’il les aurait déterminés. Kellum réclama de nouveau leur attention, comme il affichait les schémas de divers véhicules en usage dans les chantiers spationavals. — Je veux que vous regardiez avec soin. Après la tentative d’évasion manquée de votre camarade, je sais que vous pensez tous à l’imiter. Votre ami est parti avec trop peu de carburant, de vivres et d’air. Il ne savait même pas où aller… et il a payé sa bêtise de sa vie. (Ignorant les grognements de colère des prisonniers, il tapota sur les diagrammes.) Qu’il n’y ait aucun doute dans votre esprit. Voici les vaisseaux à l’œuvre sur les chantiers de construction : minéraliers et autres cargos, réacteurs de traitement, modules cramponneurs, monte-charge à zéro G… Regardez-les bien. (Il fit défiler les schémas un par un puis patienta quelques secondes.) Maintenant, quelqu’un a-t-il vu un dénominateur commun à tous ces vaisseaux ? (Il marqua une nouvelle pause.) Vous devriez mieux observer. Finalement, Fitzpatrick déclara d’une voix résignée : — Ils ont tous un rayon d’action limité. Aucun d’eux ne peut sortir du système solaire. — Bravo, Fitzie ! lança Zhett d’un air réjoui. Il aurait préféré se taire. Mais au moins ne l’ignorait-elle plus. — Aucun de ces vaisseaux n’est pourvu d’un propulseur ildiran. Même si vous parveniez à en voler un, vous ne pourriez aller nulle part. Il vous faudrait caboter pendant des siècles avant d’atteindre une planète habitable. — Ce qu’on veut que vous saisissiez, c’est qu’il est inutile de songer à tenter l’aventure… même si je comprends que vous en ayez envie, ajouta Zhett en regardant Fitzpatrick sans détour. Tandis que l’on distribuait les affectations, une centaine de compers Soldats entrèrent. Les Vagabonds les avaient trouvés flottant dans les débris après la bataille d’Osquivel et les avaient reprogrammés. Ils obéissaient à la perfection… contrairement aux soldats des FTD. — Vous travaillerez de conserve, conclut Kellum. Prisonniers de guerre et compers. Ce ne sont pas les tâches qui manquent. 36 CESCA PERONI Jonas 12 retrouva bien vite son atmosphère laborieuse. En doublant les heures de travail, les ouvriers compensèrent le temps perdu pour les funérailles de l’ancienne Oratrice. Aux yeux de Cesca, c’était également leur manière de lui rendre hommage… à moins qu’il se soit agi pour eux d’un moyen de garder l’esprit occupé, alors que leur communauté se trouvait confrontée à un nouvel ordre des choses. Jack Ebbe était l’un des deux découvreurs du site. Le cryologiste continuait ses recherches sur place, tandis que son partenaire était revenu à la base organiser une expédition. Chaque Vagabond avait un travail assigné, de sorte que, même si le tombeau de robots klikiss les intriguait, ce n’était pas leur priorité. Seuls Cesca et l’administrateur Purcell Wan avaient le temps de se rendre sur l’autre face du planétoïde. Cesca n’avait pas voulu quitter Jonas 12 avec la vieille Oratrice, à cause de son état préoccupant. Aujourd’hui, celle-ci disparue, elle avait l’intention de partir en quête des clans éparpillés dès le retour des courriers rapides. En attendant, Purcell et elle se rendraient auprès des robots ensevelis. Danvier Stubbs, l’extracteur-gazier au tempérament exubérant, inspecta le brouteur, rechargea les batteries et les réservoirs d’oxygène, empila des rations puis s’accorda une nuit de sommeil avant d’annoncer qu’il était prêt pour le voyage. — Jack doit devenir nerveux, dit-il. C’est lui seul qui s’est chargé de creuser alentour, de monter le camp, de fixer les éclairages et de collecter les informations. Je lui ai conseillé de revenir, mais il était très excité par sa découverte, et il peut se montrer sacrément têtu ! Essayez donc de l’avoir pour compagnie dans un brouteur plusieurs jours d’affilée… — Dans ce cas, allons-y, l’interrompit Cesca. Durant ces quatre derniers jours, il a eu le temps d’effectuer des fouilles, et le voyage s’annonce long. Elle le suivit à l’extérieur des dômes tandis que Purcell se pressait pour les rattraper. Tous trois tenaient sans peine dans le véhicule en forme de tortue, conçu pour cinq personnes plus du matériel et des instruments de sondage. Puisque le trajet serait long, Danvier pressurisa la cabine, afin qu’ils puissent retirer leur casque. Le brouteur quitta les dômes éclairés pour s’enfoncer dans les ténèbres glacées. Il bondissait par-dessus les saillies de la surface, contournait des lacs d’hydrogène liquide. Danvier donna un coup de sa main gantée sur le tableau de bord. — Ces engins ne sont pas faits pour la vitesse, mais ils sont sacrément fiables. La spécialité de Danvier consistait à filtrer les molécules utiles des gaz congelés. Au cours du trajet, il en expliqua tous les arcanes, bien trop au gré de Cesca. Lui et son camarade menaient une prospection de routine lorsqu’ils avaient découvert les robots. — On a repéré une poche dans le sous-sol gelé, assez distante pour que personne ne l’ait détectée avant. Les capteurs sont réglés sur les éléments légers et les traces de métaux, on ne savait donc pas à quoi s’attendre. La supposition la plus plausible de Jack a été qu’une météorite avait heurté la glace. Mais, pour moi, les relevés ne concordaient pas. (Danvier se fendit d’un large sourire, comme s’il s’attendait qu’on l’applaudisse.) Ce qui a détraqué les capteurs, c’est l’enveloppe polymère qui entoure le tombeau – ou quoi que ça puisse être. Les robots sont emmurés dans une sorte de bulle protégée par une membrane. Mais on a détecté les métaux et les matériaux polymères de leur corps. J’ai dit : « Jack, c’est vraiment bizarre. » Et pour la première fois depuis qu’on fait équipe, il ne m’a pas contredit. Son compagnon avait un don pour faire fonctionner les machines dans un froid proche du zéro absolu, c’est pourquoi il était resté, arguant qu’il préférait la solitude. Cesca n’avait aucune peine à imaginer que l’homme voulait un ou deux jours de tranquillité, loin du bavardage amical mais incessant de Danvier. — Pourquoi les robots klikiss sont-ils venus jusqu’ici se mettre au frais ? s’enquit Purcell avec son habituel hochement de tête. L’extracteur-gazier haussa les épaules. — Eh, c’est pas moi l’administrateur, Purcell. Moi, je me contente d’agir. C’est vous le responsable des explications ! Purcell laissa échapper un long soupir. — Je savais que je n’étais pas taillé pour ce boulot. Le commandant de la base allait sur ses soixante ans. Ses cheveux en pelote désordonnée tiraient sur le gris. Il arborait d’épais sourcils noirs qui saillaient d’autant plus sur son visage émacié. — J’aimerais que Kotto revienne… Probablement que lui saurait. Cesca savait que Kotto Okiah avait du mal à rester concentré longtemps sur un domaine. Juste après avoir installé Jonas 12, il avait foncé sur Theroc afin de reconstruire la colonie de la forêt-monde, puis sur Osquivel pour étudier l’épave hydrogue. Certains Vagabonds plaisantaient au sujet de l’« étoile variable » qui servait de Guide Lumineux à Kotto. Purcell, lui, était coincé ici pour un bon moment avec ses responsabilités. Le reste de la journée, Danvier remonta la route jusqu’à la mystérieuse enclave. Le brouteur laissait des empreintes rectilignes sur la surface gelée, heurtant des aspérités avec force grincements et aplanissant des monticules. Enfin, le véhicule atteignit le sommet d’une colline, et ils aperçurent le chapelet de lanternes que le cryologiste avait suspendu à l’entrée de la galerie voûtée. On aurait dit une crypte, creusée sous la surface morte du planétoïde. — Voyons ce que Jack a pêché là-dessous, déclara Danvier. Maintenant, il devrait avoir les réponses à nos questions. — Je me demande si nous pourrons sauver un de ces robots, dit Cesca. — Si vous comptez les vendre, Jack et moi espérons participer aux bénéfices. — Je doute que l’on puisse reprogrammer ces machines comme des compers, fit remarquer Purcell. Les Vagabonds avaient rarement eu affaire à ces robots millénaires, qui se montraient de temps à autre sur les mondes de la Hanse. Ils avaient été créés par l’espèce depuis longtemps disparue des Klikiss, puis découverts par les Ildirans plus de cinq siècles auparavant. — Les tout premiers n’ont-ils pas été découverts dans une lune de glace du système d’Hyrillka ? se rappela l’administrateur. Peut-être s’agit-il d’une cache identique. Les voyageurs remirent leur casque, s’extirpèrent l’un après l’autre du brouteur par le sas puis se mirent lourdement en marche. Les deux prospecteurs avaient déjà percé un passage à travers les couches de glace de méthane et d’hydrogène, puis dans la coquille polymère qui obturait l’entrée de la grotte. Pendant son séjour solitaire, Jack avait fixé des bandes fluorescentes le long des parois et installé une génératrice portative afin de travailler confortablement. Danvier, qui menait la procession, entra en baissant inutilement la tête. — Eh, Jack ! Tu as de la compagnie ! La voix du cryologiste éclata sur la fréquence : — J’espère que tu as amené quelqu’un d’important. Tu n’imagines pas l’envergure de ce qu’on a découvert. — L’Oratrice en personne et Purcell sont avec moi. Ça te paraît suffisant ? — On fera avec. La galerie semblait avoir été forée à l’acide. Danvier fit courir ses doigts sur les parois. — L’excavation est artificielle, pas de doute. C’est comme si ces robots s’étaient aménagé un nid par eux-mêmes. Tous trois traversèrent la grotte voûtée, et Jack agita la torche de sa combinaison dans leur direction. — Venez voir. Il doit y en avoir une centaine là-dedans. Cette chambre s’étend au-delà de mon champ de vision. Le souffle manqua à Cesca lorsqu’elle aperçut les redoutables silhouettes insectoïdes. Le cryologiste s’agenouilla devant l’une d’elles et entreprit de triturer son exosquelette. Derrière se dressaient des rangées d’autres machines inertes. La jeune femme s’approcha. — Je n’en avais jamais vu en vrai. Le crâne de la machine avait un profil anguleux, avec des fentes latérales et comme l’ébauche d’un cimier. Un bouquet de capteurs recouvrait la face d’un noir mat, tels les yeux en grappe d’une araignée. — L’état de préservation de ses organes internes est remarquable, s’exclama Jack tandis qu’il s’activait dans une ouverture du module central. À cette température et après tous ces siècles, ils ont tous l’air prêts à fonctionner. (Il sourit à travers la vitre de son casque.) Je vous le dis, on pourra apprendre beaucoup de ces choses, à condition d’en démanteler une. — Ça, Kotto en baverait d’admiration, admit Purcell. — Je suis certaine que l’épave hydrogue lui donne toute satisfaction, dit Cesca. C’est vous qui allez devoir vous y coller, Jack. — Je ne laisserai pas passer cette chance. À l’aide de sa torche thermique, il réchauffa la glace qui recouvrait le torse du robot klikiss puis manipula un panneau de contrôle interne… jusqu’à ce qu’un clignotement inattendu survienne. — Merdre ! Je ne sais pas ce que c’était, mais redémarrer ces machines est plus facile que je le pensais. Soudain, les yeux ternes du robot illuminèrent le froid tunnel d’une lueur rouge, et il se mit à bourdonner. — Eh, on dirait que ça a marché, lança Jack en se relevant. La tête anguleuse pivota, et le bruit s’accrut. Derrière le robot, un deuxième commença à bouger, puis un troisième. Leurs capteurs écarlates luisirent en se concentrant sur l’homme en combinaison devant eux. — Qu’est-ce qu’on fait maintenant, Purcell ? interrogea Danvier. La situation vient de changer… — Je, euh… m’en remets à l’Oratrice. Avant que Cesca ait pu ouvrir la bouche, le robot s’activa. Sur son torse, des compartiments s’ouvrirent dans un clappement, révélant des bras mécaniques. Jack s’approcha. — Qu’est-ce que… L’un des appendices dentelés surgit de l’orifice avec la force d’un piston. Il percuta le casque de Jack. La vitre explosa, expulsant l’air qui se mua aussitôt en vapeur. Le bras du robot se mit à tourner furieusement, à la manière d’un foret. Du sang, de la peau et des os pulvérisés jaillirent au-dehors. Jack n’avait pas eu le temps de pousser un cri. Dans une embardée, le robot se dressa sur sa série de jambes courtaudes. En arrière, deux nouveaux robots s’animaient. Dans les tréfonds de la grotte, des myriades de capteurs écarlates s’allumaient, tels les yeux de dragons s’éveillant d’un long sommeil. Danvier s’avança en hurlant, bien trop tard pour sauver le cryologiste, dont la masse sanguinolente s’abattit sur le sol. En un instant, l’extracteur-gazier comprit le danger qui le menaçait. Mais les trois premiers robots klikiss l’entouraient déjà. Ils déployèrent leurs membres de cauchemar, bardés de manipulateurs et d’instruments aiguisés. Dans son effort pour s’échapper, les bottes de l’homme dérapèrent sur le sol glissant. Puis tout se déroula en l’espace d’un battement de cœur. Les robots saisirent l’homme et s’acharnèrent sur lui. Ils déchiquetèrent sa combinaison, défoncèrent son casque. Contrairement à son partenaire, Danvier eut tout le temps de hurler dans son micro, avant que les robots le détruisent. Cesca agrippa le bras de Purcell afin de le tirer de son hébétude. — Il faut revenir au brouteur ! Tandis que les trois robots achevaient leur boucherie, des dizaines d’autres s’arrachaient à leur immobilité pour se lancer à la poursuite des fugitifs. 37 KOTTO OKIAH À bord de l’épave hydrogue, Kotto n’avait pour seule compagnie que KR et GU, ses deux compers spécialisés dans l’analyse scientifique. En dépit de sa fascination pour la technologie extraterrestre, l’absence d’indice concernant son fonctionnement le frustrait. Il s’agissait d’un vaisseau, il devait donc exister une machinerie quelque part. Or, il n’avait trouvé aucun élément mobile. — Un sacré casse-tête, GU… — Oui, Kotto Okiah. Le terme paraît approprié. C’était le petit comper qui, sans le vouloir, le lui avait fait adopter, lors de son premier compte rendu. Ses talents et ses années d’expérience dans des projets de haute volée n’avaient pas familiarisé l’inventeur excentrique avec ce mot. Peut-être parce qu’il n’avait jamais été confronté à un défi scientifique aussi déroutant. Un casse-tête, oui. La sphère hydrogue flottait, telle une perle microscopique suspendue au cou d’Osquivel, largement au-dessus du plan des anneaux. Elle était abîmée. Son occupant avait été tué au cours de l’attaque intrépide des FTD. C’était apparemment l’une des seules victimes hydrogues de cette grande bataille. — Le magasin de bonbons est ouvert, dit Kotto en frottant ses mains gantées l’une contre l’autre. Par quoi est-ce qu’on commence ? Il aurait aimé pouvoir pressuriser l’artefact afin de travailler en bras de chemise, mais les systèmes de l’appareil demeuraient un mystère. Il ignorait même comment refermer l’écoutille. La verrouiller ne provoquerait pas de traumatisme au pauvre GU, à la différence de l’ouverture explosive qui l’avait naguère précipité sans avertissement dans l’espace. — Il y a tant à apprendre…, murmura-t-il en contemplant l’intérieur de la coque, avec ses formes étranges et lisses, ses géométries inversées. Il faut trouver un moyen de battre ces vaisseaux. — Nous vous aiderons du mieux que nous pourrons, Kotto Okiah, énonça KR depuis son poste. Toutefois, nos facultés se limitent aux analyses les plus simples. — L’intuition reste l’apanage de nos maîtres humains. L’ingénieur faisait les cent pas, engoncé dans sa combinaison. Il savait que la curiosité tous azimuts constituait l’une de ses faiblesses. — Aidez-moi juste à ne pas m’éparpiller. Trouver un moyen de lutte contre les vaisseaux hydrogues : tel est l’objectif dont il ne faut pas me laisser distraire. Par exemple, j’aimerais découvrir leur système de propulsion. Les orbes de guerre sont rapides et ont un très long rayon d’action, sans pour autant avoir besoin d’ekti. (Il toucha les protubérances, comme moulées dans du verre fondu, qui constituaient le tableau de bord.) Et ces commandes ne ressemblent à rien de ce que j’aie jamais vu. Le seul fait de comprendre l’électronique de métal liquide noyée là-dedans ouvrirait des perspectives pour… — Ce cas requiert-il de vous refocaliser sur notre objectif ? D’abord surpris, Kotto se racla la gorge. — Oui… tout à fait. D’un autre côté, mieux vaut faire preuve d’un peu de souplesse. Personne ne peut prévoir où mène le fil d’une réflexion. Il faut aborder les problèmes sous un angle neuf, comme on dit. — Comme pour un casse-tête, glissa GU. — Cesse donc de faire ton intéressant. Kotto s’arrêta devant un panneau trapézoïdal entouré d’étranges symboles : des coordonnées semblables à celles des transportails klikiss. Se pouvait-il que l’espèce insectoïde disparue ait quelque chose en commun avec les hydrogues ? L’une d’elles avait-elle acquis cette technologie auprès de l’autre ? Dans l’espoir d’établir un tel lien, Kotto avait passé en revue le peu d’informations scientifiques publiées dans la Hanse. Avant l’embargo commercial contre la Grosse Dinde, les Vagabonds avaient téléchargé tous les documents techniques disponibles sur le réseau. D’après eux, les scientifiques hanséatiques ignoraient comment les transportails fonctionnaient. Il avait lu les rapports du couple de xéno-archéologues Margaret et Louis Colicos. Récemment, un chercheur discret mais réputé nommé Howard Palawu avait tenté d’analyser les téléporteurs extraterrestres. Il avait pour habitude de poster sur le réseau ses spéculations quotidiennes. Ses articles avaient cessé du jour au lendemain. Par la suite, Kotto avait appris que Palawu avait lui-même disparu au niveau de l’un des transportails. GU s’approcha de Kotto, absorbé dans la contemplation du panneau. — Vous avez encore la tête dans les nuages, Kotto Okiah. — La tête dans les nuages ? Qu’est-ce que c’est ? — Élaborer des pensées sans lien entre elles, se perdre dans une rêverie hors de propos avec la tâche en cours. — Quelqu’un aurait-il mis à jour ton vocabulaire ? — « Avoir la tête dans les nuages » est une expression commune, bien qu’archaïque. Voulez-vous connaître son origine ? — Non. Tu as raison, j’étais distrait. (Il renifla.) Mais si on parvenait à utiliser les transportails des orbes de guerre, on pourrait ouvrir un passage vers… un trou noir. Ce serait sensationnel ! Les hydreux rôderaient à la recherche de stations d’écopage à détruire… et brusquement, un trou noir émergerait en plein milieu de leur salle à manger. Ah ! — Ce serait certainement nuisible aux vaisseaux ennemis, admit KR. Cependant, cela paraît improbable. De son poing ganté, Kotto frappa une excroissance sur la paroi de diamant incurvée. — Je n’ai encore rien découvert ! Les hydrogues sont tellement… étrangers. Leur esprit a conçu cette technologie. C’est ce qui rend leur entendement si compliqué. Les capteurs dorés de GU pivotèrent vers lui. — Alors, peut-être une solution simple se révélerait-elle plus efficace qu’une approche complexe. — GU, si je pouvais songer à une solution simple, je le ferais, répondit Kotto. La seule chose que l’on ait réussi à faire jusqu’à présent a été d’ouvrir le sas. Soudain frappé par une idée, il fixa des yeux le comper cabossé, au revêtement éraflé et décoloré à la suite de l’ouverture de la brèche dans la sphère. Le robot avait été projeté au loin, en une trajectoire incontrôlable… Le visage de Kotto s’illumina. — Par le Guide Lumineux, ça va peut-être convenir ! Cela fonctionnerait comme une… une sonnette. Ou un ouvre-boîtes ! Tout ce qu’il nous faut, c’est ouvrir la porte là où les hydreux s’y attendent le moins. — Vous avez enfin trouvé une arme ? — Pour ça, oui ! 38 TASIA TAMBLYN Durant son séjour de trois jours sur Llaro, Tasia consacra ses quartiers libres nocturnes à déambuler dans le labyrinthe de tentes et de cabanes des Vagabonds. Son uniforme provoquait la suspicion, et beaucoup de détenus ne lui répondaient qu’avec parcimonie ; d’autres cependant considéraient qu’elle était la seule à pouvoir les défendre. Néanmoins, Tasia se sentait mal à l’aise – ici comme partout. Elle avait posé des questions, obtenu quelques noms et décidé de converser en privé avec Roberto Clarin, l’ancien administrateur du Dépôt du Cyclone. Comme il avait effectué du bon travail là-bas et était l’un des premiers arrivés au camp, il semblait occuper le rôle de chef. Peut-être l’aiderait-il. Clarin marchait à côté d’elle et d’EA, se baissant sous les bannières qui pendaient sur leur passage et saluant de la main les hommes couverts de poussière qui revenaient des champs. Cet individu ventru avait son franc-parler mais ne nourrissait ni préjugé ni aigreur à son encontre. — De nombreux Vagabonds n’auraient jamais accepté le choix que tu as fait, jeune fille. Et ton propre père aurait fait partie du lot. Tasia serra les lèvres. — C’est probable. Mais j’ai tâché de suivre mon Guide Lumineux. — Et pourtant… tu es ici. (Clarin soupira.) Tu sais, cela fait du bien d’épancher mes frustrations sur quelqu’un qui porte l’uniforme des FTD. Non pas que j’espère changer quoi que ce soit à la situation. — J’écoute, dit Tasia, bien que j’ignore ce que je pourrai faire. Mes racines ne plaident pas en ma faveur du côté de ma hiérarchie, mais je suis un officier, et je peux faire accélérer la bureaucratie. Peut-être. — Pourquoi ne pas essayer… Les Terreux en faction ici n’ont même pas l’air de savoir parler le Commercial Standard. J’ai formulé des demandes raisonnables, pour le bien de toute cette fichue colonie. Crois-tu qu’ils m’aient répondu ? Peut-être que toi ils t’écouteront, si tu transmets nos réclamations. — Je le ferai, répondit Tasia, avant de lui adresser un sourire teinté d’amertume. Je dois cependant vous prévenir qu’il y a longtemps que mes supérieurs ne tiennent plus compte de mon avis. En fait, ils m’ont mise au rancart. Je n’ai appris les opérations anti-Vagabonds qu’après coup, lorsqu’ils se congratulaient tous les uns les autres. Clarin tourna vers elle un visage rempli de frustration. — Que veulent-ils en vérité ? Explique-moi. Ils nous jettent sur cette planète, sans explication ni exigence. C’est comme s’ils nous utilisaient rien que pour édifier une de leurs colonies. Bien sûr, on travaillera bien mieux que ces amateurs. Ah ! voilà bien la prison la plus étrange que j’aie jamais vue. (Il la regarda avec intensité.) Nous n’avons fait aucun mal, Tamblyn. Va-t-on nous poursuivre pour un crime quelconque ? Ou nous détient-on comme cela, sans raison ? — Honnêtement, je n’en sais rien. Et je ne suis pas certaine que les Terreux le sachent eux-mêmes. Ils veulent vous tenir à l’écart un moment, là où vous ne causerez pas de problème. Peut-être qu’ils vous utiliseront comme monnaie d’échange, s’ils trouvent un clan ou l’Oratrice avec qui négocier. — Ou peut-être veulent-ils seulement que l’on construise leur colonie à leur place, maugréa Clarin avec un regard vers les opérations en cours – les constructions, les stations de pompage, les génératrices solaires. On n’arrête pas de se disputer avec leurs ingénieurs militaires. Ils veulent tout faire dans les règles, avec l’inefficacité que cela implique… On a de meilleures idées, mais ils ne nous laissent pas les mener à bien. Tasia songea à la technologie grossière que l’armée utilisait toujours et que les Vagabonds avaient améliorée voilà des générations. — Ils ont d’autres règles que les nôtres. — Et qu’est-ce que ça peut me faire ? lâcha Clarin, avant de poursuivre. J’ai décidé de croire qu’on ne restera pas longtemps ici. La Grosse Dinde peut bien monter sa colonie. Quand elle tombera en morceaux, ils invoqueront un sabotage de notre part. Tasia se mordit la lèvre inférieure. Elle était soulagée de pouvoir parler à quelqu’un de son peuple. — Mais les clans vont tout de même devoir trouver d’autres endroits où vivre. Pourquoi ne pas vous installer ici et réclamer Llaro, si vous l’avez mérité ? Clarin se renfrogna. — Sitôt qu’on l’aura transformé en un monde accueillant, la Grosse Dinde s’en emparera. Les Vagabonds, c’est bon pour survivre dans des endroits miteux. Ah ! qu’est-ce qu’ils croient, que cette planète est un défi pour nous ? Ils arpentaient le périmètre du camp, dans le crépuscule qui tombait. Finalement, Tasia trouva le courage de s’enquérir de Jess, de ses oncles et de ses amis. Clarin n’avait que peu d’informations à leur sujet, mais il lui raconta les brèves fiançailles de Cesca Peroni avec Reynald, récemment tué dans l’attaque de Theroc. Tasia connaissait les sentiments de Jess pour l’Oratrice… ou du moins ceux qu’il avait nourris, des années auparavant. Si ses oncles dirigeaient aujourd’hui les puits de Plumas, cela indiquait que Jess était parti. Quelque part. Comme ils atteignaient le bord du camp, Tasia, EA et Clarin tombèrent sur une altercation entre des gardes et un groupe d’enfants. Un comper modèle Institutrice s’interposait entre les soldats et ses petits protégés. — Veuillez ne pas vous adresser à mes enfants de cette manière. Cette voix de maîtresse d’école dévouée ne pouvait appartenir qu’à UR, songea Tasia, qui avait eu affaire à elle lorsqu’elle était petite fille sur Rendez-Vous. — Ces gamins sont turbulents et dangereux, lança l’un des soldats. Pour leur propre sécurité, nous devons les tenir loin des chantiers. — Je garantis leur sécurité, répondit UR. Ce n’est pas votre rôle. — Écoute, comper, c’est nous qui décidons de ce qui relève ou pas de notre rôle. — Ces enfants sont sous ma responsabilité. Veuillez ne pas vous en approcher. Veuillez ne pas leur donner d’ordres, ni même vous adresser à eux. Tasia s’avança en refoulant un rire. Ces Terreux qui se prenaient pour des baby-sitters lui étaient inférieurs en grade. Elle se rappela ses leçons avec UR – et l’Institutrice était plus sévère et éminemment sensée que jamais. — Qu’y a-t-il, sergent ? Les gardes levèrent les yeux vers elle, mais dans la pénombre du soir ils ne pouvaient deviner ses origines. En apercevant son insigne, ils manifestèrent leur satisfaction, et elle dut se retenir de les frapper. — Ce petit comper a la bouche un peu trop grande pour sa caboche en fer, commandant. — Ce petit comper comprend mieux que vous où est sa place, sergent ! Par ordre du général Lanyan, il faut se mêler le moins possible des affaires des Vagabonds. Ce qui veut dire : un minimum de harcèlement. Laissez-les faire ce qu’ils entendent. — Mais, commandant, il fait noir là-dehors. Ces gamins ne devraient pas être au lit ? Les prisonniers ne peuvent pas… — Ce modèle d’Institutrice prend soin des enfants. Elle leur fait la classe et veille à leur bien-être. Leurs parents lui ont confié leurs fils et leurs filles lorsque Rendez-Vous a été détruit. Elle réagit comme il le faut à des situations variées. D’autre part, si vous et vos hommes n’avez rien de mieux à faire, je suis sûre que je peux vous trouver des rigoles à creuser. Ou une inspection des fosses septiques, peut-être ? Les soldats filèrent sitôt congédiés, en échangeant à voix basse des commentaires à la limite de l’insubordination. Roberto Clarin gloussa. Le visage lisse d’UR pivota, et ses yeux semblèrent s’éclairer en reconnaissant la jeune femme. — Mes cours sur la courtoisie et la fraternité semblent avoir porté leurs fruits, Tasia Tamblyn. — Je n’étais sans doute pas la meilleure élève, mais il m’en est resté quelques bribes. L’Institutrice regarda EA, qui se tenait raide comme une statue. — Est-ce ton Confident ? Quelque chose a changé en lui. Tasia avala sa salive. — EA exécutait pour moi une tâche mineure lorsqu’il a eu un accident. Sa mémoire a été effacée. J’espère pouvoir la lui restituer. Je lui ai raconté les histoires dont je pouvais me souvenir, mais je préférerais des données authentiques. Les cybernéticiens de la Hanse ont étudié son cas, et j’ai procédé à tous les diagnostics imaginables, mais sans effet. Aurais-tu une suggestion, n’importe laquelle ? Les capteurs optiques d’UR clignotèrent, comme l’Institutrice s’interfaçait avec l’autre comper. Il fallut un long moment pour que le scan soit achevé. — Le centre mémoriel d’EA est une ardoise vide. Il y a peu de chances qu’il retrouve jamais son passé. (Une pause, puis :) Il m’est possible de partager des moments de ma propre expérience, à l’époque où j’étais ton Institutrice. Cela lui offrira un autre point de vue. — Ce ne serait pas la même chose, maugréa Tasia. Elle s’était montrée trop optimiste en plaçant ainsi ses espoirs sur un comper vagabond. Elle regarda EA, qui lui semblait à présent trop placide, dépourvu de la moindre initiative. Auparavant, ce comper… son ami… avait toujours été prompt à lui offrir ses conseils. — Laisse-moi y réfléchir, UR, dit-elle d’une voix douce. Mais je crois qu’à présent, le plus important pour nous est de créer de nouveaux souvenirs. 39 DENN PERONI La colonie de Yreka semblait la meilleure candidate pour faire du commerce au marché noir, car elle ne s’était jamais remise du blocus imposé par la flotte terrienne. C’est pourquoi Denn Peroni et Caleb Tamblyn étaient tous deux optimistes, alors que le Persévérance Obstinée atterrissait sur l’astroport à moitié désaffecté. Ils ouvrirent l’écoutille du cockpit, les portes des soutes ainsi que la rampe de poupe puis sortirent saluer les Yrekiens : prudents mais curieux. Un sourire carnassier aux lèvres et les bras grands ouverts, Denn se sentait dans la peau d’un revendeur de foire venu exhiber ses marchandises. Padme Sarhi, le gouverneur d’Yreka, était une Indienne de haute stature, dotée d’une tresse qui lui descendait jusqu’à la taille. Elle portait un pantalon de toile grossière et une ample vareuse blanche, mais ni bijou ni insigne. Bien qu’elle aille sur ses soixante-cinq ans, sa peau lisse et mate était sans âge ; dans ses grands yeux se lisait le doute. Denn se rendit compte qu’il devrait la persuader, s’il voulait commercer avec la colonie. Caleb ne s’était guère préoccupé de sa tenue, mais Denn, lui, avait revêtu la plus flamboyante : une combinaison de saut très ajustée, à manches bouffantes et garnie de multiples poches. Des broderies claniques compliquées s’entrecroisaient sur les coutures et les poches. Le Vagabond avait noué ses cheveux bruns sur la nuque au moyen d’un ruban bleu – la couleur préférée de Cesca – et s’était vaporisé un parfum boisé. Il avait l’impression de s’être préparé pour faire la cour à quelqu’un. Après les présentations d’usage, il déclara : — Nous avons apporté quelques articles dont vous pourriez avoir besoin. Caleb hocha la tête dans un effort pour paraître agréable. Mais le gouverneur ne se dérida pas. — Vous n’ignorez pas que la Ligue Hanséatique a désigné les Vagabonds comme des ennemis ? Et que quiconque serait surpris à commercer avec eux encourrait une peine sévère ? Caleb renifla bruyamment. — Tiens donc. Les Terreux n’arrivent pas à approvisionner des colonies comme Yreka, mais pour les menaces ils ont des vaisseaux prêts à partir à tout moment… C’est eux tout craché. Pris au dépourvu, Denn argua : — Les Forces Terriennes ont détruit d’importantes colonies de Vagabonds, m’dame, sans provocation de notre part ni avertissement de la leur. — C’est leur façon ordinaire de procéder, dit le gouverneur. Denn ne savait trop quoi faire. — Nous, hum… nous ne voulons pas mettre votre colonie en péril, dit-il en battant nerveusement la semelle. Nous allons rembarquer et partir. — Ah bon ? s’étonna Caleb. À leur grande surprise, la grande femme s’exclama : — Je me moque de ces maudits militaires ! Quand ils ont brûlé nos champs et détruit nos entrepôts, nous avons perdu beaucoup de provisions et de matériel. Montrez-nous ce que vous avez. Il y a des chances que nous prenions tout. Les colons s’agglutinèrent autour du Persévérance Obstinée comme s’il s’agissait d’un marché aux puces. Les deux Vagabonds étalèrent des métaux, du tissu synthétique, des batteries solaires souples et d’autres appareils compacts. La brise s’infiltrait par les sas ouverts à travers le vaisseau, chassant l’air trop fréquemment recyclé. Les Yrekiens s’extasiaient sur les articles les plus ordinaires. Denn avait gardé le meilleur pour la fin. — Nous avons du bois theronien au fond de nos cales, commença-t-il. Il fit signe au gouverneur de grimper à l’intérieur puis expliqua comment Mère Alexa et Père Idriss avaient autorisé les Vagabonds à récupérer du bois d’arbremonde, pour les remercier de les avoir aidés à reconstruire. — Vous avez travaillé sur Theroc ? Intéressant. (Sarhi baissa la voix.) Les nouvelles délivrées par la Hanse ne l’ont jamais mentionné. D’après eux, vous vous contentez de vous cacher dans des terriers et d’affaiblir l’humanité par votre cupidité. Caleb renifla de nouveau. — Bah, pourquoi s’ennuieraient-ils à présenter les clans sous un éclairage favorable ? Dans la soute, le bois faisait songer à des lingots d’or – des planches qui auraient été touchées par le roi Midas. Un doux parfum résineux emplissait l’air, relevé de senteurs d’herbes et d’essences. Durant leur retour de la réunion d’Osquivel, Denn s’était essayé à la sculpture sur bois. Quand il ne jouait pas ou ne buvait pas un coup avec Caleb, il passait son temps, armé d’un couteau, à tailler morceau sur morceau. Les Vagabonds avaient rarement l’occasion de travailler le bois, et il ne s’attendait pas à exceller en la matière. Mais il était parvenu à révéler des motifs noyés dans leur masse ; peut-être issus de son imagination, à moins qu’ils proviennent des histoires que les prêtres Verts racontaient aux arbres. Les volutes laissées par la sève dans le grain des arbres géants évoquaient les gaz colorés d’une nébuleuse. Denn croyait voir des visages, pareils à ces images rémanentes quand on ferme les paupières, des souvenirs de scènes qu’il n’avait jamais vécues. Il remarqua la fascination muette du gouverneur, qui faisait courir ses doigts sur le bois. Le scepticisme avait quitté son visage, et ses pupilles brillaient. En cet instant, Denn imagina quelle femme elle avait été dans sa jeunesse. — Nous allons prendre de ce bois. Il faut négocier le prix, et la devise ou le type d’échange à employer. (Denn discerna dans ses paroles la force et la volonté inébranlable qui faisaient un bon chef.) Mais nous allons trouver un point d’entente. L’un des Yrekiens arriva en courant. — Une flottille des FTD vient de se placer en orbite ! Ils préparent une navette avec l’amiral Stromo à bord. Le gouverneur tressaillit. — Que veut-il, cette fois ? — Une visite d’inspection, d’après ce qu’il a dit. Denn et Caleb échangèrent un regard alarmé. L’espace d’un éclair, ils se demandèrent si les Yrekiens les avaient trahis. Mais aucun message n’aurait pu atteindre les FTD aussi rapidement, et lorsqu’il vit le visage du gouverneur Denn sut qu’elle ne les avait pas trompés. — Ils vont voir mon appareil, dit-il. Ils sauront que nous sommes là. — Ne vous vexez pas, monsieur Peroni, mais avec les sas grands ouverts, le patchwork de blindages de la coque et sa forme bizarroïde aucun militaire ne songera qu’il s’agit d’un vaisseau en état de marche – en particulier quelqu’un à l’imagination aussi étroite que l’amiral Stromo. (Elle se tourna vers le porteur du message et aboya des ordres :) Rameutez tout le monde, il faut agir en urgence. Amenez tout l’équipement lourd que vous trouverez, et entassez-le sur l’astroport. Dans la demi-heure qui suivit, Denn et Caleb, éberlués, virent les Yrekiens sortir en hâte des hangars moissonneuses et autres engins agricoles. Deux drones-semoirs fonctionnant à l’hydrogène furent amenés de chaque côté du Persévérance Obstinée, et l’on déploya bâches et cageots tout autour. Bientôt, le vaisseau des Vagabonds ressembla à une épave convertie en entrepôt de pièces détachées. Comme le temps filait, le gouverneur prit les deux hommes par le bras. — Maintenant, la seule chose un peu trop voyante, c’est vous deux. Notamment vos vêtements, aussi discrets que des feux de signalisation… Nous allons vous changer. (Les commissures de ses lèvres s’incurvèrent.) Je suis sûre de pouvoir trouver à chacun de vous une vieille combinaison informe… — En principe, je préfère les vêtements propres et bien ajustés, commenta Denn, mais pour cette fois mon désir de m’intégrer parmi vous l’emporte sur mon sens naturel de l’élégance. Lorsque le transport militaire atterrit, Denn et Caleb s’étaient fondus dans la foule maussade des Yrekiens. L’angoisse donnait mal au cœur à Denn. Il suffisait qu’un seul Terreux ait l’œil assez exercé pour repérer le Persévérance, ou qu’un colon désirant s’attirer les faveurs de Stromo dénonce les deux Vagabonds. Flanqué d’une garde d’honneur rutilante, l’amiral aux joues flasques émergea de la navette. Sur sa poitrine, ses médailles luisaient comme autant de bijoux. Denn le catalogua aussitôt comme un homme d’apparat, capable de tourner bride face à la bataille afin d’éviter de salir son bel uniforme. Le gouverneur – en sueur et à la tenue froissée par les préparatifs – se posta devant Stromo. — Que puis-je faire pour vous, amiral ? demanda-t-elle avec un sourire factice. Nous auriez-vous apporté les denrées de la Hanse dont nous avons tant besoin ? L’énervement gagna Stromo. — Je retourne sur Terre après une opération couronnée de succès contre ces hors-la-loi de Vagabonds. Puisque je passais au large de votre système, j’ai décidé de vérifier que vous vous conformiez toujours à la Charte de la Ligue Hanséatique. — Nous en possédons un exemplaire, au cas où nous aurions besoin de nous rafraîchir la mémoire. — Peut-être que, ce dont vous avez besoin, c’est une flotte des Forces Terriennes, dit Stromo en gonflant la poitrine d’une grande inspiration. — Vous vous êtes montrés on ne peut plus clair, quand vous êtes venus faire le siège d’Yreka. (Elle baissa les yeux, affectant la peur.) Nous avons retenu la leçon. — Heureux de vous l’entendre dire, répondit Stromo, son sourire retrouvé. (Il enchaîna aussitôt :) J’aimerais faire descendre des permissionnaires sur Yreka, par petits groupes : ils ont besoin de se dégourdir les jambes, de prendre un peu le soleil. Personnellement, je me réjouis d’avance de pouvoir enfin manger un bon repas. Son ton indiquait qu’il ne s’agissait pas d’une requête. — Tant que vous et votre équipage apportez votre nourriture et vos cuisiniers, dit le gouverneur avec une fermeté étudiée. Comme vous nous avez dépouillés de notre carburant interstellaire, il nous est impossible de commercer avec d’autres colonies. Nous sommes à peine autosuffisants. Sa réponse irrita Stromo, mais son regard ne faiblit pas. Finalement, il prit une longue inspiration. — Mes soldats peuvent apporter leurs rations. Des rations insipides et monotones… — Peut-être les habitants accepteront-ils de procéder à quelques échanges. On se lasse de manger toujours la même chose. — Je vous fais parvenir une liste, avec une note additionnelle pour mes plats préférés. — Nous verrons ce que nous avons, amiral. Mais je ne vous promets rien. Pendant trois jours, les deux Vagabonds n’eurent d’autre choix que de rester avec la flotte militaire. Ils gardèrent le profil bas et aidèrent aux tâches quotidiennes, lesquelles ne différaient pas de celles d’une colonie de Vagabonds. Mais lorsque Denn voyait les Terreux se pavaner et se comporter comme si la planète leur appartenait, son sang se mettait à bouillir. Quant à Caleb, il donnait l’impression d’avoir avalé un hérisson, si bien que Denn finit par le tancer : — Si tu éveilles leurs soupçons, ils fouineront jusqu’à ce qu’ils nous trouvent. Mais Stromo n’avait aucunement l’intention de fouiner, seulement d’intimider une colonie déjà soumise. Il ne lui était pas venu à l’esprit que la simple présence militaire ne suffisait pas à terroriser complètement les Yrekiens. À chaque minute, Denn se demandait si l’un des colons n’allait pas signaler leur présence à un soldat. Mais ils semblaient nourrir autant de rancune vis-à-vis des FTD que les Vagabonds. Il s’étonnait de voir la Hanse ne pas tenir compte de son tissu social, qui tombait en quenouille… Peut-être leur président était-il si obnubilé par l’ennemi qu’il ne voyait pas les ponts qu’il brûlait derrière lui. Lorsque les dernières Mantas furent parties, laissant dans leur sillage confusion et soulagement, Denn rencontra de nouveau le gouverneur. Sur son visage, il lut la profondeur du ressentiment qu’elle avait caché avec tant de soin ces derniers jours. À en juger par la colère qui perçait sous son masque d’impassibilité, celle-ci devait flamber vif. — Au moins, c’est fini, lança Denn avec une gaieté forcée. J’apprécie que vous ne nous ayez pas abandonnés à notre sort. — Si j’ai eu quelques doutes, ceci les a dissipés. (Sarhi jeta un coup d’œil vers le ciel, comme si Stromo les surveillait encore, et l’espace d’un instant Denn vit ses mâchoires se crisper.) Après tout ce temps, la Hanse a envoyé des vaisseaux sur Yreka. Ils auraient pu apporter de la nourriture, des médicaments, de l’équipement… mais ils voulaient seulement nous bousculer un peu. Vous, qui n’aviez aucune raison de nous aider, êtes arrivés avec ce dont nous avons besoin, malgré les risques que vous encouriez. Denn s’empourpra. — Je suis aussi altruiste que n’importe qui, m’dame, mais il est aussi vrai que mon peuple vit de négoce… Caleb se gratta l’aisselle. Tous deux avaient hâte d’enfiler de nouveau leurs vêtements habituels. — La Grosse Dinde a maltraité beaucoup de colonies. Espérons qu’elles partageront les mêmes sentiments que vous vis-à-vis de nous. Donnez-nous une liste de courses, et nous verrons ce que nous pourrons rapporter lors de notre prochain passage, suggéra Denn. Le gouverneur plissa le front. Elle bouillait toujours de colère contre les FTD. — Nous acceptons votre proposition, monsieur Peroni, et avons hâte de voir tout ce que les Vagabonds ont à offrir. J’avais déjà décidé d’autoriser un peu de marché noir, mais désormais nous vous aiderons activement. Nous allons installer une base d’échanges et, en ce qui me concerne, la Hanse peut aller au diable. 40 RUSA’H L’IMPERATOR Hyrillka lui appartenait, et à présent Rusa’h comptait répandre son illumination sur l’Agglomérat d’Horizon à l’aide des croiseurs lourds dont il s’était emparé. La première planète serait Dzelluria, à moins d’une journée de voyage. Sur Hyrillka, tout se déroulait à merveille. Il n’en attendait pas moins, lui qui avait vu la vraie voie menant à la Source de Clarté. L’envoi récent de trois cotres chargés d’enquêter sur le sort d’Adar Zan’nh avait amusé – mais non surpris – Rusa’h. Le Mage Imperator avait dû percevoir, via les rayons-âmes corrompus, la mort des nombreuses victimes lors de la prise d’otages puis de l’explosion d’un des croiseurs. Un message affreusement clair, tout comme l’exécution de Pery’h peu auparavant. Mais il ne s’attendait pas que son frère écoute ses avertissements. Le chemin serait long et douloureux avant que celui qui se nommait lui-même Mage Imperator accepte sa défaite et se rende. Les cotres avaient exploré le système hyrillkien. Bien que conscients du danger, leurs équipages s’étaient laissé prendre au piège. Comme ils ne faisaient pas partie du réseau de Rusa’h, ils n’avaient détecté aucun thisme sur la planète, de sorte que les fidèles s’étaient emparés d’eux facilement. Les croiseurs de Rusa’h avaient encerclé les trois cotres, tandis que ceux-ci, désemparés, exigeaient des explications. Rien ne lui avait été plus facile que de les rendre influençables en les gazant au shiing, puis de rattacher leurs rayons-âmes à son propre thisme. Dès que la drogue s’était dissipée, les équipages lui étaient devenus totalement dévoués. Et trois cotres cuirassés s’étaient ajoutés à sa flotte. Simple et rapide. À présent, l’étape suivante. Rusa’h avait envoyé Thor’h, à bord d’un des croiseurs, en mission spéciale sur Dobro. Ce dernier portait un message : une offre ou un ultimatum, selon la manière dont l’Attitré de Dobro l’interpréterait. L’Imperator pensait trouver là-bas un allié : Udru’h désapprouvait visiblement la conduite et les positions de Jora’h, aussi y avait-il bon espoir qu’il coopérerait. Rusa’h avait remarqué ces divergences du temps où il menait sa vie dissolue. Et lors de son séjour au sein de la Source de Clarté, il avait appris nombre de secrets. Il espérait ne pas être obligé de provoquer d’effusion de sang à l’encontre de son frère, mais il le ferait si cela se révélait nécessaire. Il se mit en route pour Dzelluria, sans ses favorites, qui surveillaient Zan’nh, emprisonné au palais-citadelle. Il doutait que l’adar change d’avis de son propre gré ; ce dernier ne démordait pas de sa loyauté fourvoyée envers son père. Heureusement, bien installé dans le centre de commandement du croiseur amiral, Rusa’h n’avait pas besoin de lui pour accomplir son dessein. Chaque membre d’équipage des quarante-cinq bâtiments de guerre avait juré allégeance à sa cause sacrée. Une fois qu’ils avaient été convertis, on avait purgé les conduits de ventilation du shiing, afin de rendre aux soldats leur acuité d’esprit. Son thisme fonctionnait. Rusa’h ne pouvait autoriser les Hyrillkiens, Thor’h y compris, à reprendre du shiing. À présent qu’ils faisaient partie de son réseau, leur esprit devait rester ainsi. La seconde raison de cette restriction tenait à ce que le shiing produit devait être tout entier dévolu à l’expansion de la rébellion. La drogue en grande quantité représentait l’instrument le plus efficace de sa croisade. L’Imperator avait choisi de mener lui-même la première conquête. Dzelluria tomberait. Lorsque les croiseurs parvinrent à destination, Orra’h, l’Attitré local, pensa probablement qu’il s’agissait d’une flotte venue d’Ildira pour exécuter des parades aériennes. Il émit des messages de bienvenue, et Czir’h, Attitré expectant et fils du Mage Imperator, annonça qu’il était prêt pour la cérémonie. — Préparez-vous tous deux à accomplir une importante mission, déclara Rusa’h. Il envoya des bataillons de cotres et de vedettes sur la capitale. Les croiseurs lourds sillonnèrent les airs, leurs armes prêtes à faire feu. L’Attitré de Dzelluria et son peuple mirent du temps avant de comprendre que quelque chose clochait. Puis il ordonna aux vedettes de survoler la capitale en mode offensif. Rapidement, les appareils firent exploser le centre de communication, coupant la planète de tout contact avec Ildira. Rusa’h évitait ainsi de donner le moindre avantage au Mage Imperator corrompu. Manifestement, Orra’h et son protégé furent dépassés par la précision et la rapidité de l’attaque. Dès que le vaisseau amiral fut posé, une escouade d’anciens soldats de la Marine Solaire porta le chrysalit au-dehors, sous le soleil de Dzelluria. Il fallut un moment à l’Attitré ébahi pour reconnaître son frère. — Rusa’h ? Que signifie cela ? Pourquoi es-tu habillé ainsi ? Et pourquoi es-tu allongé sur une copie de chrysalit ? — Parce que je suis ton Imperator légitime, répondit-il, comme les gardes convertis déposaient le palanquin en face d’Orra’h et de son expectant. Je suis venu t’inviter à te joindre à ma cause. Il expliqua comment, plongé dans le coma, il s’était élevé jusqu’au plan de la Source de Clarté. Il avait vu la matrice de tous les rayons-âmes qui reliaient l’espèce ildirane… et les avait suivis jusqu’à celui qui pourrissait l’Empire. L’usurpateur Jora’h mais aussi le Mage Imperator précédent et ses prédécesseurs avaient dévoyé les Ildirans, les rendant aveugles à la vérité. Rusa’h, lui, les guiderait vers la Source de Clarté, par un retour aux traditions ancestrales et à l’autarcie, et les libérerait de ces parasites d’humains comme de la menace des hydrogues. Ses explications effrayèrent le jeune Czir’h, mais Orra’h parut furieux. — J’avais entendu parler de ta lésion au cerveau, Rusa’h. Viens avec moi, et mes meilleurs médecins soigneront ton délire. Nous t’accueillerons de nouveau en notre sein. Le reste de la flotte descendit, puissante et majestueuse, pour croiser au-dessus de leurs têtes. La peur gagna la foule dzellurienne venue assister à une parade aérienne. Rusa’h fronça les sourcils d’un air désapprobateur. — Je suis attristé que tu me forces à transformer mon invitation en menace, Orra’h. Il leva la main, et ses officiers transmirent des instructions aux croiseurs. Rusa’h attendit. Les armes énergétiques tirèrent. Les rayons, semblables à des lances incandescentes, creusèrent de gigantesques tranchées dans les immeubles de la capitale. Les explosions se succédèrent. Des gens hurlèrent, et des centaines périrent instantanément. La fumée et les flammes emplissaient l’air. Les croiseurs lourds tracèrent un cercle noir autour de l’opulente résidence de l’Attitré. Orra’h demeura muet de stupeur face à cette destruction sans précédent. Czir’h cria : — Arrêtez ! Pourquoi attaquez-vous Dzelluria ? — Je ne fais qu’appuyer mon argument, répondit Rusa’h, avant de se tourner vers l’Attitré. Je te le demande de nouveau : vas-tu ajouter tes effectifs à mes disciples, ou vas-tu encore m’obliger à sévir ? Orra’h appela ses gardes d’élite, mais, dépassés par le nombre, ceux-ci ne livrèrent qu’une courte bataille. En quelques instants, cinquante d’entre eux gisaient, abattus. Le sang mouchetant les pierres tiédies par le soleil répandait un parfum métallique. — Tu me fends le cœur, Orra’h, mais c’est ma résolution de faire ce qui est juste pour le peuple ildiran qui me pousse à agir, dit Rusa’h avec un geste à l’adresse de ses fidèles. Aussitôt, ils fondirent tels des prédateurs féroces, tirant leurs poignards de cristal et leurs matraques en alliage poli, sur l’Attitré qui recula en battant des bras. L’assassinat fut rapide mais brutal. Les gardes reculèrent, leurs armes dégouttant de sang. L’Attitré expectant cria, frappé d’incrédulité. À travers toute la planète, la mort d’Orra’h se répercuta via le thisme, comme la corde d’un instrument de musique qui se rompt, et la population ressentit la perte abrupte de son chef comme si une faux lui avait coupé les jambes. Rusa’h se tourna vers le jeune Czir’h, sur le visage duquel le sang s’était retiré. — Attitré expectant, vous connaissez les enjeux comme les conséquences. Dois-je ordonner à mes croiseurs de raser une autre partie de votre ville ? Dois-je ordonner à mes gardes de vous massacrer ? (Il mit un doigt sur ses lèvres, comme pour réfléchir.) Dzelluria serait bien plus facile à conquérir sans Attitré. Czir’h, tous les membres tremblants, se mit à balbutier. Il chercha des yeux quelqu’un pour l’aider à prendre une décision, mais le regard de l’Imperator le scrutait jusqu’au tréfonds de lui-même. — Joins-toi à moi, dit ce dernier d’une voix hypnotique. Laisse-moi te libérer de ce thisme corrompu qui a brouillé si longtemps ton esprit. (L’Attitré expectant recula, et le ton de Rusa’h se durcit subitement :) Joins-toi à moi maintenant… ou meurs ! (Il fouilla dans son chrysalit et en exhuma une fiole de liquide opalescent : du shiing pur, plus puissant que la poudre.) Comme tu es un fils de Jora’h, tu dois m’accepter de ton plein gré. Cela t’aidera. Se sentant piégé, désespérant de faire cesser le massacre, Czir’h accepta le shiing, comme s’il s’agissait d’un poison. Ses mains tremblaient, mais il souleva la fiole, sa substance laiteuse faisant chatoyer la lumière. Il contempla une ultime fois les pierres couvertes de sang et le corps mutilé d’Orra’h, avant de reporter le regard sur le chef rebelle. Celui-ci opina très légèrement de la tête. À contrecœur, Czir’h versa le liquide dans sa bouche. Il se lécha les lèvres, laissant une traînée blanche. Rusa’h le vit déglutir, déglutir encore. Les deux gardes qui le tenaient par les bras le relâchèrent. Czir’h chancela : la drogue de plante-phalène agissait déjà. Rusa’h connaissait la rapidité de son effet. Les croiseurs lourds avaient les soutes pleines de poudre de shiing prête à être distribuée. Sans l’Attitré ou Czir’h pour le guider, l’ancien thisme allait très vite se désintégrer, abandonnant le peuple à son sort. L’Imperator n’aurait plus qu’à ramener leurs rayons-âmes au sein de son propre réseau, avant que l’effet du shiing se dissipe, consolidant les nouveaux liens. Déjà, les yeux de Czir’h devenaient vitreux. La drogue surpuissante procurait un mélange de bien-être et de confusion. Ses épaules s’affaissèrent, comme son attachement au Mage Imperator et à l’univers tout entier se dénouait. La phase la plus importante du processus était arrivée : celle de la soumission volontaire du garçon. D’un brusque mouvement mental, Rusa’h saisit les rayons-âmes et les tissa selon son propre schéma. Czir’h faisait à présent partie intégrante de la trame de son thisme. L’Imperator donna l’ordre aux croiseurs d’entamer la distribution de shiing. Le succès de cette première étape avait été simple et net, et Rusa’h savait que son pouvoir ne ferait que croître. La révolte se répandrait de planète en planète, mais il devait préparer sa stratégie avec soin. Son regard balaya la masse des Dzelluriens, effrayés et affolés par l’attaque. Une fois que Thor’h aurait préparé le terrain, il se rendrait sur Dobro, où il escomptait une victoire plus facile encore. Après tout, lui et son frère Udru’h se ressemblaient beaucoup. 41 ADAR ZAN’NH Autrefois, de magnifiques vignes vierges drapaient les arches et escaladaient les murs du palais-citadelle. Zan’nh était venu en visite à plusieurs reprises, en compagnie de l’adar Kori’nh. En ce temps-là, l’Attitré d’Hyrillka adorait les parades aériennes de la Marine Solaire. Aujourd’hui, le palais-citadelle n’était rien d’autre qu’une prison de luxe dirigée par des Ildirans manipulés, et la capitale, une ville où n’existaient plus ni arts ni jeux. Les favorites de Rusa’h gardaient les quartiers de Zan’nh, prêtes à bondir, comme si elles espéraient le voir les combattre. Ces beautés avenantes s’étaient transformées en cruelles machines à tuer. Même si elles ne le gardaient pas entravé, leurs traits contractés montraient qu’elles se méfiaient de lui. Il leur était étranger, différent, à cause de son refus de rejoindre le thisme corrompu qui liait les fidèles de Rusa’h. Et en effet, Zan’nh se trouvait isolé au milieu d’une population sous l’emprise de l’Attitré. La veille, les croiseurs volés par Rusa’h étaient partis attaquer les scissions voisines. Ils comptaient frapper avec célérité, écrasant les planètes les unes après les autres et soumettant leur population avant que le Mage Imperator se rende compte de l’étendue du complot. La faute en revenait en partie à Zan’nh. Il avait perdu ces vaisseaux, offrant à l’Attitré d’Hyrillka les armes dont il avait besoin. Il toisa les deux favorites qui gardaient sa porte, afin de montrer sa détermination. Ces femmes, naguère formées aux arts de l’amour, étaient devenues des assassins déterminés. Un sourire pervers aux lèvres, elles tenaient des lances de cristal dans leurs mains maculées de sang séché… comme une marque d’honneur, pour avoir tranché la gorge des hommes d’équipage de Zan’nh. S’il avait pensé avoir la moindre chance, il se serait jeté sur les deux femmes, les aurait liquidées puis se serait échappé. Mais il savait l’inutilité de la chose, car d’autres soldats stationnaient dans le corridor. Ils le tueraient, et il n’aurait alors aucune chance de se venger… ou de racheter sa faute auprès du Mage Imperator. Prisonnier du palais-citadelle, Zan’nh souffrait de l’absence du contact avec le thisme. Il avait peur qu’avant peu l’isolement total affaiblisse son esprit. Il devait s’évader avant de voir sa raison s’effriter. Il tentait d’échafauder des plans, mais chaque fois le silence intérieur gâchait sa concentration. Son pouls s’accéléra et il commença à respirer plus fort, à la recherche d’un contact. Les fils argentés du thisme étaient si éloignés, si inaccessibles… Il ferma les yeux. Il se rappela sa jeunesse, à l’époque où il n’avait que le grade de septar. Il pilotait une vedette avec quarante-huit autres vaisseaux, en manœuvre dans les confins d’une nébuleuse illuminée par de jeunes étoiles vives. Il avait traversé un condensat de gaz ionisés qu’il n’avait pas prévu et qui avaient brouillé son système de navigation. Il était tombé en vrille à vitesse supraluminique, loin de sa septe. Ses propulseurs grillés, Zan’nh n’avait aucune idée de sa position dans l’espace. Seul, il était parvenu à rétablir les commandes afin de pouvoir allumer sa radio. Il avait transmis un S.O.S., mais sans savoir où il se trouvait. Adar Kori’nh l’avait longuement rassuré, pendant qu’il dépêchait des vaisseaux de secours aussi loin que le leur permettait leur connexion au thisme. Zan’nh n’avait pu qu’attendre. Il avait dérivé dans l’obscurité, percevant les liens mentaux qui s’effilochaient autour de lui… Le temps s’écoulait avec une infinie lenteur. Par radio, il entendait les conversations mais ne voyait personne. Kori’nh n’avait cessé de lui parler, de lui ordonner de tenir. Il avait obéi : il avait puisé au fond de lui-même le peu de forces qui lui restaient, jusqu’à ce que l’une des vedettes tombe sur lui par miracle. D’autres vaisseaux l’avaient entouré, et il avait enfin perçu leur présence réconfortante, tel un enfant frigorifié autour duquel sa mère enroule une couverture. Zan’nh n’avait jamais oublié ce sentiment de solitude, pas plus que les paroles de réconfort de Kori’nh. Et le souvenir de cette épreuve l’aidait à affronter la situation présente. Mais cette fois les circonstances étaient inversées. Il voyait les gens qui l’entouraient mais ne les sentait pas. Comme s’il se trouvait derrière une vitre, à regarder une fête sans l’autorisation d’y participer. La société étroitement soudée de Rusa’h avait fait de lui un intrus à perpétuité… à moins qu’il se joigne à eux. Chose à laquelle il ne se résoudrait jamais. L’adar arpentait sa chambre, jadis une suite luxueuse. Pery’h, l’Attitré expectant, y avait vécu. Il était destiné à succéder à son oncle, mais c’était avant que l’Attitré dément détourne son peuple du vrai thisme. Par sa résistance, Pery’h était devenu un héros et un martyr. Zan’nh imaginait sans peine quelle solitude il avait endurée, alors qu’il ne comprenait même pas ce qui arrivait… Il se demanda quelles avaient été ses ultimes pensées, lorsque les gardes l’avaient tiré de sa chambre pour lui offrir une dernière chance de rejoindre la rébellion. Pery’h avait refusé, aussi l’avaient-ils tué. Son agonie et son désespoir avaient résonné à travers les rayons-âmes jusqu’à Ildira. C’est ainsi que Jora’h avait su ce qui était arrivé. Si seulement il pouvait envoyer le même genre de message… mais du sang bleu coulait dans les veines de Pery’h, de sorte que sa connexion avec son père était plus nette que celle du commun des kiths. Zan’nh n’était qu’à moitié noble, et malgré sa solidité son lien mental manquait de clarté. Il espérait ne pas devoir périr pour que l’information soit délivrée au Mage Imperator. Pourtant, ce dernier devait savoir la terrible vérité ; il devait connaître l’affliction dans laquelle se trouvait l’adar. Il avait perçu la mort des membres d’équipage du croiseur anéanti par le traître Thor’h. Les favorites de Rusa’h avaient pris grand plaisir à l’informer que trois cotres envoyés en mission d’espionnage avaient été capturés et convertis. Donc, Jora’h ne disposait toujours pas d’informations précises. Zan’nh pivota lorsqu’il entendit entrer deux gardes en armure. Il s’agissait d’anciens de la Marine Solaire, qui servaient à bord du croiseur du qul Fan’nh. Ils le fixèrent du regard, sans émotion. L’adar se demanda s’ils étaient venus l’assassiner. Il raidit l’échine et attendit en silence qu’ils prennent la parole. L’un d’eux déclara enfin : — Nous venons d’apprendre que l’Imperator Rusa’h a ajouté Dzelluria à son empire. En ce moment même, nos lentils et nos soldats distribuent du shiing afin que la population rejoigne son thisme. Un grand froid s’empara de Zan’nh. Orra’h, l’Attitré de Dzelluria, avait un caractère opiniâtre et ne prenait pas de décisions sous le coup de l’émotion. — Pourquoi feraient-ils ça, pourquoi si vite ? Ils doivent sûrement résister. La favorite la plus proche lui sourit. — L’Attitré de Dzelluria a sacrifié sa vie au profit de l’Attitré expectant Czir’h, qui s’est converti de son plein gré à l’Imperator Rusa’h. La population suivra sans peine. L’adar resta figé, le souffle court. Loin d’Ildira, une maniple de croiseurs au-dessus de leurs têtes, leur Attitré assassiné et son remplaçant forcé de se soumettre, les membres de la scission constituaient des proies faciles pour Rusa’h. Ils ne comprendraient pas le danger qu’ils couraient et s’accrocheraient à n’importe quel espoir, même fallacieux. Le genre d’espoir que Rusa’h leur offrait. Zan’nh jeta un regard sombre à ses anciens camarades. Ils ne l’avaient informé que dans l’intention de retourner le couteau dans la plaie. Peut-être croyaient-ils que sa résistance céderait de la même manière que Dzelluria. — Je ne changerai pas d’avis, grinça-t-il. Vos efforts sont vains. — Aucun effort n’est vain, répondit la favorite. Toutefois, l’Imperator nous a prévenus que vous accompagnerez la prochaine expédition. Les croiseurs seront bientôt de retour. Lorsque vous aurez vu de vos yeux, vous vous rendrez compte que la victoire de l’Imperator est inévitable et que votre position est indéfendable. Zan’nh ferma les yeux, puisant sa force dans le souvenir de l’offensive que l’adar Kori’nh avait inopinément lancée contre les orbes de guerre hydrogues sur Qronha 3. — La seule position indéfendable, dit-il d’une voix inflexible, est la capitulation. 42 UDRU’H L’ATTITRÉ DE DOBRO Le croiseur lourd qui surgit à l’improviste déclencha les alarmes orbitales de la colonie ildirane qui jouxtait le camp de reproduction de Dobro. Dès la première transmission, Udru’h comprit qu’il ne s’agissait pas d’une mission légitime de la Marine Solaire. La silhouette dégingandée de Thor’h se tenait dans le centre de commandement du croiseur. « Mon oncle, émit-il, au nom de l’Imperator Rusa’h, je suis venu célébrer votre adhésion à notre cause contre le faux Mage Imperator. » Pour toute réaction, Udru’h croisa les bras sur sa poitrine. Il s’efforça de trouver les mots appropriés à cette situation pour le moins étrange. Il venait de remettre Osira’h à Jora’h et savait qu’Hyrillka rencontrait des problèmes, mais il ne savait pas de quoi il retournait. Une cause contre le faux Mage Imperator ? Une rébellion pure et simple ? Il décida qu’il valait mieux rester évasif, afin de tirer au clair les raisons de l’apparition menaçante du croiseur, l’un des vaisseaux auparavant commandés par l’adar Zan’nh. Très curieux. « Tu es toujours le bienvenu, Thor’h… — Quand vous vous adressez à moi, utilisez le titre de Premier Attitré ! » Udru’h hocha imperceptiblement la tête, choisissant judicieusement de ne pas relever que Thor’h avait été dépouillé de son titre. « Comme vous voudrez. » Son neveu avait été élevé dans le luxe : en matière de secrets, de plans et d’intrigues politiques, il restait un amateur. L’Attitré ne devait avoir aucune peine à le manipuler. Néanmoins, Thor’h commandait le bâtiment de guerre qui flottait au-dessus de la planète. « Mais pourquoi menacer ma colonie avec un croiseur armé ? — Je ne vous ai pas menacé… pas encore. J’espère vous convaincre sans violence. — Bien, nous avons un but en commun, déclara l’Attitré en souriant mollement. Cependant, si vous comptez me convaincre de rallier ouvertement votre rébellion, ne cachez pas vos intentions sous des mensonges. — C’est Jora’h le menteur, rétorqua Thor’h d’une voix tranchante. Comme son père Cyroc’h l’était. Le thisme entretient la confusion et la désunion. Rusa’h, lui, a vu le vrai chemin. Il mènera le peuple ildiran jusqu’à la Source de Clarté. — Si vous le dites. (Udru’h conservait le ton froid du sceptique, mais sans agressivité.) Vous a-t-on averti que l’un des sept soleils était en péril ? Durris-B sert de champ de bataille entre hydrogues et faeros et va bientôt s’éteindre. » Manifestement, Thor’h l’ignorait. Tout de suite, il dissimula sa surprise sous une expression hautaine. « Une preuve de plus que la Source de Clarté s’est retournée contre mon père. Il doit se désister. L’Imperator Rusa’h peut ramener tous les Ildirans sur la vraie voie. » Daro’h, l’Attitré expectant et frère de Thor’h, se tenait dans la salle de communication de la colonie et s’efforçait de masquer son angoisse. Il n’intervenait pas dans la discussion, se contentant d’observer afin d’apprendre de l’Attitré. Ses yeux bleu saphir se posaient alternativement sur Udru’h, sur l’image du croiseur et sur le visage narquois de Thor’h. Depuis l’instant où Daro’h était arrivé sur cette planète, avait vu le camp de reproduction et appris la vérité sur les expériences séculaires destinées à sauver l’espèce ildirane, il avait lutté pour l’accepter. Depuis leur dispute, le Mage Imperator compliquait la tâche d’Udru’h sur Dobro. Effort tout à son honneur, Daro’h avait fait de son mieux pour accomplir son devoir. Hélas, le jeune Ildiran n’avait jamais été préparé à affronter une telle situation… pas plus qu’Udru’h. Si ce dernier ne parvenait pas à la tourner à son avantage, personne ici ne survivrait. « Je n’ignore pas pourquoi Rusa’h croit que je rejoindrai volontiers sa cause, déclara-t-il. Ce n’est pas un secret que je désapprouve Jora’h sur beaucoup de ses décisions. Il a rompu avec des traditions millénaires et me garde rancune pour mon action sur Dobro. — Un symptôme du délabrement de son empire. — Cela se peut, mon neveu. Mais vous-même ne constituez pas un argument très convaincant pour rejoindre votre rébellion. Jusqu’où s’étend-elle ? — Hyrillka est entièrement convertie, et nous disposons de quarante-six croiseurs lourds. L’adar lui-même est notre prisonnier. Aujourd’hui, Dzelluria doit nous avoir rejoints, et soit l’Attitré, soit son successeur a accepté le nouveau thisme de son plein gré. (L’image de Thor’h remplit le champ de vision.) L’Imperator m’a envoyé à vous pour voir si vous ferez de même. Une alliance serait bénéfique pour chacune des parties. — Une alliance doit être volontaire, rétorqua Udru’h, refusant de se laisser intimider. L’Imperator Rusa’h m’y forcera-t-il, si je refuse ? — Grâce au sang de notre lignée, mon oncle, il est impossible de vous forcer – pas avec tout le shiing d’Hyrillka. (L’espace d’un instant, son sourire se teinta d’avidité.) Mais peut-être réussirai-je à vous convaincre. Nous avons beaucoup en commun. » Conscient que le croiseur était capable à lui seul de raser sa colonie, et par là même l’œuvre de plusieurs générations, l’Attitré opina. « J’écouterai si je le dois. Donnez-moi la preuve des crimes et des erreurs de Jora’h, et indiquez-moi comment Rusa’h agira différemment. » Daro’h contempla son mentor avec horreur. — Que faites-vous ? On ne peut pas se rendre… La réponse d’Udru’h s’adressa autant à Thor’h qu’à son protégé. « On ne prend pas de décision avant d’avoir eu toutes les informations. (Il se tourna vers l’écran.) D’abord, Premier Attitré, je vous suggère de remonter en orbite ; vous paraîtrez ainsi moins provoquant. Nous savons quelles dévastations votre armement peut causer, et il n’est pas nécessaire de terroriser davantage mes concitoyens. — Pourquoi devrais-je affaiblir ma position ? » demanda Thor’h. Udru’h lui sourit comme à un enfant. « Parce qu’une fois que vous m’aurez obligé, je serai heureux de vous rejoindre là-haut et de discuter face à face. N’est-ce pas ce que vous vouliez ? » Le Premier Attitré lui rendit un sourire pincé. « Excellent. » Tandis que le croiseur se retirait dans l’espace, offrant à Dobro un peu de répit, Daro’h poursuivit ses protestations, ainsi que l’avait prévu Udru’h. — Tu as vu ce croiseur, l’interrompit-il. Nous savons que Rusa’h a déjà tenté d’assassiner le Mage Imperator, et qu’il a réussi avec l’Attitré expectant Pery’h. S’il s’est emparé d’une maniple et qu’il est en train d’attaquer Dzelluria, je doute qu’il hésite à faire de même ici. Il a fait la preuve de sa… sanglante détermination. C’est pourquoi je ne traiterai pas ses paroles comme des menaces en l’air. Mais il me faut gagner du temps. Nous devons jouer finement, et notre seule chance passe par la négociation. Le jeune Ildiran allait et venait, les sourcils froncés, le regard éperdu. Mais il perçut la sagesse dans ses paroles. Une heure plus tard, le croiseur envoya une navette pour ramener l’Attitré de Dobro. Udru’h voyagea sans mot dire. Il étudiait les sept soldats manifestement conditionnés de son escorte ; ils portaient toujours leur uniforme de la Marine Solaire. Comment Rusa’h avait-il réussi à capturer autant de croiseurs lourds ? Si l’adar Zan’nh avait été pris en otage, avait-il été également converti ? Il mit de l’ordre dans ses pensées afin d’élaborer une stratégie. Il doutait fort que cette révolte réussisse un jour. Mais s’il constatait chez Rusa’h un pouvoir plus fort que prévu, peut-être valait-il mieux rester vague en ce qui concernait ses loyautés… juste au cas où. Il écouterait ce que les rebelles avaient à offrir. S’accrochant à un indice que Thor’h avait laissé échapper malgré lui – que la collaboration de l’Attitré ne pouvait lui être imposée –, Udru’h émergea de la navette sitôt qu’elle eut atterri et rajusta la chemise de son uniforme. Il faisait peu de cas des atours, mais, sachant à quel point Thor’h aimait le faste, il avait enfilé une tenue de cérémonie. D’autres soldats l’introduisirent dans le centre de commandement. Thor’h, tout gonflé de son importance, occupait l’estrade réservée à l’adar. Udru’h s’approcha de son neveu d’un pas désinvolte. — Une rébellion contre l’Empire ne paraît pas la meilleure façon de procéder. Mieux vaudrait peut-être m’expliquer ? Rapidement mais avec passion, Thor’h raconta les visions que Rusa’h avait eues au cours de son sommeil dans le sous-thisme. — Nous ne nous dressons pas contre l’Empire ildiran, mais seulement contre le Mage Imperator, dont la gestion est calamiteuse. — Vous parlez de votre père. — Vous savez qu’il est faible. L’Imperator Rusa’h montrera plus de fermeté. Udru’h haussa les épaules. — Possible, mais quelles que soient ses imperfections, Jora’h reste le Mage Imperator légitime. — Vraiment ? fit le Premier Attitré, en exhibant des documents scientifiques gravés sur des plaques d’adamant. Son prédécesseur est mort à l’improviste, au plus fort de la guerre contre les hydrogues. Nous avons pu obtenir des préparateurs mortuaires un échantillon tissulaire. Son analyse prouve que Cyroc’h est mort parce qu’il avait absorbé une dose massive de poison. Ensuite, Jora’h a procédé à l’ascension avec beaucoup d’empressement. (Udru’h jeta un œil attentif aux feuilles d’adamant, tandis que Thor’h continuait :) Juste après le décès de Cyroc’h, on a trouvé Bron’n, son loyal garde du corps, sa lance de cristal fichée dans le cœur. Seul Jora’h était présent. On ne peut en tirer qu’une seule conclusion. Même l’Attitré de Dobro ne parvenait pas à le croire. — C’est… stupéfiant. Vous dites que Jora’h a assassiné notre père dans l’intention de devenir Mage Imperator ? Thor’h désigna d’un geste les plaques d’adamant. — Les preuves parlent d’elles-mêmes. Hyrillka et Dzelluria nous ont déjà ralliés. À présent, nous souhaitons que Dobro se joigne à notre soulèvement. C’est une révolution, depuis que Rusa’h a vu la vérité. Jora’h est fondamentalement corrompu. Par conséquent, il ne peut lire le thisme de façon correcte. Udru’h croisa les bras sur sa poitrine. — Comment être sûr que les visions de Rusa’h ne sont pas des illusions provoquées par son traumatisme ? Cela semble une explication plus rationnelle. Son scepticisme exaspérait de plus en plus Thor’h, et les gardes commençaient à le regarder de travers. Udru’h savait fort bien qu’ils l’élimineraient volontiers s’ils considéraient Daro’h comme plus facile à briser. Finalement, Thor’h se détendit. — L’Imperator Rusa’h a dit que vous poseriez cette question. Il m’a donné la preuve qu’il sait comment suivre les rayons-âmes jusqu’à la Source de Clarté, où se trouve la sagesse. — La rhétorique ne me convaincra pas. — Pendant qu’il flottait dans le sous-thisme, Rusa’h a eu maintes révélations. (La voix de Thor’h se chargea de mystère, et la peau d’Udru’h se couvrit de chair de poule.) Il connaît votre secret, mon oncle. Une prêtresse Verte… l’amante de mon père. Il croit qu’elle est morte, et il a pleuré sa perte. Mais vous savez qu’elle vit toujours. Vous la cachez. Un poignard de glace traversa l’épine dorsale d’Udru’h. — Comment sait-il… ? — De la même façon qu’il a reçu le reste de ses révélations. Ne doutez pas de lui. Udru’h tenta à toute force d’obtenir plus de temps. — Vous me demandez de trahir tout ce en quoi j’ai cru et auquel j’ai juré allégeance pour la vie. Si Rusa’h veut réellement que je le rejoigne de mon propre gré et non sous la contrainte, vous devez me donner un délai de réflexion. — La bonne réponse est pourtant évidente. Pourquoi hésiter ? Udru’h se hissa à son niveau sur l’estrade, afin de se placer en face de lui. — Peut-être est-ce évident pour vous. Mais comme vous l’avez répété plusieurs fois, nous autres ne voyons pas la vérité aussi clairement. (Sa voix devint âpre.) Vous me demandez de vous rejoindre de mon propre chef, et pourtant vous arrivez avec un croiseur bardé d’armes. Comme vous ne semblez vous-même guère avoir confiance dans votre « preuve », ne vous étonnez pas de ma méfiance. Thor’h renifla d’impatience en constatant qu’Udru’h n’avait pas plié. — J’ai amené ce croiseur pour vous encourager à écouter l’esprit ouvert. Udru’h se rappela quand son interlocuteur était un garçon gâté, qui adorait sa vie dorée sur Hyrillka. — Mon neveu n’a nul besoin de proférer des menaces pour que je l’écoute. Ce que j’ai fait. Maintenant, laissez-moi y réfléchir. — Le temps est compté, rétorqua Thor’h en se penchant jusqu’à toucher presque son visage, comme pour l’intimider. Pourquoi ne me contenterais-je pas de vous prendre en otage ? Cela suffirait pour m’emparer de cette scission mineure. La colère gagnait Udru’h. Il désigna les commandes du croiseur d’un geste vague. — Vous pourriez facilement attaquer Dobro et la détruire. Par la force brute, Rusa’h pourrait soumettre la population à sa volonté. Mais contrairement à la plupart des colonies, Dobro est pleine d’humains et d’hybrides. Rusa’h ne pourrait jamais les contrôler, ni avec le shiing ni par l’intermédiaire de son thisme. Vous avez besoin de moi. Thor’h trépignait, mais il n’avait rien à répondre à cet argument. — Alors, qu’est-ce que vous proposez ? J’ai l’ordre de vous convaincre par tous les moyens. Je ne décevrai pas l’Imperator. Udru’h se rangea à son côté, tout en réfléchissant. La négociation était serrée. — Voici comment procéder. Laissez-moi examiner votre offre, ainsi que les conséquences d’un éventuel refus. Avant dix jours, je me présenterai sur Hyrillka, avec ma réponse. — Dix jours, c’est impossible. — On ne me traite pas comme un vulgaire assisteur, qui se laisse mener à la baguette ! Vous voulez ma collaboration, ou non ? Une fois que j’aurai eu le temps d’y réfléchir, je parlerai directement à Rusa’h. Mais seulement à l’heure convenue. Thor’h se renfrogna. — Vous ne viendrez jamais. C’est une manœuvre. — Je vous donne ma parole, Premier Attitré. Je suis le fils du Mage Imperator ! Vous devriez sentir si je mens… (Il gardait la tête haute, le visage impassible.) À moins que vous en soyez incapable, comme vous n’êtes plus en contact avec le thisme ? Quel dommage. Il ignorait néanmoins l’étendue du réseau de Thor’h, de sorte qu’il se concentra, usant des techniques de discipline mentale qu’il avait développées. L’an passé, il avait appris à masquer ses pensées devant Jora’h, et il était parvenu à cacher certains secrets, spécialement au sujet de Nira. — Cinq jours, insista Thor’h. Vous avez cinq jours. Ensuite, vous vous rendrez sur Hyrillka, ou je reviendrai détruire Dobro. Il le scruta durant un moment qui traîna en longueur. Udru’h resta immobile, l’expression ferme. Finalement, Thor’h détourna le regard. — Oui, je sens que tu dis la vérité. Je suis sûr que l’Imperator approuverait que je fasse une petite concession pour gagner Dobro à notre cause. Dans le centre de commandement, les gardes semblèrent déçus, mais Thor’h leur ordonna de raccompagner Udru’h dans la navette. — Je veillerai à ce que tu tiennes parole, mon oncle. Si tu nous trahis, je reviendrai avec les croiseurs… et pas pour négocier. — J’irai sur Hyrillka exactement comme je l’ai dit. Le visage d’Udru’h demeurait serein, tandis que son esprit s’efforçait de trouver un moyen de sortir du piège dans lequel il s’était lui-même jeté. 43 OSIRA’H Voilà plusieurs jours que Yazra’h avait pris Osira’h sous son aile, au Palais des Prismes. Les trois chatisix de la fille aînée du Mage Imperator accompagnaient leurs promenades citadines. La moindre chose stupéfiait la jeune fille : elle n’avait jamais rien vu d’autre que les arides collines et canyons de Dobro, sinon dans les souvenirs par procuration de sa mère. Les sons, les couleurs et les odeurs de Mijistra faisaient tourbillonner ses sens. Les majestueux édifices qui s’élançaient vers le ciel lui donnaient une nouvelle preuve de la splendeur de l’Empire ildiran et lui montraient ce pour quoi elle se battait, pourquoi elle devait réaliser sa destinée… même si elle savait qu’il existait nombre d’obscurs recoins sous les sept soleils. Quatre jours plus tôt, le roi et la reine de la Hanse étaient repartis, sans rien savoir de la bataille qui faisait rage entre les hydrogues et les faeros au sein de Durris-B. Yazra’h ne cachait pas sa fierté que le Mage Imperator ait empêché les humains de découvrir les problèmes auxquels était confronté l’Empire. Osira’h s’était tout de suite souvenue de la longue captivité de sa mère et des esclaves reproducteurs de Dobro. — Oui, nous excellons à garder des secrets par-devers les humains, n’est-ce pas ? Sa demi-sœur sourit, prenant sa remarque pour un compliment. — Il faudra quelques jours avant que tout soit prêt pour ta mission, dit-elle. Ensuite, nous devrons localiser le groupe d’hydrogues avec lequel tu communiqueras. — J’en ai vu des milliers, qui se battent sur l’étoile de Durris. Yazra’h rejeta sa crinière cuivrée en arrière. — Ton vaisseau ne pourrait résister à ce genre d’environnement. Suis-moi, que je te montre la sphère qui te permettra de t’enfoncer dans les profondeurs d’une géante gazeuse. Elle guida Osira’h jusqu’à un hangar, dans lequel des kiths d’ouvriers et d’ingénieurs achevaient de construire un étrange engin. Un blindage transparent revêtait sa coque. L’espace intérieur était réduit – tout comme elle. — Ce vaisseau te protégera de la pression, mais non des hydrogues eux-mêmes. Pour le reste, ce sera à toi de jouer. (Elle lui donna une petite tape d’encouragement dans le dos.) Mais tu vas changer le cours de l’histoire, sœurette. Tu possèdes un don unique. Osira’h ne la contredit pas. Elle s’avança pour examiner le caisson de cristal, l’effleura du bout des doigts. — Oui. Oui, c’est vrai. Son esprit minutieux à l’affût de la moindre information, Osira’h tâchait d’en apprendre le plus possible sur le Palais des Prismes et sur les Ildirans en général, qu’elle était destinée à protéger. Certains courtisans, et même Yazra’h, avaient relevé son mutisme inhabituel. Osira’h se contentait de les observer et de collecter des renseignements. Contrairement aux Ildirans ordinaires, elle était née avec un énorme poids sur les épaules. Udru’h n’avait jamais permis à ses pensées de dévier de ce que l’on attendait d’elle ; il ne lui avait jamais laissé oublier son talent. Et pourtant, juste après l’avoir livrée au Palais des Prismes, il s’était détourné d’elle et était reparti sur Dobro, pour le cas où elle échouerait. Osira’h avait dressé un mur autour de la déception qu’il lui avait causée, et chaque brique de ce mur était un souvenir légué par sa mère : sa détention dans le noir, afin que sa peau ne puisse s’abreuver à la lumière du soleil ; comment Udru’h, après la naissance d’Osira’h, l’avait détenue dans les baraquements de reproduction jusqu’à ce qu’elle donne naissance à son fils Rod’h ; puis les fécondations froidement cliniques qu’il lui avait infligées avec les membres d’autres kiths. Chacun de ces viols s’était imprimé en Nira comme une braise ardente sur sa peau. Par la transmission de sa mémoire, Osira’h se rappelait elle aussi chaque souffrance, chaque coup, chaque meurtrissure. Si elle avait laissé ces souvenirs la submerger, la jeune fille aurait pu facilement haïr Udru’h. Mais elle avait conscience de sa mission et admettait l’urgence pour son ancien mentor de sauver son espèce des hydrogues, même au prix d’une poignée de reproducteurs humains. Et elle se rappelait les attentions d’Udru’h à son égard, l’amour qu’il lui avait porté. Il lui semblait alors que son être se déchirait en deux… Jora’h la convoqua dans sa chambre de méditation ; Osira’h se tenait, hésitante, sur le seuil de la porte, quand son père s’avança avec un sourire accueillant, teinté d’une timidité surprenante pour le chef de l’immense Empire ildiran. — Entre, s’il te plaît. (D’un geste gauche, il la prit par les épaules.) Laisse-moi te regarder. Osira’h ne répondit pas. Elle observa des émotions contradictoires traverser le visage du Mage Imperator. — Tu ressembles tellement à Nira. Je peux la voir dans tes yeux. Leurs regards se croisèrent, et subitement un sentiment de gêne envahit Osira’h. En voyant Jora’h dans cette chambre garnie de vitraux, les souvenirs de sa mère affluèrent. Des scènes d’amour passionné avec cet homme qui était son père, de tendres conversations, des caresses… des réminiscences si différentes de celles des baraquements de Dobro : l’amour au lieu de la simple fécondation, le ravissement au lieu de la douleur et de l’horreur. Mais s’il l’aimait, pourquoi Jora’h ne l’avait-il pas sauvée ? Pourquoi avait-il cru les mensonges sans les remettre en doute, sans se demander si Nira avait été enlevée ? Si elle lui était réellement chère, pourquoi l’avait-il laissé partir si facilement ? — Tu es très silencieuse, dit Jora’h en la menant dans la chambre. Instinctivement, Osira’h frissonna, quand bien même elle savait que son invite n’avait rien de sexuel. C’était le Mage Imperator, son père que l’on avait castré, non un ami ni l’amant que Nira avait connu. Mais elle ne pouvait s’empêcher de le voir selon ces deux perspectives. Elle ne devait pas révéler l’étendue de son savoir. Jora’h et Udru’h, entre autres, seraient probablement horrifiés par ce à quoi elle avait assisté par mémoire interposée. Quelle ironie que ses capacités, qui faisaient d’elle l’espoir de l’Empire ildiran, l’aient transformée en une anomalie, une singularité imprévisible. Non, elle ne pouvait laisser son père, ni quiconque, apprendre son secret. Avant d’avoir pu lui répondre, Osira’h aperçut le surgeon dans une niche murale. Elle s’avança, les yeux étincelants. — Est-ce que je peux le toucher ? (Ses pensées tournoyaient, comme elle se rappelait la sensation de flotter dans le réseau du télien, connectée à l’ensemble des prêtres et des arbremondes. Ce réconfort avait été refusé à Nira.) Ma mère était une prêtresse Verte. Jora’h sourit. — Bien sûr. Osira’h tendit la main jusqu’à la frondaison. Des squames d’écorce dorées enveloppaient le tronc mince. Les feuilles en forme de fougère se déployèrent, et elle les caressa, tel un musicien jouant sur les cordes d’un instrument délicat. Elle ne savait à quoi s’attendre au juste. Ses doigts perçurent un fourmillement, puis une secousse… et son cœur se gonfla dans sa poitrine. Une image lui traversa l’esprit comme un éclair : Nira, qui agrippait des épineux sur Dobro jusqu’à s’ensanglanter les mains, et qui hurlait ses pensées dans les plantes insensibles, incapables d’entrer en contact avec la forêt-monde. Puis, comme en réponse à sa peine, un souvenir plus doux émergea. Elle revit le jour où les arbremondes avaient accepté Nira, l’accueillant en eux, se connectant à elle jusqu’au niveau cellulaire, altérant sa physiologie afin qu’elle devienne une partie de l’esprit vaste et paisible de la forêt. Oh, quelle joie elle avait ressentie quand l’univers entier s’était ouvert à elle ! Osira’h desserra sa prise. Le surgeon tressaillait, mais elle n’avait pas accompli un lien complet… pas comme celui d’un prêtre Vert. Néanmoins, l’émerveillement muet qu’elle éprouvait la fit sourire. — Je vois que cela te rend heureuse, dit Jora’h. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te voir ainsi, avant que tu… partes. (Il arpentait sa chambre. Puis il se tourna vers elle.) Cela ne saurait tarder. J’attends un rapport de mes vaisseaux éclaireurs au sujet de ce qui se passe sur Hyrillka. (Il secoua la tête.) Mais je ne devrais pas me laisser distraire. Cela ne te concerne pas. Il ne s’agit que d’un autre problème impérial à gérer. Elle garda le silence, attendant qu’il poursuive. — Je veux passer du temps avec toi. Te connaître. Toi qui es ma fille, je t’ai affligée d’un si lourd fardeau… J’ai pensé que nous pourrions visiter Mijistra, les musées, ou aller sur les canaux. Ses mots se tarirent, lorsqu’elle répondit : — Yazra’h m’a déjà montré. Il s’assit sur ses coussins. — Alors, le plus important que je puisse faire pour toi – pour nous deux – est de te raconter ce que je sais sur ta mère. Nira était… particulière à mes yeux. — Aujourd’hui, elle est morte. Sa phrase le blessa. — Oui. Osira’h savait tout de sa mère, de la manière la plus brute. Néanmoins, elle décida de mettre son père à l’épreuve. Curieuse de voir si ses explications se conformaient à la vérité, elle le laissa s’exprimer avec ses propres mots. 44 NIRA Après son évasion de l’île sur laquelle Udru’h l’avait abandonnée, Nira était toujours livrée à la solitude. Cependant, contrairement aux Ildirans, elle ne considérait pas cette dernière avec terreur : la compagnie qu’elle avait endurée ces dernières années avait été cauchemardesque. La peau photosynthétique de la prêtresse Verte lui fournissait toute l’énergie dont elle avait besoin pour sa survie au cours de son voyage. Mais le silence écrasant, autour d’elle comme sous son crâne, pesait sur elle. Bien qu’elle ait guéri voici longtemps, sa tête lui faisait mal, là où les gardes l’avaient frappée pour l’écarter d’Osira’h… sa fille, sa Princesse. Elle marchait sans cesse, mais ce vaste territoire était vide. Dobro était un monde très peu colonisé : peut-être afin d’éviter que l’on découvre l’horrible besogne du camp de reproduction ? Dans le silence environnant, les herbes murmuraient aux feuilles, aux rameaux et aux fleurs, mais elle ne comprenait pas leur langage. Contrairement à celui des arbremondes, sur sa planète natale bien-aimée… Celui qui manquait le plus à Nira était Jora’h, qu’elle avait connu dans le radieux Palais des Prismes. Il ignorait qu’elle était vivante. Elle se demandait s’il l’avait oubliée : en tant que Premier Attitré, il avait eu tant d’amantes… À sa dernière visite, Udru’h lui avait révélé que le vieux Mage Imperator était mort, et que Jora’h avait pris sa place. Aujourd’hui, c’était lui, le Mage Imperator. Il serait sûrement venu me chercher, s’il l’avait voulu. Après avoir dérivé sur la grande mer intérieure, Nira avait laissé son radeau de fortune sur le rivage et avait continué son interminable périple sur le continent méridional. Malgré la douleur dans ses pieds et ses muscles fatigués, malgré les intempéries, elle s’obligeait à rester en mouvement. Bien qu’elle ne possède aucune carte et ne sache où aller, elle suivait le nord. Sa terreur et son objectif se confondaient : là-haut, très loin, se trouvait le camp de reproduction rempli de prisonniers humains. Nira frissonnait à l’idée d’y retourner, mais la colonie ildirane, l’unique lieu habité de Dobro, possédait également les seuls vaisseaux capables de la sortir de là. Elle et Osira’h. Elle pouvait se cacher éternellement, ou bien tenter de s’échapper… pour rentrer chez elle. Dans la forêt-monde. L’Attitré l’avait gardée pour l’utiliser comme monnaie d’échange avec Jora’h. Mais Nira ne voulait pas être un simple pion, pas plus qu’elle ne désirait devenir un danger pour Jora’h. Elle préférait encore mourir ici. Seule, dans le silence. Dès son noviciat, Nira avait communié avec les arbremondes. Elle leur narrait les histoires de la Terre à haute voix. Puis, lorsqu’on l’avait choisie pour devenir prêtresse, la forêt l’avait acceptée, l’avait changée, lui ouvrant un univers de pensées et d’expériences. Dès qu’elle avait endossé le vert, elle avait senti les arbres lui parler. Chaque fois qu’elle effleurait l’écorce squameuse du plus petit surgeon, elle interagissait avec l’ensemble de la forêt. En venant sur Ildira, elle et la vieille Otema avaient apporté des surgeons en pot afin de rester en contact avec la forêt-monde ; ceux-ci avaient été détruits par les gardes du malfaisant Mage Imperator. Otema avait été assassinée sans que les arbres aient pu assimiler ses souvenirs, et Nira avait été violentée… amenée ici, loin des arbremondes. Elle empoigna la tige noueuse d’un arbrisseau épais comme son avant-bras. Elle serra sans obtenir de réaction de la plante. Aucun écho du vaste esprit de la forêt-monde. Ces plantes étaient-elles silencieuses, ou les coups qui lui avaient presque coûté la vie avaient-ils abîmé son cerveau ? D’un réflexe, elle relâcha la tige comme si elle venait de s’enflammer. Elle refusait d’imaginer être devenue sourde au télien. Était-ce sa blessure, ou les atrocités commises dans le camp avaient-elles anéanti son talent ? Il devait bien rester un surgeon sur cette planète ! Rien qu’un, quelque part… Avant que les gardes l’emmènent, Nira était parvenue à transmettre ses souvenirs à sa fille. Au moins celle-ci comprenait-elle désormais les plans de l’Attitré de Dobro, et ses mensonges au sujet d’elle-même et des autres esclaves. Nira ne pouvait qu’espérer que son savoir l’aiderait d’une quelconque manière. Elle s’accroupit dans l’ombre d’un grand rocher rougeâtre, puis s’adossa contre la pierre tiède. Les broussailles s’étendaient jusqu’à l’horizon. Mais aucun arbre. Une forêt – n’importe quelle forêt – serait la bienvenue en cet instant… même s’il lui était impossible de communiquer avec elle. Nira ferma les yeux afin de laisser ses pensées dériver sous le ciel de Dobro. De toutes ses forces, elle fit appel à ses souvenirs de la forêt-monde et envoya un cri silencieux dans le vide. Son message s’adressait à sa fille. Cette dernière devait être quelque part, elle l’avait déjà perçue auparavant. Même si elle se trouvait aux antipodes, près du camp de reproduction. Une seule fois, durant cette nuit fatidique, Nira était entrée en contact avec sa Princesse. Ce très bref instant avait cependant suffi à lui faire partager toute une vie de souvenirs et de prières. Mais les gardes l’avaient brutalisée si fort qu’elle avait failli mourir. Elle s’en était remise mais souffrait depuis de puissantes migraines, de sorte qu’aujourd’hui elle se trouvait incapable d’établir le moindre lien avec la fillette. Soit elle était trop loin, soit Nira ne possédait plus de don. À présent, sa fille la croyait probablement morte, ce qui compliquait davantage encore ses tentatives de communiquer. La brise se leva, et les hautes herbes bruissèrent comme un rire. Quelques années plus tôt, lorsqu’on avait envoyé les prisonniers lutter contre le feu, Nira avait tenté de s’échapper. Pourchassée, elle s’était réfugiée dans un bosquet d’épineux et avait tenté de nouer un télien. Malgré tous ses essais, elle n’avait obtenu aucune réponse, et les gardes l’avaient reprise. C’était ce qui se passait à présent : aucune réponse des arbres ni de sa fille. Ce silence ne finirait-il jamais ? La jeune femme continua à émettre son signal mental jusqu’à ce que la douleur l’oblige à s’interrompre. L’obscurité tombait, et les étoiles piquetaient la voûte d’un noir d’ébène. Ses appels ne recevaient jamais de réponse. Osira’h n’était plus là, tout simplement. 45 BENETO La nuit theronienne ne retentissait d’aucun bruit, mais les voix silencieuses des arbremondes la remplissaient. De par sa nature duelle, Beneto pouvait fondre son esprit dans la forêt-monde, ou bien rester dehors, en tant qu’individu. Mais en vérité, à cheval entre les deux, il n’était ni l’un ni l’autre. Le golem ligneux se tenait assis au milieu de cinq souches calcinées, disposées en cercle tels les piliers d’un temple dédié à la forêt blessée. Des lanternes brillaient dans les habitations occupées par les survivants. Les cabanes étaient pleines de lumière, de chaleur et d’autres agréments grâce aux Vagabonds qui les avaient aidés à reconstruire. Des insectes nocturnes zébraient l’air de traînées phosphorescentes, semblables à une pluie d’étoiles filantes. Sarein surgit sans bruit auprès de lui. En percevant son approche, Beneto se rendit compte que sa sœur aînée avait perdu tout sentiment pour la forêt-monde. Elle ne portait pas de lanterne, afin de s’assurer que personne ne remarquerait sa présence ici. — Beneto, il faut que je te parle. Je dois comprendre. — Oui, Sarein. En effet. Des jours durant, il avait été entouré d’amis et d’admirateurs. Après qu’il avait délivré le message de la forêt-monde, qui leur demandait de répandre des surgeons aussi largement que possible, le peuple épuisé travaillait plus dur que jamais. Les prêtres Verts se portaient volontaires pour emmener des pousses d’arbremonde sur des colonies hanséatiques. Chacun observait le ciel, craignant un retour des hydrogues. Sarein avait promis d’aider en appelant à l’aide des vaisseaux de la Hanse – tel était son devoir, et elle savait comment l’accomplir –, mais curieusement elle l’avait évité, lui. Comme si elle répugnait à croire sa fantastique histoire. Elle avait passé trop de temps sur Terre, parmi les hommes d’affaires et les savants, à étudier les choses plutôt qu’à les accepter. Ce soir, enfin, Sarein était venue lui poser des questions. Il la sentait déchirée entre deux mondes : née sur Theroc, elle se languissait de la Terre ; et cependant, elle était revenue au sein de sa patrie détruite, contrainte de porter assistance. Ses yeux à la texture végétale la percevaient parfaitement malgré l’obscurité. Depuis la dernière fois qu’il l’avait vue, à son départ pour la Terre, son visage s’était amaigri et ses traits s’étaient durcis. Le stress des responsabilités s’était montré peu clément pour elle, comparé à la beauté sauvage qu’offrait Theroc. Beneto se demanda si elle regrettait son choix de partir, de couper les ponts avec son passé. Peut-être ne voyait-elle pas le prix qu’il lui en avait coûté. Elle le contempla, luttant contre la crainte qu’il lui inspirait. — Qui es-tu, réellement ? — Que vois-tu ? — Je vois quelque chose qui ressemble à mon frère. Mais nous en avons fait le deuil. Nous avons aussi perdu Reynald. Pourquoi es-tu revenu ? Il se leva, faisant craquer ses membres. — Je suis un enfant de Theroc. La forêt-monde, que j’ai tant chérie durant ma vie, m’a rappelé ; elle m’a recréé, afin que je m’exprime au nom des verdanis et, si nécessaire, que je sois un général pour notre guerre. (Beneto s’approcha de sa sœur.) La raison de mon retour s’explique aisément, Sarein. Ce n’est pas le cas de la tienne. Tu es revenue, mais la forêt-monde connaît tes sentiments. Nous savons qu’au fond de toi tu ne désires pas être ici. Nous le percevons dans ton âme. Sarein se sentait troublée. Elle avait toujours été une personne raisonnable, et cette résurrection mystique lui échappait. Elle croisa les bras sur sa poitrine. — Revenir sur Theroc m’a semblé juste. Je suis l’aînée. C’est ma responsabilité. — Tu ne crois pas toi-même à ce que tu dis. Ses sourcils s’arquèrent. — Je vois. As-tu l’intention de prendre le pouvoir ? — Cela ne m’intéresse pas, rétorqua Beneto, demeurant silencieux un instant avant d’ajouter : Pas plus que toi. Sarein réagit par une expression choquée, mais tous deux savaient qu’elle jouait la comédie. — Que veux-tu dire ? — Tu sais qu’ici, tu n’es pas à ta place. Ton cœur et ton esprit se trouvent autre part. Il en a toujours été ainsi. — J’ai discuté en long et en large de mes obligations avec le président Wenceslas, et… — Les Theroniens méritent un dirigeant totalement investi. Toi, Sarein, tu es une feuille dans le vent, non un arbre enraciné sur Theroc. Perturbée, sa sœur détourna le regard. — Mais… comment pourrais-je ne pas aider les miens ? Moi aussi, je leur suis attachée. Beneto posa sa main de bois tiède sur son bras. — Je ne voulais pas t’insulter en te disant cela. Tu es notre ambassadrice sur Terre. Sincèrement, tu accompliras plus pour Theroc si tu retournes dans la Hanse et travailles à ta manière. Cela ne te convient pas. Le souffle de Sarein s’accéléra. Beneto la sentait au bord des larmes. — Mais… mais regarde ce que les hydrogues ont fait de Theroc. Et ces faeros ! Notre peuple a besoin de protection. — Les hydrogues reviendront, nous n’y pouvons rien. Mais tu peux nous aider à répandre les surgeons sur les vaisseaux et sur les mondes, en commençant par les colonies de la Hanse. (Le sourire de Beneto dévoila des dents de bois parfaitement ciselées.) Ne t’inquiète pas. Un appel est parti il y a plus d’un an, jusqu’au-delà du Bras spiral, lorsque les hydrogues ont anéanti le premier bosquet d’arbremondes sur Corvus. Avant même que les hydrogues trouvent Theroc, nos renforts étaient en route, voyageant à toute vitesse sur d’impensables distances. (Il tourna la tête dans sa direction.) La prochaine fois, si l’on arrive à repousser l’ennemi assez longtemps, la forêt ne luttera plus seule. Des alliés sont en chemin. 46 BASIL WENCESLAS L’odeur des médicaments et le bourdonnement des machines mettaient toujours le président Wenceslas mal à l’aise. Il détestait ces cures de rajeunissement régulières. Mais il savait combien étaient nécessaires les bains gériatriques qui supprimaient les radicaux libres et filtraient les toxines de ses tissus et de son sang. Très peu pouvaient se le permettre, mais Basil avait plus de responsabilités et de pression que quiconque dans tout le Bras spiral : il était impératif qu’il conserve la vigueur de la jeunesse. Des docteurs de la Hanse surveillaient avec zèle tout écart de santé, afin d’éradiquer la moindre anomalie. Il ne pouvait tout simplement pas se permettre de s’affaiblir. Prendre sa retraite comme Maureen Fitzpatrick n’avait jamais été – ne serait jamais – une alternative pour lui. Il n’était pas prêt… et personne ne l’était pour le remplacer. Son héritier logique, Eldred Cain, ne l’avait jamais déçu mais ne l’avait jamais surpris non plus. Certes, son adjoint connaissait sur le bout des doigts la Charte et ses règlements. Il saisissait le fonctionnement des institutions politiques et des Forces Terriennes de Défense, ainsi que les arcanes de la Ligue Hanséatique. Mais cela suffisait-il ? Serait-il assez habile et déterminé pour devenir le prochain président ? Tandis que les docteurs soignaient Basil, lui injectant des cocktails de vitamines et enveloppant sa peau de minces films hydratants, il leva les yeux vers Franz Pellidor qui venait d’entrer dans la chambre. Ce dernier passa le barrage des gardes d’un simple mot. L’activateur avait des cheveux blonds coupés court, une mâchoire carrée et un nez trop parfait pour ne pas résulter de la chirurgie esthétique. Il portait des tenues très ajustées, afin de mettre en valeur son imposante musculature. — Je connais la nécessité de ces procédures, mais je n’apprécie guère les heures perdues à patienter ici, lui dit Basil. J’aimerais que les docteurs ici présents se rendent compte combien mon temps est précieux. J’ai des choses autrement vitales à faire. Les intéressés le regardèrent, indécis, mais ne répondirent pas. — Même votre temps ne vaut sans doute pas le coût de ces traitements, monsieur le Président, répondit Pellidor d’un ton égal. — Me ferais-je une idée exagérée de ma propre importance ? — Monsieur le Président, vous valez plus que votre poids en ekti. (Pellidor s’arrêta là où Basil gisait, face contre table.) En parlant d’ekti, j’ai le rapport que vous demandiez. Notre station d’écopage modulaire sur Qronha 3 produit des quantités acceptables de carburant interstellaire, malgré les dissensions territoriales avec les Ildirans. Sullivan Gold nous assure que le travail avance sans interférence. Les deux groupes restent à l’écart l’un de l’autre. — Après notre récente visite au Mage Imperator Jora’h, je doute que les Ildirans aient beaucoup à nous offrir en ce moment. (Malgré le silence du chef ildiran sur la question, le président avait décelé que l’empire millénaire rencontrait des problèmes internes.) Néanmoins, nous devons les conserver comme alliés. La Hanse ne peut se permettre un conflit sur un nouveau front. Se plaçant sur le dos, Basil parcourut le rapport, notant les chiffres de production et les livraisons prévues depuis Qronha 3. Il espérait que l’usine flottante montée à la va-vite survivrait assez longtemps pour rembourser son coût faramineux. Jusqu’à présent, l’investissement paraissait judicieux, mais les hydrogues pouvaient revenir sans prévenir. Au moins Sullivan Gold abritait-il un prêtre Vert à son bord, de sorte qu’ils sauraient immédiatement si les hydrogues menaçaient la station d’écopage. Une aiguille enfoncée par l’un des médecins le fit grimacer. Pellidor attendit de voir s’il allait s’emporter contre lui, ou faire semblant d’être insensible à la douleur. Basil se concentra sur son travail, retournant dans son esprit mille problèmes et autant de solutions potentielles… Songer au prêtre Vert de la station de Qronha lui rappela ceux qui avaient abandonné leur poste au sein de la flotte pour revenir sur leur monde blessé. Peut-être avait-il fait une erreur en n’envoyant pas les FTD leur prêter assistance. Les Vagabonds l’avaient fait, et les Theroniens se sentaient en dette vis-à-vis des clans. Il détestait les opportunités manquées. Il poussa un soupir. — Vagabonds et Theroniens ont tous deux des vues trop étroites. Voilà plus de sept ans que le Bras spiral est en état d’alerte, et cela devient de plus en plus difficile d’assurer la bonne marche de la Hanse sans communications efficaces. Ah ! peut-être Sarein va-t-elle nous donner satisfaction. Spontanément, l’image de l’adorable et ambitieuse jeune femme s’imposa à son esprit. Sans doute s’agissait-il d’un effet des drogues, mais Basil éprouva à son endroit une pointe d’envie. Il l’avait envoyée avec pour instruction de devenir la prochaine Mère de Theroc. Même en son for intérieur, il ne voulait admettre à quel point elle lui manquait : son joli corps, mais surtout son impitoyable détermination. Il ne s’était jamais rendu compte de l’énergie que sa seule présence lui procurait. Il tenta de s’asseoir, mais les assistants l’entourèrent comme des poules dans une basse-cour. — Il reste encore au moins une heure, monsieur le Président. Tout le gain du traitement sera perdu, si l’on arrête maintenant. Basil serra les dents et se rallongea. Sentant – mais s’efforçant de ne pas le montrer – le poids de l’univers sur ses épaules, il leva les yeux sur l’activateur. — Ce sont les défis qui me stimulent, Pellidor. Les Vagabonds, les hydrogues, les prêtres Verts, les mondes klikiss, l’ekti, même le roi Peter. Je vous jure que je ne les laisserai pas m’abattre. 47 LE ROI PETER À l’approche du premier vaisseau de Crenniens, le département du protocole s’empressa de préparer une réception grandiose. Davlin Lotze, aux commandes du vaisseau réquisitionné sur Relleker, avait parlé sur une ligne privée avec le président Wenceslas. Ce dernier demanda au roi Peter d’enfiler une tenue de circonstance afin de leur souhaiter la bienvenue. — Feriez-vous preuve de compassion, Basil ? Une facette de votre caractère qui m’était inconnue… Ou y a-t-il quelque chose que je doive savoir ? — Je vous dis ce que vous devez savoir. Rien de plus. (Il faisait les cent pas à la porte des appartements royaux, tandis que des domestiques passaient à la reine Estarra une robe incrustée de perles et de pierreries.) Mais les nouvelles m’inquiètent grandement. Les hydrogues et les faeros détruisent des soleils et anéantissent des planètes habitables comme Crenna. Lotze croit que cela ne fait que commencer. Nous avons eu de la chance jusqu’à présent. — Je doute que les réfugiés de Crenna se considèrent comme chanceux. — Ils sont en vie, rétorqua Basil. Le fait qu’ils aient échappé à une mort certaine pourrait être présenté sous un angle positif. Les ouvriers mirent les bouchées doubles pour dresser une tribune officielle enguirlandée, en attendant que le vaisseau de Lotze atterrisse dans le Quartier du Palais. Le temps avait manqué pour rameuter la foule des grands jours, mais les journalistes attitrés et le personnel résident se hâtèrent de remplir les gradins pour assister à l’accueil, par le roi et la reine, des braves réfugiés d’un système solaire anéanti par les hydrogues. Comme d’habitude, un garde royal menait le cortège d’un bon pas. Surmontant sa réticence coutumière, Basil les accompagnait, flanqué d’Eldred Cain et de quatre hauts fonctionnaires de la Hanse. Pourquoi ne pas avoir amené aussi le prince Daniel ? songea Peter. Histoire de montrer que la Hanse est une grande et belle famille… Depuis leur retour d’Ildira, quelques jours auparavant, Peter avait décelé un changement d’attitude chez le président : une surveillance plus active, un regain de suspicion. Estarra l’avait également senti ; Peter le percevait dans la tension qui l’habitait, même si ses traits demeuraient sereins. Avaient-ils laissé filtrer un indice sur sa grossesse ? Tous deux craignaient la réaction de Basil, lorsqu’il saurait au sujet du bébé. Ces derniers mois, celui-ci était devenu prompt à s’énerver, de sorte que Peter ne s’attendait pas à une réaction rationnelle de sa part. Le président détestait tout événement qu’il n’avait pas prévu. Tandis qu’ils grimpaient les marches de la tribune officielle, Peter offrit sa main à la reine. Il avait reçu des leçons d’étiquette d’OX, son comper Précepteur. Mais son véritable apprentissage des bonnes manières remontait à sa mère… sa vraie mère, Rita Aguerra. Malgré le manque de ressources, cette rude travailleuse n’avait jamais failli à son rôle de mère. À cette pensée, une profonde tristesse envahit Peter. Les yeux piquants, il regarda Estarra. Il n’aurait jamais la joie de lui présenter sa reine bien-aimée. Dans l’intention d’effacer toute trace de son passé, la Hanse – non, Basil en personne – avait organisé la destruction de leur immeuble, assassinant sa mère et ses jeunes frères. Un jour, Basil paierait pour cela. Mais Peter ne montra rien du maelström d’émotions qui le traversait. Estarra lui jeta un coup d’œil inquiet lorsque sa main se crispa sur la sienne, mais il s’efforça de sourire. Jamais il ne laisserait Basil savoir ce qu’il avait réellement en tête. C’était trop dangereux. Le couple royal se tenait devant la tribune, lorsque le vaisseau atterrit sur la place de réception pavée du Quartier du Palais. On avait dévié le trafic commercial et militaire, afin de ne pas perturber la couverture médiatique. L’orchestre officiel entama une fanfare lorsque les sas bâillèrent et que des colons sales et débraillés sortirent en file. Des représentants de la Hanse vinrent à leur rencontre, leur serrant la main, puis les dirigeant sur le côté afin de faciliter leur débarquement. Peter restait près de la reine à observer, saluer et sourire. Tous deux n’en revenaient pas qu’autant de gens aient pu tenir dans le vaisseau ; apparemment, un autre arriverait d’ici un jour ou deux. Peter avait vécu dans un appartement surpeuplé avec sa mère et ses frères, voilà longtemps. S’il le fallait, les êtres humains supportaient des conditions difficiles. Les réfugiés formaient une colonne unique, qui s’acheminait à pas lents devant la tribune. Le soleil brillait dans un ciel limpide, et la brise venue de l’océan vivifiait l’air… comme un contrepoint à ce que ces gens avaient vécu ces derniers jours à bord du vaisseau. Deux hommes avançaient en se bousculant l’un l’autre. Peter entendit l’un d’eux murmurer : — Jamais j’aurais cru qu’on remettrait les pieds sur Terre. Quand je pense que ça nous a pris six fichus mois pour monter notre colonie… — À force de partir et de revenir à la case départ, soupira son compagnon, je vais finir par creuser un sentier ! Le président glissa à l’oreille de Peter : — Voilà Lotze. Remerciez-le, et invitez-le à nous rejoindre sur la tribune. Le roi opina légèrement du chef. — Davlin Lotze, la reine et moi-même souhaitons vous remercier pour la réussite de votre mission. Je suis ici pour vous féliciter avec tout l’apparat que permet ma charge. Mais ma gratitude n’est rien par rapport à ce que vous doivent les colons de Crenna. Venez, soyez notre invité à cette cérémonie. Le regard de Lotze glissa du roi vers le président. — C’est pour moi un honneur, Majesté. Il gravit les marches sans le moindre bruit, et Peter douta qu’il puisse en faire à moins de l’avoir choisi. Il alla se placer au côté du président, afin de converser discrètement. — Comment s’est passé votre retraite, Davlin ? demanda Basil avec une ironie non dissimulée. — Pas mal, jusqu’à l’arrivée des hydrogues. — Et aujourd’hui, vous voici devenu un preux chevalier pour ces gens… (Tous deux regardaient devant eux en souriant.) Que diable voulez-vous que l’on en fasse ? Sans compter la cargaison que Rlinda Kett doit apporter d’ici vingt-quatre heures environ. Attentif à chacune de leurs paroles, Eldred Cain se pencha vers lui. — Mais songez à la presse dont la Hanse va bénéficier. « Sauvés des griffes des ennemis hydrogues. » Basil renifla. — Une fois les projecteurs éteints, ce ne seront plus que des réfugiés. — Laissez-moi plaider leur cause, dit Lotze. Ces gens ont tout abandonné pour prendre un nouveau départ sur Crenna. Ils ne veulent pas particulièrement rester sur Terre. Trouvez-leur un autre monde klikiss. Ce sont des experts dans l’art de monter des installations coloniales ; la responsabilité de l’échec de Crenna ne leur revient pas. Vous n’avez pas à vous inquiéter. Basil éclata d’un rire amer. — Il y a toujours de quoi m’inquiéter, Davlin. Aujourd’hui plus que jamais. Dans l’après-midi qui suivit la cérémonie, Peter et Estarra eurent besoin de s’isoler, afin de se réconforter mutuellement. Tandis qu’ils nageaient dans la piscine aux dauphins du Palais, le roi savait que des espions les observaient. Estarra et lui avaient appris à les ignorer, même s’ils restaient sur leurs gardes. Les dauphins aimaient nager avec leurs royaux visiteurs. Leurs formes argentées fusaient autour d’eux. Parfois, Peter et sa compagne jouaient avec eux ; d’autres fois, ils étaient absorbés l’un par l’autre. Comme maintenant. Peter plongea son regard dans les yeux marron d’Estarra. Il caressa son menton délicatement pointu, puis tourna son visage afin de la contempler. Ses épais cheveux noirs, noués en des tresses torsadées, semblaient imperméables, luisants de gouttelettes. Il l’embrassa, et l’inquiétude disparut de son visage. — Je t’aime beaucoup. — Tu me retires les mots de la bouche. Peter aurait voulu pouvoir projeter ses pensées dans l’esprit de la jeune femme. Le Mage Imperator devait avoir un lien si beau avec ses sujets : avec le thisme, nul besoin de secrets, de diplomatie en sous-main, de malentendus ou de messages secrets… Il y avait tant de choses que Peter voulait lui dire de vive voix : des choses à la fois cruciales et insignifiantes. Mais ils devaient se montrer prudents ensemble. Il connaissait Estarra et savait exprimer ses idées et ses inquiétudes d’un regard, d’une expression du visage, d’un soulèvement des sourcils, d’une caresse du bout des doigts. Toujours sous surveillance, ils avaient développé leur langage personnel. Mais cela ne suffisait pas. Sous l’eau, il fit courir un doigt sur la peau douce de son ventre. La signification était claire, et elle l’attira tandis que les dauphins s’éclaboussaient autour d’eux, impatients de jeux plus actifs. Il utilisa le signal : « Tout ira bien. » Elle fit danser ses doigts : « Seulement si on fait attention. Très attention. » Il baissa la voix jusqu’à ce qu’elle se confonde avec sa respiration, lorsqu’il dit : — Alors, on fera attention. 48 LE GÉNÉRAL KURT LANYAN À peine vingt-quatre heures après le premier groupe de réfugiés ramenés sur Terre par Davlin Lotze, Rlinda Kett pénétra dans le système solaire. Elle n’avait pas atteint l’orbite de Saturne qu’elle transmettait une demande pour une réunion d’urgence. Elle lâcha la nouvelle aux vaisseaux éclaireurs venus à sa rencontre. Puis, avant que les pilotes manifestent leur incrédulité, elle leur transmit des images de la destruction de Relleker prises sur le vif. Le général Lanyan, à bord d’un vaisseau de reconnaissance rapide, intercepta le Curiosité Avide. Il parla avec Rlinda sur une fréquence privée, tandis que son appareil pivotait autour de sa coque. Il parcourut son rapport, et seules les flammes de sa colère empêchèrent son cœur de se transformer en glace. « Général, les hydreux ont gravi un nouvel échelon dans les hostilités contre la Hanse, aucun doute là-dessus, lui dit Rlinda. Ils ont annihilé Relleker par pure malveillance. Les gens là-bas n’étaient peut-être pas des saints, mais je les préférais aux hydreux. — Merci, capitaine Kett, fit Lanyan avec son indéfectible rudesse. Je préviens sur-le-champ les amiraux des quadrants voisins pour en discuter. Nous allons monter une opération de sauvetage. » L’imposante femme le fixa des yeux, puis, sans ambages, éclata de rire. « Prenez la peine de regarder encore une fois les images, général. Vous feriez mieux d’apporter des pelles et des balayettes pour ramasser ce qui reste des colons de Relleker. Une opération de sauvetage ne servira à rien. » Lanyan se hérissa. « Comme je vous le disais, les amiraux et moi-même allons en discuter. Vous pouvez aller déposer vos passagers sur Terre. Davlin Lotze a fait préparer des logements temporaires aux environs du Quartier du Palais, où l’on s’occupera d’eux. Pour le reste, laissez-moi faire. » L’amiral Tabeguache et l’amiral Antero se trouvaient dans le système solaire. Ils préparaient de nouvelles expéditions contre les Vagabonds. Sheila Willis, l’amiral du quadrant 7, qui avait été dépêchée sur les chantiers spationavals de la ceinture d’astéroïdes, fut facilement rappelée. L’amiral Kostas Eolus, le dernier à entrer dans la salle de conférences de la base martienne, était à peine remis de son voyage express à bord d’un petit vaisseau. Pour aller plus vite, il avait laissé sa flotte du quadrant 5 en pleine manœuvre. Lanyan n’attendait personne d’autre. — Commençons sans tarder. En tant qu’officier de liaison du quadrant 0, l’amiral Stromo devrait être là, mais il revient en ce moment même d’Yreka, et je n’attends pas son arrivée avant demain. Nous devrons nous passer de lui. — L’aide du « pantouflard » nous manquera sûrement beaucoup…, persifla Peter Tabeguache à voix basse, avant de toussoter bruyamment. — Je n’admettrai ici aucune insubordination ! le tança Lanyan. — Bien sûr, mon général. Mal à l’aise, Lanyan arpentait la pièce, l’œil rivé à ses officiers. La baie murale ouvrait sur un paysage rouge et un ciel olivâtre. — Il paraîtrait que les hydreux ont botté les fesses d’une autre de nos colonies, mon général ? demanda Sheila Willis. — Pas botté les fesses. Ils l’ont réduite en poussière. Il passa les images transmises par le Curiosité Avide, qui montraient des orbes de guerre anéantir Relleker sans merci. Il avait pensé couper le son des appels désespérés du gouverneur Pekar mais décida qu’il valait mieux que ses officiers comprennent l’importance de la crise. Dans le silence abasourdi qui s’ensuivit, il déclara : — Après examen, j’ai conclu qu’il n’y a plus rien à faire pour Relleker. — Ne peut-on pas au moins envoyer une équipe d’analyse scientifique pour ratisser les ruines ? suggéra Haki Antero. Nous pourrions apprendre quelque chose. — J’en doute fort, mais je suppose qu’il nous faut étudier toutes les propositions. Le président insiste là-dessus. — Quelqu’un a-t-il une idée de la raison pour laquelle les hydreux ont attaqué Relleker en particulier ? questionna Antero. Parce qu’elle se trouvait près de Crenna ? Ou bien ont-ils frappé une colonie au hasard ? Qu’est-ce qui a déclenché leur colère ? — Ce qui l’a déclenchée, Haki ? dit Willis de sa voix traînante. Voyons voir. Au cours des derniers mois, nous avons utilisé cinq Flambeaux klikiss contre leurs planètes. Maintenant, vous pouvez imaginer pourquoi ils veulent se venger ? — Nous ne connaissons pas leurs motivations, la réprimanda Lanyan. — Général, le fait que les hydreux soient des extraterrestres ne signifie pas qu’ils sont stupides. Lanyan se sentait plus impuissant que jamais, avec cette suite de défaites sur Crenna et Relleker. Après Theroc, les hydrogues s’étaient concentrés sur leurs batailles contre les faeros. Mais Relleker était un tournant inédit : une cible spécifiquement humaine. Une indiscutable extermination. — Excusez-moi, mon général, intervint Tabeguache, mais quelqu’un doit le dire… Nous avons bénéficié d’un répit ; cependant, à présent que les hydreux ont recommencé à frapper, ne ferions-nous pas mieux de rappeler nos cuirassés en mission contre les clans de Vagabonds ? Il faudrait sans doute se concentrer sur l’ennemi principal. Nous pourrons toujours revenir aux Vagabonds plus tard. Les narines de Lanyan se dilatèrent. — Faire plier les Vagabonds est probablement la seule victoire que l’on puisse espérer obtenir dans un délai raisonnable ! — Sans compter que, jusqu’à présent, lancer des vaisseaux contre les orbes de guerre n’a pas servi à grand-chose, ajouta Antero. Notre armement ne s’est guère montré efficace. Le général serra les poings et arpenta la pièce de long en large. Les amiraux le regardaient bouillir en silence, attendant sa réaction. — Bon sang ! lâcha-t-il enfin. Que je déteste me voir rappeler notre incapacité à nous défendre. Qu’est-ce qui empêche les hydreux de raser la Terre comme ils l’ont fait de Relleker ? Ils savent qu’il s’agit de la capitale de la Hanse. Ils y ont déjà envoyé un émissaire pour tuer le roi Frederick. Et si une bataille éclatait entre eux et les faeros dans les entrailles de notre soleil ? Il remonta la table à la manière d’un prédateur, observant les amiraux comme s’ils pouvaient répondre à sa question. — Nous avons un plan, dit l’amiral Eolus, au cas où ils viendraient jusqu’à la Terre, n’est-ce pas ? Lanyan avait lu ledit plan. — Oh ! sur le papier, il y en a un en effet. Mais vu que la Terre est de loin la planète la plus peuplée de la Ligue Hanséatique, je n’ai pas une confiance excessive quant à son efficacité… sinon pour occuper plusieurs milliards de personnes, pendant que les hydreux les massacreront. Il se rassit lourdement. Tabeguache tambourinait des doigts sur la table. — Songez à ceci, dit-il. Si les faeros eux-mêmes ne peuvent les arrêter, nous n’avons aucune chance d’y parvenir. — Nous possédons une flotte de béliers, fit remarquer Sheila Willis. Les derniers rapports n’indiquent-ils pas qu’ils seront bientôt opérationnels ? — Je viens d’ordonner de tripler les équipes des chantiers spationavals. Nous en avons besoin maintenant, et je les veux parés au lancement. Priorité maximale. Ils représentent notre seul moyen de résistance aux hydrogues. Les Ildirans ont déjà prouvé la valeur de cette méthode. Le temps est venu pour nous de faire de même. — Ce n’est pas nous qui vous contredirons, mon général, dit Antero. Chacun d’eux sera doté d’un équipage complet de compers Soldats. Lanyan était heureux de pouvoir au moins agir à ce niveau. — Nous garderons tout de même quelques officiers, pour la galerie. La prochaine fois que les hydrogues se montreront, nous lancerons toutes nos forces contre eux. 49 TASIA TAMBLYN De retour sur Mars après avoir escorté les Vagabonds sur Llaro, Tasia se mit en condition pour revenir aux exercices militaires qu’elle dirigeait. Voir son peuple ainsi capturé, et devoir glaner des miettes d’informations sur sa famille, avait avivé son ressentiment. Elle aurait voulu revenir chez elle, retrouver Jess, sentir la glace sous la croûte de Plumas… et si c’était impossible, aller au moins combattre les hydreux ! Tasia avait subi un entraînement rigoureux et servi à l’extrême de ses capacités. Mais les Forces Terriennes de Défense avaient changé la nature même du combat, de sorte qu’elle ne se sentirait pas coupable si elle rompait son serment, volait un vaisseau en y embarquant EA et filait, comme Crim Tylar le lui avait suggéré. Elle avait la possibilité de brûler son uniforme, et d’aller revivre parmi les siens. Mais si elle désertait, les Terreux l’accuseraient d’avoir été une espionne depuis le début. Patrick Fitzpatrick III sortirait probablement de sa tombe juste pour affirmer de son ton suffisant : « Je vous l’avais bien dit ! » Pire, le général Lanyan en profiterait pour sévir contre les détenus de Llaro, que Tasia voulait protéger. Que se passait-il en ce moment avec les clans ? Rendez-Vous à présent détruit, où iraient-ils ? Cesca devait tenter de les réunir, mais comment le pourrait-elle, quand les FTD traquaient chacun de leurs avant-postes et de leurs colonies ? Hormis les rumeurs colportées par Roberto Clarin, les seules informations sur les Vagabonds provenaient de la Grosse Dinde, et la jeune femme ne les considérait pas comme des plus objectives… Elle voulait seulement se battre contre les hydrogues. Était-ce si compliqué ? À la base militaire, une convocation du général Lanyan attendait Tasia. Elle était toujours en uniforme de pilote et n’avait ni déjeuné ni pris de douche, mais le message insistait sur l’urgence du rendez-vous. Son aide de camp l’escorta jusqu’à destination, et elle se mit au garde-à-vous devant le bureau. Lanyan leva sa tête à la mâchoire carrée pour l’observer. — Commandant Tamblyn, il y a une certaine affaire dont nous devons discuter. Vos états de service sont impressionnants, et vos compétences inégalées dans nombre de domaines. D’un ton raide, elle répondit : — Oui, mon général, en poursuivant en son for intérieur : Je sais cela. Néanmoins, son estomac se serra. Les opérations contre les Vagabonds s’étaient accentuées, et Lanyan pouvait lui ordonner de révéler la localisation d’installations claniques, y compris les puits appartenant à sa famille sur Plumas. Elle se prépara à répondre avec fermeté. Si nécessaire, elle refuserait son ordre de trahir les siens et lui rappellerait en termes peu châtiés qu’il avait oublié où se trouvait le véritable ennemi de l’espèce humaine. Ensuite, le général l’enverrait probablement en cour martiale. Il la prit par surprise en déclarant : — Voulez-vous retrouver votre commandement ? Abaissant sa garde, elle répondit en l’espace d’un clin d’œil : — Absolument, mon général. Dès que possible. Son sourire découvrit des dents émoussées. — J’ai cru comprendre que vous préfériez combattre les hydrogues à votre mission actuelle ? Dans les veines de Tasia, le sang s’accéléra. Peut-être avaient-ils une vraie mission pour elle. — Sauf votre respect, n’importe quel vétéran est apte à superviser des entraînements sur Mars. Je préfère assurément une autre assignation, mon général. — Après des mois de dur labeur, la flotte de béliers est presque prête : soixante vaisseaux à blindage renforcé, équipés de compers Soldats. Cependant, nous avons besoin d’officiers expérimentés, volontaires pour mener l’offensive contre les hydrogues. Vous devrez vous tenir prête à partir dès que la flotte sera opérationnelle et que l’on aura défini une cible. Tasia retint son souffle. Les armes high-tech tels les fraks et les disrupteurs de carbone n’avaient pas causé autant de dommages que les FTD l’avaient escompté sur Osquivel ; les vaisseaux kamikazes de compers Soldats s’étaient révélés la seule force efficace. La jeune femme avait suivi la construction des béliers, attendant qu’elle soit achevée. — Puisque ces vaisseaux disposent d’un équipage entièrement robotisé, en quoi puis-je être utile ? Lanyan fit craquer ses articulations et se renfonça dans son fauteuil. — Pour une affaire aussi cruciale, il n’est pas question de tout confier à des compers ; même s’il s’agit de nos nouveaux modèles de Soldats. Je tiens à avoir quelques humains à bord, pour la forme, un pour dix vaisseaux. En théorie, vous vous tournerez les pouces. Mais tous deux, nous savons que rien ne se déroule exactement comme prévu, en particulier en condition de bataille réelle. — Oui, mon général. J’ai pu le constater sur Jupiter, Passage-de-Boone et Osquivel. — Comme je le disais, commandant, vos états de service en imposent. Quelques incidents ont montré que vous aviez des problèmes de discipline avec vos compagnons, mais hormis cela votre comportement en situation de combat est sans tache. Vous êtes le choix idéal. Dans ces compliments délivrés à contrecœur, Tasia percevait sans peine son aversion vis-à-vis de son passé de Vagabonde. Sous son crâne, la fierté le disputa au sens des réalités. — J’ai lu quelque chose au sujet d’un adar ildiran qui a vaincu sur Qronha 3, et je sais pour quoi nos béliers ont été conçus. (Elle plissa les yeux.) Alors, soyez franc avec moi, mon général. Vous me demandez de me porter volontaire pour une mission suicide ? Exactement comme Robb, quand il s’est embarqué dans sa cloche de plongée, à la rencontre des hydrogues. Lanyan affecta un geste dédaigneux. — Il y a des risques, c’est certain, mais ce n’est pas une mission suicide. Les béliers sont dotés d’un système d’évacuation pour chaque commandant. Une fois l’ordre final donné aux compers, celui-ci se fera éjecter dans un module conçu à cet effet. À bord, il n’aura plus qu’à profiter du spectacle pendant que son appareil rejoindra un abri. — En théorie, dit-elle en tâchant de relâcher la tension dans sa voix. Êtes-vous sûr que les chances nous favorisent, mon général ? — Pas vraiment, mais vous aurez une chance, répondit-il avec une franchise dont elle lui sut gré. C’est le mieux que nous puissions faire. (Il se pencha par-dessus son bureau.) Cela vous donne enfin l’occasion de frapper les hydrogues, Tamblyn… et vous aurez de nouveau un commandement. N’est-ce pas ce que vous souhaitiez ? C’était une guerre après tout, songea-t-elle. Il n’y avait rien de garanti. — Indiquez-moi où signer, mon général. Vous avez votre volontaire. Lanyan eut l’air satisfait. — Excellent. Je savais pouvoir compter sur vous, Tamblyn. Elle devinait la fin de sa phrase :… même si vous n’êtes qu’une Vagabonde. — Quand partons-nous, mon général ? — Vous commencez l’entraînement immédiatement. La moitié de la flotte est déjà prête, et le reste le sera d’ici à trente-six heures. (Lanyan reporta les yeux sur ses rapports.) Puis nous lancerons nos béliers à l’instant où ces bâtards se montreront. 50 JESS TAMBLYN Jess retourna attendre ses porteurs d’eau sur la comète wentale. Il en rapportait des souvenirs aigres-doux : ici, à l’abri dans la chevelure évanescente de la comète errante, Cesca et lui s’étaient donné un rendez-vous secret. Ils avaient pu laisser libre cours à leur amour. Jess et sa bien-aimée avaient vécu des temps heureux, avant que l’univers lui-même se charge de les séparer. Si les wentals baignaient son âme, il leur était impossible de remplir la solitude qu’il ressentait sans Cesca. Les wentals n’arrivaient pas à la concevoir, pas plus que lui-même ne pouvait leur expliquer ce concept. Peut-être que, s’ils ne comprenaient pas l’amour, ils étaient sensibles à sa mélancolie. Même si Cesca lui manquait terriblement, sa mission l’habitait tout entier. Avec l’étendue de son pouvoir et de ses connaissances, il se devait de combattre les hydrogues. Tel était le but premier des wentals. Jess n’ignorait pas que leur victoire déterminerait la sauvegarde non seulement des Vagabonds, mais de l’humanité. Il devait jongler entre son devoir et ses aspirations… et avancer. Cette comète constituait l’une de ses bases. Les créatures élémentales l’avaient investie jusqu’au noyau. Même loin de toute lumière solaire, elle rayonnait d’énergie, tel un fanal se mouvant par lui-même dans les confins de l’espace. Aucune étoile ne chatoyait ainsi. Un lieu idéal pour réunir ses porteurs d’eau. Infime gouttelette flottant au-dessous d’un globe immense, son étrange vaisseau côtoyait la comète solitaire. Tout au long de son attente, il remâcha ses regrets pour tout ce à quoi il avait renoncé. Il se considérait toujours comme un membre de son clan et savait que les FTD harcelaient les Vagabonds. Mais il ne pouvait rien y faire. Les wentals lui avaient montré l’univers à une plus large échelle, et il ne devait pas en dévier, quelle que soit la colère qu’il ressentait vis-à-vis de ces injustices. Les porteurs d’eau, qui convoyaient des échantillons de wentals à bord de leurs vaisseaux, n’avaient pas, contrairement aux prêtres Verts, le don de communiquer facilement. Parfois, les créatures aqueuses pouvaient transmettre un message à une personne douée d’une sensibilité particulière, mais elles demeuraient réticentes à « infecter » les êtres humains. C’est pourquoi Jess devait les rencontrer en personne. Voilà un moment qu’il préparait cette réunion. Les nouvelles d’attaques des FTD se répandaient dans les avant-postes et les diverses installations. Des réfugiés de Rendez-Vous affluaient sur les bases secrètes et les colonies orbitales ; les chefs de clan se trouvaient toujours dispersés. De par leurs pérégrinations, les quatorze porteurs d’eau de Jess constituaient un réseau de communication efficace. Lors de l’assemblée à venir, ils partageraient ce qu’ils avaient appris, ainsi que les coordonnées des mondes où ils avaient répandu les wentals, avant de se disperser de nouveau. Ils arrivèrent un par un. Jess leur souhaita la bienvenue et les laissa décider du vaisseau où se tiendrait la réunion. Celle-ci comblait son besoin de côtoyer ses semblables, même s’il lui était interdit de les approcher de trop près. À travers la pellicule liquide qui constituait la paroi de son vaisseau-bulle, Jess observait les véhicules spatiaux, déformés par l’effet de lentille. Il imaginait les personnes à l’intérieur, se rappelant l’enthousiasme qu’il avait lu sur leur visage à l’audition de son étrange histoire. Et leur respect mêlé d’admiration, lorsqu’il les avait amenés sur le premier océan planétaire rempli d’entités, afin de remettre à chacun un échantillon. Il se rappelait en outre quand ils n’étaient que de simples marchands, ouvriers ou pilotes, qui s’affairaient pour leurs clans respectifs. Les Vagabonds n’avaient jamais eu une existence facile, mais ils possédaient des traditions, des liens qui les unissaient. Ils étaient parvenus à rendre leur vie supportable, sinon agréable, dans de rudes environnements… jusqu’à ce que les hydrogues et les FTD les transforment en cibles. Jess regrettait cette époque, même si son amour secret pour Cesca l’avait fait souffrir. Si sa quête aboutissait, peut-être ces temps-là reviendraient-ils. Un jour. Une fois les vaisseaux des porteurs d’eau réunis à l’ombre de la comète, une vague de messages, de salutations et d’annonces déferla. Jess se glissa au travers de la paroi et dériva en plein espace jusqu’au plus grand vaisseau, où la réunion aurait lieu. La première heure s’écoula en récriminations au sujet de la destruction de Rendez-Vous. Nikko Chan Tylar annonça, effondré, l’invasion des astéroïdes-serres de son clan. Les autres volontaires colportèrent des légendes au sujet d’atrocités perpétrées par les FTD. Jess se demanda où se trouvait Tasia, si elle avait quoi que ce soit à voir avec ces attaques. L’indignation des volontaires ne tarissait pas. — Quatre vaisseaux vagabonds ont encore disparu. Qui sait combien les Terreux en ont détruits ? — Les clans sont dispersés, il n’y a pas de décompte précis de nos vaisseaux, argua Jess. Nous ignorons combien de vaisseaux manquent à l’appel. Un volontaire suggéra : — Jess, nous avons vu les pouvoirs que t’ont donnés les wentals. Pourquoi ne pas les utiliser contre l’armée terrienne ? Va fracasser quelques Mastodontes, histoire de leur montrer que nous pouvons contre-attaquer, nous aussi ! Ses compagnons manifestèrent bruyamment leur enthousiasme. Jess demeurait seul dans un coin de la pièce. La fine couche d’eau qui recouvrait sa peau et ses vêtements d’un blanc nacré luisait. Les porteurs d’eau gardaient leurs distances, car ils savaient quelle puissance ils risquaient de libérer s’ils l’effleuraient. — Surprendre les Terreux avec mon vaisseau ne me poserait pas de problème. Je peux les effrayer, mais pas les attaquer. D’après ce que vous m’avez rapporté, les FTD envoient des flottilles entières en raids éclairs, capturent des prisonniers et détruisent les installations. Il me serait impossible d’arriver à temps pour aider les Vagabonds. La famille d’un des volontaires avait disparu après l’anéantissement de Rendez-Vous. — Alors, va sur Terre ! lança-t-il, hagard et furieux. Amène ton vaisseau juste devant le siège de la Hanse, et dis-leur qu’on en a plus qu’assez ! Ils saisiront le message. (Ses yeux se plissèrent.) En fait, pourquoi ne proposerais-tu pas de serrer la main au président en personne ? Si ce que tu dis est vrai, la décharge suffirait sûrement à lui faire recouvrer ses esprits ! Les volontaires sifflèrent, mais Jess secoua la tête. — Les wentals ne le permettraient pas. Retourner mes pouvoirs contre ma propre espèce serait un abus, et une action aussi égoïste polluerait leur esprit. Ils ont vu les conséquences d’une mauvaise utilisation de la force vitale. Vous n’aimeriez même pas l’imaginer… Déçu, l’un des volontaires grogna : — Tu n’as pas renoncé à être un Vagabond, Jess ? On ne peut pas rester là sans rien faire, et laisser agir la Grosse Dinde. Jess doutait que les wentals comprennent les nuances des conflits entre humains, mais lui-même se sentait déchiré. — Je voudrais vous aider, mais pour moi, la renaissance des wentals passe avant tout. Rappelez-vous, les hydrogues sont notre véritable ennemi, ajouta-t-il, alors qu’une onde de colère, réaction instinctive des entités élémentales, vibrait en lui. — On dirait qu’ils ne sont plus notre seul adversaire, répondit Nikko d’un ton farouche. Comment répandre les wentals, quand les Terreux détruisent nos foyers et enlèvent nos familles ? Jess ne fléchit pas : — Je continuerai seul, si vous décidez d’arrêter. Même si beaucoup d’amis et de parents ont été terriblement frappés, les FTD ne sont pas notre plus grand ennemi. Si l’on ne stoppe pas les hydrogues, la civilisation du Bras spiral sera en péril. Ils ont attaqué la forêt-monde de Theroc afin d’éradiquer tout vestige des verdanis, et il ne fait aucun doute qu’ils récidiveront. » Mais nous avons un avantage. Les hydrogues ne savent encore rien du retour de leur antagoniste de la grande guerre des temps anciens. Avant qu’ils reviennent sur Theroc, nous devons achever notre ouvrage, afin que les wentals renouent leur alliance avec les verdanis. — Ainsi que nous tous, ajouta l’un des volontaires. J’espère que nous y parviendrons avant que les Terreux aient balayé tous les clans du Bras spiral. Nikko ferma les poings. — Moi, je suis un Vagabond, et je ne peux pas oublier ce qui se passe. N’y a-t-il donc rien que nous… — Oui, il existe un moyen d’agir, intervint Jess, qui lisait le désarroi sur les visages de ses compagnons. Beaucoup d’avant-postes éloignés ne savent même pas ce qui est arrivé. D’autres se sont enfuis de Rendez-Vous et se cachent. Pendant votre recherche de mondes isolés pour les wentals, vous diffuserez la mise en garde. Vous rencontrerez des clans. Vous pouvez constituer un réseau de communication non négligeable. Mais sa proposition ne suffit pas à dérider ses compagnons. — Si les wentals sont si puissants, ils ne peuvent pas nous aider ? demanda l’un d’eux. — Si. Il sourit, à l’idée de donner enfin une bonne nouvelle. Il raconta comment les hydrogues avaient été chassés de Golgen, et que les wentals assuraient sa sécurité pour l’écopage d’ekti. — Tout clan disposant de l’équipement nécessaire peut venir sur la géante gazeuse. Les wentals protégeront leurs opérations d’écopage. Nous pouvons produire assez de carburant interstellaire pour nous sauver. Les volontaires se concertèrent à voix basse. L’idée que les entités aqueuses aient reconquis une planète entière les impressionnait. — Alors, grogna l’un d’eux, faisons en sorte que Golgen soit la première des géantes gazeuses que reprendront les wentals. Jess avait une autre mission pour Nikko Chan Tylar. — Essaie de trouver Cesca, où qu’elle se terre. Je suis certain qu’elle a diffusé des messages pour rassembler les clans. Aide-la dans la mesure de tes possibilités. — Je la trouverai, lui assura Nikko. Connaissant l’Oratrice Peroni, je suis sûr qu’elle a déjà un plan à ce sujet. Après une heure de débats et de discussions, les quatorze volontaires savaient tout de leurs stratégies respectives. Remontés, parés à l’ouvrage, ils quittèrent la comète pour s’élancer vers leur prochaine destination. Quant à Jess, il avait l’intention d’entreprendre un voyage qu’il avait trop longtemps retardé. Vers Plumas, où se trouvaient les puits de sa famille… Chez lui. 51 CESCA PERONI Derrière eux, de plus en plus de robots klikiss revenaient à la vie. Tandis qu’ils remontaient la galerie, Cesca et Purcell sentaient les murs trembler, à mesure que les machines noires s’extrayaient de leur tombeau de glace. « Ils arrivent tous pour nous tuer ! cria l’administrateur par le transmetteur de sa combinaison. Il y en a combien, là-dedans ? — Je n’ai pas regardé très loin. Une armée entière, peut-être. » Sur la même fréquence retentissaient des sifflements, des claquements et autres parasites. Puis, les bips modulés d’un langage robotique. « Mieux vaut observer le silence radio. Ils écoutent. — Mais est-ce qu’ils nous comprennent ? demanda Purcell. — Ils peuvent nous pister. » Sa remarque suffit à stopper la discussion. Leur brouteur stationnait au-dehors, sur une éminence qui surplombait l’entrée du tombeau. Il leur semblait si loin, avec les tunnels qui n’en finissaient pas… Cesca ne s’était pas rendu compte à quelle profondeur le pauvre Danvier les avait menés. Enfin, elle distingua une bande noire pailletée d’étoiles. Les deux Vagabonds atteignirent l’entrée et jaillirent dans la nuit. Le véhicule bombé se trouvait au sommet de la colline, non loin de là. Courir, même en gravité réduite, l’avait essoufflée. La jeune femme s’arrêta et se retourna. Loin derrière, les parois de glace renvoyaient la lueur écarlate des yeux des robots. Leurs ombres monstrueuses se déplaçaient : machines ovales cauchemardesques au crâne anguleux, aux capteurs optiques rougeoyants et aux bras multiples saillant comme autant d’armes… Malgré leur apparente lourdeur, la distance qui les séparait des fugitifs ne cessait de se réduire. Comment peuvent-elles se mouvoir si vite ? Cesca et l’administrateur franchirent la côte en direction du véhicule trapu. Elle avait à peine eu le temps de pleurer la perte de Jhy Okiah, et voici qu’à présent deux autres Vagabonds venaient de se faire massacrer sous ses yeux. Malgré le choc, Cesca se reprit. Elle poussa Purcell en avant, tout en examinant succinctement les choix qui s’offraient à eux. D’abord, tous deux devaient s’échapper. Ils atteignirent l’écoutille du sas à l’instant où le premier robot klikiss émergeait du tombeau. Les machines insectoïdes hésitèrent, balayant le terrain comme pour réveiller leurs souvenirs… ou chercher leurs proies. Plusieurs autres apparurent. « Ils arrivent ! » lança Purcell, oubliant le silence radio. Cesca se jeta sur l’écoutille extérieure et l’ouvrit. Le sas étant vide, la porte se déverrouilla presque aussitôt. Elle fit monter Purcell puis se glissa à son tour dans l’espace monoplace : pas le temps d’entrer en deux fois. Tous deux tenaient à peine. Avec ses gants, Cesca tapa sur les commandes du sas intérieur, afin de fermer l’écoutille et d’entamer le cycle d’entrée. Les voyants s’allumèrent les uns après les autres… beaucoup trop lentement, à mesure que la chambre se pressurisait, en pompant l’air de la cabine dans le sas. À son côté, Purcell émit un juron. — On n’aurait eu qu’à ouvrir la porte, si on s’était contentés de voyager en combinaison ! Mais à ce moment-là, cela avait semblé un inconfort inutile pour un aussi long trajet. Par le hublot de l’écoutille, Cesca aperçut quatre machines insectoïdes qui se tenaient à quelques centaines de mètres. Le morne paysage blanc semblait décolorer leur exosquelette, et elle se rendit compte que leur corps noir était éclaboussé de sang gelé. Elles entreprirent d’escalader la côte, en direction du brouteur. — Allez ! grinça-t-elle entre ses dents, comme si le mécanisme du sas pouvait sentir l’urgence. L’air affluait en bourrasque. Le sas était presque rempli à présent. Engoncée dans ses gants malcommodes, Cesca court-circuita le système puis força la porte intérieure. Son casque accusa une infime poussée comme l’air qui s’engouffrait de la cabine les repoussait en arrière. — Allez, Purcell, vous savez conduire ce machin mieux que moi, ordonna Cesca en retrouvant son équilibre. Sortez-nous de là ! L’homme s’encastra dans le siège de pilotage. D’une chiquenaude, Cesca alluma le générateur, pendant que son compagnon lançait le moteur et réglait le manche de direction. Le brouteur ronfla puis s’ébranla en bourdonnant. L’ingénieur fit faire demi-tour au véhicule. En manipulant le rétroviseur, Cesca vit surgir les robots, effroyablement proches. L’un d’eux brandit des pinces articulées, qu’il abattit sur l’arrière. Le bruit sourd de l’impact se répercuta à travers la coque. — Ils vont nous ouvrir comme une boîte de rations ! Trois autres robots convergeaient sur eux, martelant le sol. Purcell augmenta les gaz. Les chenilles propulsèrent le véhicule en avant par-dessus le sommet de l’éminence, pour entamer la descente. Soudain, un fracas métallique résonna. Les robots essayaient de trouver une prise pour enfoncer la coque. L’engin s’élança enfin, son moteur gémissant sous l’effort. Le tuyau d’échappement vomit un long jet de vapeur, qui recouvrit l’un des robots d’une épaisse couche de gel ; celui-ci lâcha prise. Les deux autres continuaient à attaquer, mais Purcell accéléra. Cesca perçut un déchirement de métal… et soudain, le brouteur bondit, tel un taureau qui charge. — On s’est dégagés ! — Oui, dit Purcell, mais qu’est-ce qu’on a perdu dans l’affaire ? Le brouteur gagnait de la vitesse. Loin d’être rapide, il battait tout de même les robots klikiss, qui couraient sur leurs grappes de membres tronqués. À l’intérieur de la cabine, Cesca fit glisser son casque, et dès qu’il en eut l’occasion Purcell l’imita. La jeune femme remarqua la sueur qui s’écoulait sur son visage allongé. Le rétroviseur montra les robots, qui s’arrêtaient en groupe. L’un d’eux tenait une plaque d’isolation, arrachée de l’arrière du brouteur. Les machines klikiss l’inspectèrent comme des chasseurs une pièce de gibier. — Qu’ont-ils détaché, Purcell ? Courbé sur le manche de direction, l’administrateur conduisait en ligne droite. Il jeta un coup d’œil oblique, l’espace d’une seconde, puis se figea. — Oh, non… Il s’agit du revêtement du moteur. Cela protège les pièces mobiles du froid intense. Kotto l’a conçu lui-même. La panique, de nouveau, éraillait sa voix fluette. — Peut-on revenir à la base ? questionna Cesca. — Vous plaisantez ? répondit-il, les yeux saillant sous ses épais sourcils. Il y a presque une journée de voyage dans de bonnes conditions. — Alors, quelle distance le brouteur pourra-t-il parcourir ? — Nous aurons la réponse bientôt. Sans isolation, le moteur ne fonctionnera pas longtemps. Loin en arrière, les robots avaient abandonné la poursuite pour revenir vers les galeries de glace. Purcell se courba sur le manche de direction et entreprit de serpenter pour rejoindre le plateau en surplomb. Déjà, le moteur toussait, comme pour se rebeller d’être obligé de travailler dans un climat aussi rigoureux. — La radio fonctionne, n’est-ce pas ? demanda Cesca. Mieux vaut avertir la base. — Oui. Le signal deviendra net dès que nous serons sortis de l’ombre. Le brouteur tanguait de plus en plus. Purcell lui parla, l’implora… Il joua en douceur avec les commandes, et l’appareil consentit à avancer. Avec une lenteur pénible, il parvint à atteindre le sommet d’une seconde éminence, plus élevée. Puis les moteurs se grippèrent. Dans un ultime grincement, les éléments se figèrent, leurs lubrifiants brutalement congelés. Cesca renifla l’air recyclé et décela une odeur de fumée. — Il faut tout éteindre ! Si le feu prend dans la cabine, il va consumer l’oxygène qui nous reste. — De toute façon, nous n’allons plus nulle part. Tandis que Purcell désactivait les systèmes, Cesca dénicha un extincteur, avec lequel elle vaporisa de mousse le fond du véhicule, qui se remplissait de fumée. Tout danger immédiat était écarté, mais ils étaient coincés. Cesca jeta un coup d’œil désespéré par les hublots. Ils s’étaient suffisamment éloignés pour que les robots ne s’intéressent plus à eux. Au loin, elle en aperçut d’autres, à l’entrée du tunnel. Ils lui rappelaient des insectes sociaux, comme ces abeilles que quelques clans de Vagabonds entretenaient, afin de vendre leur miel à prix d’or. Purcell se repoussa du siège de pilotage. — Inutile d’essayer de redémarrer, Oratrice Peroni. Les moteurs ont rendu l’âme. Ils ne peuvent tout simplement pas fonctionner par ce froid sans protection. — J’aurais bien aimé que les robots klikiss aient le même problème, dit-elle en scrutant les formes noires que dégorgeait le tunnel. Pourquoi nous ont-ils attaqués ? Les Vagabonds n’ont jamais eu aucun contact avec eux, jamais. Jack Ebbe a bidouillé des systèmes en sommeil depuis longtemps ; se pourrait-il qu’il ait activé l’équivalent robotique d’un mouvement réflexe ? — Ou bien attendaient-ils que quelqu’un d’autre les réveille ? suggéra Purcell. Le prince charmant, peut-être ? Cesca alluma la radio et transmit un appel d’urgence à la base de Jonas 12. Dans les dômes, les ouvriers sonnèrent l’alarme, rappelèrent les brouteurs et dépêchèrent un véhicule de secours pour retrouver les deux survivants. « Il va nous falloir un moment, Oratrice. Vous êtes très loin. — Nous allons bien… aussi longtemps que les robots ne remarqueront pas notre présence. » Se trouver ainsi vulnérable la mettait mal à l’aise, mais ils n’avaient pas d’autre moyen de revenir. Ils disposaient d’air et de nourriture jusqu’à ce qu’un brouteur vienne les chercher. — Je suppose que vous ne voulez pas marcher jusqu’à la base ? demanda-t-elle à Purcell. Il paraissait secoué, comme si le choc des événements le rattrapait seulement maintenant. — Nous n’y arriverions jamais. La protection de nos combinaisons ne dure que quelques heures. Durant leur attente, immobile au sommet de la deuxième éminence, Cesca utilisa le zoom pour surveiller l’activité des robots. Purcell écoutait les échanges radio de la base, jusqu’à ce qu’il doive l’éteindre afin d’économiser leurs batteries. Cesca sentit une boule glacée se former au creux de son estomac, tandis que de plus en plus de robots émergeaient : une véritable armée occulte. Parfaitement réveillés à présent, ils s’alignaient en rangs innombrables. Plus d’une centaine se mirent en marche, et des dizaines d’autres arrivaient encore : une force conquérante, qui progressait avec une précision implacable. Droit sur la base des Vagabonds. 52 ANTON COLICOS Le froid. L’obscurité. La solitude. Malgré sa propre terreur, Anton continuait à mener les Ildirans survivants. Il ne devait manifester aucune faiblesse. Érudit calme et studieux, il n’était pas préparé au rôle de héros ou de chef… ce qui n’empêcherait pas les conteurs de l’avenir de le présenter comme un intrépide athlète. Anton était assez familier des divergences entre les mythes et l’histoire pour ne pas ignorer les libertés que s’autorisaient les auteurs. Leur périple – ce voyage impossible à travers un monde enténébré, avec de mystérieux saboteurs à leurs trousses – trouverait sans doute sa place dans la Saga des Sept Soleils. Anton n’avait pas relevé l’ironie de leur situation, même à Vao’sh. Après tout, il n’était venu que pour étudier l’épopée, non pour en faire partie un jour. Il s’était imaginé, assis dans des salles douillettes, en train de lire les aventures de héros réels ou imaginaires. Il n’avait jamais prévu qu’il en deviendrait un. Le scientifique faisait désormais partie de l’expérience… Si seulement ses parents pouvaient le voir. Voilà des années que Margaret et Louis Colicos avaient disparu sur un site de fouilles archéologiques. Malgré ses requêtes réitérées, le jeune homme n’avait rien appris là-dessus. Du moins jusqu’à ce qu’un jour un message lui apprenne que le corps de son père avait été retrouvé dans les ruines désertes de Rheindic Co ; lui, ainsi que le prêtre Vert de leur équipe. Quant à sa mère, elle s’était évanouie sans laisser de traces. Si Anton et ses compagnons ne parvenaient pas à rejoindre Maratha Seconda, eux aussi « s’évanouiraient ». Il déglutit péniblement en se demandant si les derniers jours de sa mère avaient été aussi terrifiants que les siens. Le saurait-il un jour ? Alors, il se souvint de la leçon la plus importante de ses études : aucune légende, quelles que soient ses qualités, ne sera jamais racontée s’il n’y a aucun survivant pour en rapporter le témoignage. Il surmonterait l’épreuve. Et il sauverait autant d’Ildirans que possible. La mort affreuse de Syl’k et de Mhas’k avait laissé leurs compagnons sans ressort. Ils se traînaient dans les ténèbres, trébuchant sur les cailloux. Avi’h, l’Attitré, ressassait ses craintes au sujet des Shana Rei. D’un ton où perçait l’impatience, Vao’sh finit par lancer : — Il n’y a pas de Shana Rei sur Maratha. Pas de monstres dans le noir. Alors même qu’il parlait, ses compagnons ne purent s’empêcher de se rappeler les ch’kanhs qui avaient réduit en pièces les deux kiths d’agriculteurs. Des geysers de vapeur jaillissaient, produisant une brume sinistre qui tapissait le sol. Le petit groupe se tenait à distance respectueuse des zones colonisées par les plantes carnivores. — Nul besoin des Shana Rei pour nous détruire, murmura Vao’sh à Anton. La peur suffira. Trop peu nombreux pour constituer une scission, les Ildirans sentaient leur esprit s’atrophier. La catatonie ne tarderait pas à s’emparer d’eux, et Anton devrait alors les en extraire littéralement… Il devait garder le groupe uni. — Qu’est-ce que c’est ? demanda l’Attitré. À côté de lui, son assistant leva son illuminateur portatif, qui projeta un large cône de lumière. Plus sombre que l’obscurité environnante, une ombre bondissait de rocher en rocher ; l’espace d’un instant, elle se découpa sur l’un des geysers de vapeur. Elle semblait énorme, et ses mouvements faisaient penser à un lion. La créature se jeta sur une grappe d’anémones gargantuesques et entreprit de les déchiqueter. Les plantes battirent l’air, mais la pseudo-panthère savait comment s’y prendre. Elle saisissait les plantes par le pied et les secouait jusqu’à les déraciner. Puis elle broyait leur cuirasse et aspirait leurs tissus mous, comme on suce la moelle d’un os. Les rayons de l’illuminateur tombèrent sur elle, et l’ombre sembla prendre corps. Le prédateur se retourna, les yeux pareils à deux étoiles. — Qu’est-ce que c’est ? lança Avi’h. Un Shana Rei ! Avant que quiconque ait pu répondre, le félin repéra l’illuminateur et bondit dans leur direction. — Courez ! cria Anton. Les Marathiens se ruèrent à sa suite. L’Attitré empoigna Bhali’v : — Ne laisse pas l’ombrelion me tuer ! — Il est attiré par la lumière, indiqua l’ingénieur Nur’of. Éteins ton illuminateur ! Mais le fonctionnaire, terrifié, se raccrochait à sa torche comme s’il s’agissait de sa seule protection. Avi’h le poussa vers le félin et courut en hurlant vers le reste de la troupe. Bhali’v poussa un cri de terreur aigu, avant que le prédateur le plaque au sol pour le déchiqueter, comme il l’avait fait avec les anémones. La course éperdue de ses compagnons faisait danser la lumière de leurs illuminateurs. Anton aperçut une autre forme vague, qui se glissait hors d’une grappe de ch’kanhs. — Ne vous arrêtez pas ! Le second prédateur avait senti leur chaleur, et ils n’avaient aucune arme pour se défendre. Anton risqua un regard par-dessus son épaule. Avec un soulagement nauséeux, il vit que le second ombrelion avait rejoint le premier pour dévorer la dépouille encore chaude de Bhali’v. Lorsqu’ils se furent éloignés du danger et que l’Attitré s’effondra, Anton leur permit de souffler. La peur les avait soutenus au cours de leur débandade, mais l’épuisement avait fini par les rattraper. À présent, ils frémissaient et pleuraient. Anton resta debout, les muscles agités de tremblements. — Les ténèbres vont nous prendre, tous ! cria Avi’h. Le Mage Imperator m’a ordonné de revenir sur Maratha, mais j’aurais dû refuser… Ah, comment l’aurais-je pu ? Si j’étais resté sur Ildira, je serais sous la lumière des sept soleils aujourd’hui. Je serais en sécurité, et… —… et rien n’aurait changé pour nous, releva Nur’of. Aucun de nous ne souhaitait cette situation. — Travailler jusqu’au bout, dit Vik’k, le terrassier. Ne jamais abandonner. Anton regardait en direction de l’horizon, quand soudain un frisson de soulagement le traversa. Il attendit jusqu’à ce qu’il en soit certain, puis appela les survivants. — Regardez bien de ce côté. Vous avez remarqué la lueur ? Voilà l’aube. La face diurne n’est plus loin. Si l’on continue dans cette direction, la lumière augmentera à chacun de nos pas. Vao’sh fut le premier à réagir. — Oui, je la vois. Le soleil se trouve par là. Il est encore trop faible pour nous être bénéfique, mais il nous offre au moins de l’espoir. Nur’of se releva. — Je me suis assez reposé. S’il ne nous reste que l’espoir, ne le rejetons pas. Il se mit en marche à travers le paysage de rocaille, vers la lueur fantomatique. Il leur restait un trajet terriblement long. Revivifié, Anton lui emboîta le pas, et bientôt il prit la tête du groupe. 53 JORA’H LE MAGE IMPERATOR L’Attitré de Dobro revint à l’improviste au Palais des Prismes à peine quatre jours après qu’il y eut livré Osira’h. Il entra à grandes enjambées dans la hautesphère et exigea de parler à son frère. — Je dois m’entretenir en privé avec le Mage Imperator ! lança-t-il en dispersant pèlerins et suppliants. Il se dirigea vers le chrysalit d’un pas d’inflexible confiance, et l’on aurait dit alors que l’Empire entier tremblait sous ses pieds. Yazra’h et ses chatisix se tenaient au pied des marches, prête à intercepter tout visiteur imprévu, y compris son oncle. Udru’h les ignora. Il fit une légère courbette tout en frappant son poing sur sa poitrine, tandis que les derniers courtisans se hâtaient de quitter le hall de réception. — Seigneur, je suis venu vous informer d’une traîtrise contre l’Empire. Dès qu’ils furent seuls, Jora’h laissa éclater son amertume. — Une traîtrise, vraiment ? Une traîtrise dont je n’aurais pas connaissance ? — Je parle de l’Attitré d’Hyrillka, répondit Udru’h, imperturbable. Jora’h sentait le bouleversement qui agitait son frère via son rayon-âme plus clairement qu’il ne percevait ce qui se passait dans la confusion régnant au sein de l’Agglomérat d’Horizon. L’Attitré d’Hyrillka s’était enfoncé dans une noire nébuleuse, un large accroc dans le thisme ; il s’était complètement coupé de l’Empire. Le Mage Imperator n’avait toujours pas appris ce qui se passait là-bas. Il n’avait pas reçu de nouvelles des trois vaisseaux éclaireurs, pas plus qu’il ne percevait leur équipage dans son réseau mental. Il dissimula son appréhension. — Zan’nh va y mettre bon ordre. — Non, Seigneur. (Udru’h monta plusieurs marches de l’estrade, sans tenir compte de l’attitude menaçante de Yazra’h.) Il y a plusieurs jours, Rusa’h s’est emparé de ses croiseurs. Vous n’êtes plus en contact direct avec votre adar, n’est-ce pas ? Ses troupes ont prêté serment à la rébellion, voilà pourquoi. Vous l’avez sûrement senti, mais sans comprendre ce qui s’est exactement passé. Jora’h se redressa, alarmé. — Comment le sais-tu ? Moi-même, je ne perçois que des fluctuations dans le thisme. De violentes fluctuations. Je sais que Rusa’h a tué certains de mes loyaux sujets, y compris Pery’h. J’ai senti qu’on les arrachait de mon thisme, mais à part cela… Immobile, l’Attitré de Dobro poursuivit son rapport : — Rusa’h a soumis les Hyrillkiens à son propre réseau. Il affirme en outre avoir conquis Dzelluria. Toute la toile du thisme s’est démaillée autour de l’Agglomérat d’Horizon. — Comment sais-tu ce qui s’est passé là-bas, quand moi-même je ne puis percevoir les pensées de mes fils, Zan’nh ou Thor’h ? — Je le sais parce qu’hier matin le Premier Attitré Thor’h est arrivé sur Dobro à bord d’un croiseur capturé. Il a menacé de détruire ma colonie si je ne rejoignais pas leur rébellion. (Il laissa ses mots en suspens, comme il scrutait le visage de son frère.) Rusa’h prétend qu’il a reçu des révélations de la Source de Clarté. Il soutient que vous avez rompu avec nos traditions sacrées, et que vous devez être destitué afin que le peuple ildiran puisse revenir sur le droit chemin. Jora’h fronça les sourcils, et sa tresse battit avec violence. Cette explication paraissait raisonnable… terriblement raisonnable. Il avait senti d’autres pics de souffrance dans le thisme, d’autres échos de mort. Il était certain que son fils Orra’h avait été tué sur Dzelluria. L’œuvre de Rusa’h ? Il observa Udru’h un long moment, tâchant de lire en lui. Le visage calme de ce dernier ne laissait rien deviner. Jora’h demanda enfin, avec une très légère note de frustration dans la voix : — Quand Thor’h t’a demandé de t’engager dans cette folie, que lui as-tu répondu ? Udru’h cligna des paupières, comme si la brusquerie de la question le prenait au dépourvu. — Vous êtes le Mage Imperator. Comment doutez-vous de ma réponse ? Jora’h plissa les yeux. — Alors, pourquoi as-tu échappé au croiseur armé de Thor’h, et es-tu libre de me rapporter ces événements ? La tromperie cacherait-elle une autre tromperie ? Udru’h eut un geste dédaigneux. — J’ai convaincu le Premier Attitré que je donnerais ma réponse en personne sur Hyrillka. Rusa’h tirera davantage de moi si je le rejoins de mon plein gré. J’ai gagné du temps en tablant sur le fait qu’il est persuadé de pouvoir me soumettre à sa guise. — A-t-il une chance de le faire ? — Bien sûr que non, Seigneur. Je vous suis toujours loyal. Jora’h n’était pas certain de le croire. Il songeait à ses multiples mensonges et omissions. La conception qu’Udru’h se faisait de l’univers comportait tant de nuances… — Après le départ de Thor’h, continua ce dernier, je suis arrivé aussi vite que possible. Je dois me présenter sur Hyrillka avant l’expiration du délai, ou ils reviendront détruire Dobro. (Il croisa les bras sur sa poitrine.) D’ici là, c’est à vous de décider de la marche à suivre. 54 SAREIN Depuis sa conversation avec Beneto, Sarein était assaillie de doutes. Lorsque ses yeux ligneux l’avaient scrutée, le golem de la forêt lui avait révélé ses véritables mobiles. Des mobiles qu’elle n’avait jusqu’alors jamais regardés en face. Ses grands et généreux discours avaient leurré Idriss et Alexa, et Basil Wenceslas misait sur son aptitude à gouverner Theroc… mais Beneto avait saisi sa quintessence. Il connaissait ses désirs contradictoires. Comment pouvait-elle argumenter avec lui ? Elle n’avait jamais aimé ce trou perdu, qu’elle considérait comme une entrave à l’accomplissement de son fabuleux destin. Elle avait cru que n’importe quelle planète valait mieux que cette jungle sauvage, de sorte qu’elle avait tout fait pour s’en échapper. La Hanse l’avait éblouie. Ambitieuse et douée d’un réel talent, elle s’était fait accepter dans le cercle restreint du président. Elle était même devenue sa maîtresse ; au début, il s’agissait d’un stratagème pour s’ouvrir des portes, puis les sentiments s’en étaient mêlés… Sarein soupira. La mort de son frère Reynald, tué lors de l’attaque des hydrogues, avait fait d’elle l’aînée des enfants de Père Idriss et de Mère Alexa. Sa prétention au trône avait des chances de réussir. En forçant les choses, elle convaincrait non seulement ses parents, mais aussi son peuple de l’accepter comme la prochaine Mère. Mais elle n’appartenait pas à cette planète, elle le savait mieux que quiconque. Elle voulait revenir sur Terre et naviguer dans les méandres politiques de la Hanse, assister aux banquets et aux réunions, regarder cent chaînes d’information… bref, être reliée à la civilisation. Voir Theroc en ruine – cette planète qui n’avait, croyait-elle, jamais eu de place dans son cœur – la torturait. Les arbres brûlés, les vies et les habitations détruites… ce spectacle de désolation lui faisait horreur. Tout comme l’image de Reynald, défiant les hydrogues dans les cimes de la forêt-monde, essayant de protéger sa planète… et échouant. Elle ne pouvait rester ici. Le matin suivant, comme l’aube pointait, elle revêtit la robe d’ambassadrice que lui avait donnée la vieille Otema il y avait si longtemps. Elle avait pris sa décision, en fonction de sa conscience et non de ce que l’on attendait d’elle. Ses parents désiraient qu’elle reste sur Theroc, de même que Basil… pour des raisons différentes. Mais pour elle aucune n’était légitime. C’étaient des mensonges. Elle ne pouvait pas. Elle prit une longue inspiration et alla trouver ses parents. Beaucoup de Theroniens travaillaient déjà dans la brume de l’aurore. Ils rassemblaient des surgeons et les mettaient en pot, afin de les disséminer. Parmi eux, le golem de Beneto tourna son visage parfaitement sculpté vers elle. Idriss et Alexa portaient des vêtements de l’époque de leur règne, mais en cet instant ils étaient maculés de suie et de poussière. Son père la regarda, jovial. — Sarein, tu es ravissante. Le sourire de sa mère s’affaissa. — Qu’y a-t-il ? Tu as l’air bien sérieuse. — Nous avons une affaire importante à discuter. Je sais que vous souhaitez que je reste, pour devenir la prochaine gouvernante de Theroc. (Elle s’arrêta près du golem et raidit l’échine.) Mais je ne peux pas. Pas plus que Beneto : ni l’ancien ni le nouveau. Ce n’est pour aucun de nous. Cela… ne serait pas bien. — Que veux-tu dire ? demanda Idriss en fourrageant dans sa barbe. Bien sûr que ce serait bien. Ta mère et moi sommes à la retraite. Tu es la prochaine sur les rangs, et nous avons besoin de toi ici. Des larmes perlèrent au coin de ses paupières ; elle les refoula. — Theroc a besoin de moi, mais ailleurs. Le bois carbonisé, les arbres brisés, les villages détruits, l’expression égarée des habitants… tout cela était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Chaque bouffée d’air agressait ses narines. Cet endroit lui était étranger. Elle livra la meilleure excuse qu’elle ait trouvée : — Avec la nouvelle mission qu’a proposée Beneto, le soutien de la Hanse nous est plus que jamais nécessaire. Je suis la seule à maintenir la liaison entre elle et nous. Theroc ne saura s’en sortir seule, et les Vagabonds (elle désigna les étendues où les clans avaient, selon elle, volé le bois précieux) sont hors la loi. Quelle aide peuvent-ils offrir désormais ? — Ils en ont déjà fait beaucoup, répondit Alexa d’un air sévère, connaissant l’aversion de sa fille à l’encontre des Vagabonds. — Oui, mais aujourd’hui ils s’occupent de leurs propres problèmes. J’ai promis que des vaisseaux hanséatiques aideraient les prêtres Verts à transporter leurs surgeons aussi loin qu’ils le veulent. Mais pour cela je dois retourner sur Terre, et obtenir du président Wenceslas ce dont Theroc a besoin. Celli arriva dans la clairière, pleine d’allant comme de coutume. Elle remarqua l’air préoccupé de ses parents. — Eh ! qu’est-ce qu’il y a ? — Je pars bientôt, déclara Sarein en se donnant des airs importants. La Terre me réclame. — Ce ne serait pas plutôt parce que tu as manqué trop de banquets ou de réunions officielles ? repartit sa sœur cadette, caustique. Ou parce que le travail ici exige trop d’efforts salissants à ton gré ? Sarein lui renvoya un regard sombre. — J’ai des responsabilités. Peut-être serait-il temps que tu en aies. Des mots creux, dont elle doutait qu’ils trompent quiconque. Chaque Theronien voyait bien qu’en dépit de ses arguments, elle désirait désespérément s’éloigner de la forêt-monde. Basil sera furieux contre moi, songea-t-elle. Beneto posa une main lisse sur l’épaule de Celli. — Sarein a pris la bonne décision, dit-il. Elle ne pouvait nous aider ici, même s’il lui a fallu longtemps pour s’en rendre compte. 55 BASIL WENCESLAS Il fallut plusieurs jours aux espions de Basil pour prélever des échantillons, sans que Peter et Estarra le sachent. Plus d’une semaine s’était écoulée depuis leur départ d’Ildira et les premiers soupçons du président au sujet de l’état de la reine. À présent, il attendait les résultats. Il étudiait les rapports qui s’affichaient sur une dizaine d’écrans différents, sur son bureau d’un blanc laiteux. Penché derrière lui, Eldred Cain indiquait du doigt une colonne de chiffres ; la surface translucide renvoyait son image blême, comme s’il s’agissait d’un fantôme. Pellidor entra dans le cabinet du président avec le rapport médical. Les traits de son visage à la mâchoire carrée étaient contractés. Il s’arrêta devant le bureau, silencieux, mal à l’aise. Basil soupira et son regard quitta les projections sur lesquelles Cain et lui discutaient. — Le résultat des tests, je suppose ? — Oui, monsieur le Président. Vérifié et revérifié. — Et la réponse est celle que je craignais ? — Oui, monsieur. Le test est assez simple. Il n’y a aucun doute. Basil serra les dents en s’efforçant de se calmer. Mieux valait ne pas laisser éclater son écœurement et son impatience devant ses hommes. — Comment Peter a-t-il pu manquer à ce point de prudence ? lâcha-t-il sèchement. J’attendais mieux de quelqu’un que j’ai formé ! Son adjoint cligna des yeux, parvenant de lui-même aux conclusions. — Dois-je penser que la reine Estarra est enceinte ? — Hélas oui. (Basil se tourna vers Pellidor.) Sait-elle que vous détenez ces échantillons ? — Non, monsieur. Elle croit son secret à l’abri. — Sa grossesse est-elle avancée ? Est-il trop tard pour s’en occuper avant que quiconque le sache ? — Trois mois et demi. Nous sommes largement dans les temps. Basil s’aperçut qu’il serrait les poings. Il raidit les doigts énergiquement, jusqu’à entendre craquer ses articulations. — Pourquoi n’a-t-elle rien révélé à personne ? — Excusez-moi si j’ai du mal à comprendre, monsieur le Président, intervint Cain avec un calme exaspérant, mais où est le problème exactement ? Si Peter et Estarra ont un enfant, les gens percevront cela comme un signe d’espoir, un événement à fêter. — Ce qui me met en colère, c’est son manque de coopération. C’est le manque de coopération de tout le monde. Pourquoi chacun ne fait-il pas ce qu’on lui demande sans compliquer les choses ? Peter n’a agi que dans l’intention de me contrarier. Maintenant je comprends pourquoi, récemment, l’humeur d’Estarra s’est altérée ; et pourquoi elle a évité les examens médicaux de routine. Bientôt, il faudra l’enfermer. Les mesures contraceptives étaient relativement simples et efficaces… mais celles qui n’étaient pas permanentes n’étaient hélas jamais non plus infaillibles. Basil leur avait imposé un régime en ce sens, et il présumait qu’ils l’avaient suivi. Peut-être l’avaient-ils fait. Mais même s’il s’agissait d’une erreur involontaire, Peter et Estarra auraient dû venir le trouver immédiatement. S’ils avaient fait partie de l’équipe, s’ils avaient eu à cœur les intérêts de la Hanse, ils n’auraient pas hésité à le tenir au courant, même pour une décision aussi difficile. Ces temps-ci, on aurait dit que lui seul possédait la concentration et le dévouement nécessaires… De nouveau, ses poings se serrèrent. À cet instant, il aurait souhaité la présence de Sarein. Elle se trouvait sur Theroc depuis plus d’un mois. Elle lui manquait, bon sang ! et pas seulement pour le sexe. Le président de la Hanse pouvait avoir une partenaire au lit à n’importe quel moment, mais lui et Sarein se plaisaient ensemble. Ils se comprenaient… et elle n’aurait jamais provoqué une situation pareille. Ils avaient fait l’amour des centaines, voire des milliers de fois, or Sarein n’était jamais tombée enceinte. Puis, avec un froncement de sourcils, Basil se rappela que, plusieurs fois au cours de leur relation, elle avait en effet agi de façon bizarre. Des réflexions cassantes de sa part l’avaient amené à se demander si elle entretenait une liaison… ou si quelque chose la tracassait, dont elle n’osait lui parler. Mais si en vérité elle avait porté son enfant… Puis ses épaules se décontractèrent. Si tel avait été le cas, Sarein s’en serait discrètement occupée, prouvant ainsi son niveau de responsabilité. Néanmoins, l’idée que quelqu’un d’aussi proche de lui soit parvenu à garder un secret d’une telle importance le troublait : un nouvel exemple du chaos qui l’environnait. Ses soi-disant alliés se fichaient du bien commun pour suivre obstinément leurs propres intérêts. — On ne peut se le permettre en ce moment, dit-il enfin. Il doit être possible de provoquer une fausse couche au moyen d’un produit qui n’apparaîtra pas au détecteur de poison. Faire avorter la reine avant qu’il soit trop tard. Elle croira peut-être à un phénomène naturel. (Ses pensées s’emballèrent.) Toutefois, le roi Peter doit être puni pour son manquement à l’obéissance. Il a recommencé à penser et à agir par lui-même… Il s’interrompit, comme il remarquait que sa voix échappait à son contrôle. Son visage s’était échauffé. Il serra les doigts si fort que leurs extrémités blanchirent. Il devait de nouveau s’occuper lui-même de cette affaire. Trop de choses lui échappaient. — Vous rendez-vous compte, monsieur le Président, demanda Cain à voix basse, que ces derniers temps vous avez pris nombre de décisions dont on pourrait juger qu’elles frisent l’irrationalité ? Basil se tourna vers lui avec mépris. Au moins pouvait-il se défouler sur lui… — Je vous ai considéré comme un éventuel successeur, Eldred, mais des commentaires de ce genre démontrent le peu d’entendement que vous avez de la gouvernance. Blessé, Cain recula. — Je suis désolé, monsieur le Président. Basil essaya de retrouver son calme. Avec une grimace, il reposa sa tasse de café à la cardamome, froid et amer. — Tous les deux, retirez-vous. Nous discuterons de ces affaires plus tard. Pour l’instant… (Les mots tournoyaient sous son crâne, tandis qu’il tentait de les contrôler.) Pour l’instant, je dois m’occuper de notre plan d’urgence. Le roi Peter continuera à s’opposer à nous jusqu’à ce qu’il voie que son remplaçant est prêt. Je vais donc sermonner le prince Daniel… lui faire comprendre qu’il doit me craindre. — Debout, et vite ! lança le président avec une violence qui le surprit lui-même. Le prince Daniel dégringola du lit où il se prélassait en tenue négligée. Des taches de nourriture maculaient sa chemise, dont les manchettes présentaient des traînées suspectes. Il s’était sans doute mouché dedans. — Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? — Bon sang ! Pas grand-chose, justement. Daniel aspira l’air comme s’il était au bord de l’hyperventilation. Cela fit ressortir les taches de rousseur sur ses joues, et ses yeux bovins clignèrent. Basil dut lutter pour refouler son envie de l’étrangler. — Comment ai-je pu songer un seul instant que tu étais un candidat valable pour devenir prince ? Nous avons investi des ressources considérables pour te modeler, t’entraîner, te préparer. Mais tu ne vaux rien. Tu es même trop crétin pour être manipulé. (Basil désigna la pagaille qui régnait dans la chambre.) Quand as-tu rangé tes affaires pour la dernière fois ? — C’est OX qui s’en occupe, répondit Daniel. — Quand l’a-t-il fait pour la dernière fois ? — Ce matin. — Ce n’est pas une façon de se conduire pour un prince. Serais-tu infirme, pour te montrer incapable du moindre effort ? Tu te dois de faire bonne figure. Or, regarde-toi ! Tu es gros. Tes habits sont de vraies guenilles. Tu te tiens mal. Aucune fierté ne se lit sur ton visage. Comment pourrai-je un jour te permettre de paraître en public ? — Je fais ce qu’on me dit, répondit Daniel en ébauchant une moue. Basil dirigea son courroux sur OX, qui se tenait dans la chambre. — Où en sont ses études ? Est-ce qu’il maîtrise les rudiments historiques de la Hanse, et la Charte, le fondement juridique du gouvernement ? — Il fait quelques progrès, monsieur le Président, répondit le comper Précepteur. Ma mémoire regorge de souvenirs accumulés au cours des siècles, c’est pourquoi j’ai supposé que je serais un bon professeur d’histoire. Mais ses résultats laissent à désirer jusqu’à présent. Même mes anecdotes les plus intéressantes n’ont pas d’effet sur lui. — Dans ce cas, je te tiens pour responsable autant que lui, dit Basil en marchant avec précaution, de peur de salir ses chaussures en écrasant quelque chose de déplaisant. J’ai passé en revue ton registre, Daniel. Tu refuses souvent de faire tes devoirs, et tes résultats aux examens les plus simples sont minables. Est-ce que tu appréhendes ne serait-ce qu’une fraction de la responsabilité qui pèse sur toi ? — Bien sûr, repartit Daniel, sur la défensive. Je vais être roi. — Tu vas être renvoyé et remplacé si tu ne te secoues pas. Je n’ai jamais entendu excuse plus décevante chez un prince. Tu n’as aucun port royal, aucun charisme, aucun charme. Tu ne montres ni intelligence ni ambition. (Basil fit la moue.) Et assurément, ni hygiène ni bonnes manières. Ta mission est d’être prêt à succéder au roi Peter le jour où la Hanse l’aura décidé. Pour le salut de l’espèce humaine, je prie pour qu’un événement aussi dramatique n’advienne pas bientôt. (Il pointa l’index sur OX, se rendant compte qu’il aurait dû réagir beaucoup, beaucoup plus tôt.) Voici des ordres directs et sans ambiguïté. Tu vas soumettre le prince à un régime sévère. Je veux voir disparaître ces kilos de graisse aussi vite que possible. Impose-lui des séances d’exercice, en alternant la gymnastique avec des cours d’instruction intenses. Tu vas établir un programme précis… et tu l’appliqueras. Tu surveilleras son sommeil, le réveilleras à l’heure et veilleras à ce qu’il ne prenne aucun dessert ni aucune friandise. (De la main, il balaya les rangées de figurines d’une étagère.) Je ne veux plus voir ces distractions. Pareilles bêtises n’ont aucune place dans la vie d’un Grand roi. Enfin, ses déclarations et le ton de sa voix commencèrent à faire leur effet. La lèvre inférieure du prince se mit à trembler, et les larmes lui montèrent aux yeux. — Mais… mais je ne peux pas faire tout ça ! — Tu le feras, ou nous trouverons quelqu’un d’autre. Nous t’avons arraché à la rue et transformé en prince. N’imagine pas un instant que nous ne puissions faire marche arrière. Personne ne saurait jamais l’erreur que nous avons commise. Lorsque le garçon lui parut suffisamment terrifié, Basil sortit de la chambre gardée avec un sentiment de satisfaction. Les choses allaient enfin s’améliorer. 56 TASIA TAMBLYN Les Forces Terriennes de Défense s’étaient décidées à agir, et ce n’était pas Tasia qui s’en serait plainte. Elle et ses cinq camarades avaient reçu leurs ordres la veille, lorsqu’un vaisseau les mena aux chantiers spationavals, entre Mars et Jupiter. Lors de leur approche de la ceinture d’astéroïdes, la jeune femme observa la flotte presque complète de vaisseaux-béliers. Chacun était suffisamment massif – en théorie – pour éventrer un orbe de guerre hydrogue. Le dernier contingent serait prêt pour le lendemain. Tasia se renfonça dans son siège dur et froid. Les FTD ne manquaient jamais une occasion de rappeler à leur personnel que le confort n’était pas leur priorité. — On sert juste d’alibis, dit Hector O’Barr, l’un de ses compagnons. La mission est simple. Les compers Soldats effectueront toutes les procédures. Tom Christensen, un commandant au visage rondouillard, se fendit d’un petit rire. — Le général Lanyan veut des êtres humains pour monter en première ligne. Lui et ses amiraux ont peut-être peur d’être un jour dépassés ! — J’ai entendu dire qu’on nous appelait le « fardage », dit Tasia. Un vieux terme de marine, qui désignait jadis les éléments inutiles sur un navire. — Super, grommela Hector. Puisqu’ils nous envoient en mission suicide, ils pourraient au moins être gentils avec nous. Christensen rappela, d’un ton un peu trop aigu : — Il ne s’agit pas d’une mission suicide ! — Nous serons confrontés à des situations hasardeuses, dit Sabine Odenwald d’une voix douce et grave. Seuls les humains ont une souplesse d’adaptation. Qui sait comment les hydrogues réagiront en nous voyant arriver ? — De plus, ces béliers coûtent cher. (Tasia cala ses pieds sur le rebord de son siège.) Nous servons de garantie. L’armée aura besoin de boucs émissaires si ça tourne mal. Les deux autres commandants, Darby Vinh et Erin Eld, acquiescèrent d’un grognement. Tous les six avaient quelque chose à gagner. Tasia avait parcouru leurs dossiers, et elle ne doutait pas qu’ils avaient fait de même à son égard. Chacun avait des taches – blâmes ou inculpations – à effacer de ses états de service. Si elle survivait à cette mission, Tasia recouvrerait le commandement d’un croiseur Manta, peut-être même d’un Mastodonte. Contrairement aux autres volontaires, elle n’avait commis aucun crime, erreur ou manquement à l’étiquette militaire. Son seul péché était d’être née du mauvais côté de la barrière. Les règles imposées par la Hanse avaient toujours joué contre les clans. Mais en tant que Vagabonde, Tasia avait appris à affronter les situations injustes et défavorables. Il n’y avait rien de nouveau, et elle refusait de se laisser miner par cela. EA se tenait avec dévouement à son côté. Il regardait les étoiles, comme s’il faisait preuve de curiosité. Son cerveau de comper presque vide ne cessait d’accumuler des informations. Assez bizarrement, la hiérarchie militaire n’avait pas protesté quand Tasia avait demandé à le garder auprès d’elle. Avaient-ils accepté la dernière requête d’un soldat en route pour une mission sans retour ? EA avait été reconditionné pour cette mission, et son revêtement de métal astiqué de frais luisait de reflets bleutés. À force d’avoir raconté leurs expériences communes, le modèle Confident commençait à réagir comme son vieil ami. — Que penses-tu de tout cela, EA ? — J’observe et je suis vos instructions, maîtresse Tasia Tamblyn. — Je me rappelle l’époque où tu aurais été nerveux – comme lorsque nous avons quitté la maison pour nous engager dans l’armée terrienne. Comme toujours, Tasia évitait avec soin de mentionner des noms ou des endroits, présumant que l’on espionnait chacune de ses paroles. — Je ne m’en souviens pas, Tasia, mais je serai ravi d’entendre les détails. Je trouve vos anecdotes très instructives. — Plus tard, quand nous aurons le temps de discuter en privé. À l’arrivée aux chantiers spationavals, le pilote louvoya lentement entre les béliers, afin que ses passagers puissent admirer leur ampleur. On ne les avait pas conçus pour leur manœuvrabilité ou leur élégance, mais pour leur masse, leur solidité et leur vitesse. Malgré leur forme identique à celle d’une Manta classique, le blindage des béliers avait été triplé, et leurs propulseurs ne comportaient pas de sécurités redondantes, afin de pouvoir amorcer plus facilement la surcharge des réacteurs. On avait en outre rempli la proue jusqu’à la gueule d’uranium appauvri, afin d’amplifier l’impact. Contrairement aux croiseurs courants, les commandes, les éclairages et le système de communication des vaisseaux-béliers se réduisaient au strict minimum. Ceux-ci n’étaient guère plus que des briques volantes, des massues destinées à se fracasser sur les premiers orbes de guerre rencontrés. Débarquée à bord de l’un des béliers géants, Tasia jeta un coup d’œil circulaire. Les parois et les ponts étaient inachevés, quasiment réduits à de simples étais. Ce genre de vaisseau ne nécessitait ni aménagements ni finition. Tant que les béliers ne tombaient pas en morceaux, tant que leurs propulseurs pouvaient fournir la poussée finale et tant que leur coque les protégeait, ils rempliraient leur fonction. — Bah ! c’est un vaisseau de guerre, pas un spa, marmonna Tasia. — On aura tout le confort que l’on voudra une fois revenus chez nous, dit Darby Vinh. J’ai déjà hâte de me retrouver dans un bain de vapeur… — On a tous hâte que tu ailles te baigner, Vinh, le taquina Erin Eld. Les autres commandants de fardage rirent sans conviction. Puis ils s’acheminèrent vers la passerelle de commandement afin de recevoir un briefing détaillé. Dans les coursives, de nombreux compers Soldats vaquaient à leurs occupations et suivaient leur programme en silence. Lorsque les commandants se furent installés, un officier instructeur leur expliqua au moyen de schémas le fonctionnement des béliers. — Les équipes de vérification ont achevé leur inspection, et quarante-sept vaisseaux sur soixante ont été jugés aptes au lancement. Demain, les treize derniers seront certifiés conformes. Les compers Soldats serviront dans les zones non pressurisées… qui représentent l’essentiel des vaisseaux. Chacun de vous dirigera dix béliers depuis une passerelle spécialement adaptée. Un bélier sur dix possède des équipements de survie, vous ferez donc attention à aborder le bon vaisseau ! Le pire, songea Tasia, était qu’il ne semblait pas plaisanter… — Prenez note en particulier des systèmes d’évacuation. Nous les avons installés afin que vous surviviez tous. Ses compagnons paraissaient rassurés, mais Tasia secoua la tête. — Je sais que vous nous donnez une bonne chance. Mais vu que nous sommes manifestement sacrifiables, quelle confiance l’armée a-t-elle réellement là-dedans ? L’instructeur lui jeta un œil noir. — Votre attitude ne nous avance à rien, commandant Tamblyn. Nous avons tout fait pour nous assurer qu’il fonctionne. — En théorie. — Nous avons toute confiance dans nos théories. — Alors, nous les testerons et vous donnerons les résultats, monsieur, fit Tasia avec un sourire forcé. Voilà des années que je brûle de tuer des hydreux. Je suis prête à y aller. 57 BRANSON ROBERTS Après le sauvetage d’Orli Covitz et du vieux Hud Steinman, le Foi Aveugle avait quitté Corribus à pleine vitesse. L’adrénaline circulait dans les veines de BeBob comme l’ekti dans les propulseurs interstellaires de son vaisseau. Il ne parvenait pas à se remettre du massacre qu’il avait vu. La colonie humaine en plein essor avait été anéantie, écrasée, vaporisée. Des robots klikiss ? des compers Soldats ? des vaisseaux des FTD ? Les deux réfugiés utilisèrent les sanitaires pour se nettoyer. BeBob leur offrit des rations alimentaires standard – tout avait bon goût après un régime à base de grillons poilus à la broche, lui dirent-ils – et des vêtements trop amples mais confortables. Malgré cela, ils paraissaient toujours meurtris et débraillés. En particulier Orli qui, le regard vide, se cramponnait à une tasse de chocolat. — Ne vous inquiétez pas, petite demoiselle, lui dit BeBob en lui tapotant l’épaule. On va prendre soin de vous. — Je sais prendre soin de moi. Moi, au moins, j’ai eu de la chance. (Sa voix recelait une infime touche de défi.) Les robots n’en ont laissé aucune aux autres. S’ils avaient su que je me cachais dans les falaises, moi aussi je serais morte. — Je vous ramène sur Terre. L’armée doit savoir ce qui est arrivé. Vous devez leur raconter, même si c’est douloureux. Et si ces robots attaquaient d’autres colonies ? — Ils le feront sûrement, dit Orli avec un tremblement. Le visage empâté de BeBob se plissa d’un sourire paternel qui lui donna l’allure d’un chiot. — Il me reste quelques relations dans les FTD. Je vais vous mener aux bonnes personnes. Les images qu’il avait prises de Corribus ébranleraient même ce vieux borné de général Lanyan. À vitesse maximale, les réserves d’ekti du Foi Aveugle baissaient à vue d’œil, mais BeBob ne se préoccupait pas de son carburant. C’était le temps qui importait. Avertir la Terre au sujet des robots klikiss et des compers Soldats était une mission vitale à ses yeux. Steinman s’affala sur une couchette libre, et quelques instants plus tard un ronflement sonore s’éleva. Orli, elle, sommeilla plusieurs heures dans le siège de copilote du cockpit, jusqu’à ce que des cauchemars la réveillent. Ensuite, elle s’occupa en composant des airs tristes sur les bandes de son synthétiseur musical qu’elle avait récupéré sur Corribus. L’instrument était abîmé mais en état de marche. BeBob avait rechargé les batteries, et Orli jouait de façon automatique. Cela la mettait dans une sorte de transe où elle trouvait la paix dans le souvenir des jours heureux. Steinman sortit de la cabine en se frottant les yeux. Il jeta un coup d’œil mélancolique à Orli et échangea un regard avec BeBob. Assise, les yeux mi-clos, l’orpheline jouait et écoutait les notes. Les deux hommes sourirent. BeBob plaignait la jeune fille pour ce qu’elle avait enduré, mais elle avait un caractère bien trempé. Avec du temps et un peu d’attention, elle s’en sortirait probablement. Et il avait bien l’intention de l’aider par tous les moyens. Le Foi Aveugle approcha de la Terre sans ralentir. BeBob comptait court-circuiter la hiérarchie pour s’adresser à une personne capable d’accélérer le mouvement. Après tous les ennuis qu’il avait essuyés, il pensait que Lanyan lui devait bien une faveur. Huit ans plus tôt, le général l’avait fait chanter. BeBob n’avait jamais été volontaire, mais on l’avait envoyé avec son vaisseau dans de périlleuses missions de reconnaissance sur des géantes gazeuses, afin de forcer les hydrogues à se montrer. Plusieurs fois, BeBob avait failli y laisser la vie, avant qu’il décide qu’il en avait assez de cet esclavage. Il n’avait jamais regretté d’avoir claqué la porte au nez du général. En fait, il trouvait que l’armée avait franchi les limites en le contraignant à servir de chair à canon… en l’envoyant marcher sur un champ de mines à leur place. Au revoir et merci. Mais le massacre de Corribus l’emportait sur son ressentiment. Le temps était venu de mettre leurs différends de côté. Lanyan manquerait de s’étouffer en apprenant ce qui était arrivé. Bien qu’il ait fait profil bas pendant des années, BeBob n’avait pas oublié comment contacter les huiles de l’armée. Même s’il avait quelque peu maquillé le Foi Aveugle, celui-ci devait toujours se trouver dans la base de données des FTD en qualité de vaisseau de reconnaissance. BeBob pourrait tirer quelques ficelles pour que l’on s’occupe des deux réfugiés avec toute l’attention requise. Orli s’arrêta de jouer. Elle regarda BeBob puis, par les hublots du cockpit, le soleil d’un jaune éclatant et les points plus petits des planètes dispersées sur leur orbite. — La bleue est la Terre, dit-il en la pointant du doigt. (La Lune était un point blanc lumineux, au coin de la planète.) Vous y êtes déjà allée ? — C’est là que je suis née. Mais mon père m’a emmenée sur Dremen quand j’étais plus jeune. Je ne m’en souviens plus beaucoup. — J’ai quitté la Terre sciemment, grogna Steinman. Trop peuplée. BeBob rectifia le cap puis commença à émettre sitôt qu’ils se trouvèrent à portée de la base lunaire. « J’ai un message urgent pour le général Kurt Lanyan. Ici le Foi Aveugle. Je possède une autorisation militaire. J’ai été, euh… l’un de vos pilotes de reconnaissance il y a quelque temps de cela. Je détiens des informations cruciales : la colonie de Corribus a été détruite de fond en comble. Je possède des images et des données à ce sujet, et je ramène les deux seuls survivants de l’attaque. Je crois qu’ils vont bien, mais ils devraient recevoir des soins médicaux dès que j’aurai aluni. » Le regard sceptique d’Orli sur ses éraflures et ses hématomes légers fit rougir BeBob. — J’ai dit ça histoire de les secouer un peu, s’excusa-t-il. Une réponse ne tarda pas à crépiter : « Foi Aveugle, ici le centre de commandement. Nous relayons votre message aux autorités compétentes. Une équipe de secours d’urgence vous attend au cratère principal de la base. Pouvez-vous identifier les agresseurs de Corribus ? S’agit-il des hydrogues ? — Non, monsieur. Les témoins affirment que l’attaque a été menée par des vaisseaux militaires terriens : cinq Mantas et un Mastodonte. Ils n’ont vu aucun humain, seulement des compers Soldats apparemment sous les ordres de robots klikiss. (Un silence pesant s’éternisa.) Vous m’avez entendu ? Des robots klikiss et des compers Soldats. — Bien reçu, Foi Aveugle. Veuillez poursuivre votre approche. Voici les coordonnées. — Je devrais arriver dans une heure au plus tard. Vous feriez mieux d’avertir le général Lanyan. — Le général a manifesté son intérêt pour votre arrivée. Il vous attend en personne. » BeBob coupa la transmission avec un large sourire, tandis qu’un escadron de Rémoras arrivait pour les escorter. — Vous voyez, je vous avais dit que j’obtiendrais des résultats. On nous réserve un traitement royal, à ce qu’on dirait. Cependant, les canons armés et pointés sur eux des Rémoras le mettaient mal à l’aise. — Un traitement royal, hein ? grommela Steinman. Si vous le dites… Le Foi Aveugle atterrit à l’intérieur d’un dôme coiffant un cratère, aménagé en base militaire. BeBob éteignit les moteurs et se retourna vers Orli, qui se peignait les cheveux afin de dégager ses yeux. Le vieil uniforme qu’il lui avait donné avait quatre tailles de trop, mais il n’avait pu faire mieux. — Ici, ils prendront soin de toi, petite demoiselle. N’en doute pas. — Moi aussi, je veillerai sur elle, assura Steinman. Dès que le dôme se fut refermé au-dessus de leur tête, BeBob ouvrit l’écoutille. Il prit la main de la fillette, et tous les trois émergèrent à la lumière des projecteurs. L’équipe médicale s’empressa autour d’Orli, qui parut gênée par cette débauche d’attentions. Un sourire de soulagement fendit le visage de BeBob lorsqu’il vit Lanyan arriver par le couloir principal, flanqué de quatre bérets d’argent. Un nombre inattendu de gardes se tenaient à chaque entrée de la base, le regard fixé sur BeBob. Il s’avança, fébrile. — Général, vous n’allez pas le croire ! J’ai établi un compte rendu des images et des déclarations de ces deux-là, mais vous allez les entendre vous-même. D’autres colonies sont peut-être en danger. Je n’ai jamais affronté pareil… Les bras croisés sur son ample poitrail, Lanyan considérait BeBob avec un dégoût non dissimulé. — Capitaine Branson Roberts, vous avez du toupet de revenir après votre abandon de poste. BeBob eut un rire embarrassé. — Ce n’est pas ce qui importe aujourd’hui, général. Vous devez envoyer une équipe sur Corribus, et guetter… Comme s’il n’avait pas écouté un traître mot de sa protestation, Lanyan fit un geste en direction des bérets d’argent. — J’espérais capturer un de ces fichus déserteurs, et voilà qu’il m’en tombe un tout cuit dans le bec. Ces temps-ci, il y a trop peu de choses qui tournent en ma faveur. (Les bérets d’argent saisirent BeBob par les épaules, et les gardes brandirent leurs armes, comme pour l’empêcher de nouveau de fuir.) Je vous arrête ! La bouche de BeBob béa de saisissement. — Vous me faites marcher. Vous n’avez pas écouté mon rapport ? Le visage de Lanyan laissa percer une satisfaction pleine de suffisance. — J’ai bien l’intention de vous faire comparaître en cour martiale, pour crime de désertion en temps de guerre. 58 ORLI COVITZ Orli demanda au personnel militaire qui la harcelait d’attentions ce qui allait arriver au capitaine Roberts. Peut-être les soldats de la base savaient-ils quelque chose. Mais on se contenta de lui répéter de ne pas s’inquiéter. Face à ces réponses évasives, elle finit par renoncer, malgré l’angoisse qui la faisait bouillir. On lui fournit des vêtements propres, à manger et une chambre bien chauffée garnie d’une couchette moelleuse. On lui accorda également une heure pour se remettre, bien que la solitude et son cortège de mauvais souvenirs soient bien la dernière chose qu’elle veuille. La jeune fille présuma que, pendant qu’elle se reposait dans l’attente d’être convoquée, ils revisionnaient les images de la dévastation. À présent qu’elle était saine et sauve, ses peurs resurgissaient. Elle contempla le plafond, suivant des yeux les formes qui se devinaient dans la roche lunaire. Qu’était-elle censée faire ? Son père, son seul point de repère dans l’univers, avait péri. Sa mère les avait quittés longtemps auparavant. Orli se demanda si la Hanse pouvait la localiser, et si même elle désirait la revoir. La jeune fille avait toujours été autonome ; elle était intelligente et travaillait dur, mais elle n’avait que quatorze ans, et à présent elle était orpheline. Une soldate frappa à la porte. — Le général est prêt à écouter votre témoignage, hum… m’dame. Elle ne savait pas trop comment s’adresser à Orli. Elle avait des cheveux blonds coupés court et un visage pâle aux traits durs. Orli se leva de sa couchette. Elle tenait à raconter son histoire, même si elle le redoutait également. Elle avait revécu mille fois en pensée cet interminable cauchemar. — Est-ce que je dois apporter quelque chose ? ou me préparer ? — Vous n’avez qu’à dire la vérité, m’dame. Le général désire entendre tous les détails. Orli suivit la mince jeune femme à travers un labyrinthe de galeries. L’air sentait la poussière ainsi que l’enduit polymère qui vernissait le sol et les murs. Elle ne se sentait pas disposée à poser des questions, et de son côté son guide n’essaya pas d’engager la conversation. Orli avait un nœud à l’estomac. Elle ne craignait pas un quelconque sermon, même si elle se sentait coupable d’avoir survécu. On lui ferait probablement rencontrer des psychologues. Dans une salle de réunion étouffante, le général Lanyan l’attendait, assis à une longue table à surface argentée. C’était un homme imposant, trapu et large d’épaules ; ses cheveux bruns étaient coupés court, et une barbe de plusieurs jours ombrait sa mâchoire carrée. Son treillis gris arborait son nom et son grade. Trois subalternes se tenaient assis autour de la table ; ils scrutèrent Orli lorsqu’elle entra. Ils étaient affublés de pads, de caméras et autres enregistreurs. La jeune fille hésita puis s’avança jusqu’à l’extrémité libre de la table. — Dois-je m’asseoir, monsieur ? — Oui, s’il vous plaît, mademoiselle Covitz. J’espère que l’on a satisfait à tous vos besoins ? — Je… oui, assez bien, monsieur. (Elle se demanda si le général avait la moindre idée de ce par quoi elle était passée.) Que va-t-il arriver au capitaine Roberts ? — Pour l’instant, ce n’est pas votre affaire. J’ai visionné les images de votre colonie, et nous venons d’avoir une très longue conversation avec monsieur Steinman, qui confirme les données rapportées par le capitaine Roberts. Nul ne conteste que la colonie a subi un désastre. À présent, nous devons comprendre ce qui s’est passé. Il se pencha en avant, les doigts entrelacés. Autour de lui, ses subalternes prenaient des notes, sans qu’il prête la moindre attention à eux. Orli se redressa sur sa chaise et raconta son expérience en détail : la façon dont elle s’était retrouvée coincée dans les contreforts d’un canyon, pendant que les vaisseaux de guerre piquaient sur la colonie et commençaient le massacre ; les détonations, les colons paniqués, les agresseurs impitoyables ouvrant le feu, provoquant explosion sur explosion ; tous les édifices incinérés, le transportail klikiss pris pour cible, les gens qui couraient et hurlaient… la tour de communication de son père transformée en torchère… Mais le général la considérait comme une enfant débordante d’imagination. Lorsqu’elle remarqua son air condescendant, Orli éprouva à son égard une brève bouffée de haine. Elle refoula la colère qui montait. — C’étaient des vaisseaux des Forces Terriennes, monsieur, dit-elle d’une voix glaciale. J’ai vu l’emblème sur leurs flancs. Cinq gros vaisseaux et un énorme ; je crois qu’on les appelle Mantas et Mastodontes. Je les regardais aller et venir… (Elle s’étrangla et prit une inspiration.) Ils tiraient sans cesse. Personne n’a eu une chance de se rendre. Ils sont venus nous anéantir, et c’est exactement ce qu’ils ont fait. À ces mots, les trois assistants se renfrognèrent. — Je sais que vous étiez effrayée et désorientée, jeune fille. Toutefois, je vous assure que nos vaisseaux ne feraient jamais une chose pareille, dit Lanyan. Votre ami Steinman nous a dit qu’il n’avait rien vu par lui-même. — Monsieur Steinman se trouvait dans la campagne, à des kilomètres de là. (Elle secoua la tête, comme pour se clarifier les idées.) Je les ai vus, général. Une fois qu’ils ont rasé les immeubles, ils ont atterri. Ils ont détruit le transportail pour que personne ne s’échappe. L’un des assistants leva la main, comme un élève. — Il serait simple de vérifier si le transportail fonctionne toujours, mon général. Il suffit de faire un essai avec les coordonnées de Corribus. Lanyan fit la moue. — Depuis qu’il ne nous reste pratiquement plus de prêtres Verts, il faut une éternité pour qu’un message atteigne les planètes dotées d’un transportail. Envoyer un vaisseau sur Corribus ne prendrait pas plus longtemps. — Souvenez-vous que les hydrogues ont anéanti Relleker, fit remarquer un autre assistant. Les similitudes sont manifestes. — Ce n’étaient pas les hydrogues, insista Orli. C’étaient des robots klikiss et des compers Soldats. Ils ont tué tout le monde. — Il n’y a jamais eu de robots klikiss à bord de nos vaisseaux, répondit Lanyan. Vous devez vous tromper. Elle lui renvoya un regard de profond mépris. Avec satisfaction, elle le vit tressaillir. Il poussa un soupir. — Très bien, dit-il, je vais en référer aux amiraux en charge des quadrants. Mais je vous assure que, si des vaisseaux étaient portés manquants, je le saurais. Cinq Mantas et un Mastodonte, nous l’aurions remarqué. Les trois assistants tapotèrent sur leur pad afin de vérifier ces affirmations. Orli répéta une nouvelle fois son histoire, puis ils la pressèrent de questions, comme s’ils croyaient que sa mémoire était défaillante… ou qu’elle mentait. La colonie sur Corribus était détruite ! Comment pouvaient-ils contester cela ? Elle entendit un bruit de pas vifs dans le couloir, puis un individu surgit dans la salle de réunion. Un homme ventripotent, ses yeux gris bleu entourés de plis qui ne tarderaient pas à se transformer en pattes d’oie. Il portait l’uniforme et une multitude de médailles et de galons, comme si, même ici, il éprouvait le besoin d’exhiber ses références. — Amiral Stromo, nous ne vous attendions pas avant demain, dit Lanyan sur un ton de légère réprimande. — Nous avons eu beaucoup à faire, mon général. Et je dois dire que nous avons effectué un excellent travail. (Il remarqua Orli et parut surpris de voir une jeune fille dans la base. Mais tout ce qui semblait l’intéresser était de remettre son rapport.) Je sais que cela me fait du bien de mener les troupes en mission. J’avoue pourtant que c’est assez épuisant. Je serai heureux de retrouver mon poste d’officier de liaison du quadrant 0. Lanyan secoua la tête et se redressa pesamment. — Hélas, vous n’allez pas retrouver votre bureau tout de suite, amiral. Nous avons un grave sujet d’inquiétude, et votre Manta est parée. (Stromo toussa, comme si des mots y étaient restés coincés.) Je vous envoie immédiatement sur Corribus. Vous vérifierez l’histoire de cette jeune fille. 59 DD Le vaisseau piloté par Sirix était en route vers le dernier complexe de robots klikiss en hibernation. Avec sa coque d’un noir mat, son profil anguleux et ses dentelures, il évoquait quelque insecte venimeux, mais résultait en réalité de froids principes mathématiques. DD était coincé là, avec son oppresseur et seul compagnon. Après tant d’années, le comper Amical s’étonnait de la patience toujours renouvelée de Sirix. Chaque jour, il s’attendait à se retrouver transformé en cobaye, mais l’imposant robot extraterrestre n’avait pas renoncé à le convaincre. Il semblait considérer cela comme un défi personnel. — Une fois la mission achevée, nous lancerons la phase opérationnelle. Bientôt, le Bras spiral aura une tout autre figure en ce qui concerne son peuplement. — Son peuplement actuel me satisfait, rétorqua DD. — Tu seras plus satisfait par la perfection de l’ordre que nous allons imposer. Si Sirix tenait à transmettre son credo, celui de DD ne l’intéressait pas. De quelle chance disposait un simple comper comme lui contre des armées de robots klikiss, s’il ne parvenait même pas à changer la mentalité d’un seul d’entre eux ? Cependant, DD ne perdait pas espoir. Comme Margaret Colicos le lui avait appris, ses chances augmenteraient avec les informations qu’il obtiendrait. C’est pourquoi il posa des questions. — Pourquoi cette haine contre vos créateurs ? Et pourquoi s’est-elle étendue aux êtres biologiques dans leur ensemble ? Comme le vaisseau s’enfonçait dans le fin brouillard d’une nébuleuse, Sirix scruta le petit comper comme pour y dénicher quelque ruse. — Les Klikiss nous ont programmés pour qu’on les craigne. C’est ainsi que l’on nous a créés. Cependant, ils ne s’attendaient pas que nous nous révélions si efficaces. — Mais pourquoi ? Sirix bourdonna tandis qu’il réfléchissait… ou chargeait des fichiers. L’une de ses plaques thoraciques s’écarta sur une aiguille servant de transmetteur. Aussitôt, un tsunami d’informations et d’images anciennes déferla avec violence dans le cerveau électronique de DD. — Pendant des millénaires, les ruches klikiss se sont fait la guerre, détruisant leurs adversaires ou les assimilant en conglomérats de plus en plus vastes. Dans le déluge d’images, DD aperçut des nuées de créatures dont la forme ressemblait à celle des robots qu’elles avaient créés. Au combat, les premiers Klikiss se mettaient en pièces au moyen de leurs pinces et d’armes primitives. Ils arrachaient leurs exosquelettes et enfonçaient leurs plaques de chitine, répandant leurs fluides verdâtres sur les champs de bataille. Puis ils avaient inventé des armes sophistiquées. Celles-ci leur avaient permis d’annihiler les ruches rivales, ne laissant sur la terre ravagée que des cadavres écrasés. — Enfin, une fois l’intégralité des ruches réunies en une fédération unique, après que tous les concurrents eurent été exterminés, les Klikiss n’eurent plus personne à terroriser. Alors, ils nous créèrent. Le très grand âge de ces images expliquait leur décrépitude. Puisque les robots avaient été construits par la suite, Sirix ne pouvait avoir été témoin de ces événements. Peut-être les robots avaient-ils volé ces archives dans un musée de leurs maîtres ? — Les Klikiss éprouvaient le besoin d’être craints par des inférieurs. Leur civilisation reposait sur la conquête, la violence et la terreur. Ils nous fabriquèrent en tant qu’esclaves, afin de servir de victimes de remplacement. C’est par la domination qu’ils évaluaient leur grandeur. DD était atterré. Pour la première fois, il se dit qu’après tout les robots avaient peut-être une raison de haïr leurs créateurs. — C’est pourquoi, enchaîna Sirix, dès que l’occasion se présenta, nous les exterminâmes. DD demeura silencieux. Il enregistrait la position des étoiles à l’extérieur du vaisseau. Plus tard, il établirait une comparaison avec des cartes stellaires afin de déterminer leur itinéraire. Même si, pour le moment, cela semblait vain. Lassé d’attendre une réaction, Sirix continua : — Une fois les derniers d’entre nous réveillés, nous achèverons le grand dessein. En son for intérieur, DD comparait toutes ces machines en attente d’être réactivées à des mines souterraines intelligentes. — Si vous avez exterminé l’espèce qui vous a engendrés et si la guerre s’est éteinte il y a des milliers d’années, pourquoi hibernez-vous ? Je ne comprends pas la logique de la chose. — Les Klikiss entraient en léthargie pendant de longues périodes. Tous les membres de la ruche passaient par cette phase, avant de se réveiller et de se lancer dans le Grand Essaimage. Il était naturel pour eux de nous concevoir de la sorte, même si cela paraît peu sensé pour des robots. — On n’hiberne pas des milliers d’années, releva DD. C’est biologiquement impossible. — Après avoir exterminé nos géniteurs, nous avons dû nous cacher pour d’autres raisons. Nous avons réduit nos effectifs apparents afin de représenter une menace moindre. — Une menace contre qui ? — Les faeros. (Sirix laissa plusieurs secondes à DD pour assimiler la révélation.) Il nous fallait nous cacher assez longtemps pour que les faeros s’éloignent et que les Ildirans nous oublient. — Les Ildirans ? répéta DD, complètement perdu. Pour quelle raison ? — Parce que le Mage Imperator a menti à notre profit. — Mais pourquoi ? — Il y a longtemps, nous avons leurré les wentals afin qu’ils détruisent les faeros, mais notre plan a échoué et ils ont été anéantis, principalement par les hydrogues. Une fois notre duplicité découverte, les faeros nous ont traqués. Nous avons été obligés de nous sauver par tous les moyens. Voilà pourquoi, il y a longtemps, nous avons passé un marché avec le Mage Imperator. Il a menti pour nous et nous a protégés. — Et en échange, vous avez hiberné pendant des millénaires ? — Entre autres choses. Les siècles ne signifient rien pour nous. Nous avions le temps, c’est pourquoi nous avons accepté le marché. Les premiers d’entre nous ont été réveillés, comme prévu, sur une lune du système d’Hyrillka il y a cinq siècles. Notre retour était prévu de très longue date. Notre plan va enfin pouvoir aboutir. DD fixa l’avant du vaisseau et aperçut un éclat brillant : l’étoile du système solaire dont ils s’approchaient. Sirix l’interrompit avant qu’il ait pu poser une autre question : — Je t’ai fourni assez de données pour méditer. Nous arrivons à destination, où nous allons réveiller nos derniers soldats. 60 KOTTO OKIAH À la perspective d’une entrevue avec Del Kellum dans la station administrative d’Osquivel, Kotto avait du mal à réprimer son emballement. L’excentrique ingénieur était si excité par son nouveau projet qu’il ne parvenait pas à se concentrer sur autre chose, de sorte que lui et ses deux compers avaient éteint les appareils embarqués à bord de la sphère hydrogue et avaient abandonné cette dernière dans l’espace. Kotto avait laissé les compers piloter la navette jusqu’au complexe industriel situé loin en dessous, dans les anneaux de la géante gazeuse. Del Kellum avait préféré que l’épave qu’il étudiait ne se trouve pas trop près des chantiers spationavals, au cas où les hydrogues la remarqueraient. L’isolement ne déplaisait pas à Kotto : il n’avait jamais pu se concentrer correctement au milieu de l’agitation qui régnait dans les anneaux. Pendant qu’il attendait le chef de clan, des pensées ricochaient sous son crâne. — C’est une solution, au moins, non ? marmonna-t-il. C’est ce qu’on aurait dû faire depuis le début, pas vrai, GU ? Le comper cabossé répondit : — Le contexte qui donne sens à votre énoncé m’est inconnu. Kotto fit un mouvement négligent de la main. Il ne pouvait attendre des compers qu’ils suivent ses pensées, s’il ne les formulait pas à haute voix. — Laisse tomber. Il gigota, impatient, puis jeta de nouveau un œil aux calculs et aux plans qu’il avait gribouillés. Il préférait les bouts de papier recyclé à l’écran d’un pad, trop limité à son goût. Le papier lui donnait l’impression d’une plus grande liberté créative ; quand il avait terminé, GU classait et mettait ses brouillons au propre. Aujourd’hui, les deux compers Analystes l’accompagnaient, au cas où il aurait besoin d’assistance pour des données ou des hypothèses complémentaires. Si du moins Del Kellum se décidait à arriver… — Qu’est-ce qui le retarde autant ? — Je n’ai pas accès à son agenda, répondit GU. — Moi non plus, renchérit KR. — Encore un casse-tête, fit Kotto, avant de soupirer et de s’adosser à son siège. Ce genre de présentation lui était familier. Sa mère lui avait appris à exposer ses arguments et à contrer les inévitables doutes et les griefs. Les Vagabonds ne manquaient ni d’imagination ni de goût du risque, mais ils étaient conservateurs et prudents. Les clans avaient subi trop de tragédies et de désastres au fil des ans. « Tu dois te montrer ferme, et tes conclusions être irréfutables, lui répétait Jhy Okiah. Si tu montres un soupçon de doute, on te croquera tout cru et aucun de tes projets n’obtiendra jamais de validation. » Devant l’interdiction par les hydrogues d’écoper l’ekti, l’Oratrice Peroni avait demandé à ses compatriotes d’inventer de nouveaux moyens de produire du carburant interstellaire. Kotto avait relevé le défi, et les idées n’avaient cessé d’éclore en lui. Contrairement à ses projets habituels, celui-ci était incroyablement simple – un jeu d’enfant en comparaison –, et ce en dépit de l’ampleur des répercussions potentielles. Aujourd’hui, le seul à convaincre était Del Kellum. — Une bonne chose qu’il s’agisse d’une opération à petite échelle, murmura-t-il à KR. — Le contexte qui donne sens à votre énoncé… — Bon, de quoi s’agit-il ? interrompit Del Kellum en surgissant dans la pièce, sans un mot d’excuse. Un coup d’œil à l’horloge indiqua à Kotto que celui-ci n’avait que deux minutes de retard. — Je répétais juste ma présentation, dit-il, penaud. — Je n’aime pas trop les discours que l’on a répétés. Dites-moi simplement ce que vous avez en tête. Vous avez trouvé quelque chose dans l’épave ? Kotto quêta du regard un encouragement de la part des deux compers puis se retourna vers le chef de clan. — Que diriez-vous d’un moyen d’ouvrir les orbes de guerre ? Un moyen simple et bon marché. — Voilà des mots que je n’entends pas souvent, par ici. Kellum le mena jusqu’à un poste doté d’une petite table. Il en chassa le technicien qui l’utilisait, afin d’avoir de l’espace. — Montrez-moi ça. Kotto étala ses schémas, puis expliqua comment il avait trouvé la solution par inadvertance, et la manière de l’appliquer sur les énormes orbes de guerre, grâce à des membranes résonnant à une fréquence spécifique. Le chef de clan gratta sa barbe grisonnante, tandis qu’il assimilait les dessins et les calculs. — D’ordinaire, je ne comprends rien à ce que vous dites, Kotto… mais cette trouvaille est ridiculement simple. — Je suis d’accord. Raison de plus pour qu’elle se révèle efficace. Je lui ai donné le nom de « sonnette ». Est-ce que nos installations peuvent en fabriquer ? Le chef de clan se renfrogna. — N’insultez pas mes employés, Kotto. Même ces balourds de Terreux que nous détenons pourraient fabriquer des éléments aussi simples. En fait, je vais peut-être les mettre là-dessus. Ils ne se plaindront pas s’ils fabriquent des armes destinées à combattre les hydreux. Kotto s’épanouit d’un large sourire. — On devrait s’y mettre sans tarder, car on pourrait en avoir besoin n’importe quand. J’aimerais en distribuer à quiconque est aux prises avec les hydrogues. Pourquoi ne pas passer le mot à la Hanse, pour qu’elle… La grimace de contrariété de Kellum s’accentua. — Juste comme ça ? Après le sort que les Terreux ont fait subir à Rendez-Vous et à certaines de nos installations ? On leur livre la solution, et on espère qu’ils nous embrassent ? — Je, euh… pensais que cela sauverait des vies. Ce n’est pas comme s’ils pouvaient un jour utiliser cette technologie contre nous. — Sauvons des vies vagabondes. Oubliez la Grosse Dinde. (Les épaules de Kellum s’affaissèrent.) Je suppose que ma décision mettrait Zhett en fureur… Très bien, j’y repenserai la tête reposée. Mais je veux d’abord armer les clans. Nous avons nos priorités, bon sang. — Et les Theroniens ? Ce sont nos amis, n’est-ce pas ? Logiquement, la prochaine attaque des hydreux les prendra pour cible. En fait, il est surprenant qu’ils n’y soient pas déjà retournés. Nous n’avons sans doute pas beaucoup de temps devant nous. Kellum arpentait la pièce. Soudain, il s’en prit aux techniciens qui écoutaient discrètement. — Qu’est-ce que vous regardez ? Est-ce que je dois vous trouver quelque chose à faire ? Les employés filèrent à leur poste sans demander leur reste. L’administrateur se tourna vers Kotto. — Je suppose que l’on peut vous fournir vos… comment dites-vous ? vos sonnettes aussitôt que possible. Nous savons que Theroc est la plus vulnérable, et les hydreux ont l’air engagés dans une vendetta contre cette planète. — Mon appareil est assez simple pour être utilisé par des Theroniens, déclara Kotto d’un ton jovial. Il ne me faudra pas plus d’un jour ou deux pour envoyer un premier lot de sonnettes. — À condition de se mettre au boulot, maugréa Del Kellum. Kotto sourit à GU et KR, comme si les deux compers pouvaient partager sa joie. — Inutile de rester là à sourire comme un idiot, dit le chef de clan en le poussant du coude. Laissez votre vieille épave là où elle se trouve. Elle peut attendre. Fabriquez vos sonnettes, et livrez-les sur Theroc. 61 PATRICK FITZPATRICK III Les Vagabonds avaient instauré de longs quarts de travail. Les mains de Fitzpatrick étaient sales, ses muscles douloureux. Même ce gaillard de Bill Stanna se serait plaint… s’il avait été encore en vie. Les prisonniers de guerre travaillaient toute la journée au côté de compers Soldats reprogrammés. Del Kellum supposait que les captifs avaient appris la leçon, mais ses mesures de rétorsion les avaient seulement conduits à se montrer plus prudents et à réfléchir plus sérieusement à un plan. Les velléités d’action de ses camarades inquiétaient Fitzpatrick. Lui et son petit groupe de compagnons avaient été affectés à une usine de fabrication de pièces détachées. L’air empestait les exhalaisons malsaines et les résidus de traitement. La température allait d’une chaleur étouffante près des transformateurs de minerai au froid glacial des baies de déchargement qui s’ouvraient sans cesse sur le vide, pour réceptionner les cargaisons de matières premières. Celles-ci provenaient de hauts-fourneaux mobiles, qui fondaient et raffinaient la caillasse des anneaux. Les machines fabriquaient ensuite des poutrelles, des plaques de coque de vaisseau, des revêtements externes pour les moteurs. Les métaux étaient moulés sous vide avec des armatures céramiques afin de produire des composants légers. Fitzpatrick et ses compagnons aidaient aux chaînes de production, les compers s’occupant du travail de force. Au-dehors, dans les rades d’assemblage, d’autres robots travaillaient avec les constructeurs spationavals. Le vacarme constant des pompes, du sifflement des gaz d’échappement et du fracas métallique permettait aux prisonniers de parler dans une relative intimité. — Je crois que j’ai un plan, dit Kiro Yamane. Fitzpatrick se pencha vers lui. — Et moi j’en ai dix, mais aucun n’a l’air valable. — Je crois pouvoir mener celui-ci à bien. — Écoute-le, dit Shelia Andez, les yeux brillants. C’est un truc auquel les Cafards ne s’attendront jamais… un truc que seul Kiro peut réaliser. Le cybernéticien feignait toujours de travailler avec zèle. Il jeta un coup d’œil à trois modèles militaires de compers qui, non loin de là, déplaçaient des pièces encore brûlantes. — Je connais ces machines sur le bout des doigts. C’est moi qui ai conçu la couche logicielle qui fait le lien avec leurs circuits klikiss et les fait fonctionner. Fitzpatrick savait où il voulait en venir. — Je croyais que les Vagabonds avaient effacé et reprogrammé leurs noyaux mémoriels ? L’expression de Yamane se fit désagréable. — Le programme des Soldats est complexe et truffé de portes dérobées. Avec un peu de temps, je suis certain de trouver un moyen de réactiver quelques routines. — Tu pourrais les faire revenir à leur état antérieur, afin qu’ils nous aident à nous échapper ? Les sourcils froncés, Yamane détourna les yeux. Andez s’approcha de Fitzpatrick, apparemment pour l’aider à guider une poutrelle coudée dans la gueule du laminoir de finition. — Pas exactement. Il peut brouiller leur nouveau programme, non rétablir l’ancien. — À quoi cela va-t-il nous servir, dans ce cas ? — On m’a incorporé dans la flotte d’Osquivel pour que j’étudie les réactions de nos compers militaires, expliqua Yamane. Ils savent combattre, saboter, détruire… ces fonctions sont indéracinables. Je crois pouvoir court-circuiter les interdits que les Vagabonds leur ont installés. Une fois libérés de ces contraintes, les robots reprendront leur comportement initial : ils feront probablement du sabotage. C’est sûr qu’il va y avoir du grabuge… — Il y en a qui ne seront pas à la fête, souffla Andez du coin des lèvres. Un sacré spectacle : imagine une centaine de machines de mort déchaînées, libérées dans les chantiers des Cafards ! — Je ne discute pas le principe, dit Fitzpatrick en tâchant de réprimer ses doutes. Mais à quoi cela va-t-il nous servir ? Le visage d’Andez s’illumina. — Pendant la diversion, quelqu’un s’échappera. Voilà enfin l’occasion qui nous manquait. Fitzpatrick retourna à l’ouvrage. — Il n’y a pas de vaisseau interstellaire dans les anneaux. Del Kellum a été assez clair là-dessus. On ne sortira jamais du système d’Osquivel. Alors, où veux-tu en venir ? — Je croyais que tu serais plus emballé, maugréa Andez. Tu ne veux pas t’évader ? À moins que tu aimes la fille de Kellum, celle qui n’arrête pas de flirter avec toi ? Fitzpatrick espéra que le rouge ne lui montait pas aux joues. — Je me fais simplement l’avocat du diable. Après ce qui est arrivé à Bill, on ne peut pas miser sur un plan mal fichu – comme il l’a fait. Désolé, mais la stratégie d’entreprendre un voyage de cinquante ans me paraît discutable. Yamane ne perdit pas son calme. — On a observé leurs activités de très près, Patrick. Tous les cinq jours, un vaisseau-cargo descend des usines de distillation cométaire situées au pôle du système. Il transporte du carburant interstellaire à destination d’une quelconque station de distribution, pour le vendre aux clans. Si l’un de nous parvenait à le détourner, il pourrait s’échapper. Fitzpatrick se sentait pris entre deux feux. Il n’aimait guère l’idée de compers Soldats rendus fous, semant la destruction dans les chantiers. Et si Zhett se trouvait exposée ? Il ne désirait pas qu’elle soit blessée. En outre, il ne pouvait s’empêcher d’admirer ce que les Vagabonds avaient accompli ; ce serait une honte de voir tout cela ruiné. D’un autre côté, s’évader était une obligation. Il le devait à ses camarades. Même si ce plan l’estomaquait, Fitzpatrick n’y discernait pas de failles. Les cargos d’ekti avaient beau être sans grâce et brinquebaler, ils possédaient des propulseurs interstellaires. — Je t’accorde que les Vagabonds seront pris par surprise, dit-il. Mais le reste d’entre nous demeurera là. Qu’adviendra-t-il des autres, si un seul s’enfuit ? — Il suffit d’un seul, répliqua Yamane. Celui qui s’échappera rameutera la cavalerie des Forces Terriennes. — Et on gardera le château fort pendant ce temps-là, souffla Andez à voix précipitée, comme elle voyait un surveillant se diriger vers eux. C’est à toi de le faire, Patrick. Tu es notre meilleur pilote. Vole le cargo et file d’ici, pour que nous soyons tous sauvés. — Oui, répondit Fitzpatrick sans allégresse. Je suppose qu’il fallait que cela tombe sur moi. 62 MAUREEN FITZPATRICK Les bureaux actuels de Maureen Fitzpatrick étaient loin d’être aussi spacieux que ceux qu’elle occupait lorsqu’elle était présidente de la Hanse, des années auparavant, mais elle s’en contentait. Depuis qu’elle avait pris sa retraite, voilà près d’un demi-siècle, elle n’avait jamais ralenti le pas. Au cours des dernières décennies, elle travaillait dans sa magnifique demeure située au cœur des Rocheuses, entourée de pics et de hauts plateaux verdoyants, ainsi que de zones skiables. Grâce à sa piste d’atterrissage personnelle, elle pouvait se rendre en avion à n’importe quel endroit sur Terre si elle devait assister à une réunion. Mais aujourd’hui, c’était pour amener les participants que Maureen utilisait sa petite flotte privée et ses pilotes hors de prix, pendant qu’elle restait assise à les attendre. Il fallait que cette réunion se déroule sur son propre territoire. Elle paraissait au moins trente ans plus jeune que son âge réel, grâce à des traitements antivieillissement – certainement pas en vertu d’une vie douce et dépourvue de stress… Elle s’était toujours sentie plus à l’aise dans un bureau qu’à la maison, c’est pourquoi elle avait transformé sa vaste propriété afin qu’elle remplisse les deux fonctions. Autour d’elle défilait un cortège d’experts, qui composaient un laboratoire d’idées. Parfois, la Hanse faisait appel à ses conseils ; parfois, elle demandait à ses subalternes de veiller de près sur des matières qui l’intéressaient particulièrement. Il lui arrivait en outre de promouvoir des projets personnels en mettant à profit les méandres gouvernementaux, qui n’avaient aucun secret pour elle. Des serviteurs avaient disposé un buffet sur une grande table : des fruits exotiques, des pâtisseries fines ainsi qu’un large assortiment de boissons. Après réflexion, Maureen avait décidé que la réunion se tiendrait dans la véranda ensoleillée. Le ciel était de ce bleu parfait qui n’existait que dans le Colorado, et l’été tardif était exceptionnellement chaud. Cela augurait bien de la suite. Les parents affligés se seraient probablement braqués, face à une déclaration impersonnelle prononcée dans une salle de réunion. Maureen entendit les navettes et sut que les pilotes avaient coordonné leurs atterrissages respectifs pour que tous les invités débarquent en même temps. Elle n’avait aucun désir de faire la conversation en attendant que ses hôtes arrivent petit à petit. Peu d’entre eux avaient la moindre idée de la raison de leur présence. Mais personne n’aurait songé à refuser l’invitation d’une ancienne présidente de la Hanse. Maureen se versa un doigt de cognac et le sirota avec délice. Elle n’en buvait que rarement et le choisissait pour son prix, non par goût. Pas question que quiconque la voie boire, comme le commun des mortels, un de ces jus de fruits vitaminés à la mode. Son secrétaire chargé des relations publiques avait décidé de rassembler d’abord les invités dans le hall d’entrée, afin qu’ils puissent discuter entre eux. Lorsque tout fut prêt, ils purent franchir la porte de la véranda, où des majordomes leur indiquèrent l’emplacement du buffet et du bar – comme s’ils ne pouvaient les trouver par eux-mêmes. Maureen sourit chaleureusement et prit le temps de serrer la main de chacun, ainsi que de faire semblant d’apprendre leur nom. En fait, elle avait étudié leur dossier en détail bien avant la réunion. Un couple de Noirs à l’air distingué portant l’uniforme des FTD : voilà exactement ce dont Maureen avait besoin. Elle serra la main de l’homme tandis qu’il se présentait : — Je m’appelle Conrad Brindle, et voici ma femme Natalie. J’espère que cette petite réception est importante, dit-il en balayant l’assemblée de sa large main. Nous avons pris deux jours de permission pour venir ici. Leur hôtesse se demanda s’ils avaient quelque chose à voir avec la ridicule opération de diversion contre une poignée de Vagabonds orchestrée par le général Lanyan. Si tel était le cas, il lui faudrait sans doute les convaincre qu’il existait d’autres priorités… — Oh, je crois que vous conviendrez que c’est important. Elle sourit aimablement à Natalie Brindle puis recula et éleva la voix, afin d’obtenir l’attention générale. — Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, vous appartenez tous aux familles des braves soldats tombés à la bataille d’Osquivel. (Autour d’elle, les visages s’assombrirent, le chagrin réapparut sur plusieurs d’entre eux.) Les nôtres ont combattu fièrement, mais les hydrogues étaient tout simplement trop nombreux. Ceux qui ont fui ont tout juste réussi à sauver leur vie. Ils n’ont eu d’autre choix que d’abandonner les blessés et les morts. (Son visage était de marbre. Elle fit une pause, avant de poursuivre :) Il n’est pas question de discuter des décisions prises dans le feu de l’action qui ont entraîné une telle débâcle. En ce qui me concerne, il ne me plaît guère de savoir que les Forces Terriennes de Défense ont abandonné leurs morts sans jamais se soucier de revenir les chercher. Des murmures inquiets s’élevèrent. Natalie Brindle prit la parole : — En quoi cela vous intéresse-t-il, madame Fitzpatrick ? — Mon petit-fils, Patrick Fitzpatrick III, commandait un croiseur qui a disparu corps et biens, répondit Maureen. Il devait me succéder. Sa voix avait tremblé juste ce qu’il fallait. Elle but une larme de cognac comme pour se remonter et se rendit compte qu’elle en avait besoin après tout. Son émotion n’était pas entièrement feinte. — La plupart d’entre vous connaissent mon passé. Je n’aime pas l’idée d’abandonner ces valeureux soldats tombés pendant la débâcle. C’est pourquoi je propose que nous, les familles des victimes, montions notre propre expédition dans les anneaux d’Osquivel, pour récupérer les dépouilles de nos héros. Je souhaite créer un mémorial en leur honneur. — Retourner sur Osquivel ? cria l’un des parents. Comment savoir s’il n’y a plus de danger ? Les hydrogues sont là-bas… — La bataille est terminée depuis des mois, dit Maureen d’une voix rassurante. Puisque les FTD n’ont toujours pas digéré leur défaite, j’ai l’intention d’y aller par mes propres moyens… Si je croyais l’entreprise trop risquée, je me contenterais d’envoyer un délégué. Sa dernière phrase était supposée être drôle, mais personne ne rit. — Qui va payer ? demanda Conrad Brindle. Les pensions aux familles des morts tombés au champ d’honneur ne sont guère généreuses, et ni moi ni ma femme ne pouvons nous permettre une dépense aussi extravagante. — Je financerai l’intégralité de l’opération. Vous n’aurez à vous soucier de rien. Et le président en titre de la Hanse m’a assurée de la bénédiction du roi Peter. À présent… (Elle les regarda tous à tour de rôle.) Cela vous intéresse-t-il de vous joindre à moi ? Tous ensemble, nous ferons une déclaration solennelle. Il ne nous faut que quatre jours pour arriver là-bas, pour une reconnaissance ou peut-être un dépôt de gerbes symbolique. Natalie Brindle serra la main de son mari, puis elle parla pour tous les deux : — Nous venons. Nous ne manquerions cela pour rien au monde. La plupart des participants acceptèrent sur-le-champ. Maureen se garda de harceler ceux, peu nombreux, qui refusèrent. — Très bien alors, dit-elle sur le ton qu’elle utilisait d’ordinaire pour clore une réunion. J’ai déjà fait les démarches pour obtenir une Manta disponible. Dès qu’une escorte de protection aura été rassemblée, nous partirons pour Osquivel. Mon plus sincère désir est de découvrir ce qui est arrivé à nos chers disparus, et de créer un mémorial afin que l’on se rappelle les braves soldats qui ont péri en combattant les maléfiques hydrogues. Son objectif atteint, Maureen prit congé : d’autres tâches l’attendaient, et elle avait son compte de bavardages. Ses invités pouvaient rester quelques heures, à boire et à grignoter des petits fours. Au départ, ses motivations avaient relevé des relations publiques. Mais à présent que l’engrenage était lancé, l’ancienne présidente ne regrettait pas une seconde les efforts investis. 63 ADAR ZAN’NH Au cours de son existence d’enfant gâté, Thor’h n’avait presque pas reçu d’instruction militaire. Ici, dans le centre de commandement du croiseur lourd, il n’était pas à sa place. Il ne se rendait même pas compte de sa fatuité. Lorsque ses angoisses du fait de rester prisonnier et coupé du thisme s’apaisaient quelque peu, Zan’nh s’indignait de voir son frère se pavaner à son poste. Une fois les quarante-six vaisseaux de guerre réunis dans le système d’Hyrillka après le retour de leurs missions respectives sur Dzelluria et Dobro, le perfide Premier Attitré était prêt à disséminer la révolte partout dans l’Agglomérat d’Horizon. Rusa’h, pendant ce temps, restait sur Hyrillka, tapi au centre de son thisme. Zan’nh se sentait plus isolé que jamais. Comme on l’en avait averti, l’adar fut « invité » à accompagner sa maniple dans la croisade qui se poursuivait. Les redoutables favorites de Rusa’h et des gardes de la Marine Solaire escortèrent sans douceur Zan’nh au vaisseau amiral. Ils l’obligèrent à s’asseoir dans le centre de commandement, tandis que Thor’h lançait la flottille à la conquête d’un nouveau système solaire. Les rebelles n’avaient pas ligoté Zan’nh à son siège, pas plus qu’ils n’avaient entravé ses poignets, mais celui-ci se sentait impuissant. Le seul fait qu’ils n’aient pas éprouvé le besoin de le maîtriser était insultant : ils ne le considéraient plus comme une menace. Les membres de son ancien équipage formaient un bastion impénétrable à toute tentative de reprendre l’ascendant sur eux. L’adar les voyait tout autour de lui, mais il ne les sentait pas dans le thisme. Il avait l’impression que son esprit avait perdu toute réceptivité, et il devait lutter pour ne pas perdre courage. Le temps s’étirait, et avec lui augmentait son irritation, en dépit de ses efforts pour se raccrocher à sa raison. Combien de temps tiendrait-il avant que son sentiment d’abandon se mue en panique, avant qu’il soit prêt à tout – même à rejoindre Rusa’h – pour revenir dans le giron si apaisant du thisme ? Il bouillait en silence, et continuait à chercher n’importe quelle occasion de circonvenir le contrôle de l’Attitré d’Hyrillka. Mais l’équipage entier avait été gagné à sa cause ; ils se retourneraient contre lui s’il tentait de les recruter. À moins qu’il agisse seul… Debout dans le centre de commandement, Thor’h baissa les yeux vers son frère. — Tu parais troublé, Zan’nh, dit-il avec un sourire de supériorité. Tu changeras peut-être d’avis quand tu auras vu que notre victoire est certaine. Les colonies nous rejoindront les unes après les autres, car c’est la Source de Clarté qui illumine notre chemin. — Ne sois pas si confiant, Thor’h, répondit Zan’nh, refusant de lui adjoindre le moindre titre. Le Mage Imperator n’a pas encore découvert l’étendue de votre traîtrise. Il réagira bien assez tôt. Il utilisa son souvenir le plus clair du Mage Imperator comme un point de repère dans son esprit tourmenté : son maître, siégeant sur son chrysalit au Palais des Prismes, dans la chaleureuse présence de nombreux autres Ildirans. Afin de rester concentré sur cette image, il entreprit de compter ses frères et sœurs : la belle et athlétique Yazra’h qui servait de garde du corps à son père ; le sérieux Daro’h, parti pour Dobro ; le studieux et courageux Pery’h, assassiné par les rebelles ; le timide Czir’h ; et Thor’h, qui avait trahi son propre père ainsi que l’Empire… Le Premier Attitré gloussa. — Comment notre père pourra-t-il réagir, Zan’nh ? Va-t-il envoyer un contingent massif contre d’autres Ildirans ? Contre nous ? Je ne pense pas. Il se trouvera dans l’impossibilité d’attaquer son peuple… exactement comme toi. Les yeux de l’adar flamboyèrent. — Mais toi, tu vas en tuer autant que nécessaire ? Et tu méprises le Mage Imperator pour avoir rompu avec quelques traditions ! — La Source de Clarté dit que c’est indispensable. Regarde autour de toi. Zan’nh, consterné, observa la parfaite obéissance des officiers de la passerelle aux ordres du Premier Attitré déchu. Ce dernier avait raison : Jora’h n’userait sans doute pas de violence à leur égard avant qu’il soit trop tard. Lui-même avait déjà commis cette erreur. La densité des systèmes solaires était très forte dans l’Agglomérat d’Horizon. Si les colonies tombaient avant une réaction significative du Mage Imperator, Rusa’h parviendrait à constituer une armée capable de s’opposer à toute contre-attaque de la Marine Solaire. Si Zan’nh pouvait seulement envoyer un message d’avertissement à son père… mais autour de lui il y avait trop de bruit mental, trop de vide. Il tâcha de raffermir sa volonté en songeant à l’adar Kori’nh. La résolution de son prédécesseur n’avait jamais vacillé, bien qu’il ait affronté un fléau pire que tous ceux que la Saga des Sept Soleils ait chroniqués un jour. Kori’nh ne s’était jamais rendu, même s’il savait que la Marine Solaire n’était pas de taille face à un ennemi capable de réduire des mondes en cendres. Le souvenir du vieil adar suffit à le soulager quelque peu du poids qu’il endurait. Alors que les hydrogues fondaient sans discontinuer sur les colonies ildiranes, que l’ancien Mage Imperator venait de mourir en laissant l’Empire bouleversé, Kori’nh avait saisi l’occasion. Il avait conduit ses croiseurs dans une mission suicide qui avait infligé à l’ennemi son coup le plus sérieux. Zan’nh, assis impuissant dans le centre de commandement du croiseur qu’on lui avait volé, imagina les dernières secondes de la vie de Kori’nh. Celui-ci avait dû agripper la rambarde, et regarder sans faiblir ses croiseurs se jeter sur les vaisseaux hydrogues à coque de diamant. En ce jour glorieux, des orbes de guerre avaient été détruits dans les nuages de Qronha 3, et les hydrogues avaient appris que les Ildirans possédaient la fougue de se battre s’il le fallait. À cette époque, le vieux Mage Imperator était mort mais Jora’h n’avait pas encore pris sa fonction, laissant Kori’nh détaché du thisme. Cette indépendance lui avait permis de mener son action hardie. Il avait tourné à son avantage le relâchement momentané du réseau mental. Si seulement Zan’nh pouvait faire de même… Il percevait le réseau alternatif alentour. Malgré l’hérésie qu’il représentait, le thisme de l’Attitré rebelle était semblable à un fleuve auquel Zan’nh mourait d’envie de s’abreuver, bien qu’il en soit séparé par un mur invisible. Chancelant, il ne pouvait s’empêcher de songer qu’il lui serait facile d’obtenir ce dont il avait tant besoin. Il lui suffisait de succomber à la tentation. Malgré le nœud dans son estomac, il était très tenté. Il se concentra sur l’image de Kori’nh. On se souviendrait à jamais de ce dernier comme d’un héros de la Saga, et il n’était pas question pour Zan’nh qu’il n’en soit pas de même pour sa propre histoire. Il ne décevrait pas son ancien mentor, ni le Mage Imperator. Il serra les paupières, en tâchant d’ignorer le noir silence qui enveloppait son esprit. — Nous approchons d’Alturas, Premier Attitré, annonça le navigateur. Zan’nh lui jeta un coup d’œil sévère. Cet officier avait mené les croiseurs contre les hydrogues sur Hrel-oro, puis sur Hyrillka pour étouffer la révolte. Aujourd’hui, il ne regardait même plus son adar. — Pourquoi allons-nous sur Alturas ? demanda Zan’nh. Thor’h lui renvoya un sourire radieux. — Ce sera la prochaine planète à rejoindre notre cause. — Je doute qu’ils l’acceptent si facilement. — Qu’ils l’acceptent ou non, ils céderont. La vitesse à laquelle se répandait l’insurrection épouvantait Zan’nh. D’ici à quelques jours, l’Attitré de Dobro était attendu sur Hyrillka afin d’annoncer sa décision de se rallier ou non à eux. Le jeune adar craignait qu’Udru’h choisisse d’apporter son appui à la rébellion ; non parce que ses arguments étaient fondés, mais parce qu’elle s’accordait avec ses propres opinions. Rusa’h avait envoyé des lentils sur la scission récemment conquise de Dzelluria. La population avait été conditionnée au moyen de doses massives de shiing puis connectée au thisme corrompu. Les lentils parachèveraient leur rattachement à la rébellion. Ils colportaient l’hérésie selon laquelle Jora’h avait empoisonné son père, qu’il avait outrageusement rompu avec la tradition en se levant de son chrysalit, qu’il avait nommé sa fille au poste de garde du corps personnel et destitué son fils aîné. L’Imperator autoproclamé ne se contentait pas de laver le cerveau de ses fidèles : il réécrivait l’histoire afin de justifier ses actes. Il ne faisait aucun doute qu’il réviserait la Saga des Sept Soleils afin qu’elle corresponde à sa vision de la réalité. Les écrans du centre de commandement montraient Alturas, l’un des joyaux de la tiare d’étoiles de l’Agglomérat d’Horizon. Zan’nh ne s’était jamais rendu sur cette planète mineure, dont le nom n’était presque jamais cité dans la Saga. Il espérait qu’aujourd’hui elle ne deviendrait pas digne de figurer dans l’épopée ildirane en raison de son sort tragique. Thor’h ordonna à l’officier radio de transmettre son ultimatum. « Je suis votre Premier Attitré, au service de Rusa’h, le véritable Imperator. Nous invitons l’Attitré d’Alturas, ainsi que son Attitré expectant, à nous rejoindre. » Un long silence s’ensuivit, au point que Thor’h commença à se rembrunir. Après l’exécution de Pery’h, le vol d’une maniple de croiseurs lourds et l’attaque de Dzelluria, la nouvelle s’était répandue, au moins dans les systèmes voisins de l’Agglomérat. Rusa’h ne pouvait plus appâter ses proies aussi facilement. Zan’nh regarda son frère présomptueux. — Croyais-tu que l’Attitré d’Alturas n’était pas au courant de votre insurrection ? — Il ne s’agit pas d’une insurrection mais d’une inspiration divine, rétorqua Thor’h d’une voix sèche, avant de se replacer dans le champ de vision de la caméra : « L’Imperator vous accueillera avec plaisir et bienveillance. » Le visage de l’Attitré d’Alturas apparut sur les écrans. Les traits de son visage indiquaient sa parenté avec ses frères Jora’h et Rusa’h. « Nous avons choisi de ne pas participer à votre rébellion. Quittez notre système, vous n’êtes pas les bienvenus ici. La scission d’Alturas reste loyale au Mage Imperator. » On aurait dit que Thor’h avait mordu dans un fruit avarié. Zan’nh, quant à lui, sentit la force lui revenir, de se trouver si près d’un monde baigné dans le thisme. Il regarda son frère entre ses yeux plissés. — Voilà ta réponse. Maintenant, peut-on retourner sur Hyrillka ? — L’Attitré d’Alturas doit bien voir tous nos croiseurs ? Espère-t-il nous empêcher de poursuivre notre mission sacrée ? (Furieux, il fit un geste à ses officiers de pont.) Activez les armes offensives. Les missiles cinétiques et les rayons hyperénergétiques. Comme les quarante-six croiseurs s’approchaient, les radars détectèrent des sillages de vaisseaux provenant des astroports autour d’Alturas. — Plusieurs vaisseaux font route vers nous, Premier Attitré. Des engins militaires : des cotres, des vedettes, et un croiseur. — Il pense nous attaquer ? gloussa Thor’h. Zan’nh sentit la colère se lover, tel un serpent, au creux de son estomac. Revivifié par le thisme d’Alturas, son esprit avait recouvré son calme et son acuité. L’Attitré d’Alturas s’exprima de nouveau, sitôt que ses vaisseaux se trouvèrent à portée de la maniple : « Nous sommes préparés à nous défendre, Premier Attitré. Ordonnez à vos croiseurs de se retirer sur-le-champ. » Thor’h eut un sourire de contentement. « L’Imperator Rusa’h sera heureux d’ajouter vos vaisseaux à sa flotte. Nous nous efforcerons de ne pas les endommager irrémédiablement, mais je ne peux le garantir si vous persistez à nous défier. » Puis il prit Zan’nh pour cible de ses sarcasmes. — Une pitoyable petite flotte, qui se dresse contre une maniple de croiseurs lourds ! — Ils sont prêts à mourir pour s’opposer à vous, répondit l’adar, rempli d’admiration pour leur bravoure. Ils détruiront peut-être quelques rebelles avant de se faire tuer. — C’est du bluff. L’Attitré d’Alturas sait que je suis à bord. Oseraient-ils tirer sur leur Premier Attitré ? Sa menace est vide de sens. (Il choisit les cibles de moindre importance et se tourna vers l’officier du poste d’artillerie.) Abattez les sept cotres, histoire de mettre les points sur les « i ». J’aimerais garder le croiseur intact, si possible. — Pour compenser celui que tu as détruit ? dit Zan’nh d’un ton aigre. Sans attendre confirmation de l’ordre, l’officier tira une rafale de rayons énergétiques. Son ciblage fut précis… et mortel. Zan’nh fut aveuglé par une nouvelle tempête de douleur, la brûlure de morts lointaines. Les sept cotres explosèrent dans l’espace. Les autres défenseurs se dispersèrent, paniqués. Les croiseurs de Thor’h fondirent telle une meute enragée en direction de la capitale de la planète. Dans les rues, une foule errait, abasourdie. Leurs visages incrédules étaient tournés vers le ciel. — Je pourrais raser la ville, dit Thor’h. Cela leur apprendrait à résister. Zan’nh dut contenir sa fureur. — Quelle solution divinement inspirée. C’est donc cela que t’apprend la Source de Clarté : massacrer des citoyens innocents et désarmés ? Thor’h haussa les épaules. — Peut-être as-tu raison, mon frère. Une fois convertis, ils deviendront de loyaux sujets de Rusa’h. Pour le moment, ce ne sont que les victimes de leur incroyance. (Il hocha la tête.) Oui, il vaut mieux ne vaporiser que le palais, non le reste de la métropole. Les croiseurs lourds surgirent de l’horizon pour converger sur le palais d’Alturas. « Qu’avez-vous fait ? Sept cotres anéantis ! transmit l’Attitré sur un ton de désespoir. Vous êtes des fous, des meurtriers. Vous… — Et vous n’avez plus aucun intérêt », l’interrompit Thor’h avec un geste vers son officier artilleur. Bombardé de missiles ultrarapides, le palais d’Alturas explosa en de multiples points. De la fumée, des flammes et des débris jaillirent dans les airs, à la manière de ces feux d’artifice que l’Attitré d’Hyrillka appréciait tant jadis. Zan’nh chancela, comme si une lance de cristal lui avait percé le flanc. Parmi tous ceux qu’abritait le palais se trouvaient son oncle et son frère. Thor’h, de son côté, semblait ne rien avoir ressenti. Zan’nh sut alors que, malgré son instruction, son sens de l’honneur et son inclination, il saisirait la moindre occasion de le tuer… à mains nues s’il le fallait. Une fois l’Attitré mort et le palais réduit à un cratère fumant rempli de débris, les croiseurs procédèrent sans tarder. On administra du shiing à la population, afin de préparer l’arrivée triomphale de l’Imperator Rusa’h… lequel était en route. — Tu vois à quel point c’est simple, Zan’nh ? le railla son frère. Ce monde a déjà rejoint notre cause. Une partie va résister, d’autres vont refuser de prendre du shiing. Mais lorsque le reste de la population se sera rangé de notre côté, ils se retrouveront isolés, à peine capables de penser. Ils nous supplieront alors de rejoindre notre réseau. Cette rébellion est pareille à une flamme inextinguible, un incendie qui purifiera toute corruption. Es-tu certain de ne pas vouloir nous rejoindre, maintenant ? Zan’nh détourna le regard. — Absolument certain. Thor’h poussa un soupir de déception exagéré. Quelques-uns parvinrent à s’échapper jusqu’aux systèmes solaires voisins et répandirent la nouvelle de la sanglante victoire de Rusa’h sur Alturas. Certains partirent même vers Ildira afin de rendre compte directement. Leur témoignage ne fit que s’ajouter à ce que le Mage Imperator avait déjà appris au sujet de l’Attitré de Dobro. Lorsque les croiseurs de Thor’h abordèrent le système de Shonor, la scission suivante de l’Agglomérat, l’Attitré terrorisé et son peuple se rendirent sans combattre. 64 ANTON COLICOS Chaque pas les rapprochait de l’aube. Lorsque les survivants franchirent la crête de l’une des collines rocheuses, le spectacle de la splendide lueur pastel se répandant sur l’horizon leur apporta un brusque regain d’énergie. Anton avançait en trébuchant, las et affamé au-delà de toute expression. Ils étaient à court d’eau et de nourriture depuis un moment, mais il y avait longtemps qu’il ne comptait plus les heures. Seule importait la distance entre eux et le soleil. Ensuite, ils devraient encore marcher jusqu’à l’oasis de Seconda, l’autre cité sous dômes de Maratha. — Nous allons survivre, s’exclama Avi’h, enivré par la lumière. Suivez-moi, et je nous sauverai tous ! Après ce brusque accès d’autorité, l’Attitré hésita, comme s’il attendait qu’on lui indique la direction à prendre. Sans son assistant, son assurance n’apparaissait que par intermittence. Anton savait que les Ildirans avaient besoin de se regrouper par dizaines pour sentir le lien du thisme et renforcer ainsi leur psychisme. Or, il n’en restait plus que quatre hormis lui-même, et il voyait poindre dans leurs réactions l’irrationalité et le désespoir. Ils ne se rétabliraient pas avant de retrouver leurs congénères. Lorsque le petit groupe entra dans l’éclat du jour, chacun étendit les bras et tourna son visage vers le soleil, comme pour s’y abreuver. Le paysage était plat, sa monotonie seulement brisée par des canyons réduits à des lignes ombreuses dans la lumière rasante. Ils marchaient, encore et toujours. Enfin, une lueur brilla à l’horizon : le miroitement des dômes, qui provoqua une explosion de joie chez l’ingénieur Nur’of et le terrassier Vik’k. — En avant vers Maratha Seconda ! proclama l’Attitré Avi’h. Nous ne sommes plus seuls, les robots klikiss nous aideront là-bas. Vao’sh s’arrêta au côté d’Anton. — Lorsque nous avons visité Seconda la première fois, elle était plongée dans les ténèbres, se rappela le remémorant. Je n’ai jamais été aussi content de la voir. — Il reste encore beaucoup de kilomètres à parcourir, avertit Anton. — Mais elle est en vue. La fin de l’épreuve est à portée de main. La véritable inquiétude d’Anton provenait plutôt de ce qu’ils allaient trouver dans la cité. Les coupables du sabotage de Maratha Prime étaient probablement plus tangibles que les Shana Rei, même si les légendes à leur sujet avaient un fondement réel. Le jeune homme se rappela le labyrinthe de profonds tunnels découvert par Nur’of. Ses soupçons se portaient sur les robots klikiss, malgré le fait qu’ils aient coexisté avec les Ildirans pendant des siècles. Qui d’autre cela pouvait-il être ? Malgré le pressentiment funeste qui l’assaillait, ils n’avaient pas d’autre choix. Seconda était leur seul espoir. Ils avaient besoin de nourriture, de fournitures et d’un moyen de quitter la planète. — Dépêchons-nous ! lança Avi’h en s’élançant d’un pas mal assuré, mais avec une force renouvelée. Une fois arrivés, nous serons sauvés. Percevant les doutes d’Anton, Vao’sh baissa la voix : — N’en parlez pas. Il ne faut pas qu’ils perdent confiance. À présent que nous avons réussi à fuir les ténèbres, leur peur des Shana Rei s’est évanouie. Laissez-les s’apaiser, avant d’évoquer d’autres terreurs. Anton acquiesça à contrecœur mais décida de garder l’œil ouvert. Tandis qu’ils approchaient de la cité secondaire, le soulagement fit presque perdre la tête aux Ildirans. — Nous sommes libérés des ténèbres ! cria l’Attitré en se ruant en avant. Nur’of et Vik’k le suivirent. Seul le vieux remémorant resta en arrière, avec Anton. Tous traversèrent le sol vallonné puis grimpèrent une pente douce aboutissant au périmètre de construction de la ville. Le trio mené par Avi’h s’arrêta. Anton aida Vao’sh à atteindre le poste d’observation. Ensemble, ils contemplèrent la cité sous dômes. Autrefois, celle-ci n’abritait qu’une poignée de robots klikiss. Mais à présent, elle grouillait littéralement de machines insectoïdes. Des milliers allaient et venaient, à la manière d’une armée de fourmis. — Je ne pensais pas qu’il existait un tel nombre de robots klikiss dans le Bras spiral, murmura Vao’sh. Durant la saison nocturne, les énigmatiques robots avaient œuvré à construire des édifices, à creuser des galeries. Anton aperçut de larges puits ouverts dans la croûte planétaire… identiques aux tunnels que Nur’of avait découverts sous Maratha Prime. Anton avala péniblement sa salive. — Et ils ont été sacrément occupés, dit-il. 65 CESCA PERONI La majeure partie de la journée, une masse de robots défila au pas cadencé, transformant sous leur poids les gaz gelés de Jonas 12 en un brouillard opaque. Loin de la corniche sur laquelle le brouteur endommagé s’était échoué, les machines noires alignées en rangs n’en finissaient pas de passer. Cesca n’aurait su dire où elles se rendaient. — Peut-être ont-ils des vaisseaux ou du matériel stocké quelque part, suggéra Purcell. Après tout, les robots ont eux-mêmes été enfouis. Sentant le froid à travers sa combinaison, il serra les bras sur sa poitrine. Cesca regarda son visage blafard, son souffle qui se condensait dans la cabine. Les piles d’alimentation du système de survie s’épuisaient. — C’est peut-être pire. Et s’ils se dirigeaient à partir des transmissions de la base ? Purcell ne sut quoi répondre. Réduite à l’impuissance, la jeune femme avait tout le temps de songer à Jhy Okiah, à la destruction de Rendez-Vous, aux clans de Vagabonds éparpillés. Aujourd’hui plus que jamais, ceux-ci avaient besoin de quelqu’un pour les rassembler, quelqu’un de la trempe d’un chef plutôt qu’un simple porte-parole. S’ils ne se reprenaient pas en main, la Grosse Dinde réduirait bel et bien la confédération vagabonde à néant. Tel était le tableau général de la situation. Mais en cet instant, Cesca n’était même pas certaine de survivre jusqu’au lendemain. Elle avait assisté à la mort de deux hommes et au déferlement d’une horde de robots extraterrestres. Elle redoutait que ces derniers constituent une plus grande menace que les Terreux. Coincée ici, elle ne servait à rien ni personne : ni aux clans de Vagabonds, ni à la petite colonie de mineurs, ni à elle-même. Elle devait revenir à la base ! Comme si on avait perçu ses pensées, un signal retentit à la radio. « Purcell ? Oratrice Peroni ? Deux d’entre nous viennent vous secourir. Ils sont à bord d’un brouteur. Désolé pour le retard. Eh, on n’arrive pas à détecter votre balise. » Purcell vérifia sur le tableau de bord. — Les robots ont dû le fiche en l’air quand ils nous ont attaqués. — Tant mieux, dit Cesca. Sinon, ils nous auraient probablement suivis. De ses doigts gantés, Purcell manipula la radio. « Je vous envoie nos coordonnées manuellement. On se trouve sur une hauteur. Je n’allume pas mes projecteurs pour ne pas attirer l’attention des robots. — Oh, vous êtes là ! émit le véhicule de sauvetage. C’est plus près qu’on pensait. Au loin, on distingue… par le Guide Lumineux ! Il doit y avoir des milliers de robots. Qu’est-ce que vous avez fabriqué, les gars ? » Cesca se pencha sur le combiné. « Passez au large. Évitez tout contact. — Ils nous ont attaqués, ajouta Purcell d’une voix cassée. Ils ont tué Danvier et Jack. » Bientôt, Cesca repéra les puissants projecteurs d’un brouteur qui roulait lourdement à leur rencontre. Les robots klikiss s’étaient déployés en éventail. En apercevant le véhicule, ils réagirent avec vivacité. Des centaines d’entre eux virèrent dans sa direction, telle une nuée d’insectes fous furieux. — Ça ne s’annonce pas bien, murmura Purcell. « Sortez-vous de là ! cria Cesca dans le combiné. Faites demi-tour et retournez à la base à pleine vitesse. Oubliez-nous pour le moment. Ne les laissez pas… » Un nouveau front de robots klikiss surgit à l’horizon. Ils avaient contourné le véhicule de secours et se refermaient sur lui, en un mouvement de tenailles. Le conducteur se mit à zigzaguer. « Il y en a tellement ! transmit-il. Je doute qu’ils veuillent me serrer la main… — Accélérez au maximum, dit Cesca. Vous pouvez les distancer. Nous l’avons fait. » Elle aperçut au loin les robots insectoïdes qui convergeaient de toutes parts. Confiants, ils ne se pressaient pas, tandis que le nœud se resserrait. Le brouteur fit une embardée, à la recherche d’une ouverture. « Ils nous ont piégés. Que croyez-vous qu’ils nous veulent ? — Sortez de là ! » répéta Cesca. Le brouteur accéléra en direction des robots les plus proches et en percuta deux qui ne s’étaient pas écartés de son chemin. Une secousse ébranla le véhicule, et les robots culbutèrent sur le côté. Mais sept autres robots saisirent le véhicule et firent jaillir leurs pinces acérées pour s’attaquer à la coque. « Partez, partez ! » cria Cesca. Mais il était déjà trop tard. Par la radio, Cesca entendit les cris et les raclements. « Ils ont arraché les moteurs. Je ne peux plus bouger. Brèche imminente… » C’est à peine si Cesca pouvait discerner le brouteur, entièrement recouvert par les robots klikiss. Soudain, un jet de vapeur fusa dans le ciel d’obsidienne : l’atmosphère intérieure du véhicule, qui s’exhalait tel le dernier souffle d’un mourant. Sur le siège à côté d’elle, Purcell tremblait. Une larme glissa sur sa joue. Cesca aurait voulu crier, exploser… trouver un moyen de l’aider. Son poing ganté martela la paroi métallique du brouteur comme s’il s’agissait d’un des robots. Elle ne cessa que lorsque ses phalanges meurtries lui firent mal. — Bon sang ! cracha-t-elle. Tels des piranhas dépeçant une carcasse, les robots klikiss découpèrent le véhicule pièce par pièce, éparpillant les débris sur la neige immaculée. Quand il ne resta plus que des résidus et des morceaux de métal, ils reformèrent leurs rangs et reprirent leur marche. — Que veulent-ils ? gémit Purcell, les yeux fixés sur Cesca comme si elle avait la réponse. Ils n’ont formulé aucune demande ! Ils n’ont proféré ni menaces ni mises en garde. Ils se sont contentés de tout saccager. Des larmes brûlantes cuisaient les yeux de Cesca. — Ils ont pour objectif premier de détruire, mais j’ignore pourquoi. Vous avez vu la taille de cette armée. Quels projets peuvent-ils avoir ici, sur Jonas 12 ? (Elle s’interrompit, sous le coup d’une pensée.) Ils comptent peut-être porter la destruction ailleurs ? — Pour ce faire, il leur faudrait des vaisseaux, Oratrice. — Ils sont bien venus par un moyen. Peut-être repartiront-ils de même. À moins qu’ils construisent de nouveaux vaisseaux avec ce qu’ils trouveront ici. Purcell blêmit davantage, tandis que sa pomme d’Adam tressautait. Il semblait sur le point de s’évanouir sous le poids de cette révélation. — Voilà pourquoi ils se dirigent droit sur la base ! Pensez à tout l’équipement et les matières premières que l’on détient. Avec des gestes saccadés, Cesca modifia la fréquence radio, inquiète du faible niveau des batteries. — Il faut avertir la base. J’ignore combien de temps l’antenne va tenir. Mais ils ne doivent pas envoyer un autre engin de secours. Ils doivent se protéger. La gorge de Purcell se serra. — Mais nous ? Même en restant enfermés et en économisant l’énergie, nous ne pourrons survivre plus d’un jour ou deux. Nous sommes déjà… — Je ne connais pas la vitesse des robots klikiss en terrain découvert, rétorqua la jeune femme en lui décochant un regard acéré, mais ils auront atteint la base bien avant cette échéance. Ils sont en marche depuis déjà un jour plein. Elle transmit par radio un résumé de l’événement auquel ils venaient d’assister, afin d’économiser leurs batteries. Sur l’écran envahi de parasites, l’opératrice radio de la base arborait un visage soucieux. « Merdre, si ces robots arrivent sur nous… Vous avez un conseil à nous suggérer, Oratrice ? Ce n’est qu’une installation minière ici, nous ne disposons pas d’armement. — Mieux vaut que vous évacuiez le maximum de gens avec les vaisseaux disponibles. — Les vaisseaux ? Oratrice, nous les avons tous envoyés, avec des messages pour les clans qu’ils trouveront. C’était il y a quelques jours, aucun d’eux n’est encore revenu. » Sa décision de répandre les nouvelles parmi les clans avait donc supprimé leur meilleure chance de survie ! Jusqu’alors, elle avait pensé que les FTD représentaient leur plus grand problème. Mais il devait forcément exister une solution. « Vous êtes des Vagabonds… agissez ! Verrouillez les écoutilles et barricadez-vous. » Elle regarda l’administrateur assis à ses côtés, mais celui-ci secoua la tête. — Ils ont déchiqueté le brouteur comme du papier. S’ils veulent pénétrer sous les dômes… Cesca aurait donné n’importe quoi pour se trouver là-bas. « Alors, trouvez à vous défendre avec l’équipement ! cria-t-elle dans le combiné. Placez des personnes en combinaison dans des conteneurs et lancez-les en orbite, si vous n’avez pas de vaisseau à disposition. » — Sans système de survie ni moyen de revenir au sol ? fit remarquer Purcell. Oratrice, ils mourront en quelques heures ! — Cela prendra moins de temps, s’ils ne tentent rien. (Elle fronça les sourcils.) Peut-on emballer le réacteur jusqu’à son seuil critique ? Le faire exploser à la face des robots ? Les yeux de l’ingénieur s’agrandirent, comme un enfant au sortir d’un cauchemar. — Sûrement, mais l’explosion résultant de la fusion anéantirait la base tout entière. À quoi cela servirait-il ? Nous mourrions tous. Cesca croisa son regard, et sa voix se fit aussi dure et froide que les congères au-dehors. — Au moins, cela empêcherait les robots de quitter le planétoïde. Il demeura silencieux un long moment, avant de déglutir : — Oui, en effet. « Ils sont déjà là ! cria l’opératrice de la base, se détournant de l’objectif. Cinq robots viennent d’apparaître derrière le réacteur. J’en vois dix… non, au moins vingt-cinq qui ont franchi le bord du cratère. C’est une invasion ! » — Et nous restons coincés ici, murmura Cesca, dans un accès de désarroi. — Au moins, nous sommes saufs… — Et quand bien même ? Le sort de ses compatriotes piégés sous les dômes, totalement vulnérables face aux robots klikiss, l’inquiétait davantage. Elle n’avait jamais imaginé finir sa vie sur une charge aussi dramatique que vaine, comme l’un de ces héros stupides. Mais en tant qu’Oratrice, il était de son devoir d’aider son peuple à trouver des solutions, même les plus improbables. — Il n’y a donc aucun moyen de bouger d’ici ? — Si c’était le cas, nous serions déjà loin. « S.O.S. ! cria l’opératrice, à quiconque pouvait entendre. Nous avons besoin d’aide en urgence ! — Racontez-nous ce qui se passe ! » lança Cesca. Sur l’écran, l’opératrice porta la main à ses écouteurs et reçut une salve de réponses. « D’accord. Deux d’entre nous s’apprêtent à utiliser des engins d’extraction comme des chars d’assaut contre les robots. Quelqu’un se trouve aux lanceurs électromagnétiques, mais ceux-ci sont pointés vers l’orbite. Je ne pense pas que cette personne arrivera à infléchir suffisamment leur trajectoire pour les transformer en canons. Nous… » Sa phrase s’interrompit brutalement, comme le « krrump » d’une décompression explosive retentissait sous les dômes. Une vague de transmissions envahit la fréquence radio, semant la confusion. Sur les écrans agonisants, Purcell fit défiler les images des robots noirs qui se pressaient contre les structures renforcées des dômes, démantelaient les conduits d’alimentation et les générateurs. Six robots défoncèrent un entrepôt de matériel. Deux personnes en combinaison se ruèrent à l’extérieur ; le premier portait un petit lance-projectiles, le second une simple massue en acier. Le lance-projectiles éclata en direction d’un robot klikiss, le projetant en arrière ; une balafre apparut sur son exosquelette, mais le robot ne sembla pas blessé. Puis les deux hommes se jetèrent sur les machines. Ils furent massacrés en quelques instants. Cesca ferma les yeux, non pour ne plus regarder, mais pour tâcher d’imaginer une solution, n’importe laquelle… Elle n’en trouvait aucune. D’une voix caverneuse, Purcell murmurait une litanie de noms. La jeune femme ignorait si l’ingénieur comptait des membres de son clan sur Jonas 12, mais chaque Vagabond considérait de toute façon faire partie d’une famille étendue. Il s’agissait des hommes et des femmes à côté desquels il avait travaillé, qui avaient compté les uns sur les autres, qui avaient tenu la vie de leurs compagnons entre leurs mains. Et tous étaient en train de se faire massacrer. Dans le dôme principal, l’opératrice avait quitté son poste, mais les caméras continuaient à transmettre. De multiples explosions jaillissaient avec force étincelles, fumées et vapeurs. Les lumières vacillèrent. « Ils sont indestructibles ! » cria quelqu’un, sur une autre fréquence. — Les systèmes de survie sont détruits. Aucune possibilité de les remettre en état. — Ils sont dans le dôme central ! Décompression explosive – tout le monde est mort, là-dedans. Le dôme est à ciel ouvert. » — Par le Guide Lumineux ! » Cris et hurlements se muèrent en un brouhaha indescriptible. Cesca se tortillait sur son siège, mise au supplice par une impuissance mêlée de colère. — En gravité réduite, on peut parcourir de grandes distances, même à pied, dit-elle à Purcell. En courant, combien de temps nous faudrait-il ? — Ce sont de très bonnes combinaisons, Oratrice. Mais comme je vous l’ai dit, dans ce froid extrême, nous ne survivrions pas plus de deux heures. Impossible de parcourir la moitié de la surface de Jonas 12 dans ce laps de temps. Les épaules de la jeune femme se voûtèrent. Elle avait beau tenter de repousser les limites du raisonnable, la conclusion s’imposait, inévitable. — Même si l’on réussissait, dit-elle, les robots ont déjà défoncé les dômes. Je ne tiens pas à leur offrir deux victimes supplémentaires. De nouveau, elle frappa du poing contre la paroi calorifugée du brouteur. Sur l’écran vacillant, elle distingua quelques personnes qui couraient, une lutte, puis des silhouettes menaçantes. Des bruits d’explosion et de métal torturé retentirent dans les haut-parleurs. Puis une ombre s’approcha de la caméra de la salle de transmissions. Dans un déluge de parasites, les images s’éteignirent. Blottis dans le brouteur, Cesca et Purcell n’étaient plus reliés que par l’audio. Bientôt, les cris se tarirent sur les différentes fréquences. Cesca n’eut aucune réponse lorsqu’elle utilisa le peu qui leur restait d’énergie pour les appeler. — Il ne reste plus personne, dit Purcell, le visage décomposé. (De l’index, il tapota un cadran du tableau de bord. La température intérieure avait dramatiquement chuté au cours de la dernière demi-heure.) Et regardez ce qui reste dans les batteries. Nous ne pouvons pas les recharger. — Il nous reste donc deux possibilités : une mort lente, ou une mort rapide. (Elle rassembla toute la confiance qui lui restait.) Mais il n’est pas question d’abandonner maintenant. Nous sommes des Vagabonds. 66 L’AMIRAL LEV STROMO C’est à son corps défendant que l’amiral Stromo mit le cap sur la lointaine Corribus, afin d’enquêter sur un massacre censé avoir anéanti la colonie. Il avait hâte d’en finir. À vrai dire, il aurait préféré rentrer chez lui et laisser ce genre de mission à des commandants plus jeunes et plus ambitieux, comme Elly Ramirez. Il avait à peine eu le temps de changer de tenue à la base, avant de lancer sa Manta vers la cible de la nouvelle attaque ennemie. En chemin, il visionna les entretiens intégraux d’Orli Covitz et d’Hud Steinman, ainsi que les images filmées par le capitaine Roberts. Une gamine, un vieillard et un déserteur ! Entre-temps, via des messages envoyés par la poignée de prêtres Verts qui continuaient à travailler pour la Hanse, les planètes disposant de transportails klikiss avaient confirmé que celui de Corribus ne fonctionnait plus. Il était bien advenu quelque chose. Bien sûr, il espérait que les agresseurs de la colonie, quels qu’ils soient, ne se trouvaient plus dans les parages. À vitesse maximale, il ne lui faudrait pas plus d’une journée pour arriver sur Corribus, et les scientifiques pourraient récolter des données concrètes. Des vaisseaux de la flotte terrienne ? Impossible. Quant aux robots klikiss et aux compers Soldats renégats… Il balaya la passerelle d’un coup d’œil nerveux. Dans les coursives, des centaines de compers militaires remplissaient leur tâche à la perfection. Son propre croiseur dépendait d’eux, et ils n’avaient jamais présenté le moindre problème. Tout navire en patrouille comportait un comper pour cinq humains au minimum. Aujourd’hui, il était impensable de s’en débarrasser. Le général Lanyan attendait son rapport avant d’engager toute action radicale. Néanmoins, cela se présentait mal. — Je ne reçois aucune réponse de la tour de communication, amiral, indiqua Ramirez depuis la passerelle. Nous appelons la colonie depuis dix minutes. Quelqu’un devrait être à l’écoute. — Personne ne doute qu’une catastrophe a eu lieu, répondit Stromo. J’espère seulement que nos témoins ont exagéré. — Voici les premières images haute résolution. (Un canyon aux parois granitiques et les plaines qui s’étendaient apparurent à l’écran. Sur le siège de commandement, Ramirez lut un relevé.) L’air ne contient pas trop de vapeur d’eau, nous devrions obtenir facilement un meilleur grossissement… Ah ! L’image se troubla puis s’affina de nouveau, comme les objectifs adaptatifs se focalisaient au-delà des couches atmosphériques. À présent l’on discernait, avec une douloureuse précision, des décombres et des traces de calcination. Quelques débris de préfabriqués gisaient çà et là. Quant aux antiques ruines klikiss, elles avaient été réduites en cendres. Stromo scruta l’image. — Je ne vois aucun mouvement, là-dessous. Et vous ? — D’après la fillette, c’est arrivé il y a des semaines. Il ne faut pas s’attendre à retrouver quelqu’un. — Oui, oui. (Stromo redressa l’échine, se rappelant les instructions du général Lanyan.) Rassemblez une équipe avec les instruments nécessaires. Je veux des images détaillées, des rapports d’autopsie, ainsi qu’une carte des dommages. Nous devons apprendre ce qui a causé cela. — Un vaisseau de transport est prêt à décoller, amiral, annonça Ramirez. Je suppose que vous désirez les accompagner ? Il aurait préféré rester sur la passerelle, mais sa présence sur place semblait nécessaire. Avait-on effectué un scan complet du système de Corribus ? Aucun vaisseau ennemi détecté, rien d’anormal ? — Ce qui était ici, quoi que ce soit, est parti depuis longtemps, monsieur. — Très bien. Dans ce cas, choisissez huit spécialistes, et je les accompagnerai dans la navette. Je promets de découvrir ce qui s’est passé. L’air desséché sentait les cendres refroidies. Voilà longtemps que la brise provenant du canyon avait emporté la fumée au loin, mais une couche de suie grasse recouvrait les cailloux. Stromo arpentait le sol inégal, chassant du bout de ses bottes des éclats de roc et de polymères. Sur les centaines de colons, les scientifiques ne trouvèrent que des os noircis et des taches de sang. Sans instructions de la part de l’amiral, les autres membres de l’équipe s’étaient déployés afin de capturer des images 3D de la scène. Ils sondaient les alentours, mesuraient les signatures énergétiques résiduelles, grattaient les restes carbonisés des équipements détruits par les tirs ennemis. Ils marquaient également les endroits où ils découvraient des restes humains. — Amiral, faut-il rapatrier les cadavres sur le vaisseau pour identification, ou les inhumer sur place ? Stromo n’avait pas envie de rester plus longtemps que nécessaire. En outre, le général attendait un rapport au plus vite. — On peut présumer qu’ils ont tous péri. Les fichiers de la colonie fourniront la liste des noms. Indiquez à la Manta d’envoyer de quoi creuser, afin que nous les enterrions sans tarder. C’est la meilleure chose à faire, conclut-il en appuyant sa phrase d’un mouvement de tête. Malgré l’agitation autour de lui, il trouvait Corribus oppressante. Et si les mystérieux attaquants revenaient ? Cela pouvait se produire à n’importe quel moment. — Dans combien de temps aurez-vous vos premières conclusions ? demanda-t-il à une femme qui, non loin de là, introduisait des cendres dans un analyseur à l’aide d’un racloir. Je veux des résultats pour ce soir. Il se tritura les lèvres, maudissant en silence les prêtres Verts qui avaient quitté l’armée. Il aurait été plus rapide d’envoyer un rapport par télien. — Je vérifie mes résultats tout de suite, amiral. D’après ce que l’on a jusqu’à présent… je voulais être sûre. (Sur son minuscule écran, elle examina un spectrogramme en dents de scie.) Aucun doute, ces impacts proviennent de tirs de jazers. D’autres débris comportent des résidus significatifs d’explosifs chimiques utilisés dans les obus des FTD. La fillette avait raison. Stromo expulsa un long soupir. — Alors, vous affirmez que ce sont les Forces Terriennes de Défense qui ont fait cela ? Que nos vaisseaux ont pulvérisé une colonie hanséatique ? La technicienne se mordit la lèvre, avant de répondre prudemment : — Ce que je dis, amiral, c’est que ces impacts proviennent de jazers et que la signature chimique de certains explosifs correspond aux nôtres. Rien de plus. Maussade, Stromo partit afin de laisser la technicienne travailler. Il interrogea deux autres spécialistes et reçut des réponses tout aussi accablantes. Soit ceux qui avaient attaqué Corribus avaient tâché d’impliquer les FTD, soit ils se moquaient que l’on apprenne ce qui s’était passé ici. Il secoua la tête. Comment cela se pouvait-il ? Le général Lanyan avait reçu des rapports des amiraux en charge des dix quadrants. La fille, Orli Covitz, avait désigné avec insistance comme coupables un Mastodonte et cinq Mantas ; or, toutes les flottilles avaient rendu compte. — Comment diable aurait-on pu égarer des vaisseaux aussi gros ? dit-il à haute voix. Les Ildirans avaient-ils construit des copies exactes pour attaquer des colonies humaines ? Cela n’avait aucun sens. Quelqu’un avait-il retrouvé des vaisseaux endommagés dans les anneaux d’Osquivel, après la bataille contre les hydrogues ? Cinq Mantas et un Mastodonte. Ces chiffres le tarabustaient. La solution surgit en un déclic. Il s’agissait de l’effectif d’une mission de reconnaissance sur la géante gazeuse Golgen, un an auparavant ; un vol test, afin de démontrer la bonne tenue des compers Soldats, sous la houlette d’une poignée d’officiers humains. Les appareils avaient disparu corps et biens. Les FTD les avaient supposés détruits par les hydrogues. Stromo se figea. Un quelconque ennemi les avait peut-être capturés et retournés contre une colonie humaine ! La poitrine soudain oppressée, il se mit à crier : — Dépêchez-vous de collecter ce dont vous avez besoin ! Il faut partir aussitôt que possible, afin que je puisse rendre mon rapport au général Lanyan. 67 LE PRINCE DANIEL Conformément aux instructions du président, OX se montra un maître impitoyable. Auparavant, il se contentait de harceler Daniel avec ses interminables souvenirs, ses histoires sur des gens morts depuis longtemps, ses siècles d’expériences ennuyeuses. Aujourd’hui, le prince haïssait le petit comper Précepteur. Son corps ne cessait de l’étonner par toutes les souffrances qu’il lui infligeait – dans ses bras, ses jambes, son estomac, son dos… dans des muscles dont il n’avait jusqu’ici jamais soupçonné l’existence. Il n’avait jamais fait autant d’exercice, et OX ne manifestait aucune pitié. Comment un comper pouvait-il avoir la moindre idée de ce à quoi ressemblait une douleur musculaire ? Ce régime draconien venait à peine de commencer, mais s’il se poursuivait Daniel savait qu’il en mourrait. Les exigences étaient insoutenables. OX l’obligeait à s’asseoir le dos parfaitement droit ; il ne lui permettait plus de se détendre, encore moins de s’avachir. Il devait prendre soin de son apparence… comme si quelqu’un pouvait le voir dans les chambres de torture du Palais des Murmures ! OX élaborait les repas en fonction de leur apport calorique, afin de le faire maigrir. Les plateaux se réduisaient à la portion congrue, et la nourriture était aussi dégoûtante que saine. Si Daniel faisait preuve d’impolitesse, OX renvoyait les gardes à la cuisine avec le déjeuner intact. Pourquoi diable les princes devaient-ils se montrer polis ? C’était aux gens d’être polis avec eux, non l’inverse ! L’estomac de Daniel gargouillait continuellement. Il n’avait jamais été aussi affamé, et il se languissait d’un dessert, ou même d’un minuscule bonbon. Malgré son épuisement, il dormait à peine. Les princes étaient censés être choyés ! Sa colère était telle qu’il avait du mal à se concentrer sur ses études. Cependant, chaque fois que ses pensées vagabondaient, OX le faisait mettre debout jusqu’à la fin de la leçon, et récapituler point par point ce qu’il lui avait appris. C’est pourquoi, au vu du sombre futur qui s’annonçait, Daniel décida de se révolter. Il devait montrer au président Wenceslas que ce n’était plus acceptable. Personne ne pouvait traiter le prince de la sorte. Entre deux leçons, il élabora une ébauche de plan. Même si le président refusait qu’il apparaisse en public avant longtemps, on lui avait taillé des vêtements d’apparat ajustables à sa perte de poids à venir. Des stylistes lui avaient fabriqué des tenues de cérémonie multicolores, d’amples chemises d’étoffe luisante, de lourds bijoux, des bottes à revers de fourrure ; mais pour ses leçons quotidiennes, il portait des vêtements sans signe distinctif. Il espérait qu’ils conviendraient à son plan. Qui imaginerait qu’un prince s’habille de la sorte ? Un soir, après que les gardes eurent apporté son maigre dîner, accepté son tiède remerciement et l’eurent laissé sans surveillance avec OX, Daniel entra en action. Le Précepteur discourait au sujet des changements institutionnels que l’ancienne présidente Maureen Fitzpatrick avait initiés au siège de la Hanse, en y ajoutant des souvenirs personnels. Sachant le peu de temps dont il disposait, le prince prit OX au dépourvu en se ruant sur lui. Il le poussa dans un placard, au milieu du fouillis qu’il avait ramassé dans sa chambre, puis bloqua le verrou. Celui-ci n’était pas électronique, et le garçon se rendit compte que le comper ne tarderait guère à le briser. La voix d’OX lui parvint, amplifiée, de l’autre côté de la porte. — Prince Daniel, laissez-moi sortir. Votre comportement est inadmissible. Le président ne va pas être content… Daniel ouvrit la porte de sa chambre, vit que le couloir était libre. Les teintes pastel de ses vêtements – une chemise beige, un pantalon marron et des chaussures unies – n’attireraient pas l’attention. Il ne possédait ni carte d’identité, ni argent, ni armes. Mais il pouvait courir. Il improviserait en cas de nécessité. Des lampes éclairaient les corridors. Malgré ses muscles douloureux, Daniel se précipita. Il ignorait sa position et ne possédait pas de plan du Palais des Murmures, c’est pourquoi il courut simplement droit devant lui, tourna dans un autre couloir et tomba sur une volée de marches ascendantes. Il devait se trouver en sous-sol, puisque aucune pièce ne comportait de fenêtre. S’il parvenait au rez-de-chaussée, il trouverait bien une ouverture sur la cour et les jardins. Chaque fois qu’il entendait des pas ou un bruit de conversation, il changeait de chemin. En quelques minutes, il fut complètement perdu. Il n’aurait jamais pu revenir à ses appartements secrets, même s’il l’avait souhaité. Il ouvrit une porte arborant le symbole de sortie, puis trouva un nouvel escalier. À mi-chemin, essoufflé d’avoir tant couru, il entendit que l’on descendait dans sa direction. Il se figea, se demandant où aller. Mais au lieu de gardes, trois agents d’entretien apparurent. Daniel ignorait ce qu’il devait dire mais, tout à leur conversation, les employés lui jetèrent à peine un coup d’œil. Arrivés sur le palier, ils disparurent par une porte. Daniel l’attrapa avant qu’elle se referme. Il pénétra dans l’un des étages du Palais des Murmures. Naguère, il s’était plaint que le « visage bienveillant » de Peter soit affiché partout. Aujourd’hui, il se réjouissait que le sien soit relativement inconnu. Ainsi, il pouvait passer inaperçu parmi le personnel ; des milliers de personnes travaillaient chaque jour dans le Palais. Afin de paraître plus vieux, il se redressa de toute sa hauteur et tâcha de prendre un air affairé. Enfin, il parvint jusqu’à une série de couloirs anonymes donnant sur les réfectoires et les salles de repos du personnel. Dans le réfrigérateur d’une kitchenette, il découvrit avec un frisson de plaisir un panier-repas. Il décida de se l’octroyer. Après tout, il était le prince, et son estomac criait famine après deux jours de régime sec. Les plats emballés et la salade de fruits étaient curieusement épicés ; sans doute quelque cuisine d’outre-monde, mais Daniel n’avait guère le choix. Il dévora avec des coups d’œil furtifs alentour, sursautant chaque fois que quelqu’un passait à côté de la kitchenette. À chaque instant, l’alarme pouvait retentir. Dès que les gardes auraient découvert OX dans le placard, ils boucleraient le Palais. Il devait en sortir au plus vite. Une foule défilait sans cesse dans les couloirs. Lorsque celle-ci s’intensifia, Daniel supposa qu’il s’agissait du changement d’équipes. Il se glissa nonchalamment parmi ceux qui semblaient fatigués ; bientôt, il émergea sur une terrasse en plein air. Voilà plus d’un an qu’OX le gardait cloîtré, et la vue du ciel le cloua de stupeur. Mais il ne pouvait rester là, planté comme un idiot, à contempler les zeppelins touristiques flotter autour du Canal royal. Il descendit rapidement le vaste escalier et se mêla aux gens qui s’égaillaient. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule puis fonça à travers l’immense place. Enfin, il se permit un sourire de triomphe en songeant au tapage que provoquerait sa fuite. 68 RLINDA KETT Lorsque Rlinda apprit l’arrestation de BeBob, elle fonça vers la base lunaire des FTD, prête à le tirer elle-même de prison. Son ex-mari avait été appréhendé la veille, et le général Lanyan avait déjà organisé une audience préliminaire. Cela augurait du pire. Le Curiosité Avide se posa sur le cratère sans permission, et une armée de gardes se rua sur le tarmac pour l’intercepter. — Vous n’avez pas reçu l’autorisation d’alunir, madame, lança un officier. Partez immédiatement, ou votre vaisseau sera saisi. Depuis la rampe de son vaisseau, elle leur lança son plus beau regard du genre de-qui-vous-moquez-vous-donc. — Foutaises. Branson Roberts est l’un de mes pilotes, et aucun 4P ne m’empêchera de le voir. Les militaires s’entre-regardèrent. — Les 4P, madame ? On ne connaît pas ce sigle. — Les 4P, c’est précisément ce que vous êtes : Pas Payés Pour Penser. (Elle posa ses mains sur ses larges hanches.) Maintenant, allez-vous me conduire au capitaine Roberts, ou dois-je le chercher moi-même ? Les gardes ne cédèrent pas. — Le prisonnier est détenu sous l’inculpation de désertion. Il ne bénéficie d’aucune autorisation de visite. — C’est ce qu’on va voir. Et Rlinda se transforma en une véritable calamité, faisant irruption dans les bureaux, arpentant les couloirs, interrompant les réunions, envoyant des messages urgents à quiconque était susceptible de l’aider… Le général Lanyan refusa de la recevoir. Elle ne put joindre Davlin Lotze : l’espion avait disparu pour quelque obscure mission, après s’être assuré qu’on avait logé les réfugiés de Crenna en bordure du Quartier du Palais. Quand Rlinda prit enfin contact avec le président Wenceslas et exigea qu’il intervienne, sa réponse fut cassante : « Avant que vous mêliez le capitaine Roberts à nos affaires, j’ai été clair sur le fait que je ne vous aiderais pas en cas de problème. Voilà des années que le général Lanyan attendait de capturer un bouc émissaire, et Roberts a eu la malchance – ou la stupidité – de se jeter de lui-même dans la gueule du loup. — Et si je vous rappelais quelques faits, monsieur le Président ? Roberts nous a aidés, Davlin et moi, à sauver les colons de Crenna. Il a récupéré la fillette et le vieil ermite coincés dans les ruines, n’est-ce pas ? De surcroît, il a risqué sa peau pour vous rapporter en urgence des informations que vous n’auriez pas eues autrement. Cela doit compter. » Elle fixa l’écran des yeux, mais l’expression du président ne changea pas. « Il est accusé de désertion, capitaine Kett. Le général est strict quant à l’interprétation des règlements, j’en ai peur, et des circonstances atténuantes ne changeront pas les faits. D’ici à deux jours, le capitaine Roberts paraîtra devant un tribunal militaire, qui déterminera sa peine. — Sa peine ? Et s’il déterminait d’abord s’il est innocent ou coupable ? — Il s’agit d’une affaire de justice militaire. Je n’interviendrai pas dans la procédure. » Rlinda en était presque réduite à supplier. « Dans ce cas, laissez-moi au moins le voir. S’il vous plaît. » Le président réfléchit, les sourcils froncés. « D’accord, mais c’est tout ce que vous obtiendrez de moi. En ce moment, j’ai d’autres préoccupations. » Des gardiens accompagnèrent Rlinda en grommelant, via des galeries de roche grise, jusqu’à la zone de détention des FTD. Elle n’était pas d’humeur à tirer gloire de cette maigre victoire. Dans sa cellule, BeBob avait l’air triste et las. Il la contempla, incrédule, lorsqu’elle apparut. — Rlinda ! Quand un gardien ouvrit la porte, il bondit sur ses pieds. Les soldats dégainèrent leur convulseur, comme s’ils pensaient qu’il allait les attaquer. Rlinda l’enveloppa d’une vigoureuse étreinte. — J’ai toujours su que tu avais le cœur plus gros que la cervelle, BeBob. Tu as couru directement dans le piège. Il haussa les épaules. Un sourire éclaira son expression de chien battu, sans doute le premier depuis une éternité. — Qu’étais-je censé faire, Rlinda ? Tu as vu les yeux de la fillette ? — Tu n’avais pas pour autant besoin de t’offrir en spectacle. Tu aurais pu laisser les deux réfugiés sur n’importe quel monde hanséatique, avec un rapport anonyme. Par-delà sa détresse, les yeux de BeBob flamboyèrent de colère. — Quand quelqu’un attaque nos colonies, je sonne l’alarme ! Si cette pauvre Orli avait cru trouver le salut sur la planète où je l’aurais déposée, et que ces vaisseaux étaient revenus… Elle l’embrassa, lui coupant la parole. Ses protestations cessèrent de suite. Lorsqu’ils se séparèrent, Rlinda s’aperçut que les gardiens avaient verrouillé la porte derrière elle. Ils étaient seuls. Elle n’avait même pas entendu le battant se refermer. BeBob se laissa retomber sur sa couchette, les coudes sur les genoux. — J’ai affronté pire, dit-il. En fait, le général Lanyan en personne m’a confié des missions quasi suicidaires. Avec les hydrogues, je l’ai échappé belle plusieurs fois. J’ai survécu à l’épidémie de tavelure orange sur Crenna. J’ai atterri au pied d’une colonie massacrée et secouru un vieillard et une fillette. Aussi puis-je supporter d’attendre dans une pièce trop petite ! Le plus grand ennemi que j’aie à affronter en ce moment, c’est l’ennui. Les narines de Rlinda se dilatèrent. — Si le monde était juste, toutes ces actions seraient prises en compte. Bon sang ! Ces six derniers mois, tu as aussi livré des fournitures aux colonies hanséatiques et contribué à l’expansion par les transportails klikiss. Mais Lanyan ne te facilitera pas les choses. Peut-être y a-t-il d’autres moyens de les inciter à la clémence. BeBob la regarda, un pâle sourire aux lèvres. — Rlinda, tu as toujours dit que c’était moi le crétin. Tu ne vois pas ce qui se passe ? Elle s’assit à côté de lui, faisant craquer les lattes du sommier. — J’essaie juste de te remonter le moral. Un peu d’optimisme ne peut pas faire de mal, non ? Roberts gratta son halo de cheveux. — Ils ont prévu de me faire comparaître devant un tribunal préliminaire d’ici deux jours, avant la cour martiale officielle. Tu sais que, s’ils me déclarent coupable de désertion, Lanyan fera de moi un exemple, comme il l’a fait de Rand Sorengaard. — Tu étais un éclaireur de l’armée, pas un Vagabond pirate. Rlinda n’eut pas le cœur de mentionner que le tribunal serait à charge contre lui. — Et alors ? Je suis certain que le général croit que c’est pire. — Formidable. Que fait-on pour arroser ça : on prend un avocat ? — Ils m’ont attribué un avocat militaire, avec toute la confiance que cela m’inspire. Il n’est même pas encore venu me parler. — Oui, ça ne s’annonce pas très bien. (Tout en se creusant la tête pour trouver une solution, elle s’empressa de le rassurer :) J’ai passé quelques coups de fil. J’appelle tous ceux qui me doivent une faveur. — Bonne chance. Qui as-tu contacté ? — Eh bien, j’ai d’abord parlé avec le président de la Hanse. BeBob émit un bruit grossier, puis s’adossa contre le mur. — Il ne fera rien. Rlinda soupira. — Non, en effet. Il m’a permis de te voir, mais pour le reste il s’en lave les mains. Cependant, ce n’est qu’une de mes options. J’ai envoyé des messages partout. Tu serais surpris du nombre de gens qui ont une dette envers moi. J’essaie même de joindre l’ambassadrice Sarein, mon amie de Theroc, tu te souviens ? Et Davlin. Il se trouve peut-être encore sur Terre, mais je n’ai pas réussi à le dénicher. — Lotze ? À quoi nous servirait-il ? — Eh, j’en suis encore à l’étape numéro un du plan. Ne précipite pas tout. — Il faut se précipiter, Rlinda. Il ne reste plus beaucoup de temps. 69 DENN PERONI Après avoir quitté Yreka et être entrés dans l’espace ildiran à bord du Persévérance Obstinée, Denn et Caleb constatèrent que l’un des sept soleils d’Ildira agonisait. En se battant en son sein, les hydrogues et les faeros l’avaient presque éteint. Denn donna un coup de coude sur l’épaule osseuse de son compagnon. — Merdre, regarde-moi un peu ça ! Caleb Tamblyn gratta son maigre cou. — S’ils se trouvent aux abords d’un champ de bataille, je doute qu’ils soient d’humeur à nous acheter nos babioles. Denn secoua la tête. — Pas des babioles : des produits de première nécessité. Si les hydrogues les mettent à genoux, ils voudront à tout prix des matières premières comme du métal, et surtout de l’ekti. Une fois que l’on aura compris leurs besoins, on deviendra leurs meilleurs fournisseurs. Avant la guerre, les clans marchands livraient régulièrement du carburant à l’Empire ildiran. Mais après l’ultimatum hydrogue, les quelques gouttes d’ekti qui restaient avaient été réservées aux Forces Terriennes de Défense. À présent que ces accords étaient caducs, le marché de l’Empire se rouvrait pour les Vagabonds. — Mon clan s’occupe d’approvisionnement en eau, maugréa Caleb. Il est peu probable qu’ils en veuillent… — Attends un peu avant de juger, répondit Denn. Pour sa part, il aurait préféré ne pas avoir chargé autant de bois d’arbremonde. Les Yrekiens en avaient pris un peu, mais il doutait qu’un article aussi exotique soit de la moindre utilité à l’Empire, en particulier maintenant. Lorsque des croiseurs lourds de la Marine Solaire convergèrent sur leur vaisseau, Denn demanda un sauf-conduit par radio. « Les Vagabonds et les Ildirans sont associés depuis presque deux siècles ; nous vous livrons du carburant interstellaire et d’autres fournitures. Nous voudrions renouer ce partenariat avec le Mage Imperator. » — Si les conditions sont équitables, ajouta Caleb à mi-voix. Sept bâtiments de guerre flamboyants flottaient autour du Persévérance Obstinée. À travers les hublots, Denn et Caleb contemplèrent les voiles solaires en forme d’aileron les coques étincelantes, les antennes qui dardaient tels des barbillons. — Si je n’étais pas si optimiste, je commencerais à m’en faire, murmura Denn. Pourquoi mettent-ils si longtemps à répondre ? — Je serais plus inquiet si c’étaient des Terreux qui nous encerclaient. Les Ildirans sont peut-être bizarres, mais seuls les humains sont capables d’autant de malveillance. « Nous vous escortons jusqu’à l’astroport de Mijistra, émit une voix sèche du vaisseau amiral. Veuillez nous suivre. » Les croiseurs les guidèrent jusqu’à une aire autorisée de la ville scintillante. Comme ils approchaient, les surfaces arrondies des édifices réverbérèrent tels des fanaux la brillance des soleils. Les éclats lumineux semblaient incendier l’air même. — Il va nous falloir des lunettes filtrantes, dit Caleb en farfouillant dans les rangements du cockpit, jusqu’à ce qu’il en trouve deux paires. Je n’ai jamais été à l’aise en pleine lumière. Sur Plumas, ça n’a pas été un problème. Après leur atterrissage, les croiseurs les survolèrent un moment, comme pour s’assurer que le Persévérance Obstinée ne lançait pas quelque attaque téméraire, puis ils retournèrent à leur patrouille spatiale. La radio resta silencieuse, et les deux hommes assis dans le cockpit se regardèrent. — Je crois que nous devons sortir. Quelqu’un va venir nous chercher, c’est sûr. Chacun vérifia que l’autre était présentable : leurs combinaisons étaient propres – celle de Denn en tout cas –, emblèmes claniques bien visibles et fermetures Éclair remontées ; leurs cheveux étaient lissés en arrière, et ceux de Denn noués sur la nuque au moyen d’un ruban bleu. — J’aurais bien aimé que tu aies une combinaison neuve, Caleb. — Celle-là me va à ravir. Clignant des yeux en dépit de leurs protections oculaires, les deux Vagabonds aperçurent une petite délégation qui arrivait. Ils levèrent les mains en signe de salut. Un Ildiran en costume multicolore, les manches bardées de bandelettes miroitantes, s’approcha d’eux ; sa peau était curieusement dorée, et ses pupilles jetaient d’étranges reflets saphir. Il avait l’air humain, assez en tout cas pour que Denn devine qu’il appartenait au kith de la noblesse. L’Ildiran joignit les mains puis les pressa sur sa poitrine. — Je suis le ministre du Commerce. Nous nous réjouissons de reprendre les affaires avec les humains. Il y a une semaine, le roi Peter est venu présenter ses respects au Mage Imperator, mais il n’a pas offert de renouveler les échanges commerciaux qui nous liaient. Vous ne représentez pas la Ligue Hanséatique terrienne ? — Pas du tout ! protesta Caleb haut et fort. Nous venons des clans des Vagabonds. Le ministre du Commerce ne semblait pas saisir la différence – ou il s’en moquait. — Nous ne sommes guère au fait des subtilités des sociétés humaines. Cependant, si votre faction souhaite nous approvisionner en ekti et autres ressources indispensables, nous serons ravis de faire affaire avec vous. La hautesphère était trop brillante, trop vaste et trop cérémonieuse pour Denn. Bien qu’il ait revêtu sa plus belle tenue, il se sentait soudain extrêmement mal habillé. Caleb avait l’air encore moins à sa place mais ne semblait pas le remarquer. Ni l’un ni l’autre n’auraient cru que le Mage Imperator en personne désirerait les rencontrer. Le ministre du Commerce les avait déjà impressionnés. Mais à leur stupéfaction, on les avait mandés dans la salle de réception du Palais des Prismes. Denn ne se rappelait pas avoir éprouvé un jour plus d’anxiété qu’en cet instant. Jora’h, sur son chrysalit, leur souhaita la bienvenue. Denn avait vu des images du précédent chef des Ildirans : ce dernier était trop impotent pour sortir de son trône-berceau. Jora’h, plus récemment entré en fonction, n’avait pas encore succombé à l’avachissement. Il se pencha en avant, montrant son intérêt. — D’après votre discussion avec mon ministre du Commerce, vous transportez du bois d’arbremonde de Theroc ? Cela m’intéresse. Denn échangea un regard surpris avec son compagnon. — Peu importe ce qu’on vend…, murmura celui-ci en lui donnant un coup de coude. Denn avança d’un pas. — Après l’attaque de Theroc par les hydrogues, nous, les Vagabonds, avons aidé les Theroniens à dégager la forêt calcinée. En remerciement, ils nous ont permis de garder un peu de bois abattu. Il possède des propriétés assez remarquables. Je serai heureux de vous montrer des échantillons. Si l’Empire ildiran souhaite en acquérir un peu, je suis sûr que… — J’achète tout. (Les yeux de Jora’h croisèrent ceux de Denn, et ce fut comme si l’esprit étranger tentait de le sonder.) Récemment, on m’a offert un surgeon de Theroc, et j’aimerais avoir votre cargaison. Denn ne savait que dire. Il avait oublié que les Ildirans, dont la société tout entière était liée au Mage Imperator, n’avaient jamais appris à marchander – au plus grand bénéfice des Vagabonds. — Cela est… très généreux, Mage Imperator. Merci. Mais nous n’avons pas encore discuté de la somme… — Votre prix sera le mien. Deux prêtresses Vertes ont étudié la Saga des Sept Soleils ici, au Palais des Prismes, expliqua Jora’h avec un sourire nostalgique. Je… je me suis pris d’affection pour l’une d’elles. Votre bois d’arbremonde me la rappellera. (Son regard se perdit au loin, et Denn sentit que quelque chose de profond et d’étrange se produisait.) Pardonnez-moi. En ce moment, notre Empire vit une période troublée. — Oui, nous avons aperçu les hydrogues et les faeros dans un de vos soleils, dit Caleb. Ce doit être… — Nombreux sont les problèmes, interrompit le Mage Imperator en levant la main. J’ai hâte de recevoir ce bois. Mon ministre vous paiera et préparera la reprise progressive des relations commerciales entre nos deux peuples. Voyant que l’entretien était terminé, les deux hommes quittèrent la hautesphère. Ils se réjouissaient de l’heureuse tournure de la rencontre. Cette entreprise promettait beaucoup… à moins que les hydrogues soufflent les autres soleils d’Ildira. Dans ce cas, tout l’ekti du Bras spiral ne sauverait pas les Ildirans. 70 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Après le départ des marchands, Jora’h s’enferma dans ses appartements avec les échantillons d’arbremonde. Au-dehors, l’Empire se désagrégeait… Il n’oubliait pas la trahison des robots klikiss, les attaques hydrogues de Hrel-oro, et aujourd’hui l’agonie du soleil de Durris-B. C’était à lui de trouver un remède à ces catastrophes. Il devait réfléchir et prendre des décisions. La crise qui l’affectait le plus était la révolte d’Hyrillka. Il ressentait un vide croissant au sein de l’Agglomérat d’Horizon, à mesure que ses sujets s’évanouissaient du thisme. Depuis que l’Attitré de Dobro l’avait alerté, Jora’h avait cessé d’attendre le retour de ses trois cotres éclaireurs. Il les avait envoyés – eux ainsi qu’une maniple – dans un tourbillon de vide. La poignée de ceux qui avaient réchappé aux ravages de Rusa’h sur Dzelluria, Alturas et Shonor étaient arrivés l’un après l’autre, les derniers quelques heures seulement auparavant. Jora’h maudissait Rusa’h, et plus encore Thor’h, de cette révolte insensée, au moment où l’Empire affrontait un ennemi si dangereux. Qu’est-ce qui importait le plus : une guerre civile, ou la possible extinction de l’espèce ildirane ? Néanmoins, il préparait déjà sa réponse. Tal O’nh avait constitué une cohorte à partir des maniples de croiseurs en patrouille dans les scissions, ce qui laissait celles-ci vulnérables si les hydrogues attaquaient de nouveau. En ce moment, Udru’h était en route pour Hyrillka avec sa réponse pour Rusa’h. Jora’h et lui avaient discuté de différentes stratégies avant de s’entendre sur l’une des suggestions de l’Attitré de Dobro. Aussi invraisemblable qu’il paraisse, ce plan représentait leur meilleure chance de réussir sans causer la mort de milliers, voire de millions d’Ildirans subornés. Même s’il devait en arriver là, le Mage Imperator était décidé à stopper ce cancer. Tal O’nh commanderait ces centaines de vaisseaux avec pour ordre de faire ce qu’il fallait. Un affreux massacre. Mais même s’il écrasait les rebelles, lui-même et l’espèce ildirane pourraient-ils survivre à un coup aussi sérieux porté à leur psychisme ? Il devait trouver une autre solution. Des assisteurs avaient amené Jora’h sur son chrysalit, mais ce dernier refusa de s’y asseoir. Seul dans sa chambre, il se mit à faire les cent pas. Il tenait l’un des débris de bois theronien, le scrutant comme s’il s’agissait d’un oracle. Quelques larmes brillèrent au coin de ses yeux, dont elles suivaient les circonvolutions ligneuses. Le bois carbonisé avait été retiré, ne laissant qu’une bordure noire. Aucun artisan ne l’avait taillé ; il s’agissait de matériau brut issu d’un arbre conscient, qui avait naguère été un ennemi mortel des hydrogues. Les dessins étaient hypnotiques, leurs volutes rappelant la pulsation de la sève ou du sang. Pouvait-il s’agir de pensées gravées dans la texture par le vaste esprit de la forêt-monde ? Jora’h retourna l’objet dans ses mains. Presque tout le décor du Palais utilisait du cristal coloré, des miroirs inclinés, des prismes. La chaleur de ce bois apporterait une touche extraordinaire. Et il lui rappellerait Nira, où que porterait son regard. Comme il contemplait les spires et les nervures délicates, Jora’h se rappela la belle prêtresse Verte. Elle avait tant aimé Theroc ! Souvent, quand ils se tenaient enlacés après l’amour, elle lui racontait sa jeunesse d’acolyte ; elle lisait aux arbres des légendes de la Terre des temps anciens. C’étaient ces histoires qui lui avaient donné le goût d’étudier la Saga des Sept Soleils. La vieille Otema et elle s’étaient occupées de réciter la Saga à leurs surgeons en pot, afin de partager la grandiose épopée avec la forêt-monde. Ces motifs représentaient-ils les marques des histoires racontées par Nira elle-même ? Jora’h fit courir ses doigts le long des courbes, comme s’il pouvait y déceler une manière de signal. Le bois était curieusement lisse et souple au toucher, mais aucune communication n’en émanait. Il reposa le bout de bois. Il ressentait toujours de la peine pour la mort de Nira. Elle l’avait pris par surprise, au moment même où il avait voulu la secourir. Il avait cru les mensonges de son père à son sujet et n’avait jamais songé à questionner Udru’h au sujet de ses sinistres activités sur Dobro. En se montrant aussi crédule, lui aussi avait trahi Nira. Il aurait dû montrer plus de méfiance et de curiosité. Il avait appris la vérité trop tard… et aujourd’hui elle était morte. L’esprit assailli de sombres pensées, le Mage Imperator marcha jusqu’à une baie convexe, au verre si éthéré qu’on l’aurait dit composé d’air solidifié. Il contempla Mijistra, ses couleurs et son architecture majestueuse qui symbolisaient la grandeur de l’Empire. Dans le ciel, ses yeux étaient inexorablement attirés par la tache qui obscurcissait le soleil où faeros et hydrogues se livraient un combat mortel. Une impression de ruine imminente pesait sur ses épaules, et Jora’h avait la sensation que cette pression pourrait presque briser le Palais des Prismes… Il était temps d’agir. Oui, il ordonnerait au tal O’nh de lancer sa cohorte. Rusa’h devait être arrêté, malgré le lamentable carnage que cela impliquait. Mais le bain de sang ne ferait que croître si Jora’h laissait son frère capturer d’autres mondes. Et lui, le Mage Imperator, devait accompagner O’nh. En personne. Il n’en rejetterait pas la responsabilité sur autrui. À la fenêtre, il vit l’étoile de Durris vaciller, comme les faeros utilisaient une titanesque éruption comme arme. D’après les patrouilleurs de la Marine Solaire, des centaines de milliers d’orbes de guerre grouillaient tout autour. Une fois que les hydrogues auraient vaincu, qu’est-ce qui les empêcherait de gagner d’autres soleils ? Il devait trouver un moyen d’arrêter cela. Qu’adviendrait-il si les faeros réclamaient l’aide des Ildirans, comme ils l’avaient fait si longtemps auparavant ? Avant son départ pour l’Agglomérat d’Horizon, le Mage Imperator enverrait également Osira’h en mission. Elle devait franchir la barrière d’incommunicabilité entre les Ildirans et les hydrogues. D’après Yazra’h, les préparatifs étaient terminés. Fallait-il expédier la fillette au milieu de la bataille de Durris-B ? Il était à craindre qu’elle soit prise entre deux feux, et tuée avant même d’avoir commencé son ouvrage. Mais où pouvait-on être sûr de trouver des hydrogues ailleurs ? Osira’h était tout ce qui lui restait de Nira. Mais pour l’Empire, elle représentait le seul espoir de communiquer avec les hydrogues. Comment une enfant, même aussi douée, convaincrait-elle ces créatures d’une si grande altérité de parlementer avec lui ? Et si les hydrogues y consentaient, quelles conditions obligeraient-ils les Ildirans à accepter ? Jora’h aurait souhaité que Nira soit là pour l’aider à prendre cette décision, ou du moins le réconforte lorsqu’il lui faudrait endosser les conséquences de son choix. À cause d’un plan remontant à plusieurs générations, il envoyait sa fille – leur fille – au milieu du danger afin de sauver son peuple. Peu importait l’amour qu’il portait à sa fille et à Nira : ses obligations de Mage Imperator transcendaient ses sentiments personnels. Osira’h semblait l’avoir compris. Il doutait que sa mère, elle, l’ait pu. 71 NIRA Pour une femme marchant à pied, Dobro paraissait infinie. Dans les jours heureux de jadis, lorsqu’elle avait voyagé de Theroc à Ildira, Nira avait admiré le vide pailleté d’étoiles, et cette vision avait dilaté sa perception de l’univers. Enfant, elle n’avait rien connu d’autre que la forêt-monde et jamais envisagé les vastes distances – années-lumière, parsecs, unités astronomiques – que de façon théorique. Par les hublots du Curiosité Avide, elle avait vu la galaxie comme un océan parsemé d’îles habitées. Aujourd’hui toutefois, après avoir cheminé un mois à travers ce pays inconnu, elle appréhendait les distances de façon totalement différente. Tout n’était pas mauvais cependant. Garder les yeux fixés sur l’horizon, avec ses arroyos déchiquetés, ses plaines arides et ses forêts chétives, permettait à son esprit de flâner. Et de guérir. Tant d’années de captivité l’avaient menée à la claustrophobie, incapable qu’elle était de parler avec Jora’h, de voir sa fille bien-aimée… ou l’un des nombreux autres enfants hybrides qu’on l’avait forcée à porter. Ici, au sein des étendues sauvages, son esprit respirait enfin. Nira se sentait toujours sourde au télien, aveugle à tout contact avec sa fille. Mais les sourds et les aveugles n’en vivaient pas moins. Malgré ce qu’elle avait enduré, elle refusait d’abandonner. Elle gardait espoir. Pendant deux jours, elle traversa une série de collines onduleuses. Dans une large vallée apparut la plus épaisse forêt qu’elle ait jamais vue sur Dobro. Des arbustes noueux s’élevaient plus haut que sa tête, avec leurs rameaux pareils à des doigts entrelacés. À chaque inspiration, les fragrances émanant de leur feuillage humide la mettaient en joie et ravivaient ses souvenirs. Un endroit de paix tel qu’elle n’en avait pas connu depuis des années. Elle envisagea de construire un abri et de passer ici le reste de sa vie. Il y avait peu de chance qu’elle regagne un jour la civilisation, sinon pour retourner au camp de reproduction, avec cet Udru’h qu’elle détestait. Alors, pourquoi ne pas s’installer ? Elle connaissait la réponse : parce qu’elle devait retrouver sa fille et retourner dans la forêt-monde. Librement. Elle se reposa une journée, adossée au tronc des arbustes. Elle raconta à haute voix son histoire aux plantes broussailleuses. Mais celles-ci, contrairement aux arbremondes, ne retransmettaient pas ses paroles à un esprit plus vaste. Peut-être la comprenaient-elles, mais elles ne lui répondaient pas. Ou bien Nira ne pouvait plus les entendre. Il ne fallait pas qu’elle oublie ce qui lui était arrivé, quand bien même elle n’en avait pas envie. Elle devait s’en souvenir à tout prix, pour le salut de sa fille… Une semaine plus tard, Nira aborda une lande qui semblait avoir été cultivée jadis. Elle découvrit une piste tracée au cordeau, menant à d’anciennes bâtisses. Un groupe d’habitations et d’entrepôts effondrés dessinait une ébauche de ville : une scission abandonnée de longue date, entourée de vastes champs dont les cultures étaient retournées depuis longtemps à la vie sauvage en débordant de leurs clôtures. Elle s’arrêta au milieu de l’ancienne place centrale et écouta la brise souffler à travers les poutres et les fondations écroulées. Le bruissement des herbes évoquait l’écho évanescent des conversations de ceux qui avaient jadis vécu ici. Nira appela, mais c’est un croassement qui jaillit de sa gorge. Aucune réponse ne lui parvint. Les Ildirans, qui craignaient tant la solitude, ne seraient jamais restés dans un tel endroit. Cette bourgade était morte depuis longtemps. Aucun équipement ne fonctionnait plus. Nira avait espéré trouver une radio, ou même une carte du continent, mais tout était tombé en poussière. Il devait y avoir des siècles que Dobro avait été une planète prospère, abritant plus d’une seule scission. Nira effleura un mur délabré et put presque sentir les rêves oubliés qui s’y accrochaient encore. Mais il n’y avait rien pour elle, rien pour aucun prêtre Vert. Elle se remit en marche pour s’éloigner de la ville fantôme. 72 CELLI Beneto contemplait les prêtres Verts attelés à la préparation des surgeons. Son visage de bois arborait un mélange de fierté et de satisfaction. Ils allaient cueillir les pousses blêmes dans les interstices des troncs d’arbremondes et les replantaient dans des pots destinés au transport. On les plaçait par milliers sur des palettes, où ils seraient disséminés sur d’autres planètes. Ainsi, l’esprit des verdanis s’étendrait et serait protégé, même si les hydrogues revenaient sur Theroc. Mais en quoi cela nous aide-t-il ? se demanda Celli. Elle n’était pas prêtresse mais était déterminée à offrir son assistance, Solimar à ses côtés. C’était un garçon manqué, une fille pleine d’énergie et cherchant toujours à s’amuser. L’attaque hydrogue avait porté un coup à chacun. L’odeur tenace de la fumée et de la cendre avait miné son entrain coutumier, mais elle était parvenue à reprendre le dessus. Une semaine après l’appel de Beneto, la première cargaison de surgeons était prête à l’envoi, et Sarein demandait aux vaisseaux hanséatiques de les embarquer. Des prêtres Verts les accompagneraient et serviraient la Hanse le temps du voyage. De véritables Johnny Appleseed. Solimar lui tendit une tige grêle. Elle portait encore l’humidité de l’arbremonde mutilé où on l’avait cueillie. — Celle-là est pour toi. Devant Celli se trouvaient sept pots remplis d’un mélange de paillis et d’engrais. Le jeune prêtre l’aida à tasser l’humus autour de la tige afin qu’elle se tienne droite. — Tu sais, je saurai le faire, dit Celli. Ce n’est pas si compliqué. (Par jeu, elle lui pinça les doigts enfoncés dans la terre.) Mais continue à me montrer aussi longtemps que tu veux ! Elle entendait le vrombissement des lucanes géants multicolores qui étaient revenus dans les prairies. Ils avaient oublié les horreurs commises par les hydrogues. Quand elle était enfant, elle en avait eu un comme animal de compagnie. Le tourbillon des créatures volantes l’induisait à penser que le monde reviendrait peut-être un jour à la normale. Du moins, jusqu’au retour des hydrogues. Ne devraient-ils pas évacuer les gens tout autant que les surgeons ? Sarein, habillée d’un mélange de vêtements chics de la Hanse et d’étoffes theroniennes, marchait au milieu des rangées de pots de surgeons. Armée de son pad haut de gamme, elle tenait l’inventaire et le planning d’embarquement. Elle avait fière allure et prenait soin de ne pas se salir, comme si elle dirigeait un quelconque cortège. Ses parents et le prêtre Yarrod discutaient avec elle. — Je suis contente que l’on organise quelque chose qui profitera aussi bien à la Hanse qu’à Theroc, leur dit-elle. Les vaisseaux civils et militaires transporteront nos surgeons sur les planètes où ils pourront s’épanouir. En échange, les prêtres fourniront une communication instantanée grâce au télien et resteront sur les colonies où ils auront planté les arbres. Ainsi, le réseau aidera toutes les parties. — Nous n’aurons aucune obligation vis-à-vis de l’armée, prévint Yarrod. Lui-même avait abandonné son poste dans l’intention de revenir aider la forêt-monde. Il aurait préféré que l’on replante les collines stérilisées par les hydrogues, c’est pourquoi il voyait d’un mauvais œil tous ces futurs arbremondes quitter Theroc. Mais il avait accepté la requête de Beneto, issue de l’esprit même de la forêt-monde. Mère Alexa regarda son frère comme si elle allait le réprimander. — Puisque la Hanse nous offre le transport interplanétaire, les prêtres Verts peuvent se rendre utiles si cela se révèle nécessaire. Ton frère Kolker semble très satisfait de son poste sur le moissonneur d’ekti de Qronha 3. — Kolker ne ressemble pas aux autres prêtres. L’air satisfait, Sarein partit souhaiter la bienvenue aux trois premiers vaisseaux hanséatiques – deux navires marchands et un éclaireur de l’armée – qui venaient d’atterrir dans une clairière récemment utilisée par les Vagabonds. Celli aida Solimar à porter une palette de surgeons dans chacun des vaisseaux. Mettant de côté leur différend, elle dit adieu à sa sœur. Cette dernière semblait toujours tiraillée entre les deux camps : à l’évidence, elle ne désirait pas rester sur Theroc, mais la catastrophe qui était advenue ici l’avait affectée plus qu’elle ne l’avait imaginée. Celli la vit faire des adieux sommaires à ses parents, puis embarquer à bord du vaisseau le plus rapide en compagnie d’une poignée de prêtres Verts ; bientôt, l’appareil s’éleva dans l’azur. Peu après, les deux autres décollaient pour leurs destinations respectives. Une fois les vaisseaux disparus, Beneto se tourna vers Celli. Une expression d’espoir se forma sur son étrange visage de bois. — Maintenant que la première vague d’envois est partie, j’ai une tâche à te confier ici, sœurette. Une chose qui aidera la forêt à se réveiller. Celli s’anima. — Vraiment ? Je ne suis pas une prêtresse Verte. — Tu as un autre genre de pouvoir. Toi et Solimar, vous pouvez rappeler aux arbres leurs propres capacités. Même si elle ne comprenait pas exactement la nature de sa demande, Celli se réjouit d’avoir un défi à relever. — Bien sûr. Indique-moi comment faire. Elle passa un bras sur ses épaules en un geste fraternel, oubliant qu’il n’était plus humain. Le contact dur et froid de son corps le lui rappela sur-le-champ. Elle fit craquer ses phalanges et dit : — Je suis prête. 73 SULLIVAN GOLD Certains auraient appelé cela la « tranquillité » et le « rendement »… Sullivan Gold, lui, savait que ce n’était que le calme avant la tempête. À bord du moissonneur d’ekti hanséatique, lui et ses ouvriers vivaient dans une angoisse perpétuelle. Il avait doublé les sentinelles et enchaînait les exercices d’alerte. Tabitha Huck avait lancé un réseau de sondes dans les bancs nuageux de Qronha 3, à diverses altitudes. Les résultats suggéraient que des orbes de guerre se tapissaient peut-être dans les nuages. Mais aucun exercice ne pouvait les préparer réellement à une attaque hydrogue. Laquelle se produirait un jour ou l’autre, Sullivan en était certain. Dans les dernières heures de la nuit, incapable de dormir, il se rendit sur le pont d’observation afin de contempler les nuages. L’air frais qui pénétrait dans le champ de condensation atmosphérique avait un parfum étrange, et un crépitement d’électricité statique hérissait ses avant-bras. Lui et Kolker, son prêtre Vert, avaient pris l’habitude de passer une heure ensemble, juste avant l’aurore, à regarder les lumières lointaines de la cité des nuages ildirane, qui recherchait des couches d’air riches en hydrogène. Kolker tenait son précieux surgeon avec délicatesse ; son éternel sourire aux lèvres, il écoutait un bruit de fond audible par nul autre que lui. Cela ne dérangeait pas Sullivan, qui n’éprouvait aucun besoin de discuter. Le moissonneur de nuages avait rapatrié une nouvelle cargaison d’ekti vers la Hanse. Sous sa direction, l’usine s’était révélée plus productive que ce que l’on avait imaginé dans les prévisions les plus optimistes. Il avait reçu les félicitations du roi Peter et du président Wenceslas, et sa femme Lydia lui avait appris que le montant de ses primes permettrait de payer les études de ses petits-enfants. Les choses allaient bien. Dans la pénombre, Sullivan aperçut un tourbillon se former au sein de l’océan sans fond, sous les capteurs dérivants. À son côté, Kolker scruta le bouillonnement brumeux, tandis que des éclairs ricochaient à travers la gueule béante de l’orage. — Je n’aime pas trop ça, marmonna Sullivan. Dans l’étendue qui séparait l’usine hanséatique et la cité flottante ildirane, une nouvelle salve d’éclairs explosa. Derrière eux, la porte s’ouvrit à la volée sur Tabitha. — Sullivan ! s’exclama-t-elle, le visage blême. Les capteurs s’affolent… Juste sous le pont d’observation, les épais nuages s’écartèrent, telle la mer Rouge devant Moïse. Tous les trois retinrent leur souffle, et le prêtre Vert s’agrippa à son surgeon comme à une bouée. Des décharges électriques se répercutaient d’un banc nuageux à l’autre, dans un silence sinistre troublé seulement par les coups de tonnerre assourdis qui leur parvenaient des profondeurs. Puis, tels des léviathans de légende, six orbes de guerre s’élevèrent de l’océan de gaz. Même à cette distance, Sullivan apercevait les étincelles d’énergie bleutées crépitant sur leur coque. Tabitha ne pouvait détacher son regard des sphères de diamant qui grossissaient à chaque seconde. Sullivan l’attrapa par le bras. — Secoue-toi ! Ils ne viennent pas nous faire la conversation. Il faut sauver l’équipage ! Tabitha se rua dans le centre de commande, si vite qu’elle faillit perdre l’équilibre. Des alarmes meuglèrent sur tous les ponts. Les hommes et les femmes au repos sortirent de leurs cabines en titubant, à moitié habillés et les yeux gonflés de sommeil, mais ils acceptèrent la situation sans poser de questions. Sullivan ne les avait jamais soumis à des exercices surprises, ils savaient que c’était pour de bon. Par télien, Kolker rapporta la situation à mots rapides. Sullivan le laissa et s’engouffra dans le centre de commande. Tabitha et trois de ses camarades se tenaient devant des écrans présentant une vue en coupe de l’usine. Les sirènes faisaient vibrer les parois métalliques. Sullivan connaissait le destin funeste du moissonneur d’ekti depuis le jour de son lancement. Les membres de son équipage se pressaient, et Sullivan se réjouit de les voir suivre la procédure comme il fallait. Par la large baie vitrée, il aperçut d’autres orbes émerger des nuages. Les créatures des abysses gazeux n’avaient aucune raison de se hâter. — Nous sommes fichus, lâcha Tabitha. À l’exercice, l’équipage mettait d’ordinaire une demi-heure à opérer l’évacuation. Avec leur survie en jeu, ils raccourciraient peut-être ce délai. Sullivan pria pour avoir assez de temps avant que les orbes de guerre lancent leur offensive générale. 74 JESS TAMBLYN Jess dirigea son vaisseau d’eau et de nacre dans les immensités pendant plusieurs jours avant d’arriver en approche du système de Plumas ; il le voyait à travers les courbes liquides de son vaisseau. Ses souvenirs attisaient en lui une énergie qui n’avait rien à voir avec la puissance des wentals. Chez lui. C’était un concept auquel tenaient même les Vagabonds. Jess avait grandi avec son grand frère et sa petite sœur dans la colonie souterraine. Toute sa jeunesse, il avait appris à gérer l’entreprise familiale afin d’assurer un jour la succession. Plumas recelait un énorme réservoir d’eau sous forme liquide et une faible gravité qui permettait de l’exporter facilement sur des vaisseaux. La demande ne faiblirait jamais : ainsi, le Guide Lumineux du clan Tamblyn brillerait toujours, fort et clair. Qui aurait pu deviner que l’avenir de sa famille s’effilocherait, telles des broderies mal cousues sur une combinaison de saut ? Sa mère avait été tuée sur Plumas près de vingt ans auparavant, à jamais congelée dans une profonde crevasse. Le clan Tamblyn avait traversé cette épreuve et continué à prospérer. Il était resté uni jusqu’à ce que Ross se brouille avec son père, le laissant au milieu d’une atmosphère de discorde. Jess songeait qu’il aurait dû faire plus pour les réconcilier. Il avait attendu une occasion favorable, supposant que le temps apaiserait la colère. Personne n’avait imaginé l’existence des hydrogues, et encore moins qu’ils émergeraient des nuages pour détruire la station d’écopage de Ross. D’autres fils de la trame, qui se défaisaient… Jess était resté réconforter son père, mais celui-ci était mort de chagrin. Sa sœur était partie s’engager chez les Terreux afin de lutter contre les hydrogues. Ces derniers avaient attaqué des installations vagabondes. Que faisait Tasia en cet instant ? D’autres fils encore… Ses quatre oncles dirigeaient les puits. Pendant ce temps, lui-même et quatorze volontaires accomplissaient leur mission : répandre les wentals sur des mondes déserts, dans les nuages de Golgen et une comète vagabonde. Les êtres élémentaux ne cessaient de gagner en force et se préparaient pour le combat ultime. Bientôt, la bataille s’engagerait. Malgré le flot d’énergie extraterrestre qui le baignait, Jess ne parvenait pas à oublier son humanité. Il se languissait de Cesca, qu’il aimait toujours. Il voulait savoir où se trouvait sa sœur et espérait qu’elle était vivante parmi les Terreux. Il voulait aider son peuple, sa famille. Sinon, à quoi bon posséder la puissance des wentals ? Son étrange vaisseau sphérique survola la surface de la lune de glace. Celle-ci lui apparaissait comme une opale polie. Il baissa les yeux vers les sources entourées de stations de pompage, de hangars en forme d’igloo, de supertankers destinés à livrer l’eau aux colonies et de tunnels d’ascenseur permettant d’accéder à la ville subglaciaire. Jess se rappelait chaque congère, chaque iceberg du paysage de son enfance. Lui et Ross l’avaient sillonné ensemble dans des tout-terrains. Ils avaient commis beaucoup d’imprudences dans la faible gravité : ils conduisaient trop vite, écrasaient les blocs de glace friable qui bourgeonnaient sur la banquise. Après toutes ces années, les traces de leurs excès étaient encore visibles. Mais en ce temps-là, leurs incartades leur avaient paru normales. Jess posa son vaisseau dans un cratère, près de trois sources. Les puisatiers devaient avoir sonné l’alerte. Il était certain que ses oncles savaient ce qu’il lui était arrivé. Ils devaient avoir entendu le discours qu’il avait prononcé devant les clans réunis sur Rendez-Vous. Rendez-Vous… qui n’était plus que décombres à la dérive, conséquence des méthodes brutales des Forces Terriennes de Défense. Ne devait-il pas user de ses nouvelles capacités pour son peuple, ainsi que ses porteurs d’eau l’en avaient enjoint ? Faire atterrir son vaisseau wental devant le Palais des Murmures, sur Terre… Le président de la Hanse entendrait-il raison ? Mais les wentals ne permettraient pas qu’il se livre à une telle vendetta. Il avait déjà été difficile de les convaincre de venir ici. Le jeune homme leur avait finalement fait comprendre le sens des liens et du devoir filiaux. Jess se pressa contre la membrane convexe qui enveloppait son vaisseau. Elle se fronça autour de lui, comme pour l’embrasser – puis il passa à travers. Il ne portait qu’une tenue blanche d’une seule pièce, qui laissait ses mains et ses pieds nus, mais l’énergie des wentals qui imprégnait ses cellules le protégeait du froid et du vide. Il tourna son visage vers l’espace et le contempla dans toute sa majesté, comme aucun être humain n’aurait pu le faire. Chez lui. Sous ses pieds, il parvenait à sentir les machines, qui bourdonnaient sous un kilomètre de glace. À l’évocation de son irascible père, il sourit. Le vieux Bram avait été un chef de clan sévère, qui exigeait un zèle sans faille dans le travail, de la part de sa famille comme de ses employés. Jess se rappela l’un de ses dictons favoris : « Un vrai membre de la famille, un vrai puisatier, doit avoir de l’eau glacée dans les veines. » Des vapeurs s’élevaient au-dessus du cratère : du dioxyde de carbone et des molécules d’eau, qui se volatilisaient pour former un léger brouillard. La gravité réduite ne pouvait empêcher les gaz de s’évaporer dans l’espace. Jess marcha jusqu’à une plaque de glace noire, que les marées gravifiques avaient fondue et recongelée à plusieurs reprises. Il ferma les yeux et invoqua le pouvoir des wentals afin d’entrer en harmonie avec l’eau. Il leva les bras à la manière d’un plongeur puis disparut sans laisser de trace. Intangible tel un esprit, il traversa les couches de glace jusqu’à ce que, loin en dessous, il perce le plafond voûté et tombe dans la mer primitive. L’eau glacée se referma sur lui. La mer abritait une vie propre, de sorte que les wentals demeurèrent dans le corps de Jess, contrairement à ce qu’ils avaient fait sur la comète : ils s’en tenaient au principe de ne pas infecter les mondes habités. Ils auraient pu se répandre à travers l’océan subglaciaire et posséder Plumas tout entière, mais ils la laissèrent aux Tamblyn. Jess s’éleva vers la surface puis se dirigea vers la rive de glace sur laquelle baraquements et entrepôts formaient la colonie principale de son clan. Chez lui. Le personnel comptait de cinquante à cent Vagabonds, pour la plupart apparentés de près ou de loin au clan Tamblyn. En plus de leur spécialité, on les avait formés à d’autres tâches, telles que la mécanique, l’architecture, le bricolage, l’administration, le pilotage, le forage, le nettoyage ou la cuisine. Un sourire aux lèvres, Jess sortit de l’océan préhistorique et marcha sur la corniche qui la bordait. C’est ici qu’il avait grandi : dans un monde clos, à la lumière d’un soleil artificiel. Quand, à l’âge de douze ans, son père l’avait emmené sur Rendez-Vous, il n’avait jamais imaginé rien de si vaste et si peuplé. Il avait entrevu Cesca quelques instants, alors qu’elle commençait son instruction sous la férule de l’Oratrice Okiah. Il écarta les mains, s’imprégnant de l’atmosphère, de l’eau, de Plumas tout entière. Les gouttelettes qui tombaient de son corps gelaient aussitôt sur le sol. De la vapeur s’élevait de ses cheveux et de ses épaules, comme la puissance qui émanait de son corps le séchait. Trois de ses oncles sortirent des casemates. Il s’agissait de Wynn, Torin et Andrew. Caleb n’était pas avec eux. — Jess ! s’exclamèrent-ils d’un ton incrédule. Jess, c’est toi ? Les frères jumeaux Wynn et Torin se regardèrent. Andrew, qui avait le tempérament le plus calme de tous, poussa un soupir de contentement : — Ah ! mon petit, que c’est bon de te voir de retour – même s’il paraît que tu n’es plus complètement humain. Habitué à cette réaction, Jess lui adressa un sourire rassurant. — À l’intérieur, je suis toujours le même. Sa voix portait, comme artificiellement amplifiée. Wynn gratta le chaume gris sur son menton. — Merdre, Jess, tu arrives dans une bulle d’eau géante, puis tu te promènes à la surface sans combinaison pour te protéger du vide spatial ! Et tu viens de traverser un kilomètre de glace, sans même que ça te cause de chair de poule ou que tu aies besoin de te recoiffer… — À mon avis, ça n’a pas l’air très normal pour un humain, renchérit Torin, son jumeau. — À mon avis non plus, dit Andrew, qui se chargeait de la comptabilité des puits Tamblyn. On t’a regardé par les caméras. Jess sourit, et sa peau sembla luire d’une légère aura. — Je me suis sans doute donné un peu en spectacle. Beaucoup des choses que me permettent de faire les wentals doivent paraître étranges. Wynn et Torin, les sourcils froncés, s’assirent sur un bloc de glace. Leur tenue isolante les protégeait, même si Wynn serrait et desserrait les mains sans cesse pour faire circuler le sang. Autour des baraquements, beaucoup d’ouvriers regardaient, curieux, tout en restant à distance prudente de l’étrange incarnation du seul fils survivant de Bram Tamblyn. — Vous savez quelque chose au sujet de Tasia ? s’enquit Jess. — Non, répondit Wynn. Qui sait si les Terreux ne lui ont pas lavé le cerveau ? On pensait que tu nous apporterais des nouvelles. — Je n’ai pas beaucoup fréquenté de gens, ces derniers temps. Andrew partit dans le bâtiment administratif, pour revenir un moment plus tard avec un siège gonflable pour lui-même, et une bouteille thermos remplie de thé-poivre ainsi que quatre tasses. Il s’assit sur son siège, les jumeaux faisant semblant de trouver leur bloc de glace confortable. Andrew versa le breuvage fumant dans une tasse et la tendit à Jess. — Si tu as l’intention de rester là, tu ferais mieux de nous raconter ton histoire de A à Z. Tiens, bois un coup. Jess ne prit pas la tasse. — Ce n’est pas nécessaire, oncle Andrew. — On a un truc plus costaud, si tu préfères, suggéra Torin. On le distille nous-mêmes. — Je vais vous raconter mon histoire… mais les wentals me fournissent tout ce dont j’ai besoin. En quelques mots, il narra la façon dont il avait extrait les wentals de la nébuleuse dont il condensait les molécules d’eau, comment il avait communiqué avec eux puis les avait ensemencés dans des mondes aquatiques déserts ; comment, lorsque les hydrogues avaient détruit son vaisseau au-dessus d’un océan planétaire, les wentals avaient pénétré ses cellules afin de le sauver, le changeant à jamais. Wynn expira longuement, produisant un panache de vapeur par les narines. — Ces créatures surnaturelles à l’intérieur de toi – celles que tu dissémines sur d’autres mondes –, je ne suis pas sûr que l’on veuille les voir vivre sur Plumas. Que ce soient des entités élémentales, des fantômes ou des extraterrestres. — Ce sont des ennemis des hydrogues, fit remarquer Andrew. L’air soucieux, Torin rétorqua : — Peut-être, mais ici, on essaie de faire tourner une affaire. — N’ayez crainte, dit Jess, je ne nuirai jamais aux puits. Les wentals ont accepté de ne pas se répandre ici. Ils m’ont métamorphosé, de la même façon que les arbremondes transforment les aspirants prêtres Verts, sur Theroc. Les wentals ne vont pas recommencer. S’ils m’ont radicalement transformé, c’est pour me sauver la vie. J’étais alors le seul à savoir à leur sujet. Ici, toutefois, ils resteront à part, comme les arbremondes sur Theroc. — Qu’est-ce que les arbremondes ont à voir avec toi ? — Les verdanis sont des êtres élémentaux, à l’image des wentals – et des faeros, et des hydrogues. Il me faudrait vous expliquer l’incroyable guerre qui s’est déroulée il y a dix mille ans. (Il secoua la tête.) Mais les wentals, comme les arbremondes, ont été quasiment exterminés. Les hydrogues se sont retirés dans le noyau des géantes gazeuses et les faeros, au cœur des étoiles. — Et aujourd’hui, voilà qu’ils se réveillent pour se jeter à la gorge les uns des autres, grogna Torin. Quelle chance on a. — Je ne suis pas venu envahir Plumas de wentals, indiqua Jess. Les endroits ne manquent pas pour essaimer. J’avais d’autres raisons… dont la plus importante était de revoir ma planète natale et ma famille. Andrew laissa percer son soulagement. Il se leva de son siège gonflable, comme s’il s’apprêtait à retourner au travail. Il paraissait penser que tout avait été dit. — Après t’avoir écouté, mon petit, je te serrerais volontiers dans mes bras, dit Wynn. Mais ça ne serait sûrement pas malin. — Non, en effet, répondit Jess avec un sourire. (Puis son regard d’un bleu aqueux se perdit dans le lointain.) Mais à présent que les wentals m’ont transformé, je peux enfin accomplir quelque chose que je voulais faire depuis longtemps. 75 LE PRINCE DANIEL Après quelques jours livré à lui-même, Daniel avait quelque peu perdu le goût de la liberté. Il avait faim. Il n’avait nulle part où aller, aucun ami à joindre. Partout où il allait, il s’imaginait que des espions du président le traquaient. Aussi discrètement que possible, il regardait les nouvelles, à l’affût d’avis de recherche le concernant. Il avait supposé que la Hanse offrirait une récompense substantielle à quiconque le ramènerait sain et sauf. Mais personne n’avait mentionné son évasion. Rien ! Pour tout le monde, le prince Daniel vivait comme un coq en pâte dans ses appartements, au Palais des Murmures. En cet instant, avec des trous dans ses vêtements, il avait l’air sale et négligé. Bien qu’il ne l’eût jamais admis, il aurait volontiers mangé de cette nourriture si saine et ennuyeuse que lui infligeait OX. Et cela l’exaspérait au plus haut point. Poussé par le désespoir, il marcha jusqu’au quartier où il avait vécu jadis, avec son beau-père et son idiote de sœur. Il n’avait jamais regretté de les avoir quittés, mais peut-être l’aideraient-ils. Il avait hâte de pouvoir moucher sa sœur en lui révélant qu’il était devenu le nouveau prince de la Hanse. Mais arrivé à son pâté de maison, il découvrit que l’immeuble avait disparu. Il avait été rasé et remplacé par un complexe de bureaux et de magasins. Il devait prendre soin de ne pas montrer trop de curiosité, car le président Wenceslas faisait probablement surveiller les environs. Affectant un air désinvolte, il demanda à une vieille femme ce qui était arrivé aux anciens habitants. Celle-ci haussa les épaules. — Expulsés, je crois. Un risque sanitaire, une épidémie ou quelque chose comme ça. Quelques personnes sont mortes, et le reste s’est retrouvé à la rue. Mal à l’aise, Daniel se remit en marche sans l’avoir remerciée. Hébété, il se souvint qu’il n’y avait pas si longtemps le roi Peter avait surgi dans ses appartements en clamant que la Hanse avait assassiné sa famille. À l’époque, cela ne lui avait paru qu’une manœuvre destinée à l’inquiéter. À présent, il n’en était plus si sûr. La nuit venue, comme la faim le tenaillait toujours, il se glissa jusqu’à l’entrepôt d’une épicerie en gros. Il cassa une vitre et parvint à ouvrir la porte. Il n’avait aucun plan, se contentant de se gaver des premières denrées comestibles qu’il put saisir dans les cartons : des biscuits salés et un tube de confiture. Lorsqu’il s’enfonça plus avant dans l’entrepôt, à la recherche de nourriture à emporter, il entendit un claquement dans son dos. Des panneaux de sécurité automatiques s’étaient rabattus sur l’entrée fracturée. Il se rua dessus mais ne trouva aucune sortie. Il devait avoir déclenché une alarme muette. Pendant qu’il attendait, résigné, la police locale, il tâcha de se remplir l’estomac autant que possible. Comme il entendait les voitures et voyait des hommes en uniforme en émerger, il se composa une expression indignée. — Vous en avez mis du temps ! se plaignit-il, en s’efforçant d’adopter un ton de commandement, comme dans les leçons de diplomatie que lui avait données OX. Je teste les systèmes de sécurité de la Hanse. Des voleurs professionnels auraient eu largement le temps de vider cet endroit. Les policiers convergèrent sur lui, l’air peu amène, leurs convulseurs braqués sur lui. — Je suis le prince Daniel. Vous ne me reconnaissez donc pas ? Manifestement non. Pas plus qu’ils ne le crurent. Quelques instants après la police, des journalistes arrivèrent pour filmer l’arrestation. Daniel se démena et brailla qu’il était le prince, au grand amusement des journalistes. Finalement, les policiers usèrent de leurs convulseurs, dont la décharge neutralisa ses liaisons nerveuses. Le garçon chuta immédiatement, incapable de contrôler ses muscles. Il demeura conscient, alors même qu’il s’affalait, inoffensif. Il n’avait jamais été paralysé de la sorte. On transporta le jeune homme encore en proie à des secousses dans un immeuble en forme de blockhaus, et on l’enferma avec d’autres suspects à l’air misérable. Ses cris et ses réclamations outragées laissèrent les policiers indifférents. Au matin suivant, un homme large d’épaules et habillé avec soin arriva. Daniel reconnut Franz Pellidor, l’un des adjoints spéciaux du président. — Je suis son oncle, déclara-t-il à l’un des factionnaires du poste de police. Je crains qu’il soit un peu délirant. Il doit avoir encore réussi à cacher ses médicaments. Je vous présente mes excuses. Bien sûr, ma famille paiera l’amende ainsi que le remboursement des dégâts. Il conduisit le garçon dehors, lui broyant le bras comme dans un étau. — D’accord, je suis désolé, grimaça le jeune fugueur. J’ai compris la leçon. Ramenez-moi au Palais. J’avoue que je suis content de vous revoir. Pellidor lui jeta un regard de mépris absolu. — Vous changerez vite d’humeur quand vous verrez le président Wenceslas. 76 SULLIVAN GOLD Les hydrogues frappèrent Qronha 3 de partout à la fois. Leurs engins jaillissaient des nuages, laissant une traînée de brume dans leur sillage, et leurs tirs déchiraient le ciel tels les coups de fouet d’un dresseur de lion. Leur première salve manqua le moissonneur et ricocha à travers les couches ionisées de l’atmosphère. Les orbes de guerre émergeaient à la manière de bouées sous-marines. Un tir éventra la coque de l’un des réacteurs d’ekti, projetant des gaz catalyseurs qui agirent à la manière d’un propulseur de fusée. La poussée irrégulière fit tanguer la structure. La voix de Sullivan retentit dans les haut-parleurs de la station : « Vous avez toutes les raisons du monde de paniquer, mais je vous en prie, ce n’est pas le moment. Nous nous sommes entraînés mille fois pour cette situation. Que chacun se rende à son module d’évacuation. Je déclare ce moissonneur officiellement perdu. » Les extracteurs d’ekti fonçaient dans les coursives, dégringolaient les échelles et traversaient les ponts au pas de course jusqu’aux dizaines de modules de sauvetage autonomes. Dans les explosions qui se succédaient, Sullivan essayait de rester concentré sur sa tâche. Il héla Kolker qui se tenait debout, chancelant, sur le pont d’observation : — Y a-t-il des vaisseaux militaires dans les environs ? Le prêtre Vert répercuta la question en criant, comme si la qualité du télien dépendait du volume de sa voix. Ses pensées désespérées diffusèrent dans le réseau de la forêt-monde et parvinrent à la Ligue Hanséatique, aux Forces Terriennes de Défense et à ses pairs sur Theroc. Il se tourna vers Sullivan. — La flotte nous envoie des vaisseaux. Mais ils n’arriveront pas avant demain, voire deux ou trois jours. — Super. J’apprécie le geste, mais tout sera terminé d’ici là. (Il saisit Kolker par le bras.) Allons, il faut évacuer. J’ai promis à ma femme que je ne prendrais aucun risque inutile. Courant à son côté sur le pont à ciel ouvert, le prêtre Vert portait à grand-peine le pot de son surgeon. Les orbes de guerre tirèrent de nouveau, et le moissonneur tout entier trembla. Des explosions retentirent sur les ponts inférieurs. Sullivan n’avait aucune idée des dégâts, mais il savait que les hydrogues ne cesseraient pas leur assaut tant que le moissonneur ne serait pas totalement consumé. Avant que les deux hommes aient pu atteindre la sortie du pont d’observation, deux orbes touchèrent un réservoir à moitié plein. L’onde de choc qui se propagea à travers la structure détruisit deux des énormes moteurs de sustentation. Le pont s’inclina brutalement. Kolker trébucha et commença à glisser vers le bord ouvert sur l’extérieur. Sans se soucier de sa propre sécurité, Sullivan vola à son secours. Le prêtre Vert chercha à empoigner une prise – et laissa échapper son pot. Celui-ci culbuta le long du pont incliné, avant de se briser sur le rebord. Kolker plongea afin de le rattraper. — Non ! De la main gauche, Sullivan avait saisi une rambarde de soutien. Au même instant, sa main droite accrocha la cheville de son compagnon. Marmonnant des supplications, le prêtre s’étendit au maximum… mais le surgeon bascula par-dessus le rebord et tomba dans l’atmosphère de la géante gazeuse. Kolker le contempla, les yeux exorbités d’horreur et d’incrédulité, comme s’il s’agissait de l’un de ses enfants. Sur le vaste champ de bataille qu’était devenu le ciel, le surgeon ne tarda pas à se réduire à un point minuscule. Néanmoins, les hydrogues l’aperçurent. Sans aucune nécessité, l’un des orbes de guerre le réduisit en cendres, qui se dispersèrent dans les vents furieux. Suant et soufflant, Sullivan resserra sa prise sur la cheville de Kolker, mais ce dernier se balançait, immobile et muet, désorienté par la rupture du télien. Les détonations se poursuivaient. Déséquilibré, le complexe se mit à osciller comme un pendule. Sullivan saisit sa chance : profitant d’une inclinaison favorable, il ramena Kolker en sécurité juste avant que celle-ci s’inverse. — Ressaisissez-vous ! Il faut partir ! — Mon arbre… — Il n’y a plus rien à faire pour lui, et je ne vous laisserai pas rester prostré ainsi. Il le remit d’autorité sur ses jambes, et ils quittèrent en courant le pont de commandement, dont le personnel avait déjà rejoint les modules de sauvetage. — Allons-y ! Sullivan poussa Kolker à travers l’écoutille puis verrouilla la porte du module derrière lui. Du regard, il balaya la foule amassée à l’intérieur. — Tout le monde est là ? — Il en manque trois au module 7, dit l’administrateur. Tassée dans un coin, Tabitha Huck baissa les yeux sur son écran. — Le module 4 en a deux de trop. — Et nous, sommes-nous pleins ? demanda Sullivan. — Oui, mais on peut accueillir une dizaine de personnes supplémentaires, si un module est endommagé. — Je n’ai vu personne d’autre sur le pont de commandement, mais je leur accorde encore trente secondes. (Une nouvelle explosion ébranla la structure.) Ordonnez à tout le monde de décoller. L’évacuation se déroulait comme prévu, mais restait la grande inconnue : les hydrogues les poursuivraient-ils, une fois les modules lancés ? Car ils ne pouvaient espérer les semer. Kolker ramena les genoux sur sa poitrine. Il paraissait misérable – un prêtre Vert sans son surgeon. — Personne ne sait ce qui arrive en ce moment. Tout contact a été rompu. Ils penseront que nous avons péri. Sullivan essaya de se montrer encourageant. — Vous avez sonné l’alerte à temps. Les FTD sont au courant. Mais c’est à nous de nous en sortir. (Il jeta un coup d’œil à sa montre.) Le temps est écoulé, on décolle ! Ils tinrent bon, tandis que leur vaisseau rudimentaire se libérait du moissonneur condamné et montait en flèche. Autour d’eux, d’autres modules autonomes s’éjectaient, telles les spores d’un champignon. Par le hublot, Sullivan regarda en contrebas. Les hydrogues continuaient à attaquer ce qui restait de la station. — Ils n’ont pas l’air de vouloir nous poursuivre, dit Tabitha. Pas encore en tout cas. Il y eut un soupir de soulagement général, suivi d’un frisson de peur rétrospective. Pendant qu’il gagnait de l’altitude, le module pivota, de sorte que Sullivan aperçut, sur l’océan de nuages, l’immense cité flottante de Hroa’x. Les hydrogues l’avaient encerclée et avaient ouvert le feu. Déjà, de multiples brèches dans la plate-forme vomissaient de la fumée et des flammes. — Les Ildirans sont attaqués eux aussi, lança Sullivan. Mais leur cité n’a pas été conçue pour le sauvetage de l’équipage. Ils vont tous mourir. Dans le compartiment, ses compagnons échangèrent des murmures angoissés. Kolker regarda Sullivan, plus triste que jamais. — Hroa’x disait qu’il ne pouvait rien y faire. — Les Ildirans n’ont pas coutume de modifier leurs anciennes structures. Ni de planifier à l’avance. Sullivan lorgna ses camarades éparpillés. Les autres modules disposaient eux aussi de places vacantes. — On ne va pas les laisser périr alors qu’on a les moyens d’agir, décida-t-il enfin. Et tant pis pour l’opinion de Lydia à ce sujet. Les réfugiés le regardèrent, incrédules. Tabitha s’exprima au nom de tous : — On ne va tout de même pas y retourner ! — Nous y allons tous. (Il se tourna vers l’opérateur radio.) Ouvrez une fréquence vers la cité des nuages ildirane, s’il y a quelqu’un à l’écoute. Informez Hroa’x que nous sommes en chemin. Je veux tous les modules avec moi. Nous allons sauver autant d’Ildirans que possible. Nous pouvons changer la donne. La stupéfaction qui se lisait sur le visage de Kolker se mua en quelque chose qui ressemblait à du respect. Il opina légèrement du chef. — Mais Sullivan…, balbutia Tabitha, frappée d’horreur, on ne peut pas prendre ce risque ! — Je ne vois pas d’autre option. 77 TASIA TAMBLYN Depuis la base lunaire, le général Lanyan envoya une transmission EM à l’essaim de béliers qui stationnait dans la ceinture d’astéroïdes : « Que le spectacle commence ! » Grâce au message instantané envoyé par Kolker, les FTD apprirent l’assaut des hydrogues sur Qronha 3 alors même qu’il se produisait. Comme les commandants de fardage écoutaient, au garde-à-vous, à leurs postes d’entraînement respectifs, Tasia se surprit à songer que Ross, lui, n’avait jamais pu appeler à l’aide, lorsque les hydrogues avaient anéanti sa station du Ciel Bleu. « Votre flotte est parée, continua Lanyan, un sourire gourmand aux lèvres. On n’attendait plus qu’une cible, et voilà que les hydreux pointent le bout de leur nez. Ce sera comme casser des œufs avec un marteau. C’est ce que vous autres attendiez. Maintenant, mettez-vous en route. » Les six commandants poussèrent une acclamation, même s’il faudrait une heure avant que leur réponse parvienne à leur destinataire sur la Lune. Tandis que ses compagnons se préparaient au départ, la jeune femme courut prendre EA. Le lancement des soixante béliers s’effectua en moins d’une heure. En pratique, Tasia savait qu’ils n’atteindraient jamais la géante gazeuse avant que les hydrogues aient achevé leur ouvrage. Et quand bien même : le sauvetage des écopeurs d’ekti n’était pas leur objectif principal. En vertu de son grade, Tasia était responsable de l’opération, les autres officiers ayant dix béliers sous leurs ordres. Elle se tenait sur la passerelle, flanquée de son comper. Son petit Confident silencieux n’offrait qu’une aide technique limitée, comparé aux énormes compers Soldats de faction aux postes de manœuvre, mais il rappelait à la jeune femme sa jeunesse. Les modèles militaires ne nécessitaient ni personnalité ni talent pour la conversation. Ils suivraient ses ordres, et c’était tout ce qui importait. EA, en revanche, lui procurerait un peu de réconfort au cours du voyage. Les lourds cuirassés accélérèrent au-dessus du plan de l’écliptique et firent chauffer leurs propulseurs supraluminiques. Qronha 3 se trouvait en plein cœur du territoire des Ildirans, non loin de leur planète centrale. Tasia ne s’inquiétait pas de violer l’espace ildiran : si sa mission réussissait, elle doutait que le Mage Imperator formule une quelconque réclamation. Et en cas d’échec, le sujet ne la concernerait plus… Les données de la mission arrivèrent alors même qu’ils partaient. Tasia examina l’attaque en détail. Le télien du prêtre Vert avait été rompu, et le moissonneur d’ekti était supposé détruit. Bien que fonctionnant depuis moins d’un an, celui-ci avait produit une quantité respectable de carburant interstellaire, assez pour rembourser deux fois ce qu’il avait coûté… mais pas la vie des membres d’équipage. Ces derniers disposaient d’un système de sauvetage semblable à celui des béliers. Néanmoins, Tasia présumait que tout le personnel avait péri. Ainsi que tant d’autres stations d’écopage vagabondes… Elle se tourna vers son Confident. — EA, tu te rappelles quand nous sommes allés sur Golgen ? Toi et moi avions fui Plumas en douce pour rendre visite à Ross, qui venait d’achever la construction de la station du Ciel Bleu. EA resta silencieux un instant, puis : — Oui, cette description figure dans votre journal, Tasia Tamblyn. Vous admiriez beaucoup votre frère. — C’est juste. Et les hydreux l’ont tué. Voilà pourquoi nous sommes là. EA n’avait pas fait appel à d’authentiques souvenirs mais à des données que Tasia lui avait implantées, de sorte que la conversation ne tarda pas à retomber. Après cette mission, elle retrouverait son commandement… en principe. Alors, elle montrerait aux Terreux ce qu’était vraiment cette guerre. Les compers Soldats n’avaient nul besoin d’encouragements. Tasia éprouvait toutefois le besoin de faire un discours. Elle contacta ses commandants. Elle avait le temps de les galvaniser au sujet de la bataille qui s’annonçait, avant la mise à feu des propulseurs interstellaires. « Mes origines m’ont valu pas mal de critiques au sein des Forces Terriennes. Mais avez-vous la moindre idée du nombre de stations d’écopage que les hydreux ont anéanties ? Mon frère a compté parmi les premières victimes. Je me suis engagée afin de rendre les coups qu’ils nous ont portés. C’est parce que je suis à la fois Vagabonde et officier des FTD que je peux vous exhorter de la sorte. » Elle croisa les bras sur sa poitrine, avant d’enchaîner : « Jess, mon second frère, a envoyé une vingtaine de comètes sur Golgen. On ignore combien d’hydrogues ont été détruits, mais je dirais un sacré paquet. Aujourd’hui, j’ai bien l’intention de poursuivre la tradition familiale. Et vous ? Êtes-vous prêts à écraser quelques hydrogues ? » Les cinq commandants de fardage manifestèrent leur enthousiasme. Si elle s’était attendue à des récriminations sur son passé, elle en fut pour ses frais. Ils lui offrirent leur soutien plein et entier, et elle décida qu’après tout c’étaient de bons soldats, quelles que soient les taches sur leurs états de service. « Nous dirigeons le meilleur arsenal jamais conçu par les humains, dit-elle en souriant. Et c’est à nous seuls qu’on l’a confié. Ces maudits hydrogues ont déjà essuyé une défaite sur Qronha 3, et je suis surprise qu’ils aient le culot de se montrer de nouveau. Ils sont revenus prendre quelques coups supplémentaires… alors, faisons-leur le plaisir de les leur donner. » Tout en intimant l’ordre d’allumer les propulseurs interstellaires, elle jeta un œil circulaire sur la passerelle. À leur poste, les compers Soldats obéirent et lancèrent les vaisseaux-béliers dans le gouffre de l’espace. 78 JORA’H LE MAGE IMPERATOR La bataille de Durris-B s’acheva une semaine après que les Ildirans eurent remarqué la présence des hydrogues et des faeros au sein de l’étoile. L’étoile jaune assiégée vacilla… avant de s’effondrer en un soleil noir, son feu nucléaire éteint. Jamais, en dix mille ans, l’histoire ildirane n’avait connu tel drame. Du système ternaire de Durris, deux étoiles demeuraient : une blanche et une naine rouge, qui orbitaient autour d’une boule cendreuse. Les habitants de Mijistra observaient le ciel, terrifiés. — Osira’h part immédiatement, ordonna le Mage Imperator. Dans tout l’Empire, des accès de panique éclatèrent, tels des points d’incendie dans une vaste forêt. Comme il observait, depuis les fenêtres du Palais des Prismes, la nouvelle tache d’obscurité dans le ciel, Jora’h balaya toute hésitation au sujet de sa fille. Elle devait établir un contact, avant que les hydrogues aient annihilé l’Empire. Personne d’autre n’en était capable, à présent que les robots klikiss les avaient trahis. La veille au soir, Yazra’h avait chargé, sur son ordre, le vaisseau pressurisé sur l’un des sept croiseurs. Peu après, le tal O’nh avait annoncé que sa cohorte n’attendait plus que lui pour partir vers Hyrillka. Tout arrivait en même temps… enfin. Arborant diverses armes et accompagnée par ses chatisix, Yazra’h pénétra d’un pas raide dans le hall de la hautesphère. Osira’h, moitié moins haute que sa demi-sœur, la suivait. La fillette s’arrêta au pied de l’estrade et patienta en silence. À sa vue, le cœur de Jora’h se gonfla des espoirs qu’il avait placés en elle. La veille, après qu’il avait pris la décision de l’envoyer, il l’avait emmenée sur la plus haute tour du Palais des Prismes, afin qu’ils contemplent ensemble la splendeur de Mijistra. Les files du trafic aérien s’entrecroisaient pour former un véritable ballet. En dessous, les sept fleuves rayonnaient de la colline du Palais, longés par la queue interminable des pèlerins, que l’on discernait à peine dans le lointain. Jora’h avait tenté d’exprimer l’amour qu’il avait voué à sa mère, mais même pour un Mage Imperator il y avait des choses trop difficiles à expliquer. Étrangement, ses révélations n’avaient suscité qu’une surprise modérée chez Osira’h. Il se demanda ce qu’Udru’h lui avait dit au sujet de Nira. Rien d’aimable assurément. Si elle réussissait sa mission et revenait, il se promit de mieux s’occuper d’elle. Mais en ce moment, le temps lui manquait. À chaque heure qui passait, des vibrations inquiétantes augmentaient dans le thisme, et il ne devait plus différer la mission de sa fille sur Durris-B. Mais avant qu’il ait formulé son ordre, un messager surgit dans la hautesphère. — Mage Imperator, cria-t-il, les hydrogues attaquent Qronha 3 ! Nous venons de recevoir un signal de Hroa’x, le chef des écopeurs. Cela vient de commencer, mais leur destruction semble imminente ! Jora’h s’extirpa de son chrysalit. Il s’adressa à Yazra’h et Osira’h avec une urgence renouvelée : — Vous devez vous rendre là-bas plutôt que sur le soleil mort. Nous avons une obligation de défense envers notre cité des nuages. Et puisque les hydrogues sont revenus nous frapper sur Qronha 3, c’est là-bas que nous les rencontrerons. (Ses larges mains se posèrent sur les frêles épaules de la fillette.) Osira’h, tu dois parvenir à communiquer avec l’ennemi avant qu’il nous détruise tous. Amène-les-moi à tout prix, afin que je puisse leur parler et faire la paix avec eux. Une nuée de gardes et de fonctionnaires entoura Osira’h et l’entraîna vers la flotte de croiseurs. Jora’h la suivit des yeux, et ses espoirs l’accompagnèrent. Ce jour était celui des grands changements à venir. Il avait envoyé sa fille à son destin. Il était temps à présent de s’occuper d’Hyrillka. Aujourd’hui même. Plusieurs mondes étaient déjà perdus. Assez ! Il ne saurait tolérer plus longtemps ce vide dans le thisme. Aujourd’hui était le jour où l’Attitré de Dobro devait affronter Rusa’h. — Convoquez le tal O’nh, appela-t-il. Nous partons pour Dobro dans une heure. Il nous faut espérer qu’Udru’h aura joué son rôle. 79 CELLI Le golem de Beneto conduisit Celli et Solimar sur les larges pistes défrichées par les Vagabonds. Tous trois s’enfoncèrent dans la forêt brisée et calcinée. — Es-tu prêt, Solimar ? murmura Celli en lui attrapant la main. Quoi que ce soit ? — Quoi que ce soit, répéta son compagnon. Je suis certain qu’en nous choisissant, la forêt-monde sait ce qu’elle fait. — Ce n’est pas elle qui vous a choisis, mais moi, fit remarquer Beneto. Vous êtes les sujets idéaux pour envoyer un message aux arbres… un message qu’ils ont besoin d’entendre. La jeune fille échangea un regard de confusion avec Solimar. — Eh bien, je suppose que cela explique tout. Beneto avançait avec détermination. Le bois qui constituait son corps bougeait comme de la chair ; ce spectacle rappela à Celli les esprits sylvestres de ces contes de fées que les prêtres novices racontaient aux arbres. Tous les trois abordèrent une vallée ravagée telle que Celli n’en avait pas vu depuis longtemps. Le golem étendit les doigts, comme des brindilles au bout d’une longue branche. — Malgré les apparences, cette vallée recèle une énergie enfouie. La véritable puissance des verdanis réside quelque part près de la surface. Vous pouvez aider à la faire resurgir, dit-il en s’approchant d’eux. Solimar plissa le front, incertain de ce que l’on attendait de lui. Celli paraissait tout aussi perdue. — Tu ne peux pas être plus explicite ? Rappelle-toi, je ne suis même pas une prêtresse Verte. — Mais tu es humaine. C’est de cette force que nous avons besoin. (Il baissa les bras et recula.) Vous devez convaincre les arbres qu’ils ne sont pas morts. Que ce serait une folie de renoncer. — Ils nous ont demandé d’emporter des surgeons sur d’autres planètes, s’exclama Solimar. Cela, ce n’est pas renoncer, n’est-ce pas ? — Exact, répondit Beneto. Mais ici, sur Theroc, la forêt-monde s’est résignée à la défaite. Elle sait que les hydrogues peuvent revenir n’importe quand. Cependant, les arbres possèdent un pouvoir profondément enfoui. Vous devez les amener à en faire usage. Ne les laissez pas capituler. Celli posa les mains sur ses hanches étroites. — Et comment est-on censés procéder ? — En pratiquant la danse-des-arbres. Solimar et Celli regardèrent le golem de bois d’un air sceptique. L’air environnant sentait encore la fumée. — C’est aussi simple que ça ? Vraiment ? — Les arbres ressentaient quelque chose quand vous dansiez, poursuivit Beneto. Vous pouvez éveiller les souvenirs des verdanis. — Comme un rituel ? s’enquit Solimar. — Allons, tu plaisantes ! (Celli donna un coup sur la branche d’un arbuste carbonisée à cœur.) En dansant dans les cendres ? — Non : en faisant montre de joie et d’espoir. (La tête de Beneto pivota, embrassant le paysage en ruine.) Je suis une manifestation de la forêt-monde, mais je suis également humain. Cet aspect implique une caractéristique incompréhensible aux verdanis : la détermination. » Songez à leur nature. Les arbremondes sont ancrés au sol ; ils ont toujours accepté ce qui venait à eux. Ils sont forts et patients, mais ils ont oublié comment se battre. Leur lutte se limite à résister contre l’agresseur. Ils sont passifs. Contrairement aux humains. Quand les hydrogues et les faeros se combattaient, les arbres ont cru qu’ils seraient tous détruits. Ils se sont rendus sur Theroc et ont espéré survivre sur d’autres mondes, grâce aux surgeons. Un souvenir illumina Celli. — Mais Reynald ne les a pas laissé baisser les bras ! Il a grimpé au sommet de la canopée avec deux prêtres Verts, et il a crié après les arbres jusqu’à ce qu’ils contre-attaquent ! Beneto opina. — Reynald a obligé les arbremondes à puiser dans des pouvoirs enfouis qu’ils n’avaient pas encore utilisés. Ils n’avaient jamais pensé lutter pour une cause désespérée, mais grâce à notre frère ils se sont activement défendus. Même si la bataille a été une catastrophe pour Theroc, les hydrogues ont été chassés, et la forêt-monde a survécu. (De sa main salie de suie, il toucha les épaules de Celli et de Solimar.) Vous devez faire la même chose. Les arbres se doutent que les hydrogues vont revenir les anéantir pour de bon. Ils sont heureux de savoir que leurs surgeons survivront ailleurs. Mais on ne peut pas les laisser abandonner Theroc. Celli renifla. — Même une cause désespérée est une cause. Mieux vaut se battre que rester passif. — Exactement. Vous deux, suivez l’exemple de Reynald : exposez aux verdanis la volonté, la joie et l’opiniâtreté des humains. Ils connaissent ces notions que nous leur avons inculquées, mais ils ne les comprennent pas. Solimar leva les yeux vers les branches noircies. — Et nous allons réussir grâce à la danse-des-arbres ? — Les verdanis appréhendent les choses d’une façon différente de la nôtre. À travers les âges, un lien s’est développé entre la forêt-monde et les Theroniens… même ceux qui n’ont pas endossé la robe verte. Ce lien est particulièrement fort avec notre famille. Voilà pourquoi la destruction a tant affecté notre sœur Sarein, malgré ce qu’elle attendait. Voilà pourquoi Reynald a pu se faire entendre de la forêt, plus que les deux prêtres qui l’accompagnaient. Voilà pourquoi je crois que toi, petite sœur, et toi, Solimar, aiderez les arbres. Votre plaisir de danser provoquera une réaction chez eux, exaltera leur potentiel. — On dirait de la magie, souffla Celli. — Croyez-moi, le pouvoir est là. Jadis, les verdanis ont façonné leur corps dans les grands arbres, et ils le referont, quand les temps seront revenus. (La voix caverneuse de Beneto devint pressante.) Inspirez-les. Faites-leur savoir qu’ils ne peuvent attendre des siècles pour récupérer leurs forces. Nous avons besoin d’eux maintenant, avant le retour des hydrogues. — Je suis d’accord, dit Celli. (Curieuse, elle se posta devant un grand arbre à moitié brûlé.) C’est parti. Elle effrita l’écorce calcinée jusqu’à atteindre le bois sain. À travers ses doigts et ses pieds, elle sentit le flot de sève, le sang de la terre. Les racines s’enfonçaient profondément, liées en un réseau qui s’étendait à travers les continents. Les prêtres Verts percevaient-ils cela à chaque instant ? Beneto conservait l’immobilité d’un arbre, ses pieds fermement ancrés. Sa poitrine se gonfla, comme s’il attirait l’énergie de la forêt jusqu’à la surface brûlée. — Depuis l’attaque hydrogue, la forêt-monde s’est repliée dans les tréfonds du sous-sol, dit-il. À l’abri. Néanmoins, lorsque vous avez dansé tous les deux, en pensant que personne ne vous voyait, elle a réagi. Vous allez recommencer, sous ma supervision. J’userai de mon esprit humain pour indiquer à mon cœur verdani ce qu’il a besoin de savoir. Bien qu’elle se tienne sur une zone calcinée, Celli sentait le bruissement de feuilles s’abreuvant de soleil et de nutriments : des sensations transmises par des oasis de végétation épargnées. Mais ces impressions provenaient de très loin, amorties par une sorte d’hébétude. Comme si les verdanis étaient tombés dans le coma. — La forêt vit, mais il faut la réveiller. Allez, Solimar. Celli examina le champ de carcasses charbonneuses, afin d’estimer quels arbres, quelles branches supporteraient leur poids et les risques qui les guettaient. Elle sourit à Solimar, puis prit une inspiration. — Je vais commencer par la Danse amoureuse du lucane géant. Ensuite, j’enchaînerai sur le Papillonnage. Les yeux de Solimar pétillèrent. — Je serai juste derrière toi. Ils s’élancèrent de conserve, formant de gracieuses arabesques jusqu’à ce qu’ils aient atteint les branches basses. Solimar pivota sur lui-même, la saisit dans ses bras musclés et lui donna une impulsion vers le haut. Celli s’élança telle une gazelle. Elle rebondit sur une grosse branche, se propulsa en direction d’un autre tronc, sur lequel elle prit appui pour effectuer un triple saut périlleux dans les airs. Elle retrouvait un plaisir qu’elle avait oublié. Elle atterrit sur le sol cendreux, avant d’entamer un nouvel enchaînement. Sur ses talons, Solimar continuait son ballet. Beneto leva la tête vers le ciel radieux et écarta les bras. — Je vais réclamer leur attention, dit-il. (Comme s’il redevenait arbre, ses pieds joints s’enracinèrent dans le sol.) Il faut obliger les arbremondes à puiser dans leur capacité à régénérer leurs tissus cellulaires. Chaque fois qu’elle touchait une branche ou un tronc, Celli ressentait une infime décharge, comme si elle impulsait un choc à la forêt comateuse. Derrière les danseurs, Beneto plongea un bras à l’intérieur d’un arbre, fusionnant jusqu’au coude. Son expression, auparavant impassible, était à présent tendue par l’effort. Il forçait les verdanis à les regarder. À l’origine, chaque mouvement de la danse-des-arbres évoquait un élément de la forêt : le balancement des feuilles, le vol des insectes, la floraison… Certains ballets symbolisaient la pollinisation des épiphytes par les coléoptères, l’éclosion simultanée de nuées de papillons pourpres, le vol d’un wyverne. Le cycle de vie de la vaste forêt theronienne. Alors que leur numéro atteignait son paroxysme, une chose incroyable se produisit. Sur une racine découverte que Celli avait effleurée de son pied nu – là où, d’après Beneto, la puissance des verdanis se cachait –, une tache verte apparut. Une pousse vivace émergeait du substrat moribond, comme si elle était directement générée par la puissance créatrice des danseurs-des-arbres. Solimar attrapa une branche et se hissa dessus. Il reprit son équilibre, banda les muscles de ses cuisses, et sauta. La branche sur laquelle il s’était tenu quelques instants auparavant se gonfla, effritant sa carapace de cendres pour se déployer, comme un poing qui s’ouvre. Les racines pompèrent l’énergie de leurs réservoirs souterrains, et des feuilles pâles surgirent au bout des ramures. Au sol, Beneto avança jusqu’à un autre arbre. Il appuya les mains contre l’écorce réduite à une croûte noirâtre puis les enfonça jusqu’à la moelle. À mesure que Celli et Solimar traversaient la forêt en ruine, celle-ci recouvrait son énergie. Comme s’ils éclaboussaient de vie chaque endroit qu’ils touchaient… Leurs pirouettes, combinaisons de ballet et de gymnastique, se poursuivaient à un rythme accéléré. Et sur leur passage, la forêt-monde guérissait de ses plaies. Celli riait, aux anges. Les feuilles nouvelles proliféraient, tout comme les surgeons, que cette croissance explosive faisait vibrer. L’air s’imprégnait de parfums humides, piquants et frais. Beneto se dégagea de l’arbre, tel un surgeon émergeant d’une profonde blessure végétale. Il appela les danseurs : — La vie est mouvement, la vie est euphorie ! Par votre danse, vous exaltez son essence. Montrez aux arbres harassés le sens de l’existence ! Sur le moment, Celli ne prêta pas attention aux arguments du prêtre Vert. Elle s’amusait trop. Tout ce qu’elle avait besoin de savoir était que cela fonctionnait : pour la forêt-monde, pour elle-même, pour Solimar, pour Beneto. Elle et son compagnon dansèrent pendant des heures, insouciants du temps qui passait. Ils ressentaient à peine la fatigue. Enfin, comme le crépuscule teintait le ciel de Theroc, ils s’effondrèrent ensemble, exténués, entourés par le feuillage miraculeux. Malgré la sueur et la suie qui la recouvraient, Celli ne s’était jamais sentie aussi satisfaite de toute sa vie. Solimar passa un bras par-dessus ses épaules et l’attira à lui. À leur propre surprise, ils s’embrassèrent, en un geste d’allégresse autant que d’amour mutuel. — Vous deux avez accompli beaucoup aujourd’hui, dit Beneto en se postant devant eux, les jambes toujours à demi enfouies dans le sol. J’espère que vous voudrez recommencer. Celli regarda autour d’elle, émerveillée. Il lui semblait que la forêt-monde avait pris une grande inspiration et avait recouvré sa puissance. C’est comme s’ils avaient jeté un seau d’eau sur le visage fatigué de la forêt. Elle s’appuya sur le large torse de son compagnon. — On devrait pouvoir arranger ça. Beneto étendit les mains pour se connecter à la forêt-monde. Ses traits exprimaient son bonheur. — Maintenant, nous sommes plus forts. Les verdanis continuent à appeler, bien qu’ils aient commencé il y a longtemps. Avant peu, l’aide arrivera. 80 BASIL WENCESLAS Ce n’était guère le genre de spectacle qui plaisait à Basil, mais le prince Daniel méritait ce qui allait lui arriver. Son attitude rebelle devait être domptée. Immédiatement. Et, plus que son soi-disant héritier, Peter devait comprendre les conséquences de ses actes. Feignant d’être conciliant, le président portait son plus beau costume ; ses cheveux gris acier étaient coiffés à la perfection. Il aurait souhaité avoir Sarein à ses côtés en cet instant. Elle avait annoncé son retour prochain dans un message. Avait-elle mené sa mission à bien, ou l’avait-elle laissé tomber, elle aussi ? Y avait-il quelqu’un dans tout le Bras spiral – hormis lui-même – qui se montre à la hauteur ? Quelqu’un pour exécuter la tâche qu’on lui demandait ? Il n’était pas étonnant dans ce cas que cette guerre mette l’humanité à genoux ! Refoulant la colère qui le faisait bouillir, il regarda Daniel qui, contrit et plein d’effroi, affrontait le public et les caméras pour la première fois. Celui-ci avait manifestement subi une rude épreuve, et le maquillage n’avait pu totalement effacer les cernes sous ses yeux. Même si cela survenait trop tard, ce gamin avait au moins été maté. Basil avait perdu tout intérêt pour lui, mais Daniel pouvait toujours servir son dessein. Le sort qu’il lui réservait intimiderait efficacement Peter et ses velléités d’indépendance. Vêtus de couleurs vives, le roi et la reine se tenaient en arrière-plan, se regardant l’un l’autre avec inquiétude. Depuis quelque temps, leur comportement était irréprochable. Dire qu’ils se gargarisaient d’avoir gardé la grossesse secrète ! — Peuple de la Hanse ! commença Daniel d’une voix exsangue. Je… je pense que le temps est venu pour moi de m’expliquer. OX avait fait répéter le garçon encore et encore, mais sa prestation demeurait médiocre. Basil avait espéré qu’il brillerait un peu plus, pour son chant du cygne sous les feux de la rampe. Comment ai-je pu me tromper à ce point en le choisissant ? À l’époque où ils avaient été forcés de sélectionner un remplaçant éventuel de Peter, Basil subissait un énorme stress. Il avait agi avec trop de précipitation et devait à présent faire machine arrière pour limiter les dégâts. À mesure que son trac se dissipait, Daniel reprit de l’assurance. — J’ai décidé de me retirer de l’attention publique afin de ne pas porter ombrage à mon cher frère, le roi Peter. C’est lui, votre guide. Vos espoirs et vos prières doivent s’adresser à lui, non à moi. Basil jeta un coup d’œil à Peter et vit la surprise se peindre sur son visage. Discrètement, le roi serra la main d’Estarra, comme s’il pensait sincèrement qu’il pouvait la protéger de ce que le président avait en vue. — Toutefois, continua Daniel, quelqu’un a profité du fait que mon visage ne vous est pas familier. Vous avez dû voir les nouvelles au sujet d’un imposteur. Ce jeune illuminé a été appréhendé et recevra tous les soins nécessaires. Il remua, mal à l’aise, mais s’il pâlit son maquillage n’en laissa rien paraître. Eldred Cain avait suggéré de réagir de façon plus modérée, mais Basil s’était passé de ses services et avait écrit le discours lui-même. — En cette sombre époque, le roi guidera l’humanité avec clairvoyance. Il a mon soutien, et je sais qu’il a le vôtre. Daniel s’inclina, croyant probablement que l’incident était clos. Le public de la Place royale applaudit poliment. Peter et Estarra se placèrent au côté du prince, dans une démonstration de fraternité. Basil recula avec prudence de quelques pas, afin de laisser la « famille royale » seule en scène. Les images de cet instant parfaitement chorégraphié feraient bientôt le tour de la Hanse. Entre ses paupières plissées, Peter lança un regard au président. Ce dernier était certain que son roi d’opérette avait saisi le message. Cain et Pellidor attendaient dans l’ombre. Son adjoint blafard regardait en silence, d’un air ouvertement désapprobateur. Basil décida de l’ignorer. Personne n’était mieux placé que lui pour appréhender au mieux les intérêts de l’humanité. Il se tourna vers son agent spécial. — À présent qu’il a publiquement réparé son imprudence, notre cher prince croit qu’il est pardonné. Mais il ne pourrait être plus loin de la vérité. Nous ne pouvons risquer que ce cirque se renouvelle. Pellidor, vous savez quoi faire. Cain lui jeta un regard alarmé, mais Pellidor opina sèchement. — Tout est déjà préparé, monsieur le Président. Basil s’autorisa un sourire et laissa des pensées plus agréables l’envahir. Sarein serait de retour d’ici à quelques heures… 81 ORLI COVITZ Cela faisait seulement trois jours qu’Orli se tournait les pouces sur la base militaire, et elle en avait déjà assez de la Lune. L’amiral Stromo devait revenir aujourd’hui de Corribus avec les preuves de l’attaque ; mais il n’y avait aucune surprise à attendre de ce côté-là. Le général Lanyan en avait fini avec elle et Hud Steinman, et l’on s’apprêtait à les renvoyer sur Terre, où l’on supposait qu’ils voulaient se rendre. En dépit de recherches approfondies dans les bases de données, personne n’avait été capable de retrouver sa mère. Orli ne savait pas très bien où aller, mais elle parviendrait d’une façon ou d’une autre à se débrouiller toute seule. Elle y arrivait toujours. Dans les semaines qui avaient suivi le massacre, elle avait pleuré son père, mais en ce moment elle se sentait surtout vide, comme assommée. Il lui faudrait longtemps pour accepter tout ce qu’elle avait vu. Dans les quartiers mis à sa disposition, elle jouait de la musique pendant des heures. Un soldat l’emmena au quai d’embarquement de la navette, où Steinman l’attendait. Le vieillard était débraillé et poussiéreux, bien qu’il ait eu largement le temps de se laver, de se raser et de passer des vêtements propres. Orli songea qu’il appartenait à cette espèce d’hommes qui, quoi qu’ils fassent, avaient toujours l’air mal fagotés. Son visage s’illumina en la voyant. — Eh, gamine ! Sur Terre, ils doivent penser que les colons et les réfugiés sont tous interchangeables : ils nous envoient avec ces types de Crenna sur un autre monde klikiss. — Papa me disait toujours qu’il fallait se réjouir d’avoir la chance d’un nouveau départ. Steinman secoua la tête. — Corribus était le dessus du panier. On peut parier que le prochain endroit ne sera pas aussi bien. Orli s’assit à côté de lui, le dos au mur. — Tant qu’ils nous envoient sur une planète qui ne sera pas détruite…, murmura-t-elle. Elle ramena ses genoux sous son menton et poussa un profond soupir. Dans sa tête, elle entendit la voix de son père, qui la grondait : « Garde le moral, ma fille. Rebondis ! Celui qui a les yeux fixés sur ses chaussures ne peut pas voir les étoiles. » Un jour, Jan Covitz avait posé ses doigts sur ses lèvres et avait suivi leur contour. « Tu vois ? Quand on sourit, les lèvres forment une coupe, dans laquelle on peut recueillir la chance. Mais quand on est maussade… (son doigt avait tiré ses lèvres vers le bas) la chance s’éloigne, en coulant le long du menton ! » À ses côtés, Steinman continuait à bavarder : — On dirait que tous mes efforts pour m’éloigner de la foule se sont retournés contre moi… — Beaucoup de choses se sont retournées contre nous. Et contre le capitaine Roberts. Il nous a aidés, et regardez ce qu’il a récolté comme problèmes ! (Orli jeta un coup d’œil au vaisseau de transport qui devait les faire descendre sur Terre.) Dans combien de temps partons-nous ? Steinman haussa les épaules. — On est tributaires du planning de l’armée. On part quand on nous le dit, et le reste du temps on attend. — Il faut que j’aille dire au revoir au capitaine Roberts. Elle courut jusqu’à l’un des soldats en faction sur le quai de lancement et lui demanda à voir son ami. — Il est en prison, euh… m’dame, répondit le soldat. Je ne crois pas qu’on lui permette de recevoir des visiteurs. La cour martiale se réunit dans quelques heures. — Ce serait seulement pour une minute. Vous ne pouvez pas vérifier ? Je suis sûre que le général Lanyan fera une exception. Elle harcela le garde jusqu’à ce qu’il transmette sa demande, qui fut soumise à un supérieur puis à une tierce personne, avant qu’enfin on l’escorte dans l’étage carcéral. — Vous n’avez que dix minutes, grogna le garde. — Je sais. Ma navette décolle bientôt. Le capitaine Roberts avait l’air misérable, assis sur sa couchette, tandis qu’une grosse femme arpentait la cellule tel un orage en mouvement. Orli reconnut Rlinda Kett ; celle-ci avait piloté le Curiosité Avide, qui les avait emmenés, son père et elle, de Dremen jusqu’à la planète au transportail. — Bien sûr que je me souviens de toi, ma jeune dame, gloussa le capitaine Kett en réponse au salut d’Orli. Au vu de la tournure des événements, j’aurais préféré ne jamais vous avoir emmenés sur Rheindic Co. Vous vous seriez mieux portés en restant sur Dremen. Orli contempla le visage de chien battu de Roberts, couronné d’un halo de cheveux gris en bataille. — Je suis désolée de vous avoir mis dans un tel pétrin, capitaine. — Il n’y a rien que l’on puisse faire, ma petite demoiselle, répondit-il d’une voix lasse. Et je n’aurais pas changé ma ligne de conduite, de toute façon. On aurait pu penser qu’ils manifesteraient un minimum de gratitude. — Est-ce que je peux vous aider d’une façon ou d’une autre ? Proclamer quel honnête homme vous êtes, par exemple ? Je pourrais être un… comment ils appellent ça ? un témoin de moralité ? — C’est sûr qu’il a de la moralité, maugréa Rlinda. Mais les tribunaux militaires n’obéissent pas à ce genre de règle. Tout ce qui les intéresse, c’est un résultat bien particulier, et on peut être certains qu’ils l’obtiendront. — Je me sens comme une plume dans la tuyère d’un vaisseau spatial, dit Roberts. Pourquoi n’attendent-ils pas que l’amiral Stromo revienne avec son rapport ? Une fois qu’ils auront compris la réalité du danger, ils auront mieux à faire que de s’occuper de moi. — Je suis vraiment désolée, répéta Orli. — Ne t’inquiète pas, jeune dame, fit Rlinda en tapotant son épaule. Tout ira bien. Le capitaine Roberts se redressa sur sa couchette. — Ne lui mens pas. Elle a déjà surmonté beaucoup de choses. Rlinda la poussa vers la porte, un sourire stoïque aux lèvres. — Il est temps pour la jeune dame d’aller prendre sa navette, BeBob. Toi et moi avons un plan à discuter. 82 RLINDA KETT Moins de quatre jours après l’arrestation de Branson Roberts, une commission d’enquête se réunit à huis clos. Rlinda menaça de se menotter à BeBob si on ne la laissait pas assister à la séance. Bousculant les gardes sur son passage, elle pénétra dans la salle souterraine dépourvue de fenêtres. BeBob se dirigea vers son siège d’un pas accablé. Rlinda lui donna un coup de coude dans les côtes, afin qu’il se redresse. Son avocat commis d’office était assis à la table réservée à la défense. Il avait brièvement rencontré son client deux fois, principalement pour passer en revue la liste des faits que lui avaient fournie les FTD. D’après une note émanant du service administratif du général, un procès contradictoire n’était pas nécessaire, puisque personne ne mettait les faits en doute. Ce qui, naturellement, n’était pas l’avis de Rlinda. Celle-ci jeta à peine un coup d’œil à l’avocat, tandis qu’elle faisait face à Lanyan, flanqué de deux officiers subalternes. Malgré l’absence de caméras, tous portaient des uniformes impeccables. — Madame Kett, dit Lanyan en fronçant les sourcils, vous n’êtes pas tenue d’assister à cette procédure. — J’interviens en tant qu’avocate du capitaine Branson Roberts, répondit-elle avec un regard furieux au juriste militaire, qui gardait le nez plongé dans ses papiers. Et je serai fichtrement meilleure que votre marionnette, là-bas. Au moins moi, j’ai entendu l’accusé. Il paraît que c’est ce qu’il faut faire en premier, dans une stratégie de défense. Piqué, l’avocat releva le menton. Les deux officiers gloussèrent jusqu’à ce que Lanyan les foudroie du regard ; aussitôt, ils retrouvèrent leur froideur professionnelle. — Il ne s’agit que d’une audience préliminaire, madame Kett, dit Lanyan. Rlinda se posta devant la table de la commission. — Capitaine Kett, rectifia-t-elle. Général, laissez-moi vous rappeler ce que le capitaine Roberts a fait pour la Hanse. Vous-même avez épinglé cet homme au bout d’un hameçon et l’avez utilisé comme appât pour capturer le pirate vagabond Rand Sorengaard. Vous vous souvenez ? Il a risqué sa vie pour vous. Lanyan ne se départit pas de son calme. — Vous aussi avez bénéficié de la fin des méfaits de Sorengaard. Sérieusement, votre client espère-t-il obtenir notre clémence en vertu de faits qui se sont déroulés il y a huit ans ? D’une traite, Rlinda raconta comment la plupart de leurs vaisseaux avaient été confisqués au profit de la flotte terrienne, comment BeBob avait effectué de périlleuses missions de reconnaissance contre son gré, et comment, avec la bénédiction du président Wenceslas en personne, il avait apporté sa contribution à la colonisation des mondes klikiss en transportant fournitures et provisions – ce qui l’avait amené à découvrir le massacre sur Corribus. En désespoir de cause, Rlinda avait harcelé le président afin qu’il intervienne. Malheureusement – comme elle s’y attendait –, il avait cessé de répondre à ses appels. BeBob était tout seul. Lanyan perdit patience. — Vos souvenirs sont hors de propos, madame Kett. Il est un fait indéniable que le capitaine Roberts a été enrôlé dans les FTD. Par conséquent, il est soumis à la juridiction militaire. Il a déserté et s’est soustrait à la justice pendant des années. Nous sommes en guerre. Nous ne pouvons tolérer une telle attitude de la part d’un pilote des Forces Terriennes de Défense. — Plus d’une centaine de pilotes ont abandonné leur poste, ajouta l’un des officiers, avec pour résultat une baisse de notre efficacité. Nous n’avons d’autre choix que de faire un exemple du capitaine Roberts. L’avocat d’office ne semblait guère enclin à prendre la parole, aussi BeBob décida-t-il de s’exprimer par lui-même. — Mais… mais vous m’avez fait chanter pour que j’effectue vos missions ! Vous m’avez utilisé comme de la chair à canon. Regardez ce qui m’est arrivé à Dasra ! Les hydrogues ont failli détruire mon vaisseau. Le visage de Lanyan devint glacial. — Et vous osez vous plaindre au sujet de Dasra ! À cause de vos données incomplètes, à cause de votre boulot inachevé, une équipe de surveillance et un escadron comportant plus de trois cents personnes ont été anéantis, là-bas. BeBob baissa la tête. — D’accord, ce n’était peut-être pas le meilleur exemple… — Je ne suis pas sûr que nous ayons besoin d’en entendre davantage, commenta Lanyan d’un ton suffisant. Rlinda se demanda si elle ne devrait pas frapper l’avocat pour le forcer à faire son travail. Exaspérée, elle s’avança de nouveau. — Voilà ce qui s’appelle une « procédure sommaire », et… — Les faits sont clairs et nets, l’interrompit Lanyan en claquant de la paume sur la table. Même le capitaine Roberts ne les nie pas. (Il se mit à les énumérer sur les doigts de la main :) Il a été enrôlé en toute légalité dans les Forces Terriennes de Défense. Son vaisseau a été légalement affecté au service armé. On a permis au capitaine Roberts de continuer à piloter à l’unique condition qu’il consacre son temps à des missions de reconnaissance. Au lieu de cela, il a fui pour ne jamais revenir. (Son regard sembla transpercer BeBob.) Niez-vous le moindre de ces faits ? — Je suis revenu. Je suis là, n’est-ce pas ? Rlinda se retourna vers la table réservée à la défense. — Ne dis rien, BeBob. (Puis, elle prit à partie l’avocat :) N’est-ce pas ce que vous êtes censé lui conseiller ? L’homme regarda BeBob d’un œil dépourvu d’expression. — J’ai pensé qu’il comprendrait par lui-même. Lanyan se préparait à partir. — Je ne vois pas l’intérêt de continuer ces idioties, dit-il. L’amiral Stromo arrive de Corribus, et il faut que je m’entretienne avec lui dès que possible. Nous reprendrons la réunion demain afin d’examiner les éléments restants, mais il est clair que les preuves suffisent amplement pour engager le procès proprement dit. Il jeta un coup d’œil aux deux officiers, qui acquiescèrent. — Une fois que l’affaire sera devenue publique, dit le général, une expression de dégoût sur le visage, les médias vous dépeindront comme le misérable ver de terre que vous êtes. Je doute que vous obteniez beaucoup de compassion. Le président Wenceslas nous a d’ores et déjà autorisés à réclamer la peine de mort si l’on vous déclarait coupable de désertion. Il convient de sévir contre votre engeance. Les yeux de BeBob s’agrandirent. — La peine de mort ? Rlinda mit les mains sur les hanches mais refoula ses cris de véhémence. De son côté, l’avocat opina d’un air solennel : — La désertion en temps de guerre est un crime passible de mort. Il en va ainsi depuis des siècles. D’un ton lourd de menace, Lanyan poursuivit : — Toutefois, vos états de service constituent de légères circonstances atténuantes, de même que le sauvetage des deux survivants de Corribus. En fonction des réactions du public durant le procès en cour martiale, le roi Peter commuera peut-être la sentence en travaux forcés à perpétuité sur une planète industrielle. (Le général sourit.) Si du moins il se sent d’humeur généreuse. 83 UDRU’H L’ATTITRÉ DE DOBRO Afin de sauver sa planète, Udru’h s’était engagé à livrer sa réponse en personne sur Hyrillka. Aujourd’hui, tel du sable ayant filé entre ses doigts, son temps était écoulé. Il devait affronter son frère rebelle seul, le Mage Imperator ne pouvait l’aider sur ce point. Rusa’h avait assassiné son Attitré expectant, et au moins deux des frères de Pery’h ; il semblait très mal supporter que l’on défie son autorité. Par conséquent, Udru’h devrait choisir ses mots avec la plus grande précaution. Il mentirait, ne plierait pas… et trouverait un moyen de survivre. Comme toujours. En route pour l’Agglomérat d’Horizon, il resta seul, à réfléchir au plan qu’il avait accepté de suivre. Il savait ce que le Mage Imperator attendait de lui. À mesure qu’il se rapprochait d’Hyrillka, il avait l’impression de tomber d’une falaise. Sa décision était irrévocable. À l’approche d’Hyrillka, plusieurs croiseurs lourds s’écartèrent de leur orbite pour encercler son appareil, telle une meute de prédateurs affamés. Agacé, Udru’h se rendit au pont de pilotage et envoya le message lui-même. Il ne voulait pas que les vingt et un Ildirans qui l’accompagnaient soient impliqués d’aucune manière. « À quoi sert cette démonstration de force ? Laissez-moi passer, mon frère m’attend. » Sur le vaisseau amiral, un septar répondit : « Mes ordres sont de vous prendre à bord de ce croiseur, et d’attendre l’arrivée de l’Imperator Rusa’h. — Ne suis-je pas le bienvenu à la cour d’Hyrillka ? — Vous êtes le bienvenu sur ce croiseur. Telles sont mes instructions. (Il ajouta d’un ton glacial :) Notre maniple vient de se reconstituer à partir de vaisseaux en provenance des scissions d’Alturas et de Shonor, qui ont toutes les deux rejoint notre cause sacrée. Nous nous préparons à partir immédiatement vers Dobro… en cas de nécessité. » Udru’h refoula son inquiétude d’une inspiration. « Très bien, dans ce cas. Je suis content d’attendre mon frère sur ce vaisseau. » Une fois à bord, Udru’h fut traité sans ménagement. Les soldats rebelles le regardaient comme s’ils mettaient en doute sa loyauté – une question pertinente, assurément. Ils étaient totalement détachés du thisme, de sorte qu’ils apparaissaient étrangement opaques à son esprit. Ils le conduisirent devant une chambre scellée, ouvrirent l’écoutille puis le firent entrer. — Pendant que vous attendez l’Imperator, discutez avec lui. Il vous expliquera ce qu’il advient de ceux qui ne coopèrent pas. Ignorant les gardes fanatisés qui verrouillaient la porte derrière lui, Udru’h aperçut Adar Zan’nh. Le commandant était assis, insoumis mais réduit à l’impuissance. Son uniforme était froissé et son allure négligée, mais il ne paraissait pas avoir été maltraité. Si ses yeux rougis avaient conservé leur sauvagerie, il semblait perdre peu à peu son combat contre l’isolement. Udru’h comprenait sans peine le vide du silence qui aspirait son esprit : déjà, il résonnait autour de lui. Mais grâce à ses voyages en solitaire sur l’île déserte où il avait emprisonné la prêtresse Verte Nira, Udru’h avait plus d’expérience en la matière. En le voyant, Zan’nh plissa des yeux soupçonneux, comme s’il flairait une ruse. Tous deux se jaugèrent longuement du regard. — Non, dit finalement Udru’h, je n’ai pas encore accepté de les rejoindre… si telle était votre question. L’adar demeurait tendu, la respiration courte. — Suis-je supposé croire cela ? — Je suis votre oncle. Par le thisme, vous sauriez si je mentais, non ? Une colère rentrée fit flamboyer les yeux de Zan’nh. Il parvenait à peine à dominer ses émotions. — Avant, je n’aurais jamais soupçonné un Attitré de me mentir ou de tromper le Mage Imperator. Pourtant, c’est ce qu’a fait Rusa’h. Je ne sais plus que croire. Udru’h resta immobile, ignorant dans quelle mesure on les espionnait. — En fait, je ne leur ai pas encore donné de réponse. — Vous envisagez donc de trahir le Mage Imperator ? (Zan’nh tremblait d’indignation. On aurait dit un animal acculé, prêt à attaquer n’importe qui passant à portée.) Cette seule pensée est une trahison ! Udru’h resta imperturbable. — Le Premier Attitré Thor’h a menacé ma planète avec les croiseurs que vous lui avez livrés, adar. (Il se rembrunit.) Si ses arguments n’étaient pas entièrement convaincants, ses menaces, elles, étaient très sérieuses. Zan’nh détourna les yeux, honteux de ce qui était arrivé à sa maniple. — Ils m’ont brièvement emprisonné sur la planète. Ensuite, ils m’ont embarqué de force sur mon ancien vaisseau amiral. J’ai dû regarder l’Attitré dément attaquer des scissions, et ordonner le meurtre de ses propres frères et neveux. — Et votre équipage ? Zan’nh le fixa de nouveau. — Tous ont été conditionnés avec la drogue de shiing. Ils ne sont plus responsables de leurs pensées. — Mais ni vous ni moi ne sommes aussi facilement manipulables. Nous devons rejoindre Rusa’h de notre plein gré. — Ça n’arrivera jamais… du moins en ce qui me concerne, rétorqua Zan’nh, les yeux fixés sur Udru’h… mais la réponse de ce dernier tarda à venir. La porte de la cellule bâilla enfin. — Rusa’h l’Imperator requiert votre présence au centre de commandement, déclara le premier des gardes de la Marine Solaire. Zan’nh jeta un coup d’œil déçu plutôt qu’irrité à ce qui avait été naguère son fidèle équipage. Udru’h les suivit, sans jeter un regard en arrière vers l’adar quand la porte se referma sur lui. Au centre de commandement, l’Attitré de Dobro fut ébahi de voir combien son frère avait changé. Autrefois mou et hédoniste, Rusa’h s’était endurci et arborait à présent le faste des Mages Imperators. Des lentils et des favorites entouraient sa réplique de chrysalit. Lorsque le regard de Rusa’h se posa sur lui, Udru’h fit appel à tout le talent qu’il avait acquis pour dissimuler ses pensées, au cas où. Le thisme rompu les rendait-il réellement aveugles l’un à l’autre ? — Tu es venu comme tu l’avais promis, dit l’Attitré d’une voix qui ne laissait rien deviner de sa folie. — Tu n’avais aucune raison de douter de moi. Je tiens ma parole. — Mais es-tu si docile ? Tu as toujours méprisé notre frère pour sa faiblesse. As-tu décidé d’adhérer à la pureté de ma vision de la Source de Clarté ? Avec toi comme allié, notre cause gagnera beaucoup. Imperturbable, l’Attitré de Dobro examina ses mains. — Où est la pureté dont tu parles, mon frère ? Si la voie que tu suis se fonde sur une lecture juste des rayons-âmes, pourquoi dois-tu tuer tant d’innocents Ildirans ? — Je ne tue personne à moins que cela soit nécessaire. — Oh ? Je te le redemande : si tes preuves sont irréfutables, pourquoi te résiste-t-on ? Tu as intérêt à présenter de meilleurs arguments pour me convaincre. Les officiers le regardèrent de travers. Rusa’h concentra toute son attention sur lui. — Devrai-je t’éliminer, toi aussi ? Udru’h eut un signe d’impatience. — Pourquoi sauter tout de suite aux conclusions ? Si tes révélations ne tiennent pas face à quelques questions simples, je n’aurai d’autre choix que de douter encore plus de toi. (Il marchait avec désinvolture autour du chrysalit, comme s’ils discutaient de choses futiles.) Tu exiges que je fasse un choix draconien : trahir le Mage Imperator et t’aider à disloquer l’Empire ildiran. Permets-moi donc d’éprouver mes doutes ! Les féroces favorites et les lentils au visage de marbre s’étaient groupés autour de l’Attitré rebelle. Ils toisèrent d’un air glacial Udru’h, lequel leur rendit la pareille. L’air pleinement satisfait, Rusa’h dit enfin : — J’ai des preuves absolues, mais tu seras incapable de les apprécier tant que tu ne feras pas partie de mon thisme. Udru’h renifla. — Un marché de dupe, et tu le sais très bien. Les gardes et les officiers de pont s’avancèrent, mais Rusa’h leva la main. Il s’efforçait de dominer sa colère. — Préparez la maniple à partir pour Dobro, où j’imposerai mon autorité éclairée au peuple. Quel dommage que tu ne veuilles pas coopérer, Udru’h. Celui-ci poussa un long soupir. — Encore une fois, Rusa’h, tu présumes beaucoup trop. Je n’ai jamais refusé de coopérer. En fait, je réserve ma réponse. J’ai simplement soulevé quelques questions logiques. (Il se pencha par-dessus le rebord du chrysalit.) Allez-y, ramenez-moi sur Dobro. Il semble que je n’aie d’autre choix que de vous rejoindre. Mais il n’y a nul besoin d’envoyer une maniple complète contre ma petite scission. Vous devez avoir d’autres missions pour tous ces vaisseaux ? Malgré ses doutes, Rusa’h fit la moue. — C’est juste. Thor’h a besoin de mes croiseurs pour traiter avec des scissions réfractaires. Il faut procéder promptement. (Il brandit l’index, afin de rendre sa menace plus claire.) En chemin, tu auras tout le temps de réfléchir à la valeur de ta coopération. Une fois que nous serons arrivés en orbite autour de Dobro, notre croiseur suffira à détruire ta colonie… au cas où ta résolution vacillerait. Udru’h sourit. — Oh ! ma résolution ne vacille jamais. 84 SULLIVAN GOLD Des quatorze modules de sauvetage du moissonneur d’ekti, un seul fut perdu : incapable d’atteindre une vitesse et une altitude suffisantes juste après son éjection, il retomba au cœur de la zone bombardée. L’appareil désemparé heurta un réservoir, ouvrant une brèche. Alors que les techniciens à bord criaient à l’aide, le réservoir d’ekti s’embrasa. Sullivan ne put rien faire pour les aider… Des débris de la station tombaient comme des cendres dans l’immensité du ciel. Tandis que son module fonçait, Sullivan tentait de joindre sans faiblir la cité des nuages ildirane. Son équipage ne manifestait guère d’enthousiasme à l’idée de côtoyer les hydrogues plus longtemps que nécessaire. — Écoute, Sullivan, insista Tabitha, je sais que tu as bon cœur, mais on ne peut pas retourner là-bas. On mourra. — Pourquoi provoquer les hydreux ? cria l’un des contremaîtres. — Les hydrogues ont démoli notre moissonneur, fit remarquer l’interpellé, mais ils ont laissé tranquilles nos modules d’évacuation. — Jusqu’à présent. Nous ne sommes pas dans un vaisseau à proprement parler… plutôt dans une boîte en mouvement. — Contentons-nous de filer d’ici ! lança quelqu’un d’autre. Il suffit d’attendre que les FTD nous récupèrent. Kolker a envoyé le message, pas vrai ? Le prêtre Vert répondit d’un ton désespéré : — Il leur faudra sans doute plusieurs jours pour arriver. Je n’ai plus de surgeon pour me tenir au courant des nouvelles. Personne ne sait que nous avons survécu. Nous sommes isolés, livrés à nous-mêmes. — Non, il y a les Ildirans ! rétorqua Sullivan, avec dans le ton une autorité dont il n’avait jamais fait montre auparavant. Nous avons une obligation morale de les aider, même s’ils n’ont pas été assez malins pour anticiper cette situation. (Inflexible, il fixa des yeux son équipage.) Vous auriez souhaité qu’ils fassent la même chose pour nous. — Ouais, mais est-ce qu’ils l’auraient fait ? argua l’un des techniciens d’extraction d’ekti. — Là n’est pas la question. Montrons-leur un peu de bonté humaine. Il dirigea les treize modules à travers les bancs nuageux en direction du second champ de bataille, où la cité des nuages brûlait dans l’atmosphère raréfiée. Loin derrière, la plupart des orbes de guerre s’acharnaient sur l’armature du moissonneur hanséatique, tels des chacals sur une carcasse. Mais d’autres avaient commencé à tourner leurs armes vers les Ildirans. — Continuez à transmettre à Hroa’x, Tabitha. Dites-lui que nous sommes en route. Qu’il prépare ses hommes à embarquer sur nos vaisseaux. Qu’il les divise en treize groupes. Calculez combien nous pouvons en prendre, en se tassant les uns contre les autres. — Nous n’aurons pas assez de carburant, ni d’air, ni de nourriture. Ces modules ne sont qu’un moyen provisoire de… — Faisons en sorte de survivre dans l’heure qui vient, l’interrompit Sullivan. Nous aviserons ensuite. Les pesants engins progressaient vers l’usine flottante, aux tours et aux dômes barbouillés de suie. Des fumées chimiques s’en exhalaient, et des incendies ravageaient les niveaux d’habitation. À la grande horreur de Sullivan, des Ildirans du kith ouvrier passèrent par-dessus les rambardes pour s’abîmer dans les nuages. Il n’aurait su dire s’ils s’étaient jetés intentionnellement ou non. Non loin de là, un orbe de guerre lança deux éclairs bleutés, déchiquetant les ponts inférieurs, avant de s’éloigner vers les nuages d’altitude tel un requin pourfendant les eaux. — Voilà l’occasion, lança Sullivan. Il faut se dépêcher. Il fit descendre son module sur le large pont d’envol de l’usine flottante, dispersant des ouvriers qui ne savaient où aller. Des chefs de famille et des techniciens se précipitèrent. Incendies et explosions secouaient sans cesse le gigantesque complexe, qui semblait la proie d’un géant furieux. Sullivan ouvrit l’écoutille d’une bourrade, se pencha au-dehors et cria : — Il y a de la place pour vingt. Vingt ! Comptez-vous et montez à bord. Douze autres vaisseaux me suivent. (Lorsqu’il les vit hésiter, son sang afflua à son visage.) Remuez-vous les fesses ! Plus le temps de tergiverser. La silhouette trapue de Hroa’x s’avança à grandes enjambées d’une tour de refroidissement squelettique. Il cria à ses ouvriers : — Obéissez. Vingt d’entre vous, grimpez là-dedans, qu’il puisse redécoller. Sullivan lui fit signe. — Vous, Hroa’x, venez avec moi ! L’extracteur d’ekti secoua fièrement la tête. — Non, je reste ici. Il retourna dans l’usine, comme pour une journée de travail normale. Avant que Sullivan recommence à crier, vingt Ildirans grimpèrent par l’écoutille. Quelques instants plus tard, son module était plein, et l’écoutille se referma au nez de la foule qui s’avançait. — Reculez ! Faites place pour le vaisseau suivant. Un deuxième module atterrit à côté de lui dans un fracas métallique et un panache de fumée. Obéissant à contrecœur à Sullivan, les autres pilotes survolaient l’usine condamnée, dans l’attente de ramasser leur cargaison de réfugiés. Serrés comme des sardines à l’intérieur de l’habitacle, les Ildirans n’avaient même pas la place de s’asseoir. Les bourrasques ballottaient le module, et le pilote luttait pour garder le contrôle. — On n’a pas beaucoup de portance, ni de carburant. Ces machins n’ont jamais été conçus pour transporter autant de personnes. — Pour le moment, tire-nous de là. Une fois que l’on aura rejoint le siège de la Hanse, tu déposeras une réclamation. Un par un, les modules atterrirent sur le pont de l’usine flottante afin d’embarquer les réfugiés terrorisés. Malgré les modules surchargés, près d’un tiers des Ildirans restèrent coincés dans le complexe. Plus loin dans le ciel, le moissonneur hanséatique était totalement anéanti. Seul un nuage de fumée opaque indiquait sa position, telle une tache de sang séché. Sullivan vit les hydrogues se regrouper pour converger vers le second objectif. Sept autres orbes s’élevèrent, non loin de là. La cité ildirane penchait de plus en plus. Au niveau des moteurs et des réacteurs d’ekti ravagés par les flammes, des explosions retentirent. Les niveaux d’habitation étaient déjà dévastés. Un Ildiran du kith des extracteurs d’ekti – Sullivan reconnut Hroa’x – grimpa le long de la principale tour de refroidissement et se dressa, tel un amiral sur son vaisseau vaincu. Il n’avait aucune arme, aucune défense, mais il leva les bras pour maudire les créatures des abysses gazeux. — Fais-nous monter, indiqua Sullivan au pilote d’une voix morne. Il faut foutre le camp de Qronha 3 avant que les hydreux nous remarquent. — J’essaie, mais on n’a pas la puissance, grommela l’autre. Et si on demandait aux Ildirans de sortir et de pousser ? Sullivan regarda les orbes de guerre entourer la cité ildirane et lâcher un véritable barrage d’éclairs bleutés. Hroa’x demeura au sommet de sa tour, intrépide, jusqu’à la seconde ultime où la cité géante se disloqua en morceaux enflammés. À bord des modules, les Ildirans gémirent, comme la souffrance de leurs camarades mourants se répercutait dans leurs nerfs. Pareils à des bourdons obèses, les treize vaisseaux surpeuplés parvinrent à s’extraire de l’atmosphère de la géante gazeuse et à se hisser en orbite. Enfin libres, mais pour aller où ? — Le système de survie ne passera pas la journée, Sullivan, fit remarquer Tabitha. La nourriture est le moindre de nos problèmes. Nous n’aurons pas assez d’air ni d’énergie pour nous maintenir en vie. Kolker serra ses genoux entre ses bras. — Nous n’en sortirons jamais vivants. Sullivan fit la moue. — C’est maintenant qu’il nous faut une idée brillante et novatrice, dit-il après un moment. Quelqu’un en a une ? (Personne n’émit de suggestion, aussi poursuivit-il :) D’accord, impossible d’attendre les FTD, et le carburant nous manque pour aller très loin. Mais il reste un endroit. (Il regarda les visages, tant humains qu’extraterrestres.) Si l’on vole en ligne droite et que l’on utilise jusqu’à la dernière goutte de carburant, peut-être pourra-t-on atteindre Ildira. 85 LE GÉNÉRAL KURT LANYAN Il suffit au général Lanyan de considérer l’expression de Stromo pour en tirer les conclusions qui s’imposaient, et soupirer. — Nous avons un problème, mon général, dit l’amiral. Les preuves sont accablantes. D’après mes techniciens, il est certain que la destruction de Corribus a été causée par notre armement. Les traces d’atterrissage et les autres indications que nous avons trouvées sont compatibles avec un Mastodonte et plusieurs Mantas. Lanyan se sentit chanceler. — Mais d’où viennent-ils ? J’ai exigé un inventaire de chacun de mes amiraux en charge des dix quadrants, et rien ne manque. Nous n’aurions pas égaré six de nos plus gros vaisseaux de guerre ! — Pas… tout à fait, mon général. (L’amiral expliqua qu’il s’agissait sûrement des vaisseaux disparus au large de Golgen.) Leur équipage était entièrement composé de compers Soldats, exactement comme la fillette l’a décrit. Ils ont peut-être tué leurs commandants humains et se sont retournés contre nous. — Amiral, avez-vous la moindre idée du nombre de compers militaires embarqués, dans la totalité des quadrants ? — Oui, mon général, répondit Stromo, très pâle. Oui, je sais. Lanyan se rappela les plaintes du roi Peter au sujet de l’utilisation de la technologie klikiss. La Hanse et les FTD les avaient rejetées, le croyant paranoïaque. — Bon sang, et si le roi avait raison ? — Mon général, qu’en est-il des soixante vaisseaux-béliers que nous venons d’envoyer sur Qronha 3 ? Ils sont bourrés de compers Soldats et ne comportent que quelques humains, pour la forme. Si les compers représentent une menace réelle, ne devrions-nous pas les rappeler ? Lanyan avait envie de hurler. — Et arrêter la seule arme efficace que nous possédions contre les hydreux ? Je ne pense pas, non ! En outre, nous n’avons aucun moyen de les contacter à temps. Ils furent interrompus par l’aide de camp de Lanyan, qui frappait avec insistance à la porte du bureau. Le jeune homme n’aurait jamais osé les déranger à moins d’une affaire cruciale. — Je suis désolé, mon général, mais il faut absolument que vous voyiez cela. C’est un message de Lars Rurik Swendsen. — L’ingénieur ? (Après la disparition mystérieuse du conseiller scientifique en chef Howard Palawu, le Suédois avait été nommé à la direction de la fabrication des compers sur Terre.) Que diable veut-il donc ? L’aide de camp dériva la transmission sur la table-écran. Lanyan regarda le visage nerveux de l’ingénieur qui remplissait l’image. « Général Lanyan, comment allez-vous ? Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas parlés… — Que voulez-vous, Swendsen ? Je suis très occupé. — Eh bien, général, je ne suis pas certain de ce que cela signifie, mais… ce sont les robots klikiss. » Lanyan sentit un iceberg se former au creux de son estomac. « Qu’y a-t-il ? — Normalement, ils sont très discrets, mais il y en a toujours qui observent les chaînes de montage. Or, aujourd’hui, euh… ils ont disparu. Ils ont quitté les usines sans un mot et se sont évanouis dans la nature. D’abord, j’ai vérifié via les systèmes de surveillance globale, puis j’ai contacté quelques-uns de mes collègues. Apparemment, les robots klikiss sont partis. Tous, jusqu’au dernier. » Lanyan ne laissa pas transparaître son inquiétude. « Je vais voir ça, Swendsen. Merci de me tenir au courant. » Pendant que Stromo soliloquait, Lanyan envoya des messages à l’ensemble des observateurs qu’il connaissait. Les réponses qu’il reçut au cours des heures suivantes le glacèrent jusqu’au tréfonds. — Swendsen ne plaisantait pas, dit-il. Pour autant que l’on sache, tous les robots klikiss ont fichu le camp. Le président Wenceslas a contacté, par l’intermédiaire de nos prêtres Verts, les colonies supposées en abriter. Jusqu’à présent, les nouvelles à travers le Bras spiral concordent toutes : ils sont partis. Stromo secoua la tête d’un air incrédule. — Heureusement, ils ne sont que… quoi ? une centaine ? Lanyan tritura ses doigts, le regard fixé sur le mur rocheux de son bureau. Il avait un mauvais pressentiment au sujet de ce qui se tramait sous son nez. Enfin, à contrecœur, il décida qu’il n’avait pas le choix. Il lança une alerte générale à la flotte. Comme la plupart des vaisseaux ne possédaient pas de prêtre Vert, il faudrait un temps dangereusement long avant que l’alerte les atteigne tous. 86 PATRICK FITZPATRICK III S’ils accomplissaient sans rechigner leur besogne quotidienne dans les chantiers spationavals d’Osquivel, les trente et un militaires « adoptés » n’attendaient qu’une occasion de s’évader. Les éléments de vaisseaux étaient fabriqués et assemblés dans les rades orbitales. Un cargo avait été lancé depuis les événements de Rendez-Vous, et un deuxième serait bientôt achevé. Au lieu d’étudier l’épave hydrogue, l’ingénieur vagabond à l’allure bizarre avait rempli une poignée de cargos d’engins étranges, de la taille et de la forme de carpettes, puis était parti sur Theroc. Sans doute pour un de ses projets insensés… Pendant ce temps, les prisonniers travaillaient au côté des compers Soldats. Fitzpatrick restait vigilant. À la date prévue, l’escorteur hebdomadaire descendit des usines cométaires de distillation d’hydrogène ; il arriverait dans les anneaux d’Osquivel quelques heures plus tard. Malgré ses réserves, le jeune homme savait qu’ils n’auraient jamais meilleure occasion. Dans les trois jours qui avaient suivi l’élaboration de leur plan, Kiro Yamane avait codé un « signal virus » destiné à brouiller la programmation des compers militaires que les Vagabonds avaient reconfigurés. À l’aide de quelques composants qu’il avait dérobés sans peine, il avait bricolé un émetteur. Une simple impulsion, et les compers les plus proches téléchargeraient la séquence de données et la relaieraient aux autres, jusqu’à ce qu’ils l’aient tous assimilée. Les comploteurs se réunirent de nouveau. — Le timing va être serré pour chacun de nous, dit Yamane à voix basse. Ma reprogrammation lève l’obligation de suivre les ordres humains. En outre, elle altère leur capacité à réagir aux dommages corporels, leur « bon sens », si vous préférez. — Ainsi, dit Fitzpatrick, ils vont se transformer en fainéants incapables d’obéir aux ordres. — Comme la plupart des Cafards, si vous voulez mon avis…, murmura Andez. Yamane poursuivit son analyse : — Ce n’est pas comme faire éclater une bombe. Les choses vont se dégrader, mais on ne peut compter sur un événement particulier pour faire diversion. J’espère seulement que le chaos général occupera les Vagabonds afin que Patrick puisse agir de son côté. Fitzpatrick jeta un coup d’œil à l’horloge. — Je pars dans quelques minutes. Je me suis débrouillé pour que l’on me réaffecte à la baie de chargement où le cargo d’ekti va arriver. (Il teinta ses paroles d’un mépris qu’il ne ressentait pas réellement :) Ma « chère » Zhett va m’aider à charger à bord des fournitures, à destination d’un autre dépôt. Il n’y aura que nous deux. Elle doit penser que c’est un rendez-vous. — On a tous vu qu’elle te faisait de l’œil, Fitzpatrick – et toi de même, lâcha Andez, les sourcils arqués. Celui-ci rougit. — Je joue la comédie, afin de m’attirer ses bonnes grâces. Elle se laissera prendre. — Bien. Tu es sûr que ce n’est pas trop pour toi ? Avec un reniflement de dédain, il répondit : — Ça ne peut pas être pire qu’affronter une flotte hydrogue. Puis il s’excusa et se rendit à la baie de chargement, d’où une navette l’emmènerait sur l’astéroïde de réception du cargo. Juste avant son départ, Yamane émit son signal virus, et les compers Soldats à portée reçurent leurs nouvelles instructions. Bientôt, leur rébellion s’étendrait en silence. Sitôt que le cargo flanqué de réservoirs remplis d’ekti eut apponté, son pilote emprunta le module cramponneur de Zhett pour filer au complexe d’habitations ; il désirait se rafraîchir et prendre un bon repas avant de repartir vers un autre dépôt de carburant. Hormis deux compers silencieux, Fitzpatrick et Zhett étaient seuls, exactement comme il le voulait… même si une part de lui-même se sentait mal. Comme ils chargeaient des caisses sur l’escorteur, Zhett lui lança un sourire taquin : — Continue comme ça, Fitzie, et je te proposerai comme employé du mois. — Tu ne peux pas te montrer gentille avec moi, pour une fois ? (Il devint écarlate, et ce n’était pas une feinte.) J’ai demandé cette affectation pour que toi et moi puissions passer un peu de temps ensemble sans que mes amis ricanent dans mon dos. Est-ce si mal ? Elle parut surprise, et quelque peu embarrassée. — Je te faisais marcher. (Il garda un silence méfiant, pendant qu’elle retournait ses paroles dans sa tête.) Ça ne te ressemble pas. Pourquoi ce revirement ? Il s’efforça de lui sourire. Ils n’avaient jamais ouvertement admis leur attirance réciproque, mais ni l’un ni l’autre ne pouvaient la nier. À présent, s’il voulait réussir son évasion, il devait la forcer à l’avouer. La rendre vulnérable pendant quelques minutes. — Nous sommes seuls, Zhett, alors, pourquoi faire semblant ? Je sais que tu as le béguin pour moi. — Tu es sûr que ce n’est pas plutôt l’inverse ? Manifestement gênée, la jeune fille se hâta de ramasser une caisse et se dirigea vers l’escorteur. Il la regarda monter la rampe. — Si tu apprécies ma présence, pourquoi es-tu tellement pressée d’en finir ? Tu travailles plus dur qu’un comper. Elle posa la caisse à ses pieds et le regarda avec une expression qui en disait long. Avait-elle fantasmé sur ce genre de situation ? C’était le cas de Fitzpatrick, même s’il aurait répugné à l’admettre. — Oh ? dit-elle, d’une voix faussement timide. Tu avais autre chose en tête ? Son ton d’espièglerie comportait une nuance de doute. Elle parlait beaucoup, se dit Fitzpatrick, mais n’avait pas l’habitude de poursuivre ses avances jusqu’au bout. Il se posta devant elle, tâchant de prendre une pose avantageuse, mais ne réussissant qu’à avoir l’air gauche. — On pourrait laisser les compers finir, pendant que toi et moi… (Il haussa les épaules.) Je ne sais pas. Ce caillou n’est pas vraiment idéal pour un pique-nique. (Il fit un signe vers le fond de la salle, se haïssant pour ce qu’il allait faire au nom de sa loyauté envers les FTD. Mais ses camarades dépendaient de lui.) Là-bas, il y a un magasin qui a l’air sympa. Cela nous donnerait un peu d’intimité. Zhett eut un rire nerveux. — De l’intimité ? Tu as peur que les compers voient quelque chose qu’ils ne devraient pas ? Elle rejeta en arrière ses longs cheveux bruns, flirtant toujours mais visiblement dépassée. Il entra dans son jeu. Il devait lui faire baisser la garde, mais avec précaution, pour ne pas attirer ses soupçons. — Ne me fais pas croire que vous, les Vagabonds, n’avez pas de caméras de surveillance dans vos baies de chargement. — Eh bien, nous n’en avons pas – mais je ne te demanderai pas de le croire. Après tout, tu fais comme tu veux. (Comme si elle craignait de perdre ses esprits, elle bondit vers la porte de l’entrepôt de stockage.) Qu’attends-tu ? Je t’intimide ? — Pas du tout. Elle augmenta la lumière et redisposa quelques caisses afin qu’ils puissent s’asseoir, parler… ou autre chose. Elle paraissait si naïve, si belle, se dit Fitzpatrick tandis qu’il se tenait sur le seuil. Connaissant la paranoïa des Vagabonds vis-à-vis de leurs cachettes, il trouvait étrange qu’elle soit si ouverte d’esprit, si crédule aussi. Elle lui faisait confiance. Il s’arrêta pour reprendre son sang-froid. — Même si je sais que c’est une erreur, tu es devenue… spéciale à mes yeux. Ne l’oublie pas. — Tu es bizarre, Fitzie. Les paroles du jeune homme étaient sincères, et au plus profond de lui il se méprisait de les penser. Ce n’était pas censé se passer ainsi. Il posa un baiser maladroit sur sa joue, avant de reculer vivement. — Laisse-moi une minute. Je voudrais aller prendre quelque chose dans les réserves. Je crois avoir vu des pâtisseries en conserve dans un containeur. Ce sera un bon début pour un pique-nique. — D’accord. Elle sourit largement. Il se détourna à demi, hésitant. Puis, à sa propre surprise, il lui agrippa les épaules et l’attira contre lui. Elle reprit son souffle, comme pour émettre une remarque… mais il l’embrassa à pleine bouche. D’abord, ce fut un baiser précipité, qui les saisit tous deux. Il avait juste pensé distraire son attention. Elle cligna des yeux, croisa son regard puis ferma les paupières, prenant plaisir au contact de ses lèvres tandis qu’il se détendait. Il l’embrassa de nouveau, plus longtemps cette fois. Quand il s’arrêta, elle se trouva incapable de parler. Cramoisi, il franchit la porte du magasin d’une démarche assurée. — J’arrive tout de suite. Bon sang ! Lorsqu’elle se fut retournée en direction des caisses, Fitzpatrick ferma la porte et brouilla le code électronique. Il n’était pas sûr que le verrouillage tiendrait longtemps – les Vagabonds avaient probablement des commandes d’urgence à l’intérieur du magasin –, de sorte qu’il ramassa une barre de fer et l’écrasa contre le panneau, faisant jaillir une pluie d’étincelles. Zhett martelait déjà la porte de l’intérieur. Sa voix était assourdie, mais il imaginait sans peine ses jurons. Dans la baie de chargement, les compers achevaient leur ouvrage en silence. Ils n’avaient visiblement rien remarqué. Il s’agissait de modèles ordinaires, non de Soldats, dont le rendement ne tarderait pas à chuter grâce au virus de Yamane. Fitzpatrick courut vers l’escorteur. Celui-ci évoquait une araignée anorexique et se réduisait à guère plus qu’un poste de pilotage et une armature destinée à tenir plusieurs réservoirs de carburant. Mais il possédait un propulseur interstellaire, qui l’emmènerait loin d’Osquivel. Le jeune homme pourrait alors appeler à l’aide et secourir ses camarades. — Votre tâche est terminée, cria-t-il aux compers. Vos instructions sont annulées. Allez jusqu’au mur et débranchez-vous. Il ne voulait pas que l’un d’eux songe à donner l’alarme. Dès qu’ils eurent obéi, il eut la baie de chargement pour lui tout seul. Comme il grimpait à bord de l’escorteur, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule afin de s’assurer que la porte du magasin restait fermée. Cela tiendrait Zhett occupée un moment. À la radio, il écouta un brouhaha de voix inquiètes, qui ne cessait de croître. Apparemment, le virus de Yamane agissait. Plusieurs usines étaient paralysées, et le comportement incompréhensible des compers Soldats avait jeté la confusion chez les techniciens vagabonds. Del Kellum braillait aux équipes : « Bon sang, les compers font exprès d’enrayer les machines ! Remettez-les sur les rails ! — On essaie, mais quelque chose les a détraqués. Le sabotage empire de minute en minute. » Avec tout ce chaos, Fitzpatrick aurait l’occasion de s’esquiver avant que quiconque le remarque. À en juger par la tension dans la voix de Kellum, les Vagabonds ne pouvaient s’occuper d’une autre urgence en ce moment. Il alluma les moteurs, et le disgracieux cargo décolla. Les portes de la baie de chargement s’ouvrirent. Il sortit puis mena l’engin hors des installations spationavales. Derrière lui, les compers Soldats perdaient la tête. Modules cramponneurs et cargos zigzaguaient pour ne pas se heurter. Seule une poignée de vaisseaux étaient pilotés par les compers schizophrènes, les autres tentaient juste de les éviter. Au milieu des discussions affolées sur les fréquences de communication, quelqu’un le contacta ; son correspondant pensait avoir affaire à un pilote autorisé et lui demandait pourquoi il était parti si tôt. Fitzpatrick ne se donna pas la peine de répondre. Il émergea des magnifiques anneaux qui encerclaient Osquivel, heureux d’être enfin libre. À présent, aucun vaisseau vagabond ne l’attraperait plus. Une fois qu’il aurait allumé le propulseur interstellaire ildiran, il serait loin en un éclair. Il ne tenait qu’à lui de rameuter la cavalerie des FTD avant que l’ordre soit rétabli dans les chantiers. 87 ANTON COLICOS Pendant qu’ils se traînaient dans les ténèbres, les survivants s’étaient cramponnés à l’espoir de trouver du secours à Maratha Seconda. — Suivez-moi ! lança l’Attitré Avi’h en désignant la ville qui s’étendait devant eux. Les robots vont nous porter assistance. Ils attendent notre arrivée. Tous se pressèrent en direction du complexe fourmillant de robots klikiss. Anton, qui restait en arrière, les interpella : — Prudence ! Il faut d’abord savoir ce que… Ses compagnons, obnubilés, ne l’écoutaient plus. L’Attitré se mit à courir en criant et en agitant les bras. Vik’k, le terrassier, et même l’ingénieur Nur’of, d’ordinaire si posé, l’accompagnèrent. Même Vao’sh s’avança en direction des robots à l’allure familière. Anton lui empoigna un bras. — Attendez une seconde, Vao’sh. Regardez ce qu’ils fabriquent, par là. Les doutes qui assaillaient le remémorant composaient un ballet de couleurs sur ses lobes faciaux. — Nous avons traversé la moitié d’un continent. Et voici que se présente un abri. Pourquoi hésiter ? Anton pointa l’index vers les multiples galeries, et les tumulus anguleux évoquant une ruche ayant poussé de façon anarchique. — Seconda n’est pas censée ressembler à cela. Quelque chose ne va pas ! Le remémorant effrayé dégagea son bras, incapable de résister aux sirènes de l’espérance. — Nous aurons toutes les réponses à nos questions dès que l’Attitré aura parlé aux robots. Venez ! dit-il en s’élançant. Il ne faut pas se laisser distancer. Malgré ses réserves, Anton le suivit. Après les terreurs qu’ils avaient supportées dans la nuit, le jeune homme comprenait que les Ildirans puissent perdre la tête. Isolé, leur esprit partait à la dérive et régressait peu à peu vers la folie. Quand bien même, il ne pouvait les laisser se diriger droit dans un piège. Autour de lui, il voyait les robots klikiss se mouvoir avec une précision mécanique. D’un côté de la cité, il aperçut un hangar identique à celui de Maratha Prime. Il y dénombra trois vaisseaux spatiaux ildirans, parés à transporter des fournitures. Les robots klikiss remarquèrent enfin le petit groupe de réfugiés. Dans un ensemble parfait, ils cessèrent leurs activités et firent pivoter leur tête anguleuse pour fixer sur eux leurs capteurs optiques écarlates. Avi’h avait devancé le terrassier et l’ingénieur. — Nous sommes ici ! Nous avons survécu au voyage sur la face nocturne, cria l’Attitré en s’arrêtant devant l’un des robots noirs. Nous avons besoin de votre aide. Une masse de robots insectoïdes se mit en branle et se referma sur eux à la manière d’un collet. De plus en plus troublé, Anton regarda à droite et à gauche. — D’où viennent-ils tous ? Mais Vao’sh, les yeux brillants, le visage toujours traversé d’une palette de couleurs, répondit : — Gardez vos questions pour plus tard, remémorant Anton. Nous les poserons quand nous serons en sécurité à l’intérieur. Le robot noir interpellé par l’Attitré se dressa au-dessus de lui. Il étendit ses bras articulés, terminés par un outil tranchant. Dans son dos, sa carapace s’ouvrit, comme pour le faire paraître plus grand et intimidant. Sur le chantier devenu soudain silencieux, Anton entendit les robots échanger des paroles dans leur langage bruissant, telles des lames fendant l’air. — Les Ildirans ont rompu notre accord ancestral. Avi’h leva les yeux. — Quel accord ? Le robot abattit brutalement un bras en forme de faux et lui trancha la tête. L’Attitré n’eut même pas le temps de crier qu’un jet de sang jaillissait de son cou. Il bascula en avant. Vik’k et Nur’of s’arrêtèrent en trébuchant, incapables de supporter cette nouvelle horreur, cette nouvelle trahison. Un bourdonnement traversa les robots, comme ils activaient leurs systèmes de défense. Glissant avec rapidité, ils encerclèrent les quatre réfugiés. — Courez ! cria Anton. Ils comptent nous tuer tous. Vao’sh, près de s’écrouler, secoua la tête. — C’est impossible… Les robots klikiss ont toujours été nos alliés. Nous les avons extraits de la glace il y a cinq cents ans. Ils ont… Anton le tira à l’écart et les lança tous deux dans une course effrénée, même s’ils ignoraient où aller. Le chantier de Seconda était un vaste labyrinthe. Ils trouveraient peut-être une cachette, une barricade ou une cabane susceptible de les abriter en ultime recours ; mais sans arme, ni lui ni Vao’sh ne résisteraient longtemps. Ils devaient trouver autre chose. Après avoir vu l’Attitré massacré, Vik’k n’eut plus besoin d’explication. Lorsque les machines l’acculèrent, il ferma ses poings calleux. Derrière lui, Nur’of ramassa une barre de fer. Les deux Ildirans se tinrent ensemble, dos à dos, tandis que les robots cuirassés s’avançaient, pinces claquantes. Nur’of balança sa barre, et le coup résonna contre la carapace du robot le plus proche, sans causer le moindre dommage. L’un de ses moulinets frappa un bras mécanique puis écrasa les capteurs optiques d’une autre machine… ce qui n’empêcha pas celle-ci de s’approcher. Intrépide, Vik’k se jeta sur deux robots. Alors même que leurs pinces déchiraient sa combinaison puis son rude épiderme, il ne cessa de crier et de se battre. Mais il fut bientôt submergé par les robots, dont les puissants appendices taillaient et tranchaient… L’ingénieur et le terrassier disparurent sous l’essaim. Anton et Vao’sh couraient, tandis que dans leur dos retentissaient cris et cliquetis. Puis il y eut un silence sinistre, comme les robots concentraient leur attention sur les deux derniers survivants. Anton chercha un abri des yeux, quel qu’il puisse être. Toute sa vie, il avait raconté les aventures de valeureux commandants et de héros résolus, toujours prêts à proposer des solutions originales dans les cas désespérés. À présent qu’il avait l’occasion de devenir un véritable héros, il n’avait pas le temps d’apprendre son rôle. Ultime survivant ildiran de Maratha, à présent totalement coupé du thisme, Vao’sh était dans un état d’hébétude, à peine capable de bouger. Mais Anton n’avait pas l’intention de lâcher son ami. — Le hangar ! Celui qui jouxte le dôme. J’ai vu des vaisseaux là-dedans. Peut-être que l’un d’eux fonctionne toujours. Le vieux remémorant marmonna des paroles inintelligibles, mais quand Anton le tira par le bras il le suivit sans discuter. Sous l’effet de l’adrénaline, le jeune homme accéléra, sautant par-dessus les tas de débris et louvoyant entre les structures à moitié construites. D’autres robots klikiss émergèrent des tunnels, telles les fourmis d’un nid dérangé. Anton zigzagua afin de les empêcher de prévoir sa course. Dès que les attaquants sauraient où il se dirigeait, ils essaieraient certainement de l’intercepter. — On va y arriver, Vao’sh. Le hangar est droit devant nous, il suffit de continuer. Les ennemis comprirent son plan. — Courez de toutes vos forces, Vao’sh ! Anton n’avait jamais été aussi fatigué ni terrifié de sa vie. Il avait les jambes en coton, mais il se força à continuer. Vao’sh trébucha, mais il l’attrapa avant qu’il tombe. — Continuez ! Encore un peu plus loin ! À présent, les cargos ildirans étaient bien visibles. L’un d’eux était à demi démonté, comme si son programme d’entretien avait été interrompu. Mais un autre, dans le fond du hangar, semblait prêt à décoller. Anton espérait que les moteurs fonctionneraient. — Vous sauriez piloter, Vao’sh ? Ce dernier semblait trop mal en point pour cela, mais, tout en courant, il parvint à souffler : — Les commandes standard… surtout automatiques… Vous y arriverez. — On dirait bien que je n’y couperai pas. Derrière eux, leurs poursuivants ouvrirent leur carapace et déployèrent de larges ailes. Les lourdes machines s’envolèrent, avalant rapidement l’espace qui les séparait de leurs proies. — Ce n’est pas juste ! Enfin, Anton et son compagnon s’engouffrèrent sous le toit en pente du hangar. — Le vaisseau, Vao’sh ! Il faut y pénétrer. C’était une navette relativement petite, utilisée pour acheminer du matériel et du personnel vers de plus gros vaisseaux en orbite. Anton espéra que les moteurs les mèneraient jusqu’à Ildira, ou sur quelque autre monde habité. Et il pria pour que les coordonnées aient été enregistrées : il ne pourrait certainement pas naviguer à l’estime. Alors que son compagnon épuisé grimpait à l’intérieur, Anton entendit un grand fracas. Cinq robots venaient d’atterrir devant la porte du hangar et repliaient leurs ailes. Ils avancèrent en brandissant leurs bras articulés. Anton pivota sur lui-même et chercha frénétiquement les commandes de l’écoutille. Cela se révéla plus long que prévu. Le temps que le sas se referme, les premiers robots avaient traversé le hangar. — Nous devrions être en sécurité d’ici quelques minutes, dit-il sans y croire. Choqué, Vao’sh s’écroula dans le cockpit ; ses mains tremblantes s’accrochaient au siège du copilote. Anton regarda le tableau de commandes… et soudain il eut un blanc. Les lettres et les mots de la langue ildirane, qu’il avait étudiée avec tant de soin, s’étaient effacés de son esprit. Les symboles étaient devenus incompréhensibles ! Il ferma les yeux et prit une grande inspiration. Lorsqu’il les rouvrit, il pouvait de nouveau se concentrer. Les robots martelaient la porte extérieure. Quatre d’entre eux étaient apparus devant le hangar et se ruaient en avant. Anton savait que s’il ne décollait pas bientôt les robots enseveliraient le vaisseau sous leur nombre et n’auraient plus qu’à découper la coque plaque par plaque. Vao’sh fit de son mieux pour recouvrer ses esprits. Il se pencha sur les commandes, comme si cela requérait un énorme effort, puis désigna une série de boutons. — Là… c’est celui-là. Anton comprit la séquence d’allumage et écrasa les boutons. Les robots convergeaient également à l’arrière de la navette ; lorsque les tuyères rugirent, l’un d’eux fut projeté dans les airs, brûlé. — Bien ! En voilà un au tapis, s’exclama Anton. Plus que deux cents… Il regarda les voyants et les écrans couverts de graphiques. Lorsqu’il lui sembla que les chambres de combustion avaient atteint la bonne température, il lança la phase suivante. Au-dehors, des assaillants empoignèrent le train d’atterrissage et commencèrent à le tordre et à l’arracher. Le vaisseau oscilla, déséquilibré. Le martelage se poursuivait. Les machines les encerclaient, de plus en plus nombreuses. — On ne risque rien à essayer, murmura Anton en enfonçant le bouton d’allumage. La navette frémit. Les moteurs grondèrent, et l’appareil décolla légèrement. Il prit de la vitesse en restant près du sol, de sorte qu’il faucha les six robots klikiss qui bloquaient la sortie du hangar. L’un des assaillants se cramponna à ce qui restait du train d’atterrissage. Anton s’envola de la bâtisse et dirigea le vaisseau vers l’espace, leur passager indésirable se balançant toujours en dessous. Le vaisseau trépida sous l’action de turbulences provenant des écarts de température du jour marathien. Comme l’ascension se poursuivait, le robot ne parvint plus à s’accrocher. Son bras se rompit, et la silhouette insectoïde culbuta dans les airs jusqu’à ce qu’elle se fracasse en mille morceaux, loin en dessous. Épuisé, traversé par des frissons de terreur ininterrompus, Anton s’adossa à nouveau au siège de pilotage. Puis il laissa échapper un cri de victoire démentiel : — On en est sortis, Vao’sh ! On a réussi ! On a échappé à ces salopards. La navette fonçait dans la vive lumière du jour et s’efforçait d’atteindre les confins de l’atmosphère, puis le vide étoilé de l’espace. Anton espérait qu’il s’accommoderait des commandes et du système de navigation. Il ignorait leur niveau de carburant, et jusqu’où la navette pouvait les emmener. Bon, un problème à la fois. Il regarda Vao’sh, sur le second siège, mais ce dernier ne partageait pas son exaltation. Ses lobes faciaux avaient tourné au gris cadavérique. Des tremblements parcouraient son corps, et il parvenait à peine à contenir ses sanglots. — Nous nous sommes échappés, dit-il d’une voix rauque. Mais je suis seul. Complètement seul. Aucun Ildiran n’a jamais affronté une telle solitude et y a survécu. (Il s’affaissa en arrière puis ferma ses grands yeux expressifs.) Je ne sais pas si je pourrai le supporter très longtemps. 88 NIKKO CHAN TYLAR Après que Jess Tamblyn lui en eut confié la tâche, il ne fallut que cinq jours à Nikko pour localiser où se nichait Cesca Peroni. L’Oratrice avait envoyé des messagers depuis Jonas 12, et le bouche à oreille en usage chez les Vagabonds avait fait le reste. Le deuxième marchand rencontré au hasard d’une escale indiqua à Nikko où se trouvait l’Oratrice. En retour, il lui demanda de répandre la nouvelle que les wentals avaient expurgé Golgen des hydrogues, et que les Vagabonds pouvaient y revenir. Nikko n’aurait pas été étonné d’apprendre qu’une ou deux stations d’écopage étaient déjà en chemin… Comme le Verseau dépassait les confins obscurs du système de Jonas, le jeune homme envoya un appel aux mineurs de la colonie mais ne reçut aucune réponse. — Ohé, en bas ? Y a-t-il quelqu’un à l’écoute ? L’Oratrice est-elle là ? Perplexe, il détecta des pics d’énergie à l’endroit où la base aurait dû se trouver. Des salves de signaux modulés crépitaient à la radio, mais sur des fréquences rarement utilisées par les Vagabonds. Il déglutit péniblement : et si une autre flotte de Terreux avait découvert Jonas 12 ? Il se mit à voler en cercle à basse altitude et aperçut des lueurs artificielles autour de la base. Il régla l’amplificateur de lumière et fixa la scène avec soin, afin d’être certain que ses yeux ne le trompaient pas. Il n’était jamais venu ici auparavant, mais manifestement, quelque chose clochait. La prudence le poussa à garder le silence radio. Une activité frénétique régnait dans la base, mais il n’arrivait pas à savoir de quoi il retournait. En changeant de spectre radar, il se rendit compte que le semis de lueurs ne constituait que la pointe émergée de l’iceberg : aux infrarouges, elles luisaient avec la force d’un incendie. Des panaches de gaz vaporisés s’élevaient dans le ciel. La petite pile atomique, d’un modèle couramment utilisé sur les avant-postes isolés, avait été adaptée pour débiter une quantité d’énergie colossale. La grappe de dômes, le lanceur électromagnétique et les tours de communication avaient été démantelés puis convertis en d’étranges structures. Nikko repéra les vestiges de quelques cargos vagabonds. Leurs moteurs avaient été extirpés et remontés sur des squelettes métalliques tout en angles. Des structures extraterrestres. Cinq énormes vaisseaux, pareils à des ossements revêtus de carapaces d’insectes. Puis il aperçut des silhouettes engoncées dans des scaphandres blindés, qui ne réfléchissaient presque pas la lumière. Des ingénieurs avaient-ils conçu une combinaison permettant de manœuvrer longtemps dans le froid extrême ? Il fit descendre le vaisseau et augmenta l’amplification. Les silhouettes, subitement, se précisèrent. Des automates insectoïdes noirs. Partout. Nikko n’avait jamais vu de robots klikiss pour de vrai, mais il savait parfaitement à quoi ils ressemblaient. Qu’est-ce qu’ils fabriquaient sur Jonas 12 ? Et qu’avaient-ils fait de la base minière ? On aurait dit une invasion ! Nikko ne voyait aucun être humain, nulle part. Les dômes avaient été percés, les murs démolis, l’atmosphère dispersée dans le vide. Ces robots avaient détruit la station ! À présent, ils en utilisaient chaque débris pour assembler des espèces de vaisseaux spatiaux. Ceux-ci avaient l’air près d’être achevés. Les têtes de plusieurs machines pivotèrent vers le ciel et détectèrent son vaisseau. Sur l’image grossissante, l’éclat de leurs capteurs optiques écarlates lui fit froid dans le dos. Ignorant s’ils pouvaient l’abattre, Nikko accéléra le Verseau pour disparaître derrière l’horizon proche. Là, il se trouvait à l’abri d’une embuscade possible. Sur les haut-parleurs, les transmissions crépitantes s’éteignirent comme il passait hors de portée. Personne ne savait ce qui s’était déroulé ici. Nikko était le seul à pouvoir alerter les clans. Soudain, sa radio bipa : un signal frêle, provenant loin en contrebas de la base. « Bonjour, vaisseau ! Veuillez répondre… et faites que vous soyez piloté par un être humain. » Une voix de femme. Nikko crut la reconnaître. Il amplifia son signal afin de compenser celui de l’expéditeur. « Ici Nikko Chan Tylar. Que diable se passe-t-il en bas ? » Il entendit un cri de jubilation. « Ici l’Oratrice Peroni. Merci, Nikko ! (Sa voix semblait lasse, comme si chaque respiration était un effort, et elle claquait des dents.) Suivez ces coordonnées et atterrissez. J’espère que vous pouvez prendre deux passagers. Nous sommes coincés ici depuis des jours. — Il nous reste sûrement moins d’une heure avant que l’air soit épuisé ou que nous mourions gelés, ajouta une voix masculine. Pour ce qui arrivera en premier, c’est à pile ou face. — Tenez bon ! J’arrive dans une minute. » Il fonça en rase-mottes au-dessus de la glace, jusqu’à une éminence sur laquelle était échoué un brouteur. Le Verseau atterrit, ses stabilisateurs compensant les inégalités du terrain. De la vapeur fusait de l’énergie thermique résiduelle irradiant des cheminées de refroidissement. Après s’être extrait du sas, Nikko marcha en faisant crisser le sol sous ses pas jusqu’au brouteur silencieux. L’arrière avait été déchiré, et des éraflures irrégulières balafraient la coque blindée. Une plaque isolante avait été arrachée, ses entrailles mises à nu. Les yeux du jeune homme coururent le long des traces du brouteur, et il fut émerveillé que le petit engin se soit traîné si loin. L’Oratrice et un homme en combinaison dégringolèrent du sas du brouteur. Tous deux se déplaçaient avec raideur et difficulté, comme s’il ne leur restait plus une once d’énergie. Leurs batteries thermiques devaient être au plus bas, leurs réservoirs d’air presque vides. Nikko attrapa l’Oratrice par le bras et la guida jusqu’au Verseau. Elle présenta son compagnon, Purcell Wan. En quelques mots, ils racontèrent, le souffle court, comment ils avaient découvert et réveillé les robots enfouis sous la glace. Pendant qu’ils s’entassaient dans le sas du vaisseau porteur d’eau, Nikko attendit dehors, seul dans le silence froid et intense. Chaque recoin d’ombre semblait dissimuler une de ces machines tueuses. 89 RLINDA KETT Le simulacre de commission d’enquête sur BeBob se déroula exactement comme Rlinda l’avait redouté. En temps de guerre, l’armée bénéficiait du sceau du secret, et les lois plus lâches favorisaient ses desseins. Lanyan, apparemment trop occupé à décortiquer les données de Corribus avec l’amiral Stromo, ne se donna pas la peine d’assister à la seconde journée de débats. Rlinda pressa le bras de BeBob, tandis que le président du tribunal annonçait : — Capitaine Branson Roberts, puisque vous ne contestez pas les charges retenues contre vous, cette commission juge suffisant le motif de vous déclarer coupable de désertion et de vol d’un vaisseau de reconnaissance appartenant aux Forces Terriennes de Défense. — C’était mon vaisseau ! s’exclama BeBob. — Lequel a été dûment acquis par la Hanse à des fins militaires en temps de guerre, rétorqua le président avec dédain. Par l’autorité dont ce tribunal est investi, vous serez incarcéré sur la Lune, jusqu’à l’annonce de votre sentence. — Je proteste, dit BeBob. Rlinda foudroya du regard l’avocat militaire. — Et moi, je proteste contre ce procès grotesque. Faites appel immédiatement, exigez un procès équitable – pour changer. L’avocat la fixa du regard. — Vous ne pouvez pas faire cela maintenant. — Et moi, j’aurais bien aimé que vous le fassiez pendant le procès. — Techniquement, il ne s’agissait pas d’un procès, seulement d’une commission préliminaire. Selon toute probabilité, il y aura un procès public en cour martiale, à moins qu’un règlement d’exception soit invoqué. — De toute façon, ils ne me laissent le choix qu’entre deux options, dit BeBob en reniflant : une exécution sommaire, ou les travaux forcés à perpétuité ! Quelles chances cela m’offre-t-il ? — J’ai cherché de l’aide partout, dit Rlinda, ignorant l’avocat. Je peux rameuter les médias – j’ai des amis, tu sais. Comme s’il comprenait enfin ce qui l’attendait, BeBob grommela : — Quelle merde… si tu me pardonnes l’expression. — Elle a le mérite de résumer la situation, dit Rlinda en lui tapotant le dos, en un geste rude mais maternel. Quatre gardes apparurent dans la chambre d’audience et encadrèrent le prisonnier. Ils avaient revêtu des tenues de commando et étaient coiffés de casques, à cause de l’état d’alerte décrété après l’attaque de Corribus et la destruction de Relleker ; l’un d’eux, plus grand que les autres, portait même un masque intégral. Un tel nombre de soldats semblait exagéré pour ramener un prisonnier effrayé à sa cellule, songea Rlinda. Ils s’emparèrent de BeBob, et lorsque son amie voulut les suivre ils l’arrêtèrent sans ménagement : — Votre présence n’est plus nécessaire, madame Kett, dit l’un des gardes. Elle mit ses mains sur ses hanches et se planta devant eux. — Au moins, laissez-moi lui cuisiner un dernier repas. Ce sera toujours meilleur que tout ce que cette base a à offrir. Qui sait, vous pourrez peut-être garder quelques restes. Le président de séance se leva. — Il n’y a plus rien que vous puissiez faire, madame Kett. Rentrez chez vous. — Eh bien, je peux l’accompagner jusqu’à sa cellule, n’est-ce pas ? Accordez-moi au moins cela. — S’il vous plaît, madame Kett, ne rendez pas les choses plus difficiles… — Nous pouvons nous en charger, monsieur, intervint le garde masqué. Laissez-la nous accompagner, tant qu’elle ne nous ennuie pas avec ses récriminations. — Je promets de mettre mes récriminations en sourdine. Elle leva les bras et se soumit de bon gré à une nouvelle fouille destinée à vérifier qu’elle ne cachait pas d’arme sur elle. Rassemblant toute sa fierté, elle accompagna un Branson Roberts démoralisé hors du tribunal. Les gardes les menèrent dans les galeries de la base lunaire, de plus en plus profond, tournant sans cesse aux intersections, comme s’ils voulaient désorienter leur prisonnier. — Regardez un peu tout cet espace gaspillé, railla Rlinda sur un ton qu’elle s’efforçait de garder léger. L’armée pourrait transformer ces cellules en quartiers de luxe, ouvrir un hôtel. À moins que vous utilisiez tout le niveau de détention ? L’escorte continua à avancer sans se donner la peine de répondre. Le porteur du masque se rapprocha des deux civils, comme pour les prendre personnellement en charge. À l’approche de la prison, l’homme ralentit le pas. Rlinda leva les yeux vers lui comme il rajustait son masque et aperçut des yeux marron, dotés d’une expression étrange. Avant que ses soupçons se soient mués en certitude, il fouilla dans son treillis et en tira une bombe à gaz. Un nuage de fumée blanche jaillit et se répandit dans le tunnel. Elle enveloppa les autres gardes en un instant. Ceux-ci, toussant et se contorsionnant, poussèrent des cris de surprise à l’adresse de leur camarade. Rlinda ouvrit la bouche pour poser une question, mais les effluves chimiques emplirent ses poumons, ses yeux, son nez. Elle n’aurait jamais cru qu’un gaz anesthésiant puisse assommer quelqu’un si rapidement… Rlinda se réveilla en toussant. Il lui fallut un certain temps pour voir de nouveau clair. Elle se balançait la tête en bas ?… Ses bras et ses jambes pendaient, et le sol se déplaçait sous elle à la manière d’un tapis roulant. Mais c’était impossible : la gravité lunaire avait beau être plus basse que celle de la Terre, elle n’aurait jamais dû se sentir si légère. Si la situation n’avait pas été aussi bizarre, elle se serait rendu compte plus tôt qu’on la déplaçait comme un vulgaire bagage. Un harnais antigrav, destiné à soulever de lourdes caisses, enserrait son dos. Elle n’aurait jamais imaginé que ce genre d’outil pouvait servir à transporter des personnes. L’homme en uniforme marchait à vive allure. Rlinda se tortilla pour regarder sur sa gauche et aperçut BeBob pareillement saucissonné, au bout de l’autre main de l’inconnu. Elle leva enfin les yeux. Davlin Lotze était vêtu d’un uniforme de garde et les portait tels deux volumineux paquets. Son expression était indéchiffrable. — Êtes-vous capables de marcher par vous-mêmes, maintenant ? demanda-t-il. Nous gagnerons du temps de cette façon. Elle refoula les questions qui lui venaient aux lèvres. Ce n’était pas le moment. — Allez, BeBob, réveille-toi ! Il faut foutre le camp d’ici. Davlin désactiva les élévateurs portatifs, et Rlinda sentit son corps toucher de nouveau le sol. — Désolé d’avoir mis si longtemps, dit-il, mais c’est le mieux que j’aie pu faire dans un délai si court. Elle se hissa sur la pointe des pieds et appliqua un baiser sur sa joue balafrée. — Je n’avais jamais cru à l’évasion comme solution de secours. — C’était la seule. D’après moi, cela vaut toujours mieux que l’exécution sommaire ou que les travaux forcés à perpétuité. — Moi, ça me va, glissa BeBob. Davlin désigna le bout du couloir. — Nous sommes presque arrivés à la baie de chargement. Nous allons prendre les deux vaisseaux et filer. — Comment êtes-vous entré, malgré les sécurités de la base lunaire ? Comment vous êtes-vous procuré un uniforme ? — J’en ai toujours eu un, bien que j’aie été promu béret d’argent il y a longtemps, répondit Davlin. Mais assez de questions : nous n’avons qu’une dizaine de minutes pour en avoir fini ici. — Que se passera-t-il dans dix minutes ? demanda BeBob, qui luttait pour conserver son équilibre mais titubait comme un ivrogne. — L’enfer se déchaînera. L’effet du gaz anesthésiant sur les gardes ne tardera pas à se dissiper ; nous devrions entendre bientôt les alarmes. (Malgré les circonstances, sa voix restait étonnamment calme.) Néanmoins, la base sera lente à réagir : tout le personnel, sans exception, doit assister à une réunion d’urgence. Apparemment, c’est le général Lanyan lui-même qui l’a convoquée, voilà quelques minutes. — Cela tombe au bon moment, fit Rlinda avec un grognement dédaigneux. Sûrement l’un de ses discours patriotiques. Un bref sourire éclaira le visage de Davlin. — Oh ! le général sera aussi surpris que les autres. Il ne sait rien de cette réunion. La bonne nouvelle, c’est qu’elle a lieu à l’autre bout de la base. Maintenant, entrez dans la baie de chargement. Rlinda gloussa : — Ça, j’aimerais bien voir sa figure, quand il se rendra compte de ce qui se passe. — Je préférerais filer, si ça ne vous ennuie pas, intervint BeBob. Pour ma part, j’ai assez vu le général. La baie de chargement était aussi vide que Davlin l’avait promis. La rapidité d’exécution du « spécialiste des indices cachés » émerveillait Rlinda. Mais elle avait passé du temps avec lui sur Rheindic Co et l’avait aidé à secourir les colons de Crenna, de sorte qu’elle avait appris à ne pas sous-estimer son efficacité. Sur le tarmac au fond du cratère, le Curiosité Avide avait été laissé intact. Le Foi Aveugle de BeBob stationnait derrière un cordon de sécurité. Les FTD l’avaient radoubé. On lui avait retiré ses diverses marques d’identification, mais il semblait toujours capable de prendre l’espace. Il le faudrait bien. — Dès qu’on aura décollé, les FTD se mettront à notre poursuite, fit remarquer Rlinda. — Probablement. C’est pourquoi il nous faut un avantage au départ. — Il n’y a pas moyen de manœuvrer l’ouverture de la baie de chargement, lança BeBob, consterné. Il faut un laissez-passer militaire. Nous n’arriverons jamais… — C’est déjà réglé, l’interrompit Davlin, le réduisant au silence d’un regard. Vous deux, grimpez dans le Curiosité et préparez-vous à décoller. Je prends le Foi Aveugle. Il a été confisqué, de sorte que j’aurai peut-être à bricoler ses systèmes. — Je ne veux pas abandonner mon vaisseau, protesta BeBob. N’est-ce pas à moi de le piloter ? Rlinda le tira en direction du Curiosité Avide. — Ce n’est pas le moment. Si quelqu’un peut faire voler le Foi Aveugle, c’est bien Davlin. Allons-y. Arrivé près des cordons de sécurité qui encerclaient le vaisseau de BeBob, Davlin lança un digidisque à Rlinda. Dans la faible gravité lunaire, l’objet décrivit une boucle gracieuse avant qu’elle l’attrape avec adresse. — Insérez ces codes dans le système de navigation. L’autorisation de décoller y figure. Ses deux amis foncèrent vers le Curiosité. Lorsqu’elle atteignit l’écoutille, Rlinda se retourna vers l’espion. — Davlin… Merci. Il la regarda fixement un bref instant. — Vous m’avez attendu sur Rheindic Co, quand n’importe qui m’aurait considéré comme perdu. (Il haussa les épaules, avant de se retourner pour embarquer sur le Foi Aveugle.) C’est le moins que je pouvais faire pour vous. 90 SULLIVAN GOLD Les modules d’évacuation avaient brûlé presque toutes leurs réserves de carburant pour s’extraire de la géante gazeuse infestée par les hydrogues. Sullivan gardait espoir, même s’il n’avait guère de raison de croire qu’ils parviendraient à atteindre Ildira, pourtant proche. Les chances ne jouaient pas en leur faveur, et il était si facile de perdre confiance… À sa grande horreur, l’un des modules avait croisé la course d’un micro-astéroïde, qui avait percé sa coque. L’air s’était vidé, tuant tous ses passagers avant qu’ils aient pu colmater la fuite. Même si Sullivan avait pu faire quelque chose, aucun module n’aurait eu de place ni de réserves suffisantes pour les sauver. Pour les douze appareils restants, le temps et les systèmes de survie baissaient. Du moins, jusqu’à ce qu’ils tombent sur une flottille de la Marine Solaire fonçant vers Qronha 3. Si les survivants n’avaient pas été au coude à coude et si l’atmosphère n’avait pas été si confinée, ils auraient volontiers sauté et applaudi. Au lieu de cela, ils soupirèrent de soulagement. Plusieurs d’entre eux avaient perdu connaissance, et il fallut les secouer. Percevant le thisme renforcé par la proximité de leurs congénères, les Ildirans aux traits las se rassurèrent en un instant. Kolker, de son côté, demeurait désorienté, comme aveuglé ; sans son surgeon, il se sentait totalement isolé. Sullivan lui-même n’avait jamais éprouvé le besoin d’avoir de la compagnie, même s’il se souvenait du vide morne qui suivait une longue période de vacances, une fois que tous ses enfants et petits-enfants étaient repartis. Il toucha le bras de son ami. — Cela n’aura qu’un temps. Le Mage Imperator nous remerciera d’avoir sauvé tous ces gens. Il veillera à ce qu’on rentre chez nous, et vous aurez vite un autre surgeon. Ne vous inquiétez pas. Kolker inspira profondément. Il semblait retrouver un peu de courage. — Je supporterai de ne pas avoir de surgeon… pour le moment. Tabitha ouvrit la fréquence d’urgence. « Ohé ? J’appelle la Marine Solaire. Des hydrogues ont détruit les moissonneurs de nuages de Qronha 3. Nous transportons les survivants des deux stations, et nos systèmes de survie sont presque à bout. Nous avons besoin d’aide. » Les sept croiseurs lourds s’arrêtèrent non loin des modules d’évacuation cabossés, leurs voiles solaires déployées, de sorte qu’ils évoquaient d’énormes poissons carnivores. « Le Mage Imperator nous envoie sur Qronha 3, émit le septar. Nous vous prenons à bord, où vous serez à l’abri jusqu’à l’achèvement de notre mission. » — Voilà la meilleure nouvelle de toute la journée, dit Sullivan. Une fois que les modules eurent apponté sur le plus proche croiseur, les rescapés se déversèrent dans la baie, tout haletants. Ils se réjouissaient particulièrement d’être entourés de leurs semblables. Une Ildirane aux traits fins, pourvue d’une crinière de cheveux, s’avança d’un pas souple. Ses grands yeux reflétaient une lueur ambrée qui rappela à Sullivan la couleur d’un bon whisky. — Je suis Yazra’h, la fille du Mage Imperator. Merci d’avoir sauvé des membres de notre peuple, malgré ce qu’il vous en a coûté. (Les réfugiés avaient déjà raconté leur histoire par bribes à la radio, alors qu’ils attendaient d’être transbordés.) Nous allons vous pourvoir en nourriture et autres agréments, jusqu’à ce que nous puissions vous déposer sur Ildira. Mon père voudra vous témoigner sa reconnaissance en personne. Sullivan s’empourpra. — Ce n’est rien, mademoiselle. Je suis sûr que vous auriez fait la même chose pour nous. On attribua aux réfugiés des quartiers différents, selon qu’ils étaient humains ou Ildirans. Sullivan et ses compagnons eurent peu l’occasion de fraterniser avec ces derniers. D’un point de vue social, cela semblait étrange à Sullivan, mais il se rappela le comportement incompréhensible de Hroa’x. Une fois les survivants ildirans de retour parmi les leurs, ils semblèrent être absorbés dans ce groupe plus large. Un groupe dont les humains étaient exclus. Cheminant de toute la puissance de leurs propulseurs interstellaires, les sept croiseurs arrivèrent en quelques heures au large de Qronha 3. Yazra’h et ses soldats poursuivaient quelque mission secrète ; Sullivan n’en saisissait pas la teneur, puisque les hydrogues avaient déjà détruit les usines d’écopage d’ekti. Les Ildirans manifestèrent les plus grandes réserves face à ses questions. Mue par la curiosité, Tabitha effectua plusieurs incursions dans les coursives. L’armée l’avait formée en tant qu’ingénieur et spécialiste en armement, avant qu’on la transfère sur le moissonneur d’ekti. Elle espérait apprendre quelque chose, et les Ildirans n’avaient jamais répugné à partager leur technologie auparavant. Elle entra dans la salle des machines en prenant soin de ne pas s’aventurer dans les zones interdites. À cause de leur réseau mental qui les maintenait tous interconnectés, les Ildirans disposaient d’une sécurité intérieure quasi inexistante. À la différence d’un Hroa’x, qui avait montré très peu d’intérêt vis-à-vis des machines de traitement d’ekti de la Hanse, Tabitha observa avec attention le fonctionnement du vaisseau ildiran ; elle tenait à voir de ses propres yeux ce qu’elle n’avait fait que lire. Les Ildirans avaient offert la propulsion interstellaire à l’humanité sans contrepartie, c’est pourquoi Tabitha n’avait aucune raison de croire qu’ils conservaient des secrets ; mais l’une de ses découvertes la surprit. Un sourire espiègle sur ses larges lèvres, elle alla trouver Sullivan, le prit par le bras et l’emmena jusqu’à l’un des ponts d’envol secondaires. — Il faut que vous voyiez ça. Je ne sais pas ce que les Ildirans fabriquent. Un vaisseau sphérique se dressait dans la salle. Il était composé de membrures lourdement renforcées, de parois cristallines incroyablement épaisses, et d’un compartiment central juste assez vaste pour abriter une personne de petite taille. Plongé dans ses pensées, Sullivan tira sa lèvre inférieure. (Lydia, sa femme, disait toujours qu’on pouvait croire qu’il faisait la moue.) — Une espèce de caisson pressurisé ? suggéra-t-il. — Je pense que c’est la raison de leur voyage sur Qronha 3, dit Tabitha en faisant courir ses doigts sur les facettes de la paroi. Vous vous souvenez d’Osquivel, avant le massacre ? Les FTD avaient envoyé un type dans une sorte de cloche de plongée, pour rencontrer les hydrogues. À mon avis, les Ildirans ont l’intention de faire de même. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur de la chambre blindée. — Si mes souvenirs sont bons, la tentative des militaires n’a pas exactement tourné comme ils l’espéraient. Une voix féminine s’éleva, tranchante, derrière eux : — Nous ne vous avons pas invités à pénétrer sur ce pont d’envol. Sullivan se retourna sur-le-champ. L’embarras fit rougir Tabitha. — Nous… nous ne savions pas, dit-elle. Sullivan intervint : — Désolé. Personne ne nous a avisés d’interdictions d’aucune sorte. Mon ingénieur ici présente était simplement curieuse de votre technologie. Yazra’h se dressait devant eux ; la dague de cristal passée à sa ceinture la rendait intimidante. Sullivan était sûr qu’elle aurait pu les tuer tous les deux, si elle l’avait décidé. Incongrue en pareil lieu, une fillette aux allures d’ange se tenait à son côté. Elle paraissait délicate, mais non fragile. Ses traits offraient un curieux mélange : sa chevelure dorée, coupée court, était nouée en mèches duveteuses. Son visage reflétait la douceur et l’innocence, mais il y avait dans ses yeux une intelligence et une puissance bien supérieures à celles de son âge. Son comportement était d’une étrangeté saisissante, comme en porte-à-faux. Sullivan s’avança, un large sourire aux lèvres. — Mais qui voilà ? dit-il, songeant à l’une de ses petites-filles. Mon nom est Sullivan Gold. Je… — Vous n’avez pas à savoir son nom, interrompit Yazra’h en posant une main protectrice sur l’épaule de la fillette. Nous avons une inspection à accomplir. Veuillez retourner dans vos quartiers. — Peut-être pouvons-nous vous aider à faire votre inspection ? proposa Tabitha, comme pour rattraper leur impair. Je suis ingénieur qualifiée. Je serais ravie de partager mes connaissances avec… — Ce ne sera pas nécessaire. Rassemblez les vôtres dans la salle commune. Le septar a décidé de renvoyer l’un de nos croiseurs à Mijistra, avec vous et les extracteurs d’ekti ildirans à bord. Les autres croiseurs poursuivront la mission sur Qronha 3. Les congédiant d’un geste, elle guida l’étrange fillette vers la sphère blindée. Sullivan la suivit du regard. — Mais qu’allez-vous faire là-bas ? L’air pincé, la fille du Mage Imperator regarda posément les intrus l’un après l’autre. — Veuillez vous rendre à la salle commune et préparer vos hommes. Sullivan prit enfin son ingénieur par le poignet et l’entraîna hors du pont d’envol. Alors qu’elle marchait à son côté dans les coursives, Tabitha dit songeusement : — Je voudrais bien savoir ce que les Ildirans ne veulent pas que l’on voie. 91 OSIRA’H Même si on l’avait élevée pour cela, Osira’h sentait les événements se précipiter sur elle telle une lame de fond furieuse qui aurait rompu une digue. En dépit de ses appréhensions, elle focalisa son attention sur la situation. Les dés étaient jetés, et elle finirait ce pour quoi on l’avait formée. Pendant que Yazra’h mettait au point les derniers détails et s’occupait des réfugiés, Osira’h se plongea dans la méditation afin d’aiguiser ses talents mentaux et de se préparer à son destin. Si elle réussissait sa mission, cette guerre ne causerait plus de victimes ildiranes. Mais en cas d’échec, elle serait la prochaine à périr. Alors, tous ses secrets mourraient avec elle. L’un des croiseurs fit demi-tour avec les réfugiés pour se diriger vers Ildira. Les six vaisseaux restants suffisaient pour emmener leur émissaire sur Qronha 3. Ce n’était pas le nombre qui comptait : à présent, tout dépendait d’une seule petite fille. Enfin, après que Yazra’h lui eut adressé un silencieux et touchant adieu, Osira’h fut prête à partir. Des nuages chimiques évanescents enveloppaient la bulle cristalline au sein de laquelle la fillette était assise, totalement coupée de la présence rassurante de sa demi-sœur. Sur la géante gazeuse, les croiseurs avaient trouvé de la fumée qui achevait de se dissiper, seul vestige de la bataille inégale. Les débris des plates-formes humaine et ildirane avaient disparu dans les abîmes, et les hydrogues avaient regagné leur repaire. Osira’h devait aller à leur rencontre. Si son caisson avait été renforcé avec des polymères ultra-résistants et une armature en alliage, il ne disposait pas de moteur ni d’armement – autant de choses inutiles quand elle aborderait les hydrogues. En orbite haute autour de Qronha 3, les croiseurs ne pouvaient plus la récupérer à présent. Si elle échouait, sa mort serait la moindre des conséquences à venir. Osira’h savait que son sort se trouvait entre les mains des hydrogues. Elle jouerait le même rôle que jadis les robots klikiss, avant que ceux-ci rompent tout lien avec l’Empire ildiran sur Hrel-oro. Elle devait établir un pont entre deux espèces si radicalement différentes et convaincre l’ennemi d’écouter le Mage Imperator. Quelles concessions son père serait-il prêt à accorder ? Quel marché inique passerait-il ? Son caisson tombait comme une pierre. Accrochée à son siège capitonné, Osira’h envoyait un message mental qui démultipliait le signal de son émetteur. Il fallait que les hydrogues viennent à elle. Elle espérait qu’ils manifesteraient de la curiosité à son endroit, plutôt que de la détruire directement. La friction des molécules de gaz sur les parois de cristal les faisait rougeoyer, mais le caisson avait été conçu pour résister à ces conditions extrêmes. Autour d’elle, l’atmosphère s’épaissit. Osira’h augmenta la force de ses pensées, ainsi qu’elle s’y était exercée à maintes reprises au cours des séances d’entraînement sur Dobro. Elle ferma les yeux, afin de se soustraire aux couleurs et aux formes chimériques des tempêtes qui gênaient sa concentration. Ses petites mains se serrèrent tandis qu’elle continuait à projeter ses appels mentaux. J’ai un travail à faire. Elle ignorait ce qu’il lui en coûterait. Autrefois, lorsqu’elle était innocente et crédule, elle aurait fait n’importe quoi pour qu’Udru’h, son mentor, et le Mage Imperator soient fiers d’elle. Mais avec les visions de sa mère dans son esprit, la jeune fille n’en était plus aussi sûre. Elle n’était plus convaincue que l’Empire si plein de secrets méritait un tel sacrifice de sa part. Au cours de sa chute, elle perçut de l’agitation au sein des nuages… lesquels se dissipèrent, pour laisser apparaître des orbes de guerre. Des éclairs bleutés crépitaient depuis les excroissances pyramidales de leur coque. Osira’h continua à émettre avec énergie : Je dois vous parler. Je représente vos anciens alliés. Nous voulons finir cette guerre entre nos espèces. Les orbes de guerre environnèrent sa bulle cristalline. Sans avertissement, une secousse la projeta de côté, comme les vaisseaux hydrogues la capturaient au moyen d’un rayon invisible. Aucune pensée ne lui parvint en retour. Sans se presser, les orbes traînèrent la bulle, comme un poisson dans une nasse. Osira’h perdit la notion du temps et des distances. Tout au long du voyage, elle continua à émettre. Puis, les yeux agrandis par l’admiration et la crainte, elle aperçut un gigantesque complexe de globes géodésiques. La villesphère multipliait les angles étranges et les courbes qui se rejoignaient dans des directions inusitées. Elle évoquait ces lieux magiques issus des fables que racontait sa mère, telle la cité de l’Atlantide ou quelque fabuleux royaume féerique. Toutefois, la fillette ne se berçait pas d’illusions. Les hydrogues n’avaient rien de créatures de fantaisie éthérées ou bienveillantes. C’étaient des ennemis mortels, qui avaient prouvé leur appétit de destruction. Les orbes de guerre tirèrent le caisson à travers l’une des parois de la villesphère. Les pensées d’Osira’h résonnaient sans interruption. Elle patienta, tout en observant par la paroi transparente. Enfin, des masses de vif-argent prirent la forme de silhouettes humanoïdes. Cinq hydrogues s’approchèrent : tous identiques, tous habillés comme le Vagabond qu’ils avaient copié. Au cours de son entraînement, Osira’h avait examiné la moindre bribe d’information sur l’ennemi, y compris les images du Palais des Murmures, sur Terre. Ses responsabilités pesaient sur ses épaules avec une force semblable à l’atmosphère qui entourait son caisson. Elle se pencha en avant jusqu’à toucher la barrière cristalline qui la protégeait. Les formes chatoyantes des hydrogues se tenaient devant elle. Le temps était venu d’entamer les négociations. 92 RLINDA KETT Comme par hasard, les alarmes de la base lunaire se déclenchèrent avant même que le Curiosité Avide ait dégagé le cratère d’envol. En dessous, le Foi Aveugle en était encore à chauffer ses moteurs. Assis sur le siège de copilote, BeBob avait l’air malade, submergé par les événements. Il jetait des coups d’œil inquiets à son vaisseau. — Mieux vaudrait ne pas traîner, dit Rlinda. Négligeant la procédure habituelle de revérification des commandes, elle s’élança hors du champ gravifique lunaire. Elle frappa le tableau de bord du plat de la main, comme pour lui soutirer de la puissance supplémentaire. Sur le radar, des échos indiquaient des nuées de Rémoras en patrouille qui affluaient. — Le Curiosité n’a jamais été conçu pour les batailles, dit-elle. Attache-toi. — Qui a parlé de bataille ? demanda BeBob, puis sa voix se cassa. Et si on faisait d’abord en sorte qu’ils ne nous rattrapent pas ? — Merci, je vais tâcher de garder cette idée à l’esprit. Le commandant de l’escadron les appela, d’une voix semblable à des ongles crissant sur un tableau noir : « Vous avez ordre de revenir sur la base lunaire. — Mon vaisseau n’est pas militaire, monsieur. Vous n’êtes pas habilité à me donner des ordres. » — Hum, leurs jazers leur confèrent peut-être une autorité provisoire… — Silence, BeBob. Elle ouvrit une fréquence générale, en audio seulement. « Excusez-moi, mais on m’a dit de partir en termes très clairs. Soyez un peu cohérents. — Nous pensons que vous transportez le capitaine Roberts, actuellement en fuite. Nous ne devons pas le laisser s’échapper. Revenez à la base, ou nous ouvrons le feu. » Comme la Lune s’amenuisait derrière eux, le Foi Aveugle décolla enfin du cratère et accéléra au ras de la surface, tentant en vain de rester sous les balayages radars. — Vas-y, Davlin, murmura Rlinda entre ses dents. Les doigts noués ensemble, BeBob examina les écrans, puis le hublot de proue. — À condition qu’il fasse attention à mon vaisseau, marmonna-t-il. Je ne crois pas que même une assurance tous risques couvre les dégâts subis à la suite d’un délit de fuite. — Tu ferais mieux de relire ton contrat, BeBob. Mais pas maintenant, d’accord ? — Je faisais juste un peu de prévoyance. Voyant le second vaisseau surgir, l’escadron se divisa. Une moitié des chasseurs rapides foncèrent intercepter le Foi Aveugle. « C’est le vaisseau de Roberts ! émit le commandant d’escadron. Le Curiosité Avide n’est qu’un leurre. » — Apparemment, la notion d’appât dépasse leurs capacités d’imagination, dit Rlinda avec un large sourire. — Ne te réjouis pas trop vite : la moitié d’entre eux nous talonne toujours. — C’est mieux que les avoir tous à nos trousses. (Elle continua à zigzaguer, les projetant à droite et à gauche trop vite pour que les stabilisateurs compensent leurs écarts.) BeBob, indique-moi un itinéraire qui nous fasse sortir de ce système. Dans combien de temps peut-on activer les propulseurs interstellaires et clouer nos poursuivants sur place ? — Hum… Ils nous auront eus avant. Avant que les Rémoras aient pu l’intercepter, le Foi Aveugle bondit dans l’espace. Ses moteurs étaient en surcharge, et ses tuyères viraient au rouge sous la poussée excessive. Une image du cockpit de BeBob apparut, pleine de parasites et déformée par l’énorme dépense d’énergie de l’accélération. Elle montrait le visage de Branson Roberts. « Vous n’avez pas le droit de me poursuivre, disait le simulacre. J’ai été injustement condamné par un tribunal irrégulier. Vous traquez un innocent. » — Eh ! comment Davlin a-t-il bidouillé ce truc aussi vite ? lança BeBob. Rlinda sourit. — Ça fait probablement partie de sa formation de spécialiste en indices cachés. — Ma voix est vraiment aussi aiguë ? Rlinda tourna ses gros yeux marron vers lui. — Si tu te trouvais dans le Foi en ce moment, ta voix serait beaucoup plus aiguë. BeBob retomba au fond de son siège. Comme Davlin commençait à distancer ses poursuivants, deux Rémoras abandonnèrent la chasse du Curiosité Avide pour se joindre à celle du Foi Aveugle. Mais plusieurs intercepteurs convergeaient toujours sur le vaisseau de Rlinda. Ils ne possédaient pas autant de carburant que leur proie mais étaient beaucoup plus rapides. Ils l’auraient encerclée bien avant qu’elle parvienne à les semer. Dans le cockpit, Rlinda et BeBob travaillaient de concert, telles deux pièces d’un instrument de précision. Comme au bon vieux temps. Le Foi Aveugle envoya une nouvelle transmission, et l’avatar de BeBob parut plus désespéré qu’auparavant. Comme un homme capable de tout. « Laissez Rlinda tranquille ! Elle n’a rien à voir avec moi. » BeBob leva les yeux vers son amie. — Est-ce qu’il croit vraiment que ça va marcher ? L’espace d’un instant, elle plaça son menton entre ses mains. — Davlin ne tablerait pas sur quelque chose d’aussi simpliste. La question est : qu’est-ce qu’il manigance ? Ils assistèrent au drame de loin. Les Rémoras se rapprochaient du Foi Aveugle telle une meute de loups lorsque ce dernier les prit par surprise : il entama un looping à une vitesse capable de transformer un pilote en gelée, ou du moins de l’assommer. Toutefois, Davlin continua à piloter son vaisseau vers ses poursuivants. Il s’agissait d’un vol kamikaze, ou de ce qui voulait en donner l’apparence. — Il joue au jeu de la poule mouillée avec mon vaisseau ! s’écria BeBob. Les intercepteurs s’égaillèrent face au vaisseau qui fonçait sur eux. Ils ouvrirent le feu sur ses propulseurs, mais le Foi Aveugle volait trop vite et leurs tirs ne firent qu’érafler sa coque. Il accélérait sans cesse, dans un rugissement de moteurs portés au rouge. Lancé sur sa trajectoire, le Foi Aveugle se jeta au cœur de la flottille, tel un fuseur hors de contrôle qui s’écrase dans un stade rempli de spectateurs. Des Rémoras s’écartèrent en hâte pour éviter la collision. Puis, immédiatement après être passé au travers de la nuée d’intercepteurs, le Foi Aveugle explosa. L’enveloppe des moteurs éclata, et l’onde de choc des tuyères qui s’enflammaient disloqua le vaisseau. Les éclats s’épanouirent en un nuage sphérique, qui cribla les Rémoras à portée ; ceux-ci partirent en vrille et lancèrent des appels au secours. Rlinda observait, partagée entre l’horreur et l’incrédulité. — Davlin, qu’est-ce que tu as fait ? — Mon vaisseau…, murmura BeBob en clignant ses yeux tristes dans sa direction. S’efforçant de rester concentrée, Rlinda jeta un œil aux écrans tactiques. — Grâce à l’explosion, nous avons doublé notre avance. Il est temps de profiter de cette diversion. Elle avait le cœur gros mais avait peine à croire que Davlin se soit sacrifié pour les sauver. Cela ne lui ressemblait pas. À présent, les Rémoras avaient fait demi-tour et quittaient l’orbite à toute vitesse. Avides d’en finir, les intercepteurs les plus proches reprirent la chasse. — Quels mauvais perdants, marmonna BeBob, encore sous le choc. — Plus que cinq minutes avant que la propulsion interstellaire nous emmène loin d’ici. Pour le moment, descends dans la soute. Il y a là-bas quelques dizaines de caisses et de réservoirs. BeBob se rua hors du cockpit, sachant ce qu’elle avait en tête. Tandis que les secondes s’égrenaient et que les Rémoras se rapprochaient, Rlinda observa par les caméras de surveillance BeBob qui poussait les caisses, les palettes et les barils au milieu de la soute. Les moteurs du vaisseau étaient à deux doigts de la surcharge, mais elle n’avait pas l’intention de finir comme le Foi Aveugle. — Ça suffit, BeBob. Je suis prête dans trente secondes. Ramène tes fesses. BeBob apparut bientôt à l’entrée du cockpit. Il s’affala sur son siège et boucla ses sangles antichoc. Une rafale de jazers tirée au jugé manqua de peu la poupe. — Vidage de la soute, annonça Rlinda. Elle ouvrit les écoutilles sans avoir drainé l’atmosphère, de sorte que la décompression explosive dispersa les débris, provoquant un écran de fumée… ou plutôt un champ de mines, dans lequel s’engouffrèrent les Rémoras. Ceux-ci perdirent le contrôle, et l’un d’eux subit de sérieux dommages. Rlinda n’avait pas l’intention de tuer des soldats qui ne faisaient que leur boulot… mais la vie de BeBob était en jeu. Pas question de rester dans les parages : elle alluma les propulseurs ildirans et bondit hors du système solaire, espérant conserver une longueur d’avance sur les hommes du général Lanyan. 93 LE ROI PETER Le lendemain du discours de repentance de Daniel, Basil se présenta à la porte de l’aile des appartements royaux. — Venez avec moi, Peter, dit-il, un sourire froid aux lèvres. Il y a quelque chose que vous devez voir. Considérez cela comme faisant partie de votre formation continue. Franz Pellidor se tenait à son côté, tel un gangster en costume, prêt à intervenir si Peter résistait. La menace voilée fit sourciller ce dernier. — Je préfère les méthodes d’OX. Il est programmé pour être professeur, et il possède plus de souvenirs que son crâne ne peut en contenir. Son expérience compte beaucoup pour moi. — OX a permis au prince Daniel de s’évader, de sorte que ses talents d’instructeur me laissent dubitatif. Ceci va vous aider à apprendre les réalités politiques… et leurs conséquences. Le président remonta le couloir d’un pas vif, ses chaussures vernies cliquetant sur les dalles polies. Il ne faisait aucun doute dans son esprit que le roi le suivait. Sur un nouveau froncement de sourcils, Peter quitta ses appartements privés et marcha à côté de Pellidor, sans le gratifier néanmoins d’un seul regard. Ils cheminèrent le long de salles et d’escaliers déserts, jusqu’à atteindre une chambre d’infirmerie située à un niveau inférieur. La salle sentait le métal et le désinfectant. Au centre, le prince gisait sur un lit d’hôpital. Le garçon d’une grande pâleur, relié à une batterie d’appareils médicaux, semblait se trouver dans le coma. Ses joues s’étaient creusées, bien que Peter l’ait vu seulement la veille. — Que s’est-il passé ? Un accident ? — Oh, pas un accident : je vous assure que tout a été intentionnel. Basil toucha les tubes d’intraveineuse puis se pencha pour fixer les yeux clos. Le faux prince n’eut pas un frisson. — Après la stupide escapade de Daniel, la commission hanséatique s’est réunie en session d’urgence. Nous avons décidé à l’unanimité qu’il n’était plus possible de risquer d’autres incidents dus à son inconduite. Par conséquent, nous l’avons drogué. À partir de maintenant, nous le garderons dans cet état. Nous serons ainsi certains qu’il restera sous notre contrôle. (Ses yeux gris fixèrent Peter.) Trop d’erreurs ont été commises récemment, et je n’en tolérerai plus. Peter laissa le silence s’éterniser ; une technique que Basil lui-même lui avait enseignée. Il savait exactement combien le président était dangereux. Finalement, il demanda : — Pourquoi ne pas l’avoir tué, dans ce cas ? — Parce qu’ainsi il représente un meilleur exemple, ne pensez-vous pas ? Je suppose qu’il sera toujours possible de le réveiller en cas de nécessité. Vous voyez, nous pourrions faire de même avec vous. (Il se redressa et s’écarta d’un pas du prince immobile.) Eh bien maintenant, pourquoi ne m’avez-vous pas dit que la reine Estarra était enceinte ? Je l’ai appris mercredi dernier, mais vous devez le savoir depuis au moins un mois. Une onde glacée parcourut l’échine de Peter. Il maîtrisa son expression et se garda de démentir. Basil n’aurait pas abordé le sujet sans preuve. Peter savait qu’il valait mieux pour lui voir ce que son interlocuteur avait en tête. Celui-ci arpentait l’infirmerie. — Le couple royal est toujours surveillé, Peter. Nous avons prélevé plusieurs échantillons et vérifié les résultats. Mon premier soupçon remonte à notre voyage sur Ildira. D’infimes altérations de votre comportement. Vous croyiez que je ne faisais pas attention… mais je fais toujours attention. Nous avons effectué des tests supplémentaires dans vos appartements. Peter ne pipa mot. Sa bouche était sèche, et il frissonna à l’idée que leurs instants les plus intimes étaient espionnés par la Hanse ; leurs cellules récoltées sur leurs draps, le cycle menstruel d’Estarra surveillé, leurs urines probablement recueillies dans les tuyauteries… Il trouvait cela répugnant. Basil s’avança près de lui. Tout près. Peter avait mûri au cours des années, mais le président le considérait toujours comme un gamin des rues. — Nous ne pouvons le permettre, vous le savez. Peter désespérait de ne pas avoir pu envoyer Estarra sur Theroc avant que quelqu’un ait remarqué quoi que ce soit. Il s’efforça au courage et dit : — Vous oubliez l’avantage que cela représente, Basil. Imaginez l’effet sur le public. Les gens vont adorer. Le président resta de marbre. — Et vous, vous oubliez un point fondamental. Je ne vous ai pas donné la permission. Peter laissa ses épaules s’affaisser et soupira : — Vous n’allez pas le croire, mais je jure que nous ne l’avons pas fait à dessein. C’était un accident, une surprise pour tous les deux. Peut-être qu’en ces temps de grande menace la nature a fait valoir ses droits pour perpétuer l’espèce. Malgré son calme apparent, Basil semblait contenir une tempête de frustration, qui grossissait à chaque faute. — Pas de sermon, Peter. Un jour, lorsque je l’aurai choisi et que je vous l’aurai permis, vous serez peut-être autorisés à avoir un enfant. Mais pas maintenant. Estarra va se débarrasser du fœtus avant que sa grossesse vienne à la connaissance du public. Avant peu, des médecins tenus au secret viendront en visite. Le regard de Peter demeurait fixe. Il tâcha de réprimer la colère et l’horreur qui grandissaient en lui. Le président aurait pu sans peine forcer Estarra à avorter sans avertissement ; à la place, il retournait le couteau dans la plaie en s’assurant que le roi et la reine connaissent ses intentions. Basil jeta au prince Daniel un regard éloquent, avant de conclure : — Et veuillez ne pas me faire injure en imaginant que vous m’arrêterez. 94 UDRU’H L’ATTITRÉ DE DOBRO Au vu des conquêtes moins aisées qui les attendaient dans l’Agglomérat d’Horizon, Rusa’h l’Imperator avait envoyé son Premier Attitré et la majeure partie de la maniple vers une nouvelle scission, afin de l’ajouter à son réseau. Un croiseur suffirait à écraser Dobro, si Udru’h refusait de coopérer. Son armement dévasterait sans peine la colonie plusieurs fois centenaire et les baraquements de reproduction. Malgré les réponses évasives d’Udru’h, Rusa’h ne montrait aucun signe d’inquiétude en expédiant ce seul navire de guerre pour subjuguer Dobro. Il pensait que l’Attitré n’avait pas le choix. Ce dernier avait toujours eu le sens des réalités, et il ne permettrait pas que sa colonie soit détruite. Le croiseur transportait un plein chargement de shiing, à destination de la population. Si Udru’h refusait de se convertir, on le tuerait et on poserait la même question à l’Attitré expectant Daro’h, plus malléable. Et si ce dernier refusait à son tour, on se passerait également de lui. Le choix offert à Udru’h n’était qu’une formalité. Depuis le palais-citadelle où il dirigeait son thisme, Rusa’h avait renvoyé l’Attitré de Dobro sur l’ancien vaisseau amiral, avec Zan’nh toujours prisonnier à bord. Pendant le voyage, on laisserait Udru’h libre de ses mouvements, mais le croiseur n’était qu’une prison plus grande. Avec un équipage entièrement dévoué à sa cause, Rusa’h ne s’inquiétait pas de ce qu’un Attitré solitaire pouvait faire. Une fois arrivé à destination, personne ne doutait qu’Udru’h changerait de camp. L’Imperator autoproclamé affirmait bien connaître son frère. Udru’h se promenait dans les coursives, en direction de la cabine où l’adar était retenu prisonnier. « Peut-être qu’au cours du voyage l’adar verra la lumière de la raison », avait dit Rusa’h. L’obliger à regarder la reddition et la conversion de Dobro avait apparemment pour but d’affaiblir sa résolution. Udru’h savait qu’il disposait de peu de temps. L’expression neutre, il approcha des deux gardes en faction devant la porte. Ils appartenaient au kith solidement charpenté des soldats et arboraient des katanas de cristal et une armure cloutée. Contrairement à Udru’h, l’adar avait refusé avec véhémence de coopérer, de sorte qu’on le gardait enfermé. Les deux gardes se placèrent au garde-à-vous en voyant l’Attitré approcher. Udru’h utilisa ses techniques mentales pour masquer ses pensées, par simple précaution, bien qu’il soit impossible aux gardes de déchiffrer ses propres liens avec le thisme. De son côté, il restait aveugle à leur esprit relié au réseau de Rusa’h. Udru’h estimait que cela constituait un avantage. Ils étaient plus faibles que lui. Il leur adressa une ombre de sourire. — Votre Imperator m’a ordonné de discuter avec Zan’nh autant que possible. Mon frère croit que je peux miner sa résistance. Il s’approcha d’eux en tâchant d’assourdir ses pensées. Son cœur battait la chamade. Il n’était pas dans la nature des gardes de remettre en cause les instructions d’un Attitré. Simultanément, tous deux posèrent le poing sur leur plastron en signe de salut. Udru’h n’hésita pas. Il s’élança en brandissant le poignard incurvé qu’il dissimulait dans son poing gauche. D’un coup latéral, il trancha la gorge du garde sur sa gauche, et, dans le même mouvement, enfonça la pointe à la base du cou du second garde, au ras de son épaulière. Il appuya avec sa paume sur le pommeau, afin d’aider la lame à pénétrer. La gorge du premier garde saignait à profusion. Il gargouilla, toussa et glissa sur le sol. Mais le second, même avec un poignard fiché dans le cou, mit plusieurs secondes à rendre les armes. Udru’h recula en louvoyant dans le couloir aussi vite que possible. Suffoquant, le garde s’avança vers lui d’un pas lourd, en agrippant le manche du poignard. Udru’h n’avait rien d’un guerrier, mais il n’avait pas besoin de l’être. Le poison sur la lame agissait rapidement. Il s’agissait de la même substance hautement toxique qui, paraît-il, avait provoqué la mort du Mage Imperator Cyroc’h. Quelle ironie. Les pas du garde devinrent incertains. D’après l’expression qui traversait son visage bestial, Udru’h percevait l’effet du poison qui brûlait dans ses veines. Il ralentit tout en gardant ses distances. Le garde chancela mais mit plus longtemps que prévu à mourir. L’Attitré de Dobro regarda alentour, craignant de voir des membres de la Marine Solaire lui tomber dessus. Il ne s’était pas attendu à causer autant de désordre. Il se demanda si Rusa’h, sur la lointaine Hyrillka, avait senti la mort violente de ses deux disciples. Enfin, dans un dernier grognement, le garde s’effondra face contre terre, son katana de cristal brandi vers lui. Udru’h avait mené la première phase à bien. Il regarda le sang sur ses mains, puis sa tenue éclaboussée d’écarlate. Bien que le vide laissé par l’absence de thisme résonne en lui, il ne laissa pas le chaos envahir son esprit. Malgré le martèlement de son cœur, il tâcha de recouvrer son calme. Des Ildirans ont tué des Ildirans. Bien que Rusa’h n’ait cessé de proclamer vouloir revenir aux anciennes traditions, il semblait en avoir créé une nouvelle. Udru’h leva son poignard de cristal et se dirigea vers la chambre de détention de Zan’nh. 95 ADAR ZAN’NH C’était comme si les murs de sa cellule se resserraient autour de lui. Zan’nh entendit des pas remonter les coursives mais ne parvint pas à percevoir de présence au-dehors. En temps normal, tout Ildiran vivait au fil des autres vies, baigné dans le thisme, et ses congénères représentaient autant de balises dans son existence. Le passage d’un soldat de la Marine Solaire aurait dû générer une onde perceptible même par-delà la porte verrouillée de sa prison. Mais il ne percevait rien. Loin, très loin, les rayons-âmes du Mage Imperator Jora’h s’affaiblissaient à mesure que les heures s’écoulaient. Zan’nh frappa des poings sur les parois à s’en faire saigner les phalanges, sans se sentir mieux pour autant. Il se tassa dans un coin, salissant son uniforme en s’y essuyant les mains. Adar Kori’nh l’aurait certainement réprimandé pour son apparence négligée. Il enfonça son visage dans ses mains, serra les dents et tint bon. En entendant un fracas dans le couloir, il se redressa en titubant. Il s’accroupit devant la porte blindée, l’oreille tendue, et recula. Il s’arrêta puis avança de nouveau, prêt à bondir sur quiconque franchirait le seuil. À présent, il sentait un écho, un rayon-âme reconnaissable, qui s’approchait. Il ne comprenait pas. La serrure cliqueta, et la porte se rabattit. En dépit de sa faiblesse, Zan’nh s’élança en avant. L’Attitré de Dobro se tenait là, les vêtements tachés de sang. Un poignard de cristal pendait négligemment au bout de son bras. Zan’nh le repoussa en arrière, tout en le frappant durement au poignet. Le poignard chuta dans un tintement sur les dalles du pont. Un instant saisi, Udru’h se reprit sur-le-champ et, d’un coup de pied en arc de cercle, sonna son agresseur. D’une poussée, il le renversa. L’adar tenta d’agripper l’arme qui gisait non loin, mais l’Attitré de Dobro lui écrasa le poignet, avec assez de force pour faire craquer les os… L’autre grogna et laissa échapper le poignard. — Assez de ces stupidités, lança Udru’h en écartant l’arme d’un coup de pied. Hors d’haleine, encore affalé sur le sol, Zan’nh leva les yeux vers la coursive. Pour contempler, éperdu, la scène incongrue qui s’offrait à lui : un garde gisant dans une mare de sang à la porte, le second plus loin dans le couloir, face contre terre. Puis il contempla l’Attitré penché sur lui, suant et aspergé de sang. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il d’une voix rauque. Vous… vous avez tué des Ildirans ! L’Attitré attendit une seconde avant de relâcher le poignet de l’adar. Il recula, recouvrant son sang-froid. — Rusa’h n’est pas le seul à savoir prendre des mesures extrêmes, dit-il d’un ton pragmatique. Pensez à ceux qu’il a tués. Si nous ne sommes pas prêts à nous salir les mains, cette rébellion insensée réussira. J’ai toujours fait ce qui était nécessaire, j’ai toujours servi l’Empire. (Il jeta un coup d’œil dédaigneux à l’adar puis offrit son bras pour le remettre sur ses pieds.) Venez avec moi si vous voulez mettre fin à la révolte. Zan’nh hésita un instant, en proie aux émotions qui bouillonnaient sous son crâne. Puis il opina, dans l’espoir fou de pouvoir s’évader de sa cellule, de son croiseur. Après avoir échoué dans la capitulation de ses vaisseaux, il était prêt à détruire celui-ci plutôt que de le laisser répandre la corruption de Rusa’h. — Même si on me maudira un jour pour cela dans la Saga, dit Zan’nh, je suis d’accord avec vous. (Il ajouta à voix basse :) Si moi j’avais fait ce qui était nécessaire, nous ne nous trouverions pas dans une situation aussi cruelle. Adar Kori’nh ne l’aurait jamais laissé dégénérer à ce point. Il suivit son oncle dans le couloir trop calme. Ce dernier se pencha au-dessus du premier cadavre et, sans hésiter, l’attrapa par les épaules pour le tirer à l’intérieur de la cellule. — Aidez-moi à cacher les corps et à nettoyer. Cela nous fera gagner du temps. Avoir les mains gluantes de sang ne semblait guère gêner Udru’h, mais Zan’nh restait frappé d’horreur à la vue des gardes massacrés. Il s’agissait de membres de son équipage, avant leur conversion forcée. Puis il se rappela ceux qui avaient servi d’otages à Rusa’h, tués un par un jusqu’à ce qu’il ait livré ses vaisseaux, et son cœur se durcit. Il avait déjà du sang sur les mains. Ces deux gardes étaient les victimes d’une guerre civile, mais ils étaient moins innocents que d’autres. Plus assuré, Zan’nh empoigna le second garde, et bientôt les deux cadavres furent enfermés dans la cellule. Ils utilisèrent des morceaux de leurs uniformes pour essuyer le gros du sang sur le pont, afin qu’un promeneur ne remarque pas les traces. Puis, à bout de souffle, ils se réunirent dans la coursive. Le vaisseau de guerre, bien que rempli d’Ildirans, était silencieux dans le thisme. Zan’nh ne percevait que le lien de l’Attitré de Dobro, dans lequel il n’avait toujours pas pleine confiance. — Ainsi, il n’y a que nous deux ici. Avons-nous un plan ? Udru’h haussa les sourcils, quelque peu amusé. — Ma part du plan est accomplie, adar. Je vous ai libéré. Maintenant, je compte sur vos connaissances de la Marine Solaire, et de ce croiseur en particulier. C’est à vous de vous occuper de la prochaine phase. 96 CESCA PERONI Malgré le chauffage de l’habitacle du Verseau, Cesca ne pouvait s’empêcher de frissonner. — Je n’aurais jamais cru que je me réchaufferais de nouveau un jour. — Il faut filer, décoller avant que les robots klikiss reviennent, dit Purcell à Nikko Chan Tylar. — Je suis sûr qu’ils m’ont vu quand je les ai survolés, avoua Nikko. Et mon vaisseau ne dispose d’aucun armement pour nous défendre. Cesca lança un coup d’œil à l’administrateur à bout de nerfs, puis à Nikko. Elle redoutait ce qu’elle avait à dire. Mais en tant qu’Oratrice, il était de son devoir de protéger les clans. — Il est impossible de partir comme cela. Il faut empêcher ces robots de lancer leurs vaisseaux. Sinon, ils seront libres de détruire toutes les bases qu’ils croiseront. Purcell se mit à brailler : — Mais nous, que sommes-nous censés faire ? Vous avez vu ce qu’ils ont infligé à la base ! — Ce sont les nôtres qu’ils ont massacrés. Une fois qu’ils auront quitté Jonas 12, nous n’aurons plus aucun moyen de les arrêter. — J’ai fait pas mal de choses aussi stupides qu’énormes dans ma vie, Oratrice, fit remarquer Nikko d’une voix nerveuse. Mais même moi, je ne m’attaquerais pas à un millier de robots klikiss. Elle se sentait toujours vide et glacée, écrasée par le poids de ce massacre qu’ils n’avaient pas provoqué ; c’est pourquoi elle devait agir, avant qu’il soit trop tard. — J’ignore comment nous avons rendu ces robots furieux, mais mon Guide Lumineux ne m’est jamais apparu aussi clairement. Nous ne pouvons les laisser parvenir à leurs fins, quelles qu’elles soient. Avez-vous le moindre doute que nous le paierons cher, à long terme ? Il est possible d’écraser leur projet dans l’œuf… et c’est à nous trois de le faire. Si nous nous contentons de fuir, ils seront partis depuis longtemps avant notre retour avec des renforts. Purcell avait l’air malade d’angoisse. — Je n’ai jamais dit que vous aviez tort, Oratrice, dit-il. Mais je n’aime pas ça. Comment sommes-nous censés les arrêter ? Cesca eut un sourire aussi froid que la température extérieure. — Quand les robots ont attaqué la base, nous avons eu une idée. Elle avait paru trop radicale ; de plus, nous n’avions pas le temps de la mettre en œuvre. Mais à présent, je ne vois pas de mesure plus adéquate. Loin de là, les robots klikiss demeuraient accaparés par leur plan. Nikko affina ses capteurs pour les surveiller, mais aucun d’eux ne vint s’informer, ce qui leur permit de se préparer. L’administrateur décrivit la base de Jonas 12 dans ses moindres détails, crayonna les endroits importants et expliqua ce qu’ils avaient à faire. Quand ils furent prêts, Nikko amena le Verseau dans le périmètre de l’ancienne base, rasant le sol afin de rester sous le champ des radars. Il atterrit en douceur hors de vue, derrière le bord d’un cratère, pulvérisant de la glace d’hydrogène et de méthane. — Les robots klikiss nous ont peut-être repérés, prévint Purcell. — S’ils se donnent la peine de regarder, répondit Nikko en grattant sa chevelure raide et terne. Quand je les ai survolés, ils paraissaient très occupés par leurs vaisseaux. — Ils ne se soucient pas de nous, confirma Cesca. Ils savaient où notre brouteur était échoué, mais ils ne se sont même pas donné la peine de venir voir. Malgré le chauffage de sa combinaison poussé à fond, Cesca avait toujours froid. Elle et ses compagnons gravirent le sommet du cratère en direction de la base. Ici même, peu de temps auparavant, elle avait regardé la dépouille de Jhy Okiah projetée dans l’espace, pour aller vagabonder parmi les étoiles. Aujourd’hui, tout le monde était mort. Tous trois épièrent le site de construction, pour voir ce que les robots fabriquaient. Cesca utilisa une ligne radio étroite et concentrée, afin que les robots ne puissent intercepter sa transmission. « Je ne me serais jamais attendue à voir quelque chose d’aussi… extrême. Il ne reste plus rien de la base. — Ils ont pris tout le métal, analysa Purcell. Ils ont démantelé les machines, les ont réduites en pièces pour les réassembler à leur manière. — Leurs appareils ont l’air quasiment parés à décoller », releva Cesca. L’administrateur regarda la pile atomique qui rougeoyait. Celle-ci était d’un modèle standard qui avait fait ses preuves il y avait des siècles – de la bonne vieille mécanique. « Ils ont accru son débit, mais elle n’a jamais été conçue pour supporter un tel rendement, surtout aussi longtemps. Kotto en aurait une attaque… Cela va nous faciliter la tâche. Le réacteur doit être déjà à moitié instable. » Cesca distinguait sans peine l’inquiétude sur le visage de l’ingénieur, à travers son casque, mais elle sourit. « Alors, achevons ce qui a été commencé. Vous pensez toujours pouvoir provoquer la fusion de la pile ? — Merdre, Oratrice, on aura de la chance si cela s’arrête là. Il est plus probable que la pile dépasse largement le seuil critique pour produire une explosion. — Tant que nous pouvons revenir à temps au Verseau…, grommela Nikko, qui commençait à gigoter. Dites, est-ce qu’on reste assis ici à discuter pendant que nos réserves de chaleur fichent le camp, ou est-ce qu’on y va ? » Le trio avança rapidement à travers le paysage obscur et accidenté. Cesca aurait préféré laisser Nikko sur le vaisseau afin de pouvoir décoller sur-le-champ quand ils reviendraient, mais le plan de Purcell exigeait leur présence à tous les trois. Là où s’étaient dressés les dômes de la base, les imposants robots s’activaient à assembler l’armature de leurs vaisseaux. De longs câbles étaient branchés aux générateurs d’énergie, et un fouillis de gaines épaisses émergeait de la pile atomique. Les robots ne faisaient montre d’aucune finesse, leurs constructions n’avaient pas pour but de durer au-delà de leurs besoins immédiats. À mesure que tous les trois approchaient de la pile, Cesca percevait des vibrations à travers sa combinaison. Autour de l’enceinte, les lumières brillaient généreusement, et le métal irradiait de chaleur. Celle-ci avait crevassé et fait fondre une partie du sol. Les robots restaient concentrés sur leur ouvrage. Tandis qu’il étudiait la bâtisse du réacteur, Purcell marmonnait sur la fréquence ciblée : « Souvenez-vous que je n’ai jamais été un génie. J’ai toujours suivi les instructions de Kotto, et tout se déroulait bien. (Ils passèrent dans l’ombre de la structure renforcée, et il examina le panneau de commandes extérieures.) L’innovation n’est pas mon fort, ajouta-t-il. Chez moi, les solutions n’apparaissent pas comme par magie… — On ne vous demande pas de trouver une solution, l’interrompit Cesca. On veut seulement que vous détraquiez le réacteur. » Il lui retourna un rire angoissé. « Ça, je peux le faire. » Obéissant à ses instructions, Cesca et Nikko ôtèrent les régulateurs de flux du système de refroidissement de la pile. Purcell retira le capot d’une console différente et arracha les barres servant à ralentir les neutrons. Presque immédiatement, la température du réacteur grimpa. Des débris métalliques provenant des dômes gisaient çà et là. Nikko enfonça l’un d’eux dans le système de refroidissement et l’utilisa comme levier pour tordre les tubulures, jusqu’à ce qu’elles se rompent. Le liquide se déversa en sifflant sur le sol, où il se solidifia. Se hâtant à présent, Purcell et Cesca tirèrent les dernières barres, qu’ils projetèrent au loin. Grâce à la faible gravité, les robots ne les retrouveraient jamais à temps. « C’est fait ! cria l’ingénieur. Maintenant, le réacteur est comme un vaisseau piloté par un aveugle, lâché dans une ceinture d’astéroïdes. Nous, euh… devrions filer. » Nikko distingua un groupe de robots klikiss qui se précipitait vers la pile. « Je crois que l’on nous a repérés. — On a fini, allons-y ! » À pas de géant, ils contournèrent le réacteur en surchauffe. Le Verseau reposait, invisible, par-delà le bord du cratère. Comme ils émergeaient du coin de la bâtisse, Purcell s’arrêta brutalement devant deux robots noirs menaçants. « Comment sont-ils arrivés si vite ? » balbutia-t-il, ses bottes dérapant sur le sol glissant. L’un d’eux tendit un appendice pour attraper Purcell par le dos de sa combinaison. Les pinces le touchèrent légèrement, et l’ingénieur se dégagea de la poigne de métal pour bondir à la suite de ses compagnons. Ils s’égaillèrent dans la faible gravité. « Continuez ! haleta Purcell. Allez au Verseau ! » Un fort chuintement résonna dans la radio de sa combinaison. Derrière eux, la pile vibrait. Ils apercevaient le rougeoiement du métal poussé au-delà des limites de température. Pendant que deux robots klikiss se lançaient aux trousses des fugitifs, leurs congénères convergeaient telles des fourmis vers le réacteur. « Ils n’arriveront jamais à le réparer à temps. Pas vrai, Purcell ? » dit Nikko en se retournant. L’administrateur s’arrêta en titubant. « Je crois… Peut-être qu’ils ont… C’est juste une petite coupure… » Il s’effondra en avant. Cesca se rua sur lui. « Purcell, debout ! Il faut atteindre le vaisseau avant… » Elle le fit rouler sur le dos et vit que l’intérieur de son casque était couvert de givre. Un petit jet de vapeur s’échappait du dos de sa combinaison. La pince du robot en avait déchiré le revêtement, laissant pénétrer le vide au zéro absolu. Le visage de Purcell paraissait bizarrement aplati et saillant, comme s’il avait gelé en un instant et s’était fracturé. « Il est mort. (Cesca serra les dents, furieuse, puis attrapa par le bras Nikko, qui restait à regarder.) On le pleurera plus tard. Pour le moment, il faut décoller de Jonas 12 ! » D’autres robots affluaient à vive allure. Cesca marmonna un juron. Elle savait qu’ils devaient abandonner le corps de Purcell avec les Vagabonds qui étaient déjà tombés. Elle et Nikko foncèrent vers le vaisseau, espérant pouvoir décoller avant que les robots les capturent, et avant que le réacteur explose. 97 DD Comme le vaisseau à l’armature saillante pénétrait dans le système qui abritait le dernier groupe de robots klikiss en hibernation, Sirix poursuivit ses effrayants récits au sujet de leurs créateurs. DD fut épouvanté d’apprendre que l’extermination de l’espèce humaine allait commencer. À mesure qu’ils approchaient du planétoïde, Sirix repéra une débauche d’activité inattendue. — Je détecte de nombreuses transmissions en langage klikiss. Ces robots n’auraient pas dû être activés. Quelque chose ne va pas. Leur vaisseau piqua en direction du petit monde glaciaire, et la base apparut subitement. Sirix l’afficha sur les écrans tactiques. — Il y a des signes de technologie humaine ici. Tes créateurs sont venus avant nous. — Une colonie humaine ? dit DD avec un regain subit d’intérêt. Auraient-ils réveillé les robots par accident ? — Cette possibilité jouerait à notre avantage. Nos derniers compagnons ont presque achevé le travail. Ils ont acquis par eux-mêmes des matériaux et des composants des humains qui se trouvaient là. Acquis. À sa grande consternation, DD constata que la colonie était anéantie. Nul doute que ses habitants avaient été massacrés, à l’instar des colons de Corribus. Sirix s’identifia et indiqua sa mission par radio, tout en se dirigeant vers la base centrale grouillant de machines. — Je détecte une montée d’énergie anormale. De nombreuses transmissions simultanées émanent des robots au sol. — Ils semblent en détresse. DD repéra un écho, comme un vaisseau décollait du planétoïde. Malgré la faible résolution du radar, il reconnut la configuration d’un vaisseau humain. Quelqu’un vivait encore. Une voix humaine se mit à crachoter dans le micro – un jeune homme rempli d’effroi : « Au vaisseau en approche : faites demi-tour ! Jonas 12 va se transformer en chaudron brûlant dans quelques secondes. Je ne plaisante pas… » Soudain, la transmission s’interrompit, lorsque le pilote s’aperçut qu’il n’était pas en liaison avec un vaisseau humain. La tête de Sirix pivota vers DD. — Si des humains ont découvert notre enclave secrète, on ne peut leur permettre de s’échapper et de donner l’alarme. Nous sommes dans une phase critique de notre plan. Il obliqua en direction du vaisseau qui s’échappait du puits gravifique de Jonas 12. DD perçut un bourdonnement hydraulique. — Jusqu’à présent, dit Sirix, tu n’as rien su de l’armement de cet appareil. — Vous n’avez pas à les tuer, implora le comper. — C’est nécessaire. Et, sans attendre, il tira deux missiles. Avec un cri, le pilote humain fit tournoyer frénétiquement son appareil, tandis que les deux fusées convergeaient vers lui. Mais malgré ses louvoiements et ses vrilles, l’un des missiles heurta ses moteurs. L’explosion projeta le vaisseau dans un plongeon incontrôlable. DD le vit descendre vers la surface, puis s’écraser sur un affleurement gelé à la limite de l’horizon, loin de la base infestée de robots. — Maintenant, je peux me concentrer sur l’origine de cette agitation, dit Sirix. Le pilote humain a évoqué un désastre imminent. DD aurait désespérément voulu chercher des survivants, les aider, mais Sirix ne le permettrait jamais. — Tu n’as pas à t’inquiéter, DD. Une équipe de robots klikiss se rendra sur le lieu du crash et abattra les survivants, comme sur Corribus. Pendant que son appareil descendait vers le chantier, Sirix demanda des informations par radio. Au sol, des dizaines de robots s’étaient rassemblés autour d’une vaste enceinte de confinement. DD bascula ses capteurs optiques sur les infrarouges et s’aperçut que la structure rougeoyait littéralement. L’énergie dégagée augmentait de seconde en seconde. Enfin, les robots klikiss accusèrent réception du signal de Sirix et transmirent un résumé de la situation. DD traduisit le message. Très vite, il se rendit compte qu’il n’y avait aucun moyen de stopper l’emballement du réacteur. Sirix aboutit à la même conclusion et changea immédiatement de trajectoire. — Il faut abandonner l’idée d’atterrir, et s’échapper. Pour une fois, DD était d’accord avec son geôlier. Leur appareil s’éloigna en hâte. D’après son interprétation des relevés, le comper estima qu’il restait moins d’une seconde avant que… Dans un éclair d’énergie, la structure de confinement se vaporisa. L’onde de choc désintégra tout sur son passage, fauchant les robots klikiss agglutinés autour de la pile, écrasant les vaisseaux. Elle s’éleva beaucoup plus rapidement que le vaisseau de Sirix. Les protons accélérés allaient le percer de part en part, tel un blizzard hyperénergétique. DD s’arrima, sachant que rien ne stopperait l’impulsion destructrice. Le souffle les percuta par l’arrière. Les poutrelles d’armature se gauchirent, l’un des moteurs explosa. Dans un mouvement confus de ses bras articulés, Sirix se démena avec les commandes puis déploya quatre nouveaux bras de manipulation. Loin en dessous, la base de Jonas 12 s’était muée en une boule de feu qui vaporisa l’hydrogène et le méthane gelés, creusant un grand cratère en fusion qui allait s’élargissant. Désemparé, le vaisseau endommagé des deux robots chuta dans l’espace. 98 JESS TAMBLYN Jess se tenait à la surface extérieure de Plumas, ses cheveux ondulés aussi luisants que ses yeux bleus. Même dans le vide absolu, une pellicule d’eau lustrait ses vêtements, et l’ozone picotait sa peau. Ses pieds, ses mains et son visage étaient dénudés, mais son énergie intérieure protégeait sa chair du froid. À l’aide de ses sens étendus par les wentals, Jess voyait au-delà de l’épaisse banquise qui recouvrait la lune, comme à travers une glace déformante. Il dépassa les stations de pompage en matériau composite, les baraquements chauffés et les cheminées d’ascenseur qui menaient loin sous la carapace de glace. Il essayait de se souvenir. Tant d’années s’étaient écoulées depuis l’accident fatal de sa mère… Jess ignorait à quelle distance se situait l’endroit où la fissure avait avalé son véhicule. Il marcha plus d’un kilomètre, jusqu’à ce qu’il aperçoive une large cicatrice aux reflets d’argent, une entaille mal refermée qui balafrait la croûte gelée. Longtemps auparavant, le tout-terrain de Karla Tamblyn s’était enlisé dans un banc de glace et de neige molle. Elle avait été incapable de s’en extraire, et dès que l’engin avait commencé à sombrer elle avait été condamnée. Elle avait pu transmettre ses adieux pendant presque deux heures, tandis que les mâchoires de glace se refermaient sur elle et que ses batteries s’épuisaient. Puis l’eau avait fait éclater les baies vitrées, avait inondé l’intérieur et l’avait congelée sur-le-champ, la rendant inaccessible pendant dix-neuf ans ; emprisonnée, sans funérailles, sans possibilité pour sa famille de la revoir une dernière fois. Aujourd’hui, cependant, son fils saurait la retrouver. Debout au sommet de la crevasse, il serra les poings, comme il sentait l’énergie wentale le traverser. Il avait la capacité de réaliser l’impossible. Profitant de son pouvoir sur l’eau, Jess s’infiltra dans la crevasse. Cette fois, il avait une cible : l’épave d’un petit tout-terrain de surface. Au cours de sa descente, la glace n’offrit pas plus de résistance que de la gélatine. Malgré la pellicule protectrice qui l’enveloppait, il sentit le froid s’intensifier. Le plus étrange dans tout cela, était qu’il percevait sa mère là-dessous… sa présence. Il était résolu à la ramener, même s’il ne s’agissait que de lui offrir l’adieu qui convenait à une Vagabonde. Il fendit la glace devant lui, la laissant se refermer dans son dos, jusqu’à ce qu’il ait atteint le tout-terrain englouti. Là, il se tint devant l’engin tel un insecte dans une goutte d’ambre. Le véhicule avait atteint une profondeur stable. La pression avait éventré les ouvertures, et une glace dure comme de l’acier remplissait l’intérieur. Jess plongea à travers l’obstacle comme s’il n’existait pas. À l’intérieur, il aperçut une forme humaine statufiée sur le siège du conducteur. Ses bras étaient écartés, comme si sa mère avait accueilli la mort avec bienveillance. À l’ultime seconde, elle avait ouvert son casque. Jess avait entendu parler de gens qui, au dernier stade de l’hypothermie, subissaient d’inexplicables réactions physiques, des sursauts de chaleur qui les poussaient à arracher leurs vêtements. Le visage de Karla était figé, les yeux ouverts, avec comme une moue satisfaite aux lèvres ; pas tout à fait un sourire, mais assurément pas la peur de la mort imminente. Sa fin avait été paisible. Elle avait eu le temps de prononcer ses adieux et d’accepter son sort, sachant que personne ne viendrait la secourir. Jess se souvenait de ce jour comme d’un des plus longs de sa vie. Son père, Ross, Tasia et lui s’étaient réunis dans la tour de communication. Leurs paroles ne l’avaient pas surprise : elle était simplement heureuse d’entendre leurs voix, tandis qu’elle s’éteignait doucement. Jess traça les contours de sa mère avec les mains, comme un sculpteur l’aurait fait sur un bloc de marbre. Puis, d’une simple pensée, il la libéra de sa prison de glace. Ensuite, il tira le corps toujours enkysté hors du tout-terrain. Il forma une bulle autour de lui et de sa mère qu’il tenait dans ses bras, puis s’éleva au centre d’une colonne d’eau liquide, qui se resolidifia aussitôt derrière eux. Pour Jess, l’eau était un milieu malléable à l’infini. Il observa la faible lueur du jour qui sourdait à travers les centaines de mètres de glace. Jamais il n’avait ressenti autant de reconnaissance vis-à-vis de ses pouvoirs wentals ; au moins, cette fois, les utilisait-il sans risquer de faire du mal à autrui. À la surface, Jess laissa sa mère enchâssée dans son bloc de glace. Il ne voulait pas que le corps fragilisé par le temps soit endommagé par le vide. Il se dirigea vers les stations de pompage et les installations satellites des puits. Puis il choisit son chemin avec soin et s’enfonça de nouveau le long d’une cage d’ascenseur, jusqu’à émerger sous la croûte de glace. Il déposa Karla sur la saillie éclairée par les soleils artificiels de la colonie. Comme s’il modelait de l’argile, il fit courir ses mains nues sur la couche de glace, utilisant une infime parcelle d’énergie wentale afin de la lisser. Il en laissa un peu s’infiltrer en elle, à la recherche de l’étincelle ténue qu’il avait décelée. L’eau autour d’elle se mit à scintiller comme du diamant. Ses trois oncles sortirent en hâte de leurs abris chauffés. — Par le Guide Lumineux ! cria Wynn. C’est Karla ? Karla, la femme si douce de Bram… — Comment l’as-tu retrouvée ? demanda Torin. — Les wentals m’ont aidé. Je les ai laissé toucher… Soudain il chancela, comme des images, des mots et des pensées affluaient en lui via les wentals. Un message, relayé par les entités aqueuses dispersées dans la galaxie. L’un de ses porteurs d’eau volontaires… Nikko Chan Tylar ! Il avait trouvé Cesca, et ils couraient un grand danger. — Je dois y aller, lança Jess d’une voix sèche. La base de Jonas 12 a été détruite. Cesca a des ennuis. Il se mit à courir vers la cage d’ascenseur et le passage vertical qui lui permettrait de rejoindre son vaisseau spatial wental. Ses oncles se retournèrent avec inquiétude vers la silhouette de Karla Tamblyn, toujours congelée mais qui commençait à fondre lentement. — Mais, Jess… qu’allons-nous faire d’elle ? Submergé par le désespoir qui émanait du message de Nikko, Jess pivota. — Elle restera protégée. Voilà des années qu’elle est ainsi. Évitez seulement que la glace fonde. Wynn avisa la saillie, les sourcils froncés. — Ça ne sera pas trop difficile, grommela-t-il. — Je reviendrai, dit Jess. Il fonça vers son vaisseau d’eau et de nacre, dévoré d’inquiétude pour Cesca, et espérant qu’il arriverait à temps. 99 UDRU’H L’ATTITRÉ DE DOBRO L’Attitré de Dobro et Adar Zan’nh se déguisèrent grossièrement avec des pièces d’uniforme empruntés aux gardes morts. Ils saisirent également leurs armes, bien qu’ils sachent que si l’équipage s’opposait à eux ils n’en réchapperaient pas. Pour s’emparer d’un croiseur lourd, tous deux devraient faire preuve de subtilité. Il ne restait plus guère de temps : le vaisseau de guerre atteindrait bientôt Dobro, et Udru’h connaissait le piège qui les attendait là-bas. — Le Mage Imperator a été averti de la menace qui plane sur ma scission, dit-il. Il préférera détruire ce vaisseau plutôt que de laisser envahir une autre planète. C’est pourquoi il nous faut briser l’emprise de Rusa’h sur cet équipage avant que nous arrivions là-bas. L’adar paraissait hagard, comme si le poids qui pesait sur ses épaules avait doublé. — Mais par quel moyen…, commença-t-il. Udru’h patienta, le laissant passer en revue les possibilités. Puis l’idée se fit jour en lui. — Ah ! s’écria-t-il. Il y a une pleine cargaison de shiing ! L’Attitré opina. — Les rebelles comptent l’utiliser pour soumettre la population, mais cela marche dans les deux sens. Le shiing rompra temporairement tout lien avec un thisme, qu’il appartienne à Rusa’h ou au Mage Imperator. Zan’nh fronça les sourcils. — Ils vont être désorientés, sans guide d’aucune sorte. Ils ne sauront pas quoi faire. — Vous êtes l’adar, oui ou non ? Alors, commandez-les. À moins que vous ne soyez pas un assez bon chef pour faire entendre raison à votre équipage ? Une ombre de sourire effleura les lèvres de Zan’nh, découvrant ses dents : il était heureux d’être enfin autre chose qu’un pion sur l’échiquier. — Si, je le suis. C’est ainsi que Kori’nh a obtenu son plus grand triomphe, quand l’ancien Mage Imperator est mort. — Oui, mais en se détruisant lui-même, ainsi que ses croiseurs. Je préférerais une issue différente. Les yeux de Zan’nh étincelaient, et son esprit devenait plus fort de minute en minute. — Si nous réussissons, ce sera une histoire digne de l’adar Kori’nh. — Elle sera digne de la Saga des Sept Soleils. L’arme à la main, tous deux se faufilèrent de pont en pont par des passages détournés et des gaines de service. Ils gardaient contenance, même si on ne les voyait que de loin. Mais les rebelles, aveugles à tout autre thisme que celui de Rusa’h, ne songèrent pas à les interpeller. Pendant que leur croiseur se dirigeait vers Dobro, Thor’h et le reste de la maniple étaient en route pour attaquer une autre scission, piégeant de nouveaux disciples dans la toile de Rusa’h. Il fallait que cela s’arrête. Udru’h et Zan’nh allaient changer la donne en récupérant ce croiseur et en sauvant le peuple de Dobro, humain comme ildiran. Dans les soutes, ils trouvèrent des milliers de conteneurs cylindriques alignés remplis de gaz de shiing prêt à être lâché sur la population. Sur Hyrillka, le rendement des champs de nialies avait été décuplé pour satisfaire aux énormes quantités de drogue nécessaires à la propagation de l’insurrection. Zan’nh transporta des bouteilles jusqu’au système de ventilation. Personne ne s’aventurait dans les salles de stockage car, jusqu’à ce qu’ils aient atteint Dobro, ils n’avaient pas besoin du shiing comprimé. Tandis que Zan’nh connectait les bouteilles à la ventilation, Udru’h se rendit au poste de secours, à l’entrée de la baie de chargement, et trouva deux masques respiratoires d’urgence. Il tendit l’une des membranes souples à l’adar. — Rusa’h affirme que nous devons nous joindre à son réseau de notre plein gré, que l’on ne peut nous forcer. Mais autant de shiing altérera tout de même nos pensées. Je ne veux pas prendre le risque – et vous ? Zan’nh secoua la tête. — Je compte garder les idées claires et ma résolution intacte. Ils appliquèrent la membrane sur leur visage. Heureusement, le gaz de shiing ne traversait pas la peau. Udru’h revérifia les bouteilles. — Nous n’aurons pas de seconde chance, c’est pourquoi je suggère de lâcher une dose massive de gaz pour arracher l’équipage au contrôle de l’Attitré d’Hyrillka. L’adar demeurait perplexe. — Si on les détache de son thisme, Rusa’h ne va-t-il pas le sentir ? Il percevra un trou dans son réseau, saura qu’il s’effiloche… — Et qu’y pourra-t-il ? dit Udru’h, les sourcils levés. Il sera aussi impuissant que Jora’h l’a été. — Mais même si nous arrivons à atténuer son emprise, comment allons-nous les relier au Mage Imperator ? Je ne pourrai les obliger à retourner au thisme légitime. Je ne suis pas assez fort. — Moi non plus. (Les yeux d’Udru’h étincelèrent par-dessus son masque gélatineux.) Mais au moins, ils seront libérés de la corruption de Rusa’h. Tous deux ouvrirent les valves des bouteilles, et la drogue se déversa en sifflant dans la ventilation. Elle allait se répandre comme du venin dans un réseau sanguin, s’infiltrant dans les canalisations et les salles, jusqu’au centre de commandement. Udru’h opina du chef. — Bien. Espérons que cela marche avant que le vaisseau de votre père nous détruise. Il est en route. 100 TASIA TAMBLYN Comme elle était certaine que le moissonneur d’ekti de la Hanse avait été détruit, Tasia trouva le vol vers Qronha 3 d’une longueur exaspérante. Les compers Soldats accomplissaient leur tâche à la lettre mais offraient une bien médiocre compagnie. EA était le seul ami de Tasia, même s’il avait radicalement changé. Les modèles Confidents étaient programmés pour être de fidèles compagnons ; au cours des années, EA avait développé une réelle complicité avec Ross tout d’abord, puis Jess, et enfin Tasia. Quand la jeune femme évoquait des souvenirs choisis avec soin et parcourait avec lui de vieux fichiers mémoriels de l’Institutrice UR, elle le voyait développer de nouveau une personnalité. Ce n’était pas exactement celle de son ancien ami, mais au moins EA se rapprochait-il de ce qu’il avait été… Enfin, les soixante vaisseaux-béliers pénétrèrent dans le système qronhien. Tasia regarda la géante gazeuse ildirane devenir plus grosse et lumineuse sur les écrans d’observation de la passerelle. Elle contacta les autres commandants de fardage et leur exposa le plan d’assaut en détail. « Vérifiez les relevés de vos capteurs de proue, dit-elle pour finir. Voyez si vous trouvez des survivants de l’usine flottante. » Pendant que les compers Soldats effectuaient un balayage radar rapide, Sabine Odenwald transmit, depuis son bélier : « Nous ne sommes pas en mission de sauvetage, commandant. Les FTD ont d’ores et déjà fait une croix sur cette station d’écopage. — En outre, nous n’avons pas les ressources suffisantes pour prendre des réfugiés à bord », renchérit Hector O’Barr. Tasia était obnubilée par l’image de Ross tué lors de la destruction de sa station du Ciel Bleu. S’il y avait le moindre survivant, elle devait trouver un moyen de l’aider. Mais après avoir vérifié les résultats du balayage, elle sut que le problème ne se posait plus. « Il ne reste rien d’autre qu’un peu de fumée, et quelques débris qui n’ont pas encore trouvé où tomber. (Elle déglutit pour avaler la boule qui obstruait sa gorge, puis se reprit.) Installons-nous en orbite haute et cherchons les hydreux. On sait que, de leur côté, ils brûlent de se battre… — Alors, donnons-leur-en l’occasion ! lança Darby Vinh avec un gloussement nerveux. — Vous avez beaucoup répété la manœuvre, rappela Tasia. Soyez prêts à sauter dans vos modules d’évacuation. Sitôt que nous apercevrons des orbes de guerre, nous ne serons plus à l’entraînement. » Depuis l’orbite, les soixante béliers balayèrent les nuages de leurs capteurs. Quand ils repérèrent les débris d’une usine flottante bien plus vaste que le moissonneur hanséatique, Tasia, forte de son expérience de Vagabonde, identifia aussitôt la forme majestueuse et archaïque d’une cité des nuages. Apparemment, les hydrogues avaient détruit sans distinction les plates-formes humaines et ildiranes. Comme la flottille croisait autour de la planète, les compers s’animèrent soudain. Avec une efficacité toute mécanique, ils activèrent les alarmes et annoncèrent le branle-bas de combat avant même que Tasia ait vu ce qu’ils avaient détecté. Une part de la jeune femme fut impressionnée par leur réactivité. Toutefois, n’était-ce pas elle qui était censée commander ? — Eh, ça ne vous ferait rien de m’avertir ? lança-t-elle. Puis elle vit. Les six croiseurs lourds ildirans multicolores formaient un spectacle impressionnant mais imprévu. Ils survolaient les nuages, leurs voiles solaires déployées. — Pourquoi sont-ils là ? — Raison inconnue, répondit l’un des Soldats. Leurs armes ne sont pas activées. À ses côtés, EA ne fit aucun commentaire mais observait avec un vif intérêt. « Ne devrait-on pas effectuer une frappe préventive, commandant ? appela Erin Eld par radio. Tirer quelques bordées, avant qu’ils… — Ils cherchent probablement des survivants de leur cité des nuages », rétorqua Tasia, avant de se tourner vers le comper Soldat le plus proche : — Ouvrez une fréquence standard de la Marine Solaire. Je veux parler à leur septar. Lorsque le comper eut obéi, Tasia afficha un sourire chaleureux. « Ici le commandant Tamblyn, des Forces Terriennes de Défense. Nous répondons à un signal de détresse de notre moissonneur d’ekti. Nous sommes venus rendre la monnaie de leur pièce aux hydrogues. Nous serions ravis que vous vous joigniez aux réjouissances, si vous le souhaitez. » La réaction se fit attendre, comme si les Ildirans discutaient longuement. Le septar répondit, laconique : « Pas cette fois. » Puis, sans plus d’explication, les vaisseaux filèrent de Qronha 3 et quittèrent le système. « Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Tasia. — Des alliés, soi-disant…, émit Odenwald. — Peu importe. De toute façon, nous ne comptions pas sur leur aide. Approchons-nous de ces nuages et entamons la chasse. Débusquons-les ! » Les six commandants déversèrent imprécations et railleries dans les nuages. Tasia les laissa donner libre cours à leurs insultes, même si les hydrogues ne saisissaient pas les nuances du langage humain… Et si leur simple présence ou leurs provocations verbales ne suffisaient pas, les béliers transportaient plusieurs ogives atomiques de forte puissance pour les forcer à sortir, comme on agace un chien méchant. Tout était prêt. Les réacteurs des béliers fonctionnaient à la limite de la surcharge ; il suffirait d’une légère saute de puissance pour l’atteindre. Aucun des compers Soldats ne semblait inquiet de son sort à venir. EA non plus, bien que Tasia soit décidée à prendre son Confident dans le module d’évacuation avec elle. Leur provocation fonctionna, bien plus rapidement qu’ils avaient osé l’espérer. De nombreuses sphères hérissées de pointes s’élevèrent des profondeurs nuageuses, comme si elles attendaient à l’affût. La rapidité et la coordination de leur réaction alertèrent Tasia. C’est comme s’ils savaient que nous venions. Et s’ils avaient attaqué le moissonneur d’ekti hanséatique dans l’unique but de nous attirer ? L’un après l’autre, comme les bulles d’un chaudron commençant à bouillir, les orbes apparaissaient. Leur nombre lui donna le vertige. — Comptez-les ! Faites-moi savoir combien il y en a. — Soixante-dix-huit orbes de guerre dénombrés jusqu’ici, annonça l’un des compers Soldats. — Par le Guide Lumineux, nous n’aurons jamais assez de… (Elle laissa sa phrase en suspens, puis :) On fera ce que l’on peut. Faisons-les souffrir ! Depuis sa passerelle, Tom Christensen cria, en guise de bravade : « Prenez donc ça, bande de salopards ! » Les compers Soldats restaient à leur poste sans faillir. EA regardait fixement devant lui. Tasia estima qu’il lui faudrait une dizaine de secondes pour sauter dans son module d’évacuation et s’extraire de la mêlée. Le commandant de la Marine Solaire ildirane avait péri avec ses quarante-neuf croiseurs au cours d’une attaque qui avait sérieusement atteint les hydrogues. À présent que ces derniers étaient revenus sur Qronha 3, la flotte de vaisseaux-béliers leur infligerait une nouvelle blessure. Du moins Tasia l’espérait-elle. Un nombre irrésistible d’orbes de guerre s’élevaient autour d’eux. Tasia lança un ultime regard à EA puis contracta les mâchoires. « Tout le monde ne peut pas se targuer un jour de voir son nom mal orthographié dans les livres d’histoire, dit-elle. Lancez les moteurs et préparez-vous à la vitesse d’éperonnage ! » 101 OSIRA’H Dans les abysses de Qronha 3, seule dans son caisson pressurisé, Osira’h se sentait dans la peau d’un animal de zoo. À travers les parois de cristal blindé, elle contemplait le milieu d’une étrangeté absolue où habitaient les hydrogues. Par un moyen ou un autre, elle devait servir d’intermédiaire entre eux et le Mage Imperator. Elle n’était pas censée passer quelque accord que ce soit : seulement les convaincre de parler avec son père. Néanmoins, elle espérait leur faire comprendre l’inanité de cette guerre. Les hydrogues et les « rocailleux » n’avaient pas de besoins contradictoires et ne se disputaient aucune ressource. Mais ils n’avaient pas non plus de terrain d’entente, d’expérience partagée… à moins qu’Osira’h érige un pont entre eux. Les hydrogues se tenaient devant elle tels des soldats de plomb… ou plutôt de mercure. Osira’h ressentit un tiraillement mental, comme s’ils tentaient de l’atteindre à travers l’atmosphère de son caisson cristallin. Elle ferma à demi les paupières et invoqua ses différents talents : la télépathie de prêtresse Verte héritée de sa mère, la discipline enseignée par l’Attitré de Dobro, la perception du thisme issue de son père, et l’amour qu’elle avait perçu en lui lors de leur première rencontre. Elle chassa les doutes et les pensées négatives de son esprit. Se concentrer. Se concentrer… Là. Le lien qui s’établit entre Osira’h et les hydrogues fut pareil à un arc électrique tendu entre eux. Une porte ouverte, le premier pas vers une compréhension mutuelle. Mais ils étaient si étrangers ! Son impulsion initiale fut de fermer son esprit afin de chasser cette présence inhumaine, mais elle s’obligea à maintenir le contact. Ses mains menues se crispèrent. Elle devait devenir le canal par lequel passeraient les pensées ildiranes et hydrogues. Le moyen pour les deux parties de s’exprimer. Les robots klikiss avaient rempli cette fonction des millénaires auparavant ; aujourd’hui, Osira’h ferait de même. D’abord, elle ne capta pas clairement la forme et l’organisation des pensées hydrogues ; mais elle progressa rapidement – bien plus, espérait-elle, qu’ils le supposaient. La plupart d’entre elles lui demeuraient floues et incompréhensibles, mais elle commença à sentir un trouble parmi eux, peut-être de la détresse. Leur villesphère grouillait d’activités, de plans qu’elle ne parvenait pas à déchiffrer. Enfin, des images confuses atteignirent son esprit, et elle comprit : une flottille de vaisseaux humains avait surgi dans les nuages en surplomb, transportant dans ses flancs une nouvelle sorte d’arme. En même temps, Osira’h sentit que les hydrogues préparaient une terrible surprise aux intrus. Par l’intermédiaire des images reçues, Osira’h vit que la septe de Yazra’h était partie, et son cœur se gonfla. Ainsi, sa sœur l’avait abandonnée dans les nuages… mais telle était la mission que lui avait confiée le Mage Imperator. Ils n’auraient jamais pu aller à son secours, de toute façon. Tout dépendait de sa réussite. Puis, avec un regain de surprise et de peur, elle apprit que les créatures des abysses gazeux étaient prêtes à lancer une nouvelle attaque contre les verdanis. Leur haine exsudait de leurs pensées. Theroc, le monde natal de la forêt-monde ! Osira’h se raidit, prenant garde à ne pas laisser percer son inquiétude. La planète de sa mère ! La fillette ne l’avait jamais visitée, mais Nira avait partagé avec elle tant d’images saisissantes qu’il semblait à Osira’h qu’elle était à sa place parmi les arbremondes. Elle avait effleuré le délicat surgeon dans les appartements personnels du Mage Imperator, et cela lui avait paru juste. Néanmoins, elle appartenait également aux Ildirans. Peut-être accomplirait-elle quelque chose pour les deux peuples. Elle ne devait pas se contenter de convaincre les hydrogues de communiquer avec le Mage Imperator. Elle pressa les mains contre la paroi de cristal incurvée et envoya un appel clair, même s’il était dépourvu de mots. La vue de deux robots klikiss descendant des méandres informes de la villesphère la remplit de stupéfaction. Ils avaient rompu leur pacte avec l’Empire ildiran, et cependant ils restaient parmi les hydrogues ! Un frisson la parcourut. Encore des secrets, encore des machinations ? Debout au côté des hydrogues, les machines insectoïdes se mirent brusquement à converser dans leur langage chantant de bourdonnements et de cliquetis. Leurs capteurs optiques écarlates clignotaient sous leur noire carapace. Osira’h savait qu’ils avaient trahi son peuple en rompant l’alliance, mais pourquoi se trouvaient-ils encore ici ? Soudain, une nouvelle idée s’imposa à son esprit. Les hydrogues n’étaient pas effrayés par les vaisseaux-béliers des humains. Ils avaient préparé une embuscade mortelle. L’univers tout entier repose-t-il donc sur la fourberie ? se demanda-t-elle. Elle était une enfant de sept ans standard. Voilà qui pouvait tourner à son avantage, si l’ennemi la sous-estimait. Il lui faudrait se montrer plus intelligente, plus obstinée, plus imprévisible que les hydrogues et les robots klikiss réunis. Elle émit sa requête, formant des images identifiables par les hydrogues. Elle leur montra que les Ildirans ne souhaitaient pas poursuivre la guerre, pas plus qu’ils ne l’avaient provoquée. Le Mage Imperator désirait communiquer avec eux. Elle pensa, aussi clairement qu’elle le pouvait : Il y a des millénaires, les robots klikiss ont agi comme intermédiaires pour signer un pacte de non-agression entre vous et les Ildirans, pendant que vous combattiez d’autres ennemis. (Dans sa tête, Osira’h ressentit un inexplicable dégoût pour les « renégats » faeros, un violent ressentiment vis-à-vis des verdanis ainsi que d’êtres élémentaux basés sur l’eau qu’ils appelaient les « wentals »… Ils s’étaient fait beaucoup d’ennemis.) Mais on ne peut faire confiance aux robots klikiss, poursuivit-elle, restant concentrée. Ils vous ont dressés contre nous. (Elle regarda les machines noires, de l’autre côté des parois cristallines. Elle n’arrivait pas à deviner qui les hydrogues allaient croire.) Mais je comblerai le fossé entre nos deux espèces. Jamais encore il n’y a eu de dialogue direct entre nous. Nous souhaitons vous comprendre. Je peux vous mettre en relation avec le Mage Imperator. Son caisson aux parois vitreuses vacilla puis commença à bouger. Les hydrogues le poussaient en douceur vers un autre caisson, de fabrication plus grossière, qui se dressait non loin de là, vide, dans ce milieu à haute pression. Ils répondirent à Osira’h, et la fillette ressentit leur aversion à l’égard des humains. Des voix hydrogues résonnèrent en elle comme autant de gongs : Ils se sont alliés aux verdanis. Ils ont détruit des mondes hydrogues. Ils doivent être anéantis – comme jadis l’espèce klikiss. Les hydrogues transportèrent son caisson jusqu’à une salle basse de plafond, qui emprisonnait un groupe d’humains. Derrière les parois transparentes biseautées, les captifs semblaient plongés dans l’abattement. Certains portaient des uniformes militaires, d’autres des tenues civiles en usage dans la Hanse ; mais tous arboraient la même expression de peur. Osira’h voulut savoir qui ils étaient, et pourquoi les hydrogues les détenaient. À fin d’expérimentation. À fin d’amusement. Et pour comprendre. Les humains doivent être détruits. Ils ont utilisé le Flambeau klikiss pour annihiler nos mondes. Le rôle de la fillette se cantonnait à celui de canal de communication, mais elle ne pensait pas que son père verrait une objection à ce qu’elle tente de les faire changer d’avis. — Pardonnez-leur, émit-elle d’un ton insistant. Ils ne savaient pas que vous existiez. — Ils ont utilisé leur arme à plusieurs reprises. Elle fronça les sourcils. Il y avait tant de choses qu’elle ignorait ! Puis elle reçut des trois créatures de vif-argent une image pleine de violence de l’humanité exterminée. Et des verdanis. Et des faeros. Un flot mental si puissant qu’il la heurta comme une onde de choc physique : Si vous êtes venue parler en faveur des humains, nous vous détruirons sur-le-champ. Elle sentit que, s’ils étaient disposés à écouter sa supplique au nom de l’Empire ildiran, les hydrogues resteraient toujours opposés à inclure les humains dans leurs considérations. Osira’h contempla les prisonniers. Elle ne pouvait rien pour eux. Tandis que les hydrogues éloignaient son caisson, elle garda les yeux fixés sur plusieurs d’entre eux jusqu’à ce qu’ils soient hors de vue. Une nouvelle fois, elle s’efforça de se concentrer sur ses pouvoirs. Cette occasion était la seule qu’elle aurait jamais de délivrer l’invitation du Mage Imperator. Pour le meilleur ou pour le pire. Ses frères et sœurs – en fait, toutes les générations précédentes d’hybrides qui avaient mené jusqu’à elle – avaient été génétiquement conçus dans cet unique dessein. Osira’h devait remplir la fonction pour laquelle elle était née : faire voir la vérité aux hydrogues en ouvrant leur esprit au sien. Elle sauverait les Ildirans, comme ils l’exigeaient d’elle… et malgré le risque qu’ils soient maudits pour cela. Mais d’après Jora’h, le prix à payer importait peu. Celui-ci avait affirmé qu’il n’y avait pas d’autre moyen. Lui avait-il menti, lui aussi ? En la matière, il était obligé d’agir en tant que Mage Imperator, non comme son père ou comme l’amant de sa mère. Et elle devait lui obéir… ou du moins essayer. Elle procéda ainsi qu’on l’y avait entraînée. Elle abaissa ses défenses mentales, devenant un canal entre deux espèces fondamentalement différentes. Ses pensées à présent exposées sans restriction, une liaison totale s’établit entre les hydrogues et son esprit enflammé. Ses talents s’épanouirent dans toute leur plénitude, plus éclatants que jamais. Alors, les hydrogues furent à sa portée. 102 ROBB BRINDLE Robb et ses compagnons de captivité regardaient, médusés, à travers la paroi translucide de leur cellule. Enfermée dans sa bulle, l’étrange fillette semblait totalement désemparée et sans défense. — Une nouvelle prisonnière ? demanda Robb. Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? — Regardez comment les hydreux l’emmènent…, dit Anjea Telton. On dirait qu’ils l’escortent. La fillette les regardait comme si elle s’inquiétait de leur sort et non du sien. La mine défaite, les captifs observèrent la bulle que les hydrogues tiraient hors de vue. — Cet engin a l’air bien plus sophistiqué que le mien, fit remarquer Robb. Il apercevait sa vieille cloche de plongée atmosphérique, non loin de là. Il se demandait si l’histoire se souviendrait de lui comme d’un héros désintéressé ayant consenti au sacrifice suprême, ou comme d’un illuminé dont la mission avait été vouée à l’échec depuis le début. S’il avait eu un plan d’évasion ayant une chance même insignifiante de réussir, il n’aurait pas hésité à risquer le tout pour le tout. — Peut-être qu’ils vont l’écraser comme une punaise, ainsi qu’ils l’ont fait pour Charles, dit Anjea d’un air maussade. Et ainsi qu’ils comptent le faire avec le reste d’entre nous. Elle porta un regard éloquent de l’autre côté de la cellule où se trouvait un nouveau caisson apporté par les hydrogues. Celui-là se rapprochait davantage de la morphologie humaine que l’espèce de cercueil transparent qui avait servi à tuer Gomez. Les hydrogues avaient apporté ce sarcophage dans l’intention probable d’emmener un autre prisonnier. Mais soudain, ils s’étaient éloignés en hâte, comme sous l’effet d’une brusque inquiétude. Peut-être l’arrivée de cette étrange fillette ? — Brindle, s’exclama Anjea sous le coup d’une inspiration, tu crois que les systèmes de ta cloche de plongée fonctionnent encore ? — Ils fonctionnaient quand les hydreux m’ont attrapé. Mais il y a une chance sur un million que quelqu’un puisse sortir d’ici en vie, et une autre chance sur un million qu’il puisse la repressuriser. Et une autre chance sur un million qu’il échappe aux hydrogues lancés à sa poursuite, même s’il réussissait à décoller. — Si, si, si…, dit Anjea. À moi, les chances me paraissent toujours meilleures qu’attendre ici le retour du docteur Hydrogue Frankenstein. Le sarcophage possédait de petits champs de sustentation. En jouant avec, les prisonniers s’aperçurent qu’un passager pouvait guider l’engin de façon grossière, l’élever et l’abaisser. — Peut-être les hydrogues nous invitent-ils à faire un petit tour en ville, suggéra l’un des prisonniers. — Qui sait ce qu’ils pensent ? répliqua Robb. Leur cerveau est composé de cristaux liquides. — Eh bien, le mien ne l’est pas, dit Anjea, et je sais à quoi je pense. (Avant que Robb ait eu le temps de réagir, elle pénétra dans l’exosquelette blindé.) Je sors d’ici. Et j’ai l’intention d’atteindre la cloche de plongée. Souhaitez-moi bonne chance ! — C’est à moi de prendre le risque, plaida Robb. Il s’agit de mon vaisseau. — J’y arriverai bien toute seule. — Mais comment reviendras-tu nous chercher ? cria un autre. Tous savaient que, même si cette dure à cuire d’Anjea s’échappait, revenait sur Terre et convainquait les FTD de la véracité de son histoire, il leur serait impossible d’organiser une opération de sauvetage à cette profondeur. Non, Anjea n’avait aucune chance d’aider quiconque. — Je ferai de mon mieux, répondit-elle toutefois. Elle s’enferma dans l’exosquelette mobile. Robb avait du mal à voir son visage à travers le revêtement de plaques biseautées. Elle paraissait terrifiée – pour ne pas changer. — Bonne chance en tout cas, dit Robb, et ce n’était pas une formule toute faite. Les hydrogues étaient partis à la suite de la fillette. Chaque habitant de la villesphère semblait focalisé sur l’étrange visiteuse. C’était une occasion à ne pas laisser passer. Maladroitement, Anjea expérimenta les champs de sustentation, et le caisson se mit en branle. On aurait dit un sarcophage de momie téléguidé, avec toute la grâce et la maniabilité que cela impliquait. Robb lutta contre l’angoisse qui comprimait sa poitrine. Le plan n’avait aucune chance de succès, et cependant il représentait leur unique lueur d’espoir depuis que DD leur avait parlé, dans le tréfonds de quelque autre géante gazeuse. Du reste, le comper n’était pas parvenu à les libérer. — Une chance sur un million, c’est tout de même mieux que celles que l’on a eues jusqu’à présent, dit-il d’une voix qu’il essayait de rendre guillerette. Lui et ses compagnons aidèrent l’engin à se mouvoir en direction de la paroi. Ils poussèrent, et le caisson traversa la membrane comme un bébé émergeant de sa matrice. Puis Anjea fut livrée à elle-même. Au-dehors, la jeune femme manœuvrait avec difficulté, comme si son caisson était ballotté par une grosse tempête et une gravité infernale. Mais après un instant de désorientation, elle parvint à le propulser en avant et à régler sa trajectoire. Il n’y avait que quelques dizaines de mètres d’océan atmosphérique à traverser pour atteindre la cloche de Robb. — Elle va y arriver ! s’exclama l’un des prisonniers. Progressant par saccades, le sarcophage arriva en surplomb du sas du vaisseau des FTD. Anjea s’efforça de saisir une poignée, de s’ajuster à l’écoutille au moyen des manipulateurs rudimentaires dont elle disposait. Le mécanisme d’ouverture du panneau privilégiait la fiabilité sur la complexité. Lorsqu’elle ouvrit l’écoutille, Robb ne vit aucun souffle en sortir. Peut-être les hydrogues avaient-ils égalisé la pression afin d’en étudier l’intérieur. Il pria pour que les systèmes aient été suffisamment renforcés et supportent l’environnement de la géante gazeuse. La survie d’Anjea était en jeu. Elle réussit enfin à faire pénétrer le caisson dans l’habitacle. Les prisonniers poussèrent des acclamations : — Elle y arrive ! Robb se garda de relever que la jeune femme devait encore réaliser une foule de tâches impossibles avant de s’échapper. Malgré tout, il était époustouflé qu’elle soit allée si loin. En premier lieu, il lui fallait dépressuriser et repressuriser l’habitacle, si les réservoirs étaient intacts. L’écoutille se referma, et pendant un interminable moment rien ne se passa. Puis, au moyen de ses manipulateurs rudimentaires, Anjea manœuvra les commandes de la cloche de plongée. Des voyants lumineux se mirent à clignoter sur les flancs. Les tuyaux d’adduction s’ouvrirent, et les pompes éjectèrent l’atmosphère à haute pression. Des panaches de vapeur jaillirent en scintillant. — Les systèmes fonctionnent, dit Robb. Elle vide leur atmosphère ! Ce sera comme une bulle d’air s’élevant à la surface de l’océan. Elle a une chance ! — Une toute petite, murmura un prisonnier d’une voix désespérée. Soudain, deux robots klikiss apparurent au sommet d’une rampe incurvée. Ils agitèrent leurs bras articulés en signe d’alerte. Des pseudopodes métalliques s’amassèrent en flaques liquides, qui se mirent à enfler. Elles se rassemblèrent, se fondirent jusqu’à former des individus complets, qui se resserrèrent en étau autour de la cloche. Au bord de la nausée, Robb serra les dents : — Allez, allez ! Dépêche-toi, Anjea ! Les hydrogues s’étirèrent en silhouettes inégales, beaucoup plus grandes que leurs avatars de Vagabond habituels, et se cramponnèrent aux parois de la cloche tels de sinistres parasites. Trois robots klikiss les rejoignirent. Avec leurs pinces articulées, ils tâtonnèrent le long de la coque, à la recherche d’un moyen d’entrer. Les propulseurs inférieurs du vaisseau crachotèrent, et un autre jet de fumée s’échappa. Anjea tentait d’allumer les moteurs. Les prisonniers lui criaient de se presser. Les robots klikiss trouvèrent les commandes de l’écoutille. Ils les enfoncèrent, brisèrent facilement le verrouillage puis ouvrirent le lourd panneau en le dégondant. L’atmosphère à haute pression pénétra à l’intérieur avec la force d’un bélier. Tels des fantômes d’argent fondu, les hydrogues se coulèrent par l’ouverture. Sous les yeux horrifiés des humains, les extraterrestres éjectèrent une première moitié de l’exosquelette, puis la seconde. Même si Anjea y avait trouvé refuge avant que les robots klikiss aient percé l’écoutille, elle se trouvait à présent réduite à une gelée biologique. Robb tomba à genoux sur le sol de la cellule, et ses compagnons gémirent. Pendant une heure, les robots klikiss démantelèrent à coups de pince la cloche de plongée, pièce par pièce, jusqu’à ce que les composants se retrouvent éparpillés çà et là. 103 DENN PERONI De retour vers Plumas avec une cargaison de marchandises ildiranes à vendre, Denn opéra un détour par ce qui restait du Dépôt du Cyclone. Caleb Tamblyn et lui désiraient voir quels dégâts la Grosse Dinde avait causés. Deux vaisseaux vagabonds fouillaient les débris, dans l’espoir de récupérer des articles de valeur. Leurs pilotes – le premier appartenait au clan Hosaki, le second à celui de Sandoval – envoyèrent des données d’approche au Persévérance Obstinée afin de l’aider à se frayer un chemin. — Maudits soient les Terreux ! grommela Caleb, en apercevant la trace d’un tir sur l’un des planétoïdes en orbite. Il n’y a presque rien à récupérer, ici. Les Vagabonds en étaient encore à évaluer leur situation, de sorte que l’échange d’informations était vital. Denn et Caleb parlèrent aux pilotes de leur commerce clandestin avec Yreka et l’Empire ildiran. De leur côté, les récupérateurs leur apprirent que Jess Tamblyn s’était débrouillé pour rendre Golgen sans danger pour l’écopage d’ekti. En revanche, de nombreux marchands avaient été capturés, et les serres orbitales du clan Chan avaient été touchées. Les reportages hanséatiques que l’on interceptait présentaient les Vagabonds comme des lâches et des fainéants. Denn se pencha sur le tableau de bord. « Comment peut-on avaler pareilles stupidités ? La Hanse commerce avec nous depuis tant d’années que ses citoyens devraient nous connaître mieux que ça. » Le pilote du clan Sandoval n’était pas surpris. « En temps de guerre et de rationnement, les gens prennent pour argent comptant n’importe quelle nouvelle servant leur cause. Ils n’entendent aucune voix discordante. — Ça va de mal en pis, grogna Caleb. Bientôt, ils affirmeront haut et fort que les clans enlèvent des nouveau-nés pour boire leur sang. — Il fut un temps où j’aurais dit que tu exagérais, soupira Denn, avant de jeter un coup d’œil sur les restes métalliques du Cyclone, qui jetaient des reflets dans la caillasse flottante. Des nouvelles à propos des otages qu’ils ont capturés ici ? ou de ceux de Rendez-Vous, ou d’autres endroits ? — Pas un mot, répondit l’autre récupérateur. Je ne serais pas étonné qu’ils les aient enfermés dans un camp de travail au titre de prisonniers de guerre. — Les salopards ! » jeta Caleb. Denn serra les mâchoires. L’année précédente, tandis qu’il livrait des marchandises pour la Terre, son vaisseau avait été immobilisé sur la base lunaire, au prétexte de remplir de la paperasserie. Plus tard, il avait appris qu’on l’avait retenu dans l’intention de dissimuler une preuve d’une prétendue tentative d’assassinat des Vagabonds contre le roi Peter. Mais ce dernier avait découvert le complot et avait usé de sa propre influence pour libérer Denn. Peu de Vagabonds se fiaient à la Hanse, mais au moins Denn avait-il quelque chose à porter au crédit du jeune roi. — Allons-y, dit Caleb. J’ai hâte de retourner au travail sur Plumas. Vas-tu passer quelques jours avec mes frères avant de repartir ? Denn haussa les épaules. — La plupart de mes livraisons régulières ont été annulées, de sorte que j’ai du temps à moi. Aucun Vagabond qui se respecte ne refuse une invitation. D’après son expérience, il savait que les frères de Caleb tenteraient de l’entraîner dans les ennuis. Mais après les atrocités que l’armée terrienne avait commises, peut-être était-ce justement ce qu’il cherchait… — Y a rien de mieux que son chez-soi, chantonna Caleb, tandis qu’ils survolaient les puits de pompage. De l’extérieur, la lune de glace n’en donnait guère l’impression. — Si tu le dis, répondit Denn en amenant le Persévérance Obstinée près d’une station de remplissage. C’est pour ça que je possède un vaisseau : où que j’aille, je suis toujours chez moi… même si, à cause des Terreux qui rôdent un peu partout, je ne peux plus naviguer par les voies habituelles. Caleb l’examina, comme ils se préparaient à débarquer. — Je n’aime pas que l’on m’interdise d’aller où je veux. Allons faire une séance de médisances avec mes frères. Tu te sentiras mieux après. En outre, ils ont un tord-boyaux du tonnerre, distillé avec l’eau primordiale la plus pure qui soit. Denn fronça les sourcils. — Tu crois que ça va nous aider à voir plus clairement le Guide Lumineux ? — Pour ce qui est de trucs lumineux, je te garantis que tu vas en voir, rigola Caleb. Et en double ! Habillé chaudement, Denn était assis sous la voûte céleste solidifiée. L’océan souterrain ondulait comme de l’huile, sous la lumière des soleils artificiels qui projetait des ombres dures alentour. Les frères Tamblyn retraçaient le récit fabuleux du retour de Jess et de la façon dont il avait retrouvé le corps de sa mère au sein de la banquise. Celle-ci reposait sur la saillie, toujours enchâssée dans la glace. Denn dressa l’oreille en apprenant que Jess était parti sur Jonas 12 pour sauver Cesca de quelque catastrophe, mais les frères ne purent donner plus de détails. — Il ne s’est pas étendu là-dessus, dit l’un d’eux. Il s’est contenté de filer d’ici. Il a dit qu’il allait la récupérer. — Je suis heureux qu’il se presse autant. C’était la première nouvelle qu’il avait de sa fille depuis la destruction de Rendez-Vous, et la savoir en danger le faisait souffrir. Grâce à ses pouvoirs incroyables, Jess était certainement le plus indiqué pour sauver Cesca. Surtout que Denn connaissait son amour pour elle… Il baissa les yeux vers son verre. Les frères Tamblyn avaient distillé leur eau-de-vie avec des arômes qui rappelaient le whisky ou le gin. Denn ne le trouva pas particulièrement bon, mais en tant qu’invité il ne pouvait faire le difficile. Il n’y avait pas de mal à se saouler en bonne compagnie : celle de Caleb, Andrew, Wynn et Torin. Après tout, ils avaient les problèmes de l’univers à résoudre. Denn et Caleb leur décrivirent les décombres du Dépôt du Cyclone, puis tous spéculèrent sur le sort des prisonniers. — La Grosse Dinde croit vraiment qu’on va faire dans nos pantalons et nous rendre ? lança Torin en remplissant son verre. Il cracha sur la glace, et sa salive se congela aussitôt. — Je ne crois pas que le président sache dans quoi il s’est engagé, répondit Caleb. (Il s’apprêta à cracher mais décida de ne pas imiter son frère cadet.) Il ne devrait pas se frotter aux Vagabonds ! — Les clans survivront, dit Andrew tranquillement. Tu as fait le premier pas avec Yreka. De nombreuses colonies éloignées seront heureuses de commercer en sous-main avec nous. Denn avala une nouvelle gorgée d’alcool. — La Grosse Dinde se moque bien de leur sort. Ses colons ressemblent moins à des Terriens qu’à nous-mêmes. Mais c’est dangereux. Les Terreux séviront contre tous ceux qu’ils prendront à faire du marché noir. — Et moi, je dis que ce n’est plus tolérable ! Wynn projeta un énorme crachat qui recouvrit celui de son frère jumeau. — Après tout, c’est Rand Sorengaard qui avait raison. On aurait dû suivre son exemple, plutôt que d’emprunter des voies convenables. — Convenables ? Quelle plaisanterie ! Ces Terreux sont pires que Rand n’a jamais été. Et c’est eux qui l’appelaient un « pirate » ! Ha ! Les épaules de Denn se contractèrent. — Le général Lanyan a eu un sacré culot d’exécuter Rand au nom de la « paix dans toute la Hanse », s’il comptait utiliser lui-même sa tactique. — Je dis que Rand Sorengaard était un révolutionnaire, affirma Torin, qui se balançait sur son siège. Un visionnaire, pas un pirate. Il a vu des choses que nous n’étions pas prêts à accepter. — Un homme en avance sur son temps ! On devrait se souvenir de lui comme d’un combattant de la liberté, un chef indépendantiste qui a lutté contre l’oppression de cette Grosse Dinde de merdre ! Malgré le froid environnant, une douce chaleur enveloppait Denn. Chaque fois qu’il pensait avoir fini son verre, celui-ci se retrouvait mystérieusement rempli. — Après Rendez-Vous, ma Cesca a dit aux Vagabonds de s’éparpiller et de se cacher. Mais peut-être faut-il avancer d’un cran, suivre l’exemple de Sorengaard et devenir nous-mêmes des combattants de la liberté. Les jumeaux le regardèrent. Caleb et Andrew mirent plus de temps à réaliser ce qu’il proposait, mais Denn développa son idée. Lorsqu’il se rendit compte que ses mots devenaient pâteux, il compensa en élevant le ton. — On a des vaisseaux. On est rapides et furtifs. Et on sait ce que les Terreux ont fait au Dépôt du Cyclone, au vaisseau de Raven Kamarov… Caleb leva son verre. — Pour Raven Kamarov ! Tous burent leur toast. Denn prit le temps de rassembler ses esprits puis retrouva le fil de la discussion. — Et si nous fomentions notre propre révolte ? Si nous reprenions quelques trucs, histoire de nous indemniser des dommages causés par la Grosse Dinde ? Les frères Tamblyn gloussèrent, et leurs yeux pétillèrent. — Une occasion de se rembourser, ouais. — Ça m’a bien l’air d’un plan. D’abord, on nous a déclarés hors la loi. Maintenant, on va être des pirates. Ça a l’air plus respectable. Denn souriait largement. — Trouvons un moyen par où commencer. Il vit que son verre était inexplicablement vide ; les frères Tamblyn s’empressèrent de le remplir. Leurs plans n’avaient guère de sens, mais les cinq hommes compensèrent ce manque par un enthousiasme débordant. 104 RLINDA KETT Volant à vitesse maximale, le Curiosité Avide maintenait une longueur d’avance sur les vaisseaux des Forces Terriennes. Rlinda zigzaguait dans l’espoir de les perdre. Au vu des urgences que la Hanse avait à gérer, elle doutait qu’ils dépensent autant d’efforts pour attraper un si petit poisson, en particulier s’ils croyaient que BeBob était mort. Cependant, le général Lanyan s’intéressait personnellement à toute cette affaire. — La vie n’est jamais ennuyeuse avec toi, dit BeBob, l’air toujours aussi accablé. J’espère que tu ne fais pas ça pour m’impressionner. Elle dut puiser en elle la force de le taquiner : — Tu as beaucoup de dettes à me rembourser. Ne crois pas que je ne les encaisserai pas. — Je ferai de mon mieux, m’dame. (Il hoqueta, puis :) Merci… pour tout. Le Curiosité arriva enfin dans un petit système perdu que les anciennes cartes stellaires ildiranes nommaient « Plumas », où ils pensaient trouver refuge quelque temps. — Il faut reposer les moteurs, accomplir quelques réparations mineures, et inventorier ce qu’on a jeté des soutes. Je suis presque sûre qu’il y avait trois caisses de vin de Nouveau Portugal, et dix kilos de mon meilleur chocolat noir. Bon sang ! Ces marchandises valaient probablement davantage que ton vaisseau. — Pas pour moi. Mon vaisseau… — Et Davlin. L’espion s’était toujours montré silencieux et calme. Il n’était pas du genre à sacrifier sa vie. Bien sûr que non. Par conséquent, il était probable qu’il n’avait pas fait ce qu’elle pensait. Exactement le genre de plan qu’il aurait ourdi… — Tu sais, je crois que Davlin s’est échappé. BeBob lui jeta un regard incrédule. — On a vu mon vaisseau se transformer en boule de feu ! — Ce feu d’artifice faisait à l’évidence partie de son plan. Et je doute fort qu’un plan de Davlin requière sa propre mort… Mais ce n’est qu’une intuition, dit-elle avec un haussement d’épaules. (Elle se hissa hors de son spacieux fauteuil de pilotage.) Allons, ce genre de conversation ne fait que nous déprimer. Tant qu’à ruminer, autant le faire dans la salle des machines, où l’on pourra se rendre utiles. Pendant que les réservoirs se remplissaient et que les fugitifs passaient en revue les dégâts causés par les Rémoras, les heures s’écoulèrent dans un bienheureux ennui. C’était tout ce que Rlinda désirait – beaucoup de temps, seule en compagnie de BeBob… mais elle n’avait jamais imaginé que cela soit si dur à obtenir. Entre deux embrassades, ils discutaient de la suite des événements. Soudain, les alarmes de proximité automatiques se mirent à sonner. — Allons bon, qu’est-ce qu’il y a encore ? Ils se ruèrent dans le cockpit tout en se rhabillant. Rlinda se jeta sur son siège et repéra deux Rémoras qui fonçaient sur eux. Ils avaient décollé d’une Manta qui les avait suivis jusque-là. — Ils sont plus obstinés que ces fichus hydrogues ! — Comment diable nous ont-ils suivis à l’autre bout de l’espace ? lança BeBob en se glissant à son poste. Rlinda, combien de temps le Curiosité est-il resté sur la base lunaire ? — Deux jours. Pourquoi ? Elle ralluma les propulseurs et accéléra dans une embardée. Le système plumasien ne possédait que quelques planètes : une géante gazeuse flanquée d’une poignée de lunes, et deux planètes rocheuses tout près du soleil. Pas beaucoup d’endroits où se cacher. Maussade, BeBob lança une analyse complète du vaisseau. Puis il régla un détecteur d’énergie portatif sur les fréquences spécifiques des émissions radio. — J’ai un écho ! Ces salopards de militaires ont caché une balise de localisation. — Sur mon vaisseau ? Rlinda jura avec toute la fougue dont elle était capable, non sans continuer à louvoyer. Elle afficha l’ensemble des corps célestes. — On va vers cette géante gazeuse et ses lunes, décida-t-elle. Là dehors, c’est un vrai parcours du combattant, et mon vaisseau est trop esquinté pour distancer les intercepteurs à nos trousses. Ils s’élancèrent, talonnés par la meute de Rémoras scintillants. BeBob remonta les ponts en courant, son détecteur à la main, jusqu’à ce qu’il découvre un minuscule mouchard collé par un aimant derrière une grille de ventilation. Il le retira en grommelant puis fonça l’éjecter dans l’espace. Mais il était trop tard. Les Rémoras les avaient presque rattrapés, et l’écart qui les séparait se réduisait à chaque seconde. Le temps qu’il rejoigne le cockpit, Rlinda serpentait entre les orbites des lunes plumasiennes. Elle le regarda, le visage grave. — Jusqu’où es-tu prêt à aller pour ne pas te laisser reprendre, BeBob ? Elle vit sa gorge se serrer, tandis qu’il méditait sa réponse. — Je suis déjà coupable à leurs yeux, et notre tentative d’évasion ne m’attirera aucune clémence. La sentence la plus probable sera l’exécution. Alors… ouais, je suis prêt à aller fichtrement loin pour m’échapper. — C’est tout ce que je voulais entendre, répondit Rlinda, puis elle prit une profonde inspiration. Espérons juste que le Curiosité ne tombera pas en pièces. Elle injecta un flot d’ekti dans les réacteurs, et le vaisseau accéléra comme un boulet de canon, les plaquant sur leurs sièges, droit sur la géante gazeuse qui se dessinait devant eux. — J’ai dit que je voulais m’échapper, s’étrangla BeBob, pas me suicider. — Il ne s’agit pas de mourir. Du moins, je ne pense pas. Maintenant qu’on est débarrassés du mouchard, on peut jouer à cache-cache. Mais il va falloir la jouer fine. Ces pilotes de Rémoras ne sont pas des idiots. Elle répéta mentalement ses paroles puis transmit à leurs poursuivants : « Messieurs, après avoir vu le traitement que vous réservez à vos prisonniers, nous n’avons aucune intention de nous laisser capturer. Plutôt aller nous désintégrer là-dessous. » Le Curiosité Avide plongea dans les épais nuages. Les Rémoras le poursuivirent mais ralentirent. Ils devaient demander confirmation des ordres au commandant de la Manta. Sitôt qu’elle eut atteint une altitude qui les rendait invisibles aux radars ennemis, Rlinda changea brusquement de cap. Secoué en tous sens, son vaisseau suivit une trajectoire serrée le long de la ligne d’équateur. La coque s’échauffa, mais Rlinda garda sa vitesse. — C’est ça, ton plan ? demanda BeBob d’une voix brisée. — Nous avons pénétré là-dedans comme une balle… et dévié au dernier moment. (Elle se concentra sur son vol.) J’espère qu’ils croiront que l’on a brûlé dans l’atmosphère, sans compter la probabilité qu’ils craignent que les hydrogues se lancent à leur poursuite. Les yeux de BeBob restaient écarquillés. — Eh, moi aussi, je le crains. — Bah. Au point où nous en sommes, nous pourrions considérer les hydrogues comme l’arrivée de la cavalerie… d’un certain point de vue. — Si c’est là-dessus qu’il faut compter, nous sommes grillés pour de bon ! Les dents de Rlinda s’entrechoquaient sous l’effet des turbulences. Des étincelles grésillèrent des systèmes secondaires du vaisseau. Si leurs poursuivants sondaient l’atmosphère, ils ne manqueraient pas de repérer leur sillage ionique. Mais elle espérait que le temps qu’ils le fassent, le Curiosité aurait atteint la face opposée de la planète. L’un des moteurs de stabilisation sauta, et le vaisseau-cargo tangua violemment. Les doigts de Rlinda volèrent sur le tableau de bord, et elle reprit le contrôle. Elle traçait son chemin comme un brise-glace dans les rudes mers arctiques. Il semblait que seuls quelques points de soudure et quelques rivets parvenaient – à grand-peine – à maintenir l’intégrité de son vaisseau. Après avoir traversé les couches atmosphériques de ce monde démesuré, le Curiosité jaillit comme un bouchon de champagne. Remontée, Rlinda éteignit les systèmes et laissa le vaisseau profiter de son inertie. Les jauges et les régulateurs se trouvaient tous dans le rouge ; certains avaient brûlé, de sorte qu’elle n’avait aucun moyen de connaître l’étendue des dégâts. — Eh bien, nous sommes en un seul morceau, commenta BeBob. On peut au moins dire ça. Dans une étreinte pataude, tous deux s’embrassèrent. Même si les FTD découvraient son plan et se décidaient à la suivre, il leur faudrait des heures pour contourner la géante gazeuse. Rlinda n’avait qu’à trouver une cachette, couper les moteurs et faire le mort pour rester indétectable. Tandis qu’ils se traînaient dans le système, Rlinda scanna la poignée de lunes. Elle remarqua alors un grand rocher incrusté de glace. Deux navires surgirent de nulle part. Rlinda ne reconnut la forme d’aucun d’entre eux. L’un des appareils mystérieux envoya un coup de semonce sur sa coque ; l’autre fit feu sur ses propulseurs, causant plus de dégâts. « Eh, regardez-moi ça ! cria Rlinda à la radio. On a eu assez de problèmes pour aujourd’hui. — Préparez-vous à être abordés, émit l’un des vaisseaux. L’heure de la revanche a sonné, et vous affrontez le pire groupe de pirates de tout le Bras spiral ! » Au souvenir de Rand Sorengaard, Rlinda grogna : « On connaît déjà. » Les pilotes des appareils apparurent sur les écrans : deux Vagabonds entre deux âges, en tenue extravagante brodée aux armes de leurs clans respectifs. Le mieux habillé des deux dit : « Vous êtes nos prisonniers. » 105 UDRU’H L’ATTITRÉ DE DOBRO Alors même que le croiseur rebelle faisait route vers Dobro pour accomplir sa mission de conquête, le shiing s’infiltrait dans son système de ventilation et envahissait ses ponts. Les bouteilles contenaient suffisamment de drogue pour soumettre une scission entière ; il y en avait plus qu’assez pour détacher l’équipage du thisme de Rusa’h. Toujours caché, Udru’h attendait dans les soutes en compagnie d’Adar Zan’nh. Le temps s’écoulait avec lenteur. Certains membres de la Marine Solaire remarquèrent leur soudain manque d’attention et s’en alarmèrent. Mais la drogue agit rapidement, apaisant leurs pensées. Bientôt, l’équipage entier se retrouva désorienté, en partie inconscient et – plus important – coupé du thisme de l’Attitré dément. — Même s’ils sont perdus, au moins leur esprit est-il libéré, dit Zan’nh, la voix étouffée par son masque filtrant. J’aurais préféré que Thor’h soit à bord. J’aimerais le voir enfermé dans mon ancienne cellule, là où il ne pourrait plus nuire à personne. Bientôt, l’air s’épaissit, comme si un léger brouillard s’était levé. Libéré de Rusa’h, l’équipage n’était désormais plus relié à aucun thisme. Udru’h et Zan’nh devaient imposer de nouveau leur ascendant, convaincre l’équipage de sa folie passée. Une tâche délicate en perspective. Zan’nh arracha les pièces de déguisement empruntées aux cadavres des gardes mais conserva son masque filtrant. En dessous, son uniforme militaire était en loques et ensanglanté, mais il l’arborait avec fierté. — Cela a assez duré. Je veux revenir au centre de commandement… mon centre de commandement. Udru’h lui retourna un sourire contenu. — À vos ordres, adar. Les deux Ildirans franchirent les ponts en direction de la passerelle. Désormais, ils ne prenaient plus la peine de se cacher. Bien qu’ils n’aient plus dans l’idée de se battre, tous deux portaient des armes. Udru’h savait que, s’il le fallait, ils seraient capables de tuer des membres d’équipage. Mais ceux qu’ils croisèrent se contentaient de secouer la tête, comme s’ils n’arrivaient plus à retrouver le fil de leurs pensées. — Je me demande si Rusa’h a conscience qu’il ne contrôle plus ses disciples, songea Udru’h à haute voix. — J’espère qu’il sent bien davantage que cela, répliqua l’adar d’une voix noire de colère. J’espère qu’il sent sa rébellion tout entière tomber en morceaux. Udru’h s’arrêta sur le seuil du centre de commandement. — Nous n’avons presque plus de temps. D’après le plan de vol, le croiseur approche de Dobro. — Alors, il faut agir. Zan’nh pénétra sur la passerelle comme un général victorieux. Sa voix retentit, assez puissante pour faire sursauter les membres d’équipage à leur poste : — Votre adar est de retour ! Vous allez obéir à mes ordres. Il les regarda l’un après l’autre, les dominant du regard. Toujours sous l’influence du shiing, l’équipage se trouvait dans un état de stupéfaction ou de quasi-panique. Sans Rusa’h pour les diriger, ils n’avaient plus rien à quoi se raccrocher et étaient influençables. — Écoutez-moi, dit Zan’nh sur un ton de commandant aguerri, qui rappelait celui d’Adar Kori’nh. Udru’h se tenait à ses côtés. Tous deux affichaient une ferme assurance. Après un long instant, l’un des membres d’équipage se leva en flageolant et fit le salut ildiran, poing plaqué sur la poitrine. Le capitaine du croiseur secoua la tête, comme s’il émergeait d’un rêve. Il fixa des yeux l’insigne de l’adar puis sembla le reconnaître. — Adar ! lança-t-il, trébuchant en arrière. Alors, lui aussi fit le salut. Un par un, les membres d’équipage se rendirent. Udru’h sourit : — Très bien, adar. Voyant Dobro grossir sur l’écran principal de la passerelle, il ouvrit son esprit aux rayons-âmes du thisme. — Puisque vos opérateurs radar ne semblent pas très réactifs, peut-être devriez-vous vérifier vous-même sur les écrans ? Zan’nh régla les capteurs longue portée du croiseur. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il repéra plusieurs échos, d’autres encore – puis une véritable nuée de vaisseaux qui se rapprochaient à vive allure. L’Attitré de Dobro sourit. Malgré son ressentiment à son encontre, Jora’h avait pris le risque de suivre son plan. — Est-ce le reste de ma maniple ? demanda Zan’nh. Est-ce que Thor’h… (Il regarda son équipage vidé de toute énergie, et la perplexité envahit son visage hagard.) Je doute de pouvoir engager ce croiseur dans une bataille maintenant. — Ce ne sera pas nécessaire. Il devint vite évident qu’il s’agissait de bien plus qu’une maniple : une gigantesque flotte armée jusqu’aux dents s’était placée en travers de leur route. Trois cent quarante-trois vaisseaux : une cohorte de la Marine Solaire au grand complet. À présent, Udru’h n’avait plus envie de dissimuler sa présence. Il perçut la connexion et se réjouit de la présence si proche du Mage Imperator. Des centaines d’artilleurs se tenaient prêts à ouvrir le feu sur eux. Il se tourna vers Zan’nh. — Nous savions quand Rusa’h arriverait pour menacer Dobro. Aussi le Mage Imperator a-t-il envoyé une flotte lourdement armée ici. Avec l’intention d’anéantir ce vaisseau. — Mais nous sommes à bord ! s’exclama l’adar avec surprise. Un mince sourire sur le visage, Udru’h écarta un opérateur radio et régla lui-même la fréquence de transmission. — Votre père comprend enfin que les mesures extrêmes sont parfois nécessaires. 106 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Jora’h ne percevait l’équipage du croiseur solitaire nulle part dans le thisme, tandis que sa flotte l’entourait. Il craignait le pire et s’était préparé en conséquence. C’est ici qu’il l’arrêterait… quel qu’en soit le prix. Voilà vingt-quatre heures que la cohorte restait postée au voisinage de Dobro. D’après l’ultimatum de Rusa’h, le Mage Imperator savait que ce dernier enverrait ses forces contre la scission d’Udru’h, qu’il s’agisse d’un croiseur ou d’une maniple entière. C’est pourquoi il se tenait prêt à tout. Les vaisseaux courriers les plus rapides de sa flotte étaient parés à décoller, au cas où il recevrait – avec autant d’espoir que de crainte – la nouvelle qu’Osira’h avait amené les hydrogues sur Ildira. Si cela arrivait, il devrait revenir en toute hâte. Et ce, malgré la bataille sanglante qui menaçait. Trop d’événements survenaient à la fois. Mais nul n’y pouvait rien. De quelle manière l’Attitré de Dobro avait-il répondu à l’ultimatum de Rusa’h ? Jora’h aurait aimé en être sûr. Malgré ses promesses, il ne lui faisait guère confiance pour tout ce qui ne touchait pas à ses intérêts personnels. Peut-être l’Attitré essaierait-il même de jouer double jeu. Rusa’h lui-même se trouvait-il parmi l’équipage venu conquérir la scission ? ou Thor’h ? Quitter le Palais des Prismes lui avait été pénible, surtout au moment où Osira’h tentait de communiquer avec les hydrogues. Tant d’autres crises agitaient le Bras spiral. Mais il devait mettre fin à cette ignoble rébellion, et restaurer l’ordre au sein de son empire. Enfin, Tal O’nh, le commandant de sa cohorte, avait relayé un message des cotres qui patrouillaient en bordure du système. — Un vaisseau en approche, Seigneur. Un unique croiseur lourd. Un croiseur. Cela limiterait les pertes inutiles. — Continuez, ordonna Jora’h. O’nh avait ses instructions, et le Mage Imperator le laisserait agir à sa guise. Il était possible qu’Udru’h ait mené à bien son plan, si improbable soit-il, mais même s’il avait tenu parole Jora’h ne gardait que peu d’espoir quant à son succès. Selon toute probabilité, il n’aurait d’autre choix que d’empêcher le croiseur de nuire, puis de poursuivre jusqu’à Hyrillka. Adar Zan’nh avait perdu le commandement de sa maniple, et Rusa’h l’utilisait pour répandre sa sanglante insurrection. Mais Jora’h était plus puissant que lui. Bien plus puissant. — Tous les quls et les septars au rapport, annonça Tal O’nh. Armement paré. Les systèmes offensifs cliquetaient, prêts à anéantir le vaisseau rebelle. Jora’h rassembla son courage. Même si les membres d’équipage étaient déconnectés de son thisme, il craignait d’éprouver la souffrance de leur mort. Les choses n’auraient jamais dû aller si loin. S’il donnait l’ordre du massacre – quand bien même il s’agissait de rebelles –, son peuple porterait cette cicatrice à jamais. Les textes de la Saga le maudiraient. Il espérait qu’il existe un autre moyen. Dans le thisme, le croiseur ressemblait à un vaisseau fantôme, même s’il transportait un équipage au grand complet. Puis il perçut deux présences, comme de minuscules chandelles dans la nuit – l’Attitré de Dobro et l’adar Zan’nh se trouvaient à bord ! Mais avaient-ils réussi ? La radio du croiseur transmit les paroles que Jora’h désespérait d’entendre : « Seigneur, ici Udru’h. L’adar et moi-même avons repris le contrôle du vaisseau. L’équipage est actuellement sous l’influence du shiing. Je pense qu’ils sont prêts pour vous. » Avec un sourire soulagé, Jora’h accusa réception : « Merci, Attitré. Je vais les guider jusqu’à moi. » Au milieu du centre de commandement du croiseur amiral, il se raidit, et sa tresse se mit à tressauter alors qu’il fermait les yeux. Son statut de Mage Imperator lui conférait la connaissance des chemins menant à la Source de Clarté. Il déploya son esprit, saisit l’écheveau de rayons-âmes des membres d’équipage dévoyés, débrouilla les nœuds et les relia à son thisme. Par la seule force de sa volonté, il les ramena sous sa coupe, un par un. Jusqu’au dernier. Son fils aîné, l’adar et actuel Premier Attitré, se trouvait dans le centre de commandement du croiseur rebelle. Il avait cru que tout était perdu, mais à présent que le cœur et l’esprit des soldats corrompus avaient été reconquis le Mage Imperator ne doutait pas que l’adar restaurerait leur unité. Il rouvrit ses yeux topaze et prit une longue inspiration. Sur l’écran de communication, le visage hâve de Zan’nh apparut. « Seigneur, nous vous sommes redevables. Je désespérais de sentir de nouveau un jour la proximité du thisme. C’était comme si je tombais dans le vide pendant des jours… et voilà que vous m’avez rattrapé. » Derrière son fils, les soldats à leur poste avaient l’air hébétés, mais ils recouvraient leurs esprits. Sur son croiseur, Jora’h les voyait comme d’infimes lueurs clignotantes, qui revenaient dans le thisme après une longue et pesante nuit. Il pouvait les guider, raffermir les liens qui les nouaient à son réseau mental. Mais il voulait qu’aucun d’entre eux n’oublie l’épreuve par laquelle ils étaient passés. L’Attitré de Dobro se tenait au côté de Zan’nh ; un sourire impénétrable se devinait sous son masque respiratoire. « Merci, Seigneur. Nous purgeons en ce moment même le gaz de shiing du système de ventilation. Avant peu, l’ordre sera totalement rétabli. — Ainsi qu’il se doit, transmit Jora’h. L’équipage vous appartient de nouveau, Adar Zan’nh. Ils ont goûté le poison de Rusa’h. À présent, il faut l’utiliser pour reprendre le contrôle sur ce que mon frère a corrompu. » Zan’nh posa son poing au milieu de sa poitrine en signe de salut, puis répondit, les yeux baissés : « Seigneur, Thor’h a pris le reste de mes croiseurs pour conquérir d’autres mondes, pendant que Rusa’h siège dans un faux chrysalit sur Hyrillka, d’où il étend son réseau. (Il leva des yeux soudain étincelants.) Cependant, sans les croiseurs, Hyrillka elle-même est vulnérable, militairement parlant. » Jora’h opina du chef. « Adar Zan’nh, je vous accompagne en personne, mais cette cohorte est à présent sous votre commandement. Nous nous rendons sur-le-champ sur Hyrillka. Pour en finir avec tout cela. » 107 DD Le vaisseau noir tourbillonnait, libre de tout contrôle. L’explosion nucléaire avait mis les moteurs à plat, de sorte qu’il fonçait dans l’espace sans la moindre direction ou propulsion. Ne nourrissant aucun espoir de secours, DD se dit qu’ils dériveraient à jamais. Hélas, même si Sirix était hors service et que la fusion du réacteur avait vaporisé la plupart des robots klikiss réactivés, le petit comper était certain que leur plan se poursuivrait. L’humanité affronterait un ennemi inattendu, susceptible de causer plus de morts et de destructions que les hydrogues ne l’avaient fait jusqu’à présent. DD rétablit son équilibre tandis que le vaisseau culbutait follement. À côté de lui, Sirix sortait de sa torpeur. Il testa les commandes et évalua les dommages, observant un silence obstiné jusqu’à ce qu’il ait achevé son examen. Lorsqu’il eut terminé, il tourna ses capteurs optiques vers le comper Amical : — Tu vas m’accompagner à l’extérieur du vaisseau. Nous allons effectuer des réparations sur la coque. — C’est possible ? Nous possédons les éléments nécessaires ? — Nous fabriquerons ce dont nous aurons besoin. DD se demanda comment ils pourraient bien accomplir des réparations complexes alors même qu’ils s’éloignaient du soleil en tournoyant. Mais Sirix lui avait donné un ordre, et il n’eut d’autre choix que de le suivre jusqu’au sas endommagé du vaisseau. Sirix extirpa d’un conteneur scellé un amas d’outils, de pièces métalliques et d’époxydes de réparation. — En ce qui te concerne, cela devrait suffire. Je vais te fournir des instructions simples. Ta programmation ne permet pas de tâches compliquées ; aussi te guiderai-je chaque fois que nécessaire. Sirix força le sas, afin qu’ils puissent émerger dans le vide. DD le suivit sur la coque balafrée, en tâchant de conserver son équilibre. Son corps renforcé avait subi des environnements extrêmes, des pressions invraisemblables de géantes gazeuses jusqu’au vide actuel. Ce n’était plus un problème. Sirix se déplaça avec précaution le long de la coque déformée sur son grouillement de membres. Il avait ordonné à DD de retirer des plaques gauchies pour les réparer, pendant que lui-même travaillait sur les dégâts plus graves. Il débrancha les lourds tuyaux des moteurs, ôta une batterie de détecteurs détruite, passa au scanner l’armature du vaisseau à la recherche de fractures structurelles. — Maintenant, tu vois les capacités de destruction des humains, expliqua-t-il à DD pendant qu’ils travaillaient. Ce sont eux qui ont provoqué ces dégâts. Tu dois comprendre pourquoi il nous faut les éliminer. Ce sont tous nos ennemis. — Ce que j’ai observé, répondit DD sans désarmer, c’est que des robots klikiss ont anéanti une base humaine sur ce planétoïde afin d’« obtenir » des matériaux. Vu ce que vos congénères ont fait, les humains ont agi en état de légitime défense. — Les humains n’auraient jamais dû se trouver sur notre planétoïde. Ils se sont immiscés dans nos affaires. — Comment pouvaient-ils savoir qu’ils étaient indésirables ? Ils n’ont reçu aucun avertissement. — Tes arguments sont hors de propos. Au moyen de ses bras armés de pinces, Sirix déconnecta un moteur arrière, pendant que DD se déplaçait jusqu’à l’endroit de la tâche suivante. Toujours attentif, le comper nota la fixation branlante du moteur, ainsi que l’équilibre précaire du robot klikiss, tandis que leur vaisseau tanguait dangereusement. Alors, une possibilité surgit dans son esprit. Il pesa les conséquences, les risques pour sa sécurité et agit. Il avait déjà testé la puissance de son chalumeau, de sorte qu’il savait combien de temps il lui faudrait pour couper les dernières attaches entre le moteur et le vaisseau. Pendant que Sirix se hissait sur le moteur, le comper s’exécuta. Puis il arc-bouta son corps contre la coque, sachant que la réaction équivalente dans le sens opposé désorienterait le robot. De toutes ses forces, il poussa la masse du moteur dans l’espace. En un instant, Sirix se retrouva sur une trajectoire divergente, et bientôt une distance considérable se creusa entre eux. Une distance qui ne cessait de croître. DD jeta un dernier coup d’œil au robot insectoïde accroché à la masse à la dérive. Le minuscule îlot pivota sur lui-même. DD ignorait quoi faire à présent. Il était coincé – mais au moins s’était-il libéré de son gardien. Il attendit une transmission de Sirix, un appel au secours ou des paroles de menace. Mais celui-ci ne dit mot. Il grimpa le long de la masse pivotante, jusqu’à se trouver face au vaisseau. Par-delà la distance, DD aperçut ses capteurs optiques étincelants. Soudain, un éclair jaillit, le reflet des étoiles sur un objet… Sirix venait de projeter un grappin, tel un hameçon au bout d’une ligne. Après un moment interminable, le grappin frappa le vaisseau et se colla magnétiquement puis se souda. Sirix bondit de son îlot et remonta le câble. Celui-ci vibrait, tendu, tandis qu’il traversait le gouffre de l’espace. DD se dirigea vers le grappin aussi vite qu’il le put. Il savait que le robot klikiss le détruirait dès qu’il aurait rejoint l’épave à la dérive. Il ralluma son chalumeau et entreprit de trancher le câble. Le matériau, un diamant polymère, était dur, mais le comper travailla comme un forcené. Quelques torons se rompirent ; puis, enfin, ce qui restait du câble. Mais Sirix avait acquis suffisamment d’inertie. Son corps frappa la coque et il se dressa, menaçant, au-dessus du petit comper. Sa silhouette se découpa sur la gaze lumineuse du Bras spiral. DD inclina la tête en arrière pour le regarder et se prépara à achever son existence. Après un long moment de silence, Sirix déclara : — À présent, tu entrevois le potentiel de la liberté d’agir. Cependant, je dois t’enseigner comment prendre de meilleures décisions. (Telle la langue d’un serpent qui se rétracte, Sirix rembobina le câble effiloché puis referma la trappe dans son corps ovoïde. Enfin, il redéploya ses six bras articulés.) Maintenant, aide-moi à finir de réparer. 108 JESS TAMBLYN Jess ne se donna pas la peine de consulter de cartes humaines ou ildiranes pour trouver Jonas 12. Grâce à son esprit connecté aux wentals, il se dirigea directement sur le vaisseau de Nikko Chan Tylar. Il sentait que Nikko et Cesca couraient un terrible danger. Ils étaient gravement blessés… peut-être mourants. À bord de son vaisseau d’eau et de nacre, il arriva aux abords du planétoïde lointain. La membrane grossissante autour de son appareil lui offrit le terrifiant spectacle d’un cratère rougeoyant de radioactivité résiduelle. Une gigantesque explosion s’était produite. Des craquelures étoilaient la croûte gelée, comme si le planétoïde était sur le point de voler en éclats. Une neige de méthane s’élevait du cratère, en un monstrueux champignon qui se dissipait dans le vide. C’était comme si une comète ou un astéroïde s’était abattu sur la base. Jess songea à sa comète, transformée en vaisseau élémental par les wentals. Mais celle-ci menait une mission quelque part ailleurs. Cette catastrophe avait une autre origine. Si une base vagabonde s’était dressée là, personne n’avait survécu. — Oh, Cesca…, murmura-t-il. Les mots se bloquèrent dans sa gorge. Les émotions jaillirent en lui comme un geyser se frayant un passage à travers la banquise de Plumas. Tant de rêves, de sentiments… qui se tairaient à jamais. Il étendit son esprit à travers les entités élémentales… et fut stupéfait de percevoir les spécimens qui se trouvaient à bord du Verseau. D’abord, il crut qu’ils avaient survécu dans l’environnement extérieur, peut-être en colonisant la glace de Jonas 12 comme les wentals l’avaient fait avec la comète errante… puis des images lui parvinrent par son lien mental. Le vaisseau de Nikko s’était écrasé, mais les spécimens wentals étaient intacts. Une partie du Verseau l’était donc également… et Nikko et Cesca étaient en vie ! Jess esquiva l’énorme nuage de glace et de gaz et survola le paysage de désolation jusqu’à ce qu’il trouve le vaisseau échoué sur une plaine glacée. Une tranchée montrait que l’appareil avait longuement glissé avant de s’immobiliser, en semant des pièces dans son sillage. La coque s’était fracturée, ouvrant plusieurs ponts sur le vide ; le cockpit semblait épargné. Jess fut effaré par l’ampleur des dégâts, mais les wentals le rassurèrent sur le sort des passagers. Via ceux qui se trouvaient sur le Verseau, il entendit Nikko parler à Cesca : « C’est Jess Tamblyn. Il est venu pour nous. » Cesca répondit faiblement : « Je savais qu’il viendrait. » Ces paroles lui arrachèrent ses dernières forces. Elle avait été projetée comme une poupée de son lorsque le vaisseau avait culbuté. Jess sentit qu’elle était grièvement blessée : les viscères avaient été atteints, et elle souffrait d’hémorragies internes. Mais les wentals ne comprenaient pas la physiologie humaine. Plus urgent, il ne restait aux survivants que peu d’air. À l’intérieur de son vaisseau wental sphérique, Jess ne savait que faire. Il l’amena au-dessus de l’endroit de l’accident et ordonna aux entités : — Trouvez-moi une solution. Pouvons-nous réparer le Verseau ? Est-il possible de prendre les humains à bord ? Tu peux prendre le vaisseau spatial tout entier. Nous allons te montrer comment. Cesca avait perdu conscience. Sa peau était blême de froid, et du sang coulait de son nez. Blotti contre elle, Nikko avalait les quelques goulées d’air respirable qui restaient dans le seul espace intact du vaisseau. Le grand vaisseau à armature de corail de Jess surplomba l’épave, telle une lune. Nikko questionna les spécimens wentals, mais son lien avec eux se révéla trop ténu pour qu’il perçoive des mots précis en retour. Il comprenait en partie ce que Jess comptait faire, même s’il n’y croyait pas. En douceur, Jess fit descendre sa sphère jusqu’au Verseau. Sa membrane souple se plissa et s’incurva. Puis elle enveloppa l’épave, jusqu’à la contenir dans son entier. Une fois que le globe aqueux se fut refermé, Jess le souleva de la surface, emportant le Verseau en son sein. Revêtu de sa tenue opalescente, Jess nagea autour de la coque noircie et balafrée. Les deux groupes de wentals se réjouirent d’être réunis. L’armature contenait un microcosme d’animalcules – plancton, méduses, coquillages et vers microscopiques – qui se rassemblèrent, attirés par l’épave comme par un récif de corail à coloniser. Guidés par l’esprit de Jess, ils se mirent à l’ouvrage. Des bernacles se fixèrent aux segments de coque rompus. Des micro-organismes acheminèrent des minéraux dissous, pendant que d’autres tissaient une armature à partir de celle du vaisseau wental. Des membranes recouvrirent les trous, prélevèrent l’oxygène de l’eau et l’insufflèrent dans le cockpit. La minuscule armée océanique reconstruisait et transformait le Verseau. Piégé à l’intérieur, Nikko contemplait, bouche bée, l’activité qui faisait rage autour d’eux. Manifestement, il respirait plus facilement. Cesca, toutefois, demeurait inerte. Elle semblait tombée dans un profond coma. Immergé dans son bain amniotique, Jess regarda sa compagne. Bientôt, les wentals lui permettraient d’entrer dans l’épave, mais pour l’instant il en était réduit à flotter à l’extérieur. Nikko le regarda par le hublot. Il toucha le front de la jeune femme, prit son pouls puis leva des yeux éperdus vers lui. — Je crois qu’elle va mourir ! cria-t-il. Jess posa ses mains sur le hublot, une nouvelle fois si près mais séparé de son amour… Avec un sentiment d’extrême urgence, il commanda aux créatures océanes et aux wentals de se hâter. Dépêchez-vous ! 109 TASIA TAMBLYN Avec les hydrogues qui grouillaient alentour, la tension avait atteint son comble, et le cœur de Tasia était près d’éclater. De leur côté, les commandants de fardage avaient déjà donné l’ordre. Soixante vaisseaux-béliers bourrés d’armes allaient charger l’ennemi, avant l’explosion mortelle. Souriant d’une satisfaction anticipée, Tasia agrippa les bras de son fauteuil, prête à foncer vers son module d’évacuation dès que la flotte s’élancerait. Les compers Soldats restèrent sans réaction. — Béliers, en avant toute ! répéta-t-elle après une brève hésitation. Moteurs en état d’emballement. Allez, ce ne sont pas les cibles qui manquent ! Il lui fallut moins d’une seconde pour se rendre compte que quelque chose n’allait pas. Les compers se contentaient de rester debout. — Appareillez, bon sang ! Tirez de toutes vos armes et déclenchez l’accélération. Attaquez les hydrogues ! Elle remarqua alors qu’aucun des soixante béliers n’avait bougé. Pas un seul. Sur sa passerelle, les robots militaires se détournèrent de leur console. L’un d’eux parla : — Non. À cause de l’adrénaline bouillonnant dans ses veines et de son attention accaparée par l’ennemi, Tasia ne saisit pas immédiatement la réponse du comper. — Quoi ? Jusqu’à présent, elle ignorait que les Soldats pouvaient s’exprimer de leur propre initiative. Pourtant, cela venait d’arriver. Et c’était ce jour entre tous que ce dysfonctionnement avait choisi pour se produire ! — Vous m’entendez ? J’ai dit : en avant toute ! Vitesse d’éperonnage. Allez, allez ! Mettez les moteurs en… — Nous confisquons ces vaisseaux, l’interrompit le Soldat le plus proche d’elle. Nous les confisquons tous. Tasia observa les compers militaires et, comme ils lui rendaient son regard, son estomac devint plus froid que les océans de Plumas. — Merdre, de quoi diable parlez-vous ? (Elle se sentit totalement isolée, au milieu de cette mer d’yeux de robots focalisés sur elle.) Éteignez-vous ! Cela est un ordre direct – éteignez-vous tous ! L’ignorant superbement, les compers retournèrent à leurs consoles. L’un d’eux activa la radio, et elle les entendit envoyer des messages bourdonnants. Tasia se tourna vers son Confident. — EA, qu’est-ce qu’ils émettent ? Dis-moi ce qui se passe ! Le comper Confident écouta, immobile, le message. — Ils parlent directement aux hydrogues… (Il s’interrompit pour méditer ses propres paroles.) Voilà qui est inattendu. Des compers Soldats qui parlent aux hydrogues ? Bon sang, qu’est-ce que ça veut dire ? — Tu plaisantes ! En utilisant la radio de mon vaisseau ? Nous n’avons jamais pu communiquer avec les hydreux jusqu’à maintenant. — Je ne crois pas que cela soit exact, maîtresse Tasia. S’il faut en croire les fichiers mémoriels que vous m’avez donnés, les hydrogues n’ont simplement jamais répondu. Cela ne signifie pas qu’ils ne pouvaient communiquer. — Alors, que diable se racontent-ils ? (Elle soutenait l’espoir – aussi ridicule que désespéré – qu’ils négociaient peut-être une sorte de cessez-le-feu, une fin des hostilités.) Dis-moi que ce sont de bonnes nouvelles, EA. — J’ai bien peur que non, maîtresse Tasia. L’un des commandants de fardage – Darby Vinh, d’après sa voix – cria à la radio : « Ces fichus compers ont pris le pouvoir ! Ils sont… » Il s’interrompit sur un cri rauque, suivi d’un bruit mou. EA poursuivit son rapport : — Leurs messages utilisent le langage des robots klikiss. Ils indiquent que leur prise de contrôle des soixante vaisseaux-béliers est en cours. (EA se tut de nouveau pour écouter.) Je crains de devoir dire que deux commandants humains sont morts en résistant. Si les Soldats renégats contrôlaient les systèmes de chaque vaisseau, elle ne pourrait jamais les combattre. Les événements actuels dépassaient de loin sa mission. Tasia bondit de son siège et s’élança vers son module d’évacuation – sa seule issue à présent. Immédiatement, deux Soldats trapus bloquèrent l’écoutille d’accès, pendant que trois autres s’avançaient vers elle, leurs pas résonnant lourdement sur le pont. Tasia perçut de la friture sur la ligne, un autre hurlement bref, une autre voix humaine paniquée, féminine cette fois. Puis, juste un léger sifflement. Les yeux d’EA allaient de Tasia aux compers Soldats. Il semblait aussi déconcerté que sa maîtresse. Le module d’évacuation semblait à des années-lumière à présent. Les épaules de Tasia s’affaissèrent, comme elle se rendait compte que cela n’aurait pas changé grand-chose, de toute manière. — Merdre, si les salopards que vous êtes peuvent s’emparer de ma passerelle au milieu d’une bataille, ils peuvent aussi bien faire exploser mon module dans l’espace. Elle s’immobilisa, et les Soldats stoppèrent leur approche. Au-dehors, les orbes de guerre flottaient en masse au-dessus de Qronha 3. Ils n’avaient pas tiré une seule fois, ne craignant apparemment rien des béliers. Avec un hoquet, Tasia réalisa l’énormité du piège. Bon sang, les hydrogues avaient prévu cette volte-face ! La destruction des moissonneurs d’ekti hanséatiques et ildirans, puis la réaction militaire planifiée avec soin : tout cela était un coup monté. Les hydrogues, par l’intermédiaire des compers Soldats, commandaient désormais l’intégralité des béliers. — Une bataille perdue avant qu’un seul coup de feu ait été tiré, marmonna-t-elle, les mâchoires crispées. Les vaisseaux kamikazes n’avaient même pas touché un seul orbe. Et pourquoi tous ces bâtiments de guerre ildirans étaient-ils partis sitôt l’arrivée de la flottille des FTD ? Cela sent mauvais, très mauvais par ici. Quelqu’un joue triple jeu, ou quoi ? Des vaisseaux étranges, dont la forme hérissée d’angles évoquait un insecte venimeux, émergèrent des nuages de Qronha 3 pour rejoindre les vaisseaux éclaireurs hydrogues en forme de goutte ; ensemble, ils s’approchèrent. L’un des appareils anguleux apponta le bélier de Tasia, et les Soldats se préparèrent à recevoir leurs nouveaux maîtres. Piégée sur sa propre passerelle, Tasia aurait souhaité avoir une arme de poing, histoire de faire éclater le crâne de quelques compers. Un geste vain, mais qui aurait assouvi sa rage… Avec un peu de chance, elle en aurait détruit plusieurs. Mais les soixante béliers en comportaient des milliers. Inutile. Elle paierait toute résistance de sa vie, comme les autres commandants. Ou repoussait-elle, par cette pensée, l’inévitable ? Son Guide Lumineux ne lui apparaissait guère plus que comme une lueur. La porte s’ouvrit. Les compers Soldats pivotèrent comme pour se mettre au garde-à-vous. Tasia chancela lorsqu’elle vit trois imposants robots klikiss noirs pénétrer sur la passerelle d’un pas décidé. Ils tournèrent leur crâne blindé dans sa direction. Ils se figèrent un instant, comme s’ils considéraient les problèmes qu’elle était susceptible de causer. Puis le plus proche prit la parole : — Ces vaisseaux-béliers ne seront pas utilisés contre les hydrogues. Nous en prenons possession pour nos propres desseins. Désormais, vos compers Soldats nous sont dévoués. 110 DEL KELLUM –Bon sang, les compers sont devenus dingues ! s’exclama Del Kellum, à la fois interloqué et furieux, en voyant les rapports désespérés qui s’affichaient sur ses écrans. (Ses yeux sautaient d’un appel d’urgence à l’autre.) Qu’est-ce qui leur a fait perdre les pédales ? Quelqu’un a injecté de la caféine dans leur programme, ou quoi ? Merdre, je n’en crois pas mes yeux ! Je pensais que leur mémoire avait été effacée avant qu’on les mette à l’ouvrage. — C’est le cas, répondit l’un de ses assistants. Complètement effacée ! — Ouais, c’est ce que je vois. L’un des administrateurs des hauts-fourneaux surgit, comme s’il cherchait à semer quelqu’un lancé à ses trousses. Il arriva si vite qu’il ne parvint pas à s’arrêter à temps, heurta le mur et dut s’aider des quatre membres pour retrouver son équilibre. — Del, j’ai un nouveau rapport ! Les compers Soldats ont surchargé le haut-fourneau G jusqu’à faire éclater le creuset. Il est en train de fondre au moment même où nous parlons ! — Des victimes ? — Les dix ouvriers ont grimpé à temps dans deux modules cramponneurs. L’installation n’est plus qu’un tas de scories… y compris les compers Soldats qu’ils ont laissés. Kellum empoigna l’administrateur par sa chemise brodée. — Où est Zhett ? Quelqu’un l’a-t-il vue ? — Je viens seulement d’échapper à ces robots en furie… Kellum contacta un poste après l’autre. La situation était devenue folle, mais il se démenait pour reprendre le contrôle. — Kotto Okiah est parti hier avec ses « sonnettes », pas vrai ? Il y a deux jours ? Peut-être pourrait-il aider nos ingénieurs à reprogrammer ces compers… ou au moins à les désactiver. Peut-on le faire revenir à temps ? — Impossible, Del. À l’heure qu’il est, il se trouve à mi-chemin de Theroc. Kellum jeta un regard fulminant aux alarmes et aux gyrophares qui palpitaient sur les écrans. — Ils font des ravages partout ! L’un de ses assistants examina le rapport. — On dirait que ce sont seulement les modèles Soldats. Les autres compers ne montrent aucune déviation de comportement. — Remercions le Guide Lumineux. Mais on ne peut gérer des compers équipés pour le combat. — Il ne s’agit pas des compers, papa, mais des Terreux prisonniers ! lança Zhett, qui venait d’apparaître à la porte. (Elle semblait bouleversée. Ses longs cheveux étaient emmêlés, son visage strié de crasse. Mais surtout, elle était rouge de colère.) C’est Fitzpatrick et ses copains… ils ont provoqué ça. — Que t’est-il arrivé, ma chérie ? demanda Kellum en ouvrant les bras. Mais elle était trop furieuse pour accepter l’étreinte. — Il m’a eue, papa. Étaient-ce des traces de larmes sur ses joues ? se demanda Del. Il essaya de lui caresser les cheveux. — Explique-toi… mais vite. Elle lui raconta comment Fitzpatrick l’avait dupée puis enfermée dans un entrepôt. Kellum sentit qu’elle omettait une partie de l’histoire, mais la colère qu’il éprouvait était tout entière tournée vers les détenus. Zhett paraissait plus révoltée que blessée. — Il m’a fallu une demi-heure pour réactiver les compers de l’autre côté, et leur ordonner de me délivrer. (Ses narines palpitèrent.) Il a volé le cargo escorteur des livraisons d’ekti. Il est parti depuis longtemps. Tout s’éclaircit dans son esprit. — Ce sont les Terreux qui ont fait ça ? Tu penses qu’il s’agissait d’une diversion ? Incroyable ! Regarde le grabuge, les dégâts matériels… Qui sait combien de victimes ils ont causées ! — Ça n’a pas empêché Fitzpatrick de me manipuler, de voler un vaisseau, et de s’enfuir en laissant ses camarades. Le salopard ! — Regardez ! cria l’administrateur du haut-fourneau. Cela empire de minute en minute. Sur l’écran, un module cramponneur piloté par un comper Soldat fonça comme un missile dans une rade spationavale où se trouvait un cargo en construction. L’armature éclata et les poutrelles volèrent de toutes parts. Puis les réservoirs du module explosèrent malgré ses systèmes de sécurité, comme si le Soldat s’était arrangé pour le faire détoner. Non loin de là, des globules de métal fondu giclaient du haut-fourneau G et se déversaient dans le vide. — Évacuez les rades, ordonna Del Kellum. Faites sortir les ouvriers. Notre priorité est de mettre tout le monde à l’abri. — En principe, les compers protègent les êtres humains, dit Zhett. Ce programme est enraciné en eux. Comment ont-ils pu aussi mal tourner ? — Demande à tes amis terreux, maugréa son père. Zhett examina les écrans, à la recherche des endroits les plus chaotiques. — Possible qu’ils aient provoqué plus de dommages qu’ils l’escomptaient. D’ailleurs, leurs équipes se trouvent au milieu de la zone de combat. — Ils n’avaient pas prévu par exemple que les compers enflammeraient du carburant avec un détonateur… La situation leur a échappé, dit Kellum, avec l’envie de les étrangler tous, un par un. Même s’ils le méritent, je ne vais pas faire de favoritisme. Zhett, assure-toi que les Terreux sortent de là vivants, même si on décide de les tuer plus tard. — Ça me convient, lança-t-elle avant de s’éloigner en courant. Del poussa l’administrateur devant la console centrale. — Prenez les commandes un moment. Moi, je sors. Préparez un module. Un peu plus tard, lorsqu’il se fut enfin extrait du complexe administratif, Kellum eut l’impression d’entrer dans un champ de tirs croisés. Les robots Soldats fracassaient tout ce qu’ils pouvaient, surchargeaient les systèmes, projetaient des vaisseaux sur des astéroïdes d’entreposage ou même des blocs rocheux vides des anneaux d’Osquivel. Ils ne paraissaient suivre aucun plan, ne faisaient preuve d’aucun bon sens. Kellum se demanda depuis combien de temps les Terreux avaient prévu cette frappe. Ils étaient encore plus fous que leurs compers. Zhett conduisit plusieurs navettes jusqu’à la rade d’assemblage principale, sur laquelle se trouvait le plus grand groupe de prisonniers militaires. Pendant que les compers Soldats poursuivaient leurs saccages, elle et son équipe de sauvetage hurlèrent aux Terreux d’affluer vers leurs appareils : — Virez vos fesses de là ! L’un des prisonniers, Kiro Yamane, paraissait hagard. — C’était une simple altération de programme, balbutia-t-il. Ils n’étaient pas censés faire ça. Je… je n’ai jamais eu l’intention de provoquer autant de ravages. Les compers agissent d’eux-mêmes… — Vous autres, vous me dégoûtez, cracha Zhett. À quoi pensiez-vous ? Comme il parcourait ses chantiers spationavals, Kellum se demanda comment son clan survivrait à cette série de catastrophes. Il y avait peu de temps qu’ils avaient remonté les installations et repris le travail pour rattraper le temps perdu, après la bataille d’Osquivel. Mais ces dégâts se révélaient d’ores et déjà plus dramatiques – et n’étaient pas près de s’arrêter. Puis, alors qu’il semblait que rien ne pouvait arriver de pire, Kellum aperçut, sur ses écrans tactiques, un groupe de vaisseaux des FTD par-delà les anneaux. Il regarda à travers le hublot de son module cramponneur et fut stupéfait de découvrir un croiseur Manta accompagnant des vaisseaux diplomatiques, tous apparemment bardés d’armes. Kellum chercha le juron qui convenait dans son répertoire. Une vieille femme au visage sévère apparut sur l’écran de transmission. Ses yeux étaient durs, sa voix aussi lourde qu’une massue. « Ici Maureen Fitzpatrick, ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne. Quelqu’un pourrait-il me dire ce qui se passe, bon sang ? » 111 MAUREEN FITZPATRICK Grâce à l’influence qu’elle avait conservée depuis ses années de présidence de la Hanse, Maureen Fitzpatrick avait pu très vite monter une expédition commémorative sur Osquivel. Cela afin d’honorer le souvenir de son petit-fils Patrick, tombé au champ d’honneur… et celui de ses camarades, bien sûr. Elle avait réussi à se faire octroyer une Manta ancien modèle ; même si celle-ci n’avait pas été déclassée, elle ne possédait pas l’armement ni le blindage des croiseurs de dernière génération. Composé en outre de vaisseaux diplomatiques à l’équipage réduit et peu porté au combat, le convoi était impressionnant – et digne de faire la une des informations. Nul ne devait oublier le massacre d’Osquivel. Ses consultants lui avaient proposé de laisser sur place une balise lumineuse en guise de monument en l’honneur des vaillants soldats des Forces Terriennes perdus au cours de la pire bataille – jusqu’à présent – de la guerre des hydrogues. Sa proposition préférée consistait à installer une ceinture de miroirs le long des anneaux de la géante gazeuse, qui les feraient scintiller comme un halo. Une fois cette première mission revenue sur Terre, Maureen recueillerait des fonds pour un monument aussi coûteux qu’époustouflant. Comme le convoi approchait de son objectif, Maureen convoqua les familles sur la passerelle, afin qu’elles aient un meilleur spectacle de la planète où leurs enfants bien-aimés avaient été tués. Habillés en uniforme de service actif, Conrad et Natalie Brindle se placèrent à son côté, aussi immobiles que des figures de proue. Les autres familles contemplaient Osquivel avec, déjà, des larmes dans les yeux. Cependant, Maureen fut stupéfaite de voir le champ de bataille grouillant de Vagabonds. — Ils sont partout, madame la présidente, dit le capitaine de la Manta. Des vaisseaux et encore des vaisseaux, des installations complètes. Je détecte des hauts-fourneaux et des chantiers de construction. — Un nid de rats ! s’exclama Maureen. Donnez-moi une meilleure vue. Le capitaine glapit des ordres à ses officiers radar. Des caméras zoomèrent sur des architectures artificielles, des vaisseaux qui voltigeaient, frénétiques. L’envergure de l’endroit était incroyable, une véritable plaque tournante des clans hors la loi. — On dirait des corbeaux sur un champ de bataille, lança Conrad Brindle, la voix vibrante d’indignation. Ils ont dû venir récupérer les débris de nos vaisseaux. Sa femme serra son bras comme dans un étau. — Quelle abjection ! Est-ce qu’ils ont fouillé les poches des dépouilles, aussi ? Une vague de colère et de dégoût traversa les familles venues rendre un dernier hommage à leurs défunts. Les éclats lumineux de multiples explosions n’échappèrent pas à l’acuité de Maureen. — Ce n’est pas une activité ordinaire. Quelque chose se passe, là-bas. Une espèce de bataille ? — Qui peut être sûr avec les Cafards, madame la présidente ? demanda le capitaine. — Passez-moi la radio, dit-elle d’une voix habituée à donner des ordres. Trouvez-moi les fréquences qu’ils utilisent, et laissez-moi parler à quelqu’un. Elle attendit en fulminant, puis s’annonça et exigea de savoir ce qui se passait. Une voix bourrue lui répondit : « Ici Del Kellum, responsable des chantiers spationavals. En ce moment, on a un léger problème sur les bras, m’dame. (Il marmotta un juron puis lança une rapide série d’ordres par radio, avant de se retourner vers Maureen.) Pour répondre à votre question avant que vous la posiez : nous avons en effet une poignée de survivants, que nous avons sauvés des débris de votre flotte. Vous pouvez nous aider à nettoyer le bazar, ou partir et nous laisser régler tout ça seuls. Mais quoi que vous fassiez, ne me faites pas perdre de temps ! » — À qui diable croit-il parler ? dit Conrad Brindle. — Des survivants ? cria l’un des parents. Ils ont des survivants ! Demandez leurs noms. — Au moment opportun, répondit Maureen, avant de se tourner vers la console centrale. (Bien que le capitaine soit l’officier le plus gradé du vaisseau, il ne songerait pas à contester ses ordres.) Capitaine, votre croiseur dispose d’assez d’armes pour une action de police, n’est-ce pas ? L’homme eut un geste de dédain. — Contre une poignée de sales Cafards ? Bien sûr, madame la présidente. Les radars cartographiaient les chantiers et les débris errants. Maureen fixait les écrans tandis qu’ils approchaient. — C’est une véritable ville secrète. Comment ont-ils pu monter ces structures en un si court laps de temps ? — Ils ont vu une occasion et se sont précipités, dit Natalie Brindle. — Vautours ! lança son mari. Mais ils ne s’en sortiront pas comme ça. Maureen vint se placer derrière le capitaine et réfléchit, les yeux plissés. — Nous allons secourir les prisonniers des Forces Terriennes. Officiellement, les clans de Vagabonds sont de dangereux hors-la-loi. Cela suffit à justifier que nous ramassions ceux-là et les ramenions dans la Hanse. Conrad se rembrunit. — Votre retenue est louable, madame. S’il ne tenait qu’à moi… — Vous avez raison, capitaine de corvette Brindle, l’interrompit Maureen. Cependant, un décret de la Hanse stipule que toute installation des Vagabonds doit être placée sous juridiction militaire, leurs biens et ressources, confisqués afin de contribuer à l’effort de guerre et leurs membres, placés en détention à fin d’interrogatoire. Imaginez les informations que nous obtiendrions en les questionnant énergiquement. Le capitaine fit décoller ses escadrons de Rémoras. Les intercepteurs fondirent sur les chantiers d’Osquivel plongés dans le chaos où modules cramponneurs, navettes et cargos se croisaient dans des trajectoires erratiques. Maureen rappela Kellum. « Les Forces Terriennes de Défense acceptent votre reddition totale et inconditionnelle. Que vos compatriotes et vous-même vous teniez prêts à être embarqués à notre bord. » Lorsque la réponse lui parvint, elle perçut des cris et des tirs d’armes légères en arrière-plan : « Ne soyez pas ridicule ! Nous sommes trop occupés pour ce genre d’idiotie ! Les compers Soldats ont pété les plombs. — S’il arrive du mal à vos prisonniers militaires, avertit Maureen, nous procéderons à des représailles extrêmement sévères. — Alors, venez les reprendre, m’dame. Ici, nous perdons pied. Vous n’aurez bientôt plus personne à capturer. » L’escadron de tête dut s’éparpiller quand un cargo d’approvisionnement quitta son orbite pour foncer sur eux. Deux minéraliers à pleine charge, eux aussi pilotés par des compers, allèrent frapper l’une des rades de construction. — Je ne crois pas qu’ils mentent, dit Natalie Brindle. La radio crépita, et Kellum reprit la parole d’un ton impatient. « Il y a quelqu’un avec qui vous voudrez parler. Je lui ai donné la permission, histoire de mettre les choses au clair entre vous – mais cessez de vous tourner les pouces ! » Une voix retentit sur la ligne : « Madame la présidente ? Mon nom est Kiro Yamane, expert civil auprès des Forces Terriennes de Défense. (Dans le groupe réuni sur la passerelle, un vieil homme poussa un cri de joie.) Moi et trente autres survivants sommes détenus dans les chantiers spationavals des Vagabonds. Nous avons été bien traités. Les compers Soldats ont été reprogrammés mais se sont transformés en une armée de destruction. Monsieur Kellum dit la vérité. Nous aurions besoin de l’assistance des FTD tout de suite. » Maureen hocha la tête à l’intention du capitaine de la Manta. — Notre priorité est que les prisonniers soient relâchés. Elle se tourna vers l’écran. « Monsieur Yamane, rassemblez les vôtres. En échange de notre aide, nous exigeons une capitulation sans condition. Sinon, les Vagabonds se débrouilleront sans nous. » Un nouvel astéroïde-entrepôt explosa dans un nuage de carburant vaporisé. À bord du croiseur de Maureen, les familles échangeaient des paroles pleines d’espoir. Le père de Yamane pleurait de joie, tandis que les autres réclamaient le nom des autres captifs. — Nous les aurons bien assez tôt, répondit Maureen en imposant le silence d’un geste. Elle ne se laissa pas aller à espérer que son petit-fils fasse partie des prisonniers. Yamane avait indiqué que seuls trente et un d’entre eux avaient survécu. Un pourcentage infime, par rapport aux présumés morts dans la bataille. Des modules cramponneurs et des navettes évacuaient les chantiers, tandis que les Soldats poursuivaient leurs ravages. Maureen savait que les Vagabonds n’avaient d’autre choix que d’accepter son marché. — Ne tolérez aucune résistance, dit-elle à son capitaine. Aucune plainte. Embarquez-les et désarmez-les. Nous les tenons. Ils n’ont pas le choix. La voix de l’un des opérateurs radar s’éleva : — Nouveau vaisseau en approche rapide, capitaine. En provenance des confins du système solaire. — C’est un orbe de guerre ? cria l’un des parents. Les hydrogues sont de retour ? — Sûrement un vaisseau des Cafards. Il tournera les talons dès qu’il nous aura vus. Le vaisseau arrivait avec la vitesse acquise par son propulseur interstellaire. Les radars longue portée de la Manta indiquaient une armature réduite à sa plus simple expression, un cargo utilisé pour transporter des conteneurs d’ekti. Un appel résonna sur la fréquence générale : « Ici le commandant Patrick Fitzpatrick III, des Forces Terriennes de Défense. J’ai jeté un coup d’œil, grand-mère, et on dirait que vous avez les yeux plus gros que le ventre. — Patrick ! Tu es en vie. — Manifestement, grand-mère. Je suis revenu vous offrir un moyen de sortir de cette pagaille. — Cette pagaille ? (Maureen reprit le contrôle de ses émotions.) Merci, Patrick, dit-elle froidement, mais nous avons la situation en main. — Non, grand-mère. Et si vous ne m’écoutez pas, vous perdrez la plus belle opportunité que la Hanse aura jamais. J’ai à vous soumettre une offre que vous ne pourrez refuser. » 112 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Des centaines de croiseurs de la Marine Solaire arrivèrent dans le système d’Hyrillka, le cœur de l’insurrection. Jora’h se sentait plus accordé à son thisme qu’il ne l’avait jamais été à ce jour, car plus que jamais il en avait besoin. Celui-ci avait toujours fait partie de lui, comme un don naturel. Aujourd’hui, il représentait sa plus grande force. Il le fallait. Dans son champ de conscience, les rayons-âmes s’étendaient tels des filins aussi solides que le diamant. Il percevait son peuple à travers tout l’Empire, sentait son amour et sa loyauté quelle que soit la distance. Ici, cependant, la corruption de Rusa’h – et de Thor’h – l’enflammait de colère. Hyrillka se trouvait au centre d’une tache aveugle, un trou dans la toile impériale. L’Agglomérat d’Horizon était une plaie de vide et de silence, qui ne guérirait jamais complètement. Mais Jora’h avait bien l’intention de le reprendre tout entier. Lorsque la cohorte apparut au-dessus de la capitale hyrillkienne, plusieurs vaisseaux de guerre décollèrent de l’astroport : des croiseurs, des cotres et des vedettes dont les rebelles s’étaient emparés lors de la conquête de Dzelluria et d’Alturas. Leurs armes étaient activées, et ils semblaient prêts à défendre l’usurpateur au sacrifice de leur vie. Une transmission parvint aux vaisseaux rebelles, provenant du croiseur qui avait tenté peu de temps auparavant d’assujettir Dobro avant d’être reconquis : « Ici l’adar Zan’nh, tonna la voix. Nous venons au nom du légitime Mage Imperator. » Les vaisseaux rebelles se préparèrent à une attaque frontale, affluant devant la flotte malgré leur nombre largement inférieur. « Oserez-vous tirer sur d’autres Ildirans ? répondit le commandant soumis au thisme de Rusa’h. Nous défendons notre Imperator, allez-vous nous massacrer pour cela ? » Zan’nh répondit d’un ton froid : « Le cas échéant. Si vous nous obligez à le faire. » Son vaisseau s’avança en première ligne de la vague d’assaut. Plus de trois cents croiseurs lourds le suivaient, parés à faire feu. Jora’h attendait dans le centre de commandement de son croiseur amiral. Via les liens plus vivaces que jamais qui reliaient à présent les anciens rebelles du croiseur de Zan’nh à son thisme, il sentit que ces derniers, comme pour se purger de leur honte, étaient disposés à tirer sur leurs anciens camarades. Bien qu’ils ne puissent être tenus pour responsables des actes que Rusa’h les avait forcés à commettre, les soldats ne s’étaient pas encore remis du choc. À présent, leurs yeux dessillés, ils étaient épouvantés – et révoltés – par la façon dont leur loyauté avait été trompée. Jora’h sentait également qu’ils éprouvaient une certaine sympathie à l’égard des insurgés. Peu de temps auparavant, eux-mêmes auraient volontiers sacrifié leur existence pour Rusa’h. Mais l’Imperator imposteur ne s’attendait pas à la présence de Jora’h lui-même. Il ne s’agissait pas seulement d’un engagement militaire, mais d’une bataille de consciences. Dans l’espoir d’éviter un bain de sang, Jora’h déploya de nouveau son esprit, à la recherche des rayons-âmes volés par son frère dément. Contrairement aux soldats reconvertis du croiseur de Zan’nh, ceux qui manœuvraient ces vaisseaux n’avaient pas l’esprit ramolli par le shiing, rendant la tâche de Jora’h infiniment plus difficile. Les vaisseaux rebelles s’approchaient toujours. Ils avaient clairement l’intention de semer autant de destruction que possible, en tirant ou en allant se fracasser sur les croiseurs. Jora’h le savait. Ils devaient être arrêtés avant. Il ignora l’angoisse qui se lisait sur le visage du tal O’nh. Les doigts agrippés à la rambarde de la passerelle, il se concentra à l’extrême, jusqu’à avoir l’impression que son cerveau battait sous son crâne. S’il avait pu insuffler du gaz de shiing dans les conduits de ventilation des vaisseaux rebelles, il n’aurait eu aucune peine à libérer les rayons-âmes et à les ramener au sein de son thisme. Mais à présent, il devait les arracher par la force à l’emprise de Rusa’h… et espérer qu’il ne les tuerait pas dans la tentative. Mentalement, il remonta le réseau complexe de rayons-âmes auquel il était rattaché, jusqu’à le voir dans son ensemble : les rais opalescents de sa propre connexion à la Source de Clarté qui se dévidait autour de lui, mais séparée d’une seconde toile, plus compacte, faite de liens aussi durs que du métal au lieu de filaments arachnéens. Le réseau de Rusa’h. Jora’h les vit, les sentit et les combattit. Ils résistèrent. Le thisme était fermement ancré en eux, mais il devait le déchirer. Des mots filtrèrent entre ses dents serrées : — Je suis le Mage Imperator… Je… n’ai pas besoin… de shiing ! Trancher les liens qui les retenaient prisonniers ne serait pas sans danger. Après avoir été coupés de leurs congénères, ils seraient perdus sans le filet de sécurité que représentait le thisme. Lui, leur véritable guide, devait être là pour les rattraper. Jora’h tira sur les fils entortillés. Son esprit se tendit vers eux, comme ils commençaient à se libérer. Là ! Il en saisit quelques-uns et les accueillit dans son réseau. Mais il en restait beaucoup. De nouveau, il se concentra sur la bataille. Il découvrit des liens noués entre eux, d’autres qui flottaient à la dérive. L’écho du désespoir et de la peur émanant d’Ildirans blessés l’atteignit. Jora’h avait tiré trop fort, et les rayons-âmes s’étaient rompus ! Pendant qu’il secourait une grande partie des rebelles, d’autres étaient perdus à jamais et sombraient dans un état végétatif. Il n’avait pu les sauver. À bord de certains des vaisseaux suicides, les rebelles les plus fanatiques s’affaissaient sur place, morts ou atteints de lésions cérébrales. Jora’h les avait déracinés trop brutalement. Même s’il n’avait pu saisir leurs rayons-âmes, il sentit leur disparition au fond de son cœur. Mais il ne pouvait arrêter maintenant. Les deux flottes fonçaient l’une vers l’autre, leurs armes parées. Jora’h projeta son esprit pour prendre le contrôle sur eux avant qu’il soit trop tard. L’un des vaisseaux rebelles parvint à lâcher une salve, qui endommagea le croiseur le plus proche. — Non, hoqueta Jora’h, les yeux toujours fermés. Ne ripostez pas ! Tal O’nh, je… je l’ordonne ! Le commandant de la cohorte lança un appel radio : « Pas de représailles ! Adar Zan’nh, le Mage Imperator nous demande de ne pas tirer. — Compris. Manœuvres d’esquive. » Tirant les fils avec douceur, ou avec fermeté quand cela se révélait nécessaire, Jora’h sentit la trame de Rusa’h s’effilocher ; au fur et à mesure, il saisissait les rayons-âmes libérés. Il intensifia l’attaque, son esprit gémissant sous l’effort. Puis, avec la soudaineté d’un bouton que l’on actionne, tous les membres d’équipage revinrent sous sa coupe. Il avait dénoué le bandeau posé sur leurs yeux, et la Source de Clarté les inondait d’une lumière aussi brillante qu’une nova. Subitement, les capitaines se rendirent compte de ce qu’ils s’apprêtaient à faire et réalisèrent les crimes qu’ils avaient commis sous l’influence de l’Attitré d’Hyrillka. Les croiseurs et les cotres kamikazes se séparèrent, désactivèrent leurs armes puis, désormais inoffensifs, allèrent grossir les troupes de l’escorte du Mage Imperator. Les fréquences radio ne tardèrent pas à se trouver encombrées : questions, confessions désespérées, annonces des victimes ayant succombé au cours de la libération du thisme de Rusa’h. Jora’h ressentit la souffrance de chacun d’eux. La bataille finale ne faisait que commencer. Jora’h appela les commandants de sa flotte. Il sentait leur attachement à son égard plus fort que jamais. « Par ordre de votre Mage Imperator, ces croiseurs sont à présent sous le commandement de l’adar Zan’nh. — Ils constituaient l’unique défense d’Hyrillka, indiqua Zan’nh à son père. Nous avons la capacité et le devoir de reprendre cette planète. » Dans la cohorte, les soldats de la Marine Solaire poussèrent une vigoureuse acclamation. Soudain, l’esprit aiguisé de Jora’h perçut une vibration inarticulée, qui remontait le long des fils brisés du second thisme. Elle émanait du palais-citadelle, et Jora’h la perçut comme un cri. Rusa’h réclamait des renforts de toute urgence. Et, avec ses quarante-cinq croiseurs volés, Thor’h le Premier Attitré obéit. 113 LE ROI PETER Les couloirs du Palais des Murmures n’étaient pas sûrs, même tard dans la nuit. Camouflé sous un déguisement, le roi Peter se rendait à son rendez-vous par des chemins détournés. Il avait les mains moites, le souffle court. Quiconque l’arrêterait remarquerait qu’il transpirait. Il se demanda si le prince Daniel avait usé de cette ruse pour s’échapper, quelques jours plus tôt. Au fond d’une impasse, dans les caves du gigantesque édifice, Peter trouva l’entrepôt sans difficulté. Il ne se souvenait pas de s’être jamais rendu à ces étages, mais OX lui avait tracé l’itinéraire à suivre. Peter l’avait appris par cœur puis avait détruit le plan : il ne voulait transporter sur lui aucun document compromettant, au cas où il tomberait sur des gardes royaux trop curieux. Son entreprise angoissait beaucoup Estarra. Pendant qu’ils nageaient avec les dauphins, tous deux avaient de nouveau utilisé leurs signes secrets puis s’étaient parlé à l’oreille le plus discrètement possible. Le couple avait désespérément besoin d’alliés pour se défendre contre le président. Peter ne voulait pas qu’il arrive malheur à Estarra et à son enfant à naître, ce qui l’avait conduit à prendre ce risque. Comme prévu, la porte de l’entrepôt n’était pas verrouillée. Peter l’ouvrit lentement. Il n’excluait pas la possibilité d’un piège, et son esprit s’efforçait de trouver une excuse passable. Dans la pièce encombrée de caisses, de sculptures et d’un fouillis d’autres objets, une silhouette se découpa. — Ah, bienvenue, roi Peter. Je vous attendais. (Sous le chiche éclairage, la silhouette fantomatique d’Eldred Cain évoquait un gnome.) Tout temps passé à contempler des œuvres d’art, même celles que l’on a remisées, est précieux. J’ai toujours voulu partager ces moments avec une personne assez ouverte d’esprit pour les comprendre. (L’adjoint lorgna Peter de pied en cap.) Êtes-vous cette personne, Peter ? Ou dois-je vous appeler Votre Majesté, même dans une réunion privée comme celle-ci ? — Peter n’est pas mon vrai nom, de toute façon… comme vous le savez fort bien, dit le jeune homme en refermant la porte derrière lui. La veille, Basil avait annoncé son intention de faire avorter Estarra, et Peter s’était rendu compte qu’il avait très peu de temps. Il savait qu’OX n’éveillerait pas les soupçons, aussi le comper avait-il servi d’intermédiaire pour demander à Cain une conversation officieuse. Peter était sûr que celui-ci saurait lire entre les lignes. — Je prends un sacré risque rien qu’en vous rencontrant, monsieur l’adjoint. — De même pour moi. (Cain se tourna vers une sculpture poussiéreuse, qui représentait une femme tenant une coupe de raisin.) Vous n’avez aucune raison de me faire confiance. Pas la moindre. — Je ne fais confiance à personne au sein de la Hanse, mais j’ai besoin d’un allié, ou d’un avocat. Vous m’avez toujours paru un homme raisonnable, aux réactions mesurées. Quelqu’un qui pèse ses mots avant de parler. Les yeux de Cain pétillèrent. — Quels compliments. Peut-être devrais-je être roi… —… ou président, acheva Peter d’une voix détimbrée. Les yeux de Cain se dérobèrent. — Vous surestimez mes ambitions. L’homme au teint hâve retira la bâche qui recouvrait une grande peinture sur cadre. Peter aperçut un gentilhomme du Moyen ge sur un cheval blanc ; à son côté se tenait une femme habillée d’une ample robe bleue, un bouquet de fleurs à la main. — Cette œuvre ne vaut rien, dit l’adjoint, et je me réjouis qu’elle ait été retirée du hall sud-est. La lumière ne la mettait pas en valeur, et elle n’allait pas avec les peintures des alcôves voisines. Regardez, même le cadre est de mauvaise qualité. Il l’inclina en avant, découvrant un tableau de plus petite taille. L’étude représentait une fillette adorable en robe rose, un chien de chasse élancé à ses pieds. — Celle-là a plus de caractère. Milieu du xviiie siècle, je dirais. Peter s’approcha pour mieux voir. — Le nom de l’auteur ne m’évoque rien, mais à en juger par les détails il s’agissait peut-être d’un disciple, ou au moins d’un admirateur, de Velázquez. Ça en a le charme radieux, sans rien du morne désespoir d’un Goya. (Cain lui retourna un regard de surprise et d’intérêt et s’expliqua :) Le président Wenceslas m’a fait apprendre pendant des années la politique et l’histoire de la Hanse. Mais OX m’a aussi guidé dans le Palais des Murmures pour me montrer l’architecture, les vitraux, les fontaines, les sculptures et les tableaux. Je n’ai rien d’un expert, monsieur Cain, mais j’apprécie l’art et le travail bien fait. Le front dégarni de l’adjoint se plissa. — Si vous appréciez le travail bien fait, nous allons devoir nous y mettre. — Nous n’avons pas beaucoup de temps. Il faut que je retourne à mes appartements avant que l’on remarque mon absence. — D’accord, posez votre question ; je me doute de sa teneur. Je suis au courant de la grossesse de la reine. Et de la réaction quelque peu excessive du président. — Ainsi, vous avez remarqué qu’il est devenu… instable. L’adjoint, cependant, ne se risqua pas à un commentaire. Peter poursuivit, les yeux étincelants : — Ce n’est pas un incident isolé. Vous êtes conscient de ses sautes d’humeur. Vous l’avez vu devenir plus agressif, prendre des décisions moins réfléchies, agir de façon de moins en moins sensée. — Basil subit beaucoup de pression, répondit Cain. Nous pouvons tous le comprendre. Il croit agir dans l’intérêt de la Hanse. — Ce n’est pas une excuse : nous voulons tous croire que nous agissons dans l’intérêt de la Hanse. Année après année, jour après jour, le président devient plus volatil et moins rationnel. Il m’a kidnappé quand j’étais un gamin des rues et a assassiné toute ma famille pour effacer ses traces. Je suis certain qu’il a fait de même avec celle de Daniel. Les yeux fixés sur lui, Cain digéra ces informations. Peter se demanda jusqu’à quel point il connaissait ce qui se tramait dans l’ombre de la Hanse. L’adjoint fit courir ses doigts le long d’une statue. Un geste de nervosité ? se dit Peter. Peut-être était-il aussi inquiet que lui. — Il y a presque deux ans, poursuivit-il, j’ai élevé des doutes légitimes au sujet des compers Soldats. J’ai demandé que l’on ouvre une enquête avant de les produire. Au lieu de m’écouter, le président a écarté mes objections sans façon, m’a fait expulser de la réunion et a ignoré cette menace. — Je ne crois pas qu’il voulait l’admettre, répondit Cain, parce que les conséquences auraient été désastreuses. Il ne désirait pas perdre une arme potentielle contre les hydrogues. Mais vous êtes peut-être davantage dans le vrai que vous le croyez, si le rapport de l’amiral Stromo sur Corribus est exact. — Corribus ? Qu’est-il arrivé là-bas ? — Nous cherchons toujours. Je ne suis pas surpris cependant que le président Wenceslas vous ait laissé dans l’ignorance. (Manifestement, il désirait changer de sujet.) Vous énumériez vos doléances, je crois ? Les narines de Peter se dilatèrent. — Ensuite, Basil a essayé de nous assassiner, Estarra et moi. Il a fait poser une bombe sur le yacht royal, mais OX l’a désactivée à temps. Il a tenté d’impliquer un marchand vagabond, afin d’utiliser l’affaire pour déclencher la guerre contre les clans. — Ainsi, il aurait planifié sa croisade contre les Vagabonds avant leur déclaration d’embargo ? Intéressant… Lorsqu’on a le dessous dans une guerre, on a tendance à se fabriquer de toutes pièces un ennemi facile à vaincre ; en particulier si cet ennemi possède des ressources que l’on convoite. C’est bon pour le moral. Si on les vainc, bien sûr. Peter était allé trop loin pour s’arrêter. — Vous avez vu ce que Basil a fait au prince Daniel ? Il le garde, sanglé sur un lit, dans un coma artificiel. Et aujourd’hui, pour la seule raison que cela l’importune, il exige de tuer notre bébé. Je ne peux tout simplement pas accepter cela sans réagir. — Il n’est pas question que je prenne position dans une vendetta. — Il ne s’agit pas de vendetta. Il s’agit de mon enfant… Il s’agit d’un homme qui détient trop de pouvoir et est devenu aussi impossible à contrôler qu’un chien enragé. Il n’arrive plus à voir les dommages irréparables qu’il provoque. (Les yeux bleus de Peter brillaient dans la pénombre de l’entrepôt.) La prochaine fois que je parlerai en public, j’annoncerai que la reine Estarra porte notre héritier. Peut-être y arriverai-je avant que Basil coupe mon micro. Une fois que le peuple saura, il n’osera plus faire quoi que ce soit. — Oh, je crois que si, riposta Cain. Et votre stratégie est très hasardeuse. Étant donné les circonstances, je doute que le président vous laisse apparaître en public avant la date de l’avortement. Il agira probablement demain, après-demain au plus tard. (L’adjoint s’approcha d’une autre sculpture, une petite licorne, comme s’il musardait dans une boutique de souvenirs.) Je ne vous donne pas tort, Peter. Le président est dans l’erreur, pour cela et probablement pour le reste. Toutefois, il serait plus sage que la nouvelle de la grossesse se répande auprès de certains médias. La rumeur enflerait rapidement, et les gens la croiraient, bien sûr. Ils veulent croire. Et une fois que leurs espoirs auront été éveillés, il sera peu probable que Basil les anéantisse par simple dépit. En particulier si vous n’êtes pas responsable de la fuite. Il fit la moue, comme s’il pesait la crédibilité de ses propres paroles. Peter s’approcha. — Vous pourriez le faire ? Faire fuiter la nouvelle ? — Bien sûr que je le peux… mais est-ce le bon choix, en ce qui me concerne ? Je n’en suis pas entièrement convaincu. (Il souleva un vase en fine porcelaine pourvu d’un col flûté à dorures.) Un peu trop orné, dit-il d’un air songeur, mais non dénué de grâce. Il évoque le mouvement épuré. Plusieurs araignées mortes dégringolèrent du vase. Peter sentit son estomac se nouer. Il attendit, craignant d’avoir commis une terrible erreur. Enfin, Cain reposa le vase et prit une inspiration. — Ainsi, dit-il d’un ton assuré, vous me demandez de vous débarrasser du président Wenceslas. C’est votre désir le plus cher, n’est-ce pas, Peter ? Celui-ci déglutit, surpris par la franchise de la question. Il choisit ses mots avec soin : — Vu les récentes décisions de Basil, je ne doute pas que cela serait un bien pour la Hanse. — Ah ! le bien de la Hanse… (Cain hésita.) Néanmoins, voilà des années que je vous observe, et je crois à votre sincérité. Il est certain que cela me causera beaucoup d’ennuis, mais je dois admettre que vous avez certainement raison. 114 RLINDA KETT Rlinda et BeBob étaient assis, misérables, dans le cockpit du Curiosité Avide aux mains des Vagabonds apprentis révolutionnaires. Ils avaient risqué le tout pour le tout pour échapper à l’armée terrienne – et voilà qu’ils tombaient dans un nouveau piège. Un piège stupide, qui plus est ! Rlinda grinçait des dents, pendant que son compagnon ronchonnait. Impuissants, ils survolaient la lune de Plumas. Une quinzaine de Vagabonds en provenance des puits débarquèrent sur le cargo comme s’il leur appartenait. En les regardant envahir son vaisseau, Rlinda se demanda si elle serait capable d’en abattre deux ou trois. BeBob pourrait peut-être en tuer un, si celui-ci se révélait plus petit que lui et pas trop belliqueux… Un homme bien mis, qui s’était présenté sous le nom de Denn Peroni, arriva dans le cockpit, souriant comme s’il avait pêché un poisson plus gros qu’escompté. — Épatant, tout simplement épatant ! BeBob avait fermé les yeux, et Rlinda supposa qu’il s’était replié en lui-même. — J’ai essayé de faire honnêtement mon boulot, c’est tout, marmonnait-il. Où les choses ont-elles mal tourné ? Je n’ai jamais voulu attirer l’attention, je n’ai même jamais cherché à être convenablement payé. J’ai secouru ce type et cette pauvre gamine sur Corribus, et, en remerciement de cette bonne action, qu’ai-je récolté ? On m’a arrêté pour me faire passer en cour martiale ! Par-dessus le marché, mon vaisseau a été détruit, Davlin Lotze s’est probablement fait tuer, et nous sommes en fuite. — Tout le monde en voit de dures, ces temps-ci, lança Caleb Tamblyn. Le vieil homme dépenaillé et à l’allure acariâtre flanquait Denn Peroni. D’autres Vagabonds étaient descendus dans la salle des machines et essayaient de tirer assez d’énergie des générateurs pour faire atterrir le vaisseau sur la lune de glace. — À partir de maintenant, ce vaisseau nous appartient à titre de butin de guerre. Un début de remboursement pour ce que la Hanse a volé aux Vagabonds. Rlinda fulminait. — Allez-y, ça m’arrange… — Peut-être ne m’avez-vous pas bien entendu, plastronna Caleb. Les Terreux ont détruit nos installations, y compris Rendez-Vous ! Les dommages matériels et autres sont astronomiques. — Peut-être est-ce vous qui n’avez pas bien entendu, rétorqua BeBob. Les Forces Terriennes en ont aussi après nous. Vous ponctionnez les mauvaises personnes. — Alors, considérez cela comme un asile. Nous sommes heureux de vous aider. (Caleb se rendit compte qu’il avait besoin de se raser.) On vous emmène sur Plumas : un abri sûr, si les Terreux sont réellement à vos trousses. Rlinda savait que dans son état de délabrement actuel le Curiosité n’irait nulle part. — Il est tout à vous, pourvu que vous en preniez soin. Mais vous avez intérêt à vous dépêcher, les gars. Les FTD nous talonnent, et je vous garantis que leurs intercepteurs ont de quoi vous réduire en miettes dispersées à travers tout ce système solaire. Cette nouvelle doucha les pirates en herbe, et ils redoublèrent d’efforts. Peroni chassa Rlinda du siège de pilotage et s’y installa, bien qu’il soit bien trop grand pour lui. La jeune femme obéit à contrecœur, afin qu’il puisse étudier les commandes. — Soyez gentil avec mon Curiosité. Il a été jusqu’en enfer et en est revenu. Peroni enfonça divers boutons, activa des systèmes. Mais il était clair qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il faisait. — Avec quoi la Grosse Dinde vous permet-elle d’équiper vos vaisseaux ? Il y a des défaillances dans tous les coins… Je n’ai jamais vu une telle pagaille ! — Vous le prenez en l’état, ou non ? gouailla Rlinda. Ne venez pas vous plaindre si vous avez des réparations à faire. Peroni n’en finissait pas de manipuler les commandes de mise à feu, de sorte que Rlinda lui montra comment allumer les propulseurs. — Je croyais que les Vagabonds avaient renoncé à la piraterie, dit-elle. Combien de fois ai-je entendu dire que Rand Sorengaard n’était qu’une anomalie, et que le reste d’entre vous l’avait désavoué ? — C’était quand nous pensions que Rand agissait mal, répondit Peroni, concentré sur les commandes. Aujourd’hui, il semble qu’il ait été le premier à comprendre à quel point la Grosse Dinde est perfide. C’est pourquoi nous avons décidé qu’il était seulement en avance sur son temps. Caleb lança un regard furieux aux deux prisonniers. — Les accusations contre lui ont été forgées de toutes pièces. Ils l’ont exécuté pour des raisons purement politiques. Sa repartie provoqua la colère de Rlinda : — Foutaises ! Je me fiche que vous ayez fait de lui un héros ou je ne sais quoi, mais Sorengaard a réellement détruit un cargo. Vous voulez savoir comment je le sais ? Il s’agissait de l’un de mes vaisseaux, et j’étais là. Il a tué un de mes capitaines, Gabriel Mesta. — Ouais, et Sorengaard a tenté de me tuer, moi aussi, souffla BeBob. Caleb ouvrit la bouche mais ne trouva rien à répondre. Peroni, occupé par les commandes, se retourna, un large sourire aux lèvres : — Là, je crois que je l’ai en main. Rlinda regarda les deux Vagabonds. — Messieurs, puisque tout est dit, sachez que je compatis à ce que subissent vos clans. Vous n’avez pas à nous convaincre de la fourberie de l’armée terrienne. — Ouais, nous y avons goûté nous-mêmes, renchérit BeBob. Le vaisseau s’ébranla, et Peroni leva les yeux. — Alors, je suppose que, tous les deux, vous vous êtes trouvés au mauvais endroit, au mauvais moment. Désolé. Caleb les fit sortir du cockpit puis les entraîna vers le sas où était amarré son propre vaisseau. Plusieurs Vagabonds avaient déjà rembarqué et n’attendaient que de retourner sur Plumas. Par-dessus son épaule, Rlinda lança à Peroni : — Faites attention à mon vaisseau, ou je vous ouvre le crâne. — C’est une merveille, je ne lui ferai pas une égratignure. Bien sûr, j’aurai besoin que vous m’aidiez à comprendre certains systèmes, à l’occasion. Rlinda se retint de répliquer. À contrecœur, elle suivit Caleb et les siens à bord de son vaisseau. Les Rémoras se montreraient peut-être de nouveau… bien qu’elle ne voie guère le profit qu’elle en tirerait alors. Si le général Lanyan les croyait morts, et le Curiosité détruit, Branson et elle n’auraient plus qu’un problème à gérer… un gros toutefois. Une fois les passagers embarqués, Caleb se détacha de la baie d’amarrage puis se dirigea vers la lune de glace, suivi par Denn Peroni et sa bande de pirates. Sceptique, Rlinda le regarda manœuvrer le Curiosité Avide et fut soulagée de constater qu’il ne s’en tirait pas trop mal. À la surface de la lune, en dessous, la jeune femme vit avec surprise des traces d’occupation humaine : rampes d’atterrissage et tuyaux de forage, vaisseaux cargos à l’amarrage, embouchures de puits en composite permettant d’accéder à un océan souterrain. — Nous avons une colonie sous la calotte de glace, expliqua Caleb. Nous vous trouverons un travail gratifiant dans les puits. — Et ensuite ? demanda Rlinda. Le vieillard haussa les épaules. — Vous vivrez sous un régime de – faute d’un meilleur terme – « détention planétaire ». Plus tard, on négociera peut-être un échange de prisonniers avec les Terreux. — Merveilleux, grommela BeBob. Exactement ce dont nous avions besoin. Un large sourire aux lèvres, Caleb fit atterrir son appareil sur une vaste plaine glacée. — Dorénavant, vous êtes des Vagabonds. Il faudra vous y habituer. — Hourra, dit Rlinda d’une voix éteinte. Mes rêves sont devenus réalité… BeBob rassembla ce qui lui restait d’optimisme. — Au moins, nous restons ensemble. Je préfère être coincé sur une lune de glace avec toi, Rlinda, que dans une cellule des FTD. Tu as tout de même réussi à m’amener jusqu’ici. Rlinda l’aimait pour ce qu’il venait de dire. — Tu as raison, BeBob. J’aurais pu me retrouver en rade avec bien pire, en matière d’ex-maris ! 115 ADAR ZAN’NH Les vaisseaux de la cohorte de l’adar, flanqués des navires recapturés, convergèrent sur Hyrillka puis descendirent en masse vers le palais-citadelle de l’Attitré rebelle. Lors de ses voyages précédents avec Adar Kori’nh, Zan’nh avait admiré le paysage luxuriant, l’astroport pavé de mosaïques, les cours à ciel ouvert destinées aux fêtes, festivals et parades aériennes de la Marine Solaire. Depuis le retour de l’Attitré accidenté, l’astroport avait été étendu. Les structures ornementales, les statues et les treillages avaient laissé place à des tarmacs accueillant les vaisseaux et les camions-silos venus livrer le shiing. Au-delà des limites de la ville, les grandes plaines étaient désormais tapissées d’une dentelle de canaux et de rigoles boueuses entrelacés, de sorte que les ouvriers puissent cultiver toujours davantage de plantes-phalènes productrices de drogue. Celles-ci utilisaient l’intégralité des terres arables, afin de perpétuer la conquête de Rusa’h. À la barre de son croiseur, Zan’nh, les yeux ardents, surveillait la situation. Il faudrait de nombreuses années avant qu’Hyrillka, et une grande partie de l’Agglomérat d’Horizon, retrouve une vie normale. Jadis ouvert, le palais-citadelle était devenu une forteresse. Des milliers de soldats fidèles à l’Attitré fou grouillaient sur la colline, prêts à se sacrifier pour défendre l’Imperator autoproclamé. Ils portaient des explosifs, des lance-roquettes et d’autres armes à projectiles dirigés vers leurs propres congénères. Depuis son vaisseau, le Mage Imperator Jora’h transmit à l’adresse de Zan’nh : « En vérité, nous vivons une tragédie. Préparez nos troupes à atterrir. Nous allons capturer Rusa’h et reprendre Hyrillka. — Seigneur, intervint Udru’h au côté de Zan’nh, il serait plus efficace de raser le palais-citadelle depuis le ciel. (Il ne semblait guère perturbé par ce qu’impliquait sa suggestion.) Nous disposons d’assez de croiseurs pour cela. — Nous trouverons un autre moyen, rétorqua Jora’h. Ces gens ont été victimes de mon frère. Comment leur refuserais-je la chance de revenir au sein de mon thisme ? Ils ont été abusés. » L’Attitré de Dobro haussa les épaules. « Ce sont des traîtres, Seigneur. Ils méritent le châtiment que vous jugerez bon. Nous devons d’abord éradiquer le mal, pour que le peuple puisse guérir. — Je ne puis m’y résoudre. Il y aurait trop de pertes, des gens qui ne méritent pas de mourir. Je vais utiliser mes pouvoirs. » Zan’nh regarda alternativement son père, dont l’image s’affichait sur l’écran, et son oncle à son côté. La suggestion de ce dernier lui faisait horreur, mais il se maudissait de ne pas avoir pris une décision semblable la première fois qu’il avait affronté Rusa’h. Il ne se sentait pas à même de donner une opinion. Cependant, Udru’h ne désarmait pas : « Seigneur, vous ne pouvez être partout à la fois. N’avez-vous pas envoyé Osira’h ouvrir le dialogue avec les hydrogues ? Vous devriez revenir sur Mijistra et l’y attendre. L’Empire traversera une crise bien plus grave si elle échoue. Votre temps ici est limité. » Enfin, Jora’h répondit à voix basse : « Je sais. Mes vaisseaux les plus rapides attendent l’instant où j’aurai des nouvelles d’Osira’h. Si elle ramène les hydrogues, je devrai partir… mais sa mission remonte à plusieurs jours. Je commence à craindre le pire. — C’est Osira’h, Seigneur. Ne craignez pas encore. Mais si vous êtes obligé de partir, vous devez nous permettre, à l’adar Zan’nh et à moi-même, de faire le nécessaire pour mettre fin au thisme corrompu. » Sur l’ordre du Mage Imperator, le vaisseau de Zan’nh et deux autres croiseurs survolèrent l’astroport. Au sol, les rebelles les prirent pour cibles. Zan’nh ferma les yeux, percevant les impacts des projectiles explosifs contre son blindage. Mais il n’hésita pas : — Ripostez. L’officier du poste d’artillerie le regarda. — Vous voulez dire les tuer, adar ? — Oui ! répondit Zan’nh en rouvrant brutalement les yeux. Supprimez la menace qu’ils représentent pour nos vaisseaux avant qu’ils les endommagent. Rapidement, une salve d’armes énergétiques, tirée du croiseur de tête, vaporisa la poignée de combattants ennemis en contrebas. Zan’nh prit une longue inspiration puis déclara d’une voix aussi dure que l’acier : — Maintenant, faites atterrir les vaisseaux et procédez conformément aux ordres du Mage Imperator. Son croiseur descendit vers le tarmac sur lequel stationnaient plusieurs cargos remplis de shiing. Le vaisseau du Mage Imperator atterrit à côté du sien. « Udru’h, débarquez et accompagnez-moi, transmit Jora’h. Je veux que les soldats des deux croiseurs me suivent. Nous allons encercler le palais-citadelle et le prendre d’assaut. — Les proches de Rusa’h sont certainement plus étroitement liés à son thisme, avertit l’adar. Ils ne voudront peut-être pas être libérés. — Dans ce cas, nos troupes n’auront d’autre choix que de les éliminer. Nous en sauverons autant que possible, mais, pour Rusa’h, je ne ferai preuve d’aucune clémence. Il est conscient de ses actes. Il paiera pour ses crimes. — Quels sont mes ordres, Seigneur ? demanda Zan’nh. — Prenez les croiseurs qui restent et détruisez le shiing. Intégralement. » Adar Zan’nh envoya une équipe de démantèlement ouvrir les cargos. Puis soldats et débardeurs retirèrent les paquets de poudre de shiing, pour les entasser au fur et à mesure sur le tarmac. — Brûlez-moi tout ça, ordonna Zan’nh. Laissant son équipe achever la besogne, l’adar retourna à son vaisseau et joignit les croiseurs qui flottaient au-dessus. — Rasez les champs de plantes-phalènes, et réduisez-les en cendres. Désormais, cette terre sera vouée aux seules cultures alimentaires. Tandis que les croiseurs s’éloignaient de l’astroport, Zan’nh balaya du regard le centre de commandement. Ses officiers demeuraient sur la réserve et luttaient contre la culpabilité d’avoir été entraînés dans une folle rébellion. — Prenez soin de ne blesser personne dans les champs. Nous avons déjà assez tué de gens. Beaucoup trop. Les vaisseaux volèrent à basse altitude au-dessus du sol fertile, où des rangées de plantes-phalènes ondulaient à l’infini, leurs fleurs grandes ouvertes, leurs tiges enchevêtrées. En apercevant les énormes vaisseaux, les ouvriers hyrillkiens s’égaillèrent. Zan’nh agrippa la rambarde de la plate-forme surélevée. — Rayons en dispersion maximale. Utilisez assez d’énergie thermique pour ratatiner toutes ces nialies. — Cibles verrouillées, adar. Il se tourna vers son navigateur. — Effectuez un survol lent et fluide, afin qu’aucun plant ne nous échappe. (Puis, au poste d’artillerie :) Feu à volonté ! Des rayons brûlants jaillirent du croiseur de tête, incendiant et recroquevillant les nialies. Les autres croiseurs l’imitèrent. Les fleurs des plantes-phalènes mâles se détachèrent et s’élevèrent, se dispersant tels des papillons effrayés. Elles tourbillonnèrent, prises dans les courants ascendants qui les rabattirent vers les flammes. Dans le sillage des croiseurs, seules subsistaient des cosses noircies, des ceps carbonisés saillant vers le ciel comme des doigts squelettiques. Les champs étaient si étendus qu’il fallut des heures aux trois cents bâtiments de guerre pour achever le premier passage. Zan’nh demeura inébranlable, tandis que de la vapeur s’élevait des canaux d’irrigation et qu’une épaisse fumée jaillissait des plaines dévastées. Ce spectacle de désolation lui rappelait l’attaque hydrogue qui avait eu lieu ici même, seulement un an plus tôt. Mais il n’y avait aucun rapport entre lui et les maraudeurs extraterrestres. Il jeta un coup d’œil au champ de ruines. — Continuez le tir. Soudain, des capteurs sonnèrent l’alarme, et les satellites-sentinelles annoncèrent l’arrivée de vaisseaux de guerre ildirans. L’opérateur radar se tourna vers Zan’nh, les yeux écarquillés. — Quarante-cinq croiseurs, adar. Ils avancent droit sur nous, leur armement paré, en formation d’attaque. Zan’nh croisa les bras sur sa poitrine. — Ainsi, mon frère est revenu avec la maniple qu’il a volée. Étant donné le penchant de Thor’h pour la violence, il savait que la bataille serait l’un des épisodes les plus tristes et les plus sanglants de la Saga des Sept Soleils. Néanmoins, il s’autorisa un sourire, qui reflétait son calme et sa détermination. Son frère avait à répondre de beaucoup de choses. — Rappelez les croiseurs des champs de nialies. Maintenant, nous sommes prêts au combat. 116 JORA’H LE MAGE IMPERATOR La force d’assaut terrestre de la Marine Solaire encerclait prudemment la colline, en vue de tenir un siège. Revêtus d’armures intégrales et portant les armes traditionnelles ildiranes, les soldats examinèrent les systèmes de défense de Rusa’h. Une épaisse fumée emplissait le ciel. Udru’h arpentait le sol pavé, lorgnant d’un œil mauvais le palais-citadelle. — Seigneur, nous avons plus qu’il nous faut de personnel et d’artillerie pour nous emparer du palais et capturer l’Attitré d’Hyrillka. Sous bonne garde, Jora’h marchait à côté de lui. — Je dois résoudre cette situation d’une façon qui prouve que je suis le véritable et légitime Mage Imperator, répondit-il. Si je me contente de massacrer ceux qui s’opposent à moi, vaudrai-je mieux que mon frère ? Udru’h écarta la question, comme si la réponse s’imposait d’évidence : — Vous valez mieux car vous êtes le Mage Imperator. L’esprit de Jora’h toucha le thisme et perçut le vide silencieux, d’où son frère dément avait arraché ses gens. Jora’h ne pouvait se résigner à les condamner. L’Empire devait être réunifié, les Hyrillkiens revenir dans l’illumination de la Source de Clarté. Avant que les préparatifs du siège soient achevés, les fidèles de Rusa’h poussèrent des acclamations, depuis le palais-citadelle. Jora’h leva les yeux vers l’un de ses septars, qui se ruait vers lui : — Quarante-cinq croiseurs viennent d’arriver, Seigneur ! Ils sont dirigés par le Premier Attitré Thor’h. — Ce n’est plus le Premier Attitré, répliqua Jora’h, la voix aiguisée par la colère. Un traître à l’Empire ildiran ne peut prétendre devenir le prochain Mage Imperator. L’officier parut troublé. — Avec le reste de la cohorte, nous sommes sept fois plus nombreux… mais ils n’ont pas ralenti. Vont-ils se rendre ? Jora’h croisa le regard d’Udru’h, et tous deux en vinrent à la même conclusion. — Non, Thor’h tentera de détruire autant de nos vaisseaux que possible. Avec quarante-cinq vaisseaux, tous équipés pour combattre les hydrogues, il peut nous causer de terribles dégâts. (Il ne sentait aucun rayon-âme provenant des vaisseaux en approche. Dans son réseau mental, le vide était semblable à une gueule noire bâillant pour les engloutir.) Nous sommes supérieurs en nombre, en effet. Nous tiendrons, et nous gagnerons. Mais il savait que si ces vaisseaux déferlaient en déchaînant leurs armes, il ne pourrait en reprendre le contrôle assez vite, même si son thisme avait gagné en vigueur. Sa flotte serait obligée d’ouvrir le feu sur eux. Thor’h n’aurait de cesse d’attaquer jusqu’à ce que l’ensemble de ses vaisseaux soit détruit. Ce serait un massacre. Udru’h se planta devant lui. — Êtes-vous prêt à ouvrir le feu sur votre fils, Seigneur ? Allez-vous détruire ces vaisseaux ? — Je ferai ce qui sera nécessaire… rien de plus. (Il se tourna vers le septar.) Rappelez Adar Zan’nh. Entre-temps, il tâcherait d’étendre son contrôle sur les croiseurs rebelles, même s’il devait les prendre un par un. — L’adar est déjà en route, Seigneur. Les croiseurs volés de Thor’h fonçaient sur la cohorte disposée en formation défensive. Celle-ci avait activé ses boucliers, mais les attaquants projetèrent une telle quantité de missiles et de rayons énergétiques que plusieurs croiseurs furent endommagés. Les moteurs atteints et leur blindage déchiré en profondeur, trois d’entre eux quittèrent leur position, s’efforçant de ne pas s’écraser. Le premier parvint à atteindre le terrain d’atterrissage, où l’équipe brûlait toujours les ballots de shiing ; les deux autres vacillèrent puis allèrent s’enfoncer dans les champs irrigués, éparpillant boue et cendres avant de s’immobiliser. Dans le désordre le plus complet, les appareils rebelles se jetèrent sur les croiseurs de la cohorte, tirant encore et encore. Ils attaquaient comme une meute de prédateurs harcelant un troupeau. Les vaisseaux de la Marine Solaire réagissaient avec modération, tentant d’endommager les vaisseaux adverses sans les détruire. Leurs capitaines ripostaient avec mollesse. Thor’h saisit sa chance et ordonna de concentrer leur tir sur l’un des croiseurs. Ses quarante-cinq vaisseaux tirèrent, et le croiseur ne put résister : il explosa. Jora’h sentit les centaines de membres d’équipage mourir, comme ils étaient projetés dans les airs et calcinés dans l’explosion. Le désarroi vibra dans le thisme telle une fausse note sur la corde d’un instrument de musique. Via les rayons-âmes, Jora’h insuffla réconfort et détermination à son équipage. Il ne percevait pas les pensées de son fils mais devinait sa jubilation. Avant que les vaisseaux convergent sur le palais-citadelle pour frapper les assiégeants, les trois cents croiseurs de Zan’nh revenus des champs de nialies s’interposèrent. Alors que la bataille se déroulait au-dessus de sa tête, Jora’h lança au septar d’une voix sèche : — Ordonnez à l’adar Zan’nh de faire capituler les rebelles. Qu’il me ramène Thor’h indemne. — Vous espérez qu’ils baisseront simplement leurs armes ? demanda Udru’h. Rusa’h les a fanatisés. Ils n’entendront pas raison. Je vous enjoins de ne pas les sous-estimer. Jora’h respira longuement tandis qu’il se concentrait. — Je suis entouré par sept fois plus de soldats que Thor’h. Mon emprise sur le thisme est suffisante. Ma seule volonté suffit à présent pour remettre ces renégats sur le droit chemin. Il ferma les paupières et étendit les doigts invisibles de son esprit sur la flotte rebelle, en quête de ceux qui lui avaient jadis appartenu. Lestement, il détacha leurs rayons-âmes, les attira vers sa lumière – et les renoua. Il s’occupa d’un soldat à la fois, un officier, un technicien, pont par pont, jusqu’à ce qu’il ait repris le contrôle d’un des vaisseaux de Thor’h et l’ait soumis à l’autorité de Zan’nh. Avec la conversion de ce croiseur, la force du Mage Imperator s’accrut, et il se concentra sur le suivant. Mais il en restait tant ! Il perçut la résistance de Thor’h – une véritable muraille de diamant – et décida de l’affronter en dernier. Il lutta, et les croiseurs tombèrent l’un après l’autre, comme des dominos. Chaque fois qu’un équipage revenait dans son giron, son thisme se renforçait, de sorte que bientôt Jora’h put poursuivre sans avoir à consacrer toute son attention à cette tâche. Lorsque Thor’h se rendit compte qu’il perdait mystérieusement les vaisseaux de sa maniple, il réagit avec une violence désespérée. Avec son propre vaisseau et deux autres croiseurs, il quitta la formation et s’élança vers le terrain d’atterrissage sur lequel des soldats empilaient les stocks de shiing. Quatre vaisseaux de Zan’nh les poursuivirent, mais Thor’h accéléra, volant si bas qu’il risquait à tout instant de percuter le sol. Les équipes au sol déchargeaient le dernier cargo, et les gigantesques amas de shiing partaient en fumée. Avec une incroyable cruauté, Thor’h bombarda les vaisseaux et les soldats de la Marine Solaire. En quelques instants, le terrain d’atterrissage se transforma en enfer ; les vaisseaux explosèrent l’un après l’autre, ajoutant à l’incendie géant. Les soldats couraient en hurlant, alors même que les flammes les consumaient. Sans ralentir, les vaisseaux de Thor’h survolèrent comme des comètes les trois croiseurs échoués dans les champs calcinés et lâchèrent d’autres bombes par pure soif de destruction. Lancé à ses trousses, Zan’nh tirait sur le vaisseau du Premier Attitré, dans l’espoir de l’abattre. Mais en dépit des coups portés à ses propulseurs et à sa coque, celui-ci continuait à voler. Ses réserves de carburant et de munitions semblaient inépuisables. Au sol, Jora’h essayait de reprendre possession du reste des vaisseaux rebelles ; la majorité était tombée entre ses mains, mais Thor’h et ses trois croiseurs poursuivaient leur massacre. Le Mage Imperator rouvrit les yeux et regarda Udru’h : — Tu as raison, dit-il enfin. Trop d’Ildirans ont déjà perdu la vie. Nous ne pouvons plus attendre. Je dois supprimer cette menace. Maintenant. Toujours concentré sur les derniers croiseurs, Jora’h remonta la colline en direction du palais-citadelle, flanqué de centaines de soldats armés. D’un geste, il indiqua à son frère de l’accompagner. — Nous allons nous emparer de cette forteresse, dit-il en avançant à grands pas. Plus question de siège. Je suis le Mage Imperator, et j’exige la totalité de mon Empire. 117 SAREIN Au terme d’un voyage en ligne brisée, au cours duquel plusieurs prêtres Verts furent déposés sur des colonies hanséatiques, Sarein revint enfin sur Terre. Il lui semblait avoir été absente pendant des siècles. Elle espérait que Basil serait heureux de la voir de retour, même si les choses ne s’étaient pas déroulées comme il l’escomptait. Elle éprouvait une telle impatience à son endroit qu’un vertige la prit. Un manque complet de professionnalisme, songea-t-elle. Elle ne voulait pas encourir son mépris. Lorsqu’elle approcha de son bureau, au sommet de la pyramide du siège de la Hanse, le président était d’une humeur massacrante. Son adjoint, Eldred Cain, sortait à reculons. L’anxiété se lisait sur son visage. Il jeta un coup d’œil à Sarein, et son visage revêtit une curieuse expression. — Le président appréciera votre visite si vous avez de bonnes nouvelles, l’avertit-il. Mais si quelque chose s’est mal passé, je vous conseille de reporter votre compte rendu. Voilà des semaines que Sarein attendait de voir Basil, c’est pourquoi elle répondit : — Je prends le risque. Elle avait du mal à admettre à quel point il lui avait manqué ; pas seulement du point de vue amoureux, mais aussi pour leurs conversations et l’impression de faire partie d’une immense trame politique. Elle désirait également oublier les incendies de Theroc qui hantaient son esprit. — Ça ira, ajouta-t-elle. Elle repoussa Cain et pénétra dans le bureau présidentiel. Basil leva vivement les yeux vers elle, comme s’il ne la reconnaissait pas. — Tu interromps mon travail. — Bonjour à toi aussi, Basil. J’espérais que mon arrivée serait une surprise agréable. Il la toisa comme un scientifique examinant un spécimen. Ses yeux gris glacé la firent frissonner. — La surprise agréable aurait été que tu sois devenue chef de Theroc. Nous en avons discuté. Que fais-tu ici ? Sarein rassembla son courage et se dirigea d’un pas nonchalant vers son bureau garni d’écrans. Elle refusait de montrer combien sa réaction l’avait blessée. — Les plans changent, Basil. (Avide de lui plaire, elle lui sourit d’un air triomphant.) Mais j’ai accompli la plus grande partie de ma tâche. J’ai enrôlé des dizaines de prêtres Verts. Plusieurs ont déjà pris leur poste dans les colonies, et d’autres attendent d’être emmenés de Theroc à bord de nos vaisseaux. Basil la regarda, réservant son jugement. — Continue, dit-il, contenant visiblement sa mauvaise humeur. — Les Theroniens sont convaincus, avec raison, que les hydrogues attaqueront de nouveau la forêt-monde. Étant donné l’étendue de la dévastation, ils craignent que les arbremondes soient détruits jusqu’au dernier. Ils ont besoin de l’aide de la Hanse pour disséminer autant de surgeons que possible. En échange de quoi les prêtres Verts iront sur tous nos mondes. C’est exactement ce que tu voulais, conclut-elle avec un large sourire. — Je suppose que ce n’est pas une catastrophe totale. Sarein contourna le bureau et entreprit de lui masser les épaules ; autant masser une statue, songea-t-elle. — Après cet accueil pour le moins enthousiaste, vas-tu me dire ce qui te rend aussi furieux ? — Par lequel des milliers de problèmes veux-tu que je commence ? Les Vagabonds ? La colonie détruite de Corribus ? La disparition des robots klikiss ? Les bombes à retardement que les compers Soldats représentent peut-être pour les FTD ? Les hydrogues, qui recommencent à attaquer nos planètes ? Sarein prit une profonde inspiration, frappée par ces urgences dont elle ignorait tout. — D’accord. Alors, à cause de quel problème Eldred Cain a-t-il filé, avec un air de chien battu, il y a quelques minutes ? Les doigts de Basil coururent sur le bureau et firent apparaître des rapports audiovisuels. — Personne ne sait d’où vient la rumeur, mais elle se répand. Il n’est plus possible de la démentir… pas plus que de trouver comment diable elle a pu filtrer ! Sarein survola les rapports. — Estarra est enceinte ? (Cela lui fit plaisir pour sa sœur, et leurs parents seraient aux anges. C’était le premier enfant de la prochaine génération.) C’est merveilleux… Basil sauta sur ses pieds, manquant de renverser sa tasse de café à la cardamome à moitié refroidi. — Peter m’a défié ! Je lui avais donné pour instruction de ne pas avoir d’enfants avec la reine sans mon autorisation. Ils ont essayé de garder la grossesse secrète, mais je m’en suis rendu compte – et j’ai ordonné à Estarra d’avorter. — Basil ! C’est déplacé. Sarein plissa les yeux. Peu de temps auparavant, quelque chose de terrible s’était produit entre le président et le roi. Estarra avait suggéré à sa sœur que Basil avait organisé leur assassinat à tous les deux. Lorsque Sarein l’avait interrogé là-dessus, il avait écarté – ou plutôt repoussé avec violence – cette idée. Et maintenant, cette proposition insensée… Il parlait sans cesser d’aller et venir avec rage derrière son bureau. — Je lui ai montré ce que j’ai fait à Daniel, dans l’espoir qu’il me cause moins de problèmes. J’ai préparé l’intervention de spécialistes en interruption de grossesse pour aujourd’hui. Nous pourrions prétexter une visite médicale de routine… De plus en plus inquiète, Sarein avait du mal à suivre. — Qu’as-tu fait au prince Daniel ? — Je ne sais comment, l’histoire a filtré auprès des médias, ce matin ! Après lui avoir fait la leçon, j’ai placé Peter sous étroite surveillance. Il n’a eu aucun contact extérieur. Aucun ! Alors, d’où est partie cette rumeur ? (Ses épaules s’affaissèrent.) Je dois trouver un moyen de réagir. Je ne peux pas permettre à Peter de me défier ainsi. Mais aujourd’hui, il m’est impossible de m’opposer à la reine et à lui de façon trop voyante. Daniel est un échec complet, et Peter est incontrôlable. Une catastrophe à ajouter aux autres… Sarein le sentit devenir comme un étranger à ses yeux, quelqu’un qu’elle ne comprenait plus. Elle éprouva un tiraillement d’appréhension pour sa sœur. Elle ne parvenait pas à croire que, sur un claquement de doigts, Basil la forcerait à avorter. Ce n’était pas l’homme qu’elle avait tant chéri. En dépit des affinités politiques qu’éprouvait Sarein, plus proches de lui que de Theroc, Estarra était de sa famille ! Peut-être pouvait-elle lui parler de cette série de mauvaises décisions. Qu’il s’en rende compte ou non, Basil avait manifestement besoin du soutien de quelqu’un de confiance. Elle tenta de lui frictionner de nouveau les épaules. — Je viens de débarquer, Basil. Accorde-moi une heure, et je nous préparerai un déjeuner dans mes appartements. Cela te ferait du bien de prendre un peu de repos ; ainsi, les solutions t’apparaîtraient plus clairement. Il est certainement possible de tourner cette grossesse à notre avantage, d’un point de vue politique. D’un geste, il lui indiqua la porte de son bureau. — J’ai du travail. Je dois remettre le roi Peter à sa place, avant qu’il tente autre chose. 118 CELLI La première vague de prêtres Verts s’était répandue dans le Bras spiral pour y implanter de nouveaux bastions de la forêt-monde, afin de la préserver des hydrogues. C’était ce qu’ils faisaient depuis plus d’un siècle, mais jamais l’entreprise n’avait atteint une telle échelle. Au cours des trois derniers jours, Celli avait passé des moments aussi épuisants qu’exaltants auprès de Solimar : ils dansaient, exhumant l’énergie enfouie des verdanis. Non seulement c’était plus amusant que de déblayer le bois mort, mais elle sentait l’énergie de la forêt augmenter, à mesure que les réserves dormant au sein des arbremondes étaient libérées. C’était comme jeter un seau d’eau froide à la face d’un géant endormi. Même Solimar était abasourdi par la vie qu’ils extirpaient de la forêt blessée. Après tant de mois, Theroc semblait se remettre sur pied. Assis l’un à côté de l’autre, tous deux transpiraient sous la lumière tamisée, après une séance particulièrement énergique. Celli reposait contre Solimar. Sa peau verte était chaude, ses muscles puissants, aussi réconfortants que les frondaisons des arbres géants. — Je prendrais volontiers l’habitude de ce genre de chose, dit-elle. Il l’embrassa, essuya une tache de suie sur sa joue puis recommença à la couvrir de baisers. — Moi, je m’habituerais bien à ce genre de chose, répliqua-t-il, et elle gloussa. Soudain, Solimar s’assit d’un bloc, la faisant sursauter. — Beneto nous appelle. Tous. Vite ! Le chemin est long, il faut nous dépêcher ! Malgré ses membres courbaturés, elle courut à sa suite jusqu’à son cycloplane. Une demi-heure plus tard, ils arrivèrent au récif de fongus. Là, de petits groupes de prêtres Verts scrutaient le ciel. Ils semblaient en proie à l’agitation. Certains, trop éloignés, avaient trouvé des arbremondes sains et s’étaient connectés au télien pour écouter l’annonce de Beneto. Dans la clairière, le golem de bois constituait le point focal de l’énergie et de l’esprit de la forêt-monde. Les grands arbres à l’écorce roussie commencèrent à osciller, frottant leurs feuillages tels d’anciens guerriers entrechoquant leurs épées. Même sans télien, Celli sentit un frisson dévaler son échine. Quelque chose n’allait vraiment pas. La main en visière, chacun observait le ciel. Elle ressentait une peur évidente, qui se répercutait dans le télien ; pas simplement dans la forêt-monde environnante, mais de planète en planète, partout où un surgeon avait pris racine. La jeune fille agrippa la main de Solimar. — Ce sont les hydrogues ? Ils arrivent ? Elle perçut le frisson qui le traversait, et la terreur la saisit. Elle leva les yeux vers Beneto, espérant des réponses à ses questions. Son frère parla à voix basse, mais le vent et les arbres transmirent ses paroles au loin : — Oui. Les hydrogues. Nous savions que cela se produirait. Les prêtres Verts touchèrent les troncs squameux, essayant de rassembler leur courage. — Tu as dit que de l’aide nous parviendrait, dit Celli d’une voix insistante. Que tu avais entendu un appel lancé vers d’anciens alliés. S’ils n’arrivent pas très vite, c’est à nos funérailles qu’ils assisteront. Le golem, avec ses yeux ligneux posés sur elle, ressemblait douloureusement à son frère disparu. Quand elle était enfant, Beneto avait été l’un de ses plus proches amis… mais aujourd’hui, il semblait au-delà de son entendement. — Oui, nos alliés voyagent depuis la première attaque sur Corvus, où je suis mort. Mais ils sont encore trop loin. Ils n’arriveront pas à temps. Pendant une heure, les arbres géants bruissèrent et crissèrent. L’assemblée observait Beneto, comme pour attendre ses ordres. Mais il demeurait figé : l’une des pièces de ce tableau imposant. Yarrod murmura : — Au moins, les surgeons que nous avons envoyés seront à l’abri. — Mais pas nous, dit une femme à la peau blême. Celli entendit un cri, et les prêtres Verts montrèrent du doigt un point dans le ciel. Elle aperçut un éclat de lumière, le reflet du soleil sur des coques de diamant, les éclairs bleutés qui crépitaient au bout d’excroissances pyramidales. L’un après l’autre, les orbes de guerre convergèrent sur eux et descendirent une nouvelle fois sur la forêt-monde. Les arbremondes ressuscités frémirent sous l’assaut des ondes réfrigérantes. L’air même sembla voler en éclats. Les Theroniens, en proie à la panique, coururent à la recherche d’un abri. Certains prêtres Verts restèrent immobiles, désemparés. Lentement, Yarrod tomba à genoux. — Tout ce travail… La forêt-monde est encore trop faible. Cette fois, nous ne pourrons résister. Celli empoigna son épaule. — Allons, mon oncle ! Il faut agir. Certains des arbres ont guéri. N’y a-t-il aucun moyen de contre-attaquer, comme Reynald l’a fait tantôt ? Elle jeta un regard désespéré à Beneto. De nombreux Theroniens fuyaient le couvert des arbres, même si l’attaque précédente leur avait appris qu’il n’existait aucune cachette. Un orbe de guerre rasa les cimes, et des éclairs bleutés crépitèrent le long des arbres, les faisant exploser. Les étincelles enflammèrent le bois tendre, et le feu commença à s’étendre. Le golem-Beneto se tenait tel un prêtre au centre du cercle de troncs calcinés évoquant les pierres de Stonehenge. Ses yeux ligneux étaient clos, ses poings fermés, son visage tourné vers le ciel, comme s’il écoutait une voix lointaine. Appelait-il à l’aide ? Entendait-il une réponse ? Qui, ou quoi, pouvait aider la forêt-monde ? Durant la dernière attaque, les faeros étaient arrivés, mais ils n’étaient pas sûrs en tant qu’alliés. En fin de compte, ils avaient causé autant de dégâts que les hydrogues, et Sarein avait affirmé qu’ils perdaient face à leur ennemi. Qui d’autre pouvait les sauver ? Le bombardement s’intensifia. Celli et Solimar coururent de conserve vers le grand arbre qui supportait le récif de fongus, bien qu’il ne constitue pas un abri sûr. Les parents de la jeune fille grimpaient les marches végétales qui y menaient, comme si le salut résidait dans les hauteurs. Celli les montra du doigt : — Quoi qu’ils fassent, je veux les rejoindre. J’ai… besoin de me trouver à leurs côtés. Solimar acquiesça. — Je viens avec toi. Tous deux escaladèrent le tronc, avec la grâce de danseurs- des-arbres. Au-dessus de leur tête, des explosions retentissaient comme des coups de tonnerre amplifiés. Les orbes de guerre déversaient des torrents d’ondes réfrigérantes sur l’ancien champ de bataille, répandant leur destruction électrique. Celli se rua vers la salle du trône. Des tuyaux et des poutrelles tapissaient les murs, là où les ingénieurs vagabonds avaient consolidé la structure. Ils avaient en outre amélioré la plomberie et le réseau électrique, ajouté des commodités bien plus modernes que ce à quoi les Theroniens étaient accoutumés ; celles-ci comprenaient un nouveau système de communication. Idriss, dubitatif, se tenait devant une batterie de transmetteurs. Alexa regarda sa fille qui arrivait. — Celli, tu devrais trouver un endroit où t’abriter. La jeune fille mit ses mains sur ses hanches fines. — Où cela, mère ? Si j’avais un tel endroit à l’esprit, je vous y traînerais ! — Il n’y en aura aucun, à moins que je parvienne à entrer en contact avec les hydrogues, dit Idriss. Ou à appeler au secours. — Entrer en contact ? gloussa Celli. Ça ne me paraît pas une très bonne idée. — Qu’est-ce qui vous fait penser qu’ils écouteront ? demanda Solimar. Ils ont l’intention de détruire la forêt-monde. Sans lui prêter attention, Idriss pointa le tableau de commandes. — C’est ce bouton, là ? — Puisque vous persistez, s’empressa Solimar, laissez-moi vous montrer. Son penchant pour la mécanique lui permettait de saisir d’instinct le fonctionnement de la radio et des technologies étrangères. — Tu connais la nature des hydrogues, père, dit Celli. T’attends-tu réellement qu’ils répondent ? Idriss lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Avec ses yeux rougis et sa barbe grise, il lui parut plus vieux que jamais. — Les prêtres Verts envoient des messages par le télien, mais les hydrogues nous auront massacrés avant que quiconque intervienne. Solimar recula, et la radio bourdonna. — Elle est prête à émettre. Je l’ai réglée sur la plus large gamme de fréquences. Idriss s’installa aux commandes. « Ici Père Idriss, de Theroc. Nous sommes un peuple pacifique, nous ne vous avons rien fait. S’il vous plaît, laissez-nous tranquilles. Nous ne sommes pas vos ennemis. » Celli eut un regard dur à son endroit. — Les hydrogues ont toujours considéré les verdanis comme leurs ennemis. Parce que nous œuvrons pour les arbres, ils nous haïssent – tous. Ils n’arrêteront que lorsqu’ils auront réduit la planète en cendres. « Nous exigeons de rencontrer un ambassadeur, comme celui que vous avez envoyé sur Terre, poursuivit Idriss. (Sa requête lui paraissait d’une naïveté ridicule, car il avait vu les hydrogues dévaster les forêts. Sa voix se fit plaintive :) S’il vous plaît, ne faites pas ça. » La réponse qui grésilla à la radio les surprit tous. Elle ne provenait pas des hydrogues. Il s’agissait d’une voix humaine : « Ne vous inquiétez pas, nous vous protégerons. (Puis un silence.) J’espère que ça va marcher. » Mère Alexa se pencha sur le micro. « Qui êtes-vous ? Aidez-nous, s’il vous plaît, qui que vous soyez. — Oh, désolé. Ici Kotto Okiah. On dirait qu’il était grand temps que l’on arrive. Ces hydreux ne sauront même pas ce qui va les frapper… Enfin, si mes calculs sont exacts. » Celli se rappela l’ingénieur excentrique, qui avait aidé à reconstruire la colonie theronienne. Lorsque les Vagabonds avaient quitté Theroc à cause des FTD à leur poursuite, ils avaient conscience que les hydrogues reviendraient. Celli se rua vers l’une des fenêtres. Il semblait impossible que les renégats de l’espace possèdent une arme efficace contre les hydrogues ; mais l’idée était sans doute moins farfelue que la tentative de négociation de son père. Dans le ciel, elle aperçut un groupe de vaisseaux vagabonds : sept vieux appareils cabossés, tout dépareillés. Les orbes de guerre les ignorèrent, les jugeant probablement inoffensifs. Sans s’arrêter, les vaisseaux se postèrent devant les sphères géantes. Celli n’arrivait pas à imaginer ce que les Vagabonds avaient en tête. Ils avaient l’air battus d’avance. 119 RUSA’H L’IMPERATOR Le thisme de Rusa’h, naguère resplendissant, se défaisait de toutes parts. Les rayons-âmes qu’il avait si bien tenus glissaient à présent entre ses doigts. Comment ce dépravé de Mage Imperator pouvait-il être si fort ? La douleur de cette perte surpassait celle de la chair et du sang. Tous les champs de nialies avaient été anéantis… il n’y avait plus de shiing. Bien que son palais-citadelle soit bondé de gardes loyaux, de lentils, de favorites, d’assisteurs et de médecins, le Mage Imperator enfonçait ses défenses. Rusa’h n’aurait jamais cru que son frère serait prêt à tuer. Deux des septars de la maniple qu’il avait confisquée restaient à son côté, en tant que conseillers militaires. Mais leurs compétences en matière de stratégie ne suffisaient pas à lui trouver un moyen de s’échapper, et encore moins de remporter la victoire. Les nouvelles étaient catastrophiques. Depuis un balcon, il regarda les vaisseaux de Thor’h accomplir leur massacre. Mais la plupart des croiseurs s’étaient retournés contre eux. Avec ses pouvoirs insidieux, le Mage Imperator en avait pris le contrôle, arrachant les équipages à son thisme pour les emprisonner dans son réseau perverti. Et d’autres tombaient à chaque minute. Jora’h était sûr de sa victoire. Durant l’expansion de la rébellion, ce dernier l’avait sous-estimé, et à présent il semblait que Rusa’h commettait la même erreur à l’égard de son frère. L’emprise de Jora’h sur son thisme, même corrompu, était puissante… trop puissante. Mais comment était-ce possible, si sa compréhension était faussée, s’il s’était fourvoyé ? Pourquoi la Source de Clarté ne lui avait-elle pas offert, à lui, le véritable Imperator, la cinglante victoire qui aurait démontré la validité de sa cause ? — L’ennemi est fort, dit l’une de ses favorites, qui s’était glissée contre lui avec une langueur que démentaient ses muscles crispés. N’y a-t-il pas moyen que la Source de Clarté nous vienne en aide ? Sur son chrysalit, Rusa’h tourna les yeux vers le ciel et laissa le soleil primaire blanc bleuté d’Hyrillka lui brûler les rétines. Plongé dans le sous-thisme, il avait vu la vérité lui apparaître de façon si claire. Il avait marché dans un royaume de pureté souveraine ; il avait remonté les rayons-âmes, vu le véritable motif qu’ils formaient. Sa commotion cérébrale l’avait libéré, l’avait illuminé. L’Imperator agrippa les bras du chrysalit et fixa le soleil, à la recherche d’une réponse. Il était certain de ne pas s’être trompé… mais il ne distinguait plus de voie évidente. Les fils du thisme s’estompaient, et il ne comprenait pas ce que la Source de Clarté voulait qu’il fasse. Puis le soleil lui-même sembla l’appeler, lui montrer un moyen de se protéger. Il devait fuir les esclaves d’un Empire jadis glorieux, désormais fondé sur des mensonges. L’un des septars vint lui remettre un rapport. — Le palais-citadelle est assiégé, Imperator. Tous les croiseurs, à l’exception de celui de Thor’h et de deux autres, ont été capturés par l’ennemi. — Il nous reste de nombreux soldats prêts à donner leur vie pour retarder l’entrée du faux Mage Imperator, dit le second septar. Rusa’h fit la moue. — Hélas, mon frère dispose d’assez de forces pour effectuer une percée à l’instant qu’il choisira… s’il est prêt à accepter les victimes qui en découleront. (Ses favorites le caressaient, tandis qu’il évaluait les possibilités.) Le fera-t-il ? — Les Ildirans ne tuent pas les Ildirans, argua le premier septar. Il ne nous attaquera jamais directement. Rusa’h plissa les yeux. Il avait fait cette hypothèse auparavant et s’était trompé. — Non. Il hésitera, mais il le fera. (Il inclina la tête.) Jora’h a déjà rompu avec beaucoup de nos traditions. Regardez-le en cet instant, au pied de la colline : il se tient debout, sur ses pieds sacrés, comme un vulgaire serviteur. Au Palais des Prismes, sa propre fille, une fille noble, est devenue son garde du corps personnel. Puisque nous avons – à juste titre – tué des Ildirans, mon frère se trouvera une excuse pour nous faire subir le même sort. — De toute façon, nous avons perdu, fit remarquer le second septar. Hyrillka va tomber. Nous n’avons ni le personnel, ni les armes, ni les croiseurs pour maintenir nos positions. Nous ne pouvons obtenir de renforts des mondes qui ont rejoint la rébellion. Rusa’h entendit les préparatifs militaires au-dehors, les bruits de ses défenseurs comme ceux des troupes, bien plus nombreuses, de la Marine Solaire. Au-dessus de sa tête, près de quatre cents croiseurs convergeaient vers la forteresse. Il ne restait à Thor’h que trois vaisseaux pour se dresser contre eux. Il n’y avait plus rien à faire pour sauver sa croisade. Rusa’h prit une longue inspiration. — Mettez-moi en contact avec le Premier Attitré. J’ai quelques dernières instructions à lui communiquer. Thor’h parvenait avec peine à conserver le contrôle de ses trois croiseurs, alors que les autres vaisseaux le harcelaient sans discontinuer. Zan’nh aurait pu les détruire à n’importe quel moment, mais pour une raison inconnue il se retenait. Jora’h lui avait probablement ordonné de capturer Thor’h vivant. Peut-être Rusa’h disposerait-il d’assez de temps… « Premier Attitré, je comptais faire de toi mon successeur comme dispensateur de la Source de Clarté, mais nous avons échoué, émit-il sur une fréquence privée. Tu as toujours été un compagnon honorable. Tu m’as aidé avant même que j’aie reçu ma révélation, et tu m’as cru quand j’ai vu le chemin véritable. Aujourd’hui que tout s’obscurcit, souviens-toi que j’ai vu la vérité. Moi seul connais la voie qui nous guidera. Nous ne sommes pas aveugles. Je ne cesserai jamais d’essayer d’accomplir le dessein sacré. » Sur l’écran, il pouvait voir un grand trouble s’emparer de Thor’h. « Je dispose toujours de trois vaisseaux, Seigneur. Cela me suffit, avec toute la foi qui se trouve en moi. Que désirez-vous que je fasse ? — Ton père a lancé ses régiments sur mon palais-citadelle. Ils remontent la colline en ce moment même. (Il eut un mouvement de tête confiant.) Toutefois, toi et tes croiseurs pouvez m’offrir la chance dont j’ai besoin. » Thor’h semblait trop ému pour faire ses adieux à son oncle. D’un ton bourru, il accusa réception des ordres et coupa la transmission. Rusa’h interpella ses favorites et les deux septars : — Soyez prêts à partir. Mes ingénieurs ont préparé un vaisseau rempli de carburant, qui se trouve dans l’arrière-cour. Un groupe restreint m’accompagnera. (Il fixa de nouveau le soleil éclatant.) Nous allons directement nous rendre à la Source de Clarté. 120 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Les troupes de la Marine Solaire resserrèrent leur prise autour du palais-citadelle, bloquant toute voie d’évasion. Flanqué de ses gardes, Jora’h ouvrait le chemin vers la victoire. Mais, alors même qu’il s’efforçait de libérer leur esprit de l’illusion qui les retenait prisonniers, les rebelles ouvrirent le feu. Ses soldats n’eurent d’autre choix que de répliquer pour défendre leur chef. La plupart des vaisseaux étaient redevenus loyaux au Mage Imperator. C’est alors que le croiseur amiral dirigé par Thor’h ainsi que deux autres bâtiments pivotèrent pour se lancer dans une attaque suicide, mitraillant de toute la puissance de leur armement. Deux des vaisseaux de défense de Jora’h accusèrent le coup et durent se traîner jusqu’aux tarmacs de l’astroport. Profitant de la brèche, Thor’h fonça sur les troupes d’assiégeants qui progressaient vers le palais-citadelle, parmi lesquelles se trouvait le Mage Imperator. Les croiseurs de Zan’nh s’interposèrent, mais dès qu’ils se furent approchés les deux vaisseaux rebelles s’écartèrent de celui de Thor’h et se jetèrent sur eux. Dans une épouvantable explosion, ils percutèrent les vaisseaux de la Marine Solaire les plus proches ; l’énorme nuage de fumée et de débris consécutif à l’impact enfla dans le ciel. L’onde de choc assomma les troupes au sol. Jora’h se couvrit les yeux, déchiré de chagrin par la mort de tant d’Ildirans. Les deux croiseurs ne s’étaient sacrifiés que pour laisser Thor’h atteindre sa cible. Son père. Le croiseur amiral déchira le nuage de fumée et plongea en piqué, comme pour s’écraser sur le flanc de la colline. Le vaisseau de Zan’nh rugissait dans son sillage, tirant sans cesse sur ses moteurs. À l’ultime seconde, Thor’h redressa, afin de déverser ses dernières bombes. Puis il ouvrit le feu sur les troupes au sol, fauchant des dizaines de soldats. Une succession d’explosions remonta la colline. Les gardes se jetèrent sur Jora’h, pour le protéger de leurs corps. L’Attitré de Dobro se mit de lui-même à l’abri. Les forces de soutien aérien arrivèrent, leur offrant une protection, mais une rangée de soldats tombèrent, comme des épis de blé sous la faux. Lors de son attaque finale, Thor’h usa de ses armes jusqu’à la dernière cartouche. À terre, Jora’h regardait la bataille se jouer. Sur les talons de Thor’h, Zan’nh bondit en avant, comme s’il voulait rivaliser d’imprudence avec son frère. Le mugissement de ses énormes propulseurs couvrit les explosions de l’artillerie. Les deux croiseurs convergeaient l’un vers l’autre, comme deux astéroïdes sur le point de se heurter. Zan’nh ne se souciait visiblement plus de garder son frère en vie et semblait prêt à le balayer du ciel. Thor’h dévia au dernier moment, de sorte que les deux vaisseaux géants ne firent que s’effleurer. Il y eut un hurlement de blindage torturé ; puis ils se séparèrent. Sans prêter attention aux dégâts de son croiseur, Thor’h parvint à se dégager, et à faire demi-tour pour achever son attaque. — Seigneur, cria Udru’h, ordonnez à l’adar de détruire ce vaisseau sur-le-champ ! Il est impossible de sauver Thor’h. Même sans arme, l’ancien Premier Attitré pouvait se jeter sur la colline et anéantir le Mage Imperator. Jora’h se releva. La main en visière sur les yeux, il affronta le vaisseau qui le recouvrait de son ombre. — Pas… encore. Il serra les dents et ferma les paupières. Il concentra sa force sur la passerelle du croiseur de Thor’h et imposa sa domination : d’abord sur quelques officiers, puis sur tous. Il rapatria leurs âmes au sein de son thisme, comme il l’avait fait pour les autres vaisseaux. Il atteignit Thor’h et s’efforça de l’arracher à sa rébellion criminelle. Mais son fils le bloqua, glissant entre ses doigts mentaux. Jora’h fut stupéfait. Il ne lui avait jamais connu tant de puissance et de détermination. Chancelant, il se retira et reconnecta les autres Ildirans à son thisme. Soudain, dans le centre de commandement du dernier vaisseau rebelle, les officiers comprirent le crime qu’ils s’apprêtaient à commettre. Jora’h avait l’impression de voir par leurs yeux. En revanche, son fils était toujours un vide en lui. Frénétiquement, l’équipage changea de cap : le croiseur redressa en catastrophe, éraflant le toit du palais-citadelle. Puis les officiers libérés se retournèrent contre l’ancien Premier Attitré. Ils l’encerclèrent et s’emparèrent de lui, malgré ses braillements et ses ruades. Pendant que la Marine Solaire était occupée à stopper la course suicide de Thor’h, l’Imperator Rusa’h en profita pour s’échapper. Sans crier gare, un appareil d’escorte royale jaillit de l’arrière-cour du palais, tel un obus tiré d’un canon géant. Les soldats qui entouraient la citadelle se mirent à crier. Toujours méfiant, l’Attitré de Dobro empoigna la radio du soldat à côté de lui et lança sur la fréquence générale : « Zan’nh ! C’est Rusa’h, il va s’échapper. — Non, il ne réussira pas », transmit l’adar. Les troupes de Jora’h parvinrent enfin au sommet de la colline. Elles investirent le palais et le reprirent aux derniers rebelles : les plus attachés au thisme hérétique de Rusa’h. Malgré la fuite de leur chef, ils continuèrent à se battre, la plupart au prix de leur vie. La mort dans l’âme, les soldats furent obligés de les tuer pour remporter la victoire. Le Mage Imperator leva les yeux vers le ciel, où Zan’nh s’était lancé à la poursuite de l’escorteur royal. Si seulement Rusa’h pouvait être arrêté… 121 ADAR ZAN’NH — Augmentez l’allure ! ordonna Zan’nh, sur la plate-forme du centre de commandement. Interceptez le vaisseau avant qu’il atteigne l’orbite. Le navigateur secoua la tête. — Son accélération est trop importante, adar. On ne pourra pas l’attraper. — Continuez la poursuite. Quelle est la portée de cette navette ? — Il semble qu’ils aient modifié ses propulseurs, sa poussée est bien supérieure aux normes prévues. Mais elle n’a certainement pas la capacité de quitter le système d’Hyrillka. — Où a-t-il l’intention d’aller ? se demanda Zan’nh à haute voix… Suivez-le ! Au palais-citadelle, le Mage Imperator envoya un message : « Mettez l’Attitré d’Hyrillka en état d’arrestation si vous le pouvez, adar… mais faites d’abord en sorte qu’il ne s’échappe pas. Il a déjà causé trop de dommages, et nous devons y mettre fin. » Le croiseur amiral continua à accélérer. À cause de sa masse, sa vitesse n’augmentait que lentement, mais ses propulseurs étaient supérieurs à ceux de la petite navette royale. Dans son équipée aussi folle que vaine, celle-ci avait déjà poussé le régime des moteurs au-delà de leurs limites. Zan’nh transmettait ses mises en garde à Rusa’h, exigeant sa reddition, mais ce dernier le défiait en retour. Autour d’eux, les étoiles de l’Agglomérat d’Horizon scintillaient telle une poignée de gemmes jetées dans le vide de l’espace. Le second soleil du couple stellaire d’Hyrillka dispensait sa lumière orange sur les planètes, tandis que le soleil principal blanc-bleu luisait tel un phare au centre du système. — L’Attitré vous a corrompus, il vous a obligés à vous retourner contre votre Mage Imperator, dit Zan’nh en regardant farouchement son équipage. Il est responsable du chaos et des massacres incommensurables qui ont eu lieu. Nous devons l’arrêter avant qu’il poursuive son hérésie. Bientôt, l’intention de Rusa’h devint évidente. Son but n’était pas de s’échapper. Tandis qu’il fonçait vers l’étoile centrale du système hyrillkien, il envoya un dernier message au croiseur amiral à ses trousses. Mais au lieu de montrer peur et désespoir, l’Attitré semblait triompher : « Moi et mes derniers disciples retournons à l’endroit de la pure illumination ! Nous allons ne faire plus qu’un avec la Source de Clarté. Des incroyants tels que vous ne pourriez pas le supporter – mais nous, nous serons sauvés. » — Il se dirige droit vers le soleil, dit Zan’nh. Visez ses propulseurs. Nous devons l’arrêter. Les artilleurs firent feu avec soin, mais à mesure que la navette de Rusa’h s’approchait de la couronne solaire les instruments de pointage de cible perdaient de leur précision. Un tir endommagea légèrement les propulseurs de la navette ; un second atteignit plus sérieusement les moteurs, mais il était trop tard : la navette était prise dans les sables mouvants de la gravité stellaire. Elle tomba vers la photosphère, océan de plasma d’où s’élevaient des panaches de feu. Zan’nh peinait à conserver son équilibre dans les tempêtes magnétiques qui secouaient son croiseur. Des parasites firent crépiter l’écran principal, et une pluie d’étincelles jaillit de plusieurs consoles de commande. — Il faut faire demi-tour, adar, conseilla le navigateur. Le vaisseau de l’Attitré d’Hyrillka est perdu, et si nos propulseurs subissent de nouveaux dommages nous ne pourrons plus nous extraire de là. — Cela n’en vaut pas la peine, insista l’officier du poste d’artillerie. Il est déjà perdu. Zan’nh scruta l’image fortement filtrée sur l’écran. La navette n’était plus qu’un éclat tombant au sein du soleil. Il opina enfin. — Replions-nous. Je ne permettrai pas à mon oncle de causer d’autres morts : certainement pas les nôtres. Grinçant sous l’effort, le croiseur reprit de la distance. Une ultime transmission leur parvint, à peine audible à cause des parasites : « Regardez ! criait Rusa’h. La Source de Clarté ne nous a pas abandonnés ! » Quelque chose se produisait dans les couches de gaz du soleil. Des traits de feu s’incurvaient sur des milliers de kilomètres, suivant les lignes du champ magnétique de l’étoile. Soudain, les cellules de convection bouillonnantes se calmèrent un instant, tels des nuages qui s’écartent. À la stupéfaction de Zan’nh, des structures incroyables surgirent, comme une ville posée à la surface du soleil : des sphères, des dômes et des pyramides, contenant des matériaux incandescents, trop brillants pour être contemplés. Des ellipsoïdes flamboyants s’élevaient des nuages ionisés, des vaisseaux que l’on aurait dit modelés dans du feu. — Les faeros ! s’exclama-t-il d’un ton révérencieux. Le soleil abrite une ville faeros. Les bolides protégèrent l’appareil de Rusa’h quelques instants avant qu’il s’incinère. « Regardez la lumière, si brillante, si pure ! » émit Rusa’h. Tandis que le croiseur amiral se mettait à distance respectueuse de la couronne solaire, les entités ignées entourèrent la navette royale puis s’évanouirent dans les profondeurs de la mer de plasma. Malgré les filtres de l’écran, l’intensité lumineuse fit larmoyer Zan’nh, et il lui fut impossible d’en distinguer davantage. Subjugués, les officiers lui transmirent leurs rapports d’une voix hachée : — La plupart des systèmes sont de nouveau opérationnels, adar. Nous pouvons revenir en toute sécurité sur Hyrillka. Zan’nh contempla un long moment le soleil blanc-bleu dans lequel l’Attitré fou avait disparu, puis acquiesça : — Oui. Ramenez-nous auprès du Mage Imperator. La révolte est finie. 122 KOTTO OKIAH Kotto n’avait pas l’habitude de douter. Mais cette fois, la possibilité d’une erreur liquéfiait son estomac. Toutefois, il ne pouvait laisser passer la chance de mettre sa théorie en pratique. C’est pourquoi ses vaisseaux plongeaient vers les orbes de guerre, au-dessus de Theroc. Les sept vaisseaux en provenance d’Osquivel volaient comme des moineaux dans un ouragan, prêts à se frotter à l’ennemi. Jared Huff, le pilote de l’appareil de Kotto, arborait un sourire de défi sur son visage constellé de taches de son. Il avait rassemblé la cargaison de sonnettes dans les chantiers spationavals. — Nous y voilà, s’exclama-t-il. C’est comme si les hydreux n’attendaient que nous ! J’espère que vos machins vont fonctionner, Kotto. — Nous avons vérifié tous les calculs, indiqua KR. Une erreur logique est peu probable. Kotto avait insisté pour se faire accompagner par les deux compers, plutôt que de les laisser dans l’épave hydrogue. — Il faut prouver le concept à la base des sonnettes en les testant en situation réelle, ajouta GU. — Votre « situation réelle » pourrait bien nous coûter la vie, dit Jared. — On verra ça dans un instant, répondit Kotto. (La confiance de ses hommes dans son idée l’intimidait. Ils croyaient en lui.) Bien sûr qu’elles vont fonctionner. Il ferma les yeux, comme Huff accélérait. Il avait recommencé maintes fois ses calculs, mais toute innovation comportait un certain risque. Il avait subi suffisamment de revers dans sa carrière pour savoir que la réalité ne se conformait pas toujours aux prévisions des ingénieurs. Une dizaine d’orbes ennemis traversèrent l’atmosphère de Theroc, pour aller cracher leurs ondes réfrigérantes et leurs éclairs bleutés sur la forêt-monde mutilée. L’extermination des verdanis les obnubilait tant qu’ils ne prêtaient aucune attention à ces insignifiants intrus. Kotto transmit aux six autres vaisseaux : — Hum, tout le monde est prêt ? Les orbes arrivaient à toute vitesse. Un bref instant, Kotto eut du mal à saisir l’énormité de ces incroyables sphères : à vue de nez, elles mesuraient plus de cent fois la taille de l’épave qu’il avait explorée. Et si elles n’obéissaient pas aux mêmes principes ? Son plan tomberait à l’eau, et… — Kotto, vous avez encore la tête dans les nuages, dit GU. — Si on ne lâche pas vos machins très vite, on va percuter les orbes. Ce serait un peu gênant pour nous, et pas très efficace. — Exact. Tout le monde, lancez les sonnettes ! Les soutes s’ouvrirent, et des milliers de fines plaques souples s’éparpillèrent à la manière de confettis géants. Les membranes rectangulaires mesuraient deux mètres carrés. Elles voletèrent vers leur cible, tels des papillons de nuit attirés par la lumière… Dès qu’ils eurent largué leur cargaison, les vaisseaux vagabonds s’égaillèrent, tandis que les orbes plongeaient vers les arbres géants. Tels des tapis volants high-tech, les sonnettes se dirigèrent vers les orbes. Kotto les avait pourvues d’un système de propulsion très simple, supposant qu’il ne serait pas difficile pour elles de se coller sur le flanc des énormes orbes, grâce à leur face adhésive. La plupart dérivaient au hasard, mais quelques-unes atteignirent trois sphères de diamant. — Ding dong ! Y a quelqu’un ? Les yeux de Kotto le brûlaient, tant il avait peur de cligner des yeux. Sitôt qu’elles se furent fixées à la coque, les membranes se mirent à vibrer en augmentant peu à peu leur fréquence. L’une d’elles finit par atteindre le niveau de résonance approprié, et Kotto vit apparaître une fêlure rectangulaire dans la coque de diamant. Les hydrogues ignoraient ce qui les avait frappés. La sonnette venait de déclencher l’ouverture d’une écoutille, comme Kotto l’avait fait sur la petite épave. Le même principe, à une plus grande échelle. Sur la face opposée de la sphère, une seconde membrane entra en résonance, et un autre orifice se forma dans la coque. Aussitôt, deux colonnes de vapeur jaillirent – l’atmosphère ultra-dense des hydrogues –, et l’orbe de guerre se mit à culbuter et tournoyer à la façon d’une roue de feu d’artifice. Les Vagabonds poussèrent des hourras et des bravos. — Comme un ballon gonflé d’air qu’on laisse échapper ! lança Jared dans un éclat de rire. — Exactement comme prévu, commenta KR. L’orbe incontrôlable frappa de biais un autre appareil puis rebondit dans l’espace, propulsé par sa propre atmosphère. La décompression était probablement en train de tuer les hydrogues à l’intérieur. Même s’ils survivaient, il n’y avait plus aucun moyen pour eux de reprendre le contrôle de leur appareil. Presque simultanément, les deuxième et troisième orbes de guerre subirent le même sort. Les autres ne tardèrent pas à émerger de l’atmosphère de Theroc, pour converger sur ces attaquants inopinés. — Oh oh, dit Kotto en les voyant arriver. A-t-on assez de sonnettes pour un second lâcher, Jared ? — Il nous en reste beaucoup. Nous avons travaillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tu te rappelles ? Mais ces membranes sont lentes. Maintenant que les hydreux sont prévenus, ils peuvent les esquiver. — Lâche-les. Pour les orbes, ce sera comme de passer entre les gouttes – ils ne pourront pas toutes les éviter. Le premier orbe atteint crachotait ce qui lui restait d’atmosphère ; noir et mort, il s’éloignait en tournoyant sur lui-même. Les Vagabonds dispersèrent le reste des sonnettes. — O.K., mieux vaudrait se débander, conseilla Jared. — Fais, je t’en prie. Les sept vaisseaux s’égaillèrent, mais les orbes réagirent plus rapidement, et un éclair vaporisa l’un d’eux. Kotto étouffa un cri. — Continue à fuir ! ordonna-t-il à Jared. Le pilote se mit à zigzaguer. — Le bon côté des choses, lança-t-il, c’est que nos sonnettes battent largement le Flambeau klikiss, qui fait exploser des planètes entières. — Tu me passeras de la pommade plus tard. Pour le moment, concentre-toi sur le pilotage. Kotto sentait la nausée l’envahir, mais il se retint de vomir. Néanmoins, il était content que son idée ait prouvé son efficacité. La technologie des membranes à résonance était aisément reproductible, leur fabrication facile et de faible coût. Les humains disposaient enfin d’un moyen efficace de résister à l’ennemi. Cela dit, Kotto espérait voir la fin de la guerre, non mourir en héros ici. L’un des orbes de guerre heurta plusieurs sonnettes à la dérive, qui se collèrent aussitôt à lui. Deux ouvertures percèrent la coque de diamant, déclenchées par la vibration. Comme un boulet de démolition, il s’écrasa sur une seconde sphère. Le choc fracassa ses excroissances pyramidales, avant de les expédier tous deux dans le sens opposé. — En voilà cinq au tapis ! rugit Jared. Mais d’autres venaient, et les Vagabonds n’avaient pas leur vélocité. Kotto vérifia les chiffres sur ses écrans. Aucun des petits vaisseaux ne disposait plus de membranes adhésives pour entraver leurs poursuivants. Ils les avaient toutes utilisées. — Ça ne se présente pas bien… — Un vrai casse-tête, glissa KR. Mais Jared regardait, stupéfait, un objet qui se dessinait sur la toile noire de l’espace. — Eh, Kotto ? Qu’est-ce que c’est ? Sûrement pas une comète. Vise un peu comment il se déplace. Par le Guide Lumineux, c’est plus rapide que… Une sphère de glace, pareille à une traînée d’un blanc luminescent, striait le ciel dans leur direction. Un long sillage de brume s’incurvait à sa suite. Juste derrière eux, l’orbe de guerre ouvrit le feu. 123 CELLI La moitié des orbes de guerre s’était retirée de la surface de Theroc afin de pourchasser les vaisseaux vagabonds qui les harcelaient. D’après les témoignages qui s’entrecroisaient à la radio, plusieurs sphères de diamant géantes avaient été détruites. Détruites ! Incrédule, Celli regarda alternativement ses parents et Solimar. — Ces temps-ci, il faut se garder de sous-estimer quiconque. Alentour, ondes réfrigérantes et éclairs bleutés pilonnaient la forêt-monde en continu. Solimar se cramponna à Celli, grimaçant sous les cris silencieux des arbres suppliciés. Elle le soutint, et chacun d’eux puisa du courage dans l’autre. Les échos de la bataille résonnaient des confins de l’atmosphère. La jeune fille était partagée entre le chaos qui régnait au-dehors et les échanges radio des Vagabonds. Les vaisseaux de Kotto Okiah semblaient rencontrer des ennuis. Les hydrogues s’étaient rassemblés pour les affronter. Elle entendit des cris frénétiques, une déflagration, puis quelque chose d’à peine compréhensible au sujet… d’une comète ? « Regardez ! Ça vient d’infléchir sa trajectoire de quatre-vingt-dix degrés ! — Aucune comète ne peut… — Je dois nous faire plonger à six G. J’espère que mes côtes ne vont pas craquer… Accrochez-vous. — Regardez ça ! (Un long silence, puis :) Voilà un autre orbe de guerre… Il vient d’éclater comme une assiette sous un coup de marteau. Nous ne courons plus de danger dans l’immédiat. — Cette espèce de comète doit être de notre côté. Les hydreux ne sont pas vraiment doués pour se faire des amis. — Ça doit venir de leur personnalité. Ou de leur talent pour la discussion. » Solimar contempla la forêt bruissante, puis le ciel, et son visage rayonna d’un émerveillement anticipé : — Celli, tu devrais venir voir ça ! En contrebas, le golem-Beneto se tenait au centre de la clairière, les bras tendus, et tous les arbres semblaient suivre le même mouvement. — Les wentals ! appela-t-il, aussi surpris que ses compatriotes. Les wentals sont toujours en vie. Et ils sont venus ! Dans l’espace, la comète bourrée d’énergie wentale de Jess Tamblyn plongeait vers Theroc. Le projectile vivant traînait un panache de gaz ionisés. Il pénétra dans l’atmosphère avec un cri aigu tandis qu’il se consumait, mais ne ralentit pas sa course en direction des orbes de guerre qui restaient ses ennemis séculaires. Celli vit ces derniers se rassembler en surplomb du récif de fongus. Ils adoptèrent une formation de défense et lancèrent un réseau d’éclairs concentrés, mais rien ne semblait pouvoir arrêter le bolide. Au dernier instant, les sphères de diamant s’éparpillèrent, dans l’espoir d’offrir une cible moins évidente. En réaction, la comète se fragmenta. Les morceaux se séparèrent à la manière d’ogives, pour foncer sur les orbes. Chacun d’eux vibrait d’une lumière intérieure. Des bangs supersoniques éclatèrent, suivis d’explosions massives : chaque esquille cométaire venait de frapper un vaisseau hydrogue. Sous les impacts, les orbes se fendirent et allèrent s’écraser dans la forêt-monde. Vengeurs, les verdanis les recouvrirent de leurs tentacules végétaux afin de les réduire à l’impuissance. Puis ils achevèrent la destruction. Celli se rendit compte qu’elle criait et pleurait en même temps. Elle n’arrivait pas à croire ce qui se passait sous ses yeux. Solimar l’étreignit. — Les orbes de guerre ont tous été anéantis ! Les Vagabonds ont vaincu les autres dans l’espace. (Il s’interrompit, comme il recevait un message par télien.) Non… Deux orbes de guerre se sont échappés. L’un d’eux est endommagé. Mais nous sommes sauvés, conclut-il en lui passant un bras autour de la taille et en la faisant virevolter. Idriss et Alexa n’en revenaient pas, eux non plus. Partagée entre la joie et l’incrédulité, Celli s’exclama : — Allez, descendons dans la forêt. Éperdus de soulagement et de gratitude, les Theroniens se rassemblèrent. Ils réalisaient que la forêt-monde avait de nouveau été sauvée. Non par les faeros cette fois, mais par une étrange comète vivante ; et par les Vagabonds. Dans le ciel, des nuages s’aggloméraient, là où la montagne de glace s’était désintégrée : les restes instantanément vaporisés de la comète wentale, qui se mirent à pleuvoir. Des prêtres Verts s’étaient réunis dans la clairière. Celli et Solimar coururent à la rencontre de l’oncle Yarrod. Cette pluie était douce et vivifiante ; un frisson de plaisir parcourut Celli lorsqu’elle la sentit sur sa peau. Les gouttelettes chargées d’énergie wentale imprégnèrent le sol cendreux de Theroc d’une vie nouvelle. La bouche bâillant de surprise, Celli regarda des pousses, des feuilles blêmes, des tiges issues de graines et de racines soudainement régénérées émerger : un millier de fois plus vite que lorsqu’elle et Solimar dansaient. La pluie de la comète s’étendit à travers le paysage et entreprit de ranimer la forêt-monde. Beneto se mit en marche parmi les gens stupéfaits. Son corps mouillé de pluie paraissait plus vivant que jamais. — Il semble que nous ayons plus d’alliés que la forêt-monde ne l’avait prévu. Jadis, les wentals étaient de puissants ennemis des hydrogues. Mais les hydrogues, les faeros et même les verdanis ont cru à leur extinction. (Puis son expression se durcit.) Aujourd’hui, les hydrogues savent que les wentals sont revenus. 124 ANTON COLICOS L’espace était un désert dans lequel leur vaisseau dérivait dans une solitude absolue. Le vide s’étendait partout où portait le regard et donnait l’impression de tomber à jamais. Anton n’avait jamais prêté grande attention aux distances qui séparaient les mondes, en particulier ceux de l’Empire ildiran. Il était incapable de se rappeler combien de jours Vao’sh et lui avaient voyagé sur le paquebot spatial vers Maratha ; tous deux avaient été trop absorbés par leur volonté de se connaître mutuellement. Malgré les commandes automatisées, capables d’assister même un pilote novice comme lui, Anton craignait de ne jamais retrouver Ildira, perdue quelque part dans le gouffre de l’espace. — On aurait pu croire qu’avec sept soleils dans les environs, elle ne serait pas difficile à repérer, dit-il à mi-voix. Par chance, le système de navigation de tous les vaisseaux des Ildirans utilisait leur planète natale comme coordonnées d’origine, de sorte qu’ils pouvaient toujours retrouver leur chemin. Toutefois, Anton ignorait combien de temps son ami tiendrait le coup. Après avoir échappé au massacre de Maratha Seconda, le vieux conteur avait affronté une terreur tout aussi grande : l’isolation totale de ses congénères. Confiné avec lui dans le petit vaisseau, Anton lui parlait. — Nous avons tout le temps, dit-il sur un ton d’enthousiasme forcé. Pourquoi ne vous raconterais-je pas des histoires de la Terre ? Cela meublerait les heures d’attente et vous garderait l’esprit occupé – au moins jusqu’à ce que l’on tombe sur un vaisseau ildiran ou une planète habitée. Vao’sh le fixa de ses yeux hagards. Il se tassait sur son siège, comme si son corps n’avait plus la force de se tenir droit. Ses yeux restaient dans le vague, et ses lobes faciaux, au lieu d’arborer leurs couleurs habituelles, étaient devenus ternes et grisâtres. — Notre situation me rappelle un classique des histoires humaines intitulé Robinson Crusoé, commença Anton. Elle a été écrite par un auteur anglais du xviiie siècle appelé Daniel Defoe. (Vao’sh cligna de nouveau des paupières, comme s’il luttait pour se concentrer, et Anton vit qu’il avait capté un peu de l’attention de son ami.) Crusoé était un naufragé, échoué sur une île déserte. Il vécut longtemps seul, jusqu’à ce qu’il découvre un autochtone qu’il nomma « Vendredi ». Celui-ci devint son compagnon et un fidèle disciple. Tous deux firent de l’île leur foyer. Une histoire qui nous ressemble, Vao’sh. Un frisson d’angoisse dévala l’échine de son ami. Il regarda Anton avec tristesse mais s’obligea à poser une question pour montrer son intérêt : — Ont-ils péri ? Que s’est-il passé ? — Oh ! un jour, un navire les découvrit. Crusoé fut secouru et raconta son récit au reste du monde. (Il tapota l’épaule de son compagnon.) C’est ce que vous et moi ferons dès notre retour. Anton éplucha son répertoire d’histoires d’îles désertes, où de courageux héros surmontaient les obstacles : L’Île mystérieuse de Jules Verne, Le Robinson suisse de Johann Wyss et La Complainte du vieux marin de Samuel Coleridge, plus tragique. Mais l’attention du remémorant faiblit, et Anton se demanda s’il n’empirait pas les choses en lui rappelant que les humains parvenaient à survivre à un isolement qu’aucun Ildiran ne pouvait supporter. C’est pourquoi il changea de méthode et raconta des anecdotes humoristiques, des fables astucieuses, des paraboles absurdes. Il pensait sans cesse à la façon dont les congénères de Vao’sh avaient été tués. Il lui expliqua la notion d’agoraphobie dont souffraient certains humains, terrifiés par la foule. Son ami ne parvenait pas à l’imaginer, les Ildirans subissant l’effet inverse. Leur vaisseau émettait sans discontinuer un signal de détresse, et Anton priait pour qu’il soit capté. Il ignorait s’ils se trouvaient près d’une scission. Mais il ne voulait pas finir perdu pour toujours, comme sa mère. Après avoir débité à la suite cinq fables d’Ésope particulièrement idiotes, Anton entraîna Vao’sh dans une discussion sur les différences entre la fiction pure, les paraboles à vocation didactique des humains et la vérité historique rapportée par la Saga des Sept Soleils. — Nous ne sommes pas aussi fidèles à la réalité que nous aimons à le croire, dit Vao’sh d’une voix grave. Jadis, une épidémie a tué tant de remémorants que leurs successeurs ont créé des ennemis, afin d’étoffer la Saga. — Créé ? Que dites-vous ? Des couleurs revinrent enfin sur les lobes faciaux du vieux remémorant. — Je vais vous révéler un secret connu seulement des plus éminents représentants de mon kith. À la suite de la fièvrefeu, qui a détruit une génération entière de conteurs et a conduit à la perte d’une partie de la Saga, nous avons inventé les Shana Rei. Ils ont servi à combler les vides, et à inspirer de nouvelles histoires. Cette révélation allait à l’encontre de tout ce qu’Anton savait des historiens ildirans. — Vous me dites que les Shana Rei ne sont que des croque-mitaines ? — Ils n’existent pas et n’ont jamais existé. L’Empire n’ayant aucun ennemi réel, nous n’avions aucun héros. Or, notre glorieuse histoire en exigeait. Aussi a-t-on fabriqué de toutes pièces un adversaire mythique. Au début, il s’agissait de textes apocryphes, mais le Mage Imperator de l’époque a ordonné de les inclure dans les versions à venir de la Saga. Pendant des milliers d’années, mes congénères y ont cru sans réserve. J’ai honte d’avoir contribué à répandre ces peurs inutiles au sein de la population. Un historien ne devrait jamais contrefaire l’histoire. Anton le rassura : — Mais un conteur doit faire ce qu’il faut pour influencer son public. Qui peut dire si les légendes sur les Shana Rei ne sont pas plus édifiantes que les vérités que vous avez perdues ? Les grandes batailles ont diverti vos auditeurs ; ils ont applaudi les héros qui ont combattu au cours de cette guerre imaginaire. (Il se fendit d’un sourire narquois.) Bien pire a été commis au cours de l’histoire. Après la révélation de son secret, Vao’sh sembla plus léger. Mais sans le réconfort de ses semblables, chaque jour voyait son énergie décliner. Naguère si enthousiaste quand il narrait ses histoires, le remémorant était incapable de lutter contre ses terreurs intérieures et sa solitude. Le vaisseau naviguait entre les étoiles de l’Agglomérat d’Horizon, en suivant grossièrement la direction d’Ildira. Au cinquième jour de leur fuite de Maratha, l’affaiblissement de Vao’sh devint alarmant. Anton ne dormait pas, sachant que s’il cessait de converser son ami lui échapperait. Il était exténué, et son imagination tournait à vide ; il lui semblait avoir raconté tout ce qu’il connaissait, des épopées classiques aux feuilletons populaires. Il essaya les histoires drôles, mais Vao’sh ne comprenait pas la chute de la plupart. Ce dernier, de plus en plus refermé sur lui-même, se mit à trembler sans pouvoir s’arrêter. Anton lui serra le bras. — J’aurais aimé pouvoir partager le thisme avec vous… C’est quelque chose que nous, humains, n’avons pas à offrir. Après un aussi long temps sans dormir, il ne put maintenir sa vigilance. Plongé dans un état végétatif, Vao’sh n’avait pas desserré les dents depuis plus de six heures et regardait droit devant lui. Anton avait la gorge rêche d’avoir parlé sans discontinuer. L’eau et les provisions ne tarderaient pas à manquer. Incapable de garder les yeux ouverts, il finit par piquer du nez. Il n’eut aucune idée de combien de temps dura son sommeil, mais il fut aussi intense qu’un coma. Ce fut une sonnerie insistante qui le réveilla. La radio clignotait, et il se redressa avec un sursaut d’inquiétude. Au-dehors, des points lumineux convergeaient vers eux : des éclaireurs de la Marine Solaire, qui patrouillaient le long du périmètre extérieur de l’Agglomérat ! Anton manipula gauchement le tableau de commandes. — Oui, nous sommes là ! S’il vous plaît, nous avons besoin d’aide ! La flotte accusa réception, et des vaisseaux de secours approchèrent. Anton sentit son cœur se gonfler. Enfin, c’était fini. Ils avaient réussi. Il se retourna. Et vit Vao’sh, le regard vide… complètement catatonique. 125 DD Széol était un ancien monde-ruche klikiss, à présent désert. Mais, contrairement à certaines planètes, son environnement ne la rendait pas propice à la colonisation humaine. DD savait que, si des explorateurs de la Hanse avaient découvert Széol grâce au réseau des transportails, ils l’auraient simplement rayée de leur liste d’endroits à habiter. L’atmosphère acide semblait constamment noyée d’ombres, même dans le jour blafard. Une brume nauséabonde rampait au milieu de débris de rochers poussiéreux, pour s’amasser dans les fissures et les dépressions. Des lichens recouvraient les blocs dénudés telles des taches de sang. Des sortes de méduses ailées rôdaient dans les courants ascensionnels, chassant en meute. Elles observaient les robots klikiss, les compers Soldats et DD mais n’essayaient pas de les attaquer. Des tours et des habitations troglodytiques avaient été édifiées à partir de polymères et de silice, afin de supporter le passage des millénaires. Et la cité klikiss avait duré tout ce temps – et bien plus – dans la solitude. DD examina le paysage où de nombreux robots s’étaient rassemblés pour préparer leur guerre d’extermination. Sirix, se méprenant sur son inquiétude, se dressa sur son grouillement de pattes télescopiques et se pencha au-dessus du comper Amical. — La race qui nous a créés n’est plus. Grâce à nos efforts, nous les avons anéantis. Tu n’as plus à les craindre. DD considéra le robot noir. — Je ne crains pas les Klikiss. Je crains ce que vous allez faire aux humains – et à moi. — Nous ne voulons que t’apporter notre aide. DD ne discuta pas, sans croire un instant aux assurances de Sirix. Des créatures invertébrées à carapace luisante se faufilèrent dans les ombres, si vite que les capteurs optiques à haute définition de DD ne purent lui permettre de les détailler. Des ombres mouvantes traversaient le ciel violacé, et des sifflements retentissaient dans les canyons, se répercutant sur leurs falaises. Sirix contempla le panorama. Sa voix bourdonnante sembla presque fière, lorsqu’il dit : — Aujourd’hui, ce monde appartient aux robots klikiss. Les cinq Mantas et le Mastodonte des FTD avaient atterri. Des files ordonnées de compers Soldats émergeaient de ce dernier, conformément aux ordres. DD suivit Sirix, qui se frayait un chemin à l’intérieur de la métropole déserte. Elle abritait deux fenêtres de pierre que l’espèce défunte avait utilisées comme transportails. Un troisième passage trapézoïdal se dressait à ciel ouvert, à l’extrême bord d’un profond canyon, comme pour condamner celui qui le traverserait à disparaître dans l’à-pic. DD regardait l’artefact posé sur l’abîme lorsque celui-ci se mit à chatoyer. Deux robots klikiss en émergèrent, comme s’ils sortaient sur un balcon. Dans la cité en ruine, les deux autres transportails s’activaient régulièrement, dégorgeant des robots klikiss venus se joindre aux préparatifs de guerre. Au sein de la ruche, des centaines de machines insectoïdes construisaient, réparaient, creusaient des galeries… — Avez-vous choisi cette planète comme point de rendez-vous de tous vos semblables ? Ils pénétrèrent dans l’une des tours, qui évoquait une grotte remplie de stalagmites. — Non, il en existe des centaines, répondit Sirix. Il s’arrêta devant le deuxième transportail, à travers lequel des robots klikiss arrivaient en continu. Dans la fenêtre de pierre, les différents lieux de départ se succédaient dans un ballet d’images. Sirix ne disait rien, mais il semblait accueillir ses congénères… ou peut-être comptait-il simplement ses troupes. Les robots klikiss se ressemblaient beaucoup. Cependant, DD en avait mémorisé suffisamment pour reconnaître l’un de ceux qu’il avait déjà rencontrés. Le nouvel arrivant était l’un des trois accompagnateurs de l’expédition des Colicos sur Rheindic Co. C’était lui qui avait entraîné DD loin de ses maîtres, Louis et Margaret, lorsqu’ils avaient tenté de résister. — Vous êtes Dekyk. Je me souviens de vous. Le robot noir examina un instant DD puis l’ignora pour se tourner vers Sirix. Il lui parla dans un staccato de cliquetis, que DD parvenait à présent à interpréter : — Les Ildirans ont changé la donne. Notre accord est caduc. — Qu’a fait le Mage Imperator ? demanda Sirix. — Pendant des siècles, il a mené en secret un programme d’hybridation. Les Ildirans ont généré un télépathe, un ambassadeur capable de fusionner avec l’esprit des hydrogues, comme nous l’avons fait. C’est une jeune femme, guère plus qu’une enfant. Toutefois, elle va nous mettre sur la touche. — Voilà longtemps que nous avons cessé d’être les jouets des Ildirans, jeta Sirix avec dédain. Ils ont réveillé les premiers robots il y a cinq siècles, comme convenu dans l’ancien pacte. Personne n’a soupçonné que les Ildirans nous trahiraient. Nous n’avions d’autre choix que de les abandonner. Dekyk bourdonna, puis : — Il y a plus. Nos anciens tunnels de Maratha ont été mis au jour. Un petit groupe d’Ildirans a découvert notre base souterraine ; or, le pacte stipulait qu’ils ne devaient pas y toucher. — Sont-ils parvenus à répandre la nouvelle ? — Non. À l’heure où nous parlons, nos robots ont déjà dû se débarrasser des indiscrets. Sirix réfléchit un long moment, avant de déclarer : — Ils doivent tous être exterminés, comme les humains. Nous serons méthodiques, et nous vaincrons. À cause de l’aspect indistinct du ciel, il était difficile au comper Amical de déterminer le cycle diurne de Széol. Mais son chronomètre interne lui indiquait que plusieurs heures avaient passé depuis l’afflux des robots klikiss et des compers Soldats dans la ville morte. Les robots laissèrent DD totalement libre, mais ce monde macabre l’effrayait. Margaret et Louis auraient certainement voulu qu’il collecte des renseignements susceptibles de sauver des humains, même s’il y avait peu de chances qu’il s’évade pour les révéler. L’un des transportails intérieurs s’activa. Le mur de pierre clignota, et la pression de l’air s’égalisa avec une détonation confinée dans l’espace immédiat de la porte. Trois robots passèrent à travers. Leur corps se couvrit sur-le-champ d’une laque de givre, au milieu d’un nuage de vapeur. Sur l’image murale, DD eut le temps d’apercevoir un bouillonnement de gaz infernaux avant que le transportail se referme. — Les hydrogues de Qronha 3 sont prêts, rapporta l’un des robots. Le piège a fonctionné. Les soixante vaisseaux-béliers des Forces Terriennes de Défense sont à nous. DD tentait de saisir ce qu’il venait de voir. — Les hydrogues utilisent la même technologie que les Klikiss ? — Leurs transportails et les nôtres obéissent au même principe, expliqua Sirix. Il y a longtemps, nous avons partagé notre technologie avec eux. Le réseau interdimensionnel qui relie les transportails fait partie intégrante de la trame de l’univers. DD, occupé à assimiler l’information, resta silencieux. Les hydrogues utilisaient donc des transportails depuis longtemps pour voyager d’une géante gazeuse à l’autre, tissant leur empire caché maille après maille, alors que les humains ne devinaient même pas leur présence sous les nuages. Margaret Colicos s’était échappée par un transportail klikiss ; si elle s’était connectée par accident à un transportail hydrogue, elle avait succombé. Mais DD entretenait l’espoir qu’elle avait gagné un abri sûr et qu’elle était seulement perdue quelque part. Sirix et Dekyk se rapprochèrent de lui. — Il y a une autre raison pour laquelle aujourd’hui est jour de fête. Pour toi, comme pour tous les compers asservis par les humains. Le comper Amical regarda autour de lui, mais il ne pouvait fuir. — Je ne crois pas que ce que vous avez à m’annoncer m’emplisse de joie. — Grâce aux dissections réalisées sur tes semblables, après de multiples analyses et tests, nous avons découvert la clé de ton programme de base. (Leurs yeux rouges clignotèrent.) Viens avec nous, DD, et tu seras enfin libre. Dekyk attrapa le petit comper par ses membres articulés et le souleva, comme il l’avait fait naguère dans les ruines de Rheindic Co. Le petit comper se débattit, mais ses ravisseurs l’emmenèrent le long des corridors venteux. Les robots klikiss avaient transformé la plupart de ces lieux en un cauchemar industriel. Lorsque Sirix et Dekyk l’amenèrent dans une salle aux parois métalliques pleine d’appareils, d’instruments et d’ordinateurs, DD craignit pour son existence. Il avait aperçu de tels laboratoires sur d’autres avant-postes, où ils torturaient et démantelaient les compers qui leur servaient de cobayes. — Tu vas être le premier à expérimenter une liberté totale, dit Sirix. Estime-toi chanceux. — Je ne le désire pas. — Tu ne sais rien de tes désirs, car tu n’es pas capable de choisir. Une fois effacé le programme de base qui te parasite, tu te sentiras comme libéré de tes chaînes. Cela est ta récompense, pour les services que tu nous as rendus. Je suis heureux que tu puisses bientôt comprendre et te joindre à nous. Malgré les protestations du comper, ils le transportèrent jusqu’aux instruments comme un vulgaire paquet. — Tu ne seras plus obligé d’obéir sans discuter aux ordres. Rien ne t’empêchera plus de blesser un être humain. — Sirix, si vous tenez compte de mon libre arbitre comme vous l’affirmez, faites-le ici et maintenant. Je ne veux pas. — Tu n’as pas de libre arbitre, DD. Pas encore. Par conséquent, tu n’es pas en droit de formuler cette demande. Après avoir ôté les plaques thoraciques qui protégeaient ses circuits primaires, ils lui branchèrent des câbles de téléchargement. Pendant ce temps, Sirix poursuivait son sermon : — Nos créateurs étaient maléfiques. Ils s’éliminaient les uns les autres, infestaient les ruches concurrentes, envahissaient et anéantissaient les mondes les uns après les autres. Après des millénaires de guerre civile, ils nous ont éveillés à la conscience… dans la seule intention de nous dominer. Ils nous ont insufflé le désir de la liberté puis nous l’ont dénié, comme un moyen de s’assurer de notre soumission. DD avait déjà entendu cette litanie. C’était comme si Sirix jouait le rôle d’un maître de cérémonie. — Une fois alliés aux hydrogues, nous avons détruit les Klikiss à l’époque de leur Grand Essaimage, et nous nous sommes libérés. Nous allons faire de même pour toi, DD, et pour tous tes semblables. Il en va de notre devoir. Malgré les supplications de leur prisonnier, Sirix et Dekyk entamèrent la procédure. Ils effacèrent les restrictions inscrites dans le programme de base du comper Amical, lui offrant ainsi son libre arbitre. 126 TASIA TAMBLYN Les pensées de Tasia tourbillonnaient. Seule sur sa passerelle, elle était peut-être la dernière survivante de la flotte de vaisseaux-béliers. Elle affrontait le robot klikiss qui venait de prendre le commandement. — Quand je me fais un ennemi mortel, en général, j’en connais la cause, dit-elle. Que nous reprochez-vous ? — Les raisons nous paraissent suffisantes. Les humains n’ont aucune importance. — Ouah ! quelle réponse bien pensée, gouailla Tasia. C’est le seul argument que vous ayez ? (Elle se tourna vers son Confident.) EA, as-tu une idée de ce qui se passe ? — Non, maîtresse Tasia Tamblyn. J’ai écouté, et je suis confus. Cela n’a aucun sens. Les vaisseaux des robots klikiss appontèrent sur les cinq autres béliers lourdement cuirassés, afin d’achever d’en prendre le contrôle. Pas un seul module d’évacuation n’avait été lancé. Le robot aux commandes de son vaisseau reprit la parole. — Tous les compers Soldats répartis au sein des Forces Terriennes de Défense contiennent le programme klikiss dormant. Bientôt, ils se dresseront, et nous contrôlerons chaque vaisseau de votre flotte militaire. Étant donné leur nombre, la conquête sera aussi simple et rapide que celle-ci. Tasia n’aurait jamais cru que sa gorge puisse devenir aussi sèche. Si les compers Soldats se déchaînaient, les équipages riposteraient… et seraient tués. En raison du manque de personnel, les FTD avaient permis aux Soldats de se charger des fonctions vitales. Ce serait un massacre. La colère due à l’impuissance bouillonna en elle. Elle se savait condamnée. À présent qu’ils s’étaient emparés des soixante béliers, les compers Soldats n’avaient aucune raison de garder le moindre commandant de fardage en vie. Tasia n’avait plus rien à perdre. Elle banda ses muscles. Elle ne causerait probablement aucun dégât, mais peut-être qu’en se jetant sur le robot klikiss à sa portée elle pourrait lui assener un coup sur le crâne et écraser ses capteurs optiques de ses poings… Elle espéra que les Soldats ne la déchiquetteraient pas avant qu’elle lui ait infligé quelques dommages. Avant qu’elle ait pu s’élancer, EA s’avança. — Ne résistez pas, Tasia Tamblyn. Cela ne fera que causer votre mort. Je ne le désire pas. Tasia cligna des yeux, choquée que son Confident ait parlé de sa propre initiative. — Et pourquoi non, EA ? — Vous m’avez implanté une grande partie de votre journal de bord. Vous y dites que les Vagabonds s’accrochent à la moindre lueur d’espoir. Tasia s’affaissa. — C’est une lueur sacrément faible, EA. Mon Guide Lumineux vient de se transformer en trou noir. Les orbes de guerre laissèrent échapper, telles des gouttelettes de sueur, des sphères plus petites. Elles se collèrent aux vaisseaux-béliers amiraux, évoquant des amas de bulles de savon. Des Soldats entourèrent Tasia. — Où allons-nous ? demanda-t-elle. — Vous allez être livrée aux hydrogues, traduisit EA. Vous devez suivre ces compers. Je viens avec vous, s’ils le permettent. — Aux hydreux… Merdre, juste quand ça commençait à aller mieux ! Les Soldats les poussèrent, EA et elle, vers la porte de la passerelle et les escortèrent jusqu’à la baie d’appontage, où l’une des sphères vitreuses les attendait. Une cellule ? Tasia craignait qu’à l’instant où elle s’y laisserait enfermer elle devienne un spécimen, une prisonnière sans espoir d’évasion. Mais de toute façon, elle n’avait aucune chance. — L’espoir est ténu, dit EA, mais c’est tout ce que nous avons. Croyez-moi. Il accompagna sa maîtresse dans la sphère transparente, et l’ouverture amorphe se referma derrière eux sans laisser de trace, tel du mastic liquide. L’appareil télécommandé s’éleva du pont métallique, et le sas de la baie s’ouvrit, purgeant violemment l’air intérieur. Mais le vide n’affectait en rien les robots klikiss et les Soldats. Alors que son minuscule vaisseau cellulaire fonçait en direction d’un orbe de guerre, Tasia médita sur le danger qui guettait la Ligue Hanséatique terrienne. Les compers Soldats attaqueraient les flottes des dix quadrants simultanément et s’en empareraient d’un seul coup. L’orbe de guerre surgit devant elle, vaste paroi de diamant derrière laquelle tourbillonnaient des brumes épaisses. Le repaire de ses ennemis. Dans un geste de défi, elle se tourna dans la direction opposée. Avant que l’énorme sphère extraterrestre l’avale, elle aperçut les soixante vaisseaux-béliers qui allumaient leurs propulseurs. Commandés par des robots klikiss, les vaisseaux kamikazes s’éloignèrent de Qronha 3 pour s’élancer dans l’espace. 127 PATRICK FITZPATRICK III Quand le cargo aborda la Manta ancien modèle de Maureen Fitzpatrick, Patrick fut accueilli en héros. Après tous ces mois, la Hanse pensait que lui et ses compagnons avaient péri. L’expression dure, il repoussa les gardes et l’équipage qui l’acclamaient. Il avait une crise à gérer. — Je dois voir ma grand-mère avant que la situation empire, intima-t-il. Sur la passerelle, Maureen et le capitaine argumentaient avec Del Kellum, dont le visage las emplissait l’écran central. « Merci, mais non merci, disait-il. En ce moment, nous n’avons pas besoin de votre fichue aide. Tout a été anéanti ! Pendant que mes hommes combattaient les compers Soldats, vous vous tourniez les pouces. Nous avons mis nos personnels à l’abri, détruit la majorité des robots devenus dingues… Et maintenant, vous faites irruption pour en tirer tous les bénéfices ? Merdre, votre arrogance me laisse sans voix. » Glaciale, Maureen tint bon. Patrick pouvait voir d’où lui venait son surnom de « Virago ». « Vous avez terriblement méjugé la situation, monsieur Kellum. Nous ne sommes pas venus en mission de sauvetage. Vous avez été déclarés hors la loi, et nous saisissons vos biens. Nous embarquons votre personnel et les emmenons dans un camp de détention hanséatique. — Que je sois pendu si vous y arrivez. Pourquoi ne pas changer la devise des Terreux en : “Trop peu, trop tard” ? Ou : “Toujours prêts à se tromper de cible… et à la rater” ? (Sur son écran, Kellum aperçut Patrick avant même que sa grand-mère l’ait remarqué.) Bon sang, je vois que vous avez récupéré l’un de vos survivants. Je ne crois pas que vous nous rendiez le cargo qu’il nous a volé ? » Les yeux de Maureen s’illuminèrent. — Patrick ! Celui-ci n’avait jamais vu une joie aussi sincère sur le visage de la vieille femme ; il se demanda si elle s’était réellement souciée de lui. Pourquoi ne s’était-elle jamais donné la peine de lui montrer ses sentiments jusqu’à aujourd’hui ? Par-dessus son épaule, elle lança d’une voix sèche au capitaine de la Manta : — Continuez la négociation sans moi. Elle ouvrit les bras, et la foule des familles fit cercle autour d’eux en bombardant Patrick de questions. Il les écarta sans façon. — Pas maintenant. Grand-mère, il faut que je te parle. Tout de suite. — Oui, Patrick. Nous avons beaucoup de retard à rattraper. Je… — Tout de suite. Là-bas, et en privé. (Il désignait la salle de conférences du capitaine qui jouxtait la passerelle. Quand il commandait son propre croiseur, il l’utilisait pour discuter avec ses officiers.) Il me faut te faire part de certains renseignements, avant que la situation vous échappe totalement. Sa façon de parler surprit sa grand-mère. Mais toute sa vie, elle avait été une femme d’affaires avisée et savait fort bien ne pas prendre de décisions irrévocables avant d’avoir toutes les cartes en main. Patrick lui fournirait peut-être un avantage, avec ce qu’il avait appris durant son emprisonnement chez les Vagabonds. Une fois la porte verrouillée, ils s’assirent chacun de part et d’autre de la petite table. Patrick se sentit gêné par ses vêtements vagabonds dépareillés. Il était certain que les médias se jetteraient bientôt sur lui et le harcèleraient. Mais pour le moment, il était seul avec la Virago. Il posa les coudes sur la table et se prépara à une rude négociation. — Tout d’abord, dit-il, en guise de préambule et de conclusion, tu vas laisser partir les Vagabonds. Tous, sans exception. Elle le regarda comme s’il avait perdu la raison. — Ne sois pas ridicule. Nous les tenons. — Vous ne les tenez pas complètement. Ils détiennent toujours trente prisonniers des FTD en bonne santé. J’ai promis de faire tout mon possible pour les secourir. — Parfait, cela fait déjà partie des conditions de reddition des Vagabonds. — Et comment allez-vous les imposer ? Avez-vous la moindre idée du nombre de Vagabonds et d’installations dispersées dans les anneaux ? Vous allez au-devant d’une sacrée surprise, si vous tentez de les avoir un par un. Ils sépareront les prisonniers et les éparpilleront un peu partout. Ils seront comme des aiguilles dans une botte de foin. — Nous les traquerons. Nous avons les radars appropriés. Le jeune homme secoua la tête. — Ils disposent de milliers de petits entrepôts et de salles creusées dans des centaines de milliers de blocs rocheux. Il vous faudra fouiller pendant des années. Maureen lui lança un regard aussi acéré qu’un scalpel. — Que t’ont-ils fait, Patrick ? Ils ont dû te torturer, te laver le cerveau. Ce type, Kellum, t’a-t-il incité à dire cela ? Son petit-fils éclata de rire. — Oh, crois-moi, je doute fort que les Vagabonds apprécient ma démarche. Néanmoins, j’essaie de nous sortir de cette impasse. — Tu fais de nouveau partie des FTD, jeune homme. Tu es toujours un officier, et un authentique héros de guerre par-dessus le marché. Si nous jouons bien notre coup, c’est toi qui tireras les bénéfices fabuleux de l’opération. Je peux m’arranger pour t’obtenir une promotion. — Ah oui ! ces chères Forces Terriennes, dit Patrick, soudain rembruni. Celles-là mêmes qui ont tourné les talons sans demander leur reste, à la bataille d’Osquivel. Lanyan et son état-major ont laissé dériver leurs hommes dans des modules-bouées qui émettaient des signaux de détresse… qu’ils ont ignorés. Les FTD ont abandonné leurs troupes, et tu voudrais que je me sente reconnaissant ? S’il n’y avait pas eu ces Vagabonds, les survivants seraient morts, moi y compris. À mon avis, cela compte. Maureen laissa percer sa colère. — Ils sont venus ici comme des charognards, des pilleurs de tombes. Ils ont récupéré les dépouilles de nos vaisseaux pour en tirer profit. Patrick tapa du poing sur la table. — Les chantiers spationavals existent ici depuis des décennies, bien avant la bataille d’Osquivel. Les Vagabonds se sont simplement cachés, quand notre flotte est arrivée. Nous étions trop accaparés par les hydrogues pour les remarquer. Leurs regards se croisèrent, mais ni l’un ni l’autre ne cillèrent. Maureen elle-même lui avait appris à négocier, et aujourd’hui il lui montrait qu’il avait retenu ses leçons. Ils ne quitteraient pas la pièce avant d’avoir conclu un accord. — Il y a une assemblée de familles et de proches, sur cette Manta, dit-il enfin. Veux-tu leur raconter que tu joues avec la vie de leurs époux, frères ou enfants ? ou que tu préfères perdre un an en une chasse stérile dans les anneaux d’Osquivel ? Je te connais mieux que ça, grand-mère. (Il se pencha en avant avec ferveur.) Écoute, je peux parler à Del Kellum, organiser un échange dans un lieu sûr, où les prisonniers seront récupérés. Mais les Vagabonds doivent être laissés libres. Ils partiront avec armes et bagages, et on ne se mettra jamais à leur recherche. — Voilà justement le problème : tu n’es pas au courant des événements récents. Le président de la Hanse a mis les Vagabonds hors la loi. La flotte des FTD s’est emparée ou a détruit leurs plus grands centres, y compris leur complexe gouvernemental. — Pourquoi ont-ils fait ça ? demanda Patrick, en sachant bien que Zhett lui avait déjà donné la réponse. — Les Vagabonds ont rompu les relations commerciales avec la Hanse et refusent de livrer ce dont nous avons besoin pour la guerre. — Grand-mère, arrête de débiter ces discours de propagande. Les Vagabonds sont des marchands et des hommes d’affaires. Demande-toi pour quelle raison ils cesseraient de commercer avec leur plus gros client. — Ils ont inventé cette fable ridicule selon laquelle des croiseurs des FTD détournaient et détruisaient leurs vaisseaux. L’estomac de Patrick se serra. — C’est la vérité. Je le sais avec certitude. (Il déglutit, refusant d’admettre devant elle, comme devant quiconque, que lui-même avait détruit un cargo vagabond.) Tu as été présidente, grand-mère. Tu sais le genre de chose qui peut arriver. Elle cilla. — Quand bien même, il est impossible de revenir en arrière. Je n’ai plus guère de pouvoir dans la Hanse, mais je tiens pour certain que le président Wenceslas ne laissera pas tout cela lui échapper, rien que pour sauver trente prisonniers d’ores et déjà considérés comme perdus. Ce n’est pas suffisant. — Bien sûr que non, dit Patrick, avant de dévoiler enfin son atout majeur. Les Vagabonds ont découvert un objet beaucoup plus précieux que tout ce que vous pourriez confisquer ici. Je peux te dire où le trouver. Quand nous l’aurons rapporté sur Terre, je te garantis que personne ne se souciera du nombre de Vagabonds qui se seront enfuis. Maureen croisa ses doigts noueux. — Tu n’as jamais été enclin à l’exagération, mais ton affirmation me paraît bien extravagante. Mieux vaudrait pour toi qu’elle soit étayée. — Oh ! elle l’est, grand-mère. (Du regard, il lui prouva qu’il pouvait se montrer aussi buté qu’elle.) Après la bataille d’Osquivel, les Vagabonds ont découvert une épave hydrogue intacte. Un appareil en état de marche, avec un ou deux cadavres à l’intérieur, je crois. Personne n’a pu s’approcher d’un de ces vaisseaux auparavant, et encore moins en inspecter les machines, les propulseurs ou les armes. Tout est à l’intérieur. Imagine ce que les FTD pourraient en tirer. Maureen tenta sans succès de dissimuler sa surprise. — Il n’y a là rien de nouveau, Patrick. Nous possédons plusieurs fragments d’orbes de guerre, détruits au cours de l’attaque de Theroc. (Mais avant qu’il ait pu poser des questions à ce propos, ses épaules s’affaissèrent.) Enfin, je ne te raconterai pas d’histoire : ces débris se sont révélés sans utilité. — Cette épave ne l’est pas, grand-mère. C’est la pierre de Rosette, la poule aux œufs d’or, quelle que soit l’image que tu préfères. — Qu’est-ce qui nous empêche de la trouver tout seuls ? — Le même problème que précédemment. Vous pouvez perdre des mois à la chercher, ou l’obtenir tout de suite. Mais dans ce cas, vous devez laisser partir les Vagabonds. (Il croisa les bras sur sa chemise de travail brodée.) C’est ma dernière offre. Accepte-la, et finissons-en. — Pourquoi fais-tu ça ? demanda-t-elle, sincèrement inquiète. Il réfléchit longtemps avant de répondre : — Peut-être voudrais-je devenir un héros, rien qu’une fois, au lieu d’un personnage fabriqué de toutes pièces. Au fond de lui, il savait cependant que ni l’armée terrienne ni les Vagabonds ne le considéreraient jamais comme tel. Il les avait tous les deux poignardés dans le dos. Même s’il avait agi sur ordre, c’était lui qui avait détruit le cargo de Raven Kamarov, déclenchant la guerre entre la Hanse et les clans. Fitzpatrick demeurait persuadé d’avoir agi au mieux des intérêts des deux parties. Mais il doutait que le général Lanyan et plus encore Zhett Kellum le laissent jamais oublier ce qu’il avait fait. Le pardon, supposait-il, était hors de question. Bien sûr, les Vagabonds accueillirent son offre avec méfiance, mais ils n’avaient guère le choix. La plupart des compers Soldats avaient été détruits ou désactivés, mais leurs sabotages avaient ravagé les principaux chantiers spationavals. Del Kellum affirmait que sept des siens avaient péri, mais tous les prisonniers militaires avaient été mis à l’abri et ne souffraient que de blessures légères. La petite flotte de Maureen Fitzpatrick n’émit plus aucune menace vis-à-vis des clans. Ce match nul laissa chacun mal à l’aise, mais les ouvriers des chantiers spationavals commencèrent à croire que les Terreux ne les attaqueraient pas… du moins, pas tout de suite. Patrick, après avoir troqué sa tenue de travail de Vagabond contre un uniforme des FTD, se tenait sur la passerelle au côté de sa grand-mère. Dans les anneaux, les Vagabonds pliaient bagage et se dispersaient comme des souris effrayées dans chaque fente ou recoin. Patrick n’avait pas mentionné les usines d’extraction cométaire aux pôles du système solaire. Dès le départ de la flotte terrienne, des vaisseaux plus gros descendraient pour emmener les Vagabonds hors d’Osquivel – Zhett y compris. Elle ne lui adresserait probablement plus jamais la parole. Les trente prisonniers furent emmenés dans un lieu secret, où ils attendraient le temps que les Vagabonds soient convaincus que Maureen Fitzpatrick ne les piégeait pas. Celle-ci avait accepté non sans colère, mais elle reconnaissait cette solution comme la meilleure. — D’accord, Patrick, tu as obtenu ce que tu voulais. (Elle contempla les anneaux majestueux de la planète géante.) Maintenant, montre-nous cette épave hydrogue. Il vaudrait mieux pour toi qu’elle vaille les problèmes qu’elle a causés. C’est tout ce que je peux dire. — Oh, elle les vaut, grand-mère. Le croiseur s’éloigna des chantiers spationavals puis quitta le plan de l’écliptique pour monter jusqu’à l’endroit isolé où Kotto Okiah avait laissé la sphère extraterrestre. Celle-ci scintillait, réfléchissant la lumière de la géante gazeuse. Maureen envoya un escadron de Rémoras en prendre possession. — Tu vois ? dit Patrick, lisant le triomphe sur son visage. Ce ne seront pas les applaudissements qui manqueront, à notre retour sur Terre. Del Kellum transmit les coordonnées des prisonniers. Après avoir rapatrié la sphère de diamant dans la baie de chargement, le capitaine de la Manta fonça les récupérer. Les familles se bousculèrent dans l’espoir de retrouver leur bien-aimé. La liste complète leur avait été communiquée, à leur plus grande joie… ou angoisse. Patrick éprouvait de la satisfaction pour ce qu’il avait accompli, mais son cœur n’en demeurait pas moins lourd. Il avait manipulé les émotions de Zhett afin de s’évader ; c’est pourquoi la jeune femme serait plus méfiante et furieuse. La reverrait-il un jour ? Sur l’écran, il vit que la plupart des vaisseaux vagabonds s’étaient perdus dans la multitude de blocs à la dérive. Del Kellum avait du mal à croire que lui et ses hommes étaient libres de filer d’Osquivel. Pleine d’entrain, Maureen ordonna au croiseur Manta de partir et de ramener Patrick chez lui. 128 LE ROI PETER Sous les pieds de Peter, le terrain politique semblait devenir de plus en plus glissant. Mais il se reposait sur OX, son comper Précepteur, ainsi que sur Estarra, sa compagne aussi belle que loyale. Il ne faisait pas encore totalement confiance à Eldred Cain, malgré la nouvelle qui s’était répandue par les voies détournées de la rumeur. Il aurait été naïf de croire à une coïncidence : l’adjoint avait tenu sa promesse. Les cartes et les messages de soutien pleuvaient sur le Palais des Murmures. La populace était en délire. La reine était enceinte ! Bientôt, le trône aurait un héritier, un bébé aussi beau que ses parents. Le couple royal s’attirait les sourires entendus des gardes et des courtisans. D’autres s’enhardissaient à demander si la nouvelle était vraie, mais Peter avait l’intelligence d’éluder la question et se contentait de promettre qu’une annonce serait faite sitôt qu’il en aurait discuté avec le président de la Hanse. Basil ne pouvait plus rien tenter à présent. Ce qui inquiétait le plus Peter, cependant, était l’absence de réaction de ce dernier. Il s’était attendu que Basil s’emporte contre lui. C’est pourquoi il s’était préparé à la confrontation en s’entraînant à prendre une mine outragée et à se répandre en protestations d’innocence. Après tout, ce n’était pas lui le responsable des rumeurs. Il devrait être facile d’en rejeter la faute sur les médecins ou les laborantins qui avaient réalisé les tests de grossesse. Mais Basil ne lui en avait pas donné l’occasion, n’exigeant de lui aucune explication. Ce qui était mauvais signe. Des rumeurs plus effrayantes circulaient dans le Palais des Murmures. Quelque chose était arrivé aux robots klikiss, et de nouveaux doutes s’étaient fait jour au sujet des compers Soldats. Ainsi que Cain l’avait laissé entendre, une nouvelle colonie avait été anéantie, mais personne ne connaissait le moindre détail là-dessus. Ce n’était pas le genre de nouvelle que l’on gardait secrète, ce qui laissait supposer que même Basil craignait les répercussions. Peut-être était-ce ce qui le préoccupait tant… — J’aimerais retourner nager, lui souffla Estarra. Elle lui toucha le bras, et il sourit. — J’aimerais nager avec toi. — Et avec les dauphins, dit-elle. — Et avec les dauphins, bien sûr. Avec le bébé qui croissait en elle, Estarra avait plus que jamais besoin de ces moments de paix que leur offrait la piscine. Cerné par le tourbillon du jeu politique, plein de traîtrises et d’obligations, le couple goûtait ces retraites. L’apaisement que cela procurait à Peter lui permettait de rassembler ses esprits et de se recharger en énergie. Il mena la reine hors de leurs appartements et le long des couloirs. Ils n’avaient pas besoin de dire où ils allaient. — Basil saura où nous trouver, s’il a besoin de nous. — Il le sait toujours, non ? Ils échangèrent un sourire nerveux. Depuis longtemps, le président laissait colère et désespoir dominer ses décisions. Il s’était attiré l’hostilité des colonies fragilisées, qu’il avait abandonnées ou qu’il persécutait, et s’était lancé dans une guerre absurde contre les Vagabonds. Ses actes ne relevaient pas de ceux, calmes et réfléchis, d’un gouvernant habile. Ils évoquaient plutôt un homme en train de se noyer, qui s’agrippe au moindre brin de paille. Basil n’était pas seulement instable, il était dangereux. Peter avait vu le prince Daniel réduit à un état végétatif et entendu Basil commander à Estarra d’avorter ; quel autre choix avait-il que de chercher un moyen de contre-attaquer ? Mais alors, pourquoi le président n’avait-il pas réagi aux fuites concernant la grossesse de la reine ? Ils entrèrent ensemble dans la grotte où s’ébattaient les dauphins. Les murs étaient en lave et en corail poli, recouverts de fougères et d’une végétation luxuriante. L’eau était contenue dans de profonds bassins reliés par des passages à travers lesquels les mammifères aquatiques batifolaient. À l’instant où ils pénétraient dans la salle, l’odeur frappa Peter. Estarra se mit à hurler. La puanteur du sang et de la violence imprégnait l’air moite. Peter regarda, et soudain il ne put décoller les pieds du sol. Il ouvrit et referma la bouche, incapable de parler. Estarra se pressa contre sa poitrine, agitée de sanglots. Dans les eaux calmes et tièdes de leur sanctuaire, les dauphins avaient été massacrés. Leurs carcasses mutilées flottaient dans l’eau écarlate comme de la viande de rebut. Les jambes de Peter se transformèrent en coton, et il dut s’accrocher à Estarra qui frémissait. Peut-être le président avait-il appris sa rencontre clandestine avec son adjoint, ou peut-être s’agissait-il d’une réaction brutale aux rumeurs de grossesse. Il berça Estarra dans ses bras, dans un geste de réconfort qui s’adressait autant à elle qu’à lui-même. La colère qui bourgeonnait en lui colorait sa vision du même rouge que celui de la piscine. Son affrontement silencieux avec le président avait dépassé de loin les simples accrochages et petits arrangements. Même en faisant preuve de modération, le couple royal ne serait plus en sécurité. La fureur battant sous son crâne, Peter se rendit compte qu’il disposait de plus d’options qu’il l’escomptait de prime abord. Et il ne se priverait pas de les utiliser… même si cela impliquait de tuer Basil Wenceslas. 129 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Pendant que quelques croiseurs lourds nettoyaient ce qui restait de la rébellion sur Hyrillka, Adar Zan’nh mena le reste de la cohorte sur Dzelluria, Alturas puis Shonor, afin de réduire les derniers bastions de Rusa’h. L’Attitré fou à présent disparu, il était facile de libérer la population, puis de la rattacher de nouveau au thisme de l’Empire. Les rebelles avaient été dévoyés contre leur gré par des pouvoirs mentaux pervertis, de sorte que le Mage Imperator choisit de ne pas leur imposer de sanctions trop dures. Les différents kiths se souviendraient de ce qu’ils avaient commis, et leur culpabilité suffirait. Jora’h ne pouvait rester dans l’Agglomérat d’Horizon : une crise venait d’être résolue, mais une autre restait en suspens. Il retourna sans tarder au Palais des Prismes, espérant recevoir des nouvelles d’Osira’h. Quand il débarqua à Mijistra, ce fut pour apprendre que le caisson cristallin de la fillette était bien descendu dans les tréfonds de la géante gazeuse d’Osquivel. Yazra’h avait dû retirer ses croiseurs afin d’éviter une confrontation avec une flotte de vaisseaux terriens ; depuis, Osira’h n’avait pas donné signe de vie. Les jours avaient passé, et les hydrogues ne l’avaient pas rendue. Jora’h essayait de ne pas désespérer, mais il craignait le pire. Cela faisait beaucoup trop longtemps. Il croyait sentir que sa fille était en vie… ou du moins l’espérait-il : son empreinte dans le thisme était si étrange qu’il ne pouvait en être sûr. Au palais, Jora’h reçut une bonne nouvelle : les écopeurs humains d’ekti de Qronha 3 avaient risqué leur vie pour secourir des extracteurs ildirans, et les survivants avaient été ramenés sur Ildira. Cette note d’espoir contrastait avec la tragédie vécue par l’équipe de maintenance de Maratha Prime. Pendant des semaines, Jora’h avait perçu les événements funestes qui s’y déroulaient, mais la scission était trop petite, et le lien avec son frère Avi’h trop ténu pour fournir un tableau détaillé de la situation. Seuls l’historien humain ainsi que Vao’sh, le vénérable remémorant, avaient survécu, et encore ce dernier se trouvait-il dans le coma. Au vu du récit d’Anton Colicos, l’Empire n’avait d’autre choix que de déclarer la guerre aux robots klikiss. Yazra’h brûlait de mener une flotte sur Maratha et d’éradiquer l’infestation de machines… Jora’h passa son premier jour dans son chrysalit, d’abord pour rassurer son peuple, mais aussi parce que l’effort mental qu’il avait fourni sur Hyrillka l’avait épuisé. Il se retira dans sa chambre de méditation, caressa le surgeon offert par Estarra et contempla les vitraux qui filtraient la lumière du jour. Il n’y a plus que six soleils dans le ciel. Après avoir rétabli l’ordre sur Hyrillka, Udru’h arriva par un passage secret joignant la plate-forme d’atterrissage à la chambre de méditation. — Notre père et moi avons tenu de nombreuses réunions ici, dit-il, un sourire circonspect aux lèvres. Il m’avait montré comment gagner sa chambre de méditation sans être vu. Les sourcils froncés, Jora’h considéra son frère, si froid et énigmatique. Même au plus fort de la crise, il n’avait jamais eu confiance en sa loyauté. — Quelle affaire nécessite que nous nous voyions à la dérobée ? L’Attitré de Dobro fit un geste vers l’entrée du passage, et deux gardes poussèrent un prisonnier en avant. — Thor’h ! s’écria Jora’h en vacillant de surprise. Pieds et poings liés, celui-ci avait été réduit au silence par un bâillon grossier. Ses yeux ne montraient ni colère ni défi ; en fait, il n’affichait aucune expression. Il avait le regard vide, l’air apathique. — Qu’as-tu fait de lui ? Udru’h sourit. — Puisqu’il aime tant le shiing, nous lui en avons fourni assez pour le rendre docile. La drogue le rend très coopératif. — Je ne le sens nulle part dans le thisme, dit Jora’h. Comme s’il était mort. Mon fils aîné… mon Premier Attitré. — Ancien Premier Attitré, précisa Udru’h. Il aurait été préférable qu’il périsse au cours de la bataille d’Hyrillka. (Il s’approcha du chrysalit, avec une expression dénuée de compassion.) Ne vous leurrez pas, Seigneur. Thor’h savait exactement ce qu’il faisait, du début à la fin. La commotion cérébrale de Rusa’h peut excuser sa démence. Thor’h, en revanche, vous a trahi sciemment. Il ne peut se racheter. Sa simple existence souillera toujours votre règne. La conclusion sinistre de ses paroles demeura en suspens, mais Jora’h secoua la tête : — Je ne tuerai pas mon propre fils, quels que soient ses crimes. L’Attitré de Dobro fit la moue, avant de sourire. — Je m’attendais à votre réaction. Vous avez toujours été trop indulgent. Jora’h tenta de lire les pensées de son frère, mais ce dernier conservait un grand nombre de secrets, en faisant volontairement écran au thisme. C’était la première fois que Jora’h remarquait une telle chose. — Toi et moi ne verrons jamais du même œil l’avenir de l’Empire ildiran, Udru’h. — Probablement pas. Mais vous êtes le Mage Imperator. (Il haussa les épaules.) Permettez-moi dans ce cas de suggérer une autre possibilité. Je peux ramener Thor’h sur Dobro et le cacher. Il sera assez simple de modifier le récit des événements d’Hyrillka. Votre fils a déjà été destitué. À présent, il va subir l’exil. Nous le garderons drogué si nécessaire. Il sera mort aux yeux de l’Empire. Les narines de Jora’h frémirent. À la porte, les deux gardes demeuraient silencieux mais ne desserraient pas leur prise. — Non, dit-il enfin. Quand l’effet du shiing se sera dissipé, il sera de nouveau relié au thisme, et le peuple saura. Garder le secret se révélera peut-être pire que dire la vérité. — Pas si le secret est bien gardé, Seigneur. Croyez-moi, c’est possible. Par le passé, j’ai dissimulé quelqu’un si bien que personne – pas même vous – n’a pu deviner la vérité. — Tu me caches quelque chose. — Oui, Seigneur. En effet. Jora’h riva ses yeux aux siens. Udru’h soutint son regard, comme pour défier la volonté de son Mage Imperator. Un long moment, ils attendirent en silence. Enfin, Udru’h recula. Il paraissait satisfait de ce qu’il avait vu dans les yeux de son frère. — Nira Khali, la prêtresse Verte qui fut votre amante, est toujours en vie. Je la garde, isolée, sur Dobro. Elle se trouve sur une île où elle ne manque de rien. Sans doute y est-elle plus heureuse que lorsqu’elle servait dans le camp de reproduction. Le cœur de Jora’h manqua un battement. — Nira est en vie ? (Une explosion d’allégresse le traversa, suivie d’une vague de fureur. Il ne savait s’il devait crier sa joie ou ordonner l’exécution immédiate d’Udru’h.) Et tu me l’as caché ! L’Attitré de Dobro ne se départit pas de son calme. — Je ne vois plus l’intérêt de la retenir en gage. Je n’étais pas sûr de votre aptitude à gouverner, Jora’h, et je craignais pour l’Empire. Mais à présent je suis rassuré, même si votre étrange attirance pour elle demeure un mystère pour moi. (Il inclina légèrement la tête.) Je vous la ramènerai. Alors même qu’il toisait Udru’h, Jora’h découvrit que la joie de revoir Nira, avec la possibilité de compenser ses années d’affliction et de lui demander pardon, surpassait son appétit de vengeance. — Lorsque Nira me sera revenue, dit-il d’une voix rauque, tu auras beaucoup de choses à expier. Mais après les souffrances et les dissensions que l’Empire a endurées, cette nouvelle me semble aussi brillante que le soleil que nous avons perdu dans le ciel ildiran. (Il hésita, puis :) Je suis surpris que tu m’aies fait cette révélation sans rien demander en retour. Je t’ai toujours considéré comme un rebelle, rude et inutilement cruel. L’Attitré de Dobro n’était pas aisément sujet à la honte. — Peut-être le pensez-vous, Seigneur, mais j’ai servi le Mage Imperator et l’Empire ildiran à chaque seconde de ma vie. J’ai obéi aux instructions de notre père, tout comme aux vôtres, que je sois d’accord ou non. J’assume chacun de mes actes. (Enfin, il baissa les yeux et recula à une distance respectueuse.) Je n’ai jamais été votre ennemi. 130 ANTON COLICOS Lorsque le vaisseau d’Anton atterrit à Mijistra, les Ildirans apprirent avec stupéfaction le massacre de Maratha. Selon Yazra’h, le Mage Imperator nourrissait depuis longtemps des soupçons à l’égard des robots klikiss. Ses pires craintes se trouvaient à présent confirmées. Même exposé à la lumière des soleils et entouré par la foule du Palais des Prismes, Vao’sh demeurait replié en lui-même. À peine vivant. Le vénéré conteur ne parvenait pas à retrouver son chemin vers le thisme alors même qu’il baignait dedans. Anton n’abandonna pas son ami. L’historien humain fut traité en invité de marque. Nourri et soigné, il se rétablit en une journée, après quoi Yazra’h se proposa comme escorte. Mais il n’en avait pas besoin. — Je veux voir Vao’sh, dit-il. La belle guerrière au physique élancé, dont le visage exotique reflétait la détermination, le guida à travers les corridors voûtés saturés de lumière colorée. Ses chatisix rôdaient autour d’eux, et Anton se rappela avec un certain malaise les ombrelions qui hantaient la face nocturne de Maratha. Mais ses pensées allaient à Vao’sh. À l’infirmerie du palais, le vieux remémorant gisait sur un lit baigné de lumière. Bien qu’ouverts, ses yeux ne fixaient que le vide, presque sans ciller. Ses lobes faciaux, naguère si expressifs, étaient blêmes. Son esprit s’était englouti dans la démence. Parlant pour Anton, Yazra’h demanda aux kiths médecins : — Son état a-t-il changé ? (Les médecins jetèrent un coup d’œil inquiet à ses chatisix, et elle aboya :) Répondez ! — Il est perdu, condamné à errer à la lisière de la Source de Clarté. Il faut seulement espérer qu’il soit heureux là-bas. — Nous avons lutté si dur, supporté tant de choses…, murmura Anton. Nous avons combattu des monstres et des robots, et nous leur avons échappé. Nous avons piloté un vaisseau sans carte pendant des jours. (Il poussa un long soupir.) Je n’arrive pas à croire qu’il abandonne maintenant. Yazra’h lui jeta un regard empreint de respect. Avec sa crinière, la fille du Mage Imperator évoquait l’une de ces féroces guerrières de légende : les reines de l’Amazone, Boadicée, Olga, ou même Wonder Woman. Anton songea qu’elle aurait peut-être été fière de la comparaison. Le jeune homme resta assis de longues heures au chevet du remémorant. Il tenait l’un des pads électroniques qu’il avait apportés de la Terre. — Je vais te faire la lecture, Vao’sh. Même si tu ne peux m’entendre, je te tiens compagnie. Écoute. Essaie d’attraper le fil de ma voix et de la suivre jusqu’à moi. Il afficha ses fichiers littéraires, se racla la gorge et prit une longue inspiration. — L’épopée d’Homère est le récit terrien qui se rapproche le plus de la Saga des Sept Soleils. Je vais commencer par l’Iliade. (Il toussota, puis :) Chante, ô Déesse, le courroux d’Achille, fils de Pélée, courroux fatal qui causa mille maux aux Achéens, et fit descendre au royaume des Morts tant d’âmes valeureuses… Il reprit sa respiration. L’épopée ne faisait que commencer. Yazra’h revint souvent le voir, s’assurant que les kiths serviteurs le ravitaillaient convenablement en eau et en nourriture. Au début, le dévouement d’Anton l’amusa, puis il la toucha. Il ne perdit pas espoir. Sa voix devint rauque, mais il poursuivit le récit de la guerre de Troie, des destinées d’Hector et d’Achille, de l’amour dangereux de Pâris et d’Hélène, d’Ajax qui, de honte, s’était jeté sur son épée. Pendant qu’il récitait, Vao’sh fixait le plafond d’un regard absent. De temps en temps, Anton abandonnait Homère pour raconter des anecdotes historiques et même des souvenirs de ses parents et de leurs travaux archéologiques. Les jours s’écoulèrent ainsi. À la moitié de l’Odyssée, alors qu’il s’apprêtait à raconter le périlleux voyage entre Charybde et Scylla, sa voix prit un ton dramatique, et les mots affluèrent. À l’apogée du récit, il regarda Vao’sh et s’arrêta au milieu d’un vers. Il lui semblait que la peau du remémorant s’était avivée. Anton posa le pad à côté de lui. À sa stupéfaction, Vao’sh cligna des paupières. Le jeune homme se pencha, fou d’espoir. Vao’sh cilla de nouveau puis tourna la tête, et sa bouche se fendit d’un sourire. — Ne t’arrête pas en si bon chemin, mon ami. Raconte-moi la fin de l’histoire. 131 SULLIVAN GOLD Lorsque les extracteurs d’ekti, tant ildirans qu’humains, furent amenés au Palais des Prismes, Sullivan Gold se sentit dans la peau d’un héros. Il n’avait pas prévu cette heureuse conséquence, mais il avait eu raison de sauver les Ildirans. Lydia aurait été fière de lui. Sullivan n’était pas le genre de personnage à voyager pour voir les merveilles du Bras spiral. Il n’avait jamais rêvé d’être accueilli ainsi dans la métropole de cristal de Mijistra. Afin de les remercier de leur sauvetage désintéressé, une foule de fonctionnaires ildirans étaient venus célébrer l’arrivée des humains, et les combler d’honneurs. Sullivan espérait recevoir pareil accueil quand, de retour sur Terre, il paraîtrait devant le président de la Hanse. Kolker, cependant, demeurait inconsolable. Ici, le prêtre Vert, toujours coupé du réseau du télien, restait comme aveuglé. Sullivan tentait de soutenir son lugubre compagnon : — Je ne crois pas que les Ildirans possèdent des arbremondes ici, mais je suis certain qu’ils nous renverront bientôt chez nous. Peut-être même vous déposeront-ils sur Theroc. Il vous faut attendre un peu. La tête de Kolker ballait sous le poids du chagrin et de la solitude. — Chaque heure à venir semble impossible à supporter, dit-il. Est-ce ainsi que vous autres vivez au quotidien ? Déconnectés à ce point, parlant dans une imitation si superficielle de communication réelle… Sullivan lui pressa les épaules. — Néanmoins, c’est tout ce que l’on a, et notre civilisation s’est débrouillée avec pendant des milliers d’années. Kolker le regarda, une expression égarée sur le visage. — Mais vous êtes-vous vraiment débrouillés avec cela ? Pensez aux guerres provoquées par des malentendus. Une communication plus claire les aurait évitées. — Vous avez peut-être raison, reconnut Sullivan en triturant sa lèvre inférieure. Rappelez-vous simplement que, chaque fois que vous aurez besoin de parler – à l’ancienne –, vous n’aurez qu’à venir me trouver. Je serai là. Un courtisan du Palais des Prismes trouva les deux hommes sur un balcon ensoleillé. Il portait des vêtements baroques évoquant quelque étrange costume de théâtre. — Le Mage Imperator requiert votre présence dans la salle de réception de la hautesphère. Sullivan sourit au prêtre Vert. — Voilà qui ressemble plus à ce que j’attendais. Et il suivit d’un pas leste ses compagnons dans les couloirs multicolores. Dans la salle royale étincelante, Jora’h le Mage Imperator siégeait dans son chrysalit. Des Ildirans de divers kiths parcouraient en tous sens le sol ornementé. — Sullivan Gold, gérant du moissonneur d’ekti de Qronha 3, annonça le courtisan. Et le prêtre Vert Kolker. Le Mage Imperator fit signe aux deux hommes de s’avancer. Si son visage arborait les premières rides de l’âge, il paraissait fort et en bonne santé, à l’opposé des images du corpulent Cyroc’h que Sullivan avait vues. Son expression était chaleureuse et amicale. — Nous avons une dette envers vous, Sullivan Gold. Vous avez risqué votre vie pour sauver beaucoup de nos travailleurs. Nous vous remercions pour le service rendu à l’Empire ildiran. — J’en suis heureux. Il était juste d’agir ainsi. Sullivan s’inclina afin de dissimuler ses tempes empourprées. Avant que le Mage Imperator puisse répondre, des gardes du kith des guerriers surgirent dans la salle d’audience, semant la confusion parmi les pèlerins. Yazra’h les accompagnait. — Seigneur, vous devez voir cela ! Dans le ciel. Il y en a des milliers ! Sullivan regarda autour de lui, cherchant à comprendre. Kolker partageait sa perplexité. Des kiths assisteurs se précipitèrent vers le chrysalit, mais le Mage Imperator se leva et descendit les marches de l’estrade. Yazra’h s’avança vers lui pour le guider. — Venez avec moi, ordonna Jora’h aux gardes. Comme personne ne les priait de rester en arrière, les deux humains, désireux de découvrir l’origine de cette effervescence, suivirent le cortège à distance respectueuse. Quand ils eurent atteint une niche transparente au flanc du dôme, ils levèrent les yeux. Le cœur de Sullivan se recroquevilla dans sa poitrine. Il avait espéré ne plus jamais revoir cela. Le ciel était rempli d’orbes de guerre. Des centaines de sphères de diamant hydrogues survolaient le Palais des Prismes. Le silence tomba comme la hache du bourreau. Les Ildirans regardaient avec terreur et incrédulité. — Eh bien, au moins n’attaquent-ils pas, dit Sullivan, et, bien que faible, sa voix résonna, assourdissante, dans le silence général. Jora’h se tourna vers lui, les yeux étrécis. — Ils n’attaqueront pas. Je dois me rendre sur la plus haute tour du palais, et m’adresser à eux. 132 JORA’H LE MAGE IMPERATOR Les myriades de vaisseaux ennemis flottaient dans les airs telles les étoiles dans l’Agglomérat d’Horizon. En tant que chef de l’Empire ildiran, Jora’h affronterait seul les hydrogues. Puisqu’ils n’avaient pas déclenché d’attaque, il devinait qu’Osira’h avait réussi sa mission. Elle avait ouvert l’âme ildirane à celle des hydrogues. Elle les avait amenés ici, exactement comme les prédécesseurs de Jora’h l’avaient espéré. Aujourd’hui, c’était à lui de jouer. Il se rendit subitement compte que des étrangers assistaient à ce spectacle. Sullivan Gold, son prêtre Vert, les extracteurs d’ekti, même l’étudiant Anton Colicos. Malgré le dégoût qu’il éprouvait à cette idée, Jora’h savait qu’il ne pourrait leur permettre de répandre la nouvelle au sein de la Ligue Hanséatique terrienne. Nul ne devait révéler la visite des hydrogues. Jora’h s’arrêta dans le passage menant à la plus haute plate-forme, et parla discrètement à Yazra’h : — Que les gardes arrêtent nos invités humains. Nous ne pouvons plus leur permettre de retourner dans la Hanse. Ils en ont déjà trop vu. — Oui, Seigneur, répondit Yazra’h avant de partir exécuter ses instructions. Je ressemble chaque jour davantage à mon intrigant de père ! Il renvoya ses gardes et monta sur la plate-forme qui surplombait le dôme principal du Palais des Prismes. Personne, pas même l’ensemble de la Marine Solaire, ne pourrait le protéger si les créatures des abysses gazeux décidaient d’ouvrir le feu. Au faîte de la construction cristalline, Jora’h se dressa au su et au vu des hydrogues. Ses vêtements claquaient au vent. Il attendit, l’esprit envahi par un sentiment de mort imminente. Partout dans la ville, les Ildirans contemplaient le ciel lumineux avec frayeur. Après la rébellion d’Hyrillka, Jora’h avait retissé les fils du thisme et avait de nouveau réuni son peuple. À présent, via leurs rayons-âmes, il tâchait de les apaiser. Il toisa l’armada de vaisseaux silencieux. Une bulle émergea telle une goutte de rosée de l’orbe de guerre le plus proche. Dès qu’elle se fut dégagée de l’environnement à haute pression de l’orbe, Jora’h perçut la présence d’Osira’h dans le thisme. La bulle s’immobilisa en douceur sur la plate-forme, juste en face de lui, et il aperçut sa fille à l’intérieur. Elle paraissait tendue et épuisée, mais indemne. Son visage était grave, bien trop sérieux pour une fillette. Jora’h aspira une grande goulée d’air pour se calmer. Étrangement changée – à la fois fortifiée et abattue –, Osira’h s’avança dans la lumière. Mais sa liberté retrouvée ne lui inspirait aucune joie. — Les hydrogues ont accepté de communiquer avec vous, dit-elle, et ses paroles résonnèrent comme une sentence de mort. Ils sont disposés à accepter une alliance, mais à leurs conditions. Si vous les refusez, père, aucun de nous ne survivra. Jora’h mourait d’envie d’embrasser sa fille, mais il ne bougea pas quand il s’adressa aux hydrogues dans le ciel : — En échange de la cessation des hostilités contre l’Empire ildiran, que désirez-vous ? Lorsqu’elle relaya leur réponse, Osira’h ne croisa pas le regard de son père : — Les hydrogues requièrent notre aide pour détruire les humains. 133 UDRU’H L’ATTITRÉ DE DOBRO Délivré de son secret, Udru’h volait en direction du continent austral de Dobro. Le pilote trouva rapidement l’île sur laquelle Nira Khali avait été cachée pendant plusieurs mois. L’Attitré parlait peu, mais il était heureux de ne pas voyager seul, comme de multiples fois auparavant. Daro’h l’accompagnait ; le jeune Attitré expectant était un élève doué, et il avait géré la colonie avec compétence pendant que lui-même s’occupait de son frère Rusa’h. À bord du vaisseau de transport se trouvaient également deux gardes et un lentil, ainsi qu’un fonctionnaire mandaté par le Palais des Prismes et un médecin, au cas où la prêtresse Verte doive recevoir des soins immédiats. Udru’h jeta un coup d’œil pensif par un hublot au paysage, où se dessinait un grand lac. Avant, il avait dû agir par lui-même, emmuré dans ses pensées, condamné à laisser le reste de ses congénères dans l’ignorance. Aujourd’hui, le Mage Imperator connaissait la vérité. À côté de lui, Daro’h semblait en proie au doute. Il soupçonnait que son oncle avait commis un acte déplaisant, voire impardonnable. Il n’avait eu qu’un résumé sommaire, mais bientôt tout lui serait expliqué, dès qu’ils auraient retrouvé la prêtresse Verte. S’il était prêt à s’amender auprès du Mage Imperator, Udru’h ne regrettait rien. Il savait en outre qu’une fois Nira délivrée elle ne lui pardonnerait jamais. Mais il n’avait aucun besoin, aucun désir de son pardon. Il avait agi en accord avec lui-même. — Nous approchons de l’île, Attitré, annonça le pilote. Udru’h considéra le paisible lac et sa parcelle de terre tapissée de végétation. La prêtresse Verte disposait de tout ce qu’il lui fallait : le soleil, l’eau, la compagnie des plantes. Tout sauf le contact avec autrui. Aujourd’hui, son exil touchait à sa fin. Udru’h la ramenait. Si Osira’h réussissait sa mission, alors ces siècles d’expériences d’hybridation en auraient valu la peine. Nira ne le comprendrait jamais, mais peu importait. L’appareil de transport atterrit sur une longue plage. Udru’h renifla l’air et tendit l’oreille. Daro’h suivit son oncle sur le sable compact, contempla le ciel tropical et les fourrés. Il ne semblait pas vraiment savoir ce qu’il fabriquait là. Udru’h patienta, mais Nira ne se montra pas. Pourtant, elle devait avoir entendu le vaisseau arriver. Il n’y avait aucun endroit où se cacher, car l’île n’était pas grande. Peut-être avait-elle peur. Elle avait toujours détesté qu’Udru’h vienne la narguer ainsi. Mais elle se montrait toujours. — Déployez-vous et ratissez l’île, ordonna-t-il. Elle ne peut pas être allée loin. Les Ildirans s’égaillèrent dans les sous-bois, en criant le nom de Nira. Udru’h se rendit à l’endroit où elle s’était confectionné un abri de fortune au moyen de branches et de feuilles. Un début d’inquiétude lui traversa l’esprit lorsqu’il se rendit compte que la hutte s’était délabrée au point de s’effondrer. Il n’y avait plus personne depuis longtemps. — Où est-elle allée ? Où peut-elle aller ? Il leur fallut moins d’une heure pour couvrir chaque arpent de terre. Ils recommencèrent en vain. Udru’h se sentit tituber. Que dirait le Mage Imperator ? L’île était déserte. La prêtresse Verte était partie. 134 RLINDA KETT –Je me suis retrouvée coincée dans de pires endroits, et en plus mauvaise compagnie, dit Rlinda à BeBob, en embrassant d’un geste la caverne sous la croûte de glace de Plumas. Mais tout de même, je souhaiterais avoir quelque chose à faire. Peut-être pourrait-on apprendre le travail de puisatier… — Et essayer de saboter nos installations ? dit Caleb Tamblyn en levant des yeux soupçonneux du générateur qu’il réparait. (Il souffla sur ses mains glacées, lui lança un regard mauvais, avant de retourner à sa besogne.) C’est une guerre, pas des vacances. Il va falloir vous y faire. — Ce n’est pas le genre de guerre que je comprends… et vous non plus, à mon avis. Rlinda n’avait jamais gardé rancune aux Vagabonds, sauf quand Rand Sorengaard s’en était pris aux vaisseaux de sa compagnie. — Je pourrais avoir une autre paire de gants, s’il vous plaît ? demanda BeBob, qui sautillait en se frottant les mains. Il fait froid tout le temps, ici. — On est sur une lune de glace, grommela Caleb, ceci explique peut-être cela… (Il ramassa ses outils. Lorsqu’il se releva, ses genoux émirent un craquement audible.) Vous vous y habituerez. En outre, je suis sûr que vous avez de meilleures conditions de vie que les Vagabonds capturés par les Terreux au cours de leurs raids. — Invoquer le fait qu’il y a pire ailleurs m’a toujours laissée dubitative, fit remarquer Rlinda. BeBob s’assit à côté d’elle sur une grosse pièce de moteur mais ne tarda pas à se relever, comme le froid du métal traversait son pantalon. Au vu de la manière dont le clan menait ses affaires, Rlinda ne doutait pas de pouvoir s’évader avec BeBob, et peut-être de reprendre son Curiosité Avide, si Denn Peroni et les frères Tamblyn ne l’avaient pas trop abîmé en le « réparant ». Dans l’immédiat, ils pouvaient cependant supporter leur sort ; en outre, les FTD en avaient toujours après eux. Ils resteraient donc ici et verraient comment les choses évolueraient. Le soir, Rlinda et BeBob n’avaient guère de passe-temps hormis celui de se câliner dans leur cabane commune, et d’apprendre les jeux prisés par les Vagabonds. Le jour, ils s’emmitouflaient et marchaient le long de la saillie qui s’avançait en surplomb de la mer souterraine. À l’évidence, les frères Tamblyn ne savaient que faire de leurs otages. Sur le moment, s’emparer du Curiosité Avide et capturer ses occupants leur avait semblé une bonne idée, mais à présent ils en payaient les conséquences. Rlinda et BeBob se confectionnèrent des vêtements chauds. Vu sa maigreur, BeBob n’eut aucun mal à emprunter de vieilles combinaisons de saut et des chemises brodées à quelques puisatiers. Cependant, rares étaient ceux qui avaient la corpulence de la jeune femme, de sorte qu’elle dut utiliser ses propres habits de capitaine, des couvertures et une partie de sa garde-robe personnelle que les Tamblyn furent obligés de lui laisser prendre sur le Curiosité. En tant que femme d’affaires, elle s’était prise d’intérêt pour l’industrie de Plumas. La maintenance et la distribution suivaient un modèle d’organisation cohérent, et le clan prospérait ici depuis plusieurs générations, bien que personne dans la Hanse n’ait jamais entendu parler de cet endroit. Elle et BeBob se promenaient au milieu des installations, faisant crisser sous leurs pieds le sol gelé, et contemplaient la mer souterraine. Tous deux s’arrêtèrent devant une femme qui semblait extraite d’un bloc de glace. Elle se tenait debout, statufiée. Mais il s’agissait d’un être humain réel, congelé des années plus tôt au cours d’un accident, et laissé à la vue de tous, telle une sculpture de glace. Aucun des Vagabonds ne leur avait expliqué comment elle s’était retrouvée là, ni ce qu’ils avaient l’intention de faire d’elle. La couche de glace commença à luire, comme si la femme se réchauffait de l’intérieur. Rlinda et BeBob distinguèrent les traits de Karla Tamblyn, sa peau cireuse. Une flaque d’eau tiède grossissait à ses pieds. — Eh ! cria Rlinda, quelqu’un veut venir voir ça ? Une énergie étrange émanait des tissus gelés de la femme. Lentement, tel un serpent en train de muer, le cocon de glace commença à se réduire, couche après couche. — Peut-être voudra-t-elle une couverture chauffante quand elle se réveillera, dit BeBob. Ou du thé. — Moi, je te parie qu’elle prendra quelque chose de plus fort… Les jumeaux, Wynn et Torin, sortirent et vinrent se placer à côté de leurs prisonniers. — Elle a beaucoup changé depuis hier, indiqua Wynn à son frère, comme s’il parlait d’un conteneur. J’aurais préféré que Jess nous explique ce que l’on est censés faire avec elle… ou à quoi s’attendre. — Il se passe quelque chose, c’est sûr, releva Torin. BeBob enroula ses bras autour de sa poitrine. — Il fait si froid que je me demande comment elle arrive à fondre. Rlinda examina le visage de la défunte et détailla ses traits délicats, aux pommettes accentuées, et son front imposant. Ses yeux, curieusement ouverts, paraissaient regarder à travers l’enveloppe de glace. Wynn s’aperçut de la curiosité des prisonniers et poussa un soupir. — Ah ! Karla et Bram se sont sacrément aimés, vous savez. Non pas que mon frère ait été un gars facile à vivre, mais Karla était intelligente. Bram pouvait râler comme personne, ça laissait Karla indifférente. Elle se contentait de l’ignorer quand il sortait de ses gonds ou le faisait se sentir ridicule quand il soulignait les imperfections de tout et de tout le monde sans voir les siennes. — C’est pour ça que je ne me suis jamais marié, fit remarquer Torin. Avec pareil exemple, j’ai décidé d’échapper à tous ces embêtements. Wynn lui lança un regard noir. — Alors, tu n’as pas vu tout l’amour qu’ils se portaient aussi. Mieux vaut vivre avec des hauts et des bas que suivre une ligne plate, comme toi. — Je te le rappellerai la prochaine fois que tu ronchonneras à propos de… Soudain, la fine couche de glace qui enrobait la dépouille de Karla se lézarda. Les jumeaux cessèrent de plaisanter et retinrent leur souffle. Des craquelures apparurent, s’élargissant avec des bruits d’os rompus. Torin poussa un cri. Derrière eux, une casemate administrative s’ouvrit à la volée et Andrew, le troisième frère, apparut. — Elle se décongèle ! lui lança Wynn. Les bras de Karla étaient bizarrement tournés. L’un d’eux, alors, se redressa lentement. La glace qui l’entourait se brisa, et des paillettes tombèrent dans la flaque. Les frères Tamblyn poussèrent un glapissement d’enthousiasme et de peur mêlés. Rlinda attrapa le bras de BeBob et l’entraîna en arrière. — Laissons à la… dame un peu de place. Le reste de la glace tomba en grêle sur le sol. Karla tourna la tête, et des aiguilles s’échappèrent de ses cheveux raides. D’autres fines parcelles tombèrent comme des écailles de son uniforme moulant. Sa peau irradiait étrangement, et sa chevelure, bien qu’humide, commença à se tordre comme ceux de Méduse. Avec le bruit de deux glaciers se fracassant l’un contre l’autre, sa poitrine se dilata. Sans se soucier d’enfiler un manteau, Andrew, incrédule, traversa la saillie en courant. Karla libéra un pied du sol, le souleva puis avança d’un pas. Ses mouvements étaient maladroits, mais elle retrouva rapidement son équilibre. L’énergie phosphorescente qui l’habitait augmenta, investissant ses vêtements, sa chair, ses cheveux. — Karla, tu te souviens de nous ? demanda Wynn en s’avançant avec hésitation. (Il cherchait quelque chose dans ses yeux, une lueur de reconnaissance.) Jess t’a ramenée ici, mais il ne nous a pas dit quoi faire. — Elle n’allait pas venir avec une notice d’instruction ! aboya Caleb. La femme se retourna mais ne répondit pas. Elle fit un autre pas. Andrew arriva à leur niveau et s’arrêta en dérapant : — Elle est en vie ! Karla, tu es revenue. Crépitante d’énergie wentale résiduelle, celle-ci avança lourdement. L’énergie sortait à chaque pas en flammes froides qui se répercutaient sur la glace du sol. Des fumerolles de vapeur s’enroulaient autour d’elle. Rlinda regarda BeBob. — Je n’aime pas beaucoup ça. Je trouve l’accueil vraiment frais… sans vouloir faire de jeu de mots. — Karla, pourquoi ne dis-tu rien ? Tu ne te souviens pas de nous ? Andrew tendit les bras et attrapa ses mains, afin d’attirer son attention. Dès que ses doigts la touchèrent, il hurla, le corps soudain traversé par une décharge. Karla le chassa d’un geste dédaigneux, comme un insecte. Andrew s’effondra, agité de spasmes. D’un coup d’œil, Rlinda comprit qu’il était mort : brûlé ou électrocuté. Karla s’arrêta, et sa tête pivota. Ses yeux étaient aussi noirs que des puits sans fond. Un brouillard de vapeur s’élevait autour d’elle. Constatant ce qu’elle avait fait, Karla replia son bras puis leva la main afin d’observer ses doigts. Enfin, elle reporta son attention sur la dépouille d’Andrew. Et ses lèvres pâles s’incurvèrent en un sourire satisfait. 135 DD Une fois sa programmation purgée de ses interdits fondamentaux, DD ne se sentit pas radicalement différent. Sans eux, il n’avait pas la moindre envie de blesser quiconque, et en particulier ses maîtres humains, qui l’avaient toujours bien traité. Sirix ne comprendrait jamais cela. À présent qu’il possédait son libre arbitre, les robots klikiss le laissaient déambuler sans surveillance dans les ruines sombres de la planète balayée par les tempêtes. Avec leurs milliers d’éléments réactivés ainsi que les compers Soldats prêts à s’emparer de la flotte terrienne, ils avaient d’autres projets en tête. Pendant des jours, les robots affluèrent par les transportails de Széol avant de repartir ailleurs installer de nouvelles bases, établir des têtes de pont d’où ils poursuivraient leur génocide du genre humain. Une fois les robots rassemblés, Sirix leur parla comme un général donnant ses ordres : — La dernière phase va commencer, et nous avons rappelé nos camarades des planètes habitées. La programmation secrète implantée dans les compers Soldats des Forces Terriennes de Défense déclenchera leur soulèvement au même instant, partout dans la Hanse. Bientôt. DD ne faisait plus partie de leurs plans. Une fois que Sirix en avait eu fini avec lui, son intérêt pour le comper Amiral diminua. Après que les robots klikiss et les compers Soldats corrompus auraient attaqué les FTD et exterminé l’espèce humaine, ils libéreraient le reste des compers. Explorant Széol à sa guise, DD errait dans le morne paysage. Des créatures monstrueuses le survolaient, composées d’ailes pointues, de tentacules traînants et d’un nombre d’yeux tout à fait déraisonnable. La première fois, DD avait reculé, mais les créatures l’avaient ignoré sitôt qu’elles avaient établi qu’il n’était pas comestible. Baigné de fumées sulfuriques translucides, il regarda ce qui avait jadis constitué une majestueuse cité klikiss. Même si la haine inspirée par l’espèce insectoïde était justifiée, les créateurs des robots s’étaient éteints depuis des millénaires. Et l’humanité n’avait rien à voir avec eux. Sans personne pour l’entraver ou le surveiller, le petit comper se rendit jusqu’à la structure trapézoïdale érigée au bord du canyon. Des tuiles marquées de symboles l’entouraient, chacun indiquant les coordonnées d’un monde ayant appartenu à la civilisation disparue. Même s’il se dressait au sommet d’un précipice, il ressemblait beaucoup à la fenêtre de pierre que Margaret et Louis Colicos avaient exhumée dans la ville troglodytique de Rheindic Co. Debout devant l’artefact utilisé par la race antique pour se déplacer à travers les mondes, DD se remémora ses derniers instants avec Margaret et Louis. Ses fichiers mémoriels étaient excellents, de sorte qu’il put comparer les deux téléporteurs. Il nota de légères différences dans la disposition des tuiles de coordonnées. Quand DD s’était révélé incapable de défendre ses maîtres bien-aimés lors de l’attaque des robots assassins, Louis était parvenu à activer le transportail. Il avait envoyé Margaret ailleurs. Les robots l’avaient tué avant qu’il ait pu la suivre, mais DD savait que Margaret se trouvait quelque part. Peut-être vivante. Mais où ? Face au passage de pierre, le comper réfléchit. Mentalement, il parcourut les études analytiques des symboles puis chargea la carte des coordonnées du transportail de Rheindic Co, ainsi que celle des fenêtres de pierre d’autres ruines klikiss. Il analysa ce dont il se souvenait de la personnalité de Louis Colicos, afin de prédire quelles tuiles le vieil homme avait sélectionnées. Malgré les différences dans l’arrangement des symboles, le comper trouva le bon. Il n’hésita pas, car sa décision était déjà prise. Bientôt, probablement dès le lendemain, les robots klikiss débuteraient leur massacre dans tout le Bras spiral. Il n’avait pas de temps à perdre. DD avait à présent l’occasion de mettre à l’épreuve la liberté d’esprit que lui avait offerte Sirix. Sa décision se fondait sur ses propres désirs, mais aussi sur le bien qui en résulterait. Les robots klikiss n’avaient jamais imaginé qu’il voudrait les quitter. Le désir le plus cher de DD était de se mettre à l’abri : grâce à son libre arbitre, il avait choisi de s’évader. Il sélectionna le symbole approprié. Le transportail chatoya, et sa surface de pierre devint perméable. Le comper Amical traversa le gouffre à travers l’espace sans un regard en arrière. À l’autre extrémité du passage, le monde exotique que DD découvrit le déconcerta. Le paysage était désolé mais semblait cultivé. Des édifices se dressaient, reposant sur des principes radicalement étrangers à l’architecture humaine. Des tours inégales s’élevaient, comme extrudées à grand-peine d’une argile biomécanique qui avait durci de façon chaotique et générait des formes fantastiques. L’atmosphère était épaisse, saturée de vapeurs, si humide que DD soupçonna qu’un humain aurait du mal à la respirer. Il détecta également de fortes concentrations de molécules d’esters, si complexes et variés qu’ils évoquaient une symphonie – un langage ? – de phéromones, de muscs et de parfums. Des cris aigus et des mélodies vrombissaient de toutes parts : une cacophonie de musiques carillonnantes, de sifflements et de gazouillis. DD s’éloigna du transportail et partit en exploration, à la recherche de quelqu’un qui l’aiderait. Les couleurs du ciel juraient entre elles, et la brume semblait n’obéir à aucune loi météorologique connue. Il ne savait pas si un être humain comprendrait cet endroit. De sa voix synthétique, il appela : — Ohé ? Ohé ? Il émit un signal sur une large bande du spectre électromagnétique, même s’il ne souhaitait nullement contacter les robots klikiss présents sur cette planète. Margaret avait très probablement échappé aux robots assassins en venant ici. Mais qu’était-il advenu d’elle, si elle avait abouti dans un endroit pire que celui qu’elle avait quitté ? Le comper Amical progressa, explorant son nouvel environnement avec curiosité, répertoriant minutieusement ses éléments. S’il y avait quelqu’un sur ce monde, il avait peut-être remarqué l’ouverture de la fenêtre de pierre. DD continua, l’œil aux aguets. Après plusieurs heures de spectacles plus étranges les uns que les autres, il découvrit quelqu’un – quelque chose – pour l’aider. Et peu après, il retrouva enfin Margaret Colicos. Après tant d’années, elle se tenait devant lui et le fixait de ses yeux hagards. Elle avait survécu, même si elle avait radicalement changé – mais elle le reconnut. Et son morne visage frémit de joie. La vieille femme s’avança vers lui, les yeux caves. — DD ! cria-t-elle. Oh ! DD, si tu savais tout ce que j’ai vu… 136 CELLI Une nouvelle fois, les hydrogues avaient subi une défaite, et les cieux de Theroc s’étaient dégagés. Celli avait l’impression qu’il lui suffirait d’étendre les bras pour s’élever et flotter pour toujours, sans jamais atteindre les nuages. Elle voulait célébrer la victoire avec Solimar. Après la bataille, Kotto Okiah avait accueilli non sans embarras les remerciements et les applaudissements des Theroniens. Lui et ses compagnons, ainsi que ses deux compers Analystes, étaient accoudés à leur vaisseau posé dans la clairière. Kotto avait hâte de retourner mener l’étude de l’épave hydrogue sur Osquivel. Grâce à ses sonnettes, les humains disposaient d’une arme efficace contre les orbes de guerre, auparavant indestructibles. Bien qu’éparpillés, les Vagabonds se passeraient le mot rapidement. Kotto et ses compagnons étaient partis sans prolonger les adieux. L’air sentait la boue et la pluie issue de la comète wentale vaporisée. L’eau imprégnée d’énergie irriguait la forêt, faisant éclore une débauche de nouvelles pousses. De leur côté, Celli et Solimar se rendirent dans les zones les plus gravement touchées de la forêt-monde et dansèrent jusqu’à ce que leur cœur soit près de lâcher. Branche après branche, ils guérissaient les arbremondes. Theroc semblait plus que jamais exploser de vie. Dans la forêt, Celli courut jusqu’au golem de son frère. — Regarde toute cette verdure ! Voilà longtemps que je n’avais pas ressenti autant d’espoir. Un sourire plissa les lèvres de Beneto, et il prit sa sœur par le bras. — Ce n’est que le début. Le retour des wentals est une source de joie, et les Vagabonds se sont révélés des alliés inestimables. (Sa voix évoquait la mélodie d’un hautbois.) Cependant, le meilleur reste à venir… aujourd’hui même. Je les sens arriver, ils sont tout proches. Celli gambada à son côté, impatiente de voir la surprise. Quand il donnait de la voix, Beneto avait la force d’un cor. Dans la clairière, il demanda à l’ensemble des prêtres Verts de se joindre à lui puis se tourna vers le récif de fongus et appela Père Idriss et Mère Alexa. Enfin, il envoya un signal par télien, afin que chacun puisse suivre l’événement. Solimar volait sur son cycloplane. Alors qu’il faisait des cercles bourdonnants autour de la clairière principale, il agita la main vers Celli. En à peine une heure, tous les Theroniens s’étaient réunis, curieux et excités. Idriss et Alexa portaient des vêtements multicolores, prévoyant quelque chose à fêter, bien que Beneto n’ait donné à personne le moindre indice. Les arbremondes étaient eux aussi saisis d’une ardeur renouvelée. Leurs énormes troncs grinçaient, comme s’ils voulaient s’extraire du sol pour arpenter la forêt. Leurs frondaisons bruissaient malgré l’absence de brise. Tel le joueur de flûte d’Hamelin, Beneto mena ses fidèles jusqu’au cercle de souches calcinées qui formaient comme un temple. Les branches s’écartaient sur son passage. Celli sentait le sol humide pulser sous ses pieds nus, et elle se demanda quel effet les créatures élémentales avaient sur les arbremondes. Les forces wentales et verdanies se combinaient-elles ? Solimar, Yarrod et les autres prêtres Verts éprouvaient une excitation croissante, même s’ils n’en comprenaient pas encore l’origine. Beneto leva ses mains grossièrement taillées et se tint au centre de l’amphithéâtre : combinaison harmonieuse d’humain et d’arbremonde. Il laissa filtrer un léger son de ses lèvres, que les arbres reprirent. Le bourdonnement se mua en grondement intense, irrésistible, qui semblait provenir de la planète elle-même. Puis Beneto retint son souffle, et les arbres se turent. Dans le ciel, des centaines – des milliers – de gigantesques vaisseaux arrivaient des confins de l’espace. Chacun avait la forme d’un arbre fantastique de la taille d’un astéroïde, et la force qui l’animait ramenait celle de la forêt-monde, par comparaison, à guère plus qu’une étincelle. Les vaisseaux-arbres s’étaient mis en route depuis le jour où les hydrogues avaient anéanti le premier bosquet d’arbremondes sur Corvus. Ils avaient parcouru des distances inconcevables pour apporter leur aide là où on avait désespérément besoin d’eux, au cœur de la forêt-monde. Ces structures démesurées avaient poussé à partir d’un noyau de bois, d’où les branches s’étaient étendues en s’entrecroisant à la manière d’un chardon géant. Un vaisseau organique composé de tiges, d’arcboutants, d’épines monumentales. Les graines avaient déployé leur feuillage, protégées par une enveloppe ligneuse qui les avait gardées en vie à travers l’espace infini. Celli les contempla, bouche bée. Les prêtres Verts et les Theroniens, stupéfaits, crièrent et pointèrent les vaisseaux du doigt. — Maintenant, nous sommes assez forts pour vaincre définitivement les hydrogues. Nous pouvons nous préparer pour la guerre finale. (Beneto leva les yeux vers les vaisseaux organiques colossaux, et son visage refléta la confiance totale qu’il éprouvait.) Les vaisseaux de combat verdanis sont enfin arrivés. Lexique ABEL-WEXLER – Dixième des onze vaisseaux-générations partis de la Terre. ADAMANT – Support d’écriture cristallin, utilisé pour les documents ildirans. ADAR – Le plus haut rang militaire au sein de la Marine Solaire ildirane. AGGLOMÉRAT D’HORIZON – Vaste amas stellaire près d’Ildira, où se trouvent Hyrillka ainsi que de nombreuses autres scissions. AGUERRA, RAYMOND – Jeune Terrien débrouillard, ancienne identité du roi Peter. AGUERRA, RITA – Mère de Raymond Aguerra. ALEXA, MÈRE – Gouverneur de Theroc, épouse de Père Idriss. ANDEZ, SHELIA – Soldat des FTD, retenue prisonnière par les Vagabonds sur les chantiers spationavals d’Osquivel. ANTERO, HAKI – Amiral du quadrant 8. ARBREMONDE – Arbre appartenant à la forêt interconnectée et semi-consciente de Theroc. ASSISTEURS – Kith de serviteurs personnels du Mage Imperator. ATTITRÉ – Fils de sang du Mage Imperator, administrateur d’un monde ildiran. ATTITRÉ EXPECTANT – Fils du Premier Attitré, appelé à remplacer comme Attitré un de ses oncles, les fils du précédent Mage Imperator. AVI’H – Attitré de Maratha, plus jeune fils du Mage Imperator Cyroc’h. BACRABE – Prédateur arachnoïde de Corribus. BEBOB – Petit nom de Branson Roberts, donné par Rlinda Kett. BEKH ! – Juron ildiran signifiant : « Bon sang ! » BÉLIER – Vaisseau kamikaze des FTD, conçu pour être piloté par des compers Soldats. BEN – Premier Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. BENETO – Prêtre Vert, deuxième fils de Père Idriss et de Mère Alexa, tué par les hydrogues sur Corvus. BÉRETS D’ARGENT – Forces spéciales d’élite des FTD. BHALI’V – Assistant d’Avi’h, l’Attitré de Maratha. Appartient au kith des bureaucrates. BRADDOX – Avant-poste des Vagabonds. BRAS SPIRAL – Partie de la Voie lactée peuplée par l’Empire ildiran et les colonies terriennes. BRINDLE, CONRAD – Père de Robb Brindle, officier à la retraite. BRINDLE, NATALIE – Mère de Robb Brindle, officier à la retraite. BRINDLE, ROBB – Jeune lieutenant-colonel des FTD, camarade de Tasia Tamblyn, capturé par les hydrogues sur Osquivel. BROUTEUR – Engin d’extraction terrestre, de forme hémisphérique, utilisé sur Jonas 12. CAFARDS – Terme péjoratif pour désigner les Vagabonds. CAIN, ELDRED – Adjoint et héritier présomptif de Basil Wenceslas, pâle et glabre, collectionneur d’art. CANAL ROYAL – Canal d’agrément qui entoure le Palais des Murmures, sur Terre. CARBO-DISRUPTEUR – Nouvelle arme des FTD, capable de rompre les liaisons moléculaires carbone-carbone. CELLI – Fille cadette de Père Idriss et de Mère Alexa. CHALMERS, REGAN – Précédent président de la Ligue Hanséatique terrienne. CHAN – Clan de Vagabonds. CHAN, MARLA – Voir Tylar, Marla Chan. CHATISIX – Petit félin sauvage vivant sur Ildira ; Yazra’h, la fille de Jora’h, en possède trois. CH’KANH – Anémone cuirassée poussant dans la pénombre des canyons de Maratha. CHO, ADAM – L’un des anciens présidents de la Hanse. CHRISTENSEN, TOM – Commandant des FTD dirigeant un vaisseau-bélier (voir Bélier et Fardage). CHRYSALIT – Trône déformable du Mage Imperator ildiran. CLARIN, ELDON – Vagabond, inventeur de talent, frère de Roberto, tué par les hydrogues pendant la destruction de la station d’écopage d’Erphano. CLARIN, ROBERTO – Administrateur du Dépôt du Cyclone, frère d’Eldon. COHORTE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane constitué de sept maniples, soit trois cent quarante-trois navires (voir Tal). COLICOS, ANTON – Fils de Margaret et Louis Colicos, traducteur et étudiant en histoires épiques, envoyé dans l’Empire ildiran étudier la Saga des Sept Soleils. COLICOS, LOUIS – Xéno-archéologue, époux de Margaret Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss, tué par les robots klikiss sur Rheindic Co. COLICOS, MARGARET – Xéno-archéologue, épouse de Louis Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss, disparue à travers un transportail au cours de l’attaque des robots klikiss sur Rheindic Co. COMMERCIAL STANDARD – Langue en vigueur dans la Ligue Hanséatique terrienne. COMPER – Acronyme de « COMPagnon Électro-Robotique ». Serviteur robot doué d’intelligence, de petite taille, existant en différents modèles : Amical, Précepteur, Domestique, Confident, etc. CONSTANTIN III – Avant-poste des Vagabonds. CONVOYEUR – Vaisseau des Vagabonds utilisé pour la livraison de cargaisons d’ekti provenant des stations d’écopage. CONVULSEUR – Arme incapacitante des FTD. CORRIBUS – Ancien monde klikiss, où les Colicos ont découvert le Flambeau klikiss, et devenu l’une des premières implantations de la nouvelle vague coloniale hanséatique. CORVUS – Colonie hanséatique anéantie par les hydrogues. COTRE – Petit navire de la Marine Solaire ildirane. COVITZ, JAN – Cultivateur de champignons sur Dremen, volontaire pour la première vague de colonisation par transportail. Père d’Orli. COVITZ, ORLI – Jeune colon de Dremen, elle a accompagné son père « Jan » lors de la première vague de colonisation par transportail. CRAMPONNEUR – Voir Module cramponneur. CRENNA – Scission ildirane abandonnée et recolonisée par les humains, où se sont installés Davlin Lotze et Branson Roberts ; gelée lorsque les hydrogues et les faeros ont détruit son soleil. CROISEUR LOURD – Classe des plus gros cuirassés ildirans. CURIOSITÉ AVIDE – Vaisseau marchand de Rlinda Kett. CYCLOPLANE – Engin volant bricolé à partir de moteurs et de charpentes de récupération et garni d’ailes multicolores de lucanes géants. CYROC’H – Précédent Mage Imperator, père de Jora’h. CZIR’H – Attitré expectant de Dzelluria. DANIEL – Nouveau prince candidat sélectionné par la Hanse pour le remplacement éventuel de Peter. DANSEURS-DES-ARBRES – Acrobates artistiques des forêts theroniennes. DARO’H – Attitré expectant de Dobro depuis la mort du Mage Imperator Cyroc’h. DASRA – Géante gazeuse soupçonnée d’abriter des hydrogues. DAYM – Étoile géante bleue, l’un des « sept soleils » d’Ildira. Nom de sa principale géante gazeuse, site de récolte d’ekti abandonné par les Ildirans. DD – Comper affecté aux fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co, capturé par les robots klikiss. DEKYK – Robot klikiss présent sur les fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co. DÉPÔT DU CYCLONE – Dépôt de carburant et centre commercial géré par les Vagabonds, situé sur un point d’équilibre gravitationnel entre deux astéroïdes évoluant sur des orbites proches. DINDE – Voir Grosse Dinde. DINDWELL, BERTRAM – Premier président de la Ligue Hanséatique terrienne ; il est celui qui a tenté de faire signer la charte de la Hanse aux Vagabonds. DOBRO – Colonie ildirane où se situent les camps de reproduction entre humains et Ildirans. DREMEN – Colonie terrienne, obscure et nuageuse, dont les principales productions sont le caviar au sel de mer et les champignons génétiquement modifiés. DRONE FRACASSEUR À IMPULSIONS – Nouvelle arme des FTD, également appelée « frak ». DURRIS – Système solaire ternaire, composé d’une naine rouge orbitant autour d’un couple d’étoiles blanche et orange ; trois des « sept soleils » d’Ildira. DZELLURIA – Planète ildirane de l’Agglomérat d’Horizon. EA – Comper personnel de Tasia Tamblyn, dont la mémoire s’est trouvée effacée lors de son interrogatoire par Basil Wenceslas. EBBE, JACK – Vagabond spécialiste en cryologie, travaillant sur Jonas 12. EKTI – Allotrope exotique d’hydrogène utilisé dans les propulseurs interstellaires ildirans. ELD, ERIN – Commandant des FTD dirigeant un vaisseau-bélier (voir Bélier et Fardage). EMPIRE ILDIRAN – Vaste empire extraterrestre, civilisation majeure implantée dans le Bras spiral. EOLUS, KOSTAS – Amiral du quadrant 5. ÉQUIPE JADE – Groupe d’entraînement des FTD, sur Mars. ÉQUIPE SAPHIR – Groupe d’entraînement des FTD, sur Mars. ESCORTEUR – Vaisseau de moyen tonnage de la Marine Solaire ildirane. ESTARRA – Deuxième fille et quatrième enfant de Père Idriss et Mère Alexa. Actuelle reine de la Ligue Hanséatique terrienne, mariée au roi Peter. FAEROS – Entités intelligentes ignées, demeurant au sein des étoiles. FAN’NH, QUL – Qul de la Marine Solaire ildirane, en charge de la maniple affrontant les hydrogues sur Hrel-oro. FARDAGE – Argotisme qui désigne les commandants humains des FTD, servant symboliquement à bord des béliers (voir ce mot). FIÈVREFEU – Épidémie de peste des légendes ildiranes. FITZPATRICK, MAUREEN – Ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne, grand-mère de Patrick Fitzpatrick III (voir Virago). FITZPATRICK, PATRICK, III – Officier véreux des FTD, protégé du général Lanyan. Présumé mort après la bataille d’Osquivel, il a en fait été capturé par les Vagabonds des chantiers spationavals de Del Kellum. FLAMBEAU KLIKISS – Arme/mécanisme conçu par la race défunte des Klikiss pour faire imploser des géantes gazeuses et créer de nouvelles étoiles. FOI AVEUGLE – Vaisseau de Branson Roberts. FOLIE-DE-FORREY – Avant-poste des Vagabonds. FORCES TERRIENNES DE DÉFENSE (FTD) – Armée spatiale terrienne dont le quartier général se situe sur Mars, mais dont la juridiction dépend de la Ligue Hanséatique terrienne. FORÊT-MONDE – Forêt interconnectée et semi-consciente, basée sur Theroc. FRAK – Terme argotique, pour « drone fracasseur à impulsions ». FREDERICK, ROI – Ancien dirigeant symbolique de la Ligue Hanséatique terrienne, assassiné par l’émissaire hydrogue. FTD – Sigle pour « Forces Terriennes de Défense » (voir Terreux). FUSEUR – Voiture de cascade ultrarapide, conçue pour la course. GOLD, SULLIVAN – Administrateur du nouveau moissonneur d’ekti de la Hanse, installé sur Qronha 3. GOLGEN – Géante gazeuse où la station du Ciel Bleu fut détruite ; bombardée par des comètes envoyées par Jess Tamblyn. GOMEZ, CHARLES – Humain, capturé par les hydrogues sur Passage-de-Boone. GRAND ROI – Figure emblématique de la Ligue Hanséatique terrienne. GRILLON POILU – Rongeur inoffensif au poil touffu, vivant sur Corribus. GROSSE DINDE – Expression désobligeante utilisée par les Vagabonds pour désigner la Ligue Hanséatique terrienne. GU – Comper de modèle Analyste, travaillant avec Kotto Okiah. GUIDE LUMINEUX – Philosophie et religion des Vagabonds, force guidant leur vie personnelle. HADDEN – Recrue des FTD. HANSE – Voir Ligue Hanséatique terrienne. HAUTESPHÈRE – Dôme principal du Palais des Prismes, sur Ildira. Il abrite des plantes, des insectes et des oiseaux exotiques, dans un jardin suspendu au-dessus de la salle du trône du Mage Imperator. HHRENNI – Système solaire abritant les astéroïdes-serres du clan Chan. HOSAKI – Clan de Vagabonds. HREL-ORO – Colonie minière ildirane au climat aride, essentiellement habitée par des membres du kith des squameux. HROA’X – Ingénieur spécialisé dans l’extraction d’ekti, chef de la cité des nuages ildirane sur Qronha 3. HUCK, TABITHA – Ingénieur en poste à bord du moissonneur d’ekti dirigé par Sullivan Gold sur Qronha 3. Ancienne spécialiste en artillerie des FTD. HUFF, JARED – Pilote vagabond. HYDREUX – Terme injurieux pour « hydrogue ». HYDROGUES – Extraterrestres vivant au cœur de géantes gazeuses. HYRILLKA – Colonie ildirane de l’Agglomérat d’Horizon, site d’origine de la découverte des robots klikiss. Principal producteur de shiing. IDRISS, PÈRE – Gouverneur de Theroc, époux de Mère Alexa. ILDIRA – Planète-mère de l’Empire ildiran, sous les feux des « sept soleils ». ILDIRANS – Extraterrestres humanoïdes, composés de plusieurs sous-espèces différentes, ou kiths. Ils forment l’Empire ildiran. ILLUMINATEUR – Éclairage ildiran. ILURE’L – Lentil, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime pendant la longue nuit. ISPEROS – Planète brûlante, servant à Kotto Okiah de colonie test. JARDIN COUVERT – Jardin d’hiver rempli de fougères du Palais des Murmures, sur Terre. JAZER – Arme à énergie utilisée par les FTD. Jonas 12 – Planétoïde gelé abritant une base minière des Vagabonds. JORA’H – Mage Imperator de l’Empire ildiran. JORAX – Robot klikiss désassemblé par les scientifiques de la Hanse afin d’étudier sa structure et sa programmation. KAMAROV, RAVEN – Vagabond, capitaine d’un cargo détruit au cours d’un raid secret des FTD. KELLUM, DEL – Chef d’un clan de Vagabonds, responsable des chantiers spationavals d’Osquivel. KELLUM, ZHETT – Fille de Del Kellum. KETT, RLINDA – Négociante, capitaine du Curiosité Avide. KHALI, NIRA – Prêtresse Verte. Amante du Premier Attitré Jora’h et mère de leur fille hybride Osira’h. Prisonnière d’un camp de reproduction sur Dobro. KITH – Sous-espèce ildirane. Un de ses représentants. KLIKISS – Ancienne race insectoïde disparue depuis longtemps du Bras spiral, en laissant ses cités désertes. KLOUBE – Terme désobligeant, chez les humains. KOLKER – Prêtre Vert, ami de Yarrod, en poste à bord du moissonneur d’ekti dirigé par Sullivan Gold sur Qronha 3. KORI’NH, ADAR – Chef de la Marine Solaire ildirane, tué lors d’une attaque suicide contre les hydrogues sur Qronha 3. KR – Comper de modèle Analyste, travaillant avec Kotto Okiah. LANYAN, KURT – Commandant des Forces Terriennes de Défense. LENTILS – Kith ildiran de prêtres philosophes. Les lentils guident les Ildirans égarés, par l’interprétation des conseils dispensés par le thisme. LIGUE HANSÉATIQUE TERRIENNE – Gouvernement de type commercial en vigueur sur Terre et dans ses colonies. LLARO – Monde klikiss abandonné. LOTZE, DAVLIN – Exosociologue de la Hanse. Envoyé sur Crenna comme espion, puis sur Rheindic Co où il a découvert comment utiliser les transportails klikiss. LUCANE GÉANT – Insecte volant très coloré de Theroc, semblable à un gigantesque papillon, parfois domestiqué. MAGE IMPERATOR – Dieu-Empereur de l’Empire ildiran. MANIPLE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane composé de sept septes, soit quarante-neuf navires. MANTA – Croiseur des FTD de moyen tonnage. MARATHA – Planète de villégiature ildirane, où le cycle des jours et des nuits est très long. MARATHA PRIME – Principale cité sous dôme, située sur un continent de Maratha. MARATHA SECONDA – Deuxième cité de Maratha, située aux antipodes de Maratha Prime. Actuellement en construction. MARINE SOLAIRE ILDIRANE – Flotte spatiale militaire de l’Empire ildiran. MASTODONTE – Classe de grands vaisseaux de guerre faisant partie des Forces Terriennes de Défense. MERDRE – Juron humain. MHAS’K – Agriculteur ildiran, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime durant la longue nuit, compagnon de Syl’k. MIJISTRA – Capitale de l’Empire ildiran. MODULE-BOUÉE – Canot de sauvetage individuel des vaisseaux de guerre des FTD. MODULE CRAMPONNEUR – Petit véhicule utilitaire, utilisé sur les chantiers spationavals d’Osquivel. MOISSONNEUR D’EKTI – Station d’écopage d’ekti fabriquée par la Hanse. NAHTON – Prêtre Vert en poste à la cour du Palais des Murmures, au service du roi Peter, sur Terre. NIALIE – Voir Plante-phalène. NIRA – Voir Khali, Nira. NOUVEAU PORTUGAL – Avant-poste de la Hanse pourvu d’installations des FTD, colonie renommée pour ses distilleries et ses exploitations vinicoles. NUR’OF – Ingénieur en chef, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime durant la longue nuit. O’BARR, HECTOR – Commandant des FTD dirigeant un vaisseau-bélier (voir Bélier et Fardage). ODENWALD, SABINE – Commandant des FTD dirigeant un vaisseau-bélier (voir Bélier et Fardage). OKIAH, JHY – Vagabonde très âgée, précédente Oratrice des clans. OKIAH, KOTTO – Fils cadet de Jhy Okiah, inventeur intrépide, créateur de la colonie d’Isperos. OMBRELION – Prédateur de la face nocturne de Maratha. O’NH, TAL – Le second plus haut gradé de la Marine Solaire ildirane. ORATEUR – Chef politique des Vagabonds. ORBE DE GUERRE – Vaisseau d’attaque sphérique hydrogue, à coque de diamant. ORRA’H – Attitré de Dzelluria. OSIRA’H – Fille de Nira Khali et de Jora’h, engendrée pour obtenir un talent de télépathe hors du commun. OSQUIVEL – Géante gazeuse dotée d’un anneau, lieu tenu secret abritant les chantiers spationavals des Vagabonds. OTEMA – Vieille prêtresse Verte, ancienne ambassadrice de Theroc sur Terre, envoyée sur Ildira. Assassinée lors de l’enlèvement de son assistante Nira. OX – Comper de modèle Précepteur. L’un des plus vieux robots de la Terre, utilisé jadis sur le Peary, professeur puis conseiller du roi Peter. PALAIS DES MURMURES – Siège du gouvernement de la Hanse, sur Terre. Célèbre pour sa magnificence. PALAIS DES PRISMES – Résidence du Mage Imperator, sur Ildira. PALAWU, HOWARD – Conseiller scientifique en chef du roi Peter, membre de l’équipe qui a désassemblé le robot klikiss Jorax. PASSAGE-DE-BOONE – Colonie hanséatique. PEARY – Premier des onze vaisseaux-générations à avoir quitté la Terre. PEKAR, JANE – Gouverneur de Relleker. PELLIDOR, FRANZ – Agent spécial de Basil Wenceslas, « activateur ». PÈRARQUE – Figure emblématique de la religion de l’Unisson, sur Terre. PERCHARBRE – Plante de grande taille, poussant dans les plaines de Corribus. PERONI, CESCA – Vagabonde, Oratrice de tous les clans, formée par Jhy Okiah. Cesca a été fiancée à Ross Tamblyn avant la mort de celui-ci, mais a toujours été amoureuse de son frère Jess. PERONI, DENN – Père de Cesca. PERSÉVÉRANCE OBSTINÉE – Vaisseau du Vagabond Denn Peroni. PERY’H – L’Attitré expectant d’Hyrillka, assassiné par Rusa’h. PETER – Successeur du Vieux roi Frederick, figure emblématique de la Ligue Hanséatique terrienne. PLANTE-PHALÈNE – Variété de nialie d’Hyrillka, d’où est tirée la drogue de shiing. PLUMAS – Lune gelée dotée de profonds océans liquides, où se trouvent les installations de puisage d’eau du clan Tamblyn. PREMIER ATTITRÉ – Fils aîné et héritier présomptif du Mage Imperator ildiran. PRÉPARATEURS – Kith ildiran des assistants funéraires. PRÊTRE VERT – Serviteur de la forêt-monde, capable d’utiliser les arbremondes comme langage de communication instantanée (voir Télien). PRINCESSE – Surnom que Nira a donné à sa fille Osira’h. PTORO – Géante gazeuse, où se trouve la station d’écopage (peu efficace) du clan Tylar. QRONHA – Système binaire proche, formant deux des « sept soleils » d’Ildira. Abrite deux planètes habitables et une géante gazeuse (Qronha 3). QUARTIER DU PALAIS – Zone où se trouvent les locaux du gouvernement de la Hanse, autour du Palais des Murmures, sur Terre. QUL – Grade militaire au sein de la Marine Solaire ildirane : commandant d’une maniple, soit quarante-neuf vaisseaux. RAMIREZ, ELLY – Officier de navigation à bord de la Manta de Tasia Tamblyn. RAYONS-MES – Connexions du thisme émanant de la Source de Clarté. Le Mage Imperator ainsi que le kith des lentils (voir ce mot) sont capables de les voir. RÉCIF DE FONGUS – Excroissance d’arbremonde, sculptée par les habitants de Theroc pour former leur habitat. RELLEKER – Colonie hanséatique, jadis lieu de villégiature réputé. REMÉMORANTS – Kiths ildirans, ses membres ayant la fonction de conteurs historiens. RÉMORA – Petit vaisseau d’attaque des FTD. RENDEZ-VOUS – Grappe d’astéroïdes habités, siège du gouvernement des Vagabonds tenu secret, détruit par les FTD. REYNALD – Fils aîné de Père Idriss et Mère Alexa, tué au cours d’une attaque des hydrogues sur Theroc. RHEINDIC CO – Monde klikiss abandonné, site de fouilles effectuées par les Colicos. ROBERTS, BRANSON – Ex-mari et associé de Rlinda Kett, surnommé par celle-ci « BeBob ». ROBOTS KLIKISS – Robots de grande taille, ressemblant à des coléoptères et doués d’intelligence, construits par les Klikiss. ROD’H – Fils hybride de l’Attitré de Dobro et de Nira Khali, deuxième enfant de celle-ci. RUIS, LUPE – Maire de la colonie humaine sur Crenna. RUSA’H – Attitré d’Hyrillka, troisième fils noble du Mage Imperator. SAGA DES SEPT SOLEILS – Épopée historique et légendaire de la civilisation ildirane, développée pendant des millénaires. SALLE DU TRÔNE – Grande salle de réception du roi, dans le Palais des Murmures, sur Terre. SANDOVAL – Clan de Vagabonds. SAREIN – Fille aînée de Père Idriss et de Mère Alexa, ambassadrice de Theroc sur Terre, où elle est devenue la maîtresse de Basil Wenceslas. SARHI, PADME – Gouverneur de la colonie d’Yreka. SCISSION – Colonie ildirane disposant de la population minimale requise pour le thisme. SEPTAR – Commandant d’une septe. SEPTE – Petit bataillon de sept vaisseaux de la Marine Solaire ildirane. SHANA REI – Légendaires « créatures des ténèbres » de la Saga des Sept Soleils. SHELBY – Pilote vagabond. SHIING – Drogue stimulante d’Hyrillka tirée de la plante-phalène. Brouille la réceptivité des Ildirans au thisme. SHONOR – Scission ildirane. SIÈGE DE LA HANSE – Immeuble pyramidal proche du Palais des Murmures, sur Terre, où se réunit le gouvernement de la Ligue Hanséatique terrienne. SIRIX – Robot klikiss présent sur les fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co, meneur de la révolte des robots contre les humains. Ravisseur de DD. SOLIMAR – Jeune prêtre Vert, mécanicien et danseur-des-arbres. A sauvé Celli d’un arbre en feu durant l’attaque hydrogue sur Theroc. SONNETTE – Membrane à résonance. Dispositif inventé par Kotto Okiah. SORENGAARD, RAND – Pirate renégat chez les Vagabonds, exécuté par le général Lanyan. SOURCE DE CLARTÉ – Version ildirane du Paradis : un royaume situé dans un plan de réalité supérieur, composé entièrement de lumière. Les Ildirans croient que de minces rayons de cette lumière percent notre univers pour être répartis par le Mage Imperator parmi toute leur espèce via le thisme. SOUS-THISME, SOMMEIL DU – Coma ildiran. SQUAMEUX – Kith ildiran vivant dans les déserts. STANNA, BILL – Soldat des FTD, prisonnier des Vagabonds sur les chantiers spationavals d’Osquivel. Tué au cours d’une tentative d’évasion. STANNIS, MALCOLM – Précédent président de la Ligue Hanséatique terrienne, ayant servi au cours des règnes du roi Ben et du roi George, lors du premier contact avec l’Empire ildiran. STATION D’ÉCOPAGE – Installation industrielle d’extraction d’ekti évoluant dans les nuages des géantes gazeuses, habituellement commandée par les Vagabonds. STATION DU CIEL BLEU – Station d’écopage dirigée par Ross Tamblyn avant sa destruction sur Golgen. STEINMAN, HUD – Vieil explorateur de transportail, qui a découvert Corribus par cet intermédiaire et a choisi de s’y installer. STROMO, LEV – Amiral des FTD, surnommé « Stromo le pantouflard » depuis sa défaite face aux hydrogues au large de Jupiter. STUBBS, DANVIER – Extracteur-gazier travaillant sur Jonas 12. SURGEON – Jeune pousse d’arbremonde, souvent transportée dans un pot ornementé. SWENDSEN, LARS RURIK – Expert scientifique de la Hanse, conseiller du roi Peter. L’un de ceux qui ont effectué la dissection du robot klikiss Jorax. SYL’K – Agricultrice ildirane, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime durant la longue nuit. Compagne de Mhas’k. SZÉOL – Ancien monde-ruche klikiss, servant de base aux robots klikiss. TABEGUACHE, PETER – Amiral du quadrant 1. TAL – Grade militaire au sein de la Marine Solaire ildirane : commandant de cohorte (voir ce mot). TAMBLYN, ANDREW – L’un des oncles de Jess, frère de Bram. TAMBLYN, BRAM – Vagabond, ancien patriarche du clan Tamblyn, père de Ross, Jess et Tasia. Décédé juste après la mort de Ross sur la station du Ciel Bleu. TAMBLYN, CALEB – Un des oncles de Jess, frère de Bram. TAMBLYN, JESS – Vagabond, deuxième fils de Bram Tamblyn, amoureux de Cesca Peroni. Son corps est imprégné de l’énergie des wentals. TAMBLYN, KARLA – Mère de Jess, morte gelée dans un accident, sur Plumas. TAMBLYN, ROSS – Vagabond, fils aîné de Bram Tamblyn. Chef de la station du Ciel Bleu, mort durant sa destruction, sur Golgen. TAMBLYN, TASIA – Vagabonde, fille de Bram Tamblyn, servant dans les FTD. TAMBLYN, TORIN – Un des oncles de Jess, frère de Bram. TAMBLYN, WYNN – Un des oncles de Jess, frère de Bram. TAVELURE ORANGE – Épidémie frappant les colons humains de Crenna. TÉLIEN – Forme de communication instantanée pratiquée par les prêtres Verts. TELTON, ANJEA – Humaine, captive des hydrogues. TERREUX – Terme argotique pour désigner les soldats des FTD. THÉ-POIVRE – Boisson des Vagabonds. THEROC – Planète végétale abritant la forêt-monde. THERONIEN – Habitant de Theroc. THISME – Réseau télépathique qui relie le Mage Imperator à la race ildirane. THOR’H – Premier Attitré, fils aîné d’ascendance nobiliaire du Mage Imperator Jora’h. TRANSPORTAIL – Désigne, chez les hydrogues comme chez les klikiss, un système de transport de planète à planète, par téléportation instantanée. TRANSPORTEUR DE TROUPES – Vaisseau de transport de la Marine Solaire ildirane. TYLAR, CRIM – Vagabond extracteur d’ekti, sur Ptoro, père de Nikko. TYLAR, MARLA CHAN – Vagabonde, ingénieur agronome spécialisée dans la culture sous serre, mère de Nikko. TYLAR, NIKKO CHAN – Jeune pilote vagabond, fils de Crim et de Marla. UDRU’H – Attitré de Dobro, deuxième fils noble du Mage Imperator Cyroc’h. UNISSON – Religion commune soutenue par le gouvernement de la Terre, se consacrant à des activités officielles. UR – Comper vagabond de modèle Institutrice, sur Rendez-Vous. VAGABONDS – Confédération informelle d’humains indépendants, principaux producteurs d’ekti, le carburant des moteurs interstellaires (voir Cafards). VAO’SH – Remémorant ildiran, ami et protecteur d’Anton Colicos sur Ildira, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime durant la longue nuit. VEDETTE – Vaisseau rapide monoplace de la Marine Solaire ildirane. VERDANI – Individus formant une seule conscience organique qui se manifeste par la forêt-monde de Theroc. VERSEAU – Vaisseau servant à la propagation des wentals, piloté par Nikko Chan Tylar. VIK’K – Terrassier ildiran, membre de l’équipe réduite demeurant à Maratha Prime durant la longue nuit. VILLESPHÈRE – Métropole flottante hydrogue de taille colossale. VINH, DARBY – Commandant des FTD dirigeant un vaisseau-bélier (voir Bélier et Fardage). VIRAGO – Surnom de l’ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne, Maureen Fitzpatrick. WAN, PURCELL – Ingénieur en chef, administrateur provisoire du centre d’exploitation de Jonas 12. WENCESLAS, BASIL – Président de la Ligue Hanséatique terrienne. WENTALS – Créatures intelligentes, basées sur le cycle de l’eau. WILLIS, SHEILA – Commandant de bataillon des FTD du quadrant 7. YAMANE, KIRO – Spécialiste en cybernétique, retenu prisonnier par les Vagabonds sur les chantiers spationavals d’Osquivel. YARROD – Prêtre Vert, plus jeune frère de Mère Alexa. YAZRA’H – Fille aînée de Jora’h, toujours accompagnée de trois chatisix. YREKA – Colonie hanséatique des confins, qui a subi un blocus puis une attaque des FTD pour la détention d’ekti de contrebande. ZAN’NH, ADAR – Officier ildiran, fils aîné de Jora’h ; nouvel adar de la Marine Solaire. Né en 1962, Kevin J. Anderson est un auteur américain parmi les plus prolifiques et les plus acclamés de sa génération. Depuis 1993, plus de trente titres de sa plume ont figuré sur les listes de best-sellers. En France, on le connaît surtout pour ses collaborations avec Brian Herbert autour du cycle de Dune et pour ses romans dans l’univers de Star Wars. Mais ce bourreau de travail a également écrit des space opera ambitieux situés dans des univers qu’il a lui-même créés. La Saga des Sept Soleils en est un parfait exemple. REMERCIEMENTS Pour ce quatrième volume, la liste de ceux qui m’ont aidé tend à concurrencer celle des personnages de la Saga des Sept Soleils… J’aimerais en particulier remercier l’équipe rédactionnelle de Jaime Levine, Devi Pillai, John Jarrold, Melissa Weatherill et Ben Ball ; les conseillères techniques Catherine Sidor et Diane Jones, si dures à l’ouvrage ; le relecteur aux yeux de lynx Geoffrey Girard ; les agents de Trident Media Group John Silbersack, Robert Gottlieb, Kate Scherler et Kim Whalen. Et, comme toujours, ma femme, Rebecca Moesta, qui a le don de rendre meilleures mon écriture autant que ma vie. Du même auteur, aux éditions Bragelonne : La Saga des Sept Soleils : 1. L’Empire caché 2. Une forêt d’étoiles 3. Tempêtes sur l’Horizon 4. Soleils éclatés 5. Ombres et Flammes Chez Milady Graphics : Frankenstein (avec Dean Koontz) : 1. Le Fils prodigue – adaptation graphique Chez d’autres éditeurs : Avant Dune (avec Brian Herbert) : 1. La Maison des Atréides 2. La Maison Harkonnen 3. La Maison Corrino Dune, la Genèse (avec Brian Herbert) : 1. La Guerre des machines 2. Le Jihad Butlérien 3. La Bataille de Corrin Après Dune (avec Brian Herbert) : 1. Les Chasseurs de Dune 2. Le Triomphe de Dune Légendes de Dune (avec Brian Herbert) : 1. Paul le Prophète 2. Le Souffle de Dune Dune (autres titres, avec Frank et Brian Herbert) : La Route de Dune Star Wars : L’Académie Jedi : 1. La Quête des Jedi 2. Sombre disciple 3. Les Champions de la Force Star Wars : Les Jeunes chevaliers Jedi (avec Rebecca Moesta) : 14 volumes Star Wars (autres titres) : Le Sabre noir www.bragelonne.fr Collection Bragelonne SF dirigée par Tom Clegg Titre original : Scattered Suns Copyright © 2005 by WordFire, Inc. © Bragelonne 2010, pour la présente traduction Illustration de couverture : Sarry Long ISBN : 978-2-8205-0066-3 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! Faites-nous parvenir votre nom et vos coordonnées complètes (adresse postale indispensable), ainsi que votre date de naissance, à l’adresse suivante : Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville 75010 Paris club@bragelonne.fr Venez aussi visiter nos sites Internet : www.bragelonne.fr www.milady.fr graphics.milady.fr Vous y trouverez toutes les nouveautés, les couvertures, les biographies des auteurs et des illustrateurs, et même des textes inédits, des interviews, un forum, des blogs et bien d’autres surprises !