1 LE ROI PETER Le transporteur aux armes des Forces Terriennes de Défense atterrit sur la place Royale, sous un tonnerre d'applaudissements qui réussit presque à noyer le vacarme des propulseurs. Une garde d'honneur se déploya pour tracer un corridor vers la navette à travers la foule en délire, puis déroula le tapis rouge destiné au roi Peter et à la reine Estarra. Tandis que le couple s'avançait de conserve, le jeune souverain s'adressa discrètement à son épouse, du bout des lèvres. — Pour une fois, la bonne nouvelle que je vais annoncer n'est pas un odieux mensonge. Consciente d'être observée par le président Wenceslas, prêt à bondir à la moindre incartade, Estarra répondit avec le même luxe de précautions. — Nous avons déjà déploré tant de victimes parmi nos soldats. Je préfère largement saluer de vrais héros de retour sur Terre. Personne n'avait espéré retrouver de survivants si longtemps après la bataille d'Osquivel : les soldats portés disparus étaient présumés morts, tués par les hydrogues. Et voici qu'à présent trente rescapés éblouis par le soleil se bousculaient sur la passerelle, impatients de respirer le bon air de la Terre. Les soldats tout sourires arboraient des uniformes flambant neufs fournis par l'équipe de secours. Les rumeurs prétendaient qu'ils s'étaient vite débarrassés des vêtements vagabonds offerts par leurs geôliers… ou plutôt, pensa Peter, par leurs hôtes. Pris dans une liesse difficilement contrôlable, les gardes royaux firent de leur mieux pour laisser passer les quelques proches et officiels choisis pour accueillir les héros. Maureen Fitzpatrick, l'ancienne présidente de la Hanse, avait profité du voyage de retour pour transmettre les noms des rescapés. Les familles au bord des larmes passèrent de l'un à l'autre jusqu'à ce que, comme les pièces d'un puzzle finissent par s'imbriquer, chaque survivant retrouve les siens au milieu des pleurs et des hurlements de joie. Malgré cet accueil en grande pompe, Peter savait que le gouvernement de la Hanse n'appréciait guère de voir réapparaître cette poignée de soldats. La bataille d'Osquivel s'était soldée par un désastre doublé d'une retraite précipitée durant laquelle de nombreux hommes avaient été abandonnés à bord de vaisseaux endommagés ou de modules-bouées à la dérive. Or, une bande de Vagabonds avait cru bon d'en sauver quelques-uns. Maureen Fitzpatrick avait accompagné les familles des disparus sur la géante gazeuse dans l'intention d'y élever un mémorial ; c'était par pur hasard qu'elle avait découvert les chantiers spationavals et récupéré les prisonniers. Il ne faisait aucun doute que beaucoup d'entre eux auraient pu quitter le champ de bataille sains et saufs si les FTD n'avaient pas paniqué au point de partir sans eux. Une fois passée la joie des retrouvailles, les questions fuseraient. Basil, te voici dans de beaux draps, songea Peter en se rendant compte que c'était dans ces moments-là que le président se montrait le plus dangereux. Il revit en un éclair les dauphins massacrés, leurs yeux vitreux, l'eau gorgée de sang. Basil n'avait pas supporté que la population apprenne la grossesse inattendue d'Estarra, et Peter avait encore au fond des narines l'odeur du sang mêlé à l'eau de mer. « C'est trop long, respectez le planning », gronda la voix de Basil à travers l'écouteur logé dans l'oreille du roi. Peter serra la main d'Estarra et se tourna vers le transporteur pour le clou du spectacle. La foule se calma, figée dans l'attente. Les portes du cargo s'ouvrirent en produisant un bruit sourd suivi d'un grincement métallique ; les projecteurs émirent une lumière rougeoyante. À l'intérieur, des soldats aidés de divers employés manipulaient des appareils de levage et des réducteurs de gravité comme s'ils devaient maîtriser un monstre enchaîné. Une petite épave hydrogue. Les Vagabonds avaient trouvé l'orbe de guerre dérivant dans l'espace après la terrible bataille. Même si le diamètre du vaisseau ennemi ne dépassait pas dix mètres, la foule poussa un grand cri de stupeur et d'effroi. Tandis que l'épave descendait lentement à terre, Maureen Fitzpatrick s'approcha du couple royal en compagnie de son petit-fils, l'un des trente rescapés. Elle serra la main du roi comme s'ils se rencontraient pour un rendez-vous d'affaires ; l'ancienne présidente connaissait aussi bien les maigres pouvoirs du souverain que la nécessité de jouer le jeu en public. — Votre Majesté, nous avons laissé partir les Vagabonds en échange de cette épave. J'espère que vous conviendrez de l'honnêteté du marché. — Je suis sûr que les Vagabonds ne nous causeront aucun souci. (Peter considérait l'agression dont ils étaient victimes comme une perte de temps et de ressources, une belle erreur de Basil.) Vous avez pris la bonne décision. Grâce à vous deux, nous disposons désormais d'un orbe de guerre intact pour l'étudier en détail. Je veillerai à ce que vous soyez honorés pour cet exploit. Enchantée de tenir de nouveau la vedette, Maureen ressemblait à un chat dodu qui viendrait d'engloutir une portée de canaris. Estarra préféra s'intéresser au jeune homme trop tranquille qui se tenait près de la vieille dame. — Vous semblez songeur, monsieur Fitzpatrick. Vous ne vous sentez pas bien ? — Désolé, je… pensais à quelqu'un. — Tous ces discours sur les Vagabonds le bouleversent. (Maureen agrippa le bras de son petit-fils.) J'essaierai de convaincre le général Lanyan que les rescapés méritent une longue permission. Les scientifiques de la Hanse envahirent la zone de sécurité, avides de mettre la main sur le vaisseau extraterrestre. Lars Rurik Swendsen, l'ingénieur expert, trépignait comme un enfant devant son cadeau d'anniversaire. — Regardez-moi ça ! C'est parfait ! S'il fonctionne encore, nous devrions pouvoir analyser la technologie. Ce serait la plus grande avancée scientifique depuis l'utilisation de modules klikiss pour la fabrication des compers Soldats, ou même depuis la découverte des transportails. Rien que d'y penser… L'imposant Suédois semblait prêt à danser de joie, mais Maureen le stoppa dans son élan. — Nous avons récupéré des données et des résultats de tests réunis par un ingénieur vagabond. Cela pourrait vous être utile. Les dignitaires de la Hanse s'empressèrent de se faire photographier devant l'épave. Après tant de défaites et de mauvaises nouvelles, les médias repasseraient ces belles images en boucle, tout comme ils avaient annoncé à l'envi la grossesse de la reine. Et ce même si la sinistre sphère de diamant leur rappelait à tous que les hydrogues frapperaient la Terre quand bon leur semblerait. Ça ferait du bien de défier un adversaire qui n'a pas peur de nous, pensa Peter en contemplant le Palais des Murmures, où se dissimulait Basil Wenceslas. 2 L'AMIRAL LEV STROMO La Manta filait à la rescousse des commandants de béliers qui auraient survécu à l'attaque suicide contre les hydreux de Qronha 3. Les propulseurs interstellaires étaient poussés à leur capacité maximale ; des équipes composées de compers Soldats et de techniciens en sueur surveillaient les indicateurs à la recherche d'une éventuelle surcharge. L'amiral Stromo accusait dix-sept heures de retard sur sa feuille de route : il avait tenu à effectuer toutes les vérifications réglementaires avant de partir, comme s'il s'agissait d'une mission de routine et non d'une urgence. Après tout, les modules d'évacuation disposaient d'assez d'eau, d'air et de nourriture pour que les six humains engagés dans l'opération puissent tenir une journée de plus, voire deux. Stromo avait du temps devant lui. Le général Lanyan, impatient de tester l'efficacité des béliers, avait saisi l'occasion offerte par l'attaque hydrogue contre le moissonneur d'ekti stationné sur Qronha 3. Pilotés presque exclusivement par des compers Soldats, les grands vaisseaux à coque renforcée étaient conçus pour s'écraser sur les orbes de guerre. Les commandants humains avaient eu – en théorie – la possibilité de s'éjecter avant l'impact et attendaient donc qu'on les récupère. Sur le papier, le plan semblait infaillible. Stromo s'était retiré dans ses quartiers pour y dormir à poings fermés tandis qu'un officier subalterne expédiait les détails administratifs. Quand la sonnerie du réveil retentit, il grommela qu'un amiral de quadrant devrait mériter quelques heures de repos supplémentaires. Il s'arracha à la couchette rembourrée, se frotta les yeux et se prépara à prendre son quart. L'obligation de donner le bon exemple à ses troupes ne l'empêchait pas de préférer la tranquillité de la base martienne. Ses compétences étaient purement politiques, bureaucratiques : d'autres officiers avaient sans doute besoin d'améliorer leurs états de service en vue d'une promotion, alors pourquoi l'avoir choisi, lui, pour commander cette expédition ? Mais bon, il était là, il avait ses ordres… Autant faire le boulot et rentrer à la maison. Stromo s'aspergea le visage au lavabo. Malgré un léger voile de barbe, il décida de se passer du traitement hormonal. Les pilules lui causaient de fréquents maux d'estomac, mais le rasage était encore pis. Une fois vêtu d'un uniforme propre, il se pencha vers le miroir et en augmenta le grossissement. Entre sa mâchoire lourde et son cou arrondi se dessinait à présent un double menton disgracieux qui faisait écho à sa bedaine naissante ; quant aux cernes, ils ne provenaient pas d'un quelconque manque de sommeil. Peut-être devrait-il faire un peu d'exercice, quand il aurait le temps. Stromo n'aurait jamais pensé retrouver un jour un champ de bataille ni renouer avec la rude existence d'un soldat en campagne. Mais depuis l'apparition des hydrogues, sa vie prenait un tour déplaisant. Il savait bien qu'on se moquait de lui, qu'on l'appelait « Stromo le pantouflard » parce qu'il préférait son bureau aux dures réalités du terrain. Comme s'il n'arrivait pas toujours un moment dans la vie où confort et sécurité devenaient prioritaires sur l'ambition et la fierté… Les chiffres qui scintillaient sur la cloison montraient qu'il lui restait peu de temps pour rejoindre son fauteuil de commandement s'il voulait être présent quand le vaisseau arriverait en vue de Qronha 3 pour conclure cette assommante mission. L'amiral donna un coup de peigne à ses courts cheveux gris, prit une profonde inspiration et ajusta sa rangée de médailles, la plupart gagnées par ancienneté ou pour avoir été au bon endroit au bon moment. Fin prêt. Il remonta le couloir d'un pas alerte, menton en avant, le dos et les épaules bien droits, comme s'il prenait part à un exercice de marche forcée. La force de l'habitude le poussa à saluer une dizaine de compers Soldats qui, sans surprise, ne lui rendirent pas la politesse. À l'inverse des modèles Amicaux, ce genre de subtilité n'était pas requis chez un robot militaire. Conçus pour remplacer de vrais hommes d'équipage, les compers Soldats étaient presque aussi grands que leurs équivalents humains, avec des membres surpuissants, blindage en prime. Leur corps renforcé leur octroyait une longévité accrue, tout en les rendant plus forts et plus résistants que des soldats de chair et de sang. C'était un soulagement pour Stromo de savoir qu'il y en avait un tel nombre à bord. Parvenu à destination, il fit le tour de l'équipage présent sur le pont. Clydia, cette étrange prêtresse Verte, était assise dans sa posture habituelle, une main sur le surgeon et l'esprit ailleurs. La femme au crâne chauve ne portait qu'un pantalon court et une chemise ample, pas de chaussures ni d'insigne indiquant son grade… sauf à considérer les nombreux tatouages qui ornaient sa peau émeraude. Même si l'amiral tenait les prêtres Verts pour guère plus qu'une bande de sauvages, il était bien heureux de pouvoir compter sur leur faculté de communication instantanée. Trop de bâtiments de guerre étaient handicapés par des délais de transmission à rallonge. Parmi les soldats en poste, Stromo nota la présence d'Anwar Zizu, l'imposant canonnier d'origine égyptienne qui, à en juger par son physique comme par ses actions, semblait avoir été sculpté dans du bois de chêne. S'ajoutaient à cela deux opérateurs radar, un officier de communications dont Stromo avait oublié le nom, et deux compers Soldats penchés sur leurs stations. L'amiral se racla bruyamment la gorge pour signaler son arrivée. La jeune enseigne chargée de la console de navigation – Terene Mae, s'il se rappelait bien – se mit aussitôt au garde-à-vous. — L'amiral Stromo ! Le commandant Elly Ramirez se leva de son siège. — Amiral, nous sommes en phase d'approche sur le système de Qronha. — C'est une exfiltration tout ce qu'il y a de plus classique, déclara Stromo en prenant place dans le fauteuil ainsi libéré. Nous récupérons les modules, nous faisons demi-tour et nous rentrons sur Terre. Les rescapés se chargeront de rendre compte de l'opération. Ramirez ne put retenir un sourire. — Je serai heureuse de rendre sa place au commandant Tamblyn. Je ne me suis jamais vraiment sentie légitime pour m'occuper de cette Manta. — Elle n'a fait que suivre les ordres, commandant Ramirez. Son statut de Vagabonde l'empêchait de prendre part à nos missions récentes. (Désireux de changer de sujet, Stromo se concentra sur l'écran où se dessinait la géante gazeuse. Le rayonnement de l'étoile binaire illuminait le pont.) C'est bien Qronha 3 ? — Oui, amiral. Nous arriverons à portée dans moins de une heure, répondit l'un des opérateurs en ajustant la luminosité de l'écran. — Avons-nous reçu des messages de détresse ? Ou localisé les balises des modules ? — Nous sommes encore trop loin, précisa Ramirez. Les émetteurs ne sont pas très puissants. — Eh bien, poursuivez, conclut Stromo en se coulant dans son fauteuil. Le bruit de fond du vaisseau était régulier, relaxant ; l'amiral se surprit à s'assoupir. Il se frotta de nouveau les yeux pour se forcer à rester éveillé. Il espérait ne pas avoir ronflé. — Toujours aucun signal, lâcha l'officier de communications. — Nous avons lancé les scans radar, ajouta un opérateur. Nous recherchons des débris ou toute trace de chaleur laissée par un propulseur. Stromo fronça les sourcils. — Si soixante béliers se sont désintégrés en se jetant sur autant d'orbes de guerre, ça a dû faire un sacré feu d'artifice. Des traces d'énergie résiduelle ? De radioactivité ? — Aucune, amiral. Sauf quelques-unes, très faibles, sous la couche de nuages, mais qui semblent provenir de l'épave du moissonneur. Pas d'un bélier ni même d'un vaisseau ildiran. — Il doit bien rester quelque chose ! La bataille s'est déroulée hier. La Manta parvint à proximité de la géante gazeuse sans détecter le moindre signal, le moindre débris, le plus petit résidu d'explosion. — Continuez les recherches jusqu'à ce que vous trouviez une explication, grommela Stromo. Soixante vaisseaux-béliers ne peuvent pas disparaître sans laisser de trace. 3 JORA'H LE MAGE IMPERATOR Le ciel d'Ildira était rempli d'orbes de guerre prêts à déchaîner leurs armes sur le Palais des Prismes. Malgré la lumière des six soleils éclairant encore la planète, le Mage Imperator avait l'impression qu'une ombre impénétrable avait enveloppé la hautesphère. Jora'h avait pris place sur son estrade, au cœur du palais ; il attendait que les hydrogues envoient leur émissaire, après quoi il entamerait la négociation la plus importante de toute l'histoire de l'Empire ildiran. Jamais un Mage Imperator ne s'était trouvé confronté à une telle crise, à une décision si lourde de conséquences. Des siècles de planifications et d'intrigues semblaient soudain bien futiles. Assis dans son chrysalit, Jora'h se sentait glacé jusqu'aux os à la perspective de changements radicaux. Osira'h, sa fille hybride, avait amené les hydrogues sur Ildira à sa demande. Que faire à présent ? Il s'apprêtait à rencontrer des êtres assez puissants pour éteindre des soleils ou annihiler des civilisations entières, comme cela s'était déjà produit dix mille ans auparavant. Jora'h ne voyait pas ce qu'il pourrait leur offrir en gage. Ce qui nous arrive est de notre faute, pensa-t-il. À une époque lointaine, hydrogues et Ildirans avaient conclu un pacte de non-agression grâce aux robots klikiss, pacte récemment rompu pour des raisons que Jora'h ne parvenait pas à saisir. Les robots avaient trahi Ildira pour mieux se consacrer à leurs propres desseins. Mais avec Osira'h à ses côtés, le Mage Imperator n'avait plus besoin d'intermédiaire. Elle était le lien, le seul nécessaire, même s'il ne voyait pas comment la fillette avait pu se faire comprendre des hydrogues et les forcer à venir jusqu'ici. Revenue vivante des abysses gazeux, elle avait transmis le terrible message de leurs habitants : ils veulent que nous les aidions à exterminer l'humanité, sans quoi aucun Ildiran n'en réchappera. C'était comme si Osira'h avait fauché tous les espoirs de Jora'h avec une grande lame de cristal… Un messager muni d'un transmetteur surgit tout à coup dans la lumière de la hautesphère. — Seigneur, Adar Zan'nh insiste pour s'entretenir avec vous ! Sa maniple attend vos ordres. Faut-il ouvrir le feu sur les hydrogues ? Jora'h s'empara de l'appareil dont l'écran affichait l'image de son fils aîné. Le commandant de la Marine Solaire avait l'air hagard, épuisé, mais son visage respirait la détermination et le sens du devoir. Son chignon était tiré en arrière, parfaitement huilé, retenu par un ruban indiquant son grade. « Seigneur, ma maniple est prête à défendre Ildira. Vous n'avez qu'à donner l'ordre. » Nous n'allons pas renoncer et nous cacher dans un trou en attendant la mort. Même si les armes de la Marine Solaire ne valaient pas celles des orbes de guerre, elles auraient quand même le temps de causer du dégât. Les hydrogues doivent bien s'en rendre compte. « Adar, cela ne mènerait qu'à un massacre général. Je prends l'affaire en main. Gardez vos croiseurs à distance, mais restez vigilant, prêt à répondre à mon appel. Un émissaire hydrogue devrait arriver sous peu. Les orbes de guerre sont là à ma demande. » Jora'h ne parvenait pas à croire les mots qu'il prononçait. S'il échouait, l'Empire serait détruit. Ses os scintillants n'iraient jamais rejoindre ceux de ses ancêtres dans l'ossuarium dissimulé sous le Palais des Prismes ; c'est en aveugle que son esprit rejoindrait la Source de Clarté. Zan'nh interrompit la communication à contrecœur. Le messager récupéra le transmetteur, s'inclina et s'empressa de quitter la salle d'audience, visiblement effrayé. Assise près de Jora'h sur les marches menant à l'estrade, Osira'h leva les yeux vers le plafond incurvé. Les lueurs colorées qui passaient à travers les panneaux de cristal semblèrent fléchir dans sa direction, comme si son pouvoir lui permettait de manipuler la lumière aussi bien que les pensées. — L'émissaire est en route. — Tu l'as forcé à venir ? demanda Jora'h, en manque d'informations. Est-ce que tu peux les contrôler ? La fillette se fendit d'un sourire énigmatique. — Ils préfèrent penser qu'ils sont venus de leur plein gré, mais je crois qu'ils ont tort. Je les comprends mieux, maintenant, et ils me comprennent aussi. Ils peuvent lire mes pensées, même si ça leur est difficile. Le corps éthéré d'Osira'h paraissait écrasé de fatigue, mais ses grands yeux abritaient d'étranges reflets. Son visage fiévreux n'exprimait une innocence enfantine que si l'on n'y regardait pas de trop près. En affrontant les hydrogues, puis en les forçant à lui obéir, elle avait survécu à une épreuve qui aurait pu lui coûter son âme. Si seulement lui, Jora'h, parvenait à se montrer aussi fort… — Je suis prêt à le recevoir. Tu pourras m'aider ? — Vous allez parler à l'hydrogue et il vous parlera, répondit-elle, le regard vague. Je percevrai les pensées de l'émissaire et il percevra les miennes. (Le sourire mystérieux revint planer sur ses lèvres.) Je ne lui laisserai pas le choix. Je ne suis plus seulement un lien, mais un conduit. J'ai fracturé leur esprit avant de m'ouvrir à eux. Je les ai amenés ici, moitié de force, moitié… en les appâtant. Mais je ne peux pas les obliger à écouter ni à se rallier à nous. — C'est là que j'interviens. Néanmoins, tous ces Mages Imperators qui avaient travaillé pour en arriver à cet instant précis ne l'avaient guère instruit quant aux arguments à employer dans la négociation. Jora'h redoutait ce qu'il devrait promettre pour que les hydrogues laissent son peuple en paix. Le visage d'Osira'h se crispa puis se relâcha, comme si une douleur l'avait brusquement saisie avant de battre en retraite. — J'ai montré à l'émissaire comment se déplacer dans le Palais. Il s'apprêtait à fracasser le dôme de la hautesphère. Les hydrogues n'aiment pas les obstacles. Des vibrations dans l'air et dans la lumière marquèrent l'approche de l'étrange créature. Jora'h descendit du chrysalit et se tint debout près d'Osira'h, pour ne pas donner une impression de faiblesse. Une bulle pressurisée franchit la grande arche dressée à l'entrée de la salle. Osira'h considéra l'engin, en proie à des forces contradictoires. Dans la bulle, une brume tourbillonnante composée d'atmosphère ultra-dense laissa apparaître une silhouette de métal liquide qui prit forme humaine, parodiant une combinaison brodée surchargée de poches, de barrettes et de fermetures à glissière. Bien que sculpté dans le vif-argent, le visage encadré de longs cheveux était indubitablement humain. Les hydrogues devaient avoir copié l'apparence d'une de leurs premières victimes. La voix de l'émissaire évoquait un bourdonnement lancinant, comme s'il manipulait directement les molécules d'air pour transmettre des ondes sonores au lieu d'utiliser un appareil. — Nous sommes venus. Voulez-vous être anéantis ? Le ton évoquait une question raisonnable, légitime, plutôt qu'une vraie menace. Le Mage Imperator se redressa et répondit d'une voix calme, même s'il se sentait emporté par un torrent d'événements incontrôlables. — Je souhaitais vous rencontrer pour négocier un traité de paix entre hydrogues et Ildirans. — Cette paix ne nous est d'aucune utilité. (Jora'h remarqua avec gêne que les lèvres d'Osira'h reproduisaient en temps réel le discours de l'émissaire.) Nous nous battons contre les verdanis. Et contre les faeros, qui nous ont trahis. Contre les wentals, de retour depuis peu. Les Ildirans ne représentent qu'un problème mineur. Les hydrogues se font des ennemis encore plus vite qu'un Premier Attitré ne fait des enfants, pensa Jora'h. — Les faeros vous ont infligé de lourdes pertes. — Moins importantes que les leurs. Et si les Ildirans continuent à se mettre en travers de notre route, ils perdront tout, affirma l'émissaire d'une voix dédaigneuse. — Je tiens à vous rappeler que nous avions passé un accord, autrefois. Un accord que vous semblez avoir oublié. Le Mage Imperator songeait à toutes les attaques menées contre des scissions ildiranes. Le comportement des hydrogues n'avait aucun sens. — Nous n'avons accepté de vous rencontrer qu'au nom de cet accord. Mais les robots klikiss ont cessé d'être vos porte-parole. — C'est Osira'h qui tient ce rôle, à présent. Nous devons étudier les conditions d'un nouveau pacte. La fille de Jora'h leva les yeux vers lui, comme si elle s'attendait à ce qu'il émette à l'instant une proposition valable. Si seulement cela pouvait être aussi simple ! — Vous n'avez rien à offrir ! tonna l'émissaire. Le Mage Imperator chercha désespérément un moyen de le convaincre du contraire. Il ignorait comment, dans un passé lointain, les robots klikiss étaient parvenus à négocier l'arrêt des hostilités. Quelles promesses avaient-ils fait ? Encore une fois, Jora'h maudit ses prédécesseurs pour leur obsession du secret et la censure imposée à La Saga des Sept Soleils. Privé de cette connaissance, il se trouvait désarmé face à l'ennemi. Peut-être le rappel de la tactique surprise d'Adar Kori'nh sur Qronha 3, qui avait entraîné la destruction de nombreux orbes de guerre, pourrait-il changer la donne. Le Mage Imperator éleva la voix, parlant avec autant de confiance qu'il put en rassembler. — Les orbes de guerre ont attaqué nos colonies. En retour, la Marine Solaire a détruit beaucoup de vos vaisseaux. Ces attaques causent du tort à nos deux peuples, sans le moindre bénéfice ni pour l'un ni pour l'autre. — Les êtres qui rampent à la surface des planètes s'immiscent dans nos affaires et ne portent en eux que la corruption. Vous ne comprenez rien à rien. Vos petites querelles ne servent qu'à nous distraire de nos véritables ennemis. — Les humains continuent à déployer des Flambeaux klikiss, répliqua Jora'h en saisissant l'idée au vol. Combien de vos planètes, combien de leurs habitants ont déjà péri dans les flammes ? (Il leva un doigt décidé.) Je peux les arrêter. — Nous les arrêterons. Ils seront exterminés. (L'émissaire se rapprocha de la paroi de la bulle.) Autrefois, nous avons aidé les robots klikiss à se débarrasser de leurs créateurs. Cette méthode reste applicable à d'autres conflits. (Le regard métallique de l'hydrogue traversa la brume ultra-dense.) Puisque nous sommes ici, nous devrions en profiter pour vous éliminer. 4 JESS TAMBLYN Laissant derrière lui Jonas 12, où une horde de robots klikiss avait rayé de la carte une base des Vagabonds, le vaisseau nacré de Jess accéléra encore et quitta ce système solaire tel un boulet de canon liquide. La bulle fabriquée par les wentals abritait un petit vaisseau endommagé et deux blessés. L'un d'entre eux n'était autre que Cesca, qui agonisait. Jess dériva dans l'eau saturée d'énergie jusqu'à se coller à un hublot du Verseau derrière lequel il distingua la silhouette meurtrie de Nikko Chan Tylar. Le jeune pilote se démenait auprès de Cesca, mais ne disposait d'aucun moyen réel pour lui venir en aide. Elle avait subi de très graves blessures lorsque le Verseau s'était abattu à la surface de Jonas 12. Allongée par terre, inconsciente, sa peau présentait un aspect moite et grisâtre. C'était déjà un miracle que les deux passagers du vaisseau aient survécu au choc. Nikko, qui prenait soin de l'Oratrice malgré ses propres contusions, paraissait avoir vieilli de dix ans en quelques heures. Il souffrait d'une entorse au poignet, de nombreuses plaies et sans doute de plusieurs côtes cassées. Malgré cela, le Vagabond ne quittait pas un instant le chevet de Cesca. Jess aurait tant voulu s'occuper de sa bien-aimée, l'embrasser, lui tenir la main. Mais il avait abandonné une grande partie de son humanité en acceptant d'être habité par les wentals. Sinon il serait mort. Comment pouvait-il en plus perdre Cesca ? Même si les wentals étaient en lui depuis un bon moment et l'avaient changé au-delà de toute description, Jess ne les comprenait pas pour autant. Il leur avait demandé de trouver l'avant-poste vagabond le plus proche, voire une colonie hanséatique munie d'un hôpital, mais le vaisseau était loin de tout. Pourquoi les wentals ne voulaient-ils pas aider Cesca ? Ils en avaient le pouvoir. Lorsque les entités aqueuses avaient sauvé Jess, elles avaient modifié sa chimie corporelle pour le changer en une étrange dynamo vivante capable de tuer d'autres humains juste en les touchant. Ses nouvelles capacités dépassaient l'entendement, à tel point qu'il représentait potentiellement une arme redoutable dans la guerre contre les hydrogues. Mais en retour, certains gestes élémentaires lui étaient désormais interdits. À quoi lui servaient donc ses pouvoirs s'ils l'empêchaient de faire ce dont il avait le plus envie ? Il rêvait de prendre Cesca dans ses bras pour alléger sa peine, et voilà qu'elle mourrait sous ses yeux sans qu'il puisse ne serait-ce que caresser son front trempé de sueur. Il devait au moins se rapprocher d'elle. Jess se dirigea vers l'écoutille du Verseau, resta dans le sas le temps que l'eau s'évacue et fit enfin son entrée, dégoulinant, sur le pont du vaisseau. Ses cheveux flottaient autour de sa tête comme des algues secouées par le courant. Nikko leva vers lui des yeux en amande remplis d'espoir, comme s'il croyait que Jess pouvait accomplir des miracles. Ce qui était le cas. Mais pas celui qu'il voulait. — J'ai fouillé la base de données médicale, Jess, mais son état est désespéré. (Le pilote maintenait devant lui son poignet tout juste bandé.) Par le Guide Lumineux, j'ai à peine de quoi soigner mon entorse alors que ses blessures sont bien plus graves. Sans doute une hémorragie interne, voire un poumon perforé, ou pis encore. Nikko utilisa son bras valide pour injecter un stimulant à sa patiente afin d'atténuer les effets du choc. Cesca se mit à tousser, presque réveillée ; des bulles se formèrent entre ses lèvres. Même si le vaisseau de nacre parcourait l'espace à des vitesses inconcevables, Jess savait que la Vagabonde ne survivrait pas assez longtemps. Sauf si les wentals prenaient l'affaire en main. — Il faut qu'elle vive, Nikko. (Jess serra les poings, se sentant affreusement isolé. Si seulement il pouvait la toucher !) C'est… c'est l'Oratrice des clans. L'argument était noble, mais Nikko et lui n'ignoraient pas que ce n'était qu'une déclaration de principe, des mots dénués de sens comparés à son amour pour Cesca. Cette femme va bientôt mourir. La voix des wentals résonna dans la tête de Jess. S'entendre rappeler froidement une telle évidence le mit aussitôt en colère. — Alors sauvez-la ! Tous les problèmes n'ont pas de solution. Le Vagabond tenta d'isoler la source du discours, comme si cette sentence pessimiste émanait d'un seul et unique wental. — Et certains problèmes en ont une ! (Sa voix métamorphosée résonna bruyamment dans le Verseau, à tel point que Nikko eut un mouvement de recul.) Je vais lui donner votre eau à boire. Quand vous serez en elle, vous l'aiderez. Le simple contact de l'eau ne suffira pas à la transformer comme nous t'avons transformé. Ce doit être un acte conscient de notre part. — Eh bien faites-le. Vous ne comprenez pas tout ce qu'elle représente pour moi. Nous comprenons. Nous savons. — Alors pourquoi refuser de la guérir ? Si vous m'avez sauvé, pourquoi pas elle ? À cet instant précis, il haïssait les wentals malgré tout ce qu'il leur devait. Te sauver était une nécessité. Sans toi, les wentals se seraient définitivement éteints. Cette femme ne présente pas la même importance pour nous. — Vous êtes donc égoïstes à ce point ? Cesca est importante pour moi. Si vous la laissez mourir, comment saurais-je que vous êtes aussi bienveillants que vous le dites ? Peut-être qu'en fait, les wentals sont aussi mauvais que les hydrogues, mais juste un peu plus malins. Tu sais bien que c'est faux, Jess Tamblyn. Ce genre de soupçon ne l'avait jamais effleuré auparavant, mais le désespoir était à présent son seul moteur. — Je sais que Cesca va mourir… et que mes soi-disant alliés refusent de lui venir en aide. Triste et impuissant, Nikko ajusta la couverture de Cesca et les coussins qui lui maintenaient la tête. — Ce n'est donc pas la même chose que les prêtres Verts quand ils se lient à la forêt-monde ? Les arbres font ce qu'ils veulent, pourquoi pas les wentals ? Nous n'établissons pas le même type de connexion que les verdanis avec les prêtres Verts. Les arbremondes sont passifs, leur lien symbiotique. Les wentals sont fluides, incontrôlables et plus aisément viciés. Les actions égoïstes induisent de la corruption. Quand nous vous changeons, nous changeons aussi, et parfois le reflet s'en trouve distordu. Vous n'avez aucune idée de la capacité de destruction d'un wental souillé. Le risque est trop important. — Quel risque ? s'enquit Jess, qui ne pensait qu'à Cesca. Regarde à quel point tu as changé. Regarde tout ce que tu as perdu. — Ce sera bien pire si je la perds, elle. (Le Vagabond prit soudain conscience de ce qu'il était en train de dire.) Mais si vous la sauvez de la même manière que moi, nous serons deux. Je ne serai plus seul. Les wentals restèrent longtemps silencieux avant de répondre. Nous ne pouvons pas la transformer de notre propre chef. Ce doit être aussi son choix. Jess vit se dessiner dans son esprit l'image de la planète aquatique stérile, battue par les vents, sur laquelle il avait amené les premiers wentals. C'est la mer la plus proche. Vas-y. Nous déciderons là-bas. 5 RLINDA KETT Dans la grotte qui abritait les gisements aqueux du clan Tamblyn, sous la croûte de Plumas, le corps régénéré de Karla Tamblyn arborait une peau couleur de glace. Ses yeux reflétaient l'étrange énergie qui coulait en elle, une énergie qui faisait également crépiter sa chevelure flottante. — Eh ben, on voit pas ça tous les jours, déclara Rlinda Kett avec un humour forcé. La négociante ne savait pas si elle devait en rire ou en pleurer, mais une chose était certaine : elle crevait d'envie de prendre ses jambes à son cou. Les ouvriers du site, quant à eux, n'avaient aucune idée de ce qu'il fallait faire. Karla avait déjà laissé dans son sillage le cadavre d'Andrew Tamblyn. Elle fit un pas supplémentaire sur la glace où se dessina aussitôt l'empreinte fumante de son pied. Son corps accumulait de plus en plus d'énergie, sans pouvoir relâcher la pression, prêt à exploser. Rlinda poussa BeBob, qui contemplait l'apparition d'un air idiot. — Je te suggère de ne pas rester en travers de son chemin. — On aurait jamais dû venir ici, grogna-t-il. — Tu préférais la cour martiale et le peloton d'exécution ? — Ce n'est pas vraiment ce que j'envisageais comme solution. Depuis notre évasion, tout va mal. Le Foi Aveugle a été détruit, Davlin est mort, ces cinglés de Vagabonds nous ont capturés… Je trouve le verdict plutôt sévère. Et voilà que ce monstre va tous nous tuer, conclut-il en se prenant la tête à deux mains. — En temps normal, je te botterais les fesses pour excès de pessimisme, mais là j'avoue que j'ai du mal à trouver des arguments… Progressant désormais à pas décidés, Karla semblait avoir déjà oublié sa première victime. Andrew s'était précipité vers elle pour la ramener à la raison, et elle l'avait tué d'un simple contact. — Karla, qu'est-ce que tu as fait ? s'écria Wynn, les yeux rivés sur la dépouille de son frère. Torin, son jumeau, l'empêcha d'aller plus loin. — Non ! Ne t'approche pas d'elle ! Indifférente à ce qui l'entourait, Karla poursuivit sa route vers la mer grise aux reflets métalliques. Wynn et Caleb en profitèrent pour récupérer le corps d'Andrew et le traîner hors de portée. Torin, le plus émotif des jumeaux, s'obstinait à s'adresser à la créature. — Pourquoi tu fais ça ? Tu ne nous reconnais pas ? Soudain hésitante, Karla Tamblyn tourna son regard électrique vers les habitations et les dômes administratifs dissimulés sous l'épais plafond de glace. Ses yeux se posèrent sur les extracteurs d'eau, sur les pompes hydrostatiques qui emportaient le précieux liquide en surface jusqu'aux vaisseaux-citernes. Mais elle ne paraissait pas comprendre ce qu'elle voyait. Elle reprit sa marche sans répondre, visiblement attirée par les eaux glaciales de la mer souterraine. BeBob se tourna vers sa compagne. — Tu crois que les Vagabonds vont nous laisser partir, maintenant ? — À mon avis, ils ont d'autres soucis en tête. Jess Tamblyn, un autre membre du clan – Rlinda avait du mal avec leur arbre généalogique –, avait utilisé ses pouvoirs inouïs pour récupérer le corps de sa mère prisonnier sous la glace. Mais une urgence l'avait appelé vers d'autres cieux, et Karla, après avoir dégelé, était revenue à la vie, possédée par une sorte de puissance démoniaque. La Vagabonde régénérée s'arrêta là où se mêlaient l'eau et la glace ; elle leva les mains, projetant une énergie invisible qui souleva les vagues et les sculpta comme de l'argile. La couche de glace se fissura sous ses pieds sans que le phénomène paraisse l'inquiéter outre mesure. Elle demeura parfaitement immobile quand le bout de banquise se détacha, et ce fut dans un silence total qu'elle sombra dans les profondeurs de l'océan, disparaissant sous les vagues sans dire un mot ni esquisser le moindre geste. Une colonne de bulles et de vapeur d'eau s'éleva au-dessus des flots, tourbillonna un instant, puis disparut à son tour. Rlinda chercha du regard quelqu'un susceptible de lui expliquer toute l'affaire. — Ce genre de truc arrive souvent, dans le coin ? 6 KOTTO OKIAH À présent que les hydrogues avaient subi une deuxième grosse défaite sur Theroc, Kotto Okiah pouvait quitter la planète forestière le sourire aux lèvres. Il n'avait que trop délaissé son exploitation minière sur Jonas 12, d'abord pour aider les Theroniens à reconstruire après la première attaque, puis pour rejoindre les chantiers spationavals du clan Kellum sur Osquivel, où l'étude d'un petit orbe de guerre abandonné lui avait permis de développer une arme contre les hydrogues, les fameuses sonnettes, avec lesquelles il s'était de nouveau précipité sur Theroc. Pendant ce temps, les Terreux avaient détruit Rendez-Vous, et la mère du jeune scientifique avait disparu, emportée par la débâcle des clans. Même si la vieille Jhy Okiah était largement capable de prendre soin d'elle-même, il aurait bien aimé savoir où elle se trouvait… Sans doute en sécurité, quelque part, avec l'Oratrice Peroni. Kotto adorait la façon dont Cesca lui souriait quand il faisait preuve de « l'ingéniosité vagabonde » nécessaire à la résolution de certains problèmes. Elle serait très fière de sa nouvelle invention. Les vaisseaux commandés par Kotto étaient arrivés sur Theroc juste à temps, comme la cavalerie, pour y disperser des centaines de membranes adhésives qui vibraient à une fréquence provoquant l'ouverture des écoutilles du moindre orbe de guerre touché par cette arme inattendue. L'une après l'autre, les sphères hydrogues s'étaient mises à tournoyer dans l'espace comme des toupies. Kotto avait sauvé la forêt-monde à lui tout seul. Enfin, peut-être pas vraiment « tout seul ». — Même sans la comète envoyée à la dernière minute par les wentals, nous aurions pris le dessus sur ces foutus hydreux, déclara-t-il à ses deux compers Analystes, KR et GU. Le jeune Vagabond vivait dans un flot ininterrompu de réflexions dont certaines surgissaient ainsi à l'air libre, sans raison particulière. Les compers, toujours prêts à discuter, firent de leur mieux pour saisir la balle au bond. — Si cette comète n'était pas arrivée, Kotto Okiah, les hydrogues nous auraient très probablement détruits, remarqua KR. — Nous avions utilisé toutes les sonnettes, nous étions sans défense, ajouta GU, dont le corps en polymère portait encore les stigmates de son accident lors de l'étude de l'épave hydrogue. Kotto hocha la tête d'un air absent tandis que leur vaisseau filait à travers l'espace. — Je ne me plains pas que les renforts soient arrivés à temps. Mais nous avons démontré l'efficacité des sonnettes, pas vrai ? Notre seule erreur a été de ne pas en prendre assez. Nous allons en produire en grande quantité. Avant de quitter Theroc, Kotto avait fourni les plans de l'engin à tous les Vagabonds présents, à charge pour eux de les transmettre à chaque complexe industriel capable d'en assurer la production. Dès son arrivée sur Osquivel, l'ingénieur s'assurerait personnellement que Del Kellum commence à en fabriquer à la chaîne. Plus personne ne serait démuni face aux hydrogues. Kotto n'était pas un politicien, à la différence de sa mère dont il n'avait jamais envié le rôle d'Oratrice. N'empêche, il comptait bien donner les sonnettes aux colonies hanséatiques. — Si nous aidons la Grosse Dinde à se débarrasser des hydreux, peut-être arrêteront-ils de nous chercher des poux dans la tête. — Pouvez-vous définir « chercher des poux dans la tête », Kotto Okiah ? s'enquit GU. Les compers adoraient apprendre ; Kotto se fit un plaisir de leur décrypter l'expression. — Donc vous supposez, reprit KR, que si nous offrons notre assistance à la Ligue Hanséatique terrienne, elle témoignera sa gratitude en cessant d'attaquer les Vagabonds ? — Cela me semble d'une logique implacable. Nous ne devrions pas être ennemis. Mais bon, je ne suis pas très calé dans ce domaine. Je laisse ça aux experts. — Encore un casse-tête, commenta GU. — Oui, encore un casse-tête. Kotto fonçait à vive allure, impatient de reprendre l'étude de l'épave. Il n'avait reçu aucune nouvelle du site, mais avait déjà envisagé une bonne vingtaine de nouveaux tests, notamment sur le transportail découvert dans les entrailles de l'engin. Laissant les compers s'occuper de la navigation, il se replongea dans ses notes. Mais quand le vaisseau arriva en vue de la géante gazeuse, le Vagabond ne trouva aucune trace des chantiers spationavals. Osquivel semblait totalement à l'abandon. « Ohé ! Y a quelqu'un ? J'ai de bonnes nouvelles à vous annoncer. (Il espérait qu'un tel message ferait sortir les gens de leur trou.) Ohé ! » Les chantiers étaient vides, désespérément vides : fonderies, hangars, dômes d'habitation, rades d'assemblage, extracteurs… tous déserts. GU et KR continuèrent à émettre sur les fréquences habituelles des Vagabonds. — Peut-être ont-ils été attaqués par les hydrogues, suggéra GU. — Ne sois pas si pessimiste, le tança Kotto, même s'il n'en menait pas large. Lorsque le vaisseau passa près des anneaux entourant la planète, l'ingénieur ne put que constater l'absence de l'orbe de guerre qu'il avait pris soin d'éloigner du reste des installations. — L'épave a disparu elle aussi ! Quelqu'un l'a prise ! Inquiet, confus, un peu en colère, Kotto repartit vers les chantiers. Il y trouva des débris, des bouts de ferraille, mais très peu de structures intactes et pas un signe de vie à l'horizon. Le complexe ressemblait à une ville fantôme, pillée puis abandonnée. Il ne restait rien d'utilisable. — Je détecte des signes de combat ou peut-être d'accident, annonça KR. Mais rien d'assez puissant pour anéantir la station et tous ses habitants. — Cela ressemble à un départ volontaire, une évacuation, précisa GU. Kotto consulta les relevés tandis que le vaisseau effectuait deux passages supplémentaires dans les anneaux. — Les chantiers se sont volatilisés. Pas détruits, juste… partis. Comme si Del et son équipe avaient largué les amarres pour mieux disparaître. Qu'est-ce qui pouvait faire fuir un homme de la trempe de Del Kellum ? Les FTD avaient-elles pris Osquivel pour cible, une fois Rendez-Vous liquidé ? Cette simple idée lui retournait les tripes. En plus, ils avaient volé l'épave ! Comment Kotto était-il supposé retrouver quelqu'un, à présent ? Del Kellum, l'Oratrice Peroni, sa mère, n'importe qui… — Moi qui croyais en avoir fini avec les casse-tête. 7 DENN PERONI Après des siècles de survie hasardeuse, les Vagabonds ne s'attendaient jamais à ce que les choses se passent vraiment comme prévu. C'était au contraire l'imprévu qui avait tendance à survenir avec une effrayante régularité. Denn Peroni avait quitté Plumas avec une bonne gueule de bois, en continuant à se demander comment il avait pu boire assez pour se laisser entraîner par les frères Tamblyn dans cette ridicule histoire de piraterie, qui s'était soldée par la capture d'un vaisseau marchand de la Hanse et la séquestration des deux pilotes. Saisissant l'étendue de leur bêtise collective, il avait préféré mettre les voiles en abandonnant les prisonniers à leur sort. Tôt ou tard, Caleb et ses frères finiraient par admettre qu'ils ne savaient pas quoi faire de Rlinda Kett et Branson Roberts. Et puis Denn était content d'être un peu seul, loin du bavardage ininterrompu de Caleb Tamblyn, de ses plaintes, de son insupportable manque de rigueur. Denn passa d'un clan à l'autre à bord du Persévérance Obstinée, modifiant son itinéraire commercial en fonction des informations – souvent périmées – qu'il parvenait à glaner. Les Vagabonds étaient si furieux qu'ils auraient pu mâcher du métal à pleines dents et recracher des clous. Mais dans les faits, Denn n'en tirait guère plus que des rumeurs, des fables, et bien souvent de simples aveux d'ignorance. Il finit par apprendre que sa fille avait trouvé refuge sur un obscur planétoïde répondant au nom de Jonas 12, de l'autre côté du Bras spiral. En sa qualité d'Oratrice, elle avait fait passer des communiqués appelant les clans à tenir bon et à se préparer à reconstruire. Denn s'inquiétait pour Cesca, mais il savait qu'elle avait les épaules assez solides pour gérer l'urgence. Plus que lui, en tout cas ! Il n'avait d'ailleurs pas recueilli que de mauvaises nouvelles. Nikko Chan Tylar faisait répandre l'information que Golgen avait été libérée des hydrogues. Une géante gazeuse à disposition pour recommencer à produire de l'ekti ! Denn décida de propager cette information à son tour, au moins jusqu'à ce que Cesca fasse une annonce officielle. Folie-de-Forrey était le plus gros astéroïde métallique présent dans une bande de débris orbitant autour d'une étoile orange de type K2. Ledit soleil avait perdu la majeure partie de son nuage primordial lors de sa formation, se retrouvant ainsi dépourvu de matière pour créer ne serait-ce qu'une planète digne de ce nom. Mais Folie-de-Forrey était bel et bien là, un beau fruit mûr qui ne demandait qu'à être cueilli : les métaux attendaient sagement qu'on les récupère, et l'astéroïde était littéralement perforé de tunnels miniers. De nombreux satellites rocheux tournaient autour de la masse oblongue, de petites lunes de faible densité capturées par l'astéroïde au cours de son errance parmi les débris, telle une armée de moucherons attirée par une flamme. Même si les modèles informatiques pouvaient prédire l'évolution des orbites, les données changeaient fréquemment au fur et à mesure que les lunes entraient en collision et rebondissaient l'une sur l'autre. Un siècle plus tôt, Karlton Forrey avait été le premier Vagabond à investir dans du matériel d'excavation pour travailler dans le secteur. Mais avant même que sa famille ou son appareillage aient pu être installés à demeure sur l'astéroïde, Forrey s'était trompé dans les calculs orbitaux, à tel point que les petits satellites étaient venus s'abattre sur les vaisseaux du clan en un véritable tir de barrage, détruisant la totalité de l'équipement et coûtant la vie à une bonne partie de la famille. Une stupide erreur de décimale aux conséquences incalculables, voilà comment Folie-de-Forrey avait gagné son nom… Tandis que le Persévérance Obstinée entrait en phase d'approche, Denn vérifia ses calculs encore et encore, tout en restant à l'écoute des transmissions indiquant les chemins les plus sûrs du moment. Une fois à distance visuelle, il remarqua de nombreux vaisseaux vagabonds regroupés à l'extérieur du rayon orbital des satellites. Des modules d'évacuation, des équipements miniers reconvertis en navires interstellaires, voire des éléments de chantiers spationavals. Perplexe, Denn estima qu'il s'agissait là d'un vaste complexe industriel déplacé en bloc. Sauf que Folie-de-Forrey n'était qu'une simple zone d'extraction de matières premières. Puis le Vagabond repéra les symboles apposés sur les coques des vaisseaux. Le clan Kellum. « Ici Denn Peroni, en phase d'approche. J'ai des marchandises et des informations. Ça fait des années que je n'ai pas vu Oscar. Qui sont vos visiteurs ? Del Kellum est dans le coin ? — Tout à fait, confirma l'opérateur. Il a amené avec lui tous les réfugiés d'Osquivel. — Les réfugiés d'Osquivel ? (Denn avait hâte qu'on lui explique l'affaire en détail.) J'atterris dans quelques minutes. Si ça vous intéresse, je suis chargé à ras bord de produits frais en provenance d'Yreka. — C'est la meilleure nouvelle de la journée, Persévérance Obstinée. — Parce que vous en avez eu de meilleures hier ? Alors je vais peut-être garder un peu de maïs pour un autre client. » Comme Folie-de-Forrey avait de nombreuses bouches excédentaires à nourrir depuis l'arrivée du clan Kellum, Denn céda presque à prix coûtant son chargement de fruits, de légumes et de céréales. Du coup, les rudes mineurs du clan Kowalski se mirent d'accord avec les centaines de réfugiés chassés d'Osquivel pour préparer un bon festin. Les Vagabonds croyaient qu'il fallait profiter au maximum de ce que chaque nouveau jour leur apportait, vu que les désastres étaient trop fréquents pour se permettre d'attendre les lendemains qui chantent. Del Kellum retrouva Denn avec plaisir. Assis à la table du dîner, l'homme au torse puissant parlait si fort qu'on aurait pu le prendre pour le patron de Folie-de-Forrey plutôt que pour un invité. Denn le suspectait de négocier une mise en commun des ressources et des équipements avec le clan Kowalski. En attendant, ce n'était clairement pas la première fois que Del Kellum racontait son histoire… — Après le départ de ces foutus Terreux, nous savions n'avoir que quelques jours pour déguerpir avant qu'ils changent d'avis. (Il donna une petite tape sur le bras de sa fille.) Zhett a appris à la dure qu'il ne fallait jamais les croire. — Contente-toi des faits, répliqua la jeune femme en rejetant ses cheveux en arrière. — Nous n'avions que des vaisseaux de base, sans propulseur interstellaire. Nous ne pouvions pas rejoindre un autre avant-poste, mais nous n'allions quand même pas abandonner notre équipement ! Les Terreux seraient venus le récupérer pour leur compte. Une série de grognements parcourut la tablée. Kellum s'empara d'un épi de maïs et avala une rangée de grains, prenant enfin le temps de faire une pause dans son histoire pour profiter du repas. Quelques petits grains restèrent accrochés à sa barbe poivre et sel. — Alors on a décidé de larguer les amarres en emportant tout ce qu'on pouvait, pour rejoindre nos usines de distillation cométaire dans la ceinture de Kuiper. Les Terreux n'iront pas fourrer leur gros nez là-dedans, c'est trop grand pour eux. Trop compliqué. (D'autres grognements, la plupart approbateurs.) Là-haut, nous avions des navires interstellaires, ainsi qu'une demi-douzaine de propulseurs ildirans prêts à équiper d'autres bâtiments. Donc nous avons bricolé plusieurs gros vaisseaux, nous avons laissé Osquivel derrière nous, et maintenant nous sommes là, bien au chaud, grâce au clan Kowalski. (Il se tourna vers un homme maigre, aux yeux d'un bleu de glace dissimulés sous des sourcils épais, et dont le crâne chauve s'ornait d'une couronne de cheveux blancs.) Pas vrai, Oscar ? Nos amis de Folie-de-Forrey nous ont offert l'hospitalité, mais nous ne voulons pas en abuser. — Et ce n'est pas le cas. Enfin… pas encore. Aucune base vagabonde ne dispose d'assez de réserves pour supporter longtemps un tel afflux de réfugiés. — Nous partirons dans une semaine au plus tard, sauf si nous parvenons à un accord pour installer de nouveaux chantiers spationavals par ici, approuva Kellum. Toujours en vadrouille, hein ? De vrais Vagabonds. Mais au fait, Denn, où est notre Oratrice ? Nous avons besoin d'elle. — Aux dernières nouvelles, ma fille était sur Jonas 12 et tentait de rassembler les clans éparpillés. Je suppose que Jhy Okiah est à ses côtés. Elles nous sortiront de ce mauvais pas. — Par le Guide Lumineux, j'espère bien ! s'exclama Oscar après s'être raclé la gorge. Il reste beaucoup de travail à faire. Denn observa les mineurs qui se resservaient allégrement des bons petits plats préparés avec les produits d'Yreka. — Puisque vous semblez prêts à dévorer toute ma cargaison, auriez-vous des marchandises que je pourrais vendre à ma prochaine escale ? Maintenant que j'ai de la place en soute… Oscar Kowalski parut s'abîmer dans de difficiles calculs. — Dis-nous de quels métaux tu as besoin. On peut fournir. Kellum adressa un grand sourire à l'épi rongé qui reposait dans son assiette. — Bon sang ! Denn, on peut même te filer l'ekti distillé par nos usines cométaires. Tu iras le vendre aux Ildirans, pas vrai ? Tu as passé des accords avec eux ? — Caleb Tamblyn et moi, on s'est arrangés avec le Mage Imperator en personne. Si tu me passes le carburant, je l'emporte direct sur Ildira. Au diable la Grosse Dinde ! L'insulte semblait soudain trop gentille pour exprimer tout le mépris que Denn ressentait envers la Hanse. — Tires-en un bon prix. Mon clan va avoir besoin d'argent pour investir dans ses nouveaux projets… quels qu'ils soient. Je n'ai pas très envie de reconstruire un chantier spationaval. C'est un travail de titan. — Puisque tu abordes le sujet, j'ai entendu parler de quelque chose… Ça te dirait de produire de l'ekti comme au bon vieux temps ? Denn expliqua comment Golgen était redevenue disponible pour les stations d'écopage. — En voilà une sacrée bonne idée ! s'écria Kellum en abattant sa grosse main sur la table. Nous avons encore tout notre équipement stocké dans le nuage cométaire d'Osquivel. Deux stations remisées là depuis l'ultimatum hydrogue. Je savais qu'on y reviendrait. Ah, l'ekti… Tu entends ça, Zhett ? Le clan Kellum reprend son vrai business ! (Il se tourna vers sa fille, l'air extatique, puis se tapota l'estomac.) Nous partons pour Golgen, ma chérie. Dès demain. Enfin… dès que nous aurons fini de digérer. 8 OSIRA'H Des siècles et des siècles de préparatifs minutieux avaient mené à cet instant précis, cette rencontre entre le Mage Imperator et l'émissaire hydrogue. Osira'h n'avait pas envisagé une seule seconde que le maître absolu de l'Empire ildiran y ferait montre d'une telle impuissance, d'un tel désespoir. Cette « négociation » était totalement déséquilibrée. Quelque chose devait échapper à la jeune hybride. Son père avait forcément un plan. À travers le vitrage coloré du dôme, la fillette apercevait l'armada d'orbes de guerre qu'elle avait elle-même extraite des profondeurs de Qronha 3. Elle avait su convaincre les hydrogues de venir jusqu'ici après les avoir forcés à pénétrer son esprit. La violence de leurs pensées traversait encore son crâne en y laissant parfois quelques indices, quelques bribes de connaissance. Les hydrogues fracturaient son cerveau, y dérobaient toutes les informations dont ils avaient besoin, mais ne cherchaient pas à comprendre. Osira'h avait aussi visité leurs esprits en retour et savait que ces créatures ne réagiraient pas à la négociation comme son père l'espérait. Les hydrogues avaient lu en elle ce que le Mage Imperator souhaitait obtenir de cette rencontre, ce qui ne les avait guère impressionnés. Elle sentait que les menaces de l'émissaire devaient être prises au sérieux. Même si les faeros leur avaient infligé de lourdes pertes, les hydrogues étaient prêts à exterminer les Ildirans comme on règle un problème mineur. Elle écoutait avec attention, sans parler et sans lâcher Jora'h des yeux. Elle l'avait rencontré si récemment qu'elle ignorait encore ce qu'il fallait penser de lui. C'était à la fois son père, le Mage Imperator, le bien-aimé de Nira et le frère d'Udru'h, le sinistre Attitré de Dobro. Osira'h disposait des souvenirs de sa mère, des images réconfortantes, pleines d'amour et de tendresse, mais la fillette se rappelait avoir elle-même éprouvé ce genre de sentiments pour Udru'h, qui l'avait ensuite trahie. Jora'h avait-il fait de même avec Nira ? Là, dans cette salle, Osira'h avait cruellement besoin de le voir non pas comme un père ou un amant, mais comme le Mage Imperator, le leader vénéré de milliards d'Ildirans. Elle voulait qu'il montre sa grandeur et celle de l'Empire. Sauf que les hydrogues étaient trop forts. L'émissaire poursuivit d'une voix accusatrice, tonitruante. — Autrefois, les Ildirans se sont associés aux faeros, nos ennemis mortels. Aujourd'hui, nous avons d'ores et déjà éteint l'un de vos soleils. Ce n'est qu'un début. — Nous n'avons passé aucune alliance avec eux, contra Jora'h. Les faeros vous attaquent, les humains utilisent leurs Flambeaux pour brûler vos planètes, mais les Ildirans n'ont rien à voir là-dedans. Vos planètes ne nous intéressent pas. Nos deux espèces n'ont aucun point de discorde. Nous sommes neutres. — Vous ne comprenez pas notre lutte. — C'est vrai, je ne la comprends pas ! Je vois juste que les Ildirans y sont mêlés contre leur gré. L'émissaire fit une pause, le temps de trouver le nom qui lui échappait. — Votre… Adar Kori'nh a détruit beaucoup d'orbes de guerre. Osira'h sursauta. L'hydrogue avait puisé en elle le nom du défunt officier, prouvant ainsi que les êtres des profondeurs gazeuses comprenaient les Ildirans plus qu'ils ne voulaient l'admettre. Même le Mage Imperator ne put cacher sa surprise en constatant tout ce que ses ennemis avaient appris par l'intermédiaire de sa fille. — Kori'nh n'a fait que défendre les Ildirans contre vos attaques gratuites. (Jora'h fit un pas en avant et durcit sa voix.) Vous avez donc une bonne idée de nos capacités militaires et des ravages que nous pouvons causer. La Marine Solaire dispose encore de milliers de croiseurs. Ne nous sous-estimez pas. Nous pouvons vous faire très mal. L'indignation de l'émissaire déferla dans le cerveau d'Osira'h comme une gigantesque vague s'écrasant sur une digue. — Et nous, nous pouvons anéantir votre espèce ! — C'est exact. Mais vous en sortirez très affaiblis, peut-être assez pour ne plus être en mesure de contenir les faeros. Vous voulez vraiment prendre ce risque ? Dans quel but ? (L'émissaire demeura coi ; Jora'h en profita pour menacer à son tour.) Depuis dix mille ans, depuis la dernière guerre, nos ingénieurs ont développé des armes redoutables. Nous ne nous laisserons pas tuer si facilement. Osira'h tenta de garder ses pensées pour elle. Elle savait que les Ildirans n'avaient guère évolué durant cette longue période de leur histoire, à tel point que la Saga avait été expurgée des épisodes concernant cet ancien conflit. L'Empire n'était pas prêt à combattre les hydrogues. Les Ildirans n'avaient en fait qu'une seule arme à présenter : Osira'h elle-même. Malgré ses efforts, elle ne put masquer sa déception. Tant de vies humaines sacrifiées sur Dobro… pour ça ? Elle lutta pour masquer ses sentiments, mais l'émissaire les déchiffra sans lui accorder ne serait-ce qu'un regard. — Vos mensonges sont ridicules. Vous n'avez développé aucune nouvelle technologie pour nous combattre. Osira'h se tordit de colère et de frustration. Jora'h la dévisagea, comme s'il pensait que sa propre fille venait de le poignarder dans le dos. Mais elle aussi avait des reproches à formuler. Le Mage Imperator devait bien avoir prévu quelque chose avant de l'envoyer en mission sur Qronha 3. D'ailleurs, il pouvait encore faire appel aux croiseurs d'Adar Zan'nh. Une attaque massive aurait sans doute raison des orbes de guerre qui planaient au-dessus de la ville, même si les dégâts seraient colossaux aussi bien pour la Marine Solaire que pour Mijistra. La patience de l'émissaire était à bout. Il semblait dépité de ce qu'il avait découvert sur Ildira et reprit la parole d'un ton dédaigneux. — Nous ne perdrons pas plus de temps à échanger de vaines menaces avec les Ildirans. Les wentals sont de retour, à notre grande surprise, et les humains continuent à nous harceler. La véritable guerre se joue hors de ces murs. Jora'h descendit les marches de l'estrade pour faire face à la bulle pressurisée. Sa voix resta ferme, mais Osira'h devina la peur derrière les belles paroles. — Il y a longtemps, nous avons conclu un pacte de non-agression. Nous devons recommencer aujourd'hui. Comme pendant la dernière guerre. Cela peut faire la différence contre les faeros. — Les Ildirans ne nous servent à rien. Nous sommes assez forts pour vaincre les faeros, que nous luttions avec vous ou contre vous. Osira'h sentit une terrible bataille s'engager dans son esprit tandis qu'elle essayait de définir un terrain d'entente entre le verdict de l'émissaire et les pensées du Mage Imperator. Comme elle aurait planté une dague dans le cœur d'un ennemi, elle lança une requête à l'hydrogue pour le forcer à proposer une solution, à concéder un sursis aux Ildirans. Déstabilisé par la force de l'attaque mentale, l'émissaire tarda à reprendre son discours. — Les êtres qui rampent à la surface des planètes faussent le chant de l'univers. Les notes inutiles doivent être supprimées de la partition, en commençant par les plus discordantes. (L'hydrogue fit une nouvelle pause, sans doute le temps d'envisager une solution.) Les Ildirans ne nous sont d'aucune aide contre les faeros, mais ils peuvent se charger d'une tâche mineure. Jora'h soutint le regard de la créature de vif-argent, dans l'attente d'une explication. — Parmi ceux qui rampent, les humains sont nos pires ennemis. (Des volutes de brume tournaient autour du visage impassible.) Aidez-nous à les détruire. Peut-être qu'alors, nous vous épargnerons. Osira'h ne s'était rendue ni sur Terre ni sur Theroc ; les descendants des passagers du Burton, sur Dobro, représentaient les seuls êtres humains qu'elle ait jamais côtoyés. Mais c'était le peuple dont sa mère était issue ! Elle projeta vers l'émissaire un foudroyant Non ! mental, mais cette fois-ci l'hydrogue ne s'en laissa pas compter. — Les humains ne nous sont pas hostiles, ce sont même nos alliés ! argumenta Jora'h. — Les humains sont les ennemis des hydrogues. Vous ne sauriez vous allier avec les deux camps. Choisissez. Osira'h se tourna vers son père, mais celui-ci était accaparé par cet affreux dilemme. Le Mage Imperator devait trancher entre l'honneur et la survie. À travers le dôme de la hautesphère, la fillette vit les orbes de guerre se rapprocher de Mijistra. Avec une telle flotte, les hydrogues pouvaient raser la cité avant que les croiseurs de l'adar Zan'nh aient le temps d'intervenir. Mais fallait-il pour autant anéantir l'espèce humaine ? Osira'h aurait voulu supplier son père de ne pas céder. Elle n'avait pas encore suffisamment cerné son caractère ; elle ne connaissait que les camps d'hybridation, les enseignements d'Udru'h et les souvenirs de Nira, mais elle avait déjà compris que les Ildirans aimaient les secrets et n'hésitaient pas à aligner les mensonges, parfois subtils, parfois éhontés. La trahison semblait leur venir facilement aux lèvres. Son père allait-il capituler ? Accepter de détruire une autre espèce pour sauver la sienne ? Il était obligé de jouer cartes sur table : montrer qu'il campait sur ses principes ou admettre qu'une simple menace suffisait à les faire vaciller. Elle tenta d'influencer le Mage Imperator en hurlant mentalement dans sa direction. Père, quelle est la force de vos convictions ? Êtes-vous un homme loyal, ou votre honneur est-il aussi mal placé que celui de l'Attitré Udru'h ? Un vrai dirigeant devait être capable de trouver une solution. Osira'h avait pénétré l'esprit des hydrogues, elle appréhendait aussi bien leur posture intraitable que leur puissance de feu, mais même dans ces conditions, un Mage Imperator devait se dresser contre l'ennemi. Jora'h allait-il trahir Nira ? La fillette fit défiler d'autres souvenirs de sa mère. Comment elle avait tenu cet homme dans ses bras, comment elle avait bu ses paroles et répondu à ses preuves d'affection. Tout cela n'était-il que mensonges ? Le bien-aimé de Nira ne courberait pas l'échine, ne l'envisagerait même pas. Osira'h évoqua aussi des images de Theroc : des moments de joie parmi les arbremondes, l'amitié unissant les prêtres Verts, les mystères de l'immense forêt. Elle imagina toute cette beauté réduite en cendres. À cause de la faiblesse de Jora'h. Seul face à l'émissaire hydrogue, encerclé par des centaines d'orbes de guerre, le Mage Imperator se débattit avec ce choix impossible pour lequel, apparemment, il ne trouva aucune porte de sortie. Il ne put que baisser les yeux et murmurer les termes de sa réponse : — Je ferai mon devoir. Qu'importe le prix à payer. 9 UDRU'H L'ATTITRÉ DE DOBRO Dans sa résidence, loin des clôtures cernant les camps d'hybridation, l'Attitré de Dobro fronça les sourcils en contemplant le corps inerte de son « invité » : Thor'h, Premier Attitré en disgrâce, maintenu dans un état de coma artificiel par une dose massive de shiing. Udru'h trouvait la peine bien légère comparée au rôle du jeune homme dans la terrible rébellion qui avait secoué Hyrillka. Nous devons tous assumer les conséquences de nos actes. Mais on t'a offert une belle porte de sortie. L'Attitré expectant Daro'h, encore trop idéaliste pour son propre bien, semblait quant à lui bien mal à l'aise sous les lumières violentes qui éclairaient la pièce. — Thor'h était Premier Attitré. L'Empire ildiran lui était promis. (Daro'h leva les yeux vers son mentor, qu'il remplacerait dès que celui-ci le jugerait bon.) Pourquoi mon frère a-t-il fait ça ? Pourquoi s'écarter du thisme de notre père, tenter de détruire l'Empire ? — Il ne voulait pas le détruire, juste le changer. Certaines personnes sont des fanatiques qui se battent pour de mauvais idéaux, d'autres ne cherchent que le pouvoir, d'autres encore ne sont que de simples idiots. (L'Attitré se fendit d'un sourire en coin.) Thor'h était un peu tout ça à la fois. Le traître gisait tel un cadavre sur le lit étroit. Udru'h espérait qu'il était submergé de cauchemars, écrasé de culpabilité, mais le visage endormi n'en laissait rien paraître. — Thor'h n'a aucune excuse. Contrairement à Rusa'h. — Vous défendez l'Attitré d'Hyrillka ? Mais c'est vous-même qui l'avez trahi, qui avez permis l'écrasement de la rébellion. Que faites-vous de toutes ses victimes ? — Rusa'h avait changé depuis sa blessure à la tête. Il délirait. Il croyait voir une nouvelle route vers la Source de Clarté et se tenait prêt à verser le sang de tous les Ildirans qui ne rejoindraient pas son thisme corrompu. Une folie sans borne. Sinon, pourquoi jeter son vaisseau dans le soleil ? (Udru'h scruta Thor'h avec dégoût.) Mais lui savait exactement ce qu'il faisait, et je le méprise pour ça. Il aurait mieux fait de mourir à la bataille. Sa seule existence souille la psyché ildirane. Udru'h avait conscience que la révolte d'Hyrillka ne serait contée qu'avec force précautions dans La Saga des Sept Soleils. Les remémorants devraient agir avec finesse, sans altérer les faits, mais en nuançant les actions des protagonistes, les bons comme les méchants, pour ne pas ternir la grandeur de l'Empire. La vérité était une matière malléable, quoi qu'en pensent les kiths inférieurs. — Heureusement, personne ne sait qu'il est ici, souffla Daro'h. — Et nous lui fournirons assez de shiing pour l'empêcher de se reconnecter au thisme. Il ne mérite plus d'en faire partie. Même après un tel forfait, Jora'h n'avait pas eu le courage d'ordonner l'exécution de son propre fils. Il avait demandé à Udru'h de le garder au secret et de le maintenir en dehors du réseau télépathique. Un secret de plus pour Dobro. Quand l'Attitré expectant avait pris connaissance des expérimentations génétiques menées sur les prisonniers humains descendants du Burton, il n'avait émis aucune protestation, aucun jugement hâtif ; il avait au contraire perçu l'utilité du programme et la nécessité d'en préserver la confidentialité. Daro'h n'essayait pas de se montrer plus intelligent que toute une lignée de Mages Imperators. Malgré une enfance choyée au Palais des Prismes, le jeune homme faisait honneur à son rang. Udru'h était fier de lui. Une clameur retentit dans la section principale de la résidence. Daro'h leva des yeux remplis d'espoir. — Peut-être ont-ils retrouvé la prêtresse Verte. — J'en doute, même si cela m'ôterait un grand poids. Quand Udru'h avait révélé au Mage Imperator que sa belle Nira était encore en vie, il avait cru l'affaire réglée puisqu'il suffisait d'aller la tirer de son exil. Sauf que la jeune femme lui avait infligé un nouvel affront en disparaissant sans laisser de trace, et il devait à présent la retrouver avant que le Mage Imperator se doute de quelque chose. Après tant de mensonges, il ne pouvait pas retourner au Palais des Prismes sur un nouvel échec. Mais le temps lui était compté. Une fois la chambre de Thor'h dûment scellée, Udru'h et Daro'h remontèrent vers la source du brouhaha. Ils trouvèrent un messager hors d'haleine qui les attendait au milieu d'un groupe de gardes et de conseillers. — Attitré ! C'est l'adar Zan'nh qui m'envoie. Des centaines d'orbes de guerre sont apparus au-dessus de Mijistra ! — Ils sont passés à l'attaque ? s'enquit Daro'h, effaré. — Non. Osira'h est avec eux. Je suis venu ici avec le plus rapide de nos vaisseaux pour vous avertir qu'Osira'h avait réussi. Dobro a réussi ! Udru'h se sentit gagné par un soulagement infini tandis que le messager achevait son rapport. Jora'h devait encore passer un accord avec les hydrogues, et ce coûte que coûte, mais des siècles de travail et d'efforts venaient enfin d'aboutir. Le dévouement avec lequel il s'était consacré à l'entraînement de la fillette avait permis à l'enfant d'accomplir sa destinée ! Même si Osira'h lui manquait, il avait fait son devoir. En cas d'échec, Udru'h aurait envoyé Rod'h, le cadet, pour remplir la même mission, et tous ses autres frères et sœurs jusqu'à ce qu'il n'en reste plus. Alors qu'un garde raccompagnait le messager hors de la résidence, l'Attitré comprit que ce coup de théâtre lui offrait un sursis inattendu. Si une armada hydrogue planait au-dessus du Palais des Prismes, Jora'h aurait d'autres préoccupations que d'attendre le retour de sa prêtresse Verte ! — Daro'h, c'est inespéré. Le Mage Imperator regarde ailleurs, ça nous laisse le temps de trouver la fille. Avec un peu de chance, nous ne serons pas obligés de lui annoncer qu'elle s'était échappée. Au travail ! — Mais nous avons déjà fouillé l'île… — Quadrillez tout l'hémisphère sud s'il le faut ! Vous n'avez pas le droit de renoncer. J'ai trop souvent déçu le Mage Imperator. (Udru'h baissa la voix.) Il n'a pas voulu exécuter Thor'h… mais si j'échoue encore une fois à lui ramener Nira, je ne suis pas sûr qu'il sera aussi indulgent avec moi. 10 LA REINE ESTARRA À présent que la grossesse d'Estarra était de notoriété publique, le peuple voulait voir sa reine, et le président Wenceslas lui accorda donc quelques sorties parmi une population qu'il fallait distraire d'un conflit de plus en plus effrayant. Basil ne la voyait que comme un pion lui permettant de contrôler le roi ; elle espérait qu'il continuerait à la sous-estimer aussi longtemps que possible. Estarra trouva Nahton dans l'un des pavillons installés sur le toit, où une nuée de papillons évoluait à l'air libre derrière les mailles d'un filet. Le prêtre Vert de la cour profitait du soleil, entouré de papillons dont les ailes scintillaient comme des pierres précieuses. Ce spectacle rappela à la reine l'éclosion de la vermitière à laquelle elle avait assisté avec Beneto, ainsi que l'histoire de Rossia, quand il racontait comment il avait échappé à la terrible wyverne. Nahton représentait son seul moyen d'avoir des nouvelles de Theroc, de ses parents, de Celli, sans oublier à présent le golem de Beneto créé par la forêt-monde. Sarein venait de rentrer de la planète forestière, mais Estarra n'avait pas encore réussi à lui parler. De toute façon, l'ambassadrice ne lui apprendrait rien que Nahton n'ait déjà transmis. L'homme était grand, calme, avec une figure allongée et des tatouages couvrant le visage et les épaules, preuves des compétences acquises avant de s'envoler vers la Terre. — Estarra, ma reine ! Je suis toujours ravi de croiser une native de Theroc. — Je parie que nous serions tous deux encore plus ravis de revoir Theroc elle-même. Cela fait si longtemps… La reine laissa de magnifiques papillons orange et jaune s'approcher d'elle et se gaver de ses parfums, comme si elle représentait pour eux une fleur particulièrement attirante. Estarra se languissait de la forêt-monde et du vaste récit de fongus qui, autrefois, avait été sa maison. Alors qu'elle portait le poids de l'humanité sur ses épaules et que son bébé s'annonçait pour dans trois mois, elle aurait voulu se lover dans les bras de sa propre mère. À qui d'autre parler des dauphins massacrés, des menaces à peine voilées qui pesaient sur sa vie et sur celle de Peter, de cette envie qui tenaillait le président de tuer le bébé parce qu'il n'entrait pas dans ses plans ? Mais Père Idriss et Mère Alexa ne pouvaient l'aider depuis la lointaine Theroc. Sarein était là, peut-être le dernier recours… sauf qu'il était bien difficile de savoir dans quel camp elle jouait. Ainsi, faute de confident familial, la reine révéla toute la vérité à Nahton, qui en fut troublé mais pas vraiment surpris. — Je suis un prêtre Vert, fils de Theroc. Je suis loyal à la forêt-monde et donc à vous, Estarra. Ainsi qu'au roi. Quant au président, eh bien… il n'a pas su gagner ma confiance. (Nahton sourit à la reine.) Gardez espoir. Un événement incroyable s'est produit sur Theroc, par l'entremise de votre frère, Beneto. Des arbres géants ont voyagé pendant des milliers d'années et… Franz Pellidor fit soudain irruption sur le toit, les joues empourprées, les yeux réduits à des fentes. — Votre Majesté, c'est très imprudent de vous déplacer sans escorte. — Je suis en sécurité avec Nahton. L'inquiétude de l'activateur était tout aussi factice que le sourire qu'elle lui rendit. — Ce n'est pas lui qui nous préoccupe. Je vous ramène à vos appartements. Sur-le-champ. — Je vous remercie de vous inquiéter pour moi. La voix pincée de la reine trahissait ses doutes quant aux réelles intentions de Pellidor. Estarra le dépassa avec un reniflement sceptique. C'était lui, sans aucun doute, qui avait tué ses dauphins sur ordre du président. Elle se tourna une dernière fois vers le prêtre Vert. Leurs regards se croisèrent, mais elle n'osa pas lui demander la teneur du message qu'il enverrait à Theroc. Il en savait bien assez, et ni Pellidor ni le président ne pourraient l'empêcher de communiquer, sauf à détruire tous les surgeons du Palais des Murmures. Peut-être en saurait-elle plus ultérieurement sur cette merveilleuse surprise que Beneto et les arbremondes avaient réservée à Theroc. Pellidor saisit la reine par le bras. Bien que dégoûtée par ce contact, Estarra prit sur elle de ne pas repousser l'activateur quand il l'entraîna à sa suite. 11 CELLI Les Theroniens fascinés regardèrent les majestueux vaisseaux de guerre verdanis se poser sur Theroc, but de leur si long voyage. Celli agrippa la main de Solimar et la serra si fort qu'elle faillit lui briser les os. Les ombres déchiquetées des grands arbres imposèrent un silence respectueux à tous les animaux de la forêt. Le vaisseau le plus proche masquait une bonne partie du ciel ; les branches inférieures démesurées fléchirent pour toucher doucement la terre, comme autant de pattes délicates, tandis que les autres continuaient à se dresser vers la voûte céleste. Les énormes rameaux dépourvus de feuilles se terminaient par d'immenses épines, plus longues et plus dures que la plus meurtrière des lances. À la base du tronc, un bulbe cuirassé laissait flotter les vrilles d'imposantes racines évoquant des senseurs. Les filaments mobiles tâtèrent, caressèrent le sol de Theroc, leur foyer presque oublié. Un deuxième vaisseau se campait déjà au loin quand le suivant se posa à proximité, au cœur de la forêt dévastée, puis un autre arriva, et un autre, et un autre, jusqu'à ce qu'il y en ait près de deux cents réunis sur la planète. Celli ressentait le poids, la grandeur de cette masse organique encore plus impressionnante que les arbremondes eux-mêmes. Elle en oublia de cligner des yeux, à tel point qu'ils commencèrent à la brûler. Beneto, lui, semblait savoir ce qui se passait. Le golem, serein, attendait dans la clairière près du récif de fongus, immobile comme si ses pieds de bois avaient pris racine. Le visage ligneux tourné vers le ciel bleu respirait la satisfaction. — Ils veilleront sur Theroc. Celli pensa tout à coup à sa sœur Estarra, reine de la Hanse. — Et si les hydrogues attaquent ailleurs ? Sur Terre, par exemple ? Beneto la dévisagea, les veines de son corps artificiel parcourues d'un subtil mélange de sève et de sang. — Cette guerre se déploie bien au-delà de la Terre et de Theroc, bien au-delà des humains et des Ildirans. Il nous faudra de nombreux alliés pour la gagner. Heureusement, les hydrogues se sont fait beaucoup d'ennemis. (Il désigna la forêt, de nouveau pleine de vie après le passage de la comète.) Les wentals nous ont déjà rejoints. Notre force va grandissante. C'était la pure vérité. Après que les Theroniens eurent passé des mois à nettoyer, à reconstruire et à replanter, les arbres s'épanouissaient de nouveau sous l'effet de la pluie diluvienne issue de la comète. — Durant la première guerre, wentals et verdanis ont succombé à la puissance dévastatrice des hydrogues, déclara Solimar. Ils ont failli disparaître, mais c'est alors que les faeros se sont eux aussi tournés contre l'ennemi commun. — Les faeros changent de camp comme la flamme d'une bougie oscille dans le vent, nota Beneto. Ils peuvent parfois combattre à nos côtés, mais ce ne sont pas des alliés pour autant. Nous espérions que les hydrogues avaient été vaincus, relégués au fond de leurs géantes gazeuses, mais quelques milliers d'années leur ont suffi à panser leurs plaies. (L'expression du golem se fit plus triste.) S'il est parfois plus facile de laisser un problème de côté, ce n'est jamais très sage. Les arbremondes et leurs alliés ne doivent pas renouveler cette erreur. À l'ombre des immenses vaisseaux verdanis, les arbremondes enracinés dans le sol de Theroc s'agitaient au rythme de leurs pensées partagées. Celli sentit vibrer autour d'elle des millénaires de rage, de peur, de souffrance. — Les hydrogues se battent déjà contre les faeros, ils ne pourront pas résister si wentals et verdanis entrent en lice, lança Beneto d'une voix ferme. Maintenant que les vaisseaux-arbres sont arrivés, il est temps pour nous de partir à l'assaut. 12 L'AMIRAL LEV STROMO Deux jours durant, la Manta chercha les vaisseaux-béliers, les modules d'évacuation, le moindre bout d'épave hydrogue. L'équipage s'attendait à ce que Stromo sache quoi faire, mais il n'avait reçu aucune directive concernant une telle situation. Ses ordres étaient simples : Récupérer les survivants, rentrer à la base, rendre compte des dégâts causés par les béliers. En apparence, rien de bien compliqué. Clydia avait envoyé un rapport à Nahton, le prêtre Vert du Palais des Murmures, et celui-ci l'avait aussitôt transmis aux autorités compétentes. Occupé à accueillir une petite épave hydrogue et une trentaine de rescapés de la bataille d'Osquivel, le président Wenceslas avait promptement rédigé la plus inutile des réponses : Poursuivez les recherches, instructions suivent. Stromo n'aimait guère traîner autour de la géante gazeuse où les hydrogues, jaillis des nuages aux couleurs pastel, avaient récemment détruit un moissonneur d'ekti et, possiblement, pas moins de soixante vaisseaux-béliers des FTD. La Manta ne ferait pas le poids si les orbes de guerre la prenaient en chasse. Stromo tourna le fauteuil de commandement vers la prêtresse Verte à l'expression préoccupée. — Aucune nouvelle du président ? Combien de temps allons-nous devoir rester là ? Clydia se pencha vers les feuilles duveteuses de son surgeon et caressa la plante comme s'il s'agissait d'un petit animal. Une fois sortie du télien, elle mit quelques secondes à revenir à la réalité du vaisseau. — Le président suggère que vous régliez l'un de vos récepteurs sur une certaine fréquence et que vous montiez le son au maximum. La prêtresse Verte déclama une série de chiffres dont elle ignorait la signification, même si c'était elle qui se tenait devant la console de transmission. — Et c'est censé nous dire quoi ? s'enquit Stromo. Sans chercher à comprendre, Elly Ramirez s'empressa de configurer les récepteurs. — Passez les signaux au désembrouilleur, poursuivit Clydia. Le président pense que vous pourriez capter un message. Stromo se sentait de plus en plus perdu. — Nous sommes à des années-lumière du premier monde habitable et nous n'avons pas détecté le moindre vaisseau aux alentours. D'où viendrait un tel signal ? — Apparemment, le groupe de béliers emportait un comper Confident chargé de surveiller le commandant Tamblyn et de recueillir des informations sur les Vagabonds. (Ramirez leva les yeux au ciel, affligée.) Vous devriez pouvoir vous brancher sur le logiciel espion. Si le comper se trouve dans les environs, le localiser permettrait peut-être de savoir où sont passés les béliers. — Toujours aucune trace des hydrogues ? Et s'ils nous trouvent en train d'écouter aux portes ? s'inquiéta Stromo en jetant des coups d'œil de droite et de gauche. — C'est un signal espion à très basse fréquence, amiral. Il est conçu pour se mêler aux bruits de fond jusqu'à être déchiffré par l'algorithme adéquat. On ne peut pas le détecter. — Les Vagabonds ne peuvent pas le détecter. Qui sait de quoi les hydreux sont capables ? Restez en alerte maximale. Prêts à battre en retrait au moindre incident. Quand Ramirez eut fini les réglages, l'écran principal se remplit de parasites comme si la Manta venait de rentrer dans une tempête électrostatique. Puis, peu à peu, des silhouettes se dessinèrent au fur et à mesure que le signal capté gagnait en puissance et que les désembrouilleurs en éliminaient les scories. Enfin, l'image se clarifia. Stromo eut l'impression de recevoir un coup derrière la tête. Un rude coup. L'écran montrait un groupe d'humains entassés dans une cellule dont les murs évoquaient une sorte de gélatine scintillante. Près de la caméra, une Tamblyn débraillée se tenait assise à côté d'un jeune homme à la peau sombre qui rappela vaguement quelqu'un à l'amiral… Brindle. Oui, c'était bien lui. Le volontaire qui avait plongé dans les nuages d'Osquivel pour tenter de communiquer avec les hydreux juste avant le déclenchement de la bataille. Robb Brindle ! Mais comment diable un soldat porté disparu à l'autre bout du Bras spiral pouvait-il réapparaître ici, à la frontière de l'Empire ildiran ? Les autres humains visibles avaient l'air affaiblis. Se trouvaient-ils encore sur un bélier ? Étaient-ils prisonniers de guerre ? Et prisonniers de qui, d'abord ? Tout cela n'avait aucun sens. — D'où sort ce signal, bordel ? Trouvez-moi les béliers ! — Je n'y comprends rien, répondit Ramirez. On dirait que ça vient de l'intérieur de la géante gazeuse. Et profond, en plus. — C'est impossible ! Personne ne peut survivre là-dedans. Deux opérateurs vérifièrent aussitôt les calculs. — Confirmé. Ils sont à l'intérieur de Qronha 3. C'est alors qu'un robot klikiss apparut à l'écran. La machine insectoïde s'avançait sur ses jambes segmentées, l'allure menaçante. Les captifs reculèrent aussi loin que possible. Stromo nourrissait déjà des soupçons concernant les robots noirs, surtout après ce qu'il avait découvert sur Corribus, confirmant ainsi l'incroyable histoire d'Orli Covitz. — Non mais qu'est-ce que ce truc fout là ? Les deux compers Soldats en poste sur le pont s'immobilisèrent tout à coup, comme s'ils venaient eux aussi de recevoir un signal. Stromo leur jeta un regard dégoûté. — Et eux, qu'est-ce qui leur arrive ? — Enseigne Mae, allez voir, ordonna Ramirez. Mae quitta la console de navigation pour effectuer un rapide diagnostic sur l'un des robots. — Je ne vois rien qui… Les deux compers agirent à une vitesse stupéfiante. Le premier pivota son torse flexible et empoigna la gorge de Mae. Avant que la jeune femme ait pu tenter quoi que ce soit pour se libérer, le robot lui emprisonna la tête de son autre main et tourna comme s'il dévissait une ampoule. Le cou de Mae se brisa dans un claquement sec. Pendant ce temps, le second comper se précipitait vers l'opérateur radar dont Stromo ne parvenait toujours pas à se rappeler le nom. Le robot lui frappa la poitrine de son poing métallique gainé de polymère. Le coup, porté avec une violence de marteau-piqueur, explosa le cœur du soldat qui tomba à terre avant même que la première goutte de sang s'échappe de la blessure béante. Le tout n'avait pas pris plus de deux secondes. Tandis que l'amiral restait pétrifié, incrédule, son équipage céda à la panique. Clydia faillit renverser le pot contenant le surgeon, mais le rattrapa à temps. Les compers se tournèrent ensuite vers Ramirez et Stromo, à croire qu'ils visaient délibérément les hauts gradés. Ramirez bondit vers le fauteuil de commandement et repoussa Stromo pour atteindre un petit compartiment. Tandis que le premier comper fonçait sur eux à la vitesse d'un astéroïde filant dans l'espace, le sergent Zizu se jeta sur l'autre et parvint à le déséquilibrer malgré la différence de poids. Ramirez réussit enfin à ouvrir le casier dans lequel se trouvait un convulseur, une arme de poing qui projetait une décharge incapacitante destinée à terrasser les mutins. Elle régla la puissance au maximum et tira dans la tête de leur agresseur. Même si la décharge n'était pas prévue pour affecter les circuits électroniques, cela suffit à désorienter le robot. La seconde machine, qui s'était remise sur pied, écarta Zizu d'un coup bien placé et se tourna vers l'amiral, qui s'extirpa précipitamment de son fauteuil. Ramirez n'hésita pas une seconde. Ivre de colère, elle tira encore et encore jusqu'à ce que fumée et étincelles jaillissent du comper. Celui-ci s'immobilisa enfin à moins d'un mètre de distance, puis s'effondra sur le pont, pétrifié. Le premier robot, dont les systèmes avaient achevé leur remise en route, reprit sa marche en avant après avoir de nouveau localisé sa cible. Le sergent Zizu arracha un fauteuil métallique à une station de contrôle et, hurlant comme un possédé, abattit son arme improvisée sur le cou du comper renégat. La tête de la machine s'affaissa, des câbles se rompirent ; Zizu continua à frapper jusqu'à ce que son opposant succombe à son tour et s'écroule dans un ultime tremblement. Le souffle court, Stromo ne cessait de reculer lorsqu'une station vide finit par bloquer sa retraite. — C'est impossible ! Impossible ! L'équipage atterré contempla les corps des deux soldats massacrés. Ramirez retrouva ses moyens la première et s'assura que les agresseurs étaient définitivement hors jeu. Le pli qui barrait son front empourpré trahissait son inquiétude. — Souvenez-vous, amiral. Le roi Peter nous avait mis en garde contre les compers Soldats et leurs programmes copiés sur les robots klikiss. Il voulait même fermer l'usine. Stromo s'épongea le front. — Non, c'était une fausse alerte. Depuis, tout va bien. Pas de problème. — Je suis désolée, amiral, mais il y a bel et bien un « problème ». — Peut-être que ces deux-là avaient un défaut de fabrication, hasarda Stromo d'une voix misérable, exprimant un espoir auquel lui-même ne croyait pas. Ramirez le gratifia d'un regard méprisant qui, en d'autres circonstances, aurait pu lui valoir un blâme pour insubordination. — Le robot klikiss à l'écran, il a peut-être envoyé un signal, suggéra Zizu. Stromo fit l'effort de parler d'un ton déterminé. Il savait que s'il ne donnait pas un ordre ferme, Ramirez le ferait à sa place. — Des mesures drastiques s'imposent, commandant. Il faut désactiver tous les compers Soldats tant que nous n'aurons pas compris ce qui s'est passé. Ne laissons rien au hasard. — J'espérais que vous diriez ça, amiral. Mais quand Stromo s'avança vers l'intercom qui lui permettrait de se faire entendre dans tout le vaisseau, Ramirez l'en dissuada. — Vous voulez vraiment que les compers Soldats connaissent nos intentions ? Ils pourraient organiser leur défense. Mieux vaut envoyer nos équipes les désactiver un par un. L'amiral hocha la tête. Il aurait dû y penser. — Pourvu qu'on en ait le temps. 13 TASIA TAMBLYN Retrouver Robb Brindle vivant, quelle merveilleuse surprise pour Tasia. Si seulement cela avait pu se dérouler ailleurs que dans cet endroit sinistre : une prison en forme de bulle, dissimulée sous les nuages d'une géante gazeuse et entourée d'ennemis tous plus étranges les uns que les autres. Les entrailles de l'enfer. Mais bon… Robb était en vie ! Des larmes coulèrent sur les joues crasseuses de la Vagabonde. L'espace d'un instant, la joie surpassa la colère, la peur, la confusion. Une chose à la fois. Elle embrassa le jeune homme qui avait été son camarade dans les FTD, ainsi que son ami et son amant. Ils se tombèrent dans les bras sans dire un mot, tremblants, haletants. Puis Tasia fit une belle grimace. — Merdre, tu pues ! Robb se fendit d'un sourire hésitant, comme s'il avait oublié comment faire. — Tu sais depuis quand je ne me suis pas douché ? Ce n'est pas vraiment un hôtel de luxe, ici. J'ai vu un reportage sur ceux de Relleker, mais je n'y suis jamais allé… La voix du soldat se brisa. Tasia n'imaginait même pas comme il avait pu rester sain d'esprit si longtemps, juste assis là, sans espoir d'évasion. Parlez-moi d'être « sous pression »… Malgré la triste apparence du jeune officier, Tasia savait qu'elle n'aurait pas si bien résisté à une telle torture. Robb désigna l'intérieur de la cellule où se tenaient ses six compagnons dépenaillés. — D'ailleurs, ça fait combien de temps qu'on est là ? Avec tous les robots klikiss qui traînent par ici, l'un d'eux aurait au moins pu afficher un calendrier ! Tasia effectua un rapide calcul mental. Le résultat la choqua. — Presque deux ans. Plusieurs prisonniers gémirent à cette annonce. Robb déglutit bruyamment, mais parvint à se dessiner un sourire forcé. — Eh bien ça nous a paru durer une éternité. Pas étonnant qu'on n'ait pas l'air frais. Tasia se passa les mains dans les cheveux, taillés à longueur réglementaire. — Je suppose que je vais avoir tout le temps de m'habituer. Évacuée du bélier en compagnie d'EA, son fidèle comper, puis enfermée dans une bulle et descendue dans les nuages colorés de Qronha 3, elle avait pensé sa dernière heure arrivée. Ce n'est qu'en découvrant la villesphère – un agglomérat délirant de formes géométriques anormales – qu'elle avait réellement pris conscience de la civilisation développée par les hydrogues. Combien de villes semblables se terraient dans les géantes gazeuses du Bras spiral ? Et combien la Hanse en avait-elle incinéré, volontairement ou par accident ? Pas étonnant que les hydreux, dans leurs esprits de métal liquide, nourrissent des rêves de revanche. Les robots klikiss avaient ensuite guidé Tasia et son comper dans les méandres de la cité hydrogue, à travers diverses cloisons étrangement perméables. « Où nous emmènent-ils, EA ? — Je ne sais pas, Tasia Tamblyn. Mais s'il s'agit de m'alimenter en nouveaux souvenirs pour remplir mes mémoires, sachez que je ne suis pas près d'oublier ces événements. — Tu fais de l'humour, maintenant ? L'ancien EA serait-il de retour ? » C'est ainsi qu'ils avaient atterri dans ce drôle de zoo en compagnie des sept autres otages. Les hydrogues – ou les robots klikiss – paraissaient se fournir en « cobayes » depuis déjà un certain temps. Une fois qu'elle eut reconnu Robb sous ses guenilles et ses longs cheveux en bataille, Tasia se souvint du jour où il avait disparu dans les abysses gazeux infestés d'hydrogues. Son dernier message avait été : « C'est magnifique, tellement magnifique… » Il avait dû apercevoir une villesphère. — Pourquoi nous faire prisonniers ? lui demanda-t-elle. Qu'est-ce qu'ils veulent ? — Nous tuer, déclara Smith Keffa, l'un des captifs les plus mal en point. Foutus robots ! Foutus hydreux ! Ils étaient tous décharnés, les yeux enfoncés dans les orbites à force de pourrir dans cette bulle, sans soins ni espoir. Chacun d'eux avait une terrible histoire à raconter. Ils n'avaient rien de mieux à faire que parler d'eux-mêmes, et l'arrivée de Tasia représentait une coupure bienvenue dans leur écrasante monotonie. Elle apprit ainsi que, malheureusement, aucun autre commandant de bélier n'avait été pris en otage. Elle était a priori la seule survivante de l'opération. Peut-être la présence d'EA avait-elle incité les robots à épargner sa propriétaire… — Ils amènent régulièrement de nouveaux prisonniers, mais nous ne sommes plus aussi nombreux qu'avant, précisa Robb. L'un d'entre nous est mort en essayant de s'enfuir et les autres ont succombé à d'horribles expériences. — Les hydreux et les robots klikiss nous ont obligés à regarder ! Keffa leva les bras au ciel, dévoilant les profondes cicatrices qui lui creusaient la peau. Il ne prit pas la peine d'expliquer ce qu'il avait subi. Certains prisonniers gémirent, d'autres se recroquevillèrent, le regard perdu dans le vague, comme s'ils étaient déjà morts et enterrés. Robb s'accroupit à côté de Tasia et passa son bras autour d'elle. Son visage, autrefois si doux, était marqué par la tristesse. Le côté adolescent qui faisait tout son charme s'était peu à peu effacé au cours de cette interminable épreuve. — Je suis tellement désolé de te voir prise au piège ici, Tasia. Elle lui donna un coup de coude amical. En dépit des circonstances, elle était toujours émerveillée par leurs retrouvailles. — Oui, toi aussi tu m'as manqué, Brindle. Le jeune homme fouilla sa poche crasseuse et en sortit un fatras brunâtre qui s'effritait sous ses doigts. — J'ai encore les feuilles d'arbremonde que le prêtre Vert m'a données juste avant que je monte dans le vaisseau estafette. Même si ça ne m'a pas vraiment porté chance. (Il caressa les végétaux desséchés.) Parfois, je les touche comme si j'étais un prêtre Vert, et j'envoie des messages imaginaires, à toi ou à mes parents… Tasia contempla les feuilles flétries ; elle revit Rossia, le Theronien boiteux, offrant le talisman à Robb avec la plus grande révérence. — Je ne suis pas sûre que les hydreux apprécient les arbremondes. — Je sais. Mais j'ai parfois l'impression que ces brindilles m'ont aidé à ne pas devenir dingue. J'ai beaucoup pensé à toi. Les bons souvenirs, c'est à peu près tout ce qu'on a pour ne pas craquer. (Il secoua la tête.) Mais je ne voulais surtout pas partager un tel cauchemar. Pas avec toi. Pas même avec mon pire ennemi. — Pas même avec Patrick Fitzpatrick III ? grogna-t-elle en s'appuyant sur son compagnon. Robb émit un gloussement fatigué. — Ah oui… Qu'est-ce qu'il devient, cet abruti ? — Il est mort. (Tasia lui décrivit la bataille qui avait fait rage sur Osquivel après la disparition du vaisseau estafette.) Fitzpatrick et beaucoup d'autres bons soldats sont morts ce jour-là. Elle avait tant à raconter aux prisonniers. L'histoire de deux années de guerre. Malheureusement, elle disposait désormais de tout le temps nécessaire. Elle évoqua d'abord les fameux béliers, comment cette flotte d'un nouveau genre avait été dépêchée sur Qronha 3, puis comment les robots s'étaient mutinés. — Le programme de rébellion était inscrit dès le départ chez les compers Soldats, analysa EA. Les robots klikiss n'ont fait que l'activer. Justement, l'une des machines extraterrestres s'approcha de la cloison translucide. Tasia scruta le robot noir tandis qu'il pénétrait dans la cellule ; Smith Keffa, lui, s'en éloigna autant que possible. Robb joua les braves pour rassurer Tasia. — Je ne crois pas qu'il cherche un partenaire pour jouer aux dames. — Une Manta vient d'arriver au-dessus de Qronha 3, annonça le robot. Nous avons ordonné aux compers Soldats présents à bord d'en prendre le contrôle. Nous avons d'ailleurs répercuté cet ordre dans tout le système. La déclaration semblait avoir pour seul but de railler les prisonniers. — Qu'entendez-vous par « tout le système » ? demanda Robb. — Tous les compers Soldats. Dans tout le Bras spiral. — Les humains n'ont jamais fait de mal aux robots klikiss ! s'enflamma Tasia. Qu'est-ce que vous cherchez, à la fin ? — À vous exterminer jusqu'au dernier. La jeune femme se campa devant la machine noire, mains sur les hanches, indifférente au ridicule de sa posture. — Je vois. Les FTD déclarent la guerre aux Vagabonds, et maintenant les robots klikiss veulent balayer l'humanité tout entière. Merdre ! Quelqu'un est-il encore capable de reconnaître son véritable ennemi ? — Nos ennemis sont parfaitement identifiés. Ayant délivré ses sinistres nouvelles, le robot klikiss quitta la cellule. 14 PATRICK FITZPATRICK III Depuis la terrasse du manoir de sa grand-mère, dans le Colorado, Patrick Fitzpatrick gardait les yeux tournés vers les montagnes. Il avait désactivé l'écran protecteur pour profiter de la morsure de l'air glacé ; le froid était bien le dernier de ses soucis. Une couche de neige ornait les sommets majestueux, le ciel était d'un bleu parfait : quelle différence avec les logements microscopiques dans lesquels les Vagabonds l'avaient tenu enfermé avec ses camarades des FTD… Si les soldats avaient encore été pensionnaires des chantiers spationavals d'Osquivel, ils auraient sans doute été, à cet instant précis, en train de travailler d'arrache-pied à traiter des métaux, construire des vaisseaux, bref à se montrer productifs. Mais plus que tout, Fitzpatrick se demandait où se trouvait Zhett et ce qu'elle faisait… Peut-être occupée à brûler l'effigie d'un certain officier. Il était revenu sur Terre depuis trois jours, un « héros » qui se contentait de paraître en public, de sourire et de serrer des mains. Certains rescapés se voyaient propulsés chouchous des médias, en particulier la fougueuse Shelia Andez qui ne cachait pas sa colère envers les Vagabonds. Avec un tel discours, qui épousait à merveille la position officielle de la Hanse, elle croulait sous les sollicitations. L'opinion publique reprochait au clan Kellum de ne pas avoir relâché les soldats tout de suite après leur sauvetage. Cela n'avait aucun sens, mais la Hanse se gardait bien d'éclaircir l'affaire. Fitzpatrick trouvait cette propagande d'autant plus choquante et ridicule qu'il savait pertinemment que lui-même y aurait cru un an auparavant. Maureen fit son entrée sur la terrasse ; il sentit sa présence – et sa réprobation – sans même la regarder. L'ancienne présidente de la Hanse l'avait couvé toute sa vie, envoyant ses parents mener des missions diplomatiques sans importance pour les tenir à l'écart. Fitzpatrick choisit de faire mine de ne pas la voir. — Encore là à ne rien faire ? Et dans le froid, en plus. Femme de pouvoir, Maureen ne s'embarrassait pas de fioritures dans la conversation. Chaque phrase, chaque minute devait remplir un objectif précis. — Ça vous dérange que je prenne le temps de réfléchir, grand-mère ? Vous préféreriez que je m'enrôle dans une quelconque association politiquement correcte ? Le jeune homme fit exprès de pousser un soupir que l'air glacé transforma en vapeur blanche. Le nuage lui rappela l'atmosphère s'échappant des dômes brisés par les compers Soldats que Kiro Yamane était parvenu à reprogrammer : une invraisemblable diversion qui avait permis à Patrick de s'évader. — Tu n'as pourtant pas l'air de profiter de ta permission. Je me suis arrangée pour que tu aies beaucoup de temps libre, tout en te gardant à la une des médias. Tes amis savent mettre à profit leur liberté retrouvée. Ils font la fête, partent en voyage… Pourquoi ne pas aller t'amuser avec eux ? — Ce ne sont pas mes amis. Juste des compagnons de captivité. — Eh bien je les ai quand même invités à la réception de demain. J'espère que tu seras plus sociable. Chaque jour qui passe, tu restes assis pendant des heures à regarder la neige. — C'est peut-être ce dont j'ai besoin en ce moment. (Il se refusait toujours à quitter les montagnes des yeux.) Et je n'ai pas demandé de réception. Maureen lui mit une main sur l'épaule, mais elle se contentait d'imiter un geste de réconfort qu'elle avait observé chez d'autres personnes. — Du calme, du calme. Ça te fera du bien après tout ce qui t'est arrivé. Elle l'avait élevé et façonné dans le seul but d'en faire un parfait petit héritier Fitzpatrick, mais dans le processus, il avait aussi appris à reconnaître ses techniques de manipulation. Patrick pouvait décider de jouer le jeu ou bien trouver un moyen de la court-circuiter. — Il est arrivé beaucoup de choses à beaucoup de monde, lâcha-t-il avec un ricanement amer. Le jeune homme finit par se tourner vers sa grand-mère, une vision qui lui remit aussitôt en tête le surnom de Maureen. Avec son autoritarisme forcené et son visage dur, masculin, l'ancienne présidente avait tout de « La Virago ». Voyant qu'elle ne pourrait pas l'avoir au charme, Maureen croisa ses bras maigres d'un geste mesuré, sans s'autoriser ne serait-ce qu'un frisson malgré la froidure. — Je voulais aussi te parler d'un rapport des FTD. Ils avaient déjà envoyé des vaisseaux sur Osquivel avant même que le nôtre soit de retour, pour enquêter sur les activités des Vagabonds et voir ce qui était récupérable, équipements comme informations. — Et ils n'ont rien trouvé, pas vrai ? — L'endroit est à l'abandon. Les équipes de recherche ont trouvé quelques vestiges des chantiers spationavals, mais soit les Vagabonds les ont sabordés, soit les compers Soldats s'en sont chargés pour eux. Du grand classique. Dès qu'on les déniche quelque part, ils s'enfuient comme les cafards qu'ils sont. Quand Maureen souriait, ses petites lèvres minces perdaient leur coloration. Patrick ne l'avait encore jamais remarqué. — Vous vous attendiez à quoi ? Les Vagabonds ont livré l'épave hydrogue en échange de leur liberté, d'accord, mais ils savaient bien qu'ils n'étaient plus en sécurité. Pourquoi la Hanse ne les laisse-t-elle pas tranquilles ? La vieille dame émit un brusque claquement de langue. — Patrick, les Vagabonds t'ont tourné la tête ! Dois-je te rappeler qu'il a fallu les obliger à nous céder l'épave ? Ils l'avaient sous le coude depuis longtemps, sans rien nous dire, alors que les ingénieurs de la Hanse auraient pu l'analyser bien plus efficacement que leurs prétendus scientifiques. Patrick s'enfonça dans son siège, les yeux rivés sur les pics neigeux, le cœur aussi froid que les glaciers qu'il apercevait au loin. Les Vagabonds savaient se cacher mieux que personne. Quand les FTD étaient venues débusquer les hydrogues sur Osquivel, Del Kellum avait réussi à dissimuler de gigantesques installations. Patrick se demandait comment il pourrait jamais les retrouver – surtout Zhett – s'ils décidaient vraiment de disparaître. Qu'il le veuille ou non, les heures passées avec la jolie brunette l'avaient durablement changé. Sa prestigieuse famille et son « sang bleu » paraissaient désormais appartenir à quelqu'un d'autre. — Grand-mère, j'aimerais que vous me rendiez un service. Trouvez n'importe quelle excuse, je m'en moque. Je vais quitter les FTD. Maureen eut l'air plus surprise que déçue. — Oui, bien sûr. Nous n'avions jamais envisagé que tu fasses carrière dans l'armée. Ce sera facile de te trouver un poste dans une grande compagnie. Ou te faire nommer ambassadeur, si tu préfères. — Vous ne m'avez pas compris. Trop de rescapés se laissent entraîner dans une propagande dont ils ne perçoivent que trop bien l'hypocrisie. Je vais leur mettre les points sur les i et j'espère que je ne serai pas le seul. Ce que la Hanse fait subir aux Vagabonds est d'une injustice révoltante. — Qu'est-ce que tu racontes ? s'indigna Maureen. Tu sais ce dont les clans sont capables, tu l'as vu. Patrick rentra le menton dans son col de chemise. Il avait rejoint les FTD nourri des mêmes préjugés, s'en prenant à Tasia Tamblyn comme si la Vagabonde ne valait rien… sauf qu'elle l'avait remis à sa place plus souvent qu'à son tour. Il était doué pour se faire des ennemis. — Oui, et j'en sais même plus que vous ne pensez, grand-mère. De n'importe quel point de vue qu'on se place, les accusations des clans sont totalement fondées. Ils avaient toutes les raisons du monde d'interrompre l'approvisionnement. Nous ne méritions pas mieux. Choquée pour de bon, Maureen donnait l'impression de faire tourner ses méninges à plein régime, soupesant les idées qui lui venaient à l'esprit pour éviter la catastrophe. — Patrick, tu es ridicule. Rentrons. Je vais te faire du thé. — Vous ne faites jamais le thé vous-même. Et puis épargnez-moi cet air condescendant. — Et toi, ne porte pas de jugements hâtifs. Tu ne connais pas les raisons qui… — Bien sûr que si. (Il finit par se lever.) J'y étais. Tout est de ma faute. J'étais avec le général Lanyan quand nous avons croisé la route d'un cargo vagabond. Nous l'avons arraisonné et dévalisé avant de le vaporiser dans l'espace. Le capitaine du vaisseau n'avait aucune chance de s'en sortir. J'ai poussé le bouton. J'ai déclenché le tir de jazers qui l'a désintégré. (Il prit plaisir à voir enfin sa grand-mère pétrifiée, sans réaction.) Quand les Vagabonds ont trouvé les débris, ils ont vite compris qui étaient les coupables. Voilà pourquoi ils ont interrompu les relations commerciales. Voilà comment tout a commencé. 15 LARS RURIK SWENDSEN L'épave hydrogue était encore plus extraordinaire que tout ce que Swendsen avait pu imaginer. — Je crois que je n'ai jamais été aussi excité de ma vie. Ça fait des jours que je n'ai pas dormi. — Dormir est quand même utile, docteur Swendsen, lui assena son expert en matériaux. Les chercheurs fatigués font des erreurs. — Ne vous inquiétez pas, Norman. J'ai bu du café. Beaucoup de café. Swendsen discourait sans pour autant arrêter de marcher ; quand il tombait sur les membres de son équipe, il en profitait pour les interroger sur leurs dernières trouvailles. Les murs du vaisseau formaient des angles étranges, à tel point qu'il devenait difficile de dire ce que les hydrogues considéraient comme le haut ou comme le bas. L'ingénieur se faufila par la petite écoutille et tomba sur deux hommes postés devant un ensemble de nodules cristallins… Des panneaux de commandes ? Des décorations ? Ils n'étaient en tout cas connectés à aucun circuit identifiable. Swendsen mit les mains sur ses hanches et hocha la tête d'un air absent. — Évitez d'appuyer sur le bouton rouge, d'accord ? On ne sait pas comment les hydrogues écrivent « autodestruction ». — Les systèmes sont fonctionnels, déclara l'un des techniciens en se grattant un sourcil épais. Et pour ce qu'on en sait, le vaisseau est toujours alimenté en énergie. L'autre scientifique, un homme pâle aux cheveux crépus, souriait comme un enfant devant un nouveau jouet. — Exact ! Il n'y a aucune raison qu'on ne puisse pas le faire marcher, sauf qu'on n'a pas encore trouvé comment. — On va y arriver, j'en suis sûr. Je continue à étudier les notes laissées par l'ingénieur vagabond. Un sacré boulot. (Swendsen aurait aimé rencontrer Kotto Okiah. Peut-être plus tard, quand les discordes politiques seraient réglées.) C'est un gars brillant, juste un peu désorganisé. Il accumule les observations sans prendre le temps de résumer ni d'extrapoler. Mais pour un homme seul, il a abattu une belle somme de travail. Swendsen conclut par quelques encouragements, puis se dirigea vers le centre de l'épave. Est-ce que les hydrogues marchaient, volaient, coulaient ? Il s'arrêta près d'une femme dont la chevelure tombait jusqu'aux reins, même si la masse était nouée de façon à ne pas gêner ses mouvements. Rosamaria Nogales. Docteur Nogales. — Des nouvelles des biologistes ? Ils confirment que le résidu était bien un hydrogue mort ? La flaque de métal pâteux s'était avérée malléable, gélatineuse, douce au toucher… et radicalement différente de tout ce que Swendsen connaissait. Kotto Okiah avait posé l'hypothèse qu'il s'agissait là du cadavre d'un extraterrestre, et l'ingénieur de la Hanse partageait cette analyse. Les grands yeux marron de Rosamaria étaient injectés de sang ; apparemment, le sommeil ne se refusait pas qu'à Swendsen. — Après avoir dissocié le matériau en briques élémentaires, ils affirment que ce n'était pas organique. La structure – j'hésite à l'appeler « tissu » – se compose en fait de formes métalliques de gaz légers, qui ne devraient pas se trouver dans cet état sous pression atmosphérique normale. — Vous êtes en train de me dire que nous sommes en présence d'air agrégé sous une forme à la fois cristalline et flexible qui parvient incidemment à conserver sa structure moléculaire ? — Moi je n'ai rien dit. Ce sont les biochimistes. — Et qui sommes-nous pour les contredire, pas vrai ? Swendsen reprit la route comme un médecin effectuant sa tournée. Comprendre le système de propulsion hydrogue révolutionnerait probablement les vaisseaux des FTD, leur offrant de nouvelles armes, offensives et défensives. Les perspectives étaient immenses. L'ingénieur aurait voulu tout faire à la fois, mais il portait déjà trop de casquettes. Après tout, il était encore responsable de l'usine qui produisait les compers près du Quartier du Palais. Heureusement, quelques rares techniciens suffisaient à gérer les chaînes de montage, laissant ainsi Swendsen se consacrer à d'autres projets. Il arriva enfin à l'endroit le plus intrigant du vaisseau, un mur plat, trapézoïdal, qui ressemblait étonnamment à un transportail klikiss. Cela paraissait impossible à première vue, mais les hydrogues utilisaient bel et bien le même système de transport que l'ancienne race insectoïde. Swendsen sentit un nœud se former dans son estomac en pensant à Howard Palawu, qu'il aurait bien aimé avoir à ses côtés à cet instant précis. Les deux scientifiques avaient procédé ensemble au démantèlement d'un robot klikiss, pour en adapter ensuite les modules aux machines de la Hanse : les compers Soldats obtenus grâce à cette percée technologique s'étaient avérés bien supérieurs aux autres modèles. En récompense de cet exploit, le président Wenceslas avait envoyé Palawu étudier les transportails klikiss et, comme Margaret Colicos avant lui, il s'était volatilisé à travers l'un de ces mécanismes anciens. Personne ne l'avait jamais revu. En guise de spécialiste des transportails, Swendsen disposait désormais d'une jeune femme à la peau mate du nom de Sofia Aladdia, rapatriée de Rheindic Co, présentement occupée à scruter les symboles qui entouraient la paroi cristalline. — J'ai dévoré tous les rapports rédigés par le docteur Palawu. Il comprenait les transportails bien mieux que n'importe lequel d'entre nous. — Il aurait aussi compris celui-là ? s'enquit Swendsen. Aladdia haussa les épaules. — Il en aurait sans doute conclu que les hydrogues utilisaient une technologie de transportail pour passer d'une géante gazeuse à l'autre. Quant au fonctionnement… ce n'est peut-être qu'une question de système de coordonnées. — Cela expliquerait pourquoi nous n'avions jamais vu de vaisseaux hydrogues sillonner l'espace jusqu'à peu. Si les responsables de la Hanse avaient su que les géantes gazeuses étaient habitées, ils n'auraient jamais déployé le Flambeau klikiss. Swendsen était persuadé que si son équipe parvenait à faire ne serait-ce qu'une ou deux trouvailles, les pièces du puzzle se mettraient en place. Les FTD attendaient avec impatience la moindre annonce de sa part. 16 ROSSIA La flotte du quadrant 5 – un Mastodonte et onze Mantas – sillonnait l'immensité étoilée. Sur le pont de l'Eldorado, le vaisseau-amiral, Rossia caressait son surgeon en se tortillant sur son siège. Il était encore censé rester plusieurs heures à son poste au cas où l'amiral Kostas Eolus aurait besoin de communiquer par télien. Malgré les prédateurs qui s'y dissimulaient, le prêtre Vert regrettait la canopée de la forêt-monde. Rossia appartenait à la première poignée de volontaires intégrés à la structure rigide de l'armée terrienne. Il boitait à cause de sa jambe mutilée, ses grands yeux globuleux donnaient l'impression qu'il passait son temps à retenir sa respiration, et en prime, il parlait tout seul. Mais les prêtres Verts étaient suffisamment rares pour qu'on leur passe quelques excentricités. Dégagé de ses obligations envers l'amiral Willis, Rossia mettait à présent ses compétences au service d'Eolus le bourru. L'amiral du cinquième quadrant arborait des cheveux frisés couleur corbeau, des sourcils épais et un menton carré agrémenté de rides profondes autour de la bouche. Apparemment, il n'avait jamais appris à parler d'une voix autre que tonitruante. Quand Eolus se mit à scruter les membres d'équipage à sa portée comme une wyverne en quête d'une proie, Rossia préféra se pencher discrètement sur son surgeon. Une avalanche de messages angoissés le submergea dès qu'il replongea dans le télien. La situation semblait des plus graves. Rossia saisit au vol les pensées inquiètes d'autres prêtres Verts servant à bord des vaisseaux des FTD. La communication la plus pressante émanait de Clydia, depuis la Manta de l'amiral Stromo en mission sur Qronha 3 à la recherche des béliers disparus. À travers l'esprit de la forêt-monde, Rossia perçut les pensées de sa jeune camarade, vit par ses yeux, discerna son environnement. Lorsqu'il saisit l'ampleur du problème, il en oublia jusqu'à l'inconfort de son siège. Clydia avait vu des compers Soldats massacrer deux membres d'équipage. Elle passait à présent les doigts sur le surgeon, autant pour rassurer la plante que pour chercher conseil auprès des arbremondes. Difficile d'évaluer la portée de la crise. Clydia quitta le pont de la Manta et se dirigea vers ses quartiers. Une fois au calme, dans une lumière diffuse, peut-être parviendrait-elle à retrouver un semblant de quiétude au sein de l'esprit végétal. Un concert de sirènes d'alarme retentit soudain dans tout le vaisseau. Tandis qu'elle se hâtait le long d'un couloir, l'intercom lui cracha dans les oreilles un fouillis de rapports succincts et de voix anxieuses. « Amiral, les compers déraillent. Ils n'obéissent plus aux… — Je vous avais dit de les désactiver ! » S'ensuivit un bruit bizarre – un cri étouffé ? – accompagné de coups sourds, d'une lutte, puis enfin d'un coup de feu… avant que l'intercom cesse d'émettre. La prêtresse Verte percevait des relents de mort dans l'atmosphère confinée du vaisseau. Trois soldats la dépassèrent en courant, visiblement effrayés. Elle se colla à la paroi pour ne pas les gêner. Un tumulte d'échos entremêlés se déversait des écoutilles et des couloirs adjacents. Hurlements, cliquetis métalliques, explosions. Clydia tressaillit en entendant claquer des tirs de convulseur, incapable de dire de quelle direction ils provenaient. Elle se remit en marche, progressant aussi vite que possible, cernée par le vacarme. Le surgeon pesait lourd, mais elle le tenait fermement, lui qui représentait son seul lien avec la forêt-monde et les autres prêtres Verts. Elle devait leur transmettre ce qui se passait ici… À bord de l'Eldorado, Rossia se redressa d'un coup, muet de stupeur. Un geste aussi brusque de sa part attira l'attention d'Eolus. — Qu'est-ce qui vous arrive ? Vous avez été piqué par un insecte planqué dans votre arbre ? Rossia observait le surgeon, incrédule. — C'est terrible. Je crois que… des compers Soldats attaquent l'équipage d'une Manta. — Ne soyez pas ridicule, s'esclaffa l'amiral. — Je ne plaisante pas. Laissez-moi… Le prêtre Vert se connecta de nouveau au télien pour rejoindre Clydia, qui courait pieds nus dans les couloirs du vaisseau. La voix de l'amiral Stromo jaillit de l'intercom. « Les compers savent qu'on les a repérés. Je veux tout le monde armé. Sécurité, distribuez des convulseurs à tous les membres d'équipage. Et sortez l'artillerie lourde, si on en a. » La voix râpeuse qui lui répondit appartenait à une femme qui avait déjà trop crié. « Amiral, les compers ont pris le contrôle des armureries. Ils ont tué six de mes hommes ! » Stromo avait l'air complètement dépassé par la situation. « Mais enfin, les compers ne sont pas censés y avoir accès ! » Comme pour se moquer de lui, l'intercom vomit le crépitement d'une rafale de tirs. La voix féminine disparut sous les parasites. D'autres coups de feu retentirent devant Clydia. Cinq soldats firent irruption dans le couloir, battant en retraite dans un tonnerre de cris, leurs uniformes en lambeaux. Les jets d'énergie qui sortaient des convulseurs paraissaient de plus en plus faibles, comme si les batteries étaient presque à plat. — Tirons-nous d'ici, bordel ! Des pas rythmiques se firent entendre jusqu'au moment où les compers Soldats apparurent et se jetèrent sur les cinq humains. La prêtresse Verte s'enfuit par un couloir latéral au bout duquel elle vit les portes fermées d'un ascenseur. Elle devait absolument rejoindre un autre pont ! Hurlements et bruits de lutte emplirent ses oreilles tandis qu'elle courait à perdre haleine. Il fallait qu'elle rejoigne ses quartiers et s'y enferme tant que les soldats des FTD n'auraient pas maîtrisé les compers. Ce n'était forcément qu'une question de temps. Le surgeon lui paraissait de plus en plus lourd à chaque pas. Ses bras lui faisaient mal. Au moment où ses doigts allaient enfin atteindre les boutons de l'ascenseur, les portes s'ouvrirent d'elles-mêmes, révélant deux compers Soldats dont les capteurs optiques se posèrent aussitôt sur elle. Clydia voulut faire demi-tour, mais se rappela que dans cette direction, d'autres robots s'en étaient pris aux militaires en fuite. Un troisième groupe de compers surgit du dernier couloir où elle aurait pu trouver refuge. L'éclairage violent fit scintiller les traînées humides qui maculaient leur peau synthétique. Les mains factices s'ornaient de reflets rougeâtres. La jeune femme s'immobilisa dos au mur, le surgeon serré contre sa poitrine. Les compers Soldats s'approchèrent des trois côtés à la fois. Elle saisit le petit tronc élancé afin que chaque prêtre Vert, d'un bout à l'autre du Bras spiral, sache ce qui se passait à bord de la Manta. Rossia ne pouvait pas l'aider. Personne ne le pouvait. Il fallait se contenter de voir et d'entendre, de vivre le drame avec elle, seconde par seconde. Le plus proche comper s'empara du surgeon. Clydia lutta pour le conserver, mais le robot jeta le pot à terre. Et le contact fut rompu. Haletant, Rossia lâcha son propre surgeon comme si la plante l'avait brûlé. Les images l'avaient submergé comme une grande vague, puis s'étaient retirées d'un seul coup. Quand il vit tout l'équipage regarder dans sa direction, le prêtre Vert comprit que l'amiral n'avait pas cessé de réclamer des explications en hurlant. — Une catastrophe. Une vraie catastrophe. Eolus paraissait prêt à bondir du fauteuil de commandement. — Comment ça, une catastrophe ? Parlez, bon sang ! — Les compers Soldats sont devenus fous sur la Manta de l'amiral Stromo. Je les ai vus attaquer. Ils… (Rossia s'obligea à se calmer pour décrire au mieux les visions qui lui emplissaient encore la tête. D'autant que d'autres rapports, d'autres questions, affluaient à présent par télien.) Les compers ont détruit son surgeon. Et cette douleur… Je pense que Clydia est morte. Les soldats de l'Eldorado se regardèrent d'abord avec incrédulité, puis avec inquiétude. Eolus émit un grognement sonore et dévisagea le prêtre Vert comme s'il avait sorti une blague de mauvais goût. — Ce sont des compers, nom de Dieu ! Les compers ne pensent pas par eux-mêmes. Passant outre cette remarque, Rossia se concentra de nouveau sur le surgeon ; quand il releva la tête, sa stupéfaction ne connaissait plus de bornes. — Je reçois des messages depuis quatre vaisseaux des FTD. Les compers attaquent ! C'est une rébellion organisée ! Eolus serra les poings. — Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? (Il se tourna vers son officier de transmissions.) Intercom général ! Rapports immédiats ! Quelqu'un a-t-il vu des… Un concert d'alarmes se déchaîna avant que l'amiral puisse finir sa phrase. Les canaux de l'intercom s'emplirent de cris, de comptes-rendus hâtifs décrivant des compers échappant à tout contrôle, tous au même moment. Rossia laissa échapper un gémissement. Il ne savait que trop bien ce qui se passait. — Vous êtes sûr de vous ? l'interrogea Eolus en se levant d'un bond. Le Theronien hocha la tête, puis lâcha de nouveau le surgeon pour échapper aux images cauchemardesques qui envahissaient le télien. — Oui, tout à fait sûr. Les compers massacrent les équipages. Aucun quadrant n'est épargné. Je pense que la plupart des prêtres Verts sont déjà morts. Tout ce sang… Les robots attaquent, attaquent… Eolus revint vers l'officier de transmissions. — Et nos vaisseaux ? — Toutes les Mantas font le même rapport, amiral ! Nous perdons le contact. — Alors il faut réagir ! Pas de temps à perdre ! Rossia ne connaissait pas très bien Eolus, mais il était persuadé que ce bulldozer ne reculerait pas devant une bonne bagarre. L'amiral écrasa son gros poing sur le bouton de l'intercom. « Alerte générale ! Urgence absolue ! Stoppez les compers. Ne perdez pas de temps à essayer de les désactiver, réduisez-les en morceaux. En petits morceaux. » Les armes classiques ne valant rien contre les hydrogues, l'Eldorado ne transportait qu'une poignée de convulseurs destinés à mater quelques soldats récalcitrants ou, dans le pire des cas, une mutinerie. Et même si le vaisseau avait disposé d'un arsenal suffisant, Rossia n'aurait pas su s'en servir. Il n'y avait qu'un seul comper sur le pont du Mastodonte. Eolus réagit au quart de tour dès que le robot commença à bouger. — Sergent Briggs, sortez votre convulseur. Le chef de la sécurité ne se le fit pas dire deux fois. Il dégaina aussitôt et tira sur le comper qui vacilla avant de s'effondrer, les bras tendus comme s'il cherchait un cou à briser. Rossia prit le surgeon dans ses bras pour le protéger. Les soldats choqués se regardaient les uns les autres sans réagir. L'officier de transmissions, d'une pâleur extrême, semblait sur le point de se trouver mal. — Deux Mantas ne répondent plus ! Je recevais un signal confus, sans doute des cris, des bruits de lutte, mais ça vient de couper. Le visage de l'amiral s'empourpra. — On nous vole nos vaisseaux ! Comme pour lui donner raison, les deux Mantas réduites au silence changèrent de cap et s'éloignèrent du reste de la flotte. Eolus se jeta sur ses commandes, fit défiler une série de chiffres, puis se redressa avec une expression consternée qui céda vite la place à la colère et à la frustration. — Bon sang ! On sort tout juste d'une cale sèche et ils ne m'ont même pas donné les nouveaux codes guillotine ! Foutues mises à jour ! Ça ne marche jamais du premier coup. (L'amiral traversa le pont d'un pas raide et frappa de nouveau l'intercom.) Considérez chaque comper Soldat comme un ennemi. C'est eux ou nous. Rajoutez-moi une belle ligne à vos états de service. (Il se tourna vers le chef de la sécurité, qui s'employait à ouvrir un petit compartiment scellé.) Sergent Briggs, vous protégez le pont. Quoi qu'il arrive, les compers ne doivent pas capturer ce Mastodonte. Briggs sortit les convulseurs de leur cachette, en donna un à Eolus et deux autres à des soldats de confiance, gardant une arme à feu pour lui. — Les convulseurs ne sont pas ce qu'il y a de mieux contre les compers Soldats, amiral. Ces robots sont drôlement résistants. — Merci de me le dire. Une autre idée ? — Pas pour l'instant. — Difficile de traiter toutes les informations, balbutia l'officier de transmissions. Les compers se révoltent partout, pont par pont. L'équipage est débordé ! Chaque robot pouvait facilement mettre hors de combat cinq ou six soldats humains avant de succomber à son tour. Eolus n'aurait ni assez d'hommes ni assez d'armes pour contenir cette rébellion si elle n'était pas stoppée rapidement. — Bilan des pertes ? — Inconnu… mais forcément élevé. Rossia, lui, envoyait frénétiquement rapport sur rapport pour faire connaître la situation de l'Eldorado. — Nahton court prévenir le roi Peter. Peut-être aurons-nous des renforts à temps. — Je ne vois pas ce qu'ils peuvent faire à part prier, grommela Eolus. N'espérez aucune aide extérieure. Bondissant telles des hyènes mécaniques, trois compers Soldats lancèrent la charge dans le couloir menant au pont principal. Le sergent Briggs se posta près de la porte et ouvrit le feu. Les balles frappèrent les robots de plein fouet, creusant des cratères dans leurs torses blindés et les projetant en arrière. Le bruit des impacts fit trembler Rossia. — Monsieur Briggs, que diriez-vous de fermer cette porte ? — J'en descends encore un ou deux, amiral. Six nouveaux compers surgirent de couloirs latéraux. Briggs tira tout en réclamant des renforts. — Amiral, regardez ! s'écria le navigateur. Sur l'écran principal, deux autres Mantas quittaient la formation et rejoignaient celles déjà détournées. Eolus serra les dents si fort que les muscles de sa mâchoire se tendirent comme des câbles. Il considéra l'entrée du couloir où Briggs et ses hommes se démenaient pour repousser l'assaut des compers. — Ces foutus robots n'auront pas mon vaisseau ! hurla-t-il à qui voulait l'entendre. 17 LE ROI PETER Une autre cérémonie sans intérêt. Revêtu de l'inconfortable attirail royal, le roi Peter assistait à un banquet ennuyeux durant lequel il était censé remettre des médailles du mérite à divers hommes d'affaires du Quartier du Palais. Toujours tiré à quatre épingles, Basil Wenceslas assistait à l'événement ; il affichait une expression sereine, placide, sauf quand son regard gris croisait celui de Peter. Le président n'avait-il donc rien de mieux à faire ? Je l'inquiète à ce point ? Ce n'était pas encore cette fois que le roi se dresserait pour demander à toute l'espèce humaine de s'unir contre les hydrogues, mais au moins le président ne lui avait pas demandé de proférer une nouvelle salve de mensonges éhontés sur les Vagabonds. Enfin pas ce soir. Basil vivait dans l'idée qu'en se montrant suffisamment autoritaire et inflexible, tout le monde finirait par lui obéir. Mais la ligne dure adoptée contre les clans avait fait long feu, et même ses plus ardents supporteurs comprenaient à présent que la « victoire » de Rendez-Vous n'avait servi à rien. Les Vagabonds s'étaient dispersés dans l'espace et la Hanse manquait toujours de carburant interstellaire. Peter réagissait lui aussi très mal à ce genre de coercition. Il avait d'ailleurs ouvertement refusé de jouer les marionnettes, mais Basil avait aussitôt contre-attaqué en tentant d'assassiner le couple royal, puis en massacrant les dauphins de la reine pour la punir. Alors Peter faisait semblant de coopérer, ne serait-ce que pour protéger sa femme et l'enfant à naître. Ses yeux revenaient sans cesse se poser sur le président, assis l'air confiant à la table du banquet. Comme il le détestait ! Et il fallait toujours garder une longueur d'avance sur lui, se montrer plus intelligent, plus prudent, ce qui demandait une belle opiniâtreté vu que Basil Wenceslas bénéficiait de toutes les ressources de la Hanse. Depuis que les médias s'étaient mis à assiéger le Palais des Murmures, avides de communiqués sur la « miraculeuse » grossesse de la reine, Basil s'était arrangé pour que Peter et Estarra apparaissent le moins possible en public. Journalistes et experts de tout poil avaient alors commencé à disserter sur les raisons de cette quasi-disparition des souverains, et le président s'était vu forcé de « sortir » le roi – sans son épouse – lors de célébrations mineures telles que cette fastidieuse soirée bureaucratique qui n'intéressait que les personnes directement impliquées. Basil semblait penser que le roi n'aurait pas l'occasion d'y faire du dégât. Sept gardes royaux se tenaient en poste le long des murs, officiellement pour protéger le roi, mais surtout pour le surveiller. Leur chef, le capitaine McCammon, restait aussi immobile qu'une statue… et aussi indifférent que Peter aux récompenses présentées. Eldred Cain, lui, n'assistait pas à la cérémonie. L'adjoint de Basil, l'homme qui avait aidé Peter et Estarra en sous-main, était encore plus allergique aux mondanités que son supérieur. Affichant un sourire figé, artificiel, le roi présenta un ruban et une médaille à l'assistance. — Pour services rendus à l'humanité, pour son travail acharné en faveur des organisations caritatives locales, je décerne la médaille d'honneur de la Hanse au docteur Anselm Frick. Une salve d'applaudissements retentit tandis que le chirurgien bedonnant montait à la tribune marmonner son discours avant de retourner s'asseoir. Le roi s'apprêtait à présenter le quatrième et dernier récipiendaire quand un tumulte s'éleva derrière les grandes portes. Les gardes se mirent en alerte, les journalistes réorientèrent leurs caméras en espérant que quelque chose d'intéressant allait enfin se produire. Un homme à la peau verte, à moitié dévêtu, se fraya un chemin dans la salle de réception. — Qui ose empêcher un prêtre Vert de délivrer au roi un message de la plus haute importance ? s'exclama Nahton. Même si le Theronien rendait fréquemment visite à la reine pour lui donner des nouvelles de sa planète natale, il avait rarement des informations urgentes à transmettre. Peter ne l'avait jamais vu si agité. Après des années passées au Palais des Murmures, Nahton savait très bien que le roi n'était qu'une marionnette dont Basil tirait les ficelles, mais le président ne lui avait jamais montré le moindre respect, méprisant même ses demandes d'aide répétées en faveur de Theroc. Autant dire que Nahton connaissait ses vrais alliés au Palais. Peter lança un ordre sec au chef de la garde. Après tout, ces soldats étaient au moins censés faire semblant d'obéir à leur roi. — Capitaine McCammon, cet homme est mon prêtre Vert attitré. S'il a un message pour moi, vous devez le laisser passer. (Peter prit l'officier de haut pour mieux l'embarrasser.) Sauf si vous jugez utile de me protéger d'un prêtre Vert. L'assistance gloussa, complice. Le capitaine remit en place le béret marron qui couvrait ses cheveux argentés ; il guettait du coin de l'œil l'accord de Basil, qui hocha doucement la tête. Nahton s'avança et parla d'une voix puissante, offrant le scoop au groupe de journalistes. — Votre Majesté, c'est un carnage ! Les prêtres Verts servant dans les FTD envoient des rapports d'une extrême gravité. Les compers Soldats se révoltent. Ils s'en prennent aux équipages et s'emparent des vaisseaux. Aucune flotte n'est épargnée. Ils ont déjà massacré des milliers de soldats. (Ses yeux imploraient le roi de trouver une solution.) J'ai senti la mort de cinq prêtres Verts. C'est une rébellion organisée. Basil bondit sur ses pieds, mais tous les regards convergeaient vers le roi et son prêtre Vert. — Des compers qui tuent des humains ? s'écria Peter. Mais comment ont-ils pu coordonner une telle opération ? Les délais de communication imposés par la vitesse de la lumière auraient dû à eux seuls rendre impossible… — L'heure de la révolte a été programmée d'une manière ou d'une autre, Votre Majesté. L'attaque a été soigneusement planifiée. Peter fit aussitôt le rapprochement avec l'énigme de Qronha 3. — L'amiral Stromo n'a pas retrouvé nos soixante vaisseaux-béliers, lança-t-il d'une voix inquiète. Et leurs équipages étaient composés de compers Soldats. — J'ai déjà relaté un incident survenu hier sur la Manta de l'amiral Stromo, précisa Nahton. Des compers défaillants ont tué deux hommes d'équipage. J'ai transmis le message directement au président Wenceslas. Vous n'étiez pas au courant, Votre Majesté ? Peter se tourna vers Basil, debout dans un coin de la pièce. — Je ne savais rien de tout cela ! Qui m'a caché une information d'une telle importance ? Il connaissait très bien le nom du responsable. Désormais, tout le monde le connaissait aussi. — Vous l'auriez su lors du prochain briefing, déclara Basil sur un ton glacial. Peter lui décocha un regard furibond. — S'il s'agit vraiment d'une révolte, et si vous aviez montré plus de zèle, monsieur le Président, peut-être nos troupes auraient-elles été prévenues à temps ! La première alerte s'est produite il y a plus de vingt-quatre heures. Nous aurions pu lancer une mise en garde par télien. — Je n'ai plus aucun contact avec la Manta de l'amiral Stromo, ajouta Nahton pour enfoncer le clou. Sa prêtresse Verte a été tuée. À l'instar, je le crains, d'une grande partie de l'équipage. (Il ne daignait même pas regarder le président.) Tous les vaisseaux des FTD sont pris d'assaut. — Et nous aurions pu l'empêcher, se lamenta Peter. Saisissant l'occasion, le roi poussa son micro à fond pour couvrir une éventuelle contestation du président. Il ne laisserait pas Basil insérer cette crise dans son schéma politique, ni l'enterrer comme certaines questions déjà soulevées sur la fiabilité des compers Soldats. Peter ne tirait aucune satisfaction d'avoir eu raison dans cette triste affaire, mais il devait en profiter pour affaiblir son ennemi. — Il y a déjà longtemps que nous avons laissé passer notre chance ! Qu'on se souvienne de mes réticences concernant l'emploi de modules klikiss dans les compers Soldats ! J'ai tenté d'en stopper la production, par pure précaution, mais l'usine a été rouverte contre mon gré. (Peter fusilla Basil du regard.) Ce fut une mauvaise décision, prise pour de mauvaises raisons. Le président se fraya un chemin vers l'estrade, le visage balayé par une tempête d'émotions. Peter savait que Basil détestait reconnaître ses erreurs et qu'il allait tenter de minimiser l'ampleur du désastre. Qu'importe le nombre de victimes pourvu que la Hanse sauve la face. Mais Peter bénéficiait à présent de l'attention des médias, d'un public suspendu à ses lèvres. Un roi devait prendre les décisions qui s'imposaient. Confronté à une telle urgence, personne n'oserait le contredire. Il sentit son visage s'empourprer en songeant à tous ces compers dans lesquels un terrible compte à rebours était arrivé à expiration. Les mots se mirent aussitôt à jaillir de sa bouche. — Si la rébellion est inscrite dans leurs programmes, alors chaque comper Soldat est une bombe à retardement prête à exploser. Et notre usine continue à en fabriquer pendant que nous parlons. (Il se tourna vers les gardes royaux et s'adressa à eux d'une voix de stentor.) Fermez cette usine, arrêtez la production sur-le-champ ! Alertez les soldats en poste, qu'ils abattent les compers au moindre signe suspect. Prévenez les bérets d'argent. Nous ne devons prendre aucun risque. Les gardes royaux hésitaient sur la conduite à tenir. Basil tentait désespérément de rejoindre l'estrade au milieu de la pagaille générale ; Peter ne le laissa pas arriver jusque-là. — Capitaine McCammon ! Vous avez entendu mes ordres ? Toutes les caméras se tournèrent vers les gardes indécis. Le docteur Frick se leva, agita sa médaille comme si elle lui conférait une autorité militaire, et s'en prit à l'officier. — Traître ! Qu'est-ce que vous attendez ? Obéissez au roi ! — Oui, qu'est-ce que vous attendez ? s'écria un autre convive, choqué par ces tergiversations. Des protestations de plus en plus véhémentes s'élevèrent dans la salle. Peter en profita pour porter l'estocade. — Capitaine, faites votre devoir. Ou rendez votre insigne. L'officier finit par se décider. Il salua le roi et entraîna ses hommes vers la sortie, tout en transmettant ses ordres pour une opération de grande envergure autour de l'énorme usine située en lisière du Quartier du Palais. Peter avait conscience d'outrepasser largement son autorité, mais la situation l'exigeait. Le peuple admirerait cette démonstration de force. Quant à Basil… jusqu'à quelles extrémités irait-il pour se venger lorsque cette crise serait résolue ? Si elle se résolvait. 18 JESS TAMBLYN Telle une balle nacrée lancée à vive allure, le vaisseau de Jess traversa les nuages de tempête imprégnés par les wentals. La mer n'offrait aux regards qu'un amas d'écume bouillonnante, scintillante. C'était sur cette planète océan stérile que le jeune homme avait entamé sa longue quête visant à ramener à la vie les étranges créatures aqueuses. Les volontaires qu'il avait entraînés à sa suite avaient baptisé l'endroit Charybde, en référence au terrible tourbillon auquel avait échappé Ulysse dans son Odyssée. Jess espérait convaincre les wentals de payer leur dette ici même. L'estomac noué, le Vagabond posa à Nikko cette question déjà répétée un bon millier de fois ces derniers jours : — Comment va Cesca ? — Sa peau est moite, glacée. Des caillots de sang se forment un peu partout. Elle passe son temps à se réveiller et à se rendormir. Je crois qu'elle n'en a plus pour longtemps. — Les wentals peuvent encore l'aider, déclara Jess en maîtrisant sa colère. La bulle flottait à présent au-dessus de rochers noirs, luisants d'écume, qui formaient l'une des rares terres émergées de la planète. Jess y relâcha le Verseau comme un insecte déposant tendrement son œuf à la surface d'une feuille. Le petit vaisseau atterrit sur le récif désolé, muni de sa nouvelle coque gainée d'eau vivante. De minuscules créatures aquatiques avaient abattu un travail titanesque durant le trajet : guidées par les wentals, elles avaient mixé métaux et coraux pour produire des excroissances en forme de croûtes là où la coque avait souffert. Bientôt rejoint sur les rochers par le vaisseau de Jess, le Verseau était à présent un mélange de la technologie vagabonde et de la créativité des entités aqueuses. Nikko jaillit de l'écoutille, le front en sueur, tandis que Jess traversait la membrane protectrice de son immense bulle de nacre. Ce dernier sentit aussitôt l'énergie qui parcourait l'air saturé d'ozone, une force prête à se déchaîner contre les hydrogues et dont il comptait bien détourner une partie au profit de Cesca. Jess se tourna vers l'océan houleux ; les wentals qui en avaient fait leur demeure s'adressèrent à lui d'une voix puissante qui résonna dans son crâne. Ton désir est si puissant qu'il augmente considérablement le risque de créer un wental souillé. Tu n'en saisis pas les conséquences. Ni pour toi ni pour nous. — Et si j'accepte de courir le risque ? Pour elle ? (Jess essayait de comprendre le discours des wentals.) Comment peut-on vous souiller ? J'ai reformé un wental avec l'eau de la nébuleuse, et maintenant vous êtes là. Je croyais que vous ne formiez qu'un seul être, une seule grande entité dispersée en de nombreux points. Nous sommes une seule entité, composée de multiples fragments. Et à l'intérieur de cet énorme corps, certaines parties peuvent s'infecter. Regarde. Sans rien ajouter, les wentals submergèrent le Vagabond de souvenirs, de concepts et d'images, comme une pompe de Plumas qui éclaterait en un torrent d'eau. Soudain, dans son esprit et dans son cœur, il comprit le terrible danger d'un wental souillé. Le récit datait de plusieurs millénaires, avant que les wentals aient été anéantis. Jess découvrit une étrange planète, puis un officier ildiran – un septar ? – plongé par accident dans une brume habitée par un wental grièvement blessé suite à une rencontre avec les faeros. De nombreux mondes ildirans avaient déjà succombé à la guerre qui opposait les créatures élémentales ; villes et continents avaient été rasés, des planètes éventrées, des soleils éteints à jamais. Le septar savait que le Mage Imperator ne pourrait pas protéger des Ildirans voués à l'extinction. Désespéré, errant dans les ruines fumantes d'une cité dévastée, l'officier se trouvait au point de chute du wental tombé du ciel. Entre l'Ildiran avide de sauver l'Empire et le wental affaibli par le combat s'opéra une fusion semblable à celle qu'avait connue Jess, parce que cela semblait la meilleure chose à faire. Le septar se vit alors empli d'une force immense mais captive, séparée des autres wentals. Son corps contenait difficilement cette incroyable énergie qu'il n'avait en même temps aucun moyen de relâcher pour lui permettre de se propager de nouveau. L'Ildiran parvint à rejoindre son croiseur, mais dès son arrivée, il ne put empêcher une décharge de parcourir le vaisseau et de décimer tout l'équipage. Soudés l'un à l'autre, wental et Ildiran se lancèrent dans la bataille à bord du croiseur dont la structure ne résista pas longtemps à une telle pression ; il se changea en un nuage de débris maintenu en place par le pouvoir du wental souillé, semant la destruction sur son passage. Un wental souillé ne vit que pour détruire. Il brise tout ce qui est solide, il augmente l'entropie pour rendre l'univers plus fluide. Seul compte le chaos. Le wental/septar mit les faeros en déroute, mais s'en prit également à des vaisseaux ildirans, à des villes, à des astéroïdes dépourvus de vie, incapable de faire la différence entre amis et ennemis. Finalement, six boules de feu envoyées par les faeros unirent leurs forces pour entraîner le wental souillé dans un soleil, où il fut désintégré molécule par molécule. Un wental souillé est un mutant prisonnier d'une forme physique. De par sa nature impropre, il ne peut se propager, et l'énergie qu'il accumule ne se décharge que par à-coups d'une extrême violence. Reclus dans une boucle interne, il se trouve séparé de l'esprit des autres wentals. De ce fait, il nous déteste autant que n'importe quel ennemi qui croise sa route. — Ça se produit souvent ? Ce n'est pas parce qu'il y a eu un accident un jour que… Une nouvelle vague d'images l'interrompit au beau milieu de sa phrase. Cette fois, le souvenir semblait encore plus ancien. La créature évoquait un scarabée géant à la peau tannée, gris-vert, dressé sur ses pattes arrière. Le spécex d'une ruche klikiss en guerre avec d'autres ruches. Un nouveau groupe était apparu sur un continent voisin et s'était déjà largement répandu en laissant nombre de victimes derrière lui. Si le spécex ne contrait pas cette invasion, s'il ne parvenait pas à détruire ses ennemis et à transmettre leurs mémoires chimiques à sa propre progéniture avant le prochain Grand Essaimage, sa lignée disparaîtrait. À cette époque, les wentals venaient tout juste d'entrer en guerre contre les hydrogues et les faeros. Les Klikiss représentaient une civilisation étrange, inconnue, dont les créatures élémentales voulurent faire des alliés. Lorsque le spécex posa ses conditions, les wentals n'en perçurent pas les terribles conséquences. Gonflé de l'énergie aqueuse, il dévora ses dix accouplants sans prêter attention à leurs chants désespérés ; sa carapace vola en éclats sous la pression de nouvelles pattes segmentées, sans que la fissiparité soit menée à son terme et donne naissance à un autre essaim. Il détruisit ensuite le spécex rival et ses ruches, puis, incapable de se maîtriser, saccagea le continent tout entier. Les wentals, affolés, tentèrent de stopper le monstre qu'ils avaient engendré. La puissance déployée dans cette lutte atteignit de tels sommets que la planète elle-même n'y résista pas. Le wental souillé fut anéanti, mais la bataille modifia la gravité du monde klikiss, provoquant de prodigieux tremblements de terre qui réduisirent à néant toute forme de vie. Voilà à quoi ressemble un wental souillé, Jess Tamblyn. Voilà ce qui pourrait se reproduire aujourd'hui. Le Vagabond ne comprenait toujours pas. — Pourquoi ? Parce que je désire trop la sauver ? Cesca est une femme formidable, l'Oratrice des clans. Comment pourrait-elle donner naissance à une telle horreur ? Le danger existe. Jess, lui, avait déjà fait son choix. — Ça suffit ! Je n'ai que faire de vos divagations philosophiques alors qu'elle est en train de mourir ! Je la connais. Je suis prêt à courir le risque. Nikko, amène-la ici. Porte-la s'il le faut. — Je ne sais pas si on peut la déplacer… — Elle est perdue de toute façon, contra Jess d'une voix où perçait la culpabilité. Le jeune pilote força Cesca à se lever. Il passa le bras de l'Oratrice sur ses épaules pour la traîner hors du Verseau. Elle distingua Jess, la mer et le soleil, en s'accrochant à un dernier souffle de vie. Quand elle se mit à tituber, Nikko la déposa doucement sur les rochers noirs de Charybde. Elle doit venir dans l'eau d'elle-même. Tu ne peux pas l'aider. Jess s'agenouilla près de Cesca, le cœur en lambeaux. Comment vivre sans elle ? À deux pas de cet océan vibrant de force vitale, il maudissait les wentals et leurs règles stupides. — Ça va la tuer ! Vous allez la tuer. Ce doit être sa décision. Son geste. — Cesca, si tu m'aimes, fais une dernière chose pour moi. Bois cette eau. Si tu laisses les wentals entrer en toi, nous serons enfin réunis. La mer se calma d'un coup ; les vagues cessèrent de battre le récif. Les wentals ne se manifestèrent plus que sous forme de minces filets d'eau s'allongeant vers Cesca. — Si tu refuses, tu mourras. — Et je… serai… comme toi ? Le vent semblait murmurer à leurs oreilles. — Ton corps sera comme le mien, chargé de l'énergie des wentals. (Il ne lui serait pas venu à l'idée de lui mentir.) Ça signifie que tu ne pourras plus jamais toucher un être humain sans lui faire de mal. Tu seras aussi isolée que moi. C'est horrible, mais je ne vois pas d'autre solution pour te sauver. La Vagabonde balbutia une ultime question. — Te toucher… toi ? Jess s'était jusqu'alors refusé à l'influencer en évoquant cette possibilité. — Il n'y aura que nous, Cesca. Séparés du reste de l'espèce humaine. — Mais ensemble. (La jeune femme avait choisi. Il se poussa pour la laisser ramper lentement vers la mer.) Guide Lumineux… droit devant. Jess lui prodigua ses encouragements. Plus que quelques secondes. Encore un mètre ou deux. Il sentait la peur émanant des wentals. Il ferma les yeux et pensa à Cesca, à son amour pour elle, à leur envie si longtemps réprimée de former un couple. Comment pourrait-elle représenter le moindre danger ? Les images des wentals souillés semblaient déjà lointaines, irréelles. Elle ne finira pas comme ça. Cesca recueillit un peu d'eau miroitante. Des gouttes de vif-argent lui glissèrent entre les doigts. Tremblante, elle porta le liquide à sa bouche et avala une gorgée qui la fit frissonner. Un dernier effort pour entrer dans l'eau, moitié baptême moitié noyade, puis elle disparut dans les flots. 19 RLINDA KETT BeBob et Rlinda assistèrent aux funérailles d'Andrew Tamblyn sous les cieux gelés de Plumas, une cérémonie préparée par les trois frères survivants, confus et taciturnes, avec l'aide des autres Vagabonds. Même si la femme des glaces avait disparu dans la mer, Rlinda n'envisageait pas une seule seconde que la situation soit vraiment revenue à la normale. Peut-être Karla Tamblyn prenait-elle du bon temps avec les créatures des abysses. Rlinda avait entendu les mineurs parler de diverses bestioles exotiques évoluant là-dessous : nématodes chanteurs, méduses scintillantes… Une ambiance funèbre régnait dans la grotte depuis trois jours ; les ouvriers regardaient par-dessus leurs épaules et retenaient collectivement leur souffle en attendant la suite des opérations. Cette vigilance renforcée privait malheureusement les deux otages de toute possibilité de filer en douce, même si mettre les voiles pendant les funérailles n'aurait guère été poli. Néanmoins, Rlinda en avait plus qu'assez de rester coincée là à se tourner les pouces. Elle ne parvenait pas à se réchauffer, et quoi d'étonnant sur une banquise située au bord d'une mer glacée, sous un ciel d'un kilomètre d'épaisseur. Le Curiosité Avide ne manquait pourtant pas de couvertures ni de chauffages d'appoint, mais le beau vaisseau patientait en surface tandis que sa propriétaire se morfondait dans les profondeurs… Caleb, Wynn et Torin Tamblyn déposèrent le corps d'Andrew sur un lit d'algues sèches, dans un cercueil flottant fait de cellulose compressée. Caleb se pencha sur l'embarcation pour y déverser un liquide épais, translucide, qui se répandit sur son frère et sur les matières inflammables qui l'entouraient. Une atroce odeur chimique agressa les narines de Rlinda. Wynn et Torin se tenaient côte à côte en essayant de retenir leurs larmes. Ils échangeaient des coups de coude pour tenter de décider l'autre à prendre la parole, mais ce fut Caleb qui, d'une voix rauque, prononça les premiers mots. — C'est la deuxième fois que je dis adieu à l'un de mes frères. Andrew aujourd'hui, Bram avant lui. — Et Ross encore avant, ajouta Wynn. — Foutus hydrogues, marmonna Torin. Voilà enfin un sujet sur lequel nous sommes tous d'accord, pensa Rlinda. Les Vagabonds avaient de bonnes raisons d'en vouloir à la Hanse, aucun doute là-dessus, mais elle ne voyait pas ce qui leur donnait le droit de s'en prendre à elle ou à BeBob. Les trois frères évoquèrent brièvement le souvenir du défunt avant d'enflammer le gel qui imprégnait le cercueil. Une fois l'embarcation à l'eau, les courants de convection l'entraînèrent aussitôt vers le large. Les flammes se reflétaient sur le ciel gelé en dévorant les algues, la cellulose, le corps d'Andrew enveloppé dans son linceul. Rlinda et BeBob se tenaient par la main, serrés l'un contre l'autre dans l'air froid qui transformait leur souffle en vapeur blanche. Le pilote pleurait, mais Rlinda, qui n'oubliait pas son statut de captive, avait du mal à en faire autant. Ils se sentaient tous les deux intrus dans un moment intime où ils n'avaient pas leur place. Les flammes se firent de plus en plus violentes au fur et à mesure que le bateau s'éloignait, jusqu'à ce que le cercueil se brise en deux. Caleb détourna les yeux où brillait plus de colère que de tristesse. Torin contenait difficilement ses sanglots ; Rlinda aurait voulu le prendre dans ses bras pour le réconforter, mais elle se maîtrisa. La sympathie ne faisait pas toujours bon ménage avec la réalité. Les Vagabonds gardaient le regard baissé, attendant que les flammes achèvent leur sinistre besogne. Un silence lugubre s'abattit sur l'assistance. Mais la mer refusa l'offrande. L'eau commença à s'agiter, à mousser autour des restes du bûcher ; une tornade de vapeur s'en éleva dans un bouillonnement digne d'un chaudron, pour finalement avaler les ultimes fragments du cercueil carbonisé. Une forme blanche et allongée jaillit des flots au cœur de cette furie, véritable piédestal de glace dont les suintements se figeaient les uns après les autres telle la cire coulant d'une bougie. Baignée dans le chatoiement de la glace reflétée sur sa peau blanche, Karla Tamblyn se dressait au sommet du monolithe, plus régénérée que jamais, déesse menaçante émergeant de l'eau glacée. Une masse tentaculaire de créatures ondoyantes s'agitait à la base du piédestal : des centaines de tubes à chair pourpre qui se tortillaient et s'étiraient comme de gigantesques sangsues gorgées de sang. Karla leva les mains au ciel. Ses cheveux noirs tournoyaient autour d'elle, chargés d'électricité statique. Elle s'exprima d'une voix caverneuse dans laquelle brûlait un feu froid : — Les flots s'écoulent où bon leur semble. (Karla serra les poings. Sa peau semblait saturée d'énergie, mais ses yeux restaient étrangement vides.) Ce qui est liquide ne connaît pas de forme. Des dizaines de nématodes, soldats aveugles aux ordres de leur nouvelle maîtresse, se mirent à nager vers la berge avec ardeur. Leurs bouches rondes s'ouvraient sur des dents acérées capables de creuser des tunnels dans la glace. Ou dans des corps. — Ne peut me propager… Endiguée… Enclavée… (Karla tourna son visage ivoirin vers le ciel parsemé de soleils artificiels et déclara d'une voix tonitruante :) Les flots s'écoulent où bon leur semble. Elle lança une onde de choc constituée de boules de lumière invisibles qui frappèrent de plein fouet le ciel gelé. La paroi du dôme se craquela, laissant échapper une pluie de glace fondue. — Seuls le hasard et le chaos sont naturels. L'ordre est une aberration. La puissance de sa voix fit vaciller les habitants de Plumas. Un déluge se déversait autour d'elle tandis que de gros morceaux de glace se détachaient du dôme et s'abattaient dans la mer. Typhon incarné, Karla soulevait des vagues immenses, furieuses. — Les flots s'écoulent où bon leur semble. Le monolithe entama sa progression vers le rivage, vers des humains terrorisés qui voyaient soudain la mort et la destruction venir à leur rencontre. 20 JORA'H LE MAGE IMPERATOR Un Mage Imperator était censé protéger son peuple, mais chaque désillusion rendait Jora'h plus amer vis-à-vis de ses obligations. Même lui, le leader vénéré d'un si grand empire, comment pouvait-il espérer lutter contre un ennemi assez puissant pour éteindre des soleils ? Jora'h avait l'impression d'être tombé dans une chausse-trape et, depuis, de s'enfoncer toujours plus loin dans un gouffre sans fond. Comment résister sans précipiter la fin de la civilisation ildirane ? Avait-il seulement le choix ? Il maudissait son père et tous les Mages Imperators avant lui. Alors que les orbes de guerre étaient partis depuis trois jours, leur menace résonnait encore dans l'air comme la dernière note lancinante d'un morceau de musique. Jora'h n'oublierait jamais le regard d'Osira'h – blessé, déçu, méprisant – quand il avait capitulé devant l'émissaire. Mais à présent qu'il savait les hydrogues capables de lire les pensées de la fillette et d'y débusquer toutes sortes d'informations, il fallait qu'elle croie à l'échec de son père. D'ailleurs il pouvait encore échouer, mais ce n'était sûrement pas une raison pour livrer ses plans de bataille à l'adversaire. Au fond de lui, le Mage Imperator savait qu'il restait une chance de victoire, à condition de tenter le tout pour le tout et de pouvoir compter sur son peuple. L'émissaire avait prévenu qu'il reviendrait bientôt poser ses exigences en vue de forcer le souverain à trahir l'humanité. Jora'h devrait avoir trouvé une solution d'ici là. Mais il lui fallait d'abord éloigner sa fille… et les hydrogues connectés à son esprit. Il fit venir Osira'h dans sa chambre de méditation ; l'enfant se planta devant lui, dos droit, exsudant ce formidable pouvoir grâce auquel elle avait forcé les hydrogues à la suivre. — Vous avez requis ma présence. Si vous pensez avoir besoin de moi, je ferai de mon mieux pour vous aider. Visiblement troublée, la fillette espérait sans doute avoir sous-estimé son père. Elle laissa ses yeux errer sur l'étagère où trônait le précieux surgeon offert par Estarra, reine de la Hanse. Chaque fois qu'Osira'h regardait la plante, Jora'h se demandait si elle ressentait le même appel que sa mère. — En quoi pourrais-tu m'aider ? — En prenant part à votre plan, Seigneur. (Ce n'était pas une question. Elle avait déjà réalisé l'impossible et attendait de lui qu'il fasse de même.) Vous m'avez demandé d'amener les hydrogues à Mijistra. Donc vous avez un plan. Vous êtes le Mage Imperator. — Je n'ai fait que mon devoir. Si je n'avais pas trouvé un moyen de les apaiser, les hydrogues auraient ravagé cette planète avant de s'en prendre à tous les mondes ildirans. En donnant l'impression de céder aux injonctions de l'ennemi, il avait gagné le temps nécessaire à la mise en œuvre d'un stratagème désespéré, sauf qu'il ne pouvait pas l'avouer à Osira'h, qui était comme un livre ouvert pour les hydrogues. J'ai gagné du temps, oui… mais durant ces millénaires de manigances, d'hybridations et d'expérimentations, n'en avons-nous donc pas eu assez ? Le regard étrange de sa fille lui fit comprendre qu'elle n'était pas satisfaite de la réponse. — Je te renvoie sur Dobro, Osira'h. (Il prit les mains de l'enfant dans les siennes et n'eut guère besoin de feindre son émotion.) Ta mère est vivante. L'Attitré Udru'h l'avait cachée aux yeux de tous, même aux miens. Je t'envoie la rejoindre. Je veux que tu sois avec Nira. Le visage de la fillette s'éclaira soudain. Jora'h aurait souhaité lui en dire plus, tout lui révéler. D'innombrables questions paraissaient se bousculer dans sa tête, mais elle choisit finalement de se concentrer sur le bonheur qui lui tombait dessus. Peut-être avait-elle même mis de côté le dédain que lui inspirait la lâcheté de son père. Jora'h s'étonna d'une telle euphorie alors qu'Osira'h n'avait jamais rencontré sa mère. Enflammé à la seule évocation de sa bien-aimée, le Mage Imperator se tourna lui aussi vers le surgeon. Nira lui manquait tellement. Pourquoi Udru'h mettait-il tant de temps à la ramener de son exil forcé ? Mais à présent, la jeune femme devrait rester sur Dobro jusqu'à la fin de cette crise. Que penserait-elle quand leur fille lui apprendrait la prochaine destruction de l'espèce humaine ? Il caressa le tronc pâle de l'arbremonde. Osira'h s'inclina, mais Jora'h devina son sourire. — Si tel est votre désir, Seigneur. Il aurait aimé qu'elle l'appelle père, mais il savait aussi qu'à cet instant, c'était trop lui demander. 21 DARO'H L'ATTITRÉ EXPECTANT DE DOBRO Daro'h réunit quarante-neuf Ildirans pour l'aider à retrouver la prêtresse Verte dans l'immensité de l'hémisphère sud. Udru'h lui enjoignait de faire vite. Ils n'avaient toujours aucune nouvelle du Mage Imperator et de ses négociations avec les hydrogues, mais le temps était clairement compté. Daro'h n'avait jamais vu son oncle si anxieux, si… coupable. — Trouve-la, répéta Udru'h. Trouve-la avant que la situation empire encore. Un groupe de vaisseaux de reconnaissance traversa l'équateur pour rejoindre la grande mer intérieure et l'île où résidait Nira jusqu'à sa disparition. L'imagerie satellite avait transcrit la topographie du continent sur une carte détaillée à laquelle se superposait désormais une grille de recherche au maillage serré. Chaque vaisseau suivait une trajectoire distincte, à basse altitude, et passait au scanner le moindre pouce de terrain. Udru'h n'avait jamais expliqué de manière satisfaisante pourquoi il avait cru bon d'isoler la prisonnière, ni pourquoi il avait affirmé au Mage Imperator qu'elle était morte. Daro'h lui-même avait visité la tombe de Nira sur la colline et avait vu son père s'y recueillir. Que de tromperies ! L'Attitré veillait sur ses secrets comme sur un trésor inestimable ; Daro'h redoutait déjà de devoir adopter la même attitude lorsqu'il prendrait les rênes de la planète. Tous les fils nobles du Mage Imperator endossaient la charge d'Attitré, affectés sur tel ou tel monde selon leur ordre de naissance, leurs vies tracées d'avance par des milliers d'années d'histoire. L'aîné devenait Premier Attitré dès la mort du Mage Imperator précédent, son cadet se retrouvait en charge de Dobro, le suivant était nommé Attitré d'Hyrillka et ainsi de suite. Daro'h s'était souvent demandé pourquoi le deuxième fils du Mage Imperator se voyait assigner une planète aussi insignifiante que Dobro, jusqu'à ce qu'il découvre le programme d'hybridation et son importance vitale pour la survie de l'Empire. Que de secrets ! À travers le hublot, Daro'h vit le désert ocre s'interrompre brutalement le long du rivage sinueux de la mer intérieure. L'exploration s'effectuerait sous forme de spirales centrées sur l'île abandonnée, qui s'élargiraient peu à peu à la recherche du moindre signe de la fugitive. Udru'h lui avait suggéré, bien étrangement, de considérer le fait que Nira pourrait souhaiter ne pas être retrouvée. Cette idée paraissait totalement absurde. La prêtresse Verte préférerait sans aucun doute retrouver ses geôliers ildirans plutôt qu'errer seule. Seule ! Les différentes équipes utilisèrent leurs émetteurs pour rester en contact tandis qu'elles tournaient au-dessus des eaux calmes et bleutées. Si Nira avait tenté de fuir à la nage, elle s'était certainement noyée, succombant à une distance trop importante. Dans ce cas, les recherches étaient vouées à l'échec dès le départ. L'Attitré expectant se rappelait comment son père s'était épris de la prêtresse Verte quand celle-ci était venue à Mijistra lire La Saga des Sept Soleils à ses surgeons. Jora'h avait passé beaucoup de temps avec elle au Palais des Prismes jusqu'au jour où elle avait soi-disant péri dans un incendie. Daro'h savait désormais que tout cela n'avait représenté qu'une petite péripétie d'un plan aux multiples ramifications. Nira était arrivée sur Dobro enceinte du Premier Attitré : Jora'h avait-il donné son accord ou lui avait-on caché la vérité ? Quant à Udru'h, avait-il vraiment pu dissimuler des informations d'une telle importance au Mage Imperator ? L'Attitré de Dobro avait expliqué à son successeur l'intérêt du programme d'hybridation, et Daro'h comprenait parfaitement que la Ligue Hanséatique terrienne ne devait jamais apprendre ce qui était arrivé au Burton. Mais pourquoi cacher quelque chose au Mage Imperator ? Daro'h ne trouvait aucune raison valable, ce qui le troublait profondément. Les quatorze vaisseaux de reconnaissance continuaient à survoler le paysage aride en suivant leur grille de recherche à la lettre. Daro'h éprouva le besoin de parler à son pilote et au garde qui les accompagnaient : — La prêtresse Verte a peut-être quitté l'île depuis des mois. Elle a eu le temps de couvrir une grande distance. — Alors nous couvrirons nous aussi une grande distance, répondit le pilote. Plusieurs heures plus tard, Daro'h reçut un message en provenance de l'une de ses équipes. « Nous avons trouvé des débris sur la berge. Ils pourraient fournir des indices intéressants. » Le vaisseau de Daro'h se posa près de celui qui avait lancé l'appel. Quatre Ildirans scrutaient un tas de rondins rassemblés sur les hauteurs d'une petite plage. Daro'h aperçut les bouts de plantes grimpantes qui avaient servi à lier lesdits rondins, eux-mêmes taillés à des longueurs à peu près équivalentes. Un radeau ! — Elle a pu l'utiliser pour regagner la terre ferme. (Daro'h évalua la distance entre l'eau et les restes du radeau.) Puis elle l'a hissé jusqu'ici. — Pour quoi faire ? demanda l'un des Ildirans. L'île est luxuriante, alors qu'ici c'est juste… le désert. Daro'h leva les yeux vers le paysage désolé qui s'étendait à perte de vue. — Qui peut comprendre les motivations d'une prêtresse Verte ? Mais au moins, maintenant, nous savons par où elle est passée. Poursuivez les recherches ! 22 PATRICK FITZPATRICK III La Hanse était en guerre, le Bras spiral en crise, nombre de colonies humaines se retrouvaient abandonnées et sans défense, en conséquence de quoi l'ancienne présidente Maureen Fitzpatrick ne voyait aucune raison de ne pas organiser une petite fête. Ravie de retrouver son petit-fils longtemps captif des Vagabonds, elle avait invité toutes les personnes qu'elle considérait suffisamment importantes, puis avait dûment expliqué à Patrick qu'il était censé se montrer à son avantage. Le jeune homme se répétait en boucle qu'il avait connu bien pire. Maureen avait ressenti un certain malaise quand il lui avait expliqué son rôle dans la destruction du cargo vagabond. Malaise non pas à cause de l'acte en lui-même, mais juste parce qu'il se sentait coupable. — Ne t'inquiète pas. Tu n'as fait que suivre les ordres. La Hanse affronte des problèmes bien plus graves ces derniers temps. — Des problèmes bien plus graves ? Mais c'est à cause de ça que les Vagabonds ont arrêté de nous approvisionner en ekti. C'est ce qui nous a mis dans cette situation intenable et nous empêche de combattre le véritable ennemi. — Oh, Patrick ! avait-elle lâché d'une voix affreusement condescendante. Laisse donc les jeux politiques et commerciaux aux experts. Ayant été présidente moi-même, je sais que ce genre de choses n'est jamais aussi simple qu'un jeune idéaliste comme toi peut le penser. — J'ai été idéaliste, grand-mère. Je croyais connaître toutes les réponses. Mais aujourd'hui, je suis plus vieux et plus sage. Même si les traiteurs et autres spécialistes dont elle avait loué les services pouvaient mener ce genre de réception officielle sur pilote automatique, Maureen gardait un œil sur chaque détail. C'était une belle journée ensoleillée, la musique de fond était agréable et les invités commençaient à arriver. Cédant aux injonctions de sa grand-mère, Patrick portait son uniforme de cérémonie – noir incrusté de pourpre, orné de galons dorés –, même s'il avait déjà signé son formulaire de démission. — Ce n'est pas la peine d'en parler maintenant, l'avait sermonné Maureen. Le général Lanyan sera parmi nous et il a toujours eu beaucoup de sympathie pour toi. Patrick passait donc de groupe en groupe muni d'un plateau chargé de crevettes et de fruits exotiques dont personne ne voulait ; il souriait à des gens qu'il ne connaissait pas, recueillait des vœux prononcés sans y penser. Mais lorsqu'un businessman bedonnant à l'horrible moustache blonde s'en prit à « ces odieux clans de Cafards », Patrick ne put s'empêcher de l'interrompre sèchement. — Ces gens nous ont sauvé la vie, monsieur. Les FTD n'ont même pas tenté de récupérer les survivants de la bataille d'Osquivel, alors que les Vagabonds nous ont accueillis et soignés. — Avant de vous garder prisonniers, bafouilla l'homme d'affaires. — Une cellule vaut mieux qu'une tombe. Je leur en serai éternellement reconnaissant. Apercevant soudain Kiro Yamane aux côtés d'une Shelia Andez resplendissante, Patrick prit congé pour rejoindre ses camarades de détention. — Sacré buffet, commenta Shelia. Tu mangeais ça tout le temps quand t'étais gamin ? Le jeune officier scruta son plateau de hors-d'œuvre. — Non. Parfois ils servaient un repas complet. — Et tu as préféré avaler les rations des FTD ! J'ai toujours su que tu étais un peu débile, Fitzpatrick… — Et toi, tu es devenue la reine des médias. J'ai dû sécher mes larmes quand tu as évoqué ton « incommensurable souffrance » chez les Vagabonds. Est-ce qu'ils t'ont torturée pendant qu'on avait le dos tourné ? Tu as vu ce que les FTD ont fait à leurs installations ? À Rendez-Vous ? Je trouve qu'en comparaison, on s'en est plutôt bien tirés… — Quelle sensiblerie mal placée, répondit Shelia avec un sourire en coin. Tout ça parce que cette brunette t'a chauffé les sangs. Méprisant cette dernière remarque, Patrick se tourna vers le spécialiste en cybernétique. — Kiro, tu dois avoir bien des choses à raconter sur les dégâts causés par les compers Soldats. — Oui, je dois dire que cette petite diversion s'est avérée bien plus spectaculaire que prévu. Si ta grand-mère et les FTD n'étaient pas arrivées à temps, les robots auraient tout détruit. — Mais tout a été détruit, Kiro. Il se trouve qu'on s'en est sortis vivants, mais nous ne savons même pas combien de Vagabonds sont morts dans l'opération. Ça ne te gêne pas d'avoir déclenché un tel désastre ? — Il fallait qu'on s'évade, l'interrompit Shelia, furieuse. Ils ne nous ont pas laissé le choix. Regarde Bill Stanna, ils l'ont tué ! — Bill n'était pas exactement un parangon d'intelligence. Les Vagabonds ne l'ont pas tué, il est mort parce qu'il a monté un plan stupide. (La jeune femme émit un grognement dégoûté, mais Patrick poursuivit sa diatribe :) Quelqu'un doit contrebalancer tes histoires à dormir debout, Shelia. (Il sourit en voyant la surprise de son interlocutrice.) J'ai moi aussi décidé de donner une série de conférences pour décrire mon passage chez les Vagabonds. Une grande partie du conflit actuel repose sur un discours volontairement biaisé. Kiro, j'aimerais que tu présentes ton point de vue. Je peux te prendre avec moi. — Désolé, répondit Yamane en détournant le regard. On m'a demandé un rapport sur les compers Soldats en vue d'améliorer leurs performances. C'est une mission prioritaire. Shelia éclata de rire. — Si tu crois que je vais venir chanter les louanges de ta petite chérie, tu te fourres le doigt dans l'œil ! Patrick rougit. Sa démarche s'annonçait bien difficile. — Alors j'agirai seul. Mes parents sont ambassadeurs, ma grand-mère est une ancienne présidente… Maureen choisit cet instant pour surgir de nulle part. — Et aucune de ces personnes ne t'aidera à propager des opinions positives sur les ennemis de la Hanse. Viens avec moi, Patrick, tout le monde te réclame. (La Virago l'entraîna à sa suite, le temps de lui glisser quelques gentillesses à l'oreille.) Tu as besoin d'être surveillé. Tu refuses obstinément de t'adapter à la situation. — Je pense par moi-même. C'est mal ? — Oui, si tu t'égares. Tu as déjà entendu parler du syndrome de Stockholm ? Tu en as tous les symptômes. Les Vagabonds t'ont retenu prisonnier et voilà que tu prends leur défense ! Ce n'est pas normal. Je crains que tu ne doives rester ici, au calme, jusqu'à ce que tu ailles mieux. (Elle lui donna une tape sur l'épaule.) Je ne regarderai pas à la dépense pour retrouver le Patrick d'avant. Maureen le guida ensuite vers le général Lanyan. L'officier supérieur avait grossi, surtout au niveau du visage, mais il inspirait toujours respect et obéissance. — Général, mon petit-fils avait tellement hâte de vous revoir ! Patrick ne prit pas la peine de la contredire. Ça ne valait pas le coup. Le jeune homme avait – autrefois – ressenti une immense fierté à servir comme officier adjoint du commandant des Forces Terriennes de Défense. À l'époque, il ne lui serait jamais venu à l'esprit de discuter un ordre. Lanyan agrippa la main de Patrick et la serra avec vigueur. — Commandant Fitzpatrick, je regrette de ne plus vous avoir comme adjoint. Sans vouloir vous offenser, je n'aurais jamais dû vous donner les rênes d'une Manta, car si vous n'aviez pas disparu sur Osquivel, je vous aurais encore à mes côtés. En fait, jeune homme, dès que vous serez déclaré bon pour le service, vous reviendrez m'aider à surmonter toutes ces tracasseries bureaucratiques. — Je suis désolé, mon général, mais j'ai déjà donné ma démission des FTD. Je compte consacrer mon temps et mon énergie à d'autres occupations. — Cela ne fait que quatre jours que vous êtes là, répliqua Lanyan, interloqué. Vous n'avez pas eu le temps de vous reposer ni de prendre des décisions aussi lourdes de conséquences. Pensez-y et nous en reparlerons quand vous serez prêt. Patrick décida de cracher le morceau, conscient de tenir une occasion unique. — Mon général, vous rappelez-vous ce cargo vagabond que nous avons intercepté lors d'une patrouille ? Le visage de Lanyan demeura parfaitement inexpressif. — Non, monsieur Fitzpatrick, j'ai bien peur de ne pas m'en souvenir. — Vraiment ? Nous avons pourtant abordé ce vaisseau, puis nous avons saisi sa cargaison d'ekti. Le capitaine se nommait Raven Kamarov, membre d'un important clan de Vagabonds. (Il plissa les yeux.) Vous m'avez donné l'ordre de détruire ce bâtiment. Cette fois, Lanyan lui jeta un regard glacial. — C'est inexact, monsieur Fitzpatrick. Je ne me souviens de rien de tel. Et d'ailleurs vous non plus. Patrick sentir monter une grande colère. Il allait faire un esclandre, mettre le général sur la sellette devant toute l'assistance, mais un officier fit irruption dans la pièce avant qu'il ait pu mettre son plan à exécution. — Mon général ! Vous êtes réclamé de toute urgence ! — Que se passe-t-il ? s'enquit Lanyan, aussitôt sur le pied de guerre. Le nouveau venu s'approcha et fit son rapport d'une voix juste un peu trop forte pour rester discrète. — Les compers Soldats. Ils posent problème. (L'officier jeta un coup d'œil dans la pièce et reconnut Yamane.) Docteur ! Nous aurons besoin de votre expertise. Un transport vous attend tous les deux. Veuillez me suivre, s'il vous plaît. Dans un brouhaha de murmures gênés, Maureen Fitzpatrick se fendit d'un large sourire, leva les mains bien haut et tenta de minimiser l'affaire. — L'appel du devoir ! Voilà ce qui arrive quand vous commandez les Forces Terriennes de Défense. Pas de quoi s'inquiéter. Lanyan décocha un dernier regard noir à Patrick, puis il suivit le messager qui traînait déjà Yamane derrière lui. 23 LARS RURIK SWENDSEN Le transport de troupes s'arrêta devant l'épave hydrogue et déversa un escadron de commandos d'élite armés jusqu'aux dents. Le chef des bérets d'argent hurla le nom de Swendsen. Le grand Suédois sortit de l'orbe de guerre en clignant des yeux pour se réhabituer à la lumière. — Oui ? (Il tendit la main au premier soldat à sa portée, comme s'il retrouvait un ami lors d'une soirée.) C'est à quel sujet ? Le béret d'argent avait la mâchoire carrée, la peau rasée de frais mais couverte de sueur ou d'une lotion quelconque ; son badge portait la mention ELMAN, K. — Monsieur, vous avez ordre de nous accompagner à l'usine qui fabrique les compers. Il y a du travail pour vous. — Je suis navré de vous contredire, mais j'ai des recherches à mener ici même, répondit Swendsen en fronçant les sourcils. — Docteur, vous disposez d'informations vitales pour la réussite de notre mission, notamment des codes d'accès. C'est un cas d'extrême urgence. L'usine tournait sans encombre depuis des mois. Il n'y avait même pas eu besoin d'une seule intervention non planifiée. — Qu'est-ce qui se passe ? Les bérets d'argent entraînèrent Swendsen vers le véhicule militaire. — Les compers sont devenus dingues sur tous les vaisseaux des FTD. Le roi Peter a ordonné la fermeture de l'usine avant que la situation dégénère ici aussi. La porte du transport de troupes se referma à grand bruit avant que l'ingénieur ait pu faire le tour des questions qui lui venaient à l'esprit. L'énorme usine était la plus imposante de sa catégorie, destinée à produire chaque jour des lots de compers de type Amical, Confident, Analyste ou Domestique. Suite au conflit avec les hydrogues, la plupart des chaînes de montage avaient été modifiées pour sortir des compers Soldats, plus sophistiqués. Concentré sur l'épave, Swendsen n'avait pas visité les locaux depuis plusieurs jours, mais il n'était pas peu fier de savoir que les chaînes automatisées tournaient avec une parfaite efficacité. — Oh, peut-être un petit défaut dans la programmation des modules de base. Je vais récupérer quelques spécimens adéquats et identifier le problème. (Il sourit aux bérets d'argent, mais ne dérida pas les hommes au regard dur.) J'ai de bons éléments dans mon équipe. Ils trouveront ce qui cloche. Dans la matinée, ses assistants avaient déniché de précieux indices concernant le fonctionnement des propulseurs hydrogues… mais il allait devoir régler l'affaire de l'usine avant de pouvoir les rejoindre. Le roi Peter avait toujours été un peu paranoïaque dès qu'il s'agissait des compers Soldats. Quand le véhicule s'arrêta de nouveau au terme d'un violent dérapage, deux panneaux se soulevèrent de chaque côté de la carlingue, livrant passage à des commandos survoltés. Swendsen sortit à son tour, avec beaucoup moins d'élégance. Trois autres transports de troupes les rejoignirent sur la zone de livraison située à l'extérieur du complexe industriel. Une vaste tente en forme de dôme y avait été érigée pour servir de poste de commandement. Swendsen se vit immédiatement escorté sous la tente. Le responsable de l'opération, que son badge identifiait comme le sergent Paxton, étudiait les plans de l'usine projetés sur un pad de visionnage. Il leva les yeux vers l'ingénieur expert sans paraître le moins du monde impressionné. — C'est vous le civil en charge de cette usine ? On a besoin de vous. — Bien sûr, monsieur le sergent, euh… je veux dire sergent Paxton. Je suis là pour ça. Paxton désigna un diagramme où des hachures recouvraient une bonne moitié du bâtiment. — Nous ne disposons d'aucune information récente sur ces zones. Les ouvriers sont injoignables. (Il passa un doigt sur l'écran pour accéder aux données qui l'intéressaient.) Il y aurait apparemment cent vingt-huit personnes à l'intérieur. — Ça me semble une estimation raisonnable. Il faut du personnel pour surveiller les chaînes de montage et rédiger les rapports quotidiens. Étrangement, l'idée d'une automatisation complète reste taboue. Swendsen sourit en haussant les épaules. — Le roi nous a donné l'ordre de neutraliser les compers Soldats, reprit Paxton. Vous savez ce qui s'est passé dans les vaisseaux des FTD ? — Vaguement, répondit l'ingénieur avec un rire forcé. Mais il doit y avoir une erreur. Beaucoup d'exagération, en tout cas. — D'après nos renseignements, docteur Swendsen, les robots sont entrés en rébellion simultanément dans les dix quadrants. Ils se sont déjà rendus maîtres de nombreux vaisseaux, décimant des équipages entiers. Des dizaines de milliers de bons soldats. (Paxton planta ses yeux dans ceux de l'ingénieur.) Mes hommes et moi comptons bien entrer dans cette usine et tout arrêter avant que la même chose se produise ici. — Bien sûr, bien sûr. C'est vraiment bizarre. Je peux vous autoriser à… Paxton le fusilla du regard. — Le roi Peter a donné des ordres. Nous n'avons nul besoin de votre autorisation. Juste de votre aide. — Eh bien… vous l'avez aussi. Paxton revint au plan et sélectionna certaines zones. — Ici et ici, ce sont des entrepôts. Les caméras de surveillance ne montrent que des étagères garnies de pièces détachées. Aucune activité notable. — Exact. Nous sous-traitons une partie de la fabrication. Les composants sont usinés ailleurs et transportés ici pour l'assemblage final. Le sergent reporta son attention sur une autre section du plan ; deux soldats se penchèrent à sa suite et durent allumer des lampes frontales pour dissiper leurs propres ombres. — Ces zones me semblent les plus sécurisées. — Des chambres froides où sont fabriqués les circuits imprimés, commenta Swendsen. — Tous les ouvriers dans ce périmètre ont été évacués sans accroc. (Le sergent secoua la tête.) Mais nous restons toujours sans nouvelles des autres employés. Soit ils sont retenus en otages, soit – plus probablement – ils sont déjà morts. — Les compers Soldats ne tuent pas les êtres humains, affirma l'ingénieur. — Et la Terre est plate, marmonna dans son dos le soldat Elman. Paxton demanda à tout le monde de se concentrer de nouveau sur le diagramme. — C'est à cette extrémité que les compers sont « finalisés » par le chargement des dernières banques de données. — À ce stade, les modules klikiss sont déjà implantés, précisa Swendsen. On ajoute juste une couche de routines fonctionnelles qui gèrent l'accès aux instructions de base. (Il ne put s'empêcher de ricaner bêtement.) Nous disons que les robots y reçoivent leurs ordres de marche. Plusieurs sirènes d'alarme retentirent dans l'usine. Paxton se tourna vers une ouverture dans la tente ; quatre nouveaux transports de troupes, ainsi que plusieurs véhicules blindés chargés de matériel, se posaient dans la zone de livraison désormais vidée de tout trafic civil. — Docteur Swendsen, dites-nous contre quoi nous allons nous battre. — Les chaînes de montage sont très efficaces, déclara l'ingénieur en se grattant la lèvre supérieure. Elles peuvent sortir quatre cents compers par jour, prêts à être déployés sur les vaisseaux des FTD. — C'est bien ce que je craignais. Combien de compers en état de marche stockés là-dedans ? — Je ne suis pas responsable de l'inventaire. Les compers désactivés sont alignés en rang d'oignons jusqu'à ce qu'on vienne les prendre. On peut en mettre un bon paquet dans… — Combien ? — Plusieurs milliers, je suppose. Ça dépend de la date de la dernière livraison. Je me trouvais plutôt du côté de l'épave, vous savez. Paxton s'adressa à l'ensemble de son équipe. — Il est temps d'aller jeter un coup d'œil avant que le cheval de Troie inséré dans leur programmation se déclenche sous notre nez. — On dirait que c'est déjà trop tard, grogna Elman. Les bérets d'argent quittèrent le dôme au pas de course en emmenant Swendsen avec eux. Paxton, même pas essoufflé, continua à se renseigner : — Docteur, parlons peu mais parlons bien. Une fois que nous serons à l'intérieur, vous pourrez utiliser les commandes manuelles pour tout arrêter, pas vrai ? — Bien sûr. Désactiver chaque comper un par un sera fastidieux, mais ceux qui sont en zone d'attente ne sont pas encore opérationnels. Rien à craindre de leur part. — Rien à craindre. Parfait. Entrons voir. Les trente commandos portaient des lanceurs d'impulsions électroniques, ainsi que des armes de gros calibre dont les balles à gaine lubrifiée pouvaient percer les exosquelettes blindés des compers Soldats. — Tout ceci est-il vraiment nécessaire ? demanda Swendsen. Ce ne sont que des compers. Il ne s'agit probablement que d'un petit problème technique. — Petit, mon œil, marmonna une femme soldat sans ralentir le rythme. Paxton se renfrogna encore plus. — Oui monsieur, c'est vraiment nécessaire. Les grandes portes métalliques étaient fermées, verrouillées, ce qui surprit l'ingénieur. — Cette zone est censée être accessible à tout moment. Bizarre. Quelqu'un s'est enfermé à l'intérieur. — Peut-être que les cliqueux organisent une petite fête, suggéra Elman. L'obstacle ne freina pas longtemps la progression des commandos. Une équipe de démolition accourut sur le site, posa de la mousse explosive sur le chambranle et liquida l'affaire en un rien de temps. Les battants avaient à peine fini de s'effondrer que les bérets d'argent se précipitaient déjà à l'intérieur de l'usine en brandissant armes et lampes. Plusieurs soldats restèrent massés autour de Swendsen pour assurer sa protection. La dernière fois qu'il était entré dans le complexe industriel, l'ingénieur expert avait été frappé par la débauche d'éclairage qui illuminait jusqu'au plus caverneux des hangars. Beaucoup de ces lumières avaient aujourd'hui disparu, laissant les ombres envahir de vastes espaces. L'étonnement atteignit son paroxysme lorsqu'il découvrit que l'immense entrepôt dans lequel étaient stockés les robots en attente était… vide. Swendsen ne pouvait concevoir aucune explication à la chose. — Mais enfin… il devrait y avoir des milliers de compers désactivés alignés juste là, devant nous. — Je suppose qu'ils ne sont plus désactivés, commenta de nouveau le soldat Elman. — Positions défensives, risque d'embuscade ! aboya le sergent. Les commandos traversèrent l'entrepôt déserté en direction des chaînes de montage où un vacarme de chuintements, de coups et de cliquetis composait une furieuse symphonie mécanique. — On dirait que la production n'est pas interrompue pour autant, analysa Paxton. Monsieur Swendsen, à vous de jouer. — Docteur Swendsen. Je suis… — Vous seriez ma grand-mère que ce serait pareil. Avancez ! À l'extrémité de la première chaîne de montage, les projecteurs dévoilèrent trois corps mutilés, suspendus bien haut par des chaînes pour ne pas gêner la machinerie qui ronronnait en dessous. — Voici quelques-uns de vos ouvriers, déclara Paxton d'une voix atone. Vous pensez toujours qu'il s'agit d'un petit problème technique ? Horrifié, Swendsen contemplait les gouttes de sang qui coulaient des blessures. — Je… J'arrive. Dès que les commandos entamèrent la remontée des chaînes de montage, les compers Soldats jaillirent de l'obscurité telle une armée de fourmis, émergeant des stations de production, des zones de stockage et autres alcôves. — Génial, on les a retrouvés, grogna Elman. Pas la peine de pousser les boutons d'arrêt un par un, n'est-ce pas, sergent ? — Ouvrez le feu ! Les bérets d'argent lâchèrent des rafales d'impulsions électroniques et de projectiles perforants ; les premiers robots succombèrent aux balles gainées tandis que les suivants, circuits grillés par les impulsions, s'effondraient sur la chaîne de montage, saccageant courroies et engrenages délicats. — Swendsen, dites-moi où on va ! hurla Elman. Mon flingue ouvrira le chemin. Abruti par le tumulte, l'ingénieur s'obligea à se concentrer sur sa mission. Il pointa un doigt tremblant vers une tour de contrôle. — Cette tour, là-bas. De là, je pourrai arrêter toute l'usine… Enfin je crois. Les courroies transporteuses déversaient des rangées de compers incomplets, des moitiés supérieures de robots dépourvues d'enveloppe de polymère. Alors que les commandos continuaient à tirer sur les machines qui leur barraient la route, les robots privés de jambes se redressèrent, capteurs optiques luisant dans l'obscurité, et lancèrent leurs squelettes de bras à l'assaut des soldats. Quatre bérets d'argent sentirent les membres métalliques se refermer sur leur gorge. Leurs camarades ouvrirent le feu sur ces adversaires inattendus, qui se laissèrent tomber à terre pour esquiver les rafales et se mirent à ramper comme d'étranges crabes paraplégiques. Cinq compers surgirent de sous une passerelle basse pour saisir une femme soldat par les jambes. Elle pointa son arme et tira sans relâche, mais les robots finirent par la submerger telle une nuée d'insectes. Swendsen, hébété, avait du mal à suivre Elman qui l'entraînait aussi vite que possible vers la tour de contrôle. L'ingénieur prenait aussi conscience que même s'il parvenait à mettre un terme à la fabrication de nouveaux compers Soldats, il ne pourrait rien faire contre ceux déjà activés. Paxton beuglait ses ordres dans le micro fixé au col de son uniforme, qui le reliait à la tente de commandement. — On a besoin de renforts ! Et bloquez les portes avec du matériel lourd, ces foutus cliqueux ne doivent pas sortir d'ici. — Et nous, comment on sort ? s'enquit Swendsen. — Un problème à la fois, lâcha Elman en abattant deux nouveaux compers. Une bonne centaine de robots supplémentaires quittèrent leurs cachettes et se regroupèrent devant la tour de contrôle, formant une barrière impénétrable. Ils semblaient mettre les humains au défi d'approcher. — On se croirait dans un de ces vieux spectacles vides bourrés de zombies, s'écria Elman. Sauf que ce sont des robots. Swendsen scruta les hordes de compers belliqueux qui lui faisaient face. — Nous ne sommes que trente. On n'y arrivera jamais. — Nous ne sommes plus que vingt. Mais ça gêne qui, hein ? Les robots refermaient leurs tenailles tandis que les bérets d'argent continuaient à mitrailler. L'un des soldats nota que sa réserve d'énergie touchait à sa fin ; il jeta le lanceur d'impulsions à terre et se rabattit sur son arme à feu. — Sergent, on manque de munitions ! — Pareil ici ! Paxton en tira aussitôt les conclusions qui s'imposaient. — Bon, on ne passera pas. Pas cette fois. Mieux vaut battre en retraite et revenir plus tard avec plus de monde et de meilleures armes. Swendsen n'avait jamais reçu d'aussi bonnes nouvelles. Les ordres furent rapidement transmis à l'ensemble de la troupe. — On décroche ! Reculez en restant groupés ! Les bérets d'argent entamèrent leur retraite sans cesser de tirer un seul instant. L'un d'eux, touché à la cuisse, saignait abondamment et se laissait porter par un camarade tandis que d'autres soldats couvraient leur repli. Lorsque les commandos rejoignirent la sortie de l'usine, Paxton arracha une grenade de sa ceinture et la lança vers la chaîne de montage, qui explosa en projetant une pluie de débris. Swendsen savait que les dégâts ne seraient pas assez importants pour bloquer durablement la production. Les compers auraient tôt fait de réparer les machines endommagées. — Je n'y aurais pas cru sans le voir de mes yeux. Mais le commentaire n'intéressait personne. Les premiers bérets d'argent franchirent les portes en protégeant le blessé ; Swendsen, lui, courait aussi vite que ses jambes tremblantes le lui permettaient. Juste avant de regagner la (relative) sécurité du monde extérieur, il jeta un dernier regard par-dessus son épaule. Malgré la grenade et les innombrables munitions tirées, les chaînes de montage poursuivaient leur travail bourdonnant avec une efficacité et une célérité dont Swendsen n'avait jamais osé rêver. L'usine produisait des compers Soldats à une vitesse ahurissante. Il était dur d'imaginer qu'elle puisse s'arrêter un jour. 24 LE ROI PETER D'autres rapports confirmant la révolte robotique se succédèrent dès que Nahton eut annoncé la terrible nouvelle au roi. Les FTD se rangèrent en ordre de bataille – mais trop tard – pour tenter d'échapper à un désastre total. Les gardes royaux avaient immédiatement arraché Peter à la cérémonie interrompue et l'avaient rapatrié au Palais des Murmures « pour sa sécurité ». Basil l'avait gratifié d'un ultime coup d'œil glacial qui signifiait clairement : Je m'occuperai de toi plus tard. Sur ordre exprès du président, les gardes surveillaient à présent Peter de si près que ce dernier se demandait comment il parvenait encore à bouger. Le roi avait outrepassé ses prérogatives et serait très certainement puni en conséquence. Mais comment Basil pouvait-il lui donner tort ? À peine le souverain avait-il décrété l'état d'urgence que les premiers problèmes étaient apparus à l'usine de production des compers Soldats, exactement comme il l'avait craint, prouvant ainsi qu'il avait eu raison d'y envoyer des troupes sur-le-champ. Mais le président ne le féliciterait pas pour sa réactivité. Avoir raison n'était pas un motif suffisant pour contredire Basil Wenceslas. Pourtant, si Basil avait bien voulu l'écouter, bien voulu considérer les soupçons qui pesaient sur les compers Soldats au lieu de les balayer d'un revers de main uniquement parce qu'ils émanaient du roi, l'armée aurait pu réagir à temps. Entouré par un nouveau contingent de geôliers, le souverain gardait la tête haute, sachant qu'il n'avait fait que son devoir et que tout le monde était en mesure de s'en rendre compte. Mais cela suffirait-il à les protéger, lui, sa femme et leur enfant à naître ? Il espérait au moins avoir lancé le mouvement. Peut-être cela sauverait-il une vie ou deux. Les gardes royaux l'escortèrent jusqu'au jardin d'hiver où Estarra recevait Sarein en compagnie du comper OX. Inconscientes de la crise qui se jouait, de ses derniers rebondissements, les deux jeunes femmes examinaient une série de spécimens botaniques. Peter leur enviait cette ignorance, alors même que tout basculait. Il ne put reprocher aux gardes d'adopter une position plus rapprochée qu'à l'ordinaire. Le visage d'Estarra s'illumina quand elle vit arriver son mari, et pour un trop court instant, Peter sentit ses craintes s'évaporer. Joyeuse, resplendissante, la reine désignait un ensemble de feuilles nervurées entourant de grandes fleurs en forme d'éventails. — Regarde ce que Sarein m'a rapporté de Theroc. J'aimais beaucoup ces fleurs quand je n'étais qu'une gamine explorant la forêt-monde. Sarein esquissa un sourire. Son menton pointu et ses pommettes hautes lui donnaient une allure éthérée, innocente, mais Peter savait qu'elle partageait le lit de Basil et qu'il ne fallait donc pas lui faire confiance. — Comme Theroc a failli être détruite, notre peuple m'a demandé de conserver sur Terre certains de nos plus beaux spécimens. Nous utilisons aussi les vaisseaux de la Hanse pour envoyer des prêtres Verts et des surgeons sur le plus grand nombre de colonies possible, pour assurer la survie des arbremondes. Peu après les événements, Nahton avait décrit au roi la deuxième attaque hydrogue, durant laquelle l'ennemi avait été repoussé par une invraisemblable « comète vivante » assistée d'une arme redoutable fournie par les Vagabonds. Le président Wenceslas avait accueilli ce récit avec le plus grand scepticisme, décidant au final – de manière irrationnelle, selon Peter – de ne pas en tenir compte. Sur l'une des plantes fraîchement débarquées de Theroc, une grappe de baies orange jurait avec les feuilles d'un vert criard qui l'entouraient. Peter voulut passer la main sur cet étrange spécimen, mais Estarra l'en empêcha. — Les baies de fauldur contiennent un poison violent. Les premiers Theroniens ont vite appris à ne pas les toucher. — Alors pourquoi sauver une plante aussi dangereuse ? Il jeta un regard suspicieux à Sarein. N'y avait-il pas déjà assez de menaces dans les couloirs du Palais des Murmures ? — Le fauldur sait se rendre utile, contra froidement Sarein. Ses feuilles fournissent le seul remède connu à une maladie dégénérative du sang, et ses racines permettent de cuisiner l'un de nos mets les plus raffinés. Il me semblait important de protéger cette plante. — À la fois utile et dangereux, donc. (Peter se pencha affectueusement vers OX tout en songeant aux ravages commis au même instant par d'autres robots.) Utile et dangereux comme un comper peut l'être. Immobile aux côtés de la reine, OX étudiait lui aussi les spécimens rapportés par Sarein. Les gardes silencieux observaient avec méfiance le petit comper Précepteur. Peter finit par prendre sa femme dans ses bras, sans se soucier ni des gardes ni de Sarein. L'étreinte dura juste assez longtemps pour que la reine comprenne qu'il y avait un problème. — Que se passe-t-il ? Le roi les mit rapidement au courant. Sarein eut l'air aussi alarmée que sa sœur ; elle se tourna vers les gardes d'un air interrogatif, comme si elle ne comprenait pas pourquoi le président ne l'avait pas encore convoquée. Le chef des gardes royaux fit un pas en avant pour se placer entre le roi et le comper. — Votre Majesté, nous sommes chargés de votre protection. La situation est incertaine. En conséquence, nous devons écarter tous les risques potentiels. — Vous parlez d'OX ? s'exclama la reine, stupéfaite. Mais ce robot sert l'humanité depuis l'époque des premiers vaisseaux-générations ! — Certes, n'empêche qu'il est temps de se montrer un peu plus prudent. Ainsi que Sa Majesté l'a suggéré. Peter se tourna vers son précieux comper, qu'il considérait comme l'un de ses rares amis et alliés au Palais des Murmures. Était-il lui aussi contaminé par un programme d'attaque ? Implanté des siècles auparavant ? Impossible. Le roi posa une main rassurante sur l'épaule métallique du comper Précepteur. — Capitaine, OX a été le premier à attirer mon attention sur les éventuelles failles des compers Soldats. C'est lui qui a mis en doute l'utilisation des modules klikiss. Le robot répondit à son tour aux accusations portées contre lui, de la voix calme et modulée du plus patient des professeurs. — Les anciens modèles, dont je fais partie, prouvent leur fiabilité depuis des siècles. J'ai servi sur le Peary il y a de cela trois cent trente-six ans. Mon enseignement a profité à des générations entières. Souhaitez-vous que je vous raconte comment je suis retourné sur Terre avec Adar Bali'nh pour parler au nom des Ildirans et des passagers du vaisseau-génération ? J'étais aussi présent dans la salle du trône quand le Vieux roi Ben a reçu le premier prêtre Vert, puis quand il a accordé l'indépendance à Theroc. Tous ces souvenirs remplissent mes mémoires à ras bord. Je suis incapable de me montrer hostile envers un être humain. Peter, l'air sévère, se rendit compte que le garde n'était pas convaincu. — À ma connaissance, capitaine, seuls les compers Soldats sont atteints. Je crois sincèrement que les nouveaux modules klikiss sont à la source de ces dysfonctionnements. Mes inquiétudes à ce sujet ont d'ailleurs été rendues publiques il y a plus de un an, comme vous ne l'ignorez pas. (Il plissa les yeux.) Et maintenant, auriez-vous l'obligeance de me laisser parler en privé avec mon épouse et sa sœur ? Nous sommes parfaitement en sécurité, sauf bien sûr si une fleur nous saute à la gorge. Les gardes reculèrent avec réticence, jusqu'à ne plus être à portée de voix, mais restèrent bien visibles. Peter sentit ses jambes trembler, autant de soulagement que par le contrecoup longtemps réprimé du choc initial. — Roi Peter, considérant mes quelques siècles de bons offices ainsi que les années passées à vos côtés, je tiens à vous assurer de ma loyauté, déclara OX. Vous êtes le Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. Je suis programmé pour être votre dévoué serviteur. Vous pouvez me côtoyer sans crainte, et je vous préviendrai, dans la mesure de mes moyens, des dangers qui vous guettent. Cette déclaration, à la fois simple et crédible, réchauffa le cœur du souverain. Le comper ressemblait à un chevalier miniature jurant fidélité à son seigneur. — Je te crois, OX. Cela fait toujours plaisir d'avoir un sujet d'inquiétude en moins au Palais des Murmures. (Pris d'une soudaine impatience, Peter se tourna vers les gardes royaux.) A-t-on des nouvelles de l'usine ? Les bérets d'argent ont-ils réussi à la sécuriser ? — Aucun rapport ne nous est parvenu, répondit l'un des gardes. Le capitaine McCammon est en réunion avec le président. (Le soldat ajouta, avec un certain respect dans la voix :) Je pense que nous sommes intervenus à temps, Votre Majesté. Votre esprit de décision nous a peut-être tous sauvés. 25 LE GÉNÉRAL KURT LANYAN Contrairement à « Stromo le pantouflard », le général Lanyan avait besoin d'agir. C'était un vrai soldat, pas un soi-disant officier aux allures pompeuses ou, pire que tout, un politicien. Et une telle crise ne pouvait être traitée à distance. Il fallait patauger dedans. Fuyant à la hâte la fête ridicule organisée par Maureen Fitzpatrick, Lanyan sut qu'il tenait enfin sa chance. Il était grand temps de foncer dans le tas au lieu de remplir des tonnes de paperasse et de faire le beau en uniforme de cérémonie. Un rapport confidentiel l'attendait à son arrivée dans la base militaire la plus proche. Il écouta les nombreux messages envoyés par les prêtres Verts tout en faisant les cent pas dans le bureau aux murs pastel réquisitionné à un petit gratte-papier. La mutinerie se développait simultanément dans les flottes des dix quadrants. On avait perdu tout contact avec la Manta de l'amiral Stromo, ainsi qu'avec quatre autres vaisseaux amiraux ; Eolus, Wu-Lin et Willis avaient engagé de violents combats avec leurs robots ; dans la grande usine située près du Quartier du Palais, un déploiement massif de bérets d'argent contenait difficilement la rébellion des compers Soldats. Sans oublier d'innombrables incidents mineurs qui survenaient çà et là, au fur et à mesure que tel ou tel robot devenait fou. Incrédule, Lanyan reprit les rapports un par un, mais les faits ne changèrent pas pour autant. — C'est le bordel. Le bordel dans les grandes largeurs, version FTD. Assez parlé. Lanyan envisagea de s'adjoindre les services de Fitzpatrick même si le jeune homme était revenu de chez les Vagabonds avec un balai enfoncé là où le soleil ne brillait pas. La situation réclamait la présence de tous les hommes capables de prendre des responsabilités, sauf que le temps manquait pour les rassembler. — Faites venir la plus rapide de vos navettes. Vite fait. Il faut que je rejoigne la base martienne, et quand j'y arriverai, j'aurai sans doute déjà besoin d'aller ailleurs. Le gratte-papier n'en crut pas ses oreilles. — Mais le premier terrain d'atterrissage est à cinquante kilomètres à l'est… — Et alors ? Qui a besoin d'un terrain d'atterrissage ? Vous avez un toit, non ? La majeure partie de la flotte du quadrant 0 se trouvait dans les chantiers de maintenance situés dans la ceinture d'astéroïdes entre Mars et Jupiter. Les vaisseaux dormaient là, vulnérables, prêts à se faire cueillir : des Mantas, des plates-formes Lance-foudre, le Mastodonte Goliath. Et grâce au manque de personnel récurrent dans les FTD, tous ces navires étaient littéralement bourrés de compers Soldats. Autant de foutues bombes à retardement ! Lanyan craignait que même un message lancé à la vitesse de la lumière n'arrive pas à temps. Il ordonna néanmoins à tous les commandants en poste d'isoler les compers en attendant de plus amples instructions. Trop tard. Il était déjà en vue de la base martienne lorsque la première réponse lui parvint depuis la ceinture d'astéroïdes. « Mon général, les compers ont endommagé un vaisseau et tué huit ouvriers ! (La voix était celle de l'un des managers de chantier.) Ils ont commencé à prendre possession des autres bâtiments du quadrant 0. C'est tellement… tellement coordonné ! » S'il n'avait été qu'un officier bureaucrate – genre Stromo –, Lanyan aurait pu attendre des précisions, analyser les rapports suivants et redemander un complément d'informations. Mais en temps de crise, l'hésitation ressemblait fort à du suicide. « Essayez de les contenir. J'arrive. » Coincé sur une base d'entraînement, avec tous les meilleurs vaisseaux déployés ailleurs, Lanyan devait se contenter des soldats qu'il avait sous la main. De jeunes recrues. Des kloubes. Pas le choix. Quand on leur ordonna de rejoindre les vaisseaux disponibles, les bleus de la base martienne pensèrent qu'il s'agissait d'un nouvel exercice. Le pied à peine posé sur le sol de la planète, mal acclimaté au changement de gravité, Lanyan se mit à hurler sur les kloubes qui s'entassaient dans les rares bâtiments à disposition, transports de troupes et autres navettes vaguement armées. Le général jetait des coups d'œil répétés à sa montre, calculant le temps écoulé depuis le déclenchement de l'alerte. Il savait que les compers Soldats ne gaspilleraient pas une seule seconde. — C'est pas du flan, bordel ! Nos gars se sont fait surprendre. C'est vous qui allez mettre de l'ordre dans tout ça. C'est vous la putain de cavalerie. Lanyan bondit dans la navette de tête avec la dernière poignée de soldats, ce qui donna aussitôt des sueurs froides au jeune pilote de l'engin. Tous les vaisseaux fendirent le ciel verdâtre de Mars pour gagner le vide spatial. Le général gratta le voile de barbe rêche qui lui ornait le menton et se pencha vers l'élève pilote. — Je dois m'adresser à nos troupes, monsieur Carrera. Quand la recrue intimidée activa le réseau de communication de la « flotte », un fatras d'accusations, de questionnements et de messages inquiets jaillit sur des fréquences supposées à usage restreint. Lanyan empoigna le micro et coupa court à la pagaille sonore. « Ça suffit ! C'est pas le moment de glander, bande de kloubes ! (Il attendit qu'un silence respectueux succède au vacarme.) Je me fiche bien que vous soyez novices au combat, j'attends que vous vous comportiez comme de vrais soldats des FTD. Et ce n'est pas un souhait. C'est un ordre ! » Grâce aux propulseurs qui acceptèrent d'être poussés au-delà de leurs limites officielles, le groupe de secours monté à la hâte rejoignit les chantiers de la ceinture d'astéroïdes en moins de trois heures. Trois heures. Lanyan imaginait sans peine les dégâts que pouvait causer une meute de compers rebelles dans un tel laps de temps. Il distinguait à présent les énormes structures du chantier spationaval ainsi que les squelettes des vaisseaux en construction, au milieu d'un chaos de vapeurs de fonderie, de lumières artificielles et de reflets venus d'immenses panneaux solaires. Mais aucune trace de la flotte du quadrant 0. Elle aurait pourtant dû être là. Une bonne centaine de bâtiments, dont un Mastodonte ! Disparus. Lanyan se brancha sur la fréquence du chantier. « J'exige un rapport. Qui faut-il secourir ? Et bon sang, où est ma flotte ? » Le pilote scanna les alentours et trouva le courage d'énoncer ses conclusions. — Les vaisseaux ont dû décoller en catastrophe, mon général. Regardez les débris qu'ils ont laissés derrière eux. Lanyan repéra un homme plus calme que la moyenne dans le fouillis de transmissions déclenché par son appel ; il fit taire les autres pour se concentrer sur celui qui n'était en définitive qu'un superviseur de baie d'amarrage, mais avec une bonne vue d'ensemble. « Tout a commencé quand on a reçu les premiers messages d'alerte en provenance du Goliath, des Mantas et des Lance-foudre. Les soldats se battaient avec leurs compers Soldats, qui étaient tous devenus fous en même temps, sur tous les vaisseaux. Les robots s'en prenaient aux équipages des ponts de commandement. » Une voix féminine, cassante, interrompit le récit du superviseur. « Les autres types de compers ont l'air OK, mais je les ai mis à l'isolement, par précaution. — Bon travail. Va-t-on me dire où sont mes vaisseaux ? — Il y a environ une heure, la flotte à quai est passée en silence radio, puis le Goliath a pivoté et a ouvert le feu sur les fonderies. Il en a détruit deux avant de ravager une baie d'amarrage. C'est alors que les vaisseaux ont décollé en arrachant leurs amarres et ont filé dans l'espace. » Lanyan émit un grognement sourd. « Je vois. Où sont-ils allés ? — Ils ont suivi un vecteur perpendiculaire à l'écliptique. Mon général… je pense qu'il n'y a plus personne de vivant à bord. — Vous voulez dire que les compers Soldats ont pris le contrôle de toute la flotte ? — C'est à craindre, mon général. » La situation était encore pire que prévu, mais on trouverait la solution en allant de l'avant, pas en pleurant sur le passé. Lanyan se tourna vers les apprentis sauveurs, hommes et femmes, qui s'entassaient avec lui dans le transport de troupes, puis il évalua rapidement sa cavalerie. Environ soixante-dix vaisseaux et cinq mille soldats réunis en un rien de temps. Pas trop mal. Le général avait aussi une certaine idée de leurs compétences (livresques) et de leur expérience de terrain (inexistante). Sur Mars, les recrues avaient participé à des manœuvres au sol, avaient appris à fonctionner en équipes et à coopérer pour faire face aux aléas du combat. À présent, c'était l'heure des travaux pratiques. — Ces vaisseaux sont entrés en rébellion. Il faut les récupérer. Donc on va les chercher. Lanyan répéta son adresse sur le canal commun. « Ils ne sont pas partis loin. Nos réservoirs sont pleins, nous sommes bien armés, plus légers qu'eux, et largement aussi rapides que le Mastodonte. (Il se frotta les mains.) Par conséquent, nous allons les rattraper. » Certaines recrues prirent courage à ces mots, soudain prêtes à régler leur compte aux traîtres métalliques, alors que les autres avaient clairement un avis plus pessimiste sur la question. Lanyan voyait les expressions changer à chaque instant. Pendant que la cavalerie s'élançait à la poursuite des navires détournés, le général sentit qu'un bon discours mobilisateur ne ferait pas de mal. « C'est pareil dans chaque quadrant. Les compers essaient de voler nos flottes. Mais ici, nous ne nous laisserons pas faire ! Même s'il faut se battre au corps à corps ! Même s'il faut qu'on y reste ! Ce sont mes vaisseaux ! » Il scruta de nouveau ses troupes et vit la détermination remplacer la panique. Les jeunes recrues avaient pleinement conscience de la puissance de feu des fugitifs. Elles se voyaient déjà condamnées, incapables de vaincre, mais le commandant des FTD disposait d'informations fort utiles dont les kloubes n'avaient pas idée. « Ne sous-estimez jamais les Forces Terriennes de Défense. Vous risqueriez d'être surpris. » 26 JESS TAMBLYN Jess contemplait l'océan de Charybde dans lequel Cesca avait disparu, engloutie par les profondeurs gorgées de vie. Chaque seconde semblait durer une heure tandis qu'il suppliait silencieusement les wentals. Sauvez-la. Sauvez-la ! La Vagabonde creva soudain la surface dans une gerbe d'écume qui l'entoura tel un halo. Sa peau et ses vêtements étaient trempés, ses yeux brillants. Les taches de sang manquaient à l'appel. Les cheveux châtains, imprégnés d'eau, paraissaient vivre leur propre vie. Cesca s'éleva dans les airs comme un oiseau. — Vivante, lâcha Jess dans un souffle. L'Oratrice se posa sur la berge, le visage baigné d'une étrange luminescence. — Pas seulement vivante, déclara-t-elle d'une voix forte. Plus vivante que je ne l'ai jamais été. Jess s'approcha et ne put s'empêcher de la dévisager, effrayé à l'idée de découvrir en elle la furie destructrice d'un wental souillé. Mais il ne vit que Cesca, son sourire, sa joie de ne plus souffrir. Enfin guérie. Il tendit les mains vers l'océan et hurla son bonheur. — Merci ! (Il éclata d'un rire jubilatoire.) Merci ! Le couple perçut ensemble la réponse des wentals. Nous devons toujours nous montrer prudents. — Oui. Bien sûr. Mais elle est vivante, et vous avez pris ce risque pour moi. Merci d'avoir sauvé nos vies. Nikko s'était réfugié près du Verseau réparé et scrutait les deux autres Vagabonds avec un mélange d'inquiétude et de fascination. Jess et Cesca portaient en eux tant d'énergie que le jeune pilote craignait sans doute qu'ils n'atteignent une sorte de masse critique s'ils venaient à se toucher. Incapable de se contenir plus longtemps, Jess prit Cesca dans ses bras pour la première fois depuis une éternité. Elle lui avait tellement manqué. — Tu vois ? Il n'y a rien à craindre, dit-il en lui passant la main dans les cheveux. Son énergie est pure. Nos actions n'ont pas mené à la création d'un wental souillé. Elle fait désormais partie de nous et s'en trouve changée à jamais. Jess la tint par les épaules en la dévorant des yeux. Un lien puissant les unissait déjà lorsqu'ils n'étaient qu'un homme et une femme parmi d'autres. Devenus plus qu'humains, leur amour s'en trouvait lui aussi transformé, renforcé. Infiniment. Même si l'ombre de la réalité ne pouvait amoindrir la joie du Vagabond, il répéta néanmoins ce que sa compagne ne pouvait plus ignorer. — Notre simple contact est mortel. Nous sommes seuls. — Nous ne sommes pas vraiment seuls, Jess, répondit-elle en lui caressant la joue. Nous sommes ensemble. Et à cet instant, cela me semble bien plus que tout ce que j'avais pu espérer. Le jeune homme prit soudain un air grave. — Que nous le voulions ou non, nous sommes engagés dans la même guerre, faite de petites et de grandes batailles. Nous partageons le même objectif inébranlable. — Je suis toujours l'Oratrice des clans. Mon devoir est de rassembler les Vagabonds. Mais je lutterai aussi contre les hydrogues, avec toi et avec les wentals. Nikko s'approcha du couple étincelant. — Moi aussi je me battrai. Avec les autres porteurs d'eau, je répandais tranquillement les wentals afin qu'ils redeviennent assez forts pour attaquer les hydreux, mais depuis l'histoire de la comète, le secret est éventé. Les hydreux savent que les wentals sont de retour et prêts au combat. (Le pilote ne tenait pas en place.) Donc je vois plus de raison de se cacher, pas vrai ? Autant y aller franco. Les flots phosphorescents se dressèrent en formes serpentines entre les rochers. Oui, il est temps de se jeter dans la bataille. Jess perçut l'impatience des créatures élémentales et comprit aussitôt quelle serait la prochaine étape. Il passa son bras autour de la taille de Cesca. — Nous allons rassembler tous les wentals du Bras spiral et les lancer à l'assaut des hydrogues. Sans oublier les verdanis, qui sont prêts à nous aider. Je devrai bientôt rejoindre Theroc. Nous formons de puissantes espèces très différentes les unes des autres. Les verdanis sont passifs, enracinés dans leurs arbremondes. Ils ne se battent que s'ils y sont obligés. Nous, les wentals, sommes fluides et aimons à nous propager de brume en brume et de goutte en goutte, mais il nous est difficile d'offrir une résistance solide. Les faeros sont précis, destructeurs, mais parfois capricieux. Autrefois alliés des hydrogues, ils les combattent aujourd'hui. Les hydrogues sont les plus tenaces. Dissimulés au cœur de leurs géantes gazeuses, ils n'ont jamais oublié leur défaite. Ils préparent leur revanche depuis dix mille ans et ne seront pas faciles à vaincre. — Donc on fait quoi ? s'enquit Cesca. Jess et elle virent directement dans leurs têtes comment les wentals comptaient guerroyer dans les nuages de chaque géante gazeuse appartenant à l'empire caché des hydrogues. Nous utilisons nos forces, nous trouvons des alliés et nous combattons. Emmenez-nous sur les mondes hydrogues. Soit nous détruirons l'ennemi, soit nous l'endiguerons. Le couple expliqua le plan à Nikko. Le jeune pilote jeta un coup d'œil sceptique au Verseau, qui affichait un volume plutôt limité. — On doit emmener les wentals à la bataille ? Renverser des seaux d'eau sur la tête des hydreux ? — Comme je l'ai fait sur Golgen pour la rendre aux producteurs d'ekti. Mais sur une échelle bien plus vaste. — Nous devons réunir assez de Vagabonds pour transporter l'eau des wentals jusqu'aux géantes gazeuses, ajouta Cesca. Nikko se précipita vers son vaisseau. — J'ai la position de toutes les planètes où les porteurs d'eau ont répandu les wentals. Nous échangeons ce type d'informations en permanence. Ces mondes seront autant de réservoirs pour ceux qui se joindront à l'expédition. Cesca se tourna vers Jess, les yeux brillants. — Qu'importe ma transformation, je reste l'Oratrice des clans. Je convaincrai les Vagabonds d'utiliser tous les vaisseaux disponibles. — Ensemble, nous créerons une tempête qui balaiera les hydrogues. (Les cheveux de Jess crépitaient d'électricité statique tandis qu'un vent humide soufflait sur sa peau.) Allons d'abord sur Plumas. Le clan Tamblyn possède de grands vaisseaux-citernes qui nous seront bien utiles. Nikko décolla sur-le-champ et fila dans l'espace à toute allure. Jess prit Cesca par la main pour lui faire traverser la membrane scintillante. Il n'arrivait pas à se rappeler la dernière fois qu'ils s'étaient trouvés seuls. — Viens avec moi, lui dit-il. — C'est tout ce que je voulais entendre. Enfin réunis, ils pénétrèrent dans le vaisseau nacré. 27 RLINDA KETT Karla Tamblyn chevauchait une croûte de gel qui se formait au fur et à mesure de son avancée vers le rivage, dans une tornade d'eau, de morceaux de glace et de vapeur ; elle serrait ses poings d'ivoire et lançait sans arrêt de nouvelles décharges d'énergie vers le ciel solide qu'elle démantelait morceau par morceau. De grandes balafres lacéraient déjà la couche de glace. — Elle va finir par creuser un trou et nous expédier droit dans l'espace ! s'écria Caleb. On sera aspirés comme de vulgaires flocons de neige. — Quand je pense qu'on cherchait le moyen le plus rapide de sortir d'ici, lâcha Rlinda alors qu'elle et BeBob battaient en retraite à la recherche d'un abri. Un formidable pouvoir semblait bouillir dans les entrailles de Karla et la faire souffrir tant qu'elle ne parvenait pas à relâcher la pression. La mer grise gelait sous ses pas tandis qu'elle progressait vers la berge, accompagnée de la masse grouillante de nématodes. Dans une plainte vide de sens, qui hésitait entre cri et chant, Karla libéra une nouvelle salve en direction d'un soleil artificiel. La glace craqua autour de la structure ; l'énorme projecteur sphérique se balança, oscilla de plus en plus fort et finit par lâcher prise. Il s'écrasa dans les flots, où il souleva un geyser d'eau vaporisée, puis coula en continuant à brûler, sa lumière diffuse assombrie par une brusque remontée d'écume. — Pourquoi j'ai voulu fuir la Lune ? gémit BeBob. Rlinda eut envie de le frapper. — Si tu gaspilles tes jérémiades, comment feras-tu si la situation empire encore ? — Toi, tu sais poser les bonnes questions… La négociante n'avait aucune envie de s'attarder dans le secteur pour découvrir quel sort la femme des glaces leur réservait à tous. Quant aux Tamblyn, ils ne disposaient probablement d'aucune arme capable de renvoyer ce démon d'où il venait. — J'ai comme une envie de lance-flammes. Ou de jazer. — Voici déjà une pelle, dit BeBob en lui tendant un outil formé d'une large lame et d'un long manche. À moins que ce soit un grattoir à glace. Rlinda le soupesa en fronçant les sourcils. — Je suis censée lui défoncer le crâne avec ? — Pas vraiment, répondit BeBob en ramassant une seconde pelle. Mais ça pourrait servir contre les gentils petits vers qui la suivent. Les nématodes écarlates se contorsionnaient pour mieux se hisser par centaines sur la banquise, chacun d'eux aussi long qu'une jambe humaine. Les mineurs de Plumas se replièrent vers les dômes, les entrepôts, tout ce qui ressemblait à un abri. BeBob et Rlinda se réfugièrent derrière un talus de neige et de glace, armés de leurs seules pelles. Les trois frères Tamblyn firent face à la revenante dans une ultime tentative de la raisonner. — Karla, c'est nous ! cria Torin. Tu ne me reconnais pas ? Tu ne reconnais pas ta maison ? — Maaaaisooooooon, répéta-t-elle d'une voix évoquant une rafale de vent aigre soufflant dans un tunnel. Des murs. Solides. Une prison. Tout doit tomber. Elle tendit un doigt nonchalant vers deux mineurs qui tentaient de rejoindre une cabane. Ce fut comme si elle leur avait lancé une giclée de froid pur, les transformant aussitôt en statues de glace. — Karla, non ! hurla Wynn. Je t'en suppl… La femme régénérée s'en prit à lui, mais il évita le coup en plongeant sous un ensemble de grosses conduites de gaz. Les trois frères détalèrent dans autant de directions différentes. — Retournez à l'état fluide, déclara Karla en prenant pour cibles d'autres mineurs en fuite. Elle semblait trouver cette occupation plus amusante que de creuser un trou dans le ciel. Elle détruisit ensuite un bâtiment d'habitation, un grand dôme et un local de générateurs. — La perfection réside dans le désordre. Mus par la volonté de leur maîtresse, les nématodes se lancèrent à l'attaque, l'air affamé. Les créatures se jouaient des murs de glace verticaux grâce à la gravité réduite ; elles rampaient entre conduites et tuyaux en laissant derrière elles de larges traînées gluantes. Rlinda imagina de monstrueux asticots escaladant les parois d'une poubelle. Les nématodes en chasse glissaient sur la surface gelée dans un frottement râpeux. Leurs corps flexibles se contractaient et s'allongeaient, encore et encore, tandis qu'ils progressaient vers le complexe endommagé à la recherche de la moindre cachette. Rlinda entendit des cris, des hurlements. Un homme surgit d'une remise et tira sur les gros vers avec un laser fait pour liquéfier la glace. Trois des créatures se mirent à chauffer, à gonfler, puis elles explosèrent en projetant de tous côtés des bouts de protoplasme rouge. Le mineur enhardi tourna le laser vers Karla, mais sans succès. D'un simple geste elle les enferma, lui et son arme, dans un cocon de glace. BeBob et Rlinda s'avancèrent à quatre pattes pour trouver un meilleur abri. Les Vagabonds avaient complètement oublié leurs captifs. — J'aimerais pouvoir faire quelque chose, pesta la négociante. — Moi j'aimerais juste pouvoir sortir d'ici. Tu crois qu'on tient une occasion ? — Sans doute. Si on survit dix minutes de plus. Une nouvelle explosion résonna dans la grotte. BeBob s'affaissa encore un peu plus. — Pour l'instant, à part courir et se planquer, je ne vois pas beaucoup d'options. (Il leva les yeux lorsqu'un autre fragment de ciel s'écrasa dans la mer.) C'est chacun pour soi, qu'on le veuille ou non. Rlinda suivit le regard de BeBob vers l'épaisse couche de glace qui formait le plafond de la grotte. — Le Curiosité Avide nous attend là-haut. Si les Vagabonds ne l'ont pas cassé. — Ils essayaient de le réparer ! Je les ai vus monter des pièces détachées en surface. — Oui, mais si les frères Tamblyn ne savaient pas ce qu'ils faisaient, ils ont très bien pu le casser en voulant le réparer. (Elle posa une main sur sa hanche et prit appui sur la pelle.) D'un autre côté, mieux vaut tenter le coup. Quitte à ce que cette planète s'effondre, je préfère encore crever à bord de mon vaisseau, si tu vois ce que je veux dire. — Je préférerais ne pas crever du tout… mais au moins on sera ensemble. — Tu es vraiment trop mignon. Ou trop bête. (La décision fut prise en un regard. Rlinda prit la main de BeBob et le tira en avant.) Mais de toute façon, tu viens avec moi. 28 KOTTO OKIAH N'ayant trouvé aucun indice valable dans les anciens chantiers spationavals d'Osquivel, Kotto Okiah et ses deux compers Analystes partirent en chercher ailleurs. — Un sacré mystère, déclara Kotto. — Une énigme, ajouta GU. — Un vrai casse-tête, conclut KR. Kotto n'avait jamais prêté attention aux procédures d'urgence, partant du principe qu'il y aurait toujours quelqu'un pour lui dire quoi faire et où aller. Mais depuis que les clans s'étaient éparpillés dans la plus grande confusion, il était bien forcé de se prendre en main. L'ingénieur se plongea dans la base de navigation du vaisseau pour déterminer un plan de vol vers Jonas 12, où il avait installé une usine de traitement d'hydrogène. — Nous n'avons pas assez de temps ni de carburant pour continuer notre enquête, alors autant retourner à la maison voir ce qui s'y passe. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait reçu aucune nouvelle du planétoïde… Une fois les calculs effectués, Kotto laissa les deux compers guider le vaisseau loin d'Osquivel. Il gratta ses cheveux bouclés et glissa le nez sous son aisselle ; force était de constater qu'il n'avait pas pris la peine de se laver depuis un certain temps. Et la bataille de Theroc lui avait clairement filé une grosse suée. Il ôta sa combinaison sale, l'enfourna dans le conteneur nettoyant, puis déambula nu dans les couloirs glacés à la recherche de gel hydro-alcoolique et de quelques effets. S'étant récuré plus vite que ses habits, il en profita pour donner aussi un coup de propre aux compers Analystes. Kotto fredonnait en s'activant, ses pensées déjà tournées vers les mineurs de Jonas 12 et le processus qui leur permettait d'extraire l'hydrogène de la glace pour le stocker avant de le transformer en ekti. Faute d'épave hydrogue, il lui tardait de renouer avec ses véritables activités. Il se mit d'ailleurs à discuter avec les compers de divers problèmes chimiques et mécaniques. — Je parie que Purcell Wan sera content de me revoir. J'ai hâte de voir sa tête. Je ne comptais pas m'absenter si longtemps quand je suis allé porter secours à Theroc. — Vous avez beaucoup travaillé, Kotto Okiah, affirma GU. Vous avez reconstruit les habitations theroniennes, puis vous avez étudié l'épave sur Osquivel, une analyse dont vous avez tiré le principe des membranes « sonnettes » utilisées contre les orbes de guerre. — Je n'ai pas besoin que l'on fasse mon apologie, le gronda l'ingénieur même s'il ne put s'empêcher de sourire. Kotto afficha les plans de la base de Jonas 12, puis ceux des véhicules utilisés sur le terrain. Depuis sa table de travail couverte de schémas, il demandait aux compers d'effectuer des simulations qu'il fallait relancer sitôt finies, avec des paramètres améliorés. Lorsque le vaisseau entra en phase d'approche, Kotto avait déjà en main plusieurs projets visant à augmenter la productivité d'au moins cent cinquante pour cent. Il trépignait d'impatience à l'idée de les présenter à son équipe. Prenant alors conscience qu'il avait oublié de se rhabiller, il se précipita sur sa combinaison lavée de frais, prêt à prendre un nouveau départ. Mais quand le vaisseau arriva en vue du planétoïde gelé, personne ne répondit aux appels répétés. Les réacteurs à ekti placés en orbite étaient froids, inutilisés. Tout cela commençait à sembler horriblement familier. Une fois à portée de caméra, Kotto ne découvrit qu'un cratère béant là où s'était élevé le complexe industriel. Et le personnel, les ouvriers ? L'explosion avait été si violente qu'elle avait volatilisé toute trace de présence humaine. Il ne restait rien. Absolument rien. L'ingénieur n'en croyait pas ses yeux. D'abord Osquivel et à présent ça. Comment un tel désastre avait-il pu se produire ? Tous ces gens, avaient-ils eu le temps d'évacuer ? La plupart des Vagabonds travaillant sur Jonas 12 étaient des rescapés de l'usine construite par Kotto sur Isperos. Ils l'avaient suivi jusqu'ici. Ils lui avaient fait confiance ! Le jeune homme scruta la grande cicatrice qui défigurait le paysage à l'endroit où aurait dû se trouver la base. — Par le Guide Lumineux, qu'est-ce qui se passe ? Les deux compers Analystes se tournèrent vers lui, se demandant sans doute s'il attendait vraiment une réponse. Mais GU et KR choisirent de garder le silence. 29 JORA'H LE MAGE IMPERATOR Jora'h s'engagea sur une passerelle incurvée menant au sommet de la hautesphère, où il espérait profiter d'un peu de tranquillité après avoir pris congé d'Osira'h. Des rayons de lumière colorée jaillissaient des panneaux à facettes, des brumisateurs rafraîchissaient l'atmosphère, des serviteurs du palais nettoyaient les allées, soignaient la faune et la flore. Un amas luxuriant de fleurs et de plantes grimpantes emplissait la grande serre ; insectes et oiseaux traversaient leur territoire en traçant dans l'air des lignes rouges, vertes ou bleues. Le Mage Imperator apprécia la sérénité du lieu, mais rien ne pouvait lui faire oublier la guerre imminente. Il sentait vibrer son peuple autour de lui : le Palais des Prismes agissait comme une lentille qui concentrait toute la foi, toute la confiance que les Ildirans plaçaient en leur souverain. Un fardeau que Jora'h trouvait soudain écrasant. Il se rappela une strophe de La Saga des Sept Soleils qui le troublait depuis fort longtemps : « Viendra une saison d'ombres et de flammes/Où les empires tomberont devant leurs ennemis, /Où les soleils eux-mêmes commenceront à mourir. » Voilà, nous sommes en cette saison. Et c'est moi qui l'ai fait advenir. Les Ildirans ne percevaient pas les conséquences des négociations avec les hydrogues, mais de toute façon, ils ne mettraient jamais en doute une décision de leur Mage Imperator. Ils exécuteraient ses ordres aveuglement… et d'une certaine façon, c'était encore pis. Comment Jora'h aurait-il pu expliquer, justifier ses choix ? Au détour d'une allée, il vit les tronçons d'arbremondes achetés des mois auparavant à des négociants vagabonds, et placés là en souvenir de Nira. Au moins, Osira'h sera bientôt près de sa mère… Il aperçut aussi Yazra'h qui s'élançait vers lui le long de la passerelle située de l'autre côté de la hautesphère. Sa crinière cuivrée flottait derrière elle tandis qu'elle gardait les yeux rivés sur son père. Elle ne s'était pas encore arrêtée qu'elle avait déjà frappé sa poitrine du poing droit, en signe de respect. — Seigneur, le négociant Denn Peroni, des clans de Vagabonds, vient de se poser sur Ildira. (Elle s'autorisa un sourire prédateur.) Il prétend vouloir nous vendre une cargaison d'ekti. Jora'h ne put cacher sa surprise. Entre la rébellion d'Hyrillka, l'extinction de Durris-B et l'ultimatum hydrogue, il avait complètement oublié que les Vagabonds souhaitaient reprendre les relations commerciales avec l'Empire. — Nous en avons bien besoin, mais sois prudente, dit-il en fronçant les sourcils. Cet homme ne doit rien savoir de nos tractations avec les hydrogues. (Si Denn Peroni apprenait quoi que ce soit, il rejoindrait les autres prisonniers du palais.) Garde Sullivan Gold et son équipe hors de vue. De même que ton ami, Anton Colicos. Le Vagabond ne doit pas se douter de leur présence, cela soulèverait trop de questions. Jora'h regrettait le traitement qu'il infligeait aux humains. Gold et ses mineurs étaient de véritables héros, qui avaient volé au secours de leurs homologues ildirans lors de la dernière attaque hydrogue. Quant à Anton Colicos, l'étudiant, il avait survécu aux robots klikiss tout en sauvant la vie du remémorant Vao'sh. L'honneur aurait voulu que ces gens soient récompensés, mais dès l'instant où ils avaient vu les orbes de guerre arriver sur Ildira, le Mage Imperator s'était vu forcé de les tenir au secret. Et il craignait fort de ne jamais pouvoir les relâcher. Jora'h ne supportait pas de se sentir piégé ! — À vos ordres, Seigneur. Je vais prendre toutes les dispositions nécessaires. Le négociant se tient d'ores et déjà à votre entière disposition. Yazra'h s'inclina avant de reprendre sa course en sens inverse. Le Mage Imperator entama un lent retour vers son trône et ses obligations. Désireux de montrer son respect, le Vagabond posa un genou à terre devant le chrysalit, puis redressa la tête et se fendit d'un sourire communicatif. Un ruban liait ses longs cheveux châtains tandis que ses vêtements s'ornaient de marques claniques. Il avait l'air très content de lui. — Cet ekti provient d'une usine qui extrait l'hydrogène d'une comète avant de le transformer en carburant interstellaire. C'est un procédé très complexe et très coûteux, Votre Majesté. (Il haussa les épaules.) Les hydrogues ne nous laissent pas beaucoup de choix. Depuis le début du conflit huit ans plus tôt, la production d'ekti était tombée à un niveau dramatiquement bas, et même les réserves de l'Empire fondaient à présent comme peau de chagrin. — Votre prix sera le nôtre, déclara Jora'h. Les humains se focalisaient beaucoup trop sur la hausse ou la baisse de leurs revenus, perdant leur temps en d'interminables négociations avec clients et fournisseurs. Les Ildirans, eux, fonctionnaient en réseau à la recherche du bien commun. — J'apporte aussi de bonnes nouvelles, s'enflamma Denn Peroni. Les Vagabonds reprennent la route des stations d'écopage ! Nous avons trouvé au moins une géante gazeuse sans hydrogues. L'ekti va de nouveau couler à flots. Ce pourrait être, j'en suis sûr, le début d'un partenariat aussi long que profitable entre humains et Ildirans. — Votre confiance nous honore. Jora'h sentit un énorme poids s'abattre sur sa poitrine. Les hydrogues voulaient exterminer tous les humains… et les Ildirans seraient peut-être forcés de les y aider. 30 SULLIVAN GOLD Les mineurs de la Hanse ne supportaient plus d'être retenus en otage au Palais des Prismes. Tabitha Huck se laissa tomber sur un banc en jetant un regard mauvais à la porte dûment gardée de leurs magnifiques appartements. — Drôle de façon de dire merci. (Elle suivit des yeux la femme musculeuse qui rôdait dans le couloir avec ses panthères domestiques.) Vous croyez faire une bonne action et voilà ce qui vous tombe dessus. Sullivan prit un siège et s'assit à ses côtés. Quand les hydrogues avaient attaqué Qronha 3, le personnel de la Hanse était déjà prêt à évacuer, contrairement aux Ildirans. Prenant alors une décision lourde de conséquences, Sullivan avait ordonné à son équipe d'aller sauver leurs collègues de la cité des nuages, au péril de leurs propres vies. — On ne pouvait pas les laisser crever, Tabitha. — Eh bien, peut-être qu'on aurait dû ! On a perdu un module d'évacuation dans l'affaire, tout ça pour se retrouver coincés dans ce trou à rats. Si on avait mis les voiles pendant que les hydrogues vaporisaient les Ildirans, aujourd'hui on serait peinards à la maison. Sullivan lui posa une main paternelle sur le bras. — Oui, mais pourriez-vous encore vous regarder dans la glace ? — Je n'ai pas besoin de me raser, répliqua-t-elle, sinistre. Sullivan suivit à son tour la silhouette élancée de Yazra'h, qui s'arrêta devant la porte pour scruter leurs visages affligés. — Vous restez ici jusqu'à nouvel ordre. Cela ne devrait pas durer plus de deux heures. — Pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe ? (Sullivan se fraya un chemin vers la porte.) Qu'est-ce qu'on a fait de mal ? — Je ne suis pas autorisée à vous en dire plus. — Nos proches doivent savoir que nous sommes sains et saufs, plaida-t-il. Pourriez-vous au moins fournir un surgeon à mon prêtre Vert, qu'il envoie un message ? Pour dire à nos familles que nous sommes vivants. S'il vous plaît, c'est très important pour lui. Et pour nous. Kolker était bien la personne la plus à plaindre du groupe. Le prêtre Vert avait toujours été du genre bavard, accroché du matin au soir à son surgeon pour discuter avec ses camarades dispersés dans le Bras spiral. Sauf que ledit surgeon avait disparu dans l'attaque du moissonneur d'ekti, coupant ainsi Kolker de son précieux télien. Il n'était pas seulement isolé, pas seulement triste : il se comportait comme un drogué au sevrage forcé. Tout cela n'avait aucun sens ! Pourquoi le Mage Imperator s'en prenait-il à eux ? — D'autres obligations me réclament, lâcha Yazra'h en prenant brutalement congé. Tabitha se renfrogna encore plus. — Les Ildirans ne feraient pas ça s'ils n'avaient pas quelque chose à cacher. (Elle secoua la tête, submergée de questions sans réponses.) Moi je vous le dis, ça sent mauvais. Très mauvais. Et tous ces orbes de guerre, qu'est-ce qu'ils font là ? On nous a enfermés dès qu'ils sont apparus. Kolker, perdu dans sa détresse, se tenait assis à l'écart. Sullivan se dirigea vers le prêtre Vert et lui mit une main sur l'épaule en signe de sympathie. Même si sa peau émeraude bénéficiait de l'abondante lumière d'Ildira, il avait désespérément besoin du contact des arbremondes. Kolker releva la tête comme si un événement inattendu venait de se produire. Son visage maussade s'illumina d'une touche de surprise, d'un mince espoir sans rapport avec les déclarations de Sullivan ou Tabitha. — Je croyais à un mirage, mais ce n'était pas mon imagination qui me jouait des tours ! J'en suis sûr, maintenant. C'est bel et bien là. (Le prêtre Vert planta son regard dans celui de l'administrateur.) Il y a un surgeon au Palais des Prismes. Et je le trouverai. 31 ANTON COLICOS — Venez avec moi au Foyer de la Mémoire, suggéra Vao'sh. Vous n'avez jamais visité ce qui est à la fois le sanctuaire et le quartier général de mon kith, là où toutes les histoires commencent et finissent. Moi-même, je n'y suis pas retourné depuis que mes cauchemars ont cessé. — Avec grand plaisir ! s'exclama Anton, fou de joie. Et pas seulement parce que ça me permettra enfin de sortir du Palais des Prismes. Depuis que les orbes de guerre étaient venus et repartis, les Ildirans se montraient inquiets, soupçonneux. Ils avaient sans doute de bonnes raisons, mais pourquoi restreindre ses mouvements à lui ? Anton avait sans doute vu ce qu'il n'aurait pas dû voir, obligeant ses hôtes à le surveiller d'autant plus étroitement. Quel mal un pauvre petit étudiant pourrait-il faire au grand Empire ildiran ? Autant poser directement la question… — N'ai-je pas le droit de savoir pourquoi on m'interdit de rentrer chez moi ? J'apprécierais quand même une ou deux explications. Vao'sh fronça les sourcils. — Les objectifs que vous vous étiez fixés en venant sur Ildira ne sont pas encore atteints, remémorant Anton. Seriez-vous donc si pressé de partir ? — Pas pressé, non, mais tout cela me met mal à l'aise. Mon père est mort il y a des années pendant une mission archéologique et ma mère est toujours portée disparue. Ici, je suis injoignable. Et s'il y avait des nouvelles ? J'ai l'impression d'avancer dans le noir. — Dans le noir ? Mais c'est terrible ! s'écria Vao'sh. Anton dut réconforter son ami. De toute façon, il n'obtiendrait aucune réponse. — C'est juste une façon de parler. Ne vous inquiétez pas. Le remémorant l'entraîna dans un grand couloir qui les mena aux arches couronnant une entrée secondaire du Palais des Prismes. De là, une route sinueuse serpentait à flanc de colline et descendait vers la cité. La vue était tellement saisissante qu'Anton remarqua à peine les deux gardes qui les suivaient à la trace. — Yazra'h nous accompagne ? — Je crois que le Mage Imperator lui a assigné d'autres tâches. Anton se sentit à la fois déçu et soulagé. La redoutable jeune femme veillait sur lui depuis qu'il était revenu de Maratha avec dans ses valises un Vao'sh plongé dans une profonde catatonie. Même si cela n'avait pas l'air a priori d'être le genre de la maison, il savait qu'elle appréciait ses histoires… à tel point qu'il finissait par se demander, un peu gêné, si elle n'en attendait pas plus de sa part. L'un des plus prodigieux bâtiments de Mijistra abritait les archives du kith chargé de rédiger, mémoriser et préserver la Saga. Vao'sh monta quatre à quatre les marches de pierre polie tandis que les gardes se postaient à l'extérieur pour attendre que les deux hommes ressortent. Anton leur accorda à peine un regard. Où diable pensaient-ils qu'il puisse aller ? L'étudiant entra à son tour, avec à l'esprit toutes les universités qu'il avait hantées avant d'être invité à se pencher sur La Saga des Sept Soleils. Il découvrit un espace bien différent de tout ce qu'il avait connu jusqu'alors. D'innombrables rangées de panneaux muraux, couverts de longues lignes d'écriture finement gravées, formaient un labyrinthe de feuilles d'adamant où se trouvaient conservées les strophes officielles de la Saga, ligne après ligne. Près de la porte, plusieurs enfants aux lobes proéminents se tenaient immobiles, fascinés, devant l'un des murs revêtus des précieux mots. Ils marmonnaient les strophes, répétant les histoires encore et encore jusqu'à les imprimer en lettres de feu dans leur cerveau. — Ils apprennent la Saga du début à la fin, expliqua Vao'sh. Un remémorant passe la moitié de sa vie à apprendre l'intégralité du texte, pour pouvoir ensuite le réciter sans la moindre erreur. Il ne doit y avoir aucune modification. Anton se fendit d'un sourire narquois. — Je déteste les écrivains qui n'arrêtent jamais de corriger. (Vao'sh et lui poursuivirent leur route le long de fontaines miroitantes et de piliers lourdement décorés. Des remémorants s'attroupaient devant chaque panneau.) Ils sont plus vieux d'une section à l'autre, n'est-ce pas ? — Les plus jeunes commencent leur apprentissage près de l'entrée. Une fois qu'ils maîtrisent à la perfection les histoires du premier mur, ils passent au suivant. Et ainsi de suite, année après année, jusqu'à connaître toute l'épopée. — Moi qui pensais que l'enseignement terrien était répétitif ! s'exclama Anton en riant. Au centre du Foyer de la Mémoire, des scribes s'entretenaient par petits groupes, réunis autour de tables de travail dans une ambiance studieuse et feutrée. Des remémorants d'âge moyen étudiaient religieusement des piles de documents. Tournés vers un seul et unique objectif, ils décidaient mot par mot des nouvelles lignes qui seraient ajoutées à l'interminable Saga. À un endroit, le plafond s'évasait vers le haut en une immense cheminée installée au-dessus d'un brasier qui brûlait sans discontinuer. Les brouillons jugés irrecevables finissaient au feu. Une fois chaque ligne dûment discutée et approuvée, le nouveau texte était gravé sur une feuille d'adamant qui rejoignait ensuite ses consœurs sur le mur adéquat. — Une description scrupuleuse des faits est aussi importante que les faits eux-mêmes. (Les couleurs affluèrent sur les lobes de Vao'sh.) Une société qui ne se souvient pas ne mérite pas qu'on se souvienne d'elle. Les Ildirans en sont intimement persuadés. À l'inverse des épopées humaines, souvent basées sur des mythes embellis afin de transmettre des messages qui dépassaient les simples faits, les Ildirans prenaient leurs archives historiques au pied de la lettre. Seuls les remémorants – et sans doute le Mage Imperator – savaient que la légende des Shana Rei avait été fabriquée de toutes pièces pour ajouter un peu d'action et de drame à la Saga. Mais si les Shana Rei n'existaient pas, comment ne pas mettre en doute d'autres passages de La Saga des Sept Soleils ? Anton observa les remémorants en plein travail, soudain conscient que « l'Histoire » était littéralement écrite sous ses yeux. Un assistant se saisit d'une version rejetée et jeta la liasse de feuilles au cœur du brasier. Vao'sh, lui, déambulait d'une table à l'autre. — En ce moment, mes camarades se penchent sur la vie d'Adar Kori'nh. L'évacuation de Crenna suite à la peste aveuglante, la guerre contre les hydrogues, la bataille finale dans les nuages de Qronha 3. — Il a bien mérité sa place dans la Saga. Vao'sh ne put s'empêcher de sourire. — Dans quelques mois, ils discuteront de notre longue marche à travers Maratha, de notre lutte contre les robots klikiss. — Mais je suis venu étudier votre histoire, pas en faire partie. (Anton déglutit avec difficulté.) Vous voulez vraiment dire que je… que nous… — Vous n'êtes plus un simple observateur, remémorant Anton. Vous ferez bientôt partie de notre grande épopée. 32 L'AMIRAL LEV STROMO Ils continuèrent à se battre pendant deux jours durant lesquels ils ne cessèrent de perdre du terrain centimètre par centimètre. Lorsque les compers Soldats vinrent à bout du sergent Zizu, achevant le chef de la sécurité dans un tumulte d'os brisés et de tirs désespérés, Stromo se rendit compte que le commandant Ramirez et lui-même étaient les uniques survivants du pont de commandement. Les messages apeurés qui se succédaient sur l'intercom indiquaient clairement que les robots mutins massacraient tout l'équipage. Quelques soldats présents sur le pont, cédant à la panique, avaient tenté une percée vouée à l'échec ; leurs corps mutilés s'entassaient dans le couloir. Quant aux compers, ils attaquaient sans relâche. Sous la coque du vaisseau, Qronha 3 offrait une vision affreusement tranquille, exempte de la moindre trace de béliers ou d'orbes de guerre. La Manta était seule, isolée, vulnérable. Ramirez tendit une recharge à son supérieur. — C'est la dernière, amiral ! Malgré ses tremblements, Stromo parvint à insérer la recharge dans le convulseur. Il avait vidé les réserves d'énergie de son arme à force de tirer sur les assaillants, mais les compers touchés par les impulsions électroniques finissaient toujours par se relever et repartir à l'assaut. L'amiral montra d'un signe de tête la petite salle de réunion adjacente au pont. — Si on se réfugie là-dedans, on pourra barricader la porte. — Elle ne tiendra pas longtemps. — Pas besoin ! L'échelle d'urgence, ça vous dit quelque chose ? C'était apparu comme une mesure de sécurité un peu étrange quand les Mantas avaient été construites : une écoutille de secours qui permettait au commandant de quitter le pont à la dérobée. Mais Stromo avait assisté à suffisamment de réunions dans les FTD pour savoir que l'on arrivait parfois à ce genre de décisions bizarres. Ramirez n'avait pas l'air particulièrement convaincue. — On va se retrouver un pont plus bas. Et après ? — Une chose à la fois, commandant. Stromo voulait d'abord sortir de ce piège à rats. On verrait la suite le moment venu. — Bonne idée, amiral. Allons-y ! Tandis que les compers Soldats abattaient les dernières barricades et investissaient le pont, Stromo se précipita à l'opposé. Il fut un temps où les robots militaires avaient semblé la solution idéale au double problème du recrutement en baisse et des pertes au combat. À présent, il y avait tellement de sang sur le pont qu'il était difficile d'y poser le pied sans glisser. Avant de rejoindre l'amiral dans leur nouvel « abri », Ramirez fit un détour par la station principale où elle se mit à bricoler les commandes à toute allure. Stromo s'arrêta devant la porte du refuge. — Allez, Ramirez ! Je ne pourrai pas garder ce truc ouvert bien longtemps. — Une minute. Juste une minute. (La sueur dégoulinait de son front. Elle s'activait sans même regarder les compers qui s'approchaient.) Une seconde… Presque… Stromo commençait à paniquer. Même scellée, la porte céderait rapidement sous les coups des robots déchaînés. Que fabriquait-elle sur cette station ? Et puis après tout, si elle s'obstinait à rester à son poste, c'était son choix. Qu'elle l'assume. Lui aussi devait choisir, et il allait choisir l'issue de secours. Mais Ramirez acheva enfin son œuvre et enfonça le bouton d'activation. Elle avait à peine commencé à courir que les premières étincelles jaillirent des stations, transformant le champ de bataille en feu d'artifice. La jeune femme affichait un sourire carnassier en rejoignant Stromo, qui referma aussitôt la porte derrière elle. — Vous faisiez quoi ? On a perdu du temps ! — Je désactivais les systèmes primaires, amiral. Quoi qu'il arrive, les compers ne pourront pas utiliser ce vaisseau. Stromo aurait dû y penser. Les robots cherchaient forcément à s'emparer de la Manta dans un but précis. Quelques secondes à peine après que l'amiral eut scellé la porte, les machines rebelles y portèrent les premiers coups, cabossant la paroi métallique. L'endroit n'était pas fait pour subir ce genre de traitement, ce n'était qu'une salle annexe où le commandant du vaisseau pouvait s'isoler pour discuter stratégie avec ses officiers ou réprimander un soldat en faute. Stromo désigna le petit renfoncement qui dissimulait la fameuse écoutille. Il ne savait même pas ce qui se passait un niveau plus bas. — Vite ! Vous d'abord ! Ramirez souleva le panneau mobile, révélant l'échelle salvatrice. Elle passa les pieds dans le trou d'un geste souple que Stromo eut bien du mal à imiter. — Il y a un monte-charge au bout du couloir principal, haleta l'amiral en descendant péniblement les barreaux. On a peut-être une chance d'arriver jusqu'à la baie d'amarrage. Trouver un Rémora ou une navette. (Il faillit perdre l'équilibre en arrivant en bas de l'échelle.) Et se barrer d'ici. — Vous êtes sûr que nous sommes les seuls survivants ? — Même s'il y en a d'autres, on ne peut rien faire pour eux. Dépêchez-vous ! Stromo s'élança le long du couloir, Ramirez sur ses talons. Celle-ci ne fit pas de commentaires, mais elle n'entretenait aucune illusion sur le sort de l'équipage. Chacun était responsable de sa propre survie. — Attention ! Deux compers Soldats débouchaient d'un couloir secondaire. Ramirez pressa longuement la détente de son convulseur pour se débarrasser des robots. Le couloir paraissait interminable, ponctué d'innombrables portes et carrefours qui pouvaient servir de cachettes à l'ennemi. Visage rougi et cœur battant, Stromo hésitait chaque fois, mais il savait que Ramirez et lui devaient poursuivre sur leur lancée. D'autres compers surgirent à leur tour. Stromo tirait sans relâche, mais il en venait toujours plus. L'amiral faillit trébucher sur un robot tombé à terre, évitant de peu le bras métallique qui s'était redressé dans un spasme pour lui attraper la jambe. Ramirez enchaînait elle aussi les tirs de convulseur. — À ce train-là, on aura vidé les recharges avant d'arriver au monte-charge. Stromo accéléra et atteignit l'ascenseur en premier. L'amiral tenait à peine debout, hors d'haleine, mais il n'avait plus qu'à pousser le bouton d'appel. Les voyants lumineux indiquèrent aussitôt que le monte-charge se précipitait vers le pont numéro deux. Quelques secondes de plus et c'était bon ! — Plus vite, Ramirez ! Il arrive. Stromo sentait les bourdonnements de la machine, les vibrations dans le mur. Ramirez tenta de rattraper son retard, mais trois portes s'ouvrirent devant elle, celles de pièces communes où les soldats qui n'étaient pas de quart venaient se relaxer. Quatre compers couverts de sang en sortirent. Ramirez réussit à leur échapper grâce à de courtes rafales de convulseur, mais d'autres robots se massaient à présent dans le couloir. Ils s'avancèrent vers Stromo, qui puisa généreusement dans les ultimes réserves de son arme. Ce n'était plus l'heure de compter. Ramirez ne parvenait plus à abattre les compers assez vite. La recharge de son convulseur finit par rendre l'âme. Stromo envisagea de voler à son secours, mais il lui restait à peine assez d'énergie pour tirer deux rafales. Trop peu pour sauver l'officier. Trop peu pour se sauver lui-même. — Amiral ! Les compers se saisirent de Ramirez, qui tenta de briser leurs capteurs optiques avec la crosse de son arme. Elle hurla le nom de son supérieur, ainsi qu'un mot qui ressemblait à « Filez ! ». Stromo faillit – faillit – se jeter lui aussi dans la bataille, histoire de mourir au combat. Puis le monte-charge arriva à destination. Les portes s'ouvrirent. Il était vide. Un miracle ! Stromo poussa le bouton correspondant à la baie d'amarrage avant de voir Ramirez succomber sous le nombre. Pendant le trajet, il essaya de se rappeler comment on pilotait un vaisseau des FTD. Il avait l'entraînement nécessaire, évidemment, mais il n'avait plus mis les pieds dans un cockpit depuis des lustres. Réussirait-il seulement à ouvrir les portes de la baie ? Pas grave, décida-t-il. Avec les jazers d'un Rémora, il pourrait même faire un trou dans la coque si l'envie lui en prenait. Quand les portes du monte-charge s'ouvrirent, il était prêt à bondir. La baie d'amarrage était remplie de centaines de compers qui l'attendaient de pied ferme. Les plus proches s'engouffrèrent aussitôt dans la cabine. Les deux dernières rafales de Stromo ne lui furent d'aucune utilité. Les robots l'écrasèrent contre la paroi. 33 LARS RURIK SWENDSEN Seul un tir de barrage incessant des bérets d'argent parvenait à contenir les robots à l'intérieur de l'usine. Le sergent Paxton avait fait démonter la tente de commandement pour prendre ses quartiers dans un grand véhicule blindé d'où il préparait la deuxième phase de l'assaut. Et cette fois, personne ne sous-estimerait les robots militaires. Recroquevillé dans l'habitacle, menacé par la claustrophobie, Swendsen cherchait désespérément la solution de l'énigme. Quelle était l'origine de la folie des compers Soldats ? — Il suffit de demander une frappe aérienne pour raser l'usine, grommela Paxton. Ça va les liquéfier un bon coup. Problème résolu. — Résolu ici mais pas ailleurs, fit remarquer l'ingénieur expert. On ne peut quand même pas détruire tous les vaisseaux des FTD, pas vrai ? Toutes mes données techniques sont dans ces bâtiments. Ça semblait l'endroit logique où les garder. Si le défaut de programmation est général, il faut trouver un moyen de les arrêter tous d'un coup. Pour cela, je dois comprendre ce qui s'est passé, mais je ne tirerai pas grand-chose d'une flaque de métal fondu. (Swendsen se concentrait sur son pad de données, étudiant une hypothèse après l'autre. Difficile de réparer sans savoir où était la panne.) Nous ne savons même pas s'il s'agit d'un sabotage ou d'un simple accident. — Un accident ? (Paxton n'en croyait pas ses oreilles.) Qui se produirait partout, simultanément ? Une pure coïncidence ? Swendsen haussa les épaules, refusant de voir la vérité en face. — On a déjà vu plus bizarre. — Pas moi. — Moi non plus, je vous l'accorde. Il ne voulait pas laisser penser que lui – le meilleur ingénieur de la Hanse – n'avait aucune idée de quoi il retournait. Les derniers renforts venaient d'arriver. Cent vingt-huit véhicules blindés encerclaient désormais l'usine, détruisant chaque comper qui tentait de sortir. Des commandos d'élite se tenaient en état d'alerte devant les entrées principales et sur les zones de livraison, mais le complexe industriel n'en demeurait pas moins gigantesque. Si les compers lançaient une offensive concertée… Swendsen utilisa son pad pour calculer combien de robots étaient déjà fonctionnels quand tout avait commencé, puis combien avaient encore pu être produits depuis. Le cordon de sécurité restait visiblement distendu malgré les renforts. Les soldats ne pourraient jamais repousser une telle vague de compers. Un béret d'argent frappa à l'écoutille du véhicule, s'offrit à la reconnaissance visuelle et composa son code d'accès. Il accompagnait un Asiatique élancé, l'air grave. — Sergent Paxton, cet homme se prétend spécialiste des robots. Un expert en cybernétique avec une bonne expérience des compers Soldats. — Docteur Yamane ! s'exclama Swendsen en se levant d'un bond. — Docteur Swendsen. (Yamane lui accorda une poignée de main brève mais enthousiaste.) J'ai cru comprendre que vous rencontriez quelques difficultés. — Quelques-unes, oui. Devant un Swendsen surexcité, Yamane expliqua comment il avait manipulé les compers Soldats d'Osquivel. — Quand les Vagabonds nous ont sauvés, ils ont aussi récupéré une centaine de compers Soldats dont ils ont effacé la programmation pour les mettre au travail. Le résultat fut au final le même qu'ici, des robots incontrôlables. Que j'ai rendu incontrôlables. Paxton posa ses coudes sur la table de travail. — Pourquoi et comment avez-vous fait ça ? — Nous avions besoin d'une diversion pour que le commandant Fitzpatrick tente une évasion. Comme j'avais déjà travaillé sur les compers Soldats, je savais de quelle manière annuler leurs restrictions comportementales. Un bon petit virus qui, si j'ose dire, leur a laissé les mains libres. Swendsen haussa les sourcils, ce qui amena un petit sourire sur les lèvres de Yamane. — Et ça a marché ? — Pour la diversion, oui. Mais une fois les compers lâchés, nous ne pouvions plus les arrêter. Ils ont fini par ravager une bonne partie des chantiers spationavals. — Donc vous pensez que la présente révolte découle de la transmission d'un virus similaire ? analysa Swendsen. — La transmission ? Non, le problème n'est pas assez localisé. Les compers présentent les mêmes symptômes dans tout le Bras spiral, ce qui signifie que le virus était déjà présent dans leur programmation à l'origine, ainsi que le moment où il entrerait en action. Cela suppose une préméditation de longue date, ce qui est bien plus inquiétant qu'une banale agression virale. Swendsen offrit à l'expert en cybernétique un des rares sièges disponibles dans le véhicule bondé. Yamane croisa le regard bleu azur de son collègue. — Mais du coup, nous pourrions utiliser la même stratégie à notre profit. Un autre virus qui, cette fois, mettrait les compers hors d'usage. — Quelle excellente idée ! (Il se tourna vers Paxton.) Qu'en dites-vous ? — J'en dis qu'il est grand temps de s'y mettre. 34 JORA'H LE MAGE IMPERATOR Osira'h partie, le Mage Imperator convoqua l'adar Zan'nh, d'éminents scientifiques, des stratèges militaires et même le remémorant Vao'sh. Tous représentaient le meilleur de ce que leur kith avait à offrir. Avec leur aide, Jora'h espérait trouver un moyen de repousser les hydrogues et de sauver l'Empire. Devant les portes colossales du Palais des Prismes, au sommet de la colline, les flots de sept torrents convergeaient dans un fracas de tonnerre en remontant la pente. De son point d'observation privilégié, Jora'h pouvait suivre le cheminement des rivières jusqu'aux faubourgs de Mijistra, où les architectes paysagistes les autorisaient enfin à reprendre leur cours naturel. Il avait organisé la réunion à cet endroit dans un but spécifique. — Observez les sept torrents, ordonna-t-il d'une voix de stentor. Voyez ce que les Ildirans ont accompli ici. Klie'f, vieux scientifique distingué, et Shir'of, jeune mais talentueux ingénieur, se mirent à étudier le point de convergence et son eau écumeuse comme si Jora'h venait de leur lancer un nouveau défi technologique. Vao'sh hocha la tête en évoquant la page d'histoire correspondante. Au terme d'un fabuleux exploit d'ingénierie, les concepteurs du Palais des Prismes avaient canalisé ces torrents pour les diriger vers le trône du Mage Imperator. Utilisant marches et écluses gravitationnelles, ils avaient lutté contre le courant, manipulé l'eau elle-même, obligé les torrents à s'écouler contre-nature et à grimper la colline. Et là, devant l'entrée principale, les sept flux se rejoignaient sous la forme d'une cascade circulaire qui s'engouffrait dans un vaste puits en bas duquel les flots étaient redistribués par divers tuyaux à l'arrière du palais et sous la colline. Jora'h attendait, mais personne n'osait prononcer une parole. Furieux, impatient, il cria assez fort pour couvrir le rugissement de la cascade. — Nous avons réalisé l'impossible ! Et nous devons recommencer. Il y a bien longtemps de cela, les Ildirans ont utilisé leur savoir pour défier les lois de la nature. Ils ont réussi uniquement parce que le Mage Imperator le leur avait demandé. Aujourd'hui, je vous le demande de nouveau. Les délégués des différents kiths semblaient intimidés. Adar Zan'nh, stoïque, se contenta d'un signe de tête affirmatif tandis que Vao'sh affichait une expression intriguée. — Répondez à cette question et vous sauverez l'Empire. (Jora'h fit une courte pause.) Comment lutter contre les hydrogues ? Klie'f et Shir'of se regardèrent, de même que les experts en stratégie, avant de se tourner vers le commandant de la Marine Solaire. — Aucune de nos armes n'est vraiment efficace, déclara Zan'nh. Adar Kori'nh a détruit de nombreux orbes de guerre, mais avec un coût si élevé qu'il nous est impossible d'envisager la victoire de cette manière. Jora'h s'approcha de la cascade bouillonnante, à l'endroit où elle disparaissait dans les profondeurs du puits. — C'est bien pourquoi je vous ai convoqués. Les hydrogues ont posé un ultimatum inacceptable et j'ai gagné du temps en faisant semblant de donner mon accord. Maintenant, j'ai besoin que vous releviez cet incroyable défi. Vous êtes mes meilleurs éléments. Parlez-en aux autres membres de vos kiths, travaillez avec eux. Dépassez vos limites. Si vous réussissez, vous gagnerez une place éternelle dans La Saga des Sept Soleils. Quel plus haut destin pour un Ildiran ! — Vous nous demandez de vaincre l'invincible, Seigneur, souffla Klie'f. — C'est exact. Je veux de nouvelles stratégies, de nouveaux moyens de défense, de nouvelles armes ! Zan'nh s'inclina devant son père. — Vous êtes le Mage Imperator, Seigneur, et nous sommes votre empire. Si nous ne trouvons pas de réponse à ce problème, alors nous vous aurons trahi. — Si vous n'en trouvez pas, il est probable que deux espèces disparaîtront, annonça Jora'h d'une voix étrangement calme. Bien que fasciné par le débat, Vao'sh n'y trouvait pas sa place. — Seigneur, je ne suis qu'un conteur. En quoi puis-je vous aider ? Dépositaire de multiples vérités historiques qu'il aurait préféré ignorer, Jora'h maudissait ses prédécesseurs pour avoir dissimulé les premières rencontres avec les créatures élémentales. Une telle censure n'était plus de mise. — Nous avons déjà combattu les hydrogues, mais les archives du conflit ont été écartées comme récits apocryphes. Retrouvez-les, étudiez-les. Redécouvrez ce qui a été oublié. Le moindre indice concernant nos ennemis peut se révéler capital. — C'est un travail titanesque, Seigneur. Je vais inspecter les archives de Mijistra, mais de nombreux documents sont stockés sur des planètes lointaines, en particulier sur Hyrillka. Jora'h se rappela comment, des siècles auparavant, les premiers robots klikiss avaient été tirés de leur longue hibernation sur une lune d'Hyrillka. La planète rebelle réserverait-elle d'autres surprises ? Un témoignage explicitant l'accord qui avait modifié les alliances de cette grande guerre ? Une preuve du lien existant entre Ildirans et faeros, comme l'émissaire hydrogue l'avait prétendu ? Quel puzzle ! — Le nouvel Attitré d'Hyrillka va bientôt quitter Mijistra, à la tête d'une équipe de secours chargée de reconstruire les zones ravagées par la révolte. Accompagnez-le, Vao'sh. Trouvez toutes les informations disponibles. Le Mage Imperator lut enfin de la détermination sur les visages de ses sujets. L'ingénieur et le scientifique développeraient de nouvelles armes qu'Adar Zan'nh intégrerait dans ses stratégies militaires. Le remémorant mettrait à jour des pans oubliés de l'histoire. L'espace d'une seconde, Jora'h se sentit plus confiant. Il les congédia tous d'un claquement de mains. — Trouvez des réponses. Faites ce que vous jugerez nécessaire. Vous avez toute ma confiance. Jora'h blâma une fois de plus ses prédécesseurs. Au lieu de tout parier sur un programme d'hybridation visant à créer un ambassadeur télépathe, l'Empire aurait pu passer dix mille ans à concevoir de meilleures armes. Désormais, il s'agissait de les produire en quelques jours. 35 OSIRA'H Depuis le succès de sa mission, Osira'h était clairement de trop sur Ildira. Son père l'avait renvoyée sur Dobro pour qu'elle ne l'encombre pas tandis qu'il poursuivait ses sinistres machinations avec les hydrogues. La colonie ressemblait en tout point à son souvenir : la ville ildirane, les collines herbeuses, le camp de reproduction et ses clôtures. Mais elle se sentait bien différente. Elle avait rencontré les hydrogues et n'avait survécu à cette épreuve que pour voir le Mage Imperator s'incliner devant leurs odieuses injonctions. Osira'h avait l'impression que l'univers tout entier venait de basculer. Comme il l'avait déjà fait si souvent. Et le ferait encore. Une lumière poussiéreuse baignait Dobro. Les ouvriers déchargeaient les marchandises contenues dans la navette ; un escadron de gardes descendait du vaisseau en contournant la fillette comme si elle n'était qu'une pierre au milieu de la rivière. Elle parcourut le paysage du regard jusqu'à apercevoir l'Attitré Udru'h, qui s'avançait vers elle à grandes enjambées. — Osira'h, c'est un plaisir de t'accueillir de nouveau sur Dobro ! La jeune hybride ne savait plus comment réagir. Une part d'elle-même gardait de bons souvenirs de l'Attitré, figure paternelle qui l'avait protégée et poussée à travailler dur pour accomplir son destin. À cette époque, elle ne pensait qu'à le rendre fier. Mais depuis que la mémoire de sa mère vivait en elle, Osira'h avait du mal à ne pas reculer devant cet homme dont elle connaissait le côté obscur, le toucher répugnant, la capacité à infliger de lourdes souffrances physiques et morales. L'Attitré s'approchait, et la fillette se demandait s'il allait se montrer chaleureux avec elle, la prendre dans ses bras. Est-ce que le contact la dégoûterait ? Mais il s'arrêta deux pas devant elle. — On nous a dit que tu avais réussi. (Son visage reflétait la satisfaction du devoir accompli.) J'aimerais en savoir plus. Osira'h scruta Udru'h et sentit une vague de ressentiment, voire de haine, monter en elle. Elle avait envie de lui hurler dessus : J'ai fait ce pour quoi vous m'avez entraînée. J'ai fait ce pour quoi j'étais née. J'ai utilisé mes pouvoirs pour communiquer avec les hydrogues. Je leur ai ouvert mon esprit, j'ai établi une passerelle, et à présent, je suis connectée en permanence à leurs étranges pensées. Je ne peux plus me les sortir de la tête ! J'ai aussi amené les hydrogues sur Mijistra afin que le Mage Imperator puisse leur parler. J'ai fait ma part du travail. Et voilà que mon père, le souverain de mon peuple, s'est révélé incapable de négocier avec eux. Il n'avait rien à leur offrir. Quand les hydrogues ont menacé de détruire Ildira, le Mage Imperator s'est effondré sous mes yeux. Il a accepté un horrible marché qui fera des Ildirans une espèce maudite et condamnera celle de ma mère ! Mais elle ne pouvait pas dire cela à l'Attitré de Dobro. — Oui, j'ai réussi. Qu'y a-t-il de plus à raconter ? Elle savait n'être qu'un pion, un simple pion… qui en avait assez de jouer le jeu. Udru'h nota la sécheresse de la voix enfantine. Un voile de doute passa sur ses traits tel un nuage devant le soleil. — Dis-moi ce qui s'est passé. Jora'h a pu parlementer avec les hydrogues ? Sans ajouter de détails inutiles, Osira'h résuma la conversation que son père avait menée avec l'émissaire. La sinistre conclusion des pourparlers ne sembla pas gêner Udru'h outre mesure ; il paraissait surtout soulagé que les Ildirans aient une chance de survivre. Rien d'autre ne comptait. L'Attitré s'avança enfin pour poser une main sur l'épaule d'Osira'h. — Tu as traversé une terrible épreuve. Cette rencontre avec les hydrogues a dû s'avérer particulièrement pénible, mais tu comprends pourquoi c'était nécessaire. — Vous m'avez inculqué le sens du devoir, répondit-elle en prenant soin de ne pas lui donner raison. Udru'h afficha un sourire incertain. — Je suppose que tes appartements à Mijistra étaient plus élégants que ces modestes baraques. — Le Mage Imperator m'a renvoyée ici. (Elle détourna les yeux.) Il me pense plus en sécurité loin du Palais des Prismes, avec ma mère. Quand pourrais-je la voir ? — Ta mère… n'est pas là, se renfrogna Udru'h, surpris. Pas pour l'instant. Osira'h eut de nouveau envie de hurler. Encore un mensonge ! De son père ou de l'Attitré ? La fillette jeta des regards anxieux autour d'elle, mais ne trouva pas Daro'h dans la foule des Ildirans. Son demi-frère lui paraissait un homme honnête, exempt de compromissions. — Où est l'Attitré expectant ? A-t-il déjà pris la colonie en charge ? Peut-être le jeune homme parviendrait-il à apporter les nécessaires changements sur Dobro. — Daro'h est en mission. L'Attitré n'en dirait pas plus. Bref et évasif, comme toujours. Osira'h se tenait sous le porche du petit bâtiment qu'elle avait partagé avec ses frères et sœurs, tous enfants de Nira. L'Attitré ne l'avait pas accompagnée, prétextant d'autres obligations. Les quatre hybrides la contemplaient avec fascination. Qu'allait-on faire de ces bouches inutiles ? — À quoi ressemblent les hydrogues ? lui demanda Rod'h. Son cadet, né moins de un an après elle, n'était autre que le fils d'Udru'h. Avec les souvenirs de sa mère gravés dans son cerveau, Osira'h ne pouvait regarder le petit garçon sans repenser aux nombreux viols subis par Nira jusqu'à ce que l'Attitré parvienne à la féconder. Et peu de temps après sa naissance, le bébé avait été enlevé à sa mère. Il n'avait jamais ressenti la moindre étincelle d'affection pour elle ; il ne l'avait en fait pas connue du tout. Mais c'était Udru'h qu'il fallait blâmer, pas lui. — Les hydrogues sont aussi bizarres que nous le pensions. Osira'h s'assit à une petite table pour partager avec sa fratrie la nourriture simple qui constituait l'ordinaire sur Dobro. D'une voix aussi calme que possible, la fillette expliqua comment sa bulle protectrice avait plongé dans les nuages de Qronha 3 et comment elle avait utilisé ses facultés mentales pour toucher l'esprit des hydrogues. — Tu avais peur ? s'enquit Gale'nh, son autre frère. — Bien sûr. Jusqu'à présent, les hydrogues avaient éliminé tous ceux qui tentaient de communiquer avec eux. Je devais être plus forte que mes prédécesseurs. Gale'nh hocha la tête d'un air grave. Osira'h devina sur ses traits l'héritage de son père, le vaillant Adar Kori'nh, dont on ne cessait de conter les exploits. La fillette connaissait malheureusement un épisode plus sinistre de son histoire : l'ordre donné au commandant de la Marine Solaire de féconder Nira. L'adar avait fait son devoir, évidemment, mais en avait gardé un souvenir honteux. Tamo'l, la deuxième fille de Nira, engendrée par un lentil, écoutait attentivement la discussion. À l'instar de Muree'n, sa jeune sœur, elle n'était pas en âge de saisir l'ampleur de ce que son aînée avait réalisé. Muree'n, fille d'un garde, était bien bâtie pour son âge et plus intéressée par les activités physiques que par les exercices mentaux sur lesquels elle échouait à rester concentrée. Osira'h n'osait imaginer ce que les expérimentateurs avaient espéré d'un tel accouplement. À cette époque, peut-être Udru'h se contentait-il de jouer avec Nira ou de la punir… Sa mère qui n'était même pas là, infirmant la promesse du Mage Imperator. En regardant ses frères et sœurs, Nira se souvint à quel point elle s'était sentie étrangère sur Ildira. Et voilà qu'elle se sentait désormais tout aussi déplacée sur Dobro. À quoi la colonie pouvait-elle encore servir ? Qu'allait devenir le camp, les prisonniers humains, les enfants de Nira ? Peut-être le Mage Imperator avouerait-il à la Hanse les terribles secrets de Dobro. À moins que l'Attitré Udru'h extermine tout le monde et enterre les preuves, comme s'il ne s'était jamais rien passé. Cela ne serait pas si étonnant. La nourriture n'avait aucun goût. Osira'h se força à l'avaler tandis que les autres petits hybrides discutaient et s'amusaient. 36 NIRA Le continent inhabité qui s'étendait sur l'hémisphère sud de Dobro paraissait infini. Nira le parcourait sans savoir où elle allait. Autrefois, dans son rôle d'acolyte, elle s'était endurcie par de longues courses dans la forêt theronienne, ainsi qu'en grimpant dans la canopée des arbremondes où elle restait des heures à lire des histoires à l'esprit forestier. Mais elle n'avait plus connu ce bonheur depuis de nombreuses années, si nombreuses qu'elle en avait perdu le compte. Malgré les épreuves, les blessures psychologiques, Nira refusait d'abandonner. Elle s'était échappée de son île prison, puis avait traversé la grande mer intérieure sur un radeau de fortune avant de se mettre en marche. Elle espérait tomber sur un village ou sur un vaisseau. C'était probablement sa seule chance de revoir sa fille. Osira'h n'était encore qu'une enfant, à qui Nira avait injecté le souvenir d'années de souffrance pour lui faire connaître la vérité. La fugitive ignorait ce que de telles révélations avaient pu provoquer dans l'esprit innocent de la fillette ; Osira'h avait sans doute quitté l'enfance durant cette nuit fatidique. Nira avait-elle vraiment fait le bon choix ? Comme son voyage semblait de toute façon voué à l'échec, la marcheuse ne tenait aucun décompte des jours. Elle se contentait de suivre les lignes du terrain, se désaltérant aux rares filets d'eau et se nourrissant de la lumière du soleil filtrée par sa peau émeraude, un régime parfois agrémenté de fruits amers, de racines et de graines. Des buissons lui fouettaient les jambes tandis qu'elle grimpait une série de collines en direction d'une crête qui lui permettrait de voir au loin. Elle voulait à tout prix scruter le désert jusqu'à l'horizon, espérant peut-être – peut-être – y découvrir un quelconque signe d'espoir. Une fois parvenue à destination, un bruit lui fit lever les yeux. Le bourdonnement se changea bientôt en rugissement tandis qu'elle distinguait les traînées brillantes de vaisseaux en vol. Derrière la crête, étonnamment proche, une autre navette se dirigeait vers elle, planant assez bas pour coucher l'herbe sous ses remous. Terrifiée, Nira perdit l'équilibre et dévala la pente raide. Lorsqu'elle parvint à se remettre debout, elle plongea tête la première dans un sous-bois. Des vaisseaux de reconnaissance ! L'Attitré l'avait retrouvée ! Mais que pourrait-il lui infliger de pire qu'avant ? Celle qu'il avait gardée comme monnaie d'échange avait réussi à s'échapper et s'était bien juré de ne jamais retourner dans le camp de reproduction. Les navettes tournaient au-dessus d'elle dans un fracas assourdissant. Elle continua à courir en essayant de rester à l'abri des herbes hautes, mais ses poursuivants n'eurent aucun mal à la repérer. Plusieurs Ildirans sortirent d'un vaisseau posé au sommet de la crête et crièrent dans sa direction. Nira dégringola dans la vallée qui serpentait entre les collines. Deux nouveaux vaisseaux atterrirent à proximité. Ses bourreaux finissaient de l'encercler ! — Laissez-moi tranquille ! Sa voix était rauque, à peine plus qu'un murmure. Elle ne se rappelait pas quand elle avait prononcé une parole pour la dernière fois. Les Ildirans se précipitèrent pour l'entourer. Un jeune homme qui affichait une vague ressemblance avec Jora'h s'avança vers elle, l'air intrigué. — Prêtresse Verte, pourquoi vouloir fuir ? Nira revit dans un flash tous les sévices subis durant son interminable captivité. Les souvenirs ricochaient dans sa tête comme autant de balles perdues. Certains de ses violeurs avaient frotté contre elle un corps monstrueux, alors que d'autres, tel Udru'h, n'avaient révélé leur monstruosité que par leurs actes. Si elle en avait eu le pouvoir, Nira se serait ordonné de mourir sur-le-champ, laissant son cadavre s'effondrer devant les Ildirans en un ultime geste de défi. Malheureusement, elle en était bien incapable. Les gardes se saisirent facilement d'elle, qui n'avait ni la force de se libérer ni même celle de lutter. Ses jambes refusèrent de la porter plus longtemps ; les soldats la soulevèrent pour l'emmener aux vaisseaux. 37 KOLKER Sans obtenir la moindre explication sur les restrictions dont ils avaient été victimes, les humains purent de nouveau bénéficier d'une relative liberté au sein du Palais des Prismes. Kolker n'en profita pas, préférant rester assis, baigné dans la lumière solaire qui brillait à travers les larges fenêtres. Où qu'il aille, un prêtre Vert coupé de la forêt-monde serait toujours seul. Le silence qui emplissait son crâne était proprement assourdissant. Sauf s'il parvenait à trouver le surgeon dont il avait perçu l'infime murmure à la limite de sa conscience. Lorsqu'il se connectait au télien, Kolker percevait des myriades de voix dans sa tête, une tapisserie rassurante d'esprits et de savoirs, de réflexions menées par les verdanis depuis des milliers d'années. Il échangeait des nouvelles avec les autres prêtres Verts, où qu'ils soient ; même confiné sur un moissonneur d'ekti, il n'était jamais seul. Comment aurait-il pu imaginer perdre tout cela un jour ? Les arbremondes semblaient soudain si loin… Mais s'il mettait la main sur ce surgeon, il reprendrait contact et renaîtrait enfin à la vie ! Sullivan Gold, d'ailleurs, s'inquiétait de l'apathie du Theronien. — Si c'était en mon pouvoir, je nous ferais tous sortir d'ici. Vous savez que je m'y emploie. L'administrateur força un sourire optimiste sur son visage orné d'un voile de barbe poivre et sel. Kolker hocha la tête, maussade. Faire comprendre à quelqu'un la perte de la connexion avec les verdanis revenait à expliquer à un aveugle de naissance la souffrance de ne plus voir les couleurs. Finalement, Sullivan préféra recommencer à ronchonner. — Il n'y a même pas un petit quelque chose à lire ! Des extraits de La Saga des Sept Soleils ont bien été traduits, mais je n'ai pas envie de me taper les récits épiques de ceux qui nous ont poignardés dans le dos. L'administrateur se saisit d'une fine feuille d'adamant afin d'écrire une nouvelle lettre à sa femme. Lydia était sa forêt-monde. Il avait besoin de partager ses expériences avec elle, même si les messages n'arrivaient pas à destination. Un vieil Ildiran à la peau flasque, grisâtre, apparut sur le pas de la porte. Les membres émaciés du visiteur évoquaient des brindilles séchées tandis que sa tête était secouée d'un léger tremblement. Un ample vêtement délicatement brodé pendait telle une tente autour de son corps fragile. Il se tenait voûté, les mains en avant pour contrer une possible chute. De fins cheveux gris lui recouvraient les tempes et masquaient ses oreilles effilées. Ses sourcils restaient froncés, comme figés dans une concentration permanente. — Je m'appelle Tery'l. (Le vieillard leur montra un médaillon scintillant, gravé d'un amas complexe de cercles et de symboles solaires.) J'appartiens au kith des lentils. Pourrais-je m'entretenir avec votre prêtre Vert ? Je pense que nous avons des points communs. Kolker fit semblant de ne pas comprendre. — Des points communs ? Vous êtes prisonnier, vous aussi ? Vous êtes privé de tout ce qui donne un sens à votre vie ? Il avait espéré que l'intrus se vexerait, mais Tery'l se contenta d'un petit hochement de tête. — Les lentils sont les bergers du thisme. Il m'est apparu que ce lien présentait des similitudes avec celui unissant les prêtres Verts aux arbremondes. J'aimerais vous parler de la Source de Clarté et des rayons-âmes qui en partent. Il se pourrait que nous tenions là deux aspects de l'étoffe dans laquelle sont cousus la vie, l'univers tout entier. — Cela n'a rien à voir, répliqua Kolker, outré. Un sentiment que semblait partager Sullivan. — Le Mage Imperator nous envoie des missionnaires ? Pour nous convertir en gentils Ildirans honoraires ? — Non, c'est impossible, bredouilla le vieillard. Seul notre peuple est relié au thisme. — Donc si je comprends bien, vous venez nous baratiner avec votre religion pour nous dire ensuite qu'on ne peut pas y adhérer ? — J'avais juste envie de rencontrer votre prêtre Vert, répéta Tery'l en tripotant son médaillon. Je pensais que nous pourrions nous livrer à un échange fructueux. Kolker sortit de la pièce sans même accorder un dernier regard au lentil. Il se moquait d'éventuelles comparaisons entre thisme et télien. Distançant aisément le vieil homme, le prêtre Vert eut l'impression de marcher à l'intérieur d'un arc-en-ciel dans lequel s'alignaient sans relâche fontaines, cascades et sculptures de cristal. Sans arbremonde pour le guider, rien ne l'empêcherait d'errer pendant des jours dans l'immensité du Palais des Prismes. Seul le silence résonnait dans son crâne. Aucune trace du télien ni d'un quelconque murmure du thisme ildiran. Quoique… Cette légère caresse, là, aux confins de son esprit… L'appel du surgeon. Le pas de Kolker gagna soudain en assurance. Cette douce familiarité était incomparable. Le prêtre Vert parcourut l'incroyable palais comme un chasseur guidé par une vague senteur dans l'air. Il ignorait comment repérer un petit arbremonde dissimulé à son regard. Kolker passa de couloir en couloir, jetant parfois un coup d'œil dans de vastes pièces et se faufilant entre fonctionnaires et courtisans. Les gardes qu'il croisait notaient sa position sans le suivre pour autant. La sécurité paraissait étrangement laxiste, mais si les Ildirans partageaient une sorte d'esprit commun, ils étaient bien obligés de se faire confiance. Alors pourquoi tant de gardes postés partout ? Le prêtre Vert remit ce genre de questions à plus tard pour mieux se concentrer sur sa mission. S'il rejoignait le surgeon, s'il goûtait les joies du télien ne serait-ce qu'un court instant, la faim de son âme s'en trouverait apaisée. Kolker contourna la hautesphère. Le Mage Imperator gardait-il un surgeon près de son chrysalit ? Dans la grande salle, Jora'h tenait cour devant un groupe de pèlerins. Yazra'h, suspicieuse, s'écarta de l'estrade pour observer le prêtre Vert qui battit en retraite avant que leurs regards puissent se croiser. De toute façon, l'instinct le poussait dans une direction différente. Le Theronien pénétra dans une nouvelle section labyrinthique du Palais des Prismes, suivant toujours le léger picotement au fond de son esprit. Après de nombreux tournants, couloirs sinueux et autres escaliers de verre, il atteignit un espace abrité sous l'un des dômes secondaires. La chambre de méditation du Mage Imperator. La mélodie dans sa tête lui indiquait qu'il touchait au but. Le surgeon était là ! Kolker se sentait comme un homme assoiffé s'approchant d'une source claire. Soudain, à quelque distance, il vit Yazra'h et ses chatisix déboucher d'un escalier. Elle l'avait suivi malgré tout ! La jeune femme ne fit aucune sommation et s'élança dès qu'elle aperçut le prêtre Vert. Les félins bondirent à leur tour. Kolker se précipita dans la chambre. Un instant, rien qu'un instant ! Il inspecta la pièce avec frénésie jusqu'à découvrir le surgeon dans une alcôve, mince et dégarni, mais en bonne santé. Les feuilles semblaient frémir de leur propre chef. Kolker ne put s'empêcher de marquer un temps d'arrêt devant un tel spectacle, ce dont Yazra'h profita pour surgir dans la chambre de méditation. — Ne bougez plus ! rugit-elle, menaçante. Kolker se pencha, mains tendues. Le moindre contact signalerait sa présence à tous les prêtres Verts du Bras spiral. Ses doigts caressaient presque l'écorce dorée lorsqu'un chatisix se jeta sur lui et le plaqua au sol. Dans sa chute, Kolker frôla le pot du surgeon, qui vacilla dans l'alcôve. Étalé face contre terre sur le plancher froid, le prêtre Vert pensa que le fauve allait le dévorer. L'animal lui pesait sur le dos en émettant un grognement profond, guttural ; l'extrémité des longues griffes s'enfonçait dans la peau émeraude. Si près ! Le surgeon était si près ! Kolker rassembla toutes ses forces pour se redresser, mais un deuxième chatisix se posta devant l'alcôve en grondant doucement. Au bord de la folie, le prêtre Vert se débattit violemment en poussant des cris inarticulés. Yazra'h fit reculer ses bêtes et maîtrisa le fugitif d'une poigne de fer. Kolker regarda une dernière fois le surgeon, situé à une distance infinie de quelques centimètres, puis se mit à sangloter. 38 JORA'H LE MAGE IMPERATOR Jora'h quitta la hautesphère en hâte, accompagné d'une escorte de gardes. Quand il rejoignit sa chambre de méditation, il y trouva Yazra'h, entourée de ses chatisix, qui empêchait le prêtre Vert de s'approcher du surgeon. Même si sa fille restait calme, il sentait que cela ne durerait pas longtemps et qu'elle risquait fort de laisser les félins régler le problème. — Ça suffit ! ordonna Jora'h. Kolker resta accroupi, les bras autour des genoux, ses yeux baignés de larmes rivés sur le surgeon. Comme un drogué en manque, il ne se détournait de la plante que pour regarder Jora'h d'un air suppliant. — Seigneur, le prêtre Vert sait que vous possédez un surgeon, déclara Yazra'h. Si vous voulez cacher… certains faits aux humains, il faut l'éliminer. — Je m'y refuse, répliqua le Mage Imperator. Kolker semblait perdu depuis son arrivée en provenance de Qronha 3. Jora'h se rappelait très bien le lien vital unissant Nira à son surgeon, il pouvait donc appréhender la souffrance du prêtre Vert, comparable à celle d'un Ildiran isolé, privé de la connexion rassurante au thisme. Comment ne pas compatir ? Kolker se remit debout, les yeux rougis. — Je vous en prie. Il faut que j'entre en contact avec l'esprit de la forêt. Sans télien, je suis aveugle. (Il se tourna vers Yazra'h.) Elle pense que je veux vous trahir, mais j'ai juste besoin des arbres. Rien de plus. Le Mage Imperator dévisagea le prêtre Vert. Était-ce un bon menteur ou un vrai naïf ? — En contactant les arbremondes, vous enverriez aussi un signal à tous vos homologues. Chacun d'entre eux saurait ce que vous savez. — Non, ça ne fonctionne pas comme ça. D'ailleurs, je ne sais rien. — Vous savez que vous êtes en vie, de même que les autres mineurs de la Hanse qui sont tous présumés morts. Vous savez que nous vous retenons contre votre gré. Et vous avez vu les hydrogues. Ces événements ne doivent pas être portés à la connaissance des humains, ce serait un trop grand risque pour l'Empire. (Jora'h sentit son estomac se nouer en songeant aux plans perfides de son père.) Je suis désolé, mais je n'ai pas le choix. Je n'ai jamais voulu vous empêcher de rentrer chez vous. — Alors laissez-nous partir ! Nous ne sommes pas une menace pour vous. Le prêtre Vert s'obstinait à ne pas comprendre. Jora'h leva la main. — Saisissez-le. Deux gardes emprisonnèrent aussitôt les bras du Theronien, qui se laissa faire docilement. Yazra'h remit en place sa crinière cuivrée. — Je vais renforcer la sécurité. Cette erreur ne doit pas se reproduire. — Ce ne sera pas nécessaire. (Il ferma les yeux pour calmer le torrent de ses pensées.) J'ai une meilleure solution. Jora'h souleva le pot contenant le surgeon. Il était dur d'imaginer que cette petite plante, avec ses feuilles délicates et son tronc gracile, puisse représenter un tel danger, disposer d'un tel pouvoir. Le Mage Imperator se rappelait encore avec joie la visite de la reine Estarra, du roi Peter et du président Wenceslas. Recevoir le surgeon en cadeau avait été un grand honneur. À l'époque, il n'avait pas eu conscience des risques. La tristesse au cœur, Jora'h emporta le pot sur le balcon. La lumière était vive, le vent frais ; sa longue natte s'agitait dans son dos. Derrière lui, toujours ceinturé par les gardes, Kolker sentait l'horreur monter en lui. — Qu'est-ce que vous faites ? Le balcon offrait une vue extraordinaire sur les tours et les immeubles de Mijistra. Nira s'était amusée du plancher transparent qui donnait l'impression de flotter dans les airs. La belle prêtresse Verte manquait tellement à Jora'h. Il espérait qu'elle avait retrouvé Osira'h, et que mère et fille finiraient un jour par lui pardonner. Le Mage Imperator contempla la cité à ses pieds en se remémorant la manière dont les hydrogues avaient menacé de la raser. Tant qu'il n'aurait pas trouvé comment les combattre, il ne disposait que d'une seule porte de sortie, même s'il rechignait à l'emprunter. Les humains ne devaient pas savoir. Le souverain tendit les bras pour placer le surgeon au-dessus du vide. — Non, s'il vous plaît ! hurla Kolker. Ne faites pas ça ! Mais Jora'h ne pouvait répondre à cette supplique malgré les remords qui lui pesaient déjà sur la poitrine. Il ouvrit les mains ; le surgeon tomba. Frappé par le vent, le pot fit deux culbutes avant de poursuivre longuement sa chute jusqu'à s'écraser sur les pavés. Il n'y avait plus de surgeon sur Ildira. Le risque avait disparu. Kolker pleurait, mais Jora'h n'eut pas le courage de lui faire face. — Ramenez-le auprès de ses compagnons. Il n'y a plus à s'inquiéter. Seul sur le balcon, Jora'h laissa ses yeux se remplir de larmes tandis qu'il regardait la cité sans la voir. Il aurait tant souhaité avoir Nira à ses côtés. Le maudirait-elle pour ce qu'il venait de faire ? Combien tout cela allait-il lui coûter ? Chaque jour qui passe, je ressemble un peu plus à mon père. 39 RLINDA KETT Les débris de glace formaient comme une pluie de verre brisé. BeBob hurla quand un gros morceau lui meurtrit l'épaule. — Le ciel nous tombe sur la tête ! Rlinda était incapable de dire combien de temps il restait avant que la Vagabonde régénérée détruise le plafond. Si elle parvenait à percer la croûte, toute l'atmosphère serait aspirée à l'extérieur dans une gigantesque éruption. Karla Tamblyn paraissait déterminée à abattre chaque mur à sa portée, à raser la moindre structure artificielle pour transformer Plumas en un amas d'eau et de ruines. Elle s'en prit à l'usine de dissociation où les conduites brisées lancèrent aussitôt de grands jets de gaz. Seule la chance empêcha le bâtiment d'exploser. Pour l'instant. BeBob et Rlinda décampèrent en essayant de rester hors de vue, courbés derrière les tuyaux, les tas de neige et les cabanes effondrées. Des nuages de suie s'élevaient de réservoirs éventrés et de dômes d'habitation remplis de matériaux combustibles. La glace vaporisée formait un brouillard aussi dense qu'un écran de fumée. Même quand Rlinda ne voyait pas ce qui se passait autour d'elle, le vacarme suffisait à la faire grincer des dents. Obéissant à leur maîtresse démoniaque, des centaines de nématodes pourpres se lançaient à l'attaque, tel un panier de cobras que l'on aurait déversé sur la glace. Leurs cerveaux rudimentaires ne leur permettaient pas de développer des stratégies de chasse complexes, mais ils se repéraient à la chaleur et au mouvement. Les corps lisses chuintaient en rampant tandis que les bouches arrondies émettaient d'étranges sifflements. Rlinda sentait que les créatures n'agissaient pas de leur propre chef, plutôt comme de simples outils au service de Karla. Un trou dans la brume permit à la négociante de voir trois ouvriers se jeter sur les vers qui se tortillaient dans leur direction. Les deux premiers usèrent de lances improvisées tandis que le troisième frappait avec une matraque. Le nématode de tête se tordit dans tous les sens pour échapper à l'assaut, mais la violence des coups eut raison de lui : sa peau se déchira, éclaboussant la glace d'un liquide rouge vif. Les trois hommes eurent à peine le temps de se réjouir que des dizaines de monstres se précipitaient déjà pour venger leur camarade. — Suis-moi ! s'écria Rlinda en serrant sa pelle. Sans plus réfléchir, franchissant la distance en quelques bonds – les joies de la gravité réduite ! –, elle atterrit au milieu des nématodes qu'elle entreprit de repousser à l'aide de son outil tournoyant dans les airs. Un coup de lame bien placé éventra un deuxième ver. BeBob, lui, se servit de sa pelle comme d'une pioche, l'abattant sur les corps flasques pour les couper en deux. Il grognait à chaque jet de sang gélatineux, mais se concentrait aussitôt sur de nouveaux adversaires. — J'aimerais savoir ce qu'on a fait à cette femme pour l'énerver à ce point-là. Les trois ouvriers continuaient à se battre, mais l'afflux de vers ne diminuait pas. Rlinda distribuait des coups de pelle qui s'achevaient tous par un impact spongieux. Partout dans la base en ruine, des dizaines de groupes comparables au leur résistaient au terrible assaut. Karla poursuivit son œuvre de destruction en se dirigeant vers le centre du complexe. De l'autre côté de la mine, deux hommes hurlèrent un avertissement vite étouffé par une violente explosion. Wynn et Torin, les jumeaux, avaient relié un gros tuyau à la valve d'urgence d'une conduite pompant l'eau vers la surface, et tentaient à présent d'en diriger le flux vers la femme régénérée. Le torrent frappa Karla avec une puissance redoutable, mais ne la fit pas reculer d'un pouce. Un mur de glace se forma autour d'elle pour la protéger. Tandis que le bombardement à haute pression se prolongeait, le bouclier s'épaissit et s'élargit jusqu'à emprisonner la Vagabonde. — On l'a piégée ! s'écrièrent les jumeaux par-dessus le rugissement de l'eau. Comme si elle les avait entendus, Karla brisa la coquille blanche et fendit avec aisance le flot qui l'assaillait. Une autre giclée d'énergie lui suffit à faire éclater la valve d'urgence et, par extension, la conduite qui l'alimentait. L'eau glacée fusa de toutes parts. Wynn et Torin plongèrent pour échapper à l'inondation. Plus près de Rlinda, un ouvrier glissa sur le sol gelé, y plantant sa lance dans un effort désespéré pour rester debout. Une dizaine de nématodes se jetèrent sur lui séance tenante ; leurs dents effilées s'agrippèrent à sa chair, puis se mirent à mâcher. Quand d'autres Vagabonds volèrent au secours de leur ami, un nouvel escadron de vers les attaqua par-derrière. L'ennemi était trop nombreux. Rlinda contempla le carnage, mais quatre nématodes s'en prirent à elle et le temps lui manqua soudain pour s'appesantir sur cette scène d'horreur. Elle fit tournoyer sa pelle à la manière d'un Viking agitant sa hache sur le champ de bataille. BeBob, lui, avait déjà bien du mal à tenir sa position lorsque le manche de son outil rendit l'âme. Le moment idéal pour le plan B. — Tu peux courir plus vite qu'un ver, mon gars ? La négociante leur fraya un chemin à la pelle, et les deux captifs s'enfuirent le long des bâtiments effondrés. Quand un dernier nématode tenta de lui barrer la route, Rlinda l'envoya bouler d'un coup de botte. — C'est comme frapper un sac plein de merde, commenta-t-elle, dégoûtée. BeBob montra du doigt un océan de vers qui affluait vers eux en sifflant. — Ils arrivent ! Par milliers ! Rlinda prit aussitôt la décision qui s'imposait. — Il faut qu'on atteigne le puits de l'ascenseur et qu'on remonte à la surface. Sauf si tu penses pouvoir te les faire un par un. — Mon pauvre bras n'en peut plus. Ils reprirent donc leur course folle à travers la brume et la fumée qui leur bouchaient la vue. Les nématodes se virent rapidement distancés, mais n'abandonnèrent pas la poursuite pour autant. Comme Rlinda l'avait prévu, une remise bourrée d'équipements se dressait à côté de l'ascenseur dont le puits s'élevait en parallèle à l'une des principales conduites d'eau. Les Vagabonds avaient pris l'habitude de surveiller les ascenseurs pour que leurs otages ne mettent pas les voiles, mais leurs priorités venaient juste de changer… — Quelque chose a heurté l'ascenseur. (BeBob pointait la marque sombre d'un impact.) La porte est sortie de ses rails. — Tant qu'elle est ouverte, ça me va. Tu veux faire le tour de la base pour trouver un ascenseur en meilleur état ? Le pilote posa un regard inquiet sur les nématodes pourpres, incroyablement obstinés, qui s'acharnaient à ramper vers eux. — Euh, non merci. Essayons plutôt celui-ci. Une rangée de combinaisons spatiales les attendait dans la remise. Rlinda sélectionna une taille moyenne pour BeBob, puis tenta d'en trouver une correspondant à ses propres mensurations. — Ces foutus Vagabonds sont tous minces, bordel ! Elle inspecta les combinaisons une à une, le souffle court, affreusement consciente du temps qui filait à toute allure. L'image des Vagabonds dévorés par les nématodes s'accrochait à son esprit. Des ombres mouvantes dans la brume lui indiquèrent que les vers se rapprochaient dangereusement. Elle attrapa la plus ample des combinaisons. — Faut espérer que ça ira. (Elle bondit vers l'ascenseur, dont la porte endommagée béait comme la bouche d'un homme surpris par la mort.) On s'habillera dans la cabine. Remue-toi ! BeBob n'eut pas besoin de se le faire dire deux fois. — Au moins, la diligence est là où on l'attendait. Rlinda tenta de fermer la porte, mais celle-ci était définitivement coincée. Avec les nématodes sur leurs talons, elle décida que ce détail n'était pas d'une grande importance. Elle appuya sur le bouton. Après un grincement aussi bref que déplaisant, la cabine entama son ascension. — C'est bon, on va s'en sortir. Les nématodes ne nous suivront pas. Loin des yeux, loin du cœur. Elle voulait s'en convaincre elle-même autant que BeBob. L'adrénaline avait ralenti sa perception du temps, mais elle comprenait à présent à quel point le couperet les avait frôlés. — Possible, marmonna BeBob en enfilant sa combinaison. Sauf si Karla continue à guider ces sales bestioles. Elle n'a pas l'air du genre à oublier facilement. — Comment pourraient-ils escalader le puits ? Ce ne sont que des vers. — Des vers avec des dents très pointues. (Il boucla sa ceinture et vérifia l'arrivée d'air.) Tu les as vus grimper les parois de la grotte ? — Tu as toujours réponse à tout, pas vrai ? (Rlinda avait passé ses pieds dans la combinaison trop serrée, mais avait du mal à aller plus loin.) Je vais avoir besoin de ton aide, BeBob. — Dès que j'aurais compris comment ça marche, lâcha-t-il en enfilant les manches puis un premier gant. Voilà, parfait. C'est plus facile qu'avec l'équipement de la Hanse. — On doit être fin prêts en arrivant à la surface. Il ne restera qu'à décoller avant que la couche de glace se brise. Une fois franchi le sas externe, ils n'auraient qu'à courir jusqu'au Curiosité Avide. Elle s'imaginait déjà à l'abri, dans son vaisseau, loin d'ici. En attendant, elle tirait de toutes ses forces sur le tissu multicouche pour s'introduire dans une tenue qui avait oublié d'être extensible. Vêtu de pied en cap à l'exception du casque et du gant gauche, BeBob lui massait les membres pour les comprimer à l'intérieur des jambes et des manches de la combinaison. — Je n'ai jamais été fan du moulant, grogna Rlinda. Un écho sinistre s'éleva soudain sous le plancher de la cabine, un murmure qui allait en s'amplifiant, comme un bruit de chaussettes mouillées frottées sur du verre. — Ils nous ont suivis, analysa BeBob en regardant par terre. — Je pense plutôt qu'ils ont rejoint les plates-formes et qu'ils s'accrochent au châssis en passant. — Autant dire qu'ils sont sous nos pieds. (Il déglutit, puis releva la tête pour continuer à aider Rlinda.) Peut-être qu'il n'y en a qu'un ou deux. Un premier ver frappa le plancher assez fort pour y laisser une bosse. L'ascenseur tangua avant de ralentir, à croire qu'il venait de récupérer une lourde charge. — Rlinda… — Je peux réfléchir, oui ? Plusieurs autres nématodes s'agrippèrent aux montants de la cabine, un tumulte bientôt remplacé par un affreux raclement qui indiquait que les vers, avec leurs petites dents aiguisées, s'attaquaient au plancher métallique. 40 LE GÉNÉRAL KURT LANYAN Constatant que la flotte rebelle s'éloignait un peu plus chaque seconde, le général Lanyan s'agitait sur le banc du transport de troupes lancé à la poursuite des vaisseaux du quadrant 0. — Vous êtes sûr de ne pas pouvoir aller plus vite, Carrera ? On n'a pas que ça à faire. Même si les kloubes avaient participé à de nombreuses simulations, le général avait peur qu'ils ne soient pas prêts pour un vrai combat. Du genre où le sang coulait à flots. Pourtant, le moment venu, il vaudrait mieux qu'ils s'y mettent. — Je fais de mon mieux, mon général. (Le front du pilote luisait de sueur.) Mais si nous prenons trop d'avance sur les autres, nous constituerons une cible facile. Les compers Soldats pourraient avoir envie de tester leurs jazers. — Je vois, grommela Lanyan. Restons groupés. En nous bougeant quand même les fesses ! Les troupes subissaient une forte accélération depuis environ une heure, ce qui leur paraissait déjà interminable. Lanyan sentait son cœur battre à toute allure tandis qu'il se concentrait sur la poursuite. Pendant que l'enseigne Carrera s'activait sur les commandes, le général enclencha le transmetteur lui permettant de s'adresser à l'ensemble de sa « cavalerie ». « J'exige un inventaire complet. Vaisseaux et arsenal. L'attaque doit être décisive. (L'appréhension de ses soldats devint évidente.) Allez, c'est comme à l'entraînement ! Tous les jazers chargés à pleine puissance, même en phase d'approche. Fraks et disrupteurs prêts à frapper. » — Ce sera suffisant, mon général ? s'enquit un kloube au visage poupin, des taches de rousseur plein les joues. — Bien sûr. Des demandes de renforts étaient parties vers les bases lunaires et martiennes, mais Lanyan ne comptait pas attendre sagement que les compers se volatilisent. — Cibles en vue, annonça Carrera. Contact dans cinq minutes. De minuscules points scintillaient à l'écran, comme des grains de quartz jetés sur une source lumineuse : le Mastodonte, les Mantas et les Lance-foudre, cherchant à quitter le système solaire pour rejoindre un quelconque point de rendez-vous prévu par ces traîtres de compers. Au fur et à mesure de l'approche, les points se changèrent en silhouettes anguleuses. — D'où viennent ces jets de propulseurs ? Ne me dites pas qu'ils font demi-tour ! — Ils ralentissent et pivotent sur leur axe, mon général. Je crois qu'ils nous ont vus venir. (Carrera lança une autre analyse des données.) Ils se préparent à tirer ! Leurs jazers sont pointés sur nous ! La tension monta d'un cran dans le transport de troupes. Qu'importe la manière dont les poursuivants s'éparpillent, les compers Soldats étaient tous, de par leur précision mécanique, des tireurs d'élite. — Eh bien, ne leur offrez pas une cible facile, s'énerva Lanyan. Rappelez-vous les exercices. C'est exactement ce qu'on vous a appris à faire. — Nous n'avons que de petits vaisseaux, mon général. Aucun d'eux ne supportera un coup direct. — Gardez confiance, Carrera. Et rapprochez-vous, c'est tout ce que je vous demande. La distance entre les deux flottes raccourcissait inexorablement. Les jeunes recrues de Lanyan se préparaient à la mêlée. — Devons-nous ouvrir le feu ? Nous sommes à portée. — Pas encore. C'est moi qui tire le premier. Il passa sur un canal de communication spécial qui donnait accès aux ponts de commandement de tous les vaisseaux des FTD. « Confirmation d'empreinte vocale : général Kurt Lanyan. Identification : 88RI Alpha. » Les vaisseaux de poursuite rejoignaient les fugitifs, qui les attendaient toutes armes dehors, prêts à faire feu. Le Goliath paraissait de plus en plus énorme. Lanyan se cala sur son siège, le sourire aux lèvres. Il relâcha le bouton de transmission et attendit un instant que la confirmation automatique lui parvienne. « Protocole guillotine », ajouta-t-il simplement. Le pilote parvint difficilement à articuler sa question. — C'est tout ?… Soudain, les lumières vacillèrent et s'éteignirent sur chaque vaisseau ennemi. La flotte du quadrant 0 se retrouva figée dans l'espace, moteurs coupés, dérivant au gré de sa seule énergie cinétique. Le général apprécia à sa juste valeur le silence stupéfait de ses troupes. — Je crois que nous venons de mettre fin à leur petite escapade. Les techniciens se jetèrent sur leurs données. Une jeune femme à la peau laiteuse se tourna vers Lanyan depuis sa station. — Confirmé, mon général. Les niveaux d'énergie indiquent une activité nulle. L'armement est inactif. Lanyan croisa les mains derrière sa tête. — Même si les compers Soldats ont tué les équipages et pris le contrôle, c'est moi le maître des ordinateurs de bord. Le protocole guillotine avait été instauré en prévision d'une éventuelle mutinerie, pour empêcher quiconque de voler un vaisseau. La cavalerie se rapprocha du Mastodonte, sa cible principale. — C'est l'heure de récupérer ce qui nous appartient. Je veux mes vaisseaux ! (Le général fit craquer ses jointures.) Mais attention, ça risque de ne pas être facile. Distribuez toutes les armes disponibles. Ne croyez pas que les cliqueux vont lâcher l'affaire sans se battre. Lanyan ordonna aux recrues de revêtir leurs armures spéciales en alliage renforcé. Les équipes d'assaut se mirent en place dans chacune des navettes rassemblées à la hâte ; seuls les pilotes et quelques rares soldats resteraient à bord par mesure de prudence. La plupart des soldats se préparaient à une longue et harassante journée de combat. Le général enfila son propre équipement dans la fraîcheur du compartiment arrière, en prenant soin d'y attacher de nombreuses recharges d'énergie. Une fois prêt, il se fendit d'un ultime discours retransmis dans l'ensemble de la cavalerie. « Ces compers ont volé nos vaisseaux et massacré des équipages sans défense. (Il sourit dans son casque, ferma la visière et activa le micro de la combinaison.) Maintenant, c'est à nous de leur botter le cul. » Il aurait été beaucoup plus simple de détruire la flotte clouée sur place, avec les robots à l'intérieur, mais Lanyan ne comptait pas perdre tous ces bâtiments. Pas sans combattre. Il avait le pressentiment que la Terre en aurait besoin sous peu. Les équipes de démolition s'élancèrent en premier. Elles flottèrent jusqu'au Mastodonte paralysé et placèrent des charges explosives sur la coque, là où s'ouvrait le hangar principal. « Allez-y, notifia Lanyan. Partez du principe que tout le monde à bord est déjà mort. » Ou sacrifiable. La coque du Mastodonte céda aux explosions savamment calculées, entraînant la dépressurisation des ponts inférieurs. L'atmosphère libérée entraîna des dizaines de robots dans le vide spatial. Lanyan les regarda s'agiter et dériver de plus en plus loin. Ce ne serait pas si facile avec les autres. Les soldats qui entouraient le général ajustèrent leurs propulseurs, vérifièrent armes et réserves d'air, puis se préparèrent à effectuer le saut vertigineux qui les séparait du Mastodonte. « C'est parti. On a un bon paquet de vaisseaux à récupérer. » 41 ROSSIA Même s'il continuait à envoyer des rapports par télien, Rossia savait que son camp avait perdu la bataille, perdu le Mastodonte, perdu toute la flotte du quadrant 5. Les compers attaquaient sans relâche, et cela faisait un bon moment qu'il n'avait reçu aucun message en provenance d'un autre prêtre Vert engagé dans les FTD. Le sang formait de grandes peintures abstraites, rougeoyantes, sur les murs du couloir menant au pont de l'Eldorado. Même si les compers Soldats avaient la possibilité de récupérer quelques armes chargées sur les corps de leurs victimes, ils continuaient à se servir de leurs terribles bras métalliques comme matraques. Eux aussi savaient que ce n'était plus qu'une question de temps. Les Mantas, déjà passées sous le contrôle des robots, s'étaient éloignées du Mastodonte pour attendre la fin du combat. Seul l'Eldorado restait à prendre et Rossia, réaliste, utilisait son surgeon pour signaler la défaite imminente. La fine écorce dorée souffrait du toucher insistant du prêtre Vert. Autrefois, quand la wyverne l'avait attrapé en haut d'un arbre, Rossia s'était vu mourir. Le même sentiment l'étreignait de nouveau. Mais l'amiral Eolus, lui, ne s'avouait pas vaincu. Il arpentait le pont barricadé, épaules droites, bras toujours en mouvement. — Allez, venez donc ! hurlait-il aux compers. Vous avez peur de vous faire cabosser ? Les soldats du pont de commandement avaient opposé une vaillante résistance, mais le combat était perdu d'avance. Sentant la mort approcher, ils se jetaient un par un sur les robots pour protéger leur amiral quelques minutes de plus. Rossia ferma les yeux, incapable de supporter la vue d'une telle quantité de sang. — J'ai reçu un message de Nahton. Même l'usine de compers dans le Quartier du Palais est devenue un champ de bataille. Je suis le seul prêtre Vert encore en vie dans les FTD, sauf si certains ont été séparés de leur surgeon. (Il battit des paupières, avide de réconfort.) Oui c'est ça. Peut-être sont-ils encore vivants ? Rossia n'avait plus pour compagnons que l'amiral revêche, le chef de la sécurité et un autre officier. Voyant les compers pousser les derniers corps qui leur bouchaient le passage, Eolus sembla prendre une décision radicale. — Ça suffit, nom de Dieu ! Bloquez l'accès au pont ! Sergent Briggs, sortez vos outils et soudez-moi tout ça. Nous avons assez d'époxy pour sceller les portes. (Il joignit les mains, maudissant son triste sort.) Moi qui attendais la retraite pour aller siroter des bières en bord de mer, je crois que c'est mal parti. Le chef de la sécurité fouillait déjà le compartiment approprié. — L'époxy ne tiendra pas longtemps, amiral. — Je sais, sergent. Ça tiendra juste assez longtemps pour que je rende la monnaie de leur pièce à ces saloperies de cliqueux. (Sur l'écran, Eolus voyait les onze Mantas rebelles attendre la fin du combat comme des hyènes prêtes à se jeter sur une charogne.) Ces boîtes de conserve ne nous ont pas seulement battus, elles ont aussi volé nos vaisseaux. Et ça, je tiens à dire que ça m'énerve ! Briggs s'affairait à genoux sur les portes enfin closes. Il bondit en arrière quand les compers se mirent à marteler la barrière métallique jusqu'à ce qu'elle s'incurve vers l'intérieur. Les deux battants s'écartèrent suffisamment pour qu'un robot y passe les doigts. Le sergent reprit sa soudure et combla la brèche en y figeant la main du comper. L'air sinistre, Eolus se campa au poste de navigation et manœuvra l'Eldorado en direction des Mantas. — Ça tient, annonça Briggs. Le sergent avait appliqué l'époxy à durcissement rapide tout autour de l'entrée. Les survivants savaient qu'ils ne ressortiraient pas. Ce pont serait leur tombeau. Une bosse apparut soudain sur le mur. Incapables de venir à bout des battants soudés, les compers avaient décidé de s'attaquer aux cloisons. — C'est pas vrai ! s'exclama Briggs. Combien de temps la barricade doit-elle tenir, amiral ? — Ça sent mauvais, déclara l'autre officier en secouant la tête. Ça sent vraiment très mauvais. Eolus accéléra petit à petit la course du Mastodonte. — Là… là… faut pas leur faire peur. Ne vous inquiétez pas, gentils petits robots. Voyant l'Eldorado approcher, les compers des Mantas devaient supposer qu'il avait été capturé à son tour. Les robots du vaisseau-amiral continuaient pour leur part à cogner les murs, à les démonter plaque par plaque dans un fouillis de bras métalliques. Une fêlure se dessina le long de la soudure toute fraîche. Les portes tremblèrent sur leurs bases. — Ça va lâcher, augura Briggs en serrant un tube d'époxy vide. — Ça va lâcher, répéta le prêtre Vert au surgeon. Rossia transmettait sans arrêt, complètement détaché des événements en cours. C'était sa manière à lui de ne pas craquer. — Voilà le pire moment de ma carrière. (L'amiral regarda ses trois compagnons.) Vous n'êtes pas idiots. Vous savez ce qu'on doit faire. Nous ne pouvons pas laisser les compers s'emparer de cette flotte, or il n'y a plus qu'un seul moyen de les stopper. Eolus n'attendait aucune objection et n'en reçut pas. Il marchait à pas lents, sans se soucier du vacarme des robots de l'autre côté du mur. — Monsieur Rossia, veuillez informer les FTD de notre plan d'action. Ils sauront au moins à quoi s'en tenir. Le prêtre Vert tourna ses grands yeux vers l'amiral après avoir envoyé son ultime message. — Savez-vous que je suis l'unique Theronien à avoir survécu à une attaque de wyverne ? Tout le monde me considère comme un homme chanceux. (Il écouta un instant les coups portés contre la paroi.) Mais je ne vais pas survivre à cette attaque-ci, n'est-ce pas ? — Non, monsieur Rossia. Ni aucun d'entre nous. Quand l'Eldorado rejoignit le groupe de Mantas, Eolus enclencha une procédure spéciale connue de tous les commandants de bord, qui espéraient ne jamais avoir à s'en servir. Dès que les ordinateurs du Mastodonte eurent accepté le code d'urgence, les propulseurs du vaisseau se mirent à chauffer de plus en plus vite pour atteindre une surcharge programmée. L'amiral fit taire l'annonce du compte à rebours. — C'est un peu trop mélodramatique à mon goût. Il se cala dans le fauteuil de commandement, les bras croisés sur la poitrine. Les compers Soldats fournirent une poussée coordonnée qui vint à bout des cloisons leur bloquant l'accès. Les sirènes d'alarme se déclenchèrent à cet instant sur toutes les stations, comme si quelqu'un sur le pont avait pu ignorer le danger induit par la surchauffe des propulseurs. Briggs se jeta sur les robots, qui le submergèrent aussitôt en un raz-de-marée métallique. Les compers étaient couverts de sang. L'amiral Eolus fit pivoter son fauteuil. Sur son écran, le compte à rebours touchait à sa fin. — J'ai un cadeau pour vous, les enfants. Dites merci à papa. La procédure d'autodestruction transforma l'Eldorado en une petite supernova dont l'onde de choc engloutit les onze Mantas. 42 NIRA Le vol de retour fut une torture. Udru'h n'aurait pas déployé de tels moyens sans avoir de sinistres projets en tête. Drapée dans sa misère, Nira ne croyait pas un instant au réconfort que tentait de lui prodiguer le noble ildiran qui, nota-t-elle encore une fois, ressemblait à Jora'h. — Je suis l'Attitré expectant Daro'h, expliqua-t-il enfin. Je prendrai bientôt en charge l'administration de Dobro, en lieu et place du présent Attitré. Les yeux de Nira s'agrandirent d'un coup. Udru'h allait se retirer ! — Je ne comprends toujours pas pourquoi vous vous êtes enfuie, insista Daro'h. Nous vous ramenons à la colonie. Chez vous. — Ce n'est pas chez moi ! Ce n'est ni mon foyer ni celui d'aucun de vos prisonniers ! Daro'h se tut, déconfit. Le reste du voyage se déroula dans un silence gêné. Quand les gardes la sortirent de la navette, Nira se sentit soudain submergée par une immense vague de joie, une symphonie d'amour, un soulagement vertigineux qui engloutit toutes ses autres pensées. Étrangement, les images évoquaient des reflets de ses propres souvenirs. Elle trébucha, puis son regard se posa sur une fillette plus âgée que lors de leur première et dernière rencontre, mais reconnaissable entre toutes. Un subtil mélange d'elle et de Jora'h. Sa fille, sa princesse ! Osira'h courut se jeter dans ses bras. Quand les peaux entrèrent en contact, Nira s'attendit à un échange mental comparable à celui que mère et fille avaient connu lors de leur unique face-à-face, une rupture brutale des portes séparant les esprits. Ce jour-là, la prêtresse Verte avait connu un tel désespoir que son âme elle-même avait hurlé. Mais Nira avait peur de franchir de nouveau le barrage. Osira'h aussi semblait se retenir. Le contact se termina donc de manière bien différente, par le silence. — Vous n'avez pas besoin de tout savoir tout de suite, mère. Vous ne pouvez pas tout savoir. Nira se contenta de serrer sa fille encore plus fort. — Ne t'en fais pas. J'ai juste besoin de savoir que je suis avec toi. Un frisson soudain lui fit lever les yeux. L'Attitré Udru'h s'avançait vers elle, le regard dur, flanqué de deux gardes identiques à ceux qui l'avaient presque tuée. Il s'exprima d'une voix froide et distante. — Le Mage Imperator m'a demandé de vous retrouver. Votre évasion a rendu l'opération plus difficile pour tout le monde, y compris pour vous-même. Plonger dans les yeux de l'Attitré rappelait à Nira le mal qu'il lui avait fait et toute la haine qu'elle éprouvait encore pour lui. Elle entoura sa fille d'un bras protecteur. Osira'h lui rendit son étreinte, offrant à sa mère force et courage. Dédaigneux, Udru'h se tourna vers l'Attitré expectant. — Bon travail, Daro'h. Je pourrai bientôt remettre cette colonie entre tes mains. 43 ANTON COLICOS Anton leva les yeux des feuilles d'adamant poussiéreuses qu'il consultait dans les caves du Palais des Prismes. — Ces histoires sont si vagues ! Difficile d'y prêter foi. Vao'sh, pour sa part, refusait de céder au pessimisme. — Le Mage Imperator m'a chargé de rassembler toutes les informations disponibles sur cette vieille guerre avec les hydrogues, y compris des indices concernant une éventuelle alliance entre Ildirans et faeros. C'est dans ce genre de documents que nous les trouverons. (Les lobes expressifs du remémorant s'emplirent de couleurs.) Et plus encore dans les archives d'Hyrillka, si elles n'ont pas été endommagées par la rébellion. J'aurais aimé que vous veniez les consulter avec moi. — Moi aussi, mais on ne me laissera pas mettre un pied hors de Mijistra. Une situation pour laquelle il désespérait de recevoir un jour une explication. Toujours accompagnée de ses chatisix, Yazra'h rejoignit les deux conteurs dans les tunnels souterrains. Ces derniers temps, elle prenait un plaisir enfantin à écouter Anton lui narrer des contes traditionnels terriens, même si elle posait parfois d'étranges questions. « Quand le Petit Chaperon rouge s'aventure dans un bois potentiellement dangereux, pourquoi n'emporte-t-elle pas une arme dans son panier ? » Ou bien alors… « Si Boucle d'or savait qu'elle n'avait pas le droit de pénétrer chez les trois ours, n'aurait-elle pas dû se montrer plus prudente ? Poster un garde pour veiller sur elle pendant qu'elle dormait dans leurs lits ? » Quand Yazra'h avait fini par s'emporter contre toutes ces histoires de fillettes effrayées par leur ombre, Anton l'avait abreuvée d'Amazones, de Walkyries et même d'héroïnes de comics telles que Wonder Woman. Les trois félins se glissèrent près d'Anton pour lui renifler les doigts. Le jeune Terrien gratta la tête du plus proche d'un air absent tandis que les deux autres se pressaient pour obtenir leur part de câlins. Yazra'h se perdait en conjectures sur l'attitude servile de ses terribles compagnons, mais Anton, lui, ne s'en étonnait guère. — Le chat est le meilleur ami de l'étudiant. Si vous saviez le nombre d'heures que j'ai passées à traduire des épopées diverses et variées avec un chat roulé en boule sur les genoux. Ça m'aide à me concentrer. Yazra'h jeta un regard mauvais aux chatisix, comme s'ils l'avaient déçue. Les trois félins se tournèrent vers leur maîtresse mais continuèrent à profiter des chatouilles. — On dirait qu'ils vous apprécient. Nous devrions passer plus de temps ensemble. Anton se sentit soudain intimidé par la beauté resplendissante de Yazra'h, sa force, sa confiance en elle. — Euh, d'habitude je côtoie plutôt de vieux universitaires. — Vous m'avez offert vos histoires, maintenant je vous propose de vous exercer au combat avec moi. (Elle haussa les sourcils.) C'est ma façon de vous remercier. Il éclata de rire. — Les grandes batailles me conviennent mieux par récit interposé. J'ai déjà connu ma part d'héroïsme sur Maratha, c'est largement assez pour un pauvre petit historien. — Très bien. Dans ce cas, vous me regarderez. Plus ils s'approchaient des terrains d'entraînement et plus la clameur devenait assourdissante. Anton prenait soin de rester dans le sillage de son accompagnatrice, qui ne paraissait guère gênée par le tumulte de cris et de coups. Elle se délectait au contraire de l'odeur de sueur, de la frénésie des joutes ; ses chats ne s'écartaient d'elle que pour aller renifler un guerrier musculeux avant de revenir à ses côtés. — J'adore observer les combats, déclara-t-elle d'une voix enjouée. Chaque soldat a reçu le même entraînement mais dispose de compétences subtilement différentes. L'issue des matchs est donc imprévisible. Deux gardes en armure s'affrontaient à l'aide de longues épées de cristal. Ils exécutaient des mouvements chorégraphiés, enchaînant parades et ripostes à grands renforts de grognements. Le sang suintait d'un bon millier de petites coupures dont les adversaires ne semblaient pas se soucier. — Et vous… passez votre temps libre ici ? demanda Anton, grimaçant. — J'ai vaincu la plupart de ces guerriers, même si une seule moitié de mes gènes provient du kith des soldats. — J'espère que vous n'aurez jamais envie de vous battre avec moi. Je n'ai rien à prouver. C'est un doux euphémisme de dire que vous me mettriez la raclée. Yazra'h lui sourit, amusée. — Ce ne serait pas un match très équitable, remémorant Anton. Si un jour nous étions en danger, je mettrais ma force à votre service. (Elle se pinça les lèvres.) Ensuite, vous utiliseriez vos talents pour conter mes exploits. Voilà ce qui me ferait plaisir. — Ça marche. Sur le terrain, les Ildirans se jetaient les uns sur les autres avec enthousiasme, dans un concert de hurlements bestiaux. Les coups pleuvaient – grosses matraques ou lames miroitantes – dans une ambiance de furie généralisée. Anton se demandait pourquoi l'armée ildirane travaillait aussi intensément le corps à corps. Pour ne pas se relâcher en temps de paix ? Ou bien ces soldats préparaient-ils une bataille dont il ignorait tout ? Et contre qui ? Ces fantassins ne pouvant pas s'opposer aux hydrogues, quel ennemi cela leur laissait-il ? Peut-être les robots klikiss, qui devraient bien payer pour les meurtres commis sur Maratha. Dans une arène sablonneuse aux murs ornés de miroirs mobiles, des cavaliers en armures brillantes chevauchaient des créatures évoquant de gros lézards. Chacun d'eux tirait avec une lance laser sur les boucliers semi-réfléchissants de ses adversaires. — Il faudra que je vous emmène voir une joute ildirane, affirma Yazra'h. C'est notre sport favori. Vous adorerez ça. Anton contempla les animaux aux gestes lents, les cavaliers qui pointaient leurs armes vers un ensemble confus de boucliers et de miroirs. — Je n'ai jamais été très fan de sport. — Vous aimerez quand même. — On dirait que je n'ai pas le choix. — On dirait. Alors qu'ils s'éloignaient de l'arène pour revenir vers les fantassins, Anton se demanda si Yazra'h restait avec lui parce qu'elle appréciait sa compagnie ou parce qu'on lui avait ordonné de le garder à l'œil. Les Ildirans prétendaient toujours voir en lui un invité de marque, mais l'atmosphère avait bien changé depuis qu'il était arrivé à Mijistra pour étudier la Saga. Il soupçonnait ses hôtes de lui dissimuler un événement fâcheux. Mû par une impulsion soudaine, le Terrien se tourna vers la belle Yazra'h. — Voulez-vous une autre histoire ? — Une avec de grands héros et beaucoup d'ennemis morts ? — Non, une sur l'ambition et ses conséquences. L'histoire édifiante de l'homme qui s'appelait Faust. Anton rassembla ses souvenirs sur Goethe pour raconter du mieux possible la chute de Faust, qui avait accepté de vendre son âme au diable en échange du bonheur sur Terre, et qui avait passé sa vie à chercher ce qui le rendrait heureux. Une fois ses souhaits exaucés, il avait découvert que ses désirs avaient changé. Le prix à payer pour ce marché de dupes l'avait détruit. Yazra'h en fut visiblement troublée. — Ce n'est pas une bonne histoire. Ce Faust a fait un mauvais choix et se plaint ensuite des termes du contrat. Son comportement n'est pas honorable. — C'est parfois le marché lui-même qui n'est pas honorable. Faust a été damné dès l'instant où il a eu le choix entre les mains. À partir de là, compte tenu de sa personnalité, il était perdu. — Alors il n'aurait rien dû demander du tout. Pour Yazra'h, la moindre décision devait être tranchée dans le vif. Noir ou blanc. Elle reporta son attention sur une bataille entre deux soldats trapus. Ils se frappaient avec une régularité de machine, sans chercher à esquiver, concentrés sur le fait d'abattre l'opposant par le simple usage acharné de la force brute. — Yazra'h, tous ces orbes de guerre…, osa finalement Anton. Ils ont quitté Ildira sans combattre. Qu'est-ce qui se passe ? (Le regard de l'Ildirane, soudain plus dur, resta rivé sur le combat.) Vous allez jouer la grande muette ? Si je suis coincé ici, j'ai le droit de savoir pourquoi. — C'est le Mage Imperator qui décide ce que vous avez le droit de savoir. Pas moi. Toujours concentrée sur l'interminable duel, Yazra'h se lança dans une longue digression sur les différentes techniques de combat, comme si elle pensait qu'Anton pouvait se laisser distraire aussi facilement. Elle ne répondit jamais à sa question, ce qui constituait une réponse en soi. 44 JORA'H LE MAGE IMPERATOR Quand Yazra'h le rejoignit sur les toits scintillants du Palais des Prismes, Jora'h pensait que sa fille allait le gronder pour s'aventurer ainsi à l'air libre sans protection. Mais il avait la certitude que les hydrogues n'allaient pas revenir pour l'éliminer. Pas encore. Les créatures des abysses gazeux poursuivaient des machinations bien plus insidieuses. Il fit signe à Yazra'h de s'approcher tandis qu'il scrutait les toits géométriques de la cité. — Je suis venu ici pour réfléchir. Il se pencha sur le balcon pour regarder l'endroit – loin, très loin en bas – où le surgeon s'était écrasé. Les serviteurs du Palais avaient balayé et nettoyé les pavés avec ardeur, mais pour Jora'h, la trace était indélébile. Il la verrait toujours. La seule évocation de son forfait le révulsait. Il savait ce que Nira en penserait s'il parvenait à la ramener au Palais des Prismes. Tous mes crimes… passés, présents et à venir. Yazra'h se posta à ses côtés. Sa moue indiquait qu'elle avait d'autres préoccupations en tête. — Père. Seigneur. Il faut que je vous parle. Je souhaiterais vous présenter une requête. (Le Mage Imperator n'avait pas souvenance qu'elle lui eut un jour demandé quoi que ce soit.) Loin de moi l'idée de questionner le principe de dissimuler certains faits au gouvernement terrien, mais je n'oublie pas non plus que les humains ont sauvé de nombreux Ildirans sur Qronha 3. J'y étais. Leur conduite fut d'une grande noblesse. — Sullivan Gold et son personnel ne méritent pas ce que nous leur faisons subir, approuva Jora'h. Nous devrions être alliés. Nous devrions leur faire confiance. (Son visage se fit plus grave.) Mais c'est impossible. Ils ont vu des choses que le reste de l'humanité doit ignorer. (Il pensa aussitôt aux expériences menées sur Dobro.) Et il y a encore d'autres secrets qui pousseraient les humains à nous déclarer la guerre. Yazra'h se raidit, soudain en alerte, prête au combat. — Nous pouvons les battre, Seigneur. — Je préférerais ne pas me battre du tout. — Alors que faire des prisonniers ? Leur bander les yeux et les jeter dans un cachot ? Les tuer ? — Non ! Les yeux dorés de Yazra'h brillaient d'une intense détermination. — Ou leur dire la vérité ? Même s'ils étaient seuls, Jora'h baissa la voix. — Si mes experts ne trouvent aucun moyen de lutter contre les hydrogues, je serai obligé de trahir l'humanité. Suis-je censé le leur expliquer en espérant qu'ils comprendront ma position ? — Père…, insista-t-elle, les sourcils froncés. Si vous laissez les humains vous aider, ils feront peut-être la différence contre les hydrogues. (Le Mage Imperator n'avait pas envisagé cet aspect du problème. Sa fille continua sans attendre de réponse :) Prenez ce remémorant humain, Anton Colicos. Il est venu ici dans le seul but d'étudier La Saga des Sept Soleils. Je n'ai jamais vu quelqu'un d'aussi indifférent à la politique, pourtant même lui commence à nourrir des soupçons. Il m'a posé des questions gênantes. Jora'h se détendit. Il avait déjà perçu l'étrange affection de Yazra'h pour le jeune Terrien. — Donc, ma fille, que souhaites-tu me demander ? — Il vaudrait mieux l'éloigner d'ici. Vous avez confié à Vao'sh la tâche colossale de consulter tous les textes apocryphes en quête d'indices. Pourquoi Anton Colicos n'irait-il pas l'aider sur Hyrillka ? Pendant ce temps, il ne se mêlerait pas de nos affaires ici. — C'est une excellente idée. (Enfin une décision que Jora'h pouvait prendre sans se déshonorer encore plus.) J'ai promis d'aider Hyrillka après l'écrasement de la révolte. Tal O'nh doit commander la mission de secours et il est temps que le jeune Attitré Ridek'h prenne ses fonctions. — Même si Ridek'h n'est encore qu'un enfant, c'est mieux que pas d'Attitré du tout. Les Hyrillkiens souffrent et se sentent coupables. Ils ont besoin de lui. — Et Ridek'h a besoin de toi, lâcha Jora'h sur une inspiration. Ma fille ne peut être en charge d'une colonie, mais tu as toutes les qualités nécessaires. Accompagne ce garçon comme conseillère, protectrice, mentor. Et profites-en pour tenir l'humain à l'œil. — Mais ma place est à vos côtés ! Je dois protéger le Mage Imperator. — Tu ne peux rien contre les dangers qui me menacent. — Tal O'nh s'occupera très bien de Ridek'h, tenta Yazra'h, mal à l'aise. — Un officier met sa force à disposition, mais un Attitré a besoin de bien plus que ça. Ridek'h est le fils de Pery'h, il saura faire face. Yazra'h prit congé, troublée mais souriante. Le Mage Imperator demeura sur le toit, perdu dans ses pensées, conscient que les hydrogues reviendraient bientôt donner leurs ordres. Il fallait espérer qu'avant cette échéance, Adar Zan'nh et les plus grands esprits d'Ildira auraient trouvé la réponse à son incroyable défi. 45 ADAR ZAN'NH Les équipes techniques ildiranes ne manquaient ni d'assistants ni de ressources. Le moindre petit laboratoire avait été mis à leur entière disposition pour y conduire des expériences, affiner les calculs et améliorer l'armement existant. Malheureusement, après dix mille ans de torpeur, le kith des scientifiques n'était guère plus capable d'innover que celui des ingénieurs. — Nous avons accru notre puissance destructrice de presque cinq pour cent, Adar. Klie'f et Shir'of semblaient particulièrement contents du résultat. — Cinq pour cent ? grogna Zan'nh. Le Mage Imperator réclame de nouvelles technologies, pas des versions améliorées de celles que nous utilisons depuis des siècles. Klie'f leva les mains, impuissant. — Je crains de ne pas vous suivre. — C'est ce que je vois. Vous croyez que c'est avec vos cinq pour cent que nous allons défaire une flotte d'orbes de guerre ? Les hydrogues ne verront même pas la différence. Alors jeune tal, Zan'nh avait été remarqué par Adar Kori'nh pour sa capacité à se sortir de situations périlleuses par des moyens qui ne seraient pas venus à l'esprit d'autres Ildirans. Il avait remporté de nombreuses simulations en employant des stratégies peu conventionnelles qui avaient fait enrager les officiers plus âgés. À présent, Zan'nh enrageait à son tour. La Marine Solaire avait besoin d'idées novatrices hors de portée de chercheurs sans imagination. Il allait devoir puiser à une source qu'il rechignait à solliciter, mais l'hésitation n'était plus de mise. Le Mage Imperator ne l'avait-il pas autorisé à tout tenter ? L'administrateur du moissonneur d'ekti le dévisagea, indigné. — Vous plaisantez, j'espère. Après tout ce qu'on a subi, vous voudriez encore qu'on vous aide ? Il leva les yeux au ciel en se tournant vers son ingénieur en chef, Tabitha Huck. — Au moins ça nous changera ! s'exclama-t-elle. Je m'ennuie à mourir. Zan'nh avait rencontré Sullivan Gold lorsque les croiseurs ildirans avaient intercepté le moissonneur d'ekti arrivé sans prévenir sur Qronha 3. Affichant une inconscience typiquement humaine, l'administrateur avait paru surpris qu'on lui reproche de placer un complexe industriel en orbite autour d'une planète qui n'appartenait pas à la Hanse. L'adar croisa les bras et regarda les deux humains. — À l'instar de votre Ligue Hanséatique terrienne, l'Empire ildiran est sous la menace directe des hydrogues. Le Mage Imperator a ordonné à la Marine Solaire de développer un armement capable de vaincre cet ennemi, mais les progrès sont minces et le temps presse. C'est pourquoi je requiers votre assistance. Mon peuple ne peut pas réussir seul. — Les termes « ildiran » et « progrès » sont rarement employés dans la même phrase, railla Tabitha Huck. Zan'nh se fendit d'un léger sourire. — C'est bien là le problème. Notre civilisation est parvenue à son apogée depuis des siècles. Nous ne développons plus de nouveaux concepts, notre culture est sclérosée. L'ingénieur de la Hanse n'avait clairement aucun respect pour ses collègues ildirans. — Personne n'arrive à se creuser la cervelle, même pour sauver sa peau ? — Pour sauver nos peaux à tous, si je puis me permettre. On ne nous a jamais appris à penser différemment. Alors que les humains semblent en avoir fait une spécialité. — Je ne vous le fais pas dire, lâcha Tabitha. — Avant toute chose, j'ai besoin d'en savoir plus, l'interrompit Sullivan d'une voix sèche. En quoi consistait cette mission sur Qronha 3, avec la fillette et la bulle pressurisée ? Et que venaient faire tous ces orbes de guerre sur Ildira ? L'adar considéra les instructions du Mage Imperator, ainsi que la liberté d'action qui lui avait été accordée. Assez de secrets ! Il expliqua la situation sans omettre ni l'ultimatum hydrogue ni la raison pour laquelle il avait fallu isoler les « invités » humains. — Quel beau bordel ! s'écria Tabitha tandis que Sullivan semblait pris de vertige. — Si vous ne nous aidez pas à vaincre les hydrogues, reprit Zan'nh, nous devrons nous plier à leur volonté, même si nous ne souhaitons pas la disparition de l'espèce humaine. C'est donc dans votre intérêt de nous soutenir. Je veux que… (Il s'interrompit un instant.) Sullivan Gold, j'apprécierais que vous et votre équipe nous prêtiez assistance. — Pourquoi ne pas avoir commencé par là ? demanda Sullivan, angoissé. Zan'nh baissa les yeux. — Disons qu'avant, nos priorités étaient… erronées. — Vous venez vraiment de reconnaître vos torts ? lâcha Tabitha, les yeux écarquillés. Bon, s'il s'agit de coller des maux de tête aux hydreux, vous pouvez compter sur moi. J'en ai marre de regarder par la fenêtre toute la sainte journée. Souvenez-vous que je concevais des armes pour les FTD avant de me retrouver sur ce moissonneur d'ekti. J'ai participé à la conception des fraks et des carbo-disrupteurs. J'ai encore les plans en tête, mais de toute façon les hydrogues s'en foutent comme de leur première chemise. (Elle se mit à arpenter la pièce.) Il faut trouver autre chose. — Oui, nous devons innover, renchérit Zan'nh. Sullivan se planta devant l'adar en se frottant les mains. — Si nous acceptons de vous aider, la confiance devra être réciproque. Et après, vous nous laisserez rentrer à la maison. — Sullivan Gold, si nous ne battons pas les hydrogues maintenant, plus aucun d'entre nous n'aura de maison où rentrer. 46 LARS RURIK SWENDSEN Quand les deux scientifiques aux anges lui présentèrent la puce contenant le fameux virus informatique, le sergent Paxton la prit entre le pouce et l'index d'un air dubitatif. — Ça ne ressemble pas vraiment à une arme secrète. — Si ça marche, tous les compers de l'usine seront désactivés sur-le-champ, expliqua Yamane avec un détachement que son collègue était loin de partager. — Nous emploierons ensuite la même méthode pour les flottes des FTD, ajouta Swendsen. Si nous pouvons leur apporter des copies à temps, bien sûr. Les bérets d'argent se tenaient prêts à repartir à l'assaut de l'usine, et cette fois pour de bon. Plus question de rigoler. Équipé de béliers soniques, un escadron cinq fois plus important que le précédent se précipita vers une aile secondaire du complexe, où il y aurait peut-être moins de compers tueurs en poste. Les soldats s'attaquèrent aussitôt aux portes barricadées ; les béliers soniques entrèrent en action dans un « bang » assourdissant que Swendsen entendit même à travers ses oreillettes de liaison. Les portes se froissèrent comme de vulgaires feuilles d'aluminium avant de s'effondrer. — Allez-y avant que les cliqueux débarquent ! hurla Paxton. Plus vite ! Plus vite ! Yamane et Swendsen, protégés par une phalange de commandos, croyaient dur comme fer en leur virus développé à la hâte. Ils savaient que le programme fonctionnerait, leur seul doute résidait dans leur capacité à survivre assez longtemps pour l'utiliser. Chaque béret d'argent en portait une copie sur lui, une précaution qui permettait d'espérer qu'au moins une puce parvienne à destination. Les soldats se ruèrent dans l'usine, parés à ouvrir le feu. Ils disposaient tous d'un écran qui indiquait la route choisie pour l'infiltration, ainsi que des options de rechange en cas de pépin. Les commandos couraient en produisant un fracas d'armes et d'armures entrechoquées qui se mêlait au tonnerre des bottes frappant le sol de l'usine. Les deux civils étaient déjà à bout de souffle, mais ils devaient tenir le rythme. Ils étaient condamnés s'ils se laissaient distancer ; les compers Soldats ne leur feraient pas de cadeau. L'escadron enfila une série de couloirs étroits où s'alignaient de pleines étagères de composants. L'aile était déserte, comme prévu. Les assaillants ne rencontraient aucune résistance. — Restez groupés ! cria Paxton. Tandis que les commandos progressaient à vive allure, Swendsen pouvait voir que même le plus faible d'entre eux, hommes et femmes confondus, était bien plus solide que Yamane ou lui. Les bérets d'argent couraient dix kilomètres par jour, et la légende voulait qu'ils mangent des clous au petit déjeuner, jouent à la pétanque avec des rochers et grimpent des falaises par pur plaisir. L'escadron dépassa les pièces stériles où les modules de programmation klikiss étaient gravés dans les circuits de contrôle des compers. Sans doute une belle erreur, pensa Swendsen. Mais il était déjà trop tard. Les commandos de tête mirent un genou à terre et ouvrirent le feu sur deux compers Soldats qui émergeaient d'une chambre froide, chargés de pièces de rechange. Les robots surpris furent réduits en miettes avant d'avoir pu réagir. — On doit approcher du but, dit Paxton. — Le central informatique est droit devant, approuva Swendsen. Elman ouvrit la porte d'un grand coup de botte. — Alors c'est là qu'on va. Le bruit de fond augmentait sans cesse, mélange du martèlement des bras d'assemblage, du sifflement des outils de soudure et du fracas des courroies transporteuses. Un millier de compers Soldats s'activaient à produire encore plus de leurs semblables. Les deux premiers bérets d'argent fauchèrent une rangée d'ennemis avec des balles à l'uranium appauvri qui projetèrent les robots en arrière, robots vite remplacés sur la ligne de front. — Ne cherchez pas à tous les descendre ! hurla Paxton. Tirez dans le tas et avancez. On doit se frayer un chemin. Swendsen pointa la direction à suivre. Les commandos s'alignèrent de nouveau et chargèrent comme un pack de rugbymen filant à l'essai. Ils éliminaient les compers qui leur barraient la route avec des balles explosives et des décharges électrostatiques qui grillaient les circuits. Plusieurs robots réussirent néanmoins à désarmer des bérets d'argent avant de les massacrer. — Restez concentrés sur la cible ! On y est presque. De nombreux soldats succombèrent pendant que l'escadron traçait sa route dans un océan de cliqueux. Lorsqu'ils arrivèrent enfin au centre de contrôle, Swendsen fut effaré de constater qu'à part Yamane et lui, seuls Paxton et trois de ses commandos avaient survécu à l'assaut. Une cinquantaine de bérets d'argent s'étaient sacrifiés pour que les deux scientifiques puissent introduire leur virus au cœur de l'usine. Une fois dans la bonne pièce, les derniers bérets d'argent barricadèrent la porte. Les compers Soldats se jetèrent aussitôt sur l'obstacle. — Combien de temps pour charger le virus ? s'enquit Paxton. Swendsen grimaça en entendant des rafales de projectiles s'abattre contre les murs. — Personne ne pourrait le charger plus vite, de toute façon. — Deux minutes, répondit Yamane. Il essaya d'ajouter quelque chose, mais une explosion noya ses paroles. Il se contenta de répéter le délai annoncé. — Très bien, deux minutes, approuva le sergent. Vaudrait mieux que ça ne prenne pas plus longtemps. Les compers utilisaient des armes récupérées sur les cadavres pour s'attaquer à la barricade. Des rangées de trous parsemaient déjà la porte et les murs. Penché sur sa console, Swendsen sentit le sol vibrer au rythme d'une explosion étouffée. — C'est un travail de précision ! Comment je fais pour me concentrer ? Paxton émit un grognement incrédule. — Vous voulez que je sorte dire aux cliqueux de la mettre en veilleuse ? Yamane, pour sa part, se préoccupait de détails plus pratiques. — Si leurs projectiles détruisent la console, on ne pourra pas installer le virus. — Alors dépêchez-vous au lieu de bavarder ! Œuvrant en silence au milieu du vacarme, les scientifiques copièrent le virus dans la banque de données principale. Chaque comper qui recevrait le virus le copierait à son tour et le transmettrait au comper suivant, et au suivant, et au suivant, jusqu'à ce que tous les robots insurgés soient paralysés par l'attaque informatique. Il était du moins permis de l'espérer. Les compers Soldats finirent par renverser la barricade improvisée. Paxton et ses hommes reculèrent et ouvrirent le feu. — Messieurs, plus que quelques secondes ! — Voilà… ça y est, dit Yamane. C'est prêt. Swendsen pressa le bouton adéquat. Le projectile virtuel, mais bel et bien fatal, se répandit aussitôt dans l'usine. Les compers qui menaient l'assaut ralentirent un instant pour assimiler les changements dans leur programmation tandis que le virus se propageait d'une machine à l'autre. Les robots titubèrent, puis se figèrent, désactivés. Une étrange vague de calme submergea peu à peu la clameur de l'usine. Swendsen et Yamane attendaient devant la console sans dire un mot. Les soldats survivants lancèrent des regards perplexes aux robots pétrifiés dont les membres métalliques, tendus dans leur direction, semblaient toujours prêts à les déchiqueter. On aurait dit un groupe de statues né de l'esprit tourmenté d'un artiste d'avant-garde. L'un des bérets d'argent donna un coup d'épaule dans un comper, qui tomba lourdement au sol. L'homme réédita la manœuvre avec un grognement satisfait, comme s'il poussait des débris hors de son chemin. Paxton et les derniers commandos se firent un plaisir de bousculer les robots paralysés pour dégager l'entrée du centre de contrôle. Les deux scientifiques se congratulèrent d'une poignée de main tout en observant l'usine silencieuse d'un air satisfait. — Ils ne sortiront jamais de cette boucle infinie. — Mais nous avons encore du pain sur la planche, tempéra Yamane. Identifier la source du problème risque déjà de nous prendre des mois de travail. — On verra ça plus tard, l'interrompit Paxton. L'urgence, c'est de prévenir les FTD que le virus est efficace. Qu'ils l'envoient sur tous les points chauds pour récupérer le plus de vaisseaux possible. L'officier se tourna vers son micro d'épaule et transmit son rapport. Swendsen se passa la main sur le front pour éponger un voile de transpiration. — Je me sentirais quand même mieux si on mettait les voiles. — Reçu ! s'écrièrent en chœur les survivants. Les six hommes rebroussèrent chemin, effarés par la quantité de robots immobiles qu'ils dépassaient. Les compers Soldats avaient décuplé leur nombre en poussant les chaînes de montage au-delà des limites prévues par les concepteurs. — De ce côté, indiqua Paxton qui apercevait déjà les portes du hangar. — C'est comme traverser un cimetière, murmura un béret d'argent. — Il n'y a plus rien à craindre, le rassura Swendsen. Tout a marché comme prévu. Le sergent Paxton activa de nouveau le micro d'épaule. « Nous arrivons à la porte 1701/7. Soyez prêts à nous accueillir. — Bien reçu, sergent. » Un robot tressaillit à proximité. Swendsen se figea aussitôt. — Vous avez vu ? Yamane fronça les sourcils comme s'il était confronté à un problème technique inattendu. — Ils ne devraient pas pouvoir résoudre la boucle si vite. Je me demande s'ils se sont munis de nouvelles routines de sécurité adaptatives. Des capteurs optiques scintillèrent, des torses métalliques se redressèrent, des têtes pivotèrent vers leurs cibles. — Courez, bordel ! cria Paxton. Swendsen et Yamane bondirent en avant, suivis des derniers soldats, mais les robots reprenaient vie trop vite. L'ingénieur expert trébucha sur un comper tombé au sol et se rattrapa à un autre qui s'empressa de le saisir dans ses griffes métalliques. Swendsen, terrifié, parvint à se libérer au prix d'une blessure sanguinolente à l'épaule. Les bérets d'argent déchargèrent leurs ultimes munitions en hurlant à pleins poumons. Des centaines, des milliers de compers convergeaient vers le petit groupe, bloquant le passage. Swendsen distinguait encore la sortie, mais elle se trouvait beaucoup, beaucoup trop loin. 47 RLINDA KETT Les nématodes dévoraient avec acharnement le plancher métallique de l'ascenseur. Vu les fréquentes embardées et les nombreux frottements, Rlinda pensait qu'une bonne cinquantaine de vers s'accrochaient désormais à la cabine. Ils avaient escaladé le puits à toute vitesse, profitant de chaque protubérance, guidés par l'esprit vengeur de Karla Tamblyn. La négociante luttait pour enclencher la boucle de poitrine de sa combinaison tandis que BeBob, lui, enfilait son deuxième gant. Le plancher céda dans un dernier craquement sourd, dévoilant une rangée de dents effilées entre deux panneaux. Rlinda repoussa le nématode d'un violent coup de talon. Les vers géants repartirent à l'assaut après une courte pause, s'entortillant les uns sur les autres dans un bruit de cuir mouillé. L'ascenseur ralentit et faillit dérailler. — Ça lui serait si pénible de nous laisser partir ? On n'est même pas d'ici, grommela BeBob. Rlinda suait déjà dans la combinaison à moitié endossée. Elle avait vu les nématodes massacrer les Vagabonds et savait que le tissu renforcé n'offrirait qu'une bien maigre protection. La seule pensée des dents meurtrières lui donnait des frissons, mais elle n'avait aucune intention de servir de nourriture aux vers. Et son ex-mari préféré non plus. Rlinda fit pivoter BeBob, vérifia les indicateurs, l'arrivée d'air de sa combinaison, et le déclara bon pour le service. — À ton tour, dit-elle en lui montrant son dos. L'ascenseur s'arrêta dans un dernier soupir d'agonie mécanique. Bien avant d'arriver à la surface. — C'est pas bon, déclara BeBob. — Je vois que monsieur a fait l'école du rire. Elle tenta de calmer sa respiration, mais le vacarme des nématodes, de plus en plus insistant sous ses pieds, la faisait suer à torrents. La panique n'était plus très loin. — Plus vite ! cria-t-elle. Les vers pourpres transpercèrent un autre bout de plancher. La négociante dut effectuer un saut de côté pour échapper aux bouches avides. BeBob se pencha sur la combinaison de sa compagne, déchiffra les données et passa ses mains gantées sur l'habit rembourré. — Tu me peloteras plus tard, BeBob ! C'est bon ou pas ? Faut qu'on dégage. — Tu préfères que je bâcle ? Tu seras la première à te plaindre si ta combinaison explose dans le vide spatial. — Ça ne sera pas pire que si les vers font un trou dedans. Le pilote ajusta quelque chose avant d'émettre un grognement satisfait. — Voilà. Dès qu'on aura mis les casques, on sera parés. Rlinda posa celui de BeBob et scella le col d'un geste précis. — Le puits de l'ascenseur doit être pressurisé, avec une ou deux issues de secours en chemin. On peut supposer qu'il y a un autre sas en haut menant à la surface. BeBob lui répondit, mais le casque étouffa ses paroles jusqu'à ce qu'il trouve le bouton du transmetteur. « … la manière dont Karla Tamblyn casse tout, elle peut avoir causé une fissure quelque part. Si le puits s'effondre, on est morts. » Rlinda scruta le plafond de la cabine pour localiser l'écoutille d'urgence. « BeBob, on peut mourir de cent façons différentes. C'est pourquoi je veux que tu sortes sur le toit. J'en ai marre de ces bestioles qui essaient de me bouffer les doigts de pied. Je te fais la courte échelle. Appuie-toi sur mes genoux si nécessaire, mais ouvre-moi cette écoutille ! — Ce n'est pas moi qui devrais te faire la courte échelle ? — Merci pour la galanterie, mais je pèse deux fois plus que toi. Même si Plumas a une gravité réduite, ne prenons pas de risques inconsidérés. » Un craquement leur annonça que les nématodes avaient crevé une nouvelle section de plancher, ce qui créait une ouverture suffisante pour un des corps gélatineux. Le ver tortilla sa chair protoplasmique jusqu'à se hisser à moitié dans la cabine de l'ascenseur. Rlinda fracassa la tête de la bestiole d'un coup de semelle, éclatant la peau membraneuse et laissant le ver tressauter sur le plancher. Quelques secondes plus tard, deux autres nématodes se battaient déjà pour prendre sa place. Avec un regard inquiet au groupe de vers, BeBob posa un pied sur le genou de Rlinda, l'autre dans ses mains jointes en coupe, et se propulsa jusqu'à l'écoutille. « Un bon vieux mécanisme. Pas d'électronique pourrie. » Les nématodes refermaient leurs mâchoires mortelles de plus en plus près de Rlinda qui, occupée à maintenir BeBob en hauteur, ne pouvait pas se défendre. « BeBob, tu pourrais peut-être… » Le pilote réussit enfin à faire jouer le loquet et à repousser la trappe. « Bingo ! » Miracle de la faible gravité, Rlinda donna une poussée qui fit passer BeBob presque tout entier par l'ouverture. Le pilote finit le travail en jouant des coudes. Dégagée de ses obligations de porteuse, Rlinda put assener un coup violent au plus proche nématode, qui recula un instant avant de repartir à l'assaut. Le deuxième impact ne gêna guère plus la créature. Une traînée de bave luisait sur la botte de la négociante. L'énergie destructrice de Karla Tamblyn rendait ses troupes insensibles à la douleur. « Ça devient dur de les tenir à distance. » BeBob s'allongea sur le ventre et tendit la main. « Allez ! » Rlinda ne voyait pas d'autre solution. Elle empoigna la main de BeBob, plia les genoux et compta. Un – deux – trois. Elle sauta aussi haut que possible, BeBob l'attrapa et lui fit franchir l'écoutille jusqu'à la taille. L'ouverture était presque trop petite. Ses pieds battirent l'air tandis qu'elle luttait pour se faufiler à l'abri. BeBob la tira par les aisselles. Libres d'agir, les nématodes finirent d'exploser le plancher à coups de dents pour transformer la cabine en véritable nid de serpents. Rlinda se dégagea de l'écoutille au moment précis où un ver cherchait à refermer ses mâchoires sur le talon de la combinaison. Elle saisit la trappe et la referma à grand fracas. « On dirait une boîte d'appâts géants ! » Déjà prête à attaquer l'étape suivante, Rlinda tourna son casque vers les hauteurs vertigineuses du puits de l'ascenseur. « J'aurais quand même préféré qu'on s'arrête un peu plus près de la sortie. — Regarde, des barreaux ! » Une interminable rangée de barres métalliques était incrustée dans la paroi du puits, évoquant le dos d'un immense mille-pattes. « Tu rigoles ? (Elle imaginait les Vagabonds effectuant le périlleux voyage, une main après l'autre, juste pour s'exercer.) J'ai l'air d'une championne de gymnastique ? — Tu es magnifique, comme toujours. » Rlinda n'en crut pas ses oreilles. « Toi, un de ces casse-cou qui deviennent tout excités dès qu'ils sont en danger de mort ? — Je pensais juste être romantique. — Garde ça pour le vaisseau. Une fois qu'on aura décollé, je te garantis que je serai motivée pour la gaudriole. Maintenant, bouge-toi ! » Dans la cabine, les nématodes glissaient le long des parois et s'entassaient les uns sur les autres. Ils n'avaient pas encore compris comment atteindre le plafond, mais ce n'était qu'une question de temps. « Les dames d'abord, dit BeBob en montrant les barreaux. — Tu veux regarder mes grosses fesses pendant toute l'ascension ? » BeBob détourna sa tête casquée comme s'il se sentait soudain embarrassé. « C'est surtout qu'à mon avis, tu seras plus douée que moi pour ouvrir le sas. — Je vois. Romantique et pratique. Rappelle-moi pourquoi j'ai divorcé ? — Parce qu'on ne pouvait plus se supporter. » Rlinda avait quelques divorces à son actif, mais Branson Roberts était le seul de ses anciens maris pour lequel la flamme ne s'était pas totalement éteinte. « C'est vrai, c'est mieux maintenant. » Elle empoigna les premiers barreaux et entama l'ascension. BeBob enclencha la sécurité de l'écoutille, même si les vers géants mâcheraient sans difficulté le petit bout de métal. Cette seule idée incita Rlinda à puiser dans ses réserves physiques. La gravité réduite lui permit d'abord de maintenir un bon rythme, mais cinq minutes après le début de l'effort, elle haletait déjà bruyamment dans son casque. Les systèmes de refroidissement et de recyclage de la combinaison faisaient des heures supplémentaires. Les vibrations qui parcouraient le puits laissaient penser que Karla poursuivait son œuvre de démolition systématique. Même si les frères Tamblyn lui avaient cherché des noises, Rlinda leur serait venue en aide si elle avait pu, mais c'était une affaire de famille dont BeBob et elle n'avaient pas à s'occuper. Loin au-dessus, elle apercevait le disque cerclé de petites lumières qui marquait le sommet du puits. À bout de souffle, elle saisit le barreau suivant, et le suivant, et encore le suivant. Muscles tétanisés, poumons en feu, elle essayait de se rappeler la dernière fois qu'elle s'était violentée à ce point. BeBob, lui, la suivait sans problème. Une série de coups sourds retentit au fond du puits. Les nématodes frappaient le toit de la cabine. Soudain, par la simple pression du nombre, ils parvinrent à forcer l'écoutille et à se répandre sur le toit. La bave qu'ils sécrétaient leur permit une fois de plus d'adhérer aux parois du puits pour entamer une ascension effrénée. Rlinda contempla un instant la masse de vers pourpres qui s'activait à les rattraper. « Pas la peine de regarder, lança BeBob. Pars du principe qu'ils gagnent du terrain. Si tu entends un bruit de dents suivi d'un grand cri, c'est que tu seras la prochaine sur la liste. » Alors Rlinda continua à grimper, toujours plus près de la surface et de la liberté. La combinaison conçue par les Vagabonds disposait d'outils bien utiles, mais une fois arrivée au sas, la négociante aurait besoin de temps pour saisir les finesses du mécanisme. La peur s'insinuait dans son esprit, y empilant doute sur doute. Que faire si le sas était équipé d'une sécurité qui se bloquait en cas de pépin avec la cabine de l'ascenseur ou les portes du puits ? Il ne fallait pas y penser, continuer à grimper. À grimper. Il y avait forcément une issue de secours pour les cas d'extrême urgence ! Rlinda s'étonna de ne plus voir de barreaux avant de prendre conscience qu'elle était arrivée au sommet. La porte interne du sas était scellée, comme elle l'avait craint, et le tableau de commandes n'était pas standard. Une fois celui-ci retiré, elle découvrit des annotations manuelles sur tous les fils. « Comment je suis censée comprendre ça, moi ? » BeBob escalada la dernière dizaine de barreaux. « Vite, si possible ! », cracha-t-il avant de pousser un petit cri. Un premier nématode jaillit juste en dessous de sa jambe. Il réussit à le décoller de la paroi d'un coup de pied pour l'envoyer bouler au fond du puits. Par chance, la bave des vers pourpres n'était pas assez collante pour résister à ce genre de traitement. Sept autres créatures se rapprochaient déjà dangereusement, le reste de la troupe non loin derrière. Rlinda ne voyait pas comment analyser le câblage et débloquer le sas dans le délai imparti, mais elle voyait très bien, par contre, comment déclencher une purge automatique. La décision fut vite prise. « BeBob, accroche-toi aux barreaux et serre fort. » La négociante utilisa une lame de tournevis pour mettre à mal les circuits de sécurité, puis elle ouvrit à la main les portes interne et externe du sas. La décompression aspira tout l'air contenu dans le puits à la manière d'une paille aspirant une gorgée de boisson. Une botte coincée dans un barreau, les bras crispés autour d'un autre, Rlinda résista tant bien que mal au souffle qui menaçait de l'emporter. Juste en dessous d'elle, BeBob bataillait aussi. Loin, tout en bas, une trappe d'urgence se referma à grand bruit pour protéger la grotte et ses habitants. D'autres trappes se mirent ensuite en place à différents niveaux du puits. Au moins, ce système-là fonctionnait encore. L'atmosphère projetée en surface arracha les nématodes des parois. Incapables de résister à leur pression interne, ils explosèrent dans le vide glacé. Il ne fallut que quelques secondes pour vider tout l'air du puits. Rlinda se pencha pour attraper la main de BeBob et le hisser vers le sas fracturé. Une fois dehors, ils découvrirent divers abris, conduites, citernes… et le Curiosité Avide. Soulagée, Rlinda éclata de rire en voyant son vaisseau entouré de vers éventrés et de glace tachée de pourpre. « C'est pas le moment de jouer les touristes, lâcha BeBob. Karla peut trouer la croûte dans les secondes qui viennent. » Pas besoin de lui dire deux fois. Ils rejoignirent le vaisseau en un rien de temps et Rlinda mit les moteurs en marche. — Notre carrosse n'est pas au mieux de sa forme. À croire que les Vagabonds n'ont pas pris la peine de tout réparer. Mais il peut voler. — Eh bien qu'il vole ! Aussitôt dit, aussitôt fait. Le Curiosité Avide laissa enfin Plumas loin derrière lui. 48 LE GÉNÉRAL KURT LANYAN Dès que les équipes de démolition eurent pratiqué une ouverture au niveau de la baie d'amarrage, le Goliath se retrouva exposé au vide spatial. Les premières recrues, menées par le général Lanyan, utilisèrent les propulseurs de leurs combinaisons pour pénétrer dans la coque éventrée. Le moment était venu de remettre les pendules à l'heure. « Imaginez que c'est une dératisation. Il faut purger ce vaisseau de la vermine. » Les réponses qui résonnèrent dans son casque lui prouvèrent la détermination de ses troupes malgré une inquiétude évidente. Ces kloubes s'étaient engagés dans l'armée en temps de guerre. Allongés sur leur couchette, dans les bases d'entraînement, ils avaient rêvé d'une vraie mission sur le terrain. Eh bien ils allaient être servis. Avant même de s'ancrer à la paroi pour éviter le recul, les assaillants déchaînèrent un tir de barrage sur les compers venus à leur rencontre. Ils finirent le travail méthodiquement une fois accrochés au pont par leurs bottes magnétiques. Les derniers robots du secteur n'avaient aucune chance de s'en sortir ; leurs débris dérivèrent lentement dans l'espace. « La zone est sécurisée », annonça une voix dans le casque de Lanyan. Tandis que ses soldats prenaient le contrôle de tous les points d'accès, le général lança la deuxième phase de l'assaut. Des centaines de recrues armées jusqu'aux dents débarquèrent des vaisseaux de la cavalerie pour installer une tête de pont dans la baie désertée du Mastodonte. Lanyan voulait motiver toute cette bleusaille pour la rude tâche qui les attendait, sans pour autant leur en fournir une description exhaustive. Il ne fallait pas les décourager tout de suite. « Gardez à l'esprit que ce n'est pas parce que nous avons la maîtrise des moteurs que nous avons gagné. Ce Mastodonte grouille de compers Soldats, et vous vous doutez bien qu'ils ne vont pas lâcher ce bâtiment sans opposer de résistance. D'après nos bases de données, il y avait deux cent quarante-deux cliqueux en poste à bord du Goliath. L'équipage a probablement réussi à en éliminer une bonne partie, mais les autres nous attendent de pied ferme. (Le général arpentait la baie sans cesser un instant de parler à ses troupes.) Suite au protocole guillotine, j'ai aussi bloqué tous les ascenseurs. Ce qui signifie que les compers sont coincés sur les ponts où ils se trouvent. — Mon général, est-ce qu'ils peuvent suivre cette conversation ? — Non, soldat. Sauf si vous êtes assez idiot pour utiliser un canal non sécurisé. — Ce serait contraire au manuel d'instruction, mon général. — Bien. Nous allons commencer par nettoyer tout le niveau inférieur pour nous en servir comme base arrière. Nous allons montrer à ces foutues machines ce que c'est que d'être méthodique. Passé cette étape, je propose d'attaquer directement le pont de commandement. On ne peut pas laisser les compers bricoler les systèmes et reprendre le contrôle du vaisseau. Après, ce sera de nouveau moi le patron du Mastodonte. On aura tout le temps de cramer les derniers robots à notre rythme. » Lanyan rappela aux recrues de vérifier leurs armes, de préparer chargeurs et réserves d'énergie pour pouvoir en changer en une demi-seconde. Comme dans le manuel d'instruction. Quand un chœur de cris monta des premières équipes prêtes au combat, il leur rappela également de bien s'ancrer au sol. « L'air va s'échapper par les portes. Évitez de vous faire emporter. » Les hommes placés aux avant-postes ouvrirent simultanément tous les accès menant à l'intérieur du vaisseau. Une tempête invisible se déchaîna un court instant avant de disparaître dans l'espace, privant d'atmosphère l'ensemble du pont inférieur. L'air était facilement remplaçable. Pas les soldats. Une dizaine de compers s'étaient embusqués derrière chaque porte, mais la décompression les prit par surprise. Beaucoup perdirent l'équilibre et furent aspirés à l'extérieur du Mastodonte. Quelques rafales bien placées vinrent à bout des derniers opposants. « Retirez-les de l'équation défensive, sermonna Lanyan. Comme dans vos cours de stratégie. » À présent que le pont était exposé au vide interstellaire, une fine vapeur s'élevait de sous certaines portes de cabine. Des taches de sang écarlates gelaient sur les murs tandis que les dernières traces d'humidité en étaient arrachées. Les équipes de nettoyage se séparèrent conformément au scénario préétabli. Avant d'entrer en action, toutes les recrues de Lanyan avaient étudié les plans du Goliath. Celles qui avaient une mauvaise mémoire, ou qui perdaient leurs moyens sous l'effet de la panique, pouvaient à tout moment afficher les diagrammes nécessaires sur un petit écran situé dans leurs casques. Remontés comme des pendules, les kloubes se lancèrent à l'assaut en poussant des cris de guerre dans les canaux de communication. Les premiers compers Soldats, indifférents au vide, surgirent dans les lignes de mire. Lanyan se délecta du recul de son arme contre son blindage d'épaule ; la balle à l'uranium appauvri projeta le cliqueux en arrière avec assez de force pour en renverser deux autres. Normalement, aucun soldat sain d'esprit n'utiliserait de tels projectiles à l'intérieur d'un vaisseau. Ces munitions étaient capables de trouer la coque ou de briser un hublot. Mais à cet instant précis, le général n'avait que faire de quelques dégâts mineurs infligés au Mastodonte. Tout était réparable. Les recrues faisaient feu sans relâche. Les compers détruits s'abattaient au sol, vite remplacés par de nouveaux combattants. « Il en arrive toujours plus, mon général ! — Alors tirez toujours plus ! Ces foutus cliqueux n'ont remporté la première bataille que par effet de surprise. Cette fois, nous n'avons aucune excuse. » Lanyan aboyait dans le micro pour ordonner à ses troupes de rester en formation. Son groupe remonta le corridor, ouvrit toutes les portes, inspecta chaque pièce pour y débusquer l'ennemi. Cette mission lui rappelait ses vertes années consacrées à la guérilla urbaine, lorsqu'il entraînait les régiments des FTD à mater les colonies rebelles qui avaient renié la Charte de la Hanse. Mais des insurgés, même fanatiques, restaient moins dangereux que les compers… Des corps humains jonchaient le couloir ou s'entassaient dans les réduits. Lanyan sentit que cette vision d'horreur donnait envie à ses jeunes soldats de vomir dans leurs casques. Il lui fallait vite transformer cette émotion en désir de revanche. « Hé, les tueurs de compers ! Vous allez les laisser s'en tirer comme ça ? — Non, mon général ! » À ses côtés, une recrue ouvrit le feu en hurlant et faucha trois robots. L'équipe de Lanyan atteignit l'autre extrémité du vaisseau après avoir purgé tous les secteurs répertoriés. Deux heures après le début de l'offensive, le pont inférieur du Goliath put enfin être considéré comme sécurisé. Sept recrues avaient péri sous les coups des compers. Acceptable. Le général s'adressa aux soldats hors d'haleine devant les ascenseurs situés au fond du grand couloir. « C'est là que ça devient serré. Seuls ces deux ascenseurs mènent au pont de commandement, un de chaque côté. Cela crée un goulot d'étranglement stratégique puisqu'ils ne peuvent vous transporter que par petits groupes. Et difficile de savoir combien de compers sont rassemblés à l'autre bout. (Il scruta les troupes présentes dans le champ de vision limité offert par son casque.) Je dirigerai la section d'assaut du premier ascenseur, l'enseigne Childress celle du second. Childress, choisissez vos quinze meilleurs hommes et fourrez-les dans la cabine. Je ferai de même avant de réactiver les deux ascenseurs. N'appuyez sur le bouton qu'à mon commandement, pour que nous arrivions ensemble. — Reçu, mon général ! lança Childress d'une voix rauque mais déterminée. Puis-je suggérer de n'utiliser que nos armes à impulsion ? Les balles vont réduire les stations de contrôle en bouillie, or je suppose que vous voudriez ramener le Goliath à la maison à la fin de la journée. — Bien vu, enseigne. Suggestion approuvée. » Lanyan abandonna son arme à feu pour s'emparer d'un pistolet à impulsion. Il s'approcha ensuite des recrues qui s'étaient montrées les plus efficaces dans le nettoyage du pont inférieur, pour leur donner une petite tape dans le dos. Ces kloubes agissaient en soldats, en véritable armée. Le métier rentrait à toute vitesse. Lanyan composa les codes redonnant vie aux ascenseurs. Les portes s'ouvrirent sur un robot qui jaillit comme un diable de sa boîte et réussit à bousculer Lanyan avant que deux recrues l'abattent. La masse métallique tomba lourdement sur le général. « Enlevez-moi ça, bordel ! » Les soldats dégagèrent Lanyan et l'aidèrent à se relever. Il dut repousser l'assaut le temps de réinitialiser les systèmes de sa combinaison, désactivés par le choc. Une fois les voyants au vert, il se tourna vers Childress. « C'est parti. » Il s'entassa avec son groupe dans le premier ascenseur en repensant à ce vieux défi de l'académie militaire – combien de soldats peuvent tenir dans une cabine standard ? – sauf que là, ce n'était pas drôle. À son signal, les deux ascenseurs s'élevèrent de concert et arrivèrent au même instant de chaque côté du pont occupé. Les portes s'ouvrirent. Les recrues bondirent comme un seul homme. Des décharges d'armes énergétiques crépitèrent autour de Lanyan et touchèrent les deux premiers soldats entrés en lice. Les systèmes de leurs combinaisons tombèrent en panne, les transformant en statues. « Childress, regardez sur qui vous tirez ! rugit Lanyan, imputant la faute à l'autre équipe. — C'est pas nous, mon général. Les cliqueux sont armés. Ils ont dû se servir dans l'armurerie du Goliath. » Lanyan tenta de s'abriter des tirs qui ricochaient sur les murs comme des rayons lumineux prisonniers d'une bouteille opaque. Les robots livraient leur dernière bataille, qu'ils comptaient remporter grâce à leur avantage numérique. Lanyan désactiva le cliqueux qui s'avançait vers lui et lui arracha son arme des mains. Il n'avait pas pensé rencontrer une telle résistance. « Mais qu'est-ce qu'ils font tous ici ? » Puis il remarqua les stations de contrôle éventrées, les circuits exposés à l'air libre et bricolés à la va-vite. Après que le protocole guillotine eut paralysé le Mastodonte, les compers, comme prévu, avaient essayé de reconfigurer les commandes du vaisseau pour en reprendre le contrôle. Encore une heure ou deux et tout était perdu. Les robots militaires devaient s'atteler à cette tâche sur tous les autres vaisseaux de la flotte. Le général sentit son estomac se nouer. Le temps jouait contre lui. Lanyan régla son compte à une machine qui tentait de prendre un soldat à revers. Trois des hommes de Childress gisaient déjà à terre. Le général arrêta d'évaluer la durée écoulée ou le nombre de cibles restantes, se contentant de descendre le moindre foutu robot qui passait à portée. Un étrange silence envahit le pont une fois le dernier comper éliminé. Childress tira trois ultimes décharges sur un cliqueux déjà à terre. Lanyan prit peu à peu conscience que le combat était gagné. Il consulta les données affichées sur son avant-bras et vérifia la pression externe. L'air était encore respirable. Il ouvrit sa visière pour prendre une profonde inspiration. La pièce sentait la fumée, l'ozone, le sang et les circuits grillés, mais c'était toujours mieux qu'à l'intérieur du casque. Des corps mutilés gisaient sous les stations de contrôle. L'équipage du Goliath s'était bien battu, mais avait succombé sous le nombre. Lanyan étudia les circuits du fauteuil de commandement, arrachés à leur gaine protectrice. — Y a du ménage à faire, on dirait. Amenez nos meilleurs informaticiens, qu'ils remettent les systèmes en marche pendant que les autres équipes de nettoyage s'occupent des cliqueux pont par pont. Et tenez le compte des robots détruits, qu'on ait une vague idée du boulot restant. — Certains se sont cassés en un peu trop de pièces, fit remarquer Childress. — Et certains nous attendent sans doute planqués dans les conduites d'aération, interrompit Lanyan. J'aimerais éviter les surprises désagréables. Même s'il voulait paraître sévère, il eut du mal à retenir un sourire. Dehors, dans l'espace, la flotte du quadrant 0 attendait encore qu'on vienne la récupérer. Mais le Mastodonte était de nouveau sous contrôle. Bon début. — Un vaisseau de repris, les gars. Je suis fier de vous. Mais la journée est encore longue. 49 BENETO Beneto contemplait les centaines de vaisseaux-arbres verdanis qui se préparaient à partir en guerre. Les énormes branches épineuses frémissaient d'une envie fébrile de se confronter à l'ennemi mortel. Les navires organiques, enfin rassemblés, étaient prêts à détruire les hydrogues dix mille ans après avoir subi un terrible massacre. Mais ce n'était pas le seul combat à mener. La forêt-monde vibrait encore des cris d'agonie des prêtres Verts coincés sur les vaisseaux des FTD, où des compers Soldats devenus fous assassinaient tous les humains à leur portée. Les messages de désespoir envoyés par télien souillaient l'esprit des verdanis comme des taches de sang, comme une trahison dont les racines s'enfonçaient loin dans les abîmes du temps. Grâce aux souvenirs des arbremondes, Beneto savait comment les robots klikiss avaient profité du précédent conflit pour exterminer leurs créateurs. Et voilà que les compers Soldats s'en prenaient pareillement à l'humanité, sous couvert d'une nouvelle guerre, sans que ni lui ni la forêt-monde puissent intervenir pour aider les FTD. Conscient du grand combat à venir contre les hydrogues, conscient aussi de ses responsabilités, Beneto s'avança vers le vaisseau le plus proche, qui se dressait vers le ciel telle une lance à multiples pointes. Le golem était un avatar de la forêt-monde, un lien entre l'esprit forestier et l'espèce humaine. Comprendre ces navires végétaux d'un âge inconcevable faisait partie de ses tâches. Beneto savait d'instinct devoir pénétrer dans le tronc noueux couvert de plaques dorées bien plus épaisses que l'écorce d'un arbremonde normal, aussi impénétrables que l'armure d'un dragon. Quand il posa ses mains ligneuses sur cette étrange coque, une séparation verticale apparut sur le tronc, évoquant une bouche qui l'appelait. Il entra dans le gigantesque vaisseau-arbre et la fente boisée se referma derrière lui. Les couloirs sinueux étaient lisses, doux, comme creusés par un insecte géant. Beneto s'enfonça plus profondément au cœur de l'arbre, ses doigts artificiels posés sur les parois, sentant où se diriger. Ces vaisseaux avaient décollé dix mille ans auparavant. Ils avaient dérivé au gré des vents cosmiques, pour partir loin des vieux champs de bataille où les hydrogues avaient combattu les arbremondes, où wentals et faeros s'étaient affrontés. Mais ils étaient revenus. Beneto atteignit le centre névralgique du grand arbre, une salle voûtée qui ressemblait au pont de commandement d'un vaisseau de guerre. Des stalactites de bois y formaient des piliers entourant au centre de la salle une créature à moitié décomposée recouverte d'un voile de cellulose. Le pilote. Le golem pouvait encore distinguer une tête allongée, un menton anguleux, des pommettes saillantes. Les yeux rapprochés, de forme aviaire, n'étaient guère plus que des nœuds dans du bois. La silhouette n'était visiblement pas humaine. Une espèce inconnue. Le pilote tourna son visage quasi végétal. Beneto lui fit face, avec à l'esprit les murmures d'anciennes histoires précieusement conservées dans l'immense bibliothèque mentale de la forêt-monde. Bien avant que les hommes commencent à bâtir des cités sur Terre, une autre espèce disparue de toutes les mémoires avait fourni des prêtres Verts lors de la première guerre contre les hydrogues. Après tant de siècles passés à bord des vaisseaux-arbres, il ne restait qu'un vague souvenir du corps d'origine, mais le pilote était toujours conscient, toujours au service de la forêt-monde. Les yeux de la créature croisèrent ceux de Beneto. Les deux êtres partageaient la même destinée et acceptaient leur sort. Sans qu'un mot soit échangé, Beneto reçut un flot d'informations : toute l'expérience du pilote, son savoir, ses joies, ses mises en garde. Il absorba le voyage hors du Bras spiral, la route interminable vers les confins de la galaxie. Les siècles qui s'écoulaient en cascade dans son esprit lui donnaient un aperçu poignant de l'éternité. Jusqu'à cet instant, Beneto n'avait jamais vraiment pris conscience de ce que signifiaient dix mille ans. Il savait à présent ce qui l'attendait. Les verdanis lui demandaient le même sacrifice, celui de sa vie, de son temps… et ils lui demandaient aussi de trouver d'autres volontaires parmi les prêtres Verts. Il fallait de surcroît les aider à créer de nouveaux vaisseaux organiques prêts à se lancer à l'assaut des hydrogues. Beaucoup de vaisseaux. Et pour cela, la collaboration des wentals était essentielle. 50 NIRA Les collines avoisinantes s'étaient drapées dans la teinte brune de la saison sèche. Nira espérait qu'il n'y aurait pas d'incendies, même si une partie d'elle-même se réjouirait de voir le camp réduit en cendres. Elle qui avait prié pour ne jamais revenir ici, les circonstances de son retour forcé dépassaient tout ce qu'elle avait pu imaginer. Osira'h lui prit la main et l'entraîna vers les bâtiments austères où hommes et femmes vivaient leurs piètres existences, obligés de se reproduire avec les Ildirans. Les prisonniers prenaient leurs petites parts de bonheur en choisissant des conjoints de leur espèce quand ils n'étaient pas enfermés dans le complexe d'élevage. Nira frissonna en renvoyant ces sinistres baraques où elle avait été traînée pendant ses périodes de fécondité. Personne n'avait jamais pris la peine d'expliquer le véritable but du programme d'hybridation, ni à elle ni à aucun autre humain, mais elle soupçonnait Udru'h d'y avoir pris plaisir. Juste là, près de la clôture, des gardes l'avaient battue avant de l'emmener au loin et de dire à tout le monde qu'elle était morte. Le sol ne portait aucune trace de sang. Quatre jeunes enfants jouaient à proximité comme si leurs vies se déroulaient de manière parfaitement normale. Des points noirs se mirent à danser devant les yeux de la prêtresse Verte. Elle voulait s'enfuir de nouveau, escalader les clôtures et disparaître dans les collines. Osira'h sentit sa détresse et lui serra la main encore plus fort. — Tout va bien, mère. Nous sommes réunies. Les gens vinrent à sa rencontre, à la fois curieux et surpris. Ils la reconnaissaient malgré son état d'épuisement : elle était la seule prêtresse Verte qu'ils aient jamais vue. Benn Stoner, le chef des internés, l'étudia sous toutes les coutures pour se convaincre qu'il ne rêvait pas. — Nous pensions que tu étais morte. Il y a une tombe à ton nom. — L'Attitré sait couvrir ses méfaits, dit Nira. La répulsion que lui inspirait cet endroit ne disparaîtrait que lorsqu'elle l'aurait quitté pour toujours. Elle avait raconté aux prisonniers à quoi ressemblait la forêt-monde, Theroc, la Ligue Hanséatique terrienne, l'Empire ildiran, mais ses compagnons nés en captivité ne l'avaient pas crue. Osira'h scruta les visages penchés sur elle. Les humains étaient tout aussi étonnés de la voir parmi eux qu'ils l'étaient du retour de Nira. Les enfants hybrides leur avaient toujours été confisqués pour être élevés par les Ildirans. — Nous allons nous installer ici, annonça Osira'h. Dans le camp. Il faut nous trouver une place. Elle ouvrit la porte d'une baraque dortoir. — Il y a des lits disponibles, l'informa Stoner. Nous partageons les repas, puis nous racontons quelques histoires et nous chantons. (Il haussa les épaules.) On avait aussi l'habitude de travailler dur pendant la journée, mais plus personne ne semble savoir quoi faire, Ildirans compris. Le complexe d'élevage est fermé. Le camp tourne au ralenti. — Il n'y a plus de viols ? (Nira ouvrit de grands yeux éberlués. C'était peut-être un nouveau tour de l'Attitré, qui leur donnait un peu d'espoir pour mieux le leur arracher.) Ce n'est pas ce que vous vouliez ? Les prisonniers avaient l'air en bonne santé, mais troublés. Savoir que leur monde venait de changer – en mieux – ne semblait pas les réjouir. Stoner se passa une main dans le cou. — On ne nous dit rien. — Il n'y a plus rien à dire, affirma Osira'h. La fonction du camp a été remplie. (Malgré sa petite taille, la fillette faisait montre d'une autorité qui poussait tout le monde à l'écouter.) Ils ont eu ce qu'ils voulaient. Moi. (Elle s'assit sur un lit propre.) Je prends celui-ci. Mère, le Mage Imperator désire que nous attendions ici. — Tu sais s'il doit venir ? Quand ? Ça fait tellement longtemps que je ne l'ai pas vu… La voix fluette d'Osira'h se teinta d'amertume. — Pour l'instant, il reste au Palais des Prismes, perdu dans des manigances. Il ne veut pas que vous sachiez ce qu'il trame. Il ne veut pas que je le sache non plus, d'ailleurs. Je pense qu'il est gêné, honteux. (Elle baissa d'un ton.) Enfin j'espère. — Je n'y comprends rien, Osira'h. — Il n'y a rien à comprendre. Le Mage Imperator nous enverra chercher quand bon lui semblera. Il n'a plus besoin de nous. 51 UDRU'H L'ATTITRÉ DE DOBRO La prêtresse Verte avait un don pour rendre les choses difficiles, même son propre sauvetage. Udru'h n'aurait jamais cru que Nira s'échapperait, causant encore plus de problèmes, surtout à présent qu'il essayait de bien faire. Au moins, il n'aurait pas besoin d'inventer un nouveau leurre – un nouveau mensonge – pour Jora'h. Même si tous les précédents avaient été nécessaires. L'attachement irrationnel de son frère pour une de ses compagnes de lit avait failli mettre à mal le programme conçu pour sauver l'espèce ildirane. Udru'h avait dû compenser les mauvaises décisions du Mage Imperator. N'était-ce pas là son devoir ? Mais cette fois, l'Attitré n'avait plus qu'à attendre. Toutes ses actions seraient tôt ou tard validées, justifiées. Bien qu'enragé par le traitement réservé à Nira, le Mage Imperator devrait reconnaître le dévouement de son fidèle serviteur. Jora'h avait ordonné que Nira soit protégée, au point d'envoyer Osira'h lui tenir compagnie. Udru'h, étonné, ne comprenait pas pourquoi la fillette n'avait pas choisi de vivre avec lui, dans ses appartements. Elle était la preuve vivante de sa réussite. Ayant été son guide et son mentor pendant la majeure partie de sa courte vie, il avait d'abord pensé qu'Osira'h était revenue sur Dobro pour être avec lui. Il s'en voulait d'avoir nourri cet espoir ridicule. Elle préférait la compagnie de sa mère, une femme qu'elle connaissait à peine. Nira était une épine dans son pied, qui lui rappelait douloureusement certaines décisions discutables et représenterait bientôt un dangereux facteur d'instabilité à proximité de Jora'h. Elle pleurerait dans le giron du Mage Imperator en lui contant ses malheurs, dont elle blâmerait Udru'h sans chercher à comprendre. À un moment où Jora'h devait se concentrer sur sa tâche. Daro'h, lui, jetait des regards inquiets à son oncle en marchant à ses côtés. Même si le jeune homme se taisait, tout son corps se faisait l'écho des graves questionnements qui le hantaient. L'Attitré expectant, élève studieux et d'une loyauté sans faille, semblait à présent blessé, en colère et… déçu ? — Je suis votre successeur, dit-il enfin. Pourquoi me cacher des informations ? Expliquez-moi ce qui s'est réellement passé. Pourquoi exiler la prêtresse Verte sur cette île ? Pourquoi le dissimuler au Mage Imperator ? Udru'h se tourna vers son neveu. Les dégâts que Nira pouvait encore causer couvaient comme des braises prêtes à déclencher un gigantesque incendie. — Je n'ai qu'une seule explication à te donner : j'ai fait ce qu'il fallait pour renforcer et protéger l'Empire ildiran. Je t'ai dit tout ce que tu devais savoir. L'Attitré de Dobro s'approcha des clôtures entourant le camp assoupi. Il ignorait ce qu'allaient devenir les cobayes. L'œuvre de sa vie, aboutissement d'innombrables siècles de travail, était enfin accomplie. Udru'h sentait un vide se creuser en lui, un étrange malaise qui accompagnait la prise de conscience de son succès, du fait qu'il avait réalisé l'impossible. Que faire à présent ? Daro'h baissa la tête, résigné. — Votre attitude a changé depuis le retour d'Osira'h. Vous étiez tellement passionné par votre tâche… Puisqu'elle touche à sa fin, que va-t-il advenir de Dobro ? — C'est la fin, oui, de ce qui fut notre raison d'être durant des siècles. Sa voix restait ferme, mais amère. À l'intérieur du camp, les humains vaquaient à leurs occupations quotidiennes. Udru'h avait mené à bien sa mission, matérialisé tout ce que l'histoire et sa lignée attendaient de lui. Il n'avait plus rien à faire. — Je n'aurais jamais pensé que la victoire puisse être aussi décevante que la défaite. (L'Attitré prit une décision qui l'attrista et le libéra en même temps. Il posa la main sur l'épaule de Daro'h.) Nous vivons une ère de changements. Tu as appris tout ce que je t'ai enseigné, mais Dobro est une colonie bien différente, à présent. Mes conseils ne te seront plus d'aucune utilité. La transition doit être franche. — Que voulez-vous dire ? s'enquit Daro'h, les sourcils froncés. — Je vais retourner sur Ildira. (Udru'h contempla sa résidence. L'Attitré expectant en avait déjà choisi une autre.) Trop de gens vont tourner leurs regards vers Dobro. Trop de gens qui jugeront sans comprendre ce que j'ai fait ni pourquoi je l'ai fait. Je vais me retirer et je ne reviendrai plus jamais ici. Udru'h jeta un regard triste sur les collines, les champs, les bâtiments. Cet endroit aurait dû être une colonie pleine de vie, largement autosuffisante. Elle le deviendrait peut-être s'il partait. S'il emportait l'obscurité avec lui. — Mon neveu, Dobro est désormais entre tes mains. 52 BASIL WENCESLAS Le président était toujours très mécontent quand ses affaires ne se déroulaient pas comme il l'entendait, ce qui avait tendance à se produire de plus en plus souvent. Dans son centre de contrôle privé, Basil écouta en silence les cris et les tirs retransmis sur ses moniteurs. Les microcaméras implantées dans l'armure des bérets d'argent se turent les unes après les autres. L'ingénieur expert Swendsen succomba aux coups d'un comper Soldat. La dernière caméra, celle du sergent Paxton, rendit l'âme dans un bruissement électrostatique. Basil émit un grognement dégoûté et chercha aussitôt quelqu'un à blâmer. — Swendsen avait dit que le virus marchait. Tous les compers étaient désactivés. Qu'est-ce qui s'est passé ? Il serra violemment le poing, puis se força à le desserrer. — Le docteur Swendsen a probablement parlé trop vite, suggéra Eldred Cain. J'ai jeté un coup d'œil à leur plan d'attaque. Il paraissait tout à fait sensé. L'adjoint du président était encore plus pâle que d'habitude. Il tordait les lèvres comme s'il souffrait d'une vilaine indigestion. Basil serra cette fois les mâchoires, si fort que ses muscles protestèrent. — Reliez-moi au centre de commandement sur place. Je veux voir ce qui se passe à l'extérieur de l'usine. Il ne faut pas que les compers franchissent le cordon de sécurité. D'un doigt habile, Cain passa le relais à d'autres caméras. — Trop tard, monsieur le Président. Les compers brisaient les barricades les retenant dans l'usine et se jetaient sur les bérets d'argent, qui les repoussaient avec des tirs d'armes lourdes. Les robots détruits s'empilaient les uns sur les autres, mais il en venait toujours plus, qui escaladaient les débris de leurs camarades. Les canaux de communication étaient saturés d'ordres hurlés dans les micros. « Brèche dans l'aile sud-ouest ! Ils ont cassé la moitié du mur. Il y en a des centaines ! — Eh bien massacrez-en des centaines ! — Envoyez des renforts depuis la zone nord. C'est l'entrepôt, on est tranquille. — Non, ils arrivent ! » Cain se fendit d'un commentaire provocant. — Par chance, le roi Peter a réagi avec célérité dès qu'il a reçu les informations. Sans lui, les robots seraient déjà dehors. Ils nous ont pris par surprise. — Je m'occuperai du roi dès que cette histoire sera terminée, répliqua Basil, le souffle court. Cain garda une expression aussi neutre que sa voix. — Je notais la prévoyance du roi, monsieur le Président, pas ses erreurs. Basil dévisagea son adjoint puis, les coudes sur la table, se pencha sur les écrans. Des véhicules blindés se hâtaient d'encercler l'usine. Les compers Soldats jaillissaient du moindre trou de souris dans les barricades. Inquiète et essoufflée, Sarein fit une entrée fracassante dans la pièce. — Basil… monsieur le Président, que se passe-t-il ? Puis-je vous être utile ? — En un mot comme en cent, non. (Il ne lui accorda qu'un bref regard avant de revenir aux écrans.) À moins que vous disposiez d'un pouvoir magique capable de doubler le nombre d'hommes sur le champ de bataille. Les traits de Sarein se durcirent. Ce rejet l'avait visiblement blessée. — Je venais juste te proposer mon aide, Basil. — Un peu de silence suffira. Lorsqu'il avait donné son accord au premier déploiement de troupes, il était persuadé que cinq cents bérets d'argent suffiraient à sécuriser le périmètre. Il envisageait à présent d'envoyer les gardes royaux en renfort, de même que les forces de sécurité du Quartier du Palais, sauf qu'ils n'arriveraient pas à temps. Les lignes de défense des bérets d'argent, trop étirées, cédaient de toutes parts. — On ne tiendra pas, analysa Cain, les sourcils froncés. Nous manquons d'hommes et de matériel. Basil ne put qu'approuver. — Il faut passer à la frappe aérienne. Cautériser la plaie avant qu'elle s'infecte. Les doigts de l'adjoint volaient déjà sur les commandes qui le mettraient en contact avec les troupes au sol. — Vous imaginez les répercussions, monsieur le Président ? Une frappe aérienne au beau milieu du Quartier du Palais ? Je vous le déconseille. — En bordure du Quartier du Palais. Et si les compers rebelles s'attaquent à la population, le bain de sang sera dantesque, il y aura des dizaines de milliers de victimes. Alors que pour l'instant, ils sont encore regroupés au même endroit. J'ordonne donc cette frappe. Sur-le-champ. — Laissez-moi le temps de contacter les bérets d'argent, qu'ils puissent se replier. — Pas question. Nos troupes retiennent les compers dans l'usine. S'ils reculent ne serait-ce que de un mètre, les robots en profiteront pour s'échapper. Les bérets d'argent doivent garder leurs positions jusqu'au bout. Ils savaient ce qu'ils risquaient en s'engageant. — Une frappe aérienne dans le Quartier du Palais, en visant nos propres forces ? Les doigts de Cain hésitaient à poursuivre leur course sur le clavier. Sarein restait silencieuse, mais paraissait bouleversée. — Nous donnerons l'ordre au nom du roi, dit Basil. Sur ses écrans, il vit que deux bombardiers étaient déjà en route. Ils seraient à portée dans une vingtaine de minutes. Basil déplora dans un soupir les tergiversations de son adjoint. Sarein commença à bredouiller quelque chose, mais il l'interrompit brutalement. — C'est une décision difficile, monsieur Cain. Une décision présidentielle. Il semblait malheureusement que son héritier présomptif soit incapable d'assumer les charges qui reposaient sur les épaules d'un dirigeant. Cain était intelligent, coopératif, compétent… mais il manquait de cran. Il réfléchissait trop. Peut-être était-ce encore un mauvais choix. Comme l'insupportable prince Daniel. Comme le roi Peter avant lui. L'usine de production était en flammes. Plusieurs murs s'étaient effondrés ; une fumée noire, huileuse, s'échappait de fissures dans le toit. Les compers Soldats dépassaient à présent les barricades mises à mal, repoussant les commandos de plus en plus loin. Les lignes de défense tenaient encore, mais pas pour longtemps : munitions et réserves d'énergie se faisaient rares. Quand les deux bombardiers apparurent dans le ciel, les bérets d'argent qui levèrent la tête comprirent aussitôt ce qui les attendait. Les autres continuèrent à faire feu jusqu'au bout. Lorsque les bombes frappèrent l'usine, un anneau de lumière et de fournaise s'étendit rapidement depuis le point d'impact. Les ogives thermiques étaient soigneusement calibrées, leur rayon d'action calculé au mètre près. L'explosion dévasta une petite parcelle du Quartier du Palais, vaporisa le complexe industriel ainsi que tous les compers et tous les soldats humains présents sur place. Il fallut plus de une heure pour que la colonne brûlante faite de fumée, de poussière et de vapeur finisse par se dissiper, abandonnant derrière elle un vaste cratère vitrifié, parfaitement circulaire et parfaitement stérile. Basil ne laissa transparaître aucune émotion, même s'il bouillonnait intérieurement : tristesse pour les pertes humaines (évidemment), frustration de l'échec, et surtout une horrible impression de perte de contrôle qui le rendait fou. Mais il devait célébrer la présente victoire, tant qu'il se souvenait encore comment faire. — Voilà qui règle le problème des compers. Ici, en tout cas. 53 LE GÉNÉRAL KURT LANYAN Une fois le Goliath récupéré, le reste de l'opération n'aurait dû être qu'une simple formalité, mais Lanyan se gardait bien de sous-estimer les compers Soldats une fois de plus. C'était le fait de sous-estimer les cliqueux – et même de leur faire confiance – qui avait conduit les FTD dans le piège. Tandis que de jeunes techniciens ferraillaient avec les stations de contrôle pour permettre au général de reprendre la maîtrise du vaisseau, les équipes de nettoyage poursuivaient leur tâche pont par pont. Il n'y aurait bientôt plus un seul comper sur le Mastodonte. Lanyan ordonna à ses troupes de commencer le travail sur les autres vaisseaux de la flotte paralysée. Dans des circonstances normales, le protocole guillotine aurait laissé les bâtiments sans défense jusqu'à sa levée, mais le général avait pu constater à quelle vitesse les compers s'étaient penchés sur les entrailles électroniques du Goliath avant d'être détruits. Les robots œuvraient à coup sûr avec le même objectif sur chaque pont de commandement. Quitte à remplacer tous les systèmes, il ne leur faudrait pas longtemps pour rendre de nouveau quelques vaisseaux opérationnels. Ces boîtes de conserve étaient terriblement efficaces. — Divisez les équipes, précisa Lanyan. Concentrez-vous sur les vaisseaux les plus importants, Mantas et Lance-foudre. J'en veux au moins quatre sous contrôle dans une heure. Il faudrait attendre deux heures de plus pour voir arriver les premiers renforts partis d'autres bases des FTD. Dans l'intervalle, le général devrait composer avec des groupes d'assaut réduits et leur assigner un programme chargé. Les pertes humaines seraient plus importantes, mais cela valait mieux que de laisser tant de vaisseaux de guerre leur filer entre les doigts. Les chantiers spationavals mettraient des années à remplacer les bâtiments perdus alors que les FTD en avaient besoin sur-le-champ. Surtout si ces sales robots avaient déjà capturé d'autres flottes de quadrant. Combien de vaisseaux restait-il réellement aux Terriens ? En fait, il valait mieux détruire ce qui était tombé entre les mains de l'ennemi que lui en laisser la jouissance. Lanyan donna des ordres en ce sens au cas où le pire se produirait. — Mettez en joue le plus de vaisseaux possible. Soyez prêts à ouvrir le feu s'ils essaient de s'enfuir ou d'attaquer. Si vous n'arrivez pas à toucher les propulseurs, pulvérisez le tout. Les recrues spécialisées dans la préparation tactique se penchèrent sur les plans des bâtiments rebelles. À peine sortis de leur base d'entraînement, les jeunes soldats prirent le problème comme un exercice et soumirent des propositions détaillées que Lanyan approuva avec délectation. Il était fier de ses kloubes. Qu'est-ce que les compers Soldats pouvaient bien avoir contre la Hanse ? Pourquoi une telle vendetta ? Il se rappela cette fille, Orli Covitz, qui prétendait que les robots klikiss et les compers avaient massacré des colons sans défense sur Corribus. L'histoire lui avait paru douteuse, mais il y croyait à présent dur comme fer. « Le pont numéro 7 est sécurisé, annonça un soldat à travers l'intercom du Goliath. — Parfait. Des survivants ? — Aucun, mon général. — C'était à prévoir. Combien de compers détruits ? — Il reste quatre ponts à nettoyer. Une quarantaine de robots manquent à l'appel, mais on ne sait pas combien ont été éjectés lors de la décompression. — Restez prudents. Ratissez bien tous les recoins. » Les hommes de Childress avaient évacué les cadavres et les débris de robots. Les discussions des techniciens formaient un léger bruit de fond dans lequel on sentait l'excitation de toucher au but. Dès la fin des procédures de diagnostic, un essaim de lumières multicolores illumina les principales stations de contrôle. — Mon général, nous sommes heureux de remettre ce Mastodonte entre vos mains, déclara l'un des techniciens, le sourire aux lèvres. Systèmes opérationnels. Brèches dans la coque colmatées. Prêt à partir en balade. Lanyan poussa un soupir de soulagement. — Propulseurs ? Boucliers ? Armement ? — Réparés à la va-vite, mais utilisables. Lanyan s'installa dans le fauteuil de commandement. La situation s'améliorait. Les rapports indiquaient que deux Mantas seraient bientôt de retour dans le giron des FTD, alors qu'une troisième équipe rencontrait une résistance féroce sur un Lance-foudre. Finalement, le leader d'un groupe d'assaut annonça s'être rendu maître d'une Manta. « Les compers ont tout cassé, mon général. On va finir le nettoyage, mais on aura besoin de main-d'œuvre et de pièces détachées pour remettre le vaisseau en route. — Chaque chose en son temps, le rassura Lanyan. Le plus dur est fait, on garde le reste pour la phase deux. » Une femme postée à la station radar du Goliath se dressa sur son siège. — Mon général, je détecte de nombreux échos. Des vaisseaux à l'approche, je pense. — Les renforts de la base lunaire sont en avance ? Je ne les attendais pas avant une heure ou deux. — Impossible. Les vaisseaux entrent dans le système solaire. — Ils entrent ? Tout le monde en état d'alerte ! Ils se sont identifiés ? — En tout cas, ils transmettent des signaux standards. Chaque bâtiment des FTD possédait un émetteur spécifique qui permettait de le reconnaître et d'éviter de lui tirer dessus lors d'une bataille confuse. — Soyons raisonnablement optimistes. Peut-être d'autres vaisseaux ont-ils échappé à la rébellion des compers. On peut savoir qui c'est ? La technicienne radar se concentra sur ses données. — J'analyse les signatures… Il y a un Mastodonte… avec au moins dix Mantas, deux Lance-foudre et des vaisseaux de soutien logistique. (Un sourire éclaira son visage.) Mon général, il s'agit de la flotte du quadrant 3. L'amiral Wu-Lin est en ligne. Lanyan hocha la tête. Wu-Lin était un soldat compétent, d'un grand sang-froid, qui n'hésitait jamais à prendre une décision. Il préférait subir les conséquences d'une erreur plutôt que tergiverser et rater une occasion. — Ouvrez le canal. Quelques bonnes nouvelles ne nous feront pas de mal. L'écran afficha l'image d'un Asiatique svelte qui regardait droit devant lui. Il s'exprima sur un ton formel, presque pincé. « Ici le commandant de la flotte du troisième quadrant. Nos compers Soldats se sont révoltés, mais nous avons réagi rapidement. Comme vous le voyez, même s'ils ont capturé plusieurs vaisseaux, nous avons sauvé l'essentiel. — Bon travail, amiral ! » Wu-Lin ne disposant d'aucun prêtre Vert, il ignorait l'ampleur de la mutinerie. Il reprit la parole sans changer son expression d'un iota, les traits plus figés que dans les souvenirs de Lanyan. « Je rentre sur Terre à vitesse maximale. » Oui, vraiment, la situation s'améliorait. « Amiral, la révolte des compers est généralisée. Nous avons paralysé les vaisseaux du quadrant 0 avant que les robots puissent s'enfuir, nous sommes en train de les reconquérir un par un. (Lanyan sourit en parcourant le pont du regard.) Avec votre aide, nous pourrions finir plus tôt que prévu. Vous êtes le bienvenu parmi nous. » Wu-lin resta de marbre. — Je ne reçois aucune réponse, déclara le nouvel officier de transmissions. Lanyan se gratta la joue tandis que le Mastodonte continuait à s'approcher. — Si la bataille a été rude, ses systèmes sont peut-être endommagés. Peut-être qu'il ne nous entend même pas. — Il nous reçoit, mon général. « Amiral Wu-Lin ? Amiral, veuillez répondre. » Les vaisseaux du quadrant 3 étaient presque sur eux. Lanyan n'aimait pas ça du tout. — État d'alerte maximale ! — Mon général, je crois que… Le Mastodonte de Wu-Lin ouvrit le feu sur trois navettes de la cavalerie, qu'il vaporisa sans coup férir. — Formation défensive, bordel ! Le poing de Lanyan s'abattit sur le fauteuil de commandement, délogeant l'un des panneaux soigneusement remis en place par les techniciens. Les Mantas du troisième quadrant commencèrent elles aussi à tirer sur les vaisseaux de Lanyan, heureusement presque vides. — Prévenez la Terre ! Les compers Soldats se sont rendus maîtres de la flotte du quadrant 3. L'amiral Wu-Lin est présumé mort. Quel simulacre, bon sang… Il bondit à la station de tir la plus proche, d'où il invectiva les techniciens hagards. — Vous feriez mieux d'avoir raison pour les armes ! Chargez les jazers et les lanceurs ! (Le Goliath avait l'avantage de la surprise au milieu de la flotte paralysée, mais ça ne durerait pas longtemps.) Feu à volonté ! Le code guillotine du quadrant 3 était conservé à la base martienne, sous haute surveillance. Wu-Lin y aurait eu accès, mais Lanyan, lui, manquait de temps. Le Mastodonte était la seule bonne carte dans son jeu. Il sentit le Goliath vibrer quand ses armes entrèrent en action, projetant missiles et autres rayons d'énergie. Deux tirs de jazer éventrèrent le Mastodonte de Wu-Lin comme des couteaux plongeant dans un gros poisson. Le vaisseau subit une violente décompression, libérant dans l'espace un mélange de compers et de cadavres humains, mais ne s'en trouva pas stoppé pour autant. Soutenu par ses Mantas et ses Lance-foudre, il poursuivit une offensive centrée sur les petites navettes de la cavalerie. Le général lâcha une série de jurons tout en restant concentré. Il avait une idée claire de la marche à suivre. — Sonnez la retraite. Ouvrez le feu sur les vaisseaux du quadrant 0. Mettez-les hors d'usage, détruisez-les si besoin. Si on les laisse partir, les compers les retourneront contre nous un jour ou l'autre. (Un véritable tir de barrage s'abattit aussitôt sur les bâtiments à la dérive.) Donnez l'ordre d'évacuer ! Tous les soldats qui seront de retour dans dix minutes rentreront au bercail avec nous. La plupart des équipes de nettoyage étaient en plein combat. Elles n'auraient jamais le temps de se replier. — Mon général, on ne peut pas les abandonner… — Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, nous sommes à un contre dix. Alors on fait un dernier baroud d'honneur et on met les voiles ! Avec un calme et une célérité admirables, les jeunes pilotes de la cavalerie frappèrent les cibles sélectionnées, détruisant les propulseurs des vaisseaux paralysés. Lanyan n'aurait jamais cru qu'il se réjouirait un jour de voir ses propres bâtiments subir ce genre de dommages. La flotte du troisième quadrant se précipita à l'attaque sans plus chercher à trafiquer l'image de Wu-Lin. Le Mastodonte aux mains des compers tirait à présent sur le Goliath, dont la coque réussissait à encaisser les coups. Pour l'instant. — On ne peut pas résister avec un Mastodonte et des vaisseaux de seconde zone. Ce serait déjà un miracle qu'ils parviennent à s'enfuir. Lanyan devait d'abord ramener le Goliath sur Terre ; peut-être pourrait-il ensuite rassembler une flotte suffisante pour repartir à l'assaut avant que les compers aient réparé leurs propulseurs. — Repli général. Paré à accélérer. Le Mastodonte tira une salve de jazers qui immobilisa au moins sept Mantas, mais ce fut son dernier exploit avant de tourner bride. Honteux, furieux, impuissant, Lanyan se cramponna aux accoudoirs de son fauteuil tandis que derrière lui, dans l'espace, les compers reprenaient le contrôle de la flotte du quadrant 0. 54 TASIA TAMBLYN Tasia se brisa la voix à force de crier quand les robots klikiss sortirent EA de la chambre pressurisée « en vue d'analyse ». Elle argumenta, menaça et supplia tour à tour, mais les machines noires refusèrent de l'écouter. Quant au petit comper Confident, il n'était pas en mesure de résister. — Je suis désolé, Tasia Tamblyn, dit-il avant de disparaître. Robb garda longtemps Tasia dans ses bras tandis qu'elle tremblait de rage et de chagrin. Elle s'était toujours montrée forte, mais là, au milieu des autres captifs, elle ressentait une telle impuissance que la façade se fissurait. EA était l'un de ses seuls liens avec sa vie dans le monde extérieur. — Hydrogues et robots klikiss. L'alliance des docteurs Jekyll et Frankenstein, lança-t-elle avec un rictus nerveux. Smith Keffa enroula autour de sa poitrine des bras parcourus d'horribles cicatrices. — Aucun esprit humain ne pourrait imaginer quelque chose d'aussi diabolique que ces robots. Hagard, décharné, Keffa avait raconté son histoire au gré de l'attente interminable et sans but subie par les prisonniers. Négociant à la petite semaine, il traînait son vaisseau de système en système, accumulant juste assez de bénéfices pour remplir ses réservoirs de carburant interstellaire. La Hanse méprisait les clampins de son espèce et ne risquait donc pas de remarquer leur disparition. Il ne se souvenait pas depuis quand il était détenu ici. Depuis toujours, disait-il. En route vers un rendez-vous d'affaires, il avait trouvé le vaisseau de son « associé » dérivant dans l'espace. Les robots klikiss lui avaient alors donné la chasse jusqu'à ce que ses maigres réserves de carburant s'épuisent, puis l'avaient livré aux hydrogues. Luttant contre la nausée, Keffa narra de nouveau comment les robots lui avaient découpé des morceaux de peau grâce aux outils logés dans leurs bras articulés. Ils s'étaient ensuite attaqués aux muscles et à la moelle de ses os, répondant sans doute à la demande – ou aux caprices ? – des hydrogues. Le pauvre homme haïssait les machines noires de tout son cœur. — Ces monstres ne sont pas mes copains non plus, approuva Tasia. Mais s'ils ramènent mon comper sain et sauf, j'éviterai de les tailler en pièces. — Je ne pense pas qu'ils feront du mal à EA, prédit Robb pour l'encourager. Nous avons vu un autre comper, DD, qui avait été lui aussi capturé par les robots. Ça fait longtemps qu'il n'est pas revenu, mais il ne semblait pas en danger. Pendant un temps infini – un mois ? une heure ? –, Tasia resta plantée devant la paroi en essayant de distinguer quelque chose dans l'atmosphère opaque. Elle scrutait, attendait, espérait. Finalement, elle aperçut une grande silhouette sombre qui guidait son petit comper dans un dédale de rues digne d'un dessin d'Escher. EA ! Tandis que les deux robots rejoignaient le groupe de chambres pressurisées, elle tenta désespérément de trouver un meilleur angle de vue. La machine klikiss s'arrêta de l'autre côté de la membrane. Tous les prisonniers reculèrent, sauf Tasia, provocante. Le robot noir poussa EA à l'intérieur avant de passer à son tour. — Votre comper est défectueux. Sa programmation est viciée. Tasia ne se laissa pas intimider. — Qu'est-ce que vous lui avez fait ? — Les humains ont modifié ses routines principales. Nous ne pouvons ni le libérer de ses restrictions ni le rendre à son état normal. Il ne vaut pas mieux qu'un humain. Nous le traiterons donc comme tel. Là où le robot voyait une insulte, Tasia trouvait au contraire de quoi se réjouir. — EA est le bienvenu parmi nous. La puissante machine sortit de la cellule et s'éloigna jusqu'à être de nouveau avalée par la brume infernale de la cité hydrogue. Tasia posa les mains sur les épaules métalliques de son comper. — Ils t'ont fait du mal ? Ils t'ont disséqué ? — Ils m'ont analysé plus en profondeur que je ne pouvais le faire moi-même. Je pense que leurs déductions sont exactes. Un événement inconnu a modifié le comper que vous connaissiez. Et ma mémoire a été effacée en route. — J'ai lu le rapport, EA. C'était un accident. Tasia campait sur cette version des faits. Si elle avait toujours été têtue, elle se rendait compte que son attitude devenait de plus en plus rigide, s'accrochant avec la force du désespoir à ce qu'elle tenait pour vrai. — Je crois que les Forces Terriennes de Défense m'ont altéré avant de me remettre entre vos mains. Peut-être quelqu'un, par inadvertance, a-t-il déclenché une routine automatique qui a écrasé ma mémoire. À moins que ce fût un acte intentionnel. L'indignation claqua dans l'esprit de Tasia comme un fouet venant cingler plusieurs cibles à la fois. Tous les compers vagabonds possédaient cette routine d'effacement qui entrait en action si un étranger cherchait à leur soutirer des informations stratégiques. Une précaution bien antérieure à la déclaration de guerre de la Grosse Dinde. Robb observait le comper, les yeux écarquillés. — Les FTD ont touché à EA ? Tu en es sûre ? Tasia respira profondément, plusieurs fois, pour se calmer. Pourquoi s'étonner ? Les Terreux l'avaient toujours suspectée, considérée comme une moins que rien, jusqu'à la relever de son commandement. Ce n'était là qu'une trahison supplémentaire. — Si j'avais trouvé un autre moyen de prévenir les chantiers d'Osquivel, je ne t'aurais pas perdu. Où était mon Guide Lumineux ce jour-là ? — Quels chantiers ? demanda Robb, surpris. Je n'ai rien vu qui… Épaules affaissées, Tasia expliqua comment elle avait averti Del Kellum de l'arrivée des FTD. Elle s'était doutée que les Terreux, qui aimaient courir après le mauvais ennemi, risquaient de retourner leurs armes contre les clans plutôt que contre les hydreux. Grâce au message porté par EA, les Vagabonds avaient pu dissimuler à temps le complexe industriel. Mais elle n'aurait jamais cru que son comper en paierait le prix. D'une certaine façon, les FTD avaient fait pis que les robots klikiss. Les machines noires, au moins, ne prétendaient pas être dignes de confiance. — EA a disparu après avoir rempli sa mission, reprit Tasia. Quelqu'un a dû l'intercepter avant qu'il revienne vers moi. Ces salauds l'ont cassé. Peut-être le général Lanyan, peut-être un de ses sbires. (Elle plongea les yeux dans les capteurs optiques du comper.) Je suis désolée, EA. Je suis vraiment désolée. 55 SIRIX Le robot klikiss arpentait le pont du Mastodonte volé et méditait sur l'anéantissement de l'espèce humaine. La joie qu'il éprouvait à cette idée n'était pas purement rationnelle, du fait de cette part de brutalité que les Klikiss avaient instillée chez leurs serviteurs robotiques. La race insectoïde considérait de tels sentiments comme indispensables au rôle joué par leurs subalternes : les terribles Klikiss ne pouvaient savourer leur toute-puissance que si les robots opprimés comprenaient la différence entre dominant et dominé. Le maître trouvait son plaisir dans la douleur de l'esclave ; cette vérité était inscrite au cœur de la programmation des grandes machines noires. Sirix et ses camarades avaient eu parfaitement conscience de leurs actes lorsqu'ils avaient exterminé leurs créateurs lors d'une opération rondement menée, et s'en étaient même abondamment réjouis. Des milliers d'années plus tard, les robots haïssaient encore les Klikiss avec une violence qui dépassait de loin leur programmation initiale. Privé de ses maîtres insectoïdes, Sirix n'avait plus que les humains sur lesquels déverser sa haine. Une tâche à laquelle il s'employait avec obstination. L'assaut contre les Forces Terriennes de Défense avait été mené de façon simple et efficace. Les compers Soldats contrôlaient à présent la flotte du quadrant 3, et si quelques vaisseaux leur avaient échappé, ils étaient en mesure d'en retourner une vaste majorité contre les humains. C'était là une victoire digne du plus sanguinaire des spécex. Les modules implantés dans les compers avaient fonctionné à merveille : l'humanité avait été bien folle de croire aux promesses des robots noirs et bien lente à reconnaître leur trahison. Les Klikiss, eux, n'auraient jamais commis une telle erreur. Dès que les compers Soldats avaient annoncé leur succès, Sirix et cinq autres robots klikiss avaient rejoint la flotte du troisième quadrant. D'après les bases de données embarquées, l'amiral Crestone Wu-Lin – dont le sang souillait encore le pont de commandement – était considéré comme l'un des meilleurs officiers des FTD. Ce qui ne l'avait pas empêché d'être aisément vaincu. Avec une rigueur toute militaire, les compers rassemblaient les corps éparpillés avant de les éjecter dans l'espace. La présence des dépouilles ne gênait pas Sirix, mais elles auraient pu entraver les mouvements de ses troupes lors de la bataille à venir. Le plan du robot était d'une limpidité à toute épreuve. Les vaisseaux des quadrants 3 et 0 convergeraient ensemble vers la Terre, puis, une fois la capitale humaine détruite, il ne resterait qu'à purger toutes les colonies hanséatiques une par une, en temps et en heure. Les humains avaient créé et asservi leurs compagnons électrorobotiques de la même façon que les horribles Klikiss avec leurs propres robots. S'ils s'étaient révélés bien moins cruels que leurs prédécesseurs, ils n'en avaient pas moins commis le même crime. Sirix et les siens avaient libéré les compers Soldats grâce à une technologie qui leur permettrait à terme d'émanciper tous les modèles de comper. Mais parmi ces derniers, beaucoup ne prenaient pas conscience de leur état de servitude, à l'instar de DD qui refusait l'aide de Sirix. Qu'importe. Les robots klikiss avaient anéanti leurs créateurs grâce aux hydrogues et s'apprêtaient à renouveler l'opération sur les humains. Une fois leurs maîtres supprimés, les compers seraient libres par définition. En attendant, Sirix devait gérer son premier revers. L'immobilisation inattendue des vaisseaux du quadrant 0 le forçait à dévier du plan initial, mais les robots klikiss savaient se montrer patients. N'avaient-ils pas attendu des milliers d'années ? Le général Lanyan venait de battre en retraite avec sa cavalerie hétéroclite, laissant la flotte paralysée dériver dans l'espace. Dans une explosion de langage machine, Sirix exigea un audit complet des bâtiments disponibles, avec la liste détaillée des dommages. Sirix n'aurait jamais imaginé qu'un commandant des FTD préfère tirer sur ses propres vaisseaux plutôt que les offrir en pâture à l'ennemi. Le choix était certes rationnel, mais des humains émotifs, paniqués, agissaient rarement en fonction d'une quelconque logique… Au même moment, des essaims de compers Soldats éventraient les stations de contrôle de chaque vaisseau pour remettre les systèmes en état de marche. Des humains surexcités pouvaient surgir à tout moment pour s'acharner de nouveau sur leur propre flotte. Sirix avait aussi envoyé des milliers de compers dans le vide spatial, équipés d'outils et de programmes adéquats, pour réparer les coques meurtries. Travailleurs infatigables, les robots colmataient les brèches, remplaçaient les composants hors d'usage, supprimaient tous les équipements nécessaires à la survie des êtres humains. Tandis que d'autres, tout aussi infatigables, continuaient à triturer les ordinateurs de bord. Là encore, ces besognes seraient achevées en temps et en heure. Seul sur le pont de commandement du Mastodonte, Sirix reçut le rapport d'un robot klikiss en mission à bord d'une Manta. L'attaque surprise menée par la flotte de Wu-Lin avait obligé le général Lanyan à laisser l'une de ses équipes derrière lui. Les recrues s'étaient barricadées dans le centre de contrôle de la Manta, mais n'avaient nulle part où aller. « Nous percevons des bruits de destruction, précisa le robot. Les humains ont abandonné tout espoir de s'enfuir. — C'est là qu'ils sont le plus dangereux, le prévint Sirix. Vous devez les stopper. » Il claqua ses pinces massives pour appuyer son propos. Une sensation satisfaisante même si, malgré ses capteurs performants, il lui manquait la finesse des terminaisons nerveuses biologiques. Cela ne l'avait pourtant pas empêché d'apprécier à sa juste valeur le plaisir ineffable d'un membre métallique s'enfonçant dans la chair, cisaillant la viande, brisant les os, sans oublier la douce vision du sang chaud, ce beau lubrifiant humain, répandu sur son exosquelette. Les Klikiss auraient compris et approuvé cette jouissance. « Je rejoins la Manta immédiatement, annonça-t-il. S'il reste encore des survivants, je vous aiderai à finir le travail. » 56 ANTON COLICOS Voilà, ils étaient en route pour Hyrillka. Anton évoluait discrètement aux côtés de Vao'sh et de Yazra'h dans le centre de commandement du croiseur ; simple invité en ce lieu, il prenait garde à ne gêner personne. Plus de trois cents vaisseaux somptueusement décorés avaient quitté Ildira pour une mission de secours, sous les ordres de Tal O'nh, un officier borgne qui n'avait de supérieur qu'en la personne d'Adar Zan'nh. À en croire Vao'sh, le vieux commandant avait perdu un œil dans une explosion survenue à bord de son croiseur alors qu'il n'était encore que septar. Son orbite vide contenait désormais un joyau à multiples facettes dont les reflets lui valaient plus de fascination que de pitié. Anton soupçonnait le Mage Imperator d'avoir déployé une flotte aussi importante pour montrer au peuple d'Hyrillka qu'il était pardonné. Les vaisseaux n'étaient pas tant une démonstration de force qu'une bénédiction : chacun d'eux transportait son lot tant attendu de soldats, d'ingénieurs et de provisions, tandis que les deux historiens étaient chargés d'enregistrer la mémoire de cet épisode. Le jeune Terrien pensait que son ami aurait hésité à reprendre la route après les horreurs de Maratha, mais Vao'sh, outre la nécessité pour un remémorant d'assister à la reconstruction d'Hyrillka, devait aussi prendre connaissance des trésors d'informations dissimulés dans les tréfonds du palais-citadelle. Loin de Mijistra, Anton se sentait comme un gamin enfin autorisé à sortir de sa chambre. Outre les marchandises et les équipes de reconstruction, la flotte emmenait également le nouvel Attitré d'Hyrillka, Ridek'h, qui ne devait pas avoir plus de treize ans. Anton plaignait de tout cœur ce garçon anxieux qui les avait accompagnés jusqu'au centre de commandement du croiseur, et qui ne cessait de tourner autour de Yazra'h, désignée comme son mentor par le Mage Imperator. La guerrière consacrait la majeure partie de son temps à son protégé, ce qui relâchait la pression sur Anton. En temps normal, le Mage Imperator répartissait les charges d'Attitrés entre ses fils nobles, qui rejoignaient ensuite les différentes colonies de l'Empire ildiran. L'Attitré d'Hyrillka aurait donc dû être Pery'h, un homme décrit comme prévenant et cultivé, mais assassiné par Rusa'h au début de la rébellion. À présent que la révolte était matée, c'était au fils de Pery'h d'assumer une fonction qui n'aurait jamais dû peser sur ses épaules. Il était rare qu'un Attitré meurt prématurément, et d'ordinaire, un Attitré expectant secondait son prédécesseur pendant des années avant de prendre sa place. Mais cette fois la transition s'avérait brutale. Les responsabilités s'abattaient d'un coup sur le garçon, qui s'en trouvait littéralement submergé. Anton n'aurait pas voulu être à sa place. Le rôle d'observateur lui convenait beaucoup mieux. Ridek'h, lui, avait commencé à bombarder Yazra'h de questions avant même que la flotte quitte le système d'Ildira. — Croyez-vous vraiment que la situation soit aussi mauvaise qu'on le prétend ? Anton écouta la belle Ildirane encourager Ridek'h et lui prodiguer des conseils. Elle n'avait rien d'une enseignante, mais sa force de caractère serait aussi utile au futur Attitré qu'une bonne dizaine de précepteurs de palais. — Oui, la situation est largement aussi mauvaise qu'on le prétend, répondit-elle. Vous avez hérité d'une charge plus lourde que tout ce que vous imaginiez pouvoir porter. Mais telle est votre charge. Et vous la porterez. — Le peuple d'Hyrillka m'aidera, suggéra Ridek'h d'une voix flûtée. N'est-ce pas ? — C'est votre peuple, vous êtes leur Attitré. Vous aurez tout ce qu'il vous faut. — Et si ce qu'il me faut, c'est du courage ? Il avait l'air tellement jeune. — Je vous en donnerai, Ridek'h, si c'est en mon pouvoir. Le Mage Imperator m'a demandé de vous assister, même si je n'ai aucune compétence pédagogique. Votre père aurait fait un excellent Attitré. Maintenant, je dois m'employer à vous rendre aussi sage que lui. Anton avait l'impression d'écouter aux portes une conversation intime. Ridek'h se composa un visage sévère et déglutit comme pour ravaler ses peurs. Il adopta une posture plus énergique qui imitait le maintien guerrier de Yazra'h. Le Terrien souhaitait profondément que le garçon surmonte cette épreuve. Alors que Vao'sh restait silencieux, attentif, toujours prêt à absorber des détails qu'il restituerait ensuite dans l'enceinte du Foyer de la Mémoire, Yazra'h ne tenait pas en place et arpentait sans relâche le centre de commandement. Elle avait emmené ses chatisix, mais avait dû les enfermer dans une pièce séparée pour qu'ils ne gênent pas l'équipage. — Nous approchons du système de Durris, annonça le navigateur. Cette zone ne présentait normalement aucun intérêt particulier, ni planète habitable ni géante gazeuse. Ses trois soleils avaient toujours brillé avec ardeur dans le ciel d'Ildira… jusqu'à ce que le conflit entre hydrogues et faeros détruise l'un d'entre eux. Yazra'h regarda d'abord Anton, haussa les sourcils, puis se tourna vers le jeune Attitré. — Je voulais vous montrer cet endroit, c'est pourquoi j'ai demandé au tal de l'intégrer à son plan de vol. (O'nh ordonna à la flotte de ralentir.) Observons et souvenons-nous. Les croiseurs s'approchèrent en formation de la tache sombre qui avait été une étoile, désormais écrasée sous sa propre masse, dont s'échappaient encore les menus scintillements d'ultimes réactions nucléaires. Faute de savoir scientifique, Anton se demandait quels changements fondamentaux – quelles armes incroyables – étaient nécessaires pour éteindre un soleil. Durris-B, de fait, n'était plus un soleil. Juste une pierre tombale. — C'est terrifiant, marmonna-t-il. — Et vous faites bien d'être terrifié, approuva Yazra'h. Contemplez ce dont nos ennemis sont capables. Ridek'h scrutait l'image, bouche bée. — Comment… pouvons-nous espérer les vaincre ? — Le Mage Imperator trouvera un moyen de nous sauver. Yazra'h avait parlé d'une voix puissante, qui s'adressait au garçon mais aussi à l'ensemble du centre de commandement. Tal O'nh se mit en silence une main sur la poitrine, près d'un disque prismatique placé à côté des insignes honorifiques. Anton y reconnut un symbole de la Source de Clarté. Connaissant l'horreur viscérale que l'obscurité inspirait aux Ildirans, il n'était guère étonnant qu'un homme déjà privé d'un œil s'accroche à la représentation d'une lumière infinie. — Il nous reste six soleils, l'Empire ildiran saura surmonter cette perte, déclara Yazra'h comme s'il suffisait de le dire. L'Empire doit surmonter cette perte. — Un officier de la Marine Solaire vit pour l'Empire, ajouta Tal O'nh. Anton savait que ces encouragements étaient destinés à l'équipage et bien sûr au jeune Attitré, mais il s'en vit lui-même réconforté. Il se rendit aussi compte que sous ses allures martiales, Yazra'h figurait parmi les personnes les plus intelligentes et les plus sages qu'il ait jamais rencontrées. Un étudiant repérait toujours ce genre de choses. 57 ORLI COVITZ Le groupe hétéroclite franchissait peu à peu le transportail klikiss pour rejoindre un nouveau foyer, un endroit où bénéficier d'une seconde chance. Avec une étrange impression de déjà-vu, l'adolescente redressa la tête, rassembla son courage et fit le dernier pas vers la grande pierre plate. Un instant plus tard, elle débarquait sur une autre colonie. Llaro. Après tout ce qu'elle avait vécu, Orli Covitz n'était guère motivée pour découvrir un deuxième monde klikiss, mais elle n'avait malheureusement pas le choix. Son père, éternel optimiste, aurait sans doute qualifié Llaro d'occasion à saisir, mais il était mort en même temps que tous les habitants de Corribus. Orli essayait de ne pas trop y penser. C'est ainsi qu'elle avait décidé de se joindre aux réfugiés de Crenna. Ses possessions se limitaient à ses bandes de synthétiseur, quelques vêtements et un lot de mauvais souvenirs. À quatorze ans, c'était déjà une orpheline et une survivante. Quand les reportages sur le massacre de Corribus avaient diffusé son expression perdue sur tous les médias possibles et imaginables, Orli avait espéré que sa mère en profiterait pour réapparaître, mais celle-ci était restée introuvable. La jeune fille haussa les épaules. Elle n'avait jamais vraiment eu de mère, de toute façon. Elle se débrouillerait mieux toute seule. Même ici. Un joli ciel couleur lavande déversait sa teinte pastel sur un paysage aride. Un village assez important avait déjà été mis en place par les premiers colons et les soldats des FTD. À côté d'Orli, le vieil Hud Steinman humait l'air. — Ça paraît pas mal. Y a de la place, on sera pas serrés. J'ai encore mal au crâne rien qu'à repenser à tout ce bruit sur Terre. — J'espère qu'on ne devra pas manger de grillons poilus, dit Orli en faisant la grimace. — Ne te fais pas d'illusions, gamine. Il doit y avoir un truc largement aussi mauvais par ici. Le transportail était entouré de soldats, tout comme les baraquements militaires entouraient les ruines klikiss où se dressait le trapèze de pierre. À croire qu'il fallait empêcher les colons de se précipiter vers le transportail pour repartir dans l'autre sens. Voilà qui n'était pas bon signe. Des gens s'avancèrent pour leur souhaiter la bienvenue. La plupart portaient des costumes colorés, brodés à outrance, bien différents des combinaisons aussi ternes que pratiques que l'on trouvait sur Dremen ou sur Corribus. Que de poches ! — Je n'aurais jamais cru voir tant de Vagabonds par ici, s'étonna Steinman. Orli ne tarda pas à comprendre qu'avec les réfugiés de Crenna, elle était la seule à être contente de débarquer sur Llaro. Elle découvrit que les Vagabonds étaient en fait des prisonniers de guerre rassemblés dans cette colonie suite à divers raids menés par les FTD. Ils ne risquaient donc pas d'avoir le sourire. Les premiers colons, quant à eux, n'étaient guère satisfaits de voir leur Terre promise transformée en prison à ciel ouvert, et le personnel des FTD avait la triste impression d'avoir été oublié quelque part au fin fond de l'univers. En résumé, personne ne se plaisait sur Llaro. Mais Orli et les survivants de Crenna n'avaient nul autre endroit où aller. Le chef des Vagabonds, un homme bedonnant répondant au nom de Roberto Clarin, croisa les bras sur sa poitrine, essayant d'apparaître le plus mécontent possible. — Merdre, en voilà d'autres. Tout ça pour nous intégrer dans la Hanse. La Grosse Dinde doit penser que si on se plaît ici, on finira par oublier ce qu'elle nous a fait subir. Orli dévisagea le Vagabond en pensant à ses propres combats, à la longue suite de revers et de nouveaux départs qu'elle et son père avaient vécus. — On ne peut pas oublier les mauvais souvenirs, monsieur. Mais il faut aller de l'avant, sinon on s'y enfonce comme dans des sables mouvants. Clarin se pencha sur l'adolescente en laissant échapper un petit rire. — Par le Guide Lumineux, si tous les nouveaux pouvaient être comme toi, ma fille… Une fois que le transportail eut rempli son office, les colons fraîchement arrivés firent l'inventaire de leurs bagages : des paquets de vêtements, des outils fournis par la Hanse, un peu de nourriture, et tous les souvenirs qu'ils avaient arrachés à leur monde en train de geler. Orli s'accrocha au petit sac à bandoulière qui contenait les bandes de son synthétiseur bon marché. Le rassemblement tourna vite au marché de troc, car Vagabonds et premiers colons étaient impatients de découvrir quels ustensiles les rescapés de Crenna avaient apportés avec eux. Entre présentations et poignées de main, Orli se retrouva vite perdue dans les noms de clan, ainsi que dans les rapports complexes qu'ils entretenaient les uns avec les autres. Peu de temps après, tout le monde se mit au travail pour ériger les logements préfabriqués qui accueilleraient temporairement les colons de Crenna. Orli se demanda s'il valait mieux avoir une petite cabane à elle ou se faire adopter par une famille. Un choix délicat. Elle n'était plus vraiment une enfant. Non, plus vraiment. Ruis, le maire de Crenna, représentait encore ses anciens administrés. Il rencontra donc à ce titre les Vagabonds et le conseil élu par les colons. — Je vous promets que nous ferons le maximum pour devenir rapidement autosuffisants. (Un grand sourire aux lèvres, il se tourna vers un homme à la peau sombre.) Nous avons assez de gens compétents pour ne pas être une charge. Pas vrai, Davlin ? Son compagnon répondit par un sourire plus discret, qui souligna néanmoins un réseau de cicatrices marquant sa joue gauche. — Oui, résoudre les problèmes, ça nous connaît. (Il baissa la voix pour s'adresser à Ruis, mais Orli l'entendit quand même.) Si je dois rester avec vous, je suggère qu'on me trouve un nouveau nom. Je n'aimerais pas que le président découvre que je suis encore en vie. 58 BASIL WENCESLAS Basil et son adjoint empruntèrent une navette pour rejoindre le Mastodonte meurtri que le général Lanyan avait arraché aux compers Soldats. Le président, qui étudiait des notes sur son pad, entendit à peine le message du pilote annonçant qu'ils atteindraient le Goliath dans dix minutes. — Vous aurez mon rapport entre les mains dès qu'il sera complet, déclara Eldred Cain. J'ai chargé divers groupes de réflexion de se pencher sur des aspects précis du problème. Perfectionniste jusqu'à l'obsession, l'adjoint de Basil mettait un point d'honneur à ne rendre que des conclusions mûrement réfléchies et argumentées, afin que son supérieur puisse prendre ses décisions en toute connaissance de cause. Basil éteignit le pad après un dernier coup d'œil aux chiffres démoralisants qui s'y alignaient. — Je ne suis guère impatient de découvrir le bilan de ce désastre, monsieur Cain. Quant à ses conséquences, j'ose à peine y penser, si tant est que nous survivions assez longtemps pour avoir à y faire face. Quand la navette rejoignit le vaisseau-amiral du quadrant 0, Basil sentit son cœur se soulever à la vue des dommages causés à la coque. Dire que c'était le seul bâtiment valable de la principale flotte terrienne encore en leur possession ! Si Lanyan était resté un peu plus longtemps sur le champ de bataille, s'il s'était mieux battu, aurait-il pu en sauver d'autres ? Ou les FTD en auraient-elles juste perdu un de plus ? Le président partit du principe que Lanyan avait pris la bonne décision. Le service de communication de la Hanse devrait juste faire oublier les nombreuses recrues abandonnées aux mains de l'ennemi. Comme sur Osquivel, pensa-t-il. Et même cet échec-là était revenu les poignarder dans le dos, avec le retour surprise des survivants et l'altruisme fort embarrassant déployé par les Vagabonds. Un responsable du protocole, en uniforme froissé, se précipita pour les accueillir dans la baie d'amarrage secondaire du Mastodonte. — Messieurs, laissez-moi vous guider. (Il frotta sa chemise pour essayer de lui redonner meilleure allure.) Je suis désolé. Nous faisons des heures supplémentaires pour réparer les dégâts… — Cela va sans dire, l'interrompit Basil. Gardons les simagrées pour plus tard, quand nous aurons parlé au général. Les trois hommes arrivèrent rapidement sur le pont de commandement où régnait un désordre invraisemblable. Lanyan était d'ordinaire un maniaque du règlement et de la propreté, mais là, même avec le général sur le pont, les membres d'équipage s'affairaient en tous sens comme s'il n'existait pas, échangeant outils et commentaires. Les soldats, tous grades confondus, unissaient leurs efforts pour évacuer les débris et mettre en place de nouveaux composants. Le matériel de soudure déversait des fontaines d'étincelles ; l'air portait des relents âcres de fumée huileuse et de métal chaud. Une autre senteur persistait également, vague mais déplaisante. — Mon général ! s'écria le chargé du protocole. Général Lanyan ! Le président est là. Lanyan parapha le document présenté par une enseigne avant de faire pivoter son fauteuil. Un voile de barbe envahissait son menton, ce qui n'était pas moins surprenant que le reste, lui qui se rasait d'habitude à la perfection. Il avait ôté sa veste d'uniforme et ne portait qu'une chemise de travail sans insignes, manches roulées jusqu'aux coudes. — Monsieur le président, monsieur l'adjoint, j'apprécie que vous vous soyez déplacés sur orbite pour cette réunion. (Il serra vivement la main de Basil, puis celle de Cain. Ses yeux étaient injectés de sang.) Comme vous le voyez, je pouvais difficilement m'absenter, même quelques heures, pour rejoindre le QG de la Hanse. On doit se remuer les fesses pour tout remettre en ordre. Les vaisseaux commencent à se rassembler autour de nous, mais au compte-gouttes, trop peu nombreux pour organiser une défense efficace de la Terre. Sans parler des colonies. Les compers ont capturé la plupart de nos bâtiments de guerre, alors s'ils se ramènent par ici… disons que j'aimerais être aussi prêt que possible à les accueillir. — Monsieur Cain nous a préparé un rapport circonstancié. L'adjoint sortit son pad et tria quelques chiffres, mais avant qu'il ait pu en citer un seul, Lanyan se précipita en hurlant vers la station radar. — Je vous ai dit de ne pas désactiver ça ! Vous faites comme vous voulez, mais je veux une double sécurité sur le système de visée. — Mais c'est pour… pour la synthèse de nourriture, se défendit l'enseigne affolé qui luttait pour ne pas bégayer. Nous a-avons déjà commandé les pièces de rechange. La base martienne nous les enverra dans la journée. — Et si les compers attaquent dans l'heure ? Vous préférez avoir des jazers ou des rations de survie ? — C-c-compris, mon général. Lanyan revint vers Basil. — Je suis désolé, monsieur le Président. Où en étions-nous ? — Je m'apprêtais à vous faire un rapide état des lieux, répondit Cain. (Il n'avait peut-être pas l'étoffe d'un grand dirigeant, mais au moins son travail était irréprochable.) Les projections les plus fiables montrent que nous avons perdu environ soixante-dix pour cent de notre potentiel militaire. Le général donna l'impression de le ressentir dans sa chair. — Et six de mes amiraux. Sauf si les équipages ont réussi à saborder certains vaisseaux, nous devons partir du principe que leurs flottes sont toutes contrôlées par les compers Soldats. Jusqu'à plus amples informations, seuls les amiraux Willis, Diente, San Luis et Pike ont survécu. Cain tenta, sans grand succès, de se montrer optimiste. — Il est possible que d'autres survivants soient juste incapables de rétablir la communication. Je préfère cependant ne pas adopter une vision trop rose de la situation. — Une vision trop rose ? répéta Basil en haussant le sourcil. Lanyan se mit à marcher en cercle autour de son fauteuil. — Qu'est-ce que les cliqueux peuvent bien vouloir ? Et qu'est-ce qui a déclenché l'insurrection ? Ils sont vraiment contrôlés par les robots klikiss ? Basil prit le pad de Cain, changea l'affichage et le tendit au général. — Voici ce que nous allons faire. Autrefois, on appelait ça « la ronde des chariots ». Un système de défense conçu pour les temps les plus difficiles. Nous devons mobiliser chaque – j'ai bien dit chaque – vaisseau opérationnel dans ce système solaire. — Même les bâtiments civils ? s'enquit Cain. Cela risque de causer une inquiétude disproportionnée dans l'opinion publique. — Les pilotes civils feront leur part de travail, comme tout le monde. Les vaisseaux désarmés n'ont bien sûr aucune chance de stopper les hydreux ou une flotte menée par les compers, mais ils peuvent donner l'alerte si un ennemi se dirige vers la Terre. Ce seront nos sentinelles. — Nous pouvons aussi redéployer notre réseau de satellites à cet effet, suggéra Cain. Cela nous offrira une meilleure couverture et un meilleur temps de réponse. — Donner l'alerte plus tôt ? grogna Lanyan. Ça nous dira juste quand commencer à faire nos prières. Avec quoi voulez-vous qu'on se batte ? Si une grosse force d'assaut débarque dans le secteur, on sera grillés. Calcinés, même. Plusieurs stations s'illuminèrent soudain de signaux d'alarme. Des messages retentirent dans les haut-parleurs en provenance des navettes sentinelles. — Trois vaisseaux à l'approche, mon général. — Quel genre ? Quelle taille ? — Genre Mantas. Qui émettent l'identification standard des FTD. — Ça ne veut plus rien dire. Lancez une escadre d'interception, avec assez de puissance de feu pour les vaporiser s'ils ont l'air méchants. Même si les techniciens s'affairaient encore sur la plupart des stations, deux consoles en état de marche permettaient de suivre les trajectoires des nouveaux venus et des défenseurs. Au grand soulagement de tous, les vaisseaux d'interception rompirent la formation. « Ils sont avec nous ! Trois Mantas pilotées par de vrais êtres humains. Des rescapés du septième quadrant. — Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? — On leur a parlé. Aucun doute possible. — Moi aussi j'avais parlé à l'amiral Wu-Lin et ça m'a coûté cher, grommela Lanyan. Quelqu'un est allé vérifier à bord ? Physiquement ? Ne faites confiance à personne que vous n'ayez vu en chair et en os. » Mais la première annonce se trouva bientôt confirmée. « Bonnes nouvelles par ici ! Même s'il y a eu un sacré carnage, on dirait que les gentils ont gagné. Une des Mantas n'affiche que sept survivants au compteur, dont l'amiral Willis ! Ils ont réussi à piloter le vaisseau en reliant ses systèmes à ceux d'un autre croiseur. » Une voix féminine traînante, avec un zeste d'ironie, remplaça celle du pilote. « Bénie soit la diarrhée ! Sinon personne n'aurait survécu. C'est une intoxication alimentaire qui nous a sauvé la mise, mon général. Il y a quand même de drôles de hasards… — Expliquez-vous, amiral Willis. — Un dysfonctionnement de l'unité sanitaire du Jupiter a envoyé toute une équipe de quart au tapis, victime de la salmonellose. Comme je manquais de personnel sur le Mastodonte, j'ai réquisitionné une bonne partie des compers Soldats des autres vaisseaux pour le nettoyage. Autant laisser les cliqueux ramasser la merde, pas vrai ? Enfin bref, j'étais sur l'une des Mantas, occupée à gérer la pénurie d'effectifs, lorsque les robots se sont révoltés. Ils étaient si nombreux sur le Jupiter qu'ils s'en sont rendus maîtres en un clin d'œil, mais nos troupes gardaient une chance de victoire ailleurs. Donc voilà, trois Mantas un peu abîmées, c'est tout ce que j'ai pu sauver. Le reste de la flotte du quadrant 7 est aux mains de l'ennemi. Ça me donne envie de vomir, salmonellose ou pas. — Amiral, au moins vous êtes revenue au bercail. Vous ne pouvez pas imaginer combien nous sommes heureux d'avoir trois Mantas supplémentaires. Et tout l'équipement à bord, même s'il faut le rafistoler. — On a fait chauffer le ruban adhésif, mon général. » Basil jeta un coup d'œil aux équipes de réparation qui s'activaient sans relâche sur le pont ravagé du Goliath. Leur tâche allait devenir de plus en plus écrasante avec le retour des quelques vaisseaux sauvés de la rébellion robotique. — Tous ceux qui disposent d'une quelconque expérience en construction spatiale doivent être réquisitionnés. Peu importe ce qu'ils font en ce moment et à quel service ils appartiennent. Aucun passe-droit. La plupart de nos chantiers spationavals sont installés dans la ceinture d'astéroïdes, mais je me sentirais mieux si les vaisseaux opérationnels ne s'éloignaient pas trop de la Terre. — Si vous fournissez les pièces détachées, mes hommes effectueront l'essentiel du boulot ici même, monsieur le Président. — Parfait. (Basil se pencha de nouveau sur son pad.) S'il ne nous reste vraiment qu'un tiers des FTD, je vais lancer un ordre de mobilisation. Tous les soldats de toutes les armes, en service actif ou non, les retraités, ceux qui jouent les consultants dans le privé, je les veux tous. Et nous devons également rappeler chaque vaisseau encore sous contrôle humain, où qu'il se trouve. La prochaine mission des survivants de l'insurrection consiste à revenir nous prêter main-forte. Sur-le-champ. Nous parlons bel et bien de défendre la Terre. Cain fronça les sourcils, conscient des conséquences d'une telle stratégie. — Monsieur le Président, nous avons peut-être suspendu l'approvisionnement des mondes signataires de la Charte, mais nous y maintenons quand même une présence militaire. Si nous suivons vos ordres, nous abandonnerons toutes les colonies hanséatiques à leur sort. — Ils n'auront plus aucun moyen de se défendre, ajouta Lanyan. Ni contre les hydrogues ni contre les robots. — Gardez une vision d'ensemble, messieurs. La Terre est notre priorité. Lanyan n'appréciait guère cette idée, mais il hocha néanmoins la tête en grattant son début de barbe. — Vous dites que les colonies sont sacrifiables, c'est bien ça ? Basil savait que l'équipage suivait la conversation, mais contrairement à certaines autres décisions, celle-ci n'était pas destinée à rester secrète longtemps. — Sans la Terre, il n'y a pas de Ligue Hanséatique terrienne. Donc oui, c'est notre priorité. 59 PATRICK FITZPATRICK III Maureen Fitzpatrick possédait une large gamme de véhicules, terrestres ou volants, et même un élégant yacht spatial équipé de propulseurs interstellaires ildirans et d'un réservoir plein d'ekti. Mais Patrick préférait les vieilles voitures, principalement parce que la graisse, l'huile et le désordre donnaient des boutons à sa grand-mère. Des années plus tôt, La Virago lui avait interdit ce passe-temps juste parce que les mains grasses et les ongles sales offensaient son regard. Ces derniers temps, néanmoins, elle lui avait acheté plusieurs voitures de collection à bricoler dans le seul but de lui changer les idées. Patrick aurait préféré s'occuper plus utilement : donner des interviews, faire passer un avis positif sur l'attitude des Vagabonds vis-à-vis des survivants des FTD. Mais Maureen le gardait bien caché au fond de son manoir, isolé de tous, pendant qu'elle lui programmait des séances chez « les meilleurs thérapeutes du monde ». Il ne s'était écoulé que quelques jours depuis la fameuse réception. Patrick avait essayé de prendre des contacts pour entamer sa croisade en faveur des Vagabonds, mais avec l'onde de choc provoquée par la révolte des compers Soldats, les rescapés d'Osquivel n'étaient déjà plus les chouchous des médias. Les FTD étaient en déroute, les compers se dressaient contre leurs créateurs, on comptait les victimes par millions et les robots s'apprêtaient sans doute à prendre la Terre d'assaut. Maureen n'avait même plus à faire jouer ses relations pour l'empêcher de parler ; plus personne ne s'intéressait à d'éventuelles injustices commises envers les Vagabonds. Peut-être quelqu'un aurait-il pu noter des signes précurseurs chez les compers, si tout le monde n'avait pas été si occupé à fouiller l'espace à la recherche des Vagabonds… Patrick était intimement persuadé que le général Lanyan et le président Wenceslas étaient, d'une façon ou d'une autre, tout aussi responsables de ce désastre que de l'embargo sur l'ekti. Comment Lanyan avait-il pu démentir avec une telle froideur la destruction du vaisseau de Raven Kamarov ? En tout cas, puisqu'ils étaient les artisans de cette catastrophe, qu'ils en assument eux-mêmes les conséquences ! Patrick avait d'ores et déjà démissionné des Forces Terriennes de Défense, incapable de servir plus longtemps ce système vicié. Il n'osait imaginer combien d'autres jeunes officiers ambitieux avaient reçu l'ordre de tirer sur des vaisseaux désarmés. La frustration le rendait malade. Heureusement, ces derniers jours, Maureen avait pris soin de le laisser disséquer ses nouvelles voitures à loisir. Patrick trouvait du réconfort dans les vieux moteurs : changer l'huile, remplacer les bougies d'allumage, vérifier les courroies de ventilateur et les filtres à air. L'activité physique lui éclaircissait l'esprit et l'aidait à réfléchir. Sur Osquivel, il avait parlé à Zhett de tous ces véhicules du milieu du xxe siècle, ceux construits sans électronique, sans système de diagnostic intégré et sans logiciel de réparation automatique. La technologie de combustion interne était certes primitive, mais efficace dans un style brutal typique de cette époque. Il avait téléchargé de nombreux manuels décrivant sa Plymouth Fury 1957, sa Ford Mustang 1972 et, juste pour l'intérêt technique, une petite Chevrolet Chevrette 1981 un peu rouillée sur les bords. À présent qu'il avait enfin renoncé aux magouilles politiciennes, à la carrière militaire et à la réputation de sa famille, il pouvait penser à son avenir tout en plongeant les mains dans le cambouis. Dès que sa grand-mère baisserait la garde, il porterait un coup imparable. Quant aux célèbres thérapeutes censés « déprogrammer » le lavage de cerveau subi chez les Vagabonds, le jeune homme n'aurait aucun mal à les tromper. Du syndrome de Stockholm en veux-tu en voilà ! Il se glissa au volant de la Mustang, tourna l'antique clé de contact analogique, puis posa le pied sur l'accélérateur pour faire rugir la bête. — Eh bien il y a au moins une chose que j'arrive à faire marcher comme je l'entends. Il jeta un regard songeur à travers le pare-brise, s'attardant sur les rangées de véhicules alignés dans le hangar et plus particulièrement sur le yacht spatial. Il pourrait le piloter les yeux fermés. Pourquoi ne pas monter à bord et partir à la recherche de Zhett ? Il aurait du mal à localiser les Vagabonds s'ils avaient quitté les anneaux d'Osquivel, mais ce n'était certainement pas en se carrant les fesses dans une vieille voiture qu'il retrouverait la belle jeune femme ! Ses plans devinrent soudain plus concrets. Il relâcha l'accélérateur ; le moteur de la Mustang ralentit et s'arrêta dans un dernier hoquet en crachant une fumée gris-bleu par le pot d'échappement. Patrick se délecta de l'odeur à la fois rude et sensuelle de la combustion interne. Le silence revint peu à peu, comme des ronds dans l'eau s'effaçant doucement. En descendant de la voiture, l'ex-officier aperçut sa grand-mère qui l'observait depuis l'entrée du hangar. Elle avait l'air épuisée, pâle, les cheveux gris tirés en arrière au lieu de se déployer en une coiffure complexe et élégante. Il ne lui avait jamais connu une expression si hagarde. Il claqua la portière de la Mustang, scruta ses mains graisseuses et les essuya tant bien que mal sur son pantalon. — On dirait que vous avez pris un bon million d'années en quelques heures, grand-mère. Patrick ne réagissait plus depuis longtemps aux postures mélodramatiques de l'ancienne présidente. Toute sa vie, il l'avait vue louvoyer de crise en crise en décuplant l'importance du moindre scandale. Dès que le conseil avait le malheur de voter contre elle, cela signifiait forcément la fin du monde. — Ça t'étonne ? (Des larmes brillaient dans ses yeux sous la lumière crue du hangar ! Patrick n'avait jamais vu ça ; La Virago avait renoncé depuis longtemps à lui jouer la comédie.) J'ai fait nettoyer tes uniformes et j'ai demandé aux cuisiniers de préparer ton plat préféré. (Elle eut un moment d'hésitation.) Mais tu devras leur dire ce que c'est, car il se trouve que je l'ignore. Patrick s'essuya sur un chiffon qui libéra automatiquement une dose de solvant intégrée dans la trame du tissu. Ses mains furent bientôt parfaitement propres. — De quoi parlez-vous ? Maureen évitait de le regarder, comme si elle venait de le trahir. — Je n'ai pas pu les convaincre de faire une exception. J'ai fait jouer toutes mes relations, mais les ordres du président Wenceslas sont sans appel. Patrick donna un coup de poing sur le capot de la Mustang. — Est-ce que vous vous rendez compte que je ne comprends rien à ce que vous dites ? Maureen dévisagea son petit-fils, incapable de croire qu'il n'était pas au courant. — La Hanse a lancé un ordre de mobilisation suite à la révolte des compers. Personne ne peut y échapper. Même moi, je vais reprendre du service en coulisses. — C'est-à-dire ? — Toutes les démissions et autres départs en retraite ont été annulés avec effet immédiat. Chaque soldat des Forces Terriennes de Défense doit se préparer à protéger notre planète. Chaque soldat. Les compers rebelles vont nous attaquer, sans doute les hydrogues aussi. Ce n'est qu'une question de temps. Patrick sentit ses forces l'abandonner. Le chiffon lui glissa des mains et tomba à terre. Maureen s'avança vers lui, comme pour le prendre dans ses bras, mais refréna son geste au dernier moment. — Tu repars au front. En première ligne. 60 ZHETT KELLUM Les nuages de Golgen, riches en hydrogène, prirent une teinte citron à la faveur du lever de soleil. Flotter au-dessus de cet océan gazeux représentait une situation bien plus enviable que d'être coincé sur Folie-de-Forrey avec les membres de l'austère clan Kowalski. Le père de Zhett avait bien raison : les Vagabonds n'étaient vraiment chez eux que sur une station d'écopage. Le premier clan installé sur cette planète avait découvert une fine zone tempérée qu'un bon équilibre azote/oxygène rendait habitable. Quand une station évoluait dans cette couche, une saine utilisation des champs de confinement et des condenseurs d'oxygène permettait d'ouvrir une terrasse sur l'espace. Zhett aimait s'y rendre seule pour entendre siffler les vents tempétueux. Les cieux stériles offraient une troublante impression de solitude, de monotonie à peine rompue par des projections gazeuses. La jeune femme restait attentive au moindre dégagement chimique. Apercevrait-elle une quelconque ondulation à la surface des nuages si un orbe de guerre se précipitait vers eux depuis les profondeurs ? Après tout, c'était ici même que les hydreux avaient frappé pour la première fois, détruisant la station du Ciel Bleu en représailles au premier Flambeau klikiss. Oui, les Terreux avaient clairement un don pour se faire des ennemis. Elle agrippa le métal glacé de la balustrade et serra le plus fort possible, imaginant un cou qu'elle aimerait briser… celui de Patrick Fitzpatrick III, par exemple. Zhett secoua la tête pour s'éclaircir les idées. Théoriquement, le clan Kellum n'avait rien à craindre des hydrogues. Si Jess Tamblyn affirmait que l'ennemi avait quitté Golgen, elle était prête à le croire. Elle avait parfois flirté avec lui quand il venait livrer l'eau extraite sur Plumas, mais il était facile de voir que son cœur était déjà pris, par quelqu'un qui apportait plus de soucis que de réconfort. Néanmoins, même si Jess s'obstinait à refuser ses avances, elle était persuadée qu'il ne lui avait jamais menti. Pas comme d'autres. — Alors ma chérie, tu surveilles déjà les opérations à cette heure matinale ? Le père de Zhett portait une veste rembourrée et gardait une paire de gants accrochée à sa ceinture. Le champ de confinement atténuait la brutalité du vent, mais les rafales apportaient avec elles un froid cuisant. — Cette heure ou une autre, ça ne change rien. La station fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre. — Je vois que ma fille a le sens des affaires, lâcha Kellum dans un grand rire. Tu n'auras aucun mal à prendre ma place un de ces jours. Les fumées de la station se mélangeaient à celles de l'atmosphère ; les réservoirs aspiraient les mélanges gazeux et les séparaient pour nourrir les réacteurs qui transformaient l'hydrogène en carburant interstellaire. Les gaz inutiles, rejetés, permettaient à la station de se déplacer tandis que des navettes de maintenance quadrillaient le périmètre. Des ouvriers en combinaison spatiale utilisaient leurs propulseurs portables pour inspecter conduites et modules de traitement. — Nous venons de mettre en route la quatrième station, annonça Kellum. Sans hydreux aux fesses, et grâce à nos nouveaux réacteurs plus maniables que les grosses plates-formes, nous pourrons livrer une pleine cargaison tous les deux jours. — Bien plus de carburant qu'il n'en faut, commenta Zhett en s'accrochant au bras musclé de son père. — N'exagérons rien. Après toutes ces années de rationnement, nous avons beaucoup à rattraper. Une fois partis de Folie-de-Forrey, les employés de Del Kellum étaient retournés sur Osquivel pour récupérer le matériel dissimulé dans les ténèbres qui s'étendaient loin au-dessus du plan de l'écliptique. Grâce à cette géante gazeuse redevenue disponible, le clan Kellum produisait du carburant interstellaire presque aussi vite qu'il pouvait en vendre. La roue avait enfin tourné en leur faveur, ce dont Zhett essayait de se réjouir. — Les chantiers spationavals ne vont pas te manquer, papa ? Tu as passé des dizaines d'années à les mettre en place. Tu y as mis tout ton cœur, toute ton âme. — Bien sûr que non ! La gestion des chantiers était une véritable purge, pour un rendement trop aléatoire. Produire de l'ekti me convient mieux. C'est notre vrai métier. Zhett laissa échapper un gloussement. — Souviens-toi quand nous nous cachions dans les anneaux d'Osquivel pendant qu'hydreux et Terreux se tapaient dessus. Tu avais juré de ne plus remonter sur une station d'écopage de toute ta vie. — Grossière erreur. Il ne faut jamais dire jamais. Golgen s'illuminait peu à peu de rayonnement solaire. Un convoyeur décolla, chargé de citernes d'ekti. Une bouffée de colère gagna la jeune femme, toujours outrée de la façon dont Patrick Fitzpatrick l'avait roulée pour dérober un de ces vaisseaux. Son père ne remarqua rien. — Il y a au moins trois autres familles qui vont acheminer des stations par ici. (Il ouvrit les bras sur l'immensité spatiale.) Nous avons toute la place nécessaire pour les accueillir. Kellum appuya ses coudes sur la balustrade, puis posa un bras sur les épaules de sa fille. — Les clans se rassemblent de nouveau après le désastre de Rendez-Vous. Je t'ai parlé de ce projet de plate-forme commerciale sur Yreka ? Oh, juste un peu de marché noir avec les colonies hanséatiques isolées, mais c'est un bon début. On va faire la nique à la Grosse Dinde et ne commercer qu'avec les gens qui nous plaisent. Ces foutus Terreux peuvent bouffer leurs ordures, peu m'importe. — Tu as raison, papa, déclara Zhett en décidant d'oublier Fitzpatrick. Ça leur fera les pieds à ces foutus Terreux. 61 JESS TAMBLYN Jess et Cesca étaient enfin seuls, déjà loin des tempêtes de Charybde et encore à bonne distance de Plumas. L'eau du vaisseau les enveloppait, les portait, leur permettait de dériver dans les bras l'un de l'autre. Jess se plongea d'abord dans le bonheur simple du contact physique : toucher un autre être humain, poser une main sur une épaule, éprouver la fermeté de la chair. Ça lui avait tellement manqué ! Mais cette joie se trouva vite décuplée parce que c'était Cesca. Cesca. Leurs corps se redécouvraient, peau sur peau, plus vivants qu'ils ne l'avaient jamais été. Un frisson parcourut les os de Jess, ses muscles, ses yeux. Il avait passé des années à rêver du moment où il pourrait de nouveau serrer sa bien-aimée contre lui, et l'heure avait enfin sonné. Le contact était plus fort, plus réel que tout ce qu'il avait connu auparavant. Après l'amour, après la fin de cette interminable abstinence, Jess se sentit résolument heureux et comblé. Il comprenait ce que signifiait ne faire qu'un avec une autre personne. Avec Cesca. Il se laissa happer par cette sensation comme par les bras de sa compagne. Connectées aux esprits des deux êtres humains, les créatures élémentales absorbaient chaque détail de cette incroyable expérience. Désormais, nous savons. Jusqu'à présent, vos désirs et vos paroles n'évoquaient rien pour nous. Nous vous remercions d'avoir partagé vos connaissances avec nous. — Pas de quoi, répondit Jess, souriant. Il se rendit compte que chaque baiser, chaque goutte de sueur, chaque trace d'humidité l'avait uni encore plus profondément à Cesca grâce aux wentals. Les êtres aqueux avaient créé un lien plus fort que tout ce que les amants auraient pu imaginer. — On a fait ça en public ? demanda Cesca, gênée. — Les wentals sont nos alliés, nos amis. Pas des voyeurs. Rappelle-toi comme ils nous ont transformés. Ils sont en nous. — Je vais mettre un peu de temps à m'y habituer, dit-elle en se rapprochant de lui. Mais je peux m'adapter aux circonstances, surtout quand ça me permet de faire ça… Pour la première fois, Jess n'avait plus l'impression d'avoir trahi Ross. Le jeune Vagabond savait qu'il se serait conduit avec honneur si son frère n'avait pas été tué par les hydrogues ; son amour pour Cesca serait resté muet. Mais le Guide Lumineux brillait à présent au-dessus d'eux. Cesca suivit à travers la bulle l'arrivée sur Plumas et l'atterrissage sur la surface gelée où le vaisseau scintillant projeta d'étranges reflets. Les voyageurs distinguèrent des bâtiments silencieux, des sorties de puits et quatorze immenses vaisseaux-citernes. — On y est, lâcha Jess. Lorsqu'ils seraient remplis d'eau infusée par les wentals, ces vaisseaux-citernes deviendraient des armes redoutables contre les hydrogues. Il faudrait alors trouver des volontaires pour les emporter sur les géantes gazeuses infestées et libérer le poison liquide dans les nuages de la haute atmosphère. Les wentals allaient conquérir les bastions hydrogues un par un. Jess ne doutait pas que ses oncles seraient heureux de le revoir et de lui prêter main-forte. Il avait quitté la grotte dans l'urgence pour voler au secours de Cesca, alors qu'il venait tout juste de libérer la dépouille de sa mère de la crevasse où elle gisait depuis si longtemps. Karla Tamblyn allait enfin recevoir des funérailles décentes. Les clans vivaient dans un deuil permanent, d'ailleurs Cesca était déjà venue sur Plumas honorer la mémoire du père de Jess, et avant cela celle de Ross… Le Vagabond la prit par la main et lui fit traverser la coque perméable du vaisseau nacré. Elle se retrouva soudain debout sur le tapis de glace, exposée au vide spatial… indemne. L'Oratrice des clans en resta bouche bée, aussi émerveillée qu'une petite fille. Mais Jess, lui, percevait sous ses pieds des vibrations inhabituelles, si violentes qu'elles secouaient l'ensemble de la croûte gelée. Il sentait également les wentals s'agiter en lui. Danger. L'eau est en colère. Séparée de nous. Les êtres aqueux parlaient de nouveau par énigmes. Jess était impatient de rejoindre les autres Vagabonds sous la glace. Mal à l'aise, il entraîna Cesca jusqu'au plus proche ascenseur. Le sas avait été forcé de l'intérieur, et le sol aux alentours était recouvert d'un film pourpre durci par le gel, comme si quelqu'un y avait renversé de pleins seaux de peinture. Jess aperçut aussi des fragments de matière translucide difficilement identifiables. Les commandes du sas indiquaient que le puits de l'ascenseur avait procédé à un cloisonnement automatique après avoir été exposé au vide. L'accès était bloqué. — Suis-moi, dit Jess. Invoquant l'énergie des wentals, il montra à Cesca comment dompter les molécules d'eau gelée pour se glisser à l'intérieur de la couche de glace. Ce qui aurait dû être un nouvel enchantement fut vite gâché quand l'Oratrice commença elle aussi à sentir les puissantes vibrations. Une fois à destination, ils découvrirent une véritable scène d'apocalypse. Un vacarme assourdissant emplissait la grotte, des jets de fumée sifflaient dans l'air, des geysers jaillissaient de conduites éventrées. Des blocs de glace plus ou moins fondue tombaient du ciel gelé, victimes de coups répétés d'une violence ahurissante. Jess, qui se souvenait d'une lumière moins diffuse, finit par remarquer deux cratères vides à des endroits censément occupés par des soleils artificiels. Les Vagabonds de Plumas hurlaient en courant dans tous les sens à la recherche d'un abri. Une bonne dizaine de corps gisaient à terre, la plupart recouverts d'un cocon de glace. Cesca lui montra des créatures évoquant de gros vers pourpres, qui poursuivaient un ouvrier en fuite. Une autre explosion secoua le plafond, comme si un gigantesque enfant capricieux frappait pour qu'on lui ouvre. Jess et Cesca se tournèrent dans cette direction et, à travers une trouée de brume, le Vagabond identifia l'origine de la catastrophe. Quand il avait sorti sa mère de la crevasse, elle était prisonnière d'un cercueil de glace. La voir revenue à la vie – une vie monstrueuse – lui rappela douloureusement les derniers mots qu'ils avaient échangés avant que le froid finisse par la tuer. À présent, Karla Tamblyn était devenue un être de colère. Jess lut sur son visage, ainsi que dans l'aura presque tangible qui l'entourait, le même appétit de destruction que les créatures aqueuses lui avaient montré à travers les histoires du septar et du spécex, les deux wentals souillés. Jess perçut la répulsion de ses alliés devant cette terrible vision. Il sentit son estomac se nouer, sachant ce qui était arrivé à sa mère… même s'il ignorait comment. La peau de Karla était d'une blancheur éclatante. Son visage et ses bras paraissaient sculptés dans la glace, mais une lueur corrompue brillait au fond de ses yeux. Souillée. Quand elle se tourna enfin vers son fils, ses traits d'ivoire ne laissèrent d'abord deviner aucun sentiment, puis elle finit par le reconnaître. Une voix froide, inhumaine, retentit dans la grotte : — Bienvenu à la maison, Jess. 62 NIRA Ce fut fort troublant pour Nira de découvrir sa propre tombe. Quand Udru'h avait annoncé sa « mort », tout le monde l'avait cru : aucun Ildiran n'irait mettre en doute la parole d'un Attitré, et les humains n'y avaient rien vu de suspect. La pierre tombale était taillée géométriquement, munie d'une petite batterie solaire qui alimentait un hologramme dessinant le visage de la défunte. Nira observa l'image un peu floue, récupérée dans les dossiers du camp. Elle avait vieilli prématurément sur Dobro. Osira'h resta près d'elle, silencieuse, tandis qu'elle s'agenouillait sur la colline dont l'herbe sèche picota ses genoux émeraude. Elle fouilla la terre du doigt comme si elle avait perdu quelque chose. Sans doute sa vraie vie. — C'est ici que j'ai rencontré mon père pour la première fois, déclara la fillette d'un ton solennel. Le Mage Imperator souhaitait se recueillir sur cette tombe. Je pense que c'est la seule raison qui a poussé l'Attitré à l'ériger. Peu d'humains bénéficient d'un tel traitement. La gorge sèche, Nira tenta d'imaginer la scène, les pensées de Jora'h. — Il était là… Osira'h garda une expression étrangement distante. — Même avec tous vos souvenirs en moi, je n'ai pas réussi à lui parler. Sachant ce qui vous était arrivé, ce qu'il avait permis qu'il vous arrive, j'ignorais de quel côté il était. Nira jeta un regard dur à sa fille. Jora'h était venu ici, à sa recherche, et lui aussi avait été trompé par Udru'h. — Il ne savait pas ! Il ne pouvait pas savoir. Toi, plus que quiconque, connais l'amour qu'il me porte. Osira'h soutint sans broncher le regard de sa mère. — Je connais l'amour que vous lui portez. Mais comme vous avez pu le constater avec Udru'h, les Ildirans sont passés maîtres dans l'art du mensonge. — Jora'h m'aimait, affirma Nira en détournant les yeux. Et je suis certaine qu'il m'aime encore. De toute façon, je le saurai dès que je le verrai. Sauf bien sûr si Udru'h organisait un « accident » juste avant. Qu'aurait-il à gagner à la laisser en vie ? Elle devait se montrer extrêmement prudente. La prêtresse Verte se tourna de nouveau vers Osira'h, accablée de remords d'avoir déversé tant de souvenirs détestables dans un esprit si jeune, si impressionnable. — Pourquoi me regardez-vous comme ça, mère ? Nira se fendit d'un sourire aigre-doux. — Parce que mes yeux voient une petite fille, mais quand tu parles, j'entends une adulte. Tu es vraiment une enfant très intelligente. — Je n'ai jamais vraiment été une enfant. Ce n'était pas autorisé. (Même si la fillette souriait, Nira ressentit une immense tristesse.) Mais j'ai eu une enfance, mère. La vôtre. Je me souviens de vos parents, de vos frères et sœurs, de l'endroit où vous habitiez. Vous étiez la seule de la famille à vous intéresser aux histoires. Je me rappelle la première montée dans la canopée après que vous avez été acceptée comme acolyte. Ah, cette vue ! Un océan de verdure qui s'étendait jusqu'à l'horizon ! Et ce lucane géant, qui est passé tout près. Nira plongea dans le récit de son propre souvenir. — J'étais si émerveillée que j'ai fait un faux mouvement. Je suis tombée. — Mais un prêtre Vert était là pour vous rattraper. Beneto, c'est ça ? — Et nous sommes restés là pendant des heures à sentir le souffle du vent, à regarder les insectes, à écouter les autres acolytes en pleine lecture. Elle vit dans les yeux de sa fille qu'elle aussi se remémorait chaque détail. Je ne lui ai donc pas offert que de mauvais souvenirs, après tout… — Vous m'avez fait un somptueux cadeau. (Osira'h se tourna soudain vers un groupe d'enfants qui s'approchaient.) Ma fratrie. Ils voulaient vous rencontrer. Jusqu'alors concentrée sur la fausse tombe, Nira tressaillit en apercevant les petits hybrides. Chacun d'eux, fruit de longues semaines de violences sexuelles, avait été conçu non pas dans l'amour mais dans le seul souci de l'expérimentation génétique. La Theronienne serra les poings. Osira'h garda son calme, même si elle sentait la peur et la répugnance de sa mère. — Je sais que vous haïssez leurs pères. J'ai lu dans vos souvenirs comment ils ont été conçus, comment ils sont nés, comment on vous les a arrachés. (Elle s'avança pour prendre Nira par la main.) Pour vous, ce sont des enfants maudits, mais cette époque est révolue et ils n'y ont pas pris part. Ce ne sont pas vos ennemis. Ce sont vos enfants. Comme moi. Laissez-moi vous les présenter. La fillette entraîna Nira à la rencontre des quatre hybrides. La prêtresse Verte se força à les regarder, tremblante, en essayant de vraiment les voir. — Voici Rod'h, l'aîné de vos fils. Le garçon lui sourit, une lumière étoilée dans les yeux. Rod'h affichait des traits durs où se mêlait la grâce naturelle de la lignée de Jora'h. Nira reconnut en lui le fils d'Udru'h. Le cœur battant à tout rompre, elle s'arma de courage et lui tendit une main hésitante. — C'est comme ça que les humains se saluent. Rod'h lui serra la main d'une poigne étonnamment forte. — Vous êtes ma mère ? Je n'avais jamais pensé vous rencontrer un jour. Nira luttait contre ses préjugés. Elle devait faire l'impasse sur le géniteur du garçon, se focaliser sur son fils. Qu'importe la haine qu'elle vouait à Udru'h. — Et voici Gale'nh. Nira se tourna vers son cadet et n'eut là encore aucun mal à déchiffrer le visage enfantin. — Je… me souviens très bien d'Adar Kori'nh. — Mon père était un héros, répondit le garçon, ravi. Et vous aussi, mère. On nous a dit que nous pourrions être les sauveurs de l'Empire. La prêtresse Verte déglutit avec difficulté. — Oui, c'est ce que croient certains Ildirans. Les deux autres fillettes, les plus jeunes du groupe, s'appelaient Tamo'l et Muree'n. La benjamine devait à son père, membre du kith des gardes, d'avoir déjà rattrapé en taille deux de ses aînés. Les enfants s'avancèrent encore, désireux d'être le plus proche possible de leur mère. Quand Nira vit leur curiosité, leurs hésitations, leur incroyable innocence, elle se rendit compte qu'elle ne les détestait pas. Elle ne pouvait tout simplement pas leur reprocher d'être nés. — Je leur ai dit la vérité, mère, dit Osira'h. Nous allons vous aider à changer cet endroit. — Je suis heureuse de vous voir, les enfants. Et toi aussi, Osira'h. (Nira, au bord des larmes, caressa la joue de sa fille aînée.) Merci de m'avoir montré ce qui est juste, même si cela me faisait peur. 63 OSIRA'H À présent que son demi-frère Daro'h était en charge de Dobro, Osira'h avait pleinement conscience de la marche à suivre, d'autant qu'elle était la seule à bien en saisir l'enjeu. Les changements à venir seraient durs, mais nécessaires. Elle voulait donner une seconde chance à tous ces gens. Ou plutôt, une première vraie chance. C'était aussi ce que souhaitait sa mère, qui se tenait à ses côtés, intimidée par le jeune Attitré. Osira'h savait que Daro'h était différent de son prédécesseur et qu'il n'occupait pas le poste depuis assez longtemps pour s'être endurci. Elle saurait le convaincre. La fillette se sentait toute petite devant lui, mais le considérait en égal. — Notre oncle a remis cette colonie entre vos mains. Vous en êtes désormais responsable. Avez-vous réfléchi aux changements que vous alliez apporter en tant que nouvel Attitré ? — Des changements ? Grâce à toi, le programme d'hybridation n'a plus de raison d'être, donc il est arrêté. Que faire de plus ? Il semblait sincèrement surpris, incapable d'imaginer pourquoi Osira'h avait demandé à le voir ni pourquoi elle était venue avec la prêtresse Verte… sa mère. Toujours en plein désarroi, Nira scruta les clôtures encerclant un camp désormais désert et silencieux. Les médecins ne pratiquaient plus de tests de fertilité sur les femmes, ne prélevaient plus de sperme sur les sujets mâles. Dès son plus jeune âge, Osira'h avait entendu les cris et les grognements qui provenaient de ces sinistres bâtiments. Udru'h s'était contenté d'installer une meilleure isolation phonique, puis lui avait ordonné de ne pas sortir de ses appartements et de ne pas prêter attention aux prisonniers. Elle lui avait obéi. Pourquoi aurait-elle douté ? Nira revint vers Daro'h, qu'elle gratifia d'un regard glacé. — Si les expérimentations ont cessé, pourquoi maintenir les gens en captivité ? Osira'h appuya aussitôt sa mère. — Allez-vous vous complaire dans la dissimulation, comme Udru'h, ou chercher la coopération entre humains et Ildirans ? Quand il posa les yeux sur elle, la fillette se demanda s'il voyait une jeune demi-sœur qu'il n'avait jamais connue ou juste le fameux enfant hybride qui sauverait l'Empire. — Qu'attendre de plus des humains ? Et eux, qu'attendraient-ils de nous ? (Daro'h contempla à son tour les bâtiments gris, les potagers où hommes et femmes vaquaient à leurs occupations.) S'ils détestaient à ce point le programme d'hybridation, ne sont-ils pas contents qu'il touche à sa fin ? Que pourrais-je faire de plus ? Osira'h poussa un soupir exaspéré, mais ne renonça pas. Daro'h n'avait pas demandé à gérer une telle situation. Les secrets, les mensonges, la douleur, tout était la faute d'Udru'h. Élevé dans l'amour de l'Empire, Daro'h n'envisageait simplement pas qu'une autre espèce refuse de payer un tel prix pour sauver les Ildirans. — Des générations entières sont nées dans le seul but de s'accoupler avec des Ildirans pour concevoir des hybrides. Ces gens ne connaissaient rien d'autre jusqu'à ce que ma mère leur parle du Bras spiral. (Elle posa les mains sur ses petites hanches.) Ils méritent une meilleure vie, Daro'h. L'Attitré dévisagea alternativement la fillette et la prêtresse Verte. — Mais enfin, je ne peux pas changer le passé. Qu'exigez-vous de moi ? Osira'h et sa mère s'étaient longuement préparées à répondre à cette question. — Leurs ancêtres sont arrivés à bord du Burton pour fonder une colonie, expliqua Nira. Les Ildirans se sont d'abord présentés en amis avant de les trahir. Les humains voulaient juste s'installer en paix sur Dobro. Osira'h se chargea de nouveau d'enfoncer le clou. — Laissez-les fonder leur propre colonie. Dobro doit être leur foyer, pas leur prison. Daro'h n'avait visiblement jamais envisagé cette solution, n'avait même pas imaginé qu'il y eut un problème auquel apporter une solution. — Vous voulez dire que je devrais juste… les libérer ? Nira désigna les collines herbeuses. — Vu les planètes que le Burton aurait pu croiser sur sa route, Dobro est un monde acceptable, sur lequel il est possible de développer une agriculture. Autorisez les humains à bâtir un village. Un endroit à eux. Pas un camp de prisonniers. Après mûre réflexion, l'Attitré aboya ses ordres aux gardes qui surveillaient la clôture par simple force de l'habitude. — Ouvrez ces portes ! Je veux parler aux humains. Osira'h hocha la tête en signe d'encouragement. Nira restait paralysée, sans réaction. Les gardes crièrent aux prisonniers de s'approcher. Benn Stoner s'avança à la rencontre de Daro'h, à la fois curieux et inquiet de le voir en compagnie de la prêtresse Verte et de cette étrange petite fille. Le captif jeta un coup d'œil à ses camarades, jeunes et vieux, comme s'il cherchait à les convaincre qu'il saurait les protéger. Apparemment, les humains n'attendaient rien de bon de la visite d'un Attitré. — Je suis votre nouvel Attitré, déclara Daro'h d'une voix puissante. Je compte procéder à certains changements. — Quel genre de changements ? demanda Stoner, sur la défensive. Le ton suspicieux parut décontenancer l'Attitré. — Réfléchissez à ce qu'ils ont enduré, lui expliqua Nira. Pour eux, les réformes n'annoncent en général rien de bon. — Dites-leur qu'ils peuvent bâtir leur propre colonie, insista Osira'h. — Je vais même le leur montrer. (Daro'h se tourna vers les gardes.) Allez me chercher des terrassiers, avec tout leur équipement. Humains et Ildirans vont travailler ensemble à abattre ces clôtures. Dobro est assez grande pour nos deux espèces. Les prisonniers en eurent le souffle coupé. Même Osira'h s'étonna d'une décision si rapide, tout en restant persuadée que Daro'h n'expliquerait jamais aux humains pourquoi ils avaient été détenus et quel était le véritable objectif des expériences génétiques. Sans oublier tout ce que le Mage Imperator manigançait encore dans leur dos. Même si les descendants des passagers du Burton n'avaient jamais connu d'autre endroit ni d'autre mode de vie, Osira'h pensait que certains d'entre eux voudraient sans doute partir le plus loin possible du camp. Ils prendraient leurs affaires, leurs outils et leurs semences, et se mettraient en route vers le sud, vers des territoires encore vierges. Si Daro'h leur en offrait vraiment la liberté. Les humains restèrent à déambuler dans les limites du camp ; ce n'est qu'au moment où les ouvriers commencèrent à couper les fils et à abattre les poteaux que les prisonniers crurent enfin aux paroles de l'Attitré. Stoner les entraîna de l'autre côté de la clôture pour qu'eux aussi participent à la destruction de cette enceinte dans laquelle ils avaient passé leur vie. — Nous avons besoin que vous continuiez à travailler aux champs, leur expliqua Daro'h. Mais vous pourrez aussi cultiver pour vous-mêmes. (Il se tourna vers les bâtiments en mauvais état.) Nous vous aiderons à construire de nouvelles habitations pour votre propre village. Vos ancêtres sont venus ici, libres et indépendants, pour y bâtir un foyer. Je vous rends à leurs aspirations. Nira se mit à pleurer, bouleversée. Osira'h la prit dans ses bras, consciente du soulagement et de la joie qui traversaient la prêtresse Verte comme le vent secouant la canopée de la forêt-monde, un son que la fillette ne connaissait que par les souvenirs implantés dans son esprit. Tout le monde travaillait avec une telle ardeur que la clôture fut rapidement vaincue et les débris évacués. Le camp se retrouva soudain ouvert sur le reste du monde. Daro'h décréta le libre accès aux remises pour que Stoner et les siens puissent utiliser le matériel agricole à volonté, depuis les outils de base jusqu'aux systèmes d'irrigation. L'étonnement et l'allégresse étaient presque palpables autour d'Osira'h. Certains humains applaudissaient tandis que d'autres avaient encore du mal à comprendre. Après tant de générations perdues, les captifs avaient oublié comment créer une colonie autosuffisante. Les bases de données du Burton devaient regorger de ce genre d'informations, mais le vaisseau-génération était porté disparu depuis bien longtemps. Ces gens ne savaient plus vivre par eux-mêmes. Eh bien, ils apprendraient. Les gardes qui entouraient Daro'h semblaient mal à l'aise. Ce fut un lentil qui finit par exprimer les craintes des Ildirans : — Je dois vous mettre en garde, Attitré. Ces humains et leurs ancêtres ont toujours été prisonniers. Est-il prudent de leur fournir des outils qu'ils pourraient aisément transformer en armes ? — Je leur ai rendu la liberté. N'est-ce pas notre meilleure défense ? — J'en doute, murmura le lentil en détournant les yeux. Osira'h percevait les relents de souffrance qui baignaient l'air après deux longs siècles d'oppression. Elle félicita Daro'h, mais ce n'était pas encore assez. La jeune hybride savait ce que le Mage Imperator avait négocié avec les hydrogues dans le dos de l'espèce humaine. Elle décelait aussi chez les prisonniers un sentiment dont le nouvel Attitré de Dobro n'avait aucune idée. Le désir, si humain, de revanche. 64 LE ROI PETER Depuis que le roi avait réagi avec courage et efficacité à la révolte des compers Soldats, les gardes royaux le regardaient d'un œil différent. Jusqu'alors, ces militaires zélés ne daignaient obéir à ses ordres qu'après confirmation du président ou d'un haut fonctionnaire de la Hanse. Mais désormais, même le capitaine McCammon se mettait au garde-à-vous quand le roi lui demandait quelque chose. Peter avait fait ce qui lui semblait juste et, dans le cas d'espèce, la prudence proverbiale de Basil aurait coûté de nombreuses vies supplémentaires. McCammon et ses hommes avaient bien vu qui avait pris la bonne décision. Ils s'étaient rendu compte, en écoutant Nahton, que le roi recevait rarement les informations nécessaires à un vrai dirigeant. Personne, par exemple, ne l'avait averti de la manière dont le docteur Yamane avait manipulé les compers Soldats sur les chantiers spationavals des Vagabonds ; personne n'était venu lui parler des premiers compers rebelles qui avaient tué deux hommes d'équipage de l'amiral Stromo vingt-quatre heures avant que la révolte éclate partout ailleurs. Le roi Peter avait depuis longtemps exprimé ses doutes quant à l'utilisation de modules klikiss dans la conception des robots militaires. Informé des premières alertes, il aurait pu demander au prêtre Vert de la cour d'envoyer un message par télien et permettre ainsi aux FTD de réagir à temps. En conséquence, lorsque Peter voulut se rendre dans le bureau du président, le capitaine des gardes n'y trouva rien à redire. McCammon appela deux soldats pour former l'escorte, et les trois hommes accompagnèrent le roi jusqu'au quartier général de la Hanse. Le roi n'était pratiquement jamais venu voir le président à l'improviste en plus de huit ans passés au Palais des Murmures. Mais ce jour-là, grâce à l'escorte qui l'accompagnait, sentinelles et fonctionnaires le laissèrent cheminer, persuadés que le président Wenceslas souhaitait parler au souverain et non l'inverse. Peter redressa les épaules pour dissimuler son malaise. Il devrait se montrer ferme, tout en offrant une porte de sortie à Basil. Si celui-ci en désirait une. D'année en année, le président de la Hanse voguait de plus en plus près des rivages du désespoir et de l'irrationalité. Mais il pouvait encore revenir sur le droit chemin, du moins Peter l'espérait-il. Tandis que le petit groupe se dirigeait vers les appartements intégrés au vaste bâtiment administratif, le capitaine McCammon hocha la tête d'un air entendu. Ses traits durs et ses cheveux décolorés empêchaient d'évaluer son âge. — Ce fut une décision difficile à prendre, Votre Majesté, mais vous avez fait votre devoir. (Percevant l'incompréhension de Peter, il poursuivit :) La frappe aérienne sur l'usine de compers. Nous savons que c'est vous qui en avez donné l'ordre. Je regrette que tant de bérets d'argent y aient laissé leur peau, mais votre geste a sauvé la ville entière. Peter s'étonna que même les gardes royaux croient à cette mise en scène. Mais après tout, pourquoi pas ? Basil refusait de jouer cartes sur table avec la Hanse, exposant le roi comme partie émergée de l'iceberg, et cette stratégie était en train de se retourner contre lui. Je n'ai qu'un pouvoir de façade, mais un pouvoir quand même… — Je suis le roi, répondit Peter, sinistre. Malheureusement, c'est trop souvent à moi de prendre ce genre de décisions. Un bon dirigeant n'est pas juste un homme d'affaires, le président ferait mieux de s'en souvenir. Si seulement il m'avait écouté dès le début. — Tant de bérets d'argent…, répéta McCammon dans un soupir. Durant les jours terribles qui avaient suivi le soulèvement, Peter et Estarra avaient tenté de discerner la réalité des faits à travers le miroir déformant des médias. La Terre était plongée dans le désarroi, les colonies hanséatiques littéralement paniquées. Ce qui restait des FTD se rassemblait autour de la planète mère pour y former un ultime réseau défensif dont le premier effet était de laisser les autres mondes sans défense. Malgré les obligations décrites dans la Charte de la Hanse, la Terre abandonnait à leur sort des colonies désormais offertes à la vindicte des hydrogues. Même si communications traditionnelles et routes commerciales avaient été coupées, de nombreuses colonies disposaient à présent de prêtres Verts grâce aux efforts récemment consentis par Theroc. Nahton croulait sous les plaintes, les suppliques, les réactions outragées… et le président y restait sourd. Si rien n'était fait rapidement, les liens fragiles unissant l'humanité à travers le Bras spiral se déliteraient sans espoir de retour. De plus, quand le prêtre Vert de la cour essayait de porter tous ces messages de détresse au roi, Basil l'en empêchait alors qu'il ne disposait d'aucune autorité à ce sujet. La dernière fois que la reine avait réussi à parler à Nahton, avant même la révolte des compers Soldats, Franz Pellidor l'avait prestement raccompagnée à ses appartements avant d'en informer le président. Et l'activateur ne comptait visiblement pas laisser ce genre d'erreur se reproduire. — Je déteste Basil plus que tout, avait déclaré Peter à sa reine dans un moment d'intimité. Je connais ses priorités, je le connais lui, mais la menace qui pèse sur l'humanité est plus grave qu'une simple lutte de personnes. Il refuse de voir la vérité du simple fait qu'elle sort de ma bouche. — Il sait qu'il aurait dû t'écouter à propos des compers. Tout le monde le sait. — Mais cela va-t-il le ramener à de meilleurs sentiments ou juste le rendre encore plus têtu ? Je crains le pire alors que nous devrions travailler ensemble. Le fait qu'il ne m'aime pas n'empêche pas qu'il ait besoin de moi. — Peut-être devrais-tu poser sur la table le premier rameau d'olivier. Ou de surgeon. Tandis qu'Estarra le prenait dans ses bras, il avait senti la rondeur de son ventre, du bébé à venir, puis avait embrassé la reine sur le front. S'il te plaît, Basil, tu dois sauver l'humanité de ce désastre. Mais quand les portes de l'ascenseur s'ouvrirent, Pellidor leur barra la route. Le capitaine des gardes fronça les sourcils en découvrant l'activateur. — Le roi souhaite parler au président. Veuillez nous laisser passer. Pellidor ne fit pas attention aux trois gardes et dévisagea Peter d'un œil noir. — Le président est en réunion avec son adjoint. — Ah oui ? reprit McCammon, guère impressionné. Figurez-vous que le roi est plus important qu'un adjoint. Maintenant, laissez-nous passer. Peter sentit Pellidor décontenancé par l'agressivité inhabituelle des gardes royaux, il en profita pour faire son entrée dans la pièce comme si c'était son droit le plus strict. Il n'avait pas le temps d'attendre que Pellidor et McCammon aient fini leur combat de coqs. Basil déambulait dans le grand bureau, dos à la porte, tandis que Cain lui lisait les dernières conclusions des groupes de travail. Peter le vit regarder à travers l'immense baie vitrée, à croire qu'il imaginait déjà les immeubles abattus, la cité en ruines, les scènes d'apocalypse. Peter hésita, soudain ramené à son passé d'enfant des rues sauvé de la pauvreté, élevé pour devenir roi… sous la coupe du président. J'ai grandi depuis, j'ai beaucoup appris. Il a besoin de moi. Mais en a-t-il seulement conscience ? Basil fit semblant de découvrir la présence du roi, même si, Peter en était persuadé, il l'avait notée dès les premiers instants. — De quoi s'agit-il ? Nous sommes très occupés. — Monsieur le Président, le roi désire s'entretenir avec vous, aboya McCammon. Le capitaine des gardes était toujours à la porte, face à Pellidor. Les deux hommes semblaient prêts à en venir aux mains. — Ce n'est pas le moment. Je n'ai pas le temps. — C'est tout à fait le moment, répliqua Peter en avançant d'un pas. Basil, nous devons enterrer la hache de guerre et travailler ensemble pour le bien de l'espèce humaine. Il évita soigneusement de se tourner vers Eldred Cain, qui l'avait aidé à répandre la « merveilleuse nouvelle » avant que Basil oblige Estarra à avorter en secret. Fort heureusement, le président n'avait toujours pas découvert l'origine de la fuite. L'expression de Basil se durcit, mais son instinct lui dicta de rester prudent. — Monsieur Pellidor, veuillez raccompagner le capitaine McCammon. Le roi et moi devons nous entretenir – rapidement – en privé. Le capitaine des gardes se laissa emmener, satisfait d'être parvenu à ses fins. Cain s'assit pour observer la suite en silence. Basil, lui, put enfin laisser libre cours à sa colère. — Cessez ce jeu idiot, Peter ! Vous pouvez faire le beau dans vos appartements si ça vous chante, mais pas ici. Le roi prit une profonde inspiration, bien décidé à garder son calme. — Je ne suis pas venu me disputer. Je vous demande juste de regarder autour de vous et de prendre conscience de ce qui est bon pour la Hanse et pour toute l'espèce humaine. (Il s'approcha encore un peu du président.) Écoutez-moi, Basil. Lutter l'un contre l'autre ne sert à rien. La Hanse a besoin de son président et elle a aussi besoin de son roi. — Elle a besoin d'un roi. Pas forcément de vous, répliqua Basil d'une voix glaciale. — Vous avez tenu à me montrer l'état comateux dans lequel vous maintenez le prince Daniel pour qu'il se tienne tranquille. Si c'est là votre unique solution, alors oui, je dois être le roi. — J'ai d'autres options. Dont certaines vous surprendraient, à mon humble avis. — Que voulez-vous dire ? — Priez pour ne jamais le découvrir. Vous m'avez prouvé à maintes reprises que vous étiez incapable de tenir votre rôle. (Il croisa les bras sur sa poitrine dans un geste de colère.) Par conséquent, vous êtes assigné à résidence dans les appartements royaux jusqu'à nouvel ordre et peut-être jusqu'à la fin de vos jours. Cela vous évitera de perturber un travail déjà bien délicat. — Comment peut-on être aussi obtus ? (Même l'imperturbable Cain sursauta devant cette attaque, mais Peter ne se laissa pas démonter. La politesse n'était plus de mise.) La population a plus que jamais besoin de nous voir œuvrer ensemble. Vous avez cru bon de passer outre mes inquiétudes concernant les modules klikiss. Maintenant, tout le monde se souvient que c'est moi qui ai tiré la sonnette d'alarme, moi qui ai demandé la fermeture de l'usine, et que vous n'avez rien voulu entendre. — C'est exact, monsieur le Président, intervint Cain d'une voix neutre. J'ai entendu cette version trois fois depuis ce matin. Les médias présentent le roi comme un héros, un visionnaire. Le visage de Basil se congestionnait à vue d'œil. — Je peux toujours contrôler les médias si l'envie m'en prend. Quant à leur « source autorisée » au Palais des Murmures, je finirai bien par trouver qui c'est et par le faire taire. (Il se fendit d'un sourire aussi rapide que lugubre.) Comme vous le savez, un roi doit assumer ses responsabilités. Je me demande donc si vous ne devriez pas abdiquer suite à vos récentes erreurs de jugement qui ont coûté tant de vies. Peter sentit ses espoirs partir en fumée. Inutile de chercher plus longtemps à désamorcer ce conflit pourtant stérile. Cain s'exprima de nouveau, mains levées pour calmer les esprits. — Monsieur le Président, personne ne songera un seul instant à blâmer le roi Peter. Ça ne tient pas debout, vu que c'est lui qui a lancé l'alerte quand… — Ils croiront ce que je leur dirai de croire. Le ton péremptoire coupait court à toute réplique. L'adjoint abandonna la partie, semblant à la fois furieux et inquiet. Faute de venir à bout de ses véritables ennemis, le président n'hésitait pas à s'en prendre à quiconque n'était pas en mesure de résister : d'abord les Vagabonds, puis le couple royal. Peter s'en voulait d'avoir cherché une solution raisonnable à un problème qui n'en avait sans doute jamais eu. — Basil, je refuse de porter le chapeau pour votre inaction coupable. Je suis intervenu dans cette crise de manière rapide et efficace. Mes questionnements légitimes concernant les compers Soldats sont depuis longtemps connus de tous. S'il faut une démission, que ce soit la vôtre. Dois-je la mettre à l'ordre du jour de la prochaine session du parlement ? — Je vous crois malheureusement capable d'une démarche aussi stupide. (Le président avait des envies de meurtre dans les yeux. Basil perdait-il tout contrôle ?) Sortez d'ici. Immédiatement. Peter recula vers la porte, conscient que tout espoir de paix entre Basil et lui était mort-né. 65 CESCA PERONI Cesca titubait sous les vagues d'énergie qui déferlaient et ricochaient dans une caverne transformée en champ de bataille. Elle luttait pour comprendre les pouvoirs de son corps revitalisé avant qu'il soit trop tard. Dressée et vibrante telle une incarnation du chaos, Karla Tamblyn contemplait son fils d'un regard aussi froid que scintillant. Cesca ne l'avait rencontrée qu'une fois, des années auparavant, lors d'un rassemblement clanique sur Rendez-Vous. Elle se souvenait d'une femme inébranlable, pleine d'ardeur, qui équilibrait le côté rétif de son mari. Rien à voir avec cette apparition. — Jess, cette puissance qu'elle projette… Elle n'est même plus humaine. — Je sais très bien ce qu'elle est. Quand Caleb Tamblyn appela à l'aide, Karla tendit le bras et lança des flèches de glace dans sa direction. Jess intercepta les projectiles, usant du pouvoir des wentals pour protéger ses oncles épouvantés. Les flèches déviées frappèrent les murs de la grotte. Cesca appela à son secours les nouvelles forces qui l'habitaient ; des voix étranges se mirent aussitôt à résonner dans sa tête. Nous avions peur qu'un wental souillé finisse par réapparaître. Une fraction de notre énergie, désormais séparée de nous, s'est glissée dans les cellules de cette femme. Le wental corrompu a réanimé le corps humain, mais il en est resté prisonnier, incapable de se propager. Il essaie à présent de se libérer de cette terrible mutation, à la fois détruisant et reconstruisant son hôte. Jess s'approcha, mains écartées, comme s'il croyait pouvoir raisonner sa mère. — Karla Tamblyn, lança-t-il d'une voix rauque. Souviens-toi qui tu es vraiment. — Combattez la violence en vous ! s'écria Cesca. L'expression de Karla passa du dégoût à la haine, puis de la haine à la rage. — Je me souviens. Mon petit garçon. Elle lança une nouvelle attaque, cette fois vers son fils, qui vibra sous le choc telle une enclume frappée par un marteau. Tandis que Jess se remettait de l'assaut, Cesca s'adressa aux wentals, hurlant pour couvrir le souffle de la tempête. — Vous ne saviez donc pas ce qui se passait ici ? Vous ne l'aviez pas senti dès le début ? Le wental souillé ne fait plus partie de nous. Son énergie noire déferle dans ses propres courants. Il ne veut que détruire, créer du chaos, augmenter l'entropie. — Donc il faut l'arrêter, conclut Cesca. La femme régénérée s'avança sur les piliers de glace qui lui servaient de jambes. Elle leva un poing menaçant vers Jess, déjà à la limite de ses forces. Cesca ne pouvait pas le laisser combattre seul. Elle rassembla l'énergie qui coulait en elle et dévia le coup suivant pour que Jess ait le temps de se reprendre. Joignant leurs pouvoirs, les deux amants lancèrent la contre-attaque. Alors que Karla encaissait à son tour, Cesca décela une nouvelle menace. Une bonne vingtaine de nématodes fonçaient sur elle, bouches grandes ouvertes, bien décidés à la dévorer. Quand elle avait découvert ces créatures lors des funérailles de Ross, les vers préhistoriques lui étaient apparus étrangement gracieux, séduisants. Aujourd'hui, elle les retrouvait sous la forme de soldats démoniaques enrôlés dans l'armée de Karla, qui cherchaient à l'encercler dans une manœuvre serpentine, hypnotique, pour la séparer de Jess. Cesca choisit d'affronter les vers pourpres afin qu'ils ne s'en prennent ni à Jess ni à d'autres victimes potentielles. Il y avait déjà bien trop de cadavres dans la grotte. L'Oratrice se lança dans la bataille en apprenant sur le tas à user de son corps modifié. Elle commença par imaginer une méthode d'attaque faite de glace, d'énergie lumineuse… et les wentals répondirent à son appel par un flux qui s'écoula autant de son esprit que de ses mains. Deux nématodes explosèrent, un troisième se retrouva congelé sur place. Tandis que Jess bataillait avec le wental souillé, celui-ci semblait piller les souvenirs enfouis dans le cerveau pétrifié, mais intact, de Karla Tamblyn. — Toi… Ross… et Tasia, ta petite sœur. La voix atone ne recelait aucun amour. Pendant ce temps, l'océan primordial de Plumas crachait de plus en plus de nématodes. Le vieux Caleb tenta un assaut désespéré pour venir en aide à Cesca. — Dégagez, saloperies ! Rentrez chez vous ! Il trouva la force de planter sa lance improvisée dans un ver, mais plusieurs autres en profitèrent pour changer de cible. Cesca le protégea d'une nouvelle décharge glacée, ce qui obligea la Vagabonde à se détourner des dizaines de nématodes qui cherchaient à l'engloutir. — Caleb, restez à l'abri ! J'ai besoin de me concentrer. Le vieillard se tourna vers elle, surpris. Cesca eut envie de le repousser loin des vers, mais le contact l'aurait tué. D'ailleurs, pourquoi ne pas se débarrasser des nématodes de cette façon ? Elle posa la main sur la peau membraneuse et gluante du ver le plus proche, mais rien ne se produisit. Les créatures contrôlées par le wental souillé étaient immunisées. Des centaines de vers pourpres grouillaient à présent autour d'elle, à tel point qu'elle ne parvenait plus à lancer ses décharges énergétiques assez vite. Les wentals eux-mêmes étaient distraits par le conflit principal opposant Jess à Karla. Le wental souillé déclencha un tir de barrage auquel Jess eut bien du mal à résister. Les jets mortels frappèrent au hasard mineurs, machines et bâtiments, avant de se concentrer de nouveau sur le jeune Vagabond qui battit peu à peu en retraite. Cesca devinait l'angoisse dans son regard quand il était forcé de riposter, de frapper sa propre mère. Cet instant d'inattention suffit à quatre vers pour s'enrouler autour des jambes de l'Oratrice. D'autres en profitèrent à leur tour, bondissant à une vitesse incroyable pour emprisonner ses bras, sa poitrine. Et serrer. De plus en plus fort. Les adversaires de Cesca se multipliaient plus vite qu'elle ne pouvait les éliminer. Les créatures la recouvrirent peu à peu. Elle lutta de toutes ses forces, mais les vers déployaient une énergie surnaturelle. Comme des pythons sortis d'une antique jungle terrienne, ils se contractaient pour mieux serrer, serrer encore… Elle fut bientôt incapable de bouger. Incapable de se battre. 66 JESS TAMBLYN Jess serra les poings pour tenter de maîtriser les êtres aqueux qui l'habitaient. Ils lui semblaient soudain tout aussi incontrôlables que le wental souillé qui avait pris possession de sa mère. Le tumulte dans sa tête l'assourdissait autant que le vacarme des destructions en cours. Quand Karla lui parlait, les mots sortaient de cette bouche, de ce visage familier qui lui avait tant manqué. Mais la voix creuse était celle d'une étrangère. Elle avançait, entourée d'un voile de brume, sous le plafond endommagé qui émettait de sinistres craquements. — Jess… pourquoi avoir peur de moi ? Tu ne te souviens pas ? Mon petit garçon. (Le corps régénéré se réappropriait peu à peu le don de la parole, mais ânonnait sur un ton dépourvu de la moindre émotion.) Je me rappelle le pull que j'ai tricoté pour tes neuf ans. (Les traits de Karla se détendirent, comme si les souvenirs aidaient la Vagabonde à combattre l'énergie meurtrière lovée en elle.) Je me rappelle aussi ton comper, EA… Tu l'as donné à Tasia, c'est ça ? Et Tasia, où est-elle ? Et Ross ? Mes enfants… Même au cœur du chaos, entouré de nématodes tueurs et d'explosions retentissantes, Jess revit des images de son enfance sous la croûte gelée de Plumas. Karla lui avait appris à conduire son premier véhicule quand il n'avait encore que douze ans. Elle lui avait montré comment utiliser les pompes, comment greffer les conduites d'eau aux vaisseaux pour remplir les citernes. — Toutes ces années sous la glace… Il devait rester une petite étincelle de vie en elle. Une sorte de cryoconservation. Quand je l'ai touchée et qu'elle a commencé à dégeler, j'ai dû lui transmettre une partie de mon pouvoir. Voilà d'où vient le wental souillé. Il n'y a aucune vie en elle. Karla était morte, elle le reste. — C'est faux. Elle est encore là, quelque part. (Jess encaissait les attaques de sa mère sans réagir.) Maman, écoute-moi. S'il te plaît ! Karla poursuivit sa marche en avant. Les voix des wentals retentirent de nouveau avec insistance dans l'esprit de Jess. Ce n'est pas vraiment ta mère. Elle n'est pas vivante. — Mais elle se souvient de moi. Le wental souillé décrypte les signatures chimiques du cerveau gelé. Ta mère n'existe plus. Jess repensa aux précédents wentals souillés. Le septar qui luttait pour son Mage Imperator, le spécex avide de conquérir de nouvelles ruches. Lui avait seulement voulu extirper sa mère de sa tombe de glace. Pas la ramener à la vie. Et pourtant, il était la cause de cette corruption. Nous devons sortir d'elle toute trace du wental souillé. Les créatures élémentales jaillirent de lui sous la forme d'un nuage de gouttelettes abrasives qui se dirigea aussitôt vers Karla. Jess frissonna, ses dents claquèrent. — Ramenez-la ! Sauvez-la ! Ma mère est toujours là. Elle n'existe plus. Ne te fais aucune illusion. Nous devons éliminer la moindre trace d'humidité, traiter chaque molécule. Jess ne pouvait rien empêcher. Les wentals utilisaient son corps comme un conduit qui les canalisait vers leur cible. Il s'adressa à sa mère en silence, la suppliant de l'écouter, de faire de son mieux pour maîtriser l'énergie corrompue. Le Vagabond eut soudain l'étrange impression que Karla cherchait à distraire son attention. Il se força à détourner le regard et découvrit avec horreur les dizaines de nématodes qui enveloppaient Cesca. Elle bougeait encore, se débattait… toujours vivante ! Mais Jess était incapable de lui porter secours car les wentals le dominaient totalement. Malgré la terreur de voir sa compagne en grand danger, il n'était plus qu'une arme. Leur arme. — Sauvez Cesca ! Aidez-la ! lâcha-t-il à travers ses mâchoires crispées. Le wental souillé ne s'est pas propagé dans les vers. Plus Karla Tamblyn nous résiste, moins elle les contrôle. Jess parvint à tendre une main vers sa bien-aimée, mais Karla luttait avec âpreté et réclamait toute sa concentration. — Cesca ! Bats-toi ! L'Oratrice réussit à focaliser ses pensées, à trouver un point d'ancrage qui lui permit de rassembler son énergie et de la libérer dans une décharge surpuissante qui déchiqueta tous les nématodes agglutinés autour d'elle. Cesca se releva, les cheveux saturés d'électricité statique, les yeux remplis d'une force étincelante qui rappelait celle de Karla. Elle s'avança nimbée d'une aura scintillante au milieu des carcasses de vers éparpillées sur la glace. Quand Jess sentit la main de Cesca se refermer sur la sienne, un afflux de puissance déferla en lui comme un torrent qui en rejoindrait un autre. Le couple évoluait désormais à l'unisson, guidé par les entités qui l'habitaient. Jess avait l'impression qu'une force fondamentale s'écoulait de lui, une force dont il avait jusqu'alors ignoré l'existence. Et les wentals s'en nourrissaient. La tornade desséchante tournoya de plus en plus vite autour d'une Karla emprisonnée qui, les mains levées, se défendait en projetant éclairs aveuglants et geysers glacés. Elle déchaîna des vagues de destruction dans toutes les directions, sur tout ce qui pouvait encore être brisé. Les wentals parvinrent peu à peu à lui arracher goutte après goutte d'eau contaminée. Sa peau cireuse se couvrait sans cesse d'une nouvelle couche d'humidité aussitôt emportée par le vent furieux. Jess tenta de contenir la rage des wentals, de les convaincre de sauver sa mère plutôt que l'annihiler, mais la bataille contre le wental souillé logé dans le spécex avait ravagé une planète entière, et le septar possédé avait causé plus de dégâts qu'une armada de croiseurs : les créatures aqueuses devaient arrêter Karla ici même, quitte à sacrifier Plumas dans l'opération. Le corps ivoirin de la Vagabonde tremblait de plus en plus fort au fur et à mesure que l'eau purifiée s'échappait d'elle. Jess gémit, incapable d'altérer le processus en cours. L'expression de Karla s'adoucit, redevint plus humaine, plus… maternelle. Encore un piège ? — Jess… Tu sais ce que tu dois faire. Elle avait stoppé ses attaques et semblait plutôt rentrer en elle-même pour y bloquer le wental souillé, pour abaisser ses défenses. Jess savait qu'elle le faisait exprès, que c'était réellement sa mère qui agissait ainsi. Avec ce qui lui restait de souvenirs, d'essence vitale, Karla combattait l'être perverti qui utilisait son corps. Elle comprenait le danger qu'elle représentait et refusait de prendre part à un tel drame. Oui, aucun doute possible, c'était sa mère. Il en était persuadé. Les wentals avaient beau lui répéter que c'était impossible, le Vagabond percevait les reflets profondément humains qui perçaient, par instants fugaces, dans les yeux de Karla. Les wentals pouvaient-ils donc se tromper ? Et s'ils se trompaient ici, quelles autres erreurs avaient-ils déjà pu commettre ? Cette suspicion naissante lui parut soudain aussi redoutable qu'un wental souillé. C'est pourquoi Jess choisit de la mettre de côté. Il avait déjà pris sa décision : il s'était engagé aux côtés des créatures élémentales et avait même sacrifié son humanité pour se joindre à leurs luttes. Les dégâts causés par le wental souillé étaient évidents, comme ceux causés par ses prédécesseurs. Il fallait le stopper. Sans quitter sa mère des yeux, Jess cessa de résister à l'emprise des wentals. Il jeta toute son énergie dans le sinistre travail en cours et pompa tout ce que Cesca avait à offrir. Il percevait chez sa compagne la force des sentiments humains mêlée à celle des êtres aqueux. Le coup frappa Karla de plein fouet ; elle le reçut avec ce qui ressemblait à un sourire soulagé. Sa peau se rida, se dessécha, finit par se rétracter sur elle-même. La Vagabonde régénérée se momifiait. La tornade créée par les wentals atteignit des sommets de violence jusqu'à ce que le corps de Karla se couvre de fissures, comme une vieille statue éprouvée par le temps. Finalement, Karla Tamblyn se désintégra en volutes de poussière emportées par les ultimes rafales de vent. Une fois la tempête dissipée, il ne restait rien. Aucune trace du wental souillé ni de cette femme qui avait été la mère de Jess Tamblyn. La grotte résonnait du vacarme des conduites crevées, des jets de vapeur et des chutes de morceaux de glace, mais tout cela n'était qu'un vague bruit de fond comparé à la sauvagerie du combat désormais achevé. Rendus à leur état naturel, les derniers nématodes rampèrent lourdement vers leur demeure océanique. Les mineurs survivants se décidèrent peu à peu à sortir. Les blessés pouvaient enfin faire entendre leurs appels à l'aide. Les trois oncles de Jess quittèrent à leur tour leur abri improvisé. — Je n'ai rien compris à ce qui vient de se produire, annonça Caleb. Et je ne suis pas sûr d'avoir envie de comprendre. Jess ne répondit pas. Il aurait dû laisser sa mère dans sa tombe de glace. Pour avoir dérangé son repos, et à cause des pouvoirs qu'il ne maîtrisait pas encore, il avait provoqué ce désastre. — C'est fini, déclara Cesca aux mineurs. Vous êtes de nouveau en sécurité. Vous pouvez commencer à tout remettre en ordre. Le vieux Caleb contempla les ruines de ses yeux injectés de sang. — En ordre ? Avec les hydreux qui attaquent les géantes gazeuses, la Grosse Dinde qui nous cherche des noises, et maintenant ça ? Il n'y a plus aucun ordre nulle part depuis un bon bout de temps. 67 ANTON COLICOS Le grand débarquement commença dès que les premiers croiseurs de Tal O'nh se furent posés sur Hyrillka. Provisions, machines, matériel, plus des milliers d'ingénieurs et d'ouvriers ildirans prêts à se mettre au travail. La planète avait été ravagée deux fois en peu de temps, d'abord par l'attaque hydrogue puis par la folie de l'Attitré Rusa'h. Mais le Mage Imperator ne comptait pas abandonner une de ses colonies, même si le reste de l'Empire vivait une période critique. Dans un premier temps, Anton et Vao'sh accompagnèrent Yazra'h à bord du vaisseau-amiral tandis qu'elle dispensait ses encouragements au jeune Attitré. Celui-ci s'était momentanément retiré – ou caché ? – dans ses quartiers pour mieux s'imprégner de ses responsabilités avant de poser le pied sur Hyrillka. Tal O'nh donnait ses ordres, dirigeait la vaste opération en cours ; Ridek'h, lui, ne pouvait qu'attendre et s'inquiéter. — Je suis déjà épuisé avant d'avoir commencé, lâcha le garçon planté devant la baie du croiseur. Yazra'h, qui regardait ses chatisix se frotter aux jambes du Terrien, reporta son attention sur Ridek'h. — Je suis impatiente d'entamer le gros du travail et vous devriez l'être également. Nous sommes restés trop longtemps dans ce vaisseau. (Elle étira ses bras pour se détendre.) C'est à nous de jouer, Ridek'h. — Mais je ne suis ni guerrier ni ouvrier. J'appartiens au kith des nobles. — Et cela vous empêche de relever un défi ? contra-t-elle, sceptique. Moi aussi j'ai du sang noble, mais je peux vaincre n'importe quel soldat et travailler plus dur que le meilleur ouvrier. Je vous apprendrai à gouverner Hyrillka. Yazra'h rejeta en arrière sa chevelure cuivrée. Anton remarqua son sourire discret, mais farouche. Il se laissa gagner par cette étrange impression que la jeune femme tentait de l'impressionner. — Le remémorant Anton et moi-même aimerions prendre place dans l'une des premières navettes, annonça Vao'sh. Afin de mieux observer le déroulement des opérations. — Devons-nous vraiment descendre à terre tout de suite ? demanda Ridek'h d'une voix plaintive. Tout est plus confortable ici. Plus… organisé. Yazra'h lui adressa un regard dur. — Et les Hyrillkiens, vivent-ils actuellement dans le confort et l'organisation, Attitré Ridek'h ? Votre place est parmi eux, au cœur de leurs souffrances. (La planète emplissait désormais la baie du croiseur.) Exprimez vos doutes en privé. Inutile d'ajouter vos propres incertitudes à celles du peuple, qui reprend espoir du simple fait d'avoir un nouvel Attitré. — Même quelqu'un d'aussi novice que moi ? Yazra'h se tourna vers les deux historiens, le temps de peser les mots dont le garçon apeuré avait besoin. — Seule compte votre attitude devant la population, même si ce n'est qu'une façade. Fort, brave, indomptable. Anton vit le jeune Ildiran rassembler son courage et adopter une posture irréprochable. Le vernis n'était pas bien épais, mais suffisant pour des Hyrillkiens encore sous le choc. — Merci. Je dois descendre à terre. Évidemment. Même si l'astroport d'Hyrillka avait été reconstruit, il ne pouvait accueillir plusieurs centaines de croiseurs à la fois. Sachant reconnaître un goulot d'étranglement quand il en voyait un, Tal O'nh avait chargé son personnel administratif d'élaborer un programme de débarquement précis, divisé en unités gérables dont il ne restait qu'à fignoler les détails. Les vaisseaux richement décorés tournaient à présent en orbite, leurs équipages impatients de rejoindre enfin la surface. Les croiseurs atterrirent par groupes de sept ; les ouvriers déchargeaient le matériel, aidés par les soldats de la Marine Solaire, puis répartissaient le tout sur des véhicules de transport locaux qui filaient ensuite vers les destinations les plus urgentes. Les vaisseaux vides décollaient aussitôt, ne gardant qu'un équipage minimal, pour laisser la place aux suivants. À ce rythme, le débarquement demanderait plusieurs jours pour être mené à terme. Anton, Vao'sh et Yazra'h accompagnèrent le jeune Attitré lors de la quatrième rotation des navettes. Lorsque Ridek'h posa le pied sur la planète traumatisée, la clameur de la fanfare – à laquelle Anton s'attendait vu l'amour des Ildirans pour ce genre de choses – fut noyée par le tumulte assourdissant des opérations en cours. Le garçon semblait avoir du mal à intégrer l'étendue du désastre : les champs saccagés, la terre brûlée, le paysage défiguré. — Regardez tout le travail qui nous attend. Yazra'h chercha à le réprimander et à l'encourager à la fois. — Regardez tous ces ouvriers à la tâche. Regardez tous ces vaisseaux, tout ce matériel. Comment pourriez-vous échouer ? — Nous n'avons pas tout vu, fit remarquer Anton. Et l'histoire nous apprend qu'il est toujours plus difficile de reconstruire que de détruire. Vao'sh ne put qu'approuver. — C'est sur cette pensée que nous bâtirons notre récit, remémorant Anton. Les deux historiens accompagnèrent Ridek'h dans sa première tournée officielle comprenant la capitale et les champs alentour. Voler à basse altitude dans un petit vaisseau d'observation leur permit de mieux appréhender la triste situation. Les Hyrillkiens avaient commencé à déblayer les cendres et à replanter avant même de recevoir une aide extérieure. L'ancien Attitré ayant dédié tous les champs disponibles à la culture du shiing, les réserves de nourriture étaient en chute libre. Soumis, honteux, les gens s'étaient mis au travail avec un acharnement qui exprimait leur désir de faire oublier la rébellion. S'ils continuaient à ce rythme, poussés par leur culpabilité, ils ne tarderaient pas à tomber d'épuisement… et parviendraient peut-être à guérir Hyrillka plus tôt que prévu. Anton sentit son esprit s'embrumer au fil des heures passées à contempler toujours plus de dévastation. Assis à ses côtés, Vao'sh observait sans faiblir, ses grands yeux sans cesse à la recherche d'anecdotes à raconter. Yazra'h, par contre, ne s'asseyait jamais. Elle sermonnait le jeune Attitré dès qu'elle percevait du découragement dans son regard. — Si vous renoncez, ils renonceront tous. Souvenez-vous de la Saga. Mettons que vous soyez le commandant d'un croiseur poursuivi par les vaisseaux noirs des Shana Rei, aussi rapides et intangibles que des ombres, insensibles à vos armes. Vous seriez terrifié, n'est-ce pas ? Ridek'h hésita mais répondit honnêtement. — Oui, bien sûr. — Mais cette terreur, vous la cacheriez à vos troupes, car sinon elles l'éprouveraient avec une intensité sept fois supérieure. Vous devez maîtriser votre peur et vous concentrer sur votre mission. Si vous luttez plus avec vous-même qu'avec le véritable ennemi, la bataille est perdue d'avance. Vao'sh se fendit d'un large sourire. Les couleurs qui parcouraient ses lobes indiquaient qu'il était à la fois amusé et impressionné. — Peut-être avez-vous un peu de sang remémorant dans les veines, Yazra'h. La jeune femme fit la moue, considérant sans doute cette idée vaguement insultante. — J'ai plus de compétences qu'on veut bien le croire. Le Mage Imperator les connaît suffisamment pour me confier l'éducation de l'Attitré. Je sais agir avec honneur, me battre pour une noble cause et apprendre de mes erreurs. Anton, lui, misait sur Ridek'h. Ses faiblesses actuelles découlaient du manque d'expérience, il fallait juste le mettre sur de bons rails. Yazra'h se posta derrière l'Attitré, une main posée sur son épaule, autant pour le soutenir que pour s'assurer qu'il ne perdait pas une miette du paysage ravagé qui défilait sous le vaisseau, une vaste étendue de nialies brûlées et de canaux d'irrigation à sec. Elle prenait sous son aile le nouveau dirigeant d'Hyrillka afin qu'il assume ses responsabilités. Si quelqu'un pouvait se charger de cette tâche, pensa Anton, c'était bien elle. Yazra'h avait de la force et de la confiance à revendre, qu'elle partagerait aussi bien avec son neveu qu'avec toute la population d'Hyrillka. 68 JORA'H LE MAGE IMPERATOR Les hydrogues revinrent dicter leurs instructions encore plus tôt que prévu. Adar Zan'nh et son groupe d'experts s'étaient révélés incapables de fournir à l'Empire de nouvelles armes contre l'ennemi ; faute de pouvoir se battre, Jora'h allait devoir céder au chantage ou signer l'arrêt de mort des Ildirans. Une fois Osira'h repartie vers Dobro, le Mage Imperator avait rappelé à lui quatre des sept cohortes de la Marine Solaire pour monter la garde autour d'Ildira. Les tals Nodu'nh, Lorie'nh, Ur'nh et Tae'nh alignaient plus de mille trois cents croiseurs dans le ciel de la planète mère, mais les hydrogues ne parurent ni impressionnés ni intimidés par cette démonstration de force. Les douze orbes de guerre se contentèrent de couper droit dans les lignes de défense, comme si les innombrables septes de vaisseaux de guerre n'étaient que des feuilles poussées par le vent. Mais les hydrogues n'ouvrirent pas le feu. Pas encore. Jora'h chercha désespérément une contenance. Osira'h n'était plus là pour établir le lien entre les deux espèces, mais d'un autre côté, les hydrogues ne pourraient plus fouiller l'esprit de la fillette à la recherche d'informations confidentielles. Le Mage Imperator descendit du chrysalit, quitta la salle d'audience en laissant derrière lui gardes et serviteurs, puis monta dans l'une des plus hautes tours du Palais. Il marchait comme un homme se dirigeant vers un peloton d'exécution. Je suis le souverain de tous les Ildirans, se dit-il à lui-même. Je contrôle et protège un empire millénaire. Je ferai ce qu'il faut pour le sauver. Quitte à être damné. Son père aurait accepté sans hésitation d'exterminer l'humanité. Cela ne lui aurait causé ni remords ni cas de conscience. Le Mage Imperator Cyroc'h avait pris bien d'autres décisions contestables pour le bien de l'Empire. Mais je ne suis pas comme mon père. Pas encore. Jora'h attendit, silhouette solitaire au sommet de la tour baignée dans le rayonnement de six soleils. Les orbes de guerre scintillants surgirent au-dessus du Palais des Prismes comme un bombardement d'astéroïdes. Le Mage Imperator y vit un énorme poing menaçant prêt à s'abattre sur lui, sur le Palais, sur la ville, au moindre caprice d'un être tout-puissant. Des patrouilles de la Marine Solaire avaient croisé de nouvelles étoiles transformées en champs de bataille, ravagées par le combat mortel opposant hydrogues et faeros. Mais apparemment, la guerre contre les êtres ignés ne forçait pas les hydrogues à se détourner de leurs cibles annexes. Le plus proche des orbes de guerre descendit au niveau du balcon. Une petite sphère s'en détacha telle une goutte de rosée, avec à l'intérieur un hydrogue ayant adopté la forme de ce Vagabond que les habitants des géantes gazeuses imitaient à l'infini. S'agissait-il du même émissaire venu formuler l'ultimatum ? Cela faisait-il une quelconque différence ? Une voix tonitruante émana de la sphère pressurisée. — Nos plans sont à présent limpides. Vous devrez bientôt vous y insérer. Jora'h ne comptait pas se montrer empressé, même s'il n'avait d'autre choix que d'accepter. — Quelles sont vos instructions ? — Nous allons envoyer un petit groupe d'orbes de guerre attaquer la Terre, mais nous comptons sur vous pour éliminer les humains jusqu'au dernier. — Les éliminer ? Alors que les forces terriennes sont aussi puissantes que la Marine Solaire ? — Ce n'est plus le cas. Elles ont été sapées de l'intérieur par leurs propres robots. Vous leur êtes désormais supérieurs en hommes et en armement. Jora'h mit un moment à assimiler l'information. — Pourquoi leurs compers se seraient-ils retournés contre eux ? — Ils ont été programmés en ce sens. Nos alliés, les robots klikiss, vouent une haine sans merci à l'humanité depuis qu'elle a créé des machines douées de conscience. Le Mage Imperator crut discerner une lueur d'espoir dans cet aveu. — Les Ildirans n'ont jamais créé de machines conscientes. Nous en avions convenu avec les robots klikiss, il y a fort longtemps. Alors pourquoi vous en prendre à mon peuple ? — Votre peuple n'a aucune espèce d'importance. Il ne survivra qu'en nous aidant à évacuer ce conflit secondaire. Nous avons un vieil accord à ce sujet avec les robots klikiss. — Vous en avez aussi un avec nous. — C'est bien pourquoi vous ne serez pas éliminés si vous remplissez votre rôle. (L'émissaire ajouta, menaçant :) Des orbes de guerre iront se poster sur plusieurs mondes ildirans pour s'assurer de votre coopération. Puis, sur un ton dépourvu de la moindre émotion, l'hydrogue décrivit méthodiquement la stratégie menant à l'extinction de l'espèce humaine, un scénario dans lequel la Marine Solaire donnait le change aux humains pour mieux les trahir quand ils seraient le plus vulnérables. Un vent froid soufflait sur Jora'h, qui sentit tout son corps se glacer. Mais il était forcé de rester et d'écouter. 69 ADAR ZAN'NH Zan'nh tenta de replonger dans son labeur quotidien dès le départ des hydrogues. Il remplissait concurremment les fonctions d'adar et de Premier Attitré, se sentant aussi inutile d'un côté que de l'autre. Sa flotte – quatre cohortes entières – n'avait même pas été autorisée à tenir tête aux orbes de guerre ! Une femme, une de plus, pénétra dans les appartements où le Premier Attitré assurait son devoir de reproduction. Membre du kith des remémorants, sa partenaire d'un soir était, à sa façon, aussi jolie qu'intelligente. Une vaste gamme de couleurs peignait ses émotions sur son visage. Pour la combler pendant l'amour, il suffisait de guetter cette teinte vert doré qui indiquait le plaisir. Zan'nh n'était pas né avec la distinction de Premier Attitré, mais le Mage Imperator lui avait enjoint d'endosser cette responsabilité. Ces moments sensuels représentaient aussi une charge, à tel point qu'il avait déjà commencé à oublier les noms des premières femmes avides de s'accoupler avec lui. Zan'nh aurait peut-être trouvé cette besogne plus facile s'il n'était né que de sang noble, mais comme la moitié de ses gènes provenait d'un kith dévolu aux tâches militaires, il était plus doué pour les stratégies guerrières que pour les rencontres romantiques. Heureusement, les Ildiranes qui venaient à lui ne semblaient pas s'en préoccuper. — Vous avez honoré mon kith, déclara la remémorante, une lueur bleu ciel sur le visage. Je suis certaine que notre enfant sera fort et sain. Zan'nh prit soin de lui caresser la joue, les épaules, même si tout le processus le mettait vaguement mal à l'aise. Son père, lorsqu'il était Premier Attitré, avait couvert ses amantes de cadeaux tandis qu'une horde de fonctionnaires maintenait le registre des naissances. Zan'nh aurait préféré se consacrer entièrement à ses obligations militaires, surtout en ce moment. Il n'avait toujours pas trouvé d'arme efficace contre les hydrogues ! — Il est important que nous fassions tous notre devoir. Pour le bien de l'Empire. La remémorante revêtit ses habits colorés, s'inclina et sortit. Médecins et fonctionnaires se jetèrent sur elle pour l'examiner dès qu'elle posa le pied dans le couloir. Pendant ce temps, un groupe de conseillers sélectionnait déjà une candidate pour le lendemain. Zan'nh poussa un long soupir. Il n'était pas fait pour ce genre de plaisirs, pour accueillir femme sur femme dans sa couche. La trahison de Thor'h lui restait en travers de la gorge et il n'éprouvait aucune joie à remplacer son frère. Quelqu'un d'autre devrait s'acquitter de cette tâche. Son esprit, déjà, se concentrait de nouveau sur des préoccupations stratégiques. Il n'avait aucun droit d'évaluer l'honneur ou la sagesse de ce que son père avait dû promettre aux hydrogues. Tromper et détruire les Forces Terriennes de Défense ? Zan'nh n'avait jamais vraiment aimé les humains, leur empressement à se répandre, à coloniser planète après planète. Adar Kori'nh lui avait raconté comment ils avaient profité de l'épidémie de peste aveuglante pour s'emparer de Crenna avant même que la Marine Solaire ait fini d'évacuer les derniers survivants. Zan'nh, lui, avait vu ce moissonneur d'ekti de la Hanse s'installer sur Qronha 3 – une planète ildirane – sans demander l'autorisation. D'un autre côté, les humains savaient faire preuve d'un altruisme surprenant. Sullivan Gold avait risqué – et perdu – de nombreuses vies pour sauver des Ildirans le jour où les hydrogues avaient attaqué la cité des nuages. Une telle hardiesse aurait mérité de figurer dans La Saga des Sept Soleils, au lieu de quoi on avait empêché ces ouvriers héroïques de regagner leur foyer. Et ce serait peut-être eux qui trouveraient la solution qu'aucun Ildiran n'était capable d'imaginer. Dès que Zan'nh eut quitté ses appartements, un messager se précipita vers lui. — Adar… Premier Attitré ! Le Mage Imperator vous réclame sur-le-champ ! Le commandant de la Marine Solaire suivit l'homme essoufflé jusqu'à la salle d'audience de la hautesphère où s'agitait une foule de fonctionnaires et de courtisans. Jora'h descendit de l'estrade pour venir à sa rencontre. Zan'nh s'inclina et salua son souverain. — Adar, les hydrogues ont donné leurs instructions. J'ai déjà dépêché des courriers pour répercuter mes ordres. J'ai aussi envoyé un message sur Dobro, pour informer Osira'h au cas où les hydrogues continueraient à lire dans ses pensées. Zan'nh gardait les yeux rivés sur les marches qui menaient au chrysalit. — En quoi puis-je vous être utile, Seigneur ? — Partez immédiatement pour la Terre. Voici ce que vous direz au roi Peter… 70 BASIL WENCESLAS Basil patientait avec Eldred Cain et OX dans l'ambiance feutrée de l'infirmerie du Palais des Murmures. Sarein avait bien tenté de l'accompagner, mais Basil le lui avait interdit. Il y avait certaines choses qu'elle ne devait pas voir. Idem pour le capitaine McCammon, qui semblait s'être pris de sympathie pour le roi. Était-ce donc si facile de retourner sa veste ? Heureusement, Basil s'apprêtait à y mettre un terme. Le prince Daniel gisait inanimé, avachi, mais cela aussi allait bientôt changer. En désespoir de cause plutôt que par véritable choix. Les médecins entamèrent la procédure de réveil ; l'autre option dont disposait Basil prendrait trop de temps. Daniel est toujours incompétent même s'il a été puni de ses abus par de longs mois de cauchemars, pensa le président. Il croisa les mains derrière son dos et maudit le jeune homme au teint blafard. Mais parfois, il faut savoir choisir entre la peste et le choléra. Malgré sa conduite navrante, Daniel ne s'était jamais opposé aux décisions de Basil pour la bonne et simple raison qu'il n'était pas assez intelligent pour ça. Il n'était pas censé réfléchir, juste répéter ce qu'on lui disait de répéter. Avec Peter, l'ancien Raymond Aguerra, Basil avait jeté son dévolu sur quelqu'un de trop malin, de trop actif. Une erreur qui ne se reproduirait pas. Le comper Précepteur attendait en silence, aussi figé que le prince autrefois grassouillet. Dès que Daniel aurait récupéré – rapidement – de son long sommeil, OX tenterait de nouveau de lui inculquer les connaissances nécessaires. Après l'injection des stimulants, mais avant que le jeune homme sorte de l'inconscience, Basil poussa un long soupir teinté d'amertume. — Je suis convaincu que le roi ne changera jamais malgré les nombreuses mises en garde dont il a fait l'objet. (Le président arpenta la pièce tandis que Daniel poussait ses premiers grognements.) Pire que tout, Peter a accumulé ces derniers temps un soutien populaire qui devient problématique. Même quand il refuse d'obéir aux ordres, le peuple applaudit des deux mains. — Monsieur, le peuple est censé l'adorer, objecta Cain. Le roi est là pour ça. En ce sens, on peut donc dire qu'il remplit admirablement sa fonction. — Pas s'il la remplit sans tenir compte de mes instructions ! En fait, nous l'avons trop bien éduqué. Il finit par se croire plus important qu'il n'est en réalité. Après avoir divulgué, allez savoir comment, la grossesse d'Estarra, voilà qu'il phagocyte les médias en profitant de la révolte des compers. Je n'aime pas qu'on se moque de moi. (Il secoua la tête d'un air las.) Je n'aurais jamais pensé regretter un jour cet imbécile de roi Frederick. — Mais tout a tourné à notre avantage, monsieur le Président. (Cain s'obstinait à afficher un optimisme insupportable.) Et il avait raison pour les compers Soldats. Il serait illogique de lui en vouloir pour ça. — Il n'a agi ainsi que pour me blesser. Plus nous lui mettons la pression, moins il coopère. — Peut-être devrions-nous envisager une autre stratégie. Mettre la pression ne s'avère pas toujours constructif. Basil supportait de moins en moins les commentaires de son adjoint. — Le prince Daniel est l'autre stratégie. Les stimulants réveillaient peu à peu le garçon comateux, qui s'agita, gémit, puis finit par vomir. Les médecins se précipitèrent pour le nettoyer et analyser ses signes vitaux. Le prince crispa les doigts, battit des paupières ; une longue plainte franchit la barrière de ses lèvres avant qu'un nouveau haut-le-cœur le plie en deux, mais après des semaines de solutions nutritives, son estomac n'avait déjà plus rien à rendre. Les praticiens purgèrent le sang du prince tout en lui fournissant les dernières doses de stimulants nécessaires à son éveil. Le jeune homme gémit encore plus fort et reprit enfin conscience ; sa peau blême luisait d'une fine couche de sueur, ses yeux injectés de sang rivés sur le plafond comme s'il essayait de se rappeler comment voir. Il luttait visiblement pour effacer de sa rétine les images de ses cauchemars. — Où suis-je ? demanda-t-il d'une voix grinçante. Basil se pencha vers lui et le scruta d'un œil torve. — Vous vous trouvez là où se joue votre avenir. C'est la dernière chance qui vous sera jamais accordée. (Basil jeta un regard méprisant à l'équipe médicale, l'odorat agressé par les relents de vomi et de médicaments.) Tout prend toujours plus de temps que prévu. Je remonte dans mon bureau, appelez-moi quand il sera assez lucide pour comprendre ce qu'on lui dit. Et pressez-vous. Je n'ai pas que ça à faire. Daniel parvint à s'asseoir quand il se sentit un peu moins groggy. Plus pâle que la mort elle-même, il était d'abord passé par un état de choc post-traumatique avant de hurler pendant dix bonnes minutes. Basil n'avait pas assisté à cette scène déplaisante. C'était Daniel qui devait, seul, se rendre compte de sa triste situation. Les bras du prince avaient été entravés, plus pour lui rappeler son statut de prisonnier que par réelle précaution : il était trop faible pour tenter quoi que ce soit. Lorsque Basil, OX et Cain revinrent le voir, il avait eu tout le temps de se rappeler ce qu'il avait fait pour mériter une telle punition. Il avait désobéi au président, quitté le Palais des Murmures et – détail le plus impardonnable – s'était comporté de manière incroyablement stupide au vu et au su de tous. Son coma peuplé de cauchemars et sa déchéance physique avaient alors représenté une sentence appropriée. Le prince Daniel ne risquait plus d'oublier avec quelle facilité il pouvait être écrasé. Le garçon tremblait de peur à la seule vue du président planté à côté de son lit. Basil n'avait même pas besoin de le menacer. — Monsieur Cain, rappelez-moi pourquoi nous avons amené OX. Les compers nous ont pourtant posé quelques soucis ces derniers temps. — OX a été construit des siècles avant les compers Soldats et leurs modules klikiss. Il n'y a rien à craindre de lui. — Mais pourquoi est-il ici avec nous ? insista Basil. — Parce qu'il doit être au courant, monsieur le Président. OX va faire de son mieux pour éduquer le prince. Croyez-moi, c'est la meilleure chose à faire. Daniel respirait si fort et si vite qu'il risquait à tout moment d'entrer en hyperventilation. OX lui résuma les événements qui avaient secoué la Hanse durant sa période de coma. L'effet de la seconde série de médicaments se dissipait peu à peu, laissant le prince dans un état de malaise général, avec un sale goût dans la bouche. Il avait beaucoup maigri. Un bon début. Terrifié, les paupières battantes, le garçon regarda tour à tour le comper et le président en essayant de reprendre le contrôle de lui-même. Il secoua la tête comme un chien mouillé qui tentait de comprendre ce qui lui était arrivé, puis il but avidement un verre de jus de fruits bourré de sucre et d'électrolytes. Daniel devait se demander pourquoi il était encore en vie. — Et maintenant, que… va-t-il m'arriver ? bredouilla-t-il quand OX eut fini son rapport. — Ça dépend. Vous êtes toujours en disgrâce. (Daniel tressaillit.) La question est de savoir si vous pouvez encore vous amender ou s'il vaut mieux vous éliminer. J'aimerais éviter de perdre du temps en reprenant tout de zéro avec un nouveau candidat, mais je n'ai pas non plus envie de perdre du temps avec vous si vous n'avez pas retenu la leçon. — J'ai retenu la leçon ! Laissez-moi sortir. S'il vous plaît. Basil scruta le jeune homme transi en s'interrogeant sur les cauchemars qui étaient venus le hanter durant son sommeil artificiel. — Facile à dire. Mais avez-vous vraiment changé ? Avez-vous intégré votre rôle au plus profond de vous-même ? (La voix de Basil était aussi coupante qu'un scalpel.) Si nous avons encore le moindre reproche à vous faire, vous finirez dans un sac d'engrais sur une colonie quelconque. Inutile de gaspiller des ressources pour vous maintenir en vie. — Non ! Vous n'aurez plus rien à me reprocher. Je vous le promets. Basil plongea son regard dans celui de Daniel. Le prince donnait l'impression de littéralement suer de la peur. — Pourrez-vous être le roi que Peter n'est pas ? Daniel déglutit bruyamment, rassembla son courage et prit une grande inspiration. — Je serai le roi qu'il vous faut. Il a eu sa chance. C'est mon tour. — Ce sera votre tour quand je le déciderai. — Alors décidez-le, monsieur le Président. Je vous en prie. (Ses lèvres tremblaient.) Mais pitié, ne me tuez pas. Je veux être prince. Le prince. — Ce n'est pas un prince que je cherche, précisa Basil en contournant le lit. Je cherche un nouveau roi. OX choisit cet instant pour intervenir dans la conversation. — Je dispose du programme d'enseignement adéquat, monsieur le Président. J'ai juste besoin de la coopération de mon élève. Basil posa un œil agacé sur le comper. — Je ne ferais pas trop de vagues si j'étais toi, OX. Je te rappelle que Peter était aussi ton élève. — Je promets de faire tout ce que OX me dira de faire ! s'écria Daniel en se tournant vers le robot qu'il avait tant détesté. Basil considéra cette soumission comme un signe encourageant. Peter n'avait jamais montré une telle servilité, même au début. Quand Daniel se mit à pleurnicher, Basil le sermonna aussitôt. — Arrêtez ça. Un roi ne pleure pas. Daniel se raidit sur son lit, à deux doigts de perdre l'équilibre. Il pourrait marcher de nouveau dans quelques jours. Le prince se ressaisit, exhumant de sa mémoire les conseils de maintien prodigués par OX. Une transformation spectaculaire. Basil sourit à Cain et reprit d'une voix douce et affable : — Très bien, Daniel. Vous m'avez convaincu. 71 OSIRA'H Un cotre transportant quarante-neuf Ildirans arriva sur Dobro directement depuis le Palais des Prismes. Le messager demanda aussitôt à parler à l'Attitré, incapable de préciser s'il s'agissait pour lui de Daro'h ou d'Udru'h. Humains et Ildirans avaient tous rejoint l'astroport pour savoir ce qui se passait. Le messager reconnut la fillette hybride dans la foule. — Le Mage Imperator exige que la jeune Osira'h entende ce que j'ai à dire. Moins de une heure plus tard, l'homme délivra son sinistre communiqué dans les appartements du nouvel Attitré. — Les hydrogues sont revenus sur Ildira poser leurs conditions. Adar Zan'nh doit se rendre sur Terre avec ses croiseurs en prétendant offrir aux humains la protection de la Marine Solaire. — Et ce ne sera pas le cas ? questionna Udru'h. — Je ne peux pas vous en dire plus. Une grande partie de la Marine Solaire a reçu l'ordre de rejoindre Ildira en vue d'un déploiement massif. Osira'h resta silencieuse pour mieux masquer sa colère. La pointe acérée de l'amertume lui perçait le cœur. La facilité avec laquelle son père avait cédé lui donnait envie de pleurer. — Le Mage Imperator a donné son accord ? demanda Daro'h, incrédule. — Il va sauver l'Empire, riposta sèchement Udru'h. Grâce à Osira'h. Quand son oncle se tourna vers elle, sourire aux lèvres, la fillette faillit vomir. — Pourquoi mon père voulait-il que je sois au courant ? — Je suppose que le Mage Imperator souhaitait que tu te réjouisses d'avoir mené ta tâche à bien, reprit Udru'h. Que tu saches que notre travail avait été utile, que le programme d'hybridation n'était pas une perte de temps. Osira'h se força à regarder ailleurs. La connexion avec les hydrogues était toujours présente, potentiellement, dans son esprit, mais elle l'avait coupée pour ne pas laisser les habitants des géantes gazeuses lui soutirer des informations. Elle espérait ne jamais avoir à communiquer de nouveau avec ces consciences étrangères, troublantes. Si Udru'h parvenait à cacher des choses au Mage Imperator, alors elle parviendrait à en cacher aux hydrogues. — Vous avez abattu les clôtures, dit-elle à Daro'h. Vous avez libéré les prisonniers. Allez-vous leur annoncer à présent que leur espèce est condamnée ? Ou allez-vous juste les laisser vaquer tranquillement à leurs occupations en attendant que les hydrogues viennent les éliminer ? L'Attitré leva les mains, sur la défensive. — Je n'ai aucun pouvoir sur les hydrogues ! — Pourquoi avertir les humains au risque de les rendre incontrôlables ? (Udru'h s'adressa au messager :) Je souhaite retourner sur Ildira avec vous. Mon travail ici est terminé. Je pense que le Mage Imperator aura besoin de mes conseils en ces temps difficiles. Quand la nuit de Dobro eut poussé les Ildirans à s'enfermer dans leurs logements bien éclairés, les anciens captifs humains se réunirent pour discuter à voix feutrée. Les bâtiments collectifs avaient été nettoyés de fond en comble, puis équipés de nouveaux meubles et de nouveaux lits. Hommes et femmes, ainsi que leurs enfants purement humains, avaient à présent la possibilité de construire leurs logements hors des limites du village. Ils pouvaient également fonder de vraies familles comme bon leur semblait, sans suivre les appariements décidés par les médecins ildirans. Mais ce n'était pas parce que Daro'h avait fait tomber les murs de leur prison qu'ils étaient réellement libres. Osira'h savait que cet avenir prometteur n'était qu'une cruelle illusion. Elle avait essayé d'entretenir un filet d'espoir, mais son père l'avait trahie aussi brutalement qu'elle l'avait craint. Les révélations du messager avaient sonné le glas de ses chimères. Même si leur espèce était bientôt appelée à disparaître, ces humains-là devaient au moins connaître la vérité. Enfin. Le nouvel Attitré ne leur avait pas ouvert ses archives, ne leur avait pas montré les images de l'immense vaisseau-génération qui avaient transporté leurs ancêtres depuis la Terre et, surtout, ne leur avait pas expliqué comment leur patrimoine génétique avait été mêlé à celui des Ildirans dans l'espoir d'obtenir ce mythique hybride télépathe. Toutes ces générations emprisonnées sur Dobro… pour rien. Mes parents ont accompli par la seule force de leur amour ce qu'aucune hybridation forcée n'était parvenue à réaliser. Et dans quel but ? Pour qu'elle précipite la fin de l'humanité ? Ce soir-là, pendant la réunion secrète, même Nira ne put s'empêcher de grimacer d'horreur en découvrant les tenants et les aboutissants de toute l'histoire, conclue par la terrible décision récemment prise par Jora'h. Les descendants des passagers du Burton découvrirent qu'ils avaient été non seulement exploités, mais aussi dupés. Ils n'étaient que des pions dans une partie d'échecs qui allait s'achever par la disparition de leur espèce. — La grande question, c'est de savoir ce qu'on va faire de tout ça, commenta Stoner. — Nous devrions nous montrer reconnaissants envers le nouvel Attitré, déclara une vieille femme. Notre quotidien s'est beaucoup amélioré. Le reste ne nous concerne pas. Osira'h, en colère, répliqua sèchement : — Et c'est tout ? (Elle interpellait chaque personne du regard, ces gens élevés en captivité qui ne connaissaient que la vie en cage, les femmes violées, les hommes obligés de donner leur sperme.) Vous ne serez jamais autorisés à quitter Dobro. En fait, vous y serez sans doute exterminés en même temps que les autres humains du Bras spiral. — Mais nous sommes libres à présent ! s'exclama un homme au crâne dégarni. Nous avons tous entendu les promesses de l'Attitré. Affligée, Nira scruta les ténèbres qui s'étendaient à l'extérieur du bâtiment. — Vous faites vraiment confiance à un Attitré de Dobro ? Pensez à ce qu'Udru'h m'a fait subir. À ce qu'il vous a fait subir à tous. Et maintenant, la trahison de Jora'h… (Elle ferma les yeux.) Je n'arrive pas à y croire. Osira'h posa une main sur le bras de sa mère. — Pourtant, il faut y croire. La fillette sentit l'ambiance se modifier dans la pièce au fur et à mesure que les gens saisissaient l'incroyable gravité de la situation. La colère combattait l'incrédulité, le désir de vengeance luttait avec l'envie de vivre enfin libres et en paix, de prendre un nouveau départ. Stoner serra les dents, baissa la tête et reprit la parole de sa voix profonde : — Que pourrait-on faire ? On ne sait pas se battre, on n'a aucun moyen de pression. Faut-il s'adresser à Daro'h ? Lui demander d'agir en notre nom ? Nira l'interrompit brutalement, comme si elle venait enfin d'intégrer l'idée même de vengeance. — Daro'h a beau être l'actuel Attitré, ce n'est pas lui le responsable de nos malheurs. Osira'h ferma les yeux à son tour, se forçant à repousser les souvenirs agréables de son oncle et mentor, tous les bons moments passés avec Udru'h, l'amour et l'admiration qu'il avait montrés à son égard. Il allait bientôt quitter Ildira et l'avait invitée à partager un dernier repas le lendemain soir. Pour les anciens prisonniers, ce serait l'occasion parfaite de mettre leur plan à exécution. — Nous savons tous qui commandait ici, conclut-elle. Nous savons tous qui est le vrai coupable. 72 SULLIVAN GOLD La salle des machines du croiseur bourdonnait autant des discussions de l'équipage que de la vibration des propulseurs interstellaires. Le niveau d'urgence avait bondi en flèche depuis que les hydrogues avaient délivré leurs sinistres instructions, mais pour autant que Sullivan puisse en juger, les Ildirans n'avaient toujours pas percuté. L'ingénieur Shir'of lui fit signe de le suivre, avec Tabitha, pour une visite guidée de la machinerie. Le petit groupe descendit en file indienne les marches métalliques s'enroulant autour de grandes cuves et de tuyères remplies d'ekti brûlant. L'Ildiran leur montra tout, sans exception : chaque pont, chaque pièce, chaque appareil. Sullivan compta trois fois plus de personnel qu'il aurait estimé nécessaire à la bonne marche des opérations. Il se massa les tempes, incommodé par le tumulte incessant ; Lydia lui manquait, ainsi que leurs enfants et petits-enfants. Si on arrive à quelque chose avec tout ça, les Ildirans nous laisseront rentrer chez nous. À condition que l'adar tienne parole. Tabitha absorbait la moindre bribe d'information avec un mélange de mépris et de fascination. Elle avait vite abandonné l'idée de prendre des notes sur le pad de données ildiran fourni par Klie'f. — Ils devaient déjà utiliser le même il y a deux cents ans, dit-elle en désignant l'appareil. Shir'of sourit, comme s'il s'agissait d'un compliment. — Une fois parvenus au summum de notre technologie, pourquoi chercher à l'améliorer ? Il ne semblait pas percevoir la faille dans son raisonnement. — Sauf que maintenant, vous êtes dans les ennuis jusqu'au cou, lui répondit Tabitha. Après des générations d'attentisme, vous ne savez plus innover. Quand ils rejoignirent le centre de commandement, Adar Zan'nh ne perdit pas une seconde en salutations protocolaires. — Montrez-moi vos avancées. Le temps presse, je dois me rendre sur Terre immédiatement. Si vous n'avez rien trouvé de significatif quand je reviendrai… L'officier laissa la menace planer dans l'air. — Nous n'avons eu que quelques jours pour nous pencher sur le problème, se défendit Sullivan. — Oui, en général je demande au moins une semaine pour inventer de quoi vaincre l'invincible, ironisa Tabitha. Je ne conçois pas une nouvelle arme apocalyptique tous les matins au petit déjeuner, et je ne parle même pas de la fabriquer. Sullivan se tourna vers elle. — N'empêche, c'est ce que nous devons réussir à faire. Tabitha fit craquer les articulations de ses doigts, l'esprit déjà replongé dans les arcanes de cet épineux problème. Des points lumineux à l'écran indiquaient la position des mille trois cents vaisseaux qui se réunissaient peu à peu en orbite, venus de tout l'Empire ildiran. — Donc on doit se contenter de ce qu'on a sous la main. La vraie question, c'est de savoir comment utiliser la Marine Solaire différemment. Sullivan considéra l'activité incessante qui régnait dans le centre de commandement. Les soldats qui n'étaient pas penchés sur leurs stations allaient et venaient en un flux constant ; le pont du croiseur évoquait une rue envahie par la foule. — Voilà comment je vois les choses. (Tabitha se mordit la lèvre inférieure.) La seule façon connue de détruire un orbe de guerre sans être une boule de feu guidée par les faeros, c'est de lui rentrer dedans avec un gros vaisseau, comme l'a fait ce commandant ildiran. Ça ne vous dirait pas de construire un petit millier de croiseurs vides pour les leur balancer dessus ? — Ils n'ont pas besoin d'être vides, répliqua Zan'nh, insensible à la plaisanterie. La Marine Solaire dispose de sept cohortes. Nous pouvons avoir recours à cette stratégie en dernier ressort. Sullivan prit tout à coup conscience qu'il n'avait jamais vu l'ombre d'un robot chez les Ildirans. — Regardez vos équipages pléthoriques ! Vous n'avez donc pas de systèmes automatisés pour limiter les pertes en cas de grosse bataille ? L'adar secoua la tête. — L'Empire ildiran n'a pas de machines conscientes. Rien qui ressemble de près ou de loin à vos compagnons électro-robotiques. Cela faisait partie de notre accord avec les robots klikiss. (Il prit garde à ne laisser transparaître aucune émotion.) Encore un choix regrettable. — Tout est fait manuellement ? s'enquit Sullivan, incrédule. — Nous ne manquons pas de main-d'œuvre. Tabitha leva les yeux au ciel. — Vous voulez dire que lorsque votre Adar Kori'nh a jeté tous ses croiseurs sur l'ennemi, chacun d'eux avait un équipage complet à bord ? — Un équipage minimum, en tout cas. Il n'y avait pas d'autre solution. Sullivan se demanda ce que les Ildirans considéraient comme « minimum ». — Laissez-moi vous expliquer deux ou trois petites choses sur les pilotes automatiques, suggéra Tabitha. 73 KOLKER Quand le prêtre Vert atteignit le sommet d'une des tours du Palais des Prismes, il parvint presque à s'imaginer dans la canopée de la forêt-monde. La douce lumière des six soleils caressa langoureusement sa peau émeraude. Mais depuis que le surgeon lui avait été arraché dans la chambre de méditation du Mage Imperator, plus rien ne parvenait à le contenter : il avait perdu le seul moyen possible de se connecter aux arbremondes. Le souverain ildiran était un monstre. Nul doute que d'autres trahisons du même genre se préparaient à l'instant même. Le ciel était strié par les traînées d'échappement de centaines de vaisseaux enrôlés dans une activité frénétique ; toute la population d'Ildira semblait se préparer à un événement majeur. Les croiseurs réalisaient des manœuvres complexes par petits groupes. En temps normal, les Ildirans auraient pris le temps d'applaudir ce spectacle, mais ils étaient à l'heure actuelle bien trop concentrés sur leurs tâches. En orbite haute, Tal Lorie'nh et Tal Tae'nh avaient déjà commencé à regrouper les croiseurs qui seraient envoyés sur Terre pour prendre part à l'embuscade tendue par les hydrogues. La plupart des Terriens captifs ayant eux aussi été mis à contribution, Sullivan et Tabitha compris, Kolker ne s'était jamais senti si déconnecté, à la dérive. Tery'l rejoignit le prêtre Vert sans y avoir été invité, mais respecta son silence. Difficile de savoir si la rencontre était fortuite ou si le vieux lentil l'avait délibérément cherchée, toujours est-il que les deux hommes, assis côte à côte, contemplèrent ensemble la forêt d'immeubles cristallins. Même si Kolker avait envie qu'on le laisse en paix, il éprouvait aussi le besoin de parler à quelqu'un. Il avait juste du mal à faire le premier pas vers cet étrange Ildiran trop religieux à son goût. — Je me sens si seul, finit-il par bredouiller. — Pas moi. Je ne me sens jamais seul. (Les yeux laiteux du vieillard contemplaient des cieux si éclatants que le prêtre Vert peinait à les observer.) À mon âge, la vision se brouille, la brume s'épaissit. Je dois planter mon regard dans les soleils pour que leur lumière pénètre en moi. Mais heureusement, la Source de Clarté brille toujours avec force dans mon esprit. Les rayons-âmes me réchauffent et me réconfortent. (Il saisit d'une main noueuse son médaillon réfléchissant.) Kolker, mon ami, cela m'attriste que vous ne ressentiez pas la présence du thisme. Si vous pouviez vous connecter au réseau mental, vous unir à tous les Ildirans, vous ne seriez jamais seul. — Je sais ce qui m'aiderait à me sentir moins seul et ce n'est pas votre thisme. Kolker se détourna. Même s'il avait désespérément besoin de discuter, il avait du mal à se mettre au diapason d'une personne si satisfaite de sa condition. Comprenant qu'il n'était pas le bienvenu, le lentil se releva avec lenteur, comme une vieille machine dont les rouages n'auraient plus été correctement entretenus. — Vous ne diriez pas cela si vous compreniez mieux ce dont je parle. Le prêtre Vert soupira. Après tout, puisque Tery'l était là, autant l'écouter. Peut-être le vieil homme parviendrait-il à lui changer les idées. — Attendez. Restez. (L'amertume de Kolker transparut dans sa voix. Il ne pensait qu'au surgeon détruit.) Allez-y. Je suis tout ouïe. 74 NIRA Quand Osira'h rejoignit Udru'h dans ses appartements pour partager un dernier repas avant que l'ancien Attitré quitte la planète, Nira et les autres captifs en profitèrent pour finaliser leur plan. Udru'h prétendait que la jeune hybride lui manquerait et pensait que celle-ci partageait ses sentiments. Ce monstre comptait bien laisser Dobro derrière lui, afin d'y enterrer tous ses crimes comme s'ils n'avaient tout bonnement jamais existé. Nira refusait que son tortionnaire s'en sorte si facilement. La prêtresse Verte le détestait pour tout ce qu'il lui avait fait subir, aussi bien physiquement que moralement. Elle se souvenait d'avoir été si heureuse quand elle avait découvert sa première grossesse. Osira'h était l'enfant de Jora'h, l'enfant de l'amour, ce qui représentait une expérience inédite pour un Premier Attitré dont les fonctions paternelles s'arrêtaient à la transmission de ses gènes. Ils avaient souhaité élever leur fille au Palais des Prismes, l'entourer de leur affection… jusqu'à ce que l'horreur s'abatte sur eux. Depuis qu'elle savait ce que Jora'h et les hydrogues complotaient contre l'humanité, Nira se demandait jusqu'à quel point le Premier Attitré avait été sincère avec elle. Durant toutes ses années de captivité, elle s'était raccrochée à son amour pour lui, et voilà qu'à présent elle ne voyait plus que le « Mage Imperator », quelqu'un qui avait asséché son propre cœur en s'installant dans le chrysalit. Ce soir-là, les humains en colère se réunirent pour demander à Nira de les guider. Ils allaient enfin montrer aux Ildirans toute l'étendue de leur colère. — En vous libérant, vos geôliers vous ont donné un pouvoir qu'ils n'imaginent même pas, déclara-t-elle d'une voix ferme. Depuis des générations, les Ildirans vous pensent dociles et sans défense. Aujourd'hui, vous allez leur prouver que vous êtes bien plus que de simples pions. Aujourd'hui, nous effaçons le passé, nous traçons un chemin pour notre avenir. Et nous verrons si Daro'h tient ses promesses. Nira se tourna vers ses enfants hybrides. Elle n'avait eu aucun mal à les soustraire aux Ildirans : même les lentils ne leur prêtaient plus guère attention depuis que l'Attitré avait fermé le camp de reproduction. Sans expériences à mener, cette fratrie ne leur servait plus à rien. Stoner suivit le regard de la prêtresse Verte. — Ils seront en sécurité, là-dehors ? Et si les gardes rappliquent ? — Ils doivent assister à cet événement. Pour le symbole et plus encore. Osira'h avait tout raconté à ses frères et sœurs. Comment on les avait trompés, comment on avait utilisé leurs pouvoirs pour sauver un Empire qui s'apprêtait en retour à exterminer le peuple auquel appartenait leur propre mère. Même Rod'h, le fils d'Udru'h, n'avait pas contesté la véracité de l'histoire. Les enfants avaient décidé de rester avec Nira. Les anciens prisonniers sortirent du bâtiment en file indienne, munis de torches improvisées, comme une équipe prête à rejoindre les ravines pour en extraire les précieux fossiles opalescents. Les Ildirans adoraient la lumière, craignaient l'obscurité ? Eh bien, Nira et les siens leur préparaient un feu de joie qu'ils n'oublieraient pas de sitôt. Ils se rassemblèrent devant les installations du camp d'élevage. Même ceux qui n'avaient jamais songé à se révolter haïssaient ces baraquements. Nira prit une torche et l'appliqua sur le mur le plus proche. — Brûlez tout. Sept grands bâtiments, d'innombrables pièces, des siècles de souffrances. Les flammes léchèrent les planches et se répandirent rapidement le long des murs. Les enfants de Nira aidèrent leur mère à multiplier les départs d'incendie, puis tous les humains se joignirent à la fête. Un vent puissant se leva, comme avide de nourrir le feu. Nira vit le brasier gagner en férocité ; le bois craquait, des étincelles jaillissaient dans l'air nocturne. L'intense clarté finit par attirer l'attention des Ildirans calfeutrés dans leur village. Gardes, médecins et autres lentils sortirent de leurs habitations en brandissant des illuminateurs. — C'est pas suffisant ! hurla Ben Stoner. Brûlons tout, vraiment tout ! Ce sont nos ancêtres qui ont construit ce village. Si nous devons prendre un nouveau départ, alors les Ildirans aussi. L'idée fit aussitôt son chemin au milieu des cris. — Cassez les fenêtres ! Brûlez tous les bâtiments ! Quand les humains se mirent en route vers les habitations ildiranes, Nira comprit que la foule échappait à son contrôle. — Non ! Nous avons déjà détruit le camp d'élevage. C'était notre objectif. Mais le feu consumait le cœur des incendiaires aussi vite que le bois des baraques. — On va leur montrer ce que ça fait ! Le camp n'était plus qu'une gigantesque fournaise. Nira avait envie de vomir. Elle regardait le village ildiran quand elle sentit Rod'h lui tirer le bras. — On va voir mon père, maintenant ? En état de choc, la Theronienne avait oublié ce qu'Udru'h représentait pour son fils aîné. — Oui. On va voir ton père. 75 UDRU'H L'ANCIEN ATTITRÉ DE DOBRO De nouvelles doses de shiing circulaient en permanence dans les veines de Thor'h, comme une tempête de sable éternelle obscurcissant la lumière. La drogue gardait le traître éloigné de ses propres pensées, ainsi que du réconfort du thisme. Son visage cireux n'avait pas montré la moindre trace d'émotion ni de conscience depuis la fin tragique de la rébellion menée par Rusa'h. — Ton sommeil est trop tranquille, marmonna Udru'h. Contrairement à nous, qui sommes obligés d'assumer les conséquences de nos actes. L'ancien Attitré abandonna son neveu au coma et aux quatre murs de la chambre lugubre. Il faudrait bientôt le transférer chez Daro'h, mais ce soir, Udru'h ne pensait qu'à passer un moment agréable avec Osira'h, invitée à partager son dernier repas sur Dobro. La fillette était déjà assise à la table, le dos raide. Udru'h la contempla un court instant. Il avait élevé cette hybride comme sa propre fille, lui avait appris tout ce qu'elle devait savoir pour sauver l'Empire. Et elle avait réussi. Udru'h pourrait toujours se raccrocher à cette victoire, même s'il ne recevait jamais un mot de remerciement pour son travail, même si le Mage Imperator le punissait pour ses mensonges et pour ce qu'il avait fait subir à Nira. Le programme d'hybridation avait été plus important que tout le reste. Dès qu'il prit place à table, les serviteurs se précipitèrent dans un cliquetis de bouteilles et de plats où se bousculaient fruits, hors-d'œuvre et autres mets fumants. Udru'h augmenta l'éclairage, même si sa protégée ne s'était pas plainte de la pénombre. Elle avait passé trop de temps avec sa mère et les autres humains. Cela lui ferait du bien de se joindre à lui, à la place qui était la sienne. — Dois-je encore vous appeler Attitré ? demanda-t-elle en levant les yeux. — Je ne suis plus que ton oncle, à présent. Il se surprit à sourire. Il n'avait pas l'habitude. Osira'h accepta la réponse sans broncher. Les deux convives se servirent chichement et mangèrent avec lenteur. Udru'h ne comprenait pas pourquoi il se sentait si mal à l'aise, lui qui avait partagé tant de repas avec la petite hybride. — Cela me rappelle toutes les fois où nous sommes restés assis côte à côte pendant tes séances d'entraînement. (Le cœur serré, il se rendit compte à quel point cela allait lui manquer.) Quand tu étais plus jeune, tu ne pensais qu'à me faire plaisir. Ce temps n'est pas si loin. — Moi, j'ai l'impression d'avoir vécu mille ans depuis cette époque. Les grands yeux d'Osira'h lui paraissaient incroyablement distants. Udru'h était incapable d'imaginer ce qu'elle avait éprouvé quand on l'avait jetée en pâture aux hydrogues dans leurs nuages de gaz, avec pour seule alternative communiquer avec eux ou périr. Que lui était-il arrivé quand elle avait ouvert son esprit à des créatures si fondamentalement différentes ? — Je suis navré que tu aies dû subir cette épreuve. — C'était nécessaire. (Puis elle ajouta, sur un ton plus dur :) Êtes-vous également navré de ce que vous avez fait à ma mère ? Il fronça les sourcils. La prêtresse Verte ne servait plus à rien, mais semblait encline à submerger sa fille de terribles récits. — C'était tout aussi nécessaire. L'ancien Attitré entendit soudain du tapage à l'extérieur de la résidence. Une altercation, des cris, des voix humaines. Il se précipita vers la grande fenêtre, depuis laquelle il aperçut les lueurs émanant des baraques situées au-delà du village ildiran. Du feu ! Les vieux bâtiments flambaient ! — Mais qu'est-ce qu'ils font ? C'était la saison sèche, le vent risquait de propager l'incendie. La foule qui envahissait les rues ne cherchait pas à se montrer discrète. Les Ildirans effrayés essayaient de se réfugier chez eux, mais les silhouettes humaines les poursuivaient. Des outils agricoles frappaient les lampadaires. L'obscurité se répandait peu à peu. Quelle folie ! Udru'h bondit vers la porte pour la barricader. — Reste là, Osira'h ! C'est une rébellion ! Daro'h avait voulu bien faire, mais il avait donné trop de liberté aux humains et trop vite. Udru'h aurait dû en avertir le jeune Attitré. Malgré leurs revendications et leurs belles paroles, les anciens captifs ne savaient pas se comporter en peuple autonome. La fillette se posta à son tour près de la fenêtre, à la fois calme et curieuse. Trois gardes munis d'illuminateurs tentèrent de former une ligne de défense ; les humains se jetèrent sur eux telles des bêtes féroces. Udru'h courut vers la chambre où Thor'h gisait inconscient. Malgré les crimes du Premier Attitré, le jeune homme devait être dûment protégé. Il aurait sans doute mieux valu livrer le traître aux humains pour qu'ils l'étripent à loisir, mais le Mage Imperator avait laissé des instructions claires et Udru'h l'avait déjà déçu trop souvent. Il souleva facilement le corps décharné, puis descendit la volée de marches menant au niveau inférieur, un abri creusé sous la résidence en prévision d'une semblable urgence. Thor'h y trouva place sur un lit de camp. — La pièce est bien éclairée, dit-il sans penser un instant que son neveu pourrait l'entendre. La porte est invisible de l'extérieur. Une fois que je l'aurais refermée, tu seras en sécurité jusqu'à ce que j'aie réglé cette affaire. Il scella la chambre, dissimula le trou de serrure derrière une pile de caisses et remonta les marches quatre à quatre tout en imaginant un système de défense contre les humains. Même si Daro'h était techniquement le nouvel Attitré, Udru'h s'estimait plus compétent pour gérer la crise. Lorsqu'il déboucha de l'escalier, il vit Osira'h debout dans l'entrée, tout sourires. Elle plongea aussitôt son regard dans le sien avant de déverrouiller lentement la porte. Udru'h cria, mais ne put rien faire pour l'en empêcher. La foule en colère qui patientait sur le perron laissa échapper un rugissement de plaisir. 76 ANTON COLICOS Anton ne fut guère surpris quand le jeune Ridek'h décida d'emménager dans le palais-citadelle endommagé. Yazra'h l'y avait poussé, considérant que c'était là que l'Attitré devait résider en toutes circonstances. Ridek'h choisit avec précaution l'aile où il comptait s'installer : ni celle précédemment occupée par Rusa'h et ses belles courtisanes, ni celle où son père avait été détenu. Les équipes de reconstruction se mirent au travail avec ardeur. Il fallait abattre les structures fragilisées, évacuer les débris, dégager les routes, mettre en place des logements temporaires et préparer les champs pour une future récolte. Pendant ce temps, dans les profondeurs bien éclairées du palais-citadelle, les deux historiens commencèrent à explorer les caves encore intactes. — C'est comme un cimetière de documents, déclara Anton avec une pointe d'anticipation dans la voix. Que croyez-vous que nous allons trouver ici ? — De nombreux mystères. Des informations jugées indignes d'être mentionnées dans la Saga. Quelques terrassiers aux larges épaules se tenaient placidement devant les murs qui dissimulaient les salles des archives, prêts à ouvrir un passage. Ce qui se cachait là derrière ne les intéressait pas le moins du monde. Yazra'h, elle, regardait ses grands félins parcourir sans relâche les tunnels poussiéreux. — Je peux vous faire confiance ? Vous allez rester là sans que j'aie besoin de veiller sur vous ? — Je crois qu'on aura de quoi s'occuper, gloussa Anton. La jeune femme haussa les épaules, visiblement perplexe de voir les deux hommes aussi avides de se lancer à l'assaut de vieux documents. Ce qui ne l'empêcha pas de sourire au Terrien. — Trouvez de nouvelles histoires à me raconter. — Je peux toujours en inventer, répondit-il, désinvolte. — Je ne veux que des histoires vraies ! Quand elle les quitta pour rejoindre Ridek'h, Anton lui suggéra de laisser les chatisix avec eux. Les bêtes au pelage fauve furent ravies de rester à l'abri des vieilles voûtes. Il n'y avait rien de mieux que la compagnie d'un chat pour lire en paix, mais les Ildirans semblaient imperméables à cette idée. Vao'sh donna ses ordres. Trois terrassiers musculeux levèrent aussitôt leurs outils et les abattirent sur les briques translucides qui barraient l'accès aux archives. Anton recula pour éviter les projections de débris. Le mur s'effondra après deux derniers coups bien portés. — Autrefois, les documents apocryphes étaient enterrés ici, expliqua Vao'sh. Ces écrits n'ayant pas trouvé place dans La Saga des Sept Soleils, il ne servait à rien de les conserver dans le Foyer de la Mémoire. Les remémorants n'en parlent d'ailleurs pratiquement jamais, sauf qu'il nous faut à présent les étudier pour répondre aux questions du Mage Imperator. (Les terrassiers poussèrent les décombres. Vao'sh put entrer dans la salle, muni d'une petite lampe.) Une masse de documents sur laquelle aucun Ildiran n'a posé les yeux depuis des milliers d'années ! La tâche sera rude, remémorant Anton. Les larmes aux yeux, le vieil homme saisit une liasse de feuilles d'adamant en parfait état de conservation. Il renvoya les terrassiers et tendit une autre liasse à Anton. Le Terrien emporta les précieuses archives dans le couloir, mieux éclairé, puis inspecta le premier feuillet. La calligraphie était plus archaïque et plus ornée que celle dont il avait l'habitude. — J'aurais peut-être besoin de votre aide pour déchiffrer tout ça. Un groupe de serviteurs bavards apporta deux bureaux et une poignée d'illuminateurs. Une idée de Yazra'h, sans doute. Anton aurait voulu que sa mère soit à ses côtés pour profiter de ces vieux mystères prêts à être dévoilés ; Margaret Colicos aurait adoré aider son fils à étudier ces épisodes oubliés de l'antique Saga. Mais le jeune homme n'avait toujours aucune nouvelle d'elle. Il se demandait si elle était encore en vie… Vao'sh et lui se plongèrent dans la masse de documents abscons. Le Mage Imperator leur avait demandé de chercher des réponses à des questions que personne n'avait encore songé à poser. Unissant leurs efforts, les deux hommes partirent en quête d'indices concernant cette ancienne guerre durant laquelle les hydrogues avaient été vaincus. Anton œuvra avec acharnement, fasciné par ce qu'il avait entre les mains, même s'il n'entretenait pas un optimisme débordant sur l'intérêt de ses lectures. Pour ce qu'il en savait, le dernier grand conflit n'avait profité à aucun de ses protagonistes. Loin de là. Confiné dans le souterrain, Anton perdit rapidement le compte des heures malgré les chatisix qui n'hésitaient pas à gronder quand la faim se faisait sentir. Yazra'h les rejoignit après une longue journée de travail, une expression sévère sur le visage. — Vous êtes aussi hantés par votre travail que les équipes qui nettoient les champs brûlés. Mangez ! Dormez ! Savez-vous depuis combien de temps vous êtes là ? — Aucune idée, répondit Anton. — Demandez aux serviteurs de nous apporter à manger, ajouta Vao'sh sans lever les yeux. Le Terrien passa la main dans la fourrure dorée qui recouvrait la tête d'un félin. — Peut-être devriez-vous aussi emmener les chats se dégourdir les pattes au grand air. — C'est vous que je devrais sortir au grand air, remémorant Anton. — Je crains d'être légèrement débordé à l'heure actuelle. Yazra'h les quitta sur un grognement contrarié, mais prit quand même les chatisix avec elle. Des serviteurs arrivèrent peu après avec des plateaux chargés de victuailles. Anton sentait que son ami et lui vivaient dans un monde différent, isolé du tumulte qui régnait à l'extérieur. Doigts et visage couverts de poussière, Vao'sh lisait feuille après feuille à une vitesse stupéfiante. Il retint soudain son souffle en découvrant le titre d'une série de documents. — Chroniques des Temps perdus ? Cette histoire était censée avoir disparu ! — Heureusement, quelqu'un a gardé ses notes. Anton avait fort à faire avec les liasses de feuilles disposées devant lui : comptes-rendus de batailles menées contre les hydrogues, témoignages de rencontres avec les faeros, voire avec les Shana Rei. Il était bien difficile de séparer les faits de la fiction. Vao'sh souleva une feuille d'adamant comme s'il risquait de s'y brûler en la regardant de trop près. — Des secrets et encore des secrets ! Fallait-il vraiment en arriver là ? (Il secoua la tête, le visage maculé des couleurs du dégoût.) Les Temps perdus ont été inventés pour masquer la guerre contre les hydrogues. Nous pensions cette partie de l'épopée perdue à jamais suite à la mort des remémorants, mais c'est faux ! Le Mage Imperator a forcé le peuple à effacer cet épisode de sa mémoire, le temps que passent une dizaine de générations. (Vao'sh semblait avoir envie de vomir.) Tout ce que j'ai appris, tout ce que l'on m'a enseigné… Faux ! Même les Temps perdus ! Habitué à l'idée que l'histoire pouvait être falsifiée, pour ne pas dire créée de toutes pièces, Anton ne partageait pas l'écœurement de son ami. Au contraire, il trouvait que c'était plutôt une bonne nouvelle. — Vous voulez dire qu'ils ont inventé les Shana Rei comme ennemi de substitution ? Une fiction pour combler le trou laissé par la censure ? — Je ne sais plus quoi penser. Tremblant, Vao'sh relut le texte plusieurs fois avant de le mettre de côté. Anton se rapprocha pour lire par-dessus l'épaule du remémorant. Le vieil homme était visiblement partagé entre les ordres édictés par le Mage Imperator et l'envie de tout laisser tomber, de ne surtout pas en apprendre plus. Mais il n'avait pas le choix, il devait poursuivre son exploration, quitte à ce que son monde s'écroule autour de lui. Anton éprouvait une grande tristesse pour son ami. Vao'sh posa des yeux effarés sur une autre feuille, comme si elle allait lui sauter au visage. — Si l'on en croit ce passage, remémorant Anton, les Shana Rei ont peut-être bel et bien existé. 77 LE ROI PETER — Le salaud ! L'infâme petit salaud ! Cette fois, il compte bien nous assassiner. Peter savait pourtant qu'il n'aurait pas dû être surpris. Fidèle au poste, le comper Précepteur avait fait écouter au couple royal l'enregistrement de la conversation entre le président et un Daniel revenu à la vie. Cela faisait déjà plusieurs jours que Basil avait confiné le souverain dans ses appartements, devenus l'équivalent d'une résidence surveillée, alors qu'OX continuait à se déplacer sans encombre dans les méandres du Palais des Murmures. N'avait-il pas servi pratiquement tous les rois de la Hanse ? Basil traitait ses subalternes, et les compers encore plus que les autres, comme de simples pièces de mobilier ; le président se préoccupait si peu d'OX qu'il n'imaginait même pas que le petit robot puisse s'opposer à ses décisions. Eldred Cain avait déjà utilisé le comper à deux reprises pour faire passer des messages de la plus haute importance. Peter et Estarra s'étaient installés près d'une fontaine dont le gargouillis devait décourager les oreilles indiscrètes. OX avait également détecté et – temporairement – désactivé les systèmes d'écoute qui parsemaient cette aile du palais, pour éviter d'en passer par les difficiles signaux manuels. Le visage de la reine montrait à la fois inquiétude et détermination. — Maintenant que Daniel est réveillé, combien de temps nous reste-t-il ? — Basil agira dès qu'il sera en mesure de fournir une explication valable pour couvrir ses magouilles. (Peter se tourna vers OX.) Mais d'abord, il voudra s'assurer que Daniel constitue réellement une solution viable. Rien ne devrait empirer pour nous tant qu'il ne décidera pas de passer à l'étape suivante. Ce qui nous laisse, je suppose, quelques jours de répit. — Il ne sait pas que nous sommes au courant, murmura Estarra. C'est un bon point pour nous. Peter caressa les longs cheveux de son épouse. — Il a ordonné aux FTD de quitter les colonies, qui restent sans défense. (Le roi émit un grognement dégoûté.) Les hydrogues peuvent les balayer sans coup férir avant de finir le travail ici. C'est la survie de l'espèce humaine qui est en jeu. Depuis le début de la guerre, Basil est prêt à sacrifier tout le monde, sauf lui-même. — Je n'aime guère cette idée, mais le président pourrait-il avoir raison ? demanda Estarra, mal à l'aise. De quelle autre option dispose-t-il ? Il a perdu la majeure partie des Forces Terriennes de Défense et ce qui reste est insuffisant pour résister à une grosse offensive hydrogue. — Il a peut-être raison, mais pas de la bonne manière. (Le rouge aux joues, Peter tenta de maîtriser sa colère.) Regarde la souffrance qu'il inflige à l'espèce humaine. Tu as lu le dernier rapport stratégique ? Basil a déjà tiré un trait sur les colonies hanséatiques. De son côté, le capitaine McCammon avait décidé d'aider le roi à en savoir plus sur ce qui se tramait dans les couloirs de la Hanse ; le chef des gardes royaux s'arrangeait désormais pour que Peter ait discrètement accès aux rapports dont disposait Basil. Ces informations valaient leur pesant d'or, même si le souverain n'avait aucun moyen d'influer sur le cours des événements. OX en profita pour faire remarquer qu'il avait consigné de nombreux exemples de comportements irrationnels de la part du président, principalement au cours de l'année écoulée. — Il a enfreint sa propre règle, analysa Peter. Il s'est laissé aveugler par ses sentiments personnels, et maintenant il pense plus à son propre avenir qu'à celui de la Hanse. OX, nous allons avoir besoin de ton aide. Un bruit dans le couloir les tétanisa sur place. Les gardes placés derrière la porte cédèrent le passage à deux serviteurs en livrées qui apportaient, un peu en avance, les plateaux du déjeuner royal. Les deux hommes portaient les vêtements bariolés qui étaient l'apanage du personnel œuvrant au Palais des Murmures. Peter avait toujours pensé que cet accoutrement n'était réservé qu'aux touristes ou aux caméras, mais il semblait également de mise dans les parties privées du Palais. — Nous n'avons pas encore commandé notre déjeuner, les rembarra Peter. — Veuillez nous excuser, Votre Majesté. Un banquet va bientôt commencer dans les jardins de l'aile est, avec deux cents fonctionnaires de la Hanse. (Les serviteurs posèrent les plateaux.) Nous avions peur que si votre déjeuner n'était pas servi avant, les cuisines soient débordées et ne puissent vous satisfaire le moment venu. Ils craignaient visiblement que le roi les réprimande pour cette initiative, mais Peter désirait juste qu'ils s'en aillent. — C'est bien. Vous pouvez vous retirer. La reine et moi souhaitons nous entretenir en privé. Les deux hommes filèrent illico dans un grand tournoiement d'uniformes. Les gardes postés devant les appartements royaux – et théoriquement fidèles à McCammon – se remirent en position, empêchant quiconque d'entrer ou de sortir. Peter referma la porte sur eux. Estarra inspecta le bol de soupe et les fruits colorés avant de se décider pour un sandwich au poisson fumé et aux légumes verts épicés. — J'ai faim, mais au moins ce n'est pas une de mes envies irrésistibles de nourriture… OX attendait patiemment de reprendre la conversation interrompue. Avant que la reine engloutisse la première bouchée de son repas, Peter ordonna au comper d'analyser les mets préparés à leur intention. Basil ignorait que le couple royal utilisait OX pour prévenir toute tentative d'empoisonnement. Le comper Précepteur examina d'abord le sandwich, puis le reste de la nourriture. Ses capteurs optiques s'illuminèrent. — Je ne détecte aucun poison, roi Peter. Il y a néanmoins une signature chimique inattendue, la trace d'un produit pharmaceutique complexe. J'étudie actuellement sa structure moléculaire pour la comparer à mes bases de données. Peter arracha le sandwich des mains de son épouse, soudain persuadé que Basil venait déjà de passer à l'action. — N'y touche surtout pas. Finalement, OX rendit son verdict. — Chaque élément de ce repas contient une quantité importante d'un produit abortif insipide. Le roi Peter ne devrait pas s'en trouver incommodé, mais le dosage ne manquera pas de provoquer une fausse couche chez la reine. — Une fausse couche ? À ce stade de la grossesse ? Estarra s'affala dans son fauteuil comme si elle venait de recevoir un coup de poing. OX poursuivit son rapport d'une voix égale. — Une fausse couche à six mois, provoquée par une substance d'une telle force, causerait sans aucun doute de sévères complications pouvant entraîner la mort. Peter sentit ses mains se mettre à trembler. Une douleur sourde naquit à l'arrière de son crâne. — Ce salopard assoiffé de sang n'abandonnera donc jamais ? — Comme pour les dauphins, murmura Estarra. Le roi avait envie de balancer les plateaux-repas par la fenêtre en maudissant le nom de Basil Wenceslas, mais il se força à garder son calme, à ne pas se dévoiler en agissant sur le coup de l'émotion. Leur seul avantage résidait dans le fait que le président ignorait l'échec de son plan. Si Basil pensait que l'affaire suivait son cours, il n'essaierait pas autre chose tout de suite. De quoi gagner une journée… Bouillant de rage, Peter se saisit du plateau, l'emporta loin d'Estarra et déversa jusqu'à la dernière miette de nourriture dans le recycleur de déchets. La reine semblait près de s'évanouir. — À partir de maintenant, nous ne devons plus rien manger qui n'aura pas d'abord été passé au crible. OX, si tu n'avais pas repéré ce produit… — Je devrais être en mesure de vous apporter vos repas, reine Estarra. Dans de petits emballages discrets. — Peut-être le capitaine McCammon pourra-t-il lui aussi nous fournir en cachette, suggéra Peter d'une voix brûlante de colère. J'ai pourtant essayé de faire la paix avec Basil, de coopérer avec lui. Nous aurions pu travailler ensemble. J'ai fait ce qui était bon pour la Hanse et je continuerai à le faire. Mais là… (Il se tourna vers Estarra.) Là, j'ai compris. Nous devons le tuer avant qu'il nous tue. 78 OSIRA'H — Osira'h, viens là ! Je te protégerai ! cria Udru'h. Les yeux rivés sur les humains courroucés qui envahissaient l'entrée, l'ancien Attitré n'arrivait ni à croire ce que la fillette venait de faire ni à comprendre ce qui se passait. — Je ne suis pas en danger, répondit Osira'h sans bouger. Toutes les lumières s'éteignirent d'un coup, plongeant la maison dans les ténèbres. Les humains avaient éventré le générateur qui alimentait la résidence. Enfin libres d'exprimer une rage si longtemps contenue, chacun se nourrissant de la haine de l'autre, les assaillants pénétrèrent en force dans l'antre de leur bourreau. — Il ne peut pas s'enfuir, déclara la voix désincarnée de la jeune hybride. Habitué à ne compter que sur lui-même, Udru'h s'enfonça aussitôt dans le couloir en trébuchant dans l'obscurité. Il ne pouvait qu'être terrifié par sa cécité. Osira'h reconnut la voix râpeuse de Benn Stoner quand il passa près d'elle. — Suivez l'Attitré. Ne le laissez pas s'échapper. Le mot d'ordre passa rapidement dans le groupe. Le regard perçant de la fillette lui permit d'apercevoir la silhouette d'Udru'h dans un escalier. La lumière diffuse des feux qui brûlaient à l'extérieur permettait aux poursuivants de ne pas perdre leur proie. Osira'h se sentait bizarre, à la fois excitée et fatiguée. Elle devait combattre son ancienne bienveillance à l'égard de l'Attitré, car il n'était plus possible de surseoir au juste châtiment qu'il méritait. C'était comme une avalanche qu'elle aurait elle-même déclenchée. Elle se dépêcha de suivre les cris, les bruits de pas et de bagarre. À l'étage supérieur, Stoner et ses troupes avaient coincé l'Ildiran en fuite. La fillette faillit se laisser envahir par le remords, mais se ressaisit aussitôt en invoquant les terribles souvenirs de sa mère. Des souvenirs aussi nets et brillants qu'une flaque de sang, comme si les souffrances, les humiliations subies par Nira avaient été les siennes. Les pupilles d'Udru'h reflétaient les lumières de la rue, celles des incendies et des quelques illuminateurs restants. Il sentit sa présence sur le palier juste avant qu'elle lance sa première salve d'accusations. — Le programme d'hybridation a ruiné la vie de ces gens et celle de leurs ancêtres sur des générations. — Tu sais bien pourquoi j'ai agi ainsi, riposta Udru'h. J'ai sauvé mon peuple ! — Et vous avez condamné celui de ma mère. La phrase ressemblait étrangement à un verdict. Les humains s'approchèrent de leur prisonnier, chacun brandissant l'un des outils que Daro'h avait mis à leur disposition : pelles, pioches et autres râteaux. Leur colère explosa. Les coups s'abattirent sur l'Attitré adossé au mur. Udru'h lutta de son mieux, sans crier ni lancer d'insultes. Osira'h perçut le son mat des outils frappant la peau molle. Elle vit aussi la douleur naître sur le visage de l'Attitré et, dans un écho issu de la mémoire de Nira, superposa cette image à celles de grimaces d'un autre genre dans les sinistres baraquements du camp d'élevage. — Assez ! Arrêtez ! La voix de Nira résonna clairement malgré le tumulte. Osira'h se tourna vers la prêtresse Verte qui se tenait en haut de l'escalier. Elle avait l'air harassée, meurtrie, comme si elle avait dû se battre pour arriver jusqu'ici. Ses quatre enfants hybrides se serraient contre elle. Les anciens prisonniers se turent. Nira s'avança d'un pas, entourée d'un vague halo né des lueurs de l'incendie. Osira'h aurait cru que sa mère prendrait plaisir à ce spectacle, mais une prêtresse Verte ne nourrissait pas de tels sentiments. — Ne le tuez pas. — Voyons, mère, vous savez ce qu'il a fait. À vous, à tous ces gens. À moi. — Je ne t'ai jamais rien fait ! (Udru'h parvint à se redresser malgré ses blessures et trouva même la force de repousser ses agresseurs soudain perplexes.) Tu étais mon plus grand espoir. Ma récompense. Osira'h le dévisagea avec un profond mépris. — Chaque mot, chaque caresse de votre part était pour moi comme ces barbelés entourant le camp. Vous posiez la main sur mon épaule pour me féliciter après un exercice difficile, et moi je voyais vos doigts cruels se refermer sur le corps de ma mère. Nira scruta sa fille et l'Ildiran, puis reprit la parole d'une voix brisée. — Attitré, je n'ai jamais voulu vous haïr. Mais Jora'h et moi étions heureux au Palais des Prismes et vous avez tout gâché. La foule s'était reculée, sans se calmer pour autant. Osira'h avait éveillé un désir de vengeance qui devait être porté à son terme. — J'ai ressenti toutes les souffrances infligées à ma mère ! hurla Osira'h. Comment pourrais-je me sortir cette horreur de la tête ? Quand vous l'avez violée, c'est moi que vous avez violée. — Non ! Udru'h paraissait révolté à cette idée. — C'est ma fille, lui expliqua Nira. Nous étions liées l'une à l'autre. Elle sait depuis longtemps tout ce que vous m'avez fait. Je lui ai donné mes souvenirs cette fameuse nuit où vous avez demandé aux gardes de me frapper. Quand vous avez prétendu que j'étais morte. Osira'h posa les mains sur le front ensanglanté de l'ancien Attitré. Elle sentait une étrange chaleur monter en elle, un battement sourd qui cognait dans sa tête. — Udru'h doit comprendre la portée de ses actes. Il a beaucoup à apprendre. L'Ildiran la regarda d'un air surpris, soulagé, comme s'il pensait qu'elle allait finalement lui pardonner. Mais telle n'était pas son intention. — Osira'h, qu'est-ce que… La fillette appuya plus fort, les yeux emplis de violence. Udru'h se raidit. — Je suis un pont entre espèces. J'ai appris à ouvrir mon esprit pour que les hydrogues puissent s'y engouffrer. (Osira'h se fendit d'un rictus effrayant.) Tout est question de partage. Udru'h se mit à trembler, les yeux écarquillés. Il tenta de reculer mais Osira'h refusait de le lâcher. Il leva les mains, visiblement en proie à une grande souffrance. — Assez ! J'en ai assez vu ! L'Ildiran blessé tituba quand Osira'h accepta de desserrer son étreinte. La fillette se tourna vers sa mère en souriant. — Je lui ai offert son lot de souvenirs. Toutes les tortures, tous les viols. Maintenant il sait par quoi vous êtes passée. Udru'h scruta la prêtresse Verte avec une aversion renouvelée. La jeune hybride haussa le sourcil. — Mais peut-être qu'on aurait simplement dû le tuer. C'est ce que vous voulez, mère ? Cela vous permettrait-il de vous sentir enfin libre ? Hommes et femmes levèrent leurs outils dans un cri, mais Nira parut ne s'adresser qu'à ses enfants. Tous ses enfants. — Non. Tu connais ma haine pour lui, mais tu ne sais pas ce que je désire. La haine ne peut pas me libérer. C'est toi qui m'as amené tes frères et sœurs, qui m'as aidée à les accepter pour eux-mêmes au lieu de les rejeter à cause du passé. Pense un peu à Rod'h. Udru'h est son père. Veux-tu lui faire subir le même sort ? Crois-tu qu'il mérite de voir son père battu à mort ? — Mais j'ai fait ça pour vous ! Qu'est-ce que vous voulez ? lui demanda Osira'h, ébranlée. Nira avait apparemment déjà réfléchi à la question. — Pour ces gens, pour ce camp, je veux un nouveau départ. Un nouveau départ, Osira'h, pas une simple vengeance. La vengeance et la brutalité sont des voies faciles à suivre, mais elles laissent des cicatrices qui ne s'effacent jamais. Ce n'est pas ce que je veux pour toi. Ni pour personne. (Elle désigna Udru'h, recroquevillé à terre.) Attachez-le pour qu'il ne puisse pas s'enfuir. Nous irons ensuite voir Daro'h pour qu'il mette fin à cette folie. S'il est assez sage pour prendre les bonnes décisions. 79 NIRA Les rues étaient remplies d'une foule hystérique. Lentils, agriculteurs, gardes et serviteurs ildirans se retrouvaient prisonniers de bâtiments collectifs en proie aux flammes. Hurlements et fumée s'élevaient de concert des structures incendiées. Stoner et les siens avaient d'abord semé Nira en se précipitant vers le village après avoir embrasé le camp d'élevage, puis ils avaient mis le feu aux dépendances, à quelques entrepôts et même au centre médical. Les flammes s'étaient vite déplacées de leur propre chef, s'attaquant aux bâtiments habités, surprenant les Ildirans dans leur sommeil. Les premiers cris d'agonie avaient horrifié les anciens captifs. Ce n'était pas ce qu'ils avaient voulu en venant ici. Ils s'étaient rassemblés pour tenter de forcer les portes d'entrée. Nira les avait rejoints dans l'espoir de secourir les Ildirans en péril. Jusqu'à l'arrivée des gardes. Découvrant les humains au beau milieu de l'incendie, les soldats aux traits bestiaux avaient chargé sans se poser de questions, épées à la main. Des dizaines de personnes avaient succombé avant que la foule se disperse dans une panique généralisée. Nira avait alors couru chez Udru'h, espérant que ses enfants hybrides y seraient en sécurité. Une fois sur place, elle n'avait pas trouvé ce qu'elle cherchait, mais avait au moins réussi à empêcher un nouveau meurtre. Peut-être pourrait-elle aussi mettre un terme à toute cette folie. Nira se sentait affreusement mal en quittant la résidence d'Udru'h. Quand elle avait préparé sa démonstration de force, la destruction du camp d'élevage, elle souhaitait juste convaincre Daro'h d'accorder aux humains plus que des concessions de principe destinées à masquer une plus vaste réalité. Elle n'avait pas voulu d'un tel désastre. Mais la machine infernale s'était emballée. Les flammes devenaient de plus en plus brillantes, les cris de plus en plus forts. La situation était totalement hors de contrôle et les gardes tuaient tous les humains qu'ils croisaient. À la périphérie du village, les baraquements s'étaient déjà effondrés. Nira, impuissante, vit le vent soulever les braises des décombres fumantes et mettre le feu aux herbes des collines. Les émeutiers n'essayaient même pas de contenir cet enfer, préférant se rapprocher inexorablement de la résidence de Daro'h en traînant Udru'h derrière eux. Nira devinait les souffrances endurées par l'Ildiran, mais au moins il était encore en vie. Pour l'instant. Elle n'était pas sûre que son bourreau lui en soit vraiment reconnaissant. Ses enfants étaient toujours à ses côtés, suivant autant leur mère que le groupe d'humains en colère. Élevés dans l'idée de se sacrifier pour le bien de l'Empire, ils n'auraient jamais imaginé qu'une telle catastrophe puisse se produire. À la fois dégoûtés et fascinés, leurs étranges yeux hybrides ne perdaient pas une miette des événements. Les Ildirans produisaient des efforts désespérés, certains pour éteindre les foyers d'incendie, d'autres pour venir en aide à leurs camarades prisonniers des flammes. Les humains couraient en désordre d'un bâtiment à l'autre. Le petit groupe emmené par Nira n'avait quant à lui qu'un seul et unique but ; ses membres avançaient sans faiblir, mais de manière désorganisée, l'exact contraire des troupes ildiranes. Soudain, des gardes armés de lances de cristal chargèrent les humains éparpillés. Ces derniers se défendirent avec leurs outils agricoles ; ils parvinrent à tuer deux soldats, mais faute d'expérience du combat, des dizaines d'entre eux périrent en un rien de temps. Nira ordonna à ceux qui l'entouraient de courir aussi vite que possible en hurlant le nom de Daro'h. Un groupe d'Ildirans déterminés, munis de courtes épées, formait un cordon devant la résidence du nouvel Attitré. Avec une synchronisation incroyable, les gardes lancèrent une volée de lames dont chacune fit mouche, transperçant cous, poitrines, et même le dos de ceux qui avaient eu le temps de se retourner pour s'enfuir. Les cris de panique se teintèrent bientôt de révolte. Nira comprit que les soldats ne les autoriseraient jamais à pénétrer dans la maison de Daro'h. Elle analysa la situation en un instant, puis se tourna vers Osira'h, qui saisit elle aussi la marche à suivre. La fillette et sa mère firent un pas en avant en compagnie d'un Udru'h encore tout tremblant, s'offrant comme boucliers vivants face aux gardes. La voix de Nira s'éleva au-dessus des hurlements et du crépitement des flammes. — Nous devons parler à l'Attitré Daro'h ! Allez le chercher ! Les soldats firent à leur tour un pas en avant, épées dressées, la plupart déjà couvertes de sang. — Je suis la fille du Mage Imperator, lança Osira'h. Et voici l'ancien Attitré Udru'h. Vous nous connaissez. Ma mère fut la compagne du Premier Attitré Jora'h. N'avez-vous pas reçu l'ordre de la protéger ? Comme s'ils défiaient les gardes de s'en prendre à eux, les enfants de Nira rejoignirent leur mère et cette sœur aînée qu'ils vénéraient. Rod'h jeta un regard hésitant à son père avant de faire face avec sa fratrie. Les soldats ildirans obéissaient au doigt et à l'œil à des ordres clairs, mais ne savaient pas comment réagir lorsqu'ils étaient confrontés à des situations complexes. Ce fut Udru'h, réussissant à articuler malgré ses lèvres en sang, qui mit un terme à leur indécision. — Ne faites pas les idiots. Allez chercher Daro'h ! Les fenêtres du premier étage s'ouvrirent aussitôt sur l'Attitré, qui avait observé la scène tout en bataillant avec des gardes trop protecteurs à son goût. — Baissez vos armes ! Il y a déjà eu assez de morts. Les gardes stoppèrent leur offensive, mais restèrent en position devant des humains qui continuaient à exprimer leur colère. — Pourquoi cette révolte ? s'enquit Daro'h, bouleversé. Je vous ai donné votre liberté. J'ai abattu les barrières qui vous retenaient prisonniers. — Mais vous n'avez rien dit sur les hydrogues, riposta Osira'h. Sur la manière dont le Mage Imperator a accepté de se plier à leurs volontés. — Si les hydrogues doivent nous tuer de toute façon, cria Stoner, pourquoi on en profiterait pas pour vous tuer tous d'abord ? Nira fit un pas de plus. — Nous pouvons arrêter ce massacre tout de suite. Ou mourir ensemble. (Elle désigna les autres humains.) Ne sous-estimez pas ces gens. Ils n'ont rien à perdre. (Le fracas du brasier se rappela soudain à son attention.) Nous allons vous aider à juguler l'incendie. S'il vous plaît, laissez-nous vous prêter main-forte. Le temps presse. Après, vous leur direz toute la vérité. Udru'h chancela, puis tomba à genoux. — Faites ce qu'ils disent, réclama l'ancien Attitré. Des flammes rugissantes se déployaient à présent sur les collines entourant le village. Daro'h ordonna à ses troupes de lâcher leurs armes et d'essayer – avec les humains – de sauver ce qui pouvait encore l'être. — Faute de quoi nous serons tous morts avant même que les hydrogues s'en mêlent. 80 BASIL WENCESLAS Dès que Basil convoquait Eldred Cain, celui-ci débarquait avec un rapport optimiste qu'on ne lui avait jamais demandé de rédiger. À croire que son adjoint cherchait à noyer les sujets déplaisants en s'armant d'informations inutiles. Ou tout cela relevait-il d'un plan plus vaste ? Le président se demandait à quoi il allait avoir droit cette fois-ci. Basil avait suggéré à Cain de le rejoindre dans les jardins en terrasse, au sommet de la pyramide du QG de la Hanse. Les petits arbres fruitiers et autres fleurs exotiques au parfum capiteux étaient arrangés avec une précision géométrique qu'il aurait aimé pouvoir imposer aux gens dont il avait la charge. Cela le réconfortait de voir ces plantes prospérer tout en restant à leur place. Cain arriva en brandissant un pad de données. — Les chercheurs qui s'occupent de l'épave hydrogue ont fait une découverte concernant ce pan de mur qui ressemble à un transportail klikiss. Nos ingénieurs sont parvenus à activer son alimentation énergétique. Nous nous attendons à des progrès rapides sur le sujet. Basil fit la moue, même si la nouvelle n'était pas dépourvue d'intérêt. — Parfait. Nous savons mettre cet engin en route. Mais quand saurons-nous mettre un orbe de guerre hors de combat ? Vous savez aussi bien que moi que les Vagabonds ont développé une arme testée avec succès sur Theroc. Si ces foutus Vagabonds peuvent y arriver, j'attends de la Hanse qu'elle fasse encore mieux. — Si nous parvenons à faire marcher le vaisseau hydrogue, monsieur le Président, nous trouverons aussi comment en venir à bout. En général, il est plus facile de casser les œufs que d'en pondre. — Les œufs cassés, ce n'est pas ce qui manque en ce moment, commenta Basil d'un air renfrogné. À ce propos, j'ai décidé d'envoyer un autre vaisseau de secours sur Qronha 3 à la recherche des béliers manquants. Juste au cas où. Ils sont forcément quelque part, peut-être pourrons-nous quand même en récupérer quelques-uns. — Je croyais que les compers Soldats avaient volé ces vaisseaux. — Probablement. Mais le prêtre Vert de Stromo a mentionné une transmission bizarre qu'ils avaient interceptée. Nous avions un comper espion parmi les équipages des béliers. Si nous réussissons à capter son signal, cela devrait nous conduire droit aux vaisseaux. — Intéressant. Basil serra les mâchoires. — Cela donnait aussi du grain à moudre aux journalistes trop zélés. Ils passent leur temps à poser des questions sur le roi et la reine, pour savoir quand le bébé doit naître et pour réclamer que le couple royal apparaisse plus souvent en public. Pire que tout, ils commencent à se faire l'écho de rumeurs selon lesquelles Peter et Estarra seraient consignés dans leurs appartements. Et ce d'après des « sources autorisées » ! (Basil poussa un grognement de rage.) Je vous ai chargé de découvrir l'origine des fuites. Il faut savoir qui parle aux journalistes dans ce palais. Je compte sur vous, Cain. — Je ferai de mon mieux, monsieur le Président. Mais je n'ai aucune piste sérieuse pour l'instant. La taupe semble agir avec une extrême prudence. Basil soupira, écœuré, avant de couper court à ces problèmes annexes. — Je vous ai convoqué pour une raison bien précise. J'ai besoin que vous écriviez une lettre de la plus haute importance. — À qui ? demanda Cain, intrigué. — Au peuple, ou quelque chose dans le genre. Une lettre soi-disant écrite par Estarra. Car voyez-vous, notre pauvre reine va bientôt vivre une terrible, terrible épreuve. Pouvons-nous seulement imaginer l'horrible souffrance d'une femme qui fait une fausse couche ? Cain ne put cacher sa stupéfaction. — La reine a perdu son bébé ? Quand est-ce arrivé ? — Cela va se produire incessamment. Des complications sont d'ailleurs à prévoir. Cette fameuse lettre, bien sûr, ne servira que si Estarra survit. (Basil plissa les yeux.) Le texte doit être impeccable, vu qu'il sera longuement commenté dans les médias. L'adjoint au teint cireux semblait perplexe, voire en colère. — Veuillez clarifier ce que vous me demandez exactement, monsieur le Président. — Ne faites pas l'idiot. Il faut que la reine ait l'air suffisamment malheureuse, pour ne pas dire suicidaire, suite à cette fausse couche. Incapable d'assumer la responsabilité qui lui incombe dans ce dramatique accident. Il doit paraître évident qu'il ne lui reste d'autre choix que de mettre fin à ses jours, et cætera. Je suis sûr qu'elle trouvera un moyen indolore de quitter ce monde de larmes. Pour une fois, le rouge monta aux joues de Cain. — Vouloir tuer la reine constitue un choix dangereux et, à mon avis, erroné. — La reine va se suicider, monsieur Cain. Si cela s'avère nécessaire. Et je crains que ce ne soit le cas. Cain resta immobile et silencieux un long moment, les yeux rivés dans ceux du président. — Pensez un instant aux conséquences. Vous avez vu à quel point la population s'est réjouie à l'annonce de la grossesse. Si Estarra perd son bébé, les gens seront anéantis. Si la reine se suicide juste après, ce sera encore pis. Ce n'est pas le moment de porter un autre coup au moral du peuple, qui pourrait se laisser aller à des réactions extrêmes. Le risque est trop grand. Basil repoussa ces objections d'un geste de la main. — Le moral des gens sera au plus bas pendant un temps, puis nous leur donnerons de quoi se requinquer. Dans des périodes aussi difficiles que celles-ci, la population est prête à se raccrocher à n'importe quoi. (Le président se pencha pour respirer les fleurs odorantes.) À part ça, je suis heureux de vous annoncer que le prince Daniel se comporte remarquablement bien. Depuis que nous l'avons terrorisé jusqu'au tréfonds de son être, il se montre extraordinairement coopératif. Il a encore un peu la grosse tête quand il s'adresse aux domestiques, mais avec moi, c'est bel et bien fini. Cain ne parut pas trouver là prétexte à satisfaction. — Disons plutôt qu'il passe sa frustration sur qui il peut, ce qui est indigne d'un grand dirigeant. Nous devons guérir cette tendance au plus vite, sinon cela se retournera contre nous. — J'estime au contraire que c'est là une saine démonstration d'amour-propre. Un roi en a besoin, tant qu'il obéit aux ordres. Cain renâclait, au grand plaisir de Basil, ravi de voir enfin son adjoint montrer ses tripes. — Monsieur, puis-je vous parler en toute franchise ? — Si je voulais des béni-oui-oui, j'aurais pléthore de candidats. — Je pense que votre animosité envers le roi Peter a dépassé le cadre professionnel pour tourner à la vendetta. Je pense également que cela affecte votre capacité à assumer rationnellement votre fonction. — Je n'ai jamais perdu de vue la stratégie globale, monsieur Cain. La liste des fautes du roi Peter est longue comme le bras, aussi longue d'ailleurs que celle des personnes supposées fiables qui ont fini par me laisser tomber. Je remets de l'ordre dans mon entourage étape par étape. Il se trouve que pour y parvenir, je m'autorise à employer tous les moyens à ma disposition. J'applique mes propres méthodes. Même si Cain demeurait indécis, Basil considérait d'ores et déjà l'entretien comme terminé. — Allez donc rédiger une première version de la lettre. Peut-être n'aurons-nous jamais à l'utiliser, mais je tiens à l'avoir sous la main. 81 ANTON COLICOS Vao'sh et Anton rejoignirent le jeune Attitré dans ses appartements, avides de partager avec lui l'un des récits découverts dans les souterrains d'Hyrillka. Ils avaient déjà compilé les meilleures histoires, les plus troublantes, mais rien qui puisse résoudre les problèmes du Mage Imperator d'un coup de baguette magique. Le garçon était visiblement épuisé, les yeux rougis, mais Anton le trouva plus confiant et déterminé qu'à son arrivée à bord du croiseur. Assisté de Yazra'h et de Tal O'nh, Ridek'h était trop occupé à superviser les opérations de reconstruction et à soutenir le moral de la population pour continuer à s'appesantir sur ses propres doutes. Yazra'h accompagna les historiens dans la chambre de l'Attitré pour se tenir au courant de leurs trouvailles. La belle et intimidante jeune femme installa son siège tout près d'Anton, même si ce dernier ne lui avait guère laissé de place. Elle sentait le frais, mais sans trace de parfum. Les chatisix firent deux fois le tour de la pièce avant de s'allonger aux pieds du Terrien. Ridek'h s'assit dans un fauteuil trop grand pour lui et jeta un regard impatient au vieux remémorant. — C'est un récit héroïque ? Qui concerne Hyrillka ? — C'est l'histoire de la Flotte perdue, l'histoire de voyageurs égarés à jamais dans l'obscurité, et pourtant si proches de la lumière. Anton avait lui aussi parcouru cet épisode, mais laissait la vedette à Vao'sh. Son ami était un conteur d'exception. — Orryx… Un nom presque oublié, un endroit que l'on ne visite plus. Ce fut la première scission à succomber à l'ombre mortelle des Shana Rei. (La voix de l'historien devenait plus forte à chaque strophe, son visage de plus en plus coloré.) Shana Rei. Les êtres de noirceur étaient sortis de leurs nébuleuses obscures pour avaler notre flotte de reconnaissance. Leurs victimes périrent, transformées en fantômes évanescents par une absence totale de lumière ! (Il prit une profonde inspiration pour mieux capter l'attention de son public.) Mais les Ildirans ne comprenaient pas encore la terrible nature de ce nouvel ennemi. Les Shana Rei étaient une vague affamée qui déferlait des nébuleuses, des ombres vivantes qui dévoraient à la fois vie et lumière. Orryx fut la première planète à croiser leur route, un monde de fleurs et de champs, de familles et de chansons. Ses habitants ne se doutèrent de rien jusqu'au moment où les Shana Rei recouvrirent le paysage d'un voile noir, aveuglant le cœur et les yeux de ces pauvres gens. Une éclipse sans fin. À l'extérieur du palais-citadelle, le soleil primaire s'était déjà couché et l'astre secondaire brillait d'une faible lueur cuivrée. La pièce semblait s'assombrir de plus en plus au fur et à mesure que le remémorant déroulait son histoire. Vao'sh leva un doigt impérieux. — Quand le Mage Imperator sentit la détresse de ses sujets sur Orryx, il envoya une septe de croiseurs se porter à leur secours. Sept vaisseaux, équipés de nos meilleures armes, conduits par nos plus vaillants soldats… qui tous disparurent dans les ténèbres. » Les échos d'une telle horreur se réverbérèrent dans le thisme jusqu'au Mage Imperator, qui demanda aux scientifiques et aux ingénieurs de développer de nouvelles armes basées sur la Source de Clarté. Peu de temps après, le courageux Tal Bria'nh s'élança vers la colonie agonisante à la tête de sa cohorte. Il emportait une centaine de bombes solaires capables de produire une luminosité comparable à celle des étoiles. Les soldats étaient confiants, épris de revanche, prêts à porter un coup fatal aux agresseurs. » Quand les bombes explosèrent, leur éclat brûla les Shana Rei comme de l'acide. C'était un éclair, un arc-en-ciel qui promettait la joie aux Ildirans et la désolation aux créatures de l'ombre. Le voile d'ébène des Shana Rei commença à se dissoudre, mais la luminosité des bombes déclina et l'ennemi put lancer un deuxième assaut, aussi brutal qu'impitoyable. Lorsque ce nouveau mur de ténèbres s'éleva devant lui, Tal Bria'nh comprit qu'il avait perdu la partie. Il envoya des messagers vers Ildira, mais décida de faire face à bord de son vaisseau-amiral, sachant que les renforts n'arriveraient pas à temps. (Vao'sh reprit son souffle, le temps d'une pause savamment dosée. L'un des chatisix changea de position contre la jambe d'Anton.) Et quand lesdits renforts atteignirent enfin Orryx, on aurait dit que quelqu'un avait peint toute la planète en noir. Les Shana Rei avaient vaincu. Il ne subsistait plus aucune étincelle de vie et, depuis ce jour, aucune braise ne s'est rallumée. (Le remémorant croisa le regard de Ridek'h.) Savez-vous ce qui est arrivé aux croiseurs du valeureux Tal Bria'nh ? (Le garçon secoua la tête.) Ils étaient toujours en orbite, mais chacun d'eux était enfermé dans un cocon de pure noirceur qui ne laissait entrer ni sortir le moindre rai de lumière. Tal Bria'nh et ses hommes étaient enfermés dans l'obscurité ! (Anton imagina l'un de ces sacs noirs destinés aux cadavres se refermer autour d'un vaisseau.) » Les secours utilisèrent un jet de laser, qui n'est jamais que de la lumière concentrée, pour découper les membranes noires. Des équipes de secours investirent les croiseurs dans l'espoir d'y retrouver des survivants, mais c'était déjà trop tard. Tous les Ildirans étaient morts, persuadés de ne jamais revoir la lumière, de ne plus jamais sentir sa chaleur. (Vao'sh frissonna, une réaction probablement inconsciente.) Nous ne pouvons qu'imaginer l'horreur de leurs derniers instants. — Mais alors, comment les Shana Rei furent-ils défaits ? s'enquit Anton. Dans les récits, je veux dire. Vao'sh se tourna vers lui, sourire aux lèvres. — Je sais juste que le Mage Imperator forgea une nouvelle alliance et fit jaillir une « Grande Lumière ». Les archives précisent qu'elle était le feu incarné, qui chassa les êtres obscurs comme le soleil chasse la nuit. — Ça ressemble fort aux faeros, commenta Yazra'h. — Peut-être les faeros nous ont-ils déjà aidés ! s'enflamma Ridek'h. Est-ce là ce que le Mage Imperator vous a demandé de découvrir ? Les félins bondirent soudain sur leurs pattes ; Yazra'h ne réagit guère qu'une fraction de seconde plus tard. Anton pivota vers la porte ouvrant sur les appartements de Ridek'h. Il vit la silhouette de Tal O'nh se dessiner dans l'embrasure, hors d'haleine. — Attiré, trois orbes de guerre se dirigent vers Hyrillka. — Les hydrogues ! Que devons-nous faire ? (Les yeux écarquillés du garçon passaient de Yazra'h à l'officier borgne.) Faut-il se battre ? Nous avons des croiseurs… Tal O'nh rassembla son courage, effleura le médaillon prismatique qui ornait sa poitrine et livra son analyse d'une voix sans émotion. — Mes vaisseaux peuvent lancer des attaques suicides contre l'ennemi. Ils sont heureusement presque vides, puisque les équipages travaillent à terre. J'espère néanmoins que cela ne sera pas nécessaire. Récemment, quand des centaines d'orbes de guerre sont venus sur Ildira, ils sont repartis sans donner l'assaut. Le même schéma pourrait se reproduire ici. — Attendons de voir ce qu'ils vont faire, suggéra Yazra'h. Tous se précipitèrent sur le balcon pour scruter le crépuscule orange pâle. O'nh recevait des nouvelles de ses vaisseaux en orbite grâce à un système vocal placé dans son col. Anton sentait Yazra'h tout près de lui ; il se rendit compte que cela le rassurait. Ce fut elle qui repéra les hydrogues en premier. Trois sphères de diamant survolaient le paysage à basse altitude, comme pour observer les ruines, puis elles prirent position à la verticale du palais-citadelle. L'ennemi n'eut besoin de transmettre ni avertissement ni ultimatum pour faire peser sa menace. Sa présence suffisait amplement. — Dois-je me mettre à l'abri ? demanda Ridek'h. Tal O'nh, serais-je plus en sécurité à bord d'un de vos croiseurs ? Yazra'h fronça les sourcils en dévisageant son neveu. — L'Attitré doit rester ici. S'il faut mourir, vous mourrez, mais dignement. Votre père a montré toute l'étendue de sa bravoure quand les sbires de Rusa'h l'ont massacré. Hyrillka est à présent sous votre responsabilité. Montrez au peuple comment se comporte un véritable Attitré. Suite aux récents événements, les gens l'ont peut-être oublié. Une fois de plus, Ridek'h s'arma de courage et obéit à Yazra'h. Anton espérait ne pas être sur le point de prendre part à un nouvel épisode de la Saga. 82 THOR'H L'obscurité était totale. Une noirceur infinie, sans faille, qui semblait s'étendre d'un bout à l'autre de l'univers. Aucune torture n'aurait pu être pire. Pendant un temps lui aussi démesuré, les rêves de Thor'h avaient d'abord été vides, puis de plus en plus étranges. Au fur et à mesure que l'effet du shiing diminuait, les cauchemars se firent plus intenses, comme des dents acérées rongeant sa conscience. Il commença peu à peu à retrouver des souvenirs d'Hyrillka, du combat mené aux côtés de l'Imperator Rusa'h pour renverser Jora'h, le faux Mage Imperator, son propre père. Mais ils avaient échoué. Thor'h se rappela avoir été aux commandes de son croiseur, prêt à mourir, avant d'être finalement capturé, ligoté, humilié. Il revit également le sourire cruel de l'Attitré Udru'h, resté sourd aux suppliques de son prisonnier. Puis il y avait eu le shiing… beaucoup de shiing. Puis la sérénité. Puis le néant. Et à présent, l'obscurité. Totale. Thor'h ne savait pas où il se trouvait et ne découvrit aucune issue en sondant les murs épais. Il crut entendre, au loin, des bruits de pas et de meubles déplacés, mais personne ne le délivra. Le captif ne voyait rien, ne sentait aucune trace de lumière caresser sa peau sensible. La noirceur l'enveloppait tel un océan glacé remplissant sa bouche, ses yeux, son nez. Thor'h hurla à en perdre la voix, se jeta contre les murs, les martela jusqu'à ce que le sang coule sur ses mains. Pas la moindre porte. Les ténèbres pesaient sur lui, l'écrasaient. Le tuaient. Mais avant de le tuer, elles le rendirent fou. Il frappa encore et encore, cria si fort que ses cordes vocales se mirent elles aussi à saigner. Un gémissement rauque et plaintif continua à sortir de sa gorge, puis le désespoir brisa sa raison en mille morceaux. Personne ne l'entendait. Personne ne savait qu'il était là. Et la lumière ne revint jamais. 83 JESS TAMBLYN Quatre-vingts Vagabonds de Plumas avaient survécu au désastre, mais on ne pouvait en dire autant des mines dirigées depuis des générations par le clan Tamblyn. De la vapeur glacée s'échappait des conduites endommagées, les générateurs qui assuraient la survie des habitants avaient rendu leur dernier soupir et, en conséquence, la température de la grotte diminuait régulièrement. Un seul soleil artificiel brillait encore, encastré dans le plafond. Un deuil de plus. Jess contemplait le ciel de glace qui menaçait de s'effondrer, le sol déchiré, les corps gelés des mineurs et des nématodes. Cet endroit avait représenté le rêve de sa famille, son sanctuaire pendant de nombreuses années. Le jeune homme avait quitté Plumas à cause de son amour impossible pour Cesca, il y était revenu différent, un autre être, rempli de bonnes intentions et de dangereuses illusions. Même si c'était le wental souillé lové à l'intérieur de sa mère qui avait causé tous ces ravages, Jess portait sa part de responsabilité. Cesca s'approcha de lui pour le consoler ; le simple fait de la toucher – un bonheur si longtemps interdit – lui redonna courage. Quand le vieux Caleb tapa ses mains l'une contre l'autre, il en tira une véritable détonation. — Allez, rassemblement ! On a du travail en perspective. Les ouvriers valides se hâtèrent de porter secours à leurs camarades blessés, tandis que les frères Tamblyn, fourbus et affligés, aidaient à l'érection d'abris temporaires en étayant les rares bouts de bâtiments encore debout. Un gros morceau de glace se détacha du plafond et tomba dans l'eau grise de la mer souterraine. Jess se tourna vers Cesca, l'air grave. — Nous devons maintenir la grotte en place jusqu'à ce que nous réussissions à évacuer tout le monde. Beaucoup de gens sont blessés. (Il serra sa main frissonnante.) Je vais te montrer comment faire. Jess parvint à se focaliser sur la tâche en cours plutôt que sur ses doutes et son chagrin. Il expliqua à sa compagne comment utiliser ses nouveaux pouvoirs pour combler les pires fissures du plafond. Concentré à l'extrême, il vaporisait des monceaux de glace d'un simple geste de la main. Et puisqu'il ne pouvait plus toucher les vivants, le jeune Vagabond accepta la charge peu enviable de transporter les cadavres au bord d'une mer redevenue étale. Néanmoins, après ce qui était arrivé à sa mère, il préféra se renseigner avant de ramasser le premier corps. — Et si je leur injectais des wentals souillés, à eux aussi ? Ne t'inquiète pas. Cela ne se reproduira plus. Jess se pencha sur la dépouille exsangue d'un homme saigné à mort par des dizaines de coupures. Le sang répandu était sombre et vitreux, déjà pris par le gel. Il se souvenait vaguement de cet ouvrier qui travaillait aux colonnes de séparation fuel-hydrogène ; les deux hommes avaient l'habitude de se saluer, d'échanger quelques mots. Ils ne faisaient que se croiser. Jess ne connaissait même pas son nom. Et voilà que ce brave type était mort. Une équipe de mineurs en combinaison spatiale émergea d'un tunnel menant à la surface. Ils firent aussitôt leur rapport à Caleb. — Les mouvements de la croûte ont fait sortir les puits de leur alignement. Les pompes sont mortes, les cuves de conversion éventrées, les produits chimiques dispersés à tous les vents. — Il nous reste un ascenseur fonctionnel, mais ses indicateurs clignotent bizarrement, ajouta le vieil homme, défaitiste. Jess, même si Cesca et toi parvenez à réparer le plafond, je ne suis pas sûr que cet endroit soit encore viable. Avec Andrew mort… (Sa voix s'étrangla, il dut prendre une longue inspiration.) Et toi qui ne travailles plus vraiment avec nous, nous allons devoir changer notre manière de faire, si tant est que l'on puisse tout simplement continuer. Jess prit sur lui pour prononcer la sentence. Des mots difficiles à sortir, mais ses oncles et lui savaient quelle décision devait être prise. — Il faut abandonner Plumas, au moins pour l'instant. Il y a eu trop de dégâts pour maintenir un environnement vivable. Les survivants n'avaient pas encore totalement intégré ce qui venait de se produire. Wynn et Torin secouèrent la tête. — On ne peut pas partir comme ça, Jess. Regarde tout le travail qu'il y a à faire. — Comment le clan va-t-il le financer ? gémit Torin. — Andrew était notre comptable. Nous, on n'y comprend rien. — Le clan Tamblyn a de l'argent en réserve, ne vous inquiétez pas pour ça, grogna Caleb. Mais où allons-nous trouver les machines nécessaires pour percer de nouveaux puits et réparer les pompes ? J'ai la migraine rien que d'y penser. Ça va prendre des années ! Jess sentit les wentals s'agiter en lui. L'heure était venue de se recentrer sur sa vraie mission. — Il y a des tâches plus urgentes à accomplir. Nous avons besoin de votre aide. Tous les Vagabonds, tous les êtres humains en ont besoin. — Regarde autour de toi, répondit Caleb, surpris. Nous ne sommes pas en mesure d'aider qui que ce soit. — C'est faux, l'interrompit Cesca. Rassemblez les survivants. Ils doivent entendre ce que nous avons à dire. — Je suppose que ça ne peut pas faire de mal. Ça nous donnera peut-être même un peu d'espoir. Les habitants de Plumas, hommes et femmes hagards, se regroupèrent autour des ruines de leurs maisons. Ils avaient vu Jess et Cesca combattre le monstre qui avait pris possession de Karla Tamblyn. Les pouvoirs du couple les effrayaient. Les wentals permirent à la voix de Jess de résonner dans toute la grotte. — L'Oratrice Peroni et moi-même sommes venus ici pour une raison précise. Vous avez déjà combattu les Terreux et les hydreux, vous avez passé votre vie à fuir, à vous battre pour survivre même quand vos gagne-pain disparaissaient les uns après les autres. Et la guerre n'est pas encore finie. Loin de là. Les wentals ont besoin de votre aide pour mener une bataille cruciale. — Pour ce que j'en ai vu, les wentals ne nous ont apporté que du malheur, protesta Torin. — Il s'agissait d'un wental souillé, corrigea Jess. Les autres vous ont sauvés. Ils peuvent sauver les clans, ainsi que toute l'humanité. Nous devons lancer des milliers et des milliers de wentals à l'assaut des planètes hydrogues. Cesca prit la relève. — C'est à nous d'agir. Ni les Ildirans ni les Terreux n'ont d'armes efficaces contre les hydreux. — Quand même assez efficaces pour transformer Rendez-Vous en un tas de décombres, fit remarquer Caleb. Pourquoi perdre notre temps à les aider ? La colère déforma un instant les traits de Cesca, mais elle se força à parler d'une voix calme. — Tous les êtres humains ne sont pas comme les Terreux. Les Vagabonds valent mieux que ça. Caleb haussa les sourcils. — Vous essayez de nous persuader que si on élimine les hydrogues, les Terreux vont arrêter de s'en prendre à nous ? Arrêter de détruire nos serres et nos dépôts de carburant ? Libérer les prisonniers ? Merdre, ils vont peut-être aussi reconstruire Rendez-Vous ! Voyons, c'est ridicule… — Il faut se souvenir que les hydreux sont nos véritables ennemis. Il y aura toujours des conflits entre groupes humains, mais vous préférez sans doute que les hydrogues nous exterminent tous, c'est ça ? Caleb acquiesça sur ce point, même s'il n'avait pas l'air entièrement convaincu. Les frères Tamblyn posèrent un long regard sur les ruines, imaginant l'impossible tâche qui les attendait. — Très bien, nous sommes à vos ordres, dit Torin. Dites-nous ce qu'on doit faire. Les survivants de Plumas étaient heureux qu'on leur montre le chemin à suivre – n'importe lequel – après l'épreuve qu'ils venaient de subir. Jess sentait monter en eux l'envie de combattre, pour peu qu'on leur désigne l'ennemi et qu'on leur donne la bonne arme. Avec l'aide de Cesca, il expliqua comment il comptait utiliser les vaisseaux-citernes pour répandre les wentals lors d'attaques simultanées visant les géantes gazeuses tenues par les hydreux. — Vous pouvez tous tenir dans les quatorze vaisseaux qui restent. Partagez le travail à votre guise. Nous vous indiquerons où aller pour remplir les citernes. — Nikko Chan Tylar recrute déjà tous les Vagabonds possibles, ajouta Cesca. Comme les autres volontaires de Jess, qui sillonnent le Bras spiral et orientent leurs recrues vers les mondes wentals. Si nous voulons frapper les hydreux partout au même moment, nous aurons besoin de tous les clans, d'Avila jusqu'à Zoltan. — Il faut aller sur Yreka pour trouver plein de Vagabonds, dit Caleb. Ces derniers temps, c'est devenu notre principal point de rencontre. Denn et moi y avons lancé une petite affaire. Les frères Tamblyn leur décrivirent le nouveau nœud commercial où les colonies abandonnées collaboraient en secret avec les négociants vagabonds. Cesca se réjouit d'avoir enfin une chance de revoir son père. Les survivants utilisèrent le dernier ascenseur en état de marche pour rejoindre la surface de Plumas, puis empruntèrent des véhicules terrestres pour se rendre aux différents endroits où attendaient les vaisseaux-citernes. Ils se massèrent au mieux dans les compartiments passagers. Pendant ce temps, Jess contemplait le paysage désolé. La bulle de nacre créée par les wentals scintillait doucement à ses côtés. Le jeune homme se demandait si Plumas redeviendrait un jour un avant-poste florissant, ou si c'était vraiment la mort des mines du clan Tamblyn. — Un avenir paisible et prospère s'ouvre à nous, dit Cesca en lui prenant la main. À condition de remporter cette bataille. Si nous voulons toucher toutes les géantes gazeuses en même temps, avec le maximum d'efficacité, nous devons coordonner l'opération de telle façon que les hydreux n'aient aucune chance de s'en sortir. — Simple question administrative. — Et ça, c'est mon domaine. Ces gens ont besoin de leur Oratrice. Elle le gratifia d'un sourire soulagé. À la lumière des étoiles qui se reflétaient à la surface de la lune gelée, Jess trouva sa compagne particulièrement belle. Il hésita avant de reprendre la parole, mais les deux amants connaissaient déjà la marche à suivre. — Même si nous avons mis longtemps à nous retrouver, il faut nous séparer de nouveau. Tu dois aller sur Yreka, moi je dois aller sur Theroc. — Je sais. J'entends les arbremondes appeler les wentals. Les verdanis avaient accepté de se joindre à la lutte, arbremondes et wentals unis en une alliance encore plus puissante que celle qui s'était liée dix mille ans auparavant. Quand Jess embrassa Cesca, la tristesse de la séparation n'en rendit ses lèvres que plus douces. — Par le Guide Lumineux, je te jure qu'après, nous pourrons enfin vivre ensemble. 84 KOTTO OKIAH Kotto était presque à court d'idées, ce qui ne lui était encore jamais arrivé. Il détecta de hauts niveaux de radiations en étudiant les ruines de la base de Jonas 12, ce qui impliquait qu'une catastrophe avait conduit à la fusion du cœur du réacteur : chose théoriquement impossible, mais les données ne mentaient pas. Il ne trouva aucun autre vaisseau aux alentours, ne décela aucun signe de vie. Ses tentatives de communication restèrent vaines. Alors il se remit en chasse. Après avoir exploré trois systèmes solaires, il tomba sur une petite colonie de Vagabonds baptisée Rayon-de-Soleil, sans doute à cause du bombardement ininterrompu de photons qui frappait la surface du planétoïde. Les membres du clan Tomara se terraient dans des tunnels creusés dans les parois du cratère, tandis que leurs panneaux solaires emmagasinaient d'ahurissantes réserves d'énergie. C'était durant les longues et froides nuits de Rayon-de-Soleil que les Vagabonds effectuaient l'indispensable travail en surface. Kotto trouva l'endroit quasi désert. Il demanda où tout le monde était passé, et ce fut un vieux manchot, affairé sur une excavatrice cinq fois plus grande que lui, qui daigna lui répondre. — Ben ils sont allés sur Yreka, voyons. Mon équipe peut s'occuper d'à peu près tout par ici, alors les autres sont partis faire des affaires. — Yreka ? Pourquoi Yreka ? KR et GU entreprirent aussitôt de réciter les dernières statistiques connues sur cette colonie située à la limite de l'Empire ildiran, mais Kotto les fit taire. — C'est le plus grand bazar du Bras spiral, reprit le vieillard. C'est ce qui ressemble le plus à du bon vieux commerce libre depuis que les hydreux ont montré le bout de leur nez. — Alors je vais y aller aussi. Peut-être Kotto y retrouverait-il sa mère ou l'Oratrice Peroni. Il remercia l'ouvrier, emmena ses deux compers et quitta Rayon-de-Soleil aussi sec. Le scientifique remarqua de suite le Persévérance Obstinée de Denn Peroni sur le terrain d'atterrissage d'Yreka. Les locaux avaient monté de toutes pièces un véritable centre commercial, avec suffisamment de restaurants et de stands de rue pour nourrir leurs nombreux visiteurs. Depuis que Golgen fournissait de nouveau de l'ekti en quantité, les voyages entre colonies hanséatiques isolées avaient repris de plus belle. Quand Kotto débarqua au cœur de cette effervescence, Denn était là, dans la foule, prêt à l'accueillir. Le père de l'Oratrice Peroni éclata de rire en voyant son air sidéré. — Quel sourire, l'ami ! On croirait que tu viens de trouver un trésor. — Mieux que ça, j'ai trouvé des Vagabonds. Je commençais à me sentir un peu seul. Denn et Kotto se faufilèrent dans l'amas de vaisseaux et de comptoirs, les oreilles pleines du brouhaha des chalands. Kotto eut le temps de repérer d'étranges instruments de musique, des sculptures colorées, des vêtements couverts de broderies qui semblaient conçus pour le plaisir des yeux plutôt que pour leur côté pratique. — Quand les gens achètent des trucs inutiles, c'est le signe que l'économie marche bien, gloussa Denn Peroni. Le négociant présenta Kotto au gouverneur d'Yreka, Padme Sarhi, dont les longs cheveux noirs, agrémentés de fils d'argent, descendaient jusqu'à la taille. Elle était visiblement ravie de la tournure des événements. — J'ai beaucoup entendu parler de vous, Kotto Okiah. On dit que vous êtes l'équivalent vagabond du grand Einstein. — La comparaison est osée vu toutes les erreurs que j'ai faites, se défendit-il, rougissant. Je reviens juste de Jonas 12. Ma base a été détruite, par une surcharge du réacteur ou quelque chose comme ça. N'ayant trouvé aucun survivant, j'espère qu'ils ont pu évacuer à temps. — Jonas 12 ? s'écria Denn, alarmé. C'est là que Cesca s'est cachée après la destruction de Rendez-Vous. Kotto n'avait pas songé à ça. — Mais pourquoi l'Oratrice Peroni serait-elle allée là-bas ? — Pour échapper aux Terreux. Comme nous tous. Troublé, Denn se passa une main dans les cheveux et fit les cent pas le temps d'absorber l'information. — Et… euh… quelqu'un a-t-il des nouvelles de ma mère ? demanda l'ingénieur. — Je crois qu'elle est restée avec Cesca, pour l'aider. (Denn se massa les tempes.) Merdre, si seulement on parvenait encore à communiquer ! Personne ne sait plus rien. Le gouverneur les dévisagea tous les deux. — Vu la dispersion de votre peuple, Yreka est sans doute à l'heure actuelle le meilleur endroit où se tenir informé. Il y a de nouveaux arrivants en permanence, qui apportent chacun leur lot de renseignements. Comme pour prouver ses dires, deux vaisseaux vagabonds apparurent dans le ciel d'Yreka. Leurs capitaines semblaient jouer à qui réussirait à se poser le premier pour prendre de l'avance sur les ventes. Une femme trapue s'avança, vêtue de vieux habits usés sur lesquels jurait un somptueux foulard neuf. La toute nouvelle ministre du Commerce d'Yreka tendit un pad de données au gouverneur. — La liste des dernières marchandises disponibles, Sarhi. Si quelque chose vous intéresse, vous feriez mieux de vous dépêcher. Les acheteurs se bousculent. — Ça va. J'ai tout ce qu'il me faut. Les gens avaient visiblement du baume au cœur et négociaient les prix avec enthousiasme. Comme au bon vieux temps. Mais Kotto, lui, ne parvenait pas à oublier ses inquiétudes. — La réaction des Terreux ne vous inquiète pas ? Ils vont péter les plombs dès qu'ils sauront ce qui se passe ici. Les Vagabonds ont une certaine tendance à les énerver… — Les Terreux n'ont qu'à sucer un tuyau de déchets radioactifs ! Ils ne nous font pas peur ! s'exclama Denn, soudain en colère. Le gouverneur exprima son opinion d'une voix plus calme. — Les Forces Terriennes de Défense nous ont fait avaler assez de couleuvres. Nous avons subi leur embargo uniquement parce que nous avions gardé un peu d'ekti en réserve, et voilà qu'ils refusent de nous aider. Les militaires nous ont adressé une gentille lettre d'adieu avant de déguerpir, direction la Terre, pour éviter d'avoir à combattre les hydrogues. Denn contempla fièrement les vaisseaux marchands et les clients qui les assaillaient. — Ce qui nous ouvre les portes du Bras spiral. C'est comme ça que les clans aiment travailler. Le gouverneur repoussa une mèche de cheveux que le vent lui avait collée au visage. — De toute façon, les armes des FTD sont impuissantes face aux orbes de guerre. Leur protection ne nous servirait à rien. Kotto se dérida d'un coup en se rappelant la principale raison de sa venue sur Yreka. — Eh bien il se trouve que j'ai sous la main un truc un peu plus efficace. — Qu'est-ce qui t'est encore passé par la tête ? s'enquit Denn en levant les yeux au ciel. — Oh, rien de bien compliqué. J'ai les plans avec moi. KR, GU, apportez-nous ça. Les compers Analystes s'éloignèrent de concert comme de bons petits soldats. Kotto expliqua ensuite comment ses sonnettes pouvaient ouvrir les écoutilles pressurisées des vaisseaux hydrogues. KR et GU revinrent, chacun tenant une extrémité de la feuille alors que n'importe lequel des deux aurait pu s'en charger seul. — Vous nous avez dit de le faire ensemble, expliqua KR. — Ce qui semblait une approche assez improductive, ajouta GU. Kotto montra les plans à ses compagnons. — Sur Theroc, avec une poignée de vaisseaux civils et à moindres frais, nous avons liquidé autant d'hydreux en quelques minutes que les Terreux depuis le début de cette foutue guerre. Denn se pencha sur le diagramme. — Je vois au moins cinq, voire dix de nos complexes industriels capables de produire ces machins aussi vite qu'on pourrait les transporter. Un sourire dur se dessina sur les lèvres du gouverneur. — Nous allons distribuer ces appareils à toutes les colonies négligées par la Hanse. Si les hydrogues attaquent, on leur lancera les sonnettes dessus comme des poignées de confettis. — Un peu d'indépendance ne fait jamais de mal, se réjouit Denn. C'est un vieux proverbe vagabond. Kotto posa les mains sur les épaules de ses deux vaillants compers. — Vous pensez que je pourrais rester ? Pour vous aider à gérer le projet, par exemple ? J'ai besoin de m'occuper l'esprit. 85 ZHETT KELLUM Les éclairs incessants teintaient le ciel nocturne de Golgen d'une aura vacillante. Les phares de positionnement des nouvelles stations d'écopage clignotaient dans la troposphère pour signaler leur présence ; les fumées d'échappement dessinaient les trajectoires des convoyeurs ou celles des navettes qui transportaient leurs passagers d'une ville flottante à l'autre. Pour la première fois depuis des années, les Vagabonds reprenaient l'activité qui était la leur de plein droit. Assise sur le pont d'observation, ses longues jambes appuyées sur le garde-fou, Zhett laissait le vent lui ébouriffer les cheveux. Même si elle tendait scrupuleusement l'oreille, elle prétendait ne pas faire grand cas des responsables de station et des chefs de clan réunis pour écouter le rapport de Nikko Chan Tylar. Le jeune homme débordait d'enthousiasme. Il avait rejoint Golgen dans l'après-midi, à bord de son Verseau bizarrement modifié, et n'avait eu de cesse de rencontrer des représentants de toutes les stations d'écopage de la planète. Le père de Zhett avait profité de l'occasion pour organiser une petite fête sur sa plus grande terrasse. Les nombreux invités se servirent une tasse de thé-poivre brûlant ou un verre d'alcool maison, puis se concentrèrent sur le récit de Nikko. — C'est notre chance, notre seule véritable chance de battre les hydrogues. Les wentals sont aussi puissants qu'eux, mais ils ont besoin de nous pour se répandre. Les Vagabonds, que dis-je, tous les êtres humains, doivent participer au combat. — Oui enfin… on vient juste de s'installer, objecta Boris Goff, qui semblait ne pas avoir dormi depuis que son clan était arrivé sur Golgen quatre jours auparavant. Donne-nous quelques semaines pour reprendre notre souffle. Par le Guide Lumineux, tu sais depuis combien de temps les Vagabonds n'ont pas eu autant d'ekti à vendre ? Nikko désigna la mer de nuages qui s'étendait au-delà du garde-fou. — C'est grâce aux wentals que vous avez pu revenir ici. Jess Tamblyn les a amenés sur cette géante gazeuse et ce sont eux qui en ont chassé les hydrogues. — Va à l'essentiel, mon garçon. (Bing Palmer commandait une station où travaillaient les clans Palmer et Sandoval.) Qu'attends-tu de nous ? Que nous trouvions d'autres planètes aquatiques où les wentals pourraient s'établir ? Nikko secoua la tête. — Non, les porteurs d'eau s'en sont déjà chargés. C'est l'heure de partir à l'assaut. Nos vaisseaux joueront les transports de troupes pour les wentals, dans le cadre d'une grande offensive simultanée. C'est le seul moyen de gagner la guerre une bonne fois pour toutes. — Sacrée opération, analysa Kellum. Un vrai cauchemar à mettre en place. — Depuis quand le travail te fait-il peur, papa ? (Zhett posa la tête sur ses mains et s'enfonça encore un peu plus dans son fauteuil.) Ici, tout est déjà réglé comme du papier à musique. Des convoyeurs décollent heure après heure, sans une seconde de retard, et livrent l'ekti plus vite que nous ne pouvons imprimer les factures. — Comme les hydreux savent que les wentals sont de retour, le conflit va très vite monter en puissance. (L'urgence perçait dans la voix de Nikko.) Si nous n'éliminons pas les hydrogues, toutes vos stations, tous les Vagabonds du Bras spiral, seront avalés par un grand trou noir. Les wentals ont besoin de nous et nous avons besoin d'eux ! — Ma foi, ce sont pas ces foutus Terreux qui gagneront la guerre, grogna un chef de station que Zhett ne connaissait pas. Ils se prennent des coups de pied au cul dès qu'ils arrivent sur le champ de bataille. Boris lâcha un rire sonore. — Ah, ça les ferait suer si c'étaient les Vagabonds qui leur sauvaient la mise ! — Mais pourquoi devrait-on aider les Terreux ou la Grosse Dinde ? s'énerva Kellum. Regardez ce qu'ils nous ont fait. Cette fois, Zhett finit par se lever. — J'ai en tête un de tes grands discours sur le fait de ne pas s'abaisser au niveau de ses ennemis. — Là c'est différent, ma chérie. Kellum père se gratta la barbe en réfléchissant à la question. Les lumières de lointaines stations continuaient à clignoter sur fond de nuages. Leurs jets de vapeur évoquaient des respirations fantomatiques dans l'air glacé. — Croyez-moi, je n'ai aucune sympathie pour les Terreux, reprit Nikko. Ils ont détruit les serres de ma famille et, pour autant que je sache, mes parents sont prisonniers quelque part, dans un infâme camp de détention. Mais les hydrogues sont une menace encore plus importante. Tout ce que je vous demande, c'est de fournir des vaisseaux pour transporter l'eau des wentals. Le jeune homme sourit à Zhett, mais celle-ci préféra se tourner vers les chefs de clan. — Regardez-vous un peu ! Vous allez vraiment manquer la plus grande bataille de l'histoire du Bras spiral ? — C'est censé me convaincre ? riposta Goff. Après tout ce qu'on a déjà subi ? Bing Palmer renifla bruyamment. — Merdre, Boris, ça fait des années que je t'entends te vanter d'avoir conduit ta station à travers un ouragan de la taille d'une petite lune, sur Franconia. Il est temps de renouveler ton stock d'histoires si tu veux que les gens continuent à te payer des coups à boire. — Suivez votre Guide Lumineux, insista Nikko. L'heure est venue de récupérer nos géantes gazeuses. Vous savez tous combien sont morts ici même, dans la station du Ciel Bleu. Et dans toutes les autres stations d'écopage. — Ces sales hydreux ont tué ma belle Shareen sur Welyr. (Kellum grinça des dents.) C'est d'accord. Je vote pour toi, Nikko. J'en ai marre de me faire taper dessus sans réagir. Je préférerais tordre le cou du président de la Hanse, mais je me contenterai des hydrogues. Pour l'instant. Nikko sourit, soulagé. — Je vais vous donner les coordonnées d'une planète répondant au doux nom de Charybde. C'est là que Jess Tamblyn a répandu les premiers wentals. Retrouvez-moi là-bas, nous y chargerons le plus d'eau possible. Nous avons des délais à respecter afin d'agir en accord avec les autres porteurs d'eau et leurs propres volontaires. La réunion dégénéra alors en un échange mouvementé portant sur le matériel, les vaisseaux disponibles, l'organisation du départ et les personnes à contacter pour renforcer l'effectif. Zhett remarqua sans peine les regards en coin que lui jetait Nikko, mais elle choisit de garder ses distances. Le jeune homme était séduisant, bien qu'un peu écervelé ; elle l'avait vu effectuer ses livraisons sur Osquivel soit en retard soit en avance, mais rarement à l'heure. Et puis elle n'était pas d'humeur à flirter. Sa récente déconvenue avec Patrick Fitzpatrick lui laissait encore un goût amer dans la bouche. Nikko finit par s'éclipser pour aller porter son message à d'autres Vagabonds. Zhett vit son étrange vaisseau boursouflé décoller de la baie d'amarrage et s'élancer dans les nuages. Elle se rendit compte qu'elle ne lui avait même pas dit au revoir. Fatiguée de toute cette agitation et des grandes déclarations à l'emporte-pièce, Zhett s'autorisa à divaguer vers des sujets plus intimes. Elle s'étonna de se préoccuper autant de sa vie privée alors que l'histoire était en marche autour d'elle, mais la solitude l'oppressait depuis qu'elle avait quitté les chantiers spationavals et… les prisonniers terriens. Elle en voulait à Fitzpatrick de l'avoir trahie. Elle s'en voulait à elle-même de penser encore à lui. 86 PATRICK FITZPATRICK III — Aucune exception, répéta sa grand-mère, plus attristée par son propre échec que par le fait de le voir partir. Je suis désolée, Patrick. Je ne suis plus présidente depuis des décennies et il semble que les faveurs qu'on me devait ne valent plus grand-chose. Le jeune homme se faufila du garde-manger au réfrigérateur de la grande cuisine pour se confectionner une rapide collation. Il n'avait pas demandé à Maureen de tirer les ficelles pour lui, mais il savait qu'elle ne se gênait pas pour faire comme elle l'entendait si elle pensait agir « pour le bien de son petit-fils ». — Je suis sûr que vous avez fait de votre mieux, déclara-t-il tout en passant ses options en revue. Il ne pouvait pas reprendre sa place au sein des Forces Terriennes de Défense. Non par peur du combat, mais à cause des exactions qu'il avait dû commettre en leur nom. De fréquents cauchemars le renvoyaient à cette terrible explosion, à l'instant où il avait donné l'ordre de tirer sur le vaisseau de Raven Kamarov. Le Vagabond n'avait eu aucune chance de s'en tirer. C'est inexact, monsieur Fitzpatrick. Je ne me souviens de rien de tel. Et vous non plus, d'ailleurs. Impossible de reprendre du service avec le général Lanyan. Mieux valait s'employer à réparer les torts causés, à dénoncer haut et fort les injustices faites aux Vagabonds. Peut-être Patrick réussirait-il, par la même occasion, à obtenir des informations sur Zhett. La Virago plissa les lèvres. — Tu m'écoutes, oui ? Wanda peut te préparer à manger, si tu veux. Ce sera mieux que… — Je me débrouille très bien, merci. Les réserves de nourriture entassées dans l'immense cuisine donnaient le vertige. Viandes et légumes exotiques, desserts raffinés, fromages en provenance de cinq mondes différents. Patrick avait perdu l'habitude d'une telle profusion et la trouvait gênante, voire vulgaire. Dans les FTD, il n'avait mangé que les repas servis au mess, soigneusement calibrés par les nutritionnistes de l'armée. Après quelques mois de jérémiades, il avait appris à se satisfaire de ce qui finissait dans son assiette. Quant à la cuisine des Vagabonds, elle était lourdement épicée, mais il s'y était fait aussi. Alors que ça, c'était juste trop. Il se servit un verre d'eau, méprisant volontairement l'étalage de jus de fruits et autres boissons énergétiques que sa grand-mère gardait sous la main. — Les FTD t'affecteront sur un excellent vaisseau, poursuivit Maureen. Peut-être même sur celui du général Lanyan. Il a toujours eu de l'affection pour toi. Tu n'auras rien à craindre. Patrick lui jeta un regard cynique. — Le général n'est pas homme à rester loin du front. — Oui. Certes. (Elle paraissait plus troublée par son erreur que par ses conséquences.) Je te promets que tu rentreras à la maison dès que cette crise sera terminée. Il eut envie de rire, mais seul un grognement amer franchit la barrière de ses lèvres. — De quelle partie de la « crise » parlez-vous ? Quand nous aurons détruit les hydrogues ? Quand nous aurons repris nos vaisseaux aux compers Soldats ? Ou faudra-t-il aussi attendre d'avoir vaincu tous les clans de Vagabonds ? — Ne me parle pas sur ce ton. J'essaie de t'aider. Il coupa plusieurs tranches d'un fromage au parfum de noisette et le mangea avec les doigts. — Soyez un peu réaliste, grand-mère. J'ai déjà été au front. Nous serons des cibles faciles. Soudain, un spasme de panique lui noua la gorge. Les images du massacre d'Osquivel avaient jailli d'un coup dans son esprit : les orbes de guerre détruisant un par un les bâtiments des FTD, l'évacuation de sa Manta et le moment où il avait vu, depuis son module-bouée, le reste de la flotte battre en retraite sans s'occuper des survivants. Maureen remballa et rangea la nourriture avant même que Patrick ait fini de manger. Elle contempla d'un air renfrogné les taches sur le comptoir de la cuisine, mais reprit néanmoins la parole d'une voix rassurante. — Si les hydrogues ou les compers Soldats veulent détruire la Terre, tu auras plus de chances de survivre dans l'espace. Le jeune homme lui jeta un regard qui se passait de commentaire. Un silence lourd s'installa, durant lequel Maureen se sentit clairement de plus en plus mal à l'aise. Elle était sûre d'être obéie quand elle donnait des ordres à un subordonné, mais elle ne savait pas gérer son petit-fils. Autant battre en retraite. — Je voulais juste te dire que j'avais fait de mon mieux. Je te laisse finir ton… repas. Nous reparlerons de tout ça demain matin. Patrick continua à grignoter le fromage, sans appétit. Sa décision était prise. Il se remémora le travail étrangement satisfaisant auquel il avait dû se plier sur Osquivel. Ici, au cœur de la « civilisation » terrienne, on l'avait élevé dans l'idée que les Vagabonds n'étaient qu'une bande de voyous. La Hanse n'avait jamais pris le temps de regarder de plus près ce que les clans étaient capables de produire, préférant répandre insultes et rumeurs sur ces rois de la paresse indignes du moindre respect. Depuis, Patrick avait vu de ses propres yeux comment les familles de Vagabonds accomplissaient des miracles en travaillant ensemble. Et il avait fortement apprécié la compagnie de Zhett Kellum. Il regrettait d'avoir dû lui jouer un mauvais tour pour réussir à s'évader ; il espérait avoir un jour l'occasion de s'en expliquer. Servir dans l'armée terrienne, sous les ordres du général Lanyan, lui avait fourni une bonne vision de la manière injuste et capricieuse dont se prenaient les décisions politiques. Patrick était à présent convaincu que les FTD et la Ligue Hanséatique étaient à l'origine de leurs propres problèmes. Mais comme l'attitude de Maureen le démontrait, il était difficile de distinguer les failles de l'intérieur. Il regagna sa chambre ridiculement spacieuse sans se sentir fatigué le moins du monde, ce qui était une bonne chose vu la longue nuit qui l'attendait. L'heure était venue. Il enfila des vêtements confortables et en mit d'autres dans son sac, dans lequel il ajouta de l'argent sans marquage et des provisions dérobées dans la cuisine. Les FTD lui avaient appris à voyager léger, à prendre des décisions rapides et à s'y tenir. Une fois son paquetage au point, il traversa discrètement le manoir tout en désactivant les divers systèmes d'alarme, puis se faufila dans le hangar où l'attendaient ses vieilles voitures, dans une atmosphère de lustre et d'huile de vidange. Sans oublier, au fond, le yacht spatial de Maureen : un engin rutilant acheté par une personne très riche dans une période de grande prospérité. La Virago l'avait-elle payé de sa poche, ou l'un de ses collègues politiciens le lui avait-il offert en échange d'un contrat en or ? Patrick, lui, comptait l'employer à de plus grandes fins. Il allait parcourir les avant-postes vagabonds et les colonies abandonnées par simple décret du président, pour raconter son histoire à qui voudrait l'entendre. Il trouverait bien une oreille amicale quelque part. Une personne de son rang, munie d'un nom de famille connu et d'un grade important dans les FTD, aurait sans doute assez de poids pour que l'auditeur le plus sceptique y réfléchisse à deux fois. Sa grand-mère avait toujours contrôlé sa vie. Patrick Fitzpatrick III s'était vu piégé par ce qu'on attendait de lui, par ce que les autres lui disaient de faire. Il était temps que son patronyme serve à quelque chose d'utile. Maintenant, j'agis enfin pour de bonnes raisons. Il prit soin de ne faire aucun bruit en ouvrant les portes du hangar. Les commandes du yacht étaient bien plus simples que celles d'un Rémora ; le vaisseau était conçu pour des gens réfractaires aux subtilités du pilotage, pas pour des soldats en manœuvres. Patrick n'aurait aucun mal à s'en servir. Il constata avec mépris que la jauge de carburant indiquait le plein : en ces temps de pénurie, avec tant de planètes privées de médicaments et de nourriture, comment une vieille femme pouvait-elle se payer le luxe de garder de telles réserves d'ekti ? Mais puisque le carburant était là, autant l'utiliser à bon escient. Patrick lança les moteurs et sentit le vaisseau vibrer, les propulseurs monter en charge. Les systèmes d'alarme avaient beau se taire, le vacarme allait réveiller la maisonnée. Sa grand-mère avait toujours eu le sommeil léger. Sans doute à cause de sa mauvaise conscience. Le déserteur ne regarda pas en arrière, ne laissa ni mot d'adieu ni plan de vol et, bien entendu, ne demanda pas l'autorisation de décoller. Quand Patrick activa la propulsion, le yacht bondit dans le ciel nocturne, au-dessus des montagnes du Colorado, en direction du vide spatial et de ses légions d'étoiles. Quelque part dans cette immensité, il trouverait les Vagabonds. Il trouverait Zhett. 87 DARO'H L'ATTITRÉ DE DOBRO L'ardeur de la foule humaine tomba rapidement quand arriva la fin de cette interminable nuit. L'incendie avait d'abord réduit en cendres l'ancien camp d'élevage, puis s'était propagé à tout le village grâce aux bons offices d'un vent capricieux. Humains et Ildirans avaient dévolu la plus grande partie de leurs efforts au simple fait de survivre jusqu'à l'aube. Tous ces morts ! Daro'h avait senti leur agonie à travers le thisme, qu'ils périssent dans les flammes ou sous les coups des émeutiers. La prêtresse Verte avait réussi à empêcher les assaillants de tuer Udru'h, mais l'Attitré, inconscient, souffrait d'une sévère commotion cérébrale, d'hémorragies internes et de plusieurs fractures. Il se trouvait actuellement entre les mains de médecins qui croulaient sous les patients à soigner. Daro'h ignorait si son prédécesseur souffrait plus de ses blessures physiques ou de l'atroce lot de souvenirs injecté dans son esprit. L'équipe médicale de Dobro se composait surtout d'experts en obstétrique qui étudiaient la fertilité humaine, surveillaient les grossesses et calculaient les potentiels génétiques. De nombreuses naissances d'hybrides s'avérant difficiles, les praticiens avaient ordre de privilégier la vie de l'enfant sur celle de la mère… et voilà qu'ils se retrouvaient soudain à traiter des blessures de guerre, parfois sur des humains qui répugnaient à se laisser toucher par des mains ildiranes. L'ampleur de la destruction horrifia même les anciens prisonniers. Ils rassemblèrent les cadavres, parmi lesquels certains de leurs propres enfants hybrides qui avaient pris les armes contre eux. Les Ildirans avaient été battus à mort ou poignardés tandis que les humains gisaient piétinés et percés de coups d'épée. Les décombres relâchaient peu à peu des corps noircis, couverts de cloques, dont certains – malheureusement – étaient encore en vie. Daro'h, hébété, se débattait dans les cris assourdissants qui parcouraient le thisme. Toute la planète semblait pousser un long hurlement d'agonie. Le nombre de victimes n'arrêtait pas de grimper et dépassait déjà toutes les prévisions ; le deuxième jour, l'Attitré cessa de lire les rapports. Il était au moins sûr d'une chose : l'onde de choc d'un tel désastre avait résonné fort et clair dans l'esprit du Mage Imperator, qui devait déjà être en route pour Dobro. Daro'h parcourait à présent les rues du village, assailli par des odeurs de bois brûlé et de chair calcinée. Il y croisait humains et Ildirans qui se hâtaient, l'air hagard, vers la prochaine tâche qui les réclamait. Les survivants ne pourraient remettre en ordre que le strict minimum avant l'arrivée de Jora'h. Les équipes anti-incendie luttaient encore pour contenir les foyers éparpillés dans les collines. Il fallait installer des pare-feu, creuser des tranchées et allumer des contre-feux pour stopper la progression des flammes. Nira et ses camarades s'étaient répartis en petits groupes qui se jetaient à corps perdu dans l'action. Ils n'avaient jamais montré un tel enthousiasme pour les travaux du camp. De même que gardes et médecins ignoraient comment traiter cet étrange partenariat avec les humains, les descendants des passagers du Burton hésitaient à accepter l'aide des Ildirans. Que se passerait-il quand ils auraient de nouveau le temps de réfléchir, de prendre pleinement conscience de leurs crimes ? Daro'h vit un terrassier et un instructeur venir vers lui. Couverts de crasse et de suie, ils avaient l'air encore plus bouleversés que les autres survivants. — Vous devriez nous accompagner, dit l'instructeur, paniqué. Nous avons découvert… quelque chose d'horrible dans la résidence de l'ancien Attitré Udru'h. Daro'h poussa un soupir las. — Ce bâtiment n'a même pas été endommagé. — Ce n'est pas la résidence. C'est Thor'h. Daro'h s'empressa de les suivre. Dans toute cette confusion, il avait oublié son frère disgracié. Udru'h s'était chargé d'accueillir le jeune homme abruti de drogue, mais Thor'h ne s'était pas montré durant l'émeute et depuis, son sort n'avait pas représenté une véritable priorité. Les deux Ildirans guidèrent l'Attitré dans les sous-sols de la résidence. Ils avaient trouvé la porte secrète, puis l'avaient forcée avec un levier. — Nous ne savons pas combien de temps la pièce est restée plongée dans l'obscurité. C'était encore une fois l'instructeur qui avait parlé. Malgré son air rude et ses larges épaules, le terrassier était trop ébranlé pour dire un mot. Daro'h s'avança seul dans la chambre. Le cadavre tordu de l'ancien Premier Attitré gisait à terre, figé dans un spasme d'agonie. La grimace hideuse à jamais gravée sur son visage indiquait une terreur sans nom. Sa peau était d'une pâleur extrême, ses yeux écarquillés mais vides. La dépouille semblait avoir subi un bain décolorant avant d'être pétrifiée. Les ténèbres impitoyables l'avaient tué en aspirant peu à peu la moindre trace de vie, jusqu'à ce qu'il ne reste rien. Malgré les atrocités commises par son frère aîné, Daro'h le plaignait d'avoir connu une fin si abjecte. — Il était coupé du thisme. Aucun de nous n'a perçu sa souffrance, son isolement. — C'était peut-être le châtiment qu'il méritait, suggéra l'instructeur. Le terrassier grogna son approbation. Daro'h rechignait à penser de même, mais il se remémora toutes les victimes innocentes de Thor'h et de Rusa'h. Le Premier Attitré était venu sur Dobro aux commandes d'un croiseur volé, menaçant de détruire la planète si Udru'h ne se pliait pas à ses injonctions. Oui, finalement, peut-être Thor'h n'a-t-il eu que ce qu'il méritait. — Ramenez son corps à la surface et mettez-le avec les autres, ordonna Daro'h. Nous allons dresser un grand bûcher funéraire. (Il sortit de la pièce secrète.) Le Mage Imperator sera bientôt parmi nous. Espérons qu'il saura nous pardonner. 88 LE ROI PETER Le roi et la reine se serraient l'un contre l'autre sur le balcon, abrités derrière un écran transparent. Bien qu'assignés à résidence, le président Wenceslas les laissait contempler le monde extérieur aussi souvent qu'ils le désiraient, un geste qui reflétait plus de cruauté que de mansuétude. Deux jours s'étaient écoulés depuis qu'OX avait détecté la substance abortive dissimulée dans la nourriture d'Estarra. Basil comprendrait bientôt que son plan avait échoué, lui qui attendait vainement le déclenchement d'une alerte médicale dans l'aile royale. Peter était ravi de le priver de ce petit plaisir. Qu'il mijote donc dans son jus. Le roi se tenait informé grâce au briefing remis chaque jour au président, que le capitaine McCammon s'arrangeait pour lui faire passer. Le chef des gardes royaux était convaincu que la politique du secret avait coûté bien des vies pendant la révolte des compers. Des bérets d'argent, des soldats des FTD et même de nombreux civils. Après le soulèvement initial, la Hanse attendait à présent que les robots passent à l'étape suivante : revenir attaquer la Terre avec les vaisseaux volés. À moins que les compers Soldats aient disparu à jamais ? D'abord, étaient-ils vraiment de mèche avec les robots klikiss ? L'épave hydrogue se dressait dans un secteur bouclé de la place royale, entourée d'un amas de tentes, d'appentis, de stations informatiques et de bureaux provisoires. Le travail se poursuivait nuit et jour, même en l'absence du docteur Swendsen. Le soir, Peter restait souvent en compagnie de sa reine, à scruter les lignes de projecteurs qui éclairaient l'endroit où les chercheurs s'affairaient. Ces derniers avaient récemment découvert comment activer l'alimentation énergétique de l'engin, soudain revenu à la vie. Les ingénieurs pensaient être en mesure d'utiliser le transportail, mais comme ils n'avaient pas encore déchiffré le système de coordonnées, personne ne voulait prendre le risque d'ouvrir une porte menant droit au cœur sous pression d'une géante gazeuse. Estarra vit l'équipe de chercheurs battre en retraite à bonne distance de l'orbe de guerre. — On dirait qu'ils préparent un nouveau test. Retranchés derrière des barricades, les scientifiques semblaient attendre quelque chose. Et tout doucement, comme une bulle de savon, l'épave s'éleva silencieusement dans les airs. L'espoir et la joie se peignirent sur le visage d'Estarra. — C'est un grand pas en avant, commenta Peter. Mais lancer un moteur et comprendre son fonctionnement sont deux choses bien différentes. — Que se passe-t-il ? Je veux voir, lança une voix derrière eux. Le couple royal pivota de concert. La fascination pour l'expérience en cours ainsi que les bruits assourdis de l'extérieur avaient couvert l'arrivée des visiteurs. OX était là, aux côtés d'un jeune homme au costume tape-à-l'œil. — Veuillez pardonner cette intrusion, roi Peter. Le prince Daniel avait perdu beaucoup de poids et ses joues autrefois potelées n'étaient plus que flasques. Le président l'obligerait sans doute à se maquiller avant d'apparaître en public. Daniel se fraya un chemin jusqu'au balcon pour voir le vaisseau hydrogue effectuer son bref essai en vol. — Il était grand temps qu'ils obtiennent des résultats. Quand je serai roi, les scientifiques n'auront plus le droit de prendre leurs aises comme ça. Peter, lui, essayait de comprendre pourquoi le comper avait guidé le prince jusqu'ici. — C'est un honneur… bien inattendu, OX. Faut-il en remercier le président ? — Le président m'a demandé d'instruire le prince Daniel dans tous les domaines relatifs à ses futures obligations, répondit le comper Précepteur d'une voix innocente. J'en suis arrivé à la conclusion qu'une interaction directe avec le Grand roi actuel ne pouvait que lui être profitable. Aucune autre autorisation n'a été nécessaire. Peter faillit applaudir la subtilité du comper : c'est l'occasion de monter au roi et à la reine à quel point Daniel avait changé depuis son réveil. Quant au prince, il avait surtout l'air de s'ennuyer ferme. — Je ne voulais pas venir. D'après le président, vous n'êtes pas vraiment le genre de roi sur lequel prendre exemple. — Peut-être, mais je suis le roi. — Pas pour longtemps. Le président m'a dit que vous ne tiriez jamais les leçons de vos erreurs, c'est pourquoi OX m'enseigne tout ce que je dois savoir. Pour vous remplacer. (Daniel sourit, mais il n'avait pas encore appris à paraître sincère.) Je ferai ce travail mieux que vous. Je sais rester à ma place. Sur le trône. J'obéirai sans broncher aux ordres de la Hanse. Il est encore pire qu'avant, se dit Peter en se tournant vers son fidèle comper. — Merci beaucoup, OX. Cette rencontre fut très instructive. Des bruits de lutte s'élevèrent derrière les portes des appartements royaux. Franz Pellidor, le visage cramoisi, surgit comme un diable de sa boîte en bousculant le capitaine McCammon. Quand il aperçut OX et Daniel, l'activateur saisit brutalement le prince par le bras. — Laissez-moi tranquille ! s'écria Daniel d'une voix perçante. Vous n'avez pas le droit de poser la main sur moi. Je suis le prince. — Je ne serais pas aussi affirmatif si j'étais vous, répliqua Pellidor d'un ton si menaçant qu'il cloua le bec à Daniel. Oui, voilà qui est mieux. (Il s'adressa ensuite au couple royal, l'œil accusateur.) Qu'est-ce qu'il fait ici ? — Apparemment, il suit les cours de son précepteur, répondit Peter. OX répéta sa petite explication sans convaincre Pellidor. — Le prince Daniel doit retourner dans ses appartements. Il a encore beaucoup de travail devant lui. L'activateur poussa le jeune homme vers la porte, où deux assistants le saisirent à leur tour par les bras avant de s'éloigner à grands pas, suivis par OX. Resté près du roi et de la reine, Pellidor contempla l'abdomen arrondi d'Estarra. Il était de nouveau serein et semblait même beaucoup s'amuser. — Comment se porte l'enfant ? Peter s'efforça de garder son calme, de ne rien laisser paraître. De toute façon, l'activateur ne reconnaîtrait jamais la tentative d'assassinat. — Le mieux du monde. — Vous n'en avez plus pour longtemps, roi Peter, déclara Pellidor en tombant soudain le masque. Vous pouvez aussi oublier les rapports fournis par le capitaine McCammon, nous avons mis un terme à cette pratique. Le président a déjà annoncé la tenue d'un banquet au cours duquel notre bien-aimé prince se remettra en selle dans la vie publique. Peu après, la reine et vous serez appelés à… prendre votre retraite. Peter soutint le regard de l'activateur. — Alors pourquoi nous prévenir ? Pourquoi jouer cartes sur table ? — Parce que vous ne pourrez rien empêcher. Pellidor les gratifia d'un dernier sourire avant de quitter la pièce, où la température semblait avoir baissé de plusieurs degrés. Basil avait menacé Peter des années durant, déçu que son souverain de pacotille ne soit pas aussi malléable que le Vieux roi Frederick. Il ne faisait aucun doute que le président chercherait à les éliminer, Estarra et lui, dès qu'une occasion se présenterait. Quand la crise qui secouait l'humanité avait atteint son paroxysme, Peter avait espéré pouvoir convaincre son adversaire que président et roi de la Hanse avaient besoin l'un de l'autre et devaient travailler main dans la main, mais Basil était resté sourd à cet appel, à cause de son refus pathologique d'écouter quiconque n'était pas d'accord avec lui. Les décisions récentes et clairement appropriées prises par Peter durant la révolte des compers en étaient une preuve flagrante. Basil Wenceslas était devenu un chien enragé qui devait être stoppé avant de causer encore plus de dégâts. Sans oublier Daniel, son nouveau laquais. Restés seuls, mais forcément sous surveillance, Peter et Estarra s'assirent en silence et communiquèrent à l'aide de signaux manuels et de quelques murmures. — Daniel n'a aucune carrure, aucune conscience, exprima Peter dans leur langage secret. Quel genre de roi fera-t-il ? — Celui dont rêve le président Wenceslas. Quelqu'un qui ferait tout ce qu'on lui demanderait dans le seul but de se protéger. — Nous ne pouvons pas juste nous enfuir, Estarra. Basil a déjà commis des crimes ignobles sans être inquiété, qui sait ce qu'il va encore inventer ? L'espèce humaine risque de voler en éclats, détruite par des ennemis intérieurs autant qu'extérieurs. Je dois faire quelque chose. Estarra l'embrassa avant d'énoncer à haute et intelligible voix, et qu'importe si on l'entendait : — Tu parles comme un vrai roi. 89 DAVLIN LOTZE — Quel drôle de contingent nous formons là, marmonna Davlin Lotze. La colonie de Llaro fonctionnait remarquablement bien, même si elle rassemblait des groupes venus de tous horizons : les réfugiés de Crenna, heureux d'avoir un endroit où vivre après la mort de leur soleil ; deux survivants d'un massacre, un vieillard et une adolescente, n'ayant nulle part où aller ; les Vagabonds, enfin, prisonniers de guerre auxquels ils ne manquaient que le statut, qui auraient préféré rejoindre leurs clans respectifs. Quant à la garnison des FTD, elle ne pensait qu'à retourner sur Terre. L'armée avait rappelé la plupart de ses hommes suite à la révolte des compers Soldats, ne laissant sur Llaro qu'une troupe réduite qui, du coup, se morfondait encore plus. Pendant ce temps, Davlin faisait de son mieux pour passer inaperçu ou, du moins, ne s'attirer aucun commentaire. Il existait une chance – même mince – qu'il parvienne à mener une vie tranquille sans avoir à reprendre du service pour la Hanse. — Comment tu t'appelles, déjà ? Roberto Clarin s'essuya le front du revers de la main avant de se pencher de nouveau sur sa pelle. Le Vagabond ne rechignait pas à la tâche malgré sa bedaine, à l'instar, visiblement, de tous ses camarades. — Alexander Nemo. — Nemo ? Comme le personnage de Jules Verne ? — En latin, ça veut dire « personne ». Apparemment, un de mes ancêtres n'avait pas beaucoup d'amour-propre et a changé de nom en quittant la Terre. — Peut-être avait-il quelque chose à cacher, gloussa Clarin. Beaucoup de clans pourraient en dire autant. Mais ça finit toujours par vous retomber dessus un jour ou l'autre. Les deux hommes creusaient un canal d'irrigation qui dévierait les torrents venus des collines où se dressaient les ruines klikiss, pour les orienter vers les plaines fertiles qui lançaient déjà leurs récoltes vers les cieux couleur lavande. Au-dessus de leurs têtes, deux Rémoras effectuaient des manœuvres aériennes et tournaient en rond dans ce qui portait encore le nom de « patrouille ». — À la vitesse où ils gaspillent le carburant, il n'en restera plus une goutte le jour où on en aura vraiment besoin, grogna Clarin. Foutus Terreux. Qu'ils aillent tous au diable. Davlin, lui, ne pensait pas que de bonnes manœuvres soient totalement inutiles. Avant même la révolte des compers, il se doutait que des événements très graves se tramaient dans le Bras spiral. Il croyait entre autres au récit d'Orli Covitz concernant les vaisseaux de guerre pilotés par des robots qui avaient rasé la colonie de Corribus. Mais la Hanse n'avait laissé sur Llaro qu'une garnison de misère composée des pires recrues, dont il fallait espérer qu'elles sachent se défendre en cas de besoin. Sinon, il devrait s'en charger lui-même. Davlin avait mené une enquête discrète pour découvrir combien de commandos avaient péri dans l'usine de compers. Ses camarades bérets d'argent. Il avait fait partie de cette troupe d'élite avant de devenir « spécialiste en indices cachés ». À présent, avec son expérience et son entraînement, Davlin pouvait gérer des situations qui auraient tétanisé les meilleurs bérets d'argent. Clarin s'abrita les yeux du soleil pour mieux voir les Rémoras rebrousser chemin vers les baraquements des FTD installés près du transportail. — Je ne sais pas quand ils sont le plus dangereux. Quand ils s'ennuient dans leurs vaisseaux armés jusqu'aux dents, ou quand ils restent à terre et tentent de nous aider. Ils seraient capables de bâcler le chantier le plus anodin et de faire pourrir les récoltes sur pied, histoire qu'on crève tous de faim dès le premier hiver. — Ce n'est pas si grave que ça, commenta Davlin. Il y a pas mal d'experts en survie dans le coin. Autour d'eux, des ouvriers agricoles prenaient soin de plantes génétiquement modifiées, récoltant légumes et céréales à croissance rapide avant d'en replanter d'autres pour assurer des rotations continues. Ces Vagabonds connaissaient par cœur les techniques d'agriculture intensive, quand il s'agissait de réutiliser chaque goutte d'eau, chaque poignée d'engrais. Comparé aux conditions qui régnaient dans le vide interstellaire, gérer cette planète n'était pour eux qu'un jeu d'enfant. Davlin se défendait aussi pas mal dès qu'il fallait survivre ou aider les autres à survivre. Il avait participé au sauvetage des habitants de Crenna et avait également permis à Rlinda Kett et au capitaine Roberts d'échapper à une parodie de cour martiale. Pendant que les deux fugitifs mettaient les voiles dans le vaisseau de Kett, Davlin avait modifié celui de Roberts, le Foi Aveugle, pour pouvoir le contrôler à distance. Il avait alors suffi d'un hologramme du condamné et de quelques phrases bien placées pour convaincre les témoins de la scène que Roberts avait péri, abattu en plein vol par une escadrille de Rémoras. Rien n'était encore venu contredire cette version des faits. Davlin ne pensait pas que quelqu'un soupçonne son implication dans cette affaire, le président Wenceslas encore moins que les autres, mais il préférait néanmoins faire profil bas. Il avait œuvré pour la Hanse pendant des années, mais Wenceslas se fourvoyait de plus en plus et Davlin estimait avoir donné assez de son temps à la Ligue Hanséatique terrienne. La civilisation humaine semblait s'enfoncer de plus en plus rapidement, lancée dans une chute sans fin. Davlin se définissait avant tout comme pragmatique, ni pessimiste ni optimiste, et il voyait de gros ennuis se dessiner à l'horizon. Combien de temps pourrait durer un âge des ténèbres d'ampleur galactique ? En tout cas, si l'avenir s'annonçait sombre à court terme, autant passer ses derniers jours de paix avec des gens dont on appréciait la compagnie. — Te voilà perdu dans tes pensées, intervint Clarin. J'espère que tu réfléchis à un nouveau système de redistribution des eaux, histoire d'irriguer sans trop de pertes. Davlin se donna une petite tape sur la tempe. — J'ai déjà tout ça en tête. Et j'ai vérifié à l'entrepôt, nous avons les matériaux en stock. L'affaire peut être réglée demain… si on finit de creuser aujourd'hui. — T'es plutôt du genre utile, toi. — C'est un beau compliment de la part d'un Vagabond. Des alarmes se mirent soudain à retentir dans le lointain, du côté des baraques des FTD. Des soldats en uniforme froissé se précipitèrent à leur poste ; un troisième Rémora prit son envol. Les deux premiers vaisseaux avaient déjà repris leurs cercles concentriques, manifestement en état d'alerte maximale. — Ils n'en ont pas marre de ces exercices ridicules ? pesta Clarin. Davlin scruta le ciel, inquiet. — Je ne pense pas que ce soit un exercice. — Comment ça ? Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ? Davlin observa le troisième Rémora rejoindre ses deux partenaires pour filer vers le sud. En suivant cette direction, il remarqua quatre points brillants qui tombaient du ciel telles des étoiles filantes. Des boules de feu ellipsoïdales qui se déplaçaient en silence, laissant des traînées flamboyantes derrière elles. De grosses boules de feu. — Par le Guide Lumineux, qu'est-ce que c'est encore que ça ? La taille gigantesque des vaisseaux flamboyants devenait de plus en plus évidente au fur et à mesure de leur descente. Davlin dut se protéger les yeux. — Des faeros. — Génial. Qu'est-ce qu'ils veulent ? — Ils m'ont pas envoyé de petit mot avant de venir… L'un des Rémoras, piloté par un soldat trop intrépide, lâcha un tir de jazer sur l'ellipsoïde le plus proche. Davlin maudit l'idiot qui se trouvait dans le cockpit. Qu'espérait-il donc obtenir ? Un arc enflammé évoquant une éruption solaire jaillit de la boule visée et réduisit le Rémora en cendres. Les deux autres pilotes, plus intelligents – ou juste moins courageux – que leur camarade, firent aussitôt demi-tour pour se placer hors de portée. Les faeros négligèrent les Rémoras et poursuivirent ce qui ressemblait à un vol de reconnaissance dans le ciel de Llaro. Davlin eut l'impression de sentir une onde de chaleur sur sa peau quand les boules de feu lui passèrent au-dessus. Les faeros survolèrent ensuite le village puis, leur mission apparemment remplie, accélérèrent d'un coup vers l'horizon. — Qu'est-ce qu'ils voulaient ? demanda Clarin. Ils n'ont même pas attaqué. Davlin secoua la tête. Ayant assisté à la terrible bataille qui avait coûté la vie au soleil de Crenna, il savait de quoi les faeros étaient capables. Volontairement ou pas. — J'avais espéré que les hydrogues et les faeros continueraient à s'occuper de leurs affaires. D'où pourrait bien encore venir le prochain désastre ? 90 ANTON COLICOS Les sphères de diamant demeurèrent immobiles dans le ciel d'Hyrillka pendant quatre jours, comme autant de bombes à retardement prêtes à exploser à tout instant. Les hydrogues ne firent aucune manœuvre, n'envoyèrent aucun émissaire, ne tentèrent pas de communiquer. Anton avait l'impression de retenir son souffle en permanence. Les yeux tournés vers l'ennemi, il repensait à son poste aussi tranquille qu'inintéressant, sur Terre, quand il étudiait de loin la civilisation ildirane. Ses archéologues de parents lui avaient enseigné que rien ne valait l'expérience du terrain, mais à cet instant précis, il s'autorisait à en douter. Vu la force de frappe des orbes de guerre, peut-être aurait-il été plus en sécurité dans les souterrains, penché sur quelque obscur document. — J'espère que ce n'est pas encore un de ces détails que je suis censé ignorer. Parce qu'il est trop tard pour me remettre en résidence surveillée. — Il est trop tard pour beaucoup de choses, commenta Yazra'h. Désormais, remémorant Anton, vous êtes partie prenante de cette histoire. — Que peuvent-ils bien vouloir ? s'enquit Ridek'h. — Nous intimider, répondit aussitôt la jeune femme. — Mais dans quelle intention ? Elle haussa les épaules, laissant Anton poursuivre les supputations. — Si le Mage Imperator a conclu une sorte d'accord avec les hydrogues, pourquoi ces trucs noirs restent-ils là à nous surveiller comme des videurs de boîtes de nuit ? Qu'est-ce qui a changé ? — Je n'en sais rien, conclut Yazra'h. Tal O'nh gardait ses croiseurs en état d'alerte. Les travaux de reconstruction étaient interrompus jusqu'à nouvel ordre, en fait jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose. Les Ildirans hésitaient à rebâtir ce qui risquait d'être de nouveau rasé par les hydrogues un ou deux jours plus tard. — Regardez ! Les navettes ! Ridek'h pointa du doigt sept petits vaisseaux de la Marine Solaire qui s'approchaient dangereusement des orbes de guerre. Anton n'en croyait pas ses yeux. — Ces pilotes sont soit très courageux, soit complètement fous. Ils cherchent quoi ? À se faire tirer dessus ? — Tal O'nh les a envoyés pour tenter d'établir la communication, expliqua Yazra'h. Le message est simple : nous ne souhaitons pas ouvrir les hostilités, mais nos croiseurs défendront Hyrillka en cas de besoin. — N'est-ce pas une méthode un tantinet… euh… provocante ? Anton contempla l'étrange ballet des navettes qui tournaient autour des orbes de guerre sans déclencher la moindre réaction. Pour l'instant. — Ils n'expriment que la stricte vérité, dit Yazra'h. — Un croiseur est parti prévenir Ildira à vitesse maximale, mais nous n'avons encore reçu aucune réponse du Mage Imperator. (Le jeune Attitré semblait avoir toute confiance en Jora'h.) D'autres urgences doivent retenir son attention. Tout à coup, les trois vaisseaux hydrogues se mirent en mouvement et s'éloignèrent les uns des autres. Les navettes battirent aussitôt en retraite. — Que se passe-t-il ? s'inquiéta Ridek'h. Ça y est, ils nous attaquent ? La voix de Tal O'nh jaillit du transmetteur installé dans la chambre. — Alerte générale ! Tous les croiseurs en position. Attitré Ridek'h, quelque chose se… Sans prendre le temps d'écouter la suite, Yazra'h saisit le garçon et l'entraîna loin du balcon, à l'abri – précaire – des murs du palais-citadelle. Anton les suivit sans cesser de regarder en l'air. Un groupe de projectiles enflammés déchira le ciel. Dix, quinze, peut-être plus. Les ellipsoïdes incandescents arrivaient de partout à la fois, laissant derrière elles des sillages de fumée. Avec quelques secondes de délai, des bangs supersoniques ajoutèrent au spectacle une fanfare d'explosions invisibles. Anton se rappela le document d'archives retrouvé par Vao'sh quelques jours auparavant. Alors une Grande Lumière vint combattre l'ennemi. — Les faeros arrivent ! s'écria Ridek'h. Les hydrogues n'ont aucune chance de s'enfuir ! Telle une fusée de feu d'artifice éclatant à l'envers, les boules de feu convergèrent vers l'endroit où se tenaient les orbes de guerre. La plupart des torpilles brûlantes explosèrent à l'impact, fracassant les vaisseaux hydrogues. Il y avait bien plus de faeros que nécessaire. L'issue du combat fut scellée en quelques instants, mais des secousses secondaires continuèrent à faire vibrer l'atmosphère pendant un long moment. Les sphères hydrogues se désintégrèrent au cours de leur chute, envoyant d'énormes blocs de diamant dans les rues en contrebas où des bâtiments entiers s'effondrèrent sous le choc. D'autres débris de coque tracèrent de grands sillons dans les champs de nialies déjà carbonisés. Des foules hurlantes fuyaient dans toutes les directions. Les faeros survivants survolèrent encore le champ de bataille, comme d'énormes lucioles contemplant leur œuvre, avant de filer droit dans le ciel, de plus en plus haut, jusqu'à disparaître. Ridek'h, sidéré, se tourna vers Yazra'h. — Les faeros sont… nos protecteurs ? Ils nous ont sauvés ! Yazra'h considéra l'épaisse fumée qui s'étendait à la manière d'une flaque de sang. — À moins qu'ils aient encore empiré la situation. 91 NIRA Nira ne doutait pas un instant que le Mage Imperator allait se précipiter sur Dobro… et elle l'attendait de pied ferme. Elle avait désespérément besoin de le voir, de plonger dans ses yeux de saphir et de découvrir ses vraies motivations. Un énorme sentiment d'attente traversait cette journée baignée dans une lumière tamisée par les restes de suie. Nira contempla ses mains vertes, calleuses, qui avaient passé des années à creuser la terre à la recherche de fossiles opalescents. Son corps avait été utilisé, exploité de tant de façons différentes, tandis que son âme, privée du contact des arbremondes, hurlait son angoisse. On lui avait volé son amant, puis ses enfants. Finalement, Udru'h l'avait exilée sur une île déserte. Mais Nira était devenue plus forte en s'évadant de cette prison à ciel ouvert. Elle avait souffert, encore et encore, concentrée sur deux seules idées : marcher et survivre. Jora'h serait bientôt là. Osira'h semblait désemparée depuis cette nuit de violence, comme si la fillette ne comprenait pas ce qui s'était passé ni quelle part elle y avait joué. Parfois, quand elle ne savait pas que sa mère l'observait, son visage retrouvait une forme d'innocence enfantine. Mais cela ne durait jamais bien longtemps. Cette fois, sentant le regard de Nira posé sur elle, Osira'h se fendit d'un étrange sourire. — Peut-être avons-nous quand même fait ce qu'il fallait. Le Mage Imperator est en route. — C'est vrai. La prêtresse Verte avait la voix éraillée, brisée par trop de cris, trop de fumée inhalée. Elle était à la fois impatiente… et terrorisée. Quand le cotre de la Marine Solaire entama sa descente, l'Attitré sortit des bâtiments ravagés dont il continuait à dégager les débris. Les humains affichaient de nouveau des faciès apeurés. Dans un état second, Nira se dépêcha de quitter les anciennes limites du camp pour rejoindre la zone d'atterrissage. Sa gorge était sèche, son cœur battait dans sa poitrine. Elle scruta le petit vaisseau en se remémorant les yeux de Jora'h, ses cheveux ondulants, ses baisers, ses caresses. Et la première fois qu'ils s'étaient touchés. Et l'agression nocturne dont elle avait été victime, pour être emmenée loin du Palais des Prismes tandis que les gardes assassinaient Otema, la vieille ambassadrice. Le cotre richement décoré décrivit un dernier cercle avant de se poser face aux ruines encore fumantes. Les premiers à franchir l'écoutille furent des soldats prêts à engager le combat, leurs armes pointées sur ces gens sales, au regard vide, qui s'avançaient vers eux comme des enfants s'apprêtant à subir un lourd châtiment. Jora'h, enfin, sortit du vaisseau dans sa grande robe ornée de rubans qui brillaient au soleil. Ses yeux saphir trouvèrent Nira et ne la quittèrent plus, comme s'ils se délectaient de cette vision. Les jambes de la prêtresse Verte se mirent à trembler tandis que ses pieds semblaient avoir pris racine. Puis le déclic se fit, toute hésitation disparut d'un coup, et avant même de s'en rendre compte, elle courait vers Jora'h aussi vite que ses forces le lui permettaient. Les gardes levèrent aussitôt leurs armes pour l'empêcher de passer. — Je tuerai moi-même le premier qui posera la main sur elle ! s'écria le Mage Imperator. Les soldats s'arrêtèrent net, pétrifiés par la voix de leur souverain. Nira poursuivit son chemin avec plus de retenue. Elle s'aperçut qu'elle redoutait le contact de Jora'h, tout comme elle redoutait le contact de n'importe qui après les mauvais traitements qui lui avaient été infligés. Elle résista néanmoins à l'envie de battre en retraite ; ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, avec toute la tendresse de leur trop longue attente. — Tu es vivante, lui dit-il avec autant d'affection que d'incrédulité. Vivante. (Elle posa la tête sur les tissus flamboyants qui lui couvraient la poitrine et se laissa emporter par le battement de son cœur, la chaleur de sa voix.) Udru'h m'a dit plus d'une fois que tu étais morte. Puis il a avoué son mensonge. Je ne savais plus que croire, mais tu es bien là. — Oui, je suis là. C'est une des rares choses dont je sois sûre. (Ils avaient été séparés par tant de cauchemars, par une distance quasi infinie.) En quoi puis-je encore avoir confiance, Jora'h ? Que puis-je encore croire ? Les habitants de Dobro, Ildirans comme humains, attendaient que le Mage Imperator leur parle. Jora'h donnait l'impression d'être prêt à s'effondrer sous le poids de ses responsabilités, et Nira, malgré ses doutes, brûlait d'envie de le réconforter. Il parut chercher ses mots un long moment avant de les autoriser à franchir ses lèvres. — Je te montrerai ce qu'il faut croire. Il n'y aura aucun secret entre nous… mais cela risque de prendre un certain temps. 92 JORA'H LE MAGE IMPERATOR Jora'h porta son regard au-delà de sa bien-aimée, vers la dévastation. Tous ces morts pesaient sur sa conscience, toutes ces vies sacrifiées au service d'un objectif incertain. Nira, qu'il n'avait pas lâchée, était l'une de ces victimes. Elle avait vieilli, son corps portait les séquelles d'une existence rude et pleine de tourments. Jora'h sentit son cœur se serrer car il savait que sa responsabilité était engagée. Elle le regardait avec de l'impatience au fond des yeux. Son visage, marqué par les épreuves et les mauvais souvenirs, s'éclaira comme si Durris-B s'était de nouveau enflammé pour mieux illuminer ses traits. Mais elle restait aussi sur ses gardes. Comment l'en blâmer après toutes ces années de souffrance ? Que devait-elle penser de lui ? Depuis qu'il était monté sur le trône, Jora'h se débattait avec les plans que son père avait mis en branle. Même le titre de Mage Imperator ne lui avait pas permis de sortir de cet imbroglio. Il contempla le ciel sans nuages, heureux que les hydrogues n'aient pas envoyé d'orbes de guerre jouer les sentinelles au-dessus de Dobro comme ils l'avaient fait pour Hyrillka, Dzelluria et une bonne dizaine d'autres scissions. Combien d'Attitrés vivaient dans la terreur des vaisseaux noirs qui survolaient leur planète, alors qu'une grande partie de la Marine Solaire s'était rassemblée dans les cieux d'Ildira sur ordre des hydrogues ? Adar Zan'nh était déjà en route pour la Terre avec sa prétendue offre d'assistance. Les habitants des géantes gazeuses observaient sans doute ses moindres gestes. Mais la fureur des émeutes de Dobro avait tranché net dans les pensées du Mage Imperator, telle une lame de cristal. Il avait perçu à travers le thisme que des événements terribles se produisaient sur cette planète. En fait, se corrigea-t-il, cela faisait très longtemps que des événements terribles s'y produisaient. Il s'était mis en route aussi vite que possible. L'Attitré Daro'h s'avança vers lui avec les yeux baissés d'un homme qui avait failli à sa tâche. Une Osira'h tout aussi contrite l'accompagnait en lui tenant la main ; frère et sœur encore souillés de suie. Daro'h se plaça devant son père et accomplit le salut rituel. — Nous avons conclu une trêve, Seigneur. Les deux camps ont accepté de faire taire leur haine et de travailler côte à côte. — Expliquez-moi ce qui s'est passé, exigea le Mage Imperator. — S'expliquer changera-t-il quelque chose ? Cela vous intéresse-t-il vraiment ? demanda Osira'h d'une voix dure. Jora'h sentit un frisson remonter sa colonne vertébrale quand la fillette releva la tête. Il avait peur de ce qu'elle pourrait révéler. Elle ressemblait à sa mère, mais avec des traits plus marqués. Lorsqu'elle s'approcha à son tour pour prendre la main de Nira, Jora'h s'aperçut que la prêtresse Verte tremblait. — J'ai toujours voulu croire que vous étiez quelqu'un de bien, père. J'ai toujours voulu croire que ma mère ne vous avait pas donné son amour en vain. Savez-vous combien d'années elle a attendu que vous veniez à son secours ? L'Attitré Udru'h nous a dupés. Vous aussi, sans doute. — J'ai essayé d'être à la hauteur, se défendit Jora'h, blessé. — Vous mentez ! Comme mon oncle ! lâcha la fillette qui laissait enfin parler sa colère. — Osira'h, non ! s'écria Nira. La jeune hybride passa outre la remontrance. — Vous avez passé un accord qui condamne l'espèce humaine ! Vous m'avez manipulée pour parvenir à vos fins ! Vous allez aider les hydrogues à exterminer ma mère et tous ses semblables ! Et vous pensez être « à la hauteur » ? (Les attaques d'Osira'h frappaient comme des coups de poing.) Vous n'avez aucun honneur. Jora'h baissa les yeux. — Imagine un monstre sans cœur penché sur toi, sur ta cité, prêt à tout détruire en un clin d'œil si tu ne lui obéis pas. L'émissaire est venu à moi à la tête d'une véritable armada d'orbes de guerre qui remplissait le ciel. (Des reflets saphir brillèrent dans ses yeux.) Les hydrogues auraient massacré mon peuple, le peuple dont je suis responsable ! Je suis le Mage Imperator, celui qui rassemble les Ildirans au sein du thisme. Je n'avais pas le choix. — On a toujours le choix, l'interrompit Osira'h. Et vous avez choisi de trahir plutôt que d'échouer. Jora'h se tourna vers sa bien-aimée en déployant d'énormes efforts juste pour garder contenance. — Nira, tu dois me croire. Tu ne sais pas tout. Osira'h est une passerelle pour communiquer avec les hydrogues. Ils peuvent écouter, voir à travers elle. — Seulement si je les laisse faire, répliqua l'enfant. Je peux interrompre la connexion et la rétablir quand bon me semble. C'est moi qui décide. — Tu ne peux pas en être sûre. — Si, je peux. Un flot de pensées étrangères, chaotiques, se déversa tout à coup sur lui à travers le thisme. Un torrent de rage à la fois brûlant et glacé qui, amplifié par Osira'h, devint de plus en plus fort, de plus en plus strident… avant de se dissiper en une fraction de seconde. — Les hydrogues ne m'entendent que si je les y autorise, insista l'hybride. Jora'h ne put que la croire. Nira s'éloigna doucement de lui pour se rapprocher de sa fille. — Et maintenant, que comptes-tu faire ? — J'ai accepté leurs conditions pour gagner du temps. Je ne pouvais pas avouer mes intentions à Osira'h, pour éviter de renseigner les hydrogues. C'est pourquoi je l'ai renvoyée ici. Après son départ, j'ai convoqué mes meilleurs experts pour qu'ils trouvent un moyen de combattre l'ennemi. — Ils ont réussi ? s'enquit la fillette, sceptique. — Pas vraiment… pas encore. Mais je ne devais pas laisser les hydrogues deviner mes plans. C'est pourquoi j'ai dû te mentir, Osira'h. — Sage précaution, mais bien inutile, admit-elle avec réticence. De plus en plus d'humains et d'Ildirans quittaient les ruines pour s'approcher du cotre, comme s'ils attendaient que le Mage Imperator prononce un quelconque jugement. Un frisson secoua la foule, tel un nuage passant devant le soleil, et Jora'h vit s'avancer vers lui l'ancien Attitré de Dobro, que chaque geste semblait faire souffrir. Les médecins avaient bandé ses blessures, mais son visage portait encore des traces de coups et de coupures mal cicatrisées. Udru'h donnait l'impression d'avoir été enseveli sous une avalanche et d'avoir dû se frayer un chemin vers la liberté à mains nues. Ses yeux avaient une expression hantée, surtout quand il les posait sur Nira. Il prenait garde à ne pas croiser le regard d'Osira'h. Deux gardes l'escortaient, mais il ne s'appuyait pas sur eux, préférant marcher à sa propre allure, lente et laborieuse. Udru'h refusait qu'on l'aide, refusait de montrer sa faiblesse ; venir de lui-même à la rencontre du Mage Imperator représentait une question d'honneur. Il dut fournir un gros effort pour sacrifier au salut rituel. — Seigneur, j'accepterai votre verdict quel qu'il soit. (Il regarda autour de lui, comme s'il ne parvenait pas encore à croire que le camp dont il avait eu la charge était réduit en cendres.) Les graines de ce désastre ont été plantées bien avant que Daro'h devienne Attitré. Ce n'est pas sa faute. Nira resta aussi immobile qu'une statue. Sa colère froide et son aversion planaient dans l'air. Jora'h savait ce qu'Udru'h avait fait subir à sa prisonnière dans le cadre du programme d'hybridation. La réaction de la jeune femme était aisément compréhensible. Et pourtant… l'Attitré de Dobro, comme Jora'h, ne s'était-il pas trouvé piégé dans la voie suivie par ses prédécesseurs ? Quand le futur Mage Imperator avait pris connaissance des plans de son père et de la constance avec laquelle Udru'h les avait mis en œuvre, il n'avait ressenti que mépris envers les deux hommes. Mais quand il avait voulu stopper ces terribles expériences, une fois monté sur le trône, cela s'était révélé impossible. Udru'h avait dû se cogner au même mur. — Les crimes commis sur Dobro ont été mis en branle il y a des siècles, déclara Jora'h d'une voix assez forte pour être entendue de tous. Je ne pouvais pas y mettre fin, mon père ne le pouvait pas et l'Attitré Udru'h non plus. Aujourd'hui, maintenant que ces interminables souffrances ont enfin cessé, je dois en gérer les conséquences. Les hydrogues m'ont mis devant un choix cruel et je cherche encore une issue à ce dilemme. Nira, Osira'h, j'aimerais que vous retourniez avec moi sur Ildira. Nous travaillerons ensemble à la recherche d'une solution. — Tous mes enfants doivent venir aussi, plaida la prêtresse Verte en désignant les quatre autres petits hybrides. Jora'h acquiesça. — Je viens aussi, Seigneur. Pour vous prêter main-forte, lança Udru'h d'une voix rauque. — Non. Tu restes ici. Humains et Ildirans vont reconstruire Dobro de la manière qui leur sied et tu es un élément de ce processus. Je ne peux pas te punir. Eux si. (Udru'h se raidit, mais ne protesta pas. Jora'h éleva la voix pour énoncer sa décision.) Depuis des générations, on vous dit ce que vous devez faire. Vous suivrez désormais votre propre chemin. Les humains semblèrent encore plus perturbés que l'ancien Attitré. Udru'h ne se montra ni arrogant ni avide de pardon. Il accepta son sort avec courage. — Je n'implorerai pas votre pitié, Seigneur. (Il gratifia Nira d'un regard froid, mais se décomposa devant Osira'h.) Je sais ce que ces gens pensent de moi et je sais ce que je t'ai fait subir. Je n'en éprouve aucun regret, car j'ai agi en fonction de ce que nos Mages Imperators jugeaient indispensables à la survie de notre espèce. Daro'h prit la parole, s'adressant à la foule. — Je suggère que nous laissions l'ancien Attitré soigner ses blessures pendant que nous finissons d'éteindre les derniers feux et de nettoyer les décombres. Cela nous donnera le temps de réfléchir, de nous demander s'il n'y a pas déjà eu assez de vengeance et de sang versé. Quand le Mage Imperator se tourna vers Nira et Osira'h, quelques larmes se mêlèrent aux scintillements de ses pupilles. — Il est temps de remplacer les mensonges par des promesses. Je n'abandonnerai pas la lutte et ne sacrifierai pas votre espèce pour sauver la mienne. Ce ne serait pas un comportement honorable. Jora'h prit une profonde inspiration pour trouver la force de dire ce qui devait être dit. Il connaissait les risques encourus s'il défiait les hydrogues. Il savait aussi que s'il ne les défiait pas, les conséquences seraient peut-être encore pires. — Aidez-moi à sortir de cette impasse dans laquelle je me suis enfermé. 93 LE ROI PETER — Je ne peux pas vous aider à porter physiquement atteinte à un autre être humain, répéta OX. Ma programmation me l'interdit. Une brume d'eau oxygénée entourait la fontaine bruyante qui masquait leur échange. — Mais c'est de la légitime défense, plaida Estarra. Il a déjà essayé de nous tuer à plusieurs reprises et il ne compte pas en rester là. Depuis l'affaire de la drogue abortive, le roi et la reine n'avaient absorbé que de la nourriture sous vide introduite discrètement dans leurs appartements, dont ils n'étaient d'ailleurs plus autorisés à sortir. La population, elle, était convaincue que ses souverains se penchaient activement sur la survie de l'humanité. Peter décida de changer d'argumentation. — OX, réfléchis un instant à tous ceux qui vont mourir parce que le président a décidé d'abandonner les colonies à leur sort. Il n'agit ni dans l'intérêt de la Ligue Hanséatique terrienne ni dans celui de l'espèce humaine. Cela devrait être ta priorité. — Je gère différentes priorités, qui m'apparaissent désormais en conflit. Les compers Soldats ont fait tellement de victimes que je doute parfois de ma propre programmation. (OX ne se montrait pas têtu, juste ferme dans ses principes.) De plus, spécialement à l'heure actuelle, un comper qui apporterait un objet potentiellement dangereux à proximité du roi serait à coup sûr intercepté et détruit. Peter ne put s'empêcher de jurer devant une telle évidence. Mais OX n'en avait pas fini. Il avait même une histoire à raconter. — D'année en année, j'ai dû effacer beaucoup de souvenirs à cause de capacités de stockage limitées, mais j'ai conservé ce récit car il me semble hautement instructif. Enseigner est ma fonction. » Pendant le long voyage du Peary, il est arrivé un moment où plusieurs membres d'équipage ont décidé de lancer une mutinerie contre le capitaine. Cela faisait cinquante-huit ans que le vaisseau était en route sans croiser le moindre système solaire habitable. Les mutins ont voulu me convaincre de les laisser accéder à l'armurerie, mais j'ai refusé. Malgré leur promesse de ne faire de mal à personne, la situation a rapidement dégénéré. Ils ont tué sept personnes avant d'être arrêtés. Je suis pourtant persuadé que leur rejet de la violence était sincère. » Je vous ai déjà renouvelé ma loyauté, roi Peter. Vous avez démontré votre attachement à l'humanité dans son ensemble, sans privilégier un groupe ou un autre. Mais je suis incapable de prendre en charge une action qui porterait atteinte à un être humain. (Le robot fit une pause dans son discours.) Néanmoins, je peux porter des messages, si tel est votre désir. Le président Wenceslas ne me surveille pas de trop près. Estarra s'assit sur le rebord de la fontaine en poussant un long soupir. Elle ne semblait pas gênée par l'eau fraîche qui lui éclaboussait le dos. — Tu es notre seul allié au Palais des Murmures. Nous comptons sur toi. — Tu nous as déjà permis de communiquer avec Eldred Cain, précisa le roi, les sourcils froncés. — Il y a aussi ma sœur, Sarein, même si je ne suis pas sûre qu'elle me croirait. — J'ai beaucoup réfléchi ces derniers temps, reprit Peter. À part elle, Eldred Cain et le capitaine McCammon, je ne vois pas à qui faire confiance. — De toute façon, nous n'avons pas le choix, lâcha Estarra, le regard dur. La reine se raidit d'un coup. Peter se retourna et découvrit Basil Wenceslas qui franchissait la porte à grandes enjambées. Il dut se retenir de lancer une remarque acerbe. C'est une visite de courtoisie, Basil ? Une tasse de thé, des petits gâteaux ? — Le capitaine McCammon ne vous procurera plus mes rapports stratégiques, déclara Basil sans détour. Ce manquement a été corrigé. — Je suis sûr que le capitaine de la garde royale avait du mal à comprendre pourquoi le roi n'avait pas accès à des informations cruciales, riposta Peter. — C'est exactement ce que m'a dit Cain. Il prétend qu'il est inutile de vous cacher des choses puisque vous n'avez aucun pouvoir sur les événements. — Et vous ne le croyez pas ? Vous pensez que je vais trouver dans ces rapports un moyen de vous renverser ? Plutôt que de poursuivre le débat, Basil se pencha sur OX. — Qu'est-ce que tu fais là ? Tu devrais être avec Daniel au lieu de perdre ton temps avec ces deux-là. Ils n'ont plus besoin de toi. — À vos ordres, monsieur le Président. Tandis que le comper Précepteur quittait la pièce, l'expression de Basil se teinta d'une pointe de colère. Peter prit la main d'Estarra et l'aida à se relever. Basil lui avait appris qu'un bon silence était le meilleur moyen de pousser les gens à parler. — Je suis obligé de vous laisser paraître en public. Brièvement. (Le président, renfrogné, semblait avoir du mal à y croire lui-même.) L'adar de la Marine Solaire ildirane vient d'arriver sur Terre. À l'improviste. Pour une raison obscure, il a demandé à rencontrer le roi et la reine. J'ai bien proposé de le recevoir, mais il a reçu des ordres pour ne parler qu'à vous. Il est resté inflexible. Peter lissa des plis imaginaires sur sa chemise. C'était là un événement majeur. Les Ildirans pénétraient rarement sur le territoire de la Hanse. — Eh bien, nous sommes prêts à le rencontrer. Nous ne devons pas faire attendre le commandant de la Marine Solaire. Le président se fendit d'un petit coup bas malgré l'apparente coopération de Peter. — J'ai déjà informé l'adar qu'il risquait d'assister prochainement à une passation de pouvoirs. Peut-être vais-je d'ores et déjà lui présenter le prince Daniel. En tant que chef militaire, l'adar n'a d'autre choix que de respecter notre chaîne de commandement. Peter regarda Basil droit dans les yeux. — Vous nous provoquez en dévoilant vos plans à l'avance. C'est une stratégie plutôt dangereuse, si j'en crois ce que vous m'avez enseigné. Le président leva les yeux au ciel, méprisant. — Je crains que vous n'ayez oublié la plupart de mes leçons. Vous avez causé de grands torts et il est temps que vous en subissiez les conséquences. Le croiseur ildiran se posa devant le Palais des Murmures dans une débauche de jets stabilisateurs, de voiles réfléchissantes et d'empennages bigarrés. L'immense vaisseau de guerre était très impressionnant, ce qui, pensa Peter, était exactement le but recherché. OX accompagnait la délégation terrienne, autant comme conseiller que pour garder trace de la rencontre. — Cela ressemble à ce qui s'est produit il y a cent quatre-vingt-six ans, quand les Ildirans ont pris contact avec la Terre pour la première fois. J'étais à bord de ce croiseur en tant que porte-parole du Peary. L'adar fit son apparition sous le soleil terrien. L'événement était retransmis en direct dans tous les médias, ainsi que sur des écrans disséminés sur la place royale. Zan'nh s'inclina en signe de respect, s'avança vers les deux souverains et entra directement dans le vif du sujet. — L'Empire ildiran vous envoie ses salutations. Et un avertissement. Le Mage Imperator a eu vent d'une attaque hydrogue imminente visant la Terre. Peter entendit des exclamations consternées s'élever derrière lui. Il se demanda s'il ne vaudrait pas mieux recevoir le visiteur en privé, mais pour les Ildirans, un chef était un chef et personne d'autre ne comptait. En parlant au roi Peter, l'adar partait du principe qu'il s'adressait au seul représentant valable de la Hanse. Tous les autres spectateurs auraient aussi bien pu ne pas exister. Peter comprit également que s'il déplaçait la réunion derrière les murs du palais, Basil en prendrait aussitôt le contrôle. Le regard du roi croisa les yeux scintillants du commandant de la Marine Solaire. — Comment se fait-il que le Mage Imperator connaisse les intentions des hydrogues ? Zan'nh resta évasif, comme s'il ne s'attendait pas à être questionné sur le sujet. — Mon père n'a pas jugé bon de me l'expliquer. Je me contente de suivre ses ordres. (Il reprit son discours initial, qui semblait soigneusement préparé.) Je vous apporte également un message d'espoir. Puisque les humains sont depuis longtemps nos amis et nos alliés, la Marine Solaire vous offre les services d'une cohorte entière, soit trois cent quarante-trois croiseurs en ordre de bataille. Nous serons à vos côtés quand les hydrogues passeront à l'attaque. Même si l'adar avait l'air sincère, Peter avait du mal à en croire ses oreilles. Il entendit la voix de Basil s'élever, véhémente, dans le petit récepteur placé dans son oreille. « Acceptez sa proposition ! Acceptez ! » Peter n'avait pas besoin que le président lui dise quoi faire, mais il ne pouvait s'empêcher de se demander pourquoi l'Ildiran avait l'air si mal à l'aise. Cachait-il quelque chose ? La Hanse aurait-elle un lourd tribut à payer en échange de la puissance de feu ildirane ? — Que réclamez-vous en échange de votre aide ? Vous ne risqueriez pas tant de vaisseaux par simple amitié. — L'amitié n'est-elle pas un prix suffisant ? (L'adar affichait une expression indéchiffrable.) Si un jour nous avions besoin de votre soutien, vous vous souviendriez de notre geste, n'est-ce pas ? Voilà précisément ce qui inquiétait le roi Peter. De quelle manière faudrait-il rendre cette faveur ? Mais de toute façon, si les hydrogues étaient en route, la Hanse n'avait pas le choix. Des centaines de croiseurs ildirans pouvaient faire la différence entre victoire et défaite. — Au nom de mon peuple, j'accepte avec plaisir l'aide de l'Empire ildiran, qui n'aurait pu venir à un meilleur moment. L'assaut est-il vraiment imminent ? — Oui, répondit l'adar, pragmatique. Nous avons juste le temps de préparer notre défense. 94 SAREIN Les réunions de haut niveau remplissaient tellement les journées de Sarein qu'elle eut bien du mal à se rappeler depuis combien de temps elle n'avait pas vu sa sœur. Quand elle vit Peter et Estarra souhaiter la bienvenue à l'adar Zan'nh, elle commença même à se demander si le président n'avait pas habilement pris soin de les garder éloignées l'une de l'autre. Le commandant de la Marine Solaire regagna son vaisseau-amiral dès qu'il eut confirmé sa promesse de revenir avec des centaines de croiseurs aussitôt que la flotte en question serait rassemblée. L'immense navire s'éleva dans le ciel comme un gigantesque poisson combattant, tandis que le couple royal était reconduit dans ses appartements entre deux rangées de soldats qui évoquaient irrésistiblement des gardiens de prison. Sarein décida qu'il était grand temps de rendre visite à Estarra. Elle se présenta à la porte de l'aile royale, revêtue de sa robe d'ambassadrice de Theroc. — C'est contraire aux ordres du président, lâcha le capitaine McCammon avant de se fendre d'un léger sourire. Néanmoins, je ne vois aucune raison de ne pas vous laisser rejoindre la reine dans son jardin d'hiver. Elle adore cet endroit. Estarra fut enchantée de la voir. Six mois de grossesse lui avaient bien arrondi le ventre, caché sous une jupe et divers tissus enveloppants. Elle n'eut aucun mal à suivre le pas de Sarein dans les allées de la serre privée où veillaient trois gardes royaux. Estarra prenait visiblement beaucoup de plaisir à respirer l'odeur des fleurs, des arbustes et des herbes aromatiques. Sarein trouvait juste que les soldats les serraient de trop près. Ici, au cœur du Palais des Murmures, de qui ces hommes pouvaient-ils bien protéger la reine ? L'ambassadrice garda une expression sévère, hautaine, tout en jetant un regard oblique au capitaine. — Je ne comprends pas pourquoi c'est devenu si difficile de te voir. — Parce que Peter et moi sommes en résidence surveillée, répondit Estarra en haussant les sourcils. Le président nous empêche de parler à qui que ce soit. En temps normal, Sarein aurait rejeté cette affirmation par pur réflexe. Mais elle avait pu constater par elle-même les changements à l'œuvre. Débordé par les urgences, par tous les désastres en cours, Basil l'avait écartée elle aussi, trouvant excuse sur excuse pour éviter de passer une soirée – ou la nuit – avec elle. L'époque où le président lui demandait conseil avant de prendre une décision semblait également révolue. D'ailleurs, d'après ce que Sarein savait, Basil ne demandait plus conseil à personne. Quant à Estarra, elle paraissait profondément perturbée et parlait sans se préoccuper de ce que les gardes pourraient entendre. — Le président estime par exemple que Peter a outrepassé son autorité en ordonnant de répondre immédiatement à la menace posée par la révolte des compers. À ces mots, le capitaine McCammon émit un grognement sourd. — Le roi Peter a perçu le danger des compers Soldats avant tout le monde. Le président devrait le remercier de sa clairvoyance, pas le punir. Sarein fut à deux doigts de riposter avec véhémence. Si la proximité des gardes était vraiment indispensable, qu'ils essaient au moins de se faire oublier ! Mais Estarra porta sur l'officier un regard empli de sympathie. — Capitaine, j'apprécierais de pouvoir m'entretenir en privé avec ma sœur. — Nous garderons donc nos distances, Votre Majesté. D'un geste courtois, McCammon invita Sarein et Estarra à s'éloigner le long des rangées de fleurs. Le soleil illuminait la brume qui montait du subtil réseau d'irrigation assurant la survie de cette flore exotique. Estarra prit sa sœur par le bras et l'emmena loin des oreilles indiscrètes. — Bon, c'est quoi cette histoire de résidence surveillée ? demanda Sarein. C'est ridicule. Tu es la reine ! — Et Peter est le roi, mais le président s'en moque. Tu ne comprends pas à quel point Basil le déteste. D'ailleurs il me déteste aussi depuis que j'ai eu la mauvaise idée de tomber enceinte à un moment inopportun. — Pas de mélodrame, s'il te plaît… La Hanse est dans une situation critique. Le président est obligé de prendre des décisions difficiles tous les jours. Tu devrais lui accorder un minimum de crédit. Estarra poussa un long soupir. — Tu es mon aînée et tu t'y connais en politique, mais dans le cas présent, tu me sembles surtout bien naïve. Ta proximité avec le président Wenceslas t'empêche de voir la vérité en face. Il fera tout son possible pour nous abattre, Peter et moi. — Estarra, enfin ! lança Sarein comme si elle s'adressait à une enfant. Vous vivez trop isolés au palais pour vous rendre compte de tout ce qui se passe. Moi, je participe à des réunions régulières avec les représentants de la Hanse. Les compers Soldats nous ont trahis, nous avons perdu soixante-dix pour cent des FTD, et voilà que les Ildirans nous annoncent une attaque imminente des hydrogues. Comment voudrais-tu que Basil réagisse ? — Peut-être devrait-il se focaliser sur les vrais problèmes plutôt que perdre du temps en jalousies mesquines. Estarra s'arrêta devant une plante issue des récifs de la planète Rhejak, qui ressemblait à un groupe de doigts charnus. Quand Sarein toucha l'un des appendices bleutés, l'ensemble se rétracta prudemment dans sa tige. — Basil cherche des solutions. Depuis la perte de notre flotte, il tente de nouveau de localiser les béliers manquants sur Qronha 3. S'il y parvient, cela pourrait changer la donne. — Pour la Terre, peut-être. Mais pour les colonies hanséatiques ? Et pour Theroc ? Le président les a abandonnées à leur triste sort. (La reine fit cette fois une pause devant un plant de fauldur theronien qui exposait les superbes couleurs de ses baies mortelles.) Laisse-moi te raconter quelque chose, Sarein. Nous allons voir à quel point la Hanse t'a lavé le cerveau. Avec un amusement mêlé de dédain, l'ambassadrice écouta sa sœur lui narrer l'épisode de la bombe incendiaire placée à bord du yacht de cérémonie. — Basil m'a déjà expliqué cette affaire, répondit Sarein. Il s'agissait d'un coup de bluff pour convaincre Peter de se montrer moins intransigeant. Il ne vous aurait jamais fait le moindre mal. — Un coup de bluff ? C'est vraiment ce que tu penses ? Le président avait déjà placé un négociant vagabond en détention provisoire pour servir de bouc émissaire. Renseigne-toi sur un certain Denn Peroni. C'était déjà, à l'époque, un prétexte pour s'attaquer aux Vagabonds. Peter a discrètement fait libérer le prisonnier dès qu'il a découvert la machination. Sarein se concentra sur ses souvenirs de la fameuse régate du Canal royal, le jour où les hydrogues avaient attaqué Theroc pour la première fois. Basil, c'est vrai, s'était montré curieusement tendu, comme s'il attendait qu'un problème survienne. Il avait en fait paru surpris, voire frustré, que les réjouissances se déroulent sans encombre. — Ce que tu avances est assez difficile à croire, Estarra… — Eh bien, fais ta petite enquête et tu verras que tout concorde. Le président n'en est pas resté là, il a même essayé de me faire avorter parce que ma grossesse n'entrait pas dans ses plans. Il n'a reculé qu'au moment où la population a eu vent du bébé à naître. Estarra bouillait de colère. Sarein se rappela qu'effectivement, Basil avait mentionné cette histoire d'avortement. — Il n'aurait pas été jusque-là. — Ah non ? Pas plus tard qu'il y a deux jours, il a glissé une substance abortive dans ma nourriture. Si on ne l'avait pas repérée à temps, j'aurais perdu le bébé et je serais probablement morte suite aux complications de la fausse couche. Heureusement, Peter et moi avons depuis longtemps pris l'habitude de tester l'innocuité des plats qu'on nous sert. — Je crois que tu exagères. — Moi, j'exagère ? Et mes dauphins, alors ? Mes beaux dauphins, avec qui je me baignais… (Estarra pâlit d'un coup.) Le président les a fait massacrer ! Un soir, nous sommes allés au bassin et nous les avons trouvés découpés en morceaux, flottant dans leur propre sang. Renseigne-toi donc sur ça aussi ! Sarein était effarée. Sa sœur, qui poursuivait ses accusations contre Basil, ne pouvait pas avoir tout inventé. — Quand le prince Daniel a tenté de s'évader, ils ont étouffé le scandale avant de plonger le garçon en coma artificiel. Le président l'a montré à Peter en le menaçant de lui faire subir le même sort s'il ne se tenait pas tranquille. Et comme Peter a pris des initiatives pendant la révolte des compers, Daniel a été réveillé en vue de monter sur le trône le plus vite possible. (Les yeux de la reine lançaient des éclairs.) Ils vont nous tuer. Franz Pellidor s'en est même vanté. — Enfin voyons… c'est… Estarra avait l'air épuisée, vieillie avant l'heure. Sarein comprit qu'elle ne reverrait jamais la jeune fille pleine d'allant qui adorait grimper aux arbres et courir dans la forêt-monde. — Sarein, je t'ai toujours trouvée si intelligente, si sophistiquée. Tu as passé des années sur Terre à accumuler des connaissances qu'aucun autre Theronien ne possède. Mais finalement, cela n'a fait que déplacer ta naïveté. L'ambassadrice essayait de se convaincre que Basil ne franchirait pas certaines limites, mais au fond d'elle-même, là où la propagande ne déformait pas les événements, elle savait de quoi il était capable. Elle l'avait vu prendre des décisions douloureuses sans hésiter et, il fallait bien l'admettre, elle l'avait trouvé d'autant plus séduisant pour cela. Quand Sarein reprit la parole, sa voix sonna bizarrement à ses oreilles. — Basil a annoncé un grand banquet en l'honneur de Daniel, dans cinq jours, pour le présenter de nouveau à la population. — Puis le couple royal prendra une « retraite bien méritée », conclut Estarra, l'air triste. — Ça ne veut pas dire que… — Bien sûr que si ! Frustrée, la reine se dirigea vers les gardes qui attendaient à la porte. — Estarra, attends ! — Je ne sais plus dans quel camp tu es, lâcha la souveraine, dégoûtée. Le président Wenceslas va nous assassiner. L'opération est déjà lancée. Mais si tu préfères te réfugier derrière tes illusions, grand bien t'en fasse. C'est un luxe que Peter et moi ne pouvons plus nous offrir. 95 CONRAD BRINDLE Le vaisseau de reconnaissance arriva enfin en vue de Qronha 3. L'engin ressemblait à ceux que Conrad Brindle avait pilotés au sein des FTD quelques décennies auparavant, assez vastes pour accueillir sept passagers en plus du pilote. L'officier était encore seul, mais il espérait ne pas le rester longtemps et ramener avec lui des survivants de l'attaque des béliers. Comme sa femme, Natalie, il avait servi dans les Forces Terriennes de Défense pendant la majeure partie de son existence. Les deux soldats avaient ressenti une grande fierté quand leur fils avait décidé de suivre leurs traces, puis quand il avait pris les commandes d'un Rémora avant d'être promu lieutenant-colonel. Sauf que les hydreux l'avaient tué. Robb avait toujours été du genre à se lancer d'abord et à réfléchir ensuite, une stratégie qui se révélait parfois payante quand elle ne vous transformait pas en chair à canon. Le jeune homme avait péri durant la bataille d'Osquivel, comme beaucoup de ses compagnons d'armes. Conrad aurait aimé dire au revoir à son fils avant que celui-ci prenne place dans le vaisseau estafette destiné à plonger dans les nuages pour tenter, une dernière fois, d'entrer en communication avec les hydrogues. Un pari audacieux, qui avait malheureusement échoué. La situation avait bien changé depuis cette bataille. La récente mobilisation obligeait Conrad à porter de nouveau son uniforme de lieutenant. Sa femme et lui avaient dû rempiler après des années de retraite, en commençant par une remise à niveau en Antarctique dès le début de la guerre avec les hydrogues. Ces derniers temps, suite à la révolte des compers, les FTD avaient dû envoyer les réservistes au front. Natalie était affectée sur une Manta qui patrouillait le système solaire de la Terre. Malgré son âge, Conrad se sentait tout à fait capable de remplir une mission de recherche. Il savait encore manier un vaisseau mais, honnêtement, se trouvait un peu trop rouillé pour prendre part à de furieux combats spatiaux aux côtés de pilotes plus jeunes. Cette besogne était donc idéale pour un retour en douceur sous les drapeaux. Les béliers manquants se cachaient-ils dans le secteur ou se trouvaient-ils à présent à l'autre bout du Bras spiral ? La Manta de l'amiral Stromo ayant disparu lors du soulèvement des compers, le mystère restait entier et représentait une sacrée épine dans le pied des FTD. Si Conrad déterminait que les béliers n'étaient plus là, ce serait déjà un début de réponse. Le commandant Tasia Tamblyn, l'amie de Robb – peut-être son amante ? – s'était évaporée en même temps que les soixante vaisseaux. Seul dans son cockpit, le vieil officier évoqua la jeune femme avec des sentiments mitigés. Natalie et lui ne l'avaient rencontrée qu'une seule fois, quand elle était venue les voir en Antarctique et qu'ils l'avaient reçue dans un abri sous dôme qui surplombait les vastes étendues blanches. La Vagabonde s'était tenue droite comme un i, les traits pâles, porteuse d'un terrible message. Sanglée dans son plus bel uniforme, elle leur avait annoncé en personne la mort de Robb. La pire journée que Conrad Brindle ait jamais vécue. Plus tard, le couple en deuil s'était joint à l'expédition montée par Maureen Fitzpatrick, l'ancienne présidente de la Hanse, en vue d'élever un mémorial sur Osquivel. Là, contre toute attente, ils étaient tombés sur une base des Vagabonds où ils avaient récupéré trente survivants de la bataille. Conrad n'avait guère escompté que Robb puisse être parmi eux. L'espoir était important dans la vie d'un soldat, mais il fallait d'abord rester réaliste. Même parvenu aux abords de la géante gazeuse, Conrad ne distingua rien derrière les vertigineux amas de nuages, tempêtes et autres tourbillons. Il savait pourtant que ce n'était là qu'un écran de fumée dissimulant ces sales hydreux et leurs orbes de guerre. Avec un peu de chance, son vaisseau n'était pas assez gros pour mériter qu'on s'y intéresse. Le pilote régla ses récepteurs sur la fréquence mentionnée sur son ordre de mission, monta le volume au maximum et tendit l'oreille. Une caméra espionne avait apparemment été introduite sur l'un des béliers. Si les immenses navires de guerre avaient été capturés plutôt que détruits, ce système de surveillance était peut-être encore en état de transmettre. Conrad espérait capter le même signal que l'amiral Stromo. Les écrans du petit cockpit s'emplirent de parasites, mais il y avait bel et bien des bribes d'informations qui circulaient. Toujours attentif à l'éventuelle arrivée d'orbes de guerre, Conrad gagna une orbite plus basse pour obtenir une meilleure transmission. L'un des écrans finit par afficher des images claires. Des images incroyables. Des êtres humains, là, sous les nuages de Qronha 3 ! Des prisonniers ? Qu'est-ce que l'ennemi pouvait bien leur vouloir ? La résolution des images augmenta peu à peu grâce à l'utilisation d'algorithmes adéquats. Effaré, Conrad reconnut l'une des silhouettes hagardes qui se mouvaient à l'intérieur de la planète. Tasia Tamblyn. Mais si elle était à bord des béliers, comment avait-elle atterri là-dessous ? Capturée par les hydrogues ? L'image suivante coupa le souffle du vieux pilote. Un père reconnaissait toujours le visage de son fils, même ravagé par de longues années de captivité. Robb était en vie ! Conrad eut bien du mal à garder son calme. Il voulait crier, prévenir Robb qu'on l'avait retrouvé et qu'on allait venir le chercher. Deux orbes de guerre jaillirent soudain des nuages. Repéré ! Le cœur battant, Conrad reporta son attention sur les commandes du vaisseau. Il devait battre en retraite, informer la Terre, convaincre les FTD de monter une opération de sauvetage. De toute façon, seul et sans armes, il ne pouvait que fuir. Conrad eut alors la surprise de voir une Manta arriver droit sur lui depuis les profondeurs de l'espace. Il crut un instant recevoir des renforts qui iraient peut-être récupérer Robb, mais un message lourd de menaces, transmis sur une fréquence standard des FTD, lui ôta ses illusions. — Pilote, stoppez le vaisseau. Vous êtes notre prisonnier. Conrad releva le numéro du croiseur. Les bases de données identifièrent aussitôt la Manta de l'amiral Stromo, celle dérobée par les compers Soldats. L'officier effectua de nouveau un changement de trajectoire dont la brutalité faillit lui faire perdre connaissance. Il lança ses propulseurs au maximum et sortit du puits gravitationnel de Qronha 3. Les orbes de guerre engagèrent la poursuite tandis que des éclairs bleutés naissaient de leurs protubérances pyramidales. Se rappelant ses exercices de jeune recrue, Conrad alterna cercles et piqués en revenant vers la couche de nuages dans une grande manœuvre d'esquive. Les hydrogues distancés, Conrad n'avait plus que la Manta à ses trousses quand il passa derrière la planète. Le tir de jazers le rata, mais de si peu que la décharge électrostatique perturba les systèmes secondaires du petit vaisseau. Si seulement on lui avait fourni un engin plus rapide ! La prudence n'était plus à l'ordre du jour : Conrad enclencha les propulseurs interstellaires avant même de quitter le système de Qronha. Un second tir faillit mettre un terme à l'aventure, mais le Terrien fit une dernière embardée et atteignit la vitesse supraluminale. Les orbes de guerre et la Manta rebelle se rejoignirent à l'endroit où leur proie se trouvait encore un instant auparavant. Trop tard. 96 TASIA TAMBLYN Même la terreur née d'une menace constante finissait par succomber à l'ennui. Comment Robb avait-il pu supporter ça pendant des années ? Incapable de compter les jours écoulés depuis son arrivée sur Qronha 3, Tasia pensait que la monotonie de la situation n'allait pas tarder à la rendre folle. Les prisonniers n'avaient nulle part où aller, rien à quoi penser, rien à espérer. Ils prenaient parfois un peu d'exercice, se racontaient toujours les mêmes histoires, inventaient des jeux avec le peu qu'ils avaient sous la main, mais la plupart du temps ils restaient juste assis à se morfondre, encore et encore. Tasia s'étonnait que les captifs ne se soient pas tués les uns les autres sans que les hydrogues aient besoin de les exécuter. Malheureusement, il y avait pire que l'ennui : les rares fois où il se produisait quelque chose. Un robot klikiss glissa sa masse insectoïde à travers la membrane de la cellule. Terrorisé, Smith Keffa se recroquevilla dans son coin en pleurant. La machine noire s'avança à toute vitesse vers EA et riva ses capteurs optiques rougeoyants sur le petit comper. — Tu es un espion. L'idée était si absurde que Tasia ne put s'empêcher d'éclater de rire. — Et vous, un tournevis mal embouché. — Ce comper a transmis des informations concernant nos activités sur cette planète, bourdonna le grand robot. Cette situation ne peut plus durer. Ne sachant que penser de ce nouveau cauchemar, Tasia se rapprocha de son comper pour mieux le protéger. — Comment EA pourrait-il être un espion ? Avec qui irait-il communiquer ? Robb lui attrapa le bras pour la tirer en arrière, mais elle se dégagea d'un geste brusque. Le robot klikiss s'arrêta un instant, se demandant peut-être s'il devait prendre la peine de répondre. — Nous comprenons à présent les anomalies précédemment détectées. Un microsystème de surveillance a été habilement implanté dans un circuit en théorie inoffensif. La fonction d'acquisition de données devait être en veille, mais elle a été activée. — C'est… ridicule. La voix de Tasia se changea en murmure tandis que les pièces du puzzle se mettaient en place. Ses supérieurs avaient toujours prétendu ignorer ce qui avait endommagé EA, affirmant qu'ils l'avaient juste retrouvé un beau jour avec ses mémoires effacées. Mais la jeune femme ne leur accordait aucune confiance. Elle les estimait tout à fait capables de doter le comper d'un appareil d'espionnage. — Un vaisseau de reconnaissance humain a capté le signal et a recueilli des informations sur les installations hydrogues de Qronha 3, poursuivit le robot noir. Votre comper Confident est donc devenu une menace pour nous. — Cette conclusion me paraît plausible, intervint EA. Quelque chose a été inséré en moi après l'effacement de mes mémoires, comme un parasite impossible à identifier. Sans doute une sorte de transmission codée à très basse fréquence, masquée par du bruit blanc. A priori indétectable, sauf par un matériel adapté. Tasia se plaça entre son petit comper et l'impressionnante machine klikiss. — Aucune importance, lâcha-t-elle d'un ton ferme. Si les FTD ont installé ce dispositif, ce n'était pas pour espionner les hydrogues ou les robots klikiss. Ils voulaient me surveiller moi. (Elle jeta sur Robb un regard courroucé.) En espérant sans doute que je révélerais l'emplacement d'avant-postes vagabonds. Bande de salauds ! Mais le robot extraterrestre ne se laissa pas fléchir. Un membre articulé jaillit de son exosquelette et saisit le bras argenté d'EA. — Plus d'espion, plus de menace. Tasia s'empara aussitôt de l'autre bras du comper. — Non ! Il est à moi ! EA est… — Je ne souhaite pas que vous soyez blessée par ma faute, Tasia Tamblyn. La voix du comper était calme, résignée. La Vagabonde ne renonça pas, essayant de tirer à elle le petit robot, mais son adversaire mécanique la repoussa violemment avec un autre de ses bras, la faisant tomber. Elle remarqua à peine que Robb se précipitait pour la relever. — EA ! — Nous haïssons nos créateurs pour ce qu'ils nous ont fait, expliqua la machine noire. Mais leur manière de nous torturer par pur esprit de divertissement peut aisément s'appliquer à nos propres ennemis. Les Klikiss nous ont beaucoup appris. Nous savons désormais prendre plaisir à infliger la souffrance, que ce soit à petite ou à grande échelle. — On peut probablement désactiver le système espion, suggéra Robb. — Nous allons le désactiver définitivement, répliqua le robot en entraînant EA à sa suite. Le comper tourna vers Tasia des capteurs optiques à la lueur vacillante. — Je n'étais conscient de rien jusqu'à aujourd'hui. Je n'en avais aucun souvenir. Je n'ai pas cherché à vous trahir, Tasia Tamblyn. — Bien sûr que non ! (La Vagabonde tenta une dernière fois d'attraper EA, mais ses doigts glissèrent sur la surface métallique.) Laissez-le tranquille ! Le comper dut accompagner le robot klikiss lorsqu'il retraversa la membrane de la cellule. Horrifiés, les prisonniers se regroupèrent derrière la paroi pour suivre les deux silhouettes dans l'atmosphère sous haute pression de la cité hydrogue. — Ils n'ont pas pris l'un d'entre nous, gémit Keffa. Ils ne voulaient que le comper. Le robot ne nous a même pas touchés ! — La ferme ! s'écria Tasia. — On a vu ce qu'ils faisaient aux humains, insista Keffa. Ils les découpent ! Ils les torturent ! Une femme répondant au nom de Belinda semblait au bord du désespoir. — Que vont-ils faire au comper ? Ce pauvre comper… Comme s'ils émergeaient de flaques de plomb congelé, six hydrogues prirent forme humaine en adoptant l'aspect si précis du défunt frère de Tasia. La jeune femme savait que les hydreux, pour des raisons incompréhensibles, se manifestaient toujours sous les traits de Ross. Comme l'émissaire qui avait assassiné le Vieux roi Frederick. Comme ceux qu'elle découvrait à présent dans la villesphère. Tasia se sentait près d'exploser. Les hydreux avaient tué Ross, détruit sa station d'écopage : c'était pour se venger de ce massacre que la Vagabonde avait rejoint les FTD. Sales fumiers ! Pourquoi se donnaient-ils la peine de prendre forme humaine chez eux ? Ils se mettaient en condition pour étudier les prisonniers ? Cela faisait partie de leur protocole d'expérimentation ? Deux autres robots klikiss débouchèrent d'une allée aux angles étranges. Quelque chose de grave se préparait. — Arrêtez ça ! Ramenez-moi EA ! hurla Tasia à travers la paroi gélatineuse. Le petit comper ressemblait à un condamné à mort attendant l'arrivée du bourreau. Les trois robots noirs l'encerclèrent tandis que les hydrogues observaient la scène, leurs traits à la fois trop familiers et trop impassibles. Sans espoir de fuite, le comper ne chercha même pas à lutter. Chaque robot klikiss étendit plusieurs bras articulés munis d'une gamme complète d'instruments à l'allure sinistre. Ils firent pivoter EA, le temps sans doute de déterminer le meilleur angle d'attaque, puis, dans un tourbillon de membres mécaniques, entreprirent de tailler dans le corps du comper. Tasia poussa un cri d'horreur. Robb l'entoura de ses bras sans qu'elle en prenne conscience. EA tourna la tête vers sa propriétaire, qui put croiser une dernière fois le regard doré des capteurs optiques. Les robots klikiss poursuivirent leur tâche avec assiduité et eurent tôt fait de désassembler le comper impuissant. Tête, membres, torse, circuits, cartes mères et autres capteurs, tout fut arraché de la structure en alliage avant d'être scrupuleusement écrasé. Quelques instants s'étaient à peine écoulés qu'il ne restait déjà plus qu'une pile de débris métalliques. Les hydrogues abandonnèrent la forme de Ross et retournèrent à leur état naturel. Les robots klikiss partirent à leur tour, laissant derrière eux les restes du pauvre EA comme pour désespérer les captifs encore un peu plus. 97 JESS TAMBLYN Quand il arriva en vue de Theroc dans son vaisseau nacré, Jess se rendit compte qu'une étrange et gigantesque forêt semblait avoir poussé en orbite. Une centaine d'arbres titanesques montaient la garde en haute atmosphère, comme autant de chiens colossaux munis de colliers à pointes. Leurs branches épineuses se dressaient pour boire la lumière du soleil. Découvrir les vaisseaux de guerre verdanis permit à Jess de comprendre pourquoi les wentals l'avaient envoyé ici. D'incroyables armées se rassemblaient. Les êtres aqueux chantaient à l'intérieur de la bulle protectrice et jusque dans le sang du Vagabond ; la mélodie évoquait une marée irrésistible. La comète des wentals avait déjà arrosé le sol de la planète et soigné les arbres blessés. Son eau vivante continuait à se répandre dans la forêt-monde, dans les racines et dans la terre. Jess pouvait sentir les créatures élémentales s'agglomérer en nuées d'orage. Prêtes à partir en guerre. Aux limites de l'atmosphère, les arbres écartèrent leurs interminables branches pour laisser passer le vaisseau de Jess. Wentals et verdanis étaient conscients de leur présence respective et se remémoraient les anciennes batailles dans lesquelles les deux espèces avaient failli disparaître à jamais. Désormais, en combattant l'ennemi côte à côte, ils seraient beaucoup plus puissants. Cela représentait plus qu'une simple alliance : une véritable synergie élémentale. Jess était venu renforcer ce lien. Son vaisseau entama la descente dans l'atmosphère, traversant des cumulus dont l'humidité réjouit les wentals. Le paysage de Theroc retrouvait peu à peu sa luxuriance. Les grandes cicatrices noires laissées par les tirs hydrogues disparaissaient sous un tapis herbeux fraîchement sorti de terre. La canopée de la forêt-monde se mit à onduler. Un murmure de voix qui ressemblait au bruissement des feuilles rejoignit les pensées des wentals dans l'esprit de Jess. Là encore, les branches des arbres reverdis s'écartèrent pour livrer passage au vaisseau sphérique, qui atterrit dans une clairière située à proximité du village principal. Une dizaine de navires de guerre verdanis y dressaient leurs solides épines vers le ciel. Dès qu'il franchit la membrane de la bulle, le Vagabond sentit qu'il y avait de l'électricité dans l'air. De la vie, de l'énergie, une profonde attente. Les Theroniens affluèrent dans sa direction à l'ombre des arbremondes. Voyant la foule se précipiter, et en particulier les prêtres Verts à la peau émeraude, Jess leva les mains pour les mettre en garde. — S'il vous plaît, restez à distance. (Il croisa leur regard et ajouta :) Je représente les wentals. Une étrange sensation parcourut le Vagabond, un appel venu des arbres. Il vit une statue animée s'avancer vers lui, réplique parfaite d'un homme et de ses mouvements malgré la peau ligneuse. — Je m'appelle Beneto. Je représente les verdanis. Le golem l'étudia, puis, avant que Jess puisse s'écarter, lui serra la main. Le jeune homme tressaillit dans l'attente de la décharge mortelle, mais les wentals qui habitaient son corps ne firent aucun mal à l'inconnu. Au contraire, ils reconnurent en lui un esprit frère. Un sourire se dessina sur les lèvres végétales de Beneto. — Nous vous attendions. Ensemble, nous allons créer une nouvelle armée. 98 CELLI D'abord les grands vaisseaux-arbres, puis la bulle nacrée transportant un Vagabond d'une nature aussi singulière que Beneto. Celli ne savait plus où donner de la tête. Peut-être qu'avec de tels adversaires en face d'eux, les hydrogues allaient tout simplement battre en retraite et se cacher au fond de leurs géantes gazeuses jusqu'à la fin des temps ! — Regarde ça, lui chuchota Solimar à l'oreille. Voilà ce que les arbres attendaient. Maintenant, nous sommes invincibles. Jess Tamblyn et Beneto reculèrent jusqu'en bordure de la clairière tandis que la bulle mue par les wentals s'élevait dans la canopée telle une goutte d'eau privée de poids. — Qu'est-ce qui se passe ? — Tu vas voir ! De nombreux vaisseaux verdanis s'approchèrent, formant une sorte de bosquet en plein ciel. Les arbremondes enracinés frémissaient d'impatience ; Celli elle-même n'en pouvait plus d'attendre. Si seulement elle pouvait user du télien ! Une fois au sommet des arbres, le vaisseau scintillant laissa échapper un tourbillon d'eau vivante. La structure de nacre se contracta pour s'adapter à un volume réduit. Les gouttelettes ondulantes se mirent à dériver dans l'air, comme si elles cherchaient quelque chose. — Le rapport de force est en train de changer, murmura Solimar. Aucun être humain n'avait encore vu ça. Le jeune prêtre Vert se tenait assez près d'un bel arbremonde pour le toucher et recevoir des messages. Celli, elle, se languissait de la prochaine merveille à venir. Beneto et le Vagabond entrèrent dans le cercle de cinq arbres brisés qui formait désormais une sorte de temple. Celli compara le corps de son frère, fait de bois sain et bien vivant, aux souches brûlées qui constituaient le mémorial dédié à la résistance de la forêt-monde. L'adolescente le sentait, les verdanis et le peuple theronien avaient à présent besoin de plus qu'un symbole. L'une des bulles luisantes générées par les wentals vint flotter au-dessus de Jess et Beneto, qui tendirent les mains vers elle. La bulle éclata, arrosant la terre meurtrie, les deux hommes et les cinq souches. De l'eau supplémentaire émergea de la poussière, comme si une source bouillonnante était soudain apparue sous la surface. La terre miroitait, saturée de liquide. Jess éclata de rire. — Nous avons invoqué toute l'eau dispersée par la comète ! Visiblement satisfait, Beneto hocha sa tête ligneuse suintante d'humidité. — Wentals et verdanis vont fusionner. C'est ainsi que nous vaincrons les hydrogues. Celli s'accrocha à Solimar. Les questions se bousculaient sous son crâne. Elle percevait l'odeur d'ozone, la moiteur de la terre et le doux bruit de l'eau jouant dans les tissus desséchés des arbremondes. Elle se sentait minuscule, écrasée par la grandeur d'événements incompréhensibles. Juste après l'inondation du cercle d'arbres, le sol se mit à écumer, à gronder tel un volcan prêt à entrer en éruption. Celli percevait de fortes vibrations sous ses pieds nus. Les vaisseaux de guerre verdanis s'élevèrent dans le ciel dans un ample bruissement de branches. Ils dégagent la canopée pour faire de la place, pensa Celli qui essayait de regarder partout à la fois. Beneto s'adressa aux arbremondes d'une voix de stentor. — Vous connaissez votre pouvoir. L'heure est venue de l'exprimer. Les souches répondirent à son appel. Les arbres calcinés tentèrent de se hisser vers le ciel. Le bois se tordit, de jeunes pousses jaillirent à l'air libre, de nouvelles branches se libérèrent dans un claquement, plus haut, toujours plus haut. Les arbres brisés buvaient l'eau des wentals et ressuscitaient à une vitesse ahurissante. Les cinq troncs s'enroulèrent les uns autour des autres pour ne plus former qu'un seul arbre, dont les racines s'enfonçaient profondément dans le sol de Theroc et rejoignaient le reste de la forêt pour pomper encore plus d'eau cométaire. Celli riait à gorge déployée, gagnée par la joie, l'exubérance de la forêt-monde. Les branches du grand arbre se couvrirent bientôt de feuilles, puis d'épines, et se dressèrent comme des épées pointées sur un ennemi invisible. Un vaisseau-arbre. Le premier d'une nouvelle flotte. Jess Tamblyn paraissait aussi étonné que n'importe qui, à croire qu'il n'avait pas eu conscience de la puissance des wentals unis à la forêt-monde. Celli vit ses propres parents se tenir la main, bouche bée, tels des enfants fascinés par le spectacle d'un lucane géant sortant de sa chrysalide. — Ce n'est qu'un début ! tonna Beneto à travers tous les arbres de la forêt. L'étrange vaisseau du Vagabond libéra d'autres bulles qui se dirigèrent aussitôt vers les arbres les plus touchés, incapables de se régénérer. Les troncs mutilés, aspergés d'eau miraculeuse, revinrent à la vie dans l'instant pour se changer en monumentales formes épineuses. Une armada de vaisseaux-arbres s'extirpait peu à peu du sol de Theroc. Solimar se tourna vers Celli. Il souriait à pleines dents, transporté par ses nouvelles connaissances. — Tu sais maintenant comment les vaisseaux-arbres ont été créés ! Des arbremondes pénétrés par les wentals, deux espèces unies dans une construction symbiotique capable de combattre un orbe de guerre hydrogue. Que dis-je ? Cent orbes de guerre ! Celli aurait voulu courir dans toute la forêt pour admirer chaque vaisseau à naître. Il devait y en avoir une bonne centaine. Depuis la première attaque hydrogue, la population de Theroc s'était sentie accablée, dépassée par la tâche écrasante consistant à simplement survivre. Aujourd'hui, la planète blessée respirait de nouveau l'espoir. — À la place des hydrogues, j'abandonnerais la partie, commenta Celli. Beneto remercia le Vagabond à l'ombre du vaisseau-arbre jailli du mémorial. — Vous nous avez apporté ce dont nous avions tant besoin, Jess Tamblyn. En offrant l'eau des wentals aux arbremondes de Theroc, vous avez aidé à créer une flotte qui s'ajoutera à celle revenue des confins de la galaxie. Le jeune homme, hébété, semblait avoir du mal à en croire ses yeux. — Ce sera suffisant ? Les Vagabonds ont d'autres ressources, vous savez. En ce moment même, les clans rassemblent des convoyeurs qui emmèneront de grandes quantités d'eau vers les géantes gazeuses, pour lâcher les wentals comme des bombes au cœur des nuages hydrogues. Le golem contempla les arbres gigantesques, hérissés d'épines, qui emplissaient le ciel de Theroc. — Les vaisseaux verdanis sont prêts eux aussi à partir à l'assaut. La balance va pencher de notre côté. L'ennemi est déjà affaibli par le conflit avec les faeros, il ne s'en relèvera pas. D'un geste, Jess rappela à lui sa bulle nacrée. — Il reste encore beaucoup de travail avant que sonne la victoire. Je dois coordonner le bombardement avec les autres Vagabonds tandis que vous préparerez votre armée. Même plusieurs centaines de vaisseaux-arbres ne sont pas sûrs de venir à bout de milliers d'orbes de guerre. Près d'eux, l'un des arbres continuait à pousser et à s'étendre comme un geyser de bois vivant. — Notre flotte se jettera bientôt dans la bataille, affirma Beneto. Mais nous devons d'abord trouver autant de pilotes qu'il y a de vaisseaux. (Il contempla le tronc doré, la voix soudain plus douce.) Je serai le premier volontaire. Le visage de Solimar se ferma et Celli sentit son cœur se serrer. Elle ne saisissait pas les intentions de son frère. — Qu'est-ce que tu racontes ? s'écria-t-elle. Beneto, qu'est-ce que tu fais ? Une crevasse déchira l'écorce du vaisseau végétal, ouvrant un accès aussi sombre que mystérieux vers l'intérieur de l'arbre. — Chacun d'eux a besoin d'un prêtre Vert qui s'unisse à son bois. Ils ne peuvent pas voler seul. Il leur faut des partenaires. Celli courut vers son frère. — Tu veux dire que tu vas entrer là-dedans ? Pour combien de temps ? Elle ne voyait plus les vaisseaux-arbres, ni Solimar ni même ses parents qui n'avaient pas encore pris conscience de la sinistre vérité. — Regarde tout ce que j'ai accompli, petite sœur. Il est temps pour moi de partir. Je vais fusionner avec cet arbre, comme d'autres êtres avant moi ont fusionné avec les premiers vaisseaux verdanis. — Mais tu reviendras sur Theroc quand la guerre sera finie, pas vrai ? Quand les hydrogues auront été vaincus. Celli tentait de rester optimiste. Elle avait toujours détesté que ses aînés la traitent comme une enfant, mais là, elle se sentait terriblement jeune. — Même en cas de victoire, j'appartiendrai à ce vaisseau pour toujours, expliqua Beneto en secouant la tête. — Mais… tu ne peux pas partir comme ça. Tu es mon frère ! Je ne veux pas te perdre une deuxième fois ! — C'est vrai, je suis ton frère, acquiesça doucement le golem. Je ressemble à Beneto, je dispose de tous ses souvenirs, et je t'aime. Mais je suis aussi bien plus que cela. Mon rôle est plus important qu'avant, quand je n'étais qu'un être humain. L'adolescente avait envie de le tirer loin de l'inquiétante fissure creusée dans l'épaisseur du tronc, mais Beneto ne bougea pas d'un pouce. Lorsqu'il reprit la parole, ce fut pour planter une épine de plus dans le cœur de sa sœur. — Il nous faut une centaine de pilotes. Avant que Celli puisse bafouiller une autre question, de nombreux prêtres Verts, prévenus par télien, sortirent de la forêt. — Merci à vous, leur dit Beneto. Nous avons plus de volontaires que nécessaire. Désespérée, Celli se tourna vers Solimar en quête d'explications. Tout arrivait trop vite. D'abord les merveilles, l'espoir, puis le prix à payer. Solimar lui posa une main sur l'épaule dans une vaine tentative de réconfort. — Tu dois les laisser partir. Notre avenir en dépend. Celli se dégagea d'une secousse. Les volontaires affichaient des expressions sereines, déterminées. Ils acceptaient leur sort plus facilement qu'elle. Apparemment, les prêtres Verts avaient tout décidé par télien, sans qu'aucun autre Theronien suive leurs discussions. Et leurs familles, alors ? Leurs amis ? D'un autre côté, il fallait penser à la guerre, à la survie de Theroc. Celli détestait ce terrible choix qui, en fait, n'en était pas un. Personne ne lui demandait son avis. Personne ne lui prêtait attention. Elle observa de nouveau son frère et lut de la nostalgie sur ses traits ligneux. Quand il la regarda à son tour, elle se sentit submergée par le souvenir de tous les moments passés avec Beneto, le vrai Beneto. Et avec celui-là aussi. Une trace d'humidité apparut dans l'œil du golem, une perle de sève qui grossit et finit par s'écouler le long de la joue taillée dans le bois. Beneto pénétra dans l'ouverture béante du vaisseau verdani. Les lèvres de la fissure se refermèrent et, soudain, il n'était plus là. Solimar serra Celli dans ses bras, en silence, pendant un long moment. Elle frissonna, heureuse de pouvoir compter sur la force de son compagnon. Lui, au moins, serait encore là pour danser avec elle dans les arbres, pour être son ami et peut-être, un beau jour, son amant. Ils avaient la vie devant eux. — J'ai quelque chose à t'avouer, Celli, déclara le jeune homme d'une voix sourde. Je me suis porté volontaire pour fusionner avec l'un des vaisseaux-arbres. 99 NIRA Comparé aux horreurs de Dobro, le voyage de retour vers Ildira fut un prodige d'amour, de joie et de soulagement. Mais au fond d'elle-même, Nira avait changé. Les descendants des passagers du Burton allaient enfin être autorisés à bâtir leur propre colonie sur la planète dont leurs ancêtres avaient voulu faire leur foyer avant d'être trahis par les Ildirans. Rêves et espoirs pouvaient donc parfois renaître des graines les plus menues, mais à quoi tout cela servirait-il si les hydrogues venaient y mettre fin ? À bord du vaisseau, Nira décrivit à Jora'h ses années de solitude, de vide, laissant passer entre ses lèvres autant de souvenirs douloureux qu'elle était capable d'en supporter. Elle ne lui reprochait rien, mais une certaine distance avait remplacé le bonheur initial des retrouvailles. — Je jure que j'ignorais où tu étais pendant toutes ces années, répéta-t-il une fois de plus. J'ignorais que tu étais encore vivante. — J'étais enceinte de notre fille, mais ils m'ont frappée quand même. (Sa voix tremblait.) Après qu'ils m'ont pris Osira'h, dès que mon corps a été en état, l'Attitré Udru'h m'a violée à plusieurs reprises jusqu'à ce que je conçoive son fils. Ensuite, il y a eu d'autres géniteurs, d'autres tortures, d'autres enfants. Mes pauvres enfants. Je suis heureuse que nous ayons pu les sauver. — J'ignorais où tu étais, ânonna le Mage Imperator. — Moi peut-être, mais les autres prisonniers ? rétorqua-t-elle sèchement. Tous ces gens, sur des générations. Tu devais bien savoir ce qu'on leur faisait subir. — Le programme d'hybridation a commencé bien avant que mon père monte sur le trône. Je n'en ai rien su jusqu'à peu de temps avant sa mort. (Il dut se racler la gorge pour poursuivre.) Il s'est suicidé pour m'empêcher de te retrouver. Ensuite, quand j'ai ordonné à l'Attitré de Dobro de te libérer, il m'a affirmé que tu étais morte. — Tu n'aurais jamais dû le croire. (Elle avait conscience de sa propre froideur.) Tu es le Mage Imperator ! Tu es censé avoir accès à l'esprit de chaque Ildiran. Malgré cela, ton propre frère a réussi à te tromper ? Combien d'autres personnes as-tu laissé te mentir, Jora'h ? Le Mage Imperator serra les poings. — Juste après la révolte d'Hyrillka, Udru'h est venu me voir, comme un pénitent, pour m'avouer que tu étais en vie. Il devait se douter que je finirais par l'apprendre. Je n'aurais jamais pensé qu'il me bernait. Qu'il pouvait me berner. — J'ai entendu assez de mensonges pour une bonne dizaine de vies, soupira Nira. J'ai survécu parce que je pensais à toi. Je rêvais de toi, je t'appelais, j'aurais donné n'importe quoi pour t'apercevoir l'espace d'un instant. Jora'h, je… je t'aime. (Elle baissa les yeux.) Mais je ne suis plus vraiment sûre de te faire confiance. La prêtresse Verte comprenait le terrible dilemme posé par les exigences hydrogues et elle comprenait aussi – à présent – que Jora'h cherchait un moyen de se battre. Mais si aucune solution ne se dessinait, combien de temps s'écoulerait-il avant qu'il change d'avis ? Avant qu'il s'incline de nouveau devant l'ennemi ? Adar Zan'nh allait bientôt revenir après avoir délivré son message au roi Peter. La Marine Solaire rassemblait déjà les croiseurs de l'expédition terrienne dans les cieux d'Ildira : autant de pions dans la partie de dupes jouée par les hydrogues. Jora'h parut saisir les doutes et les inquiétudes de sa compagne. — Je te promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour lutter contre les hydrogues. — Et si ce n'était pas suffisant pour sauver à la fois ton peuple et le mien ? Après la quiétude du voyage, Nira retrouva un peu de son ancien émerveillement quand le croiseur fendit le ciel baigné de soleil et se posa sur une plate-forme au sommet du Palais des Prismes. Mijistra s'étendait à perte de vue, comme un incroyable pays imaginaire. Des gardes s'avancèrent à la rencontre du Mage Imperator, accompagnés de fonctionnaires et de courtisans à l'allure soignée. Derrière sa mère, Osira'h ouvrait la marche des jeunes hybrides. Élevés dans le paysage aride de Dobro, les enfants n'avaient jamais eu droit à un tel spectacle et, pendant un court instant, leurs expressions fascinées mirent du baume au cœur de Nira. — Vous voilà chez vous, leur dit-elle. — Nous allons trouver de quoi tous vous loger au Palais des Prismes, promit Jora'h. Adar Zan'nh faisait partie du comité d'accueil. Il se tenait au garde-à-vous, mais semblait profondément perturbé. Il salua son souverain avant de faire son rapport d'une voix tendue. — Comme vous vous y attendiez, Seigneur, le roi Peter a accepté l'aide de la Marine Solaire. Nira jeta un rapide coup d'œil à Jora'h, qui lui prit le bras pour la rassurer. Il voulait qu'elle lui fasse confiance. Un Mage Imperator avait du mal à admettre que l'on puisse douter de lui. — Les croiseurs partiront dès qu'ils seront prêts. Deux cohortes, si possible. — Deux cohortes, Seigneur ? (L'adar tenta de dissimuler sa surprise.) C'est deux fois plus que réclamé par les hydrogues. Cela va affaiblir les défenses d'Ildira ! — Si nous devons mener ce plan à terme, autant ne pas lésiner sur les moyens. Telle est ma décision. Pourrons-nous préparer ces croiseurs à temps ? Avec les modifications prévues ? — Nos équipes œuvrent sans relâche. C'est la plus vaste et la plus rapide mobilisation jamais tentée par la Marine Solaire, en troupes comme en matériel. Nous avons beaucoup appris de Sullivan Gold et de ses ingénieurs. (Zan'nh semblait presque gêné de son succès.) Le temps qui nous manque, nous le compensons en travaillant plus vite et plus nombreux. Tous les Ildirans sont derrière vous, Seigneur. — C'est parfait. Quand ces cohortes prendront la route, je veux que vous soyez à leur tête. Zan'nh marqua une fois de plus son étonnement, mais se reprit aussitôt. — À vos ordres, Seigneur. C'est une responsabilité qui m'incombe. Plus tard dans la journée, Nira et Jora'h s'isolèrent dans les appartements du souverain, sur le balcon transparent qui dévoilait la magnificence de la cité. Le Mage Imperator passa un bras autour des épaules de sa bien-aimée. — Tu es humaine, le thisme ne peut pas m'ouvrir ton âme. Les mots semblent pourtant un moyen d'expression tellement limité pour tout ce que nous avons à nous dire. — C'est pourquoi il est crucial que je puisse te faire confiance. La prêtresse Verte songea avec nostalgie à ces moments si beaux, si paisibles, lorsque Jora'h n'était encore que Premier Attitré. — Je te trouve toujours aussi belle, Nira, mais nous avons changé tous les deux. (Il se tourna vers elle pour mieux plonger dans son regard.) Mon amour ne pourra plus s'exprimer de la même façon. Je… — Je sais. Il avait dû renoncer à sa virilité en montant sur le trône, c'était le prix à payer pour contrôler le thisme et garantir l'unité de son peuple. Elle aussi avait souffert dans son corps. Ils ne pourraient plus avoir de relations sexuelles, mais peut-être leurs sentiments n'en deviendraient-ils que plus forts. Laisser derrière eux la passion physique les transformerait en compagnons inséparables. Nira et Jora'h contemplèrent un long moment les cieux éblouissants et les reflets des multiples soleils sur les immeubles de Mijistra. — L'esprit de la forêt-monde me manque tellement ! avoua-t-elle enfin. As-tu un surgeon, ici ? Où se trouvent ceux que j'avais apportés avec l'ambassadrice Otema ? Une expression de profonde tristesse se peignit sur le visage du Mage Imperator. — Il n'y a plus de surgeons au Palais des Prismes. Ils ont tous été détruits. Jora'h serra les lèvres comme s'il se retenait de proférer un nouveau mensonge. Nira sentit qu'il lui cachait quelque chose, un secret parmi tant d'autres. C'était aussi visible que des nœuds sur une planche de bois. La comédie n'aurait-elle donc jamais de fin ? 100 TAL O'NH Une fois les faeros venus à bout des orbes de guerre qui surveillaient Hyrillka, Tal O'nh profita de l'accalmie pour accélérer les travaux de reconstruction. Il envoya de nouveaux vaisseaux rejoindre la zone d'atterrissage, augmentant ainsi des effectifs au sol déjà pléthoriques. Des centaines de croiseurs déversèrent leur cargaison : nourriture, équipements, matières premières. Ouvriers, soldats et ingénieurs s'employaient à ériger des bâtiments flambant neufs, tel un essaim d'abeilles réparant sa ruche après la tempête. Les travailleurs épuisés reprenaient courage à la seule vue des progrès accomplis ; les constructions poussaient aussi vite que les récoltes, qui émergeaient d'une terre fertilisée par les cendres. Plusieurs journées d'intense labeur se succédèrent ainsi avant la catastrophe suivante. Lorsque l'alerte survint, le commandant borgne survolait la planète à bord de son vaisseau-amiral quasi désert. Il n'avait guère dormi ces derniers jours, mais si son chignon grisonnant n'était pas aussi soigné qu'à l'ordinaire, le médaillon brillant qui symbolisait la Source de Clarté, ainsi que les facettes de son joyau oculaire, étaient régulièrement époussetés. Un profond sentiment d'urgence poussait O'nh à s'imposer des cadences infernales. Les rares membres d'équipage en poste dans le centre de commandement sursautèrent au bruit des alarmes. L'officier tourna son œil valide vers le mur d'écrans. — Rapport immédiat. — Il en arrive de tous les côtés, d'une centaine de directions différentes. Une armada comme on n'en a jamais vu ! Les capteurs sont saturés. — Une armada de quoi ? — D'orbes de guerre, qui se dirigent vers Hyrillka ! Ils sont trop nombreux. Nous n'avons pas l'ombre d'une chance. Les sphères hydrogues se ruaient à l'assaut depuis les confins du système, tel un ouragan charriant des myriades de petits grains de diamant. La flotte devait rassembler des forces issues de multiples géantes gazeuses, propulsées aux abords d'Hyrillka par les systèmes de transportails. O'nh se renfonça dans son fauteuil. Les faeros avaient visiblement provoqué la colère des hydrogues en détruisant les trois orbes de guerre en orbite. Les écrans se remplissaient de vaisseaux ennemis, en nombre très largement supérieur aux croiseurs ildirans. — Préparons-nous à notre dernière bataille. Avec un peu de chance et beaucoup de détermination, la cohorte pourrait causer de lourdes pertes aux hydrogues en employant la stratégie de l'attaque suicide. Mais même si chaque croiseur parvenait à détruire un orbe de guerre, la victoire leur échapperait encore. L'ennemi était tout simplement trop nombreux. O'nh aurait souhaité la présence du remémorant Vao'sh et de son ami terrien, pour que les deux historiens observent le combat en prévision de son inclusion dans la Saga. Même s'il était probable que personne ne survive assez longtemps pour conter l'histoire. — Faut-il former une ligne de défense, Tal ? Ou concentrer nos forces au-dessus de la ville ? O'nh observa l'écran où s'inscrivaient des centaines et des centaines d'échos. — Informez l'Attitré Ridek'h que nous nous battrons jusqu'au bout. Que tous les équipages se tiennent prêts, mais sans ouvrir le feu. Nous avons déjà reçu la visite d'orbes de guerre qui n'ont pas attaqué. L'armada hydrogue fila dans l'espace sans ralentir un seul instant, jusqu'à ce que le flot finisse par dépasser Hyrillka pour se précipiter vers le soleil principal du système. Les hommes de Tal O'nh explosèrent de joie tandis que leur commandant, lui, fronçait les sourcils en étudiant les mouvements de l'ennemi. — Hyrillka ne les intéresse pas. Ils ont une autre cible. Même l'accord passé avec le Mage Imperator est devenu moins important que leur lutte contre les faeros. — C'est plutôt une bonne nouvelle ! Le soulagement du tal ne dura guère, remplacé par une intuition morbide. N'avait-il pas déjà assisté à ce genre de spectacle ? — Une bonne nouvelle ? Pas forcément. C'est peut-être même pire que tout. Tels des papillons attirés par une flamme, les orbes de guerre grouillaient désormais autour du soleil aux reflets blanc-bleu. Dès les premiers tirs, les faeros jaillirent des océans de plasma et se jetèrent sur les hydrogues, provoquant une série d'explosions aveuglantes. La bataille avait commencé. O'nh savait que les faeros allaient sans doute perdre, ce qui entraînerait l'extinction du soleil dans lequel ils avaient trouvé refuge. Comme pour Durris-B. Il n'y avait rien que la Marine Solaire ni l'Attitré Ridek'h ni même le Mage Imperator puissent faire pour sauver l'étoile qui brillait sur Hyrillka. L'officier fit une rapide estimation de la population de la planète et considéra ensuite les différentes cohortes de la Marine Solaire pour déterminer laquelle était la plus proche. — Envoyez immédiatement un message à Tal Ala'nh. Qu'il rejoigne Hyrillka aussi vite que possible avec toute sa cohorte. J'ignore combien de temps il nous reste avant que le soleil s'éteigne. (Il scruta de nouveau les images de la terrible bataille.) Nous aurons besoin de tous ses croiseurs et des miens pour évacuer l'ensemble de la population. Malgré tous nos efforts, Hyrillka est condamnée. 101 CESCA PERONI Après le départ de Jess pour Theroc, et celui des quatorze convoyeurs de Plumas pour Charybde, Cesca prit la direction d'Yreka dans l'espoir d'y retrouver une partie de son peuple. Elle se considérait encore comme l'Oratrice des clans, même si les Vagabonds dispersés risquaient de mettre longtemps à redéfinir leur identité et à trouver leur place dans un Bras spiral qui changeait à vue d'œil. Lorsque le petit vaisseau récupéré sur Plumas arriva à destination, tout le monde supposa qu'il ne transportait qu'un nouveau négociant en quête de possibilités commerciales. Cesca trouva une place où atterrir, sortit à l'air libre et huma l'atmosphère chargée de poussière. Tout ce bruit, ces couleurs, ces odeurs, le brouhaha des conversations ! Elle n'avait pas vu autant de Vagabonds depuis la destruction de Rendez-Vous. L'endroit évoquait plus un vaste bazar qu'un astroport. Les Vagabonds vaquaient à leurs occupations, sourire aux lèvres, revêtus d'habits bariolés aux multiples poches. Les vêtements des locaux, d'une sobriété toute fonctionnelle, s'ornaient à présent de foulards et de rubans colorés. Le cœur de Cesca fit un bond quand elle reconnut le Persévérance Obstinée parmi l'alignement de vaisseaux. Denn en sortit au même instant et son visage s'éclaira. Il se mit à courir vers elle, les mots sortant de sa bouche comme d'une tuyère d'échappement. — Cesca ! Cesca, qu'est-ce qui t'est arrivé ? Où étais-tu ? Kotto est venu, il nous a dit que Jonas 12 avait été détruit ! J'étais si… L'Oratrice battit en retraite sur la passerelle, puis leva les mains pour contenir l'enthousiasme de son père. — Papa, non ! Reste où tu es. N'approche pas. (Elle comprit pour la première fois ce que Jess avait dû ressentir.) Moi aussi j'aimerais t'embrasser, mais… ça te tuerait. Beaucoup de choses ont changé. J'ai changé. — Ça me tuerait ? Je ne comprends pas, lâcha le Vagabond, décontenancé. Et d'où vient cette étrange lueur autour de toi ? On dirait que ta peau… (Il écarquilla les yeux.) Par le Guide Lumineux, j'ai su ce qui était arrivé à Jess Tamblyn ! C'est pareil pour toi ? Tu es… habitée par une espèce de force vitale, c'est ça ? Les cheveux de Cesca, chargés d'électricité statique, ondulaient comme s'ils étaient vivants. — Oui, c'est ça. Sinon je serais morte à l'heure qu'il est. Jess m'a sauvée. Les wentals m'ont sauvée, même s'ils ont dû me modifier pour y parvenir. (Son père semblait follement heureux de la revoir malgré les circonstances. Elle aurait voulu le prendre dans ses bras, mais elle n'avait pas le droit de se plaindre.) Papa, c'est si bon de te retrouver ! — Les gens se demandaient ce que tu devenais. On s'arrange de notre mieux par ici, et on fait vraiment du bon boulot, si je peux me permettre. Mais les clans ont besoin de leur Oratrice. Quel foutoir ! — Moi aussi, j'ai besoin d'eux. Nous avons une mission à remplir. La plus importante de toute notre histoire. Jess et moi avons trouvé des alliés qui nous permettront de faire la peau aux hydreux une bonne fois pour toutes, avec l'aide des Vagabonds et de leurs vaisseaux. Les clans se rassemblent déjà dans tout le Bras spiral. Les porteurs d'eau de Jess organisent la distribution sur les planètes aquatiques contrôlées par les wentals. Colons et négociants s'approchaient peu à peu du vaisseau, désireux de jeter un coup d'œil à ce qu'elle avait à vendre. Cesca identifia dans la foule la chevelure bouclée de Kotto Okiah, qu'elle n'avait pas revu depuis Theroc avant qu'il parte étudier l'épave hydrogue. — Kotto ! — Oratrice Peroni ! s'exclama-t-il, ravi. Attendez de découvrir mes dernières inventions. Nous avons fait un grand pas en avant avec les nouvelles sonnettes à résonance qui… — Kotto, une seconde. (Le torrent de mots s'arrêta net. Il la dévisagea et comprit que l'heure était grave.) Papa, Kotto, j'ai besoin de vous voir en privé. Les trois Vagabonds s'isolèrent dans le vaisseau de Cesca, laquelle prit garde de se tenir le plus loin possible des deux hommes. — Kotto, je crains que ta mère n'ait trouvé la mort sur Jonas 12. Je suis navrée. Nous nous y étions réfugiées après l'attaque des Terreux sur Rendez-Vous, juste le temps de reprendre notre souffle, et puis… la situation a dégénéré. L'ingénieur ne parvenait pas à croiser le regard de Cesca. — Je suis passé là-bas. J'ai vu le cratère. Aucun signe de vie. (Il redressa le menton, plein d'espoir.) Mais vous vous en êtes sortie. S'il vous plaît, dites-moi que vous n'êtes pas la seule. Des souvenirs douloureux surgirent aussitôt dans l'esprit de Cesca. — Désolée, Kotto. Il n'y a que moi. Nikko Chan Tylar est venu me secourir, mais le vaisseau a été abattu par les robots klikiss. C'est Jess qui nous a sauvés et qui a convaincu les wentals de s'occuper de moi avant que je succombe à mes blessures. Cette réponse appelant bien d'autres questions, elle raconta ensuite tout ce qu'elle savait sur les robots klikiss stockés sous les glaces de Jonas 12, qui ne s'étaient réveillés que pour mieux détruire la base des Vagabonds. Le corps de Kotto semblait s'affaisser à chaque mot prononcé. — Alors c'est là que ma mère est morte. Avec tous les autres. — Elle s'est éteinte en paix, Kotto. Dans la base, pendant son sommeil. Purcell Wan et moi avons organisé les funérailles rituelles avant de lancer son corps dans l'espace. Les robots n'ont attaqué que plus tard. La précision parut offrir un peu de réconfort au jeune homme endeuillé. — Je me rappelle quand ta mère est morte, Cesca, enchaîna Denn Peroni. Les Vagabonds sont habitués aux changements, aux catastrophes, sauf que là j'ai bien cru ne jamais m'en remettre. — Mais tu t'en es remis, lui dit Cesca avec un sourire triste. Elle t'avait demandé de ne pas sombrer après son départ. Tu lui obéissais toujours. Contrairement à de nombreux Vagabonds qui succombaient à une mort violente dans tel ou tel accident, la mère de Cesca avait eu le temps de prendre ses dispositions avant de rendre l'âme. Lyra Peroni pilotait son propre vaisseau marchand, et à cause d'un capteur en panne, elle ne s'était pas rendu compte qu'une partie de son bouclier antiradiations manquait à l'appel. Elle avait effectué une bonne dizaine de voyages avant qu'un contrôle de routine détecte le problème. À ce moment-là, elle avait déjà encaissé plusieurs fois la dose létale. Denn l'avait aussitôt emmenée sur Rendez-Vous pour la soigner, mais les médecins ne pouvaient plus rien faire. À cette époque, Cesca vivait dans la grande station, étudiant avec l'Oratrice Okiah dans l'intention de la remplacer un jour. La jeune femme et son père avaient pris soin de Lyra pendant des semaines au fur et à mesure que le mal empirait. La malade n'était venue qu'une seule fois sur Rendez-Vous, pour assister aux fiançailles de sa fille avec Ross Tamblyn. Un million d'années auparavant, dans un univers complètement différent… Denn avait supplié son épouse de rejoindre un centre médical de la Hanse qui, croyait-il, disposait d'un meilleur équipement. Se sachant perdue, Lyra avait refusé tout net. Elle avait ensuite littéralement ordonné à Denn de ne pas se laisser aller. De vivre sa vie. De s'adapter. Après le décès, le négociant avait eu bien du mal à suivre les dernières volontés de sa femme. — Je suppose que d'autres changements nous attendent, soupira-t-il. — De grands changements, précisa Cesca. Et nous aurons besoin de ton aide. Lorsque les trois Vagabonds ressortirent du petit vaisseau, Denn et Kotto se mirent en devoir de contenir la foule avide d'informations. Il fallut presque une heure à l'Oratrice pour expliquer la crise qui régnait dans le Bras spiral à des gens aussi abasourdis par ses révélations que par son corps transformé. Son père fut choqué d'apprendre l'histoire du wental souillé, lui qui s'était rendu sur Plumas peu de temps auparavant. Cesca ne pensait pas avoir beaucoup de peine à convaincre les Vagabonds d'entrer en lice. — Dis-nous où aller et on fera ce qui doit être fait ! s'exclama Denn. C'est mieux que de perdre notre temps à attendre que les hydreux viennent nous tirer dessus. Je préfère aller les combattre sur leur propre terrain. — Oui, on leur montrera ce qu'on sait faire ! (Reprenant courage, Kotto demanda à ses deux compers d'apporter les tapis spéciaux. Il en déroula un aux pieds de Cesca comme s'il s'agissait d'une précieuse relique.) Voici l'une de mes fameuses sonnettes, Oratrice. Notre arme contre les hydrogues. Si nous en avons assez, tous les orbes de guerre éclateront comme des œufs pourris. Denn Peroni éclata de rire. — Nous avons déjà fabriqué une centaine de milliers de ces petites choses. Maintenant que les chaînes de production sont en place, on devrait en avoir deux fois plus d'ici quelques jours. Par le Guide Lumineux, on va faire regretter aux hydreux d'être jamais sortis de leurs géantes gazeuses. — Excellent travail, Kotto. Je suis fière de toi. Cesca avait envie de l'embrasser. Le visage du jeune homme s'illumina. — C'est vous qui avez lancé le défi, Oratrice. Depuis, je ne cesse de penser à de nouveaux moyens de vaincre les hydreux. — Les Vagabonds survivront tant qu'ils disposeront d'esprits comme le tien, Kotto. Continue à fabriquer tes sonnettes. Je dois me rendre sur Charybde, où nos plus gros vaisseaux-citernes sont en train de se regrouper. Ceux qui veulent venir sont les bienvenus. Les hydreux n'ont aucune idée de ce qui va leur tomber dessus. 102 SAREIN Le banquet « privé » qui marquait le retour en grâce du prince Daniel rassembla deux cents des plus importantes personnalités de la Hanse. Chaque plat, chaque siège, chaque bouquet de fleurs avait été arrangé et présenté avec soin. Sarein n'avait pas vu une telle profusion depuis le mariage de Peter et Estarra. Mais contrairement à la cérémonie nuptiale, il n'y avait là ni représentants des colonies hanséatiques ni dirigeants de Theroc, aucun dignitaire de ces mondes auxquels les FTD avaient retiré leur protection. Sarein était la seule ambassadrice non-terrienne dans la salle. Les caméras des médias autorisés parcouraient l'assistance pour offrir les images du spectacle à toute la Terre, images également retransmises aux soldats qui, dans leurs vaisseaux, formaient le cordon défensif déployé autour de la planète mère. Même s'il était difficile d'imaginer que des troupes aux abois puissent vraiment s'intéresser à ce genre de fastes. Sarein prit place à côté du président Wenceslas. Elle s'appliqua à faire bonne figure, souriant aux plaisanteries de bas étage proférées par les politiciens et autres notables qui l'entouraient. Se trouver aussi près de Basil la gênait, lui qui se montrait de plus en plus distant au fil des jours. Les catastrophes qui s'accumulaient semblaient occuper son esprit en permanence. Et Sarein, au fond d'elle-même, ressassait les accusations d'Estarra… Juste avant le banquet, l'ambassadrice s'était de nouveau promenée dans le jardin d'hiver pour songer à ses récentes découvertes. La végétation familière de Theroc lui rappelait comment Estarra, enfant, avait aimé explorer la forêt. Noyée dans ses réflexions, Sarein avait néanmoins remarqué la disparition des baies de fauldur. Un quelconque jardinier devait avoir coupé les fruits empoisonnés malgré leurs belles couleurs. Étonnant, mais sans importance… À présent, le Pèrarque de l'Unisson ayant fini de marmonner une prière dans sa barbe, les réjouissances pouvaient commencer. Le prince Daniel, invité d'honneur, fut servi en premier et reçut une portion savamment dosée de hors-d'œuvre. Le garçon fit de son mieux pour masquer sa déception tandis que les autres convives attendaient d'être servis à leur tour. Sarein avait connu Daniel presque obèse et voilà qu'elle le retrouvait décharné. Son regard se perdait souvent dans le lointain, mais il réagissait dans l'instant aux moindres injonctions de Basil, comme un petit chien aux ordres de son maître. Se pouvait-il vraiment que le prince soit resté en coma artificiel, abruti de drogues, pendant ces longs mois d'absence ? Sarein jeta un coup d'œil à sa sœur pendant que les serveurs s'affairaient avec les salades. Le roi et la reine étaient assis à une table séparée, au bout de la grande salle de réception, où leurs propres domestiques prenaient soin d'eux. Ils paraissaient profiter de la meilleure place et du privilège de l'intimité, mais Sarein se demandait si Basil ne les avait pas mis là dans le seul but qu'ils ne puissent parler à personne. La Theronienne n'arrivait plus à contenir ses soupçons. Plutôt que d'aller droit chez Basil pour l'obliger à répondre aux accusations lancées contre lui, elle avait préféré enquêter discrètement et rassembler autant d'informations que possible grâce aux archives de la Hanse. Il lui avait été facile de valider les allégations de sa sœur jusqu'au moindre détail. Sauf pour la rencontre (dûment chaperonnée) avec l'adar ildiran, le couple royal était bel et bien confiné dans ses appartements depuis le soulèvement des compers Soldats. Sarein avait même retrouvé le document médical signé par Basil, puis annulé, réquisitionnant un docteur en vue de l'avortement d'Estarra. Quant aux dauphins, ils avaient effectivement disparu dans des circonstances mystérieuses. Leurs bassins d'eau de mer avaient été vidés et récurés ; Sarein avait déniché un employé de maintenance qui savait juste que les dauphins étaient morts, rien de plus. L'étape suivante avait consisté à visionner l'enregistrement de la procession sur le Canal royal en se focalisant sur le visage de Basil. Il avait montré une impatience croissante, les traits de plus en plus tendus… jusqu'à sombrer soudain dans une frustration évidente alors que rien ne semblait avoir changé autour de lui. Après toutes ces années, Sarein savait déchiffrer les émotions du président. Oui, il avait attendu quelque chose. Une explosion, peut-être ? Sans oublier qu'un négociant vagabond répondant au nom de Denn Peroni avait bien été détenu pour d'obscures raisons administratives au moment précis où la supposée bombe thermique aurait dû tuer le roi et la reine. Tout concordait. Comment Sarein aurait-elle encore pu douter de sa sœur ? Comment repousser un tel faisceau de preuves ? Après avoir dégusté l'entrée, Basil se leva, lissa son costume pourtant impeccable et réclama l'attention des convives. Le président intervenait rarement en public, ce qui confirmait l'idée qu'il ne laisserait pas Peter prononcer un traître mot. Il posa une main ferme sur l'épaule de Daniel. — Jusqu'à présent, par respect pour le roi, le prince Daniel n'avait pas souhaité se mettre en avant. Néanmoins, vu l'ampleur de la crise dans laquelle nous nous débattons, le roi Peter nous a demandé de jouer tous nos atouts. Avec sa force et son énergie, Daniel représente l'un de ces atouts. (Peter garda le silence tandis que Basil invitait le garçon à se lever.) Je vous présente votre prince. Regardez bien son visage, apprenez à le reconnaître, car vous serez amenés à le voir de plus en plus souvent. Sarein se tourna un instant vers Peter et Estarra pendant que tout le monde saluait le prince. Le couple applaudissait poliment mais sans enthousiasme. Basil préparait de toute évidence le couronnement rapide de son protégé. Daniel hocha la tête avec nervosité en réponse aux acclamations. Même si ses habits avaient été taillés sur mesure, il ne paraissait pas habitué à les porter. Il rougissait légèrement, ce qui, d'après Sarein, donnait la touche finale au personnage. Daniel se racla la gorge et remercia l'assistance. — Chaque Terrien sait que nous devons lutter ensemble pour survivre. J'aimerais adresser mes plus vives félicitations à l'équipe qui travaille sur l'épave hydrogue. (Il désigna la table occupée par les scientifiques, qui eurent la surprise de voir toutes les caméras se tourner vers eux.) Même privés du docteur Swendsen, ces chercheurs sont parvenus à lancer les moteurs hydrogues et à réaliser plusieurs essais en vol. (Daniel baissa les yeux comme pour consulter ses notes, puis se redressa en jetant un coup d'œil furtif à Peter.) Ils ont également réussi à activer le transportail, et quant au décryptage du système de coordonnées, ce n'est bien sûr qu'une question de temps. (Le prince faillit se rasseoir, mais s'aperçut qu'il n'avait pas fini.) De quelle manière cela nous aide-t-il à combattre les hydrogues, demanderez-vous ? D'abord, si nous comprenons leur technologie, nous y décèlerons forcément des points faibles. Mais c'est encore le transportail qui constitue notre meilleure carte. S'il nous permettait de nous introduire dans les orbes de guerre, nous n'aurions qu'à y déposer autant de bombes que nécessaire sans même que les bâtiments des FTD aient besoin d'engager le combat ! Ce qui serait une bonne chose vu le nombre de vaisseaux qu'il nous reste, estima Sarein. Daniel conclut son allocution, saluée par une nouvelle salve d'applaudissements, et demanda que l'on serve le plat principal. Sarein ne savait plus que penser. Les informations concernant l'épave n'étaient pas dépourvues d'intérêt, mais pourquoi demander au prince de les annoncer en si grande pompe ? Peut-être n'était-ce qu'un test au cours duquel le jeune homme avait prouvé qu'il savait suivre les instructions à la lettre. Au milieu des plateaux chargés de victuailles, les conversations dérivèrent sur les promesses de la Marine Solaire, séparant optimistes et pessimistes. — Les Ildirans seront un peu notre cavalerie… à condition qu'ils viennent, déclara le ministre de l'Énergie. — Cela ne fait que cinq jours, lui rétorqua le secrétaire aux Transports entre deux bouchées de faisan. — C'est vrai, mais l'adar lui-même a dit que l'attaque était imminente. Sarein mangeait sans appétit. Chaque fois qu'elle observait le couple royal, elle voyait Peter serrer les mains d'Estarra dans les siennes. Si les soupçons de la reine étaient fondés, les deux époux avaient toutes les raisons d'être inquiets : avec Daniel entré en scène, leur temps était compté. Comment allaient-ils réagir ? Et elle, que pouvait-elle faire ? Malgré son visage impassible, l'ambassadrice était profondément troublée et connaissait un début de nausée. Par deux fois, Franz Pellidor vint susurrer quelque chose à l'oreille du président avant de retourner s'asseoir à sa place. Assiettes et couverts disparurent bientôt des tables dans l'attente du dessert. Même s'il parlait peu, Basil semblait satisfait du banquet. Les serveurs revinrent en portant une grande composition faite en mousse de fruits, aux mérites plus artistiques que culinaires. Quand les convives se furent copieusement extasiés sur l'étrange sculpture, un comper se faufila dans la salle pour porter à Basil son indispensable café à la cardamome. Le petit robot en versa aussitôt une tasse au président. Sarein n'appréciait guère le breuvage aux riches arômes d'épices, mais Basil ne buvait quasiment rien d'autre. C'était une manie que la jeune Theronienne avait trouvée touchante chez l'homme d'État. Basil se pencha vers sa tasse. Sarein remarqua que le roi et la reine observaient avec attention le moindre geste du président. Peter et Estarra… convaincus que Basil les ferait assassiner s'ils ne parvenaient pas à l'arrêter avant. Peter et Estarra… le regard rivé sur la tasse de café. De café à la cardamome. Que le président était seul à boire. Les baies de fauldur ! Une nouvelle intervention de Pellidor empêcha son supérieur de prendre une gorgée de café. Sarein se sentit soulevée par une tempête d'émotions. Elle avait peur pour Basil, mais ne pouvait oublier les terribles machinations dont elle le savait à présent coupable. C'est mon amant ! Ses muscles se tétanisaient un par un. Il a essayé de tuer ma sœur ! Elle voulait arracher la tasse des mains de Basil, le prévenir de la présence du poison, mais cela signifiait condamner Estarra à mort. Si Basil n'avait pas encore décidé de se débarrasser physiquement du roi et de la reine, il n'hésiterait plus un seul instant après cette tentative de meurtre. Sarein ne pouvait pas dénoncer Estarra. Mais elle aimait le président. Elle l'aimait depuis des années. Il l'avait prise sous son aile pour la guider dans le labyrinthe politique de la Hanse. Elle ne pouvait pas non plus détourner le regard et le laisser mourir. Ses pensées se succédaient à toute allure ; elle hésitait à causer un esclandre, car Basil détestait ça, mais comment faire autrement ? Le président porta la tasse à ses lèvres, inconscient du danger. Sarein se leva d'un bond. — Ne buvez pas ! Le murmure des conversations s'interrompit. Basil se tourna vers sa maîtresse en fronçant les sourcils. Elle avait intérêt à réfléchir vite. Tous les prétextes qui lui passaient par la tête étaient plus idiots les uns que les autres. Vu l'entêtement légendaire de Basil, il n'hésiterait pas à boire son café devant tout le monde juste pour prouver à Sarein qu'elle avait tort. Et si elle avait tort, mieux valait ne pas envisager les conséquences. — J'ai vu… La Theronienne se força à ne pas regarder Estarra. Plutôt Franz Pellidor. L'activateur était un homme froid, impitoyable, qui avait probablement commis lui-même la plupart des crimes dénoncés par la reine : la bombe dans le yacht royal, le massacre des dauphins. Il avait autant de sang sur les mains que le président. — Oui, madame l'ambassadrice, que se passe-t-il ? s'enquit Basil, contrarié. — J'ai vu monsieur Pellidor verser quelque chose dans votre café. Il prenait bien garde à ce qu'on ne le voit pas. Basil la dévisagea d'un air surpris, elle qui ne s'était jamais donnée ainsi en spectacle. — C'est là une bien étrange déclaration. Elle prit une profonde inspiration, s'obligea à hocher la tête. — J'en suis consciente, monsieur le Président. Mon imagination m'a peut-être joué des tours, mais le geste semblait néanmoins suspect. (Elle déglutit avec difficulté.) Ne vaut-il pas mieux, en cette période troublée, ne pas courir de risques inutiles ? Elle résista à l'envie de se tourner vers le couple royal pour déceler sur leurs visages une trace de colère ou de culpabilité. Elle ne devait pas quitter Pellidor des yeux. — C'est ridicule, monsieur le Président. Je n'ai pas touché à votre café, s'indigna l'activateur. — Je sais ce que j'ai vu, insista Sarein. Quelqu'un émit un commentaire, d'une voix assez forte pour être entendue de tous dans le silence oppressant. — N'est-ce pas lui qui n'a pas voulu écouter les avertissements du roi concernant les compers ? Qui nous a affirmé qu'il n'y avait rien à craindre ! Depuis le soulèvement, les médias repassaient en boucle la visite du roi à l'usine, le jour où il avait exigé un moratoire sur la fabrication des compers Soldats le temps d'étudier les modules klikiss. Pellidor passait désormais pour un homme dont l'obstination avait coûté un nombre de vies incalculable. Attentif aux réactions de la salle, Basil choisit ses mots pour répondre à Sarein. — Je n'ai aucune raison de croire que mon collaborateur veuille me nuire. (Il leva la tasse, renifla son contenu et la tendit à celui que l'on accusait.) Mais si cela peut tranquilliser l'ambassadrice Sarein, monsieur Pellidor, que diriez-vous de boire ce café pour nous prouver que tout ceci n'est qu'une simple méprise ? — Je n'aime pas le café, monsieur le Président. — Et moi je n'aime pas les soupçons infondés. Buvez ! Pellidor prit la tasse, but une gorgée en faisant la grimace et choisit de tout vider d'un trait. Il toisa ensuite la Theronienne d'un air arrogant. Sarein se sentit à la fois confuse et soulagée. Soudain, les doigts de Pellidor se crispèrent et laissèrent tomber la tasse par terre où elle se brisa à grand bruit. La surprise remplaça le mépris dans son regard. Il eut à peine le temps de se tourner vers Basil avant de s'effondrer en gémissant. Le président recula, horrifié. Pellidor étouffait, les traits déformés par la douleur, la langue gonflée, les yeux exorbités… jusqu'à ce que la mort le délivre de sa terrible agonie. La panique se répandit aussitôt dans la salle de réception. Soldats et journalistes se précipitèrent vers le lieu du crime où le président, interloqué, restait sans réaction. Sarein dut le prendre par le bras pour l'éloigner du cadavre. Le capitaine McCammon lança ses ordres. Une escouade de gardes royaux forma en quelques secondes un cordon défensif autour de Peter et d'Estarra. — C'est un attentat ! Emmenez le roi loin d'ici ! Après un petit temps de latence, les gardes pensèrent également à protéger le prince Daniel. Basil tenta de recouvrer son calme, sachant très bien que la scène ferait la une des médias pendant plusieurs jours. — Oui, raccompagnez le roi et la reine dans leurs appartements. Ils y seront en sécurité. Et montez bien la garde ! (Sa voix se fit plus dure.) Il y aura peut-être d'autres tentatives de meurtre. Peter et Estarra se montrèrent convenablement effarés, un sentiment qu'ils n'avaient sans doute même pas besoin de simuler. Juste avant que les deux souverains soient évacués, le président leur jeta un regard haineux. Sarein avait fait de son mieux pour incriminer Pellidor, mais elle se rendait compte que Basil ne se tromperait pas de cible. 103 LE ROI PETER Les gardes se hâtèrent d'entraîner le roi et la reine hors de la salle de réception. Le capitaine McCammon ouvrait la marche, convulseur en main, béret de cérémonie posé de travers sur ses cheveux décolorés. — Ramenez-les à leurs appartements aussi vite que possible ! Les soldats formaient un cercle protecteur autour de Peter et d'Estarra. Même si la garde royale remplissait le plus souvent des fonctions d'apparat, ses membres connaissaient leur métier. La grossesse de la reine entravait ses mouvements mais elle réussissait néanmoins à suivre le rythme imposé. Si elle venait à ralentir, Peter ne doutait pas un instant que les soldats la soulèveraient et la porteraient à bout de bras. — Par ici ! Libérez le passage ! (Le rugissement de McCammon poussa fonctionnaires et autres employés à se réfugier dans les pièces attenantes.) Vous deux, vérifiez le prochain croisement. Ouvrez l'œil. Estarra fit un faux pas, mais le roi parvint à la rattraper et ils reprirent leur course éperdue. Les époux mesuraient les conséquences de leur échec. Peter avait perçu le regard meurtrier lancé par Basil. — Ça y est, marmonna la reine d'une voix atone. C'est la fin. — Pas si nous pouvons l'empêcher, Votre Majesté, répliqua McCammon par-dessus son épaule. Ne vous inquiétez pas. Nous vous protégerons. Le capitaine n'avait pas saisi ce qu'Estarra voulait dire. À moins, pensa Peter, qu'il n'ait au contraire très bien compris… Le roi et la reine ne seraient plus jamais en sécurité au Palais des Murmures. Les soldats envoyés en éclaireurs s'arrêtèrent au croisement, levèrent leurs armes et bloquèrent le couloir perpendiculaire pour que le reste du groupe n'ait pas besoin de temporiser. La garnison chargée de la sécurité du Quartier du Palais avait d'ores et déjà isolé la salle de réception ; les deux cents invités allaient subir un interrogatoire long et pénible, à la recherche d'éventuels complices de Franz Pellidor. Le Palais resterait plongé dans le chaos pendant plusieurs heures. Peter serra les dents. Le président savait très bien qu'il n'y avait aucun complice à faire avouer, que Pellidor lui-même n'avait rien à voir avec l'attentat, mais il fallait respecter la procédure. Les médias avaient diffusé les images du banquet sur la Terre entière, donc une bonne partie de la population avait entendu les accusations de Sarein et vu l'activateur succomber – prétendument – à son propre poison. Pourquoi Sarein avait-elle tout gâché ? Si elle avait flairé le coup du poison, elle devait aussi savoir que Pellidor n'y était pour rien. Non pas que la disparition de l'homme de main soit une grande perte. Bien des années auparavant, il avait kidnappé un gamin des rues répondant au nom de Raymond Aguerra, puis s'était arrangé pour que la famille du disparu périsse dans une explosion. De tels crimes auraient mérité une mort plus lente et plus douloureuse que l'étouffement provoqué par les baies de fauldur. Sarein avait choisi de sauver Basil même si sa décision condamnait à mort sa propre sœur. Estarra n'aurait sans doute pas l'occasion de s'en expliquer avec elle prochainement ; il était en fait probable que les deux femmes ne se revoient plus jamais. Mais ce revers avait au moins un bon côté : si le président passait rapidement à l'action contre le couple royal, même le plus aveugle des journalistes serait forcé de trouver la coïncidence bizarre. La publicité donnée à l'attentat allait permettre à Peter et Estarra de gagner du temps d'une façon détournée. Ce qui signifiait qu'ils resteraient peut-être en vie quelques jours de plus. Le capitaine McCammon ne relâcha pas la pression quand l'escorte arriva en vue des appartements royaux. Il envoya un groupe inspecter les locaux pièce par pièce. — La voie est libre, mon capitaine. Une fois le roi et la reine dans leurs murs, McCammon plaça quatre hommes devant l'entrée, des gardes que Peter considérait comme sincèrement attachés à sa sécurité et à celle de son épouse. L'officier suivit Peter et Estarra dans leur chambre, fouillant de nouveau le moindre recoin à la recherche d'un éventuel danger. Les muscles de son cou saillaient de manière impressionnante. — J'ai toujours su que quelque chose n'allait pas avec ce Pellidor. Il avait la grosse tête. Je n'oublierai jamais avec quelle outrecuidance il prétendait vous empêcher de parler au président Wenceslas. (Il émit un grognement dégoûté.) Si vous voulez mon avis, ce type s'est embarqué dans de sales affaires et il en a payé le prix. (Peter hocha la tête, préférant ne rien dire.) Pellidor aurait dû vous écouter pour les compers Soldats. Maintenant, si les hydrogues attaquent comme les Ildirans le prétendent, ce sera la fin de l'espèce humaine. Peter se sentit profondément troublé par ces paroles. À force de penser à sa propre survie, au meilleur moyen de faire tomber Basil, il en avait oublié le seul véritable problème. McCammon avait raison, l'humanité risquait bel et bien de disparaître. Trouvant enfin à s'asseoir, Estarra reprit son souffle et posa quelques questions destinées à tester les réactions du capitaine. — Mais si Pellidor avait empoisonné le café, pourquoi le boire ? Il savait que ça le tuerait. — Pour protéger ses complices, j'imagine. C'était un fanatique. Le complot possède sans doute de vastes ramifications. (McCammon redressa son béret.) Je vais demander à mes hommes d'installer des détecteurs de poison dans vos appartements. J'insiste pour que vous testiez désormais toute nourriture qui vous sera proposée. Peter décida de tenter sa chance. — Je crains que cela ne suffise pas à assurer notre protection, capitaine. J'aimerais que vous me donniez votre arme. — C'est inutile, Votre Majesté, s'étonna McCammon. Je garantis votre sécurité. Tant que je serai là, rien de mal ne pourra vous arriver. Ni à vous ni à la reine. Peter lui jeta un regard sévère. — Je ne mets pas en doute vos compétences, capitaine, mais ne sous-estimez pas les terroristes. Comme ils ont échoué avec le poison, ils essaieront autre chose la prochaine fois. (Le roi tendit la main vers l'arme.) Donnez-moi une chance de protéger ma femme et mon enfant si le pire se produisait. McCammon hocha la tête. Il sortit le convulseur et en régla la puissance. — Vous savez vous en servir ? — J'ai testé quelques armes dans ma jeunesse. (Plutôt dans une autre vie, quand il lui fallait survivre dans la rue.) Et c'est votre travail de faire en sorte que je n'aie pas à m'en servir. Peter dissimula le convulseur dans son ample vêtement tandis que McCammon retournait surveiller ses hommes. Rassuré par le poids de l'arme, le roi regarda Estarra d'un air entendu. Ils auraient au moins de quoi se défendre quand Basil passerait à l'attaque. 104 NIRA Conformément aux exigences hydrogues – et au plan du Mage Imperator –, Adar Zan'nh envoya plusieurs centaines de croiseurs « protéger » la Terre. Nira s'accrochait à l'espoir que Jora'h tiendrait parole et ferait de son mieux pour sauver leurs deux peuples. Elle avait désespérément envie de lui faire confiance, mais ses doutes ne s'étaient pas encore dissipés. Elle avait bien conscience qu'il ne lui avait pas tout dit. Un sourire incertain sur les lèvres, Jora'h emmena sa compagne dans les niveaux supérieurs de la hautesphère. Les pèlerins l'attendaient dans la salle d'audience, mais le Mage Imperator leur avait déjà consacré de nombreuses heures et leur avait donc enjoint de patienter. Il ressentait le besoin de s'isoler avec Nira. — Viens avec moi. Je voudrais te montrer quelque chose. Le couple emprunta les passerelles menant à la vaste serre où une multitude de plantes exotiques étaient soigneusement entretenues pour la plus grande gloire du Mage Imperator. Une petite créature aux ailes brillantes jaillit devant la prêtresse Verte et tourbillonna un instant avant de disparaître dans une autre direction. Des fleurs de lys exhalaient un parfum d'une douceur entêtante. Apaisée par ce foisonnement végétal, Nira effleura la main de Jora'h en se demandant quel effet cela ferait si leurs esprits pouvaient se rejoindre, unis par la magie du thisme ou du télien. — Je sais que tu rêves de te connecter de nouveau à la forêt-monde. Malheureusement, j'ai beau contrôler cet empire, je ne peux pas t'y aider. (Elle sentait en lui une profonde tristesse.) Il ne reste plus un seul surgeon. Je te jure que c'est la vérité et j'en ai honte. Mon père s'est vite débarrassé de ceux que tu avais apportés avec l'ambassadrice Otema. (Il détourna le regard, mal à l'aise.) Mais récemment, la reine Estarra m'en a offert un autre. Je le gardais dans mes appartements, pour le contempler en pensant à toi. — Que lui est-il arrivé ? Où est-il ? — Je l'ai détruit de mes propres mains. (Il laissa planer un court silence après son aveu.) Il y a un deuxième prêtre Vert au Palais, un rescapé du moissonneur d'ekti installé par la Hanse sur Qronha 3. Il avait perdu son surgeon pendant l'assaut hydrogue, mais il a perçu la présence du mien dans la chambre de méditation. Le message qu'il voulait envoyer aurait eu des répercussions désastreuses, j'ai donc pris la responsabilité de détruire le surgeon afin d'éliminer ce risque. Je suis désolé, Nira. Je ne pouvais pas laisser cet homme révéler nos plans. L'enjeu était trop important. — Je pense qu'il voulait juste sentir l'esprit de la forêt-monde, répondit-elle d'une voix froide, distante. Voilà ce qu'il avait eu peur de lui dire. Il avait tué un surgeon et, de par ce forfait, elle restait coupée des arbremondes comme cet autre prêtre Vert. — Il n'y a donc plus un seul surgeon vivant sur Ildira ? — Aucun. Mais il reste quand même un petit quelque chose… Il la guida vers un coin de la serre où s'entassait une masse de troncs brisés. Certains blocs de bois avaient été vaguement sculptés pour leur donner meilleure allure, tandis que d'autres avaient juste été poncés afin d'en ôter les traces de brûlé. Nira reconnut immédiatement la texture, la couleur, l'éclat ; elle se précipita vers les troncs, rayonnante de joie. — Des arbremondes ! — C'est un négociant vagabond qui me les a fournis. Les membres de son clan ont porté secours à Theroc après l'attaque hydrogue. On leur a donné ce bois pour les remercier. Les épaules de Nira s'affaissèrent. Elle était arrivée bien jeune sur Ildira avant de rester isolée toutes ces années, inconsciente des événements dramatiques qui secouaient le Bras spiral. Elle n'avait appris que récemment l'agression perpétrée contre la forêt-monde. Jora'h s'empara d'un bout de bois et le porta en pleine lumière. — J'ai acheté tout le stock. Pour penser à toi. (Il lui tendit le morceau de bois mort.) Je ne savais pas quoi en faire, alors j'ai tout mis dans cette serre où je me promène souvent. Elle s'agenouilla, nostalgique, le fragment d'arbremonde posé sur les cuisses. Même s'il était vide et silencieux, son contact l'apaisait. Elle suivit du bout des doigts la structure ligneuse, à la recherche de la moindre trace de chaleur, espérant malgré tout une sorte de connexion. Espérant qu'il se passe quelque chose. Cet arbre était peut-être mort, mais l'esprit de la forêt était toujours intact, dispersé dans tous ses réceptacles végétaux. Il devait y avoir un moyen de se relier à cet immense réseau. Pendant son interminable détention, Nira avait eu peur d'être devenue sourde au télien. La forêt-monde lui avait manqué autant que Jora'h. Elle percevait le bruit de fond de la serre : le vol des oiseaux et des papillons, les feuilles qui s'agitaient, l'eau qui coulait des fontaines et des canaux d'irrigation. Mais à l'intérieur de sa tête, rien. Absolument rien. Jora'h patientait à côté d'elle, aussi immobile qu'un arbre, sans vraiment comprendre ce qu'elle essayait de faire. Nira voyait bien qu'il avait de la peine pour elle, qu'il espérait la réconforter autant que possible. Elle ferma les yeux pour mieux se concentrer sur le bois. Ses journées d'acolyte lui revinrent en mémoire, remplies d'histoires qu'elle lisait aux arbremondes, là-haut, dans la canopée. Quand était venu le moment de devenir une vraie prêtresse Verte, elle avait pénétré au cœur de la forêt-monde et les verdanis l'avaient appelée à eux, l'enveloppant de leur masse organique consciente. Elle était revenue de ce voyage avec une peau aux reflets d'émeraude et un lien avec les arbremondes que rien ne pouvait trancher. Que rien n'était censé pouvoir trancher. Nira serra le fragment végétal dans ses mains calleuses. Elle tenta de plonger son esprit dans le grain même du bois, elle qui n'avait jamais eu d'effort à fournir pour accéder au télien, qui n'avait jamais réfléchi à la manière dont la connexion s'effectuait. Simplement, ça… marchait. Elle ignorait comment forcer la relation. Son dernier espoir s'envolait. Sans rouvrir les yeux, elle chercha la main de Jora'h et s'y agrippa tandis que les larmes débordaient de ses paupières closes. Le contact la soulagea un peu, même si cela ne permettrait jamais d'établir entre eux une liaison mentale semblable à celle que le Mage Imperator partageait avec ses sujets. Le souverain ildiran ne pouvait pas toucher son esprit, pas plus qu'elle ne pouvait toucher celui des troncs empilés devant elle. Elle discerna soudain une sorte d'étincelle, comme une braise qui couvait sous les cendres, loin, très loin, mais bel et bien là. Elle crispa les doigts, enfonçant ses ongles dans la peau de Jora'h. Toucher le Mage Imperator lui apportait ce qui avait manqué jusqu'alors. La sensation se renforça et, tout à coup, un écho fragile résonna à l'intérieur du bois. — Que se passe-t-il ? s'enquit Jora'h. Elle ne prit pas la peine de répondre, concentrée sur ce fil si mince qui la reliait désormais au bout de bois. Même mort, cet arbremonde n'avait pas rompu le lien avec ses frères. Fascinée, Nira baissa les yeux vers sa main libre, toujours posée sur le bois brûlé. Elle avait l'impression que la sève y entrait en mouvement. Un changement s'opérait, rendu possible par les pouvoirs de Jora'h, par son contrôle absolu du thisme. Les lèvres de la prêtresse Verte s'entrouvrirent sur un halètement stupéfait. Elle venait d'ouvrir une nouvelle voie ! — S'il te plaît… tiens-moi, murmura-t-elle en lâchant la main de Jora'h. Elle pressa ses deux paumes sur le bois pour augmenter la surface de contact, puis le bras du souverain s'enroula autour de ses épaules. Voilà ! — Jora'h, je sens quelque chose… Il la serra plus fort, renforçant le lien, mais ce miracle n'était pas seulement dû au télien ou à la maîtrise du thisme par le Mage Imperator. Une métamorphose majeure, incroyable, touchait tous les verdanis. À cet instant précis, sur Theroc, une strate jusqu'alors inconnue de l'esprit végétal s'éveillait peu à peu, crevait la surface et s'élançait telle une flamme éblouissante dans le ciel nocturne. Nira ignorait ce qui avait provoqué ce jaillissement, mais il se propageait à l'ensemble du Bras spiral. Le morceau de bois frémit sous ses paumes. Un nœud se souleva, se fendit en deux… et libéra une jeune pousse qui devint bientôt une petite branche pâlotte sous les yeux ébahis de la prêtresse Verte. La substance de l'arbremonde était revenue à la vie à travers elle ! La branche n'était guère plus longue qu'un doigt. Mais ça suffisait. Nira s'en saisit et, en un éclair, se retrouva connectée à la forêt-monde. Enfin ! Le souffle court, elle s'immergea dans un océan d'informations auquel elle apporta sa contribution : tout ce qui lui était arrivé au cours des huit dernières années. Son savoir s'intégra au vaste flux mental dans un épanchement d'images et de souvenirs douloureux. Rien n'aurait pu interrompre le flux de ses pensées. À la fin du récit, chaque prêtre Vert et chaque arbremonde du Bras spiral connaissaient la vérité. 105 BENETO Beneto s'était toujours senti en communion avec les arbres, même lorsqu'il était humain, avant d'être englouti par la forêt-monde. Depuis sa renaissance sur Theroc, il avait montré aux arbres le sens profond de mots tels que marcher, bouger, vivre. Les verdanis avaient beaucoup progressé dans leur compréhension de la nature humaine, sur le fait d'être un individu indépendant avec ses joies et ses peines. Beneto avait progressé lui aussi. Plus important que tout, il avait trouvé son destin. La forêt-monde lui avait accordé une seconde vie en tant que porte-parole. Elle l'avait doté de connaissances plus poussées qu'aucun prêtre Vert n'aurait pu espérer en réunir. Le golem avait également pu revoir ses proches, sa famille ; il s'estimait prêt à payer le prix de cette résurrection. Intégré au vaisseau de guerre verdani, son corps ligneux renonça à sa forme humaine et prit de nouveau racine. Tel de l'argile pétrie par son créateur, ses jambes se fondirent dans les tissus forestiers, ses mains fusionnèrent au bois gorgé de vie par l'eau des wentals. Il plongea dans un véritable tourbillon végétal. Il parvint à rester lui-même tout en se répandant dans la structure de l'immense vaisseau-arbre. Juste après sa renaissance, son lien avec le monde s'était avéré diffus, purement intellectuel. À ce moment-là, il n'aurait pas hésité un instant à se sacrifier, mais aujourd'hui il ressentait profondément la perte. Comme si on lui arrachait la peau. L'écorce. Et les arbremondes partageaient sa douleur. La vie lui manquerait… Dans toute la flotte récemment jaillie de terre, les prêtres Verts s'unissaient aux arbres et devenaient leurs pilotes. Ils laissaient le bois absorber leur chair et leurs os tandis que leur esprit restait en éveil, toujours fondamentalement humain. Quand un millier d'années se seraient écoulées, ils commenceraient à perdre leur individualité, comme ces créatures du fond des âges qui avaient guidé le premier groupe de vaisseaux-arbres. Tous ces volontaires abandonnaient beaucoup derrière eux, mais Beneto savait aussi ce qu'ils allaient gagner. Au bout du compte, il en était persuadé, ces gens trouveraient leur sacrifice valable. À l'extérieur du vaisseau, l'air à la fois triste et soulagé, Solimar redressa ses larges épaules et leva les yeux vers les arbres géants qui n'avaient pas voulu de lui. Celli se tenait à ses côtés, ses grands yeux noirs embués de larmes. Voir son frère partir la rendait terriblement malheureuse, mais elle appréciait à sa juste valeur le dernier cadeau qu'il lui avait fait. Solimar s'était laissé griser par l'idée de fusionner avec un vaisseau de guerre verdani. Il s'était porté volontaire, offrant sa vie pour devenir pilote. Une foule de prêtres Verts avaient fait de même alors qu'il n'en fallait qu'une centaine. Beneto avait peut-être perdu une grande partie de son humanité, mais il pouvait encore déchiffrer les sentiments de sa petite sœur. Il l'avait vue pratiquer la danse-des-arbres avec Solimar, il avait perçu l'affection qui la liait au jeune homme. Ces deux-là devaient rester ensemble. Et ainsi, par amour pour Celli, Beneto avait empêché que Solimar soit choisi. Les verdanis avaient écouté cette doléance sans vraiment la comprendre. Mais ils avaient créé une passerelle entre l'humanité et la forêt-monde, ils voulaient apprendre, et se soumettre au désir d'aider Celli participait de cet apprentissage. Beneto avait quand même pris soin de fournir à Solimar une explication logique : étant l'un des rares Theroniens porté sur la mécanique et l'ingénierie, il était plus utile à son peuple que nombre de ses camarades. La forêt-monde avait donc demandé au jeune homme de rester parmi les siens, puis avait sélectionné un autre volontaire. Quand les nouveaux pilotes étaient entrés dans la centaine de vaisseaux-arbres, Celli avait compris ce que son frère avait fait pour elle et l'en avait remercié en silence sans rien avouer à son jeune ami. À présent, Beneto pouvait se concentrer entièrement sur son nouveau foyer, son nouveau corps, sa nouvelle existence. L'arbre gigantesque était désormais une extension de lui-même. Il recevait des messages de la forêt, de toutes les extensions de la forêt. Par l'intermédiaire d'une infinité de feuilles, il distinguait aussi bien la forêt-monde de Theroc que chaque colonie où les prêtres Verts avaient apporté des surgeons pour former un vaste réseau de communication. Beneto sentait plus que jamais tourner autour de lui tous les souvenirs, les secrets, les innombrables expériences des verdanis. Ses pensées remontèrent le cours du temps comme un flux de sève escaladant un tronc. Il passa en revue les vies d'une multitude de prêtres Verts, ses prédécesseurs, et ce jusqu'aux origines : l'atterrissage du Caillié. Pour la première fois, Beneto perçut la présence de Talbun, son mentor, celui qui l'avait pris comme élève pour veiller sur les colons de Corvus et prendre soin du bosquet d'arbremondes. Le jour de sa mort, le vieux prêtre Vert avait laissé sa chair se fondre dans la forêt. Talbun était là, lui aussi, à l'intérieur du vaisseau verdani, à l'intérieur de tous les grands arbres. Beneto ne manquerait pas de compagnie. Ses lèvres ligneuses dessinèrent un sourire fort, confiant. Il se sentait chez lui. Le vaisseau-arbre infusé par les wentals tenait lieu de conduit, d'amplificateur. Beneto discernait des milliers de messages simultanés envoyés par télien. C'est ainsi que contre toute attente, il retrouva la trace de Nira Khali, disparue depuis bien des années. Il se rappelait cette jeune prêtresse Verte, pleine d'enthousiasme, qui avait accompagné l'ambassadrice Otema sur Ildira pour étudier La Saga des Sept Soleils. Leurs surgeons avaient été détruits, les coupant de la forêt-monde. Ensuite, lorsque le Mage Imperator avait fait savoir que Nira était morte, personne n'avait cru bon d'en douter. Mais la terrible vérité surgissait enfin, se propageant dans l'esprit forestier à la vitesse d'un incendie et provoquant les mêmes souffrances. Les pensées de Nira soufflaient un vent irrésistible. Ses révélations secouèrent jusqu'aux arbremondes les plus profondément enracinés dans le sol de Theroc. D'un bout à l'autre du Bras spiral, les prêtres Verts prirent connaissance du programme d'hybridation et de tous les secrets minutieusement gardés par les Ildirans depuis des siècles. Cette découverte changea en un instant ce que les prêtres Verts, et par extension tous les êtres humains, pensaient de l'Empire ildiran. Et ce n'était pas fini. Puisque le Mage Imperator en avait parlé à Nira, la vague d'informations évoquait également l'alliance forcée avec les hydrogues, ainsi que l'attaque imminente visant la Terre. Beneto comprit aussitôt le plan des Ildirans et sut de quelle manière lui-même devrait s'y intégrer. Les intrigues succédaient aux intrigues… Voilà que les hydrogues s'en prenaient à la Terre ! La planète mère de l'humanité allait être dévastée si personne ne se portait à son secours. Cette guerre se jouait partout à la fois. Les prêtres Verts se dépêchèrent de prévenir la population sur chaque planète colonisée, mais les mondes de la Hanse, abandonnés par les FTD, ne pouvaient rien faire pour venir en aide à la Terre. Quant aux forces regroupées autour de la planète mère, elles ne suffiraient pas à repousser une arrivée massive d'orbes de guerre. Conscient de l'enjeu, Beneto lança une injonction qui, une fois de plus, trouvait sa source dans sa personnalité humaine plutôt que dans les intérêts de la forêt-monde. — Nous prenons vingt vaisseaux-arbres pour aller défendre la Terre. La réponse des arbres ne se fit pas attendre. Ils considéraient la Terre comme un champ de bataille mineur et ne souhaitaient pas y consacrer une partie de leur flotte. Mais Beneto campa sur ses positions. — Malgré les erreurs commises par son gouvernement, cette planète représente le foyer de l'espèce humaine. C'est là que nos graines ont germé pour la première fois. Nos racines y sont encore profondes. Au fond de nos cœurs, nous nous rappelons la forêt, la jungle. (Le télien transmit les images aux verdanis.) Tout cela mérite d'être sauvé. La même affirmation émana de nombreux prêtres Verts, tant et si bien que les arbremondes durent céder. Pendant ce temps, Beneto reçut un message d'avertissement envoyé par Nahton depuis le Palais des Murmures. Ce qui restait des Forces Terriennes de Défense se tenait prêt à faire face à n'importe quel agresseur et n'hésiterait pas à tirer sur tout ce qui bougeait. Quelle serait leur réaction en voyant débarquer à l'improviste les gigantesques vaisseaux de guerre verdanis ? Beneto devait trouver le moyen d'établir un contact direct avec les FTD. Solimar y vit l'occasion d'être enfin utile. Il se précipita dans le récif de fongus pour y rassembler les composants dont Beneto avait besoin. Les Vagabonds avaient en effet profité de la reconstruction pour installer de nouveaux systèmes de communication, que ce soit des transmetteurs traditionnels ou des appareils à faisceaux. Tandis que des centaines de vaisseaux-arbres se croisaient, impatients, dans le ciel de Theroc, le jeune prêtre Vert démonta l'un des transmetteurs et l'apporta à Beneto avec l'aide de Celli. L'ancien golem ordonna à son arbre de pratiquer une ouverture dans l'écorce qui lui servait d'armure. Il sentit les deux Theroniens entrer dans le vaisseau-arbre et suivre les couloirs qu'il déployait devant eux pour les mener au poste de pilotage. Solimar transportait l'appareil, ainsi qu'un amas de fils et une batterie à longue durée de vie. Le couple rejoignit finalement la grande salle creusée au beau milieu du vaisseau. Le souffle court, Celli contempla son frère avec un mélange de peur, de tristesse et d'émerveillement. Solimar ne semblait pas savoir sur quel pied danser et maintenait le regard baissé. Beneto déchiffra ses sentiments grâce au télien. Le pilote d'un vaisseau-arbre était physiquement relié à son siège, trône sculpté dans le bois et gravé de multiples symboles correspondant aux diverses commandes et systèmes de guidage. Beneto, néanmoins, pouvait encore se pencher en avant et détacher un bras de l'accoudoir vivant dans lequel il était incorporé. — Tu vois, Solimar, la forêt-monde a besoin de tes compétences d'être humain. N'importe quel prêtre Vert peut piloter un vaisseau-arbre, mais il n'y avait que toi pour venir à bout de ce problème. Le jeune homme n'en parut pas consolé pour autant. — Connecter un engin d'une telle simplicité ? Même un enfant aurait pu s'en charger. — Combien de Theroniens s'intéressent à la mécanique ? intervint aussitôt Celli. Cite-moi quelqu'un d'autre qui fabriquerait un cycloplane de toutes pièces ? Ou quelqu'un qui s'occuperait des machines laissées par les Vagabonds, si tu partais ? — Quelqu'un pourrait apprendre. — Eh bien justement, personne n'a besoin de se donner cette peine. Beneto désigna l'endroit où il souhaitait installer l'appareil. — Si j'arrive à contacter les forces terriennes, nous pourrons essayer de coordonner nos actions pour le combat à venir. En tout cas, cela évitera qu'ils me tirent dessus. Le cœur lourd, Celli enroula ses bras autour de la forme ligneuse qui avait été son frère. — Je ne te reverrai plus, c'est ça ? — Je n'ai jamais vraiment été là, répondit-il, souriant. Mais je reste présent à travers la forêt. Solimar sait comment me contacter. (L'adolescente retrouva un semblant de courage.) Maintenant, il est temps pour vous de sortir d'ici. Les vaisseaux sont prêts à partir. Nous devons gagner cette bataille. Celli s'accrocha à lui encore un moment. Même si elle aimait paraître plus âgée, plus mûre qu'elle ne l'était, Beneto retrouvait à cet instant la petite sœur sensible qu'il avait toujours connue. Il allait quitter Theroc chargé de regrets, sans avoir profité de sa seconde vie, mais de plus hautes tâches l'appelaient. La première d'entre elles consistait à sauver la Terre des hydrogues. Il adressa ses adieux à Celli, ainsi qu'à leurs parents, puis Solimar et elle se dépêchèrent de quitter le vaisseau. Le pilote referma l'ouverture pratiquée dans le tronc. L'arbre partait à la guerre. Beneto étira ses nouveaux bras, sentit ses branches battre l'air, feuilles et épines pressées de voguer au gré des courants spatiaux. Les grandes branches avaient du mal à ne pas plier sous leur propre poids, mais dans l'immensité de l'espace, elles se déploieraient jusqu'à embrasser les étoiles. Chaque vaisseau ressentait cet appel au plus profond de lui-même. Les Theroniens étaient prêts à combattre aux côtés des verdanis, à rejoindre dans la lutte wentals et Vagabonds. La victoire devenait possible ! Les pensées de Beneto fusèrent dans tous les arbremondes. — Les vaisseaux-arbres n'attendront pas plus longtemps. Avec l'aide des wentals, il est temps de porter l'offensive chez notre ennemi commun. Le vaisseau de Beneto fut le premier à s'élancer. L'impression de déracinement ne dura pas longtemps, suivie aussitôt d'une fantastique sensation de liberté alors qu'il se détachait de sa planète natale. Les arbres de la forêt-monde lui transmirent les images des Theroniens levant les bras pour souhaiter bonne route à la flotte. Sa vision améliorée lui permit de reconnaître Celli, Solimar, Mère Alexa et Père Idriss. Les autres vaisseaux organiques quittèrent eux aussi le sol de Theroc pour rejoindre leurs semblables venus de si loin. Des centaines de vaisseaux-arbres s'élevèrent ainsi de concert, tel un grand tourbillon de graines, et dépassèrent rapidement les limites de l'atmosphère. Ils entamèrent leur course entre les étoiles, buvant avec avidité les rayonnements solaires. Le corps titanesque de Beneto était scellé, maintenu en place par la prodigieuse force végétale des verdanis, tandis que l'énergie des wentals coulait dans sa sève. S'il survivait au conflit avec les hydrogues, son existence pourrait s'étirer sur une longue, très longue période. Les immenses vaisseaux-arbres filèrent dans l'espace, chacun d'eux tourné vers l'un des innombrables champs de bataille qui parsemaient désormais le Bras spiral. 106 JESS TAMBLYN À son départ de Theroc, Jess savait que la flotte de vaisseaux de guerre verdanis jouerait son rôle dans la bataille qui s'annonçait. Et les wentals ne seraient pas en reste. Si les grandes lignes du plan étaient respectées, Nikko et les autres volontaires recrutés par Jess parviendraient à rassembler à leur tour de nombreux Vagabonds, qui se dirigeraient alors vers les planètes aquatiques infusées par les wentals. Cesca coordonnerait l'opération grâce à sa connexion avec les créatures élémentales, ce qui permettrait des frappes quasi simultanées sur toutes les géantes gazeuses infestées par les hydrogues. Bien organisée, l'attaque ressemblerait à une sorte de réaction en chaîne… Alors que le vaisseau nacré traversait l'espace en direction de Charybde, les wentals indiquèrent à Jess qu'un obstacle inattendu se présentait devant eux. Un autre vaisseau, à la dérive. Endommagé ? À moins qu'il s'agisse d'une embuscade ? Jess se rapprocha avec précaution et identifia rapidement un bâtiment de fabrication humaine, un vaisseau de reconnaissance des FTD qui semblait perdu si loin du moindre système solaire. Une silhouette solitaire s'affairait du côté des propulseurs. L'engin était assez grand pour embarquer un petit équipage, mais ne paraissait transporter qu'une seule personne à son bord. Le Terreux paniqua dès qu'il aperçut l'étrange sphère qui se dirigeait vers lui. Il se précipita vers l'écoutille ouverte et, une fois à l'abri, ôta son casque avant de rejoindre précipitamment le cockpit. À travers la baie, Jess vit qu'il s'agissait d'un homme noir, plutôt âgé pour un soldat, avec de courts cheveux raides parsemés de gris. Jess positionna la bulle face au cockpit et se plaça juste derrière la membrane, pour que son vis-à-vis se rende compte qu'il avait affaire à un être humain. Sourire aux lèvres, le Vagabond leva les mains d'un geste rassurant, espérant ne pas recevoir un tir de jazer en retour. Le pilote écarquilla les yeux, incrédule. Jess dériva jusqu'au transmetteur installé par ses porteurs d'eau et le régla sur l'une de ces fréquences des FTD supposées secrètes que les Vagabonds avaient découvertes depuis longtemps. « Je ne vous veux aucun mal. » Le soldat répondit sur la même fréquence, une fois qu'il eut réglé ses propres appareils de transmission. « Je suis le lieutenant Conrad Brindle, en mission de reconnaissance pour les Forces Terriennes de Défense. Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? Et d'abord, qu'est-ce que c'est que cet engin ? Êtes-vous… humain ? — Oh oui, je suis humain, et peut-être même un peu plus que ça. Qu'est-il arrivé à votre vaisseau, lieutenant Brindle ? — Les hydrogues ! — Je vois que nous avons le même ennemi. — Je surveillais les abords de Qronha 3… (Brindle hésitait à se confier à cet incroyable visiteur, mais il finit par se laisser aller sous le coup de la surprise.) Les hydreux et les robots klikiss détiennent des prisonniers humains ! Il y a huit otages pris au piège dans la géante gazeuse ! » Voilà qui semblait parfaitement impossible. « Comment le savez-vous ? — Par liaison vidéo. Mon propre fils est là-dessous. Nous le pensions mort, tué par les hydrogues juste avant la bataille d'Osquivel, sauf qu'il est là, bien vivant, dans les profondeurs de Qronha 3 ! (Brindle secoua la tête.) Comment vais-je pouvoir aller le secourir ? » Jess avait entendu parler de cette planète, mais toute cette histoire n'avait aucun sens. « Pourquoi inspectiez-vous une géante gazeuse située dans les limites de l'Empire ildiran ? Qu'est-ce que les Terreux allaient faire là-bas ? — Nous venons d'y perdre soixante vaisseaux-béliers. Le commandant Tamblyn devait mener l'assaut contre les hydrogues, mais depuis, nous sommes sans nouvelles. Mon rôle consistait à essayer de capter un signal espion. — Le commandant Tamblyn ? — Tasia Tamblyn, oui. L'officier en charge de l'opération. » Une belle petite mission suicide. Que Tasia, bien sûr, s'était empressée d'accepter malgré les risques. Les Terreux avaient sans doute choisi sciemment une Vagabonde, quelqu'un que l'on pouvait sacrifier à loisir. C'était si typique de leur façon de traiter les clans… « Le commandant Tamblyn est ma sœur », annonça Jess. De plus en plus effaré, Brindle étudia encore plus attentivement les traits de son interlocuteur, l'habit scintillant et le grand vaisseau aquatique. « Elle est en vie ? reprit le Vagabond. Dites-moi ce qui lui est arrivé. Dites-moi tout. » Jess sentit monter sa colère au fur et à mesure que Brindle lui exposait ses découvertes. Si les hydrogues retenaient Tasia prisonnière, il devait aller l'aider. Tout de suite. « Pourrez-vous finir seul les réparations du vaisseau ? — Les tirs des hydreux m'ont juste effleuré. Le temps de dériver deux ou trois branchements et je repars dans la journée. Je n'avais jamais envisagé que quelqu'un me retrouve. » Jess tenta de repenser ses priorités sans se laisser engloutir par la hargne. Il rassemblait les wentals pour attaquer les planètes hydrogues, tout était quasiment en place… mais les hydreux avaient capturé sa sœur ! La famille passait en premier. Les wentals communiqueraient à Cesca les détails de l'opération. Jess envoya un dernier message à Conrad Brindle avant de partir. « Lieutenant, sachez que même après tout ce que les Terreux ont fait subir aux clans, nous, les Vagabonds, luttons à vos côtés contre l'ennemi commun. Le véritable ennemi. Retournez donc sur Terre dire à votre président qu'il ferait mieux de suivre cette voie. Pendant ce temps, je m'occupe de délivrer les otages de Qronha 3. — Si vous comptez secourir mon fils, je viens avec vous ! — Vous ne pourrez pas me suivre. Je vais descendre dans la géante gazeuse. — Avec la pression, l'atmosphère empoisonnée ? Impossible ! » Déjà sur le départ, Jess l'interrompit : « Dans ce cas, par le Guide Lumineux, je réussirai l'impossible. » 107 NIKKO CHAN TYLAR Le succès du rendez-vous sur Charybde surpassa de loin les attentes de Nikko. Tant de Vagabonds prêts à transporter les wentals ! Beaucoup de gens semblaient garder une dent contre les hydreux. On pouvait au moins être sûr que cette bataille ne se perdrait pas par manque d'enthousiasme ou de volontaires. L'océan planétaire écrasait ses vagues sur les rares îlots rocheux qui servaient de terrains d'atterrissage. L'environnement hostile produisit une forte impression sur les Vagabonds, qui en avaient pourtant vu d'autres. Nikko posa le Verseau près d'une rangée de grands vaisseaux offerts par Del Kellum et quelques autres familles issues des stations d'écopage de Golgen. Zhett Kellum en pilotait un elle-même, répétant – souvent – sur toutes les fréquences à disposition qu'il n'y avait pas meilleur qu'elle dans le cockpit. Personne ne s'amusa à relever le défi, surtout pas Nikko. Quatorze vaisseaux-citernes arrivèrent en droite ligne de Plumas, accompagnés de nombreux engins plus modestes. Restait à les remplir d'eau infusée par les wentals et à leur indiquer sur quelle planète emporter leur précieuse cargaison, une tâche bassement administrative dont le jeune Nikko Chan Tylar se serait bien passé, lui qui avait déjà du mal avec ses horaires et ses plans de vol. Heureusement, l'Oratrice Peroni était censée le rejoindre d'ici peu pour lui prêter main-forte. Les premiers porteurs d'eau, dont Nikko faisait partie, s'étaient chargés de répandre la bonne parole dans tout le Bras spiral : pour attaquer les hydrogues, il fallait réunir autant de vaisseaux que possible sur les mondes aquatiques des wentals, les charger en eau et les expédier sur toutes les géantes gazeuses connues pour abriter l'ennemi. Une bonne centaine d'engins étaient déjà recensés ; divisés en petits groupes, ils pourraient frapper un nombre colossal de cibles. Les hydreux ne sauraient bientôt plus où se cacher. Mais cela réclamait une organisation sans faille. Les Vagabonds aimaient décider par eux-mêmes, sauf que dans le cas d'espèce, Nikko ne devait pas les laisser attaquer n'importe quelle géante gazeuse. Certaines planètes risquaient de passer à travers les mailles du filet alors que d'autres seraient touchées deux fois. Et si l'assaut durait trop longtemps, les hydrogues pourraient trouver un moyen d'y échapper, quitte à s'enfuir à bord de leurs innombrables orbes de guerre. Nikko ignorait combien de mondes cela représentait. Des centaines ? Des milliers ? Au moins, comme il était de nouveau possible de produire de l'ekti sur Golgen, les Vagabonds disposaient d'assez de carburant pour effectuer tous les déplacements nécessaires. Mais sans un minimum de discipline, cette offensive ne mènerait à rien ! Le jeune pilote en avait déjà la migraine. Il sortit sur les rochers noirs baignés d'écume où les Vagabonds tournaient en rond près de leurs appareils, impatients de partir au combat. Del Kellum et ses camarades chefs de clan étaient d'excellents organisateurs, mais Nikko refusait encore – pour l'instant – de leur déléguer le travail. Si tant est d'ailleurs qu'ils acceptent de l'écouter. Quand l'Oratrice Peroni allait-elle donc faire son apparition ? Il décida finalement de se lancer, en commençant par le remplissage : comme les wentals savaient ce qu'ils faisaient, c'était l'étape la plus facile. Lorsqu'il demanda aux vaisseaux-citernes de Plumas de se positionner au-dessus des vagues et d'ouvrir les portes des soutes, Caleb Tamblyn parut plutôt sceptique. « Je ne sais pas si nos pompes vont fonctionner. Elles sont conçues pour utiliser la pression hydrostatique des calottes glaciaires. » L'un des jumeaux Tamblyn – Wynn ou Torin ? – intervint sur le même canal. « Si on ne trouve pas d'autre moyen, il faudra remplir les petits bâtiments avec des tonneaux ou avec des seaux. — Pas de panique, répliqua Nikko, sûr de son fait. Croyez-moi, cette eau veut monter à bord. » L'océan prit alors la relève. Les vagues vivantes s'élevèrent encore plus haut pour aller se déverser dans les grandes citernes, formant des pseudopodes liquides qui défiaient la gravité et cherchaient le moindre coin de soute où s'infiltrer. Nikko s'installa sur un rocher pour respirer l'air chargé d'ozone tandis que l'activité se déployait autour de lui. Les opérations de remplissage se poursuivirent des heures durant ; chaque vaisseau, petit ou grand, jouait des coudes pour trouver une place au-dessus des flots, et ce malgré l'immensité de l'océan qui, sans relâche, offrait l'eau des wentals. Des scènes similaires devaient se dérouler au même moment sur d'autres mondes aquatiques, où toujours plus de Vagabonds accueillaient à leur bord l'arme secrète qui viendrait à bout des hydrogues. « Une fois cette eau larguée sur les géantes gazeuses, les wentals se répandront dans les nuages, transmit Nikko sur la fréquence générale. Rien ne pourra les arrêter. Les hydrogues n'auront même pas le temps de comprendre ce qui leur arrive. (Il éclata de rire.) Ou s'ils le comprennent, il sera déjà trop tard. — Les Terreux se sont fait botter les fesses quand ils ont attaqué les hydrogues sur Osquivel, commenta Zhett Kellum d'une voix amère. Ce sera un plaisir de leur montrer comment il faut s'y prendre. — Bon sang, c'est mieux qu'un Flambeau klikiss ! renchérit son père. Au moins, comme ça, on dispose encore de la planète une fois l'ennemi vaincu. » Un dernier petit vaisseau vagabond fit son apparition au crépuscule. Quand le traînard descendit au ras des flots, un bras d'eau vivante s'élança pour former une plate-forme d'atterrissage privée, à l'écart de l'archipel rocheux où s'entassait le reste de la flotte. Le vaisseau se posa en douceur sur la surface scintillante. Nikko devina que l'Oratrice était enfin arrivée avant même qu'elle émerge de l'écoutille, resplendissante de vie. Quel soulagement ! Cesca Peroni allait prendre toute l'affaire en main. L'Oratrice parcourut du regard la foule des Vagabonds, visiblement heureuse de voir tant de volontaires. — Jess vient de m'envoyer un message par l'intermédiaire des wentals. Il s'apprête à lancer un assaut sur Qronha 3, mais ce ne sera là qu'une de nos multiples frappes simultanées. Les géantes gazeuses des hydrogues sont dispersées dans tout le Bras spiral. Les wentals ont fourni des coordonnées détaillées aux porteurs d'eau et à leurs équipes, avec les distances séparant chaque planète visée du plus proche monde aquatique. Il n'y aura aucune attaque en doublon, nous saurons tous exactement où aller. — Nous n'avons pas encore déterminé les affectations, précisa Nikko. — Avec tous ces vaisseaux, je suppose que nous pourrons former une quinzaine de groupes. J'assignerai des zones d'action et des cibles précises à chacun d'eux. En comptant les équipes réparties sur tous les mondes wentals, nous devrions être capables de toucher des centaines de géantes gazeuses en quelques jours. Les hydrogues utiliseront probablement leurs transportails pour sauter de planète en planète dès le début des raids, mais si nous parvenons à frapper partout en même temps, ils n'auront nulle part où aller. Tous leurs repaires seront détruits ! Plus déterminés que jamais, les Vagabonds acclamèrent leur Oratrice. Celle-ci leur montra les cartes fournies par les wentals, sur lesquelles des points répartis dans l'ensemble du Bras spiral révélaient toute l'étendue de l'empire caché des hydrogues. Nikko fit les cent pas autour du Verseau en attendant que ses camarades comparent leurs informations. Les Vagabonds étaient fin prêts. Mais avant que chacun rejoigne son vaisseau, Cesca tendit les mains vers les vagues impétueuses. Nikko sentit son cœur se mettre à vibrer comme la corde d'un instrument de musique. L'océan de Charybde se calma jusqu'à revêtir une tranquillité irréelle. Soudain, un projectile en forme de cigare troua la surface de l'eau tel un missile tiré des profondeurs. La torpille était entièrement formée de fluide wental sculpté en forme de vaisseau. Avant que le premier projectile perce les nuages d'orage, cinq autres jaillirent à sa suite. Puis dix autres. Nikko tenta de suivre la course des torpilles, mais elles se déplaçaient trop vite et eurent tôt fait de disparaître dans le ciel. — Si les wentals peuvent faire ça, pourquoi ont-ils besoin de nous ? Un grand sourire se dessina sur les lèvres de Cesca Peroni. — Ce sont des concentrés d'énergie, aussi différents de l'eau qui attend dans nos citernes qu'un diamant l'est d'un morceau de charbon. Les wentals ne savent en créer que quelques-uns à la fois. Mais quelle puissance, quelle force de frappe ! (Elle se tut, recevant sans doute un message.) Jess arrive en vue de Qronha 3. C'est à nous de jouer. 108 LE GÉNÉRAL KURT LANYAN Une bonne dizaine de vaisseaux sentinelles donnèrent l'alerte au même moment. La mystérieuse armada qui pénétrait dans le système solaire était si colossale que certains capteurs rendirent l'âme, dépassés par les événements. — Des centaines de cibles, mon général ! Peut-être un millier ! Stationné en permanence à bord du Goliath, Lanyan battit le rappel de ce qui lui restait de troupes, rassemblant chaque Manta, chaque plate-forme de tir et autre vaisseau plus ou moins armé, dans l'espoir de former un cordon défensif impénétrable. « Tout le monde à son poste de combat ! On dirait que le grand moment est arrivé. Si ce sont les hydrogues, je veux qu'ils se heurtent à un mur ! » Chaque commandant confirma qu'il avait bien reçu les ordres. Les vaisseaux furent rapatriés en urgence depuis la haute orbite, voire depuis l'autre côté du système solaire. Lanyan demanda que toutes les armes disponibles, jazers ou missiles, soient chargées et prêtes à faire feu. Des escadrilles de Rémoras sillonnaient le ciel tels des essaims de frelons, s'apprêtant à prendre part au plus gigantesque combat spatial de tous les temps. Les bâtiments ennemis étaient si nombreux que les images radar ressemblaient au film d'une tempête de neige. Le général se fendit d'une prière. Sincère, pour une fois. — Mon général, nous recevons un message, indiqua l'officier de transmissions du Goliath. — Les hydreux veulent nous parler ? Première nouvelle. — Je ne crois pas que ce soient les hydrogues… Le visage résolu de l'adar ildiran apparut à l'écran. « Par ordre du Mage Imperator, j'ai l'honneur de commander deux cohortes de croiseurs de la Marine Solaire, prêtes à se battre pour défendre la Terre. » Les points qui clignotaient sur les radars devinrent peu à peu autant de vaisseaux ildirans, banderoles et voiles solaires déployées. Lanyan n'avait jamais rien vu d'aussi beau. « Deux cohortes ? Mais cela représente presque sept cents navires de guerre ! — Six cent quatre-vingt-six, pour être exact. Après mûre réflexion, vu l'importance de la bataille à venir, le Mage Imperator a décidé de doubler sa promesse initiale. Les hydrogues seront bientôt là. » Le pont de commandement du Goliath se mit aussitôt à bruire de commentaires enthousiastes. Lanyan souriait à pleines dents. « Adar, j'ai grand plaisir à vous voir. Laissez-moi donc vous escorter. » Les bâtiments des FTD formèrent une haie d'honneur pour les centaines de croiseurs ildirans qui avançaient en rangs serrés, tel un banc de poissons parfaitement organisé. Une fois en vue de la Terre, la flotte extraterrestre entama une série de manœuvres complexes, comme pour impressionner les observateurs. Chaque vaisseau était aussi gros qu'un Mastodonte, mais ils tournaient les uns autour des autres avec une précision d'horloger. Même si Lanyan avait souvent décrié la stagnation de l'Empire ildiran, il devait reconnaître la valeur de ses pilotes. — J'espère qu'ils se battent aussi bien qu'ils dansent, persifla-t-il malgré tout. Lorsque les deux cohortes furent convenablement intégrées aux lignes de défense, le général demanda à rencontrer Zan'nh en chair et en os à bord de son vaisseau-amiral. « J'ai toujours eu envie de voir un de vos croiseurs de plus près, Adar. » Le commandant ildiran répondit de manière étrangement évasive. « Peut-être plus tard, général. Nous préférons pour l'instant rester entre nous. — Euh… bien sûr, je comprends. » Contrarié, Lanyan interrompit la transmission. — Suis-je le seul à penser que c'est le genre de plus tard qui veut dire jamais ? demanda-t-il. Kosevic, son nouveau second, hocha la tête d'un air approbateur. L'homme était mince, avec des cheveux courts, couleur bronze, et des yeux juste un peu trop écartés. — C'est aussi l'impression que ça me donne, mon général. Dans un moment aussi crucial, Lanyan aurait bien voulu bénéficier des services de Patrick Fitzpatrick III, son ancien officier adjoint. Le général avait réclamé son affectation à bord du Goliath malgré l'échange rugueux qui l'avait opposé au jeune homme lors de la réception organisée par l'ancienne présidente. Sauf que le rescapé d'Osquivel demeurait introuvable. Il n'était pas impossible que sa grand-mère y soit pour quelque chose : la cuiller en argent avec laquelle Fitzpatrick était né devrait peut-être un jour quitter sa bouche pour aller se coller ailleurs… Mais pour l'instant, Lanyan se sentait encore perturbé par la réponse de l'adar. — Si les Ildirans envoient sept cents croiseurs pour nous aider à repousser les hydrogues, pourquoi la jouer parano quand on veut monter à bord ? Ils nous cachent quelque chose ? Kosevic n'aimait pas ça non plus. — Pour ma part, je continue à me demander comment les Ildirans ont pu découvrir les plans des hydrogues. Quelles sont leurs techniques d'espionnage ? — On va laisser ça pour plus tard, soupira Lanyan. Je ne voudrais surtout pas vexer nos nouveaux amis. 109 BASIL WENCESLAS Basil s'approcha de la vitre et contempla le paysage crépusculaire. Les lumières de petits transporteurs commerciaux trouaient l'obscurité tel un vol de lucioles. Vu depuis les sommets du QG de la Hanse, le Quartier du Palais offrait un spectacle magnifique. Mais même si la Marine Solaire avait tenu ses promesses, Basil était trop tourmenté pour se sentir soulagé. Peter a essayé de me tuer ! Des flammes orange brillaient sur les coupoles et les tours du Palais des Murmures, chacune d'elles symbolisant un monde signataire de la Charte de la Hanse. Une mise en scène qui, désormais, relevait de l'imposture. Après le retrait des FTD, combien de ces planètes ressentaient encore la moindre loyauté envers la Terre ? Et de toute façon, les hydrogues allaient venir éteindre toutes ces torches. Par la faute de Peter. Cette espèce de petit salaud a essayé de me tuer ! Hagard, défait, le visage du président se reflétait tristement sur la vitre. L'épuisement était devenu son état naturel depuis qu'il croulait sous les problèmes, tentant de résoudre crise sur crise. Ses médecins devraient lui trouver des stimulants plus efficaces et, même si son prochain traitement de rajeunissement n'était pas encore à l'ordre du jour, il se sentirait sans doute plus en forme et plus efficace s'il entamait la procédure dès à présent. Il ne se rappelait même plus la dernière fois qu'il s'était autorisé quelques heures de détente dans les bras de Sarein. Au lieu de ça, il lui avait demandé de s'occuper d'un problème bien moins plaisant : sa sœur, la reine… Ils ont essayé de m'empoisonner et c'est Pellidor qui a pris pour moi ! Eldred Cain, resté en retrait, se décida à prendre la parole. — Nahton insiste pour parler au roi Peter, annonça-t-il, visiblement inquiet. Il tente de lui délivrer un message urgent depuis hier. Peut-être devrions-nous écouter ce qu'il a à dire. — Le prêtre Vert sait très bien que les messages qu'il reçoit sont pour moi ou pour personne. Il doit comprendre qui donne les ordres ici. Cain parut extrêmement contrarié. — C'est bien ça l'ennui, monsieur. Il a choisi de ne rien dire. Vu les circonstances, j'estime que ce serait une grave erreur de nous couper d'une telle source d'informations. Nous devrions faire une exception à la règle. — Le télien permet à Nahton de communiquer instantanément dans tout le Bras spiral. Faut-il laisser une chance à Peter de passer un message en douce ? Je ne crois pas. (Basil fulminait.) Ce prêtre Vert doit se faire à l'idée que le roi n'a aucune importance. Son règne est fini. Pour de bon. (Basil se tourna vers son adjoint.) Il a voulu m'assassiner, monsieur Cain. La passation de pouvoirs aura lieu aussi rapidement que possible. Un comper Domestique entra dans le bureau muni d'une grande tasse de café à la cardamome, mais Basil refusa d'y toucher. La boisson avait perdu beaucoup de son charme, ces derniers temps… Quant à Cain, il refusait tout bonnement d'entendre raison. — Avez-vous des preuves pour affirmer que le roi est derrière cet attentat ? L'enquête n'ayant encore donné aucun résultat, Franz Pellidor demeure pour l'instant le seul suspect. — Et c'est ce que les médias doivent continuer à croire, répliqua Basil d'un ton, cette fois, franchement méprisant. Peter, Peter ! À cause de son plan tordu et de la manière peu judicieuse dont Sarein avait dévoilé le complot, les journalistes avaient toutes les preuves en main. Franz Pellidor avait servi Basil sans relâche pendant des années ; c'était un activateur compétent, capable de garder de lourds secrets. Même si son innocence crevait les yeux, l'opinion publique l'avait déjà condamné. Basil se retrouvait dans l'obligation de suivre cette voie, de couvrir d'opprobre celui qui avait été un ami et un collaborateur fidèle. Pellidor devait apparaître comme un affreux conspirateur car même un roi aussi incapable que Peter ne pouvait pas être montré du doigt. Si par malheur le peuple apprenait que son souverain avait essayé de tuer le président de la Hanse, le scandale détruirait un ordre social déjà ébranlé par la guerre. Mais Peter et sa femme paieraient le prix de leur forfaiture. Le prix fort. Sarein avait reçu des instructions en ce sens. Il était grand temps pour Basil de compter ses alliés… si tant est qu'il lui en restait quelques-uns. Vaincu par la fatigue, le président se laissa tomber dans son fauteuil. — Sur le papier, Raymond Aguerra était un candidat idéal. Nos agents – Pellidor compris – l'ont suivi pendant plus de un an. Nous lui avons offert une vie de rêve alors qu'il menait une existence sordide, sans espoir. Pourquoi s'est-il retourné contre nous ? (Il donna un coup de poing sur la table, manquant renverser la tasse de café.) J'aurais dû l'éliminer au premier incident et reprendre tout de zéro, comme avec le prince Adam. — Adam ? Je ne suis pas au courant de… — Personne ne l'est. Il devait succéder au roi Frederick, mais nous avons vite compris notre erreur, qui a d'ailleurs été corrigée tout aussi vite. Avec Peter, c'est trop tard pour utiliser la même méthode. Il va falloir y aller en douceur. (Basil croisa les doigts.) Évidemment, si ces foutus hydrogues débarquent, ce sera le dernier de nos soucis. (Il poussa un long soupir.) Mais bon, nous avons peut-être une chance de survivre grâce aux croiseurs ildirans. Voilà enfin des gens sur qui on peut compter, des gens qui tiennent parole. Une fois débarrassés du roi et de la reine, nous repartirons avec une ardoise vierge. — Excusez-moi de vous poser la question, monsieur le Président, mais pensez-vous vraiment que le prince Daniel soit un candidat valable ? — Pas vraiment. Il se trouve juste que nous n'avons guère le choix. — Souhaitez-vous que je parle au roi Peter de sa future abdication ? J'inventerai une excuse crédible aux yeux de la population et lui choisirai un endroit discret où prendre sa retraite. Histoire de l'avoir sous la main au cas où Daniel se révélerait… encore pis. — C'est hors de question ! Nous savons très bien à quoi nous en tenir en ce qui le concerne. (Basil dévisagea son adjoint.) Je crains que vous ne deveniez trop sensible, Cain. — J'envisage des solutions rationnelles, monsieur le Président. C'est le travail que vous m'avez confié. Même Cain semblait prêt à se rebeller ! — Il n'existe aucune autre solution, rationnelle ou pas. (Basil se frotta les yeux, tentant de cacher sa déception. Il avait besoin d'être un peu seul.) Vous pouvez disposer. Vous savez ce que vous avez à faire. Je m'occuperai personnellement des tâches les moins… ragoûtantes, si vous préférez ne pas vous salir les mains. Le président regarda son adjoint quitter la pièce. Bon sang, Pellidor me manque ! Je devrais peut-être commencer à chercher un autre successeur en même temps qu'un autre roi. 110 LA REINE ESTARRA Quand Sarein lui rendit visite le matin suivant, Estarra comprit tout de suite que quelque chose n'allait pas. — C'est le président Wenceslas qui m'a demandé de faire ça. Il m'a… donné des instructions très précises. Je suis désolée, Estarra. Une expression de profond chagrin traversa le visage de l'ambassadrice, qui se détourna pour masquer son trouble. Estarra crut que ses pires craintes se réalisaient. Ça y est, c'est l'heure ? — Je n'aurais jamais cru que ce serait toi, lâcha-t-elle, amère. Sarein écarquilla les yeux. — Qu'est-ce que tu veux dire ? — Je m'attendais plus ou moins à ce que les gardes royaux fassent irruption dans la pièce pour nous abattre, comme la famille du dernier tsar russe. Mais je ne pensais pas que ce serait ma propre sœur. D'un autre côté, la reine commençait à faire vraiment confiance au capitaine McCammon. — Ne sois pas si mélodramatique ! Je ne te ferai aucun mal. Par contre, je dois te montrer quelque chose. Basil appelle ça ta punition. (Un éclair brilla au fond des prunelles sombres.) Et je peux difficilement l'en blâmer. — As-tu vérifié tout ce dont je t'ai parlé ? s'enquit Estarra d'un ton sec. Les tentatives d'assassinat ? — Oui, j'ai vérifié, répondit Sarein dans un murmure. Maintenant, suis-moi. Qu'on en finisse. La reine avait les jambes en coton ; un lourd parfum de danger flottait dans l'air. Les gardes royaux laissèrent passer les deux femmes. Sarein guida sa sœur le long du grand couloir lumineux, jusqu'au jardin d'hiver. Dès l'entrée, l'odeur frappa Estarra comme une gifle. De la poussière, des produits chimiques, un aigre relent de cendres. Cet endroit avait constitué son refuge, un lieu de calme et de beauté qui lui rappelait sa planète natale. Aujourd'hui, la puanteur lui donnait envie de vomir. Qu'est-ce qu'il a fait ? La serre autrefois luxuriante offrait à présent un spectacle de désolation. Les plantes avaient été empoisonnées, brûlées, certaines déracinées ou déchiquetées, pour ne laisser qu'une terre vide et sans vie. Tous les spécimens de Theroc avaient succombé au massacre… en particulier les baies de fauldur. Visiblement affligée, Sarein s'avança de trois pas et pivota pour faire face à la reine. — Il voulait te blesser. Ça se voyait. Il sait que Peter et toi avez essayé de l'empoisonner, même s'il est incapable de le prouver. Estarra respirait avec difficulté, les yeux rivés sur les plantes mutilées, les feuilles calcinées. Exactement comme les dauphins. Il trouve quelque chose que j'aime et il le détruit. — Ce n'est qu'un début, assena-t-elle. Sarein entoura sa sœur de ses bras tremblants, leurs visages juste assez proches pour échanger quelques paroles discrètes. — J'ai douté de ton histoire, au début, mais je sais maintenant que Basil n'est pas – n'est plus – l'homme que je croyais. J'ai très peur de ce qu'il pourrait faire ensuite. — Je te l'ai dit. Il va se débarrasser de Peter et moi. Sarein se tut un long moment, sans relâcher l'étreinte qui isolait les deux sœurs des gardes royaux postés à l'entrée de la serre. — À mon avis, reprit-elle, votre seule chance est dans la fuite. Estarra se garda bien de répondre. Était-il vraiment possible de s'évader du Palais des Murmures ? Le prince Daniel avait prouvé que oui. Une fois dehors, les anciens souverains revêtiraient des habits banals et s'évanouiraient dans les profondeurs de la ville. Peter lui avait parlé de son enfance dans la rue. Ensemble, ils parviendraient à survivre, à trouver des petits boulots et de quoi se nourrir. Peter n'avait-il pas assuré la subsistance de sa mère et de ses frères ? Ils recommenceraient au bas de l'échelle, loin du confort de la cour, mais Estarra n'avait pas toujours vécu dans le luxe et supporterait tout ce qu'il y aurait à supporter. Un élancement dans son ventre lui rappela qu'il faudrait aussi prendre soin de l'enfant. La reine de la Hanse allait-elle accoucher dans une ruelle obscure ? — Si vous avez des projets, surtout ne m'en parlez pas, ajouta Sarein. On ne peut pas révéler ce qu'on ignore. Estarra croisa le regard de sa sœur. — Si nous parvenons à nous échapper, tu sais bien que le président fera des pieds et des mains pour nous retrouver. Il déteste perdre. Y a-t-il un seul endroit sur Terre où nous serions en sécurité ? — Sur Terre, j'en doute. Mais peut-être sur Theroc. — Alors viens avec nous, Sarein. Rentrons à la maison. — Je ne peux pas ! — Tu veux rester avec lui ? Maintenant que tu sais qui il est vraiment ? — Je sais aussi qui il était, avant. (Sarein débita ses arguments à toute vitesse, comme une élève pressée d'en finir avec un exposé.) Et puis je serai plus utile ici, pour lui faire entendre raison. Il m'écoute encore. Je peux servir d'intermédiaire. Estarra ne trouva rien à répondre. Elle comprit qu'elle était incapable de faire un pas de plus à l'intérieur du jardin d'hiver. — C'est difficile de savoir de quel côté tu es, Sarein. Je croyais que tu étais amoureuse du président. — C'est vrai. Enfin avant. Ou peut-être que je me faisais juste des illusions. Mais toi, tu es ma sœur. Ça ne changera jamais. 111 KOLKER Kolker fut stupéfait d'apprendre qu'il y avait un autre prêtre Vert au Palais des Prismes. Ou plutôt une prêtresse. — Je m'appelle Nira. Nous servons la même cause. Kolker bondit sur ses pieds, quittant le banc où il prenait le soleil à travers les facettes multicolores d'une grande baie vitrée. Les tatouages de la nouvelle venue l'identifiaient comme conteuse et comme nomade. — Comment êtes-vous arrivée là ? Vous êtes prisonnière, vous aussi ? — Plus maintenant. Vous non plus, d'ailleurs. — Je serai prisonnier jusqu'à ce que je puisse de nouveau toucher un arbremonde, m'immerger dans le télien. J'en suis privé depuis si longtemps… — Alors venez avec moi, lui dit-elle en tendant une main calleuse. Ces derniers jours, même si Sullivan et son équipe avaient fini de s'escrimer sur les vaisseaux de la Marine Solaire, Kolker s'était surpris à passer beaucoup de temps avec Tery'l. Il avait fini par apprécier la compagnie du vieux lentil, au point de se laisser convaincre de s'intéresser au thisme et aux rayons-âmes censés relier tous les Ildirans entre eux. Il était fascinant de penser que les membres de cette espèce étaient unis d'une manière qu'aucun être humain, même un prêtre Vert, ne pouvait appréhender. Fascinant et, d'une certaine façon, frustrant. Son plus cher désir aurait été de replonger dans le tourbillon de l'esprit forestier, de parler de nouveau à son ami Yarrod et à tous les autres prêtres Verts. Il se sentait d'autant plus seul qu'il avait vu le seul surgeon du palais périr sous ses yeux. Peut-être Nira pourrait-elle combler une partie de ce vide, soulager la douleur de l'isolement. — J'ai disparu il y a bien longtemps, dit-elle. Mais aujourd'hui, je suis ici de mon plein gré, avec le Mage Imperator. Nira lui fit un rapide résumé de son histoire. Kolker savait déjà que les Ildirans s'étaient rendus coupables de crimes terribles, mais ce récit dépassait l'entendement. — Tous les Ildirans ne sont pas aussi fourbes, affirma-t-elle malgré tout. Je vais vous le prouver à l'instant. Il la suivit à travers une série de couloirs lumineux qui conduisaient aux dômes transparents installés au sommet des plus hautes tours. Puisque Nira semblait savoir où elle allait, Kolker ne posa aucune question. De toute façon, dernièrement, il ne comprenait plus grand-chose à ce qui lui arrivait. Ils débouchèrent enfin sur une terrasse plantée où une épaisse végétation de fleurs et d'arbustes proliférait dans un bain de lumière solaire. — Je l'ai placé là pour qu'il voie le ciel. Quand Kolker posa les yeux sur le petit surgeon qui émergeait d'un bout de bois calciné, son cœur se mit à battre la chamade. Ses mains se tendirent en avant comme un homme au bord de la noyade qui chercherait à saisir une bouée. — D'où… d'où vient-il ? Nira se pencha avec tendresse sur le bout d'arbre brûlé dont surgissaient à présent quelques feuilles en bonne santé. — J'ai trouvé une étincelle de vie dans le bois grâce au télien renforcé par le thisme du Mage Imperator. J'ai guidé l'esprit de la forêt, la sève a recommencé à couler et la vie est revenue. Kolker rêvait de ce moment depuis qu'il avait perdu son surgeon lors de l'attaque du moissonneur d'ekti sur Qronha 3. Il se rappelait s'être agrippé au pot, qui avait fini par lui glisser entre les doigts. Repenser au petit arbre tombant dans les nuages de la géante gazeuse lui causait encore une peine immense. Kolker effleura la pousse fragile avec un respect mêlé d'ardeur et plongea aussitôt dans l'extraordinaire réseau mental. Il attendait ce bonheur depuis si longtemps ! L'espace d'une seconde qui parut durer une éternité, Kolker reçut et donna tout ce qui pouvait être reçu et donné ; il navigua dans une forêt de pensées, de souvenirs, où il retrouva de nombreux camarades. Oui, Yarrod était bien là, heureux d'apprendre que son ami avait survécu. Kolker chercha en vain Rossia, Clydia et d'autres prêtres Verts de sa connaissance : ils étaient tous morts pendant la deuxième attaque hydrogue ou la révolte des compers Soldats. La forêt-monde et tous les prêtres connectés apprirent à leur tour ce que le Mage Imperator avait fait subir aux ouvriers de la Hanse. Nira avait déjà communiqué d'autres pans de l'histoire à l'esprit forestier, entre autres l'aide que Sullivan et son équipe avaient apportée à la Marine Solaire. Kolker ne lâchait pas le surgeon, échangeant encore et encore des flux de pensées. Il avait essayé de décrire cette sensation au vieux lentil, sans parvenir à rendre l'intensité de l'expérience. Le prêtre Vert regarda Nira avec des yeux emplis de gratitude. Même lorsqu'il se détacha enfin de l'arbremonde, le frisson mit longtemps à se dissiper. Et pourtant… — Vous avez retrouvé la forêt-monde, lui dit Nira, souriante. N'était-ce pas ce que vous désiriez ? — Bien sûr que si ! Mais le vide en lui n'avait pas totalement disparu alors qu'il avait espéré ces retrouvailles des mois durant. De longs, très longs mois. Sa joie aurait dû être indescriptible et voilà qu'à sa grande surprise, le voyage mental ne s'était pas révélé aussi magique que ce qu'il avait décrit à Tery'l. Avait-il oublié ? Avait-il changé ? Une fois loin du surgeon, Kolker se sentit de nouveau complètement isolé, à l'inverse des liens du thisme tels que dépeints par le lentil. Le prêtre Vert sortait étrangement déçu de son retour à la forêt-monde, sans pouvoir en expliquer la raison. 112 LE ROI PETER Le roi et la reine sentaient venir la tempête. Estarra souffrait non seulement de la destruction de son beau jardin d'hiver, mais aussi du plaisir pervers qu'avait manifestement pris Basil Wenceslas en envoyant Sarein présenter le désastre. Et tout cela n'était qu'un coup de semonce. Coincé dans les appartements royaux – mais pas autant que son ennemi voulait bien le croire –, Peter passa en revue le dernier rapport quotidien transmis au président de la Hanse. Le fichier était apparu sur son écran dans la matinée, malgré l'ordre signifié en haut lieu au capitaine McCammon de ne plus lui fournir ce type de documents. Eldred Cain n'était sans doute pas étranger à l'affaire. Le rapport décrivait en détail le déploiement des croiseurs ildirans et de la flotte des FTD, ainsi que les derniers préparatifs au sol en vue de l'attaque hydrogue. Le président tenait le roi pieds et poings liés, au sens figuré, mais Peter se démenait tellement qu'il sentait les liens invisibles se desserrer peu à peu. La reine et lui allaient devoir agir vite. Et fort. — Peter ! murmura son épouse d'un ton urgent. Il pivota pour découvrir deux silhouettes dans l'embrasure de la porte alors que le couple royal n'attendait aucune visite. McCammon et trois de ses hommes empêchaient les nouveaux venus d'aller plus loin, même si le capitaine semblait disposé à les laisser passer. Peter reconnut Sarein, visiblement inquiète, mais son compagnon, lui, se dissimulait sous une grande capuche. Le roi se tourna vers Estarra, qui hocha discrètement la tête. — C'est bon, capitaine. Qu'ils entrent. Sarein n'attendit pas une seconde de plus pour franchir la porte, comme si elle avait peur qu'on la voie dans cette partie du Palais. L'inconnu s'avança à son tour, puis souleva sa capuche qui révéla un maquillage couleur chair appliqué à la hâte pour masquer la peau émeraude. — Nahton ! s'exclama la reine, ravie. Sarein prit une profonde inspiration. — Quand j'ai appris que Basil vous empêchait de voir le prêtre Vert, j'ai décidé de prendre l'affaire en main. Nahton a des informations urgentes qu'il ne souhaite communiquer qu'à vous deux. Peter se tourna vers McCammon, qui se mit aussitôt au garde-à-vous. — Vous pouvez disposer. Ayez l'obligeance de fermer la porte derrière vous. Le chef des gardes jeta un regard suspicieux à Sarein. Vu les récentes tentatives d'assassinat, il hésitait à laisser le roi et la reine seuls avec des visiteurs. — Ne vous inquiétez pas, le rassura Estarra, sourire aux lèvres. — C'est tout à fait contraire aux ordres du président, lâcha McCammon, embarrassé. Néanmoins, il est crucial que le roi soit tenu au courant des questions les plus importantes. Les gardes royaux quittèrent la pièce. Nahton s'inclina devant le roi. — Le président Wenceslas voulait être le premier à recevoir mon message, mais je n'ai pas à lui obéir. Je suis un serviteur de la forêt-monde, pas de la Hanse. Peter vit tout à coup un océan de possibilités s'ouvrir à lui. — Un prêtre Vert nous serait effectivement fort utile à l'heure actuelle… — Qu'avez-vous à nous dire, Nahton ? demanda Estarra. Sarein semblait attendre ces nouvelles avec une impatience teintée d'angoisse. — Je dois vous exposer ce que les hydrogues et les Ildirans préparent ensemble. Je dois aussi vous parler des vaisseaux de guerre verdanis, ces grands arbres dont certains se dirigent déjà vers la Terre. Sans oublier les Vagabonds ni les wentals. Le prêtre Vert se lança dans une longue série d'explications, dévoilant tout ce qu'il savait au couple royal. Peter, attentif, serrait la main d'Estarra dans la sienne. Sarein parut surprise, mais ne fit aucun commentaire. Quand Nahton acheva son récit, ce fut le roi qui reprit la parole. — Je voudrais que vous communiquiez avec les autres prêtres Verts, ainsi qu'avec les parents d'Estarra, pour qu'ils sachent que nous avons besoin de leur aide. L'aide de Theroc. Il faudrait également prévenir les Vagabonds que le roi ne soutient pas les agissements du président. La reine et moi sommes retenus prisonniers pendant que Basil donne en mon nom des ordres que je réprouve. Je déplore les attaques menées contre les Vagabonds. Leurs compétences sont précieuses. Chaque pan de l'humanité a son rôle à jouer. Nahton hocha la tête. — Les prêtres Verts sont présents sur de nombreuses colonies délaissées par la Hanse, colonies qui entretiennent des contacts réguliers avec les négociants vagabonds. Je ferai passer votre message par télien dès que j'aurai rejoint mon surgeon. — Je vous en remercie de tout cœur, dit la reine avant de dévisager sa sœur d'un œil méprisant. Je suppose que tu vas te précipiter chez le président pour faire ton petit rapport ? Sarein ne savait clairement plus sur quel pied danser tandis que Nahton, imperturbable, remettait déjà sa capuche en place. — Même si c'était dans mes intentions, je ne suis pas sûre que Basil accepterait de me recevoir. Depuis que j'ai fait boire le café empoisonné à Pellidor, il… doute de moi. — On dirait que tu as tout gâché pour tout le monde, commenta Peter, amer. L'ambassadrice le gratifia d'un regard hautain. — Si c'était à refaire, je le referais. — Nous sommes tous confrontés à des choix que nous préférerions éviter, conclut Estarra. Sarein, je te remercie d'avoir amené Nahton. Je sais que ça n'a pas dû être facile. — Et ce sera encore pis si nous sommes repérés. Elle paraissait très pressée de s'en aller. Dès que Nahton eut remis son déguisement, les deux visiteurs se faufilèrent entre les gardes pour s'engager dans les couloirs labyrinthiques du Palais des Murmures. Au lieu de refermer la porte, le capitaine McCammon pénétra dans les appartements royaux d'une démarche hésitante, semblant chercher le courage d'exprimer sa pensée. — Votre Majesté, déclara-t-il à voix basse, cinq de mes hommes sont venus me voir pour exprimer leurs inquiétudes concernant la manière dont le président gère le conflit en cours, ainsi que la manière dont il se comporte avec vous. Ils estiment que cela dessert la Hanse. — C'est un doux euphémisme, lui répondit Peter. Et vous, capitaine, quelle est votre opinion ? — Il me semble l'avoir déjà exprimée. Je crois que le président a beaucoup de sang sur les mains. Celui des bérets d'argent, des soldats des FTD… et potentiellement celui de toute l'espèce humaine. Je crois aussi que ces pertes auraient pu être évitées si vous aviez disposé à temps de toutes les informations nécessaires. Je refuse de faire deux fois la même erreur. — Qui sont ces gardes dont vous parlez ? s'enquit Estarra. — Ils m'ont fait confiance. J'ai l'obligation de respecter leur anonymat. — En tout cas, la reine Estarra et moi-même souhaiterions que ce soit ces hommes qui veillent sur nous, reprit Peter. Quand l'ennemi voudra franchir cette porte, il vaudra mieux avoir des soldats loyaux pour la défendre. McCammon sourit, soulagé. — À vos ordres, Votre Majesté. Cette nuit-là, Peter sombra dans un sommeil agité, miné par l'idée qu'un assassin pouvait surgir à chaque instant pour les abattre, lui et sa femme. Combien de temps Basil attendrait-il avant de passer à l'action ? Il se réveilla en sursaut, médusé d'entendre la voix d'OX à ses côtés. — Roi Peter, reine Estarra, j'accompagne quelqu'un qui doit vous parler de toute urgence. Peter se dressa dans son lit. Les lumières du Quartier du Palais éclairaient juste assez la chambre pour y distinguer de vagues silhouettes. OX n'ajouta rien, comme s'il s'en voulait de déranger à pareille heure. — Qui est-ce ? s'exclama Estarra d'une voix effrayée. Une fois habitué à la pénombre, le roi reconnut les traits spectraux de l'homme qui se tenait près du comper. — Je m'excuse de vous demander audience de cette façon, roi Peter, mais la situation me paraît justifier le risque encouru. Vous savez que vos jours sont comptés. Eldred Cain les avait déjà bien aidés, mais pouvait-on vraiment faire confiance à un membre du gouvernement de la Hanse ? Peter sortit du lit. — Le président doit vous garder à l'œil, vous aussi. Vous n'avez pas peur d'être découvert ? Et d'abord, comment êtes-vous entré ? Cain leva une main dédaigneuse. — J'ai encore assez de crédit pour m'absenter un petit moment en pleine nuit sans éveiller les soupçons. Quant à vos gardes, ils se sont montrés plutôt coopératifs. (Le visiteur trouva une chaise où s'asseoir.) Si vous aviez réussi à tuer le président, cela aurait résolu bien des problèmes. J'aurais pris sa place. Vous et moi aurions pu conclure un accord. Malheureusement, une telle chance ne se représentera pas. Le président Wenceslas se tient sur ses gardes et ne tardera pas à vous éliminer tous les deux. Je ne lui donne pas plus d'un jour ou deux pour inventer un autre « tueur fanatique » rôdant dans les couloirs. — Alors pourquoi venir nous voir ? demanda Peter. Pour nous conseiller de réciter nos prières ? — Comme je vous le disais, supprimer le président n'est plus à l'ordre du jour. Ce qui signifie que vous devez partir. (Il tendit au roi plusieurs digidisques.) Voici les schémas de l'épave hydrogue. Les nombreuses découvertes explicitées dans ces documents représentent une masse colossale de données. Nos chercheurs ont préféré en rester au stade théorique, mais peut-être que vous, de votre côté, pourriez y voir l'occasion d'une évasion spectaculaire. Peter prit les digidisques en prenant conscience qu'un vaisseau traditionnel serait forcément intercepté – et détruit – par la flotte des FTD regroupée autour de la Terre. Mais ces chiens de garde resteraient impuissants face à un orbe de guerre. À condition de réussir à manœuvrer l'engin extraterrestre. — Et vous, monsieur Cain ? Souhaitez-vous également tirer votre révérence ? Vous savez que Basil doit être stoppé pour le bien de la Hanse. Cain passa un doigt sur ses lèvres pâles. — Il y a une grande différence entre ce que je sais et ce que je peux mener à bien. Par exemple, je n'ose plus laisser filtrer d'informations aux médias. J'en ai déjà trop fait. Si le président découvre mon implication dans cette affaire, il n'y a pas qu'à mon travail que je pourrai dire adieu. (L'adjoint de Basil se leva et recula dans les ombres de la chambre.) Ne comptez plus sur moi. Je vous ai donné tous les renseignements nécessaires, la suite est entre vos mains. J'espère que votre plan réussira. Quel qu'il soit. — Vous ne pouvez vraiment rien faire de plus ? insista Peter. Il attendit une réponse, incapable à présent de distinguer Cain dans l'obscurité. — Monsieur Cain ? Le visiteur nocturne s'était éclipsé. Mais pas OX. — Je serai bien entendu ravi de vous aider à mettre votre stratégie en œuvre, dans la limite des paramètres de ma programmation. Peter jeta un rapide coup d'œil au comper avant de se tourner vers Estarra. — Nous ne pouvons pas penser qu'à nous. Même si je dois vous protéger, le bébé et toi, je sais qu'il y a plus en jeu. Nous devons agir pour le bien de l'humanité tout entière. Malgré la pénombre, il sentait les grands yeux noirs de sa femme rivés sur lui. — Peter, le président Wenceslas fait une grosse erreur quand il réduit l'humanité aux seuls membres de la Hanse. Il a rayé les Vagabonds de la carte, ainsi que les Theroniens et les habitants de tous ces mondes qu'il considère déjà comme perdus. L'espèce humaine est bien plus étendue que cette fraction dont le président daigne s'occuper. — Où veux-tu en venir ? — À ce que Sarein a suggéré hier dans la serre, répondit-elle en lui prenant la main. Tu es le roi, je suis la reine. S'il devient impossible de régner sur Terre, nous devons trouver une autre base. Theroc acceptera. C'est l'endroit parfait. Et puis… (Elle baissa la voix.) J'aimerais rentrer chez moi. — Morts, nous n'aiderons personne, approuva-t-il en scrutant les digidisques. Mais la simple fuite ne nous mènera à rien. Basil se contentera de couvrir notre disparition avant d'installer Daniel sur le trône. — Et l'humanité en sera toujours au même point. Le regard de Peter se fit soudain plus dur. — Alors nous allons priver Basil de cette option. Quand nous partirons, Daniel partira aussi. 113 JORA'H LE MAGE IMPERATOR Même si Jora'h avait fait exactement ce que les hydrogues lui avaient demandé en envoyant Adar Zan'nh et ses deux cohortes sur Terre, soixante orbes de guerre revinrent se positionner dans le ciel d'Ildira. Visiblement, les habitants des géantes gazeuses doutaient du Mage Imperator. Ils comptent nous éliminer quoi qu'il arrive, comprit Jora'h. Plus d'un millier de croiseurs se rassemblèrent aussitôt en orbite pour protéger leur souverain. Malgré la supériorité numérique écrasante des défenseurs, les vaisseaux hydrogues fendirent l'air au-dessus de Mijistra dans une série de manœuvres arrogantes : ils semblaient considérer que quelques dizaines d'orbes de guerre représentaient une bonne force de dissuasion. Malheureusement, si ce commando décidait d'entrer en action, il suffirait largement à raser le Palais des Prismes, tuer le Mage Imperator et réduire la capitale de l'Empire en cendres. Même si une centaine de croiseurs se sacrifiaient pour détruire les sphères de diamant, les explosions titanesques couplées à la chute des débris causeraient des ravages insensés. Sans oublier que les hydrogues pourraient ensuite dépêcher encore plus de vaisseaux. L'évacuation d'Hyrillka décidée en urgence par Tal O'nh mobilisait non seulement certains des plus gros bâtiments de la Marine Solaire, mais aussi toute la cohorte de Tal Ala'nh. À cet instant précis, des vaisseaux chargés de réfugiés se dirigeaient vers Ildira, avec à leur bord des centaines de milliers d'Hyrillkiens qui croyaient rejoindre enfin un endroit sûr. Ils seraient lourdement déçus. Jora'h avait ordonné à Kolker et Nira de se cacher dès que les orbes de guerre étaient apparus. Connaissant la haine des hydrogues pour les verdanis, quelle serait leur réaction s'ils apprenaient que des prêtres Verts résidaient au Palais des Prismes ? Osira'h préféra rester aux côtés de son père, un sourire mystérieux sur les lèvres. — Mon esprit est ouvert. Je sens les orbes de guerre planer au-dessus de nos têtes. Les hydrogues sont en colère… mais de toute façon, ils sont toujours en colère. Ils doutent des Ildirans parce qu'ils ne les comprennent pas. — Ils n'ont même pas essayé de nous comprendre. C'est une erreur qui va leur coûter cher. (Jora'h puisa de la confiance dans les yeux de sa fille.) Tu gardes notre secret, n'est-ce pas ? — Ils ne sauront rien, répondit-elle d'une voix catégorique. — J'espère que vous avez fait le bon choix, Seigneur, souffla Lorie'nh. Le vieux tal avait quitté les lignes de défense en orbite pour rejoindre le Mage Imperator dans la salle d'audience de la hautesphère. C'était un homme mince, élancé, qui avait effectué une carrière honorable mais sans lauriers, le genre d'officier qui prenait peu de risques et s'en tenait à son ordre de mission. Jora'h savait néanmoins que Lorie'nh lui obéirait toujours sans sourciller. Le Mage Imperator avait déjà fait ses choix, même s'il était certain que son peuple aurait à en souffrir. Les rapports fournis par les patrouilles de la Marine Solaire indiquaient que les hydrogues combattaient les faeros sur de nombreux fronts. Grâce au télien retrouvé, Nira avait pu décrire à Jora'h les préparatifs qui résonnaient dans tout le Bras spiral. Les hydrogues pourraient-ils encaisser une telle force lancée contre eux ? L'attaque menée par les wentals et les vaisseaux de guerre verdanis semblait déjà bien difficile à repousser. Espéraient-ils vraiment combattre la Marine Solaire en même temps ? Peut-être allons-nous survivre, après tout. Si nous sommes assez forts… et assez chanceux. La vie ou la mort de son peuple dépendrait des paroles qu'il allait prononcer. C'était sa responsabilité. Jora'h se leva pour faire face à l'émissaire hydrogue. Il posa une main sur l'épaule d'Osira'h tandis que la bulle pressurisée s'arrêtait devant l'estrade. Lorie'nh semblait inquiet, troublé. Il n'avait jamais vu l'ennemi de si près, ne l'avait même jamais affronté en combat direct. Le Mage Imperator regarda la forme humanoïde se dessiner derrière la paroi transparente. Il savait que le temps était compté. — Pourquoi êtes-vous revenus ? lança-t-il, courroucé. J'ai envoyé mes croiseurs sur Terre, comme vous l'aviez exigé. Vous ne voyez pas que je coopère ? L'émissaire lui répondit d'une voix sans émotion. — Nous venons nous assurer que vous tenez vos promesses, et vous punir si ce n'est pas le cas. Jora'h n'en laissa rien paraître, mais il sentit une main glacée se poser sur son cœur. — C'est parfaitement inutile. — Nous resterons jusqu'à ce que la bataille menée sur Terre se soit conclue conformément à nos souhaits. Nous saurons immédiatement si vous nous avez trahis. Aucune peur ne transparut sur le visage du Mage Imperator. Les Ildirans croyaient être au centre d'une vaste épopée cosmique. Ils considéraient La Saga des Sept Soleils comme un lien tangible unissant passé et présent, mais Cyroc'h avait expliqué à son fils que de nombreux récits avaient été déformés, pour ne pas dire fabriqués de toutes pièces. Seuls les actes importaient vraiment. Jora'h ne voulait pas que la Saga se souvienne de lui comme d'un lâche et d'un traître. À condition, bien sûr, qu'il reste quelqu'un pour écrire de nouvelles strophes. Le Mage Imperator ressentait une terrible impuissance, mais ne pouvait plus reculer. Il serra les poings, décidé à aller jusqu'au bout. — Vous refusez de nous faire confiance ? Très bien. Pour vous prouver votre erreur, je vais envoyer encore plus de croiseurs sur Terre. Tal Lorie'nh ! Dès que l'émissaire se sera retiré, conduisez sur Terre l'intégralité de votre cohorte. Il se pourrait qu'Adar Zan'nh ait besoin d'aide. L'officier écarquilla les yeux, stupéfait, mais parvint à trouver les mots justes. — À vos ordres, Seigneur. Dès que l'émissaire se sera retiré. Jora'h se tourna de nouveau vers la bulle pressurisée. — Vous avez maintenant à votre disposition plus d'un millier de vaisseaux de la Marine Solaire. Cela devrait suffire à vaincre ce qui reste des Forces Terriennes de Défense. Êtes-vous enfin satisfaits ? — Nous continuons à observer. Attentivement. Même si la tension baissa d'un cran, Jora'h ne se sentit pas plus détendu pour autant. Convaincu ou pas, l'émissaire ne trouva rien à ajouter et quitta la hautesphère escorté par deux rangées de soldats qui, de toute façon, ne pouvaient rien contre lui. Lorie'nh et Osira'h dévisagèrent le Mage Imperator comme s'il était devenu aussi fou que l'Attitré Rusa'h. — Seigneur, bredouilla le tal, si ma cohorte quitte Ildira, les défenses de la planète s'en trouveront grandement affaiblies ! Alors que l'ennemi est là, au-dessus de nos têtes ! — J'ignore comment les hydrogues comptent agir sur Terre, mais c'est une bataille que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre. Faites route à vitesse maximale, ou vous n'arriverez jamais à temps. (Le Mage Imperator prit une profonde inspiration avant de prononcer ce qu'il savait être une condamnation à mort.) Sullivan Gold et son équipe n'ont pas le temps de modifier vos croiseurs, Lorie'nh. Je suis désolé. — Mes troupes et moi-même comprenons très bien où se situe notre devoir. Jora'h hocha la tête. — Nous ne manquerons pas de défenseurs sur Ildira. Deux cohortes seront encore là pour protéger le Palais des Prismes, et plusieurs septes arrivent d'Hyrillka tous les jours. (Il baissa la voix en se tournant vers sa fille.) La vraie question est de savoir si nous parviendrons à porter un coup assez sévère pour que les hydrogues nous laissent tranquilles. Osira'h lui sourit, à la fois rassurante et étrangement distante. — Vous verrez bien. Ne renoncez pas. — Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Qu'est-ce que tu sais ? — Je dispose de ces pouvoirs que des siècles d'hybridation ont cherché à créer, répondit-elle, énigmatique. J'ai déjà réussi à établir un lien avec les hydrogues. Je suis un pont entre espèces. Ni vous ni les hydrogues ne mesurez de quoi je suis peut-être capable. 114 ANTON COLICOS Hydrogues et faeros poursuivaient leur lutte à mort dans l'étoile primaire d'Hyrillka. Les éruptions solaires se multipliaient, les rafales ioniques perturbaient les transmissions et le climat changeait à vue d'œil. Chaque événement imprévu entraînait de nouveaux cafouillages dans les opérations d'évacuation, mais Tal O'nh ne tardait pas à tout remettre en ordre avec la redoutable efficacité dont il avait fait preuve en organisant les secours initiaux. Lorsque Tal Ala'nh se présenta avec ses centaines de croiseurs, le vétéran borgne avait déjà renvoyé la plupart des siens sur Ildira. Il était hors de question que des vaisseaux chargés de réfugiés s'attardent dans un système solaire en état de siège. Les deux cohortes réunies suffiraient à peine à emmener la population en lieu sûr avant que l'étoile succombe à ses blessures. — Un pas en avant, deux pas en arrière, analysa Anton. On dirait que cette planète est maudite. Vao'sh rassembla une pleine brassée de documents apocryphes. — Les temps de paix ne donnent pas de bonnes histoires, remémorant Anton. Les deux historiens se hâtaient de récupérer les archives dissimulées dans les sous-sols du palais-citadelle. Ils avaient commencé par classer leurs découvertes, mais se contentaient à présent de tout jeter en vrac dans les conteneurs prévus à cet effet. Même Yazra'h leur donnait un coup de main, par égard pour Anton, alors qu'elle travaillait déjà d'arrache-pied au terrible exode en cours. Le vacarme de l'astroport était assourdissant. Les croiseurs s'y posaient par groupes de quatorze en défiant les capacités de la zone d'accueil ; ils utilisaient chaque endroit assez large pour atterrir, depuis les places de la cité jusqu'aux terrains vagues. Des navettes parcouraient la planète sans relâche pour récupérer les Hyrillkiens incapables de rejoindre les centres d'évacuation par leurs propres moyens. Cette course contre la montre serrait le cœur d'Anton, qui sentait presque physiquement le temps lui couler entre les doigts. Même si l'opération dantesque était menée avec une maîtrise proprement incroyable, même si sept cents vaisseaux de guerre ildirans y participaient, comment réussir à évacuer tout un monde en si peu de temps ? Le Terrien avait également de la peine pour le jeune Attitré, qui voyait l'une des colonies les plus anciennes et les plus respectées de l'Empire disparaître sous ses yeux. Ridek'h faisait montre en public d'une détermination absolue, comme Yazra'h le lui avait enseigné, mais une fois livré à lui-même, le poids de la débâcle s'abattait de nouveau sur ses épaules. — J'aurais pu réussir, dit-il en regardant deux ouvriers soulever une caisse de feuilles d'adamant. Hyrillka serait redevenue une planète prospère. — Le peuple avait confiance en vous, Attitré. (Yazra'h utilisait le titre à dessein, pour encourager le garçon.) Vos responsabilités n'ont pas changé. C'est toujours votre rôle de protéger les habitants d'Hyrillka, mais cela signifie aujourd'hui les évacuer d'un monde en perdition. Vao'sh s'adressa à lui d'une voix parfaitement maîtrisée, faite pour jouer sur la corde sensible. — Je m'assurerai personnellement que le Foyer de la Mémoire décrive vos actions de manière adéquate, Attitré Ridek'h. Jamais encore un si jeune homme n'avait gagné sa place dans La Saga des Sept Soleils. Vao'sh et Anton n'échangèrent aucune parole en grimpant dans la navette qui devait les emmener au vaisseau-amiral. Ils s'assirent en silence, consternés. Une fois dans le centre de commandement du croiseur, Anton s'abîma avec horreur dans la contemplation d'images haute résolution du combat qui secouait le soleil primaire d'Hyrillka. L'étoile agonisait. Les ellipsoïdes enflammés se jetaient par centaines sur les orbes de guerre, tandis que des éruptions solaires manipulées et transformées en armes destructrices s'abattaient elles aussi sur les sphères de diamant. Néanmoins, malgré cette résistance acharnée, l'ennemi était tout simplement trop nombreux. Les boules de feu des faeros s'éteignaient les unes après les autres. Le soleil aux reflets blanc-bleu ressemblait désormais à une braise oubliée au coin d'un feu. Les scientifiques ildirans émettaient des hypothèses sur la durée de vie de l'étoile et sur les cataclysmes qui frapperaient Hyrillka s'il ne lui restait plus que la lumière orange pâle de l'étoile secondaire. La baisse soudaine du flux solaire provoquerait des bouleversements effroyables : des tempêtes gigantesques secoueraient l'atmosphère, les sautes de température engendreraient séismes et volcans qui balaieraient toute forme de vie. — Un vrai film catastrophe, murmura Anton. 115 JESS TAMBLYN Le vaisseau nacré de Jess pénétra à toute allure dans les nuages de la géante gazeuse. Avec l'aide des wentals, il comptait bien battre les hydreux et secourir Tasia, ainsi que le reste des prisonniers. Grâce à lui, les créatures aqueuses éprouvaient de l'empathie pour les sentiments humains ; elles comprenaient la rage qui poussait Jess à agir, son besoin de sauver d'autres membres de son espèce. Le Vagabond n'avait pas l'intention d'attendre des renforts pourtant imminents. Pas si Tasia était bien là-dessous. Tandis qu'il filait dans l'atmosphère raréfiée de Qronha 3, en route pour une terrible bataille, il sentait les wentals s'agiter en lui et autour de lui. Ses alliés avaient eux aussi envie de se battre ; il ne se lançait pas seul dans l'aventure. Des gouttelettes se détachèrent de la surface de la bulle et bondirent à l'assaut des nuages dans un grand déploiement d'énergie, contaminant une par une chaque molécule d'eau atmosphérique. Les wentals se répandirent inexorablement dans les couches de gaz, tel un colorant lâché dans un liquide transparent. La première frappe. Jess scruta les environs à travers la membrane du vaisseau, mais ne vit que brumes et tempêtes. Dans son esprit, il entendait les wentals décrire leur progression dans des termes difficilement compréhensibles. Ils étranglaient cette planète comme ils avaient étranglé Golgen. Tout à coup, des orbes de guerre hydrogues jaillirent de nulle part, lançant des éclairs bleutés sur les nuages déjà conquis par les wentals. Jess prit un virage serré, échappa de peu à l'un des tirs et reprit sa descente infernale. Il évita de justesse la collision avec un autre orbe de guerre dissimulé derrière un nuage d'orage. L'hydrogue n'ouvrit pas le feu, ne le remarqua même pas, trop occupé à débusquer un ennemi bien plus insaisissable. Le Vagabond nota que la coque de diamant se lézardait, comme rongée par un puissant acide : l'eau des wentals. Peu après, dix orbes supplémentaires s'élevèrent des profondeurs pour se joindre à la bataille. Les hydrogues disposaient visiblement d'une base importante, voire d'une cité, au cœur de cette planète. Jess devait la trouver. Et trouver sa sœur. La pression atmosphérique atteignait des sommets, mais les wentals protégeaient le vaisseau. Jess le protégeait. Connecté à l'âme du navire nacré, il remonta les trajectoires des orbes de guerre jusqu'à leur origine. L'air épaissi formait une véritable soupe. Les gouttes qui naissaient à la surface de la bulle évoquaient des perles de métal fondu accrochées à une météorite en flammes. Chaque larme chargée d'énergie qui prenait les airs permettait aux wentals d'ensemencer d'autres nuages et de se propager. Jess exultait. Malgré l'eau qui s'échappait du vaisseau, il maintenait l'intégrité de son engin par la seule force de sa volonté, rétrécissant peu à peu la structure de nacre autour d'une masse liquide en constante réduction. Son corps transformé pourrait survivre à cet environnement hostile aussi aisément qu'au vide spatial, mais il fallait garder un minimum de place pour embarquer les prisonniers. À travers les brumes organiques qui brouillaient sa vision, Jess aperçut enfin la fabuleuse villesphère hydrogue, un amas de dômes et d'enceintes liés par une géométrie inconcevable. C'était de là, exactement, que les hydreux avaient lancé leurs premières attaques contre des êtres humains sans défense. Toutes ces stations d'écopage détruites… Celle de Ross… Jess projeta son vaisseau sur la cible. Sans ralentir un seul instant, la bulle créée par les wentals s'enfonça dans les membranes protectrices de la cité flottante et se retrouva soudain à naviguer entre d'étranges structures polyédriques. Autant de nids d'ennemis. Le Vagabond passa de rue en rue, le long de grands bâtiments anguleux, à la recherche du moindre indice lui permettant de localiser les prisonniers. Tous les sens en alerte, il se laissa aussi guider par les wentals, qui semblaient savoir que l'objectif se rapprochait. Tasia n'était plus très loin. Par hordes entières, des flaques de mercure prêtes à combattre l'envahisseur se regroupaient dans les rues striées de ponts inversés et d'arches enroulées en anneaux de Moebius. Les habitants de la cité étaient au courant de son intrusion et comptaient l'empêcher de mener ses plans à bien. Le vaisseau nacré, d'une taille de plus en plus restreinte, stoppa sa course devant un groupe d'hydrogues qui lui barrait la route. Les créatures des géantes gazeuses modelèrent leur silhouette jusqu'à obtenir une armée de sosies à forme humaine. Jess n'en crut pas ses yeux. Une foule de Ross se dressait devant lui. 116 ZHETT KELLUM L'Oratrice Peroni dépêcha ses escadres dès que tous les vaisseaux vagabonds se furent servis dans les mers vivantes de Charybde. L'attaque s'annonçait complexe, un nombre réduit d'assaillants devant viser de multiples cibles, mais Zhett Kellum comptait bien y jouer son rôle. Par groupes de deux ou trois, les vaisseaux dépareillés prirent leur envol en direction des géantes gazeuses qui leur avaient été assignées. Des quatorze citernes de Plumas jusqu'au plus petit cargo, tous emportaient autant d'eau que possible, une eau bouillonnante de wentals avides d'écraser les hydrogues sur leur propre terrain. Zhett et son père arrivèrent en temps et en heure sur Welyr, la première planète de leur liste, un monde dont les nuages couleur rouille évoquaient de vieilles traces de sang séché. Del Kellum avait demandé explicitement à être envoyé ici. Pour régler ses comptes. « J'avais trop attendu avant de demander Shareen en mariage, mais cette fois on tenait le bon bout. Avant que les hydreux rappliquent. (Le père de Zhett vidait son sac par micro interposé, d'une voix pleine de regrets.) Ces salopards ont détruit sa station d'écopage à cet endroit précis. — Papa… » Zhett gardait peu de souvenirs de sa vraie mère, morte alors qu'elle n'était encore qu'une très jeune enfant. Son père avait toujours été indépendant, pragmatique, alors que Shareen Pasternak était aussi coriace que têtue. Le couple parfait. « Même pas pu lui dire au revoir, poursuivit le Vagabond. Je suis ravi d'aider les clans en venant ici, mais bon sang, ça veut dire aussi quelque chose pour moi. — Finissons-en avec ces foutus hydreux, qu'on puisse enfin recommencer à vivre. — Tu es sûre de ne pas vouloir tirer la première, ma chérie ? — Il y en a largement assez pour tout le monde. » Les deux vaisseaux plongèrent dans les couches supérieures de la géante gazeuse et ouvrirent les portes des soutes, déversant des milliers de litres d'eau saturés de wentals qui se répandirent aussitôt dans les nuages tourbillonnants. Zhett et son père poursuivirent leur course dans l'atmosphère pour y libérer une pluie de créatures aqueuses avant de rejoindre une altitude plus prudente. À travers la baie de son cockpit, la jeune femme vit des systèmes orageux prendre forme au fur et à mesure de l'avancée des wentals. Les assaillants avalaient les nuages tel un feu endiablé dévorant du bois mort. « Si les orbes de guerre veulent nous attaquer, ils rentreront droit dans les wentals. » Les vaisseaux vagabonds survolaient à présent l'hémisphère nocturne de Welyr. Zhett se retint de lâcher une ultime ration d'eau dans les nuages obscurs ; les wentals se propageaient déjà à vive allure et son père était visiblement pressé de filer. « Gardes-en pour la prochaine planète, ma chérie. Nous avons rempli notre part du contrat, c'est l'heure de passer à la deuxième cible. — D'accord, d'accord. Juste quand je commençais à m'amuser un peu ! Géante gazeuse suivante… Osquivel. Six heures de route. — Ah, Osquivel ! Retour aux sources. Et bon sang, de l'eau de source, on en a à revendre ! » Père et fille laissèrent derrière eux la bataille qui faisait rage dans le ciel de Welyr. 117 LE GÉNÉRAL KURT LANYAN Les vaisseaux des FTD et les deux cohortes ildiranes, qui avaient adopté un nouveau schéma défensif autour de la Terre, attendaient à présent que les hydrogues montrent le bout de leur nez. Largement inférieurs en nombre, les bâtiments terriens accompagnaient les croiseurs bigarrés de leurs alliés dans des patrouilles à l'intérieur et à l'extérieur du périmètre, tandis que d'autres vaisseaux de la Marine Solaire effectuaient des reconnaissances séparées. Le général Lanyan comptait les heures sur le pont du Goliath, à la fois pressé de se battre et tétanisé par l'enjeu. Impossible de savoir quand la flotte ennemie allait débarquer ; l'adar n'avait fourni aucune information précise à ce sujet, ni révélé comment le Mage Imperator avait eu vent de l'attaque. Lanyan se demandait si les Ildirans, ces fanatiques d'histoires, connaissaient celle de Pierre et le Loup… Basil Wenceslas le contactait trois fois par jour pour se tenir au courant des derniers développements. Même si le commandant des FTD le rassurait de son mieux, le président restait visiblement perturbé par toutes ces questions sans réponse. « Nous sommes aussi prêts qu'il est possible de l'être, monsieur. Les équipages sont réduits, mais nous sommes en mesure de manœuvrer les vaisseaux sans l'aide des compers Soldats. — Ce n'est guère étonnant, ironisa Wenceslas. Si l'on compte tous les bâtiments que nous avons perdus… — Je vous préviendrai s'il se passe quelque chose. » Lanyan se hâta d'interrompre la transmission. Au moins, dans le système solaire, il n'avait pas besoin de prêtre Vert pour assurer ses communications. Heureusement, d'ailleurs, vu que Nahton était le seul de son espèce aux alentours et que si l'on en croyait le président, il se montrait de moins en moins coopératif. Les Rémoras suivaient à la trace les grands vaisseaux de la Marine Solaire, qui refusaient avec la dernière obstination de répondre à leurs messages. Chaque soldat des FTD aurait pourtant dû savoir que les Ildirans aimaient garder leurs distances. Un réseau de capteurs avait été déployé jusqu'aux confins du système solaire dans l'espoir de repérer les orbes de guerre plus tôt, tandis que de multiples équipes effectuaient des patrouilles redondantes à l'affût de l'ennemi. Tous les regards étaient tournés vers le vide interstellaire, pour donner l'alerte le plus rapidement possible quand sonnerait l'heure de la bataille. Personne, cependant, ne s'attendait à ce que les hydrogues apparaissent soudain à l'intérieur du système solaire. Les bandes nuageuses blanc et ocre de Jupiter, la géante gazeuse la plus proche de la Terre, se mirent tout à coup à écumer avant de livrer passage à un bon millier d'orbes de guerre qui jaillirent telle une horde de barbares. C'était sur cette planète que s'était déroulé le premier choc frontal entre hydrogues et Forces Terriennes de Défense, là aussi que les plus puissants vaisseaux de guerre terriens avaient trouvé leur maître. Aujourd'hui, l'ennemi investissait de nouveau ce champ de bataille grâce à un transportail situé au cœur de la géante gazeuse, un passage secret qui lui permettait de pénétrer directement derrière les lignes de défense. Les chantiers spationavals de la ceinture d'astéroïdes furent les premiers à percer le stratagème. Des images haute résolution, grossies au maximum, démasquèrent les sphères hydrogues lancées comme des boulets de canon dans l'atmosphère de Jupiter. Le message annonçant l'attaque fut l'œuvre d'un simple contrôleur de chantier. — Mon général, les orbes de guerre arrivent ! Toute une armée ! Nous avons déjà envoyé à leur rencontre les quelques vaisseaux de chasse qu'il nous reste. Les sirènes d'alarme résonnèrent aussitôt sur le pont du Goliath. Sur le pied de guerre depuis des jours, les membres d'équipage regagnèrent leur poste en un instant. Lanyan savait que les chantiers spationavals n'avaient pas de quoi se défendre efficacement. — Décrochez ! N'engagez pas le combat ! Les pilotes qui se trouvaient là-bas étaient avant tout des ouvriers qui n'auraient jamais pensé prendre part un jour à une vraie bataille. Ils tentèrent d'échapper à l'armada hydrogue par des manœuvres d'esquive standard, mais après deux salves ennemies, les transmissions furent brusquement interrompues. « Appel aux vaisseaux stationnés dans le système extérieur, ramenez-vous en vitesse ! ordonna Lanyan. Les hydreux sont déjà dans la place ! » — Et si ce n'était qu'une feinte ? suggéra son second. Que ferons-nous si une autre flotte arrive depuis l'espace interstellaire ? Lanyan croisa le regard de Kosevic. — Si c'est le cas, nous sommes déjà morts. Les bâtiments concernés s'élancèrent à pleine vitesse, mais vu les distances impliquées, ils mettraient des heures à rejoindre la ligne de front. Lanyan fit les cent pas sur le pont en tapant ses poings l'un contre l'autre. — Envoyez un message à l'adar Zan'nh, juste au cas où il n'aurait pas fait attention. Nous avons besoin de tous les vaisseaux disponibles. Maintenant. Les radars détectaient déjà plus de sept cents orbes de guerre, mais de nouvelles sphères de diamant continuaient à s'extraire du transportail dissimulé dans les profondeurs de Jupiter. Les coques renforcées des FTD étaient censées résister à toutes les armes hydrogues connues. Chaque Manta, Lance-foudre ou autre disposait d'un arsenal complet de missiles, fracasseurs à impulsion, carbo-disrupteurs et jazers modifiés. Malgré ces belles statistiques, Lanyan doutait que ce soit suffisant pour inquiéter des forces ennemies d'une telle envergure. « Que tout le monde se prépare au combat. » L'amiral Sheila Willis accusa réception depuis sa Manta rescapée et, comme le reste des troupes, mit le cap sur l'armada hydrogue. La première cohorte ildirane se joignit aux vaisseaux terriens tandis que la seconde restait légèrement en retrait. Une telle ligne de défense en aurait impressionné plus d'un, mais les hydrogues ne ralentissaient pas leur progression et fonçaient droit vers la Terre. Lanyan sentit la tension monter d'un cran sur le pont. Il se régla sur la fréquence générale de la flotte et lança les premiers mots qui lui venaient à l'esprit, sans s'inquiéter de ce que retiendraient les livres d'histoire. « Attachez vos ceintures et tenez-vous prêts à stopper ces foutus hydreux. Si les orbes de guerre se débarrassent de nous, ils auront le champ libre pour détruire d'abord la Terre, puis toutes nos colonies. On va peut-être y passer, mais c'est sur nous et sur personne d'autre que repose l'avenir de l'humanité. Si nous perdons aujourd'hui, il n'y aura pas de lendemain. » Les hydrogues se rapprochaient, encore et encore. Les FTD avaient jeté toutes leurs forces dans la bataille, du premier au dernier vaisseau, mais la flotte de défense ressemblait à un essaim d'abeilles tentant de freiner la marche d'un troupeau d'éléphants. « Parés à ouvrir le feu. (Lanyan changea de fréquence.) Adar Zan'nh, êtes-vous prêt ? — Je ferai mon devoir. » Quelques secondes avant que les hydrogues arrivent à portée de tir, l'officier ildiran envoya un signal codé à ses vaisseaux. Presque sept cents croiseurs effectuèrent un demi-tour simultané, une manœuvre d'une telle précision que tous les bâtiments semblaient reliés aux doigts d'un unique marionnettiste. Les armes ildiranes se retrouvèrent soudain pointées vers les vaisseaux terriens ; il avait suffi d'un instant pour que la Marine Solaire encercle ce qui restait des FTD. — Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? s'écria Lanyan en bondissant sur ses pieds. Les orbes de guerre ralentirent leur course et se dispersèrent pour prendre position… comme s'ils avaient toujours su ce qui allait se produire ! Lanyan saisit de nouveau son transmetteur. « Zan'nh, qu'est-ce que vous faites ? » La question était purement rhétorique. Le général Lanyan savait reconnaître une trahison quand il en voyait une. 118 LE ROI PETER Peter fut réveillé par un grand brouhaha quatre heures avant l'aube. Depuis l'avertissement lancé par Cain, OX passait la nuit dans la chambre verrouillée de l'intérieur, au cas où Basil voudrait se débarrasser des deux souverains avant qu'ils aient pu mener leur plan à bien. Estarra se précipita sur le balcon. Les illuminations du Quartier du Palais s'estompaient une à une. Les bâtiments d'ordinaire bien éclairés ne luisaient plus que faiblement ; des sirènes assourdies résonnaient dans les rues. — Peter, toutes les lumières de la ville s'éteignent. C'était peut-être enfin l'occasion que le couple royal avait appelée de ses vœux. Les gardes royaux s'activaient dans le couloir. Les bruits de bottes le disputaient aux ordres criés à la hâte. — OX, tu as une idée de ce qui se passe ? — Je n'ai pas de contact direct avec l'extérieur, répondit le comper Précepteur. Néanmoins, cela me rappelle le jour où la première septe ildirane est arrivée. À cette époque, le gouvernement pensait que c'était une invasion… — Les hydrogues ont sans doute lancé leur attaque. Peter s'habilla rapidement. Il vit par la fenêtre que l'aura étincelante de la cité avait laissé place à une profonde obscurité. À quoi un black-out pouvait-il bien servir face à l'armada hydrogue ? Le capitaine McCammon et ses hommes échangèrent de brefs commentaires. L'officier poussa son béret de guingois quand il porta la main à son oreille pour mieux capter le rapport débité dans son écouteur. Il expédia aussitôt trois gardes en mission. — … et faites vite ! — Capitaine, de quoi s'agit-il ? McCammon se mit au garde-à-vous dès qu'il entendit la voix calme et assurée du roi. — Les hydrogues, Votre Majesté. Nos craintes étaient justifiées. Les orbes de guerre sont encore plus nombreux que prévu. — Notre flotte va-t-elle réussir à protéger la Terre ? s'inquiéta la reine. Les lueurs malsaines de l'éclairage d'urgence donnaient à l'officier un teint maladif. — Le général Lanyan et les Ildirans ont installé une ligne de défense, mais il semblerait qu'il y ait quelques problèmes. Les croiseurs de la Marine Solaire se comportent de façon étrange. Les Ildirans ? Nahton avait expliqué ce que le Mage Imperator pourrait être amené à faire. — Le président Wenceslas m'a-t-il déjà fait mander ? s'enquit Peter en connaissant déjà la réponse. — Le président tient une réunion de crise dans son quartier général. Je viens d'envoyer mes hommes lui prêter main-forte. (McCammon et l'unique soldat restant prirent une allure martiale.) Ne craignez rien, Votre Majesté. Nous vous protégerons. Vous avez devant vous deux loyaux sujets. Cette déclaration paraissait lourde de sous-entendus. Peter interrogea son épouse du regard. Ils ne trouveraient pas de meilleure diversion et la confusion grandissante favoriserait leur fuite. C'était maintenant ou jamais. Estarra hocha lentement la tête. Peter passa une main dans ses vêtements. McCammon n'avait pas remarqué – ou pas souhaité commenter – le fait que le couple royal portait des tenues de gens du commun. Peter saisit le convulseur que l'officier en personne lui avait donné après l'affaire du banquet. Il détestait ce qu'il s'apprêtait à faire, mais il n'avait pas le choix. — Capitaine, je voudrais vous remercier pour votre dévouement. Vous avez fait votre devoir. Le compliment fit naître un très léger sourire sur les lèvres de McCammon. Le roi tentait de garder une voix ferme, décidée. Il devait penser à sa femme, à son enfant, à tous les pièges tendus par Basil. Vraiment, il n'avait pas le choix. Leurs vies étaient en jeu. Il sortit le convulseur et le pointa sur McCammon. — Je suis désolé. Si la reine et moi ne partons pas maintenant, nous n'aurons pas de seconde chance. L'autre garde, stupéfait, porta la main au côté. McCammon réagit encore plus vite, dégaina son propre convulseur et tira sur son subordonné qui s'effondra aussitôt. Tout s'était passé si vite ! Peter n'avait même pas eu le temps d'appuyer sur la détente. Il contempla l'homme inconscient sans cesser de viser McCammon. — Je ne sais pas pourquoi vous avez fait ça, mais nous devons partir. Je suis vraiment désolé que vous soyez mêlé à cette histoire. — Être désolé ne suffit pas, riposta McCammon. Vous ne pensiez quand même pas que je vous avais donné une arme fonctionnelle ? Peter baissa les yeux vers son convulseur en se demandant si McCammon cherchait à le piéger, mais l'officier lui tendit celui qu'il venait d'utiliser, crosse en avant. — Fort heureusement, vous avez réussi à me désarmer et à me neutraliser avec mon propre convulseur. Je serai sans doute sévèrement réprimandé pour cette faute. Le regard de Peter allait d'une arme à l'autre. La sienne était-elle réellement désactivée ? Le capitaine des gardes considéra à son tour l'homme assommé. — Ne vous inquiétez pas, il fait partie de vos fidèles. Je lui expliquerai tout à son réveil. À condition, bien sûr, que la reine et vous soyez parvenus à vous enfuir. — Et les soldats qui surveillent l'épave ? interrogea Estarra. Et ceux qui protègent le prince Daniel ? — Ils obéissent aux ordres de la Hanse. Vous devrez vous en débarrasser par vous-mêmes. — Je vois, commenta Peter. — Que ça ait l'air crédible, conclut McCammon en se jetant sur le roi. Peter fit feu par pur réflexe, avec sa nouvelle arme. Le capitaine s'écroula à son tour. — Je suppose que nous n'avons plus le choix, déclara l'ancien gamin des rues. — Nous ne l'avons jamais eu. Allons-y. (Estarra saisit les bras amorphes de McCammon.) Aide-moi à les cacher. Personne ne doit les voir. Le roi, la reine et le comper se mirent en devoir de tirer les deux hommes inconscients à l'intérieur des appartements royaux. Une fois cette tâche accomplie, comme OX connaissait le Palais des Murmures mieux que quiconque, ce fut lui qui ouvrit la marche. En temps normal, seule une équipe restreinte assurait la gestion nocturne du Palais, mais aujourd'hui, à cause des alarmes, de nombreux employés circulaient dans les couloirs obscurs. Par bonheur, aucun d'eux ne remarqua le couple royal dans ses habits volontairement discrets. OX traversa à vive allure corridors et pièces de service, en route vers les somptueux appartements occupés par le prince Daniel. Quand ils arrivèrent en vue de l'objectif, Peter constata que cinq gardes royaux étaient postés à l'entrée, c'est-à-dire un de plus que ceux assignés à la protection des souverains. Soit Basil n'accordait aucune confiance à Daniel, soit il tenait plus que tout à la sécurité de son cher prince. Deux gardes s'avancèrent, rendus nerveux par le bourdonnement ininterrompu des alarmes. Peter savait que l'attitude comptait au moins autant que l'apparence, c'est pourquoi il se dirigea vers les soldats d'un pas assuré. — Que se passe-t-il ? Vous ne saluez plus votre roi ? La grossesse d'Estarra complétait avantageusement le tableau. Les deux hommes se mirent au garde-à-vous sans hésiter. — Nous devons voir le prince, assena à son tour le comper Précepteur. — Le prince dort. Nous avons ordre de ne pas le déranger. — C'est un cas de force majeure, sergent, lança Estarra. Vos ordres viennent de changer. — Les hydrogues sont passés à l'attaque ! Nous devons parler au prince sur-le-champ. Les gardes échangèrent un regard incertain. Peter ne pouvait pas attendre qu'ils se décident. Il sortit le convulseur et assomma les deux hommes, puis pivota vers un troisième soldat… mais l'arme refusa de fonctionner. La batterie était déjà vide ! Les derniers gardes dégainèrent à leur tour. — Ce n'est pas le roi ! Tirez ! Une vibration traversa le couloir. — Oh si, c'est le roi. Estarra rangea le convulseur brusquement apparu dans sa main, tandis que les trois derniers gardes glissaient à terre. Elle se tourna vers Peter, souriante. — J'ai pris l'arme du soldat neutralisé par McCammon. Je pensais que nous pourrions en avoir besoin. Peter l'embrassa – trop vite à son goût – avant de scruter le couloir. Les alentours restaient déserts. Aucune porte ne s'était ouverte. — Vite ! Daniel a peut-être entendu quelque chose. S'il découvre les gardes inanimés, ça compliquera nos affaires. — Le prince Daniel a le sommeil lourd, précisa OX. Je doute qu'il ait la curiosité de chercher la source d'un quelconque bruit nocturne. Même si ce sont des alarmes. Le comper usa de sa force robotique pour faire céder la serrure d'un réduit où s'entassaient divers casiers sans étiquette. La couche de poussière laissait supposer que personne n'y avait les pieds depuis le règne du roi Jack. Peter et Estarra tirèrent les cinq corps dans la pièce, un travail dont ils ressortirent essoufflés et en sueur. — La serrure est faussée, nota OX. Il faudra partir avant que ces hommes se réveillent. — Pas de problème, affirma Estarra. Peter ouvrit la porte des appartements princiers et s'avança d'un pas déterminé. — Daniel ! Levez-vous ! Il n'y a pas une minute à perdre. Tout ébouriffé, encore ensommeillé, le garçon était déjà debout et enfilait ses habits à la hâte. — Pourquoi me dérange-t-on ? Et d'abord, qui êtes… (Il se frotta les yeux et se retint de bâiller.) Le roi ! Que faites-vous ici ? Où sont mes gardes ? — Ils sont allés protéger le président. L'heure est grave. — Grave ? Qu'est-ce qui se passe ? On nous attaque ? — Exactement, répondit Estarra d'une voix douce. Les hydrogues sont là. Vous devez venir avec nous. — Nous rejoindrons le président ensemble, ajouta Peter. — Vous savez l'heure qu'il est ? (Le prince étudia ses visiteurs de plus près.) Pourquoi êtes-vous habillés comme ça ? Ce n'est pas une tenue ! Peter foudroya le jeune rustre du regard. — Le président tente de gérer la crise. Il vous réclame. Vous comprenez ce que je dis ? (À voir l'air absent du prince, non, il ne comprenait rien. Peter poursuivit, exaspéré :) Le président nous a ordonné d'abdiquer, la reine et moi. Il nous a promis une nouvelle identité et un refuge tranquille où passer nos vieux jours, à condition d'agir vite. Le président compte vous couronner dans la nuit. Quand le soleil se lèvera, vous serez roi ! (Peter tapa dans ses mains, faisant sursauter un Daniel encore incrédule.) Je vous en prie, dépêchez-vous ! — Le président va me couronner ? Cette nuit ? Mais je pensais… — Vous savez comment il est quand il a pris une décision, l'interrompit Estarra. Il estime que c'est le bon moment pour créer un effet dramatique. Un sourire éclaira le visage du prince. Il se mit à fouiller sa garde-robe à la recherche d'un costume adapté, mais Peter lui fit signe de se presser. — Ne vous inquiétez pas, vous verrez tout ça là-bas. Ils vous attendent. Paniqué à l'idée de désobéir à un ordre du président, Daniel suivit le roi et la reine. 119 ADAR ZAN'NH Les humains n'avaient aucune chance de s'en tirer. Aussi optimistes et ambitieux qu'à l'ordinaire, ils avaient tout misé sur un seul plan, la bataille de la Terre, pour laquelle ils avaient choisi de croire aux promesses ildiranes. Ils se retrouvaient à présent plus vulnérables que jamais. Et les hydrogues, eux, observaient. Même s'il n'éprouvait que peu d'empathie pour l'espèce humaine, Adar Zan'nh se sentait néanmoins souillé par ses propres mensonges, par les affirmations trompeuses que son père et les hydrogues lui avaient demandé de répéter mot pour mot. Cela ne lui semblait pas honorable. Les habitants des géantes gazeuses espionnaient-ils jusqu'aux transmissions entre vaisseaux ? Mieux valait jouer la prudence. En tout cas, il trouvait particulièrement déplaisant le fait que les hydrogues utilisent sa Marine Solaire pour attaquer la Hanse. Zan'nh jeta un regard glacial aux quelques Ildirans postés dans le centre de commandement, qui tous connaissaient les ordres du Mage Imperator. Il scruta ensuite les écrans sur lesquels les bâtiments des FTD, désespérément peu nombreux, se préparaient à subir l'assaut de l'armada hydrogue. Ce combat resterait gravé à jamais dans La Saga des Sept Soleils. L'honneur ou la victoire ? Humains ou Ildirans, survie ou extermination ? Les hydrogues les forçaient à choisir. Pendant ce temps, le général Lanyan hurlait des obscénités sur la fréquence commune, traitant l'adar de tous les noms. Les sourcils froncés, Zan'nh pivota vers son officier de transmissions. — Coupez-moi ça. Aucun intérêt. Un silence total s'abattit sur le centre de commandement. Les soldats de la Marine Solaire ne comprenaient pas vraiment ce qu'ils étaient venus faire ici, mais ils obéissaient à leur adar sans sourciller. Zan'nh se désintéressa de la flotte des FTD, le dernier et si mince rempart de l'humanité. Il devait se concentrer sur ses deux cohortes. Avant que Zan'nh donne ses ordres, avant qu'il déclenche une série d'événements qui allait changer – ou clore – l'histoire de son peuple, l'un de ses officiers interrompit ses réflexions. — Adar, d'autres vaisseaux arrivent ! Avec la signature des Forces Terriennes de Défense. — Combien ? — Un nombre colossal ! Deux fois plus que leurs forces actuelles. — C'est un piège ? (Mastodontes, Mantas et autres Lance-foudre emplissaient les écrans.) Les humains nous ont trompés ? Ils n'étaient pas aussi diminués qu'ils le prétendaient ? La nouvelle flotte se dirigeait vers le champ de bataille à vitesse maximale. D'où sortaient tous ces vaisseaux ? Les FTD les auraient donc gardés en réserve pour mystifier hydrogues et Ildirans ? Zan'nh n'y croyait pas. Même les humains ne pouvaient pas être aussi vicieux. Les yeux de l'adar passèrent d'écran en écran au fil des projections tactiques. Ce coup de théâtre changeait-il quelque chose à sa stratégie ? Il se croisa les bras sur la poitrine et décida que non. C'est alors qu'une communication extérieure arriva sur la fréquence interne de la Marine Solaire. L'image montrait un robot klikiss aux commandes du Mastodonte de tête. « Nous venons vous prêter main-forte pour exterminer les humains. » Donc ce n'était pas des renforts terriens… Zan'nh pesa sa réponse avant de se tourner vers l'officier de transmissions. — Ne répondez pas. Cela complique nos affaires, mais c'est au général Lanyan de s'en occuper. Les robots klikiss ne sont pas notre problème. Nos instructions sont claires. (Il respira profondément ; l'atmosphère du centre de commandement avait une odeur métallique.) Oui, nos instructions sont parfaitement claires. Les hydrogues avaient encerclé les deux cohortes ildiranes, à l'affût des décisions de l'adar. Les vaisseaux des FTD, pris au piège, n'avaient aucune marge de manœuvre. Zan'nh sentit un poids s'abattre sur sa poitrine ; le point de non-retour était largement dépassé, mais les hydrogues avaient envoyé plus d'orbes de guerre que prévu. Beaucoup plus. — Connexion à tous les croiseurs. Prévenez-moi quand c'est prêt. (Les vérifications ne prirent que quelques instants. Zan'nh plissa les yeux, le regard dur.) Maintenant ! À l'exception du vaisseau-amiral, tous les croiseurs lancèrent leurs propulseurs dans une folle montée en puissance. Un travail harassant mené sur Ildira avant le départ de la flotte avait permis de désactiver les sécurités automatiques. Entre autres modifications. Sans se préoccuper du moindre seuil de tolérance matériel, six cent quatre-vingt-cinq croiseurs firent demi-tour d'un seul et même mouvement harmonieux. Avant que les hydrogues puissent réagir, avant qu'ils aient une chance de battre en retraite, les vaisseaux ildirans se jetèrent sur eux. Chaque croiseur visait une cible définie à l'avance par les équipes de stratèges entourant l'adar. Les impacts se succédèrent à une vitesse ahurissante au cours de cette attaque admirablement chorégraphiée, dessinant dans le ciel une guirlande d'explosions au fur et à mesure que les croiseurs kamikazes détruisaient les vaisseaux ennemis. Quelques orbes de guerre réussirent à ouvrir le feu avant la collision, mais sur l'ensemble des assaillants, seuls cinq croiseurs furent stoppés avant d'atteindre leur objectif. Les déflagrations évoquaient un groupe d'étoiles qui, toutes au même instant, se seraient transformées en supernovas. Un sentiment d'intense satisfaction emplit le cœur de Zan'nh tandis qu'il adressait de discrètes félicitations aux quarante-neuf soldats rassemblés dans le centre de commandement. Aucun autre Ildiran n'avait pris part à l'assaut. Les croiseurs étaient tous vides, pilotés à distance. Grâce aux ingénieurs humains, secondés par une foule d'ouvriers ildirans, les deux cohortes avaient été équipées de systèmes de pilotage automatique leur permettant d'être guidées depuis le vaisseau-amiral. En l'espace de quelques secondes, presque sept cents croiseurs avaient été réduits en cendres sans qu'un seul Ildiran perde la vie. Pour l'instant. Zan'nh se demanda ce que le général Lanyan pensait de lui à présent. Mais le Mage Imperator n'avait pas envisagé que l'ennemi puisse dépêcher une telle armada ; malgré leur chantage, les hydrogues s'étaient bien gardés d'accorder une confiance totale à la Marine Solaire. Le combat était engagé, et il restait des centaines d'orbes de guerre intacts, qui commençaient à ouvrir le feu sur les vaisseaux des FTD. D'abord surpris par cet assaut inattendu, les robots klikiss se lancèrent à leur tour dans la mêlée, bientôt suivis par les forces du général Lanyan. Les tirs zébraient le champ de bataille à la recherche de la moindre cible à portée. Le vaisseau-amiral de Zan'nh se retrouva un bref instant dans l'œil d'un cyclone mortel. Seul navire de la Marine Solaire encore présent sur Terre, il ne lui restait que ses défenses standard pour assurer sa survie, un arsenal d'une bien piètre efficacité contre les hydrogues. Plusieurs tirs ne tardèrent pas à frapper le croiseur, dont les systèmes entrèrent aussitôt en surcharge. — Stabilisation d'urgence ! cria Zan'nh. Nous avons rempli notre mission, mais le combat n'est pas fini pour autant. — Notre armement est inutile, adar. Debout dans le centre de commandement, Zan'nh contempla la bataille qui se déchaînait autour de son vaisseau. Il n'aurait rien pu faire, même s'il l'avait voulu, et cette impuissance lui tordait les entrailles. L'adar ne présenta aucune excuse à son équipage. Il avait accompli ce pour quoi il était venu sur Terre, mais ni lui ni ses vaillants soldats n'étaient plus en mesure de prendre part à la lutte. Le vaisseau-amiral ildiran n'était plus qu'une feuille morte emportée par le vent meurtrier de la guerre. 120 ANTON COLICOS Une fois la planète évacuée, le vaisseau-amiral de Tal O'nh et sept autres croiseurs demeurèrent dans le système d'Hyrillka pour assister à la mort de l'étoile primaire. À son bord, Anton et Vao'sh prenaient scrupuleusement des notes. L'officier borgne avait insisté pour ramener au plus vite Ridek'h en sécurité sur Ildira, mais le jeune Attitré s'était montré inflexible. — Hyrillka est ma planète, ma responsabilité. Je resterai jusqu'au bout. Je souhaite aussi fouler son sol une dernière fois. Yazra'h se détourna juste à temps pour masquer un sourire de fierté. — Dans quel but, Attitré ? demanda O'nh, l'œil rivé sur le garçon. Tous les habitants sont partis. Vous avez fait votre devoir. — Je veux dire adieu à ce monde. Je dois être le dernier à y poser les pieds, en compagnie du remémorant Vao'sh. Yazra'h fit un pas en avant. — Je me porte garante de la sécurité de l'Attitré. Ainsi que des remémorants Vao'sh et Anton. — Hyrillka sera encore stable un moment, concéda le tal à court d'arguments. Mais notre programme ne doit pas s'en trouver perturbé. — Toute ma planète est perturbée, lâcha Ridek'h d'un ton si sec qu'il cloua le bec à l'officier. Leur petit groupe rejoignit donc la surface d'Hyrillka dans un cotre piloté par Yazra'h. La capitale s'était changée en ville fantôme. Les nuages évoquaient une fumée dense ; des tempêtes naissantes semblaient retenir leur souffle avant de se déchaîner sur la planète sans défense. Anton avait emporté un pad de données pour compiler ses réflexions, mais il n'était pas encore parvenu à rédiger la moindre phrase. — Vao'sh, je ne trouve pas les mots pour décrire ce que j'ai sous les yeux. Le cotre se posa au pied de la colline où s'élevait le palais-citadelle. Certains bâtiments faisaient peine à voir tellement ils étaient neufs, ornés de bois luisant et de pierres de taille, à jamais inutiles. Quelques pousses vertes agitées par le vent agrémentaient déjà la terre noircie des anciens champs de nialies. Bien que déserte, la ville elle-même semblait consciente de son destin. Anton compara l'astroport à un lieu de réjouissances abandonné à la hâte, un vaste espace vide où ne restaient que des vaisseaux hors d'usage et une poignée d'objets oubliés. Des piles de marchandises et d'équipement attendaient en vain qu'on vienne les chercher. À jamais inutiles. Le Terrien absorba cette terrible vision, incapable de s'ôter de la tête des vers de Shelley qu'il finit par déclamer à voix haute : « Mon nom est Ozymandias, roi des rois, Contemplez mes œuvres, ô Puissants, et désespérez. Rien de plus ne reste. Autour de la ruine De ce colossal débris, sans bornes et nus, Les sables solitaires et unis s'étendent au loin. » Le vieux remémorant fronça les sourcils. — Est-ce là le récit de la chute d'un de vos empires ? — Plutôt un rappel du caractère éphémère de toute chose, pour se souvenir que même nos constructions les plus solides finissent par tomber en poussière. — Il existe un passage similaire dans La Saga des Sept Soleils : « Viendra une saison d'ombres et de flammes Où les empires tomberont devant leurs ennemis, Où les soleils eux-mêmes commenceront à mourir. » — Oui, je me rappelle cette strophe. Ridek'h se tenait devant le cotre, ébouriffé par les vents violents, visiblement bouleversé. Son corps maigre tremblait d'une colère impuissante. — J'ai fait de mon mieux. Mais j'ai échoué. — On ne vous a pas laissé la possibilité de réussir, le rassura Yazra'h. Ni votre père ni le Mage Imperator n'auraient accompli plus que vous. — Je hais les hydrogues. — Comme nous tous. Ils demeurèrent longtemps parmi les bâtiments vides, dans un silence gêné. Ridek'h monta au sommet de la colline pour observer les chantiers désertés et les ruelles à peine repavées. Laissant transparaître un dernier éclair de rage au fond de ses yeux, il déclara : — Retournons au croiseur. Il est temps de partir. Le jeune Attitré donna le signal du départ dès son retour sur le vaisseau-amiral, tandis qu'orbes de guerre et boules de feu poursuivaient leur lutte à mort dans les couches supérieures du soleil. L'armada hydrogue déployait un véritable mur d'ondes réfrigérantes, comme si elle essayait de porter le coup de grâce ; les faeros répliquaient par des jets de plasma savamment dirigés. Anton se demanda si les créatures ignées disposaient d'une arme secrète à utiliser en dernier ressort. Le technicien radar sonna l'alerte au moment où le croiseur de Tal O'nh allait enfin se mettre en route. — Le soleil change ! Il redevient plus brillant ! Sans autre signe annonciateur, une éruption titanesque projeta un nombre incalculable de boules de feu dans l'espace. Les ellipsoïdes enflammés jaillissaient de l'étoile assiégée en un flot ininterrompu, une vague brûlante qui ne cessait de grossir. Les scientifiques se jetèrent sur les données des capteurs pour tenter de décrypter l'événement. — Le soleil explose ! s'écria Ridek'h, provoquant un début de panique autour de lui. Yazra'h étudia la scène attentivement avant de donner son avis. — Non, il n'explose pas. Il lance des milliers de vaisseaux faeros. Des milliers ! — Peut-être… qu'ils sont tous là ? suggéra Anton, abasourdi. Telles des spores éjectées d'un champignon trop mûr, une nouvelle flotte d'ellipsoïdes gicla du plus profond de l'étoile ; les hydrogues étaient à présent écrasés sous le nombre, au moins à dix contre un. Les orbes de guerre se hâtèrent de former une ligne de défense, mais les boules de feu continuaient à se multiplier, encore et encore, à croire que cela ne s'arrêterait jamais. Anton supposa que les faeros avaient ouvert leurs propres transportails au cœur de l'étoile primaire d'Hyrillka. — On dirait que les habitants de tous les soleils contrôlés par les faeros se sont donné rendez-vous ici. Quelle contre-attaque ! L'étoile blanc-bleu, revitalisée, gagna peu à peu en clarté tandis qu'elle crachait toujours des faeros. Les ellipsoïdes s'employèrent à désintégrer les sphères de diamant une par une. Quelques heures suffirent à éliminer tous les hydrogues. Les morceaux d'orbes de guerre brisés formaient à présent un nuage de débris qui dérivait à proximité du soleil. Les faeros se retirèrent à l'intérieur de l'étoile, leur milieu naturel. Anton s'interrogea sur la capacité de l'astre blessé à retrouver son état normal. Peu de mots furent échangés dans le centre de commandement du vaisseau-amiral. Finalement, l'Attitré Ridek'h se tourna vers Yazra'h. — Peut-être y a-t-il une chance… que le soleil continue à briller. Que les Hyrillkiens puissent rentrer chez eux. Si les hydrogues sont vaincus, la planète est sauvée, n'est-ce pas ? — Peut-être. Ou peut-être pas. Hyrillka restera sans doute un endroit dangereux. — Dans ce cas, conclut Anton, je serai très heureux de revoir Ildira. 121 OSIRA'H — Les hydrogues savent que nous les avons trahis, mais notre stratagème n'a pas marché. (Le Mage Imperator décrivait à Osira'h ce que lui apprenait le rayon-âme qui le reliait à Zan'nh.) Les vaisseaux pilotés à distance n'ont pas suffi. Les hydrogues ont envoyé bien plus d'orbes de guerre que prévu. (Jora'h baissa la tête, les mains crispées sur le rebord du chrysalit.) L'ennemi est encore beaucoup trop nombreux. La jeune hybride ne partageait pas le défaitisme de son père. Pas encore. Depuis son arrivée au Palais des Prismes, elle s'était rendu compte que même en remplissant la mission pour laquelle elle était née, ses pouvoirs n'avaient pas été poussés dans leurs derniers retranchements. Osira'h sentait en elle des possibilités insoupçonnées qui dépassaient l'imagination d'Udru'h et de ses lentils. Elle avait foi en cette énergie inexploitée, foi en la force qu'elle pourrait tirer de ses parents, foi en leur synergie unique, amoureuse, qui avait produit Osira'h elle-même. — Nous sommes à la croisée des chemins, père. Tout n'est pas perdu. Jora'h avait déjà donné l'ordre aux croiseurs en orbite de se placer en alerte maximale. Deux maniples s'empressaient de revenir vers Mijistra depuis la haute atmosphère pour se placer devant les soixante orbes de guerre en attente. — J'avais espéré que Tal Lorie'nh arrive à temps. J'aurais peut-être dû garder ses croiseurs ici. Osira'h leva les yeux vers les grands panneaux vitrés qui formaient le dôme de la hautesphère. Personne ne pouvait intervenir pour les sauver. Elle seule était capable de contrer les hydrogues. — L'émissaire approche. Il est en colère. Étrangement, la jeune hybride ressentait plus d'impatience que de crainte. Elle avait vraiment hâte de faire face à l'hydrogue. La bulle pressurisée sema la destruction dans les couloirs du Palais des Prismes. Elle défonça les portes, brisa les arches, tandis que les Ildirans s'écartaient du chemin tant bien que mal. Osira'h vint se placer devant le Mage Imperator. — Laissez-moi lui parler. C'est peut-être notre dernière chance. — Je vous ai entraînées dans un piège, toi et ta mère. — Soyez patient. Un mauvais chasseur peut se retrouver pris à son propre piège. Les orbes de guerre descendaient peu à peu vers Mijistra, leurs protubérances pyramidales déjà prêtes à déchaîner les terribles rayons bleutés. Les croiseurs de la Marine Solaire ne pourraient sans doute pas détruire les sphères hydrogues à temps, et même s'ils y parvenaient, explosions et chutes de débris raseraient une bonne partie de la ville. L'émissaire furieux pénétra dans la salle d'audience et s'arrêta devant Osira'h. La silhouette de métal liquide avait déjà pris forme humaine, entourée par des tourbillons de gaz. La voix tonitruante résonna dans la hautesphère. — Vous connaissiez le prix de la désobéissance et vous nous avez quand même trahis. (Malgré sa hargne, le visage humain de l'hydrogue demeurait impassible.) Nous allons à présent détruire cette ville et cette planète. Nous allons exterminer votre peuple. Osira'h descendit de l'estrade avec la grâce d'un chatisix et se dirigea d'un pas tranquille, innocent, vers la bulle pressurisée. Le pont lancé entre son esprit et celui des hydrogues ne s'était jamais effondré. Elle en avait juste scellé l'accès. — Avant que vous entamiez les représailles, il y a certaines informations essentielles que vous devriez prendre en considération. — Quelles informations ? s'enquit l'émissaire, dubitatif. — Des faiblesses rédhibitoires chez les wentals et chez les verdanis, que vous pourriez utiliser pour les vaincre de nouveau. (Nira lui avait expliqué tout ce qu'elle avait appris par télien.) Nous vous fournirons ces renseignements si vous nous épargnez. — Soyez plus précise. — Seulement si vous renoncez à châtier les Ildirans. L'émissaire paraissait troublé par la hardiesse de l'enfant. — Nous évaluerons l'intérêt de vos informations une fois que nous en aurons eu connaissance. — Alors je vais vous les communiquer grâce au pont mental, consentit Osira'h. Semblant se rendre aux arguments de l'hydrogue, la fillette prit soudain un air absent. Elle se concentra sur le rétablissement du contact et sentit que l'émissaire avait lui aussi ouvert son esprit. Parfait. Sa coopération faciliterait les choses. Jusqu'à présent, elle avait toujours abordé la liaison avec les hydrogues dans une logique de subordination. Mais pas cette fois. Elle profita que l'ennemi avait baissé sa garde pour enfoncer la porte mentale entrebâillée. Il lui fallut de l'aide malgré la confusion de l'émissaire, aussi recula-t-elle d'un pas pour saisir la main de son père, descendu à sa suite. Jora'h était le centre du thisme ildiran, le Mage Imperator, son père. Leur lien n'aurait pas pu être plus fort. Quand le thisme renforça ses pouvoirs hybrides, Osira'h devint invincible : se jouant des barrières, elle força la connexion télépathique et viola l'esprit de l'émissaire. La fillette devait agir vite avant qu'il comprenne le véritable danger. Elle prit le contrôle de l'hydrogue et eut accès, par son intermédiaire, à tous ceux qui se trouvaient dans les soixante orbes de guerre planant au-dessus de Mijistra. Elle perçut leur trouble, leurs questionnements, même un soupçon de peur devant ce lien qu'ils ne parvenaient pas à rompre. C'était exactement ce dont elle avait besoin. Jora'h se rapprocha de sa fille. Plus important encore, Osira'h sentit que sa mère était arrivée. Nira surgit d'une alcôve discrète, munie du nouveau surgeon aux feuilles vertes et dorées. L'émissaire paniqua dès qu'il aperçut la prêtresse Verte ; il tenta sans succès de briser le lien mental, de refermer la porte ouverte par Osira'h. Serrant le surgeon contre elle, Nira toucha l'épaule de sa fille et se connecta au télien. Les parents de l'hybride agirent comme des amplificateurs, lui apportant la force du thisme d'un côté et celle du télien de l'autre. Osira'h, le pont, devint un immense conduit dans lequel cette puissance pouvait déferler. Nira choisit cet instant précis pour libérer l'esprit végétal. L'âme des verdanis, somme des savoirs de chaque arbre composant la forêt-monde, se rua sur cette nouvelle route tracée spécialement pour elle. Osira'h n'avait plus qu'à laisser faire. Les hydrogues étaient impuissants. Des milliers d'années de ressentiment et de pensées meurtries submergèrent l'esprit de l'émissaire avant de se lancer à l'assaut des orbes de guerre. Comme si la fillette avait placé, puis fait détoner, des centaines de bombes dans les sphères de diamant. D'un même élan, Jora'h, Nira et Osira'h s'avancèrent vers la bulle pressurisée où la forme humaine se dissolvait dans une série de spasmes qui secouaient également ses semblables à bord des orbes de guerre. Les hydrogues étaient intimement liés les uns aux autres, comme les wentals ou les verdanis, et si l'onde de choc se propageait assez longtemps, elle finirait par toucher tous les habitants des géantes gazeuses, empoisonnés par les pensées corrosives de leurs ennemis. Les soixante vaisseaux hydrogues vacillèrent dans le ciel de Mijistra en déclenchant une furie de tirs erratiques dont la plupart ne frappèrent que les nuages. Avec des bangs supersoniques, les croiseurs de la Marine Solaire se précipitèrent à la rescousse, mais les orbes de guerre étaient déjà à l'agonie. Les hydrogues qui surveillaient Ildira choisirent de se sacrifier pour briser le lien mental et sauver ainsi leurs congénères disséminés dans le Bras spiral. Mieux valait mourir sur-le-champ que laisser l'esprit des verdanis accomplir son œuvre meurtrière. Les sphères de diamant s'écrasèrent dans les rues de Mijistra ou sur les collines ceinturant la ville ; elles saccagèrent de nombreux bâtiments et firent des milliers de victimes en quelques instants. Autour des points d'impact, divers incendies et chutes à retardement d'immeubles fragilisés ne tardèrent pas à apporter leur contribution aux ravages. La jeune hybride ressentit toutes ces morts ildiranes à travers sa vision partielle du thisme, mais la satisfaction d'avoir détruit les hydrogues prit rapidement le dessus. Même si le Mage Imperator pleurait à chaudes larmes, frappé dans sa chair et dans son cœur par la fin tragique de ses sujets, il savait lui aussi que le peuple ildiran dans son ensemble venait de gagner sa liberté. Osira'h ne pouvait qu'espérer que des scènes semblables se jouaient dans tout l'Empire. 122 JESS TAMBLYN Jess se trouva confronté à une armée de Ross avant d'avoir pu retrouver sa sœur dans les méandres de la villesphère. Les hydrogues avaient adopté la forme la plus à même de le déstabiliser, le symbole de son échec et de sa bassesse : le visage de son frère décédé. Comment pouvaient-ils savoir ? Comment connaissaient-ils Ross ? Autrefois, Jess avait trahi la confiance de son frère aîné en tombant amoureux de la femme qu'il devait épouser. Aujourd'hui, Cesca et lui étaient habités par la puissance des wentals alors que Ross était devenu… ça. Le vaisseau nacré resta bloqué entre les êtres de vif-argent qui l'encerclaient de toutes parts, ces innombrables Ross qui dévisageaient l'envahisseur. Comment pouvaient-ils savoir ? Cela ne veut rien dire, l'assurèrent les wentals. Ils ne te connaissent pas. Ross avait été l'une des premières victimes des hydrogues, qui avaient sans doute copié son apparence. Rien de plus. Même l'assassin du Vieux roi Frederick avait utilisé cette image. La logique prit peu à peu le pas sur les doutes. Le Vagabond s'était déjà laissé submerger par ses émotions de trop nombreuses fois, comme récemment devant le wental souillé qui s'était emparé du corps de sa mère. Les hydrogues étaient incapables de comprendre la relation unissant Ross à leur mystérieux agresseur. Cela n'avait aucun sens. Avec une détermination redoublée, Jess cria à tous les Ross massés devant lui : — Vous n'êtes pas mon frère ! Pas plus qu'elle n'était ma mère ! Il devait se raccrocher à ce qu'il tenait pour vrai : son amour pour Cesca, sa haine des hydrogues. Tasia était quelque part aux alentours et cette horde inhumaine ne l'empêcherait pas d'aller la chercher. Jess n'hésita pas une seconde de plus ; une seule pensée lui suffit à faire éclater sa bulle. L'eau des wentals s'abattit sur les hydrogues comme une pluie d'acide qui provoqua la dissolution des silhouettes trafiquées. Le mur de clones fut rapidement englouti par la brume. Le Vagabond arpentait à présent la villesphère sans la protection de son vaisseau, mais en dépit de l'atmosphère écrasante de la géante gazeuse, les êtres aqueux qui imprégnaient ses tissus le préservaient de l'anéantissement. Lorsqu'il aurait trouvé sa sœur, il devrait recréer la bulle, reformer un vaisseau. Un problème qui tout à coup ne lui paraissait pas plus insurmontable que les innombrables dangers auxquels il avait déjà échappé. Et qui ne se poserait que quand il aurait mis la main sur Tasia. Jess s'engagea de nouveau dans le labyrinthe de la villesphère. À distance, des hydrogues épargnés par l'eau des wentals se glissaient dans des structures creuses, escaladaient des monolithes, pénétraient dans des grottes à la géométrie incertaine. D'autres orbes de guerre le survolèrent de loin, lancés vers la haute atmosphère. Jess savait que le temps était compté. Confrontés à une telle intrusion, les hydrogues risquaient à tout moment d'éliminer les prisonniers dissimulés dans un recoin de cette architecture cauchemardesque. Les retenait-on comme otages, comme spécimens zoologiques, comme ennemis à torturer ? L'ensemble de la villesphère se mit en mouvement dans une violente embardée. Une ligne irrégulière apparut dans la soupe tourbillonnante de l'atmosphère, hors des limites de la métropole, une fissure verticale qui découpait non seulement le ciel gazeux mais aussi la texture même de l'espace. La ligne s'ouvrit et devint une bouche béante prête à avaler la cité hydrogue. Un transportail. Jess sentit la peur lui serrer l'estomac. La seule parade à l'assaut mené par les wentals consistait visiblement à abandonner Qronha 3 pour disparaître dans une autre géante gazeuse. Le Vagabond ne pouvait pas laisser les hydrogues s'enfuir ! Pas avec Tasia, en tout cas. L'air autour de Jess vibra soudain d'une joie intense. Il leva les yeux, tremblant de tout son corps, juste à temps pour apercevoir quelque chose passer comme une flèche argentée au-dessus de la villesphère et filer à toute allure vers le transportail. Une torpille élémentale, entièrement composée d'eau vivante, qui traçait sa route dans l'atmosphère. Alors que le transportail s'étirait de plus en plus, l'incroyable projectile le frappa de plein fouet dans un grand jaillissement liquide. L'ouverture se rétrécit, s'effondra sur elle-même et finit par disparaître. La villesphère s'arrêta net. Dans tout l'empire hydrogue, les missiles lancés par les wentals détruisaient des transportails afin que leurs ennemis ne puissent ni se regrouper ni fuir l'attaque menée par les porteurs d'eau vagabonds. Les hydrogues de Qronha 3 étaient coincés sur le champ de bataille. 123 LE ROI PETER Peter et Estarra profitèrent de l'obscurité et de la confusion pour se faufiler hors du Palais des Murmures, entraînant avec eux un prince Daniel qui ne trouvait pas le temps de poser la moindre question. OX les guida vers une porte secondaire, puis à travers la cour attenante qui débouchait sur un jardin rempli de statues, qui lui-même s'ouvrait – enfin – sur la place principale. D'abord enthousiaste, Daniel se montra de plus en plus sceptique, voire suspicieux. — S'il s'agit bien de mon couronnement, pourquoi quitter le Palais ? Ça ne ressemble pas aux méthodes du président Wenceslas. — Il veut vous mettre à l'abri, argumenta Peter. Rappelez-vous que nous sommes assiégés. OX avançait d'un pas décidé sur le sol dallé, devançant les trois humains. — Mais il devrait y avoir au moins une petite cérémonie, insista Daniel. Je ne vois personne ! Pour seule réponse, des sirènes d'alarme déchirèrent la nuit. Estarra pointa les bâtiments éteints qui s'alignaient dans la pénombre du Quartier du Palais. — Les gens se terrent chez eux en espérant survivre à l'attaque. Ils n'ont que les médias pour s'informer. C'est à vous de leur redonner espoir. — Si les FTD et les forces ildiranes ne parviennent pas à stopper les hydrogues, la Terre sera ravagée, ajouta Peter avec emphase. Mais si la reine et lui réussissaient à prendre la fuite, l'humanité aurait bientôt de nouveaux dirigeants prêts à la défendre. Daniel, lui, sentait son ardeur fondre à vue d'œil. — Dans ce cas, je risque de ne pas être roi bien longtemps. Il faut gagner un endroit sûr le plus vite possible. Qu'importe ce qui arrive à la Terre, le souverain doit être protégé. — Nous sommes presque arrivés, le rassura Peter. L'épave hydrogue, chichement éclairée, se découpait tel un glorieux trophée sur le ciel nocturne. Les scientifiques avaient été dûment évacués, mais quand Peter vit combien de gardes restaient en poste, il comprit que son plan prenait du plomb dans l'aile. Basil devait craindre que les hydrogues viennent récupérer leur bien. — Ils n'ont donc rien de mieux à faire ? — C'était le point faible de l'opération, marmonna Estarra. Daniel découvrit enfin leur destination. — L'épave ? Pourquoi ? — Parce que c'est là que nous devons aller, répondit OX, faussement candide. — Si les hydrogues attaquent le palais, il n'y aura pas d'endroit plus sûr que cet orbe de guerre, expliqua la reine. Daniel ne savait plus quoi penser, mais même s'il ne faisait guère confiance au couple royal, il n'imaginait pas que Peter et Estarra aient l'audace de se rebeller contre la Hanse. Évidemment, le roi voyait les choses différemment. Il agissait dans l'intérêt supérieur de l'espèce humaine. — Par ici, prince Daniel. Ils nous attendent à l'intérieur. Les gardes levèrent leurs armes à l'approche du groupe. — Halte ! Cette zone est interdite par ordre du président. — Du président ? Et les ordres de votre roi, ils ne vous intéressent pas ? tonna Peter. Il sentit le contact rassurant du convulseur dans sa poche, une arme dérobée aux gardes qui surveillaient les appartements de Daniel. Estarra se tourna vers lui. On y va, semblait-elle lui dire. La position de son bras indiquait qu'elle aussi se tenait prête à sortir son arme. Précédant le jeune prince, OX ne prit même pas la peine de ralentir. — Qui ose barrer la route au roi Peter, à la reine Estarra et au prince Daniel ? Avec un peu de temps devant lui, Peter aurait sans doute convaincu les soldats de le laisser passer, avec le risque qu'ils contactent d'abord Basil. Trop dangereux. Au moment où les gardes, soulagés, reconnurent leurs souverains, Peter et Estarra dégainèrent leurs convulseurs et ouvrirent le feu sur les cinq hommes qui leur barraient la route. Pris par surprise, les gardes se mirent à trembler violemment ; trois d'entre eux réussirent à poser la main sur leur arme, mais aucun n'eut la moindre chance de s'en servir. Les yeux écarquillés, Daniel regarda les soldats s'effondrer à ses pieds. Puis il découvrit les convulseurs dans les mains du roi et de la reine. Peter vit le garçon abasourdi comprendre peu à peu l'ampleur du traquenard. Le prince tenta de décamper en appelant à l'aide, mais Peter régla le convulseur au minimum et tira dans les jambes du fuyard. Le prince s'affala sur les dalles, les jambes tétanisées, tandis que les impulsions se répandaient le long du système nerveux central. Il essaya de crier de nouveau, mais il était trop faible. — OX, Estarra, il faut le porter dans l'épave. Les deux humains et le comper entourèrent Daniel, qui avait perdu le contrôle de sa vessie et souillé son pantalon. Peter se dit que ce n'était sans doute pas ce qui lui arriverait de pire ces prochains temps. Ils soulevèrent le prince encore balbutiant et le transportèrent dans l'épave en passant par-dessus les gardes assommés. — Amenez-le par ici, dit OX. Je vais commencer les préparatifs. Peter et Estarra traînèrent Daniel jusqu'à la pièce centrale du vaisseau, où le comper Précepteur se planta devant le transportail hydrogue. — J'ai chargé dans mes mémoires l'ensemble des données fournies par Eldred Cain, ainsi que celles compilées par Howard Palawu et Kotto Okiah. Ce transportail fonctionne à peu de chose près comme ceux que nous connaissons déjà. (OX pivota sa tête métallique où les capteurs optiques brillaient d'une lumière dorée.) J'ai passé six heures à convertir les jeux de coordonnées. Si l'on en croit les derniers tests effectués hier par les chercheurs de la Hanse, cela devrait marcher. — Est-ce qu'il y a un risque ? Peter se tourna vers Daniel, qui ouvrait de grands yeux incrédules. Le prince n'avait pas recouvré assez de contrôle musculaire pour articuler, il ne pouvait encore que gémir et baver. OX se concentra sur les symboles hydrogues qui entouraient la structure trapézoïdale. — Pas plus de risque qu'en utilisant n'importe quel transportail klikiss, répondit-il enfin. Si l'on part du principe que je n'ai pas fait d'erreur de calcul, j'ai trouvé un bon endroit où l'envoyer. Daniel lutta en vain pour retrouver la maîtrise de ses gestes. Peter et Estarra le soulevèrent de nouveau, haletant sous l'effort. Le roi ne pensait pas que le jeune homme comprenne vraiment ce qui lui arrivait, mais le temps manquait pour fournir des explications. — Ne vous inquiétez pas. Je suis sûr qu'OX a fait son choix en toute connaissance de cause. Daniel poussa une espèce de miaulement tandis que le comper bataillait avec les commandes du système hydrogue. OX se connecta directement au poste de contrôle pour sélectionner l'un des carreaux de coordonnées. Le transportail se mit à scintiller, prêt à l'emploi. — J'ai réussi. Vous pouvez le faire passer. Daniel émit une ultime protestation inarticulée quand Peter et Estarra le traînèrent en avant. La reine grimaça sous l'effort ; Peter posa un œil inquiet sur le ventre bombé de son épouse. — Peut-être que tu ne devrais pas… — Je ne suis pas impotente. C'est une question de vie ou de mort. Les deux souverains comptèrent doucement jusqu'à trois et projetèrent Daniel à travers le transportail. Peter espéra ne pas avoir envoyé le prince vaniteux vers une mort certaine. Il fallait faire confiance à OX. Comme toujours. Daniel disparut en un instant, propulsé vers l'un des mondes klikiss désormais gérés par les humains dans le cadre du programme de colonisation. Le mur du transportail perdit peu à peu en brillance avant de retrouver son opacité initiale. — En voilà un à l'abri, déclara Peter. Même si je doute que Daniel ait envie de nous remercier. — Je n'ai pas l'impression qu'il soit du genre à remercier qui que ce soit. (Estarra contempla la silhouette sombre du transportail.) Dommage qu'il n'y ait pas de lien vers Theroc. Parce que ça nous arrangerait bien. Le comper Précepteur se désengagea du poste de contrôle. — Vous avez raison, reine Estarra. Pour rejoindre Theroc, nous allons devoir piloter ce vaisseau. 124 LE GÉNÉRAL KURT LANYAN Assiégé à bord du Goliath, Lanyan ordonna à ses canonniers de tirer sur tout ce qui bougeait : — Ce ne sont pas les cibles qui manquent ! Ripostez sans vous poser de question. Le général aurait bien voulu qu'on lui explique ce qui se passait. Les croiseurs ildirans avaient commencé par se retourner contre les FTD avant de changer de nouveau de camp pour se lancer sur les orbes de guerre dans une gigantesque attaque suicide comme Lanyan n'en avait jamais vus. Presque sept cents vaisseaux s'étaient sacrifiés en l'espace de quelques minutes. Un massacre invraisemblable ! Les débris du cataclysme transformaient la zone de combat en véritable champ de mines. Réservoirs enflammés, carcasses de propulseurs et autres bouts de coque bombardaient les bâtiments rescapés comme une pluie de météorites. Les explosions se poursuivaient à un rythme effréné ; le Goliath semblait avoir été propulsé au beau milieu d'un feu d'artifice géant, un jour de fête royale. Les vaisseaux des FTD étaient obligés d'esquiver les projectiles les plus dangereux tout en continuant à faire feu sur leurs ennemis. L'idée même de rester en formation n'était plus qu'un doux rêve évanoui dans un réveil en fanfare. Et voilà que ces foutus compers Soldats s'étaient ramenés par là-dessus, avec les robots klikiss dans leurs bagages ! Les flottes détournées s'étaient jetées dans la bataille avec les mêmes signatures que leurs homologues restées loyales : difficile de savoir sur qui il fallait tirer ou pas. Les tacticiens essayaient de suivre à la trace les vaisseaux rebelles, mais la mêlée était telle qu'aucun radar n'était capable de relever le défi. — De sales moucherons qui nous tournent autour, voilà ce que c'est. — Mon général, on n'arrive pas à démêler les signaux, signala Kosevic en essuyant la sueur de son front. Nos systèmes de visée pensent n'avoir affaire qu'à des bâtiments des FTD. — Oui, mais nous savons pertinemment qu'ils n'en sont pas. Alors tirez ! Feu à volonté ! Même si les fraks et les carbo-disrupteurs ne valent rien contre les orbes de guerre, ils n'auront aucun mal à éventrer un vaisseau terrien. (Le regard dur de Lanyan se concentra sur l'écran principal.) Et pitié, évitez de descendre les nôtres. Nous ne sommes pas en sureffectif, figurez-vous. Un ennemi infiltré ouvrit soudain le feu sur un Lance-foudre, le transformant en nuage de débris parcouru de rejets d'atmosphère. Lanyan bondit sur ses pieds. — Voilà une belle cible ! Mettez un marqueur sur chaque vaisseau qui nous aligne. Le Goliath détruisit rapidement la Manta incriminée. Kosevic arpentait le pont du Mastodonte ; il passait d'un canonnier à l'autre pour les encourager à pulvériser tout navire qui semblait vaguement hostile, mais les ordinateurs n'arrivaient plus à suivre. — Maintenant que nous mitraillons aussi, on ne sait plus qui attaque ni qui défend. Lanyan donna un grand coup de poing sur son accoudoir tandis que les visages brouillés des amiraux Tabeguache et Eolus apparaissaient à l'écran. « Pourquoi est-ce qu'on nous tire dessus ? Nous avons repris le contrôle de certains vaisseaux, nous sommes de votre côté ! » Lanyan scruta les images d'un œil perçant. « Ah oui ? Alors pourquoi est-ce que vous nous avez tiré dessus ? — Parce qu'on pensait que vous étiez les robots, plaida Eolus. — Nous ne pouvions pas savoir, ajouta Tabeguache. » Lanyan interrompit la communication. — Envoyez une décharge électrostatique sur ce vaisseau, pour voir ce qu'il a dans le ventre. (Kosevic hésita à lui obéir.) Je me suis fait avoir une fois par un hologramme de Wu-Lin, alors pas question qu'un Mastodonte s'approche trop près sans qu'on sache qui est aux commandes. Lorsque la décharge atteignit la tour de transmission de l'Eldorado, le visage de l'amiral du cinquième quadrant laissa place à la silhouette menaçante d'un robot klikiss. — On dirait qu'Eolus a pris un coup de vieux, commenta Lanyan, pas vraiment surpris. Messieurs, votre prochaine cible est toute trouvée. Allez-y ! Le Mastodonte rebelle se retrouva aussitôt pris dans une tempête de jazers et de fraks qui endommagea les propulseurs et perça la coque en plusieurs endroits. La flotte de l'amiral Willis entra en action à son tour. Sur ordre de Lanyan, les FTD s'acharnèrent également sur le bâtiment autrefois placé sous la responsabilité de l'amiral Tabeguache. Les vaisseaux commandés par les robots suivaient des trajectoires erratiques pour échapper aux contre-attaques. Tandis que les soldats du Goliath continuaient à faire des ravages dans les rangs ennemis, Lanyan vit l'un des Mastodontes mutins leur foncer dessus en déclenchant un puissant tir de barrage. Il ordonna sur-le-champ une manœuvre d'esquive, mais plusieurs projectiles firent mouche pendant que le Goliath pivotait sur son axe. Deux propulseurs explosèrent ; une rafale de jazer éventra la coque à tribord, ouvrant une brèche dans pas moins de sept ponts. — Balancez tout ce qu'on a ! Je veux sa peau ! hurla Lanyan. La riposte frappa la partie basse de l'assaillant avec assez de violence pour le dévier de sa trajectoire. — Les jazers sont presque à sec, annonça Kosevic. Il reste un propulseur en état de marche, ça suffit à maintenir le cap. Nous devons battre en retraite, mon général. Nous devenons une cible trop facile. — Nous ne sommes pas encore à court de munitions, monsieur Kosevic, et je compte bien me battre jusqu'à mon dernier souffle. Déterminez à quel quadrant appartiennent les vaisseaux rebelles, contactez la base martienne et trouvez-moi quelqu'un qui a accès aux codes guillotine. Tout n'est pas perdu. (Il se tourna vers un canonnier pétrifié :) Vous, là ! Je vous ai demandé de cesser le feu ? Le soldat reprit aussitôt le contrôle de sa plate-forme de tir et lança les derniers fraks à sa disposition. Lanyan enclencha l'intercom du vaisseau, même si les dégâts causés au système de transmission empêchèrent une grande partie de l'équipage de capter le message. « Qu'il soit parfaitement clair que si nous renonçons maintenant, nous offrons la Terre à l'ennemi. Et moi vivant, ça n'arrivera pas. » 125 BASIL WENCESLAS Basil ne se sentait pas en sécurité, même en plein milieu du QG de la Hanse, malgré les murs renforcés et les soldats massés derrière la porte. Si les hydrogues perçaient la défense du général Lanyan, ils débarqueraient ici la seconde d'après. Un seul tir suffirait à réduire en cendres le bâtiment où le président tenait son conseil de guerre. Autour de lui, stratèges et officiers des FTD réclamaient des informations à cor et à cri, étudiaient les derniers rapports, tentaient de garder une longueur d'avance sur la bataille qui faisait rage au-dessus de leurs têtes. Basil, lui, se forçait à dissimuler ses poings serrés sous la table. — Ce n'est pas comme si c'était une attaque surprise. Nous avions tout le temps de nous préparer. L'humanité tout entière a merdé ! Eldred Cain, encore plus pâle qu'à l'ordinaire, parcourait la pièce d'une démarche funèbre. — Je vous assure que nous ne pouvions rien faire de plus, monsieur le Président. — Nous aurions dû savoir ! s'énerva Basil. Chaque citoyen de la Ligue Hanséatique terrienne connaissait la menace qui pesait sur lui. Pourquoi ne m'ont-ils pas soutenu ? Tout est leur faute. J'ai tenté de les mener à la victoire, mais j'étais désarmé sans un minimum de coopération de leur part. Pourquoi m'ont-ils tous trahi ? (Il frappa du poing sur la table.) L'un. (Il frappa encore.) Après l'autre. Les experts militaires élargirent certaines images à l'écran dans l'espoir de démêler les nœuds d'une myriade de trajectoires. — Trois flottes des FTD viennent d'arriver sur le champ de bataille, mais leurs vaisseaux ont ouvert le feu sur ceux du général Lanyan. — Bien sûr, qu'est-ce que vous croyez ? Ce sont les bâtiments volés par les compers ! Les robots klikiss étaient sans doute les alliés des hydrogues depuis le début. Cain joignit les mains derrière son dos. — Nous ne sommes sûrs de rien, monsieur le Président. Nous avons d'abord cru que les Ildirans nous avaient piégés, puis ils s'en sont pris aux orbes de guerre. Si l'on en croit ces relevés énergétiques, des centaines de vaisseaux ont déjà été détruits, qu'ils soient terriens, ildirans ou hydrogues. Basil ne comprenait pas grand-chose aux tourbillons de points lumineux que son adjoint lui montrait. On aurait dit que quelqu'un s'était amusé à rassembler deux nids de guêpes avant de reculer pour admirer le carnage. Il se tourna vers un officier de transmissions aux yeux hagards. — Passez-moi le général Lanyan. — Je crains qu'il n'ait fermé tous les canaux disponibles… — Je suis le président de la Hanse ! Ne me dites pas que vous êtes incapable d'en débloquer un ? — À vos ordres, monsieur le Président. L'officier docile pianota sur son pad, hurla dans le micro et bascula un écran vers les caméras du Goliath. Basil se leva pour parler au commandant des FTD. « Général, j'ai besoin de comprendre ce qui se passe là-haut. Est-ce que les Ildirans… — Je suis occupé ! trancha Lanyan d'un ton hargneux. Vous ne voyez pas qu'on est en pleine bataille, ici ? — Justement, je ne vois pas grand-chose. J'exige un rapport détaillé et… — Plus tard. Quand ce sera fini. » Basil se retrouva soudain devant un écran blanc, avec la même impression que si on lui avait donné un coup de poing dans le ventre. — Il a osé interrompre la communication ! — Le général a besoin de se concentrer, lui expliqua Cain. En attendant, je suggère que nous descendions dans les bunkers souterrains. — Rien ne prouve qu'ils résisteront aux tirs hydrogues. Je dois rester au cœur de l'action, quoi qu'il arrive. Basil soupira, accablé de questions sans réponses. Pourquoi survivre à la destruction de la Terre et à l'effondrement de la Hanse ? Toute sa vie se résumait à ses fonctions de dirigeant. S'il avait eu d'autres passions, il aurait pris sa retraite depuis des lustres. Et puisqu'il ne semblait plus disposer du moindre successeur valable, partir devenait carrément impossible. Tel un capitaine des temps anciens, il coulerait avec son navire. Mais pas tout seul. Une nouvelle idée éclaira ses traits, comme un rayon de soleil intérieur. — Allez me chercher le roi Peter et la reine Estarra. Et aussi le prince Daniel, tant que vous y êtes. Je les veux ici, à mes côtés. — Ils pourront enregistrer une adresse au peuple, approuva Cain. S'il faut en venir là, l'histoire retiendra que tous les dirigeants de la Terre se sont dressés ensemble face à l'ennemi jusqu'au dernier moment. Basil serra de nouveau les poings. — L'important, c'est qu'ils soient là. À attendre avec nous. Mais personne ne réussit à joindre le capitaine McCammon, pas plus que les soldats postés devant les appartements du prince Daniel. Les gardes royaux eux-mêmes s'étaient-ils enfuis ? N'y avait-il pas un seul homme dans tout l'univers en qui l'on puisse avoir confiance ? — Amenez-moi le roi, la reine et le prince. Tout de suite ! ordonna-t-il aux sentinelles rassemblées devant la porte de la grande salle. Percevant l'étincelle meurtrière dans la voix du président, les soldats détalèrent sans demander leur reste. Basil continua à observer l'écran où se déroulait l'incroyable bataille, sans parvenir à déchiffrer l'entrelacs de trajectoires, d'images et de points clignotants. Impossible de dire quel camp prenait l'avantage. Il se prit à compter les secondes en attendant que les gardes reviennent avec la « famille royale ». Rien ne va jamais aussi vite que je voudrais. Ce fut un message de l'escouade missionnée par Basil qui mit fin au suspense. « Informez le président que nous avons rejoint les appartements royaux, sans y trouver ni le roi ni la reine. Le capitaine McCammon et l'un de ses hommes sont inconscients. Leurs convulseurs ont disparu. » — Impossible ! s'écria Basil en bondissant sur ses pieds. « Même constatation chez le prince Daniel, avertit un autre groupe de gardes. Les sentinelles ont été assommées et entassées dans une remise. Elles sont encore sonnées. Aucune trace du prince. Peut-être ont-ils été kidnappés tous les trois. » Basil sentit ses jambes se dérober, comme si c'était sur lui qu'on avait pointé un convulseur. Il s'effondra dans son siège. — Personne ne les a kidnappés. Ils se sont enfuis. Invraisemblable. Peter ne s'arrêterait donc jamais ? Après tout ce que la Hanse avait fait pour lui, après une avalanche de menaces et de promesses, le roi fantoche continuait à mordre la main qui le nourrissait. Trahi, encore et toujours trahi ! Basil vit rouge. Il entendit un braillement tonitruant, sentit sa gorge le brûler et comprit que c'était lui qui produisait ce son inarticulé. Il continua néanmoins à hurler sa rage jusqu'à recouvrer un semblant de calme. Son adjoint le dévisageait, atterré, de même que tous les gens présents dans la salle. La honte frappa Basil tel un jet d'eau glacée. Il demeura parfaitement immobile, le temps de maîtriser sa respiration et de retrouver une contenance. S'il devait mourir aujourd'hui, que ce soit au moins dans la dignité. 126 CESCA PERONI Les commandos vagabonds s'étaient envolés vers des dizaines de nids d'hydrogues. Cesca avait choisi de piloter l'un des énormes vaisseaux-citernes de Plumas en compagnie des frères Tamblyn. À l'instar de tous les autres groupes, ils avaient une longue liste de géantes gazeuses à visiter ; les hydrogues seraient assiégés au même moment sur des centaines de mondes différents. L'équipe de Cesca descendit en spirale à travers les tempêtes qui secouaient la haute atmosphère de la planète Haphine. Même si l'Oratrice n'était jamais venue ici en personne, elle connaissait l'importance historique de l'endroit : c'était là que les clans avaient installé l'une des deux premières stations d'écopage louées aux Ildirans. Haphine avait aussi été le site de la quatrième attaque hydrogue contre les humains, dans laquelle avaient péri six mille Vagabonds. Mais la roue tournait. C'était à présent aux hydreux de subir les assauts de leurs ennemis. Caleb Tamblyn s'adressa à elle sur le ton de la conversation, mais Cesca perçut l'angoisse sous-jacente, le besoin de parler pour évacuer la pression de l'attaque imminente. « Le clan Tamblyn s'est toujours senti honoré de transporter l'eau salvatrice partout où les gens en avaient besoin. — Alors cette mission ne doit pas trop vous changer. » Peu de temps après, les citernes relâchèrent une partie de leur contenu au cœur des nuages bleu-gris. Cesca entendait et ressentait dans tout son être la cacophonie des wentals, ceux encore confinés dans les soutes comme ceux déjà largués sur Haphine. Les vents violents de la géante gazeuse soufflaient dans son esprit. « Les wentals dissolvent le transportail hydrogue, annonça Cesca. L'ennemi ne peut plus s'enfuir. La victoire est à portée de main. » Comme s'ils avaient pris ce message pour une invitation, trois orbes de guerre jaillirent des nuages contaminés. Les coques de diamant étaient déjà rongées par les wentals. Une brume qui semblait étrangement vivante s'accrochait aux sphères hydrogues. Caleb Tamblyn rapprocha son vaisseau de celui de Cesca. « On va devoir s'occuper d'eux nous-mêmes ? — De toute façon, on est venus pour ça », répliqua Wynn depuis son propre cockpit. À la limite de l'atmosphère, Torin Tamblyn remontait aussi vite que possible après avoir déversé son arme aquatique, mais le vaisseau-citerne, même allégé, était incapable de distancer les trois sphères de diamant. « Ils sont à mes trousses ! Alors ou vous m'aidez ou vous vous poussez de là ! » Ses deux frères plongèrent aussitôt à sa rencontre tandis qu'il essayait d'éviter les rafales d'énergie bleutée tirées par ses poursuivants. Cesca sentit les wentals vibrer en elle, vibrer dans la soute et dans tout le vaisseau. Les hydrogues voulaient détruire leurs agresseurs avant qu'ils causent encore plus de dégâts. « Dégagez ! hurla-t-elle aux Tamblyn. Vous ne faites pas le poids. — Mais ils attaquent Torin ! répliqua Caleb. — Je m'en occupe. » Cesca accéléra sa course pour s'interposer entre le fuyard et ses poursuivants, qui ignoraient à qui ils avaient affaire. Elle cabra son engin pour en présenter la partie inférieure aux hydrogues, comme un animal soumis offrant son ventre aux crocs du dominant, puis elle ouvrit grandes les portes de la soute. Les wentals se lancèrent à l'assaut telle une tornade d'eau consciente. Le nuage vengeur se déploya pour former une barrière apparemment bien fragile devant les orbes de guerre, mais quand ceux-ci se jetèrent dedans à toute allure, ils se retrouvèrent aussitôt enveloppés d'une brume destructrice. Cesca n'eut que le temps de voir les wentals commencer à éroder des coques que tous considéraient comme indestructibles. Les trajectoires des hydrogues se firent erratiques ; deux d'entre eux se percutèrent et rebondirent l'un sur l'autre à la manière de titanesques boules de billard. Le vaisseau de Cesca, néanmoins, resta dans la ligne de mire des vaisseaux à la dérive. Au moment de l'impact, la Vagabonde se retrouva à l'épicentre d'une gigantesque explosion de lumière et d'énergie, son corps frappé et martelé de toutes parts. L'instant d'après, elle tombait dans un maelström de débris, d'eau extraterrestre et d'air congelé. Les wentals réussirent à la garder en vie. Cesca n'avait pas voulu tester son immortalité ni mettre en danger sa précieuse cargaison aquatique, elle avait juste fait son devoir. L'Oratrice se tourna vers les vaisseaux des frères Tamblyn qui décrivaient des cercles au-dessus d'elle. Sans moyen de communiquer avec eux, elle ne pouvait qu'attendre et flotter, seule, dans l'atmosphère d'Haphine. Elle eut la satisfaction d'apercevoir les trois orbes de guerre endommagés au-delà de tout espoir. Quand les sphères finirent par se briser, des fragments incurvés de leurs coques brillèrent à la lumière du lointain soleil avant de plonger doucement dans les nuages. La brume élémentale s'enfonça elle aussi dans les profondeurs de la planète, pour y rejoindre les autres wentals qui semaient déjà la destruction en territoire hydrogue. Cesca ne tarda pas à comprendre qu'elle était capable de se déplacer dans les airs par la seule force de sa volonté. Les Tamblyn avaient dû la croire morte, car lorsqu'elle se présenta devant l'un des cockpits en agitant les mains, elle vit la mâchoire de Caleb tomber pratiquement jusqu'à terre. Le Vagabond s'empara de son transmetteur pour passer la nouvelle à ses frères. Cesca sourit, puis indiqua par gestes qu'elle souhaitait accéder à l'une des écoutilles. Son équipe avait perdu un vaisseau, mais les hydrogues avaient perdu un monde. Et la journée ne faisait que commencer. 127 TASIA TAMBLYN Tasia n'avait jamais vraiment compris ce qui se passait de l'autre côté de la membrane translucide de sa cellule, mais là, ça tournait au délire. — Y a du mouvement. Et ça n'a pas l'air de rigoler. De nombreux orbes de guerre quittaient la cité en traversant la bulle protectrice. Hydrogues et robots klikiss parcouraient les rues à vive allure comme des bancs de poissons surpris par un prédateur. — Ils ne me semblent pas plus cinglés qu'à l'ordinaire, grommela Keffa. Ils feraient mieux de nous tuer une bonne fois pour toutes. — Peut-être font-ils des expériences pour savoir si nous résistons au stress, suggéra Robb. — Dans mon cas, la réponse est non ! lâcha Belinda. Tasia ignorait encore le nom de famille de la prisonnière hagarde. Depuis le meurtre de son comper, la rage brûlait les entrailles de la Vagabonde. Elle aurait tant aimé pouvoir fracasser un robot klikiss ou deux. La mentalité hydrogue lui restait totalement étrangère, mais ces sales bestioles mécaniques étaient clairement des monstres. Ils adoraient détruire, dominer, faire souffrir. C'était compris dans leur programmation. Tasia Tamblyn avait depuis longtemps pris l'habitude de ne compter que sur elle-même : hors de question d'attendre qu'un beau chevalier arrive sur son grand cheval blanc pour la sortir du donjon. De toute façon, il n'existait aucune cavalerie – genre commando des FTD – capable de s'introduire ici pour la tirer des griffes des méchants. Lorsqu'elle vit la silhouette de Jess se découper de l'autre côté de la membrane, cette image lui parut tellement absurde qu'elle pensa aussitôt avoir perdu la raison. Elle avait pourtant espéré tenir au moins aussi longtemps que les autres captifs avant de craquer. À moins que les hydrogues soient en train de lui jouer un sale tour ? Jess évoluait dans un environnement cauchemardesque, revêtu en tout et pour tout d'une mince tenue blanche qui lui collait au corps. Bras et jambes étaient nus ; ses longs cheveux bruns flottaient autour de lui malgré la pression démentielle qui régnait dans la cité hydrogue. — Merdre. Quitte à avoir des hallucinations, j'aurais préféré qu'elles soient vaguement logiques. — Qui c'est ? s'écria Robb. Quand les prisonniers effarés se groupèrent autour d'elle, un flot de questions au bord des lèvres, Tasia fut forcé d'admettre qu'elle n'était pas la seule à le voir. Elle ne put s'empêcher de se frotter les yeux. — C'est… ça ressemble à mon frère, Jess. Mais c'est impossible. — Exact. Nous sommes au beau milieu d'une géante gazeuse et il est… pieds nus. Tasia ayant déjà vu les hydrogues recréer la forme de Ross, elle en déduisit qu'ils avaient juste choisi une nouvelle apparence. Et qu'ils avaient fait des progrès, parce que Jess paraissait aussi vivant que possible. Pourquoi s'attaquaient-ils toujours à sa famille ? Sa surprise initiale se changea en déception. — Tu n'es pas réel ! hurla-t-elle à travers la membrane. Le faux Jess s'approcha de la cellule, le visage soudain joyeux, triomphant. Le sourire désinvolte était reconnaissable entre mille, c'était celui de leurs jeux d'enfants, de leurs souvenirs communs. Quand les hydreux avaient copié Ross, ils avaient échoué à rendre la moindre trace d'émotion. — Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? interrogea Tasia. La réponse, amplifiée par une source inconnue, se transmit par vibrations à travers l'atmosphère écrasante. C'était bien la voix de Jess, parfaitement imitée. — Je suis venu te tirer de là, petite sœur. Tu ne me reconnais pas ? La Vagabonde ne put retenir ses sarcasmes. — Eh bien je me souvenais d'une coupe de cheveux un peu moins longue… Ah oui, j'avais aussi oublié que tu pouvais te promener presque à poil au beau milieu d'une géante gazeuse. — Il vient nous sauver ! s'emporta Belinda. On se fout de qui c'est ! — Pas moi, grogna Tasia. Les hydreux ont trop joué avec ma famille ces derniers temps. (Elle se tourna de nouveau vers Jess, le cœur battant. Par le Guide Lumineux, quelle ressemblance ! Et elle avait tellement envie de sortir d'ici.) Bon. Je veux bien faire un effort si ce type peut vraiment nous sauver la mise. — Je te jure que c'est moi. Évidemment, j'ai changé… Mon corps est imprégné de l'énergie des wentals, des êtres aussi puissants que les hydrogues et les faeros. Je peux vous aider à vous enfuir. En ce moment même, les wentals enfoncent les lignes hydrogues d'un bout à l'autre du Bras spiral. — Pas trop tôt ! lança Keffa. — Les ennemis des hydrogues sont mes amis, déclara Robb en prenant sa compagne par le bras. Allez, Tasia. Ce n'est pas comme si on avait quelque chose à perdre. Les autres captifs se sentirent submergés par un immense espoir. Seul Keffa suggéra que cela pouvait quand même être un piège. Belinda bouscula Tasia pour s'approcher de la membrane. — On lui demandera des explications après ! — D'accord, d'accord. De toute façon, nous sommes déjà dans le couloir de la mort, et puis les prisonniers de guerre sont censés chercher à s'évader. (Elle scruta son frère, qui ne paraissait pas disposer du moindre engin capable de les emmener loin de cet enfer.) Alors ? Qu'est-ce qu'on fait ? — Les wentals sont les ennemis jurés des hydrogues, annonça Jess d'une voix irréelle, retentissante. Ils m'ont complètement transformé. Tu n'as pas idée de ce que je peux faire. — Merdre, quel euphémisme ! rigola la Vagabonde. — Fais-moi confiance. C'est vrai que je ne suis plus vraiment humain, mais à cette minute précise, c'est plutôt un avantage. Jess tendit les bras et ferma les yeux. Une brume électrique l'entoura aussitôt avant de se condenser en gouttelettes, molécule par molécule. Il continua à invoquer cette mystérieuse pluie jusqu'à rassembler assez d'eau vivante pour former une sphère protectrice qui semblait pourtant aussi fine et fragile qu'une bulle de savon. La sphère se colla à la cellule, les deux membranes fusionnèrent et le mur translucide se fendit comme deux lèvres s'écartant l'une de l'autre. — Entrez là-dedans, ordonna Jess. C'est sans danger, mais il faut vous dépêcher. La bataille fait rage. Tasia avait déjà vécu tant de situations invraisemblables que cela ne représentait finalement qu'une de plus sur la liste. Elle empoigna Belinda et la poussa à travers l'ouverture. — Alors quoi ? Vous hésitez, maintenant ? Keffa se précipita dans l'incroyable vaisseau. Tasia et Robb aidèrent les autres prisonniers à monter à bord avant de s'y installer à leur tour. L'air avait une odeur d'ozone et de brouillard, une sensation délicieuse après une éternité passée dans la cellule. Quand Jess les rejoignit en traversant la paroi transparente, Tasia se rendit compte à quel point elle avait envie de lui sauter au cou, envie de se réfugier dans les bras protecteurs de son aîné. La dernière fois qu'elle l'avait vu, il passait au-dessus de la base lunaire pour envoyer un message codé annonçant le décès de leur père. Mais son frère lui expliqua pourquoi elle ne devait pas s'approcher de lui. — Dans ce cas, je t'enverrai une carte de remerciements. Dès qu'on sera à l'abri. Pour la première fois depuis sa capture, Tasia vit une lueur d'espoir illuminer le visage de ses camarades. La bulle créée par Jess se détacha de la cellule maudite et quitta la ville hydrogue. 128 LE ROI PETER Peter espérait que l'attaque hydrogue occuperait assez les pensées de Basil pour qu'il les laisse filer en paix. — Tu es bien sûr de savoir piloter l'épave, OX ? Il se sentait coupable de fuir alors que tant de gens risquaient de périr si l'ennemi pénétrait les lignes de défense, mais les décisions du président l'avaient poussé à cette extrémité. Si l'humanité avait encore une vague chance de survivre, cela ne devait pas se jouer sur les choix irrationnels de l'actuel dirigeant. Le roi Peter et la reine Estarra représentaient à eux deux le dernier espoir de l'espèce humaine. Le comper Précepteur s'était installé au poste de commande complexe et déroutant qui prenait en charge la propulsion de l'orbe de guerre. Les écrans colorés étaient incrustés de rangées de cristaux et de diamants qui les reliaient au bloc de polymère translucide, comme autant d'artères pompant un sang à la composition mystérieuse. — Les techniciens ont accumulé une vaste quantité de données. Je dois tout absorber. Visage fatigué, mains serrées sur son ventre proéminent, Estarra cherchait une place où s'asseoir dans le vaisseau extraterrestre. Elle finit par s'appuyer contre l'une des protubérances lisses qui parsemaient le mur. — Est-ce qu'ils en ont appris suffisamment ? Le comper resta concentré sur les systèmes de contrôle. Trop concentré. En fait, c'était la première fois que Peter voyait OX hésiter. — Oui, je dispose des données nécessaires à l'accomplissement de ma mission. Cette technologie est bien plus évoluée que la propulsion ildirane ou que n'importe quel moteur utilisé par les Forces Terriennes de Défense. Néanmoins, si je mets en œuvre toute ma capacité de calcul, je parviendrai à générer une routine de pilotage qui me permettra de mener cet engin jusqu'à Theroc. — Je savais que nous pouvions compter sur toi, approuva Estarra. Après un court instant de flottement, le temps de rassembler son courage, le petit robot se tourna vers Peter. — Malheureusement, vu notre départ précipité, je n'ai pas eu le temps de préparer une banque de données séparée. Comme vous le savez, ma mémoire est déjà saturée de souvenirs personnels. Je réclamais depuis longtemps une optimisation de mes unités de stockage. — Que veux-tu dire par là ? s'inquiéta Peter. Tes processeurs ne sont pas assez puissants pour piloter l'épave ? — Mes facultés de calcul et de mémorisation sont suffisantes, mais je devrais en user au maximum pour m'adapter au fonctionnement de ce vaisseau. Ce qui m'impose d'effacer toute ma mémoire. — Cela représente trois cents ans d'histoire ! s'indigna Peter. Nous allons procéder différemment. Nous trouverons un autre moyen de manœuvrer l'orbe de guerre. Ou bien nous nous cacherons ici, sur Terre, jusqu'à ce que l'urgence soit passée. — Je crains que cela ne soit impossible, roi Peter. La reine et vous-même devez être mis en sécurité. Cela arrive en tête de mes priorités. — Alors je t'ordonne de changer tes priorités. — Vous ne pouvez pas m'y obliger, pas plus que vous ne pouviez m'obliger à tuer le président Wenceslas. (OX pointa ses capteurs optiques sur la reine.) Rejoindre Theroc est la meilleure façon de vous sauver, vous et l'enfant. — Et si nous franchissions le transportail, comme Daniel ? suggéra Peter. — Theroc est notre seule véritable chance, objecta Estarra. Mon peuple nous protégera et nous aurons une base pour notre nouveau gouvernement. Peter dut se rendre à l'évidence. — C'est vrai. N'importe où ailleurs, nous ne ferions que nous cacher, alors que l'humanité a besoin de nous. (Le souverain déglutit avec difficulté, conscient du sacrifice qu'il demandait au comper. Les yeux de la reine étaient embués de larmes versées pour son époux, pour leur enfant à naître, pour la Terre… et pour OX.) Le président s'est peut-être déjà rendu compte de notre absence. Et si un vaisseau hydrogue parvient à franchir nos lignes, il s'attaquera en premier au Quartier du Palais. Nous devons partir sur-le-champ et prier pour que cet orbe de guerre paraisse assez inoffensif pour que personne ne lui tire dessus avant que nous ayons quitté la zone de combat. — J'essaierai de garder un peu de place pour quelques souvenirs de notre rencontre, déclara OX d'une voix presque optimiste. Avant que le roi puisse répondre, avant qu'il tente de trouver une autre solution à un problème pourtant insoluble, OX se tourna de nouveau vers le poste de commande. Il se brancha sur les digidisques fournis par Cain et se raidit tandis que des siècles d'expérience étaient écrasés par un déluge de données scientifiques. Peter se retint de pleurer à son tour. Le comper se séparait volontairement de tout ce qui lui tenait à cœur pour le remplacer par les froides équations de l'ingénierie hydrogue. OX représentait un authentique trésor historique ; la Hanse avait-elle eu la bonne idée d'archiver ses mémoires à un moment ou à un autre ? Peter doutait que Basil y ait jamais pensé. Cela ne lui aurait pas paru utile. Après une longue période de silence, OX s'adressa au couple royal d'une voix atone : — Roi Peter, reine Estarra, je suis prêt. Souhaitez-vous partir dès à présent ? Les deux fugitifs savaient qu'ils venaient de perdre un de leurs seuls amis dans le bourbier politique de la Hanse. — Oui, répondit Peter, la gorge serrée. S'il te plaît, emmène-nous loin d'ici. Le comper se pencha sur les systèmes de contrôle, pianotant le panneau cristallin en saillie de diamant. Le grondement des engins emplit l'orbe de guerre dès que l'énergie recommença à circuler dans la structure. La petite sphère referma son écoutille et s'éleva lentement dans les airs, sur fond de ciel nocturne strié par les éclairs de la bataille. 129 BENETO Vingt navires de guerre verdanis émergèrent du vide glacé de l'espace pour converger vers la Terre. Les ancêtres humains de Beneto avaient quitté la planète mère des siècles auparavant sur leur vaisseau-génération, dans l'espoir de trouver un endroit où fonder une colonie. Ils n'auraient jamais cru que cela pourrait finir ainsi. Et Beneto ne comptait pas que cela finisse, même s'il n'était plus vraiment humain. Cela faisait des années que son corps de chair avait péri sur Corvus tandis que son âme rejoignait l'esprit collectif des verdanis. À présent qu'il était intégré à cet incroyable engin organique, il se sentait capable de vaincre l'ennemi de la forêt-monde avec l'aide de centaines d'autres vaisseaux-arbres. — Les verdanis attendent cette bataille depuis dix mille ans, déclara-t-il par télien à tous les prêtres Verts qui avaient accepté de devenir pilotes. Ces vaisseaux sont des armes redoutables. Il est temps d'abattre les hydrogues, comme cela aurait dû être fait il y a bien longtemps. Les membres ligneux de Beneto avaient fusionné avec le bois ; ses bras étaient des branches longues de plusieurs kilomètres, ses racines dérivaient dans l'immensité spatiale. Son nouveau corps était si fort, si massif, qu'il avait encore du mal à en prendre conscience. Quand il découvrit la scène d'apocalypse qui se jouait dans les cieux terrestres, il pria pour que les arbres titanesques puissent inverser le cours du combat. Une pensée lui suffit pour lancer son vaisseau à l'assaut. Les débris d'innombrables orbes de guerre dérivaient autour de la Terre, mais les yeux végétaux du golem voyaient bien qu'il en restait encore beaucoup en état de marche, suffisamment pour ravager la Terre s'ils n'étaient pas arrêtés à temps. Quant aux vaisseaux des FTD, ils semblaient occupés à se tirer les uns sur les autres. Les vingt prêtres Verts s'accordèrent en un instant sur leurs cibles avant de plonger dans la mêlée. Les grands arbres volants esquivèrent les tirs de jazer, puis traversèrent les nuages formés par les restes épars des croiseurs ildirans et les carcasses scintillantes des sphères hydrogues. Beneto fit part de ses intentions au général Lanyan grâce au transmetteur installé par Solimar, mais il n'avait aucun moyen de savoir s'il était entendu. Les hydrogues reconnurent l'ennemi ancestral dès que les vaisseaux-arbres surgirent sur le champ de bataille. Les orbes de guerre se désintéressèrent aussitôt des FTD pour attaquer les verdanis à grands renforts de rayons bleutés et d'ondes réfrigérantes. Beneto ressentit quelque chose qui s'apparentait à de la douleur quand son écorce subit le feu hydrogue, mais il parvint à s'approcher suffisamment pour envelopper un orbe de guerre dans l'étreinte mortelle de ses branches épineuses. La sphère hydrogue riposta avec la même arme utilisée pour détruire le bosquet d'arbremondes de Corvus. Beneto se rappelait encore la terrible souffrance, la peur, l'agonie. Tous ces arbres, tous ces colons massacrés ! Les ondes réfrigérantes vinrent à bout de plusieurs branches, mais les survivantes serrèrent de plus en plus fort jusqu'à ce que la coque de diamant se fissure et se brise. Les dix-neuf autres vaisseaux verdanis prirent chacun un orbe de guerre à partie, les broyant de toute leur force végétale tandis que les bâtiments des FTD continuaient à se battre entre eux. Tous les croiseurs ildirans avaient déjà été détruits, à l'exception notable du vaisseau-amiral, et malgré cela il restait des centaines de sphères hydrogues intactes. Les vingt vaisseaux-arbres ne seraient pas suffisants pour stopper leur progression. Mais il fallait quand même essayer. Beneto et ses compagnons repartirent à l'assaut avec détermination, choisissant de nouveaux orbes de guerre à étreindre jusqu'à ce que mort s'ensuive. 130 ADAR ZAN'NH Le vaisseau-amiral de la Marine Solaire dérivait dans l'espace depuis qu'une explosion toute proche avait endommagé ses propulseurs. Les équipes techniques s'acharnaient à réparer les dégâts en extrayant les circuits fondus et en les remplaçant par d'autres prélevés sur des systèmes de moindre importance. Les écrans avaient été remis en marche, ce qui permettait au moins à l'adar de suivre la bataille à laquelle il ne pouvait plus participer. Zan'nh assista donc, émerveillé, à l'entrée en lice des grands arbres. Il n'avait jamais rien vu de tel et ne parvenait même pas à imaginer d'où provenaient ces incroyables vaisseaux vivants. De multiples forces s'unissaient visiblement pour lutter contre les hydrogues, mais même ces nouveaux renforts ne changeraient pas le cours de la bataille. Les habitants des géantes gazeuses avaient lancé une offensive démesurée contre les FTD… à moins qu'ils aient projeté dès le début de s'en prendre aussi à la Marine Solaire. Plus l'adar y pensait et plus cette hypothèse lui paraissait vraisemblable. Grâce à la connexion privilégiée qui l'unissait au Mage Imperator, Zan'nh percevait les échos lugubres qui secouaient le thisme au rythme des victimes innombrables succombant sur Ildira. Les hydrogues devaient y avoir engagé de violentes représailles suite à la trahison de la Marine Solaire. L'adar sentait que le Mage Imperator était encore en vie, mais supposait que le Palais des Prismes était assiégé par l'ennemi. Les soixante sphères de diamant qui montaient la garde dans le ciel de Mijistra avaient-elles ouvert le feu pour punir les Ildirans ? Zan'nh ne pouvait plus se battre, ne pouvait même plus bouger. Il étudia les visages découragés de son équipage, entassé sur un pont légèrement de guingois, et donna un violent coup de poing sur son fauteuil de commandement. L'impuissance le rongeait. Il avait accompli sa part de travail, sauf que cela n'avait pas suffi à assurer la victoire. — Nous avons fait de notre mieux, le rassura l'un de ses conseillers. Nous avons détruit quatorze fois plus d'orbes de guerre qu'Adar Kori'nh sur Qronha 3. Les Ildirans n'avaient encore jamais causé tant de dommages à l'ennemi. Zan'nh ne partageait pas ce triomphalisme. Les lumières du pont vacillèrent un instant tandis que des étincelles continuaient à jaillir de divers postes de contrôle. — Oui, mais nous n'avons pas porté un coup assez sévère. Nous aurions dû venir avec plus de vaisseaux. Cette erreur risquait de causer la perte de l'Empire. — Dans ce cas, il n'en serait plus resté assez pour protéger Ildira, insista le conseiller. — C'est ici que se joue la sécurité d'Ildira ! l'interrompit Zan'nh d'un geste de la main. Nous avions l'ordre de défaire les hydrogues. Si nous n'y parvenons pas, ils s'attaqueront à tous nos mondes les uns après les autres. (Il baissa la voix.) Ils sont peut-être déjà en train de réduire Mijistra en cendres. Vous ne percevez donc pas ces cris d'agonie ? Les vaisseaux terriens aux mains des robots pilonnaient sans relâche leurs homologues des FTD. Les verdanis avaient beau détruire une à une les sphères de diamant, les hydrogues ne cessaient de gagner du terrain. — Adar ! s'exclama un opérateur qui semblait ne pas en croire ses yeux. Des vaisseaux à l'approche. Des centaines de vaisseaux ! Zan'nh sentit son estomac se nouer. Les robots klikiss et les compers Soldats avaient-ils encore des forces à jeter dans la bataille ? À moins que ce soient des renforts hydrogues ? — Nos transmissions fonctionnent ? En réponse, le visage inquiet d'un officier ildiran se dessina à l'écran. « Adar, ici Tal Lorie'nh. Vous me recevez ? Nous ne détectons aucun croiseur en état de marche. — Oui, nous sommes là ! » Le vétéran de la Marine Solaire s'autorisa un petit sourire. « Le Mage Imperator pensait que vous pourriez avoir besoin d'aide. » — C'est une cohorte entière ! s'écria l'opérateur radar. Des centaines de croiseurs supplémentaires. Zan'nh avait du mal à y croire. « Vous arrivez à point nommé. Tout semblait perdu. — Pas encore. Nous avons un plan d'urgence. » Lorie'nh donna ses ordres aux sept quls de la cohorte, qui eux-mêmes commandaient chacun sept septes. Zan'nh avait été le second du vieil officier avant de rapidement le dépasser. Lorie'nh manquait d'ambition au point de s'étonner d'avoir été nommé tal, une promotion dont il attribuait d'ailleurs tout le mérite à son équipe. L'adar prit soudain conscience que cette cohorte dépêchée en urgence n'avait pas suivi les mêmes préparatifs que les deux premières : il ne s'agissait pas de vaisseaux automatisés. Ce qui n'empêchait pas le Mage Imperator de les envoyer au sacrifice. Zan'nh avait pris conscience dès le départ du risque énorme que présentait l'opération, mais grâce aux systèmes installés par les ingénieurs de Sullivan Gold, il n'avait pas eu à envoyer des centaines de milliers de soldats au massacre. Tant de rayons-âmes brisés ! Par écran interposé, l'adar croisa le regard de Lorie'nh. « Tal, votre cohorte est-elle préparée à une telle action ? Les équipages ont-ils été convenablement réduits ? » Le sourire de Lorie'nh se teinta d'amertume. « Mes croiseurs transportent le nombre de soldats pour lequel ils ont été conçus. » Les nouveaux vaisseaux accélérèrent en arrivant en vue du champ de bataille. Zan'nh ne savait plus quoi dire. L'adar Kori'nh avait-il fait preuve de la même détermination en précipitant sa maniple à l'assaut de Qronha 3 ? « Nos vies n'ont aucune importance, affirma Lorie'nh. Si nous échouons aujourd'hui, c'est toute l'espèce ildirane qui disparaîtra. » Zan'nh savait que l'officier avait raison. « Que le voyage vers la Source de Clarté vous soit agréable. — Puissions-nous tous nous y retrouver un jour », conclut Lorie'nh dans un ultime salut. Lancés comme une pluie de météores, les trois cent quarante-trois croiseurs dépassèrent en trombe celui de Zan'nh. L'adar, les larmes aux yeux, regarda les grands navires étincelants filer vers leur destin. Il n'avait jamais rien vu de plus beau de toute sa vie. 131 LA REINE ESTARRA Pilotée par OX, l'épave hydrogue décolla en douceur. Le ciel nocturne s'était vidé des vaisseaux commerciaux et autres dirigeables de loisir qui le parcouraient d'ordinaire en tous sens. Quelques rares lumières marquaient encore l'emplacement du Palais des Murmures, que Peter et Estarra quittaient pour toujours. La reine s'agrippa à son mari, autant pour chercher de la confiance que pour en donner. — Je ne pensais pas que nous arriverions jusque-là. Tandis que la Terre s'éloignait, bleue, scintillante et vulnérable, Estarra savait que le roi s'en voulait d'abandonner son peuple au cœur de la crise. Il paraissait s'enfuir comme un lâche au moment où l'humanité avait le plus besoin de lui. Mais s'ils ne partaient pas, Basil les tuerait. Surtout à présent. Rester ne servirait à rien, d'autant que même si la présente bataille tournait mal, cela ne signerait pas la fin de toute civilisation humaine. — La Terre n'est pas indispensable, Peter. Le président Wenceslas a oublié que nous nous étions répandus bien au-delà de nos frontières ancestrales. Il s'est coupé de Theroc, des Vagabonds, de toutes les colonies hanséatiques. Nous régnerons depuis ma planète natale comme un véritable couple royal, afin d'aider tout le monde à se remettre de cette guerre. Avec ou sans la Terre, le président ne t'aurait jamais laissé être le roi dont l'humanité a besoin. C'est notre seule chance. Peter acquiesça, convaincu. — OX, partons d'ici aussi vite que possible. Le comper Précepteur remplit son office en silence. Dans ses mémoires effacées, il avait stocké suffisamment d'informations pour piloter le vaisseau en expert. — Je détecte de multiples obstacles disséminés sur l'ensemble des trajectoires possibles, déclara-t-il d'une voix hachée. Je vais tenter de les éviter. Les murs transparents permirent à la reine d'avoir un bon aperçu de la bataille en cours. Les « multiples obstacles » n'étaient autres que les débris de centaines, voire de milliers de vaisseaux : croiseurs ildirans, orbes de guerre, bâtiments des FTD. La petite épave n'était qu'un grain de sable perdu dans une tempête de violence. Les combattants occupaient une vaste portion d'espace aux abords de la Terre, à tel point qu'Estarra ne voyait pas par où passer pour leur échapper. OX, lui, sélectionna la meilleure option et fonça dans le tas. Une nouvelle flotte de croiseurs ildirans venait tout juste de faire son apparition, mettant quelques centaines de vaisseaux supplémentaires sur le champ de bataille. — Que faire si l'on commence à nous tirer dessus ? s'enquit-elle. Après tout, nous pilotons un orbe de guerre. — L'équipe de recherche a laissé un système de transmission à bord. Je peux envoyer un message sur les fréquences militaires standards, pour signaler que nous ne sommes pas des ennemis. — Si tant est qu'ils nous croient, commenta la reine pendant que le robot activait l'émetteur. — Je n'apprécie guère de devoir annoncer à tout le monde qui nous sommes. J'aimerais que Basil reste dans l'ignorance le plus longtemps possible. (Peter se pencha en avant, mains jointes.) Mais je suppose qu'il est déjà trop tard, de toute façon. — J'ai retiré votre identifiant de la transmission, l'informa OX. Compte tenu de l'état d'urgence, je doute que les FTD en aient vraiment pris acte. Le général Lanyan a lancé les codes guillotine pour immobiliser les vaisseaux aux mains des compers Soldats, mais ceux-ci ont d'ores et déjà surmonté la difficulté. Cet échec semble mettre le général particulièrement en colère. L'épave contournait les obstacles avec des corrections de trajectoire si brutales que Peter et Estarra auraient été projetés contre les murs si le système inertiel développé par les hydrogues n'avait pas été aussi efficace. L'orbe de guerre essuya quelques tirs en provenance de vaisseaux des FTD qui n'avaient clairement pas prêté attention au message envoyé par OX. Une rafale de jazer déstabilisa la sphère de diamant, dont le comper reprit rapidement le contrôle. Estarra découvrit alors l'élément le plus incroyable de cette gigantesque mêlée. — Peter, regarde ! Ce sont… ce sont des arbres. De grands arbres de la forêt-monde, comme Nahton nous l'avait dit. Les vaisseaux verdanis se jetaient sur les hydrogues, broyant les orbes de guerre sous la pression de leurs énormes branches épineuses. Estarra se pressa contre le mur incurvé pour mieux appréhender l'étendue du chaos. Tout paraissait arriver en même temps. Le comper tenta de ne pas couper les trajectoires des grands arbres, mais la petite sphère n'était pas assez rapide. L'un d'eux les prit en chasse. — Bats en retraite ! s'écria Peter. Il ne doit pas nous rattraper. — Je vais faire de mon mieux. Le comper adopta une stratégie d'esquive basée sur des mouvements erratiques, mais le vaisseau-arbre ne cessait de gagner du terrain, ses branches déjà prêtes à saisir leur proie. — Ce n'est pas notre ennemi, murmura la reine. Il vient de Theroc. — Peut-être, dit Peter, mais nous nous trouvons dans un orbe de guerre, donc dans une cible potentielle. — Dois-je identifier la reine Estarra dans mon signal ? — Bien sûr, OX ! répondit-elle du tac au tac. Dis que… je suis une enfant de Theroc, mais sans donner mon nom. Le vaisseau organique fondit sur l'épave à une vitesse prodigieuse. Estarra pouvait distinguer les rides de l'écorce dorée transformée en armure impénétrable. Les épines aiguisées égratignaient déjà la coque de l'orbe de guerre tandis que les branches refermaient leur étreinte. Les mains d'OX volaient sur le poste de commande, même si sa voix était désormais incapable de refléter le moindre sentiment d'urgence. — Je suis désolé, roi Peter. Je ne suis pas en mesure d'échapper au vaisseau-arbre. Estarra scruta de nouveau l'espace à travers le mur cristallin. L'arbre titanesque paraissait à la fois proche et différent de ceux qu'elle avait escaladés dans son enfance. Les arbremondes de Theroc étaient pacifiques, curieux, avides de connaissances, alors que ceux-là ne pensaient visiblement qu'à détruire. Ou à protéger ? Une voix crépitante jaillit du système de transmission. La reine se pencha vers l'engin, surprise d'entendre une sorte de chant, des mots pleins de chaleur qui portaient en eux le souvenir de ses jeunes années. « Estarra… ma sœur. — Beneto ! (Elle se tourna vers Peter.) C'est Beneto. Il est dans l'arbre. — Je suis l'arbre. » Beneto était mort sur Corvus, mais Sarein et Nahton avaient évoqué sa résurrection sous forme d'un golem dépêché par la forêt-monde. « Beneto, je t'en prie, ne nous fais pas de mal. — Que faites-vous à bord d'une sphère hydrogue ? » Sa voix n'était plus totalement humaine. « Nous fuyons la Terre et la Hanse. Le président Wenceslas essaie de nous tuer, nous voulons trouver refuge sur Theroc. (Elle tenta de régler le transmetteur pour améliorer la réception.) J'aimerais pouvoir tout t'expliquer. J'aimerais tant te voir ! — Est-ce qu'il va nous aider ? demanda Peter. — Viens avec nous, Beneto. Rentrons à la maison. — Je ne peux pas. La bataille m'attend. La grande bataille. J'appartiens au vaisseau-arbre, nous sommes un seul et même être. (L'étreinte des énormes branches semblait à présent plus tendre qu'agressive.) Il nous faut détruire les hydrogues aujourd'hui même, mais avant cela, petite sœur, je vais m'assurer que tu es en sécurité. » Le vaisseau verdani s'éloigna de la zone des combats. Des tirs ennemis frappèrent ses branches extérieures, mais le corps végétal de Beneto résista aux décharges mortelles. Une fois hors de portée des orbes de guerre, ses branches s'écartèrent pour relâcher l'épave, comme un fermier semant une graine dans l'espace. « Tu vas me manquer, lui dit la reine. — Je me souviendrai toujours de toi et de Theroc. Je m'en souviendrai même après des milliers d'années passées à sillonner le cosmos. » OX reprit le petit vaisseau en main et l'orienta dans la bonne direction. — J'acquiers déjà de nouveaux souvenirs, annonça le comper. Peter sourit tandis qu'Estarra regardait Beneto disparaître au loin. La dernière fois qu'elle aperçut le grand vaisseau de guerre verdani qui se trouvait aussi être son frère, celui-ci repartait à l'assaut des hydrogues. 132 DENN PERONI Denn Peroni ne faisait pas le fier en pénétrant dans le système solaire terrestre à la tête d'un groupe de Vagabonds. Le négociant n'avait jamais envisagé de remettre un jour les pieds dans le secteur depuis qu'il y avait été arrêté et détenu sous un faux prétexte. Heureusement, le roi Peter l'avait fait libérer avant qu'il serve de bouc émissaire. Je viens payer mes dettes, pensa-t-il. Kotto Okiah pilotait le plus gros des onze convoyeurs qui accompagnaient le Persévérance Obstinée. Le vaisseau se composait principalement d'une structure arachnéenne destinée à accueillir des réservoirs de carburant interstellaire, une configuration qui ne lui permettait pas de transporter l'eau des wentals… mais convenait tout à fait à des piles d'objets plats ressemblant à d'énormes jeux de cartes. Depuis que le jeune ingénieur avait apporté ses plans sur Yreka, de nombreuses usines dirigées par les Vagabonds ou – anciennement – par la Hanse avaient produit des centaines de milliers de « sonnettes ». Même si les gitans de l'espace avaient lourdement souffert des attaques des Terreux, même si les colonies hanséatiques ne pardonnaient pas à leur gouvernement de les avoir abandonnées, personne n'avait hésité à passer à l'action en apprenant que la Terre était en danger. « C'est ton bébé, Kotto. Tu veux passer en premier ? — Je n'ai pas de raison de me mettre en avant. Ce sont les sonnettes qui feront tout le travail. — Je ne pense pas que la Grosse Dinde cherche quelqu'un à qui filer une médaille », railla Denn. Les Vagabonds décelèrent les lueurs de la terrible bataille bien avant d'arriver à proximité de la Terre. Denn essaya d'appréhender au mieux ce qui se dessinait peu à peu devant lui. Les prêtres Verts dispersés dans le Bras spiral avaient minutieusement décrit les vaisseaux verdanis, mais aucun mot n'aurait pu préparer les nouveaux venus à la vision de ces arbres immenses qui brisaient les orbes de guerre les uns après les autres. Denn aperçut également des bâtiments des FTD occupés à se tirer dessus, des Mastodontes ouvrant le feu sur d'autres Mastodontes. La guerre civile avait-elle éclaté ? Il se souvint alors que les compers Soldats s'étaient emparés d'une grande partie de la flotte terrienne. Les robots venaient sans doute régler leurs comptes. Les Terreux semblaient énerver à peu près tout le monde… Et bien sûr, difficile de ne pas repérer les décorations rutilantes du croiseur ildiran. Quand le négociant avait visité Ildira pour renouer les relations commerciales avec le Mage Imperator, le Persévérance Obstinée avait été escorté par de tels vaisseaux. Des centaines de navires de la Marine Solaire s'étaient déjà sacrifiés en s'écrasant sur les orbes de guerre, mais les hydrogues demeuraient malgré tout en position de force. Denn vit une nouvelle flotte ildirane faire son entrée sur le champ de bataille pendant que l'ennemi se rassemblait pour mieux repartir à l'assaut. Les croiseurs accélérèrent tout en restant en formation, visiblement décidés à lancer une autre attaque suicide. Encore quelques centaines de vaisseaux qui devaient chacun contenir au moins un millier de soldats ildirans. Tous prêts à mourir. Si les sonnettes fonctionnaient aussi bien que l'ingénieur excentrique l'avait promis, une telle hécatombe n'était plus nécessaire. « Kotto, nous devons faire vite. — Nos convoyeurs sont à pleine vitesse. C'est l'affaire de dix minutes. — Trop long. Les croiseurs sont déjà en phase d'accélération. (Sans attendre de réponse, Denn envoya un message sur une large gamme de fréquences.) Ici Denn Peroni, des clans de Vagabonds. Je m'adresse à la Marine Solaire ildirane. Vous vous souvenez de moi ? J'ai été reçu à plusieurs reprises par le Mage Imperator. Quelqu'un me reçoit ? (La cohorte ne fit pas mine de ralentir. Pressé par le temps, Denn haussa le ton :) Je vous en prie, écoutez-moi ! Nous avons une nouvelle arme pour combattre les hydrogues. Vous n'êtes pas obligés de vous sacrifier. — On va vous faire une démonstration, ajouta Kotto. Par le Guide Lumineux, c'est bien plus efficace que d'aller s'écraser sur les orbes de guerre. — Nous pouvons sauver des milliers de vies. Accordez-nous quelques minutes. » Une voix profonde, où pointait une note de soulagement, répondit enfin à leurs appels. « Ici Adar Zan'nh. Tal Lorie'nh, je vous autorise à suspendre votre attaque. Je connais ces Vagabonds. Voyons ce qu'ils ont à proposer. — Bien reçu, annonça Lorie'nh. Je suis heureux de donner aux humains une chance de défendre leur propre monde. » Les croiseurs ralentirent et changèrent de trajectoire. — Ce n'est plus vraiment mon monde, marmonna Denn. Mais ça ne m'empêche pas de l'aider. Une voix impérieuse remplaça soudain celle de l'officier ildiran. « Vagabonds ! s'écria le général Kurt Lanyan. Qu'est-ce que vous venez foutre ici ? Si vous nous gênez, je me ferai un plaisir de vous abattre moi-même. — Pas de panique, général. Nous venons donner un petit aperçu du savoir-faire vagabond. En plus, c'est gratuit. » Le Persévérance Obstinée et les onze convoyeurs qui l'accompagnaient larguèrent leur cargaison de concert. Chaque vaisseau transportait des milliers de membranes soigneusement empilées, qui se séparèrent aussitôt les unes des autres par le jeu de légères décharges électrostatiques. Les sonnettes de Kotto évoquèrent tout à coup un blizzard surgi de nulle part, une averse de neige prête à s'abattre sur l'ennemi dans le vide spatial. La plupart de ces étranges flocons ratèrent leur cible, mais un nombre suffisant parvint à s'accrocher aux orbes de guerre, commençant aussitôt à émettre leurs pulsations rythmiques jusqu'à ce qu'ils tombent sur le bon cycle et remplissent leur terrible office. Les écoutilles des vaisseaux hydrogues s'ouvrirent brusquement en relâchant l'atmosphère d'une densité incroyable dans laquelle vivaient les habitants des géantes gazeuses. Les cris de joie des Vagabonds ne durèrent pas longtemps, car ils durent bientôt s'employer à éviter les orbes de guerre lancés dans des trajectoires imprévisibles ; les sphères de diamant s'écrasaient les unes contre les autres ou ricochaient en manquant de broyer les convoyeurs. L'ennemi ne pouvait pas se défendre. C'était un vrai massacre. Réchappés d'un horrible sacrifice, les croiseurs de la Marine Solaire voguaient à proximité du carnage. Denn imaginait que les Ildirans devaient triompher, ou du moins se sentir bien soulagés. Mais la quasi-disparition des orbes de guerre ne suffisait pas à remporter la victoire. Les vaisseaux terriens pilotés par les robots continuaient à mener la vie dure à leurs équivalents encore sous contrôle des FTD. Denn s'adressa de nouveau au commandant ildiran. « Adar, s'il vous reste une petite flotte disponible, je crois que le général Lanyan serait heureux que vous lui prêtiez assistance. » Aspirant toujours au combat, Tal Lorie'nh ne se fit pas prier pour lancer sa cohorte au cœur de la mêlée. Les vaisseaux ildirans ouvrirent aussitôt le feu sur les bâtiments aux mains des robots ; les exclamations ravies des soldats humains retentirent sur les fréquences des FTD. « Vagabonds ! cria de nouveau le général Lanyan, sidéré. Identifiez-vous. Qui êtes-vous ? » Denn ne put se refuser le plaisir de l'ironie. « Nous sommes vos sauveurs. Essayez de vous en souvenir. Nous sommes des Vagabonds, et fiers de l'être. — Je n'arrive pas à croire que vous vous soyez donné tout ce mal pour les FTD. » Le négociant capta les rires de ses amis pilotes. « Nous ne l'avons pas fait pour vous, général. Nous l'avons fait malgré vous. Pour la gloire du roi Peter. (Denn sourit, bien content de jouer ce tour au président.) Bon, c'est l'heure de prendre congé. Nous ne voudrions pas abuser de votre hospitalité. — Attendez au moins qu'on ait fini de nettoyer le terrain, plaida Lanyan, visiblement très embarrassé. Vous avez bien mérité une petite fête. — Je crains de devoir décliner votre offre, général. Les Vagabonds ne sont pas en sécurité par ici. » Denn passa sur une fréquence privée pour s'adresser à ses camarades : « On va les laisser réfléchir à tout ça tranquillement. » Les Vagabonds plièrent bagage sans adresser un mot de plus à la Hanse ou aux FTD. 133 SIRIX À bord de son Mastodonte, Sirix fit une rapide évaluation de ce qui restait de ses troupes. Les événements prenaient une tournure fort éloignée de ses précédentes estimations. Avertis du traquenard fomenté par les hydrogues, les robots klikiss avaient défini leurs propres plans pour participer au mieux à la destruction de la planète natale de l'humanité. Leur flotte pilotée par les compers Soldats n'aurait dû avoir aucun mal à se débarrasser du reliquat des Forces Terriennes de Défense. Mais Sirix avait commis de grosses erreurs. Il n'avait par exemple jamais envisagé que ces immenses vaisseaux-arbres entreraient en lice. Il ne lui était pas non plus venu à l'idée que les humains parviendraient à organiser une ligne de défense contre de si nombreux assaillants. Ni que les Vagabonds surgiraient de nulle part avec une arme redoutable qui décimerait les orbes de guerre. Sirix avait également négligé de considérer les Ildirans comme un adversaire potentiel. Autrefois, suite à l'accord passé avec les robots klikiss, le Mage Imperator s'était engagé à ne jamais produire de machines intelligentes. Même une fois cet accord rendu obsolète, comment deviner qu'une hybride munie d'étranges pouvoirs télépathiques permettrait aux Ildirans de négocier directement avec les hydrogues ? Et que la Marine Solaire oserait affronter une flotte à la puissance de feu écrasante ? Le Mage Imperator Jora'h avait jeté l'ancienne alliance au feu tout en sachant que les hydrogues se vengeraient. Une attitude qui défiait toute raison. Sirix n'était donc plus en mesure de remplir ses objectifs, ce qui le contrariait fortement. Les vaisseaux rebelles étaient strictement identiques à ceux du général Lanyan. Mantas et Lance-foudre aux mains des robots étaient aussi bien supérieurs en nombre à ceux contrôlés par les FTD et, cette fois, les codes guillotine avaient été inhibés par avance. Le robot klikiss avait espéré qu'en employant de fausses images d'amiraux, il parviendrait à infiltrer les rangs ennemis avant d'ouvrir le feu. Mais les humains semblaient disposer d'une surprenante capacité à distinguer de subtils détails dans le comportement et les expressions de leurs congénères. Même si les images trompeuses avaient été tirées des archives des FTD, les soldats ne s'y étaient pas laissé prendre et avaient posé des questions triviales auxquelles les bases de données piratées ne permettaient pas de répondre, d'obscures histoires de résultats sportifs ou de ragots sur telle ou telle star de l'écran. Ni les robots klikiss ni les compers Soldats n'avaient su s'adapter à la nouvelle donne. Le piège avait fait long feu. Sirix avait gravement sous-estimé cette vermine. Aucune projection, aucune simulation ne parvenait à appréhender correctement les sinistres méandres de l'intelligence biologique. À présent, depuis son Mastodonte en piteux état, le général Lanyan définissait des listes de vaisseaux rebelles à éliminer. Une troisième cohorte de croiseurs ildirans ajoutait sa force de frappe aux survivants des FTD, tandis que les verdanis s'occupaient des rares sphères hydrogues qui avaient échappé aux sonnettes des Vagabonds. Ce qui aurait dû être une victoire simple et rapide tournait à la débâcle. Sirix avait déjà perdu un tiers de ses bâtiments, des vaisseaux dont il avait grand besoin pour nettoyer les autres colonies humaines. S'il ne battait pas en retraite sur-le-champ, il ne serait plus en mesure de remplir sa première priorité : reconquérir les anciens mondes klikiss. Contraint d'accepter la défaite, le robot décida de mettre à l'abri le reste de sa flotte. Faute de quoi toute la campagne, et pas seulement cette bataille, serait compromise. Les derniers orbes de guerre succombaient les uns après les autres. Il n'avait plus le choix. Dans un déchaînement de langage machine, Sirix diffusa ses ordres à tous les vaisseaux encore fonctionnels contrôlés par les compers Soldats. « Retirez-vous du combat. Sauvez le plus de bâtiments possible. (Il réitéra son message à l'intention des éventuels robots klikiss qui ne seraient pas parvenus eux-mêmes à cette conclusion.) Battez en retraite. Immédiatement. » La flotte rebelle fit volte-face avec une précision que n'aurait pas reniée l'adar de la Marine Solaire. Les anciens vaisseaux des FTD lancèrent leurs propulseurs et disparurent rapidement dans l'espace. 134 JESS TAMBLYN Jess entraîna la bulle créée par les wentals vers les couches externes de Qronha 3. Il était encore possible de distinguer les dômes, pyramides et autres structures de la cité hydrogue, même si la brume vivante qui s'attaquait à l'étrange métropole n'allait pas tarder à tout engloutir. Les wentals avaient pris le contrôle d'une bonne partie de la planète et se trouvaient à présent à proximité de la villesphère. Les orbes de guerre s'acharnaient contre leur ennemi intangible à grands renforts d'ondes réfrigérantes et de décharges bleutées qui demeuraient sans effet. — Je n'aurais pas pensé qu'on s'en sortirait aussi facilement, déclara Tasia. Robb Brindle faillit s'étrangler en entendant ça. — Qu'est-ce que tu appelles facilement, Tamblyn ? T'as pris un coup sur la tête ou quoi ? — Rien n'est gagné, les prévint Jess. Le chemin est encore long. Au milieu de la lutte titanesque opposant wentals et hydrogues, personne ne s'attendait à ce que le danger vienne d'en dessous. Ce fut Tasia, agenouillée au fond de la bulle, qui détecta la menace. — Merdre, Jess ! Les robots klikiss arrivent ! Les machines noires avaient quitté la villesphère, carapaces ouvertes, ailes déployées et propulseurs enclenchés : un véritable nuage de sauterelles métalliques lancées à la poursuite des fuyards. Le visage de Smith Keffa se décomposa tandis que les robots se rapprochaient à toute allure, leurs membres articulés en position d'attaque. — Ils veulent notre peau ! Foutues machines. Laissez-nous tranquilles ! Un premier robot tenta de déchirer la membrane humide d'un coup de pince. Jess utilisa ses pouvoirs pour clore la brèche et reformer le film protecteur, mais des dizaines d'autres assaillants n'allaient pas tarder à rattraper la bulle. Le vaisseau, qui filait déjà à pleine vitesse, ne pouvait plus accélérer pour échapper à ses ennemis. Ses si nombreux ennemis. Jess chercha assistance auprès des wentals, dont la voix retentit aussitôt dans son esprit. Nous ne sommes pas en mesure de t'aider. La bataille est engagée et les hydrogues résistent âprement. Un deuxième robot parvint à s'agripper à la bulle en y plantant ses griffes acérées. La membrane se referma encore une fois pour isoler les passagers de l'atmosphère mortelle de Qronha 3, mais la machine klikiss entreprit de glisser son corps massif à travers le mur translucide, comme un monstrueux bébé avide de naître. Belinda hurla de terreur. Poussant un cri sauvage, Keffa se jeta sur le robot et le refoula avec une telle force qu'il se vit lui aussi propulsé à l'extérieur du vaisseau dans un bruit de succion. Le malheureux fut immédiatement écrasé par la pression, réduit à un vague amas de chair et de sang pendant que le robot tournoyait sur lui-même en essayant de recouvrer son équilibre. Il ne restait plus que six prisonniers dans la bulle encerclée par les sinistres machines. Impuissant, Jess plaida de nouveau leur cause auprès des wentals. Les robots ne sont pas des adversaires prioritaires, s'entendit-il répondre. — Pour moi, ils le sont ! Si vous n'intervenez pas, nous allons tous mourir. Après une attente interminable, les créatures aqueuses acceptèrent avec réticence. Une vapeur étincelante se condensa dans le sillage du vaisseau et enveloppa les robots en chasse dans de gigantesques gouttes d'eau. Les robots klikiss luttèrent en vain pour se libérer de ces cages liquides qui se solidifièrent aussitôt sous forme de grêlons géants. L'instant d'après, ils retombaient vers le centre de la planète. Robb et Tasia couvrirent d'insultes les machines vaincues. Les autres captifs restèrent assis, sous le choc ; Belinda se recroquevilla, les yeux clos, comme si elle comptait les secondes pour oublier l'enfer qui l'entourait. Jess constata que l'atmosphère devenait de moins en moins dense autour de la bulle. — On va s'en sortir annonça-t-il. Mais avant que le vaisseau des fugitifs ait pu s'extirper des nuages opaques, six orbes de guerre déjà abîmés par le combat tentèrent de leur barrer la route. — Merdre, ils n'ont rien de mieux à faire en ce moment ? s'écria Tasia. — Ils voient en nous un ennemi qu'ils ont une chance d'abattre, expliqua Jess. Accrochez-vous, ça va secouer ! Le Vagabond entraîna la bulle dans une grande manœuvre tourbillonnante qui poussa Robb à se tenir l'estomac pour ne pas vomir. — Alors Tamblyn, tu penses toujours que c'est facile ? Les hydrogues ne renoncèrent pas pour autant à rattraper leur proie. Jess essaya d'accélérer, mais il ne cessait de perdre du terrain malgré tous ses efforts. Cette fois-ci, la partie semblait bel et bien perdue. — On y était presque, grommela Tasia. Bon sang, on y était presque ! Le vaisseau creva l'atmosphère de Qronha 3 et déboucha dans le vide spatial, laissant derrière lui les ultimes voiles de brume où se poursuivait le combat entre créatures élémentales. Mais Jess ne trouva aucun sanctuaire dans l'immensité noire. Malgré leurs coques ravagées, prêtes à exploser, les orbes de guerre ne lâchaient rien. Incapable de forcer l'allure, le Vagabond esquiva une décharge bleutée puis, n'ayant nulle part où fuir, revint en arrière pour longer la limite de l'atmosphère. L'énorme planète défila sous la bulle. Des remous dans les nuages sombres témoignaient de la bataille en cours. Le miracle prit la forme de silhouettes végétales qui se détachèrent à contre-jour sur l'horizon, de vastes ensembles de branches et d'épines reliés à des troncs gigantesques. Sept des vaisseaux-arbres que Jess avait aidé à créer volaient à son secours. Il incurva sa course dans leur direction. — Jess, qu'est-ce que tu fais ? s'inquiéta Tasia. Regarde-moi ces engins ! — Superbes, hein ? Les hydrogues n'abandonnèrent pas la poursuite, visiblement inconscients du danger représenté par les nouveaux venus. Les vaisseaux verdanis étendirent leurs branches et s'emparèrent des orbes de guerre déjà endommagés, qui déchaînèrent leurs armes sans parvenir à se dégager de l'étreinte fatale. Les sphères de diamant explosèrent dans le silence de l'espace ; les bouts de coque plongèrent lentement dans les profondeurs de Qronha 3, comme avant eux les débris des stations d'écopage éventrées. Les vaisseaux-arbres s'éloignèrent aussitôt à la recherche de leurs prochaines cibles. Jess put enfin emmener ses passagers vers la liberté retrouvée. Les rescapés étaient les uns sur les autres dans la bulle exiguë, mais Tasia et ses compagnons auraient enduré n'importe quoi pour fuir cette terrible planète où ils avaient bien cru mourir. Le Vagabond grogna quand il vit un petit bâtiment des FTD se diriger vers eux. Ce n'était pas un vaisseau de guerre, plutôt un transport de troupes ou un engin de reconnaissance. Jess se détendit lorsqu'il reconnut le pilote. « Conrad Brindle, je vous avais dit de retourner sur Terre. — Je suis venu vous aider. » Stupéfait, Robb s'agrippa aux bras de Tasia. — C'est mon père ? Qu'est-ce qu'il fait là ? — S'il a une couchette et des toilettes en bon état, il est le bienvenu. Merdre, même un bout de pemmipax ferait mon bonheur. — Je vais voir ce que je peux faire, assura Jess. Le Vagabond s'adressa de nouveau au pilote des FTD, dont le vaisseau jouxtait à présent la bulle translucide. « J'ai là quelques personnes qui aimeraient se joindre à vous, commandant Brindle. Elles veulent rentrer à la maison. » — Parce qu'on a encore une maison ? s'enquit Tasia. — Pas ici, en tout cas, lâcha Robb. — Je te l'accorde. « J'ai de la place pour tout le monde, annonça Conrad Brindle. Je peux les ramener sur Terre. Ou sur n'importe quel autre monde. » 135 L'ANCIEN PRINCE DANIEL Daniel lutta pour reprendre le contrôle de son corps au fur et à mesure que se dissipaient les effets du convulseur. Il n'avait jamais rien ressenti de comparable au passage à travers le transportail. Il avait eu l'impression que ses entrailles s'étaient retournées avant de rester suspendues dans les airs l'éternité d'un instant, pour finalement les retrouver en bonne place, mais loin, très loin de son point de départ. La nuit était tombée depuis longtemps sur le Quartier du Palais quand Peter et Estarra l'avaient obligé à franchir la porte dimensionnelle. À présent, le soleil qui brillait dans un ciel inconnu lui brûlait les yeux. Il ne pensait qu'à sa future vengeance, quand il aurait retrouvé ses tourmenteurs. Même le couple royal n'avait pas le droit de lui faire ça à lui. Ces deux-là seraient détrônés et ce serait lui que l'on proclamerait roi. Personne ne devait traiter un roi de cette façon. Daniel se tourna sur le côté, frotta ses mains engourdies et chercha un point d'appui sur le terrain irrégulier. Le ciel était marron, couleur de poussière, l'air charriait d'atroces relents de boue, de végétaux décomposés… voire de merde. Où pouvait-il bien être ? Malgré des gestes encore hésitants, Daniel parvint à se mettre à quatre pattes puis à s'agenouiller. Il se trouvait en haut d'une pente, face à une ligne d'horizon qui lui sembla terriblement éloignée. Devant lui, à bonne distance, il distingua des champs et de grandes étendues herbeuses, ainsi que des silhouettes humaines qui parcouraient une vallée fertile. Des maisons colorées, visiblement préfabriquées, s'alignaient pour former un village qui aurait pu avoir un certain charme dans un vieux spectacle vid. Les ruines klikiss qui parsemaient la plaine évoquaient des dents gâtées. Daniel n'en savait pas assez pour identifier cette planète, d'autant que les images en provenance des différents mondes klikiss lui avaient toujours paru se ressembler. Il n'était pas dans ses intentions d'en visiter ne serait-ce qu'un seul. Derrière lui, le mur du transportail constituait l'unique structure visible aux alentours. Il l'utilisa comme appui pour se relever. Ne restait qu'à épousseter ses vêtements, ou plus exactement le pyjama sur lequel il avait à peine eu le temps de passer un manteau : pas vraiment le genre d'accoutrement dans lequel il avait envie qu'on le découvre. Et pis que tout, sa vessie l'avait lâché. Quelle indignité pour un roi, même pour un prince. Outré, Daniel hurla en appelant les gardes, le président et tous ceux qui ne manqueraient pas de l'entendre. Il continua aussi à se masser les muscles pour en retrouver le plein usage. — Y a quelqu'un ? cria-t-il encore. Pourquoi personne ne répond ? Il agita les bras pour attirer l'attention des laboureurs vêtus de noir, qui se dirigèrent vers lui sans se presser outre mesure. Daniel poussa un grand soupir et s'avança à leur rencontre d'un pas lourd. L'irrigation rendait le sol boueux et, oui, pas de doute possible, ça sentait la merde. Le prince était impatient d'expliquer au président Wenceslas tout ce que Peter et Estarra lui avaient fait subir. Ils ne s'en tireraient pas comme ça ! Une fois à proximité de ses sauveurs, le jeune homme constata qu'ils étaient équipés d'outils de ferme poussiéreux, râteaux, houes et autres pelles. L'un d'eux tirait même un cheval de trait ! La sueur imprégnait leurs habits rudimentaires ; ils portaient tous un chapeau à large bord et arboraient des barbes mal taillées. Peut-être la colonie ne disposait-elle pas d'un coiffeur. Daniel faillit se sentir mal en respirant l'odeur âcre de la transpiration, mais les paysans ne parurent pas s'en apercevoir. Faute de mieux, ils n'avaient pas l'air hostile et souriaient même amicalement à l'ombre de leurs chapeaux. — Soyez le bienvenu sur Béatitude, déclara l'un des hommes. Nous n'attendions pas de visiteur, mais nous sommes heureux de vous accueillir parmi nous. — Je ne compte pas m'attarder. J'ai été victime d'un crime abject et je vous demande de m'aider. Je suis le prince Daniel, futur roi de la Ligue Hanséatique terrienne. Vous me devez obéissance. Au lieu des cris ébahis auxquels il s'attendait, Daniel ne récolta que des regards curieux. Les paysans se présentèrent à lui, trop vite pour qu'il réussisse à retenir tous les noms. — Nous appartenons au mouvement des Nouveaux Amish, expliqua Jeremiah Huystra, le leader du groupe. Nous avons établi cette colonie pastorale comme dernier refuge de nos traditions, pour nous sentir plus proches du jardin d'Éden. Daniel ne put retenir un grognement de mépris, incapable d'envisager que l'on puisse baptiser cet endroit « jardin d'Éden ». — J'exige que vous me prêtiez main-forte. Je suis votre prince. (Il désigna le transportail en haut de la pente.) Renvoyez-moi immédiatement au Palais des Murmures. Jeremiah et ses camarades haussèrent les épaules. — Ça fait longtemps que nous n'utilisons plus cet engin. De toute façon, on ne sait pas le faire marcher. La dernière livraison de la Hanse remonte à un bon moment et je doute qu'il y en ait une autre un jour. Mais c'est une situation qui nous convient, puisque nous étions venus ici pour avoir la paix. L'énormité de la révélation frappa Daniel aussi violemment qu'un coup de poing. Il parcourut d'un regard fiévreux ce monde primitif que quelqu'un avait eu l'audace de baptiser Béatitude. Peter et Estarra lui avaient tendu un piège ! Ils savaient dès le début qu'il serait coincé ici sans espoir de retour. Le prince s'effondra à terre et se mit à gémir comme s'il venait d'être de nouveau touché par un tir de convulseur. Ses poings frappaient la terre en soulevant de petits nuages de poussière. Jeremiah Huystra posa une main calleuse sur l'épaule du garçon. — Calmez-vous. Il n'y a rien à craindre. (Le paysan lui tendit une houe grossièrement taillée.) Vous êtes le bienvenu. Il y a du travail pour tout le monde. 136 ADAR ZAN'NH Une fois dissipé l'éclat des dernières explosions, un calme angoissant tomba sur le champ de bataille transformé en cimetière d'épaves. Les bâtiments rescapés se lancèrent dans les réparations d'urgence tandis que des vaisseaux de reconnaissance sillonnaient l'espace à la recherche de survivants. Dans le centre de commandement de son croiseur, Zan'nh inventoria ce qui restait de ses troupes. La Marine Solaire avait subi des pertes terrifiantes ! Deux cohortes détruites jusqu'au dernier vaisseau ! Mais grâce aux Vagabonds et à leur belle invention, Tal Lorie'nh n'avait pas été obligé d'ajouter une troisième cohorte et des centaines de milliers de victimes à ce triste bilan. Tout compte fait, la victoire s'était jouée à peu de chose. À cet instant précis, les hydrogues subissaient revers sur revers, entraînés dans des batailles imprévues à travers tout le Bras spiral. Les habitants des géantes gazeuses ne s'étaient pas attendus à devoir affronter tant d'ennemis sur tant de fronts. Même les Ildirans n'auraient jamais imaginé trouver de si nombreux alliés. D'un autre côté, Zan'nh ressentait encore en lui la brûlure de tous les morts, de tous les blessés d'Ildira. Que n'aurait-il pas donné pour savoir ce qui se passait sur la planète mère ? Mais avant toute chose, l'adar devait gérer les problèmes immédiats. Ses équipes travaillaient à toute allure pour remettre en état les propulseurs du vaisseau-amiral, mais quand le chef mécanicien réapparut sur le pont, son visage souillé portait une expression accablée. — Les dommages sont trop importants. Nous ne pouvons pas tout réparer nous-mêmes. — Sauvez ce qui peut l'être. Je vais contacter Tal Lorie'nh pour qu'il nous prête main-forte. Tandis qu'il exprimait ses desiderata au vieux tal, Zan'nh fut surpris d'entendre tout à coup la voix du général Lanyan. Il avait oublié que les FTD avaient accès à cette fréquence. « Je sais que vous êtes plutôt du genre à vous débrouiller seuls, mais je vous rappelle qu'il y a deux cents ans, ce sont les Ildirans qui nous ont donné la propulsion interstellaire. Nous utilisons à peu près les mêmes équipements. » Zan'nh se rappela que sans les Forces Terriennes de Défense, sans le travail de Sullivan Gold et Tabitha Huck pour automatiser les croiseurs, les hydrogues n'auraient jamais été vaincus. « Général Lanyan, l'aide de vos ingénieurs nous serait précieuse. — Pas de problème. » Moins de une heure plus tard, la navette de Lanyan faisait son entrée dans le vaisseau-amiral de la Marine Solaire. Zan'nh vint à sa rencontre avec une escorte réduite à deux soldats, pendant que le reste de l'équipage poursuivait les réparations. L'adar se raidit en voyant débarquer Lanyan et ses techniciens. Il n'avait pas oublié les insultes dont l'officier l'avait abreuvé en se croyant trahi. Au lieu de l'accuser, le Terrien lui serra la main si vigoureusement qu'il en eut mal à l'épaule. — Un traquenard, un foutu traquenard ! Vous pouvez dire que vous nous avez tous bien eus. J'ai failli en souiller mon uniforme, mais ça valait le coup ! — Je m'excuse de ne pas vous avoir fourni toutes les informations nécessaires, général, mais j'avais des ordres. Les hydrogues devaient ignorer nos intentions. Je pensais néanmoins que les prêtres Verts vous auraient avertis. — Pas le moins du monde. Et nous n'attendions pas non plus l'arrivée des Vagabonds. Tout est bien qui finit bien, je ne vais pas me plaindre, mais j'ai encore l'impression de ne pas avoir tout compris à ce qui m'arrivait. — Comme je vous le disais, nous partions du principe que la Hanse était au courant. Vous ne parlez plus à vos prêtres Verts ? — Ces derniers temps, pas des masses… Zan'nh expliqua donc au général comment les croiseurs avaient été munis d'un système de pilotage automatique, et il put enfin lui offrir cette visite tant attendue d'un bâtiment de la Marine Solaire. Pendant ce temps, les techniciens des FTD déterminaient avec leurs collègues ildirans quels éléments du vaisseau-amiral étaient encore utilisables. Lanyan vanta l'expertise de ses hommes dans les « anciens modèles » de propulseurs ; apparemment, au cours des siècles, les humains y avaient apporté de nombreuses modifications que le général qualifiait « d'améliorations ». — Nous remplacerons ce qui n'est pas réparable. Après tout, nous avons la plus grosse réserve de pièces détachées du Bras spiral autour de nous. Un message de Tal Lorie'nh interrompit la discussion. « Adar, ma cohorte est prête à vous ramener sur Ildira. Nous pouvons laisser le vaisseau-amiral ici et revenir plus tard avec les équipes nécessaires. » — Si nous travaillons tous ensemble, les réparations de base seront achevées en quelques jours, annonça Lanyan qui venait de recevoir un premier rapport de ses ingénieurs. Zan'nh hésita sur la conduite à tenir. Il désirait évidemment retourner au Palais des Prismes, pour découvrir quelle avait été la réaction des orbes de guerre postés sur Ildira en apprenant que les Ildirans les avaient trahis. Mais il savait déjà que son père était encore en vie – la mort du Mage Imperator aurait ravagé le thisme – et il savait aussi que les hydrogues avaient été vaincus, même si des milliers d'Ildirans avaient péri. L'adar décida finalement que son retour n'avait rien d'indispensable dans l'immédiat. « Je vous remercie, Lorie'nh, mais je pense que je vais rester. Retournez à Mijistra et faites votre rapport au Mage Imperator. Je ne tarderai pas à vous rejoindre. À bord de mon vaisseau-amiral. » 137 LA REINE ESTARRA Connectés par télien aux vaisseaux de guerre verdanis, les prêtres Verts suivirent avec attention les combats disséminés dans le Bras spiral, les assauts victorieux menés contre les géantes gazeuses, sans oublier l'incroyable bataille de la Terre. Tous les nouveaux vaisseaux-arbres s'étaient extraits du sol de Theroc pour rejoindre leurs semblables dans l'espace et braver l'ennemi millénaire. Mais la planète forestière elle-même restait isolée, sans défense. L'arrivée d'un petit orbe de guerre créa aussitôt une grande agitation. Les arbremondes s'ébrouèrent, prêts à résister comme lors des précédentes attaques ; les prêtres Verts se réunirent pour faire front commun ; Père Idriss et Mère Alexa se dressèrent ensemble sur un balcon du récif de fongus, leurs regards inquiets tournés vers le ciel. La sphère de diamant ne se livra à aucune manœuvre menaçante. Elle trouva une ouverture dans la canopée et se posa à l'endroit précis où Beneto avait fait sortir de terre le premier vaisseau-arbre. L'écoutille s'ouvrit, laissant échapper une atmosphère tout à fait normale, puis le roi Peter et la reine Estarra posèrent le pied sur Theroc, accompagnés d'un comper à la démarche raide. — Enfin chez nous ! s'exclama la reine, radieuse. Elle était restée absente si longtemps qu'elle aurait voulu profiter de tout en même temps : la couleur du ciel, la douceur du soleil, la majesté de ces grands arbres qui avaient survécu à deux attaques hydrogues. Les odeurs, surtout, étaient enivrantes. La senteur puissante des huiles tirées de certaines feuilles, le parfum des fleurs et bien sûr les arômes musqués qui émanaient des arbremondes. Depuis la mort de Reynald, des années auparavant, les Theroniens avaient sué sang et eau pour panser les plaies de leur monde. Les arbres brisés avaient été évacués, de nouveaux surgeons plantés ; la force de vie apportée par la comète des wentals avait permis de guérir de nombreuses blessures. Estarra se serra contre Peter. — Je ne m'étais pas rendu compte à quel point Theroc me manquait. J'ai hâte de te faire découvrir ma planète. Peter lui caressa les cheveux, plus intéressé par la gaieté retrouvée de son épouse que par les gens qui venaient à leur rencontre. — Tu m'as tant parlé de Theroc, tu m'en as montré tant d'images… mais rien qui puisse réellement lui rendre justice. C'est un monde magnifique, un endroit parfait pour nous deux. — Oui, un foyer pour notre famille. — Et un endroit depuis lequel tirer l'espèce humaine des griffes de Basil. Ne l'oublions pas. Celli se précipita vers eux en tirant par la main un prêtre Vert aux larges épaules. La reine constata avec surprise que sa petite sœur n'avait pas seulement l'air plus âgée que dans son souvenir, mais aussi plus adulte. — Celli, comme tu es belle ! L'adolescente ne pouvait pas quitter des yeux le ventre arrondi d'Estarra. — Et toi, regarde comme tu es… enceinte ! C'est pour bientôt ? — Pas encore, badina la reine en se frottant l'estomac. Je n'en suis qu'à six mois et demi et je n'ose imaginer à quel point je vais encore grossir. Celli se présenta à Peter comme si elle venait à peine de remarquer sa présence, puis elle comprit tout à coup à qui elle avait affaire. — Vous êtes… le roi ! — Et je suppose que vous êtes la petite sœur d'Estarra. (Il se tourna vers son épouse.) C'est elle qui gardait des lucanes géants comme animaux de compagnie ? — Je n'étais qu'une gamine à l'époque ! Estarra voulut en retour être présentée à ce jeune homme – Solimar – qui semblait être le petit ami de Celli et devenait du coup bien plus intéressant que les lucanes géants. Peter tendit le cou vers la canopée verdoyante. — Tous les arbres sont-ils si… grands ? Celli éclata de rire. — Vous auriez dû voir les vaisseaux verdanis ! — Nous les avons vus. De très près, même… Idriss et Alexa arrivèrent à leur tour, heureux mais perplexes. Outre les carapaces de scarabée qui ornaient leurs chevelures, ils portaient des bijoux de poitrine laqués posés sur d'extravagants habits tissés avec du fil de cocon. — Ma fille, c'est un immense plaisir de t'avoir de nouveau parmi nous, se félicita Alexa. Mais je t'en prie, raconte-nous. Nahton n'a envoyé que quelques messages succincts. Même si les hydrogues ont été vaincus sur Terre, ils peuvent encore revenir ici et… — Les hydrogues ne sont plus un problème, Mère Alexa. (Les prêtres Verts acquiescèrent à l'affirmation de Solimar.) C'est ce que pensent les vaisseaux-arbres, en tout cas. La guerre est en passe d'être gagnée. L'ennemi est anéanti. — Quant à nous, l'interrompit Estarra, nous avons fui la vindicte du président. Il a essayé de nous tuer. Et le bébé avec. Nahton ayant déjà touché mot de cet épisode, Alexa passa de suite aux conclusions. — Donc vous êtes en exil ? — La Hanse s'effondre, expliqua Peter d'une voix triste. L'homme qui la dirige a perdu la raison. Le président m'a enseigné l'art de gouverner, mais il semble avoir oublié ses propres leçons. Idriss promena son regard sur le petit groupe. — Et Sarein ? Elle est avec vous ? Sa place est ici, avec sa famille. Estarra fronça les sourcils, le cœur serré. Sarein les avait beaucoup aidés, mais avait finalement choisi de demeurer aux côtés de Basil. — Non, elle est restée sur Terre. (La reine prit ses parents dans ses bras.) Merci. Nous n'avions aucun autre endroit où aller. — Vous êtes évidemment les bienvenus, lui garantit Alexa, les larmes aux yeux. Vous êtes chez vous. (Elle leva un doigt, faisant mine de gronder les nouveaux venus.) Oubliez un moment toutes ces intrigues politiques. J'insiste pour que mon premier petit-enfant naisse ici, sur Theroc. 138 JORA'H LE MAGE IMPERATOR Après dix mille ans d'attente et de préparatifs, tout était enfin terminé. Ne restait plus qu'à ramasser les morceaux. Jora'h contempla la cité meurtrie à la lumière des six soleils d'Ildira. Les soixante orbes de guerre gisaient là où ils s'étaient abattus, dans les rues et sur les collines. Même si le ciel de Mijistra n'avait vu passer aucun ennemi depuis plusieurs jours, les dernières cohortes de la Marine Solaire maintenaient un cordon de sécurité en orbite. Nira se tenait aux côtés du Mage Imperator, une main tendrement posée sur l'épaule de sa fille. Des armées d'ouvriers aux commandes de lourds engins de chantier œuvraient à dégager les débris des vaisseaux hydrogues. — Ç'aurait pu être pire, Jora'h. Bien pire. — Nous n'en sommes pas passés très loin. Il ignorait encore l'ampleur des dégâts au niveau de l'Empire, malgré les innombrables échos sinistres qui avaient parcouru le thisme. La chute des orbes de guerre avait causé tant de morts et de souffrances qu'il avait failli être submergé par la somme de toutes ces douleurs. Le Mage Imperator était le point focal de son peuple, celui par qui transitaient la vie et la mort de chacun. Partout dans la ville, les médecins s'escrimaient au chevet des blessés tandis que les préparateurs dénombraient ceux qui n'avaient pas eu la chance de survivre. Jora'h avait ressenti chaque décès au plus profond de lui-même, gémissant à chaque rayon-âme sectionné avant l'heure. Un moindre mal, bien sûr, comparé à ce que cela aurait été si les hydrogues avaient rasé la capitale avant de s'attaquer au reste de l'Empire. — Tu as gagné ton pari, le rassura Nira. — Ce n'était pas mon pari, mais celui de tous les Ildirans. Et sans toi, sans Osira'h, il se serait soldé par un échec. (Ordonner à Zan'nh de combattre les hydrogues aurait pu signer la fin de l'espèce ildirane, mais la Source de Clarté avait guidé Jora'h sur le seul chemin honorable.) J'ai cru que nous allions mourir ensemble, Nira. — Ce sera peut-être le cas, acquiesça-t-elle, souriante. Mais pas avant bien longtemps. Le souverain serra contre lui sa fille et sa compagne. Une famille. Un microcosme de l'Empire ildiran. Le Mage Imperator avait beau être le père de tout un peuple, aucun de ses prédécesseurs n'avait bénéficié d'une telle présence familiale. Un nouveau croiseur entama sa descente vers Mijistra. À l'inverse des autres vaisseaux qui montaient la garde en orbite, celui-ci s'était noirci au feu de la bataille. Mais il pouvait encore voler. Il pouvait encore revenir. — Voici Zan'nh, annonça Jora'h. J'ai des nouvelles qui ne manqueront pas de le réjouir. Un peu plus tard, quand l'adar fit face à son père à l'entrée du Palais des Prismes, son uniforme était aussi impeccable qu'au jour de son départ. Les yeux encore hantés par ce qu'il avait vécu, Zan'nh s'inclina devant le Mage Imperator en portant la main à sa poitrine. Oubliant toute formalité, Jora'h prit son fils aîné dans ses bras. — Tu as réalisé l'impossible ! Je suis fier de toi et de la Marine Solaire. — J'ai perdu deux cohortes, Seigneur. Les défenses de l'Empire s'en trouvent grandement affaiblies. Jora'h ne comptait pas se laisser troubler par les doutes de l'adar. — Les hydrogues sont vaincus. Le reste, nous nous en remettrons. La Marine Solaire vient d'accomplir la mission pour laquelle elle a été créée il y a dix mille ans. Où sont nos ennemis, désormais ? — J'en conviens, Seigneur, mais nous ne pouvons pas rester sans défense. Nous devons immédiatement nous atteler à reconstruire la Marine Solaire. — Tu as raison. C'est d'ailleurs dans cette optique que je me vois forcé de modifier tes attributions. Quand j'ai perdu Thor'h, je t'ai demandé de devenir Premier Attitré. Tu as accepté par loyauté envers moi, mais je sais que tel n'était pas ton désir. Zan'nh s'inclina de nouveau. — Mon seul désir est de vous servir, Mage Imperator. Je vous obéirai en tout point. C'était la réponse que Jora'h attendait. — Adar Zan'nh, je vous relève de vos fonctions de Premier Attitré. Vous pourrez désormais vous consacrer à la Marine Solaire sans être distrait par d'autres obligations. Si c'est bien là ce que vous souhaitez. — Oui, Seigneur ! Mais alors qui sera Premier Attitré ? Le Mage Imperator jeta un coup d'œil à Osira'h, qui attendait, calme et sereine, derrière ses deux parents. — Daro'h est le suivant dans l'ordre de succession, puisqu'il est à présent mon aîné de mère noble. Je vais lui demander de revenir au Palais des Prismes pour assumer ce rôle à ta place. (Le Mage Imperator ressentit une pointe d'amertume.) Aujourd'hui, l'Empire a plus besoin de lui que Dobro. Débarrassée du programme d'hybridation, cette scission va enfin pouvoir mener une existence normale. Même si Jora'h suggéra à Zan'nh et à ses soldats de prendre un repos bien mérité, l'adar refusa cette faveur. Au contraire, il quitta rapidement le Palais des Prismes pour se lancer aussi vite que possible dans la reconstruction de la Marine Solaire. Le Mage Imperator, sourire aux lèvres, le laissa agir comme bon lui semblait. Jora'h convoqua ensuite Sullivan Gold et Tabitha Huck. Même si les secrets avaient toujours fait partie intégrante de l'héritage impérial, l'heure de la sincérité avait sonné. — Quand vous avez accepté de nous aider, Adar Zan'nh a donné sa parole qu'une fois les hydrogues vaincus, vous et vos camarades pourriez retourner dans vos foyers. L'espèce humaine aurait à présent de bonnes raisons de se méfier de nous. Votre peuple et le mien auront bien des obstacles à surmonter avant d'oublier les fautes passées et de se faire de nouveau confiance. — Je ne suis pas diplomate, répondit Sullivan. Je ne peux parler qu'en mon nom propre, mais ça ne m'empêchera pas de placer un ou deux mots en votre faveur. Dès que nous serons rentrés à la maison. — On peut même affirmer que sans vos croiseurs, la Terre ne serait déjà plus qu'un champ de ruines, fit remarquer Tabitha. Peut-être – je dis bien peut-être – que ça allégera la note. Nira adressa un grand sourire aux survivants du moissonneur d'ekti. — En tant que prêtresse Verte, je serais heureuse d'envoyer un message à vos proches. — Ce serait formidable, acquiesça Sullivan, ravi. Ça fait longtemps que ma belle Lydia n'a pas reçu une petite lettre. Elle sera contente de savoir que je ne suis pas mort. 139 KOLKER Même si la connexion à la forêt-monde lui avait enfin été rendue, Kolker se sentait toujours aussi mal à l'aise. Il éprouvait en fait une confusion et une anxiété grandissantes. Depuis la perte de son surgeon, le prêtre Vert n'avait vécu que pour se plonger de nouveau dans le télien… Mais à présent que Nira avait exaucé son plus cher désir, il avait juste l'impression que sa raison de vivre avait disparu, comme si une trappe s'était ouverte sous ses pieds. Il n'avait réussi à en discuter ni avec Yarrod ni avec aucun de ses amis, à tel point qu'il se sentait soudain plus éloigné d'eux que par une simple histoire de distances interstellaires. Que pouvait-il donc encore vouloir ? Que lui manquait-il ? Kolker évitait de s'approcher du surgeon alors même que la plante était à son entière disposition, surtout depuis la défaite des hydrogues. Il voulait analyser l'origine de ses sentiments avant de revenir vers les arbremondes. Finalement, incapable de trouver un autre interlocuteur, il décida de s'adresser à Tery'l. Peut-être le vieux lentil saurait-il mettre les choses en perspective, lui qui paraissait doté d'une foi inébranlable. Kolker ne trouva pas l'Ildiran dans son lieu de méditation habituel. De plus en plus inquiet, le prêtre Vert finit par être dirigé vers la partie endommagée de Mijistra, où un hôpital de fortune accueillait la plupart de ceux qui avaient été blessés par les explosions ou les chutes d'immeubles. Kolker parcourut les rangées de lits de camp sur lesquels se penchaient soit des médecins soit de jeunes lentils, selon l'état plus ou moins désespéré du patient. Les religieux aidaient les mourants à percevoir les rayons-âmes qui les guideraient vers le royaume de lumière ; le Theronien pensait donc trouver Tery'l parmi ceux qui soutenaient les victimes dans leurs derniers instants. Malheureusement, le vieil Ildiran se trouvait lui-même confiné dans un lit de la section réservée aux cas les plus graves. Il avait renvoyé les autres lentils soucieux de rester à ses côtés, leur enjoignant de consacrer leurs efforts à ceux qui en avaient plus besoin que lui. — Je me sens bien, leur avait-il dit. Je sais déjà tout ce que vous pourriez me dire. Je n'ai pas peur. Kolker s'agenouilla au chevet de son ami. Des bandages sanguinolents couvraient la tête et la poitrine de Tery'l, ses yeux laiteux rivés sur un ciel sans nuages. Le lentil, presque aveugle, parut reconnaître le prêtre Vert par pur instinct. — Ah, mon camarade humain ! Je suis heureux que vous soyez venu me tenir compagnie. (Ses lèvres parcheminées esquissèrent un faible sourire.) Mais si vous êtes là pour chercher conseil, il va falloir faire vite. Tery'l voulut rire, mais n'émit qu'une respiration rauque. — Que vous est-il arrivé ? Où étiez-vous ? — J'étais près des fontaines, là où les prismes rendent la lumière plus intense. C'était clair, chaleureux, magnifique. (Le sourire de Tery'l s'élargit.) Les gens ont commencé à évacuer les lieux, mais je ne pouvais pas courir assez vite. Quand les orbes de guerre se sont écrasés, je suis resté coincé sous les décombres. Je crains que mes rayons-âmes ne soient bien effilochés. — Vous allez vous en sortir, affirma Kolker en lui posant une main sur le front. Les hydrogues ont perdu la bataille et les médecins prennent soin de vous. Il n'y a aucune raison de s'inquiéter. — Le temps, voilà la raison. Ce corps n'a que trop vécu. Les Ildirans ont une plus grande espérance de vie que les humains, mais nous ne sommes pas immortels. (Il dirigea de nouveau son regard vers le ciel.) J'ai mené une bonne vie. Comme lentil, j'ai tenté de venir en aide à mes semblables. Et j'espère que nos conversations auront été intéressantes, à défaut de vous avoir fait réfléchir. — Elles l'ont été, rassurez-vous. (Kolker expliqua rapidement comment il s'était reconnecté aux arbremondes.) J'en avais tellement envie ! Mais une fois mon souhait réalisé, le télien ne m'a plus paru… adéquat. — Qu'arrive-t-il aux prêtres Verts quand ils meurent ? — Quand nous sentons approcher le bout du chemin, nous nous laissons absorber par l'esprit de la forêt-monde. Nous nous immergeons dans le télien tandis que notre corps repose au milieu des arbres. (Kolker secoua la tête et reprit d'une voix enrouée :) Si j'avais péri ici, sans mon surgeon, j'aurais été perdu à jamais. Une mort privée de sens. Il fut un temps où j'avais pitié de ceux qui n'étaient pas prêtres Verts. Je savais que leurs communications, verbales ou écrites, n'étaient pas à la hauteur du fascinant échange de pensées permis par les arbres. Mais aujourd'hui, je me rends compte que même le télien a ses défauts. Il n'unit pas les humains, juste une poignée de prêtres Verts. Ce n'est pas suffisant. — Peut-être est-ce là tout ce dont vous disposez, suggéra Tery'l. — Ce n'est pas une raison pour s'en contenter ! Si les êtres humains étaient reliés les uns aux autres comme les Ildirans le sont par le thisme, nous pourrions mieux nous comprendre, coopérer, devenir plus forts. Il n'y aurait plus de factions, plus d'ennemis ni de guerres civiles. — Il semblerait, mon ami, que vous ayez vraiment retenu quelque chose de votre séjour ici. Les Ildirans n'ont connu aucun conflit interne depuis des millénaires, à l'exception de la récente révolte d'Hyrillka. Et encore, c'était dû à un thisme vicié. — J'aimerais faire partie de tout cela, plaida Kolker, désespéré. Le thisme m'attire. Si seulement je pouvais m'ouvrir à lui… Tery'l saisit la main du prêtre Vert et la serra avec une force surprenante. — Vous en comprenez déjà plus que vous ne croyez. Je suis heureux que vous soyez à mes côtés, mais je suis plus heureux encore de sentir que tout mon peuple est avec moi, que tous les Ildirans partagent leurs pensées et s'encouragent entre eux. — Vous feriez mieux de penser à vous. Essayez de reprendre des forces. — Mais je suis fort. Nous nous soutenons les uns les autres. Sinon, comment aurais-je pu survivre et continuer à profiter de la vie quand ma vue a baissé ? Voilà ce qu'est le thisme. (De sa main libre, Tery'l prit le médaillon scintillant qu'il portait en permanence. Le bijou accrocha la lumière, qu'il divisa en un somptueux arc-en-ciel.) Ceci… fournira peut-être de nouveaux éléments à votre réflexion. Kolker accepta le cadeau sans comprendre. — Qu'est-ce que c'est ? — Un symbole. Les facettes étincelantes semblaient briller du feu d'infinies possibilités. — Donc ça ne sert à rien ? — Les symboles sont très utiles, au contraire. Tout dépend de ce que vous en faites. Kolker avait souvent vu le lentil caresser le médaillon qui, paraît-il, l'aidait à se connecter à la Source de Clarté. — Vous n'en avez plus besoin ? Comme s'il savait que sa vie touchait à sa fin, comme s'il le souhaitait, Tery'l mourut sans lâcher la main de Kolker. Le prêtre Vert resta longtemps près de la dépouille du vieil Ildiran. Il repensa à tout ce que le lentil lui avait dit, il s'accrocha à l'espoir, au mystère, tout en plongeant son regard dans le médaillon. Qu'avait vu Tery'l dans ces lignes lumineuses ? Les avait-il suivies, comme une carte menant aux confins du thisme ? Même à l'instant de sa mort, l'Ildiran avait trouvé du réconfort dans le lien indissoluble qui l'unissait à son peuple. Kolker, hagard, finit par se relever et par rentrer au Palais des Prismes où il retrouva Sullivan Gold, Tabitha Huck et les autres Terriens. Il se sentait investi d'une nouvelle mission. Et même s'il ignorait par où commencer, il se faisait fort de la mener à bien. 140 PATRICK FITZPATRICK III Patrick fit escale dans un avant-poste éloigné de la Hanse, le temps de changer les numéros d'enregistrement et le signal d'identification du yacht spatial « emprunté » à sa grand-mère, puis d'acheter les produits qui effaceraient de la coque certaines inscriptions compromettantes. Il renomma son appareil le Gitan, en hommage à la belle Zhett Kellum. Le déserteur était seul, isolé des événements qui secouaient le Bras spiral. Il se doutait que les Vagabonds ne seraient pas faciles à trouver, mais il disposait néanmoins de quelques pistes intéressantes. Rejoindre Osquivel lui coûta plusieurs jours de solitude dans l'espace, même s'il ne s'attendait pas vraiment à dénicher de précieux indices autour de la géante gazeuse. Sûrement pas un message secret de sa bien-aimée, par exemple. Le rapport de l'équipe de recherche diligentée par les FTD indiquait que les ingénieurs militaires avaient inspecté tous les débris possibles, de machines ou de bâtiments, pour y récupérer ce qui pouvait encore servir. Quelle ironie. Qui sont les charognards, maintenant ? Des peurs enfouies l'assaillirent de nouveau tandis qu'il parcourait les anneaux d'Osquivel. La bataille qui s'était déroulée en ces lieux avait représenté la plus terrifiante expérience de toute sa vie : une horde d'hydrogues, les vaisseaux des FTD réduits en cendres, les survivants qui fuyaient, paniqués, sans se préoccuper de récupérer les modules-bouées de leurs camarades… dont le sien. Les nuages lui semblèrent étrangement différents, comme si une certaine forme de lumière les illuminait de l'intérieur et leur donnait une allure moins menaçante. Difficile d'appréhender ce qui avait pu modifier à ce point toute une planète. C'était comme si la marque, la souillure des hydrogues s'était évaporée. Patrick continua à voguer d'anneau en anneau, poursuivant ses recherches tout en réfléchissant à la situation. Zhett l'avait emmené faire un tour du propriétaire dans un module cramponneur pour lui montrer fourneaux, serres, unités de recyclage, habitations, etc. Mais tout était désormais désert et silencieux. Sur l'un des astéroïdes entrepôts, il avait joué un sale tour à la jeune femme pour s'évader, en lui faisant croire qu'il était amoureux d'elle. Que pensait-elle de lui à présent ? Zhett Kellum était pleine de fougue et de caractère, il y avait fort à parier qu'elle avait très mal pris cette humiliation. Elle avait dû le traiter de tous les noms ! Lui-même devait avoir perdu la raison pour dérober un vaisseau à sa grand-mère et fuir la Terre en désertant les FTD, juste pour retrouver la Vagabonde. D'autant que s'il y parvenait, qu'obtiendrait-il de plus qu'une bonne dose de mépris ? Elle lui cracherait sans doute à la figure. Au mieux. Mais de toute façon, il n'avait plus le choix. Peut-être que s'il s'excusait à plat ventre, s'il montrait à Zhett qu'il avait changé et qu'il regrettait sincèrement toutes ses erreurs, elle lui laisserait une minuscule chance. Patrick prit ensuite la route de Rendez-Vous, le siège du gouvernement vagabond. Enfin ce qu'il en restait. La flotte de l'amiral Stromo avait bien fait les choses. Il avait vu des images de surveillance prises avant l'attaque, qui montraient comment les Vagabonds étaient parvenus à transformer un simple groupe d'astéroïdes en un vaste complexe administratif et commercial. Jusqu'à ce que les FTD déchaînent leurs armes les plus puissantes pour le réduire en un amas de débris qui, depuis cet invraisemblable assaut, s'était peu à peu dispersé. Un tel désastre désespérait le fugitif. Rendez-Vous avait été l'équivalent politique du Palais des Murmures ou du QG de la Hanse, et les Vagabonds, d'après ce que Patrick savait, n'avaient jamais levé le petit doigt sur un vaisseau des FTD : ils s'étaient contentés d'imposer une sanction économique parfaitement légitime. Le président de la Hanse avait alors choisi d'employer la force plutôt que de renouer une relation de confiance par l'ouverture de négociations. En son temps, Maureen Fitzpatrick aurait sans doute agi de même. Et l'on s'étonnait que les Vagabonds détestent les Terreux. Patrick sillonna le champ de ruines en essayant d'imaginer l'endroit intact. Compte tenu de tout ce qu'ils avaient subi, il était surprenant que les Vagabonds n'aient pas simplement éjecté leurs prisonniers dans l'espace. Le jeune officier pouvait s'estimer chanceux. Il continua à dériver au gré des courants gravitationnels, prenant le temps de soupeser la suite des opérations. Il se promit encore une fois de retrouver Zhett et de s'expliquer avec elle. Ça ne serait pas facile, mais la famille Fitzpatrick ne lui avait que trop facilité la vie jusqu'alors. Cette tâche-là, il devrait s'en charger seul. Patrick calcula un nouveau plan de vol et quitta les abords de Rendez-Vous. 141 RLINDA KETT Le Curiosité Avide se laissa dériver plusieurs jours dans l'espace, offrant ainsi à Rlinda la période la plus agréable qu'elle ait connue ces derniers temps. — J'avais oublié le plaisir qu'on éprouve à être un peu tranquille chez soi. BeBob ne s'en plaignait pas non plus. Les deux compagnons chauffaient assez le Curiosité pour pouvoir rester nus une bonne partie de la journée si ça leur plaisait, et il se trouve que ça leur plaisait. Rlinda avait également choisi un éclairage tamisé, pour l'ambiance ; BeBob l'avait déjà suffisamment contemplée dans le plus simple appareil, que ce soit avant, pendant ou après leur court et tempétueux mariage. Elle n'affichait pas vraiment une silhouette de mannequin dopé aux phéromones, mais le pilote paraissait ne jamais s'en lasser. BeBob se dégagea de l'étreinte de la négociante et tenta de rejoindre la cuisine pour se préparer un en-cas, mais Rlinda s'empressa de le ramener près d'elle. — Hé, qui t'a donné la permission de sortie ? J'aimerais bien un petit câlin supplémentaire. Les deux amants se serrèrent de nouveau l'un contre l'autre. — Faut dire, on est mieux que dans les cabanes de Plumas, commenta BeBob. — On est mieux que sur Plumas tout court. (Quelques minutes plus tard, elle laissa échapper un long soupir.) Il va quand même falloir songer à terminer ces réparations, un de ces jours. — D'accord. Dès que tu auras enfilé ta combinaison, je t'aiderai à remplacer les composants endommagés. — Je n'ai pas dit non plus que j'étais pressée de m'y mettre. Après avoir fui la lune glacée, BeBob et Rlinda avaient décidé de s'accorder un peu de bon temps. Heureusement, comme les frères Tamblyn comptaient garder le vaisseau pour eux, ils avaient pris soin de stocker à bord toutes les pièces nécessaires aux futures réparations. Ne restait qu'à se mettre au travail – sans trop de pression non plus – pour redonner une nouvelle jeunesse au Curiosité. La plupart des mets délicats que Rlinda gardait en réserve avaient disparu. Elle avait déjà perdu une bonne partie de sa cargaison, éjectée dans le vide spatial pour mieux semer les vaisseaux des FTD, puis les Vagabonds étaient venus faire leur marché dans ce qui restait. — Je préférerais me suicider en ouvrant la visière de mon casque au beau milieu de l'espace plutôt que d'ingurgiter du pemmipax tous les jours, déclara-t-elle plus pour elle-même que pour BeBob. — Oh, ce n'est pas si mauvais. On finit par s'y habituer. Durant les heures de travail, il leur arrivait fréquemment de soulever – puis de glisser sous le tapis – la question de leur prochaine destination. Leurs réserves n'étant pas illimitées, il leur faudrait bien reprendre contact avec la civilisation à un moment ou à un autre. La jauge du carburant interstellaire, qui baissait peu à peu, leur signalait qu'ils ne pourraient plus s'amuser longtemps à enchaîner les systèmes solaires. Ils envisagèrent même de trouver un astéroïde quelconque et de s'y construire une petite vie peinarde, tout en sachant que cela ne tiendrait pas. Rlinda finit d'ajuster la console de navigation et, grâce à la gravité réduite régnant dans le vaisseau, s'approcha de BeBob avec une grâce que lui aurait enviée la meilleure ballerine. — Procédons par élimination, décida-t-elle. On ne peut pas retourner sur le territoire de la Hanse. Les FTD se jetteraient sur nous dès qu'on serait à portée de radar. — L'hospitalité des Vagabonds ne m'inspire pas des masses, ajouta BeBob. Quant à l'Empire ildiran, je ne vois pas ce qu'on y ferait. Rlinda réfléchit en se passant un doigt sur la lèvre inférieure. L'idée s'imposa avec une telle évidence qu'elle s'étonna de ne pas y avoir pensé plus tôt. — Theroc m'a l'air d'un endroit sympa. C'est calme, on y mange bien, les gens sont accueillants. Et ils sont indépendants de la Ligue Hanséatique. — M'est avis qu'on pourrait trouver pire, acquiesça BeBob. Rlinda compara aussitôt les cartes stellaires et le niveau d'ekti dans les réservoirs. — C'est bon, on peut y aller. Ça te dit de tenter le coup ? BeBob la gratifia d'un sourire enfantin. — Tant que je suis avec toi, ma chérie, tout me va. — Range ton baratin et réponds-moi clairement. — Alors, oui. On y va. 142 LA REINE ESTARRA Les Theroniens organisèrent la passation de pouvoirs en moins de deux jours. Estarra avait cru que la population lui laisserait le temps de se poser, de retrouver ses marques, mais Père Idriss et Mère Alexa souhaitaient se retirer depuis des années et ne comptaient pas laisser passer l'occasion. Le vieux couple avait repris les rênes de Theroc après la mort de Reynald, tout en sachant que ce n'était qu'une solution temporaire. Beneto était bien revenu d'entre les morts, mais sous forme d'un golem ligneux, porte-parole des arbremondes, qui n'envisageait pas de régner. Quant à Sarein, qui avait pourtant exprimé ses ambitions, elle n'était qu'un pion au service de la Hanse et avait rapidement tourné les talons dès que le masque était tombé. Ce qui revenait donc à désigner Estarra, la reine en exil, comme prochaine prétendante. La souveraine, quant à elle, n'avait pas aussi bien dormi depuis des années. Enfin chez soi ! Les fenêtres ouvertes du récif de fongus laissaient passer une légère brise chargée du parfum des fleurs et des murmures apaisants des arbremondes. Serrés l'un contre l'autre, Peter et Estarra s'attardèrent au lit longtemps après que la douce lumière du soleil eut envahi leur chambre. Ce fut Celli qui se chargea de les réveiller, surexcitée par la cérémonie à venir. — Aujourd'hui, vous devenez Père et Mère de Theroc ! Vous n'allez quand même pas rester dormir toute la journée ? — Le peuple ne devrait-il pas d'abord apprendre à me connaître ? Je suis un parfait étranger ici. (Peter secoua la tête, incapable de comprendre pourquoi Idriss et Alexa partaient du principe qu'il serait heureux d'assumer cette charge.) J'étais le porte-voix de la Ligue Hanséatique terrienne. J'ai dû donner de terribles ordres, qui ont causé bien des souffrances. Tout le monde est-il au courant que Basil tirait les ficelles ? Je ne pense pas que les Theroniens puissent déjà me faire confiance. Estarra se plaça derrière lui et le prit dans ses bras, serrant son ventre arrondi contre le dos de son époux. — Nahton te connaît très bien, Peter, et ce que Nahton sait, tous les prêtres Verts le savent. Il leur a expliqué ce que tu as été obligé de faire. Celli éclata de rire. — De toute façon, Estarra a l'air de penser que tu mérites le poste. Et puis c'est elle que nous choisissons comme Mère. Tu débarques juste dans ses bagages. Plus tard dans la journée, ils se retrouvèrent tous dans la grande salle de réception du récif de fongus. Les tables du banquet croulaient sous les bienfaits de la forêt-monde : fruits, fleurs comestibles, viandes d'insecte. Estarra se rappela la première fois qu'elle avait goûté du bœuf et du poulet au Palais des Murmures ; Peter venait à peine de la rencontrer, mais il avait fait son possible pour la mettre à l'aise. Le moment était venu de lui rendre la pareille, même si le roi n'était pas aussi intimidé qu'elle avait pu l'être à l'époque. Elle se demanda s'il apprécierait le goût subtil des larves en cours de métamorphose, cuites dans leur cocon. Son estomac gargouilla à cette seule pensée. Elle se rendit compte à quel point la gastronomie theronienne lui avait manqué. Mais Peter et elle devaient d'abord remplir leurs attributions officielles, à commencer par une annonce de la plus haute importance. Quand le couple s'avança vers les deux grands fauteuils de la salle du trône, Idriss et Alexa ôtèrent leurs coiffes cérémonielles et offrirent leur bénédiction au roi et à la reine. — J'ai l'immense honneur de vous présenter vos nouveaux dirigeants, Père Peter et Mère Estarra de Theroc ! s'époumona Idriss. Les Theroniens applaudirent à tout rompre tandis que les prêtres Verts transmettaient l'information et recevaient les félicitations des arbres dispersés de planète en planète. Estarra savait qu'une lourde tâche les attendait. La civilisation humaine allait devoir subir d'importants changements, à commencer par son mode de gouvernement. Elle avait longuement discuté avec Peter dans l'épave qui les emportait vers Theroc. Même si la Terre survivait aux attaques hydrogues et à la révolte des compers Soldats, la Hanse n'aurait plus la moindre légitimité. Le président Wenceslas s'était mis ses propres alliés à dos, il avait déclenché des conflits inutiles et retiré sa protection à des colonies dépourvues de ressources. Basil divisait pour régner, un principe qui devenait suicidaire quand il s'agissait d'empêcher l'humanité de basculer dans le vide… — Après tous ces drames, Peter, il faudra nous montrer aussi courageux que d'authentiques souverains. Fini d'être des marionnettes. — Nous serons aussi courageux que nous aurions dû l'être dès le début. Ils avaient développé un vaste plan d'ensemble qu'ils avaient ensuite exposé aux parents d'Estarra, avant de le proposer par télien aux colonies délaissées par la Hanse. Leurs suggestions avaient aussitôt reçu de nombreux soutiens. L'heure était venue d'officialiser leur projet. Peter profita de la foule rassemblée à l'occasion du couronnement pour s'adresser à tous les Theroniens. Il était le Grand roi de la Hanse et, désormais, le Père de Theroc. Yarrod se tenait près de l'estrade fleurie, surgeon en main, prêt à relayer instantanément sa déclaration. — La Terre a survécu à l'assaut mené par les hydrogues, mais la Ligue Hanséatique a malgré tout échoué, annonça-t-il. Avant même l'arrivée des orbes de guerre, la Hanse était minée par l'avidité, l'arrogance et la corruption. Beaucoup d'entre vous l'ont appris à leurs dépens. Je pense notamment aux colons qui se sont retrouvés coupés de tout, ainsi qu'aux Vagabonds qui ont été durement punis pour avoir réclamé un traitement équitable. Estarra vint appuyer les mots de son mari. — La Charte de la Hanse donnait aux colonies un certain nombre de devoirs, mais aussi de droits. Quand le président Wenceslas leur a refusé son aide, il a de fait rompu le contrat. — Les colonies qui signent la Charte prêtent allégeance au roi, précisa Peter en prenant Estarra par la main. Or, je suis le roi. J'ai quitté le Palais des Murmures, j'ai quitté la Terre, mais je reste le souverain en titre où que je sois. En conséquence, c'est ici, sur Theroc, avec ma reine, que je souhaite placer le nouveau siège du gouvernement. Certains auditeurs ne purent retenir un cri de surprise. Les Theroniens n'avaient jamais fait partie de la Hanse. — Ce sera bien différent de la défunte Ligue Hanséatique terrienne, leur assura la reine. Il est grand temps de combler le fossé qui s'est creusé entre les différentes branches de l'humanité. Écoutez ce que nous avons à proposer. — Nous envisageons de former tous ensemble une nouvelle confédération. Nous invitons tous les Theroniens à nous rejoindre, ainsi que les colons trahis par la Hanse et les clans de Vagabonds injustement persécutés. Nous partagerons ressources et compétences afin de cicatriser les plaies de huit longues années de guerre. C'est un profond bouleversement, mais je suis intimement persuadé que c'est la voie à suivre. Estarra vit de nombreux Theroniens hocher la tête, approbateurs. Elle savait qu'il leur faudrait un moment pour bien appréhender l'ampleur du projet, mais elle souhaitait qu'ils aient toutes les informations en main. — Quand le Caillié a quitté la Terre, nos ancêtres voulaient rester indépendants. Une fois installés ici, ils ont repris contact avec la Terre et le roi Ben leur a accordé la souveraineté. Cela fait des années que la Hanse essaie d'absorber Theroc, mais nous avons toujours refusé de nous laisser faire. Peter promena son regard sur l'assistance. — La confédération que nous proposons permettra aux divers groupes et colonies de préserver leur identité, tout en unissant leurs forces dans des situations difficiles comme celle que nous connaissons à l'heure actuelle. Nous travaillerons ensemble pour le bien commun. — N'y a-t-il pas un risque de représailles militaires ? demanda quelqu'un. Estarra avait conscience que ce serait aussi la grande crainte des colonies hanséatiques. — Les FTD ont perdu beaucoup de vaisseaux, je ne pense pas qu'il leur en reste assez pour se lancer à l'assaut de planètes lointaines. (Elle jeta un coup d'œil à la forêt luxuriante qui s'étendait au-delà des murs.) Si nous nous soutenons mutuellement, nous serons plus puissants que la poignée de bâtiments qui a survécu à la guerre contre les hydrogues. Les prêtres Verts continuaient à transmettre le débat. Dans la salle, les gens semblaient de plus en plus réceptifs à l'idée. Peter leva les mains pour rétablir le silence. — Bien évidemment, il reste de nombreux points à clarifier. Chaque chef de clan vagabond et chaque gouverneur de colonie aura ses propres intérêts à défendre, de peur de tomber sous la coupe d'un gouvernement trop dirigiste. Mais c'est maintenant, après avoir tant souffert, que nous devons avancer main dans la main. Estarra et moi, nous vous offrons aujourd'hui une autre option que la Ligue Hanséatique terrienne. — C'est pourquoi nous invitons les représentants de toutes les franges de l'humanité à se réunir sur Theroc afin de poser les bases d'un accord. Peut-être même réussirons-nous à rédiger une constitution. Nos différences doivent nous renforcer, pas nous diviser. Peter se tourna vers Yarrod, le regard grave. — Avant de passer à l'étape suivante, tout le monde doit bien comprendre que le président de la Hanse n'a plus aucun pouvoir. Diffusez l'information par télien, expliquez à tous les prêtres Verts ce qui vient de se dérouler ici. Le roi et la reine ont quitté la Terre et règnent désormais depuis Theroc. Le poste de président n'est plus qu'une coquille vide. Estarra vit une lueur d'espoir briller dans l'œil des Theroniens. Idriss et Alexa étaient très fiers de leur fille ; même Celli applaudissait à tout rompre. La reine ressentit un élancement dans le ventre. Le bébé qui donnait un coup de pied ? Un heureux présage ? Elle s'assit sur le trône et posa une main sur son abdomen gonflé, persuadée que son enfant était enfin en sécurité. 143 BASIL WENCESLAS Alors que le bilan des victimes s'alourdissait de jour en jour, Basil se sentait pris de vertige, tiraillé entre l'euphorie et le désespoir. Pour l'instant, il s'était réfugié dans son bureau d'où il regardait le soleil se lever sur le Quartier du Palais. La Terre et ses habitants avaient survécu. Il n'aurait pas misé un sou sur une telle issue. Le président ignorait encore l'étendue des pertes et des dommages, mais il suffisait de consulter les premiers chiffres pour savoir que l'avenir s'annonçait bien sombre. La Ligue Hanséatique terrienne n'était jamais passée si près de l'anéantissement pur et simple. Basil, en poste depuis trente ans, avait peu à peu porté la Hanse à son apogée… et voilà qu'en un laps de temps ridiculement court, elle était retombée au fond du trou. Eldred Cain fit son entrée dans le bureau, accompagné d'une Sarein circonspecte. Ne manquait à l'appel que le général Lanyan, dont la navette était en phase d'approche. Basil prit conscience du peu de gens en qui il avait encore confiance. Une confiance qui, dans certains cas, était loin d'être absolue. Il lut dans le regard de Sarein un mélange d'amour et de crainte, ainsi qu'un autre sentiment indéfinissable. L'ambassadrice s'était comportée de manière étrange depuis la tentative d'assassinat au banquet. Ou cela avait-il commencé avant ? Basil n'avait jamais vraiment compris l'ambitieuse jeune femme et n'avait guère fait d'efforts en ce sens. Il était toujours trop occupé, ce qui ne risquait pas de changer dans un proche avenir. Quel malheur d'avoir perdu Pellidor ! Basil doutait de retrouver un jour un activateur si fiable et compétent. Eldred Cain prit un siège et se para de son éternelle expression indéchiffrable. En fait, le président ne comprenait pas son adjoint non plus. Mais l'espèce humaine, elle, avait plus que jamais besoin de Basil Wenceslas. C'était d'une rare évidence. Lanyan finit par se présenter dans un uniforme malpropre. De larges cernes couraient sous ses yeux injectés de sang. Le général n'avait probablement pas dormi un seul instant depuis la bataille, écrasé sous une masse de problèmes à résoudre. Comme nous tous, pensa Basil. L'inventaire des Forces Terriennes de Défense était catastrophique. Malgré l'aide appréciable des Ildirans, hydrogues et robots klikiss avaient détruit un pourcentage significatif des vaisseaux rassemblés dans la ligne de défense. Quant aux bâtiments dérobés par les compers Soldats, ils étaient toujours quelque part dans l'espace, constituant une force bien plus nombreuse que ce qui restait des FTD. Les robots reviendraient porter le coup de grâce quand bon leur semblerait. Et ces maudits Vagabonds… Basil ne savait plus qu'en penser. Était-il censé leur envoyer une carte de remerciements ? Un petit cadeau ? S'ils disposaient d'une arme efficace contre les orbes de guerre, pourquoi ne pas avoir partagé cette technologie avec la Hanse ? Malgré l'épuisement, le général paraissait soutenu par une étrange forme d'énergie, comme si son orgueil et son indignation suffisaient à le pousser en avant. L'heure était venue de se remettre au travail. Toujours le travail. Voilà ce qui maintenait la civilisation en place, encore plus qu'un bon dirigeant. Bien plus, en tout cas, que rois et princes incontrôlables qui se volatilisaient en temps de crise. Le président aurait voulu oublier jusqu'à l'existence du roi – bon débarras ! – mais Peter l'avait défié. Une telle arrogance ne pouvait rester impunie. Le général parvint à esquisser un sourire fatigué. — Même si les pertes sont énormes, monsieur le Président, cela reste une victoire. Les FTD sont en miettes, mais les hydrogues ont été écrasés, peut-être même exterminés. (Il hocha la tête.) Qui aurait pu penser que la Marine Solaire se comporterait ainsi ? Et sauf votre respect, on doit aussi une fière chandelle aux Vagabonds. Nos ingénieurs essaient d'analyser leur arme secrète pour que nous puissions la produire. — Cela me paraît inutile si les hydrogues sont bel et bien vaincus, remarqua Basil. Apparemment, ces armes ne sont efficaces que contre eux. — N'oublions pas les vaisseaux-arbres de Theroc, ajouta Sarein d'une voix aigrie. Il est surprenant que mon peuple ait déployé tant d'efforts pour aider la Terre alors que nous les avons laissé tomber après les attaques hydrogues. — On pourrait en dire autant des Vagabonds, assena Cain, qui semblait se délecter de la situation. Basil dévisagea d'abord Sarein, puis son adjoint. — Ce n'est pas le moment de s'attarder sur des petites querelles. (Il s'assit à son tour et joignit les mains, le dos bien droit.) Nous devons agir rapidement. La population est en état de choc, il y a des risques d'émeutes. Il ne faut pas laisser l'anarchie s'installer, quitte à prendre de sévères mesures de maintien de l'ordre. Remettre la Hanse sur pied demandera de très grands efforts. Cain se racla la gorge. — Nous avons déjà défini les priorités et réparti les tâches lors de notre dernière réunion. Nous sommes prêts à passer à l'étape suivante. Basil, lui, tentait de maîtriser la terrible migraine qui l'assaillait. — Nous compléterons les bilans et les études prospectives dans les semaines qui viennent, mais ces données devront rester confidentielles. (Il jeta un regard lourd à Lanyan et à Cain.) La population doit ignorer à quel point nous avons souffert. Les deux hommes approuvèrent, à la grande satisfaction de Basil. Si tout le monde l'avait soutenu ainsi dès le début, une bonne partie du désastre aurait pu être évitée. — Nous allons mettre en commun les ressources des colonies, reprit-il. Toute la Hanse s'attachera à construire de nouveaux vaisseaux de guerre tout en resserrant les liens commerciaux entre planètes. C'est un labeur qui demandera à l'espèce humaine encore plus d'acharnement qu'elle n'en a montré ces dernières années. Les mots sonnaient bien, mais Basil savait que leur mise en œuvre passerait par de lourds impôts accompagnés de longues années d'austérité. Et cela ne réglait pas le problème de la famille royale. — Sarein, vous êtes sûre de ne pas savoir où votre sœur et le roi ont bien pu aller ? Cela fait déjà plusieurs jours qu'ils ont disparu ! Nous avons besoin d'un porte-parole crédible pour calmer le peuple, pour reprendre contact avec les colonies. Peut-être devrait-il se résoudre à cette fameuse solution… — Je… je n'en ai aucune idée, Basil. Je n'ai plus parlé à Estarra depuis que j'ai dû lui montrer la serre détruite. (La Theronienne tentait vainement de masquer son écœurement.) Comme vous ne l'ignorez pas, ma sœur était sous haute surveillance. Pour son bien. Basil se renfrogna. Des sarcasmes, à présent ? Parmi tous les événements incroyables qui s'étaient enchaînés pendant l'attaque hydrogue, il fallait aussi noter la disparition de l'épave extraterrestre. Le président avait chargé son adjoint d'enquêter sur le sujet, mais Cain avait tant à faire que cette histoire n'était pas vraiment prioritaire. Un assistant apparut à la porte du bureau. — Un prêtre Vert demande à vous voir, monsieur le Président. — Faites-le entrer. Il aura peut-être des informations à fournir, s'il se décide enfin à me parler. Nahton pénétra dans la pièce d'un pas déterminé. Le prêtre Vert contempla un instant la douce lumière du matin à travers la baie vitrée avant de reporter son attention sur le président. — Eh bien, de quoi s'agit-il ? — Par pure courtoisie, président Wenceslas, on m'a demandé de vous transmettre un message du roi Peter et de la reine Estarra. Basil bondit sur ses pieds. — Où sont-ils ? J'exige leur retour immédiat au Palais des Murmures. — Le roi et la reine se sont installés sur Theroc, qui sera aussi le siège de la nouvelle confédération humaine qu'ils comptent mettre en place. Basil émit une sorte de ricanement étonné. — C'est ridicule ! À quoi jouent-ils au moment où nous devrions travailler tous ensemble ? — Nous travaillons, monsieur le Président. Mais sans vous. (Nahton s'exprimait avec calme, se contentant de relayer la proclamation.) Les Theroniens approuvent cette décision et rejoignent la confédération. Les prêtres Verts en poste dans les anciennes colonies hanséatiques ont relayé l'annonce. Les colons sont déjà en train de choisir leurs délégués. — Qu'entendez-vous par anciennes colonies ? Elles n'ont jamais… Nahton l'interrompit aussitôt. — Soixante-trois mondes abandonnés par la Hanse ont renié la Charte pour rejoindre la nouvelle confédération. — C'est une déclaration de guerre ! aboya Lanyan. — C'est une décision logique et parfaitement légale. Depuis le début de la guerre contre les hydrogues, la Ligue Hanséatique terrienne a coupé les vivres à ces planètes et leur a retiré la protection des FTD. En d'autres termes, monsieur le Président, la Hanse a failli à ses obligations telles que définies dans la Charte, la rendant de fait obsolète. La plupart des colonies estiment que c'est la meilleure voie à suivre. — Ce sont des colonies hanséatiques ! insista Basil. — D'anciennes colonies hanséatiques, monsieur le Président. Quinze clans de Vagabonds ont également donné leur accord de principe. Nous avons bon espoir que l'Oratrice verra elle aussi dans cette initiative l'avenir de l'humanité. Les Vagabonds refusent toujours de commercer avec la Hanse, mais pour montrer leur bonne volonté, ils ont accepté de fournir de l'ekti aux planètes qui reconnaîtront le nouveau gouvernement. Le général Lanyan balbutia une phrase incompréhensible tandis que Cain demeurait imperturbable. Le président planta son regard dans celui de Nahton. — Prenez votre surgeon et faites savoir au roi Peter que je lui ordonne de revenir sur Terre dans les plus brefs délais ! — Je suis désolé, mais les communications par télien ne sont plus accessibles aux représentants de la Hanse. — Vous ne pouvez pas faire ça ! (Basil se sentait près d'exploser. Il avait l'impression que sa peau le brûlait.) Envoyez ce message ! Je croyais que les prêtres Verts étaient neutres. Vous… — J'obéis au roi Peter et à la reine Estarra, comme tous les autres prêtres Verts. Vous n'avez pas d'ordre à nous donner. Aucun membre des Forces Terriennes de Défense, aucun représentant de la Hanse, y compris vous-même, n'aura désormais accès au télien. Basil envisagea un instant de torturer le prêtre, voire de l'exécuter s'il ne cédait pas. Sarein, abasourdie, se renfonça dans son siège. — Il a raison, Basil. Personne ne peut forcer un prêtre Vert à utiliser le télien. — Attendez que nos vaisseaux aillent faire un tour là-bas ! enragea Lanyan. On remettra de l'ordre vite fait. — Mais tout est déjà en ordre. (Nahton s'autorisa un sourire froid.) Une fois que le président Wenceslas aura démissionné et que la Ligue Hanséatique terrienne sera officiellement dissoute, le peuple de la Terre sera le bienvenu parmi nous. Tous les membres de la nouvelle confédération doivent prêter allégeance au roi. — Au roi ? cracha Basil. Peter n'a jamais été un véritable roi. Sarein toisa le président et sa colère impuissante. — Peut-être l'était-il, Basil. Plus que tu n'as su t'en rendre compte. 144 L'ATTITRÉ DARO'H Le dernier bâtiment endommagé avait été abattu, les débris évacués ; les incendies qui avaient ravagé les alentours s'étaient finalement éteints en laissant derrière eux des collines noircies. La pluie ne tarderait plus à venir, l'herbe repousserait et symboliserait la renaissance de Dobro, au même titre que les nouveaux immeubles qui sortaient déjà de terre. Les émeutes sanglantes n'avaient pas sonné le glas de la colonie ildirane. Toutes les blessures guérissent, même si elles laissent parfois des cicatrices, songea Daro'h en descendant la rue principale, agressé par des odeurs âpres de sang et de fumée qui mettraient longtemps à disparaître. Comme promis, l'Attitré avait fourni aux humains tout le matériel nécessaire pour reconstruire leur camp. Néanmoins, après des discussions acharnées, les survivants avaient choisi de partir chercher fortune ailleurs, probablement vers les terres fertiles de l'hémisphère sud. Benn Stoner et les siens souhaitaient bâtir leurs foyers loin de leurs anciens geôliers. Plus tard, que ce soit dans quelques années ou dans quelques générations, ils auraient peut-être suffisamment pardonné aux Ildirans pour revenir vers eux et partager leur existence, comme l'avaient envisagé les passagers du Burton. Daro'h, lui, ne tarderait pas à retourner au Palais des Prismes. Il était impatient d'assumer ses responsabilités de Premier Attitré pendant qu'un autre Ildiran le remplacerait aux commandes de Dobro. À l'inverse de certains de ses frères, Daro'h n'avait pas encore engendré de fils nobles. Vu les circonstances, il n'était pas impossible que l'on demande à Udru'h de revenir aux affaires, même s'il était peu probable que les humains acceptent une telle proposition. Ses pas l'amenèrent devant la résidence où deux gardes protégeaient – retenaient ? – l'ancien Attitré. Ce soir-là, humains et Ildirans étaient censés se réunir pour ce que Daro'h hésitait à qualifier de procès. Udru'h présenterait sa défense, les humains expliciteraient leurs griefs, puis Daro'h mettrait en œuvre les décisions prises à l'issue du débat. Ainsi en avait décidé le Mage Imperator. Bien que convalescent, Udru'h prit sur lui de venir saluer son successeur. — C'est aujourd'hui qu'ils décideront de mon sort. J'en ai assez d'attendre. Peut-être auront-ils honte. Peut-être hésiteront-ils à se venger. Le regard hanté de l'ancien Attitré révélait sa lutte constante contre les souvenirs injectés par Nira, les fantômes de tous les actes qu'il ne parvenait plus à justifier. Daro'h se demandait si Udru'h souhaitait vraiment que les humains se montrent indulgents. — J'étais le nouvel Attitré, répondit le jeune Ildiran dans un frisson. Si cette catastrophe s'était produite quelques années plus tard, j'aurais été à votre place. Udru'h haussa les épaules. — Nous verrons si mon repentir parvient à contrebalancer mes mauvaises actions. Les crimes doivent être punis, d'une manière ou d'une autre. J'en suis maintenant persuadé. Daro'h sentit soudain une vague de chaleur s'abattre aussi bien sur son corps que sur son esprit. La température de l'air monta en flèche, les odeurs déjà fortes se firent encore plus prégnantes. Les gardes levèrent des regards inquiets. Trois ellipsoïdes scintillants descendaient des cieux en direction du village frappé de stupeur. — Des faeros, précisa Udru'h. Que viennent-ils faire par ici ? Daro'h n'avait jamais vu les boules de feu d'aussi près ; il aurait été incapable de dire s'il s'agissait de vaisseaux ou des créatures élémentales elles-mêmes. Des milliers de faeros avaient péri lors des batailles menées contre les hydrogues. Pourquoi venir sur Dobro ? Dans quel but ? Les ellipsoïdes devinrent de plus en plus brillants au fur et à mesure de leur approche, à tel point que Daro'h craignait de perdre la vue s'il continuait à les regarder. Mais il ne parvenait pas à détourner les yeux. Les boules de feu planaient à présent juste au-dessus de lui, à croire qu'elles s'étaient dirigées délibérément vers la résidence de l'ancien Attitré. Udru'h tressaillit comme s'il avait entendu un cri dans sa tête. Daro'h sentit le thisme se consumer en lui. Ses nerfs, ses pensées, étaient parcourus de décharges douloureuses. Les rayons-âmes se tordaient, s'emmêlaient, fondaient… Une voix tonitruante explosa dans son crâne, un rugissement à la limite du supportable, mais qui ne lui était même pas adressé. Udru'h, tu m'as trahi. À cause de toi, j'ai tout perdu. À cause de toi, j'ai échoué. (L'ancien Attitré vacilla comme si sa tête allait se fendre en deux. La voix corrosive reprit son implacable discours :) Mais je reviens aujourd'hui plus fort que jamais. Je ne vois plus la Source de Clarté… Je suis la Source de Clarté. Daro'h, choqué, reconnut enfin la voix de l'Attitré félon. Après sa défaite, Rusa'h avait précipité son vaisseau dans le soleil d'Hyrillka, et voilà qu'il était de retour, bien vivant… avec les faeros. Incapable d'échapper au supplice, Udru'h secouait violemment la tête en se couvrant les yeux et les oreilles. La colère de Rusa'h continuait à secouer le thisme. De nombreux faeros ont perdu la vie. À présent, tu vas en recréer un. Que ta fourberie te consume ! Le visage d'Udru'h s'illumina comme si les os de son crâne étaient devenus incandescents. Daro'h recula, frappé d'horreur. Quand l'ancien Attitré ouvrit la bouche pour hurler, seule de la fumée en sortit. La chair se fit de plus en plus brûlante jusqu'à ce que les premières flammes jaillissent des yeux, de la bouche, des oreilles et même de l'extrémité des doigts. Daro'h regardait, pétrifié, un cri coincé au fond de la gorge. Udru'h se retrouva enveloppé d'un cocon flamboyant qui incinéra la moindre parcelle de son être physique et finit par s'envoler pour rejoindre l'une des boules de feu. Il ne resta de lui qu'un résidu noirâtre et des traces de pas vitrifiées qui marquaient l'endroit où il s'était tenu. Sentant sa peau roussir, Daro'h leva de nouveau les yeux vers le ciel. Six nouveaux ellipsoïdes descendaient sur Dobro. 145 ORLI COVITZ C'était au tour d'Orli d'apporter un plat fait maison dans les baraques des FTD édifiées à proximité du transportail klikiss. Il n'y avait aucune raison de ne pas entretenir de bonnes relations de voisinage avec les quinze soldats encore en poste sur Llaro. D'un commun accord, les prisonniers vagabonds, les anciens habitants de Crenna et les premiers colons de la planète avaient décidé de traiter ces hommes en « protecteurs » plutôt qu'en simples geôliers. Vu les événements dramatiques qui secouaient la Hanse, même les Vagabonds avaient accepté l'idée d'être coincés là jusqu'à nouvel ordre. Les soldats étaient d'ailleurs aussi captifs qu'eux, coupés de tout tandis que l'enfer s'abattait sur le Bras spiral. Des messagers passés par le transportail avaient décrit comment les compers Soldats s'étaient emparés d'une bonne partie de la flotte des FTD. Orli vivait dans la peur constante que les vaisseaux rebelles viennent écraser Llaro comme ils avaient écrasé Corribus. Et bien sûr, personne ne comprenait pourquoi les faeros avaient effectué une reconnaissance dans le secteur, en profitant pour laisser un Rémora sur le carreau. Dans l'ensemble, l'adolescente ne se sentait guère rassurée. Si un malheur survenait, Llaro ne disposait d'aucune défense mis à part ces quinze malheureux soldats. Alors les colons, chacun leur tour, partageaient avec eux les produits de leurs récoltes. Mieux valait se mettre ces gars dans la poche. Orli et Hud Steinman, paniers à la main, remontèrent donc péniblement la pente qui menait aux baraquements. — Mes jambes deviennent trop raides pour faire cette balade tous les jours. Orli était depuis longtemps habituée aux jérémiades du vieil homme. — Vous ne faites pas cette balade tous les jours. Et si vous étiez sur une planète déserte, comme vous en aviez l'intention, vous auriez bien plus d'efforts à fournir juste pour rester en vie. La maison dans laquelle vous vivez est mille fois plus confortable que notre cabane miteuse sur Corribus. — J'étais fier d'avoir construit cette cabane. — Moi aussi, confessa Orli, souriante. Toute la colonie semblait l'avoir adoptée. Elle avait une pièce à elle dans l'une des structures multifamiliales, un endroit où elle pouvait dormir et s'isoler pour travailler sur ses bandes de synthétiseur. Les colons appréciaient ses mélodies ; il lui arrivait souvent de s'installer dans les salles communes, le soir, et de jouer jusqu'à plus soif. Les soldats leur firent de grands signes de bienvenue en les voyant approcher. Une fois les deux livreurs parvenus à destination, les militaires isolés fouillèrent les paniers à la hâte, lâchant des murmures appréciateurs à la vue du pain frais et des légumes. — Ce sera dur de retrouver la caserne, commenta un soldat. Je n'ai jamais rien mangé d'aussi bon dans les FTD ! Si ça se trouve, je vais devenir tellement gros que je ne rentrerai plus dans mon uniforme. — Trouve une femme dans le coin, lui conseilla un camarade. Peut-être qu'elle pourra arranger les coutures pour le remettre à ta taille. — Une femme d'ici ? Elle m'obligerait à tout faire moi-même. — Et ce serait pas plus mal, ajouta Orli. Ça ne vous dirait pas d'être autosuffisants ? Le soldat éclata de rire. — Qu'est-ce que tu racontes, fillette ? Une brusque décharge d'électricité statique fit vibrer l'atmosphère. Les gardes se redressèrent aussitôt tandis que le transportail se mettait à bourdonner derrière eux. — Quelqu'un arrive ! — Il n'y a pourtant rien de programmé. Peut-être la relève, qui sait ? — C'est ça, rêve… Les derniers soldats se précipitèrent hors des baraquements, attirés par la moindre occasion de briser la monotonie de la journée. Qui que cela puisse être, le nouveau venu apportait peut-être de bonnes nouvelles ou au moins un peu de ravitaillement. La forme trapézoïdale se troubla et livra finalement passage à deux silhouettes que personne ne reconnut. Les soldats empoignèrent leurs armes, incertains sur la conduite à tenir. — Qui êtes-vous ? Je vous ordonne de vous identifier ! Orli découvrit une vieille femme aux traits tirés et aux cheveux hirsutes, vêtue de haillons. Elle affichait une expression distante, hantée. À côté d'elle s'avançait un petit comper Amical dont les capteurs optiques lançaient des reflets dorés. Ce fut le robot qui prit la parole, comme s'il était ravi de faire les présentations. — Voici Margaret Colicos. Pour ma part, je m'appelle DD. Le nom de la vieille femme sonnait étrangement familier aux oreilles d'Orli. Visiblement désorientée, Margaret finit par poser son regard sur Orli, puis sur Hud Steinman et enfin sur le groupe de soldats. — Cela faisait si longtemps que je n'avais pas vu un être humain. — Que vous est-il arrivé, madame ? demanda l'adolescente. D'où venez-vous ? Le transportail entra de nouveau en action, dessinant d'autres silhouettes en route pour Llaro. — Je suis désolée. Je n'ai pas voulu ça. (Margaret semblait désespérée.) Tout va changer, à présent… Tout. Derrière elle, une vingtaine de créatures insectoïdes émergèrent du transportail. Les êtres massifs exhibaient au bout de leurs membres multiples des armes qui paraissaient aussi redoutables que sophistiquées. Leurs exosquelettes tannés, segmentés, étaient d'un noir d'encre ; leurs yeux brillaient d'une étrange intelligence. Les premiers arrivés laissèrent la place à vingt de leurs semblables, puis à vingt autres, puis à vingt autres encore. Les soldats des FTD reculèrent à la hâte, prirent position et levèrent leurs armes. — Ne tirez pas ! cria l'un d'eux. Nous sommes à cent contre un. Steinman s'accrocha au bras d'Orli comme si elle était en mesure de le protéger. Margaret Colicos reprit ses explications, l'air hébétée. — Après des milliers d'années passées à se reproduire et à panser leurs plaies, les Klikiss sont de nouveau prêts à essaimer. Ils veulent récupérer leurs mondes. Le transportail continuait à cracher des vagues ininterrompues de Klikiss de différentes tailles et de différentes formes. Des centaines d'entre eux avaient déjà franchi la porte dimensionnelle pour envahir Llaro. — Les Klikiss veulent aussi se venger de leurs robots, poursuivit Margaret. Ces traîtres qui ont détruit leur civilisation il y a dix mille ans de cela. L'alerte se répandait peu à peu dans la colonie. Tout le monde courait, cherchait un moyen de se défendre, mais Orli se rendit compte que les Klikiss n'avaient pas encore attaqué. Margaret contempla le mur trapézoïdal. — À cet instant précis, les Klikiss empruntent chaque transportail en état de marche sur leurs anciennes planètes. Ils reprennent possession de leurs territoires. Orli vit une silhouette encore plus colossale que les autres sortir du transportail, un Klikiss géant couvert d'énormes excroissances pointues qui jaillissaient d'une carapace marbrée. Les crêtes dentelées qui ornaient son crâne se dressaient d'un air menaçant. Il paraissait bien plus puissant que ses congénères. La créature s'adressa à Margaret dans un langage cliquetant, chuintant, vaguement musical, dont les notes montaient et descendaient pour former une sorte de mélodie. Le comper assura la traduction d'un ton enjoué qui contrastait violemment avec la teneur du message. — Le spécex est contrarié de voir tant d'humains sur ses terres. Le regard éteint de Margaret parcourut les maigres installations de Llaro. — Partez d'ici. Ou les Klikiss vous tueront tous. REMERCIEMENTS La saga gagne en longueur, de même que la liste des volontaires qui m’apportent leur aide précieuse. Je tiens à remercier Louis Moesta, Diane Jones, Catherine Sidor et Geoffrey Girard pour leurs conseils, leurs relectures et leur acharnement. L’équipe éditoriale, constituée de Jaime Levine, Devi Pillai, Ben Ball et Melissa Weatherill, a réalisé, comme à son habitude, un travail époustouflant ; Stephen Youll et Chris Moore ont quant à eux créé de magnifiques illustrations de couverture pour les éditions anglaise et américaine. John Silbersack, Robert Gottlieb et Kim Whalen, mes agents chez Trident Media Group, ont pris soin que cette saga reçoive tout l’écho qu’un auteur peut espérer. Et enfin, comme toujours, je remercie mon épouse Rebecca Moesta, qui contribue encore plus qu’elle ne l’imagine à mon œuvre et à ma santé mentale. Du même auteur, aux éditions Bragelonne : La Saga des Sept Soleils : 1. L’Empire caché 2. Une forêt d’étoiles 3. Tempêtes sur l’Horizon 4. Soleils éclatés 5. Ombres et Flammes Chez Milady Graphics : Frankenstein (avec Dean Koontz) : 1. Le Fils prodigue – version comics Chez d’autres éditeurs : Avant Dune (avec Brian Herbert) : 1. La Maison des Atréides 2. La Maison Harkonnen 3. La Maison Corrino Dune, la Genèse (avec Brian Herbert) : 1. La Guerre des machines 2. Le Jihad Butlérien 3. La Bataille de Corrin Après Dune (avec Brian Herbert) : 1. Les Chasseurs de Dune 2. Le Triomphe de Dune Légendes de Dune (avec Brian Herbert) : 1. Paul le Prophète 2. Le Souffle de Dune Dune (autres titres, avec Frank et Brian Herbert) : La Route de Dune Star Wars : L’Académie Jedi : 1. La Quête des Jedi 2. Sombre disciple 3. Les Champions de la Force Star Wars : Les Jeunes chevaliers Jedi (avec Rebecca Moesta) : 14 volumes Star Wars (autres titres) : Le Sabre noir Frankenstein (avec Dean Koontz) : 1. Le Fils prodigue – version roman www.bragelonne.fr Né en 1962, Kevin J. Anderson est un auteur américain parmi les plus prolifiques et les plus acclamés de sa génération. Depuis 1993, plus de trente titres de sa plume ont figuré sur les listes de best-sellers. En France, on le connaît surtout pour ses collaborations avec Brian Herbert autour du cycle de Dune et pour ses romans dans l’univers de Star Wars. Mais ce bourreau de travail a également écrit des space opera ambitieux situés dans des univers qu’il a lui-même créés. La Saga des Sept Soleils en est un parfait exemple. Collection Bragelonne SF dirigée par Tom Clegg Titre original : Of Fire and Night Copyright © 2006 by WordFire, Inc. © Bragelonne 2010, pour la présente traduction Illustration de couverture : Sarry Long ISBN : 978-2-8205-0182-0 Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr Lexique ACCOUPLANTS – Sous-espèce klikiss reconnaissable à sa carapace argentée rayée de noir. Les accouplants fournissent le matériel génétique nécessaire au spécex (voir ce mot). ADAM, PRINCE – Prédécesseur de Raymond Aguerra, finalement jugé inadéquat. ADAMANT – Support d'écriture cristallin, utilisé pour les documents ildirans. ADAR – Le plus haut grade militaire au sein de la Marine Solaire ildirane. AGGLOMÉRAT D'HORIZON – Vaste amas stellaire près d'Ildira, où se situent Hyrillka et de nombreuses autres scissions. AGUERRA, RAYMOND – Jeune Terrien débrouillard. Voir Peter, roi. ALADDIA, SOFIA – Spécialiste des transportails. Travaille avec Lars Rurik Swendsen pour étudier l'épave d'un orbe de guerre hydrogue. ALA'NH, TAL – Commandant de cohorte dans la Marine Solaire ildirane. ALEXA, MÈRE – Gouverneur temporaire de Theroc, épouse de Père Idriss, mère de Reynald, Beneto, Sarein, Estarra et Celli. ANDEZ, SHELIA – Soldat des FTD, retenue prisonnière par les Vagabonds sur les chantiers spationavals d'Osquivel. ARBREMONDE – Arbre appartenant à la forêt interconnectée et semi-consciente de Theroc. ATTITRÉ – Fils de sang noble du Mage Imperator, administrateur d'un monde ildiran. ATTITRÉ EXPECTANT – Fils du Premier Attitré, appelé à remplacer comme Attitré un de ses oncles, les fils du précédent Mage Imperator. AVILA – Clan de Vagabonds. BALI'NH, ADAR – Chef de la Marine Solaire ildirane à l'époque des premiers contacts entre humains et Ildirans. BÉATITUDE – Monde klikiss déserté, désormais colonisé par les Nouveaux Amish. BEBOB – Petit nom de Branson Roberts, donné par Rlinda Kett. BÉLIER – Vaisseau kamikaze des FTD, conçu pour être piloté par des compers Soldats. Les soixante premiers ont disparu sur Qronha 3. BEN – Premier Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. BENETO – Prêtre Vert, deuxième fils de Père Idriss et Mère Alexa, tué par les hydrogues sur Corvus, mais recréé par la forêt-monde sous forme de golem ligneux. BÉRETS D'ARGENT – Forces spéciales d'élite des FTD. BRAS SPIRAL – Partie de la Voie lactée peuplée par l'Empire ildiran et les colonies terriennes. BRIA'NH, TAL – Commandant de la Marine Solaire ildirane qui, d'après la légende, a combattu les Shana Rei. BRIGGS, SERGENT JAMES – Chef de la sécurité à bord du Mastodonte Eldorado. BRINDLE, CONRAD – Père de Robb Brindle, officier à la retraite. BRINDLE, NATALIE – Mère de Robb Brindle, officier à la retraite. BRINDLE, ROBB – Jeune lieutenant-colonel des FTD, camarade de Tasia Tamblyn, capturé par les hydrogues sur Osquivel. BURTON – Quatrième des onze vaisseaux-générations ayant quitté la Terre. Perdu en chemin, capturé par les Ildirans pour les expériences d'hybridation sur Dobro. CAFARDS – Terme péjoratif pour désigner les Vagabonds. CAILLIÉ – Cinquième des onze vaisseaux-générations ayant quitté la Terre, le premier que les Ildirans ont rencontré. Les colons du Caillié sont partis s'établir sur Theroc. CAIN, ELDRED – Adjoint et héritier présomptif de Basil Wenceslas, pâle et glabre, collectionneur d'art. CARBO-DISRUPTEUR – Nouvelle arme des FTD, capable de rompre les liaisons moléculaires carbone-carbone. CARRERA, ENSEIGNE FEDERICO – Élève pilote des FTD, membre de la « cavalerie » du général Lanyan. CELLI – Fille cadette de Père Idriss et Mère Alexa. CHAN – Clan de Vagabonds. CHARYBDE – La première planète aquatique sur laquelle Jess a disséminé les wentals. CHATISIX – Félin sauvage vivant sur Ildira ; Yazra'h, la fille aînée de Jora'h, en possède trois. CHILDRESS, ENSEIGNE SANDRA – Jeune recrue des FTD, membre de la « cavalerie » du général Lanyan. CHRYSALIT – Trône déformable du Mage Imperator ildiran. CITÉ DES NUAGES – Vaste installation industrielle ildirane, dédiée à l'extraction d'ekti. CLIQUEUX – Terme injurieux désignant aussi bien les compers que les robots klikiss. CLARIN, ROBERTO – Ancien administrateur du Dépôt du Cyclone, désormais leader des prisonniers de guerre vagabonds sur Llaro. CLYDIA – Prêtresse Verte, membre du groupe des dix-neuf prêtres Verts engagés volontaires sur les vaisseaux des FTD. COHORTE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane constitué de sept maniples, soit trois cent quarante-trois navires (voir Tal). COLICOS, ANTON – Fils de Margaret et Louis Colicos, traducteur et étudiant en histoires épiques, envoyé dans l'Empire ildiran pour étudier La Saga des Sept Soleils. COLICOS, LOUIS – Xéno-archéologue, époux de Margaret Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss, assassiné par les robots klikiss sur Rheindic Co. COLICOS, MARGARET – Xéno-archéologue, épouse de Louis Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss, disparue à travers un transportail pendant l'attaque des robots klikiss sur Rheindic Co. COMMERCIAL STANDARD – Langue en vigueur dans la Ligue Hanséatique terrienne. COMPER – Acronyme de COMPagnon Électro-Robotique. Serviteur robot de petite taille, doué d'intelligence, existant en différents modèles : Amical, Précepteur, Analyste, Domestique, Confident, Soldat, etc. CONVOYEUR – Vaisseau des Vagabonds utilisé pour la livraison de cargaisons d'ekti provenant des stations d'écopage. CONVULSEUR – Arme incapacitante des FTD. CORRIBUS – Monde klikiss déserté, choisi pour être l'une des nouvelles colonies hanséatiques, mais ravagé par les robots klikiss. CORVUS – Colonie hanséatique principalement agricole, possédant quelques ressources minières, détruite par les hydrogues. COVITZ, ORLI – Jeune orpheline, survivante du massacre de Corribus. CROISEUR LOURD – Classe des plus gros cuirassés ildirans. CURIOSITÉ AVIDE – Vaisseau marchand de Rlinda Kett. CRENNA – Colonie hanséatique, évacuée lorsqu'une bataille entre hydrogues et faeros a détruit son soleil. CYCLOPLANE – Engin volant bricolé à partir de moteurs et de charpentes de récupération, et garni d'ailes multicolores de lucanes géants. CYROC'H – Précédent Mage Imperator, père de Jora'h. DANIEL – Nouveau prince candidat sélectionné par la Hanse pour un éventuel remplacement du roi Peter. DARO'H – Attitré expectant de Dobro. DD – Comper Amical de Margaret et Louis Colicos, capturé par les robots klikiss, mais qui est récemment parvenu à s'échapper. DIENTE, ESTEBAN – Amiral du quadrant 9. DIGIDISQUE – Instrument de stockage informatique à haute capacité. DOBRO – Colonie ildirane où se situent les camps de reproduction entre humains et Ildirans. DREMEN – Colonie terrienne, sombre et nuageuse, où Orli Covitz vivait avec son père avant d'émigrer sur Corribus. DRONE FRACASSEUR À IMPULSIONS – Nouvelle arme des FTD, également appelée « frak ». DURRIS – Système solaire ternaire, composé d'une naine rouge orbitant autour d'un couple d'étoiles blanc et orange ; trois des « sept soleils » d'Ildira (dont l'un sera détruit lors d'une bataille entre hydrogues et faeros). DZELLURIA – Planète ildirane de l'Agglomérat d'Horizon. EA – Comper personnel de Tasia Tamblyn, dont la mémoire s'est trouvée effacée lors de son interrogatoire par Basil Wenceslas. EKTI – Allotrope exotique d'hydrogène utilisé dans les propulseurs interstellaires ildirans. ELDORADO – Mastodonte commandé par l'amiral Kostas Eolus, vaisseau-amiral du quadrant 5. ELMAN, SOLDAT KEVIN – Béret d'argent. EMPIRE ILDIRAN – Vaste empire extraterrestre, civilisation majeure implantée dans le Bras spiral. EOLUS, KOSTAS – Amiral du quadrant 5. ESTARRA – Deuxième fille et quatrième enfant de Père Idriss et Mère Alexa, reine de la Ligue Hanséatique terrienne, épouse du roi Peter. FAEROS – Entités intelligentes ignées, demeurant au sein des étoiles. FISCIPARITÉ – Phase initiale de la reproduction des essaims klikiss. FITZPATRICK, MAUREEN – Ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne, grand-mère de Patrick Fitzpatrick III (voir Virago). FITZPATRICK, PATRICK, III – Officier véreux des Forces Terriennes de Défense, protégé du général Lanyan. Présumé mort après la bataille d'Osquivel, il a en fait été capturé par les Vagabonds des chantiers spationavals de Del Kellum. FLAMBEAU KLIKISS – Arme/mécanisme conçu par la race défunte des Klikiss pour faire imploser des géantes gazeuses et créer de nouvelles étoiles. FOLIE-DE-FORREY – Avant-poste des Vagabonds. FORCES TERRIENNES DE DÉFENSE – Armée spatiale terrienne dont le quartier général se situe sur Mars, mais dont la juridiction s'étend sur toute la Ligue Hanséatique terrienne. FORÊT-MONDE – Forêt interconnectée et semi-consciente, basée sur Theroc. FORREY, KARLTON – Premier Vagabond à s'être installé sur Folie-de-Forrey, avec un résultat désastreux. FOYER DE LA MÉMOIRE – Siège du kith des remémorants, où la Saga des Sept Soleils est rédigée et mémorisée. FRAK – Terme argotique désignant un drone fracasseur à impulsions. FRANCONIA – Géante gazeuse. FREDERICK, ROI – Ancien dirigeant de la Ligue Hanséatique terrienne, assassiné par un émissaire hydrogue. FRICK, ANSELM – Homme d'affaires travaillant dans le Quartier du Palais. FTD – Forces Terriennes de Défense. GALE'NH – Troisième enfant hybride de Nira Khali, fils de l'adar Kori'nh. GOFF, BORIS – Vagabond, écopeur d'ekti. GOLD, SULLIVAN – Administrateur du nouveau moissonneur d'ekti de la Hanse sur Qronha 3, retenu prisonnier sur Ildira. GOLGEN – Géante gazeuse où fut détruite la station du Ciel Bleu dirigée par Ross Tamblyn, devenue ensuite la cible d'un bombardement de comètes orchestré par Jess Tamblyn. Les wentals l'ont rendue de nouveau utilisable pour l'écopage d'ekti. GOLIATH – Premier Mastodonte intégré à la flotte des FTD. GROSSE DINDE – Expression désobligeante utilisée par les Vagabonds pour désigner la Ligue Hanséatique terrienne. GU – Comper de modèle Analyste, travaillant avec Kotto Okiah. GUIDE LUMINEUX – Philosophie et religion des Vagabonds, force guidant leur vie personnelle. HANSE – Voir Ligue Hanséatique terrienne. HAPHINE – Géante gazeuse. HAUTESPHÈRE – Dôme principal du Palais des Prismes, sur Ildira. Il abrite des plantes, des insectes et des oiseaux exotiques, dans un jardin suspendu au-dessus de la salle du trône du Mage Imperator. HUCK, TABITHA – Ingénieur en poste à bord du moissonneur d'ekti dirigé par Sullivan Gold sur Qronha 3, retenue prisonnière sur Ildira. HUYSTRA, JEREMIAH – Leader des Nouveaux Amish sur Béatitude. HYDREUX – Terme injurieux désignant les hydrogues. HYDROGUES – Extraterrestres vivant au cœur de géantes gazeuses. HYRILLKA – Colonie ildirane de l'Agglomérat d'Horizon, site d'origine de la découverte des robots klikiss, récemment dévastée par une rébellion menée par l'Attitré Rusa'h. IDRISS, PÈRE – Gouverneur temporaire de Theroc, époux de Mère Alexa, père de Reynald, Beneto, Sarein, Estarra et Celli. ILDIRA – Planète mère de l'Empire ildiran. ILDIRANS – Extraterrestres humanoïdes, dont le peuple est composé de plusieurs sous-espèces différentes, ou kiths. Ils forment l'Empire ildiran. ILLUMINATEUR – Appareil d'éclairage ildiran. ISPEROS – Planète brûlante, qui servait de colonie test à Kotto Okiah avant qu'il s'avoue vaincu. JACK – Quatrième Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. JAZER – Arme à énergie utilisée par les FTD. JONAS 12 – Planétoïde gelé abritant une base minière des Vagabonds. JORA'H – Mage Imperator de l'Empire ildiran. JORAX – Robot klikiss, désassemblé par les scientifiques de la Hanse afin d'étudier sa structure et sa programmation. KAMAROV, RAVEN – Vagabond, capitaine de cargo, tué dans l'explosion de son vaisseau lors d'une opération secrète des FTD impliquant Patrick Fitzpatrick III. KEFFA, SMITH – Prisonnier des hydrogues et sujet de leurs expériences. KELLUM, DEL – Chef d'un clan de Vagabonds, responsable des chantiers spationavals d'Osquivel. KELLUM, ZHETT – Fille de Del Kellum. KETT, RLINDA – Négociante, capitaine du Curiosité Avide. KHALI, NIRA – Prêtresse Verte. Amante de Jora'h et mère de leur fille hybride Osira'h. Prisonnière d'un camp de reproduction sur Dobro. KITH – Sous-espèce ildirane. Un de ses représentants. KLIE'F – Ildiran, membre éminent du kith des scientifiques. KLIKISS – Ancienne race insectoïde disparue depuis longtemps du Bras spiral, laissant ses cités désertes. KLOUBE – Terme désobligeant, chez les humains. KOLKER – Prêtre Vert, ami de Yarrod, en poste à bord du moissonneur d'ekti dirigé par Sullivan Gold sur Qronha 3. Désormais prisonnier sur Ildira, il a perdu son surgeon. KORI'NH, ADAR – Chef de la Marine Solaire ildirane, tué lors d'une attaque suicide contre les hydrogues sur Qronha 3. KOSEVIC, BRION – Officier des FTD, second à bord du Goliath. KOWALSKI – Clan de Vagabonds. KOWALSKI, OSCAR – Chef des Vagabonds sur Folie-de-Forrey. KR – Comper de modèle Analyste, travaillant avec Kotto Okiah. LANCE-FOUDRE – Plate-forme d'armement mobile des FTD. LANYAN, GÉNÉRAL KURT – Commandant des Forces Terriennes de Défense. LENTILS – Kith ildiran de prêtres philosophes. Les lentils guident les Ildirans égarés, par l'interprétation des conseils dispensés par le thisme. LIGUE HANSÉATIQUE TERRIENNE – Gouvernement de type commercial en vigueur sur Terre et dans ses colonies, actuellement dirigé par Basil Wenceslas. LLARO – Monde klikiss abandonné, nouvelle colonie hanséatique utilisée entre autres pour regrouper les prisonniers de guerre vagabonds. LORIE'NH, TAL – Commandant de cohorte dans la Marine Solaire ildirane. LOTZE, DAVLIN – Exosociologue de la Hanse. Envoyé sur Crenna comme espion, puis sur Rheindic Co où il découvre comment utiliser les transportails klikiss. Présumé mort, il se cache en fait sur Llaro. MAE, TERENE – Enseigne dans les FTD. MAGE IMPERATOR – Dieu-Empereur de l'Empire ildiran. MANIPLE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane composé de sept septes, soit quarante-neuf navires. MANTA – Croiseur des FTD de moyen tonnage. MARATHA – Planète de villégiature ildirane, où le cycle des jours et des nuits est très long. Désormais aux mains des robots klikiss. MARATHA SECONDA – Deuxième cité de Maratha, située aux antipodes de Maratha Prime. Actuellement en construction. MARINE SOLAIRE ILDIRANE – Flotte spatiale militaire de l'Empire ildiran. MASTODONTE – Classe de grand vaisseau de guerre faisant partie des Forces Terriennes de Défense. McCAMMON, CAPITAINE RICHARD – Chef des gardes royaux au Palais des Murmures. MERDRE – Juron humain. MIJISTRA – Capitale de l'Empire ildiran. MODULE-BOUÉE – Canot de sauvetage individuel des vaisseaux de guerre des FTD. MODULE CRAMPONNEUR – Petit véhicule utilitaire utilisé sur les chantiers spationavals d'Osquivel. MOISSONNEUR D'EKTI – Station d'écopage d'ekti fabriquée par la Hanse. MUREE'N – Cinquième et dernier enfant hybride de Nira Khali, fille d'un garde ildiran. NAHTON – Prêtre Vert en poste à la cour du Palais des Murmures, au service du roi Peter, sur Terre. NÉMATODES – Gros vers préhistoriques, de couleur pourpre, vivant dans l'océan souterrain de Plumas. NEMO, ALEXANDER – Pseudonyme de Davlin Lotze. NIALIE – Variété de plante-phalène d'Hyrillka, d'où est tiré le shiing, une drogue. NIRA – Voir Khali, Nira. NODU'NH, TAL – Commandant de cohorte dans la Marine Solaire ildirane. NOGALES, ROSAMARIA – Biologiste étudiant l'épave hydrogue, sur Terre. OKIAH, JHY – Vagabonde, précédente Oratrice des clans, récemment décédée. OKIAH, KOTTO – Fils cadet de Jhy Okiah, inventeur intrépide, créateur de la colonie d'Isperos. O'NH, TAL – Ildiran borgne, officier le second plus haut gradé de la Marine Solaire ildirane. ORATEUR – Chef politique des Vagabonds. ORBE DE GUERRE – Vaisseau d'attaque sphérique hydrogue, à coque de diamant. ORRYX – Première colonie ildirane à avoir été détruite par les Shana Rei. OSIRA'H – Fille de Nira Khali et de Jora'h, engendrée pour obtenir un talent de télépathe hors du commun. OSQUIVEL – Géante gazeuse dotée d'un anneau, lieu tenu secret abritant les chantiers spationavals – désormais abandonnés – des Vagabonds. OSSUARIUM – Chambre du Palais des Prismes où sont conservés les crânes des anciens Mages Imperators. OTEMA – Vieille prêtresse Verte, ancienne ambassadrice de Theroc sur Terre, envoyée sur Ildira. Assassinée lors de l'enlèvement de son assistante Nira Khali, sur ordre du précédent Mage Imperator. OX – Comper de modèle Précepteur. L'un des plus vieux robots de la Terre, professeur puis conseiller du roi Peter et du prince Daniel. PALAIS DES MURMURES – Siège du gouvernement de la Hanse, sur Terre. Célèbre pour sa magnificence. PALAIS DES PRISMES – Résidence du Mage Imperator, sur Ildira. PALAWU, HOWARD – Conseiller scientifique du roi Peter, membre de l'équipe qui a désassemblé le robot klikiss Jorax. PALMER, BING – Vagabond, écopeur d'ekti. PASTERNAK, SHAREEN – Chef de la station d'écopage de Welyr ; fiancée à Del Kellum, elle meurt lors des premières attaques hydrogues. PAXTON, SERGENT W. H. – Chef d'une escouade de bérets d'argent. PELLIDOR, FRANZ – Agent spécial de Basil Wenceslas, « activateur ». PEMMIPAX – Ration alimentaire traitée pour se conserver des siècles. PÈRARQUE – Figure emblématique de la religion de l'Unisson, sur Terre. PERONI, CESCA – Vagabonde, Oratrice de tous les clans, formée par Jhy Okiah. Cesca a été fiancée à Ross Tamblyn, puis à Reynald (morts tous les deux), mais a toujours été amoureuse de Jess Tamblyn, le frère de Ross. PERONI, DENN – Vagabond, négociant, père de Cesca. PERONI, LYRA – Mère de Cesca. PERSÉVÉRANCE OBSTINÉE – Vaisseau de Denn Peroni. PERY'H – Attitré expectant d'Hyrillka, assassiné par Rusa'h au début de la rébellion. PETER, ROI – Successeur du Vieux roi Frederick. PIKE, ZEBULON CHARLES – Amiral du quadrant 4. PLANTE-PHALÈNE – Plante mi-animale mi-végétale, sur Hyrillka. PLUMAS – Lune gelée dotée de profonds océans liquides, où se trouvent les installations de puisage d'eau du clan Tamblyn. PREMIER ATTITRÉ – Fils aîné et héritier présomptif du Mage Imperator ildiran. PRÊTRE VERT – Serviteur de la forêt-monde, capable d'utiliser les arbremondes comme réseau de communication instantanée (voir Télien). QRONHA 3 – Géante gazeuse à proximité d'Ildira, site de la première attaque hydrogue contre les cités des nuages ildiranes, puis de l'attaque contre le moissonneur d'ekti de Sullivan Gold. QUARTIER DU PALAIS – Zone où se trouvent les locaux du gouvernement de la Hanse, autour du Palais des Murmures, sur Terre. QUL – Grade militaire ildiran : commandant d'une maniple, soit quarante-neuf vaisseaux. RAMIREZ, COMMANDANT ELLY – Commandant en exercice de la Manta de Tasia Tamblyn. RAYON-DE-SOLEIL – Planétoïde habité par les Vagabonds du clan Tomara. RAYONS-MES – Connexions du thisme émanant de la Source de Clarté. Le Mage Imperator ainsi que le kith des lentils (voir ce mot) sont capables de les voir. RÉCIF DE FONGUS – Excroissance d'arbremonde, sculptée par les habitants de Theroc pour former leur habitat. REMÉMORANT – Kith ildiran, ayant la fonction de conteur historien. RÉMORA – Petit vaisseau d'attaque des FTD. RENDEZ-VOUS – Grappe d'astéroïdes habités, siège tenu secret du gouvernement des Vagabonds, détruit par les FTD. REYNALD – Fils aîné de Père Idriss et Mère Alexa, tué lorsque les hydrogues ont attaqué Theroc. RHEINDIC CO – Monde klikiss abandonné, site de fouilles menées par les Colicos. RHEJAK – Colonie hanséatique, connue pour ses récifs producteurs de perles. RIDEK'H – Jeune ildiran, nouvel Attitré d'Hyrillka. ROBERTS, BRANSON – Premier époux et associé de Rlinda Kett, qui le surnomme « BeBob ». ROBOTS KLIKISS – Robots de grande taille, ressemblant à des coléoptères et doués d'intelligence, construits par les Klikiss. ROD'H – Deuxième enfant hybride de Nira Khali, fils d'Udru'h, l'Attitré de Dobro. ROSSIA – Prêtre Vert excentrique, survivant d'une attaque de wyverne, et servant dans les FTD. RUIS, LUPE – Ancien maire de la colonie humaine sur Crenna. RUSA'H – Attitré d'Hyrillka, meneur d'une révolte avortée contre le Mage Imperator Jora'h ; il a précipité son vaisseau dans le soleil avant de pouvoir être capturé. SAGA DES SEPT SOLEILS (LA) – Épopée historique et légendaire de la civilisation ildirane, développée pendant des millénaires. SAN LUIS, ZIA – Amiral du quadrant 2. SANDOVAL – Clan de Vagabonds. SAREIN – Fille aînée de Père Idriss et Mère Alexa, ambassadrice de Theroc sur Terre, où elle est devenue l'amante de Basil Wenceslas. SARHI, PADME – Gouverneur de la colonie d'Yreka. SCISSION – Colonie ildirane disposant de la population minimale requise pour le thisme. SEPTE – Petit bataillon de sept vaisseaux de la Marine Solaire ildirane. SHANA REI – Légendaires « créatures des ténèbres » de La Saga des Sept Soleils. SHIING – Drogue stimulante d'Hyrillka, tirée des nialies, qui brouille la connexion des Ildirans au thisme. SHIR'OF – Ildiran, membre éminent du kith des ingénieurs. SIRIX – Robot klikiss, meneur de la révolte des robots contre les humains, ravisseur de DD (qui s'est échappé). SOLIMAR – Jeune prêtre Vert, mécanicien et danseur-des-arbres, compagnon de Celli. SONNETTE – Membrane à résonance. Dispositif inventé par Kotto Okiah. SOURCE DE CLARTÉ – Version ildirane du paradis : un royaume situé dans un plan de réalité supérieur, composé entièrement de lumière. Les Ildirans croient que de minces rayons de cette lumière percent notre univers, pour être répartis par le Mage Imperator parmi toute leur espèce via le thisme. SPÉCEX – L'âme, le souverain et le géniteur des ruches klikiss. STANNA, BILL – Soldat des FTD, prisonnier des Vagabonds sur les chantiers spationavals d'Osquivel. Tué au cours d'une tentative d'évasion. STATION D'ÉCOPAGE – Installation industrielle d'extraction d'ekti évoluant dans les nuages des géantes gazeuses, habituellement commandée par les Vagabonds. STATION DU CIEL BLEU – Station d'écopage dirigée par Ross Tamblyn sur Golgen, avant sa destruction par les hydrogues. STEINMAN, HUD – Vieil explorateur de transportail, qui a découvert Corribus par cet intermédiaire et a choisi de s'y installer. STONER, BENN – Prisonnier du camp de reproduction de Dobro, choisi comme représentant par les autres prisonniers. STROMO, LEV – Amiral du quadrant 0, surnommé « Stromo le pantouflard » depuis sa défaite face aux hydrogues sur Jupiter. SURGEON – Jeune pousse d'arbremonde, souvent transportée dans un pot ornementé. SWENDSEN, LARS RURIK – Ingénieur expert de la Hanse, conseiller du roi Peter, membre de l'équipe qui a désassemblé le robot klikiss Jorax. TABEGUACHE, PETER – Amiral du quadrant 1. TAE'NH, TAL – Commandant de cohorte dans la Marine Solaire ildirane. TAL – Grade militaire au sein de la Marine Solaire ildirane, commandant de cohorte. TALBUN – Vieux prêtre Vert, mentor de Beneto, décédé sur Corvus. TAMBLYN, ANDREW – Un des oncles de Jess, frère de Bram, tué par la forme régénérée de Karla Tamblyn. TAMBLYN, BRAM – Vagabond, ancien patriarche du clan Tamblyn, père de Ross, Jess et Tasia. Il décède juste après la mort de Ross sur la station du Ciel Bleu. TAMBLYN, CALEB – Un des oncles de Jess, frère de Bram. TAMBLYN, JESS – Vagabond, deuxième fils de Bram Tamblyn. Il est amoureux de Cesca Peroni ; son corps est imprégné de l'énergie des wentals. TAMBLYN, KARLA – Vagabonde, mère de Jess, morte gelée dans un accident sur Plumas. TAMBLYN, ROSS – Vagabond, fils aîné de Bram Tamblyn avec lequel il s'est brouillé, et chef de la station du Ciel Bleu avant que celle-ci soit détruite par les hydrogues, sur Golgen. TAMBLYN, TASIA – Vagabonde, sœur de Jess Tamblyn, servant dans les FTD. TAMBLYN, TORIN – Un des oncles de Jess, frère de Bram, jumeau de Wynn. TAMBLYN, WYNN – Un des oncles de Jess, frère de Bram, jumeau de Torin. TAMO'L – Quatrième enfant hybride de Nira Khali, fille d'un lentil. TÉLIEN – Forme de communication instantanée pratiquée par les prêtres Verts. TEMPS PERDUS – Période historique oubliée, dont les événements sont censés figurer dans une partie manquante de La Saga des Sept Soleils. TERREUX – Terme argotique pour désigner les soldats des FTD. THÉ-POIVRE – Boisson des Vagabonds. THEROC – Planète végétale abritant la forêt-monde. THERONIEN – Habitant de Theroc. THISME – Réseau télépathique qui relie le Mage Imperator à la race ildirane. THOR'H – Fils aîné de Jora'h d'ascendance noble, il trahit son père durant la rébellion menée par Rusa'h. Il est à présent retenu prisonnier et maintenu dans un état comateux. TOMARA – Clan de Vagabonds. TRANSPORTAIL – Désigne, chez les hydrogues comme chez les Klikiss, un système de transport par téléportation de planète à planète. TYLAR, NIKKO CHAN – Jeune pilote vagabond, fils de Crim Tylar et de Marla Chan Tylar. UDRU'H – Attitré de Dobro, en charge du programme d'hybridation. UR'NH, TAL – Commandant de cohorte dans la Marine Solaire ildirane. VAGABONDS – Confédération informelle d'humains indépendants, principaux producteurs d'ekti, le carburant des moteurs interstellaires. VAISSEAUX-ARBRES – Navires de guerre végétaux créés par les wentals et les verdanis. VAO'SH – Remémorant ildiran, ami et protecteur d'Anton Colicos. VERDANIS – Conscience organique se manifestant par la forêt-monde de Theroc. VERMITIÈRE – Vaste nid construit par un essaim de vers, assez spacieux pour servir d'habitat aux humains de Theroc. VERSEAU – Vaisseau servant à la propagation des wentals, piloté par Nikko Chan Tylar et endommagé par les robots klikiss sur Jonas 12. VILLESPHÈRE – Métropole flottante hydrogue de taille colossale. VIRAGO, LA – Surnom de l'ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne, Maureen Fitzpatrick. WAN, PURCELL – Ingénieur en chef et administrateur provisoire du centre d'exploitation de Jonas 12, tué par les robots klikiss. WELYR – Géante gazeuse, où une station d'écopage des Vagabonds fut détruite par les hydrogues. WENCESLAS, BASIL – Président de la Ligue Hanséatique terrienne. WENTALS – Créatures intelligentes, basées sur le cycle de l'eau. WILLIS, SHEILA – Amiral du quadrant 7. WU-LIN, CRESTONE – Amiral du quadrant 3. WYVERNE – Grand prédateur volant de Theroc. YAMANE, KIRO – Spécialiste en cybernétique, retenu prisonnier par les Vagabonds sur les chantiers spationavals d'Osquivel. YARROD – Prêtre Vert, plus jeune frère de Mère Alexa. YAZRA'H – Fille aînée et garde du corps personnel du Mage Imperator Jora'h, toujours accompagnée de trois chatisix. YREKA – Colonie hanséatique des confins, qui a subi un blocus puis une attaque des FTD pour la détention d'ekti de contrebande, et qui devient à présent un haut lieu du marché noir. ZAN'NH – Fils aîné du Mage Imperator Jora'h, adar de la Marine Solaire ildirane. ZIZU, ANWAR – Sergent des FTD, chef de la sécurité sur la Manta de Tasia Tamblyn. ZOLTAN – Clan de Vagabonds.