1 L’amiral Sheila Willis Les dix Mantas et le Mastodonte de l’amiral Willis laissaient la Terre derrière eux, sans doute pour toujours. Même si les vaisseaux portaient encore le blason des FTD, leurs équipages n’obéissaient plus aux ordres de la Hanse. Pas après les scènes dont ils avaient été témoins. Le président Wenceslas n’hésiterait pas à les qualifier de traîtres, de mutins. Comment ne pas en éprouver une terrible amertume ? Autrefois, une Willis jeune et naïve – ou peut-être pas encore blasée – pensait que toutes les situations étaient claires comme de l’eau de roche, qu’il n’existait que du noir et du blanc ; elle avait cru les gentils fondamentalement différents des méchants. Mais cette posture avait volé en éclats quand la sauvagerie déployée par le général Lanyan sur Rhejak l’avait poussée à prendre une décision jusqu’alors impensable. En s’emparant de la flotte de son supérieur et en tournant le dos à ses chères FTD, elle avait enclenché un processus qui pourrait très bien se retourner contre elle. Après avoir raccompagné Lanyan, Conrad Brindle et quelques autres loyalistes de la Hanse aux abords du système solaire terrien, ses vaisseaux se dirigeaient à présent vers Theroc, pour y prêter allégeance au roi Peter et à la Confédération. Même si elle cherchait désespérément à se convaincre du bien-fondé de ses actes, l’amiral n’arrivait pas à s’ôter de la tête le mot « désertion ». Elle était programmée comme ça, c’était presque dans ses gènes. Les soldats en poste sur le pont du Mastodonte ne paraissaient pas déstabilisés outre mesure. Willis était encore sidérée que presque tous ses subordonnés aient accepté de couper les ponts pour la suivre. Abandonner son foyer, sa famille et ses amis n’était pas le genre de choix qu’on faisait à la légère. Apparemment, elle n’avait pas été la seule à sentir une odeur de pourri émaner de la Hanse. La dernière fois que ce groupe de Mantas avait volé vers Theroc, c’était dans l’intention d’arrêter Peter pour haute trahison… — En approche, amiral, annonça le timonier. — Prévenez-les de notre arrivée avec toutes les précautions d’usage. Je n’ai pas envie qu’ils pissent dans leur froc en voyant notre flotte se pointer sous leur nez. Sheila Willis prit le temps d’ajuster son uniforme et d’adopter une expression de circonstance. Il fallait toujours faire bonne impression quand on rencontrait son nouveau patron. Dès que les onze bâtiments de guerre se mirent en orbite autour de Theroc, l’amiral comprit que quelque chose n’allait pas. Une foule de vaisseaux vagabonds fuyait la planète à toute allure ; convoyeurs, transporteurs et autres barges se croisaient dans l’espace en suivant des trajectoires erratiques. Deux d’entre eux faillirent même se rentrer dedans. Le visage du jeune officier de transmissions s’empourpra aussitôt. — Amiral, c’est la folie là-dessous ! Je reçois des cris, des appels de détresse. Theroc est attaquée, mais je ne sais pas par qui. Les immenses vaisseaux-arbres, qui survolaient le monde forestier telle une grande couronne d’épines, semblaient eux aussi en danger. Ils agitaient leurs branches titanesques, aux prises avec un ennemi invisible, sans prêter la moindre attention à la flotte des FTD. — Demandez-leur comment on peut les aider ! aboya Willis. (Elle scruta l’écran principal à la recherche d’une menace passée inaperçue… les hydrogues ou le général Lanyan.) Rapprochez-vous, qu’on puisse intervenir dès que possible. C’est nous la cavalerie, aujourd’hui. Et je compte faire du bon travail pour mon premier jour au bureau. Les hurlements en provenance de Theroc lui vrillaient les oreilles comme des ongles crissant sur un tableau noir. Un vaisseau verdani se convulsait juste en face du Mastodonte, visiblement en proie à de terribles souffrances. L’arbre se retrouva soudain entouré de gigantesques flammes jaune-orange qui, malgré le vide spatial, progressèrent aussitôt le long des branches pour consumer le bois chargé d’énergie. Les images de la forêt-monde qui défilaient à l’écran montraient de nombreux départs d’incendie… dont un à l’endroit précis où le roi Peter avait établi le quartier général de la Confédération. 2 Le roi Peter Un autre arbremonde tressaillit et disparut dans les flammes faeros qui prirent possession de son bois précieux. Le feu dévastateur courait le long des branches et remontait vers la canopée, se répandant avec d’horribles crépitations aussi puissantes que des coups de canon. Les arbremondes brûlaient mais ne se consumaient pas. Depuis les hauteurs du récif de fongus, le roi Peter hurla l’ordre d’évacuer le complexe d’habitations. La fumée et l’intense chaleur lui desséchaient la gorge. Une fenêtre taillée dans les murs organiques lui permettait d’apercevoir les flammes qui passaient avidement de tronc en tronc, sans réduire leurs victimes en cendres. Pour l’instant. Les prêtres Verts erraient dans les couloirs blancs du récif en serrant leur crâne à deux mains, submergés par la détresse émanant de la forêt-monde. Les camarades de Yarrod et de Kolker, reliés plus étroitement que jamais par le nouveau réseau thisme/télien, souffraient encore plus que les autres. L’un d’entre eux se figea, leva les bras au ciel et poussa un cri d’agonie silencieux tandis que sa peau émeraude s’enflammait brutalement. Quelques instants plus tard, il ne restait de lui que de vagues traces noires par terre. Ceux qui l’accompagnaient éclatèrent en larmes ou tombèrent à genoux, terrifiés. La reine Estarra tira sur la manche de son époux tandis qu’ils fuyaient la salle du trône, déjà prête à s’effondrer. Ses nattes garnies de perles ballottaient derrière sa tête. — Peter, on doit récupérer Reynald et sortir d’ici ! Dès qu’elle pénétra dans la chambre royale, elle arracha le bébé des bras d’OX, qui l’avait déjà préparé pour le départ. Le petit Reynald braillait à pleins poumons, agressé par le bruit et la fumée. Le comper, lui, ne semblait pas stressé outre mesure. — Reine Estarra, je suggère de mouiller une couverture avant que nous nous rendions aux monte-charge. Je l’enroulerai autour de l’enfant pour mieux le protéger. (Il vit que la jeune femme hésitait à lui rendre Reynald.) Ma force physique est supérieure à celle des humains. Le feu et la fumée n’ont aucun effet sur moi. — Il a raison, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, approuva Peter en arrachant une couverture du lit et en allant aussitôt la tremper dans le lavabo installé par les ingénieurs vagabonds. Pendant ce temps, les faeros poursuivaient leur invasion de la forêt-monde. Après avoir utilisé des prêtres Verts impuissants comme portes d’entrée, ils formaient à présent un lien parasitaire avec les verdanis, les transformant en arbreflammes. Des foyers secondaires se déclaraient aussi dans les sous-bois, où ils ravageaient plantes et arbustes. Peter et Estarra enveloppèrent leur fils dans le linge humide, puis attachèrent le paquet hurlant sur la poitrine d’OX grâce à une grosse corde. Le comper Précepteur serra le bébé dans ses bras avant de se précipiter à la suite du couple royal dans les couloirs sinueux du récif de fongus, en direction des balcons extérieurs. La respiration lourde, Peter déboucha à l’air libre… un air si chaud qu’il crut étouffer. Devant lui, les faeros continuaient à passer d’arbre en arbre ; les flammes dévoraient l’orée de la clairière sous les yeux des Theroniens fuyant le récif. Ceux qui n’étaient pas encore descendus du grand arbre se massaient sur les monte-charge en essayant de faire jouer les câbles. Mais l’installation était prévue pour transporter quelques personnes à la fois, pas pour gérer une évacuation massive. Quand seize Theroniens s’entassèrent d’un coup sur l’une des plates-formes, celle-ci céda sous leur poids, les précipitant dans le vide. Peter poussa un cri d’horreur, mais il était déjà trop tard. L’espace d’une seconde, l’ampleur et la soudaineté du désastre lui coupèrent le souffle. Même si tous les habitants du récif parvenaient à sortir, comment franchir le rideau de flammes qui encerclait la clairière ? Mais ce n’était pas le moment de se demander de quelle manière tout avait commencé, ni celui de paniquer ou de pleurer ses morts. Le roi devait garder la tête froide pour tirer son peuple et sa famille de ce piège. Estarra parvint à la même conclusion et trouva aussitôt une idée. — On va descendre par le tronc. (Son mari fronça les sourcils.) Je sais que je viens d’avoir un bébé, mais j’ai passé ma vie à grimper aux arbremondes. Si OX peut suivre avec Reynald, ça devrait le faire. Et toi, ça ira ? Peter lui sourit et se tourna vers la foule angoissée : — Que toutes les personnes qui en sont physiquement capables passent par le tronc ! Les danseurs-des-arbres vont vous aider. Seuls ceux qui ne peuvent vraiment pas emprunter cette voix doivent utiliser les monte-charge. Quelques plates-formes bondées parvinrent malgré tout à déposer leurs passagers au sol. L’arbre qui supportait le récif de fongus commençait lui aussi à prendre feu à cause des étincelles projetées par les arbreflammes. Le brasier s’attaqua à l’écorce dorée, aux premières branches, et gagna peu à peu la cité elle-même. Obéissant à leur roi, les Theroniens saisirent nœuds, failles et autres prises disponibles sur le tronc pour entamer la descente. Le temps jouait contre eux. — Allez, plus vite ! s’écria Peter. Avec la couverture et le bébé ficelés sur la poitrine, OX avait les mains libres ; il s’accrocha au premier bout d’écorce venu et bascula par-dessus bord. Peter n’avait jamais vu le comper se livrer à de telles performances athlétiques, mais OX semblait parfaitement à l’aise dans le rôle. La reine s’élança à sa suite tout en encourageant les autres fuyards. Peter fermait la marche ; il parvint à ne pas lâcher prise malgré les nuages de fumée qui s’échappaient des plaques d’écorce surchauffées. Le comper arriva à destination en premier et se retourna pour attendre le couple royal. Il remit la couverture en place pour que Reynald reste bien arrimé à son torse métallique. Le feu se propageait de tous côtés : le récif de fongus était à présent enveloppé de flammes orange qui jaillissaient des fenêtres et des balcons. En fin de parcours, Peter sauta à terre pour ne plus se brûler les mains. — Courez, éloignez-vous ! Des jets de feu vivant bondissaient d’arbre en arbre telles des éruptions solaires. Dans un claquement de fouet, un nouvel arbremonde succomba aux assauts des êtres ignés. La canopée devenait un vaste tapis de flammes ambrées, en expansion constante. OX se précipita vers l’orée de la clairière, suivi par Estarra qui courait tête baissée. Malheureusement, alors qu’ils s’apprêtaient à se faufiler dans le sous-bois, le rideau de flammes se referma devant eux : ils étaient désormais prisonniers de l’incendie. Un bruit retentissant éclata soudain juste au-dessus du comper ; une grosse branche s’abattit sur lui dans un flamboiement d’étincelles. Estarra hurla d’effroi. Peter se protégea les yeux pour s’approcher du brasier, sans réel espoir de sauver son fils. Le comper se dégagea des débris, gardant le dos courbé pour faire rempart de son corps entre Reynald et le bois enflammé. La cuirasse de polymère était endommagée, striée de marques noires évoquant des peintures de guerre, mais le robot était encore fonctionnel. Estarra bondit vers son bébé alors que Peter s’attaquait déjà à la couverture fumante pour libérer l’enfant et vérifier qu’il n’avait rien. Reynald beuglait, mais ne paraissait pas blessé. Les relents d’herbe calcinée leur brûlaient les poumons. Estarra désigna l’épave hydrogue postée à l’autre bout de la clairière, qu’OX avait pilotée lorsqu’ils avaient quitté la Terre. — On n’a pas le choix, c’est la seule solution ! Le couple royal se précipita vers la sphère de diamant, un mur de flammes sur leurs talons. Par chance, l’écoutille était restée ouverte ; Peter et Estarra bondirent dans le petit orbe de guerre, suivis par le comper qui portait de nouveau l’enfant dans ses bras. Quand Peter scella le vaisseau, la disparition du vacarme ambiant lui fit siffler les oreilles. Toussant, crachotant, les rescapés époussetèrent les braises accrochées à leurs habits. Sains et saufs malgré la peur et l’épuisement. À travers la paroi transparente, ils virent l’incendie engloutir la clairière, jusqu’à ce que les flammes se referment sur eux. 3 Basil Wenceslas Sur la place principale du Quartier du Palais, le Pèrarque de l’Unisson brandissait une houlette de berger finement ciselée. Il arborait une tunique de damas doré, ornée de divers fanfreluches et brocarts, ainsi qu’une longue barbe blanche qui lui donnait un air de grand-père affable. Le leader religieux prononçait une nouvelle allocution virulente soigneusement rédigée par le président Wenceslas. Le peuple se fourvoyait si facilement sans une main ferme pour le guider. Quand il était au sommet de son art, l’ancien acteur devenu Pèrarque était capable de captiver des foules entières. Néanmoins, ces derniers temps, l’homme avait exprimé des doutes répétés sur les décisions du président. Sans doute à force de visionner en boucle les images du pogrom d’Usk. Malgré son enthousiasme initial quant à la leçon à donner aux rebelles, saccages et crucifixions compris, il contestait à présent l’impérieuse nécessité de cette mesure drastique. Dans cette période délicate, Basil attendait de ses subordonnés une obéissance totale, pour le bien de la Hanse et, par extension, de toute l’espèce humaine. Il ne leur demandait pas de réfléchir. Heureusement, quelques menaces placées à bon escient avaient su terroriser le faux religieux. Mais pour s’assurer que le Pèrarque était revenu dans le droit chemin, Basil observait sa prestation depuis la grande galerie du Palais des Murmures, en compagnie d’un Eldred Cain songeur et d’une Sarein visiblement troublée. — Le Pèrarque se débrouille bien, aujourd’hui, fit remarquer la Theronienne. Tu lui as parlé ? — J’ai dû le convaincre de se montrer un peu plus lyrique. Je crois qu’il a saisi le message. Sur la place en contrebas, le vieillard agitait sa longue barbe en aboyant son discours : — Oui, les Klikiss sont des démons. Mais les démons ne font qu’obéir à leur nature, ils ne choisissent ni de faire le mal ni de détruire. Bien pires sont ceux qui choisissent de faire le mal. Ceux qui passent alliance avec les Klikiss, avec les démons, avec nos ennemis. Je veux bien sûr parler du traître Peter et des renégats de la Confédération. Le sermon était retransmis en direct sur les vaisseaux terriens, qui en porteraient copie à la poignée de colonies et de mondes industriels qui se prétendaient encore fidèles à la Hanse. L’adjoint du président semblait ne pas tenir en place dans son siège, obligeant son supérieur à lui donner la parole. — Oui, monsieur Cain ? soupira Basil. — J’ai reçu des plaintes, répondit-il aussitôt. Des rapports inquiétants en provenance de plusieurs commissariats. La police ne sait pas comment réagir. — Des plaintes ? s’étonna Basil en haussant les sourcils. Mais il y en a tout le temps, je ne vois pas ce que ça change. — Celles-ci sont assez particulières. On dirait qu’une milice très bien organisée a décidé d’entraver certaines réunions publiques. (Cain produisit un rapport.) Voici par exemple les comptes-rendus de deux incidents au cours desquels ce groupe a vandalisé des boutiques et brutalisé des citoyens. Il semblerait que ses membres s’en prennent à quiconque émet une opinion défavorable à la Hanse. Ils n’essaient même pas de se cacher. (Cain montra ensuite au président des images de surveillance, désignant plus particulièrement une jeune femme en uniforme sombre.) Cette tenue évoque d’anciens uniformes des FTD. Je suis parvenu à identifier l’une des meneuses. Il s’agit d’un de nos officiers, Shelia Andez. — Vous ne m’apprenez rien. C’est moi qui lui ai confié la tête d’une unité d’élite chargée du maintien de l’ordre. J’ai tendance à appeler ces soldats mon « équipe de nettoyage », même si je suppose qu’ils mériteraient une dénomination plus officielle. — Vous étiez au courant ? Mais les activités de cette milice sont illégales ! — Andez obéit à mes ordres. Ce que vous qualifiez d’illégal représente en fait notre dernière chance de garder un bon niveau d’ordre et de loyauté sur cette planète. Ai-je besoin de vous rappeler que la Hanse est extrêmement fragile à l’heure actuelle ? La foule poussa une acclamation qui permit à Basil de couper court à la discussion. Le Pèrarque s’inclina devant ses fidèles tandis que le président cherchait à se rappeler quelle phrase était censée provoquer une telle réaction. Il visionnerait les enregistrements plus tard, pour mieux évaluer la performance de sa marionnette. Le Pèrarque baissa la voix, comme s’il s’apprêtait à partager un grand secret avec ses milliards d’auditeurs. L’idée, pourtant grotesque, fut énoncée avec un sérieux et une gravité remarquables. C’était ce passage que l’acteur avait refusé de lire avant que Basil le remette à sa place. — Le roi Peter et la Confédération se sont entendus avec les Klikiss. Les Vagabonds aident eux aussi les démons insectoïdes à conquérir de nouveaux mondes. C’est un terrible complot ourdi contre notre bien-aimée Ligue Hanséatique ! La Confédération et les Klikiss ont prévu de se partager le Bras spiral. Comme prévu, la foule émit un rugissement incrédule. — C’est ridicule, Basil, marmonna Sarein. Tu devrais te montrer plus prudent. Quand les accusations deviennent trop grosses, plus personne n’y croit. Basil la considéra d’un œil noir. — Je ne suis pas d’accord. C’est là une conclusion tout à fait logique, considérant les autres informations fournies à la population. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre le support de l’opinion publique. Surtout depuis l’échec de Rhejak. (Il sentit le rouge de la colère lui monter au front.) L’amiral Willis a déserté avec son Mastodonte et dix Mantas. Quant au général Lanyan, il est revenu ici la queue entre les jambes. — Vous avez très bien réussi à étouffer cette triste affaire, ironisa Cain. Où se trouve le général à l’heure actuelle ? — Je l’ai mis en retrait de la scène publique le temps qu’il répare les dommages qu’il a lui-même causés. — Et comment est-il censé y parvenir ? (Sarein n’avait pas vraiment l’air de vouloir connaître la réponse.) Je pensais que tu nous consulterais avant de… — C’est pourtant évident. Je lui ai offert l’occasion de remporter une victoire nette et sans bavure. (Basil posa ses mains sur sa nuque en prenant soin de ne pas se décoiffer.) La Confédération est notre ennemie et nous devons la traiter comme telle. Ces traîtres possèdent des ressources qui nous font défaut, à commencer par l’ekti. C’est pourquoi nous allons attaquer les installations vagabondes et confisquer ce dont nous avons besoin. N’oublions pas, après tout, que nous sommes en guerre contre eux. (Basil se permit un sourire en coin, sans prêter attention aux mines horrifiées de ses conseillers.) La flotte du général Lanyan est actuellement en route vers une planète connue pour ses stations d’écopage. Nos renseignements indiquent que les Vagabonds n’y disposent d’aucun moyen de défense, j’espère donc que le général va enfin se montrer à la hauteur. 4 Le général Kurt Lanyan Le Goliath, cinq Mantas, une plate-forme Lance-foudre et plus de deux mille Rémoras armés jusqu’aux dents, il y avait de quoi faire entendre raison au plus rétif des clans de Vagabonds. Avec une telle flotte, le général Lanyan avait la certitude de remporter la victoire sur Golgen. Il était aussi très heureux de retrouver son Mastodonte : le Goliath avait été lourdement endommagé lors de la dernière bataille contre les hydrogues, mais le vaisseau géant avait pu être réparé et remis en service. Le premier pas vers une restauration pleine et entière de la puissance des FTD. Et amasser un bon stock d’ekti représentait un deuxième pas tout à fait acceptable. Lanyan se mit en liaison avec la Manta de tête dès que la géante gazeuse apparut à l’écran. « Amiral Brindle, vérifiez que vos hommes sont à leur poste, les pilotes de Rémoras prêts à décoller, tout l’arsenal paré à faire feu. Je compte ne rien laisser au hasard dans cette opération. » Le vétéran au teint sombre accusa réception des ordres de son supérieur. Promu amiral pour combler les trous hiérarchiques laissés béants par les déboires des FTD, Conrad Brindle avait déjà amplement prouvé sa compétence et sa loyauté. Quand la flotte dépêchée sur Rhejak s’était mutinée, Brindle avait été l’un des seuls à ne pas retourner sa veste. D’où son avancement et ses nouvelles responsabilités. Lanyan se redressa dans son fauteuil, se racla bruyamment la gorge et s’adressa à ses officiers : « D’après nos renseignements, Golgen compte une bonne dizaine de stations d’écopage, mais ce sont des sites industriels, pas des bases militaires. Une fois que nous aurons écrasé toute résistance éventuelle, notre objectif sera de confisquer leurs réserves de carburant interstellaire. (Le général tint néanmoins à mettre ses troupes en garde contre un excès de zèle.) Veillez à causer le moins de dégâts possible. Ces stations doivent rester fonctionnelles. Le président compte en prendre possession et les administrer au nom de la Hanse, même si, aujourd’hui, nous sommes là pour l’ekti. » Les bâtiments de guerre accélérèrent en direction du globe jaunâtre entouré de bandes de nuages blancs. Les capteurs longue distance repéraient déjà les grandes cités spatiales qui flottaient juste au-dessus des nuages pour y convertir l’hydrogène atmosphérique en ekti. La flotte se divisa, chaque Manta prenant en charge une station d’écopage tandis que le Lance-foudre formait l’arrièregarde sur une orbite stationnaire. « Rappelez-vous que les Vagabonds sont des lâches, reprit Lanyan. Ils errent dans des vaisseaux sans marquage et se réunissent dans des lieux secrets. Ils préfèrent fuir et se cacher plutôt que de se battre. » Le Goliath se dirigea vers la station la plus importante, un ensemble complexe de plates-formes flottantes autour duquel se déployait un important trafic spatial. — Non mais regardez-moi ça ! s’écria le général, dégoûté. Enfant, il avait un jour retourné une vieille branche pourrie abritant une colonie de scarabées noirs. Soudain exposés à la lumière du jour, les insectes s’étaient éparpillés dans tous les sens à la recherche d’autres coins sombres où se réfugier. Lanyan avait alors ramassé un bâton avant de passer une bonne heure à traquer les fuyards pour les écraser un par un. Les vaisseaux vagabonds réagirent exactement comme les scarabées. Plutôt que d’essayer de monter une résistance organisée, ils filèrent tous dans une direction différente, chacun pour soi. Quelle honte. Le général donna l’autorisation à ses canonniers – qui n’attendaient que ça – de tirer dans le tas. Sur l’écran principal, il repéra les convoyeurs aux formes arachnéennes qui transportaient les bidons d’ekti. — Là ! aboya-t-il, doigt pointé. Ce sont les vaisseaux dont je vous parlais. Suivez la procédure convenue. Les canonniers ouvrirent le feu sur les convoyeurs en prenant grand soin de les manquer. Le tir de barrage ne constituait qu’une diversion permettant à de petites balises espionnes de venir se coller aux coques sans que les pilotes s’en aperçoivent. Ces traceurs permettraient ensuite à Lanyan de suivre les vaisseaux en fuite jusqu’à d’autres dépôts de carburant. Si les FTD agissaient avec ordre et méthode, elles mettraient au jour tout le réseau vagabond et s’empareraient de leurs bases occultes. Le général ignora menaces et cris outragés transmis par les diverses stations d’écopage, préférant s’adresser uniquement à celle dont s’occupait le Mastodonte. « Préparez-vous à être abordés. Si vous vous rendez immédiatement et sans condition, nous pourrons éviter – ou du moins minimiser – les pertes humaines. — Ici Del Kellum, répondit une voix bourrue. Administrateur de cette station. Vous n’êtes pas, je répète, vous n’êtes pas autorisés à vous amarrer. — Et comment comptez-vous m’en empêcher ? ricana Lanyan. En faisant les gros yeux ? » Le général coupa la communication et s’étira, satisfait. Une heure plus tard, à bord d’un transport de troupes rempli de soldats en armes, il découvrit sous un autre angle l’immense cité flottante, ses multiples ponts, baies d’amarrage, antennes, capteurs et terrasses d’observation. Le Goliath surplombait la station, présence menaçante dans le ciel de Golgen. L’amiral Brindle et les autres commandants de Manta avaient déjà pris possession sans encombre des cibles qui leur avaient été assignées. Le président Wenceslas serait ravi d’apprendre quelle quantité d’ekti allait être saisie. Juste avant de débarquer, Lanyan lissa son uniforme, se passa un coup de peigne et inspecta la tenue des soldats qui l’accompagnaient. Il se rappelait les cours de l’école militaire, les discours pleins de panache prononcés en terrain conquis par les généraux victorieux. À son tour de laisser une impression mémorable en débarquant sur la station vaincue. Tout le monde saurait qu’on ne plaisantait pas avec le général Lanyan. Une fois l’écoutille ouverte, il descendit la rampe d’un air supérieur. — Je prends officiellement possession de ce site au nom de la Ligue Hanséatique terrienne. Un groupe de Vagabonds agités l’attendaient, parmi lesquels il reconnut l’imposante stature et le regard haineux de Del Kellum. Derrière lui se tenait un jeune homme que le général fut bien surpris de trouver là. Quelqu’un qu’il avait pris l’habitude de voir dans un uniforme des FTD. — Général Lanyan, lança Patrick Fitzpatrick III, je vois que vous vous efforcez de confirmer la piètre opinion que j’ai de vous. 5 Jess Tamblyn Charybde avait été un merveilleux monde océanique dont les flots turbulents abritaient d’innombrables wentals. Avant l’arrivée des faeros. Jess et Cesca n’étaient pas présents quand les êtres ignés avaient déchaîné leurs flammes sur les vastes mers de Charybde. Aujourd’hui, les deux amants découvraient les ruines fumantes de la planète aquatique. L’air empestait la vapeur sulfureuse et le wental mort. Jess prit une profonde inspiration pour laisser la colère se répandre en lui. C’est la guerre. — Les Vagabonds peuvent nous aider, affirma Cesca d’une voix rageuse. Nous devons leur demander de rejoindre la lutte. Elle aussi contemplait avec effroi le paysage noirci, vitrifié, qui accueillait encore récemment un océan gorgé de vie. Jess s’agenouilla et plongea la main dans une flaque tiède couverte de mousse. L’eau était huileuse, stérile. Il secoua la tête, essayant de détecter la présence d’une masse d’eau isolée sur la planète. Quelque chose devait avoir survécu à l’assaut ! — Avec quelles armes pourrions-nous vaincre les faeros ? Cesca fronça les sourcils. — Jess Tamblyn, dois-je comprendre que tu mets en doute l’ingéniosité des Vagabonds ? Le jeune homme reprit espoir. Il s’avança dans la plaine désolée tandis que des gouttes d’eau tombaient de ses doigts mouillés. Sa compréhension intime des wentals lui permit de cerner rapidement le problème. — Wentals et verdanis sont des forces de vie, de stabilité, tandis que les hydrogues et les faeros sont dans le camp du chaos. Quand les deux mondes se rencontrent, la violence de l’agresseur prend forcément le dessus sur les porteurs de paix. Les wentals ne savent pas se battre contre ce type d’ennemi. — Donc il faut changer la donne. Une petite fissure s’ouvrit devant eux, laissant échapper un jet de vapeur qui évoquait le dernier soupir d’un wental à l’agonie. Dix mille ans auparavant, wentals et verdanis avaient bien failli disparaître dans la grande guerre qui avait opposé toutes les créatures élémentales. Ayant eux aussi subi de lourdes pertes, les hydrogues s’étaient réfugiés dans leurs géantes gazeuses pendant que les faeros regagnaient leurs étoiles. Dès la reprise des hostilités, le conflit avait connu une escalade fulgurante nourrie par les vieilles rancunes. Sauf que le Bras spiral n’était plus le même. Jess avait appris grâce aux wentals que les hydrogues avaient été à deux doigts de venir à bout des faeros, jusqu’à ce que ces derniers changent de tactique sous l’influence de Rusa’h, l’ancien Attitré d’Hyrillka. L’Ildiran s’était jeté dans les flammes d’un soleil où les faeros avaient imprégné son être, comme les wentals avec Jess et Cesca. Désormais incarnation vivante des créatures ignées, Rusa’h leur avait montré comment se battre plus efficacement, pour écraser les hydrogues soleil après soleil, planète après planète. Les conseils d’un chef avaient fait la différence. Jess s’arrêta, réfléchissant à toute allure. Alors que les wentals étaient faibles et peu nombreux, ils lui avaient sauvé la vie en diffusant leur énergie dans son corps, ce qui lui avait permis de survivre à l’explosion de son vaisseau. Pour les remercier, Jess avait réuni un groupe de porteurs d’eau qui avaient ensemencé de multiples mondes aquatiques. Cesca et lui se trouvaient à présent confrontés à un défi encore plus colossal. Comme Rusa’h, ils devaient guider leurs alliés dans la bataille. Leur expliquer comment se montrer plus agressifs. — L’heure est venue pour les wentals de se mettre en colère. De devenir des guerriers plutôt que de rester cantonnés dans une attitude défensive. Le Vagabond sentit la puissance des êtres aqueux rugir dans ses veines. Il avait soudain envie de frapper, de détruire. Bien qu’il ne soit pas un homme violent, Jess serra les poings et donna un grand coup sur le sol vitrifié de Charybde, qui se fissura aussitôt. Oui, il percevait une réponse, là, en profondeur ! L’océan avait disparu, mais il y avait toujours de l’eau, de la vie. La croûte céda au troisième coup. Une eau chaude, presque bouillante, emplit la crevasse en remontant de lointains aquifères. De la vapeur s’en échappa également : pas les émanations putrides que Jess avait respirées jusqu’alors, mais bel et bien de la vapeur d’eau. L’eau des wentals. Et le mouvement s’amplifiait, comme si la porte d’une geôle venait de céder sous la pression. Cesca plongea les mains dans le bassin en formation. L’eau jaillissait à présent en geyser et se répandait sur la terre desséchée. Une autre source creva la croûte non loin de là ; les wentals se précipitaient à la surface, enfin libres. Cesca se releva et serra les poings à son tour. — Notre colère va changer les wentals, leur donner un but. Nous lutterons tous ensemble contre nos ennemis. Jess sentit cette force couler en lui, déjà subtilement différente. Il savait que les wentals allaient sortir de leur léthargie et le suivre dans cette voie conquérante. — Oui, maintenant nous avons un nouveau Guide Lumineux. 6 Tasia Tamblyn Après avoir échappé aux Klikiss sur Llaro, le vaisseau endommagé prit péniblement la direction des chantiers spationavals d’Osquivel. Tasia refusait de quitter le cockpit, persuadée qu’un nouveau danger frapperait les fuyards si elle relâchait son attention ne serait-ce qu’un instant. — On y est presque, Tamblyn. (Robb Brindle squattait le fauteuil du copilote pour ne pas laisser sa compagne stresser toute seule.) On n’en a plus pour très longtemps. — Ça fait déjà plusieurs jours que tu me sors le même refrain. — Et on est chaque fois plus près du but, pas vrai ? L’expédition avait été montée pour libérer les Vagabonds prisonniers d’un petit camp des FTD, pas pour attaquer une planète grouillante de Klikiss. Foutues bestioles ! — On y est presque, répéta Robb. — La ferme. Les anneaux d’Osquivel apparaissaient comme un grand disque étincelant, d’une minceur incroyable comparée à l’immense planète qu’il entourait. Des signatures infrarouges marquaient l’emplacement des sites industriels dispersés dans les débris orbitaux : entrepôts, baies d’amarrage, astéroïdes administratifs, rades d’assemblage, usines spécialisées dans la fabrication de tel ou tel composant, panaches de fumée qui se déployaient dans l’espace telles des queues de jeunes coqs. Tasia transmit son identifiant et réclama un vecteur d’approche. Les réfugiés commençaient à s’agiter dans le compartiment passagers en voyant la géante gazeuse grossir dans les hublots. — C’est une base vagabonde ? demanda Orli Covitz en pénétrant dans le cockpit, les yeux rivés sur l’écran. — Magnifique, hein ? Je suis sûre que tu n’avais jamais rien vu de pareil. Hud Steinman, un vieillard maigrichon et débraillé, vint se placer au côté de l’adolescente. — Ça m’a surtout l’air plein comme un œuf. Combien de dômes d’habitation et d’usines vous avez, par ici ? — Juste ce dont on a besoin, répondit Tasia. Non, en fait il nous en faudrait un peu plus maintenant qu’on construit des bâtiments de guerre pour la Confédération. On voulait se battre contre la Grosse Dinde… mais maintenant on a aussi les insectes sur le dos. — Doit être drôlement bruyant, marmonna Steinman. — Si ça vous gêne, on peut vous ramener sur Llaro, proposa Robb. — Amarrage dans moins d’une heure, annonça Tasia. Je connais quelques familles qui nous attendent avec impatience. Allez dire à tout le monde de se préparer. — On n’a guère que les vêtements qu’on porte, rétorqua Orli. — Et c’est déjà pas mal, ajouta Steinman. Le vaisseau arriva au centre du complexe, entouré de nombreuses embarcations qui convergeaient elles aussi vers la grande structure, chargées de Vagabonds pressés d’accueillir les rescapés de Llaro. Tasia espérait bien, une fois qu’elle leur aurait expliqué dans quel guêpier elle était tombée, voir toute la Confédération voler au secours des autres colonies avant que les Klikiss fassent davantage de victimes. Une fois à quai, les passagers fébriles durent encore patienter, le nez collé aux hublots, jusqu’à la fin de la pressurisation et des procédures de vérification. Quand les indicateurs de pression passèrent enfin au vert, Tasia ouvrit les quatre écoutilles d’un coup et déploya les rampes. Les survivants de Llaro se ruèrent à l’extérieur ; beaucoup semblaient sous le choc, certains pleuraient, d’autres ne pouvaient s’empêcher de rire aux éclats. Robb et Tasia assistèrent main dans la main aux heureuses retrouvailles. — Je suis fière de nous, Brindle, mais ça m’a foutue dans une rage pas possible. Va falloir s’occuper des Klikiss vite fait. — Déjà le doigt sur la détente, Tamblyn ? — J’ai hâte d’aller nettoyer Llaro. Ces saloperies de bestioles méritent qu’on leur donne une bonne leçon. Trop de gens, y compris Davlin Lotze, avaient dû se sacrifier pour que d’autres parviennent à s’échapper. — Laisse-moi au moins prendre une douche avant de repartir au front. — Les stations vagabondes ont des ressources limitées. (Elle croisa le regard de son amant.) Je crois qu’on devrait se doucher ensemble. Pour économiser l’eau. Kotto Okiah, actuellement en charge des chantiers d’Osquivel, se grattait le crâne en contemplant cette foule surgie de nulle part. Il se précipita vers Robb et Tasia dès qu’il les aperçut. — On dirait que ça a marché comme prévu. Tasia se demanda si l’ingénieur se rappelait encore pourquoi le vaisseau avait fait voile vers Llaro. — Kotto, la Confédération vient de se trouver un nouvel ennemi. On va avoir besoin d’un bel arsenal de toute urgence. — Ah ? Bon, très bien. (Il haussa un sourcil interrogateur.) De quel ennemi parle-t-on, au fait ? Les hydrogues sont vaincus, à ce que je sache. Quant à la Hanse, ce n’est pas vraiment un scoop. J’ai loupé un truc ? — Un truc pire que la Grosse Dinde, peut-être même pire que les hydreux. (Tasia prit l’ingénieur par le bras.) Il y a une prêtresse Verte dans le coin, pas vrai ? — Oui, Liona ne devrait pas tarder à arriver. Je l’ai, euh, envoyé chercher au cas où les clans voudraient des nouvelles des rescapés. Planifier à l’avance, c’est toujours… — J’ai besoin d’elle, l’interrompit Tasia. Pour envoyer un message aux soldats de la Confédération. Le roi Peter sait que les Klikiss sont de retour, mais il ignore sans doute qu’ils attaquent des colonies humaines. Il n’y a pas une seconde à perdre. Le vacarme des prisonniers retrouvant leurs proches devenait assourdissant. Quand la prêtresse Verte fit son apparition, de nombreux Vagabonds se jetèrent sur elle pour passer la bonne nouvelle aux familles et aux amis. Mais Tasia vit tout de suite que Liona n’allait pas bien. Visiblement terrifiée, la Theronienne se fraya un chemin dans la foule ; elle s’agrippait à son surgeon dont les branches délicates semblaient frissonner. Son hurlement imposa un silence stupéfait à l’assemblée. — Les faeros brûlent la forêt-monde ! 7 Celli Une chaleur ardente, vivante, enveloppait les grands arbres et s’infiltrait au plus profond de leur être. Mais le bois conscient refusait de brûler ; les arbremondes brillaient comme des torches, incapables de repousser les créatures ignées. Pendant ce temps, un incendie plus naturel mais tout aussi dangereux ravageait la végétation alentour. Réfugiée en bord de prairie, Celli serra les poings. — Qu’est-ce qu’on peut faire, Solimar ? Comment aider les arbremondes à combattre ? Le prêtre Vert se tenait la tête à deux mains, les traits déformés par une grimace de douleur. Il se força à rouvrir les yeux. — Les faeros torturent les arbres qu’ils ont capturés. Ça brûle ! Difficile de se concentrer… Même si Celli était nouvelle dans la prêtrise, elle percevait l’agonie silencieuse des verdanis : quand les flammes en attaquaient un, tous les autres ressentaient sa souffrance. Beaucoup de prêtres Verts succombaient, submergés par le tourment des arbremondes, tandis que d’autres parvenaient à fuir ces visions d’horreur en s’isolant du télien. La majeure partie du bosquet central était en flammes, et Celli finit par comprendre que les verdanis touchés se battaient en fait pour retenir les faeros, pour les empêcher de se jeter sur d’autres arbres. Malheureusement, même si les verdanis luttaient de toutes leurs forces, la bataille ne tournait pas à leur avantage. L’un des arbres les plus affaiblis frémit de désespoir en laissant échapper les faeros, qui bondirent aussitôt sur son voisin. Les flammes vivantes remontèrent à toute allure l’écorce dorée en direction des branches, jusqu’à ce que l’arbremonde soit lui aussi transformé en torche végétale. Solimar se tourna vers Celli, secoué mais déterminé. — Ces faeros sont arrivés ici en suivant les routes mentales ouvertes par Yarrod et ses adeptes. Mais j’ai l’impression que ce ne sont pas les mêmes que d’habitude. Celli tenta d’analyser cette information malgré le chaos qui régnait dans son esprit. L’unification thisme/télien avait ouvert une nouvelle voie aux faeros, qui avaient d’abord consumé les prêtres Verts concernés avant de s’en prendre aux arbres les plus proches. Yarrod lui-même avait été la première victime de l’assaut, et la jeune femme n’arrivait pas à oublier l’horrible vision de son oncle calciné sous ses yeux. Il avait essayé de faire le bien et n’avait récolté qu’une mort violente. — Ce sont des faeros nouveau-nés, des flammèches en devenir qui ne sont pas encore aussi fortes que leurs aînées, dit Celli. Si tous les prêtres Verts s’unissent, on peut les battre. Il faut encourager les arbres, leur redonner espoir, comme on a fait avec la danse-des-arbres ! Cette idée lui rendit un certain optimisme. Quand la forêt-monde avait failli s’avouer vaincue après la première attaque hydrogue, Solimar et elle avaient dansé pour les arbres. Leur exubérance, leur vitalité, avaient éveillé une nouvelle force au cœur de la forêt, forcé les racines des arbremondes à puiser dans des réserves d’énergie insoupçonnées. L’âme humaine, pleine de ressources, avait secoué la détresse des verdanis. Il suffisait de recommencer. — Appelons les autres prêtres Verts à la rescousse ! Celli posa les mains sur l’écorce d’un arbre et s’ouvrit au télien. Solimar cria pour l’en empêcher, mais trop tard. Elle comprit très vite son erreur : dès que la connexion fut établie, le cataclysme mental la frappa comme un boulet de canon. La jeune Theronienne tenta sans succès de repousser l’écrasante cacophonie qui menaçait de l’engloutir. Solimar la rejoignit près de l’arbre, passa un bras autour de sa taille et toucha lui aussi l’écorce dorée. Plutôt que de tirer son amie en arrière pour briser le lien télépathique, il préférait lui donner sa force, l’aider à tenir le coup. Celli ferma les yeux, crispée, luttant contre les clameurs qui lui vrillaient le crâne. Un grand frisson la secoua, mais elle s’obligea à garder ses mains en place. Pour la forêt-monde. — Nous sommes là pour vous soutenir, hurla-t-elle à travers le télien. La prêtresse Verte pensa soudain à demander l’aide de celui qui avait expliqué aux verdanis la puissance vitale inhérente à la danse-des-arbres : Beneto, qui avait fusionné avec l’un des immenses vaisseaux-arbres, était toujours en orbite autour de Theroc. Mais le vide spatial n’avait pas protégé les navires de guerre végétaux ; eux aussi se battaient contre les faeros nouveau-nés qui les assaillaient grâce aux brèches du télien. Deux vaisseaux-arbres avaient déjà pris feu, enveloppés de flammes éthérées. Celli chercha à toucher l’esprit de son frère, qui lui manquait tant, et parvint à établir le contact un court instant. — Les arbres contaminés doivent s’isoler, expliqua-t-il. Il faut contenir le feu avant que les faeros s’emparent de toute la forêt-monde. Un cri déchirant secoua la prêtresse Verte. Remontant des routes invisibles, les faeros étaient arrivés jusqu’à Beneto et transformaient son corps végétal en torche brillant dans le ciel de Theroc. Bien trop loin pour que sa sœur puisse lui prêter main-forte. Une torche qui brûlait, brûlait, mais ne mourait pas. 8 La reine Estarra Estarra serrait son bébé contre elle, à l’abri des parois protectrices de l’épave hydrogue. Elle remarqua enfin, après avoir échappé à l’incendie du récif de fongus, à quel point ses mains et ses bras avaient été brûlés par les braises tombant des branches. Le visage de Peter était lui aussi marqué par les flammes, sa voix brisée par trop de fumée inhalée. Le feu irradiait une telle lumière derrière les murs de diamant que la reine fut obligée de se couvrir les yeux. La clairière n’était plus qu’un gigantesque brasier ; une autre grosse branche se brisa et tomba à terre. — Je suis toujours en mesure de piloter ce vaisseau, annonça le comper Précepteur. Les systèmes sont fonctionnels, je peux l’extraire des flammes à tout moment. — Ne te gêne pas, OX ! lança Estarra, soulagée. Le comper posa les mains sur les commandes cristallines et se connecta à la machinerie complexe du vaisseau. Les moteurs hydrogues ne firent aucun bruit, ne lâchèrent aucun rugissement explosif, mais la petite sphère décolla aussitôt. OX la guida au-dessus du gigantesque incendie, au-dessus des arbreflammes. Survoler la canopée permit à Estarra de repérer d’autres îlots enflammés où les faeros avaient capturé des verdanis : soit des failles naturelles du télien, soit des points faibles créés par les camarades de Yarrod. Mais une vaste majorité de la forêt-monde résistait à l’invasion. Même si c’était là un nouveau coup dur, la situation n’était pas désespérée. Une fois sortis de la zone embrasée, les rescapés aperçurent de nombreux Theroniens qui se précipitaient vers les vaisseaux vagabonds disséminés ça et là. — Autant se poser près d’eux, dit Peter à OX. Tous ces bâtiments nous aideront à évacuer la population. — Onze navires de guerre viennent d’entrer en orbite, lui apprit le comper. Ils appartiennent aux Forces Terriennes de Défense. — Les FTD nous attaquent maintenant ? s’exclama la reine, l’estomac noué. Peter serra les poings. — Encore une manœuvre du président ! Envoie un message, OX. Dis-leur que nous résisterons à toute agression de la Hanse. Ils ne doivent pas savoir que nous sommes en difficulté. La réponse ne se fit pas attendre ; Estarra reconnut l’accent traînant de l’amiral Willis. « Roi Peter, je ne suis pas là pour vous attaquer, mais pour vous aider. Et on dirait que vous en avez bien besoin. Mes troupes et moi-même n’obéissons plus au président Wenceslas. — C’est une excellente nouvelle, amiral. Mais comme vous le voyez, le moment est mal choisi pour les grandes déclarations de principe. — Dans ce cas, je me contenterai du plaisir d’arriver à point nommé. Je vous rejoins en navette… si vous me promettez de ne pas m’abattre en plein ciel. — Vous avez ma parole. » OX posa l’épave dans une clairière dégagée, bordée d’arbres intacts, où s’était agglutinée une foule de réfugiés. Peter et Estarra sortirent du vaisseau hydrogue et tentèrent de calmer les esprits, tâche qui s’avéra d’autant plus ardue – surtout avec les Vagabonds – quand la navette des FTD se prépara à atterrir. Dès que Willis franchit l’écoutille, elle posa un regard évaluateur sur le couple royal, puis effectua un salut militaire avant de s’incliner devant les deux souverains, comme si elle ne savait pas trop quel geste choisir. — J’aurais préféré marquer mon ralliement d’une manière plus formelle, roi Peter, mais les circonstances n’y semblent guère favorables. Les onze vaisseaux placés sous mon commandement viennent prêter allégeance à la Confédération. Vous avez une petite place pour nous ? Estarra n’en croyait pas ses oreilles, après avoir cru que cette flotte allait participer à la curée. — C’est une offre difficile à refuser, amiral. Mais comme vous le voyez, nous avons d’autres problèmes sur les bras. Pouvez-vous nous aider à les résoudre ? — Je suppose que vous manquez d’expérience avec les feux de forêt, ajouta Peter. Willis se redressa, l’air bravache. — Si c’est la mission que vous nous confiez, Votre Majesté, nous ferons de notre mieux. 9 Nira Seule prêtresse Verte détenue sur la Lune en compagnie des prisonniers ildirans, Nira se sentait terriblement isolée, coupée des grands événements à l’œuvre dans le Bras spiral. Le commandant de la base militaire avait séparé les captifs, « pour raisons de sécurité », en plusieurs petits groupes formés au hasard : soldats de la Marine Solaire, gardes, fonctionnaires, assisteurs, sans oublier le remémorant Vao’sh et son ami humain, Anton Colicos. Les murs rocheux du complexe lunaire étaient froids et secs, garnis de polymère transparent ; Nira avait l’impression d’avaler de la poussière à chaque inspiration. Les lumières artificielles, trop blanches et trop claires, lui faisaient mal aux yeux. Il n’y avait rien de vert, rien de vivant. Mais elle s’inquiétait bien plus pour le Mage Imperator que pour elle-même. Le regard hanté, les gestes brusques de Jora’h, témoignaient de son immense détresse. Nira était à la fois affligée et indignée du traitement que le président Wenceslas réservait au souverain ildiran. Et les pincements au cœur de la prêtresse Verte n’étaient rien comparés à la lente agonie que Jora’h devait ressentir à travers le thisme. Son peuple avait tant besoin de lui ! Le Mage Imperator savait que Rusa’h et les faeros avaient incendié Mijistra, chassé Daro’h du Palais des Prismes et détruit de nombreux croiseurs lourds de la Marine Solaire. Quand l’attaque avait commencé, Nira avait reçu quelques informations par l’intermédiaire de son surgeon, tandis que Jora’h, lui, vivait au plus profond de son être la terreur et la mort de ses sujets. C’était cet instant, celui où les Ildirans réclamaient l’aide de leur souverain, que le président Wenceslas avait choisi pour intercepter le croiseur diplomatique et capturer ses occupants. Des prisonniers politiques. Des otages. — Ildira est blessée, je le sens, murmura Jora’h. Ses yeux saphir laissaient transparaître une lueur de délire ; ses mains tremblaient et sa natte commençait à se défaire. Le président refusait de le libérer. Même si Basil Wenceslas savait lui aussi que les faeros attaquaient la capitale de l’Empire, il faisait mine de ne pas saisir l’urgence de la situation pour mieux l’exploiter à ses fins. Une dizaine de gardes ildirans à l’allure bestiale, visiblement tendus, arpentaient le réfectoire transformé en salle de réunion pour les otages. Même privés de leurs épées de cristal, même inférieurs en nombre, ils étaient prêts à étriper les humains au moindre signe de leur seigneur et maître. Nira réussit à calmer Jora’h, ce qui, en retour, détendit les gardes. Le Mage Imperator se composa une expression altière dès que des bruits de pas se firent entendre. La prêtresse Verte ne put qu’admirer le courage et la dignité dont son compagnon faisait preuve dans de si terribles circonstances. Elle se rapprocha encore de lui, pour le soutenir. Cinq soldats des FTD franchirent le seuil du réfectoire, arme sur l’épaule. Le commandant Tilton, responsable de la base lunaire, entra à leur suite et examina les captifs de ses yeux globuleux. Son menton fuyant semblait appeler une barbe que lui refusait le règlement militaire. Lorsqu’il se décida à parler, ce fut à quelqu’un patientant dans le couloir. — L’endroit est sûr, monsieur le Président, annonça-t-il d’une voix aiguë. Basil Wenceslas fit son apparition, revêtu d’un complet qui le différenciait du personnel militaire. Les gardes ildirans se regroupèrent aussitôt autour du Mage Imperator. Jora’h s’adressa au président de la Hanse sur un ton glacial, se refusant à accorder la moindre marque de respect à son soi-disant homologue. — Les faeros attaquent mon empire. Des millions, si ce n’est des milliards de mes sujets meurent en ce moment même parce je suis retenu loin d’eux. Libérez-moi immédiatement. — Avec grand plaisir… dès que nous nous serons mis d’accord sur certains détails. Je pensais avoir clairement exprimé mes modestes exigences. (Son sourire de politicien s’étira démesurément.) Reniez votre alliance avec le roi Peter et la Confédération, déclarez publiquement que vous m’apportez votre soutien contre cette rébellion. Un seul petit discours suffira. Jora’h lui répondit d’une voix troublée, inégale. — Je suis le Mage Imperator. Sachez que mes promesses ne sont pas des paroles en l’air. En me séquestrant ici, vous déclarez la guerre à l’Empire ildiran. La Marine Solaire vous tiendra responsable de chaque mort survenue durant… — La Marine Solaire est très affaiblie, l’interrompit Wenceslas en agitant la main d’un geste méprisant. Fanfaronnez tant que vous voulez, mais puisque vos derniers croiseurs sont occupés à combattre les faeros, j’ai du mal à prendre vos menaces au sérieux. Le voyage de Jora’h vers Theroc pour signer ce traité avec la Confédération avait représenté un symbole fort. Le souverain avait admis les errements de ses prédécesseurs, et le roi Peter avait suggéré que leurs deux peuples oublient les erreurs du passé. De nouveaux dirigeants pour une nouvelle ère de paix, un nouvel avenir. Mais à présent les relations entre humains et Ildirans – du moins ces humains-là – étaient souillées à jamais. Nira perçut toute l’ironie de la situation : à l’instar du président Wenceslas, le père de Jora’h aurait trahi n’importe qui pour parvenir à ses fins et protéger l’Empire. Il n’aurait eu aucun scrupule à briser la jeune alliance avec la Confédération et à la remplacer par un pacte avec la Hanse s’il y avait vu un quelconque avantage. Un pacte qu’il aurait ensuite renié dès que le besoin s’en serait fait sentir. Le Mage Imperator Cyroc’h n’avait-il pas menti à ses sujets et même tué ses propres remémorants quand ils étaient devenus trop indiscrets ? Jora’h, lui, était tout l’opposé de son père. Il ne céderait pas au chantage de la Hanse malgré les arguments du président Wenceslas : — Cette Confédération, est-ce qu’elle se précipite à votre secours ? Que ce soit ici ou sur Ildira ? Vous ne vous sentez pas un peu seul avec de tels amis ? Allons, vous n’avez aucune raison de leur rester loyal. Un mot de vous et cette triste affaire sera réglée. Vous serez libre de retrouver votre peuple. — Jora’h, je ne crois pas qu’il compte te relâcher, intervint Nira. Ça ne serait pas logique. — Je suis d’accord avec toi. Ce qui ne fait que renforcer ma détermination. Le président Wenceslas ne se laissa pas démonter pour si peu. — Nous en avons aussi profité pour inspecter votre croiseur. Enfin je devrais plutôt dire notre croiseur. Vu les pertes subies par les Forces Terriennes de Défense, nous sommes dans l’obligation de réquisitionner tous les vaisseaux fonctionnels. Nos ennemis nous attaquent de toutes parts. — Peut-être n’auriez-vous pas dû vous faire tant d’ennemis, rétorqua Jora’h d’une voix hautaine. Et je vous interdis d’incorporer des bâtiments de la Marine Solaire dans votre flotte. Le président haussa les épaules. — Un vaisseau en parfait état de marche ne doit pas rester à quai. (Il se tourna vers le commandant Tilton.) Dites à l’amiral Diente de préparer un vol d’essai. Longue distance. Nira grimaça en reconnaissant le nom de l’officier qui avait intercepté le croiseur au retour de Theroc. Le sourire du président se teinta d’une once de perversité. — L’amiral Diente va emmener votre vaisseau à l’extérieur du système solaire afin de tester ses capacités, reprit-il. Et puisqu’il semblerait que vous ayez besoin de réfléchir au calme, j’ai décidé que vous alliez l’accompagner. Sans ami pour vous distraire. — Il perdra la raison si vous l’isolez des autres Ildirans ! s’exclama Nira. Même le Mage Imperator ne peut pas supporter une telle torture. — Vous m’en direz tant, chère amie, ironisa Wenceslas. Mais il lui suffit de changer d’avis pour se tirer de ce mauvais pas. (Le président se tut un instant, mais constata à son grand déplaisir que Jora’h ne réagissait pas.) J’en ai plus qu’assez des gens qui s’obstinent à me mettre des bâtons dans les roues alors que cette crise nous affecte tous. (Il fit brusquement signe à son escorte, comme si un compte à rebours venait d’arriver à expiration.) J’ai déjà consacré trop de temps à cette affaire, il est temps pour moi de retourner sur Terre. Mage Imperator, je vous confie aux bons soins de l’amiral Diente. J’espère que vous ferez bon voyage et que cela vous éclaircira les idées. 10 Daro’h le Premier Attitré Les faeros se délectaient de l’incendie qui ravageait Mijistra. Grâce au sacrifice d’innombrables gardes, Daro’h avait réussi à fuir le Palais des Prismes en compagnie de sa sœur Yazra’h et des cinq enfants hybrides de Nira. Ils avaient échappé de peu à la furie de Rusa’h, avatar des faeros, qui avait remonté les longs couloirs cristallins en détruisant tout sur son passage. À présent, réfugié au sommet d’une colline aride, Daro’h contemplait avec horreur la capitale ildirane, la glorieuse et immense cité de Mijistra, livrée au bombardement des faeros. Pour éviter un massacre, le Premier Attitré avait ordonné à tous les kiths de gagner les campagnes environnantes tandis que les boules de feu continuaient à survoler les immeubles déserts. Des foules d’Ildirans se massaient sur les collines ou suivaient le cours des rivières à la recherche d’un abri. Quelques croiseurs lourds de la Marine Solaire volaient à basse altitude, avec à leur bord survivants et provisions. Yazra’h assistait au triste spectacle au côté de son demi-frère, les yeux brillants comme des éclats de topaze, sa longue chevelure cuivrée agitée par le vent. — Se regrouper ainsi rend les gens vulnérables. Ils n’ont aucun moyen de défense si les faeros s’en prennent à eux. Ils ne peuvent pas se battre. L’un des trois chatisix avait succombé aux flammes de Rusa’h, mais les deux autres se lovaient toujours contre ses jambes. — Les faeros ne les ont pas encore attaqués, soupira Daro’h. Je suppose – j’espère – qu’exterminer notre peuple ne fait pas partie de leurs plans. Rusa’h semble les contrôler, et lui cherche clairement quelque chose d’autre. Peut-être le Mage Imperator. Mais le souverain n’était pas sur Ildira. En fait, personne ne savait où il était. Yazra’h croisa ses bras sur sa poitrine. — Toujours est-il, Premier Attitré, que je ne compte pas vous laisser à découvert. — Tu veux que je me cache ? — Je veux que vous surviviez, répondit-elle, le regard dur. J’ai juré de vous protéger. Privés du Mage Imperator, les Ildirans n’avaient plus que lui ; Daro’h était leur chef par défaut. Yazra’h avait déjà repéré un ensemble de grottes et de tunnels miniers non loin de Mijistra. — C’est l’endroit le plus sûr que j’ai pu trouver, reprit-elle. Adar Zan’nh est impatient de vous y emmener. (Elle leva les yeux vers le ciel.) Il sait aussi bien que moi que vous êtes trop exposé ici. Daro’h maîtrisa ses émotions avant qu’elles se répandent dans le thisme. — Même si je répugne à abandonner notre capitale aux faeros, la situation nous impose d’agir avec prudence. (Il jeta un dernier coup d’œil aux transporteurs de troupes et aux vedettes d’approvisionnement qui poursuivaient l’évacuation.) Je vais suivre ton conseil. Contacte l’adar. Daro’h scrutait le paysage par le hublot du cotre, sidéré par l’ampleur de la dévastation. Osira’h et sa fratrie étaient assis à ses côtés, légèrement brûlés, les vêtements en loques, mais sains et saufs. — Nous sommes en train d’établir un certain nombre de camps, expliqua Zan’nh, qui pilotait lui-même le petit vaisseau. La Marine Solaire leur fournit des provisions, des médicaments, des outils et des abris préfabriqués. L’adar avait appris à ses dépens que ses croiseurs ne pouvaient pas lutter contre les faeros ; il avait dû en sacrifier deux, avec leurs équipages au complet, pour éteindre une seule boule de feu. La septe avec laquelle il était revenu sur Ildira ne comptait déjà plus que cinq vaisseaux. Le reste de la Marine Solaire, fragments de cohortes ayant survécu à la grande bataille contre les hydrogues, était dispersé dans tout l’Empire pour protéger les scissions. Tabitha Huck et ses équipes commençaient à peine à construire de nouveaux vaisseaux en orbite quand les faeros avaient frappé. Zan’nh avait ordonné aux rares croiseurs présents sur Ildira de ne pas défier les êtres ignés. Quant à ceux qui revenaient de patrouille, ils stationnaient à l’extrême limite du système solaire ildiran dans l’attente de plus amples instructions. L’adar savait qu’il ne pouvait pas lutter et ne comptait pas perdre d’autres bâtiments. Daro’h voyait le commandant de la Marine Solaire fulminer d’avoir dû battre en retraite, mais au moins les grands vaisseaux de guerre étaient en sécurité, prêts à intervenir à la première occasion. — Avec votre permission, Premier Attitré, l’un de mes capitaines souhaite quitter la planète en emmenant autant de réfugiés que possible. (Zan’nh se détourna un instant des commandes du cotre.) Il peut en récupérer dix mille dans les camps les plus exposés. — Cela fera encore un croiseur de moins sur Ildira. Est-ce bien prudent ? — Ma flotte est incapable de repousser les faeros. Autant qu’elle sauve des vies. — Dans ce cas, dites au capitaine qu’il a mon accord et ma bénédiction. Tandis que le cotre gagnait les collines, Daro’h commença à distinguer les entrées des grottes, accessibles par des sentiers tracés bien des siècles auparavant par le kith des terrassiers. Le vaisseau ne tarda pas à se poser sur une grande saillie rocheuse. — Ridek’h et Tal O’nh sont déjà à l’intérieur, annonça Zan’nh. Ils installent notre nouveau centre de commandement. Daro’h sortit du cotre et riva des yeux incrédules sur le tunnel qui allait lui servir de demeure jusqu’à nouvel ordre. Yazra’h lui lança un regard réprobateur avant qu’il puisse dire quoi que ce soit. — Le Palais des Prismes était un endroit magnifique, mais rien de plus. Vous êtes le Premier Attitré. Vous êtes notre souverain en l’absence du Mage Imperator. Vous valez plus que Mijistra. Daro’h avait encore besoin de s’en convaincre. Pour en être digne. 11 Rusa’h l’Incarné des faeros Rusa’h prit la place qui lui revenait de droit, comme un charbon ardent au cœur d’un grand feu. Avec ses tours, ses dômes et ses plafonds aux reflets de diamant, le Palais des Prismes semblait fait pour l’accueillir. Non pour satisfaire ses propres ambitions, mais pour le bien du peuple ildiran… ainsi que pour la résurrection des faeros et l’embrasement de l’univers. Rusa’h menait une quête qui bénéficierait à tous ceux qui n’avaient pas perdu de vue la Source de Clarté. Une fois installé dans les ruines de la hautesphère, son pouvoir aurait dû se répandre à toute allure tel un feu de forêt. Il s’était déjà employé à tisser un nouveau thisme, sacrifiant de nombreux Ildirans afin de sauver les autres, mais la victoire avait un goût amer. Malgré la splendeur des rayons-âmes qui le reliaient aux faeros et aux Ildirans qui l’avaient rejoint, il se sentait toujours aussi seul. Quant aux créatures ignées, elles en voulaient plus, toujours plus. Chaque objet combustible du palais avait été réduit en cendres en un rien de temps. Si Rusa’h relâchait son contrôle, les boules de feu se lanceraient à l’assaut d’Ildira, brûlant tout sur leur passage, dérobant les flâmes de ses sujets pour donner naissance à de jeunes faeros. Il ne pouvait pas autoriser un tel massacre. Rusa’h avait montré à ses alliés comment vaincre les hydrogues. Il était non seulement l’Incarné des faeros, mais aussi le sauveur de l’Empire ildiran. En ce moment même, les ellipsoïdes enflammés sillonnaient le Bras spiral pour reprendre possession de leurs étoiles mortes. Ils en avaient profité pour annihiler un large groupe de wentals sur Charybde et, grâce à la découverte inopinée de Rusa’h, les faeros nouveau-nés avaient remonté jusqu’à Theroc les rayons-âmes reliés au réseau thisme/télien. La bataille avec les arbremondes faisait rage… tel un gigantesque incendie. Mais Rusa’h devait préserver au moins une partie d’Ildira. Donc se faire obéir des faeros. L’ancien Attitré se délecta des bruits de flammes qui résonnaient dans le Palais des Prismes. Son palais. Malheureusement, depuis que les habitants avaient fui vers les collines, Mijistra lui paraissait trop vide, trop calme. Quelle déception de voir tous ces Ildirans abandonner leur glorieuse cité, comme si la lumière était soudain trop forte pour eux ! Ils étaient allés s’entasser dans des camps dispersés autour de la ville, se serrant les uns contre les autres pour se donner une illusion de sécurité. Toutefois, malgré leur désertion, Rusa’h les protégerait des faeros. C’était son peuple. D’ailleurs, nombre d’entre eux étaient en fait des citoyens d’Hyrillka, sa planète bien-aimée, venus chercher refuge au centre de l’Empire. Rusa’h éprouvait de la compassion pour eux ; il se sentait responsable de cette population qui n’avait pu ni retourner chez elle ni trouver ici un véritable foyer. Par la faute de Jora’h. Tout aurait pourtant été si simple si les Hyrillkiens étaient restés chez eux. Seul Rusa’h pouvait les sauver. Ou laisser les faeros les consumer. Après la défaite des hydrogues, les êtres ignés avaient besoin de se propager. Et pour cela ils réclamaient toujours plus de flâmes. Insatiables, ils voulaient brûler de pleins camps de réfugiés, détruire des colonies entières. Rusa’h lança sa voix et ses pensées à travers la hautesphère ; ses ordres résonnèrent dans l’esprit de tous les faeros. — Ne touchez pas au peuple d’Hyrillka. (Il sentit les boules de feu s’agiter, résister à cette commande impérieuse, mais il refusa de fléchir.) Ne leur faites aucun mal. Une violente vague de chaleur lui servit de réponse. Les faeros avaient faim. Ils exigeaient que Rusa’h leur donne ce dont ils avaient besoin. Comment les apaiser ? L’Incarné détecta soudain un croiseur solitaire qui s’éloignait des chantiers orbitaux abandonnés. Rusa’h n’ignorait pas que les rares vaisseaux de Zan’nh servaient à ravitailler les réfugiés… mais celui-là transportait une dizaine de milliers d’Ildirans désireux de fuir vers une lointaine colonie de l’Empire. Son commandant avait embarqué autant de passagers que possible pour les arracher à la volonté de Rusa’h. Un tel affront ne resterait pas impuni. Comme les faeros avaient déjà repéré les fuyards, c’était là un sacrifice acceptable, un bon compromis. Rusa’h poussa un grognement en relâchant son étreinte mentale sur les boules de feu, qui se lancèrent aussitôt à la poursuite du vaisseau. Ses yeux flamboyants suivirent la course des faeros depuis le Palais des Prismes. Les êtres de feu rattrapèrent le croiseur surchargé en un temps record. Le thisme se remplit à la fois de la terreur et du fol espoir des passagers. Dix mille Ildirans… avides de fuir loin de leur merveilleuse planète. Au moins, ce n’était pas des Hyrillkiens. Maigre consolation… Quand le pilote s’aperçut du danger, il s’engagea dans une série de virages erratiques qui le remirent plus ou moins dans la direction des chantiers spationavals, où il voulait probablement essayer de se cacher. Le vaisseau slaloma désespérément entre complexes industriels et carcasses de croiseurs. Dans une manœuvre impeccable, le pilote plongea sous une masse de plaques blindées destinées à renforcer les coques. Le canonnier en profita pour tirer sur les énormes pinces qui retenaient les pièces détachées ; les plaques se mirent à tourbillonner, formant une pluie artificielle de météores aplatis. Les faeros foncèrent droit sur l’obstacle, vaporisant les énormes morceaux de coque dans un éclair aveuglant. Ils ne laissèrent derrière eux que de vagues gouttelettes de métal fondu : le choc les avait à peine ralentis. Comprenant qu’il ne trouverait pas refuge dans les chantiers, le croiseur accéléra de nouveau et fila à vitesse maximale, dans l’espoir de s’éloigner suffisamment d’Ildira pour engager la propulsion interstellaire. Malheureusement, trois comètes brûlantes se jetèrent sur ses propulseurs, qui se liquéfièrent sous l’effet de la chaleur. Le vaisseau partit en vrille, les grandes voiles solaires battant comme de vulgaires draps secoués par le vent. Le capitaine, dans un dernier sursaut d’orgueil, déchaîna toutes les armes à sa disposition sur les ellipsoïdes enflammés qui le pourchassaient. Les faeros se regroupèrent autour du croiseur, rongèrent sa coque et l’enveloppèrent de flammes vivantes. Dix mille civils et tout l’équipage du vaisseau se consumèrent en un instant, leurs flâmes aussitôt absorbées par les boules de feu affamées. Les êtres ignés brillèrent de plus belle tandis que Rusa’h soupirait dans la hautesphère. Il espérait avoir calmé les faeros… pour un temps. 12 Beneto Son corps, qui avait un jour été humain, était à présent un arbre immense dont les branches se dressaient dans l’espace, dont les racines mentales s’enfonçaient dans l’esprit de la forêt-monde. Un corps qui brûlait. Beneto et ses camarades étaient restés en orbite autour de Theroc afin de protéger le monde végétal, mais les faeros avaient trouvé une faille et s’étaient servis du télien pour s’en prendre à la symbiose qui liait wentals et verdanis dans leurs navires de guerre. Loin au-dessus des continents de Theroc, Beneto sentait les flammes s’immiscer dans son bois tandis que les autres vaisseaux-arbres hurlaient leur agonie. Il lança un flot de pensées en direction des prêtres Verts, gardant espoir de sauver non pas sa propre vie, mais la forêt-monde elle-même. — Donnez votre force aux arbres. Ne désespérez pas. Celli l’avait empêché de renoncer, et il essayait à présent de l’aider en retour en se concentrant sur cette incroyable ferveur humaine qui poussait à continuer la lutte même quand la bataille semblait perdue d’avance. En pratiquant la danse-des-arbres, Solimar et elle étaient déjà parvenus à réveiller des germes de vie profondément enfouis dans la forêt-monde. Wentals et verdanis ne possédaient pas cette détermination insensée qui permettait parfois de transformer en victoire une défaite pourtant certaine. Il fallait que les humains leur montrent. Ainsi, malgré les faeros qui s’enfonçaient de plus en plus profondément en lui, Beneto supplia les prêtres Verts fusionnés avec les vaisseaux-arbres de ne pas abandonner le combat. Lui-même résista furieusement aux faeros nouveau-nés qui s’accrochaient à ses branches épineuses. Quelques étincelles bondirent à l’assaut du tronc, mais il parvint à étouffer le début d’incendie : oui, il y avait encore de l’espoir ! Autour de lui, en orbite, les vaisseaux verdanis se consumaient peu à peu, à deux doigts d’atteindre le point d’éclair et de se transformer en gigantesques torches. Beneto ressentait aussi la douleur de la forêt-monde qui luttait contre les jeunes faeros passant d’arbre en arbre. Les créatures ignées se battaient elles aussi avec rage, mais les arbremondes étaient capables de les repousser ! Il venait de le démontrer à l’instant à tous ceux qui résistaient avec lui. Vaisseaux-arbres et prêtres Verts de Theroc joignaient à présent leurs forces. Celli était l’une des combattantes les plus déterminées ; Solimar et elle utilisaient tous leurs talents télépathiques pour défendre la forêt. — Nous pouvons éteindre les faeros avant que le feu ravage notre monde ! cria Beneto à travers le télien. Les vaisseaux verdanis tressaillirent en puisant de nouvelles forces dans l’esprit de la forêt-monde et dans leur propre bois afin de surmonter leur terrible souffrance. Mais les flammes brillaient de plus en plus fort sur le corps végétal de Beneto, qui avait bien du mal à les contenir. La pression était si forte qu’une craquelure s’ouvrit dans sa branche principale et laissa s’écouler sa sève, son sang doré. Les faeros en profitèrent pour mordre plus avant dans la chair ligneuse. Au même instant, deux autres vaisseaux-arbres perdirent leur bataille contre le feu vivant, se laissant soudain envelopper par les flammes avides. Néanmoins, malgré leur défaite, les navires verdanis refusèrent d’être ainsi possédés par leurs ennemis. Plutôt que de devenir d’immenses arbreflammes, ils préférèrent accepter la combustion totale jusqu’à se changer en nuages de cendres dérivant dans l’espace. Beneto continua à lutter, mais les faeros le dévoraient, s’insinuaient en lui. Il brûlait, encore et encore. 13 L’amiral Sheila Willis Avec des centaines de vaisseaux légers à sa disposition – Rémoras, navettes, transports de troupes –, Willis avait de quoi improviser une sacrée brigade de pompiers. Éteindre des incendies ne constituait pas vraiment un sujet majeur d’entraînement ou de manœuvres, mais les bases de données des FTD n’étaient pas non plus dépourvues d’informations utiles. De toute façon, ses troupes et elle apprendraient sur le tas. Willis transforma sa propre navette en centre de commandement installé au beau milieu de la clairière. Elle grommela et jura en découvrant les images des équipes de reconnaissance, puis finit par se défouler au micro : « Je veux voir un max de flotte tomber sur ces arbres dans les cinq minutes ! Ou sinon, croyez-moi, vous allez regretter le bon vieux temps du général Lanyan ! — En route, amiral, lui répondit une voix brouillée par les parasites. Première escadre sur site dans quatre minutes et trente secondes. Juste à temps. » Les Rémoras descendirent en piqué sur les arbres enflammés et larguèrent leur cargaison. Les autres vaisseaux, plus petits, vidèrent eux aussi leurs réservoirs remplis dans les grands lacs de Theroc. La canopée disparut sous un immense nuage de vapeur. Paradoxalement, les faeros n’en brillèrent que plus fort, puisant l’énergie des arbremondes pour résister au déluge. Willis se tourna vers Celli et Solimar, tous deux penchés sur leurs surgeons, connectés au télien. Le couple avait pris place dans la navette pour servir d’intermédiaires. Ils grimaçaient, les yeux fermés, immergés dans la lutte. Celli gémit de douleur et s’agrippa encore plus fort au surgeon ; elle battit des paupières sans vraiment voir ce qui se passait autour d’elle. — Les faeros ne sont que blessés, marmonna-t-elle d’une voix atone. Leur appétit est féroce, insatiable. Les vaisseaux vides firent demi-tour pour aller se réapprovisionner au lac le plus proche. « Deuxième escadre sur site, amiral. » — Le bombardement ne s’arrêtera plus, dit Willis. Ces satanées flammes peuvent être aussi féroces qu’elles veulent, on les arrosera jusqu’à ce qu’elles partent en fumée. La deuxième attaque des vaisseaux pompiers stoppa la progression du feu. Les arbreflammes vibraient et s’agitaient, secoués par un étrange combat intérieur que Willis ne pouvait pas comprendre. — Quatre prêtres Verts sont morts, annonça Solimar. Ils n’ont pas réussi à se déconnecter à temps des arbres qu’ils assistaient par télien. — Nos camarades ont donné l’alarme dans toute la Confédération, ajouta Celli. — Et alors ? maugréa Willis. — Les wentals sont au courant. Jess Tamblyn et Cesca Peroni viennent d’arriver sur Osquivel. Liona leur a passé le message. — J’entends bien. Mais qu’est-ce que ça change ? — Ils peuvent pousser les wentals à nous aider. Au moment où la troisième escadre allait larguer de nouvelles trombes d’eau, les arbres enflammés se tendirent vers le ciel et brillèrent encore plus fort. Celli poussa un grand cri tandis que Solimar reculait en titubant. Les arbreflammes projetèrent des langues de feu pareilles à de minuscules éruptions solaires, qui calcinèrent deux transports de troupes avant qu’ils puissent changer de trajectoire. Une seconde plus tard, un gros vaisseau-citerne succombait à son tour. « Dispersion ! Dispersion ! hurla l’amiral dans son micro. Retraite immédiate ! » Les pilotes obéirent promptement ; une véritable colonne de flammes engloutit un Rémora, mais les autres membres de l’escadre parvinrent à s’échapper. Toutefois, s’ils s’éparpillaient assez pour ne pas offrir de trop belles cibles, ils ne pourraient plus déverser l’eau de manière efficace. « Restez sur zone et tenez-vous prêts, cracha Willis. On a dû leur faire mal, à ces salopards, sinon ils n’auraient pas réagi comme ça. Va falloir bombarder de plus haut. Ce sera moins précis, mais on sera à l’abri. » La plupart des pilotes exprimèrent plus de rage que d’effroi. De plus en plus de vaisseaux se joignaient à l’assaut, larguaient leur cargaison et filaient vers les lacs refaire provision d’eau. La forêt-monde était arrosée en permanence. Finalement, au bout d’un certain temps, Willis vit plusieurs arbreflammes commencer à s’éteindre. Elle se cala dans son fauteuil, bras croisés sur la poitrine. — Bien. Encore deux ou trois mille passages et ça devrait le faire. 14 Patrick Fitzpatrick III Dans le ventre de la plus grande station d’écopage de Golgen, les cris des soldats et les plaintes des Vagabonds produisaient un vacarme retentissant. Des ouvriers lâchaient leurs outils, qui tombaient par terre à grand bruit ; les réservoirs d’ekti étaient collés les uns aux autres, puis transportés par palettes flottantes. À l’extérieur de la station, le Goliath surveillait les opérations au milieu du rugissement des vents de haute altitude. Les Vagabonds n’avaient aucun moyen de repousser l’invasion de leur complexe industriel. Patrick se tenait juste derrière Del Kellum, observant les visages déterminés et les uniformes bien nets de ses anciens frères d’armes. — J’étais comme eux, avant. — Ça explique pourquoi Zhett se moquait de toi. Autrefois, le jeune homme prenait pour argent comptant la moindre phrase du général Lanyan. La Hanse luttait contre les hydrogues, donc les Forces Terriennes de Défense avaient besoin du carburant interstellaire que les Vagabonds gardaient « indûment » pour eux. En conséquence, le jour où le général et lui avaient intercepté un cargo vagabond, la décision de détruire le vaisseau pour éliminer le témoin leur avait semblé parfaitement raisonnable. Patrick n’avait même pas réellement soupesé son geste : les FTD confisquaient ce qui leur était nécessaire, point final. Exactement comme elles s’y emploient à présent, pensa le déserteur, l’estomac noué. Oui, il comprenait très bien les motivations de ces soldats. Et il en avait honte. Un flot ininterrompu de vaisseaux militaires se déversait dans la baie d’amarrage de la station, où ils collectaient les bidons d’ekti pour les emporter ensuite dans les soutes du Mastodonte. Le général Lanyan supervisait les opérations en compagnie d’une troupe d’assistants administratifs ; il avait revêtu un uniforme impeccable plutôt qu’une tenue de combat, comme s’il voulait montrer qu’il ne s’était attendu à aucune résistance digne de ce nom. Un jeune lieutenant au regard innocent se présenta devant Lanyan. — Les autres escadres ont envoyé leur rapport, mon général. Toutes les stations d’écopage de Golgen sont désormais sous juridiction des FTD. — Quelle juridiction ? beugla Kellum. La Hanse n’a aucun droit légal sur ces installations. Ça vous revient ? Ou vous avez tellement la tête dans le cul que vous manquez d’oxygène ? Patrick répondit lui-même à son beau-père, d’une voix calme qui s’adressait surtout au général. — Tu sais, Del, on sert beaucoup de merde dans les rations des FTD. Tu connais leur devise ? « Pour la Terre, honneur et bravoure. » (Il choisit cet instant pour se tourner vers Lanyan.) Il existe un mot pour désigner l’attaque et le pillage d’endroits sans défense : la piraterie. Avec parfois un petit saccage, voire quelques viols pour faire bonne mesure. — Bon sang, j’ai déjà vu assez de saccage pour aujourd’hui, grogna Kellum. Le général Lanyan ne releva pas l’insulte, préférant se concentrer sur les chiffres qui indiquaient la quantité d’ekti saisie. — Vous n’avez pas chômé, on dirait. — Nous on travaille pour gagner notre vie, rétorqua Del Kellum. Pas comme certains. Lanyan fit la sourde oreille et continua à parcourir l’inventaire des biens confisqués. — De la liqueur d’orange ? Ça vient d’où ? — Fait maison, répondit avec fierté le chef de clan. — C’est bon ? — Trop bon pour vous. — Très bien, je me contenterai de cette recommandation. Qu’on charge la caisse dans ma navette personnelle. (Le général condescendit enfin à croiser le regard de Patrick.) Vous m’avez beaucoup déçu, Fitzpatrick. Vous aviez une belle carrière militaire devant vous, et vous avez tout laissé tomber pour… ça ? (Il leva ses mains pour englober la station, puis se pencha vers son ancien subordonné, amenant avec lui des effluves de sueur et d’eau de Cologne.) Je vais vous ramener sur Terre et vous faire passer en cour martiale. Les services de la Hanse ont d’ores et déjà interpellé des centaines de doux dingues qui s’amusaient à colporter votre déclaration. Cette ridicule « confession » n’aura servi à rien, sauf à nous donner de quoi vous condamner sans coup férir. Patrick ne put réprimer un sourire satisfait. — Des centaines, c’est vrai ? Donc mon message a touché une large audience. (La remarque énerva visiblement Lanyan, ce qui encouragea Patrick à pousser son avantage.) Je serais ravi de bénéficier d’une tribune publique pour expliquer comment la Hanse a brisé des traités, tué des innocents, ouvert les hostilités contre un peuple souverain et détruit sa capitale. D’ailleurs, je suis sûr que ma grand-mère veillera à ce que mon discours soit amplement diffusé. Allez-y, ramenez-moi sur Terre. Ce que vous faites ici est illégal. — Les Vagabonds n’ont aucun accord officiel avec la Hanse. — Faux. S’exprimant en tant qu’ancienne présidente, ma grand-mère a conclu un pacte avec les membres du clan Kellum. Elle leur a promis qu’ils ne seraient jamais visés par les FTD, ni eux ni leurs sites industriels, et ce en échange d’une épave hydrogue d’une grande valeur stratégique. Les Vagabonds ont rempli leur part du marché. Pas vous. Lanyan haussa les épaules. — Cet accord est nul et non avenu depuis que le roi Peter a volé l’épave pour la rendre aux Vagabonds. Patrick fut stupéfait d’apprendre que le petit vaisseau hydrogue était de nouveau aux mains de la Confédération. De même qu’il ne s’était pas attendu à ce que Lanyan soit au courant de la tractation menée par Maureen. — Venez avec moi au centre de contrôle, Fitzpatrick. Vous allez m’aider à faire le tour des bases de données pour être sûr que je n’ai rien oublié. — Ne comptez pas sur moi. — Alors vous me regarderez bidouiller vos systèmes au hasard. Qui sait quels dommages je pourrais causer par inadvertance ? Patrick grommela son approbation ; il suivit Lanyan jusqu’à l’ascenseur tandis que Kellum restait sur place, jetant des regards noirs aux soldats qui continuaient à rassembler les bidons d’ekti. Le centre de contrôle occupait le sommet du dôme central et offrait une vue magnifique sur les cieux jaunâtres. Zhett s’y démenait en vain pour gêner les soldats qui fouillaient les bases de données. Ses yeux lançaient des éclairs. — On ne devrait même pas vous laisser toucher un boulier, bande de tarés ! L’un des techniciens appuya sur un bouton et fronça les sourcils quand le système se bloqua sous son nez. — Le général est sur le pont ! aboya un soldat. — Ce n’est pas un pont, précisa Patrick. C’est un centre de contrôle. Loin dans l’espace, le jeune homme distinguait la station d’écopage de Boris Goff, elle aussi encerclée par les vaisseaux des FTD. — Au rapport, ordonna Lanyan. Où en est l’inventaire ? — Aussi complet que possible, mon général, bredouilla un autre technicien. Leur organisation est totalement anarchique. Zhett posa ses poings serrés sur l’épaule de Patrick, comme si elle se retenait de frapper quelqu’un. Il lui passa le bras autour de la taille, autant pour la réconforter que pour l’empêcher de commettre une imprudence. Le général se tourna vers eux, amusé. — L’héritier des Fitzpatrick s’est trouvé une petite copine vagabonde. Comme c’est mignon. — Ce n’est pas ma copine. C’est ma femme. Lanyan éclata de rire. — Vous croyez que votre grand-mère vous soutiendra encore quand elle apprendra ça ? — Je suis sûr que son cadeau de mariage est déjà en route. Patrick garda son calme. Inutile de révéler qu’il n’avait pas envoyé d’invitation à la Virago. Quant au premier technicien, il avait enfin réussi à faire apparaître une série de chiffres à l’écran. — On arrive au bout, mon général. Tout l’ekti disponible a été transféré dans nos soutes, à l’exception de ce qu’il y avait à bord des vaisseaux passés entre les mailles du filet. — Mission accomplie, donc. (Lanyan considéra les Vagabonds d’un œil goguenard.) Nous reviendrons ici en temps et en heure. Je suis persuadé que le président Wenceslas a déjà son idée sur la façon de gérer cet endroit. Le lieutenant aux yeux doux déboula dans le centre de contrôle. — Vous êtes là, mon général ! haleta-t-il. Nous captons le signal d’un convoyeur sur lequel nous avions posé une balise espionne. Il va nous guider jusqu’à la prochaine base vagabonde. — Voilà une bien bonne nouvelle. Que le Goliath se prépare à partir. Le général lança encore quelques ordres, puis abandonna Zhett et Patrick au beau milieu du centre de contrôle. Peu de temps après, les vaisseaux pirates des FTD quittaient lentement Golgen, tel un essaim de gros bourdons surchargés de pollen. 15 Margaret Colicos Prisonnière de Llaro et de ses hordes de Klikiss, Margaret se demandait si elle n’avait pas rêvé tous ces colons évadés. Orli Covitz, Hud Steinman, Tasia Tamblyn, Robb Brindle… Mais l’absence de DD, son fidèle comper, lui prouvait que ces incroyables événements avaient bien eu lieu. Oui, ils étaient vraiment partis. Et Margaret était seule… au milieu des monstres. Ces gens-là, elles les avaient même aidés à s’enfuir, voyons ! Ce n’était pas le moment de perdre la tête alors qu’elle luttait depuis si longtemps pour rester saine d’esprit. Après des années de pure survie, au cours desquelles l’âme de la ruche aurait pu la tuer à n’importe quel moment, Margaret avait su jouer avec habileté de sa connaissance des Klikiss. Elle avait favorisé l’évasion des colons avant que les créatures insectoïdes viennent les massacrer. Presque cent personnes avaient quitté la planète. Avec son cher DD. Mais le spécex avait refusé de la laisser partir, elle. Pendant que les autres fuyards s’envolaient vers la liberté, un groupe de guerriers klikiss l’avait capturée et ramenée à la ruche. Le spécex la voulait, elle, mais elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi. Une ambassadrice ? Un animal domestique ? Ou juste quelqu’un à qui parler ? — Pourquoi me garder si je ne sers à rien ? hurla-t-elle aux innombrables Klikiss qui grouillaient autour d’elle. Mais le spécex choisit de ne pas répondre. Margaret lança un gros caillou sur un terrassier à la carapace brun tacheté, qui laissa la pierre rebondir sur son armure de chitine. Les grands insectes ne s’intéressaient qu’aux campagnes sanglantes qu’ils menaient contre les autres sous-ruches, pour exterminer toujours plus de leurs semblables. La captive humaine aurait aussi bien pu ne pas exister. Margaret avait l’impression que sa tête battait au rythme du brouhaha des Klikiss. Les odeurs de poudre caustique, de pourriture et de phéromones lui brûlaient le nez et la gorge. Les tons fauves du paysage désolé lui semblaient plus sinistres, les angles plus durs, malgré les cieux pastel. Elle avait mal aux yeux, mal au cœur. Prisonnière, une fois de plus. Elle maudit de nouveau les Klikiss qui l’entouraient. Revoir d’autres humains lui avait fait tellement de bien ! Son comper lui manquait, de même que la jeune Orli, de même qu’Anton, son fils, qu’elle n’avait pas vu depuis des années. Elle ne savait toujours pas ce qu’il était advenu de Davlin Lotze, sans doute mort quelque part dans la ruche. De toute façon, vu que les Klikiss ne communiquaient plus avec elle, ses questions restaient sans réponse. Elle avait beau les pousser, se frayer un chemin dans leurs rangs, les créatures insectoïdes la traitaient comme un arbre ou un rocher, un simple obstacle à contourner. — Dites-moi pourquoi je suis là ! Mais les bourdonnements incessants ne lui apprirent rien de plus. Margaret se dirigea vers ce qui avait été une colonie humaine en plein essor, aujourd’hui réduite à l’état de ruines. Les champs avaient été totalement envahis par des bâtiments klikiss entre lesquels des grappes de guerriers se déplaçaient en hâte, appelés par des missions aussi urgentes qu’incompréhensibles. Les bâtisseurs cimentaient les structures naissantes à grand renfort de résine de polymère, nouvelles tours destinées à accueillir toujours plus de Klikiss, toujours plus de combattants prêts à s’abattre sur les autres sous-ruches. Les immenses insectes ne s’arrêtaient jamais, ne perdaient pas un seul instant. Depuis le Grand Essaimage, chaque spécex ne pensait qu’à détruire tout ce qu’il trouvait sur son chemin : sous-ruches ennemies, robots klikiss, colonies humaines installées aux mauvais endroits. La guerre ne prendrait fin que le jour où il ne resterait qu’un seul et unique vainqueur. Peu de temps après l’évasion des colons et la nouvelle fisciparité du spécex, les armées de Llaro s’étaient lancées dans une ahurissante série d’offensives, toutes couronnées de succès. Comme toujours dans l’histoire de l’espèce, les spécex s’attaquaient les uns les autres afin de rassembler les troupes de leurs rivaux vaincus dans des légions de plus en plus importantes. Mais celui de Llaro faisait preuve d’une violence sans précédent en développant des armes qui annihilaient ses ennemis au lieu de les incorporer. Seuls quelques représentants des sous-ruches défaites étaient amenés au spécex afin de fournir du matériel génétique à la prochaine fisciparité, le reste servant de troupes de choc sacrifiées dès le début de l’assaut suivant. Chaque fois que le spécex de Llaro écrasait l’un de ses adversaires, il se rapprochait du moment où, peut-être, il serait l’âme de l’espèce entière. Margaret leva les yeux, sensible à une légère vibration dans l’air. Répondant à un appel silencieux, les Klikiss se réunirent autour du grand mur trapézoïdal dressé au cœur de la cité. La pierre se mit à briller, des silhouettes se dessinèrent peu à peu, et l’une des armées de Llaro rentra au bercail à travers le transportail. La plupart des guerriers étaient en piteux état, la carapace craquelée, suintante d’ichor, mais ils ramenaient avec eux les têtes épineuses des accouplants vaincus. Un nouveau triomphe. Une autre sous-ruche éliminée. Margaret sentit son estomac se nouer en comprenant que l’horrible spécex de Llaro pouvait très bien remporter la victoire finale et contrôler ainsi tous les Klikiss. 16 Le capitaine Branson Roberts BeBob regretta un certain manque d’apparat le jour où les chantiers spationavals d’Osquivel lui livrèrent son vaisseau. Il avait au moins espéré qu’une foule de taille raisonnable serait venue admirer le nouveau Foi Aveugle, lui souhaiter bon vent et boire à la santé de sa précédente incarnation, détruite par les FTD. Le baptême se déroula malheureusement dans l’indifférence générale, la faute aux désastres qui survenaient jour après jour dans cette foutue guerre qui n’en finissait pas. Dès leur retour de Llaro, Tasia Tamblyn et son groupe avaient alerté tout le monde au sujet de l’invasion klikiss, et ce juste avant que la prêtresse Verte annonce l’attaque des faeros sur Theroc. Pas plus tard que ce matin, Jess Tamblyn et Cesca Peroni étaient arrivés dans leur étrange vaisseau wental ; ils avaient demandé de l’aide pour combattre les êtres ignés, puis étaient repartis aussi sec. L’urgence permanente… dans laquelle BeBob ne semblait pas avoir sa place. Le capitaine fit néanmoins le tour de son bâtiment flambant neuf, comme un papa fier de sa progéniture. La peinture était parfaite, sans éraflures de micrométéorites ni traces de corrosion laissées par les radiations cosmiques. Les Vagabonds lui avaient même livré la bête en avance ! Il n’avait pas perdu une miette de la reconstruction, allant chaque jour admirer la mise en place de la structure interne, puis la pose de la coque et celle du blindage supplémentaire. Les propulseurs, intrasystème comme interstellaires, avaient été testés un à un avant d’être couplés au vaisseau et testés de nouveau in situ. La dernière phase avait vu l’installation du système informatique et – surtout – des armes. L’ancien Foi Aveugle n’avait jamais eu ni jazers ni bidules du genre, mais dans cette période troublée, personne ne pouvait décemment s’en passer. Le nouvel engin faisait sept mètres de plus que l’original, avec une grande soute et des moteurs plus compacts, ce qui augmentait de vingt pour cent sa capacité de transport ; théoriquement, il était aussi plus rapide. BeBob bouillait d’impatience à l’idée de vérifier par lui-même toutes ces spécifications. Il aurait bien voulu que Rlinda participe au voyage inaugural, mais il n’allait quand même pas attendre que la négociante revienne de la Terre. Des années auparavant, quand il avait rejoint la compagnie marchande de Rlinda Kett, celle-ci l’avait aidé à inspecter le premier Foi Aveugle. Puis il y avait eu ce malencontreux mariage… mais tout cela se perdait déjà dans les limbes de l’Histoire. Depuis, les FTD avaient mis sa tête à prix. Et sans doute celle de Rlinda par la même occasion. À ce propos, il n’avait guère été enchanté de voir son ex-femme s’aventurer en solitaire au cœur de la Hanse. Mais quand il avait proposé de l’accompagner, elle lui avait ri au nez : — Je te rappelle que je suis ministre du Commerce de la Confédération. Je suis assez grande pour me débrouiller seule. Et de toute façon, il est hors de question que toi, tu t’approches de la Terre. Tu te souviens du bordel que ça a été pour te sortir de taule la dernière fois ? Bien sûr. Ils avaient non seulement perdu le Foi Aveugle, mais aussi Davlin Lotze. BeBob avait toute confiance en sa partenaire ; il aurait juste aimé qu’elle participe au lancement. Sa première cargaison était déjà prête. Ne restait qu’à larguer les amarres. Quand il ouvrit l’écoutille principale, la rampe parfaitement huilée descendit à ses pieds dans un murmure. De grands panneaux lumineux éclairaient l’intérieur du vaisseau, qui sentait le polymère neuf, la soudure et la pâte à polir. BeBob admirait l’ensemble quand un Vagabond frisé franchit l’écoutille à son tour. — Désolé d’être en retard, capitaine, s’excusa Kotto Okiah. Je vois que vous avez déjà commencé l’inspection. — Tout me paraît en ordre, dit BeBob en passant la main sur la coque interne. Dès que vous m’aurez passé les clés, j’emmène ce bel oiseau faire son vol d’essai. — Les clés ? On n’utilise plus de clés, voyons. Par contre, j’ai vos codes d’accès et… — Je plaisantais. Juste une vieille référence. — Encore désolé, j’aurais dû comprendre. (Kotto jeta un coup d’œil circulaire.) Voulez-vous qu’on organise une petite cérémonie plus tard, quand le programme sera moins chargé ? En ce moment, c’est un peu compliqué. — Ne vous inquiétez pas pour ça, soupira BeBob. Si on attend que le « programme » soit moins chargé, je pourrai inviter mes petits-enfants. — Sinon, vous n’êtes pas sans savoir que des réfugiés sont arrivés de Llaro. Quelqu’un a demandé à vous voir. Apparemment, vous avez des amis dans le tas. — Je ne connais personne de Llaro, affirma Branson Roberts alors que de nouveaux visiteurs montaient dans le vaisseau. Il reconnut aussitôt le vieil homme dépenaillé, ainsi que le comper Amical et l’adolescente aux grands yeux sépia. — Orli ! Orli Covitz… et Hud Steinman ! (Il les avait secourus sur Corribus, seuls survivants de l’attaque des robots klikiss.) Qu’est-ce que vous faisiez sur Llaro ? — La plupart du temps, on tentait d’échapper à de gros insectes, dit Orli. C’est un nouveau vaisseau ? Ça change de l’ancien. — Oublie ce passé révolu. Maintenant, tout brille comme un sou neuf. Les moteurs ronronnent au lieu de cracher leurs poumons. (Il leva les bras au ciel.) Bienvenue à bord du nouveau Foi Aveugle. Orli se précipita dans le cockpit et inspecta les contrôles avec des yeux fascinés. — Peut-être qu’un jour je serai votre copilote ou votre second. Quand BeBob se rendit compte qu’elle parlait sérieusement, il songea qu’il pourrait sans doute trouver bien pire. — Je vais étudier la proposition. Eh ! Je m’apprêtais justement à partir pour un vol d’essai. J’ai une cargaison à livrer sur Relleker. Ça vous dirait de venir avec moi ? On aura le temps de discuter tranquillement. — Qu’en dis-tu, DD ? demanda Orli. Le comper Amical ne souleva aucune objection, visiblement ravi d’être au côté de l’adolescente et loin des Klikiss. Hud Steinman scruta la baie d’amarrage aux murs rocheux dans laquelle le vaisseau était arrimé. — Nous acceptons avec grand plaisir, déclara-t-il. Puisque nous n’avons rien de mieux à faire, autant nous rendre utiles. 17 Rlinda Kett Même si elle avait modifié son identification et masqué le nom du vaisseau en brûlant la coque à l’endroit stratégique, Rlinda, dans son esprit, pilotait encore et toujours le Curiosité Avide. Ce qui ne l’empêchait pas de faire son maximum pour éviter les embrouilles avec les FTD. Ses soutes débordaient de produits d’agrément qu’une clientèle confrontée au rationnement et à l’austérité verrait sans doute arriver d’un bon œil : conserves diverses et variées, mets raffinés et soie traditionnelle en provenance de Theroc, équipements thermiques fabriqués sur Constantin III. La Hanse ne fournissait plus ce genre de marchandises depuis longtemps. Néanmoins, vu les tarifs douaniers prohibitifs imposés par le président Wenceslas, la négociante ne comptait pas non plus passer des accords formels avec les revendeurs terriens. Elle savait très bien par quels réseaux trouver des clients compréhensifs ; ses contacts dans le marché noir étaient encore actifs, ce qui l’assurait également de voir ses denrées finir entre les mains de gens qui en avaient besoin et sauraient les apprécier. Tandis que le Curiosité dépassait la Lune pour entrer en orbite terrestre, Rlinda s’étonna de voir un grand croiseur lourd ildiran remorqué près de la base lunaire. Qu’est-ce que les FTD peuvent bien foutre avec un vaisseau pareil ? Une bonne question à laquelle il était prudent de ne pas chercher à répondre. Rlinda se glissa discrètement dans le trafic orbital, communications coupées, en tentant de minimiser la trace de son engin sur les réseaux de surveillance. Une fois entourée d’une masse compacte de vaisseaux locaux, elle envoya un signal codé dans lequel ses contacts sauraient déchiffrer le contenu de sa cargaison et les prix correspondants. — Arriver en douce comme un bon vieux contrebandier, marmonna-t-elle. Qu’il est donc prestigieux d’être ministre du Commerce de la Confédération ! Plus tard dans l’après-midi, une fois parvenue à bon port, Rlinda s’installa au soleil sur une chaise métallique particulièrement inconfortable. L’arôme du café torréfié donnait à l’endroit une atmosphère accueillante, même s’il restait déplaisant de devoir payer un tel prix pour une seule petite tasse. D’autant que la cuisine du Curiosité disposait de tout le matériel nécessaire pour en produire du meilleur. Sur la place carrelée qui s’étendait devant le bistrot, une troupe de mimes grimés de blanc – manquait plus que ça ! – entama sa représentation à grand renfort de costumes tape-à-l’œil et de gestuelles exagérées. Leurs pitreries arrachèrent quelques gloussements aux rares passants qui prenaient la peine de s’arrêter. Chaque artiste jouait un personnage distinct, et Rlinda finit par comprendre qu’il s’agissait du roi Peter, du Pèrarque de l’Unisson et du président de la Hanse. Elle n’était pas persuadée que tous les spectateurs s’en rendent compte, mais l’orientation politique du discours était évidente : la noblesse du roi, la bouffonnerie du religieux, la vilenie du politicien. Rlinda observa la scène avec un intérêt croissant. Ces petits gestes de rébellion étaient-ils en train de se multiplier sur Terre ? Une voix féminine, stupéfaite bien que savamment maîtrisée, la tira de sa rêverie. — Qu’est-ce que vous faites là ? Rlinda se tourna vers son invitée. — Bonjour, Sarein. Je n’étais pas sûre que vous ayez reçu mon message. L’ambassadrice de Theroc avait revêtu les habits terriens les plus communs possible, sans le moindre signe indiquant son origine ou sa position. — Comment êtes-vous arrivée jusqu’ici ? Vous avez un laissez-passer ? — Bien sûr que non, mais je ne m’arrête pas à ce genre de détails. Asseyez-vous. (Rlinda baissa la voix, mais garda un ton scandalisé.) J’espère que vous pouvez faire des notes de frais. Le café est horriblement cher par ici. Sarein ne bougea pas d’un pouce, sauf pour scruter les alentours comme si elle redoutait un piège. — Il y a probablement un mandat d’arrêt sur votre tête. Ça m’étonnerait que Basil se soit privé de ce plaisir. — Du calme, par pitié ! (Rlinda tambourinait sur la table du bout des doigts.) Ce n’est que moi, et ça fait longtemps qu’on se connaît. S’il vous plaît, asseyez-vous. Vous allez finir par vous faire remarquer à rester plantée là. L’argument porta : Sarein s’installa face à la négociante, puis commanda un thé glacé. — Comment avez-vous fait pour m’envoyer ce message ? murmura-t-elle. Impossible de remonter à la source. — Mystérieux, mais pas menaçant. J’espérais que ça vous donnerait envie de venir. — Même si je suis une des rares personnes en qui Basil ait encore confiance, je sais qu’il me surveille. — Dans ce cas, pourquoi vous ne le laissez pas tomber ? (Rlinda posa ses coudes charnus sur la table.) Il ne faut pas rester avec un homme dont on a peur. — Je ne suis plus vraiment avec lui, mais je ne peux pas partir. Pas maintenant. Ce serait injuste. — Ah. Je vois. Vous donnez dans ce genre de couple. Sarein serra ses lèvres pâles. — Un couple, c’est beaucoup dire. La romance a fait son temps entre nous. Mais parlons franc, Rlinda, ça va de plus en plus mal. Vous n’auriez pas dû revenir sur Terre, c’est trop dangereux. Après votre évasion en compagnie du capitaine Roberts, tous nos protocoles de sécurité ont été remis en question. — Je ne comprends pas comment vous osez encore employer le mot « sécurité » pour une telle passoire, rigola Rlinda. Je peux passer au travers quand bon me semble. — Eh bien pas moi. Basil s’est tellement refermé sur lui-même que je suis à présent l’une de ses dernières conseillères. Si je pars… — D’accord, j’ai pigé le truc. (La négociante retrouva soudain tout son sérieux.) Chaque fois que je vous vois, la situation semble toujours pire qu’avant. Ne croyez-vous pas que ce serait réellement le bon moment pour partir ? Je peux vous ramener sur Theroc. Sarein s’agrippa à son verre en jetant des coups d’œil furtifs de droite et de gauche. Allait-elle jusqu’à s’imaginer que Wenceslas avait monté cette affaire de toutes pièces pour tester sa loyauté ? — Je… je ne peux pas. — Vraiment ? Vous êtes l’ambassadrice de Theroc, non ? Votre place est là-bas, surtout depuis que la Hanse a coupé les ponts avec le roi Peter et la reine Estarra. Quel est votre rôle, à présent ? — Je suis l’une des seules personnes encore capables de raisonner Basil. (Sarein parlait vite, comme si elle essayait de se convaincre elle-même.) C’est crucial en ce moment. Enfin… quand il accepte de m’écouter. — Alors oui, s’il vous plaît, raisonnez-le ! Rlinda avait parlé un peu trop fort, ce qui poussa Sarein à regarder de nouveau autour d’elle pour voir si quelqu’un avait entendu. — C’est bien pourquoi je dois rester, insista la Theronienne. Si j’ai la moindre chance de le faire changer d’avis sur tel ou tel point, ou du moins d’arrondir quelques angles, cela peut sauver de nombreuses vies. Rlinda soupira, prise de sympathie pour la jeune femme. — Très bien. Arrêtez de me faire pleurer, je paierai mon café moi-même. (La négociante se renfrogna.) Mais si vous voulez mon avis, je n’ai pas l’impression que vous fassiez beaucoup de progrès avec le président. Sarein prit une gorgée de thé glacé, qu’elle avala avec difficulté. — Sans doute. Mais je dois continuer. Je n’ai pas dit mon dernier mot. — À votre aise, dit Rlinda en haussant les épaules. Si vous changez d’avis pendant que je suis dans le coin, faites-moi signe… Sarein se leva si brusquement qu’elle bouscula la table, et prit congé sans finir son verre. 18 Celli Tandis que l’eau déversée continuait à affaiblir les faeros, les prêtres Verts emmenés par Celli et Solimar apportaient force et hargne à des arbres d’ordinaire passifs. Mais les jeunes faeros n’étaient pas encore prêts à relâcher leur étreinte sur les arbremondes. Un bosquet entier, centré sur le récif de fongus, brûlait du feu de leur résistance acharnée. Les craquements du bois et le souffle grésillant de la fumée brisaient la paix de la forêt. Alors que l’amiral Willis restait dans la navette de commandement pour superviser les opérations en cours, Celli et Solimar en sortirent pour rejoindre les arbres en lutte. Ils se connectèrent aussitôt au télien et jetèrent toute leur énergie dans la bataille. Celli lança un appel mental au vaisseau-arbre de Beneto, qui orbitait loin au-dessus de la forêt-monde, mais ne reçut en retour que la terrible douleur qui habitait le corps végétal de son frère. Plusieurs prêtres Verts poussèrent de grands cris quand une boule de feu jaillit du sommet d’un arbreflamme et atterrit sur un vieil arbremonde encore épargné. La nouvelle victime trembla de tout son être quand ses plus hautes branches prirent feu. Celli et Solimar se précipitèrent vers l’arbre touché et enroulèrent leurs bras autour du grand tronc pour lui redonner espoir via le télien. Mais ce n’était toujours pas suffisant ; ils sentaient que le feu vivant s’apprêtait à bondir vers d’autres arbres affaiblis. Les joues striées de cendres et de larmes, les deux jeunes prêtres Verts en appelèrent à tous les verdanis des alentours. Les arbres devaient agir vite avant que le feu gagne du terrain. Il leur fallait une ligne de défense. Les arbremondes les plus menacés se déracinèrent volontairement du sol de Theroc, dans lequel ils poussaient depuis des siècles. Celli et Solimar gémirent, consternés, en voyant les martyrs s’abattre dans le brasier en un fracas épouvantable pour créer une zone coupe-feu. Une colonne de flammes s’éleva dans le ciel, mais les faeros étaient coincés par le terrain dégagé. Bien que maigre, c’était une victoire, et les prêtres Verts continuèrent de plus belle à soutenir l’esprit de la forêt-monde. Celli essayait de joindre son frère quand elle s’aperçut que de nouveaux alliés rejoignaient le combat. — Solimar ! Regarde les nuages ! D’immenses nuées orageuses, à l’aspect surnaturel, s’amassaient au-dessus de leurs têtes plus vite qu’aucun vent n’aurait pu les pousser. Une soudaine électricité dans l’air donna la chair de poule à Celli. Les flammes elles-mêmes semblaient frissonner, dans l’attente d’un adversaire bien plus coriace que les vaisseaux des FTD. La jeune femme écarquilla les yeux pour scruter les nuages boursouflés, jusqu’à ce qu’elle y devine une sphère bleu-argent qui filait à la limite de la canopée telle une balle d’eau durcie. Les cris enthousiastes des prêtres Verts confirmèrent ce que les verdanis avaient déjà compris : les wentals étaient de retour sur Theroc. Celli avait vu Jess Tamblyn utiliser les êtres aqueux pour créer les vaisseaux-arbres ; il revenait à présent sauver la forêt-monde. La bulle pilotée par Jess et Cesca effectuait des allers et retours entre les nuages qui se rassemblaient, noirs et menaçants, à la verticale des arbreflammes. Un monstrueux coup de tonnerre marqua le début du déluge. L’eau des wentals plongea à l’assaut des faeros, chaque goutte étant une arme mortelle. Les jeunes faeros s’accrochèrent aux arbres dont ils avaient pris possession et lancèrent vainement leurs flammes vers un ciel secoué par la colère des wentals. Oui, la colère des wentals ! Celli éclata de rire à cette perspective. Pendant ce temps, les nuages se massaient au-dessus de la dernière poche de résistance des faeros nouveau-nés, sur laquelle ils déversaient joyeusement des torrents d’eau vivante. Oubliant leurs doutes, les prêtres Verts se collèrent aux troncs des arbremondes pour soutenir jusqu’au bout le combat des verdanis. Celli et Solimar levèrent les yeux au ciel ; la pluie rafraîchissante trempa leur peau émeraude et soulagea leurs brûlures. 19 Beneto Bien loin au-dessus de Theroc, le vaisseau-arbre de Beneto luttait contre le feu qui consumait sa sève, son sang. L’arrivée des wentals et de leur orage vengeur avait redonné vigueur aux racines de la forêt-monde. Connecté contre son gré aux flammes vivantes, Beneto perçut l’agonie des jeunes faeros qui s’éteignaient les uns après les autres. Même s’il ne pouvait pas étouffer le feu mortel qui le dévorait, l’ancien prêtre Vert contrôlait encore son grand corps épineux. C’était lui et personne d’autre qui décidait où aller. Ce qui lui donnait à présent un avantage décisif. — Nous arrivons, annonça-t-il à Celli par télien. Les vaisseaux-arbres descendirent en formation serrée, entourés d’un panache de flammes et de fumée. Les êtres ignés tentèrent de dévier Beneto de sa trajectoire, mais celui-ci avait recouvré assez de force pour leur résister. Le grand arbre pénétra dans les nuages d’orage où l’eau des wentals rongea les faeros comme s’ils avaient été aspergés d’acide. Le télien permit à Beneto d’entendre les cris de joie des autres pilotes qui entraient à leur tour dans les nuées gorgées d’énergie. Enveloppé d’un voile de vapeur, le vaisseau de Beneto descendit encore vers les rares concentrations de faeros qui n’avaient pas cédé devant les pluies torrentielles déchaînées par les wentals. Il s’adressa d’une voix de stentor aux arbreflammes déjà condamnés. — Vous devez sauver vos voisins. Relâchez l’emprise de vos racines. Nous allons vous emmener au loin, pour que les faeros ne puissent plus se propager. Les verdanis n’avaient pas d’individualité comparable à celle des êtres humains ; chaque arbre n’était qu’une manifestation de l’esprit commun. Beneto se voyait à présent obligé d’éliminer tous les arbres contaminés, y compris lui-même et le reste des vaisseaux-arbres. Tandis que le déluge continuait à s’abattre sur Theroc, les vaisseaux de guerre verdanis entamèrent leur triste besogne dans le bosquet embrasé. Beneto entendit sa sœur sangloter à travers l’esprit de la forêt-monde ; il tenta de la rassurer, mais n’avait guère d’arguments en sa faveur. Les vaisseaux-arbres refermèrent leurs branches sur les arbreflammes et tirèrent jusqu’à les déraciner. Les faeros nouveau-nés se débattirent à l’intérieur du bois, même s’ils savaient la partie perdue. Beneto et ses camarades s’éloignèrent de la canopée pour emporter les arbres malades très haut dans l’atmosphère, plus haut encore que les nuages wentals, le plus loin possible de Theroc. Quelque temps auparavant, après la victoire sur les hydrogues, les vaisseaux-arbres avaient quitté la planète forestière pour une longue et merveilleuse quête d’ensemencement dont ils n’étaient pas censés revenir. Même si les vaisseaux du groupe de Beneto avaient fait demi-tour pour répondre aux appels désespérés de Theroc, aucun d’eux n’avait oublié le début de son voyage, et notamment un endroit parfait pour se débarrasser des jeunes faeros. Les vaisseaux-arbres foncèrent à toute allure, comme s’ils pouvaient, par miracle, distancer les flammes qui les dévoraient. Ils ne tardèrent pas à rejoindre un ancien système binaire dont l’une des étoiles, une géante bleue, avait explosé en une supernova qui avait ensuite laissé derrière elle un reliquat ultra-dense : un trou noir. La seconde étoile avait enflé à son tour sous forme de géante rouge ; l’irrésistible attraction du trou noir en arrachait des colonnes de gaz qui spiralaient à l’infini jusqu’à disparaître dans le néant. Transportant les arbres déracinés, les vaisseaux verdanis suivirent cette rivière de gaz qui s’écoulait des couches extérieures de la géante rouge. La gravité les attirait de plus en plus violemment, et son appel serait bientôt irrésistible. Les flammes vivantes qui les habitaient se débattaient à présent avec l’énergie du désespoir, croyant peut-être encore pouvoir s’échapper. La vague de douleur qui parcourut le corps de Beneto fit crier Celli, là-bas, sur Theroc. L’ancien golem ligneux resta connecté à sa petite sœur tandis que son vaisseau-arbre avançait au sein d’une terrible procession d’arbremondes consumés par les faeros. Et même si leur souffrance était indescriptible, les vaisseaux verdanis gardaient les êtres ignés prisonniers de leur bois. Les jeunes faeros luttaient quant à eux pour s’emparer des corps végétaux avant qu’il soit trop tard ; Beneto savait que le temps lui était compté s’il ne voulait pas échouer au dernier moment. Le télien lui montra Celli debout dans une clairière ravagée, au cœur de la forêt-monde gorgée de l’eau des wentals. Elle cligna des yeux, dirigea son regard vers le ciel et se retrouva soudain au côté de son frère dans le vide spatial. Beneto ne parvint pas – ne chercha pas – à lui cacher les horribles blessures subies par son tronc, ses branches, sa sève. De nombreux prêtres Verts avaient déjà coupé leur connexion au télien, mais l’amour de Celli pour son frère lui permit de supporter la douleur. Elle refusait de l’abandonner, à tel point qu’il sentait les larmes couler sur son visage, plus chaudes encore que le feu qui le rongeait de l’intérieur. Les vaisseaux géants tourbillonnaient dans le vortex du trou noir ; ils lâchèrent les arbres arrachés au sol de Theroc, qui disparurent un à un en lançant d’ultimes cris à la fois d’angoisse et de victoire. Puis ce fut au tour des vaisseaux-arbres de se laisser happer par la spirale infernale, jusqu’au moment où ils franchirent l’horizon des événements et s’abîmèrent dans la noirceur. Beneto savait que Celli ressentait une perte terrible, irréparable, à chaque arbre avalé par le trou noir. Elle respirait avec difficulté, indifférente à tout ce qui se passait autour d’elle dans la clairière. Beneto… Entendre la voix de sa sœur l’apaisa à l’instant fatidique. Il avait fait son devoir : sauver Theroc des faeros et enfermer les êtres ignés dans un endroit où ils ne feraient plus de mal à quiconque. Celli frissonna, tomba à genoux sur le sol roussi. Elle porterait le deuil de son frère, mais dans la pleine conscience de ce qu’il avait accompli. Elle l’aimait, il l’aimait ; l’amour et l’espoir guérissaient toutes les blessures. Solimar et elle avaient enseigné cette belle vérité aux verdanis. Beneto pouvait partir tranquille. Celli se tourna vers son ami, enfouit son visage dans la poitrine musculeuse du jeune homme et laissa les larmes couler. Il n’y avait plus rien d’autre à faire. Au dernier moment, juste avant que la gravité l’emporte à tout jamais, Beneto se connecta à la lointaine forêt-monde et se déversa en son sein. Sa douleur disparut en même temps que son corps végétal, réduit en cendres qui se joignirent aux gaz et aux poussières cosmiques… dans une spirale sans fin. 20 Ridek’h l’Attitré d’Hyrillka Tous les habitants d’Ildira ne pouvaient pas se cacher des faeros, mais ils firent de leur mieux pour trouver des abris adéquats. Ridek’h, l’Attitré d’Hyrillka, se réfugia au fond d’une mine désaffectée en compagnie du Premier Attitré Daro’h. Les terrassiers s’activèrent à agrandir les tunnels et à créer de vastes grottes dans les entrailles de la montagne, ainsi qu’à ouvrir plusieurs issues au cas où il faudrait évacuer les lieux d’urgence. Des gardes étaient postés à chaque entrée du réseau souterrain pour guetter l’apparition des boules de feu. Ridek’h, lui, aimait s’asseoir sous une avancée rocheuse, les yeux tournés vers le ciel, pour tenter d’imaginer une solution qu’il irait ensuite proposer à Daro’h. Sur Hyrillka, la planète qu’il était censé gouverner, les grandes plaines venteuses étaient consacrées aux travaux agricoles. Il n’était pas fait pour se terrer dans une caverne obscure. Aucun Ildiran ne méritait un tel sort. Même si les ingénieurs avaient installé assez d’illuminateurs pour éclairer les grottes, Ridek’h avait pris l’habitude de sortir et de rassembler discrètement de quoi allumer un petit feu qui lui réchauffait le cœur. Assis devant les flammes, près de l’entrée de la mine, il méditait en contemplant l’éclat perpétuel des sept soleils d’Ildira. Il n’était encore qu’un jeune Attitré sans expérience, propulsé à ce poste par pur accident, mais il ne comptait pas rester inactif. Quand dix mille Ildirans, massés dans un unique croiseur, avaient perdu la course tragique qui les opposait aux faeros, il avait ressenti au plus profond de lui-même la perte de ces vies innocentes et l’absorption de leurs flâmes par les êtres ignés. Ridek’h se rappelait qu’il avait envisagé un instant de fuir avec eux, mais y avait renoncé pour se consacrer au million de réfugiés hyrillkiens présents sur Ildira. Perdu dans ses pensées, il remarqua à peine l’arrivée de Tal O’nh. Bien souvent, l’officier aveugle et lui passaient des heures assis l’un près de l’autre, sans parler, juste pour puiser force et courage dans leur compagnie respective. Le vétéran de la Marine Solaire portait encore les stigmates de sa rencontre avec les faeros ; l’une de ses orbites était vide tandis que la seconde abritait un œil laiteux, inutile, partiellement recouvert d’une paupière flétrie. Une fois devenu Attitré d’Hyrillka, Ridek’h était parti en tournée dans l’Agglomérat d’Horizon avec la septe de Tal O’nh. Leur rencontre avec un Rusa’h enragé, entouré de ses boules de feu, s’était soldée par la destruction de deux croiseurs lourds, la mort de tous les membres d’équipage et la cécité définitive du vieux tal. Devenir aveugle aurait rendu fou plus d’un Ildiran, mais O’nh faisait preuve d’une endurance exceptionnelle. Le feu projeta sur son visage des reflets orange qu’il était désormais incapable de distinguer. — Je surmonterai cette épreuve, dit-il à Ridek’h. Autrefois, quand j’ai perdu mon premier œil, je me suis juré de ne céder ni à la peur ni à l’angoisse si je venais à perdre l’autre. Les humains survivent dans l’obscurité. S’ils y arrivent, moi aussi j’en serai capable. — Vous êtes un brave, Tal O’nh. L’officier repoussa le compliment d’un geste. — Ce n’est qu’une question d’entraînement. Vous trouvez toujours la force nécessaire le moment venu. — Il faudra plus que ça pour repousser Rusa’h et ses hordes de faeros. — Tout est déjà là, en vous. Vous êtes le véritable Attitré d’Hyrillka, et Jora’h est le véritable Mage Imperator. Rusa’h veut usurper ces deux titres, mais il n’y parviendra pas. Le jeune Ildiran hocha la tête, puis se souvint que le tal ne pouvait pas le voir. — Si vous le dites, je m’efforcerai de garder espoir. L’aveugle tendit les mains vers les flammes comme s’il tentait d’en aspirer la lumière par la peau. — Il y a de bonnes raisons d’y croire, Attitré. Nous ignorons où se trouve le Mage Imperator, mais nous savons qu’il n’est pas mort. Nous percevons encore sa présence malgré l’éloignement. Jora’h est en vie. Ridek’h considéra cet argument. Quand le précédent Mage Imperator s’était empoisonné, toute l’espèce ildirane avait tremblé sur ses bases, secouée par le choc mental de la disparition. Si Jora’h avait succombé, sa mort se serait traduite par un cri d’horreur parcourant le thisme. Donc il était bel et bien en vie… mais où ? — Est-ce qu’il nous a abandonnés ? — Je ne pense pas. Je pars du principe que quelque chose l’empêche de revenir sur Ildira. Le Mage Imperator manquait à l’appel, Mijistra était en ruine et les faeros occupaient le Palais des Prismes. C’était sans doute le pire épisode de toute l’histoire de l’Empire. Pour Ridek’h, le moment était venu de se montrer courageux à son tour. — La situation ne peut que s’améliorer, Tal O’nh. Et c’est à nous d’y travailler. 21 Jora’h le Mage Imperator Jora’h caressa une dernière fois la joue de Nira, puis suivit stoïquement l’amiral Diente et son escorte. Diente. Le Mage Imperator dédaigna autant que possible l’officier qui avait intercepté son croiseur. L’amiral affirmait n’avoir fait qu’obéir aux ordres du président de la Hanse, mais c’était là une bien piètre excuse. En kidnappant Jora’h, Diente avait peut-être condamné l’Empire à lui seul en permettant aux faeros de consumer le peuple ildiran. L’homme aux cheveux bruns s’efforça de garder une expression neutre tout en progressant le long des couloirs. — Nous avons terminé l’inspection et l’analyse de votre vaisseau, Mage Imperator. Tout est en ordre. Nous sommes prêts à partir. — Donc vous venez de réparer les dommages que vous avez vous-mêmes causés, c’est bien ça ? lâcha Jora’h en regardant droit devant lui. Êtes-vous seulement certains de maîtriser les systèmes de la Marine Solaire ? — Tout à fait, répliqua sèchement Diente. Nos ingénieurs ont acquis une bonne connaissance des vaisseaux ildirans, ici même, après la bataille contre les hydrogues. Nous avons beaucoup appris. Il se tut un instant, puis ajouta sur un ton contrit : — Nos tirs étaient très précis. Nous n’avons pas fait plus de dégâts que nécessaire. — Vous n’avez aucune idée des dégâts dont vous êtes responsable, amiral. Diente se fendit d’une courte révérence en accueillant Jora’h à bord du croiseur, mais évita le regard du souverain. — Vous logerez évidemment dans votre cabine habituelle. Néanmoins, j’ai ordre de limiter au maximum vos interactions avec l’équipage, une fois que nous serons partis. J’ai cru comprendre que vous aviez besoin d’être seul. Jora’h frissonna intérieurement. Alors que Nira lui manquait déjà, il devait s’efforcer de préparer son corps et son esprit à l’épreuve qui l’attendait. — Est-ce que vous vous rendez bien compte de ce que représente pour moi le fait de laisser les autres Ildirans sur la Lune ? Les hésitations de Diente suggéraient un désaccord profond avec Basil Wenceslas… mais cela faisait longtemps que le président ne cherchait plus l’approbation de personne. — Je me rends surtout compte que je n’ai pas le choix. Jora’h poussa un soupir amer. — Je croyais que les humains avaient toujours le choix. — Vous avez été mal informé. Suivez-moi. (Diente prit soin de lui montrer les soldats des FTD qui arpentaient les couloirs du vaisseau.) Il y a cinq cents hommes à bord, même si c’est juste un vol d’essai. Je vous en prie, ne tentez rien qui puisse avoir des conséquences regrettables. — Je ne suis pas idiot, amiral. Je dois rester en vie pour aider mon peuple. Qu’importe le temps que cela prendra. — Donc nous sommes d’accord. Diente l’invita à entrer dans la cabine impériale, celle que Jora’h partageait encore avec Nira quelques jours auparavant. Le vaisseau semblait étrangement sombre et froid sans la jeune femme, sans tous les membres d’équipage. L’amiral referma la porte sur lui. Le Mage Imperator ne prit pas la peine de vérifier si elle était verrouillée. Il n’avait pas envie de savoir. Basil Wenceslas ne s’était pas déplacé pour lui souhaiter bonne route, même s’il ne faisait aucun doute que la pièce était filmée au bénéfice du président… qui devait se pâmer d’autosatisfaction devant sa belle stratégie. En orbite au-dessus de la base lunaire, Jora’h sentait encore le thisme vibrer à travers les captifs ildirans. Un peu plus tard, quand les propulseurs entrèrent en action et que le grand vaisseau de la Marine Solaire s’élança dans l’espace, le lien devint rapidement de plus en plus ténu. Jora’h s’assit au milieu de la cabine violemment éclairée, serra les poings et se força à se concentrer. Un Mage Imperator savait contrôler sa peur. Même si la connexion avec les siens faiblissait d’instant en instant, il prit garde à ne pas laisser son angoisse se répandre dans le thisme. Son peuple devait se montrer fort, lui aussi. Plus fort que jamais. Quand l’amiral Diente engagea la propulsion interstellaire, Jora’h sentit les derniers fils du thisme se briser telles les cordes d’un instrument délicat joué par une main brutale. Le néant. Il s’effondra sur le lit où Nira et lui avaient échangé leurs pensées intimes et passé de si tendres moments. Le Mage Imperator avait l’impression d’étouffer, comme si tout l’oxygène du croiseur avait soudain été aspiré dans le désert glacé qui s’étendait derrière la coque. Le néant insondable. Jora’h ferma les yeux et crispa les mâchoires. Il écarta les bras devant lui, un geste qui l’aida à projeter son esprit aussi loin que possible, à la recherche de son peuple. Mais seul le hurlement du vide lui répondit. — Je suis le Mage Imperator ! s’écria-t-il sans desserrer les dents. Il guetta longtemps, dans l’immensité, le moindre rayon-âme lui permettant de se raccrocher à Ildira, à l’Empire. En vain. Jora’h comprit alors avec horreur qu’il ne s’était écoulé que quelques secondes. 22 Sirix Dans les ruines de la base vagabonde de Folie-de-Forrey, Sirix et ses robots noirs descendaient en rangs serrés les tunnels de pierre, pénétrant de plus en plus profondément dans l’astéroïde forteresse. Les humains, si faibles, étaient déjà tous morts ; leurs corps encombraient les couloirs. Malgré la protection d’un nuage de rochers évoluant sur des orbites complexes, l’invasion de l’astéroïde n’avait posé aucun problème aux troupes de Sirix. Les robots avaient rapidement éventré cloisons et dômes atmosphériques avant de se frayer un passage dans les baies d’amarrage. Certains Vagabonds avaient tenté de fuir, d’autres de défendre les lieux, avec pour seul résultat un massacre général. Les ordres de Sirix étaient limpides : aucun survivant. DP et QT, les deux compers, s’efforçaient de rester dans le sillage de leur nouveau maître. Lorsqu’ils trouvèrent un point d’accès au système central, QT se mit aussitôt au travail. — La prudence est de mise, car les Vagabonds installent souvent des routines de sécurité sur leurs ordinateurs. (Il se concentra un instant sur les informations recueillies.) Oui, en effet, la moindre intrusion est sanctionnée par une impulsion électrique censée effacer toutes les données enregistrées. Sirix pivota sa tête plate. — Peux-tu désactiver cette routine et accéder à la base de données ? — Bien sûr, répondit le petit robot, avide de plaire. — Alors vas-y. Les compers s’étaient familiarisés avec les systèmes informatiques des Vagabonds lors d’attaques similaires sur d’autres sites ; ils travaillèrent d’arrache-pied pour venir à bout du protocole d’effacement automatique. — Nous avons à présent accès à tous les inventaires, y compris la liste exhaustive des installations industrielles. Tandis que les équipes de robots klikiss continuaient à arpenter les tunnels à la recherche d’éventuels humains retranchés, DP et QT se relayèrent pour étudier les statistiques concernant les allées et venues de vaisseaux, les tonnages de matières premières exportées, la production de métaux bruts. — Cet endroit vous convient-il ? demanda DP, plein d’espoir. — Non. Il ne me convient pas du tout. Sirix était profondément déçu. Le rouge sombre qui brillait au fond de ses capteurs optiques contrastait avec les lumières écarlates des signaux d’alarme. — Nous sommes dans une usine qui produit des alliages et des matériaux de construction. Notre objectif requiert des moyens technologiques bien plus sophistiqués. Le grand robot noir sentait le désespoir l’envahir au fur et à mesure de ses échecs. Des circonstances totalement hors de son contrôle l’avaient conduit de défaite en défaite, et beaucoup de ses camarades avaient succombé lors des récentes batailles. Son armée n’était plus que l’ombre d’elle-même, il lui restait à peine quelques dizaines de vaisseaux volés aux FTD : sa quête lui avait donc paru condamnée jusqu’à ce que les deux compers suggèrent une solution ahurissante. S’il s’appropriait une usine de pointe, suffisamment équipée, il pourrait construire de nouveaux robots klikiss pour remplacer ceux tombés au combat. Même si ces guerriers ne disposeraient pas des précieuses mémoires de leurs aînés, ils serviraient la cause et permettraient à Sirix de remporter la victoire finale. Mais fabriquer ce genre de machines n’était pas aussi simple que de construire un vaisseau spatial ou un dôme d’habitation. C’était un processus complexe qui nécessitait un outillage hautement sophistiqué dont Folie-de-Forrey ne disposait pas. Encore une opération ratée, inutile ! Sirix piétina deux corps humains qui bloquaient le couloir, puis se tourna vers DP et QT. — Fouillez les bases de données, étudiez tous les avant-postes vagabonds. Trouvez-moi un endroit où fabriquer mes robots. — À vos ordres ! répondirent-ils à l’unisson. — Ce sont les Vagabonds eux-mêmes qui nous indiqueront notre prochaine cible. Quand les deux compers refirent leur apparition sur le pont du vaisseau, Sirix comprit qu’ils avaient mené leur mission à bien. — Vous savez où aller ? QT prit la parole tandis que DP produisait un pad de données. — Nous avons sélectionné Relleker, une ancienne colonie hanséatique au climat engageant. Les hydrogues ont tué tous les colons, mais les Vagabonds y ont récemment installé une base importante. — Et pourquoi cette planète nous conviendrait-elle ? — C’est un vaste ensemble industriel, avec de nombreux techniciens qualifiés et un outillage de premier ordre, affirma DP. Les Vagabonds y voient un site majeur. — Puisqu’ils le disent…, ironisa Sirix. Allons voir par nous-mêmes de quoi il retourne. Si Relleker est à la hauteur de sa réputation, nous n’aurons plus qu’à nous mettre au travail. Sirix étudia le rapport des compers ; les installations décrites semblaient effectivement compatibles avec la construction de nouveaux robots klikiss, moyennant quelques légers ajustements. Et l’absence de défenses sérieuses rendait leur prise d’autant plus facile. — Si les humains ont les compétences requises, ils pourraient œuvrer sous nos ordres, proposa QT. Après tout, les chaînes de production sont conçues pour eux. — Toute aide sera la bienvenue, ajouta DP. Il vaudrait mieux les garder en vie. Sirix acquiesça, non sans réticence. — Oui, peut-être que j’en épargnerai certains. S’ils nous sont vraiment utiles. Le robot noir transmit ses ordres aux autres vaisseaux. La flotte changea aussitôt de cap pour se diriger vers Relleker. 23 Le général Kurt Lanyan Lanyan se sentait pleinement satisfait de lui-même tandis que sa flotte suivait le signal du traceur dissimulé sur un convoyeur vagabond en fuite. Il s’était emparé de toutes les stations d’écopage de Golgen, et en avait profité pour montrer aux clans qu’ils devaient obéir à la Hanse pour le plus grand bien de l’humanité. L’opération avait permis de confisquer assez de carburant interstellaire pour alimenter tous les vaisseaux des FTD pendant au moins six mois. Une bien bonne journée de travail, aucun doute là-dessus. Café en main, le général se plaisait à imaginer les compliments que le président – pour une fois – ne manquerait pas de lui adresser. La pénurie d’ekti handicapait les FTD depuis des années. Comment une flotte militaire pouvait-elle remplir son rôle s’il fallait justifier la moindre patrouille, la moindre goutte de carburant dépensée ? À présent, avec ce convoyeur qui guidait les vaisseaux de Lanyan vers de nouveaux dépôts vagabonds, la récolte s’annonçait encore plus prometteuse. Oui, vraiment, c’était une belle journée pour lui et pour son équipage. — La prise de Golgen n’était pas une bonne manœuvre, mon général. Conrad Brindle avait quitté sa Manta pour participer au débriefing sur le vaisseau-amiral. Il ne semblait pas partager l’enthousiasme de son supérieur. Pas du tout. — Comment ça ? Nous avons remporté un succès éclatant ! — Oui, en mettant la main sur des installations civiles. La réquisition à laquelle nous avons procédé ne repose sur aucune base légale qui… — Ces gens fricotent avec l’ennemi, si tant est qu’ils ne soient pas eux-mêmes combattants. Brindle aurait pu avoir la décence de formuler ses objections en privé plutôt qu’en plein milieu du pont, où tout le monde pouvait en profiter. — J’ai enseigné à l’académie militaire, insista l’officier. Je donnais des cours sur la Charte de la Hanse, ainsi que sur l’éthique et le suivi des règlements en temps de guerre. Nous avons violé d’innombrables protocoles militaires durant notre opération sur Golgen. Je n’hésiterai pas à dire que nous avons allégrement frôlé la piraterie. Le général interrompit sèchement son subordonné, fâché que l’on vienne ainsi lui gâcher son plaisir. Des années auparavant, il avait lui-même poursuivi et exécuté Rand Sorengaard, le pirate vagabond ; les deux situations n’avaient strictement rien à voir. — Amiral, vous avez pris la bonne décision en refusant de vous joindre à la mutinerie orchestrée par Willis. Vous avez également fait preuve d’une force de caractère exceptionnelle quand votre propre fils et son « amie » vagabonde ont rejoint Theroc. Votre loyauté aux Forces Terriennes de Défense est sans faille. Ne vous dressez pas contre moi alors que nous commençons enfin à remonter la pente. — Mon général, le traceur s’est immobilisé ! annonça soudain l’officier tactique. Le convoyeur s’est posé dans ce système solaire, droit devant. Lanyan reposa sa tasse de café en espérant que Brindle n’insisterait pas. — Description du système. Qu’y trouve-t-on ? — Rien de particulier, mon général. Des astéroïdes riches en métaux, évoluant sur des orbites erratiques. Le seul nom mentionné sur nos cartes est Folie-de-Forrey, mais je ne saurais dire à quoi cela correspond exactement. Lanyan hocha lentement la tête, sourire aux lèvres. — Un endroit isolé, inutile et peu hospitalier. Exactement ce qu’apprécient les Vagabonds. Il étudia le schéma stellaire extrait en toute hâte des archives, sur lequel un fatras d’ellipses indiquait les trajectoires d’un grand nombre de planétoïdes orbitant hors du plan de l’écliptique autour d’un petit soleil pâle. Le convoyeur s’était dirigé sans hésiter vers l’un des astéroïdes. — Avancez prudemment. Nous tenons sans doute là un autre repaire de Vagabonds. — La présence d’alliages et de formes géométriques confirme l’existence de structures artificielles, indiqua un autre opérateur. — Soyez prêts à tirer, mais n’ouvrez pas le feu sans mon ordre. Il ne faudrait pas endommager les éventuelles réserves d’ekti, ni détruire des installations qui pourraient nous être utiles. — Ni multiplier les pertes humaines, ajouta Brindle d’une voix assez forte pour que tout le monde l’entende. Les capteurs longue distance délivrèrent un autre rapport, aussitôt analysé par l’opérateur : — Aucune signature énergétique. Ni transmissions ni sources de chaleur. Juste le convoyeur, qui lance des messages mais ne reçoit pas de réponse. Lanyan se pencha en avant, coudes sur les genoux, tandis que les vaisseaux des FTD fonçaient vers leur cible. L’astéroïde avait un jour abrité des dômes agricoles, des baies d’amarrage et des tunnels d’habitation, mais l’endroit avait été complètement détruit. Une série d’explosions avait creusé de nouveaux cratères à côté des anciens, des trous noircis couverts de métal fondu. — Les dégâts ont été causés par des tirs de jazers des FTD, mon général. — Des jazers ? Mais je n’ai jamais donné l’ordre d’attaquer cet endroit. J’ignorais qu’il existait. Le convoyeur fit demi-tour avant que les vaisseaux de Lanyan l’encerclent totalement. Une bordée d’injures satura les canaux de transmission ; le Vagabond arborait une longue barbe et une natte posée sur l’épaule, son visage était rouge de colère, ses yeux injectés de sang. « Salauds ! Salauds de Terreux ! Pourquoi les tuer ? La piraterie ne vous suffit plus ? Il vous faut des massacres pour bander, maintenant ? » Lanyan se tourna vers Brindle, comme si l’amiral allait miraculeusement éclaircir le mystère. — Vous êtes bien sûr qu’il n’y a aucune trace d’opération menée dans ce secteur ? — Parfaitement sûr. — Alors envoyez un message au pilote. Dites-lui que nous n’y sommes pour rien. — Il ne semble pas disposé à nous croire, mon général, annonça l’officier de transmissions quelques instants plus tard. Sa réponse exacte est… euh… je cite : « Conneries. » Lanyan soupira en voyant les propulseurs du petit vaisseau scintiller dans l’espace. — Où compte-t-il aller comme ça ? Il croit pouvoir nous échapper ? (Le convoyeur pivota sur son axe et accéléra vers le Mastodonte.) C’est quoi, ce bordel ? Il veut nous éperonner ? C’est ridicule. — Les boucliers du Goliath sont capables d’absorber l’impact, précisa Brindle. — Aucune importance. Ouvrez le feu. Puis il ajouta : — Contentez-vous de le neutraliser… si possible. Le convoyeur fonçait droit sur eux, mais au dernier moment le pilote largua ses douze réservoirs d’ekti, qui se déployèrent sur la trajectoire de la flotte terrienne telles des mines spatiales. Le vaisseau vagabond s’engagea ensuite dans une suite de manœuvres complexes pour éviter les bâtiments des FTD et leurs tirs de jazers. Deux réservoirs d’ekti s’écrasèrent sur l’étrave du Mastodonte et explosèrent en secouant le pont. — Aucun dommage majeur, aucune victime, annonça rapidement Brindle. Un autre réservoir a touché une Manta. Les équipes de réparation sont déjà en route. Lanyan, lui, restait focalisé sur le convoyeur. — Il est passé où, bon sang ? — Le traceur est toujours opérationnel. Le vaisseau tente de sortir du système solaire. Le Vagabond enclencha la propulsion interstellaire et disparut avant que les navires de guerre aient pu réagir. Lanyan se leva, les yeux rivés sur l’écran principal. — Le traceur, on le capte encore ? Ne me dites pas que vous l’avez perdu… — C’est bon, mon général. On a le signal. — Alors suivez-le. C’est moi qui décide quand la partie est finie. 24 Daro’h le Premier Attitré Terré au fond d’une grotte, Daro’h tentait d’oublier son angoisse de bête traquée en cherchant à comprendre pourquoi un vide total occupait la place du Mage Imperator au sein du thisme. Jusqu’à présent, les Ildirans avaient toujours senti la présence diffuse, lointaine, de leur souverain. Mais là, il avait disparu. Il était parti. Les assisteurs s’accrochaient désespérément à leur routine en servant le Premier Attitré ; ils lui préparaient boissons et repas savamment épicés, ils lui apportaient des coussins, réglaient les illuminateurs pour repousser les ombres des tunnels. Mais même leur obstination servile ne transformerait jamais ce refuge poussiéreux en Palais des Prismes. Tandis que des sentinelles maussades observaient le ciel pour parer à toute attaque surprise des faeros, Daro’h réunit autour de lui Yazra’h, Tal O’nh et Adar Zan’nh. Ko’sh, le scribe en chef, se joignit à eux afin de conserver la mémoire de ces terribles instants. La main droite de Yazra’h portait encore les marques des coups furieux portés contre la paroi rocheuse : la jeune femme n’avait pas trouvé d’autre moyen pour évacuer une partie de sa frustration. Zan’nh leur présenta le résultat des dernières reconnaissances militaires. Son uniforme était froissé, ses cheveux simplement rejetés en arrière ; il n’avait guère eu le temps de se consacrer à son apparence depuis le début de la crise. — Le Palais des Prismes brûle sans discontinuer, et de nombreux autres bâtiments ont d’ores et déjà été détruits par les flammes. Pour ce que j’en sais, Mijistra est déserte. (Prononcer de telles paroles était visiblement très pénible pour l’adar.) Les faeros ont la maîtrise du ciel ; dix nouveaux cotres ont disparu corps et biens. Et si un vaisseau fait la moindre tentative pour quitter Ildira, les boules de feu se lancent à sa poursuite et l’incinèrent sans pitié. (Il scruta ses compagnons, les yeux plissés). Ils ne nous laisseront pas partir. Daro’h songea aux colonies de l’Empire, toutes ces scissions en danger disséminées dans le Bras spiral. Alors que leurs habitants supportaient déjà mal l’étrange absence du Mage Imperator en ces temps difficiles, la situation s’était encore brusquement aggravée : Jora’h avait disparu du thisme et ce silence implacable assaillait chaque Ildiran tel un cri sans fin. C’était à lui, le Premier Attitré, de prendre les rênes en mains et de guider son peuple. Mais il ne voyait pas comment assumer cette responsabilité en se cachant dans un trou obscur. — Nous sommes dans les limbes, s’écria Ko’sh. Plus personne ne sent la présence du Mage Imperator ! Un arc-en-ciel de couleurs vives parcourut le visage du remémorant pour appuyer l’alarme qui vibrait dans sa voix. — Vous ne nous apprenez rien, marmonna Yazra’h. Mais je ne vois pas ce qu’on peut y faire. — Vous, Premier Attitré, vous savez quoi faire, reprit Ko’sh sans se laisser démonter. Nous avons besoin d’un souverain. Vous devez accomplir la cérémonie de l’ascension et devenir notre nouveau Mage Imperator. Il existe un précédent. Yazra’h hurla son dégoût plus fort que les autres : — C’est Rusa’h, votre précédent ? C’est de la folie tant que nous ne sommes pas sûrs que mon père soit mort ! — Je comprends le raisonnement de Ko’sh, hasarda Tal O’nh d’une voix aussi calme que possible. Vous faites de votre mieux, Premier Attitré, mais vous ne pourrez pas vraiment aider les Ildirans tant que le thisme ne sera pas sous votre contrôle. Ce qui signifie en passer par la cérémonie de l’ascension. Daro’h se souvenait encore du jour, après la mort de Cyroc’h, où Jora’h avait subi la castration rituelle. L’unique et douloureux chemin qui permettait au Premier Attitré de devenir Mage Imperator. Alors tout jeune homme, Daro’h avait senti la vague de chaleur et de confiance qui avait parcouru le thisme quand le nouveau souverain en avait renoué les fils. En un éclair, Jora’h avait redonné force et courage à toute l’espèce ildirane. Oui, leur peuple avait grand besoin de retrouver ce sentiment d’espoir, de sécurité. Si Jora’h était réellement parti, c’était au Premier Attitré et à personne d’autre d’assumer ce rôle. Mais si l’actuel Mage Imperator était encore en vie, une telle opération causerait une horrible souffrance aux Ildirans, voire porterait le coup de grâce à un empire déjà fragilisé. Rusa’h représentait effectivement, en ce sens, un terrible précédent. Daro’h ferma les yeux. Il avait besoin d’informations supplémentaires pour prendre la bonne décision. Si le Mage Imperator était bel et bien mort, la voie était toute tracée. Sauf que le décès de Jora’h aurait dû le frapper comme un coup de poignard au plus profond de l’âme. Au lieu de ça, il n’y avait que cet incroyable silence mental. Aucune preuve, ni dans un sens ni dans un autre. — C’est un acte irrévocable qui reviendrait à abandonner toute espérance, répondit-il enfin. Je m’y refuse car je ne pense pas que le Mage Imperator soit mort. — Certains vous diront lâche, rétorqua Ko’sh. — Certains diront toujours des âneries, cracha Yazra’h. Daro’h se redressa, prit une grande inspiration et scruta ses compagnons. C’était à lui d’être fort, de montrer l’exemple. — Le Mage Imperator m’a chargé de guider notre peuple en son absence. Je n’étais pas censé devenir Premier Attitré, mais le destin en a décidé autrement. Et votre destin à vous, maintenant, c’est de m’aider à remplir cette tâche. (Il leur lança un regard sévère.) Les Ildirans peinent à trouver des solutions innovantes à leurs problèmes. Mon père a dit que, si nous ne changions pas, nous péririons. C’est à vous d’imaginer comment combattre les faeros. Qu’importe si le plan paraît fantaisiste ou désespéré, vous devez en trouver un. Pour l’Empire ildiran ! 25 Rusa’h l’Incarné des faeros Dans les ruines calcinées du Palais des Prismes, Rusa’h enflammait le nouveau thisme pour guider le peuple ildiran vers lui ; les rayons-âmes brillaient tel le filament d’un illuminateur. Il eut soudain envie de sortir contempler son œuvre. L’Incarné des faeros fit jaillir des flammes des murs et du sol, puis les referma sur lui pour former un cocon, une boule de feu. Il dériva le long des couloirs ravagés et brisa un portail déjà fragilisé par la chaleur. Une fois à l’air libre, il s’éleva au-dessus des tours et des minarets effondrés jusqu’à embrasser l’intégralité de son domaine. Son regard brûlant se posa sur l’immense métropole de Mijistra, autrefois joyau de lumière au cœur de l’Empire ildiran. Rusa’h était partagé entre deux objectifs contradictoires, régner sur les Ildirans et ressusciter les faeros. Les êtres ignés n’avaient que faire de l’Empire ; ils menaient leur guerre sur des champs de bataille bien plus vastes. Mais Rusa’h, lui, voulait sauver son peuple. Il avait appris, à son grand désarroi, que les faeros nouveau-nés avaient perdu la bataille de Theroc. Les verdanis avaient résisté à l’assaut avec une force insoupçonnée, aidés par les wentals, les prêtres Verts et même une flotte de vaisseaux terriens. C’était un échec pour les faeros, mais pas pour Rusa’h. Il avait déjà tout ce qu’il pouvait désirer, ici, sur Ildira. Sauf le Mage Imperator, qui demeurait loin des siens malgré leurs souffrances. Tôt ou tard, Rusa’h trouverait son frère. Ce n’était qu’une question de temps. Enveloppé de son voile étincelant, l’Incarné survola les toits de Mijistra, baissant les yeux sur les musées, les monuments, les fontaines asséchées. Le Foyer de la Mémoire était désert, ses précieuses archives carbonisées. Les quartiers d’artisans, les immeubles communautaires réservés aux métallurgistes, aux technologues ou aux pharmaciens, avaient brûlé jusqu’aux fondations. Rusa’h aperçut également un hôpital, un terrain d’atterrissage, des entrepôts abritant des réserves de nourriture destinées à une population disparue. Une terrible impression de vide s’empara de lui. À présent que les hydrogues étaient prisonniers de leurs géantes gazeuses, la voie était libre pour les faeros. Ils pouvaient tout détruire sur leur passage, se multiplier sans opposition et devenir enfin l’espèce dominante du Bras spiral. Rusa’h laissa son esprit parcourir de vastes distances pour se connecter aux faeros qui sautaient d’étoile en étoile à travers leurs transportails. Ils s’ébattaient par exemple dans les flammes de Durris-B, un soleil dont ils avaient réveillé le feu nucléaire. Les êtres ignés avaient ranimé de nombreux astres où ils avaient d’abord connu la défaite, regagnant ainsi les territoires cédés aux hydrogues. Mais Ildira appartenait à Rusa’h. Le peuple ildiran appartenait à Rusa’h. Une vérité qu’il fallait marteler, encore et encore, à des faeros réticents. L’Incarné aperçut un groupe de réfugiés hagards qui pillaient un entrepôt pour ravitailler leur camp. De vrais Ildirans seraient restés à Mijistra pour remercier leur souverain d’avoir rendu sa pureté à la Source de Clarté. Mais quand ses sujets l’aperçurent, ils s’enfuirent aussitôt, les yeux remplis de terreur, abandonnant sur place les provisions chèrement acquises. Rusa’h aurait pu se lancer à leur poursuite. En fait, il aurait pu incendier d’une simple pensée les immeubles dans lesquels ils se cachaient, s’emparer de leurs flâmes et les donner aux faeros. Mais il préféra s’abstenir. Mieux valait continuer à maîtriser les créatures élémentales qui s’agitaient en lui. Même s’il était parvenu à utiliser les faeros à ses fins, son pouvoir sur eux menaçait à chaque instant de partir en fumée. Le chaos dont ils étaient dépositaires représentait une force extrêmement puissante. Rusa’h fit une dernière fois le tour de Mijistra avant de rentrer au Palais des Prismes. Une dizaine de boules de feu traçaient des trajectoires capricieuses dans le ciel de la capitale ildirane, à la recherche de quelque chose à dévorer, à détruire. Peut-être les faeros seraient-ils capables de retrouver Jora’h… 26 Jora’h le Mage Imperator Soumis à une solitude écrasante, loin de la Terre, loin d’Ildira, loin de tout, Jora’h tentait désespérément de ne pas sombrer dans la folie. Confiné dans ses quartiers, il ignorait combien de temps s’était écoulé depuis le départ du croiseur ; il ne ressentait rien d’autre qu’un océan de vide qui s’étendait à l’infini. Pendant une bonne partie de sa vie, il avait cru l’Empire ildiran éternel, tout-puissant, avec ses innombrables colonies qui étendaient le réseau du thisme sur tout le Bras spiral. Quelle terrible erreur. Jora’h se força à quitter la couchette malgré son extrême faiblesse. Un Mage Imperator n’avait pas le droit d’abandonner la lutte. Il fit trois pas incertains vers les illuminateurs incrustés dans le mur, les yeux rivés à la lumière éblouissante comme à une bouée de sauvetage. Au moins, il n’était pas plongé dans l’obscurité. Le président Wenceslas ne lui avait pas infligé cette torture-là. Pas encore. Si Jora’h craquait, s’il se rendait, s’il promettait de faire tout ce que la Hanse lui demandait, l’amiral Diente le rendrait-il à son peuple ? De toute façon, une fois de retour sur la Lune, Basil Wenceslas continuerait sans doute à le mener en bateau. Le président ne le laisserait jamais partir. Après un bref signal transmis depuis le couloir, Diente pénétra dans la cabine sans attendre d’y être invité. Jora’h réussit à se donner une contenance malgré la solitude glaçante qui hurlait dans sa chair. — Qu’est-ce… que vous voulez ? L’officier s’exprima d’une voix atone, comme s’il délivrait un simple rapport. — Mes informaticiens ont étudié les bases de données du vaisseau. Ils ont trouvé ce qui ressemble à un système de traduction permettant de communiquer avec les Klikiss. Confirmez-vous leur analyse ? Jora’h ferma les yeux pour essayer de se concentrer sur ce qu’on lui demandait. — Oui. Autrefois, nous étions en contact avec les Klikiss. — Ce système est-il toujours fonctionnel ? — Nous ne l’avons pas utilisé depuis des millénaires. (Il fit une courte pause pour laisser d’autres souvenirs remonter à la surface.) Enfin si. Adar Zan’nh s’en est servi. Il a parlé aux Klikiss… sur Maratha. Diente hocha la tête. — Voilà qui pourrait nous aider à négocier avec eux. — Négocier ? (Jora’h eut envie de rire, mais il n’en avait plus la force.) Vous avez envahi leur territoire. Vous les avez mis en colère. Si les faeros sont les pires ennemis des Ildirans, les Klikiss sont ceux des humains. Si vous n’êtes pas capable de le comprendre, amiral, c’est que vous êtes aveugle. Diente lui parut tout à coup terriblement triste et fatigué. — Nous sommes nous-mêmes nos pires ennemis, soupira-t-il d’une voix si faible que Jora’h l’entendit à peine. J’obéis aux ordres, Mage Imperator. Je n’avais aucune envie de vous infliger cette épreuve. C’est… humiliant pour le souverain d’un grand empire. J’ai toujours admiré votre Marine Solaire. Une soudaine poussée de hargne permit à Jora’h de rassembler ses idées. — Alors pourquoi continuer à obéir ? Si vous savez que votre président se trompe, pourquoi lui rester fidèle ? Le regard de Diente se perdit un long moment dans le vide, loin du croiseur et de ses occupants. — Parce que le président Wenceslas retient ma femme et mes trois enfants en otage. Il a ouvertement menacé de les exécuter au moindre soupçon de trahison. (L’officier serra les poings.) Ma famille est entre ses mains. Jora’h était trop miné par l’isolement pour saisir toutes les implications de cet aveu. Diente tira de son uniforme un petit écran de la taille de sa paume. Il montra une brève série d’images à son prisonnier : une belle femme, une adolescente, un jeune homme élégant et une fillette tout sourires, puis lui-même entouré de sa merveilleuse petite famille. — J’en ai probablement trop dit. Je vous remercie pour les informations sur le système de traduction. Il rangea l’écran, visiblement gêné. Avant de quitter la pièce, comme pour récompenser les efforts de Jora’h, il ajouta : — Nous rentrerons à la base dans quelques jours. Cela n’aura pas été si long, finalement. — Pas si long… ? Jora’h crispa les mâchoires à s’en faire mal. Il avait l’impression d’être ici depuis une éternité. Dès que Diente referma la porte, les jambes du Mage Imperator cédèrent sous son poids. Il s’effondra sur la couchette. Quelques jours. Comment supporter une telle immensité ? 27 Margaret Colicos Quand le nouveau spécex finit par convoquer Margaret au cœur de sa forteresse, la scientifique décida qu’elle n’en repartirait pas sans avoir obtenu des réponses à ses questions. Cela faisait trop longtemps qu’elle voyait les créatures insectoïdes massacrer les accouplants rivaux, exterminer plutôt qu’assimiler les sous-ruches vaincues. Les Klikiss avaient enfin reconnu sa présence, ce qui lui donnait l’espoir de comprendre pourquoi ce spécex semblait si différent des autres, si vicieux. Margaret envisagea un court instant de s’élancer vers le transportail. Avant que le spécex puisse réagir, elle activerait n’importe quel carreau de coordonnées et… partirait. Mais le réseau de téléportation l’emmènerait forcément sur une autre planète infestée de Klikiss. Elle était plus en sécurité ici. Oui, finalement, elle préférait tenter sa chance avec le spécex de Llaro. Même si ce dernier paraissait plus cruel que n’importe lequel de ses congénères, il avait choisi d’épargner sa captive humaine. Donc il devait en attendre quelque chose. Restait à trouver quoi. Vue de l’extérieur, la caverne du spécex était une monstruosité bosselée, cernée de hautes tours qui semblaient moulées dans la cire. Même si elle venait là de son plein gré, des guerriers aux armures bardées d’épines poussèrent Margaret vers l’entrée de la structure centrale. Leurs membres acérés auraient pu la déchiqueter en un instant… mais c’était une menace qui pesait constamment sur elle depuis des années. S’ils devaient la tuer, l’heure n’était pas encore venue. Margaret et Louis, son défunt mari, avaient passé une bonne partie de leur vie à étudier les ruines laissées par cette espèce que tout le monde croyait éteinte. La xéno-archéologue connaissait les Klikiss aussi bien qu’un être humain pouvait espérer connaître une civilisation extraterrestre. Elle redressa les épaules et s’efforça de marcher aussi vite que les guerriers, le long de couloirs sinueux qui paraissaient s’enrouler en spirale comme sur un coquillage. La proximité d’un grand nombre de Klikiss amplifiait les odeurs caractéristiques de bile, d’œuf pourri, de sueur et de poisson, véritable cacophonie de phéromones et de signaux chimiques. Son escorte la guida jusqu’à une grotte bourdonnante qui se révéla digne d’un musée des horreurs. Les têtes d’une bonne centaine d’accouplants vaincus y formaient un sinistre empilement. Au milieu, juste à côté de ces « trophées », se dressait un invraisemblable amas composé de millions de petits corps qui se tortillaient et s’enroulaient les uns sur les autres. Margaret avait déjà rencontré le spécex, mais une telle vision n’en restait pas moins profondément dérangeante. La scientifique s’arrêta quand l’odeur devint trop prégnante. L’âme de la ruche modifia son apparence pour pouvoir faire face à sa prisonnière, les centaines de milliers de composants s’assemblant peu à peu comme les pixels d’une immense image. Tandis que la silhouette gagnait en cohérence, Margaret constata une autre différence par rapport aux précédentes incarnations du spécex. Il n’y avait pas que des guerriers dans la grotte, mais aussi des centaines d’ouvriers et de terrassiers, des représentants de toutes les sous-espèces qui se tenaient debout les uns à côté des autres tels des adorateurs dans une église. Le bruit de fond divergeait de l’habituel et incessant frottement d’ailes, de membres et de carapaces. Il y entrait cette fois une volonté, une organisation qui transformait l’ensemble en une sorte de musique. Une sorte de langage. Ayant passé bien des années parmi eux, Margaret avait développé une façon rudimentaire de communiquer avec les Klikiss. Elle comprenait le sens de certains crissements, de certaines tonalités, et s’avérait capable de les reproduire. Mais là le rythme des sonorités tendait vers un autre objectif. Malgré la lenteur et le manque de pratique, le résultat était au bout du compte aisément reconnaissable : un mot. — Margaret. (Guerriers et ouvriers formaient à présent un chœur surréaliste.) Margaret Colicos. Les Klikiss n’avaient jamais essayé de former des mots humains. Et n’avaient jamais, jusqu’à preuve du contraire, paru appréhender le concept même de nom. Abasourdie, Margaret fit un pas en arrière et se cogna contre un guerrier qui resta sans réaction. Elle gardait les yeux rivés sur le spécex qui poursuivait sa métamorphose. — Vous êtes très différent de votre prédécesseur, lui dit-elle. L’image mouvante finit par se figer dans ce qui ressemblait à une énorme tête humaine modelée par un enfant maladroit. La bouche s’ouvrit et des sons s’en échappèrent, des mots qui sifflaient comme du vent dans la lande. — Margaret Colicos… Je vous connais. La scientifique avait encore du mal à y croire. — Que vous est-il arrivé ? — Autrefois j’étais… en partie… un homme. (Le visage se fit soudain plus précis.) Un homme qui s’appelait Davlin Lotze. — Davlin ? s’écria Margaret, les yeux écarquillés. Elle ignorait toujours ce qu’il était advenu de celui qui avait permis l’évasion de tant de prisonniers. Les Klikiss avaient apparemment absorbé ses gènes et ses souvenirs, mais Davlin avait réussi d’une manière ou d’une autre à préserver une fraction de son esprit, qui passait désormais au premier plan. — Après plusieurs fisciparités, ma sous-ruche compte assez d’ADN humain pour nous rendre tous plus humains. (L’énorme visage évoquait clairement les traits du regretté Davlin Lotze.) Je me suis battu contre la larve du spécex et m’y suis finalement intégré. — Votre esprit est devenu celui de la ruche ? — En partie. La composante humaine gagne en force. J’essaie de lui faire prendre le contrôle. (Le spécex-Davlin s’exprimait de mieux en mieux, comme s’il se rappelait enfin comment parler.) Je ne laisserai plus diluer les traces des colons disparus. Quand l’immense visage se durcit, Margaret perçut aussi un léger changement dans la voix. Les traits de Davlin se brouillèrent, puis se solidifièrent de nouveau. — Les Klikiss et moi… essayons de vivre ensemble. C’est difficile. La xéno-archéologue se rapprocha de la masse répugnante. — Mais pourquoi une telle violence ? Vous ne pourriez pas stopper les combats, imposer la paix ? Je n’ai jamais vu une sous-ruche aussi agressive que celle de Llaro. — Nous devons être plus violents que les autres. Je… Nous devons tous les éliminer. — Pourquoi ? — Pour sauver l’espèce humaine. Les sous-ruches vont continuer à se battre entre elles, à s’attaquer et à se détruire, jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un seul spécex pour les contrôler toutes. (Il se tut un long moment, durant lequel Margaret tenta de comprendre où il voulait en venir.) Donc c’est moi qui dois gagner. Sinon, l’humanité est condamnée. La vieille femme avait tellement de questions à poser qu’elle ne savait plus où donner de la tête. Est-ce pour cela qu’elle avait été épargnée ? Pour servir d’intermédiaire ? — Vous voulez que les humains aient affaire à vous plutôt qu’à un autre spécex. — C’est ça. — Et les deux espèces feront la paix ? Il n’y aura plus rien à craindre ? — Mon esprit est puissant, mais il n’est pas seul en lice. Même si je remporte la victoire finale, il n’y aura aucune garantie. Les Klikiss font partie de moi. Margaret frissonna en imaginant les conséquences. — Combien de sous-ruches reste-t-il ? — J’ai encore cinq adversaires. Deux d’entre eux s’affrontent en ce moment même sur Relleker. (Le visage se déforma de nouveau avant de retrouver une certaine stabilité.) Je me souviens de cette planète. Quand je n’étais que… Davlin. Ma sous-ruche va attendre l’issue du combat et défier le vainqueur. — Comment pourrais-je vous aider ? — Restez ici. Ne me laissez pas oublier que j’ai été humain. 28 Orli Covitz Une fois les dernières caisses chargées, Orli, DD et Hud Steinman grimpèrent à bord du Foi Aveugle et partirent pour Relleker. Le capitaine Roberts était heureux de reprendre enfin une activité commerciale, surtout en si bonne compagnie. Le vaisseau fila droit dans l’espace tandis que Branson Roberts en vérifiait encore une fois le manifeste. Les trois voyageurs réchauffèrent des rations de pemmipax curieusement baptisées « ragoût roboratif ». — Les gens de Relleker seront tellement contents de nous voir qu’ils organiseront sans doute une fête en notre honneur, lança Roberts. C’était un bon endroit où passer ses vacances, autrefois. — Relleker était une colonie hanséatique riche et respectée, récita DD en puisant dans ses bases de données. Connue pour ses villes thermales, ses vignobles et son climat. Un endroit réservé aux nantis. — Et aux fâcheux, enchaîna Roberts. La responsable de la colonie était un boulet de première, qui a refusé de donner un coup de main pour sauver la population de Crenna. Elle a même essayé de taxer le ravitaillement d’urgence qu’on chargeait à bord ! (Le capitaine fronça les sourcils.) C’est pas mon genre d’être rancunier, mais y’a quand même une justice. Les hydreux ont détruit Relleker, tué tout le monde et rasé jusqu’au dernier bâtiment. (Il engloutit trois bouchées du prétendu ragoût.) Mais ne ressassons pas le passé. C’est une nouvelle colonie, à présent. — J’ai hâte de voir ça, marmonna M. Steinman. Quand le Foi Aveugle arriva à destination, la planète apparut comme une magnifique gemme verte et bleue marbrée de nuages, un endroit idéal où se bâtir un foyer. « Salut, là-dessous ! s’écria Roberts, tout joyeux. Préparez le comité d’accueil et sortez vos porte-monnaie, nos cales sont pleines de bons produits ! (L’absence de réponse tempéra vite l’enthousiasme du pilote. Il interrogea Orli du regard avant de se remettre au micro, cette fois sur un ton plus formel.) Ici Branson Roberts, capitaine du Foi Aveugle. Nous apportons des marchandises pour la colonie. Quelles sont vos instructions pour l’atterrissage ? » — Je croyais qu’ils nous attendaient avec impatience, ironisa M. Steinman. — La Confédération les a prévenus de notre arrivée il y a déjà plusieurs semaines. Je ne pige pas leur attitude. Orli se sentait de plus en plus inquiète tandis que le capitaine guettait vainement une réponse. — Peut-être utilisent-ils des fréquences différentes, suggéra DD. Nous devrions effectuer une recherche de signal. Roberts suivit ce conseil avisé, mais le nouveau système de transmission, plus compliqué qu’avant, lui renvoya un message d’erreur. Orli se pencha sur le problème et remit rapidement les choses en ordre ; une cacophonie de grattements, cliquetis et autres sifflements se déversa aussitôt dans l’habitacle. — Quel raffut ! s’écria M. Steinman en se bouchant les oreilles. — Sans doute des parasites, ou bien une distorsion. (Roberts tapa sur les contrôles comme si c’était la panacée universelle.) Les Vagabonds ont dû mal installer leur affaire. — Les Vagabonds ont fait du bon travail, annonça DD. C’est la langue des Klikiss. Quand le Foi Aveugle atteignit l’hémisphère nocturne de Relleker, il faillit entrer en collision avec deux énormes nefs-essaims qui se livraient une lutte acharnée dans la haute atmosphère. Les deux vaisseaux étaient en fait d’immenses conglomérats de petits bâtiments reliés en une masse fluide ; de grands jets de lumière et d’énergie jaillissaient de l’un à l’autre, provoquant de terribles dégâts. — Ça sent mauvais, commenta sobrement Steinman. Roberts se précipita de nouveau sur le micro : « Relleker ! Ici le Foi Aveugle, vaisseau de la Confédération. Quelqu’un m’entend ? » Seule une volée de chuintements klikiss lui répondit. — J’ai passé beaucoup de temps parmi ces créatures, au côté de Margaret Colicos. Je peux traduire leurs propos. (DD se pencha sur le récepteur comme s’il se concentrait.) Deux sous-ruches rivales se disputent le contrôle de Relleker. Elles sont arrivées à peu près ensemble et tentent de s’anéantir mutuellement. Des grappes de petits vaisseaux klikiss partaient à l’assaut d’une manière qui semblait totalement désorganisée. Les nefs-essaims donnaient l’impression de se désintégrer au ralenti au fur et à mesure de la destruction de leurs composants. Tandis que le Foi Aveugle survolait la surface de Relleker, Orli détecta de nombreuses zones enflammées qui brûlaient dans la nuit. L’adolescente frissonna en se rappelant tous ces gens qu’elle avait connus sur Llaro et que les Klikiss avaient exterminés sans pitié. Ici non plus, il n’y aurait aucun survivant. Les colons de Relleker étaient perdus d’avance face à deux sous-ruches venues conquérir leur planète. Pendant que les nefs-essaims poursuivaient leur combat mortel, un segment de la plus proche quitta l’agrégat telle une boule d’argile arrachée par la main d’un potier. Le groupe de vaisseaux klikiss se dirigea droit vers le bâtiment humain. — Ils nous ont vus, dit Orli. — Et nous n’avons pas de quoi nous défendre, gémit M. Steinman. Faut se tirer vite fait. Le capitaine Roberts ne vit aucune objection à formuler. — Voyons un peu ce que ces propulseurs vagabonds ont dans le ventre. Les générateurs de gravité artificielle firent de leur mieux pour compenser l’accélération brutale. Les Klikiss ouvrirent le feu, mais le Foi Aveugle était déjà trop loin. Roberts jeta un dernier coup d’œil aux ennemis distancés. — On retourne sur Osquivel. Pour les avertir de ce qui se passe ici. 29 Sirix Lorsqu’ils atteignirent enfin Relleker, impatients de s’emparer de nouveaux complexes industriels, Sirix et son armée robotique découvrirent avec effarement que les Klikiss les avaient devancés. La flotte s’arrêta net, hors de portée des capteurs, et mit en veille toutes ses sources d’énergie tandis que les nefs-essaims continuaient à se déchirer. Même si les deux spécex étaient focalisés sur leur combat, Sirix ne doutait pas qu’ils sauraient conclure une trêve le temps de se débarrasser des robots. Il observa la bataille depuis le pont du vaisseau, en compagnie de DP et QT. Malgré son désir de se lancer dès à présent à l’assaut de ses répugnants créateurs, il décida qu’il était plus logique d’attendre que l’affrontement touche à sa fin : ne resterait alors qu’à s’occuper des survivants affaiblis de la sous-ruche victorieuse. — Et les colons de Relleker ? Nous devrions tenter de les sauver, suggéra QT. — Nous pourrions en avoir besoin pour faire fonctionner les usines, ajouta DP. Sirix, lui, avait déjà étudié les images de la planète. — C’est trop tard. Il n’y a plus ni usines ni humains. Le chef des robots noirs avait placé de grands espoirs dans la conquête de Relleker ; la perte d’un tel potentiel industriel le désobligeait au plus haut point, mais il ne risquerait pas un seul de ses camarades pour aider des colons condamnés alors que les guerriers klikiss se répandaient en ce moment même sur les zones habitées. Les deux nefs-essaims, qui refusaient de battre en retraite, poursuivirent avec acharnement leur œuvre de destruction mutuelle. Sirix attendit patiemment que toutes les estimations chiffrées l’assurent d’une victoire certaine. — Notre puissance de feu est à présent suffisante pour éliminer ces deux spécex. Les robots klikiss gagnèrent aussitôt les stations de tir des anciens vaisseaux terriens. DP et QT, qui s’étaient longuement entraînés, prirent eux aussi place pour la curée. Sirix ordonna à ses troupes d’avancer sur Relleker à vitesse maximale et d’ouvrir le feu dès que possible. Avant que les nefs-essaims puissent saisir ce qui leur arrivait, des tirs de jazers et de missiles les éventrèrent jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que des débris scintillants sur fond d’étoiles. Les rares vaisseaux survivants se dispersèrent au hasard, privés de tout commandement. — De nombreux guerriers klikiss sont encore présents sur Relleker, indiqua QT. Ils se sont emparés de la colonie et poursuivent le combat au sol. Sirix passa en revue l’arsenal dont il disposait, au sein duquel figuraient quatre têtes nucléaires capables de vitrifier une bonne partie du continent visé. Hors de question qu’un seul ennemi en réchappe ! Si Relleker ne lui servait plus à rien, ce n’était pas une raison pour laisser l’endroit tomber aux mains des Klikiss. Le tir fut d’une précision toute robotique ; le feu atomique se répandit en un éclair, annihilant les dernières forces klikiss… et les derniers humains. Quand la flotte de Sirix quitta le système solaire, Relleker était redevenue une planète morte. — Enfin une belle victoire, commenta-t-il. Mais les robots n’avaient toujours pas accès aux moyens techniques qu’ils recherchaient. — Notre problème reste entier, lâcha DP. 30 Le roi Peter La moindre goulée d’air sentait la cendre humide. Puisque le récif de fongus avait brûlé jusqu’aux racines, Peter avait besoin d’établir un nouveau quartier général pour son gouvernement. L’amiral Willis ordonna à ses troupes de couper les derniers arbres endommagés, de dégager le terrain et d’installer quelques bâtiments préfabriqués. — Avec votre permission, Votre Majesté, j’aimerais que mon corps d’ingénieurs étudie l’approvisionnement en eau potable et en nourriture. Nos rations standard ne sont pas vraiment gastronomiques, mais elles feront l’affaire pour un temps. Et puis de toute façon, comme les gens d’ici mangent des insectes, je suppose que vous n’êtes pas trop regardants. Peter choisit de ne pas relever la plaisanterie. — Vos vaisseaux n’auraient pas pu arriver à un meilleur moment, amiral. — Mieux vaut tard que jamais. Cela veut-il dire que vous acceptez de nous intégrer dans l’armée de la Confédération ? — Vous intégrer ? Disons plutôt que vous allez en constituer la majeure partie. Une fois que la situation sera stabilisée sur Theroc, je vous suggère de rejoindre les chantiers spationavals d’Osquivel. C’est là que notre flotte se construit. Vous vous arrangerez avec mes… commandants en chef. Oui, je suppose que c’est le terme adéquat. Robb Brindle et Tasia Tamblyn. — Brindle et Tamblyn ? gloussa Willis. J’aurais dû me douter que je les retrouverais sur mon chemin, ces deux-là. Le père de Brindle était encore mon second il y a peu, mais il a préféré… ne pas changer d’employeur. — Vous l’avez donc évacué après la mutinerie, précisa Estarra. Willis préféra ne pas relever cette façon un peu crue de présenter la chose. — Disons que certaines personnes prennent les bonnes décisions plus vite que d’autres. La reine ajusta en douceur la position du bébé contre son flanc ; un peu de baume sur ses brûlures lui avait finalement permis de s’endormir. — Peter, si l’amiral Willis se rend sur Osquivel, elle devrait emporter l’épave hydrogue avec elle. Il faut que Kotto Okiah reprenne ses recherches. — Oui, il est grand temps. Même si j’étais bien content d’avoir cet orbe de guerre sous la main quand nous en avons eu besoin. L’étincelant navire wental atterrit au milieu du pré, où des gouttelettes de l’averse argentée continuaient à dégouliner des grands arbres. Jess Tamblyn et Cesca Peroni franchirent la membrane de la bulle, crépitants d’énergie aqueuse. Leurs sourires en disaient long sur la victoire qu’ils venaient de remporter. — Heureusement que nous avons reçu votre message, dit Cesca. Les prêtres Verts nous ont avertis de l’attaque des faeros. Jess avait l’air particulièrement satisfait. — Nous devions montrer aux wentals qu’ils étaient capables de se battre. Les faeros nous ont déjà fait trop de mal. C’est à notre tour de passer à l’offensive. — Ils brûleront et détruiront tout ce qu’ils peuvent, ajouta Cesca. La Confédération, la Hanse, les wentals, les verdanis. Tout. C’est pourquoi, de notre côté, nous devons tout faire pour les combattre. — Vous avez vu les wentals sortir de leur torpeur. Nous les mènerons au combat. (Jess se tourna vers le coucher de soleil qui illuminait le ciel de Theroc.) J’ai demandé à mes porteurs d’eau de recommencer à disséminer les wentals. Nous avons rencontré Nikko Chan Tylar et son père sur les chantiers d’Osquivel. Ils ont déjà repris la route à bord du Verseau. Un large sourire illumina le visage de Cesca. — Les faeros ne le savent pas encore, mais les règles du jeu ont changé. Ils vont avoir une mauvaise surprise. 31 Caleb Tamblyn Seul. Glacé. Sans espoir. Au fil de journées interminables, Caleb Tamblyn énumérait tous les mots qui lui venaient à l’esprit pour décrire sa situation. Les modules d’évacuation n’étaient pas conçus comme des habitations luxueuses, loin de là, mais au moins il était encore en vie. Pour l’instant. Coincé. Isolé. À court d’idées. Caleb et Denn Peroni se trouvaient à la limite du système solaire de Jonas quand les faeros avaient attaqué le cargo vagabond chargé d’eau des wentals. Qui aurait cru que cette étrange religion à laquelle Denn avait adhéré le rendrait si vulnérable aux créatures ignées ? Le chef du clan Peroni avait tout de suite compris qu’il était condamné ; il avait forcé Caleb à se glisser dans le module d’évacuation et à filer dans l’espace avant d’avoir vraiment compris ce qui lui arrivait. Le vaisseau cargo avait explosé peu de temps après, laissant les boules de feu faeros entraîner les wentals vers le soleil. Le module avait tournoyé dans le vide spatial pendant une bonne journée avant de s’écraser sur la surface gelée de Jonas 12. Jusqu’à une époque récente, cet endroit avait été un gros avant-poste vagabond, une usine de traitement d’hydrogène pensée par Kotto Okiah en personne. Mais le complexe industriel avait été anéanti… Une histoire de robots klikiss, si Caleb se souvenait bien. Il ne restait quasiment aucun vestige humain sur les glaces de Jonas 12 : ni bâtiment ni moyen de transport, et surtout aucun émetteur pouvant lancer un appel de détresse. D’ailleurs, même si Caleb avait pu transmettre un message, personne n’aurait été là pour l’entendre. Il ne voyait pas comment se sortir d’un tel piège. D’une conception hautement sophistiquée, le module d’évacuation disposait de batteries et de réserves d’oxygène permettant à ses occupants de survivre environ une semaine. Néanmoins, même si Caleb faisait tous les efforts possibles pour ne rien gaspiller, il serait mort longtemps avant que l’on s’inquiète de son absence. Mais il avait quand même sous la main une combinaison spatiale, une poignée d’outils et une petite machine lui permettant de synthétiser tous les produits chimiques dont il pouvait avoir besoin. Il passa une journée et demie à fabriquer un extracteur moléculaire de base, le genre d’appareil à la portée de n’importe quel Vagabond de plus de dix ans. Grâce à cet engin, il pourrait tirer de l’eau, de l’oxygène et de l’hydrogène des glaces environnantes, qui lui offriraient ainsi quelques semaines de survie supplémentaires. Un beau résultat, mais que personne n’aurait sans doute l’occasion d’admirer. Coincé entre ennui et désespoir, Caleb enfila sa combinaison, franchit le petit sas du module et sortit à la « lumière du jour ». Le soleil lointain brillait à peine plus fort que les autres étoiles ; Jonas 12 n’était qu’un bout de rocher vide et glacé. Le Vagabond prit sa trousse à outils, une boîte à échantillons, et s’avança d’un pas lourd sur le relief gelé. La faible gravité lui permit de progresser rapidement et d’atteindre en moins d’une heure le cratère vitrifié qui remplaçait l’ancienne usine de Kotto Okiah. Il espérait y trouver ne serait-ce qu’un bâtiment en ruine à transformer en camp de base. Peut-être même aurait-il la chance de mettre la main sur un générateur, des réserves de nourriture, voire un émetteur quelconque. Malheureusement, Caleb ne fut accueilli que par de vagues bouts de métal plus ou moins fondus… Il en récupéra quelques-uns, même s’ils ne lui semblaient pas directement exploitables. La majeure partie de l’avant-poste avait été vaporisée par l’explosion du réacteur, et le reste avait sombré dans la glace qui avait fondu instantanément avant de geler de nouveau pour former un lac gris métal, parsemé de flaques maintenues à l’état liquide par la chaleur radioactive. Ce paysage désolé obligea Caleb à regarder la vérité en face : il allait crever ici, et les derniers jours de sa vie, sans quoi que ce soit à manger, seraient tout sauf plaisants. Il médita en silence pendant de longues minutes, mais aucune idée miraculeuse ne se fit jour. Lentement, le Vagabond tourna les talons et repartit vers le module d’évacuation. 32 Nira Sachant que Jora’h se battait en ce moment même pour ne pas devenir fou, Nira était tellement en colère qu’elle ne pensait à rien d’autre. Aussi, quand Sarein et le capitaine McCammon vinrent lui rendre visite à la base lunaire, elle crut un instant que le pire s’était produit. — Accompagnez-nous au Palais des Murmures, lui proposa Sarein d’un ton presque compatissant. Le président a besoin de vos pouvoirs de prêtresse Verte. Nira s’efforça de maîtriser la rage qui lui vrillait l’estomac. Sarein portait son habit d’ambassadrice de Theroc, mais elle n’était qu’une marionnette au service du président Wenceslas. L’ambassadrice Otema avait arboré cette même parure de soie… mais Sarein l’avait souillée. — Aucun prêtre Vert n’usera du télien au service de la Hanse, répondit Nira. Surtout pas moi. — Même si cela peut sauver le Mage Imperator ? (McCammon se tenait plus près de Sarein que sa fonction l’y autorisait. Il baissa aussitôt la voix.) Il vous suffit de venir avec nous. Sarein paraissait terriblement sérieuse. — Je peux convaincre le président d’ordonner à Diente de faire demi-tour. Mais si vous voulez retrouver le Mage Imperator, il faut faire preuve d’un minimum de coopération. Nira sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Jora’h ne supporterait pas de la voir céder à pareil chantage… mais elle pouvait peut-être lui sauver la vie. S’il mourait ou perdait la raison, les conséquences pour l’Empire ildiran seraient inimaginables. Nira croisa les bras sur sa poitrine, le regard ferme. — J’exige un accord par écrit, devant témoins. Dans l’heure qui suit. — Je crains que vous ne soyez pas en mesure de négocier, rétorqua McCammon. Et pour notre part, nous ne sommes pas en mesure de vous accorder quoi que ce soit. Aussi bizarre que cela puisse paraître, l’officier semblait sincèrement inquiet. — D’accord, dit Sarein en posant doucement la main sur le bras de McCammon. Je rédigerai le document moi-même. (La Theronienne en profita pour placer son dernier argument.) N’oubliez pas que le président sera forcé de vous laisser toucher un surgeon pendant un bon petit moment. Nira considéra les avantages qu’elle tirerait d’un contact, même bref, avec la forêt-monde. Elle pourrait informer le roi Peter, ainsi que tous les prêtres Verts du Bras spiral, de sa détention sur la Lune, et peut-être en apprendrait-elle un peu plus sur la situation d’Ildira après l’attaque des faeros. Qu’importe ce que le président avait en tête, cela devait être extrêmement important pour qu’il accepte de prendre un tel risque. Il ne se résignerait pas à ce genre de marché sans y être forcé. Nira connaissait déjà les splendeurs du Palais des Murmures grâce aux souvenirs des prêtres Verts stockés dans l’esprit de la forêt-monde, ce qui lui permit de percevoir, derrière l’architecture majestueuse et les foules en liesse, la gangrène qui tuait la Ligue Hanséatique terrienne à petit feu. Sarein la guida jusqu’à un pavillon orange vif situé à l’angle de la place Royale. L’endroit avait été spécialement apprêté en l’honneur de « la très respectée ambassadrice de Theroc », mais Nira soupçonnait que Sarein avait dû s’en occuper elle-même : pourquoi le président Wenceslas aurait-il pris la peine de montrer du respect envers la nouvelle capitale de la Confédération ? Depuis le pavillon, les deux Theroniennes apercevaient l’estrade centrale, les spectateurs en délire et les escouades de gardes. Les torches qui brillaient sur chaque tour perçaient la pénombre du crépuscule. Tout le Quartier du Palais était éclairé comme pour une fête ou une célébration. — Que suis-je censée faire ? demanda Nira, de plus en plus incertaine. — Le président veut être sûr que le roi Peter soit au courant de ce qui va se dire ici. Contentez-vous de transmettre, point final. Remplissez votre rôle de prêtresse Verte ! Sarein baissa la voix et ajouta, à la grande surprise de Nira : — Après, je serai obligée de reprendre le surgeon. Alors profitez-en. Le président Wenceslas les rejoignit d’un pas nonchalant, suivi d’un garde qui transportait un surgeon avec les mêmes précautions que s’il s’était agi d’une bombe à retardement. Nira se rendit compte à quel point elle avait besoin du contact des arbremondes ; elle en avait été privée de longues années sur Dobro, et vivait de nouveau cette cruelle expérience sur la Lune. Sa faim devait se lire sur son visage. Le président la scruta d’un air sévère. — Une fois que vous serez connectée à la forêt-monde, je sais que je ne pourrai plus contrôler les informations que vous livrerez aux verdanis. Mais telle n’est pas mon intention. Si vous leur racontez par le menu ce qui va se passer ici ce soir, Peter aura largement de quoi s’occuper l’esprit. Nira s’efforça de se contrôler, de ne pas bondir sur le surgeon. — Et le Mage Imperator ? Quand allez-vous le ramener ? Je veux savoir… — N’essayez pas de jouer à la plus maligne. Sarein m’a déjà convaincu de rappeler le croiseur de l’amiral Diente en échange de votre pleine coopération, même si je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Si le Mage Imperator avait accepté lui aussi de faire un petit effort, tout aurait été plus facile. Mais il risque de constater à son retour que l’opinion publique n’est plus vraiment de son côté. Le président parcourut la foule du regard et sourit quand le visage de Nira apparut sur les grands écrans disséminés sur la place noire de monde. La vieille photo montrait les traits tirés de la Theronienne, ses yeux hagards, rongés par la souffrance. D’abord gênés, les spectateurs se mirent peu à peu à gronder leur désapprobation. — Qu’est-ce… qu’est-ce que vous leur dites ? Nira voulut interroger Sarein, mais celle-ci détourna les yeux, visiblement en colère. — J’ai décidé d’écorner la supposée « noblesse » du Mage Imperator. Mon service de presse a révélé au grand public l’intégralité de votre triste histoire : le meurtre de l’ambassadrice Otema, les viols dont vous avez été victime lors de cet horrible programme d’hybridation, j’en passe et des meilleurs. (Il poussa un petit grognement satisfait.) Une communication plutôt efficace, ma foi. En parfait accord avec la ferveur religieuse instillée par le Pèrarque. Et cerise sur le gâteau, tout est vrai du début à la fin. Après ça, aucun être humain digne de ce nom ne fera confiance aux promesses ildiranes. Vos malheurs démontrent amplement la perfidie du Mage Imperator. — Son prédécesseur est seul coupable de ce qui m’est arrivé, rétorqua Nira. Jora’h a tout tenté pour racheter les fautes de son père. Je refuse de me prêter à une telle mascarade. — Vous allez m’obéir, sauf si vous voulez prolonger le martyre du Mage Imperator ! D’ailleurs il est grand temps de s’y mettre. Je n’ai pas que ça à faire. Le garde tendit le surgeon à Nira, qui s’en saisit aussitôt, plus intéressée par les feuilles délicates que par l’agitation qui régnait sur la grand-place. — J’ai des affaires à régler avec M. Cain, annonça Basil en se tournant vers Sarein. J’aurais aimé t’intégrer à ces discussions, mais j’ai besoin de toi ici pour surveiller la prêtresse Verte. Assure-toi que Peter apprenne que nous avons un nouveau roi. Assure-toi surtout qu’il a bien retenu son nom. — J’y veillerai. Le président s’éclipsa après avoir caressé les cheveux de Sarein d’un geste mécanique, comme s’il s’agissait d’une obligation qu’il s’était rappelé au dernier moment. Nira n’y vit aucun sentiment, mais Sarein frissonna néanmoins. Une fois les deux Theroniennes seules dans le pavillon, Nira posa la main sur le surgeon, concentra ses pensées sur la forêt-monde et s’immergea dans le flot d’informations. Elle absorba en un instant tout ce qui s’était passé depuis la capture du croiseur de Jora’h. Elle savait déjà que les faeros avaient attaqué Ildira, mais elle apprit aussi que leurs nouveau-nés s’en étaient pris aux arbremondes de Theroc. Même si l’attaque avait finalement été repoussée, l’écho des souffrances endurées résonnait encore dans le réseau du télien. Nira alimenta le flux avec ses propres données ; elle décrivit comment le président de la Hanse avait kidnappé le Mage Imperator et voulait le forcer à trahir le roi Peter. Basil Wenceslas souhaitait-il que de tels renseignements tombent aux mains de la Confédération ? De toute façon, la prêtresse Verte n’avait pas le temps de se poser ce genre de questions : elle perdrait de nouveau l’accès au surgeon dès que cette étrange célébration prendrait fin. Ne voyant aucun avantage à l’en informer, elle choisit de cacher à Sarein ce qu’elle avait appris sur le sort de Theroc. Perdue dans le télien, elle remarqua à peine le début de la cérémonie. Le Pèrarque fit son apparition en grande tenue, muni de sa crosse richement décorée, et s’avança vers la foule avec une lenteur calculée. — Je vous en prie, faites un peu attention à ce qui se passe, la réprimanda Sarein. Nira s’arracha à la mer accueillante du télien au moment où le Pèrarque grimpait sur l’estrade, accompagné d’un jeune homme brun, aux grands yeux noirs, qui faisait de gros efforts pour ne pas paraître complètement perdu. Il portait lui aussi de somptueux vêtements, semblables à ceux du Vieux roi Frederick. Le chef religieux se lança dans une nouvelle diatribe remplie de démons klikiss et de trahisons du roi Peter, mais il semblait avoir du mal à croire à ses propres mots. — Pour assurer le salut de nos âmes, tonna-t-il, pour que l’humanité retrouve le chemin de la vertu, nous avons besoin d’un souverain visionnaire. Nous avons besoin d’un roi qui sera plus qu’un roi. Quelqu’un capable de réparer les terribles dégâts causés par Peter. Nira transmit le discours à travers son surgeon, mais sans parvenir à en saisir l’objectif. Elle entendait les autres prêtres Verts faire de même, à l’instar de Celli auprès du roi Peter. — Aujourd’hui, j’ai l’insigne honneur de vous présenter le nouveau roi de la Hanse, celui qui sera notre sauveur. Saluez comme il se doit le roi Rory ! Le jeune homme fit un pas en avant, le dos droit et l’allure royale, comme s’il avait répété mille fois ce simple geste. Son physique agréable convenait parfaitement à un rôle de pur prestige… mais lui, un sauveur ? Peter savait désormais que la Hanse l’avait officiellement remplacé, mais c’était là une manœuvre à laquelle il s’attendait forcément depuis longtemps. Pourquoi le président Wenceslas mettait-il un point d’honneur à le lui faire savoir en direct ? 33 L’adjoint Eldred Cain Basil admira la cérémonie de couronnement au côté de son adjoint, depuis un balcon dissimulé aux regards. Le président semblait ravi du spectacle. — C’est vraiment une belle soirée, vous ne trouvez pas ? Cain n’était pas sûr d’avoir envie de comprendre. Basil Wenceslas se vantait d’avoir toujours plusieurs as dans la manche pour sauver la Hanse, même s’il ne s’agissait souvent que de ruses mesquines, telle cette vision faussée de l’histoire de Nira. Le général Lanyan avait fait savoir – en termes grandiloquents – qu’il s’était emparé des stations d’écopage vagabondes et avait récupéré une quantité prétendument phénoménale d’ekti. L’officier poursuivait sa « mission » tandis que le président Wenceslas commençait déjà à réfléchir à la manière d’obliger ces stations à produire pour la Hanse. Cain doutait fort que cela se fasse en un claquement de doigts… Avant même le début de la cérémonie, un couple tout sourires les rejoignit sur le balcon. L’homme, si petit que son torse semblait plus long que ses jambes, offrait un contraste comique avec sa compagne élancée, peau sombre et pommettes hautes. — Tout est fin prêt, monsieur le Président, annonça-t-il d’une voix grave et râpeuse. Cain remarqua que le nouveau venu avait apporté un transmetteur avec lui. La femme s’inclina d’un geste gracieux ; son long cou évoquait une girafe penchée pour boire à un point d’eau. — La poussière métallique est bien répartie dans l’air. Compte tenu des conditions météorologiques, le couloir d’impédance restera encore en place pendant une quinzaine de minutes. La fenêtre est restreinte, mais nous sommes parés. Sourire confiant rivé aux lèvres, le président se fendit enfin de quelques présentations : — Voici mes deux nouveaux conseillers scientifiques. Docteur Tito Andropolis. Docteur Jane Kulu. — Notre rôle consiste à produire des miracles technologiques, précisa cette dernière d’une voix raffinée. Afin de prouver aux masses que Dieu est bel et bien de notre côté. — Des miracles technologiques ? répéta Cain, surpris. La scientifique avait l’air affreusement sérieux. Qu’est-ce que le président avait encore bien pu imaginer ? — Quelques miroirs, un écran de fumée…, commenta celui-ci. — La foi a parfois besoin d’aide pour trouver le chemin des esprits, gloussa Andropolis. Mais la vérité reste la vérité. Même s’il faut guider les gens d’une main ferme pour leur montrer la voie à suivre. En contrebas, sur la place puissamment éclairée, le Pèrarque invita le roi Rory à s’avancer. La foule lui fit une ovation tout en continuant à absorber sans réfléchir le discours du vieillard. Andropolis hocha la tête, visiblement heureux de bénéficier d’un tel point de vue. — Après les événements de ce soir, Rory sera le héros du peuple. — C’est le but, rétorqua Basil avant de se concentrer de nouveau sur le Pèrarque. — Dieu a choisi ce jeune homme pour être notre roi, scandait le faux religieux. Rory saura combattre les démons, démasquer les traîtres et nous mener à la prospérité. Un subtil jeu de projecteurs coiffa Rory d’un halo angélique. Kulu s’empara du transmetteur et ordonna d’une voix autoritaire : « Préparez les décharges. À mon commandement. » Un grand feu d’artifice se déploya dans le ciel du Quartier du Palais, sous les hourras des spectateurs. — Ce n’est que le début, précisa Basil avec un sourire mystérieux. Dès que les derniers éclats pyrotechniques se furent dissipés en fumée, Rory prit la parole d’une voix qui gagna vite en assurance. — Je suis votre nouveau roi. J’ouvrirai le chemin à mon peuple, le peuple élu, et ensemble nous montrerons à nos ennemis la force des âmes vertueuses. Andropolis semblait prêt à se pâmer d’excitation tandis que Kulu enclenchait une deuxième fois le transmetteur. « Décharge. Feu. » Rory leva les bras au même instant, dans un timing parfait. — J’en appelle à la foudre divine ! Des éclairs aveuglants déchirèrent le ciel nocturne, frappant l’un après l’autre les plus hautes tours du Quartier du Palais avant de se concentrer sur la pyramide de la Hanse et le Palais des Murmures. La foudre dessina une toile d’araignée étincelante qui se maintint dans le ciel pendant plusieurs secondes. Cain n’avait jamais rien vu de pareil. En gros plan sur l’écran de contrôle, Rory semblait tenir un compte à rebours dans sa tête. Il baissa les bras juste au moment où les éclairs disparaissaient, comme s’ils avaient obéi à son ordre ; la foule en resta muette de stupéfaction. Violemment ébloui, Cain mit un certain temps à retrouver une vision nette. Il s’attendait à découvrir des tours détruites, des incendies ravageant les toits, mais il n’y avait aucun sinistre à déplorer. Non seulement le roi Rory commandait la foudre divine, mais il pouvait aussi en protéger son peuple. Parfait. — Quelques paratonnerres subtilement placés et voilà le travail, expliqua Basil. Il faudra les enlever avant que quelqu’un s’avise d’aller enquêter. Veillez-y, je vous prie. (Cain hocha la tête, soudain mal à l’aise tandis que Basil contemplait la foule d’un air radieux.) Voilà qui devrait calmer les ardeurs de ceux qui manifestent contre la Hanse. Y a-t-il eu d’autres incidents ? Cain dut se forcer à rassembler ses idées. — Bien sûr, monsieur le Président. Les groupes de résistants sont de plus en plus organisés. — Alors trouvez-les. Les deux scientifiques exultaient et se félicitaient mutuellement. — Dieu a montré la voie, soupira Andropolis, extatique. Qui pourrait encore en douter ? 34 Le roi Peter Peter pâlit brusquement quand Celli lui transmit le message de Nira. — Le roi Rory ? Impossible. Estarra se tourna vers lui, confuse. La reine était la seule à savoir ce que ce nom évoquait pour son mari. À part Basil, bien sûr. L’ordure ! C’était un coup encore plus bas que tout ce qu’ils avaient pu redouter de la part du président. Rory… Rory serait encore en vie ? Nira avait d’abord annoncé l’enlèvement du Mage Imperator, puis la torture qu’on lui faisait subir pour l’amener à renier la Confédération. Et voilà que le président tirait Rory de sa manche… Rory, le gentil Rory, mort depuis si longtemps. Ce n’était tout simplement pas possible. — Basil est vraiment un fumier, marmonna le roi. Dis-moi tout, Celli. N’oublie rien. Et surtout, décris-moi ce jeune homme. Surprise par la réaction du souverain, la prêtresse Verte s’appliqua à répéter mot pour mot les informations fournies par Nira. Peter hocha lentement la tête, perdu dans de sinistres pensées. — Veuillez m’excuser, j’ai besoin d’être seul. La reine et moi devons nous entretenir en privé. Peter et Estarra se retirèrent aussitôt dans leurs quartiers temporaires. Une fois hors de vue de ses sujets, le roi s’assit lourdement et se prit la tête dans les mains. — Tout le monde pense que ce n’est qu’un simple effet d’annonce pour officialiser ma destitution, mais Basil sait que cela me touche personnellement. Il remue le couteau dans la plaie, c’est sa nouvelle façon de me menacer. Estarra s’assit à son tour et prit le petit Reynald dans ses bras. — Tu crois que c’est vraiment ton frère ? Ou juste un piège ? Peter essaya de faire le tri dans ses pensées. Toute sa famille avait péri presque dix ans auparavant dans l’explosion de son immeuble, un acte criminel commis par les sbires de la Hanse pour effacer le passé de Peter/Raymond. Personne ne devait pouvoir remettre en cause l’identité du futur roi, y compris par test génétique. Aujourd’hui, l’apparition d’un roi Rory n’était pas une simple coïncidence ; Basil l’avait bien fait comprendre en insistant pour que Nira retransmette la cérémonie par télien. Estarra tenta néanmoins d’adopter une posture raisonnable : — Comment imaginer que ton petit frère puisse être encore en vie, qu’on l’ait caché pendant toutes ces années ? C’est ridicule. — Et pourtant, soupira Peter, si quelqu’un peut être aussi sournois, c’est bien Basil. — Mais s’il avait un moyen de te garder dans le droit chemin, pourquoi ne l’utiliser que maintenant ? Rien ne t’empêche de révéler la supercherie, de dire publiquement qui est vraiment le roi Rory. Le président n’aurait plus aucune prise sur toi. — Si je fais ça, je coupe la branche sur laquelle je suis assis. Je devrai admettre que je ne suis moi-même qu’un gamin des rues qu’on a éduqué pour devenir une marionnette. Que Rory soit mon frère ou pas, nous sommes tous deux des imposteurs. (Peter se leva et se mit à faire les cent pas dans la pièce.) Non, c’est plus subtil que ça. Basil va s’en servir comme otage. Tant que Rory obéit aux ordres, le président dispose du pion dont il a besoin. Et si j’espère ne serait-ce qu’un seul instant que ce jeune homme est bien mon frère, Basil aura un moyen de pression sur moi. Quand Estarra eut fini d’allaiter Reynald, Peter prit le bébé dans ses bras pour lui faire faire son rot. Il scruta les traits délicats de son fils, mélange des siens et de ceux d’Estarra. Les visages de ses frères lui revinrent en mémoire : Carlos, Michael… et Rory. Oui, Rory. Un terrible sentiment d’amour et de perte mêlés lui écrasa soudain la poitrine. Sa famille, sa vie à la fois simple et joyeuse : Basil avait tout détruit… mais peut-être en prenant soin d’en sauver une partie pour lui servir de bouclier humain. — La combine de Basil ne tient pas la route, n’est-ce pas, Peter ? — Non, répondit-il un peu trop vite. Enfin… je ne crois pas. 35 Tasia Tamblyn Quand les onze vaisseaux des FTD arrivèrent en vue des chantiers d’Osquivel, Tasia ne put retenir un commentaire acide : — Brindle, laisse-moi te dire qu’ils ont de la chance qu’on ait eu un prêtre Vert à bord pour nous passer le message. Sinon, j’aurais ouvert le feu dès qu’ils auraient montré le bout de leur nez. — Allez, Tamblyn, sois honnête… Tu es bien contente de les voir. Surtout l’amiral Willis. — C’est pas faux, admit-elle, plus détendue. Ça ne nous fera pas de mal d’avoir sous la main quelqu’un qui sait commander. — Donc tu simulais depuis le début ? — Pas avec toi, lâcha la jeune femme en lui tapant sur l’épaule. Viens, on va jouer les comités d’accueil. Avec tous ces nouveaux vaisseaux, les gros insectes ne perdent rien pour attendre. Tasia se sentit gagnée par un élan de nostalgie en faisant son entrée sur le pont du Jupiter. Willis avait revêtu son plus bel uniforme et demandé à tout l’équipage de se tenir prêt pour l’inspection : chaussures cirées, plis impeccables, coupe au carré. Pourquoi chercher ainsi à impressionner alors que la Confédération ne refuserait pas le cadeau d’une telle puissance de feu ? — Je n’aurais jamais cru vous revoir en vie, avoua Willis en rendant leur salut à Robb et Tasia. La Vagabonde abandonna les formalités militaires et prit l’amiral dans ses bras. — Moi aussi, ça me fait plaisir de vous revoir. D’autant plus que nous sommes de nouveau dans le même camp. Élevé dans une famille de soldats, Robb resta plus formel et échangea une solide poignée de main avec Willis. — Je préfère largement monter au front que de pourrir dans une prison hydrogue. — Puisque vous m’y faites penser, j’ai rapporté l’épave hydrogue pour que Kotto Okiah puisse l’étudier. Sauf bien sûr si vous en avez besoin pour une petite excursion… — Merci, mais je crois que je ne replongerai pas de sitôt dans une géante gazeuse. Une fois isolée avec ses deux visiteurs, Willis se permit d’examiner d’un œil sceptique leurs uniformes tachés de graisse. — Je crains que votre tenue ne fasse un peu négligée. C’est comme ça qu’on s’habille dans l’armée de la Confédération ? — Ni les Vagabonds ni les volontaires des colonies n’ont besoin de se déguiser pour savoir qui sont leurs amis, rétorqua Tasia, sur la défensive. — Nous n’avons guère eu le temps de confectionner des uniformes, admit Robb de son côté. En fait, je ne sais même pas quel est mon grade exact. — On dirait que vous avez grand besoin d’un organigramme digne de ce nom, commenta l’amiral. Même si je frémis d’angoisse à l’idée d’imposer ce genre de structure aux Vagabonds. Avant de poursuivre la conversation, Willis fit monter du café et une assiette de biscuits. — Les FTD ont toujours eu plus que leur lot d’officiers bornés, reprit Tasia. Mais vous n’étiez pas comme ça. Vous avez émis des doutes dès que les Terreux ont commencé à s’en prendre aux clans. — Faut peut-être m’expliquer longtemps, mais je finis par comprendre, commenta Willis en haussant les sourcils. L’amiral engloutit un troisième biscuit et se mit à raconter comment elle avait quitté les FTD suite aux attaques du général Lanyan sur Usk et Rhejak. Robb fut désolé d’apprendre que son père avait refusé de se joindre à la « mutinerie ». — Il restera malheureusement fidèle aux FTD quoi qu’il arrive. Tasia s’éclaircit la voix. — Je ne suis pas sûre de savoir comment intégrer au mieux vos troupes dans notre armée. Notre organisation est très différente de ce à quoi vous êtes habituée. — Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces, Tamblyn. Je saurai m’adapter. Tous mes hommes savaient à quoi s’attendre en venant ici. Vous pouvez leur demander, si vous voulez. — Vous croyez que j’ai le temps de faire passer des milliers d’entretiens d’embauche ? rugit Tasia. Si vous avez confiance en eux, amiral, alors moi aussi. Les vaisseaux de Willis gagnèrent l’extrême limite des anneaux d’Osquivel, où Kotto Okiah venait tout juste de livrer un hangar spatial capable d’accueillir toute la flotte en même temps. — Sacrées installations, remarqua l’amiral. Nous n’avions rien vu de tel en combattant les hydrogues dans le secteur. Tout a été construit en moins de deux ans ? — C’était là bien avant, répondit Tasia après une courte hésitation. Nous nous étions juste arrangés pour qu’il n’y ait rien à voir. À cette époque, les Vagabonds préféraient encore faire profil bas et se tenir éloignés des champs de bataille. Mais nous avons changé notre fusil d’épaule. Face aux persécutions incessantes, nous ne pouvions plus rester de simples commerçants. Il fallait entrer dans l’arène. Sous les bons auspices du président Wenceslas… Le Mastodonte s’engagea dans l’immense structure ; des projecteurs illuminèrent les lignes géométriques de la coque tandis que les systèmes d’attache emprisonnaient le vaisseau géant. Un essaim d’ingénieurs vagabonds en combinaisons spatiales s’élança aussitôt pour entamer une analyse complète. — Tous ces vaisseaux doivent être vérifiés et remis à neuf, leur ordonna Tasia. Dans les heures qui suivirent, les responsables du site redéfinirent tous leurs plannings pour donner priorité aux dix Mantas. Passerelles télescopiques, conduits de carburant et autres liaisons diverses et variées fleurirent en un rien de temps sur les flancs des navires de guerre. Quand tout fut en place pour le début du gros œuvre, Tasia et Willis prirent place derrière la grande vitre qui ornait le centre de contrôle du chantier. Tout sourires, la Vagabonde enclencha son transmetteur et donna le coup d’envoi des opérations : « Commençons par le commencement : virez-moi les logos des FTD ! Ces coques doivent resplendir des couleurs de la Confédération. » 36 Orli Covitz Le Foi Aveugle et ses passagers se dépêchèrent de retourner sur Osquivel avertir les Vagabonds de la présence klikiss sur Relleker. Quand le capitaine Roberts diffusa les images du combat dans le grand dôme administratif, Robb Brindle ne put cacher sa perplexité. — Mais qu’est-ce que ces bestioles foutent là ? Elles n’avaient jamais revendiqué Relleker avant. Cette planète appartenait à la Confédération de plein droit. — Les Klikiss veulent tout pour eux ! cracha Tasia. Nous ne devons pas les laisser se répandre. Dès que les vaisseaux de l’amiral Willis seront en ordre de marche, nous aurons une puissance de feu suffisante pour écraser ces saletés. — Il n’y a plus rien ni personne à sauver sur Relleker, fit remarquer Orli. Les Vagabonds grommelaient dans leurs barbes, surtout ceux qui n’avaient jamais eu affaire aux Klikiss. — Ça fait trop longtemps qu’on se terre dans nos trous, lança une vieille femme pilote aux traits tannés. Quelqu’un doit donner une bonne leçon à ces créatures. — Et les faeros, alors ? rétorqua Liona, la prêtresse Verte. Ils viennent juste d’attaquer Theroc. — Sans oublier les Terreux qui s’en sont pris à Golgen, ajouta Robb. Ce fut M. Steinman qui clôtura momentanément le débat : — C’est quand même merveilleux de pouvoir choisir parmi tant d’ennemis… Malgré son envie sans cesse réaffirmée de se retirer des affaires, M.?Steinman passait le plus clair de son temps dans le laboratoire où Kotto Okiah travaillait sur de nouveaux outils et de nouveaux concepts. Le vieil aventurier n’avait pas hésité, autrefois, à explorer au péril de sa vie le réseau des transportails klikiss. Et puisque les circonstances se liguaient contre lui pour l’empêcher de goûter un repos bien mérité, autant se rendre utile. Accompagnée du fidèle DD, Orli rejoignit les deux hommes au laboratoire. Non seulement elle n’avait pas vraiment d’autre endroit où aller, mais elle était aussi assez grande pour se prendre en main, pour endosser des responsabilités. N’importe quelle Vagabonde de son âge abattait plus que sa part de travail, raison pour laquelle Kotto acceptait son aide sans rechigner. L’unité de recherche était en fait un astéroïde creux, qui évoquait une demi-coque de noix recouverte d’un dôme constitué d’une nuée de facettes transparentes. L’endroit baignait dans la lumière de la géante gazeuse. Kotto Okiah et M. Steinman se concentraient sur l’épave hydrogue rapportée par l’amiral Willis. Malgré toutes les avaries subies par le petit vaisseau, sa surface cristalline scintillait encore comme si de rien n’était. Kotto fredonnait doucement en glissant la tête dans l’écoutille ; KR et GU, ses deux compers, s’échinaient à prendre des notes, à lancer des tests et à remplir toutes les tâches qui leur avaient été assignées. Quand l’adolescente fit son entrée avec son propre comper, Hud Steinman leva les yeux de la boîte à outils dans laquelle il fouillait. Kotto, lui, la gratifia d’un coup d’œil distrait. — J’espère que je ne suis pas censé prendre en charge un nouveau problème administratif, marmonna-t-il. — Je viens juste m’assurer que M. Steinman se tient bien, taquina-t-elle. — Je suis peut-être à la retraite, mais j’ai encore la tête sur les épaules ! Kotto ramassa un pad de données posé devant l’épave. — Je dois passer en revue tous les tests effectués par les ingénieurs de la Hanse. Un certain docteur Swendsen s’est penché sur le problème, mais il n’est plus de ce monde. Je crois que ce sont les compers Soldats qui l’ont tué. Heureusement, OX et le roi Peter ont pu récupérer la majeure partie de ses comptes-rendus. — Je peux vous aider ? demanda Orli. — Je suis moi-même un excellent assistant, ajouta DD. Mes premiers propriétaires ne voulaient qu’un simple comper Amical, mais Margaret et Louis Colicos ont modifié ma programmation pour que je puisse les épauler dans leurs recherches. — Si tu trouves quelque chose à faire, DD, n’hésite pas un seul instant, l’encouragea M. Steinman. C’est pas le boulot qui manque. T’as une idée pour laver les vitres ? Kotto et moi, on se demandait justement comment faire grimper les compers là-haut. Orli leva les yeux vers le dôme transparent, la géante gazeuse et les étoiles qui se déployaient dans le ciel. De petites lueurs clignotantes sur fond d’anneaux indiquaient la position des nombreux vaisseaux qui sillonnaient le complexe vagabond. Une traînée particulièrement rapide accrocha son regard, celle d’un convoyeur qui filait à toute allure comme s’il avait une meute de loups à ses trousses. — Il a l’air drôlement pressé. Il va où comme ça ? — Il va quelque part ou il fuit quelque chose ? s’interrogea à son tour DD. Kotto sortit de l’épave et tendit lui aussi le cou vers les cieux d’Osquivel. — Si vous voulez mon avis, il essaie de semer tous ces vaisseaux des FTD. Un Mastodonte accompagné de sa flotte au grand complet venait en effet d’apparaître derrière le convoyeur en fuite. Des alarmes retentirent aussitôt sur l’ensemble des chantiers spationavals. Les Terreux ouvrirent le feu dès qu’ils arrivèrent à portée de tir. 37 Le général Kurt Lanyan Lanyan eut bien du mal à en croire ses yeux quand il découvrit l’énorme centre industriel installé par les Vagabonds dans les anneaux d’Osquivel. L’angle d’approche, très haut au-dessus du plan de l’écliptique, lui offrait le spectacle d’anneaux illuminés par un millier de petites flammes provenant d’usines ou de vaisseaux. Les derniers rapports disponibles prétendaient que cet endroit avait été abandonné après sa découverte par Maureen Fitzpatrick, mais les Cafards étaient revenus infester leur ancien trou. Le convoyeur en fuite avait guidé ses poursuivants depuis Folie-de-Forrey jusqu’à la géante gazeuse ; Lanyan ne put s’empêcher de sourire à pleines dents. Les vaisseaux vagabonds commencèrent à se disperser dès que la flotte des FTD arriva à portée de capteur. Debout sur le pont, Conrad Brindle hocha la tête d’un air grave. — On dirait qu’ils nous ont repérés. — Évidemment, avec tout le raffut causé par le convoyeur ! (Le pilote vagabond avait ruiné leur effet de surprise, même s’il n’avait sans doute pas vu qu’il était suivi.) Canonnier, abattez-moi ce vaisseau. Nous n’avons plus besoin de lui. — Est-ce vraiment nécessaire, mon général ? demanda Brindle, effaré. — C’est un ennemi en fuite. Ça ne vous suffit pas ? Le canonnier ajusta son système de visée ; le convoyeur explosa quelques instants plus tard sous un tir de jazer. Brindle se força à rester impassible, sans faire de commentaire. Il préféra s’adresser à l’officier tactique : — Trouvez-moi les images du complexe prises par les missions de reconnaissance. Il faut pouvoir les mettre hors d’état de nuire sans faire plus de victimes. Lanyan fut abasourdi par les listes de vaisseaux, hangars et habitations qui défilèrent à l’écran. Sa flotte venait clairement de tomber sur l’une des bases principales des Vagabonds. Les petits navires affolés choisirent soit de se précipiter vers l’extérieur du système solaire, soit de plonger dans la zone de débris des anneaux intérieurs. Une poignée de téméraires accéléra vers les bâtiments des FTD pour tirer quelques rafales avant de battre en retraite à son tour. Lanyan n’y vit d’abord que des roquets qui aboyaient dans le vide, mais les impacts sur la coque du Mastodonte se révélèrent bien plus violents que prévu, à tel point que des témoins d’alarme se mirent à clignoter furieusement sur les postes de contrôle. — C’est quoi, ce bordel ? Ils nous ont vraiment touchés ? Brindle jeta un coup d’œil aux premières analyses. — Leurs armes sont plus puissantes que nos jazers, mon général. Elles représentent une véritable menace. — Les Vagabonds ne savent pas se battre, affirma Lanyan en ordonnant à ses Mantas de se déployer. — Ce sont les forces de la Confédération, maintenant. — Ridicule. Ouvrez toutes les fréquences utilisées par les Vagabonds. Je dois leur parler. Lanyan se racla la gorge et se pencha pour mettre en valeur l’éclat de son regard noir. « Ici le général Lanyan, commandant en chef des Forces Terriennes de Défense. Je vous somme de vous rendre. Ce complexe et tout ce qui s’y trouve sont réquisitionnés par la Hanse au titre de l’effort de guerre. — On n’a rien à voir avec la Hanse, bande de tarés ! éructa l’un des pilotes tout en envoyant une nouvelle décharge de jazer. — Abattez-le ! hurla Lanyan en retour. Abattez tous ceux qui nous tirent dessus. On va leur donner une bonne leçon. » Brindle tenta une dernière fois de calmer le jeu. — Mon général, je ne suis pas sûr que le président Wenceslas voulait déclencher une guerre ouverte. Jusqu’à présent, les pertes humaines sont restées à un niveau… — Bien sûr que c’est la guerre ! Malgré leurs améliorations, les vaisseaux vagabonds n’avaient aucune chance de résister à l’arsenal des FTD. Des cris horrifiés retentirent dans les transmetteurs, mais Lanyan n’y prêta aucune attention tandis que ses bâtiments s’enfonçaient au cœur des chantiers spationavals. — Détruisez aussi les dômes d’habitation et les usines. Opération terre brûlée. Cette fois-ci, tous les membres d’équipage présents sur le pont hésitèrent avant de suivre les ordres. — Ce sont des civils, rétorqua Brindle aussi calmement que possible. — Dans ce type de guerre, il n’y a pas de civils. Repassez en boucle l’ordre de reddition. Nous cesserons le feu quand ils s’avoueront vaincus. Dès que les Mantas commencèrent à mitrailler entrepôts et fonderies, une voix masculine retentit sur tous les canaux : « Général Lanyan, vous venez de commettre un crime de guerre. Je vous demande de vous rendre aux forces de la Confédération dans l’attente de votre jugement. » Lanyan éclata de rire devant une telle ineptie. « Qui me parle ? » Après un moment de flottement, l’homme reprit la parole : « Ici… euh… le commodore Robb Brindle, deuxième – non, troisième – officier supérieur de l’armée de la Confédération. » Conrad Brindle écarquilla les yeux, sous le regard méprisant de Lanyan. — Je crois que vous auriez dû mieux surveiller votre fils, amiral. — Je savais qu’il avait rejoint la Confédération, mais je n’aurais jamais pensé… (Il secoua la tête de dépit.) Commodore Robb Brindle ? Lanyan détecta une pointe de fierté suspecte chez son second, et préféra ne pas lui laisser le temps de répondre. — Cette demande est aussi stupide qu’illégale. (Il se renfonça dans le fauteuil de commandement.) Messieurs, continuez le pilonnage jusqu’à reddition complète de l’ennemi. 38 Adar Zan’nh Zan’nh méditait sur l’état de la Marine Solaire du fond de son refuge dans les tunnels de montagne. Après la destruction du croiseur lourd qui avait tenté de fuir avec dix mille réfugiés à son bord, il ne restait plus que neuf grands navires de guerre sur Ildira. Tous les vaisseaux, même petits, qui essayaient de quitter la planète centrale de l’Empire étaient pourchassés et abattus sans pitié. De vains efforts qui avaient ajouté plusieurs centaines de victimes à la liste. Les cinq croiseurs survivants de la septe de Tal O’nh avaient enfin donné de leurs nouvelles : les équipes d’ouvriers mandatées par Zan’nh avaient fini leur travail et ramené les bâtiments rénovés dans le système d’Ildira. L’adar leur avait aussitôt ordonné de se tenir à bonne distance de la planète, avec le reste de la flotte. Même si les forces disponibles étaient en augmentation constante, elles auraient tout aussi bien pu se trouver à l’autre bout de l’univers. De nombreux croiseurs revenaient vers Ildira de leur propre chef, avec des équipages profondément troublés par la disparition du Mage Imperator. Ils venaient chercher des ordres, des explications, mais Zan’nh n’avait pas grand-chose à leur dire. À part leur demander de patienter. Faute de savoir quelle serait la décision du Mage Imperator dans de telles circonstances, il en était réduit à gérer les affaires courantes. Les neuf croiseurs encore présents sur Ildira parcouraient la planète à la recherche de groupes isolés, apportaient leur aide aux camps de réfugiés et tentaient – dans la mesure du possible – de protéger la population contre les faeros. Dispersé à travers le Bras spiral, le reste de la Marine Solaire faisait de son mieux pour épauler les scissions en danger. Et lui, le commandant en chef, était coincé à terre loin du gros de ses troupes. L’Empire ildiran avait besoin qu’il concocte une brillante stratégie à même de repousser les faeros. Zan’nh avait bâti sa carrière sur sa capacité à retourner des situations compromises grâce à des solutions innovantes ; aujourd’hui, son peuple attendait de lui un nouvel exploit. Malheureusement, le problème posé par les faeros lui semblait de plus en plus insoluble. Il y pensait depuis des jours, avait mis à contribution ses meilleurs conseillers, mais rien de ce qu’il envisageait ne pouvait se terminer autrement qu’en désastre. Dans la grotte centrale, le remémorant Ko’sh avait rassemblé quelques personnes auxquelles il racontait une histoire récemment admise dans la version révisée de La Saga des Sept Soleils. — Et voilà comment Adar Kori’nh remporta une grande victoire contre les hydrogues. Zan’nh frissonna et se demanda si le vieux conteur avait choisi ce récit à son intention. Adar Kori’nh, oui. Son glorieux prédécesseur. Alors même que les hydrogues paraissaient invincibles, Kori’nh avait trouvé le moyen de leur assener un coup dévastateur. Zan’nh laissa les mots du remémorant entrer en résonance avec ses propres souvenirs, pour évoquer la maniple qui s’était sacrifiée jusqu’au dernier vaisseau afin de détruire un nombre équivalent d’orbes de guerre. Adar Kori’nh avait ainsi montré à tout l’Empire qu’il était possible de vaincre les créatures des géantes gazeuses. Les yeux de Zan’nh scintillaient dans la grotte fortement éclairée ; sa frustration était telle qu’il serrait les mâchoires à s’en faire mal. Il se serait lui-même sacrifié sans la moindre hésitation, mais cela n’aurait servi à rien contre les faeros. Ce qui restait de la Marine Solaire devait survivre et protéger Ildira plutôt que de lancer des attaques suicides contre les boules de feu. Le scribe en chef poursuivit son récit, que le jeune Attitré Ridek’h écoutait avec attention, assis par terre aux côtés de Tal O’nh. Yazra’h faisait les cent pas dans la grotte, ses deux chatisix sur les talons, aussi furieuse et frustrée que l’adar. Le Premier Attitré Daro’h se tenait à l’écart, visiblement perdu dans de lugubres pensées. La voix hypnotique du conteur se perdit soudain dans une terrible secousse du thisme. Zan’nh tituba, la tête emplie d’un gigantesque hurlement collectif. Ko’sh se tut, frappé à son tour par la douleur mentale, tandis que Daro’h tombait à genoux, souffle coupé. — Les faeros ont lancé une nouvelle attaque, annonça ce dernier. Des milliers d’Ildirans sont morts. Ridek’h se prit la tête à deux mains, apparemment plus touché que les autres. — Des réfugiés d’Hyrillka. Dans un camp. (Il dévisagea ses compagnons.) J’entendais leurs cris, leurs suppliques, puis tout s’est arrêté d’un seul coup. Zan’nh se précipita aussitôt vers le monte-charge relié à la sortie de la mine. — Je prends le cotre. S’il y a des survivants, je pourrai peut-être leur venir en aide. — Je viens aussi, lança Ridek’h d’une voix tendue en s’élançant derrière lui. — C’est trop dangereux. Le garçon croisa fièrement les bras sur la poitrine. — Dans ce cas, c’est aussi trop dangereux pour vous. Tal O’nh ne put retenir un sourire. — Emmenez-le, adar. Cette expérience va l’aguerrir. Zan’nh vit de suite le parallèle avec sa propre éducation aux côtés de Kori’nh, son mentor. Et ne trouva plus d’arguments pour refuser. Le cotre s’élança à basse altitude dans une brume cendreuse que déchirait péniblement la lumière du jour. Calé dans le siège du copilote, Ridek’h se pencha vers le hublot pour contempler les incendies qui ravageaient champs et prairies. Loin devant le petit vaisseau, d’immenses colonnes de fumée indiquaient que Mijistra, elle aussi, n’en finissait pas de brûler. Zan’nh pilota en suivant les souffrances mentales qui émanaient du thisme. Le cotre survola bientôt l’un des plus gros camps de réfugiés hyrillkiens, bâti en hâte avec des alignements de préfabriqués. La douleur des morts récentes se fit si forte qu’elle serra le cœur de l’adar. Le camp n’était plus que ruines fumantes. Il ne restait aucun bâtiment debout ; les réfugiés avaient tous été carbonisés, leurs flâmes absorbées par les êtres ignés. — Les faeros avaient faim, commenta tristement Zan’nh. Ridek’h secoua la tête, consterné. — Nous avons évacué Hyrillka parce que la planète était devenue trop dangereuse. Mais nous n’avions pas dit à ses habitants que ce serait encore pire ici. (Ses yeux rougis exprimaient à la fois rage et dégoût.) Si l’Attitré Rusa’h tient vraiment à son peuple, comment peut-il laisser faire une chose pareille ? Comment ? Plusieurs boules de feu striaient le ciel à haute altitude. Zan’nh ne doutait pas que les faeros avaient repéré le cotre : ils pouvaient plonger en piqué et l’abattre sans coup férir, mais préféraient apparemment se contenter de l’observer. Ou de le narguer ? Zan’nh ressentit tout à coup une haine implacable envers les créatures élémentales, qui semblaient prendre plaisir à enfoncer le clou, à rappeler que la survie des Ildirans ne dépendait que de leur bon vouloir. 39 Jora’h le Mage Imperator Retenu prisonnier dans ses quartiers, à bord de son propre croiseur, Jora’h frémit et poussa l’éclairage au maximum. Mais il n’arrivait presque plus à sentir, à voir, ces brillantes lueurs qui auraient dû le réconforter. Le Mage Imperator de l’Empire ildiran. Réduit à l’impuissance. Et terriblement seul. Il savait que Nira l’attendait et qu’il lui avait promis de tenir le coup. Mais le souvenir de sa bien-aimée n’était pas suffisant dans une telle situation. Même si elle avait été là, à son côté, pour lui parler et le serrer dans ses bras, elle n’aurait pas pu le relier au thisme. Une seconde s’écoula. Puis une autre. L’esprit de Jora’h était désespérément vide. Silencieux. Ses pensées se diluaient dans l’immensité interstellaire où naviguait le croiseur. Oui, l’isolement finirait par le rendre fou, comme le président Wenceslas l’avait espéré. Cette ordure ! Un homme indigne de confiance, qui avait mis à genoux le glorieux Empire ildiran et son non moins glorieux souverain. Jora’h s’accrochait à l’idée que le vol d’essai devait durer moins de trois jours. Combien de temps passé, déjà ? Combien de temps depuis la dernière visite de l’amiral Diente ? Cette solitude révoltante lui paraissait durer depuis des années. Les trois jours touchaient-ils à leur fin ? Ou juste la première heure ? Ou quelques minutes ? Aucune idée. Aucun indice. — Nira…, murmura-t-il sans que quiconque lui réponde. Jora’h se souvenait du retour d’Anton Colicos au Palais des Prismes, quand le Terrien avait ramené avec lui un Vao’sh plongé dans le coma par le long voyage solitaire depuis Maratha. En tant que Mage Imperator, Jora’h avait pu capter une partie de la souffrance du remémorant… mais ce n’était rien comparé à l’horrible réalité de l’isolement. Pris au piège de ses cauchemars, il n’arrivait pas non plus à oublier Thor’h, son fils, qu’il avait lui-même fait droguer et enfermer dans une pièce sans fenêtre. Les générateurs étaient tombés en panne, coupant l’éclairage de la cellule : Thor’h était mort seul, dans l’obscurité. Quoi de pire pour un Ildiran ? Jora’h se rapprocha des illuminateurs incrustés dans le mur, mais même cette lumière éblouissante ne l’aidait plus. Au bord de l’évanouissement, Jora’h tenta de projeter ses pensées de nouveau vers l’extérieur pour intercepter ne serait-ce qu’un vague écho… Il se concentra des heures durant – à moins que cela n’ait duré que quelques secondes – jusqu’à être trop épuisé pour continuer. Il laissa ensuite son esprit dériver sans but dans l’infini noir et glacé. Un contact mental l’effleura tout à coup, un fragment de thisme qui le stupéfia à tel point qu’il faillit bien le perdre en cherchant à s’y raccrocher. Jora’h tenta de reconnaître qui venait à lui, mais il avait tellement de mal à réfléchir… Oui, voilà ! Osira’h et sa fratrie ! Dès qu’il sut à qui il avait affaire, le lien se renforça avec l’aide des enfants de l’autre côté. — Osira’h ! s’écria le Mage Imperator en s’agrippant à cette bouée miraculeuse. La connexion au thisme se fit de plus en plus nette et brillante ; Jora’h entrevit des images de réfugiés ildirans dans des tunnels de montagne, absorba des souvenirs d’incendies et de fumée. Il comprit petit à petit ce qui s’était passé sur Ildira en son absence. Ses sinistres appréhensions s’en trouvèrent cruellement confirmées : la prise de Mijistra et du Palais des Prismes par les boules de feu aux ordres de Rusa’h. L’Empire vacillait, prêt à s’effondrer. Jora’h arrima son esprit à celui des cinq hybrides pour en tirer la force qui lui faisait défaut. Mais la détermination et la rage qui bouillaient en lui étaient bel et bien les siennes. Il savait à présent qu’il survivrait au piège tendu par le président Wenceslas, qu’il reviendrait sur Terre sain et sauf. Après, il devrait trouver un moyen de sauver son peuple. 40 Osira’h Blottis dans une alcôve rocheuse au fond d’un tunnel, les enfants de Nira se prirent par les mains et lancèrent leurs esprits à la recherche du Mage Imperator. Osira’h leur avait suggéré cette idée avant même que la vague présence de Jora’h au sein du thisme disparaisse tout à fait. Même si les autres Ildirans étaient profondément déstabilisés par les secousses infligées au réseau mental, Osira’h ne croyait pas à la mort de son père. Il était juste perdu. Donc il fallait le retrouver. Et pour cela elle avait besoin de Rod’h, Gale’nh, Tamo’l et Muree’n. La fratrie réunie pouvait réussir là où tout autre Ildiran aurait échoué. Les cinq hybrides avaient déjà réussi semblable exploit récemment – même si cela paraissait dérisoire au vu de la situation actuelle – en établissant un lien direct avec le seul surgeon du Palais des Prismes. Ils avaient réalisé la synthèse du thisme ildiran et du télien humain pour créer une force unifiée, à la fois différente et plus puissante que tout ce qu’avaient pu connaître Ildirans et prêtres Verts. Mais contrairement aux autres adeptes de cette unification, les enfants étaient parvenus à sectionner les chemins vulnérables par lesquels Rusa’h avait répandu son feu vivant. Depuis le début de leur exil dans les montagnes, la fratrie continuait à se protéger de ces attaques pendant que Daro’h, Yazra’h, Zan’nh et Tal O’nh cherchaient une issue militaire à la crise. Quant aux réfugiés, ils se terraient tant bien que mal pour échapper aux faeros qui s’abattaient sur eux quand l’envie leur en prenait. Mais Osira’h estimait que les pouvoirs de ses frères et sœurs leur conféraient une responsabilité à laquelle ils ne pouvaient échapper en se cachant sous terre : voilà pourquoi ils fouillaient à présent le thisme à la recherche du Mage Imperator. Leurs efforts restèrent vains de longues journées. Aussi loin qu’ils remontaient les rayons-âmes, Jora’h n’était tout simplement pas là. Puis, tout à coup, ils le trouvèrent. Daro’h leva les yeux, surpris, quand les cinq hybrides pénétrèrent au pas de course dans la grotte centrale. Osira’h savait que l’on poussait le Premier Attitré à pratiquer la cérémonie de l’ascension pour faire de lui le nouveau Mage Imperator. Mais s’il passait aux actes trop tôt, les conséquences seraient catastrophiques. — Le Mage Imperator est en vie ! s’écria la fillette. Nous l’avons localisé dans le thisme. Daro’h bondit sur ses pieds tandis que Zan’nh et Yazra’h avaient du mal à contenir leur joie ; O’nh resta assis, mais son visage ravagé s’illumina d’un large sourire. Les enfants parlèrent tous en même temps pour expliquer comment ils s’étaient connectés aux pensées égarées de Jora’h. La solitude avait conduit le Mage Imperator au bord de la folie, mais il était vivant. Captif, mais vivant. Rod’h et Osira’h durent hausser le ton pour se faire entendre à travers les clameurs outragées qui retentirent dès qu’il fut question des agissements du président Wenceslas, de la façon dont il avait capturé et torturé le Mage Imperator pour le forcer à renier son alliance avec la Confédération. — Ils l’ont isolé, raconta Rod’h d’une voix horrifiée. Ils l’ont coupé de tout contact avec le thisme en l’emmenant à des années lumières du moindre Ildiran. — Comment a-t-il pu survivre à un tel choc ? s’exclama Ko’sh. — Grâce à nous, précisa Osira’h, un léger sourire aux lèvres. Il y serait peut-être parvenu tout seul, mais il commençait à faiblir. Maintenant, nous le soutiendrons jusqu’au bout. Rod’h reprit aussitôt la parole : — Nous savons aussi où le trouver. Le commandant humain va le ramener sur la lune de la Terre. Zan’nh et Yazra’h proposèrent d’attaquer la Hanse sur-le-champ, mais Daro’h leur rappela que la Marine Solaire était trop faible à l’heure actuelle pour s’engager dans pareille campagne. Même si de nombreux croiseurs lourds attendaient à la limite du système d’Ildira, ils ne constituaient pas une flotte suffisante pour vaincre les forces terriennes. — Rusa’h rêve de mettre la main sur le Mage Imperator, intervint à son tour Tal O’nh. Même si nous ramenons Jora’h ici, il ne sera pas à l’abri des faeros. En fait, il est sans doute mieux là-bas. — Alors que faire ? demanda le chef des remémorants. Daro’h en profita pour clore le chapitre de son éventuel couronnement. — Puisque le Mage Imperator est en vie, je ne veux plus entendre parler de l’ascension. Et s’il a réussi à surmonter cette terrible épreuve, nous devons en faire autant de notre côté. — Une chose est sûre, conclut Adar Zan’nh, déterminé. Le Mage Imperator n’est pas en mesure de nous aider. Nous sommes seuls face à l’ennemi. 41 Sarein Tenter de remettre un semblant d’ordre dans la serre dévastée faisait beaucoup de bien à Sarein. Estarra adorait cet endroit où elle avait planté de nombreuses plantes theroniennes pour combattre son mal du pays… jusqu’à ce que Basil détruise tout. Par pure méchanceté. De rares parterres abritaient encore des pousses desséchées, les autres ayant été réduits à de simples tas de terre stérile. Sarein avait replanté des fleurs et des petits arbustes dans les jardinières. Elle n’avait pas pu mettre la main sur des spécimens en provenance de Theroc, même si elle en gardait quelques-uns dans son appartement, mais elle pensait que sa sœur aurait quand même apprécié l’effort. L’ambassadrice travaillait avec une opiniâtreté sereine, les mains dans la terre, prête à s’occuper de tout ce qui accepterait de pousser. Elle songeait à ces trop nombreuses fois où elle s’était révélée incapable de peser sur Basil, pour l’empêcher de prendre des mesures radicales. Sarein s’extirpa de ses tristes pensées dès que le garde en faction fit entrer Nira. La prêtresse Verte résidait au Palais des Murmures en attendant le retour du Mage Imperator dans un jour ou deux : Basil lui avait au moins accordé ce petit confort. Sarein ne pouvait soulager les craintes légitimes de Nira, mais elle n’était pas non plus totalement impuissante. — Replanter ces fleurs n’excusera rien, lança Nira d’une voix cinglante. — Je fais ce que je peux, soupira Sarein. Comme beaucoup d’entre nous. (Elle prit un plant de géraniums et creusa un trou pour l’accueillir.) Ce sont des processus très compliqués. Avec de nombreuses choses qui se passent en coulisse. — Saviez-vous que Theroc avait subi une attaque des faeros ? Je l’ai appris en me connectant au télien pendant la cérémonie de couronnement. — Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? s’emporta aussitôt Sarein. Theroc aurait pu nous demander de l’aide ! Mais l’ambassadrice se rendit compte de l’inanité du reproche au moment même où elle le prononçait. Jamais elle n’aurait pu convaincre Basil de protéger Theroc. Nira, qui n’était pas dupe, la gratifia d’un regard méprisant. — Le roi Peter a estimé une telle demande inutile. Vous rendez-vous compte que vos propres sœurs ne peuvent même pas vous appeler à l’aide ? Je crois que ça résume bien la situation. Sarein ne releva pas l’insulte, pour mieux en revenir à l’essentiel : — L’attaque est finie ? La forêt-monde a survécu ? Quels sont les dégâts ? — Les verdanis ont repoussé les faeros avec le concours des prêtres Verts, des Vagabonds, des wentals et même de la flotte de l’amiral Willis. Ils se sont tous battus pour défendre les arbres. Tous sauf la Hanse. Votre frère, Beneto, a pris part à la lutte, mais il est mort au combat. — Son vaisseau-arbre ?… — Brûlé par les faeros. (La voix de Nira était celle d’un juge énonçant une condamnation.) Et vous, que faisiez-vous pendant ce temps-là ? L’ambassadrice de Theroc n’aurait-elle pas dû intervenir dans cette crise ? N’êtes-vous pas censée agir au mieux des intérêts de votre planète ? Vous avez remplacé Otema. Qu’aurait-elle fait à votre place ? — Otema a été tuée par les Ildirans, répliqua Sarein, piquée au vif. Vous étiez son assistante, pourtant vous avez choisi non seulement de rester avec ses meurtriers, mais aussi de devenir la maîtresse de leur souverain. (Tout comme je suis devenue celle de Basil…) Nous ne sommes pas si différentes, croyez-moi. Ce sont parfois les circonstances qui dictent nos actes plutôt que la noblesse de nos idées. — Le bien et le mal ne changent pas pour autant. Les deux femmes se dévisagèrent un long moment. Sarein perçut chez Nira une force de caractère qui s’appuyait sur les cicatrices de multiples blessures. Avant même que Basil médiatise la triste histoire, elle avait eu vent des horreurs subies par la prêtresse Verte, qu’elle avait connue jeune et pleine de vie sur Theroc. Si Nira avait pu survivre et garder espoir malgré de tels tourments, alors Sarein aurait sans doute la… — Pourquoi m’avoir convoquée ? demanda Nira d’une voix distante. Sarein se tourna vers les gardes royaux et leur ordonna de s’éloigner. — Nous devons parler en privé. Les soldats hésitèrent, mais la Theronienne identifia parmi eux l’un des proches du capitaine McCammon ; elle lui adressa un léger signe de tête en espérant qu’il comprendrait son intention. L’homme fit aussitôt demi-tour en entraînant ses camarades. — Laissons l’ambassadrice à ses affaires, dit-il. C’est ce que voudrait le président. Les gardes se retirèrent dans le couloir qui donnait sur la serre. Sarein guida une Nira suspicieuse jusqu’à un amas de branches mortes qui avait été autrefois un bosquet florissant, et qui suffirait encore à les protéger des regards indiscrets. Les yeux de la prêtresse Verte s’illuminèrent quand Sarein sortit de nulle part un petit pot contenant un surgeon. — Cela fait si longtemps que je n’ai pas été en contact avec ma famille, plaida cette dernière. Je vous demande juste de leur envoyer un message. Dites à Estarra que je lui souhaite tout le bonheur du monde. Est-ce qu’elle a déjà accouché ? Et Celli, ma petite sœur… Dites-lui qu’elle me manque. C’est vrai qu’elle va devenir prêtresse Verte ? Et mes parents… — Pourquoi devrais-je vous faire confiance ? l’interrompit Nira. — Comme vous l’avez fait remarquer, je suis ambassadrice de Theroc. J’ai aidé Peter et Estarra à s’échapper. Je me suis arrangée pour que Nahton avertisse Theroc de l’attaque des FTD. (Elle baissa la voix.) Avez-vous seulement idée de ce que pourrait me faire le président s’il apprenait ce que je viens de vous avouer ? La prêtresse Verte se détendit, apparemment convaincue. — C’est d’accord. Je vais transmettre votre message. Elle s’empara du surgeon et plongea en un instant dans l’océan mental du télien. Ses lèvres bougeaient rapidement, en silence, tandis qu’elle délivrait ses informations. Sarein trépignait d’impatience, persuadée que les gardes allaient revenir d’une seconde à l’autre et découvrir sa trahison. Dès que Nira lâcha le surgeon, Sarein la pressa de questions. — Alors, quelles sont les nouvelles ? — Les Theroniens reconstruisent. Il y a eu beaucoup de victimes, mais le pire a été évité. C’est vrai, Celli est bien prêtresse Verte. Et la reine a accouché d’un beau garçon. Peter et Estarra ont décidé de l’appeler Reynald. Les larmes aux yeux, Sarein s’empressa de remettre le surgeon dans sa cachette au grand dam de Nira. — Tout ce que la Confédération doit craindre à présent, c’est la prochaine folie du président Wenceslas. 42 Orli Covitz Une sirène d’alarme assourdissante retentit dans le laboratoire de Kotto. Un gigantesque Mastodonte des FTD survola le dôme à toute allure en tirant sur le moindre vaisseau des clans qui passait à portée. Les mesures de défense mises en place par les Vagabonds ne paraissaient guère à la hauteur de l’adversaire. — Pas de panique. Nous sommes en sécurité, ici. Enfin je suppose. (Kotto leva les yeux vers les grandes vitres.) Je ne vois pas qui aurait l’idée de mitrailler ce bout de rocher. — Moi, j’ai surtout l’impression qu’ils mitraillent tout en bloc, rétorqua M. Steinman en scrutant le ciel à son tour. Les trois compers se réunirent près de l’épave hydrogue. — Si nous n’avons rien à craindre, est-ce que nous poursuivons le travail ? demanda GU. Ou pensez-vous que cela suffit pour aujourd’hui ? — Je me charge de rassembler les données obtenues pour ne pas faire doublon, suggéra DD. KR semblait être le seul robot à vaguement saisir la précarité de leur situation : — Encore un casse-tête. À travers le dôme transparent, Orli vit des vaisseaux de toutes tailles, convoyeurs ou cargos, se jeter à l’assaut des Mantas de la Hanse. L’un des croiseurs des FTD passa à proximité de la station de recherche en tirant au jazer sur tout ce qui ressemblait à un bout de métal. Une décharge frappa un réservoir de carburant, qui explosa silencieusement en formant une énorme boule de feu. Même le dôme renforcé du laboratoire ne put encaisser l’impact des débris projetés par l’onde de choc. Trois des panneaux triangulaires se fissurèrent avant de voler en éclats, provoquant un appel d’air qui délogea quatre autres vitres. Les tympans d’Orli faillirent éclater. Le rugissement de l’air aspiré dans l’espace était insupportable, même si plusieurs écrans de sécurité s’étaient déjà mis en place. M.?Steinman plaqua l’adolescente au sol pour la protéger. Situé directement sous l’une des brèches, GU s’éleva aussitôt dans les airs jusqu’à ce que KR le rattrape par la cheville, mais ce dernier n’avait pas la force de résister à la tornade. Il décolla du sol à son tour, et ce fut cette fois DD qui s’empara de son pied pour l’empêcher de disparaître. Heureusement, le troisième comper avait eu la présence d’esprit de s’agripper d’abord à l’écoutille de l’épave hydrogue. Le vortex secouait les trois robots enchaînés, qui appelaient follement à l’aide. Kotto se glissa tant bien que mal vers M. Steinman, qu’il attrapa par le dos de la chemise en lui montrant l’épave. — Rentrez là-dedans ! hurla-t-il d’une voix rendue presque inaudible par le vacarme. Steinman se mit à genoux et poussa Orli devant lui. — Allez. On ferme l’écoutille. L’air se faisait de plus en plus rare, la température chutait à une vitesse vertigineuse, mais Orli s’arrêta malgré tout à l’entrée de l’épave. — Il faut sauver DD ! — C’est un comper. Il survivra. — Pas s’il se fait tirer dessus. DD, tu peux venir avec nous ? — Cela m’obligerait à lâcher KR. — J’ai une idée, annonça GU au bout de la chaîne, dangereusement près du dôme fracturé. Le robot se plia en deux pour saisir le bras libre de KR, ce qui lui permit de se tirer vers le bas comme s’il se hissait au sommet d’une corde inversée. Il empoigna ensuite l’épaule de DD, puis parvint à cheminer jusqu’à l’écoutille avec l’aide d’Orli. KR suivit l’exemple de son camarade, et, après de gros efforts humains et mécaniques, tout le monde put enfin se mettre à l’abri dans l’épave. Kotto se précipita vers les commandes de l’engin… sauf qu’il ignorait leur maniement. — Je sais ouvrir l’écoutille avec des membranes vibrantes, mais je ne sais pas la refermer ! — La documentation nécessaire doit se trouver dans la base de données, le rassura GU en se remettant sur ses pieds. L’équipement d’analyse des Vagabonds trônait à côté des mystérieux contrôles cristallins utilisés par les hydrogues. KR et GU unirent leurs forces pour résoudre le problème ; l’écoutille de diamant se referma quelques instants plus tard dans un bruit sourd. Orli s’affaissa sur le sol de l’épave. Les cheveux de M. Steinman, dressés sur sa tête, lui donnaient une allure de pissenlit prêt à être soufflé ; ses oreilles saignaient légèrement et de fragiles vaisseaux sanguins avaient cédé dans le blanc de ses yeux. Un deuxième réservoir de carburant explosa à l’extérieur de l’astéroïde, mais les réfugiés n’avaient plus rien à craindre. GU précisa que les ingénieurs de la Hanse, par l’intermédiaire du roi Peter, leur avaient fourni assez d’informations pour piloter le vaisseau extraterrestre. — Il y a aussi un transportail, ajouta DD. Même si j’hésiterais à me servir de carreaux de coordonnées non identifiés. Le faire fonctionner m’obligera à employer toutes mes capacités mémorielles, voire également celles de KR et GU. Vous ai-je déjà raconté le jour où j’ai… — Pas maintenant, DD, soupira Orli. — Et pas de transportail pour moi, lâcha M. Steinman. Je préfère largement voler. — Alors voyons ce qu’on peut tirer de cet engin, trancha Kotto. KR, GU, à vous l’honneur. La sphère hydrogue accompagna les dernières rafales de vent à travers le dôme dévasté. Le transmetteur crachait un mélange incompréhensible de cris, d’ordres et d’accusations. Une fois sortis de l’astéroïde, les fuyards purent embrasser du regard la géante gazeuse et ses anneaux, ainsi que les croiseurs des FTD en pleine action. Des dizaines de vaisseaux de la Confédération tentaient de protéger le centre administratif et les complexes d’habitations, mais l’armée terrienne affichait une puissance de feu bien supérieure. — L’histoire de David et Goliath n’est que l’exception qui confirme la règle, marmonna M. Steinman. La plupart du temps, le gentil petit garçon se fait juste réduire en bouillie. 43 Tasia Tamblyn Sous le feu des FTD, les Vagabonds évacuèrent de nombreux astéroïdes et complexes industriels pour se mettre à l’abri dans des refuges prévus à cet effet. Les clans avaient toujours un plan pour gérer les crises, eux qui étaient tellement habitués à ce que les choses tournent mal. Robb et Tasia se trouvaient dans le dôme administratif, entourés d’écrans servant d’ordinaire à surveiller l’activité quotidienne des chantiers spationavals. La quasi-totalité des moniteurs clignotaient d’un rouge agressif tandis que des dizaines d’administrateurs s’évertuaient à sceller quais d’amarrage, laboratoires et usines tout en appelant les ouvriers à gagner les abris au plus vite. Quoi qu’en dise Robb, cet éternel optimiste, Lanyan n’avait pas l’intention de se montrer raisonnable. « Général, répondez-moi ! Cessez le feu ! Vous attaquez des installations civiles qui ne représentent aucun danger pour vous. » Tasia n’obtint en retour qu’une nouvelle salve de jazers. — Merdre, Brindle ! Tu croyais vraiment qu’il allait tourner les talons parce que tu lui faisais les gros yeux ? Sourcils froncés, Robb coupa la communication avec l’extérieur. — Non, mais ça m’a fait du bien. — Moi, ce qui me fait du bien, c’est de me battre. L’inventaire prétend que nous avons deux cargos dans le hangar principal, qui viennent tout juste d’être transformés en vaisseaux de guerre. T’en prends un et je prends l’autre ? — Vendu. — À part ça, qui t’a donné le grade de commodore ? Robb se passa la main sur l’épaule, comme pour essuyer un galon imaginaire. — Le nom sonnait bien. Je ne pensais pas que tu t’en plaindrais, vu que tu es mon supérieur. — Quelle belle manière de gérer une armée… Les deux déserteurs des FTD remontèrent en courant une série de couloirs rocheux. L’appel à la reddition tournait encore en boucle dans les haut-parleurs lorsqu’un ingénieur dégoûté finit par couper les fils adéquats. Quand Robb et Tasia débouchèrent dans le hangar, ils virent des combattants volontaires prendre place dans les deux vaisseaux, prêts à partir au front dès qu’un officier se présenterait. Les nouveaux modules militaires donnaient aux coques une forme bizarre, mais l’aérodynamisme ne voulait rien dire dans l’espace et personne ne doutait de l’efficacité des ajouts. — Pour te porter chance, dit Tasia à son compagnon en le gratifiant d’un rapide baiser. Elle se précipita vers le vaisseau situé le plus à gauche, dans lequel trois hommes et une femme occupaient déjà les stations principales. Une fois dans le fauteuil du capitaine, elle harangua son équipage improvisé pour qu’ils accélèrent les procédures de lancement. Comme le vaisseau disposait de contrôles standard, tous gérables par n’importe quel Vagabond digne de ce nom, la polémique faisait rage pour savoir qui aurait la chance d’être canonnier. Le navire de guerre flambant neuf se dégagea des amarres en même temps que son jumeau commandé par Robb Brindle. — Les Terreux nous attendent de pied ferme, déclara Tasia d’une voix hargneuse. Vous feriez mieux de vous mettre d’accord avant qu’on arrive dans la zone de tir. Les Vagabonds réglèrent ce petit différend et gagnèrent leur poste de combat quelques secondes avant que Tasia lance la première attaque. Les FTD continuaient à pilonner le cœur des chantiers spationavals, frappant toutes les structures artificielles qui passaient à portée de jazers. De nombreux vaisseaux vagabonds s’étaient déjà mobilisés pour défendre Osquivel ; les pilotes manquaient de la plus élémentaire discipline, mais leurs nouvelles armes causaient quelques soucis à la flotte ennemie. Malheureusement, les canonniers de Lanyan semblaient particulièrement experts en destruction. « C’est quand même dommage, dit Tasia à Robb. J’aurais préféré me battre contre les Klikiss. (Elle comprit rapidement que son homme hésitait à ouvrir le feu sur ses anciens camarades.) On n’a rien demandé, Brindle. Ce sont eux qui sont venus nous flinguer. » Les anneaux d’Osquivel ressemblaient à un gigantesque stand de tir. Tasia se souvenait avec angoisse d’une autre bataille, au même endroit, durant laquelle les FTD avaient lancé un grand raid sur les forces hydrogues avant de subir une cruelle défaite. Robb et Tasia rejoignirent les Vagabonds déjà engagés dans le harcèlement des croiseurs terriens, manœuvre qui visait à les détourner des principaux centres de population. Les cibles potentielles ne manquaient pas. Un tir de haute précision permit à Tasia de vaporiser une rangée de jazers montée à la proue du Goliath. Elle n’eut guère le temps de s’en féliciter, car trois Mantas se retournèrent aussitôt contre elle. Les boucliers de son vaisseau absorbèrent les impacts de justesse, et elle dut louvoyer dans l’espace pour se mettre hors de portée. Quand une salve endommagea son propulseur tribord, Tasia sut tout de suite que la fête était finie. Robb tenta galamment de lui venir en aide, mais son vaisseau fut touché à son tour au niveau du réservoir de carburant. Un autre groupe de navires de guerre franchit soudain l’horizon de la géante gazeuse. Le Mastodonte et les dix Mantas arboraient les couleurs de la Confédération fraîchement peintes sur leurs coques : le rapport de force venait de s’inverser en quelques secondes. « Désolée pour le retard. (La flottille de Willis déchaîna ses jazers bien avant de rejoindre le champ de bataille, juste pour la frime.) Général Lanyan, prendre la pâtée à Rhejak ne vous a pas suffi ? Vous en voulez encore ? — Vous étiez où, amiral ? s’exclama Robb. Ça fait une heure qu’on se bat, par ici ! — Combien de temps croyez-vous que ça prend pour dégager onze gros vaisseaux d’un hangar spatial ? » — Des Vagabonds auraient fait plus vite, déclara Tasia à son équipage après avoir coupé la transmission. Sheila Willis haussa le ton en s’adressant à son ancien supérieur. « Général, que diriez-vous de profiter de cette reddition que vous nous proposiez il y a encore deux minutes ? Je suppose que vous en trouvez les termes tout à fait convenables. » Les vaisseaux de Willis se joignirent à leurs alliés vagabonds, qui en profitèrent pour redoubler leurs attaques. Les deux Mastodontes se firent face tandis que les autres bâtiments des FTD, désormais en infériorité numérique, ne semblaient pas savoir comment réagir à ce coup de théâtre. Après un court moment de tension, Lanyan et ses troupes firent demi-tour dans un bel ensemble et s’enfuirent du système d’Osquivel la queue entre les jambes, sans même se fendre d’un dernier message. 44 Sullivan Gold Sullivan Gold avait espéré profiter d’une retraite paisible. Il avait dirigé un moissonneur d’ekti, survécu à une attaque hydrogue, sauvé des ouvriers ildirans, puis subi une longue et injuste détention sur Mijistra avant de pouvoir enfin rentrer à la maison. Mais le président Wenceslas avait d’autres idées en tête. Sullivan avait retrouvé sa grande et belle famille depuis deux semaines. Soucieux de ne pas être dérangé, il n’avait annoncé son retour à personne, surtout pas aux médias. Et avait soigneusement évité de faire son rapport au président. Grave erreur. Un beau soir, des paramilitaires vêtus d’étranges uniformes vinrent frapper à sa porte : quatre hommes armés jusqu’aux dents, commandés par une femme aux cheveux couleur cannelle qui aurait pu être belle si ses traits avaient été moins durs. L’officier compara le visage de Sullivan à celui affiché sur un petit écran qu’elle tenait dans le creux de la main. — Sullivan Gold ? — Je… Oui, c’est moi. Que puis-je pour vous ? — Nous avons ordre de fouiller votre domicile dans le cadre d’une enquête sur vos activités. — Ma foi, je n’ai pas été très actif ces derniers temps. Je me suis surtout reposé. Lydia rejoignit son mari dans l’entrée, visiblement indécise quant à l’attitude à adopter. — Sullivan, qu’est-ce que tu as encore fait ? plaisanta-t-elle. — Rien qui me vienne à l’esprit, répondit-il en continuant à bloquer le passage. — Vous ne vous êtes pas présenté au bureau du président dès votre arrivée. (L’officier parlait d’une voix tranchante.) Vous deviez faire un rapport circonstancié. Priorité absolue. — Je crains de ne pas vous suivre sur ce point, chère madame, rétorqua Lydia, vexée. Sa famille, voilà sa priorité absolue. Depuis le temps qu’il était parti… Et d’abord, qui êtes-vous ? Je ne reconnais pas ces uniformes. — Équipe de nettoyage missionnée par le président Wenceslas. Colonel Shelia Andez. (La jeune femme se pencha de nouveau sur son écran.) Et vous, vous devez être Lydia Gold. (Andez parcourut le fichier, clairement déçue par ce qu’elle y trouvait.) Nous allons fouiller cet endroit afin de compléter le rapport destiné au président. Monsieur Gold, il a également exigé de vous rencontrer dès que son emploi du temps le lui permettra. La voix de Lydia se fit glaciale, comme chaque fois qu’on lui marchait sur les pieds. — Je ne reconnais pas votre autorité. Qui pensez-vous donc… — Lydia, s’il te plaît, l’interrompit Sullivan. N’aggrave pas les choses. — Je ne vois pas ce qu’il y aurait à aggraver. (Elle se serra contre Sullivan, comme pour le protéger.) Nous n’avons rien fait de mal. Sans plus attendre de permission, le colonel Andez et ses hommes écartèrent le vieux couple avant de se répandre dans l’appartement, où ils se mirent en devoir d’ouvrir placards, tiroirs et autres garde-robes, allant même jusqu’à déplacer les meubles pour regarder derrière. Ils ignorèrent superbement les protestations de Lydia, ce qui ne la rendit que plus enragée. Sullivan avait suivi l’actualité de près depuis son retour. Et il ne reconnaissait plus la Hanse. Une répression violente s’était abattue sur les dissidents après la fuite du roi Peter, à tel point que Lydia n’hésitait plus à exprimer publiquement sa désapprobation. L’administrateur avait tenté de rester le plus discret possible, mais faute de venir à la Hanse, la Hanse était venue à lui. — Mon colonel, regardez ça ! (L’un des soldats extirpait une boîte cachée sous le lit.) Contrebande extraterrestre ! Le cœur de Sullivan rata un battement. La boîte contenait des pierres précieuses et des jetons de crédit ildirans offerts par le Mage Imperator pour services rendus à la Marine Solaire. Jora’h lui avait même proposé de gérer Dobro, mais Sullivan avait préféré retourner sur Terre. — De l’argent ildiran ? interrogea Andez. — Une récompense pour avoir facilité la défaite des hydrogues. Il n’y a rien d’illégal à ça. — Donc vous reconnaissez travailler pour l’ennemi ? — Depuis quand l’Empire ildiran est-il notre ennemi ? s’exclama-t-il, stupéfait. — Depuis qu’il a fait alliance avec la Confédération. Vous n’êtes pas au courant ? — C’est totalement ridicule, pesta Lydia. Et même si c’est vrai, les événements auxquels Sullivan a pris part se sont déroulés bien avant que le président s’en prenne aux Ildirans. — Vous pouvez le prouver ? Lydia dévisagea l’officier comme si elle avait affaire à une gamine attardée. — Il était déjà revenu avant le début des hostilités. Faites le calcul. — Ce n’est pas en ironisant que vous obtiendrez des circonstances atténuantes. — Des circonstances atténuantes ? Et pour quels chefs d’accusation, je vous prie ? — Lydia ! Sullivan admirait la pugnacité de sa femme, sa manière de monter au front dès qu’il s’agissait de défendre ses droits en général et sa famille en particulier. Mais parfois, une langue trop bien pendue pouvait poser des problèmes… Le soldat referma la boîte et la garda en mains. — Confisqué. Pièce à conviction. — Nous avons besoin de cet argent pour vivre, protesta Sullivan. Quand il avait accepté un salaire mirobolant pour gérer le moissonneur de la Hanse sur Qronha 3, il n’avait pas pris le temps de lire les petites lignes du contrat. La Hanse avait suspendu les paiements dès la destruction du site, et depuis que Sullivan était revenu sain et sauf, la situation n’avait fait qu’empirer : au moins, en cas de décès avéré, sa famille aurait touché une prime d’assurance. Mais puisqu’il avait « juste » perdu une usine au coût faramineux, la Hanse comptait bien s’arranger pour ne pas lui verser le moindre sou. — Quand le président vous convoquera, je vous conseille de ne pas faire la sourde oreille, conclut Shelia Andez. 45 Le roi Peter Peter trouvait un peu bizarre de diriger un gouvernement avec un bébé sur les genoux, mais il n’avait pas envie de se séparer de son fils. Enveloppé dans une couverture, le petit Reynald avait l’air a priori très heureux dans le centre opérationnel bruyant que les ingénieurs de Willis avaient érigé en un éclair. Estarra agitait un jouet emplumé devant les yeux du bébé, qui le suivait d’un air à la fois surpris et fasciné. Celli fit une entrée fracassante dans la pièce pour y délivrer les dernières nouvelles. — Une flotte des FTD, emmenée par Lanyan en personne, vient d’attaquer les chantiers d’Osquivel. On ne connaît pas encore le nombre de victimes. — Mais qu’est-ce qu’il fait ? s’exclama Peter d’une voix assez forte pour déranger Reynald. D’abord les stations d’écopage de Golgen, et maintenant ça ! Bizarrement, Celli ne semblait guère affectée par sa propre annonce. — Pas de panique. L’assaut a été repoussé en beauté par les Vagabonds et par l’amiral Willis. Le général Lanyan s’est enfui tellement vite que les radars n’arrivaient plus à le suivre. — Une bonne leçon pour la Hanse, déclara la reine d’un ton arrogant. Peter, lui, tenta de maîtriser la rage qui lui vrillait les entrailles. — Basil veut transformer notre affrontement en guerre civile, mais nous ne sommes pas prêts pour ça. Notre armée est à peine constituée et nos planètes se remettent encore de la guerre contre les hydrogues. Quant aux Terriens, ce sont toujours mes sujets, quoi qu’on les force à faire. — Et n’oublie pas qu’en capturant le Mage Imperator, il a virtuellement déclaré la guerre à l’Empire ildiran, ajouta Estarra, dégoûtée. Comment le peuple peut-il encore le suivre ? Comment accélérer son renversement ? Peter avait lui aussi réfléchi à la question. — Nous avons diffusé des condamnations officielles, mais Basil réprime le moindre mouvement de protestation. Les gens sont trop effrayés pour agir. — Ils doivent pourtant bien se rendre compte que la Hanse fonce droit dans le mur ! La situation dégénère de jour en jour. Le président entraîne toute l’humanité dans sa chute. — Je dois l’en empêcher. (Peter se leva et fit les cent pas dans la pièce en berçant Reynald.) Il nous faut un intermédiaire, quelqu’un d’assez haut placé, d’assez respecté, qui puisse assurer la transition. Le peuple ne se soulèvera que si on lui montre la marche à suivre. De toute façon, je crains que ça ne finisse en bain de sang. — L’idéal serait un agent infiltré, qui agirait dans le dos du président. Pourquoi pas Eldred Cain ? Ou Sarein ? Ce sont eux qui nous ont aidés à fuir. — Non, Basil les surveille de trop près. Il faut trouver quelqu’un d’autre. Quelqu’un de connu et qui n’hésitera pas à donner de la voix. (Peter s’immobilisa d’un seul coup, les yeux brillants d’excitation.) Maureen Fitzpatrick ! — La Virago ? Comment comptes-tu la faire changer de camp ? Le roi avait la réponse toute prête : — Je vais envoyer un message à Patrick Fitzpatrick, sur Golgen. C’est son petit-fils. Il connaît sûrement les arguments qui feront mouche. 46 Jora’h le Mage Imperator L’amiral Diente invita un Jora’h chancelant à le rejoindre dans le centre de commandement tandis que le croiseur se mettait en orbite autour de la Terre. Le Mage Imperator sortit de ses quartiers d’un pas incertain, furieux de montrer sa faiblesse aussi crûment, mais les soldats des FTD demeurèrent impassibles. Au moins, il avait survécu. Grâce à d’étonnantes réserves de courage puisées autant en lui-même que chez Osira’h, des réserves dont Basil Wenceslas n’avait pas soupçonné l’existence. Oui, Jora’h avait battu le président de la Hanse sur son propre terrain. Et à présent, il était de retour. Désireux de soulager les souffrances du Mage Imperator, Diente avait ordonné à ses hommes de pousser les propulseurs du vaisseau à leur extrême limite, afin d’arriver à destination aussi vite que possible. Soutenu jusqu’alors par le seul contact avec Osira’h et sa fratrie, Jora’h pouvait de nouveau sentir la présence des Ildirans confinés dans la base lunaire, sentir les fils de leur thisme se resserrer peu à peu autour de lui. En sécurité, enfin… mais toujours prisonnier. L’isolement qu’il venait de subir ainsi que les révélations de sa fille sur la bataille d’Ildira lui donnaient plus que jamais envie de se trouver là où son peuple avait besoin de lui. Le Mage Imperator referma les mains sur la rampe du centre de commandement et se redressa en prenant une longue inspiration. Diente fit signe à Jora’h de le suivre dès que le croiseur se posa sur Terre. — Venez, vous allez partager ma navette. Le président Wenceslas me réclame au siège de la Hanse, pour discuter du système de traduction klikiss que nous avons trouvé à bord du vaisseau. — Qu’est-ce qu’il veut en faire ? — Négocier, répondit Diente comme si c’était une évidence. Jora’h frissonna intérieurement en imaginant les stratagèmes ourdis par le président. — J’espère qu’il saura mieux « négocier » qu’avec l’Empire ildiran. Diente hocha la tête sans s’autoriser le moindre commentaire. — Le président m’a demandé de vous conduire au Palais des Murmures. Il ajouta avec un léger sourire : — La prêtresse Verte vous y attend. Sachant que Nira se rapprochait d’instant en instant, Jora’h se sentait beaucoup plus fort, presque rajeuni, quand la navette atterrit dans le Quartier du Palais. Il en sortit, droit et fier, devant l’escorte militaire qui patientait sur le terrain d’atterrissage. Diente, lui, s’était déjà éclipsé pour rejoindre le président Wenceslas dans la grande pyramide qui abritait le siège de la Hanse. Nira se tenait derrière une rangée de gardes royaux, près du capitaine McCammon. Revoir sa compagne rendit toute sa vigueur au Mage Imperator, qui descendit de la navette en trombe, au grand dam des soldats censés l’entourer. Son seul regard suffisait à lui ouvrir le passage. McCammon ordonna à ses hommes de s’écarter, puis relâcha Nira qui courut se jeter dans les bras du revenant. — Jora’h, tu vas bien ? — J’ai vaincu le président Wenceslas, dit-il d’une voix aussi forte que possible, tout en serrant Nira contre lui. McCammon lui adressa un salut empreint de respect. Il portait son uniforme de cérémonie, avec une dague dont la poignée d’or brillait au soleil. L’officier prit le couple à part et baissa la voix pour délivrer son message. — Le président m’a informé que, si vous renonciez à votre alliance avec le roi Peter et promettiez de soutenir la Hanse, nous pourrions envisager dès à présent votre retour sur Ildira. — Ah oui ? Vraiment ? Juste une petite déclaration et me voilà libre de quitter la Terre sur-le-champ pour aller sauver mon peuple ? (Jora’h émit un grognement incrédule.) Vous croyez votre président sincère, capitaine McCammon ? L’officier resta silencieux pendant un long, trop long moment. — Je n’ai pas d’avis sur la question. Je ne suis qu’un messager. Nira était tout aussi sceptique que le souverain ildiran. — Qu’est-ce qui empêcherait Jora’h de revenir sur sa déclaration dès qu’il serait assez loin ? Rien du tout. Donc la Hanse ne nous laissera pas partir, n’est-ce pas ? Il y aura des retards, des excuses, des soucis administratifs. Et nous resterons là indéfiniment. McCammon regardait droit devant lui, vers la navette, par-delà les gardes royaux. — Ce genre d’affaire est extrêmement complexe, dit-il comme s’il se parlait à lui-même. Des délais importants, des difficultés imprévues, y sont monnaie courante. Votre libération pourrait ne pas intervenir avant plusieurs années. Les pires craintes de Jora’h se confirmaient : résister encore et encore représentait bel et bien son seul moyen d’action. Il serra de nouveau Nira dans ses bras et croisa le regard de McCammon. — Dans ce cas, je suis dans la triste obligation de décliner l’offre du président Wenceslas. Ses termes ne me semblent pas acceptables. 47 Sarein Sarein découvrit avec stupeur les changements qu’on effectuait dans son appartement sans sa permission. Encore un sale coup de Basil ? Assurant être mandatés par le président, les ouvriers décrochaient les rideaux de soie et le grand macramé, emportaient quatre pots garnis de fleurs colorées issues de la forêt-monde. Une telle audace la mettait hors d’elle. Son ancien amant voulait-il lui montrer qu’il pouvait tout contrôler, même ici ? Ça lui ressemblerait assez. L’envie de dominer, de faire les choses à sa façon et de s’arranger pour que les pièces du puzzle s’emboîtent à sa convenance. Le simple fait de savoir que Sarein baignait dans un environnement marqué par ses origines theroniennes devait l’irriter au plus haut point. Basil n’avait sans doute même pas songé à ce qu’elle pourrait en penser, elle. Cette opération, comme tant d’autres, visait à remettre la Hanse en ordre de marche, à maîtriser tout ce qui était maîtrisable. Elle aborderait quand même le sujet avec lui, mais doutait déjà du résultat. — Nous allons repeindre les murs d’une couleur neutre, agréable à l’œil, madame l’ambassadrice, annonça le chef d’équipe, un homme à la voix grave et à l’embonpoint prononcé. Je peux également vous montrer un catalogue de meubles standard issus des usines de la Hanse. Quant à la décoration intérieure, vous pouvez bien sûr vous en charger vous-même, mais franchement, ce serait plus simple de nous faire confiance. L’ouvrier conclut son discours d’un sourire las. Sarein se sentait triste, vidée. Pourquoi discuter puisque, de toute manière, les objets qui lui tenaient à cœur étaient déjà condamnés ? — Faites comme vous voulez. Apparemment, mes goûts ne conviennent pas au président. Lors de son arrivée sur Terre, des années auparavant, elle n’avait pas de mots assez durs pour évoquer le caractère provincial, endormi, de sa planète natale. Hypnotisée par les images du Palais des Murmures et des fabuleuses cités terriennes, les arbremondes lui apparaissaient alors comme les barreaux d’une cage qui la retenait prisonnière. Ensuite, quittant enfin Theroc à la poursuite de son rêve, elle s’était hissée jusqu’à une position surpassant ses plus folles espérances. Une position qui aujourd’hui s’apparentait de plus en plus à une coquille vide. Quelle place restait-il à l’ambassadrice d’une planète reniée par la Hanse ? Basil la gardait près de lui, mais n’écoutait plus ses conseils. Il prenait ses décisions seul, sans consulter quiconque. Malgré ce qu’elle avait affirmé à Rlinda Kett lors de leur rencontre furtive, Sarein désespérait de retrouver un jour l’oreille du président. Sans doute aurait-elle mieux fait d’accepter l’offre de la négociante et de quitter la Terre au plus vite. Elle se précipita sur les ouvriers qui entassaient sans ménagement les plantes dans une caisse. — Emportez ces pots à la serre de la reine. L’endroit est en cours de restauration. — Comme vous voulez, répondit le chef d’équipe en haussant les épaules. L’important, c’est qu’il n’y en ait plus dans les logements privés. Certaines plantes de Theroc contiennent un poison mortel. Le capitaine McCammon remonta d’un pas rapide le couloir menant à l’appartement. Ses yeux semblaient toujours s’éclairer quand il apercevait la Theronienne, même si ses habitudes militaires lui permettaient de conserver une expression aussi neutre que possible. Sarein se rendait compte qu’elle avait elle aussi tendance à sourire quand elle croisait l’officier, mais n’osait pas se montrer ouvertement affectueuse. Quand McCammon s’arrêta sur le seuil, frappé par l’effervescence qui régnait dans la pièce, elle lut sur son visage un mélange de surprise et de désapprobation. — Le président fait souvent ce genre de choses quand il est inquiet, expliqua Sarein. — Alors il doit être vraiment très inquiet, lui répondit McCammon d’une voix pleine de sympathie. Basil avait échoué à soumettre le Mage Imperator, et Sarein, au fond d’elle-même, adressait toutes ses félicitations au souverain ildiran. Malgré de nombreuses mises en garde, le président refusait de reconnaître ses torts. Sauf que les failles de l’action gouvernementale devenaient de plus en plus criantes. À peine quelques heures auparavant, Sarein avait entendu parler d’un nouveau groupe, « l’Épée de la Liberté », qui venait de pirater plusieurs médias pour diffuser la diatribe de Patrick Fitzpatrick accusant la Hanse d’avoir déclenché la guerre contre les Vagabonds. Les saboteurs avaient trompé tous les systèmes de sécurité et n’avaient pas pu être repérés. Furieux, Basil avait aussitôt ordonné au colonel Andez de résoudre cette affaire. Un frisson glacé saisit l’ambassadrice. Le président doutait-il de sa loyauté ? Avait-il eu vent de quelque chose ? Sa rencontre avec Nira, peut-être… Quand McCammon la prit par le bras, conscient de son trouble, elle dut réprimer une folle envie de se serrer contre lui. Ce n’était pas le moment, surtout pas devant les ouvriers. Voyant soudain quelle heure il était, Sarein s’éclaircit la voix et demanda, sur le ton le plus formel possible : — Vous venez m’escorter, capitaine ? Basil attendait avec impatience de rencontrer l’amiral Diente au siège de la Hanse, et la Theronienne avait émis le souhait d’assister à cette réunion. Elle avait aussi insisté pour que McCammon l’accompagne, ce qui constituait pour lui le seul moyen d’être présent. — Tout à fait, madame l’Ambassadrice. Sarein quitta son appartement sans un regard pour les ouvriers qui s’affairaient à le décorer. — Allons-y. Le président n’aime pas les retardataires. Basil Wenceslas était assis à son bureau, en face de l’amiral Diente, et pianotait sur la surface lisse de son écran. L’officier se tenait au garde-à-vous tandis qu’Eldred Cain prenait des notes un peu à l’écart, tel un scribe des temps anciens. Un silence pesant régnait depuis une poignée de secondes. Basil leva les yeux quand Sarein et McCammon passèrent la porte. Il parut surpris, comme si l’on venait de l’interrompre en plein milieu d’une intense réflexion, puis se rappela avoir autorisé la Theronienne à participer à la réunion. — Ah, Sarein ! Merci d’être venue. Je tenais à ce que tu entendes mon annonce. — Ton annonce ? répondit-elle, alarmée. Je croyais que nous devions en discuter. — La discussion a déjà eu lieu. Cain se leva de sa chaise, visiblement découragé, mais soucieux de mettre les nouveaux venus au courant. — L’amiral Diente a fait une découverte très importante à bord du croiseur du Mage Imperator. Durant les lointaines guerres du passé, les Ildirans ont conçu un appareil de traduction leur permettant de communiquer avec les Klikiss. C’est un outil standard, très simple à utiliser. Basil se redressa dans son fauteuil, heureux d’ajouter quelques précisions. — Cet engin nous offre une occasion inespérée de négocier avec un ennemi redoutable. Ces derniers mois, les Klikiss ont reconquis la plupart de leurs anciennes planètes, qui faisaient partie de notre programme de colonisation. Les transportails nous sont désormais interdits d’accès. Mais nos deux espèces n’ont aucune raison d’être en conflit. Nous devrions pouvoir trouver un terrain d’entente. (Il croisa les mains devant lui.) Nous en savons trop peu sur les Klikiss, or je veux tuer cette guerre dans l’œuf. Le langage de la diplomatie doit prévaloir sur celui des armes. C’est la seule solution. Donc nous allons leur dépêcher un émissaire. — Il me semble que nous avons déjà testé cette méthode avec les hydrogues, fit remarquer McCammon. Et le résultat n’a pas été à la hauteur de nos espérances, si j’ai bonne mémoire. — La situation est totalement différente, rétorqua Basil, qui parut soudain se demander pourquoi le capitaine était encore dans la pièce. Les Klikiss constituent une grande civilisation. N’ont-ils pas inventé les transportails et le Flambeau klikiss ? Ils savent forcément mener une négociation raisonnable. C’est pourquoi j’envoie l’amiral Diente sur Pym – où le général Lanyan a repéré une grosse sous-ruche – afin de débattre d’un pacte de non-agression. Une fois ce problème résolu… (Basil laissa planer un court silence)… nous pourrons recentrer notre action sur la Confédération. Diente ne bougeait pas, ne parlait pas, se tenant aussi droit qu’un soldat de plomb. — Qu’en pensez-vous, amiral ? lui demanda Sarein. Avez-vous une chance de réussir ? — Le Mage Imperator m’a certifié que le système de traduction fonctionnait. Ce n’était pas vraiment une réponse. — L’amiral est particulièrement motivé, intervint Basil. S’il mène cette mission à bien, il sait que je libérerai sa famille sans tarder. N’est-ce pas ? La température sembla chuter d’un coup dans le bureau. Diente hocha brusquement la tête. — Oui, monsieur le Président. J’ai toute confiance dans le succès de ces pourparlers. 48 Sirix La satisfaction qu’avait ressentie Sirix en éliminant deux sous-ruches d’un coup sur Relleker se dissipait rapidement. Il avait certes éradiqué un nombre incalculable de Klikiss, mais son principal problème restait toujours sans solution : la survie de son armée robotique. Les Klikiss avaient vaporisé les précieuses usines de Relleker et leurs techniciens humains. La possibilité de construire de nouveaux robots pour compléter ses troupes semblait s’éloigner de jour en jour. — Trouvez-moi une autre solution, dit-il à ses deux compers d’une voix enragée. DP et QT plongèrent une fois de plus dans les bases de données des Vagabonds et des FTD, à la recherche d’avant-postes, bases lunaires et autres complexes orbitaux. La plupart des installations vagabondes étaient extrêmement spécialisées : Constantin III produisait des fibres textiles et des polymères, les astéroïdes de Hhrenni se consacraient à l’agriculture sous serre, Eldora fournissait du bois de construction et divers produits forestiers. Faute de mieux, la flotte de Sirix se dirigea vers l’ancienne capitale des clans : Rendez-Vous. Malheureusement, depuis l’attaque du site par les Forces Terriennes de Défense, il n’en restait plus que débris métalliques et rocheux lancés sur une multitude d’orbites incontrôlées. Le robot noir en venait à croire qu’une espèce aussi violente finirait par se décimer elle-même bien plus efficacement qu’aucun ennemi ne saurait le faire. Les vaisseaux de Sirix s’avancèrent aussi discrètement que possible, au cas où les Vagabonds seraient revenus dans le secteur, puis fouillèrent les décombres en quête d’usines fonctionnelles. En vain. Encore un échec. Les deux compers parcoururent de nouveau les bases de données, jusqu’à ce que QT finisse par proposer un plan de rechange : — DP et moi aimerions vous suggérer une option non-conformiste. Nous pensons que cet endroit dispose de toutes les capacités requises, aussi bien industrielles que techniques. — Tout à fait, ajouta DP. La planète de notre choix possède en effet une solide expérience dans la fabrication de compers, et dispose même d’un certain éventail de connaissances concernant les robots klikiss. Les capteurs optiques de Sirix clignotèrent intensément lorsqu’il comprit de quel « endroit » parlaient les deux compers. — Donc vous me conseillez de retourner sur Terre, de vaincre la Ligue Hanséatique terrienne avec les quelques vaisseaux qui me restent et de confisquer les usines ? C’est parfaitement stupide. — Nous vous conseillons plutôt de négocier directement avec le président, rectifia QT. — Il suffit d’aller voir la Hanse et de solliciter l’utilisation de leurs complexes industriels, ajouta DP. QT et moi servirons d’ambassadeurs. (Sirix ne répondit pas, abasourdi par une telle absurdité.) L’histoire humaine fourmille d’ennemis qui se sont alliés dès que les circonstances l’exigeaient. Sirix commença à considérer sérieusement l’idée. Avait-elle une chance de réussir ? Après tout, il ne comprenait rien aux humains. Leurs décisions, leurs actes contradictoires, demeuraient pour lui un mystère insondable. — Vous appréhendez mieux que moi les émotions humaines. Comment comptez-vous les convaincre ? — Nous devrons commencer par présenter des excuses au président de la Hanse, affirma QT. Puis, ensuite, le persuader que les Klikiss sont nos ennemis communs. Sirix n’était pas loin de se laisser séduire. Il ne disposait plus d’une puissance de feu capable d’inquiéter les forces terriennes, mais la Hanse l’ignorait. De plus, l’attaque de Relleker prouverait ses bonnes intentions… même si les humains n’y étaient jamais entrés en ligne de compte. — Oui, c’est vrai, la Ligue Hanséatique terrienne pourrait très bien s’allier avec les robots klikiss si nous lui proposions un accord valable. Changement de cap ! Direction la Terre. La négociation ne serait pas facile, évidemment. Mais Sirix avait tout le voyage pour s’y préparer. 49 Margaret Colicos Margaret ne se sentit pas effrayée quand l’énorme accouplant à l’armure rayée s’approcha d’elle et leva ses membres articulés. — Que voulez-vous ? lui demanda-t-elle, mains sur les hanches. Depuis qu’elle avait rencontré le spécex-Davlin, elle tentait de forcer les Klikiss à communiquer avec elle, individuellement, en puisant dans les souvenirs humains de l’âme de la ruche. Dans l’espoir, chaque fois, de tenir en respect la violence naturelle des créatures insectoïdes. Les larges plaques chitineuses qui composaient l’exosquelette de l’accouplant glissèrent lentement l’une sur l’autre ; son visage, constitué de petites lamelles emboîtées, se modifia pour former des traits vaguement humains, même s’il était clair que cela ne constituait pas un assemblage stable, normal. — Spécex, articula-t-il d’une voix rocailleuse, grinçante. Deux… sous-ruches… détruites. — Où ça ? Sur quelle planète ? Le Klikiss resta longtemps silencieux, comme s’il se concentrait pour trouver un nom compréhensible par son interlocutrice. — Relleker. — Parfait. (Davlin avait effectivement mentionné les deux adversaires qui se disputaient cet endroit.) Emmenez-moi voir le spécex. Il m’en dira plus lui-même. Margaret savait Davlin incapable de soutenir une conversation prolongée à travers ses guerriers et accouplants. Elle suivit l’impressionnante créature parmi les hordes grouillantes d’ouvriers, de terrassiers et de moissonneurs. Depuis des années, ses visites aux précédentes incarnations du spécex se déroulaient dans la terreur de ne pas y survivre. Désormais, elle marchait sans appréhension au côté de son escorte. L’accouplant s’arrêta à l’entrée de la grotte et Margaret s’avança vers la gigantesque masse entortillée. — De quoi voulez-vous me parler, Davlin ? Des deux sous-ruches vaincues ? Des deux nouveaux ennemis éliminés ? Les innombrables composants du spécex se mirent en place dans un long bourdonnement, jusqu’à sculpter un visage humain approximatif. Il fallut encore un certain temps à l’étrange tête pour se rappeler comment parler, pour changer les chuintements en mots. — Ils se sont éliminés eux-mêmes. Deux sous-ruches en guerre. (Le spécex-Davlin fit une pause avant de poursuivre.) Les survivants ont été anéantis par les robots klikiss… Missiles nucléaires… Vaisseaux des FTD. — Donc les robots noirs sont toujours dans la course. (Le spécex percevait-il le tremblement de haine dans sa voix ?) Vous voulez les détruire, n’est-ce pas ? C’était là une saine colère vers laquelle mener Davlin. Contre Sirix, qui avait tué Louis sur Rheindic Co, bien des années auparavant… — Les détruire. Tous. Elle se souvint des accouplants qu’elle avait vus revenir par le transportail avec les restes de leurs victimes. — Êtes-vous proche de la victoire finale ? Encore combien de sous-ruches à abattre ? — Tout se met en place. Bientôt, il ne restera plus que moi. Il ne me reste qu’un seul rival. Un spécex très puissant… sur Pym. — Et donc, une fois que vous l’aurez vaincu, vous contrôlerez toute l’espèce klikiss ? L’humanité sera à l’abri ? (Margaret attendit longuement une réponse.) Davlin ? Elle devait continuer à lui parler comme à un homme. L’aider à ne pas céder aux instincts de son âme insectoïde, ce qui se produisait malheureusement de plus en plus souvent. — Alors, oui, nous contrôlerons tous les Klikiss. — Et l’humanité sera à l’abri ? — Il me faudra d’abord opérer une dernière fisciparité. Absorber de nombreux autres Klikiss. En faire des parties de moi-même, pas seulement des sujets obéissants. Margaret vit tout de suite le danger. — Non ! Cela diluera encore plus votre part humaine. C’est ce que vous m’avez expliqué. Jusqu’à présent, Davlin avait réussi à garder la maîtrise de sa fusion avec le spécex en refusant que les accouplants se nourrissent des gènes des vaincus. Une maîtrise qui s’avérait déjà bien ténue, et que Margaret se voyait mal renforcer en suggérant au spécex d’engloutir plus d’ADN humain. — Je dois devenir plus fort. Multiplier mes troupes. Sinon, je perdrai. — Vous perdrez aussi en renonçant à votre humanité, Davlin. Vous ne pouvez pas faire ça. — C’est la seule solution. Incorporer les forces et les qualités de toutes les sous-ruches que nous avons éliminées. Nos accouplants vont collecter leurs chants. Les traits humains perdirent de leur consistance quand le spécex commença à parler au pluriel. Margaret suivit ce combat intérieur qui se solda finalement par la réapparition du visage de Davlin. — Je ne me laisserai pas… diluer. Je suis toujours là. Devait-elle faire confiance à cet incroyable hybride ? Était-il suffisamment humain pour tenir ses promesses, ou les gènes klikiss prendraient-ils le dessus à la prochaine fisciparité ? — Faites ce que vous pensez bon, Davlin, mais surtout gardez le contrôle. Je ferai tout ce que je peux pour vous aider. 50 Anton Colicos Anton était assis à côté du remémorant Vao’sh dans la navette des FTD qui les emmenait loin de la Lune. Le soldat qui les accompagnait, installé sur un autre banc, gardait son arme bien en vue. Anton ne s’était jamais considéré comme une personne dangereuse, et voilà qu’on se croyait obligé de le surveiller en permanence. Et surtout, il ne savait pas pourquoi le président Wenceslas les convoquait ainsi. Le jeune homme tenta de voir les choses du bon côté : ils étaient en route pour la Terre, où le Mage Imperator était désormais détenu. Les prisonniers de la base lunaire avaient été profondément choqués par l’isolement forcé de Jora’h. Ayant connu une épreuve similaire, Vao’sh comprenait mieux qu’aucun autre Ildiran le terrifiant cauchemar de la solitude, la menace permanente de la catatonie. Durant le rapide voyage vers la Terre, les couleurs expressives qui ornaient le visage du vieux conteur se teintèrent d’un gris anxieux. — Je suis vraiment troublé par l’attitude de votre président. Il ne semble pas saisir les conséquences de ses actes. — C’est impardonnable. Personne n’a le droit de vous traiter comme il le fait. N’ayant aucune explication valable à fournir, Anton ne pouvait répondre que par une bravade qui ne reflétait guère son état d’esprit. Quand la navette arriva en vue du Quartier du Palais, Vao’sh plaqua ses mains sur le hublot et sourit avec une certaine mélancolie. — J’ai toujours rêvé de voir le Palais des Murmures. Même si j’aurais préféré le visiter dans des circonstances plus favorables. — J’ai honte pour mon peuple, soupira Anton. Je ne vois pas comment le Mage Imperator, ou quelque Ildiran que ce soit, pourrait un jour nous pardonner. — C’est le président qui est en tort, remémorant Anton. On ne peut pas condamner toute une espèce pour les crimes d’un seul de ses représentants. Le petit vaisseau se posa sur le toit du siège de la Hanse. Les deux prisonniers furent aussitôt emmenés à l’intérieur, vers les étages administratifs, où ils attendirent sous bonne garde. Longtemps. Une bonne heure plus tard, ils furent enfin admis dans le bureau du président. Entouré d’immenses baies vitrées, Basil Wenceslas était assis devant un écran qui projetait non pas une fournée de graphiques et de statistiques, mais les images sans cesse mouvantes de nombreuses caméras de surveillance. Il paraissait obsédé par l’idée de tout avoir à l’œil. Le président se leva dès que ses « invités » firent leur entrée. Son expression resta relativement neutre, mais il se comporta avec une franche cordialité, comme s’il recevait la visite de vieux amis. — Anton Colicos, quel plaisir de vous revoir ! Des années se sont écoulées depuis notre dernière rencontre ! — Je suis surpris que vous vous souveniez de moi, monsieur le Président. Ma mère est toujours portée disparue. Quant à mon père, son corps a été retrouvé dans les ruines de Rheindic Co. Autant dire que les opérations de recherche n’ont pas été couronnées de succès. — J’en conviens, mais votre requête a été à l’origine d’événements historiques, même si nous ne l’avons pas compris tout de suite. Ce sont les enquêteurs envoyés sur Rheindic Co, Davlin Lotze et Rlinda Kett, qui ont mis la main sur le premier transportail. Cette découverte s’est révélée d’une importance capitale pour la Terre. Enfin… jusqu’à ces derniers temps. (Les yeux du président revenaient sans cesse se poser sur les images de surveillance.) Mais j’ai chargé l’amiral Diente de négocier avec les Klikiss, donc ce problème devrait être résolu dans les plus brefs délais. — Vous m’en voyez ravi, marmonna Anton. Le président Wenceslas se tourna vers Vao’sh. — Je me suis laissé dire que vous étiez l’un des plus célèbres historiens ildirans. Vous pouvez m’être d’un grand secours. (La tension perçait dans la voix de Basil, même s’il tentait d’adopter un ton raisonnable.) La psychologie ildirane m’échappe totalement. En fait, je crains surtout d’avoir mal jugé le Mage Imperator. Il ne se comporte pas de façon rationnelle. Est-ce un malentendu culturel ou juste un défaut individuel ? J’étais pourtant persuadé que son voyage solitaire lui permettrait d’appréhender les intérêts communs de la Hanse et de l’Empire ildiran. Mais Jora’h refuse de faire le moindre effort. N’a-t-il pas envie de rejoindre son peuple qui, d’après ses dires, a grand besoin de lui ? Comment un vrai souverain peut-il agir ainsi ? J’avoue mon impuissance. Je ne comprends rien aux agissements du Mage Imperator. — Et nous ne comprenons pas les vôtres, président Wenceslas, rétorqua un Vao’sh visiblement peu enclin à aider le leader terrien. Pour être honnête, votre version de l’Histoire nous semble terriblement obscure. J’aurai bien du mal à dépeindre la Hanse sous un jour favorable lorsque cet épisode trouvera place dans La Saga des Sept Soleils. La colère brilla un court instant dans les yeux de Basil. — Je n’ai que faire de la propagande ildirane et de vos contes de fées. Je cherche des informations vitales pour la Hanse. (Il revint vers Anton, qui tressaillit sous son regard.) Monsieur Colicos, vous resterez sur Terre avec le remémorant Vao’sh. Emmenez-le donc au département des Études ildiranes de votre ancienne université. Je veux que nos experts académiques l’interrogent au plus vite. 51 L’adjoint Eldred Cain — Pas mal pour une prison, lâcha Cain en regardant par la vitre sans tain qui donnait sur les appartements sécurisés. Avant de pénétrer dans le bâtiment avec Sarein pour une inspection rapide, Cain avait admiré le subtil camouflage extérieur qui imitait l’aspect de n’importe quel immeuble d’habitation. Sauf que les cinq appartements étaient isolés les uns des autres et protégés par de strictes mesures de sécurité ; leurs occupants, bien sûr, ne pouvaient pas sortir. — Je ne suis pas persuadée que ce souci du confort rassurerait l’amiral Diente, dit Sarein. — Au moins, ses proches sont en vie. Et le président a promis de les libérer dès la fin de la mission sur Pym. L’adjoint maîtrisa sa voix pour masquer ses doutes quant à la volonté du président de remplir sa part du marché. Mais Basil Wenceslas avait quand même envoyé Cain et Sarein vérifier que tout était en ordre. Il prétendait ne pouvoir faire confiance à personne d’autre. Ce qui était sans doute le cas. Des lentilles grossissantes permettaient aux deux visiteurs de suivre le banal train-train quotidien des Diente. Sarein se pencha quand même en avant et baissa la voix sans pour autant donner l’impression de conspirer. — Basil se croit sans doute très généreux en accordant un tel confort à ses prisonniers. Je peux toujours lui demander de les relâcher, mais ça m’étonnerait qu’il m’écoute. — Ces gens ne se rendent pas compte qu’ils servent d’otages. (Un sourire froid lui étira les lèvres.) Ils pensent au contraire qu’on les protège. C’est aussi bien comme ça. Tout ce qui comptait, c’était que l’amiral, lui, sache la vérité. L’appartement comportait quatre pièces – un salon, deux petites chambres, une minuscule salle d’eau – dans lesquelles s’entassaient la femme et les trois enfants de l’amiral, respectivement âgés de quinze, douze et six ans. Cain, qui n’aurait abdiqué sa vie solitaire pour rien au monde, n’imaginait même pas vivre dans une telle promiscuité. Sarein vit l’aînée des Diente s’effondrer dans une chaise, harcelée par son frère cadet qui essayait de la pousser à jouer. Leur mère était assise, dos raide, à la petite table de la kitchenette. Elle semblait lire un livre, mais Cain remarqua vite qu’elle ne tournait jamais les pages. Une photo de la famille au grand complet ornait l’un des murs. L’image paraissait dater de plusieurs années. — On peut leur parler ? s’enquit Sarein. Sinon, comment vérifier qu’ils sont en bonne santé mentale et physique ? — Aucun contact autorisé. On doit juste observer. — J’espère au moins que notre avis compte encore pour Basil. Le fils Diente s’en prenait à présent à sa petite sœur, avec un jeu plus simple basé sur des cartes colorées. — Bien sûr qu’il compte encore. Sarein se tourna vers Cain, sincèrement étonnée. — Vous êtes sûr ? Je trouve pourtant que Basil se passe de nous de plus en plus souvent. — Mais ça ne l’empêche pas de comprendre qu’il ne peut pas tout faire tout seul. Il doit s’appuyer sur quelqu’un, et il est persuadé – à juste titre – que je n’ai aucune envie de lui prendre son poste. Même en qualité de simple adjoint, je me suis mis bien plus en avant que je l’aurais souhaité. Quant à vous… il sait que vous l’aimez et que vous avez peur de lui. Ce qui, de son point de vue, fait de vous une compagne idéale. Sarein ferma un instant ses grands yeux sombres. — Vous êtes un homme étrange, monsieur Cain. Et très perspicace. Cain reçut l’appel qu’il attendait pendant que Sarein et lui retournaient au siège de la Hanse. Il avait tout programmé pour que la jeune femme soit là quand ils iraient « enquêter ». À l’instar du président Wenceslas, Cain ne pouvait pas tout gérer en personne. Le capitaine McCammon faisait lui aussi partie de l’équation. Le colonel Andez et plusieurs membres de l’équipe de nettoyage s’étaient déjà chargés d’éteindre le feu qui avait ravagé un petit espace de stockage perdu au milieu de centaines d’autres. Ce genre d’endroit servait de boîte aux lettres ou de bureau de secours, avec juste assez de place pour une personne sagement assise sur sa chaise. Exactement ce dont l’adjoint du président avait eu besoin. Andez fouillait un amas d’équipements électroniques plus ou moins fondus et recouverts de mousse anti-incendie. Cain constata que la porte métallique avait été littéralement arrachée de ses gonds : tout à fait le genre de brutalité stupide que l’on pouvait attendre des troupes de Shelia Andez. Les soldats avaient pris le réduit d’assaut comme s’ils croyaient y trouver un groupe de rebelles entassés dans deux mètres carrés. Andez se redressa quand elle vit arriver Cain et Sarein. Son semblant de salut militaire ne fit qu’étaler la trace de suie qui lui maculait la joue. — Il en surgit de partout, monsieur ! Quand finiront-ils par comprendre ? Ceux-là se font appeler « l’Épée de la Liberté ». Personne n’en avait entendu parler avant ces derniers jours. — Vous faites erreur, colonel, rétorqua Cain d’un ton pincé. L’Épée de la Liberté est une organisation très étendue qui agit déjà depuis plusieurs mois, sans coups d’éclat mais très efficacement. Mes propres services les traquent depuis un certain temps et votre collaboration serait fort appréciée. Avez-vous trouvé des indices ? L’expression de l’officier se durcit encore un peu plus. — Nous sommes arrivés trop tard pour empêcher le feu de détruire leur équipement, même si nos spécialistes disent que les rebelles avaient effacé ce qui aurait permis de les pister. Mais nous savons désormais que cet endroit leur servait de point d’émission pour diffuser les accusations de Patrick Fitzpatrick. Andez ne put retenir une légère grimace ; Cain se rappela que Fitzpatrick et elle avaient été prisonniers de guerre chez les Vagabonds. — Sans oublier l’infâme message du roi Peter appelant à la démission du président Wenceslas. — La démission, voire le renversement du président, ajouta Cain. — C’est encore pire. Sarein se demandait clairement pourquoi Cain avait tenu à l’amener ici. — Rien de neuf, en somme, dit-elle. Ces messages sont déjà bien connus. Pourquoi s’inquiéter de cet émetteur en particulier ? Cain hocha gravement la tête. — Oui, c’est exact. Un groupe aussi organisé que l’Épée de la Liberté devait remplir ici des objectifs plus insidieux. Colonel Andez, je propose que vous concentriez vos efforts sur la découverte et l’analyse des messages envoyés depuis ce site. Il n’est pas impossible que nous y décelions des communications codées. Cherchez des irrégularités dans le fond sonore, même dans les parasites. L’enthousiasme de Shelia Andez donna toute satisfaction à Cain. L’équipe de nettoyage aurait de quoi s’occuper pendant quelques jours. Le capitaine McCammon débarqua à son tour avec quatre gardes royaux. — Ravi de vous voir, madame l’Ambassadrice. (Il réprima un sourire et se pencha sur les débris électroniques.) Colonel Andez, mes hommes et moi-même prenons dès à présent les investigations en charge. Andez se dressa aussitôt sur ses ergots. — Cette tâche est de notre ressort. — L’Épée de la Liberté constitue une menace directe contre l’autorité du roi Rory, intervint Cain. Il me semble donc logique que la garde royale participe aux recherches. — Mais ces rebelles menacent aussi le président. Et par extension la stabilité de la Hanse ! — Vous savez que le président Wenceslas n’aime pas se mettre en avant, reprit Cain d’une voix apaisante. Si nous présentons cette affaire comme une attaque contre notre souverain bien-aimé, la population rejettera plus facilement le discours de la rébellion. Après quelques instants d’hésitation, l’équipe de nettoyage rassembla ses rares pièces à conviction et laissa le site à disposition des gardes royaux. Une fois Shelia Andez partie, Sarein gratifia Cain d’un regard qui réclamait des explications claires et précises. — C’est quoi, cette histoire ? Pourquoi m’avoir amenée ici ? McCammon, lui, regardait d’un œil sceptique ses hommes s’affairer dans le bureau détruit. — Vous croyez vraiment que l’équipe de nettoyage a manqué quelque chose ? — Elle n’a rien manqué parce qu’il n’y a rien à trouver. (Cain sourit, puis baissa la voix.) Mais ça donne du grain à moudre au colonel Andez, pas vrai ? Elle va courir après son ombre pendant un petit moment au lieu de s’en prendre à des innocents. Sarein écarquilla les yeux en sautant à la conclusion : — Vous étiez au courant depuis le début. Vous appartenez à l’Épée de la Liberté. — C’est beaucoup dire, répondit Cain en secouant la tête. Ce mouvement n’existe pas, c’est une pure invention de ma part. J’avais juste besoin d’une façade pour divulguer certaines informations au grand public, comme la grossesse de la reine Estarra au moment où le président voulait la forcer à avorter. C’est très pratique d’avoir sous la main une supposée organisation révolutionnaire qui appelle la Hanse à rejoindre la Confédération. D’autres personnes – réelles – commencent à prendre des initiatives, ce qui donne l’impression que le mouvement grandit de lui-même. Les actions du moindre dissident sont désormais rattachées à cette hydre invisible. McCammon éclata de rire. — Donc vous vous êtes arrangé pour détourner l’attention pendant que vous agissiez en secret. — Pendant que nous agissions en secret, capitaine. Aucun de nous trois n’a vraiment la conscience tranquille en ce qui concerne la fuite du couple royal… et d’autres petits détails que le président n’hésiterait pas à qualifier de haute trahison. L’Épée de la Liberté n’est qu’un prête-nom, mais bien utile. Les hommes de McCammon venaient d’arracher les plaques métalliques roussies qui constituaient le mur du bureau, découvrant ainsi l’amas de câbles fondus à l’origine de l’incendie. — Continuez les recherches, grommela l’officier. — Vous avez donné une voix, une marche à suivre à tous les mécontents qui hantent les rues, commenta Sarein. C’est une belle réussite. Mais vous savez bien que Basil ne démissionnera jamais. Surtout s’il apprend que les rebelles n’existent pas. — Ils existent. Maintenant, ils existent. Mon action sert juste de catalyseur. Plus les gens entendront parler du mouvement, plus il prendra corps. 52 L’amiral Esteban Diente Plus la Manta s’approchait de Pym et de la sous-ruche klikiss, moins l’amiral Diente croyait en ses chances de réussite. Le président ne lui avait alloué qu’un seul et unique croiseur pour cette mission diplomatique, partant du principe que quelques ruses de négociateur et le vieux système de traduction ildiran suffiraient à emporter l’affaire. Il n’avait même pas jugé bon de dépêcher un technicien ildiran pour s’assurer du bon fonctionnement de l’engin. Basil Wenceslas pensait que son émissaire était suffisamment motivé pour renverser des montagnes. Une telle vilenie dépassait l’entendement. Diente avait été le commandant en chef du quadrant 9, un officier calme, voire taciturne, qui ne se déridait qu’en famille. Sa maisonnée vibrait au rythme des jeux et des rires, au rythme de l’amour qu’il éprouvait pour ses enfants. Sauf qu’il ne les avait pas revus depuis plus d’un mois. Sauf qu’il n’avait même pas le droit de recevoir une lettre de sa femme. Le président l’avait assuré que sa famille se trouvait en sécurité, en « résidence surveillée » : elle avait en fait été prise en otage peu de temps avant que Diente reçoive l’ordre d’arraisonner le vaisseau du Mage Imperator. Le chantage avait commencé à cette occasion et se poursuivait à présent pour la mission sur Pym. L’amiral Esteban Diente… Esteban « la Dent », en espagnol. Tandis qu’il grimpait peu à peu les échelons de la hiérarchie militaire, ses camarades s’étaient gentiment moqués de lui en disant qu’il plantait ses crocs dans les problèmes et s’y accrochait jusqu’à ce qu’ils soient résolus. Mais il craignait fort de se casser les dents sur cette dernière affaire. On lui avait demandé de conclure une sorte de pacte avec les Klikiss. C’était une vision naïve et anthropocentrique de croire que l’âme de la ruche allait comprendre – et accepter – les méthodes usuelles de négociation. Quelqu’un savait-il vraiment comment les créatures insectoïdes pensaient, réagissaient ? Diente avait parcouru tous les rapports disponibles pour se préparer à cette épreuve, dont celui du général Lanyan suite à sa rencontre malheureuse avec les Klikiss de Pym : un compte-rendu succinct, peu objectif et, pour tout dire, douteux. Le commandant en chef des FTD n’avait pas réussi à dissimuler la terreur qui l’avait pris aux tripes lors de ce combat. Il avait ouvert le feu dès le premier contact avec l’ennemi, ce qui ne représentait pas vraiment une bonne base pour les négociations. Diente espérait faire mieux, mais il partait avec le handicap d’une totale ignorance de la psychologie klikiss. Comment leur plaire ? Par où commencer ? Il n’aurait au bout du compte que son instinct et la machine ildirane pour se sortir du bourbier. — Je me retire dans mes quartiers, dit-il en quittant le fauteuil de commandement. J’ai besoin de réfléchir. Prévenez-moi quand nous arriverons sur Pym. — Dans moins de deux heures, amiral. — Alors ce sont deux heures que je dois passer seul. Diente voulait absolument s’isoler. Le sommeil le fuyait depuis plusieurs jours alors qu’il devrait être en pleine possession de ses moyens le moment venu. Il prit un double café au distributeur et l’avala en quelques gorgées rapides. Les Klikiss n’étaient pas censés comprendre les grades des FTD, mais cela ne l’empêcha pas de revêtir son plus bel uniforme et d’adopter une allure sévère. Après quoi il enregistra des photos de lui dans les mémoires du vaisseau, pour sa famille, au cas où ça tournerait mal. La Manta se positionna comme prévu en orbite autour de Pym, canons rentrés pour ne véhiculer aucune menace directe. Diente comptait descendre à terre dans une navette diplomatique blindée tandis que son vaisseau survolerait le lieu de la rencontre pour essayer de mettre la pression sur le spécex. Ses jambes le guidèrent mécaniquement jusqu’à la navette, dans laquelle il prit place en compagnie d’une escorte de vingt-huit soldats : encore une manière d’impressionner les Klikiss, même si cela ne leur ferait sans doute ni chaud ni froid. Il sentit son estomac se tordre d’appréhension. Le devoir l’appelait. La navette s’extirpa du croiseur ; Diente enchaîna les respirations lentes, maîtrisées, pour se concentrer au maximum. Ses hommes étaient aussi nerveux que lui ; deux d’entre eux se fendirent d’une plaisanterie censée détendre l’atmosphère, mais la blague tomba à plat et ils se turent aussitôt. L’immense ruche grandit peu à peu au sein de la blancheur éblouissante du désert, qui n’était troublée que par les bulles de vapeur toxique explosant dans les marais laissés par des lacs disparus. La cité klikiss offrait une sinistre allure organique, avec ses tours géantes et ses remparts noueux qui s’étendaient sur des kilomètres. Diente y croyait de moins en moins. Quand le général Lanyan avait sauvé les rares survivants de cette planète, il avait aussi infligé de lourds dommages aux structures klikiss : les images prises par les caméras portables l’avaient amplement prouvé. Mais aujourd’hui Diente ne voyait plus aucune trace de ces ravages. La ville avait été non seulement reconstruite, mais massivement agrandie. L’amiral sentit monter un accès de panique ; il faillit annuler la mission pour retourner sur Terre à toute allure convaincre le président de modifier sa stratégie. Sauf que Basil Wenceslas n’était pas homme à changer d’avis. Pour lui, revenir sur une décision était une preuve de faiblesse. La navette descendit lentement au cœur de la ruche. Tout ce que Diente allait dire et faire serait enregistré sur la Manta, mais, faute de prêtre Vert, il ne bénéficiait d’aucun lien direct avec la Hanse. L’amiral avait ordonné de lancer des drones vers la Terre toutes les heures, pour qu’il reste une trace en cas de malheur. La navette diplomatique poursuivit son approche sans provoquer de réactions. Diente aurait cru qu’un essaim de vaisseaux klikiss se précipiterait pour l’intercepter, ou que le système de traduction servirait au moins à répondre à une demande d’identification. Mais les Klikiss ne s’opposaient pas à l’intrusion… et se révélaient donc de plus en plus incompréhensibles. L’atterrissage souleva un nuage de sable blanc dans un espace dégagé au centre de l’énorme cité. L’amiral ferma les yeux quelques secondes, songea à sa famille, se rappela pourquoi il était là. Refrénant une terreur instinctive des créatures insectoïdes, il lissa une dernière fois son uniforme et déclencha l’ouverture de l’écoutille. L’atmosphère de Pym charriait une poussière au goût écœurant. Diente en eut tout de suite mal aux yeux, mais il n’en laissa rien paraître et descendit la rampe d’une démarche altière. Obéissant aux instructions, les autres soldats lui laissèrent plusieurs pas d’avance. Les Klikiss rassemblés devant lui étaient très différents les uns des autres, même s’ils arboraient tous une solide armure chitineuse. Certains d’entre eux étaient ouvriers ou terrassiers à l’allure pesante, tandis que leurs camarades semblaient façonnés pour le combat, la destruction. Impossible de dire si leurs regards trahissaient la curiosité ou la faim. Diente sélectionna l’une des créatures comme un possible porte-parole, puis activa le traducteur ildiran à partir d’un boîtier accroché à sa ceinture. — Je suis un être humain. Nous avons déjà croisé votre route. Nous venons en paix. (Il attendit un instant que l’engin fasse son travail.) La Ligue Hanséatique terrienne ne cherche pas querelle au peuple klikiss. Quatre grands guerriers se rapprochèrent en produisant d’étranges sifflements. Deux autres créatures venaient à leur suite, encore plus gigantesques, la carapace rayée de noir et d’argent. Le système de traduction, qui semblait pourtant fonctionner, resta désespérément muet. Diente rassembla tout son courage et poursuivit son discours : — Vous me comprenez ? Nos deux espèces n’ont aucune raison d’entrer en conflit. Il patienta de nouveau, sans obtenir de réponse, mais constata que les Klikiss encerclaient peu à peu la navette. Ses hommes commençaient à s’agiter. — Si nous avons violé vos lois, c’était par pure ignorance. En signe de bonne volonté, l’humanité propose de se retirer de tous les anciens mondes klikiss. Les guerriers dressèrent leurs membres d’un geste menaçant, poussant les soldats des FTD à dégainer leurs armes. La situation dérapait dangereusement. — Je vous en prie, implora Diente. C’est une offre de paix. Tout à coup, une batterie de canons placée au sommet d’une tour creuse ouvrit le feu sur la Manta, qui tangua sous l’impact d’énormes projectiles énergétiques. — Arrêtez ! s’écria l’amiral. Hurlant à la fois de rage et de terreur, les soldats s’empressèrent d’abattre les premières rangées de Klikiss. Le vaisseau terrien fut rapidement éventré, transformé en une masse de débris enflammés qui tombèrent au sol en une étrange pluie de météorites. Ce qui restait de la carcasse s’écrasa à la limite de la ruche et explosa en une colossale boule de feu qui vaporisa toutes les constructions à cinq cents mètres à la ronde. Les Klikiss ne semblèrent pas s’en émouvoir outre mesure. — Ça ne sert à rien ! s’époumona Diente. Jetant un dernier regard à l’appareil de traduction, l’amiral en vint à la terrible conclusion que l’âme de la ruche n’appréhendait même pas les concepts de négociation ou de cessez-le-feu. Les Klikiss n’avaient tout simplement pas envie de coexister pacifiquement avec d’autres espèces. L’escorte continuait à tuer les assaillants par centaines, mais la cité en contenait des millions. Diente se mit à pleurer tandis que les guerriers klikiss avançaient en rangs serrés, toujours plus nombreux. Le président Wenceslas ne comprendrait sans doute jamais l’étendue de son erreur, mais au moins il n’aurait plus aucune raison de garder prisonniers les proches de l’amiral disparu. Diente se sentit curieusement libéré, presque soulagé, après tous ces mois de tension. Il leva son arme et attendit l’ennemi de pied ferme. Sa famille était sauvée. Rien d’autre ne comptait. 53 Orli Covitz De nombreux entrepôts, laboratoires et centres administratifs des chantiers d’Osquivel avaient été endommagés, voire détruits, par l’attaque des FTD. D’innombrables ouvriers vagabonds passaient d’une structure à l’autre pour colmater les brèches, rassembler les débris, reconstruire. Tandis que Kotto Okiah et son équipe cheminaient vers leur nouveau laboratoire, Orli reconnut UR, le comper de modèle Institutrice qui avait perdu un bras sur Llaro en défendant les enfants placés sous sa responsabilité. Une fois les réfugiés en sécurité sur Osquivel, les techniciens vagabonds n’avaient pas mis longtemps à lui rendre son intégrité physique grâce aux pièces détachées fournies par un robot destiné au rebut. Même si les couleurs ne correspondaient pas, UR ne semblait pas se plaindre du bras orange et bleu qui jurait sur le gris aux reflets indigo de son corps d’origine. Le comper était entouré d’élèves âgés de cinq à neuf ans, assis autour d’un tapis coloré posé à même le sol. Le motif était divisé en carrés dans lesquels s’amoncelaient des représentations de serpents entortillés – vipères, pythons, cobras – entourés de flèches pointant une multitude de directions. Serpents et flèches connectaient entre eux les différents carrés. Les enfants jetaient les dés et bougeaient leurs pièces tandis que le robot distillait de précieux conseils stratégiques. — Qu’est-ce que vous faites ? lui demanda Orli. — Je donne un cours. — On dirait plutôt un jeu. — Je donne un cours sur la façon d’y jouer. C’est un jeu hindou qui existe depuis des millénaires. Il s’appelle « Leela », ou « Jeu de la Connaissance de Soi ». La grille comporte soixante-douze cases correspondant chacune à un état d’esprit. Le sort du joueur est déterminé par son karma. S’il tombe sur une flèche, il se hisse vers un nouveau plan spirituel. S’il tombe sur un serpent, il redescend. Un petit garçon explosa de joie en atterrissant sur une case particulièrement favorable. — Donc… ça n’a rien à voir avec les Klikiss ? Ni avec les FTD ? — Leela englobe tous les aspects de la vie, à un niveau métaphorique. Souhaiteriez-vous jouer avec nous, Orli Covitz ? — Merci, pas maintenant. (Entendre un comper parler de karma et de plans spirituels lui donnait le vertige.) Je prête main-forte à Kotto Okiah et à M. Steinman. Nous cherchons un moyen de défendre la Confédération contre… eh bien contre tout. Kotto alluma la rangée d’écrans du nouveau laboratoire pendant que Steinman posait une caisse bourrée d’outils sur une étagère rivée au mur. — Qui est notre véritable ennemi, au fait ? demanda le vieil explorateur. Les FTD ont attaqué Golgen et Osquivel. Les faeros s’en sont pris à Theroc. Et les Klikiss à Llaro. Quant aux robots klikiss, ils attendent sans doute leur tour. On commence par qui ? Kotto étudia un diagramme avant d’éteindre l’écran correspondant. — Je suis vraiment obligé de choisir ? Quelques instants plus tard, Steinman ralluma le même écran et entra un nom de fichier. KR et GU passaient de table en table, nettoyaient, rangeaient, triaient. Orli remarqua que les deux hommes réussissaient à générer assez de désordre pour occuper les compers en permanence. DD était là, lui aussi, et cherchait à se rendre utile. — Moi, je choisirais les Klikiss, annonça l’adolescente. D’abord Llaro, puis Relleker… Nous devons à tout prix stopper la progression des ruches. Kotto se gratta la tête en soupesant la question. — Ce serait plus facile avec un spécimen sous la main. Nous ne savons quasiment rien d’eux. Orli se trouva une chaise et s’assit en tailleur. — M.?Steinman et moi disposons d’informations de première main. — Moi aussi, ajouta DD. Nous avons accumulé des données considérables. Le visage de Kotto s’illumina. — Alors peut-être que vous allez pouvoir me fournir une piste. Un point de départ. Orli prit le temps de rassembler ses idées. — Les Klikiss utilisent des chants, des musiques. Ils communiquent par phéromones, mais aussi grâce à des mélodies complexes. Quand j’ai aligné les morceaux sur mes bandes de synthétiseur, ça a comme paralysé l’âme de la ruche. Elle ne pensait pas qu’un air soit plus efficace qu’un autre, il fallait juste que ce soit nouveau, quelque chose que les créatures insectoïdes n’avaient jamais entendu. Kotto, lui, analysait déjà les implications de cette trouvaille. — Je pourrais construire un générateur de mélodies aléatoires. Peut-être que s’il jouait assez fort, pile au bon endroit, ça bloquerait l’ennemi sur place. — Eh bien voilà un projet sur les rails ! s’exclama Steinman en se frottant les mains. Ça tombe bien, les Klikiss m’énervent encore plus que le général Lanyan. 54 L’adjoint Eldred Cain Quand ce vaisseau-là débarqua sur Terre sans s’être annoncé, il déclencha aussitôt un état d’alerte générale pour la bonne et simple raison qu’il appartenait aux Vagabonds. Eldred Cain étudia les données qui s’affichaient en temps réel sur l’écran du président. — Aucun identifiant, aucun message transmis. C’est un bâtiment de petite taille, conçu pour cinq passagers. Il ne représente pas a priori de danger immédiat. — Peut-être, mais j’aimerais quand même bien savoir ce qu’il vient faire ici. La voix du pilote, bizarrement atone, se fit enfin entendre : « Ceci est une mission pacifique. Dans un souci de survie mutuelle. » Basil Wenceslas se tourna vers Cain, comme si son adjoint était censé avoir compris de quoi il retournait. — Ce sont peut-être des déserteurs, suggéra ce dernier. Qui pourraient nous fournir des informations capitales sur la Confédération. Ça vaut le coup de leur parler. — J’entends bien. Mais tenons-nous prêts à les abattre, juste au cas où. Le président se pencha sur sa console et répondit en personne. « Vagabonds, je vous transmets les coordonnées d’atterrissage. Une escadre de Rémoras vous prendra en charge et n’hésitera pas à ouvrir le feu si vous adoptez un comportement hostile. — Nous ne sommes pas une menace pour vous, rétorqua la voix androgyne. — C’est à moi d’en juger. » Le président Wenceslas ordonna l’évacuation et l’encerclement du terrain d’atterrissage du Palais des Murmures. Le capitaine McCammon rejoignit le site au pas de course, à la tête d’une compagnie de gardes royaux. Le vaisseau se posa à l’endroit indiqué, sans dévier une seconde du chemin imposé. Cain apprécia son design étrange, à la fois gracieux et fonctionnel ; le président le trouva affreusement laid. McCammon fit signe à ses hommes de lever leurs armes lorsque l’écoutille rectangulaire glissa sur le côté. Alors que Cain s’attendait à rencontrer un Vagabond en combinaison tape-à-l’œil, ce fut un petit comper aux reflets vert chromé qui fit son apparition. — Nous venons en paix. Un deuxième comper franchit l’écoutille, semblable au premier mais d’une teinte cuivrée. — Je m’appelle DP, et voici QT. Nous sommes ambassadeurs. Un lourd silence pesa sur l’assemblée tandis que les deux robots attendaient en bas de la rampe qu’on veuille bien leur parler. — Qui vous accompagne ? leur demanda finalement Cain. Où est le pilote ? — Nous disposons tous les deux d’un module de pilotage, expliqua QT. Il n’y a aucun être humain à bord. Dégoûté, le président Wenceslas ordonna aux gardes royaux d’investir le vaisseau. — Fouillez-moi tout ça. Cherchez en priorité des armes, des micros, des traceurs. Ces Vagabonds ont plus d’un tour dans leur sac. — Nous n’avons pas de sac, fit remarquer DP. Le président fit semblant de n’avoir rien entendu. — Où avez-vous récupéré ce bâtiment ? interrogea de nouveau Cain en se rapprochant des deux compers. — Dans un dépôt de carburant dénommé « Rocher de Barrymore », dit QT. — Une fois le dépôt détruit, les anciens habitants n’avaient plus besoin de leurs vaisseaux. Mais nous avons pensé qu’ils pourraient encore être utiles, ajouta DP sans vraiment clarifier la situation. Pendant ce temps, les techniciens qui avaient envahi l’engin en ressortaient bredouilles. — Rien à signaler, monsieur. Il n’y a là que le strict minimum. Le générateur d’oxygène ne semble même pas en état de marche. — Nous n’avons pas besoin d’oxygène, crut bon de préciser QT. Les soldats entouraient à présent les deux petits robots, qui paraissaient ridiculement inoffensifs. Cain contempla le singulier tableau et finit par comprendre qu’ils s’étaient tous trompés depuis le début. — Le danger ne vient pas du vaisseau. Mais de ce que les compers ont à dire. Le président hocha lentement la tête. — Je crains que vous n’ayez raison, monsieur Cain. — Quel est le but de votre visite ? s’enquit aussitôt l’adjoint. — Nous sommes porteurs d’une proposition destinée à Basil Wenceslas, président de la Ligue Hanséatique terrienne. — Qui vous envoie ? leur demanda l’intéressé. — Nous étions autrefois sous les ordres de l’amiral Wu-Lin, commandant en chef du quadrant 3. Aujourd’hui, nous sommes au service des robots klikiss. Des cris outragés fusèrent de toutes parts. Même Basil rougit de colère rentrée. — Pour quelle obscure raison ces traîtres mécaniques vous ont-ils suggéré de venir me voir ? Les deux compers répondirent d’une seule voix : — Sirix vous propose de former une alliance contre les Klikiss, notre ennemi commun. — Comment vous croire ? s’emporta McCammon. Les robots noirs ont retourné nos compers Soldats contre nous. Ils ont massacré une bonne partie des FTD et dévasté notre flotte spatiale. — Le retour des Klikiss a forcé Sirix à agir dans la précipitation, expliqua QT. Il regrette ses décisions, même si elles étaient destinées à protéger le peuple robotique. Cain fronça les sourcils. L’excuse était trop belle, surtout si l’on songeait que Sirix pouvait difficilement avoir entendu parler du réveil de ses créateurs avant de s’en prendre aux FTD. — Je vous rappelle, monsieur le Président, que nous ne connaissons pas encore l’issue des négociations menées par l’amiral Diente. Nous avons peut-être déjà trouvé un accord avec les Klikiss. Un pli de concentration rida le front de Basil Wenceslas. Ce qui n’était jamais bon signe. — Mais nous pouvons quand même discuter avec leurs robots, n’est-ce pas ? Nous devons étudier toutes les options disponibles. Le capitaine McCammon regarda le président avec de grands yeux ahuris, mais celui-ci leva une main impérieuse pour couper court à tout commentaire. — Voici une offre plutôt inattendue, dit-il aux compers. Vous vous rendez bien compte qu’elle risque de générer, mettons, un certain scepticisme. (Basil réfléchissait visiblement à toute allure.) Mais l’Histoire nous apprend que les alliances vont et viennent, et qu’il ne faut prendre aucune décision hâtive. (Il se croisa les bras sur la poitrine.) Je vous écoute. 55 Patrick Fitzpatrick III Patrick Fitzpatrick, dépêché aux commandes du Gitan pour porter un message du roi Peter, avait bien du mal à croire qu’il retournait voir sa grand-mère… de son plein gré. Il s’en ouvrit à sa femme et digressa sur le tournant incroyable qu’avait pris son existence. — C’est juste que tu étais parti dans la mauvaise direction, rétorqua Zhett. Tellement perdu que tu ne savais pas où chercher ton Guide Lumineux. En fait, tu ne savais même pas que tu en avais un. — Je ne pense pas que ma grand-mère verra les choses sous cet angle. Ses parents, diplomates sans envergure, vivaient leur vie quelque part loin de la Terre. Dès le moment où la Virago les avait convaincus de lui confier l’éducation de leur fils, Patrick avait côtoyé les hautes sphères de la société terrienne, ce qui l’avait vite transformé en parfait imbécile gâté et ingrat. Si l’ancienne présidente de la Hanse s’était doutée qu’il s’enfuirait un jour pour rejoindre les Vagabonds, elle l’aurait sans doute noyé à la naissance. Et voilà qu’à présent il devait la convaincre de renier la Ligue Hanséatique en apportant sa caution politique à la Confédération. Le jeune homme espérait qu’elle le laisserait parler ne serait-ce que deux minutes. Après tout, le roi Peter en personne avait choisi son cher petit Patrick pour remplir l’une des missions diplomatiques les plus importantes de l’histoire du Bras spiral. — Ma grand-mère est une personne intelligente et raisonnable, avait-il affirmé au souverain quand celui-ci lui avait exposé l’idée. Elle se rend forcément compte des erreurs du président, mais ne se mettra pas non plus en danger par pur altruisme. Par contre, elle pourrait céder à l’appât d’un poste prestigieux. La retraite l’ennuie profondément. — Je m’en remets à vous, monsieur Fitzpatrick, avait répondu le roi Peter. Promettez-lui tout ce qui vous paraîtra souhaitable, à condition qu’elle rejoigne nos rangs. C’est peut-être grâce à elle que la Terre se décidera à entrer dans la Confédération. — J’essaierai de la flatter, d’en appeler à son patriotisme… Mais la décision finale lui reviendra. Le Gitan avait quitté Golgen avec le plein de carburant et les bons vœux de Del Kellum. Quand Zhett finit par en prendre la barre, elle se plaignit aussitôt des commandes inefficaces, non intuitives, alors que le yacht spatial était à la pointe du progrès. — On aurait dû y aller avec un vaisseau vagabond, gémit-elle. — Sauf que ce noble bâtiment appartient à une ancienne présidente de la Hanse. Donc il dispose de toutes les identifications nécessaires pour nous permettre de franchir les lignes de défense terriennes sans encombre. Ça mérite bien de se donner un peu de mal. (Patrick s’interrompit une seconde.) Et puis j’ai promis de lui ramener son vaisseau. Je l’ai juste… emprunté. Il se donnait l’air plus confiant qu’il ne l’était en réalité, même si Zhett ne s’y trompait pas. — Je parie que ta grand-mère n’est pas aussi terrible que tu cherches à le faire croire, Fitzie. Il la gratifia d’un sourire narquois. — Oui, vous devriez bien vous entendre. Vous vous ressemblez beaucoup. — Ne va pas me dire que c’est un compliment ! s’écria-t-elle en lui décochant un coup de poing dans le bras. Patrick reprit les commandes en vue de la Terre et transmit les codes personnels de Maureen. Autrefois, il se serait dit qu’il rentrait à la maison… Le Gitan gagna rapidement les Rocheuses, fila vers la résidence de l’ancienne présidente et atterrit pile devant l’entrée. Restait à espérer que la maîtresse des lieux ne tenait pas réception avec ses amis ambassadeurs ou riches industriels. Jonas, l’éternel assistant de Maureen, leur adressa un message de bienvenue d’une voix dangereusement aiguë. Quand Zhett et Patrick sortirent du yacht, sourire aux lèvres, la vieille femme marchait déjà vers eux d’un pas guerrier. Patrick tenta de déchiffrer l’expression de sa grand-mère, surpris qu’elle ne prenne pas d’emblée l’initiative de la conversation. Zhett tendit la main à son hôte avant qu’un des Fitzpatrick se décide à ouvrir la bouche. — Vous devez être Maureen Fitzpatrick. Je suis ravie de faire votre connaissance. Patrick m’a beaucoup parlé de vous. La Virago plaqua sur elle un regard d’oiseau de proie. — Oui, ravie moi aussi. Mais qui êtes-vous donc ? (Elle se tourna vers son petit-fils.) Tu sais bien que je n’aime pas ce genre de surprises, Patrick. — Mais si, tu adores ça. Je te présente ma femme, Zhett Kellum. Elle est issue de l’une des plus riches et des plus influentes familles vagabondes. — Tu as bien dit « vagabonde » ? — J’ai dit « riche et influente ». Je pensais que ça suffirait. Maureen ne semblait pas avoir complètement intégré ce qui lui tombait dessus. — Tu as bien dit « ta femme » ? Zhett choisit cet instant pour intervenir avec malice. — Je comprends ce que vous ressentez. Mon père n’était pas très content non plus que j’épouse le petit-fils d’une ancienne présidente de la Hanse. Mais les temps sont durs. Nous devons tous faire des concessions. La réplique cinglante cloua le bec de Maureen. Changeant de sujet pour se laisser quelques instants de réflexion, elle scruta d’un œil noir le nom qui ornait à présent la coque du yacht spatial. — Il faut avoir un sacré toupet pour voler mon vaisseau, déserter les Forces Terriennes de Défense, et réapparaître ici comme si de rien n’était. (Elle désigna la porte d’un geste brusque.) Tu ferais mieux d’entrer avant d’être repéré par un espion des FTD. Je ne serais par surpris qu’ils aient reçu l’ordre de tirer à vue : tu as causé un drôle de remue-ménage dans le secteur avec tes accusations délirantes. L’Épée de la Liberté en fait ses choux gras. — L’Épée quoi ? demandèrent en chœur Zhett et Patrick. — De la Liberté. Un nouveau groupe de dissidents qui ne jure que par toi. Ils passent en boucle ta confession sur la mort de Raven Kamarov et en profitent pour diffuser leur propre propagande. C’est une affaire plutôt embarrassante. (Elle ne put retenir un léger sourire.) Le Pèrarque ne cesse de pester contre eux, mais j’ai l’impression qu’au fond de lui ça ne le dérange pas tant que ça. Ne parlons même pas de ce jeune coq, le roi Rory, qui nous sort que « celui qui insulte le président de la Hanse insulte aussi le roi ». Pathétique. — Donc on nous écoute, résuma Patrick en souriant à son tour. Est-ce qu’il y a des manifestations ? — Est-ce qu’elles servent à quelque chose ? compléta Zhett. — Rien de bien méchant. Pour le moment. Tu es devenu une vraie icône populaire, Patrick. Mon petit-fils est une grosse épine dans le pied du pouvoir. — C’est vrai qu’il est parfois pénible, ajouta Zhett, mais c’est un brave garçon. Et je l’aime. Il a pris ses responsabilités devant un tribunal vagabond en admettant son rôle dans le déclenchement de la guerre entre la Hanse et les clans. (Sa voix se teinta de colère.) Savez-vous que les FTD attaquent des usines et des stations d’écopage, qu’elles massacrent des civils ? Votre gouvernement devra répondre de ses actes, madame la Présidente. Maureen pointa un doigt noueux vers la Vagabonde. — Faites très attention à ce que vous dites, jeune femme, répliqua-t-elle d’un ton sévère. Je ne vous permets pas d’appeler ça mon gouvernement. Quand j’étais aux manettes, je n’aurais jamais autorisé ce genre d’absurdités. — Bon sang mais c’est bien sûr ! Le bel âge d’or, ironisa Zhett. Les Vagabonds ont composé des ballades sur cette époque glorieuse où la Hanse était ouverte, fraternelle… — Tu vois ? l’interrompit son mari. J’étais sûr que vous étiez faites pour vous entendre. Maureen laissa échapper un grand éclat de rire. — Tu as trouvé une femme qui sait se défendre toute seule. Je t’aurai au moins appris ça. 56 Basil Wenceslas Désormais conscient de la traîtrise des robots noirs, Basil était persuadé de pouvoir rouler Sirix à son tour. Son adjoint le poussait à attendre des nouvelles de l’amiral Diente, mais pourquoi perdre du temps ? Dans le pire des cas, les FTD pourraient toujours livrer les robots aux Klikiss, voire se charger de les détruire en gage de bonne volonté. Mais d’abord, il voulait savoir ce que Sirix avait à dire. Une petite conversation privée ne ferait de mal à personne. — Les deux compers ont déjà transmis mes instructions. Sirix atterrira de nuit dans le Quartier du Palais, dans une navette sans signe distinctif. Une de celles qu’il nous a dérobées. Cela apparaîtra dans les relevés comme un vol militaire de routine. — Ne serait-il pas plus judicieux d’organiser la rencontre à la base lunaire, ou sur terrain neutre ? suggéra Cain. — Non. Je veux jouer la partie à domicile. Tout contrôler du début à la fin. Basil invita Sarein à se joindre à eux. D’abord par courtoisie, mais aussi parce qu’il avait envie de l’avoir à ses côtés… pour une raison indéfinissable. Elle lui déclara sans ambages qu’il s’apprêtait à conclure un pacte avec le diable, ce qui l’amusa beaucoup même si les critiques incessantes de la Theronienne commençaient à le fatiguer. Il avait aussi donné des ordres très précis au capitaine McCammon : dix gardes bien en vue et cinquante tireurs d’élite dissimulés sur l’ensemble du site, chacun avec un fusil jazer à haute énergie. Une puissance de feu suffisante pour réduire Sirix en poussière d’obsidienne au premier geste suspect. — Je reste persuadé que c’est une mauvaise idée, monsieur le Président, répéta Cain. Les deux hommes venaient de sortir à l’air libre, sous un ciel étoilé. Basil leva les yeux en espérant distinguer la forme lointaine d’une navette à l’approche. Même à la nuit tombée, le Quartier du Palais brillait de mille feux tandis que d’innombrables traînées de propulseurs striaient les cieux. — Ne soyez pas si pessimiste. — Je préfère le terme « pragmatique ». Mes inquiétudes ont tendance à être basées sur des faits. — Tout se passera bien, le rassura DP. Sirix vous obéira au doigt et à l’œil. Basil avait décidé que les deux compers assisteraient à la rencontre. Il pourrait s’en servir comme otages, menacer de les détruire si Sirix refusait d’obtempérer. Même s’il doutait fort que les robots klikiss se laissent aller à ce genre de sentiments. — Nous vous aiderons à négocier, ajouta QT. Les FTD étaient en état d’alerte maximale, en orbite proche, leurs armes pointées vers les vaisseaux commandés par les robots. Puisque le général Lanyan ne devait pas revenir avant plusieurs jours, Basil avait demandé à Pike et San Luis, ses deux derniers amiraux, d’organiser la ligne de défense. Le président avait été choqué par la taille réduite de la flotte qui s’était finalement présentée. Sirix et ses troupes avaient volé un nombre important de croiseurs terriens, et voilà qu’ils avaient apparemment dilapidé une bonne partie de leur butin. Basil se demandait quelles terribles erreurs avaient pu obliger les robots klikiss à venir ainsi mendier l’aide de la Terre. Les deux compers tendirent chacun une main vers le ciel en désignant un point précis. — Voilà le vaisseau de Sirix. Une lueur éclatante fondit telle une étoile filante sur le petit astroport privé choisi par Basil pour cette réunion secrète. Les gardes royaux pointèrent leurs armes, le regard méfiant. Sarein et Cain se rapprochèrent du président, qui, pour sa part, commençait à se demander s’il n’avait pas convoqué trop de témoins. Quel genre de proposition grotesque Sirix allait-il sortir de sa manche ? Et quels étaient les moyens de pression de la Hanse ? — Capitaine McCammon, dites à vos hommes de se tenir prêts, mais de n’ouvrir le feu qu’à mon ordre exprès. Le moindre tir intempestif sera passible de la peine capitale. L’officier hésita, puis hocha lentement la tête. — À vos ordres, monsieur le Président. Basil resta de marbre pendant l’atterrissage de la navette, même s’il fulminait de voir un vaisseau des FTD piloté par cette horreur métallique. DP et QT firent un pas en avant, mais il les rappela aussitôt près de lui. L’immense robot s’extirpa péniblement de la navette, obligé de se faufiler par une écoutille conçue pour les humains. — Basil Wenceslas, président de la Ligue Hanséatique terrienne, merci d’avoir accepté de me recevoir, déclara-t-il d’une voix bourdonnante. Je suis venu seul et sans armes, comme vous me l’aviez demandé. — Qu’est-ce qui vous amène ? — J’ai besoin de votre aide. Et je peux vous aider en retour. Je souhaiterais passer un accord avec la Hanse. Basil garda un ton froid, détaché. — Nous avons déjà eu l’occasion de travailler avec vous. Le bilan n’a guère été à notre avantage. — Les circonstances ne sont plus les mêmes. Loin de là. L’espèce klikiss est revenue à la vie, et c’est le plus terrible ennemi auquel vous ayez jamais eu à faire face. Nous avons d’ores et déjà engagé le combat, mais nos troupes ont été décimées. — N’espérez aucune sympathie de ma part, rétorqua Basil. — Pourtant, dans cette affaire, nos problèmes sont aussi les vôtres. Les Klikiss veulent nous détruire tous, humains et robots. Mais nous pouvons lutter ensemble. C’est dans votre intérêt de nous aider à éliminer nos créateurs. Basil réfléchit un court instant. — Je suis prêt à envisager l’idée que nous pourrions conclure une certaine forme d’alliance contre notre ennemi commun. Mais en prenant de multiples précautions. — Les robots klikiss souhaitent devenir vos alliés, plaida Sirix. La Hanse peut nous aider à reconstituer nos troupes. Si vos usines fabriquaient de nouveaux robots, ils iraient combattre les Klikiss. Basil fit mine de ne pas entendre les murmures outragés derrière lui. — Vos « troupes » ont causé des dommages incalculables à la Hanse. Pourquoi diable vous aider à les reformer ? Nous avons appris à nos dépens qu’il ne fallait pas vous faire confiance. Sirix se tut un instant, comme s’il réfléchissait à la question, mais Basil savait que le chef des robots noirs avait déjà calculé chaque mot de sa réponse. — Nous rendrons les vaisseaux que nous avons pris. Je suis persuadé que votre armée en a grand besoin. Tout ce que nous demandons en échange, c’est le remplacement des robots détruits lors des récents affrontements avec les Klikiss. Si nous pouvons poursuivre la lutte contre nos créateurs, ce sera tout à votre avantage. Basil laissa échapper un rire méprisant. — Vous avez l’audace de me proposer cette ridicule poignée de vaisseaux ? Nos vaisseaux, de surcroît. Sans doute endommagés et à court de munitions. Ce n’est vraiment pas cher payé. Et, même si nous acceptons, qu’est-ce qui vous empêchera de nous trahir de nouveau ? — Nous ne sommes pas en conflit avec l’humanité, insista Sirix. Mais si nous étions restés sans réaction, les Klikiss nous auraient pourchassés, exterminés. Nous avions besoin des vaisseaux des FTD pour nous défendre. C’était une question de survie. — Vous auriez pu demander notre aide à ce moment-là, intervint Cain. Sirix pivota sa tête plate vers l’adjoint. — Et vous nous auriez « prêté » la majeure partie de votre flotte spatiale ? J’ai du mal à le croire. Nous n’avions pas le choix. Si nous n’éliminons pas les Klikiss, ce sont eux qui nous élimineront. — Ça ne m’empêcherait pas de dormir…, marmonna Sarein. — Et après, c’est vous qu’ils élimineront. Cain fronça les sourcils. — Comment allez-vous faire si vous nous rendez nos bâtiments ? Vous aurez besoin de moyens de transport. — Nous réparerons quelques navires hors d’usage qui nous suffiront à trouver refuge dans d’autres systèmes solaires, très loin d’ici. Cela ne vous coûtera rien. Basil se frotta les paumes, gêné d’avoir perdu l’initiative de la discussion. — Je crains de ne pouvoir donner mon accord sur ces bases. Les vaisseaux que vous voulez nous rendre sont trop peu nombreux. J’ai besoin d’une flotte importante pour défendre la Terre. Sarein et Cain le dévisagèrent stupéfaits, incapables de croire qu’il était vraiment en train de négocier avec Sirix. Il refusa de leur prêter attention. — La grande bataille contre les hydrogues a réduit des centaines de bâtiments des FTD à l’état d’épaves qui dérivent encore en orbite. Puisque vos robots n’ont que faire du vide spatial, ils pourraient se charger de les réparer. Si vous m’aidez à rebâtir ma flotte, et si j’estime que vous faites du bon travail, alors nos usines de compers fourniront de nouveaux robots klikiss. Un processus qui se déroulera évidemment sous haute surveillance. Nous échangerons un certain nombre de robots contre un certain nombre de vaisseaux. (Il haussa les épaules, comme s’il se décidait à pousser sa générosité.) Je vous laisserai utiliser les composants inutiles pour construire vos propres navires… et partir aussi vite que possible. Cette fois-ci, Cain se sentit obligé de protester. — Monsieur le Président, vous savez très bien comment l’Épée de la Liberté exploitera un tel marché. Ça va déclencher des émeutes ! Basil se renfrogna ; la simple existence de ces dissidents était un affront personnel. — Il y a toujours des gens qui se plaignent, monsieur Cain. Pour ma part, je dois agir dans l’intérêt suprême de la Hanse. Et je crois que nous avons là une occasion à ne pas rater. Même si Sirix ne montrait aucune émotion, il devait être bien surpris d’une conclusion si rapide. Basil le gratifia de son plus beau sourire. 57 Rlinda Kett Ce fut un bien long voyage, avec bien trop d’étapes. Même si Rlinda avait pris un certain plaisir à déjouer les prétendues « mesures de sécurité » de la Hanse, et ce afin de rencontrer les tenants du marché du noir sur Terre et dans les rares colonies qui lui restaient fidèles, la négociante n’était pas fâchée de rejoindre la Confédération, les chantiers d’Osquivel… et BeBob. Son ex-mari préféré, qui l’attendait tout sourires à la sortie de la baie d’amarrage, l’accueillit avec de telles effusions que même elle ne trouva rien à redire. — Ça fait un bail que je t’attends ! s’écria-t-il. J’ai reçu mon nouveau vaisseau, flambant neuf. Je me suis bien sûr empressé de faire un vol d’essai. Nous allons pouvoir revoler ensemble, le Foi Aveugle et le Curiosité Avide enfin réunis, comme au bon vieux temps. — Pas exactement comme au bon vieux temps, BeBob. (Elle le serra très fort contre elle. L’attaque du général Lanyan sur Osquivel, puis celle des Klikiss sur Relleker, lui étaient déjà revenues aux oreilles.) Pas tant que le président gardera son balai dans le cul et nous cherchera des noises. — Ça va si mal que ça sur Terre ? lui demanda le pilote, soudain sérieux. — Disons plutôt que ça ne s’arrange pas. J’ai rencontré Sarein, là-bas. Elle n’en peut plus, mais je crains qu’elle soit trop effrayée pour tenter quoi que ce soit. La pauvre enfant croit encore pouvoir influencer Wenceslas. Je la plains… — C’est elle qui s’est jetée dans ses bras, grogna BeBob. Qu’elle assume… — Tu donnes des leçons, maintenant ? Je te rappelle que, moi non plus, je n’ai pas toujours couché avec les bons mecs. Mais je m’en suis sortie. BeBob ne put s’empêcher de sourire. — Et donc tu reviens vers celui qui était un bon choix dès le départ. Tu t’améliores, tu sais. — Je réserve encore mon jugement, alors tiens-toi bien. Mais tu préfères qu’on continue à causer, ou tu te sens prêt à m’offrir une bonne douche et un lit ? Si possible assez grand pour nous deux. — La douche ou le lit ? — Les deux. Une fois ces menues affaires réglées, les deux pilotes se rendirent ensemble à la cantine. Rlinda y huma l’air avec attention. — Je veux vérifier que les cuistots des chantiers se rappellent encore comment cuisiner. — J’ai toujours trouvé leur bouffe correcte. — Même un bout de carton te paraîtrait « correct ». C’est pour ça que tu as besoin de moi. Tandis que BeBob récupérait son assiette de pâtes et de cubes protéinés cuits dans la sauce du jour, Rlinda posa les coudes sur le comptoir de service et interrogea les cuisiniers sur les épices utilisées, sur les ingrédients importés et ceux produits localement dans les fermes hydroponiques. — Voyez-vous, leur dit-elle, il se trouve que, durant mon séjour sur Terre, j’ai eu l’occasion de récupérer quelques produits aussi sympathiques que des piments frais, des racines de gingembre, des bâtons de cannelle et même un kilo de safran qui m’a coûté presque autant qu’un plein bidon d’ekti. Vous avez déjà goûté du safran ? (Le serveur secoua négativement la tête, noyé sous le flot de paroles.) Alors je vous en donnerai un peu. À condition que je sois dans le coin pour m’assurer que tout est préparé comme il faut. Cette cantine va devenir un vrai trois-étoiles. Rlinda rejoignit BeBob à la table où il avait pris place en face de Tasia Tamblyn et Robb Brindle. Les deux anciens des FTD portaient à présent d’authentiques combinaisons vagabondes portant l’insigne de la Confédération. Rlinda ne les connaissait pas très bien, mais les avait côtoyés sur Theroc pendant que le roi Peter formait son nouveau gouvernement. Rlinda renifla son assiette, prit plusieurs petites bouchées et déclara le repas « convenable ». BeBob lui avait expliqué que Tamblyn montait sur ses grands chevaux dès que le mot « Klikiss » lui venait aux oreilles. Brindle et elle semblaient avoir des comptes à régler avec les créatures insectoïdes. — J’ai cru comprendre que vous aviez eu tous les deux quelques démêlés avec nos copains les insectes… — Merdre, tu m’étonnes ! s’emporta aussitôt la Vagabonde. On les a vus de bien trop près à notre goût. — Ce sont des hôtes presque aussi accueillants que les hydrogues, ajouta Brindle en se lançant dans la description des péripéties de Llaro. Heureusement, Davlin Lotze et Margaret Colicos ont retardé les Klikiss juste assez longtemps pour qu’on puisse s’échapper. Rlinda jeta un rapide coup d’œil à BeBob. La dernière fois que les deux pilotes avaient vu le « spécialiste en indices cachés », il se trouvait à bord du premier Foi Aveugle au moment où les FTD le vaporisaient dans l’espace. — Davlin ? Vous avez bien dit Davlin Lotze ? Je savais qu’il avait un plan ! Il les a tous roulés. Il est toujours vivant. — Il était vivant quand nous avons quitté Llaro, tempéra sèchement Tamblyn. Mais je ne vois pas comment il aurait pu s’en sortir. Il est allé se fourrer au cœur de la ruche pour empêcher les Klikiss de nous rattraper à temps. — Autant dire qu’il est mort, soupira Brindle. — Pauvre Davlin, se lamenta BeBob en contrepoint. Rlinda, quant à elle, sentait plutôt la moutarde lui monter au nez. — Moi je dis que, ce coup-là, il nous l’a déjà fait ! Nous avons vu le Foi Aveugle exploser sous nos yeux et il a survécu quand même. (Rlinda se pencha par-dessus la table en pointant un doigt accusateur.) Je n’arrive pas à croire que vous ayez pu l’abandonner là-bas. C’est impardonnable ! Tamblyn ne se laissa pas démonter. — Davlin s’est sacrifié afin que nous parvenions à nous échapper. Je me suis juste arrangée pour que cet acte de bravoure serve à quelque chose. — Grâce à lui, nous avons sauvé près de cent personnes, conclut Brindle. Rlinda se cala de nouveau dans sa chaise, croisa les bras et décida de rester résolument optimiste. — Certaines personnes ont le chic pour se tirer de situations désespérées. J’ai vu Davlin Lotze à l’œuvre plus d’une fois. Vous auriez tort de le sous-estimer. 58 Caleb Tamblyn Caleb avait beau être un grand solitaire, l’isolement total commençait à lui taper sur les nerfs. Il se sentait comme Robinson Crusoé version planétoïde. Et pour ce qu’il se rappelait de cette vieille histoire, le naufragé avait été suffisamment ingénieux pour se construire un abri avec ce qui lui tombait sous la main. Caleb était sûr de pouvoir faire largement mieux. N’était-il pas un vrai Vagabond ? Il commença par améliorer son modeste habitat en utilisant les rares débris exploitables trouvés dans les ruines vitrifiées de l’ancienne usine. Après quoi il fut bien obligé de se contenter des fonctionnalités du module d’évacuation. Les seules autres machines disponibles sur Jonas 12 – générateurs d’ekti, satellites de transfert ou de communication – orbitaient loin au-dessus du planétoïde gelé. Sauf qu’à bien y réfléchir Caleb finit par se persuader que ce matériel n’était pas si intouchable qu’il en avait l’air. Même si l’émetteur du module n’était pas assez puissant pour dépasser les limites du système de Jonas, rien ne l’empêchait d’envoyer des instructions à ses camarades mécaniques sommeillant en orbite. Cela nécessiterait de passer du temps à déchiffrer les protocoles employés, mais ce n’était pas comme si Caleb avait un agenda de ministre. Le Vagabond balaya une large gamme de fréquences sur lesquelles il lança toutes les procédures de reconnaissance disponibles. Le processus pompait beaucoup d’énergie, mais Caleb estimait que le jeu en valait la chandelle. Finalement, un satellite de production se décida à reconnaître l’un des signaux envoyés par le module. Caleb se précipita vers la console et sécurisa la communication. — Bingo ! Le satellite transmit ses plans sur simple demande, ce qui permit à Caleb de découvrir quel poisson il avait ferré. Rien de plus qu’une grosse boîte munie de contrôleurs d’altitude, qui stockait du matériel destiné aux convoyeurs de passage qui avaient autre chose à faire qu’atterrir sur Jonas 12. Ne restait qu’à se ressortir les bons vieux cours de mécanique céleste. Puisque le planétoïde n’avait pas d’atmosphère à proprement parler, Caleb ne pouvait pas compter sur l’aérofreinage pour ralentir le satellite. Seuls les propulseurs lui seraient utiles. Et comme il connaissait à peu près la force de gravitation exercée par Jonas 12, il avait toutes les données en main pour faire ses calculs. Le Vagabond déclencha à distance plusieurs coups de propulseurs qui freinèrent le satellite et lui donnèrent une trajectoire en spirale descendante. Le forcer à s’écraser n’était pas bien compliqué ; ce qui était plus délicat, c’était de le forcer à s’écraser pas trop loin. Même en tenant compte de la faible gravité, Caleb ne couvrirait pas de grandes distances revêtu d’une simple combinaison spatiale. Quatre tours de planétoïde plus tard, le satellite n’était plus qu’à quelques centaines de mètres d’altitude. Caleb enfila sa combinaison, vérifia les fermetures et pressurisa l’ensemble. Le satellite s’écraserait très probablement au prochain passage. Le Vagabond sortit du module, puis leva les yeux vers les étoiles, à la recherche d’une lueur mouvante. Les astres ressemblaient à des yeux froids et solitaires. Le satellite jaillit derrière l’horizon raccourci et lui passa en rugissant au-dessus de la tête, si près qu’il ne put s’empêcher de sursauter. Ce simple réflexe, qui le propulsa aussitôt à dix mètres du sol, lui permit involontairement de voir l’engin percuter une rangée de collines à environ un kilomètre de distance. Un intense éclat blanc marquait avec précision le point d’impact. Caleb s’élança vers la cible dans une série de sauts qui semblaient chaque fois le conduire jusqu’à l’horizon. Une fois sur place, il constata que la coque avait souffert, mais sans laisser les composants s’éparpiller dans le cratère. Il écarta maladroitement les plaques métalliques de ses grosses mains gantées ; Robinson Crusoé avait trouvé une caisse échouée sur la plage. Les ingénieurs vagabonds avaient pensé à tout : recharges énergétiques, pièces détachées à usages multiples, kit de premiers secours, et même quelques rations alimentaires… bien qu’il fût difficile d’imaginer qui pouvait en avoir besoin en orbite. Caleb décida de récupérer quelques bouts de métal cabossé pour rajouter un peu d’espace au module d’évacuation. S’il était condamné à passer le restant de ses jours sur Jonas 12 – qu’importe la durée que cela représenterait –, autant se fendre d’un peu de confort. Sachant qu’il devrait effectuer plusieurs voyages pour tout rapporter au camp, le Vagabond regroupa ses meilleures trouvailles et transforma un panneau solaire en traîneau. Il fit demi-tour sourire aux lèvres, passant de nouveau les collines et sprintant à travers la vallée tout en évitant de grandes crevasses noires. À son arrivée, Caleb découvrit avec stupeur l’étrange scintillement qui illuminait la couche de glace, comme si elle brûlait d’un feu intérieur. Le phénomène s’étendait sur toute la largeur du lac gelé près duquel le module d’évacuation s’était échoué. Caleb s’arrêta net tandis qu’un frisson d’angoisse lui remontait la colonne vertébrale ; il poussa un petit cri apeuré quand le panneau solaire buta sur ses jambes. Quelque chose de terriblement bizarre couvait aux environs… Mais le Vagabond ne pouvait pas rester là à attendre la suite, vu que ses réserves d’énergie et d’oxygène étaient déjà descendues à vingt-cinq pour cent. Prenant son courage à deux mains, Caleb se dirigea vers la mystérieuse luminescence qui entourait son campement. 59 Anton Colicos Le Mage Imperator, toujours « invité extraordinaire » au Palais des Murmures, rongeait son frein en attendant que le président Wenceslas décide quoi faire de lui. Anton, lui, avait reçu l’ordre d’emmener Vao’sh à l’université. Le jeune Terrien ignorait quelle sorte d’interrogatoire ses distingués confrères comptaient infliger au vieil extraterrestre, mais il ne doutait pas que son ami puisse s’en dépêtrer. Anton avait passé la majeure partie de sa carrière entre ces murs. Il aurait sans doute dû se sentir heureux d’y revenir après une si longue absence… — J’ai longtemps rêvé de vous montrer cet endroit, Vao’sh. Malheureusement, je crains que les derniers exploits de la Hanse n’aient quelque peu douché mon enthousiasme. Le conteur ildiran paraissait néanmoins accepter la situation avec bonhomie. — Même dans une période difficile, un remémorant doit continuer à observer, à absorber. J’ai la ferme intention d’en apprendre autant sur la culture humaine que vos experts comptent en apprendre sur Ildira. Anton scruta les couleurs expressives qui parcouraient le visage de son compagnon. — Vous ne souffrez pas, loin des autres Ildirans ? — Pour le moment, cela reste supportable. Le Mage Imperator est à proximité et je sais où se trouvent les autres captifs. Je ne me sens pas totalement seul. (Avec une gaieté un peu forcée, Vao’sh prit le Terrien par le bras à l’entrée du campus.) Après ce que j’ai subi en revenant de Maratha, peut-être ai-je développé une certaine résistance. Les vastes pelouses regorgeaient d’étudiants motivés qui ne s’étaient pas encore frottés au cynisme de la « vraie vie ». Durant ses années de recherche, Anton avait délibérément refusé de s’enfoncer dans les méandres de la vie politique universitaire, qui lui semblaient alors bien éloignés des glorieuses épopées qu’il étudiait. À l’époque, ses objectifs lui paraissaient autrement plus nobles : obtenir sa titularisation, proposer de nouvelles traductions, se lancer dans des débats aussi enflammés que vains avec ses collègues. Il avait tellement vécu depuis : l’Empire ildiran, les robots klikiss, les hydrogues, la forêt-monde. Et à présent la trahison de son propre gouvernement. À côté de telles aventures, les querelles universitaires semblaient à peine dignes du bac à sable. Anton essayait aussi de ne pas penser à l’armée de gardes qui suivait les deux historiens en balade à une distance fort peu discrète. Il s’arrêta près d’une fontaine à miroirs, copie d’un original de Mijistra. — Nous arrivons au département des Études ildiranes. C’est là que nous allons passer une bonne partie de notre temps. Des années auparavant, le doyen avait assuré Anton qu’il demeurerait la gloire et la fierté de l’université tout au long de son incroyable mission sur Ildira. Le jeune chercheur ne prit conscience de la tornade qu’allait déclencher son retour qu’au moment où Vao’sh et lui pénétrèrent dans le bâtiment administratif… en compagnie de dizaines d’agents de la Hanse qui envahirent les lieux et se précipitèrent pour informer qui de droit. Anton se sentit bien gêné de provoquer un tel émoi. Le doyen jaillit de son bureau pour accueillir les nouveaux venus. — Docteur Colicos, quel plaisir de vous revoir enfin ! (Il leva ses grosses mains.) Et voici bien sûr le célèbre remémorant Vao’sh. Déjà d’un certain âge, le doyen arborait des cheveux roux visiblement teints et des lèvres trop épaisses. Il avait la réputation de savoir user d’une ironie mordante, surtout après deux ou trois verres de vin sirotés lors des grands cocktails de l’université. Même si Anton n’avait pas pu le constater en personne faute d’être convié à ce genre de réceptions. Après un regard méfiant jeté aux gardes qui surveillaient l’entrée, le doyen serra la main d’Anton, puis celle de Vao’sh. — Ce fut une joie immense de recevoir vos premières traductions de la Saga, docteur Colicos. Obtenues de manière… plus ou moins clandestine. J’ai oublié le nom de cette négociante, mais nous ne la remercierons jamais assez. — Je pourrais vous dire son nom, mais la Hanse en profiterait pour lancer un mandat d’arrêt. — Que dites-vous là ? Nos dirigeants sont très heureux que nous puissions étudier la culture ildirane. J’ai d’ailleurs assigné quatre chercheurs à plein-temps sur l’analyse de vos traductions. Le département a des années de travail devant lui. — Mon peuple écrit cette épopée depuis des millénaires, précisa Vao’sh. — Bien sûr, bien sûr, approuva le doyen en souriant à pleines dents. Ces traductions nous sont plus utiles qu’une centaine de thèses. Mais venez par ici, docteur. J’ai demandé que votre bureau vous soit rendu exactement comme quand vous l’aviez quitté. Rendu ? Donc le vieil universitaire l’avait bel et bien attribué à quelqu’un d’autre, et avait dû s’employer à tout remettre en ordre dès que Basil Wenceslas s’était manifesté. — Nous avons aussi trouvé les notes concernant la biographie de vos parents. Des gens fascinants. (Le doyen remonta le couloir d’un pas lourd.) Je me suis permis de jeter un coup d’œil à vos brouillons. J’espère que cela ne vous dérange pas. (Si, l’intrusion dérangeait Anton, mais il préféra ne pas mettre de l’huile sur le feu.) De toute façon, pour l’instant, les études ildiranes restent votre priorité. Les soldats de la Hanse occupaient déjà le bout de couloir, au grand dam du doyen. — Et j’ai cru comprendre, reprit-il, que le remémorant Vao’sh allait nous prêter main-forte sur un projet commandité par le président ? « Je veux que nos experts académiques l’interrogent au plus vite. » Voilà ce qu’avait dit Basil Wenceslas. Anton ne fut pas très surpris de la manière dont le doyen avait interprété l’injonction présidentielle. — Je suis prêt à vous raconter certains épisodes de la Saga, proposa Vao’sh. C’est mon rôle. — Quelle belle idée ! Nous pourrions organiser une série de conférences, de lectures publiques. Autant que le remémorant serait prêt à en donner. Selon vous, faudrait-il les limiter aux seuls membres du département ou les ouvrir à toute l’université ? Anton eut bien du mal à dissimuler sa surprise. — Eh bien… je crois qu’elles devraient bénéficier au plus grand nombre. 60 Ridek’h l’Attitré d’Hyrillka Ridek’h trouva encore une fois Tal O’nh assis à l’extérieur du réseau minier, ses yeux aveugles tournés vers les soleils d’Ildira. Suite au survol du camp où les Hyrillkiens avaient succombé à l’attaque des faeros – ces mêmes Hyrillkiens qu’il aurait dû protéger –, le jeune homme ne se voyait plus comme un simple substitut de son père, assassiné par Rusa’h. Enfin, et de tout son être, il se considérait comme le véritable Attitré d’Hyrillka. — Je ne devrais pas perdre mon temps caché dans ces tunnels, dit-il à son mentor. — C’est vrai. Ni vous ni aucun de nous. Mais que faire, alors ? S’enfuir ? Attaquer les faeros à notre tour… et mourir en héros ? Le Mage Imperator ne nous aidera pas tant qu’il restera prisonnier des humains, or nous n’avons pas les moyens d’aller le secourir. Que pouvons-nous faire, seuls ici ? — Oui, que pouvons-nous faire ? Ridek’h répéta la question par défi plutôt que par impuissance. Le retour du Mage Imperator au sein du thisme avait littéralement illuminé le réseau mental, permettant aux Ildirans paniqués, dispersés dans tout l’Empire, de bénéficier d’un peu de réconfort. Tal Ala’nh, qui commandait l’une des dernières cohortes de la Marine Solaire, en avait profité pour rassembler ses troupes éparpillées avant de foncer sur Ildira. Sept maniples au grand complet, soit trois cent quarante-trois croiseurs lourds prêts à se jeter sur les boules de feu. Adar Zan’nh avait empêché le tal de commettre ce sacrifice inutile. Depuis, Ala’nh rongeait son frein à bonne distance, en charge des vaisseaux qui se réunissaient peu à peu autour de la capitale de l’Empire. Avec ordre exprès de rester en alerte. Discrètement. Depuis le récent massacre, Ridek’h ne cessait de penser aux Hyrillkiens encore présents sur Ildira, plus d’un million de personnes sans défense évacuées de leur planète d’origine. Les faeros pourraient les exterminer quand bon leur semblerait, ou bien quand Rusa’h finirait par les laisser faire. Cette seule idée poussa le jeune Attitré à l’action. — Je devrais aller défier Rusa’h en personne. C’est moi, l’Attitré d’Hyrillka. J’ai déjà croisé sa route et il ne m’a pas tué. — D’aucuns qualifieraient ça de miracle, rétorqua O’nh, troublé par le souvenir de ce terrible épisode. À quoi cela nous servirait-il de tenter le diable de nouveau ? — Je me sacrifierai s’il le faut. — Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, jeune homme. Je ne vois vraiment pas comment cela pourrait nous être utile. Ridek’h chercha aussitôt à donner une allure plus réfléchie à sa décision. — Quand il s’en est pris à votre croiseur, Rusa’h m’a dit que nous allions nous revoir sous peu. Eh bien je compte prendre les devants. Je vais retourner à Mijistra, pénétrer dans le Palais des Prismes et l’affronter. S’il avait dû me tuer, il l’aurait déjà fait. — Qu’allez-vous lui dire ? — Je veux lui faire comprendre les souffrances qu’il inflige à son peuple ! Si le vrai Rusa’h survit encore, quelque part au milieu des flammes, il finira bien par reconnaître l’horreur de ses actes. Qui est vraiment aux commandes ? Lui ou les faeros ? Peut-être son cœur ildiran continue-t-il à battre. O’nh poussa un grand soupir, même s’il était lui aussi impatient de reprendre l’initiative. — C’est de la folie. Je vous l’interdis. — Je suis l’Attitré d’Hyrillka, répondit Ridek’h d’un ton cassant. C’est vous qui suivez mes ordres, pas l’inverse. Dois-je vous rappeler vos propres leçons ? Les dirigeants dirigent, les autres obéissent. Le sang du Mage Imperator coule dans mes veines. Vous avez dit que, s’il me venait une idée susceptible de sauver l’Empire, je serais moralement obligé de la mettre en pratique. Un léger sourire fleurit sur le visage ravagé de Tal O’nh. — Donc vous m’écoutez quand même un peu… — Avec la plus grande attention. Moi, le nouvel Attitré d’Hyrillka, je dois défier l’ancien. Il ne faut plus hésiter à faire des choix extrêmes. Comme le Mage Imperator n’est plus parmi nous, personne ne prendra de décision à notre place. Ridek’h s’interrompit, le souffle court. O’nh gardait la tête dressée vers le ciel. — Des choix extrêmes. Oui, peut-être devrions-nous tous réfléchir en ce sens. Je ne vois plus d’autre moyen de sauver l’Empire. 61 Jora’h le Mage Imperator Le président Wenceslas s’était quelque peu désintéressé du Mage Imperator depuis qu’il devait gérer sa nouvelle alliance avec les robots klikiss. Le roi Rory et le Pèrarque de l’Unisson avaient annoncé de concert la restructuration de certaines usines de compers, tandis que les robots noirs s’affairaient avec diligence à la réparation des vaisseaux des FTD abandonnés en orbite. Même si Jora’h ne prétendait pas décrypter les nuances des émotions humaines, il lui paraissait évident que le Pèrarque prononçait ses discours pour le moins à regret. Le vieil homme semblait écœuré par le simple fait de prétendre, sur des bases religieuses, que les robots klikiss étaient les sauveurs de l’humanité. Si seulement de tels scrupules avaient pu s’étendre à la capture du souverain ildiran… Frustré de ne pas avoir réussi à forcer la main du Mage Imperator, Basil Wenceslas décida de le renvoyer sur la Lune avec Nira, sous surveillance rapprochée d’un escadron de gardes royaux commandé par le capitaine McCammon. La tête haute, Jora’h et sa compagne montèrent à bord de la navette et se préparèrent à un court voyage qu’aucun média n’avait été invité à couvrir. Ce retour à la base lunaire ne réjouissait guère le Mage Imperator, même si la manœuvre allait le rapprocher des autres captifs ildirans. Ce qu’il voulait, c’était retrouver Ildira. Combattre les faeros. Jora’h et Nira restèrent côte à côte durant tout le trajet ; elle lui prit longuement la main, ce qui le réconforta jusqu’à un certain point. Le capitaine McCammon les observait en silence avec une expression indéchiffrable. Une fois la navette posée dans un cratère couvert, Jora’h prit Nira par le bras et s’avança d’une démarche altière sur le terrain d’atterrissage poussiéreux. McCammon et ses hommes les suivirent à faible distance. Les soldats ildirans s’étaient rassemblés le long du mur pour assister à l’arrivée de leur souverain. Ils gonflèrent leur poitrine massive, avides de se battre, même sans armes. De nombreux prisonniers avaient été autorisés à pénétrer dans le cratère pour suivre la descente de la navette. Jora’h sentait que les Ildirans avaient donné du fil à retordre à leurs geôliers, ce qui ne manqua pas de le faire sourire. Un groupe de soldats terriens mené par le commandant Tilton se présenta à son tour pour accueillir officiellement Jora’h. — Je ne pensais pas dire ça un jour, mais je suis heureux de vous revoir, Mage Imperator. J’espère que cette base va enfin retrouver un semblant de calme. Jora’h dévisagea l’officier, visiblement gêné, qui s’était toujours montré hostile à la présence des otages sur la Lune. — Le président de la Hanse souhaite que je continue à pourrir ici pendant que ma planète brûle et que mes sujets meurent par milliers chaque jour qui passe. Même en nette infériorité numérique, les gardes ildirans commencèrent à bander leurs muscles et découvrir leurs griffes. Si Yazra’h avait été là, elle se serait jetée sur l’ennemi sans l’ombre d’une hésitation. Tilton pâlit tandis que ses hommes levaient leurs armes, le regard incertain. Des renforts firent aussitôt leur apparition près des issues du cratère, comme pour rappeler au Mage Imperator de ne pas nourrir de faux espoirs. Grâce au thisme, Jora’h sentait la colère à peine contenue qui enflammait ses soldats. Ils voulaient désespérément se battre, tenter quelque chose, sans souci du danger. Tous les prisonniers ildirans se sacrifieraient sur l’heure si cela pouvait permettre au Mage Imperator de s’échapper. Jora’h reçut de plein fouet cette vague d’émotions. Parlementer ne servait à rien, pas plus qu’obéir aux ordres absurdes du président Wenceslas. Absurde aussi l’idée de préparer un plan d’évasion minutieux. Là, maintenant, ses gardes n’attendaient qu’un signe de sa part pour intervenir. Chacun d’eux pourrait facilement tuer plusieurs soldats humains. Leur infériorité numérique n’était pas si écrasante qu’il y paraissait. Et le croiseur de la Marine Solaire n’était pas bien loin. Jora’h prit rapidement sa décision : une situation désespérée réclamait des choix désespérés. Il lâcha la bride à ses troupes d’un geste infime dont la signification se propagea à travers le thisme. Allez-y. Dans un parfait mouvement d’ensemble, les gardes ildirans bondirent sur les Terriens regroupés sur le terrain d’atterrissage. Quelques secondes plus tard, de nombreux soldats des FTD gisaient déjà à terre, nuque brisée ou sauvagement égorgés. Les Ildirans s’empressèrent de récupérer les armes tombées à terre et ouvrirent le feu sur les renforts qui tentaient de se frayer un passage jusqu’au champ de bataille. Le commandant Tilton hurlait des batteries d’ordres, incapable de croire à la scène qui se déroulait sous ses yeux. Les guerriers extraterrestres se rapprochaient peu à peu de leur souverain, même si les humains ripostaient désormais avec précision. Trois gardes ildirans succombèrent, puis cinq autres. Le sol se couvrait de victimes plus vite que Jora’h ne parvenait à les compter. — Mage Imperator ! rugit une voix derrière lui. Rendez-vous immédiatement ou je la tue. Le capitaine McCammon s’était emparé de Nira. La prêtresse Verte se débattait tant bien que mal, mais l’officier la ceinturait fermement tout en pointant une dague d’apparat sur sa gorge. — Dites à vos soldats de baisser leurs armes, lança-t-il, déterminé. Peur et défi se mêlèrent sur le visage de Nira. Mais Jora’h ne la laisserait pas mourir pour une tentative d’évasion sans doute vouée à l’échec dès le départ. Il ne laisserait personne lui faire de mal. McCammon ne bougeait pas d’un pouce. Regard droit, lame prête à trancher. Jora’h ne supporterait pas de la perdre. — Arrêtez ! cria Jora’h. Baissez vos armes. Les gardes survivants frémirent, puis cessèrent tous le combat en l’espace d’une seconde. Il leur était impossible de désobéir au Mage Imperator, quelle que soit leur rage, leur goût du sang. Ils jetèrent leurs armes d’un geste amer. Jora’h réfléchit à toute allure, cherchant une solution miracle, mais le petit groupe de prisonniers ildirans ne pourrait jamais vaincre une base des FTD à lui tout seul. Il avait poussé ses loyaux serviteurs à une révolte vaine. — Nous nous rendons, annonça-t-il. Les épaules de McCammon s’affaissèrent brutalement. Il semblait soulagé de ne pas avoir eu à mettre sa menace à exécution. Le commandant Tilton, lui, avait bien du mal à se remettre du bref accrochage. Il respirait difficilement, comme s’il était prêt à vomir. — Emparez-vous d’eux ! Enfermez-les chacun dans une cellule individuelle. Une bonne moitié des gardes ildirans gisaient à terre, abattus après avoir infligé de lourdes pertes à leurs adversaires. Jora’h prit Nira dans ses bras, et la prêtresse Verte se mit aussitôt à sangloter. McCammon regarda le souverain droit dans les yeux. — C’était la façon la plus simple et la plus rapide d’arrêter le massacre, expliqua l’officier sur un ton d’excuse. 62 Le général Kurt Lanyan Lanyan n’était pas vraiment pressé de rentrer sur Terre après la raclée encaissée sur les chantiers d’Osquivel. Même s’il avait envoyé un communiqué vantant la localisation d’un important complexe industriel de la Confédération, et même si sa flotte rapportait assez d’ekti pour ravitailler les FTD pendant des mois, il savait que le président n’aurait aucun mal à lire entre les lignes. Basil Wenceslas considérerait que Lanyan avait échoué. Encore une fois. Le général ordonna deux détours vers des cibles potentielles – mais abandonnées –, ce qui lui permit de retarder l’inévitable d’une semaine. Puis, sans fanfare et presque discrètement, la flotte de Lanyan rentra sur Terre. L’officier se rendit aussitôt au siège de la Hanse pour y présenter son rapport. Assis derrière son bureau, le président garda le silence assez longtemps pour que Lanyan, planté au garde-à-vous, commence à se sentir mal. Comme une recrue prête à se faire passer un savon par son supérieur. Le sourire de fierté composé à la hâte se délita peu à peu tandis que sa gorge s’asséchait. Il avait cru un instant que la prise de Golgen suffirait malgré tout à satisfaire Basil Wenceslas. — Au moins vous avez rapporté l’ekti, soupira le président. Maintenant, il va falloir que j’envoie quelqu’un administrer les stations d’écopage pour en garder la mainmise. Lanyan se félicita de ne pas avoir mentionné la rencontre avec Patrick Fitzpatrick. Le président se serait sans doute plaint que l’on n’ait pas ramené le jeune homme sur Terre, couvert de chaînes. Même si Fitzpatrick aurait pu causer beaucoup d’ennuis en prenant les médias à témoin. — Tout à fait, monsieur le Président. Ces installations sont d’une importance vitale. (Il ne savait plus trop quoi dire.) Durant l’attaque, j’ai pris soin de ne pas endommager… Wenceslas lui coupa la parole d’un grognement méprisant. — Pendant que votre flotte paradait dans l’espace et se faisait botter les fesses par un ramassis de Vagabonds et de déserteurs, j’ai dû prendre une série de décisions difficiles touchant l’avenir de la Hanse. (Quand il condescendit à lever les yeux sur Lanyan, ce fut pour le transpercer d’un regard aussi glacé que de l’azote liquide.) Venez avec moi, général. Je dois inspecter nos nouvelles chaînes d’assemblage. Il est temps que vous preniez conscience de ce qui s’est joué en votre absence. Lanyan suivit le président d’un pas nerveux. Il avait laissé Conrad Brindle en orbite, près de l’endroit où les robots klikiss rendaient enfin leurs prises aux humains. Avoir de nouveau sous les yeux cette flotte volée aux FTD le rendait fou furieux. Les médias retentissaient d’ailleurs d’un concert de protestations. Qui aurait pu oublier la traîtrise des robots noirs ? Et quelle mouche avait piqué Basil Wenceslas d’accepter une telle alliance ? Les deux hommes n’échangèrent que quelques mots sur le chemin qui menait à l’une des usines restructurées. Lanyan se souvenait encore avec effroi de la révolte des compers Soldats. La Hanse allait-elle commettre deux fois la même erreur ? Le président avait sans doute un plan, une idée derrière la tête, mais Lanyan ne parvenait pas à en saisir les contours. Ni lui ni personne. L’usine tout entière retentissait du vacarme assourdissant des chaînes d’assemblage et des broyeurs thermiques, qui rebondissait dans les hauteurs caverneuses de l’entrepôt. Des dizaines d’infâmes robots klikiss passaient de station en station pour inspecter les rangées de circuits électroniques, les plaques métalliques du même noir qu’eux, les modules de programmation délicatement gravés dans des bassins à très basse température. Fort heureusement, Lanyan compta au moins dix soldats ou techniciens humains pour chaque robot. — Nul besoin de s’inquiéter, commenta Basil pour calmer l’anxiété évidente du général. Nos équipes maintiennent une surveillance permanente sur l’ensemble du site. — J’entends bien, mais je n’ai aucune confiance en ces choses. Le président le gratifia d’un sourire paternel. — De plus, l’usine est bourrée d’explosifs. Il me suffit de claquer des doigts pour la vaporiser instantanément. C’est dans l’intérêt des robots de collaborer avec nous. Je comprends Sirix : sa haine des Klikiss surpasse de loin tous les désaccords qu’il a pu avoir avec l’humanité. — Monsieur, le dernier « désaccord » en date nous a coûté les deux tiers de la flotte des FTD et près d’un million de soldats ! Eldred Cain sortit d’un bureau du rez-de-chaussée, suivi par les nouveaux conseillers scientifiques de la Hanse, Jane Kulu et Tito Andropolis. Lanyan avait déjà croisé ces deux-là, et en avait conclu que leur enthousiasme dépassait assez largement leurs compétences techniques. Cain, comme à son habitude, ne se permit aucun commentaire déplacé. — Les robots klikiss ont achevé la reconversion de l’usine. Sirix vient de valider les chaînes d’assemblage. — Ils nous ont aussi permis d’améliorer l’efficacité de notre production, ajouta Kulu. Lanyan jetait des regards alarmés tout autour de lui. — C’est ce qu’on a dit la première fois. Quand on a commencé à utiliser les modules de programmation klikiss. — La situation est totalement différente, rétorqua Andropolis. L’usine tournera à plein régime dans quelques jours. — Et les robots poursuivront la remise en état de nos vaisseaux, conclut le président. J’ai promis de leur fournir cent robots pour chaque bâtiment des FTD qui reprendra du service. En quelques jours, Sirix et ses troupes ont déjà remis à neuf quinze Mantas et un Mastodonte. Bien plus vite que si nous nous y étions attelés nous-mêmes. Vous voyez : il suffit d’un bon accord et tout le monde est content. Lanyan était bien forcé de ravaler ses appréhensions. — Si les robots tiennent vraiment leurs promesses, je retirerai mes objections. — J’en ai soupé des gens qui ne savent que cracher des objections. Basil s’éloigna d’un pas sec, suivi par Lanyan, qui prit le temps d’encaisser l’affront avant de chercher un moyen plus subtil d’évoquer ses craintes. Finalement, il dépassa son supérieur et lui bloqua le passage. Il sentit un frisson glacé le parcourir de haut en bas, mais il mit sa fierté de côté et dit ce qu’il avait à dire : — Monsieur le Président, j’ai bien conscience que mes derniers résultats n’ont pas été à la hauteur de vos attentes. Je vous en prie, donnez-moi une autre chance de faire mes preuves. Confiez-moi une nouvelle mission. Basil Wenceslas accepta de considérer la question. — Ces dernières heures, nous avons intercepté plusieurs drones lancés par la Manta de l’amiral Diente. Je l’avais envoyé sur Pym dans l’espoir d’ouvrir des négociations avec les Klikiss, mais ils ont détruit son vaisseau et tué tout le monde. Encore un échec. Le président avait plus l’air déçu que choqué. Lanyan, lui, eut bien du mal à trouver ses mots. — Vous avez envoyé Diente sur Pym ? Pour négocier avec les insectes ? — J’avais espéré que nos deux espèces trouveraient un terrain d’entente, mais les Klikiss ne semblent pas intéressés par la diplomatie. La Hanse se voit donc dans la triste obligation de renoncer à cette option. (Il se remit en marche tout en continuant son analyse.) Votre première mission sur Pym s’est soldée par une retraite honteuse. Mais vous allez pouvoir vous racheter. Lanyan pâlit d’un coup. Sa confrontation avec les Klikiss avait été l’expérience la plus terrifiante de toute son existence, et il en gardait une répulsion instinctive pour les créatures insectoïdes. Malheureusement, cela ne changerait rien à ce que le président s’apprêtait à suggérer. — Les Klikiss ne doivent pas s’imaginer qu’ils peuvent massacrer nos ambassadeurs en toute impunité. Et c’est vous, général, qui allez le leur faire comprendre. De façon claire et définitive. Le brouhaha ambiant permit à Lanyan de couvrir un gémissement horrifié. Il n’osait pas, ne voulait pas montrer sa peur au président. — Quelle sera cette façon claire et définitive ? — Les armes, évidemment. Donnez-leur une bonne leçon. Emmenez une flotte sur Pym et exterminez les Klikiss. Sirix m’a promis qu’un autre Mastodonte serait prêt incessamment. (Basil se fendit d’un sourire en coin.) Après cette écrasante victoire, il n’est pas impossible que j’envisage de vous faire de nouveau confiance. Et de m’appuyer sur vous pour mettre un terme à l’aventure de la Confédération. Je suis sûr que vous aimeriez prendre votre revanche sur l’amiral Willis, n’est-ce pas ? Lanyan hocha mécaniquement la tête, affolé à l’idée de devoir affronter des hordes de guerriers klikiss. Le président sortit de l’usine et se dirigea vers le véhicule qui le ramènerait au siège de la Hanse. — Mon idée, général, consiste à pousser les robots klikiss à se battre contre leurs créateurs. Avec le secret espoir de les voir s’éliminer mutuellement, même si nous devrons peut-être encore condescendre à quelques sacrifices. Lanyan savait très bien que Basil Wenceslas n’hésiterait pas à le compter, lui, au nombre des possibles sacrifices. 63 Sullivan Gold Le président Wenceslas n’était pas vraiment de bonne humeur quand il accueillit Sullivan au siège de la Hanse. — J’ai été proprement stupéfait d’apprendre que vous étiez de retour sur Terre, monsieur Gold. N’avez-vous pas envisagé que je pourrais être intéressé par votre rapport ? Et ce dès que possible ? L’ancien administrateur n’eut aucun mal à prendre un air confus. — J’ai traversé des épreuves difficiles, monsieur. Je commence à peine à m’en remettre. — Vous avez pourtant eu tout le temps nécessaire. (Le président se rassit derrière son bureau.) Je sais très bien de quand date votre retour. Sullivan jeta un coup d’œil aux grandes baies vitrées, impressionné par la vue dont on bénéficiait du haut de la pyramide de la Hanse. Basil Wenceslas s’en aperçut et passa la main sur un contrôle. Les fenêtres s’opacifièrent aussitôt, donnant l’impression que la pièce se transformait en bunker souterrain. Pour d’obscures raisons, le président s’en trouva – légèrement – plus détendu. Sullivan soupira et se lança dans les explications. — Je fais partie des survivants qui ont échappé à l’attaque hydrogue sur le moissonneur de Qronha 3. Nous en avons d’ailleurs profité pour sauver de nombreux ouvriers ildirans. Une fois sur Ildira, on nous a sommés de participer à la préparation de la Marine Solaire en vue de la bataille de la Terre. Avec un certain succès, vous en conviendrez. (Le président ne fit pas mine de se dérider.) J’ajouterai que ma famille rencontre en ce moment de graves problèmes financiers, notamment parce que la Hanse n’a pas respecté les termes du contrat que j’ai signé avec elle. J’estime donc avoir droit à une compensation. Basil Wenceslas se raidit sur sa chaise. — Vous estimez ? Eh bien sachez que je ne suis pas d’accord, monsieur Gold. Vous étiez en charge d’un complexe industriel de très grande valeur, qui a été entièrement détruit en même temps que les réserves d’ekti qu’il contenait. Vos pertes ne sont rien comparées à celles de la Hanse. Sullivan avait suffisamment pratiqué l’art de la négociation pour savoir que laisser parler sa colère ne ferait qu’empirer les choses. — Dans ce cas, rendez-moi au moins la récompense du Mage Imperator. Je l’ai méritée. — Je crains que l’argent d’un empire ennemi ne vous soit d’aucune utilité. Pire, sa simple possession ferait peser de graves soupçons sur votre tête. Il est donc préférable que les autorités le gardent en lieu sûr. Pour éviter les malentendus. Le colonel Andez et ses hommes ont une certaine tendance à l’excès de zèle. Sullivan avait pu constater à quel point les médias encensaient l’équipe de nettoyage, en lutte contre tous ceux qui « sapaient le moral de nos vaillants soldats ». Encore plus agressifs, les reportages consacrés à l’Épée de la Liberté prétendaient que « l’ennemi » se réjouissait des conflits internes de la Hanse. Comme si les Klikiss se branchaient tous les jours sur les médias terriens. Depuis l’intrusion aussi illégale que musclée du colonel Andez dans la maison familiale, Lydia était habitée par une rage folle qu’elle tenait à faire largement partager autour d’elle. — Comment peut-on les laisser agir ainsi ? demandait-elle à un parent, un ami, un voisin. Si je ne fais rien, la prochaine victime ne fera rien non plus, ni la suivante. Et ces gorilles pourront piétiner nos droits civiques en toute impunité. Ça ne se passera pas comme ça, c’est moi qui vous le dis ! Sullivan était parfois obligé de ramener sa femme à la maison pour la calmer. Elle avait raison sur toute la ligne, évidemment, mais ne semblait pas mesurer les conséquences de ses paroles. Pendant ce temps, le président Wenceslas poursuivait sa petite leçon : — Maintenant que la guerre contre les hydrogues est derrière nous, la Hanse doit devenir autosuffisante au niveau énergétique. Ce qui implique une production autonome et sécurisée de carburant interstellaire. Sullivan n’osait imaginer ce que le président allait lui proposer. — Vous voulez me remettre à la tête d’un moissonneur d’ekti ? Je suis sûr que vous pourrez trouver de bien meilleurs candidats. Basil fronça les sourcils, contrarié par l’interruption. — Non, je ne pensais pas à un moissonneur. Vous avez peut-être entendu parler des récents succès du général Lanyan en territoire vagabond ? Il a pris possession d’un groupe de stations d’écopage sur Golgen, qu’il a d’ailleurs délesté d’une importante cargaison d’ekti. Maintenant que ces stations sont sous notre contrôle, je vous demande de les administrer au nom de la Hanse. Sullivan dut s’asseoir pour encaisser le choc, même s’il n’en avait pas reçu l’autorisation. — Je n’ai pas la formation nécessaire pour encadrer une main-d’œuvre hostile. C’est du travail de militaire. (Cette fois, la colère perçait sous le voile de peur.) Les Vagabonds saboteront la production à la moindre occasion. Je ne me vois pas accepter ce poste, monsieur le Président. Basil Wenceslas écarquilla les yeux, comme si personne ne lui avait jamais rien refusé. — Je vous invite à reconsidérer votre position, lâcha-t-il d’une voix menaçante. Mais Sullivan en avait assez des manœuvres d’intimidation, que ce soit la violence de l’équipe de nettoyage ou le gel de ses avoirs financiers. Il avait survécu à une attaque hydrogue qui avait littéralement vaporisé un moissonneur d’ekti sous ses pieds. Il survivrait au déplaisir du président Wenceslas. L’ancien administrateur se leva et se dirigea vers la porte du grand bureau. — Désolé, monsieur le Président, vous devrez trouver quelqu’un d’autre. Je suis à la retraite et compte bien y rester. 64 Patrick Fitzpatrick III Maureen Fitzpatrick se révéla une parfaite hôtesse. Patrick passa plusieurs jours à lui conter ses aventures, et ce depuis le jour où il avait « emprunté » le yacht spatial pour se lancer à la recherche de Zhett Kellum. Quelqu’un de plus romantique aurait sans doute trouvé l’histoire émouvante, mais la Virago la qualifia juste de stupide. Patrick savait néanmoins qu’il n’était pas venu là pour une simple visite de famille. Le roi Peter l’avait chargé de planter quelques graines subversives dans l’esprit de l’ancienne présidente, tout en se renseignant sur sa vision de la Confédération et de Basil Wenceslas. Cet après-midi-là, Maureen et ses deux invités contemplaient les pics enneigés depuis une grande véranda ouverte. Patrick y profitait avidement d’un air plus pur et plus rafraîchissant que celui dont il avait pris l’habitude chez les Vagabonds. La vieille femme avait posé près d’elle ses indispensables écrans : bien qu’ayant quitté la présidence de la Hanse depuis des décennies, elle suivait l’actualité comme si elle était encore un rouage essentiel de la machine politique. Gêné par sa position ambiguë, Patrick se décida à sortir tant bien que mal ce qu’il avait envie de dire depuis son arrivée. — Grand-mère, je sais que tu me considérais comme quelqu’un de têtu et d’immature… — Pourquoi parler au passé ? rectifia-t-elle aussitôt. — Tu as remarqué que j’essayais de m’excuser ? Patrick rougit comme une tomate et Maureen se tut pour ne pas remettre de l’huile sur le feu. Aucun des deux n’était très doué pour ce genre d’exercice. — Je n’étais qu’un sale enfant gâté, reprit-il. Mais j’ai découvert la nécessité de travailler pour obtenir ce que je voulais. Que ce soit du respect ou quelque chose de plus matériel. — Les flemmards n’ont pas leur place chez les Vagabonds, confirma Zhett. Nous avons fini par lui mettre un peu de plomb dans la tête. Maureen plissa les yeux. — Oui, j’ai pu le constater par moi-même quand tu es intervenu pour négocier le cessez-le-feu sur Osquivel. Tu n’étais déjà plus le bon vieux Patrick que j’avais connu. (Elle reprit tout de suite son sérieux.) J’ai toujours su que tu valais mieux que tes parents. C’est pourquoi je me montrais si dure avec toi. Pour te préparer. Patrick déglutit avec difficulté et serra la main de Zhett. — Après mon retour sur Terre, je tournais en rond, je ne faisais rien de mes dix doigts. Mais je savais ce qui se passait. Je savais que je devais prendre position. Je ne voulais plus servir dans les FTD, qui avaient sciemment déclaré la guerre aux Vagabonds. Alors je me suis enfui. Je regrette d’avoir abusé de ta confiance, d’avoir volé ton vaisseau. Je ne pensais qu’à moi. Je me trouvais de bonnes excuses pour prendre ce dont j’avais besoin. Il repensa à la façon dont le général Lanyan et le président Wenceslas justifiaient les attaques contre les Vagabonds, les Ildirans, voire contre leurs propres colonies, n’hésitant pas à tuer juste parce qu’ils estimaient avoir « besoin » de quelque chose. Maureen eut un petit geste maladroit pour signifier que ce n’était pas bien grave. — J’ai tous les vaisseaux nécessaires à portée de main. Celui-là ne m’a pas manqué un seul instant. Mon problème, c’était de te voir t’enfuir pour une ridicule histoire de cœur. (Elle continua avant que Zhett puisse l’interrompre.) Ta désertion m’a profondément contrariée, mais je reconnais ne pas t’avoir assez écouté. Je croyais que tu avais besoin d’aide pour t’ôter tes délires de la tête, alors que tu avais raison, bon sang ! En tout cas, sur l’essentiel. J’ai vu les images grandiloquentes du massacre d’Usk. Chaque jour, j’écoute « religieusement » cet idiot de Pèrarque et je constate les exactions de cette fameuse équipe de nettoyage créée par le président Wenceslas. Tandis qu’elle secouait la tête, dégoûtée, Lanyan apparut sur l’un des écrans et capta de suite l’attention générale. L’officier annonça avec emphase l’envoi d’une force militaire à l’assaut des Klikiss, afin de « venger l’infâme assassinat de l’amiral Diente lors de sa mission diplomatique sur Pym ». Puis, d’une voix grave et cassante, il promit « de donner une leçon à cette répugnante espèce insectoïde, de lui apprendre à craindre les Forces Terriennes de Défense ». Patrick nota que le reportage ne mentionnait ni les actes de piraterie commis sur Golgen ni la défaite retentissante du général sur Osquivel. — Quelle andouille, gémit Maureen en levant les yeux au ciel. Lanyan rentre si souvent au bercail la queue entre les jambes qu’il pourrait s’en servir pour nettoyer par terre. — Quand je pense que je l’admirais…, marmonna Patrick. — Jusqu’à peu, tu avais tendance à être étonnamment mal informé, ironisa Zhett. Ainsi qu’étonnamment têtu. — Je te remercie. Maureen, elle, ne parvenait pas à détacher les yeux de l’écran. — Les fanfaronnades de Lanyan ont déjà le mérite de ne pas être aussi stupides que cette nouvelle collaboration avec les robots klikiss. Comment un président de la Hanse peut-il accepter de fabriquer ces satanées machines ? — Ça explique l’apparition des groupes de dissidents, plaça habilement Patrick. Même si Wenceslas tente de les museler et joue sur la peur pour faire croire à la population qu’une poigne de fer est la seule option valable. Mais de toute façon les gens ne réfléchissent pas à d’autres solutions. — Les gens ne réfléchissent à rien, grommela Maureen. Un vrai troupeau de moutons. L’Épée de la Liberté, au moins, montre le chemin à suivre. Zhett et Patrick avaient pu admirer par écrans interposés l’ingéniosité dont les opposants faisaient preuve pour insérer condamnations et autres messages séditieux dans tous les supports disponibles. Shelia Andez, que Patrick avait bien connue dans les FTD, devenait dingue à force de courir en vain derrière telle ou telle rumeur, tel ou tel nid de rebelles. — Ce n’est sûrement pas comme ça que je gérerais la situation, commenta Maureen. D’ailleurs, quand j’étais présidente… Patrick s’empressa de saisir la balle au bond. — C’est bien pour ça que nous sommes là, grand-mère. Le roi Peter en personne nous a demandé de venir te parler. — Le roi Peter ? On dirait que tu joues dans la cour des grands, maintenant. La Hanse dit que c’est un hors-la-loi. Enfin si l’on en croit les communiqués officiels. Le qualificatif avait l’air de beaucoup amuser la politicienne. — Un hors-la-loi ? s’écria Zhett. Le roi Peter a derrière lui l’immense majorité de l’espèce humaine. C’est Basil Wenceslas le vrai criminel. Cela fait des mois que le roi Peter réclame sa démission. — Comme s’il allait se laisser convaincre… — Alors peut-être faudrait-il envisager de le destituer, suggéra tranquillement Patrick. Il était persuadé que sa grand-mère y avait songé plus d’une fois. Maureen fit celle qui n’avait rien entendu et éteignit les écrans d’un geste hargneux. — Inutile d’énumérer les erreurs du président. Je les connais. Mais je n’y peux rien. — C’est drôle que tu dises ça, parce que nous avons une offre à te soumettre au nom de la Confédération. Du genre qui devrait te plaire. Patrick lui expliqua en détail comment le roi voulait qu’elle fournisse un contrepoint à la propagande de Wenceslas tout en assurant un rôle de liaison entre les colonies isolées, le gouvernement de Theroc et une Hanse de plus en plus affaiblie. — C’est un poste prestigieux, d’une importance capitale, conclut le jeune homme. Penses-y, grand-mère. Tu perds ton temps ici. — Je croyais que tu n’étais pas fan de ma politique, répliqua-t-elle avec un sourire malicieux. — Encore une fois, j’ai bien changé. (Patrick remarqua que l’ancienne présidente ne rejetait pas la proposition d’emblée.) Pendant mon séjour chez les Vagabonds, j’ai compris à quel point tu avais dû travailler dur pour obtenir ton poste. Tu es extrêmement compétente, tu as de l’influence, des contacts, une connaissance intime du système dont personne ne dispose ni sur Terre ni dans la Confédération. — Madame, intervint Zhett, c’est à vous de choisir si vous voulez attendre que le bateau coule ou aider à lancer les canots de sauvetage. — Ne m’appelez pas « madame », j’ai l’impression d’être une ancêtre. (Maureen se cala dans son fauteuil et laissa son regard glisser sur le paysage.) Il y a un nom pour ceux qui quittent un navire en train de couler. Des rats. — Ou des survivants. — Bien vu. Patrick, je crois que je commence à aimer cette fille. — Je ne suis plus une « fille ». J’ai passé l’âge. La Virago ne put contenir un éclat de rire. — Grand-mère, c’est le président Wenceslas qui nous a entraînés dans cette impasse, et c’est à toi de nous en sortir. Tu es prête à reprendre les rênes du pouvoir. Que faut-il dire de plus pour te convaincre ? (Le jeune homme se permit un petit sourire, vite réprimé.) La Hanse a déclaré la guerre à la Confédération en envoyant le général Lanyan attaquer Golgen et Osquivel. Le président s’est aliéné tout l’Empire ildiran en kidnappant le Mage Imperator. Il a même accepté de fabriquer des robots klikiss alors que ces horribles machines ont massacré les soldats des FTD. Et à présent voilà qu’il envoie nos derniers vaisseaux détruire une ruche klikiss, ce qui nous vaudra sans doute l’ouverture d’un nouveau front. Donc je t’écoute : pourquoi rester ici et soutenir ce gouvernement ? — Oui, pourquoi ? (Maureen jouait visiblement avec l’idée.) D’un autre côté, penses-tu que je vais bondir dans ce yacht et partir sur l’heure en laissant derrière moi tout ce qui m’est cher ? Et Jonas, alors ? On travaille ensemble depuis que les premiers mammifères sont apparus sur Terre. — Si tu nous aides, le problème peut être réglé très rapidement. Une fois le président destitué, une fois la Hanse intégrée à la Confédération, imagine tous ces gens qui chercheront à rentrer dans tes petits papiers. Tu auras toujours ta maison, tes affaires, ton réseau politique, et plus d’influence que jamais. — J’en ai déjà beaucoup. — Tu en auras encore plus. — Je vais préparer du thé, déclara Maureen en se levant. Quel genre vous voulez ? — Du fort, répondit Zhett au nom du couple. — Je sais que tu as envie d’accepter, lança Patrick avant que la vieille femme soit trop loin. — Tu devrais aussi savoir que je ne vais pas te répondre tout de suite. Ce ne serait pas très malin d’avoir l’air trop enthousiaste. Je ne t’ai donc rien appris ? Maureen revint rapidement avec le thé. Même s’il sortait d’un distributeur, Patrick fut étonné qu’elle s’en soit chargée elle-même, sans faire appel à Jonas. Après cette courte pause, l’ancienne présidente passa aux choses sérieuses. — Il me faudra un titre officiel, bien sûr. À la fois ronflant et doté d’une réelle autorité. Vous deux, vous allez rentrer chez vous et vous assurer que le roi Peter prépare tous les documents nécessaires. Je rejoindrai Theroc par mes propres moyens. Dois-je te rappeler que tu es un fugitif, Patrick ? M’exhiber à tes côtés pourrait mettre en péril de délicates négociations. — Le roi ne peut plus attendre. Il risque de proposer le poste à quelqu’un d’autre. — Je ne pense pas. S’il croit m’avoir appâtée, il me donnera tout le temps dont j’ai besoin. — Deux semaines, trancha Zhett. Si vous n’êtes pas sur Theroc d’ici là, c’est peut-être bien mon père qui prendra la place. — Deux semaines, acquiesça Maureen. Patrick retint difficilement un sourire idiot. — Je sais que je viens juste de te ramener ton yacht spatial, mais je me demandais s’il serait possible de le garder encore un peu ? Pour retourner sur Theroc. Je te le rendrai là-bas. La Virago poussa un soupir théâtral. — Il est à vous. C’est mon cadeau de mariage. 65 Jess Tamblyn Jess avait reconstitué son groupe de porteurs d’eau afin de disséminer les nouveaux guerriers wentals et de retrouver d’anciens bassins oubliés au fin fond du Bras spiral. Même si les Vagabonds faisaient preuve d’un enthousiasme admirable, Jess et Cesca craignaient que leurs efforts restent insuffisants. Les pouvoirs des wentals ne leur avaient pas permis de remporter le conflit précédent, et même si les entités aqueuses étaient devenues plus agressives, les batailles à venir contre les faeros nécessiteraient d’autres armes. L’eau vivante, enfin prête à partir au combat, avait encore besoin de gagner en… efficacité. Or il était bien connu que l’étoile de Kotto Okiah brillait depuis de longues années au firmament de l’innovation. Jess et Cesca filèrent donc à toute allure vers les chantiers d’Osquivel, impatients de savoir si l’ingénieur saurait marier la technologie vagabonde aux attributs des wentals. Le contrôleur spatial dirigea le vaisseau liquide vers un complexe de recherche situé dans l’un des plus grands anneaux d’astéroïdes. La bulle scintillante se glissa dans le hangar indiqué, dont les lourdes portes se refermèrent sur elle. Une fois l’atmosphère reconstituée, les wentals relâchèrent la tension de surface pour ne laisser qu’une flaque peu profonde aux pieds des deux voyageurs. L’eau vivante se regroupa ensuite en deux grands blocs cylindriques dont la texture évoquait une sorte d’argile transparente. Ces étranges structures précédèrent Jess et Cesca dans les couloirs rocheux en tournant lentement dans les airs. Les ouvriers vagabonds sortirent sur le pas de leur porte, fascinés par cette incroyable procession. Une femme recula de peur d’effleurer l’un des inquiétants cylindres, mais Cesca la rassura d’un geste de la main. — Il n’y a aucun danger. Les wentals ne vont pas projeter leur énergie. — Mais ne vous approchez pas de nous, ajouta Jess. Kotto Okiah gardait l’épave hydrogue dans le plus grand laboratoire à sa disposition. Pour l’instant, il travaillait sur une espèce d’émetteur sonore dont les composants étaient éparpillés sur plusieurs tables. Trois compers lui prêtaient main-forte, ainsi qu’Orli Covitz et Hud Steinman. Kotto fut si surpris par l’arrivée de ses curieux visiteurs qu’il en laissa tomber sa clé à molette. — Nous t’avons amené quelque chose d’insolite à étudier, lui dit Jess. Les deux ovoïdes wentals s’élevèrent encore plus haut, l’un derrière Jess et l’autre derrière Cesca. — Insolite ? s’étonna Steinman. J’ai deux ou trois mots plus forts que ça qui me viennent à l’esprit. Cesca sourit à l’ingénieur. Elle avait toujours su pousser Kotto à se surpasser. — Il y a déjà bien longtemps, quand ta mère m’a désignée comme Oratrice, j’ai demandé aux Vagabonds de développer de nouveaux modes de survie suite au blocus hydrogue sur les stations d’écopage. Tu as répondu à cet appel, Kotto. Tu as permis aux clans de traverser cette mauvaise passe. Visiblement gêné, le jeune homme remuait les pieds comme s’il ne savait pas où les mettre. — J’ai juste fait mon travail. — Aujourd’hui, nous avons encore besoin de toi, dit Jess. Plus que jamais, même. Intriguée, Orli s’approcha des cylindres aqueux. — Je peux les toucher ? Dès que Jess eut donné son accord, l’adolescente posa un doigt sur la membrane étincelante, puis s’enfonça brusquement jusqu’au coude. — Ça t’arrive d’observer un minimum de précautions ? s’écria Steinman. — Seulement quand c’est utile. Orli retira sa main, qui miroita un petit moment jusqu’à ce que les gouttelettes accrochées à sa peau se décident à rejoindre leur point de départ. Les deux cylindres se tordirent et se tressèrent l’un à l’autre pour ne plus former qu’une seule masse élastique. Kotto observa le phénomène, à la fois ravi et stupéfait. — Les wentals ont besoin de toi pour combattre les faeros, plaida Cesca, mains tendues. — Les faeros… J’y ai déjà songé, mais pour l’instant j’avoue que je sèche. Armure thermique ? Rayon glaçant ? Quelque chose qui résiste à la chaleur, en tout cas. (Le jeune ingénieur sourit, soucieux d’impressionner l’Oratrice.) En attendant, je travaille sur un gadget à utiliser contre les Klikiss. Une sirène musicale capable de tétaniser l’âme de la ruche… — Les faeros, insista Jess. Peut-être qu’il te manque juste une base de départ. (Il fit un pas de côté pour laisser passer l’énorme cylindre qui flottait dans le laboratoire.) Ces wentals sont là pour toi. Comme spécimens. Je te promets qu’ils seront aussi coopératifs que possible. — Pour quoi faire ? demanda Kotto, ébahi. Des… expériences ? — Il faut les changer en armes. Il faut innover, Kotto. Réaliser l’impossible. (Les yeux de Cesca brillaient de fierté.) C’est ta spécialité, non ? Kotto ramassa la clé à molette puis, l’air fasciné, tourna autour de la masse d’eau vivante. — Vous ai-je déjà déçue, Oratrice ? 66 Caleb Tamblyn Même avec l’équipement récupéré dans le satellite, Caleb Tamblyn ne pensait guère pouvoir assurer sa survie à long terme. Mais il se sentait moins perdu, moins sur la corde raide. Une fois revenu au module d’évacuation avec son dernier chargement, le Vagabond rechargea sa combinaison et lança le générateur d’oxygène qui reconstituerait ses réserves en décomposant la glace. Puis il se décida enfin à jeter un coup d’œil aux étranges lueurs qui transfiguraient le paysage. La glace autour du grand cratère scintillait depuis des heures, comme si des aurores boréales se trouvaient piégées en son sein. Caleb n’avait jamais rien vu de pareil. Il avait pourtant observé de drôles de phénomènes pendant ses années passées dans les mines de Plumas et, à bien y réfléchir, cette lumière lui rappelait celle émise par les wentals. Le vieil homme n’avait aucune envie de retomber nez à nez avec un wental souillé tel que celui qui avait ressuscité Karla Tamblyn. D’un autre côté, Jess et Cesca s’étaient servis du pouvoir des entités aqueuses pour réparer les plus gros dégâts causés aux mines. Donc les wentals n’étaient pas tous mauvais. Et de toute façon il n’avait pas vraiment le choix. En longeant le bord du cratère, il vit des lueurs de plus en plus intenses émaner des profondeurs du lac gris acier. Tout le site de l’explosion donnait l’impression de s’éveiller. Le Vagabond aperçut également des traînées d’eau liquide glisser sous la surface, des flux de vif-argent qui constituaient comme un réseau de veines et d’artères. Les ruisselets se déplaçaient de leur propre volonté, changeaient de direction, se rassemblaient. Des wentals. Aucun doute là-dessus. Caleb, qui se tenait légèrement en hauteur, vit des filets d’eau couler vers le haut, droit sur lui. Le sol sous ses pieds devint de plus en plus instable au fur et à mesure que la glace fondait. Il tenta de battre en retraite, mais le dégel le suivit et il se retrouva bientôt pris dans une espèce de sable mouvant neigeux. Le Vagabond refréna un début de panique. Jess lui avait certifié que les wentals n’étaient pas hostiles. Caleb s’immobilisa, s’arc-bouta sur ses jambes… et arrêta aussitôt de s’enfoncer dans la masse liquéfiée. La neige fondue qui noyait ses bottes remonta le long de sa combinaison, couvrit ses jambes puis sa taille. Il sentit l’énergie vitale traverser le tissu, mais sans pénétrer son corps. Les wentals semblaient l’explorer. Essayaient-ils de le comprendre ? Lentement, très lentement, Caleb se remit en marche vers le module en compagnie des wentals. Ses bottes laissaient de profondes empreintes de pas ; à sa grande surprise, il vit bientôt des traces identiques se former devant lui, ouvrant le chemin jusqu’au module. Donc les wentals savaient qui il était et d’où il venait. Caleb accéléra, aidé par la faible gravité, et rejoignit bientôt son modeste logement. Les flux argentés fusaient dans la glace, de plus en plus brillants. « Vous essayez de communiquer ? Qu’est-ce que vous voulez ? cria-t-il dans le micro de sa combinaison. Par le Guide Lumineux, donnez-moi au moins un indice ! » Mais soit les wentals ne pouvaient pas s’exprimer dans un langage intelligible, soit ils ne recevaient pas les transmissions radio, soit… ils ne souhaitaient pas répondre. Le Vagabond demeura un long moment devant le module à observer les lumières, mais rien ne changea vraiment. Une fois dans son refuge, Caleb constata avec stupeur que tous les indicateurs étaient au maximum, que ce soit pour l’oxygène, l’eau ou les batteries. Et grâce au satellite, il avait même un peu de nourriture en réserve. Les wentals tentaient manifestement de le garder en vie. Pour une fois, il renonça à se plaindre. 67 Tasia Tamblyn Depuis son retour de Llaro, Tasia ne pensait qu’à casser du Klikiss. Discuter avec Rlinda Kett avait réveillé sa colère : elle était prête à lancer tous les vaisseaux disponibles après les avoir bourrés de munitions. Mais l’attaque des faeros sur Theroc, et plus récemment l’assaut stupide du général Lanyan sur Osquivel, l’avaient quelque peu détournée de cet objectif. Ce qui lui avait au moins permis d’avoir plus de temps pour planifier l’affaire avec Brindle. L’amiral Willis les rejoignit dans le complexe administratif, où un mur d’écrans indiquait en permanence quels vaisseaux étaient à quai ou en cale sèche pour réparations. Après le raid surprise des FTD, Willis avait refusé de renvoyer ses bâtiments au hangar pour la fin de leur réfection. — On ne peut pas se permettre de les immobiliser à l’heure actuelle. On ne sait pas ce qui peut encore nous tomber dessus. Tasia repéra un yacht spatial qui rentrait à toute allure dans le système d’Osquivel. Le vaisseau ne déclencha aucune alarme, puisqu’il émettait un code de la Confédération, mais la Vagabonde ne se détendit vraiment qu’en consultant le registre des pilotes : Zhett Kellum et Patrick Fitzpatrick III. — J’ai entendu dire que Fitzpatrick était passé dans votre camp, commenta Willis, songeuse. Enfin je veux dire dans notre camp. Vu qui est sa grand-mère, ça n’a pas fait qu’un petit scandale. Déserteur, fugitif… J’aimerais bien entendre ce qu’il a à dire pour sa défense. Les trois officiers gagnèrent le quai préparé pour accueillir le Gitan. Tasia avait hâte de voir l’expression de Fitzpatrick au moment où il se retrouverait nez à nez avec sa pire ennemie du camp d’entraînement de la base lunaire. Pas manqué : quand sa femme et lui franchirent l’écoutille du yacht spatial, il ouvrit aussitôt des yeux grands comme des soucoupes. — Tamblyn ? Brindle ? C’est pas vrai ! Même si toute cette affaire appartenait au passé, Tasia avait du mal à faire l’impasse sur les mauvais traitements, les insultes, les intimidations. — N’espère pas un accueil trop chaleureux. Patrick détourna le regard, l’air penaud. — Oui, j’étais un beau crétin à l’époque. Mais tu ne jetais pas ta part aux chiens, Tamblyn. — Je m’occupe de son cas, plaisanta Zhett. Même le plus parfait imbécile peut revenir sur le droit chemin si on y consacre assez de temps. Quoique j’aie un petit doute pour le général Lanyan. Tasia n’en croyait pas ses oreilles. — On verra ce qu’on verra. Elle observait, sidérée, la façon dont les deux époux se collaient l’un à l’autre. Robb et elle n’avaient jamais eu l’air si ridicule. Enfin… probablement. Fitzpatrick reconnut également Willis et la gratifia d’un salut militaire, par pur réflexe. — Amiral, quel plaisir de vous revoir ! J’ai cru comprendre que vous aviez rejoint l’armée de la Confédération. — Vous avez compris certaines choses longtemps avant moi, donc je serais mal placée pour vous faire des reproches. Ce serait l’hôpital qui se fout de la charité, si vous me passez l’expression. (Elle se tourna brusquement vers Robb et Tasia.) Et ces deux-là n’ont rien à dire non plus. Fitzpatrick raconta comment le roi Peter l’avait envoyé en mission sur Terre, où il avait convaincu sa grand-mère de venir sur Theroc contrer les manigances du président Wenceslas. L’amiral hocha la tête. — La Hanse vit ses dernières heures. Reste à trouver une cantatrice pour nous faire le chant du cygne… en espérant que Lanyan ne se ramènera pas encore une fois au mauvais moment. — Le général emmène une grosse flotte sur Pym pour y écraser les Klikiss, lui apprit Fitzpatrick. C’est sa prochaine mission. — Sacrée bonne nouvelle ! s’enflamma Tasia. Pour une fois qu’il ne se trompe pas d’ennemi. Robb détecta un subtil changement dans le regard de sa compagne. — N’y pense même pas, Tamblyn. — Trop tard. (Elle se planta devant Willis.) Amiral, je comptais lancer moi-même ce genre d’opération. Deux flottes feront plus de dégâts qu’une seule. (Elle haussa les épaules.) Ça évitera que le général salope le boulot. — Certes… Ce serait sans doute l’occasion de nous ôter une belle épine du pied. Mais nous devons partir séance tenante pour espérer arriver en même temps que les FTD. Je n’ai pas envie que le général puisse dire qu’il a fait le plus dur à ma place. — Merdre, ça fait des semaines que je remplis des demandes de mission en trois exemplaires ! Allons-y. — Faut pas croire que ça va convertir Lanyan à notre juste cause, prévint Robb. — Pas grave, rétorqua Tasia, tout sourires. Je sens qu’on va bien s’amuser. 68 Sirix À bord de l’ancien vaisseau de l’amiral Wu-Lin, Sirix passa en revue le travail effectué par ses troupes dans le cadre de l’accord conclu avec le président Wenceslas. Les navires volés aux FTD étaient presque tous en état de marche, y compris le présent Mastodonte, rebaptisé Fils du Tonnerre. Abandonner une flotte si chèrement gagnée était un véritable crève-cœur, mais c’était le prix à payer pour récupérer les milliers de nouveaux robots qui remplaceraient tous ceux récemment détruits. Le général Lanyan comptait prendre les commandes du Fils du Tonnerre pour attaquer les Klikiss de Pym, et Sirix avait bien l’intention de lui fournir un vaisseau parfaitement fonctionnel. Enfin, qui le resterait tant que l’armée terrienne délaisserait les robots klikiss pour se frotter à leurs créateurs. — Ce pacte est avantageux pour les deux camps, déclara DP avec une certaine emphase. Basil Wenceslas avait libéré les deux compers en signe d’apaisement. Sirix était fier d’eux : ils correspondaient exactement à ce qu’il avait voulu faire de DD. — Nous avons eu une bonne idée, ajouta QT. Mais Sirix, lui, savait que rien n’était gagné d’avance. Les humains avaient la mémoire courte, changeaient très vite d’avis et se révélaient donc incapables d’entretenir des rancunes assez longues pour peser sur l’Histoire. Ils pardonnaient dès qu’on les caressait dans le sens du poil ; leurs ennemis devenaient leurs alliés puis redevenaient leurs ennemis, le tout à une vitesse proprement vertigineuse. À l’inverse, Sirix et les siens haïssaient les Klikiss depuis plus de dix mille ans. — Disons que, pour le moment, chacun y trouve son avantage. Venez avec moi. DP et QT suivirent leur maître dans les couloirs du Mastodonte. Les robots klikiss et les derniers compers Soldats frottaient les ponts, effaçaient de vieilles taches de sang, réparaient portes et cloisons endommagées durant la futile résistance des combattants humains. — Dès demain, tous les bâtiments seront prêts à être rendus à la Ligue Hanséatique terrienne, annonça QT. Juste à temps pour le départ du général Lanyan. — Flambant neufs, précisa DP. Je pense que les humains apprécieront. Ces quelques travaux cosmétiques ne nécessitaient pas beaucoup d’efforts. Les vaisseaux volés étaient déjà en bon état, parce que les robots s’en étaient correctement occupés. Il suffisait de nettoyer, de réinstaller les générateurs d’oxygène… et de revenir sur les modifications améliorant l’efficacité des propulseurs. Inutile de faire un trop gros cadeau aux humains. L’étape suivante consisterait à réparer les vaisseaux les plus sévèrement touchés et à en construire d’autres à partir de bouts d’épave dérivant en orbite. C’était là un programme autrement plus ambitieux. Sirix avait envoyé ses robots fouiller l’ancien champ de bataille pour y repérer tous les composants utiles ; l’assemblage avait en fait déjà commencé. Des humains en combinaison spatiale auraient pu faire la même chose, mais bien plus lentement. Néanmoins, malgré les belles déclarations de la Hanse, rien ne prouvait que cette nouvelle flotte ne se retournerait pas un jour contre les robots klikiss. Sirix avait donc pris des mesures en conséquence. Le grand robot noir et ses deux compers firent leur entrée dans la salle des machines du Fils du Tonnerre, où trônaient les deux immenses propulseurs ildirans. Des compers de maintenance spécialement modifiés s’étaient engouffrés dans les chambres de réaction pour y placer de minuscules drones qui allaient ensuite se répandre dans tout le système de transmission. Autant de petits chevaux de Troie prêts à être activés en cas de besoin. Sirix prit une console pour étudier avec soin les schémas de ces subtiles altérations. Les inspecteurs de la Hanse croyaient tout vérifier en détail, mais ils n’y verraient que du feu. Sur des vaisseaux si complexes, et donc si fragiles, il était aisé de tromper leur vigilance… Sous l’œil attentif de ses compers, Sirix confirma qu’il pourrait faire exploser à sa convenance tous les vaisseaux « réparés ». Son plan se déroulait à merveille. Que le général Lanyan revienne donc victorieux de Pym avec cette flotte ! Mais si le président Wenceslas venait à renier sa parole, à s’en prendre aux robots klikiss… ou juste si Sirix pensait que cela arrangeait ses affaires, tous ces beaux navires se volatiliseraient dans l’espace. 69 Sarein Sarein rejoignit Eldred Cain et le capitaine McCammon dans les profondeurs du Palais des Murmures, au niveau du canal. Le cœur lourd, elle admit que leur « complot » allait devoir passer à la vitesse supérieure. L’heure n’était plus aux joyeux dissidents qui pirataient les médias pour y glisser leurs messages subversifs. Les trois conjurés admirent crûment qu’ils projetaient de renverser le président de la Hanse, qu’il fallait en passer par là pour sauver ce qui pouvait encore l’être. Sarein regrettait amèrement de ne pas avoir réussi à convaincre Basil de changer d’avis. Peu d’employés du palais s’aventuraient dans ces grottes froides et humides à présent que le roi Peter n’utilisait plus son yacht de cérémonie. La dernière procession menée par Peter et Estarra restait un triste souvenir pour Sarein malgré la magnificence de l’événement : les hydrogues avaient attaqué Theroc et Corvus ce jour-là, tuant ses deux frères, puis, bien plus tard, la Theronienne avait appris que Basil avait tenté de faire exploser le bateau royal pour ensuite en accuser les Vagabonds. Elle avait longtemps refusé de partager les soupçons d’Estarra. Elle avait longtemps refusé l’évidence. Mais c’était bien fini. Sarein et ses deux complices s’étaient créés une couverture en suggérant que le yacht devrait être remis en service pour que le roi Rory reprenne les processions. Après tout – et ils étaient prêts à défendre cette idée devant Basil –, pourquoi ne pas faire profiter Rory de tout le décorum dont avait bénéficié l’ancien couple royal, pour mieux marquer les esprits ? Le président ne s’y opposerait sans doute pas. Les trois conspirateurs suivirent donc l’allée pavée couverte de mousse qui longeait le canal envahi par les algues. Cain et McCammon avaient vérifié, chacun de leur côté, qu’aucune caméra de surveillance n’épiait cet endroit. Basil ne tarderait pas à réparer cette erreur, mais il manquait de personnel et avait bien d’autres problèmes à traiter en priorité. — Il doit partir, affirma Cain à voix basse. Même le Pèrarque s’inquiète, comme vous avez pu le constater : il modifie des bouts de discours, en discute le contenu, ce qui énerve le président au plus haut point. — Le Pèrarque se fait des illusions s’il croit que Basil va l’écouter, dit Sarein. C’est à peine s’il m’écoute moi. — Le président est insensible à l’opinion publique. Il fonce droit devant lui, sans dévier, sans admettre qu’il pourrait s’être trompé. — Comme pour le Mage Imperator, par exemple ? L’air inquiet, McCammon tripotait la dague accrochée à sa ceinture. — Dix-sept morts, humains et Ildirans, dans cette ridicule tentative d’évasion sur la base lunaire. (Il secoua la tête, visiblement très affecté par ce qu’il avait vu là-bas.) Mais comment leur reprocher d’avoir tenté le coup ? Le président a placé le Mage Imperator dans une position intenable. — Nous sommes tous dans une position intenable, ajouta Sarein. Et très dangereuse. McCammon se tourna vers elle, inquiet. — Je ne suis pas sûr de pouvoir vous protéger, Sarein. — Je n’ai pas besoin qu’on me protège. — Bien sûr que si. Le président était peut-être amoureux de vous, mais ça ne vous sauvera pas. Pas cette fois. La Theronienne décela une émotion contenue dans la voix de l’officier, ce qui l’inquiéta à son tour. — N’allez pas vous mettre en danger pour moi, capitaine. — Je ferai ce que j’ai à faire, répondit-il d’une voix cassante. — Comme nous tous, intervint Cain. Même si la situation devient de plus en plus explosive, les manifestations ne suffiront pas. L’équipe de nettoyage saccage des magasins et arrête quiconque critique le président. C’est une évolution caractéristique d’un régime dictatorial en fin de vie. L’Histoire regorge d’exemples, pour qui prend la peine de les étudier. Pour ma part, je préfère accompagner le changement plutôt que d’être écrasé sous ses roues. — Le président Wenceslas met en danger l’existence même de la civilisation humaine, résuma McCammon. Sarein se força à poser les questions pratiques, consciente qu’ils prenaient de gros risques en prolongeant cette réunion plus que nécessaire. — Comment allons-nous procéder ? On le force à démissionner ? On le retient prisonnier jusqu’à la nomination d’un nouveau gouvernement ? La réponse brutale d’Eldred Cain s’avéra malheureusement indiscutable : — On ne peut pas se permettre de faire les choses à moitié. Le président a sûrement pris ses précautions. (Il croisa le regard des deux autres comploteurs.) Il va falloir le tuer. 70 Basil Wenceslas Enfermé dans son bureau, Basil visionnait les enregistrements des caméras de surveillance. Il étudiait, encore et encore, les images prises la nuit de l’attaque hydrogue. Trop de questions demeuraient sans réponse concernant la fuite de Peter et Estarra. Le couple royal s’était enfui malgré des mesures de sécurité renforcées, malgré le fait que le capitaine McCammon en personne ait été chargé de l’affaire. Ce sale petit arriviste de Peter était passé entre les mailles du filet. Le président percevait cette évasion comme un tournant crucial, le moment où la situation avait vraiment commencé à dégénérer. Il fallait donc résoudre ce mystère mais, comme pour tant d’autres problèmes, Basil ne pouvait compter que sur lui-même. Tout son entourage était soit atrocement incompétent soit occupé à comploter contre lui. Ces derniers temps, il s’était beaucoup intéressé à Sarein. D’abord à titre de simple précaution, puis de manière plus précise depuis que Cain et elle avaient tendance à se croiser « par hasard » un peu trop souvent et dans des endroits un peu trop discrets. Sarein et McCammon semblaient également se voir bien plus que nécessaire. Ce matin même, les trois suspects s’étaient retrouvés sur les vieux quais qui pourrissaient lentement sous le Palais des Murmures : Basil avait aussitôt ordonné l’installation de caméras adéquates, mais trop tard pour apprendre ce qui s’était dit à cette occasion. Eldred Cain ? Le capitaine McCammon ? Finalement, l’explication coulait de source et s’avérait même assez amusante. Sarein avait été la maîtresse de Basil, mais cela faisait bien longtemps qu’ils n’avaient pas couché ensemble. Depuis que le Bras spiral partait en vrille, le président de la Hanse n’avait plus de temps à consacrer à de telles futilités. Et donc, tout naturellement, Sarein s’était tournée vers le numéro deux sur la liste : l’adjoint du président. Elle avait juste une aventure avec Cain. Ou avec McCammon. Voire avec les deux. La Theronienne n’avait jamais manqué d’ambition. Même s’il n’appréciait guère l’idée d’être cocufié, Basil n’était pas surpris de les voir tous succomber à des faiblesses si typiquement humaines. D’une certaine façon, cela lui permettait d’éviter que Sarein devienne trop collante, trop gênante. D’un autre côté, peut-être devrait-il consacrer un peu plus de temps à la jeune femme, pour s’assurer de son bonheur et de sa loyauté. Refaire la décoration de son appartement n’était sans doute pas suffisant. Sans parler d’un éventuel bouquet de fleurs… Mais le Pèrarque ne tarderait pas à arriver pour une réunion de suivi, et Basil comptait bien lui passer un savon. Un gros savon. Délaissant les vidéos du Palais des Murmures, il compara les premiers discours du religieux, au début de la croisade contre les Klikiss, à ses récentes – et bien tristes – performances. Les fidèles n’étaient pas dupes. L’opinion publique avait accueilli sans enthousiasme l’accord passé avec les robots noirs, et ce pour cause de mauvaise pédagogie due en grande partie au Pèrarque. Loin de la ferveur avec laquelle il avait d’abord diabolisé les Klikiss, le vieil homme ne dégageait plus aucune passion, comme s’il ne croyait pas un traître mot de ce qu’il disait. Un comportement inacceptable, qui nécessitait une remise en place musclée. À moins – et ce serait peut-être préférable – de trouver quelqu’un d’autre pour faire le boulot. Rory pourrait très bien prendre en charge, toujours sous contrôle, les pouvoirs religieux et séculier. Deux pour le prix d’un. Amen. Basil sourit à cette idée. Le Pèrarque se présenta en grande tenue, serrant dans ses mains une copie de son nouveau discours. Les jointures de ses doigts étaient blanches à force de crispations ; le vieillard était visiblement furieux, imbu de son importance supposée. Basil réprima un soupir. Pourquoi ses sous-fifres ne parvenaient-ils jamais à se contenter d’obéir sans discuter ? Le Pèrarque brandit le document comme s’il s’agissait d’un acte d’accusation. — Je ne peux pas lire ça, monsieur le Président. — Ah bon ? Vous avez besoin d’un traducteur ? ironisa Basil. — Ça peut causer une révolte. Un bain de sang. Et c’est… abominable. C’est tout le contraire de l’Unisson. — Qu’est-ce que c’est, l’Unisson ? Rien de plus que ce qu’on en fait. C’est l’avantage des religions gérées par l’État. Ne vous laissez pas berner par vos propres textes, Pèrarque. L’homme à la longue barbe blanche secoua lentement la tête d’un air paternaliste. — J’ai étudié l’Unisson pendant de nombreuses années. Déjà enfant, je m’y intéressais, j’y croyais. Le massacre d’Usk a tout changé. Ces images me hantent ; elles sont là toutes les nuits, avant que je m’endorme, et tous les matins au réveil. C’était mal, monsieur le Président. Nous avons commis ces crimes abjects au nom de la religion, mais ce n’est pas de la religion. L’Unisson a été utilisé à des fins politiques. Des fins que vous avez dictées. Basil crut un court instant qu’il allait éclater de rire. — L’Unisson n’a jamais été une véritable religion. C’est juste un ensemble de rituels censés réconforter ceux qui sont incapables de développer leur propre vision de la vie, de la mort, de la moralité. Vous voulez voir le mémo de la Hanse qui en a jeté les bases ? — L’Unisson représente bien plus que ça. Essayez donc d’ouvrir votre esprit, votre cœur. Bien des gens l’ont déjà fait. — Ne commencez pas à vous bercer d’illusions. Vous êtes un acteur payé pour tenir un rôle. Décidément, il allait falloir régler le cas de ce trouble-fête au plus vite. — Je ne joue pas un rôle, rétorqua-t-il en rougissant. Je suis le rôle. (Il plaqua les papiers sur le bureau d’un geste définitif.) J’ai déjà fait des choses répugnantes par le passé, mais là c’est trop. Je ne prononcerai pas ce discours. J’ai bien plus important à dire. Basil s’efforça de maintenir une expression neutre, même s’il avait très envie d’appeler ses gardes et de les regarder étrangler ce sinistre imbécile. Mais une meilleure idée jaillit aussitôt, qui avait en plus le mérite de cadrer avec d’autres objectifs. Oui, ce nouveau scénario lui paraissait clairement beaucoup plus efficace. Radical, même. — Qu’avez-vous de si important à dire, Pèrarque ? (Basil lui adressa un sourire encourageant.) Vous aimeriez écrire votre propre discours, c’est ça ? — Vous… vous me laisseriez faire ? — Vos dernières sorties manquaient singulièrement de conviction. Si vous avez besoin de vous impliquer davantage pour retrouver la flamme, allez-y. Je vous donne votre chance. Difficile d’imaginer quelles idioties le Pèrarque comptait débiter. Probablement de grotesques enfantillages sur la joie de se tenir la main et de chanter ensemble. Les yeux du vieil homme s’illuminèrent. — Je peux remettre le peuple dans le droit chemin. Je sais que je peux. — Je n’ai aucun doute à ce sujet. Votre prochaine allocution est repoussée d’une semaine, pour que vous ayez le temps de la préparer. Donnez le meilleur de vous-même. Ne me décevez pas. Basil était ravi de laisser le Pèrarque filer à sa perte. De toute façon, il était grand temps d’enfoncer le clou sur l’aspect messianique de Rory. Pour permettre au roi de prendre le contrôle de l’Unisson. 71 Daro’h le Premier Attitré Les Ildirans paniquèrent dès qu’ils découvrirent la disparition du jeune Attitré d’Hyrillka ; Daro’h et Yazra’h sortirent aussitôt du réseau minier pour fouiller les alentours du regard. Les boules de feu allaient et venaient sans répit dans le ciel, toujours à l’affût. Les grandes plaines qui s’étendaient au-delà des collines étaient striées de bandes de terre calcinée, tandis que de la fumée s’élevait encore de nombreux foyers d’incendie. Le Premier Attitré scruta le paysage en tous sens, mais ne décela aucune silhouette. Adar Zan’nh émergea à son tour du tunnel, accompagné par quatre gardes à la mine inquiète. — Aucun signe de lui dans les grottes. Tal O’nh se tenait assis sur un rocher, jambes croisées comme à son habitude. Daro’h lui communiqua la mauvaise nouvelle. — L’Attitré Ridek’h est porté disparu. Je crains qu’il lui soit arrivé quelque chose. — Je sais où il est, répliqua O’nh d’une voix ferme. Il est allé à Mijistra, défier l’Incarné des faeros. Yazra’h et les deux chatisix étaient déjà prêts à se lancer à sa poursuite. — Il court à sa perte ! Pourquoi ne pas l’en avoir empêché ? — Mes vaisseaux de reconnaissance peuvent encore l’intercepter à temps, proposa l’adar. — Pour quoi faire ? (Le vieux tal gardait une expression sévère, le visage tourné vers les soleils d’Ildira.) Ridek’h n’est encore qu’un jeune garçon, mais il a bien compris ce que nous refusons tous d’admettre : nous faiblissons jour après jour. Nous devons agir. Le Mage Imperator est prisonnier des humains, il ne peut pas nous aider. Des centaines de croiseurs impuissants errent en orbite et neuf autres sont piégés ici, sur la planète. Nous avons quelques jours pour nous préparer, le temps que Ridek’h rejoigne Mijistra. Si nous restons les bras croisés, l’Attitré se sera sacrifié pour rien. Daro’h serra les poings, frustré. — Alors trouvez-moi une stratégie qui ne soit pas vouée à l’échec ! — Contactez Tal Ala’nh, suggéra Yazra’h, qui tournait en rond avec ses félins. Si nous lançons l’assaut sur Mijistra et reprenons la cité, cela portera un coup terrible aux faeros. L’adar ne savait que penser. Il avait déjà vu une grande partie de la Marine Solaire disparaître en se jetant sur les hydrogues, et bien d’autres croiseurs encore succomber aux attaques faeros. — Ce serait la fin de la Marine Solaire. Et sans résultat tangible. Adar Kori’nh nous a bien montré qu’un sacrifice ne devait pas être inutile. (Il détourna le regard.) Même s’il semble que l’Attitré Ridek’h ne l’ait pas vraiment compris. — Je préfère mourir en combattant que passer ma vie à me cacher ! s’écria Yazra’h. Regardez ce que les faeros font subir à notre peuple, à notre empire. Nous devons reprendre l’initiative. Frapper fort. Adar Zan’nh reprit la parole pour exprimer l’idée qui se formait peu à peu dans son esprit. — Nous ne pouvons pas gagner une bataille rangée. Pas contre eux. Les faeros sont trop puissants. Mais ce ne sont pas nos seuls ennemis. Daro’h sauta à la conclusion à laquelle il aurait dû lui-même arriver depuis longtemps. — La Marine Solaire ne peut pas lutter contre les faeros, mais elle peut aller sur Terre délivrer le Mage Imperator. — Mais ça veut dire affronter toute la flotte humaine, s’alarma Yazra’h. Zan’nh agita la main, rassurant. — Je connais bien les Forces Terriennes de Défense. Je connais leurs vaisseaux, leur structure de commandement, leur disposition autour de la Terre. Si mes neuf croiseurs lourds rejoignent la cohorte de Tal Ala’nh, nous pourrons agir rapidement, récupérer le Mage Imperator et faire demi-tour avant d’avoir à engager le combat. — Le Mage Imperator… enfin de retour…, bredouilla Yazra’h. — Mais comment vos croiseurs quitteront-ils Ildira ? interrogea le Premier Attitré. Les boules de feu vont les intercepter dès qu’ils feront mine de partir. Tal O’nh quitta son rocher et se tourna vers l’adar comme s’il pouvait lire sur son visage. — Laissez faire Ridek’h. Donnez-lui sa chance. Même s’il meurt, il occupera Rusa’h assez longtemps pour vous permettre de passer à l’action. — Passer à l’action…, répéta Zan’nh. Comme Adar Kori’nh l’aurait fait s’il avait senti que la victoire était au bout. (Il se tourna vers Daro’h.) Nous avons une autre carte à jouer que la destruction des croiseurs. Même si les conséquences en paraissent horribles à première vue. — Nous sommes forcés de tout envisager. — Qu’y a-t-il de plus horrible que de laisser les faeros régner sur Ildira ? demanda Yazra’h. Zan’nh leva les yeux vers l’azur. — Nous avons des hangars et des chantiers spationavals en orbite. D’immenses complexes industriels désertés. Daro’h ne comprenait pas où l’officier voulait en venir. — Ces bâtiments ne sont ni armés ni même manœuvrables. En quoi vont-ils nous aider ? — Rusa’h s’est installé dans le Palais des Prismes. Cela nous donne une chance de l’abattre, au moins de le blesser. À condition, justement, de frapper fort. Mais cela suppose d’accepter cette cruelle vérité : nous ne récupérerons jamais Mijistra. 72 Rlinda Kett Rlinda savait que c’était stupide. Totalement, ridiculement stupide. Si BeBob avait envisagé de se lancer dans une telle aventure, elle l’aurait enfermé dans un sas quelconque jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits. Mais Rlinda comptait bien y aller quand même. Le Curiosité Avide avait du carburant, des provisions, ainsi que de nouvelles armes soigneusement inspectées par la négociante. Elle attendit que BeBob parte en vol commercial vers Eldora avant de se mettre en route, lui laissant juste un bref message qu’il trouverait à son retour. Pas le choix. Rlinda savait aussi qu’elle regretterait de ne pas avoir demandé l’aide de son compagnon si la situation dégénérait. Ou plutôt quand la situation dégénérerait. Mais le nouveau Foi Aveugle était si beau, si parfait, et BeBob en était si fier. Elle prenait un très gros risque et ne voulait avoir à s’inquiéter que d’elle-même et de son vaisseau. S’il était encore en vie, elle retrouverait Davlin Lotze. Même sans plan de vol à disposition, BeBob ne tarderait guère à découvrir le pot aux roses. C’était tellement évident. Elle espérait juste être de retour avant qu’il la suive dans son délire. Bien que Llaro ait appartenu à la Hanse, Rlinda avait rarement eu l’occasion de passer par là. Vue de l’espace, la planète donnait l’impression d’avoir été exploitée à outrance, dépouillée, puis laissée à l’abandon. L’endroit n’avait pas grand-chose à offrir, mais le tourisme n’était pas l’objectif du jour. La base de données du vaisseau localisa l’emplacement de l’ancienne colonie, où s’étendait à présent une ville large de plusieurs kilomètres, un amas de tours, de tunnels et de structures ahurissantes. — Si t’es vraiment là-dessous, Davlin, j’ai pas fini de chercher. Rlinda se répéta pour la millième fois que c’était vraiment une idée stupide, mais elle avait une dette envers cet homme qui l’avait sauvée à plusieurs reprises. Même si elle avait déjà essayé de lui rendre la pareille. Le Curiosité émit un message sur une fréquence spéciale des FTD, que Davlin ne manquerait pas de surveiller s’il était en état de le faire. « Davlin ? Davlin Lotze ? Si vous êtes là, répondez-moi. Ici le capitaine Rlinda Kett. C’est moi, la cavalerie. Moi toute seule. Vous vous rappelez ? » Rlinda avait du mal à imaginer comment Davlin aurait pu mettre la main sur un transmetteur dans une cité klikiss d’une telle taille. Mais si c’était possible, il l’avait sûrement fait. Peut-être même avait-il déjà trouvé un moyen de s’échapper. Un transportail, par exemple. Dans ce cas… il n’y avait plus personne à sauver. La négociante continua à tourner au-dessus de la ruche en espérant contre toute logique que les Klikiss n’allaient pas la repérer. Elle restait en alerte, prête à battre en retraite à la moindre anicroche. Puis, soudain, elle reçut une réponse sur la fréquence militaire. La voix était étrange, mécanique. Pas vraiment humaine. « Capitaine Kett. » Un frisson lui remonta la colonne vertébrale. « Qui me parle ? Je cherche Davlin Lotze. » Un essaim de petits vaisseaux klikiss se précipitèrent vers le pauvre Curiosité, certains lancés depuis la cité, d’autres revenant d’orbite. — Bordel de merde… L’heure était venue de tester l’arsenal installé par les Vagabonds. Rlinda décocha des tirs de jazers qui abattirent une bonne dizaine d’adversaires en moins d’une minute, tandis que les projectiles à haute vélocité en éliminaient sept autres. Mais les Klikiss arrivaient de partout à la fois. Bien trop nombreux. La négociante accéléra dans l’espoir de se frayer un chemin de force. — C’est un peu trop pété de monde par ici ! Elle entra en collision avec deux vaisseaux ennemis qui tentaient pourtant d’éviter sa charge. Sirènes d’alarme et autres lumières rouges envahirent le cockpit du Curiosité ; des étincelles de mauvais augure jaillirent de la console du copilote. Heureusement que BeBob n’était pas là : c’était le moment qu’il aurait choisi pour paniquer. « Capitaine Kett. Veuillez atterrir. » Rlinda se rendit compte que les Klikiss auraient pu lui régler son compte depuis longtemps, alors que leurs tirs s’étaient contentés de viser ses propulseurs. Elle entama donc la descente sous la haute surveillance des pilotes insectoïdes. Le Curiosité était à présent à peine plus manœuvrable qu’un astéroïde en chute libre, ce qui autorisa Rlinda à faire étalage de ses plus belles insultes, voire à en créer de nouvelles quand son vaisseau racla la surface rocailleuse de Llaro avant de fracasser une espèce d’immense termitière. Les sangles de sécurité se déployèrent aussitôt, la collant à son siège tandis qu’une mousse de protection enveloppait ses courbes arrondies. Une bordée de jurons plus tard, le Curiosité s’arrêtait enfin, coque éventrée et propulseurs en miettes. — C’est pas vrai ! Non mais c’est pas vrai ! Dehors, des milliers de Klikiss émergeaient des tunnels et se ruaient dans sa direction. Ce n’était pas comme ça que Rlinda avait envisagé l’issue de sa mission. Elle songea un instant à lancer une balise d’urgence avec un dernier message pour BeBob, mais ne put se résoudre à une telle débauche de romantisme idiot. Elle s’extirpa avec difficulté des sangles et de la mousse qui lui avaient sauvé la vie. Grattements et raclements se multipliaient à l’extérieur du vaisseau. Même si le bas de la coque était déjà en piteux état, Rlinda acceptait mal que ces foutus insectes découpent son précieux navire comme une vulgaire boîte de conserve. Voilà qui dépassait les bornes. Elle ouvrit l’écoutille et posa les yeux sur un océan de chitine polie, de membres segmentés et d’yeux à facettes. L’air était saturé d’odeurs agressives, mélange écœurant de vapeurs sulfureuses, de viande pourrie, d’ammoniaque et de gerbe. Rlinda aperçut soudain une vieille femme au beau milieu de toutes ces redoutables créatures. Une humaine. Qui s’avança tranquillement vers l’écoutille. — Capitaine Kett, je m’appelle Margaret Colicos. Je viens vous chercher. Rlinda écarquilla les yeux, incrédule. Elle mit un temps infini à formuler une réponse, car elle ne parvenait même plus à décider quel élément de la présente situation était le plus invraisemblable. Elle avait passé un long moment à fouiller Rheindic Co, avec Davlin, en quête de l’équipe Colicos. — C’est vous que je cherche ! Depuis des années ! (Elle scruta avec nervosité la foule klikiss.) Mais aujourd’hui je suis là pour Davlin Lotze. On m’a dit qu’il était resté sur Llaro. Vous êtes au courant ? Margaret hésita à son tour. — Il est ici. Mais vous risquez de le trouver… un peu changé. 73 Basil Wenceslas Le corps de l’immense robot noir semblait remplir le bureau du président. Visiblement inquiet, le capitaine McCammon se tenait dans l’entrée avec trois gardes royaux lourdement armés, prêts à ouvrir le feu au premier geste suspect. Basil s’enfonça dans son fauteuil. Il n’avait pas peur. Ou plutôt, il avait déjà son content de peurs. Sirix voulait quelque chose, et lui voulait autre chose en échange. Point final. — Les vaisseaux que vous nous avez rendus ont tous passé l’inspection. Le général Lanyan a pu partir ce matin, comme prévu. — Vos inspecteurs se sont montrés très minutieux, précisa Sirix de sa voix bourdonnante. Tous les systèmes fonctionneront à merveille. Mes troupes auraient aimé se joindre à cette mission pour participer à l’écrasement de la sous-ruche de Pym. — Je comprends, mais le général a été très clair sur ce point. Le président ignorait ce que Lanyan craignait le plus, des Klikiss ou de leurs robots. Lui-même doutait que Sirix trahisse avant que les usines de la Hanse aient fourni les indispensables robots de remplacement. Mais Basil avait néanmoins accédé à la demande du général : seuls des soldats humains avaient été envoyés sur Pym. — Votre travail me paraît jusqu’à présent tout à fait acceptable. (Il se pencha en avant et posa les coudes sur la table.) Je ne vois aucune raison de différer l’étape suivante de notre accord, tant que je continue à recevoir des rapports d’avancement quotidiens. Sirix ne bougea pas d’un pouce. — Le calendrier de production est respecté, dit-il. Nous vous livrerons cinq nouveaux vaisseaux dans la semaine qui vient, en échange de cinq cents de nos camarades. — Nos usines sont prêtes à commencer l’assemblage, mais nous contrôlerons évidemment ces robots avec le plus grand soin avant de vous les remettre. — Nous avons bien conscience de votre souci de précaution, monsieur le Président. Nous nous plierons à vos exigences. Basil tapota la surface polie du bureau en repensant à l’accueil mitigé que la population avait réservé à cette alliance. Il était grand temps d’y remédier. — Il faudra célébrer la livraison des premiers robots. Monsieur Cain, veillez à organiser l’événement en grande pompe. Comme d’habitude, son adjoint était assis sur une chaise placée légèrement de côté. — Excellente idée. Peut-être pourriez-vous assurer le discours, cette fois ? Votre présence illustrera l’aspect strictement matériel, non politique, de cette opération. Basil fronça les sourcils, surpris de voir Cain saisir ainsi la balle au bond. Même si la proposition n’était pas dénuée d’intérêt. Le président de la Hanse se mettait rarement en avant, mais cette occasion particulière ne relevait peut-être pas des compétences du roi Rory. — Très bien. Que ce soit une belle cérémonie, avec tous les médias nécessaires pour la mettre en valeur. Programmez-la quelques jours après la prochaine allocution du Pèrarque. (Et quelle allocution ce sera ! pensa-t-il sans rien en laisser paraître.) Notre communication sur le sujet doit clouer le bec de l’Épée de la Liberté. (Il fronça de nouveau les sourcils.) Avons-nous enfin réussi à capturer les meneurs ? — Je crains que non, monsieur le Président. Ils font preuve d’une extrême prudence. Le colonel Andez se présenta au seuil du bureau et salua aussitôt son supérieur. Elle jeta ensuite un regard indigné à McCammon quand il fit mine de l’empêcher d’entrer. — J’ai des informations très importantes pour le président. Il n’était guère étonnant de voir McCammon prendre en grippe Shelia Andez et son équipe de nettoyage, qui commençaient à accaparer des tâches normalement dévolues aux gardes royaux. D’ailleurs, Andez avait su se montrer à la hauteur de ses nouvelles responsabilités. — Monsieur Cain, capitaine McCammon, veuillez accompagner Sirix à l’usine, ordonna Basil en quittant son fauteuil. Dans un esprit d’ouverture et de transparence, je souhaite qu’il puisse procéder à toutes les inspections qu’il jugera nécessaires. (Il fit signe à Andez d’avancer.) Pendant ce temps, je m’entretiendrai en privé avec le colonel. Une fois seul avec l’officier, Basil laissa retomber le silence. Andez ne prit aucune initiative, ne montra aucun signe d’impatience. Elle attendait, son regard d’acier rivé sur le président… qui finit par s’autoriser un léger sourire. La jeune femme avait passé le test avec succès. — Très bien, colonel. Qu’avez-vous à m’apprendre ? — Il s’agit de l’ancienne présidente, Maureen Fitzpatrick. Elle s’apprête à passer à l’ennemi. Peut-être dans l’espoir de récupérer son poste. Basil n’avait pas prévu ça. Vraiment pas. — Expliquez-vous. — Comme vous aviez exprimé des soupçons à son égard, nous avons placé son domicile sous surveillance. Il se trouve qu’elle a récemment accueilli un visiteur très spécial : son petit-fils, Patrick Fitzpatrick. Basil sentit la rage bouillonner dans ses veines. Cet homme était un infâme déserteur, qui avait publiquement condamné la Hanse et certifié que l’embargo vagabond était une conséquence directe des atrocités commises par les FTD. Non seulement Peter avait utilisé ses accusations pour appeler les colonies hanséatiques à la rébellion, mais l’Épée de la Liberté le portait aussi – virtuellement – en triomphe. — Qu’est-ce qu’il faisait là ? — Il recrutait sa grand-mère au nom de la Confédération. L’ancienne présidente compte rejoindre le roi Peter sur Theroc. — Tous les habitants du Bras spiral comptent-ils donc me poignarder dans le dos ? Un président à la retraite était censé respecter celui au pouvoir, ne plus se mêler de politique et ne jamais critiquer le gouvernement. Ronald Palomar, le prédécesseur de Basil, avait dirigé la Hanse sans génie pendant dix-sept ans avant de se retirer avec joie de la vie publique. Basil ne savait même pas s’il était encore vivant. Alors que Maureen Fitzpatrick, qui n’avait occupé ce poste que neuf petites années, voulait revenir aux commandes après un quart de siècle d’oisiveté ? Quelle vieille salope pourrie d’ambition ! — Contactez l’amiral Pike. Je veux que sa flotte intercepte l’ancienne présidente avant qu’elle commette l’irréparable et hypothèque l’avenir de la Hanse. — À vos ordres, monsieur le Président. Andez quitta le bureau à grands pas. Pike formulerait sans doute des objections, mais il obéirait aux ordres. N’importe lesquels. Basil ne retenait-il pas sa famille en otage ? 74 Sirix Outre la tâche principale consistant à remettre en état les vaisseaux des FTD, le président de la Hanse avait secrètement assigné une autre mission aux robots klikiss, une mission aussi étrange que « vitale » à réaliser en orbite terrestre. Sirix n’avait pas posé de questions, vu qu’il recevrait pas moins de cent robots supplémentaires pour ce petit service. Décidément, les humains lui resteraient à jamais incompréhensibles. Après une rapide inspection des chantiers, Sirix dirigea sa navette vers l’endroit où cinq de ses camarades s’affairaient autour d’un satellite militaire abandonné en orbite depuis plus d’un siècle. Basil Wenceslas leur avait fourni les plans de l’appareil, ainsi que les composants nécessaires à l’opération. Sirix avait du mal à admettre une telle confiance de la part du président. S’agissait-il d’un simple test d’obéissance, sans but réel ? Impossible, en tout cas, de trouver une explication logique aux ordres reçus. Wenceslas, qui lui avait demandé de ne mettre que des robots « de confiance » sur cette affaire, ne semblait pas comprendre que tous les robots noirs se comportaient de la même façon, puisqu’ils partageaient tous la même programmation, les mêmes objectifs. Ils n’iraient pas se trahir les uns les autres comme les êtres humains en avaient la triste habitude. Flottant dans le vide au-dessus de l’immense sphère terrestre, les cinq robots déployèrent leurs membres articulés pour raccorder le nouveau matériel au satellite, polir les grands miroirs, remplacer des batteries mortes depuis bien longtemps. Précaution élémentaire, ils placèrent aussi leur propre module de sécurité permettant de désactiver l’engin au cas où quelqu’un voudrait l’utiliser contre les robots klikiss. Mais Sirix ne pensait pas que le président envisage une telle solution. Avec un soin méticuleux, les ouvriers mécaniques nettoyèrent les dernières traces de corrosion, puis remplacèrent une carte électronique ravagée par les impacts de micrométéorites avant d’en terminer avec la série de tests. L’installation était rudimentaire, mais fonctionnerait comme convenu. Les robots s’éloignèrent du satellite après l’avoir placé en mode veille, prêt à réagir sur-le-champ au signal adéquat. Mission accomplie. Le rayon énergétique, concentré par les miroirs, visait à présent le Quartier du Palais. Sirix avait évalué les dégâts éventuels : un tir à puissance maximale pourrait vaporiser le Palais des Murmures et le siège de la Hanse. Sirix se demandait bien ce que le président comptait faire de cet armement. Depuis un certain temps déjà, il soupçonnait Basil Wenceslas de ne pas être totalement sain d’esprit. 75 L’ancienne présidente Maureen Fitzpatrick Maureen connaissait le système sur le bout des doigts, au point de savoir comment falsifier un document pour passer entre les mailles du filet tendu par une armée de bureaucrates minables. Quant au vieux Jonas, il n’avait pas son pareil pour remplir les demandes de laissez-passer avec les réponses les plus vagues possibles. Personne ne devinerait pourquoi Maureen Fitzpatrick quittait la Terre. Même si elle avait pris sa retraite politique depuis longtemps, l’ancienne présidente de la Hanse menait encore une belle carrière de conseillère et de consultante : elle siégeait au conseil d’administration de nombreuses entreprises, fondations et autres groupes de réflexion, et ne passait pas une semaine sans apparaître à une inauguration ou une soirée de charité. En fait, elle avait accumulé plus de contrats qu’elle ne pourrait jamais en honorer. Mais la vie étant d’abord une question de choix, Maureen venait tout juste de décider que ses compétences seraient plus utiles ailleurs. Dans les mois qui avaient suivi la libération de Patrick, elle avait craint que son pauvre petit-fils n’ait subi un terrible lavage de cerveau durant sa captivité chez les Vagabonds. À présent, elle était bien forcée de reconnaître que c’était lui qui avait raison depuis le début. Le danger provenait du président Basil Wenceslas en personne, pas des Vagabonds ni de la Confédération. Après plusieurs jours de préparatifs, Maureen prit le temps de laisser quelques surprises pour Patrick au cas où l’affaire tournerait mal. Elle avait appris à ne pas sous-estimer la probabilité du pire, et s’étonnait toujours de la facilité avec laquelle une bonne situation pouvait dégénérer. Maureen parcourut la maison en jetant un coup d’œil à toutes ces petites choses qu’elle chérissait. Ennemie de la nostalgie sirupeuse, elle adoptait un comportement qu’elle aurait méprisé chez quelqu’un d’autre. Elle avait même commencé à emballer ses objets d’art et ses souvenirs, mais s’était rendu compte qu’elle ne réussirait jamais à tout emporter, sauf en louant les services d’un énorme vaisseau cargo. Aussi avait-elle fini par prendre la décision radicale qui s’imposait : ne rien prendre du tout. Peut-être présenterait-elle la facture au roi Peter au moment de se faire payer ses inestimables services. Et puis, de toute façon, elle ne tarderait pas à revenir si elle remplissait ses objectifs. Le petit vaisseau décolla sans cérémonie, quitta la zone de sécurité terrienne et dépassa les patrouilles des FTD en maraude autour de la Lune. Le bâtiment avait un numéro d’enregistrement, mais pas de nom. Maureen s’était amusée du « Gitan » placardé sur son autre yacht spatial, celui dérobé par son petit-fils : malgré son éducation et son hérédité, Patrick avait encore le cœur tendre. Pour sa part, elle avait toujours brocardé le fait de nommer un vaisseau comme s’il s’agissait d’un animal domestique. Son petit-fils l’avait agréablement surprise. Il était en train de trouver sa voie, de s’épanouir. Officiellement, le plan de vol indiquait que l’ancienne présidente allait rencontrer un industriel de la ceinture d’astéroïdes en quête de dirigeants à poigne. Elle avait sélectionné vingt personnes pour l’accompagner dans ce voyage. Jonas était à son service depuis qu’elle avait obtenu son premier poste comme chef de secteur adjointe, avec des responsabilités qui ne dépassaient pas l’échelle d’un continent. Il devenait tellement difficile de trouver des employés fiables et compétents… La loyauté du pilote lui était également acquise, de même que celle de ses autres assistants. Si elle était appelée à jouer un rôle équivalent à celui de présidente de la Hanse, mieux valait s’entourer d’une équipe solide. Tous les passagers savaient où ils allaient et ce qu’ils laissaient derrière eux. Maureen n’avait guère eu à se démener pour les convaincre, ce qui en disait long sur l’ambiance qui régnait actuellement sur Terre. Du haut de sa tour d’ivoire, elle n’avait pas été exposée aux mesures de rétorsion déployées par le président, mais ses compagnons, eux, avaient vu la menace venir. Le vaisseau suivit la route prévue jusqu’aux complexes industriels de la ceinture d’astéroïdes, puis le pilote ouvrit l’intercom pour passer aux choses sérieuses : « Madame la Présidente, je demande l’autorisation de dévier du plan de vol et d’engager la propulsion ildirane. — Accordée. Filons vers Theroc avant qu’on nous remarque. » Patrick l’attendait. Cette fois, elle était prête à partir. Mais rien ne se passait jamais comme prévu. Le pilote intervint de nouveau, avec une certaine inquiétude dans la voix. « Deux Mantas en approche. L’amiral Pike nous demande de nous immobiliser. » — Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ? (Maureen se faufila dans le cockpit.) Capitaine, préparez-vous à fuir si besoin est. Des perles de sueur étincelaient sur le front du pilote. — Je ne suis pas un contrebandier. Je n’ai jamais fait ça. — Rassurez-vous, nous n’avons rien à nous reprocher. J’ai vérifié vos états de service. C’est sans doute un contrôle de routine. Il semblerait que les FTD n’aient rien de mieux à faire en ce moment. Deux traces lumineuses grossissaient sur l’écran de navigation. — Ils nous attendaient, madame la Présidente. Il y a beaucoup de trafic dans le secteur, mais les Mantas se sont dirigées droit sur nous. Ça ne ressemble pas à un contrôle de routine. Maureen réprima un frisson. D’une manière ou d’une autre, Basil Wenceslas avait eu vent de sa désertion. La sale petite enflure paranoïaque ! — Je vais devoir vous demander de prendre quelques libertés avec les règles. Combien de temps vous faut-il pour régler le vecteur et lancer la propulsion ildirane ? — C’est prêt. J’allais justement… — Allez-y. Le pilote déglutit bruyamment. — Ça nous coûtera cher quand on reviendra. — Vous savez très bien que nous ne reviendrons pas. — Exact. Les deux Mantas se rapprochaient si vite que Maureen faillit en perdre son calme légendaire. — Je suggère qu’on se casse d’ici avant d’être à portée de tir. Le vaisseau franchit d’un bond plusieurs années-lumière. L’ancienne présidente se fendit d’un geste d’adieu moqueur devant l’écran. La probabilité du pire s’amenuisait légèrement. Les membres de son équipe eurent du mal à admettre que les FTD avaient essayé de les intercepter et qu’ils avaient dû fuir pour sauver leur peau. Cela ressemblait un peu trop à un spectacle vid. Une longue carrière gouvernementale ne leur avait guère donné l’occasion de sentir l’adrénaline couler dans leurs veines. Mais à présent, ils étaient sûrs que le président Wenceslas craignait leur chef ! Du coup, ils se sentaient plutôt satisfaits d’eux-mêmes. Surtout Jonas. Après deux jours de voyage, le pilote désactiva la propulsion ildirane et se présenta à l’heure dite aux abords du système theronien. Maureen envoya aussitôt un message pour annoncer son arrivée, persuadée que Patrick et sa femme avaient prévu de dérouler le tapis rouge. « Ici Maureen Fitzpatrick, ancienne présidente de la Hanse. Serait-il possible d’avoir une escorte et un comité d’accueil ? Nous sommes presque rendus à bon port. » Maureen se dit qu’elle aurait dû emporter au moins quelques bonnes bouteilles pour porter un toast à sa nouvelle vie. Elle n’avait jamais goûté les grands crus de Theroc, mais doutait qu’ils supportent la comparaison avec ce qu’elle avait abandonné dans sa cave… Néanmoins, vue de l’espace, la planète verte et bleue lui semblait tout à fait hospitalière. Deux Mantas des FTD frôlèrent le yacht spatial en rugissant, à tel point que Maureen crut à la collision. Elle perdit l’équilibre et tomba à terre, tandis que le pilote paniqué se lançait sur une trajectoire erratique. Le visage de l’amiral Pike jaillit sur l’écran de transmission. « Madame, j’ai reçu des ordres directs du président Wenceslas pour vous empêcher de commettre un acte de trahison. Je ne vous laisserai pas rejoindre Theroc. » Maureen se releva, livide. Sa destination finale était connue d’avance. Elle se pencha sur l’écran et tenta d’en appeler à cette hargne inextinguible qui lui avait valu son surnom de Virago. « Amiral, vous n’êtes plus dans un secteur contrôlé par la Hanse. Ce système se trouve en dehors de votre juridiction. Je suis venue ici sur invitation du roi Peter et de la Confédération. » Pike resta de marbre, mais Maureen discerna quand même un certain trouble dans son regard. « Vous avez peut-être raison, mais je ne peux pas vous autoriser à atterrir. » Plusieurs vaisseaux vagabonds avaient déjà décollé de Theroc, accompagnés par une Manta qui appartenait probablement à la flotte de l’amiral Willis. Patrick faisait partie du lot, bien sûr, à bord du Gitan. Le comité d’accueil força l’allure quand il aperçut les bâtiments des FTD. Un sourire froid étira les lèvres de Maureen Fitzpatrick. « Amiral, si vous avez l’outrecuidance de me faire prisonnière, je vous promets de déclencher un tel scandale que vos arrière-petits-enfants s’en mordront encore les doigts. Limitez les dégâts tout de suite et rentrez à la maison. Vous n’avez rien à faire ici. — Vous non plus, madame. Et malheureusement, mes ordres sont clairs. » Les Mantas encerclèrent le yacht alors que les vaisseaux de la Confédération étaient encore trop loin pour intervenir. Le pilote se tourna vers Maureen, espérant recevoir des instructions. Celle-ci pensait que les FTD allaient utiliser un simple rayon tracteur pour saisir son vaisseau, jusqu’au moment où les deux croiseurs sortirent leurs jazers de proue. « Le président retient ma famille en otage », avoua Pike sur un ton d’excuse. Maureen ouvrit la bouche, incrédule, mais ne trouva plus rien à dire. Les Mantas ouvrirent le feu. 76 Patrick Fitzpatrick III L’explosion projeta une lueur aveuglante sur les écrans du Gitan. Même en poussant ses propulseurs à l’extrême limite, Patrick avait su qu’il arriverait trop tard. Pourtant, ces derniers jours, l’optimisme avait prévalu. Le roi Peter ne l’avait-il pas interrogé à l’envi sur le moindre détail de sa rencontre avec l’ancienne présidente ? — Y a-t-il le moindre risque que vous ayez mal interprété sa réponse ? — Elle viendra. Elle sait très bien que le président doit être mis à l’écart. Ma grand-mère sera un puissant atout pour la Confédération ; elle saura rallier à notre cause ce qui reste de la Hanse. Oui, Patrick avait attendu avec impatience de se battre au côté de Maureen : le président Wenceslas n’aurait rien pu faire contre la détermination et le savoir-faire des Fitzpatrick. Mais tous ces beaux espoirs venaient de s’évaporer dans un nuage scintillant de débris et de gaz enflammés. Quelque part au milieu de ces fragments à la dérive se trouvaient les cendres de sa grand-mère, de son équipage, de ses compagnons. « Salauds ! hurla Patrick dans le transmetteur. Assassins ! » Il accéléra sans vraiment savoir ce qu’il faisait, droit sur les Mantas de l’amiral Pike. Il brûlait de haine pour la Hanse, pour le président, pour cette horreur sans âme qu’étaient devenues les FTD. Les deux croiseurs semblaient l’attendre, leurs armes encore chaudes. Hors de question de laisser ces criminels s’en tirer à si bon compte ! Dans le siège du copilote, Zhett était sous le choc mais assez lucide pour sentir le danger. — Fitzie, ils vont nous descendre… — Je voudrais bien voir ça, marmonna-t-il avec plus de confiance qu’il n’en éprouvait. C’était une réponse idiote et il en était conscient. Il constata à sa grande surprise que les autres vaisseaux de la Confédération l’avaient suivi, avides de revanche. Peut-être qu’à eux tous ils auraient une puissance de feu suffisante. Mais les Mantas de l’amiral Pike refusèrent d’engager le combat. Le vieil officier apparut sur l’écran de transmission et reconnut aussitôt Patrick, dont le visage ornait sans doute tous les avis de recherche du Bras spiral. « Je suis désolé. (Pike paraissait étrangement sincère.) Croyez-moi, monsieur Fitzpatrick, je n’avais pas le choix. » Patrick ouvrit le feu, mais l’arsenal minimaliste du Gitan ne causa aucun dommage aux Mantas. Sans réagir à la provocation, les deux bâtiments des FTD firent demi-tour et quittèrent le système de Theroc avant que la flotte de la Confédération leur tombe dessus. Une fois l’ennemi disparu, le choc saisit Patrick à son tour. Il dut aller chercher la rage nichée au creux de son estomac et s’y raccrocher comme à une bouée de sauvetage. Maureen était venue à sa demande. Elle se rangeait enfin dans le bon camp ! Consterné, il ramena le Gitan à l’endroit où le yacht avait explosé. Zhett se pencha vers lui, les larmes aux yeux, mais ne trouva aucun mot de réconfort. Patrick serrait les commandes de pilotage et regardait droit devant lui sans savoir ce qu’il cherchait. Quelques débris déjà presque froids, voilà tout ce qui restait de la femme qui l’avait élevé. 77 Ridek’h l’Attitré d’Hyrillka Le jeune Attitré parcourait la plaine sous les rayons implacables des sept soleils, une lumière qui aurait dû lui apporter courage et réconfort, mais ne faisait que souligner la désolation d’Ildira. Il ne ressentait néanmoins ni lassitude ni désespoir, juste une inaltérable détermination à remplir son devoir, à assumer son destin. Malgré son manque d’expérience, Ridek’h avait la ferme intention de demander des comptes à l’Incarné des faeros. Peut-être même y gagnerait-il sa place dans La Saga des Sept Soleils… s’il restait des remémorants pour écrire la suite. L’Attitré d’Hyrillka se reposait quand il en éprouvait le besoin, sans cesser de progresser vers la majestueuse cité que son peuple avait dû abandonner. Les collines noircies et les champs ravagés portaient témoignage de la violence des êtres ignés, qui sillonnaient inlassablement le ciel tels d’immenses oiseaux prédateurs. Ridek’h était certain que les faeros le voyaient. Mais il ne se cachait pas. Il poursuivit sa marche des jours durant, les yeux brûlés par la clarté éblouissante. Personne ne se sentait en sécurité dans les camps de réfugiés surpeuplés qu’il croisait sur sa route. La plupart des Ildirans n’avaient jamais vu Ridek’h, mais reconnaissaient en lui un membre du kith des nobles. Tous voulaient savoir quand le Mage Imperator Jora’h reviendrait sauver Ildira. Et ces gens méritaient une réponse, la seule qu’il puisse leur donner. — Adar Zan’nh et le Premier Attitré cherchent un moyen de le ramener parmi nous. Chaque Ildiran doit faire tout son possible pour les aider. Les réfugiés marmonnaient leur accord, puis Ridek’h passait un moment avec eux avant de reprendre la route. Même s’il échouait dans son audacieuse – voire folle – mission, il espérait au moins servir d’exemple à Daro’h et à tout son peuple. Il refusait de croire à la vanité de son action ; elle était taillée dans l’étoffe dont on fait les légendes. Ridek’h se rendait bien compte qu’il avait peu de chances de survivre. Tal O’nh et lui avaient d’ailleurs longuement discuté cet aspect de la question. Mais l’Incarné des faeros n’oublierait pas la confrontation de sitôt. Le jeune Attitré saurait l’atteindre, quitte à perdre la vie. Rusa’h ne pouvait pas continuer à tourmenter les Ildirans – sa propre espèce ! – sans trouver quelqu’un pour se dresser devant lui. Ridek’h atteignit enfin la périphérie de Mijistra. Les incendies avaient dévasté rues et boulevards, faisant fondre les grandes structures métalliques agrémentées de pierres et de cristaux. Entrepôts et immeubles d’habitation étaient éventrés, couverts de suie ; les sept cours d’eau symétriques qui escaladaient la colline elliptique surplombant la ville étaient à sec. Au milieu de ce désastre, les dômes, flèches et autres minarets du Palais des Prismes scintillaient d’une lueur à la fois odieuse et aveuglante, telle une pierre précieuse jetée dans un fourneau. Ridek’h touchait enfin au but. La tanière de Rusa’h. Le jeune Attitré n’était pas inconscient au point d’ignorer la peur, mais il gardait à l’esprit que l’Incarné des faeros ne l’avait pas tué lors de leur première rencontre. Ridek’h entra dans Mijistra tête haute, sans chercher à se dissimuler. Il remonta rue après rue en se remémorant les glorieuses années de l’Empire sous le règne du Mage Imperator Jora’h. Une dizaine de boules de feu supplémentaires rejoignirent leurs semblables au-dessus de la cité. L’air vibrait d’une chaleur intense, réverbérée par les innombrables surfaces vitrées. L’Ildiran suivit le long et sinueux chemin de pèlerinage menant au Palais des Prismes, ce même chemin qu’avaient emprunté des foules de suppliants pour aller se prosterner devant le Mage Imperator. Ridek’h, lui, ne comptait pas mettre genou en terre devant Rusa’h. Il était au contraire venu défier l’imposteur, quelles qu’en soient les conséquences. L’Incarné des faeros se présenta à lui avant même son arrivée au palais. Vêtu de flammes, la peau empourprée par le feu vivant qui imprégnait son corps, Rusa’h se matérialisa sous l’arche d’entrée et dévisagea le garçon solitaire avec des yeux aussi brûlants que des novae. — Vous savez qui je suis, lança Ridek’h. Je suis l’Attitré d’Hyrillka. — Je suis l’Attitré d’Hyrillka, rugit Rusa’h en crachant des flammes. Le jeune Ildiran tressaillit. Il finirait sans doute réduit en cendres, mais pas avant d’avoir délivré son message. — Si vous étiez le véritable Attitré d’Hyrillka, je n’aurais pas besoin de venir ici vous supplier d’épargner les Hyrillkiens. (Il écarta les bras et continua à parler d’un ton accusateur.) Regardez cette cité déserte. Tous les Ildirans ont fui Mijistra. Est-ce ainsi que vous comptez régner, représenter votre espèce ? Les habitants d’Hyrillka, vos sujets, sont peu à peu décimés par les faeros. Avez-vous visité les camps de réfugiés où ils avaient cru trouver asile ? Avez-vous touché les os noircis de votre peuple ? — Les faeros font ce qu’ils ont à faire, rétorqua Rusa’h avec une légère hésitation. Cette réponse prouvait que les êtres ignés n’étaient pas totalement sous le contrôle de l’Incarné. Ridek’h n’en revenait pas, lui qui s’était persuadé – apparemment à tort – que les boules de feu obéissaient au doigt et à l’œil à leur nouveau maître. Les Ildirans semblaient avoir commis là une grave erreur d’appréciation. — Comment pouvez-vous permettre le meurtre des vôtres ? Un authentique Mage Imperator agirait-il ainsi ? (Ridek’h fit un pas en avant malgré la chaleur cuisante.) Ce n’est pas non plus de cette manière qu’un Attitré veille sur ses sujets. Pourquoi ne les protégez-vous pas ? (Il se planta devant la silhouette ardente de Rusa’h.) Vous avez échoué. Comme Attitré et comme Mage Imperator. Ridek’h avait voulu défier l’Incarné des faeros pour le mettre en colère, pour le faire réfléchir. Quand les flammes qui entouraient son adversaire redoublèrent de violence, il comprit qu’il avait au moins atteint le premier de ses objectifs. Les boules de feu qui survolaient Mijistra plongèrent droit vers le Palais des Prismes. 78 Osira’h Très sensible aux variations du thisme, Osira’h perçut les convulsions en provenance de Mijistra comme un hurlement dans son esprit, une vibration, une tension… un danger. L’Attitré Ridek’h était arrivé au Palais des Prismes et bravait l’Incarné des faeros. La fillette se précipita dans le tunnel minier pour rassembler ses frères et sœurs, qui avaient eux aussi senti la menace. Seuls les enfants de Nira étaient capables de manipuler le thisme pour lutter contre les flammes prêtes à envelopper Ridek’h. Tout le monde avait abandonné le jeune Attitré à son sort comme s’il était déjà mort. Zan’nh et Daro’h mettaient en branle une opération titanesque pour laquelle Tal O’nh se dirigeait en ce moment même vers les chantiers orbitaux, avec un équipage réduit. Ensemble, ils préparaient une incroyable diversion qui permettrait aux vaisseaux d’Adar Zan’nh de quitter Ildira sans risque. — Concentrez-vous ! les pressa Rod’h. — Nous devons protéger Ridek’h assez longtemps pour qu’il puisse s’enfuir, ajouta Osira’h. En décidant de se rendre à Mijistra, le jeune Attitré avait involontairement pris part au plan à haut risque visant à délivrer le Mage Imperator. À présent, la fratrie hybride refusait qu’il en paie le prix. Assis en cercle sur le sol rocheux, les cinq enfants joignirent leurs mains et en appelèrent au thisme pour projeter, au loin, une sorte de bouclier mental. Ils virent se rapprocher Mijistra, puis le Palais des Prismes, puis… Ridek’h, enfin, confronté à la rage brûlante et dévastatrice de Rusa’h. L’ancien Attitré tentait de voler la flâme du jeune Ildiran pour la livrer en pâture aux faeros. La fratrie d’Osira’h isola les rayons-âmes qui émanaient du garçon, le protégeant ainsi du premier assaut. Rusa’h frappa sa supposée victime, mais se heurta à cette barrière inattendue qui le laissa un instant stupéfait, sans réaction. Mais s’il décidait de s’acharner, d’en appeler à toute sa force… — Cours ! Reviens ici ! cria Osira’h dans l’esprit de Ridek’h. L’Attitré entendit l’appel, mais l’écho de la décharge mentale franchit le bouclier, ce qui montra à Rusa’h que quelqu’un aidait son ennemi. L’Incarné des faeros se dressa, perplexe, à l’endroit où convergeaient autrefois les sept cours d’eau de Mijistra. Qui pouvait être assez puissant pour l’empêcher de prendre cette flâme ? — Cours, Ridek’h ! Osira’h capta une partie des pensées de l’Attitré : son courage face à la mort, sa fierté d’avoir accompli ce pour quoi il était venu. Elle réussit à y glisser un aperçu du plan visant à détruire Rusa’h et à détourner l’attention des faeros. — Ton travail ici est terminé, Ridek’h. Tu peux partir. Nous t’aiderons. Le garçon s’éloigna en titubant du Palais des Prismes et s’élança à flanc de colline tandis que l’Incarné des faeros peinait à se remettre de sa surprise. Les cinq enfants maintinrent leur bouclier, mais Rusa’h en profita pour remonter vers eux le long des sentiers mentaux. Il déchaîna tout son pouvoir sur Osira’h et les siens, qui réussirent à repousser la charge en unissant les forces protectrices du thisme et du télien avec leur propre synergie fraternelle. Rusa’h hurlait dans leur esprit, réclamait leur flâme pour le bien du peuple ildiran. Osira’h le sentait fouiller dans son crâne à la recherche d’informations. Il commençait à se douter de quelque chose. Et Ridek’h courait, courait à perdre haleine. Osira’h se rendit compte que Rusa’h devenait de plus en plus soupçonneux ; il avait dû saisir une infime partie, un reflet mental du plan ourdi contre lui. La fillette serra brutalement la main de son frère. Ils devaient occuper l’Incarné encore un petit moment, le temps que Ridek’h s’éloigne assez pour échapper à l’enfer qui s’abattrait bientôt sur Mijistra. Cela risquait de se jouer à quelques secondes. Adar Zan’nh se tenait prêt à lancer ses vaisseaux. Le Premier Attitré Daro’h était encore caché dans les mines, mais se préparait à reprendre le contrôle de l’Empire. Là-haut, en orbite, Tal O’nh mettait déjà en œuvre la première phase de l’opération. La fin était proche. Malheureusement, dans leurs efforts pour protéger Ridek’h, les enfants laissèrent filtrer un mélange de peur et d’excitation à travers le bouclier. Une pensée de trop, et l’Incarné des faeros entrevit soudain le sort que lui réservait le Premier Attitré. Son rugissement enflammé secoua le thisme tout entier. Lorsque Rusa’h déchaîna son feu destructeur depuis le Palais des Prismes, il ne pensait déjà plus au garçon venu le défier. Seule lui importait sa propre survie. 79 Le général Kurt Lanyan Le général Lanyan avait déjà croisé le fer avec la sous-ruche de Pym, à la tête d’un petit groupe de soldats. Une expérience qui ne lui avait pas donné envie de recommencer de sitôt. Mais comme le président Wenceslas en avait décidé autrement, mieux valait penser que cette mission lui permettrait de prouver sa valeur. Et là, au moins, il partait à l’assaut avec une puissance de feu suffisante pour faire passer un sale quart d’heure à ces foutues bestioles. Lanyan était heureux de retrouver la barre d’un Mastodonte ; il se sentait rassuré par la masse et les blindages du vaisseau géant. Mais les sujets d’inquiétude ne manquaient pas. L’amiral Diente, même s’il n’avait eu à sa disposition qu’une seule et unique Manta, semblait avoir été vaincu avec une facilité dérisoire. Heureusement, avec le Fils du Tonnerre et sept Mantas, Lanyan avait quelques atouts dans sa manche, y compris des bombes à dispersion atmosphérique capables de vitrifier la moitié d’un continent. Connaissant Pym, cela ne pourrait qu’améliorer l’esthétique du paysage. Les Klikiss ne le prendraient pas par surprise, cette fois. Contrairement à Diente, il ne comptait pas perdre de temps à négocier. Lorsque la flotte arriva en vue de l’objectif, Lanyan contacta son second sur une fréquence codée, même s’il doutait que l’ennemi s’amuse à espionner les transmissions des FTD. « Amiral Brindle, cette attaque doit être rapide et meurtrière. Dès que nous serons sur cible, lancez les missiles et rasez toutes les structures artificielles. Bombardement continu, vague par vague. Ça devrait suffire. — À vos ordres, mon général », répondit Brindle depuis son croiseur. Lanyan s’enfonça dans le fauteuil de commandement. Il souhaitait une victoire totale, qui surpasserait les attentes du président. Ses soutes étaient pleines à craquer de munitions qu’il déverserait sans compter jusqu’à ce que la moindre trace d’insecte ait disparu de Pym. Il aurait certes préféré se trouver à bord de son ancien Mastodonte, mais profiter des vaisseaux rendus par les robots klikiss lui procurait quand même un certain plaisir. Les Mantas et le Fils du Tonnerre avaient passé une inspection détaillée : tout était en ordre, tout fonctionnait à merveille. Ce qui n’empêcherait pas Lanyan de ne plus jamais faire confiance aux robots noirs. Il les avait vus massacrer trop de bons soldats. Mais pour le moment, il venait venger les hommes tombés sur Pym. Il venait s’occuper des Klikiss. Ceux-là en particulier. Les canonniers firent apparaître des projections de la planète, centrées sur l’ancienne colonie et le site du transportail. La sous-ruche s’était étendue en nappes concentriques depuis la mer intérieure près de laquelle les humains s’étaient installés. Les officiers tactiques des huit vaisseaux se répartirent les tâches et lancèrent l’assaut dès l’arrivée sur Pym. Ils disposaient d’ogives thermiques, de bombes à fusion instantanée, et même, en cas de besoin, d’une dizaine de bonnes vieilles têtes nucléaires qui pèleraient la croûte planétaire comme une peau d’orange. Les bâtiments des FTD entamèrent le bombardement en passant loin au-dessus des plaines alcalines et des rivières aux eaux sombres. Avant même que les Klikiss comprennent qu’ils étaient attaqués, les premiers impacts dévastèrent des kilomètres carrés de ruche. Les explosions nucléaires classiques restaient les plus belles à voir, mais les armes modernes causaient plus de dégâts. Au deuxième passage, les bombes à fusion vaporisèrent littéralement des pans entiers de la cité ennemie et firent sentir leurs effets jusque dans les tunnels les plus profonds. Lanyan éprouva une grande satisfaction en voyant défiler les images des étendues vitrifiées, noyées dans la fumée. Aucun insecte – et aucun humain – ne vivrait plus jamais à cet endroit. Alors qu’un bastion terrien n’aurait opposé que panique et confusion à un tel raid surprise, l’âme de la ruche organisa promptement la contre-attaque. Lanyan constata avec effroi qu’une bonne partie des infrastructures klikiss était encore intacte malgré l’enfer déchaîné par les FTD. Il ordonna aussitôt un nouveau passage. Des milliers de petits vaisseaux klikiss jaillirent de bunkers souterrains et se réunirent en un nuage discipliné qui se précipita vers les sept Mantas. Chacun d’eux n’avait que deux canons à énergie, mais l’accumulation de tirs causerait rapidement de gros dommages. Lanyan renonça momentanément à pilonner la ruche pour tourner les jazers du Mastodonte vers les assaillants. « Mon général ! s’exclama Brindle. On a de la compagnie qui nous arrive par au-dessus. — C’est quoi ? D’où ça sort ? — Quatre énormes bâtiments qui se trouvaient de l’autre côté de la planète. Nous avons chargé trop vite pour déceler leur présence, mais maintenant ils rappliquent à toute allure. — Génial. Les insectes font donner la cavalerie… (Lanyan découvrit à l’écran les quatre gigantesques masses sphériques composées d’innombrables vaisseaux de base.) Continuez le bombardement ! N’arrêtez surtout pas ! » Théoriquement, une fois l’âme de la ruche éliminée, les Klikiss seraient déboussolés, incapables de se battre. Mais peut-être se trouvait-elle sur l’une des nefs-essaims. Lanyan dépêcha trois Mantas en orbite pour intercepter les bâtiments à l’approche. Leurs jazers détruisirent des segments entiers de ces incroyables sphères, mais celles-ci se contentèrent d’éjecter les débris, de se réorganiser et de poursuivre leur route. Lanyan déglutit avec peine. La situation dégénérait à vue d’œil. L’une des nefs-essaims modifia sa structure pour former en son centre un vaste creux qui évoquait la gueule d’un canon géant. Lanyan s’interrogeait encore sur l’objectif de la manœuvre quand le vaisseau klikiss vomit un éclair jaunâtre qui réduisit en cendres la plus proche des Mantas. Deux autres nefs-essaims entamèrent la même procédure. Les capitaines des deux croiseurs restants dégagèrent aussitôt la zone de tir, mais les rayons énergétiques s’acharnèrent sur eux jusqu’à toucher au but une deuxième fois. La dernière Manta parvint à s’échapper, même si Lanyan estimait que le répit serait de courte durée. À la surface de Pym, la ruche en flammes continuait à cracher des vaisseaux. Avec les ravages insensés causés par le Mastodonte et les sept Mantas, comment la flotte des FTD parvenait-elle à se retrouver sur la défensive, prête à succomber sous le nombre ? Arriver, frapper, repartir : les joies de l’expédition punitive semblaient soudain bien loin… Encerclé par les forces klikiss, Lanyan ne voyait même plus comment battre en retraite ; il était bel et bien coincé. Quand les premières alarmes retentirent sur le pont, le Fils du Tonnerre ne lui parut plus tout à fait aussi sécurisant. Il avait besoin d’une nouvelle stratégie. Tout de suite. « Lancez les Rémoras. Engagez en individuel les vaisseaux qui sortent de la ruche. » Des milliers de Rémoras s’éjectèrent des cinq Mantas survivantes avec une célérité remarquable. Les pilotes étaient bons, leur armement efficace ; ils infligèrent de lourdes pertes à l’ennemi en un rien de temps. Mais à quel prix ? L’une des nefs-essaims reçut soudain de violents tirs de l’arrière, d’une telle puissance qu’elle se disloqua sur place. Les rafales continuèrent ensuite à pilonner et à foudroyer les segments dissociés. — Qu’est-ce qui se passe encore ? Des dizaines de vaisseaux apparurent à l’écran : un Mastodonte et plusieurs Mantas, accompagnés d’étranges navires difficilement identifiables. « Ici l’amiral d’escadre Willis, annonça une voix traînante. On dirait que vous avez besoin d’aide, général. Alors, amis ou ennemis ? » Lanyan n’en croyait pas ses yeux. La nouvelle flotte faisait feu à volonté sur les Klikiss. Une flotte de la Confédération. Le Mastodonte – sans doute le Jupiter – semait la panique dans une deuxième nef-essaim. Conrad Brindle répondit sans attendre l’autorisation de son supérieur : « Heureux de vous voir, amiral ! Votre aide sera la bienvenue. » Lanyan ouvrit une fréquence codée et lui intima l’ordre de se taire. Quelques instants plus tard, une voix de jeune homme s’invita dans la conversation. « Ça me fait plaisir de me battre à tes côtés, papa. On devrait faire ça plus souvent. » Des applaudissements retentirent sur le pont du Fils du Tonnerre. Les troupes de Lanyan sentirent l’espoir renaître et repartirent à l’assaut la rage au cœur. L’équilibre des forces restait précaire, mais il y avait de nouveau une chance, même minime, de venir à bout des Klikiss. « Il était grand temps que vous changiez d’ennemi, assena Willis. N’importe qui peut voir que ce sont ces créatures, et personne d’autre, qui représentent un danger pour l’humanité. » Lanyan choisit de ravaler momentanément sa fierté. « Chaque Klikiss que vous abattrez, amiral, ce sera un de moins dans mes pattes. » Sa réplique n’exprimait sans doute pas un enthousiasme délirant, mais il n’avait rien de mieux à offrir. Il s’était promis de ne plus jamais faire confiance à Willis. Elle l’avait humilié trop souvent. Une idée lumineuse commençait d’ailleurs à germer dans son esprit, idée qu’il s’empressa de partager avec Brindle sur la fréquence codée. « Rangez-vous derrière les traîtres et laissez-les encaisser le gros du feu adverse. Peut-être allons-nous faire d’une pierre deux coups. » 80 L’adjoint Eldred Cain Le président avait l’air un peu trop sûr de lui quand Cain, Sarein et le capitaine McCammon s’installèrent à ses côtés pour assister à l’allocution du Pèrarque. Il avait même fait préparer des rafraîchissements, sans se montrer inquiet du discours que le vieux religieux mécontent avait rédigé de sa propre main. Ces derniers temps, Cain trouvait son supérieur bien plus dangereux quand il était de bonne humeur que quand il était en colère. Le président prit une gorgée de jus de citron glacé en contemplant la scène familière qui se déployait sous ses yeux. — Les gens deviennent laxistes quand ils se sentent trop en confiance. Or, en ce moment, nous avons besoin que tout le monde serve la Hanse avec ardeur. Il faut leur donner un bon coup de fouet. — À quoi penses-tu, Basil ? demanda Sarein, circonspecte. Tu sais ce que le Pèrarque va dire ? Une fois de plus, le président n’avait consulté ni son adjoint ni la Theronienne. — Je n’en ai pas la moindre idée, répondit-il d’un ton jovial. Il n’aimait pas le discours que je lui proposais, alors il en a écrit un autre. Mais les spectateurs ne seront pas déçus, tu peux me croire. — Vous ne laissez jamais rien au hasard, commenta Cain. Si vous lui lâchez la bride, c’est pour qu’il se pende avec. — La pendaison, je trouve ça primitif, gloussa Basil avant de changer de sujet. Prochaine étape, la cérémonie prévue pour la sortie des premiers robots klikiss. C’est dans trois jours, n’est-ce pas ? J’espère que tout est prêt pour mon intervention. Cain s’y était employé, prenant garde aux plus petits détails. — Nous n’attendons plus que vous, monsieur le Président. — Parfait. Je pense que la Hanse fonctionnera bien mieux dès demain. Le Pèrarque gagna le podium avant que Cain puisse réagir à cette étrange remarque. Sa barbe blanche luisait au soleil sous un ciel d’un bleu intense. La foule applaudit – sur commande – tandis que les médias enregistraient le moindre geste, le moindre mot. Le roi Rory manquait à l’appel. — Regardez bien, conseilla Basil. Le Pèrarque ouvrit le micro et s’exprima aussitôt, sans préambule, comme s’il devait agir avant que le président décide de l’arrêter. — L’Unisson a été détournée de son but. Les accusations que j’ai proférées sur ce même podium ne venaient pas de moi. Moi, votre Pèrarque, j’ai été forcé de prononcer de tels discours. Vous avez tous été trompés, induits en erreur. Notre religion n’est pas faite pour ça. Murmures et exclamations secouèrent la foule. De nombreux spectateurs paraissaient même en colère, mais Cain ne pouvait déterminer si cela concernait la trahison présumée ou les propos stupéfiants du Pèrarque. Sarein écarquillait les yeux de surprise ; Cain s’attendait à voir l’équipe de nettoyage surgir d’une seconde à l’autre. Sentant qu’il avait capté l’attention des fidèles, le Pèrarque parla enfin d’une voix forte, passionnée. — Je vous demande de sonder vos cœurs, de sonder vos croyances, et de faire ce qui vous semble juste. La Hanse n’est pas votre religion ! La Hanse ne connaît pas la parole de Dieu ! Basil serra les poings, mais se força à les relâcher. — C’est qu’il insiste, le bougre… Il pressa le bouton d’un petit transmetteur. « J’en ai assez entendu. — À vos ordres, monsieur le Président, répondit la voix grave de Jane Kulu. — Après ça, plus personne ne doutera de la volonté du Seigneur », ajouta Tito Andropolis sur le même canal. Basil s’adossa à son siège, les yeux brillants d’impatience. Un sifflement suraigu s’éleva alors, comme si l’air lui-même se déchirait, puis un rayon d’énergie fendit le ciel et s’abattit droit sur le podium. L’éclair vaporisa le Pèrarque, dont il ne resta ni chair ni os, juste un nuage de fumée, un cratère vitrifié et une odeur de crématorium. Les fidèles les plus dévoués, massés devant le podium, furent projetés en arrière par l’onde de choc. Sarein resta pétrifiée, une main sur la bouche, tandis qu’une partie de la foule commençait à hurler et à s’enfuir. — Qu’avez-vous fait ? demanda Cain d’une voix à peine audible. Mon Dieu, qu’avez-vous fait ? — Attendez un peu, le modéra Basil avec un sourire froid. Ce n’est pas encore fini. Alors que la plupart des spectateurs étaient encore sous le choc, la silhouette du roi Rory se dessina lentement dans la fumée. Sa voix de jeune homme résonna avec force et conviction, ce qui laissait supposer de longues heures de répétitions. — Aucune loi, aucun tribunal n’aurait pu s’exprimer plus clairement. Dieu châtiera tous ceux qui veulent nous affaiblir. Le Pèrarque était un hérétique. Je suis votre roi, et notre Seigneur souhaite à présent me voir assumer la responsabilité de l’Unisson. Moi, Rory, je jure devant vous de sauver la Hanse, de sauver l’humanité tout entière ! Sarein, horrifiée, affichait une pâleur de cadavre. — Basil, c’est abominable. C’est un meurtre ! Le président finit tranquillement son jus de citron. — Mais non, voyons. Tu n’as pas écouté le roi Rory ? C’est la volonté de Dieu. 81 L’amiral Sheila Willis Quel plaisir de pouvoir enfin buter du Klikiss à tour de bras ! Néanmoins, malgré tout l’arsenal entassé à bord des vaisseaux de la Confédération, l’amiral Willis trouvait la sous-ruche de Pym bien trop fournie à son goût. En attendant, elle appréciait à sa juste valeur le fait d’être le beau chevalier blanc lancé à la rescousse du général Lanyan, qui s’était encore fourré dans un beau pétrin. L’arrivée de la flotte de la Confédération avait violemment ébranlé les insectes. Deux nefs-essaims avaient été détruites, ou du moins désassemblées, mais pour mille petits vaisseaux abattus, mille autres jaillissaient des bunkers souterrains ou se détachaient des sphères intactes. Willis n’avait jamais rien vu de pareil. Lanyan s’époumonait sur les fréquences des FTD, ordonnant à ses troupes de tirer sans relâche. Le Fils du Tonnerre rasa une nouvelle section de la ruche et tenta de battre en retraite en orbite, comme s’il pouvait vraiment s’y sentir en sécurité. Jusqu’à présent, l’armée terrienne n’avait pas cru bon de remercier ses sauveurs. Willis ignorait où le général avait bien pu dénicher ce Mastodonte au nom inconnu, mais en tout cas il ne l’utilisait pas au mieux. Lancer toute la flotte dans un grand bombardement de surface représentait une bonne manœuvre, sauf que Lanyan avait une fois de plus surestimé ses capacités. Il aurait dû frapper beaucoup plus fort dès le départ. « Général, continuez à pilonner la cité. Nous devons tuer l’âme de la ruche. — Occupez-vous de vos affaires, Willis. Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous. » — On n’est jamais si bien servi que par soi-même…, soupira-t-elle. Elle bascula sur le canal la reliant à Tasia Tamblyn, aux commandes de l’une des Mantas qui volaient aux côtés du Jupiter. « Commodore Tamblyn, à vous l’honneur. » Willis avait non seulement officialisé le grade choisi par Robb, mais avait aussi tenu à ce que Tasia accepte au moins l’équivalent. « Avec plaisir, amiral. » Le Jupiter se fraya un chemin à travers les vaisseaux ennemis qui harcelaient la flotte de Lanyan. Ce dernier emmenait son Mastodonte de plus en plus haut dans l’atmosphère, à une altitude orbitale. Une retraite couverte par les Mantas survivantes. — J’espère qu’il ne compte pas se barrer avant d’avoir fini le boulot, grommela Tamblyn. Robb, lui, choisit d’en appeler à son père. « Papa, nous disposons d’une puissance de feu suffisante pour remporter la victoire. Concentre tes jazers sur le centre de la ruche. Tu as encore des têtes nucléaires ? » La surface de Pym était déjà parsemée de cratères suite à plusieurs tapis de bombes, mais les bâtiments de la Confédération en remirent une couche. Délaissant leur face-à-face avec les nefs-essaims, ils déclenchèrent un nouvel assaut dévastateur sur la cité klikiss. « Privilégiez missiles pénétrants et bombes à percussion. Le spécex doit être planqué très profond, sinon on l’aurait déjà eu. » Cette fois-ci, la moindre structure encore debout fut laminée par les ondes de choc. Le site tout entier semblait prêt à entrer en fusion. « Ça devrait suffire, bordel ! s’exclama Robb. — On le saura vite, rétorqua Tasia. Si le spécex est mort, tous ces foutus insectes seront totalement désorganisés. » Les vaisseaux de Lanyan continuaient à lutter sans véritable stratégie. Robb s’obstinait à appeler son père, en vain, un silence qui énervait beaucoup Willis. « On repasse une dernière fois, ordonna-t-elle. On donne tout ce qu’on a dans le ventre. (Elle utilisait une fréquence commune aux FTD.) Général Lanyan, qu’est-ce qui vous reste ? Ogives thermiques ? Têtes nucléaires ? Balancez tout. Vraiment tout. On va y arriver. — Très bien, amiral, acquiesça-t-il d’une voix tendue. Dernier passage. Pour en finir. Ouvrez le bal, le Fils du Tonnerre vous suit de près. » Willis croyait dur comme fer que ce dernier bombardement débarrasserait le Bras spiral d’un de ces horribles spécex. Cerise sur le gâteau, Lanyan en profiterait peut-être pour découvrir les bienfaits de la coopération. Les vaisseaux des FTD suivirent effectivement le Jupiter dans cette ultime attaque sur la cité en ruine. Le Mastodonte de Willis largua tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un missile de surface : ce n’était plus le moment de lésiner sur la mitraille. La série d’explosions fut tellement sensationnelle que l’amiral en éprouva une satisfaction presque enfantine. La sous-ruche fut réduite à néant par des ondes de choc qui ébranlèrent jusqu’à la croûte planétaire. — Personne ne passera ses vacances dans le coin avant un bon moment, annonça Willis. Je crois qu’on peut retirer Pym de la liste des colonies humaines. Trois Mantas des FTD larguèrent une dernière volée de bombes, même si cela paraissait à présent bien inutile : il n’y avait plus rien à détruire. — Voilà du travail bien fait, amiral, se félicita Lanyan. Tout à coup, le Fils du Tonnerre et deux Mantas ouvrirent le feu sur le vaisseau de Willis, dans l’intention évidente de toucher les propulseurs. — Hein ? Quoi ? Elle écrasa son poing sur les commandes du transmetteur. « Général, soit vous visez vraiment mal, soit vous êtes encore plus débile que tout ce que j’avais imaginé. — J’agis ainsi au nom des Forces Terriennes de Défense. La menace que vous représentez pour la civilisation humaine est largement équivalente à celle des Klikiss. Maintenant que le problème de la sous-ruche est réglé, je me contente de passer au suivant. » Dégoûtée, Willis ordonna à sa flotte de battre en retraite. — Ce type a trois couilles. Dont une à la place du cerveau, lâcha-t-elle tandis que les FTD s’acharnaient sur le Jupiter. Tirons-nous d’ici. L’endroit a perdu de son charme. Alors que le Mastodonte de Lanyan se rapprochait dangereusement de son homologue de la Confédération, une Manta isolée vint tout à coup se placer entre les deux vaisseaux géants. Willis crut d’abord que c’était l’une des siennes, jusqu’à ce qu’elle voie l’écusson des FTD briller sur la coque. La voix de Conrad Brindle s’éleva au cœur du tumulte tandis que son bâtiment encaissait avec peine les tirs du Fils du Tonnerre. « Robb, amiral, vous feriez mieux de quitter le champ de bataille. Vous nous avez aidés à en finir avec les Klikiss, mais la suite risque d’être moins drôle pour vous. » Willis décocha un regard noir aux vestiges de la cité klikiss, puis confirma l’ordre de repli. — Vous avez entendu ? On met les voiles vite fait. On a rempli notre part du contrat, mais le général Lanyan aime bien tirer la couverture à lui. 82 Tal O’nh Même aveugle, Tal O’nh percevait la masse et la structure de l’immense chantier spationaval qui l’entourait. Les sons, les vibrations, la solidité. Le complexe de la Marine Solaire était à l’abandon depuis l’arrivée des faeros, évacué d’urgence quand les boules de feu avaient surgi de Durris-B pour s’abattre sur Ildira. Quais, hangars, secteurs administratifs et carcasses de croiseurs, tout restait à l’abandon en orbite basse. C’était une ville fantôme, une friche industrielle dans l’espace. Mais O’nh allait bientôt lui redonner sens. Rusa’h était possédé, corrompu par les êtres ignés, mais pensait toujours comme un Ildiran. Il se considérait encore, d’une certaine manière, comme le gardien de son peuple. Jamais il ne lui viendrait à l’idée qu’un Premier Attitré puisse en arriver à une manœuvre aussi désespérée. C’était tout simplement inimaginable. Jusqu’à aujourd’hui. Le vieil officier reconnaissait les commandes au toucher ; ses yeux ne lui manquaient pas. Avec l’aide de ses meilleurs assistants, il avait déjà activé les principaux contrôles, enclenché les fusées de contrôle d’altitude et lancé le gigantesque chantier dans une descente sans retour. Personne n’éprouvait le besoin de parler. Tous savaient ce qu’ils étaient venus faire ici. Le grand satellite industriel contourna encore une fois Ildira, de plus en plus bas, et finit par toucher la haute atmosphère dans un murmure qui se changea bientôt en rugissement. Les frottements chauffaient l’armature du chantier ; O’nh songea que cela devait projeter une belle lumière dans le ciel. — Trajectoire correcte, annonça l’un de ses rares compagnons. Point d’interception programmé. Une fois la décision prise, le Premier Attitré avait proposé à O’nh d’envoyer un équipage complet l’assister dans sa tâche. Des centaines d’Ildirans s’étaient portés volontaires, mais l’officier avait expliqué qu’un petit vaisseau aurait plus de chance d’atteindre le chantier sans être repéré par les faeros. De plus, il refusait de faire des victimes inutiles alors que les pertes atteignaient déjà un niveau ahurissant. — Chaque vie est précieuse, Premier Attitré. Donnez-moi cinq hommes et nous changerons le cours de l’Histoire. — Votre nom restera gravé à jamais dans La Saga des Sept Soleils, avait répondu Daro’h d’une voix remplie d’admiration. Je demanderai au scribe en chef Ko’sh de consigner vos exploits. — J’espère juste que cette mission permettra à la Saga de continuer à s’écrire. Ridek’h l’avait inspiré par son courage. Le cœur du tal avait saigné pendant le vol en songeant à la mort probable de son jeune protégé, mais la fierté avait compensé la peine. O’nh espérait à présent mettre fin aux sinistres agissements de Rusa’h. Les cinq volontaires n’avaient pas tardé à réveiller la station endormie. Le tal ne pouvait pas mettre la main à la pâte, mais donnait les instructions nécessaires et motivait ses maigres troupes. Les croiseurs lourds de Tal Ala’nh patientaient à la limite du système solaire, inconscients du drame qui se jouait. Adar Zan’nh n’avait pas pris le risque de les prévenir, de crainte que Rusa’h intercepte la transmission d’une manière ou d’une autre. Mais O’nh connaissait bien Tal Ala’nh : sa cohorte serait prête le moment venu. L’adar, lui, bouillait sans doute d’impatience à l’idée de quitter enfin Ildira avec ses neuf croiseurs pour rejoindre le reste de la Marine Solaire. Peu de temps après, O’nh sentit les premiers tremblements de la structure secouée par une atmosphère de plus en plus dense. — Où en sont nos réserves de carburant ? Incapable de croiser le regard de ses assistants, il ne pouvait que scruter sa propre obscurité. — Nous en avons utilisé une bonne partie pour initier une descente rapide, lui répondit un ingénieur à la voix fluette. Mais elles restent suffisantes pour corriger la trajectoire en cas de besoin. Nous toucherons la cible. O’nh hocha lentement la tête. — Parfait. Aucun retour possible. — Non, Tal. Aucun. — Nous allons gagner notre place dans la Saga. L’officier se rassit pour attendre la suite. Le chantier devait ressembler à une grosse masse rouge vif, laissant une longue traînée derrière lui tandis que les frottements arrachaient les premières couches de métal. O’nh aurait aimé contempler la lumière une dernière fois, mais son corps désuet ne serait bientôt plus qu’un souvenir, son âme une fraction de la Source de Clarté. Rusa’h ne pouvait pas prévoir une telle frappe. Même si les croiseurs en construction ne seraient jamais finis, ils joueraient un rôle glorieux au sein de la Marine Solaire. Sans ouvrir le feu, sans voler dans l’espace. Juste en s’écrasant. Tal O’nh s’agrippa aux accoudoirs quand le poste de contrôle se mit à vibrer de plus en plus fort. L’air sifflait, hurlait en fouettant l’ossature du chantier spationaval. — Aujourd’hui, nous remportons une victoire cruciale contre les faeros. Une victoire qui restera dans la mémoire ildirane jusqu’à la fin des temps. L’immense complexe industriel et tout son contenu – poutres métalliques, coques, baies d’assemblage – labouraient violemment l’atmosphère. La chaleur devenait intenable dans le chantier transformé en météore. Même si la plupart des capteurs avaient déjà brûlé, l’un des assistants lança une mise en garde : — Des boules de feu ! Une dizaine ! Elles nous foncent dessus. — Rusa’h a fini par deviner, s’amusa Tal O’nh. Mais il ne peut plus nous arrêter. Les faeros tirèrent de longs jets enflammés qui ne réussirent qu’à faire fondre certaines parties de la masse sans en dévier la course. La voix de Daro’h retentit à cet instant dans le transmetteur, compréhensible malgré les parasites. « J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Ridek’h est vivant ! La fratrie d’Osira’h l’a protégé. Il est sain et sauf. » O’nh poussa un soupir de soulagement qui lui brûla les poumons. Une sorte de bien-être l’envahit malgré la proximité de l’impact. « Merci, Premier Attitré. » Les boules de feu poursuivirent leur bombardement désespéré. Elles finirent par décrocher la carcasse d’un croiseur et deux éléments du complexe, autant de projectiles qui continuèrent malgré tout à filer sur la même trajectoire. Assis au cœur de l’enfer, protégé pour quelques secondes encore, O’nh aurait vraiment aimé profiter du spectacle. — Nous sommes entourés de flammes ! lui cria un ingénieur. Nous venons tout juste de percer la couche nuageuse. — Que voyez-vous ? — Mijistra. C’est magnifique ! La ville est immense, mais déserte. Et voici le Palais des Prismes. Je voulais tant le voir une dernière fois. Il scintille, comme illuminé de l’intérieur. — Bien. Cela signifie que Rusa’h est encore là. Il n’a plus le temps de s’enfuir. Au moment décisif, Tal O’nh eut l’impression d’amener la Source de Clarté elle-même sur Ildira. 83 Daro’h le Premier Attitré Une brise chaude soulevait les cheveux de Yazra’h au sommet de la colline d’où elle apercevait, au loin, la périphérie de Mijistra. Près d’elle, le Premier Attitré contemplait larmes aux yeux la ville majestueuse entourant la gemme scintillante du Palais des Prismes. Il reposa le transmetteur après avoir fait ses adieux à Tal O’nh. Les mots lui manquèrent quand la vengeance céleste s’abattit sur Mijistra. Une déflagration assourdissante retentit quand le chantier spationaval déchira le ciel, laissant derrière lui une traînée de métal vaporisé qui évoquait une queue de comète couleur sang caillé. Les faeros tiraient sans relâche sur l’immense projectile, mais ne pouvaient stopper sa chute. Yazra’h écarquilla les yeux, fascinée, et sentit la main de Daro’h se refermer sur son bras. Le remémorant Ko’sh se joignit à eux en silence. Le chantier s’écrasa sur Mijistra dans une explosion titanesque, comme si un marteau de la taille d’un astéroïde avait frappé la cité en visant le Palais des Prismes. Daro’h se couvrit les yeux pour ne pas être aveuglé. L’onde de choc pulvérisa les immeubles et anéantit en un instant les plus belles réalisations de l’Empire ildiran. La capitale disparut dans un rugissement d’énergie cinétique. La déflagration ne mit que quelques secondes à les atteindre, si violente malgré la distance qu’elle les jeta à terre. L’explosion semblait ne jamais devoir s’arrêter. Daro’h resta longtemps prostré avant de réussir à se mettre à genoux puis, lentement, à se relever. — J’ai l’impression qu’on m’a arraché le cœur de la poitrine, dit-il d’une voix qui lui parut étrangement étouffée. Les yeux de Yazra’h brillaient de colère, de haine pour ce que Rusa’h les avait obligés à faire. — C’était horrible. — Mais nécessaire. Le Premier Attitré tremblait, encore incertain sur ses pieds. Une grande cicatrice noire dans le ciel indiquait la trajectoire du chantier. Le scribe en chef se releva à son tour et épousseta ses habits. Il scruta d’un air effaré les colonnes de flammes et de fumée, le cratère bouillonnant qui avait remplacé la capitale de l’Empire. — Le Foyer de la Mémoire ! s’exclama-t-il enfin. Tout est perdu ! Notre histoire, notre Saga. — Et la ville, et le Palais des Prismes, ajouta Daro’h. Mais notre espèce a survécu. Cet acte désespéré lui donne une seconde chance. — Mais la Saga…, gémit Ko’sh. — Vous êtes remémorant, non ? Nos cœurs, nos âmes se souviendront. Et ne perdez pas de vue notre objectif. Adar Zan’nh va retrouver la Marine Solaire et partir à la recherche du Mage Imperator sans avoir les faeros à ses trousses. Daro’h espérait juste que son père lui pardonnerait un jour ce qu’il venait de faire. Même s’il était encore ébloui par l’explosion, il distingua une silhouette qui s’approchait de la colline, fuyant la dévastation. Le Premier Attitré avait du mal à respirer, les poumons en feu, mais il fit l’effort de s’abriter les yeux et de pointer cette direction. Yazra’h suivit le mouvement et reconnut aussitôt le garçon épuisé qui se dirigeait vers eux. — C’est l’Attitré Ridek’h ! Il a survécu ! s’écria-t-elle en lui faisant de grands signes. Le jeune Ildiran semblait choqué, brûlé, mais encore lucide. Daro’h se précipita vers lui à flanc de colline et le rejoignit juste au moment où ses jambes le lâchaient. — Vous êtes en sécurité. C’est fini. Le garçon désorienté cligna des yeux plusieurs fois, puis se releva en s’appuyant sur le Premier Attitré. Il regarda par-dessus son épaule les décombres fumants de Mijistra. — J’ai couru, articula Ridek’h. Couru sans me retourner. Jusqu’à présent. Il se mit à tousser, la poitrine secouée de spasmes, avant d’éclater en sanglots. — Avons-nous enfin anéanti Rusa’h ? demanda Yazra’h. Daro’h considéra de nouveau le sinistre cratère. Il n’arrivait pas à imaginer que l’Incarné des faeros ait survécu à un tel enfer. Mais ces derniers temps, il n’était plus sûr de rien. 84 Adar Zan’nh Adar Zan’nh tenta sa chance au moment précis de l’impact, même si abandonner sa planète natale dans des circonstances aussi dramatiques lui laissait un sale goût dans la bouche. La diversion provoquée par la chute du chantier était en tout cas plus que suffisante pour permettre aux neuf croiseurs de quitter Ildira sans attirer l’attention des faeros. L’extraordinaire capitale depuis laquelle les Mages Imperators avaient toujours régné n’était plus qu’un tas de cendres. L’adar savait qu’Ildira ne serait plus jamais la même. L’explosion déversa une lueur sanguine sur le paysage ; Mijistra, le Palais des Prismes, des millénaires d’histoire et de culture… disparus. Et – il fallait l’espérer – Rusa’h avec eux. Cette stratégie extrême représentait pourtant le seul moyen pour les Ildirans de survivre en tant qu’empire, peut-être même en tant qu’espèce. Mais pour l’instant, l’adar avait une mission à remplir : s’il parvenait à délivrer le Mage Imperator, l’Empire serait remis sur de bons rails. — Libérer notre père ne mettra pas fin à la guerre, dit Osira’h. Même si Rusa’h est mort, les faeros ne sont pas vaincus pour autant. Elle avait demandé à suivre Zan’nh tandis que ses quatre frères et sœurs restaient sur Ildira avec le Premier Attitré. L’officier baissa les yeux sur l’étrange fillette. — Raison de plus pour réussir. — Oui, raison de plus. Tandis que les neuf croiseurs fuyaient Ildira, l’adar entra en contact avec la cohorte de Tal Ala’nh. Son plan n’avait plus besoin de rester secret, il pouvait en annoncer le but final et révéler au tal à quel endroit était retenu le Mage Imperator. La Marine Solaire se mit en branle aussi discrètement que possible. Sur Ildira, des faeros pris de frénésie zigzaguaient en tous sens. Zan’nh avait espéré que la catastrophe de Mijistra les occuperait tous un bon moment, mais plusieurs boules de feu se lancèrent malgré tout à la poursuite des neufs vaisseaux fugitifs. Elles semblaient attirées par le mouvement, toujours en quête de quelque chose à détruire. — Vitesse maximale. Paré à enclencher la propulsion interstellaire. Zan’nh n’avait pas pris autant d’avance que prévu. Avec ou sans Rusa’h, les faeros ne lâchaient pas l’affaire. Les soldats d’élite en poste dans le centre de commandement se démenaient sur les contrôles malgré la peur qui leur nouait les entrailles. Ils ne mesuraient que trop bien l’enjeu de la bataille. — Les faeros gagnent du terrain, Adar. Les croiseurs louvoyaient pour semer leurs adversaires tout en préparant le saut interstellaire. Les boules de feu qui les talonnaient se multipliaient d’instant en instant. — Que Tal Ala’nh parte pour la Terre. Nous l’y rejoindrons aussi vite que possible. — Même si l’impact l’a tué, Rusa’h connaissait nos intentions, analysa la jeune hybride à mi-voix. Donc les faeros aussi. Ils vont nous suivre jusqu’à la Terre. — Mais ils ne nous rattraperont pas, affirma Zan’nh avec un sourire dur. Nous aurons récupéré le Mage Imperator avant qu’ils arrivent là-bas. — Propulsion interstellaire parée, annonça le timonier. — Lancement. Les ellipsoïdes enflammés avaient presque rejoint leurs cibles. Tal O’nh avait fait un immense sacrifice, non seulement le sien mais aussi celui du cœur même d’Ildira. Une telle abnégation ne devait pas rester vaine. Les neuf croiseurs disparurent d’un coup dans les profondeurs de l’espace, laissant les boules de feu régner sur une planète défigurée. 85 Le général Kurt Lanyan Lanyan n’était guère surpris que Willis et sa bande de rebelles aient pris la fuite, mais il était par contre stupéfait que ses propres canonniers ne soient pas parvenus à abattre le Jupiter dès la première salve. Une cible aussi énorme qu’un Mastodonte, placée juste devant eux ! Le Fils du Tonnerre aurait dû régler cette affaire en un rien de temps. Peut-être les systèmes de tir étaient-ils trop lents. La faute aux robots klikiss ? À moins que les chantiers de la Confédération aient modifié les vaisseaux de l’amiral bien au-delà de leur nouveau logo. Lanyan pouvait aussi envisager de blâmer ses nouvelles recrues, le manque d’entraînement, voire la simple malchance. Sans oublier Conrad Brindle. De tous les officiers des FTD, Brindle était celui que le général considérait comme le plus compétent, le plus inébranlable. Mais il avait placé sa Manta sur la ligne de tir au moment crucial, empêchant l’armée terrienne de décapiter la flotte de la Confédération. Ce n’était pas un accident. Impossible. « Brindle, bon sang ! Ouvrez le feu, c’est un ordre ! Willis est une traîtresse. On peut s’en débarrasser en même temps que des Klikiss. » Le vieil officier lui répondit avec calme et sérénité : « Non, je ne tirerai pas. Aujourd’hui, nous nous battons contre les Klikiss. L’amiral Willis est notre alliée. » Lanyan donna un grand coup de poing sur sa console tandis que Willis et ses troupes battaient en retraite la queue entre les jambes. Il ordonna une dernière salve de jazers qui se révéla parfaitement inutile : ses canonniers étaient soit incapables soit démotivés. « Général, c’est de la folie ! » s’exclama Brindle en servant une seconde fois de bouclier aux fuyards. Un tir de jazer érafla le bas de la Manta. Sur l’écran principal, le visage de Brindle exprimait un dégoût abyssal. « Général, je vous demande de cesser le feu. Sinon je serai forcé de vous relever de votre commandement pour inaptitude. » Des murmures gênés parcoururent le pont du Fils du Tonnerre. Néanmoins, avant que Lanyan puisse répondre, les vaisseaux klikiss supposés inoffensifs repartirent à l’assaut de plus belle. Et cette fois, les bâtiments des FTD étaient les seules cibles en vue. — Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Les nefs-essaims se remettaient en mouvement malgré le pilonnage démesuré de la sous-ruche, qui aurait dû tuer le spécex une bonne dizaine de fois. Les Klikiss, restés sous le choc un petit moment, se réorganisaient à une vitesse folle. Sur Pym, au cœur du paysage ravagé, des cratères s’ouvrirent sur des tunnels incroyablement profonds et libérèrent de nouvelles escadres venues du fin fond de la planète. Les soldats terriens dirigèrent aussitôt leurs armes vers les troupes insectoïdes en approche rapide. Une explosion secoua le Fils du Tonnerre, l’envoyant dériver dans l’espace. Les petits bâtiments klikiss avaient d’ores et déjà reconstitué deux nefs-essaims, qui s’employaient à former leur canon central. Un éclair jaillit de la plus proche d’entre elles et vaporisa une autre Manta. Un millier de soldats tués en un instant. Encore un vaisseau perdu. Ça sentait mauvais. Très mauvais. Un message impérieux retentit soudain sur le canal de commande, une fréquence prioritaire. « Ici l’amiral Conrad Brindle, à l’attention de tous les bâtiments des FTD. J’assume désormais le commandement de cette flotte. Le général Lanyan est relevé de ses fonctions. Nous évacuons Pym sur-le-champ, direction la Terre. — Hors de question de battre en retraite ! » rugit Lanyan. Une nouvelle explosion secoua le Mastodonte, un coup sévère qui endommagea deux des propulseurs. L’officier de navigation dut se battre contre une console récalcitrante pour empêcher l’immense vaisseau de partir en vrille. Tandis que les Klikiss continuaient à harceler le Fils du Tonnerre, Lanyan vit trois croiseurs, dont celui de Brindle, s’éloigner du champ de bataille. La dernière Manta demeura envers et contre tout au côté du Mastodonte, mais de lourds nuages de fumée sortaient de multiples brèches dans sa coque. Les Klikiss se rapprochèrent encore, sentant la victoire à leur portée. Lanyan avait espéré recevoir les félicitations du président, mais il venait de saboter la mission au lieu de remporter un double succès sur les insectes et les traîtres humains. Le mépris de Basil Wenceslas à son égard allait atteindre des profondeurs insondables. Ce ne sera pas le plus haut fait de mon illustre carrière, pensa-t-il. Pour conserver une chance de sauver ce qui pouvait encore l’être, il devait arriver sur Terre avant Brindle et faire entendre sa version de l’histoire en premier. — Retraite immédiate, s’exclama-t-il. Vitesse maximale. La navigatrice se tourna vers lui, effarée. — Mon général, j’ai déjà bien du mal à garder le vaisseau en orbite ! Deux propulseurs touchés, toutes les connexions rompues. Nous n’irons nulle part dans cet état. — Alors lancez la propulsion interstellaire. Mais sortez-nous d’ici ! L’officier fronça les sourcils, comme si elle s’adressait à un enfant obtus. — Trop tard. Le Mastodonte tombait en miettes au beau milieu d’une armada de petits vaisseaux klikiss qui lui tiraient dessus sans relâche. Lanyan hésita encore un instant, puis ouvrit à son tour le canal de commande. Il devait agir avant que les autres croiseurs soient hors de portée. « Amiral Brindle, ceci est un appel d’urgence. Je vous ordonne de revenir nous prêter secours. (Il déglutit avec difficulté avant de conclure.) Nous abandonnons le vaisseau. » L’équipage du Fils de Tonnerre ne se le fit pas dire deux fois. Les soldats se précipitèrent vers les modules-bouées tandis que d’assourdissantes sirènes d’alarme résonnaient dans les couloirs métalliques. Plusieurs niveaux du Mastodonte étaient la proie des flammes ; les brèches dans la coque avaient déjà tué des centaines de personnes. « Amiral Brindle ! hurla Lanyan dans le transmetteur. Vous devez récupérer nos modules-bouées. » Avant cette bataille, le vieil officier aurait obéi aux ordres sans réfléchir, sûr de ses responsabilités et de son devoir. Mais les images montraient bien, entre deux nuages de parasites, que les trois Mantas en fuite ne comptaient pas faire demi-tour. Quand le pont commença à se fissurer sous ses pieds, Lanyan fut bien forcé de bondir vers le petit module-bouée réservé à son usage personnel. Le reste des troupes avait déjà quitté le navire en perdition dans des embarcations plus grandes, mais avec tous ces Klikiss en maraude, leurs chances de survie étaient des plus réduites. Un dernier coup d’œil à l’écran lui permit de voir la Manta de Brindle revenir vers Pym pour sauver tous les modules possibles, même si la manœuvre représentait un danger considérable. L’officier avait apparemment conservé un vague sens de l’honneur. Lanyan sauta à pieds joints dans l’écoutille, puis frappa à toute volée les commandes qui contrôlaient la pressurisation de l’habitacle et les verrous d’arrimage. Quand le module-bouée s’éjecta en spirale, Lanyan dut résister au vertige pour continuer à regarder à l’extérieur. Le Fils du Tonnerre n’était plus qu’un triste squelette tenu en place par quelques bouts de coque et de charpente. Un nuage de modules-bouées, évoquant de loin un pissenlit soufflé par un enfant, s’éloignait de Pym dans l’attente d’éventuels secours. Lanyan, par contre, filait dans l’autre direction. Droit sur la planète. Le module décéléra en entrant dans l’atmosphère au-dessus d’un paysage désertique où s’ouvraient des lacs saumâtres à l’allure inhospitalière. Les systèmes automatiques permettraient un atterrissage sans trop de heurts, mais Lanyan ne voyait pas comment il s’arrangerait ensuite pour quitter Pym. Par chance, il débarquait à l’autre bout du continent qui avait vu la ruine de la cité klikiss. Ralenti par les rétrofusées, le module toucha terre et rebondit dans un jaillissement de poussière alcaline et de fragments de gypse. Lanyan fut ballotté en tous sens comme un homme sautant d’une cascade dans un tonneau : il avait stupidement oublié de se sangler. Une fois l’embarcation immobilisée, le général laissa lentement retomber son taux d’adrénaline. Une violente douleur au coude indiquait une probable fracture, conséquence directe de sa bêtise. Priorité : dénicher le kit de premiers secours pour s’injecter un duo analgésique/stimulant, histoire de tenir le coup. Mais que faire ensuite ? Même si Brindle essaierait – sans doute – de l’exfiltrer, le naufragé ne devrait d’abord compter que sur lui-même. Il faudrait trouver de la nourriture. Survivre. Lanyan activa la balise du module et rassembla quelques affaires parmi lesquelles un pistolet à énergie, seule arme à bord. Quand il posa le pied sur la plaine blanche, il ne vit aucune tour, aucune trace de bâtiment extraterrestre… ce qui n’empêchait pas les Klikiss de sortir en masse d’innombrables tunnels souterrains. Les carapaces épineuses brillaient au soleil tandis que les membres segmentés s’agitaient au-dessus des têtes. Le module s’était écrasé à des centaines de kilomètres du cœur de la ruche, mais les tunnels semblaient s’étendre sous le continent tout entier. Le général n’avait pas tué tous les insectes de Pym. Loin de là. Quant au spécex, il était encore en vie et contrôlait ses troupes. Les guerriers sortaient de terre pour enquêter sur le projectile qui avait frappé leur territoire. Des Klikiss par millions. Qui avaient aussitôt repéré l’intrus. Quand les créatures arrivèrent à proximité, Lanyan prit l’arme dans sa main valide, visa soigneusement et appuya sur la détente. Encore et encore. Il abattit la bagatelle de trente-huit insectes avant que la batterie donne des signes de fatigue. Autant garder le dernier coup pour lui. L’injection d’analgésique n’avait pas marché ; la douleur dans son coude était une véritable torture. Lanyan se réfugia dans le module et referma l’écoutille avant que les Klikiss puissent l’attraper. Accroupi dans son maigre refuge, il entendit ses ennemis gratter et taper contre la coque, qui n’était pas conçue pour résister longtemps à ce genre d’attaque. Après quelques secondes d’un calme inquiétant, Lanyan perçut cette fois des bruits d’outils, de pinces. La coque s’entrouvrit en quatre endroits, laissant deviner la silhouette des assaillants. Le général recula contre la paroi en serrant son arme. Inutile de se voiler la face, ces monstres sortis de ses pires cauchemars allaient se jeter sur lui, le déchiqueter à grands coups de griffes et de mandibules. Lançant un ultime cri de défi, il ferma les yeux, posa le canon du pistolet sur sa tempe et pressa la détente. Le peu de batterie qui restait parvint à peine à lui brûler la peau ; Lanyan contempla l’arme d’un air ahuri tandis que la coque s’effondrait derrière lui. Les Klikiss noyèrent ses hurlements de leurs cliquetis triomphants. 86 L’adjoint Eldred Cain Cain ne ressentit aucune émotion particulière au moment de passer à l’acte, ce qu’il trouva assez étrange puisque, contrairement au président Wenceslas, il n’avait jamais commis le moindre meurtre. Mais nécessité faisait loi. L’assassinat du Pèrarque, celui de Maureen Fitzpatrick, puis l’incroyable marché passé avec les robots klikiss : la situation devenait incontrôlable. Basil Wenceslas devait être mis hors d’état de nuire. Définitivement. McCammon avait aidé Cain à organiser le traquenard tandis que Sarein tentait, en vain, de détourner le président de ses vues les plus extrêmes. L’adjoint avait choisi de ne pas révéler les détails du plan à la Theronienne ; il lui faisait confiance, mais elle était fragile. Ce qui ne l’empêchait pas de jouer son rôle de manière admirable. Après que le « feu céleste » eut vaporisé un Pèrarque devenu trop franc, la population s’était tournée comme un seul homme vers son nouveau sauveur, le roi Rory. L’explosion de ferveur religieuse dépassait l’entendement. Les plus crédules étaient aussi les plus véhéments, et le président encourageait les médias à ne diffuser que des reportages attribuant la mort du Pèrarque à un miracle divin, un signe venu tout droit du Paradis. Les sceptiques ne manquaient pas, bien sûr, mais personne n’avait réussi à expliquer l’éclair funeste de façon rationnelle. Cain soupçonnait Basil Wenceslas d’avoir soigneusement effacé toute trace de sa combine. L’Épée de la Liberté s’était quand même fendue de quelques thèses, vite tournées en ridicule par les médias sous le terme générique de « stupides théories conspirationnistes ». L’élimination du Pèrarque ne représentait qu’une atrocité parmi tant d’autres. Le président Wenceslas était irrécupérable. Le matin de la cérémonie, sous un soleil radieux, Basil se rendit à l’usine de compers en véhicule blindé, accompagné de Sarein et Cain. Le chauffeur s’arrêta devant le petit podium installé près des portes du grand entrepôt. Le site avait été conçu comme une annexe permettant d’augmenter la production de compers Soldats, mais depuis la révolte robotique, c’était devenu l’atelier principal. Le capitaine McCammon veillait en personne à la sécurité du site malgré l’absence du roi Rory. Visiblement mal à l’aise, Sarein était assise à côté du président tandis que Cain se terrait au fond du petit véhicule, sans dire un mot de trop, le visage impénétrable. Une foule réduite composée des plus ardents supporters de Basil encerclait l’esplanade, certains ayant même amené leurs propres banderoles. Les industriels avaient pris place dans le carré VIP et observaient les gardes royaux s’aligner devant les tribunes. Les troupes de McCammon encerclèrent peu à peu la zone tandis que l’équipe de nettoyage du colonel Andez, reconnaissable à ses uniformes sombres, se tenait à proximité du podium comme pour protéger le président contre toute attaque, même celle des gardes royaux. Mauvais signe, pensa Cain. Une salve d’applaudissements éclata à l’arrivée du véhicule officiel, même si l’adjoint y décela un certain manque d’enthousiasme. Peut-être l’infâme marché passé avec les robots noirs troublait-il jusqu’aux plus fidèles. — Attendez-moi ici, dit Basil. Je fais mon discours et on retourne travailler. Il se dirigea vers le podium sans un regard pour ses deux accompagnateurs. Cain dissimula son soulagement de ne pas avoir à lui emboîter le pas. Sarein sortit à son tour en faisant exprès d’ignorer l’adjoint ; sachant ce qui allait se produire, elle paraissait compter les secondes. Cain, lui, ne s’en privait pas. Ils scrutèrent avec dégoût les trois robots klikiss flambant neufs qui franchirent les portes de l’usine comme preuve du génie industriel de la Hanse. Le président choisit cet instant pour monter sur le podium ; il gagna d’un pas brusque l’emplacement prévu par Cain, pile au centre, face aux spectateurs. — C’est la marque des meilleurs dirigeants de savoir dépasser les pires malentendus. C’est la marque d’un être humain de savoir reconnaître ses erreurs. (Basil parlait d’une voix plate, hachée, bien loin de l’élan qu’il exigeait du Pèrarque ou du roi Rory.) Malgré leurs divergences passées, la Hanse et les robots klikiss sont bien plus forts côte à côte. Cette alliance représente peut-être même leur seule chance de survie face aux multiples dangers du Bras spiral. (Il se fendit d’un sourire.) Les robots noirs vont remettre les Forces Terriennes de Défense en ordre de marche. En échange, nous produirons une nouvelle série de robots prêts à lutter contre les Klikiss. Ensemble, nous formerons une force dont nos ennemis devront tenir compte. Basil surprit tout le monde en demandant à Sirix et à ses deux camarades de le rejoindre sur le podium. Cain n’avait pas cru que les robots s’approcheraient si près du président. Sarein lui décocha un regard inquiet avant de se détourner de nouveau. La Theronienne avait l’air au bord de la nausée. Les trois machines se dressèrent bientôt aux côtés de Basil Wenceslas. Cain sentit la sueur lui perler sur le front, mais se retint de l’essuyer. — Voici les premiers robots fabriqués par nos usines, expliqua le président. Ils seront échangés, comme les suivants, contre des croiseurs des FTD entièrement remis à neuf. Sirix s’avança, les capteurs optiques rougeoyants, et Basil fit discrètement un pas en arrière pour lui donner plus de place. Cain ferma les yeux. Les tirs éclatèrent l’instant d’après. Les projectiles tracèrent une rangée d’étincelles sur l’armure de Sirix. Les hommes d’Andez et de McCammon se mirent à crier en tentant de localiser le tireur. Andez pointa soudain un toit d’immeuble où une arme à déclenchement automatique était apparue au milieu des tuyaux et des cheminées. Basil plongea à terre tandis que les balles ricochaient sur les deux autres robots. Les gardes royaux ouvrirent le feu vers le toit, même s’ils ne voyaient aucun tireur ; le fusil caché fut réduit en miettes en quelques secondes. McCammon se rua vers le podium, précédé par Andez qui tenait apparemment à arriver la première. Craignant de paraître trop indécis, Cain empoigna le bras de Sarein dès la fin de la fusillade et la força à courir vers Basil. — Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda-t-elle à son complice, le souffle court. — On essaie de sauver le président, non ? rétorqua Cain en adoptant un masque de circonstance. C’est l’Épée de la Liberté qui a fait le coup. Ils avaient menacé de s’en prendre au président. Sarein parut d’abord surprise, puis approuva d’un rapide hochement de la tête. — Oui, ce sont eux. Sans aucun doute. Sirix et ses sbires étaient déjà prêts à se battre au corps à corps en cas de besoin. — Qui ose nous attaquer ? lança le chef des robots klikiss. — Ce n’est pas vous qu’on visait, affirma Basil, le visage rouge de colère. Quelqu’un a essayé de me tuer ! (Il se força à calmer sa respiration avant de se tourner vers Andez.) Trouvez-moi les coupables. — À vos ordres, répondit McCammon. 87 Rusa’h l’Incarné des faeros La chute du chantier spationaval avait transformé Mijistra en enfer. Mais ce n’était pas un feu purificateur, comme les faeros auraient pu en produire. Le Palais des Prismes, le légendaire Foyer de la Mémoire, tous les musées, sculptures et fontaines, rien n’avait survécu au terrible impact. Des braises de cristal rougeoyaient au cœur de la fournaise tandis que des dizaines de boules de feu tournaient et tournaient autour tel un essaim de gros frelons en colère. Elles fournissaient de l’énergie, nourrissaient la lave. Rusa’h émergea du chaos, intact, enveloppé d’une couronne ardente. Sa flâme brûlait de rage à l’idée de ce que l’on avait fait subir à sa merveilleuse cité. Cette part de lui-même qui était encore ildirane n’arrivait pas à y croire. Le Palais des Prismes ! Mijistra ! Et c’était un Ildiran qui avait commis pareille folie. Grâce aux bribes de pensées échappées du thisme, il savait que la faute en incombait au Mage Imperator Jora’h. Rusa’h se libéra des débris dans un grand jaillissement d’étincelles. Il se dressa, poings serrés, dans des habits de feu qui s’agitaient au gré de leur propre vent. Les faeros tournoyaient au-dessus de lui, si avides de destruction qu’il avait du mal à les garder sous contrôle. Les êtres ignés voulaient parcourir la planète et incinérer jusqu’au dernier Ildiran, dans les camps de réfugiés, les tunnels, les villes et les villages. Rusa’h dut faire appel à toute sa puissance pour les retenir ; il ne laisserait pas les faeros exterminer son peuple. — Non ! Nous avons un objectif bien plus important. La seule cible valable. En pénétrant l’esprit des cinq hybrides, il avait découvert avec horreur les intentions de Tal O’nh. Mais trop tard. Le chantier avait déjà commencé son inexorable descente, et ni Rusa’h ni les faeros n’auraient pu le stopper. Alors même que Mijistra se vaporisait autour de lui, l’Incarné avait vacillé sous le choc de l’incroyable révélation : les humains retenaient Jora’h prisonnier ! Voilà pourquoi le Mage Imperator n’était pas venu défendre Ildira contre les faeros, laissant l’adar et le Premier Attitré se battre à sa place. La Ligue Hanséatique terrienne avait capturé le redouté Mage Imperator de l’Empire ildiran… Encore un signe de la faiblesse de Jora’h, de son règne indigne. Rusa’h comprenait à présent la stratégie mise en place par Adar Zan’nh. La destruction de Mijistra devait tuer l’Incarné des faeros et permettre au commandant de la Marine Solaire de quitter Ildira avec ses neuf croiseurs. Mais rien n’était joué. Rusa’h pouvait encore se lancer à leur poursuite, même s’ils pensaient avoir réussi leur évasion. Et ainsi, il affronterait enfin le Mage Imperator Jora’h. L’Incarné leva les mains pour appeler les boules de feu. L’une d’elles descendit jusqu’à lui et l’enveloppa dans une longue étreinte enflammée. Les faeros s’étaient multipliés grâce aux flâmes absorbées ces derniers mois. Rusa’h comptait bien les emmener avec lui. Tous. Autant comme escorte que pour s’assurer qu’ils ne tueraient personne en son absence. Rusa’h était le sauveur du peuple ildiran. Jora’h souffrirait pour expier ses fautes. L’Incarné des faeros et son armada s’élancèrent dans le ciel d’Ildira, telle une pluie de météorites dirigée vers la Terre. 88 Rlinda Kett — Les insectes, ça n’a jamais été un gros problème sur un vaisseau spatial, si vous voyez ce que je veux dire, expliqua Rlinda à Margaret Colicos. La vieille femme marchait d’un pas sûr, sans s’émouvoir du vacarme incessant des créatures insectoïdes qui l’accompagnaient. — Je ne les aime pas non plus, capitaine Kett, mais cela fait maintenant bien des années que je vis parmi eux. Rlinda s’étonnait encore de ne pas avoir été attaquée par les Klikiss dès qu’elle s’était extraite de la carcasse du vaisseau. — J’espère qu’ils vont réparer le Curiosité. C’est leur faute si mon navire est réduit à l’état d’épave. — Ils pensent surtout que vous n’auriez jamais dû venir. (Margaret s’autorisa un petit sourire mystérieux.) Mais si Davlin leur parle gentiment, je suppose qu’ils feront un effort. — Vous comptez me dire un jour ce qui lui est arrivé ? — Nous allons rencontrer le spécex. Vous comprendrez tout à ce moment-là. Rlinda fronça les sourcils ; elle était déjà irrémédiablement perdue dans l’immense cité klikiss. — Je dois sans doute vous avouer que je suis venue ici pour le sauver. — Je crains qu’il ne soit trop tard, répondit la scientifique d’une voix triste. Davlin ne peut plus être sauvé… ou alors c’est lui qui nous sauvera tous. Je ne sais plus très bien. Rlinda poussa un long soupir exaspéré. — J’y pige que dalle. Davlin est mort ou vivant ? — Mieux vaut vous en rendre compte par vous-même. L’escorte klikiss conduisit les deux femmes vers une énorme structure en forme de dôme. Quand Margaret pénétra sans hésiter dans un tunnel sale et obscur, Rlinda ne se montra guère enthousiaste à l’idée de partager ce maigre espace avec une foule de monstres en armure. Mais la vieille femme garda le même rythme, comme si tout ce qui l’entourait était parfaitement naturel. Rlinda la suivit donc tandis qu’elle enchaînait tournant sur tournant d’un pas rapide, sur un itinéraire qu’elle semblait connaître par cœur. Le souffle court, la négociante renonça à poser la moindre question ; même sans être claustrophobe, elle avait l’impression d’étouffer dans ce labyrinthe de tunnels visqueux. Malheureusement, la grotte centrale se révéla bien pire encore. Margaret s’arrêta enfin et s’adressa à ce qui ressemblait à une masse grouillante de petites larves, bouts d’insectes et autres débris incertains, comme un gros tas d’ordures qui aurait acquis une forme de vie propre. — Vous vous souvenez de Rlinda Kett ? Je l’ai amenée avec moi. (Elle se tourna vers son « invitée ».) Le spécex veut vous parler. Rlinda sentit son estomac se nouer quand l’horrible amas se mit à remuer de plus belle. Elle ne pensait qu’à fuir à toutes jambes… jusqu’au moment où elle se rendit compte que le tas se modelait peu à peu en forme de visage. De visage humain. Celui de Davlin Lotze. — J’hallucine… La tête évoquait une statue colossale occupant la majeure partie de la voûte centrale. Ce qui servait de bouche à cet étrange Davlin se mit en mouvement. — Rlinda Kett. (La voix n’était même pas vaguement humaine.) J’ai donné des ordres. Vous êtes en sécurité. — Une telle hospitalité me touche, Davlin. Il ne lui restait plus que l’humour pour ne pas perdre la raison. — Je ne suis pas… totalement Davlin. Mon esprit englobe tous les Klikiss de ma ruche. J’ai détruit la plupart des autres sous-ruches… Refusé d’absorber leur ADN… Refusé la fisciparité. — Je vous expliquerai la reproduction klikiss plus tard, glissa Margaret. C’est assez bizarre. — J’ai hâte d’y être. Rlinda ravala ses craintes et se força à faire un pas vers le prodigieux visage. — Il me reste une sous-ruche à éliminer. Bientôt. Ensuite, je serai le seul et unique spécex. Perplexe, la négociante se tourna vers Margaret puis revint à l’âme de la ruche. — Félicitations. Et après ? — Après, je serai plus puissant que jamais. Je pourrai réaliser de grandes choses. — Davlin, maître de l’univers ? Ça ne vous ressemble pas. — Je ne suis pas Davlin. — Chaque sous-ruche vaincue le fait évoluer même s’il ne l’absorbe pas, précisa Margaret à voix basse. Mais je crois qu’il songeait surtout à exterminer les robots klikiss. — Voilà qui me paraît une idée raisonnable. En attendant, qu’est-ce qui arrive aux sous-ruches conquises ? Elles rejoignent son armée ? Il les massacre ? — Dans ce cas précis, je n’en sais trop rien. — La sous-ruche de Pym est déjà presque détruite, intervint le spécex. Margaret résuma tout ce qu’elle avait appris durant ses longues années de captivité. — Laissés à eux-mêmes, les Klikiss se répandraient comme un nuage de sauterelles sur chaque planète à leur portée, y compris les mondes humains. Mais Davlin pense être assez fort pour les arrêter. Il faut prier pour que ce soit lui, et pas un autre spécex, qui remporte la victoire finale. Rlinda resta muette, assourdie par le bruissement de millions de petites créatures. Elle voulait que Davlin lui dise qu’il n’était pas du côté des méchants, mais le visage reconstitué ne bougeait plus. — Vous vous rappelez cette vieille maxime, qui dit que, de deux maux, il faut choisir le moindre ? (Elle baissa la voix, submergée par une immense tristesse.) Je suis désolée d’arriver trop tard. Je comptais vous sauver la mise. — Moi, je comptais m’enfuir. Mais… j’ai dû m’adapter. La mosaïque du visage se mit soudain à trembler, à vibrer, comme si tous ses composants perdaient l’envie de se figer dans cette forme. Rlinda perçut un grand remue-ménage dans la ruche. Un événement d’une extrême importance semblait sur le point de se produire. Le spécex ne se fendit d’aucune explication. L’esprit de Davlin – ou ce qu’il en restait – avait d’autres chats à fouetter. Après quelques instants de tension, une procession de guerriers klikiss aux armures striées de pourpre s’avança dans la grotte. Ils transportaient les têtes suintantes de quatre énormes insectes à crête, dont la carapace argentée s’ornait de bandes noires rappelant des éclairs. Les guerriers présentèrent ces trophées au spécex avant de les placer sur un autre tas de déchets situé plus en retrait. De nombreux autres Klikiss firent leur entrée pour se joindre à la célébration. — Ce sont les accouplants d’une sous-ruche adverse, expliqua Margaret. — Ça veut dire que c’est la fête ? La masse du spécex n’avait plus de forme distincte, mais la personnalité humaine qui l’habitait réussit une fois de plus à s’extraire du chaos. L’immense visage de Davlin se dessina de nouveau. — Les FTD ont attaqué la sous-ruche de Pym. Leurs vaisseaux ont tué plusieurs accouplants, mais ont battu en retraite avant d’éliminer le spécex. (Davlin fit une courte pause.) Nous avons lancé l’assaut juste après. Ce fut une victoire facile. Le spécex de Pym est mort. — Alors c’est fini, commenta Margaret, visiblement impressionnée. — Qu’est-ce qui est fini ? demanda Rlinda dans un murmure. — Je représente à moi seul l’espèce klikiss. Je suis l’âme de la ruche globale. (La tête se modifia pour devenir celle d’un insecte géant dans lequel il n’y avait plus trace de Davlin Lotze.) Le temps du changement est venu. Les survivants de toutes les sous-ruches vont se réunir ici pour être enfin dévorés par mes accouplants. Puis ce sera la dernière grande fisciparité. — Davlin, vous allez être noyé ! s’écria Margaret. Votre personnalité n’y résistera pas. La figure insectoïde se disloqua à son tour en une masse tourbillonnante. Pour ce que Rlinda pouvait en dire, Davlin Lotze n’était déjà plus qu’un vague murmure dans l’âme cacophonique du spécex. 89 L’adjoint Eldred Cain Basil Wenceslas ne leur avait pas laissé le choix : Cain et Sarein devaient assister à l’exécution pour manifester leur soutien indéfectible à sa politique. L’adjoint avait d’abord craint de se trouver mal, mais s’était peu à peu réfugié derrière le masque imperturbable dont il était coutumier. Sarein s’adressa à Basil d’une voix triste, à peine audible : — J’aimais tant les fêtes historiques, les parades, les spectacles. Pourquoi ne pas proposer un divertissement, quelque chose de positif pour une fois ? C’est ainsi que la population devrait voir la Hanse. Le président lui lança un regard indéchiffrable. Nourrissait-il des soupçons à son égard ? — Rassure-toi, ce sera un grand et beau spectacle. L’Épée de la Liberté ne voulait-elle pas que ma mort en soit un ? Jouant son rôle à la perfection, le roi Rory était assis en uniforme sombre sur un trône temporaire installé en surplomb de la place où la « cérémonie » allait se tenir. Son costume sur mesure dissimulait habilement son corps trop mince. — Où se trouve le capitaine McCammon ? demanda Sarein sans parvenir à dissimuler son trouble. Ne devrait-il pas être là ? — Ce qui se joue ici dépasse les attributions des gardes royaux, répondit Basil. J’en viens d’ailleurs à douter du zèle de McCammon, pour ne pas dire de sa loyauté. Il n’a pas réussi à arrêter un seul dissident alors que l’équipe de nettoyage en a repéré plusieurs dès qu’elle s’est penchée sur l’affaire. — Le groupe de suspects habituels ? intervint Cain. — Les preuves fournies par le colonel Andez m’ont paru tout à fait convaincantes. Rory garda son allure sévère quand l’écho d’une série de tirs parcourut la place, simple détail de la parade militaire ouverte par un escadron de soldats en uniformes noirs galonnés de rouge. Les membres de l’équipe de nettoyage, l’élite des troupes du président, portaient de longs jazers à l’épaule. Ils poussaient devant eux dix-huit prisonniers bâillonnés et entravés, le visage décharné. Certains détenus s’agitaient, mais ne pouvaient se soustraire à leurs liens : le seul fait de marcher au rythme des militaires risquait à tout moment de les faire trébucher. Le colonel Andez, sourire aux lèvres, menait ce qui était à l’évidence un peloton d’exécution. Le roi Rory récita son texte à merveille, sans dévier d’une virgule, même s’il laissa parfois échapper un petit trémolo. — Nos ennemis ne nous attaquent pas que dans l’espace ou sur de lointaines planètes. Nos ennemis ne se résument pas aux Klikiss, aux hydrogues ou aux faeros, ni même aux traîtres de la Confédération. Les félons sont aussi parmi nous ! Nos voisins, nos amis ! Ils sapent notre société de l’intérieur, à l’instar de ce groupuscule qui se fait appeler l’Épée de la Liberté. Ils empoisonnent l’humanité tout entière. Ne l’ont-ils pas prouvé en tentant d’assassiner le président Wenceslas ? Fort heureusement, grâce à l’abnégation de mes fidèles sujets, les coupables ont pu être appréhendés. Le souverain leva les mains pour bénir la foule, puis un fonctionnaire s’avança et lut d’une voix pesante les noms des dix-huit prisonniers. L’un d’eux portait encore les traces d’un maquillage de mime. Cain écouta l’énumération de méfaits « abjects », de prétendues preuves impliquant ces hommes dans le complot. L’adjoint doutait qu’aucun d’eux fût membre de l’Épée de la Liberté, mais ils faisaient tous des boucs émissaires acceptables. Quelques vagues critiques contre le gouvernement avaient probablement suffi à les faire condamner. Cain avait su que la répression atteindrait de nouveaux sommets après l’échec de l’attentat. Il avait soigneusement effacé ses traces, détruit le moindre indice permettant de remonter jusqu’à lui. De même pour Sarein et McCammon. Il n’avait rien laissé au hasard. Mais le président Wenceslas n’avait même plus besoin de preuves. Son intime conviction en tenait lieu. — Nous pouvons dormir sur nos deux oreilles maintenant que les coupables sont hors d’état de nuire, affirma Basil. L’équipe de nettoyage recula pour mieux exposer les prisonniers aux regards. Le colonel Andez empoigna son jazer, aussitôt imitée par le reste de son escadron, et s’appliqua à regrouper les « conspirateurs ». Cain sentit son estomac se nouer ; il dut même soutenir Sarein, qui semblait prête à s’évanouir. Basil, lui, n’avait d’yeux que pour les condamnés. L’un d’entre eux tenta de fuir vers la foule malgré ses liens. Andez n’attendait que ça : l’équipe de nettoyage ouvrit le feu dans un grand éclair d’énergie destructrice. Les dix-huit prisonniers furent taillés en pièces en l’espace de quelques secondes. Le carnage s’acheva aussi vite qu’il avait commencé, mais l’odeur d’ozone et de viande brûlée persista un long moment. Malgré les hurlements des spectateurs, Basil souriait comme s’il s’agissait d’un tonnerre d’acclamations. Andez claqua une série d’ordres ; ses hommes remirent leurs armes à l’épaule et reculèrent en rangs serrés. Le roi Rory s’agita sur son siège tandis qu’un silence pesant s’abattait sur la place. — Pourquoi ne dit-il rien ? marmonna Basil. Il sait ce qu’il doit faire, pourtant. Le jeune souverain finit par reprendre ses esprits. Il se leva et parla d’une voix d’abord hésitante, puis de plus en plus autoritaire : — Je vous en prie, ne nous obligez pas à recommencer. Restez fidèles au gouvernement. Aidez-le à vaincre. C’est tout ce que votre roi vous demande. — Pas mal, commenta Basil, visiblement impressionné. — Il a raison, ajouta Sarein. Espérons ne jamais avoir à recommencer. 90 Sullivan Gold Deux jours après cette horrible exécution publique, Sullivan ouvrit sa porte sur les uniformes fraîchement repassés du colonel Andez et de six de ses sbires. — Dis-leur de partir, lança la voix aigre de Lydia depuis la cuisine. — Ne restez pas en travers de notre chemin, monsieur Gold, rétorqua froidement Andez. Lydia, les traits tirés, jaillit de la cuisine en finissant de s’essuyer les mains. — Sullivan, demande-leur de te montrer un mandat de perquisition. Ils n’ont pas le droit d’entrer sans autorisation. La loi… La diatribe énerva les visiteurs, qui bousculèrent Sullivan pour pénétrer dans l’appartement. — Attendez une minute ! s’exclama-t-il. C’est une propriété privée. Je vais appeler la police. — C’est nous, la police. — Faux, objecta Lydia en s’interposant à son tour. Vous n’êtes qu’une bande de voyous. Sullivan écarta son épouse de force. Il n’avait pas oublié avec quelle indifférence ces gens avaient abattu les prétendus coupables de la tentative d’assassinat contre le président. — Lydia, arrête. — C’est à eux qu’il faut dire ça. Pourquoi tu les laisses te marcher dessus ? (Elle prit une expression blessée.) On doit se battre, défendre nos droits. Tout ça n’est pas juste ! Les enquêteurs retournaient les meubles, renversaient les étagères, ouvraient les tiroirs de la cuisine et jetaient à terre tout ce qui s’y trouvait. — S’il vous plaît, dites-moi au moins ce que vous cherchez ! s’écria Sullivan. — Des preuves, lui répondit Andez. — Des preuves de quoi ? — De tout. Nous avons reçu des informations. En priorité sur votre femme. Andez sourit en dressant une table à la verticale, comme si elle s’attendait à découvrir un minuscule émetteur clandestin sous l’un des quatre pieds en bois. Le restaurant de Jérôme avait été pillé et dévasté pas plus tard que la veille. Outre leur fils, d’autres membres de la famille avaient déjà été harcelés chez eux ou sur leur lieu de travail. L’équipe de nettoyage s’était rendue au cabinet comptable de Patrice pour y placer un verrou électronique et une note indiquant que l’endroit était « fermé jusqu’à nouvel ordre » ; leurs trois derniers enfants avaient tous passé un long moment en garde à vue, tandis qu’un de leurs petits-fils, Philip, s’était vu retirer une prestigieuse bourse d’études sans raison valable. Incapable de supporter plus longtemps le saccage de l’appartement, Lydia se jeta sur Andez et lui donna de violents coups de poing dans le dos. Sullivan se mit à hurler, de peur que les soldats n’abattent Lydia sur place, mais ils se contentèrent de lui passer les menottes. — Libérez-la, supplia-t-il. Elle ne vous causera plus de problèmes. — Elle en a déjà bien trop causé. Le président nous a donné des ordres précis. (Andez riva son regard dans celui de l’ancien administrateur.) Il n’a guère apprécié votre refus de prendre en charge les stations d’écopage de Golgen, monsieur Gold. Lydia se débattit comme une tigresse quand les soldats l’entraînèrent hors de l’appartement. L’équipe de nettoyage se désintéressait de la perquisition, ce qui mit la puce à l’oreille de Sullivan : l’intrusion n’avait été qu’une vaste mise en scène pour pousser Lydia à bout et fournir un prétexte à son arrestation. Tout ceci avait été mûrement réfléchi, à l’instar des difficultés qui frappaient depuis peu l’ensemble de sa famille. Le président lui montrait à quel point la Hanse pouvait s’acharner sur lui tant qu’il n’aurait pas accepté le poste. Sullivan resta cloîtré toute la journée, persuadé que Basil Wenceslas le contacterait pour lui lancer un ultimatum auquel il serait bien forcé de se soumettre. Faute de recevoir cet appel, il dut se résoudre à se présenter de lui-même au siège de la Hanse. Les gardes refusèrent de le laisser entrer pour « raisons de sécurité ». Pire que tout, il avait entendu dire que de nouvelles exécutions seraient bientôt programmées. Même si aucun nom ne circulait, Sullivan ne pouvait s’empêcher de frémir en songeant à ses proches encore en détention. Il devait rencontrer le président. Les enjeux dépassaient de loin sa carrière ou sa propre vie. Ses deux premières demandes d’audience furent remplies avec soin par un fonctionnaire qui s’empressa de les déposer sur la pile des doléances non prioritaires, qu’un second fonctionnaire finirait sans doute par traiter un jour ou l’autre. Sullivan crut devenir fou après plusieurs jours de cet étrange manège. Il changea de stratégie, parvenant à force de baratin à franchir l’une des entrées annexes du bâtiment. Cette fois, la chance lui sourit : il croisa Eldred Cain, l’adjoint du président, en route pour une réunion. — S’il vous plaît, monsieur. J’ai besoin de votre aide. Le dignitaire au teint pâle reconnut de suite son interlocuteur, qui en profita pour tout lui raconter aussi vite que possible. — Il faut que vous en parliez au président, analysa Cain d’une voix tendue. — Je sais. Ça fait des jours et des jours que j’essaie. — Suivez-moi. Sullivan, ravi, ne se le fit pas dire deux fois. Cain dépassa sans un regard tous les gardes-chiourmes, civils ou militaires, qui hantaient les lieux. — Monsieur le Président, vous devriez écouter ce que cet homme veut vous dire, déclara l’adjoint en pénétrant dans le bureau de Basil Wenceslas. Le président leva les yeux et se renfrogna dès qu’il vit Sullivan. — Le moment venu. Je n’ai pas encore traité ses requêtes. — Dans ce cas, je suis heureux de vous épargner cette peine. Quelques instants devraient suffire à régler cette affaire. Cain invita Sullivan à entrer, puis tourna les talons et disparut sans un mot. L’adjoint avait visiblement senti que le président jouait un drôle de jeu qu’il fallait mettre en échec. Inquiet mais déterminé, Sullivan se raidit pour faire face à son adversaire. — Ma famille est en prison. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais même pas où. J’espérais que… vous pourriez m’aider, monsieur le Président. (Il prit une profonde inspiration.) S’il vous plaît. — Ces personnes ne peuvent pas avoir été incarcérées sans raison valable. Sullivan décida qu’il était grand temps de jouer cartes sur table. — D’accord. D’accord, bon sang. Si vous voulez que j’administre les industries vagabondes sur Golgen, je ferai de mon mieux. Je devrais pouvoir gérer une main-d’œuvre hostile si je dispose d’assez de soldats. Je suis prêt à partir. Dès maintenant. Mais je vous en prie, laissez ma famille tranquille. Protégez-la. — Les temps sont durs, monsieur Gold. Plus personne n’est vraiment en sécurité. Sullivan se pencha vers Basil Wenceslas. — Vous pouvez les protéger. L’affirmation arracha un sourire au président de la Hanse. — J’ai en effet toujours cru à mes capacités dans ce domaine, mais ces derniers temps j’ai dû prendre une série de mesures déplaisantes pour y parvenir. Néanmoins, sur le long terme, je sais que l’Histoire reconnaîtra la sagesse de mes décisions. — Votre sagesse sera d’autant plus évidente à mes yeux quand ma famille sera libre, rétorqua Sullivan. Elle n’a jamais rien fait de mal. Basil tapota la surface polie du bureau, alignant de nouvelles traces de doigts à côté des anciennes. — La base lunaire des FTD me semble un endroit idéal pour tenir votre famille à l’abri du danger, vous ne croyez pas ? De plus, le commandant Tilton est un hôte charmant. Vos proches n’auront rien à craindre tant que vous vous occuperez des stations d’écopage de manière adéquate. Sullivan sentit une sueur glacée lui couvrir le dos. Il avait du mal à croire que Basil Wenceslas puisse évoquer aussi crûment le fait de prendre des otages. Le gant de velours se déchirait peu à peu pour laisser la main de fer bien en vue. — Il serait sans doute malvenu pour moi de refuser cette offre, monsieur le Président. — Parfait. Les Vagabonds de Golgen n’attendent plus que vous. Un escadron des FTD sera dépêché sur place pour vous permettre d’asseoir votre autorité. Sullivan n’était pas en position de négocier, mais il tenta sa chance. — Dans ce cas, j’aimerais que ma famille soit transférée sur la Lune dès que possible. Je lui rendrai visite juste avant de partir, pour dire au revoir. Je suis sûr que vous me comprenez. Le président ne donna aucun signe de compréhension, mais ne protesta pas non plus. Sullivan crut bon d’en remettre une couche. — Une fois que j’aurai vu ma famille à l’abri, j’obéirai à vos ordres. L’écran afficha une série de documents qui semblaient déjà tout prêts. — Bien sûr que vous obéirez. 91 Patrick Fitzpatrick III Zhett et Patrick quittèrent Theroc juste après le meurtre de Maureen Fitzpatrick. Quand ils atteignirent la principale station d’écopage de Golgen, la colère et le choc éprouvés par le jeune homme n’avaient pas diminué d’un iota. La grand-mère de Patrick n’avait jamais été très chaleureuse, mais elle lui avait appris à faire preuve de caractère. Il la respectait profondément et commençait à peine à prendre conscience de tout ce qu’il lui devait… d’où la haine féroce qu’il éprouvait à présent pour le président Wenceslas. Le couple rejoignit l’appartement clair et spacieux qui lui était alloué sur la station. Les Vagabonds, qui n’en étaient pas à une crise près, avaient déjà repris la production d’ekti : les équipes d’ouvriers se relayaient nuit et jour pour compenser le larcin commis par les FTD. Patrick doutait que le général Lanyan soit assez stupide pour remettre les pieds ici, mais d’un autre côté, était-il encore possible de trouver une quelconque logique aux agissements de l’armée terrienne ? En tout cas, Del Kellum avait promis de jeter son ekti par-dessus bord plutôt que de l’abandonner à ces « enflures de Terreux ». Le roi Peter avait prévu de détacher au moins une Manta sur Golgen une fois que la flotte de l’amiral Willis serait revenue de Pym. Mais les Vagabonds avaient rouvert des stations d’écopage sur des dizaines de géantes gazeuses, et la Confédération n’avait pas encore assez de vaisseaux pour les protéger toutes. — Cet engagement aurait été le sommet de sa carrière, soupira Patrick d’une voix triste. Ma grand-mère voulait agir pour le bien de l’humanité. Elle en est morte. — Il faut réagir, Fitzie, lança Zhett avec des flammes au fond des yeux. — Je sais. Mais comment ? Patrick prit sa femme dans ses bras, empêtré dans un canevas d’émotions incontrôlables où se mêlaient horreur, incrédulité, désir de vengeance. Il réussit finalement à se concentrer, essayant de déterminer ce que la Virago aurait fait à sa place. Et la réponse coula de source. Il se leva et scruta les immenses nuages de gaz à travers la baie vitrée. — Tu te souviens ? Elle a dit que j’étais devenu une sorte de héros parmi les dissidents. Eh bien ma confession n’était rien comparée à ce que nous avons maintenant sous la main : des images de deux Mantas des FTD abattant le vaisseau de l’ancienne présidente. Plus le pillage de Golgen. Plus l’attaque des chantiers d’Osquivel, avec toutes les victimes civiles. — Ça m’étonnerait que ces vidéos aient fait le tour des médias officiels, confirma Zhett. — Nous détenons la preuve des crimes de la Hanse. Les Terriens ont le droit de savoir. Peut-être même pourrions-nous entrer en contact avec l’Épée de la Liberté et les aider à renverser le président. (Patrick se tut un instant pour bien formuler sa décision, comme sa grand-mère l’aurait fait.) Je retourne sur Terre et j’y resterai tant que Basil Wenceslas sera encore en poste. Del Kellum ne pouvait rien refuser à sa fille et à son gendre. Son gendre. Voilà un concept que Patrick n’avait pas encore complètement intégré. Ils se réunirent dans une baie d’atterrissage où se croisaient convoyeurs, vaisseaux de ravitaillement et modules de surveillance. Le courant d’air qui traversait le champ de confinement portait des relents aigres, chimiques, qui indiquaient un nouveau panache de gaz en formation. — Toutes les ressources du clan Kellum sont à votre disposition. Il est grand temps de donner une leçon à la Grosse Dinde, bon sang ! Son président s’est déjà mis à dos quatre-vingt-dix pour cent du Bras spiral. — C’est une masse critique, acquiesça Patrick. L’explosion est imminente. — Faites quand même attention. J’ai trop de boulot pour m’occuper en plus d’organiser des funérailles. Kellum se détourna, mais pas assez vite pour masquer son angoisse. Les hydrogues avaient tué sa fiancée au tout début de la guerre, et bien des années auparavant, la mère de Zhett avait péri dans un effroyable accident. — Suis ton Guide Lumineux, ma chérie, ajouta-t-il à l’intention de sa fille. — Ne t’en fais pas, répondit-elle en l’embrassant sur la joue. Si j’arrive à gérer Fitzie, les autres Terriens ne devraient pas poser de problème. 92 L’adjoint Eldred Cain Quand les restes de la flotte du général Lanyan regagnèrent la Terre après la bataille de Pym, l’officier qui en avait pris le commandement dut expliquer les raisons de la débâcle. Conrad Brindle présenta donc son rapport dans le bureau de Basil, tandis que Cain, comme toujours, prenait des notes. Brindle n’y alla pas par quatre chemins : d’un ton sec, il rejeta toute la responsabilité de cet échec sur les erreurs de Lanyan. — Nous n’aurions jamais dû perdre. Jamais. Les vaisseaux de la Confédération étaient venus nous prêter main-forte. Avec leur aide, nous aurions pu tuer le spécex. — Au lieu de ça, grommela Basil, le général a transformé une victoire certaine en double défaite. Le vieil officier resta raide comme un piquet. — Exact, monsieur le Président. À cause de lui, les FTD ont perdu trois Mantas, le Fils du Tonnerre, ainsi que de très nombreux soldats dont le général lui-même. — Pendant que l’armée de la Confédération s’en sortait intacte… Cet idiot pensait sans doute m’impressionner. Cain se garda de tout commentaire. Il ne suggéra pas que toute l’opération avait peut-être été une mauvaise idée dès le départ, de même que cette ridicule tentative de négociation qui avait coûté la vie à l’amiral Diente. Depuis que le président voyait des conspirateurs partout, son adjoint s’efforçait de rester aussi discret que possible. Wenceslas afficha l’organigramme complet des Forces Terriennes de Défense, dans lequel un nombre affolant de haut gradés manquaient à l’appel depuis la révolte des compers Soldats. Désormais, la case correspondant au commandant suprême était elle aussi vacante. — Pike et San Luis sont les seuls amiraux qu’il nous reste, analysa Basil, les yeux rivés sur l’écran. Malheureusement, leurs états de service ne m’impressionnent guère. (Il ne s’accorda qu’une courte pause avant de prendre sa décision.) Brindle, vous avez amplement démontré vos compétences et votre loyauté. Je vous nomme commandant en chef des Forces Terriennes de Défense. Cain et l’officier écarquillèrent les yeux. — Monsieur ?… Wenceslas modifia l’organigramme et, usant de ses autorisations spéciales, valida aussitôt les changements. — Vous êtes dès à présent élevé au grade de général, ce qui vous place au sommet de la hiérarchie des FTD. (Le président resta pensif un long moment avant d’esquisser un sourire de félicitations.) Monsieur Cain, veuillez organiser rapidement une cérémonie adéquate. J’exige que le roi Rory en personne épingle les galons du général Brindle. Dès le lendemain, le jeune roi coiffé de sa couronne scintillante confirmait la nomination de Conrad Brindle comme commandant en chef des FTD. Brindle s’agenouilla devant le souverain, revêtu de son tout nouvel uniforme. Il avait passé presque toute sa vie dans l’armée et semblait avoir du mal à croire ce qui lui arrivait. Rory prononça un discours de circonstance, louant l’honneur et la bravoure de l’officier, puis accrocha les épaulettes de général. Natalie Brindle était assise à côté du trône, elle aussi en grand uniforme. La foule applaudit, sous l’œil des médias qui captaient l’étrange cérémonie pour la postérité. Cain observa toute la scène en silence, cette triste mascarade qui évoquait un roi de l’ancien temps adoubant un chevalier… Le soir suivant, quand Cain regagna son appartement au cœur de la pyramide de la Hanse, il passa plus d’une heure à contempler ses précieux tableaux de Vélasquez. Il avait besoin de réfléchir, de se concentrer. Néanmoins, même dans ce qu’il considérait comme son sanctuaire, l’adjoint nota de subtils changements qui prouvaient que ses affaires avaient été fouillées. Il ne put que frissonner en songeant aux minuscules caméras de surveillance qui l’espionnaient sans doute en ce moment même. Et s’il fouillait à son tour pour les trouver, le président y verrait une preuve de mauvaise conscience. Non, vraiment, il faudrait prendre le temps d’installer un petit brouilleur de signaux, de dénicher les caméras et d’y brancher un générateur d’images montrant l’occupant des lieux dans sa vie quotidienne. De toute façon, il ne faisait rien de mal. Cain savait que le président Wenceslas, en quête des vrais assassins, cherchait toujours le ou les traîtres dissimulés dans son entourage. Basil était trop intelligent pour croire que les dix-huit boucs émissaires avaient bel et bien servi l’Épée de la Liberté. L’exécution avait été pensée comme un spectacle, pas comme un acte de justice ou de vengeance. Même si Cain avait pris toutes les précautions possibles et imaginables, l’erreur était humaine. Très perturbé, mais réussissant à cacher son trouble aux yeux d’éventuels observateurs, l’adjoint du président quitta de nouveau son appartement. Il devait assister à une réunion aussi « urgente » que mystérieuse au Palais des Murmures… prétendument convoquée par le roi Rory, mais sans doute décidée en secret par le président. Ne décidait-il pas de tout ? Cain parcourut les rues obscures sans se faire remarquer des nombreux passants. Il nota par contre une présence accrue des membres de l’équipe de nettoyage. Pas besoin d’être paranoïaque pour deviner qui ils surveillaient. 93 Sarein Sarein paniqua dès l’instant où le roi Rory la convoqua en pleine nuit dans la salle du trône. Il ne l’avait encore jamais fait et ne s’y serait pas risqué de sa propre initiative. Depuis l’attentat raté, la Theronienne avait l’impression que sa propre vie ne tenait qu’à un fil. Le souverain avait l’air terriblement jeune, perdu sur son grand trône. Sa couronne paraissait trop large pour lui, ses riches habits lui conféraient une allure plus décadente que royale, à l’inverse de l’uniforme dépouillé qu’il avait porté lors de l’exécution des prétendus terroristes. L’exécution des dix-huit innocents. L’ambassadrice n’avait jamais rencontré Rory en privé, ne l’avait jamais entendu prononcer une parole qui n’ait pas été écrite à l’avance. Il ne faisait que prêter sa voix au président Wenceslas, comme le Pèrarque avant lui. Et tous les citoyens de la Hanse avaient pu constater de visu ce que risquait un porte-parole qui décidait d’exprimer ses opinions personnelles. Sarein leva les yeux vers le plafond de la salle du trône, comme si elle allait y trouver de quoi lancer un nouvel éclair divin. Plusieurs gardes royaux se tenaient de chaque côté du trône, mais la Theronienne ne reconnut aucun des fidèles du capitaine McCammon. Le colonel Andez assistait également à l’audience en compagnie de douze membres de son équipe, alignés dos au mur. Sarein sentit sa gorge se nouer quand elle se rendit compte qu’il n’y avait ni public ni médias. Mais par contre beaucoup de soldats, beaucoup d’armes et très peu de témoins. McCammon et Eldred Cain arrivèrent peu de temps après, visiblement aussi perplexes l’un que l’autre. Rory se leva et fit signe à ses trois invités de s’avancer sur le tapis qui s’élançait telle une rivière pourpre depuis le trône surélevé. Sarein s’arrêta devant l’estrade et en profita pour jeter un coup d’œil en coin à ses compagnons. Cain affichait une expression aussi imperturbable que d’habitude, même s’il semblait lutter pour ne pas perdre contenance. McCammon s’était placé un peu en avant de Sarein, comme pour la protéger. Le roi Rory leur parla sans vraiment les voir. Se croyait-il encore en train de répéter devant son miroir ? — Nous savons depuis longtemps qu’il y a un traître parmi nous. Le président Wenceslas a porté à notre attention un certain nombre de faits établissant clairement les responsabilités. Non seulement dans la tentative d’assassinat, mais aussi dans l’évasion des deux hors-la-loi Peter et Estarra. Il est bien évident que l’Épée de la Liberté n’aurait pu organiser cet attentat sans la complicité d’un proche du président. L’annonce se réverbéra dans la salle tel un coup de tonnerre. Sarein ne put s’empêcher de frémir même si les soldats demeuraient immobiles. Comment était-on remonté jusqu’à eux ? Quelles erreurs avaient-ils commises ? Elle décida de prendre l’initiative, fit un pas en avant et tenta de paraître sincère : — Ce sont là d’excellentes nouvelles, Votre Majesté. De quelles preuves disposez-vous ? Et comment pouvons-nous vous aider ? — Mes hommes sont prêts à arrêter le coupable sur-le-champ, ajouta McCammon en entrant dans son jeu. C’est mon devoir de vous protéger. Cain, lui, ne semblait pas d’humeur à s’en laisser compter. — J’avais cru comprendre que toutes les personnes impliquées dans l’attentat avaient déjà été identifiées et exécutées. (Il s’exprimait comme un professeur devant un enfant.) Quant à l’exil que le roi et la reine se sont eux-mêmes imposé, il me paraît inapproprié d’y revenir après tout ce temps. La Hanse a d’autres priorités à l’heure actuelle. Comme la défaite du général Lanyan sur Pym et les possibles représailles des Klikiss. Basil émergea à cet instant d’une alcôve située sur le côté de la salle. Sa seule présence augmenta la tension de plusieurs crans. — Ce petit jeu a assez duré ! s’exclama-t-il. J’ai recueilli de nouvelles informations. Je sais très bien que c’est l’un de vous trois qui est derrière tout ça. Cain releva le défi avant que Sarein ou McCammon puissent protester de leur innocence. — Un petit jeu, monsieur le Président ? Justement, personne ici n’apprécie d’être confronté à cette tactique éculée. Combien de vos collaborateurs avez-vous déjà accusés à cet endroit même dans l’espoir d’une confession ? Si vous répétez ce manège assez souvent, quelqu’un finira bien par céder sous la pression. Ce fut au tour de Sarein d’emboîter le pas à l’adjoint du président. — Tu veux nous intimider et je ne suis pas sûre d’aimer ça. Cela fait des années que nous te conseillons, des années que tu nous fais confiance. Basil contourna le trône, le visage rouge de colère. — Ah oui ? Vous n’appréciez pas ? Vous n’aimez pas ? Eh bien figurez-vous que, moi, je n’apprécie pas que quelqu’un – quelqu’un de si proche – essaie de me tuer ! Sarein lutta pour masquer sa peur. Ses deux complices et elle avaient assez à se reprocher pour qu’un minuscule détail suffise à les incriminer. Le président concentra ses regards accusateurs sur la Theronienne, comme s’il savait qu’elle serait la plus facile à briser. — C’est toi ? C’est toi, Sarein ? Si elle ne disait rien, il prendrait ça pour un aveu. Pareil si elle niait trop violemment. — Basil, ça suffit. Comment peux-tu croire que l’un de nous trois soit coupable ? Tu dois me faire confiance. — Ah bon ? (Sarein avait l’impression d’entendre un parfait inconnu.) Nous saurons ça très vite. Tout de suite, même. Cain reprit la parole pour soulager l’ambassadrice un court instant. — Monsieur le Président, vous n’avez toujours produit aucune preuve confirmant vos allégations. — J’ai plus de preuves qu’il n’en faut, monsieur Cain. Sarein comprit soudain que Basil avait décidé de faire porter le chapeau à l’un d’entre eux, et que personne ne sortirait d’ici avant qu’il ait obtenu satisfaction. Elle savait qu’elle finirait par craquer si le président la soumettait à un interrogatoire trop précis, mais elle gardait le mince espoir que leurs relations intimes lui vaudraient le bénéfice du doute. Il devait forcément ressentir encore un minimum d’affection à son égard. D’un autre côté, si elle s’en sortait, cela signifiait que McCammon et Cain risquaient le peloton d’exécution. Basil n’avait pas eu besoin de preuves accablantes pour faire abattre dix-huit personnes d’un coup. Si elle avouait, peut-être Basil se contenterait-il de la renvoyer sur Theroc… ce qui constituait en fait son rêve à l’heure actuelle. Cette solution lui parut logique, la seule à même de sauver ses deux compagnons. Sarein prit une profonde inspiration, prête à confesser qu’elle était l’unique responsable, mais McCammon la sentit venir et la coiffa au poteau. — J’avoue, lança-t-il. C’est moi qui ai aidé le roi et la reine à s’échapper. — C’est faux ! s’écria Sarein. — Capitaine McCammon, je vous conseille de vous taire, renchérit Cain. Ce n’est pas le moment de céder à ce genre de manipulation. — Je ne mens pas. Et je ne me tairai pas. (McCammon avait compris à son tour qu’il devait s’accuser de tout pour permettre aux deux autres de s’en tirer.) J’ai organisé l’attentat raté devant l’usine. J’ai laissé le roi Peter m’assommer. J’ai laissé Nahton s’approcher du surgeon pour qu’il prévienne Theroc de l’attaque des FTD. (Il se croisa les bras sur la poitrine avant de porter le coup de grâce.) Je suis le chef de l’Épée de la Liberté. Basil recula lentement jusqu’au trône, semblant hésiter entre colère et satisfaction. — Très bien, capitaine. Je vous remercie d’avoir abrégé cette pénible réunion. Le colonel Andez émit un petit sifflement perçant. Ses hommes dégainèrent aussitôt leurs armes. L’infime bourdonnement des charges énergétiques envahit la salle du trône. — Qu’avez-vous fait ? bredouilla Sarein en direction de McCammon. Cain s’était figé, conscient que le président ne reviendrait plus sur sa décision. La Theronienne tenta sa chance une dernière fois : — Basil, non ! Mais Basil Wenceslas, les yeux rivés sur McCammon, ne lui prêta aucune attention. — J’aurais vraiment souhaité une exécution théâtrale, exceptionnelle. Peut-être même un bon vieil écartèlement. (Il poussa un soupir attristé.) Malheureusement, l’opinion publique a intégré le fait que tous les conspirateurs ont déjà été punis. De plus, il serait malvenu d’avouer qu’il y avait un traître parmi mes proches collaborateurs. Nous allons donc régler ça de manière simple et rapide. Sarein s’apprêtait à révéler que McCammon n’avait pas agi seul, mais Cain lui saisit le poignet et serra si fort qu’il faillit briser l’articulation. — Monsieur le Président, dit-il après s’être éclairci la voix, le capitaine McCammon doit être jugé comme il se doit. J’insiste pour que vous suiviez les procédures légales qui… L’équipe de nettoyage ouvrit le feu au signal de Basil. McCammon tressauta sous l’impact des projectiles, éclaboussant ses complices de grands jets de sang. Sarein hurla à pleins poumons quand le corps désarticulé tomba à terre. Une flaque pourpre se répandit aussitôt sur le tapis de cérémonie. Cain contempla le cadavre tandis que Sarein se mordait la lèvre pour ne pas éclater en sanglots. Même le roi Rory, les yeux écarquillés d’horreur, ne put tenir son rang : il se pencha par-dessus l’accoudoir et vomit bruyamment. Le président fronça les sourcils en voyant sa marionnette se donner ainsi en spectacle. Après un long silence, Basil se tourna vers les gardes royaux. — Nettoyez-moi tout ça. (Il désigna la flaque de vomi.) J’ai bien dit tout. 94 Sirix Les robots klikiss s’activaient dans l’espace, face à cette sphère terrestre bleue et blanche qui représentait pour eux une cible tentante, mais hors d’atteinte. Pour l’instant. Les ingénieurs des FTD parcouraient le chantier à bord de navettes bourrées de plates-formes de test, tandis que des « superviseurs » ne quittaient pas des yeux les robots noirs occupés à rassembler les débris de vaisseaux. Ces cerbères prenaient garde à ne pas interférer, mais leur seule présence gênait les efforts de Sirix. Les humains portaient une attention soutenue aux navires anguleux que les robots assemblaient à partir de pièces détachées ou de carcasses trop abîmées pour servir de nouveau dans les FTD. Les ouvriers de Sirix œuvraient par petites équipes, pour produire une flottille d’énormes vaisseaux tous différents. Et les inspecteurs pourraient fouiner à leur gré, jamais ils ne découvriraient l’arsenal habilement dissimulé dans ces étranges configurations. Sirix n’aurait pas hésité une seconde à ordonner à ses troupes d’éventrer les navettes humaines pour projeter leurs occupants dans le vide spatial. Sauf qu’il était encore trop tôt pour ça. Le jeu de dupes devait se poursuivre tant qu’il y aurait quelque chose à y gagner. Le chef des robots klikiss monta à bord de l’un des Mastodontes remis à neuf. Les équipes de contrôle qualité de la Hanse, débordées de travail, analysaient système après système pour donner leur aval aussi vite que possible. Les ingénieurs terriens obtenaient exactement les résultats souhaités : les minuscules chausse-trappes étaient bien trop subtiles pour leurs instruments de mesure. Sirix gagna le pont de commandement – impeccable – de l’immense vaisseau, et se présenta devant les deux inspecteurs en chef, visiblement ravis. — Je suis prêt à rendre ce bâtiment aux Forces Terriennes de Défense, s’il se révèle conforme à votre cahier des charges. — Aucun problème ! Il est comme neuf. L’homme s’accrochait à son pad de données comme à un livre saint. — Les robots klikiss méritent toute notre gratitude pour leur travail, ajouta son collègue. Notre personnel n’aurait jamais été si efficace ni si rapide. Sirix trouvait ironique, pour ne pas dire franchement drôle, que les humains veuillent à ce point se convaincre de la bonne volonté de leurs « alliés » mécaniques. — Dans ce cas, dit-il, j’attends avec impatience la livraison de cent nouveaux robots. — J’en fais la demande sur-le-champ. Tout est en ordre, ici. Chaque robot sorti des usines rejoignait les équipes déjà au travail et augmentait d’autant la production, ce qui enchantait le président Wenceslas. Les camarades de Sirix pourvoyaient au passage à l’endoctrinement nécessaire, en chargeant une série de programmes qui permettaient aux entrants de ressembler aux anciens robots klikiss. Leurs mémoires vierges se remplissaient peu à peu des souvenirs de la communauté ; ils n’étaient encore que des enfants, mais apprenaient vite et bien. Chacun d’eux avait parfaitement intégré les objectifs de la mission. Pour la première fois depuis la guerre contre les hydrogues, Sirix se sentait en mesure de remporter, à terme, la victoire finale. Grâce à ses frères humains… 95 Adar Zan’nh Même si la Hanse avait délibérément provoqué l’Empire ildiran, elle ne s’était sans doute pas préparée à une telle offensive de la Marine Solaire. Et surtout pas en ce moment. Avec ses propres croiseurs lourds et la cohorte presque intacte de Tal Ala’nh, Zan’nh avait à coup sûr la puissance de feu nécessaire pour tenir en respect l’armée terrienne. Ce qui ne l’avait pas empêché d’emmener avec lui les cinq vaisseaux survivants de la septe de l’Attitré Ridek’h, pourtant endommagés par les faeros, ainsi que deux maniples croisées en chemin durant leur patrouille aux frontières de l’Empire. Sa flotte grossissait en filant à toute allure vers la Terre. Chaque tal, qul, septar et jusqu’au moindre pilote reçut les informations dont disposait Adar Zan’nh sur la stratégie défensive de la Terre et la probable répartition des vaisseaux des FTD plus ou moins loin de la planète mère. Aider les humains à combattre les hydrogues avait permis à Zan’nh d’obtenir des renseignements de première main qu’il comptait désormais utiliser à son avantage. L’adar passa une dernière fois son plan en revue à l’approche de la cible. Ses croiseurs allaient lancer une frappe éclair : foncer sur la base lunaire, jouer la surprise, neutraliser les défenseurs, libérer le Mage Imperator. Ne resterait ensuite qu’à faire rapidement demi-tour avant de devoir engager une rude bataille avec les FTD. Puis Jora’h reprendrait enfin la direction des opérations. Après plusieurs jours de voyage interstellaire, la Marine Solaire fit son entrée dans le système solaire terrien et se dirigea aussitôt vers la Lune. Pas le temps d’évaluer en détail les positions ennemies. Zan’nh sentait l’enthousiasme et la détermination vibrer dans la portion de thisme qui l’unissait à ses soldats. Jora’h n’était plus très loin ; conscient que la Marine Solaire volait à son secours, il se tiendrait prêt le moment venu. Plus la Lune se rapprochait, plus les Ildirans percevaient la force revigorante du Mage Imperator imprégner le thisme. Voilà pourquoi ils avaient tous accepté la destruction de Mijistra et risqué leur vie pour échapper au blocus des faeros. Les soldats ildirans n’exprimaient pas leur joie comme des humains auraient pu le faire : ils se réjouissaient du seul fait d’accomplir une tâche aussi essentielle qu’ardue. Grâce à eux, aujourd’hui, le Mage Imperator retrouverait sa liberté et sa place parmi son peuple. Des centaines de bâtiments de guerre richement décorés encerclèrent la Lune en un instant, prenant à peine le temps de ralentir pour se positionner en orbite. En retrait de cette époustouflante démonstration de force, deux maniples guettaient les éventuels renforts terriens. Zan’nh ne doutait pas de pouvoir écraser la résistance du maigre contingent en poste sur la Lune. La réussite de l’attaque reposait surtout sur un bon timing : il fallait récupérer le Mage Imperator et tourner les talons avant que l’état-major des FTD réagisse. Avec une précision digne d’une parade militaire, les croiseurs de la Marine Solaire pointèrent leurs armes vers les dômes d’habitation et les terrains d’atterrissage. Comme prévu, il n’y avait là que très peu de vaisseaux de guerre parmi une pléthore de navettes et de transports de troupes. La grande majorité de la flotte des FTD se tenait plus près de la Terre. Indigné, Zan’nh vit le croiseur déserté du Mage Imperator dériver en orbite basse. La tentation était forte d’envoyer une équipe reprendre possession du navire volé, mais ce n’était pas une priorité et cela risquait même de faire échouer la mission principale. — Ouvrez toutes les fréquences militaires connues, ordonna-t-il depuis le centre de commandement. Il se racla la gorge avant de faire son annonce. « Ici Adar Zan’nh, commandant en chef de la Marine Solaire ildirane. Libérez immédiatement le Mage Imperator Jora’h et tous les prisonniers ildirans. Résister serait inutile et ne servirait qu’à provoquer un bain de sang. » Des alarmes retentirent aussitôt dans la base lunaire tandis que des exclamations incrédules saturaient les transmetteurs. Des transports de troupes décollèrent peu de temps après, même s’il était évident qu’une simple charge d’infanterie ne représentait aucun danger pour la Marine Solaire. Une Manta se détacha d’un dépôt de carburant orbital et contourna les assaillants comme pour lancer une attaque solitaire, mais son capitaine changea d’avis au dernier moment. Plusieurs navettes décollèrent à leur tour et s’élancèrent dans diverses directions. — Adar, de nombreux vaisseaux passent entre les mailles du filet. Nous avons également capté des messages adressés à la Terre. Leur état-major saura bientôt que nous sommes là. — C’était inévitable. Nous devons agir vite. La base lunaire était en train de s’isoler de l’extérieur, suivant ce qui devait être une procédure d’urgence standard. Chaque sas, chaque issue possible était scellé pour empêcher l’intrusion des troupes ildiranes. Zan’nh n’avait pas envisagé que les FTD capituleraient dans l’instant, aussi passa-t-il de suite à l’étape suivante. — Envoyez tous les cotres disponibles. J’ai bien dit tous. Il savait quelle impression un tel débarquement produirait sur la garnison retranchée. Les Forces Terriennes de Défense comprendraient vite que le combat était par trop inégal. Des vagues successives de cotres ildirans atterrirent sur la Lune tandis que les croiseurs restaient en orbite, eux-mêmes défendus par une importante arrière-garde. Des centaines de milliers de soldats armés jusqu’aux dents se répandirent à la surface du satellite, bien décidés à remplir leur mission. Zan’nh attendit le moment idéal pour transmettre son ultimatum : « Je suis prêt à raser cette base dôme par dôme, vaisseau par vaisseau, jusqu’à ce que vous libériez le Mage Imperator. » 96 Jora’h le Mage Imperator Les sirènes d’alarme résonnaient dans les tunnels de la base lunaire. À voir les regards affolés des soldats qui couraient dans tous les sens, Jora’h savait que ce n’était pas un simple exercice. — La base est attaquée, lui dit Nira en observant ce remue-ménage par la porte vitrée de leurs quartiers. Mais par qui ? Les hydrogues sont revenus ? À moins que ce soit les faeros. Ou les robots klikiss. Jora’h sourit en percevant des remous dans le thisme. Il se plaqua une main sur la poitrine, le temps d’analyser ce qu’il ressentait. — Des Ildirans, à proximité. Beaucoup d’Ildirans… La Marine Solaire. Adar Zan’nh est là. Nira retint son souffle en décelant elle aussi le subtil changement. — Osira’h est avec eux ! C’est elle qui leur a indiqué notre position exacte. Dans le couloir, un haut-parleur tonitruant ordonnait à tel ou tel escadron de rejoindre son poste de combat. Les troupes au sol se précipitaient vers les armureries et les pilotes vers leur vaisseau. Les portes de sécurité se refermèrent les unes après les autres, juste avant une annonce générale indiquant que tous les accès à la base avaient été bouclés. — Ils ont peur, constata Nira. Ils crèvent de peur. — Et ils ont bien raison. La Marine Solaire ne reculera devant rien pour me délivrer. Le Mage Imperator se redressa, mains croisées dans le dos. La présence de ses sujets le réconfortait, et tous les autres captifs devaient éprouver le même soulagement. Il garda les yeux rivés sur la porte, certain que l’on ne tarderait pas à venir le chercher. Une cinquantaine de soldats terriens se serraient dans le couloir où logeaient les prisonniers. Apparemment, les humains avaient décidé de tenir le siège dans cette zone. Tilton, le commandant de la base, se fraya un chemin parmi ses troupes. Son visage trahissait une tension proche de la panique. Il s’accorda une pause devant la porte de Jora’h, comme s’il lui fallait d’abord rassembler son courage. Le Mage Imperator l’attendit de pied ferme, bien résolu à refuser tout compromis avec un homme qui avait suivi sans rechigner les ordres indignes du président Wenceslas. Tilton déverrouilla la porte vitrée et entra sans attendre d’y être invité. Une dizaine de soldats se tenaient sur le seuil, sans doute pour prévenir une tentative d’évasion. — Votre Marine Solaire est à nos portes. Des centaines de vaisseaux assiègent la base ! Je ne m’explique pas comment ils ont pu découvrir où nous étions. — Les Ildirans savent où se trouve leur Mage Imperator, répondit Jora’h, sourire aux lèvres. Nous sommes tous connectés d’une manière que les humains ne peuvent pas comprendre. Tilton semblait à la fois effrayé et opiniâtre. — Soyons réalistes. Les renforts n’arriveront pas tout de suite, mais je ne pense pas non plus que l’adar compte camper dans le secteur. Il demande votre libération immédiate parce qu’il se sait pressé par le temps. Des milliers de cotres alunissent en ce moment même. Trop pour que mes hommes parviennent à les repousser. (Il secoua la tête, affligé.) Personnellement, j’estime que votre présence ici cause plus de problèmes qu’elle n’en résout. Jora’h haussa les épaules d’un air détaché. — Alors laissez-moi partir. L’officier dégaina son arme en jouant lui aussi la nonchalance. — D’un autre côté, je suis sûr que vos sujets aimeraient récupérer autre chose que votre cadavre. C’est mon seul atout dans ces négociations. Nira se plaça aussitôt devant Jora’h. — Vous devrez me passer sur le corps. Tilton parut amusé par cette mise en demeure. — Parce que vous croyez que j’hésiterais à vous abattre tous les deux en cas de besoin ? — Si vous nous faites le moindre mal, menaça Jora’h d’une voix glaciale, je peux vous promettre que la Marine Solaire massacrera tous les occupants de cette base. Les Ildirans auront conscience de mon décès. Vous avez vu mes gardes combattre ? Imaginez ce qui se passerait s’ils apprenaient que vous m’avez assassiné. Même si Jora’h méprisait profondément le président Wenceslas, il ne souhaitait pas la mort des soldats humains. Ses véritables ennemis, les faeros, l’attendaient bien loin d’ici. Le commandant ne savait plus que faire de son arme. — Dans ce cas, je suggère que nous parvenions à un accord mutuellement satisfaisant. — Le seul accord possible consiste à me libérer pour que je puisse regagner mon empire et assurer sa défense. Vous avez déjà fait assez de mal comme ça. Des échanges de tirs résonnaient dans les tunnels, de plus en plus près. — La Marine Solaire arrive, insista Nira en se rapprochant de Tilton. Si vous ordonnez à vos hommes de résister jusqu’au bout, ce sera un carnage. Un carnage inutile. Les Ildirans finiront par gagner. — La partie est jouée d’avance, ajouta Jora’h. Rendez-vous tout de suite. Vous sauverez des centaines, peut-être des milliers de vies. — De vies humaines, pour la plupart, précisa Nira. Laissez l’honneur dicter votre choix. Tilton était tendu à l’extrême, au bord de l’explosion ou du naufrage. Il passait son arme d’une main à l’autre avec nervosité. — Le président Wenceslas ne va pas être content du tout…, marmonna-t-il avant de se tourner vers ses hommes. Passez le message par intercom : cessez-le-feu immédiat ! Informez les Ildirans que leur Mage Imperator est indemne. Et le restera sauf s’ils poursuivent l’assaut. Les échos des derniers tirs se dissipèrent peu à peu, remplacés par une cavalcade dans les couloirs. Les soldats ildirans ne tardèrent pas à apparaître ; ils brandissaient leurs longues épées de cristal, prêts à tailler en pièces les humains qui se mettraient en travers de leur route. Zan’nh était à leur tête, aussi fier que s’il venait de conquérir une planète entière. Dès que l’adar s’approcha de la cellule, Tilton pointa de nouveau son arme vers Jora’h. — Qu’est-ce qui me prouve que vous n’allez pas tous nous tuer dès que vous aurez récupéré le Mage Imperator ? J’ai besoin de garanties, pour moi et pour mes hommes. — Vous m’insultez, rétorqua Zan’nh. Vous ne croyez pas qu’il est temps d’en finir ? Tilton semblait épouvanté par le nombre de soldats ildirans regroupés autour de lui. Nira fit un pas en avant et, d’un geste assuré, arracha l’arme des doigts moites du commandant. — Vous ne tuerez personne aujourd’hui. Jora’h contourna un Tilton au bord de la syncope pour mieux saluer son sauveur. — Bon travail, Adar. Un grand sourire soulagé fleurit sur le visage de Zan’nh. Incapable de se contenir, il prit son père dans ses bras avant de reculer et de se mettre au garde-à-vous. — Mission accomplie, dit-il en lançant un regard noir à l’officier vaincu. La Marine Solaire peut maintenant retourner sur Ildira. 97 Sullivan Gold Comme sa famille y avait été transférée pour « raisons de sécurité », Sullivan ne s’attendait pas à ce que la base lunaire soit un endroit plaisant. Mais pas non plus une zone de guerre. Avant de s’envoler pour Golgen à la tête d’un escadron des FTD, Sullivan avait suivi Lydia et les siens sur la Lune, pour s’assurer qu’ils y seraient convenablement traités. Il leur avait promis – en essayant d’y croire – que tout se passerait bien. C’était une solution bancale, mais il n’en voyait pas d’autre. Puis la base se trouva prise d’assaut. — Ces foutus soldats doivent-ils vraiment s’exercer chaque heure du jour et de la nuit ? grommela Lydia. Est-ce qu’il leur arrive de dormir ? (Elle se tourna vers son mari.) Je suis contente que tu sois là, tu sais. Sullivan passa la tête dans le couloir rocheux où s’alignaient des logements identiques au leur. Il écouta l’intercom appeler tous les soldats à leur poste de combat, avec une voix teintée d’urgence. — Je ne pense pas que ce soit un exercice. N’étant pas officiellement prisonniers, les Gold pouvaient se déplacer librement dans la base à l’exception de certaines zones sensibles. Ce qui n’avait pas empêché Jérôme, Victor et Patrice de rester vautrés une bonne partie de la journée, l’air morne, en se demandant comment ils allaient pouvoir remettre leur vie sur les rails. Quant aux plus jeunes, ils mouraient déjà d’ennui. Sullivan attrapa Lydia par le bras. — Vite, rassemble tout le monde. Je ne sais pas ce qui passe, mais vaut mieux qu’on soit tous ensemble. Une bonne demi-heure s’écoula sans que quiconque ne daigne leur expliquer les raisons de ce remue-ménage. Les soldats affolés n’avaient pas le temps de s’occuper d’eux, ce qui n’était guère rassurant. Et Lydia s’énervait de plus en plus. — Je ne sais pas si je dois avoir peur ou me féliciter que quelqu’un vienne leur botter le cul. Les ordres du commandant Tilton retentirent soudain dans les haut-parleurs, par-dessus le vacarme et les tirs sporadiques qui résonnaient dans les couloirs. « Cessez-le-feu immédiat ! Laissez la Marine Solaire accéder au Mage Imperator. Il n’y aura aucunes représailles. » Sullivan écarquilla les yeux de surprise. — Donc la Marine Solaire vient libérer les captifs ildirans. C’est une bonne nouvelle. — C’est aussi une bonne nouvelle pour nous ? lui demanda Lydia. Il réfléchit à la question, pesa le pour et le contre, et prit sa décision. — Suivez-moi. Tous. Les quatorze membres de la famille Gold se précipitèrent dans le couloir et remontèrent tunnel après tunnel. Les jeunes enfants pleuraient, à l’inverse de Philip, qui avait l’air plus excité qu’effrayé. — Où va-t-on ? s’enquit Lydia. Si tu as un plan, je te suis, mais je ne vois pas ce que la Marine Solaire peut faire pour nous. — Beaucoup de choses. Sauf si tu apprécies l’hospitalité des FTD. À choisir, je garde un meilleur souvenir de l’accueil du Mage Imperator. (Il croisa le regard de sa femme.) S’il te plaît, fais-moi confiance. — Je te fais toujours confiance, rétorqua-t-elle, sourire en coin. Depuis le temps qu’on se tape sur les nerfs, hein ? Toutes ces années… Mais on s’en est sortis chaque fois. Alors si tu dis qu’il faut partir, on part. Sullivan guida les siens vers la zone où il supposait que les Ildirans étaient détenus. Les soldats terriens étaient tellement déboussolés que personne ne songea à leur poser de questions. Au détour d’un couloir, Sullivan tomba sur un groupe de guerriers ildirans qui avançaient en rangs serrés. Il s’adressa à eux en espérant attirer l’attention d’un officier. — Je m’appelle Sullivan Gold. Je dois parler au Mage Imperator. Ou à l’adar Zan’nh. Il ne récolta que des regards féroces. Mais puisque les troupes ildiranes semblaient toutes progresser dans la même direction, Sullivan et sa famille n’avaient plus qu’à suivre le mouvement. Ils se frayèrent avec peine un chemin entre les guerriers, en évitant de se blesser aux armes tranchantes. Les Ildirans quittaient les tunnels en bon ordre et se dirigeaient vers les grands terrains d’atterrissage où une véritable armada de cotres avait aluni. — J’espère qu’il n’est pas déjà trop tard. Sullivan distingua des vêtements civils, ceux de fonctionnaires et d’assisteurs, ainsi qu’une prêtresse Verte. Jora’h devait forcément se trouver à proximité. — Mage Imperator ! S’il vous plaît ! Il faut que je vous parle ! Un soldat en grand uniforme se tourna vers lui ; Sullivan reconnut aussitôt Adar Zan’nh. Le commandant de la Marine Solaire attira l’attention de son père sur l’ancien administrateur, qui tirait sa femme par le bras. — Allez, murmura-t-il à Lydia. Ne les faisons pas attendre. Après avoir franchi les derniers rangs de guerriers, Sullivan se retrouva enfin, à bout de souffle, devant l’adar et le Mage Imperator. — Ma famille et moi demandons l’asile au puissant Empire ildiran. Emmenez-nous. S’il vous plaît. — Voilà un étrange revirement, s’exclama Jora’h avec surprise. Vous avez changé d’avis ? La Ligue Hanséatique terrienne n’a plus votre préférence ? — C’est exact, intervint Lydia. Toute la famille est d’accord là-dessus. Contre toute attente, l’adar appuya leur requête sans hésiter. — Cet homme a déjà rendu de grands services à notre peuple, Seigneur. Ce sera un atout précieux pour l’Empire. — Tous les membres de ma famille sauront se rendre utiles. Voici ma femme, Lydia. Je vous présenterai les autres plus tard. Le président Wenceslas les retenait en otage. Je vous prie, accueillez-nous sur Ildira. Nous y serons bien mieux qu’ici. Jora’h le regarda d’un air triste, mais compréhensif. — Les faeros ont envahi Ildira. Des centaines de milliers de personnes ont déjà péri. Mijistra et le Palais des Prismes ont été détruits. J’ignore ce qu’il reste exactement de mon empire. Atterré par ces nouvelles tragiques, Sullivan ne changea pas d’avis pour autant. — Nous préférons quand même nous ranger aux côtés des Ildirans. Nous vous aiderons dans la mesure de nos moyens. Ces derniers temps, la Terre n’est pas une partie de plaisir non plus. Le Mage Imperator hocha la tête, puis les invita à le suivre. Une fois dans le transport de troupes, Sullivan s’employa à rassurer les siens. — Tout se passera bien. Et cette fois, je le pense vraiment. Des myriades de cotres décollèrent de la Lune pour rejoindre les croiseurs lourds qui les attendaient en orbite basse. Sullivan était sidéré par la rapidité et l’efficacité de l’opération. La ligne de défense, placée en retrait, se tenait prête à intercepter les renforts en provenance de la Terre. La frappe éclair – et presque sans victimes – menée par Adar Zan’nh avait duré moins de deux heures. Les premières septes ayant récupéré leurs troupes quittèrent la formation et filèrent à toute allure vers un point de rendez-vous secret. La famille Gold suivit le Mage Imperator et Nira jusqu’au centre de commandement du croiseur de Zan’nh. Sullivan se demanda soudain s’il avait bien sa place ici, surtout quand il vit Osira’h se jeter dans les bras de ses parents, mais aucun Ildiran ne se montra hostile à son égard. Les croiseurs de la Marine Solaire continuèrent à battre en retraite les uns après les autres tandis que les dernières maniples adoptaient une formation défensive en attendant leur tour. Même si Zan’nh avait déjà rempli sa mission en libérant le Mage Imperator, il insista pour rester sur place jusqu’à ce que toute la flotte soit en sécurité. Quand les ultimes transports de troupes regagnèrent le vaisseau-amiral, l’adar se tourna vers le croiseur délaissé du Mage Imperator, toujours en orbite autour de la Lune. Il se demandait sans doute s’il avait le temps de le récupérer ou pas. Une sirène d’alarme retentit brusquement dans le centre de commandement. — Adar, vaisseaux en approche rapide ! Ils viennent d’entrer dans le système et se dirigent vers la Lune. Ils sont… nombreux. — Les FTD arrivent à la rescousse, hasarda Sullivan tout en essayant de ne gêner personne. Mais je ne pensais pas qu’il leur restait autant de navires de guerre en dehors du système solaire. — Ce ne sont pas des vaisseaux terriens, souligna Zan’nh en observant l’écran principal. En fait, ce ne sont pas vraiment des vaisseaux… (Les éclairs flamboyants jaillissaient à une telle vitesse que les capteurs avaient du mal à suivre. Des ellipsoïdes enflammés, en nombre incalculable.) Si les faeros ont su où aller, c’est que Rusa’h a survécu à la destruction de Mijistra. — L’Incarné pense que vous êtes toujours sur la Lune, dit Osira’h en serrant la main de son père. — Que tous les croiseurs encore sur site rejoignent immédiatement la face cachée de la Lune, ordonna Zan’nh. Nous y attendrons les derniers cotres. — Si les faeros nous cherchent, ils nous trouveront, déclara froidement Jora’h. — Non, Seigneur. Je vous jure que nous partirons d’ici sains et saufs. Une véritable pluie d’étoiles s’abattit sur la Lune tandis que les vaisseaux de la Marine Solaire plongeaient derrière l’horizon. 98 Le capitaine Branson Roberts BeBob bondit aux commandes du Foi Aveugle dès qu’il apprit dans quelle folie Rlinda s’était lancée pour « sauver » Davlin Lotze. Il était pourtant revenu tout sourires aux chantiers spationavals, ravi de la bonne tenue de son nouveau vaisseau, et non moins ravi de son déplacement fructueux sur Eldora, la planète forestière. Cela le changeait agréablement des mauvaises surprises genre Relleker… Il avait espéré que Rlinda lui tomberait dans les bras – puis dans le lit – dès qu’il ouvrirait l’écoutille, mais la négociante était partie. Quant aux explications qu’elle avait laissées, difficile de dire si le plus délirant était l’acte en lui-même ou le fait qu’elle ait mis les voiles sans prévenir quiconque. À présent, c’était à lui d’aller la sauver. Il fallut moins d’une heure à BeBob pour se réapprovisionner, remplir les réservoirs d’ekti et quitter les chantiers, sans cesser un seul instant de marmonner dans sa barbe. Une fois en vue de Llaro, il s’approcha aussi discrètement que possible, soucieux de ne pas attirer l’attention. Les rapports de Tasia Tamblyn et Robb Brindle étaient gravés dans sa mémoire, de même que la longue conversation avec Orli Covitz et Hud Steinman en revenant de Relleker. Il savait plus ou moins à quoi s’attendre. Mais quand il découvrit l’immensité de la cité klikiss, il se demanda comment Rlinda avait pu se jeter de son plein gré dans un tel piège. Quel bordel ! — Pourquoi t’es partie sans moi ?… Son estomac se tordait d’appréhension ; il dut même s’essuyer les yeux quand les larmes l’empêchèrent de lire les instruments de navigation. La ruche était un cauchemar de tours, de tunnels et de formes organiques incompréhensibles. Combien de ces infâmes bestioles pouvaient bien habiter là-dessous ? Le moindre pouce de terrain grouillait de Klikiss, depuis les tours rocheuses jusqu’aux canyons en passant par les plaines autrefois fertiles qui avaient fait la joie des fermiers. Des foules d’insectes – des millions, pour sûr – s’entassaient dans un vertigineux déferlement de couleurs, de membres segmentés et de têtes ornées de crêtes. La comparaison avec une gigantesque fourmilière foulée au pied était presque trop facile. Orli lui avait raconté en détail l’horrible massacre des colons en prélude à la fisciparité du spécex. Peut-être le même phénomène était-il à l’œuvre. Dans ce cas, qui en étaient les victimes ? Au cœur de la cité, la grande dalle de pierre du transportail dégorgeait en permanence des enfilades de Klikiss, au rythme de plusieurs milliers par minute. — Rlinda… Dans quel merdier es-tu allée te fourrer ? Et surtout, comment te tirer de là ? Les capteurs finirent par localiser la balise du Curiosité. Aucun message, aucune voix, juste la balise. Mais ce signal suffit à faire renaître l’espoir : au moins, le vaisseau n’avait pas été pulvérisé dans l’espace. Bon présage. BeBob descendit aussitôt vers Llaro, vers l’endroit où Rlinda avait atterri. Bien sûr, cela ne voulait rien dire. Ce n’était pas parce qu’elle avait réussi à se poser que les Klikiss ne lui avaient pas sauté dessus. BeBob se rendit compte que, s’il avait un gramme de bon sens, il ferait demi-tour sur-le-champ et filerait à toute allure avant d’être repéré. Mais il ne dévia pas la trajectoire du Foi Aveugle d’un millimètre. Il fallait qu’il sache. Une opération de sauvetage, ça ? Ridicule… BeBob repéra le Curiosité, petit éclat noir perdu dans les structures gris-brun, au beau milieu du capharnaüm insectoïde. Il agrandit l’image et lança une série d’analyses, tout en remerciant en silence la jeune Orli de lui avoir expliqué le fonctionnement des nouveaux systèmes. Le vaisseau de Rlinda était en piteux état : propulseurs détruits, coque trouée en plusieurs endroits, traces de fumée sur le métal. Le Curiosité s’était écrasé à la surface de Llaro, et ça ne ressemblait pas à un accident. « Rlinda, c’est moi ! transmit-il d’une voix rauque. T’es là ? (Il attendit une seconde, qui s’étira à l’infini, puis répéta son message.) J’ai trouvé ton vaisseau. T’es où ? » Contre toute attente, une voix chaleureuse ne tarda pas à lui répondre. « BeBob, c’est moi. Ne t’inquiète pas. Avant qu’il puisse réagir, Rlinda ajouta : — Enfin si, inquiète-toi un peu quand même, mais on devrait s’en sortir… si tu ne lambines pas. Les insectes ne réagissent pas à notre présence. Pour le moment. » Le pilote en fut tellement sidéré que le Foi Aveugle faillit partir en vrille. « J’arrive ! Ça n’a pas l’air génial là-dessous. Où je suis censé atterrir, bordel ? Et comment je te retrouve ? — Tu veux dire que je ressemble à un putain de gros cafard, c’est ça ? Je te remercie. (Elle s’adressa à quelqu’un d’autre avant de poursuivre.) Nous sommes à l’intérieur du Curiosité. Mais comme tu peux sans doute le voir, il ne risque plus de décoller. Débrouille-toi pour atterrir à côté. » BeBob se demanda un instant si les Klikiss n’avaient pas réussi à imiter la voix de Rlinda pour lui tendre un piège, mais il doutait que les extraterrestres aient aussi copié son sens de l’humour… Le Foi Aveugle changea de trajectoire et descendit vers le vaisseau naufragé. « Au fait, c’est qui nous ? T’es pas seule ? » Elle avait peut-être trouvé Davlin ! « Margaret Colicos. Elle vient aussi. » Hud Steinman avait expliqué à BeBob que la xéno-archéologue, longtemps portée disparue, avait survécu de nombreuses années parmi les Klikiss. « D’accord. J’essaie de me poser sans écraser trop de bestioles. — T’en fais pas, le spécex ne manque pas de personnel. Et de toute façon ils ne pensent tous qu’à leur espèce de super-fisciparité à venir. Mais j’aimerais bien mettre les voiles quand même, si tu vois ce que je veux dire. » Dès que l’ombre du Foi Aveugle les recouvrit, les Klikiss s’employèrent à lui dégager l’espace nécessaire. Le vaisseau atterrit durement dans un grand nuage de poussière : ce n’était pas la meilleure manœuvre de sa vie, mais BeBob se dit que Rlinda n’était guère en mesure de lui reprocher un peu de précipitation. L’écoutille du Curiosité s’ouvrit aussitôt pour livrer passage aux deux femmes, qui semblaient éprouvées mais en bonne santé. Elles se frayèrent un chemin au pas de course à travers les rangées interminables de guerriers, terrassiers et autres sous-genres. Peut-être Rlinda n’était-elle pas aussi rassurée qu’elle voulait le faire croire. BeBob ouvrit sa propre écoutille et manqua d’étouffer quand l’odeur oppressante des insectes envahit le vaisseau. — Rlinda ! Par ici ! s’écria-t-il comme si sa compagne ne savait pas où aller. Elle faillit le renverser en se jetant dans ses bras ; BeBob, qui la connaissait sur le bout des doigts, comprit de suite à quel point elle était effrayée. — Qu’est-ce qui se passe ici ? Tu as trouvé Davlin ? Et comment as-tu libéré Margaret ? — Le spécex nous laisse partir. Sans condition. (BeBob avait du mal à comprendre, mais Rlinda ne lui en laissa pas le temps.) Le spécex, c’est Davlin. Enfin en partie. Davlin contrôle cette ruche… et toute l’espèce klikiss avec elle. Jusqu’à preuve du contraire. Margaret Colicos monta à son tour, visiblement très anxieuse. — Les Klikiss se préparent à une fisciparité massive, qui regroupera le matériel génétique de toutes les sous-ruches. Il n’y aura plus qu’un seul spécex. (Pour d’obscures raisons, cette idée paraissait la désoler plus que tout.) Davlin parvenait encore à garder un certain contrôle sur Llaro, mais ses accouplants dévorent en ce moment même les représentants des sous-ruches vaincues. Quand leurs attributs seront regroupés dans la nouvelle âme de la ruche, l’humanité de Davlin sera définitivement engloutie. Nous devons partir tout de suite. Tant qu’il est encore temps. Le cerveau en ébullition, BeBob regarda Margaret fermer l’écoutille. — J’y pige rien. Rien de rien. Va falloir m’expliquer. — On verra ça quand on sera loin, trancha Rlinda en se précipitant dans le cockpit. Le Foi Aveugle décolla et monta dans le ciel sous l’œil indifférent de millions de Klikiss. 99 Le général Conrad Brindle Venus en renfort de l’orbite terrestre ou de l’astroport du Quartier du Palais, les croiseurs des FTD se regroupèrent dès que la base lunaire commença à émettre son appel de détresse. Le général Conrad Brindle se tenait sur le pont du Goliath, son nouveau vaisseau-amiral, et regardait sa flotte se ranger en ordre de bataille. « La Marine Solaire ildirane attaque la Lune, lança-t-il par intercom comme si cela suffisait à tout expliquer. Départ immédiat. Vous réglerez les détails en route. On attaque la Lune ! » Un tel assaut défiait l’imagination ! Mais au moins, contrairement à ce qui s’était passé ces derniers temps, Brindle pouvait mener cette opération sans états d’âme. Un vrai soldat des FTD n’accepterait jamais que des envahisseurs extraterrestres viennent frapper en plein territoire humain. Le général rappela aussi plusieurs Mantas en patrouille à la limite du système solaire, mais la transmission mettrait des heures à les atteindre. Dix minutes plus tard, tous les vaisseaux étaient prêts à partir. Brindle disposait à présent d’une flotte importante grâce au travail des robots klikiss. Néanmoins, malgré les inspections minutieuses effectuées sur les bâtiments remis à neuf, il était bien content de se trouver à bord d’un Mastodonte réparé par des ouvriers humains. Il n’avait pas encore totalement intégré l’idée d’être le commandant en chef des Forces Terriennes de Défense. Sa femme et lui avaient déjà pris leur retraite avant d’être de nouveau mobilisés comme officiers instructeurs pendant la guerre contre les hydrogues, et voilà qu’il se retrouvait tout à coup au sommet de la pyramide. Il suivait les ordres, il faisait son devoir… et son devoir consistait à défendre la Terre. Parfois contre elle-même. — Canonniers en place. Parés à ouvrir le feu. Ne vous y trompez pas : c’est la guerre. Un poids énorme lui pesait sur l’estomac tandis qu’il formulait son plan d’attaque. D’après les premiers rapports, la Marine Solaire avait amené plus de mille croiseurs lourds. La flotte des FTD, même si elle avait repris du poil de la bête, n’était clairement pas de taille. Mais Brindle devrait faire avec. Il ne pouvait pas laisser les Ildirans s’en tirer à si bon compte. L’honneur de l’armée était en jeu. Toutefois, le temps que les vaisseaux de Brindle se préparent et franchissent les quelque quatre cent mille kilomètres qui les séparaient de la Lune, la Marine Solaire avait déjà accompli sa mission : Adar Zan’nh avait investi la base lunaire, libéré les prisonniers ildirans et battu en retraite. La majeure partie des croiseurs extraterrestres était à présent hors d’atteinte. Brindle découvrit à l’écran les ennemis qui s’éloignaient à toute allure. Trop tard. Il n’avait jamais vu un raid d’une telle ampleur être aussi rondement mené ! « Marine Solaire, je vous ordonne de vous rendre ! » Les mots sonnaient creux à ses propres oreilles. Pourquoi diable l’adar irait-il obéir ? Le général se tourna vers ses canonniers. — Feu à volonté. Tirez pour immobiliser, pas pour détruire. — On dirait que les Ildirans n’ont pas envie de se battre, commenta le navigateur. Brindle hocha la tête sans répondre. L’adar avait pris ce qu’il était venu chercher. De plus, vu le nombre de croiseurs impliqués, ce n’était pas un mal de devoir renoncer à une bataille qui se serait finie en bain de sang. Les Ildirans n’avaient même pas pris la peine de récupérer le vaisseau du Mage Imperator, toujours en orbite autour de la Lune. Brindle vit les propulseurs se mettre en marche : un pilote des FTD, simple lieutenant laissé de garde avec quelques techniciens, annonça qu’il allait utiliser le croiseur pour poursuivre les fuyards. Les appels à l’aide de Tilton saturaient les canaux d’urgence. Il hurlait comme un cochon qu’on mène à l’abattoir. Les derniers navires ildirans survolèrent la face cachée de la Lune avant de surgir en orbite basse sous l’hémisphère sud. Propulsés par effet catapulte, ils suivaient une trajectoire qui les envoyait droit sur le Goliath. — Mon général, croiseurs ennemis en cap collision ! — Ils veulent nous éperonner ? Brindle agrippa les accoudoirs du grand fauteuil auquel il n’avait pas eu le temps de s’habituer. — Non, je crois qu’ils… fuient quelque chose. Trois bâtiments ennemis se dispersèrent, activèrent la propulsion interstellaire et disparurent des écrans. Le dernier vaisseau de la Marine Solaire poursuivit sa course en orbite très basse, comme s’il utilisait la Lune comme bouclier, puis fila dans l’espace à vitesse maximale. Sa nouvelle trajectoire, la plus directe pour sortir du système solaire, l’amenait aussi à portée des FTD. Mais les Ildirans n’avaient pas l’air de s’en soucier. — Qu’est-ce qu’il fabrique ? Le général ne comprenait plus les manœuvres de l’adar, qui ne répondait à aucune sommation. Les FTD ouvrirent le feu, mais leur cible bougeait trop vite ; les tirs de jazers touchèrent quelques voiles solaires sans causer de réels dommages. Le croiseur prit la fuite à son tour. Sidéré, Brindle parcourut le pont du regard. — Quelqu’un peut-il m’expliquer ce qui se passe ? Une pluie de sphères incandescentes s’abattit soudain sur la Lune, transformant l’écran principal du Goliath en miroir éblouissant. Les boules de feu étaient si nombreuses que les capteurs des FTD n’arrivaient pas à les dénombrer. — Mon Dieu ! Les faeros. Les ellipsoïdes enflammés plongeaient vers la base lunaire et vers les vaisseaux des FTD qui avaient le malheur de se trouver sur leur chemin alors que la Marine Solaire avait évacué la zone. Le croiseur du Mage Imperator, toujours lancé à la poursuite des fugitifs, déboucha lui aussi de la face cachée de la Lune. Le lieutenant demanda des instructions au vaisseau-amiral, mais trop tard pour éviter d’être repéré par les faeros. Sans sommations, sans même essayer de communiquer, les boules de feu les plus proches se jetèrent sur lui et l’enveloppèrent de flammes. Les boucliers du croiseur n’étaient pas capables d’encaisser un tel choc ; les voiles solaires se ratatinèrent dans l’instant, et il ne fallut que quelques secondes aux assaillants pour vaporiser leur cible. Des milliers de boules de feu continuaient à arriver des confins de l’espace pour attaquer la Lune. Toute la Lune. Les êtres ignés déclenchèrent un tir de barrage sur le paysage désolé du satellite, y creusant une nouvelle série de cratères fumants. Cet incroyable bombardement était d’une magnitude bien supérieure à toutes les armes, toutes les batailles, tous les désastres sur lesquels Conrad Brindle avait pu poser les yeux durant sa carrière. Même quand il reçut des renforts en provenance d’autres bases du système solaire, le général se rendit compte qu’il ne pourrait rien faire contre ces choses. Les faeros s’acharnaient sur la Lune sans répit, sans retenue, transformant roches et cratères en rivières de lave. La base lunaire des FTD disparut dès les premières minutes de cet horrible cauchemar, alors que la communication avec le commandant Tilton et ses troupes était déjà rompue. Brindle ignorait combien de soldats étaient en poste sur la Lune. Sans doute quelques milliers, réduits en cendres avec tous les vaisseaux et installations qui les accueillaient. Malheureusement, le massacre ne sembla pas éteindre la rage des faeros. Ils lancèrent et lancèrent encore leurs projectiles brûlants, jusqu’à fracturer le régolite puis la croûte même du satellite. La Lune, soudain, se craquelait et rougeoyait sous le regard impuissant des équipages terriens. — Mon général, devons-nous riposter ? — Non ! Laissez les faeros tranquilles. Restez à bonne distance. (Il frissonna, les yeux rivés sur l’écran.) Il n’existe aucune arme dans toute la Hanse qui pourrait les repousser. Brindle savait que les boules de feu pulvériseraient tous les vaisseaux qui tenteraient d’engager le combat. Ce qu’il ignorait, par contre, c’était les raisons d’une telle fureur. On aurait dit un essaim de guêpes enragées punissant un gamin imprudent. Puis il se rappela ce qui avait déclenché la guerre contre les hydrogues : le test du Flambeau klikiss sur Oncier, qui avait décimé par accident toute une population extraterrestre. En représailles, les orbes de guerre avaient détruit les quatre lunes de la géante gazeuse. Et voilà que les faeros, autres créatures élémentales, faisaient subir le même sort au satellite de la Terre. — Qu’est-ce qu’on a bien pu leur faire pour mériter ça ? À moins que les humains se soient trouvés juste au mauvais endroit au mauvais moment. La charge infernale se poursuivit jusqu’à toucher le noyau, jusqu’au point de non-retour. Conrad Brindle n’en croyait pas ses yeux. Incapable de rester debout, il s’effondra dans le fauteuil de commandement. À cause de l’énormité de la masse, l’explosion donna l’impression de se produire au ralenti, laissant le temps de discerner d’abord l’effondrement, puis la déflagration. La Lune se fissura petit à petit… avant de voler en éclats comme une simple boule d’argile lancée contre un mur. 100 Jora’h le Mage Imperator Les boules de feu continuaient à arriver par vagues entières quand le croiseur du Mage Imperator quitta brusquement le plan orbital. Le vaisseau-amiral ne pouvait plus se cacher derrière la Lune alors que le reste de la Marine Solaire avait déjà filé vers le point de rendez-vous. Les renforts terriens avaient fini par rejoindre le champ de bataille, mais les FTD étaient bien le dernier souci de Zan’nh. L’adar dépassa leur flotte à toute allure, sans ouvrir le feu, et s’enfonça dans le vide spatial. Il s’était attendu à ce que les faeros se lancent à sa poursuite, mais les êtres ignés préférèrent tourner leur colère vers la Lune. Même le commandant en chef de la Marine Solaire était effaré par le nombre de boules de feu rassemblées par Rusa’h. — Il faut vous mettre à l’abri, Seigneur. On ne peut pas rester ici. (Il se tourna vers son timonier.) Nous retournons sur Ildira. Jora’h ne parvenait pas à se détourner de l’incroyable mitraillage thermique subi par la Lune. — Et ramener les faeros là-bas ? Non. Rusa’h me cherche, moi. — Dans ce cas, nous devons trouver un endroit sûr où nous cacher, dit Nira. — Le roi Peter m’offrirait probablement l’hospitalité sur Theroc, mais les faeros connaissent cette planète. La forêt-monde n’a pas besoin d’un nouveau désastre. Il nous faut un refuge sans le moindre rapport avec nos opérations précédentes. — Choisissez vite, Seigneur, le pressa Zan’nh d’une voix tendue. Les traits tirés, Sullivan Gold se racla la gorge à l’autre bout du centre de commandement. — J’ai une idée. C’est un endroit dont je connais les coordonnées, la configuration, et que je m’apprêtais d’ailleurs à rejoindre. (Il jeta un rapide coup d’œil à sa femme.) Golgen, une géante gazeuse où les Vagabonds ont installé leurs stations d’écopage. Je peux vous certifier qu’ils n’apprécient ni la Hanse ni les FTD. Nul doute qu’ils accepteraient avec joie la protection de la Marine Solaire au cas où le président déciderait de les attaquer une deuxième fois. Après les événements de la Lune, Jora’h doutait que Basil Wenceslas se préoccupe encore de quelques usines vagabondes. Mais il fallait choisir une destination, quitter ce système solaire avant que les faeros finissent par remarquer le croiseur isolé. — Très bien. Direction Golgen. 101 Anton Colicos Cela faisait des semaines qu’Anton essayait d’occuper Vao’sh à l’université, d’abord par courtoisie, puis à présent dans un effort désespéré pour le sauver : depuis que le Mage Imperator était retourné sur la base lunaire en compagnie des autres captifs ildirans, le thisme qui reliait le vieux conteur à son peuple s’effilochait peu à peu. Mais le président Wenceslas insistait pour que Vao’sh reste sur Terre, afin de lui soutirer le plus d’informations possible. Le doyen du Département des Études ildiranes avait d’ores et déjà envoyé plusieurs rapports enflammés au siège de la Hanse, même si Anton doutait que le président se préoccupe de digressions scientifiques. Ce qui n’était pas plus mal. Anton, lui, voyait sa réputation grimper en flèche depuis qu’il organisait les conférences de l’historien ildiran. Vao’sh pouvait captiver son public pendant des heures grâce aux épisodes les plus dramatiques de La Saga des Sept Soleils. Professeurs et étudiants avaient beau être au fait de la culture ildirane, ils n’avaient jamais vu un authentique remémorant en action. Le conteur avait d’abord paru ravi de bénéficier d’une telle attention, mais l’accueil enthousiaste des chercheurs ne l’empêchait pas de se rappeler comment et pourquoi il était arrivé là. Anton ne l’oubliait pas non plus : un mélange de colère et de ressentiment s’accrochait en permanence à ses moindres pensées. Le comportement du président Wenceslas était inqualifiable, mais personne n’écouterait les protestations d’un petit universitaire ou d’un historien extraterrestre. Depuis plusieurs jours, le vieux remémorant faiblissait à vue d’œil. Anton faisait de son mieux pour le soutenir, comme lorsqu’ils s’étaient retrouvés seuls, perdus dans l’espace, après avoir échappé aux robots klikiss de Maratha. Même si Vao’sh avait gagné en force et en confiance suite à sa victoire sur l’isolement forcé, il avait de plus en plus de mal à se raccrocher aux maigres volutes de thisme émanant de la Lune. Le satellite n’était pas si près que ça, en fait… Luttant pour sauver les apparences, les deux amis quittèrent l’amphithéâtre où Vao’sh avait une fois de plus hypnotisé ses auditeurs et passé un peu de temps à discuter avec untel ou untel. Le remémorant était si doué que personne n’avait noté son trouble, mais Anton, lui, avait appris à en reconnaître les signes. Le Terrien admirait les capacités de résistance déployées par Vao’sh. À sa place, un Ildiran normal serait sans doute déjà mort. Ils tombèrent dès la sortie sur une foule en émoi. Un écran disposé au mur d’une salle de réunion estudiantine déversait en continu images de détresse et autres annonces alarmistes. Anton était gavé de ce genre de nouvelles, mais vu la réaction de l’assistance, celles-ci devaient différer de la propagande habituelle. Vao’sh découvrit un reportage montrant un groupe de croiseurs ildirans s’éloignant de la Lune à toute allure. La finalité d’un tel assaut tombait sous le sens. — La Marine Solaire est venue chercher le Mage Imperator. Et moi, je suis là. (Il se tourna vers Anton, affolé.) Moi, je suis là. — Ils ne partiront pas sans vous. Vous êtes un remémorant connu, quelqu’un d’important. — Non, je ne sers à rien. Ils sont là uniquement pour le Mage Imperator. — Les Ildirans attaquent la Lune ! s’écria un enseignant en colère. Ils croient peut-être qu’ils vont s’en tirer comme ça ? Quel affront ! Anton s’en prit violemment au perturbateur : — Nous avons pris leur souverain en otage. Vous pensiez que la Marine Solaire allait rester les bras croisés ? Une jeune étudiante secoua la tête d’un air triste. — Ils n’auraient pas dû nous attaquer. La guerre n’est jamais une solution. On aurait pu trouver un compromis diplomatique. Puis les faeros firent leur apparition, bombardèrent la Lune et la disloquèrent. La foule en resta muette de stupéfaction. Plusieurs personnes s’effondrèrent dans un siège, les jambes flageolantes, tandis que Vao’sh pâlissait à vue d’œil. Les images prises par la flotte de Conrad Brindle montraient les débris de la Lune propulsés dans toutes les directions par la fabuleuse énergie libérée. Les vaisseaux des FTD durent battre en retraite avec leurs boucliers au maximum, pour ne pas risquer d’impacts destructeurs. Le vieux conteur, lui, ne voyait que l’immensité interstellaire dans laquelle venaient de disparaître les croiseurs de la Marine Solaire. Anton se tourna vers son ami, les larmes aux yeux. Sans doute croyait-on qu’il pleurait pour la Lune. — Je suis le dernier Ildiran du système solaire, lâcha Vao’sh d’une voix affreusement monocorde. 102 Nikko Chan Tylar Nikko Chan Tylar était heureux d’emmener le Verseau remplir une mission commanditée par Jess Tamblyn. D’autant que, cette fois, son propre père avait rejoint le groupe des porteurs d’eau et naviguait en sa compagnie. Crim se réjouissait pour sa part d’être en sécurité loin de Llaro, des Terreux et des Klikiss. Par contre, obéir aux instructions de son fils ne le rassurait pas plus que ça… — Allez, laisse-moi t’aider pour la navigation. Reconnais que ce n’est pas ton point fort. — Bon, d’accord, acquiesça Nikko en rougissant. — Nous n’avons pas de temps à perdre. Je peux même piloter, si tu veux. Va donc faire la sieste. Ou tes devoirs. — Papa, ça fait cinq ans que j’ai fini ma scolarité. — On apprend à tout âge. — Tu n’as jamais aimé piloter, que je sache. Et maintenant que j’y pense, je ne suis pas sûr que t’occuper des serres te plaisait vraiment. — Au moins, j’étais avec ta mère, soupira Crim. Père et fils se turent un long moment, perdus dans leurs souvenirs de Marla Chan Tylar, morte au combat sur Llaro. Ils se dirigeaient vers Jonas 12, où Jess et Cesca avaient implanté une colonie de wentals quelques mois auparavant. — Je crains que mon Guide Lumineux ne brille pas très fort, ajouta Crim. Pour l’instant, je suis bien content de travailler avec toi. — C’est déjà ça. Est-ce que je t’ai raconté comment j’ai sauvé l’Oratrice Peroni des robots klikiss en… — Tu l’as raconté plusieurs fois à tout le monde, plaisanta Crim. Ça devient même de plus en plus dramatique à chaque coup. — Je me contente pourtant des faits ! — En tout cas, moi, je trouve que tu t’es débrouillé comme un chef. Nikko accepta le compliment avec plaisir. Le Verseau arriva enfin en vue du planétoïde gelé, prêt à remplir sa soute d’eau vivante. Quelques vieux satellites et dépôts vagabonds tournaient encore en orbite haute, mais le système de transmission ne capta que du bruit blanc. Nikko sentit sa gorge se nouer à la pensée des dangers rencontrés sur Jonas 12. Son père contemplait le paysage par le hublot, stupéfait par le diamètre du cratère issu de l’explosion du réacteur. — Regarde ! s’exclama-t-il. Des lumières ! — Sans doute les reflets des étoiles. Il n’y a plus personne ici. — Je sais reconnaître un reflet quand j’en vois un ! Ça, c’est de la phosphorescence. Il y a quelque chose coincé dans la glace qui émet de la lumière. Les instruments de bord indiquaient en effet des émissions énergétiques. — Donc ce sont les wentals qui nous attendent. Mais en se rapprochant de la surface, le jeune pilote découvrit plus que l’étrange scintillement de la glace du cratère : une structure artificielle, un petit abri connecté à un module d’évacuation. Sourcils froncés, il poussa son récepteur au maximum et balaya toutes les fréquences d’urgence des Vagabonds… jusqu’à détecter un faible signal. — Papa, y’a quelqu’un là-dessous ! — Alors qu’est-ce que tu attends pour atterrir ? Une fois posé, Nikko étudia de plus près le refuge habilement construit par assemblage du module d’évacuation et de ce qui ressemblait aux débris d’un gros satellite. Les capteurs y détectèrent une source de chaleur. — Le naufragé est peut-être encore en vie ! Crim enfilait déjà sa combinaison spatiale ; Nikko s’empressa de le rejoindre dès qu’il eut assuré l’ancrage du Verseau sur la glace. — Ce genre de module n’a qu’une semaine d’approvisionnement, si je me souviens bien. — Ça dépend du nombre de personnes qui vivent dessus, précisa Crim dans son micro tandis que les deux hommes émergeaient du sas. Ce serait quand même dommage que notre petit camarade ait succombé trop tôt. Les Vagabonds se dépêchèrent de traverser l’étendue glacée. Des éclairs jaillirent sous leurs pieds, comme si chaque pas déclenchait une sorte de luminescence. Nikko s’arrêta pile devant l’abri. — Tu crois qu’on est censé frapper ? La masse hétéroclite ne semblait obéir à aucune logique, aucune architecture précise, tout en ayant l’air parfaitement fonctionnelle. Nikko avait quand même du mal à croire qu’un tel fatras puisse être étanche, mais il remarqua soudain qu’une couche de glace recouvrait et scellait les points faibles de la structure. Comme si les wentals avaient décidé de protéger l’éventuel survivant. Ils l’avaient peut-être même ravitaillé en énergie. « Module, vous m’entendez ? transmit Crim. Quelqu’un a besoin d’aide, là-dedans ? » L’écoutille et le sas correspondant étaient trop petits pour accueillir deux personnes à la fois. Nikko passa le premier, l’estomac noué, espérant ne pas tomber sur un ou plusieurs cadavres. Il trouva un vieil homme dépenaillé, cheveux et barbe en bataille, mais bien vivant. Et un grand sourire aux lèvres. — C’est pas trop tôt ! Toutes ces foutues lumières, ça ne vaut pas un peu de compagnie. — Caleb Tamblyn ? Nikko ouvrit sa visière et grimaça en encaissant un mélange d’odeur corporelle, d’air renfermé et de déchets mal recyclés. Caleb ne remarquait sans doute plus rien à force de baigner dedans… d’autant que le vieil homme n’avait jamais senti la rose. En tout cas, les systèmes du module arrivaient clairement en bout de course. Le jeune Vagabond se dégagea du sas pour que son père puisse y entrer à son tour. Quand Crim Tylar rejoignit son fils, le refuge commença à devenir étroit. — Ça fait combien de temps que vous êtes là ? demanda Nikko. — Environ trois semaines. Peut-être quatre. — Impossible, dit Crim. La nourriture n’a pas pu durer aussi longtemps. — Un vrai Vagabond trouve toujours une solution, pontifia Caleb. Bon, je reconnais que les wentals m’ont un peu aidé. Grâce à leur énergie, j’avais moins besoin de manger. Mais j’ai quand même une sacrée dalle ! Vous avez du pemmipax ? — Des tonnes, le rassura Nikko. Quand les trois Vagabonds eurent regagné le Verseau, Caleb s’empressa de dévorer plusieurs rations autochauffantes. Puis il expliqua comment les faeros avaient abattu son vaisseau et tué Denn Peroni. — Je ne pensais pas qu’on s’inquiéterait de nous assez vite, mais je n’allais pas non plus lâcher l’affaire si facilement. (Il haussa ses épaules amaigries.) Ces faeros commencent à me courir sur le haricot. Qu’est-ce qu’on leur a fait ? Pauvre Denn… Le vieil homme chercha une couchette où faire une sieste bien méritée, mais Crim lui fit comprendre en termes choisis qu’il devait d’abord songer à se laver. — Je peux vous ramener directement sur Plumas, suggéra Nikko. Je suppose que vous voulez rentrer chez vous le plus vite possible. — Wynn et Torin sont sans doute surchargés de boulot. Ils doivent me maudire de les avoir laissés tomber comme ça. Mais j’ai eu tout le temps de réfléchir, de chercher mon Guide Lumineux. (Caleb se cala dans son siège, l’air déterminé.) Cette guerre me paraît bien plus importante que notre petit business familial. Si vous vous préparez à combattre les faeros, j’aimerais me joindre à vous. 103 Del Kellum Del Kellum était ravi de recevoir Kotto Okiah et son équipe sur Golgen, car tout ce que l’ingénieur concevait s’avérait systématiquement fructueux. Kotto arriva des chantiers d’Osquivel aux commandes d’un vaisseau de moyen tonnage qui semblait un peu trop grand pour ses compétences de pilote. Kellum ne lui donna l’autorisation d’atterrir qu’après avoir appris que Tasia Tamblyn se trouvait elle aussi dans le cockpit. Puis il quitta le centre opérationnel, enfila une veste pour se protéger du vent glacé et se dépêcha d’aller accueillir les nouveaux venus. Comme prévu, le génial inventeur avait rempli ses soutes de machines diverses et variées. — On ne sait jamais ce qui peut se révéler utile, déclara-t-il en descendant la passerelle. J’ai amené quelques amis avec moi. Ils m’assistent dans mon travail. Enfin disons qu’ils ne me gênent pas. C’est la première fois qu’ils visitent une station d’écopage. Trois compers firent leur apparition, chacun d’une teinte différente. Deux modèles Analystes et un Amical. Kotto rougit en lorgnant par-dessus son épaule. — Bien sûr ce ne sont pas eux, mes amis. Juste des compers. Même si, parfois, je les considère comme des amis. (Une adolescente et un homme d’un certain âge se présentèrent à la suite des robots.) Je parlais d’eux, en fait. Orli Covitz et Hud Steinman. Steinman semblait atteint d’un léger mal de mer, mais la jeune Orli souriait à pleines dents en découvrant les cieux de Golgen, les nuages épais et les grands rayons de soleil. Tasia Tamblyn fermait la marche, le front en sueur et une main devant les yeux pour se protéger de la lumière trop violente à son goût. — Je vais trouver de quoi vous loger, dit Kellum. C’est pas la place qui manque. Vous pouvez circuler librement, mais faites attention à ne rien casser. Tamblyn, vous savez à quoi ressemble une station d’écopage. Emmenez-les donc faire un petit tour. — Pendant ce temps-là, regardez un peu ce que Kotto a apporté. Matériel militaire. C’est Jess qui a lancé l’idée. — Ah oui ? Encore une nouvelle invention ? demanda Kellum à l’ingénieur. Je suis sûr que ça vaut le coup d’œil… — J’espère bien, répondit-il en se lançant aussitôt dans un grand discours. Une nouvelle arme. Un concept révolutionnaire. Nous commençons à en distribuer dans toute la Confédération… même si je ne vois vraiment pas pourquoi les faeros viendraient fourrer leur nez par ici. Ils n’ont jamais paru s’intéresser aux géantes gazeuses. Mais Jess Tamblyn et l’Oratrice Peroni m’ont chargé d’équiper l’ensemble de nos forces. Kellum s’arrêta net sur la passerelle du vaisseau. — Les faeros ? Ici ? Bon sang, qu’est-ce que vous me racontez là ? — On m’a demandé de développer une arme contre eux. Pour ce faire, j’ai pu travailler sur l’eau des wentals. Un truc incroyable. Un potentiel extraordinaire. Kotto alluma la lumière dans la vaste soute, éclairant l’épave hydrogue posée à côté de ce qui ressemblait à une grande antenne parabolique. — Pourquoi nous rapporter cette saleté ? Kellum savait les hydrogues vaincus, confinés au fin fond de leurs planètes, mais cette sphère étincelante le troublait malgré tout. — Ça ? Ce n’est rien, ça n’a rien à voir avec l’arme. Quant à l’autre appareil, c’est un prototype qui doit nous permettre de lutter contre les Klikiss. J’espère le tester prochainement, ce qui est d’ailleurs la principale raison de la venue de Tasia Tamblyn. (Il se rendit soudain compte qu’il avait changé de sujet.) Mais d’abord, il faut installer le nouvel arsenal. Kellum secoua la tête, incrédule. — Donc vous avez vraiment pris tout ce fourbi juste au cas où ? — Je vous l’ai dit, tout peut être utile. Je dois trouver un peu de temps pour régler la Sirène klikiss, et j’ai encore des tests à mener sur l’orbe de guerre. La recherche ne s’arrête jamais. — Bon alors, cette arme dévastatrice ? Tout excité, Kotto se dirigea vers un gros conteneur cubique sur lequel il tapa un code avant d’en ouvrir la partie supérieure. L’intérieur, couvert de givre, brillait d’une lueur bleu chimique qui ne produisait aucune chaleur. Des volutes de vapeur s’en échappaient, évoquant la respiration d’un monstre des glaces. Kellum se pencha et découvrit plusieurs dizaines d’objets cylindriques, au bout pointu, sortes d’obus longs comme le bras et aussi larges qu’une main. — J’ai congelé l’eau des wentals, expliqua Kotto. Pour en faire des projectiles. Les wentals m’ont aidé, bien sûr. Je n’aurais rien pu faire s’ils n’avaient pas coopéré. Ces obus ont la taille standard correspondant à la plupart des canons nouvellement installés sur les vaisseaux de la Confédération. — J’hallucine ! — Des wentals gelés, répéta Kotto, tout sourires. Des balles explosives à tirer sur les faeros. Je ne peux pas vous décrire exactement ce qui se passera quand une boule de feu sera touchée par ce genre de projectile, mais je suppose que ce sera… spectaculaire. D’un autre côté, je ne suis pas pressé de passer à la phase de tests. Ce qui voudrait dire trouver des faeros. Mais mieux vaut être prêt à tout, pas vrai ? (Kellum ne trouva aucune objection à formuler.) La conception elle-même a été une expérience fascinante. En fait, je me suis contenté de faire des calculs et de montrer les résultats aux wentals. Ce sont eux qui ont pris cette forme, qui se sont refroidis jusqu’à se solidifier, et bingo ! Des obus. Si seulement tout pouvait être aussi simple… Quand les deux Vagabonds sortirent du vaisseau, Kellum leva les yeux vers le ciel jaunâtre juste au moment où les sirènes d’alarme se mettaient à hurler dans l’ensemble de la station. — C’est pas vrai ! Quoi encore ? Les voix dans l’intercom ordonnaient à tous les vaisseaux armés de décoller sur-le-champ, à tous les ouvriers de rejoindre leur poste de combat. « Environ huit cents vaisseaux en approche rapide ! Non, plutôt mille ! » Tasia Tamblyn accourut, hors d’haleine. — Il y a un prêtre Vert dans le coin ? Pour contacter Osquivel. Demander des renforts. Des nuages de vaisseaux vagabonds jaillissaient de toutes les stations alentour. Kellum se précipita vers la borne intercom la plus proche, mais ses correspondants n’eurent pas grand-chose de plus à lui apprendre. — Je n’aurais jamais cru que les Terreux auraient le cran de revenir si vite. Et si nombreux. On est dans la merde jusqu’au cou. — Je ne sais pas dans quoi on est, dit Tasia, mais ça m’épate que les FTD disposent encore d’autant de croiseurs après la débâcle de Pym. Sourcils froncés, Kotto Okiah contempla les formes distantes qui apparaissaient dans le ciel. — Ne concluons pas trop vite. Ça fait beaucoup trop de vaisseaux. Et les Terreux n’attaquent pas comme ça. Quelques instants plus tard, une éclatante parade de croiseurs ildirans, voiles solaires déployées, arriva en vue des stations d’écopage. Les navires richement décorés rappelaient à Kellum les scalaires qui ornaient autrefois ses aquariums. Une deuxième vague apparut derrière la première. Puis une troisième. — On dirait que toute la Marine Solaire débarque par ici, soupira-t-il. Bon sang, qu’est-ce qu’on est censés faire contre ça ? Kellum courut jusqu’à l’ascenseur ; il lui fallait regagner le centre opérationnel et faire semblant d’être utile. Non, il devait être utile. On attendait de lui qu’il prenne des décisions. Comme les Ildirans n’avaient toujours envoyé aucun message, il prit l’initiative de s’adresser à tous les vaisseaux qui zébraient le ciel de Golgen. « Ne tirez pas ! Il n’y a aucun litige entre les Vagabonds et l’Empire ildiran. (Des centaines de croiseurs formaient un cordon autour de la géante gazeuse.) Ici Del Kellum, administrateur des stations d’écopage. J’apprécierais de recevoir quelques explications. » Un Ildiran au maintien royal apparut à l’écran, une longue tresse reposant sur l’une de ses épaules. Le Mage Imperator Jora’h. « Ne vous inquiétez pas, Del Kellum. Nous n’avons rien à reprocher aux Vagabonds ni à la Confédération. (Le sourire du souverain semblait sincère, bienveillant.) Nous sommes ici pour demander l’hospitalité temporaire sur Golgen. » 104 Rlinda Kett Les trois humains quittèrent Llaro sans attendre que le spécex, désormais seul de son espèce, ne lance son ultime fisciparité. Rlinda voulut à tout prix piloter le vaisseau pour se consoler de la perte du Curiosité. Comme BeBob adorait à la fois sa compagne et le nouveau Foi Aveugle, ils décidèrent de prendre les commandes à tour de rôle. Margaret Colicos avait demandé qu’on la ramène sur Terre, où vivait son fils. Durant le trajet, elle continua à spéculer sur les événements de Llaro. — Maintenant que toutes les sous-ruches ont été absorbées, j’ignore quelles informations, quel matériel génétique le spécex gardera des humains dévorés par ses accouplants. En particulier de Davlin. (Elle observait Rlinda et BeBob pour s’assurer qu’ils suivaient son raisonnement.) Une chose est sûre, l’humanité ne sera pas un concept inconnu pour la nouvelle âme de la ruche. Peut-être les Klikiss voudront-ils envahir nos colonies, asservir l’espèce humaine. — Cette brave dame est pleine d’idées rigolotes, marmonna BeBob. — Nous arriverons bientôt sur Terre, annonça Rlinda même si l’idée ne l’enchantait guère. Tout ira bien, vous verrez. Mais une fois sur place, ils découvrirent que la planète mère avait subi la plus effroyable catastrophe de mémoire d’homme. Incrédule, Rlinda écarquilla les yeux devant l’écran. — Il suffit que je m’absente un mois pour que tout le système solaire se casse la gueule ? Une pluie de débris, certains encore rougeoyants, s’échappait de l’endroit où aurait dû se trouver la Lune. Les fragments du satellite s’étaient répandus en majorité le long de l’ancien orbite, mais nombreux étaient ceux qui suivaient d’autres trajectoires et se trouvaient peu à peu attirés par la masse terrestre. — Les lunes et les planètes n’explosent pas spontanément, affirma BeBob. Enfin je suppose. — Même les Klikiss ne sont pas assez puissants pour ça, souligna Margaret. Rlinda grommela dans son coin en essayant de comprendre ce qui avait bien pu se passer. Les trois voyageurs contemplèrent les écrans en silence. Longtemps. — Vu la situation, je présume que mon mandat d’arrêt n’est plus vraiment prioritaire, hasarda finalement BeBob. On devrait pouvoir se faufiler sans trop de soucis. Le Foi Aveugle reprit sa progression tandis que ses passagers cherchaient des informations sur toutes les fréquences disponibles. Les bâtiments des FTD tentaient d’intercepter les débris prêts à s’écraser sur Terre, mais devant un tel désastre, la flotte militaire de la Hanse semblait aussi efficace qu’une poignée de moucherons essayant de repousser une tornade. Des vaisseaux de reconnaissance esquivaient tant bien que mal les projectiles rocheux, tout en cherchant à évaluer l’emplacement des futurs impacts. Le Foi Aveugle encaissa sept chocs brutaux tandis qu’un fragment plus important – au moins deux fois sa taille – le frôlait sur une trajectoire quasi parallèle. BeBob dut faire un gros écart pour éviter la collision. — J’aime pas ça ! J’aime pas ça du tout ! — Laisse-moi piloter, dit Rlinda. Il lui céda la place sans l’ombre d’un regret. Les débris les plus véloces avaient déjà atteint l’atmosphère terrestre, où ils brillaient d’une lueur orangée. Ils laissèrent de grandes traînées blanches derrière eux avant qu’une série d’éclairs aveuglants signale leur désintégration. — La Terre n’a plus subi un tel bombardement depuis le Crétacé, expliqua Margaret. N’importe quel impact assez puissant peut entraîner une extinction massive. — Et vous voulez vraiment atterrir dans ce merdier ? s’étonna BeBob. — Anton est là-dessous. Les éclairs suivants ne marquèrent plus des vaporisations atmosphériques, mais bel et bien des explosions à la surface de la planète. Les appels au secours saturèrent les canaux de communication, sauf qu’il était impossible d’évacuer des milliards de personnes en si peu de temps. Et pour les mettre où ? Un colossal fragment de Lune raya Dallas de la carte. Quelques heures plus tard, Shanghai était réduite en poussière. — Ce n’est qu’un début, prophétisa Margaret. Les plus gros débris sont aussi les plus lents, mais ils finiront bien par arriver. Le pire reste à venir. 105 Patrick Fitzpatrick III Quand le Gitan arriva en vue de la Terre, Patrick était remonté à bloc, prêt à déverser des tombereaux d’accusations sur toutes les fréquences disponibles. Il voulait confondre le président Wenceslas et mettre ses crimes en évidence : l’assassinat de Maureen Fitzpatrick, les actes de piraterie commis sur Golgen et Osquivel, la mort d’un nombre incalculable de civils. Le jeune homme apportait des preuves, des images qui marqueraient les esprits. Mais personne ne lui prêta attention. Le Gitan n’était qu’un vaisseau parmi des dizaines de milliers d’autres sillonnant des orbites encombrées de débris sans obéir au moindre plan de vol. Chaque pilote était livré à lui-même depuis la destruction de la Lune. La Lune ! La différence était à la fois si visible et si inconcevable que Patrick mit quelques minutes à admettre l’évidence. Il lui fallut encore un bon moment pour se remettre du choc, puis pour chercher des explications. Une fois dûment informé, la conclusion s’imposa à lui en un instant : c’était probablement la faute de Basil Wenceslas. — Je crains que la politique n’intéresse plus personne, se désola Zhett. Notre intervention va être noyée dans la masse. — Au contraire, je crois que c’est le moment idéal pour fomenter une révolution. Le peuple n’hésitera pas à renverser le président si on réussit à se mettre l’Épée de la Liberté dans la poche. Ce qui veut quand même dire qu’on doit se faire entendre. Dès son entrée dans l’atmosphère, le yacht spatial fila vers l’ancien domicile de Maureen Fitzpatrick. Patrick sentit son estomac se nouer en approchant du but. La Virago avait tout laissé derrière elle pour suivre la voie ouverte par son petit-fils. Mais Basil l’avait tuée. Et avait rendu Patrick fou furieux. La grande maison était abandonnée, désertée par les employés et autres invités permanents. Vu les catastrophes qui avaient émaillé les dernières semaines, il paraissait improbable que le président ait pris le temps d’envoyer ses hommes de main fouiller la propriété. — Je suppose que c’est mon héritage, soupira Patrick en contemplant l’imposante façade. Il utilisa ses codes personnels pour désactiver les systèmes de sécurité. Zhett et lui posèrent leurs bagages dans une chambre d’amis dont ils prirent officiellement possession. Les deux époux s’installèrent ensuite dans la pièce que Maureen avait dédié à l’étude des médias : fauteuils confortables, minibar, grosse machine à café et murs couverts d’écrans. — Tu vois un moyen d’entrer en contact avec les dissidents ? s’enquit Zhett. — On peut diffuser nos images d’ici et attendre qu’ils nous localisent. — Certes, mais on fait quoi si c’est la Hanse qui nous trouve en premier ? — Je vais brouiller le signal pour qu’il ait l’air de venir de l’espace. Vu le bordel qui règne là-haut, ce sera dur de démêler le vrai du faux. — Dans ce cas, pourquoi l’Épée de la Liberté nous trouverait-elle plus facilement que les autres ? Zhett alluma les écrans et se plongea dans la masse de reportages décrivant le combat héroïque des FTD ou la disparition tragique de villes entières. Certains canaux proposaient des débats dont les intervenants critiquaient la Confédération à outrance, les plus fanatiques insinuant sans vergogne que le roi Peter en personne était à l’origine de l’attaque des faeros. Patrick leva les yeux au ciel devant de telles inepties. De rares émissions s’interrogeaient sur le rôle du président et les terribles conséquences de ses décisions, mais c’était les exceptions qui confirmaient la règle. Le jeune homme remarqua également que plusieurs chaînes populaires semblaient avoir disparu de la circulation. Même si ce n’était plus guère d’actualité après l’explosion de la Lune, une émission revint sur les Klikiss et la défaite de Pym. Patrick apprit la mort du général Lanyan sans vraiment s’en émouvoir, lui qui avait longtemps considéré l’officier comme un mentor et un fort appui pour faire une carrière fulgurante. Quelle naïveté confondante ! Si l’on considérait toutes les fois où le général s’était jeté dans la gueule du loup, il devait bien finir par se faire mordre un jour… Zhett et Patrick découvrirent aussi les arrestations massives de manifestants appelant à la démission du président. Même le roi Rory n’arrivait plus à calmer les foules malgré l’état d’urgence. C’était le bon moment pour que l’Épée de la Liberté sorte du bois. Patrick ne savait pas comment contacter ses membres, mais il pouvait utiliser le nom du groupe pour attirer l’attention. Une fois les nouvelles révélations livrées en pâture au grand public, les manifestants auraient de quoi remplir quelques banderoles supplémentaires. Patrick utilisa son identifiant et l’empreinte de son pouce pour accéder au centre de communication. Mais au lieu d’un écran vide attendant ses ordres, il vit surgir devant lui l’image de sa grand-mère, un étrange sourire aux lèvres. « Eh bien voilà, Patrick. Puisque tu visionnes ce message chez moi avant que j’aie pu revenir l’effacer, cela veut probablement dire que je suis morte. Ce qui me désole d’autant plus que, sauf si j’ai été assez maladroite pour tomber de mon balcon sur Theroc, je suppose que le président Wenceslas n’est pas étranger à mon triste sort. La petite enflure… En tout cas, j’imagine ton état d’esprit : tu viens attaquer la Hanse sur ton beau cheval blanc, pour rétablir la justice et sauver l’espèce humaine. Un vrai croisé, en somme. Mais écoute-moi bien, Patrick. Il y a les croisés intelligents et les croisés stupides. Ta belle Vagabonde a développé ton côté altruiste… ce qui n’est pas plus mal. J’apprécierais néanmoins que tu aies envie de rendre la monnaie de sa pièce au président pour ce qu’il a fait subir à ta merveilleuse grand-mère. » Patrick frissonna quand Maureen éclata de rire à l’écran. Elle évoquait sa possible disparition avec une telle nonchalance… Mais pour avoir eu l’idée de cet enregistrement, elle devait avoir soupçonné dès le départ que Wenceslas serait vraiment prêt à tout. Le jeune homme ne s’était pas rendu compte de l’ampleur du risque. Maureen, elle, avait tout prévu. « Si tu veux avoir une chance de réussir, il te faut des moyens et des contacts. Tu trouveras à la fin de ce message les instructions permettant d’accéder à certains de mes comptes. Pas tous, évidemment. Je n’ai pas envie que ta croisade ruine la famille, même si tu fais ça pour moi… et pour le bien de l’humanité. Je t’ai aussi préparé une liste de personnes de confiance, dans les médias et dans les affaires. Des gens qui m’ont soutenue quand j’étais présidente et qui, sois-en certain, ne sont pas fans de l’actuel gouvernement. (La vieille femme croisa le regard de son petit-fils, qui eut bien du mal à croire qu’elle n’était pas là, en chair et en os, de l’autre côté de l’écran.) Je sais comment je t’ai élevé. Je sais que tu es brillant. Je suis… fière de toi. Maintenant, va leur botter le cul. » Elle regarda par-dessus son épaule et s’adressa à Jonas ; la vidéo s’arrêta d’un seul coup. Patrick resta longtemps prostré tandis que Zhett, rayonnante, récupérait les listes laissées par la défunte. Cette fois, ils avaient tout le nécessaire sous la main. L’équipement sophistiqué du centre de communication leur permit de masquer l’origine du signal sous plusieurs couches de cryptage, puis de pirater les fréquences des différents médias. Les chaînes qui avaient disparu des récepteurs, n’y laissant que des nuages de parasites, revinrent soudain à la vie. Patrick contacta les experts recommandés par sa grand-mère, qui s’empressèrent de faciliter la diffusion du message ; plusieurs d’entre eux se vantèrent d’être déjà membres de l’Épée de la Liberté. Quant à l’argent mis à disposition, il permit d’ouvrir d’autres portes et d’effacer quelques traces. Zhett se révéla à cet égard un agent de recrutement particulièrement efficace. Patrick trouva aussi le moyen d’insérer sa propagande en plein milieu d’émissions à grande écoute, dont un débat consacré aux changements climatiques induits par la destruction de la Lune. Le jeune homme toucha néanmoins son plus large public quand il parvint à pirater une célèbre chaîne musicale ; malgré – ou peut-être à cause de – l’apocalypse qui frappait à leur porte, les gens continuaient à regarder leurs programmes préférés. Patrick prononça la condamnation du président d’une voix vibrante de colère. Il exposa crûment les faits, mais laissa le plus souvent les images parler d’elles-mêmes : l’assassinat de Maureen Fitzpatrick par les Mantas de l’amiral Pike, l’attaque des chantiers spationavals d’Osquivel, le pillage des stations d’écopage de Golgen. Sans oublier, bien sûr, de rappeler encore une fois que l’embargo vagabond prenait sa source dans les actions criminelles du général Lanyan. Pour faire bonne mesure, il prétendit enfin parler au nom de l’Épée de la Liberté, et appela le peuple à descendre dans la rue. Son intervention se clôtura sur une image du président Basil Wenceslas accompagnée de ce seul commentaire : « Dégage ! » Patrick serra Zhett dans ses bras dès la fin de l’enregistrement. Il comptait bien diffuser ce genre de message tous les jours, jusqu’à ce que l’opinion publique bascule définitivement. 106 Jora’h le Mage Imperator Jora’h ne prit qu’une poignée de soldats pour se rendre sur la principale station d’écopage de Golgen ; son but n’était pas de faire une nouvelle démonstration de force alors que les centaines de croiseurs lourds commandés par Adar Zan’nh offraient déjà aux Vagabonds une vision redoutable. Comme les paroles rassurantes du Mage Imperator n’avaient pas convaincu tous les chefs de clan, Kellum les avait invités à se réunir pour que le souverain ildiran leur explique la situation en personne. Jora’h avait sollicité la présence de Nira et d’Osira’h, puis, après mûre réflexion, avait également convié Sullivan Gold. L’histoire édifiante de l’administrateur terrien, censé prendre le contrôle de Golgen au nom de la Hanse, ne manquerait pas de piquer au vif les responsables vagabonds. — Bon sang, quel salaud ! s’exclama Kellum quand Sullivan évoqua les méfaits du président Wenceslas. Bing Palmer émit un grognement de mépris. — Ça me ferait presque plaisir de voir les Terreux débarquer maintenant et tomber sur la Marine Solaire. Je ne vous raconte pas comment ils repartiraient vite fait en chiant dans leurs frocs ! Boris Goff avait amené sa prêtresse Verte, qui se fit un plaisir de donner un surgeon à Nira. Ravie, même si ses doigts tremblaient un peu, la Theronienne effleura les feuilles délicates et se connecta au télien. Elle décrivit dans un jaillissement de mots et de pensées l’incroyable destruction de la Lune par les faeros, si incroyable en fait qu’elle semblait douter de son propre témoignage. Les prêtres Verts dispersés dans le Bras spiral relayèrent aussitôt l’information, notamment auprès du roi Peter. Del Kellum posa les mains sur la table et se pencha vers Jora’h. — Que venez-vous chercher par ici, Mage Imperator ? Je vous crois quand vous dites que la Marine Solaire ne nous veut aucun mal, mais en quoi pourrions-nous aider l’Empire ildiran ? — Je suis aussi choqué que vous par les machinations de Basil Wenceslas. Néanmoins, ce sont aujourd’hui les faeros nos pires ennemis. La Marine Solaire compte livrer bataille, mais Adar Zan’nh a besoin d’effectuer des réparations et de préparer sa flotte en vue d’un retour victorieux sur Ildira. Nous devons aussi définir un plan de bataille, trouver des armes efficaces contre les faeros. Kellum sourit à pleines dents. — Figurez-vous que nous avons sous la main un scientifique de haut vol qui pourrait vous y aider. Quand le coucher de soleil peignit de mille couleurs les nuages de la géante gazeuse, Jora’h retrouva Osira’h sur un pont à ciel ouvert situé à l’extérieur d’une grande baie d’amarrage. Dangereusement près du bord, la fillette plongeait son regard dans les vagues hypnotiques de l’océan atmosphérique. La petite épave hydrogue n’était pas bien loin ; Kotto Okiah l’avait installée là en attendant de lui faire passer une nouvelle batterie de tests. Mais Osira’h ne prêtait aucune attention à la sphère de diamant. Seuls les nuages l’intéressaient. Le Mage Imperator se plaça derrière sa fille, sans un mot, songeant à tous les exploits qu’elle avait déjà accomplis alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. Une enfant obligée de grandir vite, obligée de devenir autre du fait de sa rencontre avec les hydrogues. Il ne voulait pas gêner sa contemplation, mais personne ne pouvait se dérober à l’attention d’Osira’h. — Les nuages semblent bien calmes, dit-elle sans se retourner. Mais je sais ce qu’ils cachent. Père et fille scrutèrent ensemble le vide tournoyant, cotonneux. Jora’h était incapable de comprendre ce qu’elle avait pu endurer, enfermée dans une petite bulle pressurisée, larguée au cœur d’une géante gazeuse pour négocier avec les hydrogues. Elle était pourtant parvenue à faire plier ces créatures si puissantes et si destructrices. À présent, Osira’h paraissait troublée, mélancolique. — Ils sont là, les hydrogues. Ils ne se montrent plus, mais ils sont toujours là. 107 Le roi Peter Dès que le roi Peter sut pour la Lune, il décida d’offrir à la Terre toute l’aide que la Confédération pouvait apporter. D’ailleurs, peu de temps après l’annonce de Nira par télien, des négociants arrivèrent sur Theroc avec des témoignages de première main sur la catastrophe. Quand Peter visionna les images d’immenses fragments rocheux se dirigeant lentement vers la Terre, il comprit tout de suite que le vrai désastre ne s’était pas encore produit. Si l’un des plus gros éclats de Lune venait à frapper la planète mère, l’onde de choc tuerait d’un coup tous les êtres vivants, sans exception. Et même si l’on oubliait cette hypothèse extrême, les conséquences de la perte du satellite étaient proprement effarantes. Peter avait parcouru les premières estimations : le climat allait connaître d’intenses bouleversements dus à la modification du cycle des marées, les saisons elles-mêmes risquaient de changer en fonction de la future répartition de la masse lunaire en orbite. Inondations, ouragans, inversion des courants marins… et ce n’étaient là que les effets à court terme. — Heureusement que l’humanité n’a plus tous ses œufs dans le même panier, conclut Estarra en vraie Theronienne. La Confédération survivra. Peter, lui, était né sur Terre. — J’ai beau détester le président Wenceslas, je ne peux pas abandonner la population terrienne quand elle a besoin de moi. Tout le monde ne se montra pas enchanté à l’idée de voler au secours de la Hanse, surtout les habitants des colonies abandonnées et les marchands vagabonds dévalisés par les FTD. Mais Peter et sa reine affichèrent une détermination sans faille. Les prêtres Verts relayèrent aussitôt la proposition du roi à travers le Bras spiral. — Même si la Hanse a renié Theroc et de nombreuses colonies, même si les FTD ont attaqué des installations vagabondes, il serait inhumain de s’arrêter à ces considérations au regard d’une telle tragédie. (Il montra l’écran où s’affichaient les calculs orbitaux.) Regardez donc cette projection ! — La Confédération doit suivre le droit chemin, insista Estarra. Une fois convaincus, les Vagabonds s’attelèrent à la tâche avec enthousiasme et ingéniosité, comme à leur habitude. Peter en appela à tous les spécialistes du génie spatial, des champs d’astéroïdes ou des orbites complexes. Le roi avait la ferme intention de mener l’expédition en personne, à bord du Jupiter, escorté par ses dix Mantas. Échaudée par la trahison de Pym, l’amiral Willis s’empressa de mettre en garde le souverain : — Il faudra rester extrêmement prudent durant cette mission, Votre Majesté. — Nous serons prudents, bien sûr, mais nous montrerons aussi notre vrai visage aux Terriens. Cela fait trop longtemps que Basil nous dépeint comme des brigands, des monstres sans cœur. Nos actes parleront pour nous. Peter, néanmoins, ne comptait pas s’approcher du président Wenceslas sans disposer d’une bonne puissance de feu. Il avait déjà envoyé une équipe d’ingénieurs vagabonds sur Terre, sachant que personne de sensé ne refuserait une telle offre vu les circonstances. Personne de sensé. 108 Anton Colicos Anton savait pertinemment que Vao’sh finirait tôt ou tard par succomber à l’isolement. Mais le Terrien s’évertuait quand même à sauver son ami, l’entourant d’affection pour l’aider à tenir juste un peu plus longtemps. Le vieux remémorant avait besoin de compagnie, donc Anton passait le plus de temps possible à son chevet, à lui tenir la main, à prier pour lui. Mais il devait trouver autre chose. Il devait tout essayer. Tout ! Le jeune universitaire avait passé de multiples appels, demandé des faveurs, interpellé – supplié – des gens susceptibles de lui prêter main-forte. Il établissait des listes d’hypothèses, puis suivait chacune d’elles jusqu’au bout, jusqu’à l’échec, avant de s’attaquer à la suivante. Anton fit même irruption dans le bureau du doyen du Département des Études ildiranes, mais celui-ci se lava aussitôt les mains de l’affaire, noyé qu’il était sous une vague d’hostilité anti-ildirane depuis que la Marine Solaire avait guidé les faeros vers la Lune : qu’importait si le Mage Imperator et plusieurs de ses sujets y avaient été retenus en otage. Quant au président de l’université, il était tétanisé à l’idée que le Quartier du Palais puisse être la prochaine zone visée par un fragment lunaire. Le campus avait sombré dans l’anarchie ; plus aucun cours n’était assuré. Anton transmit pas moins de quatorze messages au président Wenceslas, chacun rédigé sur un ton plus impératif que le précédent. Il prétendait disposer de nouvelles informations, de renseignements de la plus haute importance, mais ses requêtes restaient sans réponse. Le président de la Hanse ne semblait plus s’intéresser à l’historien ildiran. Une rumeur persistante prétendait même que Wenceslas s’était réfugié dans un abri souterrain – en tout cas on ne l’avait pas vu depuis plusieurs jours – tandis que le roi Rory occupait l’arène publique en promettant, sur un ton peu convaincant, que tout irait pour le mieux. Mais Vao’sh, lui, n’irait jamais mieux. Il mourait sans Ildirans à proximité, sans thisme. Et son seul ami sur Terre ne voyait pas comment lui apporter ce réconfort vital. La seule solution aurait été de sauter dans un vaisseau rapide et de ramener le remémorant dans les limites de l’Empire. N’importe quelle scission aurait fait l’affaire. D’ailleurs, vu le chaos qui régnait sur Terre, Anton n’aurait été que trop heureux de l’accompagner. Tout, pourvu que Vao’sh s’en sorte. Sauf que, bien sûr, il n’y avait aucun vaisseau à disposition, et surtout pas à destination du lointain Empire ildiran. Malgré tous ses efforts, Anton ne parvenait pas à intéresser quelqu’un au sort du vieux conteur. La Lune avait explosé ; des météores rasaient des villes entières ; les faeros frappaient au cœur du système solaire. La vie ou la mort d’un extraterrestre n’avait pas la moindre importance. Seul Anton s’en préoccupait. Et il n’était pas loin de désespérer. Coupé du thisme, Vao’sh se recroquevillait peu à peu dans le petit appartement qu’il partageait avec son ami terrien. Anton le poussait à sortir, à voir du monde, même s’il craignait que l’Ildiran finisse lynché par une foule en colère. — Non, répétait chaque fois Vao’sh. Les humains ne peuvent pas m’apporter ce dont j’ai besoin, aussi nombreux soient-ils. C’est la même différence qu’entre manger un bon plat et le voir en photo. Il n’y a rien pour moi là-dehors. Anton refusait de laisser tomber. Il existait forcément une solution. Pas question de baisser les bras. L’universitaire implora les médias de couvrir l’histoire de Vao’sh, pour sensibiliser le public à sa souffrance, mais les reportages ne montraient que la Lune, les faeros, les envahisseurs ildirans, les cités détruites, les fragments lunaires déjà tombés et ceux encore à venir. Arriva le moment où Anton épuisa sa dernière idée. Il avait tout essayé, sollicité tout le monde, sans résultat. Il rentra chez lui le cœur lourd, effrayé d’avoir à reconnaître son échec. Vao’sh serait effondré. Anton prit une profonde inspiration sur le pas de la porte, rassembla quelques miettes d’optimisme et fit semblant d’y croire encore. — Rien de neuf, mais ça ne va pas durer, lança-t-il. Je ne lâche pas l’affaire. Le vieil Ildiran avait allumé toutes les lumières, ouvert rideaux et persiennes. Il reposait sur le lit, secoué de frissons, la peau moite. Son visage expressif n’arborait que des couleurs ternes et maladives. Anton s’agenouilla pour lui prendre la main. — Surtout ne perdez pas espoir ! Je suis là, je vais vous aider. Le Terrien mit un moment à comprendre que l’état de Vao’sh avait sérieusement empiré. Le remémorant tremblait sur sa couche ; il serrait les dents tandis que des larmes de douleur perlaient de ses yeux clos. — Je suis content de vous voir, articula-t-il péniblement. Je voulais vous parler. — Je vais vous aider ! répéta Anton. — C’est… fini. Rien à faire. — Non ! Le jeune homme nota soudain une odeur âcre. Il regarda autour de lui et découvrit plusieurs bouteilles vides : vieux médicaments, produits de nettoyage pour la salle de bains ou la petite cuisine. — Vao’sh, qu’avez-vous fait ? L’Ildiran continua à trembler mais se força à ouvrir les yeux. Il s’exprima d’un ton précieux, comme s’il récitait la Saga. — Sachant ce qui était bon pour l’Empire, le Mage Imperator Cyroc’h avala le poison pour que son peuple puisse écrire un nouveau chapitre de son histoire. Vao’sh fut secoué d’abord par une quinte de toux, puis par une série de haut-le-cœur. Anton agrippa les maigres épaules du conteur pour le redresser. Il avait l’impression que le monde s’effondrait sous ses pieds. — Pourquoi renoncer ? Je me battais pour vous ! L’Ildiran referma une main frêle sur celle de son ami. — Toutes les histoires n’ont pas une fin heureuse. — Vous ne pouvez pas me faire ça ! (Anton se releva, le souffle court, les oreilles remplies de ses propres cris intérieurs.) J’appelle un hôpital. Ils sauront quoi faire. Mais aucun médecin terrien ne connaissait la physiologie ildirane. Sans analyse détaillée, il serait impossible de savoir quel produit chimique avait réellement empoisonné l’extraterrestre. Et donc l’antidote ne serait jamais prêt à temps. Anton repoussa ces terribles pensées aussi loin qu’il put. Vao’sh lui prit encore une fois la main, l’obligeant à se rapprocher. — Mon ami… la solitude endurée lorsque nous avons fui Maratha ne m’avait donné qu’un piètre avant-goût de ce que j’endure à présent. Mais cela ne fait que commencer. Je le sais et vous le savez aussi. Au moins, de cette façon, c’est moi qui choisis. Je vais mourir bien plus sereinement que si je laissais la folie me submerger. L’Ildiran semblait très calme, alors que son compagnon terrien sentait la rage et les sanglots monter en lui. Anton refusait d’être à ce point impuissant. — Promettez-moi…, dit Vao’sh. Promettez-moi de raconter mon histoire, mes derniers instants, pour La Saga des Sept Soleils. (Le remémorant ne semblait même plus le voir.) J’ai trouvé un poème très intéressant, écrit par un humain. Thomas Babington Macaulay. Dans le recueil Lais de la Rome antique. Anton s’accrocha à ce détail, fouilla ses souvenirs et se rendit compte qu’il connaissait l’œuvre. — Oui, je vois de quoi vous parlez. Vao’sh rassembla ses dernières forces pour citer le passage comme seul un grand remémorant savait le faire : « Quelle plus belle mort pour un être Qu’en affrontant un sort périlleux Pour les cendres de ses ancêtres Et pour les temples de ses dieux ? »1 Il s’effondra de nouveau sur le lit. — Je pense que cela fera une belle épitaphe. — Non… Anton laissa couler ses larmes, sa main dans celle de Vao’sh. Il resta à son chevet pendant presque une heure, puis le vieux conteur s’éteignit aussi paisiblement qu’il l’avait promis. * * * 1 Les vers de Thomas Babington Macaulay sont tirés de La Vie de Sir Arthur Conan Doyle de John Dickson Carr, traduit de l’anglais par André Algarron (Robert Laffont, 1958). (NdT) 109 Basil Wenceslas Basil Wenceslas ne se sentait plus en sécurité dans son bureau. Pendant des lustres, le dernier étage du siège de la Hanse lui avait permis de contempler la mosaïque humaine de haut, sans se soucier des individus eux-mêmes. Ces derniers temps, néanmoins, l’endroit lui avait paru trop visible. Trop vulnérable. Les grandes baies vitrées pouvaient résister aux jazers et aux projectiles de toutes sortes, mais pas aux montagnes qui tombaient du ciel. Même à présent, réfugié dans un abri souterrain à plus de cinq cents mètres de profondeur, Basil n’était pas sûr de survivre à un tel désastre. Un fragment lunaire assez gros le tuerait ici aussi facilement qu’en pleine rue. Sans oublier qu’un assassin doué parvenait toujours à trouver sa cible. Il avait songé à établir un QG mobile en orbite, sur le Mastodonte du général Brindle, mais un vaisseau représentait aussi un beau point de mire. Les robots klikiss pouvaient trahir, les FTD se mutiner. Les faeros pouvaient revenir. Ou la Marine Solaire. Ou les Klikiss. Tellement d’ennemis, partout… Même d’anciens alliés avaient retourné leur veste. Oui, Basil devait se montrer très prudent. Assurer sa protection en tant que président. S’il venait à succomber, qui guiderait la Hanse en ces temps de malheur ? La décision avait été vite prise et vite exécutée. Bien loin sous la pyramide de la Hanse, les tunnels étaient vieux, spartiates, prévus pour des situations temporaires, mais les rochers avaient l’air solides et Basil contrôlait qui avait accès à ses quartiers. Que demander de plus ? Les ouvriers effectuaient à la hâte les modifications nécessaires. Dans un vacarme assourdissant, camions et foreuses dégageaient de nouveaux locaux, de nouveaux passages dans le complexe souterrain. L’air chargé de poussière sentait les gaz d’échappement, une odeur âcre que même un système d’aération haut de gamme ne parvenait pas à dissiper. Les lumières crues des éclairages projetaient un peu partout des ombres violentes. L’endroit ressemblait à l’un de ces bunkers dans lesquels les dictateurs renversés s’isolaient de la colère populaire. Basil n’était pas sûr d’apprécier l’ironie de la comparaison. La paroi rocheuse du bureau de fortune était déjà couverte d’écrans. Les techniciens se contentaient de chaises métalliques inconfortables, alors que Basil trônait dans un fauteuil qui lui permettait de surveiller, des heures durant, tout ce qui se passait en surface. Première ligne de défense au-dessus de l’atmosphère terrestre, une foule disparate de vaisseaux de reconnaissance passait la zone au peigne fin à la recherche de futurs météores. Mais cette flottille était si dérisoire par rapport à l’espace à fouiller qu’il s’avérait impossible d’intercepter, voire juste de détecter, tous les débris du satellite. La veille, un astéroïde d’environ six cents mètres de diamètre avait rasé la moitié de Buenos Aires. Deux autres avaient frappé l’océan Arctique tandis qu’un dernier s’était écrasé dans le désert australien. Et la majeure partie de la masse lunaire n’était pas encore retombée. Basil étudiait rapport sur rapport, de plus en plus enragé, comme si les lois de la physique s’étaient retournées contre lui, comme si la catastrophe qui s’abattait sur la Terre le visait personnellement. Non seulement le monde entier vivait dans un état de panique constant, mais pire que tout, la population semblait désormais en accuser le président de la Hanse. Patrick Fitzpatrick III, jailli du trou puant dans lequel il s’était terré, avait révélé au grand public les circonstances du décès de sa grand-mère. À l’en croire, c’était un crime d’empêcher quelqu’un de vous trahir ! Un crime aussi d’aller réquisitionner des ressources vitales chez les Vagabonds ! Les mensonges du jeune déserteur avaient soulevé une indignation mondiale ; l’Épée de la Liberté réclamait sans arrêt la démission de Basil et le retour du roi Peter. Quelle bande d’imbéciles ! Si Peter ne l’avait pas défié lui, si tout le monde avait simplement obéi aux ordres, si les êtres humains avaient juste fait l’effort d’être fiables, aucun de ces problèmes ne serait jamais arrivé. L’espèce humaine serait sur de bons rails. C’était leur faute à tous. Comment pouvait-on décemment lui reprocher quoi que ce soit ? Impassible, Eldred Cain se tenait derrière le grand fauteuil noir. Il venait de communiquer son rapport quotidien, qui devenait de plus en plus sinistre de jour en jour. Basil, lui, s’efforçait de garder un œil sur Sarein et Cain depuis la confession de McCammon. Malheureusement, suite à l’attaque de la Marine Solaire, il n’avait pu mener de plus amples interrogatoires. Pour le meilleur et pour le pire, il devait leur faire confiance. Basil allait donner de nouvelles instructions quand il reçut un appel urgent du centre de contrôle souterrain. « Une flotte à l’approche, monsieur le Président ! Une flotte importante. On dirait… des vaisseaux des FTD. Dix Mantas, un Mastodonte, plus de multiples bâtiments non identifiés. — Il nous manque des vaisseaux ? Ou alors Sirix en a gardé pour lui ? » Basil se tourna vers Cain, qui secoua vigoureusement la tête. Soudain, comme une grande claque dans la figure, les écrans se remplirent de l’image du roi Peter en tenue d’apparat, la reine à son côté. « Peuples de la Terre, la Confédération vient vous prêter main-forte en ces heures de détresse. Notre flotte comprend de nombreux bâtiments vagabonds qui vous aideront à repérer et à dévier le plus gros des fragments lunaires. Nous disposons également de croiseurs militaires pour les cas les plus graves. Je vous demande d’accepter notre aide, pour le bien de la planète mère. » Basil sentit le rouge de la colère lui monter aux joues. Sa respiration s’accéléra dangereusement. — C’est du pur délire ! Dites au général Brindle de placer le roi en état d’arrestation. Peter doit passer en jugement pour tous les crimes qu’il a commis. Il faut aussi repousser les Vagabonds. C’est une force ennemie à l’intérieur du système solaire. Cain demeura parfaitement immobile, puis développa ses arguments d’une voix posée. — Monsieur le Président, nous ne pouvons pas nous permettre de refuser cette proposition. Vous avez vu comme moi les dernières prévisions d’impacts. Nous avons besoin d’aide. Basil lança un regard meurtrier à son adjoint. — Vous ne saisissez pas la manœuvre ? Peter veut se moquer de moi, profiter du fait que je me cache sous terre pour afficher sa supériorité et s’attirer les faveurs de la population. Il n’y a rien d’altruiste là-dedans. La Confédération ne cherche qu’à retourner le couteau dans la plaie. — Je crains de ne pas partager votre analyse, monsieur. Malgré les profonds désaccords politiques qui existent entre Peter et vous, le roi se préoccupe d’abord et avant tout des intérêts de la Terre. J’en suis persuadé. J’ai appris à le connaître quand il était ici. — Ne le laissez pas vous mener en bateau. Il est là pour moi. Pour prendre le pouvoir. — Il n’empêche que nous avons besoin d’aide. Nous n’avons pas le choix. Contre toute évidence, Basil refusa de s’avouer vaincu. — Sirix et ses robots étudient les fragments eux aussi. Ils nous fourniront des drones pour dévier les astéroïdes. (Il se leva d’un bond, repoussa le fauteuil loin derrière lui.) Vous ne comprenez pas ? Si Peter nous sauve, ce sera la preuve que la Hanse s’est effondrée pour de bon. La preuve qu’il est meilleur que moi. Il veut que nous baissions notre garde pour que son armée de renégats puisse nous envahir. Peter veut prendre le pouvoir, vous dis-je. C’est ce qu’il a toujours voulu. Basil se rendit compte que tout le monde le regardait. Un long silence s’ensuivit avant qu’un technicien ose intervenir. — Nous venons de détecter trois nouveaux impacts dans l’Atlantique sud. Ils ont créé un gigantesque raz de marée qui touchera les côtes brésiliennes dans moins d’une heure. L’évacuation a déjà commencé, mais la plupart des habitants ne partiront pas à temps. Basil serrait et desserrait les poings. Peter lui-même avait sans doute envoyé ces astéroïdes à l’endroit exact où ils feraient le plus de dégâts. — Monsieur le Président, insista Cain. Nous devons accepter. — Très bien. Entrons dans son jeu. Mais je ne suis pas dupe. Basil se détourna, l’air défait, jusqu’à ce qu’une idée subite ramène une ombre de sourire sur son visage. Oui, il lui restait une carte à jouer contre Peter. Il n’avait pas envisagé de s’en servir si directement, si brutalement, mais nécessité faisait loi. Le président avait visionné les images volées à la famille Aguerra bien avant que le « roi Peter » fasse son apparition sur le devant de la scène. Il savait à quel point Raymond/Peter adorait sa mère et ses frères. L’ancien garçon des rues donnerait tout pour que le pauvre petit Rory soit encore en vie. Le moyen de pression idéal. Heureusement, Basil Wenceslas n’était pas du genre à sombrer dans un tel sentimentalisme. 110 Jess Tamblyn Les porteurs d’eau continuèrent des semaines durant à parcourir le Bras spiral pour transporter les nouveaux guerriers wentals, localiser les sources d’eau vivante et en ramener le plus possible sur Theroc. À présent, Jess et Cesca voulait voir ce que Kotto Okiah avait développé en travaillant avec les wentals volontaires. Jess éprouvait un drôle de sentiment à l’idée de retrouver Golgen, la planète sur laquelle Ross avait été tué, mais Cesca et lui devaient suivre leur Guide Lumineux : vaincre les faeros et mettre fin une fois pour toutes à la guerre entre créatures élémentales. Quand le vaisseau aqueux arriva en vue de la géante gazeuse, les deux amants furent effarés de découvrir des centaines, peut-être même un millier de croiseurs ildirans en orbite au-dessus des stations d’écopage. Jess ne comprenait pas la raison d’un tel rassemblement, mais Cesca lui adressa un sourire entendu. — Je crois que les Ildirans ont décidé de monter au front avec nous. Del Kellum avait réservé sa plus grande salle de réunion pour un conseil de guerre qui comptait tellement de membres que l’espace était à peine suffisant. Le chef de clan fit les cent pas et se donna l’air occupé tandis que dix-huit personnes s’installaient autour de la longue table blanche. Le reste de l’assistance se massa le long des murs, sauf dans le coin où Jess et Cesca s’étaient isolés, entourés de leur halo d’énergie. Tasia lança des regards pleins d’assurance à son frère. Kotto était bien sûr au rendez-vous, prêt à décrire ses dernières trouvailles en matière d’armement. Le Mage Imperator Jora’h et l’adar Zan’nh étaient assis l’un à côté de l’autre, arborant des habits somptueux qui semblaient bien peu confortables. Vêtue d’une simple robe droite, Nira s’accrochait à son nouveau surgeon et gardait Osira’h près d’elle. Cesca avait eu raison de dire que tout le monde était là pour monter au front, pour combattre les mêmes ennemis. Ensemble, peut-être seraient-ils en mesure de vaincre. Des nuages rosâtres dérivaient au-dessus de la grande lucarne, projetant sur la table des ombres incertaines. Jess écouta le Mage Imperator raconter l’attaque de l’Incarné des faeros sur Ildira, ainsi que la destruction de la Lune par les êtres ignés. Attentif au moindre mot prononcé, le jeune Vagabond évalua les forces en présence. Il ne doutait pas de la détermination du Mage Imperator, ni de celle des Vagabonds ou des prêtres Verts. Le roi Peter, lui, mettrait à disposition toutes les ressources de la Confédération. Les verdanis avaient déjà combattu les faeros dans la forêt-monde, mais leurs vaisseaux-arbres étaient trop vulnérables aux flammes vivantes. Heureusement, grâce aux porteurs d’eau, guerriers wentals et arbremondes envisageaient dès à présent une nouvelle façon d’unir leurs pouvoirs. Les alliés possédaient des atouts dans leur manche dont les faeros n’avaient pas idée. — Rusa’h est toujours à ma recherche, déclara le Mage Imperator. Il va probablement retourner sur Ildira. C’est là qu’il pense me trouver. — Alors Ildira sera notre champ de bataille, dit Cesca. Nous devons aller là-bas tous ensemble et livrer le combat final. — Plus de mille croiseurs ildirans n’attendent que ça, ajouta Zan’nh d’un ton impatient. Installé à l’extrémité de la table, Kotto Okiah leva enfin les yeux de son pad de données. — D’accord, mais vous ne pouvez pas juste continuer à jeter vos vaisseaux sur l’ennemi. Ce n’est pas comme ça que nous gagnerons. (Il secoua la tête.) J’ai conçu de nouvelles armes en collaboration avec les wentals. Même si je n’ai pas encore eu l’occasion de les tester. — Que le Guide Lumineux en soit remercié, marmonna Boris Goff. — J’aimerais en savoir plus, reprit l’adar. Ces armes peuvent-elles s’adapter à nos croiseurs ? — Évidemment, répondit Kotto en haussant les épaules. Les wentals sont prêts à prendre toutes les formes nécessaires. Si vous me fournissez les spécifications de vos canons, ça ne devrait poser aucun problème. (Il nota quelque chose sur son pad avant de se tourner vers Jess.) Mais l’eau que vous m’avez fournie n’a permis de fabriquer qu’une centaine d’obus, déjà répartis entre les vaisseaux vagabonds des alentours. Si nous voulons lancer une guerre totale, il nous en faudra des milliers. Des dizaines de milliers. Tasia tapa du poing sur la table. — Il ne faut pas lésiner sur les moyens ! Si nous attaquons sur Ildira, ce sera sans doute notre meilleure – et dernière – chance d’abattre les faeros. Nous devons frapper fort. — Les wentals habitent les nuages de Golgen, précisa Cesca. Nous pouvons récupérer cette eau pour façonner de nouveaux obus. De même sur d’autres planètes. Avec ces apports, nous aurons assez de munitions pour lutter contre les faeros. — Oui, mais les wentals de Golgen tiennent aussi les hydrogues en respect, nuança Jess. Il ne faudrait pas affaiblir leurs lignes de défense. Osira’h n’avait encore rien dit, effacée derrière Nira, mais elle prit soudain la parole avec un étrange regard hanté. — Et les hydrogues, justement ? Ils détestent les faeros plus que tout. Del Kellum faillit s’étouffer de rage. — Plus que les humains, vraiment ? Même après toutes ces stations perdues, ces milliers de Vagabonds lâchement assassinés ? — Dont mon frère, souligna Jess. Le Mage Imperator se pencha vers sa fille. — On ne peut pas faire confiance aux hydrogues. Ils ne savent que détruire. J’ai déjà fait cette erreur et je ne pense pas que nous en soyons réduits à une telle extrémité. — Mais les faeros sont si puissants qu’il nous faut des alliés de même nature pour les battre, insista la fillette. — Nous avons les wentals, rétorqua Cesca. Point final. 111 Nikko Chan Tylar Caleb Tamblyn ne semblait pas pressé de quitter Jonas 12 malgré les moments difficiles passés sur le planétoïde gelé. Il farfouillait mollement dans son abri pour rassembler ses affaires, même si Nikko ne voyait pas ce qui pouvait en valoir la peine dans ce bric-à-brac. Les wentals, au contraire, étaient impatients de partir ; ils s’extrayaient eux-mêmes de la glace et s’écoulaient de leur propre chef vers la soute du Verseau. Jonas 12 leur appartenait, ils s’y étaient développés, renforcés, et comptaient bien prendre leur revanche sur les faeros. — Ça suffit, Caleb ! s’énerva Crim. On n’a pas que ça à faire. On est en guerre, je te signale. Une fois à bord du Verseau, Caleb jeta un dernier coup d’œil au paysage désolé et referma l’écoutille derrière lui. Nikko décolla, puis programma le prochain vecteur de coordonnées. Tous les porteurs d’eau, à la fin de leur mission, étaient censés se retrouver sur Theroc. Grâce à Jess et Cesca, les wentals étaient déterminés à combattre les faeros comme jamais dans leur histoire. Caleb se cala tant bien que mal derrière les deux sièges du cockpit, finalement soulagé de fuir sa prison glacée. Nikko accéléra et mit le cap hors du système de Jonas. — Tu as vérifié les calculs de navigation ? lui demanda son père. — Plusieurs fois. Pendant qu’on attendait Caleb. — Donc tu as eu tout le temps. Le rescapé gratifia Crim d’un regard noir. Mais le vaisseau s’était à peine élancé que les wentals commencèrent à s’agiter dans la soute, dans un tremblement d’alarme qui secoua toutes les cloisons. Nikko activa aussitôt les capteurs. Neuf boules de feu se précipitaient à leur rencontre depuis les limites du système. Elles avaient visiblement senti la présence des êtres aqueux et se préparaient à les détruire. — Je parie que ce sont eux qui m’ont descendu ! s’écria Caleb d’une voix à la fois rageuse et apeurée. Nikko fit demi-tour en catastrophe et lança les propulseurs au maximum. L’accélération cloua père et fils sur leur siège tandis que Caleb roulait à terre. Le jeune pilote se demandait jusqu’où pousser le vaisseau hybride. — Je ne peux pas encore enclencher la propulsion ildirane. — Alors esquive ! aboya Crim. — Ça, je peux faire. (Nikko changea brusquement de trajectoire. Il sentait bouillonner la colère des wentals, ce qui lui donna une idée.) Je retourne sur Jonas 12. — Pour t’y planquer ? s’étonna Caleb. — Pas du tout. Ce sont les wentals qui me guident. Ils sont extrêmement agités. — Tu m’étonnes ! (Crim serrait les dents à s’en faire mal.) Au fait, je croyais que tu ne pouvais pas communiquer avec eux. — Non, pas vraiment. Pas clairement. Mais je… sens ce qu’ils veulent. Et ce qu’il sentait en ce moment, c’était la hargne des wentals, une hargne toute neuve qui avait remplacé leur passivité habituelle. Néanmoins, tandis qu’il tentait de semer les boules de feu, Nikko avait du mal à imaginer comment les wentals rassemblés dans sa soute allaient se débarrasser de leurs poursuivants. Le Vagabond fila vers la masse insignifiante de Jonas 12, dont la surface gelée luisait faiblement au soleil. Obéissant aux wentals, il calcula une trajectoire orbitale de très basse altitude. Le Verseau allait quasiment racler petites collines et bords de cratères : une belle séance de pilotage en perspective. Nikko Chan Tylar ne comprenait pas le plan des wentals, mais il leur faisait confiance. Le vaisseau survola le paysage figé à toute allure, les faeros aux trousses. Crim et Caleb étaient tétanisés de peur, à tel point qu’ils ne pensaient même plus à critiquer le jeune pilote. Nikko lui-même était plongé dans un mélange de terreur et de concentration qu’il ne pourrait pas supporter bien longtemps. Les boules de feu gagnaient sans cesse du terrain, faisant fondre au passage la surface du planétoïde. Le piège se referma sur elles quand le Verseau arriva au cratère formé par l’explosion du réacteur, d’où les wentals confinés dans la glace jaillirent sous forme d’immenses geysers. Les faeros n’eurent pas le temps de dévier leur course. L’eau vivante frappa de plein fouet les ellipsoïdes enflammés et les enveloppa dans une gangue liquide jusqu’à les éteindre complètement. Une joie intense envahit Nikko tandis qu’il s’éloignait de nouveau de Jonas 12. — Joli coup, admit Caleb. Un bon présage pour la bataille à venir. Les trois hommes éclatèrent de rire. Crim donna de grandes claques sur les épaules de ses compagnons. — Allez, Theroc nous attend ! Le combat ne fait que commencer. 112 Robb Brindle Robb Brindle se tenait au côté de l’amiral d’escadre Willis, à bord du Jupiter, et scrutait la planète mère avec des sentiments aussi troubles et confus que le nuage de débris lunaires. C’était son foyer. Là où ses parents avaient été en poste durant toute sa jeunesse, là où il s’était engagé dans les FTD pour combattre les hydrogues. Robb sentait un vide étrange lui creuser la poitrine chaque fois qu’il contemplait ce qui restait de la Lune. Rien que des bouts de rocher lancés dans toutes les directions. La base des FTD où il avait fait ses classes n’existait plus. Cette même base où il avait rencontré une recrue vagabonde très spéciale… Le jeune officier aurait aimé que Tasia l’accompagne sur cette mission, mais elle était partie avec Kotto Okiah tester la Sirène klikiss. C’était à lui de revenir sur Terre affronter cet incroyable désastre. Robb n’avait pas vu sa mère depuis des années et avait rompu tout contact avec son père depuis que celui-ci avait choisi de rester fidèle à la Hanse au lieu de rejoindre le roi Peter. Une décision cruelle pour les deux hommes, qu’ils n’auraient jamais dû avoir à prendre. Mais la bataille de Pym avait quand même montré que Conrad Brindle n’était pas inflexible, qu’il commençait à percevoir les défaillances des FTD. Aujourd’hui, père et fils allaient de nouveau se retrouver face à face. Le général Brindle, commandant en chef des Forces Terriennes de Défense, venait à bord du Jupiter pour évaluer la situation avec l’amiral Willis. Une rencontre intéressante, à n’en pas douter. Quand la flotte de la Confédération était arrivée en vue de la Terre, les FTD s’étaient aussitôt opposées à sa progression. Le Goliath avait mené la ligne de défense, à la tête d’un groupe de croiseurs rénovés bien plus important que prévu. La confrontation était longtemps restée tendue avant que les « rebelles » soient finalement autorisés à se mettre au travail. Malgré un zèle sans faille, les navires des FTD n’avaient réussi à intercepter qu’un pour cent des débris lunaires. C’était bien sûr impossible de tout détecter, de tout dévier, mais avec l’aide et l’expérience des Vagabonds, Robb espérait faire grimper ce taux à quatre-vingt-dix pour cent. Même s’il suffisait d’un seul impact pour provoquer une extinction massive… Les troupes de Willis s’étaient attelées à la tâche avec détermination, surtout les vaisseaux des clans qui œuvraient avec l’acharnement de fourmis réparant une fourmilière endommagée. L’amiral avait beaucoup de mal à s’habituer à l’indépendance des Vagabonds, qui ne suivaient instructions et procédures que s’ils en trouvaient le temps, mais les résultats étaient là. Des milliers de petits bâtiments vagabonds, souvent guère plus que des convoyeurs ou des navettes, accompagnaient les escouades de Rémoras. Ils effectuaient les recherches, quadrillaient l’espace, et dès qu’ils localisaient un débris dangereux, le marquaient d’une balise pour que les vaisseaux de guerre viennent s’en occuper à temps. Toutes leurs cartes de navigation finissaient dans les bases de données du Jupiter pour créer une gigantesque projection orbitale des fragments lunaires. Robb était sidéré par le nombre d’astéroïdes à risque… tout en sachant qu’il en restait encore bien d’autres à identifier. — Je n’aurais jamais cru dire ça un jour, commenta Willis du fond de son fauteuil de commandement, mais je crois que ce boulot dépasse les capacités des Vagabonds. Et pourtant, ces gens sont complètement fous ! — Fous ou désespérés ? — Ça revient souvent au même. Les militaires déterminaient quels fragments devaient être traités en premier, puis les détruisaient en utilisant un mélange de jazers et d’explosifs, voire de têtes nucléaires dans le pire des cas. Les débris résultant de ces opérations étaient censés être assez petits pour brûler en entrant dans l’atmosphère. Certains astéroïdes de grande taille étaient encore assez loin pour qu’une explosion bien placée les dévie sur une orbite plus stable en attendant mieux. Les pilotes vagabonds formaient leurs homologues des FTD, tandis que les ouvriers robotiques fournissaient sans cesse de nouveaux vaisseaux à la flotte terrienne. Chaque renfort comptait, même si Robb continuait à douter des robots klikiss : il n’oubliait ni leur alliance avec les hydrogues ni la façon dont ils avaient trahi les FTD. Sur l’écran principal du Jupiter, le jeune officier observait les étranges bâtiments que Sirix et ses camarades assemblaient pour eux-mêmes, avec l’approbation de la Hanse. L’architecture employée dérivait clairement d’anciennes structures klikiss. Comment le président Wenceslas pouvait-il les autoriser à faire ça sous son nez ? Cela défiait toute logique. — La navette des FTD vient de se poser, annonça le second de Willis. Le général Brindle est à son bord. L’amiral se tourna vers Robb, bien consciente de ce qu’elle allait lui demander. — Auriez-vous l’obligeance de l’escorter jusqu’ici ? Il sentit son estomac se nouer, mais s’obligea à sourire, même si cela ne trompait personne. — À vos ordres, amiral. Avec plaisir. Conrad Brindle laissa ses accompagnateurs dans la navette. Robb savait que son père aimait régler ses affaires en personne. Le général Brindle. Difficile de s’habituer à ce titre, même si, de son côté, il était à présent « commodore ». Le commandant en chef des FTD se dressait au fond du couloir, devant l’ascenseur, drapé dans un uniforme aux épaulettes couvertes d’étoiles. D’ordinaire si stoïque, le vieil homme semblait avoir du mal à gérer ses émotions. — Je… j’ignore comment je suis censé te saluer, lâcha Robb après une longue hésitation. — Nous verrons ça un autre jour. Il y a plus urgent. — Dans ce cas, allons rejoindre l’amiral d’escadre. (Les deux officiers pénétrèrent dans l’ascenseur. Robb savait que c’était sa seule chance de parler à son père en privé.) Nous voulons juste vous prêter main-forte, tu sais. Et je voulais te remercier pour ce que tu as fait sur Pym. Sans l’intervention de Conrad Brindle, Robb serait probablement mort durant l’attaque de la ruche klikiss. — C’est le comportement du général Lanyan qui m’a forcé à réagir… (Le calme de façade finit par se briser.) Robb, j’étais tellement furieux contre toi quand tu m’as tourné le dos sur Theroc ! Ta carrière, ton serment, tes états de service impeccables, tout ça jeté aux orties pour des rebelles qui venaient de déchirer la Charte de la Hanse. Tu as trahi les FTD et la Ligue Hanséatique terrienne. — Mais pas la Terre. Pas toi. J’ai toujours agi pour le bien de la Terre et je compte bien continuer. Robb se raidit, les yeux rivés sur la porte de l’ascenseur, attendant la réaction violente de son père. À sa grande surprise, celui-ci hocha lentement la tête. — Pour ma part, je pensais que servir la Terre signifiait servir les Forces Terriennes de Défense. Mais les pratiques de Lanyan m’ont couvert de honte. J’ai participé à des missions ignobles, comme le jour où nous avons pillé les stations d’écopage de Golgen. De vrais pirates ! Nous avons ciblé une autre installation vagabonde, mais elle était déjà détruite. Et les chantiers spationavals d’Osquivel, tous ces civils… tous ces morts. Quand l’ascenseur arriva à destination, père et fils prirent le temps de se donner une contenance avant de s’engager sur le pont du Jupiter. — Mes félicitations pour votre avancement, général, dit Willis en quittant son fauteuil. Je vous ai toujours considéré comme un excellent soldat et, si vous me passez l’expression, comme quelqu’un de moins bourrin que Lanyan. Conrad Brindle resta interdit devant cet accroc au protocole. — Les décisions de mon prédécesseur et leurs conséquences… parlent d’elles-mêmes. Je compte mettre en œuvre une stratégie quelque peu différente. — Le moment est venu de réparer toutes ces erreurs, approuva Robb en levant la main vers la grande carte des débris lunaires. Ce n’est pas le travail qui manque. — J’ai autorisé la distribution d’un gros stock d’ogives nucléaires, précisa le général. Le président Wenceslas ne voulait pas voir ce genre d’armes tomber aux mains de la Confédération, mais il a dû s’y résoudre quand huit astéroïdes ont creusé une rangée de cratères dans le Sahara. Le vieil officier soupira en regardant l’image faussement sereine de la Terre qui remplissait l’un des écrans. Les débris n’étaient pas visibles à cette échelle, mais ils étaient bel et bien là. — Le président nous refuserait les moyens de lutter contre les chutes de fragments ? s’étonna Robb, incrédule. Qu’est-ce qu’on irait faire avec ces missiles ? Bombarder la Terre ? L’amiral Willis secoua la tête d’un air dégoûté. — Tous ces astéroïdes sont terriblement dangereux, général Brindle, mais à mon humble avis Basil Wenceslas représente une menace plus grande encore. 113 Sarein Ce soir-là, Sarein n’était pas prête à recevoir Basil chez elle. Le président s’était isolé après le meurtre de McCammon et l’attaque de la Marine Solaire, puis des faeros, sur la Lune ; Sarein avait elle-même pris soin de l’éviter, et s’était sentie soulagée quand son ancien amant s’était réfugié dans le bunker souterrain installé sous le siège de la Hanse. La Theronienne avait longtemps entretenu l’espoir d’infléchir la descente aux enfers de Basil Wenceslas, mais ce relent d’optimisme était mort avec le capitaine McCammon. Et voilà que Basil surgissait devant sa porte au beau milieu de la nuit, avec l’assurance de celui qui peut aller où bon lui semble. Sarein dut le laisser entrer, mais si elle avait supposé qu’il viendrait la voir, elle aurait trouvé un autre endroit où dormir. Où se cacher. Trop tard, à présent. Pas question d’éveiller ses soupçons : il avait ordonné le supplice de McCammon sans montrer plus d’émotion que s’il avait commandé un sandwich. La chasse aux sorcières était-elle finie ? Ou continuait-il à chercher des traîtres autour de lui ? Pour l’instant il était là, devant elle. Et il voulait la toucher. — Ce n’est pas un accueil très chaleureux, Sarein. (Elle avait l’impression qu’il dégageait une odeur métallique, une odeur de sang.) Tu as l’air surprise de me voir. C’est vrai que je t’ai négligée, ces derniers temps. Quand je repense à toutes ces fois où tu m’as demandé de venir te rejoindre ici… C’était la belle époque. Une époque paisible. (Il haussa le sourcil.) Je ne voudrais pas que tu penses que je me désintéresse de toi à cause des problèmes de la Hanse. — Je comprends très bien, ne t’en fais pas. Qu’est-ce qu’il s’imaginait ? Basil s’avança dans l’appartement sans prendre la peine de jeter un coup d’œil autour de lui. Sarein ne doutait pas qu’il l’observait régulièrement dans l’intimité, par caméra interposée. La regardait-il se déshabiller, comme un vulgaire voyeur ? Se rappelait-il les moments de joie, voire de bonheur, passés ensemble ? À moins que Basil Wenceslas n’ait même plus envie d’elle. Une chose était sûre : elle n’avait plus envie de lui. Quand le président s’approcha d’elle, Sarein essaya de masquer son angoisse tout en montrant qu’elle était encore sous le choc de l’exécution. McCammon était son ami. À un moment donné il était encore en vie et tentait de la protéger, l’instant d’après son sang giclait dans toutes les directions. Sur elle. Sur sa peau, ses vêtements. La Theronienne prit une profonde inspiration et chercha un moyen de détourner l’attention de Basil. — Un peu de musique ? Quelque chose à manger ? Il lui saisit les bras pour l’attirer tout contre lui. — Allons, Sarein. Nous n’en sommes plus aux petits jeux de séduction, pas vrai ? La jeune femme tenta tant bien que mal de répondre au baiser, mais le contact lui donnait plutôt envie de vomir. McCammon… Son corps tremblant sous les impacts de jazers… McCammon qui tombe… La flaque de sang qui se répand autour de lui. Le souffle court, elle frissonna quand Basil lui caressa les cheveux. Le dos. Les seins. — Je sais que ça t’excite. Sarein avait envie de hurler. Elle se dégagea autant qu’elle put sans paraître refuser l’étreinte. — Pourquoi ce changement soudain, Basil ? Il fallait espérer que le président considère effectivement McCammon comme le seul conspirateur de son entourage, le leader d’une dissidence à présent décapitée, même si Patrick Fitzpatrick semblait bien parti pour prendre la place. — Ça ne te plaît pas ? — Si… c’est juste que je ne suis pas sûre de comprendre. Comme d’habitude, Basil se justifia avec une logique exaspérante. — Tout le monde se retourne contre moi, Sarein, mais je ne peux pas tout faire tout seul. À qui puis-je faire confiance ? Eldred Cain ? Peut-être. Le colonel Andez ? Bien sûr, mais seulement pour exécuter les ordres. Qui mieux que toi pourrait m’épauler en ces temps difficiles ? Tu étais mon élève, je t’ai tout appris du jeu politique. Nous étions si bien ensemble. — Oui, c’est vrai. Il y a bien longtemps de cela… avant que tu sombres dans la folie. Basil semblait croire que ses explications allaient agir comme un aphrodisiaque. Il était séduit par ses propres paroles. Mais Sarein savait que le président Wenceslas ne lui céderait jamais une once de pouvoir, qu’il ne la laisserait jamais prendre la moindre décision. Elle l’avait rencontré quand elle était encore jeune et naïve, puis elle avait étudié ses méthodes, sa philosophie. Pendant un temps. Il avait tué McCammon. Le Pèrarque. Maureen Fitzpatrick. Il avait essayé – plus d’une fois – de tuer Peter et Estarra. Basil lui caressa la joue, tout sourires, les mains couvertes de sang invisible. Sarein devait se montrer plus convaincante que jamais pour ne pas lui donner une raison de la tuer elle aussi. Elle l’emmena dans sa chambre en dissimulant l’horreur que cela lui inspirait. Il ne remarqua aucune différence. Basil ne mit pas longtemps à faire son affaire. Sa visite semblait moins correspondre à une envie sexuelle qu’au besoin de s’assurer qu’il gardait le contrôle sur Sarein. Souillée, la Theronienne fila se laver dans la salle de bains dès qu’elle trouva une excuse valable. Elle aurait voulu prendre une longue, très longue douche, mais Basil était encore là et elle était censée rester avec lui, pas se cacher dans un coin. La nausée menaça de la submerger de nouveau. Elle s’aspergea le visage d’eau froide, se força à respirer plus calmement, puis s’essuya avec une serviette de toilette. Basil lui avait appris à se maîtriser, à dompter ses émotions pour faire ce qui devait être fait. Le meilleur des professeurs. Sarein sortit de la salle de bains juste à temps pour entendre Basil ouvrir la porte de l’appartement. Elle s’immobilisa, sans bruit, priant pour qu’il ne change pas d’avis au dernier moment. Quand Basil referma la porte derrière lui, la jeune femme faillit s’évanouir de soulagement. Elle s’effondra sur le lit défait. D’abord tétanisée, elle se mit soudain à arracher les draps : sentir le tissu dans son dos lui rappelait son calvaire, écrasée sous Basil qui allait et venait en elle. Sarein avait gémi, mais de dégoût. Elle s’en voulait d’avoir tellement peur de lui. Quand la Theronienne attrapa l’un des oreillers pour en retirer la taie, elle tomba sur un petit objet dissimulé en dessous. Basil l’avait laissé à son intention, ce qui expliquait le départ furtif. Il ne voulait plus être là quand elle trouverait sa « surprise ». Sarein scruta le lecteur vidéo comme s’il abritait un serpent prêt à la mordre dès qu’elle tendrait la main. Elle appréhendait son contenu, sauf que Basil – bien sûr – lui avait enseigné que plus tôt on connaissait la menace, plus tôt on œuvrait à la contourner. Elle s’était attendue à un message introductif, mais Basil avait laissé les images des caméras de surveillance parler d’elles-mêmes. Sarein et le capitaine McCammon introduisant secrètement Nahton dans les appartements royaux. La longue conversation entre Sarein et Estarra, dans la serre, quand la reine lui avait décrit les crimes de Basil. Plusieurs échanges supposés discrets entre Sarein et Cain. La jeune femme était sur toutes les images. Chacune d’elles aurait suffi à causer sa perte. Les trois conspirateurs avaient usé de mille précautions, mais Basil les avait repérés. Sarein sentit une sueur glacée lui couler dans le dos. Le message du président était limpide. Il savait que l’Épée de la Liberté n’avait rien à voir avec l’attentat qui avait failli lui coûter la vie. Il savait que McCammon n’avait pas agi seul. Il savait que Sarein était coupable. Les preuves ne manquaient pas. Pourtant, il la gardait en vie. Pour l’instant. En lui faisant comprendre qu’il pourrait changer d’avis n’importe quand. Sarein se précipita de nouveau dans la salle de bains et, cette fois, vomit tout ce qu’elle avait dans l’estomac. 114 Anton Colicos Anton luttait contre la douleur du deuil dans son bureau du Département des Études ildiranes, qui lui semblait désespérément vide et inutile. Il sortit une pile de documents du placard et la posa sur la table : notes manuscrites, livres, lettres et papiers divers, articles de presse. Tout ce dont il avait besoin pour écrire la biographie de ses parents. Le projet avait été brutalement interrompu… comme les vies de Louis et de Margaret Colicos. Le cœur lourd, le jeune universitaire n’arrivait pas à se mettre au travail. L’enthousiasme qu’il avait toujours ressenti à l’idée de célébrer la carrière des deux xéno-archéologues se noyait aujourd’hui dans le silence oppressant de son bureau. Il avait oublié comment travailler seul. Sans Vao’sh. Anton avait également promis d’écrire l’histoire de Nira, le récit de son amour pour le Mage Imperator Jora’h et de ses années de souffrance dans les camps de Dobro. Mais la prêtresse Verte était partie, elle aussi. Partie avec la Marine Solaire qui avait libéré les prisonniers ildirans de la base lunaire… en abandonnant Vao’sh. Anton devait de plus, et c’était là une tâche prioritaire, s’assurer que le vieux conteur trouverait sa juste place dans La Saga des Sept Soleils, celle d’un héros et d’un acteur de l’épopée, pas d’un simple observateur. Mais le courage lui manquait pour s’attaquer à tous ces projets. Vao’sh et lui avaient travaillé main dans la main pendant si longtemps, dissertant sur de petites nuances et de grosses contradictions, que ce soit dans la Saga ou dans les documents apocryphes exhumés depuis peu. Anton avait ainsi pu traduire de copieux extraits de l’épopée ildirane pour les transmettre à ses collègues terriens. Vao’sh avait été un camarade, un véritable ami. Ils étaient restés ensemble même pendant leur détention sur Terre. Anton n’aurait jamais cru pouvoir ressentir un tel manque. Durant leur séjour au Département des Études ildiranes, malgré les instructions du président Wenceslas concernant le « débriefing » du remémorant, les deux compères avaient enchaîné cocktails et conférences devant des foules de scientifiques conquis. À présent que Vao’sh avait disparu, Anton restait cloué dans son fauteuil, le regard éteint. Le doyen l’avait installé dans le plus beau bureau du bâtiment, avec de grandes fenêtres qui donnaient sur la cour parsemée de sculptures d’inspiration ildirane. Quatre tasses de café sales trônaient sur la table ; la plante – le cadeau d’un collègue ? – était morte faute de soins. Même si un fragment lunaire pouvait traverser l’atmosphère d’un instant à l’autre et désintégrer le campus, Anton ne s’en souciait pas. Toute la population terrienne pataugeait d’ailleurs dans ce genre de fatalisme. Certains avaient sombré dans le fanatisme religieux, d’autres dans un hédonisme très « fin du monde », mais la plupart ne savaient tout simplement pas quoi faire. Pour le jeune chercheur, aucun désastre n’arrivait à la cheville de la mort de Vao’sh. Il poussait un nouveau soupir dégoûté lorsqu’un bruit à la porte lui fit lever les yeux. Anton vit sa mère pour la première fois depuis de longues années. Il regardait Margaret et Margaret le regardait. — Bonjour, Anton. Le silence dura un siècle avant qu’il parvienne à bredouiller : — Où étais-tu ? Sans avoir vraiment conscience du geste, il se précipita vers la porte et serra sa mère dans ses bras. Le corps osseux de Margaret Colicos accueillit l’accolade avec une certaine rigidité ; Anton ne se rappelait même plus la dernière fois qu’elle avait répondu à un témoignage d’affection. Ses parents avaient toujours été trop absorbés par leurs fouilles pour prendre le temps de s’occuper de leur fils, même adulte. — Je t’ai cherchée partout ! s’écria-t-il. J’ai supplié le président Wenceslas d’envoyer des enquêteurs. Ce qu’il a fait, d’ailleurs. Puis j’ai dû partir pour Ildira… (Il secoua la tête comme s’il avait besoin de se remettre les idées en place.) C’était si difficile d’obtenir des nouvelles, là-bas. — Personne ne savait où j’étais. Et j’étais loin. Très loin. Toi qui adores les grandes épopées, laisse-moi te dire que j’en ai une bonne à ton service. — De quoi s’agit-il ? Tu vas me raconter ? Anton s’aperçut qu’il allait peut-être pouvoir finir la biographie, après tout. — Par où commencer ? se demanda Margaret, visiblement perdue dans ses pensées. Les robots klikiss ? La mort de ton père sur Rheindic Co ? Comment j’ai vécu des années chez les Klikiss ? Comment j’ai réussi à revenir ici ? (Un étrange sourire se dessina sur ses lèvres.) Tu te souviens de la boîte à musique ? Celle qui jouait Greensleeves ? — C’était… un cadeau d’anniversaire, non ? Tu l’as gardée ? Anton n’avait jamais su quoi offrir à sa mère. Il avait acheté ça à la dernière minute, pour trois fois rien, mais le petit objet lui avait plu et, apparemment, avait aussi plu à Margaret. — Cet engin m’a sauvé la vie. C’est grâce à sa musique que les Klikiss ne m’ont pas tuée comme les autres humains. (Elle posa les mains sur les épaules de son fils.) Tu m’as l’air bien triste. Encore une fois, Anton eut du mal à trouver ses mots. — Moi aussi, j’ai une histoire compliquée à te raconter… Autrefois, je pensais qu’être l’orateur principal d’une grande conférence était la chose la plus fascinante au monde. J’étudiais la vie des héros, je ne voulais pas en devenir un. Le jeune homme éclata en sanglots. Sa mère le prit longuement dans ses bras. — Il y a un café sur le campus, pour discuter plus à l’aise ? s’enquit-elle au bout d’un moment. Anton essuya ses larmes. — Prendre un café, ça me paraît un peu court. On dîne ensemble, ce soir ? — Ce soir et peut-être quelques autres soirs, approuva Margaret en souriant. Je crois que nous allons avoir besoin de temps. De beaucoup de temps. 115 Jora’h le Mage Imperator Jora’h et Del Kellum contemplaient les imposants vaisseaux de la Marine Solaire depuis la baie d’amarrage à ciel ouvert. À leurs côtés, Nira et Osira’h observaient elles aussi les préparatifs de la bataille à venir. L’épave hydrogue attendait non loin de là que Kotto veuille bien s’occuper d’elle, mais les tests de l’orbe de guerre et de la Sirène klikiss avaient été repoussés sine die au bénéfice de la guerre contre les faeros. C’était le branle-bas de combat sur Golgen. Après la réunion du conseil de guerre, Adar Zan’nh était retourné sur le vaisseau-amiral organiser une nouvelle série de manœuvres ; les croiseurs ildirans sillonnaient le ciel de la géante gazeuse en formations d’attaque, prêts à se lancer à l’assaut des êtres ignés. — Ils ne se lassent jamais de tous ces trucs compliqués ? demanda Kellum. — L’adar estime que cela permet à nos pilotes de rester au sommet de leur art. Trois croiseurs se précipitèrent les uns sur les autres à toute allure, puis infléchirent leur course juste avant la collision. — Très impressionnant. Mais pendant une vraie baston, on ne s’en sort pas avec quelques pas de danse. Jora’h se contenta de hocher la tête, alors qu’autrefois il aurait nié cet argument par pure fierté. — Adar Zan’nh a appris à s’adapter. Mais comment s’adapter aux faeros ? Pour nous, c’est une nouvelle forme de guerre. — Pour nous tous, bon sang. Les deux alliés se penchèrent vers la mer de nuages où Jess Tamblyn et Cesca Peroni récupéraient l’eau des wentals à bord de leur vaisseau scintillant. L’étrange bulle revint se poser sur la baie d’amarrage, chargée d’une cargaison d’eau vivante rassemblée dans l’atmosphère de Golgen. — Voilà qui devrait suffire à façonner quelques dizaines d’obus supplémentaires, annonça Jess en s’extrayant de la sphère aqueuse. Le liquide s’écoula de lui-même sur le revêtement métallique de la baie, comme s’il savait ce qu’il avait à faire. La nappe se sépara en plusieurs petites flaques qui se moulèrent en ogive avant de se figer d’un coup, dans un grand nuage de vapeur, pour créer de véritables obus prêts à l’emploi. Kellum appela un groupe d’ouvriers munis de gants isolants, qui s’emparèrent des munitions glacées afin de les répartir dans les vaisseaux croisant autour de la station d’écopage. Jess et Cesca décollèrent aussitôt pour procéder à une nouvelle récolte : à ce rythme-là, toute la flotte serait correctement équipée à l’heure de partir en guerre. Au milieu de cet intense remue-ménage, Nira utilisait son surgeon pour informer régulièrement le roi Peter des stratégies envisagées et des progrès réalisés dans leur mise en œuvre. — Cela faisait longtemps que j’attendais ça, déclara Jora’h d’un air satisfait. Je suis heureux, vraiment très heureux d’avoir gardé foi en la Confédération plutôt que d’avoir cédé aux exigences du président Wenceslas. Un convoyeur quitta la baie pour aller porter des centaines d’obus vers les autres stations d’écopage. Comme prévu, Adar Zan’nh avait fourni les plans de ses canons à Kotto Okiah, afin que l’ingénieur crée des projectiles wentals adaptés aux croiseurs ildirans. La Marine Solaire serait bientôt apte au combat. Osira’h se rapprocha du bord de la plate-forme et leva un doigt bien haut. — Regardez ça. Loin au-dessus de la station, une forme brillante filait dans l’espace telle une météorite refusant de brûler. Une deuxième lueur apparut à son côté, puis une autre, puis… des dizaines d’autres, comme une pluie d’étoiles. Jora’h devina immédiatement de quoi il s’agissait. Sa natte s’agita dans son dos. — Rusa’h a fini par me trouver. — Il a suivi un croiseur ? s’étonna Nira. Il s’est servi du thisme ? Les ellipsoïdes enflammés, de plus en plus nombreux, se précipitaient vers la géante gazeuse. — Peu importe, trancha Kellum. L’ennemi est à nos portes ! Les vaisseaux de la Marine Solaire abandonnèrent leurs manœuvres complexes pour se ranger en ordre de bataille. Dans la station d’écopage, le hurlement des sirènes le disputait déjà aux cris qui saturaient l’intercom. Kellum courut vers le transmetteur mural et enfonça le bouton d’appel. « J’arrive ! Prévenez Kotto que c’est le moment de tester ses joujoux. Le chef de clan relâcha le bouton, puis croisa le regard du Mage Imperator. Les faeros ont pulvérisé la Lune dans le seul but de vous éliminer. Je ne pense pas qu’ils se montreront plus cléments avec nous. » — Moi non plus. Ils ne savent que détruire. 116 Tasia Tamblyn L’avant-garde des faeros traça de longs sillons gazeux dans l’atmosphère de Golgen. Certains Vagabonds tentaient déjà une évacuation périlleuse, mais les boules de feu semblaient bien décidées à se jeter sur tout ce qui bougeait. Dans la station d’écopage du clan Kellum, Tasia courait à perdre haleine en évitant caisses de matériel et autres obstacles disséminés sur sa route. Elle se maudissait de ne pas avoir amené un navire militaire avec elle. Il faudrait se contenter du vaisseau-cargo, sur lequel les ouvriers de la Confédération avaient heureusement eu le temps d’installer le nouvel arsenal et la coque renforcée. Kotto rejoignit le pont d’envol en même temps qu’elle, juste à temps pour embarquer. Il était à bout de souffle, le visage rougi par l’effort, mais il souriait ! — Voilà enfin une chance de tester les obus wentals. — Ils ont intérêt à être efficaces. Décollage dans deux minutes. Pas de temps à perdre. Orli Covitz et Hud Steinman avaient suivi Kotto depuis le laboratoire où ils travaillaient sur la Sirène klikiss. Tasia avait bien envie de tester cet engin-là aussi, mais ce serait pour un autre jour… — On évacue ? demanda Steinman. — Pas question ! rétorqua Tasia. Grâce à Kotto, on va leur en mettre plein les dents. Le vieil explorateur se tourna vers Orli. — Tu devrais rester là, ce serait plus sûr, lui conseilla-t-il d’un ton un peu trop paternel. — Parce qu’on est en sécurité dans une station d’écopage attaquée par les faeros ? — D’accord, tu marques un point. Kotto jeta un rapide coup d’œil derrière lui. — Les compers viennent avec nous, oui ou non ? — Ils ne sont pas très rapides à la course, dit Orli. Ils devraient arriver d’un moment à l’autre. — On ne peut pas les attendre ! hurla Tasia par-dessus le rugissement des propulseurs. Je suis prête à partir. Qui m’aime me suive. L’écoutille se referma sur eux sans que quiconque ne se soit désisté. Le vaisseau-cargo avait à peine décollé qu’il se retrouva plongé au sein d’une armada de faeros. Steinman et Orli ne purent retenir un cri d’angoisse quand Tasia se lança dans un looping serré pour éviter un jet de flammes. Kotto, lui, était tellement focalisé sur sa console qu’il n’avait rien remarqué. — Les obus wentals sont prêts, annonça-t-il. J’ai bidouillé des magasins réfrigérés que j’ai installés sur dix-neuf vaisseaux, dont celui-ci. Dix obus chacun. Reste à voir si ça fonctionne. — Dix ? s’exclama Tasia en désignant les troupes ennemies. Vous ne croyez pas que c’est très légèrement sous-évalué ? — Comment dire ?… Quand l’Oratrice Peroni m’a demandé de mettre au point un système de défense, j’ai juste constaté que les boules de feu n’attaquaient d’ordinaire que par petits groupes. Des centaines de croiseurs lourds commandés par Tal Ala’nh revenaient d’orbite haute en rangs serrés. La vision avait beau être impressionnante, Tasia doutait que les Ildirans soient à même de combattre les faeros. « Marine Solaire, restez à l’écart, ordonna-t-elle. Nous allons tester les nouveaux obus. — Nous ne disposons peut-être pas de l’arsenal adéquat, mais ce n’est pas une raison pour nous cacher ! » objecta aussitôt Tal Ala’nh. — Fais comme tu veux…, marmonna Tasia. Mais quand elle vit trois croiseurs se lancer dans une ridicule attaque suicide, la Vagabonde tenta encore une fois de convaincre l’officier ildiran. « Merdre, ne gaspillez pas vos vaisseaux comme ça ! Ils n’ont pas l’ombre d’une chance. » Plusieurs boules de feu changèrent de trajectoire pour intercepter les assaillants. Tasia contacta l’adar Zan’nh, mais celui-ci refusa d’obliger son subordonné à battre en retraite. Le commandant en chef de la Marine Solaire avait l’air terriblement fatigué sur le petit écran du vaisseau-cargo. — Ils font ce qu’ils croient juste pour assurer la défense du Mage Imperator. Les trois croiseurs entrèrent en collision avec les ellipsoïdes enflammés tout en les mitraillant jusqu’au bout. L’onde de choc secoua violemment les faeros, sembla même un instant les désagréger, mais les masses brûlantes ne tardèrent pas à se reformer à l’identique. Pour ce que Tasia en savait, le sacrifice des soldats ildirans n’avait servi à rien. — À nous, lâcha Orli. Tasia se concentra sur le système de visée, puis fonça vers la boule de feu la plus proche. La chaleur infernale des faeros enveloppa peu à peu le vaisseau. — Encaisse ça pour voir… Tasia tira l’obus wental et retint inconsciemment sa respiration. Le projectile toucha son énorme cible ; les flammes vivantes l’engloutirent sans effet notable. Kotto ne savait plus trop quoi dire. — Je m’attendais, euh, à quelque chose de plus… spectaculaire. L’explosion déchira le cœur de l’être igné dans un grand jaillissement de vapeur. Le nuage se condensa aussitôt autour des flammes et les enveloppa dans une étreinte mortelle. Une fois l’éclair dissipé, il ne restait déjà plus rien, ni faero ni wental, juste un vide surchauffé en plein milieu du ciel. — Neuf obus en magasin et un bon million de boules de feu…, commenta Steinman. — Alors ne perdons pas de temps ! pressa Orli. Positivement enchanté, Kotto s’empara du transmetteur pour sommer les dix-huit autres vaisseaux équipés d’utiliser au plus vite les projectiles wentals. « Ça marche ! Je vous conseille d’essayer. » Tasia ouvrit le feu sur un deuxième ellipsoïde enflammé, qui succomba à son tour. La petite flotte vagabonde disposait d’environ deux cents obus : avec un peu de chance, cela suffirait à effrayer les faeros. Parce qu’une fois le stock écoulé les défenseurs ne disposeraient plus d’aucune arme un tant soit peu efficace contre les êtres ignés. Le troisième tir de Tasia oblitéra une autre boule de feu dans un grand jet de lumière blanche. — Ça commence à me plaire ! Encore une sacrée invention, Kotto. J’aurais juste aimé en avoir un bon paquet en réserve. Les vaisseaux vagabonds se lancèrent à l’assaut et infligèrent immédiatement de lourdes pertes à leurs adversaires. Plus bas dans l’atmosphère, Tasia aperçut la bulle d’eau vivante pilotée par Jess et Cesca, qui tentait de faire remonter un banc de brume wental vers le champ de bataille. Orli et Steinman éclatèrent de joie quand le quatrième obus de la Vagabonde fit mouche à son tour. Mais les faeros étaient trop nombreux. Et ne battaient pas en retraite. Les assiégés n’avaient tout simplement pas assez de munitions pour vaincre. 117 Osira’h De leur position privilégiée dans la baie d’amarrage, Osira’h et ses compagnons virent plusieurs croiseurs ildirans exploser sous les coups des faeros. Les Vagabonds combattaient avec ardeur, et leurs obus wentals fonctionnaient à merveille, mais la lutte semblait perdue d’avance. Les forces ennemies étaient par trop supérieures en nombre. La voix de Zan’nh retentit soudain dans le transmetteur personnel du Mage Imperator. « Seigneur, désirez-vous rejoindre le vaisseau-amiral ou rester sur la station d’écopage ? J’ignore quelle option est la plus susceptible d’assurer votre sécurité. — Ni l’une ni l’autre. (Jora’h se tourna vers Del Kellum.) Mais les Vagabonds auront plus de chances de survivre si je m’éloigne d’eux. Rusa’h me veut, moi. Envoyez un cotre nous récupérer. » Le souverain ildiran fit signe à Nira et à sa fille de le suivre jusqu’à la zone d’atterrissage. Osira’h ne bougea pas d’un pouce, les yeux rivés sur l’épave hydrogue. — Non, il y a une autre solution. (Elle en avait la certitude, même si elle était la seule à y croire.) La situation est suffisamment désespérée pour s’autoriser à y penser. Les hydrogues avaient causé de terribles ravages, y compris dans l’Empire ildiran, mais Osira’h avait établi un lien avec eux. Elle avait plongé au cœur d’une géante gazeuse, puis avait utilisé ses pouvoirs télépathiques, associés au thisme et au télien, pour forcer les hydrogues à l’écouter. Elle les connaissait intimement. Elle savait à quel point ils détestaient les faeros. — C’est beaucoup trop dangereux ! s’exclama Nira. Osira’h courut vers la sphère de diamant. Le vaisseau tomberait de lui-même dans les profondeurs de Golgen dès qu’il aurait quitté la station d’écopage, et la moindre poussée suffirait à le faire basculer dans le vide. — Osira’h, non ! hurla le Mage Imperator. Je ne peux pas te demander de subir de nouveau une telle épreuve. Parvenue à l’écoutille, la fillette ne se retourna qu’un court instant. — Vous ne me demandez rien. J’ai choisi toute seule. — Qu’est-ce qu’elle croit pouvoir faire ? interrogea Kellum à la cantonade. Nira et Jora’h s’élancèrent à la poursuite de leur fille, mais celle-ci referma l’écoutille transparente juste au moment où la prêtresse Verte touchait la coque du vaisseau. Osira’h se concentra aussitôt sur les commandes cristallines, mais elle ne savait pas comment piloter l’engin, mis à part de vagues concepts issus de ses contacts mentaux avec les hydrogues. Il lui suffisait pourtant de lancer l’orbe de guerre en avant, ne serait-ce qu’un tout petit peu. La gravité ferait le reste. Une nouvelle explosion déchira le ciel. Les parents d’Osira’h la suppliaient de l’autre côté de la coque, mais elle ne les entendait même pas. Ses doigts frêles parcouraient les contrôles abscons à la recherche de quelque chose qui ferait sens. Une lumière s’alluma soudain sur un panneau, déclenchant une légère vibration. Osira’h insista dans cette direction jusqu’à provoquer un sursaut des propulseurs. La sphère de diamant roula lentement sur la zone d’atterrissage en direction du précipice. Nira et Jora’h ne pouvaient plus rien faire ; Vagabonds et faeros, englués dans leur lutte sans merci, ne la voyaient pas. Osira’h s’arma de courage en contemplant les échanges de tirs qui striaient le ciel. Cela ne faisait pas si longtemps qu’elle avait établi cette connexion avec les hydrogues et réussi à leur faire violence grâce au pouvoir des verdanis. Mais elle avait été élevée, éduquée dans ce but. Elle se sentait capable de recommencer. De plus, le thisme permettrait au Mage Imperator de savoir qu’elle était encore en vie. L’orbe de guerre passa par-dessus bord, entraînant Osira’h dans une chute vertigineuse. La fillette saisit une ultime vision de ses parents, qui continuaient à crier, à tendre les mains vers elle. La station d’écopage s’éloigna à toute allure, puis les nuages de Golgen avalèrent la jeune hybride, qui sentit la solitude et la claustrophobie se refermer d’un coup sur elle. 118 Patrick Fitzpatrick III Patrick parvint à diffuser quatre autres messages subversifs avant que les troupes de la Hanse envahissent la maison de Maureen Fitzpatrick. Le jeune homme savait pourtant que le président Wenceslas n’hésiterait pas à tout mettre en œuvre pour le stopper, mais il s’était cru assez intelligent pour masquer l’origine de l’émission. Il s’était cru en sécurité. Il avait eu tort. Wenceslas avait beau crouler sous les urgences, il trouvait toujours le temps d’abattre ses foudres sur quiconque osait le critiquer. Surtout si le frondeur se réclamait de l’Épée de la Liberté. Autant dire que Patrick était dans le viseur. La panique mondiale liée aux chutes d’astéroïdes avait plongé la population dans une quasi-anarchie propice aux réquisitoires contre le gouvernement. Malgré ses discours enflammés, le roi Rory ne trompait personne : en fait, depuis la destruction de la Lune, ses sujets ne l’écoutaient plus. L’arrivée du roi Peter et des équipes de la Confédération créait une situation idéale pour un renversement du président de la Hanse. Patrick sentait les progrès, mais ses revendications médiatiques n’amenaient rien de concret en elles-mêmes. Ce qui ne l’empêchait pas d’en rajouter une couche chaque jour. L’argent et les contacts de sa grand-mère lui assuraient – pour un temps – une forte visibilité. Il appréciait l’idée d’être l’idole des masses, mais savait que cela ne durerait pas. Zhett et lui comptaient aussi sur le système de surveillance de la maison pour les prévenir en cas de danger et leur permettre de filer en douce. Une belle confiance qui se révéla totalement erronée. Comme les deux conspirateurs étaient seuls sur place, Patrick fut sidéré par l’ampleur des forces armées lâchées contre eux : quatre cents soldats, six blindés, quatorze hélicoptères de combat. Il avait espéré bénéficier d’un temps de latence au début de l’assaut, mais l’équipe de nettoyage effectua une attaque éclair. Le Gitan explosa dans une gerbe de flammes, quelques instants avant le hangar contenant les autres vaisseaux de Maureen. Le yacht spatial, prêt à décoller à la moindre alerte, n’était déjà plus qu’un tas de débris fumants ; Zhett et Patrick avaient pourtant misé sur ses propulseurs améliorés pour semer leurs poursuivants… Toutes les options de fuite s’étaient évanouies avant même d’être tentées. Les sbires du président n’avaient rien laissé au hasard. — Désolé de t’avoir entraînée là-dedans, dit-il à Zhett. Les soldats pénétraient dans la maison par toutes les issues possibles, brisant portes et fenêtres, tirant sur les murs pour intimider les occupants. La jeune femme fit semblant de ne pas s’inquiéter outre mesure. — Si tu avais essayé de te débarrasser de moi, ces troufions auraient été le cadet de tes soucis. Les troupes de la Hanse finirent par se rassembler derrière la porte barricadée de la salle de transmission. Puisqu’il n’échapperait pas à la capture, Patrick décida de la diffuser en direct, pour que les spectateurs puissent admirer à loisir les méthodes employées par l’équipe de nettoyage. De quoi jeter encore un peu d’huile sur le feu. Le jeune homme espérait aussi que les soldats feraient preuve de retenue en se sachant filmés, mais malheureusement le président Wenceslas n’en était plus à ce genre de subtilités. Il n’en faisait qu’à sa tête. Lorsque la porte céda sous les coups, Patrick s’étonna de voir surgir devant lui une Shelia Andez portant galons de colonel et visiblement prête à lui cracher à la figure. — Tu es une honte pour l’armée, le gouvernement et tous les citoyens de la Hanse ! fulmina-t-elle. — C’est bizarre, j’allais te dire la même chose. Ouvre un peu les yeux et tu verras le vrai visage de la Hanse. Zhett laissa échapper un ricanement amer. — Me fais pas rigoler, Fitzie. C’est elle qui est dans tous les mauvais coups ! Les soldats s’empressèrent de détruire les caméras qui filmaient l’arrestation. La fin brutale de la transmission révolterait encore plus, si besoin était, la véritable Épée de la Liberté ; ces soudards venaient de commettre une belle erreur stratégique. Shelia Andez reprit sa diatribe, rayonnante d’autosatisfaction : — Ne faites pas d’histoires, sinon on vous assommera avant de vous traîner jusqu’au transport de troupes. — Loin de nous une telle idée, ironisa Patrick. Les deux prisonniers furent aussitôt attachés avec des menottes électroniques. Patrick s’avança tête haute au côté de sa femme ; la peur lui serrait la poitrine, mais bien moins qu’il l’aurait cru. Après tout, n’avait-il pas déjà été condamné à mort ? 119 Le roi Peter Les grands yeux d’Estarra se teintèrent de suspicion en découvrant l’invitation surprise. — Tu ne crois quand même pas que Basil veut faire la paix, j’espère ? — Bien sûr que non. Mais je ne pense pas que ce soit un piège. Il a trop besoin de nous. N’importe quel dirigeant sensé se serait confondu en remerciements pour l’aide apportée par la Confédération. Pas Basil Wenceslas. Mais le président avait beau prétendre que la Hanse était florissante et qu’il la maintenait sous contrôle, même lui ne pouvait ignorer l’ampleur du désastre. Le roi Rory avait invité « Peter et Estarra » – sans mention de leurs titres royaux – à un banquet donné au Palais des Murmures « en reconnaissance des services rendus ». La Confédération n’était pas citée dans le texte officiel. Ce jeu de langage aurait pu énerver Peter, mais il choisit de ne pas s’appesantir sur une telle gaminerie. L’important était de découvrir ce que Basil avait réellement derrière la tête. Et puis il y avait Rory… Peter était impatient de rencontrer le jeune souverain aux traits si familiers : la chevelure sombre, les yeux noirs, le teint olivâtre. Cela faisait presque dix ans que les assassins du président avaient tué les frères Aguerra. Michael, Carlos et… Rory. Était-il possible que Basil ait planifié à si long terme ? Qu’il ait mis en scène la mort de Rory pour le garder en réserve au cas où Peter finirait par poser un problème ? Dans ce cas, pourquoi s’être encombré du prince Daniel ? Cela impliquait un tortueux mélange de vision politique, de paranoïa et de patience sans limites. Ce qui résumait assez bien la façon dont fonctionnait Basil Wenceslas. Peter devrait donc aller juger par lui-même. — Nous emmènerons une escorte importante. Ainsi que nos propres caméras, pour ne pas dépendre des médias de la Hanse. (Il tenta de paraître confiant.) OX viendra aussi, afin de nous conseiller et d’effectuer ses propres enregistrements. Basil ne pouvait plus se permettre d’avoir mauvaise presse alors que son nom cristallisait déjà le mécontentement du peuple, à grand renfort de manifestations, d’articles belliqueux et d’actes de vandalisme. L’équipe de nettoyage essayait tant bien que mal de neutraliser les foyers de dissidence, mais elle commençait à être débordée. Peter suivait ces développements avec le plus grand intérêt. Le matin même, Patrick Fitzpatrick et Zhett Kellum, chefs présumés de l’Épée de la Liberté, avaient réussi à diffuser les images de leur arrestation musclée. Ce qui n’avait fait qu’enflammer les foules de manifestants. Basil risquait fort de ne pas être de bonne humeur au banquet. Peter et Estarra revêtirent leurs plus beaux habits, fastueux mais pratiques, ornés de motifs qui rappelaient à la fois Theroc et les clans de Vagabonds. L’escorte réunissait d’anciens soldats des FTD, des Vagabonds, des colons de la Hanse et bien sûr l’indispensable OX. Sans oublier une équipe de « journalistes » qui retransmettrait la rencontre en direct, sans risque de censure. Ils avaient tous reçu pour instruction de guetter le moindre signe de traîtrise de la part du président. La menace des plus gros astéroïdes s’éloignait de jour en jour grâce au millier de vaisseaux fournis par la Confédération. Peter considérait à présent Basil comme le danger principal. Après avoir longtemps hésité, Willis finit par prendre la parole : — Cette histoire ne me plaît pas du tout. Nous savons bien que Wenceslas a ordonné de nombreuses exécutions, et nous sommes presque sûrs qu’il est impliqué dans la mort du Pèrarque. Il a même fait assassiner Maureen Fitzpatrick sous nos yeux. Si vous voulez mon avis, je crois qu’il a jeté toute forme de subtilité aux orties, avec le bébé et l’eau du bain. Alors quels sont vos ordres si ça dégénère ? — Si cela s’avère nécessaire, lancez une frappe chirurgicale sur le siège de la Hanse ou le Palais des Murmures. Une attaque aussi impressionnante que possible, mais sans faire trop de victimes. Les Terriens ne sont pas responsables des crimes de leur président. Ce n’est pas la peine d’en rajouter. — Cela va sans dire, Votre Majesté. Estarra prit son mari par la main. À la tête de l’escorte lourdement armée, le couple royal monta dans une navette diplomatique spécialement décorée pour l’occasion. Peter trouvait un peu étrange de revenir au Quartier du Palais dans de telles circonstances. Estarra et lui s’en étaient échappés au péril de leur vie tandis qu’une terrible bataille secouait le ciel de la Terre. Cette nuit-là, les deux fuyards avaient agi pour ce qu’ils pensaient être le bien de l’humanité. Il était grand temps de rentrer au bercail remettre les choses en ordre. 120 Del Kellum Un cotre de la Marine Solaire parvint à traverser le champ de bataille pour récupérer le Mage Imperator. Jora’h leva les mains pour lui faire signe ; le vaisseau ildiran se posa sur la station d’écopage sans couper les moteurs, prêt à décoller dans l’instant. Nira scruta une dernière fois les nuages où l’épave hydrogue avait disparu depuis déjà un certain temps. Jora’h et elle étaient encore bouleversés par le geste désespéré d’Osira’h, mais le souverain ildiran savait grâce au thisme que son enfant était encore en vie. Kellum, lui, ignorait tout des intentions de la fillette et ne s’attendait pas à un miracle. Jora’h prit sa compagne par le bras pour l’entraîner vers le cotre. — On ne peut plus rien pour elle. Son destin est entre ses mains. Une fois la prêtresse Verte à bord, Jora’h se tourna vers Del Kellum et dut crier pour se faire entendre : — Venez avec nous ! Adar Zan’nh fera tout son possible pour assurer notre sécurité. Kellum refusa d’un signe de tête. — Le cliché est sans doute éculé, mais un vrai capitaine coule avec son navire. On vit dans le ciel, on meurt dans le ciel. C’est ce qu’on dit chez les Vagabonds. Une boule de feu passa si près de la station qu’elle fit fondre le sommet des plus hautes tours. Le pilote du vaisseau ildiran insista pour repartir. Kellum campa sur ses positions, refusa de quitter son poste et salua le Mage Imperator tandis que l’écoutille du cotre se refermait. Le Vagabond eut une pensée pour Shareen Pasternak, sa fiancée tuée lors d’une attaque hydrogue. Et voilà qu’aujourd’hui une gamine allait chercher ces mêmes hydrogues dans l’espoir d’être aidée. Ridicule. Kellum préféra se dire que Zhett et Patrick étaient au moins partis à temps. Ils seraient sans doute mieux sur Terre… Sa belle station d’écopage n’était plus qu’une immense cible dérivant dans l’espace ; l’heure était venue de prendre ses responsabilités. Il retourna à l’intercom et frappa le bouton d’appel à s’en faire mal. « Ici Del Kellum ! Écoutez-moi bien ! J’ordonne l’évacuation complète de la station. Sautez dans tous les vaisseaux disponibles. Je ne dis pas qu’on sera plus tranquilles dehors, mais on ne va quand même pas rester là à attendre qu’on nous tire dessus. » De nombreux ouvriers avaient anticipé l’annonce. Des dizaines de petits bâtiments, dont des véhicules de maintenance qui n’avaient que quelques kilomètres d’autonomie, jaillirent en rangs serrés des ponts inférieurs. Il fallait s’éloigner le plus possible de la station avant que les faeros décident de lui porter le coup de grâce. Les ellipsoïdes enflammés, en nombre incalculable, striaient le ciel de Golgen à la recherche de victimes, de fuyards. Les défenseurs avaient épuisé leurs obus wentals et battaient en retraite. Désormais sans opposition, les êtres ignés se rassemblèrent autour des stations d’écopage. Six d’entre eux se déchaînèrent sur une usine désarmée appartenant au clan Hobart. Les tours s’effondrèrent une à une tandis que les réserves de gaz explosaient en lançant un jet de flammes qui dévia la structure de son orbite. Les faeros pelèrent la station comme un oignon, blindage après blindage, puis les réservoirs d’ekti explosèrent à leur tour et les signaux de détresse cessèrent d’un seul coup. L’immense carcasse, masse indistincte de flammes et de fumée, s’enfonça peu à peu dans les nuages. Kellum contempla le désastre d’un air affligé, en se demandant si cette image ressemblait à ce que Ross Tamblyn avait vu quand les hydrogues avaient abattu la station du Ciel Bleu. Le Vagabond décela soudain d’étranges tourbillons dans les couches supérieures de Golgen. Son cœur loupa un battement quand il reconnut la forme menaçante d’une sphère de diamant qui s’extrayait lentement de la mer de nuages. — C’est pas vrai… Un deuxième orbe de guerre. Un troisième. Alors que les faeros harcelaient la Marine Solaire et que les Vagabonds tiraient leurs derniers obus, une armada de vaisseaux hydrogues ceints de brume vivante se jeta dans la bataille. 121 Jess Tamblyn Jess et Cesca sillonnèrent les nuages de Golgen dans leur vaisseau liquide, appelant au combat les entités aqueuses disséminées dans les profondeurs de la géante gazeuse. La brume étincelante se rassembla peu à peu en un vortex tourbillonnant qui se hissa vers les boules de feu, prêt à frapper. Jess sentait la présence des guerriers wentals, en lui et autour de lui, guidés par une fureur inaccoutumée. — Les faeros ! Le Vagabond prit soin d’alimenter cette rage, de la changer en une détermination farouche au moment de lancer la charge. Encombré de vaisseaux aux trajectoires chaotiques, le ciel de Golgen offrait un spectacle qui rivalisait avec les couleurs de la géante gazeuse. La brume vivante semblait trop ténue, trop éthérée pour prendre part à la lutte, mais la moindre boule de feu effleurée par cet étrange brouillard explosait aussitôt. Les wentals étaient en colère et voulaient se venger du massacre de Charybde. Oui, ils avaient bien retenu la leçon… Jess devina la présence de l’Incarné des faeros dans l’un des plus gros ellipsoïdes. Comme lui, c’était un être corporel menant des créatures élémentales sur le sentier de la guerre, un avatar à la fois semblable et différent. La proximité de Rusa’h brûlait aussi bien la peau que l’esprit du Vagabond. L’Ildiran avait fait basculer le conflit entre hydrogues et faeros en faveur de ses alliés, donc c’était lui la cible à abattre. — Si on réussit à s’en débarrasser, on n’aura même pas besoin d’aller sur Ildira, dit Cesca, qui partageait la même analyse. Il a choisi Golgen pour champ de bataille, à nous de lui prouver qu’il a fait une belle erreur. La bulle créée par les wentals se précipita vers l’énorme boule de feu. Rusa’h cherchait toujours à localiser le Mage Imperator parmi les croiseurs de la Marine Solaire, mais il n’était pas encore parvenu à ses fins. Tout à coup, les nuages de la géante gazeuse semblèrent de nouveau prêts à s’ouvrir. Jess comprit immédiatement ce qui allait en sortir. Cesca croisa son regard, stupéfaite. — Les hydrogues. — Les hydrogues, confirmèrent les wentals. Ils viennent se battre. Jess n’arrivait pas à y croire. — Les hydreux vont se retourner contre nous ! C’est comme appeler un loup pour tuer un chien enragé et espérer que tout se passera bien après. Mais les êtres aqueux ne paraissaient nullement inquiets. — Nous les maîtriserons. Une horde de sphères de diamant jaillit du tréfonds de Golgen. Des dizaines et des dizaines d’orbes de guerre, dont certains tiraient derrière eux la petite épave qui abritait Osira’h. « Les hydrogues ne supportent pas de voir les faeros envahir un de leurs mondes, déclara la fillette sur la fréquence générale. Je les ai convaincus de prendre part au combat. » — Ça dépasse l’entendement…, grommela Cesca. — Grâce à vous, nous sommes devenus des guerriers wentals. Et vous nous avez aussi appris à envisager plusieurs options. Les hydrogues ne luttent pas pour nous ou pour l’humanité, mais pour eux-mêmes. Pour détruire les faeros. Rien de plus. « Je les ai forcés à m’obéir, comme la première fois, ajouta Osira’h. Ils ont accepté un compromis. » — Nous garderons le contrôle de la situation. Jess n’était pas vraiment rassuré, mais décida de faire confiance aux wentals. Osira’h avait agi de son propre chef, et les êtres aqueux semblaient trouver opportun de lâcher la bride aux habitants de la géante gazeuse, au moins pour un moment. Confinés au cœur de Golgen, les hydrogues avaient eu tout le temps de ruminer leur haine des faeros, qui dépassait de loin l’hostilité née du récent conflit avec les humains. Les orbes de guerre choisirent leurs cibles sans l’ombre d’une hésitation. Les sphères de diamant déchaînèrent une tempête d’éclairs bleutés sur les boules de feu. Les plus faibles d’entre elles ne tardèrent pas à se ratatiner telles des flammes de bougie soufflées par le vent. Un voile de vapeur vivante entourait chaque orbe de guerre, dans une surprenante symbiose qui permettait aux hydrogues et aux wentals d’attaquer leurs ennemis de concert. Jess frémit en contemplant de nouveau ces terribles décharges énergétiques qui avaient ravagé la forêt-monde. Les hydrogues ne se battaient pas pour obtenir un pardon quelconque, ils étaient venus pour détruire et s’y employaient avec rage. Les faeros répliquèrent, parvenant à fracasser plusieurs globes de diamant qui se virent aussitôt remplacés par des renforts surgis des profondeurs. — Jess, nous devons nous concentrer sur l’Incarné, lui rappela Cesca. — C’est vrai. Je me suis laissé distraire. Les deux Vagabonds pouvaient sentir que Rusa’h était secoué par ce retournement de situation, mais ne comptait pas battre en retraite pour autant. L’énorme ellipsoïde poursuivait ses ravages dans les rangs de la Marine Solaire, dans le seul et unique but de tuer le Mage Imperator. Jess et Cesca se lancèrent à sa poursuite en compagnie des wentals de Golgen qui formaient à présent une véritable tornade stellaire. Il fallait absolument sauver le souverain ildiran des griffes brûlantes de Rusa’h. Le cyclone brumeux des wentals enveloppa la boule de feu en un instant. L’Incarné des faeros sembla très surpris de découvrir d’autres avatars en face de lui, comme s’il avait imaginé devoir rester un cas unique. Jess et Cesca profitèrent de sa stupeur pour le frapper de toutes leurs forces. Rusa’h se détourna des croiseurs de la Marine Solaire pour lutter contre le brouillard enragé qui cherchait à l’étouffer. Le vaisseau-bulle virevoltait à toute allure autour de la boule de feu ; les flammes perdaient peu à peu en intensité, mais l’Incarné résistait avec détermination. Les deux Vagabonds lancèrent un appel mental pour inciter wentals et hydrogues à concentrer leurs attaques sur cet objectif prioritaire. L’avantage ne tarda pas à changer de camp. Les orbes de guerre remplaçaient les vaisseaux vagabonds privés de munitions tandis que la brume vivante se jetait sur le moindre ellipsoïde passant à portée. Des nuages de cendres mortes tombaient lentement dans l’atmosphère de Golgen. Voyant ses ennemis fondre sur lui, Rusa’h se réfugia derrière un mur composé de dizaines de boules de feu. Visiblement affaibli, il réussit malgré tout à s’extraire de l’emprise des wentals et à sonner la retraite. Une nouvelle vague d’orbes de guerre sortit des nuages de Golgen, mais les assaillants quittaient déjà le champ de bataille à vive allure ; Jess et Cesca tentèrent de suivre leur proie avant d’être rapidement distancés. Même s’il regrettait de n’avoir pas pu éliminer Rusa’h, le Vagabond se réjouissait de voir enfin les faeros vaincus. Les canaux de transmission étaient saturés de cris de joie, parfois d’insultes envers les êtres ignés qui disparaissaient au loin. De nombreux vaisseaux hydrogues avaient succombé aux tirs enflammés, mais les survivants ne comptaient pas en rester là : comme des chiens affamés tirant sur leur laisse, ils voulaient s’échapper de Golgen et pourchasser les faeros à travers l’espace. Ce que Jess leur refusait. Les hydrogues avaient peut-être détruit un grand nombre de boules de feu, mais cela ne changeait rien au ressentiment du jeune homme à leur égard. Le Vagabond s’attendait à devoir entamer un nouveau combat, persuadé que les sphères de diamant allaient se retourner contre les wentals, mais la brume vivante semblait capable de maîtriser les ardeurs des hydrogues. « Ils ne se battront pas pour nous, précisa Osira’h. La bataille d’Ildira se fera sans eux. Ils vont rester ici. » — Ce serait trop dangereux de les laisser partir, ajouta la voix commune des wentals. — Je suis bien d’accord, approuva Jess, soulagé. Les orbes de guerre se retirèrent lentement dans les nuages de Golgen, leur foyer et leur prison. Jess se demanda si les hydrogues, malgré leur captivité, éprouvaient quand même une certaine satisfaction à l’idée d’avoir défait leurs ennemis. Le Vagabond appréciait leur aide ponctuelle, mais ne leur accorderait rien de plus. Il se rendit soudain compte que l’épave d’Osira’h était en train de redescendre elle aussi dans les nuées atmosphériques. Cesca s’en aperçut également et lança le vaisseau-bulle à la rescousse. Les wentals agrippèrent la petite sphère et la remontèrent doucement vers les stations d’écopage endommagées autour desquelles croisaient les restes de la Marine Solaire. « Vous avez capté les pensées de Rusa’h ? s’enquit la fillette. Il va rassembler tous les faeros sur Ildira. » 122 Le roi Peter Peter pensait s’être préparé à la rencontre, mais se surprit à hésiter quand les grandes portes dorées s’ouvrirent devant lui. Rory croisa aussitôt son regard depuis l’autre extrémité de la table de banquet. Estarra serra le bras de son époux, soudain incapable de détourner les yeux du jeune homme. Peter avait espéré déceler un indice quelconque dans l’expression de son successeur, mais Rory – si tel était son nom – demeura impassible. Les souvenirs du petit frère disparu se superposèrent peu à peu à ce visage adulte. Oui, c’était possible. Peut-être… Rory se leva pour les accueillir même s’il ressentait, lui aussi, un léger flottement. — Peter et Estarra, je vous souhaite la bienvenue. Je suis heureux de vous recevoir ici, dans mon Palais des Murmures. Une moquerie délibérée ? — Nous sommes le roi Peter et la reine Estarra, précisa sèchement la Theronienne. Basil Wenceslas fit son entrée par une porte latérale avant que Rory ait une chance de répondre. Drapé dans l’un de ses éternels costumes d’homme d’affaires, il réussit à se composer un léger sourire destiné aux médias. — Ne nous arrêtons pas à ces détails insignifiants. Nous avons mieux à faire. Peter estimait – à l’instar du président, bien sûr – que la reconnaissance de son titre n’avait rien d’insignifiant. Mais il préféra ne pas insister. — Effectivement, nous avons bien mieux à faire. Rory, je vous remercie de cette invitation. Il avait négligé à son tour le mot « roi », ce qui provoqua un hochement de tête approbateur du comper Précepteur. OX lui avait appris à respecter les règles de bienséance locales, et le roi Rory venait tout juste de poser que, ce soir, les titres étaient superflus. Basil fronça les sourcils, ce qui suffit au plaisir du leader de la Confédération. L’escorte de Peter pénétra à son tour dans la salle de réception et se mélangea à son homologue de la Hanse. Sarein était déjà assise, entourée – voire surveillée – par une rangée de ministres et de fonctionnaires. Estarra salua sa sœur, mais celle-ci semblait très réservée, comme si elle ne disposait que d’un temps de parole strictement limité. — Bienvenue au Palais des Murmures, Estarra. Basil avait dû lui imposer une série de règles drastiques avant de l’autoriser à assister au banquet. Estarra aurait aimé parler à sa sœur, mais ce ne serait clairement pas pour cette fois. Eldred Cain était là, lui aussi. Muet comme une tombe. Peter entraîna sa reine en bout de table, vers le siège où trônait Rory. — Allons, ne vous isolez pas ainsi ! lança-t-il au jeune roi. Regardez. Si nous déplaçons ces deux fauteuils, nous pourrons nous asseoir tous les trois ensemble, comme des égaux. (Il sourit à Basil d’un air narquois.) Dans un esprit de coopération et de respect mutuel. Les suivants de Peter réarrangèrent les sièges en un rien de temps tandis que Sarein détournait le regard, sans doute pour masquer un rictus amusé. Peter et Estarra entourèrent bientôt Rory, qui avait évidemment reçu son propre jeu d’instructions à respecter. OX resta au côté de Peter pendant tout le repas ; il goûta au fur et à mesure les amuse-gueules, entrées, salades et viandes qui défilaient sur la table afin d’y déceler la moindre substance dangereuse, poison ou hallucinogène. Même si les serveurs remplissaient les assiettes à partir de grands plats communs, ce qui laissait supposer que le roi Rory serait touché par une éventuelle toxine, le président pouvait très bien avoir fait avaler un antidote à sa marionnette ou l’avoir entraînée à résister à un produit chimique particulier. Ceci en supposant que Basil considère son ennemi comme terriblement naïf. Peter s’interrogeait toujours sur les raisons de cette invitation. N’avait-elle d’autre but que de le laisser approcher Rory ? Bien sûr, le jeune homme ressemblait à son frère. Bien sûr, Peter ne perdait pas une miette de ses gestes, de ses expressions. Mais comment être certain ? Rory entretint une conversation polie, éludant avec subtilité tout sujet polémique et toute allusion à son passé. Il ne dit rien qui puisse pousser Peter à le prendre pour son frère… ce qui était aussi une manière de convaincre : si c’était vraiment un imposteur, Basil l’aurait sans doute abreuvé de détails éloquents. De son côté, Peter lâcha quelques remarques sur sa famille, espérant que Rory y réagirait d’une façon ou d’une autre. Sans succès. Sarein demanda quand même des nouvelles de son neveu ; Estarra fut ravie de pouvoir lui parler du petit Reynald. — J’espère que je le verrai un jour…, déclara l’ambassadrice avant de se taire brusquement, comme si elle en avait déjà trop dit. Peter, le regard froid, se tourna vers le président de la Hanse. — Eh bien, Basil. On murmure que vous avez installé votre bureau dans un abri souterrain. Vous cachez-vous au fond d’un terrier pendant que la Terre vit des heures si terribles ? — Vous glissez un peu vite sur les interprétations, lui répondit Basil tout aussi fraîchement. J’ai de fait trouvé plus prudent d’établir un centre de commande moins exposé. Pendant ce temps, le roi Rory reste ici, au Palais des Murmures, pour remplir les charges qui lui incombent. — Donc vous estimez que ce palais est un endroit sûr ? Peter voulut illustrer son propos d’un grand geste de la main, mais sa manche fit basculer un couvert en argent par-dessus la table. Il tenta vainement de rattraper la cuillère, qu’OX dut se pencher pour ramasser. Son commentaire caustique était tombé à l’eau. — Seriez-vous nerveux, Peter ? ironisa Basil. — Juste maladroit. (Il s’assura que les caméras enregistraient son sourire d’autodérision, puis contre-attaqua par une requête sérieuse.) J’aimerais profiter de cette occasion pour réclamer officiellement la libération de Patrick Fitzpatrick et de son épouse. Ce sont des citoyens de la Confédération. Basil eut l’air d’avoir avalé d’un coup une bouchée répugnante. — Ces personnes sont accusées de haute trahison. Ce qui représente une charge très grave, surtout durant le genre de crise que nous traversons. La Hanse n’est guère encline à se montrer indulgente. — Oui, nous avons bien vu comment vous avez réglé le cas de Maureen Fitzpatrick. Basil fit signe aux musiciens de commencer à jouer. Cafés et liqueurs clôturèrent le plantureux repas. L’œil narquois, Peter sirota un café parfumé à la cardamome, l’ancienne boisson favorite du président. Basil, pour sa part, n’accepta qu’un verre d’eau fraîche agrémenté d’une rondelle de citron. À l’autre bout de la table, Eldred Cain se leva pour lire une courte déclaration remerciant tous les volontaires venus défendre la Terre. L’adjoint s’exprimait si rarement en public que Peter avait du mal à saisir pourquoi c’était lui, et pas Rory, qui se chargeait du discours. Mais il comprit rapidement que ce n’était là qu’une diversion permettant à Basil de s’entretenir discrètement avec le roi rebelle. — À quoi jouez-vous, Peter ? Amener tous ces vaisseaux de la Confédération jusqu’ici… Dans quelle intention ? Je garde les FTD en état d’alerte au cas où vous tenteriez un mauvais coup. Estarra émit un grognement incrédule. — Nous sommes là pour apporter notre aide, que vous le croyiez ou non. — La Terre a subi une terrible catastrophe, Basil, insista Peter. À moins que vous ne vous en soyez pas rendu compte ? — Je me suis surtout rendu compte qu’une flotte militaire campait devant ma porte, menée par un ancien roi qui ne cache pas son désir de me renverser. Il est grand temps de mettre fin à ces enfantillages, pour le bien de l’espèce humaine. — Des enfantillages ? s’étonna Estarra à voix basse. Nous vous prêtons main-forte malgré vos attaques répétées contre les installations vagabondes. C’est la guerre que vous voulez, c’est ça ? Basil dévisagea la reine comme un professeur cherchant à impressionner une élève turbulente. Il jeta un rapide coup d’œil aux alentours pour s’assurer qu’aucune caméra n’était braquée sur lui, puis se pencha vers Peter. — J’en ai soupé de vos rêves de grandeur. Vous allez abdiquer en vitesse et dissoudre cette ridicule Confédération. La Hanse veille aux intérêts de l’humanité depuis trois siècles. Nous devons aujourd’hui affronter les Klikiss, les faeros, que sais-je encore ? Ce n’est pas le moment de se diviser, et c’est moi qui suis le plus apte à nous sortir du pétrin. — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Peter était sidéré que Basil s’autorise une telle affirmation. — Je vais essayer d’être plus clair, reprit le président, de plus en plus contrarié. J’étais déjà un dirigeant respecté bien avant votre naissance. Ça se passera beaucoup mieux pour tout le monde si vous vous contentez de m’obéir. Dans le cas contraire, je n’hésiterai pas à employer les moyens de pression nécessaires pour… — Quels moyens de pression ? rétorqua Peter d’un ton acerbe. Vous parlez de ce jeune homme assis à côté de moi ? C’est vraiment une manœuvre désespérée. (Il se tourna vers le jeune roi avec un regard triste.) Rory, ou quel que soit votre nom, je sais à qui le président cherche à vous assimiler. C’est vrai que vous ressemblez à mon frère, mais ce soir, vous n’avez rien fait pour me convaincre de votre identité. — Je n’ai pas essayé. (Rory baissa les yeux.) Je n’y étais pas autorisé. Une remarque lourde de sens. Peter scruta de nouveau les traits de son voisin, le profil, la forme du nez. Visage naturel ou… modifié pour la circonstance ? Les yeux de Basil lançaient des éclairs. Sarein observait l’échange de loin ; elle ne pouvait rien entendre, mais semblait très inquiète. Peter surprit toute l’assemblée en se levant subitement. Il en avait assez de jouer au chat et à la souris. — Monsieur le Président, dit-il d’une voix forte, je vous remercie d’être remonté à la lumière du jour pour participer avec nous à cet agréable banquet. Rory, ce serait un plaisir pour moi de vous recevoir sur mon vaisseau-amiral afin que vous profitiez en retour de l’hospitalité de la Confédération. Disons après-demain, si cela vous convient ? Le président Wenceslas est évidemment le bienvenu lui aussi. Il murmura ensuite à la seule intention de Basil : — Nous reparlerons de cette prétendue division de l’espèce humaine. Nerveux, le président acquiesça d’un léger signe de tête. Le roi Rory se leva à son tour pour accepter l’invitation, une image conviviale retransmise en direct par tous les médias. Basil paraissait chercher un moyen d’avoir le dernier mot alors même que Peter et sa suite quittaient la salle de réception pour rejoindre l’astroport. Estarra lança un ultime regard à Sarein, qui donnait l’impression de vouloir lui faire passer un mystérieux message. Peter appela l’amiral Willis pour la prévenir qu’ils sortaient sains et saufs du Palais des Murmures et ne tarderaient pas à rallier le Jupiter. Le roi n’était toujours pas sûr de comprendre les objectifs de Basil, mais pour sa part, il était arrivé à ses fins. — Nous rentrons à la maison, amiral. Ce fut une bien belle soirée. Willis accusa réception de la bonne nouvelle. Estarra, elle, paraissait très perturbée au moment de grimper dans la navette qui ramènerait la délégation vers les vaisseaux regroupés au-delà de l’orbite lunaire. Dans son ancienne vie de gamin des rues, Raymond/Peter avait appris à faire les poches de ses concitoyens. Devenir roi ne lui avait pas ôté certaines compétences. Il attendit le décollage de la navette pour extraire de sa manche un couvert en argent subtilisé sur la table du banquet, tandis qu’OX ramassait ostensiblement la fameuse cuillère tombée par terre. La fourchette de Rory. Avec son ADN. 123 Sarein Sarein se réfugia dans son appartement pour relâcher la pression due au rôle que Basil lui avait fait jouer au banquet. — Dis-en le moins possible, avait-il ordonné. Le but de ta présence est de rappeler à Estarra que tu es de mon côté. Point final. Le président s’était de nouveau éclipsé dans son bunker souterrain ; il ne lui avait pas adressé la parole après la soirée, mais continuait sans doute à épier ses faits et gestes. Lovée dans son canapé, elle essayait de se remémorer ses rares échanges avec Estarra lorsqu’une sirène d’alarme brisa sa concentration. Depuis le début de l’alerte aux astéroïdes, tout le monde savait où trouver l’abri le plus proche, abri dont les parois renforcées étaient censées résister à l’effondrement des immeubles alentour. Bien sûr, si un gros débris lunaire frappait le Quartier du Palais, tout serait purement et simplement vaporisé sur des kilomètres à la ronde. Sarein se précipita dehors sans emporter quoi que ce soit avec elle. Tout ce qui lui tenait à cœur avait disparu quand Basil avait décidé de refaire la décoration. Elle remonta le couloir, descendit d’un étage et se rua dans l’abri VIP. Eldred Cain l’y avait devancée. L’adjoint referma la porte et sourit sans joie. — Cela va nous permettre de parler un peu en privé. J’aurais aimé ne pas avoir à causer un tel désordre, mais je n’ai pas trouvé d’autre solution. Nous n’avons pas beaucoup de temps. L’espace restreint n’autorisait aucun confort superflu : murs blindés, placard métallique contenant des réserves d’eau et de nourriture, rideau en polymère abritant des toilettes chimiques, plus un évier et un assainisseur d’eau. Les plaques phosphorescentes incrustées dans le plafond pouvaient éclairer l’endroit jusqu’à la fin des temps. Malgré la porte scellée, Sarein percevait encore le hurlement de la sirène d’alarme. — Il est plus que jamais urgent de nous débarrasser du président, dit Cain à voix basse. Vous le savez aussi bien que moi. — Oui, je le sais ! Mais notre premier attentat a été un échec. Il a coûté la vie à McCammon et à dix-huit boucs émissaires. Cain sortit une dague de sa veste. Le fourreau richement décoré portait l’inscription « RRM » ; c’était l’arme de cérémonie que McCammon portait en permanence accrochée à la ceinture. — J’ai récupéré ceci avant que l’on fasse disparaître le corps du capitaine McCammon. J’ai nettoyé les traces de sang. (Sarein sentit son estomac se tordre en voyant Cain brandir le poignard d’un air étrange.) Je comptais le rendre à sa famille, en témoignage de ses bons et loyaux services, mais je n’ai trouvé personne. Apparemment, le capitaine des gardes royaux était seul au monde. Il ne manquera à personne. — À nous, il nous manquera, dit Sarein d’une voix accablée. Nous seuls connaissons la vérité. Cain tapota doucement la dague. — C’est triste à dire, mais la mort de McCammon et l’attaque des faeros nous offrent un court répit. Le président croit sans doute que nous sommes trop effrayés pour lever le petit doigt. Il est déjà passé à autre chose. — Il a des preuves contre moi ! Il m’a montré des images de surveillance. Cain haussa les épaules. — Et alors ? Je suppose qu’il en a autant à mon service. La vraie question est de savoir qui frappera le premier. Sarein frissonna en repensant aux caresses glacées du président. Comptait-il renouveler ce genre de séance ? Cette seule idée la dégoûtait. — Nous devons prendre les devants. — Je vois que nous sommes d’accord, approuva Cain. Il faut agir vite. Vous avez vu ce qui s’est joué au banquet ? Peter a lancé une invitation que le président ne pouvait décemment refuser. Je doute qu’il emmène Rory avec lui, ce qui serait un handicap stratégique, mais il se rendra bel et bien sur le vaisseau-amiral de la Confédération. À l’abri des regards, il pourra menacer Peter et lui lancer un ultimatum. Sarein baissa encore la voix, craignant que Basil ne l’espionne même durant une alerte aux astéroïdes. — De quel ultimatum parlez-vous ? — Maintenant que le roi Peter a vu Rory, Basil croit pouvoir donner le coup de grâce. Il va menacer de tuer Rory… et je suis sûr qu’il n’hésiterait pas une seconde à passer à l’acte. Le président est persuadé que Peter préférera battre en retraite plutôt que mettre son frère en danger. — Rory est vraiment son frère ? — Je n’en sais rien. Et Peter non plus. — Basil n’a pas réussi à faire plier le Mage Imperator, remarqua Sarein. — Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas prendre le risque de voir Peter céder au chantage. L’enjeu est trop important. En l’absence du président, l’Épée de la Liberté aura les mains libres. Cain sortit la dague du fourreau et posa les yeux sur la lame étincelante. Le message était clair. — Quand le chat n’est pas là…, commença Sarein. — Une attaque surprise. Rapide. Nous agirons dès qu’il sera parti. J’aurai besoin de vous. La Theronienne frissonna de nouveau. Rien n’était pire que ce que Basil lui faisait subir, à elle et à toute l’espèce humaine. — Vous comptez toujours le tuer ? La sirène d’alarme s’arrêta brusquement. — Mieux que ça. Le priver de tout pouvoir. (La lame émit un long murmure métallique en regagnant son fourreau.) Vous allez profiter de son escapade pour quitter la Terre. Vous attendrez discrètement en orbite puis, dès la fin de la visite officielle, vous demanderez l’asile politique à la flotte de la Confédération. La reine Estarra vous accueillera à bras ouverts. Vous direz au roi Peter qu’une révolution va éclater sur Terre et qu’il doit en profiter pour reprendre le contrôle de la Hanse. Mais il faudra faire vite, pendant que Basil Wenceslas sera déstabilisé par la petite surprise que je lui prépare. Le moment est venu de franchir le Rubicon. — Peter et Estarra ne nous laisseront pas tomber. (Sarein se demandait, le cœur battant, si elle allait enfin réussir à s’évader.) Comment vais-je rejoindre les vaisseaux de la Confédération ? — Adressez-vous au capitaine Kett. (Cain sourit devant l’expression effarée de sa complice.) Branson Roberts et Rlinda Kett sont arrivés sur Terre quelques jours après la destruction de la Lune. Ils semblaient croire que le président avait oublié leur mandat d’arrêt. Fort heureusement, j’ai pu m’arranger pour que ce soit les archives qui « oublient » avant qu’une patrouille intercepte leur vaisseau. Je suis sûr qu’ils vous aideront bien volontiers. Sarein n’en revenait pas. La possibilité de retourner bientôt sur Theroc lui donnait le vertige. — Je sais comment contacter le capitaine Kett. Cain hocha la tête. — Vous devez convaincre le roi que les Terriens ne soutiennent plus le président. Mais il faut proposer une solution de remplacement. Si Peter revient au Palais des Murmures, le peuple sera derrière lui. Sarein quitta la banquette métallique ; elle entendait des gens s’agiter à l’extérieur de l’abri. — Et vous, vous ferez quoi pendant ce temps-là ? Vous ne voulez pas venir avec moi ? — Ma place est ici, répondit l’adjoint d’une voix sans timbre. Je dois aider l’Épée de la Liberté à remporter la victoire finale. Quand le président se posera sur Terre, son poste n’existera plus. 124 Tasia Tamblyn La Marine Solaire était impatiente de retourner sur Ildira en finir avec les faeros. Adar Zan’nh ordonna à tous les croiseurs survivants de se rassembler et de se préparer au départ. Les Vagabonds étaient bien décidés à se joindre à cette campagne, même si les obus wentals avaient rapidement manqué lors de la bataille qui venait de s’achever. Tasia retrouva ses compagnons d’armes dans l’un des grands hangars à ciel ouvert de la station d’écopage. L’enthousiasme se lisait sur les visages, même si Kotto Okiah sursautait encore au moindre bruit un peu violent. — Nous devons lancer la poursuite, insista le Mage Imperator. Ildira est sans défense. Rusa’h va ravager la planète entière pour se venger de sa défaite. Tout lui est bon pour me faire du mal. — Peut-être ne contrôle-t-il pas les faeros si bien qu’on voudrait le croire, nota Osira’h. — Les porteurs d’eau sont revenus sur Theroc, annonça Jess. Prêts à se battre. Je vais leur demander de se mettre en route vers Ildira. Tasia était ravie de voir tout ce beau monde avide d’en découdre avec les faeros. Elle ressentait une haine similaire envers les Klikiss depuis la terrible épreuve subie sur Llaro. Les Klikiss… toujours impunis. Néanmoins, même si la Vagabonde se réjouissait d’avoir exterminé dix faeros grâce aux nouvelles munitions, elle devait calmer les ardeurs de ses alliés : — Ne mettons pas la charrue avant les bœufs. Merdre, j’ai du mal à croire que c’est moi qui suis obligée de dire un truc pareil ! Mais on ne peut pas y aller sans être au maximum de nos moyens. Si on y va maintenant, on va perdre. Kotto semblait lui aussi très incertain. — Affronter l’ensemble des faeros nécessitera plusieurs milliers d’obus wentals. (Il se tourna vers Adar Zan’nh, sourcils froncés.) Vos vaisseaux résistent mal à la chaleur émise par les boules de feu. Et comme je sais que les croiseurs ildirans aiment bien jouer les béliers, vous aurez besoin d’un meilleur blindage. — Nous disposons du meilleur blindage jamais créé, répondit froidement l’adar. — Alors il faudra trouver mieux quand même. Peut-être en recourant à des solutions un peu inhabituelles. Le commandant en chef de la Marine Solaire se détendit légèrement. — Oui, j’ai cru comprendre que c’était la spécialité des ingénieurs humains. — Des idées, Kotto ? demanda Cesca. Le jeune scientifique se frotta la tête, pensif. — Vous m’avez suggéré d’utiliser les wentals dans mes recherches. Ne pourraient-ils pas former un bouclier, un cocon protecteur autour de nos vaisseaux ? — Fabriquer boucliers et obus exigerait bien plus d’eau vivante que nous n’en avons ici, rétorqua l’Oratrice. Tasia, elle, se raccrocha à la trouvaille de Kotto. C’était un pas dans la bonne direction. — Quoi qu’il en soit, nous devons récupérer toute l’eau disponible avant de filer vers Ildira. C’est notre seule chance de vaincre. — Ne t’inquiète pas pour ça, lui dit son frère. On aura notre content d’eau. Toi, tu commanderas la flotte des Vagabonds. Quant à Kotto… L’ingénieur surprit tout le monde en secouant gravement la tête. — Je ne viens pas. J’ai prouvé l’efficacité de mon arme, ça me suffit. Mission accomplie. Dois-je vous rappeler que j’ai un autre projet en cours, sur lequel vous semblez faire l’impasse ? Croyez-vous que nous n’ayons qu’un seul ennemi à combattre ? — Nous devons absolument détruire les faeros, protesta Cesca. — C’est vrai, mais vous n’avez plus besoin de moi pour ça. La Sirène klikiss est opérationnelle depuis plusieurs jours, sauf que je n’ai jamais le temps de la tester… Si cet engin fonctionne, il pourrait nous débarrasser de tous les Klikiss d’un seul coup. C’était exactement ce que Tasia voulait entendre. — Dans ce cas, Kotto, c’est toi qui as besoin de moi ! Je connais bien ces sales bêtes et j’ai une revanche à prendre au nom des colons de Llaro. Si tu as une arme, je vais te trouver des Klikiss pour servir de cobayes. (Jess et Cesca lui jetèrent des regards consternés, mais Tasia tint bon.) Je sais, je devrais vous suivre sur Ildira. Ou même rejoindre Robb et l’amiral Willis pour empêcher les débris lunaires de frapper la Terre. Mais mon Guide Lumineux me montre la voie. Fais-moi confiance, Jess. Son frère la dévisagea un long moment avant de pousser un soupir résigné. — Tu n’en as toujours fait qu’à ta tête, comme quand tu t’es engagée chez les Terreux sans nous demander notre avis. Pas de raison que ça change. 125 Celli Celli sautait de joie en observant les porteurs d’eau à travers les branches des arbremondes. Les réservoirs de ces vaisseaux contenaient de nouveaux wentals localisés lors de recherches intensives, des wentals imprégnés de l’esprit combatif prôné par Jess Tamblyn et Cesca Peroni. Connectés au même arbre, Solimar et elle écoutèrent les verdanis entonner un chant de bienvenue en l’honneur de leurs alliés. La canopée bruissait de délice tout en s’écartant pour livrer passage aux Vagabonds. Avides de liberté, bouillonnants d’énergie, les wentals réussirent à convaincre les pilotes d’ouvrir les soutes avant même d’atterrir. L’eau vivante se déversa dans l’air et se regroupa en globes étincelants qui dérivèrent lentement parmi les grands arbres. Celli avait déjà vu les wentals fusionner avec des arbremondes endommagés, une symbiose qui avait donné naissance à une flotte d’immenses navires de guerre verdanis. Mais les créatures aqueuses avaient apparemment changé de stratégie : comme les vaisseaux-arbres étaient trop vulnérables aux faeros, wentals et verdanis devaient trouver un autre moyen de renvoyer les êtres ignés au fond de leurs soleils. Celli et Solimar rejoignirent leurs camarades, qui n’avaient eu besoin d’aucune explication pour se mettre au travail ; les prêtres Verts grimpaient déjà aux arbres afin d’en détacher de petits surgeons poussant dans les fissures de l’écorce dorée. En temps normal, des prêtres messagers étaient désignés pour aller planter des bosquets sur de lointaines planètes, répandant ainsi les arbremondes dans tout le Bras spiral. Mais cette récolte-ci avait un but bien différent. Les prêtres Verts avaient écouté Nira leur narrer la bataille de Golgen par télien. Tout le monde se préparait à converger vers Ildira pour le combat final : Jess et Cesca, la flotte d’Adar Zan’nh, wentals et Vagabonds. La forêt-monde ne comptait pas rester en arrière. Les alliés devaient se rassembler et agir de concert avant que les faeros, enragés par leur défaite, détruisent la planète mère ildirane. Celli tourna de nouveau les yeux vers le ciel. Les innombrables sphères générées par l’eau des wentals descendaient avec grâce, telle une pluie de gouttes géantes. La jeune femme s’avança, surgeon en main. La petite plante fragile était une composante tout aussi cruciale de la forêt-monde que n’importe quel arbre adulte. Les verdanis ne formaient qu’un seul et même esprit. Une bulle du diamètre d’un bras vint flotter devant la prêtresse Verte. Elle approcha le surgeon de la paroi luisante, qui se rétracta aussitôt pour permettre au bout d’arbre de prendre place en son sein. Une lumière éblouissante jaillit quand les principes liquides et végétaux se combinèrent en une force supérieure. Une force qu’il fallait espérer invincible. La sphère s’éleva au-dessus de la canopée tandis que Solimar effectuait la même opération de son côté. Tous les prêtres Verts se joignirent à la création de ces nouvelles armes élémentales. Nikko Chan Tylar posa le Verseau près des navires des dix autres porteurs d’eau. Il franchit l’écoutille en compagnie de son père et d’un troisième Vagabond que plusieurs personnes reconnurent sur-le-champ. — Caleb Tamblyn ! — C’est bien moi. Je viens me battre contre les monstres enflammés qui ont tué Denn. Idriss et Alexa s’avancèrent à leur rencontre en compagnie du petit Reynald, dont ils prenaient soin pendant que ses parents étaient sur Terre. — Nous avons besoin de tous les combattants disponibles. — Alors je suis votre homme. (Caleb croisa ses bras osseux.) Et je compte bien faire la différence, croyez-moi. Le père de Celli s’avança pour lui serrer la main. — Bienvenue parmi nous. Qu’est-ce que vous savez faire, exactement ? Le vieil homme lui jeta un regard courroucé. Pendant ce temps, les prêtres Verts continuaient à unir surgeons et sphères aqueuses. Les feuilles délicates flottaient au cœur des bulles vivantes, offrant leur énergie tout en absorbant celle des wentals. De plus en plus nombreux au-dessus de la forêt, les globes reflétaient la lumière solaire comme d’énormes perles. — C’est magnifique, lâcha Nikko, les larmes aux yeux. — Espérons que les faeros ne les trouveront pas si jolis que ça, grommela son père. Une fois prêtes, les bulles filèrent dans l’espace, en route vers Ildira. — C’est tout ? s’étonna Caleb. J’attendais… autre chose. — C’est loin d’être fini, précisa Celli. — Très loin, même, ajouta Solimar. Mais le reste se déroulera sur Ildira. Caleb posa lourdement la main sur l’épaule de Crim. — Alors qu’est-ce qu’on attend ? Nikko, lui, se précipitait déjà vers son vaisseau. 126 Sarein Sarein et Cain préparèrent soigneusement leur plan. Ne restait qu’à attendre le départ de Basil, qui devait se rendre en visite diplomatique sur le vaisseau-amiral de la Confédération. Une fois que le président aurait quitté la Terre, les conspirateurs disposeraient d’un peu moins de deux jours pour renverser le gouvernement de la Hanse. Basil s’invita de nouveau chez la Theronienne, l’air tendu, anxieux. Cette fois, le sexe était la dernière de ses préoccupations. — Nous aurons bientôt de quoi nous réjouir, Sarein. Tout va rentrer dans l’ordre. Quand j’aurai enfin convaincu Peter de renoncer, la Hanse repartira sur de bons rails. Le président n’avait même pas cherché à dissimuler l’ultimatum lancé au souverain. Il était persuadé de l’efficacité de sa carte maîtresse : Rory, le frère prodigue. Peter céderait, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Basil se tenait terriblement près de Sarein ; le souffle chaud, viril, lui donnait des frissons qui n’avaient rien d’intime. — Rassure-toi, reprit-il en lui touchant l’épaule. À mon retour, j’aurai encore besoin de ton aide. Plus que jamais, même. (Il lui caressa le menton, puis la pommette.) Je reconnais t’avoir délaissée. J’avais tellement de soucis. Mais j’ai besoin de toi. Sarein était complètement déboussolée. Son ancien amant gardait-il quelques traces d’affection à son égard, ou s’agissait-il d’une nouvelle tentative de manipulation ? Elle ne pouvait pas oublier les images de surveillance laissées sous son oreiller, qui faisaient peser sur elle la menace d’une exécution sommaire. Sauf si… Basil lui avait montré ces preuves non pour la menacer, mais pour lui signifier qu’il était prêt à la pardonner malgré ses erreurs. Basil sourit comme si une idée venait de lui effleurer l’esprit, même si Sarein savait qu’il avait calculé son coup à l’avance. — Pendant que je ne serai pas là, j’aimerais que tu déménages dans le bunker souterrain. Tu y seras en sécurité, et après mon retour, nous pourrons être tout le temps ensemble. Sarein hocha la tête avec un enthousiasme qu’elle était loin d’éprouver. Surtout ne pas le provoquer, ne pas faire naître de nouveaux soupçons. Elle n’avait qu’une chose en tête, un seul objectif : fuir. — Ce sera parfait, répondit-elle enfin. — Bien. J’ai hâte d’y être. Il semblait convaincu. Apparemment. — Au revoir, Basil. Le président regagna la porte, où il hésita un bref instant. Sarein crut qu’il allait revenir l’embrasser, mais il se ravisa et sortit en hâte de l’appartement. La Theronienne était horrifiée. Fuir à tout prix, oui. Et sans regrets. 127 L’adjoint Eldred Cain Eldred Cain se mit au travail dès que le vaisseau du président quitta l’astroport du Quartier du Palais. Il avait beaucoup à faire en peu de temps. L’adjoint aurait aimé avoir Sarein avec lui, ainsi que le capitaine McCammon et une foule de manifestants se réclamant tous de l’Épée de la Liberté. Mais agir seul avait aussi ses avantages : il ne demandait l’avis de personne et, surtout, ne risquait la vie de personne. Il était le seul et unique responsable de ses actes, ce qu’il trouvait particulièrement efficace. L’amiral Diente avait perdu la vie en obéissant de son mieux aux ordres stupides du président. En conséquence, Cain ne voyait pas pourquoi la famille de l’officier devrait rester en résidence surveillée… sauf si la Hanse voulait éviter quelques révélations incendiaires. Les Diente n’avaient même pas été avertis du décès de l’amiral. Pour s’assurer de leur docilité, d’après Basil. Effectivement, quand la femme et les enfants du défunt apprendraient la mauvaise nouvelle, ils auraient sans doute bien des choses à dire… Une fois sur place, Cain n’eut aucun mal à bluffer les gardes. — L’ordre de détention est annulé. Il montra un vague document officiel de la Hanse, qu’aucun soldat ne prit la peine de lire. Depuis la destruction de la Lune, qui s’intéressait encore aux Diente ? Cain pénétra dans l’appartement, accueilli par les regards tourmentés des quatre membres de la famille. Il savait qu’il n’était sans doute pas la personne idéale pour ce genre d’annonce. La compassion n’avait jamais été son fort. — Vous venez nous libérer ? demanda la femme de l’amiral. Vous avez des nouvelles ? Cain avait oublié son nom, ce qu’il se reprocha aussitôt. Mais il ne pouvait plus attendre. — Je suis au regret de vous apprendre que l’amiral Esteban Diente a trouvé la mort lors d’un combat contre les Klikiss. Ce… triste épisode s’est déroulé il y a déjà plusieurs semaines, mais le président de la Hanse n’a pas jugé bon de vous en informer. L’épouse de Diente se mit à sangloter, comme si elle avait su à quoi s’attendre dès que Cain était entré. L’adolescente et le garçon de douze ans poussèrent des cris incrédules ; la plus jeune des filles ne comprenait même pas ce qui se passait. Cain hésita quelques secondes, puis reprit son exposé : — Vous êtes détenus sous de faux prétextes depuis le premier jour. Le président Wenceslas vous gardait en otage afin que l’amiral Diente ne puisse pas refuser ses ordres. Vous étiez le gage de sa loyauté. — Non, non, non…, bredouilla la veuve de l’officier. — Le président ne sait pas que je suis ici. Je viens vous libérer. — Nous libérer ? s’exclama le garçon. Pour aller où ? L’aînée écarquilla les yeux. Elle paraissait être la seule à saisir l’ampleur de la situation. — Nous, des otages ? Cain entreprit de pousser les prisonniers vers la porte. — J’ai un plan, mais vous devez partir avant le retour du président. Il sera furieux quand il découvrira que vous vous êtes échappés. Je vais vous confier à une organisation dissidente qui s’appelle l’Épée de la Liberté. Ils veilleront sur vous jusqu’à la fin de la crise. Si vous leur racontez votre histoire, toute la Terre saura ce que le président vous a fait, à vous et à l’amiral. — Non, non, non… La mère de famille ne l’écoutait même pas. Si Sarein avait été là, elle aurait su s’y prendre bien mieux que lui. — Je vous en prie, suivez-moi. Basil Wenceslas était parti depuis moins d’une heure. Passant d’appartement en appartement, Cain retrouva les familles de Pike et San Luis, qui avaient eux aussi subi les pressions du président. Il expliqua aux évadés comment entrer en contact avec les deux amiraux. — Ils travaillent avec les équipes qui protègent la planète des débris lunaires. Dites-leur que vous êtes en bonne santé. Et libres. Quand ils vous sauront en sécurité, ils pourront agir en toute conscience sans avoir à obéir à des ordres illégaux. Cain dissimula à la femme de Pike que son mari avait été forcé d’assassiner Maureen Fitzpatrick. Tous le regardaient avec des yeux incrédules, sauf l’aîné de l’amiral San Luis, qui secoua gravement la tête. — Bien sûr. Ils nous ont menti depuis le début. Le groupe sortit du bâtiment et passa de rue en rue sous la direction de Cain, qui sentait qu’il n’y avait pas une minute à perdre. — Basil Wenceslas vous a trompés. Dites à tous les Terriens qu’il n’est plus capable d’assumer ses fonctions. Maintenant, je dois vous laisser. Chacun de vous est une arme que l’Épée de la Liberté saura utiliser pour faire tomber le président. Le cœur de Cain battait à tout rompre. C’était fini, il ne pouvait plus revenir en arrière. Mais il avait encore besoin d’un élément, d’un catalyseur, pour atteindre la masse critique. Heureusement, il savait où trouver son bonheur. Dans une autre cellule. Ces derniers jours, le président Wenceslas avait été bien trop occupé pour organiser l’exécution à grand spectacle de Patrick Fitzpatrick et de Zhett Kellum. Tant mieux. En chemin, l’adjoint entendit crier de nombreux slogans enflammés auxquels répondait le bourdonnement des convulseurs. L’équipe de nettoyage, visiblement dépassée par les événements, ne parvenait plus à réprimer les manifestations. Parfait. Quand l’Épée de la Liberté diffuserait les révélations des otages, la vague de protestations renverserait tout sur son passage. Si Sarein parvenait à convaincre le roi Peter de suivre le mouvement. Un groupe de manifestants avait pris position près de l’immeuble gouvernemental où Patrick et Zhett étaient enfermés. Comme aucune information n’avait filtré sur leur lieu de détention malgré les demandes acharnées des dissidents, ces derniers campaient devant chaque bâtiment susceptible d’abriter leurs héros. Avec assez de monde en place, quelqu’un finirait bien par être au bon endroit au bon moment. Certain d’être reconnu s’il traversait la foule, Cain pénétra dans un petit édifice situé de l’autre côté de la rue, descendit au deuxième sous-sol et s’enfonça dans un tunnel mal éclairé qui le conduisit enfin à bon port. Carrelage blanc, murs crème, plafonds phosphorescents. Pas une ombre à l’horizon. Cela faisait des semaines que l’équipe de nettoyage avait rempli – surchargé – les quartiers de haute sécurité : les cellules de ce bâtiment étaient faites pour des bagarreurs ou des soûlards, pas pour des conspirateurs de grande envergure. Les deux soldats chargés de l’accueil se mirent au garde-à-vous dès qu’ils aperçurent l’adjoint du président. — Je viens chercher les nouveaux prisonniers, Patrick Fitzpatrick et Zhett Kellum. Le président m’a chargé de les conduire personnellement dans une autre prison. Ordre prioritaire. Ils consultèrent leurs écrans en prenant la pose, puis l’un des deux se tourna vers son camarade, qui hocha la tête. — Par ici, monsieur. Patrick et Zhett occupaient des cellules contiguës ; ils se levèrent d’un bond en voyant arriver Cain. L’adjoint les contempla d’un air morne à travers les portes transparentes avant de réprimander le soldat qui l’accompagnait. — Alors ? Qu’est-ce que vous attendez ? — Vous ne voulez pas d’escorte, monsieur ? Ce sont de dangereux criminels. — J’ai déjà tout organisé. Contentez-vous de me remettre les prisonniers. Fitzpatrick dévisagea l’adjoint d’un œil torve. — Je me demandais si vous alliez venir. Le président ne peut pas faire le sale boulot lui-même ? L’exécution sera publique, ou vous allez juste nous mettre une balle dans la tête avant de vous débarrasser des corps ? — Ni l’un ni l’autre. À présent, suivez-moi. Une fois libérés, Patrick et Zhett s’embrassèrent longuement. — Où va-t-on ? s’enquit la jeune femme. La réponse de Cain fut celle que le garde avait besoin d’entendre. — Un accord secret a été passé en haut lieu. Certains membres du gouvernement estiment qu’ils doivent encore une faveur à votre regrettée grand-mère. (Patrick sembla se satisfaire de cette explication.) Je vous en dirai plus en chemin. Allons-y. Patrick et Zhett échangèrent un regard, contemplèrent les cellules vides et se dépêchèrent d’emboîter le pas à l’adjoint. Le soldat, dérouté, resta en arrière pour refermer les portes. — Vous êtes libres, murmura Cain quand ils se furent suffisamment éloignés. Le président n’est pas là, c’est le moment d’en profiter. Il leur expliqua ce qu’il attendait d’eux : organiser la contestation, la faire monter en puissance pour préparer le retour du roi Peter. Le petit groupe franchit une porte latérale débouchant dans une allée. — Mêlez-vous à la foule. Qu’on ne vous retrouve pas, surtout. (Patrick hésitait, mais Cain lui donna une grande claque dans le dos.) Allez-y ! Les deux fugitifs s’enfuirent à toutes jambes. Eldred Cain sentit qu’on lui ôtait un gros poids de la poitrine, vite remplacé par une inquiétude sourde au creux de l’estomac. Il avait rempli sa mission. La suite des opérations était entre les mains de Patrick, Zhett et Sarein. L’adjoint ferma la porte et, d’un pas faussement nonchalant, regagna le bureau d’accueil. Il y trouva le colonel Andez, pâle comme la mort, qui hurlait sur des soldats terrifiés. Cain hésita un court instant avant de parcourir les derniers mètres ; il ne s’était pas attendu à être démasqué si rapidement. Les gardes semblèrent bien soulagés de le voir revenir. Andez se tourna vers lui, rouge de colère. — Qu’est-ce que vous faites ici, Cain ? — Et vous, qui vous autorise à parler ainsi à l’adjoint du président de la Hanse ? répondit-il d’un air méprisant. D’abord prise de cours, la jeune femme ne tarda pas à retrouver sa contenance. — Ces hommes prétendent que vous avez fait sortir Fitzpatrick et sa pute vagabonde. Je suppose que vous avez des documents à cet effet. Un ordre écrit du président. — Les ordres que je reçois ne vous concernent pas. — Mais ce sont des traîtres ! Tout le monde le sait. Leur culpabilité ne fait aucun doute. — Personne ne remet en cause votre travail, mademoiselle Andez… — Colonel Andez ! — Qu’importe. Vous dépassez les bornes. Je me vois forcé de vous signifier un avertissement. — Un avertissement ? À moi ? (Elle se raidit, puis flancha d’un coup.) J’agis pour le bien de la Hanse, rien d’autre. — Dans ce cas, vous feriez mieux de vous souvenir que vous n’êtes pas seule à assumer cette charge. Cain prit congé sous le regard noir de l’officier. Andez s’empresserait sans doute de relater cet épisode au président dès son retour sur Terre. Mais à ce moment-là, il serait déjà trop tard. 128 Le roi Peter Comme d’habitude, Basil agit comme si le Bras spiral lui appartenait. La navette diplomatique fila droit vers le Jupiter, sans escorte militaire, presque sans s’annoncer. Peter attendait cet instant fatidique depuis la fin du banquet tendu qui l’avait remis en présence de Basil Wenceslas. Nous y voilà. Le président avait bien sûr changé ses plans au dernier moment afin de prouver qu’il maîtrisait l’agenda de la rencontre : il avait renoncé à toute festivité officielle pour privilégier une réunion de travail privée avec Peter. Quant à Rory, il était resté sur Terre. Mais tous ces détails n’avaient aucune importance. Basil n’apprécierait pas ce que Peter comptait lui montrer, et ce quelles que soient les circonstances. L’amiral Willis secoua la tête d’un air dégoûté. — Se pointer comme ça, dans une navette ? Il doit vraiment être convaincu qu’on ne va pas le descendre d’un coup de jazer. — Il l’est. Et il a raison. Estarra regardait elle aussi le petit vaisseau s’approcher de leur Mastodonte après avoir quitté celui du général Brindle. Le président se poserait à bord du Jupiter dans moins d’une demi-heure – donc bien avant l’heure prévue – et s’attendrait à être reçu aussitôt. — Basil peut fanfaronner tout son soûl, dit Peter. Il ignore que sa carte maîtresse ne vaut plus rien. (Le roi serra tendrement la main d’Estarra.) Amiral, il semblerait que le banquet soit annulé. Pouvez-vous nous prêter une salle de réunion ? Pas de confort superflu. Surtout pas, en fait. — Ce ne sont pas les pièces vides qui manquent. On peut même vous ouvrir une cellule, si vous voulez. Deux officiers laissèrent échapper un ricanement. — Je préférerais rester à proximité de la baie d’amarrage. Inutile de garder le président dans nos murs plus que nécessaire. Willis sélectionna un petit mess à l’autre bout du couloir menant à la baie. Peter et Estarra s’y installèrent aussitôt en compagnie d’OX, sous l’œil de quelques membres d’équipage qui nettoyèrent la pièce aussi vite que possible. — Escortez le président ici dès son arrivée, demanda Peter. Je ne sais pas combien de personnes seront avec lui, mais je veux un soldat derrière chacune d’elles. Et au moins deux autres à la porte. Basil Wenceslas fit son apparition quelques minutes plus tard, l’air impatient. Il était seul, sans garde ni conseiller. Quelle arrogance, pensa Peter. À moins que le président tienne à garder cette conversation dans un cadre officieux. L’attitude de Basil était toujours aussi sobre, professionnelle, mais Peter le connaissait suffisamment pour y déceler de subtiles variations. Une pointe de stress, voire d’hésitation. Le président fronça les sourcils en découvrant la salle. — C’est comme ça que vous me recevez ? Dans un réfectoire ? — Pas de manières, je vous en prie. Passons tout de suite aux choses sérieuses. (Peter s’assit sur une chaise ordinaire, en face de son ancien mentor devenu ennemi.) Allez-vous libérer Patrick Fitzpatrick et son épouse, comme je vous l’ai demandé ? — Ce serait un geste de bonne volonté, ajouta Estarra. Nous pensions poser la question au roi Rory, mais il semblerait que vous n’ayez pas jugé bon de l’amener avec vous. Basil dévisagea Peter sans prêter attention à la reine. — Vous pensiez que j’allais prendre le risque de voir le roi capturé par les rebelles de la Confédération ? Ne soyez pas si naïf. — Arrêtez ce petit jeu, voulez-vous ? Dites ce que vous avez à dire. Le président posa un coude sur la table après s’être assuré de la propreté de cette dernière. Son autre main plongea dans la poche intérieure de sa veste pour en extraire une liasse de documents. — J’ai pris sur moi d’apporter les analyses génétiques que vous vous apprêtiez sans doute à réclamer. Elles prouvent que Rory est bien votre frère, comme vous deviez déjà vous en douter. (Basil plissa les yeux.) La balle est dans votre camp. Il peut mourir dans un accident, voire dans un attentat que j’attribuerai évidemment à l’Épée de la Liberté. (Cette dernière idée semblait le séduire.) Bref, je n’hésiterai pas à l’abattre si vous refusez de m’obéir. — Vous obéir ? Mais de quoi parlez-vous ? Peter avait du mal à croire que le président le considérait encore comme un enfant à qui il fallait apprendre la discipline. Décidément, Basil Wenceslas n’était pas au mieux de sa forme. — Je parle de votre abdication. Vous allez mettre fin à cette stupide insurrection qui ne sert qu’à affaiblir le véritable gouvernement de l’espèce humaine. Vous allez dissoudre la Confédération, afin que les Vagabonds et toutes nos anciennes colonies reviennent dans le giron de la Hanse. J’attends votre accord, avec effet immédiat. Peter poussa un long soupir. — C’est tout ? (Il posa un doigt sur les documents.) Vous n’allez même pas laisser mes équipes effectuer leur propre test ADN ? Le ton désinvolte énerva Basil. — Je n’ai plus de temps à perdre ! Tout ceci est votre faute, Peter. Si vous résistez, vous aurez le sang du roi Rory sur les mains. Le sang de votre frère. Le président croisa les bras comme s’il venait d’annoncer « échec et mat » à un joueur de troisième zone. Peter laissa échapper un gloussement qui surprit son adversaire. — Enfin, Basil ! J’ai retenu vos leçons. La vie d’une seule personne n’est rien comparée aux enjeux. — Vous n’avez jamais su bluffer. Ce n’est pas votre genre d’abandonner votre frère à son triste sort. Donc je répète : ou vous m’obéissez ou je tue Rory. — Mon frère est mort depuis longtemps. Quand vous l’avez assassiné. (Peter tentait de s’exprimer aussi froidement que Basil.) Vous avez fait du bon boulot et j’avoue que j’ai eu des doutes. Mais je sais à quoi m’en tenir. J’ai récupéré la fourchette de Rory, au banquet, pour faire un test ADN. Votre marionnette royale n’est pas mon frère. À mon grand regret. C’est un imposteur. Un pion, comme je l’ai été avant lui. — N’essayez pas de jouer au plus malin. C’est un trop gros risque. Peter se tourna vers le comper Précepteur. — OX peut vous fournir les résultats de l’analyse génétique, si vous voulez. La véritable analyse. (Le roi désigna encore les papiers de Basil.) Cet homme n’est pas de ma famille. Vous ne pouvez pas l’utiliser pour faire pression sur moi. Le président se leva d’un bond, seul contre tous. — Vous ne savez pas où vous mettez les pieds. Cette fois-ci, vous allez trop loin. — Si on m’avait donné un bidon d’ekti chaque fois que j’ai entendu ça…, ironisa la reine. Basil s’adressa enfin à elle, les joues en feu. — Je tiendrais ma langue, si j’étais vous. (Ses lèvres dessinèrent un sourire vicieux.) N’oubliez pas que je détiens aussi votre sœur. Le président de la Hanse gagna la porte en deux enjambées et sortit en bousculant les soldats qui attendaient à l’extérieur. 129 Sarein Basil n’était pas là, ce qui laissait à Sarein une chance unique de s’enfuir et de changer à jamais l’histoire de la Hanse. Cain comptait saper l’autorité du président en libérant Patrick Fitzpatrick et les familles des derniers amiraux des FTD, mais ce ne serait pas encore le coup de grâce. Pour cela, Sarein devait convaincre le roi Peter d’effectuer son grand retour sur Terre. Basil la tuerait sans remords s’il apprenait ce qu’elle complotait. Il lui avait demandé de s’installer dans le bunker souterrain ; il avait affirmé avoir besoin d’elle. Si elle partait juste après ça, juste après ce qu’il considérait comme une offre généreuse, ce serait la trahison ultime. Elle devait partir. À tout prix. Sarein vérifia que sa porte était bien fermée, même si elle n’imaginait pas un espion stationné dans le couloir. Elle ne put néanmoins s’empêcher de murmurer en envoyant un message à Rlinda Kett grâce au code fourni par la négociante lors de leur dernière rencontre. La Theronienne n’avait plus qu’à espérer que Cain ne s’était pas trompé et que le capitaine Kett était encore sur Terre. Heureusement, celle-ci apparut presque tout de suite à l’écran. « Sarein, quel plaisir d’avoir de vos nouvelles ! Désolée de ne pas avoir eu le temps de vous rendre une petite visite. La situation est un peu délicate dans le secteur. (Elle sourit, comme si elle venait de penser à quelque chose.) Donc vous acceptez mon offre, c’est ça ? » Le capitaine Roberts se faufila près de sa compagne. « Je n’aime pas rester planté là en attendant qu’un bout de Lune me tombe dessus. Ça s’est amélioré depuis l’arrivée des Vagabonds, mais quand même… On pensait mettre les voiles dès cet après-midi. D’autant que quelqu’un finira bien par nous repérer un jour. » Sarein prit une profonde inspiration et tenta de paraître aussi ferme que possible. « J’ai besoin que vous m’emmeniez sur le vaisseau-amiral du roi Peter. Je dois lui parler. Après tout, vous êtes la ministre du Commerce de la Confédération et je suis l’ambassadrice de Theroc. — Enfin du culot ! Vous m’en voyez ravie. » Sarein se rapprocha de l’écran, les traits tirés. « Et j’avoue que je suis assez pressée. Où pourrais-je vous retrouver ? — Quand voulez-vous partir ? — Maintenant. — Ça me va. » Rlinda lui communiqua l’emplacement du Foi Aveugle dans l’astroport du Quartier du Palais. Même si Sarein avait pris sa décision, elle hésita une dernière fois au moment d’abandonner son appartement. Elle complotait pour renverser le président, mais c’était peut-être la seule façon de lui sauver la vie. Tant d’années passées avec Basil… Tant d’années durant lesquelles il l’avait guidée dans les courants tumultueux de la politique interplanétaire. À présent, elle voulait juste rentrer chez elle. Un relent d’amour pour Basil – celui d’avant, celui du début – la poussa à enregistrer un message à son intention. Un ultime message, celui que sa conscience lui dictait malgré la peur. — Je ne serai plus là à ton retour sur Terre. Cela fait des années que je me voile la face devant tes décisions arbitraires, mais aujourd’hui je ne peux plus te soutenir. La Hanse est corrompue. Elle piétine les droits des citoyens qu’elle est censée servir. Je refuse d’être mêlée plus longtemps à cette mascarade. (Elle se fendit d’un sourire amer.) J’apprécie tout ce que tu as fait pour moi. Même si tu refuses de l’accepter, je t’aimais. Et je t’aime sans doute encore. Mais je ne supporte pas ce que tu es devenu. (Elle sentit ses yeux se remplir de larmes.) Tout ce qui se passe en ce moment est entièrement ta faute. Adieu, Basil. Une fois la vidéo enregistrée, Sarein programma son envoi avec condition de proximité : dès que le président reviendrait au Quartier du Palais, le système chargerait automatiquement le message sur son transmetteur personnel. D’ici là, Sarein serait déjà loin. En sécurité. 130 Le roi Peter Tous les regards étaient tournés vers l’écran principal du Jupiter, sur lequel la navette diplomatique de Basil Wenceslas s’éloignait en direction des vaisseaux des FTD. L’amiral Willis faisait les cent pas sur le pont du Mastodonte, mains dans le dos, une moue dégoûtée sur le visage. — Ça ne me gêne pas de le voir partir fâché, mais il aurait quand même pu se fendre d’un petit au revoir, non ? Voire d’une montre en or pour toutes mes années de bons et loyaux services. (Elle s’arrêta devant le roi.) Bon, qu’est-ce qu’il voulait cette fois ? Peter serra les mâchoires. Il avait caché l’histoire de Rory pour ne pas révéler ses propres origines modestes. Pour ne pas révéler que lui aussi, finalement, n’était qu’un imposteur. — Il a fait le fanfaron, comme d’habitude. Peter avait fait une chute d’adrénaline à l’instant où Basil avait quitté le réfectoire. Il avait dû patienter un bon moment avant de se redonner une contenance et de retourner sur le pont. — Tu ne peux pas laisser le président tuer Rory par pur esprit de vengeance, même si ce n’est pas ton frère, s’était inquiétée Estarra. — Basil n’aurait rien à y gagner. Son chantage ne marche pas, mais il a toujours besoin d’une marionnette sur le trône. — Tu prends le risque ? Tu connais le président, pourtant… Peter avait senti sa gorge se nouer, conscient que sa reine pourrait bien avoir raison. — Rory n’est peut-être qu’un pion, mais il a suivi le même chemin que moi. On l’a sans doute enlevé dans la rue pour le forcer à jouer le rôle écrit par Basil. Et il n’a pas intérêt à en dévier. Ne t’inquiète pas, je sais ce qu’il endure et je ne le laisserai pas mourir pour servir mes intérêts. — En fait, c’est plutôt Sarein qui m’inquiète. — Moi aussi. À présent, sur le pont, Peter faisait profil bas tandis que Willis continuait à s’énerver devant les images de la navette. — Vous savez, lâcha-t-elle, un seul tir de jazer bien placé réglerait pas mal de problèmes. — Je reconnais y avoir pensé, amiral. (Basil, lui, n’aurait pas hésité une seconde. Comme avec le Pèrarque et Maureen Fitzpatrick.) Mais si je commence à assassiner mes adversaires, je ne vaudrai pas mieux que le président. Je ne vais pas tuer quelqu’un simplement parce que je ne l’aime pas ou qu’il est en travers de mon chemin. Même si ce serait tellement plus facile. Malheureusement, choisir cette voie ne mènerait qu’à l’échec, à un régime aussi corrompu que celui de Basil, qui avait laissé son efficacité légendaire se transformer peu à peu en dictature sanguinaire. — Un roi doit gouverner par l’exemple, soupira-t-il. Je ne peux pas débarquer du jour au lendemain et dire au peuple ce qui est bon pour lui. Il doit se débarrasser lui-même du président. — La Terre est déjà secouée par une vague de protestations, affirma Estarra. Patrick Fitzpatrick a fait du bon travail. Pourquoi ne pas en profiter ? Peter avait suivi les événements par médias interposés. En effet, les manifestations avaient fortement gagné en ampleur depuis l’arrivée de la flotte de la Confédération. C’était peut-être le bon moment, après tout. — Oui, tu as sans doute raison. La navette de Basil rapetissait sur l’écran du Jupiter. L’amiral Willis se refusa à commenter la décision du roi, sauf pour préciser : — De toute façon, il est hors de portée. 131 Patrick Fitzpatrick III Après qu’Eldred Cain les ait libérés des geôles de la Hanse, la logique aurait voulu que Zhett et Patrick dérobent un vaisseau quelconque et filent demander refuge à la flotte de la Confédération. Mais la logique n’était pas à l’ordre du jour. Cain leur avait expliqué comment ils pouvaient accélérer le renversement du président, une occasion bien trop belle pour la laisser passer. Patrick disposait toujours des contacts de sa grand-mère, ainsi que d’une bonne partie des fonds. Le moment était venu de jouer son va-tout. — J’ai du mal à croire que ce n’est pas un piège, dit Zhett en jetant un coup d’œil furtif par-dessus son épaule. Je ne vois pas ce que l’adjoint du président peut gagner dans cette affaire. — C’est un homme intelligent. Il voit bien que le président fonce dans le mur et il ne veut pas rester à la place du mort. L’Épée de la Liberté organisait à présent des manifestations qui remplissaient de nombreuses artères de la capitale. Patrick constata avec un certain plaisir que le phénomène s’était encore amplifié depuis son arrestation. — Ça bouge. Ça bouge même méchamment. Les deux conspirateurs se joignirent aux manifestants pour mêler leurs cris à ceux de la foule en colère. Soudain, contre toute attente, le fugitif entendit hurler son nom : — Regardez, c’est Patrick Fitzpatrick ! Il est libre ! — Je croyais que sa femme et lui avaient été exécutés. — Ils ont dû réussir à s’évader. — C’est lui qui a dénoncé le président. — Oui, l’enflure qui a tué sa grand-mère ! Le jeune homme n’avait pas pensé attirer l’attention sur lui, mais après un instant de doute il décida d’en profiter au maximum. Il leva les mains bien haut tandis que l’information se répandait parmi les manifestants. Ceux qui se tenaient à proximité se turent pour l’écouter tandis que les personnes les plus éloignées n’avaient pas encore compris ce qui se passait. — Nous sommes sortis de prison et nous continuons la lutte. Comme vous tous. — Vous avez besoin d’aide ? interrogea quelqu’un dans la masse. — Il nous faudrait une planque et du matériel de transmission, répondit Zhett avec un sourire machiavélique. L’heure est venue de renverser le gouvernement pour remettre le roi Peter sur le trône. Le président n’est pas sur Terre, c’est le moment idéal. Patrick avait le vertige à l’idée de ce qu’il était sur le point d’accomplir. Il savait ce que la Virago aurait fait à sa place. En son nom, il allait rendre la monnaie de sa pièce à Basil Wenceslas. — J’ai un plan. La foule se resserra autour d’eux. Si des soldats avaient voulu arrêter les évadés à cet instant précis, les manifestants auraient défendu leurs héros. Patrick en conçut un étrange sentiment de puissance. En un rien de temps, Zhett et lui se retrouvèrent dans un endroit discret équipé d’ordinateurs et d’accès au réseau. Patrick avait bien réfléchi au fond de sa cellule ; il avait déjà répété son discours, choisi ses mots, canalisé sa colère. Il saisit à bras-le-corps la nouvelle chance qui s’offrait à lui. Et appela le peuple à prendre les armes. 132 Jess Tamblyn Entourés d’une brume scintillante, Jess et Cesca prirent place dans le centre de commandement du croiseur de Jora’h, puis emmenèrent Marine Solaire et vaisseaux de la Confédération sur Charybde, pour y accomplir les derniers préparatifs avant la bataille d’Ildira. La planète aquatique autrefois grouillante de wentals n’était plus qu’un rocher sec et dévasté, mais le couple y avait déniché des nappes souterraines qui bouillonnaient à présent en surface. Les porteurs d’eau vagabonds s’étaient chargés d’ensemencer cette eau avec de nouveaux wentals, qui n’avaient pas tardé à se multiplier. Ces mêmes Vagabonds accompagnaient à cet instant précis dans l’espace les milliers d’arbres-bulles créés sur Theroc. La bataille de Golgen avait lourdement endommagé les croiseurs ildirans, brûlant coques et voiles solaires, mais la flotte menée par Adar Zan’nh offrait encore une vision grandiose. Le commandant de la Marine Solaire avait hâte d’en découdre avec les faeros. Jess dut lui certifier que l’arrêt sur Charybde ne serait pas long. — Les wentals savent ce qu’ils ont à faire. Zan’nh serrait et desserrait les poings, se répétant à lui-même qu’une bataille trop vite engagée était synonyme de défaite. — Laissez sa chance à Kotto, lui conseilla Sullivan Gold. Ses idées ressemblent étrangement à celles de notre regrettée Tabitha Huck. L’adar se tourna vers lui, sourit doucement et hocha la tête. Les grandes étendues d’eau vivante étincelaient sous les vaisseaux qui les survolaient à basse altitude. Des geysers en jaillirent aussitôt, d’immenses colonnes liquides qui se dispersèrent en brume, en brouillard élémental qui enveloppa chaque vaisseau allié d’un cocon luisant. Sans même avoir à ralentir, navires ildirans et vagabonds se retrouvèrent munis d’une couche de vapeur protectrice. Pendant ce temps, Jess et Cesca demandèrent aux wentals de suivre les indications de Kotto Okiah pour se transformer en obus. La flotte de la Confédération recueillit dans ses soutes autant d’eau que possible tandis que les hommes d’équipage chargeaient les canons avec les projectiles fournis par les créatures aqueuses. Arbres-bulles et porteurs d’eau emmenés par Nikko Chan Tylar arrivèrent sur Charybde comme une étrange pluie cosmique, alors que les préparatifs touchaient à leur fin sur la planète asséchée. Jess sentait les wentals s’agiter en lui, prêts à se lancer à l’attaque. — Nous sommes capables de détruire l’Incarné des faeros et de maîtriser les êtres ignés. Mais ce sera aussi difficile que pour les hydrogues. Dans un craquement d’énergie, Cesca prit la main de Jess et s’adressa au Mage Imperator : — Nous mènerons la charge. Rusa’h est autant notre ennemi que le vôtre. Les deux Vagabonds gagnèrent la baie d’amarrage du croiseur, franchirent le sas et plongèrent dans la brume vivante le temps de reconstituer une bulle autour d’eux. Quant la flotte alliée quitta Charybde en direction d’Ildira, le vaisseau miroitant de Jess et Cesca se plaça aussitôt en tête, tel un Guide Lumineux. 133 Tasia Tamblyn — Je déteste ces sales bestioles, déclara Tasia en scellant l’écoutille du transporteur. Je les hais, Kotto. Et tu n’en penseras pas moins dès que tu les auras vues. Kotto Okiah s’était installé dans le siège du copilote, impatient de quitter la station d’écopage pour mener à bien ses expériences. — J’espère que ça ne veut pas dire que tu as changé d’avis et que tu préférerais aller te battre contre les faeros. La Sirène klikiss doit absolument être testée. — Je n’ai pas changé d’avis, bien au contraire. Plus je pense à ces horribles insectes et plus j’ai envie de les écraser sous mon pied. C’est à nous de jouer, maintenant. Jess, Cesca, la Marine Solaire et toute une flotte de vaisseaux vagabonds étaient déjà partis à l’assaut d’Ildira. Tasia espérait aussi que, de leur côté, Robb et l’amiral Willis pouvaient faire le boulot sur Terre sans que la Grosse Dinde leur mette des bâtons dans les roues. Il ne restait donc plus qu’un petit quarteron de volontaires – armé du nouvel engin de Kotto – pour venir à bout de tous les Klikiss de l’univers. Pas de problèmes. Tasia le sentait bien. Le jeune ingénieur avait quand même insisté pour emmener ses deux compers avec lui au cas où il aurait besoin de modifier la Sirène sur place. DD avait aussitôt demandé à suivre ses camarades robotiques, ce qui avait entraîné une requête similaire de la part d’Orli Covitz et Hud Steinman. Tasia avait accepté de bonne grâce, puisque toute cette fine équipe avait participé à l’élaboration de l’arme. Kotto passa de longues heures avec les trois compers à l’arrière du vaisseau, pour fignoler l’engin et lui faire passer une dernière série de tests unitaires. La Sirène était un « simple » émetteur d’environ un mètre de diamètre, fabriqué à l’aide de dizaines de pièces détachées récupérées sur diverses machines. Tasia était persuadée que ça fonctionnerait. Tout ce qui sortait des mains expertes de Kotto avait tendance à marcher. L’ingénieur se fendit de quelques explications en tapotant l’étrange parabole. — La note complexe émise par la Sirène pourrait suffire à paralyser une sous-ruche klikiss, au moins temporairement. Si un groupe donné d’insectes obéit aux pensées d’un unique spécex, et si nous parvenons à tétaniser ce dernier en surchargeant ses capacités de réception, alors tous les Klikiss concernés devraient se figer. — Ça me plaît, déclara Tasia. — J’ignore à quel point les différentes sous-ruches sont connectées entre elles. Il est possible que nous ayons à répéter l’opération un bon nombre de fois. — C’est pour ça qu’on doit essayer, Kotto. On verra sur place. Malgré son immense talent, le génial Vagabond n’avait pas vraiment songé à la meilleure manière de pratiquer le test. Il était parti du principe qu’ils allaient tout simplement trouver une planète klikiss, atterrir au beau milieu de la ruche et mettre la Sirène en route. — Trop risqué tant qu’on n’est pas sûr que ça marche, conclut Tasia. Laisse-moi y réfléchir. Après tout, ce n’est pas à toi d’élaborer des stratégies militaires. La Vagabonde passa le reste de la journée de voyage à relier la Sirène au système de transmission du vaisseau, ce qui permettrait d’émettre la note paralysante sur les haut-parleurs extérieurs tout en survolant l’ennemi : les assaillants n’auraient pas besoin de se poser et pourraient s’enfuir plus facilement. Les Klikiss auraient droit à leur concert surprise quoi qu’il arrive. Soit le test serait concluant… soit il faudrait fuir comme s’ils avaient l’enfer aux trousses. Le transporteur arriva enfin en vue de Llaro, dont Tasia ne gardait que de mauvais souvenirs. Tous les sens en alerte, elle s’approcha de la surface en craignant d’être repérée par les nefs-essaims qui patrouillaient forcément dans le secteur. Difficile d’oublier la terrible bataille de Pym… À sa grande surprise, elle ne détecta aucun vaisseau klikiss en orbite. Pas l’ombre d’un extraterrestre. Orli Covitz et Hud Steinman la rejoignirent dans le cockpit, troublés eux aussi. — C’est un piège ? demanda l’adolescente. Ils se cachent ? — Je ne vois pas pourquoi ils se donneraient tant de mal pour nous. Non, il se passe un drôle de truc par ici. (Les capteurs leur montrèrent l’énorme cité klikiss, bien plus grande que celle de Pym et d’au moins dix fois la taille de la colonie humaine d’origine.) Le spécex n’a pas chômé, on dirait. Malgré la dimension de la sous-ruche, Tasia n’y détecta ni transmissions ni signatures thermiques. Pas le moindre signe d’activité. — C’est une vraie ville fantôme, dit Kotto. Les Klikiss sont partis ? — Pour aller où ? (La Vagabonde continua à étudier la cité déserte.) Je n’aime pas ça du tout. DD pénétra à son tour dans le cockpit bondé. — Avez-vous trouvé trace de Margaret Colicos ? Je suis sûr qu’elle sera ravie de nous voir. — On ne trouve rien ni personne, DD. Et maintenant ça suffit, c’est le moment de passer à l’action. Faut savoir ce qui se cache là-dessous. Que tout le monde attache sa ceinture, ça risque de secouer. (Tasia traversa le ciel de Llaro à toute allure, à tel point qu’elle laissa une trace brillante d’air ionisé derrière elle.) Ça devrait les déloger s’ils font un peu attention à ce qui se passe au-dessus de leurs têtes. Coucou, y’a quelqu’un ? Le vaisseau fit rugir ses propulseurs à la verticale de la cité klikiss, frôlant tours et monolithes… sans susciter la moindre réaction. Tasia vira de bord pour survoler une deuxième fois l’immense sous-ruche. Les doigts de Kotto étaient crispés sur le déclencheur de la Sirène, mais aucun Klikiss ne montra le bout de sa carapace. Aucun. La Vagabonde finit par prendre son courage à deux mains ; elle se posa dans un nuage de poussière à l’emplacement de l’ancienne colonie humaine, à l’endroit précis où elle s’était battue pour sauver les derniers survivants. Une fois le transporteur immobilisé, elle attendit encore quelques instants, prête à voir l’ennemi surgir de partout. Rien de rien. En désespoir de cause, elle ouvrit l’écoutille et laissa l’air sec de Llaro pénétrer dans le vaisseau. La planète était totalement silencieuse. Totalement déserte. — Merdre, où sont-ils tous passés ? 134 Sarein Dès que l’ambassadrice eut trouvé refuge à bord du Foi Aveugle, le capitaine Roberts décolla du Quartier du Palais sans attendre une quelconque autorisation. Il prit rapidement de la vitesse en passant outre les protestations outragées des employés de l’astroport ; entre les débris lunaires et les vaisseaux qui essayaient de les repérer, personne ne s’amuserait à suivre la trajectoire d’un petit bâtiment isolé. Enfoncée dans un siège passager, Sarein respirait à pleins poumons les senteurs du vaisseau flambant neuf : ponts lustrés, revêtement des cloisons, oxygène d’une grande pureté fourni par les recycleurs d’atmosphère. Pour elle, c’était le parfum de la liberté. — Il faut agir avec précision, dit-elle. Nous devons être sûrs que Basil a quitté le vaisseau-amiral de la Confédération avant d’annoncer notre arrivée et de demander l’asile politique. — On s’en occupe, lui répondit Roberts. Sarein déglutit avec difficulté. Depuis le décollage, elle s’inquiétait plus pour Eldred Cain que pour elle-même. C’était lui qui restait sur Terre, lui qui affronterait Basil. — Nos ennuis sont loin d’être terminés, capitaine Kett. (La Theronienne ferma les yeux, perçut les vibrations des propulseurs qui accéléraient encore.) Je dois voir ma sœur et le roi Peter. C’est d’une importance capitale. Le Foi Aveugle prit place en orbite, frappé par une pluie de microfragments, mais à bonne distance du Mastodonte commandé par le général Brindle. Ses trois passagers patientèrent le temps que la navette du président s’éloigne du Jupiter et regagne la flotte des FTD. Quand cet obstacle fut enfin levé, Roberts se rapprocha des vaisseaux de la Confédération en prenant soin de ne croiser aucun gros débris. Rlinda transmit un signal codé et attendit l’accusé de réception avant de se présenter. « Ici Rlinda Kett, ministre du Commerce. J’ai des informations, ainsi qu’une invitée, pour le roi Peter et la reine Estarra. » La baie d’amarrage du Mastodonte s’ouvrit devant eux ; Branson Roberts guida magistralement le Foi Aveugle jusqu’à un emplacement libre. Quand Sarein mit pied à terre, elle se sentit en confiance pour la première fois depuis très longtemps. Elle ne venait pas d’abandonner son foyer, elle y revenait. Lorsque la Theronienne fit son entrée sur le pont, son regard se posa immédiatement sur le roi Peter… et la reine Estarra. Estarra. Sa sœur et elle étaient si différentes l’une de l’autre. Tandis que Sarein affichait une ambition démesurée, exaltée par la politique et les jeux de pouvoir, Estarra avait toujours placé la famille au-dessus de toute autre considération, que ce soit avant ou après son mariage avec Peter. La reine avait mis des années à convaincre Sarein que Basil n’était pas l’homme qu’elle croyait. Estarra avait même tenté de la ramener sur Theroc quand les hydrogues avaient attaqué la Terre. Que se serait-il passé si j’avais accepté ? Mon départ aurait-il permis à Basil de reprendre ses esprits au lieu de tomber encore plus bas ? Il y avait une certaine ironie à voir Estarra, qui n’avait jamais cherché le pouvoir, cesser d’être une marionnette pour devenir une véritable reine. Juste parce qu’elle souhaitait venir en aide à son prochain. Reine de la Confédération ! Et pour peu que Sarein parvienne à ses fins, sa sœur ne tarderait pas à régner également sur la planète mère. Si les deux souverains acceptaient de lui faire confiance. Les lèvres de Sarein dessinèrent un sourire timide. — Salut, petite sœur… Estarra se jeta dans ses bras, bredouillant presque tant les mots se précipitaient dans sa bouche. — Alors ça y est, tu as quitté le président ? Je savais que tu voulais me dire quelque chose au banquet ! Tu restes avec nous, cette fois ? Il a menacé de te faire du mal si Peter et moi continuions à lui tenir tête. Je suis tellement heureuse de te savoir en sécurité. Peter, lui, ne partageait pas l’enthousiasme de son épouse. — Basil vient tout juste de partir. Je n’ai pas cédé à ses tentatives d’intimidation. Est-ce qu’il vous envoie pour nous faire changer d’avis ? — Non, justement, il ne sait pas que je suis là, répliqua Sarein en se redressant de toute sa hauteur. Je veux vous aider à récupérer votre trône. Si le sort de la Terre vous importe un tant soit peu, c’est maintenant qu’il faut agir. Ça vous intéresse ? 135 Basil Wenceslas Basil peinait à desserrer les mâchoires depuis sa réunion infructueuse avec le roi Peter. Il avait hâte de regagner la Terre après un bref arrêt à bord du Goliath ; il avait déjà perdu assez de temps et devait planifier d’urgence la suite des opérations. Le président sentait son cœur battre la chamade tandis que la navette diplomatique filait vers le Quartier du Palais. Il n’avait pipé mot à personne, ni au général Brindle ni même au pilote du petit vaisseau. Encore une fois, il allait être obligé de prendre des mesures exceptionnelles pour remettre la Hanse sur de bons rails. Peter avait déjoué le piège Rory. Basil avait cru mener le roi rebelle par le bout du nez grâce à un habile chantage, mais cet espoir s’était évaporé en un instant. Tout ça à cause d’une fourchette volée au banquet ! Peter n’avait plus le moindre doute : les tests ADN étaient passés par là. Quand Basil ouvrait les yeux, des taches noires et rouges lui brouillaient la vision. Sarein, la sœur d’Estarra, représentait désormais son seul atout. Il espérait ne pas avoir à la tuer, même si toute cette affaire sentait de plus en plus mauvais. Puis il arriva sur Terre et découvrit que la situation y avait de nouveau empiré. Dès que la navette se mit en approche au-dessus du Quartier du Palais, Basil reçut sur son canal privé un message envoyé sous condition de proximité. Un message de Sarein. Le président sentit sa respiration se bloquer dès les premiers mots. « La Hanse est corrompue, disait la Theronienne. Je refuse d’être mêlée plus longtemps à cette mascarade. (Encore un traître, encore un lâche qui désertait au pire moment !) Tout ce qui se passe en ce moment est entièrement ta faute. (Une vague d’émotions déferla sur lui et engloutit toute pensée rationnelle.) Adieu, Basil. » Le président de la Hanse sortit péniblement de la navette ; il avait du mal à respirer, à tenir debout. Il s’était pourtant mis en quatre pour montrer à Sarein à quel point elle comptait pour lui. Il avait même passé outre sa trahison en lui proposant de s’installer dans le bunker souterrain. Comment aurait-elle pu se douter qu’il l’utiliserait comme otage ? Pourquoi le poignarder dans le dos alors qu’il lui avait tout donné ? Dans des circonstances plus favorables, elle aurait pu devenir présidente ! « Adieu, Basil. » Il n’avait pas encore rassemblé ses idées que le colonel Andez se précipitait déjà vers lui. — Monsieur le Président, vous êtes là ! Il y a eu un problème en votre absence. Seulement un ? pensa-t-il. Il avait l’impression de se paralyser petit à petit, comme si tous ses muscles se tendaient jusqu’au point de rupture. Se défouler sur quelqu’un lui ferait le plus grand bien, mais il se calma en voyant Andez le saluer impeccablement. Était-ce donc si difficile d’obéir, de faire son devoir ? — Quel problème, colonel ? — Avez-vous donné cet ordre, monsieur le Président ? lui demanda-t-elle d’une voix vibrante de colère. Avez-vous autorisé votre adjoint à libérer Patrick Fitzpatrick et sa femme ? On ne sait plus où ils sont. Sans doute en train de comploter. L’annonce prit Basil par surprise. Il s’était focalisé sur Peter, sur Sarein, mais… Cain ? Et Fitzpatrick, libre ? — Qu’est-ce que vous me racontez ? — Eldred Cain a relâché les deux prisonniers. Il prétendait suivre vos instructions. Il a aussi libéré les familles des amiraux Diente, Pike et San Luis, qui ne cessent depuis de vous critiquer dans les médias. Quant à Cain lui-même, on a perdu sa trace. Basil sentit le rouge lui monter aux joues, mais parvint à se maîtriser. — Il semblerait qu’une petite discussion s’impose avec M. Cain. Trouvez-le. Et amenez-le au bunker. Andez parut très satisfaite de ces ordres. — Et pour Fitzpatrick ? Si nous agissons assez vite, il est encore temps de… — Ne vous inquiétez pas pour ça, colonel Andez. Ce n’est pas un objectif prioritaire. (Il n’osait pas admettre une nouvelle erreur, une nouvelle faille dans son armure.) Je m’occuperai de cette affaire en personne. À présent, veuillez m’escorter jusqu’au quartier général. Le président avait grand besoin de s’isoler dans un endroit où il pourrait réfléchir en paix, s’extraire de toute cette folie et contrôler chaque détail de son environnement. — À vos ordres. Andez le conduisit au véhicule blindé qui attendait au bord du terrain d’atterrissage. Même si le conducteur choisit une route évitant au maximum les cortèges de manifestants, Basil fut sidéré du nombre de crétins osant demander sa démission et le retour du roi Peter. Les gens qui avaient trop de temps libre et pas assez de cellules grises étaient toujours prêts à suivre le premier charlatan charismatique qui leur promettait une vie meilleure. Basil cessa rapidement de scruter les visages courroucés, bouches ouvertes sur des slogans vengeurs. Toute cette foule… Il aurait voulu avoir quelques dizaines de milliers de soldats supplémentaires pour arrêter chaque manifestant un par un. D’un autre côté, la politique de répression n’avait guère porté ses fruits, ne servant au contraire qu’à nourrir les protestations. Pourquoi s’en prendre à lui alors que les problèmes venaient de ceux qui refusaient de l’écouter ? Pensaient-ils que leur président aurait pu négocier avec les faeros ou ce cinglé d’adar ildiran ? Sarein et Cain, eux, savaient à quoi s’en tenir, et pourtant ils lui avaient tourné le dos. Apparemment, il ne s’était pas débarrassé du bon traître en exécutant McCammon. Ou plutôt il ne s’était pas débarrassé de tous les traîtres. Pourquoi ses proches étaient-ils si influençables, si prompts à retourner leur veste ? Quant à Sarein… La vision du président se teinta de rouge sang. « Adieu, Basil. » Oui, vraiment, s’enfermer sous terre lui ferait le plus grand bien. Escortée par quatre soldats, Andez le guida à travers les multiples points de contrôle de la pyramide de la Hanse, jusqu’à l’ascenseur qui menait dans les profondeurs du bâtiment, loin sous la surface. Les sirènes d’alarme retentirent dès que l’ascenseur entama sa descente. Andez plaqua une main sur son oreillette et pâlit aussitôt. Basil détestait quand quelqu’un en savait plus que lui, même un court instant. — Qu’est-ce qui se passe ? — Une flotte ennemie vient d’entrer dans le système solaire. Les capteurs dénombrent onze énormes vaisseaux. Basil prit appui sur la cloison avant que ses jambes le lâchent. — De quel ennemi parlons-nous ? Et surtout, qu’entendait-on par « énormes » ? Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur des techniciens qui couraient dans tous les sens, de station en station. Les écrans diffusaient des images spatiales sur fond de sirènes hurlantes. Andez toucha de nouveau son oreillette et annonça d’une voix rauque : — Les Klikiss, monsieur le Président. Les Klikiss débarquent sur Terre. Basil écarta brutalement un technicien pour s’installer à la console principale. Que cherchaient les Klikiss en venant ici ? S’agissait-il de représailles tardives à l’attaque de Pym ? Le président tenta de se concentrer, d’organiser ses pensées. Chaque problème pesait sur lui comme un rocher qu’il devait soulever et mettre de côté avant de pouvoir réfléchir au suivant. Les onze nefs-essaims se rapprochaient à toute allure, silencieuses et terrifiantes. Les talents diplomatiques de Basil ne lui seraient d’aucune utilité face à ces créatures. L’amiral Diente avait prouvé à ses dépens que les Klikiss ne comprenaient ni la négociation ni les êtres humains en général. Ils n’obéissaient qu’à leurs propres règles, qui se résumaient le plus souvent à détruire ce qui se trouvait en travers de leur route. Et voilà qu’ils fonçaient vers la Terre. Basil ouvrit un canal militaire, sachant que le coup de théâtre devait réjouir Peter au plus haut point. « Général Brindle, préparez-vous à défendre la Terre. » Le vieil officier apparut à l’écran, aussi raide qu’une statue. « L’amiral d’escadre Willis nous a offert son aide et je compte bien accepter. » Le ton était affirmatif. Ce n’était pas une question posée à un supérieur. Le Goliath et les autres vaisseaux des FTD formèrent sans attendre une ligne de défense en orbite, prêts à ouvrir le feu. Un message jaillit soudain sur toutes les fréquences militaires, commerciales et diplomatiques, délivré d’une voix bourdonnante parsemée d’étranges raclements. Une voix qui s’exprimait en commercial standard. « Le spécex demande à rencontrer le président de la Ligue Hanséatique terrienne. Basil Wenceslas doit rejoindre la nef-essaim centrale. Tout de suite. » 136 Sirix Sirix était satisfait de la progression du chantier. Ses robots avaient d’ores et déjà construit quarante-deux vaisseaux en assemblant divers débris métalliques récupérés en orbite. Cette flotte n’évoquait sans doute aux humains qu’une suite de structures bancales, non pressurisées, mais ces bâtiments pouvaient très vite se mettre en branle… et passer à l’attaque. Les ouvriers robotiques avaient également remis à neuf quatorze vaisseaux des FTD qui, une fois passées les fastidieuses inspections de la Hanse, seraient échangés contre des centaines de robots klikiss fraîchement sortis de l’usine. Le plan de Sirix fonctionnait à merveille. Le président Wenceslas faisait preuve d’une telle arrogance qu’il n’envisageait même pas que ses nouveaux alliés puissent le trahir une deuxième fois. Le chef des robots noirs attendait sur le pont d’une Manta que l’ingénieur humain finisse ses interminables vérifications. D’une nature joviale, l’homme remplissait sa mission avec une lenteur proprement effarante ; il passait son temps à répéter qu’il ne fallait pas se presser, que c’était le meilleur moyen de se tromper. Et pourtant il se trompait, incapable de discerner les subtiles modifications techniques effectuées par les robots klikiss. Sirix essayait de ne pas perdre patience lorsque ses capteurs optiques surprirent d’incroyables images projetées sur les écrans de surveillance. Des vaisseaux. D’immenses vaisseaux. Des nefs-essaims klikiss. Pris par son travail, l’ingénieur tarda à remarquer la flotte en approche. — C’est quoi ? demanda-t-il en pointant un doigt boudiné. Le grand robot analysa toutes les possibilités et implications en quelques fractions de seconde, puis en tira la seule conclusion logique : — Ce sont des nefs-essaims. Les Klikiss viennent nous chercher. Depuis qu’il était monté à bord de la Manta, l’homme tentait de se montrer amical avec Sirix, lui parlait même comme à un vieux camarade. — Vous chercher ? Qu’est-ce que ça veut dire ? — Ça veut dire que nous allons avoir besoin de tous les vaisseaux disponibles. Sirix étendit l’un de ses bras articulés. Celui qui se terminait par une lame dentelée. — Mais… Le robot noir décapita l’ingénieur d’un geste rapide et précis. La tête atterrit sur le pont en produisant un bruit mouillé, puis roula un moment avant de s’arrêter. Un second technicien se trouvait à proximité de l’ascenseur ; il ouvrit de grands yeux effrayés et fit aussitôt demi-tour pour s’enfuir, mais deux autres robots l’éventrèrent en un rien de temps. Pour une fois, Sirix ne prit aucun plaisir à l’assassinat, à la douce sensation de couper dans la chair molle. Il ne pensait qu’aux onze nefs-essaims, la plus importante flotte klikiss qu’il ait jamais vue. Le spécex diffusa un message sur toutes les fréquences, s’adressant nommément à Basil Wenceslas. Sirix sut alors à quel point il avait été trahi. Le président de la Hanse, tout en travaillant avec les robots klikiss, avait entretenu des relations secrètes avec leurs créateurs. Et voilà qu’il avait convié le spécex à la curée. Sirix ouvrit un canal codé et transmit ses ordres à ses troupes : « Préparez nos vaisseaux pour un départ immédiat. Prenez le contrôle de tous les bâtiments des FTD en état de marche. Tuez les humains présents à bord, si possible sans attirer l’attention. Nous devons évacuer le secteur avant que les Klikiss nous repèrent. » 137 Margaret Colicos Margaret savait qu’elle était la seule humaine ayant une vague chance de comprendre les Klikiss. — Je dois contacter le président Wenceslas. Il n’a aucune idée de ce qu’il va affronter. — Comme d’habitude, ironisa Anton. La xéno-archéologue avait emménagé dans l’appartement de son fils, avec qui elle venait de passer quelques journées agréables à rattraper le temps perdu. Mais les énormes vaisseaux klikiss pulvérisaient sa tranquillité retrouvée en débarquant avec une puissance de feu suffisante pour éliminer la flotte de la Confédération et les vestiges des Forces Terriennes de Défense. Après la gigantesque fisciparité qui avait dû se produire sur Llaro, Margaret doutait fort d’une éventuelle survie de Davlin Lotze dans l’âme nébuleuse de la ruche. D’un autre côté, les Klikiss avaient su s’adresser directement à Basil Wenceslas. Il restait donc un mince espoir que le spécex ait conservé une poignée de souvenirs du Terrien… même si ces souvenirs pouvaient tout aussi bien se retourner contre l’espèce humaine. Davlin Lotze avait renoncé à servir la Hanse pour mener une vie discrète et retirée sur Llaro. Le « spécialiste en indices cachés » avait coupé les ponts avec le président, dont il désapprouvait lourdement certaines décisions. Si cette profonde défiance envers Basil Wenceslas remontait à la surface chez le spécex, l’humanité courrait un grand danger. Le président ne savait vraiment pas à quoi il avait affaire. Margaret appela aussitôt le siège de la Hanse et se mit en devoir de naviguer dans les remous de la bureaucratie hanséatique. À l’époque où son mari et elle développaient le Flambeau klikiss, les deux chercheurs bénéficiaient d’un accès direct aux plus hautes sphères. Et Margaret possédait encore certains codes spéciaux. Les fonctionnaires paniquaient, incapables de la moindre initiative. La vieille femme leur parla durement, l’un après l’autre, et remonta ainsi pas à pas les arcanes du système étatique. Beaucoup de ses interlocuteurs n’avaient jamais entendu parler d’elle, et les autres avaient bien du mal à croire qu’elle soit encore en vie. Anton prit soin de l’approvisionner en Earl Grey. Elle en avait presque oublié le goût, depuis le temps. Son fils lui avait expliqué en détail comment le président s’en était pris au Mage Imperator, puis à Vao’sh, qu’il avait laissé mourir de solitude dans le seul but de lui soutirer des informations. Margaret comprenait que Davlin ait eu quelques soucis avec son supérieur. Interrompant ces lugubres réflexions, Basil Wenceslas apparut soudain à l’écran. — Margaret Colicos. Une revenante. (Il se tut un court instant avant de passer aux choses sérieuses.) Il paraît que vous disposez d’une certaine expérience concernant les relations avec les Klikiss. Justement, je n’ai pas encore pris de décision à leur sujet. — Une décision ? rétorqua-t-elle froidement. Monsieur le Président, vous allez faire exactement ce que le spécex vous a demandé. Sautez dans une navette, filez vers la nef-essaim centrale et n’oubliez pas de passer me prendre en chemin. La simple idée d’obéir semblait le dégoûter profondément. — J’étudie d’autres options. — Les Klikiss peuvent anéantir toute vie sur Terre. Vous devez parler au spécex, c’est le seul moyen d’échapper à l’extermination. — Qu’est-ce que vous en savez ? Margaret lui conta rapidement son interminable séjour chez les Klikiss. — Vous avez besoin de moi… et de mon fils. Nous vous aiderons à mener les négociations. Anton, qui détestait le président de tout son cœur, écarquilla les yeux hors de portée de l’écran. Basil Wenceslas hésita encore un moment, puis hocha la tête. — Très bien. C’est rassurant de voir enfin quelqu’un assumer ses responsabilités. Je vous envoie une escorte. Quelques minutes plus tard – un miracle de rapidité vu la distance à parcourir depuis le Quartier du Palais –, de violents coups de poing secouèrent la porte. Le colonel Andez se présenta dans un uniforme impeccable, en compagnie de quatre autres soldats. — Comment avez-vous fait pour arriver si vite ? s’étonna Anton. Margaret n’ignorait pas que son fils avait vainement tenté d’attirer l’attention des autorités sur la longue agonie de Vao’sh. Andez jeta un regard dédaigneux au jeune scientifique. — Vos multiples demandes d’audience ont éveillé les soupçons. Nous étions déjà en route pour mener l’enquête lorsque nous avons reçu un message urgent modifiant notre ordre de mission. Margaret sortit de l’appartement et se dirigea à grands pas vers le véhicule militaire. — Évidemment que c’est urgent. Le président était déjà à bord de la navette, prêt à partir. Anton et Margaret eurent à peine le temps de franchir l’écoutille qu’il entra dans le vif du sujet : — Alors, docteur Colicos… Expliquez-moi ce que veulent les Klikiss. Pourquoi l’âme de la ruche exige-t-elle de me parler à moi en particulier ? — Je n’en ai aucune idée. — Voilà qui n’est pas fait pour me rassurer, soupira-t-il, médusé. — Telle n’est pas mon intention. Je veux vous préparer à cette rencontre. Sans faux espoirs. Margaret s’assit en face du président sans attendre qu’on lui propose un siège. — La Hanse savait pour les Klikiss, grommela Anton en bouclant sa sangle. Ils avaient déjà attaqué plusieurs de nos colonies. Je suis sûr que vous avez lu les rapports, monsieur le Président, mais vous n’avez pas pris la menace au sérieux. Wenceslas sursauta, comme piqué par un insecte. — Je prends toutes les menaces au sérieux. Mais il y en a tellement… (Margaret le sentait nerveux, conscient que la situation était hors de contrôle.) Les Klikiss ont déjà tué le général Lanyan et l’amiral Diente. La présence des nefs-essaims dans notre système solaire semble donc indiquer des intentions belliqueuses. La navette vibra sous la poussée des propulseurs. — Alors il faudra trouver un terrain d’entente, analysa Margaret. Je suggère que vous évitiez de vous énerver devant le spécex. — En tout cas, reprit Anton, j’ai hâte de voir la réaction des Klikiss quand ils découvriront notre petit arrangement avec leurs robots. — C’est ce qui m’inquiète le plus, approuva sa mère. Le président n’avait pas idée du degré de haine qui existait entre les robots noirs et leurs créateurs. Margaret n’avait que le temps du trajet pour lui communiquer un maximum d’informations. — Je vais m’en sortir, conclut Basil Wenceslas. Il s’enfonça dans son siège, comme s’il n’avait en vue qu’une réunion un peu compliquée. 138 Basil Wenceslas Basil aurait bien piloté la navette lui-même s’il en avait eu les compétences, pour éviter que le soldat aux commandes ne panique en approchant des invraisemblables vaisseaux extraterrestres. Le destin de la Terre se retrouvait donc encore une fois entre ses mains. Malheureusement, il ne pouvait pas tout faire tout seul. Il avait choisi de laisser Rory au Palais des Murmures et d’emmener avec lui Margaret et Anton Colicos, dans l’espoir que leurs connaissances lui seraient utiles. Il écouta la xéno-archéologue lui résumer ce qu’elle savait des créatures insectoïdes, du spécex, des guerres entre sous-ruches : tout ce qu’elle avait appris durant ses années de captivité jusqu’au massacre de Llaro et l’incorporation du matériel génétique des colons humains. Ces informations lui serviraient-elles ? En avait-il seulement besoin ? En définitive, comme d’habitude, Basil ne ferait confiance qu’à lui-même. Quand il discuterait avec le spécex, de dirigeant à dirigeant, il en appellerait à son art consommé de la diplomatie pour parvenir à un accord raisonnable avec les Klikiss. Diente, lui, avait dû commettre une bourde fatale. Basil profita du trajet pour mettre de côté sa haine du roi Peter et celle, plus récente, qu’il éprouvait à l’égard de Sarein et d’Eldred Cain. Pas maintenant. Plus tard. Pour l’instant, seuls les Klikiss comptaient. Il se força à serrer et desserrer les poings tout en respirant profondément. Première bonne nouvelle, le spécex n’avait pas invité Peter : les Klikiss semblaient savoir qui était le patron. Peut-être même serait-il possible de conclure un marché avec eux si Basil parvenait à leur expliquer clairement la situation. Pourquoi ne pas envoyer les nefs-essaims éliminer Peter et tous les vaisseaux de la Confédération ? Voilà qui arrangerait bien des choses ! — Plus vite, ordonna-t-il au pilote. Qu’on en finisse. Le soldat n’en menait pas large, mais obéit sans rechigner. Basil demanda l’appui d’une escorte des FTD tandis que la navette filait vers les onze nefs-essaims stationnées en retrait de l’ancienne orbite lunaire. Le général Brindle envoya les Mantas des amiraux Pike et San Luis se placer de part et d’autre du petit vaisseau diplomatique. Une formation qui, pour être honnête, n’offrait pas une vision impressionnante. Le pilote de la navette contacta Basil depuis le cockpit : « Monsieur le Président, l’amiral Pike souhaiterait vous parler. » Basil Wenceslas se fraya un chemin vers l’avant de l’appareil, irrité par cette interruption incongrue. Margaret et Anton suivirent le mouvement sans y être invités. Une fois dans le cockpit, ils aperçurent la nef-essaim centrale qui grossissait de l’autre côté des hublots. — Ici, monsieur le Président, indiqua le pilote en désignant l’un des écrans. Basil se pencha vers le visage tendu de l’amiral Pike. « De quoi s’agit-il ? — Si le sort de la Terre n’était pas en jeu, je vaporiserais votre navette dans l’espace, tout comme j’ai dû détruire le yacht spatial de Maureen Fitzpatrick. Les insectes peuvent bien vous bouffer s’ils en ont envie, c’est le cadet de mes soucis. » Le président de la Hanse en resta sans voix. Rien ne lui paraissait plus tout à fait réel, comme s’il était entré dans une sorte de monde alternatif aux contours subtilement altérés. « De quoi parlez-vous, amiral ? » San Luis s’invita brusquement dans la conversation. « Nos familles ont été libérées. Vous n’avez plus aucun moyen de pression sur nous. » Pike se raidit, les yeux noirs de colère. « Elles sont en sécurité et l’Épée de la Liberté se charge de diffuser leurs récits. De même pour la famille de l’amiral Diente. À présent, tout le monde sait ce que vous nous avez fait, monsieur le Président. Vous ne pouvez plus nous faire chanter. Croyez-moi sur parole, les FTD ne vous accueilleront pas à bras ouverts quand vous reviendrez sur Terre. » Basil crut se trouver mal, surtout quand il comprit que Pike et San Luis avaient utilisé des canaux ouverts. Les deux amiraux coupèrent la transmission, puis les Mantas placées de chaque côté de la navette s’éloignèrent de nouveau, laissant le petit vaisseau s’avancer seul vers les nefs-essaims. Le président sentit une terrible migraine naître à l’arrière de son crâne. Tout ce qu’il avait bâti, brique par brique, semblait soudain se changer en sables mouvants. — Ils auraient pu choisir un meilleur moment, commenta sobrement Margaret. Basil respira doucement en espérant que cela chasserait le voile sombre qui altérait sa vision. Il scruta la nef-essaim centrale à s’en faire mal aux yeux. Personne dans le cockpit n’osa prononcer un mot de plus. La navette diplomatique était assez proche du but pour que ses passagers distinguent les millions de composants en mouvement perpétuel qui formaient l’immense vaisseau klikiss. — Je ne repère aucune baie, aucun accès, bredouilla le pilote. Que dois-je faire, monsieur le Président ? — Continuez, répondit Margaret. Vous n’allez pas tarder à trouver. Basil avait la gorge sèche, la chair de poule. Il serrait les poings si fort que ses ongles manucurés lui entaillaient la paume des mains. Un problème à la fois. Toujours faire des priorités. Il s’occuperait du reste plus tard… s’il survivait à cette rencontre. — Pourquoi le spécex ne nous donne-t-il aucune instruction ? demanda-t-il d’une voix tendue. Il croit qu’on lit dans ses pensées ? — Le spécex sait ce qu’il fait. La « coque » monstrueuse se disloqua en milliers de composants qui jaillirent telle une éruption solaire à la rencontre du vaisseau terrien. Basil frissonna quand le nuage de navires extraterrestres se referma sur sa cible et reforma la structure originelle comme si de rien n’était. La nef-essaim n’avait pas bougé. Elle avait juste avalé la navette de la Hanse. 139 Le roi Peter Les vaisseaux de la Confédération avaient rejoint la flotte des FTD pour faire face aux mystérieuses nefs-essaims klikiss, qui demeuraient parfaitement immobiles. Le roi Peter se trouvait sur le pont du Jupiter en compagnie d’OX et d’Estarra quand il vit le plus avancé des bâtiments extraterrestres engloutir la navette diplomatique de Basil Wenceslas. Bon débarras. — On peut faire confiance au président pour aggraver la situation, si tant est que ce soit possible. (Willis se redressa dans le fauteuil de commandement.) Je reste en alerte maximale. Peter n’arrivait pas à cerner les intentions du spécex. Par contre, l’arrivée des Klikiss avait ajourné son éventuel retour au Palais des Murmures : l’espèce humaine devait faire front commun contre un ennemi en apparence invincible. Le roi plongea son regard dans l’écran principal. Devait-il malgré tout profiter de la diversion pour renverser le gouvernement de la Hanse alors que l’existence même de la Terre était menacée ? Comme Willis le faisait si bien remarquer, laisser le contrôle des opérations au président Wenceslas n’était pas une option rassurante. — Les Klikiss ont changé la donne mais pas l’objectif, affirma Sarein, très agitée. C’est même plus urgent que jamais. Eldred Cain vous a ouvert la voie. Le peuple vous attend et Basil ne pourra rien faire de là où il est. Estarra ne quittait pas les nefs-essaims des yeux. — Déstabiliser la Terre maintenant ? Alors que l’ennemi est à nos portes ? — Cette flotte klikiss représente sans doute la plus grande menace pour l’humanité depuis la guerre contre les hydrogues, nota OX. Peter partageait cette analyse, mais en tirait un constat amer : — Le président refusera toujours de s’allier avec nous. Comment pourrais-je abandonner le destin de l’espèce humaine à Basil Wenceslas ? Le connaissant, ce serait de la pure folie. — C’est le moment d’agir ! insista Sarein. Le Palais des Murmures vous attend. L’amiral Willis posa le menton sur ses poings fermés. — Les Klikiss m’effraient, comme tout le monde, mais le président aussi. Ce n’est pas en restant dans ce vaisseau que vous œuvrerez au bien de la Terre, Votre Majesté. Peter se sentit galvanisé par ces conseils. — Je crois que je peux changer les choses si je récupère le trône. L’humanité a plus que jamais besoin d’un gouvernement fort, qui pense à long terme. Le peuple était prêt, cela ne faisait aucun doute. D’une manière ou d’une autre, il ne tarderait pas à renverser le président. Quant à Rory, cette triste marionnette, il risquait de jouer les boucs émissaires pour une foule enragée. Un sort que le jeune homme n’avait certainement pas mérité. Peter se tourna vers Willis. — Comment faire pour éviter une bataille rangée ? Ce n’est pas le moment de tirer sur les vaisseaux des FTD. L’amiral sourit à pleines dents. — Tout le monde n’a d’yeux que pour les Klikiss. Qui repérerait une Manta quittant nos rangs et empruntant un chemin détourné vers la Terre ? Allez-y, vite. Établissez une tête de pont et plantez le drapeau de la Confédération sur le Quartier du Palais. Ce sera tellement rapide que nous serons déjà en place quand le président reviendra. S’il revient. Un beau coup d’État, sans une goutte de sang. — Techniquement parlant, ce n’est même pas un coup d’État, nota OX. Le roi Peter n’a jamais abdiqué. Je pourrais citer de nombreux précédents historiques, dont certains concernant la Hanse. — Il a raison, ajouta Estarra. Le peuple a besoin de toi, Peter. Quel plaisir de prendre enfin des décisions claires, de passer à l’action ! Le roi embrassa tendrement son épouse. — J’emmène OX avec moi. Estarra, il vaut mieux que tu restes ici, avec Sarein. S’il m’arrivait malheur, la Confédération aurait encore sa reine. La Theronienne eut du mal à accepter l’argument, mais en saisit l’intérêt politique. — Je mènerai cette opération moi-même, déclara Willis d’un ton qui n’admettait aucune réplique. Le commodore Brindle tiendra la ligne de front. Peter suivit l’amiral jusqu’à l’ascenseur, d’où il regarda une dernière fois les nefs-essaims qui remplissaient l’écran principal. — Reste à espérer que ce ne sera pas la révolution la plus courte de toute l’Histoire. 140 Sirix Les onze nefs-essaims avaient pris position en retrait de la zone de débris lunaires. Sirix ne parvenait pas à comprendre pourquoi les Klikiss n’ouvraient pas le feu sur le pathétique regroupement de vaisseaux terriens. D’ordinaire, les spécex tiraient d’abord et réfléchissaient ensuite. Mais ce spécex-là avait demandé à rencontrer le président de la Hanse, sans doute pour planifier avec lui l’extermination des robots klikiss. Sirix devait battre en retraite sans perdre une seconde. Ses troupes décimèrent les humains présents à bord des quatorze vaisseaux de guerre prêts à être rendus aux FTD : inspecteurs, techniciens et autres ingénieurs prirent à peine conscience de l’assaut. L’un d’eux parvint néanmoins à se saisir d’un transmetteur. « Les robots nous attaquent ! Ils tuent… » La voix terrifiée se brisa en même temps que le larynx de son propriétaire. Sirix espérait que la confusion créée par l’arrivée des Klikiss serait suffisante pour empêcher l’armée terrienne de réagir trop vite. De toute façon, il fallait fuir. Les robots se ruèrent vers leurs étranges vaisseaux en utilisant les propulseurs individuels dont les humains s’étaient servis pour inspecter les coques. Plus de dix mille machines noires, la plupart à peine sorties des usines terriennes, gagnèrent leur poste de combat en vue d’un exode massif. Sirix se tourna vers DP et QT, qui se tachaient de sang en débarrassant les deux cadavres mutilés. — Canonniers, à vos stations ! — À vos ordres, répondirent les deux compers d’une seule voix. Les Klikiss ne bougeaient toujours pas, ni vers la Terre ni vers leurs ennemis robotiques, mais Sirix détecta de nombreux vaisseaux composants quittant les nefs-essaims pour patrouiller dans le fouillis de débris lunaires. Trois d’entre eux filaient droit vers les navires construits par les robots selon des schémas aisément reconnaissables : les Klikiss allaient les identifier en un instant. — Abattez-les ! hurla Sirix à ses deux canonniers. Désormais familiers avec l’arsenal des FTD, DP et QT s’empressèrent d’obéir, mais probablement trop tard. Les patrouilleurs avaient eu le temps d’apercevoir le nid de robots. Et ce qu’ils avaient vu, le spécex l’avait vu lui aussi. Sirix donna le signal du départ. Quatorze vaisseaux volés et quarante-deux construits à partir d’épaves s’élancèrent dans l’espace à vitesse maximale. Que les humains se débrouillent avec les Klikiss. Malheureusement pour les fuyards, les nefs-essaims se mirent aussitôt en mouvement. 141 Basil Wenceslas Une fois avalée par la nef-essaim, la navette diplomatique subit quelques secousses avant d’accélérer brusquement vers le centre du vaisseau, une grosse masse à l’allure organique qui ressemblait à un amalgame de métaux et de sécrétions polymérisées. Basil y voyait une espèce de cerveau électrifié, résineux. Le pilote impuissant lâcha les commandes. — Nous sommes pris dans un rayon tracteur. J’ai perdu le contrôle. — Donc je suppose qu’on sait où on va, maintenant. (Basil regardait droit devant lui, à l’affût de la moindre information.) Docteur Colicos, c’est le moment de dégainer vos précieux conseils. — Je crois qu’il est urgent d’attendre. Le spécex fera le premier pas. À part ça, je vous ai déjà tout dit. Le rayon tracteur les mena jusqu’à une ouverture caverneuse creusée dans le noyau de la nef-essaim. La navette atterrit brutalement dans une baie d’amarrage voûtée aux parois luisantes, où l’attendait une bonne centaine de guerriers klikiss. Dès que le petit vaisseau s’immobilisa, Margaret ouvrit l’écoutille et descendit parmi les créatures insectoïdes comme si de rien n’était. — Venez, monsieur le Président, appela-t-elle par-dessus son épaule. Le spécex nous attend. La scientifique gardait un calme ahurissant malgré les monstres qui l’entouraient. De plus, Basil détestait que quelqu’un d’autre prenne l’initiative. Il ordonna au pilote de rester à son poste pour protéger l’appareil – si possible – et sortit à son tour avec Anton. L’air était lourd, mais respirable, avec d’étranges remugles alcalins. Les armures chitineuses des Klikiss paraissaient aussi impénétrables que du blindage. Ceux que Margaret qualifiait d’accouplants disposaient d’une carapace argentée rayée de noir ; leur visage se composait de petites plaques osseuses qui changeaient sans cesse de place pour former des traits presque humains. Basil s’avança vers l’accouplant le plus proche, dont la tête s’ornait d’une grande crête, et s’adressa à lui comme à un fonctionnaire de haut rang. — Je suis le président de la Ligue Hanséatique terrienne. Votre spécex m’a accordé une audience. — Ce ne sont pas des individus séparés, lui rappela Margaret. Quand vous parlez à un Klikiss, vous parlez au spécex. L’âme de la ruche nous écoute. — Dans ce cas, ils auraient pu se contenter d’envoyer un émissaire, grommela Basil. La xéno-archéologue leva les yeux au ciel. — L’effet n’est pas le même, je ne vais pas vous faire un dessin. Allez, venez. Guerriers et accouplants accompagnèrent les visiteurs le long de couloirs arrondis qui évoquaient de terrifiants intestins. Basil croisa tellement de Klikiss massés dans ces galeries qu’il se persuada peu à peu que le spécex n’avait aucune intention de laisser ses « invités » ressortir vivants de cet enfer. Quand la procession atteignit la chambre centrale, Basil se retrouva devant une horreur suppurante où se mêlaient morceaux de cadavres klikiss, bouts de métal, verre brisé et larves. Beaucoup, beaucoup de larves. Il tituba, secoué par un bourdonnement assourdissant qui pénétrait son corps à en faire vibrer les os. Tous ses talents de négociateur et ses plans élaborés avec soin s’évanouirent en un instant. Le président de la Hanse ne s’était jamais senti aussi perdu. Margaret, elle, s’approcha sans hésiter de l’effroyable agglomérat. — Voici le dernier spécex, la quintessence de son espèce. (Elle semblait soudain moins confiante.) Il est… différent de tout ce que j’ai pu voir jusqu’ici. Les jambes de Basil refusaient de le porter, mais il prit son courage à deux mains et fit un pas en avant. — Je suis le président Basil Wenceslas, annonça-t-il d’une voix rauque. Je crois que nous devons débattre de questions importantes. Margaret s’adressa à son tour au spécex, avec une note d’espoir. — Davlin, vous êtes là ? Vous avez survécu ? Dites quelque chose. Dans la navette, la scientifique avait tenté de convaincre Basil que la personnalité et les souvenirs de Davlin Lotze s’étaient incorporés à l’âme de la ruche. Une idée que le président avait trouvée parfaitement grotesque. Les multiples fragments du spécex glissèrent les uns sur les autres, comme manipulés par la main d’un sculpteur, pour former le visage d’un gigantesque Klikiss. Puis ils se remirent en mouvement et adoptèrent une configuration plus familière. — On dirait… Davlin, souffla Basil Wenceslas, effaré. — Une part de lui a donc bien survécu à la fisciparité… — Je vous reconnais, président Wenceslas. (Les lèvres de la statue ne bougeaient pas, mais la voix résonnait dans toute la grotte.) Contemplez votre ennemi. Finalement, dans la situation actuelle, ce nouveau coup de théâtre n’était pas plus insensé que le reste. Basil se raccrocha au fait que le spécex l’avait appelé par son nom. Même s’il ne subsistait qu’une infime parcelle de l’ancien « spécialiste en indices cachés », Davlin devait forcément se souvenir de son supérieur. — Et je vous reconnais moi aussi, Davlin. Vous étiez mon homme de confiance et je suis sûr que vous êtes resté loyal à la Hanse. Nous voulons faire la paix avec les Klikiss. Basil préféra passer sous silence quelques épisodes gênants tels que la mort de l’amiral Diente, l’attaque du général Lanyan ou la proximité des robots klikiss. Le visage de Davlin garda la même expression neutre. — Je me souviens très bien de vous, président Wenceslas. Vous ne pouvez rien me cacher. Basil réprima un frisson. Le véritable Davlin Lotze en savait beaucoup sur lui, ce qui n’était pas forcément à son avantage. Les traits vaguement humains se fondirent dans la masse, remplacés par un odieux kaléidoscope de guerriers et d’accouplants. — Vous avez colonisé nos mondes. Vous avez envoyé vos troupes détruire la sous-ruche de Pym. — C’était un malentendu, rétorqua Basil, la gorge sèche. À ce moment-là, je n’avais pas le choix. Mais la Hanse n’est pas l’ennemie des Klikiss. Nous pouvons coexister en paix. — Vos actes parlent d’eux-mêmes. (Le spécex perdit soudain toute forme cohérente, obligeant Margaret à faire un pas en arrière. La voix tonitruante poursuivit ses accusations.) Vous avez conclu un pacte avec les robots. Vous coopérez avec nos pires ennemis. Les guerriers présents dans la grotte levèrent leurs membres dentelés. Basil se voyait déjà découpé en morceaux lorsque la nef-essaim se mit à vibrer, à se déplacer. — Cette manœuvre fait partie d’un plan bien précis, en profita-t-il pour ajouter. J’ai toujours su que Sirix comptait trahir l’humanité, c’est pourquoi je lui ai tendu un piège. Rien ne me fera plus plaisir que d’exterminer les robots noirs jusqu’au dernier. Contre toute attente, le spécex dessina de nouveau le visage de Davlin. — Oui, je vous connais, président Wenceslas. Pour vous, la vérité est… affaire de circonstances. — Je vous jure que c’est un piège depuis le début. Malheureusement, quand le spécex prononça son verdict, toute trace de Davlin Lotze – toute trace d’humanité – avait disparu de sa voix. — Deux nefs-essaims vont poursuivre les robots. Les autres puniront la Terre pour avoir collaboré avec nos ennemis. — Davlin, écoutez-moi ! s’écria Basil, suppliant. Je vous jure, une fois encore, que ma stratégie sera bientôt claire à vos yeux. (Il tenta de retrouver son calme, sa maîtrise.) Quand vos troupes attaqueront les robots, vous verrez par vous-même ce que j’ai combiné dans l’intérêt des Klikiss et de l’espèce humaine. Si vous me connaissez vraiment, vous savez que je ne mens pas. Basil Wenceslas pria pour que son plan fonctionne comme prévu. Sinon, rien n’empêcherait les Klikiss de mettre fin à toute vie sur Terre. 142 Le roi Peter Un vaisseau de la taille d’une Manta atterrissait rarement dans le Quartier du Palais : les infrastructures de l’astroport n’étaient pas conçues pour sécuriser l’amarrage d’une telle masse. — Je peux faire du surplace au-dessus de la piste, annonça l’amiral Willis. Inutile de passer des heures à négocier l’atterrissage. Nos troupes débarqueront dans des navettes. Peter vit plusieurs bâtiments civils fuir à l’approche du croiseur. En temps normal, une telle intrusion aurait provoqué une riposte militaire immédiate, mais tous les vaisseaux des FTD étaient déployés en orbite face aux nefs-essaims klikiss. Quant aux soldats basés à terre, ils étaient submergés par les manifestations qui secouaient les environs du Palais des Murmures… et la planète entière. Comme Sarein l’avait promis, Zhett Kellum et Patrick Fitzpatrick ameutaient les foules grâce aux accusations incessantes dont ils inondaient les médias. Wenceslas absent, le roi Rory se murait dans le silence. — Je prévois une victoire nette et sans bavures, Votre Majesté. (Willis mit la Manta en position malgré les cris outragés des employés de l’astroport.) J’escorte le souverain légitime de la Hanse, je ne vais pas leur dire « merci » ou « s’il vous plaît » ! Mais j’aimerais quand même éviter d’aplatir trop de loyaux sujets en cours de route. Le croiseur descendit lentement, laissant aux autres vaisseaux le temps de s’écarter. Toujours accompagné du fidèle OX, Peter s’adressa aux deux cents soldats qui s’étaient portés volontaires pour cette mission. — Vous risquez de rencontrer une forte résistance. Parmi vos futurs adversaires, certains sont d’authentiques partisans de Basil Wenceslas, mais la plupart se contentent de suivre les ordres. Privilégiez les convulseurs et les gaz incapacitants ; je ne veux aucune victime inutile. Et restez bien sur vos gardes, car je doute que le président ait donné des instructions similaires. Les soldats s’entassèrent dans dix-sept transports de troupes, le premier d’entre eux accueillant également le roi Peter et l’amiral Willis. La flottille d’assaut sortit groupée de la Manta pour se diriger aussitôt vers le Palais des Murmures. Peter avait quitté les lieux en pleine nuit, il y revenait à la lumière du jour, comme il convenait à son rang. Les manifestants avaient envahi places et avenues, déployé des banderoles et allumé des feux. Bien souvent, les soldats débordés n’essayaient même plus de contenir la foule. Peter espérait pouvoir rétablir un semblant d’ordre avant que les activistes déchaînés brûlent le siège de la Hanse. Les transports de troupes atterrirent groupés devant le Palais des Murmures, trop vite pour que les gardes royaux les en empêchent. Les troupes de la Confédération jaillirent des écoutilles. OX et Willis servirent de boucliers au roi tandis qu’il contemplait les hautes tours du palais. Il perçut pour la première fois à quel point l’énorme structure était conçue pour écraser le visiteur par son architecture froide et complexe. Tout le contraire de Theroc. Et personne ne serait à l’abri de cet écrasement tant que Peter n’aurait pas mis un terme aux jours sinistres que vivait la Hanse. — Allons-y. Qu’on en finisse. Ses troupes d’assaut montèrent l’escalier d’honneur au pas de charge, mais elles n’avaient pas encore atteint le portail de verre lorsque celui-ci s’ouvrit sur une vingtaine d’hommes armés jusqu’aux dents, menés par le colonel Andez. — J’ai un mandat d’arrêt contre ce traître ! lâcha-t-elle. — Ce document n’a aucune valeur, rétorqua Willis. Dressé au milieu du grand escalier de pierre, Peter s’adressa à ceux qui lui barraient la route : — Je suis le roi légitime de la Hanse, le Palais des Murmures est ma demeure. Le peuple réclame un changement de régime. Le président est fini et vous aussi. Comptez-vous stopper la révolution juste en m’empêchant de passer ? Andez bomba le torse, les yeux noirs de colère. — Vous tentez de prendre ce palais pendant que le président joue sa vie face aux Klikiss. Vous n’êtes qu’un lâche et un hors-la-loi. Largement supérieurs en nombre, les soldats de Peter continuaient à progresser marche par marche, convulseurs pointés. Andez refusait de se rendre, mais commençait à paniquer. — Ouvrez le feu ! Tuez le roi ! L’ordre stupéfia les défenseurs du palais, une seconde de flottement qui donna l’avantage à la Confédération. Les décharges de convulseurs enveloppèrent l’équipe de nettoyage, dont les membres s’effondrèrent dans un bel ensemble sur les dalles de pierre. — Je vois pourquoi le président apprécie cette femme, commenta Willis. Elle est aussi têtue que lui. — Beau travail, lança Peter à ses troupes. L’amiral ordonna qu’on désarme les prisonniers et qu’on les enferme menottes aux poignets dans l’une des salles de réunion qui bordaient le grand foyer. — Ça devrait suffire pour le moment. On reviendra les chercher quand on aura pris le contrôle du palais. — Suivez-moi, dit Peter. À la salle du Trône. — Peut-être devrais-je passer devant, suggéra OX. Si quelqu’un essayait de vous abattre, je pourrais me sacrifier. Le roi se tourna vers le comper, passant en revue tout ce que le petit robot avait déjà fait pour lui. Entre autres, effacer ses souvenirs et sa personnalité pour sauver le couple royal pendant sa fuite. — Tu n’as pas à te sacrifier, OX. (Il éleva la voix pour se faire entendre des soldats.) Je pars du principe que nous n’aurons aucune perte à déplorer. Au fur et à mesure de la progression, Willis dépêcha de petites unités chargées de sécuriser les ailes et les principaux couloirs de l’imposante bâtisse. Quand Peter fit son entrée dans la salle du Trône, il y trouva Rory enfoncé dans l’immense fauteuil, apparemment seul. Le jeune souverain outragé se leva d’un bond. — Gardes ! À l’aide ! Peter monta les quelques marches de l’estrade pour croiser le regard de son rival. — Vous n’avez rien à craindre, Rory. Je ne vous ferai aucun mal. — Le colonel Andez m’a installé ici après le départ du président, expliqua-t-il d’une voix tremblante. Elle a dit qu’un roi devait rester sur son trône… puis elle m’a laissé en plan. Eldred Cain a disparu. Je sais que le capitaine McCammon est mort, mais j’ignore ce que font les gardes royaux. J’ai entendu des explosions, dehors. Les manifestants vont envahir le Palais des Murmures ! D’un geste, Willis déploya ses troupes pour protéger tous les accès de la salle du Trône. — L’endroit est sécurisé, Votre Majesté. Mais Peter ne quittait pas Rory des yeux. — Ne vous inquiétez pas pour les manifestants, le rassura-t-il. En fait, je suis sans doute le seul qui puisse encore vous sauver la vie. Je vous protégerai non seulement de la foule, mais aussi du président. Je sais ce qu’il vous a fait. J’en ai souffert avant vous. 143 Robb Brindle Les prodigieux vaisseaux extraterrestres semblaient battre comme des cœurs formés d’innombrables éclats de chair. Sarein et Estarra les observaient avec Robb sur l’écran principal en essayant de dissimuler leur angoisse. Les capitaines Kett et Roberts étaient assis à part, devant deux stations vides. Personne ne pipait mot. L’amiral Willis et le roi Peter devaient avoir rejoint le Palais des Murmures, mais ne donnaient aucun signe de vie… pas plus que Basil Wenceslas depuis qu’il avait été avalé par la nef-essaim. — Quelqu’un a pensé à prendre un jeu de cartes ? lança Rlinda Kett. Soudain, comme répondant à un signal secret, les onze navires klikiss se mirent en mouvement. Robb n’apercevait aucun moyen de propulsion, ce qui n’empêchait pas les nefs-essaims de foncer à travers l’espace tels de petits astéroïdes. Droit sur la ligne de défense humaine. — Manœuvres d’esquive ! hurla Robb. On ne va pas les laisser nous rentrer dedans ! Le timonier se jeta sur ses contrôles, mais les vaisseaux klikiss filaient en fait vers la Terre. Ils passèrent à côté de la flotte de la Confédération sans ralentir un seul instant. — On dirait que quelque chose a énervé le spécex, commenta Robb. — Sans doute une phrase malheureuse du président, suggéra Estarra. Le visage de Sarein se ferma. — Oui, Basil peut être assez énervant. Conrad Brindle apparut sur l’écran réservé aux communications prioritaires. « Je me replie vers la Terre, pour faire front en cas d’attaque. » Robb garda le canal ouvert en s’adressant à ses propres troupes : « Vous avez entendu le général ? Il a besoin de nous ! » Les bâtiments de la Confédération se rangèrent en formation derrière la flotte des FTD, qui s’était déjà mise en route. Les Klikiss ne semblaient faire aucun cas de leurs opposants humains. Deux nefs-essaims se détachèrent du groupe, visiblement chargées d’attaquer une cible spécifique. Les capteurs longue distance du Jupiter suivirent leur trajectoire et découvrirent les robots noirs qui fuyaient le système solaire à bord d’un régiment de vaisseaux hétéroclites. — Ils ont le feu aux fesses, en conclut Roberts. Et je ne peux pas leur donner tort. Robb comprit que le spécex venait de découvrir l’accord passé entre Sirix et Basil Wenceslas. — Je comprends que ces foutus insectes ne soient pas contents… Le commodore ne se sentit guère chagriné quand les Klikiss ouvrirent le feu sur la flotte robotique. Malheureusement, pendant ce temps-là, les neuf autres nefs-essaims s’approchaient de la Terre et s’en prenaient déjà aux chantiers orbitaux. — Devons-nous riposter ? demanda la reine. Avons-nous seulement une chance de les arrêter ? Robb ne se rappelait que trop bien la terrible bataille de Pym. Et cette fois, les Klikiss étaient encore plus forts, plus nombreux. — Ce serait comme piquer un éléphant avec une aiguille. — Mais nous avons beaucoup d’aiguilles, pas vrai ? argua le capitaine Kett. S’il faut se battre, le Foi Aveugle ne jettera pas sa part aux chiens. — Tu pourrais me demander la permission, rétorqua Roberts. C’est mon vaisseau. Les FTD ne se posèrent pas tant de questions ; le père de Robb lança un grand tir de barrage dans l’espoir de retarder le déploiement des nefs-essaims en orbite. Chaque coup porté détruisait au moins l’un des vaisseaux composants, mais les Klikiss en avaient des millions à disposition. Les navires de la Confédération se joignirent à la bataille même si les dégâts infligés aux nefs-essaims étaient aussitôt absorbés, effacés par la structure mouvante des bâtiments extraterrestres. Les vaisseaux humains, plus rapides, dépassèrent les assaillants et se regroupèrent en position défensive, dos à la Terre. Les deux Mastodontes se dressaient côte à côte pour ce qui semblait n’être qu’une résistance désespérée, vouée à l’échec. Robb déglutit avec difficulté et se redressa dans son fauteuil de commandement. — C’est le moment de vérité. Contre toute attente, les nefs-essaims stoppèrent leur charge et vinrent se poster, de nouveau immobiles, devant les derniers défenseurs de la Terre. 144 L’amiral Sheila Willis Sans que quiconque le lui demande, Rory s’éloigna du trône et s’assit à l’écart, sur les marches de l’estrade. Il avait presque l’air soulagé. Les troupes de l’amiral Willis avaient désormais la maîtrise totale du Palais des Murmures. Quant à Peter, il avait repris la place qui lui revenait de droit. Vingt minutes plus tard, des caméras installées à la hâte transmettaient les premières images du roi sur son trône, dans l’espoir de calmer les émeutes. « Peuple de la Hanse, je suis de nouveau en mesure d’assumer mes devoirs royaux. Le président Wenceslas a été relevé de ses fonctions et le roi Rory a officiellement abdiqué. La Confédération fera tout ce qui est en son pouvoir pour remettre la Terre sur de bons rails, faire respecter les droits des citoyens, unifier et renforcer l’espèce humaine. » Les manifestants, de plus en plus nombreux, accueillirent l’annonce avec joie malgré la menace klikiss qui planait au-dessus de leur tête. Eldred Cain refit son apparition dès que le palais fut entièrement sécurisé. Même si la Hanse, voire l’humanité tout entière, était au bord du gouffre, il donnait l’impression de venir assister à une réunion quelconque, un jour comme les autres. Willis ordonna aux soldats de le laisser passer ; il s’approcha du trône et s’inclina devant le souverain. — Roi Peter, je suis fort aise que vous ayez répondu à mon appel. J’en conclus que Sarein vous a délivré mon message. Comment va-t-elle ? — Elle est en sécurité sur mon vaisseau-amiral, avec la reine Estarra. Vous avez droit à toute ma reconnaissance pour les risques que vous avez pris. — Des risques nécessaires. Je pensais que le pire qui pouvait m’arriver aujourd’hui était d’être exécuté pour haute trahison, mais l’arrivée des Klikiss prouve que j’étais encore trop optimiste… Nous devons nous adapter à ce rebondissement inattendu. Zhett et Patrick se présentèrent à leur tour, rassurés par la Manta de la Confédération stationnée dans le Quartier du Palais. Peter les accueillit avec chaleur : — Je suis ravi de vous voir sain et sauf, monsieur Fitzpatrick, et surtout de vous voir libre. Vous avez posé les bases de mon retour aussi sûrement que votre grand-mère l’aurait fait. — Il suffit de consulter les médias pour savoir que le peuple est avec vous, Votre Majesté. Nous sommes tous très heureux de vous avoir de nouveau sur Terre. Willis avait elle aussi du mal à cacher sa joie. — Vous avez toujours eu du talent pour foutre le bordel, Fitzpatrick. Je suis ravie que vous utilisiez enfin vos dons à bon escient. Mais Patrick savait que son travail n’était pas terminé. — Même si la bonne nouvelle commence à se répandre, j’aimerais diffuser un message en direct du palais. L’Épée de la Liberté attend confirmation du changement de régime : si c’est moi qui l’annonce, ils comprendront que ce n’est pas un piège du président. — Le centre de communication est installé dans les sous-sols du palais, précisa Cain. Si vous émettez de là, en utilisant les codes prioritaires du gouvernement, toute la Terre captera votre déclaration. — Je peux vous y aider, proposa OX. Willis dépêcha cinq soldats pour escorter Zhett, Patrick et le comper jusqu’au centre de communication. Leur proclamation victorieuse jaillit sur tous les écrans de la planète au moment où les Terriens attendaient avec anxiété des nouvelles de l’assaut klikiss. Basil Wenceslas venait de perdre sa dernière chance de s’accrocher au pouvoir. Quelques instants plus tard, un message de Robb Brindle sur le canal d’urgence refroidit l’ardeur générale : « Le roi est-il en sécurité ? Les Klikiss passent à l’attaque ! Rien ne peut les arrêter. (Les images transmises par le Mastodonte montraient les nefs-essaims fonçant vers la Terre.) Nous avons besoin d’aide. Chaque Manta compte. » — Amiral, regagnez votre vaisseau, ordonna aussitôt Peter. Vous devez défendre la Terre. — Vous ne pouvez pas rester sans protection, Votre Majesté ! Et si le président tentait quelque chose ? — Il n’y aura plus personne à protéger si les Klikiss remportent la victoire. Laissez-moi une dizaine de soldats et filez ! Je compte sur vous pour sauver la reine Estarra. Willis sortit au pas de course de la salle du Trône, hurlant dans son transmetteur : « Décollage immédiat ! La journée est loin d’être finie. » 145 Adar Zan’nh Les croiseurs de la Marine Solaire fonçaient vers Ildira, entourés de leur cocon d’eau vivante. Adar Zan’nh disposait enfin des armes nécessaires pour vaincre les faeros et reprendre possession de la capitale de l’Empire. Ses vaisseaux volaient en formation impeccable, accompagnés par la flotte de la Confédération nouvellement armée d’obus wentals. Ces étranges projectiles avaient détruit les boules de feu bien plus efficacement que les croiseurs sacrifiés comme béliers ; les canons de la Marine Solaire étaient prêts à en tirer par centaines. Quant à la sphère scintillante pilotée par Jess et Cesca, elle menait au combat les surgeons de Theroc enveloppés eux aussi de leur bouclier wental. La bataille qui s’annonçait mériterait à coup sûr une place d’honneur dans La Saga des Sept Soleils. Sullivan avait pris place en marge du centre de commandement. Calme durant tout le trajet, il laissa échapper une plainte angoissée quand les capteurs longue distance fournirent les premières images d’Ildira. — Mon Dieu ! Je n’aurais jamais cru qu’il y en aurait autant. Une véritable tornade d’êtres ignés entourait la planète, tempête incandescente formée par les faeros nouveau-nés que Rusa’h avait créés en consumant les flâmes des Ildirans. — Nous les battrons, affirma Zan’nh d’une voix qu’il espérait convaincante. Le timonier poussa à son tour un cri affolé : — Adar, nous accélérons ! Je ne contrôle plus rien. (Il leva les mains en signe d’impuissance.) Nous sommes attirés par Ildira. — Ce sont nos alliés qui nous tirent, comprit aussitôt le commandant en chef. Les wentals mènent la charge. Préparez-vous au combat ! Les croiseurs de la Marine Solaire se précipitaient vers leur cible tels d’énormes missiles impossibles à dévier. Les faeros commencèrent à se rassembler, mais semblaient plus curieux que réellement inquiets. Certains se lancèrent à la rencontre des assaillants, mais la plupart poursuivirent leur danse enflammée en orbite. Deux pilotes vagabonds, trop impatients, ouvrirent le feu sur les faeros. Les tirs étaient approximatifs, mais les obus wentals corrigèrent eux-mêmes leur trajectoire pour aller frapper leurs ennemis dans une grande explosion brumeuse. Les vaisseaux ildirans accélérèrent encore, guidés par les guerriers wentals à la recherche de boules de feu à exterminer. Zan’nh dut s’agripper à la rampe pour ne pas tomber, conscient d’être devenu un spectateur de la bataille : l’adar de la Marine Solaire n’était plus aux commandes de sa flotte. Un ellipsoïde se jeta soudain sur le vaisseau-amiral dans un grand déploiement d’étincelles. — Adar ! hurla le timonier paniqué. Le croiseur enveloppé d’eau vivante percuta la boule de feu et la traversa sans coup férir ; la vapeur mortelle enroba les flammes et s’infiltra au cœur de la créature ignée, qui se tordit de douleur comme si on l’avait empoisonnée. Le vaisseau de Zan’nh jaillit du brasier, fumant mais intact. L’adar sentit une vague d’enthousiasme parcourir le thisme alors que son croiseur filait déjà vers d’autres faeros. — Canonniers, parés à ouvrir le feu ! s’exclama-t-il pour ne pas rester inactif dans la bataille. Chaque obus wental doit toucher sa cible. Les soldats se firent un plaisir d’obéir. Leurs écrans se remplirent bientôt de traces éblouissantes indiquant les flèches glacées tirées vers les boules de feu. Quant au vaisseau-amiral, il poursuivait sa charge telle la monture enragée d’un guerrier pendant la joute. Le reste de la Marine Solaire se lança à l’attaque, suivie par les troupes de la Confédération dont les petits bâtiments décochaient obus sur obus. Zan’nh sentait déjà monter le doux parfum de la victoire, une odeur capiteuse dont il n’avait pas profité depuis longtemps. Des centaines d’ellipsoïdes avaient déjà été anéantis dans le ciel d’Ildira tandis que les survivants battaient en retraite face aux forces alliées. — Je n’aurais jamais cru voir ça, s’émerveilla Sullivan. Des faeros qui prennent la fuite ! — Ils viennent de comprendre qui ils affrontent, expliqua Osira’h, imperturbable. Rusa’h doit commencer à avoir peur. Plusieurs transmissions simultanées retentirent dans le centre de commandement, en provenance de patrouilleurs ildirans dépêchés aux limites du système solaire. « Adar, les faeros ont ouvert des transportails dans nos étoiles ! » Les images montraient en effet les sept soleils changés en portes de l’enfer par lesquelles transitaient des milliers de boules de feu. Tous les faeros du Bras spiral convergeaient à présent vers Ildira. 146 Daro’h le Premier Attitré Même sans Palais des Prismes, même sans Mijistra, l’Empire ildiran existait encore. L’Empire vivait ! Le Premier Attitré Daro’h exhortait tout le monde à s’en souvenir. Quand l’énorme chantier s’était écrasé sur la capitale, l’onde de choc avait porté un coup terrible à l’âme ildirane. Mais Daro’h s’accrochait à ses certitudes au nom de toute l’espèce. Là se trouvait sa responsabilité de Premier Attitré. Depuis que Ridek’h était revenu, épuisé mais vivant, le jeune Attitré semblait plus fort, plus mûr. Il avait risqué sa vie face à l’Incarné des faeros sans savoir que les enfants de Nira le protégeraient des flammes. Du fond de leur abri souterrain, Daro’h et la fratrie d’Osira’h voyaient dans sa survie un nouveau signe de la détermination ildirane. Le Premier Attitré et son peuple bénéficiaient même d’un court répit du fait de l’absence momentanée des faeros. Daro’h s’obligeait à croire qu’Adar Zan’nh parviendrait à libérer le Mage Imperator. Et comme il y croyait, tous les Ildirans y puisaient une lueur d’espoir grâce aux liens du thisme. Pour bien montrer sa résolution, Daro’h sortit des tunnels miniers et appela chaque survivant de la planète mère à en faire autant. Yazra’h se tenait à son côté, le sourire fier. — Nous ne pouvons pas rester cachés toute notre vie. Les Ildirans émergèrent peu à peu de leurs tanières, effrayés mais heureux de profiter de nouveau de la lumière solaire. Le Premier Attitré sentit un élan de confiance naître dans le thisme, élan bridé par la désolation que les réfugiés constataient de visu pour la première fois. Daro’h se força à projeter une onde positive à travers la multitude de rayons-âmes : — Marchons sur Mijistra ! Il en profiterait pour regrouper la population et vider les camps éparpillés dans le paysage. Ridek’h se porta aussitôt volontaire malgré son récent combat contre l’Incarné des faeros et la mort de Tal O’nh, son mentor ; les quatre frères et sœurs d’Osira’h insistèrent eux aussi pour marcher en tête à côté de Daro’h. Il fallut plusieurs jours à la procession pour atteindre les ruines noircies de Mijistra. La vague de désespoir qui s’empara des marcheurs à la vue des décombres faillit engloutir Daro’h. Les réfugiés ne voyaient pas plus loin que la destruction de la perle de l’Empire. Une destruction dont Daro’h était responsable et qu’il avait, lui aussi, du mal à lâcher des yeux. Il n’y avait pourtant pas d’autre solution. Ko’sh, le scribe en chef, semblait particulièrement atterré bien qu’ayant été l’un des rares à assister à la chute du chantier orbital. Les couleurs violentes se succédaient à toute allure sur ses lobes frontaux ; lui qui avait passé sa vie à raconter des histoires ne trouvait plus ses mots. — Disparue. Notre histoire. Notre âme ! — Faux, répliqua Daro’h d’un ton sévère. Nous n’avons pas disparu. Vous êtes remémorant, n’est-ce pas ? Alors remémorez-vous cette ville. Votre responsabilité n’a jamais été aussi grande. Le glorieux passé de notre espèce ne doit pas être oublié. Sinon, les faeros auront gagné. — Mais ils ont gagné ! s’exclama Ko’sh. Yazra’h décocha un violent coup de poing au scribe en chef, qui s’étala face contre terre. Quand il se remit à genoux, les deux chatisix l’entourèrent en grognant comme s’ils sentaient une proie potentielle. — Je refuse que la Saga garde le souvenir d’une bande de lâches, même si notre perte est immense, le tança Daro’h. De plus en plus de réfugiés se pressaient aux abords de l’ancienne capitale, attirés par l’appel mental du Premier Attitré. Ils cherchaient des réponses à leurs questions, à leurs angoisses, et Daro’h était là pour combler cette attente. Tant que Jora’h ne serait pas revenu, ils étaient toutes et tous ses sujets… Mais quand les boules de feu réapparurent dans le ciel d’Ildira, telle une monstrueuse pluie enflammée, Daro’h crut que son peuple vivait ses derniers instants : des milliers de faeros aux ordres de Rusa’h occupaient de nouveau la planète mère. — Ils vont nous tuer, gémit Ko’sh. Nous sommes en terrain découvert. Le Premier Attitré prit une profonde inspiration, mais l’air déjà surchauffé lui brûla les poumons. Le scribe en chef semblait malheureusement avoir raison. Toutefois, les Ildirans comprirent assez vite que les faeros n’étaient pas revenus pour attaquer, mais au contraire pour se défendre. Les êtres ignés battaient en retraite… devant les croiseurs de la Marine Solaire ! Des vaisseaux vagabonds participaient à la bataille, tirant d’étranges obus scintillants qui détruisaient les boules de feu dans de grandes explosions de vapeur glacée. Ridek’h poussa un cri victorieux tandis que Yazra’h semblait vouloir s’élancer dans les airs pour se joindre au combat. Les réfugiés rassemblés devant les ruines de Mijistra laissèrent eux aussi éclater leur joie et leur soulagement. Daro’h, lui, sentit le thisme se renforcer grâce à la proximité de Jora’h. — Adar Zan’nh est de retour ! s’écria-t-il. Le Mage Imperator est avec lui ! — Et Osira’h. Et notre mère, ajoutèrent en chœur les quatre hybrides. Yazra’h se tourna vers le scribe en chef, lui lançant un regard vengeur qui le fit tressaillir. — Les faeros n’ont pas gagné ! Rod’h leva les yeux vers Daro’h et lui parla d’une voix où perçait une sagesse terriblement adulte : — Cette bataille se joue aussi ici même, sur le sol d’Ildira. Et c’est à nous de mener l’assaut. Suivez-moi. 147 Sirix Les robots klikiss poussèrent les propulseurs de leurs vaisseaux bien au-delà des limites techniques dans l’espoir de fuir le système solaire à temps. Malheureusement, les calculs montrèrent que leur vitesse était encore insuffisante pour semer les deux nefs-essaims. Cette génération de Klikiss possédait une technologie supérieure à celle des créateurs de Sirix. Et si les nefs-essaims étaient plus rapides, nul doute que leur arsenal avait suivi la même évolution. Mais les robots avaient eux aussi réalisé de grands progrès. Leurs navires anguleux surpassaient de loin ceux construits des millénaires auparavant, sans oublier le renfort des quatorze croiseurs volés aux FTD. Sirix estimait avoir une chance raisonnable de vaincre ses adversaires, à condition d’adopter une stratégie offensive. Les vaisseaux klikiss rattrapèrent les fuyards avant même la limite du système solaire. Espérant encore pouvoir leur échapper, Sirix effectua une analyse des forces en présence : seul un sacrifice mûrement réfléchi parviendrait peut-être à retarder les créatures insectoïdes. Le plus lent des cinquante-six bâtiments de la flotte n’était autre qu’une plate-forme Lance-foudre qui n’avait pas eu le temps d’être complètement réparée. Le navire terrien traînait déjà en queue de peloton, à portée de tir des nefs-essaims. Un bon choix. Par chance, l’équipage ne comportait aucun robot d’origine, juste trente-sept machines neuves fabriquées dans les usines de la Hanse. Cela représentait une perte acceptable pour permettre au reste du groupe de prendre la fuite. Sirix transmit ses ordres, que les robots condamnés acceptèrent sans discuter. Le Lance-foudre ralentit, fit lentement demi-tour et pointa ses jazers vers l’ennemi. « Détruisez le plus possible de vaisseaux composants. » Mais le bâtiment des FTD, immobile dans l’espace, ne tira pas une seule salve. Il avait un problème. Un gros problème. « Ouvrez le feu », insista Sirix, alarmé. Il ne reçut aucune réponse des robots en poste sur le Lance-foudre. Le vaisseau, encore en réparation au moment du départ précipité, se trouvait-il privé de son armement ? Sirix répéta plusieurs fois l’injonction, en pure perte, jusqu’à ce que les nefs-essaims se jettent sur le bâtiment figé et le détruisent d’un puissant tir de barrage. La manœuvre se révélait un échec total : les robots klikiss avaient perdu beaucoup de temps sans profiter du sacrifice de leurs camarades. Alors que la lueur de l’explosion commençait à peine à se dissiper, Sirix ordonna à ses troupes d’accélérer de nouveau, de fuir à toute allure. Les deux nefs-essaims choisirent cet instant pour se désassembler en partie et libérer un nuage de vaisseaux composants qui accélérèrent à leur tour, à une vitesse ahurissante, pour dépasser les fuyards. Ils se ressoudèrent sous la forme d’une troisième nef, de moindre importance, mais qui barrait la route aux robots. Les deux premières nefs-essaims ouvrirent le feu sur l’arrière-garde de Sirix tandis que la nouvelle s’en prenait aux navires les plus avancés. Deux Mantas se volatilisèrent aussitôt tandis qu’un des vaisseaux anguleux partait à la dérive, totalement hors de contrôle. Sirix comprit qu’il devrait livrer bataille ici-même, à la frontière du système solaire terrien. Son esprit cybernétique réévaluait sans cesse les chances de réussite des rares plans qui pouvaient encore assurer sa survie. DP et QT se tenaient à leurs postes de tir, prêts à combattre l’ennemi que Sirix leur avait appris à haïr. Ces deux compers-là, au moins, ne s’étaient pas montrés aussi décevants que DD. — Grâce à leur arsenal amélioré, nos vaisseaux ne sont pas notoirement inférieurs à ceux des Klikiss, fit remarquer DP. La probabilité d’une victoire n’est pas nulle. — Si nous attaquons maintenant, nous conservons une petite chance de succès, approuva QT. Mais il ne faut plus tarder. Sirix était arrivé à la même conclusion. Grâce à leur système de communication instantanée, tous les robots pouvaient agir de concert, de manière parfaitement coordonnée. S’ils parvenaient à surprendre les Klikiss et à leur infliger des dégâts suffisants, ils auraient de nouveau la possibilité de distancer leurs poursuivants. La flotte de Sirix se dispersa pour ne plus offrir une cible groupée, puis, dans un grand mouvement d’ensemble, les bâtiments pilotés par les robots encerclèrent les trois nefs-essaims. S’ils ouvraient le feu tous ensemble et frappaient avec précision, les Klikiss subiraient à coup sûr de terribles dommages. Sirix donna l’ordre de tirer avant que les nefs puissent réagir. DP et QT lancèrent de rapides décharges de jazers sur le plus proche vaisseau klikiss… Ils furent bien les seuls. « Détruisez les Klikiss ! Feu à volonté ! » exhorta Sirix. De précieuses secondes perdues. Aucun robot issu des usines de la Hanse n’avait bougé. Aucun n’avait fait un geste vers la station de tir pourtant placée en face de lui. Des rapports identiques arrivèrent des vaisseaux à bord desquels se trouvaient les vieux compagnons de Sirix. Ce dernier analysa rapidement ces informations pour en déduire que tous les robots fabriqués par la Hanse s’étaient bloqués en même temps. Un court instant plus tard, les nefs-essaims ouvrirent le feu. Sirix envoya un nouveau message à ses troupes tandis que les tirs klikiss secouaient sa Manta. « Accès prioritaire. Recherche et annulation de programmes suspects inhibant la chaîne de commandement. » Mais aucune instruction, aussi pointue soit-elle, ne parvint à déclencher une réaction chez les robots paralysés. Le défaut touchait les couches les plus profondes du noyau de programmation. — Il semble y avoir une défaillance généralisée, dit QT. — Peut-être la Hanse a-t-elle intégré une routine cachée, suggéra DP. Impossible. Sirix et ses camarades avaient soigneusement inspecté, un à un, tous les robots fournis par les Terriens. Comment les ingénieurs humains seraient-ils parvenus à décrypter assez finement les systèmes klikiss pour réussir un tel exploit ? Pourtant, les robots noirs leur avaient eux-mêmes fourni tous les outils nécessaires. Notamment les modules destinés aux compers Soldats. Mais les humains ne pouvaient pas disposer des connaissances indispensables à ce genre de prouesse technique. Sauf que les robots neufs s’étaient figés dès que Sirix leur avait donné l’ordre de tirer. — Ce dysfonctionnement survient au pire moment, commenta QT sans cesser de s’activer sur ses contrôles. De rares et inutiles salves de jazers jaillissaient des bâtiments dans lesquels les anciens robots avaient remplacé les canonniers immobilisés. Il n’y avait rien à attendre d’un mitraillage aussi pathétique. Les trois nefs-essaims se séparèrent de nouveau en une immense nuée de vaisseaux composants qui se lancèrent rageusement à l’attaque. Sirix étudia d’autres options de fuite, mais qui lui parurent toutes vouées à l’échec. Sur le pont de la Manta, l’un des robots bloqués finit par bouger la tête tandis qu’une voix amusée – celle du président Basil Wenceslas – s’échappait de sa gorge électronique : — Sirix, sachez que je ne suis pas aussi stupide que vous avez bien voulu le croire. Tous les robots que j’ai fabriqués pour vous avaient un talon d’Achille : une routine d’arrêt déclenchée par n’importe quel ordre impliquant une action agressive. Une routine que vous ne pourrez jamais désactiver. (Sirix percevait la profonde satisfaction du président.) Vos renforts ne vous servent plus à rien. Mon seul regret est de ne pas être là pour profiter de ma revanche. À la fin de l’enregistrement, Sirix avait compris ce que signifiait être trahi, lui qui avait déjà poignardé dans le dos Klikiss et humains. Les vaisseaux composants tiraient sans relâche ; la flotte robotique ne résisterait pas longtemps à une telle puissance de feu. Alors qu’il vivait les dernières secondes de son existence, le grand robot noir se réjouit à son tour du piège tendu à la Hanse. Basil Wenceslas ne profiterait pas longtemps de sa fourberie : les explosifs dissimulés dans les vaisseaux terriens étaient programmés pour se déclencher si Sirix lui-même venait à être détruit. Maigre réconfort, puisqu’il ne serait plus là pour admirer le feu d’artifice. DP, QT et quelques autres robots s’activaient sur leurs consoles avec l’énergie du désespoir, mais les Klikiss s’acharnèrent tant et si bien qu’il ne resta bientôt plus de leurs créations qu’un nuage de débris microscopiques. 148 Robb Brindle Aucun vaisseau ne bougeait, que ce soit parmi les FTD, les forces de la Confédération ou les neuf nefs-essaims restantes. Les deux autres bâtiments klikiss étaient partis à la poursuite des robots noirs, et l’on percevait les lueurs d’une intense bataille spatiale bien au-dessus du plan de l’écliptique. Les nombreux messages indiquant que le roi Peter avait repris possession du Palais des Murmures contrastaient avec le silence radio du président Wenceslas depuis son entrée dans la nef-essaim centrale. Impossible de savoir comment s’était terminée sa rencontre avec le spécex. Quant au père de Robb, commandant en chef des FTD, il refusait encore de reconnaître l’autorité du roi Peter. Dans la configuration actuelle, même si tous les vaisseaux humains s’étaient regroupés pour faire face aux Klikiss, le Goliath et la centaine de navires qu’il commandait ne mettraient que quelques instants à tourner leurs armes vers la flotte de la Confédération. Robb n’était pas sûr que son général de père s’opposerait à un ordre direct du président. Sauf que ce dernier pointait aux abonnés absents. Le croiseur de l’amiral Willis quitta le Quartier du Palais pour rejoindre les deux lignes de défense érigées devant l’envahisseur klikiss. Ses jazers étaient prêts à ouvrir le feu, tel un cavalier chargeant sabre au clair. Une Manta des FTD explosa soudain en une gigantesque boule de feu, prenant tout le monde de court. — Qui a tiré ? hurla Robb. Prise dans une sorte d’horrible réaction en chaîne, une deuxième Manta subit le même sort, bientôt suivie par une plate-forme Lance-foudre puis par l’un des deux Mastodontes remis à neuf qui faisaient la fierté de l’armée terrienne. — Les Klikiss nous attaquent ! s’écria un canonnier. Paré à ouvrir le feu sur la nef-essaim centrale… — Attendez mes ordres ! Robb n’avait pas vu les bâtiments adverses lancer la moindre offensive. — Il faut les aider ! plaida Estarra. — Mais on ne sait même pas qui leur tire dessus, rétorqua Sarein, consternée. Quand une troisième Manta se changea en nuage de débris, la flotte des FTD rompit sa formation pour adopter un schéma défensif, toutes armes dehors. — Alerte maximale ! cria Robb en se levant d’un bond. L’ennemi peut venir de partout. Bon sang, quelqu’un va-t-il m’expliquer ces explosions ? Une nouvelle Manta se brisa dans un jaillissement de flammes. Le croiseur de Willis dut battre en retraite pour ne pas être touché par les éclats de coque projetés dans l’espace. Le visage courroucé du général Conrad Brindle apparut à l’écran. « Robb, qu’est-ce que tu fais ? » Le commodore se replia vers son fauteuil de commandement, sur lequel il eut bien du mal à localiser le bouton de transmission. Il ne l’avait pas encore trouvé qu’il s’égosillait déjà : « C’est pas nous ! On n’a rien fait ! — La Confédération attaque les Forces Terriennes de Défense. Vous nous avez tiré dans le dos ! Le président Wenceslas m’avait prévenu, mais je ne voulais pas y croire… — Je n’ai jamais donné un ordre pareil, le coupa son fils. Regarde tes capteurs : on ne tire pas. » L’amiral Willis se mêla à la conversation depuis le pont de sa Manta : « Vous feriez mieux d’avoir une bonne explication à fournir, monsieur Brindle », beugla-t-elle dans le transmetteur. Robb ignorait si elle s’adressait à lui ou à son père. Deux vaisseaux à la dérive se percutèrent en s’éventrant mutuellement dans un déluge de flammes et d’atmosphère expulsée. Quatre autres bâtiments terriens explosèrent sans plus de raison que les précédents. Les survivants cherchaient en vain à se protéger du fléau. Robb s’aperçut alors que cet incroyable carnage n’affectait que les FTD ; sa propre flotte n’avait subi aucune perte. Le phénomène était totalement incompréhensible. « Je demande confirmation, transmit-il à ses troupes. La Confédération a-t-elle oui ou non ouvert le feu ? Ne serait-ce qu’un seul vaisseau ? » Mais il doutait que quiconque ait pris l’initiative de s’en prendre aux FTD, surtout sous le nez des Klikiss. Les soldats du Jupiter passèrent de station en station pour effectuer toutes les vérifications appropriées. La reine Estarra contemplait d’un air incrédule les épaves incandescentes qui s’accumulaient autour de la ligne défensive des FTD. Les croiseurs volaient en éclats les uns après les autres. D’abord vingt, puis trente, puis plus encore. Les Forces Terriennes de Défense n’existaient pratiquement plus. — Seuls leurs bâtiments sont pris pour cible, confirma un technicien. Cinquante-trois impacts fatals dénombrés jusqu’à présent. — Et si c’était un sabotage ? hasarda Sarein. Des bombes dissimulées à bord ? — Confirmé, lui répondit aussitôt l’officier tactique. Aucun tir détecté. Nulle part. Les explosions n’en finissaient plus. Soixante-dix vaisseaux. Quatre-vingt-sept. Quatre-vingt-douze. Quelques modules-bouées parvenaient à s’éjecter, mais cela représentait bien peu de soldats sauvés. — Tous ces morts…, gémit Estarra. Le Goliath était encore intact, mais pouvait exploser à tout instant. Le Mastodonte changea de trajectoire et fonça droit vers le Jupiter. — Ils nous attaquent ! s’exclama l’officier de navigation. — Je dois joindre mon père. Tout de suite ! Estarra prit place à côté de Robb pour appuyer ses dires. — Je peux parler au nom de la Confédération. — S’il accepte de nous écouter… Ça fait des mois que la propagande de la Hanse nous présente comme des traîtres, et à ses yeux, ça se confirme. — Fréquence ouverte, commodore. « Papa, les explosions sont internes aux vaisseaux. Ils ont probablement été sabotés. » Cela faisait à présent deux ou trois minutes qu’aucun bâtiment des FTD n’avait succombé à la mystérieuse réaction en chaîne. Robb surveillait le reste de la flotte terrienne comme autant de bombes à retardement. Finalement, Conrad Brindle apparut dans un angle de l’écran principal. « Sabotés ? Comment ? On parle de presque cent vaisseaux, Robb. Les deux tiers de mes forces. Les deux tiers de mes hommes ! Le président nous avait pourtant prévenus… (Le visage ravagé du vieux général indiquait à lui seul l’ampleur du désastre. Il se tourna pour parler à l’un de ses officiers.) Que les croiseurs fonctionnels récupèrent les modules-bouées. » L’amiral Willis intervint de nouveau tandis que sa Manta se postait à proximité du Jupiter. « Consultez vos archives, général. Je vous parie mon salaire que tous les vaisseaux détruits ont été réparés par les robots klikiss. — Papa, je te jure que nous n’y sommes pour rien. — Je vous en prie, plaida Estarra, laissez-nous au moins participer au sauvetage des modules. » Robb voyait les mains de son père posées sur les commandes de tir. Après un long silence tendu, Conrad Brindle se redressa et hocha la tête. « Très bien. J’accepte votre aide. (Il s’adressa ensuite à son officier tactique.) Sortez-moi tous les dossiers techniques de la flotte. Je veux en avoir le cœur net. » La communication fut coupée sans préavis. — Vous avez entendu la reine ? demanda Robb au timonier. Occupez-vous des modules-bouées. Pendant ce temps, indifférentes à la catastrophe qui frappait l’armée terrienne, les nefs-essaims klikiss campaient sur leurs positions. 149 Tasia Tamblyn Llaro était désert. Une tombe. Tasia parcourut la ruche de long en large, la terre sèche craquant sous ses pas. Toutes les structures bâties par les Klikiss, tours et tunnels, étaient totalement vides. Sans exception. — Si quelqu’un a une idée, je suis preneuse. Peut-être qu’ils se sont évaporés dans les airs, comme cela s’est déjà produit il y a quelques milliers d’années. Je voudrais juste être sûre qu’ils sont partis pour de bon. KR et GU suivaient Kotto à la trace tout en rassemblant des données grâce à leurs capteurs optiques. DD, lui, semblait particulièrement enthousiaste : — Si nous trouvons Margaret Colicos, elle nous expliquera. — DD, tu as passé beaucoup de temps chez les Klikiss, nota Orli. Qu’est-ce que tu en penses ? Le petit comper s’arrêta un instant, comme pour évaluer la situation. — Il est envisageable que le spécex ait décidé de déplacer ses troupes pour attaquer d’autres sous-ruches. Dans ce cas, les Klikiss ne sont plus là parce qu’ils sont… ailleurs. — Alors nous devons trouver cet ailleurs pour y tester la Sirène, soupira Tasia. Kotto, que dit ton Guide Lumineux ? — J’ai plutôt tendance à suivre mes calculs. C’est quelque chose que ma mère n’a jamais pu comprendre. — T’appelles ça une réponse ? — Moi aussi j’ai une question, intervint Hud Steinman, visiblement inquiet. Si votre engin marche, il marche vraiment, hein ? Je veux dire, immédiatement ? On déniche les insectes, on leur en balance un bon coup et on a la réponse dans la seconde. J’ai bien compris ? Kotto prit le temps de la réflexion. — Théoriquement, la diffusion des mélodies devrait provoquer une paralysie quasi instantanée. Peut-être même initier un phénomène d’hibernation. — Donc si ça foire, on le saura vite, conclut Steinman. Ne reste qu’à dénicher des cobayes. — Voilà comment je vois les choses, dit Tasia. Si les Klikiss sont partis sur une autre planète, on peut les suivre grâce au transportail. D’abord, on déconnecte la Sirène du vaisseau et on la trimballe avec nous à l’aide de poignées antigrav. (Elle scruta la grande pierre trapézoïdale placée au centre de la ruche.) Ensuite, on choisit des carreaux de coordonnées et on traque les bestioles. Dès qu’on tombe dessus, on leur joue notre petite musique. — Je connais certains mondes klikiss sur lesquels le spécex aurait pu se rendre, précisa DD. Tasia hocha la tête. — Vous, les compers, vous allez nous aider à porter l’équipement. Chers amis, la chasse est ouverte ! DD leur fournit une liste de planètes cibles, mais eut bien du mal à cacher sa déception quand les deux premiers passages à travers le transportail débouchèrent sur des ruches tout aussi dépeuplées que celle de Llaro. Cependant, au troisième essai, Tasia avait à peine posé le pied de l’autre côté qu’elle se retrouva face à des centaines de guerriers et de terrassiers occupés à agrandir une vaste cité klikiss. Les créatures insectoïdes se tournèrent aussitôt vers les envahisseurs dans un concert de cliquetis menaçants. — Dans le mille ! s’écria Tasia. Vas-y, Kotto. Joue-leur ta sérénade. L’ingénieur ne se fit pas prier pour activer la Sirène. Tasia se plaqua les mains sur les oreilles par pur réflexe, Kotto lui ayant donné de quoi se protéger les tympans. Le jeune Vagabond avait d’ailleurs été surpris de cette requête, puisque la musique ne devait affecter que les Klikiss, mais Tasia lui avait fait remarquer que la Sirène allait quand même jouer fort. Une espèce de gazouillis tonitruant jaillit de l’appareil développé par Kotto. Cela ne ressemblait à rien de ce que Tasia aurait qualifié de « mélodie », et une bonne moitié des notes passaient de toute façon sur des fréquences inaudibles pour les êtres humains. Les vibrations secouèrent la Vagabonde jusqu’à la moelle des os. Steinman recula en grimaçant tandis qu’Orli se mettait elle aussi les mains sur les oreilles. Les trois compers observaient tranquillement la scène, sans paraître plus gênés par le vacarme que Kotto lui-même. Mais les Klikiss, eux, semblaient totalement sous le charme. Hypnotisés. Des milliers d’yeux à facettes étaient rivés sur la Sirène quand, tout à coup, les énormes insectes se figèrent comme des robots subissant un violent court-circuit. — On dirait que ça marche, nota Kotto. Steinman, qui avait lu sur les lèvres de l’ingénieur, lui hurla de toute la force de ses poumons : — Alors arrêtez-moi ce machin ! On va tous devenir sourds. Kotto désactiva la Sirène. Le silence s’abattit sur la ruche, laissant comme un vide physique dans l’air. Les Klikiss ne bougeaient toujours pas. — Ils sont morts ? s’enquit Tasia. — Je crois plutôt que le signal les a forcés à entrer en hibernation, répondit DD. — Ça me va, commenta à son tour la jeune Orli. Steinman contempla les Klikiss immobiles d’un air satisfait. — Impressionnant, ma foi. — Leur structure corporelle indique qu’ils ne sont pas originaires de la sous-ruche de Llaro, analysa DD. Ils sont peut-être connectés à un autre spécex, à moins qu’ils aient été… abandonnés. Tasia agrippa les poignées antigrav de la Sirène pour battre en retraite à travers le transportail. — Ce test me paraît tout à fait concluant. C’est l’heure de se mettre sérieusement au boulot. (La Vagabonde se tourna vers DD dès que le groupe fut de retour sur Llaro.) Alors, quelles sont nos prochaines destinations ? Je compte bien jouer de la Sirène jusqu’à ce qu’on ait tétanisé tous les gros insectes du Bras spiral. 150 Basil Wenceslas Quand la voix assourdissante du spécex retentit de nouveau au cœur de la nef-essaim, elle avait perdu le calme et le sang-froid légendaire de Davlin Lotze. — Vous n’aviez pas menti, Basil Wenceslas, dit-il d’un ton où perçait l’étonnement. Les robots ont été détruits. — Donc vous avez bénéficié du piège que j’avais tendu à Sirix, ajouta aussitôt Basil, soulagé au-delà de toute mesure. J’avais implanté un programme spécial dans les machines fournies par la Hanse. Elles se sont bloquées au moment d’ouvrir le feu. Le spécex semblait satisfait pour la première fois de la rencontre. — Les robots ont été détruits, répéta-t-il. Tous les robots. Enfin. — Sirix avait tué mon Louis, précisa Margaret. Je suis contente qu’il soit mort. Anton serra tendrement la main de sa mère. Basil, lui, restait concentré sur son face à face. — Vous voyez, je vous ai aidé. C’est grâce à moi que vous avez pu vous débarrasser des robots. Tout était prêt bien avant votre arrivée. Trahi par Sarein et Cain, par ses amiraux, par Peter, Basil se raccrochait à ce qui lui tombait sous la main. Et les Klikiss représentaient à présent sa meilleure chance. S’il parvenait à manipuler le spécex, les créatures insectoïdes pourraient à elles seules exterminer tous les ennemis de la Hanse. — Nous sommes alliés. Vous avez besoin de la Ligue Hanséatique terrienne. Vous avez besoin de moi. Mais l’âme de la ruche avait fait taire toute trace de Davlin Lotze. Le spécex semblait même plus klikiss que jamais, à croire que l’élimination des robots noirs avait réveillé sa soif de sang. Basil, qui avait cru apaiser ses adversaires, les sentait de nouveau prêts à attaquer la Terre. Margaret et Anton n’avaient pas l’air plus à l’aise. Le groupe d’accouplants et de guerriers qui montait la garde à l’entrée de la grotte commença à se rapprocher, dans l’intention évidente d’abattre les otages. Soudain, les Klikiss se figèrent, comme déconnectés. La masse informe du spécex se tordit et finit par se recomposer encore une fois en visage humain. — Que se passe-t-il ? Klikiss… paralysés… (Les traits de Davlin fondirent aussitôt, mais la voix continua sa plainte.) Mes sous-ruches… les unes après les autres. Mon esprit perd trop de composants… (Le spécex passa par une suite de configurations évoquant divers visages de colons et de Klikiss avant de reperdre consistance.) Esprit… déchiré. Trahison ! Détruire… Basil n’avait pas la moindre idée de ce qui était en train de se produire, et Margaret Colicos n’avait pas l’air plus informée. — C’est un de vos tours, monsieur le Président ? lui demanda-t-elle d’une voix tendue. Une nouvelle arme des FTD ? — J’aimerais pouvoir vous dire oui, docteur, mais j’ignore totalement la cause de ce remue-ménage. Une onde de choc parcourut tous les Klikiss des alentours, qui se figèrent au même titre que les premiers guerriers touchés par le phénomène. Un accouplant s’effondra tête la première sur le sol luisant. Quant au spécex, ce n’était plus qu’un amas tremblotant incapable d’articuler un traître mot. Les Klikiss de la nef-essaim centrale – et sans doute des dix autres – sombraient peu à peu dans un état catatonique. Si quelqu’un – la Confédération ? – avait réussi à développer une arme efficace contre les créatures insectoïdes, ce n’était pas le moment de traîner à bord. Ni de rater une chance de fuir. — On doit décamper pendant que les Klikiss sont inconscients. L’audience est levée. (Basil ignorait combien de temps durerait la paralysie et comment le spécex réagirait à son réveil. S’il se réveillait.) Allez ! Plus vite ! Anton et Margaret ne se le firent pas dire deux fois ; ils avaient perdu tout espoir de voir réapparaître la personnalité de Davlin. Les trois humains remontèrent les couloirs tortueux au pas de course, en essayant de se rappeler le chemin parcouru à l’aller. Quand ils arrivèrent enfin à la navette, ils la découvrirent encerclée de guerriers klikiss tétanisés formant une grappe de sculptures cauchemardesques. Leurs membres étaient dressés, prêts à l’attaque, mais ne bougeaient pas. — Ouvrez ! cria Basil au pilote. Ouvrez-nous, bordel ! Il bondit à l’intérieur du vaisseau dès que l’écoutille eut glissé sur le côté. — Monsieur le Président, vous êtes vivant ! — On dirait. Décollage immédiat. Non seulement les Klikiss pouvaient reprendre leurs esprits n’importe quand, mais si la Confédération était bel et bien derrière tout ça, Peter n’hésiterait pas une seconde à ouvrir le feu sur la nef-essaim pendant que son ennemi intime était à bord. La navette fit une embardée qui déséquilibra ses passagers, puis quitta l’étrange baie d’amarrage. Une fois sortie du cœur de la nef, elle franchit un champ de confinement avant de filer vers la couche de vaisseaux composants qui formait la coque du gigantesque appareil. Une coque qui avait perdu toute densité et dont les éléments dérivaient sans but. La nef-essaim conservait son apparence globale, mais ses millions de petites cellules n’étaient plus physiquement connectées entre elles. Le pilote de la navette repéra une faille suffisante pour lui livrer passage ; quelques instants plus tard, les quatre rescapés s’élançaient à toute allure dans un vide spatial qui ne leur avait jamais paru si accueillant. Puis Basil embrassa d’un seul coup d’œil les innombrables épaves fumantes qui étaient encore, peu de temps auparavant, de glorieux croiseurs des FTD. L’ampleur du massacre était sidérante. La flotte de la Confédération, elle, semblait miraculeusement intacte. — Peter, salaud ! aboya Basil. Salaud ! 151 Nikko Chan Tylar — On a échappé de justesse aux Klikiss sur Llaro, puis aux faeros sur Jonas 12, grommela Crim Tylar. Et maintenant, regarde dans quoi tu nous as embarqués. — Oui, c’était l’idée, confirma Nikko. Le Verseau et les autres porteurs d’eau suivirent les milliers d’arbres-bulles à l’assaut d’Ildira, plongeant dans un impossible champ de bataille où se regroupaient croiseurs de la Marine Solaire nimbés de brume vivante et vaisseaux de la Confédération venus de Golgen. Nikko sentait les guerriers wentals vibrer de la toute nouvelle détermination insufflée par Jess et Cesca. Le combat déjà titanesque changea soudain d’échelle quand les faeros reçurent de gros renforts jaillis des sept soleils d’Ildira. Le Verseau avait beau être protégé par un cocon wental, le jeune Vagabond craignait que les boules de feu ne s’avèrent, au bout du compte, trop supérieures en nombre. Ce qui ne l’empêcha pas de se jeter à corps perdu dans la mêlée. Les citernes de Nikko contenaient encore un peu d’eau de Charybde, habitée par des wentals avides de se battre. Certains d’entre eux s’étaient déjà moulés sous forme d’obus que Crim et Caleb avaient pris soin de charger dans les canons du vaisseau. Dès que le Verseau fut à portée de tir des faeros, Caleb ouvrit le feu avec un plaisir non dissimulé. Tandis que les troupes de la Confédération se concentraient sur Ildira, arbres-bulles et porteurs d’eau s’étaient lancés à la rencontre des renforts faeros. Caleb fit mouche chaque fois mais se retrouva vite à court de munitions. — Un beau carton pour pas grand-chose, grogna-t-il. On peut refaire des obus avec l’eau qui reste ? — Si on a le temps. La bataille a déjà commencé, je te signale. Telle une pluie de perles transparentes, les surgeons enchâssés dans les sphères d’eau vivante se précipitèrent à la rencontre des faeros surgis des soleils environnants. Le Verseau ne put que suivre le mouvement, emporté par la charge. Nikko ignorait de quelle manière les arbres-bulles comptaient livrer bataille, eux qui semblaient si petits comparés aux énormes boules de feu. Mais pas question de les sous-estimer pour autant. Alors qu’elle approchait dangereusement d’un ellipsoïde enflammé, l’une des bulles gonfla à n’en plus finir, jusqu’à la déchirure, jusqu’à se retourner littéralement sur elle-même pour emprisonner la boule de feu piégée comme un poisson dans un filet. L’être igné lutta, se débattit, mais les forces combinées des wentals et de la forêt-monde l’empêchèrent de s’enfuir. Avant que les faeros lancés à l’attaque puissent changer de trajectoire, des centaines d’arbres-bulles les avalèrent, puis les éloignèrent du champ de bataille. — Regardez-moi ça ! Ils les bouffent ! s’écria Crim Tylar. Il suffit en effet de quelques minutes pour qu’un bon quart des faeros dépêchés en renfort se retrouvent enfermés dans les cages liquides et proprement évacués de la zone de combat, « raccompagnés » jusqu’au plus proche soleil. Les boules de feu commençaient à paniquer, battant en retraite pour échapper aux arbres-bulles qui les poursuivaient avec acharnement. Le Verseau se joignit à la cohue qui entourait le soleil primaire d’Ildira. — Tu vas où, exactement ? interrogea Caleb. — Je les suis, répondit Nikko en haussant les épaules. Les premiers arbres-bulles et leurs captifs s’enfoncèrent sans hésiter dans la photosphère, chutant comme des pierres dans les vastes océans de plasma. — Pour l’instant ça m’a l’air pas mal, commenta Crim en admirant la scène. Mais maintenant, ils vont faire quoi ? Nikko avait déjà sa petite idée sur la question. — Je pense qu’ils vont cloîtrer les faeros dans leurs étoiles et sceller les transportails. La même stratégie qu’avec les hydrogues. — J’aurais préféré qu’ils les exterminent tous jusqu’au dernier, maugréa Caleb. Crim, lui, avait encore du mal à comprendre. — Mais enfin, les faeros aiment vivre dans les soleils, non ? Nikko ne prétendait pas non plus être en totale osmose avec l’esprit collectif des créatures élémentales. — Wentals et verdanis sont assez puissants pour dompter les faeros. Ils pourraient les détruire, mais ils cherchent l’équilibre, la neutralisation, plutôt que le carnage. Les arbres-bulles s’immergeaient les uns après les autres dans les vagues incandescentes de l’immense étoile. Ils réussirent à isoler le transportail quelque part au cœur du soleil, stoppant net le flux des faeros. Les wentals contenus dans les citernes du Verseau étaient tellement agités qu’ils semblaient prêts à percer un trou dans la coque pour s’échapper. Nikko mit le cap droit sur les flammes. — Qu’est-ce que tu fais ? hurla Caleb. — C’est pourtant évident. Nikko ouvrit les portes de la soute et relâcha toute l’eau qui se trouvait à bord. Les wentals libérés formèrent un rideau scintillant que les faeros voulurent à tout prix éviter, se jetant ainsi dans la gueule des arbres-bulles qui les suivaient. — C’est la classe, se réjouit Nikko tandis que les autres porteurs d’eau larguaient eux aussi leur cargaison. La nouvelle symbiose entre wentals et verdanis se révélait largement supérieure aux faeros. — Je crois qu’on a fait du bon boulot, conclut Crim. Tirons-nous d’ici. 152 Osira’h — Adar Zan’nh, je veux retourner à Mijistra, déclara le Mage Imperator. Je dois voir en personne les ruines de notre capitale. Malgré ses appréhensions, le commandant de la Marine Solaire souhaitait également contempler le désastre qu’il avait initié ; Osira’h et lui avaient fui Ildira sans même assister au terrible impact. — À vos ordres, Seigneur. Osira’h ferma les yeux, déjà capable de sentir la présence de ses frères et sœurs près du Premier Attitré Daro’h. La fillette savait comment sa fratrie pourrait aider le Mage Imperator à vaincre Rusa’h, mais la confrontation serait encore pire qu’avec les hydrogues de Golgen. Elle rouvrit les yeux et se plaça entre ses parents pour découvrir les images transmises sur l’écran central. Quand Zan’nh et Jora’h prirent conscience de l’ampleur des ravages, une vague d’horreur parcourut le thisme, assez puissante pour induire une souffrance physique. Il ne restait plus un bâtiment debout à des kilomètres à la ronde. Tours, musées, habitations, entrepôts… tous brûlés, dévastés. Le Palais des Prismes et sa somptueuse colline en ellipse s’étaient trouvés au cœur de la catastrophe ; ils avaient été tout simplement anéantis. — Une partie de moi vient de mourir, déclara le Mage Imperator, incrédule. — Une partie seulement. (Les larmes aux yeux, Nira s’agrippa au bras du souverain.) Nous sauverons ce qui peut encore l’être. — Nous devons y aller, affirma Osira’h. Ils nous attendent. (Elle prit une profonde inspiration.) Je serai mieux placée pour combattre l’Incarné des faeros si mes frères et sœurs sont avec moi. Ensemble, nous puiserons dans une réserve d’énergie que même les wentals ne savent pas utiliser. Les obus wentals et les croiseurs auréolés de brume vivante avaient décimé les rangs des faeros, mais tout danger n’était pas encore écarté. De nombreuses boules de feu continuaient à strier le ciel d’Ildira à la recherche de quelque chose à détruire. Les écrans témoignaient des multiples affrontements en cours. — Il faut écouter Osira’h, dit Nira. Après tout, elle avait raison pour les hydrogues. (La Theronienne serra son surgeon contre elle.) Et puis les verdanis sont là pour nous aider. — Alors allons-y, conclut le Mage Imperator. La bataille est loin d’être finie. Rusa’h est toujours là. Le vaisseau-amiral rentra dans l’atmosphère, escorté par douze autres croiseurs. Tandis que Zan’nh restait en poste dans le centre de commandement, Jora’h guida Nira et Osira’h vers la baie d’amarrage où un cotre se tenait à leur disposition. Piloté par un soldat ildiran, le petit vaisseau traversa sans encombre le cocon brumeux avant de louvoyer à travers une série de turbulences thermiques. Jora’h ne quittait pas des yeux les décombres de Mijistra, incapable de maîtriser son effroi et donc d’épargner le moral de son peuple. Osira’h percevait également la souffrance des réfugiés, même si Daro’h, en compagnie des quatre autres hybrides, faisait de son mieux pour leur redonner espoir. Elle demanda au pilote de se poser près des silhouettes regroupées aux abords des ruines. La fillette bondit à peine l’écoutille ouverte. L’air lui brûla les poumons, comme si la présence des faeros avait réchauffé toute la planète. Végétaux et débris combustibles commençaient à fumer. Daro’h et Yazra’h se précipitèrent vers le cotre, vers le Mage Imperator enfin revenu. Dès qu’Osira’h retrouva ses frères et sœurs, elle les prit par la main pour former un circuit mental. Elle s’éleva aussitôt dans le plan psychique, lançant ses pensées en direction de son père et de sa fratrie. Elle devait tous les lier les uns aux autres pour créer un bloc aussi solide que puissant. L’Incarné des faeros n’était pas loin, irradiant d’une haine farouche qu’il communiquait aux faeros. Osira’h pouvait sentir sa présence et le forcer à venir. La fillette serrait la main de Rod’h sur sa gauche et de Gale’nh sur sa droite, qui eux-mêmes complétaient le cercle avec leurs deux sœurs. — Comme la dernière fois, leur dit Osira’h. Dressons une barrière plus forte que les flammes, plus forte que le thisme. (L’air autour d’eux se densifia et les isola du plus gros de la chaleur. Ils se concentrèrent ensuite sur les liens intangibles qui unissaient l’espèce ildirane.) Connectez-vous aux rayons-âmes pour mieux les consolider. Nous devons rassembler tous les Ildirans. Rusa’h a tissé son propre réseau, c’est à nous de le dénouer. Usant de leurs pouvoirs hybrides, les cinq enfants de Nira parvinrent à sectionner les chaînes qui reliaient les flâmes aux faeros qui les avaient dérobées. Les êtres ignés avaient su remonter, consumer les routes mentales du thisme pour absorber les esprits ildirans : à présent, la fratrie leur bloquait le passage et les coupait de leur source d’énergie spirituelle. Osira’h gardait les yeux fermés, totalement isolée du monde extérieur, centrée sur son objectif. Mais la fillette finit par percevoir les cris de terreur qui s’élevaient autour d’elle. La chaleur atteignit un niveau ahurissant, à tel point qu’elle traversa le bouclier et lui brûla la peau. Une intense lumière jaune-orange s’insinua derrière ses paupières ; elle ne put s’empêcher de faire un pas en arrière tandis qu’une énorme boule de feu descendait sur le cercle d’enfants. Plus grosse que n’importe quel autre ellipsoïde, elle évoquait un sinistre vortex de flammes rugissantes. Osira’h sentit la rage qui s’en dégageait avant même de distinguer le visage tracé en lignes de feu à l’intérieur de la masse. Elle s’accrocha à ses frères pour ne pas rompre le contact. Rusa’h avait répondu à son appel. 153 Basil Wenceslas La navette diplomatique s’éloigna à toute allure des nefs-essaims toujours immobiles, puis dépassa les vaisseaux terriens réduits à l’état d’épaves et leurs équivalents confédérés « mystérieusement » intacts. Frappé d’horreur, Basil Wenceslas n’arrivait pas à trouver ses mots. C’était une trahison. Une infâme et monstrueuse trahison. Mais le Goliath, au moins, semblait avoir échappé au massacre. Oubliant le pilote, Basil se pencha sur la console de transmission pour ouvrir lui-même un canal vers le Mastodonte. « Général Brindle, que s’est-il passé ? Pourquoi n’avez-vous pas encore ouvert le feu sur la flotte de la Confédération ? » L’officier mit du temps à répondre à cause de la confusion qui régnait à bord des vaisseaux survivants. « Nos bâtiments ont été sabotés, monsieur le Président. Très probablement par les robots klikiss, pendant les réparations. Nous avons la certitude absolue que la Confédération n’y est pour rien. » Basil ne doutait pas que Sirix ait pu lui tendre ce genre de piège, mais se sentait quand même vaguement déçu de ne pas pouvoir faire porter le chapeau à Peter. Il lui restait malgré tout la satisfaction d’avoir participé à la destruction des robots noirs… même si le spécex ne semblait guère enclin à se montrer reconnaissant. Des ennemis. Des ennemis partout. Basil scruta de nouveau la nef-essaim suspendue dans l’espace, s’interrogeant sur ce que l’âme de la ruche déciderait de faire si elle finissait par sortir de son étrange coma. Il y avait là une chance à saisir. Peut-être la dernière. « Général, votre arsenal est-il en état de marche ? — Tout à fait. Le Goliath est fonctionnel, de même que dix-neuf autres croiseurs. — Parfait. Le spécex se trouve dans la nef-essaim centrale. Si nous parvenons à l’éliminer, tout danger sera écarté. C’est le moment d’agir. Feu à volonté ! » Brindle écarquilla les yeux, incrédule. « Vous voulez ouvrir les hostilités alors que les deux tiers de ma flotte ont disparu ? — Le spécex est paralysé, rétorqua Basil. Les Klikiss sont incapables de se défendre, ils ne vont pas riposter ! Et si la Confédération a un minimum de jugeote, elle se joindra à nous. Après tout, Peter a promis de nous aider. — Je crains qu’en votre absence le roi Peter n’ait repris possession du Palais des Murmures. Le peuple… célèbre son retour dans le monde entier. » Basil eut l’impression que l’écoutille de la navette s’était ouverte, aspirant l’air hors de ses poumons. Et Brindle n’avait-il pas l’air content de lui apprendre de telles nouvelles ? Le président sentait la rage monter, monter… « Général, je viens de vous donner un ordre direct. Ouvrez le feu sur la nef-essaim. Je m’occuperai de Peter en temps utile. » Mais avant que le Mastodonte puisse tirer sa première salve, un message en provenance de la flotte klikiss envahit toutes les fréquences, comme l’avait fait celui appelant le président de la Hanse auprès du spécex. Malgré le volume assourdissant, Basil reconnut sans l’ombre d’un doute la voix et la personnalité de Davlin Lotze. « Président Wenceslas, j’ignore tout de cette arme que vous avez utilisée contre nous, mais j’avoue être impressionné. Des dizaines de sous-ruches ont été neutralisées. Il n’en reste que quelques-unes en activité. (Un bruit perçant sortit des haut-parleurs quand le spécex fit une pause.) De larges pans de mon esprit sont à présent… désactivés. Des pans klikiss. » Margaret Colicos se fraya un chemin jusqu’au cockpit. « Davlin, vous devez stopper l’assaut klikiss. Le spécex veut éradiquer l’humanité. — Ah ! Margaret. Grâce à toutes ces sous-ruches déconnectées, j’ai pu reprendre le contrôle. La partie klikiss du spécex est… tenue à l’écart. (Basil percevait clairement le ton narquois.) J’ai donc opté pour une solution que vous devriez trouver acceptable. Regardez bien. » La nef-essaim revint soudain à la vie, plus menaçante que jamais. Les guerriers klikiss reprenaient leurs esprits à bord des onze énormes bâtiments. « Mais je ne peux pas vous faire confiance, monsieur le Président, reprit le spécex-Davlin. Je vous ai entendu donner l’ordre de tirer pendant que nous étions paralysés. Vous représentez un grand danger pour nous. Vous faites honneur à tous les mauvais souvenirs que je gardais de vous. — Rappelez-vous que j’ai saboté les vaisseaux des robots noirs, rétorqua Basil, très inquiet. J’ai trahi Sirix. Pour vous aider ! — L’altruisme n’est pas une de vos qualités premières. Vous auriez laissé les robots nous massacrer, et votre piège n’aurait servi qu’à vous débarrasser d’éventuels survivants. D’une pierre deux coups. » Basil ne trouva rien à répondre. Davlin avait raison, évidemment. Pendant cet échange, les neufs nefs-essaims en orbite autour de la Terre s’étaient agglomérées les unes aux autres pour former une masse titanesque, une sphère de la taille d’une petite lune. Les deux dernières nefs, revenues du combat contre les robots, ne tardèrent pas à rejoindre l’incroyable agrégat. Basil n’avait jamais vu une structure artificielle aussi gigantesque, aussi potentiellement dévastatrice. Le pilote de la navette se tourna vers lui, terrifié, comme si les Klikiss allaient ouvrir le feu à la seconde. « Vous avez fait exactement ce que l’on pouvait attendre de vous, monsieur le Président. (Le spécex-Davlin se tut un instant. Basil chercha un moyen de se défendre, de se justifier, mais n’en vit aucun.) Vous ressemblez beaucoup aux Klikiss, vous savez ? » À la grande surprise de Basil, l’immense nef-essaim n’attaqua ni la Terre ni la maigre flotte des FTD. Elle resta immobile un long moment avant de s’éloigner sous les yeux incrédules des troupes humaines de tous bords. Basil était sidéré, réduit au silence. Margaret, elle, pouvait enfin sourire. — On dirait que Davlin a rendu un dernier service à l’humanité, dit-elle. Il nous a tous sauvés. — Merci à lui…, souffla Anton. Le vaisseau klikiss fila vers les limites du système solaire. Basil le regarda partir, se sentant à la fois vaincu et soulagé. Enfin une opération qui se terminait relativement bien. Enfin une menace qui disparaissait au lieu de s’ajouter aux autres. Même s’il aurait préféré que le général Brindle vaporise tous ces foutus Klikiss. Un nouveau message s’imposa sur la console de transmission, usant de codes prioritaires connus de quelques rares personnes. Eldred Cain. Basil serra les dents. Encore un traître. L’adjoint affichait une expression aussi impénétrable qu’à l’ordinaire. « Monsieur le Président, je suis ravi de vous retrouver sain et sauf. Et non moins ravi de voir les Klikiss battre en retraite. Merci pour vos précieux efforts. — Vous allez avoir beaucoup d’explications à fournir… Que voulez-vous ? » Eldred Cain s’autorisa un très léger sourire. « Le roi Peter vous réclame au Palais des Murmures afin d’organiser la passation de pouvoir. Votre présence est requise dans les plus brefs délais. » 154 Jora’h le Mage Imperator Rusa’h émergea de la boule de feu, les yeux brillants comme des novae, la chair en fusion. Il semblait à la fois heureux et enragé d’avoir enfin trouvé Jora’h. — C’est l’heure pour moi de sauver notre espèce. Ébloui, le Mage Imperator eut bien du mal à croiser le regard de son frère. — C’est fini pour toi. Tu ne pourras plus faire de mal à notre peuple. L’Incarné des faeros prit un air triste, tel un père devant un enfant difficile. — Tu as corrompu le thisme et presque détruit l’Empire. Moi, j’emmènerai les Ildirans valeureux vers la Source de Clarté. Je les sauverai grâce à mon alliance avec les faeros. Jora’h se força à faire un pas en avant. — Les sauver ? (Il sentait les enfants de Nira s’échiner à repousser la chaleur.) Alors que les faeros ont anéanti de pleins camps de réfugiés, des vaisseaux bondés qui tentaient de fuir ? Sans oublier les victimes réduites en cendres lors de la prise de Mijistra. C’est comme ça que tu penses les sauver ? Tes sujets, Rusa’h. Ceux que tu devais protéger. (Jora’h pointa un doigt accusateur.) Maintenant, ils sont tous morts. Même si l’Incarné gardait forme humaine, Jora’h ne reconnaissait plus son frère, l’homme placide qui aimait faire la fête et s’entourer de belles courtisanes. Transformé en avatar des êtres ignés, l’ancien Attitré d’Hyrillka ne pensait qu’à brûler. — Non… c’est pour eux que j’ai fait ça. Les boules de feu descendaient de plus en plus bas dans le ciel de Mijistra, prêtes à consumer le Mage Imperator pour absorber sa flâme. — Les faeros t’ont perverti, Rusa’h. Osira’h serra la main de son père, qui perçut aussitôt la puissance que la fillette tirait de son exceptionnelle connexion au thisme. Nira se recroquevilla sur le surgeon pour le protéger de la chaleur qui s’infiltrait dans le bouclier faiblissant. Osira’h posa son autre main sur le bras de sa mère, afin de s’unir au télien à travers elle. L’esprit et les pouvoirs de la forêt-monde se joignirent d’un coup à la bataille. Le reste de la fratrie s’intégra à son tour au télien, tout comme Kolker avait réussi à raccorder les verdanis au thisme ildiran. L’énergie des wentals vint également renforcer le bouclier en cheminant par l’intermédiaire des surgeons englobés dans les arbres-bulles. Le cercle regroupait à présent les cinq hybrides, Yazra’h, Daro’h, Nira et Jora’h ; le Mage Imperator sentait en lui et autour de lui ces forces nouvelles venues étayer les barrières psychiques. L’Attitré Ridek’h prit place parmi eux. Le jeune Ildiran n’avait plus peur de Rusa’h et se dressait courageusement devant l’Incarné des faeros. — Nous nous battrons contre les faeros, contre vous. Je suis le véritable Attitré d’Hyrillka. — Et je suis le véritable Mage Imperator, ajouta Jora’h en se dressant de toute sa hauteur. C’est à moi de sauver le peuple ildiran. Le sauver de tes errements. — Tu te trompes, mon frère. Répondant à l’appel de Rusa’h, des centaines de faeros plongèrent telle une cascade de soleils, comme si toutes les étoiles du ciel s’abattaient sur Mijistra. Malgré les alliés qui étayaient le bouclier mental, le Mage Imperator accusa le coup, écrasé de chaleur. — Je ne céderai pas ! Les larmes qui lui venaient aux yeux se vaporisaient instantanément ; le rideau de flammes semblait infini, indépassable. Jora’h s’agrippa à sa fille et à Nira pour y glaner un surcroît d’énergie, puis comprit que le pouvoir du thisme résidait en lui et en personne d’autre. C’était lui qui guidait un empire hérité de son père et d’une longue lignée de Mages Imperators, lui qui représentait le point focal de l’espèce ildirane, lui, enfin, qui était seul capable de puiser dans les ultimes ressources du thisme. Rusa’h avait laissé les êtres ignés incinérer des populations entières afin de créer de nouveaux faeros nourris des flâmes des habitants de Dzelluria, d’Hyrillka et d’autres scissions de l’Agglomérat d’Horizon. Les soldats de la septe de Tal O’nh avaient succombé eux aussi, de même que l’ancien Attitré Udru’h, sur Dobro. Ce massacre devait prendre fin. Jora’h lança ses pensées en quête de toutes ces flâmes perdues, dérobées par les faeros, pour exiger leur libération. Même privés de corps, ces Ildirans n’avaient pas pu rejoindre la Source de Clarté à cause de Rusa’h. Le Mage Imperator vit ses efforts récompensés quand il parvint à se connecter aux flâmes captives des faeros regroupés au-dessus de Mijistra. Les boules de feu se mirent aussitôt à s’agiter, luttant pour retenir les prisonniers qui leur donnaient vie. Mais Jora’h était allé trop loin pour reculer. Il puisa de nouveau dans cette facette du thisme qu’il venait juste de découvrir, celle qui n’était accessible qu’au Mage Imperator, et remonta une myriade de rayons-âmes pour relier tous les Ildirans du Bras Spiral au cercle de pouvoir rassemblé autour de lui : Nira, les cinq hybrides, ses propres enfants, les wentals et les verdanis. Malgré la douleur, Jora’h leva les yeux vers les faeros qui avaient de plus en plus de mal à faire taire ces voix tourmentées au plus profond d’eux-mêmes. La volonté sans faille du souverain ildiran finit par triompher : il put soustraire les flâmes aux êtres ignés et les mener en douceur, de plus en plus haut, vers la Source de Clarté. Jora’h laissa échapper un grand éclat de rire, sentant les faeros nouveau-nés s’affaiblir d’un coup comme si on leur avait arraché le cœur. Incapables de maintenir leur intégrité physique, les boules de feu éclatèrent en un jaillissement d’étincelles. L’Incarné poussa un terrible hurlement, non de défaite mais de défi. Un vent invisible semblait s’acharner contre lui, l’obligeant à reculer de deux pas en grimaçant sous l’effort. Les flammes qui composaient son corps incandescent crépitaient avec rage ; il serra ses poings radieux et les leva bien haut au-dessus de sa tête. Quand Rusa’h s’avança vers le Mage Imperator pour livrer le combat tant attendu, il était clair qu’il n’avait plus rien à perdre. 155 Le roi Peter L’étrange retrait des nefs-essaims klikiss avait des allures de miracle, mais Peter devait avant tout se consacrer à l’arrivée imminente du président Wenceslas. Le jeune roi n’avait jamais cherché le pouvoir par ambition personnelle, ce qui ne l’empêchait pas de se trouver de nouveau sur le trône de la Hanse. De plein droit. Les Terriens avaient confiance en lui et il avait travaillé dur pour devenir le souverain qu’ils attendaient. Pour la première fois de sa vie, Peter avait l’impression d’être à sa place au Palais des Murmures. Le peuple de la Terre méritait mieux que Basil Wenceslas. OX revint du centre de communication avec Zhett et Patrick, tous deux ravis que l’Épée de la Liberté se charge de transmettre l’annonce du changement de régime. Les manifestations se changeaient peu à peu en gigantesques célébrations ; de nombreux soldats de la Hanse avaient d’ores et déjà abandonné postes et uniformes pour se joindre à la foule. Qu’il le veuille ou non, Basil ne dirigeait plus l’humanité. Même s’il lui restait quelques atouts dans sa manche. À l’instar de Willis et de Robb Brindle, Peter tenta d’entrer en contact avec le commandant en chef des FTD, mais ce dernier refusa de répondre et donc de prêter allégeance au souverain de retour d’exil. Conrad Brindle s’était toujours méfié de la Confédération. Sauf qu’à présent, avec deux tiers de sa flotte sabotés par les robots klikiss, ses options se trouvaient considérablement réduites. Le comper Précepteur se tenait à côté du trône tandis qu’Eldred Cain réconfortait un Rory découragé et apeuré malgré les paroles rassurantes de Peter à son égard. — Nous avons beaucoup de travail devant nous, déclara le roi. Qu’on appelle l’amiral Willis pour lui demander d’escorter la reine Estarra jusqu’ici. Monsieur Cain, j’aimerais que vous étudiiez avec l’ambassadrice Sarein les modalités relatives à l’intégration de la Hanse dans la Confédération. Après tout, c’est en grande partie grâce à vous que nous en sommes là. La transition doit s’effectuer en douceur pour apaiser le peuple. Il faut lui prouver que le pire est derrière nous. — Ce sera un honneur pour moi, répondit l’adjoint. — Et faites donc venir notre ministre du Commerce. Rlinda Kett sera sans doute enchantée d’opérer enfin à visage découvert. De nombreux négociants attendent avec impatience la réouverture des marchés. OX, lui, aborda de front le problème principal : — Je suggère que vous ordonniez l’arrestation immédiate du président Wenceslas. Afin d’éviter toute confusion dans les esprits. — Le comper a raison, approuva Fitzpatrick. Même déchu de ses pouvoirs, Wenceslas peut encore faire du dégât. Les quelques soldats que Willis avait laissés pour former la garde du roi levèrent soudain leurs armes vers la grande entrée. Rory se recroquevilla comme s’il cherchait à disparaître sous terre. — C’est moi qui ordonne votre arrestation immédiate, Peter. Le président Basil Wenceslas se fraya un chemin parmi les soldats, accompagné de cinq membres de l’équipe de nettoyage qu’il avait libérés de leur cellule improvisée. Le colonel Andez, qui faisait partie du groupe, avait réussi à se procurer une arme de poing. — Colonel, faites votre devoir, ajouta le président. Andez se sentait visiblement gênée d’avoir été capturée lors de l’assaut contre le palais. Elle fit signe à ses hommes d’avancer, mais, comme les miliciens se trouvaient en nette infériorité numérique, Peter ne comprenait pas vraiment l’utilité de la manœuvre. Les soldats de Willis se tinrent prêts à ouvrir le feu au moindre danger. Basil s’avança à son tour, indifférent aux armes pointées dans sa direction. Peter se pencha vers lui du haut de son trône. — Ce sont vos derniers partisans ? Cinq personnes ? — Mes troupes ramènent le calme dans les rues, argua Basil, refusant l’évidence. Vous avez semé la discorde pendant que je nous sauvais des Klikiss. Mais ne vous inquiétez pas, j’ai déjà battu le rappel des gardes royaux. Ils sont en route vers la salle du Trône pour mettre fin à cette mascarade. Peter doutait que le président trouve encore qui que ce soit pour l’aider, ici ou ailleurs, mais il paraissait convaincu de son fait. Cain prit l’initiative d’activer un pad de sécurité incrusté dans le mur. De lourdes portes métalliques bloquèrent aussitôt toutes les issues, tandis que des grilles isolaient fenêtres et ventilations. Il était désormais impossible d’entrer ou de sortir de la salle du Trône. — Juste au cas où…, commenta laconiquement l’adjoint. Peter hocha la tête. Même si Basil avait réellement déniché quelques fidèles, la question était réglée. Andez et ses hommes se tournèrent vers le président comme s’il allait leur dire comment renverser la situation. Basil en profita pour décharger sa colère sur Rory, mais, quand le jeune homme se mit à trembler, il cessa ses attaques avec un grognement dégoûté. — Je regrette que l’amiral Willis n’ait pas détruit votre navette, lâcha sèchement Patrick. N’est-ce pas là votre méthode préférée pour résoudre les problèmes ? — Maureen Fitzpatrick a été dûment exécutée pour haute trahison, répliqua Basil d’un ton dédaigneux. — J’entends son fantôme vous rire au nez. Le président changea de nouveau de victime : — Cain, vous n’avez donc rien fait pour empêcher ça ? — Je dirais même que j’y ai modestement contribué. Vous ne m’avez pas laissé le choix. Solidement installé sur le trône, Peter dévisagea son ancien mentor d’un œil froid. — Basil, vous êtes relevé de vos fonctions. Il ne reste plus qu’à officialiser votre démission. — Jamais ! — Quand vous aurez démissionné, poursuivit Peter comme si de rien n’était, la Ligue Hanséatique Terrienne sera dissoute et intégrée à la Confédération. Nous pourrons enfin commencer à panser les plaies sur lesquelles vous jetez du sel depuis des années. Basil était furieux, mais parvenait encore à garder une expression neutre. — Colonel Andez, je vous ai demandé d’arrêter Peter. Faites-le descendre du trône, par la force si nécessaire, et mettez-moi tous ces traîtres en prison. Nous réunirons ensuite la cour martiale qui, j’en suis sûr, ne sera guère encline à l’indulgence. Les soldats de Willis se tournèrent vers le roi, ne sachant comment réagir à un comportement aussi irrationnel. — Ne tirez pas ! ordonna-t-il en espérant que le colonel et ses hommes ne seraient pas assez fous pour ouvrir le feu. Andez eut un geste d’impuissance en direction de ses adversaires. — Comment sommes-nous censés… agir, monsieur le Président ? OX tenta à son tour de faire entendre raison à Basil, sur le ton professoral qu’il avait si souvent employé avec les jeunes princes. — Il est grand temps d’admettre votre défaite. La conclusion est logique. Irréfutable. Votre démission constitue la réponse la plus efficace à cette impasse. En tant que président, vous devriez être capable de vous en rendre compte. — Vous êtes coincé, ajouta Peter en se dressant sur l’estrade. Toute la population réclame votre départ et vous n’avez plus de bouc émissaire à disposition. Cette fois, c’est fini. Le président semblait pathologiquement incapable de reconnaître sa déconfiture. Il s’empara de son transmetteur personnel, qu’il portait à la ceinture, et sélectionna une fréquence militaire. « Général Brindle, ceci est un ordre prioritaire ! Utilisez les codes guillotine des vaisseaux dérobés par l’amiral Willis. Paralysez la flotte de la Confédération. » Il y eut une brève hésitation, peut-être une seconde de plus que le décalage imputable à la distance, puis le commandant en chef des FTD accusa réception d’une voix réticente. Peter se sentit plus déçu que vraiment en colère. — Basil, ça ne sert à rien. Même si le général vous obéit… Le président de la Hanse, tout sourires, croisa le regard du roi en délivrant ses dernières instructions. « Une fois les renégats réduits à l’impuissance, ouvrez le feu et détruisez-les. » 156 Robb Brindle — Merdre, on est plantés ! (Robb frappa l’accoudoir du fauteuil de commandement et hurla sur ses officiers.) Rapport immédiat ! Listing des options ! — Ce sont les codes guillotine, lui expliqua le timonier d’une voix défaite. Les FTD viennent juste de les activer. Tous nos vaisseaux sont immobilisés. — De quoi parle-t-on ? s’enquit Estarra. Robb sentait ses muscles tendus à l’extrême, sa tête prête à exploser. — D’un système de sécurité implémenté sur les principaux navires des FTD, en cas de mutinerie. Un système dont le général possède tous les codes. — Mais ce sont des vaisseaux de la Confédération, maintenant. Robb émit un grognement écœuré. — On aurait dû remettre ça à plat quand l’amiral Willis a mis la flotte en cale sèche sur Osquivel, mais on n’a pas eu le temps. — Une petite négligence tactique ? intervint Rlinda Kett. — Le raid du général Lanyan nous a un peu distraits, rétorqua Robb. Depuis, nos bâtiments n’ont jamais pu regagner les chantiers spationavals. — Trop tard pour les regrets, coupa Sarein. Comment on se sort de là ? — En parlant au général Brindle, dit Estarra. Nous devons le convaincre de mettre un terme à cette folie. Robb secoua la tête, effondré. — On peut lui raconter tout ce qu’on veut, mon père croit de son devoir d’obéir au président. Estarra fronça les sourcils. — Le titre de reine me donne la primauté sur le président, non ? — À condition de reconnaître la Confédération. — Sarein, tu es toujours ambassadrice de Theroc. C’est une fonction que Conrad Brindle devrait respecter. — Et moi, je suis toujours son fils, reprit Robb. Mais ça n’a pas grande importance si le président lui a demandé de nous faire prisonniers. — Prisonniers ? railla Sarein. Croyez-moi, Basil a dépassé ce stade depuis longtemps. Robb s’activa en vain sur la console de transmission. À part ce qui touchait à la simple survie, plus aucun système ne fonctionnait. — De toute façon, on ne peut parler à personne. Nous sommes bâillonnés, pieds et poings liés. Estarra lança un regard venimeux à l’écran principal, comme si elle voulait l’obliger à reprendre du service par la seule force de sa volonté. Le silence qui régnait sur le pont semblait soudain plus angoissant que n’importe quelle menace directe. Le capitaine Kett s’approcha de la reine, sourire aux lèvres. — Quoi ? s’énerva Estarra. Si vous avez une idée… — Ces fameux codes ont peut-être joué un tour aux anciens vaisseaux des FTD, mais le Foi Aveugle n’a rien à voir là-dedans. (Elle se tourna vers Robb.) Je suppose que vos baies d’amarrage ont des systèmes d’ouverture manuelle, en cas de pépin ?… Parfait. BeBob et moi pouvons donc vous emmener jusqu’au Goliath pour y remettre le message en main propre. Estarra sourit à son tour. — Alors il ne nous reste plus qu’à être convaincants. 157 Jess Tamblyn Quand Jess et Cesca s’approchèrent de Mijistra, les faeros rassemblés au-dessus des ruines leur parurent éprouvés, désorganisés. La bulle d’eau vivante se fraya brutalement un chemin à travers les boules de feu, dévoilant le combat dantesque qui se déroulait à terre entre un homme vêtu de flammes et un groupe d’Ildirans mené par le Mage Imperator. — Rusa’h est un avatar, comme nous, dit Jess en accélérant la descente. C’est à nous de le stopper. — Non, il n’est pas comme nous. Les faeros ont brûlé son âme. Les wentals nous ont peut-être isolés des autres humains, mais nos esprits sont intacts. Le vaisseau survola Mijistra telle la première goutte d’une averse prête à éclater, puis se posa à proximité du cercle d’Ildirans. La bulle éclata aussitôt pour libérer Jess et Cesca, qui s’avancèrent vers leur ennemi en pataugeant dans la boue. Jora’h et ses compagnons étaient mal en point, à deux doigts de succomber à la chaleur infernale des êtres ignés. — Tu es coupé du thisme, Rusa’h ! s’écria le Mage Imperator. Je ne laisserai plus les faeros s’en prendre à mon peuple. La plupart des ellipsoïdes enflammés avaient à présent déserté le ciel d’Ildira. Rusa’h était seul, mais pas affaibli pour autant. Jess et Cesca se dirigèrent vers l’Incarné des faeros, leur peau couverte d’un film d’eau scintillante. Rusa’h sentit le pouvoir des wentals ; quand il se tourna vers les deux Vagabonds, son corps parut se gonfler, onduler, comme si une lutte sans merci se déroulait au plus profond de son être. — C’est mon empire ! hurla-t-il tandis qu’un jet de flammes jaillissait de ses doigts. Jess détourna le flot brûlant qui ciblait les Ildirans à bout de forces. Cesca se joignit à son compagnon pour tenter d’éteindre cette étincelle élémentale qui allumait des feux destructeurs dans tout le Bras spiral, incinérant villes, vaisseaux, planètes et populations. Rusa’h libéra lui aussi toute sa puissance sur ses nouveaux adversaires, qui vacillèrent sous l’impact. Le sol sous leurs pieds entra en fusion. La sueur qui s’échappait des pores de Jess formait un véritable brouillard vivant autour de lui. Quand Cesca leva les mains, un voile de vapeur bloqua le brasier devant elle. Ils puisaient tous les deux dans l’énergie des wentals qui les habitaient. Voyant leur résistance faiblir, Rusa’h déchaîna sur eux un océan de flammes. Mais les Vagabonds ne renoncèrent pas et enveloppèrent peu à peu l’Incarné dans des liens de brume glacée. Même si Jess asséchait rapidement ses réserves de puissance liquide, il luttait pied à pied, sans jamais songer à battre en retraite. Le Mage Imperator et son groupe parvenaient de leur côté à absorber une partie de la chaleur infernale, ce qui contribuait à l’équilibre du combat. — Rusa’h, reviens-nous ! s’écria Jora’h. Peu importe ce que tu as fait, je sais qu’un cœur ildiran bat encore au fond de toi. Si tu veux vraiment sauver ton peuple, c’est maintenant qu’il faut agir. Repousse les faeros avant qu’ils aient fini de te consumer. — Non ! Quand Rusa’h criait, une colonne de feu lui sortait de la bouche. Le brouillard devenait si dense autour de Jess qu’il ne voyait presque plus son adversaire. Des éclairs jaune-orange frappaient les wentals sans relâche, mais le couple de Vagabonds se rapprochait pas à pas de l’Incarné des faeros. Les créatures aqueuses sacrifiaient leurs dernières forces pour protéger leurs champions ; Jess en était réduit à espérer que les êtres ignés s’épuiseraient avant elles. Rusa’h recula enfin, pour la première fois. Jess accentua la pression, même s’il se sentait de plus en plus vide, au bord du vertige, comme si la moindre trace d’humidité en lui n’allait pas tarder à s’évaporer. Il se concentra sur le massacre de Charybde, sur les faeros qui avaient anéanti des océans gorgés de vie. Il repensa à l’attaque de Golgen et des stations d’écopage… aux incendies qui avaient ravagé Theroc… au meurtre de Denn Peroni. Les wentals incrustés dans les cellules du Vagabond consentirent un ultime effort pour se lancer à l’assaut de l’homme enflammé. Frappé de plein fouet par ce coup inattendu, Rusa’h tituba en arrière et posa le pied dans la flaque laissée par le vaisseau-bulle, qui s’était discrètement déplacée pendant le combat. Le piège avait fonctionné : l’eau vivante enveloppa les jambes de l’Incarné, qui poussa un grand cri en dispersant de gerbes de feu tout autour de lui. Jess et Cesca se jetèrent sur Rusa’h avant qu’il puisse réagir, l’enveloppant d’un épais manteau de brume. Le Vagabond puisa jusqu’à la dernière goutte des précieux wentals qui l’avaient sauvé des hydrogues. Cesca sacrifia elle aussi la puissance qui l’habitait pour porter l’estocade. L’Incarné des faeros s’effondra d’un coup, étouffé, éteint de l’intérieur. Jess et Cesca, qui respiraient à grand-peine dans le nuage brûlant, chancelèrent et tombèrent à genoux aux pieds des Ildirans. Nira posa son surgeon pour prendre les vainqueurs dans ses bras. Jess n’eut pas le temps de la prévenir : la prêtresse Verte le toucha et l’aida même à se relever. — Je ne comprends pas, s’exclama-t-il, sidéré. Le contact aurait dû vous tuer. Cesca, elle, scrutait ses mains d’un air émerveillé. — Tu ne le sens pas, Jess ? Ils sont partis. Les wentals sont partis ! Le Vagabond vit que sa peau était redevenue telle qu’il l’avait toujours connue. Il avait presque oublié ce que ça faisait d’être normal. — Ils se sont brûlés au feu de la bataille. Jusqu’au bout. Nous sommes de nouveau humains. Et nous avons survécu ! Jess n’en pouvait plus de joie, même s’il éprouvait aussi de la tristesse et une immense admiration pour les êtres aqueux qui avaient payé cette victoire de leur vie. — Nous avons vaincu les faeros, lui dit Cesca d’une voix douce. C’est tout ce qui compte. C’est ce que voulaient les wentals. Elle vit les dernières boules de feu errer sans but dans le ciel d’Ildira, facilement capturées par les arbres-bulles. Jess lui sourit, soulagé au-delà des mots. Un bruit soudain les ramena vers la brume qui se dissipait, dans laquelle ils aperçurent l’ancien Incarné des faeros, à genoux, défait. Les êtres ignés avaient abandonné son corps, le laissant nu et frêle, une ombre de lui-même. Rusa’h étouffa un sanglot et leva les yeux vers le Mage Imperator. 158 L’adjoint Eldred Cain Quand Cain vit une expression démente se peindre sur le visage de Basil Wenceslas, il comprit que la dernière trace d’humanité désertait cet homme qui avait pourtant été un dirigeant subtil, un rude négociateur et un administrateur talentueux. Après une interminable glissade, le président de la Hanse venait de toucher le fond. Près du trône, les capteurs optiques d’OX brillaient de plus en plus fort. — Président Wenceslas, je dois vous faire remarquer que cet ordre ne repose sur aucune base légale. Il n’y a pas de précédent historique. Cain s’interposa entre le roi et le président, sur les marches menant à l’estrade. — Monsieur, je vous supplie de reconsidérer votre décision. Basil négligea le comper et jeta un regard méprisant à son adjoint. — Vous croyez que j’ignore tout de vos complots avec Sarein ? Que j’ignore comment vous avez sapé mon autorité à la moindre occasion ? Je suis le seul ici à disposer d’une vision claire de l’avenir. Le seul à pouvoir encore guider l’espèce humaine. Vous m’avez terriblement déçu, Cain. (Il parcourut la salle d’un œil dédaigneux.) Vous avez tous échoué, tous autant que vous êtes ! Peter. Fitzpatrick. Même vous, colonel Andez ! La voix du général Brindle coupa court à la diatribe. « Codes guillotine activés, annonça-t-il d’un ton contrarié. La flotte de la Confédération est immobilisée dans l’espace, sans défense, sauf bien sûr les vaisseaux vagabonds. (Des parasites rendaient certains mots difficilement compréhensibles.) J’ai du mal à cerner le but de la manœuvre. J’ai toujours besoin de leur aide pour récupérer les modules-bouées. — Général, je vous ai aussi ordonné d’ouvrir le feu. Les forces ennemies ont-elles, oui ou non, été détruites ? » Peter interrompit Basil d’une voix assez forte pour passer dans le transmetteur. « Général Brindle, c’est votre roi qui vous parle. Le président a été relevé de ses fonctions, vous ne devez plus lui obéir. La reine Estarra est à bord du Jupiter. — Pour être exact, lui répondit le vieil officier, elle se trouve actuellement dans un petit vaisseau marchand juste à la proue de mon Mastodonte, en plein dans ma ligne de mire. L’ambassadrice Sarein et elle m’ont suggéré, avec un talent indéniable, de rejoindre la Confédération. » Basil hurla dans le transmetteur en crachant au passage quelques filets de bave : « Vous vous mutinez, général ? Avec vos états de service ? Une vie entière vouée aux FTD ? Je vous ai donné l’ordre de… » Du fait des délais de transmission, la réponse de Brindle se superposa aux derniers mots du président. « J’estime qu’une telle attaque ne se justifie pas. La situation a profondément évolué. — Je ne vous ai pas demandé votre avis, général. Ouvrez le feu ! — Je ne peux pas tirer sur un souverain en exercice », rétorqua Brindle d’une voix mal assurée. Basil écarquilla les yeux, comme s’il n’avait jamais envisagé que le commandant en chef des FTD puisse s’opposer à lui. « Ne soyez pas ridicule. La Confédération n’est pas un gouvernement légitime, mais une menace pour la Hanse. Je vous le répète : ouvrez le feu ! » Après une courte hésitation, la réponse tomba, cinglante : « Non. » Les yeux du président semblaient prêts à lui jaillir des orbites. « Votre femme est en poste dans une base des FTD, sous bonne surveillance. Je vais ordonner son arrestation immédiate. Je n’aurais jamais cru en être réduit à exercer ce genre de pressions sur vous, général. — Et je n’aurais jamais cru que le président de la Hanse en viendrait à prendre des otages et à intimider d’honnêtes citoyens, répliqua Brindle sur un ton cassant. J’ai commis une grave erreur en ne comprenant pas plus tôt qui était mon véritable supérieur. Le roi Peter. Je ne vous laisserai pas faire de mal à Natalie. » Basil était à présent d’une pâleur effrayante. « Si vous refusez d’obéir, je veillerai à ce que vous soyez exécuté pour haute trahison, vous et tous ceux qui se trouvent en ce moment sur le pont du Goliath ! » Seul un crépitement de parasites lui répondit. Le commandant en chef des FTD avait coupé la communication. Basil se tourna brusquement vers Andez. Les quatre gardes qui l’accompagnaient ne savaient plus quoi faire et paraissaient à deux doigts de jeter leurs armes, un détail qui échappa visiblement à l’attention du président. — Colonel Andez, cette plaisanterie n’a que trop duré. Je vous ordonne d’exécuter sur-le-champ le roi Peter, coupable d’usurpation du trône. — Qu’il le garde ! cria Rory. — La ferme ! OX se plaça aussitôt devant Peter pour le protéger de tirs éventuels. — Je suis programmé pour défendre le roi. Vous devrez me passer sur le corps. Andez leva légèrement la main, mais ne dégaina pas. Les soldats de la Confédération étaient prêts à l’abattre au premier geste suspect. — Mais enfin, monsieur le Président, même les FTD… Basil s’empara du pistolet et se dirigea vers le trône comme si Peter et lui étaient seuls dans la pièce. Les soldats le mirent en joue, se retenant de faire feu uniquement parce que le roi leur avait dit de ne pas tirer sur le président. — Lâchez votre arme ! Tout de suite ! hurla l’un d’eux. Basil fit celui qui n’avait rien entendu. Cain, qui se tenait toujours au pied de l’estrade, n’hésita pas un seul instant. Quand le président passa près de lui sans même le regarder, l’adjoint sortit la dague de cérémonie qui avait fait la fierté du capitaine McCammon. Et frappa de toutes ses forces. La lame s’enfonça dans le dos de Basil Wenceslas, sous l’omoplate gauche, et Cain la guida entre les côtes, droit vers le cœur. Le président s’immobilisa d’un coup, comme s’il venait de se cogner contre un mur. Cain en profita pour faire tourner l’acier dans la chair. L’assistance se figea, effarée ; Peter quitta son trône et passa devant OX. Eldred Cain tenait fermement la dague, ce qui empêcha Basil de s’effondrer au moment où il laissa le pistolet tomber à terre. Puis les genoux cédèrent à leur tour, obligeant l’assassin à lâcher prise. Le corps du président glissa sur les marches tandis que sa veste se tachait de sang. Basil poussa un long soupir rauque et parvint à se tourner suffisamment pour croiser le regard de Cain. Un gargouillis naquit au fond de sa gorge ; il cherchait sans doute à faire une ultime déclaration fracassante, mais n’articula qu’un mot avant de succomber : — Déçu… Cain jeta un coup d’œil circulaire à la salle du Trône ; il n’avait pas oublié la mort de McCammon, au même endroit. — En ma qualité d’adjoint du président, j’assume dès à présent les fonctions suprêmes de la Hanse, déclara-t-il d’une voix étonnamment forte. Il extirpa la dague du cadavre de Basil Wenceslas, nettoya la lame d’un geste précis et tendit l’arme au roi Peter, poignée en avant. — Au nom de la Confédération. 159 Tasia Tamblyn Le temps que l’équipe de Tasia regagne la Terre et digère les derniers rebondissements, tout était fini. La Hanse et la Confédération, les robots klikiss, l’Empire ildiran, faeros, wentals et verdanis. Plus de guerre. Nulle part. Ils s’abreuvèrent d’informations au fur et à mesure de leur approche : déclarations de Patrick Fitzpatrick, rapports militaires de la Confédération, analyses des médias. — Merdre, on a tout loupé ! Hud Steinman fronça les sourcils. — Ça ne me gêne pas plus que ça. — Nous avons joué notre rôle, assura Orli. Si j’en crois les commentaires, nous avons même eu une sacrée importance. Kotto, lui, était encore sur son nuage après le succès fulgurant de la Sirène klikiss. Filant de monde en monde, son petit groupe avait déniché et paralysé pas moins de dix sous-ruches. Ce qui, apparemment, avait suffi à dégoûter le spécex. Tasia dirigea son vaisseau vers le Jupiter en évitant avec habileté les débris des croiseurs des FTD, qui formaient à présent leur propre « ceinture d’astéroïdes » en orbite. « Amiral Willis, ça vous dirait un peu de compagnie ? transmit-elle. Nous avons des nouvelles très intéressantes concernant les Klikiss. Enfin ce qu’il en reste. » La réponse fut immédiate, mais pas par la voix de l’amiral. « Tu seras toujours la bienvenue à bord, Tamblyn. Même si tu as cru bon de t’offrir une petite balade de santé pendant que nous étions tous occupés à sauver la Terre. — Une balade de santé ? Excuse-moi, commodore Brindle, mais je te propose de comparer nos notes avant de décider qui a droit aux lauriers. » Robb éclata de rire. « Le Jupiter n’attend plus que toi. Nous sommes tous impatients d’écouter le récit de tes exploits. L’amiral Willis est déjà en route. » Pour une fois, la réunion à bord du Mastodonte se déroula dans une ambiance festive. Kotto n’avait jamais mis les pieds sur un tel bâtiment, aussi parcourut-il le pont de long en large en posant quantité de questions. Steinman, quant à lui, avait pour seul objectif de trouver un réfectoire capable de lui fournir un repas décent, recherche dans laquelle il entraîna Orli et DD. Eldred Cain avait ordonné au général Brindle de désactiver les codes guillotine, permettant ainsi aux vaisseaux de la Confédération de retrouver leur pleine liberté d’action. Le commandant en chef des FTD avait obéi à cette injonction avec un plaisir non dissimulé. Laissant le roi Peter organiser une passation de pouvoir en bonne et due forme, l’amiral Willis regagna le Mastodonte et se présenta sur le pont en uniforme de gala. Elle ne put s’empêcher de donner deux grandes claques dans le dos de ses commodores. — Quel bonheur d’en avoir fini avec tout ce bordel ! — Le Bras spiral est vaste, amiral. Je suis sûr que ce n’est pas le bordel qui manque. — Quel rabat-joie vous faites, Tamblyn… Quand le général Conrad Brindle arriva en navette depuis le Goliath, les soldats de la Confédération l’accueillirent avec tous les honneurs dus à son rang. — Certaines choses doivent se régler face à face, avait-il déclaré avant que l’amiral Willis lui donne la permission de se poser. Brindle fit son entrée sur le pont du Jupiter escorté de dix hommes armés uniquement de sabres de cérémonie ; il portait lui aussi un uniforme splendide, immaculé. Willis fit pivoter son fauteuil de commandement pour saluer son invité. L’équipage se taisait, impatient d’entendre ce que le général des FTD avait à dire. — Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts…, commença Willis, sourire aux lèvres. Le vieil officier hocha la tête d’un air sévère. — La majeure partie de ma flotte est détruite ou hors d’usage. Le sabotage des robots klikiss m’a coûté une centaine de bâtiments. Tasia croisa les bras, abandonnant toute forme de protocole. — Merdre, on n’aurait pas besoin d’autant de vaisseaux si on arrêtait de se tirer dessus sans arrêt ! Le général croisa le regard de Tasia, puis celui de Robb. — Je suis parvenu à la même conclusion. (Il inclina légèrement la tête en direction de Willis.) En ma qualité de commandant en chef des Forces Terriennes de Défense, je suis venu prêter officiellement allégeance à la Confédération. (Tasia loupa un battement de cœur.) Je me permets de vous communiquer, en gage de sincérité, les codes guillotine de tous mes vaisseaux. (Il tira un document de sa poche et en lissa soigneusement les plis avant de le tendre à Willis.) Voici l’acte de capitulation. Vous êtes dès à présent en charge du Goliath et de toute la flotte terrienne. Faites-en bon usage. (Il recula d’un pas.) Un chef compétent ne nous ferait pas de mal, pour une fois. — Eh bien… merci, général. J’accepte votre capitulation. (Elle fit craquer ses jointures.) Maintenant qu’on a expédié les formalités, je propose qu’on attaque les modalités pratiques. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Mais Conrad Brindle n’en avait pas encore fini. Quand il se tourna de nouveau vers son fils, Tasia vit de nombreuses émotions contradictoires passer son visage. — J’ai reçu un message de ta mère, Robb. Elle serait heureuse de te revoir après tout ce remue-ménage. Dès que tu pourras te libérer, évidemment. Il est grand temps que notre famille soit enfin réunie. (Il sourit à Tasia.) Et le commodore Tamblyn sera la bienvenue parmi nous. 160 Le roi Peter Peter, Cain et Estarra s’isolèrent avec Rory dans une petite salle discrète du Palais des Murmures afin de décider ce qu’il convenait de faire du roi déchu. OX, qui avait mis à jour ses bases de données légales, se tenait prêt à réciter tous les textes de lois et précédents historiques nécessaires. Mais aucune décision n’avait encore été prise. — J’ai perdu ma famille dans un accident… Mais je ne suis même plus sûr que c’était un accident. (Rory déglutit bruyamment.) Je veux juste retrouver une vie normale. — Nous pouvons lui assurer une vie confortable sous une nouvelle identité, suggéra Cain. Une fois écarté de la vie publique, il sera vite oublié. — Je n’en suis pas certaine, rétorqua Estarra. Maintenant que les méfaits du président ont été mis à jour, la population va sans doute croire que nous l’avons assassiné lui aussi. Peter posa un regard triste sur Rory, qui semblait complètement perdu. — Je suis désolé, mais vous êtes le roi Rory, pour le meilleur et pour le pire. Vous pouvez encore nous aider. Vous devez nous aider. — Un rôle protocolaire, alors ? proposa Cain. Comme ça, il passe au second plan sans s’évaporer d’un seul coup. Ce serait effectivement plus logique. — Après tout ce qu’ils ont enduré, je pense que les gens apprécieraient un minimum de continuité, conclut Estarra. Un pont lancé entre l’ancienne Hanse et la nouvelle Confédération. Plus tard dans la journée, une rangée de soldats dut s’employer à maîtriser foules en délire et hordes de journalistes lors de la cérémonie d’abdication. Pris sous le feu des projecteurs, Rory suait à grosses gouttes près du couple royal. Peter souffrait toujours de la ressemblance du jeune homme avec son frère disparu, mais il ne pouvait pas lui en tenir rigueur. Basil était l’unique fautif. Le roi lui parla doucement, pour qu’il soit seul à entendre : — Je ne vous en veux pas. Vous n’avez aucune raison d’avoir honte. — Je n’ai pas demandé à être roi, vous savez. (Rory portait encore ses habits d’apparat.) Mais cela ne m’empêche pas de regretter certaines choses que j’ai faites. — Sur ce point, personne ne vous comprend mieux que moi. — Je suis content que le président soit mort. Je n’aurai plus peur, désormais. (Il leva ses grands yeux bruns vers Peter.) Je ne sais pas comment vous avez trouvé le courage de l’affronter. — Je ne suis pas sûr de le savoir moi-même. Le grand portrait de Basil, dans la salle du conseil, portait à présent le bandeau « dernier président de la Ligue Hanséatique terrienne ». La pièce avait été scellée jusqu’à nouvel ordre, même si son importance historique nécessiterait peut-être de la rouvrir un jour. Pour l’instant, Peter ne voulait plus entendre parler du fameux portrait. Quelques heures plus tôt, le couple royal avait pris sur lui d’assister aux funérailles sobres et peu médiatisées du président Wenceslas. Personne n’y avait versé la moindre larme. Sarein, qui n’avait pas trouvé la force de revenir sur Terre si tôt après son départ, avait préféré rester à bord du Jupiter et ne tarderait pas à rentrer chez elle, sur Theroc. Le colonel Andez aurait sans doute été la seule à vouloir être présente, mais elle croupissait en prison avec ses sbires de l’équipe de nettoyage, en attente de jugement. Dans la salle du Trône, Peter et Estarra s’assirent côte à côte sous le regard de leurs sujets, avec Rory debout devant eux. Le jeune homme avait soigneusement répété son dernier discours de monarque. Voyant la foule vibrer d’impatience, Peter donna le signal d’un léger hochement de tête. Rory ôta la couronne finement ouvragée et la tint dans ses mains comme s’il venait de se soulager d’un poids énorme. — La Hanse et la Confédération ne doivent avoir qu’un seul et même dirigeant, un seul et même souverain, déclara-t-il d’une voix forte et claire. J’ai tenu les rênes de la Ligue Hanséatique terrienne au mieux de mes capacités, mais puisque cette période troublée touche enfin à son terme, je m’en remets à vous, Peter, pour régner avec force et droiture. Mon trône vous appartient. Peter prit la couronne et la posa sur ses genoux. Une salve d’applaudissements éclata aussitôt, puis se mua en véritable clameur quand Rory improvisa un geste de déférence en mettant un genou en terre. — La reine et moi vous demandons de continuer à servir loyalement votre peuple, pour qu’il se sente bienvenu au sein de la Confédération. — Ce sera un honneur, Votre Majesté. — Alors relevez-vous. Le banquet qui suivit réunit dignitaires de la Hanse et ambassadeurs des diverses composantes de la Confédération. Les prêtres Verts avaient déjà transmis la nouvelle de l’abdication dans tout le Bras spiral. Eldred Cain s’approcha discrètement de Peter ; l’ancien adjoint comptait à présent déserter les jeux de pouvoir pour se consacrer à sa passion pour la peinture. — Comment envisagez-vous votre retour au Palais des Murmures, Votre Majesté ? (Cain tenait une coupe de champagne, mais n’y avait même pas trempé les lèvres.) Pensez-vous occuper de nouveau les appartements royaux ? Y vivre avec votre fils ? Les Terriens vous accueilleront avec un immense plaisir. Ils ont envie de revoir leurs souverains. — Nous n’en avons pas encore parlé, répondit Estarra en se tournant vers son mari. En plus des fragments lunaires qui parvenaient encore à passer entre les mailles du filet, la perte du satellite avait modifié l’équilibre terrestre et provoquait d’ores et déjà de multiples séismes. Peter avait demandé aux scientifiques de la Hanse d’en étudier les conséquences à long terme, aussi bien climatiques que géologiques. De nombreux ingénieurs vagabonds, motivés par l’ampleur du défi, s’apprêtaient d’ailleurs à les rejoindre. Il était probable que les débris lunaires finissent par former un anneau diffus autour de la planète, mais bien des changements restaient imprévisibles. Peter, toutefois, avait d’autres raisons de ne pas vouloir se réinstaller sur Terre. — Theroc est le cœur de la Confédération, monsieur Cain. C’est notre nouvelle capitale et c’est de là que je régnerai. Mais ne vous inquiétez pas, je me rendrai souvent sur Terre. Et n’oubliez pas la communication instantanée mise à disposition par les prêtres Verts. OX, qui ne quittait pas le roi d’une semelle, intervint dans la conversation : — Si je peux être d’une quelconque utilité au sein du gouvernement de transition, roi Peter, je serai heureux d’accepter les responsabilités que vous voudrez bien m’octroyer. J’ai hâte de me créer de nouveaux souvenirs. — Tu as déjà prouvé ta compétence et ta loyauté à maintes reprises, OX. Mais je suis toujours gêné par le fait que tu aies perdu toute trace de ton passé. (Il se tourna vers Cain.) J’ai une question à vous poser. Je crains de connaître la réponse, mais j’y tiens. — Allez-y. Vous aiguisez ma curiosité. — En tant que comper Précepteur attaché au Palais des Murmures, OX a été mon professeur, celui du prince Daniel, du Vieux roi Frederick et de tous nos prédécesseurs. Compte tenu de son importance, j’espérais que quelqu’un aurait pris les mesures nécessaires. — Certes, acquiesça Cain en fronçant les sourcils. Je ne doute pas du rôle vital joué par ce comper. Mais où voulez-vous en venir, exactement ? — OX a dû effacer ses mémoires pour réussir à manier l’épave hydrogue et le transportail. C’est pourquoi je veux croire que le président Wenceslas a eu la présence d’esprit de conserver une copie de ces données. Dans le cas contraire, nous devrons faire une croix non seulement sur les précieuses expériences d’OX, mais aussi sur l’incroyable personnalité qu’il avait développée au fil des années. Cain poussa un soupir dégoûté. — Je peux vous assurer que le président Wenceslas n’a jamais envisagé une telle sauvegarde. Il n’y aurait vu qu’une perte de temps. — C’est tout ce que je voulais savoir, souffla Peter, effondré. — Fort heureusement, reprit Cain soudain tout sourires, moi je n’y voyais pas une perte de temps. Il existe bel et bien une copie des mémoires d’OX, je m’en suis chargé moi-même peu avant votre départ précipité. L’implanter dans le comper ne devrait pas poser de problèmes. 161 DD Même s’il s’était lié d’amitié avec les deux compers Analystes, DD décida de ne pas suivre KR et GU quand Kotto Okiah retourna chez les Vagabonds. Il préférait rester avec Orli Covitz. Margaret Colicos ne lui avait-elle pas demandé de prendre soin de l’adolescente, dont il appréciait d’ailleurs beaucoup la compagnie ? Sur recommandation de Tasia Tamblyn, le roi Peter trouva un logement sur Terre pour Orli et pour Hud Steinman. Le comper Amical s’installa avec sa nouvelle propriétaire dans un bel appartement contigu à celui du vieil aventurier : après tout ce qu’ils avaient vécu ensemble, les deux humains avaient envie de rester l’un près de l’autre. DD essaya de se rendre utile, même si préparation des repas et autres tâches domestiques étaient assurées par du personnel extérieur ; les trois survivants avaient enfin le temps de prendre un peu soin d’eux. Ce qui n’empêcha pas qu’un beau matin, Orli n’eut pas le courage de sortir du lit. — Je ne sais pas quoi faire de ma vie, DD. Je vogue de catastrophe en catastrophe depuis si longtemps… Qu’est-ce que je vais faire, maintenant ? — Je vous ferai remarquer qu’à votre âge, Orli Covitz, la plupart des jeunes filles n’ont pas encore fait de choix radicaux. À cette époque de sa vie, ma première maîtresse, Dahlia Sweeney, avait des rêves plein la tête. Elle me décrivait tout ce qu’elle ferait plus tard, tous les endroits où elle irait, mais ce n’étaient que des souhaits, de vagues idées. Dahlia Sweeney était une charmante demoiselle. Vous lui ressemblez beaucoup. — Merci du compliment. — Cela fait bien longtemps que je ne l’ai pas vue. Et longtemps aussi que je n’ai pas vu Margaret Colicos. Vous croyez qu’elle va bien ? Les Klikiss sont partis, après tout. — Je vais me renseigner. Le comper fut ravi d’apprendre, dès le lendemain, que Margaret était vivante et de retour sur Terre. Il suggéra à Orli de la contacter au plus vite, ce qu’elle accepta avec plaisir. DD attendit le rendez-vous avec impatience, même si Orli se montra de plus en plus réservée au fil du temps, ce qu’il eut du mal à comprendre. — Ne t’inquiète pas, c’est rien, le rassura-t-elle. Margaret a hâte de nous revoir tous les deux. Orli et son robot se rendirent donc sur le campus de l’université, où la xéno-archéologue partageait un appartement avec son fils, Anton. Les capteurs optiques de DD s’illuminèrent dès que la vieille femme ouvrit la porte. — Margaret Colicos, je suis heureux de vous retrouver. La scientifique se pencha pour prendre le petit comper dans ses bras. — DD ! Je pensais bien ne jamais te revoir. (Elle se releva pour embrasser l’adolescente.) Et Orli ! Je suis tellement contente que tu t’en sois tirée. Anton les invita à entrer et se dépêcha de préparer du thé. Il apporta aussi une tasse pour le robot, par habitude ou peut-être par simple accident. — J’ai beaucoup entendu parler de vous, Anton Colicos, affirma DD. Votre mère m’a raconté votre enfance sur les chantiers de fouilles archéologiques. Elle m’a expliqué comment vous lui aviez offert la boîte à musique qui lui a sauvé la vie chez les Klikiss. — Je n’en suis pas encore revenu, précisa Anton en rougissant. C’était un pur hasard. — Mais le hasard fait souvent bien les choses, conclut Margaret. DD, nous avons traversé tant d’épreuves ensemble…Honnêtement, j’espère en avoir fini avec toutes ces aventures. Le moment est venu de se reposer un peu. Orli se racla la gorge, visiblement nerveuse. Elle n’avait pas bu une goutte de thé. — C’est pour ça que je vous ai ramené DD, madame. Vous pouvez le récupérer. Il est à vous. DD comprit soudain ce qui dérangeait son amie depuis le début. Il n’avait pas envisagé les conséquences de ces retrouvailles, n’y avait même pas pensé. — Que me dis-tu là ? s’étonna Margaret. Il n’en est pas question. DD t’appartient, à présent. Vous allez si bien ensemble. Orli se mit à pleurer, mais essuya vite ses larmes et fit comme si personne n’avait rien vu. — Je me réjouis de cette décision, Margaret Colicos, approuva DD. Mais vous êtes sûre que vous n’aurez plus besoin de moi ? Que vous n’aurez plus de travail à me confier ? La vieille scientifique échangea un regard complice avec Anton. — Ce n’est pas le travail qui manque, mais je crois que nous pourrons nous en débrouiller à deux. Orli, je te confie DD. Je sais qu’il sera entre de bonnes mains pendant que mon fils et moi irons visiter quelques endroits intéressants. 162 Jora’h le Mage Imperator Malgré les ravages subis par Ildira, le Mage Imperator trouvait espoir et réconfort dans le fait que son empire était enfin réunifié au sein du thisme. Les faeros étaient vaincus, l’infâme président de la Hanse avait péri des mains de son propre adjoint, et les flâmes volées par les êtres ignés avaient rejoint la Source de Clarté. Quant au soleil éteint par les hydrogues, il brillait de nouveau dans le ciel de la planète mère. L’univers lui-même venait de changer en profondeur, tout comme Jora’h et l’Empire ildiran. Mais au moins le Mage Imperator était-il de retour chez lui, parmi son peuple, connecté pour la première fois depuis longtemps aux scissions isolées par l’invasion des faeros. En dépit des conditions difficiles qui régnaient dans le camp bâti à la hâte près des ruines de Mijistra, Nira avait trouvé une paix intérieure qui la fuyait depuis de nombreuses années. — Il faut voir tout cela comme une chance, Jora’h. Tu as l’occasion de devenir le plus grand Mage Imperator que l’Empire ait jamais connu. Les comptes du passé ont été soldés. La civilisation ildirane se reposait en effet sur ses lauriers depuis d’innombrables générations ; pensant avoir atteint la perfection, les Ildirans refusaient de changer. Mais à présent, devant les décombres de leur capitale, ils allaient être forcés de prendre un nouveau départ. Apprendre à mieux connaître l’espèce humaine avait poussé Jora’h à critiquer l’entêtement de son peuple. Il ne fallait jamais cesser d’être inventif. Architectes, terrassiers, remémorants, médecins et administrateurs, leur souverain allait tous les guider vers la réalisation d’un projet plus complexe et plus grandiose que n’importe quel haut fait chroniqué dans la Saga : la reconstruction à l’identique, voire en mieux, de la sublime Mijistra. Et ils y parviendraient. Nira et Jora’h observaient l’avancée des travaux depuis le camp périphérique. Yazra’h et le Premier Attitré Daro’h faisaient preuve d’un esprit d’initiative remarquable, grâce auquel ils ôtaient un gros poids des épaules de leur père. Contrairement à Thor’h, qui avait toujours pris soin d’éluder ses responsabilités, Daro’h ferait sans aucun doute un très grand Mage Imperator. Le jeune homme avait abandonné ses dernières réticences, même s’il fallait encore lui rappeler d’engendrer les futurs Attitrés. Une horde d’assisteurs le suivait partout, prête à obéir au moindre de ses ordres comme s’il se trouvait déjà dans le chrysalit. Des équipes de remémorants s’employaient à consigner les noms de toutes les victimes, pour que les Ildirans tués par Rusa’h et les faeros ne soient jamais oubliés. Les listes étaient gravées au fur et à mesure sur des panneaux d’adamant qui seraient utilisés pour la construction du nouveau Foyer de la Mémoire. Cotres et transporteurs affluaient des croiseurs de la Marine Solaire postés en orbite ; tous les soldats étaient momentanément reconvertis en ouvriers, même s’ils restaient prêts à défendre l’Empire à la moindre alerte. Le Mage Imperator pensait toutefois que son peuple aurait le temps de panser ses plaies avant de devoir affronter d’autres dangers. De son côté, l’Attitré Ridek’h avait rassemblé les survivants d’Hyrillka pour discuter de leur avenir. Quand il s’approcha de Jora’h, sa décision était prise : — Ces gens ont grandi sur Hyrillka, Seigneur, pas sur Ildira. Et il y a beaucoup de travail à faire là-bas aussi. Avec votre permission, j’aimerais les ramener chez eux. — Accordée. Avec un immense plaisir. — Je voudrais aussi… (Ridek’h s’interrompit un instant avant de poursuivre.) Je pense que je devrais emmener l’ancien Attitré Rusa’h. La proposition surprit le Mage Imperator. Depuis que les faeros l’avaient quitté, Rusa’h n’était guère plus qu’une coquille vide. Il était tellement indifférent à tout ce qui l’entourait qu’il avait fallu plusieurs jours pour se rendre compte qu’il était aveugle, ses yeux brûlés de l’intérieur comme ceux de Tal O’nh. Rusa’h restait assis des heures entières, prostré, parfois tremblant, incapable de reconnaître qui que ce soit. — Nous avons des lentils et des médecins, insista Ridek’h. Rusa’h doit être soigné, entouré d’Ildirans et baigné dans le thisme. Baigné dans la lumière solaire. Laissez-le rentrer chez lui. Jora’h restait malgré tout sceptique. — Sa blessure à la tête avait déjà plongé mon frère dans les limbes du sous-thisme. À son réveil, il n’était plus le même. — Nous devons donc le réveiller de nouveau. Mais d’une autre façon. S’il existe une chance de le guérir, il faut la tenter. Nira réfléchit de son côté et hocha la tête. — La suggestion de l’Attitré Ridek’h dénote une grande maturité. Jora’h se rappela alors ce qu’il avait fait endurer à Thor’h après sa trahison : drogué au shiing et enfermé dans une chambre souterraine. Il ne pouvait pas recommencer avec Rusa’h, quels que soient les crimes commis. — Très bien. Je te le confie. Il me plaît de constater que tu préfères l’apaisement à la vengeance. À cet instant, le Mage Imperator découvrit une scène qui lui donna réellement confiance en l’avenir : sa fille, Osira’h, jouait avec ses frères et sœurs en poursuivant un petit ballon qui rebondissait à travers le camp. Plus rapide que les autres, Muree’n s’empara de la balle miroitante et se précipita vers sa mère, talonnée par Osira’h. — Ils se comportent enfin comme des enfants, souffla Nira, enchantée. Ils en avaient tellement besoin. — Nous en avions tous besoin, ajouta Jora’h. Maintenant que mes sujets et ma famille sont réunis autour de moi, je me sens plus fort. L’Empire se sent plus fort. 163 Anton Colicos Quand Anton et sa mère débarquèrent sur Ildira, le jeune homme n’eut pas besoin de chercher Yazra’h bien longtemps. Elle s’approcha de lui à grands pas, le corps couvert de sueur, ses cheveux cuivrés flottant au vent telle une queue de comète. — Vous tombez bien, remémorant Anton. L’Histoire s’écrit sous nos yeux. Nous avons besoin de vous pour en consigner tous les détails. Les deux chatisix mettaient Margaret mal à l’aise, mais Anton éclata de rire et entreprit de grattouiller les impressionnants félins derrière les oreilles. Yazra’h paraissait à la fois déborder d’énergie et ne pas avoir dormi depuis des jours. Elle n’avait sans doute jamais été en charge de si gros projets, jamais porté une telle responsabilité sur les épaules. — Vous avez l’air en forme, lui dit-il. — Vous de même, remémorant Anton. (Elle lui posa une main sur le bras et se rapprocha encore, jusqu’à ce qu’elle finisse par remarquer Margaret.) Qui est cette femme ? — Ma mère. — Ah oui, la xéno-archéologue. Membre de l’équipe qui a découvert le Flambeau klikiss. Votre fils parle souvent de vous. (Elle inclina légèrement la tête.) Anton est un excellent remémorant. Il m’a aidée à discerner dans la Saga ce que bien peu d’Ildirans avaient remarqué. Mon père le tient en haute estime. D’ailleurs venez, allons le voir. Yazra’h se mit aussitôt en route, sans leur laisser le choix. Les chatisix la rattrapèrent d’un bond. — Je me trompe ou elle te fait des avances ? s’enquit Margaret. — En tout cas, j’ai peur d’y répondre…, avoua Anton, gêné. — Je vois ça. La reconstruction de Mijistra se poursuivait sans relâche. Malgré les liens du thisme, les Ildirans semblaient avoir du mal à maîtriser un chantier d’une telle ampleur. Une sorte de quartier général avait été bâti à la lisière de l’ancienne cité, assemblage hétéroclite de squelettes d’immeubles et d’abris juxtaposés. Certains matériaux étaient récupérés dans les ruines tandis que d’autres ressources vitales arrivaient en masse des colonies dans des vaisseaux remplis de volontaires. Margaret posa un regard mélancolique sur les décombres de la capitale. — Louis et moi n’avons jamais pris le temps de visiter l’Empire ildiran. Dommage. Dès que Yazra’h eut annoncé les visiteurs, le Mage Imperator sortit les accueillir en personne. — Remémorant Anton, je suis ravi de vous retrouver sain et sauf. Je suis sincèrement désolé pour Vao’sh. Nous l’avons abandonné sur Terre. Je l’ai abandonné. Anton pensait avoir déjà pleuré tout son soûl, mais contre toute attente, les larmes coulèrent de nouveau. La gorge bloquée, il n’arrivait plus à parler. Le scribe en chef Ko’sh avait l’air aussi bouleversé que lui. Les deux hommes avaient eu des différends lorsque Ko’sh avait refusé de modifier la Saga malgré l’évidence de certaines erreurs, mais à présent Anton déplorait avec lui la disparition du Foyer de la Mémoire. Visiblement éprouvé, le remémorant avait perdu son allure inflexible. Après de rapides échanges de politesse, Jora’h soumit à son invité une proposition inattendue : — Il y a quelque temps, je vous avais demandé d’aider Vao’sh à corriger notre épopée. Aujourd’hui, je vous demande de rester avec nous, sur Ildira, pour prêter main-forte à nos remémorants dans la réécriture de La Saga des Sept Soleils. L’Empire ildiran a besoin de vous. Anton jeta un coup d’œil embarrassé à sa mère avant de répondre au Mage Imperator. — Je m’en excuse, Seigneur, mais d’autres obligations m’appellent. Ma mère et moi avons de nombreux projets à mener à bien. (Il détourna le regard.) Je laisse volontiers cette tâche à votre scribe en chef. Tous les remémorants connaissent la Saga par cœur, en tout cas bien mieux que moi. Et sans Vao’sh, je crains de ne pas être à la hauteur. (Il déglutit avec difficulté, en baissant les yeux.) Néanmoins, j’aimerais travailler sur la place de mon ami dans votre grande épopée. Il aurait détesté qu’on le peigne en héros, mais il en fut un, sans l’ombre d’un doute. Je voudrais m’assurer qu’on se souvienne de lui convenablement. — Alors contez son histoire, approuva Jora’h. Nous ne l’oublierons pas. Yazra’h posa une main vigoureuse sur l’épaule d’Anton, dans un geste de camaraderie. — Pourquoi êtes-vous venu, si ce n’est pas pour nous aider ? Le jeune Terrien ne put s’empêcher de rougir. — Je suis venu vous dire au revoir. Pour l’instant. 164 Adar Zan’nh Maratha avait été une belle planète de villégiature et pouvait encore le redevenir. Tel était l’objectif que se fixait Adar Zan’nh. Les villes jumelles Prime et Seconda seraient reconstruites chacune d’un côté de la planète, les ouvriers passant de l’une à l’autre en fonction de l’hémisphère éclairé. Une fois les faeros vaincus, la Marine Solaire s’était divisée en sous-groupes pour remplir en parallèle plusieurs missions à travers l’empire dévasté. La cohorte de Tal Ala’nh se chargeait de ramener les Hyrillkiens chez eux, afin que l’Attitré Ridek’h puisse commencer à rebâtir sa colonie, autrefois florissante. D’autres vaisseaux filaient vers Dobro et vers l’Agglomérat d’Horizon pour y renforcer le thisme. L’Empire ildiran avait changé, mais il restait fort et puissant. Peut-être même plus puissant que jamais. Suite à un accord conclu avec le roi Peter, les stations d’écopage des Vagabonds fournissaient de l’ekti à la Marine Solaire à un prix d’ami, afin que les Ildirans disposent de tout le carburant nécessaire à leurs opérations. En échange de quoi le Mage Imperator avait promis des facilités commerciales aux négociants de la Confédération pour les siècles à venir. Zan’nh se rendit sur le site de Maratha Prime, la première cité ildirane tombée aux mains des robots klikiss. Après des mois d’obscurité, le soleil se dressait peu à peu sur l’horizon et remplirait le ciel de couleurs extraordinaires toute la semaine suivante. Maratha Seconda avait été très lourdement endommagée par le bombardement mené conjointement par les Klikiss et la Marine Solaire. De nombreux ingénieurs parcouraient les ruines pour voir ce qui pouvait être sauvé, tandis qu’un groupe d’administrateurs planifiait déjà la reconstruction en vue de la prochaine période diurne. Zan’nh pensa avec nostalgie à Tabitha Huck, cette humaine qui était parvenue à optimiser le travail des équipes ildiranes avant d’être abattue, comme tant d’autres, par les faeros. Sullivan Gold aurait été bien utile, lui aussi, mais il avait emmené sa famille vers une destination où il pourrait aider à la fois humains et Ildirans. Ce qui voulait dire que Zan’nh devait se reposer sur les capacités d’innovation de son propre peuple : une perspective qui l’angoissait et le réjouissait à parts égales, même s’il restait foncièrement optimiste. Posté sur le seuil de son quartier général temporaire, l’adar gardait les yeux rivés sur les gros transports de troupes qui crachaient des flots d’ouvriers, ingénieurs, terrassiers, assisteurs et autres fonctionnaires. Autrefois, Adar Kori’nh avait exprimé sa déception à l’idée d’avoir passé une grande partie de sa carrière à effectuer des missions de secours ou de génie civil ; il aurait préféré se couvrir de gloire militaire pour gagner sa place dans La Saga des Sept Soleils. Zan’nh se trouvait aujourd’hui dans la position inverse. Il avait connu plus que sa part de batailles et de destruction, de vaisseaux perdus, de massacres. Consacrer l’énergie de la Marine Solaire au renouveau de l’Empire lui convenait à merveille. Satisfait, il savoura pleinement la lumière dorée du lever de soleil sur le chantier. 165 La reine Estarra Estarra était ravie de retrouver Theroc et de pouvoir enfin tenir son bébé dans ses bras. Bien évidemment, Idriss et Alexa n’avaient pas pu s’empêcher de gâter Reynald en l’absence de ses parents. — Qu’est-ce que vous lui avez donné à manger ? s’étonna-t-elle. On dirait qu’il a doublé de volume ! — Et alors ? rétorqua Alexa, sourcils froncés. C’est un enfant en pleine croissance, non ? Estarra plongea son regard dans celui son fils. Il avait les yeux marron, comme elle, comme Peter au naturel. Ses cheveux sombres partaient déjà dans tous les sens. Quand elle leva la tête, ce fut pour contempler les fabuleux arbremondes, dont certains portaient encore les cicatrices des flammes faeros. Theroc regorgeait à présent de représentants de la Confédération, d’ouvriers vagabonds et de visiteurs venus de la Terre. Les prêtres Verts ne cessaient d’envoyer des messages enjoués vers d’autres colonies pour annoncer les changements en cours. Grâce à un travail acharné, un nouveau bâtiment voyait le jour pour accueillir le gouvernement, sous forme d’un mélange subtil entre le récif de fongus, les structures vagabondes et l’architecture à la fois robuste et élégante de la Hanse. Le roi et la reine voulaient montrer que la Confédération représentait bel et bien une synthèse de toutes les composantes de l’humanité. — Il est temps de replanter nos racines dans la terre natale, lui dit Sarein d’une voix où perçait sa fascination pour la forêt-monde. Je n’aurais jamais cru que Theroc me manquerait autant. Idriss et Alexa avaient accueilli leur fille aînée après sa fuite de la Terre, sans lui tenir rigueur de ce que les remous politiques de la Hanse l’avaient obligée à faire. Estarra était pour sa part très fière de sa sœur qui, avec Eldred Cain, avait largement contribué à la chute de Basil Wenceslas. Celli arriva à son tour, la poitrine ornée d’une guirlande de fleurs. Une ceinture faite de lichens de pêche et de lavande ceignait sa taille fine avec élégance. — Plus que quelques heures. Tous les arbres ne pensent qu’à ça, je le sens dans le télien. — Ils n’ont donc rien d’autre à faire ? plaisanta Estarra. — Pas pour l’instant. (Celli se tourna vers son aînée.) Allez, Sarein… Fais au moins semblant d’être heureuse ! C’est un grand jour pour moi. — Mais je suis heureuse, affirma Sarein, visiblement gênée. Vraiment. Je ne manquerais ça pour rien au monde. — J’espère bien, lança Celli avant de s’esquiver de nouveau. Estarra attendit qu’elle se soit éloignée pour demander un service à Sarein : — J’aimerais que tu remettes tes habits d’ambassadrice, pour l’occasion. Cela me paraîtrait tout à fait approprié. — Je ne sais pas. Je n’ai sans doute plus le droit de les porter, de toute façon. — Justement, qu’en sais-tu ? (Estarra prit une pose royale, puis se fendit d’un large sourire.) Ta reine t’en donne l’autorisation. Estarra fila ensuite arracher Peter à une énième interminable réunion, pour qu’il prenne le temps de se préparer. Une fois fin prêt, le couple royal monta dans la canopée illuminée de soleil, où tout le monde s’était déjà rassemblé pour assister au mariage de Celli et de Solimar. La reine portait son bébé sur la poitrine, dans un tissu de soie, tandis que Peter était confortablement assis avec elle dans un immense hamac. Des nuées de papillons aux ailes pourpres et noires nimbaient les cieux de reflets étincelants. Rayonnants de joie, Celli et Solimar se tenaient côte à côte sur un nœud de branches entrelacées. Leur peau émeraude arborait de nouveaux tatouages décrivant leurs compétences, leurs exploits et surtout leur engagement amoureux. Les deux amants avaient l’air terriblement jeunes, mais Estarra se dit que Celli avait déjà dix-neuf ans, soit un an de plus qu’elle au moment de son mariage avec Peter. — Ils vont si bien ensemble, s’émerveilla le roi. Comme s’ils partageaient la même âme, le même cœur. — Leurs pensées sont déjà unies par télien, fit remarquer Estarra. — Nous n’avions pas ça, nous, au début… (Peter se tourna vers sa reine.) Mais je sais que c’est toi que j’aurais choisie. Celli et Solimar ayant annoncé leurs fiançailles par télien, peu de mots restaient à prononcer pour la cérémonie proprement dite. Le jeune couple choisit d’exprimer sa passion en silence ; heureux d’être jeunes, vivants et en bonne santé, les deux Theroniens se lancèrent avec habileté dans une somptueuse danse-des-arbres. Solimar bondit vers une branche haute, se renversa et s’accrocha par les jambes juste au moment où Celli sautait à sa suite. Il saisit les bras de sa promise pour la propulser vers la branche suivante, où elle effectua une pirouette si agile que ses pieds semblèrent à peine effleurer le bois. Les spectateurs applaudirent à tout rompre tandis que Celli et Solimar poursuivaient une chorégraphie à la fois impromptue et totalement maîtrisée à travers la canopée. Leur danse joyeuse était parvenue, au moment opportun, à redonner espoir à la forêt-monde dévastée : aujourd’hui, les verdanis s’associaient à la fête en glissant allégrement leurs branches sous les pas des artistes. Estarra profitait à la fois du ballet et de la chaleur réconfortante du soleil. Ses parents et les autres Theroniens se réjouissaient aux côtés des Vagabonds, des colons humains et même des émissaires de la Hanse. Le bébé remua doucement dans ses bras. Theroc regorgeait de vie, le parfum des fleurs embaumait l’air. 166 Margaret Colicos Le Foi Aveugle et le Curiosité Avide quittèrent ensemble l’immense ruche klikiss de Llaro. Le vaisseau de Rlinda Kett, entièrement remis à neuf, parut pousser un soupir de soulagement quand ses propulseurs se mirent en route. Margaret les regarda s’éloigner avec des sentiments partagés, troublée à l’idée d’être de retour parmi les Klikiss, même si c’était ce qu’elle avait souhaité. Anton était avec elle, mais semblait se demander ce qui l’avait poussé à la suivre. Ingénieurs et ouvriers klikiss avaient œuvré d’arrache-pied aux réparations du Curiosité, guidés par le spécex-Davlin qui disposait à présent du contrôle total de son espèce. Le capitaine Kett avait d’abord hésité à laisser opérer les créatures insectoïdes, mais une fois le travail terminé, elle avait eu la satisfaction de retrouver un vaisseau en parfait état de marche. Le capitaine Roberts et elle s’étaient ensuite éclipsés rapidement, réclamés par leurs nombreuses obligations au sein de la Confédération. Margaret vit son fils jeter des regards inquiets aux milliers d’ouvriers, guerriers et accouplants qui l’entouraient. — Ne t’inquiète pas, lui dit-elle. Ils ne nous feront aucun mal. — Je suis bien forcé de te croire. Personne d’autre que toi n’avait encore approché les Klikiss d’aussi près. — Tu essaies de te rassurer, c’est ça ? — Oui… Oui, c’est exactement ça. Margaret et Anton avaient apporté leurs provisions, qu’ils rangèrent dans le logement mis à disposition par le spécex. Une fois Rlinda et BeBob partis, ne restait plus qu’à se mettre au travail. Leur collaboration fut d’abord un peu chaotique, du simple fait d’être ensemble, mais ils prirent rapidement leurs marques et se sentirent plus proches l’un de l’autre qu’ils ne l’avaient jamais été. Margaret égrena ses souvenirs de Louis tandis qu’Anton décrivait les soubresauts universitaires qui l’avaient amené à s’embarquer pour Ildira afin d’y étudier La Saga des Sept Soleils. Bien sûr, le jeune homme évoqua longuement Vao’sh. — Je m’y ferai, lâcha-t-il. Nous avons une multitude d’histoires klikiss à consigner. C’est tout ce qui compte en ce moment. — Dans ce cas, il est temps de retourner voir Davlin. Seuls les Klikiss des nefs-essaims, situés à proximité du spécex, avaient échappé aux effets de la Sirène. Les autres étaient entrés en hibernation, peut-être de façon permanente. Davlin n’avait pas réussi à les réveiller, mais Margaret doutait qu’il ait vraiment essayé de toutes ses forces : n’était-ce pas la désactivation d’un grand nombre de sous-ruches qui lui avait permis d’imposer sa volonté à la partie klikiss du spécex ? Dans la grotte centrale, la masse de larves et de débris sculpta de nouveau les traits de Davlin Lotze, de manière bien plus précise qu’avant. — L’humanité n’en a peut-être pas pris conscience, dit Margaret, mais c’est vous qui nous avez tous sauvés. — Je ferai en sorte que ce point apparaisse clairement, insista Anton. — Il y a bien d’autres histoires à recueillir. — En effet, reprit la scientifique. Vous devez nous aider à comprendre, Davlin. — Telle est mon intention, répondit-il de sa voix de stentor. Écoutez… Mère et fils passèrent des journées entières avec le spécex, qui, petit à petit, plongeait dans la mémoire atavique des Klikiss. Davlin parcourut pour eux les chants secrets de son espèce, ceux qui racontaient les premiers Grands Essaimages, la création des robots noirs, l’esclavage des machines et leur trahison finale, presque fatale à leurs maîtres. Anton notait scrupuleusement les récits et enregistrait les mélodies extraterrestres qui les accompagnaient. Margaret, tout en interrogeant le spécex, voyait son fils captivé, fasciné par une épopée jusqu’alors inconnue qui n’aurait aucun mal à rivaliser avec La Saga des Sept Soleils. Le jeune chercheur finit par pousser un gros soupir, poser son pad de données et masser sa main endolorie. — J’aurais tellement aimé que Vao’sh puisse écouter ces histoires. — Et j’aurais tellement aimé que Louis soit avec nous, ajouta Margaret avec un sourire affectueux. Mais nous sommes là, tous les deux. C’est déjà un miracle. 167 Sullivan Gold Sullivan chercha à se donner une contenance quand le cotre de la Marine Solaire atterrit sur Dobro. Il prit Lydia par la main pour franchir l’écoutille ouverte sur le paysage aride et poussiéreux. — Rappelle-toi, je ne t’ai rien promis de luxueux. Mais il n’y aura ni hydrogues ni faeros. L’Empire ildiran et la Confédération sont alliés, maintenant. (Sa voix baissa d’un ton dans l’attente d’une réaction.) C’est pas si mal, quand même ? — Eh bien, disons qu’il y a sans doute certaines choses qui me manqueront, avoua Lydia, néanmoins souriante. Et d’autres qui me manqueront beaucoup moins. Le président Wenceslas et son équipe de nettoyage, par exemple. On s’en sortira. Tous ensemble. Le reste de la famille émergea du petit vaisseau en plissant les yeux à cause de la forte luminosité. Ils avaient subi tellement d’épreuves ces derniers temps qu’ils étaient juste heureux de poser le pied à un endroit tranquille. — Le président est mort et la Hanse aussi, dit Jérôme. La situation s’améliore déjà sur Terre. On pourra toujours y retourner en cas de besoin. — Tu devrais surtout t’inquiéter du fait que tout cela ait pu se produire, le tança Lydia en agitant un doigt autoritaire. L’Histoire se répète. La police secrète, les droits bafoués, le peuple trop effrayé pour se révolter, les voisins qui se dénoncent entre eux. Et ceux que tu prenais pour tes amis qui te tournent le dos quand tu en as le plus besoin. (Elle fit une moue réprobatrice.) Cette planète n’est sans doute pas parfaite non plus, mais je ne rebaisserai pas ma garde de sitôt. Sullivan contempla sa famille, les yeux remplis d’espoir. — Donnez sa chance à Dobro. On peut vraiment réussir quelque chose ici. — Si votre père le dit, alors on va tous se retrousser les manches, conclut Lydia d’un ton définitif. Après tant de générations perdues, ce n’était évidemment pas l’amour fou entre les anciens prisonniers humains et les colons ildirans. Mais les deux camps avaient décidé d’enterrer la hache de guerre pour essayer de vivre et de travailler ensemble. Sullivan comptait bien mettre à profit ses talents d’administrateur pour fondre les deux groupes en une colonie viable et efficace. Il était sûr d’y parvenir avec l’aide de Lydia et des enfants. Benn Stoner, le représentant des humains, traversa la zone d’atterrissage pour venir lui serrer la main. — C’est vous, les experts ? Sachez que votre aide sera la bienvenue. — Le Mage Imperator se concentre sur la reconstruction de Mijistra. La Confédération va nous livrer quelques cargaisons de matériel, mais à part ça on devra se débrouiller seuls. — Pas de problème. On ne rechigne pas à la tâche. Ni nous ni les Ildirans. Sullivan ayant été mandaté par le Mage Imperator, plusieurs Ildirans hochèrent la tête en signe d’approbation. Même s’ils avaient du mal à se montrer créatifs, ces gens obéissaient aux ordres comme personne, ce qui constituait déjà une bonne base. — Ce monde sera devenu une colonie florissante avant même que vous vous en rendiez compte, affirma Sullivan. — Je crois que Dobro va vivre pour la première fois de son histoire, analysa à son tour un lentil. La famille Gold entreprit de décharger ses maigres affaires. — Aidez-les ! Bougez-vous un peu ! s’écria Stoner. Et trouvez-leur une maison. Une belle maison. Ils sont ici pour un bout de temps. La plupart des bâtiments avaient brûlé lors de la révolte, mais de nouvelles constructions en bois sortaient rapidement de terre. Comme la place ne manquait pas, Sullivan et les siens purent se répartir dans trois logements différents. Cette nuit-là, quand Lydia et lui purent enfin se détendre dans leur lit, l’administrateur caressa tendrement la main de sa femme. — Je suis désolé. L’endroit est un peu rude. Lydia se tourna pour lui donner un baiser sur la joue. — Tu devrais te raser. — Je sais. — Nous avons l’eau courante, une maison chauffée, un garde-manger bien rempli. Toute la famille est là, saine et sauve. (Elle contempla le ciel nocturne et les illuminateurs qui éclairaient la rue.) C’est un peu rude, mais ça devrait le faire. 168 Nira Nira n’était guère impatiente de retrouver le paysage trop familier de Dobro. Quand le Curiosité Avide survola les collines desséchées, elle se rappela les terribles incendies qui avaient failli lui coûter la vie ; une fois au-dessus de la zone habitée, elle ne put s’empêcher de frissonner en cherchant le camp de reproduction où elle avait été violée à maintes reprises. Mais la Theronienne revenait sur Dobro pour une bonne raison. Elle amenait des surgeons à planter dans la terre aride de la colonie, pour l’aider à guérir de toutes les horreurs qui s’y étaient déroulées. Ses enfants hybrides avaient tenu à l’accompagner afin de la soutenir dans ce difficile pèlerinage. Tous ensemble, ils transformeraient cette planète. — Je vous promets que ça se passera bien, lui dit Rlinda en croisant son regard indécis. — Je suis la seule qui puisse remettre les choses en ordre. Je devais venir ici affronter mon passé, revoir certaines personnes… J’en ai besoin pour aller de l’avant. Le Foi Aveugle volait à côté du Curiosité, chargé de marchandises destinées aux colons. — BeBob et moi n’allons pas rester longtemps, prévint Rlinda. Vous feriez mieux de régler vos affaires assez vite si vous ne voulez pas qu’on reparte sans vous. — Nous comptons bien repartir aussi. (Nira jeta un coup d’œil à l’arrière du vaisseau, où les enfants regardaient un vieux spectacle vid de la Hanse.) Nous avons tous passé beaucoup trop de temps sur cette planète. Une fois à terre, les pilotes du Curiosité Avide et du Foi Aveugle ouvrirent leurs soutes tels des camelots exposant leur marchandise. Les colons entreprirent aussitôt de décharger les cargaisons caisse par caisse, sous la supervision attentive de Rlinda. Nira se tenait en haut de la rampe, surgeon en main, hésitant à faire un pas de plus. — Venez, mère, dit Osira’h en lui prenant la main. Faut-il que nous vous montrions le chemin ? La fillette portait elle aussi un pot contenant un petit arbremonde, de même que ses quatre frères et sœurs. Six surgeons pour Dobro. — Pas la peine, répondit Nira. Je ne le connais que trop bien. La Theronienne finit par sourire, puis descendit la rampe avec ses enfants. Le maigre cortège quitta le terrain d’atterrissage pour rejoindre la nouvelle colonie qui sortait de terre. Les cinq hybrides écarquillaient les yeux de surprise devant tous les changements survenus, tandis que Nira avait bien du mal à contenir ses larmes. Clôtures et baraquements avaient disparu, de même que la maison de l’Attitré, à tel point qu’il lui devenait difficile de se repérer. L’endroit avait été nettoyé, purgé de ses pires souillures. La colonie ildirane et le camp de prisonniers, espaces autrefois séparés, se mélangeaient de plus en plus étroitement. Nira reconnut de nombreux camarades de captivité et nota une réelle satisfaction sur leur visage, due au soutien sans faille des Ildirans. Les plaies n’étaient pas encore refermées, ni dans le paysage ni dans les cœurs, mais tous semblaient y travailler avec acharnement. Peut-être Dobro deviendrait-elle enfin un endroit où il ferait bon vivre. Les enfants paraissaient s’amuser ; ils couraient dans tous les sens même si, au final, ils se rapprochaient de l’objectif situé dans les plus proches collines. Les pluies de printemps avaient fait leur effet, couvrant les pentes d’une herbe grasse. Comme elle s’y attendait, Nira retrouva sa propre tombe intacte. Ce fut Muree’n qui la localisa en premier et la signala aux autres. La prêtresse Verte se sentit troublée en revoyant la pierre polie sous laquelle l’Attitré Udru’h l’avait prétendument enterrée. L’hologramme de son visage – plus jeune, plus innocent – étincelait au soleil et fascinait ses enfants. — Vous êtes très belle là-dessus, lui souffla Rod’h. Nira s’agenouilla et contempla longuement la fausse sépulture en se remémorant toutes les années passées au camp de reproduction. Jora’h lui-même était venu à cet endroit, persuadé que sa bien-aimée avait péri dans un accident. Il était temps d’effacer ce mensonge. Elle détacha le cristal qui projetait l’hologramme et le prit avec elle. Le geste n’était peut-être que symbolique, mais elle se sentait déjà mieux. Les habitants de Dobro finiraient par guérir. Elle aussi. — Pourquoi ? s’enquit Osira’h. Nira posa son surgeon dans l’herbe. — Parce que c’est un autre souvenir qu’il faut maintenant honorer. Un souvenir beaucoup plus important. Aidée par ses enfants, elle creusa un petit trou où elle planta l’arbremonde. Une fois la tâche accomplie, Nira recula de quelques pas pour admirer le résultat. — Où allons-nous mettre les autres ? demanda Gale’nh. Nira désigna cinq emplacements, à la fois suffisamment espacés pour permettre aux arbres de pousser et assez proches pour que leurs racines puissent se trouver et s’entremêler. — C’est le début d’un beau bosquet, affirma la prêtresse Verte. Amener la forêt-monde jusqu’ici, c’était sa manière de pardonner à Dobro. Le petit groupe retourna au terrain d’atterrissage où l’attendaient les deux vaisseaux. Nira pouvait enfin laisser derrière elle les épreuves subies sur cette planète. Soudain submergée d’amour pour ses enfants, elle les serra tous dans ses bras, passionnément. C’était la seule image qu’elle emporterait de Dobro. 169 Orli Covitz Même si elle ne pensait pas DD capable de déchiffrer les subtiles expressions humaines, Orli fit de son mieux pour ne pas paraître trop excitée. Après tout, le comper avait passé de longues années au contact des hommes. L’adolescente s’efforça donc de ne pas trop sourire tandis qu’elle récurait la carcasse de son ami robotique. — J’ai toujours pris grand soin de mon apparence, Orli Covitz. Néanmoins, je vous remercie de prêter attention à ce genre de détails. Mes couleurs ont perdu de leur éclat suite à nos récentes aventures. — J’ai une surprise pour toi, mais il faut que tu sois impeccable. — Quelle surprise ? — Si je te le dis, ce ne sera plus une surprise ! Le comper rumina quelques instants. — L’argument est techniquement irréfutable. Orli jeta un coup d’œil à la pendule et se hâta d’essuyer les épaules et la tête du comper. — C’est l’heure. M.?Steinman doit venir nous chercher. — Vous avez éveillé ma curiosité. — J’espère bien. Orli et DD sortirent de l’appartement. — Je suis tout à fait capable d’éprouver de la curiosité, ajouta le comper. Ma programmation est très sophistiquée. — J’en suis bien consciente. Tu m’étonnes tous les jours. Hud Steinman s’était rasé et vêtu de frais, ses cheveux gris soigneusement peignés. Un petit tour chez le coiffeur ne lui aurait pas fait de mal, mais Orli était déjà contente qu’il ait fait l’effort de se rendre présentable. Le vieil aventurier avait compris que c’était un grand jour pour sa jeune amie… et pour DD. Il s’était même aspergé d’eau de Cologne. En quantité. — Tout le monde est prêt ? demanda-t-il. — Vous avez l’air encore plus impatient que moi. — C’est vraiment pour te faire plaisir, répondit Steinman en rougissant. — Où allons-nous ? s’enquit DD. — C’est une surprise ! rétorquèrent les deux humains à l’unisson. — Qui allons-nous voir, alors ? — Surprise. — Comptez-vous répondre à une seule de mes questions ? — Non. — Donc je ferais bien de ne plus en poser. — Tout juste. Le comper Amical était aussi nerveux qu’un enfant devant son cadeau d’anniversaire. Quand les trois amis furent en chemin, Orli condescendit à laisser filtrer un indice : — J’ai fait quelques recherches. Tu sais déjà que je n’ai pas réussi à localiser ma mère, mais j’ai quand même trouvé quelqu’un. Quelqu’un pour toi. — Je ne cherche personne, Orli Covitz. Margaret Colicos a dit que nous pouvions rester ensemble. — Ce n’est pas le problème. Ne t’inquiète pas, tu vas vite comprendre. Ils s’arrêtèrent devant une petite maison parée de magnifiques jardinières. Orli sourit en découvrant les volets marron, le toit de bardeaux et l’allée accueillante menant à la porte. DD emboîta le pas à sa jeune maîtresse entre deux rangées de genévriers tandis qu’Hud Steinman restait légèrement en arrière. Orli frappa à la porte, qui s’ouvrit sur une vieille femme encore alerte, habillée d’une ample robe verte. Ses cheveux anthracite étaient élégamment maintenus en arrière ; un bracelet en or finement ouvragé ornait son poignet gauche. D’après Orli, elle devait avoir à peu près le même âge que M. Steinman. — C’est DD ? C’est vraiment lui ? souffla-t-elle après quelques secondes de silence gêné. Le petit robot s’avança jusqu’au seuil de la maison. — Je me nomme effectivement DD. Ravi de faire votre connaissance. Orli était si fébrile qu’elle se voyait déjà exploser sur place. — Voyons, DD… Tu ne reconnais plus Dahlia Sweeney ? — Dahlia ? Ma première maîtresse ? s’exclama le comper, sidéré. Leur hôte éclata de rire. — Ça fait quand même cinquante ans. J’ai grandi, puis je t’ai donné à ma fille… qui a choisi de ne pas avoir d’enfant. — Vous êtes plus vieille que dans mon souvenir. — Oui, ce sont des choses qui arrivent. Tu es content de me voir, au moins ? DD n’était pas loin de bégayer d’émotion. — C’est… absolument merveilleux. — Je suis bien d’accord avec toi. (Dahlia ouvrit la porte en grand.) Mais entrez donc. Nous avons tellement de choses à nous raconter. Je suis sûre que je vais me mettre à pleurer ! Orli sentait une bonne odeur de biscuits dans la maison. Ils passèrent de longues heures à discuter, ce qui permit à l’adolescente de saisir à quel point Dahlia menait une vie solitaire. DD lui conta par le menu ses multiples aventures spatiales, la laissant ensuite décrire sa vie depuis que Marianna, sa fille, avait vendu le petit robot. Puis ce fut au tour d’Hud Steinman de narrer ses exploits, même s’il s’efforça de minimiser son rôle ; il affichait une timidité inhabituelle qu’il tentait de dissimuler en s’intéressant plus que de raison aux fleurs de l’arrière-cour. Les trois visiteurs revinrent dîner le jour suivant. Et encore le suivant. Dahlia avait chaque fois les larmes aux yeux quand ils se séparaient. À l’occasion de leur quatrième rencontre, la vieille dame s’assit sur le sofa, l’air grave ; elle avait préparé de la limonade plutôt que du thé. — J’ai une proposition à vous faire. Qui me semble raisonnable. Tous ici, nous sommes des orphelins ou du moins des personnes seules. Orli, j’ai l’impression que tu as été baladée de planète en planète et que tu cherches un endroit où te fixer une bonne fois pour toutes. — Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé, approuva-t-elle avec un demi-sourire. — Dans ce cas, je suggère que DD et toi restiez ici, avec moi. Non seulement ce n’est pas la place qui manque, mais ça me fera du bien d’avoir du monde à la maison. Surtout si vous pouvez m’aider pour le jardin et quelques autres bricoles. — Ma collaboration vous est acquise, répondit aussitôt DD. Orli, qui n’éprouvait aucune tendresse pour son appartement, ne se fit pas prier non plus. — Mon offre vous concerne aussi, monsieur Steinman, ajouta Dahlia. Si ça vous intéresse, bien sûr. — Je vous en prie, appelez-moi Hud. Surtout si je dois habiter ici. Le vieil aventurier souriait comme un gamin. — Je suis ravi de cet arrangement, commenta le comper Amical. Orli éprouvait le même sentiment. Poser ses valises. Enfin. 170 Patrick Fitzpatrick III Patrick ne se sentait plus menacé par les immenses nuages de Golgen. Le vide insondable qui s’étendait derrière eux ne lui donnait plus le vertige, l’impression de tomber en avant. Comme si le supplice de la planche l’avait guéri. Même l’odeur chimique des gaz dégagés par la station d’écopage ne le dérangeait plus vraiment. — Si ça se trouve, je vais finir par me plaire ici. — Dans ce cas, on pourra garder la maison de ta grand-mère comme résidence secondaire, proposa Zhett en écartant les bras devant elle. Même si, comparé à un ciel aussi grandiose, tout risque de nous paraître un peu exigu. — Tout ce qui m’importe, c’est d’être avec toi, conclut-il sur un ton volontairement ambigu, pour qu’elle ne sache pas s’il la taquinait ou se montrait vraiment romantique. Des convoyeurs décollaient sans arrêt de la station, puis contournaient les plates-formes satellites afin de s’élancer plus haut dans l’atmosphère raréfiée, après quoi ils se hissaient en orbite et filaient vers leur destination munis de précieux bidons d’ekti. La production atteignait des sommets inégalés grâce aux besoins insatiables de la Confédération et de l’Empire ildiran. Mains sur les hanches, Del Kellum rejoignit sa fille et son gendre. — Chaque fois que je vois ces petits vaisseaux partir en mission, je ne peux pas m’empêcher de penser à l’argent qu’ils vont rapporter au clan. Patrick scruta les cieux éblouissants. — Chaque fois que je vois ces petits vaisseaux partir en mission, je suis juste content que personne ne leur tire dessus. Content qu’il n’y ait plus à s’inquiéter des hydrogues, des faeros, des Klikiss ou de leurs robots, ni même des FTD. Del Kellum se tourna vers Zhett, l’air sévère. — Ma chérie, ne va pas croire que ton homme va pouvoir se la couler douce par ici. Il doit abattre autant de boulot que moi et… — Encore mieux, papa. Je vais m’arranger pour qu’il abatte autant de boulot que moi. (Elle passa le bras autour de la taille de Patrick qui, elle le savait, ne rechignait déjà pas à la tâche.) Je te promets de l’enfermer deux heures par jour dans le centre opérationnel, pour qu’il voie comment fonctionne une grosse station d’écopage. On finira bien par en faire un administrateur potable. — Potable ? s’indigna Patrick. On m’a élevé pour être officier supérieur, capitaine d’industrie, diplomate émérite. Del Kellum fronça les sourcils. — D’accord, mais est-ce que ça veut dire que tu sais travailler, bon sang ? J’aimerais bien prendre ma retraite, un de ces jours. — Toi, à la retraite ? rigola Zhett. Je voudrais bien voir ça… — Mais oui, pourquoi pas ? Je me verrais bien passer mes journées à distiller tranquillement ma liqueur d’orange. Peut-être même en vendre ici ou là. Et puis m’occuper de mes aquariums. Si j’en avais assez, je pourrais les faire visiter. Combien de Vagabonds ont déjà vu un poisson vivant ? Deux convoyeurs décollèrent ensemble et transpercèrent les nuages de fumée rejetés par les cheminées de la station. Golgen accueillait sans cesse de nouvelles usines spatiales venues produire des kyrielles de bidons d’ekti. Leurs vaisseaux de reconnaissance parcouraient jour et nuit les nuées pastel de la géante gazeuse, à la recherche des meilleures concentrations de matières premières. Heureusement, pensa Patrick, il y a de la place pour tout le monde. 171 Margaret Colicos Le spécex-Davlin passa des semaines à partager les chants de son espèce avec Anton et Margaret, dévoilant au fur et à mesure la longue et sanglante histoire des Klikiss : conflits interplanétaires, gloire et déchéance d’innombrables sous-ruches, Essaimages périodiques avec leurs cortèges d’exterminations. Margaret croulait sous une montagne d’informations. Puis, un beau jour, le spécex n’eut plus rien à raconter. Peu de temps après, la ruche tout entière se lança dans un étrange ballet qui vit des millions de Klikiss se mettre en marche et former d’interminables alignements parfaitement ordonnés. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Anton à sa mère. — Je ne sais pas. Je n’ai jamais vu ça. Davlin convoqua ses invités humains par l’intermédiaire d’un groupe de guerriers qui les mena à la grotte centrale. Le bourdonnement général atteignait des niveaux si élevés que les deux scientifiques sentaient leurs dents vibrer, prêtes à se déchausser. Margaret interrogea le spécex avant même qu’il ait fini de sculpter les traits de Davlin : — Je vous en prie, dites-nous ce qui se passe. — Autrefois, les Ildirans coexistaient avec les Klikiss. Ils restaient loin de nos colonies et nos guerres ne les concernaient pas. (Le spécex se tut un long moment.) Mais cette époque est révolue. Les humains ne nous laisseront pas en paix. Un jour ou l’autre, ils voudront se venger. Donc nous avons le choix entre attendre ici que l’on vienne nous exterminer… ou partir quelque part, pour hiberner et nous faire oublier. Peut-être pendant dix mille ans, de nouveau. Margaret ne trouva rien à dire. Elle savait que Davlin avait raison, que les humains finiraient par venir. — Vous n’avez vraiment aucune autre solution ? demanda Anton. — C’est ce que j’ai longtemps cru. Mais j’ai imaginé une troisième voie. (Le visage sculpté semblait triste, préoccupé.) Je représente à présent l’espèce klikiss dans son ensemble. Donc, en tant que spécex, je dois rassembler ma ruche et m’en aller. Loin, très loin des humains et des Ildirans. Je ne pense pas que je reverrai un membre de mon ancienne espèce avant plusieurs millénaires. Adieu, Anton Colicos. Adieu, Margaret Colicos. Je vous remercie d’avoir écouté nos chants. Les traits de Davlin se fondirent en une masse informe. Les huit monstrueux accouplants entrèrent dans la grotte et se dirigèrent aussitôt vers leur maître. Margaret crut que c’était le début d’une nouvelle fisciparité, que l’amas de larves allait dévorer les accouplants, mais le spectacle s’avéra bien différent : les larves escaladèrent les huit Klikiss et se répartirent sur les exosquelettes sous forme d’étranges couvertures ondulantes. Puis les accouplants se retirèrent, emmenant avec eux le spécex divisé. Anton et Margaret les suivirent jusqu’à la surface ensoleillée de Llaro avant de grimper dans une tour offrant une bonne vue de la cité klikiss. Les ingénieurs regroupés autour du gigantesque transportail activèrent la machine ; la surface trapézoïdale scintilla et s’ouvrit sur un autre monde, un paysage de collines grises et de geysers bouillonnant sous un ciel indigo. Les longues rangées de Klikiss s’écartèrent pour laisser place aux huit accouplants qui, l’allure martiale, franchirent le transportail sans l’ombre d’une hésitation. Les premières escouades de guerriers leur emboîtèrent le pas pour un défilé qui dura plus d’une heure et céda ensuite la place à celui des ouvriers, terrassiers et autres éclaireurs. Llaro se vidait peu à peu, en un exode massif et méthodique. — Davlin emporte sa ruche avec lui, commenta Margaret, fascinée. Les ingénieurs assignés à la bonne marche du transportail surveillèrent avec attention l’interminable marche des Klikiss jusqu’à ce que le tout dernier perceur de tunnels ait été transféré sur un monde inconnu. Puis ils trafiquèrent les contrôles situés à la base de l’engin avant de faire le voyage à leur tour. Sauf un. Le dernier Klikiss de Llaro activa une commande qui provoqua la fermeture du transportail. Quelques instants plus tard, des étincelles jaillirent du délicat réseau de circuits tandis que les carreaux de coordonnées se mettaient à fondre à toute allure. L’incroyable machine se retrouva rapidement – et définitivement – inutilisable. Une fois son travail terminé, l’ingénieur mourut et tomba à terre. Margaret se rappela aussitôt le cadavre solitaire qu’elle avait trouvé avec Louis dans la ruche désertée de Rheindic Co, à côté d’un autre transportail. Elle comprenait soudain comment les ultimes survivants de l’espèce insectoïde avaient réussi à échapper aux robots noirs et aux hydrogues. Et elle comprenait surtout ce que Davlin venait de faire. Anton et sa mère rejoignirent le transportail hors d’usage, au milieu de l’immense cité abandonnée. — Le spécex a sélectionné une planète ne figurant sur aucun carreau de coordonnées, pour s’assurer qu’on ne le retrouve pas. Puis les ingénieurs ont saboté le transportail. Même nos meilleurs spécialistes ne parviendront sans doute jamais à identifier le refuge choisi par les Klikiss. — C’est une belle fin pour leur épopée, approuva Anton, l’air grave. Margaret hocha la tête. Davlin était parti, les Klikiss étaient partis, et, de son côté, elle avait l’impression d’avoir enfin achevé son œuvre. 172 Jess Tamblyn Jess se pencha sur le hublot et contempla avec nostalgie les ruines de Rendez-Vous. Des dizaines de vaisseaux vagabonds s’activaient dans la zone pour rassembler les plus gros vestiges de l’ancien complexe gouvernemental, afin de leur redonner un champ gravitationnel commun. Les astéroïdes séparés par les canons des FTD se remettaient peu à peu en place. — Il n’y a pas si longtemps, nous aurions utilisé l’énergie des wentals pour accomplir cette tâche, remarqua-t-il. Maintenant, je me sens un peu… démuni. — Tu te sens surtout normal, rétorqua Cesca. Nous sommes de nouveau de simples Vagabonds. Et ça me suffit amplement. Même si les wentals n’étaient plus présents dans leur corps, Jess et Cesca avaient éprouvé une dernière fois le subtil contact mental des créatures aqueuses juste après leur départ d’Ildira. — Nous sommes allés au bout de nos forces, mais nous avons survécu, de même que les verdanis. (Les deux Vagabonds étaient eux aussi épuisés par la bataille durement gagnée.) Les hydrogues sont cloîtrés dans leurs géantes gazeuses, les faeros dans leurs soleils. Le chaos a été maîtrisé, la vie reprend ses droits et l’équilibre est enfin revenu. — Oui, la vie reprend ses droits, avait répété Cesca avec un sourire énigmatique, une main sur le ventre. — Nous avons remporté la victoire finale, avait ajouté Jess. Les wentals n’avaient pas répondu tout de suite. — La guerre est finie et toutes les factions ont survécu. C’est là que réside la vraie victoire. Puis la voix s’était éteinte à jamais. Jess et Cesca se déplaçaient à présent dans un petit vaisseau qu’il avait bien fallu leur fournir puisqu’ils ne pouvaient plus créer une bulle d’eau vivante autour d’eux, ni planer dans le vide spatial ni même marcher à la surface d’une planète sans atmosphère. Les deux amoureux étaient redevenus des êtres humains comme les autres. Un homme et une femme. — Je ne reviendrai en arrière pour rien au monde, affirma Jess en caressant les cheveux de sa compagne. Mais notre travail est loin d’être terminé. Il faudra juste le faire différemment. D’ailleurs une Oratrice a toujours du travail. N’est-ce pas ce que disait Jhy Okiah ? C’était une femme d’une grande intelligence. Cesca lui sourit en retour. — Mon rôle sera désormais d’œuvrer à la bonne intégration des clans dans la Confédération. Il y a de multiples partenariats à établir. Jess et Cesca reçurent l’autorisation de se poser sur une petite structure dans laquelle les ouvriers du site avaient réussi à bâtir un habitat rudimentaire. L’oasis aux murs de métal était encombrée de bidons de carburant, de réserves de nourriture, d’eau et d’oxygène. Une fois le sas franchi, les deux visiteurs découvrirent plusieurs dizaines de travailleurs qui se tuaient à la tâche en poursuivant une impensable chimère : reconstruire Rendez-Vous à l’identique, comme si rien ne s’était passé. — Clan Rudyear, n’est-ce pas ? s’enquit Cesca, tout sourires. Une vieille femme hocha la tête, au milieu de trois adolescents qui dévisageaient en silence les nouveaux arrivants. Un petit homme trapu pâlit d’un coup en reconnaissant l’Oratrice. — Ne vous approchez pas ! (Il se calma aussitôt.) Vous pouvez entrer ici ? C’est sans danger ? Jess éclata de rire, fit deux pas en avant et posa la main sur l’épaule de son interlocuteur. — Rien à craindre. Les wentals ont quitté nos corps. — Nous sommes comme vous, ajouta Cesca. — Vous me permettrez de ne pas être d’accord, intervint la vieille Vagabonde. Nous avons beaucoup entendu parler de vos exploits. Avec ou sans wentals, personne ne pourra dire que l’Oratrice des clans n’a pas fait son devoir pour assurer la survie de son peuple. Elle ne put toutefois retenir un léger mouvement de recul quand Cesca la prit dans les bras. Jess fit de même avec deux autres personnes. — On ne voudrait pas vous gêner, mais ça fait si longtemps qu’on n’a pas touché quelqu’un. Ça nous manquait terriblement. Il serra aussi la main des trois adolescents, qui ne semblaient pas comprendre où était le problème. — Oratrice Peroni, comptez-vous revenir sur Rendez-Vous quand les travaux seront terminés ? demanda une jeune femme blonde, visiblement enceinte. — J’aimerais bien, oui. Néanmoins, même si les clans seront toujours indépendants, je ne pense pas que nous ayons besoin d’une autre capitale que celle de la Confédération. — Nous voulons juste en faire un bel endroit où vivre, expliqua l’homme trapu. — Dans ce cas, nous passerons le mot, lui certifia Jess. — Parfait, dit la vieille. Toute aide sera la bienvenue. — En échange d’un pourcentage des bénéfices, reprit son camarade. — D’un petit pourcentage. Le Vagabond n’insista pas, cloué par le regard assassin de son aînée. — Qui sait ? s’interrogea un ouvrier. Quand on aura fini ici, on ira peut-être sur Terre reconstruire la Lune. — Ridicule, coupa la vieille. Ce serait encore plus simple de déplacer un satellite depuis une autre planète. — D’accord, on fera comme ça. Jess n’envisageait aucune de ces possibilités comme particulièrement « simple », mais les Vagabonds étaient célèbres pour leur aptitude à solutionner les problèmes les plus complexes. Jess et Cesca partagèrent un repas avec le clan Rudyear avant de filer d’abord vers les chantiers d’Osquivel, puis vers Theroc où le roi Peter avait appelé à un grand rassemblement pour lancer les travaux du gouvernement unifié. Heureux de pouvoir se mêler à la foule de leurs semblables, les deux Vagabonds saisissaient toutes les occasions de serrer des mains et de partager des accolades avec des membres de leur famille, des amis ou même d’illustres inconnus. Ce qui ne les empêchait pas d’apprécier également le temps passé ensemble à bord du vaisseau, entre deux étapes. — C’est un nouveau départ, dit Cesca. — Je suis quand même content de ne pas repartir vraiment du début. Jess se souvenait encore avec amertume de cette période difficile durant laquelle Cesca avait été fiancée à Ross Tamblyn, puis à Reynald de Theroc. Les deux amants avaient alors refusé de laisser leur passion éclater au grand jour, préférant suivre ce qu’ils pensaient être leur devoir. Ils avaient été longuement séparés. Et affreusement tristes. — Nous sommes faits l’un pour l’autre, insista-t-il. Cesca lui donna un baiser tandis que leur vaisseau filait dans l’espace. — C’est vrai. Et j’avoue que je ne me lasse pas du contact humain. Du contact proche. Surtout avec toi. Le Vagabond jeta un coup d’œil au pilote automatique. — Il nous reste encore quelques heures avant d’arriver. Je me demande bien comment nous pourrions passer le temps… — Pour ça, Jess Tamblyn, il te suffit de suivre ton Guide Lumineux. 173 Le roi Peter Toutes les composantes de l’humanité se réunissaient enfin sur Theroc. Les lucanes géants voletaient avec énergie dans la forêt-monde comme s’ils essayaient de se mesurer aux vaisseaux vagabonds qui remplissaient peu à peu chaque clairière disponible. Celli et Solimar représentaient officiellement les prêtres Verts et se chargeaient de répandre les annonces incessantes à travers le réseau du télien. Les représentants des colonies avaient utilisé leurs propres prêtres Verts pour organiser le déplacement ; Rlinda Kett, Branson Roberts et Nikko Chan Tylar avaient transporté autant d’ambassadeurs que leurs bâtiments pouvaient en contenir. Ceux qui n’avaient vraiment pas pu faire le voyage avaient envoyé leur déclaration par télien, à fin de lecture publique. Tout le Bras spiral semblait soudain parler d’une seule voix. Revêtue des habits de gala de l’ambassadrice Otema, Sarein assurait le lien avec la bureaucratie encore florissante de la défunte Hanse. Eldred Cain se trouvait également sur Theroc, en compagnie de l’amiral d’escadre Willis, de Conrad et Natalie Brindle, sans oublier bien sûr Robb et Tasia : autant de personnalités qui disposaient d’un siège d’honneur à la tribune. Zhett et Patrick tentaient pour leur part de distraire Del Kellum des messages à répétition qu’il faisait passer aux prêtres Verts en attendant le début des cérémonies officielles. À présent que la station d’écopage et les chantiers spationavals tournaient à plein régime, le chef de clan était débordé par ses multiples tâches administratives. Sa fille et son gendre parvinrent néanmoins à lui faire comprendre que ce n’était pas le moment de s’en inquiéter. Quarante-neuf croiseurs ildirans effectuaient une interminable parade dans le ciel, traçant à toute vitesse des figures d’une incroyable complexité. Considérant ce qui s’était produit lors de sa dernière visite, le Mage Imperator avait préféré rester sur Ildira et mandater Nira, Osira’h et le Premier Attitré Daro’h, qui le tiendraient au courant grâce aux liens du thisme. Assise au côté de son époux, la reine Estarra tenait le petit Reynald dans ses bras. Malgré toute la pompe protocolaire d’une telle célébration, elle tenait à ce que son enfant assiste à la vraie naissance de la Confédération. Idriss et Alexa avaient proposé de s’occuper du bébé, mais leur fille s’était montrée inflexible. OX prenait garde à ne jamais laisser plus de quelques pas d’écart entre le couple royal et lui. Il bénéficiait désormais de capacités de stockage augmentées, qui lui permettaient de garder en mémoire non seulement les archives fournies par Eldred Cain, mais aussi tout ce qu’il avait vécu depuis le jour où il avait fui la Terre avec Peter et Estarra. — Je pourrais maintenant emmagasiner l’équivalent de plusieurs vies robotiques, avait-il déclaré à la fin de l’opération, ses capteurs optiques brillant d’une soudaine ardeur. — Ce n’est pas le travail qui manque, avait précisé Peter. Tu as été pour moi un professeur formidable et j’aimerais que tu rendes ce même service à mon fils. — Accepterais-tu d’être le comper Précepteur de Reynald ? lui avait demandé Estarra. — Ce serait un immense honneur. Une fois la parade ildirane parvenue à son terme, le roi réclama l’attention de l’assistance : — Terriens et Theroniens, Vagabonds et colons de la Hanse, humains et Ildirans, je vous souhaite la bienvenue. (Il parcourut la foule du regard, tous ces visages tournés vers lui à l’ombre protectrice des arbremondes.) Les fins sont souvent tristes et les commencements joyeux, aujourd’hui nous aurons les deux à la fois. Ayant consulté et pris en compte les déclarations de tous les ambassadeurs, je décrète, par les pouvoirs qui m’ont été conférés en tant que souverain de la Confédération, la dissolution officielle de la Ligue Hanséatique terrienne. L’auditoire applaudit à tout rompre, surtout Sarein et Cain. Estarra attendit que la clameur se dissipe pour prendre la parole à son tour. — Le roi et moi-même accueillerons avec bienveillance tous les peuples soucieux de vivre en paix, pour qu’une civilisation forte et harmonieuse se développe dans le Bras spiral. Nous n’avons que trop souffert de la défiance et des conflits. L’heure est venue de goûter aux fruits de la coopération, du commerce et de l’amitié. Cette fois, Peter prit la suite avant même la fin des acclamations : — Notre passé regorge de tyrans capricieux, d’innocents martyrisés et de mondes en cendres. (Le roi serra la main d’Estarra avec une infinie tendresse.) Tous ensemble, nous bâtirons un futur libéré de ces maux. Tous ensemble, nous réaliserons l’impossible. Lexique ACCOUPLANT – La plus grande des sous-espèces de Klikiss, à la carapace argentée tigrée de noir. Les accouplants pourvoient le spécex en matériel génétique au cours de la fisciparité. ADAM, PRINCE – Prédécesseur de Raymond Aguerra, finalement jugé inapte. ADAMANT – Support d’écriture cristallin, utilisé pour les documents ildirans. ADAR – Le plus haut rang militaire au sein de la Marine Solaire ildirane. AGGLOMÉRAT D’HORIZON – Vaste amas stellaire près d’Ildira, où se trouvent Hyrillka ainsi que de nombreuses autres scissions. C’est là qu’a pris naissance la rébellion de Rusa’h. AGUERRA, CARLOS – Petit frère de Raymond. AGUERRA, MICHAEL – Petit frère de Raymond, le cadet. AGUERRA, RAYMOND – Jeune Terrien débrouillard, ancien nom du roi Peter. AGUERRA, RITA – Mère de Raymond Aguerra. AGUERRA, RORY – Petit frère de Raymond. ALEXA, MÈRE – Gouverneur de Theroc, épouse de Père Idriss et mère de Reynald, Beneto, Sarein, Estarra et Celli. ALINTAN – Ancien monde klikiss. ALLAHU, HAKIM – Responsable en chef de Rhejak. ALTURAS – Monde ildiran de l’Agglomérat d’Horizon, auparavant conquis par l’Imperator Rusa’h au cours de sa rébellion. ANDEZ, SHELIA – Soldat des FTD, retenue prisonnière par les Vagabonds sur les chantiers spationavals d’Osquivel. À présent sous les ordres du général Lanyan. ARBREMONDE – Arbre appartenant à la forêt interconnectée et semi-consciente de Theroc. ASSISTEURS – Kith de serviteurs personnels du Mage Imperator. ATTITRÉ – Fils de sang du Mage Imperator, administrateur d’un monde ildiran. ATTITRÉ EXPECTANT – Fils du Premier Attitré, appelé à remplacer comme Attitré un de ses oncles, les fils du précédent Mage Imperator. BACRABE – Prédateur arachnoïde de Corribus. BARTHOLOMÉ – Grand roi de la Terre, prédécesseur de Frederick. BEBOB – Petit nom de Branson Roberts, donné par Rlinda Kett. BEN – Premier Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. BENETO – Prêtre Vert, deuxième fils de Père Idriss et Mère Alexa, tué par les hydrogues sur Corvus, mais recréé par la forêt-monde sous forme de golem ligneux. Plus tard, il a rejoint un vaisseau verdani. BÉRET D’ARGENT – Membre des forces spéciales d’élite des FTD. BRAS SPIRAL – Partie de la Voie lactée peuplée par l’Empire ildiran et les colonies terriennes. BRINDLE, CONRAD – Père de Robb Brindle, officier à la retraite revenu en service actif. Il a aidé Jess Tamblyn à secourir les prisonniers des hydrogues retenus au cœur d’une géante gazeuse. BRINDLE, NATALIE – Mère de Robb Brindle ; officier à la retraite revenu en service actif. BRINDLE, ROBB – Jeune lieutenant-colonel des FTD, camarade de Tasia Tamblyn, capturé par les hydrogues sur Osquivel, puis sauvé par Jess Tamblyn. BURTON – Vaisseau-génération de la Terre, perdu corps et biens. Ses descendants servent de sujets d’expérience aux Ildirans pour un projet d’élevage secret. CAIN, ELDRED – Adjoint et héritier présomptif de Basil Wenceslas, pâle et glabre, collectionneur d’art. CARBO-DISRUPTEUR – Arme des FTD, capable de rompre les liaisons moléculaires carbone-carbone. CELLI – Fille cadette de Père Idriss et Mère Alexa. CHALOUP – Petit bateau à moteur peu puissant, utilisé sur Rhejak. CHAN – Clan de Vagabonds. CHAN, MARLA – Voir Tylar, Marla Chan. CHARYBDE – La première planète aquatique sur laquelle Jess a disséminé les wentals. CHATISIX – Petit félin sauvage vivant sur Ildira. Yazra’h, la fille de Jora’h, en possède trois. CHRISTOPHER – Quatrième Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. CHRYSALIT – Trône déformable du Mage Imperator ildiran. CJELDRE – Ancien monde klikiss colonisé par les humains. CLARIN, ROBERTO – Ancien administrateur du Dépôt du Cyclone, capturé par les FTD et emmené sur Llaro, où il est devenu le chef manifeste des Vagabonds prisonniers. CLEE – boisson chaude fabriquée à partir de cosses à graines d’arbremonde. COHORTE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane constitué de sept maniples, soit trois cent quarante-trois navires (voir Tal). COLICOS, ANTON – Fils de Margaret et Louis Colicos, traducteur et étudiant en histoires épiques, envoyé dans l’Empire ildiran étudier La Saga des Sept Soleils. Il a failli être tué sur Maratha par les robots klikiss ; seuls Vao’sh et lui ont survécu. COLICOS, LOUIS – Xéno-archéologue, époux de Margaret Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss, tué par les robots klikiss sur Rheindic Co. COLICOS, MARGARET – Xéno-archéologue, épouse de Louis Colicos, spécialiste des artefacts antiques klikiss, disparue à travers un transportail au cours de l’attaque des robots klikiss sur Rheindic Co. Elle a vécu parmi les Klikiss. COMPAGNIE RHEJAKIENNE – Usine d’extraction marine sur Rhejak. COMPER – Acronyme de COMPagnon Électro-Robotique. Serviteur robot doué d’intelligence, de petite taille, existant en différents modèles : Amical, Précepteur, Domestique, Institutrice, Confident, etc. COMPTOR – Scission ildirane évacuée devant la menace des hydrogues. CONFÉDÉRATION – Nouvelle entité politique, concurrente de la Ligue Hanséatique terrienne et dirigée par le roi Peter, qui réunit les colonies séparatistes de la Hanse, les Vagabonds et le monde de Theroc. CONSTANTIN III – Planète des tempêtes abritant une usine vagabonde d’extraction de polymères et de matières premières ; connue pour ses matériaux ignifuges rares. CONVOYEUR – Vaisseau vagabond utilisé pour la livraison de cargaisons d’ekti provenant des stations d’écopage. CONVULSEUR – Arme incapacitante des FTD. CORRIBUS – Ancien monde klikiss, où les Colicos ont découvert le Flambeau klikiss, et devenu l’une des premières implantations de la nouvelle vague coloniale hanséatique. CORVUS – Colonie hanséatique anéantie par les hydrogues. COTRE – Petit navire de la Marine Solaire ildirane. COVITZ, JAN – Cultivateur de champignons sur Dremen, père d’Orli, volontaire pour la première vague de colonisation d’anciens mondes klikiss par transportail. Il est parti sur Corribus à cette occasion, et y a été tué par des robots klikiss. COVITZ, ORLI – Jeune colon de Dremen, elle a accompagné son père Jan lors de la première vague de colonisation d’anciens mondes klikiss par transportail. Plus tard, elle est partie sur Llaro rejoindre les réfugiés de Crenna. CRENNA – Scission ildirane abandonnée et recolonisée par les humains, où se sont installés Davlin Lotze et Branson Roberts ; gelée lorsque les hydrogues et les faeros ont détruit son soleil. CROISEUR LOURD – Classe des plus gros cuirassés ildirans. CURIOSITÉ AVIDE – Vaisseau marchand de Rlinda Kett. CYCLOPLANE – Engin volant bricolé à partir de moteurs et de charpentes de récupération, et garni d’ailes multicolores de lucanes géants. CYROC’H – Précédent Mage Imperator, père de Jora’h. CZIR’H – Attitré expectant de Dzelluria, premier dirigeant à tomber face à la rébellion de Rusa’h. DANIEL, PRINCE – Candidat sélectionné par la Hanse pour le remplacement éventuel de Peter, abandonné sur Béatitude, un monde colonisé par les Nouveaux Amish. DANSEURS-DES-ARBRES – Acrobates artistiques des forêts theroniennes. DARO’H – Attitré expectant de Dobro après la mort du Mage Imperator Cyroc’h, devenu plus tard Premier Attitré de l’Empire ildiran. DD – Comper affecté jadis aux fouilles xéno-archéologiques de Rheindic Co. Capturé par le robot klikiss Sirix, il s’est échappé via un transportail pour rejoindre Margaret Colicos. DÉBARQUEUR – Vaisseau de transport rapide des FTD. DÉPÔT DU CYCLONE – Dépôt de carburant et centre commercial géré par les Vagabonds, situé sur un point d’équilibre gravitationnel entre deux astéroïdes évoluant sur des orbites proches. Détruit par les FTD. DIENTE, ESTEBAN – L’un des quatre amiraux des FTD ayant survécu à la guerre des hydrogues. DIGIDISQUE – Unité de stockage informatique à haute capacité. DINDE – Voir Grosse Dinde. DIO’SH – Remémorant ildiran, assassiné par le précédent Mage Imperator après qu’il eut découvert la vérité sur la guerre des hydrogues ayant eu lieu jadis. DOBRO – Colonie ildirane où se situe un camp de reproduction entre humains et Ildirans. DOOLEY, JYM – Marchand vagabond présent sur Rhejak. DP – L’un des deux compers Amicaux ayant appartenu à l’amiral Crestone Wu-Lin et pris comme « élèves » par Sirix. DREMEN – Colonie terrienne, obscure et nuageuse, dont les principales productions sont le caviar au sel de mer et les champignons génétiquement modifiés. DRONE FRACASSEUR À IMPULSIONS – Arme des FTD contre les hydrogues, également appelée « frak ». DUBOV, YURI – Agriculteur de la colonie de Llaro. DURRIS – Système solaire ternaire composé d’une naine rouge orbitant autour d’un couple d’étoiles blanc et orange, les trois faisant partie des sept soleils d’Ildira. Durris-B a été détruit au cours de la guerre entre hydrogues et faeros. DZELLURIA – Planète ildirane de l’Agglomérat d’Horizon dirigée par l’Attitré Czir’h. Première conquête de Rusa’h. EA – Comper personnel de Tasia Tamblyn, détruit par les hydrogues et les robots klikiss. ÉCUMEUR DE NÉBULEUSES – Vaisseau à voiles géantes utilisé pour draguer l’hydrogène des nuages de nébuleuses. EKTI – Allotrope exotique d’hydrogène utilisé dans les propulseurs interstellaires ildirans. EMPIRE ILDIRAN – Vaste empire extraterrestre, civilisation majeure implantée dans le Bras spiral. ESTARRA – Deuxième fille et quatrième enfant de Père Idriss et Mère Alexa. Actuelle reine de la Confédération, mariée au roi Peter dont elle attend un enfant. ÉTOURDISSEUR – Arme incapacitante des FTD. FAEROS – Entités intelligentes ignées, demeurant au sein des étoiles. FIÈVREFEU – Épidémie de peste des légendes ildiranes. FISCIPARITÉ – Phase de reproduction des sous-ruches klikiss. FITZPATRICK, MAUREEN – Ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne, grand-mère de Patrick Fitzpatrick III (voir Virago). FITZPATRICK III, PATRICK – Officier véreux des Forces Terriennes de Défense, protégé du général Lanyan. Présumé mort après la bataille d’Osquivel, il a en fait été capturé par les Vagabonds des chantiers spationavals de Del Kellum. Tombé amoureux de Zhett Kellum, il a quitté les FTD, a volé le yacht spatial de sa grand-mère, et est parti à la recherche des Vagabonds. FLAMBEAU KLIKISS – Arme conçue par l’espèce disparue des Klikiss pour faire imploser des géantes gazeuses et créer de nouvelles étoiles. FLMES – Connexions du réseau mental des faeros, équivalent des rayons-âmes ildirans. FLAMMARIUM – Bâtiment ildiran dévolu aux crémations rituelles. FOI AVEUGLE – Vaisseau de Branson Robert, détruit en fuyant la Terre. FORCES TERRIENNES DE DÉFENSE, abrév. FTD – Armée spatiale terrienne dirigée par le général Kurt Lanyan, dont le quartier général se situe sur Mars, mais dont la juridiction dépend de la Ligue Hanséatique terrienne. (Voir Terreux.) FORÊT-MONDE – Forêt interconnectée et semi-consciente basée sur Theroc. FOYER DE LA MÉMOIRE – Siège du kith des remémorants, où La Saga des Sept Soleils est rédigée et mémorisée. FREDERICK, ROI – Prédécesseur du roi Peter, assassiné par un émissaire hydrogue. FTD – Voir Forces Terriennes de Défense. GALE’NH – Troisième enfant hybride de Nira Khali, fils de l’adar Kori’nh. GAROA – Monde ildiran de l’Agglomérat d’Horizon, autrefois conquis par Rusa’h. GEORGE, ROI – Deuxième Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. GITAN – Yacht spatial, volé à sa grand-mère par Patrick Fitzpatrick III (qui lui a donné ce nom) pour lui permettre de rechercher Zhett Kellum. GOFF, BORIS – Chef vagabond d’une station d’écopage sur Golgen. GOLD, SULLIVAN – Administrateur du moissonneur d’ekti hanséatique de Qronha 3, retenu prisonnier sur Ildira. GOLGEN – Géante gazeuse où la station du Ciel Bleu fut détruite. Recolonisée par les Vagabonds, en particulier le clan Kellum, pour l’écopage d’ekti. GRAND ROI – Figure emblématique de la Ligue Hanséatique terrienne. GRILLON POILU – Rongeur inoffensif au poil touffu vivant sur Corribus. GROSSE DINDE – Expression désobligeante utilisée par les Vagabonds pour désigner la Ligue Hanséatique terrienne. GUIDE LUMINEUX – Philosophie et religion des Vagabonds, force guidant leur vie personnelle. HANSE – Voir Ligue Hanséatique terrienne. HAPHINE – Géante gazeuse autrefois infestée par les hydrogues. HAUTESPHÈRE – Dôme principal du Palais des Prismes, sur Ildira. Il abrite des plantes, des insectes et des oiseaux exotiques, dans un jardin suspendu au-dessus de la salle du trône du Mage Imperator. HHRENNI – Système solaire abritant les astéroïdes-serres du clan Chan. HIFUR – Monde klikiss abandonné, reconquis par les robots noirs. HREL-ORO – Colonie ildirane minière au climat aride, essentiellement habitée par des membres du kith des squameux, dévastée au cours d’une attaque hydrogue. HUCK, TABITHA – Ingénieur en poste à bord du moissonneur d’ekti de Sullivan Gold sur Qronha 3. Retenue prisonnière sur Ildira, elle a décidé d’utiliser ses talents pour aider les Ildirans dans la guerre contre les hydrogues. HYDREUX – Terme injurieux pour hydrogue. HYDROGUES – Extraterrestres vivant au cœur de géantes gazeuses. HYRILLKA – Colonie ildirane de l’Agglomérat d’Horizon, où a débuté la rébellion de Rusa’h. Les robots klikiss furent redécouverts sur une des lunes de la planète. IDRISS, PÈRE – Gouverneur de Theroc, époux de Mère Alexa et père de Reynald, Beneto, Sarein, Estarra et Celli. ILDIRA – Planète mère de l’Empire ildiran, illuminée par les sept soleils. ILDIRANS – Extraterrestres humanoïdes, comptant plusieurs sous-espèces différentes, ou kiths. Ils forment l’Empire ildiran. ILKOT – Robot klikiss compagnon de Sirix. JACK – Quatrième Grand roi de la Ligue Hanséatique terrienne. JARDIN DES STATUES DE LA LUNE – Exposition de sculptures topiaires autour du Palais des Murmures, sur Terre. JAZER – Arme à énergie utilisée par les FTD. JEN’NH – Septar de la flotte de Tal O’nh. JONAS 12 – Planétoïde gelé ayant abrité une base minière vagabonde avant d’être détruit par les robots klikiss. JORA’H – Mage Imperator de l’Empire ildiran. JUPITER – Vaisseau amiral des FTD de classe Mastodonte, commandé par l’amiral Willis, à la tête du bataillon du septième quadrant. KAMAROV, RAVEN – Vagabond, capitaine d’un cargo détruit au cours d’un raid secret des FTD. KELLUM, DEL – Chef d’un clan de Vagabonds, responsable des chantiers spationavals d’Osquivel et d’une station d’écopage sur Golgen. KELLUM, ZHETT – Fille de Del Kellum, amoureuse de Patrick Fitzpatrick III. KETT, RLINDA – Négociante, capitaine du Curiosité Avide. KHALI, NIRA – Prêtresse Verte. Amante du Premier Attitré Jora’h, et mère de leur fille hybride Osira’h. Prisonnière du camp de reproduction de Dobro, puis libérée. KITH – Sous-espèce ildirane. Un de ses représentants. KLIKISS – Ancienne race insectoïde disparue depuis longtemps du Bras spiral en laissant ses cités désertes. KOLKER – Prêtre Vert, ami de Yarrod, en poste à bord du moissonneur d’ekti commandé par Sullivan Gold sur Qronha 3, retenu prisonnier par les Ildirans. KORI’NH, ADAR – Chef de la Marine Solaire ildirane, tué lors d’une attaque suicide contre les hydrogues sur Qronha 3. KO’SH – Scribe en chef du kith des remémorants. LANCE-FOUDRE – Plate-forme d’armement mobile des FTD. LANYAN, GÉNÉRAL KURT – Commandant des Forces Terriennes de Défense. LENTILS – Kith ildiran de prêtres philosophes. Les lentils guident les Ildirans égarés, par l’interprétation des conseils dispensés via le thisme. LIGUE HANSÉATIQUE TERRIENNE – Gouvernement de type commercial en vigueur sur Terre et dans ses colonies. LIONA – Prêtresse Verte affectée sur la station d’écopage de Del Kellum sur Golgen, puis dans les chantiers spationavals d’Osquivel. LLARO – Monde klikiss abandonné où les FTD ont regroupé les prisonniers de guerre vagabonds. Nouveau foyer d’Orli Covitz et des survivants de Crenna. LOTZE, DAVLIN – Exosociologue de la Hanse. Envoyé sur Crenna comme espion, puis sur Rheindic Co où il a découvert comment utiliser les transportails klikiss. Plus tard, après avoir quitté son poste, il est parti sur Llaro en compagnie des autres réfugiés de Crenna. LUCANE GÉANT – Insecte volant très coloré de Theroc, semblable à un gigantesque papillon, parfois domestiqué. MAGE IMPERATOR – Dieu-Empereur de l’Empire ildiran. MANIPLE – Bataillon de la Marine Solaire ildirane composé de sept septes, soit quarante-neuf navires. MANTA – Croiseur des FTD de moyen tonnage. MARATHA – Planète de villégiature ildirane, où le cycle des jours et des nuits est très long. MARATHA PRIME – Principale cité sous dôme, située sur un continent de Maratha, détruite par les robots klikiss. MARATHA SECONDA – Deuxième cité de Maratha, située aux antipodes de Maratha Prime, détruite par les robots klikiss. MARINE SOLAIRE ILDIRANE – Flotte spatiale militaire de l’Empire ildiran. MASTODONTE – Classe de grand vaisseau de guerre faisant partie des Forces Terriennes de Défense. MCCAMMON, CAPITAINE RICHARD – Chef des gardes royaux au Palais des Murmures. MÉDUSA – Créature marine géante à tentacules vivant en troupeaux dans l’océan de Rhejak. Sa coquille est assez grande pour servir d’habitation, et sa chair est très prisée. MERDRE – Juron humain. MIJISTRA – Capitale de l’Empire ildiran, sur Ildira. MOISSONNEUR D’EKTI – Station d’écopage d’ekti fabriquée par la Hanse. MUREE’N – Cinquième et dernier enfant hybride de Nira Khali, fille d’un garde ildiran. NAHTON – Prêtre Vert en poste à la cour du Palais des Murmures, sur Terre. NEF-ESSAIM – Vaisseau klikiss de grande taille. NIALIE – Variété de plante-phalène d’Hyrillka, d’où est tirée le shiing, une drogue. NIRA – Voir Khali, Nira. NOUVEL-ENGENDRÉ – Nouvelle sous-espèce klikiss produite par une fisciparité. OKIAH, JHY – Vagabonde, précédente Oratrice des clans, décédée sur Jonas 12. OKIAH, KOTTO – Fils cadet de Jhy Okiah, inventeur intrépide et excentrique. O’NH, TAL – Le second plus haut gradé de la Marine Solaire ildirane. L’un de ses yeux a été remplacé par un joyau enchâssé dans son orbite. ORATEUR – Chef politique vagabond. ORBE DE GUERRE – Vaisseau d’attaque sphérique hydrogue, à coque de diamant. OSIRA’H – Fille de Nira Khali et Jora’h, engendrée pour obtenir un talent de télépathe hors du commun. OSQUIVEL – Géante gazeuse dotée d’anneaux, un lieu tenu secret abritant des chantiers spationavals vagabonds. OSQUIVEL – Vaisseau de transport affrété pour sauver les Vagabonds prisonniers sur Llaro. OTEMA – Prêtresse Verte, ancienne ambassadrice de Theroc sur Terre, envoyée sur Ildira. Assassinée par le Mage Imperator Cyroc’h. OX – Comper de modèle Précepteur. L’un des plus vieux robots de la Terre, utilisé jadis sur le Peary, professeur puis conseiller du roi Peter. Sa mémoire a été en grande partie effacée au cours de l’évasion de Peter et Estarra de la Terre. PALAIS DES MURMURES – Siège du gouvernement de la Hanse, sur Terre. Célèbre pour sa magnificence. PALAIS DES PRISMES – Résidence du Mage Imperator, sur Ildira. PALAWU, HOWARD – Conseiller scientifique en chef du roi Peter. Disparu alors qu’il faisait des recherches sur la technologie des transportails klikiss. PEMMIPAX – Ration alimentaire traitée pour se conserver des siècles. PÈRARQUE – Figure emblématique de la religion de l’Unisson, sur Terre. PERONI, CESCA – Vagabonde, Oratrice de tous les clans, formée par Jhy Okiah. Cesca a été fiancée à Ross Tamblyn, puis à Reynald, de Theroc, mais a toujours été amoureuse de son frère Jess. Imprégnée de la puissance des wentals, elle a rejoint Jess et l’assiste. PERONI, DENN – Marchand vagabond, père de Cesca. PERSÉVÉRANCE OBSTINÉE – Vaisseau du Vagabond Denn Peroni. PETER, ROI – Successeur du Vieux roi Frederick, marié à Estarra, il s’est échappé de la Terre pour fonder la Confédération sur Theroc. PIKE, ZEBULON CHARLES – L’un des quatre amiraux des FTD ayant survécu à la guerre des hydrogues. PLUMAS – Lune gelée dotée de profonds océans liquides, où se trouvent les installations de puisage d’eau du clan Tamblyn. Presque détruite par le wental corrompu ayant occupé le corps de Karla Tamblyn. PREMIER ATTITRÉ – Fils aîné et héritier présomptif du Mage Imperator ildiran. PRÉPARATEURS – Kith ildiran des assistants funéraires. PRÊTRE VERT – Serviteur de la forêt-monde, capable d’utiliser les arbremondes comme moyen de communication instantanée (voir Télien). PTORO – Géante gazeuse, où se trouvait la station d’écopage du clan Tylar. PYM – Monde klikiss abandonné, puis recolonisé grâce à la campagne de colonisation hanséatique. QRONHA – Système binaire proche, formant deux des sept soleils d’Ildira. Abrite deux planètes habitables et une géante gazeuse, Qronha 3, où les stations d’écopage d’ekti ont été détruites par les hydrogues. QT – L’un des deux compers Amicaux ayant appartenu à l’amiral Crestone Wu-Lin et pris comme « élèves » par Sirix. QUARTIER DU PALAIS – Zone où se trouvent les locaux du gouvernement de la Hanse, autour du Palais des Murmures, sur Terre. RAJANI – L’un des clans de Vagabonds ayant investi dans l’exploitation de Constantin III. RAJAPAR – Ancien monde klikiss. RAYONS-MES – Connexions du thisme émanant de la Source de Clarté. Le Mage Imperator ainsi que le kith des lentils (voir ce mot) sont capables de les voir. RÉCIF DE FONGUS – Excroissance d’arbremonde sculptée par les habitants de Theroc pour former leur habitat. RELLEKER – Colonie hanséatique, jadis lieu de villégiature réputé, détruit par les hydrogues. REMÉMORANT – Kith ildiran ayant la fonction de conteur historien. RÉMORA – Petit vaisseau d’attaque des FTD. RENDEZ-VOUS – Grappe d’astéroïdes habités, siège du gouvernement vagabond tenu secret, détruit par les FTD. RETRIEUSE – Trieuse d’adduction, pièce de filtrage essentielle de l’usine de la Compagnie rhejakienne. REYNALD – Fils aîné de Père Idriss et Mère Alexa, tué au cours d’une attaque des hydrogues sur Theroc. RHEINDIC CO – Monde klikiss abandonné, devenu la base du transit des Forces Terriennes via le réseau de transportails. RHEJAK – Ancienne colonie hanséatique, monde aquatique parsemé de récifs et peuplé de gardiens de médusas et de pêcheurs. Principaux produits : extraits de varech, perles-de-récif, métaux rares et composés chimiques. RIDEK’H – Jeune Ildiran, nouvel Attitré d’Hyrillka. ROBERTS, BRANSON – Ex-mari et associé de Rlinda Kett, surnommé par celle-ci « BeBob ». ROBOTS KLIKISS – Robots noirs de grande taille, ressemblant à des coléoptères et doués d’intelligence, construits par les Klikiss. ROCHER DE BARRYMORE – Dépôt de carburant vagabond isolé. ROD’H – Fils hybride de l’Attitré de Dobro et de Nira Khali, deuxième enfant de celle-ci. RUIS, LUPE – Maire de l’ancienne colonie humaine de Crenna. RUSA’H – Ancien Attitré d’Hyrillka devenu fou, meneur d’une révolte avortée contre le Mage Imperator Jora’h. Il a précipité son vaisseau dans le soleil d’Hyrillka plutôt que de se laisser capturer, et a fusionné avec les faeros. RUVI, RICO – Administrateur du transportail de Rheindic Co. SACHS – L’un des clans de Vagabonds ayant investi dans l’exploitation de Constantin III. SACHS, ANDRINA – Administratrice de la colonie de Constantin III. SAGA DES SEPT SOLEILS, LA – Épopée historique et légendaire de la civilisation ildirane, développée pendant des millénaires. SAN LUIS, ZIA – L’un des quatre amiraux des FTD ayant survécu à la guerre des hydrogues. SANDOVAL – Clan de Vagabonds. SAREIN – Fille aînée de Père Idriss et Mère Alexa, ambassadrice de Theroc sur Terre, où elle est devenue la maîtresse de Basil Wenceslas. SCHOLLD – Ancien monde klikiss réinvesti par les robots klikiss. SCISSION – Colonie ildirane disposant de la population minimale requise pour le thisme. SEPTAR – Commandant d’une septe. SEPTE – Petite escadre de sept vaisseaux de la Marine Solaire ildirane. SHANA REI – Légendaires « créatures des ténèbres » de La Saga des Sept Soleils. SHONOR – Scission ildirane de l’Agglomérat d’Horizon, autrefois conquise par Rusa’h. SIÈGE DE LA HANSE – Immeuble pyramidal proche du Palais des Murmures, sur Terre, où se réunit le gouvernement de la Ligue Hanséatique terrienne. SIRIX – Robot klikiss meneur de la révolte des robots contre les humains. Ravisseur de DD. SOLIMAR – Jeune prêtre Vert, mécanicien et danseur-des-arbres. Compagnon de Celli. SOURCE DE CLARTÉ – Version ildirane du paradis : un royaume situé dans un plan de réalité supérieur, entièrement composé de lumière. Les Ildirans croient que de minces rayons de cette lumière percent notre univers, pour être répartis par le Mage Imperator parmi toute leur espèce via le thisme. SOUS-RUCHE – Colonie klikiss dirigée par un spécex. SPÉCEX – me, souverain et géniteur des sous-ruches klikiss. STATION D’ÉCOPAGE – Installation industrielle d’extraction d’ekti évoluant dans les nuages des géantes gazeuses, habituellement commandée par les Vagabonds. STEINMAN, HUD – Vieil explorateur de transportail, qui a découvert Corribus par cet intermédiaire et a choisi de s’y installer. Seul survivant avec Orli Covitz d’une attaque de robots noirs sur Corribus ; ils ont rejoint les réfugiés de Crenna sur Llaro. STROMO, LEV – Amiral des FTD, second du général Lanyan, tué lors de la révolte des compers Soldats. SURGEON – Jeune pousse d’arbremonde, souvent transportée dans un pot ornementé. TAL – Grade militaire au sein de la Marine Solaire ildirane : commandant de cohorte (voir ce mot). TAMBLYN, CALEB – Un des oncles de Jess, frère de Bram. TAMBLYN, JESS – Vagabond, deuxième fils de Bram Tamblyn, amoureux de Cesca Peroni. Son corps est imprégné de l’énergie des wentals. TAMBLYN, KARLA – Mère de Jess, morte gelée dans un accident, sur Plumas. Ranimée par un wental corrompu. TAMBLYN, ROSS – Vagabond, fils aîné de Bram Tamblyn. Chef de la station du Ciel Bleu, mort durant sa destruction, sur Golgen. TAMBLYN, TASIA – Vagabonde, fille de Bram Tamblyn, servant dans les FTD. Capturée par les hydrogues sur Qronha 3, puis libérée par Jess. TAMBLYN, TORIN – Un des oncles de Jess, frère jumeau de Wynn. TAMBLYN, WYNN – Un des oncles de Jess, frère jumeau de Torin. TAMO’L – Avant-dernier enfant hybride de Nira Khali et d’un lentil ildiran. TÉLIEN – Forme de communication instantanée pratiquée par les prêtres Verts. TEMPS PERDUS – Période historique oubliée, dont les événements étaient censés figurer dans une partie manquante de La Saga des Sept Soleils. TERREUX – Terme argotique pour désigner les soldats des FTD. TERY’L – Lentil ildiran, ami de Kolker, tué au cours d’une attaque hydrogue. THEROC – Planète végétale abritant la forêt-monde. THERONIEN – Habitant de Theroc. THISME – Réseau télépathique qui relie le Mage Imperator à la race ildirane. THOR’H – Fils aîné d’ascendance noble du Mage Imperator Jora’h. Il a trahi son père pour rejoindre la rébellion de Rusa’h. Il est mort sur Dobro. TOKAI – L’un des clans de Vagabonds ayant investi dans l’exploitation de Constantin III. TRANSPORTAIL – Désigne, chez les hydrogues comme chez les Klikiss, un système de transport de planète à planète, par téléportation instantanée. TRANSPORT DE TROUPES – Vaisseau de transport de la Marine Solaire ildirane. TYLAR, CRIM – Vagabond extracteur d’ekti, sur Ptoro, père de Nikko. TYLAR, MARLA CHAN – Vagabonde, ingénieur agronome spécialisée dans la culture sous serre, mère de Nikko, capturé par les FTD et détenu sur Llaro. TYLAR, NIKKO CHAN – Jeune pilote vagabond, fils de Crim et Marla. UDRU’H – Attitré de Dobro, deuxième fils noble du Mage Imperator. UNISSON – Religion commune soutenue par le gouvernement de la Terre, se consacrant à des activités officielles. UR – Comper vagabond de modèle Institutrice, détenu sur Llaro avec les prisonniers vagabonds. USK – Colonie hanséatique dissidente, principalement peuplée d’agriculteurs. VAGABONDS – Confédération informelle d’humains indépendants, principaux producteurs d’ekti, le carburant des moteurs interstellaires. VAO’SH – Remémorant ildiran, ami et protecteur d’Anton Colicos sur Ildira, survivant de l’attaque des robots noirs sur Maratha. VARDIAN, DREW – Chef de l’usine d’extraction de la Compagnie rhejakienne. VEDETTE – Vaisseau rapide monoplace de la Marine Solaire ildirane. VERDANIS – Conscience organique se manifestant par la forêt-monde de Theroc. VERSEAU – Vaisseau servant à la propagation des wentals, piloté par Nikko Chan Tylar. VILLESPHÈRE – Métropole flottante hydrogue de taille colossale. VIRAGO, LA – Surnom de l’ancienne présidente de la Ligue Hanséatique terrienne, Maureen Fitzpatrick. WENCESLAS, BASIL – Président de la Ligue Hanséatique terrienne. WENTALS – Entités intelligentes, fondées sur le cycle de l’eau. WILLIS, SHEILA, AMIRAL – Commandant de bataillon des FTD du quadrant 7, et l’un des quatre amiraux des FTD ayant survécu à la bataille contre les hydrogues au large de la Terre. WOLLAMOR – Ancien monde klikiss, recolonisé par les humains lors de la campagne de colonisation hanséatique des mondes klikiss. WU-LIN, CRESTONE – Amiral des FTD, mort pendant la rébellion des compers Soldats. WYVERNE – Grand prédateur volant de Theroc. XALEZAR – Ancien monde klikiss, recolonisé par les humains lors de la campagne de colonisation hanséatique. XIBA’H – Mage Imperator légendaire qui sollicita l’aide des faeros pour lutter contre les Shana Rei. YARROD – Prêtre Vert, plus jeune frère de Mère Alexa. YAZRA’H – Fille aînée de Jora’h dont elle est le garde du corps officiel. Toujours accompagnée de ses trois chatisix apprivoisés. YREKA – Ancienne colonie hanséatique ayant subi un blocus puis l’attaque des FTD avant de devenir un centre d’échanges commerciaux entre les Vagabonds et les colonies séparatistes. ZAN’NH, ADAR – Fils aîné de Jora’h, chef de la Marine Solaire ildirane. ZED KHELL – Ancien monde klikiss. Remerciements J’ai travaillé sur La Saga des Sept Soleils pendant presque huit ans, et même si j’avais prévu dès le départ une vaste épopée étirée sur de nombreux tomes, l’histoire a constamment grossi et évolué grâce aux conseils avisés de mon entourage. C’est pourquoi, parmi celles et ceux qui m’ont apporté une aide précieuse au cours de cette grande aventure, je souhaite remercier tout particulièrement Jaime Levine, Louis Moesta, Diane Jones, Catherine Sidor, Tim Holman, Kate Lyall Grant, John Silbersack et Robert Gottlieb. Du même auteur Aux éditions Bragelonne : La Saga des Sept Soleils : 1. L’Empire caché 2. Une forêt d’étoiles 3. Tempêtes sur l’Horizon 4. Soleils éclatés 5. Ombres et Flammes 6. Un essaim d’acier 7. Mondes en cendres Chez Milady Graphics : Frankenstein (avec Dean Koontz) : 1. Le Fils prodigue – version comics Chez d’autres éditeurs : Avant Dune (avec Brian Herbert) : 1. La Maison des Atréides 2. La Maison Harkonnen 3. La Maison Corrino Dune, la Genèse (avec Brian Herbert) : 1. La Guerre des machines 2. Le Jihad Butlérien 3. La Bataille de Corrin Après Dune (avec Brian Herbert) : 1. Les Chasseurs de Dune 2. Le Triomphe de Dune Légendes de Dune (avec Brian Herbert) : 1. Paul le Prophète 2. Le Souffle de Dune Dune (autres titres, avec Frank et Brian Herbert) : La Route de Dune Star Wars : L’Académie Jedi : 1. La Quête des Jedi 2. Sombre Disciple 3. Les Champions de la Force Star Wars : Les Jeunes Chevaliers Jedi (avec Rebecca Moesta) : 14 volumes Star Wars (autres titres) : Le Sabre noir Frankenstein (avec Dean Koontz) : 1. Le Fils prodigue – version roman www.bragelonne.fr Collection Bragelonne SF dirigée par Tom Clegg Titre original : The Ashes of Worlds Copyright © WordFire, Inc, 2008 © Bragelonne 2011, pour la présente traduction Illustration de couverture : Sarry Long ISBN : 978-2-8205-0375-6 L’œuvre présente sur le fichier que vous venez d’acquérir est protégée par le droit d’auteur. Toute copie ou utilisation autre que personnelle constituera une contrefaçon et sera susceptible d’entraîner des poursuites civiles et pénales. Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@bragelonne.fr Site Internet : www.bragelonne.fr BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! Faites-nous parvenir votre nom et vos coordonnées complètes (adresse postale indispensable), ainsi que votre date de naissance, à l’adresse suivante : Bragelonne 60-62, rue d’Hauteville 75010 Paris club@bragelonne.fr Venez aussi visiter nos sites Internet : www.bragelonne.fr www.milady.fr graphics.milady.fr Vous y trouverez toutes les nouveautés, les couvertures, les biographies des auteurs et des illustrateurs, et même des textes inédits, des interviews, un forum, des blogs et bien d’autres surprises ! Version ePub créée par Les Impressions Électroniques.