JUDE FISHER MAGIE SAUVAGE L’Or du Fou Volume 2 Traduit de l’anglais par Élisabeth Vonaburg Fleuve Noir Remerciements À Emma et à Fiona pour leurs encouragements constants, à Betsy pour son œil attentif et ses pertinentes suggestions, aux paysages sauvages de la Nouvelle-Zélande et du désert de Mojave, et aux falaises calcaires du sud de l’Espagne pour l’inspiration et le répit qu’elles m’ont offerts. Et à tous les lecteurs enthousiastes et impatients qui ont lu L’Éveil de la Magie et m’ont envoyé lettres et courriels me pressant de continuer et de terminer le livre suivant : le voici ! PROLOGUE La Rose du Monde était penchée sur son époux endormi, lui caressant la joue des mèches pâles de sa chevelure. Plongé dans le plus étrange des rêves après ses transports de la nuit, le roi Ravn Asharson – connu avec certitude par les femmes d’Eyra et avec envie par les hommes comme l’« Étalon du Nord » – s’agita un peu lorsque ces fils soyeux l’effleurèrent, les cils palpitant ainsi que les ailes d’un corbeau prêt à prendre son vol. La Rosa Eldi sourit. C’était une expression qu’elle pratiquait chaque jour en privé, à l’aide d’un des nombreux présents de son époux, un miroir d’argent poli, de verre et de mercure acheté aux marchands des îles galiennes, un objet merveilleux en soi – mais plus encore pour la Rose du Monde, qui n’avait jamais vu son propre visage, sinon reflété dans les yeux d’hommes ensorcelés par ses attraits. Ils lui disaient qu’elle était d’une rare et unique beauté, la plus parfaite des femmes, mais elle n’avait aucun moyen de savoir s’ils le pensaient vraiment : elle avait passé toute son existence, pour ce qu’elle s’en souvenait, cloîtrée dans l’île de Sanctuaire, cette lointaine forteresse des glaces, dont les seuls habitants avaient été une chatte noire – Bëte –, le mage Rahë et Virelai, l’apprenti du Maître. Rahë lui avait maintes fois répété qu’elle était belle, mais comme il lui avait également dit qu’il l’avait créée à l’image de ce qui lui plaisait le plus, son opinion semblait plutôt biaisée. Puis, lorsque Virelai l’avait enlevée et qu’ils avaient voyagé de par le monde, elle avait eu l’occasion d’évaluer personnellement les concepts de beauté et de perfection. Mais au début, ses sens affamés avaient subi un assaut si bouleversant qu’elle avait trouvé toutes choses belles et parfaites en soi, de la plus commune mouche à viande au plus majestueux des arbres. Et pourtant, en même temps, tout ce qu’elle voyait lui avait paru d’une étrange familiarité, comme si les images qui peuplaient ses rêves s’étaient soudain évadées de sa tête pour tourbillonner autour d’elle dans toutes leurs myriades de formes et de couleurs. Mais le plus déconcertant, c’étaient les gens. Elle ne savait comment réagir en leur présence. Aussi se taisait-elle et se contentait d’en absorber les images pour se les remémorer plus tard dans l’obscurité du chariot où elle vivait avec la chatte et Virelai pendant leurs périples. Ce qui la frappait souvent, c’était comment les femmes s’écartaient d’elle, un sourire aux lèvres mais rarement dans les yeux, comme si elles considéraient insolent ou menaçant son regard serein. Les hommes, d’un autre côté, semblaient s’enamourer d’elle instantanément et devenaient si désespérément esclaves de leur désir qu’ils voulaient lui faire l’amour sur place, si inappropriés fussent le moment, le lieu ou les circonstances. Les femmes n’aimaient pas cela non plus. Il semblait que, en la créant, le Maître l’eût dotée d’assez de magie pour séduire jusqu’au dernier les hommes d’Elda (ce qui n’avait de toute évidence pas été son intention, puisqu’il avait sûrement voulu la garder pour lui seul). D’après ce qu’elle en saisissait à présent, Virelai avait apparemment compris ce pouvoir assez tôt au cours de leur voyage et il avait soutiré une somme considérable de ces hommes pour l’usage qu’ils faisaient d’elle tandis qu’ils vagabondaient tous deux à travers le monde. En se remémorant ainsi ces détails, elle sentit que son sourire s’effaçait. Elle se détourna pour prendre le miroir sur le divan tapissé, près du lit, et l’inclina de façon à capturer les premiers rayons de l’aube entre sa surface brillante et sa propre peau si pâle. La surface argentée lui renvoya l’image d’un ovale aussi blanc que du lait, sauf aux endroits où la barbe de son époux y avait frotté pendant la nuit, au menton et aux joues, y imprimant une légère nuance rosée ; de ses yeux verts, plus vert-de-mer que vert feuille. Ravn les décrivait comme des « yeux de sirène » et insistait en riant pour vérifier ses pieds chaque matin afin d’y déceler des traces de secrètes excursions nocturnes, des morceaux d’algues, disait-il, des hippocampes, des ailerons, des écailles ! Elle n’avait pas idée de ce qu’il voulait dire et le lui avait déclaré avec gravité, ce qui l’avait beaucoup surpris car assurément tout le monde connaissait les histoires des selkies des îles nordiques, qui prenaient forme humaine pour séduire marins et pêcheurs imprudents, puis se glissaient la nuit dans leur peau de poisson pour retourner à leur royaume marin, laissant leurs amants égarés, le cœur brisé. Elle sourit encore au miroir et regarda ses lèvres s’incurver en un pâle arc rose, ses joues s’arrondir et la peau se plisser autour de ses yeux. Elle détendit ses muscles ensuite, le regard impitoyablement rivé à sa réflexion métamorphosée. Dans la forte lumière matinale, elle pouvait distinguer des lignes très légères qui reliaient les ailes de son nez aux commissures de sa bouche et s’ouvraient en éventail au coin de ses yeux. Elle n’avait pas pensé savoir sourire, ou manifester aucune autre expression ; mais ces marques légères contaient une autre histoire. Le Maître l’avait toujours traitée comme un objet plutôt que comme une personne, une consolation et un passe-temps destinés à son seul plaisir dans l’univers vide et glacé de Sanctuaire, et jusqu’à tout récemment elle ne s’était jamais interrogée sur sa place dans le monde ; mais de nouvelles idées lui venaient à présent. Dans quelque passé lointain et perdu, elle devait avoir souri, avoir froncé les sourcils ou serré les lèvres assez souvent pour avoir gravé ces petites lignes dans sa peau. Dans quelque passé lointain et perdu, elle devait donc avoir connu une autre vie. Des sentiments qu’elle ne pouvait nommer jaillissaient en elle. Elle laissa tomber le miroir dans son giron, en remarquant à peine le froid contre sa peau nue. Près d’elle, son époux remua un peu, les paupières palpitantes, puis s’immobilisa pour retomber dans un profond sommeil. Elle tendit une main pour repousser de son front une mèche de cheveux noirs et se sentit apaisée par la pure simplicité de ce geste. Un homme fait de tant de morceaux différents, songea-t-elle, en considérant le contraste de la peau tannée par les intempéries du visage et du cou avec la vulnérable blancheur de la poitrine et du ventre, celui des mains et des avant-bras hâlés, étendus sur le drap de lin, avec les jambes si pâles qu’elles semblaient appartenir à quelqu’un d’autre. Seuls unifiaient le tout les poils noirs et frisés qui poussaient partout, brouillant coutures et contours. Elle se pencha sur Ravn et plaça le miroir devant le visage endormi pour regarder son souffle s’épanouir sur le métal froid. Il s’effaçait puis mourait, à chaque expiration. Elle essuya le miroir sur le drap et y souffla. Rien. Le métal demeurait vierge. « Malgré ta réputation, il n’y a en toi aucune chaleur », lui avait dit le Maître. Liée par la magie de celui-ci, elle avait eu le plus grand mal alors à se concentrer sur le son de ces mots. C’était seulement à présent, loin de son influence, qu’elle commençait de saisir ce qu’il avait voulu dire, et pourtant, même si elle s’y était essayée à maintes reprises, le résultat était toujours le même, et elle ne pouvait mieux comprendre qui elle était ni d’où elle venait. Ce mystère commençait à l’obséder, la troublant sans cesse à chaque heure du jour et de la nuit. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle n’avait possédé aucune connaissance, aucune identité et aucune volonté au temps où elle vivait avec le Maître. Comme si la sorcellerie de celui-ci les eût étouffées, telle une cape mouillée qui éteint des flammes avant que le feu ne prenne. Tout ce qu’elle avait su pendant ses années à Sanctuaire, c’était comment éveiller les ardeurs de Rahë et satisfaire ses appétits. En dehors de cela, elle avait flotté comme dans un rêve. Ce n’était qu’après avoir quitté l’île qu’elle avait senti revenir un peu de son identité. Mais même après plusieurs mois de voyage parmi les peuplades et les lieux fantastiques d’Elda, elle avait encore été passive, satisfaite de suivre le sillage de Virelai, de faire ce qu’il lui demandait avec les hommes qu’il amenait à leur chariot. Satisfaite, c’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il essayât de la vendre à un seigneur du Sud – un homme dont le seul contact l’avait révulsée, la faisant frissonner d’un dégoût qu’elle ne pouvait ni décrire ni comprendre, mais avec un instinct profond, primitif, lui disant que cet homme puait la mort et qu’elle ne voulait rien en savoir. Elle éprouvait une certaine satisfaction à se trouver ici, dans les appartements royaux de la forteresse de Halbo, de sa propre initiative. Lorsqu’elle avait échappé à Virelai, la nuit de l’Assemblée, elle n’avait pas su ce qu’elle entendait faire. S’arracher à l’emprise du meurtrier seigneur du Sud, cela voulait dire mettre un océan entre eux, et un navire voyageant vers le nord requérait la protection d’un capitaine eyrain. Mais quand son regard était tombé sur Ravn Asharson, l’avenir était soudain devenu très clair. C’était là un homme puissant, un homme qui pourrait la défendre contre tous ; elle avait su à l’instant que l’âme de Ravn aspirait à l’exotisme. Aussi était-elle entrée dans son orbite et avait-elle attiré son attention. Au cours de sa brève expérience du monde hors de Sanctuaire, elle avait appris que les femmes usaient de leurs ruses, quelles qu’elles fussent, pour s’attirer des hommes, et que la conquête d’un roi serait vue par la plupart comme un triomphe, une entreprise dans laquelle on ne se lançait pas à la légère, surtout une femme sans naissance et sans héritage. Mais pour la Rosa Eldi, ce n’était ni un jeu de pouvoir ni une recherche de statut : c’était un simple pari pour sa survie. Aussi avait-elle exercé sur le roi toute la force de sa magie séductrice. Il était complètement, inextricablement ensorcelé. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’étaient les étranges sensations que Ravn suscitait en elle. Ces sensations, qu’elle savait désormais nommer « sentiments », avaient d’abord été une confuse tendresse envers un homme si vulnérable qu’un simple regard d’elle pouvait le mettre à genoux. Puis ces sentiments avaient commencé d’exiger davantage de leur relation pendant les semaines du voyage qui les ramenait à la capitale du Nord et au grand château. Et maintenant, elle pouvait seulement décrire ce qu’ils étaient devenus comme un feu couvant sous la cendre, en elle, profondément, de sorte qu’au lieu d’abandonner Ravn dès que le vaisseau avait abordé en Eyra, comme elle en avait eu l’intention, elle ressentait maintenant une souffrance presque physique chaque fois qu’il la quittait. Cette souffrance était d’autant plus pénible qu’elle savait avoir jeté sur Ravn un puissant sortilège : elle ne pouvait être sûre que, sans cela, il aurait éprouvé pour elle quoi que ce fût. Et comme elle avait lancé sur lui son filet enchanté, elle ne connaissait pas sa véritable nature. C’était comme voir une île au travers de la brume : elle sentait en lui, sous le miasme de la magie, une dureté de diamant, une volonté sans compromis, élémentale, quelque chose qui serait peut-être pour elle un excitant défi, qui lui ferait mieux comprendre l’amour, la vie, le monde et la place qu’elle y tenait. Mais lorsque Ravn était avec elle, il se mouvait et parlait comme un homme ébloui ; et lorsqu’il était loin d’elle, elle ne savait rien de lui. Elle se pencha plus près pour suivre du bout d’un doigt la ligne des lèvres joliment ciselées. Ce serait curieux, songea-t-elle, d’écarter le sortilège et de savoir qui pouvait être vraiment cet homme à qui elle avait choisi de s’allier. Mais elle ne l’osait point. Aussi se laissa-t-elle glisser dans le lit jusqu’à ce que son visage fut à la hauteur de la poitrine de son époux. Elle y posa la tête pour écouter son souffle régulier et le battement puissant et lent de son cœur en se demandant si elle apprendrait jamais ce que signifiait être humaine dans ce monde d’Elda. 1. Intrigues Le Maître de Tomberoc, Aran Aranson, se tenait dans l’entrée de sa forge, la lune penchée sur son épaule tel un géant grimaçant à l’œil vengeur, et il contemplait avec incrédulité la morte qui se relevait. Devant lui, son deuxième fils, Fent, qui l’avait tuée quelques instants plus tôt, était agenouillé, les yeux levés vers cette apparition, tandis que sa fille unique, Katla Aransen, gisait aussi immobile qu’une pierre sur le sol froid, le visage et les mains couverts de sang. La morte s’avança d’un pas vers Aran et la lune fit briller son œil unique : elle ressemblait à un mort-vivant récemment revenu des paisibles cavernes funèbres pour hanter ceux qui lui avaient causé du tort dans la vie, s’installer à califourchon sur le faîtage des maisons jusqu’à en briser les poutres, chevaucher le bétail pour le faire galoper follement, et terroriser tout un chacun jusqu’à ce que fut abandonné le village victime de cette malédiction. La main d’Aran se crispa sur le pommeau du coutelas qu’il portait à sa ceinture. « Leur couper la tête, c’est la seule chose qui fasse, avec les morts-vivants », leur disait Grand-Ma Garsen, le visage éclairé de façon effrayante par les braises du foyer, tandis qu’il écoutait, assis avec les autres garçonnets de la ferme, ravi, le souffle court de terreur. « Il faut leur couper la tête et l’enfouir aussi loin que possible du corps. » Mais un conseil aussi simple serait-il efficace appliqué à une seither, l’une des légendaires créatures magiques des îles nordiques ? Aran tira son coutelas pour le brandir devant lui, tout en sachant bien que c’était une arme inadéquate pour la tâche. L’épée de Katla, Rouge, l’arme précieuse qu’elle avait forgée l’année précédente, se trouvait hors de portée. Mais s’il pouvait blesser la seither de son coutelas et passer près d’elle assez vite pour s’en emparer… « Range donc cette épingle, Aran Aranson. » La voix de la seither était grave et vibrante, bien trop forte pour une femme dont on venait de transpercer le cœur. Il sentit sa main trembler, comme s’il y avait eu davantage de pouvoir à ces paroles que celui de leur simple sens. « Voudrais-tu t’attirer le même sort que sur ton meurtrier de fils, que je viens de maudire ? » « Que toutes tes entreprises soient des désastres », avait-elle dit. Aran ne s’était jamais considéré comme particulièrement superstitieux, mais il sentit une froide appréhension l’envahir, comme si la morte avait tendu la main pour poser un doigt glacé sur son cœur. « Je ne comprends pas ce qui vient de se passer ici », parvint-il enfin à dire. Festrin Un-Œil, la seither, eut un sombre sourire. Il y avait du sang sur ses dents et sur ses gencives, du sang qui paraissait noir dans la lumière crue. « Ils ne saignent pas comme nous, avait dit Grand-Ma Garsen. Ils doublent de taille et leurs veines se gonflent d’un fluide noir, dont une seule goutte brûlerait une colline pour l’éternité. » « Crois-tu vraiment que je suis une aptatangur, Aran Aranson ? » demanda Festrin avec une remarquable douceur, en commençant à délacer sa tunique. Les yeux d’Aran se portèrent malgré lui à l’endroit où les doigts habiles défaisaient rubans et nœuds. Sous ses mains, le tissu déchiré et sanglant s’écarta aisément. Fent, dans sa panique, avait enfoncé l’épée Rouge jusqu’à la garde, il l’avait bien vu, et pourtant il n’y avait nulle trace de blessure. Nulle plaie déchiquetée d’où aurait coulé le sang qui avait éclaboussé Katla tandis qu’elle s’occupait de la mourante. Pas même la cicatrice violette d’une blessure fraîchement guérie. Rien qu’une peau blanche et lisse, et le renflement des seins. Aran sentit qu’il avait la bouche béante, comme un imbécile. Fent fit volte-face pour regarder son père, le visage rendu cireux par le choc. « Je l’ai tuée, souffla-t-il. Je l’ai vue mourir. » Festrin contourna le jeune homme comme s’il n’avait pas eu plus d’importance qu’un chien errant, sans quitter des yeux le Maître de Tomberoc. « Ta fille est une créature singulière, Aran Aranson. Elle a essayé de donner sa vie en échange de la mienne, mais ne crains rien, elle vit toujours. Elle se remettra. Entends bien mes paroles. Ne la gaspille pas. Ne la marchande pas comme une brebis de prix. Ne l’enveloppe pas de soie, ne la mets pas en conserve. La magie de la terre coule en elle, et autre chose encore… » Elle se pencha vers lui et lui enfonça dans une épaule un long doigt maigre : « Veille bien sur ta fille, Maître de Tomberoc. Car si tu ne le fais point, je reviendrai pour elle, et tu voudras que je n’aie jamais mis le pied sur cette île. » Et sur cette déclaration, elle passa près de lui. Sa silhouette se découpa un instant, aussi haute et droite qu’un monolithe, dans l’encadrement de la porte de la forge. Et elle disparut. * * * Nul ne vit la seither s’en aller. Aucune embarcation n’avait été désamarrée, le jour suivant, aucun cheval ne manquait dans les écuries. Tout ce que put offrir en guise d’explication Tam Renard, le chef de la troupe de bateleurs avec qui Festrin Un-Œil était venue à Tomberoc, ce fut de se tapoter une narine et de déclarer : « Il vaut mieux ne pas s’enquérir de la façon dont les seithers voyagent de par le monde. » Katla passa deux jours dans le lit où l’avait portée Aran, un sommeil aussi profond que celui d’une enfant malade, s’éveillant brièvement pour se rendormir aussitôt. Mais le troisième jour, quand il vint lui rendre visite, il trouva ses vêtements de nuit épars en tas sur le plancher et vide la place où elle rangeait ses bottes, près de la porte. Aran parcourut les enclos et vérifia les dépendances, mais en vain. Il finit par descendre au port où, handicapée par le moignon que lui avaient valu ses brûlures, elle s’asseyait parfois pour laisser pendre une ligne à crabe de la digue. Mais seuls les pêcheurs étaient là dans leurs bateaux, prêts à partir avec la marée matinale. Il se rendit malgré tout au bout de la jetée et se retourna pour scruter l’île. La ferme des Tomberoc n’était pas aussi grandiose que certains des grands édifices dont s’enorgueillissaient les chefs de clans eyrains, mais c’était une belle ferme solide construite avec du bois expédié du continent au temps de l’arrière-grand-père d’Aran, et de la pierre tirée des collines avoisinantes ; le toit en était recouvert à la manière traditionnelle de mottes d’herbe et de tourbe. Même en cette belle matinée d’été, un ruban de fumée montait en spirale du toit, depuis le foyer central qu’on entretenait jour et nuit pendant toute l’année. Ma demeure, songea Aran avec fierté en surveillant l’activité dans les enclos, les vagues chatoyantes du champ d’orge, les taches blanches des moutons dans les pâturages, plus haut. Quand il avait pris la responsabilité de Tomberoc, après la dernière guerre, la ferme était dans un état lamentable, les champs en friche, les dépendances effondrées. Aran Stenson s’était jusque-là peu soucié de la terre, lui préférant la mer, « le commerce », comme il aimait à le dire, même si d’aucuns eussent pu le considérer comme un simple pirate. Les Istriens, par exemple. Aran Aranson sourit. Il avait accompli son devoir familial et fait de Tomberoc un domaine dont on pouvait être fier. Cela avait pris des années d’abnégation et de dur labeur. Il avait rebâti presque toute la ferme de ses propres mains, en un temps où ils pouvaient à peine se nourrir, moins encore nourrir leurs serviteurs. Il avait élevé une famille avec Béra, et perdu cinq enfants en cours de route, morts-nés ou malades. Il avait gagné le soutien de ses voisins et de seigneurs et chefs de clan de toute l’Eyra, pour sa voix ferme et la justesse de ses décisions dans une centaine de procès, et pour son bras solide quand il s’agissait de les appliquer. En suivant la voie du bon sens et de la responsabilité pendant toutes ces longues années, il était devenu un homme qu’on prenait en considération. Il estimait à présent avoir gagné le droit de poursuivre ses propres rêves, de jouir des aventures qu’il avait manquées dans sa jeunesse et s’était promis depuis toujours. Cette promesse lui avait fait traverser les difficultés de son mariage et l’ennui du métier de fermier. Elle lui avait conféré son équilibre pendant tout ce temps, et maintenant, il allait obtenir sa récompense. Il tapota la pochette qu’il portait autour du cou. Un morceau de parchemin s’y trouvait, une ancienne carte obtenue d’un marchand nomade à la Grande Foire. Cette carte lui apporterait des richesses que ses ancêtres n’auraient jamais pu imaginer. Partir à la recherche de ce trésor n’était donc vraiment pas un acte égoïste : cela pourvoirait mieux au bien-être de sa famille que s’il restait à Tomberoc pour gérer la ferme, ou minait pour en faire commerce la rare sardoine qu’on trouvait au cœur de l’île, ce qui était à la fois coûteux et long. Non, d’un seul coup, avec un peu de chance, un peu d’audace et le bon navire, il assurerait leur fortune. Béra vivrait comme la femme riche qu’elle avait toujours rêvé d’être. Ses fils pourraient acheter une véritable flotte de bateaux pour chercher le Passage du Corbeau ou, dans le cas de Fent, partir en expédition sur la côte istrienne, avant de s’établir avec une bonne terre et une femme. Et quant à Katla, où qu’elle pût se trouver… Alors qu’il observait distraitement le paysage pour y repérer sa fille, ses pensées dérivaient déjà vers la haute mer et le nord, leurs banquises flottantes, les tours de leurs icebergs, et leurs îles secrètes enveloppées de brouillard… Ramené à l’océan par la séduction des images qui lui emplissaient la tête, il regarda le dernier bateau de pêche faire voile hors de la baie, dépassant l’impressionnante aiguille de la Dent du Chien, le promontoire rocheux qui offrait à l’île une vision panoramique de tout l’horizon au sud et à l’ouest. Au sommet, un rocher se détachait, en équilibre précaire sur le rebord donnant sur la mer. Aran plissa les yeux. Le soleil monta à ce moment au-dessus de l’intérieur rocheux de l’île, baignant les falaises de sa lumière, et Aran fut soudain capable de distinguer une petite silhouette, et non un rocher, aux cheveux rouges nimbés de soleil. Katla ! * * * Katla Aransen se tenait au sommet de la Dent du Chien, le visage tourné vers la mer, les jambes dans le vide à trois cents pieds au-dessus de l’eau qui se brisait sur les rocs en contrebas. Elle s’était levée à l’aube pleine d’une énergie qu’elle ne pouvait expliquer et elle s’était enfuie de la maison avant que personne ne se fût éveillé parmi les siens. Ces derniers jours, elle en avait tellement vu et entendu qu’un véritable chaos régnait dans sa tête : Festrin parlant de la magie de la terre, les plans de son père d’enlever le constructeur royal de navires pour sa folle expédition dans les glaces du nord ; la voix dans sa tête, qui avait grondé tel un tonnerre lorsqu’elle avait servi de conduit à la force qui avait ramené la seither du seuil de la mort… Ce qu’impliquait ce dernier acte, en particulier, la mystifiait tellement qu’elle ne pouvait souffrir d’en parler à âme qui vive avant de trouver elle-même un début d’explication. Elle avait donc couru jusqu’au bord de l’eau pour escalader la falaise jusqu’au sommet, par son itinéraire préféré. L’escalade lui éclaircissait toujours les idées et la calmait, surtout une ascension aussi vertigineuse que la face presque verticale de la Dent du Chien donnant sur la mer, laquelle exigeait une concentration totale. Son incapacité à grimper à cause de ses blessures, pendant tous ces mois, sa certitude qu’elle ne ferait plus jamais d’escalade à cause de son moignon, avait été le pire des châtiments. Elle tenait levé le bras affecté, à présent, en le retournant dans tous les sens. Elle ne pouvait toujours pas croire en cette merveille. Là où il y avait eu auparavant une masse zébrée de cicatrices rouges et blanches, se dressaient de nouveau quatre doigts et un pouce, quoique pâles et minces comparés à son autre main hâlée et musclée. Elle avait du mal à croire qu’elle était guérie. Plus de mal encore à comprendre qu’elle avait elle-même déclenché cette guérison. C’était étrange et déconcertant, et elle s’attendait presque à trouver l’ancienne monstruosité revenue lorsqu’elle regarderait de nouveau. Aussi essayait-elle de ne plus y penser, au cas où cela tenterait les Destinées et leur rappellerait son peu de mérite à bénéficier d’un tel miracle. Mais quand elle avait posé la main sur sa première prise de granit froid, un léger tremblement avait saisi ses doigts, suivi par une vibration brûlante qui avait envahi tout son bras, puis ses épaules, son cou, sa tête, et enfin son corps tout entier, comme si la roche lui avait parlé dans une langue que seul son sang pouvait comprendre, une langue de tonnerre. Et elle en avait ressenti une confusion plus profonde encore. Pour Katla, l’escalade était l’ultime escapade, loin des tâches de la ferme et des vaines tentatives de sa mère pour la rendre plus féminine, dans les endroits les plus inaccessibles de l’île où nul ne pouvait la suivre, même en sachant où elle se trouvait. Pouvoir regarder le dos des mouettes en plein vol, partager un rebord inondé de soleil avec des fulmars et des choucas, regarder les gens de Tomberoc de si haut, à leur insu, lui causait un plaisir tout particulier : à la fois la discipline des mouvements bien maîtrisés et l’expression ultime de la part la plus sauvage de son être. Chaque fois que son existence devenait trop frustrante ou trop déconcertante, elle partait faire de l’escalade. Les exigences de cette activité conféraient à l’existence une grande simplicité : se mouvoir avec précaution, bien tenir sa prise, ne pas tomber. Quand elle grimpait, elle était obligée d’en faire son unique souci, et tous les autres devenaient insignifiants. Mais être ainsi assaillie par le flot tangible de la magie de la terre, avec toutes les complexités et les conséquences que cela impliquait dans sa vie, transformait une simple escapade en une troublante interrogation sur la nature du monde. La mer, pensait-elle à présent en parcourant des yeux le vaste espace bleu. La mer, c’est la réponse. Je peux bien sentir la magie qui monte des récifs et des îlots rocailleux, mais sûrement, là où l’océan est le plus profond, saura-t-elle me laisser tranquille ? Je présenterai mon cas à Pa, je le contraindrai à m’emmener dans son expédition… * * * Les poumons et les jambes d’Aran protestèrent bien avant qu’il n’eût franchi la dernière crête, même si l’itinéraire terrestre était bien plus généreux que celui de sa fille vers le sommet. Il y avait longtemps que le Maître de Tomberoc n’avait pas marché jusqu’au sommet de la Dent du Chien. En vérité, il se rendait compte avec un certain chagrin que « longtemps » signifiait en réalité une vingtaine d’années – avant que l’île ne fût devenue son domaine, après la mort de son père au cours de la guerre avec l’Istria. Pendant tout ce temps, il y avait envoyé toute une série de jeunes gens y faire le guet, et repérer des vaisseaux ennemis, juste après la guerre, ce qui n’était pas difficile ; comme les navires istriens n’étaient pas conçus pour traverser l’océan, l’Empire du Sud utilisait contre le Nord les vaisseaux eyrains qu’il avait capturés. Puis, quand une trêve hésitante avait été établie, on avait fait le guet pour repérer des mercenaires indépendants avides de pillage, et, plus récemment et avec bien moins d’urgence, les navires marchands et ceux qui apportaient des nouvelles de la cour royale de Halbo. Au temps de son père, les guetteurs commandaient le respect de la communauté de l’île, mais depuis que les périls de la guerre s’étaient éloignés, la tâche était revenue à des garçons inexpérimentés, des deuxième, troisième ou quatrième fils de serviteurs de Tomberoc sans terre à travailler et peu d’autres perspectives. Les jeunes Vigli et Jarn Forson étaient présentement les guetteurs, et Sur savait à quel point ils pouvaient être ineptes. Avec la guerre qui menaçait de nouveau, il faudrait régler le problème et trouver des remplaçants fiables… « Bonjour, Pa. » Katla agitait la main dans sa direction. Sa main droite, celle qui avait été mutilée. Les bandages grâce auxquels Béra avait cru dissimuler sa soudaine amélioration aux regards superstitieux avaient disparu, remarqua-t-il. Mais de toute évidence, nul n’avait encore eu l’occasion de dire à Katla de les conserver. Avec une certaine appréhension – car Aran ne partageait pas la nonchalance de sa fille à l’égard des falaises à pic – il s’assit sur le promontoire rocheux, à plus de distance du rebord que Katla, et prit dans la sienne la main offerte. Entre ses gros doigts, elle était minuscule, presque fragile. Il la retourna, paume sur le dessus, puis dans l’autre sens, la contemplant avec stupéfaction. Il avait tiré Katla du bûcher que les Istriens lui avaient dressé lors de la Grande Foire, pour le sacrilège qu’elle avait commis – selon eux – en escaladant leur Saint Roc, et pour le rôle qu’elle avait joué, prétendaient-ils, dans l’enlèvement de Sélène, la fille du sire Tycho Issian. Il l’en avait tirée avant que les flammes eussent pu la dévorer, mais la main droite de Katla avait été brûlée, la chair à vif, rougeâtre, les doigts fusionnés en un lourd moignon. Il avait cru qu’elle ne forgerait plus jamais d’épées, ne décorerait jamais plus de dagues, ne gravirait jamais plus de falaises. Et voilà qu’elle était allègrement assise au sommet de sa route d’escalade préférée, les doigts intacts de nouveau, le pouce bien séparé. Aran n’avait jamais beaucoup cru en la magie, mais ses expériences récentes lui avaient donné matière à réflexion. Katla lui souriait, et le soleil allumait des éclats malicieux dans ses yeux fauves. « Eh bien, maintenant que je suis guérie, puis-je aller à Halbo avec Fent et Halli pour capturer le nouveau constructeur de bateaux du roi ? » Aran lui lâcha la main comme si elle l’avait brûlé. Personne d’autre que lui n’avait pu monter au sommet de la Dent du Chien pour les épier, mais il lança malgré tout un regard anxieux autour de lui. « Quoi ? Comment es-tu au courant ? » Katla n’avait jamais été une bonne menteuse – en partie par paresse, car il était plus simple de dire la vérité – et elle choisit l’explication facile : « Je vous ai entendu comploter avec les garçons dans la grange, après le banquet. Pour ramener Mortèn Danson ici, qu’il le veuille ou non, avec tout le bois, les outils et les hommes nécessaires aussi. Il construira un brise-glace pour votre expédition vers le nord, à travers les banquises. » Brièvement, Aran baissa les paupières, comme s’il dissimulait ses pensées à sa fille. Quand il la regarda de nouveau, une passion secrète assombrissait ses traits. « Tu ne peux en parler à personne. Tu le sais, n’est-ce pas ? L’avenir de notre famille est en jeu ici. — Alors vous me laisserez aller avec eux ? — Il faut des hommes forts, pas des filles », dit-il d’un ton brusque. Katla reprit son souffle : « Je peux me battre aussi bien que mes frères. Je suis meilleure à la lutte que Halli et meilleure à l’épée que Fent… — Tu n’iras pas. Ta mère a besoin de toi ici. — Ma mère ! Tout ce que je fais, c’est être dans ses jambes et lui rappeler comme il sera difficile de se débarrasser de moi en me mariant… » Aran l’agrippa si fort qu’elle poussa presque un petit cri. « Quand je partirai pour cette expédition, tu dirigeras Tomberoc avec Béra. Tu ferais mieux d’apprendre tout de suite la marche des affaires. — Mais, Pa… » Les yeux de Katla s’étaient soudain remplis de larmes brûlantes et traîtresses. Elle s’était consolée en se disant que, si elle ne pouvait voguer vers Halbo, elle partirait au moins avec l’expédition pour trouver la légendaire île de Sanctuaire et le trésor qui y était caché. Elle battit furieusement des paupières. « Vous avez besoin de moi ! Qui d’autre peut grimper au grand mât pour démêler les filins ? Qui d’autre peut sentir l’appel de la terre alors qu’on ne la voit pas encore ? — Je t’ai déjà presque perdue deux fois, fillette, je ne me pardonnerais pas de te perdre encore. » Katla s’arracha à la poigne d’Aran avec tant de violence qu’il tomba sur le dos, frappant de la tête une saillie de granit décorée de rosettes de lichen doré. Katla se leva d’un bond, son ombre le couvrit un instant, puis elle s’enfuit dans le chemin qui menait au bas de la falaise, sans un regard en arrière. Avec un gémissement, Aran se releva, le visage raidi par une expression de douleur, même si l’on ne pouvait dire si cette expression était provoquée par le choc contre le granit ou par une autre sensation tout intérieure. Dans le ciel, une mouette au dos noir glissait d’un vol oblique dans un courant d’air chaud, une ombre longue dans les rais du soleil couchant. « Elle a dit que je devais bien veiller sur toi, Katla », dit à mi-voix le Maître de Tomberoc, en regardant sa fille courir furieusement dans la pente en ignorant les ajoncs et les ronciers qui bloquaient le chemin. « Ou elle reviendrait te chercher. » Il ne lui confierait jamais sa conversation avec la seither, il le savait, pas seulement parce que Katla lèverait le menton, tel un poulain rétif, pour en faire à sa guise par pur esprit de contrariété, mais à cause d’une honte obscure, l’idée que d’autres influences étaient peut-être à l’œuvre dans leur existence, qu’il ne pouvait les contrôler, et qu’une autre force hâlait peut-être déjà les lignes de son destin, comme de celui de sa famille. * * * Même en descendant, et à la folle allure qu’elle avait adoptée, il fallut près d’une demi-heure à Katla pour atteindre le port. La première personne qu’elle y rencontra était Min Face-de-Morue, la main droite de Tam Renard, dont la spécialité dans la troupe des bateleurs était de lancer des couteaux ; elle y était si adroite que Tam aimait à dire en plaisantant qu’elle pouvait vous tailler la barbe et les ongles puis vous tuer avant qu’on ne s’en rendît compte. Min était une femme corpulente, mais elle titubait malgré tout sous le poids d’un énorme coffre d’osier, qui lui bloquait la vue : deux pas de plus et elle tomberait dans l’eau. Katla saisit le coffre et fit virer Min de justesse. « J’ai failli y passer ! » dit la lanceuse de couteaux en révélant ses dents de devant largement écartées qui avaient causé un amusement obscène entre Fent et Tam, avant que Min ne les menaçât de les assommer ; Fent lui-même avait compris qu’il y avait là une violence potentielle au moins égale à la sienne : il avait marmonné ce qui équivalait presque à des excuses. « Merci, chevesne. » Min avait pris l’habitude de désigner tout le monde par un nom de poisson quelconque. « C’est un drôle de rouget », avait-elle dit d’un pauvre garçon qui avait perdu l’équilibre au sommet de l’échafaudage humain qu’ils avaient répété avant le banquet. Ou bien, évoquant une des filles du village : « Aussi jolie qu’une truite mouchetée. » Et : « Ton frère Halli semble être une assez belle carpe », ce qui était apparemment un compliment. Katla s’était demandé si Min avait choisi son propre nom, ou si être forcée de le porter avait influencé sa vision du monde. Sans cérémonie, la femme laissa tomber le coffre sur la digue et s’essuya le front. Derrière elle, la procession des bateleurs descendait avec lenteur la pente raide de la colline depuis la ferme, les bras pleins de costumes, d’accessoires et de provisions pour le voyage qui les attendait. « Vous partez aujourd’hui ? » demanda Katla, horrifiée de voir à quel point elle avait perdu la notion du temps. La lanceuse de couteaux acquiesça vivement : « Oui, avec la dernière marée, Tam a dit. Pas moyen de lui faire accepter de partir plus tôt, ce grand paresseux de flétan. Il nous a fait courir partout pendant qu’il jouait le joli cœur avec ta mère pour lui soutirer son meilleur gâteau jaune. » À la simple évocation de cette gâterie, l’estomac de Katla se mit à gargouiller. Le gâteau jaune de sa mère était célèbre dans toutes les îles, même si elle en faisait rarement à présent qu’étaient devenues si coûteuses les fleurs dont le pistil donnait à l’épice son goût et sa couleur caractéristiques. Ces crocus du continent austral poussaient dans les collines au pied des Monts Dorés, et c’était une des preuves que donnait Grand-Ma Rolfsen pour affirmer que les Eyrains avaient été chassés de leur légitime terre natale. Car sinon, comment le gâteau jaune serait-il devenu un mets courant dans les îles nordiques quand tout ce que les gens du Sud faisaient avec ces fleurs, c’était les écraser pour en tirer de la teinture ? Après avoir adressé un sourire distrait à la lanceuse de couteaux, Katla s’engagea dans le chemin menant au sommet de la colline et à la grande salle commune. Le petit déjeuner d’abord. Et ensuite, des plans sérieux. Elle croisa les acrobates, non point vêtus de leurs costumes bigarrés aux couleurs éclatantes, mais dans leurs habits bruns de tous les jours, avec des barriques d’eau et de sang d’étalon en équilibre précaire sur la tête, puis quelques autres femmes de la troupe titubant dans le chemin sous le poids d’une vache fraîchement tuée qui semblait refuser de coopérer. En les regardant se débattre avec la carcasse aux pattes raides, Katla songea qu’il aurait été bien plus facile de désosser et de découper la créature dans la salle commune et de la transporter portion par portion – ou de l’équarrir sur la place, près du bateau. Les bateleurs n’étaient pas toujours pourvus d’un très grand sens pratique, malgré tous leurs talents et leurs tours. Vers la queue de la procession, elle aperçut son jumeau, Fent, qui transportait une longue et belle boîte de chêne poli. Les yeux de Katla se plissèrent de soupçon. « Qu’est-ce que tu as là-dedans, renardeau ? » dit-elle en lui barrant le chemin pour le forcer à s’arrêter. Elle reconnaissait très bien cette boîte : l’oncle Margan l’avait fabriquée, un présent à leur père de son beau-frère, pour y entreposer son épée « maintenant que nous ne sommes plus en guerre et que tu entretiendras ma sœur en devenant un grand propriétaire terrien ». Béra aimait raconter comment les traits d’Aran s’étaient affaissés, car il pensait que Margan lui avait apporté une nouvelle épée, et le temps qu’il lui avait fallu pour retrouver assez ses esprits et remercier Margan pour la boîte vide. Fent eut l’air surpris de voir sa jumelle dehors ; puis son expression se fit sournoise. Il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours, remarqua Katla avec une certaine surprise, car son frère était fier de son apparence et ne laissait jamais sa barbe pousser assez pour masquer son visage. Un fin duvet orangé lui recouvrait maintenant le menton et la lèvre supérieure, telle une exotique moisissure. « C’est pour Tam », marmonna-t-il, en essayant de contourner Katla. Elle ne bougea pas. « Il y a une seule épée à Tomberoc assez bonne pour mériter l’intérêt de Tam, dit-elle sombrement, c’est la mienne, avec la cornaline, et j’ai mes propres plans pour cette épée. » Elle s’avança prestement et ouvrit avec adresse le couvercle de la boîte. À l’intérieur, sur un tissu de lin blanc, se trouvait l’épée Rouge. Katla poussa un juron. « Qui t’a dit que tu pouvais prendre la plus belle lame que j’aie jamais forgée pour la donner à un bateleur ? » Fent s’empourpra, mais releva un menton pugnace. Il referma le couvercle avec brusquerie, manquant de peu les doigts de Katla qui les écarta vivement. « Pa a dit que Tam Renard devait l’avoir en guise de paiement partiel pour le voyage. Elle est impure maintenant, de toute façon. » Le sang des seithers, disait-on, rendait hasardeuse et traîtresse la lame qui le faisait jaillir, et elle devenait susceptible de se retourner contre son propriétaire. « Quand bien même, personne ne me l’a demandé. — Tu étais comme morte. — Tu as une sacrée chance de ne pas l’être », gronda Katla, une étincelle menaçante dans ses yeux gris. Ils demeurèrent face à face ainsi, aussi semblables qu’une paire de chiens de chasse nés de la même portée ; ni l’un ni l’autre n’était prêt à reculer, jusqu’à ce que Halli intervînt, soudainement apparu avec dans les bras deux roues de fromage enveloppées de mousseline. « C’est plaisant de voir que tu vas assez bien pour te disputer avec Fent, mais laisse-lui prendre l’épée, sœurette », énonça-t-il de sa voix posée. Il lança à Fent un regard froid qui fit reculer son cadet ; c’était nouveau, et inhabituel. Il sait, songea Katla, en se rappelant avec une soudaine clarté la conversation surprise après le banquet. Il sait que Fent est un meurtrier, qu’il a tué Finn Larson dans un élan de colère, à la Grande Foire. Et que savait-il donc aussi de l’épisode avec la seither, Festrin Un-Œil ? Comme en réponse à sa pensée, elle vit le regard de son frère tomber sur sa main droite miraculeusement guérie, vit comment ses sourcils se rapprochaient pour former une seule ligne sombre, exactement comme leur père lorsqu’il était plongé dans la confusion. Prenant avantage de ce moment d’inattention, Fent se fraya un chemin entre eux avec la boîte pour continuer de trotter allègrement dans le chemin, sa tête rousse tressautant d’énergie réprimée. « Laisse-le aller, dit Halli, en posant une main sur l’épaule de Katla pour la retenir. Cette épée est maudite, et lui aussi. Pourquoi ne s’est-il pas rasé ces derniers jours à ton avis ? » Katla haussa les épaules : « Par paresse ? » Halli eut un rire bref et dur. « Après s’être fait dire par la seither que toutes ses entreprises se solderaient par des désastres, il n’a pas osé porter une lame à son visage de peur de la voir glisser et lui trancher la gorge ! » Katla fit une petite grimace, navrée pour son jumeau. « Et toi… » Il abaissa de nouveau son regard sur la main de Katla, à court de paroles. Mal à l’aise, Katla tira sa manche sur sa main. « Oh, ça, dit-elle, une réplique plutôt inadéquate. Ça va mieux. — Bien trop vite pour être naturel. » Un de leurs journaliers arriva à proximité, transportant un rouleau de voile et, en entendant la fin de leur conversation, il jeta un regard curieux à Katla. Halli la prit par le bras et l’entraîna à l’écart jusqu’à ce que l’homme ne fût plus à portée de voix. « Est-ce la seither qui t’a fait cela, qui t’a guérie ? » Katla l’écarta et s’engagea de nouveau dans le chemin. Elle ne voulait pas y penser maintenant. « Je ne sais pas. » Après la Croix de Feya, où le chemin bifurquait, elle se mit à grimper vers les pâturages. « Ça m’est égal, aussi, ajouta-t-elle avec fermeté. Tout ce que je sais, c’est que ma main est de nouveau intacte et c’est tout ce qui m’importe. » Elle plia les doigts, goûtant de nouveau avec joie la saine sensation de doigts bien séparés, de muscles solides. « C’est peut-être tout ce qui t’importe, mais il y en a qui parleront de sorcellerie si tu ne la gardes pas dissimulée. On t’évitera, et le reste de notre clan aussi. » Il fronçait les sourcils. « Et avec Pa bien décidé à suivre son plan délirant, nous nous retrouverons déjà sûrement bien assez tôt proscrits. — Pas si les histoires de Sanctuaire sont vraies. Pas s’il rapporte de l’or. » Cette pensée fît étinceler les yeux de Katla. « Tout cela est absurde. — Pa n’est pas de cet avis. — Il a eu la tête toute retournée par ce vendeur de cartes nomade et ses cartes fantaisistes. — Si Pa t’entend le dire, il t’assommera. De toute façon, qui peut dire si la carte n’est pas exacte ? Elle est dessinée avec beaucoup de précision. — Oui, eh bien, il se passe quelque chose de bizarre, fulmina Halli. Car sa carte n’est pas la seule que j’aie vue. » C’était au tour de Katla de froncer les sourcils. « Montrant les passages jusqu’à Sanctuaire ? — Parle moins fort. Oui. J’ai entraperçu une carte que Hopli Garson montrait à Fénil Soronson à la Grande Foire. » Katla médita un instant cette information. « Alors, ils préparent aussi une expédition ? » Halli acquiesça. « Sans aucun doute. Fénil est aussi enragé que Pa en ce qui concerne toutes ces histoires de trésors et d’îles perdues. — Mais il faut que nous y soyons les premiers ! s’écria-t-elle, le visage illuminé d’une soudaine passion. Ne pouvons-nous prendre Le Don de Fulmar et partir tout de suite ? Il faudra des mois si on attend la construction d’un nouveau bateau, et ça, c’est si Mortèn Danson accepte de le faire, ce qui est des plus douteux même si vous l’enlevez – surtout si vous l’enlevez ! — Même Fénil n’est pas aussi stupide. La mer gèle aussi loin au sud que Gîte-à-la-Baleine, du Jour des Morts à la fin du Premier Soleil. Et ensuite, à ce qu’on dit, la glace se rend jusqu’au sommet du monde. Il lui faudra un brise-glace, comme à nous. — Mais il sera déjà allé trouver Mortèn Danson… — Tam dit que les chantiers ont reçu six mois de production de fer des Îles de l’Est. — C’est bien plus qu’il n’en faut pour un seul brise-glace. S’il pose autant de fer que ça sur son bateau, le seul chemin qu’il prendra c’est celui de la Grande Salle de Sur, tout droit au fond ! — Je crois que le constructeur royal a quantité de commandes sur les bras. Je soupçonne qu’il a peut-être refusé celle de Pa à cause des rumeurs courant sur la mort de son prédécesseur. » Il l’avait dit, remarqua Katla, surprise, d’un ton aussi désinvolte que si Fent avait simplement embroché une chèvre à la Grande Foire, plutôt qu’un homme, et le père de sa bien-aimée de surcroît. Il paraissait plus vieux, plus dur aussi ; il ressemblait plus que jamais à Aran. Halli était un homme dont il fallait tenir compte, comprit-elle, toujours étonnée, plus du tout un adolescent. Les actes de son père et de son frère lui avaient fait perdre tous les rêves qu’il avait caressés pour lui-même – son propre navire, les moyens d’épouser la fille qu’il aimait et de payer la ferme où ils élèveraient leur troupeau et leur famille. « Jenna finira par s’amadouer, dit-elle avec douceur. Elle t’aime vraiment beaucoup, en réalité. » La tête de Halli tressauta comme si elle l’avait giflé. « Tu es au courant ? dit-il, incrédule. — Fent me l’a dit. Pendant que nous revenions. — Mais au lieu de me le dire, tu as pensé que tu me laisserais le découvrir par moi-même, déclara-t-il avec amertume. Pourquoi s’allierait-elle au clan qui a tué son père ? — Elle ne sait rien avec certitude. Personne ne le sait. — Et tout est bien, alors, hein ? Je dis que Fent devrait se conduire comme un homme digne de ce nom, déclarer qu’il a tué Finn, offrir le prix du sang au clan Belle-Eau et accepter les années d’exil qu’il mérite pour avoir tué un homme. — Mais Pa ne le veut pas ? » Ce disant, Katla comprit que c’était le cas. Aran était si obsédé par son rêve d’or qu’il ne se laisserait pas barrer la route par un petit détail comme la loi ou un principe. Payer le prix du sang pour le constructeur royal de bateaux assurerait que le clan Tomberoc ne pourrait jamais se procurer un autre navire, même si on était prêt à commercer de nouveau avec eux. Halli secoua la tête sans rien dire, la mâchoire contractée. Katla haussa les épaules. « Plus facile de remuer des montagnes que de faire bouger notre père d’une phalange lorsqu’il est décidé. — Je le hais. » Le visage de Halli s’était empourpré d’un sang sombre. « Pa ? » Katla était choquée. « Fent. — Il a un tempérament emporté… commença-t-elle. — C’est un monstre, dit Halli avec une véhémence que Katla ne connaissait pas à son frère aux manières si aimables. Aussi dangereux qu’un chien enragé. Au mieux, on devrait le museler et l’attacher à un poteau, là où sa morsure empoisonnée ne peut faire de mal à personne. » Une expression curieuse passa sur les traits de Katla, tel un nuage haut dans le ciel au-dessus de la mer cristalline – en partie de l’avidité, en partie du calcul. « J’ai une idée », dit-elle. * * * Le temps pour la deuxième marée de la journée d’atteindre sa pleine hauteur, les vaisseaux des bateleurs étaient pleins à ras bord et les Tomberoc avaient abandonné leurs diverses tâches pour descendre au port leur souhaiter un bon voyage de retour à Halbo. Parmi ceux qui s’étaient ainsi rassemblés, il n’y en avait que trois pour savoir qu’il s’agissait bien davantage qu’un simple retour au continent, et l’un de ceux-là en savait plus que les deux autres. Rassemblés en un petit groupe à l’extrémité de la digue, à quelque distance de la foule, Aran Aranson, Halli Aranson et Tam Renard discutaient à voix basse. « Seul le meilleur chêne fera l’affaire pour la quille, était en train de dire Aran à son fils, d’un ton pressant. Ne le laisse pas te refiler autre chose que le meilleur bois qu’il a dans son magasin. Je ne veux pas d’un bateau construit n’importe comment pour ce voyage. J’ai entendu dire qu’il a des chênes du Bois Sacré, et certains de ces arbres peuvent atteindre une taille de cent pieds. Pour le navire auquel je pense, rien d’autre ne fera l’affaire. Cette quille devra être aussi souple que l’échine d’un chat pour venir à bout des mers houleuses du nord. » Halli hocha la tête, impatient. Il avait l’expression de qui a entendu les mêmes instructions une bonne douzaine de fois. « Et du bois de cœur pour les planches, oui, je sais. — Reviens avec des planches d’aubier et je te renvoie à Halbo dans une barque… — Du cœur, pas de l’aubier. » Halli levait les yeux au ciel, mais son père avait déjà tourné son attention vers Tam Renard. Le chef des bateleurs était aussi grand que lui, mais semblait de plus haute taille à cause de la masse de cheveux couleur sable qu’il portait en une bizarre combinaison de houppes, de tresses et de crêtes à l’aspect féroce. Des années exposés à l’iode les avaient colorés ici et là de traînées d’un jaune éclatant. Des nattes pointaient dans sa longue barbe rousse comme autant de serpents. Si l’on y regardait de plus près, on voyait que certaines de ces décorations étaient bel et bien des peaux de serpents, tannées et blanchies, ou leur squelette, la tête prête à frapper. « Fais attention avec le constructeur, disait Aran. Si tu dois l’assommer, assure-toi d’avoir obtenu toutes les informations nécessaires d’abord – les hommes, le bois, les outils. Je veux que rien ne soit laissé au hasard. Et ne le cogne pas trop fort, car il ne nous sera d’aucune utilité s’il a la cervelle embrouillée. — Aran… » Tam Renard avait saisi son vieil ami par l’épaule. « Me crois-tu la mémoire d’un poulet, pour me répéter tout cela sans cesse ? Nous t’amènerons Mortèn Danson, avec des bleus si nécessaire, mais en pleine possession de ses moyens. Nous te rapporterons le chêne, et les outils, et les ouvriers pour les manier, et nous serons revenus d’ici la Lune des Moissons. » Il fit une pause pour jeter un coup d’œil sur la foule, par-dessus l’épaule du Maître de Tomberoc. « J’avais espéré pouvoir saluer ta fille, ajouta-t-il d’un ton désinvolte. — Je ne l’ai pas vue depuis ce matin, quand nous nous sommes querellés, dit Aran avec raideur. — Je l’ai vue, offrit Halli, secourable. Elle est rentrée furieuse dans la maison, elle a attrapé du pain et du vin, et elle a couru dans les écuries pour sauter sur un poney et galoper vers les collines. » Aran fit une grimace. « Elle reviendra quand elle se sera calmée. — C’est une petite friponne retorse, ta Katla, dit Tam Renard avec un grand sourire. Mais j’aime assez son tempérament ardent. Pourquoi ne pas l’ajouter à notre marché, Aran Aranson, et t’épargner ainsi de la civiliser pour quelqu’un d’autre ? Je te parie que tu ne l’auras pas mariée d’ici la Fête d’Hiver, sinon. — La dernière fois que j’ai inclus Katla dans un tel marché, grogna Aran, cela a mal tourné. Je ne tenterai pas de nouveau les dieux. — J’ai bien l’intention de la faire mienne, Aran. » Aran soutint le regard du bateleur. « Si je ne savais que tu es plus que tu ne parais, cette conversation serait définitivement terminée. Par ailleurs, persuader Katla de se marier est certainement la partie la plus difficile du marché. » Tam Renard adressa au Tomberoc son sourire de loup. « Malgré toutes les apparences contraires, je suis un homme patient. Le temps me pèse autrement qu’à toi, mon ami. » L’embarcation menant au bateau vint frapper la digue du nez ; Halli jeta son sac de cuir aux rameurs, puis s’installa avec agilité à la poupe. « Au revoir, père », dit-il d’une voix tendue. Il tourna les yeux vers Le Loup des Neiges, sa proue balancée par la marée, aussi élégante et effilée qu’un col de cygne, scrutant le pont pour y distinguer une unique et mince silhouette. * * * Katla observait avec curiosité les hommes assemblés sur la jetée. Mais quand ils cessèrent de parler pour se tourner vers le bateau, elle se hâta de baisser la tête et de s’occuper des cordages. Aucun des marins de Tam Renard n’avait rien remarqué lorsque le plus jeune « fils » d’Aran Aranson était monté à bord du Loup des Neiges, mais cela pouvait avoir plus de rapport avec les outres de sang d’étalon qu’elle apportait qu’avec l’efficacité de son déguisement. Le miel avait tout de même remarquablement fait son travail, songea-t-elle en effleurant le duvet inhabituel sur son menton, tenant en place les petits morceaux de fourrure de renard qu’elle avait volés à la bordure d’une des plus belles capes de sa mère, même si son chien Ferg avait essayé de le lécher. Un bon coup de vent emporterait sûrement ce duvet mais le temps semblait au beau fixe et elle serait en sécurité jusqu’à ce que le navire atteignît le point de non-retour. Elle étira un bras pour attacher un autre des filins à la vergue et fut assaillie par une lourde et forte puanteur. Holà ! Elle fronça le nez avec dégoût. Porter les vêtements de Fent pour la durée du voyage allait constituer une punition en soi. Une image de son jumeau bien bâillonné et bien ficelé au pilier central de la grange principale, des étincelles de furie meurtrière dans les yeux tandis qu’avec Halli elle lui disait adieu depuis l’entrée, palpita brièvement mais de manière bien satisfaisante dans son esprit. Puis Katla se tourna vers le large en souriant avec la joie la plus totale. 2. Tanto « Emporte cette répugnante saleté ! Essaies-tu de m’empoisonner, maintenant, non content de m’avoir réduit à une puante et dégoûtante infirmité ? » Saro regarda l’assiette d’argent tournoyer dans les airs pour frapper le mur de l’autre côté de la chambre, déversant son contenu comme une vomissure sur le terra-cotta pâle. Curieux, songea-t-il, comme Tanto était capable de lancer une assiette si fort qu’elle laissait une encoche dans le mur, et être apparemment trop faible pour se nourrir par lui-même. Trois mois s’étaient écoulés depuis que Tanto Vingo avait repris conscience après le traumatisme subi au cours de la Grande Foire, et les soins également périlleux des médecins qui l’avaient suivi. Leurs parents, Favio et Illustria, avaient presque pleuré de soulagement et de gratitude au retour de leur fils préféré – malgré sa nouvelle apparence. Mais en entendant cette voix familière déchirer l’atmosphère de la pièce sombre, la nuit où les marchands étaient passés en visite, avec leurs bavardages rancuniers et les fatales pierres d’humeur qui avaient contribué à la résurrection du patient, Saro avait senti son cœur se serrer de détresse. Il avait préféré son frère, et de loin, lorsqu’il gisait telle une chose morte, suppurant en silence. « Nettoie ça, espèce de crapaud ! Lèche-le à même le mur, comme la révoltante effluence que c’est, tu n’es bon qu’à ça, de toute manière ! » De grosses larmes jaillirent des yeux de Tanto pour rouler sur ses pâles bajoues. Il serra ses poings gras pour en frapper le couvre-lit. Puis il se mit à rugir comme il le faisait lorsqu’il n’y avait personne d’autre que Saro pour l’entendre. « Pourquoi moi ? Pourquoi la Déesse m’a-t-elle infligé une telle malchance ? Pourquoi pas à toi ? Tu n’es qu’un misérable petit ver couard et plein de morve, à quoi peux-tu bien servir en ce monde ? Personne ne t’aime, personne n’attend rien de toi, si tu avais été réduit à cette condition, ce n’aurait été une perte pour personne. Mais moi, moi !… » La plainte prit des proportions de tempête jusqu’à ce que le visage de Tanto eût revêtu une teinte putride et violacée, et qu’il fût obligé de se taire pour reprendre son souffle. Saro ignora son frère avec application, ainsi qu’il avait appris à le faire (accentuant d’autant plus la rage de celui-ci), et s’affaira à ôter du mur les restes de poulet rôti, de poivrons, d’oignons et de courgettes. On les avait réduits en purée, puisque Tanto refusait même de faire l’effort de mâcher. Mais leur mère les avait préparés de sa propre main, les mélangeant aux herbes et aux épices les plus coûteuses, pour les mijoter à petit feu pendant des heures afin d’un faire ressortir le goût délicat. Saro trouvait pénible de voir tant d’amour et d’efforts traités avec un mépris aussi infantile. Il n’était cependant guère surpris de trouver constamment Tanto d’une humeur aussi infecte : celui-ci était assez différent du jeune homme qui était parti d’Altéa pour la Grande Foire, peu de mois auparavant. Il avait été séduisant alors, athlétique, adoré – le fils chéri, celui dont on attendait de grandes choses. On avait parlé d’un beau mariage, une alliance qui lui aurait conféré du statut, de la terre, de l’influence et, on l’espérait, une fortune non négligeable. Par l’entremise de Tanto, le clan Vingo retrouverait le rang économique et politique dont il avait joui plusieurs générations auparavant, avant que des fils indignes n’eussent gaspillé leur fortune, et que la guerre avec le Nord n’eût englouti le reste. Tanto avait donc été élevé comme l’espoir doré de la famille, on lui avait dispensé toutes les faveurs, tous les luxes : les meilleurs précepteurs (ou plutôt, lorsque les meilleurs avaient été renvoyés pour l’avoir contrarié, les hommes faibles mais ingénieux qui avaient appris à ne pas se plaindre de sa paresse et de son manque d’application, et à ne pas suggérer que l’écriture des travaux qu’il remettait n’était peut-être pas la sienne) ; les meilleurs maîtres d’escrime et maîtres d’armes, les meilleurs tailleurs, les meilleurs tissus (même si Tanto n’avait jamais acquis de bon goût ; sa préférence allait à l’ostentation coûteuse) ; plus tard, les courtisanes et les esclaves les plus dispendieux. Mais rien de toutes ces indulgences n’avait pu améliorer ce qui transparaissait déjà comme une personnalité dangereuse ; en encourageant Tanto dans ses rêves de pouvoir et de gloire, leur père n’avait réussi qu’à alimenter l’arrogance outrecuidante de sa nature, Tanto ne se contentait pas de marcher : il plastronnait. Il ne riait pas : il poussait des braiments d’âne, et en général à propos de ses propres commentaires, car il écoutait rarement ceux d’autrui. Il ne se contentait pas de gagner : il écrasait tous les autres dans tout ce qu’il entreprenait. Ou alors il y avait des crises de nerfs et du sang versé, ordinairement celui d’un serviteur. En bref, Tanto avait été en bonne voie de devenir le monstre que la Déesse, à son inimitable façon, révélait désormais en lui, comme si sa laideur intérieure avait été amenée à la surface pour montrer au monde sa véritable nature : le jeune homme sain et hâlé, de séduisante apparence, avait été remplacé par une limace bouffie, puante, à l’humeur exécrable. La beauté de la situation, c’était que Tanto avait de sa propre main cruelle attiré sur lui son destin funeste – sa main et d’autres parties de son anatomie, désormais tristement absentes –, quelle que fût la véhémence avec laquelle il essayait d’en blâmer Saro. Il semble donc y avoir une sorte de justice poétique dans le monde, songeait celui-ci en raclant les derniers reliefs du dîner sur les dalles du plancher. « Peut-être un peu de dessert, mon frère ? » offrit-il alors, en se retournant pour examiner la créature ravagée qui était couchée dans le lit. « Il y a de la frangipane à l’abricot, ou un peu de gelée de figue… — Va te faire enculer, mon frère », répliqua Tanto d’un ton vicieux, ses yeux noirs étincelants comme de malveillants charbons dans le gras mou de son nouveau visage. Depuis que les parties gangrenées de sa virilité avaient été excisées par le scalpel du chirurgien et qu’on l’avait cautérisé avec le feu de Falla, Tanto avait enflé en perdant tous ses muscles et presque tous ses cheveux. La graisse était sans doute due au fait que, alors que Tanto avait été plongé dans son inconscience bénie, Favio et Illustria avaient confondu amour parental et gavage, lui poussant nuit et jour de la nourriture liquide dans la gorge, avec de longues cuillers ou des tubes ingénieusement fabriqués avec des intestins de mouton, tandis qu’un esclave assis près du lit lui frottait la gorge pour le faire déglutir. Être confiné dans un lit avait converti toute cette nourriture en de grandes vagues de chair boursouflée ; les poils, et l’odeur de putréfaction qui semblait jaillir en bouillonnant de tous les orifices de Tanto, eh bien, cela paraissait un juste châtiment infligé par la Déesse. Tanto avait beau accuser les barbares raiders eyrains qui avaient surgi, jurait-il, dans le pavillon de Sélène Issian, avides de viol et de destruction, et qui l’avaient blessé alors qu’il essayait avec bravoure de défendre la jeune fille, Saro connaissait trop bien son frère. Tanto avait tellement enjolivé l’histoire, désormais, y ajoutant encore davantage de détails peu plausibles, que Saro soupçonnait une explication bien plus simple des événements et de leurs conséquences, une explication qui s’accordait bien mieux avec ce qu’il savait de son aîné. Tanto n’avait pas l’habitude de se faire refuser quoi que ce fût ; quand l’accord de mariage avec Sélène avait été dénoncé faute de fonds suffisants, il ne pouvait sûrement y avoir qu’une seule raison de se rendre à la tente de la jeune fille : pour prendre, de force si nécessaire, ce qu’il pensait être sien de plein droit. Et une blessure aux parties génitales évoquait davantage la résistance désespérée d’une femme qu’une bagarre avec des Nordiques, surtout quand les seules autres marques sur Tanto ressemblaient de manière suspecte aux petites entailles en forme de croissant qu’auraient laissé des ongles féminins. La Déesse veillait sur les siens, disait-on… Nul autre n’avait remarqué ces petites meurtrissures : tout le monde avait été distrait sans aucun doute par la nature horrible des autres blessures. Mais, par force, Saro avait été contraint de passer beaucoup de temps à s’occuper de son frère après l’agression. Favio Vingo avait choisi cette façon de le punir pour avoir donné la moitié de son gain à la course de chevaux de la Foire à une enfant nomade dont Tanto avait massacré le grand-père, plutôt que de l’ajouter à l’accord de mariage, comme un fils plus obéissant – et au cœur plus dur – aurait dû le faire. Il rassembla assiette et cuiller et, pendant un instant, il sentit un déconcertant fourmillement d’énergie au bout de ses doigts, comme si quelque fantôme de l’humeur de Tanto eût hanté ces objets et trouvait moyen de se décharger à travers lui. En quittant la chambre, il put sentir tout du long les yeux de son frère rivés à son dos. Dehors, dans le couloir, il secoua la tête : être seul avec Tanto était une expérience déplaisante, cela pouvait vous donner des idées étranges. C’était un soulagement et une bénédiction de respirer de l’air pur en traversant la cour pour aller nettoyer la vaisselle sous le robinet de la citerne. Tanto mentirait certainement à leur mère en prétendant que Saro ne l’avait pas nourri et avait remporté la nourriture sans le réveiller pour son repas, ou plus vraisemblablement l’avait mangée lui-même. Et Saro finirait sans doute par se faire gronder et punir par où il aurait péché : en se voyant refuser tout souper. Mais en sentant le soleil sur son visage, assailli par les odeurs chaudes et épicées du chèvrefeuille et des soucis plantés contre le mur blanchi à la chaux, Saro s’en moquait. Il était accoutumé à la malveillance de son frère, et au fait que leurs parents croyaient toujours Tanto sur parole à son propre détriment. On repassera pour les liens aimants des membres d’une même famille ! songea-t-il. Par moments, il avait l’impression d’avoir établi un lien plus profond avec les nomades rencontrés à la Foire qu’avec les gens dont il partageait l’existence depuis toujours. Après avoir traversé la cour, il s’accouda au muret en regardant le paysage. Leur villa se trouvait sur une colline en contrebas de laquelle s’étendaient en centaines de marches des terrasses cultivées, portant leurs récoltes durement gagnées de citrons et de limes, de grenades et de figues, jusqu’aux orangeraies plantées en rangs serrés dans la vallée : ces terres formaient une étoffe audacieusement bariolée de bandes de rouge poussiéreux et de vert brillant et lisse, traversée par un unique fil de bleu miroitant là où coulait la rivière. Au-delà, à peut-être soixante milles ou davantage, le terrain prenait de l’altitude en devenant blanc et rocheux pour former le pied des Hauts-de-Farèm. Encore plus loin se dressait la cordillère en dents de scie nommée l’Échine du Dragon, se détachant sur l’horizon bleu, claire et précise, comme une voix qui l’aurait appelé par son nom. Tout ce que je désire, songeait-il en essorant le torchon pardessus le muret, c’est être loin d’ici. Avoir ma propre existence. Mais seuls les nomades pouvaient vivre dans ces lieux sauvages au-delà des frontières de l’Empire. Avec leurs placides et hirsutes bêtes de trait, les yékas, ils traversaient l’Elda sans jamais fonder des villages, sans prendre possession du sol, sans jamais causer de dommages au monde. Et parce que leurs pas étaient si légers sur la peau d’Elda, celle-ci semblait leur offrir subsistance et passage même dans ses lieux les plus inhospitaliers. Les seuls nomades que Saro avait rencontrés avaient été ceux de la Foire, où Nordiques et gens de l’Empire se rendaient pour leurs affaires, afin d’échanger marchandises et services, de conclure des alliances et des mariages, et d’obtenir des faveurs politiques. Si l’attrait de la Foire n’avait consisté qu’en cela, Saro l’aurait trouvée bien ennuyeuse, en vérité. Mais les nomades – connus des gens du Sud sous le sobriquet de « Vagabonds » même s’ils préféraient s’appeler les « Errants » – étaient venus également à la Foire, et leur présence avait apporté bien des merveilles. Il se rappelait les avoir regardés arriver dans leurs chariots aux couleurs tapageuses, avec leurs costumes exotiques, et l’éventail faramineux de marchandises qu’ils proposaient à l’échange ou à la vente : lanternes et chandelles, bijoux faits de griffes de dragon et de dents d’ours, ornements, poteries, tissus, potions et charmes magiques. Les doigts de Saro touchèrent sans qu’il en eût conscience la petite pochette de cuir qu’il portait au cou. À l’intérieur se trouvait l’objet le plus dangereux du monde, même si, lorsqu’il l’avait d’abord vu sur l’étal d’un marchand nomade, il l’avait simplement considéré comme une jolie babiole : une pierre d’humeur qui changeait de couleur selon les émotions. Depuis cet instant d’innocence, pourtant, il l’avait vue absorber la mort d’un vieillard et lui transmettre le don du mourant – une empathie profonde avec tout individu qu’il touchait physiquement. Il avait vu la colère faire rougir la pierre, et la jalousie la rendre d’un vert venimeux. Il l’avait vue étinceler d’une blancheur qui blessait les yeux ; il l’avait vue dérober l’âme d’autrui et laisser les cadavres comme autant de pierres sur le sol. Jusqu’à trois mois plus tôt, il avait cru avoir vu tout ce que cette pierre d’humeur pouvait lui montrer. Mais alors, en ayant accès à quelque nœud de pouvoir qu’il ne savait appréhender, elle avait ramené son frère parmi les vivants ; et, pour cette seule raison, il avait envie de la réduire en poussière et d’éparpiller sa magie à tous les vents. Sa magie, songea-t-il avec amertume. Assurément seule la magie pourrait lui faire quitter cet endroit. S’il pouvait seulement prendre son courage à deux mains et s’enfuir à cheval au milieu de la nuit, il pourrait peut-être rencontrer une troupe d’Errants qui le recueilleraient. Et alors il pourrait retrouver Guaya, la petite nomade dont Tanto avait sans nécessité abattu le grand-père et qui, jusqu’à cet horrible moment, avait été son amie. Ou il pourrait se rendre dans le Nord et découvrir ce qui était arrivé à Katla Aransen. La nuance rouge de la terre la lui rappelait tous les jours, car c’était la nuance exacte de ses cheveux, comme du grès rouge. Tout comme le pâle bleu du ciel à l’horizon septentrional était de la couleur de ses yeux. Il trouvait des réminiscences de Katla partout autour de lui : la courbe d’un fruit, une épée de belle allure, un éclat de rire ; chaque fois qu’on mentionnait l’Eyra ou parlait de la guerre imminente avec le Nord. Elle était partout, et nulle part. Il ignorait si elle était toujours en vie. Elle avait échappé au bûcher grâce à de la sorcellerie, lui avait dit Fabel. Mais Saro avait touché l’âme de Katla lorsque celle-ci avait posé une main sur la sienne, devant son étal de poignards : il savait qu’il n’y avait en elle aucune sorcellerie, simplement une énergie pure et naturelle. Nuit après nuit, pourtant, elle continuait de le visiter dans ses rêves, une présence aussi vibrante et concrète qu’à la lumière du jour, et le cœur de Saro la désirait toujours. Cette énergie ne pouvait avoir disparu du monde : il saurait sûrement au fond de son cœur si elle était morte… « Saro ! » Sa rêverie se désintégra. Il se retourna pour voir Favio Vingo qui traversait la cour à grandes enjambées dans sa direction, le visage assombri de colère. Par la Dame, songea Saro, maussade, quoi encore ? Sa question trouva une réponse très claire dans la paire de gifles que lui octroya l’homme auquel il avait encore récemment pensé comme son père – jusqu’au moment, quelques mois plus tôt, où il avait été visité par une vision importune de son oncle couché avec sa mère… La furie le saisit, réaction à l’agression qui lui faisait encore sonner les oreilles ou héritage moins tangible du mauvais caractère de Favio, il ne pouvait le discerner. « Comment oses-tu traiter ton frère ainsi ? » Ah, songea Saro, accablé, alors, c’est ça. « Frapper un invalide condamné au lit est un acte abominable, et des plus lâches, et le frapper si fort que cela laisse une marque… » Saro pouvait à peine en croire ses oreilles. Même si ses calomnies à son égard avaient été nombreuses et variées, Tanto ne l’avait encore jamais accusé de violence physique ; cette nouvelle allégation représentait une escalade dans les mensonges de son frère. Saro savait que c’était futile, mais il avait le sentiment qu’il devait essayer malgré tout de se défendre. « Je n’ai pas frappé Tanto, dit-il avec fermeté. S’il porte une marque, elle doit être de son propre fait. » Cela ne fit qu’enrager Favio davantage. « Viens avec moi ! » rugit-il. Ses doigts se refermèrent avec brutalité sur le biceps de Saro et il se mit à le traîner vers la maison. Saro fut envahi par un flot de colère vertueuse qui approchait la haine, accompagnée par une vague de brûlante tristesse : le mauvais fils gisait telle une grosse larve blanche sur sa couche alors que ce gamin inutile et menteur resplendissait de santé. Il suivit Favio, les jambes molles : ses membres et son esprit ne lui appartenaient plus tant qu’ils étaient ainsi en contact. Sur le seuil de la chambre de Tanto, cependant, Favio le repoussa si brusquement que Saro s’étala sur les carreaux et le maelström d’émotions se dissipa peu à peu. Il reprit ses esprits en levant les yeux et vit sa mère, enveloppée de son habituel sabatka bleu, qui pleurait en silence sur une chaise près du lit, où son frère était adossé dans une multitude d’oreillers blancs – sans doute, se surprit-il à penser de façon incongrue, bourrés de plumes provenant des oies jétraînes les plus dispendieuses et coûtant un bon cantari chacun, tandis que je dors sur une paillasse et un sac rempli de plumes de poules de nos propres poulaillers. Tanto le fixait d’un œil outragé et sa chemise de nuit était déchirée, révélant une meurtrissure sombre sur la clavicule, ou du moins là où devait se trouver la clavicule, perdue quelque part sous toute cette chair blanche et molle. La marque était d’un rouge livide et tournait déjà au violet. S’infliger un tel dommage devait avoir exigé une force et une détermination considérables, songea Saro, une fois de plus stupéfait par l’intensité de la haine que lui vouait Tanto. « Je ne mangeais pas assez vite », dit celui-ci d’une voix plaintive et misérable, ses yeux noirs étincelant de larmes délibérées, tout en étreignant les doigts minces d’Illustria dans sa grosse main grasse et molle. « Il me frappait tout le temps avec la cuiller… » Saro se tourna vers leur père : « Cela n’a rien à voir avec moi, dit-il entre ses dents serrées, comment pouvez-vous croire que je ferais une chose pareille ? » Mais l’expression de Favio était de pur dégoût, et qui ne s’adressait pas à la misérable créature couchée dans le lit. Tanto savourait son triomphe. « Et quand je lui ai crié d’arrêter, il a pris sa dague et m’a frappé si fort avec le pommeau, j’ai cru qu’il m’avait blessé. » Pour le prouver, dans un geste triomphal, il alla chercher sous les draps ce qui était en vérité la dague de Saro, et la brandit. Saro la regarda fixement, abasourdi. Sa main alla à sa ceinture, mais il savait avant de le sentir qu’il ne portait pas la ceinture à laquelle était habituellement attachée cette dague. Il pouvait la voir, sur le dossier de la petite chaise d’osier, dans sa propre chambre, à l’autre étage. Et la dague s’était trouvée dans son fourreau de cuir ouvragé lorsqu’il avait quitté la pièce au matin. Comment Tanto avait-il donc réussi à s’en emparer ? Tanto vit son expression de doute et eut un sourire malfaisant. « Mais je te pardonne, bien sûr, Saro, dit-il d’une voix douce, les yeux comme des vrilles. Je sais que c’est pénible de prendre soin de moi, et que ce n’est pas dans ta nature. C’est pourquoi j’ai conseillé à Père de te faire entraîner comme soldat, puisque le Conseil va certainement appeler bientôt tous les hommes braves et en santé à prendre les armes pour l’Empire. » Saro le fixa d’un œil incrédule. Tanto savait très bien qu’il ne possédait aucun talent guerrier. Il était maladroit à l’épée, pis encore à la lance. Il n’avait pas le goût du combat, ni les capacités nécessaires. Et il ne pouvait se rabattre sur le tir à l’arc : il y était tout aussi nul, en particulier parce qu’il n’avait jamais supporté de causer du tort à une créature vivante. Il courait vite, et montrait une affinité pour les chevaux, ce qui lui permettait de monter mieux que beaucoup d’autres. Mais pour autant qu’il pouvait en juger, cela le qualifiait seulement pour quitter un champ de bataille plus vite que maints autres, ce qui aurait certainement été son penchant car il n’était doté ni de l’agressivité ni de l’aveugle patriotisme requis pour fendre un crâne uniquement afin de sauver sa propre peau. Il ouvrit la bouche sur une protestation horrifiée, puis la referma tandis qu’une nouvelle idée surgissait dans son esprit. S’il s’entraînait assez bien comme soldat pour ne pas déshonorer le nom des Vingo, il lui serait peut-être permis de quitter Altéa et de s’échapper, son désir le plus cher. Il se tourna vers celui qu’il appelait son père, lequel se tenait dans l’encadrement de la porte, mains sur les hanches, avec l’expression la plus obstinée. « Cette suggestion est très magnanime de la part de mon frère, dit-il, les dents toujours serrées. S’il vous convient, messire, de me permettre de me racheter ainsi, je ferai de mon mieux pour m’acquitter de cette tâche et acquérir les talents nécessaires à un bon soldat. » Favio Vingo parut stupéfait. Il avait été surpris lorsque Tanto avait évoqué cette idée, mais il avait estimé que c’était parce que celui-ci ne serait jamais capable de revêtir l’armure des Vingo pour aller au combat à la tête des levées d’Altéa, comme le héros qu’il aurait sûrement été : la meilleure solution était donc que son frère reprît l’étendard de l’honneur familial. Mais il était plus étonné encore de la réaction de Saro. Il s’était attendu à une tempête de protestations de la part d’un garçon pour qui, il le savait bien, ce genre d’activités n’avait guère d’attrait. Ou encore un refus immédiat et acerbe. Cette gracieuse acceptation parlait de responsabilité filiale, d’humilité, et, enfin, d’un peu de fierté virile. Mais même si l’attitude du garçon aurait pu adoucir un peu sa furie, il fallait encore régler la question de son agression contre Tanto. « Puisqu’il n’est pas dans ta nature de prendre bien soin de ton frère, tu l’apprendras à tes dépens. J’ignore pourquoi Tanto devrait avoir de l’affection pour toi alors que tu lui as manifesté tant de violence et de malice, mais il m’a soumis une requête spéciale, en arguant du fait que les liens entre vous doivent être renforcés. Et donc, dans les semaines à venir, avant et après ton entraînement avec le capitaine Bastido, et entre les sessions, ton devoir consistera à laver ton frère, à emporter ses déchets et à appliquer les onguents prescrits par le chirurgien. Tu commenceras demain à l’aube. Cette nuit, cependant, tu te retireras dans ta propre chambre sans repas et sans lumière, et tu réfléchiras aux qualités susceptibles de promouvoir de bonnes relations fraternelles. Et maintenant, va dans ta chambre. » Saro était épouvanté. Devoir s’entraîner comme soldat, et s’abandonner à la tendre merci du capitaine Galo « le Bâtard » Bastido, c’était déjà assez grave, car l’homme était une brute, et un sadique de surcroît. Mais devoir toucher son frère de ses mains nues maintenant que Tanto n’était plus inconscient et que ses pensées n’étaient plus enfouies dans ce miasme, c’était vraiment le tourment le plus horrible que Saro pût imaginer. Ce fut avec des jambes de plomb qu’il se dirigea vers l’étage. 3. Halbo Illuminée du côté de la terre par les rais écarlates du soleil couchant et depuis la mer par la lumière fantomatique de la lune qui venait de se lever, la capitale royale de Halbo apparaissait tel un mirage entre les découpes des Piliers de Sur. Des colliers et des amas de minuscules lumières ambrées scintillaient dans les ondulations et les replis des terres qui s’élevaient rapidement à partir de l’étroite crique, et un grand feu semblait brûler près du rivage, illuminant les eaux noires et les dizaines de bateaux qui dansaient à l’ancre dans le port. Puis les Piliers eux-mêmes apparurent dans toute leur majesté, s’étirant à plus de trois cents pieds dans la nuit sombre, et Katla laissa échapper une petite exclamation stupéfaite. Contrairement à la première impression, ces deux hautes sentinelles n’étaient apparemment pas une formation naturelle, car tandis que le navire s’en approchait, une myriade de petites lumières se révélaient à l’intérieur du roc, les unes au-dessus des autres, jusqu’à une hauteur équivalant à au moins dix longues maisons. Des figures minuscules s’y détachaient ici et là, de sorte que vues de loin les lumières semblaient bondir en s’éparpillant. Puis on put distinguer un réseau d’escaliers et d’arches qui courait depuis la limite des eaux jusqu’aux sommets des piliers, s’enroulant autour des tours et pénétrant dans les falaises de chaque côté de la crique. C’était un miracle d’architecture. Katla resta figée sur place, les mains sur le plat-bord, à contempler le ciel nocturne jusqu’à en avoir un torticolis, lorsqu’elle sentit un doigt léger dessiner le contour de son menton, ce qui la fit bondir avec un cri : « Par les couilles de Sur, bas les pattes ! — Bien mieux sans la barbe, ma chère, si je puis le dire. » Tam Renard était à sa hauteur, ses yeux perçants rivés sur elle, ses dents blanches luisant dans la lumière argentée. « Et tu devrais vraiment m’être plus reconnaissante de ne pas t’avoir jetée dans la barque pour te renvoyer à ton père. » Il fit un autre pas vers elle, mais Katla se déroba. « Vous êtes un vieux bouc lubrique, dit-elle avec un sourire narquois. Allez vous chercher une chèvre à foutre ! » Elle se tourna de nouveau vers le pilier. « Extraordinaire, n’est-ce pas ? L’œuvre d’un génie, ou d’un fou, si l’on en croit les histoires. — Je n’ai jamais rien vu de tel », dit-elle, et c’était la vérité : les maisons, dans les îles d’Ostenave, étaient solides et basses pour résister aux vents féroces qui soufflaient de l’Océan du Nord, et tout ce qu’elle avait vu lors de sa visite à la Grande Foire n’était que pavillons, tentes et simples baraques : rien qui fut destiné à durer ou à remplir des fonctions autres que temporaires. Elle avait cependant entendu dire que les grandes cités istriennes – Jétra, Céra, Forent – étaient édifiées autour de châteaux magnifiques qui coupaient le souffle de stupéfaction, et où les regards s’égaraient. « Les Piliers ont été évidés au temps du roi Raik Crinière-de-Cheval, quand les Eyrains ont été pour la première fois repoussés au nord vers ces îles. Il a fortifié la cité avec beaucoup d’ingéniosité et, quand il est tombé à la bataille du Détroit aux Requins, son épouse a poursuivi sa tâche. On dit qu’ils sont imprenables, tu sais. Tout à fait comme toi… » Katla leva les yeux au ciel. « Je sais, dit-elle d’un air contrarié, en ignorant la comparaison. C’est le sens du nom de la ville : Hal-Bau, “maison sûre”, dans l’ancien dialecte, et aucun ennemi n’a jamais pénétré ses défenses. » Depuis la tour de garde, un homme lança un cri qu’elle ne put comprendre, même si le son portait loin dans l’air nocturne. Et après un moment, Tam cria en retour : « Rose Blanche ! » Il lui rendit son regard avec un haussement d’épaules : « Le mot de passe. Il change toutes les deux ou trois semaines. Mais comme le roi est revenu avec une nomade, ils sont toujours en rapport avec elle : Rosa Eldi, la Rose du Nord, le Cher Désir, la Rose du Roi. — Et que se passerait-il si tu ne connaissais pas le mot de passe ? » demanda Katla, déconcertée. Tam eut un large sourire : « Regarde, là… », dit-il en désignant les rochers sur lesquels reposait la tour. Une ligne d’écume blanche en marquait le bord tourné vers l’eau. « … et ici. » Il désignait le pilier opposé, au même niveau. Katla s’efforça de percer l’obscurité. « Je ne peux rien voir. — Juste sous la surface, il y a une chaîne forgée de fer, de sang et de sortilèges de seither, expliqua le chef des bateleurs. Elle est attachée des deux côtés à deux gros treuils, dans les tours. Nos navires ont une cale assez peu profonde pour passer juste par-dessus, mais n’importe quel navire du Sud qui réussirait par miracle à traverser l’océan septentrional se briserait sur elle. Un mot des guetteurs, et la chaîne se lève, les faisant chavirer dans le Détroit. Et alors… — Quoi ? — Je n’en parlerai pas », dit Tam en secouant la tête avec un geste pour écarter le mauvais sort. Il gardait les yeux fixés sur le chenal qui s’ouvrait devant eux. Dans leur dos, les rames montaient et descendaient sans faire beaucoup de bruit et le timonier ajustait leur approche avec précision, de sorte que Le Loup des Neiges glissa sous le vent du pilier oriental pour traverser l’ombre froide que projetait la lune ascendante. Il y eut un bruit de sourd grincement, puis le son plus doux de l’eau que fendait avec précision la proue du navire, et un moment plus tard ils étaient dans le port bien abrité. Ils y infléchirent leur course pour suivre de plus près encore le rivage – même si, à ce que pouvait en juger Katla, la voie était libre au milieu jusqu’aux quais. Ils étaient si proches qu’elle pouvait voir luire des algues vertes, des couches de patelles et de bernaches, des taches blanches de fientes d’oiseaux sur les rocs. Ils contournèrent un petit promontoire, et soudain, Halbo s’étendait devant eux. Les collines s’élevaient en pente raide depuis la mer, et on avait l’impression que rangées sur rangées de petites maisons de pierre s’y étaient édifiées les unes sur les autres. Des chandelles brillaient aux fenêtres. Des volutes de feux de cuisine montaient dans l’air de la nuit. Au milieu de toute cette domesticité ordonnée se dressaient les murailles pâles de la forteresse de Halbo, le Haut-Château, demeure des rois eyrains depuis qu’ils s’étaient installés sur le continent. Trapu et bas, d’aspect plutôt lugubre, il ne parut pas très beau à Katla, mais on ne pouvait nier qu’il était imposant. Des tourelles massives en flanquaient chaque coin, et les parois étaient percées de meurtrières, permettant aux archers de massacrer depuis la sécurité des murailles un ennemi en marche. Des créneaux les couronnaient, et une pente très raide s’élevait au pied des murailles : une place forte difficile à conquérir, semblait-il. Des rangées de baraquements reliaient le château fort au port, où ils rejoignaient tout un désordre de quais et de jetées, et un port plein de bateaux. Sur la grève la plus lointaine, à l’ouest, on avait édifié un grand brasier pour illuminer le travail d’une centaine d’hommes, nus jusqu’à la ceinture et couverts des pieds à la tête d’une couche d’un rouge liquide qui devait sûrement être du sang. Derrière eux sur la plage gisait une énorme forme où de grands arceaux blancs perçaient des pans de chair sombre et luisante. Même d’où Katla se tenait, la puanteur était accablante. « Par Sur, murmura-t-elle, on dirait les gobelins qui ont abattu le géant Halvi pour mettre fin à la Bataille du Soleil. » Tam se mit à rire : « N’as-tu jamais vu personne équarrir une baleine, Katla Aransen ? — Une baleine ? Mais c’est… gigantesque ! Les baleines que j’ai pu voir ne faisaient pas le quart de ce monstre ! — Ah, les îles d’Ostenave, où même les baleines sont des alevins ! Sur ne souriait pas à tes ancêtres, ma chère, lorsque son vent a poussé leur navire vers Tomberoc afin qu’ils s’y installent. » Katla lui adressa un regard courroucé. « Des falaises immenses, des hautes terres venteuses et des femmes qui sont un croisement de chat sauvage et de troll. La spécialité de Tomberoc. Juste comme je les aime. » Tam Renard saisit Katla par la taille pour l’écraser contre sa poitrine. Elle lui cracha promptement dans l’œil et du même élan lui administra un coup de genou dans l’aine, mais le chef des bateleurs avait maîtrisé des femmes toute sa vie et se savait expert en la matière. Il se déroba à la menace principale, et reçut le crachat sur la joue, qui glissa jusqu’à son menton. Puis son visage se fendit d’un large sourire. « On dit qu’un peu de résistance vous fouette le sang, dit-il d’un ton allègre. Mais je préférerais que tu viennes à moi de ton propre gré. » Elle commença de se débattre, et il ajouta : « Écoute-moi ! en lui immobilisant les bras dans une prise de lutte classique, si bien exécutée que Katla ne put s’empêcher d’en éprouver une brève admiration. « J’ai un endroit près des quais où nous pourrions aller faire mieux connaissance », dit-il en lui embrassant le cou. Les dents de Katla faillirent lui mordre l’oreille, mais le bateleur écarta la tête en riant. « Ce n’est pas luxueux, mais tu ne le remarqueras pas une fois que nous aurons commencé. J’ai attendu cela toute la semaine, petite troll. Pensais-tu que je n’aurais pas percé en quelques instants ton déguisement à jour ? Je pourrais te repérer dans une foule de mille autres femmes, toutes nues et la tête couverte d’un sac ! » Katla cessa de se débattre pour le regarder fixement. « Vous avez une imagination des plus bizarres, Tam Renard », fut tout ce qu’elle trouva à dire. Le chef des bateleurs éclata de rire. « Oui, très créative. Tu devrais faire l’effort d’en découvrir par toi-même les horizons… — Lâche-la ! » La voix était basse et douce, mais le ton menaçant. « Si tu ne la lâches pas à l’instant, je t’embrocherai le rein et le donnerai à manger aux mouettes. » Katla se retourna vivement pour voir son frère Halli – lequel de toute sa vie n’avait tué que deux hommes et en avait encore des cauchemars – surgi aussi silencieusement qu’une hermine pour presser la pointe d’un coutelas dans les reins du bateleur. Elle se mit à rire en s’extirpant sans trop de difficultés de l’étreinte de Tam Renard. « Tout va bien, Halli. Il n’y a pas de mal. » Tam haussa les épaules en s’écartant d’un pas. « Tant pis pour toi, petite chatte sauvage. » Il lui adressa un clin d’œil. « On verra ce que dira ton père quand nous retournerons à Tomberoc, hein ? » Et sur ces paroles, il se faufila adroitement entre eux pour se diriger vers l’endroit où le timonier criait ses instructions, entre les rameurs intrigués. Quelques moments plus tard, l’équipage releva ses rames tandis que Le Loup des Neiges entrait dans la partie la plus abritée du port, et l’on oublia tout pour se consacrer avec vivacité au débarquement et au déchargement. * * * Il était près de minuit lorsque Katla et Halli purent enfin s’asseoir dans la dernière embarcation, comme si la punition imposée par Tam Renard pour l’insulte infligée à son amour-propre était de retarder le plus possible leur découverte de la cité. Katla étirait le cou en frétillant d’impatience pour regarder par-dessus la tête des autres, avide de chaque détail. Il y avait des bateaux partout – des vaisseaux marchands, à la large coque et bas sur l’eau ; des knarrs, des drakkars, des barques de pêche. Ils ramèrent si près du Corbeau de Sur, le vaisseau du roi eyrain lui-même, qu’en se penchant le plus loin possible, avec Halli qui lui tenait les jambes et le reste de l’équipage qui l’encourageait, elle put effleurer du bout des doigts ses planches élégantes. « Il est tellement beau ! » s’écria-t-elle en continuant de regarder par-dessus son épaule pour admirer la rondeur de sa proue, les lignes nettes de l’étrave, la tête rugissante du dragon. Un moment plus tard, ils dépassèrent un bateau en chêne tellement sombre et tellement abîmé par les intempéries qu’il en était presque noir. Son étrave arborait une laide figure de proue grossièrement sculptée, d’aspect lugubre, la grosse tête ronde d’une créature que nul n’avait jamais vue sur Elda, la gueule ouverte comme pour dévorer le monde. Katla la contempla, fascinée. Alors qu’ils longeaient ce bateau, la lumière de la lune étincela dans le morceau de verre qui représentait l’œil unique de la créature, et le souvenir revint : « C’est Le Troll de Narth ! » Tout le monde rit de son enthousiasme ; nombre d’entre eux étaient natifs de Halbo et y avaient grandi : presque aucun, à part Katla, ne visitait la cité pour la première fois. Ils avaient vu le Troll cent fois et plus. C’était une étape, un point de repère, un vieux morceau terni d’histoire ancienne. Mais Katla était transportée auprès des foyers d’antan et entendait les contes de son père sur l’ancienne guerre, celle d’avant la guerre où il avait lui-même combattu, celle où son grand-père à lui avait été tué. Ces temps-là, et leurs artefacts, avaient acquis un statut quasi légendaire pour Katla. Alors que les autres femmes de leur ferme couvraient leurs oreilles de leurs mains en gémissant devant les récits sanglants d’Aran Aranson, Katla avait été ravie. Elle regarda de nouveau la grande coque noire. Ainsi, c’était là le vaisseau sur lequel le grand-père de Ravn, le roi Sten, avait survécu à la bataille de la Baie Cornue, grâce à son pur talent, à son audace et à sa supériorité de navigateur ; il avait échappé à une douzaine de navires eyrains capturés par l’ennemi, désormais équipés de mercenaires et d’esclaves sous commandement istrien. Le Troll était déjà une antiquité à ce moment-là, mais Sten y avait travaillé toute sa vie et il en connaissait la moindre vibration de gouvernail, chaque degré de tension des cordages et des voiles. Assuré donc de bien connaître son navire, et son territoire, il avait choisi un parcours périlleux en plein milieu des Chiennes, cette rangée traîtresse de récifs qui s’ouvraient telles des mâchoires de requin au large de la côte orientale. Huit des vaisseaux ennemis, certains de la victoire, lui avaient foncé dessus ; six d’entre eux avaient fait naufrage sur les rochers invisibles. Les six rescapés, au milieu du chaos, avaient changé de route et perdu le vent. Le temps de le retrouver, et le Troll avait disparu, évanoui dans le labyrinthe des îles, vers le nord. Sten avait rejoint sa flotte à l’ouest de Pointe-au-Loup, puis il avait fait demi-tour pour attaquer les Istriens dans leurs vaisseaux d’emprunt. Une courte bataille, car l’ennemi était inférieur en nombre et désemparé dans ces eaux traîtresses. Forcés de choisir entre les Chiennes et la merci du roi nordique, nombre d’Istriens avaient commis l’erreur de choisir cette dernière. Car même si Sten avait ordonné de recueillir les survivants et de les ramener à Halbo, il n’avait libéré que les esclaves, qui en avaient pleuré de gratitude. Nombre d’entre eux étaient restés en Eyra, car il n’y avait rien pour eux dans le Sud ; ils s’étaient engagés comme travailleurs dans des fermes ou des maisons nobles, jusqu’à pouvoir acquérir un morceau de terre. Beaucoup s’étaient embarqués pour les îles orientales, où la terre ne coûtait pas grand-chose, ce qui expliquait la prépondérance de gens aux cheveux noirs, et l’attitude légèrement dédaigneuse des riches Eyrains à l’égard des gens de l’Est. Les mercenaires, Sten les avait embauchés à son propre service, car il appréciait les bons combattants et n’entretenait aucune illusion quant à la loyauté ou au patriotisme. Mais les Istriens, il les avait fait pendre et écarteler sur les quais mêmes qu’ils avaient eu l’intention de piller – pour en faire catapulter ensuite les morceaux à travers la ville basse. « Un message pour les autres », avait-il déclaré, des paroles fameuses, à l’unique Istrien épargné – un grand garçon dégingandé aux cheveux noirs, natif de Forent, qui avait sagement évité de s’identifier comme l’héritier du seigneur de cette cité. Et tandis que le récit se jouait jusqu’à sa conclusion dans sa tête, une autre pensée frappa Katla : elle avait rencontré le fils de cet homme à la Grande Foire. Rui Finco, Seigneur de Forent, avait présidé à son procès, l’avait déclarée coupable, l’avait condamnée au bûcher. Pour écarter le mauvais sort, elle dessina de la main l’ancre, le signe de Sur, puis elle se concentra sur la ville qui s’ouvrait devant eux. Enfin, la barque s’échoua sur la plage de cailloutis en contrebas du quai. L’équipage sauta sur la grève ; le sol était bizarrement stable et immobile sous leurs pieds. Ils tirèrent le bateau au-dessus de la ligne des hautes eaux. Le temps pour eux de se repérer, Katla et Halli se retrouvèrent seuls, le reste des marins s’étant dispersé comme un brouillard dans la nuit de leur ville natale. « On devrait essayer de trouver une auberge », dit Halli, toujours raisonnable. Mais les yeux de Katla étincelaient. « Comment peux-tu seulement penser à dormir ? Il y a une ville entière à explorer ! » Elle gravit à la course les marches étroites qui menaient aux quais et jeta autour d’elle un regard ravi, même s’il n’y avait pas grand-chose à voir à part la panoplie habituelle à ce genre de lieu – des tarpaulines tendues sur des sacs de grain, des tonneaux et des coffres en piles branlantes, des casiers et des filets en train de sécher, des chariots, des traîneaux, des enclos à bestiaux. Et, derrière, un amas de bicoques où l’on se livrait à tous les artisanats de la mer : cordeliers, faiseurs de voiles et de filets, calfateurs. Encore plus loin, une autre Halbo leur faisait signe : Katla pouvait en sentir la présence louche dans l’air : une odeur de fumée, de bière et de sperme. « Viens ! » Elle saisit le bras de son frère et prit un tournant en le traînant derrière elle jusqu’à un endroit marqué par un morceau détrempé de corde sur un poteau, le nom indiqué par des nœuds selon la tradition eyraine : Ruelle de l’Œil-de-Poisson. La première taverne qu’ils rencontrèrent offrait le splendide spectacle de deux hommes en train de vomir sur la porte. Katla les observa avec intérêt, mais Halli s’empressa de la pousser plus loin. Il avait déjà visité Halbo. Le Corniaud du Maître d’Équipage n’était pas la sorte d’établissement où l’on emmenait sa sœur, même une sœur aussi mal élevée que Katla ; d’un autre côté, il était difficile d’en trouver un où il l’aurait pu… Plus loin dans la ruelle, ils dépassèrent un groupe de femmes portant des culottes ouvertes par-devant, et un corset bizarrement raide qui faisait déborder leurs seins pâles comme une offrande pour des mains avides. Katla eut un large sourire devant leur accoutrement. « Monte avec moi, petit », lança la plus vieille du groupe, avec le lourd et rude accent du continent oriental. Elle entrouvrit le tissu de ses pantalons pour mieux exposer sa marchandise. « Je t’apprendrai un ou deux nouveaux petits tours. As-tu essayé “la Rose d’Elda” ? C’est ce qu’ils veulent tous en ce moment. Garanti de te faire venir avant que ton copain puisse compter sa monnaie. » Elle adressa une grimace suggestive à Halli. « Je pourrais même te le faire gratis, puisque tu es si joli garçon, si ton compagnon paie pour la Rose… » Katla, se demandant pourquoi on paierait plus cher pour une rencontre plus brève, et curieuse de savoir ce qu’impliquait « la Rose », commença d’ouvrir la bouche, mais Halli lui donna une brusque poussée dans le dos. « Nous venons d’arriver, dames, lança-t-il par-dessus son épaule, et nous aurons besoin de nous sustenter généreusement avant d’avoir la force de rendre justice à vos talents. » Katla haussa un sourcil. Étrange de voir son frère si réservé aussi sûr de lui. « Je prendrai la Rose ! » Le cri s’était élevé derrière eux. Katla se retourna pour voir une troupe bigarrée arriver dans la Ruelle de l’Œil-de-Poisson, conduite par une petite figure rondouillarde vêtue d’un justaucorps de cuir raide. Derrière se trouvait un grand homme émacié doté d’une seule main, équipé en guerrier des pieds à la tête, puis un autre bien laid affublé d’une calotte et d’une expression lugubre et, fermant la marche, une femme à l’aspect redoutable, la tête rasée et la bouche pleine de dents effilées. Près d’elle marchait un géant dont la longue épée cognait contre la jambe. « Des mercenaires, murmura Halli. — Mais oui, je sais », répliqua joyeusement Katla. Joz ! Hé, Joz Patte-d’Ours ! » Elle agita les mains en sifflant. Le colosse s’arrêta net. Il plissa les yeux, puis se tourna vers la femme qu’il accompagnait. « Eh bien, Mam : regarde ce que la marée a apporté. C’est Katla Aransen, par Sur ! » La femme s’avança à grandes enjambées jusqu’à entrer dans la lumière de la torchère près de la porte du bordel. Les prostituées lui jetèrent un seul regard et d’un commun accord déménagèrent leur commerce plus loin dans la rue. « On te croyait morte », grogna Mam, en examinant Katla avec soupçon. « T’avais l’air morte la dernière fois qu’on t’a vue, dit le petit homme en lui souriant, les yeux levés vers elle. Étalée sur la rive comme une truite à demi calcinée, t’étais, et les cheveux tout grillés. — Les poissons ont pas de cheveux, fit remarquer l’homme qui portait une calotte, avec une imperturbable logique. — Elle en avait plus non plus, Katla Aransen… — Ta gueule, Gueule-de-Chien. » Joz Patte-d’Ours écarta le petit homme et enveloppa Katla dans une étreinte qui justifiait son nom. « Je suis contente que tu sois vivante, fillette. » Il recula d’un pas en tapotant l’épée à son côté. « La meilleure lame que j’aie jamais eue, celle-là. J’ai bien envie d’une dague pour aller avec. » Katla eut un sourire ravi : « Ah, le Dragon de Wen. » C’était en vérité la meilleure lame qu’elle eût jamais forgée, exception faite de l’épée au pommeau de cornaline désormais entre les mains de Tam Renard. Et grand bien lui fasse ! songea-t-elle. « Ce serait un plaisir, Joz. » Mam jeta un coup d’œil à l’épée, avec un petit rictus : « M’a coûté une fortune, ça. Porte malheur, je dirais. » Il était difficile de penser que le Dragon de Wen avait fait perdre une fortune. Au pire, on pouvait la vendre pour une bonne somme. « Malheur ? » demanda-t-elle. Mam éclata de rire ; la lumière qui venait de la torchère conférait un aspect sanglant et lugubre à ses dents en pointe. « Ton gentil petit frère a emprunté cette beauté et s’en est servi pour embrocher le constructeur de bateaux. » Katla fronça les sourcils. Comment Fent avait mis la main sur le Dragon pour commettre cet acte, elle n’en avait pas idée, pas plus de la raison pour laquelle la mort de Finn Larson aurait été une telle perte pour une troupe de mercenaires. « Le roi nous avait promis un des bateaux de Larson, expliqua Joz comme s’il avait lu dans ses pensées. On s’était dit qu’on partirait en mer à notre propre compte, au lieu d’être au service d’encore un autre riche bâtard, pour chercher notre propre fortune. Y a un petit problème maintenant qu’il est mort. — Mais tu as encore l’argent de… commença le petit homme nommé Gueule-de-Chien, pour s’interrompre avec une exclamation étranglée quand celui qui était vêtu comme un guerrier lui lança un coup de pied. — Pas besoin de ça, Tête-de-Nœud. Je pensais juste à ce coffre de pièces qu’on a trouvé dans sa ten… — Ouais, eh bien, les prix de Danson ont crevé le plafond depuis la mort du vieux Larson », dit Mam avec dureté. Katla resta silencieuse, ce qui ne lui ressemblait pas. Elle se prit à penser à ce coffre de pièces, se demandant s’il pouvait contenir l’argent que son père avait volé à ses fils pour le porter à Finn Larson et lui commander un brise-glace – une telle obsession, ce bateau, qu’il avait même accepté d’ajouter sa propre fille au marché ! Des nœuds dans des nœuds, songea-t-elle, les sourcils froncés. « Ces pièces… », commença-t-elle. Mais Halli, conscient de la réputation de ces gens aux manières apparemment si aimables, et témoin de leur considérable violence à la Grande Foire, s’interposa pour changer rapidement de sujet : « Puisque mon frère vous a semble-t-il coûté une fortune, le moins que je puisse faire c’est de vous offrir une bière en guise de petite réparation. » Mam fit une horrifiante grimace : « Ça prendra plus de bières que tu n’en as jamais vu, petit ours, pour te gagner ma faveur. Mais c’est un début, je suppose. » * * * La taverne La Jambe de l’Ennemi arborait une enseigne grossièrement peinte et un menu extérieur sur lequel toute une série de vieilles cordes effilochées avaient été nouées en de multiples et complexes arrangements. Halli, Katla et les mercenaires examinèrent avec intérêt les inventives indications mal nouées mêlées à des erreurs non intentionnelles encore plus nombreuses. Œil de Berger semblait un plat à éviter, mais : « Bière de Hareng-Fumé, dit Doc, en claquant des lèvres avec appréciation, « deux sous le flacon. Ça m’ira. — Je sais pas comment tu peux boire ça, observa l’homme laid. Ça goûte aussi mauvais que son nom. De la pisse de poisson. — Un peu salé, concéda Doc, mais tu sais, Tête-de-Nœud, ça me rappelle chez moi. Ça goûte… eh bien, je dirais “authentique” mais je devrais t’expliquer ce que ça veut dire. Alors, je me contenterai de “sacrément bon”. » L’homme laid envoya un coup de poing amical à Doc, qui l’évita habilement, de sorte que le poing de Tête-de-Nœud frappa le sommet du crâne de Gueule-de-Chien avec un bruit sourd. Dans la confusion subséquente, Katla se glissa dans l’auberge avant les autres. À l’intérieur, la salle avait un plafond bas, sombre et enveloppé d’une fumée si âcre qu’elle sentit ses yeux brûler. L’endroit était bondé, même à cette heure tardive. Incapable de regarder ses pieds à cause de la presse, Katla pouvait les sentir écraser à chaque pas des copeaux de bois. Une vraie ville de marins et de constructeurs de bateaux, songea-t-elle avec approbation. C’était en évidence partout où elle portait son regard : des tables et des sièges faits de vieux coffres de marins, un recoin qui était un morceau de barque retourné, et où quatre hommes jouaient bruyamment aux osselets, aux murs d’antiques figures de proue recouvertes d’une pellicule noire et graisseuse par la fumée des lampes et de la cuisine ; des bières nommées « Ancrage Profond » et « La Double du Pêcheur », « L’Épine du Marlin » et « La Vieille Eau de Fond de Cale ». Katla espéra que ce dernier nom avait été décerné par un plaisantin et n’était pas une description exacte. Elle en commanda un flacon, en dépit des efforts de Halli pour lui offrir un petit verre de vin blanc, qu’il considérait de toute évidence comme plus convenable pour sa cadette. « La Vieille Eau de Fond de Cale » se trouva être une bière noire et souple, avec un arrière-goût amer qui pouvait mariner des noix et probablement la langue du buveur qui en consommait trop longtemps. Mais Katla l’engloutit à grandes rasades en laissant l’essentiel de la conversation à Halli. « Vous êtes arrivés direct avec Tam Renard, alors ? » demanda Mam tout à trac. Halli acquiesça. Aucune raison de le nier, puisque aucun autre bateau de les avait suivis. « Pa nous a envoyés chercher de l’approvisionnement, dit-il, véridique mais laconique, et comme Le Loup des Neiges repartait… — Comment vous allez revenir, alors, je me le demande ? » Mam inclinait la tête d’un air interrogateur. « Aux dernières nouvelles, Aran avait un knarr en parfait état pour aller chercher lui-même le nécessaire. — Il est à réparer », intervint vivement Katla, sachant que son flegmatique de frère n’était pas des plus rapides lorsqu’il s’agissait de mentir. « C’est Le Don de Fulmar. — Un bon nom, ça », gloussa Tête-de-Nœud. Joz Patte-d’Ours eut un large sourire. Gueule-de-Chien regarda fixement Tête-de-Nœud, puis Katla et finalement Mam, le front plissé de perplexité. « Hein ? » Tête-de-Nœud fit tout un spectacle de se rengorger profondément, puis cracha sur la table. « Le don de Fulmar, dit-il, ravi, en désignant le crachat luisant, c’est ce qu’ils font, tu vois, les fulmars. » Gueule-de-Chien eut l’air peiné. « Vois pas ce qu’y a de drôle, marmonna-t-il. Ni pourquoi vous insultez votre bateau avec ça. — Ils sont comme ça, les gens d’Ostenave, dit Joz avec un clin d’œil à Katla. Z’ont un drôle de sens de l’humour. — Ouais, vous embrochent aussi vite qu’ils vous regardent », fit sombrement Mam. Elle se tourna vers Katla. « Tu ressembles beaucoup à ton frère au poil de renard, remarqua-t-elle. — On le dit souvent. — Il n’est pas avec vous, alors ? — Non, il est resté sur l’île. » Une vision de Fent se débattant entre ses liens, dans la grange, les yeux exorbités, jaillit de manière irrésistible dans son esprit. Elle baissa la tête pour dissimuler un sourire involontaire, mais Mam le vit quand même et ses yeux se plissèrent. « J’ai entendu dire que la troupe de Tam Renard donne un spectacle au mariage du roi, à la mi-lune, dans deux nuits, et que Le Loup repartira le même soir, intervint Tête-de-Nœud dans le silence qui était tombé. On en parlait cet après-midi sur le Quai du Rat. — Mais nous ne savions pas si les vents seraient favorables ni quand nous arriverions, dit Halli, déconcerté. Comment auraient-ils pu le savoir ? — Un message est arrivé du bateau, un des jolis pigeons de Tam. » Katla fronça les sourcils. Elle n’avait vu aucun pigeon à bord du Loup des Neiges. Mais juste avant le crépuscule, elle avait eu la surprise de voir un corbeau se poser sur la vergue, juste à gauche de la tête de mât. Cela lui avait paru bizarre, car les corbeaux n’étaient pas des oiseaux marins, mais elle avait été tellement distraite par l’appel de la terre qu’elle n’y avait guère pensé sur le coup. « Pas qu’on nous accueillerait bien, nous », dit l’homme à la calotte appelé Doc, en foudroyant Gueule-de-Chien du regard. « Pas après qu’on a essayé de compenser notre perte. — Y faisait noir, non ? plaida le petit homme. Comment je pouvais savoir que c’était le bateau de Ravn ? » Katla, incrédule, jeta un regard circulaire sur les membres de la troupe. « Vous avez essayé de voler Le Corbeau de Sur sous le nez du roi ? » Gueule-de-Chien haussa les épaules. « Y se ressemblent tous pour moi, et Tête-de-Nœud a pas aidé beaucoup. » Le grand homme éclata de rire : « On a levé l’ancre, avec quelques solides gars de Farèm aux rames. Mais avec Gueule-de-Chien d’un côté et moi de l’autre avec une seule main, tout ce qu’on a réussi à faire, c’est frapper un autre gros bateau et tourner en rond ! — Encore heureux que le roi ait d’autres préoccupations, hein ? déclara âprement Mam. Il a pensé que c’était une bonne blague, mais Passorage n’est pas stupide. Il a dit à la garde de nous avoir à l’œil, et qu’on ne devait pas nous laisser entrer dans le château ou nous laisser près des bateaux, sous aucun prétexte. » Elle s’illumina. « Quand même, on peut trouver des tas de divertissements loin des riches. Pourquoi toi et ton frère vous ne viendriez pas passer la soirée de la mi-lune avec nous, qu’on vous fasse faire le grand tour, hein ? » Elle avait un sourire démoniaque. Katla vit la panique qui brillait soudain dans les yeux noirs de Halli. « On a des parents à visiter », expliqua-t-elle habilement. Elle leva les yeux au ciel pour souligner l’ennui d’une telle obligation. « Notre tante à aller saluer, avec sans doute toute une morne soirée à l’écouter se plaindre de ses mains douloureuses et de ses genoux enflés. » Mam grimaça. « La vie est plus facile quand on est mercenaire. Les gars sont ma famille, ici. Je paie leurs gages et ils couvrent mes arrières. Il y a plus de confiance et d’honneur entre nous que dans n’importe quelle famille de ma connaissance. » La conversation se porta alors sur les anciennes campagnes et missions entreprises par la troupe. Katla fut surprise d’être un peu choquée d’apprendre que Mam, Gueule-de-Chien et Joz avaient participé à la bataille du Port de Hédéra, où son propre père avait failli perdre la vie – mais du côté ennemi. « Pourquoi se battre gratis ? dit Joz. Surtout que les Istriens payaient bien. — Vous n’éprouvez pas de loyauté envers votre propre contrée ? » insista Katla, en se sentant quand même un peu naïve. Mam se mit à rire. « Tout ce que j’ai jamais eu d’Eyra, c’est la petite vérole et la nécessité de me trouver des armes dès mon âge le plus tendre. » Elle fit claquer de manière inquiétante ses dents effilées. « Je n’aime pas les rois, que ce soit le vieux Renard Gris ou cet idiot de jeune corbeau. Ils s’imaginent tous qu’ils peuvent vous persuader de leur obéir, ou vous y forcer, même quand c’est clairement contre votre propre intérêt. Les Istriens sont des bâtards visqueux, mais au moins assez réalistes pour savoir qu’un travail valant d’être bien fait est un travail qui mérite salaire. Je prendrai n’importe quand de l’argent istrien à la place de promesses eyraines. » Présenté ainsi, sans famille à défendre et rien qui méritât le nom de foyer, l’argument de la mercenaire semblait difficile à contredire. « Et puis, dit Joz, ce que nous paient les Istriens revient à des gens comme toi quand on achète des épées. » Il tapota le Dragon de Wen. « Oui, dit Halli à mi-voix, et souvent aussi avec assez de sang sur l’épée. » 4. La Malédiction Saro était déjà éveillé lorsque le soleil se leva le jour suivant. Il l’était depuis des heures. De fait, il était assez sûr de ne pas avoir dormi du tout, car ce qui l’attendait semblait n’avoir pas cessé de lui tourner dans la tête, le laissant dans un vertige d’appréhension. Il s’habilla comme en transe, notant brièvement, avec irritation, l’absence de sa dague de ceinture sur la chaise près du lit – il devait l’avoir laissée dans la cuisine, même s’il ne s’en souvenait pas – et il enfila ses bottes. À l’étage inférieur, Tanto était étalé dans son lit comme un gros ver dans son cocon. Ses yeux luisaient. Lui aussi était éveillé depuis un moment, anticipant l’exquise vengeance qu’il allait exercer sur son frère bien-aimé. Tout ce qui lui était arrivé était la faute de Saro : si Saro n’avait pas porté les gains de la course à cette petite putain nomade, il aurait été à présent maître de sa propre maison. Un seigneur, avec son propre château et une belle épouse à lui toute dévouée. Il n’aurait pas été estropié, il aurait été admiré, oui, tous ces imbéciles qui se croyaient meilleurs que lui l’auraient admiré – Fortran Dystra et Ordono Qaran, par exemple, avec tout leur argent et leurs terres, et leur bel avenir bien simple de privilégiés, qui s’étendait devant eux aussi lisse, aussi éclatant et aussi infini que la surface du lac de Jétra. Il les haïssait tous. Mais il haïssait Saro plus encore. Il fit un grand effort et bougea un peu dans le lit jusqu’à ce qu’il sentît venir un mouvement d’entrailles. * * * La puanteur était suffocante. Saro resta quelques instants penché sur son frère, serrant et desserrant les poings, en luttant contre la nausée qui menaçait. Tanto avait les yeux bien fermés, son souffle était calme et régulier. L’ombre d’un sourire jouait aux commissures de ses lèvres. Il semblait drapé d’innocence, plongé dans un rêve de temps meilleurs. Si l’on faisait exception de la veine qui pulsait à sa tempe et de ses joues empourprées par l’effort. Saro resta encore un long moment à l’observer d’un œil soupçonneux, attendant de voir si son frère bougerait ou se trahirait de quelque façon. Puis, les dents serrées, il se rendit dans le couloir, fit chauffer de l’eau sur le poêle dans la petite buanderie qui se trouvait là, et rapporta des serviettes et un pot d’étain muni d’un couvercle. Quand il revint dans la chambre, Favio Vingo se trouvait auprès du lit, les yeux baissés sur la forme endormie de son fils aîné. Il avait le menton noirci de barbe, et il était enveloppé d’une robe de chambre rouge toute tachée, retenue par un cordon bleu effrangé. Sa tête chauve luisait dans la lueur qui tombait de l’unique fenêtre de la chambre. Il se laissait rarement voir ainsi, car il était d’ordinaire soigné de sa personne. Il se rasait tous les matins et dissimulait sa calvitie sous un turban. C’était une indication du peu d’intérêt qu’il portait maintenant à tout ce qui n’était pas la fierté du clan Vingo, laquelle gisait dans son lit, aussi incontinente qu’un vieillard gâteux. À l’entrée de Saro, Favio se redressa en écartant vivement sa main de son nez. Il avait les yeux humides. À cause de la puanteur, songea Saro, peu charitable, ou du chagrin ? Le regard de Favio passa sur ce que Saro portait, en s’attardant quelques instants, déconcerté, sur le pot d’étain, puis il releva la tête et adressa un regard foudroyant à son fils. « C’est toi que je blâme pour tout ceci, dit-il d’une voix enrouée par l’émotion. Peu importe ce que tu fais, peu importent tes efforts, tu ne seras jamais le dixième de Tanto. Ne t’imagine pas pouvoir jamais le remplacer dans mon cœur ou dans ces murs. » Et sur ce, il sortit en bousculant Saro au passage, le laissant à sa tâche peu enviable. Saro vacilla dans le sillage du mépris paternel. Il s’était cru habitué à cette peine mais, même si ce genre de tirades revenait à intervalles réguliers, il n’avait jamais développé la capacité de s’endurcir le cœur contre elles. Il se redressa puis, se mettant à la tâche, il repoussa les draps, en reculant devant la puanteur qui le frappait de nouveau. Brusquement, l’invalide s’assit dans le lit, avec un affreux sourire grimaçant, les yeux étincelant de malice. Saro se redressa, horrifié. « Tu sais que je ne t’ai rien fait, Tanto, dit-il à voix basse, en tendant le pot d’étain et en reculant devant ce regard noir et luisant. Je ne comprends pas pourquoi tu essaies de me punir pour la mésaventure qui t’a terrassé. — Mésaventure ! » Tanto éclata d’un rire bruyant et amer. Il repoussa si férocement le pot d’étain que celui-ci échappa aux doigts de Saro et retomba avec fracas sur les carreaux. « C’est une malchance, un petit incident infortuné qui m’ont rendu ainsi, hein ? Une petite plaisanterie de notre bien-aimée Dame Falla la Miséricordieuse, hein ? Les Destinées qui se sont trompées de fil ? Je ne crois pas, frérot… » De ses doigts soudain semblables à des serres, il agrippa le bras de Saro. Peau contre peau, étreint par la violente malveillance de son frère, Saro en ressentit l’impact avec une force sans merci. Il se retrouva paralysé comme sur un rivage nocturne balayé vague après vague, des vagues aussi noires que la minuit, bouillonnant de déjections et de monstres tentaculaires, de requins à dents de scie et de serpents venimeux, des vagues qui s’empilaient à l’horizon, prêtes à l’emporter, à l’aspirer dans leur courant et à le clouer impuissant dans les profondeurs marines, pour y être assailli par toutes ces horreurs écrasantes. Puis la première vague l’engloutit. Vision d’une note écrite de sa propre main, appuyée à des piles inégales de pièces de monnaie ; un mouvement brouillé par la vitesse, puis le saccage de sa chambre présenté avec une précision hallucinatoire ; le contenu d’un encrier jeté sur une pile de dessous bien pliés et sur ses chaussons favoris en peau de biche, le tissu et la peau qui absorbent le liquide avec une lente avidité ; quelque chose d’argenté à demi visible sous un oreiller d’un blanc neigeux, un bras vêtu de violet qui se tend, une main – brune, tannée par le soleil, musclée : celle de Tanto – qui agrippe l’arme, les doigts qui se referment sur le pommeau. Un mélange de haine et de furie qui l’envahit, remplacé par un triomphe meurtrier. Je le tuerai. Je prendrai cette dague et… La lame qui plonge. Des plumes, des plumes partout. Avait-on tué un oiseau ? Saro ne comprenait pas. Les doigts de Tanto lui agrippaient toujours le bras, le meurtrissaient sans se desserrer. La scène changea, perdant de sa familiarité, et il en fut désorienté. Une paire de ridicules souliers violets à bouts relevés à la mode eyraine, écrasant un sol noir et cendreux : la Grande Foire sur sa plaine volcanique, alors. Ombres de lune et lueurs de brasiers. Un autel de la Déesse, qu’on renverse d’un coup de pied, avec une allégresse maligne. La terre cuite brisée qui s’éparpille en ricochant, puis l’odeur soudaine de carthame, aromatique et enivrante. Puis il est devant une tente illuminée de l’intérieur par des torchères, il peut voir les contours de deux silhouettes féminines, l’une voilée, le profil de l’autre clairement dessiné : Sélène Issian. Un flot brûlant de désir, suivi par l’écho d’une voix dans sa tête, des citations du Lai d’Alesto, la lueur d’une bougie qui joue sur la lame corroyée d’une dague… Et puis tout ce qu’il peut voir, c’est du sang. Du sang partout, flottant dans l’air en gouttes minuscules, comme si le temps avait presque ralenti jusqu’à s’arrêter. Du sang sur la lame de la dague, un éclat malsain sur ses mains. Du sang qui jaillit en un grand flot sombre d’un châle doré… Quelque chose se convulsa alors en Saro. Il recula en titubant, les mains sur la tête, et son bras échappa à la prise de Tanto. Mais le contact avait beau être interrompu, des images rémanentes se chassaient encore sous son crâne. Il se concentra en essayant de leur conférer un sens. La note manuscrite et la furie qu’elle devait avoir suscitée, il les comprenait très bien : c’était la note qu’il avait écrite à son frère pour l’avertir qu’il portait sa moitié des gains à Guaya, comme ils en étaient convenus, du moins l’avait-il cru – il n’aurait jamais dû se fier à Tanto pour avoir le moindre sens de l’honneur, surtout quand il s’agissait de payer le prix du sang à une Vagabonde. Les plumes, l’autel, le parfum de carthame, toutes ces images étaient trop aléatoires pour former un tout cohérent. L’esprit de Saro ne cessait de revenir à la dague. Il la retournait encore et encore en pensée, en voyait le travail caractéristique des nœuds sur le pommeau, la lame à l’élégant motif corroyé. Une lame eyraine, il en était certain. C’était sûrement celle qu’elle lui avait donnée, elle, Katla, Katla château fort… Le seul souvenir de Katla, sa compétence, sa bonne humeur, sa beauté de faucon, lui rendirent la lucidité désirée. Oui, c’était bien la dague qu’il avait cachée sous son oreiller, et qui avait disparu. Mais Tanto avait prétendu avoir été poignardé alors qu’il essayait de défendre la fille du sire Issian contre des raiders eyrains. Il devait l’avoir volée dans la chambre de Saro. Cela expliquait les plumes, l’oreiller poignardé avec furie… puis la randonnée, car ces souliers étaient indubitablement ceux de Tanto, nul autre n’aurait eu un goût aussi vulgaire pour ce qui était de se chausser. Il était allé à la tente où se trouvaient les deux femmes. Qui devait sûrement être le pavillon de Sélène Issian, mais il n’y avait eu aucun signe de raiders eyrains, absolument aucune perturbation avant… Un horrible et soudain élan de certitude lui fit rouvrir les yeux. « Par la Déesse, Tanto, qu’as-tu fait ? » Son frère le regarda avec perplexité. « Par la Déesse, Saro, de quoi parles-tu ? — C’était toi ! Quand tu m’as touché, j’ai vu… » Il s’interrompit brusquement, mais il était déjà trop tard. Il vit changer l’expression de Tanto ; mais non pour devenir de la culpabilité ou du remords, comme il l’aurait cru, ou même la crainte d’être découvert : une expression de totale et calculatrice avidité. « Je le savais ! » L’intonation était triomphante. « Tu peux voir dans mon esprit ! Quand je te touche, tu lis mes pensées ! Tu as toujours été si perceptif, si gentil, un petite lavette blanche comme neige, toujours si aimable avec les esclaves, si doux avec les animaux, et ils ne te mordaient jamais, toi, hein ? Oh, non, ils me mordaient, moi. Parce que tu percevais leur esprit et que tu les poussais à me mordre ! » Sa main jaillit de nouveau pour saisir le poignet de Saro. Il regarda avec délices son frère se tordre pour lui échapper en grimaçant, comme frappé d’une profonde douleur. La haine étincela de nouveau dans les trous noirs de ses yeux. « Pendant des années j’ai pensé que tu ne pouvais pas vraiment être mon frère. Toi, un mioche aussi misérable, aussi timide, aussi dépourvu de caractère, mon frère ? Quelle pensée ridicule ! Mère doit avoir couché avec un vendeur de charmes pour t’engendrer pendant que Père était parti à la guerre, et tu as été souillé par cette union interdite, touché par je ne sais quelle dégoûtante magie mentale… Voyons si ma théorie tient le coup, hein ? Voyons si ta petite âme sans tache et si vertueuse peut lire ces pensées-ci, hein ? » Ses traits se tordirent dans une expression de malicieuse dépravation. Puis il ferma les yeux comme pour évoquer ses meilleurs souvenirs. Un torrent d’images jaillit dans l’esprit de Saro, même s’il essayait de le bloquer, de se dégager de l’étreinte de son frère, trop puissante, trop dure pour un tel invalide, sûrement ? Une jolie petite esclave, son sabatka déchiré tombé autour des chevilles, tandis qu’elle essaie de repousser ses avances, ses mains qui le frappent aussi futilement que des ailes de pigeon, jusqu’à ce qu’il la saisisse brutalement, lui cassant presque le bras, pour la courber sur la table, la table de la salle à manger, et l’esclave est la pauvre petite Sani, qui est morte l’année précédente en crachant le sang, voit Saro avec un désespoir impuissant – et puis il lui ouvre les jambes, il lui enfonce la main dans le sexe jusqu’à ce qu’elle crie de douleur… Dans l’orangeraie, un petit esclave à genoux, qui crie des paroles incohérentes dans une des langues gutturales des collines, jusqu’à ce que, excité par la terreur et le dégoût du garçon, il lui agrippe les cheveux et lui renverse la tête en arrière tandis que de l’autre main il libère son pénis… Des yeux bruns aux longs cils, un éclair de défi dans le regard. Des seins blancs gonflés, marbrés de pâles veines bleues qui lui remplissent les mains. Un visage de femme, humide de larmes, qui supplie, qui implore de façon si plaisante qu’il en désire la battre encore. Un ventre rond et blanc, distendu par une grossesse de six mois… son enfant, son premier bâtard ! La résignation morne sur le visage meurtri de la putain à laquelle il revient toujours, car il paie bien le tenancier du bordel pour ses pratiques inhabituelles. L’esclave qui expire à ses pieds dans un flot écarlate, Sélène Issian qui lève les yeux vers lui avec cette bouche, rose, aux lèvres pleines, ouvertes en un O parfait de stupeur. Son épouse – son épouse ! Ou elle le sera bientôt. Car que pourraient dire sire Issian ou son père pour refuser le mariage une fois que la marchandise aura été gâtée, que la dot ait été payée ou pas ? Cette petite camisole qu’elle porte, si mince : sûrement pour l’exciter ? Il peut voir les lunes pâles de ses seins, les aréoles aussi sombre que des yeux qui lui rendent son regard à travers le tissu transparent. Il suffit d’un moment pour l’arracher, et il y a tout le reste, doux et docile, les seins exactement comme il les aime, bien mûrs, bien ronds, et juste un peu lourds, le ventre plat prêt à servir de réceptacle à sa semence, et en dessous la place qu’aucun autre homme n’a touchée, elle est à lui, à lui, il la possédera maintenant, maintenant ! Il sent la résistance de la membrane vierge, lubrifiée par ses propres sécrétions, il la sent se déchirer sous la puissance et la force de son énorme érection, et elle le laisse pénétrer, consentante, consentante, bien sûr… et ensuite, l’excitante montée du plaisir tandis qu’il laboure encore et encore ce champ virginal et il sent les doigts de la fille qui lui agrippent le dos, ses ongles qui lui déchirent la peau dans l’intensité de son propre désir, et alors, c’est la merveilleuse explosion. Les mains de Tanto lâchèrent son frère juste avant le fatal moment suivant. Cela, il ne voulait pas y penser encore, encore moins le partager avec Saro. En tout cas, il avait peine à croire que c’était arrivé, que cette femme, sa bien-aimée, son épouse future… Non, sûrement c’étaient les autres qui avaient pris sa propre dague et l’en avaient poignardé, il s’en était presque convaincu désormais, il pouvait presque voir leur visage. « Monstre ! » Libéré du contact de son frère, Saro avait reculé jusqu’au mur, loin des mains crochues. Il se tenait pantelant, le visage empourpré. Il se sentait souillé par la scène à laquelle il venait d’assister. Il avait bien eu conscience auparavant des qualités moins qu’honorables de Tanto, il avait vu de ses propres yeux la sournoiserie, la tricherie, le mensonge, la cruauté aléatoire envers les chats et les chiens de la villa, la brutalité délibérée à l’égard des chevaux, la façon dont il battait les serviteurs, au point de rendre le pauvre petit Deno aveugle d’un œil. Et il avait entendu Tanto se vanter de ses escapades avec des femmes, mais il avait refusé d’y prêter attention, écartant ces prétentions comme, au mieux, des vantardises creuses, et au pire comme les fantaisies de Tanto, ce qu’il aurait aimé faire s’il en avait eu l’occasion. Connaître la pleine étendue de la dépravation de son frère était à vomir. En réponse, Tanto se contenta de sourire largement. Il désigna quelque chose sous la ceinture de Saro. « Pas tellement une lavette après tout, à ce que je vois. Je peux peut-être t’appeler “frère”, après tout. » En baissant les yeux, Saro fut horrifié de voir que, envahi par les pensées malsaines de Tanto, son corps l’avait trahi, car une érection tendait le tissu de sa tunique. Avec un cri de désespoir, il se précipita hors de la chambre et dans la cruelle lumière de la cour. * * * Avec une malice satisfaite, Tanto écouta son frère vomir avec bruit dans les soucis plantés sous la fenêtre. Ça lui apprendra, se dit-il. S’il croit qu’il est si parfait et moi si contre-nature ! Le bruit du vomissement ne cessait pas. Tanto rejeta le couvre-lit, fit basculer ses grosses jambes molles au bas du lit. Il y mit son poids avec prudence, puis se souleva. Les carreaux étaient froids sous ses pieds. Il prit les linges rejetés par Saro et nettoya le plus gros de ses excréments sur sa peau et sur le drap, puis s’essuya lui-même de son mieux, avec une grimace devant l’odeur, et le contact visqueux. Puis, en sueur et tremblant sous l’effort, il tituba jusqu’à la fenêtre pour jeter un coup d’œil. Saro était de l’autre côté de la cour, appuyé contre un mur. Chaque ligne de son corps clamait la défaite et le désespoir : épaules affaissées, tête basse, mains ouvertes sur la pierre chaude de soleil comme si c’était tout ce qui le tenait debout. Tanto sourit par-devers lui. La matinée était des plus satisfaisantes jusqu’à présent, la meilleure depuis des mois. S’être arrangé pour pousser son père à ordonner lui-même à Saro de s’occuper de lui dans les pires aspects de sa condition avait été délicieux en soi, mais ce nouveau développement surpassait ses espoirs : il se trouvait maintenant en mesure de rendre Saro complètement fou par l’entremise de ce lien de torture et de peur, plutôt que par l’horreur journalière de devoir le nettoyer et satisfaire à tous ses besoins et à tous ses caprices. Bien sûr, il pouvait également demander à Saro de se livrer aux petites tâches agréables. Avec très peu d’efforts de sa part – comme il le préférait –, il pouvait veiller à ce que l’existence de son frère devînt absolument misérable ; et le temps que Saro parte comme soldat – un soldat ! La simple idée de Saro essayant de commander à des troupes dans une bataille, ou même de brandir une arme, était d’une merveilleuse absurdité –, il serait fou comme une guêpe de fin d’été qui a perdu son aiguillon et voit son univers se perdre dans un brouillard. Saro mourrait dans le premier engagement, il tomberait probablement sur sa propre épée, la Déesse en soit louée ! Tout en s’assurant que son frère ne revenait pas encore vers la maison, Tanto tira de sous la pile d’oreillers le poignard qu’il avait dérobé le jour précédent – de ses propres mains – dans la chambre de Saro. Il ne conviendrait pas qu’Illustria le trouvât lorsqu’elle viendrait s’occuper de lui ; cela faisait son affaire d’être considéré par tout le monde comme un malade affaibli. Le poignard était lourd dans sa main. Se meurtrir la poitrine avec le pommeau lui avait fait bien mal sur le coup, mais l’investissement avait été bien plus rentable que prévu. Être à même de blesser l’esprit de Saro était tellement satisfaisant que cela l’emportait de loin sur sa propre souffrance physique. Il se glissa ensuite vers la porte et passa la tête dans l’embrasure. Personne en vue. Son père et l’oncle Fabel devaient participer aux rituels religieux du matin, agenouillés sur leur tapis de prière comme les imbéciles superstitieux qu’ils étaient. Les femmes, eh bien, elles n’oseraient sûrement pas rapporter ses mouvements même si elles l’épiaient : elles avaient appris à leurs dépens ce qui leur arriverait si elles le contrariaient. En s’appuyant sur le mur, il longea le couloir avec une rapidité remarquable chez un invalide, puis il gravit les marches à quatre pattes, tel un énorme cafard. * * * Tandis que le soleil plongeait à l’ouest, Saro se dit qu’il vivait la pire journée de toute son existence, et ce n’était vraiment pas peu dire. Après être retourné dans la chambre de son frère pour nettoyer le lit, il avait changé les draps et avait été forcé de les laver à la main. Et tandis que les serviteurs apportaient à Tanto des draps propres et un petit déjeuner digne d’un seigneur, il avait été envoyé, lui, sur le terrain d’exercice avec un pain de la veille et ce qu’il pourrait trouver de fruits en route, pour s’y faire battre et couvrir de bleus, ostensiblement pour sa lenteur et sa maladresse, par le capitaine Galo Bastido. « Le Bâtard », comme on l’appelait couramment parmi les jeunes gens dont il avait fait des semblants d’escrimeurs en les fouettant et en les battant, était en temps de guerre l’officier qui commandait l’armée régulière d’Altéa. Mais ces temps-ci, même avec la menace du conflit qui planait sur leur tête tel un de ces nuages en forme d’enclume qui couvaient des orages, il était seulement le contremaître des propriétés des Vingo, responsable des humbles cohortes d’hommes des collines et d’esclaves qui travaillaient dans les champs et les vergers. Un autre, Santio Casta, détenait la position plus valorisée d’intendant, et c’était à Casta que Bastido devait répondre de son propre travail, ce qu’il voyait comme une humiliation considérable car Casta avait été l’un de ses subordonnés au cours du dernier conflit avec le Nord. Rien de tout cela ne contribuait à faire de Bastido un homme agréable, nonobstant sa tendance naturelle à la brutalité physique et mentale, son arrogance, et sa peau aussi épaisse que celle d’un sanglier, toutes qualités qui lui avaient bien servi pendant sa carrière militaire. La tâche humiliante de travailler la terre avec des esclaves et de la racaille qui parlait à peine l’istrien mais grognait une langue incompréhensible l’avait encore renforcé dans son total mépris des besoins d’autrui, sauf lorsqu’on était clairement souffrant. Un cri brusque, un gémissement bas, des yeux qui larmoyaient et une grimace d’agonie, voilà le genre de réactions qu’il comprenait, et les provoquer à l’entraînement semblait produire des résultats rapides et efficaces. Il paraissait avoir été mis d’excellente humeur par la perspective de consacrer ses brutales attentions au fils cadet et moins aimé de son patron, et chaque fois que Saro tombait face contre terre d’épuisement, ou sous le choc de la grosse épée d’entraînement du Bâtard, celui-ci beuglait de rire. « Traite-le durement, ton père m’a dit », avait-il allègrement confié à Saro, en le regardant de toute sa hauteur après l’avoir jeté à terre pour la troisième fois de la matinée. Même s’il avait une tête de moins que lui, il était deux fois plus large, et aussi nerveux que du mouton séché. « “Il est paresseux, contrariant et fort peu doué pour l’épée. Fais-en un homme, il a dit, un soldat dont les Vingo pourront être fiers.” Et c’est exactement ce qu’on me paie pour faire. » Et ainsi, chaque pouce de la peau couvert, semblait-il, d’écorchures à vif et de meurtrissures, chaque fibre de chaque muscle pulsant de douleur, Saro se traîna dans l’escalier jusqu’à sa chambre, conscient du fait qu’une fois tombé dans son lit, il plongerait dans un sommeil si profond et si bienvenu qu’il n’aurait sans doute aucune chance de descendre aux cuisines pour un repas chaud, et que s’il ne le faisait pas, il avait encore moins de chances de supporter les tendres attentions du Bâtard le jour suivant. Mais en cet instant, il ne pouvait trouver en lui une miette d’énergie ou de volonté qui lui permît autre chose que s’effondrer dans l’intimité de sa chambre. Il n’était pas plus attentif qu’un chien battu, pas plus intelligent qu’un loup blessé retournant à son repaire. Demain, c’était demain. Avec un peu de chance, il ne survivrait pas jusque-là. Il poussa de l’épaule la lourde porte, en suivit le mouvement pour entrer en titubant, en tombant presque, dans la chambre. Il réussit à se débarrasser de ses bottes et se débattit avec sa tunique poussiéreuse. Bras et tête encore prisonniers de l’encolure et des manches, il se laissa aller à la renverse sur le lit. Son cerveau épuisé nota une présence dure et froide sous les muscles endoloris de son dos. En se retournant, il ôta la tunique et la jeta sur la chaise proche du lit. Sa main droite se referma sur un objet familier. Il alla le chercher pour l’examiner. Dans la lumière déclinante du jour, il constata qu’il tenait sa propre dague de ceinture, celle qu’il avait été incapable de trouver le matin même. La poignée en était puante et tachée d’excréments. Avec un frisson de répulsion, il la laissa retomber à terre où elle demeura, avec son éclat assourdi, la lame aussi rouge que le soleil couchant, comme si elle avait été trempée dans du sang. Et il sut, avec une certitude instinctive, soudaine et féroce, où elle s’était trouvée pendant qu’elle avait disparu, et comment elle était revenue là. Il ne dormit pas de la nuit. 5. Le constructeur de bateaux du Roi Pour leur première nuit dans la cité royale, ils dormirent dans le grenier de la maison d’un fabricant de flèches avec qui les mercenaires faisaient affaire. Quand Katla demanda quel genre d’affaires, Gueule-de-Chien grimaça comme un idiot en lui adressant un affreux sourire, et Halli secoua la tête. Katla s’abstint de questionner davantage. Le lendemain matin, ils prirent congé des mercenaires et se mirent en route vers le chantier naval de Mortèn Danson pour lui apporter l’invitation « royale » de Tam au spectacle – pas une ordinaire corde à nœuds, mais un beau parchemin de peau de chèvre portant une inscription soigneusement calligraphiée à l’encre de la main même de Tam. Pour plus d’authenticité, Katla avait revêtu une tunique à carreaux verts et rouges empruntée dans ce but précis à Silva Main-Légère, l’une des acrobates, avant de quitter le navire. Halli semblait des plus mal à l’aise, boudiné dans un ridicule habit vert et or dont l’aspect criard était en partie compensé par un grand manteau d’un gris sobre sur lequel le Loup des Neiges et son ennemi le Serpent étaient dessinés à beaux petits points de soie rouge. Malgré sa surprise devant les talents de scribe de Tam Renard, Katla avait été encore plus stupéfaite de découvrir qu’il avait brodé lui-même ce manteau. Il était difficile d’imaginer ces grandes mains poilues occupées à autre chose qu’à manier des couteaux, carguer une voile ou tripoter des femmes, à plus forte raison quelque chose d’aussi délicat et de traditionnellement féminin que de la broderie. Mais le chef des bateleurs ne s’était pas irrité de la voir éclater de rire. « Être bateleur ne consiste pas seulement en des jeux et du plaisir, avait-il dit. On est tout le temps en voyage. Cela peut devenir très ennuyeux, surtout quand un petit seigneur décide de vous faire attendre un jour ou trois pendant qu’il chasse un dragon mythique ou fornique avec sa dernière conquête. Et puis, nous n’avons pas les moyens d’entretenir une couturière, un cuisinier ou une lavandière, alors nous devons tous mettre la main à la pâte. Nous fabriquons et entretenons nous-mêmes tous nos costumes, les hommes comme les femmes. Ma troupe doit être aussi habile avec une aiguille qu’elle l’est avec des bâtons, des boules et des poignards. » Katla dut admettre que le travail des habits empruntés était bien supérieur à celui de leurs propres vêtements. Si elle avait dû fabriquer ses propres costumes, l’assistance aurait sûrement été bien plus divertie que prévu ! La première demi-heure de marche dans la cité de Halbo avait été un divertissement en soi pour Katla. Elle ne pouvait retenir ses exclamations à chaque coin de rue : « Regarde, Halli, des fenêtres en verre ! Regarde cette femme, elle a les cheveux pourpres ! Oh, c’est un chapeau… Quel genre de personne vit dans une maison pareille ? Pourquoi y a-t-il des barres sur la porte et des clous dans le mur ? C’est quoi, ces marques comme du goudron brûlé ? Oh, c’est du goudron brûlé… Ça date de la guerre ? Mais pourquoi un seigneur eyrain combattrait-il son roi ? Pour une femme ? Sûrement pas ! » Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Halli la menaçât de l’assommer et de la laisser quelque part dans un fossé pour y être découverte par un mendiant. Puis, à l’approche des faubourgs de la cité, ils avaient vu une véritable cavalcade qui trottait vers eux à belle allure, des cavaliers pourvus de beaux manteaux et de casques étincelants, leurs longs cheveux nattés, des rubans aux couleurs vives noués dans la barbe, avec des pennons flottant au bout de lances qui brillaient comme si elles n’avaient jamais servi. Des femmes épiaient depuis des chariots couverts tirés par les solides poneys des îles nordiques dont les crinières et les queues tressées avaient été ornées de rubans. Un des chariots transportait un groupe de filles hilares qui brossaient mutuellement leurs longues chevelures ; il passa si près de Katla et de Halli qu’ils durent s’écarter d’un bond. Mais quand Katla sauta de nouveau sur la route, en brandissant des poings furieux, Halli lui saisit les bras. « Non ! » Elle lui jeta un regard incrédule. « Ils auraient pu nous tuer… » Elle se tut. Le visage de Halli était pâle et tendu, ses yeux assombris par une émotion indéchiffrable. « Qu’est-ce qu’il y a ? Que se passe-t-il ? » Mais il se contenta de secouer la tête et se remit à marcher, sans dire un mot de plus jusqu’au chantier naval, le front baissé, empreint de sévères pensées. * * * Le chantier de Mortèn Danson était encerclé par les bras d’une large lagune, de l’autre côté de laquelle les collines de l’estuaire s’élevaient dans le vaste ciel bleu. Ce panorama devait avoir été autrefois l’un des plus beaux des îles nordiques, car il aurait alors été recouvert à perte de vue de forêts, de chênes, de frênes et de pins, et l’eau claire de l’estuaire aurait reflété maintes nuances de vert, les montagnes sombres et déchiquetées, les nuages qui filaient dans l’éclatant et profond ciel du Nord. À présent, on ne voyait même pas des souches, car on avait tondu les hautes terres et les forêts avaient été remplacées par un dense lacis de bruyère, de ronces et d’airelles, ou par des tapis noircis de racines calcinées. Il en résultait un paysage désolé de peu d’utilité pour les humains ou les animaux. Dans la plaine alluviale en contrebas, des édifices branlants avaient colonisé les espaces dégagés – appentis de planches usées, toits d’étain rouillés, structures de pierres couvertes de gazon, cabanes en rondins, entrepôts, abris temporaires faits de peaux tendues sur des poteaux : une ville à l’aspect misérable. Les coques d’une centaine de navires à des étapes diverses de leur construction apparaissaient dans ce chaos, carcasses et étraves dressées comme autant de squelettes de baleines massacrées. On avait l’impression qu’une grande bataille navale avait eu lieu des millénaires auparavant et que les eaux avaient baissé, laissant derrière elles, en guise d’avertissement, les restes des vaincus. Dans la lagune, des embarcations s’éparpillaient dans le plus grand désordre, la plupart immobiles, d’autres se frayant lentement un chemin sinueux entre les dizaines de pontons amarrés, de barges et de radeaux de troncs flottants. De toute évidence, toute la région avait été vidée de ses arbres sur des milles alentour, et la demande pour de nouveaux vaisseaux avait dû obliger Mortèn Danson à s’approvisionner encore plus loin. Les troncs les plus longs devaient sûrement venir de la plantation sacrée du Grand Tumulus, car les arbres coupés et débarrassés de leurs branches pour procurer tout ce bois devaient avoir autrefois atteint des hauteurs de plus de cent pieds, antiques géants maintenant abattus. Un petit affluent de la rivière qui débouchait dans l’extrémité sud de la lagune avait été détourné de son cours, lequel était maintenant abandonné, marqué seulement par une ligne de végétation plus sombre, et un lit de galets à sec où poussaient haut les mauvaises herbes. Des hommes couraient du ruisseau aux appentis et aux ateliers où l’on gauchissait les planches à la vapeur, avec de gros seaux de cuir débordant de cette eau détournée, et de tels panaches s’élevaient de ces édifices dans l’air de la vallée que, vu à distance, ce qui occupait celle-ci semblait moins des bateaux que des nuages : des fabriques de climat comme seul Sur devait pouvoir en disposer. Katla et Halli descendirent la route menant à cette industrieuse cuvette, les yeux écarquillés. Même Halli, qui avait davantage voyagé que Katla, s’étant rendu à Ness et à Beautemps, et même une fois, après la Grande Foire, aussi loin qu’Ixta au nord de l’Istrie, n’avait jamais vu une telle évidence de la volonté délibérément exercée par les humains sur le monde naturel. « C’est extraordinaire, souffla-t-il, en balayant du regard la grande bande d’activité en contrebas. — C’est horrible, dit Katla. Je crois que je ne prendrai plus jamais la mer. — D’ici coule la vie même d’Eyra, sœurette. Ou comment pourrions-nous être maîtres des océans ? Crois-tu que notre grand-père a fabriqué Le Don de Fulmar dans ses moments de loisir, avec un canif et deux ou trois branches de nos chênes favoris ? » Katla eut une moue attristée devant cette raillerie. « Je ne sais pas. C’est seulement que… » Elle écarta les mains pour englober le panorama. « Il n’y a rien qui soit… rendu. » Elle fronça les sourcils. « Je ne puis expliquer. C’est tellement lugubre. » Elle se tut, désorientée. Quand elle travaillait ses métaux, à la forge, elle pouvait sentir la puissance d’Elda qui jaillissait de la chaleur pour la traverser et retourner à la terre. C’était une sorte de bénédiction, un marché avec le monde. Mais cela… « Puis-je vous aider ? » L’homme qui venait de s’adresser à eux était de petite taille, richement vêtu. Glabre à la façon du Sud, avec une fine moustache bien proprement taillée pour révéler des lèvres minces au dessin sinueux. Mâchoires et pommettes étaient mises en valeur par la coupe de ses cheveux. Un col coupé au rasoir et bordé d’une coûteuse brocarde, tout à fait déplacé dans cet environnement, une chemise d’une blancheur si improbablement parfaite, sous la tunique, qu’elle devait avoir été mise le jour même. Katla n’avait jamais vu un homme qui se présentât avec un tel effort délibéré de précision et d’élégance. Mais sa voix trahissait son origine : l’Est, les lointaines et pauvres îles orientales, un accent atonal et rude qui attendait encore d’atteindre au même degré de perfection que le reste de l’individu. « Nous sommes venus voir Mortèn Danson, le propriétaire de ce chantier », dit Halli. L’homme l’examina des pieds à la tête, puis se tourna vers Katla. Elle sentit son regard s’appesantir sur ses cheveux ravagés, son vêtement extravagant, ses petits seins. « Il vient de plus en plus de mendiants et autres ruffians pour quémander du travail, soupira l’homme. Nous avons ici assez d’ouvriers aussi ignorants que des porcs sans avoir encore besoin de chercher des gens comme vous. Allez ailleurs avec vos costumes bigarrés et votre chapardage, et bonne journée. » Il pivota sur ses talons. Halli ouvrit la bouche pour répliquer, mais Katla le devança : « Laisse, frérot, dit-elle assez fort pour être entendue de la silhouette qui s’éloignait. Si ce gentilhomme désire nous empêcher de présenter à Mortèn Danson une invitation du roi, ça le regarde. Je suis sûre qu’on ne remarquera pas l’absence d’un simple constructeur de bateaux parmi une telle auguste foule de nobles et de personnages influents. » Le petit homme se retourna dans une envolée de soieries : « Une invitation ? Pour moi ? Du roi, vous dites ? » Ainsi ce coq prétentieux était Mortèn Danson en personne. Un brusque désarroi traversa Katla. Comment un imbécile d’une arrogance aussi outrecuidante pouvait-il être le meilleur constructeur de bateaux eyrain ? Ses mains aussi pâles et lisses que celles d’une dame semblaient ne jamais avoir tenu un outil – du moins pas pour le métier de charpentier – depuis des décennies. C’était absurde. Halli tira de son sac le rouleau de parchemin retenu par un ruban de soie. Il le tendit à l’artisan qui s’en saisit avec avidité, faisant courir ses longs doigts sur le rouleau comme dans un paroxysme d’excitation. Puis il le déroula d’une main tremblante. Katla vit ses yeux parcourir de haut en bas des signes qui ne lui étaient pas familiers et ses sourcils se froncer de consternation. Il ne sait pas lire, pensa-t-elle, ravie. Ce message ne signifie rien pour lui. Il repassera, pour l’ignorance des porcs ! Elle émit une toux délicate et reprit adroitement le parchemin au constructeur de bateaux. « Tu sais qu’on nous a instruits de présenter l’invitation selon les us et coutumes, frérot, dit-elle à Halli en lui tendant le rouleau. Ce n’est pas très poli de s’attendre à ce qu’un gentilhomme lise par lui-même… » Le visage de Halli prit une expression d’une soigneuse neutralité, mais elle pouvait sentir qu’il réfléchissait furieusement. « Ah oui », dit-il presque sans hésitation. Il tint le parchemin devant lui à bout de bras. « Le roi, Sire Ravn, fils d’Ashar, fils de Sten des Îles du Nord, requiert au château de Halbo la présence de son constructeur de bateaux le plus loyal et le plus estimé, Mortèn Danson, pendant la nuit de la Demi-Lune, à un divertissement offert par les illustres bateleurs du grand Tam Renard, pour célébrer son mariage à la belle Rose, reine de son cœur. — Un divertissement ? La nuit prochaine ? Au château de Halbo ? La troupe de Tam Renard ? Une invitation personnelle du roi Ravn ? » Le constructeur de bateaux avait les yeux brillants. « Vous êtes invité à assister au banquet, et à jouir de l’hospitalité du roi pendant la nuit, dans les quartiers des invités », conclut Halli d’une voix forte. Il enroula derechef le parchemin pour l’offrir à Danson qui le lui prit avec avidité. « Eh bien, eh bien, mais quel plaisir, mais quelle charmante perspective ! Et que devrai-je porter pour une telle occasion ? » Il jeta un regard à Halli, se détourna de nouveau. « Mais à quoi pensais-je donc, poser une telle question à un messager ? À plus forte raison un messager qu’on dirait avoir été habillé dans le noir avec les habits d’un autre… » Katla adressa une grimace à son frère : « Là, il te tient », formulèrent ses lèvres en silence. Halli l’ignora : « On nous a aussi demandé d’inspecter le chantier et de rapporter à notre maître les merveilles que vous accomplissez ici », ajouta-t-il. En évitant avec soin de trop préciser qui était leur « maître ». Que le constructeur croie donc qu’ils étaient au service du roi et non du chef des bateleurs, s’il était assez arrogant pour s’imaginer que Ravn lui enverrait une invitation personnelle. La supercherie était couronnée de succès. Katla pouvait voir l’homme se rengorger. « Bien sûr, bien sûr. Suivez-moi. » La visite fut des plus sommaires, et accompagnée d’un tel torrent de complaisant verbiage qu’à la fin Katla se sentait prête à assommer l’artisan sur-le-champ pour épargner le problème aux autres la nuit suivante. On avait commandé à Mortèn Danson trois brise-glace, il était en train de faire fondre le fer nécessaire à un quatrième, avait abattu tous les grands chênes des îles orientales, y compris ceux du bosquet sacré de Ness – « … car on raconte que la guerre s’en vient, vous savez, avait-il dit en hochant la tête de haut en bas comme un rouge-gorge qui a aperçu un ver, et c’est celui qui possède le bois qui fait des affaires. » Il était également passé au travers de la plantation du Tumulus, et employait non seulement son propre contremaître, Orm Nez-Plat – un maître artisan du plus bel ordre – mais aussi l’homme de Finn Larson, Gar Fintson. Tout Eyrain désireux de se voir construire un vaisseau de haute mer serait forcé de venir cogner à la porte de Mortèn Danson, et de prendre la file. Il devrait également payer ses tarifs exorbitants. « Il n’y a plus tellement de concurrence, maintenant, avait dit le déplaisant petit homme avec un sourire en coin, après la mort de Larson, avec le reste du clan Belle-Eau qui fabrique des barques et des knarrs grossiers en coupant ce qui lui reste de bois. Pas étonnant qu’ils en soient réduits à vendre leur plus belle vache. » Katla avait vu le visage de Halli s’assombrir à ces paroles, une expression aussi orageuse que celle de leur père dans ses pires colères. Ils se firent montrer les contremaîtres, ainsi que le maître artisan qui était capable, à l’œil nu, de mettre les planches en forme à la vapeur. Et le riveteur, et le raboteur. Ils s’assurèrent que, compte tenu du nombre de commandes urgentes à remplir, tous vivaient sur le site ou dans les environs. Les faiseurs de voiles et les cordeliers, ils en avaient bien assez dans les îles occidentales, inutile d’en soudoyer ou d’en enlever ici. Ils notèrent l’emplacement du meilleur cœur de bois et du meilleur chêne pour l’étrave. Il serait hasardeux de manœuvrer deux barges à travers les obstacles du lagon pour se rendre dans l’estuaire, mais les barges étaient de bonne taille, les autres bateaux minuscules en comparaison, et le problème serait davantage la vitesse que la manoeuvrabilité. Katla n’enviait pas cette tâche à son frère. D’un autre côté, elle anticipait avec plaisir de plonger le constructeur dans l’inconscience et de l’emporter sur Le Loup des Neiges avec aussi peu de délicatesse que possible. * * * Le jour suivant se leva sur de mauvais augures. La lumière rouge du soleil ourlait les nuages d’un liseré enflammé. Puis, quelques instants plus tard, le ciel entier devint aussi sombre qu’au crépuscule, et un double éclair transperça les ténèbres. Avec un grondement assourdi, les cieux se fendirent pour laisser dégringoler un torrent d’eau. Abattue, Katla contempla la grisaille, les pierres glissantes de pluie, les rues boueuses et les caniveaux encombrés de détritus. Pour la première fois depuis qu’elle s’était glissée à bord du navire des bateleurs, elle aurait voulu être chez elle à Tomberoc, où les tempêtes sur la mer ressemblaient davantage à un grand théâtre des dieux, et où la pluie servait surtout à éclaircir le ciel, à verdir les champs et à nettoyer les fientes d’oiseaux de ses voies favorites d’ascension. Près d’elle, enveloppé de deux vieux sacs de farine, Halli grommela des paroles inaudibles, se retourna sur le côté et se remit à ronfler. Il avait mal dormi, et en conséquence Katla aussi, car elle avait dû à plusieurs reprises lui donner des coups de coude pour le faire taire. Le nom de Jenna avait été répété huit fois au cours de ces marmonnements nocturnes. Katla le savait : elle avait compté. Elle inséra un pied glacé sous les sacs et le plaça fermement sur le ventre chaud de son frère. Halli s’assit avec un ronflement plus sonore que les autres. « Qu’est-ce que… — Il est temps de laisser tes beaux rêves, dit-elle avec sévérité. Tu as un raid à mener, et je dois apprendre quelques culbutes. — Elle sera là. Cette nuit. Je ne la verrai même pas. » Katla le regarda fixement. « Mais de quoi donc veux-tu parler ? — Jenna. » Halli avait le visage blafard, mais c’était peut-être la lumière ambiante. « Comment sais-tu qu’elle sera là ? — Je l’ai vue hier, qui arrivait à cheval avec les autres. » Katla se rappela la bruyante procession de chariots qui était passée près d’eux la veille, venue de l’est – le groupe de filles gloussantes, les longs cheveux blonds – et se sentit stupide. « Oh, Halli, le chariot qui a failli nous passer dessus… » Il hocha la tête. Elle voyait ses mâchoires serrées, le relief des tendons dans son cou. « Ce qu’a dit le constructeur, à propos du clan Belle-Eau… — Ils vendent leur plus belle vache à lait, termina-t-il avec amertume. On va l’offrir en mariage à un vieux serviteur estropié, c’est sûr. Ou à un petit seigneur gras qui joue des coudes pour obtenir faveur et statut, en pensant qu’il réussira mieux s’il épouse celle qui est arrivée en second après la putain nomade. » Katla fit une grimace. « Tu as intérêt à ne pas parler ainsi dans la cité royale, si tu veux conserver ta tête. — Ma sœur, la diplomate. » Halli eut un rire bref, puis se dirigea vers la fenêtre translucide, faite d’une membrane d’estomac de phoque ou de quelque chose du même ordre. Il jeta un regard dehors. « C’est une ombre que je vois là, ou un cochon volant ? — Un cochon volant, tout à fait », dit Katla en contemplant le ciel, les yeux plissés en une fausse concentration. Ils restèrent ainsi pendant quelques instants, silencieux, le regard perdu dans la course des nuages. Puis Halli demanda avec angoisse : « Que puis-je faire, Katla ? Pa me pousse d’un côté, mon cœur et ma conscience me poussent de l’autre… » Il se passa une main sur la figure. « Si je mets à exécution le plan de Pa, je serai à des milles le long de la côte, à voler des bateaux et du bois, tandis que Jenna se fera vendre sans un ami au monde pour la sauver. Elle sera perdue à jamais pour moi. » Katla ne savait que dire. Elle lui serra un peu le bras : « Tu l’aimes vraiment ? » Halli acquiesça. « Mais je crains qu’elle ne m’aime pas. » Katla eut un large sourire : « Jenna n’aime personne d’autre qu’elle-même, et même pas aussi bien qu’elle le devrait. Je la trouverai cette nuit, et je lui parlerai. Fais-moi confiance, frérot. » Elle prit appui sur le mur pour une maladroite culbute arrière et se retrouva par terre dans un grand désordre de bras et de jambes. De la paille dans les cheveux, une traînée de poussière sur la joue, on aurait dit qu’elle avait quatre ans. Halli ne put retenir un sourire. « Tu vas faire un bien joli et agile serpent cette nuit. Tu ferais mieux d’y aller. Tu as grand besoin de pratique ! » * * * Le temps pour Katla d’arriver aux écuries où les bateleurs étaient convenus de se retrouver pour leur répétition, elle était bel et bien en retard. Ce qui n’était pas tout à fait surprenant puisqu’elle s’était perdue et avait aggravé son erreur en décidant d’explorer la ville en contrebas du château, avait trouvé dans une ruelle tortueuse sous les murailles une boutique où l’on vendait des pâtés, ainsi qu’une coutellerie, avait mangé tout son soûl dans la première, et entamé dans la seconde une intéressante conversation sur le trempage des métaux. Les artistes de la troupe de Tam, en sueur après leurs premiers exercices, étaient rassemblés en petits groupes. Les hommes s’étaient en partie dévêtus, réduits à des pagnes de lin ou des culottes de cuir fin, tandis que les femmes avaient bandé étroitement leur poitrine et tressé leurs cheveux en de longues nattes. Ils la regardèrent tous fixement lorsqu’elle arriva en courant. Tam Renard, resplendissant dans son manteau de longs poils, la jaugea d’un regard posé qui évaluait chaque détail de son accoutrement et chaque pouce de chair, puis il fit signe à son adjoint, Urse Une-Oreille. « Attache ensemble son index et son majeur, ordonna-t-il au colosse, ça lui apprendra à être ponctuelle. » Il se retourna vers Katla. « Deux fois deux doigts, quatre heures après midi. La Grande Salle d’honneur. Si tu es en retard à ce moment-là, je dirai à Urse de te couper les doigts. » Il s’éloigna sans un regard en arrière. « Vous ne pouvez pas me traiter ainsi, lança Katla, furieuse, au dos qui s’éloignait. Pas avec mon père qui paie… » Elle le regretta aussitôt. Non seulement parce qu’elle avait ainsi l’air maussade d’une enfant gâtée, mais parce que c’était une stupide indiscrétion et que tout le monde s’était tu pour écouter. Tam Renard se retourna avec lenteur, la fixa d’un regard d’acier. « Ton père, ma chère, dit-il doucement, est un fou, et qui plus est, sans le sou. Je fais cela pour mes propres raisons, tu ferais mieux de t’en souvenir et de nouer ta langue trop bien pendue. » Urse tourna vers Katla son visage ravagé. Difficile de lire une expression dont il manquait la moitié. Un accident avec une hache, avait dit l’une des femmes. Une rencontre avec un ours des neiges, selon l’un des hommes. Mais si l’on avait insisté pour un commentaire, Katla aurait dit qu’il souriait, et d’une façon plutôt déplaisante. « Tends la main, fillette. » Katla était naturellement douée pour les culbutes. Elle en avait fait dans les îles depuis ses tout premiers pas. Mais avec le cuir qui lui entravait les doigts, il y fallait bien davantage de concentration, et la punition de Tam Renard revêtit bientôt un sens plus subtil. Urse avait attaché le cordon avec une série de nœuds de bouline et de demi-clefs de sorte que le bandage restait serré, inamovible, même sous le poids de tout son corps. Elle se mit à prendre conscience du sol sous ses paumes comme elle ne l’aurait jamais remarqué si elle avait bondi librement à sa façon ; elle pouvait sentir l’énergie vibrante qui jaillissait en un arc sans cesse renouvelé, et de plus en plus concentré, entre son corps et les dalles du sol. À la fin de la répétition, elle était épuisée, mais tout illuminée de la satisfaction d’avoir exercé autant de maîtrise sur son corps et si bien coordonné ses mouvements. C’était un enchaînement assez simple, à vrai dire : une simple roue, puis une série de sauts sur les mains et de culbutes, menacer un acteur qui jouait le dieu et tomber quand il la frappait avec une énorme ancre de paille ; ils interprétaient l’histoire de Sur et de sa rencontre avec le Serpent qui voulait engloutir le monde. Puis Bella, une autre acrobate, sortirait en courant des ombres avec son costume rayé et ses folles moustaches, jouant le Chat de Feu. À ce point, « Sur » sifflerait le Loup des Neiges qui jetterait le Chat de Feu dans l’assistance avant de combattre le Dragon de Wen. C’était une histoire enfantine, mais apparemment la préférée du roi. Au moins Katla n’avait-elle aucune réplique à délivrer. Elle accepta avec gratitude la gourde d’eau épicée que lui tendait Bella, en prit une grande rasade, puis se mit à défaire le cordon de cuir. C’était une tâche délicate, avec une seule main. Elle venait de dénouer le premier des nœuds lorsqu’elle se rendit subitement compte qu’il y avait davantage à leur arrangement : Urse y avait noué un message. Rendez-vous - une double-clef de chèvre repliée sur elle-même Fin - un simple nœud de grand-mère Répétition - un nœud compliqué dont le nom lui échappait J’ai - deux simples demi-clefs, renversées Plan - un nœud de bouline et un demi-huit Porte - une double bouline pour faire tenir le tout 3 Arbres - deux nœuds tordus et une demi-clef de chêne Katla jeta un regard autour d’elle. Elle était venue par un chemin oblique : la poterne, puis un itinéraire tortueux entre les dépendances. Aucune porte qui méritât ce nom. Tout en continuant de tripoter les nœuds, elle se leva pour s’éloigner peu à peu du groupe. Elle dépassa des hommes en grands manteaux, puis une troupe de femmes portant des paniers de pain sur la colline, en direction des cuisines royales. Nul ne lui prêtait attention. Elle contourna une mare où canards et oies s’ébattaient bruyamment, gravit la colline et se retrouva à contempler une file de chênes menant à une haute porte en bois. Avec un large sourire, elle descendit l’avenue en s’arrêtant au troisième chêne avant la porte. Il n’y avait personne. Par les couilles de Sur, jura-t-elle intérieurement. Elle fit le tour de l’arbre. Rien. Il devait avoir désespéré de son intelligence, et renoncé au rendez-vous. Elle ne pouvait guère l’en blâmer. Irritée contre elle-même, elle remonta à pas lents la file de chênes. « Hou-hou… » Bizarre, une chouette en plein jour. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Haut dans les branches du troisième chêne se tenait bel et bien Tam Renard, qui s’était rendu visible en laissant pendre ses longues jambes. Il inclina la tête de côté : « Monte, et assure-toi que personne ne te voie. » Elle jeta un regard circulaire sur les environs. Personne en vue. Le chêne était large, et les premières branches hors de portée. Elle n’avait pas l’habitude de monter aux arbres : dans les îles d’Ostenave, les seuls arbres capables de survivre aux longs hivers et aux vents à l’horizontale qui arrivaient en hurlant des banquises du nord-ouest étaient des bouleaux pas très hauts, des saules, quelques chênes et des frênes qui n’atteignaient jamais leur pleine croissance. Mais elle n’avait pas passé toute sa vie à escalader des rochers pour rien. À hauteur de poitrine il y avait une dépression dans le tronc, et au-dessus un renflement, là où une branche était tombée. Debout sur la plus haute des racines en étoile, Katla inséra un doigt de pied dans la dépression, attrapa la protubérance de la main droite et se hissa agilement plus haut. Elle pouvait maintenant atteindre la branche la plus basse. Ensuite, c’était facile. Un moment plus tard, elle était assise à califourchon sur une énorme branche noueuse, en face du chef des bateleurs. « Tout à fait comme une dame », remarqua-t-il en souriant de voir comme sa tunique s’était relevée jusqu’à la taille. Katla, qui ne s’était jamais beaucoup souciée de ce genre de convenances, tira fermement sur le tissu pour le rabattre. « Ce ne peut être un plan bien important si vous avez du temps à perdre à regarder sous ma tunique. — Comment pourrais-je le considérer comme du temps perdu ? » Ses dents étaient très blanches dans sa barbe. Et quand Katla lui lança un regard étincelant, il dit avec vivacité : « J’ai un rôle pour toi cette nuit et je crois qu’il te plaira. » * * * Katla était étalée sur le plancher, cherchant à reprendre son souffle. Flint Erson se tenait au-dessus d’elle, triomphante, dans ses robes déguenillées gris-de-mer et gris d’orage, avec sa grosse barbe noire de laine teinte. Son énorme ancre de paille s’abattit de nouveau. « Malédiction, souffla-t-elle en faisant dévier discrètement le coup, pas si fort ! » Mais la foule rugissait de rire, en sifflant et en tapant du pied, prenant visiblement plaisir au spectacle. Pas autant cependant que semblait le faire Flint Erson. Puis il y eut des ooh ! et des aaah ! tandis qu’apparaissait Bella, le Chat de Feu, dans un souple costume de peau de cheval peinte qui l’enserrait de manière à mettre au mieux en valeur ses principaux attraits. Des flammes montaient de la plante de ses pieds au sommet de son crâne, jouaient suggestivement sur ses cuisses et sa poitrine. Le Chat de Feu tomba à quatre pattes et se mit à ronronner. Elle s’enroula autour des jambes du dieu comme aucune femme ordinaire n’aurait dû en être capable. Les articulations de Bella se déboîtaient. Katla sourit. La foule était parfaitement distraite. Elle rampa rapidement à l’écart et retira sa tête de serpent, des peaux de saumon traitées et bien cousues. La chose avait remarquablement bien supporté les culbutes, se dit-elle en la retournant de tous côtés. Mais la puanteur était horrible. La première tâche avait été accomplie. Mais il n’était pas encore temps de mener à bien la suivante. Pour la première fois de la soirée, Katla fut à même de se détendre assez pour examiner la salle d’honneur : l’architecture monumentale de ses piliers sculptés qui s’élevaient à plus de cinquante pieds pour se joindre à l’éventail des poutres qui portaient le toit haut ; les tapisseries aux teintes fabuleuses qui décoraient les épais murs de pierre, dépeignant des scènes tirées des mythes ou de l’histoire – le roi Fent et les Trolls des Montagnes Noires, la bataille du Détroit aux Requins, Sur dans l’eau jusqu’à mi-poitrine dans l’Océan du Nord, faisant ricocher ses pierres pour créer les îles d’Eyra… Puis Katla concentra son attention sur les invités. C’était comme à l’Assemblée : tous les nobles eyrains affublés de leurs habits les plus criards et les plus dépourvus de goût, se bousculant les uns les autres pour se faire remarquer du roi. Ravn Asharson, qui avait laissé les Istriens la jeter au bûcher sans lever un doigt, sans dire un mot pour les en empêcher, n’avait d’yeux que pour la femme qu’il avait désormais officiellement prise pour épouse, et qui était la Reine du Nord. Assis sur son trône, il ne regardait pas le divertissement (dommage pour toutes ces répétitions, se dit Katla, contrariée), et il parlait à mi-voix à sa compagne, la main sur sa cuisse ; les longs doigts de la femme jouaient au revers de son poignet en une sorte de rythme hypnotique, comme on caresse un chat favori. Derrière le couple royal se tenait une femme à l’air austère, toute de noir vêtue, au nez aquilin et au maintien de la royauté eyraine. Elle ne regardait pas non plus le divertissement ; son regard était fixé, avec une répulsion non déguisée, sur la nouvelle reine d’Eyra. Dame Auda, comprit Katla. La mère du roi, veuve du Loup de la Nuit, le Seigneur de l’Ombre en personne, Ashar Stenson, maintenant remplacée comme première dame du royaume par la nomade assise devant elle, contemplait son fils unique ensorcelé. Pas étonnant qu’elle semble si amère, songea Katla : être forcée de céder le pas à une Vagabonde sans nom et sans héritage, et perdre non seulement son statut, mais aussi son fils… Les yeux de Katla revinrent à la nomade. C’était la première fois qu’elle avait l’occasion d’examiner la Rosa Eldi tout à loisir. Se faire brutaliser par une troupe de gardes de la Grande Foire en chemin vers le bûcher n’avait guère été propice à un examen attentif. Une créature bien étrange, songea Katla, habituée aux robustes femmes eyraines : si mince, si pâle, si délicate, elle aurait pu avoir été élevée toute sa vie sans nourriture dans une caverne de glace loin du soleil. Mais il y avait davantage. D’aucuns l’avaient décrite comme « blonde », « le teint clair » et « fragile », mais Katla avait vu des peaux d’ours blancs venues des régions les plus froides des îles nordiques, et elle avait été intriguée : examinés de près, les poils, à la lumière, s’avéraient non pas d’un pâle blanc jaunâtre comme on aurait pu s’y attendre en voyant les bêtes à distance (toujours la meilleure façon, car malgré leur démarche à la lenteur trompeuse, ils étaient connus pour leur vitesse et leur férocité, ainsi qu’Urse pouvait probablement en attester). Ils étaient plutôt aussi translucides qu’un glaçon emprisonnant un feu gelé. Et c’était ainsi que cette femme apparaissait à Katla : pâle, froide, belle, avec des traits finement ciselés, des membres souples et vibrant pourtant de quelque énergie invisible et périlleuse qui pouvait à tout moment briser ses liens trompeusement fragiles, jaillir dans la salle et y abattre tout le monde en un seul instant. Katla détourna les yeux, décontenancée par cette pensée soudaine, et ce faisant son regard fut attiré par une autre cascade de cheveux blonds, vraiment dorés, cette fois, et non point le vert d’un champ pas encore mûr comme la dernière fois où Katla avait vu son amie. Car, assise à quelques rangées du roi, entre un jeune homme maigrichon à la tunique violette et un vieillard à barbe grise vêtu d’un doublet trop rembourré, se tenait Jenna Finsen. Et à deux sièges d’elle le constructeur, Mortèn Danson. Parfait, pensa Katla : deux pierres d’un coup. Des applaudissements bruyants éclatèrent brusquement. Katla se retourna pour voir que, au milieu du cercle des acteurs, Sur venait de se défaire du Dragon de Wen avec un extravagant moulinet de son épée surdimensionnée, et Tam Renard était apparu pour prendre la parole. Il claqua dans ses mains en réclamant le silence. « Et maintenant, déclara-t-il, il est temps pour un miracle de muabilité, un mystère magique et désopilant d’alléchante supercherie, une fantasmagorie phénoménale, un triomphe de métamorphose, un véritable spectacle de transformation ! » La foule applaudit. On appréciait l’introduction volubile. Quatre acteurs apportèrent une tente de lourde fabrique rayée, tendue sur des perches flexibles, pour l’installer derrière Tam Renard, en l’arrangeant pour la placer exactement où il le fallait. La tente dépassait Tam d’une tête environ, et avait la largeur d’un homme de bonne taille, tout en étant d’un aspect étonnamment solide en dépit de ses composants légers. « J’ai besoin de deux volontaires, déclara Tam Renard. Un gentilhomme et quelqu’un du beau sexe. Ils entreront dans la tente magique et… eh bien, ce qu’ils y feront ne regarde qu’eux, bien entendu… » Cela provoqua nombre de commentaires grossiers et des sifflements. « Tout ce que je peux promettre, c’est que vous allez assister à l’art rare et ancien de la métamorphose ! Des volontaires ? » Une seule personne – Silva Main-Légère, assise entre le constructeur et le gros vieillard près de Jenna, prête à jouer son rôle. Tam Renard sourit : « N’y a-t-il pas de gentilhomme assez brave pour relever mon défi ? » C’était le signal pour Katla. La tête du Serpent bien enfoncée sur sa propre tête, elle arriva en culbutant des ombres, une sinueuse silhouette toute vêtue d’argent luisant, jusqu’au banc royal, où elle s’arrêta, un peu essoufflée, devant Ravn Asharson et sa nouvelle épouse. « Mon seigneur relèvera-t-il le défi ? » s’écria Tam Renard. La foule se tut, choquée de cette effronterie, mais presque aussitôt Katla s’était remise en mouvement avec un saut arrière qui l’amena juste en face de Mortèn Danson. Le constructeur la regarda fixement, frappé de stupeur, tandis qu’elle sautait sur la table et le prenait par le bras. Puis elle l’obligea à se lever, ignora la main tendue de Silva Main-Légère et poursuivit son chemin. « Que fais-tu ? » souffla Silva, mais Katla répliqua « Chut », et tendit la main à la fille du clan Belle-Eau. Jenna ouvrit la bouche pour protester, mais le Serpent baissa la tête et – elle en était certaine – lui adressa un clin d’œil par la fente ménagée dans les peaux de saumon. Dans le moment d’hésitation qui suivit, Katla agrippa son amie et la poussa avec le constructeur sur le plancher de bois. « Eh bien, déclara Tam avec un léger froncement de sourcils, il semble que le Serpent ait trouvé deux âmes braves pour l’accompagner dans son voyage à l’envers du monde. » La foule applaudit frénétiquement. Il était trop tard pour reculer. Mortèn Danson décida de faire contre mauvaise fortune bon cœur et se mit à sourire en agitant sa main libre, mais celle qu’avait emprisonnée Katla était moite de transpiration. Ça ne lui plaît pas du tout, songea-t-elle avec une joie maligne. Et la suite lui plaira encore moins… D’une voix forte, Tam Renard donna aux deux volontaires une leçon sur la bonne manière de se conduire quand ils seraient ensemble dans la tente (car la présence du Serpent ne pouvait qu’induire une plus grande tentation). Il feignit de regarder sous les robes de Jenna afin de s’assurer qu’elle portait des sous-vêtements solides, ce qui lui valut une tape sur la main, pendant que la jeune fille s’empourprait furieusement. La foule hilare rugit des encouragements au constructeur, qui semblait tout aussi embarrassé. Puis Katla les fit entrer dans la tente, en leur tenant les mains de toutes ses forces. Dans les brefs instants qui précédèrent le chaos, elle entendit les musiciens commencer, et le son de pieds qui dansaient en encerclant la tente. Puis le plancher se déroba sous eux, et ils tombèrent. Le son des flûtes et le martèlement des tambours dissimulèrent fort efficacement le glapissement outragé de Mortèn Danson et le grincement de la trappe, avant qu’Urse eût refermé son bras massif sur le constructeur pour le bâillonner avec une célérité et une dextérité impressionnantes. Katla se dégagea des balles de foin disposées là pour amortir leur chute et tira Jenna à l’écart pour permettre de se hisser par le trou aux deux bateleurs qui prenaient la place du constructeur et de ce qui aurait dû être Silva Main-Légère. Le remplaçant de Danson était un petit homme nerveux et chauve du nom de Lem, qui portait seulement une paire de bottes trop grandes pour lui et un pagne où avait été insérée une grosse saucisse. « Prête, mon joli brochet ? » Min Face-de-Morue, affublée d’une chemise légère très échancrée sur la poitrine et d’une perruque ridicule, souleva Lem, le hissa dans le trou, puis s’éleva elle-même avec une athlétique aisance. Alors qu’elle passait dans la trappe, Katla constata qu’elle s’était attaché des bandes de lin autour des mollets et des cuisses, pour tenir toute une armurerie de poignards de jet. Juste au cas où il y aurait des complications. « Par les mamelles de Feya, Katla, à quoi joues-tu ? » Jenna était écarlate. Elle semblait sur le point d’éclater en sanglots. « Exactement, dit Katla d’un air sombre, en ôtant d’un geste ample sa tête de serpent. C’est l’avorton maigrelet ou le vieux bouc que tu dois épouser ? » Jenna cligna des yeux. « Je le savais, dit-elle enfin. Je l’ai su quand tu m’as fait un clin d’œil, même si cela semblait complètement fou de penser que tu voyageais avec une troupe de bateleurs. » Elle y réfléchit un peu. « Ou pas tellement fou, de fait. — Alors ? Lequel ? — Le vieux bouc, avoua Jenna d’un ton dénué d’amusement. — Et tu le veux ? — Je n’ai pas le choix. Ils m’ont dit qu’il ne rentrait plus d’argent, que c’est un homme riche. — Halli t’aime toujours. » Jenna la regarda fixement. Puis elle se mit à pleurer. « Oh ! Katla, j’étais tellement malheureuse… » Au-dessus de leur tête, la musique s’arrêta. Puis il y eut le son de la tente qu’on enlevait et, après un moment de silence stupéfait, la foule se mit à crier de rire et à applaudir avec enthousiasme. Katla attrapa le bras de son amie. « Pas le temps de discuter. Tu viens avec nous, ou tu restes pour épouser le bouc ? » Un instant, la jeune fille blonde hésita. Puis elle hocha vigoureusement la tête : « Je viens avec vous. » Il y eut un peu de désordre derrière elles tandis qu’on roulait Mortèn Danson dans un tas de décors en tissu et qu’on le jetait dans un chariot bâché. Jenna eut l’air alarmé : « Il va bien ? — Une petite plaisanterie », dit Katla avec un grand sourire. « Il ira très bien. » Même s’il sera quelque peu enragé, songea-t-elle allègrement, lorsqu’il découvrira où il va. Et pourquoi. 6. Exilés Erno Hamson, silencieusement assis dans un coin de l’auberge, avait l’oreille aux aguets. Il était là depuis près de deux heures. C’était bien plus chaud et plus confortable que dehors à l’intérieur du Léopard et la Vulve – connu des marins et des travailleurs des docks, plus familièrement, comme Le Chat et le Con –, surtout dans l’abri plutôt rudimentaire qu’il avait fabriqué en retournant la barque grâce à laquelle il s’était échappé de la Plaine de Tombelune avec l’Istrienne : des branchages, du bois de flottage et une grande toile à voile qu’il avait réussi à voler dans un chantier à la tombée de la nuit précédente. Ils voyageaient depuis plusieurs semaines, errant de place en place, vivant de la terre et de la mer, sans autre sorte de projet. La jeune femme s’en plaignait beaucoup. Erno s’en moquait. Depuis la mort de Katla château fort, le monde était pour lui froid et vide : errer au hasard et vivre à la dure ne lui importait pas plus que de vivre dans un palais. Mais Le Léopard et la Vulve était certainement préférable à la petite plage de galets. Et, en dehors de tout le reste, cela voulait dire qu’il n’avait plus à écouter la voix susurrante et douce de la femme du Sud lorsqu’elle chantonnait les petits vers dépourvus de sens dont elle était si friande. Il avait d’abord pensé qu’il jaugeait mal la langue istrienne, en saisissant un mot et une phrase en étrange conjonction, quelque chose à propos d’une grenouille et d’une cuiller, ou d’un chat dans un puits, une araignée, du lait caillé et du petit-lait. Puis il avait compris qu’elle se fredonnait des comptines, des chansons qui avaient leur équivalent dans les îles nordiques, chez lui. Un instant, cela l’avait attristé pour la jeune fille, si loin des siens ; mais il commençait d’en être irrité, comme si c’était la façon qu’elle avait trouvée de s’isoler de leur situation, et de lui-même. À présent, après plus de trois lunes en compagnie de Sélène Issian, il pouvait pourtant converser assez bien dans la langue du Sud, même si, lorsqu’il s’aventurait dans des lieux publics comme le port de Hédéra, il devait prétendre qu’il venait des montagnes du Sud lointain, avec son accent bizarre, afin de ne pas attirer d’attention importune. Et tout ce qu’elle mangeait ! On pouvait à peine croire que quelqu’un d’aussi petit pût manger autant sans doubler de taille. Cela devenait une épreuve de voyager avec elle : quand il était assez chanceux pour avoir plus de pain qu’ils ne pouvaient en consommer en une journée, et le mettait de côté, il se réveillait pour le trouver envolé, avec le poisson séché et la rouelle de fromage qu’il avait sauvegardés pour des temps plus durs. Compte tenu de la nature désespérée de la situation de Sélène – une fugitive de la tant vantée « justice » istrienne pour avoir tué l’homme qui l’avait assaillie pendant la Grande Foire –, il se sentait lié par le devoir de rester avec elle, même si c’était à cause d’elle qu’on avait jeté sa bien-aimée Katla dans les flammes. Certains jours, il pouvait à peine supporter la vue de l’Istrienne. Et c’en était un, raison pour laquelle il se trouvait là, avec son capuchon relevé, les paupières baissées, en train de siroter un pot de bière éventée qu’il faisait durer depuis une heure. Il avait dépensé ses derniers sous avec la première chope, qu’il avait engloutie un peu trop vite pour la prudence, ou pour la savourer, mais quand il avait quitté l’auberge pour visiter les latrines, il avait trouvé un cantari dans la boue – perdu par un client trop ivre pour faire attention à sa bourse. Cela avait payé la deuxième chope, et en paierait deux autres – ou un peu de nourriture, si le bon sens l’emportait. Dans les deux cas, songeait-il, Sur devait lui sourire. Le Léopard et la Vulve était la première taverne istrienne où il avait réussi à trouver le courage d’entrer. Mais c’étaient les ressemblances entre les auberges de chez lui et celles de l’Empire du Sud qui l’étonnaient quand même le plus. C’était étroit, sombre, enfumé, il fallait crier sa commande pour se faire entendre, la bière était trop claire et coûtait plus qu’elle ne l’aurait dû. Mais malgré les grandes différences qui existaient entre les deux cultures, les tavernes étaient encore, semblait-il, les lieux où des hommes se réfugiaient pour échapper aux femmes, à leur morne travail, et aux responsabilités de leur foyer. Ils venaient pour boire, pour être en compagnie d’autres hommes et pour bavarder. Stupéfiant ce qu’on pouvait entendre dans ce genre d’endroit si l’on se tenait assez discrètement dans son coin sans se faire remarquer. Erno avait ainsi découvert nombre de faits, insignifiants ou intéressants. Par exemple, un certain Pico Lansing offrait des tarifs spéciaux à son bordel – Les Bras de la Vierge, à l’autre extrémité des docks – où l’on pouvait maintenant avoir deux filles pour dix cantari, et sans doute huit si on marchandait assez âprement, car les affaires marchaient fort mal à cause de l’augmentation de travail à la ferronnerie locale. Ou encore, le grand bonhomme à la tête chauve et luisante et au nez crochu qui se tenait près des tonneaux, morose, avec un grand verre d’araque rose, ce vil alcool à goût de fumée que les Istriens tenaient en si haute estime, avait bien du mal à réparer la demeure de ses parents sur la colline de Sestria, car il semblait impossible de mettre la main sur un charpentier, en le suppliant ou en le payant grassement, même alors qu’il pleuvait à seaux et que la pluie ruinait les meubles que son épouse avait à l’œil depuis sept ans. Et puis, les prix de l’étain et du cuivre avaient crevé le plafond, inexplicablement, tandis que la valeur de l’argent avait chuté, parce que le marché en débordait. Une bande de Vagabonds était passée aux environs du port la semaine précédente, et on les avait chassés du terrain où ils avaient traditionnellement établi leur campement depuis vingt ans et plus ; après leur départ la femme du marchand Paulo Foring avait donné prématurément naissance à un monstre – un enfant avec une énorme tête et des ailes à la place des bras, qui l’avait déchirée en naissant, et elle n’y survivrait sans doute pas. On marmonnait longtemps et abondamment après ces déclarations : une jument avait porté deux lions adultes, et avait expiré car ils l’avaient dévorée de l’intérieur. On avait tiré d’un filet un poisson muni de minuscules doigts au bout des ailerons et des doigts de pied sur la queue – il était suspendu à un poteau sur le quai de Calabria, si on voulait aller le voir. Une fille de bonne famille, les Layon, s’était échappée de la maison des Sœurs du Feu, où son père l’avait envoyée pour la punir d’avoir refusé d’épouser l’homme choisi pour elle, et s’était réfugiée chez les Nomades, les suppliant de l’accueillir. Mais ils l’avaient lapidée, non sans l’avoir d’abord violée, et elle était maintenant à l’article de la mort. Elle ne pouvait même pas, murmurait-on, prier la Déesse pour en obtenir le pardon, car ces misérables malfaisants lui avaient arraché la langue en même temps que sa virginité. Dans la taverne, beaucoup avaient fait le signe du feu à ces terribles nouvelles. Les Nomades devraient tous être passés au bûcher, s’était écrié quelqu’un, et d’autres avaient acquiescé. La magie était malfaisante et dangereuse ; toutes ces années de potions et de charmes sans grand effet étaient sûrement destinées à insuffler à tout le monde un sentiment erroné de sécurité, tandis que les Nomades assemblaient leurs forces et s’apprêtaient à détruire l’Empire dans leur malveillance et leur désir de vengeance. Erno écouta ces dernières diatribes avec une grimace. Il prêtait peu de créance aux absurdités superstitieuses que les gens du Sud rattachaient aux Nomades ; il n’avait guère de raisons de les aimer lui-même, Sur le savait, mais ils lui avaient semblé, pour le peu qu’il en connaissait, être des gens paisibles désintéressés par la richesse ou le pouvoir. Et c’était plus qu’on n’en pouvait dire de la grande majorité des Eyrains ou des Istriens qu’il avait rencontrés, et dont la plupart vouaient leur existence à la poursuite de l’une ou de l’autre, et fréquemment des deux. La fille avait sans doute été assaillie par des hommes de sa propre race, et perdu sa langue afin de ne pas pouvoir les dénoncer. Rien ne le surprendrait sur ce plan : les Istriens se conduisaient de manière bien bizarre avec les femmes. Ils les mettaient sur un piédestal comme des créatures à vénérer, et puis ils les traitaient comme leur propriété, s’en servant comme le leur dictaient leurs désirs charnels et comme s’il s’agissait de bétail dénué de toute conscience, et plus encore de volonté ou d’âme. Mais quelque chose semblait fonctionner dans ce système, car personne ne protestait ou ne fuyait la contrée. Des deux premiers ragots, cependant, il avait déduit que les plans guerriers des Istriens contre le Nord étaient bien avancés : si chantiers et artisans étaient si affairés, le Conseil istrien avait très certainement donné l’ordre de préparer une flotte. Et si c’était le cas, si on le perçait à jour, il serait encore plus malvenu qu’il ne se sentait déjà. Sa main gauche alla malgré lui toucher ses cheveux. Il avait persuadé l’Istrienne de les lui couper lorsqu’il lui était devenu évident que les gens du Sud ne portaient pas les cheveux longs, et moins encore tressés de coquillages ou de chiffons. Chacun des objets qui agrémentait sa chevelure avait son propre sens. Une de ses nattes portait le souvenir de sa mère, morte d’une fièvre : il l’avait tressée de petits morceaux de ses vêtements, et d’un coquillage qu’elle lui avait donné. Il y en avait une autre pour Katla, qui incluait une petite mèche de ses cheveux roux doré, enroulée autour d’une mèche de ses propres cheveux à lui d’un blond argenté, le tout lié par un nœud complexe et traditionnel, avec un caillou que Katla avait autrefois aimé ; il avait passé des heures à y percer un petit trou avec son poinçon à cuir. Le fil d’argent avec lequel il l’avait attaché dans la natte était venu, à l’insu de Katla, de la forge de celle-ci. Elle l’utilisait pour incruster des motifs délicats de nœuds dans la tête gravée d’une belle hache, ou la lame d’un poignard. C’était un matériau coûteux, mais lorsqu’il l’avait glissé dans sa bourse, des mois auparavant, il n’avait pas pensé qu’elle remarquerait l’absence d’une longueur de doigt de ce fil. Maintenant, évidemment, elle n’en avait plus du tout l’usage, où qu’elle se trouvât, en train de tisser avec Feya dans les salles des femmes, tandis que Sur festoyait dans sa Grande Salle d’honneur. Erno avait conservé ses tresses, enveloppées dans un morceau de voile et rangées dans le compartiment de la barque ; il s’était dit qu’il valait mieux ne pas les avoir sur lui au cours de ses expéditions ; il avait coupé sa barbe avec un couteau bien aiguisé et la rasait tous les deux jours, ce qui était une nuisance presque intolérable ; et il avait teint ses cheveux en noir avec de l’encre de pieuvre achetée dans un petit port plus loin sur la côte. Mais il ne pouvait dissimuler ses yeux clairs, et portait donc un capuchon. Il était sur le point de laisser la prudence l’emporter sur le plaisir en quittant la taverne pour aller acheter de la nourriture au marché, quand il entendit le nom « Vingo » dans la conversation quelque part à sa droite. Sa tête se redressa comme celle d’un loup qui sent sa proie. « Il hurlait comme une bête, ouais, et il prétendait qu’il était aveugle, c’est ce que Foro a dit. Mais c’était l’obscurité de la pièce qui l’avait trompé. Il n’y a jamais eu d’homme aussi heureux que Favio Vingo quand Falla lui a rendu son fils. — Ouais, eh bien, peut-être qu’elle ne voulait pas le garder pour elle. J’ai entendu de ces histoires… — Tanto Vingo ? C’est un trésor national, ce garçon. Il est arrivé second au tournoi d’épée, à la Grande Foire, vous savez. Et puis il s’est jeté sur une lame eyraine en essayant d’empêcher des brigands du Nord d’enlever sa femme… — Sa future femme, rectifia quelqu’un d’autre. Ils n’étaient même pas fiancés la nuit de l’Assemblée. Sire Tycho a rompu leur entente et refusé de compléter le marché. — J’ai entendu dire que c’étaient les Vingo qui s’étaient retirés, dit le premier homme. Un homme bizarre, pour sûr, ce Tycho Issian. — Un homme pieux. Un seigneur des plus vertueux, qui prêche tous les jours sur les iniquités de l’oppression eyraine des femmes. Je l’ai entendu à Forent la semaine passée, et il était très persuasif. En vérité, j’ai eu envie de m’embarquer tout de suite pour les Îles du Nord et de convertir au service de la Déesse toutes les femmes que je pourrais trouver. — À ton propre service, plutôt ! » Il y eut force gloussements à ce trait d’esprit, puis la conversation dériva sur les usages plus spécifiques des femmes et comment le mieux adorer la Déesse grâce à elles. Erno fronça les sourcils, essayant de tirer un sens cohérent des parcelles d’information qu’il avait recueillies. Puis il vida le fond de sa bière et, rapide et discret, sortit dans la rue froide. Il se rendit d’abord au marché, avant d’être tenté de dépenser la pièce qui lui restait pour autre chose que de la nourriture, et il acheta deux miches de gros pain de seigle, un sac de riz et un morceau de jambon fumé. Il longea une pommeraie sur le chemin du retour ; en arrivant, il vérifierait la marmite servant de casier à crabes qu’il avait installée ce matin-là. Tout cela devrait leur durer deux jours s’ils utilisaient parcimonieusement la viande et le riz. Au dernier moment, il compta sa monnaie et se rendit compte qu’il avait assez pour un deuxième morceau de jambon, ce qui durerait plus d’une semaine. Mais il passa alors devant un étal où un vendeur annonçait ses marchandises à la criée, et découvrit qu’il avait exactement le prix d’une poule, ce qui semblait une remarquable coïncidence. Alors qu’il ouvrait la bouche pour le dire, le marchand lui prit la monnaie des mains, saisit un poulet dans la cage et l’étrangla avec tant de dextérité qu’Erno n’eut aucune possibilité de lui demander de le laisser vivant et de simplement lui lier les pattes. Il était trop ivre, se rendit-il compte, pour argumenter de façon cohérente en istrien. Ils devraient cuire la volaille cette nuit même, que le casier à crabes contînt ou non une prise. * * * Erno longea les falaises en direction de l’ouest et, une fois assez loin de la ville, il rabattit son capuchon pour marcher tête haute, la froide brise du rivage dans les cheveux. Le chemin traversait des champs qui, avant les moissons, auraient été une vaste mer d’orge et de seigle, à présent remplis de chaumes boueux. De grandes gerbes et de grosses meules parsemaient la campagne vers l’intérieur des terres ; il pouvait voir à des milles, car les ondulations s’en étiraient longuement. Partout où il portait son regard, le sol était fertile et les récoltes abondantes. Tout cela, pensait-il, les dents serrées, avait autrefois été terre eyraine, jusqu’aux Monts Dorés, ou du moins c’était ce que racontaient les vieillards. Il avait ressenti une forte haine instinctive envers les Istriens quand il avait appris ce qui était arrivé à Katla ; mais il voyait maintenant cette belle terre perdue qui s’étirait de tous côtés et il en comparait les contours verdoyants à ses souvenirs des déserts rocailleux stériles et battus par les tempêtes des îles nordiques ; il pouvait sentir cette colère se muer en un sentiment plus subtil, devenir une flamme plus profonde et plus étincelante. Il commençait de comprendre les paroles irritées de Tor et de Fent sur les gens du Sud qui étaient leur ancien ennemi, des déclarations qui lui avaient sur le coup paru cruelles et stupides. Et pourtant il était là, en sol istrien, s’en retournant nourrir une Istrienne, alors que l’Empire du Sud tout entier se préparait à la guerre contre son propre peuple. Il secoua la tête. Tor aurait quelque chose à dire là-dessus. S’il le revoyait jamais. Dans la vallée suivante, un filet de fumée marquait l’emplacement d’une ferme. Erno contourna un petit boisé jusqu’à en être assez proche pour voir du linge qui claquait sur une corde. Des poulets couraient de-ci, de-là dans la cour. Une idée naquit en lui. Quelques instants plus tard, il fonçait à grandes foulées vers la côte, ayant fourré dans son sac sa nouvelle acquisition. Les aboiements d’un chien outragé résonnaient dans l’air enfumé. * * * Le temps pour lui de vérifier sa nasse de fortune, de la trouver vide et de revenir vers la plage, le soleil avait plongé sous l’horizon et la nuit s’installait. La jeune fille était assise sur un tronc de bois flotté devant un petit feu et elle piquait avec un bâton les deux maquereaux qu’il avait attrapés le matin et laissés dans un trou d’eau afin de les garder au frais. Les poissons reposaient sur les braises, les dessins de leur peau grésillaient en dorant. La lumière des flammes illuminait le visage de l’Istrienne dans l’air assombri. Eût-elle été n’importe quelle autre femme, il l’aurait trouvée belle, mais il se raidit et fouilla dans son sac. « Mettez ça. » Il lui jeta le tissu noir et regarda son expression changer. « Pourquoi me donnez-vous ceci ? » Sélène Issian secoua la robe noire pour la déplier, avec son voile intégral, et la fente unique pour la bouche : le vêtement traditionnel d’une Istrienne, de facture particulièrement ordinaire. Elle regarda l’Eyrain, abasourdie. « Je pensais que nous étions convenus, après la dernière fois, qu’il valait mieux qu’on ne nous voie pas ensemble. — Je ne vous emmène pas en ville. Je vous ramène à votre père. Il se trouve à Forent avec Rui Finco en ce moment. Ce n’est pas loin, trois ou quatre jours tout au plus, à moins de trouver un moyen de locomotion. » Même dans la lueur rosée, il la vit pâlir. « Vous ne pouvez pas… vous avez juré que vous prendriez soin de moi. Vous avez juré que je n’aurais pas à revenir auprès de lui. — L’homme que vous pensiez avoir tué n’est pas mort, et les circonstances ont donc changé. — Tanto… Tanto Vingo est vivant ? » Comment pouvait-on survivre à une telle perte de sang ? Lorsqu’elle l’avait poignardé – trois, quatre fois ? elle en avait perdu le compte dans la terreur du moment – le sang avait rejailli partout, ses mains, la dague. Le sol. Elle ne pouvait le croire. « Il y avait un homme à l’auberge, qui visitait la famille quand Tanto Vingo a repris conscience après son long sommeil. » Erno n’ajouta pas que le garçon avait « hurlé comme un chien » à ce moment. « Et maintenant, il se remet. Aussi semble-t-il qu’au pire votre père ait à payer le prix de la blessure à la famille plutôt que de vous jeter dans les flammes. Vous pouvez revenir en toute sécurité et en tout honneur. » Sélène scruta le visage du jeune homme pour y déceler une trace de mensonge, mais en vain. Il la regardait, il devait s’attendre à une crise de nerfs. Mais elle serra les dents en fixant le feu avec intensité : on aurait dit qu’elle aurait préféré s’y jeter plutôt que de faire ce qu’Erno suggérait. Puis, apparemment très neutre, elle retira avec soin les poissons du feu et lança le sabatka dans les flammes. Erno poussa un cri de protestation et se pencha pour le reprendre, mais elle agita sous son nez le bâton qu’elle avait utilisé pour le maquereau, en guise d’avertissement. « Je vous le dis à présent… (sa voix était basse et déterminée) … et je jure par tout ce qui est sacré au monde que je ne porterai jamais plus une de ces monstrueuses robes. Pourquoi devrais-je me couvrir le visage comme si j’avais honte qu’on me vît ? Pourquoi permettrais-je qu’on me cache comme si j’étais moins qu’un homme, moins qu’humaine ? On nous emprisonne dans ces choses aussi sûrement que derrière des barreaux, on nous refuse toute identité sinon celle de nos époux et de nos pères. Eh bien, j’en ai assez d’être traitée ainsi, par mon père, par vous, ou par quiconque sur Elda. » Les flammes se gonflèrent en rugissant tandis qu’elles consumaient le sabatka, illuminant la plage d’une lueur démoniaque. « Je refuse d’être achetée et vendue pour satisfaire d’autres désirs que les miens. Je ne serai plus considérée comme du bétail, ou marchandée contre un contrat de mariage qui ne sert aucun autre but que les fortunes de mon père ou l’élargissement de son domaine. Je le répudie, lui, sa famille, mon pays et – elle prit une profonde inspiration – et la Déesse ! » Erno s’accroupit près d’elle, le visage assombri. « Pour votre propre bien, Sélène, retournez dans votre famille. De quoi sert cette diatribe ? Le monde est comme il est, et ni vous ni moi ne pouvons rien y changer. Quoi que nous fassions, tout devient cendre à la fin. » Il lui prit le bâton et piqua le haillon charbonneux au cœur du feu. Des petites parcelles de tissu enflammé tourbillonnèrent dans les courants d’air chaud avec des clignotements rouges, comme de minuscules lucioles, puis dérivèrent, mortes et obscures. La jeune fille se mit à pleurer. « Je ne peux revenir, Erno. Je n’ai aucune place en Istria désormais. — Votre père prendra soin de vous. » Elle laissa échapper un petit rire amer. « Mon père ne prend soin de personne sinon de lui-même. Je ne lui suis d’aucune utilité désormais, je suis de la marchandise avariée. Même si je pouvais tolérer d’être mariée, aucun homme ne voudra de moi comme épouse. Mon père n’aura d’autre choix que de me livrer aux Sœurs et elles me perceront à jour, car je n’ai plus aucune foi en leur Déesse. Ce sera le bûcher pour moi, d’une façon ou d’une autre, vous voyez. » Erno se passa une main sur la figure. Il avait répété cent fois cette scène dans sa tête pendant la longue randonnée du retour, et elle lui avait alors paru parfaitement simple : le garçon n’était pas mort ; la fille n’était coupable d’aucun crime, elle retournerait chez elle et lui… … Eh bien, il ne s’était même pas rendu jusque-là. « Ces deux poissons sont-ils pour vous ? » demanda-t-il avec calme. Sentant qu’il s’était de quelque façon résigné, Sélène essuya ses larmes d’un revers de main. Ses joues humides luisaient dans la lueur des flammes. Elle risqua un regard vers l’homme du Nord, mais les yeux de celui-ci étaient sombres derrière leurs paupières baissées et elle ne put deviner ses pensées. Elle reprit plutôt son souffle et répondit de façon directe à la question. « Je… Non. Prenez-en un si vous le désirez. Je pensais que vous auriez mangé en ville. » Erno tira une des miches de son sac et en découpa une grosse tranche. « Tenez. » Il la lui tendit, les yeux détournés. C’était une offre de paix, d’une certaine façon. Il ne savait que dire en face de la détresse de la jeune fille. Pourquoi tout s’avérait-il toujours plus difficile et plus compliqué qu’on ne se l’imaginait ? Sélène prit le pain et sentit Erno tressaillir quand le bout de ses doigts effleurèrent sa paume. Il ne voulait malgré tout pas la regarder ; en vérité, il faisait un grand effort pour fixer le sol, le feu, le poisson ; n’importe quoi pour éviter à leurs regards de se croiser. Je dois me sauver moi-même, songea-t-elle. Mais je ne sais comment agir avec un homme tel que celui-ci. Elle le contempla en silence, les rides anxieuses et profondes de son front, les muscles en dur relief de sa mâchoire en partie dissimulés par la barbe pâle qui y pointait. Des émotions contradictoires s’affrontaient en lui, elle pouvait au moins le discerner. Il ne voulait pas être responsable d’elle, mais sa décence naturelle lui rendait un tel abandon difficile. Il ne peut même pas me regarder en face. Me hait-il donc tant ? Peut-être devrais-je lui dire… Elle sentit renaître son apitoiement sur elle-même, les larmes qui lui piquaient les yeux, et son esprit s’affola. Ce n’était pas le moment. Dans l’état d’esprit hésitant où se trouvait Erno, il pourrait être pris de panique et simplement la laisser là, en sachant qu’elle n’aurait d’autre choix que de retourner chez elle et de s’abandonner à la merci de son père. Pour se distraire autant que lui de cette pensée, elle cligna des paupières, délibérément, désigna le sac de provisions, et dit de sa voix la plus ferme : « C’est un poulet que je vois ? » Erno eut un rire forcé. « Oui, mais il restera frais jusqu’à demain si je le laisse à la ligne des hautes eaux. — Laissez-le là, et les crabes le mangeront. — Ce serait du gaspillage. — Donnez-le-moi et je le ferai rôtir tout de suite. — Si je vous le donne, vous le jetterez tout simplement dans le feu, avec ses entrailles et tout le reste, et nous aurons un poulet noir à l’extérieur, rouge à l’intérieur… et mal au ventre pendant une semaine ! » Elle haussa les épaules : « On ne nous apprend pas à faire ce genre de choses, chez moi. — Vous m’avez vu préparer de la volaille plus de dix fois et vous n’avez rien appris. C’est comme si vous vouliez que je sois votre esclave ! » Il avait parlé avec plus d’irritation qu’il ne l’aurait voulu, mais il la vit se redresser pour répliquer. « Ce n’est pas ma faute si je suis née dans la noblesse et n’ai acquis aucun de ces talents. Je fais de mon mieux pour apprendre, mais c’est difficile quand vous êtes toujours aussi impatient. » En serrant les dents pour retenir d’autres paroles qu’il regretterait, il prit le poulet dans le sac et se rendit au bord de l’eau pour le nettoyer. Quand il revint, il découvrit que Sélène avait mangé les deux maquereaux et le reste du pain, et le regardait, les yeux élargis. « Si vous voulez un poisson, dit-elle d’un ton coupable, je peux aller de nouveau jeter la ligne. » Erno leva les yeux au ciel en maîtrisant son irritation avec difficulté. « Pourquoi ne faites-vous pas cuire un peu de riz ? » suggéra-t-il enfin et, quand elle eut une expression désemparée, il retourna sur ses pas avec un soupir, la marmite à la main. Il lui parlerait de nouveau au matin. Tout semblerait moins désespéré après un repas et une bonne nuit de sommeil. À la lumière du jour, elle verrait sûrement dans quelle situation impossible elle l’avait placé, maintenant qu’elle n’avait plus besoin de sa protection, pour tous ces subterfuges insensés et dangereux. Demain tout irait mieux. Plus tard, couché dans l’abri dos à dos avec la jeune fille, avec le souffle doux de celle-ci qui remplissait l’espace sombre, il découvrit qu’il ne pouvait pas fermer l’œil. 7. Illusions Il y avait décidément quelque chose qui n’allait pas. Virelai l’avait déjà noté la nuit précédente, mais même à son meilleur la lueur des chandelles était vacillante et il lui avait été difficile d’en être certain. À présent, dans la clarté impitoyable d’une froide aube istrienne, on ne pouvait vraiment pas s’y tromper. La peau entre le pouce et l’index de sa main gauche commençait de sécher et de s’écailler tout comme elle l’avait fait sur sa main droite une ou deux semaines plus tôt, révélant en dessous une texture déplaisante, terne et crayeuse. Les onguents et les crèmes émollientes avaient temporairement réparé les dommages, mais il avait finalement dû recourir à un obscur sortilège de renouvellement, tiré de force de la chatte, laquelle avait semblé trouver du plaisir à sa lamentable condition et s’était beaucoup fait prier. Et maintenant, la peau à laquelle il avait appliqué le sortilège était un demi-ton trop rose, trop « vivante ». Même s’il était peu vraisemblable qu’on le remarquât tant que les surfaces affectées demeuraient réduites. Mais si cela continuait, il ressemblerait avant longtemps à une courtepointe. Était-ce sa diète qui causait ce curieux effet ? Ou peut-être la tension causée par l’usage intensif de la magie ? Ce pouvait aussi bien être une trop longue exposition à la vie istrienne qui s’avérait trop riche pour lui, car lorsqu’il lui avait appris les rudiments des arts culinaires, le Maître ne s’était jamais soucié de lui apprendre l’usage des épices et autres combinaisons d’herbes aromatiques dont les gens du Sud agrémentaient leur nourriture. Sur Sanctuaire, la sienne avait en vérité été des plus insipides : il pouvait faire du pain sans levain, cuire des tubercules et autres navets, et les volailles plutôt étiques que Rahë faisait apparaître dans l’air au goût à peine plus substantiel. Le Maître n’avait jamais été très intéressé par la nourriture. De fait, il semblait ne pas s’intéresser à grand-chose, la plupart du temps, au moment où Virelai s’était échappé de l’île : il laissait tout se délabrer, ou même détruisait délibérément. Presque tout : mais pas la Rosa Eldi, une créature que Virelai en était venu à détester au cours des derniers mois. Ils avaient eu une relation complexe et difficile pendant leur voyage ; même s’il avait été incapable de profiter lui-même de ses charmes, il s’était certainement assuré que d’autres payaient le prix fort pour ce faire. Mais elle était libre à présent, et lui sous le joug d’un nouveau maître bien cruel, poussé à produire des sortilèges toujours plus exigeants au nom de l’obsession maniaque de cet homme. Avec un soupir, il se mit à chercher la chatte. Il aurait besoin de prononcer quelques mots sur sa main qui s’écaillait, s’il voulait arrêter la progression de ce nouveau mal. Mais il n’y avait aucune trace de Bëte, l’animal à l’intérieur duquel Rahë avait emmagasiné ses sortilèges les plus puissants. « Par le con enflammé de Falla ! » C’était le pire juron de son répertoire. Si Tycho Issian l’entendait jamais le proférer, il en serait puni avec la plus grande sévérité. Mais le sire de Cantara était encore enfermé avec la fille que Virelai lui avait procurée la nuit précédente. Il ne sortirait pas avant une heure ou davantage. Au château de Forent, où régnait Rui Finco, la vie n’était qu’une secrète débauche, du moins pour les nobles. Même la chatte semblait méditer des mauvais tours, car si on ne la laissait pas se promener au-delà de la tour, elle avait malgré tout trouvé moyen de débusquer et de tuer un nombre et une variété remarquables de petits animaux. Jusqu’à présent, elle avait offert à Virelai (ou l’en avait peut-être tourmenté, c’était une description plus adéquate) plusieurs familles de souris, présentées en rangées bien alignées, une paire de pattes d’alouette avec leurs ergots (mais pas l’alouette elle-même, un morceau trop tentant) ; trois gros rats ; un pigeon portant un message enroulé autour d’une cuisse gris-rose ; et une fois, plutôt alarmant, un lapin à moitié mort qui était revenu à la vie de façon déconcertante quand Virelai l’avait touché. Où la chatte avait trouvé ces nouvelles relations, il n’en avait pas idée. Souris et rats infestaient tous les châteaux et le pigeon devait avoir stupidement atterri sur le rebord d’une fenêtre. Mais une alouette ? un lapin ? C’étaient des créatures de la campagne, plutôt rares dans le voisinage du château de Forent. Le message avait été intéressant, cependant. Une longueur de mince ficelle, pas très utilement nouée en étranges tortillons ; il avait fallu à Virelai plusieurs jours pour la déchiffrer ; elle semblait avoir un rapport avec un plan qui avait mal tourné et un batelier nommé Dan ou quelque chose d’approchant, qui avait disparu. Virelai ignorait totalement pourquoi ce Dan était si important que son absence dût être rapportée par un pigeon voyageur, mais peut-être devrait-il essayer d’en savoir plus long. Une des choses qu’il avait apprises pendant tous ces mois dans le monde d’Elda, c’était que l’information pouvait être aussi précieuse que l’argent, les femmes ou les bateaux – ou n’importe quel objet de commerce. Il se rendit à la fenêtre et se pencha au-dessus du vertigineux précipice. On aimait bâtir en hauteur en Istria, apparemment : la pièce qu’il avait occupée dans la tour du grand château de Céra avait également été très haut perchée. Mais alors que le panorama de Céra avait été des plus plaisants – des parcs, des bois, de beaux jardins mouchetés de soleil et caressés par de douces brises, des rues affairées, des marchés éclatants de couleurs et bourdonnant de tous les gens qui couraient loin en contrebas comme autant de petites fourmis transportant leurs marchandises –, la vue qu’on avait de la tour de Forent était toute différente. Tout ce qu’il pouvait voir de sa fenêtre située au nord, c’était des rochers, et la mer. Et beaucoup de ciel. Uniformément gris. Un brouillard épais, comme c’était habituel en ce lieu oublié de la déesse, s’en venait de l’Océan du Nord, fusionnant les trois éléments, solide, aqueux et éthéré, en un unique panorama monotone et flou. Virelai haïssait cette vue. Il l’avait haïe dès le premier jour de son incarcération. Elle lui rappelait trop Sanctuaire, ses lugubres falaises de glace et ses jardins de gel, un paysage peint de mille nuances de gris. Un homme à la tournure d’esprit plus poétique, ou qui aurait davantage voyagé, plus à même d’établir des comparaisons, aurait pu discerner ici une palette extraordinairement subtile de bleus, de verts et de violets. Mais avant de s’en enfuir, Virelai n’avait jamais rien vu d’autre que l’enfer glacé du Maître, et le détestait avec trop de ferveur pour se soucier d’y trouver la moindre poésie. Tout en bas, une vague plus grosse que les autres s’écrasa en rugissant sur les rocs déchiquetés à la base de la forteresse, projetant dans les airs un vaste geyser d’écume. Puis la mer battit en retraite, dans un bruit creux de succion. Virelai frissonna, une réaction instinctive à de mauvais souvenirs tout comme à l’air frigorifiant. Mais quand il sentit se hérisser les poils de sa nuque, il sut que la cause en était plus tangible. Bëte était de retour. Depuis la bizarre vision qui lui avait été accordée à Céra, il s’était méfié d’elle. Il se retourna prestement, mal à l’aise à l’idée des yeux de l’animal fixés sur son dos sans protection. Elle était assise sur le pas de la porte, aussi posée qu’une statue de Bast, la compagne féline de Falla. Tête levée, pattes rassemblées, queue bien enroulée autour des hanches. Elle fixait sur Virelai un impitoyable regard vert. Il n’y avait guère d’affection entre eux. Virelai avait la curieuse impression que la chatte le blâmait pour la disparition de la Rosa Eldi. Séparée par tout un continent des mains hypnotiques de la femme qui avait été capable de la réduire à l’état de créature ronronnante et bavante, et maintenant forcée d’éjecter des sortilèges pour répondre aux caprices d’autrui, la chatte commençait à avoir mauvais caractère. Non qu’elle eût jamais manifesté d’aimables dispositions : les mains et les avant-bras de Virelai portaient assez de cicatrices pour en témoigner. Tout en l’observant avec circonspection du coin de l’œil, il traversa la pièce pour aller s’asseoir sur son lit, afin de laisser l’animal passer sans encombre. Il avait abandonné tout espoir de lui faire baisser les yeux. Depuis qu’il avait cru la voir se transformer en un énorme et démoniaque félin noir, à Céra, il essayait d’éviter le genre d’affrontement qui pouvait déclencher la même soudaine manifestation. Il était presque parvenu à se convaincre que seul son esprit enfiévré lui avait fait voir cette monstrueuse vision, et entendre la voix vibrante qui l’avait accompagné – un esprit soumis à une intolérable pression par le sire de Cantara. Presque, mais pas tout à fait. Il y avait le petit détail du chien mort qu’il avait trouvé le lendemain matin sur le pas de sa porte, la gorge lacérée. C’était un des chiens de chasse du sire de Céra, une bête énorme : quelle taille et quelle sauvagerie devait avoir le prédateur qui avait pris cette créature vivante pour la traîner jusqu’en haut de la tour ? * * * « Eh bien, mon seigneur de Cantara, je peux voir pourquoi vous êtes en retard à ma table ce matin. » Rui Finco, sire de Forent, s’adossa avec désinvolture au chambranle de la porte, tout en examinant les contenus de la chambre avec amusement. Tycho Issian, cet hypocrite aux traits durs, repoussa la femme qui était assise à califourchon sur lui, tira les couvertures sur sa poitrine et jeta un regard flamboyant à son hôte. « N’y a-t-il aucun endroit privé pour vous ? — Pas dans ce château. » Rui regarda avec regret la femme s’enrouler de façon plus digne dans son sabatka et se glisser dans la salle où l’on s’habillait. Elle avait une jolie silhouette, quoique un peu mince à son goût : il pouvait le dire assez aisément même si elle était enveloppée de la robe qui recouvrait tout : on finissait par avoir l’œil pour ce genre de choses, lorsqu’on avait mis autant de femmes dans son lit que le sire de Forent. C’était après tout son droit et son privilège, en tant que seigneur du domaine, et il avait passé beaucoup de temps, d’argent et d’efforts dans l’acquisition du meilleur sérail de l’Empire. Était-ce Raqla ? La hauteur et la taille des hanches et des seins semblaient plus réduites que dans son souvenir, sous cette riche fabrique bleue, mais elle pouvait avoir souffert de la maladie qui avait sévi plus tôt dans l’année. Raqla avait été l’une de ses favorites, une fille infatigable si on l’y encourageait adéquatement, et qui avait été assez heureuse de lui grimper dessus pour lui laisser voir ses seins osciller et tressauter sous ses efforts. Pas de ces idioties de sabatkas pour lui derrière des portes closes : il aimait la forme féminine, ne pouvait comprendre comment ce pouvait être plus sacré que d’honorer l’image de la Déesse à travers quelques fentes dans une robe au lieu d’en apprécier de tous ses yeux la glorieuse création. Mais il aurait juré avoir vu une pâle mèche de cheveux blonds, pendant un moment, par la fente buccale du sabatka ; et Raqla avait les cheveux si sombres que c’en était presque de l’ébène… Curieux. Il ne pouvait replacer cette femme parmi la centaine qu’il gardait dans son sérail ; le sire de Cantara pouvait-il avoir eu la témérité de rejeter l’hospitalité plus que généreuse de son hôte et de se faire amener en secret une fille de la ville ? Cela semblait peu probable, surtout compte tenu du réseau d’informateurs bien payés pour garder l’œil sur les allées et venues de Tycho. Mais le seigneur du Sud était un homme étrange, en vérité, et assez obsédé pour s’y essayer. « Si Votre Seigneurie est assez reposée, peut-être pourrions-nous poursuivre notre discussion ? Tycho agita une main impatiente. Sous la teinte brou de noix de sa peau, son visage semblait cireux et malsain. On aurait dit qu’il n’avait pas dormi depuis une semaine, plutôt que d’avoir passé une nuit de plaisir dans l’étreinte ardente d’une courtisane. « Donnez-moi quelques minutes et je m’occuperai bientôt de vous, Rui. N’y a-t-il pas de porte qui ferme dans ce maudit château ? » Rui Finco ne se donna pas la peine de répondre à cette naïve question. Aucune porte, bien sûr, excepté celle de sa propre chambre, avec la pièce qui servait de coffre-fort en dessous. Comment eût-il été un politicien efficace s’il n’avait été au courant des allées et venues de chaque visiteur au château ? Avec un sourire dépourvu d’amusement, et un hochement de tête tout juste poli, Rui quitta la pièce en faisant claquer la porte de chêne derrière lui. D’une poussée, Tycho se propulsa hors du lit pour se précipiter à travers la pièce vers le miroir suspendu au-dessus du bassin de pierre et de son broc. Encadrés par la mosaïque au travail exquis, ses yeux étaient injectés de sang, ses joues hagardes et son menton noirci de barbe. Les plis qui traversaient son front, et de chaque côté de son nez, étaient plus clairement visibles que jamais et toute une forêt de rides était apparue autour de ses orbites. Plutôt que les quarante-trois ans qu’il se reconnaissait, il semblait en avoir aujourd’hui soixante. Il ne dormait guère, à dire vrai. Et pas seulement à cause de ses efforts avec les prostituées qu’il demandait à Virelai de lui amener, nuit après nuit, car ce n’étaient que des distractions, une tentative pour exorciser le démon qui tenait son âme entre ses serres. Il ne dormait pas bien maintenant depuis… Il se livra à un calcul rapide : il était venu de Cantara à Forent, via Céra, aux environs de la Lune des Moissons et la Grande Foire avait eu lieu à la fin du premier quartier de l’année – cela faisait donc quatre lunes qu’il était ainsi affligé. C’était assez pour rendre un homme fou, en affectant aussi sa santé physique. Avant sa funeste rencontre avec la femme qu’on appelait la Rose du Monde, il se serait considéré comme un homme rationnel. Un homme plutôt enclin à examiner les conséquences de ses actes, et sur qui on pouvait toujours compter pour choisir la course qui améliorerait sa fortune et son statut. Plus encore, dans bien des régions de l’Empire, son nom était un synonyme de piété et de patriotisme : il était connu comme un orateur et un défenseur des lois de Falla. Un homme d’une éclatante réputation. Certes, son ascendance était obscure – et il avait l’intention de la garder telle – et il devait une très forte somme au Conseil (remboursée à présent, et avec intérêts) ; mais dans tous les autres domaines, il s’était toute sa vie efforcé de montrer au monde un homme de caractère, un homme qui vivait bien mais dans la pureté ; un homme connu pour être dur avec les pécheurs et les causes du péché, mais qui avait lui-même une réputation sans tache. Et maintenant ? Tout ce à quoi il pouvait penser, à chaque heure du jour et de la nuit, c’était à la Rosa Eldi – sa peau de lait, la longue chevelure blonde qui s’enroulerait comme de la soie autour de lui, la taille fine qu’il pouvait encercler de ses deux mains, les seins épanouis qui déborderaient assurément de ses paumes, la chaleur douce et glabre de son… Il se reprit à temps, horrifié pour la millième fois de la puissance de ces images, du profond effet physique qu’elles avaient sur lui. Il n’avait jamais vu la chair nue de la nomade, il se le rappelait à présent mais, pour une raison quelconque, l’unique baiser qu’il avait échangé avec elle dans le chariot du vendeur de cartes, à la Foire, avait suffi à l’ensorceler, corps, esprit et âme. Au cours de cette unique rencontre, elle lui avait conféré, il en était certain, un savoir total de ce que serait chaque repli de son corps et il était depuis dévoré par une faim insatiable d’elle. Non seulement était-il constamment épuisé, mais son misérable pénis était éternellement durci. C’était – outre un terrible embarras potentiel – une horreur concrète, et, quoi qu’il essayât, rien ne semblait réduire la taille ou l’obstination de son érection. Bains froids, compresses glacées, heures passées en prière : rien n’y faisait. Il s’était donc tourné vers les efforts professionnels du sérail de Finco, car assurément de telles femmes devaient avoir rencontré des problèmes bien pis que le sien au cours de leur carrière érotique. Les efforts des prostituées l’épuisaient et le rendaient tout endolori, mais il ne pouvait toujours pas éjaculer. Même son dernier essai en date ne semblait pas résoudre le problème. Il prit une autre longueur de tissu de lin et s’en banda étroitement, avec une grimace d’inconfort. C’est mon châtiment, songea-t-il férocement, pour avoir permis à la Rosa Eldi d’être emportée en terre païenne. Je dois le supporter jusqu’à ce que je puisse la libérer du répugnant barbare et de ses misérables sujets hérétiques. Je dois la reprendre et la purger complètement, la purifier de mes propres saintes libations. Ensemble nous adorerons la Déesse de qui nous sommes tous issus. Je couvrirai sa chair pour la dissimuler aux regards des hommes avides. Je lui montrerai le véritable et franc Chemin du Feu. Je la ramènerai dans les sentiers de la vertu… Il commençait à croire les phrases qu’il criait sur les places, les paroles qui rassemblaient les foules autour de lui lorsqu’il appelait à une guerre sainte contre l’Eyra : une guerre pour mettre fin à toutes les guerres. * * * Rui Finco s’attarda dans le couloir jusqu’à ce qu’il entendît de l’eau couler du broc et le seigneur ordonner à la prostituée de partir par la voie dérobée. Puis il descendit prestement les escaliers à la course, pénétra à l’étage inférieur dans la salle galienne à la décoration tarabiscotée. Derrière le grand lit qui s’y dressait, avec ses tentures somptueuses et ses montants sculptés dans la masse, il trouva la porte lambrissée et se glissa dans l’étroit escalier qui s’ouvrait derrière. Son arrière-grand-père, le scandaleux Taghi Finco, avait fait construire ce pratique petit labyrinthe de passages secrets à l’intérieur des murs du château. Au cours du dernier siècle, les mœurs sociales avaient été très strictes, et s’ébattre avec une femme qui n’était pas son épouse était un crime punissable par la castration. Taghi avait été un homme aux appétits énormes, son épouse une créature maladive qui avait refusé d’entrer dans son lit après la naissance de leur fils unique, ou d’avoir la bonne grâce, présent de la Déesse, de s’étioler et de mourir. Par les passages, Taghi avait secrètement fait entrer des femmes dans la salle galienne pour de maintes nuits torrides. Il avait engendré, disait la rumeur (mais jamais en bonne compagnie), près de cinquante bâtards. Rui bénissait chaque jour son ancêtre : le château n’était pas tout ce qu’il avait hérité du sire Taghi Finco. Il entendit un cliquetis au-dessus de lui, puis le bruit de pieds qui descendaient les marches de bois ; un instant plus tard, une souple silhouette vêtue d’une robe sombre apparut, pieds nus et fort pressée, en provenance de la pièce du haut. « Ah, ma jolie ! » Surgissant des ombres, Rui attrapa la fille dans ses bras et la propulsa avec lui par la porte dans la salle galienne. Avant même de la dévoiler, il savait par son seul contact qu’il s’agissait de Raqla. D’une main habile, il rabattit le sabatka par-dessus sa tête pour le faire tomber au sol dans un tremblement soyeux. « Par les tétons de Bast ! » S’il avait été aveugle, en ne se fiant qu’à sa forme et à sa texture, il aurait juré que c’était Raqla. Mais l’évidence de ses yeux était tout autre. La femme qui se tenait devant lui, une main sur les seins et une autre dissimulant pudiquement son sexe glabre, était pâle et blonde – des couleurs rares dans les terres du Sud. Il la regarda fixement, cligna des yeux, soudain muet. Puis une idée lui vint. « Retourne-toi », ordonna-t-il brusquement. Elle parut alarmée mais lui présenta d’abord une épaule joliment dessinée puis un dos élégant et des fesses rondes ; sur la fesse droite un gros grain de beauté contrastait fortement avec la peau laiteuse. Il en suivit les contours du doigt et sentit la femme se raidir. Il connaissait cette marque : il l’avait caressée assez souvent au cours de leurs ébats. Il sentit un frisson de superstition lui parcourir l’échine. Il fit le signe de la Déesse, se pencha pour reprendre la robe et la jeta à la fille. « Habille-toi. » La fille attrapa le vêtement, la secoua pour lui rendre sa forme, d’un geste rapide et efficace, puis la revêtit. Elle allait ajuster le voile qui couvrait le visage quand le sire de Forent s’avança d’un pas vers elle. « Non, attends. » Il passa un doigt dans la fente de la bouche, et déchira le capuchon en deux d’un unique geste violent, pour rester là à examiner le visage qui s’offrait. Il prit le menton de la fille, inclinant sa tête d’un côté et de l’autre. Elle avait les yeux aussi gros et noirs que des morceaux de charbon. Il connaissait bien ces yeux. Les cheveux étaient-ils une perruque ? Il enroula une mèche soyeuse autour de son doigt, tira d’un coup sec. La femme poussa une exclamation de douleur. Pas une perruque, alors. « Pourquoi t’es-tu teint les cheveux ? » La fille fixait le sol, incapable de soutenir son regard. Elle s’était livrée avec cet homme à des actes qui auraient favorablement soutenu la comparaison avec ceux des fameux amants du livre érotique interdit, Le Voyage de Cestia ; elle connaissait chaque pouce de son corps dans les détails les plus intimes, l’avait contemplé dans ses moments les plus vulnérables, quand il dormait ou s’abandonnait à l’extase. Et pourtant elle ne pouvait le regarder en face. Elle avait vraiment commis un acte honteux, honteux, et punissable de mort. L’intonation de Rui était plus douce qu’elle ne l’aurait cru lorsqu’il demanda : « Qui t’a fait cela, Raqla ? » Mais quand elle répondit, d’une voix à peine plus haute qu’un murmure, elle vit sa mâchoire se serrer et son regard se durcir. * * * « Reste tranquille. Non, pas comme ça. J’ai besoin que ton visage soit dans la lumière… » Celle-ci était difficile. Toute la mâchoire était trop prononcée, le mandibule supérieur trop proéminent. Il avait réussi les cheveux avec moins d’efforts cette fois, mais il semblait toujours y avoir un aspect de cette recréation qui compensait pour les parties plus faciles. Et les yeux – il ne pouvait jamais changer les yeux. Il avait lu dans un des volumes de la librairie glaciale du Maître comment l’un des poètes si chéri de l’Empire avait décrit les yeux comme « les fenêtres de l’âme », et il n’avait eu alors aucune idée de ce que pouvait bien signifier cette absurdité. Mais en découvrant que les yeux étaient inchangeables, insensibles même à la plus puissante des magies qu’il pouvait arracher à la chatte, il commençait à se demander s’il n’y avait pas quelque vérité à cette poésie. D’un autre côté, il était tout à fait fier de ce qu’il avait réussi avec la silhouette. Les hanches étaient presque bien, minces et étroites comme celles d’un garçon ; et la forme des seins était parfaite. Ç’avait été un plaisir de les prendre dans sa main, même s’il risquait un terrible châtiment s’il était surpris. Avec un sursaut, Virelai revint à sa périlleuse situation. Il n’avait pas vu le sire de Forent en colère auparavant, et il soupçonnait que, de ceux qui avaient affronté cette furie, peu avaient survécu. « Mon seigneur, je… » Rui referma la porte derrière lui en silence. Cela mit Virelai encore plus mal à l’aise. Lorsque Tycho était irrité, il avait tendance à hurler son déplaisir et à donner des coups de poing. Virelai avait reçu maintes meurtrissures en conséquence du mauvais caractère du sire de Cantara. Et il avait été fouetté, une fois, mais rien de plus grave. Le sire de Forent, d’un autre côté, semblait tout à fait capable de tenir sa parole et de le jeter en pâture aux requins, et probablement les deux filles aussi bien. Et nul n’entendrait rien, et même si on entendait, ils se trouvaient dans le château du seigneur : qui oserait l’interroger sur la perte d’un pauvre nomade ? « De la sorcellerie, je peux le sentir. » Le visage de Rui Finco se contracta de dégoût. « Je savais qu’il y avait de la perversion dans l’air, quelque pratique répugnante entre toi et ton maître. » Il jeta un coup d’œil à la chatte noire, devenue, d’une manière peu habituelle, toute molle et bien calme entre les mains de Virelai. « Et laisse aller cette pauvre créature, pour l’amour de Falla ! » Virelai relâcha sa prise sur Bëte. Elle retomba sur ses pattes, lui adressa un regard féroce promettant qu’elle ajouterait cette nouvelle dégradation à une liste qui s’allongeait, et, avec un grincement de griffes à vous faire mal aux dents sur le bois du plancher, elle bondit sur la haute armoire de tiroirs de l’autre côté de la pièce, pour prendre position là où elle pourrait observer les événements en toute sécurité. « Nous jetons les sorciers au bûcher dans ce royaume, dit Rui avec douceur, sans jamais quitter des yeux le visage de Virelai. — Je sais, mon seigneur. » Virelai pouvait sentir que ses genoux se mettaient à trembler, comme si les os s’en étaient liquéfiés. « Sais-tu quand les nomades ont commencé d’être persécutés pour de bon dans ce pays ? — Non, mon seigneur. — Au temps de mon défunt père. Il avait des raisons de croire qu’un sorcier nomade l’avait trahi en jetant une illusion sur l’un de ses ennemis. Je ne t’ennuierai pas avec toute cette histoire sordide, mais il suffira de dire que j’ai en ce monde un frère qui n’est pas vraiment mon frère, et mon père était moins qu’heureux de voir le sol d’Istria foulé par des gens qui osaient disgracier notre maison d’une manière aussi révoltante. De ce jour, il en a eu contre les nomades. Il doit en avoir brûlé… » Rui leva les yeux au plafond et se mit à compter. « … Voyons, deux, trois, quatre cents… non, non, que dis-je ? Mille. Plusieurs douzaines dans cette première caravane – des hommes, des femmes, des enfants. Un brasier de taille, je puis vous le dire, Maître Virelai. J’avais huit ans, et on m’a amené à la plate-forme pour me forcer à regarder. Mon père le considérait comme une sorte de punition pour moi, je crois, parce que j’avais été chez nous et n’avais pas protégé sa demeure et son épouse comme l’aurait dû un véritable guerrier istrien. Mais à vrai dire, j’étais des plus morbidement fasciné d’entendre leurs hurlements et de regarder leur peau frire et se calciner, et la chair se détacher de leurs os comme des chandelles de suif. Sais-tu que lorsqu’on brûle un être humain, la fumée qui monte peut enduire des édifices situés à plus d’une demi-lieue d’une graisse noire et collante fort désagréable ? » Les genoux de Virelai commencèrent de ployer. Le sire de Forent le rattrapa par les coudes. « Allons, mon ami sorcier, votre estomac est-il trop faible pour de tels détails ? Vous voyez-vous peut-être jeté dans un tel brasier ? Pousseriez-vous des hurlements, à votre avis, ou partiriez-vous avec une silencieuse dignité ? On doit dire que c’est difficile quand les flammes vous font bouillir les yeux. » Virelai s’effondra. Il demeura assis sur le sol de la chambre, tremblant de terreur. C’était comme il l’avait pensé : alors que le Maître était dur et le sire de Cantara à la fois brutal et cruel, cet homme était bien plus dangereux encore : il les ferait tous jeter au bûcher et rirait en les regardant brûler. « Pardonnez-moi, mon seigneur », parvint-il à dire. Sur ce, les mots jaillirent de lui en un soudain torrent, tandis que sautaient les digues de la prudence. « C’est pour mon maître, messire, que je crée cette illusion, pour Tycho Issian, le sire de Cantara. Il est devenu malade de désir pour… pour une certaine dame, et j’essaie d’adoucir sa détresse. C’est une tâche très difficile, mon seigneur, et mes efforts n’ont pas toujours été appréciés. Bien souvent il m’a battu, quand le sortilège s’efface avant le temps. Une illusion durable est très difficile à créer, mon seigneur, et plus encore une illusion qui dépend de l’imitation parfaite d’autrui. » Mais Rui Finco l’écoutait à peine. Son regard scrutateur passait de Balia à Raqla. Il fit se relever cette dernière, qui s’était prosternée à ses pieds, pour la placer auprès de l’autre fille. Il passa un moment à les comparer. Puis il revint à Virelai : « Tu ne continueras pas, tu m’entends ? » Virelai hocha la tête en silence. Tycho le couvrirait de bleus et de meurtrissures, sans aucun doute. Mais il préférait être traité ainsi que susciter plus longtemps le déplaisir du sire de Forent. « Il ne doit plus se dépenser sur ces créatures. Je ne puis me permettre de voir son obsession diminuer en aucune façon. » Cette dernière phrase avait été proférée si bas, et d’une voix si dénuée d’expression qu’elle n’était de toute évidence pas destinée à faire partie de la conversation, mais Virelai hocha néanmoins la tête. « Peux-tu les rendre à elles-mêmes ? » En comprenant qu’il ne serait pas jeté au bûcher, du moins pour l’instant, Virelai se hâta de se relever. « Il n’en est pas besoin, mon seigneur. Très bientôt Raqla redeviendra elle-même, avec ses cheveux noirs et son corps plus ample. Et si Balia dort pendant une heure environ, l’illusion s’effacera d’elle-même : il faut une certaine concentration de la part des sujets pour la maintenir, vous voyez, mon seigneur… — Oui, oui. » Le sire de Forent agitait une main. Puis ses yeux s’étrécirent comme s’il lui venait une autre idée : « L’argent que le sire de Cantara a si fortuitement acquis au cours des derniers mois, était-il créé par sorcellerie ? » L’expression terrifiée de Virelai lui répondit. « Même l’argent qu’il m’a donné pour soutenir notre entreprise ? » Virelai secoua vigoureusement la tête : « Non, mon seigneur. Sire Tycho a pensé qu’il valait mieux dans ce cas échanger l’argent que j’ai fabriqué pour du vrai. Je constate que mes talents s’améliorent constamment pour ce qui est de transformer d’autres métaux en argent. J’en ai qui a gardé sa nouvelle forme pendant presque deux lunes, à présent. » L’expression du sire de Forent devint méditative. « Je vois. Comme c’est intéressant… Néanmoins, même si je ne partage pas le penchant de mon père pour l’arôme des Vagabonds rôtis, ne crois pas que j’hésiterais à t’embrocher moi-même si je découvre que tu poursuis tes pratiques perverses… — Mon seigneur, je… — Ne m’interromps point. Je t’embrocherai moi-même si je te prends à faire de la magie pour qui que ce soit d’autre que moi. Comprends-tu, nomade ? Tu resteras ici, mon invité, comme ton précédent maître, le sire de Cantara, avec ton maudit chat, et désormais vous obéirez tous trois à ma volonté, ou vous subirez le bûcher pour sorcellerie. » Il se tourna vers les femmes. « Il y a quelque temps que je n’ai couché avec une fille blonde. Irons-nous voir si votre nouvelle apparence vous a appris de nouveaux tours ? » Les deux femmes le suivirent vers la porte avec une remarquable alacrité. Comme si elles n’obéissaient pas simplement à son ordre mais avaient hâte de lui rappeler leurs capacités. Un instant plus tard Virelai fut de nouveau seul dans la pièce. Si l’on exceptait la chatte : il pouvait sentir son regard le transpercer avec un mépris et une détestation absolus. Chaque fois qu’il pensait que son existence ne pouvait empirer, les Destinées avaient une autre mauvaise carte pour lui dans leur donne. Il soupira en se rappelant les paroles du Maître : « Tu devrais me remercier de t’avoir amené à Sanctuaire en t’épargnant toutes ces horreurs et toute cette avidité. » Et pourtant, il sentait ses anciens doutes l’assaillir de nouveau. 8. Messages « Par les couilles de Sur, ce que je peux haïr cette maudite mer ! » Mam se pencha de nouveau par-dessus le plat-bord en attrapant d’une main ses nattes délavées et pleines de nœuds, et en vomissant de façon si affreuse qu’on aurait pu pardonner à quiconque n’étant pas au courant de penser qu’on étranglait un mouton avec une grotesque lenteur. Le grand homme maigre qui se tenait près d’elle observait cette performance avec détachement, et quand elle se redressa, le visage presque aussi hagard que le sien, il haussa un sourcil : « T’as choisi la mauvaise profession avec un estomac aussi délicat, alors, Mam. » La peau tannée par les intempéries de Mam avait pris une vague et printanière nuance de vert. Par-devers lui, Tête-de-Nœud trouvait que ça lui allait bien, ça lui donnait l’air un peu plus vulnérable, un peu plus féminin. Il ne l’avait pas vue aussi vulnérable depuis une lointaine nuit à Jétra et l’étrange affaire de la disparition d’un homme des collines qui avait causé au chef des mercenaires une telle émotion qu’il l’avait de fait surprise à verser une larme. Une seule, attention, et encore écrasée avec irritation du revers de la main. Mais cette unique larme avait paru en soi une abomination contre-nature. En général, Mam paraissait à peine femelle. Il était difficile d’y penser comme à une femme, même si on lui lavait et peignait les cheveux, et qu’on l’habillait dans une de ces chemises de gaze transparente que la nouvelle reine portait, disait-on, et qui causaient présentement un tel remue-ménage à la cour de Halbo. Il frémit. De fait, ce n’était pas une image plaisante sur laquelle s’attarder, et si Mam le surprenait à l’entretenir, elle ne serait pas amusée – et elle avait une capacité déroutante en la matière. Mam pas amusée, c’était à éviter, vérité vraie. « Tu as décidé ce que tu lui diras ? » lui demanda-t-il plutôt en changeant de sujet, quoique, à en juger par l’expression de son chef, pas pour le mieux. Mam grogna. « Tu crois que je devrais concocter une histoire qui semblerait moins bizarre que la vérité ? » Tête-de-Nœud haussa les épaules. Leur employeur, Rui Finco, sire de Forent, n’allait certainement pas être content. Car même s’ils avaient réussi à dissimuler la cargaison de bonnes armes eyraines qu’on les avait payés pour transporter dans le Sud, ils avaient complètement échoué à ramener à bord leur cargaison principale, l’homme sans lequel tout le reste s’avérerait inutile, car, aux dernières nouvelles, à moins que la portée d’un arc ne se fût améliorée de façon dramatique, il n’existait toujours pas d’arme capable de traverser le vaste Océan du Nord, de l’Istrie à l’Eyra, sans bateau pour l’amener à portée de tir. Quand ils étaient arrivés au chantier naval, lui et Joz, non seulement Mortèn Danson avait-il disparu mais la plupart de ses ouvriers et son meilleur bois aussi. Personne ne semblait savoir où il était ; on avait offert une excuse idiote à propos d’un spectacle de comédiens à Halbo, mais ça n’expliquait vraiment pas le bois et les hommes manquants, et Tête-de-Nœud avait plutôt le sentiment que l’un des rivaux du roi avait décidé de faire un petit investissement de son cru. Quand ils étaient revenus à Halbo pour rendre compte de leur échec, Mam avait déjà semblé distraite, pleine d’une furie sans cause, et plutôt que de rester dans les environs pour savoir exactement ce qui causait cette humeur explosive qui la rendait célèbre, ils avaient dégoisé au plus vite leurs propres décevantes nouvelles pour rejoindre en hâte la sécurité d’une taverne anonyme. Ce n’était pas une situation qu’il aurait envie d’expliquer au sire de Forent, se disait Tête-de-Nœud. Pas de bateaux, ça voulait dire pas de guerre. Rectification : pas de bateaux eyrains, pas de guerre, car les petits vaisseaux istriens tout juste bons à suivre les côtes étaient pis qu’inutiles sur une mer houleuse. Alors, pas de constructeur eyrain de bateaux, pas de bateaux eyrains. Pas de guerre, pas de travail lucratif pour eux. Peut-être, se dit-il, peut-être qu’on ferait mieux de déclencher une guerre civile dans l’Empire du Sud. Ou bien… « On pourrait convaincre le capitaine de changer de route, emmener cette cargaison à travers le Détroit aux Requins et la vendre au duc de Ness… — Ce capitaine ne trouverait pas le Détroit aux Requins s’il lui mordait le cul. Et puis, Ness n’a pas d’argent, répliqua Mam, catégorique, indiquant qu’elle avait déjà envisagé et écarté cette possibilité. — Erol Bardson ? — Cet homme-là procède par ruse, pas par conflit ouvert. Quand il bougera, ce ne sera pas avec la force des armes, mais avec des paroles habiles et un couteau dans le dos. Une guerre avec l’Istrie pourrait l’arranger, mais nous acheter une cargaison de flèches serait bien trop évident. Non, Bardson a d’autres plans, je parie, même si je ne suis pas sûre que je prendrais son argent s’il faisait appel à moi. » Tête-de-Nœud se gratta pensivement le menton. « Ça m’a l’air bien capricieux, Mam. Tu as un petit penchant pour le jeune Ravn ? » Mam renifla avec ironie : « Notre étalon ? Le pauvre gars a du mal à distinguer le haut du bas, comme c’est là. On aura besoin d’un nouveau roi à Halbo avant longtemps, et pas à cause des trahisons que Bardson peut manigancer. Cette bonne femme doit lui avoir réduit la bite à la taille d’un ver. Elle ne doit pas en retirer une bien grande satisfaction, maintenant. » Tête-de-Nœud jeta un coup d’œil désapprobateur à son chef. Il avait entendu dire que certaines femmes trouvaient du plaisir à la fornication, mais il n’en avait encore jamais rencontré pour l’admettre. Quoique, ça pouvait avoir un rapport avec… Il repoussa cette pensée. « Tu crois que Bardson va essayer de prendre le trône ? — Il y en aurait assez pour prendre son parti. Ravn n’a pas arrangé ses affaires quand il a pris comme épouse une nomade inconnue au lieu de la fleur de la noblesse eyraine. Et il n’écoute pas ses conseillers, même quand il siège avec eux, ce qui est rare, à ce que j’ai entendu dire. Passe le plus clair de son temps, le jour et la nuit, dans les bras de sa nouvelle reine, et laisse le reste aller à vau-l’eau. On dit que Passorage et Shepsey font de leur mieux, mais ce sont des vieillards à présent, et le cœur n’y est plus. Des seigneurs ambitieux et des fermiers avides leur aboient autour des talons comme des roquets. — Sudœil, il aurait pu garder le contrôle, lui. — Ouais. Eh bien, on a fait ce qu’on devait, et on a été bien payés pour, d’une façon ou d’une autre. » Après la débâcle de l’Assemblée et la fuite subséquente du roi Ravn, il s’était avéré très difficile de persuader le sire de Forent de leur donner le reste de leur salaire, même si Mam avait souligné, en termes des plus clairs, qu’ils avaient rempli leur part du marché en livrant le roi, et que c’était sa faute stupide à lui, Rui, et à sire Varyx, s’il leur avait échappé. Finco avait été moins qu’impressionné par l’aisance avec laquelle Mam avait viré de bord lorsque la donne avait changé, mais quand il était apparu qu’un chahut s’ensuivrait, il avait payé, quoique de mauvaise grâce. Ils avaient été plutôt surpris de se voir offrir une autre commission par le sire de Forent, mais du travail, c’était du travail, et il n’y en avait pas tellement ces temps-ci pour se permettre d’en refuser. Moroses, les deux mercenaires regardèrent par-dessus le bord du navire les processions interminables de vagues grises, tout en considérant leur mauvaise fortune. Mais tandis que Mam maudissait intérieurement son retard et son manque d’anticipation dans l’enlèvement du constructeur, Tête-de-Nœud se surprit à regretter de ne pas être de retour sur la petite île, à un jour de voile à l’est des îles galiennes, où il s’était un jour échoué par chance – le résultat non d’un naufrage, mais d’une altercation infortunée avec des pirates circésiens ; le soleil y avait brillé tous les jours, et la lumière sur les vagues douces qui léchaient le rivage était du même vert opalescent et brumeux qu’un pendant de pierre saisi autrefois sur un guerrier mourant du Sud, dans une petite escarmouche au pied des Monts Dorés, alors qu’ils s’étaient trouvés du côté perdant et avaient rapidement changé d’allégeance. Il avait passé le collier autour de son cou et accordé au blessé une mort plus rapide qu’il ne le méritait ; aussi regardait-il cette pierre comme un porte-bonheur, le symbole de sa propre survie ; pourtant, quelquefois, lorsqu’il la prenait pour l’examiner, il aurait juré qu’elle semblait changer de couleur. Il était resté couché sur la douloureuse, glorieuse, étincelante plage de coquillages blancs écrasés, avec le soleil qui lui martelait le dos en faisant sécher sa chemise en de cassants plis de sel, et il avait contemplé les profondeurs de la pierre polie tandis qu’elle passait du gris à un vert aqueux juste comme le flot de la mer, ou la marée de son existence… Il fut brusquement tiré de cette aimable rêverie quand une vague particulièrement lourde frappa le bateau de flanc, si fort que les planches craquèrent et qu’un choc violent passa dans l’armature pour résonner jusque dans ses pauvres os de mortel. « Sur ! Donnez à un capitaine istrien un honnête navire bâti par des Eyrains et il fera de son mieux pour le couler. Est-ce qu’ils ne possèdent même pas les rudiments de la navigation ? C’est un miracle qu’on n’ait pas chaviré dix fois. Si on était plus proche de la terre, je le noierais moi-même, ce maudit bonhomme, et je prendrais le gouvernail ! » Une autre vague les frappa durement. Mam poussa un gémissement. Puis elle s’agrippa au plat-bord et vomit de nouveau désespérément. « Holà, c’en était une grosse ! Pas mal secoués, hein ? » Le petit homme rondouillard était apparu auprès de Tête-de-Nœud, le visage fendu d’un large sourire. Ses cheveux noir et blanc taillés court étaient dressés sur sa tête en petits pics tout raides – en partie à cause de l’air salé, et en partie parce qu’ils n’avaient pas vu d’eau propre depuis… Eh bien, Tête-de-Nœud ne se rappelait pas la dernière fois où il avait vu Gueule-de-Chien laver une partie quelconque de son anatomie, à plus forte raison quelque chose d’aussi frivole que ses cheveux. Gueule-de-Chien déclarait que se laver vous retirait une couche bien nécessaire de peau. Et comme il était déjà petit, il ne pouvait guère se permettre de perdre davantage de surface. « Qu’est-ce qu’y a, Mam ? Quelque chose que t’as mangé ? Le poisson d’hier soir ? Y sentait un peu mauvais, je trouve. Ou alors la soupe de crabes plutôt rance, ce matin ? » Les vomissements atteignirent un crescendo, devinrent plus abondants, puis cessèrent soudainement. Mam se redressa d’un seul coup, saisit le petit homme par la gorge d’un unique et fluide mouvement, et le souleva jusqu’à ce que ses pieds s’agitent dans le vide. « Pourquoi ne vas-tu pas jouer dans les cordages, Gueule-de-Chien ? » Elle le secouait à chaque mot. « Tire-toi de mes pattes et ne mentionne pas de nourriture en ma présence, ou tu vas te retrouver très près de la quille ! » Quand elle le reposa sur le pont, Gueule-de-Chien se cacha avec alacrité derrière Tête-de-Nœud. « Joz m’envoie vous chercher, grogna-t-il en frottant son cou douloureux. Un oiseau est arrivé de Forent. — Que je sois maudit ! » Tête-de-Nœud fit un signe superstitieux. « Par les sept enfers, comment ces pigeons trouvent-ils un unique bateau au milieu de ce foutu océan ? — On me paie pour me battre ou voler, dit Mam, pas pour me remplir la tête de connaissances obscures. C’est la province de Doc, pourquoi tu ne vas pas lui demander ? Moi, je crois qu’on ferait mieux d’y aller et de voir comment ça empire. Je savais qu’on aurait dû tordre le cou à ce bâtard de pigeon sournois que Lazlo prétendait être un animal familier, avant qu’il ait une chance d’envoyer un message au sujet de notre petit désastre à Rui Finco. Un animal familier, je vous demande un peu. Qui a un oiseau familier à bord d’un bateau ? Se ferait rôtir le deuxième jour, je vous le dis, sur un de mes bateaux à moi… — Sur en avait un, interrompit Gueule-de-Chien. — Quoi ? — Sur avait un corbeau, il allait partout avec. » Mam fixa le petit homme d’un regard sombre. « Ta gueule, dit-elle. — Et puis ? — Sois prêt à menacer cette petite fouine de capitaine si les nouvelles sont mauvaises. Il a les couilles d’une souris, ce type. Il colportera des histoires sur nous pour un oui ou pour un non. — Je pourrais l’embrocher pour toi, Mam, dit Gueule-de-Chien, allègre, depuis l’abri que lui procurait le large dos de Tête-de-Nœud. Je pourrais l’embrocher droit dans le gésier et repartir si vite, il penserait qu’une mouche l’a piqué ! — C’est sûrement comme ça que tes femmes se sentent quand tu couches avec elles, avorton. » La commandante de la troupe adopta une expression primesautière et perplexe, et dit d’une voix couinante et haut perchée : « Oh ! la la ! est-ce que c’était un tout petit moucheron qui me mordillait les parties ou bien j’ai juste été visitée par le puissant Gueule-de-Chien ? » Elle adressa au petit homme une grimace suggestive : « N’embroche pas Lazlo, imbécile, c’est lui qui tient le gouvernail. Je veux juste qu’on le menace, et seulement si on en a besoin. On traverse le pont avant de couper les cordes, hein ? » Le pigeon s’était installé confortablement sur le rakki au-dessus de la voile gonflée, et refusait de descendre. Deux des mercenaires, Joz et Doc, avec un groupe hétéroclite de marins d’une demi-douzaine de provinces istriennes s’étaient rassemblés en un petit groupe au pied du mât, les yeux levés. Parmi eux, un petit homme à l’air soucieux, vêtu de cuir coûteusement travaillé, donnait des directives à un maigre et brun garçonnet des montagnes du sud de l’Empire, qu’on appelait « le Singe » à cause de ses talents de grimpeur et en l’honneur de la créature légendaire de l’Ouest Lointain : il devait escalader le mât pour ramener le pigeon ; le garçon protestait, ce qui était assez sensé de l’avis de Mam : dès son approche, la bestiole apeurée s’envolerait ailleurs, peut-être vers un autre bateau. Et alors, qu’est-ce qu’ils feraient ? Pour sa peine, le Singe reçut une bonne gifle sur l’oreille et un torrent d’insultes du capitaine. Joz Patte-d’Ours soupira en secouant la tête. Ces gens avaient une tendance à des attitudes théâtrales et dénuées de sens pratique qu’il trouvait extrêmement irritantes. Il recula de deux pas, prit quelque chose dans son dos, visa. L’instant d’après, l’oiseau tomba mort sur le pont, pantelant. Au milieu du silence stupéfait qui s’ensuivit, Joz reprit son caillou (un de ses favoris, un quartz arrondi par les vagues qu’il avait trouvé sur la plage de la Grande Foire), le remit dans sa sacoche avec son lance-pierre, ramassa la forme inerte du pigeon, défit le message de sa patte et le tendit à Mam. Elle le déroula avec précaution et se mit à lire la combinaison bizarre de points et de traits. « Ce message est pour moi ! » Le capitaine istrien marchait sur elle, furieux, la main tendue avec un geste impérieux. Elle lui adressa son plus horrible sourire, en s’assurant que chacune de ses dents pointues lui étaient visibles. Imagine ce que ça ferait si je te mordais, disait ce regard. Imagine ce que ça ferait si je te mordais là, entre les jambes… Puis elle lui tendit le message avec une nonchalance qui en disait long. Joz intercepta le regard de Doc, fut récompensé d’un clin d’œil. Gueule-de-Chien semblait déçu : il aurait bien voulu montrer sa lame au capitaine. Les mercenaires s’écartèrent pour se regrouper près de l’étrave. « Alors, fit Tête-de-Nœud avec impatience, ça dit quoi ? — Hélas, il semble que le dernier oiseau du capitaine ne soit pas arrivé à bon port, dit Mam en souriant. Le sire de Forent est tout à fait fâché de ce manque d’information, et il exige de savoir par retour de courrier où est le constructeur. » Joz eut un large sourire : « Quel dommage, dit-il, laconique. Il ne sera pas très gentil avec le vieux Lazlo quand on reviendra et qu’il n’aura toujours pas de nouvelles de Danson. » Le capitaine Lazlo ne semblait déjà pas très heureux de sa lecture. Mam eut soudain une expression ravie : « On ne touchera peut-être pas notre paie pour cette mission, mais quant à moi, j’anticipe vraiment de voir la face de Sa Seigneurie quand je lui dirai que son précieux constructeur a été enlevé par le clan Tomberoc ! » Joz et Tête-de-Nœud échangèrent un regard. C’était une petite nouvelle bien inattendue. Il y avait des moments où ils soupçonnaient que l’efficacité de Mam à les commander venait du fait qu’elle leur cachait des informations cruciales. Après tout, comme elle ne manquait jamais de le répéter, le savoir était du pouvoir, et, d’une façon ou d’une autre, elle semblait toujours en savoir plus qu’eux tous réunis. * * * Erno se leva avant l’aube, tous les muscles raidis d’appréhension devant ce qu’il allait devoir faire ce jour-là. Il sortit de l’abri dans la lueur grise d’un monde en équilibre précaire entre la nuit et le jour. Avec aussi peu de bruit que possible, compte tenu du crissement des galets sous ses bottes, il traversa la petite plage caillouteuse pour se rendre au bord de l’eau. C’était une matinée froide. Il pouvait y sentir le tranchant de l’hiver proche, une saison qu’il n’avait jamais connue encore sur le continent du Sud. Il ferait bien plus doux ici que chez lui, se dit-il, en regardant son souffle se transformer en vapeur fantomatique. On n’avait sans doute pas du tout de neige dans cette région, même la pluie verglaçante devait fondre dès qu’elle touchait ce sol enchanté comme il l’était par le soleil pendant tout l’été. Dans les îles d’Ostenave, au contraire, la neige descendait en rafales, dégringolant du ciel en de chaotiques tourbillons, comme si Sur lui-même avait renversé un sac gigantesque de plumes d’eiders sur le monde, et elle s’installait avec détermination sur la terre pour une saison entière. Enfant, placé chez Aran Aranson à Tomberoc, Erno était le premier à se lever le matin, sachant toujours par quelque inexplicable et primitif instinct que la neige était dans l’air. Il aimait se tenir dehors dans l’enceinte, le visage renversé pour recevoir les premiers flocons qui descendaient en spirale, pour les sentir caresser la peau chaude de ses joues et se rassembler comme des phalènes sur ses cheveux et son manteau. C’était l’hiver que Tomberoc était à son meilleur, quand la neige couvrait les champs et les hautes terres d’un linceul blanc, parfait et pur, qui scintillait et étincelait dans la lueur matinale, lorsque la glace capturait terre et eau, transformant les lacs et les étangs et même les bords de la mer en une matière solide, transparente et craquelée qui pouvait porter le poids des mouettes, des oies, des phoques et même, si l’on était chanceux, celui d’un garçon qui se déplaçait rapidement sur de longues lattes de bois retenues par des lanières en cuir et graissées avec de l’huile de morse. La pureté de l’hiver de Tomberoc n’avait jamais cessé de le stupéfier, même en y vivant chaque jour, avec tous les autres qui se plaignaient du froid amer, de la salle commune enfumée, de la viande sèche et du poisson salé qui devenaient leur seule nourriture pendant ces mois difficiles ; la nuit, on racontait autour du feu des histoires de contrées où le soleil brillait toujours, où des fruits appelés grenades poussaient sur les arbres, et où le blé vous arrivait à l’épaule. Mais pour Erno, rien ne pouvait égaler le ciel au-dessus du Pic Bleu au coucher du soleil, un après-midi de Dernière Lune, la façon dont cette teinte cédait la place à un bleu lumineux et pâle qui reflétait l’éclat blanc de la neige sur la crête, le transformant en un mauve délicat de bruyère en fleur, puis en un rose si fragile que la coupe du ciel semblait devoir s’éparpiller comme une peau de glace si le plus petit oiseau y volait. Une fois, dans un élan téméraire mais se sentant aussi poussé par un besoin intime qu’il ne pouvait cerner, il avait escaladé les pentes du Pic Bleu juste au moment où le soleil plongeait enfin, même s’il savait qu’il devrait effectuer dans le noir la longue et dangereuse descente pour revenir. Assis sur un gros rocher de granit, plus proche du sommet du monde qu’il ne l’avait été de toute sa vie, il avait pris l’un des morceaux de ficelle qu’il portait avec lui pour ce genre de situations, et y avait noué les nœuds qui lui rappelleraient pour toujours comment des traînées d’écarlate fumeux rayaient le ciel bleu, comment les nuages bas sur l’ouest de l’île avaient été ourlés d’un or profond, comment les jets vaporeux jaillis des sources chaudes en contrebas avaient couru sur les tourbières gelées et les antiques promontoires de lave tels des esprits de l’île, libérés dans l’air qui s’assombrissait. Il touchait cette ficelle à présent, tressée avec d’autres à son poignet gauche, là où il l’avait nouée cette nuit-là, il y avait si longtemps, et il se rappelait cette scène si clairement qu’il pouvait presque sentir les poils de son nez se couvrir de cristaux picotants de glace. Il était temps de retourner en Eyra. * * * « Il est où ? » La voix de Rui Finco, habituellement si bien modulée, si bien contrôlée, si raffinée, était devenue un hurlement d’outrage. Mam se renversa dans son siège et le fit basculer de manière à faire grincer sur le bois poli les deux pieds en contact avec le plancher, et elle déposa impoliment les pieds sur le bureau du sire de Forent – un bureau en chêne de Gila, sans prix. Ses bottes – de grosses bottes molles et couvertes de toutes sortes de saletés innommables – constituaient un contrepoint frappant aux piles bien nettes de livres, aux rouleaux bien noués de parchemins, à la carte placée exactement dans le coin en bas à droite, à l’unique encrier, avec son pot de plumes bien épointées. « Tomberoc, mon seigneur, dans les lointaines îles d’Ostenave, demeure d’Aran Aranson et de son clan. » Le sire de Forent fronçait les sourcils : « Aranson ? » Un vague souvenir s’agitait – un homme à la peau hâlée, furieux, ses yeux perçants, une barbe taillée de près, de longs cheveux sombres striés de gris, des manières arrogantes… « Aranson… celui dont nous avons jeté la fille au bûcher ? La petite sorcière qui a escaladé le Roc de Falla ? » Mam hocha la tête d’un air sombre. Elle ne voyait aucun avantage à révéler que Katla avait survécu à cette épreuve ; elle informait Finco de l’endroit où se trouvait vraisemblablement le constructeur justement parce qu’il n’y pouvait rien : Tomberoc se trouvait bien loin dans l’immensité de l’Océan du Nord, complètement hors de sa portée. Rui arpentait la pièce en assimilant cette nouvelle information. Puis il se tourna vers elle, le visage assombri par la rage : « Et ôtez vos maudits pieds de mon bureau ! » Mam inclina la tête de côté, lui adressa un lent sourire indolent puis, avec beaucoup de précautions délibérées, ôta ses pieds. Des petits mottons de boue et d’on ne savait quoi d’autre marquaient la surface impeccable du bureau. Finco n’allait certainement pas s’abaisser à nettoyer lui-même, mais cela causait à Mam un petit plaisir enfantin de penser qu’il devrait appeler un esclave pour cela, et que cet esclave comprendrait par quelles circonstances de la crotte de chien s’était retrouvée sur le meuble tant chéri du noble istrien. Rui revint à son bureau et étudia la carte avec intensité, en essayant de maîtriser sa colère. C’était une vieille carte qu’il avait prise sans permission à la grande librairie de Céra : elle avait été si poussiéreuse qu’il doutait que quiconque s’apercevrait de son absence. C’était un très beau travail, et si ancien qu’on y référait à Jétra comme à « Ieldra », l’ancien nom de la Cité Éternelle avant la traversée de la rivière Tilsèn par les Istriens pendant la Longue Guerre, quand ils avaient repoussé l’ennemi hors de ces riches terres agricoles, toujours plus loin au nord, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun endroit pour eux où aller, et rien d’autre à faire que de prendre des bateaux et de s’enfoncer dans l’inconnu. Aucune île n’était indiquée sur la carte, bien entendu. À la pointe la plus septentrionale de l’Istria, au port de Hédéra, il n’y avait rien qu’un vaste désert de parchemin, marqué de façon peu utile « eaux inconnues ». Il releva les yeux pour voir que Mam le regardait avec un haussement de sourcils inquisiteur. Il lui retourna un regard flamboyant. C’était insupportable qu’un commun mercenaire lui donne l’impression d’être un imbécile. Et pis encore, bien pis, quand c’était une femme. Il roula prestement la carte et prit une profonde inspiration. « Et pourquoi donc ne les avez-vous pas poursuivis dans cette… Tomberoc, pour reprendre l’homme de force ? — Mes ordres étaient de revenir ici avec la cargaison avant le Jour de Bast, ce qui est, d’après mes calculs, dans trois jours. Poursuivre les Tomberoc jusqu’aux îles d’Ostenave et revenir à Forent aurait ajouté au moins dix jours au voyage. Et puis, c’était seulement une rumeur, que Mortèn Danson aurait été emmené là-bas. C’aurait pu être une pure coïncidence que les gens de Tomberoc et le constructeur disparaissent en même temps. » L’expression du seigneur du Sud lui fit comprendre exactement ce qu’il pensait de ce raisonnement. « Et vous êtes-vous arrêtés à penser un seul instant que cela ne valait guère la dépense ni le trouble de rapporter ici ces maudites armes sans l’homme qui pouvait nous bâtir des bateaux pour que nous puissions les utiliser, ces armes ? » Les yeux de Mam luisaient. « En tant que simple mercenaire, mon seigneur, je suis payée pour me battre, pas pour penser. Et puisque Votre Seigneurie ne m’a pas fait l’honneur de m’expliquer le lien entre les deux cargaisons qu’on m’avait envoyé chercher, j’ai accompli la mission de mon mieux compte tenu des circonstances. » Le sire de Forent grinça des dents. « J’aurais dû savoir que je ne pouvais confier une telle tâche à une barbare ignorante. — Et Votre Seigneurie croit qu’il aurait atteint son but s’il avait dépêché une équipe de loyaux Istriens dans la capitale nordique, alors ? Lesquels, bien entendu, auraient été aussi peu visibles que des putains dans un temple… — Sortez ! rugit Rui Finco. — Pas sans notre paie. — Votre paie ? — Je ne vous demanderai pas le total de la somme, mais compte tenu du fait que nous avons rapporté la moitié de la cargaison, ainsi que convenu, je suis sûre que Votre Seigneurie concédera qu’elle nous doit la moitié de la somme… — Vous n’aurez pas un seul cantari de moi pour ce désastre. Vous aurez de la chance si je ne vous fais pas écorcher vive et pendre dans le port pour les mouettes. » Mam se leva, fit un pas en avant et approcha son visage de celui du noble. « Si je ne suis pas de retour auprès de mes hommes, et intacte, pour l’heure de la Seconde Prière, Joz Patte-d’Ours demandera audience au duc de Céra et lui offrira de l’information sur votre relation avec le roi du Nord… mon seigneur. Je ne suis pas sûre que les membres du Conseil vous accueilleront aussi chaleureusement s’ils estiment que vos ambitions et loyautés ne sont pas exactement les mêmes que les leurs. » Elle avait nourri ce soupçon depuis la nuit de l’Assemblée, lorsqu’elle avait déposé sans cérémonie Ravn Asharson dans le pavillon du sire de Forent, s’était livrée à ses propres observations acérées et avait surpris entre les deux hommes une conversation qu’elle n’était pas censée comprendre. Elle l’avait engrangée et, comme une pie joue avec les objets brillants qu’elle a collectionnés pour son nid, elle l’avait sortie de temps à autre à la lumière jusqu’à ce qu’elle eût l’impression de comprendre toute l’affaire. C’était un risque calculé d’énoncer aussi clairement ses soupçons, et de supposer que le duc de Céra n’appartenait pas au cercle intime des alliés de Rui Finco. Mais tout ce qu’elle avait entendu dire du chef du Conseil istrien la poussait à croire que le vieil homme était trop droit et trop attaché aux traditions pour être le complice d’un joueur ambitieux comme Rui Finco. Elle avait eu affaire à des hommes comme le sire de Forent toute sa vie, elle savait quel genre de complices ils se trouvaient. C’était une carte maîtresse à risquer dans ce qui semblait une partie bien dénuée d’importance : mais les huit mille cantari de l’homme ne l’étaient pas. Et non plus l’endroit où ils les mèneraient. Avec un effort intense, Rui resta aussi calme qu’il le pouvait. Il se maudissait pour avoir sous-estimé l’intelligence de cette femme, et son outrecuidance. Il devrait jouer cette partie avec beaucoup de circonspection, en vérité. Mille possibilités tourbillonnaient dans son esprit. Relever son défi, ordonner aux gardes du château de l’embrocher sur place ? Il avait eu le bon sens de la faire désarmer avant de la laisser entrer dans ses appartements. Mais il soupçonnait qu’elle pouvait venir à bout de sa garde personnelle même si elle ne portait aucune arme dissimulée sur sa personne (et aucun Istrien ne voudrait vraisemblablement se souiller les mains en fouillant une barbare de trop près : Falla savait dans quels replis douteux une telle femme pouvait cacher une petite dague). Et si elle disait la vérité quant au comparse envoyé au duc de Céra… Haro ne se fierait sûrement pas à la parole d’un mercenaire contre la sienne, à moins… Peut-être devait-il lui donner ce qu’elle demandait, puis envoyer un assassin lui régler son compte et celui de sa petite troupe au cours de la nuit. Oui, ce serait le mieux. Ce grand homme des collines de Farèm, avec les tatouages rituels sur la figure. Persoa, c’était son nom. Varyx s’en était servi pour éliminer une famille entière à Sestria, des gens qui l’avaient diffamé… L’homme coûterait un bon prix, mais on pourrait compenser en récupérant ce qu’il allait donner à la femme à présent. Huit mille ? Il fut tenté de les lui donner pour la faire partir, mais s’il ne marchandait pas assez, elle le soupçonnerait à coup sûr. Il parvint à esquisser un sourire penaud : « Eh bien, vous avez droit à une certaine partie de la somme. Vous ne pouvez vous attendre à ce que je vous donne la moitié pour une mission aussi désastreusement ratée, cependant… — Huit mille ! dit Mam avec fermeté. — Je vous en donnerai six. » Il n’allait pas se fatiguer à jouer de nouveau cette scène ! « Huit. » Il prit une grosse clef dans un tiroir de son bureau, traversa la pièce à grands pas et déverrouilla un coffre à armature de cuivre dans une alcôve située sous l’autel de la Déesse. Il revint vers Mam avec trois gros sacs de pièces. « Pour l’amour de Falla, femme, prenez les six mille et estimez-vous chanceuse. » Mam lui adressa l’un de ses meilleurs sourires, celui qui exposait ses molaires à doubles pointes recouvertes d’argent. « C’est fait. » Le sire de Forent la regarda sortir d’un pas allègre, avec ses nattes qui se balançaient. Les pièces s’entrechoquaient avec un bruit argentin à chaque pas. « C’est toi qui vas être faite, promit-il sombrement. C’est toi. » 9. Quietus Sélène écarta les cheveux de ses yeux en s’efforçant de se réveiller. Ces derniers temps, elle avait trouvé difficile d’oublier le confort de l’épais manteau qui l’enveloppait et d’affronter la perspective de l’air froid de l’aube, puis de descendre au bord de la petite baie pour vérifier les lignes qu’Erno installait toutes les nuits. Ce matin, la pâle lumière qui filtrait dans l’abri arrangé par le Nordique avec le bateau retourné – un muret de pierres serrées, et des poignées de mousses et de fougères pour colmater les fissures – était particulièrement grise, faible et peu avenante. Sélène se retourna, tira plus étroitement le manteau autour de ses épaules, et ferma les yeux en essayant de rattraper les franges du rêve où elle avait été plongée. Dans cet autre endroit, elle avait été assise au sommet d’une colline abrupte, une pierre froide contre son dos, et le vent qui lui fouettait les cheveux, ce qui lui avait fait comprendre qu’elle ne portait pas de voile. Elle regardait un chien noir essayer de rassembler un troupeau de moutons vagabonds qui filaient d’abord follement vers la droite, puis brusquement vers la gauche comme s’ils n’étaient qu’un seul corps, en évitant chaque fois le chien, et celui-ci hurlait sa colère et bondissait après eux en claquant furieusement des mâchoires. Somnolente, elle avait regardé les animaux zigzaguer sur l’herbe rase – des petits points blancs courant sur un ondulant tissu vert – avant de sortir de son sommeil, et elle avait noté comment, lorsque le chien courait trop vite ou aboyait trop fort, il accélérait la fuite de ses charges paniquées ; elle avait eu envie de descendre la colline pour le calmer et interrompre la folle danse de la chasse et de la fuite. Le rêve l’appelait à présent, tirant doucement sa conscience à lui, et elle se laissa emporter. Un instant plus tard, l’air semblait plus rare, le souffle plus difficile, le sang lui montait aux joues. C’était très clair, très net, plus réel que le réel. Des détails se précipitaient vers elle, mousse, pierre, brindille, le vert plus que vert de la pâture, la taille surnaturelle du chien. Quand elle se leva, elle sentit le monde vaciller sur ses fondations gauchies, devenu soudain moins accueillant. Le vent hurlait autour d’elle et elle se rendit compte qu’elle ne portait qu’une mince chemise blanche qui se collait à son corps, en révélant tous les contours. Le chien s’arrêta net pour la regarder, et le troupeau tourbillonnait autour de lui, incertain de la conduite à suivre maintenant qu’on ne le pourchassait plus. L’œil scrutateur du chien était avide, troublant. Sélène se sentit mal à l’aise, mais son esprit avait beau la presser de revenir en arrière, de s’éveiller, ses pieds la portaient déjà dans le chemin qui descendait vers la pâture. À un pas maintenant, elle vit comme le chien haletait et roulait des yeux, des yeux étranges pour un chien, trop expressifs, trop… humains. Autour des iris, d’un brun profond pailleté d’or, les blancs étaient jaunâtres et injectés de sang, comme ceux d’un homme ivre saisi d’une rage agressive. Des parcelles d’écume blanche apparaissaient aux coins de la bouche. Malgré sa terreur, elle se vit tendre la main pour toucher la tête de la bête, et la bête gronda, ses lèvres noires se détendant pour révéler des dents acérées. C’est alors qu’elle remarqua le collier de sardoine que portait l’animal, tout en teintes rouillées de marron. Un souvenir accrocha sa mémoire, elle se rappela quand elle avait vu cette calcédoine rayée. Elle ouvrit la bouche pour hurler, mais le chien lui avait déjà saisi le bras, elle pouvait sentir les crocs qui lui broyaient les os, les mâchoires qui se refermaient… L’instant d’après, elle était jetée au sol, et un autre chien la surplombait, un chien blanc, plus gros que le premier, et elle se recroquevillait de terreur. Cette fois, elle s’éveilla pour de bon. Elle pouvait encore sentir le souffle chaud du chien sur elle, entendre le grognement qui roulait dans sa gorge. Mais ici, à l’abri de la barque, le seul souffle chaud était le sien, les seuls sons le cri distant des mouettes qui tourbillonnaient au-dessus de la baie, et le murmure des vagues. Mais l’angoisse s’attardait, un petit poing serré dans sa poitrine. Quelque chose était différent. Quelque chose n’allait pas. Elle sortit en rampant de l’abri, convaincue qu’Erno avait été victime de quelque calamité. Mais quand elle se redressa pour scruter la baie, elle le vit, à l’autre extrémité de la plage, qui contemplait la mer, aussi immobile qu’une statue. Il jeta un coup d’œil de son côté et se détourna, ce qui ne la rassura pas. Avec un soupir, elle s’accroupit, hors de sa vue, pour se soulager. Puis, en relevant la robe rouge, à présent striée de boue, l’ourlet tout déchiré, elle avança dans les vagues pour se nettoyer de son mieux. Le sel sécherait en traînées sur sa peau, mais ils n’avaient pas assez d’eau douce pour la consacrer à un luxe comme la toilette, ainsi qu’Erno le lui rappelait si souvent. Elle se lava la figure, en sentant le goût de l’eau salée, passa ses doigts mouillés dans ses cheveux collants, emmêlés par le vent. Puis elle prit de l’eau dans ses mains pour se laver soigneusement l’entrejambe. Comme depuis deux mois et plus, ses doigts ne révélèrent pas la souillure du sang qu’elle se serait attendue à voir avant la pleine lune. Ce n’était plus une surprise. De tout son être, elle en repoussa la signification possible et, en serrant les dents, elle choisit un chemin prudent entre les rochers à fleur d’eau pour vérifier les lignes d’Erno. Trois maquereaux s’étaient pris aux hameçons bien façonnés du Nordique. Ils étaient immobiles dans l’eau sombre sous les rocs, et le passage des vagues faisait luire brièvement leur peau rayée comme celle des chats. Sélène éprouva une brève pitié pour leur funeste destin, puis elle tira les lignes froides et mouillées, une main après l’autre, et rapporta les prises sur la plage. Le temps qu’elle soit revenue, Erno avait quitté son poste sur les rochers lointains. Sélène observa la baie et fut surprise de le voir en train de démantibuler leur abri. Il avait ôté le faering des pierres qui servaient de fondations, et l’avait remis sur sa quille, du bon côté, un bateau sur les galets et non plus un toit. Sélène avait été si concentrée sur sa tâche, si plongée dans ses pensées qu’elle n’avait pas entendu le bruit qu’il avait dû faire. Il s’employait maintenant à détruire le muret, en y mettant plus d’énergie qu’il ne semblait nécessaire. Les pierres s’éparpillaient en ricochant les unes sur les autres. Le son sec et lourd rebondissait sur les parois de la falaise, la mousse et les ajoncs volaient sous les coups de pied. Leurs possessions à l’un et à l’autre, si maigres fussent-elles, avaient été rangées en deux piles distinctes. Laissant tomber lignes et poissons, Sélène se précipita d’une course maladroite vers le Nordique. Derrière elle, les maquereaux se tordaient désespérément, en train de se noyer dans l’air. « Que faites-vous ? » L’intonation avait été plus impérieuse qu’elle ne l’avait désiré. Erno se retourna avec vivacité. L’effort et le vent froid lui avaient violemment rougi les joues. Ses yeux bleus semblaient farouches et embrumés. Sa mâchoire était durcie en une expression décidée qui n’annonçait rien de bon. « Je m’en vais », se contenta-t-il de dire. Puis il lui tourna le dos, ramassa sa sacoche, son poignard et ses affaires de pêche, pour les ranger sous le banc à la poupe de la barque. Sélène sentit tout son sang refluer vers son cœur. Elle ramassa hâtivement sa propre pile pathétique – le manteau, obtenu d’une autre corde à linge, les dessous fabriqués avec la chemise volée déchirée en bandes, le petit couteau qu’Erno lui avait donné pour ouvrir les poissons, la longue cuiller qu’il lui avait façonnée dans un morceau de bois quand elle s’était plainte de devoir manger avec ses doigts – et elle les tassa à l’autre extrémité de l’embarcation. Erno les observa fixement, puis la regarda. Se pencha pour reprendre les affaires, et les lança sur la rive. « Seul. Je m’en vais seul. » Elle entendit à peine cette déclaration envolée tel un oiseau. Il ne pouvait dire cela, c’était impossible. Les sourcils froncés, elle s’efforça de formuler une question, sans y parvenir. Regarda Erno pousser la barque, d’un élan formidable, sur les galets et dans l’eau peu profonde. Pendant un instant, l’embarcation se coinça dans un repli du fond marin, puis, comme il la suivait dans des gerbes d’éclaboussures et la poussait de nouveau, tous les muscles tendus sous sa mince chemise, elle fila dans l’eau claire. Il la suivit jusqu’à avoir de l’eau à la poitrine. Puis il saisit le rebord du bateau, passa une jambe par-dessus et commença de se hisser. La barque tangua en menaçant de se retourner, mais il attendit qu’elle ait retrouvé son équilibre et compléta sa manœuvre. Sans un seul regard vers le rivage, il s’installa au banc de nage et défit les rames. Il l’abandonnait. Il la laissait ici, à des milles de partout, sans un remords, sans une pensée. « Non ! » Son outrage était stupéfiant. L’énergie l’en submergea, lui prêtant détermination, vitesse et agressivité. Elle saisit les affaires qu’il avait jetées sur les galets, les mit sous son bras et s’élança furieusement dans les vagues à sa suite. De l’eau jusqu’aux chevilles, aux genoux, aux cuisses. Elle en sentit la résistance comme une irritation passagère, et continua, en hurlant toujours. « Reviens ! Comment oses-tu m’abandonner, Erno Hamson ? Tu es un lâche, un corniaud, un barbare ! » Dans la barque, Erno se raidit et commença de ramer en s’éloignant. Sélène continuait d’avancer. Les vagues lui léchaient la taille, la poitrine, la rendaient soudain plus légère. L’instant d’après elle se sentit perdre contact avec le fond. Elle donna un coup de pied, de panique, tendit les bras, perdit le baluchon. Le tissu du manteau entravait ses mouvements, de l’eau écumeuse l’éclaboussait, détrempant ses cheveux, lui envahissant la bouche. Elle recracha l’eau et hurla : « Vas-tu me laisser me noyer ? Vas-tu ramer en mer sans un regard en arrière ? » Elle vit la silhouette se raidir dans le bateau, pensa qu’il allait revenir. Puis une vague la submergea et pendant un instant elle ne vit plus rien du ciel, qu’une terrible lumière vitreuse. Puis la vague repartit, emportant le manteau, et elle se retrouva là, perdue, la robe rouge flottant autour d’elle comme un flot de sang. Elle se débattit pour rester à la surface, en donnant de violents coups de pied et en agitant les bras. « Je suis enceinte, Erno ! Si tu m’abandonnes maintenant, tu ne seras pas seulement responsable de la mort de celle que tu blâmes pour la mort de Katla, mais de la mort d’un enfant innocent ! » Elle coula de nouveau dans l’eau froide et lourde, la sentit se refermer sur sa tête, obstruant la porte de l’air, la réclamant impérieusement. Elle coulait. Ses bras s’agitaient en vain, ses pieds cherchaient un support. La pression de la mer sur sa poitrine était une gigantesque main qui l’obligeait à expirer. L’eau se précipita dans sa bouche. Elle en sentit le flot froid, une affreuse invasion, se sentit perdre toute la chaleur qui faisait d’elle un être humain, un être vivant. À l’orée de la noyade, elle éprouva un soudain élan d’empathie pour les pauvres maquereaux qu’elle avait laissés périr sur la plage, dans un élément hostile et contraire à leur nature. Puis la lumière s’effaça, et elle ne sentit plus rien. * * * Au lieu des trous infestés de puces où ils couchaient habituellement, Mam avait offert à sa troupe de mercenaires un hébergement plutôt splendide par comparaison, qui s’enorgueillissait d’une salle commune et de chambres au-dessus de l’écurie d’une bonne auberge, proche des meilleurs bordels que pouvait offrir Forent. Comme c’était la ville de Rui Finco, ils y étaient nombreux, en vérité, et leurs femmes célèbres dans toute l’Istria pour leur beauté et leurs tours habiles. C’était à Forent qu’allaient les femmes désireuses d’échapper aux flammes vengeresses de Falla – rançon de l’adultère, de l’impiété, de paroles impropres adressées au moment impropre à des pères, des frères ou des époux. Rui Finco était connu pour avoir envers de telles infractions une attitude plus tolérante que les autres seigneurs de l’Empire et, outre ses prouesses derrière des rideaux clos, cela le rendait populaire auprès des femmes de Forent, comme Doc l’avait appris à ses dépens. « Tout ce que j’ai dit, c’était que je pariais que le nez de Finco était plus gros que sa bite, et elle m’a jeté hors de son lit sur-le-champ, en refusant de prendre mon cantari. — Et tu avais fait la chose avec elle ? » Doc eut un sourire rêveur. « Plusieurs fois. » Gueule-de-Chien semblait pensif. « C’est quoi, son nom, t’as dit ? — Sestrina. — Et dans quel bordel ? — La Tour des Délices Terrestres, deuxième rue à gauche après la place du marché. L’a des piliers roses de chaque côté de la porte. Tête-de-Nœud m’a amené. » Gueule-de-Chien tapota sa poche, en sortit sa bourse. Pleine des pièces que Mam leur avait distribuées, elle se balançait prétentieusement au bout de son cordon de cuir. « J’aurai pas besoin de ça, alors », dit-il avec un large sourire. Il la lança en l’air, la rattrapa de l’autre main et la fourra de nouveau dans sa tunique. « Mais peut-être que je la fatiguerai, cette fille, et que je devrai aller ailleurs après, hein ? » Joz Patte-d’Ours renifla avec dédain. Assis sur un banc à l’écart, il s’affairait avec tout un assortiment compliqué de pierres et autres chiffons à aiguiser ses nombreuses armes. Il accompagnait rarement ses compagnons dans ces excursions nocturnes, et quand c’était le cas, plutôt que d’entrer pour profiter des services offerts, il montait la garde dehors, appuyé sur son épée, l’œil sur les gens qui entraient, « en cas de problème ». Leur seul problème était en général que les propriétaires des bordels n’appréciaient pas la présence de Joz, laquelle donnait tellement à réfléchir à leurs clients éventuels que beaucoup tournaient les talons et décidaient d’aller visiter un autre établissement : ils n’y seraient sans doute pas examinés par un homme qui ressemblait à quelque géant vengeur sorti d’une légende, prêt à leur trancher la tête pour leurs intentions lubriques. Et Doc, Tête-de-Nœud et Gueule-de-Chien devaient ensuite emmener Joz de force avant qu’il ne se lançât dans son habituelle tirade sur le mal que constituait le fait de payer des femmes pour des services sexuels. Il était curieux, en vérité, qu’un homme joyeusement prêt à assassiner pour de l’argent mît le holà à l’idée de dépenser un peu de ses pièces durement gagnées avec une jolie fille qui lui ferait oublier pour un moment les tracas du monde, mais c’était ainsi. « Soyez prudent avec cet argent, prévint Mam. Ne vous faites pas remarquer par des dépenses inconsidérées dans une ville comme celle-ci. » Elle le disait partout où ils allaient. Des fois, c’était comme d’avoir sa mère là, ce qui semblait des plus bizarre quand on s’en allait voir les putes. Gueule-de-Chien leva les yeux au ciel en regardant Doc, qui haussa les épaules. Ils y étaient habitués. Gueule-de-Chien tapota sa cuisse gauche. « J’ai mon couteau », dit-il. Tapota son mollet droit. « Et mon autre couteau. » Puis, d’un geste ostentatoire, il brandit les deux lames cachées dans ses bottes. « Aïe, presque oublié celles-là. — Par pitié, allez-vous-en ! — Je vais avec toi. » Tête-de-Nœud était apparu sur le pas de la porte, rose et luisant de son bain annuel. Ses cheveux, qu’il portait de coutume serrés et noués en une douzaine de petites nattes contre son crâne, pour ne pas être gêné pendant les combats, étaient dénoués et encore humides, et commençaient à friser sur ses épaules. Il portait sa meilleure chemise, achetée à un nomade de la Grande Foire, une affaire bleu pâle avec un liseré criard vert et argent au col. Il avait apparemment même passé une pierre brûlante dessus pour en ôter les plus gros plis. À l’encolure ouverte de sa tunique, son pendentif reposait dans les poils abondants de son torse. Il avait l’air d’avoir dix-neuf ans, plutôt que ses trente et quelques, et d’être sur le point d’aller visiter son amoureuse. « Tu as enlevé ton protège-moignon », observa Doc surpris, après un coup d’œil à tout ce qui restait de la main gauche de Tête-de-Nœud. Sans le couvert de cuir taché qu’utilisait habituellement le mercenaire pour cacher sa mutilation, la chose avait l’air aussi vulnérable qu’un chiot nouveau-né : glabre, plissée, et toute rose. La proximité de la peau sombre et tannée de son avant-bras était presque choquante. En voyant la chair pâle et molle du moignon, on aurait presque pu croire que Tête-de-Nœud avait autrefois connu une enfance bien éloignée de la violence et de la dureté de l’univers des mercenaires. « Ça me grattait, dit le grand gaillard, mal à l’aise. Gia le masse avec ses mains pour l’adoucir. — La même fille que tu as vue toute la semaine ? » Tête-de-Nœud rougit jusqu’aux racines de sa barbe. « Ouais. » Gueule-de-Chien aboya de rire. « J’ai un autre petit moignon qu’elle pourrait adoucir… — Ta gueule, Gueule-de-Chien. » Doc lança une tape sur la tête du petit homme, qui laissa échapper un cri aigu. « On s’en va bientôt, rappela-t-il à Tête-de-Nœud. Ça ne paie pas de trop de s’attendrir sur une de ces filles de bordels. Mieux vaut répartir son argent, j’ai toujours pensé. — Essayer tous les échantillons », fit Gueule-de-Chien. Tête-de-Nœud eut l’air offensé. « Il y en a parmi nous qui savent quand ils ont trouvé quelque chose de bien. Juste parce que je veux pas savoir ce qui se cache sous toutes les jupes de Forent, ça veut pas dire que je suis ramolli. Et puis, c’est une fille gentille. Elle travaille seulement là à cause de la pire des mauvaises chances. On a passé beaucoup de temps à causer, tous les deux. C’est étonnant tout ce qu’on a en commun. » Gueule-de-Chien éclata de rire : « Ouais. Comme se coucher et baiser comme des rats dans un sac… » Cette fois, ce fut Mam qui lui lança une gifle. « Ferme ta sale gueule, Gueule-de-Chien. Il n’y a rien de mal à traiter une fille comme un être humain plutôt que juste un trou où fourrer ton engin. Maintenant, filez, et laissez-moi en paix avec Joz, on doit prendre des décisions. Quelqu’un doit bien faire des plans un peu plus constructifs que de décider quels bordels visiter. » À l’extérieur, le froid les prit par surprise, et Gueule-de-Chien se donna du bon temps avec Doc devant le refus de Tête-de-Nœud de gâter son apparence en portant son vieux manteau tout râpé sur sa belle chemise, ou même de la plisser en y ajoutant son baudrier. « Tu fais un beau mercenaire ! le morigéna Doc. — C’est juste à deux rues, et Gia n’aime pas me voir porter des armes. Et puis, qu’est-ce que j’ai à craindre avec des gardes du corps comme vous deux ? » Aucun d’entre eux ne remarqua les deux ombres qui se détachaient à leur passage de l’allée derrière la Ruelle des Trancheurs, ni le mouvement d’un autre couple d’ombres dans la direction opposée. * * * En contemplant le corps de la jeune fille étendu au fond de la barque, Erno sentit des larmes brûlantes lui piquer les yeux. Il ne lui avait pas été facile d’abandonner Sélène, ni d’entendre sa compréhensible furie tandis qu’il s’éloignait à la rame, mais c’était tout ce qu’il avait pu imaginer de faire sur le coup. Raisonner avec elle n’avait donné aucun résultat, et chaque fois qu’il commençait de penser à l’existence qui attendait Sélène après son retour dans sa famille, malgré la survie de Tanto Vingo, il sentait son esprit se dérober. Ce n’était pas très juste pour les femmes du continent du Sud de se faire acheter et vendre, et de passer entre les mains d’un homme après l’autre, de souffrir des vies de misère et de servitude sans une miette de choix, mais c’était ainsi en Istria. Ça avait toujours été ainsi, ce serait toujours ainsi, et donc, il ne cessait de se le rappeler, il ne pouvait rien y changer. Il n’était pas responsable de la situation, tout ce qu’il avait fait, c’était essayer d’aider. Mais si ce n’était pas sa faute, pourquoi se sentait-il tellement coupable ? Car c’était la culpabilité qui l’avait amené à partir pratiquement sans un mot au matin, la culpabilité qui avait poussé si vigoureusement la barque dans les vagues, qui l’avait fait ramer sans un regard en arrière, sans se rendre compte que la fille l’avait suivi si loin dans l’eau que la mer l’avait prise. La vérité, il l’admettait à présent (maintenant qu’il était trop tard), c’était qu’il avait su Sélène enceinte depuis plusieurs semaines. Il l’avait su à la façon dont le savait quiconque avait été élevé dans une ferme avec une nombreuse famille, sans y penser à deux fois consciemment. Quelque chose en lui avait reconnu les changements en cours, que Sélène elle-même n’avait sans doute pas compris. La façon dont elle prenait ses aises, cherchant toujours plus de nourriture, de chaleur et de confort, comme si la vie minuscule qui croissait en elle se faisait un nid de son corps. Quelque chose en lui avait remarqué, sans lascivité, comment ses seins mûrissaient, comme ses courbes devenaient plus amples – et en avait conclu que cette expansion progressive n’était pas simplement due à la nourriture qui disparaissait ; il avait compris, d’une manière ou d’une autre, que ces provisions n’avaient pas été dévorées par simple avidité. Car il ne l’avait jamais grondée une seule fois pour en avoir dérobé dans leur petite réserve, ni pour ses étranges petites chansons de bébé, pour ses trop longues nuits de sommeil et le manteau dont elle s’emparait pendant ces nuits. Il s’était certainement méfié de ses soudains changements d’humeur – à son égard, et à propos de sa situation – mais c’était la façon des femmes, avait-il décidé, surtout les filles de la noblesse. Mais quand elle avait crié qu’elle portait un enfant, alors que les vagues se refermaient sur sa tête, que si elle se noyait il serait responsable de deux morts et non d’une, il avait su que c’était tout simplement la stricte vérité. Et même alors, il avait hésité. Remarquable, ce qui pouvait vous passer dans la tête à un tel instant crucial. Il s’était vu lui-même un an plus tard, étranger en terre étrangère, forcé de se teindre les cheveux, de se raser la barbe, de parler la langue de ses ennemis afin de pouvoir se faire engager pour des tâches ingrates et pourvoir à une femme et à un enfant qui n’étaient pas les siens. Et puis il avait pensé comme ç’aurait été différent dans un monde où Katla n’aurait pas péri, où aucun sortilège des Vagabonds ne lui aurait fait gagner son affection. Il avait vu en esprit un petit domaine sous le soleil, dans l’Île du Nord, un groupe de maisons aux toits d’herbe et de mousse, à la pointe d’une baie où des barques de pêche dansaient à l’ancre et où un beau drakkar reposait dans son berceau d’hiver sur la grève. Dans les collines des alentours, moutons et chèvres tondaient l’herbe et s’engraissaient. Et dans l’embrasure de la plus grande maison se tenait une mince femme aux longs cheveux roux rassemblés en diadème de tresses autour de sa tête, allaitant un bébé. Il avait vu tout cela avec une telle clarté, comme une hallucination, un moment il avait cru que c’était une vision du futur et non un impossible rêve. Puis la réalité était revenue au galop, et il avait pensé que même si Katla n’avait pas été jetée au bûcher, elle n’aurait jamais voulu une telle existence – et à trente pieds de lui, une femme se noyait. En trois vigoureux coups de rame, il avait franchi la distance qui les séparait, en se repérant à l’ombre vaguement rouge de la robe qui coulait avec Sélène dans les profondeurs. Il avait sauté par-dessus bord, attrapé la funeste robe, tiré dessus jusqu’à pouvoir attraper les bras de l’Istrienne. Même si elle était restée inerte et molle, il avait combattu l’eau pour deux, jusqu’à sentir ses poumons brûler, prêts à exploser. Il lui avait encore fallu se battre désespérément pour la hisser dans l’embarcation sans faire chavirer celle-ci, mais la terreur lui avait conféré une force immense. Et puis la jeune fille avait été enfin étendue dans l’eau au fond de la barque comme un grand phoque mort et dégoulinant, tandis qu’Erno se rappelait comment Thoro Tord-Bras s’était presque noyé au large de l’Île de Sable, deux hivers plus tôt, et comment Garr Otterson en avait fait brutalement sortir l’eau sur la plage, jusqu’à ce que Thoro s’étrangle et tousse en ayant de nouveau la force de les maudire tous. La jeune fille avait régurgité beaucoup d’eau, par violents à-coups d’abord, puis en mince filet. Et pourtant elle ne bougeait pas, et ne semblait pas respirer. Mais quand il avait tâté sa gorge et son poignet, plongé dans une affreuse panique (une petite voix chantait dans son esprit coupable : c’est ta faute, ta faute, ta faute), il avait senti une petite pulsation de vie. Aussi s’était-il dévêtu, excepté un chiffon pour la pudeur, et il avait enveloppé la jeune fille de ses habits, le plus serré possible ; il lui avait frotté les mains, le visage, les pieds. Même dans ces terribles circonstances, même en sachant que le centre de la chaleur, dans un corps, était le ventre et la poitrine, il n’avait pu se forcer à la toucher aussi intimement. Il était donc assis là, frissonnant dans le vent froid, à la regarder fixement, comme si la seule force de sa volonté pouvait la ramener en ce monde, avec la crainte qu’elle laisserait simplement son âme s’en aller plutôt que d’affronter l’abominable choix qu’était le retour à la vie. * * * « On pourrait tenter la chance à Céra. — On pourrait. » Joz passa la pierre à aiguiser le long de la lame du Dragon de Wen, puis frotta celle-ci avec son chiffon huilé, et s’adossa pour admirer l’art de Katla Aransen, pour la millième fois. « J’ai entendu dire que le duc rassemblait des troupes. — Il ne veut plus de mercenaires eyrains depuis que Cob Merson lui a fait faux bond en acceptant l’argent du duc de Gila à Calastrina. » Mam examina l’argument. « Plus au sud, alors, peut-être ? Où il y a moins de concurrence ? — Moins d’argent aussi. Bien que Jétra vaille peut-être une visite. — Ça me dirait assez de visiter de nouveau la Cité Éternelle. » Pour l’oreille perceptive de Joz, le ton de Mam semblait presque nostalgique. En levant les yeux, il vit que son regard s’était perdu dans le vague, comme si elle contemplait un paysage bien éloigné de la chambre d’auberge où ils se trouvaient. « Un drôle d’endroit, Jétra, dit-il avec circonspection. Plein de drôles de gens qui passent. » Mam poussa un soupir. « Ils passent, je suppose, et restent rarement. » Elle lui adressa un grand sourire, sans montrer ses épouvantables dents. « Un long voyage juste pour voir, même si on ferait mieux de quitter Forent, je dirais. Je ne me fierais pas au seigneur des lieux plus loin qu’on ne peut le jeter. » Joz eut un large sourire en retour : « Mais on a été payés, et c’est plus que j’aurais cru, compte tenu des circonstances. T’es une merveille, Mam, pour vrai. » Elle se tapota le nez. « J’en sais plus qu’il ne le voudrait, dit-elle de façon énigmatique, et c’est ce qui nous garde sains et saufs. » Elle se leva, traversa la pièce jusqu’à la fenêtre et regarda la rue en contrebas. Des fêtards déambulaient d’une démarche mal assurée, avec des flacons dans les mains et des pièces dans leurs bourses. « Ça devrait être une bonne nuit pour les putes, dit-elle d’une voix tendue. On dirait que la plupart de leurs clients seront trop soûls pour avoir la mèche assez raide. » Joz grimaça. « Je pourrais avaler quelques cruchons de bière moi-même. Pourquoi on ne descend pas pour continuer la discussion là où c’est confortable ? » Mam se croisa les bras. « Et qui garde l’argent si on ne peut plus marcher ? — On le prend avec nous. — On pourrait aussi bien tendre une bannière à la fenêtre pour inviter tous les voleurs de Forent à se servir, tant qu’à se trimballer avec ça dans la taverne. » Les piles de cantari qu’ils avaient accumulés au cours des mois écoulés – acquis de manière légitime ou non – se trouvaient dans un gros coffre de bois eyrain. Celui-ci contenait presque deux douzaines de sacs de pièces, bien plus qu’ils ne pouvaient tous deux en porter sans attirer sur eux une attention non négligeable, même s’ils utilisaient leurs ceintures à compartiments et les manteaux à poches secrètes. « Je vais te dire, fit Mam après un moment. Pourquoi tu ne pêches pas dans nos fonds pour descendre nous chercher quelques cruches de ce bon vin rouge, et les apporter ici ? Une tourte à la viande ne ferait pas de mal non plus. » Joz se leva avec alacrité. Après avoir ouvert le coffre, il y prit une poignée de pièces et il était à la porte avant qu’elle pût changer d’avis. Le Dragon de Wen se trouvait sur le banc où il l’avait laissé, luisant dans la lumière des chandelles. Tandis que la porte se refermait, Mam se retourna pour observer de nouveau la ville de Forent. Ce n’était pas un mauvais endroit, songea-t-elle. La nourriture était bonne, l’ambiance un peu moins collet monté que dans d’autres cités istriennes, même si elle n’en aimait pas le seigneur, et si garder les gars à l’œil dans une ville offrant tant de distractions pouvait s’avérer un problème. Mais ils en seraient partis le lendemain, et peut-être était-il temps d’aller dans le Sud affronter le démon qu’elle avait rencontré à Jétra ; s’il s’y trouvait encore, à vrai dire. Sa rêverie fut dissipée par le craquement du plancher derrière elle. C’était trop tôt pour le retour de Joz. Elle fit volte-face, dague à la main, mais la lame de l’assassin la frappa malgré tout au cou. * * * Tête-de-Nœud, Doc et Gueule-de-Chien traversèrent la place du marché et prirent la deuxième ruelle à gauche, en dépassant un couple de bagarreurs en état d’ébriété. Apparemment, l’allumeur n’était pas encore arrivé dans l’Allée du Tigre pour y enflammer la douzaine de torchères, car la ruelle était sombre et lugubre, même si La Tour des Délices Terrestres était bien visible à mi-chemin environ, du côté droit, là où son portique pâle en indiquait l’entrée. Tête-de-Nœud se passa une main nerveuse dans les cheveux. « Sombre », dit-il, laconique. Doc se mit à rire : « Je parie que tu peux t’y retrouver les yeux bandés, tu y es allé toutes les nuits depuis notre arrivée, non ? — Tu crois que Mam me laisserait emmener Gia avec nous ? — Gia ? Tu rigoles ! Qu’est-ce qu’elle peut faire, sauf b… — Elle n’a pas choisi d’être pute, l’interrompit sombrement Tête-de-Nœud. Elle avait une existence décente avant que son bâtard de mari s’en lasse et paie un de ses esclaves pour dire qu’il l’avait emmenée voir un amant, et qu’il la répudie. Si elle était pas allée à Forent, c’était le bûcher. — Elles ont toutes une histoire à faire pleurer, ricana Gueule-de-Chien. Toujours un tas de mensonges pour faire appel à notre bon côté et nous soutirer davantage de sous. On dirait bien que cette Gia t’a encoconné comme une araignée. Hoche juste la tête, et continue à lui faire ce que tu lui faisais, c’est ce que je dis. Mais la crois pas une miette, ou t’es encore plus fou que t’en as l’air. » Tête-de-Nœud s’arrêta net. Quand il se retourna, la lueur de la lune illumina les os de sa grosse tête. « Dis encore un mot à son sujet, et tu sauteras à la corde dans tes boyaux. » Gueule-de-Chien haussa les épaules. Puis son regard changea de direction et son visage devint un masque féroce. Avec un grondement furieux, il tira une des lames attachées à sa jambe et s’écarta d’un bond de Tête-de-Nœud, qui le fixait avec stupéfaction. Ce fût le dernier acte de celui-ci. Un moment plus tard, son visage frappa les pavés de la ruelle avec un craquement répugnant et il mourut en se demandant ce qui avait causé cette douleur soudaine dans son dos, et si Gia penserait que c’était un manque de respect de sa part de se présenter avec de la boue sur sa chemise. La pierre d’humeur autour de son cou passa rapidement du vert à un gris brumeux, puis à un blanc pur, comme si les couleurs en avaient filtré pour toucher la mare sombre qui s’étalait autour du corps de Tête-de-Nœud. Aucun des deux camarades de celui-ci ne le remarquèrent, car ils étaient en train de se battre pour sauver leur propre peau. * * * Quand Joz poussa la porte de leur salle commune, les mains pleines d’un plateau de pain, de viande et de bouillon, avec deux flacons du meilleur vin de l’aubergiste en équilibre précaire sous chaque bras, il lui fallut quelques instants pour comprendre ce qu’il voyait. Mam était à genoux devant un homme nerveux à la peau sombre qui lui agrippait les cheveux d’une main, lui renversant la tête en arrière. Pendant un bref instant de folie, Joz se demanda si leur chef était engagée dans quelque impensable pratique sexuelle. Puis il vit le sang éclatant qui lui coulait du cou, et l’éclat de la dague dans la main droite de l’assaillant. Avec un rugissement, il lança les victuailles sur l’intrus. Le plateau manqua de peu la tête de Mam, la couvrant de pain et de bouillon. L’un des flacons de vin rata sa cible de loin, mais l’autre l’effleura pour aller se briser sur le mur derrière lui, éclaboussant le plâtre d’un liquide aussi rouge que du sang. Mam s’écarta en titubant de son agresseur et se tourna vers Joz, une main serrée sur son cou. Du sang filtrait à travers ses doigts. Du bouillon lui dégoulinait des cheveux. « Qu’est-ce que tu fous ? croassa-t-elle. Essaie pas de noyer le bâtard, embroche-le ! » Le Dragon de Wen luisait sur le banc près de la porte. Joz pouvait en sentir l’appel comme le souffle d’une créature vivante derrière lui. Et il put voir comme les yeux de l’assassin se détournaient un instant vers l’épée. En cet instant, Joz se mit en mouvement. Pas vers le chef-d’œuvre de Katla Aransen, mais droit sur l’homme des collines, le frappant à mi-corps d’un coup de tête, une manœuvre ancienne et peu subtile de lutte eyraine. Sa main gauche se referma sur le poignet de l’autre, une torsion impitoyable. Les os craquèrent, l’assassin poussa un hurlement. La lame courbe du Sud tomba par terre en cliquetant et ricocha hors de portée. Emporté par le puissant élan de Joz, l’autre perdit l’équilibre et tomba lourdement sous le poids du mercenaire. Joz enroula ses jambes autour de l’homme et s’apprêta à l’étouffer, mais se retrouva projeté sur le côté par une série de coups insistants. Le temps de se relever, l’homme était mort. Le souffle court, Mam se tenait penchée sur lui, appuyée sur la grande épée dont elle l’avait embroché si fort que la lame était enfoncée jusqu’à une demi-main dans le plancher. Tout en palpant le loup mourant, étranglé par les replis du dragon dans la ciselure élaborée du pommeau, elle considérait l’ennemi qui avait failli la tuer, avec une étrange esquisse de sourire sur son visage dégoulinant de sang et de bouillon. Dans le silence surnaturel, Joz pouvait entendre les gouttes qui tombaient avec régularité de la blessure de Mam. « Tu ferais mieux de panser ça… » commença-t-il, mais elle mit un doigt sur ses lèvres. Des bruits de pas résonnèrent dans les escaliers, lourds et maladroits. Avec une terrifiante détermination, Mam posa le pied sur la poitrine de l’assassin et en tira le Dragon de Wen avec le peu de forces qui lui restait, en faisant jouer la lame d’avant en arrière, et le métal grinça de façon répugnante sur de l’os, mais la lame restait coincée. Joz lui tendit sa petite épée, pommeau en premier. Mam lui adressa un regard obstiné. Puis, avec un haussement d’épaules, elle prit l’épée offerte et s’écarta. Joz dégagea son épée d’un seul mouvement, et prit sa position en face de la porte. Après un moment, Gueule-de-Chien apparut, poussant devant lui à la pointe d’une dague un grand homme revêtu d’un manteau, à la face tatouée. Doc le suivait, un corps jeté sur l’épaule. Les jambes de Mam se dérobèrent brusquement sous elle et elle s’effondra sur le plancher. Joz fut à ses côtés instantanément. Mais ce n’était pas seulement la perte de sang, apparemment, qui avait causé sa chute. « Persoa, souffla-t-elle. Je te croyais mort. » L’assassin encapuchonné eut un mince sourire. « Plusieurs fois, dit-il en un eyrain lourdement accentué. Comme la proverbiale Bast. J’ai neuf vies, on dirait. — Dois en être à la dernière alors », gronda Doc, en laissant choir le cadavre de Tête-de-Nœud sur le plancher, avec un bruit sourd qui sonnait comme une accusation. Le cordon de cuir du pendentif se dégagea de la chemise du mort et la pierre ricocha sur les planches, aussi aveugle que son regard. « Je me suis dit, peut-être que tu voudrais interroger le bâtard toi-même, puisqu’il prétend qu’il te connaît », fit-il en se tournant vers Mam. Ses yeux s’arrondirent en voyant sa tunique trempée de sang, et la blessure béante à son cou. « Par les sept enfers, que s’est-il passé ici ? » Il n’avait jamais vu son chef blessée auparavant ; sa foi en un monde juste en fut ébranlée. Mam lui adressa son affreux sourire, rendu encore plus macabre par le sang qui avait éclaboussé ses dents. Puis elle enroula un foulard autour de son cou et rampa jusqu’à Tête-de-Nœud. La tête penchée de côté, elle examina le cadavre. « Pas de baudrier ? demanda-t-elle enfin. — Il disait que Gia avait peur de son arme. » Gueule-de-Chien étouffa un gloussement déplacé. Mam caressa avec douceur le visage du mort. Quand elle ôta sa main, les paupières de Tête-de-Nœud étaient closes. « Pourquoi tu l’as ramené ? — Je pensais que tu voudrais l’interroger, répéta Doc, trouver qui l’a payé. — Pas lui, imbécile, dit Mam en levant les yeux au ciel, Tête-de-Nœud. » Doc échangea un regard horrifié avec Joz. « On pouvait pas juste le laisser dans la rue… c’était pas bien. » Le chef des mercenaires se hissa sur ses pieds et vint le regarder sous le nez. « Bien ? Depuis quand on s’intéresse à ce qui est bien ? On est des mercenaires, et Tête-de-Nœud est mort parce qu’il a oublié ce petit détail. Pas d’épée : il est mort. Aussi simple que ça. Un mercenaire meurt, on le laisse où il est tombé. On ne fait pas dans les funérailles, nous, on tue des gens. » Elle se pencha pour détacher le pendentif du cou de Tête-de-Nœud, le soupesa, puis le glissa dans sa poche. « Pas de gaspille. » L’homme des collines fit un signe superstitieux. « Malchanceux », dit-il. Mam lui lança un regard hostile. « Je ne me rappelle pas que tu avais des scrupules de ce genre dans ta vie précédente. De fait, j’irais jusqu’à dire que tu es l’homme le plus dépourvu de principes que j’aie jamais rencontré. Ce qui en dit long. Toi et Rui Finco, ça fait une belle équipe. » Persoa eut un large sourire. À l’exception des tatouages rituels de sa tribu, qui parcouraient son visage du front au menton en spirales et autres motifs complexes, il avait l’air d’un jeune homme, peau lisse bien tendue sur de fortes pommettes, trompeuse expression honnête, des rides rieuses d’un engageant sourire au coin des lèvres et des yeux bruns bien écartés. Ses tatouages avaient tendance à effrayer les gens, mais il avait appris tôt dans son existence à gagner la confiance d’autrui : comme arme, c’était plus utile que le meilleur acier de Forent. Mais ses yeux avaient cent ans : ils avaient été témoins de spectacles qui auraient fait fuir des âmes plus faibles avec des cris incohérents. « Je n’ai jamais pu te tromper. — Tu t’en es bien tiré à Jétra. — Qui trompait qui ? J’étais enchanté, ravi, ensorcelé. » Mam avait rougi. Gueule-de-Chien adressa une grimace à Joz, qui répondit par un clin d’œil. Les yeux écarquillés de Doc allaient du prisonnier au chef des mercenaires ; il en croyait à peine ses oreilles. Mam et… un type du Sud ? Mam… ensorcelante ? « Si ravi que tu es parti un matin nous chercher du pain et du kafee, et tu n’es jamais revenu », croassa-t-elle. L’expression de Persoa se fit solennelle. « Je n’avais pas le choix. — Et tu avais le choix, quand tu as accepté cette petite commission de notre sire de Forent ? — Si j’avais su… — Oh, tu le savais, dit Mam sombrement, tu sais toujours. » Persoa admit le fait d’un petit hochement de tête, et d’un haussement d’épaules à peine perceptible. « J’espère que Rui t’a sacrément bien payé, grogna Mam. — Oui. » Doc tendait une lourde ceinture doublée de petits sacs de pièces, en la soupesant avec intérêt. « Je l’ai forcé à nous mener à sa cache. Pas eu la chance de compter, mais je dirais qu’il y a au moins quatre mille cantari. » L’homme des collines fit une grimace. « Je n’aurais pas accepté moins pour une tâche aussi… difficile. » Mam éclata de rire, puis grimaça aussi, de douleur. « T’as pas eu le courage de m’affronter en personne, alors. — Peut-être que je ne voulais pas te voir mourir. — Je suis tellement touchée ! — Hami n’a jamais été aussi doué qu’il aimait à le penser. » Le sang de l’assassin abattu formait une tache qui s’élargissait sur le plancher. Sous sa peau brune, le visage du dénommé Hami avait déjà commencé à prendre une pâleur de mort, les joues plus creuses, les yeux vides fixés sur les poutres du plafond. Les cinq mercenaires considérèrent le cadavre sans émotion particulière. « Il a failli m’avoir, dit Mam à mi-voix. Je dois devenir lente et sourde avec mon vieil âge. » Elle prit la dague qu’elle portait à la cuisse gauche, en essaya la lame sur son pouce. Un mince fil rouge apparut sur la peau. Elle suça les gouttes de sang, l’air pensif. « Pour moi, tu es toujours aussi jeune et belle », fit galamment Persoa. Gueule-de-Chien se mit à rire, puis essaya de déguiser en toux ce manquement à la politesse. « Eh bien, c’est une déclaration assez exacte, même si elle a été faite d’une manière aussi visqueuse que par un seigneur du Sud, puisque je n’ai jamais été jeune ou belle. — Pour moi, si. — Es-tu vraiment si désireux de sauver ta peau ? » demanda Mam, curieuse, en plaçant la pointe de sa dague sous le menton de l’autre, et en poussant assez fort pour qu’il fût obligé de renverser la tête en arrière en exposant sa gorge. L’extrémité du tatouage de gauche, qui le désignait comme un membre du clan Catro, dans la partie sud-est des Hauts-de-Farèm, dessinait une boucle paresseuse autour de son oreille et disparaissait dans les plis de son manteau. D’une main légère, Mam fit courir sa dague le long du cou, en suivant le motif. La dague, après avoir chatouillé la peau, atteignit le tissu du manteau et glissa brusquement vers le bas et de côté. Son attache tranchée, le manteau tomba au sol autour des pieds de Persoa. Des petites gouttes de sueur apparurent sur le front de celui-ci. Mam eut un sourire espiègle. La lame hésita, puis continua son trajet le long du tatouage sur la gorge jusqu’à la clavicule où il s’arrêtait dans une boucle complétée par une bifurcation délicate et trois taches étirées. « J’ai toujours aimé tes tatouages, dit Mam avec nostalgie. — Je m’en souviens, dit Persoa, de toute évidence nerveux. — Tu en as d’autres ? » Une question inutile. Une fois marqué par le chef de la tribu, il fallait rien moins qu’être écorché vif pour se faire enlever un tatouage de Farèm. L’assassin hocha la tête. Mam haussa un sourcil, puis trancha les attaches de la chemise, qui s’ouvrit sur le torse brun. Joz siffla. Alors que les tatouages visibles semblaient abstraits et stylisés, ceux que recouvraient les vêtements de l’homme étaient figuratifs, et extraordinairement détaillés, une scène tirée d’une légende des montagnes : l’emprisonnement du dieu Sirio sous le Pic Rouge, et la fuite de sa sœur, la déesse Falla. On pouvait voir la queue et le postérieur de son félin magique, Bast, qui disparaissaient dans la ceinture des culottes de Persoa. Mam les connaissait bien. Elle avait passé des heures à en suivre les contours sur la peau lisse et brune de l’homme des collines. Elle savait exactement ce qui se trouvait entre les pattes antérieures du félin. Ah oui, elle se le rappelait trop bien… « Ma foi, Persoa, tu es toujours une œuvre d’art, sourit-elle. Ce serait une honte d’abîmer le produit d’un tel talent. » L’assassin laissa échapper un soupir de soulagement. « Évidemment, je pourrais simplement t’écorcher pour garder un souvenir, et me rappeler une époque… intéressante. » Elle se détourna de l’expression alarmée de l’autre, vit celles, curieuses, de sa troupe. « Vais-je l’épargner, les gars, maintenant qu’il nous en manque un ? » Doc regarda avec dureté le cadavre qu’il avait rapporté de l’Allée du Tigre. « Je l’embrocherais plutôt, pour en finir avec ce sale coin », dit-il d’un ton bref. Gueule-de-Chien polit son poignard sur sa cuisse. « Un plaisir de m’en charger. » Le visage de Joz restait de pierre. « Tête-de-Nœud est mort, et rien ne le ramènera. Mais à mon avis, Persoa faisait le travail pour lequel on l’avait payé, comme nous. On a pris l’argent du sire de Forent et on a fait pire. » Mam acquiesça. « Si on doit voler un bateau et se tirer d’ici au matin, on aura besoin de toute l’aide qu’on pourra trouver. — Voler un bateau ? » répéta Doc, incrédule. Le chef des mercenaires eut un large sourire : « Ah oui, pas eu le temps de vous expliquer mon nouveau plan, dit-elle d’une voix grinçante. On descend aux docks avec… eh bien, j’allais investir un peu de notre argent durement gagné dans l’entreprise, mais puisque Sur a jugé bon de nous procurer une autre source de cantari… » – elle indiquait la ceinture à compartiments que tenait Doc – « … et un navigateur aux capacités remarquables… » – elle indiquait Persoa – « … ce serait malvenu de ne pas profiter au mieux de notre bonne fortune. — Un navigateur ? » C’était à Joz d’être sceptique. « L’homme vient des montagnes, qu’est-ce qu’il peut bien savoir de la traversée des océans ? » Persoa inclina la tête. « J’ai… » Il s’interrompit. Ce qu’il allait admettre le ferait jeter au bûcher ou lapider, en compagnie d’Istriens ordinaires… mais la troupe des mercenaires de Finna Fallsen ne pouvait guère passer pour une compagnie ordinaire. Il respira profondément. « J’ai une certaine affinité avec les rochers et les minerais. — Et c’est quoi, ça, quand c’est à la maison ? une “affinité” ? » Doc agitait une main languide à l’adresse de l’homme des collines. « Parmi les tribus des collines, dans les Hauts-de-Farèm, déclara Mam avec une certaine fierté de propriétaire, il y en a qui naissent avec une capacité magique de deviner la terre. Des gens qui peuvent en “voir” chaque aspect, même ce qui est caché à la vue. On les appelle eldianni, “œil de la terre”, et Persoa est l’un des meilleurs. Ça veut dire qu’il peut sentir de la pierre, sous l’eau, à travers la mer, au milieu d’un désert. Il peut suivre une veine de minerai en esprit sur une centaine de milles. Il peut sentir des îles, des continents, des récifs. En Eyra, il serait sans prix. En Istrie, quand il était gamin, il s’est attiré des ennuis parce qu’il déterrait des cristaux et des pierres précieuses dans les Monts Dorés. Du coup, presque toute sa tribu a été massacrée ou prise en esclavage. » Doc adressa un regard farouche à l’assassin. « Tu as frappé Tête-de-Nœud dans le dos alors qu’il était sans arme. Mais si tu peux faire ce que Mam dit, et sans nous causer d’ennuis, je pourrai te tolérer. — Efficace, quand même, de l’avoir comme ça, dit Gueule-de-Chien, la face fendue d’un large sourire. Je t’aurai à l’œil. — Tête-de-Nœud était un ami, dit Joz Patte-d’Ours à mi-voix. Et il n’y en a pas beaucoup qui se sont gagné cette distinction. Un homme qui tue un de mes amis pourrait par définition être considéré comme un ennemi. Et mes ennemis vivent rarement très longtemps. Tu as intérêt à prouver ta valeur au-dessus de tout doute pour notre équipe, ou je t’égorgerai personnellement. » Persoa jaugea le colosse d’un œil méfiant. Puis il tendit une main. Avec un bref hochement de tête, Joz l’enfouit dans sa grosse patte. « Bienvenue chez nous. » * * * L’univers était rouge et débordait de souffrance, mais quand elle ouvrit les yeux, tout devint d’un blanc aveuglant, désespéré. Elle cligna des paupières en toussant, cligna encore. Rouge. Blanc, rouge, blanc. Rouge. Sa poitrine lui semblait à vif comme si elle avait été ouverte aux vents, et elle avait froid jusqu’à la moelle des os. Quand elle s’efforça de bouger, elle sentit qu’elle était entravée et fut prise de panique. Elle roula sur elle-même en gémissant, et l’univers roula avec elle. « Sélène, Sélène ! » Des mains puissantes lui agrippaient les épaules. Un visage lui apparut. Un attrayant visage à la forte ossature, à l’air sain, un homme, les cheveux plutôt longs, une maigre barbe, une peau tannée par le vent. Des yeux bleu-gris, anxieux. Elle essaya de parler, mais les mots ne venaient pas bien. Quand elle se débattit de nouveau, l’homme se pencha pour desserrer ses liens, plaça un bras dans son dos et l’aida à s’asseoir. Ses yeux trouvèrent un répit dans l’ombre du jeune homme. Elle jeta un regard autour d’elle et se rendit compte qu’elle se trouvait dans une petite embarcation, ce qui expliquait le roulis. La barque semblait très familière, mais en même temps extrêmement étrange. « Sur soit loué, vous êtes vivante ! J’étais persuadé que vous étiez morte. Je n’ai jamais auparavant prié pour de bon. Peut-être y a-t-il un dieu, après tout. » Elle fronça les sourcils. Sur ? Qui était Sur ? Morte ? De quoi parlait-il ? « Qui êtes-vous ? » Ses paroles résonnèrent comme un croassement incompréhensible. Elle vit le front de l’homme se plisser. Avec un immense effort, elle se concentra sur ce qu’elle pouvait se rappeler, et ne trouva que l’image d’un homme à la peau sombre, au nez crochu, marchant sur elle avec une lanière de cuir et de la malice dans ses yeux noirs. Ce n’était pas celui qui se trouvait devant elle. Mais à part cela, elle n’avait aucune certitude. Elle essaya de nouveau : « Qui suis-je ? » Cette fois, les mots réussirent à se séparer en des sons distincts, même si elle ne savait pourquoi elle avait posé cette question-là, qui n’était pas la question qu’elle avait voulu poser à l’origine. Elle n’était même pas certaine de vraiment vouloir obtenir une réponse. « Sélène. Sélène Issian, dit l’homme. Vous ne vous rappelez pas ? » Elle secoua la tête en toussant de nouveau. Sa gorge semblait remplie de cendres chaudes. Presque comme s’il avait lu dans ses pensées, l’homme lui tendit une outre de liquide. Elle en prit une gorgée et découvrit que c’était de l’eau douce. Elle n’avait jamais rien goûté d’aussi merveilleux de sa vie, quelle qu’ait pu être cette vie. Elle se mit à rire. L’homme sembla surpris. « Sélène Issian, répéta-t-elle. Quel nom ridicule ! » * * * Ce n’était vraiment pas le meilleur moment pour une fuite rapide de Forent avec un vaisseau volé au dangereux seigneur de cette province et un équipage réduit, formé de bandits et de malfrats, même si le soleil brillait et si le ciel était d’un bleu parfait et sans nuages. Mais il n’y avait pas un souffle de vent, et ils avaient donc dû ramer toute la maudite journée jusqu’à être hors de vue de leurs éventuels poursuivants. À en juger par la hauteur de l’impitoyable et éclatant disque d’or, ils n’avaient cessé de ramer depuis trois heures, et pourtant les contours du château de Forent étaient encore visibles dans le lointain derrière eux, une vague extension géométrique des hautes falaises sombres. Les bras de Mam – aussi bruns et noueux que du vieux chêne – brûlaient sous l’effort. Son dos était douloureux. Elle avait l’impression d’avoir les paumes à vif. Sur le côté du cou, au-dessus du pansement, elle pouvait sentir le souffle chaud de l’homme dont la présence lui avait autrefois ramolli les jambes de désir, même si elle ne l’admettrait absolument jamais, ni devant lui, ni devant personne d’autre. Un homme qui, de surcroît, avait causé la mort d’un de ses gars, et avait envoyé l’un des siens pour l’exécuter avec Joz. « Je ne pouvais pas le faire moi-même », avait-il dit tout bas, la tête un peu penchée, de cet air assuré qu’elle ne se rappelait que trop bien. « Trop d’agréables souvenirs. » Elle l’aurait presque abattu sur place pour cette seule insolence. « Là ! Regardez, là, à tribord… » Mam sursauta, faillit lâcher sa rame. L’homme qui avait lancé l’appel était un marin basané originaire des collines au pied des Monts Dorés, engagé de force quelque vingt ans plus tôt par un marchand istrien un peu pirate sur les bords qui avait eu besoin de nouveaux membres d’équipage après un voyage désastreux à travers la tristement célèbre zone des tempêtes, dans la mer de Gila. L’homme avait la gueule de bois pour avoir bu une poche entière de vin aux frais des mercenaires la nuit précédente, à l’auberge de Skarn ; cela rendait son dialecte archaïque encore plus impénétrable. « Quoi ? » L’autre eut un geste impatient. Il n’était pas très heureux de s’être éveillé à bord de ce vaisseau du Nord volé, et de nouveau mis de force à la rame, mais des sous cliquetaient dans sa bourse, et on lui en avait promis davantage quand on atteindrait l’Eyra ; ses nouveaux employeurs étaient un groupe dépenaillé – des mercenaires eyrains et un eldianna des Hauts-de-Farèm –, mais du moins n’avaient-ils personne pour fouetter les rameurs, comme ce bâtard d’Oranio. Il dit quelque chose d’inintelligible dans sa langue maternelle en pointant le doigt vers l’eau scintillante. La main en visière sur les yeux, Mam regarda ce qu’il désignait. « Un petit bateau, dit-elle après un moment. Je crois que c’est une barque. — C’est un faering », indiqua Doc depuis le banc de droite. Une barque eyraine. — Abordez-la, ordonna Mam aux rameurs. Vite. » Ce qu’elle pensait trouver dans cette petite embarcation qui tanguait lourdement dans les vagues légères, elle l’ignorait ; sûrement pas ce qu’ils y découvrirent. Dans la barque se tenait un grand gaillard dont les cheveux blonds avaient à un moment donné été teints en noir par une main inexperte : par contraste avec les boucles bicolores sur sa tête, la barbe récente qui lui couvrait le menton était si pâle qu’on aurait dit de l’or blanc. Près de lui était assise une fille à la chevelure noire vêtue d’une robe rouge toute déchirée, avec de grands yeux et un fier port de tête. « Je te connais, souffla Mam, les yeux fixés sur l’homme. Vraiment, je te connais. » Le grand gaillard inclina la tête, puis la regarda bien en face : « Erno Hamson, dit-il enfin. Du clan Tomberoc. » Joz Patte-d’Ours éclata de rire : « Par Sur, la vie s’arrange pour faire de drôles de nœuds, des fois ! — Et toi ? demanda Mam à la fille. — Mon nom importe peu, dit celle-ci dans une version plutôt raide de l’Ancienne Langue. Je suis une femme libre, et je verrai à mon propre avenir. » Le visage de Mam se fendit d’un large sourire. « Brave fille. Mais quand même. » Son regard était tombé sur la courbe du ventre de la fille, là où le tissu rouge avait séché, plaqué contre sa peau. « On dirait que quelqu’un avait d’autres idées quant à te laisser gouverner ta propre existence. » La fille rougit : « Vous avez de bons yeux. » Elle posa une main sur son ventre et resta un moment à réfléchir. « Cet enfant aussi choisira son avenir », dit-elle enfin. — C’est le tien ? demanda la mercenaire à Erno, curieuse. Le bébé ? » Il parut horrifié. « Non… non, bien sûr que non. » Mam se mit à rire. « J’aime un bon mystère ! Et au moins tu as l’air assez costaud pour tirer une rame. Si on ne trouve pas bientôt le vent, on ramera tout du long jusqu’à Halbo. Si tu rames avec nous pendant cette accalmie, on t’offre le passage. » Un dur marché. Le cœur d’Erno se mit à battre. C’était l’occasion dont il avait besoin pour retourner chez lui, mais si elle dépendait de l’humeur incertaine de Sélène Issian, ils pouvaient aussi bien être encore perdus en pleine mer. Il attendit la coutumière explosion outragée de la jeune fille à l’idée d’avoir à accomplir la moindre tâche qu’elle trouverait indigne du statut d’une noble istrienne. Si elle pouvait à peine envisager de dépiauter un lapin, même pour se nourrir, comment allait-elle réagir à l’idée de se faire apprendre à manier une rame sur un vaisseau marchand, de se faire traiter comme un membre d’équipage ordinaire, et dans sa condition délicate… – il n’osait l’imaginer. Il retint son souffle, entendit le cri mélancolique d’un huard qui glissait au-dessus d’eux dans le ciel, à la recherche de meilleurs terrains de pêche, sentit une brusque bouffée de saumure et de sueur en provenance du vaisseau qui les surplombait, et il attendit. Sélène ne dit rien. Elle se leva plutôt avec précaution, en se rattrapant à l’épaule d’Erno, et attendit que l’embarcation cesse de tanguer. Puis elle s’avança sur le plat-bord, prit la main tendue de Mam et grimpa à bord du bateau. Elle examina son nouveau décor pendant un moment, impassible. Puis elle sourit ; cette expression lui semblait peu familière, mais c’était comme si tout lui était étranger maintenant dans le monde. Elle se retourna vers le chef des mercenaires. « J’ignore complètement comment tirer une rame, mais je suis sûre que vous pouvez m’apprendre. Mon nom est Sélène Issian, et je puis voir que ceci est le début de ma vie nouvelle. » Elle ajouta, après une pause : « J’espère que vous avez quelque chose de plus pratique à me donner pour m’habiller. » 10. Les Trois Les Vagabonds durent faire un long détour pour éviter Gibéon, et leurs provisions baissaient. Alisha Alouette-du-Ciel passa une main lasse sur son visage, repoussa une mèche bouclée derrière une oreille et essaya de se concentrer. Le cristal manifestait aujourd’hui une mauvaise volonté inhabituelle ; l’intérieur qu’il offrait à ses yeux las était strié, sombre et flou comme un ciel délavé par la pluie. « Qu’est-ce que tu vois, Amma ? » Elle sursauta presque, tellement Falo avait peu fait de bruit en arrivant. Quelle sorte de devineresse était-elle, si elle ne pouvait même pas percevoir les allées et venues de son propre enfant ? Elle tendit un bras au garçonnet, le serra contre elle, le nez enfoui dans le duvet odorant et noir de ses cheveux. « Rien, ma petite abeille. Rien du tout. » Et c’était la vérité, et la malédiction. Depuis que sa vieille mère, Fézack Chante-Étoile, était morte pendant leur voyage à travers les Monts Dorés, en criant des paroles inintelligibles à propos des Trois alors même qu’elle tombait de leur chariot, c’était comme si le cristal avait englouti son essence pour la transformer en nuage entre la vision d’Alisha et les lointains d’Elda. Devineresse de la caravane, elle s’avérait d’une utilité remarquablement limitée. Les visions offertes par le cristal étaient fragmentaires, frustrantes : des échappées brèves, si passagères qu’elle ne pouvait parfois pas même déterminer quelle cité ou quelle région elle se faisait montrer. Non qu’on la critiquât pour cet échec dans leur groupe. Mais Alisha se sentait alourdie par un fardeau de doutes, de craintes, et d’un manque de foi croissant en la providence. Elle soupçonnait que cette défiance était peut-être en partie liée à son ascendance : l’inquiétude n’était pas caractéristique des vrais Vagabonds, qui savaient avec une certitude absolue détenir une place unique et pré-ordonnée dans le monde, où chacun d’eux s’intégrait au tissu d’Elda comme un point parfait dans une vaste tapisserie. Mais le soldat istrien qui avait violé sa pauvre mère, le jour funeste où ses grands-parents avaient déterré ce gros cristal, était certainement un homme ravagé par la culpabilité et un sentiment d’indignité, traits que sa semence avait transférés dans le ventre de Fézack, et ensuite dans l’âme de sa fille unique. Ou peut-être n’était-ce pas sa faute si cette pierre était récalcitrante ; peut-être était-ce vrai, ce qu’on disait : les vraies pierres de divination ne s’offraient entièrement qu’à ceux à qui elles étaient liées pour la vie et, avec la mort de ceux-ci, le don du cristal s’affaiblissait en s’obscurcissant. Mais elle avait le sentiment qu’il y avait davantage ici. Elle avait commencé de se sentir mal à l’aise en présence de la grosse pierre, comme si le cristal avait en vérité été hanté par le fantôme de Fézack, ou pis encore… Depuis l’incident dans les montagnes, elle avait été accablée par le sentiment qu’on les poursuivait, que la mort de Fézack aspirée par le cristal avait de quelque façon ouvert une porte quelque part, et permis à une chose puissante et peut-être malveillante de pénétrer dans le monde. Mais comme Falo ne montrait jamais aucune crainte devant la grosse pierre, elle apprenait à y trouver un réconfort. « Laisse-moi voir, Amma. » Falo grimpa sur ses genoux. Il devenait trop grand pour ce faire, se dit-elle, et ses petits pieds durs lui rentrèrent douloureusement dans les cuisses ; elle émit une légère protestation, et l’enfant tourna vers elle son visage illuminé pour lui sourire. C’était un sourire extraordinaire, d’un charme ensoleillé, et elle fut aussitôt renvoyée à de pénibles souvenirs du père séduisant et charismatique du garçonnet. Parti depuis longtemps, bien sûr. Leur liaison avait été brève, et elle le déplorait. On n’était pas censé regretter ce genre de choses en tant que nomade, elle le savait, et considérait son sentiment comme une évidence supplémentaire de son origine bâtarde. Elle regarda le garçon empoigner le cristal avec une confiance née des longues heures passées à voir sa grand-mère et sa mère se livrer à leurs visions. Des lueurs et des ombres étranges se pourchassaient comme une illusion magique sur les traits du petit visage. Parfois il semblait plus jeune que ses six ans, ardent et curieux et grand ouvert à la vie. Elle espérait que cela durerait. Elle espérait qu’il aurait une chance de vivre ce que la condition de Vagabond avait de mieux à offrir, avant de rencontrer le pire. « Peux-tu voir quelque chose, Falo ? » Le petit avait une expression d’intense concentration, la langue un peu tirée, les yeux écarquillés. Il secoua la tête avec impatience et changea de prise sur la pierre, en levant un peu une épaule, comme pour exclure sa mère. Alisha s’adossa à la paroi du chariot et se laissa bercer par le rythme des roues. Au bout d’un moment, elle ferma les yeux. Il lui fallait essayer de décider ce qu’ils devaient faire, où ils pourraient échanger en toute sécurité leurs marchandises contre des provisions. Gibéon avait été leur meilleure chance, mais il y avait eu des traînées rouges dans le ciel au matin, et Élida avait rêvé de vautours se posant sur un cadavre. Quand Alisha avait interrogé le cristal, il lui avait offert la brève vision de flammes, d’une femme en train de courir, la bouche ouverte sur un cri silencieux. Puis la pierre était devenue sombre en ne montrant plus rien ensuite, sinon un jaillissement d’étincelles écarlates dans ses profondeurs, tel un essaim de lucioles. Trois mauvais présages, avait-elle décidé, et ils avaient pris la route des troupeaux au sud de la ville des esclaves pour passer dans les collines qui les mèneraient à la plaine de la Tilsèn et aux villages où l’on ne regarderait sans doute pas avec une horreur superstitieuse leurs échantillons de magie. Ils auraient faim avant d’y arriver, cependant ; toutes les provisions échangées à la Grande Foire avaient disparu depuis longtemps. Le seul membre de la caravane qu’ils avaient perdu à cause de cela était la plus vieille yéka, Œil-Brun-Œil-Vert, qui avait rendu l’âme alors qu’ils descendaient dans les pentes abruptes des Monts de Skarn ; ils l’y avaient ensevelie, car les nomades ne se mangeaient pas entre eux, et ils ne consommaient pas de viande. Leur caravane cheminait sans arrêt depuis près de quatre lunes, restant rarement plus d’une nuit au même endroit, évitant villes et villages, commerçant avec circonspection et sans vendre aucun sortilège. Ils s’étaient brièvement arrêtés à Cantara, puisque son fameux seigneur était loin dans le nord, et que les gens de la ville semblaient commercer de façon plus détendue avec des nomades en son absence. Quelques-unes des danseuses avaient fait de bonnes affaires, car la ville n’avait pas de bordel et la vue d’un visage féminin nu était une grande nouveauté pour les hommes les plus jeunes qui n’avaient pas encore fait le voyage annuel à la Grande Foire. Plusieurs de ces femmes étaient restées, ce qui avait réduit davantage la caravane. Ils avaient bien mangé à Cantara, et reçu des dons généreux de la dame du château, la vieille mère du seigneur, Constanta Issian. Leur bienfaitrice leur avait fait envoyer des vins épicés, de savoureux plats de riz, un grand panier de gâteaux au miel fraîchement cuits, et des pâtisseries fourrées de fruits secs. C’était intéressant, se disait à présent Alisha, la façon réfléchie dont la dame avait choisi ces mets. Elle n’avait envoyé ni viande, ni poisson, ni gibier. Peut-être la dame de Cantara passait-elle son temps à la bibliothèque, et elle avait lu sur leurs coutumes dans les anciens livres qui en parlaient. Mais Alisha l’avait brièvement vue dans le cristal, et elle soupçonnait que le savoir de la dame lui venait de sources toutes différentes. « Oh ! » L’exclamation de l’enfant la tira brusquement de sa rêverie. « Qu’est-ce, Falo ? Que peux-tu voir ? — Regarde, Amma, regarde là. » D’un doigt, Falo marquait l’endroit avec soin. Alisha tendit le cou. Tout ce qu’elle pouvait distinguer, c’était un tourbillon dans le cristal, et un éclair lumineux, comme si elle entrapercevait un grand poisson dans les profondeurs d’un étang limoneux. En fronçant les sourcils, elle plaça ses mains de chaque côté de celles de son fils. La grosse pierre semblait chaude au toucher, et elle pensa d’abord que c’était dû aux mains de Falo. Puis le cristal se mit à vibrer, et les os d’Alisha se mirent à trembler et à pulser en écho. Elle plissa les yeux, poussa délibérément son esprit ouvert dans la pierre. Et soudain, elle se sentit tomber vers le centre… Un grand œil mordoré la fixait. La pupille en était verticale, une fente d’un noir luisant au milieu de cette couleur lumineuse. Sous ce regard fasciné, Alisha se sentit devenir toute chaude, puis toute froide. L’œil cligna, une fois, puis il se retira comme pour lui permettre de mieux voir, et elle constata qu’elle contemplait la face d’un chat. Mais ce n’était pas une petite créature domestiquée, un animal familier qui se serait trouvé dans le voisinage d’une autre pierre de divination et aurait poussé contre elle son museau curieux, comme il l’aurait fait en voyant son reflet dans une mare. Non, c’était une tout autre sorte de félin. Il était penché sur le globe de cristal comme un aigle l’aurait été sur une souris. Son pelage était aussi noir que la nuit et, quand il ouvrit la gueule pour rugir, l’intérieur en était aussi brûlant et enflammé que le cœur d’un brasier. Aucun son n’émanait du cristal, mais dans la tête d’Alisha, comme un fantôme de démangeaison, elle entendit une voix. Alisha, disait la voix. On savait son nom. Elle se rendit compte qu’elle tremblait. Alisha, entends-moi. Nous sommes tous Trois dans le monde. La Puissance est là, mais divisée. La Dame est partie vers le nord. Le Seigneur gît dans sa prison de pierre. Et moi, qui suis habitée tout entière par la Puissance, j’en suis drainée pour des insignifiances mesquines et des jeux cruels. Elle, elle ne sait pas qui elle est. Lui, il ne peut se libérer. Et je suis entre les mains d’incompétents, d’insensés, et d’autres qui marchent encore sur Elda alors qu’ils auraient dû la quitter depuis longtemps… La voix se tut brusquement, et la perspective du globe tressauta en glissant vers le côté. Quand le chat apparut de nouveau, il était minuscule et semblait agité. Derrière lui, une vaste forme se déplaçait dans l’ombre. Jétra, reprit la voix dans la tête d’Alisha, et son timbre était le même que si le chat avait toujours été énorme. Ils m’emmènent à la Cité Éternelle… Le cristal bougea dans la chambre, s’éleva dans les airs. Une main apparut qui le tenait, puis un visage. Alisha poussa un cri en lâchant la pierre. « Amma ? Amma ? » Falo la regardait, tête rejetée en arrière, les yeux écarquillés. « Ça va bien, mon moineau, dit-elle, secouée. Ça va. » Elle resta assise là, l’entourant de ses bras, attendant que se calme le rythme de son cœur. Le cristal luisait d’une sourde lueur menaçante sur la table devant eux, et ses facettes étaient redevenues opaques et sans reflets. « Tu as vu le chat, Amma ? demanda Falo tout excité. Tu l’as entendu parler ? Je ne savais pas que les chats pouvaient parler. Je peux avoir un chat qui parle ? » Alisha se redressa brusquement : « Tu l’as entendu parler ? — Il veut qu’on aille à Jétra », dit joyeusement Falo en hochant la tête. Il réfléchit un instant. « Peut-être qu’on peut trouver un chat qui parle, à Jétra. » Alisha sourit, malgré la soudaine anxiété qui la rongeait. « Peut-être », dit-elle , cela semblait la réplique la plus simple. 11. Depuis les Profondeurs Katla se tourna de façon à avoir le vent de face et sentir l’écume salée des vagues lui piquer la peau. Ses cheveux lui fouettaient désagréablement les joues – ils lui arrivaient maintenant au menton, trop courts pour être tressés ou noués en lui dégageant les yeux –, mais ses yeux étincelaient et ses mains agrippaient le bon bois du Loup des Neiges, à la proue, plus pour l’excitation que pour la sécurité. Elle avait commencé de remarquer qu’elle pouvait sentir le lien entre la terre et les planches d’ancien chêne, à travers le mouvement même de la mer ! Elle n’aurait pu l’expliquer à quiconque sans qu’on la crût folle, mais c’était étrangement exaltant. Elle ne s’était jamais sentie aussi vivante. Un bon vent d’est gonflait la voile, et l’emblème du loup semblait lui-même gonflé de fierté d’avoir capturé sa proie : un grand dragon rouge qui se tordait, sa queue enlaçant de manière extravagante les pattes du loup, pour faire ensuite tout le tour de la toile huilée. On serait rendu dans quatre jours, moins si ce bon vent persistait, mais Katla aurait simplement voulu qu’ils continuent de voguer jusqu’à tomber du bord du monde. Non qu’elle craignît le retour à Tomberoc – comme l’aurait fait toute autre fille désobéissante. Katla n’avait jamais considéré l’obéissance comme une priorité. Non, c’était ce proche hiver sur terre, sans rien d’excitant en perspective, du moins jusqu’au printemps, avec le lancement du nouveau bateau : une pensée de plus en plus lugubre. Au cours des six derniers mois, la vie de Katla avait été une cavalcade de triomphes et de désastres, une existence où rien ne pouvait être considéré comme allant de soi. Cela ressemblait assez à l’escalade des falaises, se disait-elle à présent : il y avait toujours un obstacle, un péril caché, une prise favorable à trouver, tandis que loin sous vos pieds la mer rugissait en allant et venant tel un loup affamé qui attend erreur et chute pour vous saisir dans sa gueule. Elle commençait à trop aimer la précarité d’une telle existence, soupçonnait-elle ; la délicieuse terreur de ne pas savoir ce qui se passerait ensuite, c’était bien plus plaisant que ce qui l’attendait chez elle : une interminable ronde de tâches hivernales, toujours enfermée avec les mêmes personnes. Du moins pourrait-on commencer à travailler sur le navire de l’expédition, celui qui l’emporterait loin des eaux familières vers les mers glacées du Nord lointain. Ça, ce serait une aventure ! Elle devrait être patiente et accomplir assez bien ses ennuyeux devoirs pour que son père n’eût aucune excuse pour la laisser sur l’île. Il serait sûrement ravi du facile succès de leur mission. Chaque fois qu’elle pensait à la manière merveilleusement habile dont ils avaient enlevé le constructeur de bateaux, leur départ rapide, la stupéfiante absence de poursuite, elle riait tout haut de plaisir. Elle pouvait tout à fait imaginer l’excitation que déclencherait la nouvelle de leur retour transmise par les guetteurs postés sur la Dent du Chien, le ravissement de son père lorsqu’il verrait Le Loup des Neiges contourner le cap pour entrer triomphalement dans le port, suivi par les deux grosses barges du chantier naval remplies à craquer du meilleur chêne de tout l’Eyra. Les barges souffraient davantage du voyage que le vaisseau de Tam Renard : même en se protégeant les yeux du soleil, elle pouvait à peine les apercevoir dans la brume de la distance, derrière eux. Mais elles tenaient bien la mer, elles étaient solides, et menées par les deux capitaines compétents que Tam, toujours prévoyant, avait embarqués à Halbo, des hommes qui connaissaient bien les passages traîtres menant à Tomberoc, et sur qui l’on pouvait compter pour trouver leur chemin même dans le brouillard. Elle se retourna pour examiner leur captif. Mortèn Danson était inconfortablement recroquevillé sur lui-même au centre du bateau, le menton sur les genoux, les bras accrochés au mât épais contre lequel il pressait sa joue comme si c’était le seul endroit solide qu’il pouvait imaginer dans cet univers inconstant, toujours plein d’écume, et au roulis incessant. Depuis qu’ils avaient quitté Halbo, il avait refusé de prendre la moindre miette de nourriture. Danson voulait sans doute que son geste fût considéré comme une noble protestation contre son ignominieuse capture. Mais Katla soupçonnait qu’il était davantage en rapport avec le fait que l’homme n’avait ni le pied ni l’estomac marins, puisque même l’eau qu’il buvait avec tant de parcimonie semblait remonter avec une monotone régularité, un mince et pâle filet de vomi. C’était ironique, vraiment, qu’un constructeur de bateaux fût si totalement inapte à la vie en mer. Mortèn Danson n’était pas le seul à souffrir. Un autre grognement étouffé s’éleva près de lui, suivi d’un bruit inquiétant de dégurgitation. Katla se surprit à sourire de manière peu charitable. « Oh, Jenna, pauvre Jenna…. Je croyais que seuls tes cheveux pouvaient devenir verts ! » Le Loup des Neiges rencontra une autre vague et son amie fit une horrible grimace. Jenna Finnsen avait retenu le contenu de son estomac, ces derniers jours : Katla n’avait jamais vu personne d’aussi déterminé à ne pas souiller ses vêtements. Mais c’étaient des efforts bien vains, car la belle robe bleue de Jenna – tout ce qu’elle possédait désormais depuis qu’on l’avait enlevée à la fête de Halbo, en dépit de ses protestations, avec les seuls habits qu’elle portait sur le dos – était déjà toute tachée de sel, avec l’inévitable écume soulevée par le passage du vaisseau. Ce que Jenna ne savait pas encore, car il n’y avait pas de miroir à bord et personne ne l’avait mentionné, c’était qu’une très mince traînée de fiente de mouette striait le dos du vêtement, adhérant au velours de l’épaule à la hanche. Sur savait ce que l’oiseau avait bien pu manger qui ne lui avait pas convenu à ce point : c’était une quantité prodigieuse de fiente de mouette. Mais c’était la faute de Jenna, de l’avis de Katla, car lorsqu’elle était montée à bord elle avait refusé de se laisser prêter des habits plus appropriés par Katla et d’autres dans la troupe de Tam Renard : elle avait poussé des exclamations horrifiées en voyant la coupe peu flatteuse des culottes, les chemises raidies par le sel et la sueur, le justaucorps de cuir pourtant pratique. « Je ne peux pas porter ça ! » s’était-elle écriée lorsque Katla avait secoué pour la déplier une tunique froissée mais assez propre, un pâle lin vert. « Ça me donnerait un air maladif ! » La tunique se serait plutôt bien accordée avec sa complexion du moment. Katla savait pourquoi Jenna se comportait ainsi. Par vanité, certes, moins une vanité née d’un sens exagéré de sa propre beauté que de l’anxiété, une anxiété qui semblait toujours tourner autour d’un homme quelconque. À la Grande Foire, lorsqu’elle avait stupidement acheté pour ses cheveux le sortilège de la nomade qui avait transformé ses tresses dorées en l’équivalent d’un champ de maïs, avec des souris et tout le reste, ç’avait été à cause de son obsession à propos de Ravn Asharson. À présent, Katla était assez certaine que le tourbillon des pensées de Jenna tournait autour de son frère Halli. Leur réunion n’avait pas été l’heureux événement qu’elle avait espéré. « On ne se sent pas bien, petite ? » C’était encore Urse, le colossal et pataud bras droit de Tam Renard. Il semblait avoir pris Jenna en grande sympathie et, même si le premier jour elle avait poussé un cri étranglé en voyant sa face ravagée, elle semblait de son côté s’être accoutumée à ses contours bizarres et ne faisait pas grand-chose pour le décourager. Katla la regarda minauder et protester que non, elle allait très bien, elle était seulement un peu fatiguée, elle avait un peu froid. Et le colosse lui offrait son manteau, en disant que c’était une honte de cacher une si jolie silhouette, mais qu’il ne pouvait souffrir de la voir frissonner. Katla leva les yeux au ciel, Jenna pouvait être une aguichante petite friponne. * * * Halli Aranson ramassa les osselets dans sa grande main, les secoua avec un bruit creux. Il essayait de se concentrer sur la partie, mais son esprit ne cessait de s’en écarter, tel un agneau errant. Il avait déjà perdu huit cantari au bénéfice de Tam Renard et savait qu’il aurait dû arrêter, car le chef des bateleurs était un tricheur efficace dépourvu de la moindre miette de vergogne dans ses affaires avec amis comme avec ennemis. Mais arrêter, cela voulait dire se lever du sac de grain sur lequel il était assis et passer près de Jenna Finnsen, qui se tenait debout près du plat-bord, et qui souriait à un homme ressemblant à un ours. Et il ne savait tout simplement que dire ni que faire. Le choc l’avait raidi lorsqu’il avait trouvé son ancienne bien-aimée à bord du Loup des Neiges. C’était littéralement le dernier endroit d’Elda où il se serait attendu à la rencontrer, et pas seulement à cause des rumeurs concernant son prochain mariage dans la capitale. Jenna avait beau être la fille du défunt constructeur de bateaux royal, elle détestait la mer et n’aurait jamais mis le pied sur un navire de son propre chef, à moins de circonstances exceptionnelles. Tandis qu’il remontait la côte de Halbo au gouvernail de la première barge, il avait été de sombre humeur. Il était là à voler du bois, des hommes et des outils – et n’importe lequel de ces vols pourrait lui attirer un procès fort déplaisant –, afin de permettre à son père de les emmener dans une maudite expédition de fous qui le tuerait ou ferait de lui un homme d’une richesse dépassant ses rêves les plus extravagants. Et dans ce dernier cas, ce serait pour rien, puisque la femme qui était son plus cher désir aurait épousé un autre homme. Et quand il avait vu cette bannière de cheveux dorés reconnaissable entre toutes qui claquait dans le vent près de sa sœur à la crinière de renard, il avait cru souffrir d’un rêve marin, un de ces miasmes étranges qui peuvent saisir l’âme d’un homme voguant depuis trop longtemps sans sommeil et sans nourriture. Sauf qu’il avait parfaitement bien mangé et dormi, contre toute attente. À bord, Katla avait couru vers lui, tout excitée, bondissant partout comme le chat fou de la vieille Ma Hallasen, traînant dans son sillage son amie réticente. « Vois-tu ce que j’ai là, Halli ? Notre jolie Jenna ! Tu vois ? Je l’ai sauvée ! Je l’ai sauvée d’un mariage avec ce vieux bouc puant ! » Elle avait sauté autour de lui jusqu’à lui donner le vertige. « Elle est toute à toi, frérot, à la vie à la mort, prise sous le nez du roi – hein, qu’il ne remarquerait pas si on lui volait son trône sous les fesses, à voir comme il regarde sa blafarde reine nomade ! Et sous le nez de son maigre et riche vieux vautour de prétendant ! J’ai improvisé – je crois que c’est le terme employé par Tam Renard après en avoir utilisé un tas d’autres plus grossiers. Je l’ai fait dégringoler dans un trou du plancher de la grande salle d’honneur, jusque dans les celliers, et ensuite on est partis, et la voilà ! Ne dis pas que je ne te fais jamais de présents ! » Les yeux écarquillés de Halli étaient passés de ceux brillants de Katla au doux visage de Jenna levé vers lui, et il avait senti son cœur lui marteler la poitrine. Il avait ouvert la bouche, s’était trouvé incapable de dire un mot. Et Jenna, se méprenant devant sa confusion et son silence, avait détourné de lui son regard enthousiaste en reculant comme si elle s’était brûlée, empourprée jusqu’à la racine des cheveux. En fin de compte, il avait réussi à la saluer d’un ton bourru, puis il s’était enfui en marmonnant qu’il devait trouver Tam Renard pour lui faire un rapport. Et depuis, même si les belles phrases qu’il aurait dû lui dire tourbillonnaient sans arrêt dans sa tête, il avait été incapable de se contraindre à lui parler. Il avait constaté que d’autres n’avaient pas ce genre d’inhibition. Il avait regardé Tam Renard la faire rire, avait écouté sombrement le massif lieutenant défiguré de Tam la complimenter sur ses cheveux, ses mains, sa jolie silhouette. Et, en serrant les dents, il s’était maudit en se traitant d’imbécile pour son silence. Mais c’était comme si une vieille sorcière lui avait jeté un sort : disparu, le jeune homme joyeux et assuré qui avait courtisé Jenna à la Grande Foire en la taquinant pour avoir embrassé l’image de Ravn Asharson dans le miroir qu’il lui avait offert. Il avait été remplacé par le lourdaud à la bouche cousue qu’elle l’avait autrefois accusé d’être. Il lança les osselets et les regarda sans surprise atterrir tous deux du mauvais côté. Tam Renard éclata de rire : « Dix cantari ! » Il ramassa les osselets à son tour, les lança en l’air et les rattrapa avec dextérité. Tandis qu’il les secouait ensuite, ses grands doigts à l’extrémité spatulée en caressaient les courbes et les creux bruns et polis, comme s’il leur insufflait de la magie. Peut-être était-ce le cas. Halli n’avait jamais vu le bateleur perdre aux osselets ; ce pouvait être parce qu’il avait le tour pour les lancer de manière à les faire toujours retomber du bon côté, mais pour une raison ou pour une autre, Halli en doutait. Tam Renard était davantage qu’il ne paraissait. Aussi rusé et difficile à attraper que son homonyme et doté d’une chance phénoménale, que ce soit au jeu, dans ses stratagèmes, ou avec les femmes. Katla n’était sans doute pas la seule qui l’eût repoussé, songeait Halli. « Dix cantari, mon bonhomme ! » déclara Tam Renard, avec un large sourire qui découvrait ses dents aiguës et blanches dans les nattes compliquées de sa barbe. « C’est quoi, ton problème, aujourd’hui ? On dirait qu’une mouette t’a piqué ta chance, un chat ta langue et un ours ton amoureuse ! » Halli, avec un sourire chagrin, mit la main à sa bourse pour régler sa dette. « Non, attends ! » Le chef des bateleurs lui agrippait le bras. « J’ai une meilleure idée. Quitte ou double. » Halli secoua la tête. « Je n’ai aucun talent pour ce jeu, ni le désir de perdre davantage pour t’enrichir. » Tam Renard éclata de rire : « Je pensais à autre chose. » Ses yeux luisaient. « C’est plus un marché qu’un jeu de hasard. » Il se pencha à l’oreille de Halli pour lui parler. Halli cligna des paupières avec surprise, et ses sourcils devinrent jointifs, une ligne noire de furieuse concentration. Pendant un moment, on aurait dit qu’il allait frapper le bateleur. Puis son visage s’éclaira : « D’accord », dit-il. * * * Katla abandonna son amie aux bons soins d’Urse. Malgré sa taille, il n’était pas dangereux. Et puis, que pouvait-on bien manigancer à ciel ouvert sur Le Loup des Neiges ? Le seul abri était la tente réservée aux ablutions, et ce n’était pas des plus romantiques. Derrière elle, elle entendait Jenna rire, un son de clochette ; elle vit son frère en grande conversation avec le chef des bateleurs relever brusquement la tête, et ses yeux sombres se fixer avidement sur sa bien-aimée. Pauvre Halli. Jouer les entremetteuses n’était pas le fort de Katla. Mais c’était simplement irritant de voir deux personnes si évidemment faites l’une pour l’autre se conduire de manière aussi stupide ! Elle était résolue à faire tout son possible pendant le voyage pour les rapprocher. La perspective de passer l’hiver à Tomberoc au voisinage de ces deux-là en les regardant essayer de s’éviter était trop absurde. Même s’il pouvait être encore pis de passer l’hiver avec Halli et Jenna se faisant les yeux doux et murmurant secrètement dans les coins. Elle enjamba un rouleau de cordage posé sur le pont tel un serpent endormi, attrapa un seau vide, le retourna et s’assit, avec un sourire malicieux de lutin. « Tu as encore perdu, frérot ? » Halli lui adressa un regard flamboyant : « Ce n’est qu’un jeu. — Je ne parlais pas des osselets. — Et comment se porte mon troll favori à la langue acérée, aujourd’hui ? » Adossé au rebord, Tam Renard étirait ses longues jambes avec un soupir d’aise et l’examinait d’un œil calme. Il était vêtu en couches superposées de laine et de lin couleur crème, avec une belle broche d’argent ornée d’une étincelante pierre bleue pour fermer le col de son grand manteau doublé de fourrure. Des gouttes d’eau salée luisaient dans ses abondants cheveux couleur de sable, et sur les coquillages et les os qui les décoraient. Ses yeux – le vert argenté d’un étang en forêt – examinaient Katla avec attention. Elle devint brusquement consciente de l’étroitesse de sa tunique (elle l’avait empruntée à Bella, qui était plus petite qu’elle, tandis que la sienne récupérait du lavage qu’elle lui avait infligé pour la débarrasser de la puanteur de Fent) ; le tissu était inconfortablement étiré sous les seins ; et un grand trou dans ses culottes laissait voir sa peau hâlée. Elle vit le regard de Tam Renard se diriger de ce côté comme s’il avait lu dans ses pensées. Quand elle couvrit le trou de ses doigts écartés, il releva les yeux et scruta son visage d’un air innocent, comme un enfant. Puis un des coins de sa bouche se retroussa sur un sourire malicieux, découvrant une incisive acérée. La tête penchée de côté, il la détailla d’un regard provocant qui lui donna l’impression d’être nue. Pour dissimuler sa confusion, elle demanda : « C’est quoi, l’île, là-bas devant ? » Une forme sombre s’arrondissait à l’horizon, comme un dos de baleine. « Ce doit être Kjaley, dit Tam, et ses yeux clairs se détournèrent d’elle. L’Île-aux-Quilles. Le site de bien des naufrages. » Il ramena ses jambes sous lui et se dressa, aussi souple qu’un chat. « Droit devant », cria-t-il à l’équipage. Il jeta un dernier regard à Katla : « Ce soir nous festoierons et nous dormirons en tout confort ! » * * * L’Île-aux-Quilles méritait sa réputation. Tandis qu’ils s’en approchaient, Katla aperçut les carcasses de plus d’une douzaine de vaisseaux naufragés ; pour certains, les planches avaient pris une sombre texture de tourbe, pour d’autres une teinte argentée, qui s’écaillait. D’autres encore encombraient le sable noir, éparpillées comme les côtes d’autant de baleines sur le rivage volcanique. Des morceaux de bois flotté s’y entrelaçaient en de fantastiques contorsions, leur forme originelle lissée et arrondie par la mer comme par une main de géant. Ici et là des os luisaient sur le sable. Cela paraissait un endroit bien étrange et bien désolé pour y passer la nuit, mais Tam Renard semblait comme chez lui : il savait exactement où jeter l’ancre pour éviter les récifs tranchants, envoya un parti rassembler du bois flotté pour les feux et un autre remplir les outres de peau au petit cours d’eau qui tombait des falaises noires et verticales ; d’autres encore montèrent les tentes et apportèrent la bière depuis le bateau. Au coucher du soleil, qui baignait l’île d’une lumière écarlate, l’équipage était d’humeur festive. Un grand brasier rugissait, crachant des étincelles en spirales dans le ciel qui s’assombrissait ; la peau des poissons grillait et se craquelait sur les broches ; on avait déjà vidé et retourné cul par-dessus tête un tonneau de bière. Bella et Silva Main-Légère sautaient et culbutaient ; Flint Erson, en faisant la roue, finit par caramboler Min Face-de-Morue, et elle le poursuivit en criant dans les ombres où il trébucha et tomba la tête la première. Et l’un des jongleurs essayait, sans grand succès, d’apprendre à Jenna à lancer et rattraper d’un mouvement fluide trois balles colorées remplies de haricots secs. Mortèn Danson, à l’écart des bateleurs, lançait des regards foudroyants à quiconque se présentait. Mais son appétit lui était apparemment revenu, maintenant qu’on était de retour sur la terre ferme : les squelettes d’au moins trois maquereaux étaient éparpillés devant lui, leur tête striée fixant la mer d’un regard aveugle. Quand la nuit fut complètement tombée, Katla avait descendu sa cinquième chope de bière et commençait de se sentir agréablement ivre sur les bords. Quelqu’un marquait la mesure d’une danse sur des tambourins, et des musiciens avaient apporté flûtes et trompettes du bateau pour se joindre à la mêlée. Un groupe de danseurs gambadait en cercle autour du feu. On avait aussi sorti les costumes, constata Katla, surprise. La plupart du temps, Tam Renard était strict avec sa troupe, et les costumes étaient soigneusement rangés, enveloppés d’abord de lin brut puis de toile huilée pour les protéger de la mer et du mauvais temps, pliés dans les grands coffres de marin cerclés de cuivre ; Tam y gardait aussi l’épée à garde de cornaline fabriquée par Katla, une part importante du paiement d’Aran pour le rôle que les bateleurs devaient jouer dans l’enlèvement de Danson. Mais quelqu’un portait l’énorme tête rouge du Dragon de Wen et chassait l’un des chanteurs à travers les tentes ; quelqu’un d’autre, enveloppé de la robe vert et bleu de Mère Océan, avec la tête du costume, était en voie de former une alliance blasphématoire avec la Dame du Feu. Katla se servit une autre chope de bière épicée et but en prêtant une attention fascinée à la chaleur qui lui glissait dans la gorge. « Doucement, là ! » Elle se retourna, trop vite. Le monde se mit à tourbillonner et elle trébucha sur son frère aîné. « Holà ! dit-elle depuis le sol, avec un sourire tordu. Eh, Halli ! » Halli s’assit près d’elle : « Tu es ivre, accusa-t-il. — Non, pas vraiment. » Katla secoua la tête. C’était une sensation un peu désagréable, aussi s’arrêta-t-elle pour contempler Halli d’un œil écarquillé de chouette. « Juste un peu étourdie. Encore mes jambes de mer », expliqua-t-elle d’un ton solennel, après un moment. Halli se mit à rire : « Tes jambes de mer ! Eh bien, à ta guise. Je suis venu t’apporter les salutations de Tam Renard qui t’invite à souper avec lui. — J’ai déjà mangé, je crois », fit Katla, abasourdie. Avait-elle mangé ? Elle se rappelait avoir vu rôtir des maquereaux, et des restes éparpillés autour du feu, et elle se rappelait aussi avoir pensé en manger un, puis avoir été distraite par l’arrivée de la bière. Elle renifla ses mains en fronçant les sourcils. Elles sentaient le sel. Mais ce pouvait être d’avoir manié des cordages pendant des jours. Il n’y avait pas d’écailles dessus, ni de gras de poisson. Avec un haussement d’épaules, elle examina la foule, les yeux plissés, essayant de repérer le chef des bateleurs. Aucun signe de lui près du feu avec le reste de sa troupe, mais la lueur des flammes mettait un halo roux dans tous les cheveux, il était difficile de dire si elle l’avait vu ou non. Une fraîche brise de terre lui apporta soudain un arôme caractéristique d’agneau rôti, et son estomac gargouilla avec une bruyante approbation. De l’agneau ! Ça, c’était un mets de choix après des jours et des jours de roussette et d’anguille. « Très bien, conduis-moi à lui. » Elle essaya de se lever, parvint à se dresser sur ses jambes en vacillant maladroitement. Halli – toujours plus tempéré que sa sœur dans ses habitudes – se leva d’un bond et la prit sous les bras pour lui éviter de retomber. « Je crois vraiment que ce serait une bonne idée de te faire manger, répéta-t-il. Avant que tu ne sois complètement soûle. » Katla pencha la tête sur le côté pour l’observer d’un regard entendu. L’image glissa, se dédoubla en deux jeunes gens à la peau hâlée et à l’air sombre, dont les quatre yeux la fixaient avec sérieux. Ce regard scrutateur la mit extrêmement mal à l’aise ; elle se sentait comme une petite fille surprise à uriner là où elle ne l’aurait pas dû. En se concentrant de toutes ses forces, elle parvint à faire de nouveau fusionner les deux Halli en un seul. « Tu peux être très… ennuyeux, quelquefois », énonça-t-elle avec précaution, presque sans bafouiller. Très… adulte. — Il faut bien que quelqu’un le soit », dit Halli, contrarié, en pensant à leur père qui n’en faisait qu’à sa tête et à son insensé de frère – et à cette sœur irresponsable. Tam avait raison : il était temps pour elle de se marier et de se calmer. Tam avait installé son propre feu à quelque distance du groupe principal, et c’était de ce brasier qu’émanait l’odeur de l’agneau rôti : une carcasse dorée dont le gras dégoulinait sur les flammes en sifflant. Du pied, le chef des bateleurs donna un autre tour à la broche puis il s’assit. Il avait édifié un abri spacieux à l’aide d’un grand morceau de voile drapé sur des branches et de rames, avec une zone à l’aspect confortable où s’asseoir sur plusieurs sacs de marchandises molles recouverts de fourrures et de manteaux. Il y était à demi étendu, un flacon de vin au creux du bras, et un plat de viande fumante près de lui. Elle semblait encore saignante : un liquide rouge et luisant coulait sur le plat d’étain, mais ç’aurait pu être l’éclat des flammes reflétées dans le jus de cuisson. La lumière du feu jouait sur le visage de Tam Renard, illuminant ses larges pommettes, son grand front, et les mille petites nattes décorées de son abondante barbe et non moins abondante chevelure ; elle se reflétait dans le bandeau d’argent qu’il portait au cou, la transformant en un or sans défaut, et les étincelles enflammées scintillaient dans le puits vert de ses yeux profonds. Il était aussi magnifique qu’un grand félin gardant une proie fraîchement abattue : grâce rousse et force indolente. Katla retint son souffle. Sa compagne était aussi richement vêtue qu’une reine. Une robe blanche aux nombreux plis l’enveloppait, ourlet et manches décorés d’une brocade d’argent au dessin complexe. Un décolleté spectaculaire révélait de splendides seins blancs. Katla plissa les yeux. Elle reconnaissait la robe : celle que Flint Erson avait portée à Tomberoc, avec la ridicule perruque de paille jaune, pour jouer le rôle de la Rosa Eldi. Mais la compagne de Tam Renard n’était de toute évidence pas hirsute comme Flint ; il y avait trop de douce chair féminine à découvert pour s’y tromper. Et pourtant, ce n’était pas une vraie reine. En s’avançant hors de la lumière dansante et trompeuse du feu, Katla put enfin voir clairement la femme richement attifée qui se tenait près de Tam Renard. Avec un choc, elle se rendit compte que c’était Jenna Finnsen. Ses joues étaient toutes rouges, et elle ne cessait de tortiller une longue mèche de cheveux dorés autour d’un de ses doigts tout en émettant un rire de gorge en réponse à ce que venait de dire le chef des bateleurs. Quand elle vit Katla et Halli, elle se figea, et ses yeux s’écarquillèrent. « Eh bien, Jenna, dit Katla d’une voix épaissie, tu as changé de robe, à ce que je vois. » Jenna rougit encore davantage. « Tu aurais pu me dire qu’il y avait de la crotte d’oiseau dessus ! répliqua-t-elle, sur la défensive. Tam a eu l’obligeance de me le montrer, et de la faire emporter à laver par Silva. » Elle sourit à l’homme roux en lui glissant un regard à travers ses cils. « Il s’est occupé de moi. Il m’a dit que j’étais pâlichonne, et que j’avais besoin de bonne viande rouge et de vin rouge aussi pour me redonner des couleurs. — J’ai dit également qu’elle a besoin d’un homme capable d’apprécier sa beauté et de la remplir de sa semence pour lui donner une vingtaine de beaux bébés bien gras. » Jenna s’étrangla si fort de rire qu’elle en recracha de son vin, qui lui coula sur le menton. Elle porta vivement ses mains à son visage. « Vous êtes épouvantable ! » s’écria-t-elle, en le regardant à travers ses doigts écartés. Katla pouvait bien voir qu’elle était ravie de cette taquinerie. « Vous êtes l’homme le plus grossier que j’aie jamais rencontré ! » Le chef des bateleurs adressa à Halli un regard voilé qui semblait presque un geste d’encouragement, ou d’approbation. « Je ne suis pas un homme convenable en compagnie de gens civilisés, concéda-t-il. J’ai passé trop de temps en mer avec la lie des hommes. Et je suis de toute évidence un trop vil scélérat à la langue trop mal pendue pour m’attirer les bonnes grâces d’une jeune fille aussi belle et aussi bien élevée. Ce que vous voulez, ma chère, comme je vous le dis depuis une heure, c’est un bon jeune homme qui n’a pas été gâché par le monde, un homme honorable, un homme qui vous épousera et vous offrira un foyer convenable. Ma foi, un homme aussi séduisant que Halli Aranson, ici présent… » Tam Renard se redressa et se poussa de côté pour faire place au Tomberoc et, lorsque Halli hésita, il le prit par le bras et le tira si fort que le jeune homme faillit tomber dans l’ample giron de Jenna. Katla se mit à glousser : c’était cela leur jeu, alors, et pas très subtil. Soûler Jenna de vin fort, et des compliments débordants de Tam Renard, puis laisser Halli entreprendre le reste de la séduction. Avec un peu de chance, la tentative plus directe de Tam réussirait apparemment mieux que la sienne, même si Jenna semblait un peu dérangée par l’aisance avec laquelle le chef des bateleurs l’avait abandonnée ; elle ne semblait pas tout à fait ennuyée, en tout cas, de se trouver tout près de Halli ; de fait, elle minaudait comme une vierge de quatorze ans. Katla allait le dire, en plaisantant, lorsque des mains puissantes la saisirent et la firent virevolter de sorte qu’elle trébucha et faillit tomber dans les coussins. L’instant d’après, le décor cessa de tourbillonner, et elle se retrouva bien coincée contre le corps solide de Tam Renard. Celui-ci alla chercher derrière eux, et sa main produisit miraculeusement deux autres flacons de vin, qu’il tendit aux Tomberoc. « Du sang d’étalon ? » demanda Halli, en reniflant le vin avec méfiance. Il n’avait guère été exposé à d’autres vins qu’à ce qui méritât ce nom dans les îles, un liquide dépourvu de corps et au goût aigrelet. Tam renifla avec dédain : « Je suis peut-être un brigand, un voleur, un plaisantin et un idiot, mais je ne suis pas avaricieux, ni désireux de me pourrir les entrailles ! Le sang d’étalon n’est bon qu’à arroser le hareng et à fixer la teinture. Mais ceci, ceci, mes amis, c’est le meilleur cru de Jétra, datant du règne de Raik Crinière-de-Cheval, lequel l’a libéré en personne des celliers du seigneur de la Cité Éternelle. Il est tombé entre mes mains par une route longue, tortueuse et pas entièrement légitime, aussi n’en laissez pas échapper une goutte et ne le lampez pas comme de la bière. Prenez le temps d’en savourer le riche arôme de mûres. Laissez votre palais goûter le plaisir de sa glorieuse saveur finale ! » Il en fit la démonstration avec une théâtralité si excessive que Halli et Katla éclatèrent de rire après avoir échangé un regard. « J’aime assez le sang d’étalon, déclara allègrement Katla, sans croire un seul mot des absurdités proférées par le bateleur. Je le trouve plutôt… revigorant. » Elle prit une grande gorgée à même le flacon et s’en gargarisa de la façon la moins féminine. L’instant d’après, elle l’avala de travers et se mit à tousser comme un chat essaie de déloger une boule de poils particulièrement récalcitrante. Jenna lui tapa dans le dos, bien trop fort pour un geste simplement secourable. Tam Renard avait commencé de découper des tranches dégoulinantes d’agneau sur la carcasse rôtie. Il offrit une assiette bien servie, et son couteau, à Katla qui se taisait désormais, et le fixait d’un œil désapprobateur. « Vous êtes sûr de vouloir me confier votre petit couteau ? demanda-t-elle d’un ton rusé. Surtout dans ma condition ? — J’ai entendu dire qu’il y a tant de magie dans tes doigts que tu peux transformer la lame la plus inoffensive en une arme meurtrière. » Le chef des bateleurs lui retournait son regard sans sourire, mais avec une étincelle dans les yeux. « J’aimerais découvrir ton feu avec mon… métal. » Katla fronça les sourcils. De quoi parlait-il ? « Je forge des épées, dit-elle. C’est vrai. — Ah, mais les trempes-tu ? » Était-ce son imagination, ou bien venait-il de lui adresser un clin d’œil ? Elle scruta le visage du bateleur, un peu stupide d’ivresse, agacée de ne pouvoir déchiffrer la situation ; l’intensité du regard vert la prit au dépourvu. Il a des yeux tout à fait remarquables, se trouva-t-elle penser. Aussi intenses et farouches que ceux d’un chat sauvage. Elle s’attendait presque à y voir des fentes verticales à la place des pupilles, et la lune s’y refléter en deux disques argentés. « Mange avant que ça ne refroidisse », dit Tam en lui mettant l’assiette sous le nez, et elle la lui prit, en se demandant ce qui venait de passer entre eux. Mais avant de pouvoir y songer plus avant, elle entendit Halli parler tout bas à Jenna, puis se lever et la tirer sur ses pieds. La jeune fille était un peu mal assurée, et la robe blanche difficile à manier, mais Halli plaça un bras autour de sa taille et elle se blottit dans son étreinte ; Katla se dit qu’ils faisaient un très joli couple, bien contrasté, et complémentaire : Halli si grand, si sombre de peau et de cheveux, tout ébouriffé dans la légère brise, et Jenna toute en or et blanc, l’un et l’autre découpés par la lueur de la lune, avec la grève noire qui s’étendait loin derrière eux et le ressac écumeux qui roulait sur la rive. « Un beau couple », dit Tam Renard d’une voix douce et mélodieuse, comme s’il avait lu dans ses pensées. Ils restèrent un moment assis dans un silence amical ponctué seulement par les crépitements du feu et le bruit assourdi des réjouissances. Puis Tam se tourna vers Katla pour demander : « Voudras-tu être témoin de Jenna ? » Elle le contempla sans comprendre : « Pour quoi ? — Demain, je la fiancerai à ton frère. » Katla éclata de rire : « Halli devra sûrement attendre de revenir à Tomberoc pour des fiançailles, et encore, seulement si mon père et Jenna sont d’accord. — En tant que capitaine du Loup des Neiges, qui suit la voie lunaire de Sur, à l’équipage duquel Halli est rattaché, et sur lequel Jenna voyage comme mon invitée, j’ai l’autorité du dieu pour les fiancer s’ils le désirent », dit Tam d’un ton bénin. Katla arqua un sourcil : « Et s’ils ne le désirent pas ? » Tam Renard haussa les épaules : « Alors, elle est bien bête. Mais je crois qu’elle le voudra. C’est une femme qui a bien besoin d’attention masculine, et même un borgne peut voir que ton frère l’aime. — Avez-vous tant d’expertise en amour ? » Katla mâcha sa bouchée d’agneau, prit une autre gorgée au flacon pour la faire descendre. La viande était brûlante et grasse sur sa langue ; elle avala rapidement avant de s’étouffer. « D’aucuns pourraient le penser. — Mais vous ne vous êtes jamais marié. — Dans une autre vie, oui. » Katla fut surprise. Elle releva les yeux : le regard du bateleur se perdait au loin. Son visage s’était adouci, le faisant paraître plus jeune, et pourtant plus vieux aussi. « Que s’est-il passé ? Où est-elle à présent, votre femme ? » Tam Renard secoua la tête. « Ce sujet ne convient pas à une agréable soirée comme celle-ci. Je parlerais plutôt de toi, Katla Aransen. — Moi ? » Le bateleur la débarrassa de son assiette qu’il posa par terre. Puis il prit ses mains dans les siennes. Elles étaient très grandes, ces mains, très chaudes, avec de grands doigts à l’extrémité carrée, à l’aspect compétent, décorés de plusieurs bagues d’argent finement gravées. C’était très réconfortant d’être tenue ainsi. Mais si c’était si réconfortant, pourquoi son cœur avait-il commencé de lui marteler la poitrine ? « Katla, tu es une très belle jeune fille. » Elle faillit s’étrangler sur sa gorgée de vin. « Belle », ce n’était pas un terme qu’elle se serait appliqué à elle-même, ni un terme qu’on lui aurait appliqué. Erno l’avait peut-être vue ainsi, mais ce n’avait été qu’une illusion. Le jeune Istrien – Saro Vingo – l’avait regardée ainsi et lui avait donné l’impression que, peut-être, elle était belle. Mais ç’avait été avant le bûcher, avant qu’il ne marchât sur elle à travers les flammes, l’épée dégainée. Elle repoussa le souvenir obsédant du regard intense et noir de l’Istrien. Tam Renard, c’était tout autre chose. Elle avait toujours su qu’elle l’attirait, mais avait écarté cette idée : il courtisait toutes les femmes sans discrimination. Après avoir passé un mois en sa compagnie, cependant, elle ne l’avait jamais vu avec une autre femme, ni entendu aucun bavardage concernant ses affaires de cœur, et elle se rendait compte qu’elle devrait peut-être réévaluer son opinion. Non qu’un seul mois fût suffisant pour en décider, mais curieusement, en cet instant précis, elle s’en moquait. « Les avances que je t’ai faites pendant notre voyage vers Halbo étaient grossières et intempestives, dit le chef des bateleurs, à peine un murmure. Mais être si près de toi sur ce navire m’avait rendu téméraire. » Sa main effleura la joue de Katla, et elle sentit le sang courir dans son ventre, dans sa poitrine, dans sa gorge ; ses joues et ses oreilles devinrent brûlantes. Le visage de Tam Renard était soudain tout proche du sien, elle pouvait sentir son souffle chaud sur son cou, les effluves d’alcool dans ses paroles. Mais quoi qu’il fût en train de lui dire, elle ne le comprenait plus, c’était une confusion de sons dépourvus de sens. Tout ce qu’elle pouvait voir, c’était sa bouche, car le reste était délicieusement flou. Et elle se trouva donc à contempler cette lèvre supérieure si bien ciselée, partiellement dissimulée par la barbe d’or roux, et la lèvre inférieure, longue et pleine, d’un rose pâle, sec et pulpeux. Puis, sans quitter des yeux cette bouche fascinante, elle plaça avec précaution le flacon de vin sur le sable, prit cette belle face entre ses mains, et l’embrassa. Cette bouche était comme elle l’avait imaginée : chaude, musclée, goûtant les épices et la fumée. Puis elle s’abandonna à la langue insistante de Tam et à ses mains exploratrices, saisit une poignée de ses cheveux fous, avec les perles et les coquillages et les peaux de serpent, tout – et se pressa contre lui si fort que la chaleur de ce corps aurait dû faire fondre ses habits. Juste un peu plus tard, elle sentit la brise de terre sur sa peau nue, et constata qu’il avait réussi à lui ôter sa tunique et ses culottes sans qu’elle en eût le moindrement conscience. * * * Quand elle se réveilla, le matin suivant, ce fut au son d’une horde de petits trolls qui lui creusaient douloureusement l’intérieur du crâne avec leurs féroces petits pics et leurs marteaux. Chaque martèlement la faisait tressaillir de douleur, et cela, c’était avant d’ouvrir les yeux. La lumière du soleil lui transperça les pupilles comme des aiguilles brûlantes ; elle referma en hâte ses paupières, mais ses globes oculaires furent aussitôt assaillis par une horrible et brûlante lueur rouge. Sa bouche lui semblait aussi feutrée que ce sur quoi elle était étendue, elle ressentait un besoin irrésistible d’uriner, de vomir, ou simplement de mourir sur-le-champ. Quelque chose de dur lui rentrait inconfortablement dans une fesse nue ; elle se déplaça pour aller le chercher. Ses doigts se refermèrent sur plusieurs petits objets impossibles à identifier. Très lentement, elle rouvrit les yeux, en se protégeant de la lumière de son autre main en visière, et examina ce qu’elle avait découvert. Deux coquillages de cauri, auxquels étaient encore attachés un fil d’argent tordu et plusieurs longs cheveux roux. D’autres coquillages étaient éparpillés sur la couverture. La peau ratatinée d’un serpent se trouvait près d’elle sur le coussin. Mystifiée, elle regarda autour d’elle. Il lui fallut un moment pour prendre conscience de ce qui l’entourait, ou, à dire vrai, de son compagnon. Sous une tente rudimentaire de toile à voile et de rames attachées ensemble, le chef des bateleurs, en appui sur un coude, la contemplait avec un large sourire de satisfaction. Quelques-unes de ses nattes s’étaient défaites, il avait les cheveux en bataille. Les événements de la nuit précédente commencèrent à revenir à Katla par petits éclairs hallucinatoires, et elle prit soudain conscience de ne porter pour tout vêtement qu’une chaussette de feutre, et encore, à demi sortie de son pied gauche. Elle poussa un gémissement. La mort était apparemment le meilleur choix qui s’offrait à présent. « Eh bien, mais quelle charmante salutation matinale, Katla Aransen ! Bonjour à toi aussi. Et un très beau matin pour l’instant, à mon avis : le soleil brille, le vent souffle du bon côté, et on dirait qu’il y a une fille nue dans mon lit. Pas une mauvaise façon de commencer la journée. — Avons-nous… ? » Une question absurde. La peau d’ours sous sa hanche était encore lisse d’humidité. Katla n’était pas vierge : elle savait ce que cela signifiait. Cette fois, son gémissement fut plus sonore. « Par Sur, je dois avoir été ivre. » Tam Renard la considéra d’un œil curieux : « Tu ne peux envisager d’être avec moi à moins d’être cul-de-rat ? » C’était une expression bizarre qu’utilisaient surtout les habitants de Belle-Île. Sans rapport avec ce qui se passait, Katla se surprit à se demander d’où elle venait. Elle se contenta de répondre par un rire bref et acide : la question avait sûrement été hypothétique. Quand Tam se pencha davantage pour lui caresser le visage, elle se rejeta en arrière comme une jument effarouchée. « Ah, dit-il. Je vois. Mais quand même, je demanderai peut-être encore à ton père le droit de t’épouser, quand nous reviendrons. — Encore ? » Il acquiesça. Katla était horrifiée : « Quoi, qu’a-t-il dit la dernière fois ? » Le bateleur se tapota le nez : « C’est mon secret. — Je ne me marierai jamais ! dit-elle avec véhémence. — Jamais ? — Jamais ! » Tam haussa les sourcils : « Si c’est ton choix, qu’il en soit ainsi. Ce serait un terrible gaspillage, pourtant, si un corps aussi délicieux n’ornait tous les jours le lit d’un homme de bien, préférablement le mien… » Puis il repoussa les couvertures et sortit de la tente pour se tenir nu dans le soleil. La lumière tombait sur ses longs muscles minces, sa taille étroite et ses fesses bien dessinées. C’était un homme bien tourné, indéniablement, mais ce qui attira le regard de Katla, ce fut la masse de cicatrices qui lui zébraient le dos et les épaules. Elle l’appela par son nom pour attirer son attention, désireuse de lui demander ce qui avait causé un tel dégât, mais quand il se retourna pour lui faire face, la question s’envola de son esprit ; il sourit et revint dans la tente, et elle ne protesta que pour la forme lorsqu’il se glissa dans les fourrures près d’elle pour lui caresser doucement les flancs de ses grandes mains. Plus tard, ce fut son tour à elle de s’appuyer sur un coude et d’observer son visage somnolent. « Ne donne pas davantage de sens à ce qui s’est passé. Je ne t’épouserai pas, ni aucun autre. — Ça a suffisamment de sens, et suffisamment, comme ma mère disait toujours, c’est autant qu’un festin. » Il sourit comme le chat du fromager : « D’ailleurs, j’ai seulement dit que je demanderai peut-être à ton père. J’ai peut-être changé d’avis, maintenant que j’ai goûté à la marchandise. » Katla lui donna un violent coup de poing sur la poitrine et s’habilla avec tant de hâte qu’elle constata seulement après s’être éloignée à grandes enjambées furieuses sur la plage, avec le rire du bateleur dans les oreilles, qu’elle avait mis ses culottes à l’envers et que la déchirure devait avoir révélé à tout le monde (et il y avait pas mal de monde dans les environs, avec des sourires entendus indiquant qu’on savait très bien où et comment elle avait passé sa nuit) une surface considérable de son postérieur nu. * * * Ils quittèrent Kjaley autour de midi pour voguer vers le sud-ouest jusqu’à ce que le soleil commençât de plonger vers l’horizon. Ils étaient allés vite, si vite, avec le fort vent qui gonflait la voile, que Katla aurait pu jurer que la proue du Loup des Neiges touchait à peine la surface de la mer. À la même heure, le lendemain, ils seraient de retour chez elle. Elle pouvait sentir dans ses os l’appel des îles, comme un parfum dans l’air, dont on a conscience sans pouvoir lui donner de nom. Halli devait avoir eu la même idée, quoique due davantage à son talent pour la navigation à l’estime qu’à une déconcertante intuition. Elle le regarda prendre Tam Renard à part pour une sérieuse conversation. Vit Tam saisir une poignée de cheveux de Halli et les couper avec son petit couteau. Elle fronça les sourcils en se rappelant un événement semblable, à ses propres dépens. Un peu plus tard, Tam traversa le bateau pour tirer une pelote de vieux fil décoloré du coffre à costumes et la passer à Urse. Celui-ci traversa d’un pas ferme toute la longueur du Loup des Neiges, attacha avec soin une des extrémités du fil à la proue en laissant l’autre traîner dans leur sillage depuis l’étrave. Puis personne ne fit rien pendant presque une heure, excepté Jenna, qui avait de nouveau revêtu sa belle robe bleue et tripotait ses cheveux. Katla s’avança audacieusement vers Tam Renard, qui était maintenant assis sur le coffre, tressant une natte de cheveux noirs et blonds. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle, les poings sur les hanches. Le chef des bateleurs ne leva pas les yeux. « Tu verras. — Je verrai quoi ? » insista Katla. Tam ne répondit pas. Ses doigts tressaient habilement les mèches l’une dans l’autre. Quand il eut fini la natte, il en boucla les extrémités en un nœud compliqué pour bien les attacher, agita la tresse sous le nez de Katla, puis la retira prestement de sa portée pour la placer dans sa bourse. « Attends, tu verras. » Sur ces mots, il se leva d’un bond et se rendit jusqu’à la proue où il tira la ficelle détrempée, en détacha l’extrémité sèche et l’apporta, dégoulinante, au centre du bateau. Il l’essora jusqu’à avoir une petite mare d’eau de mer à ses pieds, puis il appela Jenna et Halli. Katla observa avec curiosité tandis qu’il les plaçait face à face pour entourer leurs poignets de la ficelle humide en une série compliquée de nœuds de huit couchés, de sorte que leurs paumes étaient étroitement pressées l’une contre l’autre. Il s’accroupit ensuite pour tremper ses doigts dans la flaque d’eau salée, et leur en oignit le front et la langue. Un groupe de bateleurs s’était rassemblé autour de leur capitaine et des amoureux. Katla dut se déplacer agilement pour rester au premier rang de la foule, à temps pour entendre Tam Renard déclarer d’un ton solennel : « Le sel que vous goûtez est destiné à vous rappeler que le Seigneur Sur a assisté à votre promesse. » Puis il éleva la voix. « Vous faites le vœu d’être fiancés sous le regard du Seigneur des Eaux, des Orages et des Îles en ce jour, Halli Aranson et Jenna Finnsen. Le fil dont je vous ai liés est le symbole du cercle infini de la vie, qui est le don du Seigneur. En échange, j’offre cette tresse en gage de vos vœux de vous épouser dans l’année qui s’écoulera à partir d’aujourd’hui, et d’honorer le nom de Sur pendant votre vie et celles des enfants que vous ferez naître en ce monde. » Il prit la tresse de cheveux noirs et dorés dans sa bourse et l’éleva au-dessus de sa tête afin que tous pussent bien la voir. Puis il la jeta par-dessus bord. Jenna en suivit la trajectoire, le visage illuminé par le soleil couchant. L’eau salée luisait sur ses lèvres, incurvées en un sourire presque extatique. Halli avait une expression joyeuse, comme l’enfant qu’il avait été – si l’on faisait abstraction de la barbe, et des fortes mâchoires. La tresse dansa un moment sur les vagues étincelantes, puis coula, alourdie par l’eau, pour disparaître dans les profondeurs. Tout le monde se mit à parler en même temps, en congratulant le couple et en admirant l’étroitesse du lien noué par Tam, comme la configuration inhabituelle des nœuds. « Regardez, dit Min Face-de-Morue, il a noué une bénédiction pour cinq enfants. Cinq ! Imaginez ça ! — Tu es sûre que ce n’est pas cinq moutons ? dit un autre. Les nœuds sont les mêmes pour “bébé” et “brebis”. » Tout le monde se mit à rire. Katla rit aussi, mais elle était assez irritée qu’on ne l’eût point incluse dans les plans de ce qui s’était préparé. Elle allait ravaler cette irritation et offrir ses meilleurs vœux à son frère et à son amie lorsqu’elle sentit un vague tremblement sous ses pieds. La vibration passa de la plante de ses pieds aux os de ses jambes, une légère sensation de douleur. Le bateau tangua un peu, et la sensation disparut. Elle fronça les sourcils en déplaçant les pieds. Quand elle releva les yeux, elle vit Tam qui la regardait avec curiosité et elle se détourna en hâte, juste à temps pour apercevoir une queue fourchue qui émergeait de l’écume dans le sillage de l’étrave, pour disparaître de nouveau. Elle se précipita vers le plat-bord. Ne vit rien, sinon les rangs déchiquetés de vagues qui se teintaient des dernières nuances écarlates du couchant, et la blancheur éclatante de l’écume qui filait. Mais sous ses paumes, le bois racontait une autre histoire. Les madriers débordaient d’une bizarre énergie, ses mains vibraient et fourmillaient, mais pas comme d’habitude lorsqu’elles annonçaient la proximité de la terre, le passage du bateau sur des récifs, des veines de cristal, des filons de métal ou de minerais profondément enfouis. L’élan était plus frénétique, comme entravé de nœuds, pris dans des courants contraires, confus, et même déformé. Aussi, lorsque la surface de la mer se mit à se comporter de façon étrange, se gonflant en de vastes cercles lents, tel un geyser sur le point de jaillir, Katla retint son souffle et attendit, fascinée, incapable de bouger. Peu à peu, les vagues s’écartèrent de ce qu’elles avaient dissimulé, pour révéler ce qui avait suivi le bateau, ce qui avait effleuré leur quille quelques instants plus tôt et possédait cette queue fourchue que Katla avait entraperçue. Elle fut à peine surprise. C’était immense. Elle pensa d’abord que c’était une variété de baleine, mais d’une espèce plus grosse que celles qu’on prenait dans les eaux de Tomberoc, ou même la grande baleine grise qui s’était échouée sur la côte nord de l’île quelques années plus tôt, et qui leur avait fourni de la viande et de l’huile pendant tout l’hiver et plus longtemps encore. Mais quand la créature dressa sa tête au-dessus des eaux, Katla sut que ce n’était pas une baleine, ni aucune sorte de créature naturelle. Le vaste corps massif arborait toutes les nuances de gris et de vert ; on aurait dit qu’il était rapiécé de lichens et de mousses. En vérité, alors qu’il se dirigeait vers Le Loup des Neiges, de grands pans de végétation – des algues ou des herbes marines – apparurent, accrochés çà et là, comme s’ils avaient poussé sur des rochers baignés par les flots ; ils traînaient derrière la créature comme l’ourlet en lambeaux d’une gigantesque robe. Sur l’échine noueuse, des ailerons alternaient avec ce qui semblait être les tentacules d’un énorme poulpe, un poulpe qui, après s’être absorbé lui-même, se fût à demi digéré, puis recraché. La queue bifide aperçue par Katla à travers les vagues ne servait qu’à tromper l’œil sur les véritables dimensions de la créature, car c’était seulement l’un de ses nombreux petits appendices, et chacun se terminait d’une manière différente. Ici des franges souples, là un nœud bien laid, ailleurs ce qui semblait une main. La véritable queue, si la créature en possédait une, restait sous l’eau ; mais de toute évidence un puissant dispositif était au travail sous la partie visible du monstre car la mer bouillonnait et écumait derrière lui, un grand tourbillon des plus alarmants. Tandis que la créature sortait des vagues, sa gueule s’ouvrit pour révéler une caverne ténébreuse bordée de dents meurtrières, autour d’une langue lépreuse et violacée, couverte d’une substance grisâtre à l’aspect duveteux. Katla, avec une clarté soudaine, parfaite et vaine, vit que certaines parties de la peau du monstre étaient aussi lisses et luisantes que celle d’un phoque, repoussant l’eau en grosses gouttelettes ; mais d’autres, tachetées, comme humides, semblaient poreuses, comme si la chose s’était seulement à demi adaptée à la vie marine. Elle continuait de se dresser, vingt pieds dans les airs, une silhouette illuminée de rouge par la lumière déclinante, pour révéler un ventre d’un vert et d’un blanc livides, étoilé de plusieurs autres bouches. Katla eut vaguement conscience des cris d’horreur et de désespoir qui s’élevaient derrière elle parmi ses compagnons, puis Tam Renard fut à ses côtés, avec en main une rame qu’il tenait par sa pale, les cheveux auréolés d’une aura sauvage dans le coucher de soleil. Quelqu’un d’autre lança un harpon de pêche, qui s’enfonça tout droit dans le dos de la créature, une des parties poreuses de sa peau, et de l’eau accompagnée d’un liquide à l’odeur répugnante jaillit du trou. Un trait argenté fila près de Katla, et un autre, et un autre encore. En se retournant, elle vit Min Face-de-Morue grimpée sur le mât, qui, un bras et une jambe enroulés autour du fût, lançait ses poignards avec une précision meurtrière tout en hurlant avec de grandes grimaces de défi : « Va-t’en, horrible poulpe, poisson-harpie, trop gros têtard, abomination de cauchemar ! Retourne dans les profondeurs, dans les fosses de l’océan où tu aurais dû rester ! » En un instant, une dizaine de jets sanglants avaient jailli de la peau du monstre, et la créature mugit de détresse, un beuglement aussi puissant que le tonnerre. Pendant un moment, on aurait pu croire que c’en était fini, car la vaste créature marine fit demi-tour pour plonger sous le navire, laissant une marée de bulles rouges dans son sillage. Katla eut le temps de se retourner et d’examiner les visages de ses compagnons – épouvantés, excités, terrifiés ou, dans le cas de Min, complètement extatique. « Ça lui apprendra à se mêler de ses affaires, à ce sale morwong ! » La lanceuse de couteaux se laissa glisser au pied du mât, les yeux étincelants. « Cette grosse orphie ne reviendra pas de sitôt ! » Elle se trompait. L’instant d’après, il y eut un horrible grincement, et toutes les planches du bateau protestèrent. De l’eau jaillit devant les pieds de Katla. Quelqu’un déboula près d’elle en jurant. Avec un grand craquement, le bateau pencha périlleusement, puis se remit d’aplomb. L’eau déplacée jaillit vers le ciel comme une fontaine, puis retomba en pluie sur eux, les détrempant d’un mélange luisant d’eau salée et de sang ; avec le soleil qui se reflétait sur eux, ils furent tous métamorphosés en créatures écarlates. L’instinct de Katla lui dit que, contre toute attente et malgré ce qu’elle savait des grands poissons des océans, la bête avait délibérément essayé de les faire chavirer au lieu de fuir. Ce n’était pas, de toute évidence, une créature ordinaire. Elle se rappela soudain toutes les superstitieuses histoires contées autour des feux de cuisine, ces derniers temps ; des visions déconcertantes, des cadavres bizarres échoués sur des plages désertes, des objets curieux pris dans les filets au milieu des harengs. La créature n’allait pas les laisser tranquilles. Il fallait agir. On courait en tous sens, essayant de sauver rames et possessions, les coffres d’habits et de marchandises qui avaient été délogés et précipités sur le pont. Au milieu du chaos, les fiancés attachés se serraient l’un contre l’autre. Jenna avait enfoui sa tête dans l’épaule de son amoureux comme si elle avait pu ainsi supprimer l’horrible réalité. D’autres prenaient des épées, épointaient des rames et des gourdins sous les directives de Tam Renard. Il arpentait le pont en criant des ordres comme un homme né pour commander, et la petite épée qu’il avait coutume de porter – une arme assez mortelle en combat rapproché – lui battait la cuisse. Une vibration très basse se mit à résonner dans le crâne de Katla. Un sifflement, un appel. L’épée Rouge. Elle pouvait sentir l’épée qui chantait comme un criquet dans un buisson. D’instinct, elle sut où l’arme se trouvait : dans la boîte oblongue que Fent avait apportée à bord à Tomberoc et dont elle avait cru qu’elle serait offerte en présent au roi Ravn. Mais le chef des bateleurs avait de toute évidence eu d’autres idées sur la question. Elle évita pots et poêles qui ricochaient, des filins serpentins et des compagnons titubants, et elle se retrouva à la proue. Là se trouvait la boîte, toujours bien attachée. Avec des doigts puissants, poussée par une brutale détermination, Katla défit les nœuds humides, tira le couvercle et libéra la grande épée. Dans les rais du soleil couchant, elle luisait d’un rouge sanglant, comme anticipant déjà les dommages qu’elle allait infliger. La garde tenait parfaitement dans la main de Katla, comme elle s’en souvenait si bien, le beau pommeau poli de cornaline enveloppé par sa paume, la croix de la garde contre son poignet. Une excitation joyeuse jaillit en elle, un chant enivrant qui lui remplissait les veines, courant de sa main droite dans son bras et son épaule, se diffusant dans son cou et sa tête, dans son torse, dans son ventre, coulant comme du fer en fusion dans ses jambes. L’épée Rouge ! Avec la vibration de cette épée dans sa main, elle se sentait invincible. Elle secoua la tête, essayant de dissiper l’exaltant sortilège du métal. Brandir cette épée, c’était très bien, mais elle n’allait sûrement pas pouvoir s’approcher assez du monstre pour l’embrocher. Elle attrapa la corde qui avait attaché la boîte, et courut vers l’étrave, devant laquelle la bête se dressait de nouveau, environnée d’écume rosâtre, épines et tentacules agités de saccades rageuses ; le monstre laissa retomber son grand front lisse sur la proue du Loup des Neiges, éclipsant complètement la tête de dragon sculpté, tel un harfang s’abattant sur un moineau. Une rame abandonnée faillit faire chuter Katla et quand elle sauta par-dessus, lui administra un coup violent sur une cheville. Avec des jurons abominables, elle se jeta sur le pont près de la rame et se mit à jouer de son couteau. En quelques instants, elle avait ôté un bon morceau de chêne. Le bois mis à jour luisait, pâle, dans le doré plus sombre de l’extérieur poli, mais Katla n’était pas en humeur d’en apprécier la beauté. Tandis que Tam Renard et ses hommes faisaient pleuvoir des flèches sur le monstre, avec leurs quelques petits arcs, Katla ajusta la garde de l’épée au trou ménagé dans la rame, les attacha avec la corde de la boîte à l’aide de tous les nœuds rapides qu’elle connaissait. Il y eut encore un énorme et sourd fracas, suivi par des cris de terreur. Le monstre avait éperonné le vaisseau. Le bois hurla sa protestation. Puis, avec un craquement assourdissant, la proue se détacha. Katla leva les yeux juste à temps pour voir Flint Erson voler par-dessus le plat-bord et disparaître sans un bruit dans la mer tourbillonnante, sous l’écume bouillonnante et crémeuse. Enragé par la perte d’un de ses hommes, et son meilleur acrobate de surcroît, Tam Renard rugit des imprécations à l’adresse du monstre, pour lancer ensuite son épée avec une précision si furieuse que l’arme disparut sans laisser de trace dans la joue de la créature, striée de branchies. Mais le monstre marin continuait de foncer sur eux. Katla bondit, harpon de fortune en main, pour se diriger vers la proue mutilée. Là, pendant un instant, elle se trouva regarder droit dans l’un des yeux de la créature. Elle pensa d’abord qu’elle voyait son propre reflet, une affreuse parodie rouge qui agitait un pathétique bout de bois avec une épingle collée au bout. Puis le cœur lui manqua. Avec horreur, elle se rendit compte qu’elle voyait, sans erreur possible, un œil humain. L’œil la regardait. Il était d’un brun velouté, celui d’un œil de vache. Mais autour de l’iris, on voyait la cornée blanche, en amande. L’œil était bordé de cils. Il cligna, comme surpris de ce contact si intime, puis Katla entendit dans sa tête une voix étrangement familière. Qui disait son nom, hachée, implorante, si basse qu’on aurait dit un grondement souterrain venant non point de la bizarre créature mais de milliers de milles de distance, et davantage, d’une immense profondeur sous la surface d’Elda. L’eau remplit l’œil, qui cligna de nouveau. Ce qui ressemblait horriblement à la plus grosse larme du monde roula lentement sur la vaste face de la créature. Katla se sentait écartelée entre la compassion et la révulsion. Mais l’épée Rouge savait ce qu’elle devait faire. De sa propre volonté, ou du moins Katla en eut-elle l’impression, son bras se rejeta en arrière pour propulser, avec une force brutale, sa lance de fortune. Dure et précise, la lame pénétra jusqu’à sa garde de cornaline dans l’orbite du monstre. Pendant un instant, tout s’arrêta. Le Loup des Neiges retrouva son équilibre. Tous reprirent leur souffle. Puis la créature se cabra et son mugissement d’agonie déchira l’air. Elle continuait de se dresser, propulsée presque à la verticale par les battements frénétiques de ses queues et de ses ailerons, toutes ses bouches s’ouvraient et se fermaient en un concert infernal, chacune sur un cri de douleur différent. Katla resta à vaciller sur le plat-bord où son jet l’avait amenée, engloutie dans l’ombre du monstre. Malgré la créature suspendue au-dessus d’elle, elle n’arrivait pas à bouger. « Katla ! » Elle entendit la voix, mais de très loin, comme effacée par la cacophonie émanant de la créature blessée. Puis celle-ci retomba. La main de Halli, solidement refermée sur la cheville de Katla, la tira vers l’arrière juste comme la créature marine plongeait. Projetée en arrière, Katla atterrit sur les coudes mais, à peine consciente de la douleur, dans son dos, dans son épaule gauche, elle regarda le monstre s’écraser sur Le Loup des Neiges : l’étrave brisée encore pressée un instant, délicatement, sur la peau tachetée du ventre de la bête, fronçant une zone située entre deux bouches béantes. Puis la peau blafarde renonça à sa résistance futile et laissa pénétrer l’espar, et le monstre s’y empala pour retomber ensuite sur toute la longueur de la proue fracassée. Dans un ultime beuglement désolé et un jaillissement de fluides malodorants, il rendit l’âme. Mais le pire était encore à venir. Sous ce nouveau fardeau, le bateau donna violemment de la gîte. Il y eut une étrange accalmie, puis la voile se détacha de ses gréements et, en claquant de manière désordonnée, balaya Bella et deux autres acrobates par-dessus le plat-bord. Des tonneaux et des boîtes culbutèrent avec eux. Le chaudron de fer et son tripode roulèrent sur toute la longueur du pont, prenant de la vitesse, pour s’écraser sur l’autre côté de la tête déjà amochée d’Urse. La créature coulait, et avec elle Le Loup des Neiges, inexorablement aspiré par l’horrible tourbillon de ses soubresauts d’agonie. Avec un gémissement, le bois d’ancrage du mât, façonné deux siècles plus tôt par le Maître de Hébédu, dans le cœur du plus grand chêne de sa forêt, se fendit en deux. Ayant perdu sa solide assise, le mât se balança désespérément, puis s’abattit sur le pont avec la grande voile, un tapis soulevé de mouvements frénétiques par ceux qui en étaient captifs et tentaient de s’en libérer : le Loup et le Serpent semblaient s’affronter une fois de plus pour décider le destin du monde. Puis le navire prit encore furieusement de la gîte et le mât, avec la voile et tout le reste, glissa de côté pour s’écraser contre le plat-bord de bâbord, emportant avec lui une demi-douzaine de silhouettes hurlantes au milieu des débris de bois torturé et de cordages. Katla put voir les os blancs de leurs jambes qui luisaient à travers le mélange de tissu et de sang. Ce qu’elle vit en dernier, tandis que l’eau se précipitait dans le solide et antique vaisseau qu’avait été Le Loup des Neiges, ce fut son frère, Jenna collée contre lui comme un chaton noyé, en train de scier frénétiquement les nœuds bien solides qui les attachaient. Puis une autre vague vint les recouvrir, et les emporter tous. 12. Le Maître Abandonné par ce qu’il a créé, par ce qu’il a volé, et par la bête à l’intérieur de laquelle il a dissimulé l’essentiel de sa magie, le Maître arpente la forteresse glacée de Sanctuaire, tel un homme frappé de folie. À défaut d’autre compagnie, au cours des derniers mois, il a essayé de se créer de nouveaux compagnons – avec de la salive, de la terre, et un peu, juste un peu de son propre sang pour leur donner vie. Mais, sans la chatte, ils se sont avérés des expériences vaines à l’allure pataude, des créatures contrefaites qui se cognaient dans les murs en perdant des parties de leur anatomie, ou partaient en titubant dans les solitudes neigeuses, pour ne plus jamais reparaître. Ou encore, simplement, elles s’immobilisaient, les yeux fixés dans le vide comme si elles avaient découvert une autre existence dans un monde entièrement différent. Il ne s’est pas efforcé de les réparer ou de les ranimer. De fait, il ne s’est même pas donné la peine de nettoyer leurs restes, et les tunnels comme les parcs de la forteresse sont jonchés de ces ratages, à des étapes différentes de leur décrépitude et de leur pourrissement. Le long sommeil semble avoir sapé toute son énergie, et il a renoncé désormais à ces expériences, puisque même la plus réussie était à peine capable d’aligner deux mots à la suite. C’est la conversation qu’il désire, la preste interaction des esprits, et non une simple compagnie physique, se ment-il à lui-même ; il a les oiseaux marins et leurs cris, la visite des narwhals et des phoques pour ce genre de présence. Mais la nuit, dans son sommeil agité, c’est le corps de la Rosa Eldi qu’il voit, pâle et luisant, souple et invitant, toujours prêt pour lui, sans jamais aucune question, avec sa volonté perdue qui renforçait la sienne. Et chaque matin, il s’éveille plus affaibli. La plupart du temps, il lui faut toute son énergie pour chercher de la nourriture dans les jardins dont s’occupait Virelai, maintenant à l’abandon, pour trouver de quoi se concocter un repas. Il ne reste plus grand-chose après les vents arctiques sans obstacles et les créatures sauvages qu’il avait fabriquées en oubliant ensuite de s’en débarrasser. La plupart du temps, il mange cru ce qu’il trouve, le rongeant tel un rat, et quand il est à même de trouver la force de bouillir des navets ou de rôtir des oignons, c’est toujours sans apprêts, et sans condiments. Tout goûte la cendre pour lui. À quoi bon déguiser le goût de la vérité ? Il a échoué dans tout ce qu’il a entrepris. Il tenait un monde, et ce qui aurait dû être la recette d’un bonheur éternel, et il a tout laissé l’abandonner. Perdu, tout. À jamais. Il passe maintes journées solitaires dans la salle de la tour, surveillant le monde qu’il considérait autrefois comme sien à travers sa complexe machine de cristaux, de leviers et d’ingénieux miroirs, pour être tour à tour troublé et anéanti par les spectacles qui s’offrent à lui. Il appuie sur les leviers pour voir les îles dénudées du Nord, mais à part l’apparition de quelque étrange monstre marin (il faut s’y attendre, compte tenu du soudain influx contre-nature de la magie revenue dans le monde), il ne trouve rien de particulièrement surprenant – des gens qui pèchent ; qui se battent ; qui donnent naissance, qui meurent, tout comme ils l’ont toujours fait au cours de leurs pathétiques petites existences. Dans l’Empire du Sud, il cherche la Rosa Eldi, en vain. Après bien des coups de sonde aléatoires, il découvre plutôt son malheureux apprenti engagé dans une tentative ratée de sorcellerie pour un homme donnant l’impression d’être sur le point de perdre tout contrôle de lui-même. Le Maître reste un moment à observer la scène. Enfin, il a localisé cette maudite chatte. Mais même le spectacle de Virelai essayant d’utiliser la magie qu’il lui a volée manque à soutenir longtemps son intérêt. Mollement, il cherche de nouveau la femme, la perfection faite femme, mais il a beau couvrir toute la surface de l’Empire du Sud, assurément le seul endroit où une femme aux perversions aussi raffinées pourrait être véritablement appréciée, il ne peut trouver trace d’elle – si l’on excepte les petits incidents magiques qui semblent s’être diffusés dans la fabrique du monde en une variété de manifestations bizarres et tordues. En déplaçant les cristaux ici et là sans dessein particulier, il découvre dans la profondeur des puits et des voies d’eau autrefois pure et potable, celle-ci désormais empoisonnée par des métaux lourds éjectés de filons très profondément enfouis sous la terre. Il trouve des cours d’eau où les poissons ont développé des pattes ; des oiseaux à qui il a poussé des dents et qui dévorent leurs congénères ; des poulets sauvages échappés des poulaillers, qui se sont égaillés dans les bois et les prairies. Et d’autres bizarres phénomènes qui piquent un temps sa curiosité – mais il reprend bientôt sa recherche de la Rose du Monde, fouillant une fois de plus les villes et les cités d’Elda. Les gens du Sud semblent se préparer encore pour une guerre, leur peuple est irrité, désaccordé, et préfère se détourner de sa propre existence pour rager contre les voisins du Nord et une autre humiliation imaginaire. Quelque chose à voir – si sa lecture des lèvres est exacte – avec un roi barbare rejetant un cygne. De toute évidence un sujet totalement trivial. Mais c’est habituellement la semence de ces discordes. Il se rappelle le massacre de deux clans entiers, dans les Îles du Nord, après une querelle de sang causée par un ivrogne qui avait pissé sur une portion de sol désignée comme « sacrée » par un autre imbécile. Comme si ces idiots avaient la moindre idée de ce que « sacré » signifie réellement. Car s’ils le savaient, ils ne se soucieraient vraiment pas de petits carrés de terre, oh non ! Lassé des rages mesquines et de l’inhumanité des gens du Sud, il va plutôt chercher les nomades – ces âmes vagabondes qu’il avait si aisément déplacées de leurs terres pour les lancer dans leurs excursions sans but. Il en trouve des petites files de fourmis traversant les grands déserts en évitant avec soin les cités où pourraient les attendre une persécution et une cruauté renouvelées. La ferveur dont sont de nouveau saisis les gens du Sud a déclenché en eux, semble-t-il, une haine des étrangers et de la moindre manifestation de la magie – ou de tout ce qui n’est pas immédiatement compréhensible pour l’esprit le plus simplet. Le Maître soupire. Il en a toujours été ainsi. Les magiciens et ceux de leur race ont toujours été objets de méfiance. Lorsqu’il vivait dans le monde, il devait être lui-même plus autoritaire avec ses propres gens qu’il ne l’aurait voulu. Une douleur passagère, un terrible aperçu de ce qui pourrait être, cela avait toujours été l’un des moyens de les ramener dans le droit chemin ; concentrer leur haine sur une tierce partie était une autre méthode, encore plus efficace. Il déploie le système de poulies pour mettre l’image au point plus nettement sur une petite caravane de yékas. Une jeune femme est assise sur le yéka de tête, peau et cheveux d’une nuance rougeâtre indéterminée, signe d’une possible bâtardise. Elle a des yeux clairs, au contraire de la plupart de ses congénères. Mais le gamin assis près d’elle est tout à fait un nomade : cheveux et yeux noirs, traits fins. Le Maître examine le reste de la troupe, en notant qu’il ne semble guère y avoir de chair à gaspiller entre eux tous : une bande de gringalets, tout en os et en contours abrupts, muscles filandreux et seins qui tombent. Les temps ont été durs pour ces gens. Ils n’ont plus de bêtes sans harnais, une occurrence rare compte tenu des inévitables accidents et de la nécessité d’une rotation des montures. Ils ont sûrement perdu beaucoup de bêtes en route. Volées, il parie – si c’est possible – même lorsqu’il vivait en Elda, il y avait peu de gens assez stupides pour affronter un magicien. Mais un ou deux assez arrogants pour s’y essayer… Tout en suivant la pente de cette pensée, il oriente les cristaux vers le sud, loin dans les montagnes, au pied du Pic Rouge. Il y découvre d’autres évidences de perturbation, et cette fois un frisson le parcourt, lui donnant la chair de poule. Des petites fissures et des évents se sont ouverts dans les flancs de la grande montagne, révélant en dessous le sang du monde, écarlate et bouillonnant. Au sommet, l’ouverture la plus profonde émet des nuages de puante vapeur jaune qui, alors même qu’il l’observe, tue net un oiseau assez fou pour voler à travers cette brume : un instant l’oiseau glisse sans effort dans l’air du soir, sur ses puissantes ailes, l’instant d’après, il culbute, mort, et disparaît en silence dans la gueule de la montagne. Le Maître s’adosse alors dans son siège, les mains agitées d’un tremblement. Peut-il faire quoi que ce soit pour éviter le désastre imminent ? Il y a cent ans, peut-être, lorsqu’il se sentait plus fort, lorsqu’il avait davantage confiance en ses pouvoirs et plus d’amour pour le futur et pour ses possibilités, il aurait concentré ses énergies et les restes de sa magie pour faire voile vers le sud. Il aurait exercé sa vengeance sur son coupable serviteur et aurait repris la chatte de force, se serait rapidement enfoncé dans les terres sauvages pour renforcer les anciens sortilèges et les liens mis en place par ses soins. Avec la perspective que lui confère son grand âge, et sa lassitude, cela lui paraît à présent une tâche monumentale, une aventure bien trop majeure pour être entreprise. Mais s’il ne le fait pas… Il se prend la tête dans les mains. Pour la première fois en deux cents ans, le plus grand mage que le monde ait jamais vu, Rahë le Magnifique comme il aimait à se nommer au temps de sa première splendeur, se prend la tête dans les mains, et pleure. 13. Fantômes « Ha ! » Le visage aquilin du sire de Forent s’était illuminé de triomphe. Il offrait d’un geste ostentatoire un rouleau de parchemin à Tycho Issian. Vert et rouge, impossible à ne pas reconnaître, le ruban dont il était noué indiquait que la missive était venue directement du duc de Céra en personne. Le ruban voleta sur les carreaux de la salle de bains. Au milieu de la pièce, plongé jusqu’à la poitrine dans une baignoire remplie d’un mélange moussant de petits morceaux de bromure et de végétaux, était assis le sire de Cantara. La femme qui s’en occupait – une vieillarde toute courbée, à la voir, même enfouie dans le plus traditionnel des sabatkas d’esclave, taillé dans une étoffe des plus grossières de jute noire – jeta un seul regard à Rui Finco et fila de la pièce comme si sa vie en dépendait. « Pouah ! » Rui agitait une main devant son nez. « Par Falla, qu’est-ce que ce vieux sac d’os a ajouté à votre traitement, maintenant ? — De l’ail sauvage », répondit Tycho d’une voix plaintive, en tendant une main pour prendre le tissu de lin blanc qui pendait juste hors de sa portée. La baignoire tangua périlleusement. Des petits ruisseaux d’eau pâle et verte en débordèrent, suivis par une salade détrempée de feuilles écrasées. Le sire de Forent enjamba avec précaution la mare puante, attrapa la serviette et la tendit à Tycho. Il s’était mis d’accord avec la vieille : si toutes les panacées échouaient à calmer les ardeurs insatiables du seigneur du Sud, elle veillerait à le rendre totalement indésirable même par les putains les moins chères, à plus forte raison par les femmes soignées de son sérail. Après avoir ainsi infusé dans ce liquide dégoûtant, il dégagerait pendant bien des jours la puanteur de l’ail qu’elle avait ajouté à son bain. Le sire de Cantara sortit de la baignoire et s’enveloppa avec soin dans le tissu mais, malgré ses efforts pour le dissimuler, il était éminemment clair pour Rui qu’aucun des autres remèdes de la vieille n’avait amélioré son sort. Son érection était toujours aussi récalcitrante. Rui ne put retenir un sourire : s’ils ne lançaient pas leur effort de guerre dans le Nord pour récupérer bientôt la putain nomade, le bonhomme finirait par exploser. « Toujours pas de répit, mon seigneur ? » demanda-t-il, courtois. Les yeux plissés, Tycho lui jeta un regard défiant, tira davantage sur le lin pour s’en envelopper. « Non », dit-il d’un ton bref. Il examina le parchemin que tenait toujours le sire de Forent. « Qu’y a-t-il dans la lettre ? — Mon seigneur Lodono, duc de Céra, et leurs seigneuries les Dystra, chefs conjoints du Conseil par choix divin, convoquent les nobles istriens à une assemblée qui se tiendra le jour suivant la pleine lune, dans la salle d’honneur du château de l’Aube, dans la Cité Éternelle de Jétra, déclara Rui en grande pompe et cérémonie, sans dérouler le parchemin. Ou des idioties de ce genre. Mais il est particulièrement intéressant, je trouve, qu’ils tiennent cette soi-disant “assemblée” à Jétra, vous ne croyez pas ? » Tycho fronçait les sourcils : « Pour honorer le Cygne ? — Ce doit sûrement être un conseil de guerre. » Le sire de Forent relut rapidement le contenu du parchemin. « Mais ce n’est pas dit explicitement. Pourquoi sinon tenir l’assemblée dans la cité natale des Dystra et de leur splendide sacrifice, si honteusement dédaigné par le roi barbare ? » Il releva ses yeux luisants : « Et vous, mon seigneur, on vous choisit pour un insigne honneur. — Vraiment ? » Tycho était surpris. Le duc de Céra avait à peine daigné lui adresser la parole auparavant, car Lodono pouvait retracer sa lignée jusqu’au temps glorieux de la guerre des Cent Jours, lorsque sa famille avait mis en déroute et massacré jusqu’au dernier enfant tous les clans qui vivaient dans les riches collines au pied des Skarns. Mais lui, Tycho Issian, ne pouvait pas même révéler en bonne compagnie le véritable nom et la véritable nature de son propre père. Il arracha le parchemin au sire de Forent pour le lire tout haut : « À Sire Tycho Issian, qui veille si bien sur la cité de Cantara, nous adressons une bienvenue toute particulière en ce temps de terrible deuil. » Il pâlit : « Quel terrible deuil ? » Il jeta un regard affolé autour de lui, terrifié à l’idée que son désir honteux pour la Rosa Eldi ait pu être découvert. Puis il comprit la signification de la phrase. « Ah, non… Sélène… A-t-on des nouvelles de ma fille ? Est-ce pis que je ne le craignais ? A-t-on trouvé son corps mutilé sur un rivage désolé ? » Rui secoua la tête. « Pas de panique, mon ami. Je subodore la politique à l’œuvre ici, plutôt qu’un désastre. Demandez au sorcier de voir pour vous, si cela peut vous rassurer. Il me semble à moi que le Conseil pense peut-être à vous utiliser comme un point de ralliement du peuple, afin de travailler sa sympathie avec un récit touchant d’enlèvement et d’horreur… » Il s’interrompit, pensif. « Ou peut-être nos tactiques ont-elles été plus efficaces que nous ne le pensions, et l’opinion publique leur force la main. Car je ne puis penser que la vieille garde accueillerait favorablement une nouvelle guerre. Il doit y avoir des troubles considérables pour qu’on nous arrache à nos devoirs à si court terme. “Le jour suivant la pleine lune”… c’est à peine dans une semaine. Nous devrons organiser rapidement ce voyage. » Il donna une bonne claque dans le dos du sire de Cantara, laissant une marque en forme de main bien nettement dessinée sur l’épaule nue de celui-ci. « De bonnes nouvelles, hein, Tycho ? Apprêtez-vous à prêcher dans chaque place de marché sur notre route vers le sud, afin d’attiser les flammes. Il vaudrait mieux demander à la vieille de préparer une autre mixture qui ne fera pas fuir les foules ! » * * * « Plus fort, mon gars, plus fort. Mets-y du muscle ! Oh, pour l’amour de la Dame ! » Saro frappa le sol du terrain d’exercice avec un bruit sourd, faisant jaillir dans les airs un petit nuage de poussière rouge. Le capitaine Galo Bastido se pencha sur lui avec un sourire maniaque sur sa face tordue au nez cassé, ses énormes poings refermés sur la gigantesque épée de bois dont il venait de le frapper. Les bras de Saro étaient douloureux, ses épaules et sa tête aussi. Et maintenant ses chevilles ajoutaient leurs propres protestations au concert général de gémissements qui jaillissait de tout son corps. On était sur le terrain depuis plus d’une heure et demie, sans pause, et, pendant tout ce temps, il n’avait pas fait grand-chose de plus qu’effleurer son opposant à quelques reprises. Il en allait tout autrement du capitaine. Le Bâtard lui avait fauché les jambes, la dernière en date de toute une longue enfilade d’humiliations apparemment conçues pour prouver à ceux qui observaient – son père, son oncle, un groupe de marchands de chevaux en visite – que le cadet des Vingo n’aurait jamais la force, le talent ou le courage de compenser la perte tragique de son aîné. Et qu’au lieu de transmettre le titre de capitaine de la milice altéenne à ce pathétique spécimen, Galo Bastido devait récupérer le rôle prestigieux – et rémunérateur – qu’il considérait comme son droit. Saro reprit l’épée qu’il avait lâchée et s’en aida pour se relever avec lassitude. « On recommence ! » dit le Bâtard, en reprenant sa position. Saro jeta un coup d’œil du côté de son père, implorant un répit, mais Favio conservait un visage de pierre. De fait, son regard semblait ne point le voir du tout, fixé à travers lui sur l’enceinte au-delà de laquelle les meilleurs bêtes de l’écurie Vingo tondaient avec satisfaction la seule herbe verte visible à des milles dans toutes les directions – Saro le savait : il avait l’année précédente aidé à creuser le système d’irrigation qui la gardait bien arrosée alors que le reste du pays se desséchait sous les derniers soleils d’automne. Tanto, évidemment, n’avait pas été censé s’occuper à des tâches aussi serviles ; pendant que Saro creusait le sol rocailleux avec pic et pioche, il avait passé les heures brûlantes de l’après-midi sur le dos d’un hongre pour se rendre sur une propriété voisine et y séduire le dernière acquisition des maîtres des lieux, une esclave dont on disait qu’elle avait passé un certain temps au sérail de Forent, et était donc une courtisane accomplie et pleine de ressources. Ou du moins était-ce la façon dont Tanto avait décrit ses occupations. Saro avait alors entretenu des doutes quant à la véracité des affreux récits des conquêtes fraternelles. À présent, après des semaines passées à se voir infliger les leçons les plus sordides des souvenirs et de l’imagination de Tanto, lesquels semblaient presque impossibles à différencier, il était de plus en plus convaincu que son frère avait en réalité censuré les récits relatant ces après-midi de sexe. Tanto était présentement assis dans l’engin que Favio et Fabel avaient commandé pour lui : un long fauteuil d’osier à deux roues, dans lequel l’invalide pouvait se déplacer par lui-même le long des terrains les plus plats qui entouraient la villa. C’était l’intention initiale, en tout cas. Mais Tanto n’avait guère fait d’efforts pour devenir plus autonome ; il avait plutôt insisté pour avoir deux serviteurs derrière lui en tout temps afin de soulever le fauteuil dans les marches ou de passer les seuils des maisons, ou même pour pousser le véhicule s’il n’avait plus envie de le faire lui-même. De chaque côté, un levier arrêtait le fauteuil roulant et en assurait l’immobilité ; et si Tanto était épuisé de tous ces efforts, un autre levier permettait au fauteuil de s’incliner jusqu’à devenir un lit roulant tout à fait confortable. Favio avait raffiné le concept pendant de longues heures, dessinant sur du parchemin avec des plumes d’oie et des encres dispendieuses, avant de confier ses plans à un artisan d’Altéa qui se spécialisait dans la construction de chariots de course. Il en avait coûté une petite fortune à la famille, une fortune qu’ils ne possédaient tout simplement pas. Saro avait entendu son oncle et son père se disputer jusqu’aux petites heures sur l’état déplorable des finances familiales. La vente de Messager de la Nuit, leur meilleur cheval, n’avait pas été conclue, et personne ne semblait acheter grand-chose ces temps-ci. Trop d’incertitude dans l’air, trop de rumeurs de guerre pour engager du capital dans des programmes d’élevage et autres frivolités comme les courses de chevaux. Mais Favio avait insisté sur la nécessité de procurer à son fils bien-aimé son propre moyen de transport dans la propriété. « Cela lui fera énormément de bien de regagner un peu d’indépendance, tu verras. » Mais à ce que Saro pouvait en juger, cela offrait à son frère davantage d’excuses pour le suivre partout afin de s’assurer que ses tourments ne s’apaisaient jamais. Avec une grimace, il se remit debout et releva son épée pour signaler qu’il était prêt à poursuivre l’engagement. Il était si épuisé que lorsque le Bâtard s’élança de nouveau sur lui, l’instinct prit le dessus sans que sa conscience pût intervenir. Il vit soudain le large dos du capitaine qui s’offrait et son épée de bois s’abattit avec force au passage. Le coup résonna dans son bras, et puis il revint à lui, stupéfait des cris de surprise qui s’élevaient de la palissade. « Un coup ! — Par la Déesse, mon garçon, tu l’as eu ! » Il leva les yeux pour voir le large sourire qui fendait la figure de son oncle Fabel. « Vas-y, mon garçon, s’écria celui-ci. Tu l’as à ta main, maintenant ! » Concrètement, cela semblait improbable, mais Saro ne put s’empêcher d’éprouver un bref moment de stupeur et d’autocongratulation. L’instant d’après, il se retrouva incapable de respirer. En feignant des voltes d’attaque compliquées, le Bâtard lui avait envoyé un vicieux coup de poing dans le ventre. Invisible aux assaillants, l’attaque était conçue pour faire croire que Saro avait été pris par surprise dans son moment de triomphe. L’assistance poussa un gémissement collectif de résignation. Le coup réussi contre le capitaine avait été de toute évidence une aberration, un coup chanceux. Saro sentit ses genoux se dérober sous lui et agrippa le bras de son opposant pour conserver son équilibre. Il sut que c’était une erreur avant même de refermer ses doigts sur les muscles durs de Bastido. Une ambition féroce le transperça, aussi amère que de la bile. Orgueil blessé, arrogance démesurée – car il était là, lui, le capitaine Galo Bastido, le meilleur guerrier de toute la province, contraint de jouer à se battre avec cette piteuse créature qui se traînait dans la poussière devant lui, alors que, de plein droit, il aurait dû entraîner les troupes qu’il était né pour commander, paradant le long des rues d’Altéa avec un casque à panache rouge et un manteau doublé de soie, sous les remarques approbatrices des dames pour sa bonne figure, et celles tout aussi admiratives des hommes pour sa discipline. Il ne pouvait absolument pas laisser ce panache passer à ce ver de terre… Saro vit le coup destiné à l’handicaper – un coup de bas en haut accompagné d’une torsion, qui lui mutilerait le genou… Il roula juste à temps à l’écart pour y échapper. La lourde épée d’entraînement du Bâtard passa en sifflant, lui effleura la cheville et s’enfonça dans le sol rouge avec un bruit sourd. Alors que Saro reculait, l’expression du regard de l’autre suffit à confirmer son soupçon : en cet instant précis, Galo Bastido l’aurait estropié avec joie. « Assez ! » Favio Vingo s’avançait avec lassitude dans l’enclos, tout son corps exprimant un désenchantement résigné. Le garçon était un cas désespéré, mais ce serait une honte, vraiment, de laisser la milice altéenne menée par quelqu’un d’autre qu’un Vingo, comme Tanto ne cessait de le lui répéter. * * * Le messager était arrivé de Jétra cet après-midi-là. Les Vingo étaient convoqués à se joindre à l’assemblée du Conseil dans la Cité Éternelle. « Ils doivent racler le fond du tonneau, Favio, fit Fabel en relevant les yeux de la missive. S’ils nous demandent d’être présents. » Ils n’étaient pas membres du Conseil, mais faisaient seulement partie des gouvernements provinciaux : Altéa versait peu de revenus dans les coffres du Conseil, même les bonnes années. « Cela veut sûrement dire qu’il y aura la guerre », répliqua sombrement Favio en lui prenant le rouleau pour jeter un coup d’œil soupçonneux sur la brève invitation, comme s’il y avait cherché un autre message rédigé avec une encre que lui seul pouvait voir. « Mais si c’est le cas, pourquoi ne le disent-ils pas tout simplement ? Je n’ai pas envie de me traîner jusqu’à cette maudite Jétra sans bonne raison. » Tanto frappa la table du plat de la main. « J’espère que c’est le cas ! » Il lança un grand sourire malin à Saro qui, perché d’une fesse sur le banc, en position précaire, essayait désespérément d’éviter tout contact avec son frère. Pour sa part, Tanto s’était poussé petit à petit vers lui sur leur banc pendant tout le repas, et il prenait un grand plaisir à l’inconfort évident de Saro. « Pourquoi, mon fils ? » Favio adressait un regard surpris à son fils préféré. « Saro pourra alors venger mes blessures sur les barbares qui m’ont mis dans cette lamentable condition. » Fabel hocha sagement la tête. « En vérité, je suis sûr que ton frère en a bien hâte. Ne s’est-il pas durement entraîné pendant toutes ces dernières semaines justement pour cette occasion ? » Je n’avais assurément nulle intention de cette sorte, songea Saro. Plutôt le contraire : si ce n’était le tourment qui m’a été infligé en conséquence, je bénirais celui qui a mis mon frère bien-aimé dans cet état. Mais il sourit plutôt comme il le devait, en inclinant la tête. « Bien sûr, mon oncle, même si je ne semble pas très doué pour la guerre. » Dans des circonstances normales, Tanto se serait plu à saisir cette chance d’humilier davantage son frère, mais au lieu d’agréer avec la déclaration indéniable de Saro, il dit, en lui adressant un regard opaque difficile à déchiffrer : « Excellent, mon frère, je savais que tu ne me ferais pas défaut. Tu nous rempliras tous de fierté. » Saro le connaissait assez pour savoir qu’il y avait anguille sous roche. Aussi observa-t-il Tanto, les yeux plissés, tandis que celui-ci se penchait vers leur père pour lui adresser quelques paroles plutôt inaudibles. Ensuite, avec un soin maladroit, l’invalide balança ses jambes apparemment sans vie pour les placer sur le divan et claqua des doigts à l’adresse des deux serviteurs qui se prélassaient près du foyer. Ils bondirent avec une alacrité née d’une longue expérience des rages impatientes de Tanto et de ses poings prompts à frapper, pour l’installer dans le fauteuil roulant avant qu’il eût pu proférer un ordre. Favio se leva, mais quand Saro se leva aussi, il agita les mains : « Non, non, reste là et divertis nos invités, mon cher fils. Nous serons bientôt de retour. » Saro ne pouvait se rappeler la dernière fois où Favio lui avait parlé ainsi. Il se passait sûrement quelque chose. Il se rassit et regarda son frère et son père disparaître à la porte de la salle, une crainte glacée dans l’estomac. Leurs invités pour la soirée étaient un couple de marchands de chevaux du Nord-Est. On avait conclu un marché quelconque pour faire multiplier le nombre de leurs étalons par trois de leurs juments. Mais ils n’avaient nul besoin d’autres étalons, et les Vingo restaient avec Messager de la Nuit sur les bras, et bien peu d’argent à montrer pour toutes les discussions de la journée. Le coût du repas, à lui seul – on n’avait pas lésiné – minerait certainement le peu de profit qu’on avait obtenu. Du moins les marchands étaient-ils de bonne compagnie. Des gens animés : l’un gras et doté d’un humour acéré, l’autre aussi maigre qu’un poteau, avec un rire de pie. Ils travaillaient ensemble depuis la dernière guerre et paraissaient plus proches qu’un homme et son épouse, car lorsque l’un d’eux commençait une phrase, l’autre, en général, la terminait, et ils avaient l’air de prendre plaisir à leurs plaisanteries et bons mots réciproques. Il ne semblait guère nécessaire de les divertir mais, comme toujours, Fabel jouait les bons hôtes. « Alors, dit-il en se frottant les mains comme s’il anticipait une bonne histoire, quel a été votre meilleur marché des dernières semaines ? » L’homme gras, Dano, adressa un clin d’œil à son partenaire. « Mieux vaut ne pas mentionner la veuve, hein, Gabrio ? » Le rire grelottant de l’homme maigre rebondit ente les murs. « Ou son idiote de fille… ah, non, mais le cheval bai… — … avec l’étoile sur le front. J’ai pensé que son échine se briserait ! — Trente cantari… — Trente et un, n’oublie pas le un ! — C’était une grosse femme… — Tout à fait énorme. Je suis sûr que Figuero avait le dos en cerceau quand elle a fini par en descendre. — Pas plus que ses jambes à elle avant qu’elle ne monte dessus… — Elle pourrait te faire, alors, Dano ! » Et ils étaient repartis à glousser. Saro échangea un regard avec son oncle, qui leva les yeux au ciel et essaya une autre approche : « Vous dites que vous venez de Jétra, donc, messires ? » Le maigre, Gabrio, ravala son rire et jeta à Fabel un regard solennel. « Ah oui, la Cité Éternelle, fleur de l’empire. Étrange de voir si agitée une ville renommée pour sa tranquillité. — Agitée ? — Je n’ai jamais vu autant de seigneurs rassemblés au même endroit : Céra, Prionan, Gila, l’Ours, et même un des seigneurs circésiens. Et les Dystra, évidemment. Tous en train de se préparer pour cette assemblée du Conseil, je suppose. » Fabel fronça les sourcils. « Et Rui Finco, le sire de Forent ? » Dano se pencha par-dessus la table : « Il s’est acoquiné avec un fou, dit-on. — Oh ? — Le sire de Cantara, qui n’avait jamais fait partie du Conseil, à moins que ma mémoire ne me fasse davantage défaut que d’habitude ? » Gabrio se gratta le crâne. « En tout cas, ils s’en allaient ensemble dans le Sud quand nous sommes partis, en prêchant et en délirant tout du long. — En prêchant ? Rui Finco ? Sûrement pas ? L’homme est un libertin, aussi à l’opposé de Tycho Issian que c’est possible. » Dano haussa les épaules : « Le sire de Cantara est un de vos amis ? » demanda-t-il avec circonspection. « Vraiment pas », dit Fabel avec un reniflement dédaigneux. Une expression de soulagement passa sur le visage du marchand. « Bon, alors. Encore plus fou, Issian. Complètement fou. Il a plongé les gens dans une véritable frénésie tout autour de Forent, en appelant à une guerre sainte contre le Nord. — Sainte ? » dit Saro. La dernière fois qu’il avait entendu parler du seigneur du Sud, celui-ci avait insisté pour des raids contre l’Eyra en réponse à l’enlèvement de sa fille Sélène. Un désir compréhensible de vengeance. Mais guère une cause sacrée. « Il a avec lui une espèce de grand bonhomme blafard… — … partout où il va. Le bonhomme reste juste là… — … derrière lui, avec un chat… — … dans les bras, tout ficelé comme une volaille à rôtir… — … pauvre bestiole. — Pauvre bestiole. — Et que font-ils ? L’homme blafard et le chat, je veux dire, demanda Saro. — Mais rien du tout, dit Dano. C’est comme… — … du théâtre, compléta Gabrio, et les deux hommes se sourirent d’un air entendu. Comme un décor de théâtre. Ça attire les yeux de la foule. Ça retient l’attention, aussi : les gens sont fascinés. » Saro et son oncle échangèrent un regard. « Une alliance bizarre, dit enfin Fabel. Et on parle vraiment de guerre ? — Les gens semblent le vouloir, dit simplement Dano. Pas le Conseil, pas vraiment. Ils sont plus prudents. — Les plus vieux seigneurs ont déjà connu ça, ajouta Gabrio. Ils ont vu ce que peut faire une guerre, les atrocités, le désordre général. Ils sont moins pressés. Et puis, ils connaissent l’état du trésor public. Pas bon du tout. — Pas bon du tout, renchérit Dano. Et la guerre coûte cher. — Mais en offrant des occasions, dit Gabrio d’un air plus animé. De l’argent à faire… — … du pouvoir à manier. » Saro frissonna. S’il y avait une guerre, il devrait se battre pour de bon. Il s’imagina en train de devoir éviter un énorme vétéran nordique pourvu d’une hache ensanglantée, un colosse aux yeux et aux mains meurtriers. Il ferait mieux d’apprendre à courir plus vite. Il y eut une commotion à l’entrée, et un échange de voix qui annonçait le retour de son frère et de leur père. Puis la chaise roulante de Tanto apparut ; il s’y empilait des objets inconnus qui luisaient dans la lumière vacillante et dorée des candélabres, tel le trésor d’une horde barbare. Les marchands poussèrent un sifflement. « Pour toi, frérot, dit Tanto d’une voix douce, en se plaçant de manière à bloquer toute fuite. Tout cela est pour toi. » C’était l’armure de Platino Vingo, le héros légendaire de leur famille, sire d’Altéa, de Pex et de Talséa, et chef du Conseil aux temps précédant ceux où la fortune des Vingo s’était écroulée et où la sécheresse avait mordu leurs terres tel un chien enragé. Par-dessus un surplis de lin fané aux couleurs bleu et argent de la famille se trouvait un plastron de bronze rehaussé d’argent, dessinant un faucon en plein vol, les serres refermées sur un serpent lové sur lui-même. Des protections pour les bras et les jambes en cuir tanné occupaient en désordre le giron de Tanto, des gantelets et des bottes de mailles. Sur le dessus de la pile trônait le casque : un gros tas de bronze et de fer aussi menaçant qu’une tête tranchée, la fente pour les yeux une entaille vide, le panache en crin de cheval arborant le rouge éteint d’un velours fané par le soleil. Saro exhala un long soupir. « Puisque je n’aurai jamais l’honneur de porter ces armes, il convient qu’elles t’échoient, mon frère », dit Tanto en souriant. Malgré sa pâleur et ses joues creuses, il semblait aussi innocent qu’un enfant offrant à sa mère des fleurs de la prairie. Incapable de soutenir ce regard déconcertant, Saro contempla plutôt le heaume, en remarquant les bosses et les égratignures qui en abîmaient la surface polie, les entailles dans le frontal et les protecteurs des joues là où avaient rebondi des armes ennemies ; et l’ouverture plus large, déchiquetée, à la droite de la fente pour les yeux. Quand il les releva, il vit que Tanto le regardait. Un regard assombri par il ne savait quelle violente émotion. « Tiens », dit Tanto. Il prit le casque pour le lui tendre. « Prends-le. Il t’appartient à présent. » Saro lança un coup d’œil à Favio. Son père lui adressa un regard froid, puis hocha presque imperceptiblement la tête. « Va, mon garçon, dit allègrement Fabel dans le dos de Saro. C’est peut-être ancien, mais tu ne verras jamais mieux. Culo l’a forgé, tu sais. On dit que c’était son chef-d’œuvre d’apprenti avant de devenir le forgeron de Constantin. » Il y avait cent soixante ans que l’Istria avait déposé son dernier empereur. Ce qui signifiait que l’armure avait plus de cent quatre-vingts ans. Après ce calcul rapide, Saro contempla la chose, peu désireux de la prendre entre ses mains, qui s’étaient mises à trembler. « Un petit morceau d’histoire, ce casque, poursuivit Fabel, apparemment inconscient du malaise de Saro. Il a connu la Bataille des Six Collines, les Gués d’Alta, la Guerre des Corbeaux. La Dame sait combien d’autres conflits. » Aucune échappatoire possible. Saro pouvait sentir la salle se refermer sur lui, et le poids de quatre paires d’yeux curieux fixés sur lui. En serrant les dents, il tendit la main vers l’artefact. Mais Tanto fut plus rapide. Il feinta, dérobant le casque aux mains de Saro, et, d’une manœuvre remarquablement rapide et habile pour un invalide, il l’enfonça sur la tête de son frère. La mort inonda Saro, une marée de glace. Quelque part, des chevaux hennissaient, des épées résonnaient, des hommes rugissaient. Dix époques différentes, dix lieux différents, la même cacophonie : un mélange insensé d’agonie, de désespoir et de rage. L’odeur douceâtre et métallique du sang lui remplissait les narines, la sueur âcre des hommes et des animaux, le crottin, la terre férocement labourée. Une fois, il sentit vibrer tous les os de son avant-bras quand son épée se bloqua dans une autre épée ; une autre fois, une arme lui transperça le dos. Une hache sauvagement abattue lui fit rentrer dans la poitrine les anneaux de sa cotte de mailles ; il vit la pointe de l’épée qui le tuait pénétrer dans la fente du casque, en grinçant contre le bronze. Des étincelles brillantes sur une mer ténébreuse. Le désespoir le submergea, le désespoir, l’incrédulité, un flot de questions sans réponses et qui n’en auraient jamais. Est-ce vraiment la fin, cela arrive-t-il aussi simplement ? Aussi stupidement ? Une stupide erreur… je n’ai jamais vu sa deuxième épée – Pourquoi nous battions-nous, de toute façon ? N’y avait-il pas une rumeur comme quoi on avait gagné la guerre hier, à Talséa – J’aurais dû parer son dernier coup et feinter vers la gauche Si je tombe, je me ferai piétiner. Tenir le troussequin, bien tenir. Pourquoi je ne sens plus mes doigts ? – Est-ce un corbeau qui tourne là-haut ? ou une mouette ? Mes yeux deviennent tellement mauvais. Qui surveillera la moisson ? Peut-on se fier à Pali pour diriger la propriété ? – Ah, Falla, maintenant je sais ce que c’est que la douleur – Ne verrai-je plus jamais ma Corazon… mes fils… mes chiens bien-aimés ? – Est-ce donc tout ? Un mince cri plaintif se répercuta entre les parois du casque, de plus en plus fort, comme le son de la cloche du Crieur. Saro sentit les ténèbres et un silence béni qui venaient le chercher. En lui, quelque chose se précipita à leur rencontre, avide de ce lieu de paix qui lui faisait signe. Mais des mains le saisirent et les images changèrent, guerre et détresse devenant inquiétude et désarroi. À l’exception d’un unique effleurement sur son cou ; une voix résonna tout à fait clairement dans sa tête : « Tu vois, frérot, ce que je peux faire ? Je finirai par avoir ta peau. » Ensuite, il y eut une explosion de bruit et de voix, suivie d’une brève sensation de tiraillement, un instant d’inconfort aigu, et enfin on lui avait ôté le casque. Les images disparurent. 14. La Cité Éternelle Virelai avait rêvé de visiter la Cité Éternelle depuis qu’il était tombé sur une minuscule gravure dissimulée entre les pages d’un traité portant sur l’anatomie des chiens, traité qu’il avait emprunté, une nuit, très tard, dans l’étude du Maître. Aucun de ces deux concepts, « chien » et « cité », ne signifiait grand-chose pour lui à l’époque, car il n’avait pas encore été introduit au miraculeux engin de visionnement installé dans la salle secrète de Rahë, et n’avait donc jamais rien vu d’autre que les déserts glacés de Sanctuaire, ni d’autres créatures que Bëte. Mais il avait été fasciné par les images détaillées de peau écorchée et d’organes affreux à voir, et par la simple idée que de tels composants singuliers pussent se trouver dans chaque créature vivante – et puis le dessin de la cité était tombé en planant du livre pour se poser sur le sol à ses pieds. D’abord, il n’avait pas été sûr de ce qu’il voyait : un grand amas de blocs et de courbes, de flèches et d’arches tremblait en scintillant dans une moitié de l’image, pour se répéter de façon plus solide, inversé, dans l’autre moitié. Il avait ramassé le parchemin pour l’examiner de plus près, le retournant des dizaines de fois entre ses mains ; après seulement avait-il compris qu’il regardait une image à l’envers, et que, plutôt qu’un dessin abstrait, c’était celle d’une espèce de citadelle creusée dans la roche vive, une citadelle qui s’élevait au bord d’un lac, et dont les flèches et les remparts, les arches et les toits se reflétaient dans l’eau en un parfait écho. Quelque chose lui avait immensément plu dans cette image : peut-être l’équilibre de sa symétrie, qui semblait à la fois transcendant et rassurant, même si Virelai ne possédait pas non plus de termes pour ces concepts. Dès lors, l’image avait hanté ses nuits et, sans cesse, dans un rêve où il se hâtait à travers les couloirs de Sanctuaire, il se trouvait soudain devant les hautes portes sculptées de la gravure, les yeux levés vers le sommet, attiré par le secret qu’elles recélaient. Et il était là à présent, à peine à un mille de l’endroit, négociant un profond défilé à travers un amas de roches et de buissons épineux, cuisses et postérieurs férocement endoloris par l’allure interminablement cahoteuse du petit canasson dont l’avaient pourvu ses nouveaux maîtres. Et plutôt que de déborder d’anticipation, il n’avait jamais ressenti autant d’inconfort de toute sa vie. Même après cinq jours de chevauchée, il n’avait pas réussi à dompter sa monture. Il n’était jamais monté à cheval auparavant ; quand il conduisait les yékas, c’était toujours depuis la sécurité du chariot. Mais Tycho, à son habitude, ne lui avait manifesté aucune sympathie. Pour visiter tous les points de ralliement possibles sur le chemin entre Forent et Jétra et arriver malgré tout à temps pour le Conseil, il fallait prendre la route la plus rapide, ce qui impliquait des terrains si rocailleux et des forêts si denses, des pistes si étroites et des collines si escarpées qu’il était hors de question d’avoir recours à des véhicules ordinaires. Virelai avait été forcé d’attacher la cage d’osier de Bëte à l’une des fontes jetées sur son cheval – un poney ombrageux à la robe d’un blanc sale et aux méchantes dents jaunes qu’il aimait fort à découvrir. On avait mis les grimoires dans l’autre. Virelai était ensuite grimpé sur sa selle, sur laquelle il était assis depuis les derniers jours, se sentant en équilibre aussi précaire qu’un bloc de pierre prêt à dégringoler à tout moment d’une colline. Il y avait des moments où il se disait qu’il ne pourrait plus jamais marcher ou s’asseoir convenablement. La chatte, cependant, avec son habituelle perversité, ne s’était pas plainte. Le bercement du cheval semblait même la plonger dans une somnolence hypnotique. Elle n’avait pas émis un son pendant tout le voyage (même si la sortir et la remettre dans sa cage aux arrêts prévus était une tout autre affaire). Virelai lui enviait presque sa confortable captivité, sa cage spacieuse doublée de tapis. Il y songeait justement quand le canasson trébucha sur une pierre et menaça de le catapulter de sa selle. Il laissa derechef échapper les rênes, s’agrippa frénétiquement à la crinière de l’animal. La sangle glissa. Quand, un moment plus tard, Virelai ouvrit les yeux, il se trouvait suspendu la tête en bas sous le ventre en sueur de sa monture, à contempler à travers la plaine l’image même de la Cité Éternelle qu’il avait vue pour la première fois sur le parchemin illuminé du Maître. * * * Le clan Vingo avait traversé la plaine en dessous pour se rendre à la Cité Éternelle, en évitant les défilés rocheux du Pic Blanc et en franchissant les Monts Dorés à Gibéon, où Fabel avait réglé une petite dette (ce qui voulait dire qu’il avait convaincu un autre créditeur d’avoir encore un peu de patience). Ils avaient passé la nuit à L’Auberge des Trois Dames, réputée pour avoir été un bordel notoire au temps du sire Faro – comme Tanto prit un malin plaisir à le leur rappeler à tous –, mais qui était bien connue à présent pour l’excellence de ses mets et de ses vins. « Nous avons droit à une nuit de luxe, avait déclaré Favio lorsque son frère avait protesté devant cette dépense, après trois jours sur la route. » Même après avoir englouti plusieurs verres du riche vin rouge qui faisait la renommée de la région, Saro ne put dormir. Être forcé de partager une chambre avec Tanto n’y aidait pas, même si son frère ronflait avec bruit, épuisé par les cahots du chariot et l’effort requis pour vider trois bouteilles du plus coûteux cépage de l’établissement. L’épisode avec le casque de Platino semblait avoir exacerbé la sensibilité de Saro à l’invisible qui l’entourait. Il pouvait sentir les mille existences qui avaient touché le lit où il reposait. Nombre de gens y avaient fait davantage que dormir, bien entendu. Les impressions rémanentes avaient comme pénétré jusqu’au bois du meuble, et elles étaient floues et complexes mais suffisantes pour l’empêcher de dormir. Il alla plutôt chercher la paix des écuries et passa la nuit avec les chevaux : leurs souvenirs ne remontaient pas très loin, et leur vie était simple. Même Messager de la Nuit, si nerveux fut-il, ne lui causa aucun problème. Le matin suivant, alors qu’ils suivaient la vieille route de traite qui serpentait dans les collines là où les Monts Dorés débouchaient sur la plaine de Tilsèn, ils aperçurent une caravane nomade qui se mouvait avec une gracieuse lenteur sur la prairie sans fin. Quelques poneys broutaient aux environs sans avoir été dérangés par le passage des Vagabonds et, dans le ciel, un voilier d’oies de la région filait sans effort, leurs longs cous étirés, leurs amples ailes battant l’air. Le reste de l’entourage des Vingo leur prêta davantage d’attention qu’aux nomades lointains : les oies jétraines étaient un bon gibier de chasse, et d’elles venaient les plumes que les grands fabricants de flèches utilisaient pour leurs empennages les plus coûteux ; Tanto discourait d’une voix forte sur le sujet. Une main en visière devant les yeux pour percer la brume de chaleur, Saro se concentra sur les Vagabonds. Il compta seulement cinq chariots et moins d’une douzaine de yékas, qui devaient constituer l’avant-garde des voyageurs. Il examina l’horizon à l’est, ayant lu que les nomades se déplaçaient en grandes caravanes souvent constituées d’une cinquantaine de chariots et trois fois ce nombre pour les grandes bêtes hirsutes qui les tiraient. Assurément, la troupe qu’il avait vue arriver à la Grande Foire se conformait à cette description. Mais dans les mois précédents, il avait entendu dire que ces grandes caravanes se divisaient en groupes plus réduits dans leur tentative de se fondre dans le décor en ces temps troublés. La persécution était monnaie courante à présent. Mais voyager en si petits groupes n’offrait sûrement aucune protection. Si les cinq chariots étaient une avant-garde, il n’y avait nulle part signe de leurs compagnons. Étaient-ils partis plus nombreux ? Et dans ce cas, qu’était-il arrivé aux autres ? Avec un frisson, il se rappela les corps mutilés pourrissant au bord de la rivière au sud de Pex, alors qu’ils revenaient de la Grande Foire, et une fois de plus, il se prit à prier que la petite Guaya ne fût pas parmi les défunts. * * * Au-dessus de l’eau d’un bleu surprenant se dressaient des murailles rouges et ocre, et dont les reflets tremblaient dans le lac. Le bleu jétrain, songea Virelai (désormais remis à l’endroit, la sangle resserrée, les rênes fermement tenues dans ses poings), avec un choc soudain de reconnaissance en se rappelant les noms exotiques des pots d’encres rangés sur les étagères de Rahë. Des ombres noires et mauves formaient un vif contraste avec la pierre délavée par le soleil, exagérant les détails sculptés, les meurtrières et les cariatides. Des tours ponctuaient les murailles, des flèches décorées se détachaient des contours de la Cité. Virelai était bouche bée. Devant lui, les sires Issian et Finco chevauchaient, imperturbables, sans être émus par la magnificence de ce panorama. Ils avaient vu Jétra trop souvent pour être captivés par son sortilège. Elle n’était plus un mystère pour eux. Lorsqu’ils passèrent sous l’arc de la Porte de l’Aube, Virelai faillit encore tomber de son cheval, cette fois parce qu’il s’était trop penché en arrière en essayant de se concentrer sur les sculptures fouillées qui décoraient l’arceau de la porte. À distance, on aurait simplement dit une série de motifs qui s’interpénétraient en n’offrant pas grand-chose à l’interprétation, mais maintenant qu’ils se trouvaient plus près, il pouvait y reconnaître des créatures : un homme agrippé aux serres d’un gigantesque oiseau de proie ; une femme entrelacée avec un serpent à tête de chat, ou un chat au corps de serpent ; d’immenses bêtes ailées bien trop grosses pour des aigles, si l’on en croyait l’échelle des chevaux et des yékas qui dansaient autour de l’arche. Un dragon, alors, ou quelque autre monstre de la mythologie ? Virelai aurait voulu avoir consacré davantage d’attention aux livres du Maître. Quelques-unes des sculptures demeuraient impossibles à identifier même en les scrutant avec une intense attention, leurs détails semblaient effacés par une main de géant, mais elles étaient plus vraisemblablement érodées par des siècles de vents du désert. Ils étaient arrivés par le sud et le Pic Bleu, en traversant les Dunes Blanches, puis en suivant la vallée profonde découpée par la Tilsèn, en interrompant leur randonnée pour se reposer dans les villes considérées comme utiles par les deux seigneurs. Virelai avait rassemblé foule après foule pour Tycho, tirant les gens de chez eux avec le besoin soudain et mystérieux de se procurer du pain, des œufs ou des plumes d’oie dont ils n’avaient en réalité nul besoin, caressant la gorge de Bëte pour lui tirer du gosier encore un autre sortilège d’attraction. Quand un nombre suffisant de gens s’était matérialisé sur la place du marché, il n’était apparemment plus besoin d’intervention magique, car la vue de tant de monde sur une place publique semblait toujours attirer d’autres gens, simplement par curiosité, et Virelai avait bientôt découvert qu’il pouvait remplir un forum de taille respectable en moins d’une demi-heure. Puis Tycho commençait ses brûlants discours, faisant tantôt appel à la sympathie de la foule – le terrible enlèvement et le viol vraisemblable de sa fille unique par les barbares – et tantôt alimentant leur xénophobie latente au nom de Falla – libérer les femmes du Nord du traitement hérétique auquel les soumettaient leurs hommes, lesquels les laissaient scandaleusement dévêtues devant les yeux de la Dame, et sans adorer celle-ci. Virelai n’avait guère besoin d’ajouter un sortilège de coercition à ce mélange explosif, mais il se trouva le faire malgré tout : Tycho n’était pas un homme pour qui il était plaisant de travailler, et il valait mieux être sûr plutôt que de se faire malmener par ses soins. * * * Dans la Chambre Étoilée, nombre des principaux seigneurs d’Istria et leur suite étaient déjà arrivés, se promenaient en se servant de l’araque et des biscuits aux amandes, ou étaient plongés dans de profondes discussions. Il en arriverait davantage pendant la journée ; la réunion du Conseil commencerait le jour suivant après la Première Prière. Saro jetait partout autour de lui des regards effarés. C’était sa première visite à la Cité Éternelle, même s’il avait lu des dizaines de récits à son propos et connaissait bien les œuvres du poète Fano Cirio, qui servait le Cygne et la cour de Jétra. Enseignez-moi, Dame Falla Tout ce que je puis voir de vous Dans les colonnes de votre Cité Dans sa vénérable antiquité Quiconque regarde le verre de Jétra Peut y reposer son œil Ou s’il lui plaît passer au travers Et contempler votre paradis C’est une cité fameuse, Celle qui transforme tout en or Car ce que possède la Dame Ne peut être conté pour moins que de l’or C’était, songea Saro, frappé pour la première fois par la finale du poème, une façon ingénieuse de soutirer un salaire aux nobles pour lesquels il avait créé ces vers. Il contemplait à présent ces colonnes dorées, les fabuleuses tapisseries revêtant les murs, les meubles aux sculptures massives, avec leurs caractéristiques pattes en forme de griffes – signature des artisans des Bois-Blancs – et le plafond à voûte en éventail, à plus de cinquante pieds de haut, décoré de constellations marquées en points d’argent, qui conféraient son nom à la salle. Il n’était pas surprenant que Cirio eût été aussi inspiré. Saro se sentait à la fois réduit à la taille d’un nain et enchanté. Il pouvait sentir l’âge du lieu, sa « vénérable antiquité », dans tous ses détails. Les sculptures qui s’enroulaient autour des piliers et rampaient le long des murs jusque sous les tapisseries pour émerger autour des hautes fenêtres étaient trop simples pour être véritablement istriennes. Animaux et êtres humains glissaient les uns dans les autres en des motifs à première vue abstraits mais qui se révélaient soudain être des chiens, des chevaux, des yékas et des créatures ailées, des chasseurs, des guerriers. Un panneau en particulier attira son regard de l’autre côté de la Chambre : un groupe d’hommes en longues tuniques portant des lances qu’ils tenaient élégamment parallèles au sol poursuivaient une silhouette mystérieusement disparue derrière une des tapisseries. On en apercevait un unique pied parfait : une cheville fine et une esquisse de mollet. Intrigué par cette sculpture, Saro jeta un regard autour de lui. Derrière lui, son père et son oncle discutaient avec sire Sestran ; Tanto prenait ses aises dans leurs appartements. Saro savait, après un bref contact avec son frère, que celui-ci avait vu une esclave particulièrement attrayante et, même s’il semblait ne pouvoir faire grand-chose pour profiter des charmes de celle-ci, il avait néanmoins l’intention de tenter de la molester. Aussi Saro avait-il approché la fille en question avant de se rendre à la Chambre Étoilée, pour l’avertir de se tenir à l’écart de son frère ; mais elle ne parlait pas istrien et seulement un mot ou deux de l’Ancienne Langue ; elle avait émis à son adresse des sifflements et des cliquètements bizarres qui ne lui rappelaient rien tant que la vieille nomade, la grand-mère de Guaya. Ils s’étaient séparés dans une incompréhension mutuelle, ce qui avait laissé à Saro une horrible impression : la fille devait penser qu’il voulait se la réserver. L’ombre de cette anxiété l’accompagnait encore tandis qu’il se détachait du groupe pour traverser la salle jusqu’à la tapisserie du mur. Le panneau qui recouvrait les coureurs était particulièrement beau : sur un champ d’un écarlate profond, des détails relevés de verts et d’ors précieux. Des fleurs de carthame et des roses du désert s’enroulaient autour des pieds de Bast et de la Dame ; de grands arbres en fleurs laissaient tomber leurs pétales crémeux sur leur chemin ; des oiseaux étaient perchés dans les branches, volaient entre les arbres, se posaient sur le sol. Mais ce n’était pas la tapisserie qui retenait l’attention de Saro, plutôt la propriétaire désincarnée de ce joli pied. Il se glissa entre sire Varyx et un grand homme maigre au crâne luisant, et souleva légèrement la tapisserie pour voir ce qui se dissimulait derrière. La silhouette nue qui fuyait, attirant les soldats avides, et qui riait à travers la cascade de sa chevelure en regardant avec malice par-dessus son épaule, était un homme à la prodigieuse érection. Devant lui s’en trouvait un autre, et encore un autre, tous pourvus des mêmes traits. Avec une exclamation étranglée, Saro laissa retomber la tenture. Ses joues s’étaient enflammées. Les figures étaient gravées sur sa pupille aussi sûrement que si on les avait tatouées à l’intérieur de ses paupières. Les relations entre hommes étaient interdites en Istria, depuis cent ans et plus, même s’il y avait maintes légendes d’autrefois où des hommes avaient des hommes pour partenaires et leur étaient liés étroitement pour le combat et la vengeance. Après quoi la généralité – moins menaçante et plus acceptable – fut très soudainement remplacée par la particularité la plus spécifique, et le souvenir de Tanto forçant le petit esclave dans l’orangeraie revint assaillir Saro. Il eut envie de vomir, la bile lui montant brusquement à la gorge, et il dut se détourner vivement pour chercher un endroit discret, une plante en pot, peut-être. « Vous devez être le jeune Vingo survivant. » La voix était aussi polie que des galets dans une rivière. Saro fit volte-face, pour voir le sire de Forent qui le considérait d’un œil curieux. Il déglutit. « Mon frère vit toujours », dit-il d’un ton roide. Rui Finco haussa un sourcil : « Ceux qui ont survécu aux soins du chirurgien Brigo ne sont pas nombreux. C’est un homme chanceux. » Saro songea au corps mutilé de son frère, à sa plaie toujours suppurante, et à son caractère de plus en plus venimeux ; il eut un rire amer. « Pas vraiment. » À cet instant, une autre silhouette arriva à la hauteur du sire de Forent et sa haute taille masqua la lumière de la torchère derrière lui. Saro sentit son ombre avant même d’en être couvert. L’homme qui était apparu dans un tel silence était grand et blafard, aussi blanc et tordu qu’une fleur de glace de Farèm, sa chevelure de la même teinte blanc jaunâtre qu’un ours des neiges, ses yeux aussi glauques que ceux d’un poulpe. Quand il sourit, Saro eut l’impression que ses entrailles allaient se liquéfier. Sous le bras, l’homme portait un petit chat noir affublé d’un harnais rouge et d’une muselière compliqués. Incapable de soutenir le regard déconcertant de cet homme de cendre, Saro se concentra plutôt sur le chat. Tout dans son comportement indiquait son inconfort : la fourrure hérissée de son échine, le va-et-vient de la mince queue noire, la façon dont il écartait sa tête des longs doigts blancs de l’homme qui le caressait en cadence de sa main droite. Saro vit comment les griffes d’un rose de perle, aussi pointues que des aiguilles, se tendaient pour s’enfoncer à chaque caresse dans le bras de l’homme. Comment sa captivité faisait brûler dans ses yeux une expression indignée. Et il se souvint de ce que les marchands de chevaux avaient dit d’un homme blafard et de haute taille qui, avec un chat « tout ficelé comme un poulet rôti », se tenait près de Tycho Issian lorsque celui-ci lançait ses diatribes sur la guerre contre le Nord. Quand Saro releva les yeux, il vit ceux de l’homme fixés sur lui ; non point sur son visage cependant, mais exactement sur le point de sa poitrine où, au-dessus de son cœur, se trouvait le pendentif dans sa pochette de cuir. Comme si ce regard délavé pouvait deviner la présence et la nature de l’objet qui était dissimulé là. Pour sa part, la pierre d’humeur semblait consciente de la proximité de ce nouveau venu, car elle fit passer un froid soudain sur la peau du torse de Saro et se mit à pulser, un battement régulier de tambour qui lui donna le vertige, l’emplissant d’une faiblesse passagère. Une fois de plus il ressentit le besoin urgent d’être ailleurs et se détourna pour s’éloigner. Mais l’arrivée de sire Tycho Issian lui barra le chemin. Le seigneur de Cantara lui adressa à peine un regard, mais agrippa plutôt Rui Finco par le bras avec excitation, pour l’attirer à l’écart. On aurait dit qu’il avait ingéré un gallon d’araque, ou inhalé un tas entier d’herbe douce, car ses yeux exorbités étincelaient de passion et les traits habituellement tendus et réservés de son visage étaient empourprés d’animation. « Notre stratagème est encore plus efficace que nous ne pouvions l’espérer », ce fut tout ce que Saro put saisir de leur conversation car, presque au moment où Tycho commençait de parler, l’homme blafard se pencha vers lui pour lui poser une main sur l’épaule. Un froid terrible envahit Saro jusqu’à la moelle des os. Comme si on avait déversé en lui des baquets de glace, dans ses membres, sa poitrine, son ventre. Il ne pouvait bouger, pouvait à peine respirer. Il attendit d’être submergé par un torrent d’images – l’habituel déluge de souvenirs, de désirs, de pensées vagabondes et de pulsions incontrôlées – mais il n’y eut rien que la paralysie de ce froid terrible et vide, et des visions aussi vagues que des fantasmes de son propre esprit. Puis, tout aussi rapidement, le froid se retira et Saro se rendit compte que l’homme blafard avait ôté sa main comme s’il s’était brûlé et reculait à présent en vacillant, avec des gestes maladroits. Le chat, sentant la distraction de son geôlier, se tordit agilement entre ses bras et courut sous une table, traînant derrière lui sa laisse rouge. L’autre, cependant, ne semblait pas même s’en être aperçu, car ses yeux étaient fixés sur Saro avec un air de pure terreur. Saro avait vu une expression similaire dans les yeux des esclaves tourmentés par Tanto, dans les yeux d’un lapin blessé mais non tué par un carreau d’arbalète. La dernière fois, ç’avait été dans les yeux de la vieille femme amenée par Favio à bord de leur barge, à Pex, pour soigner Tanto inconscient. « La pierre de mort », avait-elle dit, et elle s’était enfuie, laissant Saro hanté par le rêve des hommes qu’il avait tués sans le savoir avec le pendentif, à la Grande Foire. Sa main vint par réflexe envelopper la pierre cachée, et l’homme blafard se mit à balbutier d’incohérentes paroles de terreur, comme s’il avait cru que Saro allait tirer le talisman de sa pochette pour le foudroyer sur place. « Pour l’amour de la Dame, Virelai, dit le sire de Forent d’un ton coupant en fixant le magicien par-dessus l’épaule de Tycho Issian, essaie de ne pas te faire passer pour un parfait imbécile, et nous avec toi, en cette auguste compagnie. » Puis ses yeux se plissèrent en voyant au sol une queue noire qui dépassait de sous une nappe damasquinée, frappant avec irritation les splendides mosaïques. « Et puis-je te suggérer de récupérer ton animal et de bien l’enfermer dans ta chambre à l’étage ? » Virelai hésita. Il lui fallait absolument reprendre la chatte, mais il n’avait aucun désir de passer tout près du jeune homme du Sud qui portait l’arme la plus terrible du monde autour du cou, avec autant de nonchalance que s’il s’était agi d’un simple colifichet. Saro observait le malaise de l’homme blafard, avec curiosité. « Excusez-moi », dit-il, et il se risqua : il inclina la tête à l’adresse du sire de Forent, qui l’examinait d’un œil méfiant, et du sire de Cantara, qui ne le faisait point, et il s’éloigna d’un pas rapide. * * * « Je suis venu de Monvia, où des gens hurlaient comme une meute de loups dans les rues, appelant à la guerre. — On a brûlé une effigie du roi nordique sur la place du marché à Ina, dans les Bois-Bleus. — Et à Yéta aussi. — Je viens de Gibéon, et même là, où les gens se soucient peu de ce genre d’affaires, ils maudissaient les barbares. — Le sire de Cantara est bien connu à Gibéon. On y prendra sûrement l’enlèvement de sa fille comme une insulte personnelle. » « Le duc n’accordera pas sa sanction à des hostilités, assurément ? — Céra est vulnérable à une attaque eyraine. — Oui, mais qui dit qu’ils vont attaquer ? Ravn en a plein les bras avec sa récente acquisition, d’après ce que j’ai entendu dire. — C’est ce qui a rendu les gens furieux. Préférer une nomade au Cygne de Jétra, c’est une abomination. — Ce visage, pourtant… — Viro, vous feriez mieux de surveiller vos paroles, ou vous vous retrouverez sur le bûcher. » « Le trésor public ne supportera pas le coût d’une autre guerre. — Il n’y a guère d’autre option. Le peuple le veut, et comme nous l’avons toujours su, notre peuple est des plus déterminés quand il veut quelque chose. Malheur au seigneur d’une province qui ignore les désirs de son peuple. — Mais les cœurs… c’est là que réside le problème. Toutes ces rumeurs de guerre sont nourries de dangereuses passions plutôt que d’un souci de saine économie. Qu’avons-nous à gagner en mettant le Nord à sac ? Ils n’ont plus rien que nous puissions vouloir. Nous les avons repoussés sur une pile de rochers au milieu de mers féroces. — Ils peuvent voguer pour nous sur le Passage du Corbeau… — Ah non, pas encore ce plan ridicule de Forent ! Je ne crois pas en l’existence de cet “Ouest Lointain”. Et tout le monde sait qu’un tel trésor est un mythe. Et puis, si nous portons la guerre dans le Nord, ils ne nous révéleront pas de plein gré leurs secrets – et qui se fierait à des informations obtenues de force ? Non. C’est de la bigoterie devenue folle. Quant à moi, je voterai contre la notion même d’une guerre. Il nous a fallu vingt ans pour récupérer de la dernière. » « Cette pauvre femme, enlevée par ces chiens pour leurs plaisirs pervers ! Je puis à peine souffrir de penser à ce qu’elle a pu devenir. Voyez son père, là, un homme déchiré par toute cette horreur. Il prêche la bonne cause, à ce qu’on dit, il persuade les gens de prier Falla pour lui afin que Dame Sélène revienne saine et sauve. — Ça, et l’envoi de bateaux dans le Nord pour la reprendre de force. — Et sauver bon nombre de femmes des îles en même temps. — Les bordels de Sestria bénéficieraient d’un peu de sang nouveau. — Varyx, quel commentaire disgracieux ! — Eh bien, qu’arrivera-t-il d’autre si nous “libérons” ces femmes du joug barbare de leurs hommes ? — Ma foi, nous pourrions leur offrir une protection honorable, les donner aux Sœurs pour les instruire dans la religion de Falla. — Ha ! Je doute que les Sœurs accueillent d’un bon œil cette intrusion soudaine de milliers de bonnes femmes eyraines qui encombreront leurs précieux parcs de méditation. — Varyx, vous êtes un scélérat grossier. — Pragmatique, Palto. Je préfère “pragmatique”. » « Il faudrait six mois, ou davantage, pour bâtir une flotte. Et nous ne pouvons nous permettre une telle dépense. — Messires Issian et Finco semblent fort bien nantis et tout à fait en faveur d’un conflit. — C’est un renversement de fortune curieux, je dois dire. A-t-on la moindre idée d’où vient cette nouvelle richesse ? Aux dernières nouvelles, Prionan et Céra exigeaient le paiement de la dette différée de Cantara au Conseil, et Balto Miron se frottait les mains de plaisir à l’idée d’acquérir un nouveau château. — Vous retardez ! Le sire de Cantara a découvert une mine d’argent sur ses terres, ai-je entendu dire. Toutes ses dettes ont été entièrement réglées, et il est devenu des plus généreux envers quantité de charités diverses, ces derniers temps. — Cette alliance en frappe-t-elle d’autres que moi par sa bizarrerie ? Après tout, Rui Finco a depuis des années la réputation de l’homme le plus licencieux d’Istria. Il doit assurément avoir engendré une dynastie entière de bâtards, à l’heure qu’il est. — Puis-je vous suggérer de baisser la voix, Gabran ? Ils sont juste derrière nous ! Venez, allons dans les jardins. Et ce que j’ai entendu dire, c’est que le sire de Forent a changé ses manières, et qu’il offre des sacrifices quotidiens en consacrant beaucoup de temps à exhorter tout le monde à penser de saintes pensées et à accomplir des actes saints. — À prêcher la guerre, voulez-vous dire. — Eh bien, certainement, à demander qu’on porte jusque dans les îles païennes la Parole de la Dame. — Vous voulez dire, y apporter la flamme et l’épée. — Si c’est ce qu’il faut pour civiliser nos voisins du Nord, ils ont mon soutien. » « J’ai reçu cette blessure dans la dernière guerre contre Eyra. — Mon père y a perdu la vie. — Mes propriétés ne se sont jamais remises de la destruction que les Nordiques leur ont infligée. — Ne désirez-vous pas une revanche ? J’ai fait serment de rechercher celui qui a abattu mon père. Si l’on déclare la guerre, je me porterai volontaire sur le premier navire en partance pour le Nord. — Que savez-vous du métier de marin, Festran ? Le mal de mer vous tuerait avant d’avoir passé la digue du port à Hédéra. » * * * L’assemblée eut lieu dès la fin de la Première Prière. Les échos du Crieur se répercutaient encore entre les murailles rose-rouge des tours de la cité que les seigneurs d’Istria, leurs fils, neveux et cousins, prenaient tous leur place dans la Chambre du Conseil, jusqu’à ce que la salle fût bondée, et bourdonnante de conversations. Plus d’une centaine des hommes les plus puissants d’Istria étaient réunis ici : des pairs héréditaires, des nobles dont les lignées pouvaient être retracées jusqu’à la Première Dynastie ; des chefs de clan représentant chaque ville et cité importante dans chaque province de l’Empire. Au haut de la table placée au centre de la salle – une énorme structure sculptée, disait-on, dans le tronc d’un seul et unique chêne de la forêt qui entourait Sestria avant que le besoin d’une nouvelle flotte pour la Troisième Guerre n’eût décimé les arbres de la région – se tenaient Sire Prionan, le duc de Céra et les seigneurs de Jétra, Greving et Hesto Dystra. Ces derniers semblaient avoir vieilli de plusieurs années pendant les derniers mois ; déjà âgés auparavant, ils étaient à présent frêles et voûtés, leurs maigres cheveux gris peignés sur les dômes roses et luisants de leurs crânes identiques. Ils avaient très mal pris l’insulte infligée à leur petite-fille, disaient d’aucuns. D’autres arguaient qu’elle l’avait certainement échappé belle et qu’elle était chanceuse : si elle avait été emmenée en Eyra, ils auraient assurément pleuré plus encore sa perte. Prionan, de son côté, semblait un peu trop bien avoir vécu ; de complexion florissante et de taille rondelette, il semblait près de faire exploser ses robes officielles très élaborées. Au contraire, le duc de Céra était l’élégance personnifiée ; mince et discret dans un habit bleu nuit et argent, il occupait son siège avec toute la grâce posée d’un de ses léopards des neiges, et ses yeux noirs furetaient autour de la Chambre comme s’il évaluait chaque nuance de l’atmosphère, chaque détail des visages, et même chaque pensée tapie dans les esprits. Il n’envisageait pas une guerre d’un bon œil. Céra avait beaucoup à perdre dans n’importe quel conflit avec le Nord, comme cela avait été prouvé à maintes reprises au cours des siècles. Les murailles de sa cité – tenue par sa famille depuis deux cent cinquante ans, depuis qu’ils avaient chassé les barbares habitants de leurs demeures – avaient été escaladées et défoncées en quatre occasions distinctes, pour être rebâties plus hautes après chaque assaut. Le château portait les cicatrices des incendies et des sièges. De nouveaux puits avaient dû être creusés après l’empoisonnement des réserves d’eau. Et, pour la première fois depuis des années, les fonds étaient suffisants pour mener à bien son beau projet de volière : il préférait de loin passer ses années de déclin avec ses créatures qu’en menant une guerre impossible à gagner. On avait assigné à Saro un siège à l’extrémité d’un banc, à seulement une rangée de distance de la table, tandis qu’avec révérence on amenait près de lui la chaise roulante de son frère, qu’ils avaient traînée depuis Altéa. C’était un honneur plutôt imprévu, songeait Saro, d’être assis aussi près du centre du pouvoir. Et probablement une erreur de la part d’un fonctionnaire qui s’ennuyait. Cependant, le sire de Cantara, s’il avait espéré se voir offrir un siège à la haute table, allait être péniblement déçu. Car lorsqu’il entra avec assurance dans la Chambre au côté de Rui Finco, qui se dirigea à grands pas vers son siège légitime, à la gauche du duc, sire Issian fut discrètement conduit à la rangée où les Vingo étaient assis, et Favio comme Fabel durent se lever pour le laisser passer. Saro vit une expression haineuse assombrir le visage de son père lorsque le seigneur du Sud les bouscula pour passer, et sut aussitôt ce que pensait Favio. Il se leva pour laisser Tycho s’asseoir près de son frère, mais le sire de Cantara jeta un seul regard horrifié à la créature blême et chauve qui se tenait telle une larve dans la chaise roulante, et il s’assit avec brusquerie, sans un mot à Saro ou à son oncle. Les yeux de Tanto lancèrent un éclair de rage, et l’instant d’après, il enfonça un doigt malveillant dans la cuisse de Saro. Ce fut un contact passager, mais un remous de bile le brûla malgré tout. « Écarte-toi, que je puisse m’adresser au sire de Cantara. » Saro aurait donné beaucoup pour être assis ailleurs, mais il recula de son mieux. « Mon seigneur », lança Tanto de sa nouvelle voix enjôleuse et haut perchée. Tycho prétendit ne pas comprendre qu’on s’adressait à lui. Tanto, après avoir toussé, reprit plus fort : « Mon seigneur de Cantara. » Impossible de l’ignorer : d’autres remuaient sur leur siège, haussaient le cou pour entendre l’échange. C’était après tout le héros de la Grande Foire, l’homme qui avait failli périr en défendant la fille de Tycho Issian tombée entre les mains des brigands eyrains. Un homme qui avait été de surcroît la fine fleur de la jeunesse istrienne et, selon la rumeur, ne serait plus jamais capable de marcher et d’avoir des enfants. C’était un scandale, une disgrâce, une tragédie de première magnitude. Tycho inclina la tête aussi poliment qu’il le put. « Tanto Vingo, c’est un honneur de vous revoir. — Quelles nouvelles de votre fille, mon seigneur ? » La voix de Tanto résonna dans toute la Chambre du Conseil, de sorte qu’on s’arrêta en pleine conversation pour regarder qui parlait si fort. Tycho ravala toute manifestation de plaisir à voir poser aussi publiquement la question. Il aurait difficilement pu mieux manœuvrer s’il avait été assis à la haute table. Modulant sa voix pour lui permettre de porter plus loin qu’il n’était nécessaire pour Tanto, il répliqua : « Aucune nouvelle, mon garçon. Je crains qu’elle n’ait péri, ou pis encore, ne soit devenue esclave de ces répugnants mécréants qui l’ont enlevée en assassinant sa compagne. Je n’ai pas dormi une nuit entière depuis qu’on me l’a prise. Je sacrifie à la Déesse tous les jours pour obtenir un signe de sa survie, mais je n’en ai pas encore été récompensé. — Ce sont des monstres ! s’écria Tanto. Assurément nous ne pouvons rester inactifs en voyant un tel acte demeurer impuni. Si j’étais en état de le faire, je porterais moi-même le feu de la Dame sur leurs rivages. Mais comme vous pouvez le voir, leurs lames empoisonnées m’ont réduit à cette misérable condition. Mon frère, cependant, a juré à maintes reprises ne rien désirer davantage que de prendre épée et bouclier, traverser les mers jusqu’aux Îles du Nord et venger le mal qui a été infligé à votre famille et à la mienne. » Saro n’eut ni le temps ni l’occasion de protester devant cet horrible mensonge : le sire de Cantara se tournait vers lui, les yeux brûlants, et l’étreignait avec un sanglot. Tout son être fut aussitôt submergé par ce qu’il savait être chaque pensée malsaine et chaque vil désir de l’homme dont l’apparence était d’une telle noblesse et d’une telle piété. Aucun souci pour sa fille, aucun désir de compensation, de dignité ou d’équité pour tous. Le phare qui brûlait avec tant d’ardeur au tréfonds du seigneur du Sud n’avait rien à voir avec la dévotion ou l’honneur ; c’était un tourbillon igné de désirs lubriques prêt à menacer l’équilibre même du monde, à voir chaque être humain sur Elda mort et piétiné s’il pouvait ainsi conquérir sa proie. Et au cœur de cette rage avide se trouvait la femme qui, au milieu du carnage autour du bûcher de Katla Aransen, sur les rivages cendreux de la Plaine de Tombelune, avait tendu une main pour toucher le pendentif de Saro, faisant par ce contact et son étrange pouvoir d’un simple enchantement une magie mortellement destructrice. Mais la femme que Saro avait vue alors – aussi pâle et belle qu’un jour de gel, avec ses fins cheveux blond argenté, et son mélancolique regard vert – était devenue dans l’âme du sire de Cantara une putain à peine reconnaissable, une femme voluptueuse, lubrique et sans vergogne qui donnait sa nudité en spectacle, lui présentait ses seins aux mamelons roses et écartait ses longues jambes blanches pour lui offrir un spectacle sacrilège, choquant. Puis il y eut une brève vision de Ravn Asharson tel qu’il était apparu à l’Assemblée, séduisant et imposant dans ses robes eyraines, avec ses cheveux noirs, ses longs muscles et ses yeux vifs, et la femme qui étincelait près de lui dans la lumière des candélabres, une main possessive reposant sur son bras. Cette belle image fut remplacée par celle du même homme écorché, les yeux crevés, couvert de sang et de souillures, suspendu la tête en bas à un poteau tandis que Tycho, les poings refermés sur ses entrailles, les dévidait de son ventre encore pantelant. Avec une exclamation étranglée, Saro rompit le contact avec le seigneur du Sud, mais les images l’encerclèrent tel un brouillard putride pendant toute l’heure suivante, avec davantage de détails, à la fois violents et grossiers. Aussi remarqua-t-il à peine les seigneurs de Jétra qui bafouillaient à propos des indignités imposées au Sud, de la profanation du jardin qu’ils avaient arrangé pour le Cygne, de l’insulte implicite à la Déesse que cela constituait. Tandis que le duc de Gila se plaignait de ses revenus en baisse et du manque de ressources pour veiller au bien-être de ses gens, et plus encore d’une armée, Saro vit de nouveau des cités en flammes et des hommes hurlants surimposés au calme regard vert de la femme pâle. Quand Céra, de sa voix claire, parla de la nécessité de considérer avec soin leur position et de ne pas se précipiter dans des décisions stupides, Saro vit la femme pâle lui ouvrir ses jambes. Quand Rui Finco se leva pour exiger réparation au nom de son ami, et par extension de chaque homme, de chaque femme et de chaque enfant d’Istria, quand son discours, le plus éloquent et le plus passionné de toutes les annales du Conseil, plongea toute la Chambre dans une véritable frénésie ; quand on vota sur la question, et que sa position l’emporta par une vaste marge ; quand les sires de Forent et de Cantara se virent assigner le commandement conjoint de la flotte qui emporterait les armes, le feu sacré et la parole de la Déesse dans les Îles d’Eyra, et que son propre nom fut annoncé comme celui du lieutenant personnel de sire Issian, Saro resta assis, aveugle et sourd aux diverses procédures, drapé dans un brouillard vertigineux d’abominations. La dernière vision à se présenter, avant le déluge de compliments bienveillants, de tapes dans le dos et de mains serrées qui l’assaillit pour le ramener à un univers de relative normalité, ce fut le sire de Cantara au côté du grand homme blafard nommé Virelai, dans les bras duquel reposait la nomade, au sommet d’une montagne dominant une plaine où avait lieu une grande bataille. À des centaines de pieds en contrebas, deux grandes hordes d’Eyrains et d’Istriens s’affrontaient et périssaient, des charges s’élançaient, étaient repoussées. Des nuées de flèches s’envolaient comme des corbeaux. Les épées s’entrechoquaient et les lances étincelaient. Le sang coulait, les chevaux lançaient des hennissements stridents. Puis il y eut un moment de silence surnaturel lorsque Tycho Issian brandit au-dessus de sa tête la pierre d’humeur que Saro portait en cet instant même autour de son cou et, invoquant toute la puissance qu’il pouvait arracher au magicien, à son chat et à la femme inconsciente, il en précipita les rais d’une éclatante blancheur sur le paysage ténébreux, annihilant toutes les créatures vivantes jusqu’au fond de l’horizon. 15. Liens « Qu’y a-t-il, mon amour ? Vous semblez si triste. » En deux enjambées, Ravn traversa la chambre pour prendre son épouse dans ses bras. Au lieu de s’abandonner passivement dans son étreinte comme à son habitude, la Rosa Eldi tourna vers lui ses yeux verts au regard troublé. Mais alors qu’elle allait parler, l’étole d’hermine blanche qu’il avait fait faire pour elle, une dépense extravagante, glissa de manière séductrice sur une épaule lisse et pâle, découvrant le haut de ses seins. Elle rattrapa la fourrure, consternée, mais l’instant s’était déjà gravé dans le regard de son époux. Elle put voir ses yeux s’abaisser comme par réflexe sur le bord de la robe, ses pupilles s’élargir, et sa main se tendre pour effleurer la chair exposée. Elle ressentit un profond chagrin à le voir ainsi, l’expression absente et banale que prenait ce visage séduisant : un homme, n’importe quel homme. Ravn Asharson, roi des Îles du Nord, n’existait plus. La marée du désir le submergeait, effaçant toute trace de son être véritable, comme les vagues emportent le bois flotté, les empreintes de pas et les carapaces de crabes qui avaient donné un caractère particulier à une grève, ne laissant plus derrière elles qu’un vaste désert informe de sable lavé par la mer. Tandis que les mains de Ravn tiraient l’autre côté de la robe, tandis que la robe de velours lisse s’affaissait à ses pieds, tandis que la bouche brûlante de Ravn lui parcourait la nuque et le cou et qu’elle sentait son sexe se durcir contre elle, elle avait le sentiment que, plutôt que de posséder son esprit, comme elle l’avait cru d’abord lorsqu’elle l’avait captivé, plutôt que de renforcer leur lien, de lier leurs corps et leurs âmes en un seul nœud inextricable, une fois de plus elle le perdait, elle perdait ce qui constituait l’essence profonde de Ravn Asharson. Et cela ne s’arrêtait pas là. Mais le plus étrange, c’était qu’alors même qu’ils tombaient sur leur couche, et que la bouche de Ravn s’emparait de la sienne, elle avait aussi l’impression de se perdre elle-même. Dans toutes les leçons du Maître, au cœur de sa forteresse de glace au sommet du monde, aucune n’avait concerné les sensations qu’elle pourrait éprouver pendant ce qu’on lui faisait. Elle n’en avait donc attendu aucune, et elle était passée à travers chaque rencontre – avec Rahë, puis avec les hommes à qui Virelai la vendait pendant leurs voyages, sans être jamais touchée par l’expérience. Jusqu’à présent. Dans la sécurité du vaisseau qui l’avait emportée loin de la Plaine de Tombelune, elle avait découvert que le contact de Ravn éveillait quelque chose en elle. Au début, elle avait pensé que c’était un effet du rythme des vagues sous la quille du navire ; ou la proximité du grand souffle de l’océan. Mais ensuite, quand ils avaient abordé et s’étaient retranchés entre les solides murailles du château de Halbo, ces sensations, quelle qu’en fut la nature, s’étaient annoncées par une myriade de signes différents. Elle avait pris conscience d’un étrange sentiment de dislocation chaque fois que son époux ne se trouvait pas près d’elle, car, malgré l’atmosphère détendue de la cour nordique, où l’on donnait assez franchement son avis, se comportait selon les attentes et n’entourait ni ses paroles ni ses actes de postures hiératiques et de cérémonies absurdes, elle savait en son for intérieur que cet endroit n’était pas et ne pourrait jamais être son véritable foyer. Et ce, même si elle ne pouvait dire qu’elle en possédât un. Mais, pour une raison ou pour une autre, lorsque Ravn était avec elle, elle se sentait mieux, plus complète. Ensuite, elle se mit à remarquer que si elle le regardait parler à une autre femme, et plus encore poser une main sur un bras ou une épaule, même de la façon la moins suggestive, il y avait en elle comme un tressaillement douloureux, comme un vent froid qui lui glaçait les os. Et quand il faisait l’amour avec elle – chaque nuit, ou tôt dans la matinée, à des moments volés à ses après-midi ou avant de s’habiller pour le souper –, elle sentait sa peau brûler à son contact, comme si tout son sang courait à la rencontre du sien, une marée qui annihilerait toute barrière physique entre eux, et ils pourraient alors se fondre en une entité unique. Plus encore, de plus en plus souvent, elle se trouvait emportée par une vague de passion. Les sensations les plus extraordinaires la traversaient, la possédaient, effaçant toute conscience, et elle ne se rendait plus compte de ce qu’elle faisait, son souffle devenait aussi profond et haletant que celui de son époux, son incomparable peau pâle devenait toute rose, des pieds à la tête, et ses cris – ceux d’un oiseau lointain, filant au ras de mers solitaires – faisaient écho à ceux de Ravn. Parfois, c’était comme si elle s’était totalement perdue et devenait cet oiseau, à la merci d’éléments étranges et nouveaux, balayé de-ci, de-là par les vents salins des tempêtes. Et parfois elle exultait de se sentir ainsi perdue et impuissante. Il était bien difficile de résister à la tentation de se laisser glisser dans ces eaux noires pour ne jamais reparaître. Lorsqu’elle revenait à elle-même, après ces joutes érotiques, elle était effrayée. Toute sa vie, elle avait été perdue, et non par sa faute. Qu’adviendrait-il d’elle à présent si elle se laissait couler à jamais dans ces vagues ? Cette fois, elle lutta donc contre sa propre volonté. Pour son propre bien autant que pour celui de Ravn, elle devrait atténuer en partie l’enchantement qu’elle avait jeté sur son seigneur, et le ramener à lui-même. Elle pourrait alors en apprendre davantage sur la véritable nature de l’homme auquel elle s’était liée. Alors, et alors seulement, elle pourrait appréhender l’étendue de ses propres pouvoirs, et la réaction de son époux à la femme, plutôt qu’à la magicienne qu’elle pensait être en réalité – pour sa plus grande crainte. * * * Le festin, cette nuit-là, avait été offert en honneur des épousailles du duc d’Île-Noire, un misérable promontoire rocheux dans les détroits de l’Est, entre le continent et Belle-Île ; l’épousée était la fille du plus vieux et du plus écouté des conseillers de Ravn, le duc de Passorage. On avait fait de son mieux avec Bréta Fransen, mais elle n’était pas au départ un matériau très prometteur. La fille de Passorage aurait pu être une imposante damoiselle, large d’épaules et aussi grande qu’un guerrier de Ravn. Mais elle manifestait une telle contrition pour sa taille qu’elle semblait presque bossue, tant elle se tenait voûtée. Ses cheveux, d’un blond sablonneux, comme son père, aux mêmes boucles rêches qui ne se laissaient confiner par aucun style, avaient été tressés en une multitude de nattes qu’on avait retenues partout sur son crâne par des rubans argentés, avec des petites fleurs bleu pâle. Sur une autre femme, cela aurait eu un aspect adolescent tout à fait charmant, mais sur Bréta… on aurait dit qu’elle avait été traînée à travers cuisines et jardins, en emportant la moitié de leur contenu. Les cheveux frisottés s’échappaient de leurs liens en petites touffes, gâchant l’élégance de la coiffure, et la chaleur sèche des foyers de la grande salle d’honneur flétrissait les fleurs. On avait revêtu la jeune fille d’une robe de pâle lin bleu, la couleur de la mer de Sur lorsqu’elle est calme, une couleur qui portait bonheur. Mais le lin était tout froissé ou laidement tendu. Le visage de Bréta qui couronnait le tout, large et bosselé, était la parfaite image de la misère. Elle n’avait jamais voulu se marier, et moins encore avec Brin Fallson, le duc d’Île-Noire, un homme dont le crâne transpirait et dont le rire évoquait un âne en détresse. Non qu’il fût cruel ou déplaisant – elle ne le détestait en aucune manière – mais il représentait pour elle l’affirmation ultime, si besoin en était, que tout l’amour, toute l’intelligence et la douceur dont on pouvait être doté ne remplaceraient jamais en ce bas monde le manque de beauté. Pour ne pas mâcher ses mots, elle était des plus ordinaires ; et l’injuste accident de sa naissance – qui lui avait fait hériter la solidité de son père plutôt que l’étrange beauté de sa mère – pesait plus lourdement dans la balance, aux yeux de l’homme qu’elle aimait, que ses autres excellents attributs. Elle aimait Ravn depuis l’âge de sept ans, mais n’avait été pour lui rien d’autre qu’un compagnon de jeux stupide, plus lent, plus faible, avec qui il jouait aux embuscades, à la chasse, à la lutte ou à l’escrime. Elle avait souffert avec résignation de ses taquineries, son manque de tact, et sa brutalité, mais le temps n’avait ni effacé ni adouci le chagrin de savoir que son adoration pour lui n’était d’aucune façon réciproque. Elle avait admis, depuis un certain temps, que Ravn ne la regarderait sans doute jamais comme un objet de désir, mais elle avait espéré qu’avec les années son amitié et son esprit généreux le gagneraient à elle. De fait, songeait-elle à présent, il ne l’avait sans doute jamais considérée comme une femme, moins encore comme une amoureuse potentielle, jusqu’à ce que son père la présentât à l’Assemblée de Tombelune. Il avait été assez gentil alors – pour Ravn : il l’avait même félicitée de sa robe, plutôt que de lui rire au nez ; mais l’expérience avait néanmoins été une humiliation. Son fiancé, au contraire, l’avait apparemment regardée se diriger vers la plate-forme avec une certaine agitation, et il avait été tellement soulagé de voir le roi du Nord choisir une autre femme qu’il avait sur-le-champ cherché le duc de Passorage pour lui demander s’il pourrait courtiser sa fille à leur retour dans les îles. Qu’un homme fût amoureux d’elle était une nouveauté pour Bréta, mais plutôt que de la consoler, cela la plongeait dans un plus grand désespoir encore quant à l’insondable esprit des hommes. Cependant, elle ne pouvait guère trouver à redire à ce prétendant, malgré ses douze années de plus qu’elle, et le sommet de son crâne menacé par la calvitie. Depuis que, le cœur s’arrêtant presque de battre, elle avait vu Ravn plonger son regard dans les yeux de cette femme à la peau si pâle, au moment de leurs fiançailles, en comprenant à l’instant qu’il tombait en amour comme un plongeur tombe d’une falaise, elle avait perdu tout espoir. Aussi, lorsque son père était venu la trouver avec la proposition de Brin Fallson, elle s’était contentée d’accepter avec un haussement d’épaules. Si elle ne pouvait avoir le seul homme qu’elle désirait, elle se donnerait au premier homme qui voulait d’elle, et peu importaient les conséquences. Elle avait beau s’efforcer de ne point y penser, elle était épouvantée par la perspective imminente de la couche nuptiale. Une fois le festin terminé, on escorterait les nouveaux époux hors de la grande salle, dans une joyeuse explosion de propos paillards, et on les attacherait dans la meilleure des chambres réservées aux invités, liés par les mains et par les pieds (avec tout de même une certaine marge de manœuvre), à l’aide des cordes bleues et vertes qui symbolisaient aux yeux de Sur le mariage de la mer et de la terre, de la femme et de l’homme. On ne les délierait pas avant que le soleil ne fût à son zénith le jour suivant. Avec un frisson, Bréta alla prendre la place d’honneur qu’elle ne désirait point auprès de la nouvelle reine de l’homme qu’elle aimait : selon la tradition, c’était à celle-ci que revenait la tâche de donner à l’épousée ses meilleurs conseils, entre femmes. Entendre l’épouse de l’homme qui est votre plus cher désir vous glisser à l’oreille, en gloussant, comment le mieux plaire à un homme – en le touchant ici, et là, et en disposant ses lèvres comme ceci – eût été absolument intolérable. La seule consolation de la soirée, songeait Bréta, c’était que la femme pâle n’avait pas de conversation, ne prononçait au mieux que deux ou trois mots, et n’allait certainement pas lui confier des secrets. Elle adressa un hochement de tête poli à la Rose du Monde, et s’assit. La Rosa Eldi eut un bref sourire, puis ses yeux tombèrent sur les cordes bleues des noces attachées de manière lâche autour de la taille de Bréta et soudain, dans un grand éclair de souvenir comme elle n’en avait jamais eu auparavant, elle se rappela sa propre nuit de noces – les foules, le rire bruyant, les chansons grivoises – et l’expression du regard de la mère de Ravn lorsqu’elle avait noué le premier nœud traditionnel. Elle avait alors éprouvé une sorte de crainte, qui n’avait aucun rapport avec le mariage en soi, mais avec la nature imprévisible de tous ces gens parmi lesquels elle se trouvait, et sur lesquels elle avait peu d’influence, ou aucune. Car ses sortilèges n’avaient apparemment aucun effet sur les femmes. En se rappelant cet instant, la Rosa Eldi se sentit de nouveau mal à l’aise. Il y avait trop de monde ici, et elle avait l’impression troublante qu’ils la regardaient tous en parlant d’elle. Elle ne cessait de surprendre des bribes de conversation, mais même en se concentrant, ne pouvait en saisir l’intégralité. « … Nuit et jour… », entendait-elle, « … Quatre mois, à présent… », « … aurait dû prendre la fille de Beautemps… », et puis, plus clair que le reste : « Si elle ne conçoit pas, il devra en prendre une autre. » Mais le plus troublant, c’était le regard fixe de la terrible Dame Auda. Ce soir, la mère veuve du roi avait été assise – par quelque horrible erreur, ou de son propre fait – exactement en face de la reine, et ses yeux semblaient toujours rivés sur la Rose du Monde. Celle-ci sentait constamment sur elle ce regard violet et glacé, lorsqu’elles étaient ensemble, et elle le devinait instinctivement pour ce qu’il était : la haine d’une femme pour celle qui a usurpé sa place. Auda était assise là, le visage creusé et ratatiné, une reine-araignée qui connaissait des temps difficiles, sa chevelure sombre striée de blanc sévèrement rassemblée en une coiffure aux attaches élaborées, les lèvres serrées si fort qu’on aurait dit son visage près de s’effondrer sur lui-même. Elle irradiait une impérieuse et royale désapprobation. Et la nouvelle reine des Îles du Nord savait être à tout instant la cible de son animosité. Depuis le temps que la Rosa Eldi se trouvait à Halbo, Auda lui avait à peine adressé trois phrases. La première, le soir où elle était entrée dans la grande salle d’honneur après avoir abordé quelques instants plus tôt à peine le sol d’Eyra : « Si tu t’imagines que tes tours de putain nomade retiendront mon fils, tu te trompes lourdement. » La seconde phrase avait été la formule traditionnelle pour confier un fils au soin d’une autre femme, et Auda l’avait énoncée d’une voix sifflante, en montrant les dents. Après quoi elle avait pris la chambre en refusant de partager une table, une pièce ou même un souffle d’air avec la nouvelle épouse de son fils. La troisième phrase, quelques semaines plus tard, avait seulement été énoncée parce que Ravn avait ordonné le ravalement des appartements de Dame Auda avec des tapis et des tapisseries circésiens, ce qui exigeait de déplacer tous les meubles, et la dame elle-même. Ce subterfuge lui avait permis de persuader sa mère de venir le rencontrer dans son solarium, où il avait pris une des mains de sa mère tandis que l’autre main de Dame Auda écrasait les doigts de la Rosa Eldi, alors qu’elle murmurait, sous cette contrainte : « Bienvenue à Halbo, épouse de mon fils. » La fin de cette adresse traditionnelle, « et ma reine », n’avait pas été prononcée, et la Rose du Monde avait vu son époux perdre tout désir et tout courage d’insister. Depuis, Ravn avait tout de même exigé la présence de sa mère au cours de tous les événements publics et elle s’y était pliée, lèvres serrées, avec des façons hautaines, en ne cessant de surveiller la Rose du Monde, sans jamais s’adresser directement à elle. Elle semblait particulièrement acerbe ce soir, mais il y avait un certain éclat dans son regard. Un peu après le début du service, elle se pencha soudain pour parler au duc de Shepsey qui était assis à la droite de la reine, sans aucune politesse pour la présence de sa belle-fille. « Votre dos vous fait-il encore souffrir, Egg ? » Egg admit que c’était le cas, mais qu’il attribuait cette condition à l’âge et à une chambre ouverte aux courants d’air. Il commençait à inclure la nouvelle reine dans la conversation en lui demandant si elle trouvait le château froid, quand Auda lui coupa la parole. « Eh bien, il faut rien moins que de la sorcellerie pour compenser votre âge. » Elle adressa un regard entendu à la Rosa Eldi, et comme cela ne provoquait aucune réaction, elle se lança dans un long discours sur les herbes qu’il pourrait mettre dans son bain pour améliorer sa condition. « Et assurez-vous de vérifier la température de l’eau avant d’y entrer : trop froid, et les muscles se raidissent, trop chaud, et vous ne ferez qu’empirer les choses. » Egg la remercia. « Pas de magie là-dedans, dit l’ancienne reine, d’une voix forte. Aucune duperie de nomade n’y est nécessaire : les bonnes vieilles méthodes eyraines feront toujours l’affaire. » Le duc de Shepsey semblait mal à l’aise, mais Ravn était plongé dans une conversation avec son vis-à-vis à la table, et s’il entendit la pointe lancée par sa mère, il ne le manifesta point. Auda fit d’autres remarques sur le sujet à la dame assise en face d’elle, puis appela sa suivante, une autre créature tout aussi venimeuse, appelée Lilja sans raison apparente (car elle ne ressemblait en rien à un lys, mais plutôt à une bardane, étant à la fois sombre de peau et de cheveux, et de proportions plutôt amples). Elle lui demanda de lui passer « le vin qui se trouve près de l’assiette de cette femme », Lilja s’exécuta en bousculant maladroitement l’épaule de la Rosa Eldi au passage. Celle-ci jeta un regard autour d’elle, surprise, mais le moment était passé. Quelques instants plus tard, Auda éleva la voix : « Apportez-moi une cuiller qui n’ait pas été touchée par cette femme ! » Le silence tomba au haut bout de la table. Même Ravn entendit ces paroles. « Mère », dit-il, avec une intonation menaçante. Bréta Bransen, assise à la droite de la vieille reine, passa sa propre cuiller à Auda, en silence, avec un froncement de sourcils. Elle n’aimait nullement cette femme qui occupait le lit de Ravn et toutes ses pensées, mais une telle impolitesse empirait une soirée déjà assez pénible pour elle. Auda lui prit la cuiller sans un mot. Un peu plus tard, elle fit signe à Lilja de s’approcher et lui murmura à l’oreille quelque chose qui attira un sourire rusé sur le visage de la suivante, et celle-ci s’éloigna en hâte. « Vous voudrez avoir tout de suite des enfants, dit la vieille reine, à Bréta cette fois, qui s’empourpra. On ne rajeunit pas, hein, ma fille ? Un peu tard pour se marier. Vous avez quoi, vingt-trois, vingt-quatre ans ? » Bréta hocha sombrement la tête. « Le même âge que mon garçon. J’ai toujours soupçonné que vous aviez un petit penchant pour lui, poursuivit Auda, sans merci. Et pourquoi il n’a pas voulu vous prendre, ou une autre comme vous, seul Sur le sait. Une bonne lignée, je le lui ai dit, exactement ce dont le royaume a besoin. Vous lui auriez donné tous les enfants qu’il pouvait vouloir pour sauver son trône. Mais il s’est toujours laissé séduire par un joli minois, et maintenant il s’est trouvé une femme qui ressemble davantage à un serpent blanc plein d’os qu’à une vraie femme. Mais je suis sûre qu’il apprendra sa leçon, à force. Les hommes l’apprennent toujours. » Bréta jeta un coup d’œil désespéré le long de la table, les joues en feu, mais le sujet de cette tirade était en train de nourrir sa nouvelle épouse d’un morceau de poulet pris à sa propre assiette, oublieux des remarques maternelles. Bréta essaya de trouver quelque chose à dire à la vieille femme, fut sauvée par le retour de Lilja Mersen portant un nouveau pichet du vin noir et amer qu’on tirait des raisins cultivés dans les vallées crayeuses, autour de Beautemps. Sur un geste d’Auda, on en remplit les gobelets autour de la table. Mais quand Lilja arriva à la hauteur de la nouvelle reine, elle trébucha en lançant un grand juron. Le vin éclaboussa la Rose du Monde, ses cheveux, lisses et libres comme ceux d’une jeune fille, ses épaules, sa robe pâle, et l’étole d’hermine, qui but avidement le liquide en prenant une laide teinte rouge. Des ruisselets de vin couraient en stries sombres sur la peau blanche de la Rosa Eldi pour disparaître sous son corsage brodé, dans l’espace laiteux qui séparait ses seins. Les conversations se turent. Auda poussa une exclamation étranglée. Ses yeux s’écarquillèrent, comme si elle avait été choquée de la maladresse de sa suivante. Puis elle se pencha pour saisir les poignets de la femme pâle, si fort que celle-ci poussa un cri. Mais plutôt que des paroles d’excuses, la vieille reine déclara : « Le sang viendra du sud, et souillera les neiges d’Eyra. La peau blanche s’ouvrira sur des flots de sang. La magie s’est éveillée. La magie sauvage nous environne. Le feu tombera sur Halbo. Les cœurs se dessécheront. Beaucoup mourront. » Puis ses yeux roulèrent dans leurs orbites, et elle tomba de sa chaise. Si c’était une mise en scène, songea Bréta Bransen, qui avait vu l’échange entre Auda et sa suivante, c’était joliment exécuté. Il lui appartenait quand même, en tant que convive la plus proche de la vieille reine, de s’inquiéter de sa santé. « Êtes-vous bien, ma dame ? Puis-je vous aider ? » Mais la vieille femme ne bougeait pas, ne parlait pas. Curieuse, Bréta lui prit la main dans sa grande patte. Elle semblait frêle et molle, le pouls y battait aussi légèrement et rapidement que les ailes d’un papillon de nuit captif sous la peau. Auda ne remuait toujours pas. Bréta jeta un regard consterné de l’autre côté de la table, mais le roi était plus occupé du dommage infligé au costume de son épouse, et des conséquences sur son état d’esprit. Car lorsque la vieille femme avait proféré sa déclaration, la Rose du Monde était devenue de pierre, ses yeux verts s’étaient écarquillés, et elle avait commencé de trembler des pieds à la tête. Ce fut Brin Falsson qui se hâta auprès de la vieille reine pour lui relever la tête, soulever une de ses paupières tremblantes et déclarer qu’elle s’était évanouie et devait être transportée dans un endroit confortable et tranquille. Bréta regarda l’homme à qui elle allait être liée – cette nuit, et pour toujours – prendre avec égards charge de la situation, envoyer un page chercher le guérisseur personnel du roi, et des serviteurs pousser le feu dans les appartements d’Auda et y apporter mets et vin qu’elle pourrait consommer lorsqu’elle se serait un peu remise. Il emporta la vieille femme hors de la salle avec autant de précaution et de délicatesse que si elle avait été une enfant. Pour la première fois, Bréta se dit qu’après tout, elle n’avait peut-être pas conclu un si mauvais marché pour le restant de son existence. * * * L’incident mit rapidement fin au festin. On prit une petite gorgée de vin, on laissa la nourriture aux chiens. On escorta les deux époux dans leur chambre avec bien moins de cérémonie et de bonne humeur que ce n’eût autrement été le cas. Orpheline de mère, Bréta avait été contrainte de demander à la Rosa Eldi de nouer le premier nœud – un huit couché, pour représenter l’éternité – et d’y rattacher les extrémités de la corde bleue qui lierait sa main droite à la gauche de son partenaire. Mais la nouvelle reine des Îles du Nord n’avait jamais rien noué de sa vie, et Bréta dut amorcer le nœud pour elle, en lui expliquant la procédure subséquente. Cela ne semblait pas de très bon augure. Son père noua la corde verte au poignet de Brin et se tourna vers sa fille. Il lui serra la main tout en bouclant le nœud complexe et transforma sa voix habituellement résonnante en un murmure : « C’est un homme bon, ma chérie. Il ne te fera pas de mal. » Bréta sentit des larmes lui piquer les yeux, mais elle hocha vivement la tête et continua de sourire tandis que le roi s’avançait pour la bénir d’un baiser sur le front, puis nouer le dernier nœud – traditionnellement une affaire compliquée impliquant un double nœud de pêcheur et une ancre de Sur, pour de bons vents et un bon port. Mais dans ce cas, ce fut un simple nœud de jambe de chien terminé par une boucle, qu’il compléta en deux secondes à peine, avant de courir après son épouse qui partait déjà. La Rosa Eldi avait aux tempes une lancinante et inhabituelle douleur. Un sang brûlant et irrité y battait, si c’était du sang qui coulait dans ses veines. Elle commençait de se poser des questions. Depuis que Virelai l’avait dérobée à Rahë, depuis qu’ils avaient quitté Sanctuaire dans leur petite embarcation, où elle avait été enfermée dans la longue boîte de chêne où le Maître la tenait d’habitude à l’abri des regards, elle avait erré comme dans un rêve, en ne remarquant pas grand-chose du monde ou des gens qui l’entouraient : c’était trop de confusion, trop d’étrangeté. Elle ne remarquait guère non plus le passage du temps. La vie avait été plus agréable pendant qu’ils voyageaient avec les nomades, car au moins Virelai n’avait-il pas été en mesure de vendre son corps à tous ceux qui le désiraient : les Vagabonds n’échangeaient pas d’argent entre eux, même si plusieurs hommes avaient demandé si elle aimerait passer un peu de temps avec eux. Mais Virelai les avait renvoyés avec irritation lorsqu’il avait vu qu’il ne pourrait en tirer profit, et elle avait été laissée à elle-même. Juste avant leur arrivée à la Grande Foire, Alisha, la fille de la vieille devineresse Fézack Chante-Étoile, qui avait parfois offert son corps à Virelai, était venue la trouver au matin, pour lui demander si elle possédait un charme contre la grossesse. Et quand la Rose du Monde avait demandé ce que cela signifiait, Alisha avait ri en lui montrant la petite pochette d’herbes sèches qu’elle portait au cou. « Comme ceci : de la linaire, du cerfeuil, de la giroflée. Si on les porte, on n’a pas besoin de se faire du souci en craignant d’être enceinte. » Même alors la Rosa Eldi avait été déconcertée. Ces herbes repoussaient-elles les enfants, comme le parfum d’une orange semble repousser un chat ? Alisha avait joint les mains en éclatant de rire. Puis, quand elle avait compris que la femme pâle était des plus sérieuses, elle lui avait posé d’autres questions. Avait-elle ses menstruations ? Et comme cette interrogation rencontrait la même incompréhension, Alisha avait expliqué un peu, les marées, la lune, le mouvement du sang dans un corps féminin, comment le ventre se préparait à neuf tous les mois pour accueillir la semence masculine. La Rose du Monde, en fronçant les sourcils, avait répliqué : « Je n’ai pas de sang », avant de se détourner en laissant Alisha, bouche bée, à l’entrée du chariot. Elle se demandait à présent si cette déclaration n’était rien que la simple vérité. Elle avait appris davantage du monde, pendant les mois écoulés. Il y avait quatre lunes que Ravn Asharson s’était embarqué avec elle pour quitter la Plaine de Tombelune, quatre lunes pendant lesquelles il avait répandu sa semence en elle toutes les nuits, et souvent plusieurs fois par jour. Et pourtant son ventre demeurait aussi plat qu’une assiette, sa taille restait toujours aussi fine. À la cour, des jeunes filles qui s’étaient mariées depuis son arrivée à Halbo se vantaient déjà de leur fertilité et se promenaient en paradant avec leurs courbes plus prononcées. Elle avait appris à faire semblant avec les femmes qui lui demandaient avec discrétion de leur donner son linge pour le laver, en leur disant qu’elle aimait s’occuper elle-même de ses affaires. Mais d’après les bribes de conversations qu’elle avait surprises cette nuit, les langues commençaient à s’agiter. Et l’insistance de Dame Auda ne ferait que s’aggraver avec le temps. « Des enfants pour sauver son trône », chantonnait-elle pour elle-même, même si elle ne comprenait pas entièrement la portée des paroles de la vieille femme. « Que dites-vous, mon amour ? » Ravn était entré en silence dans la chambre derrière elle. Elle fit volte-face en portant une main à sa bouche. « Qui suis-je ? » demanda-t-elle alors. C’était une question qu’elle n’avait pas eu à lui poser depuis plusieurs semaines. Après avoir traversé la chambre, Ravn la prit tendrement par les épaules et la tint à bout de bras pour bien voir son visage dans la lueur des torches murales. « Vous êtes la Rosa Eldi, la Rose du Monde, la reine des Îles du Nord et la reine de mon cœur. » Cela la calmait, d’habitude. Mais pas ce soir. « Et ne suis-je pas assez pour vous ? » Il fronça les sourcils : « Que voulez-vous dire ? Vous êtes tout ce que j’ai jamais désiré, la plus belle femme, l’épouse la plus parfaite que n’importe quel homme, n’importe quel roi, pourrait désirer. — Mais il vous faut des enfants pour sauver votre trône. » Elle le dit d’une voix sans intonation, laissant les mots prendre leur propre sens pour lui. « Des enfants pour sauver mon trône ? Ah ! Des enfants de vous, pour assurer ma succession. Pour empêcher les loups de nous encercler. » Il lui adressa un large sourire, dents blanches dans sa courte barbe noire. « Que me dites-vous donc, mon amour ? » Elle ne put s’empêcher de faire écho à son expression : c’était un réflexe. Le visage de Ravn s’illumina. Comme si on avait allumé un feu en lui : ses yeux brûlaient d’anticipation, d’une joie soudaine et irrépressible. La lueur dorée des bougies se reflétait dans ses iris sombres, adoucissant les méplats abrupts de ses pommettes et de sa mâchoire. Il rejeta la tête en arrière et éclata d’un rire qui résonna sous la voûte du plafond. La Rose du Monde observa ce brusque jaillissement de plaisir, le cœur chaviré. La question qu’elle avait posée – et elle n’avait pas vraiment su ce qu’elle demandait –, il l’avait mal interprétée. Et maintenant qu’elle en comprenait l’essentiel, il était trop tard. Lorsqu’il la prit dans ses bras pour l’emporter tendrement jusqu’à leur couche, elle ne put imaginer quoi lui dire. Quand il la dévêtit avec une douceur inhabituelle et passa des mains émerveillées le long de ses flancs, elle se contenta de sourire. Mais quand il posa sa tête sur son ventre et s’endormit ainsi sans la toucher davantage, elle sentit de l’eau lui perler aux yeux. Elle battit furieusement des paupières pour s’en débarrasser, distraite par la pure étrangeté de la sensation, ce soudain et rare accès à une émotion. Les larmes coulèrent le long de ses joues, dans sa bouche. Elles étaient chaudes et salées, inattendues. Puis un souvenir effleura la surface de sa mémoire. Nébuleux, impossible à replacer, mais c’était néanmoins un souvenir. Elle se tenait au bord d’un vaste précipice rempli de rochers. La poussière retombait encore, et un son bas et sourd résonnait sous le fracas des pierres qui roulaient. Elle se rappelait une douleur dans sa poitrine, et dans sa gorge l’impression d’avoir avalé une de ces pierres. Un picotement douloureux dans les yeux, et cette même eau brûlante et salée qui en débordait. Ses pieds étaient couverts de poussière. Rouge, fine, elle collait à l’ourlet de sa robe blanche. Elle avait les pieds nus. Une goutte d’eau tomba, aussi lente qu’une plume, pour éclabousser son pied, laissant une marque blanche dans tout ce rouge. Et puis une main brutale la saisit, la tira en arrière, elle vacilla, les yeux embrumés par les premières larmes qu’elle eût jamais versées. 16. Survivants La moitié seulement de l’équipage du Loup des Neiges, le meilleur vaisseau jamais construit par Mortèn Danson, revint aborder à Tomberoc. On avait perdu Tam Renard ; et Silva Main-Légère, et Min Face-de-Morue, et une demi-douzaine des meilleurs acrobates et jongleurs d’Elda, dont les talents ne comptaient pour rien dans les profondeurs de la mer dévorante. Bella, le Chat de Feu, et deux autres femmes avaient survécu, avec l’acrobate Jad. Et le constructeur de bateaux qui était la cause de toute l’expédition. Une des barques était restée intacte ; le reste des survivants s’étaient accrochés au mât brisé et à des morceaux de bois flottant jusqu’à ce qu’Urse les eût hissés à bord, la face défigurée par une entaille supplémentaire. Katla était restée assise à la proue pendant des heures, même après avoir vu Urse et l’un des acrobates dont elle n’avait jamais su le nom prendre chacun une rame pour s’éloigner du lieu du naufrage. Tremblant de froid, elle cherchait dans les vagues soulevées par le vent le moindre signe du chef des bateleurs, de son frère et de sa belle-sœur Jenna Finnsen. Malgré l’évidence – la dernière fois qu’elle avait vu Halli et Jenna, ils étaient inextricablement liés par leurs cordes de fiançailles, emportés le long du flanc du navire –, il lui semblait impossible de croire qu’ils s’étaient noyés. Et Tam Renard possédait une telle force vitale, une telle force de caractère, une telle vigueur aussi… sûrement, il ne pouvait avoir péri ! Pendant un instant, elle vit son visage au-dessus du sien dans la pénombre, ses nattes qui se balançaient follement, ses yeux étincelants dans la lumière de la lune… puis elle ferma les yeux en repoussant cette image. Ils ramèrent pendant trois jours sans manger. Le deuxième jour, il plut ; le visage levé vers le ciel, ils burent de leur mieux. Les rameurs changeaient de place de temps à autre. L’eau salée leur donnait des ampoules. Quelques femmes pleuraient, et le bruit de leur chagrin laissait à Katla une sensation de vide. En agrippant sa rame, elle fixait les vagues grises et ne ressentait rien. Était-elle si anormale ? En l’espace de quelques instants, elle avait perdu un frère chéri, une amie et… elle ne savait en quels termes penser à Tam Renard. Aussi essayait-elle de n’y point réfléchir du tout. Pour Jenna, elle ressentait curieusement peu de chagrin : voir son frère souffrir de la stupide inconstance de celle-ci semblait avoir retiré beaucoup à l’amitié qu’elles avaient partagée. Les souvenirs de Halli, cependant, la submergeaient. La mer le lui rappelait constamment – c’était son élément. Plus de cent fois ils avaient ramé depuis le port de Tomberoc dans le petit faering qu’Aran avait fabriqué pour Halli quand il avait six ans. Ils avaient péché autour des îlots rocailleux et plus loin encore, là où ils n’avaient pas été censés s’aventurer. Ils avaient rapporté des maquereaux et du lieu, et parfois, après s’être beaucoup débattus, une grosse truite de mer. Une fois, Halli avait pris une orphie et lorsque la créature au bizarre bec cornu s’était furieusement tordue au fond de la barque, il avait sauté à l’eau dans sa panique, laissant Katla saisir le poisson, retirer l’hameçon de sa gueule et s’en débarrasser. Sauf que, bien sûr, elle ne l’avait pas rejeté tout de suite, elle avait attendu de voir Halli refaire surface et le lui avait jeté en pleine tête. Elle pouvait encore se rappeler la gifle mouillée, le hurlement angoissé de Halli, la grande éclaboussure quand il avait plongé pour échapper à la créature qui claquait du bec. C’était un si bon nageur ! Il avait franchi la moitié du chemin vers Tomberoc avant qu’elle pût faire tourner la barque et le rattraper en ramant. Le souvenir lui arracha un sourire amusé : la face furieuse de Halli, comment il l’avait extirpée de l’embarcation pour la faire revenir à la nage au port ; comme ils étaient entrés dans la grande salle trempés comme des chats noyés, uniquement pour se faire gronder par leur mère parce qu’ils avaient ruiné les ajoncs tout frais dont elle avait jonché le sol cet après-midi-là. « C’est mieux ainsi, petite. » Urse se penchait pour lui tapoter le genou. « Vois ça du bon côté. Ils sont avec Sur, maintenant, et nous sommes toujours en vie à respirer l’air du dieu. » Elle eut un sourire morne. Un peu plus tard, ils rencontrèrent un bateau qui péchait au filet autour de Cullin Sey, on les prit à bord, on leva les voiles et on les ramena à Tomberoc. Du reste, le voyage jusqu’à la baie où les deux barges du chantier naval étaient déjà amarrées, le visage des gens assemblés sur le quai, curieux de savoir pourquoi ces deux gros chargements de bois étaient arrivés avant le navire plus rapide, comment elle était entrée en titubant dans la grande salle, accrochée au bras d’Urse, le hurlement de sa mère, la détresse silencieuse d’Aran, ses noirs sourcils froncés, le visage de Fent, pâli par le choc, le silence surnaturel de la ferme où tout le monde marchait sur la pointe des pieds sans savoir quoi dire… tout cela, elle ne s’en rappela pas grand-chose, une bénédiction. Elle but tout un pichet de lait, vomit aussitôt, puis dormit comme une morte pendant presque deux jours. * * * « C’aurait dû être moi, dit Fent pour la centième fois. La malédiction de la seither était pour moi, pas pour Halli. » Katla était lasse de l’entendre, et d’en parler. Elle avait l’impression de s’effilocher, elle était exténuée. Fent lui avait fait tant de fois décrire l’assaut de la créature, la façon dont ils s’étaient défendus, le naufrage et ses conséquences, que les événements commençaient de prendre un aspect différent dans son esprit, un aspect mensonger, comme si en les lui faisant répéter Fent en avait dérobé la vérité, jaloux du rôle crucial qu’elle y avait joué. C’était presque comme si son jumeau avait aspiré à participer au drame dont il avait été absent et essayait de s’en approprier une partie. « Tu ne peux vraiment le croire. C’est de la superstition. — Katla ! » Il semblait horrifié. « Ne dis pas ça. Si tu parles ainsi, tu nous amèneras des désastres, pour sûr. — Quel désastre pourrait être pire ? Vraiment, Fent, c’était seulement un gros narwhal ou quelque chose de ce genre, et beaucoup de malchance. Personne n’aurait rien pu faire d’autre. » Elle ramassa un morceau de bois et le lança de l’autre côté de la pâture pour Ferg, mais le vieux chien se contenta de suivre la trajectoire des yeux avec un vague intérêt, puis s’assit lourdement pour se lécher l’aine. Il n’avait pas quitté Katla depuis son retour, et sa présence muette lui avait été d’un plus grand réconfort que toutes les paroles ou les contacts humains. « Mais les barges, insista Fent. Sûrement, les équipages auraient dû assister à cette attaque. — Le Loup des Neiges s’était arrêté en route », dit Katla, réticente. Elle n’allait pas se laisser entraîner dans une description de ce qui s’était passé cette nuit-là, pas avec Fent. L’appréhension la taraudait, un petit caillou pointu qui roulait dans son crâne. Irritée, impatiente, elle le repoussa. « Les barges sont reparties avant nous. Ils n’auraient rien vu du tout. » Les souvenirs de tous quant à la créature marine variaient curieusement, comme s’ils avaient été attaqués par une douzaine de bêtes différentes. Même à bord de la barque, à quelques heures de l’événement, leurs souvenirs avaient commencé de s’écarter de ce que Katla elle-même se rappelait. Et ensuite, tout l’épisode était devenu une créature en soi : à mesure que les survivants ajoutaient leurs propres détails, leurs auditeurs les embellissaient et en transmettaient une version subtilement – ou pas si subtilement – différente aux marchands en visite, aux femmes du marché et aux voyageurs de passage. Katla avait entendu Fotur Kérilson raconter à l’aîné des Erlingson que Le Loup des Neiges avait été renversé par une vague inhabituelle, et elle savait qu’Urse – dont la version jusqu’à présent avait été des plus circonspecte – devait avoir rencontré le vieil homme. Mais Stein Garson disait que le navire avait été attaqué par un banc de sirènes enveloppées d’algues et de crânes, venues ajouter des marins et des pêcheurs à leur collection qui s’épuisait. Après tout, il faisait beau depuis plusieurs mois, maintenant, et aucun bateau des îles ne s’était perdu depuis que L’Eider avait coulé au large de Pointe-Manque. Pour sa part, Katla ne voyait pas grand intérêt à alimenter les spéculations en ajoutant ses propres bizarres observations de la créature aux récits qui s’échangeaient autour des foyers. Personne ne semblait en avoir remarqué les yeux. Tandis que les jours passaient, elle avait commencé de penser que ce détail particulier était une erreur de sa part, un effet de la lumière, ou de sa propre invention. Mais elle se rappelait alors l’étrange énergie qu’elle avait senti courir dans le bois du bateau et dans les eaux sous sa quille, la certitude absolue qu’elle avait eue immédiatement, en voyant la créature, que ce n’était pas là une créature naturelle ; et elle était une fois de plus submergée par un sentiment de funeste appréhension. Elle pouvait de moins en moins secouer cette impression que quelque chose dans le monde était faussé, qu’un terrible déséquilibre s’était institué, et qu’un aspect de ce défaut fondamental avait choisi de se manifester à elle, et ce faisant avait emporté son frère, sa fiancée et Tam Renard. En même temps que la moitié de la troupe des bateleurs. C’était ce sentiment même qui la rendait si abrupte avec Fent : il touchait la blessure de trop près. Elle regarda son jumeau s’éloigner d’un pas maussade en lançant au passage des coups de pied dans les touffes d’herbe. Il n’avait jamais aimé la voir refuser de se joindre à l’un de ses jeux ; et devenir un homme n’avait pas amélioré son caractère. Halli avait été à la fois un bouclier et un arbitre entre eux, faisant de son mieux pour empêcher leurs disputes de devenir trop violentes. Elle se demanda comment ce serait à présent sans lui, et se rendit compte qu’elle ne pouvait tout simplement pas y penser. Elle constata plutôt que son esprit s’accrochait à un autre sujet, qui commençait de la tourmenter davantage à mesure que le temps passait. Elle avait essayé de l’ignorer, mais dès que la journée devenait tranquille, au réveil ou juste avant le sommeil, il se présentait avec une force renouvelée. Elle tourna le dos à la silhouette de son frère qui s’amenuisait dans la distance et se dirigea vers la grande salle commune. Près de l’enclos, elle vit la figure familière assise à l’extérieur. Sa grand-mère, apparemment, en avait eu assez de la compagnie des autres femmes et avait tiré sa grande chaise sculptée dehors pour profiter au mieux de la chaleur. Elle était là, le visage tourné vers le soleil, et le flot de lumière dorée adoucissait ses rides, de sorte qu’elle ressemblait davantage à sa fille qu’à une femme de son âge avancé. Ses mains abandonnées sur ses cuisses tenaient un peigne d’os jaune. À ses pieds s’entassait une pile de la laine brune et huileuse qui poussait si bien sur les moutons de Tomberoc. Katla sourit. La vieille femme semblait si paisible. Mais à l’approche de ses pas, Hesta Rolfsen ouvrit brusquement les yeux pour fixer sur elle un regard perçant. « Je ne peux pas fermer les yeux un instant sans être interrompue ? — Désolée, Grand-Ma. Je vais vous laisser. » La main crochue de la vieille femme alla s’enrouler autour du bras de Katla, aussi preste qu’un serpent. « Tu peux aussi bien rester là maintenant que tu as dérangé mon repos. » Et, comme Katla hésitait : « Eh bien, assieds-toi, fillette. Tu caches le soleil. » Katla s’assit en tailleur aux pieds de sa grand-mère. « Pourquoi êtes-vous dehors, Grand-Mère, et pas à l’intérieur avec les autres ? En ont-elles eu assez de votre langue acérée et vous ont-elles transportée là, fauteuil et tout ? — Impudente créature ! De fait, je ne pouvais pas supporter un moment de plus dans cette salle lugubre avec un gros tas de laine collante sous un bras et ma quenouille qui tournait, et la petite voix geignarde de Magla Férinsen qui n’arrêtait pas de se plaindre que saler le poisson est en train de ruiner sa jolie peau. Maudite bonne femme. Comme si elle était belle à voir de toute façon, avec son gros nez et ses yeux de vache. — Grand-Mère ! » Hesta Rolfsen fit une grimace. « En vérité, ma chérie, je ne peux passer trop de temps avec ta mère en ce moment. Nous avons tous notre propre façon de pleurer un deuil, et je préfère quant à moi le faire dehors plutôt que de regarder Béra essayer si fort de ne pas s’écrouler. J’attends qu’elle se défasse aux coutures comme un de ces maudits bateaux de Mortèn Danson. » Ce n’était pas la plus confortable des analogies, mais une fois que Grand-Ma Rolfsen était bien partie, on ne pouvait l’arrêter. « Et ce maudit bonhomme qui ne cesse de revenir pour prendre un plat de ragoût ou une miche de pain sans jamais demander ou remercier, juste en nous foudroyant du regard pour repartir ensuite en tapant des pieds. Et Aran ne veut rien dire ni faire pour l’en empêcher, de crainte qu’il ne cesse de travailler à son maudit bateau, et ça ne fait qu’aggraver l’état de ta mère. Pas étonnant : si un de mes maris s’entêtait dans un plan aussi stupide après avoir perdu un fils en mer, je le jetterais dehors et romprais nos vœux de mariage sans un moment de regret. » Pour une fois, Katla ne put trouver de réplique. Ses parents se parlaient à peine. Sa mère vaquait à ses tâches journalières, silencieuse et les traits tirés, ses yeux cerclés de rouge seuls témoins de sa détresse, tandis que son père arpentait le domaine comme un fantôme, dormant seul la nuit dans la grange. Un silence inconfortable s’installa. Devant ce que venait de dire sa grand-mère, Katla se sentait superficielle et stupide d’avoir ses propres soucis. Elle allait inventer une excuse et retourner attraper des crabes quand Hesta reprit, contrariée : « Eh bien, si tu restes assise là, autant que tu serves à quelque chose. » Elle tendit le peigne à carder à Katla, qui le prit d’une main hésitante, et se rassit dans son fauteuil, refermant les yeux dans le soleil. Katla ramassa donc un gros tas de laine, le nez froncé à cause de l’odeur, et se mit à jouer du peigne. Mais en quelques instants la chose s’était transformée entre ses mains, d’abord en une série compliquée de nœuds, puis en une masse irréductible de feutre qui défiait tous ses efforts pour la séparer en fils. En jurant à mi-voix, Katla jeta ce désastre par terre et ramassa une poignée de laine moins ambitieuse pour recommencer. Mais malgré toutes ses précautions, le matériau semblait animé d’une volonté indépendante : il s’emmêlait autour des dents du peigne, à présent, puis autour de ses doigts. « Par les couilles de Sur ! » Grand-Ma Rolfsen se mit à glousser. « Que fais-tu, fillette, tu essaies de me causer exprès des ennuis avec ta mère ? » Katla eut un sourire penaud : « Je ne semble pas avoir hérité de beaucoup de ses qualités, pour sûr. — Tu lui ressembles plus que tu ne crois. — Vraiment ? » La chose lui semblait peu probable. « Je croyais que c’était seulement ses cheveux. » Même soumise à une tension qui aurait fait tomber raide morte toute autre femme, Béra menait sa maison d’une manière férocement ordonnée, jonglant avec des tâches aussi disparates qu’écailler un poisson d’une main tout en maniant une navette de l’autre, avec autant d’aisance que Silva Main-Légère à son meilleur. Malédiction ! Katla ferma les yeux avec un petit gémissement en revoyant soudain l’ultime trajectoire gracieuse de l’acrobate projetée dans les eaux sombres. « Et son mauvais caractère. Et sa terrible impatience. On ne pouvait jamais rien lui apprendre : elle pensait toujours savoir comment faire sans qu’on lui montre. Et elle courait partout comme un garçon manqué. Je me disais qu’elle ne se calmerait jamais, ne prendrait jamais époux. Personne n’était assez bon pour elle, on aurait dit. Ni Gor Larson, ni Joz Kétilson, ni même Lars Hoplinson, et pourtant son père avait la plus grosse ferme de ce côté-ci de Halbo. Elle les a tous rendus fous. Jusqu’à ce que ton père arrive. » Katla enserra ses genoux de ses bras. Il était impossible d’imaginer sa mère en garçon manqué – sa mère si convenable, si organisée, si sévère. « Et elle l’a rendu fou aussi ? » Hesta Rolfsen émit un gloussement caquetant : « Il était sens dessus dessous. Pauvre Aran. Une fois qu’il veut quelque chose, il ne peut penser à rien d’autre jusqu’à ce qu’il l’ait obtenu. Il venait ici tous les jours sur son petit poney, avec les pieds qui pendouillaient de chaque côté si près du sol qu’il aurait aussi bien pu marcher, et quelquefois elle filait par la porte arrière dans les collines, comme un farfadet, elle attendait jusqu’au coucher du soleil, et il renonçait avant qu’elle ne reparaisse. D’autres fois, elle lui fabriquait des colliers de marguerites qu’elle lui tressait dans les cheveux. Le pauvre gars, il ne pouvait pas y couper ! Il l’aimait à la folie, et elle n’arrêtait pas de lui dire non. C’est un bel homme, je lui disais : pense comme vos enfants seront beaux, et forts, et doués aussi d’esprit pratique. Mais tout ce qu’elle pouvait répliquer, c’était qu’elle ne voulait pas d’enfants et se trouvait parfaitement forte et pratique par elle-même. Mon Rolf était parti, à ce moment-là, et allait-elle m’écouter, à la fin ? J’aurais aussi bien pu lui parler en istrien pour l’attention qu’elle prêtait à mes conseils. — De le prendre et d’en être bien contente ? — C’est un homme de bien, ton père, malgré toutes ses dangereuses obsessions. — Je sais. » Le silence retomba pendant un moment. Un nuage passa sur le soleil, et l’instant d’après une bande d’étourneaux s’envola brusquement des arbres au bord de l’enclos, dans de grands claquements d’ailes. Katla prit son courage à deux mains. « Grand-Ma ? » La vieille femme remarqua le changement de ton, ouvrit les yeux et fixa son regard gris et direct sur le visage levé de Katla. « Un homme ? » Katla s’empourpra en hochant la tête. Hesta Rolfsen pencha la tête de côté et ses yeux étincelèrent comme ceux d’un faucon repérant sa proie. « Je pensais d’abord que c’était le deuil de ton frère qui te rendait si abattue. Mais je me disais qu’il devait y avoir davantage. — J’aimais Halli de tout mon cœur. — Je le sais, ma chérie. Nous l’aimions tous. Il ressemblait tellement à son père. » Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de Katla. Et tout d’un coup, elle ne pouvait plus arrêter le flot qui avait gonflé en elle depuis le désastre, tant de larmes, c’était comme si toute l’eau déplacée par le naufrage du Loup des Neiges lui remontait soudain aux yeux. Sa grand-mère l’étreignit pendant un moment, en la berçant ; Ferg arriva en bondissant du champ pour courir autour d’elles en cercles, la queue basse et ses abois sonores réduits à un petit couinement déconcerté, interrogateur. Katla parvint enfin à dire, d’une voix étranglée : « C’est Tam aussi. Tam Renard. » Grand-Ma Rolfsen la tint à bout de bras pour l’examiner avec attention, et Katla détourna les yeux, trouvant ce regard difficile à supporter. « Ah, dit la vieille femme. Ah, c’est comme ça, alors. Ça ne me surprend pas. C’est un homme remarquable, débordant d’énergie et de vie. Des yeux irrésistibles. De belles mains, aussi. Ah, ma chérie, c’est dur de les perdre, très dur. La mer prend les meilleurs. » Le seul souvenir que Katla avait de son grand-père était celui d’un grand homme sévère aux cheveux de bronze striés d’argent, et à la barbe tout ébouriffée qui ne parvenait pas à déguiser sa longue mâchoire et la fossette profonde de son menton ; un homme dont le visage se transformait instantanément lorsqu’il riait. Elle l’avait vu seulement quelquefois entre deux voyages, et puis la mer l’avait pris, comme elle le faisait traditionnellement des hommes de Tomberoc, tous des marins et des pêcheurs. Et en se rappelant la perte de sa grand-mère, et la mort de Jenna, tout comme de Halli et de Tam, et tous les membres de la troupe qui avaient péri, Katla se sentit soudain indigne et profondément égoïste. Elle savait pourquoi elle avait recherché la compagnie de Grand-Ma Rolfsen : car elle ne pouvait assurément parler à sa mère de ce qui la troublait au-delà de leur perte commune ou, à Sur ne plaise, à son père ! En serrant les dents, elle parvint à dire : « C’est pis que cela, Grand-Ma. Je crois que je suis peut-être enceinte. » Pendant un moment, ce fut comme si toute l’île retenait son souffle, puis Grand-Ma Rolfsen sourit. C’était un sourire bienveillant, de la plus totale sérénité, et soudain le poids qui avait accablé Katla pendant tout ce temps se dissipa, coulant dans l’herbe, dans le roc sous-jacent, dans le vent. « Ce n’est que davantage de vie, fillette, si tu l’es. » Elle prit dans sa maigre main la main droite de Katla – celle qui avait été estropiée avant que la seither n’exerçât sa magie sur elle – et la serra doucement : « Quand eut lieu ta dernière menstruation ? » Katla grimaça. « Je ne suis pas sûre. Je ne suis pas très douée, apparemment, pour suivre ce genre de choses. Je ne suis même pas tout à fait certaine que Sur voulait faire de moi une fille. » Hesta Rolfsen aspira entre ses dents, fit claquer sa langue avec reproche. « Nous irons rendre visite à la vieille Ma Hallasen, pour voir ce qu’elle aura à dire. C’est une merveille avec les moutons et les chèvres, celle-là. Elle ne se trompe jamais. » Katla allait protester qu’elle n’était ni un mouton ni une chèvre, mais l’arrivée soudaine de son père mit un terme à la conversation. Aran paraissait ne pas avoir dormi depuis des semaines. Des ombres noires cernaient ses yeux, lesquels luisaient d’un éclat inusité ; sa peau semblait mince et cireuse, et sa barbe avait poussé de manière désordonnée. Ses longs cheveux noirs étaient emmêlés et pleins de nœuds, mais involontaires. Il n’avait pas natté une tresse de souvenance pour son fils aîné, remarqua Katla pour la première fois, en se rappelant avec un coup au cœur comment Erno Hamson en avait fait une pour sa mère défunte. Elle se demandait parfois ce qu’il était advenu d’Erno, mais c’était un autre sujet sur lequel elle n’osait s’appesantir trop longtemps. « Il faut que tu me forges d’autres rivets, Katla, et des entretoises pour la proue. » Elle écarta les mains. « Les rivets, je peux, mais des entretoises ? — Danson te montrera. » Ce fut tout ce que son père répondit. Et sur ces paroles, il tourna les talons et commença de redescendre la colline. Katla le regarda partir avec consternation. Elle jeta un regard à sa grand-mère, mais Hesta se contenta de hausser les épaules. « Il vaut mieux faire ce qu’il dit, petite. Il n’arrêtera pas tant que ce maudit bateau ne sera pas construit et qu’il n’emmènera pas tous les imbéciles de l’île dans son expédition insensée. » Mortèn Danson attendait déjà Katla à la forge – de fait, il semblait attendre depuis un certain temps, car ses bras étaient croisés sur sa poitrine, ses pieds avaient écarté tous les cailloux depuis le chemin jusqu’à l’atelier, et son visage arborait une expression orageuse. Il ne portait rien – pas de corde à mesurer, pas de bois marqué. Katla se demanda si son impatience évidente visait son arrivée tardive ou celle d’Orm Nez-Plat, son contremaître, lui apportant les calculs nécessaires. Tout ce qu’il dit, ce fut : « Aran maître artisan me dit que tu es la meilleure forgeronne des îles nordiques, et je lui ai répliqué que de telles vantardises ne lui serviraient de rien si ce n’était pas la vérité. » Puis il lui adressa un rictus, une sorte de demi-sourire malsain qui lui donna la chair de poule. « Je lui ai offert les services de mon propre forgeron, mais il a écarté cette suggestion avec dédain. Ton père doit ardemment espérer une rencontre précoce avec le domaine sous-marin du dieu s’il s’imagine que je vais confier une tâche aussi cruciale à une fille adolescente, une fille qui sait sûrement mieux se servir de ce qu’elle a entre les jambes pour obtenir ce qu’elle veut dans le monde plutôt que de manier un marteau sur une enclume. » Katla s’étonna elle-même de ne pas frapper durement l’autre en pleine face, comme ç’aurait été sa réponse habituelle à une insulte. Un affront de ce genre méritait au moins que l’offenseur fût convoqué sur le terrain réservé aux duels, par elle ou par un membre de sa famille. Mais elle pouvait dire, à la façon dont il grimaçait en la regardant, en montrant ses dents à travers la coupe ostensiblement décorative de sa barbe, qu’il se savait absolument en sécurité dans son rôle de maître du chantier naval de Tomberoc. Du moins jusqu’à ce que le navire fût construit et lancé. Alors, se dit-elle, alors on verra jusqu’où va ta bravoure. Elle lui adressa plutôt un regard dur et le bouscula pour entrer dans la forge. Il y faisait sombre et étouffant, l’air était alourdi par la fumée. Ulf Fostason avait été réassigné par Aran à cette nouvelle tâche de garder le feu allumé nuit et jour. Il était présentement en train de manquer à ses deux tâches désignées, car ses chèvres vagabondaient assurément dans les landes, ou pis, dévoraient les pousses neuves dans les champs, tandis que le feu était réduit à une faible luminescence. Ulf se tenait là, l’air de s’ennuyer à mort, appuyé contre les soufflets, le visage illuminé d’une lueur rouge par les braises de charbon de bois, mais dès que Katla entra, il se redressa vivement et appuya sur les soufflets. Des petits tourbillons de cendres dérangées s’élevèrent en spirale et les braises rougeoyèrent, avides. Katla lui adressa un bref signe de tête, puis jeta un coup d’œil circulaire sur sa forge, pour en évaluer l’état, dans la lumière renouvelée. Des petits morceaux de saumon de fonte étaient répandus sur les dalles du sol, et quelqu’un avait renversé un seau de rivets et de boulons neufs parmi les détritus sans se soucier de les ramasser. Ses outils étaient éparpillés ici et là. Et un ouvrier maladroit avait manqué son coup avec le lourd marteau à tôle, en cassant un coin de sa meilleure enclume de granit. Katla avait sa propre idée de l’identité du coupable : son père semblait possédé d’un démon pour tout ce qui concernait son navire. En jurant à mi-voix, elle repoussa rivets, boulons et morceaux de fer à grands coups de balai, en fit un tas, s’accroupit pour trier les boulons et les clous des déchets, puis parmi ces derniers pour y trouver les meilleurs morceaux qui pourraient être refondus. Elle rangea ensuite chaque outil à sa place accoutumée, retourna la grande enclume, avec beaucoup d’efforts essoufflants, pour que le côté brisé en fut tourné vers elle quand elle travaillait, et fût ainsi moins susceptible de lui causer des problèmes. Elle se releva enfin en s’essuyant les mains sur ses culottes. « Bon, dit-elle à Mortèn Danson, avec le moins de politesse possible, qu’en est-il des mesures pour ces entretoises, alors ? » Le constructeur se tapota le front. Katla fronça les sourcils. Il était difficile de cerner ce qu’il voulait dire ainsi. Indiquait-il qu’elle était folle (« touchée », comme aurait dit Grand-Ma Rolfsen, avec le même geste), ou que lui l’était ? « Quoi ? fit-elle, carrément impolie. — Tout ce que j’ai besoin de savoir pour fabriquer n’importe quelle partie d’un bateau se trouve dans ma tête, dit Danson, avec un sourire grimaçant d’une insupportable complaisance. — Eh bien, ce n’est pas comme ça que je travaille, lança Katla, furieuse. À moins que ce ne soit dans ma tête à moi, comment puis-je évaluer combien de fer il me faut fondre, ou quelle forme et sur quelle épaisseur je dois le marteler ? » Le constructeur haussa les épaules. « Je te le dirai. » Accepter des ordres de n’importe qui n’était pas dans la nature de Katla. Elle se hérissa : « Je ne crois pas que ça marchera. — Alors que suggères-tu ? dit Danson d’un ton abrupt. — Je dois voir comment l’entretoise est jointe au bois, comment on la fixera, à quelles forces elle sera soumise par le mouvement du bateau. » Le constructeur lui jeta un regard surpris. Ce n’était nullement ce qu’il avait anticipé : il était habitué à voir la plupart de ses employés faire exactement ce qu’il leur disait comme s’ils n’avaient pas eu plus de cervelle qu’un mouton. Et qu’une femme s’imaginât prendre une part aussi active au processus… Eh bien ! Il allait lui montrer le travail dans son état présent et la laisser se couvrir de ridicule, ce qui semblait inévitable à en juger par cette démonstration d’arrogance. « Viens avec moi, lança-t-il d’un ton vif, et il tourna les talons. — Garde le feu bien chaud, Ulf », dit Katla en souriant au chevrier, et elle partit au trot derrière le constructeur de bateaux. Elle n’était pas descendue près du terrain familial, à côté de la Plage-à-la-Baleine, pour voir comment progressaient les travaux sur le bateau, depuis plus d’une semaine. Ses autres soucis avaient tout effacé autour d’elle. La dernière fois qu’elle avait visité le site, il n’y avait pas eu grand-chose d’intéressant à voir. Quatre des grands troncs qu’ils avaient embarqués sur les barges au chantier de Danton avaient été tirés de l’eau, et l’un des plus grands chênes – un monstre de plus de quatre-vingts pieds, aussi droit qu’une corde bien tendue – avait été bien proprement fendu pour en révéler le cœur doré, odorant et au grain serré. Les ouvriers avaient écorcé l’autre grand chêne, un arbre qui avait également poussé bien droit ; les deux autres troncs étaient légèrement incurvés sur toute leur longueur, ce qui avait surpris Katla : ils ne semblaient pas devoir produire de bonnes planches, dont l’arc gracieux était obtenu par un soigneux passage à la vapeur. Une douzaine d’hommes s’affairaient sur le site avec des haches et des scies et l’air était plein du délicieux parfum du bois fraîchement coupé. Mais incapable de se concentrer très longtemps dans son état présent, l’esprit de Katla s’était mis bientôt à vagabonder, et elle avait permis à ses pieds de le suivre, loin du bruit et de l’agitation. Il y avait bien davantage à voir à présent. Plus de deux douzaines d’hommes travaillaient dur sur la prairie bien plate qui s’étendait au-dessus de la ligne de la marée marquée par les algues. Une poignée d’entre eux étaient venus du chantier de Mortèn Danson avec les barges, attirés par la promesse d’une bonne paye en échange de leur expertise. Mais la plupart étaient de vrais Tomberoc, des hommes nerveux et tannés par le soleil, avec des mains habiles et des visages aux traits fermes. Ils avaient eu affaire toute leur vie à des bateaux, même s’ils n’étaient pas des maîtres artisans ; et la chance de participer à l’ambitieux projet d’Aran Aransen leur semblait une bonne façon de rendre hommage à la perte de son fils, qui avait été aimé dans l’île. Nombre d’entre eux espéraient aussi en leur for intérieur être choisis pour l’expédition. Ils avaient entendu les récits des Îles Dorées, et la plupart étaient des jeunes hommes, des cadets de famille sans grand espoir de posséder jamais de la terre, à moins – à Sur ne plaise – que nombre de leurs frères ne fussent emportés par quelque désastre. Aussi travaillaient-ils tous avec attention, avec fierté, afin de construire le grand navire du Maître de Tomberoc. Ils fabriquaient de belles planches à partir des énormes troncs à coups de hache assurés ; ceux qui étaient habiles avec une hachette et un ciseau façonnaient les taquets et les trous pour les rames. Les moins talentueux faisaient tremper les brins d’osier dans de l’eau de mer additionnée d’huile afin de les rendre assez flexibles pour servir d’attaches, tandis que d’autres s’employaient à chauffer du pin fraîchement coupé, exsudant un parfum de résine. Katla reconnaissait la plupart des hommes présents, des hommes avec qui elle avait grandi et qu’elle avait vus tous les jours de son existence. Il y avait là Bran Mattson, et Stein et Kotil Garson. Lars Hoplison, Finn Erlingson et son frère Rolf ; les séduisants Stenson du nord de l’île, Félin Barque-Grise avec ses fils Gar et Bran. Même Kar Pied-d’Arbre et l’oncle Margan se trouvaient là, bien qu’ils eussent leur propre terre à travailler et n’eussent guère dû participer au projet insensé d’Aran. Elle sourit : sa tante – la sœur de Béra, Gwenna – était une femme redoutable ; son oncle aurait des problèmes lorsqu’il retournerait à la cabane de berger, s’il l’osait. Son pouls s’accéléra tandis qu’elle observait la scène. L’excitation était palpable : une aventure se construisait sous ses yeux. L’expédition appartenait à tous les hommes présents, et ils pourraient en chérir le souvenir : tous ici participaient au rêve de son père. Il y avait quelque chose de plaisant dans cette idée, et Katla sourit largement. Et là, visible par moments à travers le groupe d’hommes qui s’y affairaient, se trouvait le cœur même de l’entreprise : l’objet le plus élégant qu’elle eût jamais vu, et cela incluait les bijoux les plus coûteux portés par les dames de la cour de Halbo, le poney des îles au sang le plus pur, ou la meilleure lame qu’elle eût jamais forgée. Placé sur un cadre de pin et soutenu par un échafaud d’espars à sa partie la plus haute comme à la plus basse, se trouvait la quille, la proue et la poupe d’un grand vaisseau. Katla se fraya un chemin à travers les hommes à l’œuvre et les piles de bois, en enjambant comme dans un rêve des déchets de bois, des outils, des sacs de laine et de crins de cheval. Elle s’arrêta enfin sous le squelette de la proue et renversa la tête en arrière. Fait d’un seul tronc d’arbre, l’étrave étirait sa courbe depuis la base pour s’enrouler ensuite en un gracieux cou de cygne. Katla en suivit le dessin vers le sol. La quille massive et profonde devait sûrement avoir été tirée de l’énorme chêne qu’elle avait vu la dernière fois fendu sur la grève par un maître artisan, car elle était tout d’une pièce, malgré ses presque soixante-dix pieds de long. Des arbres aussi splendides ne poussaient plus dans les îles nordiques. Celui-ci devait venir du bois sacré au-dessus de Ness. Par réflexe, elle fit un signe pour écarter le mauvais sort, en espérant qu’on avait amadoué de manière appropriée tous les esprits de cet antique bosquet avant d’abattre cet arbre imposant. Elle ne put s’empêcher de tendre la main pour le toucher. Un éclair d’énergie lui parcourut aussitôt le bras. Elle laissa échapper une exclamation étranglée, extasiée par l’élan vital qu’elle rencontrait là. Et pourtant, en même temps, elle pouvait demeurer assez détachée pour apprécier le beau travail qui avait pris cet arbre splendide pour en tirer cette forme élégante. Là où la proue se rattachait à la quille, il y avait un joint bien net, les bords du bois bien ajustés et les rivets si bien enfoncés que Katla les sentit à peine lorsqu’elle s’agenouilla pour y faire courir sa main. Tout le squelette de bois semblait vibrer contre sa peau comme un chat qui ronronnait. Elle fut soudain extrêmement tentée de rester assise là toute la journée à le caresser ; elle se força à ôter sa main et adressa un regard émerveillé à Mortèn Danson. « C’est extraordinaire. » Danson se contenta d’incliner la tête en réponse. Katla se sentait prise de vertige, désorientée. Elle se leva avec lenteur, en craignant de perdre l’équilibre et de s’étaler par terre devant le constructeur. « Alors. Montrez-moi où iront les entretoises », dit-elle enfin, en se maîtrisant. Le constructeur de bateaux indiqua le creux du navire où l’étrave se joignait à la quille et où l’on avait cloué en place la première rangée de planches. « Ici, et là, le long du joint de la quille pour renforcer la proue pour le brise-glace. Ça devrait s’étendre d’ici… (il indiquait un point au-dessus de la deuxième planche) … à là. » Un pied plus loin que le joint. « Il faut des traverses ici et là pour renforcer, et il vaudrait mieux qu’elles soient fondues tout d’une pièce plutôt que soudées, si tu en es capable. » Il savait parfaitement qu’elle ne le pouvait pas : c’était plus qu’il n’aurait exigé de son propre forgeron, mais il aurait plaisir à la voir échouer. « Ensuite, on rivettera la pièce qui va à l’extérieur à l’entretoise intérieure, à travers le bois. Cela rendra la proue plutôt moins flexible que je ne le voudrais, mais ton père ne veut pas en démordre. » Katla fit le tour du bateau pour jeter un coup d’œil par-dessus la première planche, en s’émerveillant de la façon dont tous les morceaux de bois bien découpés se fondaient les uns dans les autres avec une perfection presque surnaturelle, et quelque chose commença de changer dans l’animosité qu’elle éprouvait envers le constructeur, la transformant en une admiration réticente. Elle saisit un seau de bois vide qui puait le poisson, le retourna et monta dessus afin de pouvoir toucher l’endroit où la pièce métallique serait rivetée. Puis elle ferma les yeux et laissa ses mains caresser le joint. Danson l’observait, incrédule, un sourcil arqué. Cette fille était folle, ou elle était géniale, et il avait définitivement tendance à favoriser la première hypothèse. Qu’elle se casse les dents là-dessus ; quand elle aurait gâché une bonne quantité de précieux fer pour produire on ne savait quelle monstruosité inutile qui ne tiendrait évidemment pas, il s’assurerait que son père si bizarrement aveugle à son sujet le voie bien. En secouant la tête, il s’éloigna pour vérifier les progrès du contremaître dans le processus de passage des planches à la vapeur. Katla retourna à la forge comme une somnambule, et lorsque Ulf Fostason lui adressa la parole, elle lui répondit à peine. Tout l’après-midi, la forge retentit du fracas du marteau sur l’enclume, et de la fumée jaillissait des fenêtres avec des escarbilles. Comme le soleil tombait derrière la Dent du Chien et que les hommes revenaient de leurs labeurs pour manger dans la salle commune., le chevrier s’éloigna en vacillant dans le crépuscule, les jambes molles de fatigue. Katla trempa la pièce de métal dans de la résine de pin et de l’huile de lin, et contempla son œuvre avec satisfaction. Pendant qu’au-dessus de la table du dîner Aran conférait avec Mortèn Danson et Orm Nez-Plat quant au meilleur rapport de tailles entre voile, mât et quille pour résister aux puissants vents de l’arctique, sa fille se rendit en titubant jusqu’à la Plage-à-la-Baleine, en portant un engin à l’aspect des plus bizarres. La pièce de métal était bien plus légère qu’elle ne l’avait pensé lorsqu’elle avait commencé de battre le métal en fusion, car elle avait chauffé celui-ci jusqu’à ce qu’il devînt bleu, elle l’avait martelé et trempé, en rognant le superflu, et elle avait recommencé plusieurs fois le processus, en battant la feuille de métal pour la rendre de plus en plus fine. Mais il était solide, bien plus solide que le cadre robuste mais grossier qu’on avait originellement envisagé. Et malgré sa finesse, Katla savait que le métal supporterait d’abord les indignités du rivetage, puis la pression du bois qui jouait, comme la pression en sens inverse du brise-glace qui serait ajouté sous la ligne de flottaison, car elle en avait soigneusement fondu les impuretés. C’était la partie dangereuse du concept : même le navire le mieux construit pourrait voir son équilibre général complètement faussé par une telle addition, surtout si le brise-glace était fabriqué par des mains maladroites. Mais Katla se rappela alors les beaux joints et les lignes bien nettes du navire et sut que Mortèn Danson était bien trop orgueilleux pour laisser du mauvais travail gâcher sa création. Désormais seul sur le rivage désert, dans son grossier berceau de pin, avec la lumière de la lune qui en caressait les moindres contours, l’ossature du vaisseau en construction d’Aran Aransen semblait plus austère que jamais. Katla prit une grande inspiration et s’approcha, un peu inquiète. Quelque chose l’avait poussée à placer sans témoins dans le navire l’armature qu’elle avait fabriquée. Mais était-ce de peur de constater que la chose ne s’ajustait pas bien et de voir ses efforts tournés en ridicule, ou une espèce de besoin obscur, presque religieux, de communier avec le fer et le bois, tous deux liés aux racines d’Elda ? Elle l’ignorait. L’une et l’autre hypothèses la terrifiaient. Ainsi donc, en vacillant sur le seau retourné qui se trouvait toujours où elle l’avait laissé, elle souleva l’entretoise par-dessus les planches rivetées – en remarquant avec la seule petite part de son esprit à n’être pas glacée de peur qu’on avait ajouté deux planches depuis son passage dans l’après-midi – et elle la plaça dans la poupe. Elle faillit être jetée à terre par le choc qui lui traversa les mains lorsque bois et métal se touchèrent. C’était comme si le chêne, même dans sa forme mutilée, travaillée par la main humaine, s’étirait vers le fer, l’embrassait, l’attirait en lui. L’entretoise s’ajustait comme une seconde peau, même là où les planches se recouvraient les unes les autres. Katla resta debout sur son seau, la paume des mains brûlant contre le métal, sentant le bois vivant en dessous et plus profondément encore la vie du monde là où la quille rencontrait le berceau de pin, et le berceau de pin le sol, et les veines de roc qui couraient sous la plage jusque dans la mer et loin, loin jusqu’au cœur d’Elda même. Et soudain une voix se fit entendre. Ne t’embarque pas sur ce vaisseau, Katla Aransen, car j’ai besoin de toi. Elle releva la tête en sursautant et chercha malgré elle sur la plage celui qui venait de parler, même si elle savait parfaitement bien qu’elle était seule ici dans ce lieu obscur. * * * Cette nuit-là, elle eut du mal à dormir ; ses rêves étaient hantés par des mers en furie, le fracas du bois qui éclatait, les cris des mourants. Elle s’éveilla dans la lueur grise de l’aube, avec des crampes douloureuses dans le ventre, et quand elle sortit pour uriner avant l’éveil du reste de la maisonnée, elle constata que ses menstrues étaient revenues, plus abondantes qu’avant. 17. Voyances Le gel avait dessiné des motifs de plumes sur les dalles du jardin d’herbes aromatiques et ridé les mares qu’avait créées en fondant la grêle de la nuit. La Rose du Monde s’appuya contre un grand pot d’argile plein d’herbes et de brindilles mortes, pour regarder son souffle s’épanouir dans l’air. Elle savait à ces signes qu’il devait faire très froid, mais elle ne ressentait aucunement le changement de température. C’était peut-être dû en partie au fait qu’elle était bien emmitouflée : sur sa longue chemise et sa tunique de velours rouge, elle portait un lourd manteau doublé de la fourrure de deux cents hermines et visons, disposée en un échiquier de noir et de blanc trop fortement contrasté. Autour de ses épaules, alors qu’elle quittait la porte du château, son époux avait insisté pour draper une cape en peau de phoque au grand capuchon doublé de poil d’ours des neiges qu’il avait relevé sur ses cheveux d’or pâle. Puis il lui avait baisé le front et s’était éloigné d’un pas rapide, avant d’être de nouveau submergé de désir. Depuis la nuit où il avait conçu l’idée erronée qu’elle portait l’héritier des Îles du Nord, Ravn Asharson avait manifesté à son égard une extravagante sollicitude. Plutôt que de lui révéler la vérité et de lui briser ainsi le cœur, la Rosa Eldi s’était mise à porter plusieurs couches de vêtements pour satisfaire à ses désirs. Il avait aussi pratiqué une retenue des plus remarquables : depuis cette nuit-là, ils n’avaient couché ensemble qu’une seule fois, et dans l’obscurité la plus totale, pour qu’il ne vît pas son ventre intact et plat. Elle commençait à douter de ses propres pouvoirs, pour ce qu’elle en avait. Et le fait d’être incapable de concevoir, malgré toute sa diligence, n’avait rien fait pour améliorer sa tranquillité d’esprit. Ce n’était pas seulement pour entretenir l’illusion qu’elle aurait voulu être enceinte, ni pour plaire à son seigneur, même si elle le désirait toujours plus désespérément chaque jour, car il ne pouvait y avoir aucun doute dans son esprit, ou ce qui passait pour son cœur, sur le fait qu’elle aimait profondément Ravn. Mais la supercherie procédait aussi d’un souci croissant de sa propre sécurité dans le royaume du Nord. L’annonce d’une grossesse lui assurerait une certaine protection. Mais elle avait fait promettre à son époux le plus grand secret jusqu’à ce que, lui dit-elle, « elle soit sûre ». Il serait cependant difficile de retarder encore longtemps cette déclaration sans susciter le soupçon. Maintenant que Ravn s’était jusqu’à un certain point libéré de son enchantement, elle se trouvait bien trop libre d’errer dans les salles et le labyrinthe des corridors du grand château ; elle avait ainsi surpris bien des conversations qui n’étaient point destinées à ses oreilles. Certes, elle possédait une ouïe surnaturelle, et son pas était léger ; mais elle semblait tomber sur de nouvelles rumeurs et de nouvelles conspirations chaque fois qu’elle se hasardait hors de ses appartements. Les manœuvres d’Erol Bardson n’étaient pas une surprise, même pour qui était aussi peu versé qu’elle dans la complexité des intrigues de cour. Elle avait entendu les nobles de Ravn l’avertir bien des fois des complots de son cousin, en pressant leur roi de le renvoyer sous un prétexte quelconque avant qu’il ne pût rallier assez de partisans pour tenter de s’emparer du trône. Ce qui l’avait surprise, c’était le nombre des autres nobles et des gens du commun qui murmuraient contre le roi lorsqu’ils se croyaient hors de portée. Ravn n’était pas populaire, même au centre de sa propre capitale, même entre les épaisses murailles de la forteresse de Halbo. Et c’était elle qu’on blâmait le plus, c’était extrêmement clair. « La sorcière » disait-on d’elle, et « la seither blanche ». Elle n’avait jamais entendu ce dernier terme et en était déconcertée. Comme bien d’autres détails, elle l’engrangea pour future référence et continua d’écouter. Quelques-unes des femmes faisaient des commentaires vipérins : « Une sorcière païenne, voilà ce qu’elle est », avait déclaré une créature osseuse à la robe jaune mal ajustée à sa compagne, une énorme femme toute en hanches et en seins, sans rien pour indiquer la forme de ce qui les séparait. « Elle l’a piégé entre ses jambes et l’a pressé jusqu’à en faire sortir toute vie. Je me rappelle quand il galopait dans ces parages toute la nuit, en se glissant dans une chambre à coucher après l’autre, pour baiser tout ce qui se présentait ! » Sa compagne avait vigoureusement hoché la tête en signe d’agrément même si, aux yeux inexpérimentés de la Rosa Eldi, il semblait extrêmement peu vraisemblable que l’Étalon du Nord eût été tellement privé d’avoine qu’il eût reniflé ces misérables sacs à provende. « Évidemment, avait continué la robe couleur de pissenlit, si elle ne porte pas un fils dans la première année de leur mariage, il la répudiera sûrement pour prendre une femme plus fertile dans son lit. — Si Dame Auda peut y voir, elle ne durera même pas aussi longtemps », avait renchéri allègrement l’énorme femme. Elle avait baissé la voix, et la Rose du Monde avait dû retenir son souffle pour entendre le reste de ses commentaires. « J’ai entendu dire que notre estimée ex-reine a envoyé chercher un seither. — Vraiment ? » La femme maigre était intriguée. « Un seither pour traiter une seither ? Voilà une chose qui n’a jamais été essayée, à ce que je sache. » La Rosa Eldi frissonna, un frisson qui ne devait rien au froid hivernal. C’était la deuxième fois qu’elle entendait ce terme, et le contexte n’était pas de bon augure. « Traiter ? Aider la reine à concevoir ? Mais non, idiote ! » La grosse femme gloussait, incrédule. « Pour une intervention médicinale, une potion. Pour s’en débarrasser de telle façon qu’elle semblera être morte de cause naturelle, avant que la semence royale ne prenne racine, ce qui déplairait au plus haut point à Auda : elle ne pourrait guère oser la toucher, dans ce cas. “Cette putain nomade”, c’est ainsi que Dame Auda parle d’elle, vous savez. Elle la hait, et toutes les autres comme elle. — Les putains ? — Non, les nomades, Séra. Les nomades et toutes leurs manigances magiques. — Mais pourquoi ? Je n’ai jamais vu de nomades de ma vie avant que celle-ci ne fasse son apparition. Et à ce que je sache, Auda n’a jamais quitté les Îles. » La maigre semblait perplexe. « Et puis, si elle déteste autant la magie, pourquoi faire appel aux talents d’un seither ? — La bonne magie du Nord est très différente des viles pratiques des Vagabonds, déclara sa compagne, comme si c’était une évidence. On sait fort bien que les seithers ont simplement recours aux énergies naturelles du monde. Alors que les nomades… Eh bien, ils ne connaissent aucune limite, ils usent même de sang et de semence mâle dans leurs sortilèges. On dit que le vieux roi Ashar est tombé amoureux d’une nomade quand il est allé mener des raids en Istria. D’après ce que j’ai entendu, il n’a plus jamais visité le lit de son épouse après son retour, tout enflammé de désir pour sa sorcière d’amante, à mille milles d’ici. — Non ! — Si ! Et c’est pourquoi Dame Auda abhorre les nomades, avait triomphalement conclu la grosse femme. Elle ne peut souffrir de voir son propre fils suivre le cœur de son père. — Le cœur ? La queue, plutôt ! — Séra ! » Et les deux femmes s’étaient écroulées de rire, pour amorcer ensuite une conversation complètement différente. La Rosa Eldi n’avait jamais connu l’anxiété. Mais elle commençait d’en apprendre la puissance, à présent. De surcroît, d’étranges pensées la visitaient, ces derniers temps. Il était difficile d’y songer comme à des rêves, puisqu’elle ne dormait jamais réellement. Des images lui arrivaient, des éclairs, de plus en plus souvent après la vision de la caverne remplie de rocs, qui la hantait. Elle ne savait qu’en penser, car ces visions ne correspondaient à rien de ce qu’elle avait connu de ce monde depuis son départ de Sanctuaire. Elle voyait une cité d’or, aux tours étincelant au soleil ; elle voyait des arbres gigantesques qui s’élançaient à l’assaut du ciel ; elle voyait des falaises si blanches qu’elles paraissaient sculptées dans de la glace, mais elles étaient chaudes et pleines de vie, parsemées de fleurs multicolores et de lierre grimpant, rien qui ressemblât aux falaises glacées de l’île ensorcelée du Maître. Plus d’une fois elle vit une femme en robe rouge, ses longs cheveux pâles ornés de fleurs en boutons, qui se reflétait dans la claire surface d’un lac. La femme avait la tête renversée en arrière, elle riait, et la Rose du Monde ne pouvait ainsi voir clairement son visage ; mais cette femme avait quelque chose de terriblement familier, qui lui faisait battre le cœur. Derrière elle, à un pas, se tenait un homme de haute taille vêtu tout de bleu, ses longs cheveux de lin soulevés par la brise. Il avait la main posée sur la taille de la femme, un geste à la fois aimant et possessif. À ses pieds était assise une énorme bête à la fourrure noire et lisse, qui s’étirait et bâillait, et la Rose du Monde pouvait voir l’intérieur de sa gueule, d’un rouge riche et profond, ses crocs aigus, sa longue langue. Des éléments de cette vision revenaient la visiter sous des formes légèrement différentes au cours de ses jours et de ses nuits, mais elle ne pouvait jamais distinguer le visage de l’homme ni reconnaître vraiment la figure féminine, même si elle savait en partie que c’était elle qu’elle voyait ainsi, le savait aussi certainement que si elle s’était regardée dans un miroir. Avait-elle vraiment jamais été aussi heureuse ? Dans l’éclair de ce souvenir, la femme semblait puissante, joyeuse, libre. La Rosa Eldi ne pouvait comparer une telle figure avec ce qu’elle était à présent. Et elle n’avait pas la moindre idée de l’identité de l’homme qui se trouvait avec elle. Qu’il pût être son époux, dans un autre temps, une autre vie, lui semblait un tour cruel. Le plus cruel de tout, cependant, avait été la courbe de son ventre, impossible à ne pas remarquer. Dans cet autre temps, en cet autre lieu, avec cet autre époux, elle avait conçu un enfant. Et si c’était le cas, pourquoi ne le pouvait-elle pas maintenant ? Avec un soupir, elle pressa une main contre les muscles obstinément plats de son ventre. « Pousse, murmura-t-elle sauvagement, pousse ! » Mais à quoi bon un tel ordre si aucune semence n’avait été plantée ? Il y avait presque deux semaines que Ravn lui avait fait l’amour, et cette fois, il s’était retiré : une histoire quelconque de vieille femme quant à la semence d’un homme qui rendait difforme le bébé à naître. Et quand elle l’avait regardé, incrédule et chagrine, il lui avait simplement caressé le visage en la rassurant : après la naissance de l’enfant, ils se donneraient encore davantage de plaisir, puisque personne ne pourrait plus le leur reprocher, avec un héritier en bonne santé comme conséquence de ce plaisir. Elle fut rappelée à elle-même par un frémissement contre son autre main, celle qui reposait parmi les herbes du pot d’argile auquel elle était appuyée. Elle battit des paupières, regarda mieux. Une robuste petite pousse verte s’était frayé un chemin entre son pouce et son index, et son progrès vers la lumière était bizarrement visible. La Rose du Monde recula avec un mélange d’effroi et de fascination. La pousse continuait de croître, déployait sa tête verte, déroulait deux petites feuilles sur sa tige, puis deux autres. Un instant plus tard, la plante nouvelle avait produit des rameaux et de petits bourgeons. Et ensuite – au milieu du cruel hiver eyrain, environnée de plantes noircies et mordues par le gel – elle éclata en une douzaine de fleurs d’un rose pâle. La Rose du Monde contempla ce miracle, puis sa propre main. Elle se pencha pour effleurer la plante et fut submergée par le parfum odorant des fleurs. Ce n’était pas une illusion, alors. Ses doigts fourmillaient. Elle les posa, pour voir, sur une tige de thym rampant, dont les rameaux étaient nus, sans feuilles. « Pousse », murmura-t-elle de nouveau. La plante se mit à croître. La Rosa Eldi la contempla, les yeux écarquillés. Puis elle sourit à l’idée qui lui était venue : si elle pouvait manifester une telle magie pour le bien d’une plante minuscule, ne devrait-elle pas être capable de canaliser cette même puissance, et davantage encore, en la dirigeant vers l’intérieur ? Elle retourna dans ses appartements, et c’était plus que l’air vif qui lui rougissait les joues. Elle y trouva son époux qui revenait de la chasse, en train de changer ses habits éclaboussés de boue. Elle laissa tomber ses fourrures et ses robes, pour l’étreindre de telle manière qu’il ne pourrait absolument pas lui résister, quelle que fût sa maîtrise de soi. * * * Ce soir-là, le roi Ravn Asharson, Seigneur des Îles du Nord, annonça la grossesse de son épouse. Il envoya corbeaux et coureurs sur tout le continent et dans chacune des îles eyraines avec la joyeuse nouvelle : sa reine, la Rose du Monde, avait conçu un héritier. On se mit à préparer un grand festin de célébration. Dans tout le royaume, nombreux seraient ceux qui pousseraient de grands soupirs de soulagement. Mais il en était d’autres bien mal disposés envers le couple royal, et dont les plans seraient contrariés par cette nouvelle. La mère du roi fit retraite dans ses appartements en prétextant une fièvre, et attendit avec une plus grande impatience encore le visiteur qu’elle avait convoqué. * * * Le flot de la magie ne tarissait pas. La Rosa Eldi fit pousser des pommes dans le jardin gelé puis les enterra pour les vers. Elle soigna l’un des chiens du château quand il fut blessé par un sanglier et que la blessure s’infecta. Nul ne sut qu’elle l’avait fait, car on avait laissé le chien dans les écuries pour mourir ou survivre. Le maître des chenils fut extrêmement réjoui le lendemain lorsqu’il trouva sa chienne favorite debout et mobile, quoique boitant bas – la Rosa Eldi s’était dit qu’il ne serait pas sage de donner à cette guérison un aspect trop miraculeux. La glace étranglait si profondément la terre que le puits du château tomba à sec. Sans être vue, la Rose du Monde posa les mains sur le sol dallé du puits pour envoyer ses pensées dans la terre. Parcourant ainsi les veines de roc, elle découvrit un petit ruisseau qui descendait des montagnes au-dessus de la ville puis faisait un coude pour traverser les forêts et se déversait en une chute spectaculaire dans un abîme moussu au-dessus de la mer. Elle divertit une partie du ruisseau et le guida loin sous la terre à travers les anciens rocs volcaniques sur lesquels reposait Halbo, pour l’attirer contre sa nature vers le haut, afin qu’il se creusât un cours nouveau et bizarre jusque dans le puits. Ce dernier effort l’épuisa, mais la remplit d’allégresse. Elle était excitée par son lien profond avec le monde qui portait son nom ; elle avait le sentiment que, au cœur de celui-ci, on avait entendu son appel et qu’on y répondait. Et sûrement, sûrement, si elle pouvait déplacer pierre et eau, manier à son gré le cœur du monde lui-même, elle pouvait faire naître la vie en elle ? Mais malgré tous ses efforts, la reine ne sentait pas le plus infime changement dans son propre corps. Son ventre demeurait toujours aussi vide et plat. Elle commença de connaître le véritable fil acéré de la détresse. Et la voix qui l’avait appelée lorsqu’elle avait placé ses mains sur la pierre en invoquant l’eau, cette voix qui désormais la cherchait, joyeuse, avec toute la vivacité d’un espoir qu’on n’attendait plus, et d’un intense désir, cette voix, elle ne l’écoutait plus. * * * Quelques jours plus tard, un petit navire entra dans le port de la capitale au plus profond de la nuit, la voile gonflée par un vent inexistant. Il vint doucement se placer près de la digue, cogna légèrement contre la maçonnerie lorsque son occupant débarqua sur la jetée couverte d’herbes folles, puis il dériva de nouveau dans la nuit, comme doté de sa propre volonté – ce qui était peut-être le cas. La lune jetait une ombre longue et mince au-devant du marin qui était ainsi arrivé tandis qu’il – ou elle – trouvait son chemin à travers les rues endormies. Plus d’un chat s’immobilisa au beau milieu de sa randonnée nocturne pour observer le passage de cette silhouette, une patte levée, la queue frémissante, les yeux reflétant la lumière argentée de la lune, pour se glisser prestement ensuite dans un coin sombre et sûr, sans bouger avant le matin. Les chiens du château, habituellement plus qu’une nuisance avec leurs aboiements et hurlements incessants à l’astre de la nuit, devinrent étrangement silencieux tandis que la poterne de l’est s’ouvrait avec un craquement puis se refermait. Lorsque l’ombre passa près d’un couple de vieilles chiennes, elles levèrent la tête, reniflèrent, et poussèrent un tout petit gémissement de reconnaissance. Les gardes en poste à l’entrée du château ne virent rien d’extraordinaire cette nuit-là, même si un observateur aurait pu noter que leurs conversations s’interrompirent pendant un instant et que leurs yeux se fermèrent brièvement. Puis la discussion sur les mérites de la bière servie à La Tête du Cerf comparée à celle de La Jambe de l’Ennemi reprit au milieu de la phrase interrompue comme s’il n’y avait jamais eu de pause. La Rose du Monde, cependant, éprouvait comme une démangeaison à l’intérieur de son crâne, une légère vibration dans tous ses os, un frémissement inhabituel de chaleur. Elle s’assit toute droite dans le lit qu’elle partageait avec le roi d’Eyra et, tels ceux d’un chat, ses yeux verts miroitèrent en s’écarquillant, et elle se mit à trembler ; si elle avait eu des vibrisses, elles se seraient mises à tressaillir en sentant les mouvements de l’air à travers les murs du château. Mais, telle une femme humaine, elle écouta, elle regarda, et tous les pores de sa peau s’ouvrirent pour sentir ce qui se trouvait là-dehors, et maintenant ici, dans le château de Ravn. Les paumes de ses mains devinrent brûlantes ; sa nuque fourmillait ; elle pouvait sentir l’approche de la magie, comme dans l’air le changement qui précède une tempête. Elle se leva avec des gestes lents, passa la robe dont elle avait appris qu’il était approprié de la porter lorsqu’elle sortait, et se glissa dans le corridor. Il n’y avait pas de garde à la porte de la chambre royale : Ravn préférait éviter de telles formalités lorsqu’il était chez lui, même si Passorage ou Shepsey le convaincraient bientôt du contraire lors de leurs discussions sur cette décision, maintenant que la reine était enceinte. Aussi personne ne vit-il la Rose du Monde traverser sans bruit les passages de la forteresse de Halbo, avec ses pieds nus blancs et fragiles sur les massives dalles de granit. Le son de voix – aussi basses que celles de conspirateurs – flottait vers elle dans l’air de la nuit ; l’une était pleine d’un mépris mordant, l’autre aussi moelleuse qu’un fruit mûri au soleil. Dans ses mains et sa tête, le fourmillement devint plus intense ; la chaleur pulsait en elle, irradiant de son échine. Quelque chose qu’elle se rappelait, quelque chose qu’elle savait… À un tournant du couloir, elle put voir une lueur vacillante à l’extrémité du passage : une chandelle qui crachotait dans le courant d’air d’une porte ouverte. Une grosse sacoche bosselée était accotée au mur, à l’aspect misérable, toute en jute effrangée et pleine de reprises. Elle s’en approcha, déterminée et aux aguets, avec ce sentiment inabouti de reconnaissance qui lui démangeait le crâne. Elle s’arrêta à la porte. C’était l’appartement d’Auda. Elle n’y avait jamais mis le pied auparavant, mais elle le reconnut aussitôt à l’entêtant parfum de lys qui flottait dans l’air. Cela ne la surprit pas. Ce qui lui fit retenir son souffle fut l’ombre jetée par la chandelle, qui dansait en sautillant sur le mur opposé à la porte : d’une très haute taille, d’une extrême minceur, presque impossibles, mais sans erreur celles d’une femme. Des mots lui vinrent alors à l’esprit : devineresse, voyante, seither. Comme si elle l’avait appelée, l’ombre tourna la tête. La Rosa Eldi put en voir clairement le profil : un nez aquilin, un front plat, une mâchoire bien dessinée, une longue chevelure rassemblée en queue-de-cheval. Davantage de mots, alors, même s’il n’y avait aucun son audible : Vous ! Cela ne se peut… Et pourtant je le savais. Je vous ai sentie tout le long du chemin, sous mes pieds, dans l’air… Puis la silhouette franchit prestement la porte et la regarda fixement de son œil unique. La Rose du Monde tomba comme une pierre. * * * « Rajeesh, mina kuenna. Segthu mer. Mina dea, mina dea : rajeesh… » Les paupières pâles battirent sur un éclair d’émeraude. Les lèvres exquises s’entrouvrirent sur une question murmurée : « Hverju ? Hvi segthu ? » La seither hésita, comme soudain incertaine de la situation. « Jeh Festrin er, Kalas dottri, Brigs sun, Iels sun, Felins sun, Heniks sun… — Henik ? » Les yeux extraordinaires s’ouvrirent tout grands et Festrin Un-Œil recula, troublée. « Quoi ? Que dites-vous ? » Dame Auda s’immisça entre elles ; sa pâleur accentuait encore les méplats habituellement coupants de son visage. « Quelle langue bizarre parlez-vous ? » Elle fit face à la seither, la couvant d’un regard soupçonneux. « Cela avait une sonorité… étrangère. Certainement pas de l’eyrain, ni un dialecte de notre langue que j’aie jamais entendu. » Festrin tourna son œil unique vers la mère du roi et éprouva quelque satisfaction à voir la vieille femme reculer devant son regard pénétrant. « Ma Dame, ceci est la plus ancienne langue du monde. Elle existait mille ans avant la naissance de l’Eyra ou de l’Istria. Avant que l’humanité ne se fraie un chemin à travers l’Échine du Dragon pour errer dans le désert du Quartier des Os, telle une colonie de fourmis. Des éons avant la fondation de la Cité Éternelle, ou la culture de la terre. Les dragons patrouillaient alors dans les forteresses de montagnes, et de vastes troupeaux de yékas sauvages arpentaient les plaines. Cette langue n’a pas de nom. Elle n’en a nul besoin, car lorsqu’elle fut parlée pour la première fois, il n’y avait pas d’autre langue sur Elda. » Auda plissa les yeux avec méfiance. Elle n’en croyait pas un mot, mais insister lui faisait courir le risque d’être entraînée dans toute cette folie. « Et qui est-elle… la connais-tu ? » Elle regarda l’épouse de son fils, de toute sa hauteur, puis elle leva les yeux vers la seither. « Je… non », dit Festrin, en évitant l’attention avide de la vieille reine. Elle s’agenouilla près de la Rose du Monde, esquissa un geste pour la toucher mais recula, comme effrayée. « Nous ne nous sommes jamais rencontrées. Mais, ma dame… – et elle s’adressait maintenant à la femme étendue au sol – mon arrière, arrière-arrière-arrière grand-père vous a peut-être connue. — Six générations ? » Auda ricana. « Cette fille ne peut avoir plus de vingt-deux années, et même ton père est mort depuis quarante ans et plus. Es-tu complètement folle ? » La paupière de Festrin battit sur son œil unique. « Même s’il ne s’était écoulé qu’une seule génération depuis que l’on connaît cette dame, je n’ai pas entendu parler cette langue dans les îles depuis que mon père est mort. Je ne croyais pas qu’il restait quiconque pour la connaître. — Sudrinni, alla ieldri segthir », dit soudain la Rosa Eldi. Quelque chose avait changé dans son attitude au cours des derniers instants. Une lumière semblait briller en elle, une assurance nouvelle, ou quelque chose de plus important encore. « Alla ? — I Istrianni. » La seither parut frappée de stupeur. « Je n’ai pas voyagé aussi loin que je l’aurais dû. J’ai été extrêmement stupide. Si j’avais seulement su… » La mère du roi les regardait tour à tour comme si elles étaient toutes deux devenues folles. « Je n’ai pas de temps pour ces absurdités au milieu de la nuit », dit-elle d’un ton rageur. Elle lança un regard fulgurant à la seither. « Que pouvais-je bien penser en te convoquant pour obtenir ton aide, je me le demande ! Et quant à toi… (elle adressa un rictus méprisant à l’épouse de son fils) … ne crois pas m’avoir dupée avec cette supercherie quant à l’héritier que tu porterais pour mon fils. Quiconque n’aurait qu’une moitié d’œil pourrait voir que tu n’es pas enceinte. Eh bien, tes manigances désespérées seront bientôt évidentes pour tout le monde et je n’aurai nul besoin de cette créature contrefaite. Pas une grande devineresse, pour sûr, car son grand œil semble voir bien moins que mes deux yeux chassieux ! » Et sur ces paroles, elle retourna prestement dans sa chambre en faisant claquer la lourde porte de bois. La Rosa Eldi se releva en vacillant. « C’est la vérité, dit-elle à la seither dans la langue du Nord. Je ne porte pas d’enfant. — Ah, ma dame ! » Festrin inclina la tête. « Si vous êtes qui je crois, il y a maintes raisons pour cette triste vérité. » La reine semblait accablée. « Si je ne puis concevoir, je crains pour ma vie. — Je pourrais vous aider à partir d’ici… » Cela n’eut pour effet que de plonger la Rose du Monde dans un désespoir plus profond encore. « Non ! Je ne puis partir. N’y songe point. » L’idée d’être séparée de Ravn lui étreignait la poitrine d’une douleur presque physique. Festrin leva des mains conciliantes. « Personne ne peut vous obliger à faire ce que vous ne désirez point, ma dame. » La Rose du Monde l’examina avec curiosité. « Je ne comprends pas ce que tu peux vouloir dire ainsi », déclara-t-elle, en pensant à la façon dont Rahë l’avait gardée dans une boîte en bois, ne l’en sortant que pour son propre plaisir ; ou comment Virelai l’avait vendue sur toute la côte istrienne – comment les caprices des hommes l’avaient envoyée de-ci, de-là, comme de l’ivraie. « Peut-être puis-je vous aider autrement », proposa Festrin, même si elle ne pouvait imaginer aucun miracle. Elle souleva la sacoche laissée près de la porte et lui donna quelques tapes amicales, en remerciant tout ce qu’il y avait de sacré pour avoir eu l’intuition de la laisser hors de la chambre de la vieille femme. Il n’était pas réconfortant d’imaginer son cristal le plus précieux et les nœuds d’herbes noués par son arrière-grand-père abandonnés aux serres avaricieuses d’une femme remplie de tant d’amertume. * * * « C’est un navire ! » s’écria la Rosa Eldi. Elle semblait aussi excitée, songea Festrin, qu’une enfant voyant sa première image animée dans le cristal. Et sur bien des plans elle était une enfant, partiellement formée, apprenant de nouveaux talents, engrangeant chaque jour de nouvelles informations. Au cours des derniers instants, Festrin avait décidé, avec une certitude qu’elle n’aurait pu formuler explicitement, que troubler ce processus délicat par la révélation explosive de ce qu’elle croyait savoir à propos de la femme splendide assise en face d’elle serait à la fois dangereux et dommageable. Aussi contrôla-t-elle sa langue, et ses pensées, pour se consacrer entièrement à l’opération en cours. « Laissez-moi voir. » Elle plaça une main de chaque côté de la pierre – une petite boule de quartz qu’elle prenait avec elle lorsqu’elle voyageait, puisqu’elle laissait toujours son cristal principal dans la sécurité de sa caverne bordée par la mer, dans l’île secrète de Rivenoire. Elle tressaillit et recula. La pierre était animée d’étranges énergies. De minuscules lueurs s’allumaient et s’éteignaient dans les facettes internes du cristal comme si celui-ci eût contenu un orage avec ses éclairs. Festrin attendit un moment que les charges trouvent la terre, puis replaça ses mains et scruta les profondeurs du cristal. L’image était indistincte, comme aperçue à travers un brouillard, mais cela semblait une rémanence de la dernière utilisatrice, car lorsqu’elle se concentra, la brume se dissipa, et elle put voir avec une clarté surnaturelle non seulement le vaisseau, mais tout ce qui se trouvait à bord. Le navire paraissait eyrain, du moins dans sa conception, mais l’équipage semblait plutôt disparate. Festrin n’avait jamais voyagé au-delà des Îles du Nord : faire voile loin de sa demeure rocailleuse, c’était pour elle abandonner le siège de son pouvoir, car il coulait en elle à travers le sol même d’Eyra. Mais elle reconnaissait l’origine de plusieurs de ces gens d’après les descriptions des nœuds et des manuscrits sauvegardés par son arrière-arrière-grand-père lorsqu’il avait fui le Sud, et d’après sa propre expérience le long des quais et des docks de Halbo et des ports des environs, où les marins de l’Empire et les marchands avaient fait commerce dans des temps lointains. Au gouvernail, il y avait un homme à la peau sombre portant les tatouages caractéristiques des tribus des collines de Farèm, ce qui était intrigant en soi. Et un certain nombre de marins étaient d’origine indéterminée. Un grand homme maigre portant un casque d’acier lui semblait vaguement familier. Mais l’homme du côté du gouvernail, elle le connaissait bien : Joz Patte-d’Ours ! Elle se le rappelait enfant à Cap-à-la-Baleine, lors d’une joute qu’il allait de toute évidence gagner, malgré l’âge nettement plus avancé de l’autre garçon. N’était-il pas parti s’engager comme mercenaire ? Elle fronça les sourcils. Sa mémoire devenait un peu brumeuse, avec les années. Elle avait perdu trace de son âge, sinon dans les termes les plus généraux. Mais nombre de seithers vivaient plus de cent vingt ans, et elle savait qu’elle n’en était pas encore là. Si c’était un bateau de mercenaires, cela expliquerait assurément cet équipage mal assorti. Mais pourquoi le cristal offrait-il cette image à la Rose du Monde ? Elle examina avec plus d’attention les autres occupants du navire, s’arrêtant longuement sur une grande femme aux larges épaules, aux cheveux noués en un assortiment complexe de nattes, et pourvue de dents effilées. Puis ses yeux se fixèrent sur la personne avec qui discutait cette femme impressionnante. C’était une jolie jeune fille aux doux yeux bruns et aux longs cheveux noirs qui volaient librement dans le vent. Elle était vêtue d’une tunique mal ajustée et de bottes trop grandes pour elle. Mais si Festrin retint soudain son souffle, ce n’était pas à cause de l’incongruité de sa présence sur ce navire plein de marins d’expérience et d’aventuriers disparates mais parce que le ventre de cette femme présentait un renflement certain – bien camouflé, excepté pour l’œil le plus observateur, sous les trop larges plis rassemblés de la tunique. « Des forces mystérieuses sont à l’œuvre dans le monde, en vérité », murmura la seither. Elle lâcha le cristal et contempla la Rosa Eldi avec une terreur respectueuse, tandis qu’un stratagème des plus étranges prenait forme dans son esprit. * * * « Qui êtes-vous et pourquoi vous présentez-vous à ma porte à une heure pareille ? » Rui Finco venait d’émerger d’un long bain d’eau parfumée aux pétales de roses, assisté par deux filles voilées qui avaient insisté pour passer plus d’une heure à lui frotter le dos avec des huiles aromatiques, ce qui, il l’espérait avec ferveur, était un prélude à des activités plus intéressantes et plus énergiques. Les mœurs de Jétra ne correspondaient pas à ses goûts habituels, qui tendaient au pragmatisme : un bain servait à se débarrasser de la saleté de la journée, et requérait de l’eau chaude sans autre addition qu’un loofah et une compagne nue et consentante ; le temps ainsi gagné au bain pouvait être utilisé de manière plus productive entre les draps. Mais les esclaves de Jétra avaient une tournure d’esprit plus exotique que celles de Forent, lesquelles s’étaient habituées aux manières abruptes de leur seigneur quant au bain considéré comme préliminaire au sexe. Il était donc un peu impatient. Il s’enveloppa plus étroitement dans son peignoir de soie, ce qui ne fit que souligner cette impatience, et examina avec une hostilité non déguisée l’homme venu interrompre sa soirée. Celui-ci – peau sombre, cheveux en désordre, nez cassé – semblait un rude aventurier. Rui estima qu’il devait avoir autour de trente-huit ans, peut-être un peu plus. À en juger par le réseau de cicatrices qui couvrait ses bras et son visage, il avait vu sa bonne part d’action, même si aucune marque ne semblait fraîche. Un vétéran de la dernière guerre, ou un mercenaire si habile à l’épée qu’aucune lame n’avait réussi à l’approcher récemment. Ou peut-être les deux. Ce qui pouvait le rendre utile. À moins qu’il ne fût un assassin, et doté d’assez de hardiesse pour se rendre jusqu’à ses appartements et l’abattre sur place. Rui glissa un regard vers l’épée qu’il gardait appuyée au mur près du chambranle de la porte, en se demandant si ses réflexes seraient assez aiguisés pour le sauver, si c’était le cas ; il savait que s’il s’agissait d’un bon assassin, il n’aurait aucune chance. Quand il releva de nouveau les yeux, il surprit le regard de l’homme, qui revenait du même endroit que le sien. Rui le regarda fixement, en attendant un signe, mais son visiteur leva les mains. Il était sans arme. « Mes excuses pour vous déranger si tard dans la nuit, mon seigneur. Mon nom est Galo Bastido », dit-il d’un ton bourru, dans un istrien lourdement accentué qui le désignait comme natif de la côte du nord. Le sire de Forent attendit. « Jusqu’à récemment, j’étais capitaine dans la milice d’Altéa. » C’était une surprise, compte tenu de l’accent. Rui réfléchit rapidement. Altéa : capitale des terres des Vingo, dans le Sud lointain. L’aîné était estropié ; le cadet avait été posté, avec les autres hommes envoyés par sa famille, sous le commandement de Tycho Issian. Laissant ce Galo Bastido sans titre, et sans doute sans argent, car il n’avait pas l’air d’un homme enclin à ravaler sa fierté et accepter un rang inférieur, sous les ordres d’un quelconque jeune homme inexpérimenté. « Et vous venez quérir ma faveur ? — J’ai une proposition pour vous, mon seigneur. » Les esclaves attendaient. Leur bouche chaude, leur corps souple l’appelaient, exigeaient son attention. Il repoussa cette pensée. Quelques instants supplémentaires d’attente après tout ce maudit massage ne compteraient guère. « Venez », dit le sire de Forent après une pause des plus brèves ; il laissa entrer Bastido dans l’antichambre. Les filles, bien entraînées, jetèrent un seul regard au nouveau venu, comprirent que la situation ne requérait pas leur présence immédiate, se glissèrent aussitôt dans la chambre et y prirent leurs postes, silhouettes voilées toujours visibles à travers les tentures de gaze qui séparaient les deux pièces. Rui Finco se jeta sur un des longs sofas, et attendit. « Eh bien ? » dit-il. Galo Bastido détourna avec peine son regard de la porte de la chambre. Ce que c’était, quand même, d’être un seigneur dans la Cité Éternelle ! Était-ce seulement la fortune, ou un titre héréditaire faisait-il une telle différence ? Si c’était ce dernier cas, il était maudit ; si c’était le premier, il avait encore une chance de saisir sa destinée bien solidement entre ses mains. « Vous avez besoin de bateaux, mon seigneur, si vous voulez envahir le Nord. — Évidemment. Nos menuisiers ont commencé d’acquérir les matériaux nécessaires pour construire une flotte. Nous travaillons sur les plans. — Oui, messire, des plans. Mais pas de vaisseaux. » Rui considéra l’homme d’un œil désapprobateur. « Que dites-vous ? — Mon père était marin, un capitaine. J’ai appris tout ce qu’il savait à ses côtés, sur notre propre bateau, en faisant commerce avec les Îles du Nord avant la guerre. Ensuite, il est mort au combat, et nous avons perdu ce que nous avions gagné. Je me suis retrouvé à Altéa, à vendre mes talents de soldat, j’y suis resté pendant vingt ans, en montant dans les rangs. » Il était donc plus vieux qu’il n’en avait l’air. « Continuez. — Je peux gouverner un bateau et naviguer aussi bien que n’importe quel Eyrain, mon seigneur. » Rui soupira intérieurement. « Je suis certain que vos talents seront bien utiles dans les jours à venir, Bastido. Assurez-vous de revenir me trouver quand nous aurons notre flotte. » La conversation ne suivait pas le cours prévu par Bastido. Plus vite qu’il n’était tout à fait poli de le faire lorsqu’on s’adressait à un membre de la noblesse, il déclara : « J’ai… des amis, mon seigneur… dans votre propre cité. J’en ai rencontré quelques-uns sur la route de Jétra et ils m’ont apporté une information qui pourrait vous intéresser. » Le sire de Forent inclina la tête en laissant tomber entre eux un silence indiquant qu’il était prêt à écouter. Galo Bastido s’éclaircit la voix. « Le roi eyrain a un constructeur de bateaux, dit-il, sauf qu’il ne l’a plus. » Rui plissa les yeux. « Je le sais, dit-il en se rappelant la joie maligne de la mercenaire lorsqu’elle le lui avait rapporté. — Je sais où il se trouve. Mon cousin me l’a dit. Il le tient d’un mercenaire rencontré dans une taverne. À Tomberoc, a-t-il dit, la plus grande des îles d’Ostenave. C’est là que se trouve maintenant ce constructeur de bateaux. — Je le sais aussi, rétorqua Rui d’un ton menaçant. Vous avez intérêt à m’offrir autre chose que ces vieilles nouvelles, ou je vous ferai brûler la plante des pieds pour votre intrusion chez moi. » Galo Bastido ne sembla pas troublé par cette perspective déplaisante. « Le bateau de mon père est en cale sèche dans la baie de Lanison, mon seigneur. Il y est depuis des années, depuis que mon frère aîné est mort et que le bateau m’est revenu. Mais je gagnais trop bien ma vie à Altéa pour être intéressé à retourner en mer. Donnez-moi quelques hommes, mon seigneur, et je les conduirai à Tomberoc pour vous ramener le constructeur du roi du Nord. » Il fit une pause et reprit, un ton plus bas : « Et autant de femmes barbares que vous pouvez le désirer. J’ai entendu dire qu’elles sont sauvages, mon seigneur, tout à fait sauvages. » Il vit l’éclair d’intérêt qui s’allumait dans les yeux du sire de Forent, dont le regard devint ensuite rêveur. Était-ce la perspective d’une flotte conçue par un Eyrain qui enflammait son imagination, ou celle de remplir son sérail de prostituées venues du Nord ? De toute façon, il semblait devenu favorable à son audacieuse requête. Le jour suivant, après avoir dépensé un peu de la somme reçue en avance sur le succès de l’aventure avec un trio de putains habiles et une outre pleine du meilleur vin qu’il eût jamais goûté, le Bâtard quitta la Cité Éternelle avec quinze hommes armés et un billet à ordre lui laissant choisir qui il voulait dans la milice de Forent. Le bateau serait plus problématique, songea-t-il, et pourrait retarder un peu leur départ. À son meilleur, ç’avait été une vieille embarcation mal en point, et ce temps doré datait de plus de vingt ans. Mais il y avait sûrement à Forent des gens à même de le rendre de nouveau capable de prendre la mer. Par ailleurs, qu’y avait-il de mieux que de la monnaie dans sa bourse et une nouvelle cité à explorer tandis qu’on attend de s’embarquer pour une quête financée par l’un des grands seigneurs de l’Empire ? Se sentant plus assuré qu’il ne l’avait été depuis des années, Galo Bastido éperonna brutalement son cheval, dont le sang suinta le long des flancs, et il ordonna à son nouvel escadron de prendre le galop. * * * Tandis que leur navire arrivait en vue des grands piliers qui étaient les sentinelles de Halbo, l’équipage coucha la sculpture de proue inquiétante qui donnait son nom à L’Ours des Glaces. « Inutile de s’attirer des ennuis », avait dit Mam, toujours succincte. On espérait en tout cas que le roi avait oublié le petit détail de la tentative inepte de Gueule-de-Chien et de Tête-de-Nœud pour voler son propre navire, la dernière fois qu’ils s’étaient trouvés en ville. Amener le vaisseau que Rui Finco avait pensé utiliser comme modèle de la flotte istrienne leur gagnerait peut-être de nouveau la faveur royale, si l’affaire tournait mal. Mais Mam avait plutôt envie de garder le bateau pour leur propre usage. Elle ne s’habituerait jamais à voguer sur des mers houleuses, mais c’était le moyen le plus efficace d’échapper à une éventuelle mauvaise situation – Mam et les chevaux ne s’entendaient pas du tout. Quant à lui, Persoa ne cessait de contempler les majestueuses falaises, avec leurs escaliers sculptés et leurs minuscules fenêtres. Rien ne l’avait préparé à une architecture aussi massive : même dans la riche Istria, personne n’avait eu l’ambition déclarée de modifier ainsi le paysage naturel. Il ne pouvait imaginer de se trouver à l’intérieur du roc brut ; cela lui hérissait les poils sur la nuque comme ceux d’un chien. Sélène ramena les plis de la vaste tunique de Mam sur son ventre, et prit aussi le manteau d’Erno. Elle voulait juger par elle-même de l’endroit et de la nature des Eyrains avant de révéler sa condition. Ils ne pouvaient tous être aussi honorables qu’Erno Hamson, ni aussi directs que l’équipage des mercenaires. Comme elle ne se rappelait pas grand-chose de sa vie précédente, elle ne s’était pas attendue à être surprise d’une telle pensée. La Sélène Issian qu’elle avait abandonnée dans la mer au large de son pays natal aurait été épouvantée de s’embarquer avec une bande de coquins et de coupe-gorge. Mais elle avait constaté qu’ils étaient tous de bonne compagnie. Quoique un peu grossiers. Et elle aimait son nouveau nom : Léta Aile-de-Mouette. Persoa lui avait offert le prénom : c’était celui de sa sœur, avait-il dit, très sérieux, et elle la lui rappelait. Mais quand elle lui avait demandé où vivait maintenant sa sœur, quel genre de vie elle menait, il était devenu silencieux puis avait changé de sujet. « Aile-de-Mouette » venait de Mam ; et quand elle lui en avait demandé la raison, la commandante des mercenaires avait haussé les épaules : « Il y en avait une qui passait au-dessus de nous quand nous vous avons rescapée », se contenta-t-elle de répondre. Une nouvelle identité était un peu plus problématique. Des cheveux et des yeux sombres étaient une combinaison rare en Eyra. On avait fini par choisir les îles galiennes comme son lieu d’origine, surtout après qu’Erno eut expliqué en privé à Mam ce qu’il savait des ascendants de Sélène. « Son père est un homme profondément déplaisant, acquiesça Mam. J’en ai entendu parler même avant l’Assemblée. Un bigot, un fanatique et une brute. Elle est très bien hors de ses griffes, et j’en ferais beaucoup pour qu’elle le reste. » Erno éprouvait des sentiments mêlés à revenir chez lui. D’un côté, il serait de retour parmi les siens, et pourrait sans doute trouver moyen de gagner sa vie à Halbo. Mais il avait la nostalgie de Tomberoc, n’était-ce que pour marcher de nouveau sur le sol qu’avait foulé Katla Aransen, pour entrer dans la demeure où elle était née, se rappeler son rire dans la prairie, ou dans les éclaboussures, sur la grève. Mais il savait qu’il ne pourrait plus jamais remettre les pieds sur l’île où il avait été élevé : sa vie était sûrement forfaite à cause du rôle qu’il avait joué dans la mort de Katla. À tout le moins, il savait ne pas pouvoir regarder en face le terrible Aran Aranson. Le mot de passe avait changé depuis la dernière fois que les mercenaires étaient venus à Halbo. Mais Joz entama une allègre conversation avec les hommes du guet, et on les laissa bientôt passer. Ce n’aurait jamais été aussi aisé du temps d’Ashar Stenson, songea sombrement Mam, en se rappelant la dureté du vieux roi. À la seule vue d’un groupe d’Istriens sur un navire inconnu, la garde royale serait montée à bord le temps de dire « par les couilles de Sur ». Ils jetèrent quand même l’ancre dans la partie la plus lointaine du port et attendirent le coucher du soleil avant de débarquer. Le couvert de la nuit était toujours le meilleur manteau. Quelques curieux s’étaient rassemblés sur le quai et, lorsque Mam donna enfin l’ordre de descendre les barques, il en resta un groupe d’environ une vingtaine, essentiellement des badauds et des camelots : vendeurs de marchandises suspectes et femmes d’une douteuse vertu. Mam les dépassa sans un regard en arrière. Mais quand Sélène et Erno descendirent du faering, une silhouette de très haute taille, le visage dissimulé par un capuchon, se détacha de la foule pour les suivre dans les allées tranquilles. * * * « Fatigue-toi davantage, maudit sois-tu ! Qu’y a-t-il de difficile à cela ? Elle se trouve à Halbo, ce n’est pas comme si tu devais la chercher ! » Virelai soupira. Il était bien inutile d’essayer d’expliquer au sire de Cantara que les cristaux n’avaient aucun rapport avec la géographie. Il s’agissait du pouvoir guidant les vibrations concentrées dans la pierre grâce à la volonté et à la clarté de vision que pouvait posséder son utilisateur. Il pencha de nouveau la tête sur le globe et pensa très fort à la Rosa Eldi. Depuis que Rui Finco avait mis un terme à la modification magique des esclaves destinées à apaiser les obsessions de Tycho Issian, Virelai avait l’impression que le sire de Cantara perdait peu à peu l’esprit. Incapable de trouver un répit aux tourments de sa chair et de son imagination, il s’était mis à arpenter de jour comme de nuit les corridors du château de Jétra, pour finir en général dans les appartements de Virelai en exigeant une nouvelle potion ou une vision de sa bien-aimée dans le grand cristal. Quelquefois, il se contentait de rester assis sur le lit en caressant la chatte qui, attachée comme elle l’était à un montant du lit devait souffrir, de mauvais gré, ses attentions. Par deux fois Virelai avait entraperçu la Rosa Eldi, mais elle avait chaque fois été enlacée dans une étreinte passionnée par le roi du Nord et, plutôt que d’endurer une autre des violentes crises de rage jalouse de Tycho, Virelai avait désespérément cherché une autre image pour le distraire. La première fois, il avait réussi à se débarrasser du sire de Cantara en lui montrant une foule assemblée sur la place publique de sa cité autour d’un gigantesque bûcher enflammé où une douzaine de femmes nomades étaient immolées tandis que les prêtres jetaient des fleurs de carthame dans le feu pour consacrer le sacrifice. Très excité par cette vision, Tycho avait insisté pour que Virelai passât le reste de la nuit à chercher d’autres événements identiques de par tout le pays. Il n’avait pas eu de mal à trouver bien d’autres scènes du même genre pour faire saliver son maître, car une fièvre fanatique avait saisi l’Empire : les étrangers et les hérétiques n’étaient plus les bienvenus à l’intérieur de ses frontières ; on passait les hommes au fil de l’épée, et les femmes qui n’acceptaient pas la Voie de la Déesse (et se donnaient donc librement à tous les hommes qui craignaient Falla dans le voisinage) étaient confiées à Sa merci par l’intermédiaire des saints brasiers. Mais en dernier, il était tombé sur une vision plutôt étrange. Il en eut les poils hérissés sur la nuque, même s’il n’aurait su en dire la raison, car c’était très évidemment moins dérangeant que l’essentiel de ce qu’il avait vu au cours des jours écoulés. C’était une cité de pierre dorée, zébrée ou baignée de teintes chaudes par le soleil de la fin d’après-midi, même si à Jétra, on était en pleine nuit – ce qui était difficile à comprendre, car le cristal lui montrait rarement des scènes qui n’appartenaient pas au lieu et au temps présents. Fasciné, il inclina le cristal de tous côtés en s’émerveillant des spires et des minarets gracieux que lui offraient ses facettes, les vastes lacs et les fabuleux jardins pleins d’élégantes statues et de fleurs exotiques. Jétra était une cité magnifique, mais rien de comparable. En plissant les yeux à s’en faire mal, Virelai scruta tous les recoins de cette vision, et enfin, par la pure force de sa concentration, il réussit à contraindre le cristal à lui obéir et put visionner la cité plus en détail. Mais cette inspection plus attentive, au lieu de récompenser ses efforts d’un butin supplémentaire de merveilles, ne révéla que des déceptions : les édifices étaient délabrés ; les lacs verts d’écume, étouffés par les roseaux ; prêles et bruyère poussaient partout dans les jardins. Dans le ciel au-dessus du panorama de ruines, les larges ailes des oiseaux de proie planaient dans le vent chaud ; des corbeaux avaient fait leur nid au sommet des tours croulantes ; des chats sauvages maigres comme des clous patrouillaient rues et places, à la recherche de nourriture. Mais des habitants humains de la cité, il n’y avait nulle trace. 18. Alliances « Qui êtes-vous et pourquoi m’avez-vous amenée ici ? » Sélène plongea son regard dans les fascinants yeux verts de la femme qui lui faisait face et sentit se dissiper toute sa peur et sa colère. Sur les quais, lorsque la silhouette encapuchonnée s’était dressée en travers de leur chemin et d’un simple contact avait fait s’écrouler Erno sur les pierres avec un seul vague murmure de protestation – cet homme brave et si fort, ce protecteur ! –, elle avait d’abord été submergée de terreur, puis, tandis qu’on la poussait à vive allure dans les rues désertes vers une destination inconnue, la terreur avait été remplacée par une fureur inhabituelle et de plus en plus ardente. La haute silhouette dont l’étreinte sur son bras semblait la poigne glacée de la mort en personne n’avait pas dit un mot en chemin, ce qui avait contribué à la rage incandescente de Sélène – ou de Léta, comme elle était résolue à s’appeler désormais. Lorsqu’elle fut introduite sans cérémonie dans d’élégants appartements, elle était prête à sauter sur la personne à l’origine de cet enlèvement, toutes griffes dehors, et avec des paroles tranchantes. Mais un seul regard à la belle femme paisible qui était assise telle une enfant sur la grande chaise en bois, et tout s’était effacé en elle, à l’exception de la curiosité. Derrière elle, la porte se referma avec un léger claquement et quelqu’un la verrouilla. Elle pouvait sentir la présence de la haute silhouette qui l’avait amenée là, son regard impérieux sur sa nuque, comme un souffle froid. Mais elle ne se retournerait pas, car la présence de la femme assise sur la chaise – malgré son apparente fragilité et son aspect inoffensif – était encore plus impérieuse. « Mon nom est la Rosa Eldi, et je suis la Rose du Monde », déclara à mi-voix la femme pâle ; ces paroles passèrent sur Sélène comme si elles avaient été prononcées en rêve. Elle savait qu’elles possédaient une signification profonde, mais ne pouvait en saisir le sens. « C’est la reine des Îles du Nord, et l’épouse du roi Ravn Asharson », dit une voix derrière elle, et elle comprit avec un sursaut que la haute silhouette encapuchonnée était aussi une femme. Elle avait été absolument certaine jusqu’à présent – à cause de sa taille, et de la force de son étreinte – qu’il s’agissait d’un homme. « Et que voulez-vous de moi ? » demanda-t-elle de nouveau, encore plus perplexe à présent qu’elle connaissait l’identité de la femme pâle. En réponse, la Rosa Eldi se pencha sur sa chaise pour écarter les plis des habits qui voilaient Sélène. Celle-ci se sentit brusquement nue, vulnérable. Un désir irrésistible de cacher sa condition la saisit, mais ses mains demeuraient inertes et sans volonté à ses côtés. La reine du Nord posa sa main sur le renflement de son ventre, en écartant ses longs doigts pâles. « Ah », dit-elle. Et encore : « Ah. » Sélène sentit une chaleur s’épanouir dans son ventre, une chaleur qui parcourait tout le réseau de ses veines, toutes les fibres de ses muscles, chaque pouce de sa peau. Pour la première fois, elle sentit l’enfant bouger en elle – le plus léger, le plus bref des frémissements, comme les ailes d’un oiseau minuscule au creux de son ventre, et même elle qui ne savait rien des enfants et de leur voyage vers la vie, sut que ce mouvement était trop précoce, bizarre, contre-nature. La femme ôta lentement sa main. Quand elle leva de nouveau les yeux vers le visage de Sélène, l’Istrienne fut choquée de voir qu’au lieu d’évoquer le vert frais et précieux du jade, comme auparavant, ils étaient sombres et scintillants. Aucune larme, mais cette absence même, d’une façon ou d’une autre, révélait une émotion plus vaste que la simple tristesse. « Je dois avoir ton enfant. » Sélène sentit son cœur lui marteler soudain la poitrine. Que pouvait-elle bien vouloir dire ? Dans le long silence qui suivit, et devant sa propre incapacité à répliquer, il y eut un froissement de tissu et la haute silhouette entra dans son champ de vision. Son capuchon retomba alors qu’elle se tournait vers Sélène, et celle-ci laissa échapper un son étranglé. C’était une femme bien plus grande qu’elle, si grande qu’elle dut renverser la tête en arrière pour croiser le regard de son épouvantable œil unique. Un froid glacial s’insinua en elle, car ce regard était d’une insupportable intensité. Puis son cœur se mit à battre deux fois plus vite que d’habitude, ses genoux se dérobèrent sous elle et elle se sentit tomber. Rapide comme l’éclair, la femme pâle s’était levée de sa chaise. L’autre femme se pencha pour passer un bras autour de la taille de Sélène. À elles deux, elles la rattrapèrent et la firent asseoir dans la chaise libérée par la reine. « Ne crains rien, dit la femme à l’œil unique. Nous ne te voulons aucun mal, pas plus qu’à ton enfant. Au contraire. Nous avons un marché très particulier à te proposer, un marché qui fera votre fortune à tous deux. » Ainsi donc, avec assise à ses pieds, telle une esclave des plus ordinaires, la reine des Îles du Nord, qui portait le titre étrange de Rose du Monde, Sélène Issian écouta ce que la seither avait à lui dire du marché qu’elles pourraient conclure. * * * Ce fut juste avant l’aube qu’Erno retrouva plus ou moins ses esprits et réussit à entrer en titubant dans l’hostellerie la plus proche. Il annonça d’une voix croassante son besoin d’un lit au garçon maussade laissé en charge de la taverne, et s’écroula en proie à une inconscience plus naturelle sur une paillasse infestée de puces dans une pièce à l’arrière. Il ne se rappelait pas comment il en était venu à être étendu face contre terre sur les pavés froids du quai de Halbo, avec la neige amoncelée sur son manteau et l’eau dégoûtante d’une mare boueuse qui s’infiltrait dans son unique paire de bottes. Aucun souvenir de l’endroit où pouvaient bien se trouver les autres membres de l’équipage de L’Ours des Glaces ; absolument aucun souvenir d’une fille nommée autrefois Sélène Issian. Mais en s’endormant, il vit un visage, des yeux rieurs, des cheveux qui volaient aux vents de l’océan, d’abord noirs mais qui, dans une certaine lumière s’illuminaient de rouge, et il referma ses bras sur lui-même en se sentant réconforté. * * * Juste avant l’aube, une haute silhouette encapuchonnée sortit de la chambre de la reine et, armée de l’information acquise à l’instant grâce au cristal, elle se rendit à La Jambe de l’Ennemi, une taverne à la réputation douteuse sise près des quais. Là, comme elle l’avait vu, dans toute la gloire de sa soûlerie, se trouvait l’équipage du navire sur lequel était arrivée la jeune femme du Sud enceinte qui disait s’appeler Léta Aile-de-Mouette : les hommes ronflaient comme de vieux chiens bâtards, empilés sur le plancher au milieu des chopes vides, des bouteilles, des bottes et des sacs de marins. Elle passa parmi eux, en touchant un brièvement sur l’épaule, un autre sur la tête. Elle s’attarda quelques secondes, la main sur la joue de la grande femme aux oreilles percées d’anneaux et à la chevelure férocement tressée dans un désordre de nattes serrées, et dont la tête reposait sur l’estomac d’un petit homme rondelet qui respirait bruyamment par la bouche ; son visage s’adoucit un instant. Pouvait-elle apaiser la peine qu’elle percevait sous ce crâne apparemment si dur et si imposant ? Le devait-elle ? Elle ôta sa main avec une certaine réticence. C’était cette souffrance qui avait fait de cette femme la guerrière qu’elle était ; il ne lui appartenait pas de changer son caractère. En tant que seither, son lien avec le monde consistait à ne faire aucun mal, à moins qu’elle n’y fût forcée par les circonstances. Et elle ne pouvait pas non plus effacer totalement le souvenir de la jeune femme enceinte ; elle ne pouvait que le rendre brumeux et confus. Certains se rappelleraient être venus à Halbo avec une autre personne, mais ne parviendraient pas, pour un temps du moins, à se rappeler si c’était un homme ou une femme, à plus forte raison une femme de l’Empire qui portait un enfant. Au cours des nuits qui suivirent, elle passa parmi les occupants de la forteresse de Halbo, suggérant à chacune et à chacun, dans leur sommeil, que la reine semblait particulièrement belle dans sa grossesse, avec sa peau comme illuminée de l’intérieur, et les courbes douces que son corps avait acquises au cours des deux derniers mois écoulés – elle n’osait suggérer une durée plus longue, puisque les corbeaux messagers du roi venaient seulement de s’envoler avec l’importante nouvelle. L’illusion devrait suffire, pour ce qui était de l’apparence d’un ventre gravide. Et elle devrait entraîner sa maîtresse à concentrer ses propres pouvoirs pour contrôler la perception que son époux aurait d’elle lorsqu’ils seraient couchés ensemble, nus, dans le lit royal. Ce ne serait pas si difficile : Festrin elle-même, pour qui l’obsession érotique était la plus étrangère des émotions, se rendait bien compte que Ravn Asharson voyait son épouse à travers plusieurs voiles de fantaisie et qu’il se dupait lui-même. Et les hommes qui désiraient quelque chose aussi intensément qu’il souhaitait cet enfant étaient encore plus susceptibles à la suggestion de ce genre de magie. Ce qui était plus problématique, c’était que Dame Auda – fort consciente de la nature de la visiteuse qu’elle avait convoquée – s’était barricadée dans sa chambre avec tant d’efficacité que Festrin ne pouvait y entrer pendant son sommeil. Même les sortilèges d’une seither ne pouvaient traverser du bon chêne bardé de fer, ou les herbes que la vieille femme, dans sa panique, avait répandues sur son seuil pour la repousser. Eh bien, qu’elle vocifère et divague, en clamant partout l’imposture de la reine. Nul n’écouterait une vieille femme amère qui détestait avec tant d’évidente haine l’épouse choisie par son fils, une ex-reine détrônée sans cérémonie par une pâle putain nomade. Et pour ce qui était de l’enfant… Quelle issue heureuse pourrait-il y avoir à cet accouplement forcé, à la semence tirée dans des circonstances aussi terribles d’un homme aussi malfaisant ? Mais ce n’était pas la faute de l’enfant. L’enfant pourrait encore grandir en force et en droiture, il verrait le jour à la cour du Nord, rude et dépourvue de sophistication, certes, mais ce n’était pas le pire endroit du monde. Même d’un monde qui semblait prêt à basculer dans la guerre. Nul autre qu’elle ne savait la vérité : l’enfant apparemment engendré ne pouvait absolument pas être le rejeton du roi eyrain et de son épouse nomade. Non de par la nature réelle de son ascendance, mais parce que rien de tangible ne pourrait jamais naître de l’union de n’importe quel humain et de la femme qui se présentait comme la reine du Nord. Car ce n’était point une union entre égaux, en aucune façon. Tout comme chats et chiens, rats et baleines, yékas et dragons ne pouvaient se croiser, aucun homme ne pouvait engendrer un enfant avec une créature aussi rare, aussi incompatible avec les humains, aussi éloignée d’eux que la Rosa Eldi. Festrin se demandait quand la Rosa Eldi recouvrerait sa véritable nature, retrouverait ses souvenirs, si amers fussent-ils, et reviendrait pleinement dans le monde. Et elle frissonnait en pensant à ce qui arriverait si elle le faisait. * * * La nuit s’étendait mollement autour de la Cité Éternelle. La pierre généreuse des murs épais de Jétra absorbait lumière et chaleur pour les retenir, protégeant leurs habitants du froid obscur, étouffant tous les sons, dans un souffle doux qui assoupissait les sens. Elle semblait avaler le bruit des pieds de Virelai tandis qu’il se glissait dans les corridors silencieux, avec l’impression d’être un fugitif. Après un autre tournant dans le labyrinthe des passages, il était désorienté, égaré, comme s’il pouvait à tout moment franchir une porte et se retrouver carrément dans une autre époque. Ce qui aurait pu être une bénédiction, compte tenu des circonstances présentes. Même le temps semblait suspendu à Jétra. C’était peut-être, songeait Virelai, une autre raison de l’ancien nom de la cité. Cela et son endurance, le fait d’avoir contre toute attente survécu aux marées guerrières qui avaient roulé sans fin sur sa vaste plaine. Il emprunta une volée de marches de pierre usée qui descendaient en spirale vers une obscurité traversée de tremblements lumineux et se retrouva soudain devant une lourde porte en bois bardée de ferrures. Par l’énorme trou de la serrure vide, il pouvait sentir le monde de la nuit qui l’appelait au-dehors. La porte s’ouvrit presque sans craquer. Aucun garde n’y était posté, car l’appel aux armes avait conscrit tous les soldats qui pouvaient marcher ou chevaucher vers le nord pour le rassemblement près de Céra, ou pour se rendre dans les provinces afin d’y recruter d’autres volontaires et de les doter des capacités guerrières qui seraient sans aucun doute requises dans les jours à venir. Lesquelles, songeait Virelai, acide, consisteraient à être à même de nager dans l’océan du nord, compte tenu du manque plutôt rédhibitoire de vaisseaux prêts pour la haute mer qui affligeait la force d’invasion destinée à envahir l’Eyra. Non que les chefs istriens fussent tout à fait inconscients de ce problème, mais ils semblaient plutôt être déjà passés à l’étape suivante, rassurés qu’ils étaient par les assertions du sire de Forent quant au peu de temps nécessaire pour construire la flotte future. Les chefs de guerre qui devaient conseiller l’avant-garde sur ses stratégies s’adonnèrent donc allègrement à l’élaboration de plans compliqués pour le siège de Halbo plutôt que d’envisager comment on pourrait effectivement atteindre la capitale de Ravn, dont on était séparé par plusieurs centaines de milles de turbulent océan. Virelai savait ce qui s’ensuivrait : il avait vu ses deux maîtres en discuter alors qu’ils le pensaient occupé à autre chose. Ils avaient oublié le cristal, évidemment, et n’avaient aucune raison de soupçonner qu’il avait petit à petit maîtrisé l’art de lire sur les lèvres. Au début, il avait été submergé par la panique. Que savait-il de la construction de bateaux, lui, Virelai, apprenti en fuite d’un mage et autrefois vendeur de fausses cartes ? Absolument rien : c’était un art propre aux terres nordiques, et qu’il n’avait pas appris aux pieds de son Maître. Même s’il ignorait totalement d’où venait Rahë, ce n’était certainement pas des Îles du Nord. La petite embarcation dans laquelle il s’était échappé de Sanctuaire prenait l’eau et ballottait lourdement sur l’océan ; il l’avait empêchée de se démantibuler grâce à beaucoup de magie et plus encore de pure chance. Aucun des grimoires qu’il avait libérés de la bibliothèque du Maître ne mentionnait même le mot « navire », et ils donnaient encore moins le plus infime indice sur la façon dont on pouvait en faire apparaître un par magie. Le constructeur de bateaux eyrain dont ç’aurait été la tâche légitime était mort ; son successeur avait mystérieusement disparu, et il n’y avait pas non plus de modèle à partir duquel travailler depuis que les maudits mercenaires avaient volé le seul bon vaisseau eyrain acheté si cher par Rui Finco. Virelai avait vu ce navire dans le cristal, une nuit, avec son équipage bigarré de mercenaires, de déserteurs et de sans-espoirs. Et la fille. La jolie fille aux cheveux sombres, aux yeux étincelants, au corps qui prenait des rondeurs. La fille perdue de Tycho Issian. Retrouvée, mais par lui seul, car c’était aussi une information qu’il avait gardée par-devers lui. Il n’était pourtant pas poussé dehors dans la nuit par sa crainte des conséquences d’un échec dans la tâche énorme qui l’attendait, mais par un besoin plus urgent et plus personnel. Il devait, très littéralement, sauver sa propre peau. La lumière de la torche jouait sur les doigts écartés de sa main alors qu’il poussait la porte de la poterne pour l’ouvrir, et il vit de nouveau, avec une panique à peine contenue, la façon dont la peau devenait grise et s’écaillait, comme après un coup de soleil ou comme la mue saisonnière d’un serpent. Sauf que, sous la peau morte, il n’y avait pas une peau neuve en bonne santé, mais encore l’ancienne, terne, comme feuilletée, s’émiettant au contact. Il avait essayé tous les sortilèges qu’il connaissait, et plusieurs qu’il ignorait, cherchés dans les grimoires volés au Maître et dans tous les vieux parchemins et rouleaux secrètement mis à contribution dans la grande bibliothèque de Jétra. En vain. Même lorsque la chatte coopérait (ce qui était de plus en plus rare : elle sentait le déclin de ses forces et semblait décidée à faire pencher la balance du pouvoir en sa faveur), rien ne paraissait enrayer cette décomposition, si c’en était une. Ce qui l’épouvantait n’était pas seulement l’horreur de cette dissolution physique qui menaçait de le détruire, mais ce qu’elle pouvait annoncer de l’accomplissement d’une malédiction lancée par Rahë : les démons hurlants promis par le Maître allaient sûrement fondre incessamment sur lui. Une seule personne de sa connaissance pouvait user du cristal de façon à détecter leur présence ; une seule personne pouvait peut-être traiter sa peau qui s’émiettait ; une seule le ferait pour lui par amitié, car il n’avait pas d’argent, Tycho s’en était assuré – une autre façon de le lier plus étroitement à son service. Alisha. La voir de nouveau dans le cristal avait été un choc ; et cette fois, elle ne l’avait pas vu, occupée qu’elle était avec Falo et une coupure subie par l’enfant au cours de leurs voyages. Lorsqu’il avait compris que les murailles rose-rouge qui s’élevaient à l’arrière-plan étaient celles de la grande forteresse de Jétra, son cœur s’était allégé pour la première fois depuis des mois. Et donc, tandis que la nuit se drapait, protectrice, sur la Cité Éternelle, Virelai se glissait furtivement dans les écuries, pour y seller l’un de ces chevaux détestés et le pousser dans les rues, lui-même stimulé par la certitude qu’il avait à peine quatre heures pour trouver Alisha, lui apprendre la détresse de sa condition et revenir aussi secrètement qu’il était parti. Le campement nomade vu dans le cristal se trouvait à quelques milles des limites des murailles, bien dissimulé aux regards ordinaires par un bosquet d’osiers et de saules à la courbe de la rivière. Aucun feu ne brûlait, absolument rien pour indiquer l’emplacement, mais il trouva la courbe de la rivière avec une intuition presque surnaturelle. Et sans choir une seule fois de sa monture, un détail qui lui inspira une certaine fierté. À quelque distance des chariots obscurs et d’un groupe de yékas qui broutaient tranquillement, il attacha sa monture à un aulne pour se rendre à pied jusqu’au campement. La caravane avec laquelle il avait fait route jusqu’à la Grande Foire était bien tristement diminuée. Il y avait eu plus de vingt chariots, il n’y en avait plus que quatre à présent. Les nomades devaient s’être séparés pour assurer leur propre sécurité, supposa-t-il après avoir vu dans le cristal tant de scènes de terrible persécution. Il n’y avait apparemment plus de lieu sûr pour les Vagabonds en ce monde. Et par le simple fait de venir les rencontrer, il les mettait en danger. Mais il n’avait pas le choix. Le chariot où il avait passé tant d’après-midi de loisir avec Alisha ne se trouvait pas parmi ceux qu’il voyait là. Mais il reconnut les dessous mis à sécher sur une corde attachée à une branche de saule d’un côté et de l’autre à un chariot traditionnel, avec le dessin complexe de la lune et des étoiles peint sur la porte. C’était le véhicule autrefois occupé par Fézack Chante-Étoile, il en était certain. Mais les dessous – bordés de dentelle galienne et dont la coupe promettait une chair somptueuse – n’étaient sûrement pas ceux de cette vieille femme rabougrie. En raffermissant sa résolution, il gravit les marches menant à la porte peinte et frappa doucement à celle-ci, à la manière qu’ils avaient arrangée autrefois. Il n’y eut d’abord que le silence, mais la sorte de silence indiquant qu’on retenait son souffle à l’intérieur en écoutant avec une attention intense et anxieuse. « C’est moi, murmura-t-il plus fort, Virelai. » Il y eut un bruit de mouvement dans le chariot, puis la porte s’entrouvrit, à peine. Un œil illuminé par une bougie apparut dans l’embrasure. Cet œil s’ouvrit tout grand, puis, un instant plus tard, la porte en fit autant et Alisha Alouette-du-Ciel, vêtue d’une mince camisole et d’un gros châle, se tint devant Virelai, ses cheveux ébouriffés par un sommeil agité et la bouche béant de stupéfaction. Elle retrouva rapidement ses esprits, au point même de se passer la main dans les cheveux pour y mettre un peu d’ordre. Puis elle posa un doigt urgent sur ses lèvres, prit Virelai par le bras et le poussa hors du camp jusqu’à ce qu’ils fussent hors de portée des autres chariots. Ils s’arrêtèrent sous des saules bordant la rivière. Sous eux, l’eau vive babillait dans son éternel voyage vers la mer. « J’ai besoin de ton aide », dit Virelai, au même moment où Alisha demandait : « Où étais-tu ? » Ils se contemplèrent avec une certaine consternation, jusqu’à ce que Virelai répétât enfin sa requête : « Je me défais, ajouta-t-il. — La vie a été dure pour nous tous, répondit-elle par réflexe, mais il secoua la tête. — Non, non. Regarde… » La lune était pleine, et sa lumière se reflétait à la surface de l’eau, illuminant la distance qui les séparait. Virelai retroussa ses manches pour révéler la véritable horreur qu’elles dissimulaient. Alisha poussa une exclamation étranglée. « Quelle est cette maladie ? » demanda-t-elle. Mais il se contenta de secouer la tête, misérable. Il n’avait pas de réponse. « Ça a empiré depuis quelques semaines, ce fut tout ce qu’il trouva à dire. Je crains qu’on ne m’ait jeté un sort. » Puis, pour la première fois, même s’ils avaient souvent partagé des moments d’intimité d’une autre sorte, il lui parla de Sanctuaire, du Maître, et de la malédiction qu’il soupçonnait avoir attirée sur sa tête. Alisha écouta sans rien dire, les sourcils froncés, en hochant la tête. Elle avait toujours cru que la femme pâle était la sœur de Virelai, mais l’histoire qu’il lui contait était bien plus étrange. Quand il en vint à rapporter ses terreurs présentes, elle pâlit. « Comme si tout n’allait pas assez mal pour les miens, tu parles de démons, maintenant ? » Virelai baissa la tête. « Je n’ai personne d’autre vers qui me tourner. — Et la chatte ? » Cela le surprit. Il n’avait jamais pensé qu’elle avait compris la nature magique de l’animal. Après un moment, il dit simplement : « Elle me hait. J’ai trop souvent usé d’elle contre son gré, et maintenant, elle me refuse sa magie. En vérité, je crains que, si je lui demande de me cracher un sortilège pour réparer ma chair, elle ne l’inverse par pure malice, et alors, qu’adviendrait-il de moi ? » Une autre idée lui vint, et il ajouta : « En fait, elle m’effraie autant que des démons. » Alisha haussa les sourcils : « Elle t’effraie ? Une petite créature comme elle ? » Virelai frissonna : « Tu ne l’as pas vue comme je l’ai vue. » Une image soudaine de la bête nocturne, avec sa gueule enflammée, s’insinua dans l’esprit d’Alisha. C’était une image aussi démoniaque que tout ce qu’elle pouvait conjurer… Mais Bëte ? Cela semblait par trop invraisemblable. Après tout, ils avaient voyagé ensemble pendant des mois ; assurément, elle aurait senti si la chatte dissimulait la présence monstrueuse aperçue par Falo dans le cristal. Et Virelai n’avait jamais eu le tour avec les animaux : quelque chose en lui les rendait nerveux et farouches. Dans le meilleur des cas, les chats étaient les plus notoirement hystériques des créatures. Elle secoua un peu la tête pour déloger l’image importune. Son geste rappela Fézack à Virelai. « Comment va ta mère ? demanda-t-il avec retard. Je vois que tu t’es installée dans le vieux chariot. — Ma mère est morte, répliqua Alisha d’un ton neutre. — Oh, je suis navré. » Le silence s’installa entre eux, inconfortable, aussi lourd qu’une bête massive et aveugle. Autant pour y mettre fin que par sincère intérêt, Virelai demanda : « Et Falo ? — Il va bien, et il dort, répliqua Alisha d’une voix brève. Et j’ai l’intention qu’il continue. Attends-moi ici. » Et sur ces paroles, elle prit les plis de sa chemise de nuit et retourna en courant au chariot, pieds et mollets blancs dans l’herbe sombre. Quelques instants plus tard, elle revint avec un lourd objet d’assez grosse taille qu’elle posa sur le sol entre eux. Virelai frissonna en reconnaissant le grand cristal. Il était bien plus puissant que le sien ; il en connaissait l’histoire. « Place ta main dessus, ordonna Alisha. Ici, entre les miennes. » Il s’exécuta, mais le cristal demeurait inerte et ne réagissait pas. La jeune femme fronça les sourcils. « Concentre-toi », le morigéna-t-elle, mais aucune étincelle n’animait le cristal. Elle fit claquer sa langue et Virelai essaya de toutes ses forces d’imposer sa volonté à la pierre. Comme si le grand cristal avait été endormi, des parcelles lumineuses apparurent brusquement à sa surface, et son centre s’enflamma. Des lueurs étranges jouaient sur le visage de Virelai et d’Alisha, projetant sur le sol autour d’eux des nuances de violet, de rouge, de cyan et d’or. Quand la nomade retira enfin ses mains de la pierre et s’accroupit sur ses talons, elle avait une sombre expression d’inquiétude réprimée. Virelai l’observa avec anxiété. Il n’avait vu que des brumes multicolores, comme si le cristal lui avait délibérément dérobé ses profondeurs. « Qu’as-tu vu ? demanda-t-il enfin. — Pas de démons », dit-elle à mi-voix, et son expression reflétait une crainte émerveillée. Avec peut-être un soupçon de dégoût. « Pauvre Virelai. Il n’y a pas de démons. Et aucun signe non plus d’une malédiction. » Il en fut plongé dans la plus grande confusion. S’il n’y avait ni malédiction ni démons, d’où venait sa maladie ? Il ouvrit la bouche pour le demander, mais Alisha se pencha sur le gros cristal et, après une brève hésitation, effleura de ses doigts la bouche de Virelai. « Tu dois te rendre dans le Nord, dit-elle. Et emmène la chatte. Seule la Rose du Monde peut vraiment te guérir. — Mais elle… » Il s’interrompit. La Rosa Eldi était sa Némésis, il en était bien certain. S’il ne l’avait jamais épiée dans les appartements de Rahë, il n’aurait pas été tenté de droguer le Maître ni de s’enfuir de Sanctuaire. Il serait resté dans la sécurité de ce havre magique, à l’abri de ce monde terrible et confus où les humains complotaient pour se faire du mal et où la fabrique même de son être semblait incapable de durer. Puis il lui vint une nouvelle idée : et s’il reprenait possession de la Rose du Monde, la dérobait au roi nordique lorsque ses nouveaux maîtres en attaqueraient la capitale ? Et s’il trouvait un moyen de l’arracher à l’avide obsession de Tycho Issian ? S’il la ramenait avec Bëte au Sanctuaire et implorait le pardon de Rahë, en se soumettant abjectement à la merci du mage ? Mais son imagination s’arrêtait là. Impossible d’envisager ce qui pourrait se passer ensuite. Le Maître n’était pas un homme de nature généreuse ; mais ne serait-il pas reconnaissant de voir revenus sa femme et sa chatte, sinon son apprenti dévoyé ? Virelai avait l’impression que c’était le meilleur plan qu’il pouvait concevoir. La Rose le guérirait, et avec cette force renouvelée, il tirerait assez de magie de la chatte pour leur permettre de s’arracher sans être vus aux griffes de leurs tourmenteurs. Le monde retrouverait l’ordre qu’il lui avait toujours connu, le dommage qu’il avait causé serait réparé. Tout serait bien. Il adressa un regard ravi à Alisha, qui l’observait avec une intense curiosité. « Merci, dit-il. Je sais à présent ce que je dois faire. Je ne puis imaginer pourquoi je ne l’avais pas vu auparavant. » Et il se détourna, prêt à partir. Aussi simplement que cela ? Alisha regarda fixement ce dos tourné, incrédule. C’était bien d’un homme : arriver plein de doutes et de craintes, chercher à être rassuré, pour prendre le large dès qu’elle avait tout remis en place, l’esprit entièrement occupé de ce qu’il allait faire, et sans aucune considération pour elle. « Attends ! s’écria-t-elle, partagée entre la frustration et le souci. Tu n’iras pas bien loin sans mon aide. » À ces paroles, Virelai se retourna. Une ride profonde plissait son front blanc comme le lys. À le voir ainsi, la colère d’Alisha s’effaça. Du moins son visage n’est-il pas abîmé, songea-t-elle. Malgré la bizarrerie de Virelai, il lui avait toujours semblé beau. C’était, elle le comprenait à présent, cette bizarrerie même qui l’attirait. Il était un insondable mystère. Un homme plein de contradictions. Qui pouvait faire n’importe quoi, être n’importe quoi. Ce n’était pas étonnant, compte tenu de son origine si étrange… Avec difficulté, elle se détourna de son regard perçant. « Ta peau, lui rappela-t-elle, comme s’il pouvait oublier un détail aussi fondamental. Tu auras besoin d’un onguent pour ta peau. » Il sourit, et elle se rappela brusquement un beau matin éclatant où ils avaient été étendus ensemble tandis que le soleil se glissait par les volets du chariot pour allumer ces yeux pâles d’une fulgurante teinte dorée ; et elle avait senti un frémissement de désir dans son ventre, en même temps qu’un sentiment proche d’une crainte respectueuse. Une terrible tristesse la balaya, pour tout ce qui aurait pu être, et elle se détourna, incapable de le voir ainsi., avec cet éclat revenu sur son visage, dans sa voix, cette flamme renouvelée de détermination qui l’habitait. « Je suis désolé, dit-il. Je n’ai pas réfléchi. » Il regarda Alisha disparaître à nouveau dans les ombres du chariot, entendit les tintements discrets des pots et des verres, le grincement du pilon dans le mortier, des mots tendres et rassurants à l’enfant éveillé. Puis elle revint et, avec douceur, lui appliqua sur les mains et les avant-bras la pâte qu’elle avait concoctée, là où le dommage était le plus important. Comme toujours, son contact emplit Virelai de langueur, il ne pouvait plus parler, son sang se précipitait vers sa peau comme pour mieux se rapprocher de la jeune femme. Quand elle arrêta, il demeura un instant vacillant, tel un homme plongé dans une transe. « Tu n’es pas un méchant homme, Virelai, dit-elle à mi-voix. Je t’en prie, souviens-t’en, quand le monde autour de toi semble bien sombre. Ce n’est pas ta faute si tu es ce que tu es. Peu importe la façon dont nous entrons dans le monde, nous avons tous des choix quant à la façon dont nous menons notre existence. Je n’ai vu aucun démon dans le cristal. Aucun autre démon que les hommes eux-mêmes. Tu devras effectuer un choix très important bientôt, Virelai, et de ce choix dépendra tout ce qui mérite d’être sauvé en ce monde. Va avec mon amour, et fais de ton mieux. » Sur ces paroles, elle lui mit dans les mains un gros pot de l’onguent qu’elle avait fabriqué et s’éloigna sans bruit, pour refermer ensuite la porte du chariot en faisait claquer la serrure de manière délibérée. Elle demeura là plusieurs instants, adossée au bois froid, le cœur lui martelant follement la poitrine, en écoutant les pas de Virelai qui s’éloignaient dans l’herbe. * * * Sur tout le chemin du retour dans la Cité Éternelle, en se penchant pour éviter les branches basses sans prêter attention aux bruits des créatures nocturnes dérangées par son passage, bien assis sur son cheval, Virelai réfléchissait en silence à ce qu’Alisha avait bien pu vouloir dire par sa solennelle déclaration. Mais même après le lever du soleil, même après avoir ramené le cheval aux écuries et être retourné sans ennuis dans la sécurité de sa chambre, il n’était toujours pas capable de comprendre le véritable sens de ses paroles. Un plan se formait cependant dans son esprit, un plan qui impliquait non seulement de reprendre la Rosa Eldi et de la ramener avec la chatte à leur maître, mais qui avait aussi à voir avec un garçon nommé Saro, et le puissant cristal qu’il portait au cou. * * * Ce même soir, le sire de Cantara vint rendre visite à Virelai. Il ouvrit la porte à toute volée, sans être annoncé, hors d’haleine, dans un désordre inhabituel chez un homme aussi soigné de sa personne. Virelai pouvait voir les taches safranées sur ses mains et sur le devant de sa robe. Et autre chose aussi, plus sombre et plus résistant, car si les marques de pollen avaient été brossées par une main hâtive, les autres taches avaient imbibé le tissu. Aux yeux inexpérimentés mais acérés de Virelai, cela ressemblait à une grosse éclaboussure de sang. Un sacrifice. Encore un, ce qui en faisait trois en trois jours. Virelai était au courant pour le jeune coq et l’agneau : il avait eu la lourde tâche de choisir et d’acheter les deux malheureuses créatures, puis de les laver avec tous les rituels nécessaires avant qu’ils ne fussent emportés dans un des jardins de contemplation et offerts à Falla – avec beaucoup de cris, d’ordinaire, et contre leur gré – par l’un des prêtres au visage sévère. Aujourd’hui, cependant, on aurait plutôt dit que le sire de Cantara avait sacrifié lui-même sans attendre le secours d’un saint homme. Virelai se surprit à se demander quel animal infortuné avait eu le plaisir d’être envoyé à la Déesse par la main de Tycho Issian, et frissonna. En vérité, il devait y avoir anguille sous roche. Le sire de Cantara avait horreur de la saleté, mais il ne s’était de toute évidence pas arrêté pour se laver les mains ou pour changer d’habit. De surcroît, il avait les yeux exorbités, et le devant de sa robe était tendu par son érection. Virelai vit tout cela d’un coup d’oeil, le temps pour le sire de Cantara de traverser la chambre. Il avait appris à déchiffrer rapidement l’humeur de Tycho Issian, étant passé maître en ce qui concernait l’autopréservation. La tension de la robe était un motif d’inquiétude, cependant. Non que Virelai objectât à ce que deux hommes prissent leur plaisir ensemble – parmi les nomades, c’était commun et cela ne causait de mal à personne – mais le sire de Cantara le terrifiait, et il ne pouvait imaginer avoir aucun plaisir avec lui. Par réflexe, il s’interposa entre le noble et le bureau bellement décoré sur lequel se trouvait le cristal, bien en sécurité sous son voile sombre. « Montre-la-moi ! » L’urgence enrouait la voix de Tycho Issian. « Mon seigneur… — Montre-la-moi, maintenant ! Je dois la voir. » Le sire de Cantara enfonça ses mains dans ses cheveux, agrippa sa tête comme dans une agonie de souffrance, et se mit à arpenter la pièce. « Je n’ai jamais ressenti le feu d’un tel désir pour une femme. Les femmes ont toujours été une malédiction pour moi, c’est vrai, avec leur bouche provocante, leur corps opulent… mais d’habitude, j’adore la Déesse avec elles et mon désir est satisfait, pour un temps. Je n’ai jamais désiré une femme que je ne pouvais acheter, même à prix fort. Mais elle… elle est différente… Je ne puis cesser de penser à elle. Elle est tout ce que je vois pendant le jour, et la nuit, elle hante mes rêves. Je la sens partout où je vais, j’entends sa voix même si je ne l’ai jamais entendue parler… Cela dépasse la compréhension… » Il s’immobilisa brusquement et se retourna pour regarder fixement Virelai, en laissant retomber ses mains sans force à ses côtés. « Je crois que je deviens fou », dit-il, désespéré. Virelai ne savait que répondre. « Sûrement pas, mon seigneur », ce fut tout ce qu’il parvint à dire, même s’il savait en son for intérieur que c’était un mensonge. Fou, oui, et pis encore… « Elle me fait brûler. » Tycho serra les poings et se les enfonça dans l’aine, sur la protubérance récalcitrante. Puis il s’approcha de la table, à pas si rapides que Virelai recula. Mais le sire de Cantara se contenta de le saisir par les épaules et, en baissant la voix, de croasser : « Je ne crois pas… Je ne la crois pas tout à fait humaine, la Rosa Eldi. Je crois qu’elle a été touchée par la divinité. Et donc, tu vois, je dois l’avoir. Je dois sauver son âme. C’est mon devoir sacré. » Il força Virelai à s’asseoir devant lui et à dévoiler le cristal. Virelai s’exécuta avec nervosité. Non seulement parce que l’érection de Tycho se pressait inconfortablement contre son dos mais aussi parce qu’il craignait d’entendre Tycho commenter l’état de ses mains. Là où Alisha avait appliqué son onguent, la peau se tenait certainement mieux qu’avant ; mais elle était toujours d’une bizarre nuance de gris, et même la lueur des chandelles ne pouvait le dissimuler à quiconque avait des yeux pour voir. Il avait mis des gants mais, pour la vision à distance, il fallait entrer en contact direct avec le cristal. À regret, il ôta les gants, mais le sire de Cantara ne cligna même pas des yeux, et ne fit aucun commentaire. Son étreinte ne changea pas sur les épaules de Virelai et, presque comme si le désir obsessif du noble menait la séance à travers Virelai, le gros cristal fit apparaître la Rosa Eldi avec une insultante bonne volonté. Elle était là, souriant de cet étrange sourire perplexe qu’il lui avait vu si souvent depuis qu’elle s’était enfuie, dans une grande salle aux murs ornés de tapisseries anciennes et d’armes – lances aux pointes barbelées, haches à double tête, faisceaux d’épées disposées en éventail comme dans un but purement décoratif, des hallebardes, des piques, toutes attachées à hauteur d’homme comme pour servir d’armurerie instantanée en cas d’attaque-surprise. Au milieu de la laideur qui l’environnait, la Rosa Eldi était pâle et parfaite, aussi gracieuse qu’un lys, aussi éclatante qu’une fleur de carthame. Virelai laissa échapper un soupir de soulagement : au moins l’avaient-ils trouvée dans un lieu public, vêtue de pied en cap et affichant une allure convenable, plutôt que s’ébattant nue avec le roi excité, comme il l’avait toujours vue auparavant lorsqu’il interrogeait le cristal pour la trouver. Comme si cette simple vision était un baume sur son tourment, le sire de Cantara relâcha son étreinte sur les épaules de Virelai. « Ah, dit-il, en exhalant fortement. C’est là qu’elle est. C’est elle, elle est là ! » Une foule était assemblée autour d’elle, des douzaines de sujets, qui se bousculaient pour lui offrir leurs respects. On était richement vêtu, on portait de splendides bijoux, une frénésie de couleurs et de colifichets qui étincelaient à la lumière des torchères et des feux rugissant dans les foyers. Tant de flammes, songea Virelai. Pour lui, c’était une scène infernale, mais derrière lui le noble murmura, frappé d’admiration respectueuse : « Regarde, regarde, c’est Falla surgissant des feux de la Montagne Sacrée… “Ses pieds nus sur les charbons fumants/Traînant derrière elle des nuages vaporeux/Et ils étaient rouges, et blanche la plante de ses pieds/Quel homme, quel dieu pourrait l’emprisonner ?”… Elle est magnifique. Ah… » La foule allait et venait, tourbillonnait comme la mer. Et le roi barbare apparut, Ravn Asharson, se déplaçant avec une aisance gracieuse au milieu de ses courtisans pour rejoindre son épouse ; ses longs cheveux brillaient sous le cercle d’argent qui les retenait, son épais manteau en peau de loup soulignait la carrure musclée de ses épaules. Comme séduit par sa présence, le cristal suivait chacun de ses pas, sur plusieurs aspects, tantôt montrant son dos, tantôt s’alignant sur le point de vue de la Rose du Monde, et tout ce qu’on pouvait voir était donc le roi eyrain tandis qu’il s’avançait parmi les siens, avec son fier visage, ses yeux et ses pommettes qui luisaient à la lueur des foyers, et son sourire farouche. « Maudit cristal ! gronda Tycho. Ramène-la. Je ne veux pas le voir, ce vil morveux ! Montre-moi la Rosa Eldi. » Avec chaque parcelle de sa volonté. Virelai combattit le cristal pour mettre fin à la fixation de celui-ci sur l’Étalon du Nord, et le point de vue s’en détourna enfin d’un mouvement chaotique, lui refusant, encore maintenant, la Rose du Monde, mais offrant à sa place la perspective d’une chambre tranquille, simplement meublée, où une jeune fille aux cheveux noirs était assise sur un sofa bas, jouant aux osselets avec une femme à l’aspect des plus ordinaires qui se curait les dents en attendant que sa partenaire eût jeté les osselets. Le sire de Cantara laissa échapper un soupir sifflant. Et à ce moment, le contingent d’Altéa entra dans la pièce, mené par Favio Vingo qui poussait son fils aîné devant lui dans un étrange engin à roues. Le visage du vieil homme était figé par son antipathie à l’égard de Tycho Issian, mais les yeux du garçon estropié brûlaient de ferveur. « Mon seigneur, commença Tanto, on m’a dit que je pourrais vous trouver ici. J’ai une idée, une grande sphère où plusieurs Vagabonds pourraient être brûlés de concert… » Tycho ne détourna même pas les yeux du cristal pour accueillir ses visiteurs. Tanto n’allait pas se laisser démonter, cependant. Il écarta son père et, mettant lui-même la main à la roue, il amena la chaise tout près de la table, afin de voir ce qui réclamait ainsi l’attention du sire de Cantara. « Ah, s’exclama-t-il avec ravissement, un cristal de voyance. Comme c’est divertissant. Que cherchez-vous ? » Il étira le cou vers le cristal au-dessus de la table et sembla un moment perdu dans le glissement de ses lumières et les angles bizarres de la perspective. Puis sa bouche devint béante de stupeur. « Sélène », souffla-t-il. C’était bien elle, en vérité. Alors même qu’il prononçait son nom, la fille de Tycho Issian leva la tête de son jeu et une petite ride apparut entre ses sourcils comme si elle se concentrait ou écoutait une voix lointaine. Tanto s’élança presque pour saisir le cristal, puis se rappela juste à temps qu’il était censé être un invalide et s’affaissa dans son fauteuil. « Ma fille, s’écria le sire de Cantara. Elle a donc bien été enlevée par des brigands eyrains ! » À présent, comme possédant sa volonté propre, et dédaigneux des mains impuissantes de Virelai serrées sur lui, le cristal offrit encore, avec un décrochement à donner la nausée, une autre perspective complètement nouvelle. D’abord une main gantée poussant une porte d’écurie dans le noir. Puis ils étaient revenus dans les régions éclairées de la grande salle d’honneur du château de Halbo, très haut sous la voûte du plafond au-dessus de la nouvelle reine d’Eyra, de sorte que les spectateurs se trouvèrent avoir une vision vertigineuse du sommet de son crâne. C’était un angle trompeur. Mais Virelai pouvait malgré tout dire que quelque chose était faussé. Pour lui, l’image était brouillée, vacillante. De la magie était à l’œuvre ici, une puissante magie. « Par les tétons de Falla ! » s’exclama soudain Tanto d’une voix forte. Mais le sire de Cantara était tellement sous le choc de se voir offrir cette vision de la Rosa Eldi qu’il ne remarqua même pas ce blasphème. « Il n’a pas perdu de temps. Elle a été joliment encloquée… » Tycho battait des paupières comme s’il ne pouvait en croire ses yeux. « Elle est enceinte ! s’écria-t-il. Le misérable chien a engrossé ma bien-aimée… » Tous, sauf Virelai, pouvaient voir que le ventre de la Rose du Monde était déformé par un considérable renflement mis en relief par son dos bien droit, et surtout par la laine moulante de sa robe blanche. Ravn Asharson s’approcha d’elle, l’embrassa avec ravissement sur les deux joues puis sur les lèvres, et sa main droite se posa d’un geste possessif sur ce ventre luxuriant. Tout près de l’oreille de Virelai, il y eut un grand hurlement. Puis la table se renversa, et le hurlement se mêla au son du cristal dégringolant avec violence sur le sol pour y éclater en une myriade de fragments. * * * Le bruit du cristal brisé se répercuta en échos à travers le château, dans les passages et les escaliers, pour s’enfuir dans la nuit. Dans les chenils, les chiens s’agitèrent en grand désarroi, la queue entre les jambes. Des chats sauvages coururent se cacher dans les cours ; des oies prirent leur envol sur le lac de Jétra, tirées de leur sommeil. Dans la Chambre Étoilée, Rui Finco, plongé dans une profonde discussion avec sire Prionan à propos des tactiques de siège, leva la tête avec une petite grimace à la douleur soudaine qui le transperçait ; des hommes poussèrent un cri bref, se demandant ensuite pourquoi ; d’autres regardaient autour d’eux, effarés. Hesto Greving laissa tomber le gobelet d’Épice Dorée qu’il faisait durer depuis une heure, comme s’il l’avait brûlé, puis, atterré, il contempla la mare luisante qui s’étendait autour de ses pieds et, malgré ses articulations douloureuses, se surprit à calculer le coût de ce gaspillage : au moins vingt-deux cantari, même s’il avait bu au moins la moitié de la coupe. Plus loin, une femme traversa un chariot pour calmer son fils qui s’était éveillé en pleurant d’un cauchemar ; et plus loin encore, un vieil homme jura, furieux de voir sa vision de cette partie du monde s’obscurcir et disparaître. Dans la pénombre des écuries, Saro Vingo referma convulsivement ses mains sur la pierre pendue à son cou, tandis qu’autour de lui les chevaux alarmés hennissaient doucement et piétinaient leur litière. Mais même l’épaisseur des gants qu’il avait pris l’habitude de porter jour et nuit pour tenir le monde à l’écart échouèrent à voiler le flot de feu lumineux qui alla frapper les poutres, les poutrelles et les stalles des chevaux, découpant tout et chacun d’une brume de soleil couchant. La pierre d’humeur étincelait entre ses doigts et même à travers la laine il pouvait entrevoir le contour brouillé d’une de ses phalangettes. Il retint son souffle, affolé, en se rappelant ce jour funeste à la Grande Foire, les corps qui s’écroulaient, les yeux blancs dans leurs orbites. S’il touchait une créature vivante pendant que son cristal s’enflammait ainsi, elle périrait assurément aussi. Les chevaux semblaient le comprendre : ils reculaient, effarouchés, se bousculant les uns les autres jusqu’à ce qu’ils fussent tassés contre les parois de leur stalle sans pouvoir aller plus loin. Puis, aussi soudainement, l’étrange lumière disparut, plongeant les écuries dans une obscurité plus profonde encore qu’auparavant. Saro rangea le pendentif, le cœur battant. Puis, en se déplaçant le long des stalles plus au toucher qu’en les voyant, il se fraya un chemin jusqu’à l’endroit où était attaché Messager de la Nuit. L’étalon recula, frappant la paille de ses sabots, exhalant par les naseaux des petits souffles explosifs. « Chhhh, là, là, du calme, mon gars. » Sa main trouva l’encolure en sueur du cheval, et il en fit glisser la paume le long de la chair vibrante, sentant le pouls de l’étalon qui battait, rapide, sous ses doigts. Il percevait aussi sa nervosité devant la force inconnue qui l’avait dérangé. Il s’attendait presque à voir l’animal se cabrer à son contact mais, toujours contrariant, Messager de la Nuit se calma. Saro put sentir l’air déplacé par la tête massive avant même que le cheval se mît en mouvement. Puis le bai le poussa du museau, cherchant des noix-à-chevaux comme s’il n’était rien arrivé d’extraordinaire. Saro passa avec aisance la bride par-dessus la tête de l’étalon, puis le conduisit sans bruit dans la cour déserte des écuries, enroula le licou autour d’un poteau de la palissade et retourna chercher bride et selle. Trouver celle du bai parmi les centaines d’autres dans le noir, sans lumière, se serait avéré impossible pour quelqu’un d’autre, mais pour une fois le don du vieux nomade lui conférait un avantage. Il retira ses gants et passa rapidement les mains sur le cuir poli, se laissant baigner par les images ainsi évoquées comme par une brise chaude et parfumée. Pendant quelques brefs instants, il « vit » un gros homme aux yeux noirs et rapprochés, un grand garçon en bleu, une femme au dos bien droit, ses cheveux noirs claquant dans le vent comme un drapeau – une ancienne selle, alors, car depuis plus d’une centaine d’années aucune Istrienne ne se serait vu permettre de monter à cheval d’une façon aussi inconvenante. Il sentit des conflits, et passa rapidement. Une selle lui offrit l’image d’un homme frappé par une lance, désespérément agrippé au troussequin et qui sombrait enfin sous une mêlée d’assaillants. Il vit des garçonnets à peine assez grands pour s’asseoir à califourchon sur une créature quelconque, à plus forte raison un cheval de Tilsèn adulte, et qui faisaient la course comme des démons sur une grève de sable fouettée par le vent. Il vit une colonne d’hommes qui s’étendait à perte de vue, avec leurs pennons flottant à l’extrémité de leurs lances bien droites. Puis, bizarrement, il se trouva par deux fois à l’intérieur de lui-même, et sa conscience lui sembla sombrer dans une brume scintillante. Puis un homme fonça sur lui, monté sur un grand cheval gris pommelé. C’était un souvenir si vif que dans son présent, Saro se surprit à se dérober comme il avait essayé de le faire à la Grande Foire. Il ôta ses mains du cuir avant de pouvoir se rappeler la douleur à couper le souffle du poing que le cavalier lui avait enfoncé sous les côtes. Puis il remit ses gants, prit la selle et l’emporta dans la nuit. Sa faculté d’empathie croissait de jour en jour. Les objets les plus quotidiens eux-mêmes s’éveillaient pour lui conter des histoires lorsqu’il les effleurait. Il ne pouvait s’en défendre : tout ce qu’il pouvait, c’était arranger son existence pour qu’elle fut aussi simple que possible, et toujours porter des gants lorsqu’il le pouvait. Il avait patienté avec difficulté jusqu’à cette nuit, car il semblait être en la constante compagnie des sires de Forent et de Cantara, lesquels insistaient toujours pour l’inclure dans leurs délibérations. Il partageait en outre la chambre de Tanto, ce qui l’avait empêché jusqu’à présent de se glisser dehors. Depuis qu’il avait été visité par la terrible vision du chaos que déclencherait Tycho Issian servant de conduit à la puissance de la pierre d’humeur, il avait à peine été capable de manger ou de dormir. Depuis le jour de leur arrivée, alors que le grand homme blafard à la main froide et à l’âme morte l’avait touché dans la salle d’honneur de Jétra, et qu’il avait vu une compréhension effarée naître dans les yeux presque décolorés de cet homme devant la puissance de l’artefact qu’il portait au cou, Saro avait vécu dans une crainte perpétuelle de voir cette créature rapporter l’information à son maître. Une fois la nature de la pierre d’humeur révélée au sire de Cantara, celui-ci ne reculerait devant rien, Saro le sentait, pour s’en emparer. L’homme plein d’urbaine politesse qu’il avait rencontré à la Grande Foire était devenu une tout autre sorte de créature pendant les mois écoulés. Il semblait poussé par une ferveur intime, une passion sauvage qui déformait tout et qui faisait brûler son regard en prêtant à tous ses gestes une impatience abrupte. Saro pouvait l’entendre parler des gens du Nord en des termes qu’il n’arrivait pas à réconcilier avec ses quelques expériences personnelles ; la haine de Tycho Issian allait bien plus loin que les racines de l’histoire ancienne et conflictuelle de leurs deux peuples. Et Saro ne pouvait imaginer jouer le rôle qu’il avait décrit – traîtrise, supercherie et meurtre de sang-froid. Son besoin de fuite le poussait avec une terrible mais lente urgence. Il se montrait précautionneux dans ses moindres mouvements, tous les sens en alerte. Il sella le cheval, serra la sous-ventrière, puis, après avoir attaché sur l’encolure du bai le petit sac de provisions et d’objets nécessaires, il releva la tête en prenant une profonde inspiration. La Croix du Nord était à son zénith, avec ses sept étoiles et leur danse irrégulière autour de la plus lumineuse de toutes, celle que les Eyrains appelaient l’Étoile du Navigateur et qu’on nommait dans le Sud l’Œil de Falla. Comme c’est caractéristique, songea-t-il alors pour la première fois, les gens du Nord voient leur monde bienveillant, sans une présence qui regarde et juge éternellement. Je vais aller en Eyra. Disparues les multiples raisons dont il s’était jusqu’alors ligoté. Si l’on devait tenir la pierre à l’écart des serres de Tycho Issian et éviter que ne se réalisât cette terrible prédiction de l’avenir, la seule action possible était de partir le plus loin possible de l’emprise du sire de Cantara. Que les étoiles lui offrissent apparemment leur propre encouragement ne faisait qu’ajouter à la détermination de Saro et, en quelques instants, une simple notion prenait soudain la force d’une évidence pour devenir aussi impérieuse qu’une décision atteinte après des mois de réflexion et de prudente planification. 19. Le Long Serpent Dans la forge où elle travaillait tard à l’épée qu’elle s’était promis de fabriquer pour la famille de Tor Leeson – afin d’honorer la mémoire de son trépas, ou de la vendre pour le prix qu’ils pourraient en tirer –, Katla s’arrêta de marteler pour écouter avec attention. Derrière les échos du marteau sur l’enclume, il y avait un sifflement dans sa tête ; et outre les vibrations que son corps absorbait du fer, autre chose encore – dans l’air peut-être, ou dans le sol sous ses pieds. Elle déposa ses outils, plaça l’épée à moitié terminée sur la table, avec soin, et posa sur les dalles du sol ses mains aux doigts écartés, pour essayer de localiser et d’identifier la sensation. Mais celle-ci avait disparu, il n’en restait qu’une infime résonance dans les veines de quartz, loin dans les profondes racines de l’île. Quelque chose était légèrement faussé dans le monde, quelque chose n’était pas exactement à sa place. Katla jeta un rapide coup d’œil à l’épée. C’était du bon travail. Mais pas du beau travail. Elle l’avait su tout de suite, dès la première ébauche. Rien de ce qu’elle avait essayé depuis son retour à Tomberoc après le naufrage n’avait satisfait ses critères exigeants, même si l’on s’exclamait avec émerveillement devant l’art des appliqués niellés avec lesquels elle expérimentait, les dessins complexes de fils d’argent qui s’enroulaient tels des serpents autour du pommeau et de la soie pour descendre ensuite le long du sillon. Mais elle savait qu’il s’agissait de simples décorations, de jolis motifs destinés à distraire l’œil de la qualité des lames. Son cœur n’y était plus. Le monstre marin lui avait enlevé une partie d’elle-même pour l’emporter dans l’abysse, avec son frère et ses amis. Elle s’essuya les mains sur sa tunique, arrosa le feu et quitta la forge. La grande maison était plongée dans l’obscurité, mais elle n’était pas assez lasse pour aller se coucher. Elle s’enveloppa plutôt d’un épais manteau et choisit la piste menant à la Plage-à-la-Baleine. À la lueur de la lune, majestueusement pleine au-dessus de l’île, elle descendit vers les falaises en suivant le sable plus pâle à travers les ajoncs et les taillis sombres, puis emprunta le chemin plus large qui débouchait sur la plage ; son souffle faisait monter de la vapeur dans l’air glacial. Elle trouva enfin le grand brise-glace du Maître de Tomberoc, auquel il ne manquait plus que le mât, dressé sur la grève comme un vaisseau de légende. Cette vision la fit frissonner. « Il est beau, n’est-ce pas ? » Katla faillit tomber en entendant la voix. Elle fit volte-face, portant ses mains à la bouche pour étouffer le cri qui menaçait de lui échapper. C’était son père. Il était assis, adossé contre une pile de troncs, si immobile qu’il avait lui-même l’air d’un morceau de bois. « Par Sur, Pa, vous m’avez fait peur ! » Il sourit, mais sans quitter le navire des yeux. Son expression était vague et rêveuse : on aurait dit un somnambule. « Je vais l’appeler Le Long Serpent », dit-il à mi-voix. Elle s’assit près de lui afin de pouvoir admirer sous le même angle que lui les courbes élégantes de la longue coque. « Hmmm, dit-elle après un moment, d’un ton approbateur. Il est assurément aussi sinueux qu’un serpent. Mais n’est-ce pas un nom de mauvais augure pour un tel vaisseau ? » Une ride creusa le large front de son père. « Est-il sage de nommer votre navire d’après le plus grand ennemi de Sur ? — Sur n’a guère prêté d’attention à mes prières, pendant toutes ces années, dit Aran avec un reniflement de dédain. Pourquoi donc ne pas apaiser le monstre qui a chaviré son précieux Corbeau et l’a naufragé dans l’Océan du Nord ? Peut-être nous laissera-t-il tranquilles quand nous voguerons dans ces eaux traîtresses. Il ne conviendrait pas de perdre un autre beau bateau, n’est-ce pas ? » Sa voix dure était dénuée d’intonation. C’était la première fois qu’il faisait référence, de façon détournée, à la perte du Loup des Neiges et de son fils aîné – devant Katla, à tout le moins. Elle fit une grimace. « C’est un bon nom, Pa. Mythique et brave, comme il convient à un vaisseau destiné à une grande expédition comme celle-là. » Elle attendit quelques instants avant d’ajouter : « Quand allez-vous partir ? » Il avait choisi l’essentiel de son équipage, elle le savait : vingt-quatre hommes de Tomberoc et des îles adjacentes. Ils arrivaient depuis plusieurs semaines à la ferme, à mesure que se répandaient dans les îles d’Ostenave les récits de gloire et de richesses à gagner dans une mystérieuse contrée arctique pleine d’anciens trésors. Jeunes et vieux, marins expérimentés et aspirants juvéniles, tous avides d’audacieuses aventures. La plupart avaient femmes et enfants à la maison ; beaucoup possédaient de la terre et des animaux à soigner, alors que d’autres n’avaient ni une épouse ni un haricot à leur nom et espéraient gagner rapidement les moyens de se doter de terres, d’épouses, et de leur propre bateau. Mais la légende de Sanctuaire était un récit qu’ils avaient entendu aux pieds de leur mère, et ramer sur la vaste mer, ils l’avaient dans le sang. Même l’homme le plus raisonnable trouvait difficile de résister à cette idée. Il y avait encore quelques postes à pourvoir, si Aran emmenait un équipage complet, et elle attendait encore d’aborder avec lui la possibilité pour elle d’en faire partie. Aran sourit, un éclair blanc dans la pénombre. « Bientôt. — Bientôt quand ? — Une semaine ou deux. — Mais les mers seront gelées jusqu’à Gîte-à-la-Baleine… — Pourquoi crois-tu que je me sois fait construire un brise-glace ? Je ne peux attendre le Premier Soleil pour mettre la voile. D’autres seront déjà partis, et chaque jour où ce navire n’est pas lancé est une journée perdue pour moi. — Que voulez-vous dire ? » Il se tourna alors vers elle avec une expression sombre et butée. « Je ne veux pas perdre mon temps ici, Katla. Tomberoc n’a plus rien désormais pour me retenir. — Pa ! — J’ai perdu mon fils. Ma femme est en train de devenir folle de chagrin. Pourquoi traîner devant un feu de tourbe qui s’étouffe, à nourrir un corps qui vieillit à vue d’œil, et attendre la mort qui me gruge un peu plus chaque jour ? — Et vous allez vous rendre dans l’Océan du Nord en plein hiver, pour vous offrir tout d’une pièce comme un veau à l’abattoir ? Cela n’arrangera guère les choses. — Si je reste ici, moi aussi je deviendrai fou. » Katla se mordit la lèvre pour s’empêcher d’énoncer sa véritable pensée : Le Maître de Tomberoc avait déjà pris ce tournant. Mais tandis que sa tête lui disait que le plan d’Aran était au mieux de la folie et au pire une stupidité délibérée, son cœur s’était mis à battre plus vite, les paumes de ses mains la démangeaient comme au bord de la sueur, malgré le froid de la nuit. C’était une sensation qu’elle ressentait souvent avant de se lancer dans une escalade qu’elle préparait depuis des jours. Elle repoussa avec fermeté le souvenir de la voix entendue en mer, lui ordonnant de rester dans l’île, l’enferma dans une petite boîte au fin fond de sa cervelle, là où elle gardait tous ses doutes, toutes ses craintes, tout ce qui venait la déranger lorsqu’elle essayait sa première prise pour quitter le sol. « Il n’y a rien ici pour moi non plus, Pa. Emmenez-moi. Je peux ramer, et jouer dans les gréements et aider à la navigation. Je suis aussi forte que n’importe quel homme, et vous savez que je ne me plaindrai pas, même dans les pires conditions. À quoi suis-je bonne ici, dans les jambes de Ma ? Elle me regarde avec reproche, quoi que je fasse. Je ne peux pas cuisiner, coudre ou filer ou me comporter comme elle le voudrait. Je ne veux pas d’époux, et ma perte égale la vôtre. Laissez-moi venir avec vous. » Aran Aranson contempla sa fille et vit la ferveur qui illuminait son visage, dans la lueur étrange de la lune. Elle lui ressemblait tellement qu’il en avait mal. Il sentit un picotement dans ses yeux, et détourna promptement le regard. « Je ne puis. Ta mère ne me pardonnerait jamais, si la mer lui prenait un autre de ses enfants. — Et Fent ? — Je lui ai promis une place. » Katla fat saisie de fureur. « Mais ce n’est pas juste ! Pourquoi peut-on risquer Fent et pas moi ? Prenez-moi à sa place. Vous savez que je serai plus utile ! — J’ai mes raisons. » En esprit, il revoyait Festrin Un-Œil qui le morigénait en lui disant de prendre bien soin de sa fille. Il ne l’admettrait devant personne, mais imaginer la seither revenue à Tomberoc lui retournait l’estomac, lui hérissait les poils sur la nuque comme ceux d’un chien méfiant. Par ailleurs, Katla lui avait déjà désobéi en ce qui avait trait à des expéditions marines : elle ne jouerait pas deux fois à ce jeu. Et Fent devenait de plus en plus dangereux à la maison, sans rien pour absorber ses énergies destructrices. Plus d’une fille donnerait naissance à un enfant aux cheveux roux l’été suivant, et l’on devrait tous les élever. « Ma décision est prise, Katla, n’essaie pas de m’amadouer, et ne pense pas user encore de supercherie pour monter à bord. Je ne suis pas aussi conciliant que Tam Renard. Je n’hésiterai pas un instant à te jeter par-dessus bord. » Le nom du chef des bateleurs remplit Katla d’un désespoir soudain et irrésistible. Si un homme aussi fort, aussi plein de vie que Tam Renard pouvait être emporté par la mer, quelle chance avaient les autres ? Elle se surprit à contempler Le Long Serpent d’un œil nouveau. Il était magnifique, et meurtrier, un mince fétu de bois qui serait abandonné à la volonté des vagues et de l’orage. Désirait-elle vraiment s’agripper à ses étroits plats-bords avec le vent qui lui hurlerait aux oreilles et la fouetterait d’échardes de glace et d’écume gelée ? Mais dans son cœur, elle connaissait la réponse. Peu importaient les conséquences. Oui, oui, oui. * * * Pendant les jours suivants, Katla évita son père. Elle ne pouvait se permettre de lui laisser voir à quel point elle avait fait sienne son obsession. Elle était sûre que s’il la regardait, il verrait ses pensées gravées sur son visage et l’enfermerait dans une des dépendances jusqu’à ce que Le Long Serpent eût vogué loin du détroit. Entre-temps, Aran et son épouse avaient mis fin à leur long silence, d’abord avec une discussion furieuse puis avec des larmes et des mots plus doux, mais Béra avait beau faire semblant d’être brave, Katla pouvait voir dans les yeux de sa mère qu’après avoir perdu son bien-aimé Halli, elle craignait de perdre aussi l’homme avec lequel elle l’avait conçu, et sans doute Fent aussi. La nouvelle de l’imminence du voyage se répandit dans l’île. Les hommes choisis pour constituer l’équipage exprimèrent une certaine surprise devant ce départ précoce, dans la saison des tempêtes et l’étreinte de la glace. Mais malgré les grommellements, il y avait dans l’air une excitation palpable. Comme le Maître de Tomberoc, ils étaient las d’un hiver d’Ostenave passé à accomplir les petites tâches journalières et à dormir. L’aventure les appelait, et ils suivraient Aran Aranson partout où il voudrait les emmener. La grande salle commune bourdonnait de bavardages et d’activité. On tissait la nouvelle voile jour et nuit et sans y intégrer le moindre motif, puisque le Maître était si pressé. Le matin de son assemblage, les femmes la sortirent dans l’enclos du devant et enduisirent son côté sous le vent de graisse de mouton, pour bien capturer et retenir la brise. On huila et polit les rames, afin de les faire mieux glisser dans l’eau, et l’on traita les rouleaux de filins qui les tiendraient en place dans le navire avec de l’huile de baleine, pour les garder étanches et souples. On termina le calfatage le jour suivant : toute l’île semblait pénétrée de la forte odeur de la résine de pin et de la laine mouillée. Le matin suivant, le massif support du mât fut installé et le grand mât planté dedans et bien verrouillé en place, bien ajusté, de façon à satisfaire Mortèn Danson. Perdre un mât dans une tempête à cause d’une installation mal faite était la manière la plus simple de perdre un vaisseau et tout son équipage. Et même si le constructeur de bateaux n’aimait pas l’homme qui l’avait fait enlever, ni aucun de ceux qui vogueraient avec lui, il serait damné s’il laissait sa réputation être compromise. La voile fut solidement attachée à la vergue et une fois hissée se gonfla dans la bise mordante. Katla regardait, une démangeaison dans les doigts, tandis que Jad l’acrobate escaladait le mât avec aisance pour vérifier les guides et les nœuds autour du rakki, puis attachait les haubans de ses doigts agiles. Les dernières rames de chêne traînées depuis le chantier furent alignées devant l’étrave dans le gravier crissant. Le jour suivant, tous les hommes valides de l’île prirent une corde pour aider à rouler le bateau dans l’eau et on y lança Le Long Serpent, dans le détroit de Tomberoc. Des acclamations s’élevèrent sur toute la grève : le lancement d’un aussi beau bateau était un spectacle mémorable. Le Maître, Mortèn Danson, et son contremaître, Orm Nez-Plat, vérifièrent l’arrangement du navire, les joints – trop lâches, et le bateau prendrait trop d’eau, trop serrés et, quand le bois gonflerait, une lisse briserait sûrement dans une mer houleuse, tandis qu’une demi-douzaine de membres d’équipage dresseraient le mât et hisseraient la voile. Enfin satisfait, on alla ancrer le bateau près du Don de Fulmar. Le Long Serpent était le plus grand des deux, et de loin, quille et coque plus lourdes pour compenser le poids du brise-glace. Mais c’était aussi le plus élégant. Par comparaison, Le Don de Fulmar ressemblait à ce qu’il était : un vieux navire fait de matériaux inférieurs et dans un but moins noble, pataud et utilitaire, avec son bois noirci par l’âge et couvert de marques de rochers, de récifs et de haches. Pendant trois jours, les hommes firent la navette avec les faerings dans le port pour emporter au Long Serpent, avec des seaux de ciment d’argile pour le calfatage des planches, et de goudron pour les joints, tandis que Mortèn Danson et Orm, un homme aux mains semblables à des pattes d’ours, tout en paumes, en muscles et en doigts courtauds et puissants, vérifiaient le gouvernail, arrimaient les gréements et argumentaient sur la bonne manière de monter la sous-vergue. Quand ils furent entièrement satisfaits, s’en vinrent les coffres de marins, le bois pour les feux, puis les peaux tannées, les sacs en peau de phoque et les espars, pour monter les abris de fortune sur les mers arctiques ; et, en tout dernier les provisions pour le voyage. Des chaînes de femmes et d’enfants se passaient de main en main des paniers de pains de seigle et de morue salée, de lingue et de colin, de boudin, de mouton et de veau en saumure ; du bœuf séché, une roue de fromage, des œufs de mouette et de poule, du macareux salé et des lapins entiers séchés ; un phoque, entier aussi, qu’on avait fait mariner. Dans un compartiment à la proue, installé là pour équilibrer le poids du brise-glace, on rangea une grande quantité de lourds tonnelets contenant de l’eau provenant du ruisseau qui dégringolait des montagnes derrière la grande salle commune, puis une petite quantité de sang d’étalon, et un tonneau de bonne bière. Ce serait bon pour le moral de l’équipage, avait décidé Aran, de pouvoir ingurgiter de quoi se réchauffer les tripes après une épuisante journée de rame. Sur l’ordre de la Maîtresse de Tomberoc, on embarqua aussi deux gros sacs de navets, de choux frisés, d’oignons et de poireaux sauvages, pour contrebalancer les énormes quantités de viande, même si elle ne s’attendait guère à voir les hommes cuisiner ou consommer des légumes s’il n’y avait pas de femmes à bord pour les turlupiner à ce sujet. Finalement, un sac odorant des fameux gâteaux jaunes de Béra fit son chemin dans la chaîne humaine, accompagnés de maints commentaires envieux. C’était peut-être le meilleur indice que l’épouse du Maître de Tomberoc pouvait encore s’accommoder de la périlleuse aventure de son époux. On ignorait que c’était Hesta Rolfsen, la mère de Béra – celle qui avait appris à sa fille comment cuisiner ces délicatesses – qui avait veillé à la cuisson de ces gâteaux. Aran Aranson avait enrôlé deux autres hommes : Urse, le gigantesque bras droit de Tam Renard au visage ravagé – celui-ci avait dit au Maître de Tomberoc qu’il n’avait pas de chance avec les femmes et devait se gagner une fortune s’il voulait s’acheter une épouse ; et le fils aîné de Félin Gris-Navire, un gars solide de dix-neuf ans qui pouvait à peine enfiler deux mots mais savait nouer un nœud de bouline d’une seule main et les yeux fermés. Malgré le désir de sa mère, Fent aussi accompagnerait bel et bien son père. Cela laissait une mince poignée de places à remplir, et une centaine d’hommes et de jeunes gens campaient autour de la ferme, tous avides de gagner cet honneur. Chaque fois qu’Aran franchissait le seuil de sa maison, il y en avait davantage. Cela avait commencé avec une douzaine environ de Tomberoc, des gens qu’il connaissait depuis des années, et leurs pères aussi. Ils observaient un silence respectueux et hochaient la tête pour saluer le Maître, en espérant qu’il se rappellerait le nom respectable de leur famille et les épreuves qu’ils avaient affrontées ensemble au cours des années. Ceux qui arrivaient de plus loin étaient moins discrets. Ils l’appelaient, ils essayaient de l’amadouer ou ils se vantaient de leurs prouesses, faisant saillir leurs muscles durcis par la rame, jurant qu’ils pouvaient naviguer dans le brouillard ou dans une inondation. Il parla à chacun seul à seul, au calme, et longuement. Parmi les derniers arrivés, il choisit finalement encore un homme, le jour précédant le départ : Pol Garson, un cousin de Tor Leeson qui avait participé à nombre d’expéditions avec assez de succès pour posséder son propre bateau, pendant un temps, jusqu’à ce qu’il fît naufrage au large de Cullin Sey, trois ans plus tôt, pendant une tempête particulièrement féroce. Il pouvait naviguer au jugé et en s’orientant sur le soleil, les étoiles et les caractéristiques naturelles de la mer et de la terre ; et les cals de ses mains montraient qu’il n’était pas trop fier pour tenir une rame. Tout le monde savait qu’il n’était pas responsable de la perte de son bateau, et quand il reviendrait avec sa part du trésor de Sanctuaire, il prendrait en charge Séra Wulfsen et le reste de la famille de Tor ; le choix semblait juste et bien calculé. Aran retourna ensuite dans sa maison, ferma la porte et s’y adossa. « C’est fini, dit-il. Je ne peux faire davantage. Je préfère partir avec un homme en moins. — Dis aux autres de s’en aller, alors », fit son épouse d’un ton bref. Aran sembla peiné. « Nous pouvons sûrement les nourrir un peu avant. » Béra Rolfsen se planta les mains sur les hanches. « Il n’y a plus rien. Tout est à bord de ton maudit bateau. — Ne nous disputons pas en ce dernier jour de ma présence à Tomberoc, mon épouse. — Ce qui m’inquiète, c’est que ce sera vraiment le dernier, mon époux. Ne veux-tu vraiment pas attendre que la mer dégèle, au moins ? » Aran fixa sur elle un œil sévère. « Nous avons déjà eu cette conversation, mon épouse ! Hopli Garson et Fénil Soronson ont commandé un bateau à Danson avant nous. Ils ont quitté son chantier plus d’un mois avant que Halli ne l’enlève. Ils ont déjà mis la voile. Chaque jour où nous nous attardons ici, nous sommes plus loin derrière eux. C’est maintenant ou jamais. — Alors, choisis jamais ! » Les yeux de Béra lançaient des éclairs. « Tu sais que je ne le peux pas. — Tu ne peux pas ? Tu ne veux pas, voilà la vérité. Car c’est ta volonté qui pousse à cette aventure, je le vois bien, Aran. Ta volonté de taureau obstiné. Je l’ai déjà dit et je le dirai encore : la carte que tu as ramenée de la Foire est une supercherie destinée aux imbéciles. Sanctuaire n’existe pas, pas plus que l’or dont tu rêves, et pourtant tu dépenses avec libéralité tout ce que nous avons acquis au cours de ces longues et dures années, et pis encore : tu vas dépenser la monnaie la plus rare, la vie des gens de notre famille et celle des hommes de Tomberoc dont dépendent leurs familles, afin de poursuivre ta folle obsession. Car c’est bien cela, cette quête, Aran Aranson : la chasse d’une chimère, d’un conte de fées, c’est courir pour rien. Dans le meilleur des moments, ç’aurait été une pure folie. Mais c’est le pire des moments, maintenant que la mer cruelle a dévoré notre aîné et que des cris de guerre s’élèvent de notre capitale. Oh, ne me regarde pas ainsi, mon époux, comme si j’étais une ignorante qui se plaît à répéter une rumeur ridicule entendue au marché. J’ai des oreilles et une langue, et l’intelligence de me servir de l’une et de l’autre, et je sais ce que je dis. Il ne faudra pas longtemps aux Istriens pour mettre à exécution les menaces proférées à la Grande Foire, et ce, dès que la mer aura été libérée de ses glaces. Ils enverront leurs navires dans le Nord pour nous mettre à feu et à sang, comme autrefois. Et où seras-tu alors, mon époux ? Ici pour défendre ta famille, ou en train de chasser des fantaisies dans les mers arctiques ? » Pendant toute cette tirade, Aran avait serré les poings si fort que la peau de ses phalanges en était blanche. Comme Béra se taisait pour reprendre son souffle, le coutelas qu’il tenait se brisa avec fracas, et des éclats d’ivoire s’éparpillèrent dans la pièce. L’un d’eux frappa Béra à la joue, juste sous l’œil, et du sang se mit à couler, même si la blessure était peu profonde. Elle porta la main à son visage, l’en retira humide de sang, et poussa un hurlement aigu. « Des os brisés, du sang versé, s’écria-t-elle. C’est un présage, mais je ne m’attends pas à ce que tu en tiennes compte, car tu es sourd et aveugle à tout ce qui n’est pas ton rêve. — Silence, femme ! rugit Aran. Je n’ai pas le temps d’écouter de telles absurdités ! » Il se détourna, prêt à s’en aller, mais à ce moment, quelqu’un d’autre beugla : « Brise un couteau, une vie à l’eau ! » Aran fit volte-face. Grand-Ma Rolfsen, qui avait été assise dans un silence inhabituel derrière son rouet pendant tout cet échange, se leva, solidement plantée devant son beau-fils, et lui prit les bras dans une étreinte si féroce qu’il fit une grimace. C’était un tableau étrange, on aurait dit deux danseurs pétrifiés, ou une paire d’ours des neiges faisant mine de se battre, dressés sur leurs pattes de derrière, sauf que la vieille femme arrivait à peine à la poitrine d’Aran. Sans être troublée par la différence de leur taille et de leurs pouvoirs, Hesta Rolfsen le secoua de toutes ses forces. « Nous apporteras-tu la ruine avec ton plan insensé, Aran Aranson ? demanda-t-elle impérieusement. Ta folie nous a déjà fait perdre Halli, et maintenant tu nous prendrais Fent aussi. Quant à moi, je me moque éperdument que tu périsses dans cette entreprise, car de toute évidence tes esprits sont déjà tombés au fond de la mer avant le reste de ta misérable carcasse. Mais pense à ta femme et à ta fille. Comment feront-elles sans le Maître de Tomberoc ? Comment les autres femmes de l’île élèveront-elles leurs enfants et leur bétail maintenant que tu vas emmener leurs maris et leurs pères et leurs fils se faire engloutir par les marées de l’océan ? Tu as pris les pires traits de ton père, et Aran Bergson était aussi entêté qu’un cheval pourvu d’œillères et aussi stupide qu’un lièvre quand ça le prenait. Et tu te rappelleras sûrement l’issue de sa dernière folle aventure. » L’ancien Maître de Tomberoc avait failli périr en chassant un narwhal géant réputé pour avoir une corne d’or. Trois douzaines d’hommes avaient vu la bête et témoigné de l’existence de ce merveilleux appendice ; plusieurs d’entre eux avaient fait partie de l’équipage d’Aran Bergson lorsqu’on avait de nouveau aperçu le narwhal. On avait donné la chasse et réussi à harponner le monstre – lequel était plus gros, avait-on prétendu, que la baleine échouée sur la plage de cailloux de l’île de Tomberoc, l’année de la grande tempête, d’où le nom de ladite plage. Mais la bête avait seulement percé le travers du bateau avec sa « corne d’or », une avarie sans espoir. L’eau s’était engouffrée dans le trou, les planches avaient éclaté et le bateau avait coulé tout droit au fond. Des trente-huit hommes d’équipage, seuls quatre avaient survécu, incluant le Maître. Le narwhal avait laissé une bonne longueur de corne enchâssée dans le bois du navire. Des morceaux d’épave et le fragment de corne s’étaient échoués dans les îlots rocailleux au nord d’Île-Noire. Mais lorsqu’on les découvrit, on dut admettre que, loin d’être en or, la corne était simplement jaunie par l’âge et les algues, et valait moins qu’une dent de morse car elle était si vieille et si friable qu’on ne pouvait même pas la sculpter. Aran Bergson était presque mort de honte et avait fini ses jours sur Tomberoc, taciturne et les yeux creusés ; il était mort trois ans plus tard dans la guerre contre l’empire istrien. On disait qu’il avait vu le coup venir et n’avait rien fait pour se défendre. Son fils l’avait vu tomber, et connaissait la vérité. Aran Aranson baissa la tête. Pendant un moment, il parut vaciller dans sa résolution. Puis, d’une manière très délibérée, il desserra les doigts de Hesta Rolfsen sur ses bras et l’écarta de lui. Sans un mot, il tourna les talons et quitta la ferme. Katla le regarda traverser l’enclos de leur demeure ; ses sourcils noirs dessinaient le trait unique qui indiquait une manifestation prochaine de son tempérament coléreux ; les aspirants marins s’assemblèrent autour de lui comme des pies attirées par un cadavre frais, et son père leur cria de ramasser leurs affaires et de rentrer chez eux, car il n’avait pas besoin d’eux – paroles peu courtoises de la part du Maître, qui furent accueillies avec des expressions stupéfaites. Aran s’éloignait déjà sur le chemin menant à la grève, d’une démarche raidie par la fureur. Fent s’approcha de l’enclos, une pierre à aiguiser dans une main et dans l’autre une des meilleures dagues de Katla. Elle la lui avait donnée pour s’excuser de l’avoir assommé afin de prendre sa place à bord du Loup des Neiges, puis elle l’avait regretté. C’était une jolie pièce, une de celles qu’elle avait forgées avant le naufrage. Mais elle était devenue une extension des mains de son frère, une arme qui avait déjà fait couler le sang dans deux bagarres. « On dirait qu’on va partir plus tôt que prévu », dit-il d’un ton allègre, en écartant la lame pour mieux en inspecter le fil. La dague luisait d’un éclat meurtrier dans le soleil froid. « Ma et Pa ont eu une terrible dispute, je pouvais les entendre depuis la grange ! » En relevant les yeux, Fent vit ceux de sa sœur fixés sur lui avec une expression moins que bienveillante. « Quoi ? fit-il. — Je sais que tu te rappelles fort bien les paroles que la seither t’a adressées. » Le visage de Fent s’empourpra d’une nuance déplaisante. Pour couvrir sa confusion, il fit tout un spectacle de rengainer la dague. Puissent toutes tes entreprises être des désastres. « Et tu as toujours l’intention d’accompagner Pa ? — C’est son entreprise, pas la mienne, fit Fent d’une voix brève. Ça ne compte pas. — Mais tu ne veux pas vraiment y aller, insista Katla. Tu détestes les bateaux, tu l’as toujours dit. Tu pourrais diriger la ferme pendant son absence, être l’homme de la famille… » Fent éclata de rire : « Pourquoi, pour que tu puisses y aller à ma place ? Tu n’en as pas déjà fait assez ? Tout le monde raconte comment ma vaillante sœur a affronté un monstre marin avec une des épées qu’elle avait forgées elle-même, maintenant qu’on a assez ennuyé Urse pour qu’il raconte la véritable histoire. Tu as pris ma place au cours du dernier voyage, cette fois, c’est mon tour de faire mes preuves. » Il releva la tête, menton en avant. « Pa me l’a dit lui-même, après cette affaire avec le père de Féla. » Féla était une mince et jolie jeune fille de seize ans, fille d’un serf qui travaillait la terre deux vallées plus loin. Au printemps, elle serait bien moins mince : on voyait déjà qu’elle était enceinte de trois mois ; après ne pas avoir été menstruée et être allée pleurer à la ferme, elle s’était vue renvoyer par Fent, le visage dur, déclarant qu’il ne l’épouserait pas. Après quoi le père était venu voir Aran, et les deux hommes avaient échangé des paroles acerbes. Katla hocha la tête. C’était ainsi, alors : pour son frère, il était plus simple d’affronter les sauvages mers du Nord qu’un homme furieux et le cœur brisé de sa fille. « Il ne t’emmènera pas, tu sais, dit Fent comme s’il pouvait lire ses pensées. Tu n’es qu’une fille. » Bien passé, le temps où Katla aurait réagi avec un bon coup de poing à une telle remarque. Elle se contenta plutôt de lui adresser un long regard dur. « Du moins suis-je une fille qui sait la différence entre une bouline et un récif, et un nœud de capelage et un nœud de drisse. » Une expression indéchiffrable passa sur le visage de son jumeau. « J’ai un défi pour toi, dit-il après un moment, une lueur bizarre dans l’œil. Viens me retrouver à l’aube demain, au sommet de la Dent du Chien. Et apporte de la corde. » Katla l’examina avec curiosité. Que mijotait-il ? Fent n’avait jamais manifesté le moindre intérêt auparavant pour ses escalades. Mais il soutint son regard, avec un large sourire aussi innocent que lorsqu’ils avaient été enfants. « Très bien, dit-elle. J’y serai. » Katla Aransen n’avait jamais pu refuser un défi. * * * Le Long Serpent lèverait l’ancre à marée haute le lendemain, annonça Aran Aranson, lorsqu’il pourrait ainsi, porté par la mer, passer au large des récifs qui encerclaient l’île pour laisser le vent de terre le pousser vers les longues vagues de l’océan. Son épouse avait les yeux rougis, et une coupure à l’aspect enflammé sur la joue gauche, mais elle vaquait à ses tâches comme s’il ne se passait rien, même si les hommes détournaient les yeux et si les femmes murmuraient, en se dissimulant derrière leurs mains, qu’elle devait avoir terriblement provoqué le Maître, s’il l’avait frappée assez fort pour faire couler du sang. Aran était sourd à tous, et alla faire une longue promenade dans la ferme au coucher du soleil, ordonnant à ceux qu’on laissait dans l’île de bien s’occuper de la terre et du bétail. Puis il se rendit à pied dans la vallée voisine pour régler ses comptes avec le frère de Béra, Margan, une discussion qui dura jusqu’à ce que la lune fut haute dans le ciel. Katla le rencontra sur le chemin du retour. Elle attendait depuis trois heures dans la fourche du vieux pommier. Après la première heure, Ferg avait cessé de geindre pour la faire descendre et s’était endormi dans l’entrelacs des racines. Parfois, ses pattes tressaillaient et son souffle s’accélérait comme s’il chassait de tous côtés des lapins fantômes. Katla lui enviait la simplicité de ses rêves. Elle savait qu’elle ne dormirait pas de la nuit, en tout cas pas avant d’avoir évoqué une fois de plus avec son père la possibilité de monter à bord de son brise-glace. Mais le visage du Maître était sombre à la lueur de la lune tandis qu’il marchait dans la bruyère, et lorsque Katla se laissa tomber de son arbre devant lui, éveillant Ferg qui se dressa d’un bond en aboyant assez fort pour réveiller les morts, Aran poussa d’horribles jurons et passa près d’elle sans s’arrêter. Elle dut courir pour le rattraper. « Pa, Pa, arrêtez, je vous en prie. — Je ne suis pas d’humeur à parler, dit Aran, abrupt, et sans ralentir. — Vous devez m’emmener à Sanctuaire », plaida Katla, dont toutes les phrases soigneusement élaborées s’étaient envolées dans son désespoir. « Je vous en prie, Pa : ne partez pas sans moi. Je ne pourrais pas le supporter ! » Elle l’agrippa par la manche. Aran s’immobilisa alors. Il se tourna vers sa fille et la prit par les bras. « Veux-tu mourir ? demanda-t-il. — Je mourrai si vous me laissez ici », déclara Katla, d’un ton dramatique. Son père poussa un soupir : « Nous nous ressemblons », dit-il après un long silence. Katla retint son souffle, en se demandant ce qu’il dirait ensuite. « Tu ne veux pas de mariage. Je n’en ai plus. » Elle fronça les sourcils. « Que voulez-vous dire ? » Une crainte glacée lui poignait soudain le ventre. Aran émit un rire bref et dur : « Ta mère m’a répudié. Elle a déclaré que nous ne sommes plus mari et femme. » Katla demeura un instant bouche bée. Dans les îles nordiques, une femme pouvait divorcer de son époux pour trois raisons : l’infidélité, la folie ou des violences perpétrées à son égard. Ce devait être la seconde raison, une querelle autour de l’expédition et de l’obsession d’Aran ? Cela pouvait paraître de la folie, dans le feu d’une dispute. Mais Béra ne pouvait vraiment vouloir un divorce. « Oh, Pa ! » dit Katla. Puis : « Mais vous connaissez le mauvais caractère de Mère : elle se sera calmée, à présent. Elle se calme toujours. — Ton oncle Margan veillera aux arrangements. » Il le dit d’une voix si dénuée d’inflexion qu’elle sut aussitôt que ce devait être la vérité. Elle ne savait que penser. Ses parents, vivant séparés ? Prenant peut-être d’autres partenaires en mariage ? Cela semblait impensable, comme si l’univers avait soudain changé de forme. La notion même du voyage paraissait soudain absurde. « Et vous allez quand même à Sanctuaire ? » laissa-t-elle échapper. Aran inclina la tête d’un geste bref. « J’ai ma fierté. » Ses yeux luisaient sous la lune. Quand il les tourna vers elle, ils brillaient d’un éclat si argenté que c’était comme ceux d’un somnambule, des orbites étincelantes et vides de regard. « Si tu veux encore une place dans cette expédition, elle est à toi », dit-il simplement, puis il reprit son chemin, la laissant immobile dans le sillage périlleux de sa colère. Katla poussa un long soupir. Une heure plus tôt, quelques instants plus tôt, même, c’était tout ce dont elle avait rêvé. Mais maintenant ? Il agissait ainsi pour se venger de Béra, son instinct le lui disait, pour démontrer son pouvoir et la légitimité de sa quête. Elle se sentait toute faible, saisie de vertige devant le choix qu’elle devait effectuer. Partir et ainsi acquiescer à la folie qui avait déjà détruit leur famille ; ou rester à la maison avec une femme furieuse et chagrine, pour s’atteler au travail en jouant la fille obéissante ? Elle savait ce qu’elle devait choisir comme fille, et comme femme. Mais elle savait aussi que si elle demeurait à Tomberoc, son âme s’étiolerait douloureusement. « J’irai avec vous ! » cria-t-elle au dos d’Aran qui s’éloignait. Mais s’il l’entendit, il n’en manifesta rien. * * * Le matin suivant, l’aube trouva Katla en train de gravir une forte pente, un rouleau de corde jeté sur l’épaule. Pour une fois, le bon sens avait prévalu sur l’instinct et elle avait donc renoncé à son chemin habituel vers le sommet de la Dent du Chien, par la face à pic tournée vers la mer, pour suivre le parcours des « vieux », comme elle y pensait ; elle avançait d’un pas nonchalant sur le sentier bien creusé. Elle ignorait ce que son frère avait imaginé pour ce défi, et ne s’en souciait guère : c’était plaisant de quitter la ferme, loin de toute cette acrimonie et de tous ces ragots. Peut-être pourrait-elle simplement s’asseoir au soleil matinal avec Fent et parler de la séparation de leurs parents, en trouvant peut-être une façon de les raccommoder, de persuader Aran de reculer son expédition de quelques jours, ou du moins jusqu’à ce qu’ils se fussent un peu réconciliés. Elle avait tout de même mis ses affaires dans un coffre de marin, en prévision d’un départ à midi. Sans fermer l’œil de la nuit, bien entendu. Elle fut surprise de voir Fent déjà sur place. Et plus encore de constater que pour quelque obscure et bizarre raison, il avait traîné un lourd fauteuil de bois jusqu’au sommet et y était assis, tel un roi sans terre. Elle le regarda fixement, ahurie. « Pourquoi donc as-tu amené ça ici ? » demanda-t-elle. Étalé dans son trône de fortune, Fent manifesta à peine qu’il était conscient de sa présence ; il contemplait le vaste océan comme s’il n’avait pas un seul souci au monde. « Belle vue, n’est-ce pas ? » dit-il après un moment, laconique. Katla fronça les sourcils. Son jumeau n’avait jamais pris grand intérêt aux paysages. Son agacement la rendit agressive : « Comment peux-tu rester assis là, avec tout ce qui se passe ? » Fent tourna vers elle une tête paresseuse : « Je n’y peux pas grand-chose, n’est-ce pas ? Ils se réconcilieront, ils l’ont toujours fait. Et puis, j’ai d’autres sujets de réflexion. » Avec un élan soudain d’énergie, il se leva du fauteuil. « Je vois que tu n’étais pas si préoccupée de tout ce drame pour oublier d’apporter la corde, observa-t-il. Alors, mettons notre défi en branle. » Elle l’observait, curieuse. « Eh bien, je suis intriguée. De quelle nature est-il ? — Nouer des nœuds, annonça-t-il d’un ton allègre. Tu as dit que je ne savais pas différencier une bouline d’un récif ou un nœud de capelage d’un nœud de drisse. Alors, j’ai imaginé un petit jeu pour mettre à l’épreuve nos talents respectifs dans ce domaine. — En fait, rectifia Katla, contrariée, ce que j’ai dit, c’est qu’au moins moi je le savais. J’ai seulement insinué que tu ne le savais pas. » Elle sourit avec malice. « Mais je sais que tu ne sais pas ! » Au lieu de mordre à cet hameçon, Fent se rassit dans le fauteuil et plaça ses avant-bras le long du cadre. « Je me libérerai de n’importe quel nœud par lequel tu voudras m’attacher. — Ha ! — Et ensuite, tu devras te libérer des miens. » Trop facile, songea Katla avec une joie maligne. C’était un jeu auquel ils avaient joué enfants, et Fent avait toujours perdu. Mais peut-être s’était-il entraîné. Elle décida de le ménager. Après tout, ils allaient partager un long et pénible voyage si Le Long Serpent partait à midi, et il n’était pas très raisonnable d’entretenir entre eux de l’inimitié, si on pouvait l’éviter. Elle déroula la corde, une fine mais solide longueur de morceaux de peau de phoque roulés en spirale et attachés par des crins de cheval, ce qui donnait à la corde une certaine élasticité ainsi qu’une considérable solidité. D’abord, elle en noua une extrémité autour du bras du fauteuil. En se gardant une bonne longueur pour le nœud final, elle attacha le bras de Fent au fauteuil avec une série de demi-clefs, puis passa deux fois la corde autour de sa taille et du dossier du fauteuil, souleva une de ses jambes pour insérer un nœud de chaise simple afin de garder les boucles en place, puis se mit à l’œuvre sur une combinaison élaborée de boulines et de nœuds de mouton. Elle termina par un beau tour mort avec la longueur réservée, puis elle recula pour admirer son travail. Pas trop difficile de se sortir de là, mais il lui faudrait sûrement un bon moment. Fent lui montra ses dents, aussi fines que celles d’un rusé renard. « Va t’asseoir au soleil, sœurette. Je te rejoindrai très bientôt. » Avec un haussement d’épaules, Katla s’éloigna. Son rocher favori lui faisait signe, dans une flaque de soleil où miroitaient comme des pièces d’or ses rosettes de lichen jaune. Il y avait une dépression dans le granit, on pouvait tout juste y placer une épaule et la tête. C’était remarquablement confortable, pour un rocher. Combien de temps elle somnola, elle l’ignorait, mais quand elle s’éveilla enfin, ce fut parce qu’une ombre masquait le soleil. Elle ouvrit les yeux et vit son frère qui la regardait de toute sa hauteur. Elle se leva en hâte, étonnée. La corde se trouvait à terre autour du fauteuil et ne donnait aucune indication de manœuvre illégale. « Je suis impressionnée, dit-elle. — J’espère bien, répliqua-t-il. Ça m’a demandé pas mal de travail. Et maintenant, à ton tour. » Katla eut envie d’annuler le défi et de laisser Fent gagner, car il y avait dans son expression quelque chose qu’elle n’arrivait pas à déchiffrer. Elle se dit, et ce n’était pas la première fois, que son jumeau – qui pendant presque toute son existence avait semblé une extension d’elle-même, comme elle de lui – était ces derniers temps devenu une personne entièrement à part, aussi différent et impossible à comprendre que le plus étrange des étrangers. Mais l’entêtement fondamental de Katla n’accepterait pas d’accorder cette simple satisfaction à Fent. Elle prit sa place dans le fauteuil et, avec un petit sourire, regarda son frère nouer une série de nœuds tout à fait ineptes. « Appelle celui-là un nœud plat tordu », commença-t-elle. Et soudain, il y avait quelque chose dans sa bouche, et une odeur de terre et de sueur assaillit ses narines. Des mains puissantes la saisirent par-derrière, et une autre corde s’enroula autour d’elle – pas la sienne, ce qui la plongea dans une totale confusion, mais une épaisse corde de chanvre. Et, pour ajouter à sa confusion, Fent se trouvait encore devant elle, et alors qui donc… L’homme qui l’avait attachée d’une main bien plus experte que son jumeau contourna le fauteuil pour se laisser voir. Elle lui adressa un regard foudroyant par-dessus la boule de tissu qu’ils lui avaient enfoncée dans la bouche, et ne fut que légèrement surprise de ne pas le reconnaître. Il était grand et nerveux, avec la peau hâlée d’un marin expérimenté, et ses cheveux blonds étaient libres, une masse de boucles dorées pas très propres. Un gros anneau d’argent luisait à l’une de ses oreilles. Fent lui donna une claque sur l’épaule. « Joli, Marit. Je dirais que tu as gagné ta place sur le Serpent, non ? » L’autre eut un large sourire, auquel il manquait les deux dents de devant, remarqua Katla. « Je vais te faire sauter tes autres dents, bâtard ! » s’écria-t-elle en luttant contre la corde, mais tout ce qui émergea, ce fut un grognement étouffé, et les nœuds ne bougèrent absolument pas. Son jumeau se plaça bien en face du fauteuil, et ses yeux bleus pétillaient de malice. « Comme je l’ai dit, on a une belle vue d’ici. Un endroit parfait pour voir Le Long Serpent s’en aller. Grâce à l’habileté de Marit Fennson, je doute que tu sois capable de te libérer, car si tu te débats trop, les nœuds ne feront que se resserrer. J’ose dire qu’il faudra un certain temps pour que n’importe qui pense à venir te chercher ici. Ou peut-être que personne n’y pensera. Mais si tu restes ici assez longtemps sans nourriture, tu maigriras peut-être assez pour te glisser hors de ces liens et ramper jusqu’à Tomberoc. Ça te donnera au moins le temps de te rappeler quand, avec mon bien-aimé et défunt frère, tu m’as assommé et attaché à un des poteaux de la grange pour me voler ma place à bord du Loup des Neiges. Tu ne me feras pas passer pour un imbécile avant très longtemps, sœurette. Porte-toi bien. » 20. Fuite Dans la confusion qui suivit la destruction du cristal, Virelai se jeta dans l’escalier menant à la cour en dégringolant deux marches à la fois, les pieds dérapant sur les ardoises polies par l’âge, paumes contre les murs pour conserver son équilibre. Une seule autre personne au château portait des gants comme ceux que la pierre de voyance lui avait offerts en ce bref éclair avant de montrer à la compagnie assemblée la Rose du Monde paradant avec son ventre arrondi devant la cour nordique. Et tandis que les autres étaient hypnotisés par ce remarquable spectacle, Virelai s’était pétrifié, frappé par la vision précédente, si ordinaire. Saro Vingo avait réussi à s’enfuir de Jétra. Virelai sentait son nouveau plan – si élégant, si parfait – qui lui glissait entre les doigts. Tout avait semblé s’ajuster avec la précision d’un de ces casse-tête de bois si joliment fabriqués qu’on vendait pour le plaisir des enfants de riches, au marché estival de Céra, et la pierre d’humeur que portait le jeune homme en était la clef. Ou encore, comme le disait le grimoire volé à la grande bibliothèque de Rahë, « l’eldistan ». Après sa première terrifiante rencontre avec le jeune homme dans la Chambre Étoilée, à Jétra, Virelai s’était captivé pour le colifichet porté au cou par celui-ci avec tant d’apparente aisance, et il avait cherché dans chaque ligne du livre du mage, jusqu’à y trouver cette entrée : « Dans L’Alchimie naturelle (Idin Haban c. Année du Cygne 953), mention des pierres d’humeur/pierre-conduit, nommées dans lointaines régions mont, sud d’où elles proviennent, “eldistaner”. Propriétés extrêmnt. Variables », avait-il lu, inscrit dans l’écriture rapide et en pattes d’araignée de Rahë. « Seules les “plus jeunes” sont de simples pierres d’humeur – pour pur divertissement. Montrent caprices et fantaisies de qui les tient. Se réchauffent à la peau. Peuvent prendre teintes très diff. de l’état naturel. Diagramme pour mes expériences : blanc = mort gris = esprit vide ; santé déclinante cyan = sérénité vert = intégrité jaune = maladie, mais doré pâle = bien-être (+ d’observ. nécess.) vermillon = anxiété/crainte/déséquilibre des humeurs carmin = rage violet : nuance + foncée = émotions turbulentes tirant sur le bleu = activité intellect. » Il y en avait davantage dans cette veine, que Virelai avait passé avec impatience. L’entrée qui avait ensuite retenu son attention avait été la suivante : « Ancien eldistaner. Éjecté de veines profondes dans terre, typiquement. pied ou sommet volcans, surtout aires autour Pic Rouge, “où se trouve le Cœur d’Elda”. Plus gros, plus sombre. Si poli, grain lisse & compact. Pèse davantage, semble chaud même si non touché pdt des heures. D’après Idin Haban, certaines pierres permettent de voir le futur. D’autres ouvrent l’esprit de qui les tient à qui le voit. Pierre spéc. puissante, conduit magique, lui a permis de faire du feu. Ai fait bcp magie avec, conduit assez de chaleur pour calciner cancrelats, moineaux, rats et même phoque, mais esprit de V. me reste fermé, si esprit il a. » Virelai avait fait une petite grimace en lisant cette dernière phrase. Rahë l’avait-il vraiment utilisé comme sujet de ces expériences, et dans ce cas, quand, et pourquoi ne s’en souvenait-il pas ? Peut-être les pierres avaient-elles effacé ce souvenir ; à ce qu’il en savait, il n’y avait aucune autre créature que le Maître aurait pu évoquer par « V », mais l’idée que le mage l’avait estimé si aisément remplaçable qu’il aurait ainsi risqué son bien-être – ou, bien pis, souhaité sa destruction – l’avait beaucoup perturbé. C’était comme s’il n’avait été pour le vieil homme rien de plus que les cancrelats, les moineaux ou les rats habituellement énumérés par Rahë. Cette pensée avait empli Virelai de rage, en le faisant douter de la sagesse des actions qu’il était décidé à accomplir. Mais il avait repoussé ce doute et continué de lire. Il y avait ensuite une liste détaillée de tous les oiseaux, animaux et créatures marines que le Maître avait réussi à incinérer, ainsi que les périodes de récupération requises pour lui après chacune de ces expériences. Plus loin, dans la page suivante, Virelai avait trouvé cette note : « Plus remarquable, rapport de Xanon dans son Histoire de l’Ancien Monde, ch. 13, “Parmi les Vagabonds”, où il raconte comment une vieille femme, en enfonçant une main profondément dans la terre, a fait produire à la pierre un grand arc de feu qui a tué une troupe entière de pigeons à plusieurs centaines de pieds au-dessus de sa tête. Quelle arme serait une telle pierre en d’autres mains ! » Ce pouvait-il être le genre de pierre que Saro portait autour du cou ? La puissance émanant de celle-ci avait donné à Virelai des visions des plus horrifiantes et des plus meurtrières. Un tel objet en de mauvaises mains… Une autre pensée s’était enchaînée : et si Tycho Issian pouvait s’emparer d’une telle pierre ? Virelai avait frissonné. Dans le présent état hautement instable du sire de Cantara, aucune créature vivante ne serait en sécurité sur Elda. Il était impératif de les séparer par la plus grande distance possible. Dans un accès de morbide appréhension, il avait continué de lire, s’attendant à découvrir d’autres d’horreurs. Mais, quelques pages plus loin, il était tombé sur une autre entrée au phrasé cryptique, et d’une étrangeté dépassant l’imagination. Il l’avait lue et relue, au cas où il aurait totalement compris de travers. Mais non, les implications en étaient indéniables. Un plan avait alors commencé de prendre forme, les détails s’en dessinant comme la plus parfaite des tapisseries. Avec la pierre, sinon dans ses propres mains du moins à proximité, il pouvait sauver sa propre peau. Il pouvait revenir à Sanctuaire sans craindre les représailles ou l’ire du Maître. Tout irait bien. Une grande vague de soulagement l’avait submergé. Il se rappelait encore l’extase momentanée de cette rare sensation, avant que l’angoisse ne lui étreignît de nouveau la poitrine. Son plan reposait sur les minces épaules de Saro Vingo. S’il perdait le garçon, il perdrait la pierre, et en conséquence toute chance de survie. Redoublant d’efforts, il s’arrêta dans un ultime dérapage à la poterne, le cœur battant si fort qu’il semblait prêt à bondir hors de sa poitrine, et il jeta un coup d’oeil dehors. Il faisait noir comme de la poix, et tout était très calme. Virelai jura à mi-voix. Le garçon ne pouvait sûrement avoir fui si loin et si vite ? À la vérité, les pierres pouvaient être trompeuses, et le fuyard pouvait se trouver déjà fort loin, le moment montré par la pierre étant une tout autre heure de la nuit. Ou encore il était bien tranquille dans son lit, rêvant de sa fuite. Virelai renifla l’air. Une vague odeur de crottin de cheval lui parvint, et de chaleur animale. La porte de l’écurie était-elle encore ouverte ? Virelai s’avança dans la nuit. * * * Messager de la Nuit était d’humeur folâtre. Il y avait des juments à deux paddocks de distance, et il pouvait les sentir. Quand le garçon était venu à sa stalle, il avait pensé qu’on l’emmènerait les visiter et avait très volontiers suivi le garçon, sans même se plaindre lorsque celui-ci lui avait passé une bride. Il fut donc très surpris lorsqu’il se retrouva avec une selle sur le dos et une sangle sous le ventre. Mais ce fut seulement lorsque le garçon lui agrippa l’encolure et mit le pied à l’étrier que le cheval comprit que quelque chose n’allait pas. Il virevolta, essaya de mordre son cavalier au genou en signe de protestation, tout en renâclant assez fort pour réveiller les morts. Saro serra les genoux sur les flancs de l’étalon et essaya sans succès de le calmer. Un instant plus tard, des voix s’élevèrent des murailles qui les surplombaient, et son souffle s’étrangla dans sa gorge. Il se préparait à pousser la bête dans un galop désespéré, mais les bruits s’éloignèrent tandis que les hommes passaient sans s’arrêter ; aucune torche ne s’alluma, aucune alarme ne se déclencha sur leur passage, et ils traversèrent le château. Saro reprit son souffle et mit son cheval au pas, d’une allure plus lente, visant la porte ouest et la plaine herbeuse qui s’étendait au-delà. Mais avant d’arriver à la muraille extérieure, il vit les oreilles de l’étalon tressaillir, puis sa tête se relever brusquement ; la bête se mit à danser en reculant. Saro lutta pour l’arrêter, puis, sur le cheval figé, il scruta la pénombre pour voir ce qui avait ainsi dérangé l’animal. À environ vingt pieds de là, obscurément visible dans la lueur de la lune, se tenait une énorme forme noire. Ses yeux, deux flammes dorées, s’allumèrent dans les ténèbres et Saro sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque et ses bras se couvrir de chair de poule. C’était la réaction primitive de la proie devant le prédateur. Une sueur froide lui couvrit l’échine. Pour la première fois de sa vie, il souhaita soudain, avec ferveur, avoir une épée. Pendant l’espace de quelques battements de cœur, monture et cavalier demeurèrent pétrifiés. Puis la bête noire ouvrit la gueule. Une gueule gigantesque, Saro pouvait le deviner aux reflets de lune sur les crocs largement espacés. Messager de la Nuit transféra son poids d’une patte sur l’autre en agitant nerveusement la queue, mais sans autrement indiquer qu’il possédait un quelconque instinct de survie. Saro attendit qu’un rugissement s’élève de la gueule caverneuse, mais non : la créature referma sa gueule avec un léger cliquetis de crocs. Saro fut envahi par le soupçon soudain et incongru qu’elle avait bâillé. Était-elle si sûre qu’elle pouvait le tuer, avec l’étalon ? Juste comme il évoquait cette possibilité, une noirceur s’interposa entre la bête et lui. Un long tremblement pâle… La pierre d’humeur se mit à briller. « Bête, arrête ! » La voix était profonde et impérieuse. L’étalon s’immobilisa comme par magie, et Saro sentit sa propre volonté se plier à celle du nouveau venu. Ses mains, qui s’étaient levées pour dissimuler la pierre, retombèrent molles et inutiles à ses côtés. Puis la chose pâle sortit de son champ de vision, et soudain, la bête avait disparu. Quand un nuage passa sur la demi-face de la lune, l’homme nommé Virelai se tenait devant Saro, un petit chat noir dans les bras. Saro scruta les alentours, mais l’énorme prédateur n’était plus là ; il s’était fondu dans la nuit aussi silencieusement qu’il y était apparu. « Venez avec moi », dit l’homme pâle, avec la même intonation qu’auparavant, et l’esprit de Saro eut beau reculer devant cette suggestion, ses mains se resserrèrent sur les rênes et il entendit sa propre voix répondre : « Oui, je viens. » * * * Tout avait été bien plus simple que Virelai n’avait pu l’imaginer. User de la voix de commandement du Maître pouvait être quelque peu aléatoire, mais il était là avec la chatte docile entre les mains et le garçon qui le suivait sur son cheval dans l’abri de l’orangeraie, en contrebas des murs de la cité. Ils pourraient y rester sans être vus jusqu’à son retour au château pour récupérer le nécessaire – le grimoire, à tout le moins, et tout ce qu’il pourrait transporter du meilleur faux argent. Dans sa chambre, haletant poussivement après avoir grimpé à la course les vingt-trois étages, il poussa la chatte dans sa cage d’osier, encore stupéfait qu’elle ne fût toujours pas sortie de sa transe et n’eût pas essayé de le mordre avec sa malveillance habituelle. Il remplit une solide sacoche du grimoire, de quelques habits, avec l’onguent d’Alisha, un manteau, un coutelas, deux grosses briques de l’étain transformé en argent, ses herbiers, plumes et pots d’encres soigneusement bouchés, et la série de parchemins sur lesquels il avait été en train de travailler, extrêmement compromettants s’ils étaient découverts par les sires de Forent ou de Cantara, par exemple. Puis il redescendit les escaliers. À mi-chemin de la poterne, il se rendit compte qu’il devrait apporter quelque chose pour Alisha : ce serait déjà assez grave de faire irruption sur les marches de son chariot sans avertissement, et avec le garçon, de surcroît : deux bouches supplémentaires à nourrir dans les temps les plus durs, et ce, sans prendre en compte le danger qui s’ensuivrait sûrement lorsque l’alarme serait donnée ; même si un présent n’était rien de plus qu’un infime émollient, dans ces circonstances, cela indiquait au moins qu’il comprenait jusqu’à un certain point la magnitude de la faveur qu’il allait demander. Au troisième étage, il emprunta une porte latérale et courut dans le corridor tortueux, aussi silencieusement qu’il le pouvait avec la cage de la chatte qui lui battait le dos et son paquet d’affaires serré contre la poitrine. Il savait exactement ce qu’Alisha apprécierait le plus. Les cuisines étaient silencieuses, à l’exception des ronflements des garçons préposés au four à pain : l’aube se ferait encore attendre quelques heures, mais ils devraient se lever bientôt et recommencer leur travail : dans toute l’Istria, on parlait du pain frais et des exquises pâtisseries qu’on pouvait déguster au château de Jétra, avec nostalgie par ceux qui en avaient fait l’expérience, et avec espoir par les autres, mais ils apparaissaient chaque matin sur la table des nobles grâce à un dur labeur plutôt qu’à une simple magie. Virelai contourna sans bruit les garçons pour entrer dans la chambre froide où l’on gardait les épices les plus rares. Des gerbes vertes, roses et dorées pendaient en guirlande du plafond : carthame, chanvre, verveine et lysimaque ; derrière, dans de grands plats de céramique jétraine, se trouvait la récente récolte de crocus, chaque triple pistil ambré soigneusement séparé de la fleur et mis à sécher en tas pour ajouter à la coloration et au goût de douzaines de plats exotiques. Mais Virelai connaissait un autre usage de ces pistils réduits en poudre. Il prit un des gros plats et en déversa le contenu dans un carré de tissu, noua solidement celui-ci et replaça le contenant. Alisha aurait aimé le plat lui-même, il le savait, mais on n’y pouvait rien. Il mit le sachet dans son paquet et se détourna, prêt à partir. Mais il en fût empêché : un des chiens du château – non point l’un des élégants chiens de chasse au daim du seigneur des lieux, mais un bâtard noir et brun, un laid molosse à la gueule carrée. De la salive dégouttait de ses babines fripées sur les dalles du sol. Virelai sourit. « Couché, suggéra-t-il. Dors. » Ce ne fut pas l’impérieux commandement du Maître qui sortit de sa bouche, mais plutôt une pâle et grêle imitation. Au lieu d’obéir, le chien poussa un grondement et fit un pas dans l’entrée. Virelai recula d’autant. Dans sa cage, la chatte remua. Parmi les créatures d’Elda, les chiens étaient une espèce que Virelai avait toujours trouvée problématique. D’instinct, ils ne l’aimaient pas. De fait, la plupart des animaux éprouvaient de l’antipathie à son égard, sans aucune raison immédiatement apparente, puisqu’il essayait de bien les traiter et n’était pas enclin à la cruauté. Mais les chiens avaient de grandes dents et pouvaient infliger des dommages considérables en refermant une seule fois leurs mâchoires, assez semblables en cela au sire de Cantara, et l’anxiété qu’ils lui inspiraient semblait communicative. Lorsqu’il le pouvait, il les évitait, ou essayait de se faire aussi petit que possible. Cette bête-là, cependant, s’était donné le mal de venir le chercher et de l’affronter ; elle ne serait pas écartée par de simples tours de magie. La terreur tourbillonnait dans l’esprit de Virelai. La voix de commandement ne fonctionnait plus ; que lui restait-il dans son armurerie ? Le grimoire était bien enveloppé au fond de sa sacoche, il faudrait trop longtemps pour l’en sortir et y trouver le sortilège approprié. Et même alors, il y faudrait la coopération de la chatte, et la seule idée de sortir celle-ci de sa cage devant un tel monstre était la plus pure des folies. Virelai réfléchissait fiévreusement. Une teinture des pistils qu’il venait de voler provoquerait l’assoupissement, et plus grave encore ; mais il n’avait ni le temps ni les moyens d’effectuer ce genre de traitement. Puisque toutes les solutions les plus douces lui étaient interdites, le seul recours était la violence brute. Il parcourut des yeux les alentours, désespérément, pour trouver ce qui pourrait constituer une arme, n’importe quoi. Verrerie, céramique, fleurs séchées. C’était sans espoir. Ce qu’il aurait désiré, le rouleau à pâtisserie, la louche ou le long couteau à viande, n’était visible nulle part. Les plats étaient lourds, certes, mais de la poterie brisée et le chaos qui s’ensuivrait certainement s’il ne tuait pas le chien sur le coup signifiaient la découverte assurée, la capture, et l’échec de son plan. Et avec les plantes coûteuses cachées dans sa sacoche, il lui faudrait aussi répondre d’une accusation de vol. Le chien se mit à grogner, un son profond et gargouillant. Ses oreilles s’aplatirent sur son crâne. Virelai regarda son arrière-train s’abaisser en se tortillant d’une façon qui eût été comique si elle n’avait aussi évidemment signalé l’imminence de l’attaque. Sans penser davantage aux possibles conséquences, Virelai attrapa le plus gros plat à proximité et le jeta de toutes ses forces sur l’animal. La céramique de Jétra était fameuse dans tout le monde civilisé pour son élégance et le bleu surprenant de son glaçage, caractéristique des potiers de la Cité Éternelle ; le terme pour « bleu », dans l’ancienne langue de la plaine de Tilsèn, était le même que celui pour « ciel », en particulier le bleu profond et sans défaut du ciel du septième mois. Par contre, elle n’était pas renommée pour sa solidité : le plat frappa le crâne massif du chien et explosa en centaines d’échardes friables. La poudre safranée se répandit partout, sur les étagères de la réserve, sur les grosses pattes du chien, sur le sol dallé. Mais si Virelai avait espéré que la créature serait distraite par le pollen odorant, sinon par le projectile lui-même, il fut tristement déçu. Enragé par le coup, qui ne lui avait causé des dommages qu’en l’amenant à se mordre la langue, désorienté par la poussière jaune qui lui envahissait les narines et le faisait éternuer, le bâtard s’avança avec férocité, en répandant du sang et de la bave. Virelai prit la cage de la chatte comme bouclier. C’était une lâcheté, et sans aucun doute futile, mais c’était tout ce qu’il pouvait imaginer. Le chien et l’osier se heurtèrent avec tant de force que Virelai fut projeté en arrière et tomba en s’égratignant les coudes sur une étagère et en se cognant douloureusement la tête sur les dalles froides. Il se retrouva prisonnier de la cage qui s’était coincée en travers de l’espace étroit séparant deux murs, et par l’énorme poids du chien sur ladite cage. Des crachements et des grognements indistincts résonnaient, puis la cage explosa et Virelai put sentir les pattes du chien qui lui labouraient le ventre. Le souffle coupé, saisi de nausée, il sentit sa vision se brouiller. Juste au moment où il avait conclu que c’était ainsi qu’il allait mourir – ignominieusement, sur le sol d’une chambre froide, en train de voler des herbes au milieu de la nuit, égorgé par un bâtard enragé – la pression se relâcha. Il retrouva son souffle, entendit un gémissement lointain qui aurait pu être le sien : il était si désorienté que c’était difficile à dire. Après quelques instants de silence béni, des voix résonnèrent dans les cuisines. Mais était-ce simplement la conversation ensommeillée des mitrons ou d’autres avaient-ils été éveillés par le vacarme du chien, impossible à dire. Virelai s’assit avec précaution. Du chien, il n’y avait plus de trace, sauf les flaques de sang et de bave laissées sur les dalles. Des morceaux d’osier brisés étaient éparpillés partout. Bëte avait disparu. A sa place se tenait la Bête : de la taille d’un lion, aussi noire que la nuit. Ses crocs étaient rouges, ses yeux pleins d’intelligence. Debout, dit-elle dans l’esprit de Virelai, et les entrailles de celui-ci se liquéfièrent. Derrière toi, il y a une porte menant à l’extérieur. Ouvre-la. Virelai remua la tête, un mouvement infime, n’osant point détourner les yeux du grand avatar, de peur de se faire égorger. Elda le savait, il méritait ce sort pour avoir jeté sur le chemin du sauvage molosse la chatte sans défense qu’avait été la Bête quelques instants plus tôt. L’avatar pensait-il de cette façon ? Lui tenait-il rancune ? Dans ce cas, sa vie était assurément forfaite. Dépêche-toi. En s’aidant des étagères, Virelai parvint à se lever. Plus assuré maintenant qu’il était debout (ce qui n’était pas très logique, car la Bête pouvait se mouvoir mille fois plus vite que lui s’il essayait de s’enfuir), il se retourna pour examiner le fond de la chambre froide. Il y avait en effet là une petite porte, fermée par un simple loquet en fer, il pouvait tout juste en apercevoir les contours. Stupide, de ne pas l’avoir remarqué plus tôt. Le bruit des voix se fit plus fort, et soudain la Bête se trouva dans la réserve avec Virelai, sa fourrure fraîche et son souffle brûlant tout contre lui. Virelai recula en titubant, récupéra sa sacoche et la jeta maladroitement sur son épaule. Puis, après une brève réflexion, il tendit le bras pour attraper deux gros écheveaux de chanvre sec et les fourra aussi dans la sacoche. Il avait le sentiment qu’ils pourraient être utiles. Après quoi, il ouvrit la porte, dont le battant pivota vers l’extérieur presque sans craquer, et soudain, ils étaient dehors dans la nuit, environnés par une brise fraîche qui portait le parfum des orangers. Bien, dit la Bête. Et maintenant, nous allons au sud. Virelai cligna des yeux. « Non, dit-il, c’est au nord que nous devons aller, au nord, à Sanctuaire, chez ton maître. » Quelque chose lui chatouillait l’intérieur du crâne, comme si un phalène y avait été prisonnier, une infime présence, légère et sans menace. C’était, il le comprit après un moment de perplexité, la réaction amusée du grand félin devant cette déclaration. Comme pour clarifier la question, la Bête déclara : Je n’ai pas de maître. Je suis la Bête. 21. Signes et Présages Vers midi, le ciel était parsemé de fins nuages qui couraient haut sur l’horizon. Une forte brise de terre s’était levée ; si elle se maintenait, Le Long Serpent quitterait Tomberoc sous de bons augures et sortirait du port avec sa voile bien déployée, en filant tout droit vers le nord. Tandis que les marins amenaient à bord leurs affaires, ainsi que les deux solides barques, Aran Aranson se tenait à la proue, le visage tourné vers l’océan, avec une expression intensément méditative. Une de ses mains était glissée dans sa tunique, tenant un objet invisible. Ses yeux pâles reflétaient le ciel. Derrière lui les marins jouaient du coude au plat-bord, cherchant les visages de leurs familles assemblées le long de la digue. Quelques mères pleuraient ; d’autres étaient de pierre. Un groupe de vieilles femmes se tenaient d’un côté, les bras croisés, avec des expressions résignées. Elles avaient vu bien des départs au cours des années. Parfois les marins revenaient, et parfois non. Difficile de discerner une logique dans la chance des uns et des autres au cours de ce genre d’expédition, et aucune d’entre elles ne pouvait rien pour en influencer le résultat, même si autrefois, comme les jeunes épouses d’aujourd’hui, elles avaient coupé des boucles de leurs cheveux pour les consacrer de sang et d’eau salée et y nouer tous les nœuds qu’elles connaissaient afin d’assurer beau temps et bon passage. Les bras croisés, les faces résignées posaient une question muette : pourquoi les hommes étaient-ils si stupides, pourquoi n’étaient-ils jamais satisfaits de leur bonne existence ? Qu’est-ce qui les poussait à dédaigner le sol sous leurs pieds, et les travaux journaliers, le cercle quotidien de leurs fermes et de leurs familles ? Qu’est-ce qui les poussait à tout abandonner à la recherche de baleines ou dans quelque autre quête qui se dérobait ? Elles connaissaient la réponse, bien sûr : c’était justement ce qui poussait les hommes à partir : les motifs familiers d’une vie où l’événement le plus excitant était les dommages causés par un bélier échappé, le passage d’une tempête, ou la maladie. Les femmes plus jeunes considéraient le choix de leurs hommes comme un affront personnel : certains mariages ne s’en remettaient jamais, quelles que fussent les richesses rapportées à la maison, les récits glorieux contés autour du feu. Depuis maintes années, Béra Rolfsen était consciente de l’impatience de son époux ; elle l’avait regardé réprimer ses désirs, mettre l’épaule à la charrue et se vouer sombrement à la routine et la dure besogne ; sa seule échappatoire aux frustrations de cet emprisonnement, c’était le voyage annuel à la Grande Foire. Elle savait qu’on en viendrait là un jour, que l’existence qu’ils avaient édifiée ensemble glisserait des mains d’Aran et se briserait d’une façon inutilement dramatique. Elle l’observait donc en cet instant, comme il se tenait à la proue du vaisseau qui avait coûté la vie à leur fils aîné, et elle avait beau paraître impassible, les yeux secs, elle serrait si fort la main de sa mère que l’extrémité des doigts de Grand-Ma Rolfsen en était devenue blanche, puis bleue. Mais le Maître de Tomberoc ne jeta pas un seul regard du côté de la ferme. Pas une seule fois ses yeux ne cherchèrent ceux de son épouse, sur la digue. Ils étaient plutôt fixés sur l’horizon du nord, au-delà des falaises lointaines et des îlots rocheux, là où l’océan se fondait au ciel dans une brume grise. Et son profil était aussi dur et fier que les statues des anciens rois, des hommes sévères aux yeux froids et aux mentons barbus et proéminents, qui avaient succombé à d’héroïques trépas en ne laissant rien derrière eux que ces images de bois et de pierre. Puis sa main retomba, lâchant l’objet dissimulé dans sa tunique, et ce fut comme si un sortilège avait été rompu, car il se détourna brusquement, en redevenant un simple marin. Son regard balaya la scène qui s’offrait à lui – la foule agitée sur le quai, les bras qu’on levait, les femmes en pleurs – et s’arrêta brièvement sur la silhouette de Béra Rolfsen, drapée dans son plus beau manteau bleu, capuchon baissé, de sorte que ses fins cheveux roux flottaient dans la brise. Il la vit les retenir de sa main libre, et leurs yeux se croisèrent un instant. Quelque chose passa entre eux, qui aurait pu être une acceptation, ou du moins une forme ou une autre de compréhension, puis il s’arracha à cette contemplation et, en se tournant vers son équipage, il cria : « Dressez le mât ! » avant de se diriger à grands pas vers la poupe. Les hommes se hâtèrent d’exécuter leurs tâches, et Aran se consacra aux détails pratiques du trajet qui les ferait sortir du port – installer le mât, orienter la voile, arranger les filins et les haubans, diriger le gouvernail. Il observait son équipage, notant ceux qui se mouvaient avec précision et ceux qui étaient lourds et maladroits, en espérant que ces derniers trouveraient bientôt leurs jambes de mer. Alors qu’ils passaient sous les hautes falaises, noires d’ombre et tachées de fientes d’oiseaux et de lichens, la voile prit directement le vent et ils filèrent le long de la Dent du Chien avec une impressionnante élégance. Le cœur du Maître fut envahi de fierté. Il ne remarqua pas le corbeau qui survola le navire en direction de la terre d’un vol ferme et régulier, les plumes de ses ailes écartées comme des doigts. Il ne se rendit pas compte non plus de l’absence de sa fille avant qu’ils n’eussent passé depuis longtemps le grand promontoire rocheux où elle était assise, solidement attachée ; et pourtant les yeux de Katla étaient rivés sur lui depuis les hauteurs, et suivaient le vaisseau avec une féroce intensité, noyés de larmes, tandis qu’ils voguaient au-delà du regard des mortels. * * * « L’as-tu vue ? » Fent donna un coup de coude à l’homme blond. Marit Fennson hocha la tête : « Toujours là-haut, comme je t’avais dit. Mes nœuds retiendraient un taureau en train de charger, et encore mieux une petite chose comme ta sœur. Vas-tu maintenant parler pour moi à Aran Aranson ? » Fent parut peiné : « Mieux vaut attendre un peu, je ne veux pas qu’il fasse demi-tour pour elle, ou qu’il te jette par-dessus bord. » Une ombre tomba sur eux. Fent leva les yeux pour voir le visage ruiné d’Urse Une-Oreille. Le colosse sourit. C’était un horrible spectacle dans le meilleur des cas, et Fent se sentait déjà nerveux. Voir un homme à peine pourvu d’une demi-face vous sourire avec ses molaires dénudées luisant comme des défenses de morse lui donnait le sentiment d’être un bébé phoque à la merci d’un ours des neiges. « Où est la fillette ? demanda Urse d’un ton aimable. Je ne l’ai pas vue à bord, et pourtant son père avait dit qu’elle y serait. » Marit se fit discret. Fent le regarda se frayer agilement un chemin jusqu’à son banc de nage à travers rouleaux de cordes, tonneaux, coffres et ustensiles de cuisine, et s’y asseoir. Il comprit qu’il devrait porter seul le fardeau. En essayant de masquer sa panique, il essaya désespérément de servir l’excuse plausible qu’il avait concoctée pour leur père. « Elle ne se sentait pas bien », commença-t-il, pour s’interrompre en voyant les yeux du colosse se plisser de façon menaçante. Après une petite toux, il reprit : « Elle a pensé qu’il valait mieux rester avec notre mère. — Elle n’était pas sur le quai, et pourtant j’y ai vu ensemble la Dame de Tomberoc et sa propre mère. » Fent haussa les épaules : « Qui sait comment fonctionne l’esprit de Katla ? Elle est aussi changeante que le climat. » Il y eut une longue pause inconfortable, puis : « Dans quelques îles, on croit que des jumeaux nouveau-nés sont liés par une âme unique, et que Sur doit choisir à quel enfant elle appartiendra. Là d’où je viens, on jette les dés. Un enfant reste avec sa mère pour lui téter le sein, l’autre est offert à la mer. » Urse se pencha, plaça ses mains sur les épaules de Fent et serra jusqu’à lui tirer une grimace. Le colosse faisait toujours mine de sourire, mais ses yeux, dans leur réseau de cicatrices, étaient aussi durs que de la topaze. « J’aimerais savoir comment tu es revenu au rivage, Fent Sans me. Peut-être est-il temps pour notre seigneur Sur de voir son choix confirmé. » Il continua de fixer Fent pendant encore quelques instants, puis le relâcha pour s’éloigner à pas lents. Fent fut parcouru d’un frisson glacé. Il allait devoir parler à son père à l’instant, avant qu’Urse pût le faire. * * * Il trouva Aran assis sur un tonneau retourné, au centre du bateau. Un carré de parchemin froissé, ou d’un autre matériau jaune et ancien comme du parchemin, était étalé sur ses genoux. Le Maître traçait du bout d’un doigt une série de traits inscrits dans le tiers supérieur du document, en regardant de temps à autre à bâbord, pour revenir ensuite au dessin qu’il déplaçait parfois légèrement vers le bas, ou vers la droite, comme s’il comparait ce qu’il voyait du monde à sa représentation en deux dimensions sur la carte. Fent poussa un soupir de soulagement en s’approchant. Son père était obsédé par cette carte ; chaque fois qu’il la maniait, c’était comme s’il en était si complètement absorbé qu’il devenait incapable d’exercer sa volonté, ou de manifester son caractère coléreux. Ce serait le meilleur moment pour lui mentir à propos de Katla. « Pa », commença-t-il, mais Aran agita une main comme pour écarter une mouche importune, et il s’interrompit. Le Maître de Tomberoc vérifia la position du soleil, tira de sa bourse une des longueurs de ficelle qu’il avait choisies avec soin, puis fit courir ses doigts sur les nœuds qui s’y trouvaient, les yeux fermés pour mieux se concentrer. Puis il les rouvrit, ajusta le placement de la carte, y inscrivit une petite marque avec l’ongle de son pouce et sourit à son fils. « L’île de Kelpie », dit-il en indiquant une minuscule ligne déchiquetée sur la carte. Fent n’avait jamais vu la carte de près : son père la gardait avec un soin jaloux. C’était, il devait l’admettre, un bel et mystérieux objet – si on s’intéressait à des bouts de papier, ou quel qu’en fut le matériau par ailleurs, qui prétendaient vous montrer le monde. Fent préférait voir de ses propres yeux et faire directement l’expérience des évidences physiques d’Elda. Les abstractions ne comptaient guère pour lui. Il tendit malgré tout le cou avec obéissance pour regarder les doigts d’Aran suivre amoureusement les dessins de la carte. Une rose des vents se trouvait dans le coin supérieur droit, sa branche sud pointant en diagonale vers le coin inférieur gauche manquant. Autour de son encadrement enluminé, il pouvait distinguer plusieurs mots bizarres. Il ne pouvait en comprendre certains, ce qui n’était guère surprenant compte tenu du peu de temps qu’il avait consacré à ses études ; mais les mots « Isenfelt », « Oceana » et « Sanctuarii » étaient assez clairs : champs de glace, océan, Sanctuaire. Cela semblait si simple ainsi ! Surtout si l’on pouvait trouver une île aussi minuscule que Kelpie à partir de ces griffonnages à l’encre. Fent battit des paupières, leva les yeux, compara les traits de la carte avec ceux de l’horizon, sans parvenir à une conclusion. C’était une île, une île approximativement indiquée dans la même position sur le parchemin et c’était tout ce qu’il pouvait comprendre. Comme un des marins s’approchait d’eux – Kalo, un rameur calme à la peau tannée –, Fent vit son père refermer une main protectrice sur la carte, la rouler et la presser contre lui ; un doute fugitif le traversa. Un tel objet dépourvu de réelle substance, si joli fut-il, pouvait-il leur assurer d’atteindre sains et saufs un endroit de légendes ? Ou bien la chose avait-elle jeté quelque étrange sortilège sur le Maître de Tomberoc ? Les nuages sombres qui s’empilaient à l’horizon s’illuminèrent d’écarlate tandis que le soleil se couchait ; un froid impossible à ne pas remarquer avait envahi l’atmosphère. « Pa, reprit-il, à propos de Katla… » * * * Le beau temps extraordinaire dont les îles d’Ostenave avaient été bénies pendant les derniers mois avait permis une série de naissances hors saison chez les brebis, entrées en rut à un moment tout à fait anormal pour ces choses. Avant même le départ avec Aran Aranson de presque tous les hommes valides de l’île pour son expédition à Sanctuaire, les troupeaux s’avéraient difficiles à gérer par les deux bergers chargés de leur bien-être. Fili Kolson et sa vieille chienne Bréda avaient finalement réussi à enfermer tous ses moutons dans la petite cabane de berger située en contrebas de la Dent du Chien, à l’exception d’un agneau vagabond qui avait pris peur à la vue d’une mouette volant à très basse altitude, et s’était échappé en bondissant vers le sommet du promontoire, saisi de la plus totale panique. Bréda avait aboyé sur les talons de l’animal sur une trentaine de pieds, puis, comme la pente devenait vraiment trop raide, elle avait abandonné cette cause perdue pour revenir en trottant vers Fili, la langue aussi pendante qu’un drapeau en berne. La créature était d’une exaspérante stupidité. Chaque fois qu’il était sur le point d’attraper les minuscules sabots, elle s’éloignait en dansant de terreur, filant plus haut parmi les rochers. Au crépuscule, elle l’avait amené tout près du sommet, et Fili était sur le point de concrétiser les pires terreurs de la petite bête en l’étranglant et en la dévorant alors qu’elle bougeait encore. Il la regarda sauter sur une avancée de granit dont les rosettes de lichen brillaient d’un éclat doré dans la lumière oblique, et disparaître. Un moment plus tard, elle bêlait à fendre l’âme. « Par les couilles de Sur », jura Fili avec ferveur. Il reprit son souffle, se jeta dans la courte distance qui le séparait encore du sommet, dépassa l’affleurement de granit et arriva dans l’espace herbeux. L’agneau se tenait là, pantelant, un regard solennel dans ses yeux ronds, la bouche ouverte sur des bêlements muets. Fili n’hésita pas : il sauta sur l’animal, l’attrapa par la peau du cou et le mit sous son bras avant que l’agneau pût proférer un son. Bizarrement docile, enfin, la bête resta là, molle comme une carcasse. Mais sa tête se tournait nerveusement sous le bras de Fili, vers quelque chose qui se trouvait plus haut sur le promontoire. Fili avait entravé les pattes de l’agneau et se redressait lorsqu’il remarqua enfin la direction de ce regard fixe. Il faillit laisser tomber la bête : une forme étrange se dessinait dans la pénombre. Cela ressemblait à un grand fauteuil, même si c’était complètement absurde. Et plus encore : une silhouette semblait attachée dans le siège, et ses yeux étincelaient d’une manière alarmante dans les derniers rayons de lumière. Fili était un garçon intelligent : il pouvait nouer deux douzaines de nœuds différents et fabriquer des appâts ressemblant à tous les vers et à toutes les anguilles de sable des îles. Et il savait que si l’on tombait sur un mort-vivant quand baissait la lumière du soleil, on avait intérêt à courir aussi vite qu’un poney au galop, car si la créature vous touchait de ses grandes mains noires et vous couchait à terre sous son corps gonflé de sang, on la rejoindrait bientôt dans ses déprédations nocturnes et votre famille vous couperait la tête et vous enterrerait dans un champ plutôt que de vous accueillir auprès du foyer. Mais la silhouette soutenait son regard et, comme un nuage passait devant la lune montante, il se rendit compte avec un sursaut que ce n’était pas un mort-vivant mais la fille du chef de leur clan, Katla. Il déposa l’agneau sur l’herbe tendre et tomba à genoux près de Katla. Il commença par défaire le bâillon – quoique, après la volée d’horribles imprécations enrouées qui déchira l’air, il regretta plutôt de ne pas l’avoir fait en dernier. * * * Katla redescendit à la ferme, bouillante de rage, prête à se battre – avec n’importe qui, pour n’importe quoi – même si elle était si épuisée qu’elle tenait à peine debout. Mais l’atmosphère qui l’accueillit dans la grande salle était si déconcertante que sa furie l’abandonna. Personne ne semblait particulièrement surpris de la voir reparaître après s’être éclipsée si soudainement ; personne ne semblait très intéressé à lui demander où elle pouvait bien être allée. De fait, un lourd souci pesait sur les quelques occupants de l’endroit, assourdissant les conversations, ralentissant les gestes. Des femmes se tenaient en groupe, parlant à mi-voix, les yeux inquiets. On semblait avoir abandonné ses tâches, ou même ne les avoir jamais commencées ; il aurait dû régner une application industrieuse pour la préparation du repas du soir, l’entretien du feu, des gens qui allaient et venaient, l’éternel raccommodage, l’éternelle cuisine ; mais jusqu’à un petit détail comme le remplissage des petits plats de pierre à savon où brûlait l’huile de phoque, pour l’éclairage de la salle, tout semblait en suspens, comme dans l’attente d’une déclaration ou d’un événement. Le feu de cuisine était éteint, la broche vide, la grande bouilloire de fer renversée sur les charbons noirs. Katla regarda autour d’elle, médusée. Le plus étrange de tout, peut-être, c’était que le grand fauteuil de son père était occupé. Non par Aran Aranson, mais par son épouse. La Dame de Tomberoc siégeait dans le grand fauteuil sculpté, les coudes sur les solides accoudoirs de chêne, le menton dans les mains, le regard perdu dans l’espace, mais avec une troublante intensité. Tout le monde se tenait à une distance respectueuse. Katla fronça les sourcils. C’était tacite, mais avait toujours paru aussi impérieux qu’une loi : personne n’occupait le siège du Maître en son absence. C’était une transgression scandaleuse, et si délibérée qu’elle était sûrement de mauvais augure ; Katla se surprit à approcher avec une prudence inhabituelle. Les yeux de sa mère ne bougèrent même pas. « Où étais-tu ? » demanda-t-elle, d’une voix froide et sans inflexion. Katla cligna des yeux : « Attachée à un fauteuil », dit-elle abruptement. Si elle avait espéré une réaction, un signe de surprise, elle fut déçue. « Au sommet de la Dent du Chien, ajouta-t-elle. Par mon cher frère. » Béra haussa enfin les sourcils, mais tout ce qu’elle dit, ce fut : « Un corbeau est arrivé. — Un corbeau ? — De Halbo. » Béra ouvrit sa main droite, doigts écartés comme une fronde de fougère. Un morceau de ficelle reposait dans sa paume, où il devait avoir été serré depuis très longtemps. Une série de nœuds complexes y avait été réalisée, ponctuée par les demi-clefs rouge et argent qui indiquaient clairement la cour royale. Katla prit la ficelle avec précaution, l’étira et en examina l’arrangement avec stupéfaction. Puis elle la retourna dans l’autre sens et l’examina sous cet angle, tout en sachant, la poitrine prise dans un terrible étau, qu’elle ne s’était pas trompée la première fois. Quand elle releva les yeux, elle vit ceux de sa mère fixés sur elle. « Nous devons envoyer un bateau derrière eux, il est encore temps, dit Katla. Nous pouvons les rattraper avant l’aube si le vent se maintient. Je prendrai Le Don de Fulmar avec Fili et Perto… » Elle fouillait sa mémoire pour trouver ceux des garçons de Tomberoc laissés en arrière qui pouvaient être utiles sur un bateau. « Non. » La voix de Béra était dure comme de la pierre. « Quoi ? — Même si tu les rattrapes et délivres ce message, il ne reviendra jamais. Il est aussi entêté qu’un taureau en chaleur, et n’a pas grande estime pour le roi. — Mais alors, qu’allons-nous faire ? » Sa mère eut un infime mouvement qui aurait pu être un petit haussement d’épaules. « Je vais appeler tous les hommes que je peux trouver dans les îles et les envoyer à Halbo. J’inventerai des excuses, j’implorerai la clémence royale, même si cela me coûte infiniment. Et je mènerai cette maison de mon mieux jusqu’au retour de mon époux. » Elle serra les dents en levant le menton, et le relief de ses tendons était visible dans son cou. Pour la première fois, Katla vit comme sa mère avait maigri récemment, les cernes sombres qui encerclaient ses yeux, les creux qui étaient apparus sous le rose bien pâle de ses joues, les rides profondes au coin de ses yeux, sur son front et, plus profondes encore, de chaque côté de sa bouche. Béra vieillissait à vue d’oeil, et le départ d’Aran Aranson juste avant cette nouvelle dévastatrice avait aggravé ce processus sans espoir de rémission. « S’il revient jamais. » Une telle amertume… Katla ne sut que dire, ni pour défendre son père ni pour apaiser sa mère. Ses doigts revinrent aux nœuds du message, encore une fois incrédules. « Nous sommes en guerre avec l’Istria, lut-elle de nouveau. Par ordonnance royale, vous devez envoyer immédiatement à Halbo tous les hommes et les bateaux des îles d’Ostenave. Quiconque manque à ce devoir ne sera plus considéré comme un Eyrain, et tous ses biens, comme sa vie, seront déclarés forfaits par la couronne. Par ordre de Ravn Asharson, seigneur des Îles du Nord. » * * * Le vent se maintint toute la nuit, ne changeant de force et de direction que très progressivement, ce dont Aran prit avantage pour louvoyer souplement à travers les vagues : Le Long Serpent semblait effleurer la surface et se mouvoir comme la créature mythique dont il portait le nom. Parfois, il semblait se mettre à voler : avec le ciel si profond et si noir, et les étoiles reflétées dans le miroir de l’eau ténébreuse, il était impossible, sur un coup d’œil ensommeillé, de déterminer dans quel élément il se déplaçait. Fent termina son tour de garde deux heures après que la lune fut arrivée à son zénith, mais il ne put s’endormir, et ce n’était pas seulement le mouvement déconcertant du bateau ou les claquements bruyants de la voile au-dessus de lui. Il dérivait dans une somnolence inquiète, et entendait soudain une voix, trop proche, trop forte. Parfois, cela semblait celle d’une femme, basse, grave et étrangère ; parfois cela devenait celle d’Urse Une-Oreille. Une fois, il sentit le souffle du colosse sur son cou et s’assit brusquement, saisi de panique. Mais il n’y avait personne d’autre que Gar Félinson qui ronflait, la bouche ouverte. Une fois réveillé, Fent savait improbable que le lieutenant de Tam Renard mît sa menace à exécution ici, à bord du vaisseau d’Aran Aranson, au vu de tous. Ah oui, mais la nuit, par mauvais temps, le moqua son traître esprit, qui le remarquerait ? En l’occurrence, Aran avait accepté sans un mot les inventions de Fent pour expliquer la disparition de sa sœur ; il avait à peine paru surpris, moins encore fâché ou déçu. Il s’était plutôt appliqué à lire de nouveau sa carte, retraçant la côte nord de Cap-à-l’Ouragan tandis qu’ils longeaient ses hautes falaises de grès qui luisaient d’un étrange feu orangé dans la faible lumière ; l’ombre des albatros se détachait en un relief dramatique sur leurs pentes abruptes. Aran avait légèrement froncé les sourcils à l’absence d’indications sur la carte pour la série de longs récifs en contrebas, près d’un demi-mille d’écume et de turbulence. Ce trou dans l’infaillibilité de son trésor avait préoccupé le Maître pendant plus d’une heure. Il lançait des regards courroucés ; il plissait le front, les sourcils joints en un seul trait, indice périlleux prévenant interruptions et commentaires. Il cria une remarque désobligeante à Sten Aranson pour un embrouillage de filins, et l’homme blond lui adressa un regard fulgurant en retour, les joues empourprées. Il aboya un ordre inutile à Urse, qui eut l’air dérouté, mais tint sa langue – il avait vu assez de capitaines excentriques ; s’ils n’étaient pas complètement fous, ces petites manifestations de mauvaise humeur disparaissaient comme les bourrasques sur l’océan. Et en vérité, quelques instants plus tard, Aran Aranson souriait avec ravissement. Il se frappa la cuisse du poing : « Ha, s’exclama-t-il, bien sûr ! Ce n’est pas une carte conçue pour les simples aventuriers, mais pour des marins expérimentés qui connaissent les dangers du trajet. Pourquoi indiquer chaque rocher, chaque îlot de rocaille ? Que les imbéciles s’y perdent, que leur navire fasse naufrage et qu’ils échouent dans leur quête ! » Sur ce, il enroula le parchemin avec un soin infini pour le ranger dans sa tunique, tout près de son cœur, et il retourna s’asseoir à la poupe, adossé à la barque, en observant le ciel nocturne et l’Étoile du Navigateur, toujours fidèle au poste, comme si son attention fixe et sa volonté pouvaient à elles seules garder le navire sur sa route. Chaque fois que Fent avait jeté un coup d’œil de son côté, pendant les heures profondes de la nuit, Aran avait été assis là, immobile, sans un battement de paupières, les yeux luisants dans la lueur de la lune. Mais alors que cette veille prolongée toute la nuit aurait pu inspirer confiance à l’équipage d’un autre capitaine, voir Aran ainsi transformé en statue semblait mettre les marins mal à l’aise. Certains faisaient le signe destiné à écarter la possession démoniaque ; d’autres se tournaient vers leur compagnon de rame et cherchaient un réconfort dans une conversation. « Ne dort-il jamais ? » demanda Marit à Flint Hakason, un homme d’une île située plus au nord, à la barbe tressée et aux mains couvertes de cicatrices, qui prétendait connaître le Maître de Tomberoc depuis vingt ans et avoir vu le bord du monde, même si personne ne le croyait. Il était bien connu que Flint voyait ce genre de chose au fond d’un gobelet vide. L’homme couturé éclata de rire : « Je crois bien qu’il a deux paires d’yeux, comme la mère de Sada, alors il peut veiller le jour comme la nuit ! — Si on doit veiller sur la vertu d’une déesse, ce pourrait être bien précieux. Mais avec un bateau voguant en eau favorable, alors qu’on a vin équipage presque décent à qui se fier pendant qu’on fait un petit somme ? — Presque décent, ouais. Certains de ces lourdauds n’ont jamais vogué plus loin que le Détroit de Tomberoc dans toute leur vie. Laquelle, en ce qui concerne certains de ces gars, est à peine aussi longue que mon pouce. » Il jeta un regard entendu à bâbord, où Gar Félinson et Jad l’acrobate étaient engagés dans une partie silencieuse mais intense de Noirs-et-Blancs avec des petits galets. « On a intérêt à prier que le temps se maintienne et notre chance avec. Sur nous aide si on rencontre une tempête. » * * * Mais le temps resta beau pendant plusieurs jours de suite, avec un vent du sud-ouest qui les poussait d’une étape à l’autre de leur voyage comme si Sur lui-même avait accordé toute sa grâce à leur entreprise et leur facilitait le passage à travers l’Océan du Nord. Le soleil étincelait, l’air était coupant et clair. Le jour, on pouvait apercevoir les points saillants du paysage à plusieurs milles marins ; la nuit, les étoiles offraient leurs configurations sur la grande carte céleste. Ils dépassèrent Gîte-à-la-Baleine, et il n’y avait toujours pas de glace. Deux jours après ce repère lointain, ils tombèrent sur des îles que personne n’avait jamais vues et dont on n’avait jamais entendu parler auparavant : elles surgissaient des vagues bleues en grandes falaises à pic de roc strié de bandes régulières rouges, noires et blanches. Il fallut presque une heure pour longer la plus grande d’entre elles, et l’équipage poussa des cris d’étonnement en pressant Aran de leur ordonner d’aller examiner la véritable nature de ce roc, car il ressemblait remarquablement à de la sardoine pure, et si vraiment ces îles étaient faites de cette pierre semi-précieuse si prisée, était-il nécessaire d’aller chercher fortune plus au nord dans des eaux inconnues pleines de glace, et de qui savait quels autres périls ? Mais le Maître de Tomberoc se détourna des îles et poursuivit sa course vers le nord sans le moindre signe d’intérêt, ce qui poussa l’équipage à des murmures de mutinerie, jusqu’à ce que Haki Ulfson eût souligné que ces îles seraient assez faciles à retrouver une fois qu’on serait revenu de l’expédition du Maître ; si elles étaient faites de sardoine, il y en avait de toute évidence assez pour rendre chacun des hommes présents aussi riche que le roi Rahay – oui, eux, leur femme, leurs fils, leurs chiens et leurs poulets ! Les premières glaces commencèrent d’apparaître, flottant sans dommage à la surface des vagues en agglomérats de glace visqueuse et en plaques opaques à l’aspect sale, pleines de détritus et d’écume gelée. Fasciné, Fent se pencha par-dessus bord et ramassa un morceau rond qui passait. Il en eut les mains brûlées de froid et poussa un petit cri étranglé ; les marins expérimentés s’amusèrent de sa naïveté, mais leurs rires se transformèrent bientôt en cris de stupeur lorsqu’il tendit le disque de glace dans la lumière pâle du soleil pour montrer de minuscules crevettes captives de la glace. « Continue de pêcher ça, mon gars, dit le cuisinier, Mag Langue-de-Serpent, et on ne manquera de rien pour mes bouillons. Mais la prochaine fois, essaie de trouver quelque chose d’un peu plus gros, hein ? » Les jours continuèrent de passer, si doux et si ensoleillés qu’ils virent des phoques flottant sur le dos en pleine mer, absorbant ce soleil d’hiver hors saison, l’air si paisible et si satisfait que personne n’eut le cœur de troubler leur sommeil de harpons ou de lances. Après tout, il y avait sur le bateau plus qu’assez à manger pour de nombreuses semaines, et des mets plus tentants qu’un phoque, même le plus gras, dans les réserves fournies par Béra Rolfsen. Les oiseaux de mer tourbillonnaient toute la journée autour du navire, et l’équipage s’habituait à voir des fulmars, des mouettes et des pingouins ; une abondance de nourriture, si jamais ils venaient à court. D’après les calculs d’Aran Aranson – se fiant au soleil, aux étoiles, et à sa merveilleuse carte –, ils étaient à deux semaines de voile de leur destination et avaient négocié un tiers du voyage à la plus grande vitesse et dans les meilleures conditions que des marins pouvaient souhaiter. Même Fent, jamais heureux auparavant à bord d’un bateau, se mit à penser qu’il pourrait s’habituer à la vie en haute mer : il n’y avait pas grand-chose à faire quand le vent se maintenait – car il n’était pas assez habile pour se voir confier des cordages –, les températures étaient extraordinairement agréables pour le milieu de l’hiver, à un moment où Tomberoc pourtant bien abritée pouvait subir le froid le plus cruel, et Mag Langue-de-Serpent s’était avéré un meilleur cuisinier que son nom ou son aspect peu engageant ne le suggérait – un cuisinier qui, par ailleurs, avait rapporté assez d’herbes et d’épices de sa Grande Foire pour rendre délicieuses les viandes les plus fades. Il était devenu expert aux osselets et au jeu des cailloux noirs et blancs, et presque tout l’équipage lui dut bientôt des sommes considérables qu’on promit, avec une remarquable bonne humeur, de lui rendre lorsqu’ils retourneraient dans les îles. Après tout, avec toute cette sardoine à miner, personne ne regretterait quelques cantari ou même son plus beau bétail. Peu importait l’issue de l’expédition une fois qu’on serait arrivé à destination, il y aurait d’une façon ou d’une autre du butin pour tous. Ils étaient les plus chanceux des hommes, se disaient-ils. Leur chance allait tourner. * * * Le vent leur fit défaut en premier. Pendant des jours entiers, il devint presque imperceptible, transformant la mer en une plaque de plomb. Une épaisse couche de nuages pâles couvrait le ciel d’un horizon à l’autre sans donner d’indication de jamais devoir se dissiper, rendant impossible la navigation nocturne, car on ne pouvait distinguer une seule étoile. Le jour, ce n’était guère mieux, car le soleil se cachait, n’indiquant sa position que par de brefs éclats entre deux nuages. Les heures de lumière devinrent de plus en plus brèves, le soleil se levait lentement au sud puis disparaissait au même endroit, comme une baleine qui se retourne dans son sommeil. Pendant deux jours, une pluie pénétrante tomba sans relâche, détrempant tout et tous à bord. Aran arpentait le pont à grands pas furieux, de la perte de temps, du manque de progrès, de sentir à chaque instant se dissiper l’avantage gagné sur les autres navires dont il savait, au tréfonds de ses os, qu’ils étaient partis avant lui pour Sanctuaire. En conséquence, il mena la vie dure à l’équipage. On installa les rames et on rama jusqu’au coucher du soleil, puis pendant la longue, longue nuit, sans s’arrêter pour un repas chaud. Quand les hommes commencèrent de se plaindre d’être privés de la bonne chère à laquelle ils s’étaient habitués, Aran leur jeta un regard si foudroyant qu’ils se turent et se contentèrent du pain dur et de la saucisse froide que Mag Langue-de-Serpent leur distribuait, en les faisant descendre avec une cruche de petite bière chacun. Les muscles de Fent – peu familiers avec un aussi dur traitement – lui donnaient l’impression d’être en feu. De temps en temps, il laissait subrepticement sa rame ricocher à la surface d’une vague pour donner un peu de répit à ses bras. Mais finalement, Tor Bolson, qui maniait la rame devant lui, se mit à rire de ce qu’il percevait comme sa maladresse. Fent redoubla alors d’efforts, pendant une autre heure, avec des jurons féroces et rythmés. Le cinquième jour, les hommes se plaignaient des ampoules douloureuses causées par la friction constante de la peau salée sur le bois salé, mais Aran ne voulut pas les laisser prendre du repos, et prit une rame lui-même, accélérant encore l’allure, jusqu’à ce que ses mains fussent aussi abîmées que celles de son équipage. Des ampoules se formèrent sur les ampoules, s’étendirent, s’approfondirent, s’infectèrent, devinrent une véritable agonie. Et la situation ne s’améliora pas même lorsqu’ils enveloppèrent leurs mains dans des bandes de tissu imprégné de l’onguent à l’odeur répugnante que Hesta Rolfsen avait fait bouillir et entreposé pour eux dans une grande jarre d’argile au bouchon de corde huilée. Le temps pour des furoncles dus à l’eau de mer de se déclarer sur les fesses de l’équipage, la misère était générale, et quand Aran se radoucit enfin et permit aux hommes de ramer en équipe et de dormir entre chaque période, ceux qui se mouvaient sur le bateau le faisaient courbés comme des vieillards, les mains repliées comme des choses mortes. Mais ils ramaient toujours. Trois heures avant le lever du soleil, Urse Une-Oreille dit à son voisin : « Des pattes de chat. » Son partenaire de nage était un garçon sans expérience de Fishey, avec de gros muscles mais guère de coordination ; et malgré ses prétentions d’avoir connu de grandes aventures en haute mer avec ses cousins, à la poursuite des baleines, des bélukahs et même une fois d’un narwhal, il avait l’air de quelqu’un qui aurait été plus heureux avec des bœufs et une charrue. « Quoi ? — Regarde, là. » Urse hochait la tête vers l’étendue de mer qu’ils avaient traversée ce jour-là. Loin de la bonne écume bien blanche de leur sillage, des petits tourbillons formaient des taches irrégulières sur l’océan sombre. « C’est comme ça que commencent les vagues. » Le garçon – Emer Brétison – se mit à rire : « Ces petites choses ? Plutôt des pattes de chaton, je dirais. — Ces petites choses vont prendre le vent et grossir. Elles ne sont peut-être pas plus grosses que des pattes de chaton pour le moment, mais à la tombée de la nuit, nous serons encerclés par des lions. » Emer n’avait pas la moindre idée de ce qu’était un lion, mais ne voulait pas montrer son ignorance : « Le Long Serpent les dévorera et les recrachera », déclara-t-il. Urse jeta un coup d’œil à l’horizon qui s’assombrissait, et ne répliqua point. Et de fait, une légère brise se leva peu de temps après, assez froide pour leur geler la figure, mais pas assez forte pour justifier de hisser la voile. C’était une brise capricieuse, soufflant d’abord vers le sud-ouest, ce qui, si elle devenait plus forte, les arrangerait bien ; puis plein ouest, ce qui ne les arrangerait pas. Au sud, de hauts nuages commençaient de s’empiler, des tours gris pâle qui prirent peu à peu les teintes d’une meurtrissure bleu sombre, puis un violet féroce. La lune, dans son dernier quartier et qui procurait bien peu de lumière même à son meilleur, se leva puis s’engloutit dans les bancs de nuages, n’offrant qu’un mince éclat lumineux lorsque le vent tourna au sud et que les nuages se mirent à filer dans le ciel vers Le Long Serpent. Du vent. Enfin. « Rangez les rames ! » cria Aran Aranson avec impatience, puis : « Dressez le mât ! » L’équipage obéit volontiers à ces ordres. Mais Urse Une-Oreille et Flint Akason échangèrent un regard. Ils reconnaissaient les signes d’une tempête majeure lancée à leur rencontre, même si les autres semblaient ne pas le voir, ou s’en moquer. Urse toussa une fois et, comme Aran ne remarquait pas son geste discret, toussa de nouveau, bien fort, et de manière affreuse. Aran lui jeta un regard soupçonneux. Urse secoua la tête. Aran fronça les sourcils. Urse regarda d’un air entendu du côté du gouvernail, où, au loin, la mer commençait de gonfler et d’avancer comme une grande armée. Aran suivit son regard, puis se détourna délibérément et grossièrement du bras droit de Tam Renard pour crier : « Larguez la voile à trois ris ! » Les sourcils d’Urse dessinèrent un arc, puis il haussa les épaules et se dirigea vers le mât. « Il est fou, dit-il à mi-voix à Haki Ulfson tandis qu’il tirait sur leurs cordages. Si cette tempête est aussi grosse qu’elle en a l’air, on perdra la voile. Et si on perd la voile, on est perdus. — Aran Aranson est assez bon marin, répondit Haki avec nonchalance. Le bateau devrait tenir dans un orage. J’ai vu pire. Nous irons plus vite que la tempête, sûrement. C’est un bon bateau. — Oui, concéda Urse, mais qui n’a pas été mis à l’épreuve. — Eh bien, c’est le moment pour Aran de prouver la valeur du Long Serpent. — Même au risque de nos vies ? — Où est ton sens de l’aventure, bonhomme ? » Urse ne répondit pas, mais son expression était assez éloquente. La première vague frappa le vaisseau de côté et les planches protestèrent en craquant sous le choc. La suivante le frappa du côté du gouvernail et de la poupe, le détournant de sa route. « Tiens les cordages ! » cria Aran à Gar Félinson, et le garçon bondit pour obéir, attrapant les filins qui se tordaient comme s’il essayait de retenir de pure force un étalon échappé. Les hommes chargés de servir aux filins, au gouvernail et à la bôme prirent leur poste. Fent, marin inexpérimenté et auquel on n’avait assigné aucune tâche spécifique, à part écoper, se trouva soudain oisif. Il jeta un regard autour de lui, essayant de voir où il serait le plus utile. Une autre vague frappa le bateau, plus forte que la précédente. De l’écume rejaillit par-dessus le plat-bord et le trempa soudainement de la tête aux pieds. Avec des jurons furieux, il se précipita vers la poupe et plongea sous une des barques. Là, au moins, il serait un peu à couvert si une tempête s’en venait. Il en avait vu assez, même depuis la sécurité de la terre, pour savoir qu’il ne voulait vraiment pas en croiser une en mer. Il en avait vu dévaster les rivages de Tomberoc avec une affreuse régularité pendant les mauvais hivers, arracher la couverture des toits, abattre des arbres, couler des bateaux même quand ils étaient ancrés dans la plus abritée des baies, pousser baleines et phoques sur la grève bien au-dessus de la ligne habituelle des marées. Par ailleurs, il estimait avoir fait plus que son devoir au cours des derniers jours. À quoi servait d’être le fils unique du capitaine, s’il ne pouvait s’arroger quelques passe-droits ? Chaque fibre de son corps était douloureuse, il avait l’impression que ses mains ne récupéreraient jamais, et avec les mouvements de la mer soudain active, son estomac commençait clairement à se sentir mal. De surcroît, sous la barque, il échappait à la vue d’Urse Une-Oreille, et donc, avec un peu de chance, à son attention. Aran, par contraste, aimait un bon coup de vent. Il regardait son équipage se déplacer agilement sur le pont, chaque homme concentré sur sa tâche, et il avait le sentiment qu’il pouvait se le permettre. Le pied aussi sûr qu’une chèvre de montagne, il traversa à la course tout le bateau pour prendre position à la proue élégamment recourbée, la main droite agrippée au plat-bord, le visage tourné vers l’horizon obscurci au septentrion, le vent dans le dos. Sous la plante de ses pieds, il pouvait sentir comme le chêne se pliait aux puissants courants, et comme la quille s’infléchissait aussi souplement que l’échine d’un chat en plein saut. Le Long Serpent ! Il lui appartenait, élémental, invincible, et c’était lui, lui qui l’avait tiré du néant – du désespoir et du désastre. Et c’était pour cela qu’il avait attendu toute sa vie, pour ce sentiment de triomphe. Il était le maître d’un superbe navire, maître des mers, maître de sa destinée. Il y eut un grondement de tonnerre lointain, et quelques instants plus tard, un éclair fourchu fracassa le ciel. Le vent arrivait maintenant par rafales féroces. L’une d’elles coïncida avec la vague perpendiculaire, qui prit le bateau par le travers et la gîte déversa de l’eau par-dessus le plat-bord, la faisant courir sur le pont comme une rivière. Les hommes couraient en tous sens, écopant avec frénésie. Excellent navire qu’il était, Le Long Serpent se redressa, droit dans le vent, fendant les vagues et bondissant en avant comme un poulain effarouché. La main libre d’Aran Aranson alla chercher la pochette qui pendait à l’intérieur de sa tunique en cuir, ses doigts se refermèrent sur le parchemin roulé à l’intérieur, et sa face de loup passa d’une sombre concentration à la plus pure exultation. Le tonnerre résonna de nouveau, et presque en même temps un éclair lacéra les nuages, illuminant une scène de cauchemar, car les vagues se gonflaient dramatiquement, plus proches les unes des autres, avec des creux plus prononcés. Dans un grand claquement sonore, la voile prit le vent si brusquement que la graisse qui rendait la laine imperméable arrosa douloureusement les hommes proches, des billes de gras solide. Les filins leur échappèrent des mains pour aller violemment fouetter le pont. L’un d’eux frappa Haki Ulfson au visage, et il poussa un cri en vacillant. L’instant d’après, il avait disparu. « Un homme à la mer ! » Le cri tira Aran de sa rêverie. Laissant retomber sa main, il se retourna pour voir Urse Une-Oreille et un homme blond dont il ne pouvait se rappeler le nom en train de tendre périlleusement une rame au-dessus de la poupe, tandis que les autres marins les retenaient solidement par la taille et les jambes. Pendant un instant, dans la pénombre, il vit une main blanche au-dessus des vagues, puis l’homme perdu disparut, pour reparaître dans une flaque de lune, à vingt pieds de là dans leur sillage, les yeux écarquillés et la bouche béante d’horreur, hors de portée, s’éloignant rapidement tandis que le vent les poussait de l’avant. Ils ne pouvaient rien faire. Englouti par une énorme vague au cœur aussi noir que la nuit même, Haki fut dévoré par la mer. Il y eut une brève accalmie pendant laquelle les hommes fixèrent avec incrédulité la place où ils avaient vu pour la dernière fois leur compagnon, et puis la tempête s’abattit avec une férocité renouvelée. « Attachez tout !, s’écria Aran en bondissant de nouveau vers la poupe. Attachez-vous ! » L’équipage n’avait pas besoin d’y être encouragé. Ils amarrèrent les provisions aussi bien et aussi vite que possible, puis s’attachèrent eux-mêmes aux trous des rames et aux cordages des vergues, au mât et à son massif ancrage. Les marins aguerris firent des nœuds qu’ils pourraient aisément défaire si le bateau roulait ; les autres s’attachèrent avec tous les nœuds qu’ils pouvaient se rappeler. Aran et Urse Une-Oreille se retrouvèrent ensemble au gouvernail. Le colosse recula d’un pas. Une vague frappa durement le flanc du bateau, les inondant tous les deux. « Non, cria Aran, tu le prends ! » Urse était plus fort : si Le Long Serpent devait être dirigé de force dans le bon chemin, le colosse avait plus de chances de l’emporter sur les vagues. Aran s’attacha plutôt à la poupe, entre les deux barques. En se retournant, il se trouva en face d’une énorme vague. Une pensée sans rapport lui traversa l’esprit juste avant qu’elle ne s’effondrât sur lui : elle était presque aussi haute que les grands chênes de la plantation du Tumulus avec lesquels on avait construit Le Long Serpent. Ce qui la rendait aussi haute que le vaisseau était long. Il se rappela son émerveillement respectueux dans l’ombre de ces géants, sept étés plus tôt, lorsqu’il avait voyagé avec Margan pour visiter les merveilles d’Elda. C’était un site sacré. Il se demandait maintenant si la destruction de ce bosquet n’avait pas par hasard irrité, sinon le dieu lui-même, du moins les esprits gardiens du lieu. La vague se glissa sous la poupe et les projeta très haut dans les airs. Le Maître se trouva rejeté en arrière, retenu uniquement par son harnais de fortune, à contempler la ligne vertigineuse dessinée par la voile et le mât dans le ciel nocturne sans éclaircie. Pendant un instant, le vaisseau sembla regagner un équilibre momentané sur la crête de la vague. Puis il glissa dans le creux, si violemment qu’Aran en voyait maintenant toute la longueur pointant vers un abysse noir et avide de les engloutir comme il l’avait fait de Haki Ulfson si peu de temps auparavant. Ils retombèrent en s’écrasant avec un fracas qui lui résonna dans la tête et lui fit douloureusement rebondir le dos sur les planches, lui coupant le souffle. Mais Le Long Serpent tenait bon. D’autres vagues suivirent la première, en succession rapide, et Aran les regarda venir avec, pour la première fois, de la crainte. Si le navire se trouvait pris entre deux de ces monstres, il se briserait en deux comme un fétu, il le savait. Si l’une d’elles retombait directement sur le pont et que le bois en soutînt le choc, le bateau serait malgré tout aspiré vers le fond par la force de la succion. Il n’avait jamais vu de telles vagues, jamais senti un vent d’une pareille férocité. La force en était telle qu’il sentait ses cheveux dressés sur sa tête, et ses pieds qui décollaient du pont. Les rafales pulvérisaient la glace qu’elles trouvaient à la surface des vagues et les lançaient sur lui comme les projectiles d’un lance-pierre. Il essaya de crier un ordre à ses hommes et entendit sa voix se perdre, arrachée à ses lèvres tel un phalène aspiré par la nuit. Impuissant, il regarda tonneaux, rames et outils s’envoler, tourbillonner comme dans un maelström, puis disparaître dans les ténèbres. Les vagues ne cessaient de s’abattre sur eux. Le vaisseau tanguait et roulait. Les madriers hurlaient en craquant. L’eau cascadait sur le pont. Il vit Urse qui luttait avec le gouvernail et comment, malgré la force vertigineuse et dévastatrice des éléments, le colosse réussissait à garder le bateau dans les vagues, la tête environnée d’un tourbillon d’écume jaunâtre. Puis la voile se détacha finalement de ses cordages pour claquer autour du mât comme une bête enragée. Ils étaient désormais entièrement à la merci de la tempête. Aran jeta un coup d’oeil sur l’endroit où il allait sûrement bientôt périr. Il fut surpris de ne ressentir aucune grande émotion mais seulement un vague sentiment de regret et une culpabilité plus diffuse encore pour les vies de ceux dont il était responsable. Ses doigts se replièrent, et il se rendit compte qu’un étrange instinct lui avait fait saisir la pochette de la carte, en plein milieu de cette tempête, comme si ce simple contact lui offrait un obscur et surnaturel réconfort. Il y avait sûrement de la magie dans cette carte, songea-t-il de nouveau ; et soudain, il fut certain que, quel qu’il fût, le sortilège scellé dans le parchemin les tirerait de ce désastre. Il lui offrait Sanctuaire en échange de sa foi. C’était son amulette, son talisman. Mais la mer ne semblait pas se soucier de ce marché. Tumultueuse, épouvantable dans sa pure puissance destructrice, elle pouvait les écraser à tout instant. Les vagues conservaient leur forme, à part l’écume que le vent arrachait à leur crête, elles ne se brisaient pas. Elles commençaient plutôt de s’écraser les unes sur les autres dans la plus grande confusion. Pendant un moment, on aurait dit qu’elles s’en venaient de toutes les directions à la fois. Le bateau tanguait de tous côtés. La lune s’était engloutie si profondément dans les nuages qu’aucune lumière ne tombait plus sur les eaux turbulentes. Le temps semblait suspendu. Aran avait perdu tout sens de l’orientation. Une grande collision de vagues arracha l’une des barques, et le vent la précipita sur le côté, emportant presque Aran avec elle. Il s’agrippa, sombrement reconnaissant de s’être attaché au solide plat-bord et non au faering. Au contraire du malheureux Marit Fennson, dont le hurlement se perdit dans le rugissement omniprésent des éléments. Le fracas était constant, ponctué par des explosions aveuglantes de lumière et un tonnerre assourdissant. Aran regarda avec impuissance l’homme blond qui avait essayé de secourir Haki Ulfson se perdre lui-même dans les vagues, lorsque la corde qu’il avait utilisée pour s’attacher au support du mât céda sous une tension qu’elle n’avait pas été faite pour soutenir. Un autre de ses marins – Pol Garson, semblait-il – perdit sa prise sur un cordage de vergue, et le vent le saisit pour l’écraser sur le pont comme une poupée de paille. L’angle de son bras droit indiquait que son épaule avait été disloquée et l’os brisé sous le coude. Du sang lui coulait sur la figure, aussitôt lavé par un autre assaut des vagues, qui aspirèrent son corps inerte pour l’amener périlleusement près du plat-bord. Deux hommes l’attrapèrent alors – Erl Fostinson et son cousin Gall, apparemment, même s’il était presque impossible d’en être sûr sous les fouets confondus de la pluie et de la mer. Ils lui sauvèrent la vie en l’attachant par la taille avec un morceau de la corde qui les tenait eux-mêmes. Non qu’Erl fût si habile avec une rame, se prit à songer Aran, une pensée peu charitable, même s’il survivait. Ses yeux fouillèrent le pont pour y chercher la chevelure rousse de Fent, mais son fils cadet était invisible, ce qui n’était guère étonnant puisque la plupart des hommes étaient désespérément tapis un peu partout pour essayer d’échapper aux pires rafales. Aux environs de ce qui devait être l’aube dans cette région oubliée des dieux, la tempête prit fin et le vent tomba enfin jusqu’à n’être plus qu’une brise soufflant vigoureusement du sud. Il fallut un moment à Aran pour se détacher du plat-bord. Ses mains trempées étaient glacées, ses doigts rouges et meurtris. Il avait l’impression d’être sans force. Il avait mal partout. La corde avait gonflé en absorbant l’eau salée, et il avait beau avoir pris soin de s’attacher avec des nœuds conçus pour se défaire aisément en cas d’urgence, les éléments avaient prévalu, rendant la corde intransigeante et obstinée. Il parcourut le pont en vacillant sur ses jambes molles et en examinant les dommages, qui étaient d’importance. Il ne se sentait plus du tout comme le héros qui s’était tenu à la barre quelques brèves heures plus tôt. Par un miracle ou par la faveur du dieu, Le Long Serpent et la majorité de son équipage avaient apparemment survécu aux pires sévices que l’Océan du Nord pouvait leur infliger. 22. Bêtes N’essaie pas d’user encore de la voix du Maître avec moi. Je te mordrai. « Je le promets, si tu retournes à ta forme véritable. » Je suis bien sûre que tu me préfères toute petite, afin de pouvoir m’attraper et me dresser, mais je choisis de ne plus adopter ce déguisement. Ceci est ma véritable forme. Quelle est la tienne ? « Je suis ce que je suis. Que veux-tu dire ? » Tu n’as pas l’odeur que devrait avoir un humain. Tu l’as un peu, mais surtout tu sens les vers et la terre. En vérité, je ne suis pas certaine de vouloir te mordre trop fort, le goût resterait. « Tu es devenue remarquablement loquace depuis que tu as pris cette nouvelle forme. » La bête agita la queue avec impatience mais ne répliqua point. Virelai recommença : « Si tu me tuais, comment retournerais-tu à ta maîtresse ? Elle est de l’autre côté de l’océan, et même un aussi grand félin que toi ne peut nager aussi loin. » Une étincelle d’amusement : D’abord un maître, et maintenant une maîtresse. Penses-tu vraiment à la Rose du Monde en ces termes ? Comme tu es étrange, homme-ver ! Un ver, au cœur de la rose, au cœur du monde. Non, nous irons vers le sud, au Pic Rouge. « Je ne veux pas aller au Pic Rouge. J’ai lu que ce n’est que cendres et flammes et rocs en mouvement. Pourquoi quiconque voudrait-il aller là, sinon pour périr ? Nous allons au nord, à Halbo, et ensuite, nous irons retrouver Rahë. » Nous allons au sud. « Au no… Aaaah ! » Je t’ai dit de ne pas user de cette voix. Ce n’était qu’une petite morsure en comparaison de ce que je pourrais te faire. Nous irons où j’ai dit, et ce n’est pas de l’autre côté de l’océan. Aucun félin ne désire nager, et je ne retournerai pas dans un bateau avec toi avant que les mers ne s’assèchent. * * * Saro jeta un regard autour de lui. Il se sentait la tête tout embrouillée comme s’il s’était éveillé d’un sommeil d’ivrogne. En clignant des yeux il examina les alentours. Il se trouvait dans un bosquet à l’extérieur des murailles de la cité de Jétra, et dans les ténèbres. Non loin de lui un cheval qu’il reconnut comme Messager de la Nuit, attaché à un arbre, se frottait l’épaule contre l’écorce, si fort que les branches s’agitaient. Deux ou trois fruits s’écrasèrent au sol avec des bruits sourds, et l’odeur puissante d’oranges trop mûres se répandit dans l’air. Chez Saro, à Altéa, quand la moisson venait tard et n’était pas assurée, quand chaque cantari comptait, tous les fruits qui pouvaient être vendus, transformés en jus ou cuits afin d’être mis de côté pour le long hiver auraient déjà été cueillis ; mais ici, à Jétra, on laissait les fruits pourrir sur les arbres. C’était une cité riche. Riche, étrangère, et gaspilleuse de ses ressources. L’odeur piquante des agrumes éclaircit les esprits de Saro. De nulle part surgit un souvenir : il s’était glissé hors du château, il avait sellé l’étalon ; il se rappelait avoir regardé l’Étoile du Navigateur dans le ciel. Il pensait se rappeler avoir pris la décision de se rendre dans le Nord, mais pourquoi, il n’en avait pas idée à présent. Au nord, en Eyra, au pays des barbares, avec qui on allait bientôt être en guerre. Mais quelle idée ! Et pourtant quelque chose insistait dans son esprit, avec des murmures de désastre et de ruine s’il ne s’éloignait pas le plus possible de Jétra. Il essaya en vain de saisir cette idée, et fut plutôt assailli par un bizarre mélange d’images et de sons, en particulier la voix d’un homme lui disant d’attendre ici son retour. L’ordre avait été impérieux, impossible à refuser, et il avait donc attendu. Mais il commençait de se demander pourquoi il attendait, et qui. La nécessité de s’enfuir, qui l’avait poussé à sortir de la Cité Éternelle, s’affirmait de nouveau avec une urgence croissante. L’envie de bouger lui démangeait les jambes, mais elles semblaient enracinées comme les arbres. La concentration, même sur cette tâche des plus simples, s’avéra inutile. Au bout d’un moment, il ressentit une forte irritation contre lui-même. « Pas les tétons de Falla ! » jura-t-il, en essayant désespérément de soulever un pied ; mais sa botte restait avec obstination rivée au sol. Comme si le juron avait éveillé une sorte de démon, un grondement bas enfla dans les ténèbres derrière lui. Et Saro commença de se rappeler une partie de ce que son esprit avait trouvé bon d’oublier. En plissant les yeux, il scruta l’obscurité pour découvrir que ce qu’il avait cru être l’illusion née d’un cauchemar se trouvait bel et bien sur Elda. Comme si elle avait possédé le pouvoir de se matérialiser à volonté, elle se révéla être un énorme félin, une gigantesque bête noire aux yeux d’or brûlant et aux pattes massives, et si ce n’était pas encore assez, à ses côtés se trouvait le grand homme blafard qu’il avait touché par inadvertance dans la Chambre Étoilée, un contact qui avait troublé tous ses rêves depuis, comme s’il avait été contaminé par une maladie dont l’autre aurait été affligé. La pierre semblait répondre de manière plus positive, cependant. Comme les yeux du félin, elle se mit à briller, émettant une pâle lumière dorée teintée de vert. Illuminé par cet éclat étrange, l’homme pâle semblait hagard et exténué, même s’il était difficile d’en discerner la cause : il n’exhibait aucun des signes habituels de l’âge, aucune ligne ne creusait son front lisse, aucun réseau de rides en étoiles au coin de ses yeux, aucune marque dans ses joues incolores. L’autre leva une main comme pour se protéger : « Je vous en prie, dit-il, les yeux rivés au cristal luisant, ne faites pas cela. » À ces mots, le grand félin se laissa tomber par terre, leva une énorme patte et se mit à se lécher les parties de sa large langue rêche, avec une intense concentration ; le bruit de râpe fut bientôt accompagné d’un ronronnement puissant qui se répandit dans l’air nocturne en résonnant dans la poitrine de Saro. Après un moment, il se détendit un peu devant la combinaison du ronronnement et de la vaste simplicité avec laquelle la bête faisait sa toilette ; et il se rendit compte que la voix de l’homme blafard n’avait plus le même pouvoir sur lui. La mobilité lui revenait peu à peu, mais plutôt que de remuer les pieds, Saro porta instinctivement les doigts à la pierre d’humeur, les refermant étroitement sur le cristal dont la lumière se glissa entre eux, livide et criarde à la fois. « Non ! » Le mot paraissait chargé de quelque étrange pouvoir, car la main de Saro retomba comme s’il s’était brûlé. Ses mains et le pendentif semblaient soudain aussi froids et pesants que du plomb. Il fronça les sourcils. « Vous savez, pour la pierre », dit-il à mi-voix. Dans la lumière grise qui précédait l’aube, le sorcier hocha la tête sans détourner les yeux. « Que savez-vous ? » Mais les yeux de l’autre perdirent toute expression, aussi neutres et morts que ceux du gigantesque poisson barbu que Saro avait attrapé une fois dans les eaux stagnantes du Marais au Corbeau. Le poisson lui avait retourné son regard stupéfait avec une expression hostile, qui parlait d’un savoir obscur graduellement acquis en absorbant l’expérience des habitants de ces sinistres et sombres profondeurs. Puis le poisson s’était tordu en arc, avec tant de vigueur qu’il avait brisé la ligne, et s’était évanoui sous la surface du marais. L’homme pâle avait brisé la connexion entre eux tout aussi efficacement, en baissant les yeux et en se rendant là où était attaché l’étalon. Messager de la Nuit recula d’abord, en roulant des yeux, mais le sorcier leva une main. « Shiragen », dit-il, et le cheval se calma aussitôt. Puis il se retourna pour regarder Saro : « Venez », dit-il, et, comme s’ils appartenaient au sorcier plutôt qu’à lui-même, les pieds de Saro se déplacèrent d’un pas traînant. Derrière eux, le félin émit un grondement bas. Tu peux l’utiliser sur lui, et sur ce stupide cheval. Mais rappelle-toi ce que je t’ai dit. * * * L’aube s’annonça avec un éclat magnifique, roulant depuis l’Océan du Sud, inondant le large estuaire de la Tilsèn d’un rose aux profondes nuances rouges, et baignant de ses rayons, comme la bénédiction même de Falla, une flottille de bateaux de pêche qui partaient dans les calmes eaux littorales pour relever les casiers de homards et les paniers de crabes installés la nuit précédente. Elle réchauffa les collines en terrasses au-dessus de Lulléa, faisant étinceler la terre de teintes vermillon comme si cette couleur même était une moisson de plantes rares, tandis qu’en contrebas, dans les vallées ombreuses, les oliveraies, les vergers de grenades, de pommes, de citrons et de limes répandaient leurs riches parfums. Plus loin à l’intérieur des terres, au sud-est de Jétra, dans la petite ville de Croix-du-Seigneur, aux allées étroites et tortueuses bordées de maisons blanchies à la chaux et au temple richement décoré, la tour qui dominait la ville jetait son ombre longue, très longue, dans la rue principale, tel un doigt pointé. Un marchand monté sur une mule qui commençait tôt son voyage vers Nid-du-Faucon, un village des collines, pour se rendre au marché avec son chariot plein de plaquemines, tourna la tête au moment opportun – il ne sut jamais ce qui l’y avait poussé – et se vit octroyer la brève vision d’une étrange caravane de silhouettes qui se découpaient sur le lointain horizon du sud. Ce soir-là, dans la taverne Bras droit du Faucon, à Croix-du-Seigneur, entouré par un groupe de collègues chahuteurs qui avaient déjà bu presque tous les profits de leur journée, il ne se laisserait pas dissuader d’avoir vu « le plus gros léopard des neiges jamais rencontré en Istria, qui marchait avec deux hommes, très amical, aux côtés d’un animal qui avait tout l’air d’un beau cheval de course. » Les léopards des neiges n’étaient pas inconnus, si loin au nord de l’Istria, mais c’étaient en général des créatures assez chétives, chassées de leur habitat naturel par des compagnons plus forts, ou des rivaux. Et puis avait-on entendu parler d’un autre que le sire de Céra, pour dresser une de ces bêtes ? « Lodu, tu devrais aller voir Mère Sed demain, trouver quelque chose pour améliorer ta vision ! — Pratique-t-elle encore ? » demanda Lodu. La plupart des nomades avaient décampé bien avant la présente ronde d’édits et d’exécutions. « Je ne l’ai pas vue installer son étal ce matin. » Il fit une pause. « De fait, je ne l’ai pas vue du tout aujourd’hui. » Son ami haussa les épaules. « Il y a des semaines que je ne l’ai vue, admit-il. — J’ai entendu dire qu’elle brûlait bien », lança une voix inconnue au fond de la salle. Lodu se retourna pour examiner l’intervenant, presque aussi curieux de voir qui possédait une ouïe assez remarquable pour entendre cette conversation privée que de découvrir le sort de la guérisseuse ; il se trouva regarder un grand homme aux cheveux et à la peau sombres, aux yeux très rapprochés et à la mince bouche incurvée en un sourire cruellement approbateur, comme si l’idée d’une vieille femme s’enflammant telle une torche sur l’un des bûchers de la Déesse réchauffait son âme immortelle. « On a brûlé la vieille Mère Sed ? » Cela semblait incroyable. « C’est ce que nous faisons à ces maudits Vagabonds, ou avez-vous vécu dans une caverne du Quartier des Os, ces derniers temps ? » Cette dernière phrase indigna Lodu : « Elle n’avait jamais fait de mal à personne. » Un autre prit la parole : « Elle pratiquait la sorcellerie, bonhomme, et c’était donc une créature contre-nature dont la seule présence sur la face d’Elda mortifiait notre Dame Falla. La magie est l’art de la Déesse. C’est un sacrilège pour n’importe qui d’autre de prélever ainsi de ses ressources. À présent, la vieille a été purifiée, et elle est retournée à la Dame. » Il fit une pieuse génuflexion. « De la sorcellerie ? » Lodu éclata de rire malgré lui. « Elle fabriquait des philtres d’amour pour les gamines crédules et vendait les herbes qu’elle faisait pousser dans son jardin. Si c’est de la sorcellerie, alors ma femme a intérêt à faire attention ! » L’homme noir plissa les yeux. « Peut-être le devrait-elle, mon ami. Peut-être le devrait-elle. » * * * Virelai poussa un juron. Ils avaient réussi à quitter la Cité Éternelle et à s’enfoncer dans l’intérieur des terres sans être poursuivis de manière évidente, et pourtant tout ne se conformait pas au plan. Lorsqu’ils arrivèrent au coude de la rivière où les osiers et les saules avaient dissimulé le campement d’Alisha, l’endroit était désert : les nomades étaient partis depuis longtemps, ne laissant derrière eux que quelques pierres noircies et froides de leur four à pain, un espace de sol nu où les yékas avaient brouté l’herbe jusqu’à ses racines, et des ornières marquant le passage de leurs chariots. Virelai donna un coup de pied féroce dans une des pierres, en se faisant mal, mais pas autant qu’il l’aurait cru. Il avait le soupçon profondément déplaisant que s’il examinait la peau de son pied, il la trouverait aussi grise que l’aile d’une colombe. Saro jeta un regard circulaire sur les environs. C’était un endroit désolé. « Pourquoi sommes-nous venus ici ? » demanda-t-il d’une voix plaintive. Le sorcier avait été remarquablement peu loquace quant à la randonnée, laquelle avait été lente et dure sur les jambes, d’autant que, à chaque pas vers le sud, Saro avait le sentiment d’aller dans la mauvaise direction. Et pourtant, contre la dernière fibre de sa volonté qui lui appartenait encore, il se sentait obligé d’accompagner cet homme ; il ne pouvait dire pourquoi. « J’avais espéré y rejoindre des amis », dit Virelai, maussade. Cela surprit Saro : le sorcier avait à peine l’air humain, et moins encore celui d’un homme possédant des amis. Mais, après les événements de la nuit précédente, il ne devrait vraiment jamais plus s’étonner de rien. Le félin – énorme et noir, une vision encore plus terrifiante en plein soleil que dans l’ombre de la nuit – était resté avec eux tout au long depuis Jétra, et s’était avéré plus amical et moins dérangeant que l’homme blafard, ce qui inversait complètement l’ordre naturel du monde. Virelai s’assit lourdement par terre en se prenant la tête à deux mains, les doigts étirés comme des tentacules sur son crâne, et Saro remarqua alors qu’il avait à la base du pouce droit une meurtrissure noire et du sang, et ce qui ressemblait de manière suspecte à des traces de dents. « Nous sommes perdus, gémit le sorcier. Ils vont nous poursuivre, à présent. Et s’ils nous capturent, ils prendront la pierre… » Il porta vivement la main à sa bouche, mais il était trop tard : les mots avaient franchi ses lèvres. « La pierre », dit Saro à mi-voix. Quelque chose s’agitait dans les tréfonds de son esprit, se condensa, prit forme et devint une soudaine et terrifiante compréhension. La pierre d’humeur. Entre d’autres mains… Une main élégante à la peau sombre, une lumière blanche et meurtrière qui commençait à pulser entre ces doigts… En se concentrant férocement, il se rassembla et permit à la vision qui lui avait fait fuir la cité de lui apparaître dans tous ses détails encore plus épouvantables. Des ondulations multicolores lui agressèrent les yeux, suivies par une cacophonie de gémissements et de grondements. Et les images continuaient de se précipiter, dissipant le sortilège qui l’avait emprisonné depuis la nuit dernière, quel qu’il fût. « Non ! » Avec un effort féroce, Saro s’arracha à ce cauchemar, pour trouver les étranges yeux pâles de Virelai fixés sur lui, encerclés de leurs cils blancs, écarquillés par le choc. Près de lui, le grand félin s’était dressé comme s’il pouvait à tout moment lui sauter à la gorge ou s’enfuir pour sauver sa peau. Des éclairs lumineux dansaient autour d’eux, comme des reflets du soleil dans un miroir. Lorsque Saro baissa les yeux, il vit qu’il serrait la pierre d’humeur si étroitement que ses phalanges étaient blanches à travers les mutations de la lumière. « Je vous en prie, ne vous en servez pas ! » Horrifié, Saro fourra de nouveau le pendentif sous sa chemise. Mais au lieu de redevenir dormante, la chose continuait de pulser et de brûler, clairement visible même à travers le tissu rêche. « Ça ne veut pas cesser ! » Quelque chose passa entre Virelai et le félin, puis dans un nuage de poussière et des éclaboussures d’eau, la grande bête bondit de l’autre côté de la crique, sous les saules bas, d’un seul bond musclé. Avec un certain soulagement, Saro la regarda atteindre la rive opposée et disparaître. Les éclats lumineux de la pierre vacillèrent et diminuèrent lentement jusqu’à n’être plus qu’une lueur terne. « Ce que vous portez autour du cou est une pierre de mort, dit enfin le sorcier. C’est un objet très rare, et extrêmement traître. » Une pierre de mort. C’était le terme qu’avait utilisé la vieille guérisseuse nomade à Pex à propos de son pendentif, lorsqu’elle avait reculé devant lui, terrifiée, en lui faisant partager l’affreuse image des hommes qu’il avait massacrés avec la pierre, sans le savoir, dans la Plaine de Tombelune. La pierre en avait tué trois – et elle en tuerait des milliers entre les mains de Tycho Issian. Il était saisi à présent d’une véritable terreur : pourquoi Virelai l’avait-il amené dans cet endroit perdu sinon pour le tuer à son tour et prendre la pierre ? Son cadavre pourrait rester là sans être découvert avant des jours ; personne ne saurait jamais ce qui était arrivé… Mais alors, pourquoi avoir renvoyé le félin ? Les crocs et les griffes d’un animal sauvage, un alibi parfait pour le sorcier : il n’avait qu’à laisser la bête lui faire son affaire et prendre ensuite la pierre. Il y avait là quelque chose qui n’avait pas de sens. Son esprit était encore embrouillé par le sortilège… Mais s’il avait une certitude, c’était que le pendentif ne devait pas se retrouver entre les mains de Tycho Issian. « Arrière ! lança-t-il au sorcier. Tu es le serviteur du sire de Cantara, et je tuerais ou mourrais moi-même plutôt que de laisser tomber cette pierre entre les mains d’un homme aussi malfaisant. — Je n’ai aucune intention de vous faire du mal, dit Virelai. Que Tycho Issian ait accès à cette pierre serait bien la dernière chose au monde que je désirerais. C’est un fou, un monstre. » Cela surprit Saro, mais qui pouvait deviner les machinations subtiles d’un esprit de sorcier ? « Donne-moi ta main », dit-il d’un ton abrupt. Une expression de méfiance absolue passa sur le visage de Virelai : « Vous allez me tuer », dit-il. Il recula avec crainte. L’impatience donna de la bravoure à Saro. Avant que le sorcier ne pût s’éloigner hors de portée, il le saisit par un poignet. Ce fut plus intense qu’il ne l’aurait voulu, et bien plus fort que le bref contact de la Chambre Étoilée. Le torrent d’images qui l’assaillait habituellement lorsqu’il touchait un autre être vivant avait été étrangement absent en cette occasion, mais Saro était maintenant déterminé. Les dents serrées, il força pour la première fois la pierre à obéir à sa volonté. Ce qu’il reçut d’abord du sorcier furent des échos, comme des murmures dans une pièce lointaine, ou des reflets brisés dans un courant rapide, et aussi un froid à geler la moelle des os. Il continua en ignorant le froid, se concentrant sur les images fuyantes. Avec un effort suprême, il en sépara une de la foule des autres, pour l’examiner. Elle était pâle, vague, un mince filet de souvenir : de maigres genoux de garçonnet sur un plancher glacé, des petites mains qui polissaient sans relâche. Une autre image : un vieil homme à l’énorme tête taillée à coups de hache mais à la barbe somptueuse, penché sur une table où s’empilaient parchemins et objets divers ; le vieillard renvoyait l’enfant avec un torrent d’insultes. Une main, qui descendait encore et encore. La faim, des douleurs lointaines ; un élancement soudain de solitude ; un doigt entaillé qui ne saignait pas. De la neige et de la glace, partout. De lourdes brumes, une mer houleuse. De la peau qui s’écaillait sur un bras gris. Une femme nue, à demi voilée par ses très longs cheveux. Un félin noir, d’abord énorme, puis tout petit. Tycho Issian, une lueur de folie dans le regard, qui abattait une baguette à l’aspect menaçant. Et lui-même enfin, magnifié par la terreur du sorcier, devenu de la taille d’un colosse, brandissant la pierre d’humeur… Il rompit le contact et recula, en sueur, essayant de trouver un sens à toutes ces images. Des peurs, nombreuses, diffuses, incohérentes. Misères et inconforts, souffrance et tristesse. Mais aucune trace de menace ou de ruse nulle part parmi toutes ces impressions. Virelai vomit avec bruit, expectorant un mince jet de bile, puis il s’agenouilla pour contempler la petite flaque, les bras étroitement croisés sur sa poitrine. Il adressa un regard de reproche à Saro, puis s’essuya la bouche avec le revers d’une main molle, laissant une marque luisante sur son gant. « Avez-vous fini de me décaper ? » demanda-t-il avec lassitude. Saro soupira. « Je suis navré, dit-il. Je devais m’assurer que vous n’aviez pas été envoyé pour me tuer et prendre la pierre. Je sais ce qu’elle peut faire. J’ai vu votre maître dévaster le monde grâce à elle. » Virelai sembla choqué : « Rahë ? » Le nom était vaguement familier à Saro, comme s’il l’avait entendu quelque part, longtemps auparavant. Mais cela lui échappait. Peu importait. Il demanda plutôt : « Qui est Rahë ? Je croyais que le sire de Cantara était votre maître ? — Il l’est maintenant, fit Virelai d’un ton désolé. Mais Tycho Issian est bien pis que le vieil homme. Je peux très bien l’imaginer incinérant tout ce qui voudrait l’empêcher de reprendre la Rosa Eldi. C’est pourquoi je vous ai amené ici, pour être certain qu’il ne vous prendrait pas la pierre de mort afin d’en user à ses propres fins. » La Rosa Eldi. La nomade que le roi Ravn Asharson d’Eyra avait prise pour épouse. Mais qu’est-ce que Tycho Issian avait à voir avec une créature d’un statut aussi inférieur ? Malgré lui, l’image obscène revint, celle qui s’était présentée lorsque le sire de Cantara l’avait étreint dans la Chambre du Conseil, lumineuse au milieu du carnage : une grande femme pâle, les jambes grandes ouvertes pour l’accueillir… Hâtivement, il bannit cette vision, la connexion étant devenue bien trop apparente. Un désir aussi élémentaire pouvait-il conduire un homme à commettre de telles atrocités ? Il ne l’aurait jamais cru, mais il avait toujours été tellement naïf… Après avoir vu le cloaque qu’était l’esprit de son frère, il ne pourrait plus guère douter de la capacité d’un individu à faire le mal. Une vérité plus vaste se présenta à lui, tandis que le cas particulier devenait une généralité. C’était une chute si vertigineuse dans la compréhension que Saro en eut une nausée de honte et d’horreur. Honte pour son sexe et sa race, horreur pour le destin du monde. Car, c’était maintenant très clair pour lui, Tycho Issian avait manigancé cette guerre, il avait jeté l’Empire du Sud à la gorge de son ancien ennemi nordique, et tout cela pour satisfaire son appétit. Et qu’il eût invoqué pour ce faire la Déesse démontrait non seulement la fausseté de leur religion, mais encore la stupide et vengeresse crédulité de ses compatriotes istriens, qui avalaient les paroles de n’importe quel noble se réclamant de n’importe quelle juste cause – si faible, si fabriquée, si creuse fût-elle –, et renvoyaient au centuple l’écho de la haine du prêcheur, et au centuple encore, jusqu’à ce que les cris de guerre eussent balayé toute la nation. Des milliers d’individus allaient mourir dans le conflit qui s’annonçait. Et pour quoi ? À cause de l’obsession d’un homme pour les parties intimes d’une femme. Sa peau devint brûlante, puis froide, et se couvrit de sueur. Il craignit de s’évanouir. La pierre qu’il portait au cou était peut-être tout ce qui pouvait arrêter cette folie. Il était paisible et doux par nature, mais il savait avec la plus totale certitude ce qu’il devait faire. Sa main se referma sur la pochette de cuir, et il sentit la pierre de mort pulser comme pour manifester son obéissance. « Par tout ce qui est juste et droit en ce monde, Virelai, je jure que je l’arrêterai, par quelque moyen qui soit en mon pouvoir, déclara-t-il en tournant les yeux vers le sorcier. Et tu dois m’y aider. » 23. Voyages en Mer Les Îles du Nord n’avaient jamais connu un si bel hiver. Les flottes de pêche de Sandy et de Hrossey ramenèrent dans leurs filets banc après banc de harengs ; autour des rivages de Belle-Île, où l’océan bouillonnait habituellement à chaque marée, laissant derrière lui des maelströms qui vous aspiraient vers le fond et de traîtres contre-courants, les eaux étaient si claires qu’on pouvait voir les maquereaux dans les bas-fonds. Les enfants mêmes, dans leurs petits coracles et les faerings à leur taille, pouvaient ramer jusque-là et les attraper en totale sécurité, en remontant ligne après ligne avec des cris ravis. Des baleines se jetèrent sur la grève, venant de mers étales comme des miroirs ; la population de phoques florissait. On vit de gigantesques morses dans le Détroit aux Requins, bien plus loin au sud qu’on n’en avait jamais vu. Les bébés engraissèrent en buvant un lait riche, les vaches eurent des veaux et les agneaux continuèrent de naître hors saison. Les macareux et les guillemots s’amassaient sur les rebords des falaises au nord de Pointe-au-Loup, un endroit qu’ils abandonnaient d’habitude pour des régions plus chaudes à la fin du neuvième mois. Le soleil semblait briller plus longtemps et on était de meilleure humeur. Dans les jardins qui entouraient le château de Halbo, les roses fleurissaient à telle profusion que le parfum s’en répandait aussi loin que les rues aux environs des docks, masquant de leur odeur enivrante la puanteur habituelle d’urine et de saumure, de sueur, de goudron. Après une seconde floraison, les vergers à la porte ouest de la cité portèrent une deuxième récolte de pommes. Les gens des îles nordiques festoyaient et se réjouissaient : leurs garde-manger et leurs réserves à poisson étaient pleins, leurs enfants en bonne santé et la reine étrangère du roi portait son enfant sans encombre, un enfant qui semblait vouloir naître bientôt. Quelle importance si l’Empire du Sud était en guerre avec l’Eyra ? Tout le monde savait que les Istriens n’avaient ni les bateaux ni l’expérience nécessaire pour les manœuvrer à travers le grand Océan du Nord afin de porter la guerre sur les rives eyraines. Qu’ils ragent et remâchent leur colère et crient tout leur soûl : tout était bien en Eyra. Pour les mercenaires, c’était d’un ennui mortel. Il leur avait été impossible de trouver du travail ensemble et ils s’étaient donc séparés pour prendre ce qui se présenterait. Ils n’étaient certes pas les seuls dans cette situation : tout Halbo était plein de mercenaires écœurés de faire des courses ou de livrer des petits duels pour des nobles trop incompétents ou trop couards pour se battre eux-mêmes. La plupart du temps, ils se battaient les uns contre les autres : à propos de combats de chiens, de parties de cartes, de bière renversée, de logement, et de prostituées partagées ; pour un mot mal placé, la mauvaise couleur de cheveux ou un regard de travers. Œil-Torve, dont le nom suscitait déjà maintes plaisanteries, se retrouva dans tant de bagarres qu’il déclara que la cité était « un foutu trou » et rama tout le long de la côte jusqu’à Tripe-d’Ours dans un faering « emprunté » à Jarn la-Bouilloire, qui lui avait entaillé une jambe la semaine précédente. Joz Patte-d’Ours et Doc avaient été engagés comme gardes d’Erol Bardson ; la dernière fois qu’on avait vu Gueule-de-Chien, il était ivre mort et soutenu par deux dames de petite vertu aux attraits rebondis alors qu’il marchait en direction de l’établissement le plus mal famé des docks, et on n’en avait plus entendu parler. Mam et Persoa se retrouvaient donc laissés à eux-mêmes et se tenaient compagnie. Erno les observait, de l’autre côté de la salle enfumée, à l’étage de La Tête Istrienne, un établissement à peine plus salubre que La Jambe de l’Ennemi, étant un peu plus haut sur la colline par rapport aux quais où, selon la rumeur, la tête avait atterri après la fameuse vengeance du roi Sten. Il s’émerveillait une fois de plus de voir un couple aussi mal assorti. La commandante des mercenaires était bâtie toute en force – pour un homme, à plus forte raison pour une femme. Persoa, sec comme un coup de fouet, avait l’ossature légère des natifs de sa contrée. Elle était blonde, il avait les cheveux noirs. La chevelure de Mam était une masse de nattes emmêlées percées d’os et de coquillages, celle de Persoa était coupée très court, à l’exception d’une unique queue encerclée de fins anneaux d’or à son extrémité et au ras du crâne, et qui lui descendait jusqu’au milieu du dos. Les traits de Mam étaient larges et carrés, les siens finement ciselés ; elle avait les yeux bleus, lui noirs. Et c’était l’assassin le plus poli qu’Erno eût jamais rencontré. Alors que Mam… Ils avaient rapproché leurs têtes, et Persoa avait posé une main sur la jambe de la mercenaire en se penchant pour écouter ce qu’elle disait à travers le vacarme. Erno ne pouvait imaginer un autre homme qui s’en serait tiré vivant, ou en conservant ses doigts, après l’audace d’un contact aussi importun sur la cuisse de Mam. Mais personne d’autre n’aurait sans doute même envisagé un tel geste. Redoutable et atrocement mal embouchée, dotée de terrifiantes dents limées en pointe, Mam n’était guère la première cible d’un homme sobre et pourvu de visions lorsqu’il était saisi par des pulsions érotiques. Mais Persoa en semblait absolument enchanté. Ils avaient commencé de partager une chambre deux semaines après leur arrivée au port, et Mam semblait toujours en train de rire ou de sourire, heureuse d’échanger des plaisanteries ou des propos aimables. Ce qui était l’équivalent de voir un requin faire un clin d’oeil et sourire avant de vous arracher la tête, comme le disait Gueule-de-Chien, « … foutrement dérangeant et complètement contre-nature ». Comme si elle avait senti sur elle le regard d’Erno, Mam leva brusquement les yeux. Avec un large sourire, elle dit quelque chose à l’homme des collines, qui rejeta la tête en arrière en s’esclaffant ; Erno se sentit déconcerté, et vaguement agacé : qu’avait-il fait pour qu’ils rient de lui ? Puis la mercenaire se leva, posa une main sur la grosse table de chêne qui lui barrait le chemin et sauta par-dessus, en atterrissant si lourdement que le plancher craqua, et que les chopes de bière sur les tables voisines tremblèrent en répandant de l’écume sur les mains qui les tenaient. Nul ne protesta malgré l’atmosphère générale d’ennui qui prédisposait à la bagarre, sauf l’homme qui était assis le dos tourné à Mam. Il jura avec bruit et se retourna vivement, les poings serrés, prêt à l’affrontement. Erno vit à son visage qu’il constatait son erreur : le réflexe agressif s’effaça, et l’homme se retourna encore plus vivement pour consacrer toute son attention aux osselets éparpillés, comme si le fait que son lancer gagnant eût été si grossièrement perturbé n’avait servi qu’à créer un motif nouveau et fascinant. « On ne peut pas rester assis là toute la journée, annonça allègrement Mam. On a des choses à faire. » Elle adressa un clin d’oeil à Persoa, tapota un de ses sourcils puis sa joue. L’autre accompagna son hochement de tête d’un geste compliqué ; puis il se dirigea vers l’escalier du fond, tel un serpent dans l’herbe. Quand Erno regarda de nouveau, Mam avait disparu. Il ne cessait d’être étonné de voir comme une femme aussi large pouvait bouger aussi vite et dans un tel silence. Une capacité des plus bienvenues pour des assassinats de proximité, mais pas lorsqu’elle vous demandait de la suivre. Par défaut, Erno choisit la porte menant aux chambres, se déplaçant dans la foule avec bien plus de circonspection que Mam. Ce n’était pas qu’il fût petit – il avait une demi-tête de plus que la plupart des hommes présents – mais il n’était un mercenaire ni par choix ni par nature, aussi préférait-il éviter les bagarres lorsque c’était possible. Le temps pour lui de franchir la porte, Mam l’attendait déjà de l’autre côté, avec une grimace impatiente et des armes en quantité. Avant qu’il ne pût ouvrir la bouche, elle lui jeta son matelas roulé dans les bras. Il le contempla comme un idiot. « Viens, dit-elle. On a un travail à faire. » * * * Sur les quais, ils retrouvèrent le reste de la bande : Joz Patte-d’Ours, Doc, Gueule-de-Chien et Persoa ; et une douzaine de mercenaires hétéroclites, dont une femme. Ils chargeaient deux faerings de provisions et d’armes – bien des armes, songea Erno, pour un si petit équipage. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-il avec suspicion à Mam. Elle lui adressa un large sourire : « Eh bien, ça dépendrait de la personne à qui tu poserais la question, dit-elle, cryptique. — Je vous le demande à vous. » Mam fit une grimace. « Je te le dirai quand on sera à bord. — À bord de quoi ? Et qui dit que j’ai la moindre intention de quitter la ville, à pied, à cheval ou sur un maudit bateau ? — Il ne se passe pas grand-chose à Halbo, à moins de vouloir regarder une bande de seigneurs et d’arrivistes prétentieux, trop bien habillés et trop ambitieux, qui essaient tous de marcher sur la pointe des pieds autour de leur roi énamouré et de ses vieux conseillers éreintés. » Il haussa un sourcil. Il y avait évidemment une nuance délicate entre ceux qui cherchaient la fortune et ceux qui se faisaient entretenir à la cour. « Et puis, continua Mam, je me disais que tu préférerais retourner à Tomberoc pour voir Katla Aransen plutôt que de traîner ici. » Erno regarda Mam, si fixement qu’il cessa un instant de la voir. Le temps de plusieurs battements de cœur, le visage de la mercenaire flotta devant lui, devenant mince et bronzé, son sourire malin se transforma en un autre, infiniment plus séduisant. Des cheveux de flamme, coupés court, tout ébouriffés, remplacèrent les nattes blondes de guingois. Il se sentait saisi de vertige, puis d’espoir, et terrifié enfin qu’elle fût en train de lui jouer un horrible tour. La crainte se transforma enfin en fureur. « Katla Aransen a péri à la Grande Foire, et si je ne l’avais pas abandonnée, elle vivrait encore. Et pourtant, vous vous moquez ainsi ! J’ai toujours su que vous étiez dure, Mam, mais je n’aurais jamais cru que vous puissiez être cruelle ! » Cette explosion démonta la mercenaire. Erno avait toujours été calme et conciliant, un jeune homme poli, qui semblait capable de manier une épée si le besoin s’en faisait sentir, mais non le genre à répliquer, moins encore à vous assener un coup dans la figure. Maintenant, pourtant, il avait les yeux fous, et des émotions indéchiffrables empourpraient son visage. On aurait dit qu’il était prêt à attaquer. Mam fit judicieusement un pas en arrière ; sa devise était d’éviter ce qui était évitable, et son autorité ne serait guère renforcée si l’un de ses mercenaires la frappait en présence des autres, surtout devant les nouvelles recrues. Elle allait devoir le blesser, pour sûr, mais la délicatesse requise pour infliger une blessure non critique n’avait jamais été son fort. Une fois provoquée, elle était plutôt du genre à vous priver d’un bras ou d’une jambe… « Attends ! » Elle leva une main, doigts écartés. « Qui a dit que Katla Aransen était morte ? Elle a été un peu noircie sur les bords, c’est sûr. Mais la dernière fois que je l’ai vue, elle était aussi vivace qu’un moineau de mer, et en train d’avaler de la “Vieille Eau de Fond de Cale” avec nous à La Jambe de l’Ennemi. » Il se figea sur place. « Comment ? » dit-il, et puis : « Quand ? » Avec une intonation profondément soupçonneuse pour ce dernier mot. Mam effectua un bref calcul, puis agita les mains : « Elle est venue à Halbo voir des parents, c’est ce qu’elle a dit, mais je savais que c’étaient des histoires. Et alors, bizarre coïncidence, le constructeur de bateaux du roi a disparu peu après. Il y a environ deux lunes. C’est important ? » Erno écarquillait les yeux comme un enfant perdu. Il se mit à trembler. Pendant un instant, Mam crut qu’il allait se mettre à pleurer. Puis : « Elle est vivante, souffla-t-il. Vivante. » * * * « Mets-y un peu de muscle ! » Le fouet claqua une fois, deux fois, et l’homme poussa un hurlement. Au retour de la mèche du fouet, des gouttelettes rouges tourbillonnèrent paresseusement dans l’air avant de retomber sur les planches et de s’y fondre. La galère paternelle de Galo Bastido avait été équipée pour la guerre dans les meilleures traditions anciennes, et cela incluait de peindre les planches en ocre rouge foncé, car on disait que si les hommes ne pouvaient voir le sang couler sur les ponts pendant la bataille, ils avaient moins tendance à s’abandonner à la panique et à se rendre. Le bâtard aurait secrètement désiré qu’on eût laissé le bois dans son état naturel : voir un peu de sang ne pouvait que rendre plus facile le maintien de la discipline parmi des esclaves inexpérimentés. Malgré un usage libéral du fouet, leur allure avait été moins rapide qu’il ne l’aurait souhaité. Le climat avait joué contre eux, un beau temps doux, alors que de forts vents du sud-ouest leur auraient mieux convenu. Ils devaient ramer depuis des jours, et il les maintenait aux bancs de nage même pendant la nuit. On n’avait perdu que deux rameurs pour l’instant : l’un avait réussi on ne savait comment à se libérer de ses chaînes et avait sauté par-dessus bord alors qu’ils passaient au nord d’Ixa, et un autre, victime d’une sale maladie qui le faisait vomir et cracher, avec de la diarrhée. On l’avait jeté par-dessus bord, lui, le quatrième jour, lorsqu’il était devenu clair que son état ne s’améliorait pas et qu’il allait sans doute en infecter d’autres. Deux hommes de moins, ce n’était pas l’idéal. Bastido avait envisagé de s’arrêter à Céra et d’enrôler de force un couple d’ivrognes. Mais cela leur aurait fait perdre encore presque toute une journée ; il était trop difficile de résister à l’appel de l’aventure et de l’argent du sire de Forent, et plus encore à celui de la gloire et de l’avancement que lui vaudrait sûrement la réussite de sa mission. Il avait donc manié le fouet lui-même à une extrémité de la galère, en confiant la zone allant de la poupe au centre du bateau à Baranguet, un petit homme trapu aux bras musculeux et poilus d’un singe de Gilan. et au fort mauvais caractère, combinaison dangereuse en d’autres circonstances. Quand il vous souriait, c’était pour montrer les dents recourbées et jaunâtres d’un rat des quais enragé. Baranguet avait son propre fouet, et plusieurs termes que Bastido n’avait encore jamais entendus pour décrire les divers coups que l’on pouvait assener. Un homme vil, mais utile. Le reste de l’équipage était composé d’hommes de Forent pour la plupart, prêtés par Rui Finco. C’étaient des gens de la côte nord, de grands hommes tannés par le soleil, plus habitués à monter la garde et à faire régner l’ordre dans les rues : le mal de mer en avait rendu la moitié malades pendant des jours – même les esclaves se moquaient d’eux, jusqu’à ce qu’il eût lâché Baranguet sur eux. Un groupe de ces hommes se trouvait maintenant affalé sur le pont avant, jouant avec les pierres rouges et blanches utilisées dans le jeu populaire des Juments et des Étalons. Les autres, sans doute, prenaient leur tour avec les deux prostituées qu’ils avaient secrètement amenées à bord. Bastido désapprouvait – pas en ce qui concernait les prostituées, évidemment, mais le manque de discipline que représentait cette entorse au règlement ; il avait envisagé de jeter les filles à la mer pour décourager d’autres relâchements, mais il était devenu apparent qu’il aurait une mutinerie sur les bras s’il le faisait. Il connaissait leurs noms à tous à présent : Pisto, le plus foncé d’entre eux, qui parlait rarement et avait une cicatrice cruelle sur une joue, ce qui lui relevait en rictus un coin de la bouche ; Clermano, qui portait ras ses cheveux grisonnants, avec une entaille au bras pour chaque homme qu’il avait tué ; Nuno Forin et son frère Milo, qui semblaient passer plus de temps dans la cale avec les femmes que tout autre, et jacassaient sans cesse entre eux dans un dialecte que personne ne comprenait ; le gros Casto Agen, un homme aux manières apparemment affables qui avait gagné, disait-on, un millier de combats à poings nus avant d’être recruté dans la Garde de Forent ; trois surveillants de galères, Gaido, Falco et Bréséno, censés avoir une certaine connaissance des bateaux et de la navigation, et qui avaient succombé plus tôt que tous les autres aux roulis des vagues ; une paire d’escrimeurs de la ville de Forent qui se considéraient comme une élite parmi l’équipage et restaient à l’écart ; et Gasto Costan, que sa femme avait quitté pour son frère. Il avait présenté son cas aux prêtres des Sœurs, et le couple avait subséquemment été jeté au bûcher, ce qui semblait remplir Gasto d’une profonde satisfaction. « Chaque année, à la même date, je fais rôtir un porc, s’était-il vanté allègrement le premier jour à bord, ça me rappelle l’odeur. » Les autres avaient rugi de rire. Galo Bastido, soi-disant bâtard, avait été surpris de se trouver plutôt dégoûté de cette légèreté, et plus encore de sa propre réaction instinctive, qui avait été de vouloir se débarrasser le plus vite possible de cet homme. Mais il n’avait guère besoin de nourrices pour la tâche en vue. Il se tourna vers l’horizon distant, pour y chercher un signe des îles eyraines, en vain. Huit jours, c’était déjà plus qu’il n’avait jamais passé sur l’eau, douce ou salée, et surtout sur cette vaste étendue déserte. Il était aisé de croire à l’existence d’un dieu dont c’étaient les éléments, dieu des tempêtes, des marées et des vents, un dieu qui peuplait son royaume des âmes perdues dans les naufrages ou dans la gueule des créatures marines. Où était la Déesse quand on avait besoin d’elle ? Et de quelle utilité pouvaient bien vous être le feu et la cendre, et une horde d’élégants félins aux dents acérées, dans un tel lieu ? Le Bâtard frissonna, en sentant sous ses pieds l’aspiration des abysses sans fond de l’Océan du Nord, et il brandit de nouveau son fouet. * * * C’était bon de sentir sur son visage l’air coupant de l’Océan du Nord, le sang qui courait dans les veines, le cœur qui battait d’anticipation. Pour Erno Hamson, on ne pouvait quitter assez vite les quais de Halbo. Il arpentait sans cesse le pont et manifesta bruyamment son agacement quand des marins répandirent le contenu d’un sac de grain en essayant de le charger à bord, se frappa le front de la paume quand un déluge de coutelas dégringola avec fracas du sac avec l’orge doré et faillit sauter par-dessus le plat-bord pour aller aider à récupérer le chargement illicite, quel qu’il fût. « On se calme ! » Il regarda autour de lui sans voir personne, baissa les yeux : le petit homme rond, Gueule-de-Chien, se tenait près de lui avec un large sourire. « On ne peut pas harceler le vent », lui dit sagement le mercenaire. Erno n’avait jamais entendu un tel dicton auparavant, et il croyait que sa grand-mère avait dans sa besace tous les dictons possibles et imaginables – de fait, elle devait en avoir inventé la moitié ! « Elle ne va pas rancir, tu sais », ajouta le petit homme. Erno regarda le mercenaire d’un œil sévère. « Qu’en sais-tu ? » demanda-t-il d’un ton revêche. Gueule-de-Chien se tapota une narine. « Si y a quelque chose que je sais des femmes, c’est que ça vaut pas la peine de le savoir », déclara-t-il avec modestie. De toute façon, qui d’autre voudrait une fille aussi maigre qu’un bâton, avec des cheveux comme un balai de chiottes et le caractère d’une taupe prise au piège ? » Il évita la gifle furieuse que lui lançait Erno avec une agilité qui démentait sa forme rondouillarde. « Comment se fait-il que tout le monde le sache ? » demanda plaintivement Erno à Mam, cette nuit-là, après que la côte istrienne eut disparu et tandis que l’Étoile du Navigateur les appelait vers le nord dans le plus clair des ciels d’hiver. Mam se mit à rire : « Joz t’a vu avec elle à la Grande Foire, dit-elle enfin. T’a regardé la regarder. Et vous a vus vous embrasser devant la tente de l’Assemblée. Il est sentimental comme ça, Joz. » Erno se sentit de nouveau rougir, d’abord cette terrible poussée de chaleur dans la poitrine, et puis dans le cou, et ses oreilles qui devenaient comme des phares. L’embarras d’avoir été ainsi épié, c’était une chose ; la honte qu’il avait ressentie lorsque Katla avait ensuite découvert en sa possession le charme d’amour qui l’avait poussée dans ses bras, c’était complètement différent. « Ce n’était pas cela, protesta-t-il. Je… Elle… Ça ne voulait rien dire. » La mercenaire lui posa une main sur le bras : « Elle est très bien, Katla Aransen, mais elle ne pardonne pas grand-chose. Tu as intérêt à lui montrer ton côté le plus viril quand tu la reverras. Elle ne se couchera pas pour un mollasson. » Sur ce, elle s’esclaffa avec bruit, le laissant méditer sur le sens du mot « mollasson ». Plus tard cette nuit-là, éveillé dans le sac de couchage en peau de mouton qui le protégeait du froid, il écouta les mercenaires discuter à mi-voix, dans leur langage soigneusement codé conçu pour mystifier les oreilles qui traînaient. Il en savait assez pour saisir l’essentiel de la discussion, sinon les détails. Ils avaient apparemment réussi à soutirer l’argent de l’expédition – incluant le bateau, le salaire de l’équipage et le cargo – à deux sources complètement différentes, le duc de Passorage et Erol Bardson, et pour deux raisons également différentes. Bardson était sous l’impression erronée qu’ils vogueraient vers Belle-Île et Pointe-au-Loup pour y lever une armée de mécontents chez ses partisans ; ils les armeraient avec ce qu’ils emportaient dans les sacs de grain, et ces rebelles reviendraient avec eux, débarqueraient sur la côte et marcheraient sur Halbo où ils entreraient par la porte du nord, neuf nuits plus tard, à la lune noire. Erno sourit malgré lui, en imaginant le déplaisant Bardson en train d’attendre en vain dans les ténèbres tout en planifiant sa royauté prochaine. Avec un peu de chance, il serait pris la main dans le sac à la porte, et exécuté comme le traître qu’il était. Le duc de Passorage avait plus de chances de récolter un profit sur son investissement, car son plan coïncidait assez bien avec ceux des mercenaires. Ou plutôt avec le caprice de Mam, qui voulait réunir Erno et Katla, et gagner en même temps un sac de cantari. Leur tâche ? Livrer à Passorage le constructeur de bateaux, Mortèn Danson, que les Tomberoc avaient enlevé sous le nez du roi. Si Ravn Asharson – qui n’avait pas assez d’expérience du monde – ne s’intéressait pas à la guerre déclarée par l’Istria, Passorage – qui en avait trop – était déterminé à prendre l’affaire en main, apparemment. Le vieil homme avait déjà commencé de renforcer la flotte nordique. Avec Danson pour veiller à la construction de nouveaux bateaux, ils pourraient non seulement se défendre contre une attaque, mais porter le feu et la terreur au cœur de l’empire istrien. Il était ironique, se dit Erno, que les plans de mercenaires fussent conciliables avec ceux des grands d’Eyra, car selon les critères des gens parmi lesquels il avait été élevé, les mercenaires étaient des ruffians sans principes, dénués de patriotisme et indignes de confiance. Il se sentait pourtant étrangement à l’aise en leur compagnie. Ils ne lui demandaient pas grand-chose qu’il ne fut prêt à donner de plein gré, et pendant le temps passé parmi eux il avait trouvé plus de paix et de plaisir qu’il ne l’aurait cru possible. À vrai dire, leurs activités pendant ce temps avaient été moins infâmes que d’habitude, mais il ne pouvait s’empêcher d’éprouver de l’amitié pour eux malgré tout. Il se souleva sur un coude et tira un long morceau de corde rouge du petit sac qu’il utilisait comme oreiller. Il le tint pendant quelques instants sans bouger, puis se mit à y nouer un poème : Ceci est pour Mam, celle qui montre les dents La plus féroce des combattantes, la plus terrible des ennemis Heureux je suis de son amitié Car son cœur est enclos d’épines. Après une pause, il reprit : Ceci est pour Joz Patte-d’Ours Porteur de dragons Hardi au combat, le plus brave des berserkirs Nulle justice humaine n’est plus fiable Nul n’a de plus joyeux récits à faire entendre. Doc s’avéra plus difficile, car Erno avait passé moins de temps en sa compagnie et le trouvait soit taciturne et renfrogné, soit alourdi par l’ivresse et épouvantablement loquace avec une foule d’informations dénuées d’importance. Il ne put développer un motif à son goût, mais se contenta de ce qu’il avait trouvé : Ceci est pour Doc, si grand et si mince Une mine ardente de sagesse, un esprit vaste comme une montagne Sa bonté est grande, quoique rapide à frapper Homme d’épée et lettré au crâne coiffé de fer. Et voici pour Gueule-de-Chien, le petit homme, le fou À la dague dangereuse, l’idiot qui tue Ivre il marche sur vos talons, généreux de son rire. Il s’arrêta alors, car il sentait qu’on le regardait, un regard aussi tangible qu’une main. Et quand il leva les yeux, ce fut pour voir Persoa qui l’observait avec attention, la tête penchée de côté, tel un oiseau de proie regardant une souris. Puis l’autre laissa retomber une paupière, en un lent clin d’oeil entendu, et porta à ses lèvres sa flûte de roseau. Ainsi assis en tailleur, illuminé par la lueur vacillante du feu dans son chaudron, il ressemblait exactement au dessin d’un homme-chèvre dans le livre de parchemin relié qu’Erno avait acheté à un marchand de Hrossey, Le Chant de la Flamme, qui racontait maints anciens contes et légendes du Sud. Soudain ses doigts se remirent à l’ouvrage. Persoa l’assassin, l’homme tatoué Eldianna, énigme, né d’Elda, né des anciens Assis comme Panios avec sa flûte Protecteur, prédateur, prophète et prêtre. Il regarda la corde, les sourcils froncés. Il ignorait pourquoi il avait noué ces derniers nœuds, ils semblaient s’être créés de leur propre volonté. En hâte, il enroula la corde autour de sa main et la rangea dans le sac ; puis il reposa sa tête sur son oreiller de fortune comme pour retenir le savoir qu’il venait de se découvrir. Le sommeil tarda à venir, cette nuit-là. Quand il dormit enfin, Erno rêva de Katla Aransen, même s’il s’était juré de ne point le faire. 24. Fantômes On réussit à remettre en place l’épaule disloquée de Pol Garson, mais il hurlait si fort que les albatros s’enfuirent en criaillant du sommet du mât, et quand ils pansèrent l’os brisé en dessous du coude et lui mirent une attelle, il s’évanouit. « Il ne vous servira plus à rien », dit Urse Une-Oreille à mi-voix, en essuyant ses mains en sueur sur ses vastes cuisses bardées de cuir. Aran hocha distraitement la tête. On avait perdu cinq hommes dans la tempête – Haki Ulfson, Marit Fennson, l’homme blond dont il n’avait jamais réussi à se rappeler le nom, et deux jeunes frères du sud de l’île, Vigli et Jarn Forson. Ce qu’il dirait à leur mère quand il reviendrait à Tomberoc – s’ils revenaient jamais –, il l’ignorait. On perdait tout le temps des hommes en mer. Mais deux fils d’un seul coup, c’était dur. Il observa le reste de l’équipage qui s’affairait dans tout le bateau, réparant les filins, rattachant la voile, écopant l’eau de la cale, en comptant mentalement ceux qui avaient survécu. Tor Bolson et Fall Ranson à la proue ; Emer Brétison, Gar Félinson et Flint Hakason, qui hissaient la voile détrempée pour la faire sécher dans la petite brise que la journée leur accordait ; les hommes d’Île Noire avaient arrangé une chaîne efficace de seaux depuis le centre du bateau jusqu’à la poupe. Erl Fostison et deux jeunes gars de Tomberoc rattachaient les drisses. Mag Langue-de-Serpent et un garçon de la rive est inventoriaient les réserves pour savoir ce qui avait été emporté par-dessus bord pendant la tempête. Un autre souvenir du plus fort de l’ouragan traversa Aran comme un éclair, Haki, se démenant, bras levés, et disparaissant par-dessus le plat-bord. Sa mort était une perte pour tous, car cet homme d’Ostenave en savait davantage qu’eux tous sur la navigation en eaux arctiques. Aran avait compté sur ses talents au milieu des banquises pour les guider en toute sécurité à travers les régions traîtresses et changeantes qu’ils devraient sûrement affronter avant d’arriver à Sanctuaire. Sans Haki, leur survie dépendrait uniquement du bon jugement du capitaine et de ce que la carte choisirait de leur divulguer. La carte. Il porta la main à la pochette de cuir sous sa tunique, pour se rassurer, même s’il savait à sa chaleur toujours présente contre sa peau qu’elle était intacte. Une pulsation brûlante envahit ses doigts à ce contact, générant une chaleur qui lui parcourut les muscles du bras et alla soulager la tension de son cou : pendant un instant, ce fut comme si un soleil estival était apparu hors saison, le bénissant de sa caresse. Avec un optimisme inhabituel, Aran examina l’horizon pour y déceler des signes de la terre ferme, soudain certain que le monde allait lui livrer un secret. Au nord et à l’est, le ciel était taché comme par un œuf brisé d’un jaune éclatant et traversé d’écarlate. Ce n’était pas le bon ciel clair qu’un marin espérait voir après une tempête, lavé et éclairci, suggérant beau temps et bons vents à venir, mais un ciel qui promettait encore des difficultés. C’était comme regarder l’œil injecté de sang d’un taureau fou. Aran se détourna, troublé, et se demanda brusquement où pouvait bien être son fils. Il se rappela, transpercé par un sentiment aigu d’appréhension, qu’il n’avait pas vu Fent la nuit précédente. Qu’il n’avait aucun souvenir de l’avoir vu attaché au plat-bord, à un cordage de vergue ou à un banc de nage, ou en train d’écoper avec les autres après le passage de l’ouragan. En tournant sur lui-même, il embrassa du regard tout le bateau, en vain. De son unique fils survivant, il n’y avait aucune trace. En serrant les dents pour retenir la panique qui montait, il se rendit sombrement à la poupe, en jetant des coups d’œil tout du long. Les hommes dont il croisait le regard se détournaient en hâte pour s’affairer à leurs tâches, car il y avait quelque chose d’effrayant dans son apparence qui leur rappelait des histoires de grands-mères à propos de trolls et d’esprit des arbres. Au milieu du vaisseau, Mag Langue-de-Serpent – un homme plus courageux ou plus téméraire que les autres – arrêta le Maître de Tomberoc en lui prenant le bras. « Nous avons perdu les barriques d’eau. » Aran s’arrêta net, comme s’il avait compris la gravité de ce nouveau cauchemar. « Trois des quatre barriques. » Mag fit une grimace. « Je pensais qu’elles étaient bien attachées, mais la corde a frotté sur un rebord coupant quelque part, et elle s’est rompue, à force… » Il tendait les morceaux effilochés pour l’inspection du capitaine. Aran les regarda brièvement. Il prit une profonde respiration, et le cuisinier tressaillit, se recroquevillant à l’idée de la tirade qui allait sûrement s’ensuivre. Mais le Maître de Tomberoc continua son chemin, d’un air simplement préoccupé. Le garçon de la rive est de l’île s’était dissimulé derrière le cuisinier ; il sortit de sa cachette et regarda Aran Aranson s’éloigner le long du bateau. « T’a-t-il entendu ? » demanda-t-il avec anxiété. C’était son premier voyage, et il se sentait fautif, même si personne n’aurait pu prévoir la façon dont la corde s’était usée. Mag haussa les épaules : « S’il n’ordonne pas à Urse de faire faire demi-tour au bateau pour rejoindre l’île la plus proche, on saura qu’il n’a pas entendu. » Mais le Maître de Tomberoc, au lieu de parler au massif lieutenant posté comme à son habitude au gouvernail, continua jusqu’à la poupe sans même tourner la tête vers lui. « Par les couilles de Sur ! » Mag serra les dents comme s’il se préparait à recevoir un coup, et s’élança à la suite de son capitaine. * * * Au plus fort de la tempête, il s’était cogné durement la tête contre l’un des bancs de nage retournés, et alors que l’univers devenait sombre et flou autour de lui, il avait cru entendre une voix qui l’appelait depuis le cœur du maelström. La mort s’en vient, mais pas pour toi. Je viens pour toi, ou toi pour moi. Tout ira bien, tout sera bien. Et la voix lui avait dit ensuite maintes autres choses, bien plus qu’il ne désirait en entendre, au point qu’il pensait devenir fou, ou aurait voulu l’être. Le géant, le fou et le sot, amène-les-moi. Amène-les-moi. Cette ultime déclaration tourbillonnait dans son crâne alors qu’il était ballotté de tous côtés sous le faering par la force des rafales. La voix défaisait et distordait tout ce qu’il avait cru être juste et droit, tout comme le rude contact avec le bois avait meurtri et blessé ses membres, son dos, ses épaules, sa tête. Quand la lumière tomba brusquement sur lui, ce fut comme une douleur physique, au centre de sa tête. Il serra étroitement les paupières en poussant un cri… * * * « … délirant sur la mort, et des fous et des idiots, rapporta Mag au groupe d’hommes assemblés autour de la marmite, cette nuit-là. Me demandez pas pourquoi. S’est drôlement cogné la tête, c’est tout ce que je sais. Il a une bosse de la taille d’un œuf d’oie au-dessus d’un œil. — Ça lui apprendra, grogna Tor Bolson. Se défiler comme ça ! Il s’imaginait se cacher sous la barque alors qu’on avait besoin de tous les bras disponibles. Fils de capitaine, voilà tout. Un gars complètement fou. — Me semble qu’on est tous fous pour ne pas l’avoir jeté par-dessus bord quand on en avait la chance, remarqua Erl en léchant la blessure sur son bras, là où Fent l’avait mordu. Avant que son père voie qu’on l’avait trouvé. — Ouais, c’est une petite fouine vicieuse, celui-là, acquiesça Flint. Et aussi fou qu’un serpent, maintenant. — Pas si fort, dit Emer avec anxiété, en regardant par-dessus son épaule l’endroit où le Maître de Tomberoc était agenouillé près de son fils à la poupe du bateau. On dit que les gens du clan Tomberoc ont des pouvoirs bizarres. — Sois pas idiot », dit Flint Hakason avec un reniflement amusé. Emer insista : « Katla Aransen s’est fait brûler à la Grande Foire, elle avait le bras tout recroquevillé, aussi noir qu’une branche frappée par un éclair, j’ai entendu dire, Mais la voilà toute guérie, aussi bien que possible. Tu peux pas dire que c’est naturel. — Mais ça, c’était la seither qui leur a rendu visite », dit Tor Bolson, raisonnable. Fostison fit le signe de l’ancre : « Bon port, murmura-t-il superstitieusement. Les seithers portent malchance dans le meilleur des cas. Moi, je crois qu’elle a trempé la quille du Long Serpent dans du sang, comme Ashar Stenson l’avait fait avec Le Troll de Narth. — Ouais, eh bien, si elle l’a fait, je me plaindrai pas, dit Flint, allègre. Parce que Le Troll est revenu de tous ses voyages en un seul morceau. — Et puis, ajouta un des Tomberoc, comme une évidence, la seither a disparu bien avant qu’on ait sculpté la quille. — Ah oui, dit sombrement Erl. Mais il faut se demander où elle a disparu, exactement ! » * * * S’ils avaient espéré que le Maître de Tomberoc changerait de course pour chercher des provisions et plus de sécurité, ils allaient être déçus. Aussi obstiné qu’un chien avec son os, Aran Aranson diminua les rations d’eau à une seule tasse par jour. « Vous pouvez boire votre propre pisse si ça tourne mal, rugit-il à l’adresse de Flint Hakason lorsque celui-ci protesta du manque de sagesse de cette décision. Ça ou sauter par-dessus bord et attraper une baleine au passage pour retourner chez vous. » Emer, qui avait le bon sens d’un poulet sans tête, se moqua du mauvais caractère de Flint et repêcha des plaques de glace qu’il hissa par-dessus le plat-bord, les gardant jalousement pour lui. Gar Fostison essaya de le raisonner, mais Flint lui prit le bras : « Laisse-le comprendre par lui-même, dit-il simplement, il n’apprendra pas autrement. » Ce n’était pas seulement l’eau qui se faisait rare ; deux demi-carcasses de bœuf, un baril de pain dur et tout le fromage avaient été emportés à la mer pendant la tempête. Mag Langue-de-Serpent calcula que s’ils faisaient attention, ils auraient juste assez de provisions pour se rendre à destination, si le vent se maintenait. Mais pas assez, et de loin, pour le voyage de retour, à moins que la fameuse île de Sanctuaire ne leur livrât des trésors plus utiles que son or dur et froid. Il décida de garder cette information par-devers lui, car le capitaine ne l’accueillerait guère avec plaisir, et il diminua les ingrédients du ragoût vespéral, au point que l’équipage commença de se plaindre qu’il goûtait l’eau de fond de cale. Pendant trois jours, les vents soufflèrent fort et dans la bonne direction, comme si Sur lui-même approuvait la folie du Maître de Tomberoc. Puis ils tombèrent complètement, et la mer s’aplanit, immobile ; le soleil perçait les nuages, maintenant une température bien plus chaude que la normale. La glace était un tapis flottant, fragile et dentelé. Tandis qu’ils ramaient, Le Long Serpent coupait au travers comme si les plaques éparses avaient été autant de lentilles d’eau sur un étang. Ils dépassèrent un narwhal à la peau tachetée de gris et de blanc et à la longue corne émergeant à la surface. Les hommes touchèrent leurs amulettes et firent le signe de l’ancre, car il était bien connu qu’une telle rencontre n’augurait rien de bon pour n’importe quelle expédition. On parlait encore de mutinerie, mais personne n’avait l’audace d’organiser un soulèvement. On continua donc de ramer. Le quatrième jour, ce fut droit dans un brouillard marin si épais qu’on pouvait à peine savoir si c’était le jour ou la nuit. * * * Sans voir le soleil, les étoiles, la lune ou la terre, ou un signe quelconque qui permît de se repérer, la navigation était devenue impossible. « Avec un peu de chance, confia Fall Ranson à son compagnon de rame, on va retourner à Tomberoc, après tout. » Quand le brouillard se leva, trois jours après, le Maître se radoucit et permit à l’équipage de prendre un peu de repos. Ils s’enfouirent dans leurs peaux de moutons et de phoques et dormirent éparpillés sur le pont comme autant de grasses chrysalides. Quelques-uns des plus jeunes jouaient aux osselets. Les plus vieux sculptaient des morceaux d’os, faisaient des figures avec de la ficelle ou nouaient des prières pour leurs épouses – s’ils les revoyaient jamais. Urse seul avait gardé son poste au gouvernail, telle une statue taillée dans du granit. Ce fut pendant cet instant de répit que Fent, jusqu’alors fiévreux et délirant, commença de se remettre. Un instant, ses iris étaient dilatés, noyant ses yeux d’une marée mauve, l’instant d’après ils avaient retrouvé leur bleu marin, la couleur d’un ciel d’hiver, ou le bleu argenté d’une lame fraîchement aiguisée. Il s’assit en souriant, canines blanches dans la toison rousse de la barbe qui lui avait poussé. « Ils arrivent », annonça-t-il. Mais quand son père le pressa de s’expliquer, il ne sut que dire. Un peu plus tard, le Maître de Tomberoc sentit un infime chatouillement à son poignet. Il agita la main, distrait, et la sensation cessa. Après un instant, un léger bourdonnement se fit entendre. Il en fut conscient de façon lointaine, encore une fois, comme d’une vague pression, un désir de bouger. Il baissa les yeux. Installée sur le dos de sa main, se nettoyant placidement les pattes, se trouvait une grosse mouche noire. Aran cligna des yeux, puis la contempla fixement, mais elle ne faisait aucun effort pour s’enfuir. Il lui fallut quelques instants pour comprendre ce que signifiait cette présence, puis il releva les yeux, épouvanté et pourtant excité : la terre. Ils étaient proches d’une terre. La mouche s’envola lourdement, ralentie par l’air froid. « Quoi ? dit Urse avec vivacité. Qu’y a-t-il ? — Une mouche à vers, dit Aran, stupéfait. C’était une mouche à vers. — Jamais de la vie ! » Le colosse secouait la tête, incrédule. « Comment pourrait-il y avoir des mouches ici ? C’est trop froid, et trop loin. » Mais ils pouvaient tous entendre le son, à présent : un bourdonnement bas qui se réverbérait dans les oreilles, vibrait le long des tendons du cou, résonnait dans le crâne. Et puis le brouillard se souleva. Les hommes abandonnèrent ce qu’ils étaient en train de faire. Les osselets retombèrent avec un bruit sec sur les planches et nul ne regarda les motifs qu’ils dessinaient ; les coutelas se suspendirent au-dessus de l’os de baleine et des défenses de morse ; les aiguilles restèrent enfoncées dans le cuir et la laine. Tous contemplaient, bouche bée, le vaisseau qui était sorti du brouillard. Étrange et silencieux, il apparut comme un fantôme de navire, car son bois était argenté à force d’avoir subi les assauts de la glace, et d’avoir été négligé ; un vent d’est soufflait des lambeaux de brouillard blanc autour du support du mât. Comment il se déplaçait, on ne pouvait le voir, car il n’y avait pas de rameurs à ses rames immobiles, et aucune voile à son mât, sinon des fils effilochés et de grands morceaux déchirés, comme des suaires. Il arrivait vers eux proue en avant, et son étrave arborait la forme d’un dragon qui bâillait. Mais aucune voix ne les héla. Il n’y avait que ce bourdonnement toujours plus fort qui semblait les avoir tous pétrifiés. Lorsque le navire ne fut plus qu’à un pied, Aran Aranson se leva d’un bond, comme s’il s’était arraché à un sortilège. « Bateau devant ! » cria-t-il, et il empoigna une rame. Près de lui, Urse Une-Oreille fit de même. Sur tout le navire, les autres les imitèrent. Le bois grinça contre le bois tandis que l’équipage du Long Serpent repoussait le vaisseau mort qui allait les éperonner. Enfin le pâle vaisseau s’immobilisa en tanguant, les flancs doucement léchés par les vagues ourlées de glace de l’Océan du Nord. Ils attendirent comme des hommes arrêtés dans le temps, tenant leurs rames comme des armes, même si nul ne voulait imaginer la forme que pourraient prendre leurs adversaires. Ils étaient hantés par trop de récits de bateaux fantômes, contés par des marins grisonnants dans les tavernes des quais, par des oncles concupiscents à l’œil torve, avec des tatouages et un passé douteux, ou par des bardes ou des bateleurs qui avaient voyagé par toutes les îles en rassemblant ces histoires pour les enjoliver ensuite, des contes que se passaient depuis dix générations des hommes à présent trop âgés pour faire autre chose que terrifier les jeunots décidés à faire fortune sur les vagues. Des navires pilotés par des morts-vivants affamés de la chair et des âmes des vivants, des cadavres devenus énormes, noirs, gonflés d’émanations, d’esprits maléfiques et de volonté maligne, arpentant d’un pas vacillant les ponts craquants de leur navire naufragé, en quête de quelque chose à mordre et à déchirer. Des vaisseaux abandonnés sans raison apparente, par beau temps, sur des mers calmes, les haubans prêts pour une bonne rafale, la voile gonflée par le vent, les tonneaux de bière en perce pour la ration du soir. Et de longs vaisseaux de guerre avec leur équipage de squelettes aux os blanchis cliquetant tandis qu’ils ramaient vers le rivage… « Tenez le bateau en place ! » Aran Aranson était un homme brave, les hommes en seraient d’accord par la suite. Brave, ou peut-être téméraire, mais c’était le genre de capitaine qu’on préférait, le genre qui menait par l’exemple au lieu d’envoyer autrui faire ce qu’il n’avait lui-même ni le courage ni le désir de faire. Et donc, d’un seul bond puissant, le Maître de Tomberoc sauta sur le pont du vaisseau nommé Le Dragon Blanc, construit – comme il allait le confirmer, avec une crainte croissante – dans le chantier naval qu’il avait attaqué pour ses artisans et ses matériaux afin de construire Le Long Serpent, un navire pourvu d’un beau brise-glace monté à l’inimitable manière de Mortèn Danson. Un navire construit selon les mêmes spécifications et dans le même but que le sien. Il reprit son équilibre sur le pont mouvant, en luttant contre la peur dont il sentait les griffes dans sa poitrine, tel un loup affamé. Le bourdonnement l’avait englouti, à présent. Il était difficile de penser avec un tel bruit dans la tête, difficile de suivre un plan d’action ou de conserver objectivité et raison. Il avait simplement envie de courir vers la sécurité de son propre vaisseau en laissant cette étrange carcasse flotter dans le brouillard. Mais il savait qu’il ne pouvait se permettre de laisser passer un tel mystère sans l’élucider. Par pure curiosité morbide et personnelle, mais aussi à cause de son devoir de capitaine envers ses propres hommes, qui lui demanderaient de les rassurer avec des explications, et envers les familles et les amis du malheureux équipage, à qui il devrait assurément rapporter des nouvelles bien sombres. Se préparant au pire, il releva la tête. Ce fut pour une vision bizarre et déroutante. Une couverture noire et mouvante s’étendait partout. Il lui fallut plusieurs instants pour en comprendre la nature, et il se sentit alors submergé par une nausée. Il se mit à courir sur le pont en agitant les bras et en criant à s’en écorcher la gorge. Les mouches se levèrent, un nuage réticent qui resta suspendu au-dessus de son festin, prêt à s’y plonger de nouveau lorsque ce désagrément aurait cessé. Mais après avoir vu les horreurs qu’avait recouvertes le nuage iridescent et noir, le Maître de Tomberoc ne pouvait laisser les mouches se poser de nouveau. Les restes de l’équipage vaincu du Dragon Blanc reposaient en amas sur le pont, certains les mains sur la tête comme pour se protéger d’un assaillant, d’autres roulés en boule comme des enfants saisis par un cauchemar. Ce qui restait des jambes d’un marin dépassait de la seule barque de sauvetage du vaisseau, retournée sur le pont. Les mouches se levaient en essaims des tonneaux, des fûts et des barils, des arêtes de poisson, des os de mouton et de phoque. Assises sur les méplats tranchants d’un crâne de bœuf, elles faisaient leur toilette. Des asticots rampaient dans les orbites et dans les cavités où s’étaient trouvés auparavant des nez fièrement proéminents, à travers les espaces séparant des dents blanches, entre des côtes. Un squelette délicat, recroquevillé comme le cadavre d’une guêpe, marquait le trépas du chat du bateau et, dès qu’il remarqua ce détail, Aran sut avec une certitude glacée à qui appartenait ce navire. Il l’avait soupçonné tout de suite d’après l’aspect de celui-ci, mais il n’y avait bel et bien qu’un seul homme de sa connaissance pour insister, dans tous ses voyages, sur la présence à bord de son chat – un gros matou orange avec des dents de travers et des dispositions déplaisantes envers quiconque n’était pas son maître. Une fois passée la vague initiale d’horreur, et lorsqu’il eut retenu la bile brûlante qui menaçait de lui remonter dans la gorge, il parcourut le vaisseau à la recherche de son capitaine. Mais qui pouvait reconnaître un homme dans ce désordre d’os luisants et de tendons jaunâtres et effilochés ? On ne pouvait guère établir de distinctions parmi ces amas pathétiques sur lesquels s’était appesantie la main ignominieuse de la mort. Tandis qu’il se penchait pour examiner chaque cadavre, il fut surpris de constater que la puanteur n’était pas aussi terrible qu’il l’aurait cru – les mouches à vers avaient au moins cette qualité, il fallait l’admettre : elles étaient efficaces dans la manière dont elles disposaient des cadavres. Elles avaient avec une experte voracité arraché la chair des défunts, ne laissant que les nerfs les plus coriaces et les cheveux. Ses nattes blondes identifièrent donc enfin Fénil Soronson, en tout dernier, adossé au gouvernail comme s’il avait fait un ultime effort pour les piloter loin de ce désastre. Ses nattes blondes, et le collier bien particulier de sardoine qu’il avait acheté à la Grande Foire et portait serré autour du cou, à la mode de l’Empire, ce qui lui avait attiré bien des moqueries de la part de ses compatriotes eyrains : on l’avait sans pitié tourné en dérision pour avoir acheté un morceau de pierre semi-précieuse qu’il avait selon toute vraisemblance transportée lui-même à la Plaine de Tombelune l’année précédente, en payant plus de cent fois sa valeur juste parce qu’elle était maintenant bien polie et enfilée sur des cordons de cuir – une coûteuse camelote istrienne. De ses mains tremblantes, Aran Aranson défit la fermeture en boutonnière du lacet de cuir et glissa le collier dans sa bourse de ceinture. Il identifia Hopli Garson avec plus de difficulté, car le petit homme était déjà presque chauve, même avant les dommages causés par les insectes. Mais il finit par trouver un homme dont la main, décharnée au-delà de l’élégance en un arrangement austère de nerfs et d’os, tenait le pommeau d’une dague forgée, impossible à ne pas reconnaître, par Katla. Il se rappelait lorsque Hopli l’avait achetée, au marché de Forsey, trois ans plus tôt. Ç’avait été une des premières ventes de Katla, elle avait été tout excitée d’avoir marchandé avec Hopli pour en obtenir un bon prix, en arguant du temps qu’il lui avait fallu pour façonner l’entrelacs complexe de métal et de cristal pour le pommeau. C’était une belle pièce. Le cœur d’Aran se serra en la voyant et, pendant un bref moment, ses pensées s’échappèrent de ce sinistre lieu, vers Tomberoc, sa fille difficile, sa femme devenue une étrangère, et il se demanda s’il les reverrait jamais ou si son destin était de demeurer sur cet océan silencieux et gelé, les os luisant dans les rayons de la lune, les yeux vides contemplant à jamais les brouillards. Avec un frisson, il repoussa cette vision désolée et s’appliqua de nouveau à sa tâche. Il desserra l’étreinte du défunt sur le pommeau de la dague, en désarticulant les os, qui s’entrechoquèrent et tombèrent en cliquetant, et il passa l’arme dans sa ceinture. Puis il poursuivit sombrement son inspection du navire. Combien de temps il passa dans cette affreuse entreprise, il ne put le dire. À un moment, quelqu’un l’appela depuis Le Long Serpent pour lui demander s’il avait besoin d’aide, mais il ignora la voix et continua sur le pont en donnant des coups de pied dans les mouches, en écrasant des cascades de pâles asticots qui dégringolaient de tout ce qu’il dérangeait, prenant note de la disposition des cadavres et de la façon dont les rames étaient rangées et les filins attachés. Il consacra une attention toute particulière à l’alignement des carcasses qu’il trouva au milieu du navire, les retournant avec dégoût du bout du pied et regardant avec une répulsion fascinée la marée des asticots monter sur sa botte. Il s’en débarrassa avec sa dague, nettoya celle-ci contre le plat-bord et reprit sa lugubre inspection. Il revint enfin du côté tribord du Dragon Blanc. L’équipage du Long Serpent l’y attendait, aligné contre le plat-bord de leur propre vaisseau en si grand nombre que celui-ci penchait lourdement. L’appréhension leur écarquillait les yeux. Nul ne voulait poser l’inévitable question. Ce fut Pol Garson qui prit sur lui de parler. Il se tenait avec son bras blessé pressé contre la poitrine. Partager la douleur d’une épaule disloquée avec son capitaine créait un lien avec lui, estimait-il, comme se battre dos à dos dans une bataille, aux temps anciens. Cela lui donna le courage de briser le silence tendu. « Qu’est-ce que vous avez trouvé ? demanda-t-il à mi-voix. — Tous morts, dit Aran d’une voix creuse, tous. » Maintenant que le silence était rompu, chacun avait une question, c’était comme de l’eau jaillissant d’une brèche. « Aucun survivant ? » lança un homme et : « De qui était-ce le bateau ? » « Qu’est-ce qui les a tués ? » La voix d’Urse Une-Oreille était plus forte que les autres ; elle résonna dans l’espace qui le séparait du capitaine. Son regard embrassait la voile absente, les haubans déchiquetés, les inquiétantes formes recroquevillées à peine visibles dans le brouillard. Les mouches se posaient de nouveau. Aran ramassa une rame, fit un grand moulinet et en envoya autant qu’il le put dans la mer. Urse frissonna. « Ce n’est pas naturel, dit-il, exprimant les pensées de tous les marins présents. Des mouches en telle abondance, dans un tel endroit. Elles ne devraient normalement pas pouvoir survivre si loin au nord. — Il a fait anormalement chaud », répliqua Aran d’un ton abrupt, conscient que ce n’était pas tout à fait la vérité. Il avait senti à l’œuvre quelque chose qui outrepassait le naturel, quelque chose qui lui avaient dressé les poils sur la nuque, une réaction primitive. D’anciennes histoires de nécromancie, de seithers et de magie sanglante lui avaient hérissé l’échine à chaque pas qu’il faisait sur le vaisseau maudit. Mais il n’en parlerait pas à son équipage : les marins étaient déjà plus superstitieux que des vieilles femmes. Il arrêta son regard sur Gar Félinson. « Je suis navré, mon garçon, c’était le bateau de ton père, et il est mort. » Il vit le garçon pâlir. Il éleva la voix afin d’être entendu de tous : « C’était le bateau de Fénil Soronson et de Hopli Garson », déclara-t-il ; puis il attendit que le choc fût passé : « C’est Le Dragon Blanc, qu’ils avaient commandé à Mortèn Danson il y a huit mois… » Les hommes réagirent encore mal, car ils se tenaient sur le bateau jumeau du Dragon Blanc, un vaisseau aux mêmes lignes élégantes et au brise-glace façonné de la même manière ; si un bateau comme celui-là avait déjà rencontré un sort aussi funeste, le leur ne les trahirait-il pas à son tour ? Aran ignora le brouhaha qui s’élevait et poursuivit : « Ils doivent avoir organisé leur expédition trop vite, car ils n’ont pas prêté assez d’attention à la qualité de leurs provisions. Quelqu’un leur a vendu de la viande avariée. Les mouches que vous avez vues sont arrivées à bord dans les carcasses sous forme d’œufs, sont devenues des asticots et ont tout dévoré – les provisions, les haubans, la voile –, un festin tentant avec le gras de mouton qui les enduisait. À en juger par la condition du bateau, je dirais que la voile avait déjà été dévorée quand la tempête nous a frappés. Ou bien ils étaient alors déjà complètement ailleurs. » À ces paroles, les hommes agrippèrent leurs talismans en forme d’ancres et murmurèrent des prières. Aran Aranson désigna les corps épars : « Quiconque d’entre vous a le courage de monter à bord de ce vaisseau funèbre remarquera qu’il n’y a pas une seule botte intacte sur un seul pied. Et quel bon Eyrain perdrait volontairement ses bottes ? Je n’ai jamais rencontré de vent capable d’arracher ses bottes à un homme. Les asticots les ont dévorées. Le bateau tout entier devait en être complètement recouvert. » Urse était frappé d’une terreur respectueuse. « Mais comment est-ce possible ? Quel homme sensé laisserait arriver une telle chose ? » Aran haussa les épaules : « L’équipage était sans doute déjà affaibli pour avoir mangé la viande avariée. Beaucoup semblent être morts dans leur sommeil, d’autres à leur rame, comme s’ils avaient futilement essayé de fuir leur funeste destin. Mais leur chance avait tourné : les œufs continuaient d’éclore, les asticots se répandaient partout, et quand ils sont devenus bien gras, ils ont pris leur forme adulte et ont nettoyé ce qui restait. » Il pouvait imaginer l’état du Dragon Blanc : les ponts envahis par les vers rampants, un tapis jaunâtre qui dévorait tout sur son passage. Trop malade, et trop malchanceux, l’équipage avait succombé à la folie, un homme après l’autre, une triste chute dans un trépas qu’ils n’avaient pas désiré. Et ensuite, leur chair morte avait servi un autre banquet aux vers avides. Aran frissonna. Il espérait que l’équipage de Fénil Soronson était déjà mort lorsque les créatures avaient commencé leur nouveau festin. Avec le collier de Fénil dans sa bourse et la dague de Hopli Garson glissée dans sa ceinture, il sauta depuis le vaisseau mort jusque sur le pont de son propre bateau. « Toi, et toi, appela-t-il, en désignant Fall Ramson et le garçon de la rive est. Fabriquez des torches avec la voile de secours, et trempez-les dans l’huile de baleine. Mettez le feu au bateau. Allez, vite ! » Ils partirent à la course pour lui obéir, accompagnés par Tor Bolson et Erl Fostison, tous soulagés de faire quelque chose de pratique pour rompre l’affreuse tension suscitée par l’attente, puis par les nouvelles. Les mouches se rassemblaient désormais sur Le Long Serpent. Avec des jurons, en maudissant ces créatures impures, les hommes leur donnaient de grandes claques, les frappaient avec ce qui leur tombait sous la main, les écrasaient sur le pont, des réflexes de révulsion primitive, tout en essayant de ne pas penser aux morceaux de leurs compatriotes qui avaient pu constituer le dernier repas des insectes. Il était difficile de penser que de simples asticots, de simples mouches, avaient pu créer un tel chaos, pouvaient envahir un fier et puissant vaisseau identique au leur et le réduire à cette carcasse sans vie qui flottait au hasard dans des limbes brumeuses, hors de la vue et de la protection du dieu. Aran alluma les torches au brasero. « Repoussez-le », cria-t-il, et les hommes poussèrent Le Dragon Blanc avec leurs rames. Quand ils furent à la bonne distance, le Maître de Tomberoc lança deux torches enflammées, une de chaque main. Elles tourbillonnèrent dans les airs en éparpillant des étincelles, puis retombèrent avec un choc sourd sur le pont de l’autre bateau. Il en lança aussitôt deux autres – il n’allait prendre aucun risque. Pendant quelques instants, il ne se passa rien. Peut-être ne restait-il plus rien d’inflammable sur Le Dragon Blanc pour alimenter un feu. L’équipage du Long Serpent retenait son souffle. Puis ils virent une série de fleurs rouges se propager sur le pont et le long du mât, et ils poussèrent une grande acclamation. Pendant une demi-heure ils s’éloignèrent, penchés sur les rames, encore capables de voir où se trouvait le vaisseau condamné à l’aura de lumière écarlate qui dérivait lentement derrière eux dans le brouillard. Et puis elle aussi mourut et disparut. 25. Parmi les Nomades Ils suivirent le grand félin pendant presque trois jours à travers des fourrés rocailleux, des pistes remplies d’épineux et des ruisseaux à sec. Ils contournèrent des forêts de pins et des oliveraies, des villages abandonnés aux murs écroulés couverts de sable et de plantes grimpantes. La nuit, ils étaient environnés par l’odeur puissante de la résine descendue des collines ; pendant la journée, ce n’était que chaleur et poussière, et l’odeur puissante de la sueur de Messager de la Nuit, tandis que l’étalon avançait lourdement derrière eux, la tête basse, transformé en mulet par les bagages qu’il transportait. Ils longèrent avec inquiétude des chemins étroits au bord de falaises couvertes de cailloux qui roulaient dans le vide à chaque pas maladroit. Ils escaladèrent avec précaution des empilades de rocs et, de l’autre côté, glissèrent dans des pentes de cailloutis. Ils furent piqués par des moustiques quand il y avait de l’eau, par des mouches de sable quand il n’y en avait pas. Le soleil leur brûla le visage et le cou, épines et ronces leur griffèrent les jambes, le sable qui se glissait dans leurs souliers leur donna des ampoules. Pendant ce temps, le félin filait à l’avant, souple et détendu sur ses grosses pattes, en faisant des détours de temps à autre pour renifler l’odeur à la base d’un tronc d’arbre ou dans le creux d’une caverne de calcaire, avant de repartir au trot, comme certain qu’ils allaient dans la bonne direction. Saro essaya d’engager la conversation avec son compagnon de voyage, mais celui-ci semblait distrait et préoccupé. Lorsqu’ils trouvèrent sur leur chemin un oiseau qui se débattait, une aile sauvagement arrachée – par Bëte, ou par un autre prédateur ? –, Virelai manifesta pourtant une certaine émotion, se penchant pour examiner la petite créature avec une réelle compassion. « Nous devrions l’achever », dit Saro à mi-voix. Virelai se tourna vers lui. Un soudain chagrin creusait son visage blanc, comme s’il avait lui-même ressenti l’agonie de l’oiseau. Saro lui tendit une grosse pierre, mais le sorcier tressaillit en reculant et ne voulut pas la prendre. En serrant les dents, Saro s’exécuta donc. Ils restèrent tous deux à regarder le minuscule cadavre et, lorsqu’ils se relevèrent, la lumière tomba sur les yeux de Virelai et Saro constata, surpris, qu’ils brillaient de larmes. « C’était mieux, lui dit-il avec douceur. Nous ne pouvions le laisser ainsi, ç’aurait été cruel. » Le sorcier baissa la tête. « Vous avez raison, je sais, mais je ne pouvais me contraindre à le faire. J’ai assez souffert pour désirer ne pas délibérément infliger de douleur à une autre créature vivante, si juste cela fut-il. » Il s’interrompit, comme à un souvenir, puis il reprit : « Chaque créature a le droit de vivre, quelle que soit la façon dont elle est venue au monde. » Saro n’était pas tout à fait sûr de comprendre. Il acquiesçait au sentiment exprimé, évidemment, mais trouvait troublant d’être soudain en accord avec l’étrange homme pâle. « Comment êtes-vous venu au monde ? demanda-t-il enfin. — Je n’en ai pas le moindre souvenir. » Saro se mit à rire : « Moi non plus ! » Le sorcier s’illumina de façon visible : « Vraiment ? — Je doute que beaucoup d’êtres humains s’en souviennent. » Virelai réfléchit un moment. Puis il reprit : « Le Maître m’a dit qu’il m’avait trouvé dans les montagnes du Sud alors que j’étais encore un bébé, abandonné sur un promontoire rocheux, sous les étoiles, pour y vivre ou y périr selon la volonté des esprits. Par chance, il m’a emmené dans sa forteresse pour m’élever comme son fils. » C’était davantage une récitation qu’une révélation : il utilisait les phrases mêmes du Maître, souvent répétées par celui-ci. Elles avaient beau s’être gravées dans sa mémoire, elles lui semblaient toujours creuses et mensongères, une simple collection de sons, car il n’y avait dans son esprit aucune image pour les accompagner. Et il n’avait jamais découvert pourquoi le Maître s’était trouvé vagabonder dans ces déserts désolés, pour commencer : Rahë avait été des plus évasifs sur ce sujet. « Je voyageais dans le Nord », c’était tout ce qu’il consentait à dire. Mais il changeait toujours de sujet lorsque son apprenti lui demandait d’où il était parti. « C’était cruel. » Virelai hocha la tête : « Je l’ai souvent pensé, surtout quand il me traitait durement. Il aurait mieux fait de me laisser là où il m’avait trouvé, pour que loups et aigles puissent nourrir leurs petits. » Saro fut choqué : « Mais non, je voulais parler de la cruauté des gens des collines. » Bien qu’avoir Tycho Issian pour maître dût sûrement être la raison pour laquelle le sorcier avait fui Jétra en plein milieu de la nuit. « Ah. »Virelai considéra un moment cette remarque. « On m’a dit que les bébés albinos sont considérés comme portant malchance. » Il se releva en époussetant ses robes grises et en jetant autour de lui un regard affligé. « Je n’ai certainement pas l’impression d’être très chanceux. — Vous croyez en la chance ? — Le Maître disait toujours qu’on créait sa propre chance. Et s’il en est ainsi, je suis un bien pauvre artisan. » Bëte reparut dans les arbres devant eux. Elle semblait impatiente, comme s’ils avaient été des chatons vagabonds qui ne suivaient pas comme ils le devaient. Elle s’arrêta devant eux et les observa tour à tour, comme pour deviner ce qui se passait entre eux. Puis elle baissa les yeux sur l’oiseau, le renifla pour voir depuis combien de temps il était mort. D’un preste mouvement de patte, elle le lança dans les airs ; des plumes s’éparpillèrent quand ses mâchoires se refermèrent sur le petit cadavre ; et Bëte était déjà repartie. Saro et Virelai échangèrent un regard, puis assurèrent leur sacoche sur leur épaule et allèrent chercher le cheval. La troisième nuit, ils aperçurent une spirale de fumée qui montait d’un campement dans la vallée en contrebas. Bëte s’assit alors lourdement et se mit à se nettoyer la face avec une totale concentration, se léchant une patte et la frottant sur ses bajoues et son front : sa fourrure devint luisante de salive et ses moustaches toutes hérissées. Chaque ligne de son corps parlait à Saro sans qu’il eût besoin de la communication tacite qui semblait passer entre elle et le sorcier. Elle semblait pleine d’une nonchalante fierté, comme si elle avait accompli à son entière satisfaction la tâche qu’elle s’était fixée et laissait à présent ce qui s’ensuivait à ses deux compagnons humains faibles d’esprit. « Vous pensez que ce sont eux ? » demanda Saro à Virelai, tandis qu’ils descendaient la forte pente de la colline, avec le moins de bruit possible compte tenu de la nuit sombre et du chemin presque invisible. « Sinon, dit Virelai, maussade, et si, par quelque humour pervers la maudite créature nous a menés pendant trois jours loin de notre destination, je l’écorcherai moi-même et vendrai sa peau au premier marché que nous rencontrerons. » Mais c’était bien un campement nomade : un assemblage hétéroclite de carrioles et de chariots tapis sous quelques rares arbres, comme un groupe de vieilles femmes qui s’abritent d’une averse. Dans la clairière, des yékas hirsutes broutaient sans se plaindre une petite talle d’herbe desséchée tandis que les gens de la caravane étaient assis ensemble à quelque distance autour des restes d’un feu dont les braises luisaient d’un terne rouge violacé. « Ils ont essayé de déguiser leur feu par magie, murmura Virelai. Mais ils ne pouvaient rien pour la fumée. Ils doivent être épuisés, ou de quelque façon affaiblis. » Malgré tout, il s’approcha avec circonspection : nul ne recevait aimablement des visiteurs inattendus à une heure aussi tardive, et s’ils avaient mis en place des défenses magiques, il n’avait aucun désir de s’y empêtrer. Une silhouette se détacha du groupe et vint en courant vers eux avant qu’ils n’eussent fait plus de quelques pas dans la clairière. C’était un enfant, remarqua Saro, surpris. Puis, avec un choc encore plus grand, il reconnut l’enfant dans lequel il s’était cogné à la Grande Foire quand il avait apporté l’argent de Tanto à Guaya. « Falo ! » dit Virelai, lui-même fort surpris. Comment… » Le garçonnet aux cheveux noirs se mit à rire : « Je vous observe depuis trois jours. Rien ne m’est caché, dit-il avec fierté. Où est la chatte ? » Saro et Virelai se regardèrent, mais ils ne purent répondre : Falo regardait derrière eux, le visage fendu d’un large sourire et les yeux écarquillés. Une vaste forme noire apparut et un grondement sonore roula dans les airs, tel un tonnerre. « Bëte ! s’écria l’enfant en tombant à genoux pour étreindre la créature. Bëte, tu es revenue ! » Alors que le garçonnet accomplissait ce geste apparemment fou, comme s’il s’offrait en sacrifice, une femme arriva en hurlant : « Falo, Falo, va-t’en ! Par Elda, à quoi penses-tu ? » Elle parvint à s’insérer entre son enfant et la monstrueuse silhouette animale, qui ne fit rien pour les dévorer, mais les regarda tour à tour d’un œil doré apparemment des plus magnanimes. Falo échappa à sa mère : « C’est Bëte, insista-t-il, comme si celle-ci avait été délibérément obtuse. Regarde, Bëte et Virelai sont revenus. » La femme adressa à l’animal un autre regard soupçonneux, puis, comme si elle avait décidé que le félin ne constituait pas un danger immédiat, elle se détourna pour examiner les nouveaux venus. « Alisha, dit le sorcier, mains écartées en signe de supplication. Je suis désolé, nous n’avions nulle part ailleurs où aller. La chatte nous a conduits ici. » La nomade le regarda d’un air impavide, comme si elle avait évalué la véracité de cette déclaration, mais si elle y vit un manque de franchise, elle décida de ne pas insister. En jetant un coup d’œil inquiet du côté de la bête, elle posa plutôt la question que Saro avait tant voulu poser depuis plusieurs jours. « Comment ce gros monstre peut-il être la petite chatte noire que je connaissais sous le nom de Bëte ? Quelle magie est-ce donc, Virelai ? » Le sorcier baissa la tête : « Je ne sais comment elle le fait, ni pourquoi, admit-il. Je n’ai aucun contrôle sur elle. » La nomade ne fit pas de commentaires, et quand Virelai releva de nouveau les yeux, il vit qu’elle contemplait le félin, bouche bée, le regard fixe. « Alisha… »Virelai esquissa un mouvement vers elle, inquiet de la voir en proie à une sorte d’épilepsie, mais elle leva une main, doigts écartés, bras tendu. Même sans un mot, le geste était clair : arrière, ne me touche pas ! L’atmosphère était chargée d’une aura hiératique et en même temps tout à fait ordinaire, comme si une conversation parfaitement normale se tenait juste hors de portée. L’instant d’après, le sortilège s’effaça. Alisha se frotta une main sur la figure comme si elle avait reçu un coup, et elle recula en titubant dans les bras de Virelai. Saro remarqua comme il les refermait sur elle, et comme elle tardait à se dégager. Il y avait de toute évidence un lien entre eux, mais de quelle nature, il n’aurait su le dire. Davantage que de l’amitié, et moins que de la confiance, pour autant qu’il pût en juger ; même ainsi, ce n’était pas une interprétation satisfaisante. Les enfants respectent rarement les moments d’intimité, et Falo rompit le silence : « Amma, tu vois ? J’avais raison, hein ? » Mais si elle savait ce qu’il voulait dire, elle ne lui répondit pas, sinon en indiquant d’un geste à Saro et à Virelai de la précéder, et en sifflant le cheval qui s’était libéré de ses entraves et les avait suivis sans bruit dans la colline, comme curieux. Saro, stupéfait, regarda l’étalon – connu pour sa circonspection, son caractère imprévisible et ses dents coupantes – pousser du museau la main de la nomade et les suivre dans la clairière vers le feu à demi éteint et les visages inquisiteurs qui les y attendaient. * * * Les nomades leur donnèrent à manger – un ragoût bien chaud assaisonné de thym sauvage, de sauge, de maïs et de tubercules divers, et de quelque chose d’élastique impossible à identifier autrement que comme d’origine végétale, le tout servi sur des portions du pain dur et plat qu’ils cuisaient entre des pierres enfouies dans le feu. Saro fut surpris de trouver le plat délicieux, lui qui avait été élevé avec des viandes riches et du pain blanc. Il ne pouvait en fait se rappeler la dernière fois où il n’avait pas pris un repas essentiellement constitué de viande – agneau ou mouton, cuisses de poulet et d’oie, pâtés de foie de canard, morceaux de bœuf faisandé jusqu’à être devenu tendre et goûteux, oiseaux sauvages, daims, lièvres et lapins, succulents poissons de la Marka, boudin lourd de porc et d’ail. Quand il le dit à Alisha, elle se mit à rire et dit dans le langage chantant des Vagabonds quelque chose qui fit s’esclaffer le reste de la troupe. Saro les regarda tour à tour : partageaient-ils une plaisanterie à ses dépens ou participaient-ils simplement à la gaieté générale ? C’était une bande hétéroclite, pas vraiment la folle et exotique caravane d’artistes et de bateleurs qu’il avait secrètement espérée. Et Guaya n’était pas parmi eux. De fait, il n’y avait pas d’autres enfants que le garçonnet, Falo. À la place, deux vieillards aux têtes de noix marinées, avec des anneaux dans les oreilles, et une troupe de femmes qui se ressemblaient tellement qu’elles devaient être sœurs, de cinquante à quatre-vingt-cinq ans – il n’avait pas l’habitude de voir des visages féminins, il avait donc du mal à deviner. Elles avaient toutes la peau aussi foncée, ridée et tannée par le soleil, et portaient des ornements compliqués, avec des perles de verre, des chaînes, des tatouages et de petits anneaux qui leur perçaient les oreilles, le nez, les lèvres, et la Dame savait quoi d’autre. Elles portaient aussi dans leurs cheveux blancs des morceaux de chiffons multicolores, des plumes et des coquillages ; et toutes sifflaient et claquaient des dents lorsqu’elles riaient, ce qui était fréquent. Elles ne parlaient pas un mot de l’Ancienne Langue. Pour Saro, elles étaient d’une totale étrangeté. Mais il les trouvait extrêmement sympathiques, même s’il n’aurait su dire pourquoi. Alisha était la plus jeune des femmes. Quand elle lui sourit, il se surprit à être soudain, de façon inattendue, jaloux de Virelai. Elle avait un visage généreux – de larges pommettes, des lèvres charnues – et des yeux d’un extraordinaire bleu tirant sur le vert, très surprenant dans sa peau d’or sombre, qui était pourtant plusieurs nuances plus claire que la complexion du reste de la troupe. « Nous ne mangeons pas les créatures qui sont nos compagnes, lui dit-elle enfin. Nous partageons le monde à égalité avec elles, compagnes et voisines, et ce serait étrange de manger un ami, tu ne crois pas ? » Elle disait « étrange » et non « mal », remarqua Saro : elle ne le jugeait pas mais offrait plutôt une observation générale, l’invitant à réfléchir sur la question. Il n’y avait jamais beaucoup pensé, à part la brève sympathie qu’il éprouvait pour lièvre ou daim dans les affres de l’agonie, à la chasse, lorsqu’il était dans les collines avec son père et son frère au moment où on les abattait. S’il ne voyait pas d’où provenait sa viande, il la mangeait et y trouvait plaisir, sans penser à son origine. Il en éprouva de la honte. Il aimait les animaux, et il avait la manière avec eux : les chats de la villa venaient le trouver et se frotter contre ses jambes, haussaient le cou pour se faire caresser la tête ; les chiens couraient autour de lui, le poussaient du museau ; les poulains le suivaient dans l’enclos, qu’il eût ou non des noix-à-chevaux dans ses poches. Et parce que les cuisiniers ne lui servaient jamais des plats comportant du chat, du chien ou du cheval, il ne songeait nullement à ce qu’il pouvait être en train de manger. L’idée qu’un animal souffrait pour lui procurer un repas le mit soudain terriblement mal à l’aise. Sous sa tunique, la pierre d’humeur se mit à briller d’un rouge violacé profond, comme un deuxième cœur, pulsant à travers le cuir de sa pochette. Tout le monde se tut, comme alerté par un son. Les vieillards adressèrent à Saro un regard curieux ; les vieilles femmes rapprochèrent leurs têtes et se parlèrent par signes. « Eldistan », dit quelqu’un dans le soudain silence. Alisha plissa les yeux, comme si elle avait peine à se rappeler. « Je t’ai vu ! dit-elle enfin. À la Grande Foire… » Elle porta ses mains à sa bouche, pour s’empêcher de continuer. Saro la contemplait, atterré. « Qu’avez-vous vu ? » Son angoisse dut la toucher, car elle dit avec plus de douceur : « J’étais avec ma mère – Elda reçoive et restaure son âme. Nous observions les événements de la Foire dans notre grand cristal. Ce n’est pas toujours un moyen parfait pour la vision, il semble avoir parfois sa propre volonté, mais ce jour-là, au lieu de nous montrer le passé ou l’avenir, il nous a montré à distance ce qui se passait. Nous t’avons vu, au milieu de la mêlée, tu marchais comme un homme aveugle. Tu te dirigeais vers la fille sur le bûcher, celle qui était si vibrante d’énergie vitale que la seule façon qu’avaient trouvée les hommes de l’Empire de l’éteindre était de la jeter au bûcher. Ta main était refermée sur la pierre d’humeur que tu portais autour du cou, et elle flamboyait entre tes doigts, mais alors… » Elle s’interrompit, les sourcils froncés dans sa confusion, et dans son effort pour se remémorer. « … Il y a eu comme une diffraction dans le cristal : nous n’avons pu voir exactement ce qui se passait. Mais c’était comme si tu avais soudain été en contact avec quelque chose d’autre, quelque chose de magique, et alors l’eldistan s’est animé. Une lumière blanche en a jailli, une lumière meurtrière… — Je ne voulais pas les tuer », dit simplement Saro, en se rappelant les cauchemars qui lui avaient montré les trois hommes touchés par la pierre tomber morts à ses pieds, les yeux blancs. « Je ne savais même pas ce que je faisais… » Il fronça les sourcils. « Que voulez-vous dire, “l’eldistan s’est animé” ? » Il jeta un coup d’œil à Virelai, le premier qu’il avait entendu utiliser ce terme, mais le sorcier haussa les épaules en signe d’incompréhension. « La plupart des pierres d’humeur ont peu de pouvoirs à l’état naturel, dit Alisha avec douceur, mais certaines possèdent des propriétés bien plus importantes. Celles-ci restent en général latentes, sans jamais actualiser leur potentiel. Et une pierre de mort… » Elle poussa un soupir. « C’est seulement la Déesse qui peut créer une pierre de mort, dit-on. La pierre devient le récipient de sa magie sauvage. » Saro la regardait fixement, la bouche sèche. « La Déesse ? Falla ? — Falla, la Dame, l’Une des Trois, la Mère… Elle a bien des noms. — Mais comment une déesse… la Déesse… se serait-elle trouvée à vagabonder dans la Foire sans qu’on le sût ? s’écria Saro, soudain furieux. Ce ne sont que des histoires pour les enfants. » Près d’eux, le grand félin ouvrit sa large gueule en un bâillement qui se transforma en un petit couinement aigu ressemblant extraordinairement à de l’amusement. Alisha tendit une main et lui caressa les oreilles et le front ; la bête s’abandonna à la caresse, referma ses yeux en deux fentes dorées et se mit à ronronner. Quand Alisha releva les yeux, ils étaient aussi dorés que ceux du félin. « Nous sommes tous tellement des enfants en ce monde, dit-elle à mi-voix. Nous comprenons si peu. Je comprenais si peu, moi. Jusqu’à maintenant. » Elle regarda Virelai avec affection, et avec compassion. « Très cher, dit-elle d’une voix un peu enrouée, tu as été béni, si seulement tu l’avais su, car la femme avec laquelle tu voyageais est la Rosa Eldi, la Rose du Monde en vérité. C’est la fleur qui fleurit au cœur d’Elda, la Dame elle-même. » Virelai cligna des yeux, ouvrant et refermant la bouche comme un poisson essayant de respirer, mais sans pouvoir émettre un mot. « Et Bëte… » Saro poussa une exclamation étranglée lorsque la lumière se fit enfin. « Bien sûr : Bëte, c’est l’ancien mot pour “Bête” ! Je l’ai lu dans un livre de la bibliothèque de mon père. Il dérive de “Bast”, qui était le nom de… » Son cœur lui martela soudain la poitrine, alors qu’il saisissait pleinement la portée de ce que leur disait Alisha. « Vous voulez dire, la chatte aussi est l’une des Trois ? Et la femme… » Il vit de nouveau l’image obscène dans l’esprit de Tycho Issian : nue, jambes ouvertes… Tous les nomades se mirent à parler en même temps. Les vieilles femmes s’approchèrent pour caresser le grand félin, qui roula sur le dos pour se tortiller avec délices. Saro se sentait complètement désorienté. Comment cela pouvait-il être vrai ? L’univers entier semblait infiniment muable et incertain, comme si on lui avait dit que sa véritable demeure à lui était la lune, ou qu’il pourrait se voir pousser des ailes et des cornes et se mettre à parler des langues inconnues. Métamorphose et magie. Ce n’était pas les concepts sur lesquels reposait le monde où il avait été élevé, un monde où il était plus important de marchander un bon prix pour un cheval et observer les rituels prescrits par une divinité qu’on ne s’attendait jamais à voir ou, à la Dame ne plaise, à toucher ! Virelai avait apparemment lui aussi du mal à assimiler cette idée. « C’est une déesse ? » Le terme ne voulait pas dire grand-chose pour lui. Dans le minuscule univers de Sanctuaire, Rahë avait été le seul seigneur et maître, divinité de tout son domaine. Il n’y avait pas de place dans un tel univers pour une déesse. « Pas une déesse, dit Alisha avec bonté. La Déesse, l’incarnation d’Elda, l’une des Trois, l’incarnation de la magie du monde. — Et la chatte en est une autre ? » Il jeta au félin un regard profondément soupçonneux, comme si celui-ci eût arrangé la situation à son avantage uniquement pour se gagner la douteuse attention de cette troupe dépenaillée. « Et Sirio est le troisième ? dit Saro. — Sirio, Sur. Le Seigneur et l’Homme, oui. » Encore un choc. « Mais Sur est le dieu des Nordiques. Je ne comprends pas. Comment pouvons-nous vénérer les mêmes divinités et nous haïr autant ? » Alisha traduisit ces dernières paroles pour les autres, qui hochèrent tous la tête en souriant et en portant leurs doigts à leur front et à leur poitrine. « Ils disent que tu es un jeune homme très sage, déclara Alisha, car tu es allé droit au cœur du problème. — Mais je ne peux répondre à cette question. — Peut-être n’y a-t-il pas de réponse », répliqua Alisha. Elle réfléchit un moment. « Peut-être n’y a-t-il même pas de question. — Je ne comprends pas comment elle peut être une déesse, intervint Virelai, impatient devant ces considérations dénuées de substance. Une déesse doit avoir des pouvoirs. Les vieux livres disent que les Trois ont créé Elda et possèdent le pouvoir de recréer le monde chaque jour. Mais si la Rosa Eldi avait un tel pouvoir, comment Rahë aurait-il pu la maîtriser, pourquoi n’a-t-elle pas usé de ses défenses ? Pourquoi voyager avec moi pendant tous ces mois, et laisser des hommes la posséder partout où nous allions ? Pourquoi serait-elle allée dans le Nord avec le roi barbare ? Pourquoi ? Je ne comprends absolument rien à tout cela. » Il semblait sous le choc, horrifié, complètement médusé. « Le pouvoir, dit Alisha, songeuse. Qu’est-ce que le pouvoir ? Est-ce la capacité de se défendre ou de défendre autrui, et ce faisant de causer des dommages ? Est-ce d’obliger ceux qui vous entourent à obéir à votre volonté ? D’arranger le monde comme on le désire, même si ce n’est pas ce qu’autrui peut désirer ? Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est que les miens, pendant des générations, ont cru que les Trois étaient perdus, et que c’est la raison pour laquelle nos propres capacités se sont affaiblies. Mais il y a eu un changement dans le monde, ces derniers mois. La magie est revenue. La magie sauvage, la générosité de la Déesse. » À ces paroles, une des vieilles femmes s’avança pour poser une main sur le bras d’Alisha. Elle sourit tour à tour à Saro et à Virelai, et s’adressa à eux dans la langue des nomades. « Elida peut suivre vos paroles, mais ne peut bien parler l’Ancienne Langue, dit Alisha. Elle dit cependant que, aux temps les plus anciens, il n’y avait pas de division entre les humains et les animaux, entre les humains et la terre : notre nature profonde était la même, nous étions incomplets les uns sans les autres. Les Trois – l’Homme, la Femme, l’Animal – constituaient un seul être parfait, et en chacun de nous se trouvent le pire et le meilleur de cet être, comme nous contenons toutes choses. Elle dit aussi que notre pouvoir est de nous connaître nous-mêmes, et d’aimer et d’accepter le monde, de le laisser couler en nous et autour de nous en lui donnant le meilleur de nous. Notre pouvoir, c’est d’être comme les Trois, d’exprimer entièrement notre être dans tout ce que nous sommes, dans toutes nos croyances, dans tous nos actes. Nous créons tous le monde ainsi, en choisissant qui nous sommes et en participant de toutes choses. L’âme d’Elida est ancienne. Elle en a vu beaucoup. J’aime écouter ce qu’elle a à dire : cela vaut toujours la peine d’y réfléchir ensuite. » Saro assimila toutes ces révélations pendant un moment, et finit par dire : « Elle me paraît parler davantage du bonheur que du pouvoir. » Alisha sourit : « Peut-être est-ce la même chose ? » Il fronça les sourcils : « Je ne comprends pas ce que tout cela signifie pour moi, pour chacun de nous. » La nomade fit un large geste qui englobait tout : « Nous devons tous trouver notre propre voie, dit-elle avec simplicité. Et la trouver seul. » Saro se prit la tête dans les mains. Des idées lui tourbillonnaient dans le crâne comme des phalènes autour d’une bougie. Savait-il qui il était, ce qu’il était ? Il n’était même pas sûr de son géniteur, ne savait si son ascendance faisait la moindre différence dans sa nature profonde, quelle qu’elle pût être. Chaque fois qu’il essayait d’y penser, tout son être lui semblait diffus, amorphe, inachevé. Plutôt que d’appartenir au monde, il s’en sentait détaché ; déraciné, sans amarres. En fin de compte, il avait du mal à se considérer comme assez important pour posséder un être profond qui méritât de s’exprimer dans toute sa splendeur. Tout ce qu’il était, apparemment, c’était quelqu’un qui portait un eldistan, une pierre de mort, un homme destiné à être un pion entre les mains d’autrui. Il se sentit envahi de désespoir. « Je crois que si je laisse le monde couler autour de moi, et à travers moi, comme tu le dis, et si je n’agis pas, il s’ensuivra un désastre. » Il leva les yeux comme s’il avait espéré qu’elle le rassurerait. « J’ai vu un temps futur, vous comprenez : ma pierre y tombe entre les mains d’un homme malfaisant qui s’en servirait pour tout détruire. Il a déclenché une guerre entre les peuples de ce monde afin de pouvoir posséder seul la Déesse. » Il s’interrompit pour réfléchir plus avant. « Mais il ne peut savoir qui elle est, ce qu’elle est ! Personne ne le sait. — Je ne crois pas, dit lentement Virelai, qu’elle le sache elle-même. » Alisha examina cette proposition. « Cela a peut-être été vrai pendant très longtemps, dit-elle après un moment, mais la magie devient de plus en plus puissante. Je sens que la Déesse est redevenue elle-même. » 26. Épaves Qu’il eût lui-même créé ces brouillards pour rendre plus floues les limites de son univers, pour voiler Sanctuaire aux regards trop curieux, cela n’améliorait en rien l’irritation de Rahë. Ces mêmes brouillards lui étaient à présent un obstacle. Il les avait créés dans un élan de rage, furieux de voir des vaisseaux faire soudain route vers son repaire à travers des mers où il avait toujours cru impossible de naviguer en plein hiver, fortifiées comme elles l’étaient par leurs hauts remparts et leurs barricades, ces espaces infinis de glace fracturée, éblouissante, où les seules voies libres étaient traîtresses, le long des icebergs massifs qui se dressaient telles des montagnes dans leur inexorable mouvement vers le sud, prêts à écraser, à couler, à s’abattre en avalanche sur les imprudents, les malchanceux – les intrus. Mais d’une manière ou d’une autre, pour une raison ou pour une autre, les intrus approchaient. Perché dans sa tour de glace, il avait fait pivoter les cristaux de son observatoire avec une telle rage que les facettes en avaient lancé des éclairs prismatiques dans tous les recoins, violet, doré, turquoise, écarlate, illuminant une salle abandonnée à la pourriture et à la ruine pendant son long sommeil. D’énormes araignées blanches pendaient à la jonction des murs et du plafond plongé dans l’ombre, des toiles qui ressemblaient à de grands rideaux poussiéreux parsemés de carcasses et de pattes de chitine abandonnées. Les araignées n’étaient plus que de pâles fantômes des monstres qu’il avait créés au début de son séjour dans l’île, pour s’en désintéresser bientôt comme il l’avait fait de tant de choses dans ce lieu oublié de la Déesse. Et puis tout d’un coup, ici, et là, sur un vaisseau qui avait l’immense témérité de braver ces eaux supposées inconnues, un capitaine, un grand homme aux nattes blondes, qui portait un colifichet compliqué de sardoine, et qui consultait – incroyable ! – une carte. Les cristaux pouvaient être remarquablement précis lorsqu’il voulait bien prendre la peine de les manier avec délicatesse ; saisi par une curiosité si intense qu’elle semblait une main resserrée sur sa gorge, il avait déplacé les leviers d’un cheveu, à gauche, à droite ; il avait utilisé pour la première fois depuis des décennies le troisième niveau d’intensité des lentilles, en jurant devant la poussière qui les voilait ; il les avait nettoyées d’un seul impitoyable éclair magique qui les avait laissées étincelantes. Il les concentra sur le parchemin que tenait la main du grand gaillard, ajusta un peu pour la netteté… et resta presque bouche bée. C’était comme un coup de poing dans le ventre. Là, tracée à l’encre, à la main – ce qu’il avait enseigné avec tant de difficulté à son élève, son seul élève, son garçon bien-aimé, son Virelai, sa plus belle création –, il y avait une carte qui indiquait en détails précis, sans rien omettre, les eaux libres de l’Océan du Nord, le chemin de Sanctuaire. Ce n’était pas tout à fait exact, évidemment, comment l’aurait-ce été ? Son apprenti n’avait pu se baser que sur ses propres pauvres tentatives pour décrire son voyage étrange et mouvementé vers ce lieu sauvage. Mais le garçon avait réussi d’une façon ou d’une autre à la tisser de magie, cette carte ; Rahë pouvait sentir le sortilège à la façon dont l’homme blond se penchait sur elle, la dissimulait à la vue d’autrui, même de son navigateur, comme il en chérissait la moindre courbe, chaque ligne de sa rose des vents, chaque découpure de la côte, chaque lettre de ses légendes. Une sorte de compulsion en émanait, une sorte d’illusion. Que leur avait promis Virelai ? Mais il le sut avant même que la réponse se fût formulée dans son esprit. Ce devait être un trésor. De l’or. C’était toujours de l’or, avec les hommes. L’or les rendait stupides, la promesse de son éclat rare les rendait fous. Malgré sa rage devant la trahison et la ruse de Virelai, il ne put s’empêcher de rire. C’était un rire amer, aussi grinçant qu’une vieille porte, qui résonna dans la salle de la tour telle une chauve-souris dans une caverne : une noire créature rarement vue à la lumière du jour. Ce rire le prit par surprise. Il s’interrompit brusquement et un silence gris enveloppa de nouveau la salle ; les araignées, qui s’étaient aventurées au centre de leurs toiles, comme si elles avaient senti une forme de vie quelconque, se glissèrent de nouveau le long de leurs fils frémissants pour retourner dans les ténèbres. « Ils ne trouveront pas d’or ici », dit-il tout haut d’une voix rendue rauque par le long silence et la déshydratation. Ces paroles n’en étaient pas moins vraies : il n’y avait pas d’or dans Sanctuaire, sinon de la pyrite, de gros rocs aux facettes luisantes qui se formaient dans les tunnels et les passages de la forteresse. Faux, sans valeur, friable et froid. L’or des fous, l’or qui convenait à des imbéciles. L’or véritable ne venait que d’une seule autre source. Lui plus que tout autre savait très bien d’où, mais sa mémoire ne désirait pas ranimer présentement ce souvenir. Elle s’en écarta comme un poney nerveux. Il y avait encore d’autres navires. Il en reconnut quelques-uns. Il y en avait apparemment partout où il regardait ! Certains étaient anciens ; les tempêtes normales sous ces latitudes avaient réglé leur compte à d’autres sans nécessiter son interférence. Certains avaient des équipages trop réduits, d’autres s’étaient aventurés trop loin au nord et avaient été saisis par les glaces. Il avait regardé avec satisfaction la banquise se refermer sur un de ces vaisseaux et le faire voler en éclats tandis que son équipage observait, impuissant, depuis sa petite barque. Quelle chance de survie avaient-ils ici ? Il sourit longuement. Aucune, absolument aucune. Si le froid ne les tuait pas, les tempêtes, la faim ou le manque d’eau douce s’en chargeraient. Et ils plongeraient dans la folie avant de plonger dans la mort. Il n’allait cependant pas prendre de risques. Il avait rassemblé les restes de ses sortilèges pour envoyer dans l’Océan du Nord des brouillards impénétrables, afin de plonger dans la confusion même les navigateurs les plus habiles, et confondre les pathétiques lambeaux de magie dont Virelai avait réussi à doter ses cartes. Des brumes glacées si denses qu’elles avaleraient n’importe quel vent qui oserait souffler près de Sanctuaire. Et ainsi, encalmés, plongés dans la confusion, les intrus avaient rendu l’âme, leurs fantômes avaient tourbillonné comme de la fumée dans les brouillards étouffants, les épaississant encore davantage, les peuplant de gémissements et de cris que le non-initié aurait pu prendre pour l’appel désolé d’oiseaux perdus. L’effort exigé de lui le rendit inconscient pour trois jours et, quand il revint à lui, ce fut dans un bourbier de ses propres déjections, et la salle de la tour empuantie résonnait de ses délires. Il rampa jusqu’à la plate-forme d’observation et examina les différents points de vue dans une brume de furie désespérée. Enfin un détail retint son attention, un écho, une vibration. C’était bien au-delà des brumes qui obscurcissaient sa vision, mais cela lui griffait les sens comme un chat griffant une manche. Quelque chose de rare, de vrai : obsession, folie, une immense énergie gaspillée : une source à laquelle il pouvait se sustenter. C’était comme un aimant. Il scruta longuement les brouillards qu’il avait créés, mais ils refusaient de se disperser. Furieux, il fit follement pivoter les prismes. Là-bas, en pleine mer, une voile. Ordinaire, rouge. Un vaisseau élégant aux lignes serpentines. Les leviers grincèrent et la poussière se souleva quand des lentilles plus précises entrèrent en action. Là, à la proue ! Un grand homme à la peau et aux cheveux foncés, un visage décidé, une main pressée contre son cœur. Non, pas son cœur, mais un objet qui se trouvait dans son habit, bien caché, qu’il chérissait plus que la vie même. Près de lui, un géant à la face dévastée, et une unique oreille déchiquetée. Et, derrière lui, un garçon mince aux cheveux roux, aux yeux fous. Une sombre rancœur brûlait dans ce regard, un puits qui n’avait pas encore été percé, et de loin. Soudain, Rahë sentit de vieux rouages et d’anciens leviers se mouvoir, mais non sous sa main : dans son esprit. C’était comme si la providence elle-même lui avait parlé depuis l’origine de toutes choses. Un fou. Un géant. Un sot. Le refrain des vers anciens se répétait dans sa tête, tel un mantra ou un charme – ou une absurde ronde enfantine… L’Homme, la Femme, la Bête Le fou, le géant, le sot Quand la Mort vient à la Fête La magie sauvage les gouvernera tous. Les deux s’assombrissaient, annonçant dans le monde une tempête qui reflétait parfaitement la pression qui montait en lui, monstrueuse. Il se sentait soudain de plus vastes proportions, il était davantage que lui-même, il était une vaste conscience qui ouvrait une gueule béante sur Elda. La pression montait, débordait, le submergeait. La folie, c’était tout ce qu’il avait. Ce fut donc la folie qu’il envoya au loin. * * * Ce fut seulement lorsque la dernière lueur du vaisseau dévoré par les vers se fut effacée qu’Aran Aranson se détourna pour ordonner de carguer la voile, et découvrit que deux de ses marins avaient disparu. Il balaya le pont du regard pour trouver Tor Bolson – un homme de forte carrure, qui n’était pas difficile à repérer – mais celui-ci ne faisait pas partie du groupe qui se dispersait au centre du bateau, et n’était pas non plus à son banc de nage. En comptant mentalement le reste de l’équipage, il se rendit compte qu’un autre était absent : un garçon de petite taille aux cheveux noirs venu des îles de l’Est et qui, malgré un esclave du Sud dans son ascendance, avait la main sûre sur les gréements. « Urse ! » Le colosse apparut aussitôt à ses côtés. « As-tu vu Tor ou… – il chercha dans sa mémoire – … Bran Mattson ? » Urse parut surpris de la question. Puis il se tourna lui aussi vers le pont. « La dernière fois que j’ai vu Bran, il était avec Jan et Emer », dit-il lentement. Aran identifia aussitôt le gars de Fishey. Emer Brétison mesurait presque sept pieds de haut, difficile de ne pas le voir. Près de lui un petit homme aux cheveux blonds rassemblés en une queue bien serrée s’affairait à débarrasser le mât des haubans. Aran se dirigea rapidement vers eux : « Je cherche Bran », dit-il avec vivacité. Jan s’immobilisa et regarda son capitaine d’un air hébété : « Il était… » Il regarda à sa gauche, à sa droite, et fronça les sourcils. « Il était juste à côté de moi au plat-bord quand on a incendié Le Dragon Blanc », dit-il d’une voix lente. Ses yeux s’élargirent. Ils étaient très bleus, remarqua Aran, le bleu des véroniques ou des myosotis, et lorsque, comme à présent, ils se perdaient dans le vague, ils lui donnaient une expression à la fois vague et enfantine. Puis, comme si quelque chose l’avait frappé, il tourna rapidement sur lui-même, son regard paniqué balayant ses compagnons d’équipage. « Il était avec moi, reprit-il, et puis… » Il se retourna vers Aran, horrifié : « Il a disparu. Mais comment… » Les sourcils d’Aran étaient devenus une unique barre noire et menaçante. Il se tourna vers Emer : « Et toi ? » L’autre haussa les épaules et retourna à sa tâche. « Il a peut-être fait un petit somme dans la barque », dit-il d’un ton provocant. Qu’Aran n’eût pas puni son fils pour sa lâcheté et l’abandon de son devoir n’avait pas plu à l’équipage. Les yeux du Maître de Tomberoc restèrent rivés à la nuque d’Emer pendant plusieurs instants tendus. Puis, comme s’il avait décidé de ne pas donner suite, il s’adressa de nouveau à Jan : « Ne dis rien », l’admonesta-t-il, puis il revint en courant auprès d’Urse. Le colosse lui adressa un presque imperceptible hochement de tête. « Personne ne l’a vu depuis que vous avez sauté sur Le Dragon Blanc », dit-il quand Aran fut à portée de voix, même s’il parlait bas. Aucun des deux hommes manquants ne se trouvait sous la barque restante. Personne n’était en haut du mât, drapé dans la voile de rechange, ou traîné dans le sillage du bateau. Pendant un moment, Aran eut une folle vision de la paire mal assortie – la blondeur massive de l’un, les cheveux noirs et l’aspect nerveux de l’autre – en train de brûler dans le vaisseau fantôme… mais il repoussa fermement cette image. Il était le seul homme vivant à avoir mis le pied sur ce vaisseau depuis des semaines, il en était bien certain. Lorsque la lune se leva, il fut évident que ni Tor ni Bran ne se trouvaient plus à bord du Long Serpent. L’équipage commença de parler de mauvais esprits, des créatures qui vous aspiraient l’âme par les oreilles, par les pores de la peau, des revenants qui apparaissaient sous la forme d’une séduisante enchanteresse, vêtue d’algues, de coquillages et de brumes marines, qui s’enroulait autour de vous, aussi chaude qu’une femme de la terre, et qui vous arrachait la vie dans un baiser, à chaque souffle, à chaque battement de cœur. Mais même les revenants et les morts-vivants laissaient derrière eux la coque vide de leur corps de chair ; il n’y avait aucune trace des deux marins manquants. Aran monta la garde cette nuit-là, toute la nuit, adossé au mât. Il n’y avait rien à voir hors du vaisseau, ni étoile, ni lune, ni horizon. Le brouillard s’étendait sur eux, toujours aussi impénétrable. Mais il n’était pas aux aguets pour surprendre des esprits ou des fantômes revenus du bateau mort, ni rien qui serait arrivé de la mer. Ce n’était ni une coïncidence ni le surnaturel qui lui avait pris ses marins, il en était certain. Aussi demeura-t-il assis sur le pont, une main sur le pommeau de la dague, l’autre refermée en poing, et il attendit ce qu’apporterait le jour suivant. * * * Le matin amena un nouveau convoi d’horreurs. Aux petites heures, un autre navire sortit des brumes qui se levaient, sans être poussé par vent ni rames, et la lumière de l’aube l’entourait d’un halo semblable à un petit arc-en-ciel. Même ainsi, lorsqu’ils se furent assez rapprochés pour lancer les grappins, il fut évident qu’il s’agissait d’un nouveau désastre. Les madriers étaient brisés, patinés par les éléments, et quelques instants après avoir mis le pied sur le pont, Urse et Aran purent voir que tout l’équipage était mort. Cette fois, les cadavres n’étaient pas décharnés, même s’ils avaient noirci en prenant une vile teinte d’un noir pourpré ; ils étaient si secs qu’ils en étaient presque momifiés, la chair livide et tachetée là où des bubons avaient gonflé pour exploser et ensuite s’assécher en creusant des trous. Le pire, c’étaient les visages, car les yeux – d’un blanc jaunâtre et craquelé comme des œufs de canard laissés trop longtemps dans le nid – semblaient s’être ratatinés dans leurs orbites et les paupières en étaient creusées et desséchées jusqu’à n’être plus que des rabats obscènes et répugnants dont le dessous était aussi noir que du charbon. Sous la rosée déposée par le brouillard, ce qui restait de la peau était aussi tendu sur les os que du cuir tanné. Les hommes gisaient en tas les uns sur les autres ou recroquevillés comme des fœtus, et leurs yeux exorbités comme leurs bouches béantes attestaient de leur agonie. Il n’y avait pas un seul asticot, pas une seule mouche à vers à bord du navire. Dans deux tonneaux encore scellés, il y avait de la morue salée et de la viande séchée au vent, et plus d’une douzaine de pains sans levain bien durs enveloppés dans de la jute, près des tonneaux, dans un coffre. Mais les tonneaux d’eau étaient aussi secs que de l’étoupe, et un alambic solaire brisé, fabriqué avec un morceau de tissu, ne contenait rien de plus qu’une épaisse croûte de sel marin. Urse secoua la tête : « Pauvres bâtards », dit-il, avec émotion. Pragmatiques, ils ramenèrent le pain, le poisson et la viande sur Le Long Serpent, mais personne ne voulut y toucher, moins encore en manger. C’était comme si ces provisions étaient aussi maudites que l’équipage de ce navire sans nom, et que la nourriture contînt la malédiction qui les avait emportés dans les Grandes Salles de Sur. Plus tard cette nuit-là, un autre marin disparut. Urse Une-Oreille avait pris le dernier quart, mais il ne vit et n’entendit rien, ne remarqua même pas l’homme qui manquait avant que Pol Garson ne lui prît le bras, le matin suivant : « Je ne vois Erl nulle part, dit-il à mi-voix, et je ne crois pas que ce soit la faute de mes yeux. » Urse vérifia le bateau de la proue à la poupe, puis ils réveillèrent le capitaine avec la sombre nouvelle. Aran jura profusément. « J’aurais dû prendre toute la garde », dit-il, même si ses paupières étaient rougies par le manque de sommeil. Le colosse se regimba : « J’étais éveillé tout du long. — Alors tu suggères qu’il a disparu pendant mon tour de garde ? » Les yeux du Maître de Tomberoc lançaient des éclairs menaçants. Urse haussa les épaules : « Tout est possible jusqu’à ce que nous sachions à quoi nous en tenir. » Le mauvais caractère d’Aran Aranson était légendaire dans toutes les îles d’Ostenave, même si l’on disait qu’il n’avait jamais donné de coup en traître. Il y en avait pourtant beaucoup qui auraient parié pour assister à un combat entre le Maître de Tomberoc et Urse Une-Oreille, le géant de Tam Renard. Entre le mauvais caractère de l’un et la taille de l’autre, les paris auraient été serrés. Mais le capitaine se contenta de secouer la tête. « Il y a quelque chose de terriblement tordu ici, Urse, se contenta-t-il de dire. Je ne crois pas aux histoires de morts-vivants ou de démons prenant forme d’esprits. Mais des hommes ne peuvent tout simplement pas s’évanouir dans l’air. — J’ai entendu parler d’expéditions dont les membres sont devenus fous, ont perdu le désir de vivre et se sont jetés silencieusement par-dessus bord pendant que les autres étaient occupés à autre chose, hasarda Urse. — Il y a de la folie ici, répliqua Aran, mais je ne crois pas que c’était celle des disparus. » Après une pause, il reprit : « Mais tout est possible jusqu’à ce que nous sachions à quoi nous en tenir. » 27. Katla À Tomberoc, la vie continua comme elle le faisait toujours lorsque les hommes étaient partis. Les femmes se chargèrent des travaux des champs et de la ferme, salèrent le poisson, cuirent le pain, filèrent la laine, tissèrent, allèrent pelleter la tourbe pour les feux. Elles réparèrent les murets de pierre sèche pour garder les moutons à l’intérieur, et les poulaillers pour garder les renards à l’extérieur. Elles comblèrent les trous du clayonnage de la grange et ajoutèrent du nouveau gazon sur le toit de la salle commune, là où le soleil brûlant du long été y avait mis des taches brunes. Elles trairent les vaches et les chèvres, séparèrent le petit-lait du caillé, enveloppèrent de mousseline les meules de fromage, grattèrent les bernaches sur les coques des bateaux qu’elles avaient tirés du port avant l’arrivée des grands vents. Mais plutôt que de se réjouir de ses nouvelles responsabilités, Katla détestait chaque instant de cette vie domestique à laquelle elle était forcée. Comme il n’y avait presque pas d’hommes, sauf le constructeur de bateaux et une paire de vieux pêcheurs qui en avaient assez vu de la mer, l’équilibre semblait faussé. Elle avait l’impression d’une atmosphère étouffante, resserrée, mesquine. On ne parlait que d’histoires de femmes : qui était enceinte et qui ne l’était pas ; quelle saponaire était la meilleure pour la peau ; si la camomille rendait les cheveux plus clairs ; comme manger des foies de poisson rendait les yeux brillants et faisait pousser les cheveux ; pourquoi il valait mieux ajouter du sel aux petits pains et aux carottes du beurre mélangé à du miel ; pourquoi un fuseau en os fonctionnait mieux qu’un en bois. Aucun de ces détails n’avait le moindre intérêt pour Katla, qui pour avoir frôlé la conception se méfiait désormais de tout ce qui avait à voir avec le sexe, dont la peau était aussi brune et sèche qu’une coque de noix et dont les cheveux avaient repoussé en une masse hirsute aussi broussailleuse et mal soignée qu’une poignée sèche d’algues rouges. Elle avait les yeux rougis par la fumée et le vent, et ses ongles, là où elle ne les avait pas rongés à vif, étaient brisés ou déchiquetés par ses escapades sur les falaises de l’île ; les secrets des autres femmes sur la façon de rehausser leur beauté et de se trouver un époux lui étaient aussi étranges et ennuyeux que le nœud requis pour bien finir un filet de pêche ou assurer une drisse l’était pour ses compagnes. Pis encore, il ne semblait y avoir aucun moyen d’éviter des conflits avec sa mère. Quoi qu’elle fît, c’était mal : quand elle cardait la laine, c’était d’une façon plus désordonnée que ne l’exigeait la méticuleuse Maîtresse de Tomberoc ; quand elle épluchait des légumes pour les ragoûts du soir, Béra la grondait pour des pelures trop épaisses qui gâchaient le meilleur du goût. Elle ne pouvait balayer correctement un plancher, semblait-il, ni même repriser une tunique déchirée, moins encore tisser, coudre ou filer avec le reste des femmes, qui semblaient toutes avoir acquis ces mystérieux talents à la naissance et sans une seule remarque irritée de leurs mentors. Vexée, elle reprit l’habitude de courir de long en large dans l’île, ostensiblement pour ramasser des champignons, des moules et des œufs de mouette, piéger des lapins et des truites mouchetées, ramasser des ajoncs pour les planchers ou les paniers neufs, des fuseaux de roseaux pour faire des mèches de lampes et des torches ; mais plus souvent, elle courait simplement pour courir, sans même savoir ce qu’elle fuyait ainsi. Ce jour-là, elle devait éplucher des carottes. Un tonneau entier de carottes. Béra l’avait posé devant elle avec un choc sourd, et une expression sombre qui n’admettait aucune objection. « Pour midi, Katla, avait-elle dit d’un ton coupant, ou je te donne aussi les navets à faire. Et si je vois que les pelures sont plus épaisses que l’ongle de mon pouce, tu éplucheras des betteraves fourragères pour le reste de la semaine jusqu’à ce que tu apprennes comment faire et ne gaspilles pas davantage de nos précieuses réserves. » Pourquoi avait-on besoin de faire bouillir un tonneau entier de carottes et trois douzaines de navets, et plus encore les immangeables betteraves fourragères, Katla n’en avait pas idée, sinon en punition de quelque transgression dont on ne lui avait rien dit. Elle contempla le tas de détestables légumes puis, d’un regard vengeur, le dos de sa mère qui s’éloignait. Elle serra les dents. Grand-Ma Rolfsen caqueta : « Ça devrait t’empêcher de faire des bêtises pendant quelques heures ! » Au lieu de mordre à l’hameçon, Katla tira de sa bourse de ceinture un objet qu’elle tendit à sa grand-mère. Dans sa paume se trouvait un outil de métal à l’aspect pratique, à mi-chemin entre bâtonnet et couteau. Hesta Rolfsen fronça les sourcils en le tenant devant elle, puis elle choisit un navet et poussa la chose sur la peau rugueuse. Le bâtonnet-couteau ricocha et rebondit. « Une chose inutile », dit-elle, dégoûtée. Katla se mit à rire. Elle prit le navet et l’outil des mains de sa grand-mère pour passer la lame sur le légume en la tirant plutôt vers elle. Comme par magie, une mince lamelle de peau violacée tomba en spirale sur le sol. La vieille femme laissa échapper une exclamation étonnée. « Ça épluche », dit-elle après un moment, de manière redondante. Katla lui adressa un sourire malicieux et baissa la voix de façon à n’être entendue d’aucune des femmes présentes. « Je savais qu’elle allait me donner les carottes aujourd’hui, je l’ai vue les ramasser dans la grange hier soir. Alors je suis allée à la forge pour inventer quelque chose qui rendrait le travail plus facile que mon pauvre coutelas. Je pourrais raser un porc avec ceci, tant la lame en est tranchante ! » La Maîtresse de Tomberoc lui avait interdit d’aller à la forge, comme punition, et lorsque Katla lui avait objecté qu’avec les hommes partis c’était sûrement une meilleure façon d’employer son temps, forger autant d’armes qu’elle le pourrait au cas où on en aurait besoin pour se défendre, Béra avait simplement ri : « Peux-tu imaginer Marin Edelsen maniant une épée contre un raider ? » avait-elle demandé, ce qui était plein de bon sens. Mais Katla n’en avait été que plus obstinée. « Je pourrais leur apprendre l’essentiel », avait-elle dit. Mais sa mère n’avait pas voulu en entendre parler. « Un garçon manqué dans ma maison, c’est bien suffisant. J’espérais que la présence des autres filles te civiliserait. Mais je peux voir que si on te laissait faire, tu les transformerais vite en ruffians. Des tâches domestiques pour toi, ma fille, jusqu’à ce que j’en décide autrement. » Et cela faisait plus d’une semaine. Pendant l’heure qui suivit, avec son miraculeux nouvel outil, Katla éplucha une carotte après l’autre, en pelant aussi la peau de plusieurs de ses doigts. Elle regarda la goutte de sang couler le long d’un des légumes pour tomber dans la pile. Elle aurait dû bien nettoyer les coupures avec de l’eau du puits, mais elle n’en avait vraiment pas envie en cet instant. Puisqu’ils me sucent l’âme, ces légumes, ils peuvent aussi bien la goûter, songea-t-elle avec amertume, et elle se remit à sa tâche avec une ardeur renouvelée. Pendant un moment, elle dériva dans une plaisante rêverie, et le tas de carottes non pelées diminua rapidement. Un bruit particulièrement sonore la sortit de sa rêverie. C’était Magla Félinsen, en train de parler comme elle seule savait le faire. Impossible de prêter attention à autre chose, car cette fille avait une de ces voix qui coupait à travers tout, une voix qui aurait été audible au milieu des hurlements du vent ou au cœur d’un feu de forêt. « Alors j’ai dit à Suna, “Suna Bransen”, je lui ai dit “si tu veux avoir l’air du Troll d’Île-Noire, tu fais ce qu’il faut. Avec des cheveux comme ça, il faut que tu ajoutes un peu d’huile de bois à ton eau de rinçage, ça les lissera un peu.” Et vous savez ce qu’elle m’a répondu ? » Magla mit ses mains sur ses hanches et la louche qu’elle utilisait pour remuer le bouillon dans la marmite dégoutta lentement sur son tablier et sur le plancher. Un des chats les plus malins se détacha de l’ombre des bancs et se glissa sous la garde de Magla pour lécher le bouillon répandu. Ensuite, il jeta un coup d’œil à la louche toujours dégouttante et son intention fit frémir les muscles de son arrière-train comme s’il allait s’élancer dessus. À ce moment, Magla se mit à gesticuler de manière extravagante avec son ustensile, et le chat courut se mettre à l’abri. Des petites gouttes de gras retombèrent en grésillant sur le feu. « “Magla Félinsen”, elle a dit, “tu peux bien vouloir sentir la vieille brebis rance, mais sûrement pas moi. Et quand tu auras finalement réussi à obtenir d’Arni Hamson qu’il t’offre le mariage, je te demanderai des conseils !” — Quelles mauvaises manières, dit Simi Fallsen. N’importe qui peut dire que sa famille vient de l’Est. — Et ses cheveux, quelle horreur, ça vole partout, tout emmêlés, sans être jamais retenus, on dirait la queue d’une vieille jument sale, gloussa Hildi-la-Mince. — Pauvre Suna ! Une fille tellement fruste, dit Kitten Soronsen avec une intonation faussement désolée, en secouant sa jolie tête. Tellement comme notre chère Katla ! » Tout le monde, sauf l’objet de cette remarque, se mit à rire avec bruit ; elles avaient pris l’habitude de considérer Katla comme une cible toujours légitime en ce qui concernait l’apparence et les manières, et elle acceptait en général leurs moqueries de bonne grâce. Pendant ce temps, Kitten Soronsen souriait à sa façon équivoque et troublante, un retroussis malin de ces lèvres si délicatement ciselées qui ramollissaient les jambes d’une douzaine de garçons du coin, et les faisait bégayer en sa présence. C’était toujours difficile de savoir, quand elle lançait ce genre de remarque, si ses moqueries étaient affectueuses ou d’une intolérable impolitesse, et on n’osait la défier de peur de passer pour encore plus stupide. Katla embrassa d’un regard flamboyant cette complexion parfaite, ces boucles élégamment nattées, attachées par des rubans bleus et les petites fleurs de soie qu’un admirateur lui avait achetées à la Grande Foire. Elle fut choquée d’éprouver un bref regret au contraste qu’elles formaient toutes deux. Ce pincement intérieur la fit basculer du côté de la mauvaise humeur. « Pourquoi penses-tu que tout le monde veut être comme toi, Kitten Soronsen ? Tu te crois si belle avec tes jolis cheveux et ta face parfaite et ta peau bien rose et bien lisse ! Tu penses que tu es meilleure que tout le monde parce que des hommes d’une demi-douzaine d’îles te font la cour, t’achètent des petits cadeaux et te nouent des jolies cordes de poésie. Mais un de ces jours, tu finiras comme toutes les autres femmes qui sont la propriété d’un homme, avec des bébés suspendus à tes mamelles, et ton ventre aussi mou et pendant que celui d’une vieille truie, et plongée jusqu’aux coudes dans les dessous et les mouchoirs, et ce sera exactement ce que tu mérites. » Avant même d’avoir fini de parler, elle sut que ses paroles avaient dépassé son intention. Kitten était rosse, c’était vrai, vaniteuse et un peu méchante ; mais une pique à propos de cheveux mal entretenus ne méritait guère une telle diatribe. Ce fut pourtant avec une certaine satisfaction qu’elle vit le visage de l’autre s’assombrir et un éclair de rage passer dans ses yeux bleus. Puis Kitten lança violemment la spatule de bois qu’elle tenait à la tête de Katla, qui, évidemment, l’évita d’un mouvement économe. L’objet lui passa au-dessus de l’épaule et alla frapper Marin Edelsen en plein sur l’arête du nez, ce qui lui fit pousser un glapissement de douleur et de surprise. Du sang lui jaillit des narines pour retomber sur son plus beau tablier et sa tunique bien tendue à la poitrine ; il en rejaillit même sur Hildi-la-Mince, qui jeta un seul coup d’oeil aux gouttes écarlates et s’évanouit sur-le-champ. Mortèn Danson, qui somnolait comme à son habitude sur le banc près du feu, s’éveilla en sursaut et regarda autour de lui, désorienté, comme s’il avait encore oublié où il se trouvait. En voyant son projectile rater sa cible, Kitten Soronsen bondit par-dessus le feu, enfonça ses doigts dans les cheveux de Katla et se mit à les tirer vicieusement. Attaquer physiquement la double championne de lutte des jeux d’Ostenave n’était pas des plus raisonnables, mais Kitten était plus forte qu’elle ne le paraissait et aussi furieuse qu’un nid de frelons. Katla ne s’y était pas attendue, et, prise au dépourvu, elle perdit l’équilibre et tomba en jurant sous le poids de l’autre fille. Elles atterrirent lourdement sur la pile glissante d’épluchures. Le tonneau se renversa aussi, éparpillant le reste des carottes un peu partout, et quand Kitten essaya de se relever, elle dérapa et retomba sur Katla, lui coupant le souffle. Grand-Ma Rolfsen émit son rire caquetant et poussif, en claquant des mains avec délices : « Une bagarre de filles ! J’aime une bonne bagarre de filles ! Allez, Katla, montre-lui de quoi ! » Magla Félinsen se joignit alors à la mêlée. « Salope ! s’écria-t-elle en frappant les mains et les bras de Katla avec sa louche. Saleté de renarde au poil miteux ! Tape-la, Kitten ! Arrache-lui sa laide petite face ! » Et elle se mit à glapir quand Hesta Rolfsen commença de la frapper avec son bâton. Même occupée comme elle l’était à essayer de se débarrasser de son assaillante à vigoureux coups de genou, Katla fut étonnée de l’intensité venimeuse de Magla. Qu’avait-elle jamais fait pour la provoquer ? Mais elle pensa bientôt à autre chose, car Kitten lui attaquait les yeux, avec des ongles aussi durs et pointus que des serres. Peut-être y a-t-il du vrai dans cette histoire d’huile de poisson qui rend les ongles plus solides, se dit Katla hors de propos tandis que Kitten essayait de l’éborgner. Elle serra fortement ses paupières, sentit les pouces de l’autre qui pressaient durement et essaya de dégager sa tête, en vain ; quelqu’un d’autre lui donnait des coups de pied en grognant. Elle pouvait vaguement entendre sa grand-mère qui jurait comme une poissonnière, et le bruit que faisait son bâton en frappant ici et là, puis le hurlement outragé de la vieille femme quand elle tomba à son tour. Elle se sentit soudain submergée de fureur. Le sol se mit à trembler sous ses muscles tendus. Son souffle s’était fait court et brusque. Un courant de chaleur la traversa. Et une voix résonna dans sa tête. J’ai besoin de tes yeux, Katla Aransen, disait-elle. Prends de ma force. Elle ne savait d’où venait cette voix, de sa propre tête ou d’ailleurs, mais elle sentit une puissante vague de rage l’envahir à travers les couches superposées de ses habits, à travers les épluchures éparpillées sur le sol, à travers les dalles de pierre, montant de loin, très loin dans les entrailles en fusion de la terre, comme si tous les éléments, tous les matériaux avec lesquels elle était en contact joignaient leurs efforts pour lui prêter leur force particulière : le lin, les carottes, les ajoncs, le granit, le cristal, le magma bouillonnant. Il y eut la sensation d’un poids qui disparaissait, un cri, un choc sourd. Elle rouvrit les yeux et s’assit brusquement, libérée. Kitten Soronsen se trouvait à vingt pieds de là, recroquevillée au bas d’un des piliers qui supportaient le centre du toit. Elle respirait de façon irrégulière, Katla pouvait voir sa poitrine se soulever, mais elle ne bougeait pas. La pièce était devenue très silencieuse. « Katla Aransen ! » Cette voix brisa l’enchantement. Tout le monde se mit à parler en même temps. La Maîtresse de Tomberoc marcha sur sa fille. Béra Rolfsen était une toute petite femme, mais son mauvais caractère était connu depuis Île-Noire jusqu’au Vieil Homme d’Ostechute. Les spectatrices s’écartèrent nerveusement de son chemin. Deux d’entre elles, Tian Jensen et Bréta-la-Grosse, coururent vers Kitten et l’adossèrent au pilier. Une meurtrissure s’assombrissait sur une de ses joues et son œil droit, tout enflé, se fermait déjà ; Katla ne put s’empêcher de le noter avec une certaine satisfaction. Puis il n’y eut plus dans son champ de vision que la face rouge et courroucée de Béra. Une main preste s’abattit avec un claquement, Katla ressentit une vive douleur à la joue. Sa main s’y porta instinctivement. Il y avait des années que sa mère ne l’avait frappée ainsi, pas depuis qu’elle avait abîmé par mégarde la robe de soie rapportée de la Grande Foire par Aran à son épouse. Béra l’avait suspendue à la corde à linge pour en effacer les plis. À ce moment-là, Katla avait été considérablement intéressée à mettre au point une nouvelle méthode pour traverser d’une cheminée de mer à une autre, en attachant une extrémité de corde autour de la première cheminée et l’autre à la seconde, serrant les boucles avec un nœud de bouline pour garder la corde bien tendue ; ensuite, tête en bas, chevilles croisées sur la corde, on glissait tout du long en se propulsant avec les mains. Il avait semblé raisonnable de pratiquer cette méthode dans la cour arrière, à sept pieds du sol, plutôt que sur le Vieil Homme, à deux cents pieds de haut. La corde à linge était robuste et neuve – une belle et solide longueur de peau de narwhal, bien mâchée pour devenir souple et étirée entre les poteaux avec le plus grand soin. Mais Katla n’avait pas pris en considération le fait que le poteau le plus éloigné subissait les intempéries depuis trois hivers. Il s’était brisé avec un craquement résonnant, projetant à terre Katla, la corde à linge et la robe de soie, horriblement emmêlées en tas. Elle avait accepté avec une certaine résignation l’œil au beurre noir que sa mère lui avait infligé : elle savait avoir mérité cette punition, et un rapide coup de poing dans l’œil avait semblé infiniment préférable à se voir confinée dans la salle commune pendant des semaines, comme sa mère en avait coutume lorsqu’elle châtiait sa progéniture. Béra se redressa, mains sur les hanches. « Katla, j’ai honte de toi, tu ne vaux pas mieux qu’un garçon manqué, qu’un troll ! » Deux taches d’un écarlate éclatant sur ses joues attestaient de sa profonde fureur. Elle fit des yeux le tour de la salle, passant d’une tête basse à une autre, s’arrêtant un instant sur les mains et le tablier couverts de sang de Marin, puis sur Grand-Ma Rolfsen, mais la vieille femme faisait mine de nettoyer une tache sur une chaussure, et refusa de croiser son regard. L’expression de Béra indiquait un mépris total. « Regardez-vous. Vous ne valez pas mieux qu’une bande de chattes de ferme sans mâle pour y maintenir l’ordre, qui sifflent et qui crachent et qui s’arrachent des touffes de poil ! » En effet, nota Katla, il semblait y avoir une mèche de cheveux blonds dans les épluchures de carottes et les ajoncs à quelques pouces d’une touffe de cheveux roux foncé. Elle ne se rappelait pas avoir tiré les cheveux de Kitten, mais il y avait un certain plaisir à penser qu’elle avait infligé un petit dommage à ces tresses trop parfaites. Béra ramena son attention courroucée sur sa fille. « Et toi, tu es la pire de toutes. Je t’ai demandé de passer ta matinée à exécuter une simple tâche… » Elle examina le dégât à ses pieds, les carottes et leur peau épluchée, les cheveux arrachés, les roseaux piétinés et la nourriture répandue. Puis elle se pencha, vive comme un serpent, et ramassa un des légumes épluchés pour le brandir devant le visage de Katla : « Tu vois ceci ? » La carotte était plutôt endommagée mais, même sans l’examiner avec minutie, on pouvait constater que son épluchage avait été à tout le moins partiel. Des petites bandes de peau brunâtre alternaient avec la pulpe orangée. Katla la regarda sans repentir aucun et haussa les épaules. Elle était remontée à bloc à présent, et elle en avait assez de Tomberoc, de sa mère et surtout de ces tâches stupides et maussades. « Et alors ? s’entendit-elle dire aussi impoliment que si elle avait été le garçon manqué que Béra l’accusait d’être. La saleté partira avec l’eau chaude. Et de toute façon, a-t-on jamais entendu parler de quelqu’un qui serait mort pour avoir mangé un peu de peau de carotte ? » Ce n’était de toute évidence pas une opinion partagée par sa mère. Le visage de Béra s’empourpra davantage encore, ses yeux bleus étincelèrent d’un éclat menaçant. « Tu ne peux pas cuisiner, tu ne peux pas coudre, tu ne peux pas filer, ni tisser, ni repriser, ou te voir confier la plus simple des tâches. Et tu as l’air… qu’était-ce donc, Magla, ce que tu as dit de façon si imagée ? » La grande fille regardait fixement ses pieds et ne souffla mot. « Saleté de renarde au poil miteux. Ce n’était pas cela ? » L’atmosphère devint tangiblement inconfortable. Katla ne put retenir un sourire devant l’embarras de Magla, et souriait encore lorsque sa mère se retourna vers elle. Elle vit ses yeux balayer la marque livide qu’elle avait laissée sur la joue de sa fille, mais si elle regrettait cette gifle, son remords n’était en rien évident. « Miteuse, en vérité. Et certainement mal entretenue. Poil de renard, eh bien, tu peux blâmer ta mère pour la couleur, à tout le moins. Mais là s’arrête toute ressemblance entre nous, Katla Aransen. Tu parais fondamentalement incapable d’exécuter ta part des tâches quotidiennes, ou d’avoir la moindre fierté pour prendre soin de ce que tu fais ou de ton apparence. Oh, non, tu ne feras rien pour cela, tu t’en soucies comme d’une guigne, par pur entêtement et à cause de cette bizarre impression que tu as d’être de quelque manière différente de nous toutes, avec nos seins ramollis et nos ventres mous, nos familles à élever et dont il faut prendre soin. Qu’est-ce qui te rend si spéciale, Katla, que tu t’attendes à ce que nous nous démenions autour de toi pour te fournir de quoi manger, de quoi t’habiller, un toit pour t’abriter ? Tu es peut-être capable de forger une épée correcte et de battre les garçons à leurs propres jeux, mais quelque part en chemin, entre ta tendre enfance et cet instant précis où tu te tiens devant moi avec la lèvre insolente et les yeux qui brillent, tu as mal tourné, ma fille. Les trolls ont dû te capturer, Katla Aransen, car tu n’es pas ma fille, je le jure. J’ai honte de toi, j’ai honte jusqu’au fond du cœur. Et pas uniquement parce que tu provoques des bagarres ou pour ceci… » La carotte frappa le bras de Katla et rebondit sur les dalles. « … si tu penses que je ne sais pas ce qui s’est passé avec toi et ce… cette créature, Tam Renard, tu te trompes. » Béra était à présent lancée, elle ne se souciait plus de ce qu’on pourrait penser, ne remarquait plus que toutes les femmes présentes dans la salle frémissaient, tendues dans leur effort pour recevoir et assimiler chacune de ses paroles afin de les répéter à leurs amis et à leur parenté dans toutes les îles d’Ostenave dès qu’elles en auraient l’occasion. « Ma ! dit Katla, horrifiée, n’en dis pas plus ! » Le choc la ralentissait, la rendait stupide. Comment sa mère pouvait-elle être au courant ? Tam Renard était mort noyé, et elle n’avait parlé à personne de… Puis le souvenir revint, une épine : « Grand-Ma, comment avez-vous pu… ? » Elle se retourna vers sa grand-mère, furieuse, et vit la vieille femme faire une grimace. « Je suis navrée, ma chérie, elle m’a tiré les vers du nez par surprise, dit Hesta Rolfsen avec un haussement d’épaules contrit. Tu sais comme ta mère est rusée lorsqu’elle soupçonne quelque chose. Et comme elle est déterminée. » Katla vit le regard qu’elles échangeaient, l’expression à la fois triomphante et honteuse de sa mère, et l’éclat soudain dans les yeux de sa grand-mère, tandis que celle-ci relevait le menton d’un air de défi. « Quel homme voudra de toi, après que tu as couché avec un homme comme celui-là ? » reprit Béra d’un air dégoûté. Katla explosa d’indignation, un torrent de lave : « Un homme comme celui-là ? » hurla-t-elle. « Béra… » dit Grand-Ma Rolfsen, un avertissement. Mère et fille se ressemblaient trop : ni l’une ni l’autre ne reculerait, à présent ; on allait prononcer des paroles qu’on ne pourrait jamais ni reprendre ni pardonner. « Un des Anciens, siffla Béra, et dans la salle les femmes murmurèrent en faisant le signe qui protégeait du mal. Un véritable démon. » Katla fronça les sourcils. Un démon ? Un des Anciens ? Tam Renard n’était pas un seither : il avait deux yeux en parfait état et il était aussi humain que n’importe quel homme de sa connaissance. N’est-ce pas ? Quelque chose la fit frissonner, un éclair glacial et soudain de superstition. « On ne doit pas dire du mal des morts », dit Hesta à mi-voix ; elle effleura d’un doigt l’amulette tressée de maïs et de poil de chat qui pendait à une chaîne autour de son cou. Ce charme était dédié à Feya, la sœur pleine de bonté de Sur, déesse du grain et de la bonne fortune. « Mort ? Celui-là ? Je le croirai quand je verrai ses os moisis et sa chair décomposée échoués sur la Plage-à-la-Baleine ! » dit Béra avec un reniflement dédaigneux. « Il a beau avoir emporté mon premier-né dans les profondeurs pour l’offrir à Sur, je doute fort qu’il abandonne son âme à lui au Seigneur de la Tempête ! — Tu ne peux blâmer Tam Renard pour ce qui est arrivé à Halli ! J’y étais, pas toi. J’ai vu ce qui est arrivé. Un monstre marin surgi des profondeurs… — C’est ce que tu dis ! » Le chagrin donnait une expression cruelle au visage de Béra. « Des bateaux, des monstres marins, des îles pleines d’or… tu n’es pas meilleure qu’un homme séduit par des contes pour faibles d’esprit, qui abandonne les siens pour une misérable aventure loin de chez lui en laissant tout le monde continuer de faire tout le travail et d’assurer l’existence de ce qui reste de notre famille. » Il y avait là quelque chose qui paraissait injuste, mais Katla était trop furieuse pour reculer et considérer avec détachement la détresse de sa mère. Elle serra plutôt les poings en criant : « C’est de ta faute, de toute façon ! Halli ne serait pas mort si ce n’était de toi. C’est toi qui as poussé Pa à s’enfuir, d’abord, avec toutes tes jérémiades et tes maudites tâches stupides. Il rêvait d’autre chose, lui, au moins, quelque chose d’excitant, quelque chose… de stupéfiant. C’est tellement ennuyeux ici, avec tes efforts pathétiques pour assurer ta stupide petite vie – réparer des soues à cochons, repriser des tabliers, et savoir comment éplucher correctement une foutue carotte, comme si ça avait de l’importance, comme si rien de tout cela avait de l’importance ! Et toutes ces idiotes qui minaudent, et leurs lamentables manigances pour piéger et épouser des hommes, pour faire repartir toute cette sinistre ronde… Je ne peux pas supporter cette île ! Pa serait devenu fou s’il était resté, juste comme je suis en train de devenir folle à sa place. Je ne veux pas que tu décides de ma vie, ni toi ni personne, je vais faire ma propre vie, et elle ne sera pas confinée à un endroit aussi petit et sûr et stupide que Tomberoc. Oui, j’aurais pris la mer avec Pa si Fent ne m’en avait empêchée ! Et comment peux-tu les blâmer de voguer vers le nord ? Tu l’as fait fuir, tu l’as répudié – il me l’a dit ! L’oncle Margan t’aide pour le règlement du divorce ! » Les mains de Béra se portèrent à sa bouche et sous le choc ses yeux devinrent noirs. Trahie, médusée, soudain poussée dans ses retranchements, elle parcourut la salle des yeux. La foule des femmes lui rendirent son regard, les traits aiguisés par la curiosité. C’était plus de divertissement qu’elles n’en avaient eu depuis des années : encore mieux que le Festival d’Hiver et les bateleurs. Grand-Ma Rolfsen adressa un regard atterré à sa petite-fille. « Oh, Katla, comment peux-tu faire tant de peine à ta mère ? » Mais Katla se retourna contre elle : « Et tu ne vaux pas mieux ! ragea-t-elle. Tu as sûrement comploté avec elle pour le forcer à partir ! » Hesta en demeura bouche bée, mais Katla avait tourné son attention vers les autres femmes. Elles la considéraient avec méfiance, aussi impatientes qu’une bande de rats, avides d’attraper n’importe quel petit os de scandale pour se faire les dents. Si des moustaches et de la fourrure leur avaient subitement poussé, elle n’en aurait pas été étonnée. « Quoi, qu’est-ce que vous regardez ? s’écria-t-elle. Vous êtes toutes pareilles : un tas d’idiotes mesquines, des bigotes prisonnières de leurs routines. Vous ne ferez jamais rien pour vous-mêmes, vous ne quitterez jamais les îles, vous ne prendrez jamais un seul risque, vous ne ferez jamais rien qui sorte de l’ordinaire. Vous épouserez un homme ennuyeux et vous engendrerez une portée d’enfants ennuyeux, et vous mourrez grasses et lasses et lourdes dans vos propres foutus lits. Eh bien, je ne veux rien de tout cela, et je ne veux rien avoir à faire avec vous ! » Elles la regardaient fixement, en silence. Puis Kitten Soronsen se mit à rire. Katla lui jeta un regard furieux, avec pour seul résultat de déclencher le rire général. Ce fut avec dans les oreilles le son de leur dérision, aussi strident que les braiments d’un troupeau d’ânes, que Katla Aransen quitta la ferme de Tomberoc pour la dernière fois. * * * Elle courut, jusqu’à ce qu’elle fût incapable de courir davantage. Elle ne savait même pas où elle allait avant de se retrouver sur les rochers couverts de bernaches au pied de la Dent du Chien, avec la mer qui léchait la plate-forme en contrebas. Au-dessus de sa tête, le grand pic de granit se dressait à des centaines de pieds, luisant d’une improbable teinte rose doré dans le soleil de l’après-midi. Des fleurs étaient encore à éclore sur les rebords tournés vers la mer, malgré la saison tardive. Elle pouvait en voir les têtes pâles qui se balançaient dans la brise – des rosemères, le bleu violacé des scabieuses et des vesces, et parmi elle les rosettes du lichen, d’un jaune éclatant qu’elle n’avait jamais vu ailleurs que dans les îles d’Ostenave. Soudain, elle se sentit une brûlure dans les doigts, une démangeaison dans les paumes. C’était comme si le roc l’appelait. Avec soin, elle passa en bandoulière le petit arc qu’elle avait saisi en sortant de la salle commune, en en coinçant une extrémité dans sa ceinture pour l’empêcher de glisser. Elle resserra le nœud qui tenait ses flèches en place, puis plaça le carquois sur son autre épaule en ajustant confortablement la lanière de cuir sur sa poitrine. La tête rejetée en arrière, elle examina ensuite la falaise ; le soleil lui chauffait les joues. Une mouette passa dans le ciel, une brève ombre froide sur son visage. Puis Katla s’avança sur le premier rebord, posa un pied dans la fissure fraîche du roc et rit tout haut lorsqu’une dizaine de minuscules insectes jaillirent de la crevasse sur son bras pour disparaître ensuite dans les rochers en contrebas. L’explosion d’énergie qu’elle reçut de la pierre la prit par surprise. Elle s’était habituée, depuis ses plus jeunes années, à ce que la pierre lui communiquât une sorte d’extase, à ressentir un lien profond avec ses surfaces, ses cristaux, ses minéraux, ses facettes lisses ou ses textures rugueuses. Mais elle avait toujours considéré ce phénomène comme une manifestation du plaisir que lui procurait la liberté de ses ascensions, comme si la force vitale était trop vaste en elle pour être contenue dans les simples frontières de sa peau et se répandait simplement dans tout ce qu’elle touchait. Elle savait désormais qu’il y avait davantage. Ce que la seither lui avait fait, quelle qu’en fût la nature, ou quoi qu’elle eût elle-même fait à la seither, cet étrange moment de don et d’acceptation, avait impliqué une troisième force ; quelque chose était entré dans leur monde, venu d’ailleurs, d’un lieu bien éloigné de Tomberoc, bien éloigné des îles. Elle le sentait de nouveau, c’était cette fois une présence constante qui coulait dans les muscles de ses bras et de ses cuisses, rendant bien moins impressionnante cette ascension d’ordinaire épuisante et difficile. Chaque fois qu’elle allait chercher une prise et refermait les doigts sur un rebord, c’était comme si le rocher coulait vers elle, se fusionnait pendant quelques très brefs instants avec sa propre peau. Chaque fois qu’elle glissait un pied dans une fissure ou se balançait sur un minuscule rebord, il semblait que le granit se tendait vers elle, lui enveloppait le pied, s’assurait qu’elle ne glisserait pas. C’était comme une danse, une lente et sensuelle combinaison de mouvements aussi élégants et codifiés qu’un quadrille à la cour royale – danse où Katla n’avait jamais excellé parce qu’elle la trouvait ennuyeuse. Lorsqu’elle atteignit le sommet et referma sa main sur la dernière prise – une grosse lèvre de roc rugueux qui se recourbait vers l’extérieur et le haut en forme, bizarrement, de tête de lapin –, elle put sentir le sang qui battait doucement mais avec insistance dans tout son corps. Sa tête chantait, son cœur se gonflait. Assise sur un doux coussin de rosemères, le visage chauffé par le soleil, avec dans les narines l’odeur puissante de la brise salée et les pieds qui pendaient du rebord, elle se sentait plus vivante qu’elle ne l’avait jamais été. Pendant quelques instants, ce fut une joie totale. Puis le souvenir lui revint de sa dispute avec sa mère, éclipsant tout le reste comme un nuage noir en travers du soleil. Qu’elle soit maudite, songea Katla. Elle détacha arc et carquois, les déposa près d’elle sur l’herbe piquante et frappa durement des talons contre la pierre du rebord. Qu’elles soient toutes maudites. L’injustice de la révélation de Béra lui enflammait le visage. Non qu’elle eût honte de sa liaison avec le chef des bateleurs, loin de là, en fait : lorsqu’elle examinait le souvenir de cette nuit et de ce matin-là – elle le faisait de temps à autre, comme elle aurait gardé une corde nouée de fleurs fanées et de colifichets –, tout ce qu’elle ressentait, c’était la terrible tristesse d’avoir perdu un homme aussi plein d’énergie vitale ; plus jamais elle n’aurait l’occasion de se livrer à ces transports excitants et interdits. Mais cela ne regardait personne d’autre qu’elle, et elle détestait l’idée qu’on répandrait des ragots sur son compte, et que toutes ces femmes se croiraient meilleures qu’elle parce qu’elles gardaient leurs jambes serrées et visaient un bon mariage. Il serait difficile de revenir à la ferme. Elle envisagea ses options. Il y en avait peu. Elle pouvait prendre une barque, espérer que le temps resterait beau et franchir à la rame les vingt milles de mer qui séparaient Tomberoc d’Île-Noire. Mais Île-Noire était pauvre, et elle ne savait pas quel emploi ni quel abri elle pourrait y trouver : ses habitants avaient déjà assez de peine à se débrouiller dans le meilleur des cas, et ils n’accueilleraient certes pas de gaieté de cœur une étrangère, spécialement la fille du Maître de Tomberoc qui avait attiré tous leurs hommes dans sa folle aventure. Elle pouvait ramer vers le nord, dans les eaux plus houleuses au-delà du Vieil Homme, jusqu’à Fostrey. Mais c’était un trajet plus hasardeux et l’endroit était essentiellement désert. Elle pouvait rester à Tomberoc et implorer la merci de la vieille Ma Hallasen, par exemple. Elle avait son arc et ses flèches, elle pouvait leur ramener des lapins. Mais l’idée de dormir avec la chèvre de la vieille folle et son troupeau de chats bizarres n’était guère attrayante. L’idée de retourner à la ferme était cependant encore pire, et de loin. L’orgueil. Elle l’admettait et savait que c’était une faiblesse, qu’il lui faisait prononcer des paroles qui dépassaient ses intentions. Mais ce pouvait aussi être une force qui la poussait plus loin qu’autrui, et ainsi un avantage et même une bénédiction. C’était tout de même pénible à avaler, un caillou dur et rond qui se coinçait dans la gorge, qui lui rendait l’échine roide et la tête haute. Ce fut alors qu’elle aperçut le bateau. Il apparut à sa droite, très loin sur l’océan, où il venait de dépasser la série de falaises décroissantes, noires et déchiquetées qui protégeaient le rivage est de Tomberoc. C’était une forme minuscule dans le lointain, mais elle pouvait malgré tout en distinguer les lignes et l’unique voile noire et carrée. Le cœur lui remonta dans la gorge. Il était revenu pour la chercher, bien sûr, quand il avait compris le tour cruel que Fent lui avait joué ! Ou ils avaient rencontré des banquises qui s’étaient finalement avérées impassables à cette période de l’année, et il avait décidé d’attendre au printemps pour repartir… Elle se leva, une main en auvent sur le front, les yeux plissés dans le soleil éclatant. Devait-elle courir jusqu’au port pour les accueillir ou leur faire signe depuis l’endroit où elle se tenait sur la Dent du Chien ? Pour une raison quelconque, ce fut ce qui lui parut le plus approprié – agiter follement les bras au même endroit, à quelques pas près, où son cher jumeau l’avait laissée attachée et bâillonnée. Elle s’assit donc et attendit que le vaisseau s’approche, le visage fendu d’un large sourire. Elle aurait une occasion de voir la légendaire île de Sanctuaire après tout. C’était comme un miracle, comme si la voix qu’elle avait entendue dans le roc, sa présence et sa force veillaient sur elle avec une totale bienveillance. Elle ne pouvait réfréner son sourire. Quelques instants plus tard, le navire louvoya pour prendre le vent et elle vit une deuxième voile, plus petite, attachée à la bôme. Elle porta ses mains à son visage. Ce n’était pas Le Long Serpent, alors. Et peut-être pas du tout un vaisseau eyrain. Elle le regarda fixement, les yeux écarquillés, incapable de croire ce qui devenait de plus en plus clairement visible. Elle se leva d’un bond et se mit à courir en hurlant de toutes ses forces, même s’il n’y avait personne sur un bon mille pour l’entendre. En bas, dans la ferme et le port, les femmes vaquaient à leurs tâches et à leurs bavardages sans avoir le moindre soupçon du fait que, au coucher du soleil sur Tomberoc cette nuit-là, le cours de leur vie aurait changé pour toujours. 28. Marins Mam caressa le dos lisse de Persoa en poussant un soupir. Son esprit était délicieusement vide, ce qui lui arrivait rarement. Ce soir-là, juste avant la disparition de la lumière, ils avaient échoué le bateau sur la grande plage sablonneuse d’une île seulement connue comme « Far Sey », ils avaient allumé un feu et cuisiné leur premier repas chaud depuis des jours. Après la moitié d’un tonnelet de sang d’étalon, le mouton bouilli avec des poireaux sauvages avait été presque mangeable. Et presque tout l’équipage avait vidé un autre tonnelet, ce qui avait largement donné l’occasion à Mam, avec l’eldianna, de monter une tente de fortune avec une voile de rechange et des branches pour tenir à l’écart les regards curieux. Cela faisait quatre jours qu’ils ne s’étaient touchés : la vie à bord ne se prêtait guère à des rencontres érotiques, sinon pour les plus exhibitionnistes, et les plus ivres. Mam avait éprouvé un besoin urgent de sentir sur elle les mains de Persoa. À présent, dans la lueur vacillante des trois mèches de lichen qui flottaient dans leur bol d’huile de phoque, elle examinait le remarquable tatouage de celui-ci, en suivant les contours du bout des doigts avec une douceur remarquable chez une femme d’apparence aussi massive et aussi féroce. Sur son long dos mince et bronzé, les spirales et les tortillons de ses marques tribales explosaient en une extraordinaire frénésie de couleurs et de formes. La première fois qu’elle avait vu Persoa nu, elle en était presque tombée de stupeur : les marins nordiques revenaient parfois de lieux exotiques avec des tatouages acquis dans quelque trou mal famé sur les quais alors qu’ils étaient ivres et affaiblis, tatouages qui étaient le généreux présent de soi-disant amis, la plupart du temps obscènes, mal écrits, ou souvent les deux. D’autres, lorsqu’ils s’ennuyaient en mer, s’appliquaient leurs propres simples dessins à l’encre. Mais de toute sa vie Mam n’avait jamais vu rien qui ressemblât même de loin aux tatouages de Persoa. Des créatures et des lieux mythiques s’enroulaient tout autour de son torse, comme une des tapisseries de la salle d’honneur du roi. Personnellement, elle avait peu d’intérêt pour l’art, et moins encore pour les artistes (elle ne voulait pas même imaginer un groupe plus dépourvu d’utilité que ces gens absorbés par eux-mêmes et dépourvus de caractère) ; et elle n’avait pas de temps à consacrer à ces histoires ridicules de dieux et de déesses, de bêtes fabuleuses et de magies bizarres qui semblaient fasciner le reste des gens, que ce fut au nord ou au sud. Mais elle devait admettre que le tatouage de Persoa était une des merveilles d’Elda. Elle en avait oublié les mystères pendant leur séparation – ou peut-être les avait-elle repoussés tout au fond de sa mémoire pour sa propre tranquillité d’esprit ; et pendant qu’ils se trouvaient tous deux à Halbo, elle avait été trop extasiée par les autres fonctions de son anatomie pour passer beaucoup de temps à les examiner. Mais à présent, rassasiée et curieuse enfin, dans la lueur hésitante des chandelles improvisées, elle était de nouveau fascinée par la peau de Persoa. Sur le large plan de ses épaules, les Hauts-de-Farèm cédaient la place à l’habituel dessin conique des montagnes de la cordillère du Sud, avec leurs éventails de cendres volcaniques et de fumerolles fumantes. Au-dessus, des nuages noirs flottaient comme un présage, ponctués d’éclairs et de rais obliques de pluie ou de grêle dorée, tandis qu’en dessous, étirée sur le flanc gauche de Persoa et sur son ventre, on pouvait voir la fuite de Falla devant un invisible poursuivant, dans tous ses splendides détails. Mam allait retourner l’eldianna quand un détail retint son regard : le Pic Rouge semblait différent. Elle y regarda de plus près. La grande montagne semblait s’être fendue en deux, exhibant les flammes écarlates de ses entrailles. Persoa devait avoir fait récemment retoucher le dessin. « Beau travail, dit-elle à mi-voix. Forent ou Céra ? » Il n’y eut pas de réponse pendant un moment, puis Persoa dit d’une voix rêveuse : « Je ne sais pas de quoi tu parles. — Ton tatouage, mon sauvage, ton tatouage. As-tu fais faire les retouches à Céra ou à Forent ? » Persoa se souleva sur un coude pour se retourner et la regarder avec une expression déconcertée, offrant à Mam le spectacle de sa poitrine et de son ventre de bronze doré léchés par la flamme. Elle fut complètement distraite par son pénis épais et velouté qui se ranimait en frémissant. D’une main ferme, elle le retourna de nouveau sur le ventre et le maintint dans cette position avec une aisance consommée. Il la regarda par-dessus son épaule, et la lueur des chandelles se refléta dans ses yeux noirs. « Je t’appartiens tout entier, comme toujours, mon chaton, pour que tu fasses de moi ce que tu veux. » Personne n’aurait jamais songé à appeler Mam « chaton ». L’oncle Garstan avait essayé « mon petit chat », une fois en la pliant sur une balle de foin dans l’étable, et en fouillant dans ses dessous ; comme pour mériter ce surnom, elle s’était tordue dans son étreinte telle une bête sauvage et lui avait griffé le visage de toutes ses forces. Il n’avait pas eu l’occasion de répéter l’exercice : elle lui avait donné un coup de genou dans l’aine, lui avait pris son coutelas et une petite bourse d’argent, et avait quitté la ferme pour de bon. Mais quand Persoa lui parlait ainsi, cela lui donnait envie de ronronner. « Tu as fait transformer ton tatouage », dit-elle d’un ton pragmatique, en essayant de se concentrer là-dessus plutôt que sur l’alléchante vision entraperçue. « Le Pic Rouge est en éruption. » Le visage de Persoa était un tableau en soi, et pas seulement à cause des vrilles d’encre noire. « En éruption ? — Il y a des flammes et de la fumée qui en sortent et… » Elle ramassa la chandelle pour la tenir plus proche du postérieur de Persoa. Deux ou trois gouttes d’huile chaude débordèrent paresseusement et Persoa sursauta avec un petit cri, mais Mam n’allait pas se laisser détourner de son intention. « … et ici, dit-elle en suivant la ligne de poils qui séparait les deux muscles fessiers, il y a autre chose. » Elle se pencha pour séparer les fesses avec les doigts puissants de sa main libre, et Persoa gigota un peu, mal à l’aise. « Reste tranquille, l’admonesta-t-elle. Je ne vais rien te faire de contre-nature. » Elle s’interrompit, avec un sourire malin. « À moins que tu ne le désires, évidemment. » Une autre goutte d’huile de phoque tomba du bol et se glissa dans la raie. « Merci, non. — Eh bien, voyons… ah, tu ne peux pas. Je vais te dire ce que je vois. Le Pic Rouge est fendu près du pied de la montagne et il y a quelque chose qui en émerge à moitié, une silhouette, peut-être, mais c’est difficile à dire dans cette lumière. Ou dans cette position. — Une silhouette ? — Toute noire et hérissée, comme un gobelin ou un farfadet. » Persoa fit appel à sa force, qui n’était pas négligeable, et, délogeant la mercenaire, il sauta dans un coin de la tente, le visage convulsé d’horreur. Le bol de pierre à savon s’envola, l’huile chaude s’enflamma dans l’espace obscur qui les séparait, et une ligne brûlante suivit aussitôt le rebord de la voile. Quelques brefs instants plus tard, le feu avait pris, et leur abri était bel et bien en flammes. Mais Persoa demeura où il se trouvait, les bras autour des genoux, en gémissant : « Le Seigneur de la Guerre, le Fou, le Seigneur de la Guerre, le Fou. Que la Dame vienne nous secourir… » Mam se leva et de ses mains nues arracha de son cadre en bois la toile incendiée pour la jeter au loin. La toile rugit telle une comète à travers l’air nocturne, attirant l’attention du reste de l’équipage. « Que les dieux m’aveuglent ! » murmura Joz Patte-d’Ours, en levant les yeux de son dernier jet d’osselets pour contempler ce bizarre tableau. Il n’avait jamais auparavant vu sa commandante dans le plus simple appareil, il n’en avait jamais eu le désir, et maintenant il savait pourquoi. À dire vrai, il aimait les femmes bien pourvues, mais pas à cette échelle. Il se surprit à se demander comment elle s’y prenait pour que ses attributs ne la dérangent pas au combat, puis se rappela les bandes de lin raide parmi les affaires de Mam, qu’il avait prises pour des bandages. Et c’en était, à leur façon, même s’ils n’étaient pas destinés aux blessures normales. « Regarde-moi cette paire, souffla Gueule-de-Chien avec une admiration presque effrayée. Avez-vous jamais vu d’aussi monstrueux… aïe ! — Un peu de respect, le reprit Doc. Si Mam apprend que tu as lorgné ses mamelles, elle portera tes couilles autour du cou avant que tu puisses dire “Douce fente de Feya”. » Après cela, ils firent tous silence. Étrangement, nul ne souffla mot de cet épisode pendant le restant de la nuit. Ni lorsqu’on mit la voile de nouveau le matin suivant. Et nul n’osa demander pourquoi l’eldianna vaquait à ses tâches avec les yeux fixes d’un homme en état de choc ; ou même pourquoi la tente avait brûlé. Comme l’un des plus jeunes mercenaires de Halbo le confia à Erno : « L’autre fois que j’ai vu un homme transformé en épave comme ça, pas capable d’aligner deux mots, c’était après que le bonhomme avait pris Kétya Trois-Mains et ses sœurs au Répit du Marin. Le pauvre n’a jamais marché pareil après. » * * * Des filles s’étaient assemblées sur le quai et faisaient des signes en criant des paroles de bienvenue au bateau qui approchait. D’où elle était sur le chemin qui descendait de la Dent du Chien, Katla pouvait tout juste les reconnaître : Kitten Soronsen, Magla Félinsen et Hildi-la-Mince – qui semblait s’être miraculeusement remise de son évanouissement, là-bas sur la jetée, avec Forna Stensen, Kit Farsen et Ferra Bransen, ainsi que deux vieilles femmes qui appartenaient peut-être au clan du Phoque, ou bien c’étaient la vieille Ma Hallasen et son amie Tian, à cette distance, difficile à dire. Ce qu’elle pouvait voir, cependant, c’était que pendant les quelques instants qu’il avait fallu à quelqu’un pour rapporter la vue d’une voile, et la course générale vers le port, Kitten avait réussi à changer son tablier pour sa robe de soie écarlate, qui mettait si bien en valeur sa chevelure et ses yeux. Elle allait certainement attirer davantage d’attention qu’elle ne l’aurait voulu, songea sombrement Katla. Et pas de la part de quelque bon et honnête marin. Elle avait abandonné toute tentative pour les avertir en criant : elles étaient concentrées sur la mer et personne ne regardait dans sa direction. En plissant les yeux, elle pouvait voir Bréta-la-Grosse qui descendait poussivement le chemin raide en compagnie de Marin Edelsen et derrière elle Otter, la mère de Magla, en compagnie de la Maîtresse de Tomberoc, Béra elle-même, avec la vieille Grand-Ma Rolfsen qui les suivait, appuyée sur son solide bâton. Katla serra les dents lorsqu’un roncier de mûres lui griffa douloureusement les chevilles et elle courut de plus belle. Le bateau était à portée du détroit, sûrement quiconque avait des yeux pour voir pouvait dire que ce n’était pas un vaisseau eyrain, et moins encore les lignes élégantes du brise-glace d’Aran. Mais les filles ne savaient presque rien des bateaux, et les vieilles femmes qui avaient déjà vu des navires du Sud dans ces eaux, plus de vingt ans auparavant, n’avaient plus une très bonne vue. Katla les maudit toutes pour leur stupidité et leur âge. « Ce n’est pas Le Long Serpent ! » hurla-t-elle pour la centième fois, même si elle savait qu’au lieu de descendre vers les Tomberoc, sa voix serait emportée dans le courant d’air ascendant comme le cri d’une mouette. Le chemin était long depuis le sommet de la Dent du Chien jusqu’au port ; même par le chemin facile, qui faisait plus de trois milles jusqu’au niveau de la mer, cela prenait une bonne demi-heure ; et le chemin facile débouchait dans la partie la plus au nord de la falaise par rapport à l’endroit où son ascension l’avait amenée. Le sentier qu’elle avait emprunté était plus direct, mais bien plus raide, parsemé de terriers de lapins qui vous avalaient allègrement un pied pour vous briser une cheville, et de rochers et d’affleurements de granit dissimulés sous des amas de ronces, d’ajoncs et de bruyères. Si elle ne prêtait pas attention à chacun de ses pas, elle allait se casser le cou, mourir invisible sans être jamais découverte, et ne servirait de rien à personne. À partir de cet endroit de la côte qui faisait face à la mer, le chemin s’éloignait de celle-ci, suivant un ravin rempli d’éboulements jusqu’à la vallée derrière le port : elle ne verrait ni le bateau ni les villageois pendant un bon moment. Et la topographie du paysage étoufferait ses cris. Il n’y avait rien d’autre à faire que courir, courir et espérer qu’elle rejoindrait les femmes avant que l’équipage du bateau ne pût débarquer. Et si ce sont des raiders ? disait une petite voix insistante dans sa tête. Elles ne portent pas d’armes, elles ne savent pas la différence entre la pointe et le pommeau d’une épée, quel espoir pour elles de toute façon ? Peut-être, insinuait la voix, peut-être serait-il mieux pour toi de limiter les dégâts. Après tout, que méritent-elles après tout ce qu’elles ont dit de toi, et la façon dont elles t’ont traitée ? Cours plutôt vers l’intérieur des terres, sauve-toi, passe par l’arrière de la ferme, prends ton épée et tes affaires. Assure ta fuite tandis que les visiteurs sont bien occupés au quai… Katla poussa un grondement bas. Elle avait abandonné l’idée de comprendre d’où venaient ces voix, s’il s’agissait de dialogues qu’elle entretenait avec elle-même ou si elles avaient des origines complètement différentes. Silence ! dit-elle sévèrement à cette voix-ci. Je ne peux t’écouter et courir en même temps. Tête basse, en respirant convulsivement, Katla continua de se presser. * * * Le Long Serpent était vraiment loin, très loin de son havre de Tomberoc, et pas seulement en termes de géographie. La brume s’était levée à hauteur de mât, et les hommes s’étaient remis à ramer. Mais ils le faisaient dans des mers glacées, et en observant un silence rebelle ; leur nombre avait encore diminué. Depuis la disparition de Bran Mattson et de Tor Bolson, trois autres hommes avaient été portés disparus, malgré la veille constante du capitaine. Aran n’avait pas dormi depuis quatre jours. Il avait les yeux douloureux, bordés de rouge, les orbites creuses et cernées. Il ne prêtait pas toujours attention à ce qu’on disait autour de lui et, quand il écoutait, il s’emportait facilement. Il mangeait ce que Mag Langue-de-Serpent plaçait devant lui, mais sans plaisir et sans commentaires. Il refusait de boire du vin et de la bière ; il consultait souvent sa carte. La plupart des hommes l’évitaient ; quelques-uns se rassemblaient en petits groupes quand leur tour de rame était passé, et parlaient de la possibilité de perdre un autre homme par-dessus bord, et de retourner chez eux. Personne ne saurait la vérité, disait-on à mi-voix. Mais s’ils le croyaient presque, aucun volontaire ne se présentait. Urse les surveillait et savait ce qu’ils pensaient. Il avait durement regardé Emer Brétison, leur meneur, avait vu comme le grand gaillard avait soutenu brièvement son regard avant de détourner les yeux, confus : il savait qu’ils ne passeraient pas à l’acte. Ce n’était pas par loyauté mal placée de sa part envers Aran Aranson, mais parce qu’à son avis ils s’étaient enrôlés de plein gré dans cette expédition, et que, en montant à bord du Long Serpent, ils avaient accepté les conséquences de ce choix initial dicté par l’avidité et le goût du risque. La perte mystérieuse de ses compagnons, cependant, ne faisait pas partie du pacte : il ne savait comment résoudre cette énigme, sauf que, comme le capitaine, il refusait de donner foi aux histoires de fantômes et de mauvais esprits. Une fois, au cœur de la nuit, il avait entendu un cri lointain et un bruit d’éclaboussure, mais la lune avait été masquée par un nuage, et il n’avait rien pu voir. Au matin, l’acrobate, Jad, avait disparu, même si nul autre que lui n’avait semblé remarquer son absence. Lorsqu’ils l’avaient remarquée, Fall Ranson avait marmonné sombrement que le garçon avait été épuisé de ramer et désespérait de jamais atteindre une autre destination que la Grande Salle de Sur. Flint Hakason finit par le calmer : « Tu veux être le prochain ? » La glace devenait plus épaisse, la navigation plus difficile. Dans la demi-pénombre presque constante, de vastes étendues blanches s’étendaient vers le nord devant eux, brisées par des chenaux noirs et tortueux. Le Long Serpent se précipita dans le premier de ceux-ci avec Urse au gouvernail qui rugissait des ordres à l’équipage hypnotisé par cet environnement nouveau. Plus ils s’enfonçaient dans ce froid labyrinthe, plus les formations de glace devenaient étranges. Ce n’étaient d’abord que des petits bancs de glaçons qui flottaient sur les eaux sombres comme des bijoux. Quand ils frappaient la coque, c’était avec un bruit tout à fait hors de proportion pour leur taille, et les madriers grondaient et craquaient comme s’ils allaient à tout moment éclater. Pendant des heures, Aran resta penché à mi-corps à la poupe, écartant les plus gros morceaux avec une longue gaffe, mais il y en avait des milliers plus petits qui les martelaient, infligeant encoches et éraflures au dur chêne des planches. Sous un ciel d’étain, des vrilles de brume se levaient au passage du vaisseau tels des esprits, suspendues dans l’air crépusculaire comme si elles avaient attendu le moment de se condenser en prenant d’épouvantables formes de cauchemar. Elles s’enroulaient autour de la silhouette du Maître de Tomberoc, à la proue, on aurait dit qu’elles voulaient s’insinuer en lui et s’emparer de son corps. Quand le gris d’étain fit place au rose violacé du coucher de soleil arctique, ils entrèrent dans un territoire complètement différent, qui promettait la vision prochaine de créatures mythologiques, car il était plus étrange que ce qu’ils avaient jamais vu. D’abord, ce furent des icebergs qui les surplombaient comme les sentinelles ou les géants de fabuleuses forteresses, et les facettes lisses de leur glace ancienne étaient teintées d’or, de vermillon et de pourpre. Sur leur passage, le sillage du bateau se propageait dans les chenaux comme des vagues de grandes marées, et quand celles-ci frappaient les icebergs, c’était avec un bruit de tonnerre lointain. « Dieux, souffla Mag Langue-de-Serpent, sa vision se reflétant vaguement dans ses yeux sombres, ça ressemble au bout du monde. » Mais tout allait devenir plus étrange encore. À mesure que la lumière baissait, ils entendirent quelque chose qui ressemblait, d’une manière impossible et saugrenue, à une voix distante. « Des sternes ? » demanda Jan en jetant un coup d’oeil à Flint Hakason. L’autre pencha la tête de côté comme un chien qui écoute ce que l’oreille humaine ne peut entendre. « Peut-être des mouettes à trois doigts », dit-il après un moment. Mais il ne paraissait pas convaincu. « Il fait trop sombre, déclara Aran avec une expression sévère. Et nous sommes trop loin de la terre. — Des fulmars, affirma Urse. Pour moi, ça ressemble à des fulmars. » Le reste de l’équipage tendit l’oreille. Pendant un moment, il n’y eut rien à reconnaître sinon le tourbillon du vent sur les banquises et les crissements des cristaux de glace sur leurs visages et leurs barbes. Puis les sons s’élevèrent de nouveau, des croassements aigus et hachés par la distance et le vent. Les hommes du Long Serpent s’efforcèrent de bien entendre, comme pétrifiés. « Par le Seigneur Sur, dit enfin Pol Garson d’une voix rendue plus basse par la crainte, c’est une chanson. » Ils pouvaient tous l’entendre à présent : les notes qui montaient et descendaient dans le vent, trop rythmées pour être naturelles, trop mélodieuses pour être dues au hasard – bien trop loin de toute civilisation pour que l’on s’y fut attendu. Et trop distantes du vaisseau pour ne pas être fugitives et déconcertantes. Mag agrippa le bras du capitaine. « Faisons demi-tour, dit-il d’un ton pressant, les doigts enfoncés comme des griffes dans le bras d’Aran. Partons d’ici avant qu’il soit trop tard. — Oui, capitaine, prenons les rames tout de suite ! » s’écria Gar Félinson, en hochant avec ferveur sa tête grise. Urse était d’accord : « Je n’aime pas du tout ce son. » Tous les hommes parlaient et bougeaient en même temps, à toute allure, avec des mouvements que la panique rendait saccadés. Plusieurs coururent à leur banc de nage, mirent leur rame en position et regardèrent le capitaine d’un air plein d’espoir. D’autres se précipitèrent vers les plats-bords et scrutèrent la nuit avec crainte, la main sur la garde de leur coutelas. Flint Hakason se dirigea vers le support du mât et détacha l’un des harpons qu’il gardait là, avec une expression des plus sombres. Les bruits devinrent plus forts, et plus horriblement distincts. Quelle que fut la nature de ce qui se trouvait là dans les ténèbres, cela semblait avoir quelque difficulté à chanter, car les notes étaient grêles ou se faisaient engloutir par l’obscurité de la nuit qui s’amassait. Mais les paroles devinrent bientôt claires malgré tout : c’était celles d’un chant bien trop familier à tous les hommes présents, La Lamente du Marin : C’était une belle fille, et sans amant Une belle fille sans amant Elle se donna joyeusement Elle me prit pour son amant Mais bien loin je suis parti Sur le bleu des mers lointaines Loin des îles de mon amie Loin de mon amour fidèle Pendant que je voguais dans les orages En rêvant de mon amie Son amour a pris de l’âge Et pour un autre elle m’a trahi J’ai perdu maints compagnons En voguant dans les orages Les abîmes glacés disent mon nom Mon chemin s’en va chez le Seigneur des Orages Car rien ne me retient encore Tout ce que j’aimais est parti Courage, amour, jeunesse et vie Je désire le silence et la paix de la mort. Tandis que les dernières notes s’éteignaient, ils virent une apparition se former sous leurs yeux : un bateau délabré dont la voile en lambeaux volait dans la brise comme autant de chiffons. C’était un petit faering, dernier espoir des naufragés ballottés par les tempêtes. Les planches en étaient endommagées et délavées par les intempéries, et du navire auquel il appartenait, il n’y avait nulle trace. Les hommes du Long Serpent ébauchèrent le signe que font tous les marins contre les désastres, et ils agrippèrent leurs ancres d’argent comme si leurs pendentifs avaient eu le pouvoir d’écarter tous les démons d’Elda. Ils tendirent le cou pour voir le chanteur, et pendant un long moment ne le purent dans les ténèbres. Quelques instants plus tard, ils souhaitèrent ne pas l’avoir vu. Une figure solitaire était assise dans le bateau. La fureur des éléments avait noirci son visage, ses yeux étaient des trous au regard fixe qui reflétaient la flamme de la torche levée par Aran. Les lèvres tachées s’ouvraient sur le vide. Les cheveux et la barbe étaient longs et feutrés sous une substance grossière qui avait aussi dégoutté sur les quelques haillons de vêtements qui restaient encore. Les bottes avaient disparu, exposant un long pied blanc et un horrible moignon. Les mains tenaient ce qui semblait être un objet compliqué fait d’ivoire, et entassés tout autour, comme dans un des tombeaux de la légende, il y avait une pile d’os et de crânes. « Par les yeux de Feya ! » s’écria Emer Brétison, assez démonté par les implications de cette épouvantable vision pour invoquer la déesse des femmes. Il y eut un bruit cliquetant lorsque Flint Hakason laissa tomber son harpon. « Le dieu nous protège ! — Le répugnant bâtard, le vil meurtrier ! — Quoi, comment ? » demanda Fall Ramson d’une voix lente, ses yeux déjà naturellement exorbités semblant sur le point de lui sortir de la tête. Il regardait fixement les os qui entouraient la figure assise dans le faering, sans comprendre du tout ce qu’il voyait. « L’équipage… Qu’est-ce qui est arrivé au reste de l’équipage ? — Il les a mangés… » Ils ne pouvaient s’empêcher de mieux voir à présent : comment les tibias étaient brisés et fendus en deux, la moelle disparue ; comment un poignard était encore enfoncé dans ce qui restait d’une cage thoracique ; comme un crâne avait été ouvert, révélant une cavité maintenant vide et luisante. Et enfin, Urse reconnut soudain ce que le survivant agrippait dans sa main en serre : « Par Sur, dit-il avec horreur, il a dévoré son propre pied… — Mais oui, mais oui ! » Un rire haut perché, insensé, fracassa l’air : « Il a dévoré son propre pied ! » C’était Fent qui lui faisait écho, les yeux brillant d’un regard fou. Un moment plus tard, il y eut un étrange sifflement et le cannibale tomba à la renverse dans la pile d’ossements. Le moignon livide de sa jambe tressauta convulsivement, puis l’homme se figea. Un harpon était enfoncé dans sa poitrine et, au travers, dans les planches du faering. C’était une arme destinée à abattre un narwhal ou une baleine ; pour une proie aussi maigre, elle avait frappé avec une force disproportionnée. Bientôt des jets d’eau sombre avaient commencé de s’amasser autour des squelettes désarticulés ; en quelques instants, le faering était inondé. Aran se détourna de cette scène funèbre. Il traversa le pont à grands pas, s’assit à son banc de nage et se mit à ramer furieusement. Les hommes prirent leur place autour de lui et sortirent rapidement leur rame, soulagés d’avoir une tâche concrète à exécuter. Le navire s’éloigna bientôt de ce qui allait hanter chacun d’eux jusqu’à sa mort. Pour certains, ce serait moins long que pour d’autres. Ce fut la dernière chose que virent les jolis yeux bleus de Bret, le garçon venu de la rive est, avec la vague noire qui l’engloutit lorsque Fent Aranson lui plaqua une main sur la bouche et le poussa violemment et prestement par-dessus le plat-bord pour le laisser tomber dans le sillage écumant du navire. 29. Les Raiders Alors que Katla débouchait du défilé tortueux au pied de la falaise, il était déjà trop tard. Le temps pour elle de contourner le marécage boueux autour du ru du Pied-de-Mouton, et de se mettre à courir à pleine allure le long du chemin caillouteux qui longeait la hutte de Ma Gallasen, où la collection hétéroclite de chèvres et de chats de la vieille femme la regardèrent passer avec d’identiques yeux mordorés dénués de sympathie, le vaisseau étranger était entré dans le port, et les femmes de Tomberoc, avec une douloureuse lenteur, étaient en train de comprendre leur erreur. Le vaisseau qui était en train de mettre à la mer sa première barque n’était pas Le Long Serpent. En vérité, comme Katla l’avait compris de précieux instants auparavant, ce n’était même pas du tout un navire du Nord, mais un semblant de navire, une longue et lourde embarcation mal raboutée. Venue d’un autre continent, et qui avait réussi contre toute attente à braver les hasards de l’Océan du Nord. Le capitaine en était un homme que même ses amis – rares, et pour la plupart maintenant défunts – appelaient « le Bâtard » ; son équipage était une bande de cruels coupe-gorge, de criminels et de bandits venus de tous les coins de l’Empire du Sud. Mais plutôt que de comprendre aussitôt et de prendre leurs jambes à leur cou, les femmes sur le quai étaient pétrifiées de curiosité. Les nouveaux venus portaient des habits exotiques, et ils étaient bizarrement rasés de près. Avec leur peau foncée et leurs cheveux noirs, ils ne ressemblaient en rien aux grands hommes rudes à la peau claire et à la barbe hirsute des îles nordiques. Au lieu de cuir et d’habits fabriqués à la maison, ils portaient de la soie aux couleurs vives, du lin où luisaient des perles de verre et des broderies de fils métalliques. Leurs ceintures et leurs colliers étaient d’argent et de bronze, leurs doigts étaient encerclés d’anneaux d’argent et leurs bras de bracelets d’argent, leur cou de colliers de sardoine, à leurs oreilles pendaient des boucles d’oreilles filigranées qui enchâssaient des gouttes d’ambre luisant comme de l’or dans le soleil oblique. Au lieu de vieux hauberts de cuir éraillé, ils portaient des cottes de mailles étincelantes ; au lieu de haches de fer ébréchées, ils avaient de minces épées argentées où la lumière déclinante accrochait des reflets sanglants. « Courez ! s’écria Hildi-la-Mince, qui était moins stupide qu’elle n’en avait l’air. Courez ou mourez ! » Ferra Bransen et Kit Farsen la regardèrent avec stupéfaction soulever ses jupes, révélant des chaussettes de laine dépareillées et plissées, et une paire de grosses sandales de bois souillées d’excréments de cochon, pour filer comme un lapin le long de la jetée, dans le claquement précipité de ses souliers sur le ciment troué. Elle croisa Kitten Soronsen dans sa plus belle robe de soie écarlate, et Magla Férinsen, qui regarda, bouche bée, le maigre dos qui s’éloignait. « Quelle créature ridicule, renifla Kitten avec hauteur, effrayée par une bande de marchands ! Je me demande ce qu’ils ont apporté. Ils sont bien habillés. Peut-être portent-ils une partie de leur marchandise, pour la montrer. Je ne refuserais pas de jeter un coup d’œil à de nouveaux bijoux et à une longueur de belle soie galienne vert émeraude… » Derrière elles, Hildi-la-Mince rencontra le groupe de vieilles femmes, qui lui crièrent : « Où vas-tu si vite, Hildi-Pattes-de-Lapin ? Ta maison brûle, ou ton chien mange ton repas ? » Une des femmes du clan du Phoque donna un coup de coude à sa voisine : « Elle est allée mettre des culottes propres, gloussa-t-elle, paillarde, au cas où l’odeur des siennes ferait fuir tous les hommes ! » Cela les fit toutes caqueter joyeusement pendant un temps ; à ce moment, la première des barques avait atteint la digue et deux hommes avaient escaladé les échelons métalliques, couteau entre les dents. Même la vue de ces malfrats n’alerta pas Magla Férinsen. Elle se tourna vers son amie pour commenter l’élégance de leurs cheveux noirs et huilés, ainsi que leur profil aquilin, et se rendit compte que Kitten Soronsen avait disparu : c’était maintenant une silhouette écarlate qui courait avec maladresse à l’autre extrémité de la jetée. L’un des hommes l’attrapa rudement par les poignets et la tint d’une seule main, la tête penchée pour l’examiner. De l’autre main, il lui pinça un sein. Magla devint furieuse. Si un homme du Nord s’était conduit ainsi, même ivre, elle aurait demandé à sa parenté masculine de le châtier de leurs poings et de leurs coutelas, l’aurait fait chasser ou l’aurait forcé à payer une solide amende. Avec toute sa famille, il aurait été couvert de honte pour sa conduite. Il n’aurait jamais pu faire un bon mariage dans la région et aurait sans doute dû s’embarquer en haute mer pour le restant de ses jours. Seul un homme brave ou téméraire aurait osé tenir tête à Magla Férinsen. C’était une femme bien connue dans les îles d’Ostenave pour parler haut et fort, et elle tourna ce bagout contre son assaillant. « Lâche-moi, sale païen ! Comment oses-tu me toucher sans le moindre salut ou la moindre introduction ? Tu devrais avoir honte de toi, tripoter une femme comme ça ! On ne vous apprend pas les bonnes manières, chez toi ? D’où viens-tu, de toute façon ? » L’homme recula devant cette tirade avec une expression de dégoût. Tout en tenant Magla à bout de bras, il se tourna vers ses compagnons et leur dit quelque chose de complexe et d’inintelligible dans la sifflante langue du Sud ; les autres éclatèrent de rire et y allèrent de leurs propres commentaires. Puis, avec l’expression la plus nonchalante, l’homme frappa Magla à la figure d’un violent coup de poing. Magla écarquilla les yeux, choquée. Puis elle s’effondra. Voir Magla Férinsen ainsi assaillie plongea les autres femmes dans une panique totale. Forna Stensen, Kit Farsen et Ferra Bransen poussèrent un hurlement unanime et prirent leurs jambes à leur cou, rattrapant presque Kitten dans leur fuite désespérée. Les vieilles femmes cessèrent de bavarder et de lorgner le spectacle, soulevèrent leurs robes et se précipitèrent du côté du chemin avec une célérité improbable chez de telles antiquités, ne ressemblant à rien tant qu’à des hérissons surpris par un renard et fonçant vers le couvert d’un buisson de ronces. Bréta-la-Grosse, la face écarlate d’avoir couru dans la colline pour descendre vers le port, reprit son souffle en hoquetant et retourna sur ses pas, poussivement, tirée par la main par la petite Marin Edelsen. Béra Rolfsen, Maîtresse de Tomberoc, était complètement médusée. Avec Otter Garsen, elles marchaient posément le long du quai, plongées dans une profonde conversation quant aux mérites comparés des punitions et des récompenses pour élever des filles difficiles, et elles n’avaient donc pas vu en détail l’incident impliquant la fille d’Otter et le marin istrien. Hildi-la-Mince passa précipitamment près d’elles en criant : « Des raiders, des raiders ! » suivie de près par Kitten, la tête basse et qui courait si fort qu’elle ne remarquait même pas les griffures infligées par les épineux à ses chevilles nues. Alors seulement Béra et Otter comprirent-elles que quelque chose allait sûrement de travers. Béra examina la scène en contrebas, vit comme les vieilles femmes s’éloignaient vivement du port, et comprit instantanément la situation. « Par le dieu, Otter, dit-elle en serrant le bras de l’autre femme, je crois que ces nouveaux venus ne sont pas le genre de visiteurs que nous désirons accueillir sur nos rivages ou dans nos foyers. Retournons à la ferme, barricadons les portes et résistons-leur d’une façon qui remplirait nos époux de fierté. » Elle fit signe aux femmes qui couraient vers elles : « Vite, vite, à la salle commune ! — Mais… commença Otter, les yeux plissés pour regarder la scène sur la digue, avec une soudaine compréhension horrifiée, mais ma fille ? » Béra jeta un coup d’œil sans émotion à la jetée. « Je ne crois pas que nous puissions faire quoi que ce soit pour la sauver présentement, dit-elle avec fermeté, et ça n’améliorera rien si nous nous laissons aussi capturer par ces raiders. » Après une petite pause, elle reprit : « Sais-tu tirer à l’arc, Otter ? » L’autre femme la contempla avec incrédulité, bouche bée. Elle réfléchit un moment. « Assez bien… dit-elle, d’un ton plutôt sceptique. — Alors, dit Béra Rolfsen en lui serrant une épaule, nous ferons notre possible pour nous sauver nous-mêmes, et ensuite nous verrons à la sauver. » * * * Là où le chemin faisait une boucle, un trou dans les aubépines permit à Katla de voir brièvement les événements qui se déroulaient dans le port de Tomberoc. Elle regarda les deux raiders emporter la forme inerte de Magla Férinsen dans leur barque et elle fronça les sourcils. Magla était-elle morte ? Inconsciente ? Que se passait-il ? Elle ne pouvait imaginer pourquoi des étrangers – n’importe quel homme, de fait – aurait voulu de Magla Férinsen vivante ou morte, même si elle était prête à admettre qu’on ne pouvait décider des goûts d’autrui. Elle fut cependant soulagée de voir qu’un événement quelconque avait mis un terme à la curiosité des femmes et qu’elles fuyaient toutes sur le chemin de la ferme. Qu’allait-elle faire maintenant ? Elle pouvait retourner sur la Dent du Chien et rester cachée jusqu’à la fin des ennuis. Cela lui sembla attrayant pendant un bref et méprisable moment qui passa tel un papillon dans la brise, malgré la voix intérieure qui murmurait en elle. Elle pouvait retourner au pas de course à la ferme et se joindre aux autres pour les défenses qui pourraient y être mises en place, mais elle écarta presque aussitôt cette idée. Elle était l’une des rares femmes de l’île capable de manier une arme, et elle serait gaspillée dans des combats rapprochés, en essayant de se ménager de l’espace dans une grande salle pleine de femmes affolées complètement inutiles. Elle devrait ravaler son orgueil et obéir aux ordres de sa mère, de surcroît : impensable. Il valait mieux pour elle être à l’extérieur, et libre d’agir. Elle pourrait courir, tirer des flèches ou poignarder l’ennemi par surprise. Et, songea-t-elle avec un terrible pragmatisme, elle ne périrait pas comme un lapin pris au piège, tapie dans la salle commune avec les autres femmes, mais sous le ciel, une épée à la main. Elle se remit à courir, en cherchant un endroit propice à une embuscade. * * * À une allure surprenante chez une femme qui avait porté le poids de ses tâches quotidiennes pendant plus de vingt ans, ainsi que huit enfants, dont cinq étaient morts dans leur enfance et un autre à vingt-six ans, Béra Rolfsen remonta le chemin du port vers la Croix de Feya, l’intersection qui menait à l’enclos de la ferme. Les aubépines poussaient si près les unes des autres à cet endroit qu’elles formaient une arche naturelle au-dessus du chemin ; pendant la cinquième lune celle-ci s’ornait d’une écume de fleurs blanches exsudant une puissante et érotique odeur de sang chaud, ainsi qu’il convenait à des arbres dédiés à la déesse de la fertilité. En des temps plus anciens, il y avait eu une tradition à Tomberoc : les filles désireuses de se marier se levaient avant l’aube, au premier jour du printemps, et couraient sur la grève pour s’y asseoir en pensant au garçon qu’elles aimaient jusqu’à ce que la mer vînt leur lécher l’entrejambe, et elles priaient Sur pour obtenir sa faveur. Béra se rappelait le jour où elle l’avait fait elle-même, en rêvant à ce grand jeune homme aux traits ciselés et aux yeux intenses et profonds ; elle se rappelait comme elle avait couru sur le chemin du retour pour se tenir sous l’arche du mai jusqu’à ce que les premiers rayons du soleil eussent filtré au travers des branches pour lui tacheter la figure de petits points de lumière rose, et alors elle s’était dressée sur la pointe des pieds pour cueillir un seul brin de fleur au centre de l’arche, sans se piquer, et, avec la fleur, elle avait cueilli la bénédiction de Feya. Superstition ou non, son rêve s’était réalisé : trois jours plus tard, Aran Aranson était apparu à la crête de la colline, sur son solide petit poney, pour demander sa main. Au cours des années, cependant, en conséquence de cette taille continuelle subie au moment du mai, le sommet de l’arche fleurie était devenu plus haut, et trop difficile à atteindre et finalement seules les filles les plus athlétiques parvenaient à cueillir une fleur sans se piquer ou sans déchirer leur robe – ce qui était de mauvais augure ; une seule goutte de sang signifiait qu’on avorterait son premier-né ; le tissu déchiré signifiait une mésentente dans le mariage, ou pis encore, pas de mariage du tout. Bientôt il était apparu que nul ne serait capable de continuer la tradition sans inviter un désastre, et on l’avait abandonnée. L’endroit restait néanmoins investi d’une aura sacrée pour les filles de l’île. Béra prit le tournant à l’intersection et faillit trébucher sur Kitten Soronsen, étendue à moitié sur le chemin et à moitié dans la haie, essayant fiévreusement de dégager sa robe écarlate des aubépines sans déchirer la soie. Un de ses jolis souliers brodé de perles de verre, un présent de Haki Ulfson, tout à fait inapproprié pour courir à toute allure sur un chemin mal aplani, se trouvait pris dans une racine qui dépassait au milieu du chemin, témoin muet de sa chute. « Pour l’amour de Sur, ma fille, dit Béra avec brusquerie en voyant le tableau, relève-toi et cours ! » Kitten tourna vers elle son visage baigné de larmes. « Je ne peux pas, sanglota-t-elle, ma robe est prise dans les épines, c’est ma plus belle… Oh ! » Béra se pencha sur elle, et se releva avec un morceau de soie rouge déchirée dans un poing. Ses articulations étaient blanches. Kitten eut l’air horrifié : « Maintenant, je ne me marierai jamais ! » — Si tu ne te rends pas à la sécurité de la ferme, c’est plus que ta jolie robe qui va être déchirée, répliqua sombrement Béra, et elle regarda la fille se recroqueviller. Va dans la salle commune, rassemble des bâtons et des gourdins, et tout ce qu’on peut lancer et qui fera mal, poursuivit-elle en relevant Kitten de force. Ou aucune d’entre nous n’aura plus jamais le luxe de choisir l’homme avec qui elle couchera ! » Le visage aussi blanc que les articulations de la Maîtresse de Tomberoc, Kitten Soronsen se releva d’un bond et s’éloigna en courant des aubépines sacrées de la Déesse, aussi vite que ses jambes pouvaient la porter. Béra reprit son souffle, puis repartit d’une allure encore plus rapide qu’avant. Au sommet de la colline, elle vit la maigre silhouette de Hildi-la-Mince qui escaladait le muret de l’enclos. « Hildi, Hildi ! » cria-t-elle. En équilibre précaire sur les galets du mur, la fille regarda par-dessus son épaule, vit qui l’appelait aussi péremptoirement et retomba aussitôt dans la prairie. Béra courut dans l’herbe drue et escalada le muret avec une étonnante agilité : « Viens avec moi ! » ordonna-t-elle en attrapant Hildi par un bras pour la relever. Hildi n’avait pas le choix et elle obéit même si ses pieds trébuchaient en essayant de rattraper le reste de son corps. Elles filèrent toutes deux dans la prairie en direction de la forge. Une fois là, Béra lâcha le bras de Hildi et prit l’anneau de clés qui pendait au mur au-dessus du râtelier à outils. Les deux douzaines de clefs métalliques cliquetèrent les unes contre les autres, ce qui n’était pas d’un grand secours. Elle les fixa d’un œil incrédule, ignorant absolument quelle clef allait dans quelle serrure, la salle commune, la grange, la forge, les écuries ou le magasin. Elle les jeta enfin sur les dalles, écœurée. « Pas le temps pour les cérémonies », déclara-t-elle en saisissant une barre de fer. L’instant d’après, elle forçait sans plus attendre la massive armoire de chêne où étaient entreposées les armes de la ferme. Bientôt le bois explosa autour du verrou. Béra plongea son regard dans l’intérieur obscur. « Par les dents de Sur ! » jura-t-elle avec force. Hildi porta ses mains à sa bouche. Elle n’avait jamais entendu jurer la Maîtresse de Tomberoc : une femme si bien élevée, toujours si polie même quand elle était furieuse. « Par la bite et les couilles géantes de Sur ! » continua Béra en donnant un violent coup de pied dans l’armoire. Celle-ci était vide, à l’exception d’une paire de vieux coutelas rouillés et d’une poignée de flèches aux pointes branlantes. Quelqu’un avait pris tout ce qu’on avait entreposé pour répondre justement à ce genre de situation urgente, mais avait-on distribué les armes à l’expédition d’Aran ou quelqu’un d’autre s’en était-il emparé, elle n’en avait pas idée. Le plus étrange était que quiconque avait si exhaustivement saisi les armes eût prit la peine de refermer l’armoire à clef. À moins de vouloir passer inaperçu. Inutile de conjecturer davantage. Béra jeta un regard déterminé autour d’elle. Sur l’étagère, en dessous du râtelier à outils, il y avait la belle épée que Katla avait promise à la mère de Tor Leeson, et les deux poignards qu’elle avait fabriqués comme armes de démonstration. Ceux-ci attendaient le finissage de leur niellé, et ils étaient encore ternes et sans décoration. Comme poignards d’apparat, ils ne gagneraient pas de prix, mais leurs pointes étaient aussi aiguës et leur fil aussi tranchant que ceux de n’importe quelle épée de guerrier. Trois armes, si soigneusement forgées fussent-elles, ne seraient guère susceptibles de faire fuir une bande de raiders sans merci. Arcs et flèches, lances et javelines, voilà ce qu’il leur fallait. Il fallait tenir les assaillants à distance ou elles seraient perdues, car leurs chances étaient bien minces si elles devaient se battre à mains nues contre des hommes forts et bien entraînés. Il y avait au moins des lances, plus d’une douzaine, accrochées le long du mur est. Béra saisit poignards et épées et les lança à Hildi. Puis elle prit une lance après l’autre pour les entasser dans les bras de la fille jusqu’à ce que celle-ci ne fût plus capable d’en porter davantage. « Cours porter ces armes à la ferme ! » lui intima-t-elle, sans perdre de temps à regarder la fille tituber sur le chemin qui menait à la salle commune. La grange, songea brusquement Béra. Aran et les garçons gardaient toujours leurs arcs dans la grange. Elle traversa la cour en courant, et en priant que ces armes n’eussent pas été emportées à bord du Long Serpent – pour quoi faire ? se demanda-t-elle avec une soudaine ironie : abattre des mouettes quand on s’ennuie, combattre des icebergs et des vagues de tempêtes ? Elle pouvait bien voir entre les arbres et nota que plusieurs des femmes se trouvaient maintenant au sommet de la colline et que, dans le port, les raiders avaient débarqué sur le quai pour se diviser en deux groupes. L’un déployé vers l’est, courait dans le défilé qui longeait la Dent du Chien. Ils n’auraient pas grand-chose pour se distraire de ce côté-là, songea-t-elle avec un sourire amer. À moins d’avoir un penchant pour les chèvres et les porcs. On entendait des racontars bizarres sur pirates et raiders. Tout était possible. Les bêtes de la vieille Ma Hallasen feraient mieux de s’apprêter à défendre leur vertu. L’autre groupe poursuivait les femmes en fuite, et avait presque rattrapé Ferra Bransen, empêtrée dans ses robes. Rien à faire de ce côté. En serrant les dents, Béra traversa en courant la centaine de pas qui séparaient la forge de la grange et trouva – Sur soit loué ! – le grand arc de chasse d’Aran là où il le gardait toujours, avec une bonne quantité de flèches enveloppées dans de la toile huilée. Elle déroula prestement la toile et compta les flèches : deux douzaines, du frêne empenné de plumes de cygne. Bien, mais pas assez. C’étaient des flèches faites pour tirer loin. Il lui en faudrait aussi en bois d’if pour usage à courte portée. Une rapide reconnaissance dans la sellerie offrit mieux : trois petits arcs et un seau plein de flèches de types et d’âges différents. Beaucoup étaient toutes noires, piquetées de rouille, les pointes d’autres avaient été brisées dans quelque proie infortunée. Mais Béra se moquait éperdument de leur condition : ce ne serait vraiment pas un concours où l’on accorderait des points pour le talent et la précision. Après avoir saisi ce trésor à pleins bras, Béra courut sur le sol battu de la grange et jusqu’à la salle commune, aussi prestement qu’une fille de dix-huit ans. Le temps pour elle d’arriver à la porte, le premier raider dépassait le sommet de la colline. Pas de temps à perdre. « Barricadez la porte ! » cria-t-elle en jetant sa moisson d’arcs et de flèches sur le sol, où ils s’éparpillèrent avec fracas. « Ferra n’est pas encore… commença quelqu’un. — Nous ne pouvons pas l’attendre ! » Béra fit claquer la porte de bois et tira le loquet de fer. « Les bancs, s’écria-t-elle, barricadez la porte avec les bancs ! » Les femmes s’exécutèrent sans une seule autre protestation. Otter Garson courut vers la pile d’armes, choisit rapidement un grand arc en bois d’orme et se précipita vers l’autre extrémité de la salle, où une échelle menait dans les greniers ; puis elle grimpa avec des mouvements raides sous les avant-toits et commença de creuser les mottes de gazon du toit avec son coutelas. « Aidez-moi ! » lança-t-elle ; l’une des femmes du clan du Phoque, comprenant ce qu’elle voulait faire, s’en vint en courant pour l’aider à ménager une ouverture dans le toit. « Qui parmi vous peut se servir d’un arc ? » demanda Béra d’une voix forte. Sa question sembla tomber dans des oreilles sourdes. Nul ne répondit. Elle regarda les femmes tour à tour, vit comme elles se détournaient d’un air honteux en constatant en elles une lacune qu’elles n’avaient jamais auparavant perçue comme telle. Enfin, Tian Jensen déclara : « Mes yeux ne sont plus ce qu’ils étaient, mais dans mon jeune temps, j’ai tiré quelques lapins. » Béra saisit un grand arc et une douzaine des flèches empennées de plumes de cygne pour les lui tendre : « Tu trouveras que tes cibles pourront compenser ta mauvaise vue, dit-elle, car ces hommes sont pas mal plus gros que des lapins et ne courront pas aussi vite non plus. » Elle se tourna vers Mortèn Danson, assis dans l’ombre au fond de la salle, tellement silencieux qu’on aurait cru qu’il essayait de s’y fondre. « Et vous, messire le constructeur de bateaux, que préférez-vous ? Un arc de chasse pour les tirer depuis le toit, ou un bon petit arc pour tirer de plus près ? » L’autre soutint son regard : « Je n’ai aucune querelle avec ces hommes », dit-il. Béra éclata d’un rire amer : « Ah, mais le savent-ils ? » répliqua-t-elle, presque comme si elle se parlait à elle-même. Elle choisit un petit arc d’if et de corne pour le lui lancer. L’arc faillit tomber sur le sol, mais il le rattrapa de justesse, en le regardant fixement comme s’il s’était agi d’une anguille de roche et qu’il ne sût pas par quel bout le prendre. Les flèches qui suivirent retombèrent avec fracas autour de lui. Il resta assis un moment, médusé, puis il les ramassa et se rendit à l’une des fenêtres. Béra évalua leur maigre réserve d’armes, puis elle fit le tour de la salle commune en les distribuant : une lance aux jeunes en bonne santé, qui auraient peut-être une chance de s’en servir ; un poignard pour toutes sauf les plus arthritiques, qui ne pouvaient de toute façon en tenir un. Kitten Soronsen était la dernière : « Lance ou poignard », lui demanda-t-elle à mi-voix. Le visage de la jolie fille était tout pâle, ensanglanté par les ronces et mouillé de larmes. Ses yeux étaient aussi ronds que ceux d’une chouette. D’une main tremblante, elle prit l’une des dagues d’apparat. « Je n’aurais jamais pensé dire une chose pareille, mais je regrette de ne pas m’être entraînée avec Katla quand elle me l’a proposé », remarqua-t-elle tout bas. Grand-Ma Rolfsen prit une lance à manche d’orme à la pointe cruellement barbelée. « L’homme qui rentrera là-dedans, annonça-t-elle, n’ira pas bien loin. » L’épée que sa fille avait forgée pour la mère de Tor, Béra la garda pour elle-même. L’équilibre en était splendide, et elle était étonnamment légère et puissante à la fois. La paume de Béra fourmilla à son contact, comme si elle avait touché une créature vivante. Elle essaya quelques coups en se rappelant l’unique leçon qu’elle avait jamais reçue de son époux quelque vingt ans plus tôt, lorsqu’il était parti avec son père pour guerroyer contre l’Empire du Sud. « Les armes eyraines sont faites pour l’estoc et la taille, lui avait dit Aran. Ne sois pas trop délicate avec la lame : essaie de jouer au plus fin avec un assaillant et tu es perdue. Mets tout ton poids derrière un coup et tu peux lui trancher une jambe ou un bras, jusqu’à l’os. Et une fois que tu as fait ça, tu n’as plus à t’en soucier. » Avec un frisson, elle rengaina l’épée. On n’en viendrait pas là, avec un peu de chance. Elle saisit un arc et des flèches et grimpa prestement à l’échelle pour rejoindre Otter et les autres femmes de Tomberoc au trou nouvellement percé dans le toit, et accueillir les visiteurs. * * * À partir de Far Sey, le vent les poussa dans la bonne direction. Erno se trouvait près du gouvernail et la brise saline lui fouettait les cheveux. Ils n’auraient pu aller plus vite que s’il avait poussé des ailes au navire, ce qui semblait improbable puisque de tous les navires d’Elda, seul le Corbeau, celui de Sur, doté de pouvoirs particuliers, l’avait jamais fait. Mais sous le soleil qui brillait et avec la chaleur peu saisonnière qui encourageait les phoques gris à paresser dans les eaux des îles, Erno avait le sentiment impossible à secouer que tout allait bien dans le monde et que Katla, malgré leur étrange aventure, serait bientôt dans ses bras. C’était sur son ordre, se rappela-t-il pour la millième fois, qu’il s’était éloigné à la rame de la Plaine de Tombelune, même si ses raisons pour un tel ordre lui demeuraient énigmatiques. C’était seulement dans ses rêves à présent que lui revenait parfois le souvenir d’une autre femme et lorsqu’il se le rappelait au réveil, il pensait que ses cheveux noirs et ses yeux doux étaient une création de ses sens, et il sentait la culpabilité rouler sur lui, tel un nuage d’orage. « Nous serons en vue du port de Tomberoc à l’aube, demain », dit une voix à son épaule. Il se retourna vers Joz Patte-d’Ours. Le géant ne faisait qu’une demi-main de plus que lui et ses yeux gris, attentifs et voilés, l’observaient. « Oui, acquiesça Erno. Enfin. — J’espère que nous arriverons à temps pour y trouver le constructeur. — Où pourrait-il se trouver, sinon ? — S’il a été enlevé pour fabriquer un bateau à Aran Aranson, quelque part sur l’océan, je dirais. — J’ai entendu dire que Mortèn Danson était un terrien confirmé, dit Erno avec un petit sourire. Il n’a jamais mis le pied sur un bateau qui ne soit solidement ancré dans un port bien abrité. » Joz secoua la tête : « Je ne comprends pas comment il peut construire des bateaux capables d’affronter les rigueurs d’une tempête arctique. » Erno y réfléchit un moment. Puis il dit : « Katla Aransen, à ce que je sache, n’a jamais fait la guerre, mais elle forge les plus belles armes de ce côté-ci de l’Océan du Nord. » Joz tapota avec affection le pommeau de son épée, puis haussa les épaules, concédant le point : « Ah, c’est une femme exceptionnelle, c’est vrai. — Je vais l’épouser », dit Erno d’un ton ferme. Le mercenaire partit d’un grand éclat de rire. Erno lui adressa un regard féroce : « Pourquoi ris-tu ? » L’autre s’essuya les yeux du dos de la main. « Mon gars, dit-il, tu as beaucoup à apprendre du monde si tu t’imagines que ton existence sera aussi simple. Les femmes sont des créatures bizarres et contrariantes. » Il s’interrompit, considéra cette déclaration, puis reprit : « Et Katla Aransen, je dois le dire, est la plus étrange de toutes. Elle a un tel caractère que je ne l’imagine vraiment pas venir à toi comme une obéissante petite vache menée par un licou doré. » L’image ainsi conjurée était plutôt improbable. « Je sais », dit Erno avec ferveur, en se rappelant la nature querelleuse de Katla, son humour bizarre, ses entêtements opiniâtres et ses vues peu conventionnelles sur le mariage et les enfants. Puis il se souvint de ses cheveux indomptés, ses yeux rieurs et la façon dont elle l’avait embrassé devant la tente de l’Assemblée royale. Son cœur devint plus léger, et ses idées plus claires. Qu’est-ce qui aurait pu mal tourner ? * * * Katla était certainement aussi indomptée que possible en cet instant. Après avoir escaladé un promontoire de granit qui dominait le chemin menant hors du port, elle s’y était installée, dissimulée par une épaisse haie d’ajoncs. Elle avait laissé une douzaine d’hommes passer sans mésaventure ; il n’y avait rien dans cette direction, de toute façon, sinon la hutte de Ma Hallasen et les ruines de l’ancienne communauté de pêcheurs de Pointe-au-Phoque, avant que la Grande Tempête n’eût submergé cette partie de l’île et que les survivants ne l’eussent abandonnée. Elle attendait plutôt les retardataires. Elle en avait un au bout de sa flèche, encadré par les empennages de plumes grises, et le suivait des yeux avec autant de fixité qu’un faucon le progrès d’une musaraigne dans l’herbe. Le premier de ces retardataires traînait une Ferra Bransen des plus réticentes le long du chemin, tandis qu’un autre découpait sa robe par-derrière avec des coups précis de son élégante épée ; des morceaux de lin tombaient paresseusement au sol, l’un après l’autre. Cela les amusait beaucoup, ils riaient et plaisantaient dans leur jolie langue du Sud. Le visage de Ferra était meurtri là où ils l’avaient frappée, un œil fermé par l’enflure et l’orbite ensanglantée. Katla attendit que les premiers envahisseurs eussent disparu au tournant, puis banda l’arc et, lorsque la corde fut bien tendue, relâcha celle-ci, un murmure dans l’air. La flèche frappa si bien sa cible que l’homme n’eut même pas l’occasion d’émettre un son. Encochant aussitôt une autre flèche, Katla visa l’autre homme avec un sourire féroce. C’était la première fois qu’elle tuait délibérément, et c’était remarquablement satisfaisant. Le deuxième homme jetait autour de lui des regards désorientés, incapable de comprendre ce qui venait d’arriver. Son compagnon était tombé face contre terre dans le chemin, avec une flèche dans l’œil – une courte et solide flèche fabriquée par Katla elle-même, avec de l’if et du fer, pour la chasse aux lapins ; la flèche s’était enfoncée si profondément que la tête de l’homme reposait à un angle qui aurait été assez normal pour un homme endormi, ou inconscient. Pendant ce temps, Ferra Bransen – qui avait la cervelle d’un mouton, pensa Katla –, au lieu de s’enfuir à toutes jambes comme l’aurait fait n’importe qui de sensé en la circonstance, était enracinée dans le sol, la bouche béante d’horreur, et agitait les mains comme si elle avait voulu écarter des mouches. Avec un soupir, Katla abattit le deuxième homme, juste au moment où il comprenait qu’il s’agissait d’une embuscade. La flèche s’enfonça dans sa poitrine avec un bruit mat et il tomba à la renverse dans les ronciers. Cela paraissait presque trop facile. Plus facile que de tuer des lapins, assurément. Katla attendit pour s’assurer que personne n’allait rebrousser chemin, trouver deux cadavres et chercher le coupable, puis elle dégringola prestement le long du banc de terre à l’arrière du promontoire pour apparaître sur le chemin un instant plus tard, arc et carquois en bandoulière, et son épée courte à la main, en cas de nécessité. « Viens, Ferra, il faut t’emmener là où nous serons en sécurité », dit-elle, en agrippant la fille par le bras. Mais si le corps de Ferra se trouvait sur le chemin menant à Pointe-au-Phoque, son esprit était complètement ailleurs. Elle se tenait comme un fantôme dans le soleil couchant qui se reflétait dans ses pupilles fixes, sans faire un mouvement pour se sauver. Katla leva les yeux au ciel. « Par le Seigneur ! grommela-t-elle en se servant de son épaule comme d’un levier sous l’aisselle gauche de Ferra. Tu mérites bien de mourir, tiens ! » Après beaucoup d’efforts et de transpiration, elle réussit à mener Ferra à la relative sécurité des séchoirs à poisson. Elle l’y enferma avec un soupir de soulagement, verrouilla la porte pour l’empêcher de ressortir en hurlant comme un esprit démoniaque, et se dirigea vers la ferme. * * * Le capitaine Galo Bastido arrêta ses hommes à l’enclos qui encerclait la prairie de la ferme. « Rappelez-vous, les prévint-il, que notre priorité ici est de capturer le dénommé Mortèn Danson et de le ramener vivant au sire Rui Finco, afin qu’il puisse construire des bateaux pour l’effort de guerre istrien. Après l’avoir repris sain et sauf, et alors seulement, vous pourrez vous amuser avec les femmes. » Il vit les frères Forin, Milo et Nuno, échanger un regard amusé comme si rien de ce que pouvait dire leur chef ne les priverait de leur divertissement. Il vit aussi comment Pisto Dal frottait songeusement sa joue couturée de cicatrices, et comment les deux épéistes se tenaient un peu à l’écart comme s’ils avaient attendu de voir les autres faire le sale travail à leur place. Et ce serait peut-être bien du sale travail, songea-t-il en évaluant le terrain. La salle commune de la ferme était une longue et basse structure faite de solides madriers, de pierre et de gazon. Elle était conçue pour résister aux grands vents, aux pluies torrentielles, aux gels qui minaient les édifices. La porte principale était bien fermée et sans aucun doute verrouillée et barricadée de l’intérieur. Il y avait trois femmes sur le toit avec des armes à la main, l’air plein de défi. Mais il n’y avait pas un seul homme en vue, ce qui était curieux en soi ; même s’il pouvait entrevoir des visages à chacune des petites fenêtres obscurcies par des peaux de bêtes, il aurait pu jurer qu’aucun ne portait de barbe. Mais que la salle fût occupée par des hommes ou par des femmes, cela ne faisait pas de différence pour le Bâtard. Il s’était déjà trouvé dans de telles situations et il savait comment on pouvait prendre ce genre de bâtiment. Et sans pertes significatives. Il escala le muret, en se tenant prudemment hors de portée des flèches. « Salutations aux gens de Tomberoc », cria-t-il dans l’Ancienne Langue. Il attendit une réponse. Il n’y en eut point. Les femmes étaient toujours sur le toit, encochant des flèches avec autant de nonchalance que si elles avaient été sur le point de tirer des poulets pour s’amuser, comme il le faisait avec ses frères lorsqu’ils étaient petits, à la ferme de son grand-père. Il poussa un grand soupir et reprit : « Mon nom est Galo Bastido, et je suis le capitaine de cette expédition. L’Istria a déclaré la guerre à vos îles et nous sommes venus de la cité impériale de Forent sur ordre de son seigneur pour ramener le constructeur de bateaux, Mortèn Danson. Envoyez-le-nous, et nous repartirons en vous laissant en paix. Sinon, nous le prendrons par la force et nombre d’entre vous mourront inutilement. » Derrière lui, il entendit Baranguet faire craquer ses phalanges et glisser un commentaire paillard à son voisin. Une femme de petite stature, l’une des trois qui se tenaient sur le toit et portait deux longues nattes rousses, prit sur elle de répondre pour les gens de l’île : « Allez-vous-en ! cria-t-elle dans l’Ancienne Langue, avec un accent eyrain dur et guttural. Nous n’avons aucune intention de vous ouvrir nos portes ni de vous permettre d’emmener quiconque à votre navire sans nous battre. » Bastido se mit à rire. « Je puis vous assurer, Dame, que vous ne tenez vraiment pas à vous battre contre nous ! J’ai trente guerriers bien entraînés, et prêts au combat ! — Et j’en ai cinquante, dit la femme. — Cinquante femmes sans défense, plutôt, lança Baranguet. Et toutes bien mûres pour la cueillette, si tu en es un exemple ! » Bastido se retourna vers lui, furieux, mais il garda la voix basse : « Il vaudrait bien mieux reprendre le constructeur sans combat, Messire Fouettard. Des femmes endommagées rapportent peu au marché aux esclaves… » Sur le toit, Otter Garsen prit le bras de la Maîtresse de Tomberoc. « Béra, dit-elle en un murmure pressant destiné à ses seules oreilles, y compris les femmes de Pointe-au-Phoque derrière elles. Peut-être pourrions-nous laisser le constructeur partir. À quoi sert-il, sinon à nous envoyer tisser dans les salles de Feya pour l’éternité ? — Non, répliqua férocement Béra. Mortèn Danson a déjà subi l’indignité d’être enlevé par ma famille, et j’ai peut-être perdu un de mes fils dans cette affaire. Ce n’est peut-être pas un homme selon mon cœur, mais je ne le livrerai pas à une telle bande de malfrats mercenaires de l’Empire. Il reste encore un peu de fierté au clan Tomberoc. — Ils ont l’air redoutables, reprit Otter. Quelles chances avons-nous contre eux ? — Nous le verrons bientôt. — Ne peux-tu au moins prétendre que Mortèn Danson ne se trouve pas ici ? » Béra eut un reniflement dédaigneux : « Les Tomberoc ne mentent pas. C’est une question d’honneur. — L’honneur nous tuera toutes. — Eh bien, ce sera avec honneur néanmoins. — Et avec maints ennemis morts à nos pieds, alors », acquiesça sombrement Otter. Béra ne dit rien de plus. Elle agita plutôt son épée à l’adresse des Istriens. « Nous sommes peut-être des femmes, mais sans défense, sûrement pas. Si vous vous imaginez que nous serons une moisson facile, toi et tes hommes, vous pouvez tenter votre chance, Galo Bastido. Mais vous ne trouverez rien de facile à prendre ici, et la seule moisson que vous allez récolter en sera une de lances et de flèches ! » L’Istrien haussa les épaules : « Eh bien, Dame, lança-t-il en retour, qu’il en soit ainsi. Vous ne pouvez dire que nous ne vous avons pas laissé une chance ! » Il se retourna vers ses hommes. « Essayez de ne pas leur faire trop de mal, dit-il d’une voix sonore, du moins pas de façon visible. Rappelez-vous que chaque femme vivante et en bon état rapportera plus de trois cents cantari au marché de Gibéon ! » Au moment où les Istriens allaient avancer, l’un d’eux poussa soudain un cri en s’écroulant. C’était un des hommes de la côte nord, un individu nerveux à la peau très foncée connu sous le surnom de « l’Étripeur », qui avait travaillé pendant plus de vingt ans dans la flotte de pêche au large de Céra et qui avait la manière avec un couteau à vider les poissons. Il avait, de façon appropriée, une flèche dans le ventre, et il se tordait comme un serpent, en agrippant le fût de ses mains souillées de sang tout en émettant les sons les plus affreux, jusqu’à ce que Baranguet lui tranchât la tête pour le réduire au silence. « Blessure au ventre, dit-il comme une évidence à Bastido qui regardait ce spectacle, un peu horrifié. On survit rarement à une blessure au ventre, et il faisait vraiment beaucoup de bruit. » Pisto Dal éclata de rire : « Je ne l’aimais guère, de toute façon. » Ce fut Clermano, le plus expérimenté de la bande, qui se demanda d’où avait été tirée la flèche. L’Étripeur se tenait à l’arrière quand il avait été frappé, à gauche. Et c’était trop loin pour avoir été à portée du toit. Clermano n’était pas le seul à se poser la question. Otter se tourna vers la femme de Pointe-au-Phoque, mais la flèche de celle-ci n’avait pas été décochée. Et Béra n’avait pas encore ouvert son carquois. Elle cria en direction de la salle en contrebas : « Une de vous a fait ça ? Répondez ! » Ce fut Kitten Soronsen qui répondit : « Personne ici n’a tiré de flèche. C’est un mystère pour nous aussi. » Sans se soucier des épines qui la griffaient, Katla descendit prestement de l’arche d’aubépines et courut sans bruit vers l’ouest, à l’abri du muret de pierre sèche, avec son arc qui lui cognait l’échine. Elle s’arrêta là où le muret faisait un angle droit au bord de la prairie familiale, et jeta un coup d’œil. Elle se trouvait à présent juste derrière les raiders, dont quelques-uns s’affairaient à jeter dans le fossé le cadavre décapité de leur compagnon récemment défunt, tandis que les autres ouvraient leurs carquois et tendaient leurs arcs très décorés, dans le style de l’Empire. Guère de portée, remarqua-t-elle. Ils devront s’approcher de la ferme pour être efficaces. Elle vit sa mère et les autres sur le toit, leurs flèches visant les intrus, et hocha la tête avec approbation. Elle n’avait jamais vu sa mère sous ce jour. Sa poitrine se gonfla d’une fierté inattendue. Les raiders tirèrent leurs premiers coups d’essai, qui filèrent bien droit mais manquèrent de loin leurs cibles. Leur chef leur dit quelque chose dans le langage sifflant de l’Empire, et ils se mirent à avancer. Allez, pensait Katla, encore quelques pas… Encore quelques pas, et Otter fut fidèle à sa promesse, en tirant l’un des raiders dans la gorge, d’une flèche empennée de plumes d’oie ourlées de noir. Une des miennes, se dit Katla avec plaisir ; elle commençait à apprécier la situation. Elle sortit une flèche identique et l’encocha, puis visa un grand gaillard portant ses cheveux noirs en queue-de-cheval, avec un anneau d’argent à une oreille. Avec un murmure, la flèche fouetta l’air et vint frapper l’homme du Sud entre les épaules. Plus d’incertitudes sur la provenance de la flèche, cette fois ; elle fila comme un lapin le long du muret, à croupetons. Au coin, elle se redressa un peu. Trois flèches lui passèrent au-dessus de la tête. Le vent de leur passage lui effleura les cheveux. Deux des raiders se détachèrent du groupe pour foncer vers elle. « Couilles ! » jura Katla, et elle descendit la colline à toute vitesse vers le bosquet, avec des éclats de rire. Une fois arrivée dans les chênes, elle escalada l’un de ces monstres à l’écorce rugueuse et se plaqua contre une branche. Il était malaisé de tirer dans une telle position, mais Halli et elle avaient joué à se chasser mutuellement depuis l’âge de quatre ans, et elle avait toujours gagné. Le premier raider arriva dans le bosquet avec un fracas de sanglier en chaleur. Elle le tira dans la poitrine. Le deuxième arriva presque sur les talons de l’autre. Impossible de viser à temps. Elle glissa un bras dans l’arc pour l’empêcher de tomber, prit le coutelas dans la gaine attachée à sa cuisse et attendit le moment opportun. Cet homme-là était plus méfiant que le premier. Il ne vit pas son compagnon avant de marcher sur un bras étendu. Mais au lieu de se pencher pour examiner le cadavre, il bondit en arrière, et le poignard de Katla s’enfonça dans la mousse là où il s’était tenu. Il leva la tête vers le chêne. Une cicatrice boursouflée lui courait le long d’une joue, donnant à la peau d’obscènes replis roses qui contrastaient violemment avec le brun foncé du reste, et un coin de sa bouche était relevé en un féroce demi-sourire exposant deux dents aiguës et jaunâtres comme celles d’un rat. Fascinée par l’irrégularité répugnante conférée aux traits de l’homme par cette cicatrice, Katla l’examinait quand elle vit avec horreur les yeux noirs se fixer sur elle à travers les feuilles jaunissantes, et le côté gauche de la bouche de l’homme se retrousser comme le droit. « Je t’ai ! » dit l’homme en l’Ancienne Langue. Ce fut la dernière parole de Pisto Dal. Le deuxième poignard de Katla, une belle arme bien équilibrée, au pommeau orné d’un morceau de sardoine et à la lame corroyée, s’enfonça avec un affreux bruit sourd à l’endroit où son nez se trouvait habituellement. Katla le vit loucher sur cette soudaine protubérance, puis ses yeux roulèrent dans leurs orbites, ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’effondra à genoux, finissant son existence dans la posture traditionnelle d’un adorateur dévot de Falla. « Non, dit Katla à mi-voix, en se laissant tomber de la branche. C’est toi qui t’es fait avoir. » Le temps pour elle de récupérer et de nettoyer ses précieuses dagues, puis de retourner sur la colline, la situation s’était aggravée. Les raiders étaient proches de la salle commune à présent, trop proches pour être tirés depuis les fenêtres. Seulement deux d’entre eux gisaient morts dans la prairie, même si plusieurs dizaines de flèches empennées de plumes d’oie étaient enfoncées dans le sol, et plusieurs lances éparpillées comme des bâtons. Deux autres hommes boitaient et portaient des chiffons ensanglantés noués respectivement autour d’un mollet et d’une cuisse. Quelques-uns s’étaient assemblés au coin de la salle commune et avaient grimpé sur le toit bas. De Béra et d’Otter, aucune trace. La femme de Pointe-au-Phoque était là, cependant, inerte, avec deux flèches plantées dans la poitrine. Les hommes grimpés sur le toit creusaient le turf. * * * Dans la salle, Béra avait une mutinerie sur les bras. « Livre-le ! exigea de nouveau Tian Jensen. Ce n’est pas l’un des nôtres. Ça nous est égal, ce qui lui arrive. » Pour sa part, Mortèn Danson paraissait en état de choc, visage blanc et figé, mains tremblantes. « Livrez-moi, Maîtresse Béra, dit-il pourtant. Ils veulent que je leur construise des bateaux. Ils ne peuvent pas se permettre de me tuer. — Non, répliqua férocement Béra. Même si cela sauvait quelques vies ici, les laisser vous avoir causerait davantage de morts à long terme si vous les aidez à bâtir une flotte capable d’envahir les rivages eyrains. » Le constructeur de bateaux baissa la tête. Il ne savait que dire. Il ne voulait pas être capturé par ces brutes étrangères, assurément. Mais il ne voulait pas non plus être responsable de la mort de ces femmes insensées de Tomberoc. Et puis, si les raiders prenaient le bâtiment de force, ne pourrait-il pas être tué quand même, par accident ? « Il peut leur construire des bateaux défectueux, suggéra Forna Stensen, ingénieuse. Et alors ils sombreraient dans l’Océan du Nord en emportant leurs maudits équipages, et Sur pourra bien construire des murailles avec leurs os ! » Mortèn Danson hocha vigoureusement la tête : « Oui, je pourrais faire ça, je pourrais ! » Béra éclata d’un rire amer. « Si vous vous imaginez qu’ils vont nous laisser tranquilles une fois qu’ils auront mis la main sur vous, vous êtes encore plus stupide que je ne le croyais, Maître Constructeur. Une fois qu’ils vous auront bien ficelé, ils viendront nous chercher. Ils peuvent bien être contents de collecter le salaire que ce sire de Forent leur paie pour vous livrer sain et sauf, mais ce sont des hommes qui ne se satisferont pas si aisément. » Elle se tourna vers les femmes assemblées : « Regardez-les bien. Ce sont des ruffians, une bande de mercenaires et de malfrats qui vendraient leurs mères, leurs grands-mères, leurs tantes et leurs femmes s’ils pouvaient y gagner un seul cantari de profit ou l’avantage d’un moment. Vous avez toutes entendu les histoires de l’Empire du Sud et des appétits illicites de ses hommes. Ils respectent si peu leurs femmes qu’ils les couvrent entièrement, excepté les parties où ils peuvent trouver du plaisir. Et vous avez vu ce qu’ils ont fait à la pauvre Magla Férinsen… » Otter Garsen poussa un gémissement en se tordant les mains, mais Béra poursuivit sans pitié : « … et comment ils ont réglé son compte à l’homme qui avait reçu la flèche dans le ventre. Ce ne sont pas d’honorables guerriers liés par un code de juste conduite. Ils tueront pour prendre ce qu’ils veulent, et ils prendront ce qui restera pour le profit. Entendez-moi bien, et imaginez comment ils sont en train de calculer notre valeur dans un marché aux esclaves du Sud ! » Quelques femmes se mirent à pleurer. Béra se retourna vers elles, courroucée. « Les pleurs ne repousseront pas ces raiders ! s’écria-t-elle en fixant sur Bréta-la-Grosse et Marin Edelsen un regard sans merci. Séchez vos yeux et préparez-vous à plonger vos lames dans du sang istrien si vous voulez sauver votre vie et votre vertu. Je ne peux pas vous promettre que nous l’emporterons, mais nous ne ferons pas honte à nos hommes en nous laissant prendre comme des veaux pour l’abattoir. » En reniflant, les femmes jetèrent des regards pleins de doute à leurs lances et à leurs poignards. Puis elles agrippèrent leurs armes plus fermement et se tournèrent avec une détermination renouvelée vers les fenêtres. « Qu’ils viennent, dit résolument Hesta Rolfsen, en agitant sa lance d’orme à l’adresse des raiders. Et si nous devons mourir, nous mourrons avec bravoure ! » Derrière elles, un des hommes grimpés sur le toit tomba pieds en avant sur le sol. Bréta-la-Grosse le chargea avec sa lance. La pointe en dérapa sur la cotte de mailles avec un grincement strident, elle trébucha sur le manche et atterrit en tas devant le raider. Celui-ci, un jeune homme souple aux yeux en amande et au sourire conquérant lui tendit une main courtoise, et Bréta, qui n’avait jamais vu un homme lui sourire, et certainement aucun homme aussi séduisant que celui-là, la prit sans un murmure. Le deuxième homme tomba à son tour à travers le toit et adressa un large sourire au premier. « Des poules dans un poulailler, dit Milo Forin à son frère, dans leur impénétrable dialecte de la côte nord, en serrant de manière rassurante la main de Bréta. Et bien nourries, avec ça ! » Marin Edelsen lui enfonça son poignard dans le flanc et il s’effondra, l’air surpris. Elle le regarda tomber, encore plus surprise que lui, et la lame ensanglantée lui échappa des mains. Avec un grondement, Nuno Forin lui sauta dessus et la prit à la gorge. Il lança un regard affolé aux femmes en état de choc, puis à son frère qui s’était relevé en vacillant ; la blessure n’était pas profonde, même si le sang en coulait encore. Une lance vibrante se planta dans la poitrine de Milo Forin, avec tant de force qu’il en fut épinglé à l’un des madriers de soutènement. Il rendit l’âme sans un mot. Grand-Ma Rolfsen s’essuya les mains sur son tablier. « Eh bien, dit-elle, on dirait que je n’ai pas perdu mon bon bras. » Nuno Forin garda Marin devant lui pour se protéger. Ce qui avait semblé une tâche relativement simple et sans danger avait pris une tournure désespérée. De sa main droite, il tira son épée. « La porte », dit-il dans l’Ancienne Langue. C’était un des rares mots qu’il connaissait. Personne ne bougea. « La porte !, répéta-t-il en agitant son épée. — Ne touchez pas à la porte », dit froidement Béra. Marin se mit à pousser des gémissements aigus. Le raider resserra son étreinte sur elle et elle se tut. Il la traîna vers la porte en surveillant les femmes tout du long, son séduisant visage devenu soudain féroce. Arrivé à la hauteur de Kitten Soronsen, il s’arrêta, son attention détournée par l’écarlate éclatant de la tunique de soie. Son œil noir parcourut Kitten de haut en bas d’un air calculateur. Puis il égorgea Marin d’un seul geste et repoussa son corps de côté de sorte qu’elle renversa l’une des femmes de Pointe-au-Phoque, une distraction suffisante pour qu’il prit Kitten en otage à la place. Sa main libre caressa la soie écarlate, se refermant un moment avec approbation sur une fesse. Kitten resta figée sur place, choquée par la mort subite de sa compagne, ouvrant et refermant ses doigts sur la hampe de sa lance. Puis l’arme tomba avec fracas sur le sol. L’homme arracha de ses cheveux les jolis rubans bleus et leurs minuscules fleurs de soie et enroula vicieusement les longues nattes de Kitten autour de son poing en pressant la pointe de sa dague contre sa gorge. Un filet de sang coula le long de la lame sur la robe de Kitten, puis sur le sol. Hildi-la-Mince poussa une exclamation étranglée quand les genoux de Kitten commencèrent de se dérober sous elle. « La porte ! » dit-il de nouveau, d’un ton impérieux, en maintenant la fille évanouie. Il mima une décapitation, au cas où on n’obéirait pas. Deux des femmes les plus proches de la porte se mirent à ôter les bancs qui formaient la barricade. « Non ! cria Béra. — On ne peut pas rester là à la voir égorger ! — Alors regardez à la fenêtre pendant qu’ils la violeront et la tueront de toute façon ! » répliqua Béra, furieuse, mais les femmes continuèrent et libérèrent la porte. L’homme se fraya un chemin vers l’extérieur. À son passage, Otter Garsen essaya de lui arracher Kitten, mais il fit un moulinet avec son épée et elle poussa un cri. Trois de ses doigts tombèrent sur le sol, agités de tressaillements, et elle s’évanouit sous le choc. * * * Dehors, les raiders acclamèrent Nuno Forin tandis qu’il revenait vers eux en poussant la fille devant lui. « Combien sont-ils là-dedans ? demanda Bastido. — Peut-être vingt. Toutes des femmes », répondit Nuno. Il adressa un large sourire aux autres. « Personne d’autre que moi ne touche ce joli morceau. Vous pouvez avoir les vieilles poules maigres et les dindes gavées. — Et le constructeur de bateaux ? » insista le Bâtard. Nino haussa les épaules. « Il est à une des fenêtres, comme un lapin qui a la tremblote, les yeux lui sortent presque de la tête tellement il a peur. — Il a peut-être davantage peur des femmes de Tomberoc que de nous, plaisanta Clermano. J’ai entendu dire qu’elles ont des dents entre les jambes, au lieu de poils ! » Bastido et ses hommes expédièrent un déluge de flèches et de lances vers la ferme, en visant les trous qui avaient été percés dans le toit, mais ils savaient qu’ils ne causaient guère de dommages quand les femmes les renvoyèrent depuis les fenêtres ou les combles. La nuit tomba, les raiders se mirent à se plaindre : il faisait froid, ils avaient faim, l’assaut progressait bien lentement, ils s’ennuyaient. Bastido savait ce qu’ils voulaient dire. Il avait encore deux autres stratagèmes à sa disposition. L’un impliquait des pertes significatives, l’autre était à peine moins plaisant. Il fit rassembler du bois et allumer un feu. Puis il prit Baranguet à part et lui expliqua son plan. Avec un large sourire, l’autre s’approcha du géant, Casto Agen. « Reste avec Nuno Forin, lui dit-il tout bas, et ne le lâche pas avant que je te le dise. » Le gaillard qui se battait à poings nus resta là, les sourcils froncés ; les flammes jouaient sur ses traits comme sur un mur. Il lui fallut un moment pour assimiler l’information. Un moment plus tard, il attrapa le gars de la côte nord, une prise de tête qui rendit le visage de Nuno écarlate, et sa respiration sifflante. Galo Bastido tira la fille capturée sur ses pieds, les yeux fixés sur la ferme, qui était maintenant éclairée par une lueur rougeâtre, découpant aux fenêtres des contours de têtes. Puis il cria dans la pénombre : « Nous avons froid, nous nous ennuyons, et nous avons besoin d’un peu d’exercice pour nous réchauffer. Laissez sortir le constructeur maintenant, ou nous vous offrirons un divertissement très spécial à notre manière ! » Il poussa la fille vers les hommes qui attendaient. « Déshabillez-la », ordonna-t-il. Ils entourèrent aussitôt la fille, avec des sourires lubriques. Ils avaient le champ libre à présent et leurs mains étaient partout à la fois. La fille se mit à hurler tandis qu’ils se la poussaient les uns vers les autres, chacun d’eux déchirant un morceau de tissu avant de la passer au suivant, et elle fut bientôt nue devant eux, terrifiée. Des meurtrissures en forme de mains se détachaient sur sa peau pâle, du sang suintait, écarlate, des égratignures et des entailles causées par des ongles. « Par le seigneur, dit Béra entre ses dents serrées, ce sont des démons. » Elle posa la belle épée de Katla, prit un des arcs de chasse et visa. La première flèche frappa au bras un petit homme à la peau sombre, qui se mit à hurler comme un chien. Trois autres flèches suivirent. L’un des raiders tomba à genoux, il en avait pris une dans les tripes. Les deux autres flèches retombèrent sans causer de dommages. Elles virent le grand gaillard qui en retenait un autre le lâcher. Deux des raiders jetèrent Kitten au sol et l’y maintinrent tandis que l’homme de la côte nord commençait à se débattre avec ses habits. Otter Garsen secoua sa main bandée par la fenêtre : « Vos bites enfleront et noirciront si vous la touchez ! hurla-t-elle dans l’Ancienne Langue. Je le jure par le Troll de Belle-Eau ! Vos couilles se recroquevilleront et tomberont, vos tripes se tordront d’agonie ! » Elle reprit son souffle et beugla : « Vos reins seront ébouillantés, la poitrine vous éclatera, votre cœur en jaillira et vous mourrez dans les souffrances les plus atroces ! » Béra arqua un sourcil. Ce n’était pas tant le contenu de la malédiction qui la surprenait chez la vieille femme que la connaissance de la langue commune, et certains termes très techniques. Les hommes échangèrent des regards. Puis le petit homme sombre laissa tomber ses culottes et tomba à genoux devant Kitten Soronsen. Les femmes crurent un moment que c’était pour commencer de la violer, puis elles virent l’empennage de la flèche qui lui sortait du dos. Avant que quiconque pût réagir, un autre homme tomba mort. Une silhouette agile passa près d’eux comme un spectre et disparut dans les ténèbres. « Katla ! souffla Béra. C’était Katla ! » Elle se tourna vers les femmes. « Nous ne nous rendrons pas, déclara-t-elle. Prenez tout ce que vous pouvez lancer ou tirer. Montrons-leur ce que peuvent faire des Tomberoc ! » L’instant d’après, un déluge de missiles s’abattit sur les raiders. D’abord des bâtons, des gourdins et des ustensiles de cuisine, puis toutes sortes d’objets bizarres. Grand-Ma Rolfsen adressa un sourire malin à Bréta-la-Grosse et à Forna Stensen qui la soutenaient de façon précaire à travers le trou du toit. « Tenez-moi bien, les filles », ordonna-t-elle, et elle visa avec le vieux lance-pierre de Fent. Une grosse boule de bouse refermant une dangereuse quantité de pieds de moutons et de galets frappa Clermano, celui qui aimait se battre au couteau, en plein sur la mâchoire, l’étalant net, plus de surprise qu’à cause de la force du coup. Grand-Ma Rolfsen enchaîna avec un sac plein de rivets et quelques pierres noircies tirées du four à pain. Les raiders abandonnèrent la forme pâle de Kitten Soronsen pour se réfugier derrière le muret. « C’est honteux, s’écria Baranguet. Prenons cette salle d’assaut immédiatement ! — Non, répliqua Bastido. Nous devons avoir recours à mon autre plan. » Il envoya quelques hommes dans le bois pour rassembler brindilles et branches et d’autres aux dépendances pour ce qu’ils pourraient en rapporter de paille ou de fourrage secs. Deux des hommes de Forent coururent avec des brassées de combustibles à droite de la ferme, tandis que les deux surveillants de galère survivants, Bréséno et Falco, empilaient leurs fagots du côté gauche. Puis ils mirent le feu. Les femmes coururent chercher des seaux d’eau pour les lancer par les fenêtres afin d’éteindre les flammes ; quand l’eau fut épuisée, elles lancèrent du petit-lait et du bouillon, ce qui était nettement moins efficace. Avant longtemps le feu avait pris aux piliers de soutènement. Puis les raiders tirèrent des flèches enflammées dans le toit. La salle commune fut bientôt remplie de fumée. « Dieux, Béra, nous ne pouvons pas tenir le coup, dit Otter d’une voix rauque et sifflante. Livre-leur le constructeur de bateaux, pour l’amour de Feya. » À travers l’air lourd de fumée étouffante, Béra regarda longuement sa vieille amie, le bandage ensanglanté de sa main, son expression misérable, ses yeux qui larmoyaient. Puis elle se tourna vers Mortèn Danson. « Allez », dit-elle simplement. Le constructeur de bateaux lui rendit son regard. Il semblait furieux mais, au lieu de protester, il se rendit à la porte et la déverrouilla. Après l’avoir entrebâillée, il aspira une goulée d’air frais et cria dans la nuit : « Je suis Mortèn Danson, le constructeur de bateaux du roi d’Eyra. Je sors. Ne tirez pas si vous me voulez vivant ! » Puis il sortit. Après quelques instants de silence, Béra entendit des acclamations réjouies provenant du campement des raiders. Elle fit des yeux le tour de la salle commune. Difficile de voir à travers la fumée suspendue à présent en épais rideau bleuâtre. Elle ne pouvait distinguer des visages qu’aux endroits où des lanternes étaient allumées. Dans le brouillard de fumée, elle vit la suie qui sortait du nez de Kit Farsen en deux rigoles noires ; Hildi-la-Mince, avec un remarquable esprit pratique, s’était noué autour du nez et de la bouche un chiffon mouillé ; la plus vieille des femmes de Pointe-au-Phoque se tenait la poitrine comme si elle avait mal. Et Hesta, sa mère, avait une expression de défi, même si ses yeux rougis larmoyaient, et si elle avait besoin de s’appuyer à un pilier. Forna Stensen, plus de trois décennies moins vieille qu’elle, semblait sur le point d’expirer à tout instant. Au fond de la salle, quelqu’un aspirait en sifflant comme un âne malade. Bréta-la-Grosse, sans doute, se dit Béra avec une brève irritation. Il n’y avait vraiment plus de choix. Le feu avait pris au pilier central, et les flammes bondissaient depuis les bords du toit, où le turf était le plus sec. Si elles restaient à l’intérieur, elles brûleraient comme des insectes dans un arbre incendié. Si elles sortaient et se livraient aux mains de l’ennemi… C’était inimaginable, mais c’était la vie. « Écoutez-moi ! croassa-t-elle enfin, sa voix essayant de faire concurrence aux craquements des flammes. On ne peut plus rien. Si nous restons, le feu nous dévorera. Si nous sortons, les raiders nous captureront. Vous devez chacune faire votre propre choix. » Après avoir toussé, il lui fallut un moment pour se remettre. Puis elle conclut : « Ce ne sont pas des bons choix, et j’en suis marrie. Je ne pensais pas qu’on en viendrait là. » Il y avait des larmes dans les yeux de la Maîtresse de Tomberoc, remarqua Otter Garsen, et ce n’était pas seulement à cause de la fumée. Néanmoins, elle se tint fièrement droite tandis que les femmes se dirigeaient d’un pas traînant vers la porte, d’abord lentement, puis, quand l’air pur de l’extérieur se mit à entrer, plus vite, avec des pas délibérés, afin de pouvoir scruter les ténèbres où, à peu de distance, à l’abri du muret de l’enclos, les raiders du Sud étaient nonchalamment étendus dans l’herbe, à la chaleur de leur propre feu, buvant avec bruit à des tonnelets de vin. Ils lancèrent des encouragements aux femmes, mais comme la plupart parlaient en istrien, personne ne comprit leurs paroles, ce qui valait sans doute mieux. « Non ! » La voix désincarnée venait de l’invisible : difficile à localiser, car elle semblait, impossiblement, tomber du ciel. Les femmes lancèrent autour d’elles des regards affolés, à moitié sorties, à moitié à l’intérieur. Tian Jensen leva les yeux vers le toit et poussa une exclamation étranglée. « Il y a un esprit là-haut, une harpie sur les madriers du toit ! » Et en vérité, quand elles regardèrent toutes, on aurait dit qu’un fantôme avait pris résidence sous le toit, car une silhouette noire aux cheveux hérissés était assise à califourchon sur la poutre principale, les jambes pendant de chaque côté, et, avec ses grandes mains, elle leur lançait des morceaux enflammés de turf sur la tête. « Ce doit être Magla, revenue d’entre les morts, et qui veut se venger parce que nous n’avons rien fait pour la sauver ! » s’écria Kit Farsen. Cette éventualité semblait si possible plus effrayante que celle des raiders du Sud, lesquels étaient au moins faits de chair et de sang, des hommes aux natures et aux appétits compréhensibles. Les femmes de Tomberoc avaient été élevées dans les superstitions glorieuses et exagérées du Nord, où les morts irrités refusaient de rester en paix là où ils étaient tombés ou enterrés, se levaient noirs de pourriture et de furie, devenus deux fois plus grands que nature, pour ravager les fermes, les troupeaux et les gens de leur terre natale. Elles se mirent toutes à fuir l’apparition en poussant des hurlements. « Non ! s’écria de nouveau la voix. Revenez et aidez-moi à éteindre le feu. Sauvez votre vie ! » Mais Bréta-la-Grosse, Hildi-la-Mince, Kit Farsen et Forna Stensen couraient déjà à travers la prairie ; et les vieilles femmes de Pointe-au-Phoque, étonnamment lestes pour leur âge, n’étaient pas très loin derrière elles. Mais Otter Garsen restait pétrifiée sur place, malgré le turf enflammé qui pleuvait autour d’elle, les yeux levés, le regard fixe. La silhouette sur le toit ne ressemblait guère à sa fille. Même si un fantôme pouvait changer de forme et de façon de parler jusqu’à en être méconnaissable, elle fut soudain certaine que ce n’était pas Magla. « Otter, cria la chose sur le toit, où est ma mère ? » Otter resta bouche bée de stupeur. Elle se retourna et se précipita à travers la salle : « Béra, Béra ! » La fumée roulait en épaisses volutes. Une partie s’en précipitait vers le haut par les trous que Katla avait creusés dans le toit, mais le reste était toujours aussi dense et étouffant. Elle ne pouvait voir sa mère nulle part. L’édifice semblait désert. Otter continua, une main pressée sur la figure. Le pilier central était maintenant en feu de haut en bas, et des traits de flammes avides avaient commencé de se propager dans les chevrons, illuminant le grenier endommagé et le toit. Quand elle se retourna, son chemin vers la porte avait disparu derrière de nouveaux nuages de fumée. La tâche qu’elle s’était assignée lui parut soudain inutilement téméraire : personne ne pouvait être encore vivant là-dedans ? Elle devait avoir été hypnotisée par Katla sur le toit et manqué de voir Béra lorsque celle-ci avait quitté l’édifice avec les autres. Elle se retourna, trébucha sur le cadavre du raider, tomba lourdement en tendant les bras pour se retenir. Une agonie fulgurante de douleur la transperça lorsque sa main blessée frappa le sol. Mais la douleur parut lui éclaircir les idées. La fumée était moins dense au niveau du sol ; il lui sembla voir deux paires de pieds non loin de là. En serrant les dents, elle rampa dans cette direction. Une de ces paires de pieds appartenait effectivement à la Maîtresse de Tomberoc. Béra toussait et s’étouffait devant sa vieille mère. Elles semblaient engagées dans un débat féroce, mais, depuis le sol, Otter ne pouvait bien entendre ce qui se disait. Lentement, avec peine, elle se remit debout. « Mère, je ne peux pas vous laisser là ! » Hesta Rolfsen était assise dans le grand fauteuil sculpté d’Aran Aranson, les mains serrées sur les têtes de dragon des accoudoirs comme si elle avait craint que sa fille ne l’en tirât de force. Elle était trop petite : ses pieds pendaient comme ceux d’une enfant. Et comme celui d’une enfant, son visage exprimait l’entêtement le plus absolu. « Je suis là, et je reste là. Tomberoc est mon foyer. Je suis trop vieille pour le quitter. — Qui dit que vous devrez le quitter ? Les raiders ne prendront pas la peine de vous capturer, vous et les autres vieilles gens. — Pourquoi voudrais-je vivre quand ma maison est incendiée et quand ma fille m’est arrachée alors que je reste une vieille femme impuissante et brisée, même pas bonne pour un marché aux esclaves du Sud ? » Béra Rolfsen émit un son de pure et futile frustration. « Alors vous mourrez ici dans l’incendie. » En réponse, la vieille femme se contenta de croiser les bras et de fixer un point à quelques pouces de la tête de Béra, ce qui lui permit de distinguer les contours flous d’Otter Garsen. Un sourire édenté lui fendit le visage : « Otter, ma chère, es-tu venue mourir avec moi ? — Non, toussa Otter. Je suis venue vous sortir de là pour rejoindre votre famille. Katla Aransen est sur le toit en train d’essayer d’empêcher à elle toute seule la place de brûler ! — Je crains qu’elle ne soit arrivée trop tard, et ne puisse pas en faire assez pour cela », dit tristement Hesta. Elle tendit une main pour prendre celle de sa fille, la tapota avec douceur. « Sauve-toi du mieux que tu peux, ma chérie, et Katla aussi. Même si cela signifie vous rendre aux raiders, sauvez au moins votre vie. Je suis trop vieille pour voir davantage le monde. Mais vous avez encore bien des jours devant vous toutes les deux, et si vous ne survivez pas, qui restera-t-il pour venger ma mort ? » Difficile de trouver une réplique à cette dernière question. Béra tomba à genoux pour étreindre une dernière fois sa mère, puis elle se releva et, en prenant Otter par le bras, elle se fraya à l’aveuglette un chemin à travers la salle en flammes. Mais la voie vers la porte était bloquée : plusieurs madriers du toit, calcinés, étaient tombés en travers du chemin. Des débris fumants encombraient la voie, et de grandes flammes s’en échappaient par à-coups en grésillant. Impossible de passer, semblait-il. Quand elles levèrent les yeux, elles purent apercevoir les étoiles par les trous du toit. C’est peut-être la dernière chose que je verrai, songea Béra. L’Étoile du Navigateur est sans doute en cet instant même en train d’illuminer le voyage de mon époux à travers les champs de glace du Nord. Ç’aurait pu être une pensée réconfortante en d’autres circonstances. Mais en l’occurrence, cette vision ne fit que remplir Béra de fureur. La fureur d’être forcée de subir un destin aussi funeste. La fureur de savoir qu’Aran l’avait abandonnée en emmenant tous les hommes, laissant Tomberoc sans défense. « Maudit sois-tu, Aran Aranson, hurla-t-elle dans la nuit. Maudit sois-tu, toi et ton expédition ! » Une tête apparut. Elle était calcinée sur les bords, sale et noircie, avec des cheveux en désordre et des yeux étincelants. Elle ressemblait à un gobelin. C’était Katla. « Mère, Otter, par ici ! » Un filin de peau de phoque tomba à travers le trou vers les deux femmes. Une boucle y avait été nouée environ tous les trois pieds. Béra éclata de rire : « Hop, tu montes, Otter ! » Avec une seule main valide, Otter Garsen eut du mal à escalader l’échelle de corde, mais elle n’avait nul désir de mourir dans les ruines fumantes de la grande salle de Tomberoc. Elle grimpa, maladroitement, agrippant chaque prise avec une ferveur née de la panique, se retenant avec le coude droit tandis que son coude gauche cherchait l’échelon suivant. Elle disparut dans le trou et, un instant plus tard, la corde de peau de phoque redescendit vers Béra. * * * C’était un magnifique jour d’hiver. Le soleil brillait comme une poussière d’or sur la mer, l’air était frais et une forte brise gonflait la voile, les poussant à vive allure vers le détroit et l’Homme Long. Lorsqu’ils passèrent dans l’ombre de la grande cheminée de pierre, Erno leva les yeux pour contempler son sommet couronné de rose pâle par le soleil qui allumait des étincelles chatoyantes dans les veines de cristal du granit, et il se rappela comment Katla avait toujours juré qu’elle escaladerait un jour cette tour majestueuse de trois cents pieds de haut. « Mais une fois là-haut, comment redescendrais-tu ? » avait-il demandé, horrifié. Il n’avait jamais aimé les hauteurs, n’avait absolument aucun désir de se faire mener au sommet d’une terrible masse de roc dénudé en plein milieu de la mer, malgré tout l’amour qu’il lui vouait. Katla s’était mise à rire en rejetant la tête en arrière. « Je trouverai bien un moyen ! » avait-elle allègrement déclaré. C’était son attitude habituelle. Il pouvait l’imaginer à présent, plantée sur cet étroit sommet, une jambe pendant sur la face est, l’autre du côté de la mer, regardant le glissement des mouettes, les yeux à demi fermés, ravie, telle une chatte gavée de fins morceaux volés aux cuisines et digérant son illicite festin au soleil. Il avait terriblement hâte de la revoir. Ils entrèrent dans le port de Tomberoc avant midi, étant allés un peu moins vite que Mam ne l’avait prévu à cause d’un vent capricieux qui semblait changer de direction chaque fois qu’ils orientaient la voile. Le port était désert. Le vaisseau d’Aran Aranson, Le Don de Fulmar, n’y était pas ancré ; pas plus que la myriade de petits bateaux de pêche habituellement présente. Sans doute se trouvaient-ils en mer, à pêcher ce qu’on pouvait trouver de poisson grâce à la douceur de la saison. Erno examina le paysage tandis qu’ils contournaient la première partie du port. Un inquiétant panache de fumée s’élevait en spirale au-dessus de la ferme, emporté au-dessus de la colline à laquelle celle-ci était adossée. Erno plissa les yeux. Quelque chose n’allait pas. On gardait les feux allumés presque tout le temps dans la salle commune, pour la cuisine comme pour la chaleur, mais l’épaisseur noire de la fumée déclenchait une alerte en lui. Il se sentit le cœur étreint d’un froid glacial. Ils entrèrent dans la deuxième partie du port, la plus abritée. Nul ne venait à leur rencontre, et l’étau se resserra sur la poitrine d’Erno. « Quelque chose ne va pas, dit-il à Joz Patte-d’Ours. Les Tomberoc sont toujours très hospitaliers. — Peut-être se méfient-ils », dit Mam en bouclant son baudrier. Un grincement du côté du gouvernail, à la proue, les fit tous sursauter. Persoa courut d’un pas léger au plat-bord pour regarder par-dessus. « Un gros morceau de bois, dit-il. Je ne peux pas tout à fait voir ce que c’est. » Gueule-de-Chien alla chercher la gaffe et, avec Joz, attrapa l’objet pour le ramener à la surface et l’examiner de plus près. C’était le reste d’une petite embarcation, délibérément défoncée sous la ligne de flottaison. Ils échangèrent un regard. Plus ils avançaient dans le port, plus les bateaux étaient endommagés – une barque, quille en l’air, planches démolies, un faering coulé dans la boue, une barque de pêche à la coque trouée. Erno était livide. « Des ennemis sont passés ici, dit-il, épouvanté. — Peut-être les Tomberoc ont-ils fait tout ceci pour empêcher qu’on se serve de leurs bateaux », dit Mam à mi-voix, même si elle ne paraissait pas le croire elle-même. Lorsque leur bateau toucha les cailloux de la grève en pente douce, Erno fut le premier dans le ressac, sans se soucier de l’eau froide, de ce qu’il infligeait à ses vêtements si soigneusement choisis, de rien d’autre que son désir de savoir ce qui s’était passé. Les mercenaires le suivirent rapidement, mais Mam laissa Persoa en charge à bord, et s’assura que l’équipage était armé et prêt à l’action si nécessaire. « Interpellez quiconque passera, leur ordonna-t-elle. Demandez-leur le nom du forgeron qui travaille dans l’île, et s’ils ignorent que c’est une femme ou que son nom est Katla Aransen, tuez-les. » Ils gravissaient en courant le chemin du port et passaient près des séchoirs lorsqu’ils entendirent quelque chose qui gémissait et grattait le vieux bois gris de la troisième hutte. « Un chien, dit Joz avec dédain, juste un chien qui s’est fait enfermer. » Ils déverrouillèrent la porte, avec circonspection : même un chien prisonnier et affamé peut infliger de mauvaises morsures. Mais ce fut Ferra Bransen qui leur tomba dans les bras, vêtue d’une robe toute déchirée et pleine de taches. Son visage était enflé et elle déversa sur eux un déluge de paroles. Il y avait des meurtrissures sombres sur ses bras, et l’un de ses yeux était injecté de sang. Ils ne purent comprendre ce qu’elle leur disait. Doc l’enveloppa dans son manteau et l’emporta au port pour la confier à Persoa. Dans les taillis menant à la ferme, ils trouvèrent le cadavre disloqué d’un chien noir et blanc, et celui de son compagnon, le berger, Fili Kolson. Sombrement, ils poursuivirent leur chemin. Au sommet de la colline, ils atteignirent l’arche épineuse connue sous le nom de la Croix de Feya. Un morceau de soie rouge traînait par terre, solitaire et désolé, sur le chemin piétiné par de nombreux pieds. Erno le ramassa en fronçant les sourcils. Cela lui rappelait la robe de fiançailles portée par Katla à l’Assemblée. Mais l’image qui essayait de s’imposer à lui était plutôt celle d’une petite femme aux cheveux noirs, vêtue de cette même robe, et il fronça encore davantage les sourcils, en glissant le morceau de soie dans sa poche, songeur. Un peu plus loin, un horrible spectacle s’offrit à eux. Au sommet de la colline, la prairie s’étendait devant eux, jonchée d’armes. Le principal édifice de Tomberoc, plus loin, était une ruine fumante. Des madriers calcinés se dressaient comme les côtes d’un animal mort. Erno poussa un cri rauque. Des corbeaux s’envolèrent de la prairie avec de grands claquements d’ailes. Il ne fallait guère d’imagination pour savoir quel genre de festin on avait ainsi troublé. Des cadavres gisaient çà et là : des hommes en armures et en costumes istriens, des femmes, face contre terre, les robes retroussées jusqu’à la taille de sorte que leur intimité se trouvait exposée aux yeux fixes qui les contemplaient à présent sous le brillant soleil de midi. Erno tomba à genoux. « Dieux », dit-il, et il le répéta, comme une litanie. Mam marcha à grandes enjambées vers la ruine calcinée, la mâchoire serrée si fort qu’on voyait les tendons de son cou. Elle avait tiré son épée, même s’il semblait peu probable qu’elle fut de quelque utilité, sinon pour creuser des tombes. Doc et Gueule-de-Chien tournaient d’un air calculateur autour des corps, ôtant ici ou là un objet. Joz jeta un regard autour de lui, menton férocement levé. Il rengaina le Dragon de Wen et passa d’un cadavre à l’autre en arrangeant les vêtements des femmes. Gueule-de-Chien était capable de n’importe quoi. Chacun des corps qu’il retournait était plus âgé qu’il ne l’aurait cru, compte tenu du fait que les femmes avaient été violées. Apparemment, les raiders du Sud se souciaient peu de l’âge ni de la dignité de leurs victimes. Cela ne le surprit pas : il avait déjà vu de tels spectacles, et bien pis. Mais non Erno. Il suivait le colosse, avec un rictus de chagrin chaque fois qu’il reconnaissait un visage, et en se sentant terriblement coupable de son soulagement chaque fois que ce n’était pas Katla. Il reconnut Tian Jensen et Otter Garsen, et deux autres qui devaient être du coin de Pointe-au-Phoque. Il n’y avait pas de jeunes femmes. « Capturées pour les marchés aux esclaves, dit Joz d’une voix bourrue, comme s’il l’avait entendu penser. Pour être vendues dans les bordels des villes du Sud. » Une vague de furie écarlate submergea Erno. Katla mourrait, sûrement, plutôt que de se laisser imposer un tel sort ? Mais alors même qu’il le pensait, il lui vint la conviction que même dans ce cas, il préférerait mille fois la voir vivante et maltraitée que morte et intacte. Il releva la tête, les yeux brouillés de larmes, et vit Mam qui revenait de la salle commune, une belle épée à la main. Il en reconnut le style : c’était sans doute possible l’une des plus belles pièces de Katla. Il se sentit pris de nausée. « Quoi ? croassa-t-il. Qu’avez-vous trouvé ? — Tu pourrais demander qui, dit Mam, et son expression était sombre. Mais je ne sais pas. Tu dois venir et te charger de leur donner des noms. » Ce fut d’un pas pesant qu’Erno se fraya un chemin dans la demeure où il avait été élevé depuis l’âge de huit ans, l’endroit qu’il considérait depuis si longtemps comme son foyer. C’était une ruine. Les poutres du toit étaient tombées ainsi que le plafond et la plus grande partie du toit de gazon. Des petits feux brasillaient avec des jets de flammes brutales à travers les rubans de fumée bleuâtre, illuminant les jambes d’un mort, la main tendue d’une jeune femme. « Oh non », souffla-t-il, et les larmes qu’il avait retenues coulèrent enfin. Sous les madriers se trouvait le cadavre de la petite Marin Edelsen. Ses yeux écarquillés étaient très bleus, et elle paraissait surprise. À son cou béait une blessure écarlate. Et plus loin, sur le siège de Tomberoc, était assise Hesta Rolfsen, la grand-mère de Katla, matriarche et complice de bien des stratagèmes, une vieille femme redoutable au rire virulent et à l’œil malin. Elle disait fièrement à qui voulait l’entendre qu’elle leur survivrait à tous, qu’elle avait l’intention de survivre à Sur lui-même et à sa bataille avec le Loup et le Serpent. Et elle était là maintenant, morte, bien proprement assise dans le grand fauteuil, les mains refermées sur les accoudoirs sculptés en forme de tête de dragon. Ses membres étaient calcinés, on voyait les os luire à travers les chairs noircies, mais alors même que la mort la dévorait, elle n’avait pas bougé de son siège. 30. Poursuite Tanto Vingo avait découvert la fuite de son frère lorsqu’il avait envoyé deux des prostituées les moins chères et les plus défigurées de Jétra à la chambre de Saro, vêtues avec si peu de modestie que leur langue fendue et leurs bras écailleux étaient étalés à la vue de tous : il savait qu’on en parlerait dans tout le château au matin. Quand les femmes revinrent médusées et en larmes lui rapporter l’absence de Saro, Tanto sombra dans la plus terrifiante des furies. Il se jeta hors de son fauteuil roulant. Il écuma, il tapa violemment des pieds sur le plancher – avec des jambes qui avaient auparavant été inertes. Il vomit les jurons les plus grossiers. Il maudit la Déesse, ses adeptes, sa chatte, ses flammes, ses dévots, l’Empire du Sud, ses nobles, ses femmes et ses prostituées. Il maudit la Cité Éternelle, le château de Jétra, les gardes, sire Tycho Issian, son sorcier, son cristal, tous les faiseurs de magie nomades, son père, son oncle, ses ancêtres et, bien entendu, son frère. C’était une crise de nerfs comme aucune des Jétraines n’en avait jamais vu et ne désirait plus jamais en voir – et elles avaient déjà vu bien des choses en ce monde ! Elles le pensèrent possédé par des démons ou par les esprits des anciens morts qui arpentaient les couloirs glacés de la forteresse quand tous les gens vivants étaient bien couchés dans leur lit. Lorsqu’il se leva une fois de plus pour passer sa colère sur la prostituée nommée Célina, la poussant violemment contre le mur et lui cognant la tête à plusieurs reprises contre le plâtre jusqu’à lui faire perdre conscience, Folana s’enfuit, terrifiée, et s’en alla chercher de l’aide. Elle connaissait bien les corridors du château : dans sa jeunesse, elle avait été assez jolie pour gagner quelques cantari avec des nobles de la cité, avant que maladie et châtiment ne se fussent abattus sur elle en la laissant dans sa condition présente. Aussi, au lieu de chercher les quartiers des invités, se rendit-elle en hâte à la salle des serviteurs et implora-t-elle le deuxième intendant d’intervenir. Frano Filco trouva le père de Tanto et son oncle en compagnie de sire Rui Finco et de sire Tycho Issian. Frano servait au château de Jétra depuis quatorze ans et n’avait été fouetté qu’une seule fois : il était la déférence incarnée. « Mon seigneur, dit-il en inclinant la tête et en s’adressant à Favio Vingo, mon seigneur, votre fils est… souffrant. » Favio parut surpris ; il hocha maladroitement sa tête enturbannée. « Saro ? C’est un froussard, voilà tout. Il n’aime pas la guerre. Il se sent probablement un peu mal à l’idée de marcher demain avec la troupe. » Frano secoua la tête « Non, mon seigneur, non. Votre autre fils…. » Il manqua à se rappeler le nom de celui-ci. « … le… » Il allait dire « l’estropié », se retint juste à temps. « Tanto ? » Favio était debout à présent, l’air anxieux. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Mais Frano ne voulait rien dire. Le courroux des nobles était imprévisible et pouvait s’abattre sur vous pour un seul mot déplacé. Il les mena plutôt aux appartements de Tanto, où ils trouvèrent le sujet de leurs inquiétudes sur le plancher avec une prostituée nue et inconsciente, en train d’inscrire quelque chose de rouge dans sa chair inerte avec un couteau à fruit. Fabel Vingo et Rui Finco détournèrent les yeux, embarrassés, tandis que Favio tombait à genoux près de son fils et prenait le couteau de ses doigts dociles, tout en lui chantonnant : « Tanto, Tanto, calme-toi, tout ira bien, mon garçon, tout ira bien. » Tycho Issian examina la scène en haussant un sourcil, puis s’écarta un peu sur la gauche, afin d’avoir une meilleure vue des jambes de la prostituée. « Va chercher Cléran, dit tout bas à Frano le sire de Forent. Fais vite. Ramène la prostituée chez elle et donne-lui ceci pour qu’elle se taise… » Il déversa des pièces d’argent dans la main de l’intendant. « Et ceci pour toi et pour Cléran… » D’autres pièces suivirent. « Ce garçon est possédé, observa Tycho d’un ton curieux. — Non, non ! protesta Favio. Il est seulement souffrant, quelque chose l’a dérangé. » Il prit la tête de son fils dans ses bras. « Tanto, mon garçon, dis-moi ce qui s’est passé… » Il jeta un coup d’œil au bras de la prostituée où trois lettres sanglantes commençaient d’épeler un nom familier, et soudain, avec un instinct horrifiant, il sut que son autre fils avait fui la cité. Il s’y attendait à demi depuis plusieurs jours, depuis que les stratégies destinées au conflit proche s’étaient précisées dans leurs détails et qu’il avait vu le visage de Saro devenir de plus en plus pâle et hagard tandis que sire Tycho Issian décrivait ses plans pour envahir la capitale du Nord et apporter la rédemption à ses femmes. Il entretenait ses propres inquiétudes quant à la santé mentale du sire de Cantara, surtout lorsque l’individu commençait de délirer sur les châtiments qu’il infligerait au roi eyrain ; et Saro était un garçon délicat, trop délicat apparemment, pour la tâche qui lui avait été assignée. Favio réussit malgré tout à manifester une certaine surprise devant le gémissement strident de Tanto : « Saro est parti, il nous échappé ! Le petit bâtard !… » C’était au sire de Cantara de devenir furieux : « Messire, dit-il d’une voix aiguë, en fixant sur Favio Vingo son regard fou, est-ce vrai ? Votre second fils a-t-il déserté ? » Favio fut chagrin du choix de ce terme. La désertion en temps de guerre était passible de graves punitions. Même si Saro avait quitté Jétra, Favio préférait penser à son départ comme… à un départ, une absence, un détour. « Je ne sais, mon seigneur », répondit-il. Fabel fit un pas en avant et prit son frère par le bras. « Je vais aller dans ses appartements, dit-il d’un ton rassurant. Je suis sûr qu’il y a seulement un petit malentendu. Saro n’essaierait jamais délibérément d’éviter ses devoirs, si déplaisants pût-il les trouver. » Il lança au sire de Cantara un coup d’œil entendu qui ne fut absolument pas remarqué, et s’éloigna à grands pas dans le corridor, soulagé d’échapper à l’atmosphère malsaine qui régnait dans la chambre. Mais Saro ne se trouvait pas dans ses appartements, ni dans le solarium, ni dans les cuisines, ni dans les jardins. Personne ne l’avait vu. Et lorsque Fabel se rendit aux écuries et découvrit que son précieux étalon avait également disparu, il devint difficile de nier la possibilité d’une fuite du garçon. De surcroît, il apparut bientôt que l’étrange serviteur du sire de Cantara – l’albinos connu sous le nom de Virelai – avait lui-même disparu. Ce dernier détail emporta Tycho Issian dans une tempête de rage. Perdre ce garçon, c’était une chose, il pouvait aisément être remplacé, il y avait une centaine de cadets de famille qui rivalisaient pour obtenir la faveur des premiers seigneurs du pays. Mais perdre le sorcier était un désastre d’une tout autre magnitude. Ils avaient amassé une quantité considérable de faux argent à présent, c’était vrai – assez pour payer la construction des navires dont ils avaient besoin. Mais son plan pour arracher la Rose du Monde aux griffes du roi barbare reposait sur le déploiement des sortilèges que l’apprenti sorcier perfectionnait depuis des mois. Virelai était indispensable. Outrepassant son autorité, il envoya les crieurs publics annoncer que la tête de Saro avait été mise à prix, sept mille cantari, et, pour le retour de son serviteur et du chat noir qu’il avait toujours avec lui, vingt mille. Nul n’osa le contrarier. Hesto et Greving Dystra, chefs en titre du Conseil istrien, après s’être considérablement énervés, acceptèrent enfin d’accorder une audience au père du déserteur, puis ajoutèrent dix mille cantari pour la capture du garçon sain et sauf, et cinq cents de plus pour l’étalon. Un déluge de rapports s’ensuivit. On les avait vus tous les trois ensemble, sans autre compagnon, aussi loin au nord que les Bois-Bleus et le Quartier des Os au sud. Des cavaliers galopèrent dans toutes les directions depuis la Cité Éternelle. Un large contingent, sur des montures rapides, partit pour Altéa, au cas où Saro Vingo aurait stupidement repris le chemin de son foyer. D’autres partirent vers le nord-est, jusqu’aux Dunes Blanches et de là à Forent. Un petit groupe de six cavaliers seulement partit pour les Monts Dorés et l’Échine du Dragon – il semblait peu probable qu’on cherchât refuge dans une région aussi sauvage et inhospitalière. Les déserts du sud furent laissés à une force de volontaires, des chasseurs de primes endurcis, car aucune troupe régulière n’aurait voulu s’y aventurer. De plus, si la chaleur ne tuait pas les fuyards, les monstres réputés vivre dans la région le feraient assurément. Un autre contingent prit le bateau pour descendre la Tilsèn avec ordre d’arriver avant les déserteurs aux ports de Galia, Tagur et Gila. La troupe partie enquêter sur l’information des Bois-Bleus s’arrêta à Croix-du-Seigneur pour désaltérer ses chevaux, et fit une rapide visite à la taverne de Bras droit du Faucon pour y goûter sa fameuse bière locale. La nouvelle se répandit que les soldats étaient à la recherche « d’un jeune noble devenu traître, du nom de Saro Vingo, d’un serviteur albinos, d’un chat noir et de l’étalon qui a gagné la course de la Grande Foire ». L’un des clients réguliers tapa sur l’épaule du capitaine : « Un étalon de course, un noir ? » Le capitaine se débarrassa de la main importune et fixa sur l’homme un regard soupçonneux. Il n’aimait pas être approché aussi impoliment par des étrangers, surtout un individu qui ne disait même pas « Messire ». « Oui, en effet. Que sais-tu ? dit-il d’un ton bref. Tu as vu ce cheval ? » L’homme était grand, la peau et les cheveux foncés, avec des yeux rapprochés et une bouche mince qui se tordait maintenant en un déplaisant sourire. « Pas moi personnellement, non. Mais il y a quelques jours, un homme du nom de… voyons, qu’était-ce donc ? » Il fit mine de fouiller dans sa mémoire jusqu’à ce que le capitaine impatient lui jetât trois pièces sur le comptoir. L’autre les saisit, en mordit une et l’examina de près. Comme si cette opération même avait tiré l’information des recoins perdus de sa mémoire, il arbora un large sourire : « Lodu, dit-il. Lodu les a vus. Ou il a dit qu’il les avait vus. Deux hommes, un gros félin et un étalon de course. » Nul n’avait précédemment mentionné que le chat était un gros félin, mais le capitaine supposa que c’était tout relatif. « Ce Lodu, où puis-je le trouver ? » L’autre haussa les épaules : « Je n’en ai pas idée, déclara-t-il avec un autre sourire tordu. — Repaire-du-Faucon, dit un autre homme d’une voix indistincte. — Quoi ? — Un petit village dans les collines, au sud d’ici. C’est là que vit Lodu Balo. » Il leur fallut deux heures pour atteindre Repaire-du-Faucon, et la troupe était alors au bord de la mutinerie. Les hommes avaient anticipé un pichet de bière et une partie de cartes tout en voyageant dans la saleté et la chaleur entre la Cité Éternelle et Croix-du-Seigneur. Se déplacer dans des collines escarpées au sud, dans le noir, sans aucune promesse de bière en fin de parcours, c’était une décision tout à fait impopulaire. Après avoir perdu une autre heure à essayer de localiser la demeure de Lodu Balo, qui ne se trouvait pas dans le minuscule village mais un mille plus haut dans les collines au bout d’un sentier étroit et dangereux fréquenté par des chouettes et des chauves-souris, ils étaient d’humeur agressive. La femme qui ouvrit la porte était toute petite, sombre de peau, et portait le tatouage du clan de Gola sur une joue, et un cristal autour du cou. « Une Vagabonde ! » cracha le sergent. La femme poussa un hurlement en essayant de refermer la porte, mais le capitaine avait bloqué celle-ci du pied et l’ouvrit de force, avec cinq soldats pour l’appuyer. À l’intérieur, l’ameublement était simple. Sur une table basse au centre, se trouvaient des bouquets d’herbes mélangées – romarin et thym, origan, marjolaine, pied-de-poule et pyrée, attachés par des brins de raphia et prêts à être suspendus pour sécher. Le capitaine en prit un et le renifla avec suspicion, puis recula vivement. « Sorcellerie ! » déclara-t-il en jetant le bouquet au sol et en le piétinant brutalement. Il se tourna vers ses hommes. « Prenez le reste et brûlez-le. » Il fit une pause. « Elle aussi. » « Quoi ? » L’homme qui était entré en provenance de la pièce adjacente clignait furieusement des paupières, comme s’il n’avait pas été habitué à la lumière. Il était mal rasé, son souffle puait l’ail et le vin. « Que faites-vous là ? Et où emmenez-vous ma femme ? » demanda Lodu Balo d’un ton belliqueux. Le sergent l’attrapa par sa tunique et le souleva. Ses pieds ne touchaient plus le sol. « C’est une faiseuse de magie nomade, une pute vagabonde, que fais-tu avec elle ? » Lodu parut horrifié. « C’est mon épouse, depuis vingt ans. Ce n’est pas une Vagabonde, elle est d’un clan des collines ! — Alors pourquoi tripote-t-elle cette sale magie ? — Elle fait pousser des herbes… Je les vends au marché avec nos légumes… — Alors tu admets vendre des ingrédients magiques ? — Mais non… » Un poing lui rentra dans le ventre et il se plia en deux en gargouillant. Le temps pour lui de se redresser, trois des soldats avaient entraîné sa femme dehors. Il pouvait l’entendre hurler : « Lodu, Lodu, au secours ! », des cris ponctués de glapissements étouffés comme si on la rouait de coups de pied tel un chien errant. « Je le jure, gémit-il, je le juuuuuuure ! » Le capitaine approcha son visage du sien. « Deux hommes, un “gros” félin et un étalon noir. Ça te dit quelque chose ? » Les yeux de Lodu étaient ronds comme des assiettes. « Je… oui, je les ai vus, balbutia-t-il, sur la crête des collines, au sud d’ici. — Quand ? — Le jour du marché, le mois dernier », dit-il, soudain soulagé, car ce n’était pas une infraction de sa part, ou de celle de sa femme des collines, qui avait amené ici ces soldats. « Très clairement, je les ai vus, ils allaient vers le sud, et ça m’a paru bizarre, à part le chat, je veux dire, parce que ces deux hommes avaient un beau cheval et aucun des deux ne le montait. Et pourtant, ils avaient marché toute la nuit, c’était évident, l’aube venait juste de se lever, et j’étais parti tôt au marché de Croix-du-Seigneur pour être sûr que les fruits ne deviennent pas blets dans la chaleur, et puis, il n’y a rien sur des milles d’où de tels seigneurs auraient pu venir… — À un jour de marche de Jétra peut-être, ou une nuit ? » Lodu hocha la tête. « Et ils allaient où ? — Vers le sud, répondit bien volontiers Lodu. Au sud-est. Le soleil était derrière eux, je me rappelle. » Il n’y avait plus de bruit dehors. Ils devaient avoir laissé sa femme tranquille. Il lui vint une idée. « Il y a une récompense pour cette information ? » demanda-t-il en se passant la langue sur les lèvres. Le capitaine eut un sourire de pitié : « Une récompense ? Peut-être celle de Falla. » Lodu fronça les sourcils en essayant de comprendre. Il n’avait jamais eu l’esprit rapide. Mais même s’il avait compris, cela n’aurait pas fait grande différence. Ce froncement de sourcils fut sa dernière émotion. Le capitaine l’assomma d’un coup de pommeau de sa dague, et il s’effondra sur le plancher. Le capitaine tapota la bourse bien pleine qu’il portait à la ceinture. « Pourquoi un paysan s’enrichirait-il quand c’est nous qui faisons tout le dur travail ? » Le sergent eut un large sourire. Dehors, le ciel nocturne était illuminé par le feu qui brûlait dans la petite vallée abritée en contrebas du cottage, noircissant les olives et les citrons tardifs, et ses arômes se mêlaient à ceux des herbes. Mais ces odeurs appétissantes ne pouvaient masquer la puanteur qui émanait du cœur du brasier. Ensemble, le capitaine et le sergent jetèrent le corps inerte de Lodu Balo sur le cadavre calciné de sa femme, s’essuyèrent les mains et retournèrent dans la maison prendre les éventuelles provisions qu’ils pourraient mettre de côté pour leur long voyage vers le sud. Vers le sud-est. * * * Au coude de la Tilsèn, où les osiers poussaient haut, ils découvrirent les restes d’un feu et des traces sur le sol piétiné. Un campement, évidemment, mais les ornières laissées par des roues n’avaient sûrement rien à voir avec deux hommes, un chat et un cheval. « Et maintenant ? » demanda le sergent. Le capitaine donna un coup de pied dans les pierres noircies. « Je n’en sais foutre rien, dit-il férocement. Ou irais-tu, si tu désertais ? » Le sergent se mit à rire : « Je vous le dirais pas, hein, chef ? » Il jeta un coup d’œil sur le sinistre panorama. « Sûrement pas dans ce maudit coin sauvage, pour sûr. » Un cri s’éleva de la rive. L’un des soldats avait trouvé des traces de pattes, et les autres s’étaient assemblés pour les regarder. « Pas naturel, dit l’un d’eux. Des léopards des montagnes ont rien à foutre ici. — Pas de montagne sur une centaine de milles ! » Un des hommes plaça une main dans la boue durcie. Elle tenait tout entière dans le creux laissé par la patte du félin. Le capitaine siffla entre ses dents. « Voudriez pas avoir la tête de cette bestiole-là sur le ventre, hein ? » Avec un frisson, l’homme ôta prestement sa main comme si la bête pouvait magiquement en surgir. Le sergent observa la trace, pensif. « Un gros chat, avait dit le paysan. Un gros chat. Je me demandais comment il avait bien pu voir un chat domestique à cette distance. Y a quelque chose de bizarre, là. On causait beaucoup de l’albinos dans les baraquements, les trucs qu’il a faits pour le sire de Cantara… — Un bâtard, ce Tycho Issian, dit quelqu’un, salué par l’assentiment général. — Des magies, tout ça… — Des putes, aussi. — Et alors, qu’est-ce qu’on a si on met tout ça ensemble ? » demanda le capitaine en les regardant tour à tour. Ils lui rendirent son regard sans expression. Il fit claquer ses dents avec impatience. « On a des gens qui changent de forme, des sorciers, des Vagabonds et des traîtrises. » Il baissa la voix et prit le sergent à part. Il connaissait Tilo Gaston depuis leur enfance commune ; ils s’étaient entraînés ensemble, ils s’étaient soûlés ensemble et bagarrés ensemble comme des chiens devant une douzaine de tavernes de la Cité Éternelle. Avait-il confiance en lui ? Peut-être pas entièrement, mais habituellement l’argent scellait bien des lèvres. « On a une conspiration dans les plus hautes sphères. Pas étonnant qu’on ait mis un tel prix sur leurs têtes. Et quelque chose me dit qu’on pourrait en avoir bien plus si on les attrapait. Le sire de Cantara a des ancêtres plutôt douteux, j’ai entendu dire. Un père nomade, quelque chose de ce genre… — Tu as intérêt à ne pas aller raconter ça en public », marmonna le sergent, en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule au cas où les autres auraient pu les entendre. « Les gens disparaissent autour de Tycho Issian, et pas par magie, non plus ! — Ah, non, je ne pensais pas dire ça en public. » Avec un clin d’œil, le capitaine secoua la bourse. Puis il haussa la voix : « Je parie mes fesses que c’était l’endroit de leur rendez-vous, dit-il à la cantonade. Ces petites traces de sabots n’appartiennent pas à un yéka, que je sache, alors je dirais que notre gibier s’est joint à une bande de nomades. Même si ce n’est pas le cas, et qu’ils se sont seulement croisés par hasard, le pire que nous puissions faire, c’est suivre ces traces et nous rôtir quelques Vagabonds. Et le mieux ? Eh bien, la Dame seule le sait. Mais continuez d’imaginer ce que vous ferez avec l’argent de la récompense, ça vous distraira de la chaleur et des mouches. » * * * Voyager avec les nomades était l’expérience la plus agréable de la jeune existence de Saro Vingo. Il en oubliait presque le but de ce voyage, car les récits des vieilles femmes et le savoir qu’elles possédaient sur tout ce qu’ils voyaient en chemin lui faisaient sentir que le monde était considérablement différent de celui où il avait grandi, plus vaste, plus pur, plus mystérieux et bien plus ancien qu’il ne l’avait jamais imaginé. Cela allégeait un peu le désespoir qu’il éprouvait depuis qu’il avait reçu son don d’empathie du vieil Hiron et que celui-ci lui avait ouvert les yeux sur la véritable et affreuse nature de l’humanité. Par moments, il se sentait presque optimiste. Ils avaient contourné les collines basses au pied des Monts Dorés pendant les deux derniers jours, et prenaient maintenant un repos bien mérité près d’un ruisseau ombragé de grands sorbiers. « Ceci est une cardamine », dit Alisha en lui montrant les fleurs qu’elle venait de cueillir, de tendres tiges vertes couronnées de délicates fleurs roses. « C’est une plante de lune : bonne pour l’estomac. Bonne à manger aussi. » Elle éplucha quelques tiges et les lui tendit. Cela goûtait plaisamment le cresson, quoique en un peu plus amer. Il avait déjà appris le nom et l’usage d’une douzaine de champignons, et de trois douzaines de plantes et d’herbes aromatiques. L’armoise, pour les crampes musculaires, la baie d’aubépine, pour les problèmes respiratoires ; la jusquiame, pour le gonflement des testicules ; l’arnica, pour les bleus et les hémorroïdes ; la campanule, pour les fièvres et les décolorations de la peau. Il avait appris que de l’épilobe en poudre stoppait les épanchements de sang, qu’une décoction de pied-d’alouette dans du vin pouvait soulager les articulations douloureuses, et que l’une des variétés de saponaire aidait à combattre les maladies contractées dans les bordels malsains. Cette pharmacopée faisait paraître le monde plus bienveillant, comme si les Trois avaient mis à la disposition de leur peuple tout ce dont il pouvait avoir besoin : il suffisait de le cueillir. Ce fut de Virelai qu’il reçut des fragments d’information nettement plus dérangeants : les potions faites avec de l’orchidée de Salep pouvaient durcir l’organe génital mâle pendant plus d’une journée ; les tiges ligneuses de l’euphorbe, une fois pilées, pouvaient causer des fausses couches, et la mercuriale vivace pouvait tuer une souris, un chien ou un être humain de la façon la plus déplaisante, dépendant de la façon dont elle était administrée. Saro demanda à Alisha si c’était vrai, en rougissant lorsqu’il arriva à la partie concernant l’orchidée. « Je ne sais où il va chercher toutes ces terribles recettes, dit-elle avec un rire indulgent. Des livres, les livres du vieil homme, je crois. — Qui est ce vieil homme ? » demanda Saro à mi-voix. Il se rappelait la vision qu’il avait reçue en touchant le sorcier. Pour un vieil homme, celui de la vision n’avait pas paru des plus bienveillants. Alisha haussa les épaules : « Je crois qu’il a élevé Virelai depuis la toute petite enfance, mais malgré tout, Virelai refuse d’en parler. Je n’en connais pas même le nom. — Moi oui, dit Saro, surpris. Rahë. » La nomade écarquilla les yeux : « Rahay ? » dit-elle en séparant les deux syllabes. Saro hocha lentement la tête. Ainsi prononcé, le nom lui rappelait quelque chose. « Le roi Rahay ? — Je ne crois pas que c’était un roi. Il n’a jamais mentionné de roi. » Saro fronça les sourcils. « Je l’ai touché une fois, Virelai. Pour voir s’il y avait en lui de la malice. Et il y a eu un torrent d’images. J’ai vu un très vieil homme environné de parchemins et de rouleaux, avec des flacons de toutes sortes, dans une forteresse de glace. Et il y avait une femme aussi, avec de très longs cheveux dorés… » Il rit avec nervosité. « Cela semble ridicule, n’est-ce pas ? Comme un conte de fées. » Alisha hocha la tête d’un air distrait. Elle jeta un coup d’oeil au sorcier assis avec les vieilles femmes, et qui les aidait à tordre le linge lavé dans le ruisseau. Puis elle se retourna vers Saro et plongea son regard dans le sien : « Je ne sais pas exactement qui est Virelai, ce qu’il est, dit-elle très bas, mais j’ai davantage de soupçons quant à ce vieil homme. Il y a très longtemps, peut-être des centaines d’années, au temps de mes lointains ancêtres, dans le Sud Lointain d’Elda, au-delà de l’Échine du Dragon… — Mais il n’y a rien au-delà de l’Échine du Dragon, dit Saro en riant. Tout le monde le sait. » Alisha parut indignée : « Mais si. C’est de là que viennent les miens. Et les tiens aussi. — Ma famille vient d’Altéa, dit Saro, obstiné. Ils gouvernent la région depuis des générations. — Détenir un pouvoir sur autrui est-il si important ? » demanda-t-elle avec douceur. C’était au tour de Saro de s’indigner : « Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je voulais dire que, parce que ma famille est considérée comme importante dans la région, on a noté chaque naissance, chaque mariage et chaque décès. Nous sommes fiers de notre héritage. Nous savons qui nous sommes et d’où nous venons. — Apparemment pas ! Tous les peuples d’Elda viennent du Sud Lointain, il y a si longtemps que les récits de cette période sont devenus des légendes… — Alors pourquoi les légendes parlent-elles de l’Ouest Lointain ? » demanda Saro, entêté comme une mule, et comme s’il pouvait la prendre en défaut. Alisha se mit à rire : « Cela nous a toujours amusés. T’es-tu jamais demandé pourquoi ton peuple et celui des Eyrains chérissent les histoires de l’Ouest Lointain ? » Saro réfléchit. « Les Eyrains en viennent, ils viennent d’Istria, originellement. Nous les avons repoussés vers le nord, puis nous les avons complètement chassés du continent sud. Je suppose donc que c’est la raison pour laquelle nous partageons certaines histoires. Et pourquoi Sur et Sirio ont des noms aux sonorités similaires. Mais l’Est Lointain et le Sud Lointain… eh bien, on ne peut s’y tromper : tous ces aventuriers et ces navigateurs eyrains qui ont l’intention de chercher le Passage du Corbeau vers l’Ouest Lointain, ils ne pourraient guère naviguer sur des montagnes, n’est-ce pas ? — On ne le penserait pas, hein ? dit Alisha. Depuis la mort de ma mère… tu l’aurais beaucoup aimée, je crois, c’était tout un caractère, elle portait ses cheveux en petits chignons blancs, avec une centaine de fines chaînes d’argent, et c’était la meilleure des femmes… Depuis sa mort, j’essaie de me rappeler ce qu’elle m’a dit : ce que sa mère lui a dit, et la mère de celle-ci avant elle. Et j’ai discuté avec Elida et Jana, elles en savent beaucoup aussi. Une chose que moi je sais, c’est que l’expression “Est Lointain” est la corruption d’un mot signifiant “Les premiers” dans l’Ancienne Langue. Et les premiers sont venus des montagnes, au sud d’ici. » Saro ferma brièvement les yeux. Il se faisait un grand remue-ménage dans sa tête, des idées, des connexions sur lesquelles il n’avait aucun contrôle. Des fragments d’information, telles des pièces de casse-tête, se mettaient en place et se poussaient au premier plan de sa mémoire. Il rouvrit les yeux. « Rahë… c’était le roi de l’Ouest, comme dans le théâtre de marionnettes de Guaya, mais ce n’était pas cela : il était roi du Sud, et son nom était Rahë, et c’est le mentor de Virelai, son Maître. C’est lui qui a trouvé la Déesse il y a des centaines d’années, et il l’a enlevée ! » Il se tut, les yeux fixés sur Alisha, conscient de ce qu’il venait de dire. « Mais nul ne vit des centaines d’années… » Il la regardait, attendant une protestation ou un acquiescement, mais elle se contenta de lui rendre son regard en silence, d’un air magnanime, et il continua de penser tout haut, en un déluge de paroles : « Et les tiens, ton peuple, les nomades, les Vagabonds, ce sont eux le Peuple, comme dans les vieux livres. Les détenteurs de la magie de la terre, ceux qui servent de conduits à la magie d’Elda. Sauf que… — Sauf qu’il ne nous reste pas grand-chose des arts anciens. En vérité, jusqu’à la réapparition dans le monde de la Rosa Eldi, nous avions pratiquement perdu toute notre magie. Oui, et tu appartiens au Peuple aussi. Tous, vous y appartenez, les Istriens et les Eyrains. Mais vous êtes des membres du Peuple qui se sont disséminés dans le monde en étant déterminés à y créer une autre sorte d’existence, qui ont tourné le dos à la magie et aux anciennes voies, et qui à la place sont entrés en guerre les uns contre les autres, en mettant le pouvoir, l’argent et la terre au-dessus de l’amour, de la vérité et du cœur d’Elda. — Mais si la Déesse est revenue en ce monde, et si nous avons la Bête avec nous, alors, si nous pouvons retrouver Sirio, tout redeviendra comme avant ? » Alisha lui sourit : « Cela paraît si simple, n’est-ce pas ? » Un cri s’éleva soudain dans la colline en surplomb, où les sentiers s’entrelaçaient à travers les rochers. Saro se releva d’un bond, mais ne put rien voir. Le cri fut suivi par un rugissement lancé à pleine gorge, puis par des hurlements. « Nous avons en vérité la Bête avec nous, et on dirait qu’elle a de la compagnie », dit sombrement Alisha. Elle courut vers le reste de la troupe en aval du ruisseau. « Des visiteurs ! lança-t-elle avec de grands signes de bras. Rangeons tout et repartons ! » Les nomades furent aussitôt debout et se mirent vivement à la tâche. Saro, impressionné par le calme de leurs gestes délibérés, se demanda si cela venait du fait qu’ils étaient flegmatiques par nature ou si de telles attaques étaient devenues chose commune pour eux. Virelai et les hommes rassemblèrent les yékas, les femmes étendirent le linge encore mouillé sur les toits des chariots en ramassant précipitamment leurs ustensiles et leurs affaires. Saro détacha l’étalon et jeta un regard en arrière dans les collines où s’était tu le rugissement de la Bête. Pendant un moment, il ne vit rien. Puis il y eut un mouvement dans les bouleaux et les bruyères : des cavaliers, portant des manteaux bleu sombre. Les idées se bousculaient dans sa tête. Pas des maraudeurs ni des brigands, mais alors… « Laissez les chariots ! hurla-t-il. Laissez tout et courez ! » Alisha, qui poussait Falo dans leur chariot, le regarda fixement. « Des soldats ! s’écria-t-il en attrapant le garçon et en la voyant pâlir. C’est après nous qu’ils en ont, ajouta-t-il, comprenant instinctivement la vérité. Virelai et moi. » Il pouvait imaginer comment son frère avait dû enflammer la colère du sire de Cantara et le pousser à agir ainsi. Aussi bien que Tanto fût incapable de monter à cheval, ou il serait à la tête de cette troupe, et personne n’en réchapperait ! Il alla chercher le sorcier, de l’autre côté de la nomade, qui vacillait légèrement, tel un tremble dans la brise. « Virelai, lança-t-il, ils viennent pour nous chercher, des soldats de Jétra. Toi et moi nous devons les affronter, les retenir aussi longtemps que possible, afin de permettre aux autres de s’enfuir. — Nous avons besoin de nos chariots », dit avec calme l’un des vieillards, en menant ses yékas au sien et en les harnachant d’une main lente et sûre. « Toute notre existence est dans les chariots. » La frustration transperça Saro, tel un flot brûlant. « Vous n’aurez plus d’existence du tout si vous n’abandonnez pas les chariots ! » Mais le vieil homme poursuivit sa tâche jusqu’à ce que les animaux fussent bien attachés au joug. Un moment plus tard, le premier soldat sortit des arbres dans un grand fracas, en brandissant frénétiquement son épée. L’extrémité en était rougie. Puis un autre apparut derrière lui. Son épée était dans son fourreau : il avait besoin de ses deux mains pour contrôler sa monture lancée au grand galop. Les nomades, en voyant soudain avec clarté la nature de leur péril, s’affairèrent encore plus rapidement, mais ils ne voulaient toujours pas abandonner leurs chariots. Saro, qui ne portait pas d’arme, en chercha désespérément une autour de lui. « Tiens ! » C’était Falo, agitant un long et solide bâton de bois de houx piqueté par l’âge. « C’était celui d’Amma, dit-il en le tendant à Saro, mais je ne crois pas qu’elle ait jamais frappé quelqu’un avec. » Les mains de Saro se refermèrent sur le bois lisse. Souvenirs et expériences le submergèrent brusquement : le soleil, le sol moucheté de lumière, un jeune homme, un vieil homme, la douleur de l’enfantement, un puissant désir de protéger, un lien profond avec le monde. Contre la peau de sa poitrine, des pulsations de pâle lumière verte se mirent à émaner de la pierre de mort. « Sauve-toi », dit-il au garçon, et sa propre voix lui parut étrange, plus grave et plus lente, comme provenant de très loin, comme si une main invisible la tirait des profondeurs de son être. Et Falo devait avoir vu quelque chose aussi, car ses yeux s’élargirent, il se retourna et fila sur la piste qui longeait le ruisseau. Des doigts se refermèrent sur le bras de Saro, et il sursauta. Le sorcier le lâcha comme s’il s’était brûlé. Son regard avait pris une profonde nuance violette. « La pierre, souffla-t-il. Saro… ne te sers pas de la pierre… » Trop tard. Les doigts de Saro s’étaient déjà refermés sur le pendentif. Il le tira de sous sa tunique et le pointa vers le premier soldat qui chargeait. Une ondulation de lumière entoura la pierre d’un halo, traversée de rais et d’étincelles. La monture du soldat se déroba en hennissant, virant brusquement vers la gauche : l’homme vida les étriers et tomba tête la première dans le ruisseau. Le cheval fonça à travers les nomades, les yeux fous. À ce spectacle, le deuxième soldat hésita. Pendant un bref moment d’une clarté hallucinatoire, Saro put distinguer chaque trace de griffes sur son flanc. Puis le soldat réussit à dégainer son épée et galopa sur eux en hurlant. La soudaine chaleur émanant de la pierre brûla les doigts de Saro, lui remontant dans le bras jusqu’à l’omoplate, inondant les muscles et les os de sa nuque et de son crâne. Il ferma les paupières en désirant de toutes ses forces que l’homme s’en allât. Il y eut un cri, un choc sourd. Quand il rouvrit les yeux, le soldat était immobile, le bras qui tenait l’épée encore tendu ; l’arme volait vers le sol. Saro se retourna, choqué, pour s’adresser à Virelai, mais le sorcier était parti et courait sous le couvert des arbres à la suite des nomades. Quand il se retourna, deux autres soldats se trouvaient sur la colline. Ils devaient avoir vu ce qui était arrivé à leurs camarades, car ils se mouvaient de façon circonspecte ; puis, au lieu de se précipiter dans la colline, ils firent virevolter leurs montures et retournèrent vers le sommet de celle-ci. Pendant quelques instants leurs silhouettes se découpèrent sur le ciel, puis elles disparurent. Saro lâcha le pendentif. Sa tête lui faisait mal, et l’angoisse lui creusait la poitrine. Le premier homme, quand il arriva près de lui, était de toute évidence mort, les yeux retournés dans leurs orbites. L’autre, cependant, se débattait dans le ruisseau avec des mouvements saccadés. « Au secours, crachait-il par moments, je me noie ! » Saro le tira sur la rive où il resta à tousser, la respiration sifflante, tout en vomissant de l’eau et de la bile. Le contact lui transmit plusieurs images : épuisement, irritation, chaleur, poussière, soif ; des cendres sur la selle ; le vague dégoût d’un corps de femme jeté sur un bûcher, ses lourds souliers de paysanne agités de mouvements saccadés ; un énorme et terrifiant félin noir surgi des taillis et qu’il frappait et frappait encore de son épée… Saro lâcha vivement l’homme. « Pourquoi êtes-vous ici ? » demanda-t-il. Le soldat cligna des yeux. « Déserteur, croassa-t-il en pointant le doigt sur Saro. Pour te ramener. Et le bonhomme blanc aussi. Doivent être punis, il a dit, sire Tycho. Pour l’exemple. » Il toussa de nouveau, s’essuya la bouche du dos de la main. « On devait ramener le maudit chat aussi. » Il émit un faible rire. « Le problème, c’est qu’on nous a pas dit sa taille ! » Il remonta la jambe de son pantalon déchiré pour inspecter les dommages : « Tu vois ? » Des lambeaux de peau pendaient comme des rubans sur sa cuisse. L’eau avait délavé le sang, le faisant couler de nouveau alors qu’il avait commencé de coaguler. Il jaillissait par saccades de la blessure, tachant l’herbe sèche. « Mais je crois que je l’ai eue, la maudite bestiole, dit-il avec, une certaine satisfaction. Dans le flanc. » Il réfléchit un moment puis demanda : « Tu as de quoi faire un pansement ? » Saro le regardait, la tête vide. Bëte était-elle morte ? Il n’avait pas entendu de rugissement depuis le premier hurlement sur la colline, elle n’avait émis aucun autre son. Le désespoir le frappa de nouveau, un nuage noir. Il se leva et s’éloigna, laissant le soldat là où il se trouvait, suivi par son regard où la confusion le disputait à l’outrage. L’étalon se tenait à quelque distance en aval, la tête dans l’eau, et se désaltérait, insouciant. Mais où était donc Virelai ? Saro s’enfonça dans les buissons à l’endroit où il avait vu le sorcier pour la dernière fois, en évitant les branches basses et en enjambant racines et ronces. Il trouva Virelai recroquevillé au pied d’un grand sorbier, genoux ramenés contre la poitrine, se balançant d’avant en arrière comme un enfant en détresse. Lorsqu’il vit Saro penché sur lui, il parut terrifié. « S’il vous plaît, n’utilisez pas la pierre contre moi ! » implora-t-il. Saro secoua la tête : « Mais non, promit-il. Je ne l’utiliserai plus jamais » Il ôta le pendentif de son cou. « Tiens, prends-la. Je n’en veux pas. Je n’en ai jamais voulu. Ce n’a été pour moi que malédiction. » Mais Virelai recula jusqu’à se retrouver coincé contre l’arbre, les traits convulsés par une grimace sauvage. « Oh non, protesta-t-il, pas moi ! » Saro fronça les sourcils : « Alors enterrons-la ici, ou jetons-la dans le ruisseau, personne ne pourra l’utiliser. » Le sorcier secoua la tête : « D’autres pourraient la trouver, et ce serait pire. — Es-tu certain de ne pas vouloir la prendre ? » Virelai semblait épouvanté : « Pas moi, dit-il. Elle est bien trop puissante pour moi. » Vaincu, Saro repassa le collier à son cou et remit le pendentif sous sa tunique. « Allons retrouver Alisha, alors, dit-il enfin. Je crois que les soldats sont partis. » Quand ils revinrent près de la rive, le soldat blessé n’était plus où Saro l’avait laissé, et Messager de la Nuit non plus. Mais le sol était labouré là où il avait vu l’étalon : l’animal semblait avoir pris la fuite et suivi les nomades. Au coude de la rivière, ils trouvèrent la caravane. Ce qu’il en restait. Des quatre chariots, deux étaient encore sur leurs roues, et semblaient intacts. Les deux autres étaient renversés, les roues tournaient encore. Trois yékas gisaient là où ils étaient tombés, cous et pattes rompus. Les deux vieillards aussi. Elida, on l’avait épinglée à un arbre avec des lances. Elle était affaissée, retenue au torse, aux épaules, et aux jambes. Il semblait qu’on eût essayé de lui couper maladroitement la tête, et qu’on y eût renoncé. Falo était écartelé au sol, couvert de sang. À quelques pas de la son bras tranché tenait encore un long gourdin, dont une extrémité était couverte de cheveux et de sang. De sa mère, il n’y avait pas de traces. Saro tomba à genoux près du garçon et le retourna avec douceur. Son visage était intact, sa peau aussi claire qu’un matin de printemps. Un léger sourire jouait sur ses lèvres, comme s’il avait été endormi et plongé dans un rêve plaisant. Il était tout à fait mort. Virelai se mit à crier. De grands hurlements de rage et de chagrin jaillirent de sa poitrine, telles des chauves-souris de leur caverne. Il se mit à courir en tous sens, poussant les chariots, en tirant des couvertures, des habits, du linge mouillé, comme si Alisha, de quelque façon, s’y trouvait dissimulée. Saro le regardait aller. Il ne ressentait plus rien. Ce ne fut pas une surprise pour lui de voir reparaître les soldats, une dizaine, armés pour la plupart jusqu’aux dents, avec des flèches pointées sur eux. Leur chef s’avança en brandissant une épée et en poussant de l’autre main Alisha devant lui. L’homme à la jambe blessée était monté sur l’étalon. Saro se demanda comment il avait réussi à le maîtriser pour le monter, puis vit la manière cruelle dont le licou avait été noué autour du museau et du cou du cheval. « C’est lui, dit le blessé en montrant Saro. Il a une pierre magique en pendentif, il a tué Foro avec, je l’ai vu ! » Le capitaine avait l’air méfiant. C’était ce qu’Isto avait également apporté, et il se fierait à lui n’importe quand plutôt qu’à Gesto. « Enlève le pendentif et jette-le devant moi, cria-t-il, ou j’étripe la bonne femme. » La chevelure d’Alisha était en désordre, et il y avait du sang sur tout un côté de son visage. On lui avait brutalement lié les mains, même à cette distance Saro pouvait voir avec une terrible clarté comme les cordes lui rentraient dans la chair au-dessus des poignets : ses mains étaient en train de virer au pourpre. Il eut soudain envie d’utiliser la pierre, de les anéantir tous dans son épouvantable lumière ardente, de les effacer d’Elda. Tous, oui, Alisha, Virelai, l’étalon et lui-même. Une telle destruction, une telle plongée dans le néant lui semblèrent un instant horriblement attrayantes, une délivrance bénie, une parfaite échappatoire. Puis le moment passa. Les mains tremblantes, il ôta le pendentif de son cou et le jeta au sol devant le capitaine. La pierre resta là dans l’herbe, tandis que la blanche lueur meurtrière y mourait peu à peu. 31. Sanctuaire « Es-tu complètement fou ? » La voix qui lui sifflait à l’oreille le fit sursauter plus violemment que la main qui lui agrippait l’épaule avec des doigts de fer. Surpris au moment où il jetait sa plus récente victime par-dessus bord, Fent se retourna vivement pour affronter celui qui l’avait vu. Au fond de leurs orbites profondément cernées par l’épuisement, les yeux d’Aran Aranson étaient ternis par l’horreur. Une lueur sombre y vacillait, comme les braises d’un feu de tourbe. Son regard passa du visage étroit et pâle de son fils aux eaux obscures qui tourbillonnaient dans leur sillage. Aucune chance de sauver l’homme qui y était tombé : les vagues s’étaient refermées sur la tête de Bret Ellison, et il était en route vers les tables du festin de Sur. « Je savais que c’était toi, dit Aran à voix basse. Je le sais depuis des jours. Depuis qu’on a perdu Tor Bolson, même si je ne semblais jamais capable de regarder au bon moment pour le voir de mes propres yeux. Je n’ai cessé de me demander pourquoi j’étais ainsi maudit, mais je ne peux trouver de réponse. Dis-moi, Fent, pourquoi as-tu assassiné ces hommes ? » Au lieu de ployer sous la peur et la culpabilité, Fent brillait comme s’il avait été illuminé de l’intérieur par la possibilité de parler de ses crimes. Sa peau pâle luisait comme la lune et dans ses yeux la lueur des étoiles se reflétait en de sauvages flammes bleues. « Il ne demande que les trois, dit-il, énigmatiquement. Le fou, le géant et le sot. » Le large sourire qu’il adressait à son père indiquait bien lequel des trois Fent pouvait être. Après quoi, il ne voulut plus dire un seul mot. Aran Aranson poussa son fils cadet jusqu’au mât où il l’attacha avec des cordes solides, en mettant d’abord en sécurité le harpon qui leur restait. Urse eut seul la permission de s’occuper de lui ; on le nourrit, et deux fois par jour on le détacha pour lui permettre de se laver. Le Maître de Tomberoc refusa de répondre aux questions de l’équipage sur ces mesures. Mais aucun autre homme ne disparut ensuite dans la nuit, et chacun en tira ses propres conclusions. * * * La glace se refermait, les chenaux noirs d’eau libre entre les banquises devenaient plus étroits et plus ardus à naviguer. La lumière semblait éternellement suspendue au ras de l’horizon, une bande bleu et violet qui semblait les appeler en promettant une autre vie, un autre monde, juste hors de portée. Pendant les heures où il faisait vraiment nuit, l’Étoile du Navigateur semblait pendre juste au-dessus de leur tête, mais était-ce un phare, ou un avertissement ? Il faisait si froid, on parlait à peine de peur de perdre le peu de chaleur qui vous restait dans le corps. On s’enveloppait dans tout ce qu’on possédait. Tout pouce de peau exposé rougissait en quelques instants et devenait blanc, puis insensible si on restait ainsi trop longtemps. Chacun se demandait, en un incessant monologue intérieur, quelle folie avait envahi son âme pour lui faire accepter l’invitation d’Aran Aranson. Nul n’avait de réponse satisfaisante ; l’appel de l’or et de la richesse semblait absurde en ce lieu hostile. La simple survie l’avait emporté peu à peu sur les autres buts. Mais cette survie même exigeait un mouvement vers l’avant, et depuis de nombreux jours, ils bougeaient à peine. Le vent était tombé, et ramer devenait difficile, faute d’eau où plonger les rames, et leurs forces leur faisant de plus en plus défaut. Uniquement poussés par la volonté maniaque d’Aran Aranson d’atteindre leur mythique destination – à laquelle la plupart d’entre eux ne croyaient plus depuis longtemps –, ils se servaient des rames comme de gaffes pour propulser le navire à travers les étroits chenaux, ils poussaient le brise-glace dans les plaques de banquise qui finissaient par se briser et laisser passer l’embarcation. Ils glissèrent dans le sillage des grands icebergs qui se frayaient leur propre chemin dans la glace. Et pendant tout ce temps, ils étaient étreints par le désespoir. Les glaces finirent par se refermer complètement, et le brise-glace tant vanté ne put leur ouvrir davantage le chemin. Le Long Serpent s’immobilisa dans un long grincement de protestation, la proue coincée contre une épaisse banquise, et la glace s’amoncela autour d’eux pour les engouffrer dans son inexorable étreinte. Tous leurs efforts pour se libérer furent vains. Ils étaient bel et bien prisonniers. Le Maître de Tomberoc attendit une journée pour voir si les mouvements de la glace ne leur ouvriraient pas un chenal. Mais elle commença plutôt de faire craquer les planches du vaisseau. Ils n’avaient plus le choix : « Débarquez tout du bateau ! » cria Aran Aranson et, ensemble, ils évacuèrent tout ce qui pouvait servir : la barque survivante, les tonneaux de viande et les barriques d’eau (désormais gelée, elle avait fait éclater les joints de métal), les armes et les espars. Les haubans et les drisses, et même la grande voile noire. Avec celle-ci, ils fabriquèrent une tente en se servant du mât comme d’un poteau central, et ils l’attachèrent solidement à des blocs de glace. Ils édifièrent des murs de glace pour en sceller la base, et construisirent des lits et des sièges de glace à l’intérieur. Ils y jetèrent toutes les fourrures, tous les manteaux et toutes les peaux de phoque qu’ils n’avaient pas sur le dos ; ils récupérèrent tout le bois possible pour alimenter les feux. Cette activité délibérée les garda au chaud et les occupa pendant une journée sous un soleil qui répandait une lumière si maigre et si pâle que le monde semblait ne plus avoir d’ombres. C’étaient des limbes étranges, que la chance avait abandonnés. Et la mort progressive de leur vaisseau écrasé dans le poing géant de la glace emplissait l’air d’inquiétants cris de banshee : plusieurs se bouchèrent les oreilles avec de la laine, en chantonnant pour masquer le bruit. Tandis que ses hommes se reposaient, Aran resta longtemps assis à regarder la glace dévorer le navire qui avait porté tous ses rêves. Puis il prit à part Mag Langue-de-Serpent, Pol Garson, Urse Une-Oreille et Flint Hakason, les membres les plus expérimentés de l’équipage. « Nous ne pouvons rester ici. Nous subsisterons un temps avec nos réserves, puis avec ce que nous pourrons attraper ou trouver. Et ensuite nous mourrons, horriblement, un par un. Si loin au nord, il y a peu de chances de sauvetage. Les seuls qui s’y aventureront seront comme nous partis en expédition vers l’Île Cachée, et n’auront guère envie de prendre à leur bord des naufragés avec lesquels ils devraient partager leurs maigres provisions. » Urse hocha lentement la tête, car il avait déjà atteint la même conclusion. Pol Garson acquiesça : « Cette contrée dévore hommes et bateaux, dit-il. Mais si nous ne pouvons rester ici, où pouvons-nous aller ? — Nous pouvons aller de l’avant, vers Sanctuaire, répliqua Aran. À pied ferme. — Sur la glace ? » Flint Hakason semblait épouvanté. « Mais nous ne savons même pas si Sanctuaire existe, dit Mag, exprimant à voix haute leur pensée à tous. — J’ai une carte », dit fièrement le Maître de Tomberoc. Il tira des couches superposées de ses vêtements un morceau de parchemin fatigué et le déroula pour les autres, en le lissant sur sa cuisse. Ils se penchèrent pour examiner le précieux objet. Les îles d’Ostenave et les voies maritimes environnantes étaient bien reconnaissables, chaque section de la côte dessinée d’une main délicate et fidèle. Et les îles les plus lointaines comme les recoins du continent étaient également bien rendus. Mais au-delà de ces repères, l’Océan du Nord devenait un univers de glaces mouvantes, et qui pouvait espérer tracer la carte d’un lieu aussi changeant, pour y suivre un trajet sûr ? En vérité, le coin le plus au nord de la carte contenait peu de détails utiles – une ligne ondulée là, ici une forme vague ; le mot à la consonance étrangère, « isenfelt », griffonné sur un grand espace laissé blanc ; et au cœur de la rose des vents superbement dessinée dans le coin de droite, un mot qui commençait par « Sanct ». Urse tendit une main pour lisser ce coin de la carte, mais Aran tira brusquement celle-ci à l’écart comme un enfant un jouet jalousement gardé. Insensible à la magie de l’artefact, le colosse recula d’un pas en fronçant les sourcils. « Elle est très jolie », observa-t-il, hésitant. Flint Hakason était moins impressionné. « Elle est complètement inutile ! » dit-il en reniflant avec dédain. C’est de ça que tu t’es servi pour nous conduire dans cet endroit oublié des dieux ? » Aran Aranson se leva d’un bond, avec un regard flamboyant. D’une main il remit la carte dans ses habits, de l’autre il saisit Flint Hakason à la gorge. « Je suis le capitaine de cette expédition, siffla-t-il entre ses dents serrées. Questionnes-tu mon jugement ? » Flint était un homme rude, qui ne prenait pas facilement peur. Il se dégagea de la poigne du Tomberoc et lui retourna son regard courroucé. « Je ne ferai pas un pas de plus avec toi », déclara-t-il avec amertume. Il tira un pendentif de son épais manteau de fourrure. « Tu vois ça ? dit-il en agitant sous le nez d’Aran l’ancre d’argent finement gravée. Je vais placer ma foi en Sur désormais, plutôt qu’en toi. » Et sur ces paroles, il leur tourna le dos pour revenir à grands pas vers le reste de l’équipage. Il saisit un morceau de ficelle qu’il coupa en plusieurs morceaux inégaux, les prit dans son poing en ne laissant voir qu’une extrémité. « Je quitte ce terrible endroit et cette expédition maudite, déclara-t-il. Je prends la barque, des provisions et cinq d’entre vous, si vous le désirez. Je retourne chez moi. Qui m’accompagne ? » Pendant un moment seul le silence lui répondit. Tout le monde avait vu l’altercation entre lui et le capitaine, et Aran Aranson était un homme redouté. Mais ils craignaient la mort plus encore, dans leur épuisement affamé. Une grande clameur s’éleva soudain. Plus d’une douzaine d’hommes, tirés de leur léthargie, se rassemblèrent autour de Flint Hakason et se mirent à tirer les morceaux de ficelle. Lorsque chacun en eut une longueur en main, le mutin déclara : « Celui qui a la plus longue se gagne une place. » Emer Brétison rugit de plaisir : « Ha ! Je suis avec toi, Flint. On rentre chez nous. » Flint ne semblait pas très content. « Ne t’attends pas à recevoir plus de nourriture que les autres, mon gars, malgré ta taille », l’avertit-il. Il regarda les autres, qui tenaient leur morceau de ficelle dans leur paume, et sembla soulagé. « Ah, Jan, on dirait que tu rétabliras un peu l’équilibre dans le bateau. » Jan était un garçon mince, pas plus gros qu’une fille, mais sec comme un coup de fouet, avec des muscles solides et nerveux. Quand il sourit, ses canines aiguës apparurent dans les touffes de sa barbe blonde. En quelques instants, sembla-t-il, Flint Hakason avait rempli sa barque. Ils y transportèrent un tonneau de viande, un sac de pain dur et une des barriques d’eau, avec leurs fourrures et leurs peaux de phoque, tandis qu’Aran les regardait, sous la ligne menaçante et noire de ses sourcils joints. Il n’essaya nullement de les arrêter. Flint et les cinq mutins soulevèrent la barque ; elle était alourdie par les provisions et ils étaient épuisés, affaiblis par le froid meurtrier ; mais une détermination nouvelle se lisait dans leurs yeux : ils retournaient chez eux, même s’ils devaient marcher pendant des jours pour trouver une voie d’eau libre. Flint se tourna vers le reste de l’équipage, tapi sous la tente, et qui se frottait les mains en détournant les yeux, mal à l’aise. « Au revoir, les gars, dit-il d’une voix forte, avec bravade. Nous ferons brûler les feux à Tomberoc pour vous accueillir à votre retour. » Il jeta un coup d’oeil à Aran Aranson. « J’espère que tu trouveras ton île magique, dit-il, et il n’y avait aucune trace de sarcasme dans sa voix. J’espère que tu reviendras chargé d’or. » Puis, avec les cinq autres, il commença de traverser la banquise en direction du sud, en faisant craquer la neige sous les semelles de ses bottes. Aran et le reste de l’équipage les regardèrent partir. Nul ne dit mot. * * * À l’aube, le jour suivant, Aran fit une déclaration. « Je poursuis ma quête », dit-il ; il regarda les hommes échanger des coups d’œil incrédules. Après s’être éclairci la voix, il reprit : « Un capitaine sans vaisseau n’est plus un capitaine. Vous pouvez choisir librement de m’accompagner ou non, ou de rester ici avec l’abri et les provisions dont vous avez besoin jusqu’à ce que le temps s’améliore et que vous puissiez vous échapper, ou jusqu’à ce que je revienne vous chercher pour vous ramener en toute sécurité. » Il fit une pause, conscient de leurs expressions dissimulées, de leur méfiance. Et pourtant, c’étaient les hommes qui avaient navigué à des milles autour de Tomberoc, cent milles et plus dans certains cas, et qui s’étaient presque battus pour faire partie de cette héroïque expédition. Et maintenant que le désastre avait frappé, ils n’avaient apparemment plus de volonté, ils craignaient davantage la mort invisible qui les attendait peut-être dans ce vaste espace blanc que la mort certaine qui les guettait sur cette sinistre banquise. Il conclut de leur silence qu’il accomplirait seul sa randonnée vers le nord. Qu’il en soit ainsi. Écœuré de leur lâcheté, furieux d’en être blessé, il prit le harpon, vérifia les coutelas à sa ceinture, ainsi que sa sacoche. Il avait là un gros morceau de pain dur, aussi dur que du bois traité, du poisson séché auquel le froid avait fait perdre même son odeur rance, un sac plein de mouton fumé, qui devrait être trempé dans de l’eau et chauffé si l’on ne voulait pas s’y casser les dents. Trois hameçons, une longueur de ficelle, un peu de gras de phoque pour enduire les parties exposées de son visage. Il était prêt. « J’irai avec vous. » Urse Une-Oreille s’était avancé d’un pas. « J’ai voyagé toute ma vie. Attendre ici, ce n’est pas pour moi. — Et je n’ai aucun désir de rester assis là à regarder tomber mes couilles gelées », déclara Fall Ramson. Pol Garson se leva. « J’irai avec vous, capitaine. Ma femme m’a toujours dit que je ne me ferai jamais un nom. J’aimerais prouver qu’elle a tort. » Personne d’autre ne prit la parole. Aran dévisagea chaque homme tour à tour, les vit tous détourner les yeux. Il finit par le cuisinier, Mag Langue-de-Serpent. Un homme rude, plus solide que bien d’autres, et Aran lui faisait confiance. Mais l’autre avait une expression réticente. « Il faut que quelqu’un fasse la cuisine pour les gars », dit-il simplement. La main du Maître de Tomberoc se porta d’instinct à l’endroit où se trouvait sa précieuse carte. Il savait en partie pourquoi Mag refusait de l’accompagner. Mais la part la plus importante de son esprit, celle qui était obsédée par sa quête, refusait de l’admettre. Il adressa un bref hochement de tête à Mag, puis alla chercher son fils. Fent était assis sur un tonneau retourné, avec un morceau de bois à l’aide duquel il creusait un trou dans la glace. Son visage était masqué par son capuchon doublé de fourrure. Aran l’appela par son nom. Le garçon ne manifesta aucun signe de l’avoir entendu, continua de frapper la glace. Des petits éclats jaillissaient avec des reflets pâles dans la faible lumière. Aran éleva la voix : « Fent ! » La tête du garçon se releva brusquement, ses yeux bleus étincelèrent dans la blancheur de son visage, entre sa frange et sa barbe rousses. Il semblait désorienté, comme soudain éveillé d’un profond sommeil. « Prends tes affaires. Tu viens avec moi. » Fent semblait incertain, comme s’il allait prendre la fuite, comme s’il avait pensé que son père essayait de le persuader de le suivre dans un coin tranquille où il pourrait l’abattre et le laisser pour le bec des stercoraires. « Où ? » demanda-t-il d’un ton soupçonneux. « À Sanctuaire. » Si le Maître de Tomberoc s’était attendu à une résistance obstinée de son fils cadet, il fut surpris. Au lieu de protester, Fent se leva d’un bond, le visage fendu d’un large sourire. Toute son attitude avait changé : ce n’était plus un enfant impulsif mais un homme plein d’énergie, avec une tâche à accomplir. « Je suis prêt ! » déclara-t-il. Il n’emporta rien, pas de sac, pas d’arme, pas d’habits de rechange. Aran entra dans la tente pour y récupérer rapidement quelques objets nécessaires, et il les fourra dans un sac en peau de mouton qu’on pouvait porter en bandoulière. Quand il ressortit, ce fut pour trouver Pol Garson affrontant Gar Félinson autour d’un quartier de mouton fumé. « Nous sommes plus nombreux que vous, grondait Gar. — Laisse ! cria Aran en brandissant le harpon. On attrapera ce qu’on pourra en route. » Avec un haussement d’épaules, Pol Garson lâcha la viande. « Emporte-la, et prends-y bien du plaisir, dit-il à Gar Félinson. J’ai mangé assez de mouton toute ma vie pour en aligner les maigres carcasses jusqu’à Sanctuaire et m’en servir de marchepied ! » Il se retourna vers le Maître de Tomberoc. « Conduisez-nous, Aran Aranson. J’ai le goût de viandes plus exotiques ! » * * * Ils marchèrent pendant deux jours sur la mer de glace. Le froid était tel qu’il était douloureux de respirer. Ils pouvaient sentir l’air glacé qui pénétrait dans leur poitrine comme une bête sauvage, leur déchirant les côtes. Cheveux et narines gelaient. Sourcils et cils étaient chargés de particules de glace ; s’ils fermaient les yeux pour plus d’un bref instant, leurs paupières se collaient ensemble. Des glaçons se formaient dans leurs barbes et leurs cheveux. En dehors des périodes de lumière accordées par le soleil et par la lune, le paysage demeurait immuable – gris, avec de la glace, des congères blanches, des crêtes et des replis de neige, des falaises et des promontoires bas et couverts de stries, qui devenaient tour à tour mystérieux et étranges en se teintant de rouge, de pourpre et de bleu. L’univers semblait éternellement suspendu au bord des ténèbres. Puis le soleil coulait dans la mer lointaine et la nuit s’amoncelait sur eux. La lune était si lente à se lever qu’on aurait dit à tout instant qu’elle allait perdre la bataille et retomber dans les abysses d’où elle sortait. Ils marchaient, tels des hommes mécaniques, un pied devant l’autre, l’incessante répétition du même mouvement. Cette lente et monotone randonnée les épuisait, les assoiffait. Ils ne se reposaient que pendant de brefs intervalles, buvaient et mangeaient en se souciant peu d’économiser leurs provisions, reprenaient leur route. Et pendant tout ce temps, l’Étoile du Navigateur clignotait dans le ciel, les poussant toujours vers le nord. Le troisième jour, un long chenal noir s’ouvrit, brisant la banquise devant eux. Ils choisirent de suivre l’embranchement de droite et, pendant ce qui leur sembla une éternité, ils cheminèrent le long de l’eau sombre. Le quatrième jour, ils épuisèrent la viande apportée du Long Serpent. Il n’y avait eu jusqu’à présent aucun signe de vie, mais Aran Aranson refusa de désespérer. Il demeura assis au bord du chenal pendant des heures, harpon levé, attendant des bulles d’air qui n’apparurent jamais. Ils repartirent. Il reprit plus loin sa posture de pêcheur, assis dans la nuit comme une statue de glace. Mais la chance ne lui sourit pas, et ils furent réduits aux restes de leur pain dur, qu’ils détrempèrent dans des petites flaques d’eau fondue afin de pouvoir le mâcher. Le cinquième jour, le chenal rétrécit et se referma sans avoir offert le moindre signe d’un phoque ou d’un poisson, et dans un élan de colère Aran jeta le harpon sur la glace pour s’éloigner ensuite à grands pas, le laissant dans la neige. Une expression rusée passa sur le visage de Fent. Il se précipita, ramassa l’arme et la serra contre sa poitrine. Mais, tout aussi rapide, Urse Une-Oreille lui reprit le harpon de ses mains lentes et sûres et se le passa en bandoulière. Plus tard dans la journée, ils découvrirent le cadavre gelé d’un renard arctique, une petite chose minuscule à peine plus grosse qu’un lièvre des îles d’Ostenave ; le crâne en était rond et dur, la fourrure blanche toute pelée. Quelque chose avait rongé l’une de ses pattes postérieures puis, dérangé ou dégoûté, avait abandonné le reste. Urse sortit de sa veste deux morceaux de silex et un précieux petit tas de mousse sèche ; ils allumèrent un misérable feu qui fournit juste assez de chaleur pour dégeler les lambeaux de viande encore attachés au pathétique squelette, et cela les sustenta pendant encore une autre nuit de randonnée. À la fin du sixième jour, leur eau fut épuisée. Du sel formait des croûtes irrégulières autour de quelques mares, comme s’il avait été filtré de la glace fondue. Aran et Pol goûtèrent un peu de cette eau tandis que les autres les observaient en passant leur langue sur leurs lèvres sèches. Après un moment, comme Aran et Pol ne semblaient pas avoir souffert, ils remplirent tous leurs outres d’eau, et repartirent. La huitième nuit sous le grand cercle des étoiles, Fall Ramson, qui avait semblé un homme si solide, s’affaissa sur place. Urse le retourna, avec une appréhension hagarde. « Il est mort », déclara-t-il. Pol Garson porta l’ancre de son pendentif à ses lèvres gercées et murmura la bénédiction de Sur. « Seigneur des Océans, prends cet homme, Fall, fils de Ram, fils de Grett le Noir, et emporte-le dans ta Grande Salle pour le laisser festoyer avec les héros. » Mais ce lieu perdu était-il de la terre ou de la mer, ou des limbes quelque part entre les deux ? Ils pouvaient seulement espérer que la décision de Sur serait équitable. Aran prit les armes, les silex et le sac du défunt. Puis ils amoncelèrent de leur mieux de la neige sur son cadavre, et repartirent. Le jour suivant, quelques heures après le lever du soleil, Pol s’assit sur la glace. « Je ne peux aller plus loin », dit-il d’une voix indistincte, car sa langue avait enflé et le froid avait rendu son visage insensible. Sans un mot, Urse le prit et le jeta sur son épaule. C’est ainsi qu’ils continuèrent pendant le reste de la journée. Cette nuit-là, alors que le soleil et la lune étaient tous deux présents dans le ciel en un équilibre incertain, ils établirent un camp pour se donner le maigre confort possible sans abri, sans nourriture et sans feu. Il était difficile de dormir. Même au milieu de ce sauvage désert de glace, ils étaient environnés de sons étranges qui semblaient plus forts à mesure que s’amoncelaient les ténèbres. La glace craquait et soupirait autour d’eux et, en dessous, ils pouvaient parfois entendre le murmure de la mer, un rappel constant que la banquise où ils marchaient, encore vivants, flottait à quelques pouces sur des milliers de pieds de glaciale eau noire. Dans le lointain, les icebergs mugissaient en se fendant, tels des monstres de légendes. Et une fois, ils entendirent le petit couinement que fait un lapin capturé par un renard. Chaque son était inquiétant en soi. Tous ensemble, ils vous mettaient les nerfs à vif. « Cet endroit retire tout courage », fit Urse, tout bas, mais on aurait dit que sa voix résonnait dans le vide. « Ce n’est pas un endroit où devraient se trouver des êtres humains, dit Pol. Je sens que nous sommes indésirables ici. » Fent eut un rire creux : « Ah, mais nous le sommes, nous le sommes ! » Il frotta l’une contre l’autre ses mains gantées, tout excité. « Et nous sommes presque arrivés. » Son père lui lança un regard inquisiteur. « Comment peux-tu le savoir ? » Mais Fent baissa de nouveau les paupières et ne répondit pas. Juste avant ce qui passait pour l’aube dans ces régions, Aran s’assit brusquement. Près de lui, Urse s’agita, ensommeillé. « Quoi ? murmura-t-il, qu’y a-t-il ? » Le Maître de Tomberoc posa un doigt sur ses lèvres. Dans la lueur grise du matin, il avait l’air d’un mort qu’on venait d’exhumer. Des ombres noires affleuraient sous sa peau, dessinant les contours de son crâne. Sous sa barbe épaisse, son expression était sombre. Ce n’était pas un homme enclin à imaginer des fantaisies : Urse tendit l’oreille. À une certaine distance, quelque chose se mouvait. Il pouvait l’entendre, un son rythmique d’écrasement, presque silencieux, des lambeaux de sons intensifiés par l’immobilité de l’air. Aran Aranson se redressa lentement à genoux, scrutant tel un faucon le sud crépusculaire. L’instant d’après, sa main droite alla chercher le harpon… C’était énorme. Cela se mouvait avec une grâce magistrale. C’était le roi de ce royaume. Aran avait vu de ces fourrures étalées au grand marché de Halbo. Elles avaient alors semblé exotiques et splendides, avec leur blanc nuancé de jaune pâle qui contrastait élégamment avec les peaux noires et communes des ours des bois d’Eyra. Elles étaient plus grandes que les peaux ordinaires, avec des pattes aussi larges que des assiettes, aussi laineuses que la toison d’un bélier de huit ans, et des têtes massives et dures. Mais tout cela ne l’avait pas préparé à voir son premier ours des neiges vivant. Il se dirigeait vers eux, inexorable, d’un long pas nonchalant, ses petits yeux noirs fixés sur leur groupe. Tandis qu’il s’approchait, le temps sembla ralentir, car le Maître de Tomberoc était capable de distinguer les plus infimes détails : la façon dont les pattes antérieures de la bête dessinaient un cercle fluide et puissant vers l’extérieur, dont la fourrure ondulait sur les flancs comme un champ de blé sous le vent. Comme le poil passait d’un blanc crémeux sur le dos à un pâle jaune citron plus bas, et à un doré aussi riche que celui du maïs mûr sur la courbe de l’arrière-train. Comme la tête dessinait un cône osseux et brutal. Et comme autour des lèvres noires, la gueule était tachée d’un rouge sombre et sinistre. « Courez ! s’écria Pol Garson en se relevant tant bien que mal. — Non ! cria Urse, qui connaissait les ours. Couchez-vous, couchez-vous et couvrez votre tête ! » Il se laissa tomber, comme abattu par une invisible lance, se couvrit la tête de ses mains gantées et resta aussi immobile qu’une roche. Mais Pol avait trop peur pour écouter un conseil, bon ou mauvais. En dérapant sur la pellicule de neige qui recouvrait la glace, il bondit. C’était tout ce qui était nécessaire pour déclencher tous les natifs instincts de chasse de l’ours. Il se mit au trot, une allure qui couvrait de la distance avec une épouvantable efficacité. La glace tremblait. Les hommes aussi. « Faites semblant d’être morts ! » répéta Urse, et Aran tomba dans la neige pour y rester face au sol, le cœur battant, les mains absurdement refermées sur la tête, avec le sentiment que c’était le geste le plus stupide qu’il eût jamais exécuté de toute son existence. Il attendit. L’ours passa près de lui dans un bruit de tonnerre, et chaque pas résonnait dans la poitrine et la nuque d’Aran en ricochant dans la caverne de son crâne. Aran se mit à marmonner la seule prière qu’il connaissait, celle du Marin, pour les hommes en péril sur l’océan. Maître des mers Entends ma prière Dans l’orage, la tempête et les tribulations Au milieu des dangers Des flots et de la peur je t’appelle Entends mes paroles, Ô Grand Seigneur Ramène-moi sain et sauf dans mes foyers. L’ours des neiges passa près de lui et poursuivit son chemin. L’instant d’après, il y eut un terrible cri gargouillant. Aran souleva la tête – il ne pouvait s’en empêcher. À moins de cinquante pas, l’ours était sur Pol Garson, le plaquant à la glace avec l’aisance d’un chat qui capture une souris. L’homme se débattait de toutes ses forces, on pouvait le voir aux mouvements désordonnés et futiles de ses bottes, mais autour de lui la neige devenait plus rose d’instant en instant. Aran doutait qu’un homme disposant de deux bras valides eût pu repousser un tel monstre, et le bras gauche de Pol se remettait à peine de sa dislocation : ses chances étaient très minces. Aran se sentait néanmoins responsable de lui et ne pouvait guère le regarder se faire dévorer vivant. Conscient qu’un tel geste pouvait signifier son propre trépas s’il ratait sa cible, il prit le harpon et courut aussi près qu’il l’osait du massacre. Ce n’était pas beau à voir. Pol n’avait plus à se soucier de la guérison de son bras, car le membre en question, arraché à l’épaule, avait été lancé de côté par l’ours comme un morceau dont il ne voulait pas. En luttant contre la nausée, Aran lança le harpon, qui frappa l’ours en plein dans le creux de l’épaule. Mais la bête rugit seulement son outrage. Abandonnant sa victime, elle se retourna d’un air menaçant, en balançant la tête, les mâchoires dégouttantes de sang. Puis elle chargea Aran. Le désir de meurtre se lisait dans ses yeux noirs comme des galets. Le Maître de Tomberoc s’apprêta à mourir. Pendant les quelques brefs instants qu’il fallut à l’animal pour couvrir la distance qui les séparait, il arriva deux choses : un poignard lancé à toute volée frappa sans grand effet le postérieur de l’ours avant de retomber dans la neige. Et une petite silhouette vive et sombre se glissa agilement sous la garde de l’ours, saisit le poignard et, avec un éclat de rire strident, frappa le monstre à plusieurs reprises au ventre, là où il n’était pas protégé. D’un seul coup, ce fut le chaos. L’ours poussa un grand rugissement de douleur terrifié et se dressa sur ses pattes de derrière, tandis que sang et entrailles se répandaient sur la neige. Puis il retomba en avant, ses pattes massives frappant la banquise avec une telle force que la glace trembla en se fendillant. Pendant un moment il resta ainsi, une patte de chaque côté de la fracture qui s’élargissait avec lenteur. Puis la glace s’ouvrit pour de bon et la bête dégringola dans les eaux noires comme la nuit, entraînant son assaillant. La bouche de Fent s’ouvrit pour hurler, mais le choc du froid intense lui déroba sa voix, et tout ce qui se fit entendre fut une exhalaison sifflante. L’ours se tourna pour le regarder avec une expression de haine et de malveillance suprêmes. Puis, avec tout ce qui lui restait de forces, il se jeta sur le garçon. La main de Fent, qui tenait toujours le poignard, jaillit soudain de l’eau pour frapper la grosse tête, un éclair d’argent dans la lumière crépusculaire. L’ours rugit son mépris et, d’un mouvement preste, happa la main au poignet, avec le poignard, puis disparut dans les eaux glaciales sous la banquise, emportant avec lui son butin. Fent se mit à hurler pour de bon. Ses yeux étaient deux trous noirs dans son visage cireux. Urse se jeta à plat ventre sur la banquise, agrippa le capuchon du garçon et se mit à tirer. « Je le tiens ! » lança-t-il à Aran, qui pendant ces quelques instants était resté pétrifié sur la glace comme dans un cauchemar, incapable de bouger un muscle. Comme libéré par le cri du colosse, il se précipita pour attraper son fils par un bras. Le sang jaillissait par saccades du moignon de poignet, mais gelait rapidement dans l’air arctique. La conscience commençait de s’évanouir dans les yeux du garçon. Quand ils l’eurent sorti de l’eau glaciale, Fent était inerte, son souffle lent et court. Des frissons lui secouaient tout le corps. Aran le contempla, puis leva les yeux vers Urse, le visage creusé par le désespoir. « Par Sur, sanglota-t-il, je ne puis perdre un autre fils ! » Ils l’enveloppèrent dans tout ce qu’ils avaient de chaud. Ils lui frottèrent la peau. Ils chauffèrent leur maigre réserve d’eau pour en verser l’une après l’autre les précieuses gouttes entre ses lèvres bleuies. Même si l’épanchement de sang avait cessé, Urse cautérisa le moignon et le pansa, tandis qu’Aran se tenait le nez et détournait les yeux, épouvanté par sa propre pusillanimité autant que par l’horreur de la situation. Fent ne reprit pas conscience pendant l’opération. Urse dit enfin : « Nous devons continuer. Si nous restons ici, nous mourrons tous. » Le Maître de Tomberoc tourna vers lui son regard terni et acquiesça. Le colosse jeta le corps inerte de Fent sur son épaule, et, ensemble, ils reprirent leur chemin. Cette nuit-là, il y eut d’étranges lueurs dans le ciel du nord. De pâles bandeaux verts et roses chatoyaient au loin sur l’horizon, de vastes bannières soyeuses qui s’enroulaient et se déroulaient avec une lente grâce éthérée, comme gonflées par la plus douce des brises de l’été. Pendant quelques instants, les deux hommes restèrent fascinés par ce remarquable spectacle puis, d’un commun accord, ils modifièrent légèrement leur course afin de se diriger droit sur ce bizarre phénomène, comme si un aimant surnaturel les eût attirés. Tandis qu’ils marchaient, les lumières jouaient sur leur visage, en adoucissant les durs méplats, masquant leur souffrance et leur désespoir, et la neige à leurs pieds prenait peu à peu les teintes du ciel au-dessus de leur tête : ils avaient l’impression d’avancer dans un univers magique. Mais les lueurs merveilleuses finirent par s’effacer du ciel, et les ténèbres les engloutirent de nouveau. Cette fois, c’était bien pis, car ils étaient très loin des terres des hommes, bien au-delà de toute possibilité de retour, sans aucune nourriture ni aucun espoir pour les soutenir : dans tous ses aspects, leur entreprise semblait vouée à l’échec. Ce fut dans cette condition misérable et désespérée qu’ils découvrirent un grand trou dans la glace, révélant des eaux noires et, tout près, le corps immobile d’un gigantesque ours des neiges. Urse déposa Fent avec douceur sur la glace et alla examiner l’animal. Celui-ci était indubitablement mort, et c’était de toute évidence l’ours qui les avait attaqués car son ventre, lavé par les eaux arctiques où il avait nagé, ou qui l’avaient poussé jusque-là, portait la marque des coups de poignard assenés par le fils cadet d’Aran Aranson. « Par les dieux, souffla Urse, nous allons peut-être pouvoir survivre. » Ils allumèrent donc un pathétique petit feu en sacrifiant le sac de rechange et le reste de la précieuse mousse sèche d’Urse, puis se mirent en devoir d’équarrir la carcasse. Lorsque Aran fendit la panse et ouvrit l’estomac odoriférant, il en dégringola toute une série d’arêtes de poissons et d’os de renard, de la chair à des stades divers de digestion et un artefact des plus troublants. Le Maître de Tomberoc l’extirpa avec une extrême circonspection, le tenant loin de lui en fronçant les sourcils, le nez plissé de dégoût. Puis il se pencha pour le laver dans les eaux glacées. L’objet précédemment incrusté de particules de matière et de fluides visqueux se présenta alors dans tout son éclat. Il était fait de métaux, ceux qu’on travaillait dans les Îles du Nord – un objet porté par les marins de la plupart des familles. Celui-ci était plus familier et plus distinctif que d’autres : Aran Aranson, qui en avait examiné tout spécialement chaque détail, n’avait guère pu l’éviter puisque le propriétaire le lui avait balancé devant le nez. C’était le pendentif de Flint Hakason, l’ancre de Sur en argent gravé qu’il avait toujours portée au cou. Aran recula avec horreur et l’objet lui tomba des mains pour atterrir en silence dans la neige, où il demeura comme le rappel d’une autre existence, comme une accusation. Personne ne se serait volontairement séparé d’un objet qui portait chance, et Flint Hakason ne faisait pas exception. À mesure qu’ils fouillaient le ventre de l’ours, ils découvrirent d’autres preuves horribles et indéniables quant à la nature du dernier repas de la bête avant son attaque contre eux. « Je ne peux pas manger de cet ours, déclara Aran avec conviction. Cela doit causer la pire malchance au monde de manger une bête qui a dévoré vos compagnons de rames. — Encore pis de mourir faute de nourriture, avec une telle créature devant vous et vos compagnons de rames sans vengeance. — Fent les a vengés en la tuant. — Oui, et on dirait que cet ours est venu bien près de le tuer lui-même. » Aran réfléchit pendant quelques instants. Puis il hocha la tête. « Nous mangerons de cet ours. Mais gardes-en le cœur pour mon fils. » Ils firent cuire les meilleurs morceaux, en les calcinant sur les bords, et, ainsi revigorés, ils firent rôtir le cœur de l’ours ; Aran le découpa avec soin en tout petits morceaux qu’il glissa entre les lèvres de son fils. Comme il n’y avait pas de réaction, ils assirent Fent, lui renversèrent la tête en arrière pour libérer la voie, et Aran fit passer les morceaux avec de l’eau tandis qu’Urse frottait la gorge du garçon afin de déclencher le réflexe de déglutition. Mais Fent ne reprenait toujours pas conscience et, le cœur lourd, ils découpèrent ce qu’ils pouvaient transporter de la carcasse, et repartirent dans la nuit. * * * Fent Aranson gisait dans les ténèbres, et une veine battait régulièrement à son cou. Il était conscient, et en même temps il ne l’était point, flottant entre l’éveil et le sommeil. Il avait chaud et froid en même temps. Il existait dans deux régions à la fois, celle des vivants et celle des morts, mais aucune des deux ne semblait prête à le réclamer comme son dû, et il n’était apparemment pas en mesure de décider lui-même de son sort. Aussi gisait-il inerte, jeté comme un sac de navets sur l’épaule du géant tandis que son père marchait devant eux sans remarquer l’instant où ils traversèrent la frontière solitaire et enneigée qui séparait la terre des hommes et celle des légendes. ÉPILOGUE Dans l’heure qui précédait le milieu de la nuit, la reine fut saisie par les premières douleurs de l’enfantement. Elle avait été en train de parler à sa dame d’atour, une jolie fille à la peau sombre, plutôt potelée, qui venait des îles galiennes et répondait au nom peu commun de Léta Aile-de-Mouette. Celle-ci transmit l’information à la haute et sévère silhouette qui se tenait toujours derrière le trône de la reine. La guérisseuse de Rivenoire tourna son œil unique vers les courtisans présents : « L’heure de la naissance est arrivée pour la reine. Léta et moi-même accompagneront la dame à ses appartements », dit Festrin d’une voix forte, qui résonna entre les hauts murs et les poutres de la salle d’honneur de Halbo. « Nul autre ne peut assister à l’événement. La reine doit être tout à fait détendue et à l’aise si la naissance doit bien se dérouler. — Qui es-tu pour faire une telle déclaration ? » demanda Erol Bardson, en sentant la magie de la seither qui s’exerçait sur lui et en y résistant de toutes ses forces, le menton levé, avec une expression belligérante. « C’est une affaire d’état, non de confort. » Si son rival devait avoir un enfant, il voulait en être témoin : comme maints autres mécontents, il ajoutait foi aux rumeurs concernant le véritable état de la Rosa Eldi : elle n’était pas enceinte du tout, elle s’était entourée d’illusions qui distrayaient l’œil et égaraient l’esprit. Et s’il y avait véritablement un enfant dans le ventre de la femme pâle, le chirurgien qu’il avait acheté pour assister à la naissance avait été fort bien instruit et savait exactement ce qu’il devait faire. Malgré l’invisible édredon de calme que Festrin avait jeté sur la compagnie, Bardson ne fut pas le seul à protester. Auda, la mère du roi, se fâcha en lançant de grandes tirades ; les dames de la cour se plaignirent que la tradition exigeait leur présence pour assister la reine dans ses besoins ; les nobles arguèrent qu’il était crucial pour eux de mettre un genou en terre devant l’enfant dès qu’il se présenterait ; mais plus d’un était poussé à cette déclaration moins par loyauté envers la couronne que par une salace curiosité quant à la nature exacte de ce qu’il y avait entre les élégantes jambes de la charmante épouse de leur monarque. Mais Ravn Asharson, roi des Îles du Nord, étreignit celle-ci de sorte que sa tête reposait sur la courbe massive de son ventre. « Ma très chère, dit-il avec ferveur, est-ce véritablement votre désir de vous retirer avec seulement ces deux dames pour vous assister ? » La Rose du Monde hocha la tête en un silencieux acquiescement, avec une expression implorante dans ses beaux yeux verts. Ravn poussa un soupir. C’était un soupir de regret. Mais, comme il ne l’admettrait que par-devers lui, c’en était également un de soulagement. Il avait beau désirer ardemment un héritier pour le trône nordique, il adorait tellement son épouse qu’il ne pouvait souffrir de la voir en proie à une douleur, même brève. Et il avait entendu dire que bien des hommes, pourtant endurcis par des années de batailles sanglantes, avec toutes les atrocités que pouvait offrir la guerre, s’étaient évanouis sur place à la vue d’un enfant se forçant un passage dans le monde entre les cuisses de la femme qu’ils avaient épousée. Ces cuisses… Avec un frisson en se rappelant leur étreinte soyeuse, il repoussa cette pensée. Cela reviendrait bien assez tôt. Elle devait d’abord passer sans dommage à travers cet accouchement. Il adressa une prière muette à Feya, la déesse des femmes, en espérant que Sur ne lui en tiendrait pas rigueur. Et quant à laisser sa bien-aimée entre les mains de la seither, eh bien, la femme qui n’avait qu’un œil le terrifiait, mais il ne doutait aucunement de ses talents. Il se redressa pour s’adresser à la compagnie : « Il en sera ainsi que ma reine le désire », déclara-t-il. L’enfant naquit à peine une heure plus tard. Ce fut un accouchement difficile, et Léta Aile-de-Mouette perdit beaucoup de sang, mais l’enfant était de bonne taille malgré sa période plutôt courte de gestation ; il était aussi vigoureux que déterminé, et le conduit de la jeune femme était étroit. Mais pendant que la Rosa Eldi, qui semblait plutôt horrifiée par tout le processus, tenait à longueur de bras l’enfant sanglant à la tête empourprée, en se demandant ce qu’elle pourrait bien en faire, Festrin coupa le cordon qui reliait le bébé à Sélène Issian et, après s’être débarrassée de cette dernière preuve, elle s’appliqua à soigner l’Istrienne. Puis la seither drapa l’enfant dans le bleu royal de la maison de Ravn et l’emporta dans la salle d’honneur. « Eyra a un nouveau prince ! annonça-t-elle. Longue vie à Ravn Asharson, roi des Îles du Nord, et à sa reine, la Rose du Monde. Car leur union a été bénie par la naissance d’un beau garçon en bonne santé. » Ce n’était pas exactement un mensonge. * * * De la fenêtre de sa tour, il observa les premiers à survivre à leur périlleux voyage – un homme aux cheveux noirs et son énorme compagnon qui portait la forme inerte d’un troisième homme – alors qu’ils pénétraient dans son royaume secret en longeant le mince isthme de glace qu’il avait disposé pour eux. « Le géant, le fou et le sot », murmura-t-il avec une certaine satisfaction. Il se frotta les mains. Elles étaient froides, et sèches, et peu soignées. En s’examinant lui-même, il se rendit compte qu’il ne portait qu’une mince robe tachée d’urine, que sa barbe lui dépassait la taille, qu’elle était pleine de déchets de nourriture et pis encore, et qu’un trop long ongle d’orteil jaunâtre avait percé un trou dans son chausson usé jusqu’à la corde. Les aventures de ces voyageurs avaient été bien trop fascinantes, ces derniers temps ; il n’avait pas très bien pris soin de lui-même. Il était le mage le plus puissant du monde, cela ne conviendrait pas de se présenter ainsi a eux. Une apparence de majestueuse gravité était assurément requise. Tout en rassemblant les lambeaux de sa magie, le Maître de Sanctuaire descendit l’escalier de glace en colimaçon et se prépara à accueillir ses invités. * * * Fer et eau. Eau et fer. Sel, minéraux, cendres. C’est le goût du sang. Mon sang. Répandu sur le sol, sur ma patte. Le goût en est puissant, vivifiant. Il submerge mes sens. Le lécher, le lécher encore. Des poils avec le sang, agaçant, mais sans plus. Qu’il descende. Nourrissant. La blessure est profonde. Je sens le tiraillement des muscles en train de guérir lorsque je m’étire. Les fibres s’en sont réparées rapidement, peut-être trop, car notre race guérit souvent trop vite pour son propre bien. Je devrai la nettoyer, la presser, en évacuer le pus si elle s’infecte. Le sommeil m’a redonné des forces. Mais il a aussi emporté les autres trop loin pour la poursuite, trop loin dans la mauvaise direction. Je sens leur présence dans le monde – l’homme pâle, l’homme silencieux et la femme, comme des tremblements de phalènes sur un lointain étang. Mais ils vont vers le nord, vers le nord avec les hommes cruels, vers le nord avec la pierre de mort, la larme de Falla. Je ne puis rien faire pour eux, même si j’avais la force de les suivre, de griffer, de tuer. Non, ma course m’emporte vers le sud, vers le sud et le Pic Rouge. J’ai peut-être perdu ma dame, mais mon seigneur s’est éveillé. Je peux sentir sa présence. Si je tends assez l’oreille, je peux l’entendre – dans la terre, dans les rocs. Lorsqu’il se meut, les montagnes frémissent, la lave jaillit, les rocs se brisent. Il m’appelle, il m’appelle, et je viens… Table des matières PROLOGUE 1. Intrigues 2. Tanto 3. Halbo 4. La Malédiction 5. Le constructeur de bateaux du Roi 6. Exilés 7. Illusions 8. Messages 9. Quietus 10. Les Trois 11. Depuis les Profondeurs 12. Le Maître 13. Fantômes 14. La Cité Éternelle 15. Liens 16. Survivants 17. Voyances 18. Alliances 19. Le Long Serpent 20. Fuite 21. Signes et Présages 22. Bêtes 23. Voyages en Mer 24. Fantômes 25. Parmi les Nomades 26. Épaves 27. Katla 28. Marins 29. Les Raiders 30. Poursuite 31. Sanctuaire ÉPILOGUE