JUDE FISHER LE SANCTUAIRE L’Or du Fou Volume 3 Traduit de l’anglais par Élisabeth Vonaburg Fleuve Noir Remerciements Pour leur aide et leurs encouragements au cours de ce long et turbulent voyage, je dois exprimer ma gratitude à Emma, pour ses brillants commentaires, à Russ et à Danny pour avoir accompagné ce périple, à Suzanne qui a pris les rênes et découvert à quel point la fantasy peut être excitante, et à John qui m’a permis d’achever cette saga. PROLOGUE Où suis-je ? Qui suis-je ? Des étoiles tournaient dans la clarté d’un ciel nocturne. Au milieu de toute cette noirceur saupoudrée d’argent, une constellation était clairement visible, le Vaisseau de Sirio, trois étoiles alignées en ligne droite. En s’orientant sur elles, il vit au nord le Fulmar qui volait au-devant, vers l’Étoile du Navigateur, la lumière la plus éclatante du ciel. En se retournant, il repéra l’Étalon et les Gémeaux, entre deux hautes silhouettes de pics, et, à l’ouest, les dessins complexes de la Fileuse et de l’Archer. Un mince croissant de lune reposait entre les pattes du Grand Félin. Elle se coucherait bientôt, les étoiles continueraient de tourner et l’aube lui révélerait où il se trouvait. Il le soupçonnait déjà. Il avait traversé trop d’océans en étudiant trop d’étoiles pendant trop d’années pour être jamais complètement perdu dans le monde d’Elda. Il savait donc qu’il se trouvait quelque part aux confins du continent austral. Même sans les étoiles, il y avait d’autres signes. Le sable volcanique crissait sous ses pieds nus. L’air sec sentait le soufre et murmurait contre sa peau, doux comme une caresse de femme. En fronçant les sourcils, il se palpa. Pourquoi était-il nu ? Nu, dans un désert istrien, quelque part au pied d’un haut volcan ? Il fouilla sa mémoire, qui lui concéda quelques minuscules mais précieux détails. Terreur et appréhension. Fureur et impuissance. Une eau glaciale et salée qui lui brûlait la gorge et le nez, une terrible sensation d’écrasement, une déchirante douleur dans la poitrine qui s’étendait à tout son corps, tel un feu de prairie. De nulle part, de partout, s’élevait une voix rocailleuse qui résonnait dans des ténèbres étouffantes, se réverbérant dans les os de son torse et de son crâne, presque comme sa propre voix, un ordre intérieur rendu manifeste, d’une impérieuse autorité. Puis une sensation de grande vélocité, un rugissement, une chute précipitée à travers différents éléments – l’eau, la terre, l’air… ou peut-être était-ce lui-même qui coulait, qui se fondait à ce qui l’entourait en quelque étrange et métaphysique union. L’écart entre « alors » et « maintenant » demeurait impossible à franchir. Il se sentait vide, comme une marmite prête à être de nouveau remplie. Abasourdi, et avec un certain effroi, il secoua la tête. Des perles et des os tressés dans les longues nattes de sa chevelure cliquetèrent légèrement contre la peau nue de ses épaules. Alors, tournant le dos à l’Étoile du Navigateur, il se mit en marche vers sa destinée. 1. Les Captifs « Tu crois en la magie, Tilo ? — Sergent Tilo. — Tu crois en la magie, Sergent ? » Ce dernier mot avait été énoncé avec une emphase sarcastique : ils avaient tous deux grandi à Forent dans les mêmes allées infestées de rats, derrière les chantiers navals, là où vivaient prostituées et indigents, et où flottait dans l’air un miasme permanent d’urine, de sel et de goudron. Ils s’étaient enrôlés le même jour dans la milice, mais Tilo Gaston avait réussi à obtenir un rang dont Gesto ne pouvait que rêver. Tilo Gaston se passa une main sur la figure et regarda la silhouette qui oscillait maladroitement devant lui au rythme du cheval de bât sur lequel elle était attachée. On avait couvert d’un sac la tête de l’homme à la peau pâle, car Isto avait affirmé avec insistance que le sorcier pouvait d’un regard vous calciner les entrailles. Mais Isto n’avait jamais été le plus malin de la bande. Le grand albinos efflanqué n’avait guère offert de résistance ; on aurait plutôt dit une anguille mourante qu’un magicien : humide, froid et lent, il n’avait pas dit un mot depuis sa capture, moins encore essayé de leur lancer des malédictions ou des sortilèges. L’autre, cependant, le jeune, c’était une autre affaire. Le regard d’un homme trois fois plus vieux, un homme qui en avait trop vu. On pouvait en croire bien des choses, d’un gars comme ça. Mais de la magie ? Il haussa les épaules. « Il y a bien des bizarreries dans le monde. J’ai vu des fleurs pousser dans le Quartier des Os, et des poulets à deux têtes. J’ai vu des poissons tomber d’un ciel sans nuages et du sang couler d’une pierre. J’ai senti le sol trembler sous mes pieds et j’ai entendu des voix là où il ne pouvait pas y en avoir. Des phénomènes contre nature, voilà ce que c’est. » Gesto échoua à paraître intéressé. Il détestait ça, quand Tilo jouait les sages : juste une autre façon de rappeler à son vieil ami l’écart qui s’était creusé entre eux. On n’aurait pas cru que porter des galons aurait fait une telle différence, mais des fois, c’était comme ça. On avait la paye, on pouvait choisir son logement, et les meilleures femmes, aussi. Mais pourquoi Tilo pensait que ça vous donnait une expérience du monde plus valide qu’une autre, ça, il n’arrivait pas à le comprendre. Il aurait voulu n’avoir jamais posé sa question sur la magie. Si Tilo était conscient de l’irritation de son compagnon, il n’en manifestait rien. Sans se troubler, il poursuivit : « J’ai vu des bateleurs disparaître dans un nuage de fumée verte, pour se pointer brusquement derrière moi, sortis de nulle part. Et une fois, j’ai vu une Vagabonde sortir tout un tas de drapeaux de soie de son con. Mais c’étaient des illusions, tout ça, des tours de passe-passe, des jeux de miroirs. Quoi que tu aies vu ce gars faire avec le collier que le capitaine a si soigneusement fourré dans ses fontes, je ne peux pas croire que c’est de la magie. Une nouvelle arme, je dirais. Ou juste une babiole brillante qui a fait peur au cheval de Toro, et alors il l’a démonté, et Toro s’est cassé le cou comme un imbécile. » Gesto se hérissa. Outre lui-même, trois autres hommes de la troupe – des soldats aguerris qu’on avait brutalisés jusqu’à tuer en eux toute imagination – avaient juré avoir vu le garçon foudroyer la monture de Toro, et lui, il s’était trouvé sur les lieux quand c’était arrivé ! Il avait peut-être eu mal parce que le maudit félin lui avait déchiqueté la jambe, mais ses yeux étaient en parfait état, pour l’amour de Falla ! Et il avait vu le cadavre. Pas de trace : le seul signe de la mort soudaine de Toro avait été une expression de stupeur, et des yeux blancs, choqués, complètement révulsés dans leurs orbites. « Eh bien, j’ai vu ce que j’ai vu », déclara-t-il, obstiné, et il se laissa dépasser par Gaston pour mettre fin à la conversation. Sous la chaleur du plein jour, une pulsation sourde vibrait dans sa jambe blessée et il avait la gorge desséchée. Ils chevauchaient à une allure régulière depuis l’aube et on avait dépassé l’heure du repas de midi, mais le capitaine ne manifestait aucun désir de s’arrêter. Le sable tourbillonnait autour d’eux, se glissant dans les interstices les plus incroyables. Fiez-vous à la Déesse, songea-t-il – un accès de pure hérésie – pour concevoir un homme avec autant d’endroits gênants où du sable peut s’infiltrer. Afin de se distraire de son inconfort, il se retourna pour regarder le reste de la troupe et le garçon qui chevauchait entre Isto et Sémanto, au milieu de la file. Comme l’homme pâle, il avait la tête couverte, et les mains attachées au pommeau de la selle. Il se tenait sur son poney pie avec une totale indifférence à la démarche inégale de la bête, secoué à chaque pas. Épaules courbées, pieds pendants, tout son corps exprimait le même sentiment : il se souciait peu de vivre ou de mourir. La nomade avait été très animée, par comparaison. Il y avait d’abord eu de grands hurlements et de violents sanglots pour la mort d’un enfant ; et alors Garmo lui avait dit qu’il allait lui donner réellement de quoi se plaindre, Sammo et Héni l’avaient dévêtue pour la tenir pendant qu’il la violait, et elle avait encore hurlé en lui lançant un déluge de coups et d’imprécations tout du long – ce qui n’avait guère pris qu’un moment malgré toutes les vantardises de Garmo sur ses prouesses sexuelles, dans les beuveries. Ce qui était bizarre, pourtant, c’était que sa bite avait gonflé en devenant toute noire et douloureuse au cours des jours suivants. Elle avait eu beau être très attirante à sa façon exotique, cette femme, avec ses cheveux blonds et bouclés, son visage à découvert et le regard audacieux de ses yeux pâles, sans parler de ces seins bien mûrs, personne n’avait guère eu envie de l’essayer après. Garmo devrait sans doute dépenser pour un médecin toute sa part de la récompense promise par Tycho Issian, s’il voulait éviter de voir sa queue se détacher, et bien fait pour lui ! Gesto avait de bien meilleures idées quant à la façon dont il dépenserait son argent. Des côtelettes de bœuf avec une bouteille de bière à La Tête du Jeune Taureau, et une bonne putain istrienne – non, deux, rectifia-t-il aussitôt – à Jétra, à la fameuse Maison de Soie. Et ensuite, il irait voir combien ça lui coûterait en pots-de-vin pour devenir sergent. Ça vaudrait le coup, juste pour voir la tête de Tilo quand il se ramènerait avec les galons rouges sur le bras, lui aussi. Espèce de bâtard prétentieux, était-il en train de penser lorsque la flèche lui transperça la gorge. * * * Dans les cales, la puanteur devenait intolérable. Bréta-la-Grosse avait encore vomi, si affaiblie qu’elle n’avait pu nettoyer la jupe de sa robe. Ses pleurs étaient ponctués par ses vomissements, des bruits désolants. À ce rythme, songeait Katla, entre larmes et vomissements, Bréta ne serait plus que l’ombre d’elle-même lorsqu’elles arriveraient dans un port istrien, si jamais elles se rendaient jusque-là. Comme en écho à sa crainte, le bateau se coucha violemment vers tribord, hésita puis pencha à bâbord, et elles tombèrent toutes sur le côté ; les lamentations de Bréta furent noyées sous les cris des autres prisonnières. Ce bruit même devint bientôt inaudible dans les craquements des planches livrées à la force de la mer et à un timonier incompétent. Assurément, elles allaient éclater, ces planches mal ajustées qui seules les maintenaient au-dessus de centaines de pieds d’Océan du Nord. Ce n’était pas une pensée réconfortante. Tandis que l’embarcation retombait dans le creux d’une vague et roulait comme un porc mourant, Katla sentit la bile lui monter à la gorge. Elle la ravala. Impensable d’être malade ; elle était Katla Aransen, descendante d’une longue lignée de rameurs eyrains, née pour vivre sur les vagues océanes. Elle avait la mer dans le sang ! Elle était montée à trois ans et demi à bord d’un bateau, et n’avait jamais vomi une seule fois pendant les dix-sept années suivantes, par gros temps ou par temps calme. C’était une question de fierté. Non qu’il leur restât beaucoup de fierté à toutes, à l’exception de la vieille Hesta Rolfsen… Elle avait du mal à évoquer sa grand-mère, la vieille et solide matriarche, et le terrible héroïsme de son trépas. Elle lui avait davantage ressemblé qu’elle n’était prête à l’admettre, malgré la langue acérée de Hesta, ses petits yeux ronds comme des billes et son humour salace. Pendant leur première nuit dans cette baille, la mère de Katla, Béra Rolfsen, leur avait conté à toutes la manière résolue dont la matriarche avait mis fin à ses jours, dans l’espoir de redonner un peu de courage à celles qui pleuraient en implorant la mort : « Je suis ici, et j’y reste. Tomberoc est ma demeure. Je suis trop vieille pour la quitter. » Dans la pénombre de la cale, le visage de Béra avait été aussi sévère que celui d’une statue de bois tandis qu’elle les fixait tour à tour en contant l’histoire – le visage pâle et bouleversé de Katla, à l’exception de la meurtrissure noire de son menton, là où le coup d’un raider avait mis fin à sa lutte, Kitten Soronsen et ses yeux rougis de larmes, la silhouette affaissée de Magla Félinsen ; Forna Stensen, aux cheveux de paille en désordre, Hildi-la-Mince qui contemplait ses bas dépareillés et tout déchirés… Kit Farsen avait émis un petit couinement de lapin blessé, puis s’était maîtrisée devant le regard que lui avait jeté Béra. « Elle a pris sa place dans la grande chaise sculptée de dragons, la chaise de mon époux. J’ai essayé de la convaincre, mais elle ne voulait rien entendre et, quand j’ai essayé de l’emmener de force, elle s’est agrippée si fort aux accoudoirs que je n’ai pas pu la déplacer. Je l’ai implorée de venir avec moi, et elle a dit qu’elle était trop vieille pour aller voir le reste d’Elda, mais que bien des expériences nous attendaient, et que, si personne ne lui survivait, qui resterait-il pour venger son trépas ? — Moi », avait dit Katla à voix basse. « Je la vengerai. Et pas seulement ma brave grand-mère. Je vengerai chacune de celles qui ont péri : Hesta Rolfsen, Marin Edelsen, Tian Jensen, Otter Garsen, Signy et Sigrid Leesen, Finna Jonsen, Audny Filsen et toutes les autres. Et même le petit Fili Kolson et sa vieille chienne Bréda. Je tuerai les hommes qui les ont tués. Je le jure sur les ossements de ma grand-mère. » Kitten avait cessé de pleurer à ces paroles : « Et comment feras-tu ? » avait-elle lancé avec dérision, « sans armes, et les mains attachées ? Tu les étrangleras entre tes cuisses, ou tu les baiseras à mort quand ils t’essaieront pour leurs bordels ? — Kitten ! » La voix de Béra était aussi coupante que du silex. Katla avait lancé un tel regard à Kitten que celle-ci avait reculé. Un jour, il leur faudrait régler leurs comptes. « Ne me demande pas comment. Sache seulement que je le ferai. » Et elle en avait fermement l’intention. À présent, trois jours après avoir prêté ce serment, elle se surprenait soudain à pleurer, pour la première fois depuis leur capture. Elle avait été portée inconsciente dans le bateau, après avoir été assommée par un homme appelé Baranguet. Quand elle était revenue à elle, furieuse et endolorie, elle débordait d’une ardente détermination. Une rage perpétuellement brûlante l’avait portée pendant les jours suivants, en même temps qu’une totale incrédulité. À tout moment, elle s’attendait à s’éveiller et à se trouver glacée d’avoir trop longtemps dormi au sommet de la Dent du Chien. Mais l’inconfort de ses chaînes, dans cette cale puante, n’était de toute évidence pas un rêve ; et elle ne pouvait échapper à la réalité de la mort de sa fière grand-mère, un poids plus écrasant. Ses larmes coulaient, impossibles à arrêter. Elles lui brûlaient les joues, le menton, dégouttaient sur sa tunique de cuir. Puis son nez se mit à couler aussi. Par les couilles de Sur ! Elle n’y pouvait rien, sinon renifler avec fureur : comme les autres, elle avait les mains attachées à de grandes chaînes rouillées clouées dans les madriers goudronnés du plancher de la cale. Avoir été capturée était déjà assez révoltant, se faire manipuler par ces hommes était une humiliation, savoir qu’elles étaient vaincues et sans contrôle aucun sur leur sort était accablant. Mais des larmes n’aideraient personne ; et puis, elle ne laisserait aucune des autres la voir pleurer. Elle verrouilla cette partie de son être en se concentrant sur le fait d’être vivante et relativement intacte, même confinée dans cet espace étroit et malodorant, troussée comme un poulet dans le ventre d’un baquet istrien mal construit, en route vers un destin moins que plaisant. Katla vivait en général dans l’instant. Elle regardait rarement en arrière et attendait l’avenir avec une joyeuse impatience ou une sauvage frustration de ne pas y être déjà. Tout ce qui lui importait, c’était le monde concret dans ses relations avec elle. Aussi s’accommodait-elle mieux que ses compagnes de certains aspects abstraits de sa situation. Tandis que Hildi-la-Mince pleurait, que Kitten Soronsen gémissait et que Magla Félinsen ne cessait de détailler les multiples façons dont on tenait les Istriennes en esclavage, Katla se contentait d’examiner les horreurs de sa situation présente. Elle n’avait jamais auparavant voyagé dans une cale, et elle ne l’appréciait pas du tout. Elle était habituée à se tenir sur le pont, dans les éléments, face à l’écume des vagues et aux nuages qui filaient dans le ciel, au soleil qui étincelait sur l’eau et à la voile qui se gonflait comme du linge mis à sécher dehors. Elle était habituée à évoluer avec légèreté sur les planches mouvantes d’un vaisseau eyrain bâti par le savoir et l’amour de générations de mariniers et de constructeurs de bateaux, à se mouvoir avec les rythmes de l’océan, à sentir les saines interactions du bois, du fer et de l’eau et, quelque part, loin en dessous, les résonances de la pierre d’Elda, des veines de cristal et de minerai qui murmuraient dans son sang et ses os. C’était une connexion mystique qui lui conférait une foi profonde : le monde était tel qu’il le devait. Mais ici, dans cette cale, les poignets meurtris par le fer qui avait mordu la peau de générations d’esclaves, dans la puanteur et le bruit, elle avait l’impression d’avoir perdu cette foi. Aussi, à défaut d’autre chose, elle se laissa aller à imaginer les mille manières dont elle pouvait tuer un homme, que ce fût lentement ou d’un seul coup. Baranguet, songea-t-elle, une pensée meurtrière. Je commencerai par Baranguet… 2. La Terre Ghaste Dans cette région arctique, le jour différait peu de la nuit. Lorsque le soleil se hissait au-dessus de l’horizon, il offrait seulement quelques brèves heures d’un crépuscule laiteux, avant de retomber lourdement dans les ténèbres. Au-dessus de cette passagère bande de lumière, le ciel prenait d’abord des nuances de cobalt, puis de violet et d’indigo avant de devenir aussi noir qu’une aile de corbeau. Dans cette noirceur – du moins pour les yeux las d’Aran Aranson, aveuglés par la neige – les étoiles étaient tout simplement trop lumineuses pour être fixées bien longtemps. Mais alors même qu’il ne pouvait les regarder, il savait, comme s’il avait eu une pierre aimantée dans le crâne, que l’Étoile du Navigateur se trouvait juste au-dessus de leur tête, et qu’ils se trouvaient aussi loin au nord qu’il était possible de se rendre. Et pourtant, on aurait dit que ce monde de glace s’étirait éternellement. Peut-être, se disait Aran en avançant d’un pas pesant le long de l’isthme étroit qui s’ouvrait devant eux, peut-être étaient-ils déjà morts et ce lieu représentait-il un monde intermédiaire réservé aux malchanceux avec qui les dieux refusaient de partager leur table. Car il était sans aucun doute l’homme le plus malchanceux de l’univers. Avant même de s’embarquer pour cette funeste expédition, il avait perdu un fils et une épouse, il avait irrité sa fille, qui s’était éloignée de lui, et il n’était plus le maître de rien. Puisque Béra avait annoncé la dissolution de leur mariage, Tomberoc reviendrait à la famille de celle-ci, comme c’était la coutume eyraine : il n’avait plus de demeure. Son splendide vaisseau, Le Long Serpent, gisait broyé sous la glace impitoyable de l’Océan du Nord. La majeure partie de son équipage, la tempête et la mer la lui avaient prise ; meurtre et mutinerie lui avaient ravi presque tout le reste, et les crocs d’un ours des neiges encore un autre homme. Certains avaient préféré tenter leur chance avec les éléments plutôt que de l’accompagner dans ce qu’ils voyaient comme une aventure insensée, aussi leur avait-il laissé leurs quelques précieuses vivres, et peu de chances de survie. Pour ce qu’il en savait, l’homme qui l’accompagnait encore, et son fardeau, étaient tout ce qui restait de sa glorieuse expédition. Il se retourna. Urse, le géant au visage ravagé et à l’oreille unique, qui avait autrefois été lieutenant de Tam Renard, le chef des bateleurs, avançait obstinément à ses côtés, plantant ses larges pieds dans les pas de son guide, tête basse, épaules ployées sous le poids du troisième survivant de l’expédition. Fent Aranson était enveloppé dans tout ce qu’ils avaient pu épargner comme vêtements, et pourtant sa peau avait la délicate teinte bleutée d’un œuf de rouge-gorge, et le sang avait depuis longtemps cessé de couler de sa main amputée, comme s’il avait déjà rendu l’âme. Aran Aranson fit de nouveau face au vent, en plissant les paupières. Ses yeux éblouis par la neige croyaient voir des esprits tourbillonner autour d’eux dans le silence étrange. Des écharpes de neige se tordaient au sommet des congères, de chaque côté de leur chemin, telle une armée d’âmes perdues. L’absence de lamentations et de gémissements ajoutait encore à l’impression qu’avait Aran de se trouver entre deux mondes. Peut-être, se dit-il tandis que ses pieds poursuivaient leur marche exténuante, étaient-ils destinés à errer éternellement dans ce terrifiant néant glacé, sans jamais atteindre leur but et sans jamais quitter le monde des humains. * * * Urse-Une-Oreille suivait les traces d’Aran Aranson en se demandant pour la millième fois s’il poserait encore les pieds sur une tendre herbe verte, sur une plage de galets ou sur le sol de la forêt. Enfant, alors qu’il grandissait dans les solitudes désolées et sans arbres du Norheim – rocs nus, buissons bas, horizons gris et rivages harcelés par la mer –, il avait été possédé d’une intense curiosité à l’égard du vaste monde ; il se disait que, de tout Elda, sa terre natale devait être l’endroit le plus oublié des dieux. Il avait vu des spectacles stupéfiants au cours de son existence, mais ces étendues sans âme lui semblaient les plus sinistres, et de loin. Même dans la pénombre arctique, l’éclat de la neige infinie lui blessait les yeux, le froid intense lui faisait claquer les dents, et ses cicatrices étaient douloureuses, lui rappelant des souvenirs qu’il eût préféré garder enfouis. Bien des gens lui avaient demandé comment il avait perdu son oreille ou acquis les marques profondes qui lui labouraient le visage, fermant presque son œil gauche et soulevant un coin de sa bouche pour découvrir des dents plantées de travers, le faisant ressembler à un chat de ferme qui aurait reçu un coup de sabot d’un cheval au tempérament vicieux. Mais Urse n’avait jamais consenti cette information. Au cours des années, ces marques effroyables avaient suscité bien des spéculations. Certains supposaient qu’il avait livré un combat de trop à la hache, ou qu’il avait été blessé en mer dans un tragique accident. La vérité était pire, et lui donnait encore des cauchemars. À peine adolescent, près de vingt ans plus tôt, il s’était joint à la troupe de bateleurs de Tam Renard. Celle-ci possédait alors un ours – une grande bête noire et pataude venant des forêts du centre de l’Istrie que Tam avait secouru en l’achetant à des colporteurs sur les quais de Halbo ; ceux-ci en usaient pour gagner de belles sommes d’argent en sollicitant des paris sur le nombre de chiens que la bête pourrait abattre. Pour réduire leurs risques, ils aiguillonnaient l’ours pendant une heure avant le combat, lui offrant de la viande qu’ils retiraient ensuite, lui assenant des coups de bâtons et de gourdins jusqu’à ce que son humeur devînt meurtrière. En conséquence, il portait davantage de cicatrices qu’Urse n’en avait à présent – des marques évidentes autour du museau et sur les pattes, mais bien plus encore qui étaient invisibles. Urse et l’ours étaient à peu près de la même taille et, dans l’une des anciennes langues, leurs noms se ressemblaient ; aussi en était-il venu à se sentir des affinités avec la malheureuse créature ; il s’en était occupé pour les bateleurs. Et puis, un jour, il avait fait un geste maladroit, ou son ombre avait rappelé de quelque manière à l’ours ses tourments passés, et l’animal s’était retourné contre lui avec une si terrible férocité qu’il avait été certain de périr. L’ours lui avait pris la tête entre ses mâchoires, le couvrant de son souffle fétide et brûlant comme celui d’un fourneau, lorsque Tam Renard était intervenu, se précipitant sur la bête en émettant un sifflement suraigu dont Urse pouvait percevoir les vibrations dans les os du crâne de l’animal. Avec un rugissement, l’ours l’avait recraché et s’était écarté, pour être transpercé par les lances de Min Face-de-Morue et de la contorsionniste, Bella. Mais pas avant d’avoir infligé un vilain et profond coup de griffe au chef des bateleurs et d’arracher l’oreille d’Urse, avec la moitié de son visage. C’était un miracle qu’il eût survécu à ses blessures. Un miracle, et la patience de Tam Renard, ainsi que ses talents quasi magiques avec herbes et onguents. Urse avait dit à Aran Aranson vouloir se joindre à son expédition vers l’île et son or parce que l’expérience lui avait appris qu’il n’avait guère de chances de se gagner suffisamment l’affection d’une femme pour qu’elle acceptât de l’épouser sans l’appât d’une bonne ferme – qu’il ne pourrait jamais acquérir sans une belle part de butin. Mais la vérité, c’était que, lorsque le chef des bateleurs avait disparu dans le naufrage du Loup des Neiges, une part importante d’Urse-Une-Oreille fut engloutie avec lui. Tam avait possédé une grâce et une énergie presque surnaturelles ; qu’une telle vie pût s’éteindre de manière aussi arbitraire avait fait perdre à Urse sa foi en sa propre valeur et en sa capacité de survie. S’offrir au dieu en se joignant à une quête folle lui avait semblé un marché approprié. Il avait enduré une épreuve après l’autre ; lorsqu’ils avaient finalement rencontré un ours des neiges dans ces contrées sans nom, il avait été prêt à lui faire don de sa vie, estimant que c’était une bonne fin pour lui puisque sa vie avait déjà été forfaite à un ours. Mais, par un hasard caractéristique, la bête avait plutôt choisi Pol Garson, puis le fils d’Aran, Fent. Qu’il n’eût pas choisi Urse était déconcertant : comme Aran, Urse avait le sentiment d’être passé dans un lieu mythique où l’on payait les dettes accumulées pendant son existence ; il s’était résigné à attendre le jugement qui lui échoirait, quel qu’il fût. Mais il ne savait plus à présent s’il devait éprouver du soulagement ou se préparer à la prochaine épreuve. Aussi, lorsque le grand oiseau s’envola soudain au ras de leur tête, il y lut un présage. Pourtant, devant lui, Aran continuait de marcher lourdement, sans paraître l’avoir remarqué. « Un albatros ! » s’écria Urse, les mains en porte-voix dans le hurlement du vent. Aran se retourna tel un homme qui rêve, et Urse répéta son observation en tendant un doigt. Aran regarda l’oiseau voler autour d’eux, les sourcils froncés. Quelque chose ne semblait pas naturel. Il ne pouvait en déterminer la raison, mais sa présence le mettait mal à l’aise. Peut-être sa manière de planer sur place au-dessus de leur tête avec si peu d’effort manifeste, avant de s’éloigner en tournoyant. Qu’avaient donc toutes ces créatures du monde des glaces ? L’ours des neiges avait paru trop acharné à les poursuivre pour qu’on pût l’expliquer par la simple faim, ses méchants yeux noirs avaient été aussi inexpressifs que ceux d’un requin, on aurait dit qu’il était possédé par une volonté étrangère… Urse suivit l’oiseau des yeux jusqu’à le voir disparaître derrière une falaise de glace qui s’élevait telle la fumée d’un feu dans le lointain ; puis, comme il n’y avait plus rien pour le distraire dans la blancheur universelle, il retourna à la tâche monotone de placer un pied devant l’autre. * * * Bien des heures plus tard, ils atteignirent la falaise de glace et se préparèrent à trouver encore un autre panorama d’infinie blancheur. Mais une fois contourné le versant occidental de la falaise, un autre univers surgit : un paysage entièrement composé de glace – mais quelle remarquable glace ! Des murailles et des contreforts incurvés comme les flancs d’un grand navire se dressaient sur la mer gelée. D’immenses tours s’élançaient vers le ciel, d’un bleu d’aigue-marine à leur base tandis que leurs sommets enveloppés de brume revêtaient des nuances d’un vert éthéré ou d’un pâle rose translucide. Créneaux et terrasses encerclaient ces tours, et non seulement ils étaient sculptés de meurtrières et de fenêtres en ogive, mais de bêtes fabuleuses comme celles des antiques tapisseries, au château de Halbo – griffons ailés, licornes cabrées, trolls ricanants et effrayants dragons, chiens énormes, aigles monstrueux. Ou peut-être leurs yeux leur jouaient-ils des tours et tout cela n’était-il que le produit d’une folie causée par la glace, de leurs esprits hébétés par la neige, un mirage extravagant induit par leur désir avide de trouver une trace humaine dans ce désert infini. Aran Aranson frotta ses yeux douloureux du dos de sa main glacée, comme pour effacer cette bizarre vision. Mais lorsqu’il regarda de nouveau, ce fut pour voir une silhouette qui s’approchait, une silhouette qui ne marchait pas avec peine comme eux sur la neige, qui ne traçait pas des sillons à sa surface, mais qui semblait voler sur la glace sans la toucher. Il fut certain qu’il était bel et bien devenu fou. 3. Des Pierres Au milieu du tumulte qui s’ensuivit, quelqu’un arracha le sac qui recouvrait la tête de Saro. « C’est le fils Vingo ! » entendit-il s’écrier une triomphale voix d’homme ; il y eut ensuite d’autres bruits chaotiques : le grincement et le cliquetis des épées, les chocs sourds des pieds et des sabots, l’impact des flèches qui trouvaient leurs cibles, les cris mêlés d’agonie et de furie meurtrière. Lorsque ses yeux se furent adaptés au soudain assaut de la lumière, il regarda autour de lui, désorienté par l’étrange tournure des événements. La troupe qui les avait rattrapés, Virelai, lui et Alisha, venait elle-même d’être rattrapée par une autre milice. Autour d’eux, leurs ravisseurs se battaient au corps à corps avec des hommes portant le même genre d’équipement, ou gisaient morts sur le sol, hérissés de flèches. Au milieu de toute cette horreur, il aperçut Virelai qui courait avec maladresse au milieu des chevaux, presque plié en deux, à l’aveuglette, mains tendues devant lui. En d’autres circonstances, c’eût été presque comique, mais avec le sac toujours bien attaché sur sa tête, il semblait miraculeux qu’il réussît à échapper aux sabots des chevaux. « Virelai ! » cria Saro. Il le regretta aussitôt. La course erratique du sorcier s’arrêta net et Virelai demeura immobile, tournant frénétiquement la tête de tous côtés dans son effort pour localiser celui qui venait de l’appeler. Comme un cheval fonçait sur lui, il leva les mains instinctivement, et absolument sans effet, pour l’écarter. Et puis il était à terre, piétiné par la grosse bête affolée. Lorsque la mêlée fut passée sur le sorcier, Saro put voir qu’il gisait sur le dos, aussi immobile qu’une pierre. La force du choc avait arraché le sac de sa tête ; ses cheveux blancs brillaient, sauf là où ils avaient été piétinés dans la boue. Saro glissa avec maladresse au bas de sa monture et courut s’agenouiller près du sorcier. Les yeux de Virelai étaient clos. Sa bouche était ouverte, mais il n’en émanait aucun souffle. Il y avait une meurtrissure pourpre et une blessure aux lèvres déchiquetées sur la tempe blanche. Mais lorsque Saro examina l’endroit avec plus d’attention, il ne trouva pas de sang, même si la blessure était de toute évidence profonde et grave. Au lieu d’un écarlate éclatant, de fait, la plaie était d’un gris étrangement livide. Ce détail troubla Saro plus encore que si des flots de sang avaient jailli de la blessure. Il se pencha, posa une oreille sur la maigre poitrine de Virelai. Rien. Avec un sentiment croissant de panique, Saro se releva pour se mettre à crier : « À l’aide ! Ici ! Cet homme a cessé de respirer ! À l’aide ! » Personne ne lui prêtait la moindre attention. Le temps ralentit autour de lui comme dans un mauvais rêve. Il vit les hommes de moins en moins nombreux qui se battaient, tandis que d’autres gisaient morts ou mourants, les pieds agités de mouvements spasmodiques. D’habitude si sensible aux malheurs du monde, il fut surpris de constater qu’il éprouvait une remarquable indifférence devant ces morts violentes. Les soldats qui les avaient capturés avaient été d’une grossière brutalité. Pour les arrêter, Virelai et lui, ils avaient massacré des vieillards sans défense, des femmes, et le pauvre petit Falo, uniquement pour la récompense offerte par Tycho Issian. Ils avaient violé Alisha en lançant des plaisanteries. Ils s’étaient vantés des atrocités commises à l’encontre des nomades – auxquels ils donnaient le nom insultant de « Vagabonds » – et celles auxquelles ils avaient assisté, commises par d’autres miliciens, comme si elles avaient été de simples divertissements et leurs victimes moins que des bêtes. Dans une conversation qu’il se rappelait particulièrement, un couple de ses geôliers avaient discuté avec une certaine allégresse d’un nouvel engin qu’un jeune noble du Sud venait d’inventer – un héros confiné dans une chaise roulante après sa brève tentative de protéger une Istrienne de l’assaut de barbares nordiques, à la Grande Foire. On pouvait apparemment enfermer deux douzaines ou plus d’hérétiques dans une grande sphère métallique en fer et les faire rôtir lentement sur un feu. Cela prolongeait l’agonie des incroyants et les amenait à la Déesse d’une manière plus parfaite que la méthode habituelle du poteau et du bûcher. Cette invention plaisait tout particulièrement au sire de Cantara ; il s’était mis à faire payer le public pour assister à ces spectacles, afin de financer l’effort de guerre, et cela s’avérait des plus profitable. Les soldats avaient eu l’intention d’y prendre part à leur retour à Jétra, et l’anticipaient avec un certain plaisir. Saro avait vomi en gémissant dans l’étouffante prison du sac, en recevant un coup en travers des épaules pour sa peine. À présent, il contemplait les ravages de la bataille. Il fit une grimace. Qu’il y eût moins de cette engeance sur la face d’Elda devait sûrement constituer une bénédiction en soi. À quelque distance, il vit remuer faiblement dans une mare de sang le capitaine de la troupe qui les avait capturés, avec le manche d’une dague qui lui sortait du ventre. Présage de la Nuit, le bel étalon que Saro avait volé aux écuries de Jétra pour s’échapper, gisait non loin de là, l’encolure labourée de coups d’épée. Une vague de fureur brûlante envahit brusquement Saro : aucune bête ne méritait un tel traitement, et moins encore une aussi belle que celle-là. Il lui revint par éclairs des souvenirs de la course gagnée par l’étalon à la Grande Foire, la course à laquelle son frère Tanto l’avait forcé de concourir afin de gagner assez d’argent pour conclure son mariage avec la fille du sire de Cantara. Privé de la fille, Tanto s’était apparemment uni au père. Tycho Issian et Tanto Vingo : une alliance véritablement maléfique ! Et pourtant ce vil accouplement ne faisait que débuter. Saro serra les poings comme un homme prêt à affronter le monde entier. De quoi seraient-ils capables si aucun des deux ne mettait la main sur la pierre de mort ? La pierre de mort. Même le possible trépas de Virelai ne signifiait pas grand-chose face à ce danger. Il devait retrouver la pierre. Peut-être s’en servir pour repousser les miliciens qui restaient… Même alors que sa colère retombait, l’idée de tenir de nouveau cette pierre lui répugnait. Il se rappelait avec une abominable clarté le garde tombé sans vie à ses pieds, pendant la Grande Foire, et le soldat qu’il avait foudroyé sur sa monture en défendant les Nomades. Il se rappelait physiquement la détonation fulminante de la pierre, une vibration au creux de sa poitrine, une faiblesse dans tous ses membres. Les morts hantaient son sommeil ; il ne désirait guère y en ajouter d’autres. Et pourtant il savait qu’il valait mieux pour une poignée d’hommes de mourir ici qu’une multitude dans un lointain avenir, conséquence de sa rectitude morale déplacée. En se raidissant contre sa couardise, Saro serra les dents, ferma les yeux et se mit à écouter. Même lorsqu’ils étaient séparés, il lui semblait ne jamais être entièrement libre de l’influence de la pierre. Au contact de la Femme Blanche – la Déesse, comme il le savait désormais –, le simple pendentif qu’il s’était vu offrir par le vieux marchand nomade était devenu l’objet le plus dangereux au monde. Et tout comme Tycho et Tanto semblaient joints en une funeste union, il était lui-même joint à sa propre Némésis. Le soulagement qu’il avait éprouvé lorsque les soldats lui avaient pris la pierre de mort avait été bref. Car même si elle ne pendait plus à son cou, à l’intérieur de sa pochette de cuir souple, il avait pu l’entendre. Elle l’appelait nuit et jour, un gémissement aigu qui lui grattait l’intérieur du crâne comme un clou sur la pierre. Nul ne semblait conscient de ce son affreux ; ce chant d’amour et cette lamentation de la pierre étaient destinés à ses seules oreilles, les pleurs d’un enfançon pour appeler son parent. Il écarta les autres bruits, ouvrit les yeux et se concentra sombrement. Il lui fallut seulement quelques instants pour localiser l’appel de la pierre : à quelque distance et à sa gauche, celui-ci se mouvait avec lenteur, en arrière, en avant, sur le côté. La monture du capitaine était un imposant hongre bai, à l’encolure arquée et au poitrail puissant ; en cet instant, il s’écartait avec nervosité du chemin d’un autre cheval gris, dont le cavalier à moitié mort était affaissé sur sa selle. Dès que le regard de Saro se posa sur les fontes de cuir, le volume du son augmenta dans sa tête, devint un bourdonnement, comme une multitude de mouches. En quelques pas, il fut près du cheval. Le bai lui jeta un regard soupçonneux et s’écarta en sautillant, les yeux fous. Conscient de ce qui allait s’ensuivre, mais néanmoins résolu, Saro saisit la bride et posa une main ferme sur l’encolure du cheval. Il fut aussitôt assailli par ce que ressentait l’animal. Du sang. Douceâtre et salé, à l’odeur piquante. Du sang fraîchement versé, du sang humain. Du sang de cheval aussi. Du sang, et la terre labourée, et la puanteur des excréments humains. Elle lui collait au palais, sa langue en était toute râpeuse. Le hongre voulait s’enfuir, mais ne pouvait trouver aucun endroit où les odeurs fussent moins violentes. Sa peau se hérissait d’appréhension ; son cœur battait frénétiquement. Saro ôta sa main de la peau humide du cheval et la terreur s’éteignit bientôt. Le bai renâcla en rejetant la tête en arrière, mais il cessa de danser maladivement sur place et son souffle se calma. La pierre de mort se trouvait dans la fonte la plus proche de Saro. Il défit la boucle, tâtonna à l’intérieur du sac. Comme s’il avait obéi à la volonté de la pierre plutôt qu’à la sienne, ses doigts se refermèrent sur un objet enveloppé. Il le tira de la fonte et en ôta le tissu. Elle était là, dans son nid de toile. Dans la cage argentée du pendentif, accrochée à sa lanière de cuir, la pierre de mort semblait la babiole qu’elle avait été, un simple bijou qu’il avait pensé acheter pour sa mère. Il referma convulsivement sa main et frissonna lorsque la sourde et familière vibration lui parcourut le bras. Mais du moins le son s’était-il tu. Avec un profond soupir, entre soulagement et résignation, Saro se mit à dérouler la lanière pour se la passer autour du cou. Et quelque chose de pointu lui rentra dans le dos. « Tu crois que tu vas faire un peu de pillage, mon gars ? » Il se retourna avec lenteur. La pointe de la dague vint lui piquer la poitrine, tenue par un homme aux lourdes bajoues dont les yeux étincelaient de malveillance. « Donne-moi ça ! » dit-il avec un signe du menton vers la main de Saro, qui s’était instinctivement refermée de nouveau en poing. « Vous n’en voulez pas, dit Saro, désespérément. Vous n’en voulez vraiment pas. — C’est moi qui décide », décréta le gros homme avec un rictus menaçant. « Ouvre la main ou deviens manchot. » Les doigts de Saro s’ouvrirent comme les pétales d’une fleur mortelle. Le soldat regarda fixement ce qu’ils tenaient et son rictus se fit plus prononcé. « Une babiole, déclara-t-il. — Oui, dit Saro avec un faible sourire. Oui, vraiment. Juste une pierre d’humeur. Ça ne vaut pas grand-chose… » La dague s’enfonça davantage. « Quand même, grogna l’homme. Butin du vainqueur. Un connard me la paiera bien un cantari ou deux. Donne-moi ça ! » Il tendit la main. Les réflexes de Saro étaient trop lents pour empêcher ce qui s’ensuivit. Quand les doigts du soldat se refermèrent sur la pierre, tout se passa avec une apparente simultanéité. La chair de leurs mains à tous deux sembla fusionner ; la pierre lança un éclat pâle argenté, comme du métal liquéfié par la chaleur ; et Saro sentit l’âme de l’homme s’enfuir du corps de celui-ci, un jaillissement stupéfait de regret et d’intense terreur. La main du soldat retomba, ses yeux roulèrent dans leurs orbites et il tomba à genoux, la bouche distendue par un rictus silencieux. La pierre, aussi grise et inanimée que l’homme qu’elle venait de tuer, tomba sans bruit à terre. Comme si c’était de la hauteur vertigineuse d’une falaise, Saro la regarda rouler à quelques pas dans la boue, interminablement. Il battit des paupières à deux reprises, se demanda s’il aurait la volonté de la ramasser. Puis il entendit des voix qui l’invectivaient, et des mains rudes le firent pivoter. Deux hommes : un vieux et gras, l’autre maigre et couvert de boutons. Ils étaient tous deux vêtus de cuir et de cottes de mailles ; ils portaient sur leurs flancs une épée ensanglantée. « C’est lui ! dit le maigre. — Quoi, lui ? » Le gras était incrédule. « Il a tué cent hommes et on doit l’approcher avec précaution ? » Il se mit à rire. « Ça ne pourrait même pas étrangler un lapin ! — Non, vraiment, c’est Saro Vingo », fit le boutonneux, irrité. « Je l’ai vu à Jétra avec sa famille et son frère, tu sais, Tanto, celui qui est en chaise roulante. » Le gros sembla réfléchir et parut même un peu inquiet. « Attrape-le vite, alors », dit-il à son compagnon, en reculant d’un pas. Le boutonneux lui adressa un regard flamboyant. « T’as perdu l’usage de tes bras ? » Il revint à Saro. « Tends les mains », dit-il en brandissant son épée. Saro les présenta avec lenteur et, ce faisant, il posa son pied gauche sur la pierre d’humeur, le plus discrètement possible, pour l’enfoncer dans la boue. S’il pouvait seulement les distraire pendant quelques instants… Le boutonneux leva sa lame pour la poser sur la gorge de Saro. Puis il défit sa ceinture d’une seule main, l’enroula avec habileté autour des poignets de Saro et la serra. « Voilà, dit-il à l’autre. C’est moi qui aurai la récompense pour celui-là, et toi, bâtard paresseux, tu peux bien aller te faire foutre. — Je l’ai vu en premier », grogna l’autre. Le boutonneux jeta un regard à gauche et à droite pour voir si on avait repéré sa prise, mais nul ne semblait regarder dans leur direction. D’un seul mouvement rapide et fluide, il pivota sur les talons. Un coup de coude violent et bien ajusté frappa Saro sous la mâchoire, tandis que, se fendant en avant, l’homme enfonçait la pointe de son épée dans le ventre de son compagnon. Les sourcils du gros s’arrondirent tellement qu’ils en touchèrent presque le haut de son front. Puis, avec un profond soupir, il s’affaissa sur les genoux. Le bras du boutonneux suivit le mouvement ; quand la victime se fut immobilisée, il imprima une torsion à la lame et la tira vers le haut. Un grand déluge d’entrailles se déversa sur l’acier, un répugnant amas fumant qui atterrit en glissant, avec un claquement liquide, au pied du gros. Celui-ci eut une expression chagrine. « T’arrêtais pas de dire que j’aurais dû maigrir. » Le boutonneux fronça le nez devant l’horrible puanteur. « Pouah ! Je disais que cette marmite de ragoût au Coq Boiteux était de trop », acquiesça-t-il. Mais le gros était désormais au-delà de tout intérêt pour sa diète. Le boutonneux posa son pied droit sur son compagnon étalé à terre et, en y mettant tout son poids, il tira son épée du corps inerte. Après l’avoir nettoyée avec soin sur la tunique du défunt, il la rengaina. Et se retourna enfin pour s’occuper de son prisonnier. 4. La Fille à la Bouilloire Katla n’eut guère d’occasions de mettre à exécution ses fantasmes de meurtre. Quand le temps était gros, les Istriens enchaînaient les pieds et les mains de leurs captives puis les laissaient se débrouiller de leur mieux pendant qu’ils affrontaient les éléments sur le pont. Aucun membre de l’équipage n’était un marin expérimenté, comme on devait apparemment le déduire des mouvements désespérés de l’embarcation lorsque des grosses vagues s’abattaient sur elle ou des cris de panique quand le choc faisait éclater des planches. Cela démangeait Katla d’être sur le pont, d’orienter les voiles et de diriger la proue droit sur les vagues. Elle adorait la tempête – mais seulement quand elle pouvait la voir. La cale était aussi noire que le péché, et ce qui avait été une oppressante prison devenait à présent une fosse puante, pleine d’odeurs plus répugnantes qu’elle n’aurait cru une douzaine d’Eyraines de bonne famille capables d’en produire. Moins nombreuses, maintenant. On en avait capturé une douzaine à Tomberoc, mais il n’en restait que dix : Katla et sa mère, Magla, Kitten, Hildi et Bréta ; Simi Fallsen, une grande fille hâlée du nord de l’île qui avait eu la malchance de visiter au mauvais moment, son amie Léni Stelsen et ses cousines, Forna Stensen et Kit Farsen. Les deux autres étaient mortes, de leurs blessures ou de pure terreur. Et ce serait un miracle s’il n’en périssait point d’autres. Il ne leur restait plus aucune dignité et bien peu d’humanité. Quelques-unes avaient perdu leurs vêtements, tout ou partie, quand les raiders les avaient portées jusqu’au rivage. Certaines avaient été violées, avant que Galo Bastido eût empêché ses hommes d’endommager des biens potentiellement rentables. Plusieurs déliraient ; d’autres étaient recroquevillées sur elles-mêmes, s’abandonnant à la détresse et à la mort. Elles étaient toutes assises ou couchées dans leurs propres déjections. Beaucoup avaient le mal de mer, trop affaiblies à présent, ou trop vides, pour vomir. Elles n’avaient eu depuis plus de quatre jours que du pain si dur que Hildi-la-Mince s’y était cassé une dent, et pas d’eau douce depuis trois jours. Katla soupçonnait que les raiders avaient mal calculé la quantité de vivres nécessaires ; ou peut-être n’avaient-ils eu l’intention de capturer que le constructeur de bateaux, et les femmes n’avaient été qu’un bonus. Ils étaient en mer depuis seize jours ; ou bien ils étaient perdus, ou bien ils se rendaient plus loin au sud de la côte istrienne qu’elle ne l’avait pensé. Elle essaya de réfléchir à ce qu’elle savait du continent du Sud, soit pas grand-chose. Les Nordiques n’établissaient la carte que de leurs propres eaux – des griffonnages élémentaires, plutôt des diagrammes tracés au charbon sur de la peau d’agneau tannée, indiquant les récifs traîtres, les voies sûres et les courants rapides, là où les poissons se rassemblaient au printemps, là où avaient eu lieu des naufrages, le meilleur passage pour se rendre au port de Halbo ou dans les riches zones de pêche qui entouraient les Îles-Belles. Katla n’avait donc jamais vu une carte des terres ennemies, pas même celle indiquant le chemin de la Plaine de Tombelune où se tenait la Grande Foire. C’était là un savoir maritime quasi légendaire que l’on se transmettait de père en fils ou d’oncle en neveu dans les familles eyraines. Elle avait beau avoir voyagé avec sa propre famille l’année précédente pour se rendre à Grande Foire, tout ce qu’elle savait, c’était que la Plaine de Tombelune s’avançait dans l’Océan du Nord comme une langue de terre et que, derrière ses déserts de cendres volcaniques, des montagnes se dressaient au sud tandis qu’un grand golfe se perdait vers l’est et l’intérieur des terres istriennes. Où cette bringuebalante embarcation et son équipage de pirates pouvaient bien se rendre, elle n’en avait pas idée, à l’exception du nom « Forent ». C’était apparemment, dans le contexte où elle l’avait entendu utiliser, une cité portuaire et le centre de la naissante industrie navale istrienne. Elle en avait déduit que Forent devait être leur destination. On s’était assurément donné beaucoup de mal pour mettre la main sur Morten Danson. Il allait être contraint de fabriquer des navires pour la guerre contre son peuple. Si ce dégoûtant petit bateau était ce que les artisans de l’Empire du Sud pouvaient faire de mieux, il n’était pas étonnant qu’on eût été forcé de cingler jusqu’à Tomberoc pour se trouver un constructeur à moitié décent. Et elle, qu’allait-il lui arriver, et à ses compagnes ? Affaiblies comme elles l’étaient par la faim et le mal de mer, maladie et mort ne devaient pas être loin. Elles ne seraient pas un spectacle bien aguichant lorsqu’on atteindrait la côte, si jamais on l’atteignait. Elle jeta un coup d’œil circulaire dans la cale. Même la plus jolie, Kitten Soronsen, avait l’air à peu près aussi séduisante qu’une mendiante lépreuse ; ses glorieux cheveux blonds pendaient en mèches sales et raides sur sa chemise tachée d’excréments, son visage rougi était tout enflé. Béra, qui était déjà maigre, semblait aussi émaciée que l’un des chats de la vieille Ma Hallasen. Même Magla, avec sa voix forte et son ample giron, avait beaucoup maigri. Leurs ravisseurs auraient du travail pour les rendre présentables, si elles devaient rapporter plus d’un ou deux cantari, songea Katla avec une sombre satisfaction. Comme esclaves, peut-être. Mais comme prostituées ? Un homme assez désespéré pour vouloir d’elles devrait être aussi aveugle qu’une taupe, ou dépourvu de sens olfactif – même les raiders avaient cessé de les tripoter. Katla connaissait un peu mieux que ses compagnes les aspects les plus sordides du monde. Elle savait, par exemple, que dans les ports des îles nordiques, les prostituées jouissaient d’un commerce florissant dans les allées et les gargotes proches de la zone portuaire, surtout quand des bateaux jetaient l’ancre après plusieurs jours en mer. Mais elle savait aussi que dans l’ensemble, ce commerce leur appartenait ; c’était un métier que certaines choisissaient. En Eyra, l’argent qu’elles gagnaient ainsi leur revenait et elles le dépensaient comme elles voulaient. Mais, d’après ce que Katla avait entendu des pratiques de l’Empire, ses compagnes et elle seraient sans doute plutôt menées contre leur gré dans un antre rempli de coussins où, par menace et violence, elles seraient forcées de satisfaire les lubriques et les dépravés. Il fallait être désespérée et sans discrimination pour se soumettre volontairement aux attentions de la plupart des hommes qui payaient pour baiser une femme. Elle avait vu assez de marins et de travailleurs des quais saouls et peu favorisés par la nature pour savoir qu’elle ne choisirait jamais de s’offrir à eux pour quelques pièces. Mais être contrainte à une telle servitude, forcée de se livrer à l’on ne savait quelles bizarres perversions dans un bordel d’une cité ennemie… Katla n’était pas une fille particulièrement morale ni particulièrement timorée, mais elle savait qu’elle préférerait la mort. * * * Erno Hamson était assis sur la vieille digue, les pieds pendants sur la pierre couverte de bernacles. Il fixait la mer d’un œil aveugle, en essayant de contrôler sa frustration et en espérant le passage d’un bateau, n’importe quel bateau. Un pâle rayon de soleil éclairait la rade où une demi-douzaine d’embarcations démolies et à moitié englouties témoignaient des destructions causées par les raiders. Cet emplacement avait été l’endroit qu’Erno aimait le plus au monde ; il s’y était assis des centaines de fois auparavant, mais jamais dans des circonstances telles que celle où il se trouvait présentement. Et d’abord, cette fois, Katla Aransen ne se trouvait pas près de lui avec sa ligne qui plongeait dans les paresseuses eaux vertes en contrebas tandis qu’ils essayaient tous deux d’échapper à leurs tâches domestiques à la ferme. En vérité, il ignorait totalement où elle pouvait être ; pas à Tomberoc, en tout cas, alors qu’il avait espéré avec tant de ferveur l’y rejoindre. Derrière lui, la fumée noire qui avait englouti la ferme sur la colline avait disparu, soufflée par un fort vent du nord qui chassait à toute allure les nuages, dans les hauteurs du ciel d’un bleu glacial. On avait enseveli les cadavres violentés éparpillés devant la ferme, et le reste de la troupe des mercenaires avaient pris tout ce qui pouvait être récupéré d’utile dans les ruines de la grande salle. Jusqu’à la nuit précédente, il s’était considéré, quoique avec réticence, comme un des leurs. Il semblait n’y avoir que trois survivantes à l’assaut des raiders contre la ferme. Deux étrangères qui s’étaient révélées être des prostituées amenées de Forent par les Istriens, lesquels s’en étaient débarrassés. La troisième était Ferra Bransen. Ils l’avaient découverte enfermée dans un fumoir à poisson près du port mais, pendant les deux premiers jours, rendue incohérente par la terreur, elle avait apparemment été persuadée que Persoa, à qui on l’avait confiée, était l’un des raiders, car elle se recroquevillait devant le moindre geste, si doux fût-il, en gémissant quand il la regardait. Traumatisée, elle ne pouvait rien se rappeler d’utile, ni les événements, ni aucun détail concernant les raiders ou leur navire. Mais on n’avait pas dû spéculer longtemps pour en arriver à une conclusion : puisque Morten Danson, le constructeur de bateaux, ne se trouvait nulle part dans l’île, on l’avait de nouveau capturé et il était maintenant en route vers l’Empire du Sud. Erno aurait évidemment voulu se mettre sans retard à leur poursuite afin de secourir Katla. Les pierres de la ferme étaient encore brûlantes à leur arrivée, les cadavres encore chauds, le vaisseau des raiders ne devait pas être bien loin. Il était certain qu’avec un bon vent, et leurs talents supérieurs de marins, ils les rattraperaient et secourraient leurs prisonnières. Mais Mam n’avait rien voulu entendre : « Ce sont de féroces maraudeurs, et nous ne savons pas combien ils sont. » En montrant à Erno ses dents limées en pointe, elle avait ajouté : « Et puis, s’ils en sont réduits à voler des femmes de Tomberoc, ils doivent être complètement à court d’argent, et ma troupe ne se lance pas dans des situations dangereuses sans être bien payée. » Quand il s’était mis à hurler en la traitant de putain au cœur de fer et de couarde, elle s’était contentée de l’assommer, de le jeter sur son épaule et de le laisser tomber sur une pile de foin, dans la grange située à l’ouest de la ferme. Il lui en restait une bosse sur la tempe de la taille d’un œuf de poule. Difficile de croire qu’une femme – et même une femme comme Mam – pouvait d’un seul coup de son poing nu lui infliger une telle meurtrissure. Mais il devait sans doute se considérer comme chanceux qu’elle eût assez d’amitié pour lui et ne l’eût pas embroché avec l’épée qu’il l’avait accusée d’être trop lâche pour utiliser, l’abandonnant dans une mare de son propre sang. Il doutait que beaucoup d’hommes au monde eussent pu insulter la mercenaire en y réchappant – ou du moins pas en possession de tous leurs morceaux. C’était Joz Patte-d’Ours qui avait ranimé Erno avec de l’eau froide, un demi-poulet rôti et un flacon de sang d’étalon. Le colosse lui avait aspergé la figure avec l’eau et, tandis qu’Erno s’asseyait, désorienté et crachotant, il lui avait versé dans le gosier une bonne rasade de l’amère liqueur en lui donnant, avec le poulet, un bon conseil : « Si tu veux revoir Katla Aransen, il vaudrait mieux que ce soit dans cette vie et non dans un recoin gelé de Hel », avait-il dit avec sagesse. « Nous sommes des mercenaires, mon gars, nous suivons notre chef et nous allons où l’argent nous envoie. » Lorsque Erno avait répliqué que lui n’était pas un mercenaire et ne le serait jamais, Joz s’était contenté de lui adresser son effrayant sourire, et avait lancé dans la pénombre une petite pochette rebondie. Il l’avait rattrapée près de l’oreille d’Erno et elle avait rendu un son argentin des plus alléchants. Partagé entre une soudain faim pressante – l’arôme du poulet rôti lui titillait les narines – et une forte curiosité, Erno s’était surpris à demander, un peu plus tard, d’une voix rendue indistincte par une grosse bouchée juteuse : « C’est pour quoi, ça, alors ? » Mais Joz avait disparu dans la pénombre, avec l’argent. Erno avait froncé les sourcils, puis la nourriture et le vin avaient réclamé toute son attention. Le temps pour lui de dévorer le reste du poulet, de finir le flacon de sang d’étalon et de sombrer ensuite dans une somnolence agitée, la nuit était vraiment descendue sur Tomberoc. Le matin suivant, lorsqu’il était allé à la recherche des mercenaires, il avait découvert qu’ils étaient partis en le laissant seul et sans embarcation. Il était donc à présent assis sur la digue et en martelait la paroi de ses talons en attendant de voir s’il s’agissait d’une bizarre plaisanterie ou s’ils reviendraient le chercher. Sinon, il devrait traverser toute l’île pour trouver et attraper l’un des poneys de Tomberoc qu’on laissait courir librement sur les landes, et implorer l’une des familles du nord de l’île de lui prêter un ketch – s’il restait là quelqu’un de vivant. « Alors, on pense devenir un poisson ? Tu vas la chercher à la nage ? » On avait crié ces paroles, les accompagnant d’un inquiétant ricanement. Erno faillit tomber dans la rade. Il n’avait entendu personne approcher, s’était cru la seule âme vivante dans les parages. Il se dressa d’un bond en dégainant son poignard. Un spectacle incongru s’offrit à lui : une maigre silhouette voûtée, enfouie dans une demi-douzaine de jupes dépareillées, avec pour manteau une couverture effilochée, et des cheveux gris qui descendaient presque jusqu’au sol. Sur le sommet du crâne, un gros turban de haillons multicolores rendait la tête complètement disproportionnée par rapport au corps minuscule qu’elle surplombait. L’étrangeté ne s’arrêtait pas là, car derrière cette silhouette trottait une petite chèvre blanche tenue en laisse au bout d’un long morceau de ficelle. Abasourdi, il attendit que s’approche ce couple étrange. « Chair ou poisson ? Bon ou mauvais ? Qu’est-ce qu’on peut faire avec un joli petit canard abandonné au soleil ? On le ramène à la maison, on caresse ses jolies plumes, on fait de la soupe avec sa queue », dit-on d’une voix poussive. Erno fronça les sourcils, incertain de ce qu’il devait répondre. On ne savait jamais quoi dire à la vieille Ma Hallasen. Elle était et avait toujours été aussi folle qu’une chauve-souris. Enfant, il s’était glissé jusqu’à sa petite cahute près du ruisseau, en général avec d’autres garçons ; une fois, dans un accès d’exceptionnelle bravoure, il y était même allé seul. C’était une sorcière ; elle dévorait les agneaux morts-nés et les yeux de porc, elle jetait des sorts aux bêtes et aux femmes qui la contrariaient. Elle n’aimait pas les enfants et les chassait à coups de bâton. Pour un garçon de dix ans, elle semblait tout droit sortie d’un conte : une femme troll, ou un esprit vagabond avide de la chair des vivants. Il en avait été terrorisé. Mais avec la sagesse de ses vingt-six ans, il pouvait comprendre pourquoi une vieille femme vivant en la seule compagnie de ses chèvres et de ses chats n’avait pas envie de se faire harceler par les gamins du coin qui lui lanceraient des cailloux ou bien pis tandis qu’elle était bien tranquille dans son petit jardin, ne dérangeant personne. Il se força à esquisser un sourire hésitant. La vieille Ma Hallasen le scrutait de sous son turban bizarre ; elle lui sourit en retour, un grand rictus édenté. « Ah, mon petit pigeon, tu es revenu à la maison, hein, juste pour trouver le pigeonnier démoli et tout calciné ? Pas d’importance, mon bel oiseau. Viens avec Asta et moi, et tu seras bien traité. » Elle posa sur son bras une main pareille à une serre, en lui adressant un clin d’œil grotesque : « Ah, petit Erni, petit Erno ! » Il recula involontairement d’un pas et sentit le sol se dérober sous lui. Pendant une seconde, il vacilla de façon précaire au bord de la digue, puis la vieille le rattrapa avec une force étonnante pour le précipiter à terre. La chèvre le poussa du museau, incertaine, puis se mit à lui mâchonner les cheveux. « L’eau, c’est pour les petits poissons », admonesta sévèrement la vieille en agitant un doigt osseux sous le nez d’Erno. « À quoi me servirais-tu, ou à la Fille à la Bouilloire, si tu te noies comme un petit rat ? » La Fille à la Bouilloire. Dans l’ancienne langue, le terme pour « bouilloire » était « katla ». Erno regarda fixement la vieille femme en éprouvant une nouvelle sorte de crainte. Peut-être n’était-elle pas aussi folle qu’elle le prétendait. Et peut-être, comme on le disait, possédait-elle le don de voyance. Comment sinon aurait-elle pu connaître son amour pour Katla ? Il se releva, en remarquant l’état des vêtements de la vieille femme. Quelques ourlets étaient tachés de boue, de sang et d’autres liquides impossibles à identifier ; deux des morceaux d’étoffe étaient calcinés et troués. Il comprit brusquement, avec une rage amère. « Vous avez volé ces habits, s’écria-t-il. Vous les avez volés aux mortes, à la ferme ! » La vieille fit un bond en arrière avec une vigueur troublante chez quelqu’un d’aussi âgé. Une vague odorante accompagna cet acte, entre autres une forte odeur de fumée. « Et alors ? Elles n’en avaient plus besoin ! » Les petits yeux noirs lancèrent un éclair furieux. « Elles s’en moquaient bien. » Vraiment pas folle du tout, pensa Erno. Il la prit par le bras, alarmé de découvrir que ce membre apparemment si maigre était aussi dur et noueux qu’une racine. « Que savez-vous de ce qui est arrivé ici ? » demanda-t-il, en la secouant avec un peu plus de vigueur qu’il ne l’avait voulu. « Où est le Maître de Tomberoc ? Où sont tous les hommes ? Pourquoi n’y avait-il personne pour défendre les femmes ? » Avec une grimace, la vieille se dégagea. Un instant, il crut qu’elle allait se mettre à pleurer, puis elle serra les lèvres et, avec une venimeuse malveillance, elle expectora un énorme crachat de mucus et de salive qui s’écrasa avec un claquement humide sur le quai. « Au fond de la mer avec Sur en personne, ou pris dans les glaces des racines de Hel, voilà où ! » Erno se frotta la figure, frustré. « Je vous en prie, dites-moi, implora-t-il. Dites-moi ce qui est arrivé. » La vieille lui jeta un regard oblique. Puis elle emporta sa chèvre sous son bras et, sans un mot de plus, revint sur ses pas. Erno la suivit, se sentant complètement stupide. De quoi devaient-ils avoir l’air ? La vieille Ma Hallasen toute courbée par l’âge et le poids de la bête qu’elle portait, et lui derrière comme au bout de la même laisse lui aussi… Il connaissait le chemin de la demeure de la vieille femme, bien entendu : les sentiers de Tomberoc lui étaient aussi familiers que les veines qui lui striaient le dos de la main. C’était un endroit délaissé, un tertre au toit de gazon, à l’ombre d’aubépines et de chênes tordus, près du ruisseau du Pied-de-Mouton qui jaillissait au pied des falaises pour transformer en marécage bourbeux ce qui aurait pu être une belle prairie des terres hautes. Nul n’en voulait, et nul ne voulait de la vieille. On ignorait son âge ; on avait l’impression qu’elle avait toujours été là. Et cet antique taudis du marais du Pied-de-Mouton semblait parfait pour elle. Comme elle, il s’était trouvé là de temps immémorial ; on ne se rappelait même pas à qui il avait bien pu appartenir. L’extérieur en avait un aspect plus lugubre qu’Erno ne pouvait l’imaginer, même avec son enclos de chèvres multicolores et le maigre chat rayé couché sur le toit et qui le fixait d’un œil hostile. Le taudis se dressait comme un tumulus funèbre sur le sol couturé ; sa porte était une peau de phoque tendue sur un cadre en bois de saule. Des boucles de cuir la retenaient en guise de protection contre le mauvais temps. Il n’y avait pas de fenêtres. Une chaise faite de la proue d’une vieille barque était installée au soleil du côté sud, et un gros sac rebondi était posé en travers, avec un creux profond au milieu, là où s’asseyait habituellement la vieille femme. Derrière la maison, deux ruches bourdonnaient d’activité. Pourquoi l’avoir amené là ? Le cœur d’Erno se mit à battre péniblement tandis que l’abandonnaient seize années de sagesse durement acquise et qu’il redevenait un petit garçon curieux et effrayé, espionnant la maison depuis la haie en espérant et en craignant de voir sortir la sorcière. Comme si elle avait lu dans ses pensées, Ma Hallasen laissa tomber la chèvre, qui s’en alla au galop sauter par-dessus le semblant de barrière pour rejoindre ses compagnes. La vieille femme se tourna vers lui, une expression de malice illuminant son antique visage ridé. Elle trouve plaisir à mon malaise, comprit Erno. Elle jouait son rôle. Puis, de ses doigts froids et noueux, elle lui prit la main et, après avoir défait les lanières de la porte, le fit entrer. Erno resta bouche bée. De l’extérieur, la demeure de la sorcière semblait moins grande qu’une barque de pêche. Mais l’intérieur était vaste et s’étirait dans les ombres hors du cercle de lumière mouvante projetée par les chandelles piquées sur les murs. Quelqu’un – sûrement pas cette vieillarde ? – avait creusé une énorme caverne dans la colline. De gros madriers soutenaient le plafond, polis par l’âge et l’usage, et le sol avait été creusé assez profondément pour permettre à un homme de la taille d’Erno de se tenir debout sans risquer de se cogner la tête. La lueur des bougies mettait en valeur des tapisseries d’un travail minutieux, aux teintes plus riches et plus variées que n’en avait jamais vu Erno, car les teintures des îles nordiques étaient plutôt les simples nuances de la nature – des bruns, des gris, des pourpres doux de bruyère, des bleus. Seuls les seigneurs les plus riches auraient pu s’offrir les essences rares qui avaient produit ces teintes vibrantes. Somptueusement brodés de rouge et d’or, une multitude de coussins remplissaient un grand divan de bois recouvert de fourrures. Il y avait une table aux pieds en forme de pattes de dragon, sculptés avec une extraordinaire minutie. D’épaisses peaux de moutons étaient étendues sur le sol, un feu rugissait dans le foyer, entouré de pare-feu gravés, avec une ingénieuse cheminée qui menait on ne savait où. Lorsqu’il se retourna, une dizaine de questions sur les lèvres, il fut réduit au silence. La vieille femme avait ôté son turban et sa couverture effrangée ; elle s’employait à présent à retirer ses nombreuses jupes. Erno commença de ressentir une véritable anxiété. L’avait-elle amené là pour s’accoupler avec lui ? Quelle idée horrifiante ! Il allait l’écarter pour bondir par la porte, trésors ou non, quand elle lui barra le chemin. Elle s’était débarrassée des derniers chiffons volés et s’avançait vers lui, vêtue d’une simple chemise noire. Après lui avoir pris le bras, elle l’entraîna à sa suite vers le fond de son antre. Derrière la première salle s’en ouvrait une autre, et si la première avait stupéfait Erno, la seconde lui coupa le souffle. Le long d’un des murs, sur des étagères, étaient empilés des rouleaux de parchemins scellés à la cire et attachés par des rubans. Des flacons faits d’une substance transparente s’alignaient sur une autre étagère. Erno ne put s’empêcher d’en prendre un. Le matériau était dur et frais, absolument lisse et d’une splendide teinte écarlate. Il le tint devant la bougie la plus proche, en s’émerveillant de voir comme la lumière y jouait, faisant danser des rais rouges dans toute la salle. Impressionné, il replaça le flacon. La vieille femme se mit à rire : « N’as-tu jamais vu de bouteille, Erno ? » Sa voix avait baissé d’un registre et s’était adoucie. « Un jeune voyageur comme toi, tu n’as jamais vu de verre ? » Il secoua la tête, muet, et pénétra plus avant dans la salle. Une autre étagère présentait un amas de longs ossements jaunâtres, et un crâne pourvu d’un unique trou ovale dans le front, mais là où se seraient trouvés les orbites dans un crâne ordinaire, il n’y avait que l’ivoire lisse et poli. Avec un frisson, Erno fit le signe de Sur. Ses cheveux se hérissaient sur sa nuque. C’était là un lieu où nul homme vivant n’aurait dû entrer de son plein gré. Les Anciens allaient peut-être réclamer son âme… « N’aie crainte, Erno Hamson », dit la vieille folle, qui soudain le semblait beaucoup moins. « Viens avec moi. » Elle le prit par la main et il la suivit, sans plus de volonté. À l’extrémité de la salle, une puissante épée était suspendue au mur. Son pommeau, la tête parfaitement reproduite d’un renard, était fait d’un métal lustré et chatoyant qui semblait devoir être chaud au toucher. La garde était minutieusement incrustée de corne, d’ivoire et d’os. La lame était longue – Erno sut d’instinct que s’il ôtait l’épée du mur pour la tenir sur le sol, le pommeau lui arriverait au creux de la poitrine. Elle était large près de la garde et aiguisée en pointe fine. Le dessin moiré du corroyage était visible sur toute sa longueur, à tel point que les reflets du fer se tordaient tout du long comme de fabuleux serpents lancés à la poursuite les uns des autres à travers de la brume. S’il plissait les yeux, ils devenaient plus nets, puis se perdaient de nouveau, comme si ces formes eussent été une illusion créée par la lumière, ou une ondulation du temps. La soie de la lame était si élégamment agencée qu’il en eut les larmes aux yeux : Katla aurait travaillé toute sa vie pour fabriquer une telle épée. Celle-ci avait été forgée par un maître armurier, et c’était un héros qui l’avait portée en des âges perdus. Les mains lui démangeaient de la tenir. « Prends-la », dit la vieille femme, mais il se rendit compte qu’il ne pouvait bouger. Ma Hallasen émit un petit bruit de langue agacé. « Une telle lame pourrait décapiter une douzaine de pirates d’un seul coup », dit-elle avec une joie maligne, debout sur la pointe des pieds, en tendant les mains pour décrocher l’arme de son support. Celle-ci était presque aussi grande qu’elle, mais la vieille l’ôta de ses crochets sans effort apparent et, lorsqu’elle l’eut entre les mains, elle parut aussi droite et aussi grande qu’Erno lui-même. Quand il lui prit l’épée, il faillit la laisser tomber, surpris par son poids. « Hé, hé, hé, hé ! » caqueta la vieille femme, revenue un instant dans son personnage. « Je ne comprends pas », dit-il enfin, en caressant avec émerveillement le pommeau. « D’où viennent ces objets ? Qui êtes-vous ? Pourquoi me donnez-vous ceci ? » La vieille femme l’observait, la tête penchée de côté, comme si elle avait évalué sa capacité à entendre la vérité. Puis elle déclara : « Cette épée a été forgée par Sur en personne et appartient désormais à mon fils. Je crois que tu le connais, même s’il est aussi vieux aujourd’hui que le serait ton arrière-grand-père. » Erno se mit à rire devant l’hyperbole. « Mon arrière-grand-père est enseveli depuis quarante ans, mais quand il a rendu son dernier souffle, il avait atteint le bel âge de quatre-vingt-six ans ! » Ma Hallasen lui adressa un grand sourire édenté et ravi. Ce n’était pas beau à voir. « Ha ! Tu ne me crois pas. Tu n’as pas deviné, alors. Penses-y bien, mon joli pigeon. L’indice se trouve dans l’épée. » Et, sur ces mots, elle lui fit de nouveau signe de la suivre. Il s’exécuta, perplexe, en contemplant la grande épée. Mais à moins qu’il ne fût extrêmement stupide, celle-ci n’offrait aucune réponse évidente. Il avait les bras qui vibraient de la tenir, mais que ce fût à cause de son poids ou de quelque qualité essentielle de l’arme elle-même, il n’aurait su le dire. Il se concentra pendant quelques instants sur cette sensation, mais il en eut simplement la tête qui bourdonnait à son tour. Il posa enfin la grande lame contre le mur, en jetant un regard autour de lui. Ils étaient revenus dans la première pièce, et la vieille Ma Hallasen ouvrait un coffre de bois qu’il n’avait pas remarqué au premier abord afin d’en tirer un gros objet enveloppé dans un morceau de soie aux couleurs ravissantes. Pendant un instant, le cœur d’Erno cessa de battre, une pierre froide dans sa poitrine. Des flammes écarlates et orange léchaient les bords du tissu ; cela ressemblait en tout point au présent qu’il avait acheté à la Grande Foire pour Katla, le châle pour lequel il avait donné toutes ses économies à la marchande nomade. Mais il vit alors des oiseaux brodés dans la partie supérieure du tissu, et se rendit compte que, quoique similaire, le tissage était différent. Une vaste et inexplicable tristesse s’abattit sur lui. Katla avait porté son châle la dernière fois qu’il l’avait vue, sur la plage de la Plaine de Tombelune, avant que, sur son ordre, il ne l’eût laissée seule pour affronter ses poursuivants. Ma Hallasen écarta la soie d’un revers de main. En dessous se trouvait un globe de pierre translucide et poli. Après s’être agenouillée avec une souplesse impossible, elle fit signe à Erno de s’asseoir en face d’elle de l’autre côté de la table basse. Elle posa une main de chaque côté du cristal et y plongea un regard scrutateur. Puis elle releva les yeux pour regarder Erno. Tout un spectre de couleurs se pourchassaient sur sa vieille peau sèche et sur les méplats de son visage. Elle avait un aspect surnaturel. « Pense à elle, à la Fille à la Bouilloire », lui dit-elle d’un ton pressant. « Je vois ton cœur, il brûle avec autant d’éclat que s’il battait sur ta chemise. » Elle baissa la voix d’un air de conspiratrice, même s’il n’y avait là pour l’entendre que les chèvres et les chats. « Et je t’ai entendu la pleurer devant la ferme, pendant que tu marchais entre les cadavres avec la femme aux dents effilées. » Il laissa échapper une exclamation étranglée. « Je ne vous ai pas vue », dit-il, accusateur, comme si par quelque magie elle aurait pu être l’un des corbeaux qu’il avait dérangés et qui l’avaient fixé de leurs petits yeux aussi noirs et ronds que ceux de la vieille, avant de s’envoler vers les arbres dans de grands battements d’ailes innocents. « On me voit seulement quand je le veux bien », répliqua-t-elle avec impatience. « Maintenant, pense à la Fille à la Bouilloire et pose tes mains sur le cristal. » Il obéit. Il imagina Katla à la forge, en train de marteler une lame, son visage luisant de sueur auquel la concentration donnait une expression farouche, les lueurs rouges des flammes qui brillaient sur les muscles de ses bras et faisaient un halo de sa chevelure. Et soudain, elle fut là. Dans un endroit très sombre, les cheveux plus courts, une grosse meurtrissure sur la joue. D’autres femmes qu’il reconnaissait s’incurvaient autour d’elle dans la boule de cristal. Leurs mains et leurs pieds étaient enchaînés. « Elle est vivante ! » s’écria-t-il en relevant les yeux vers la vieille femme. Un immense soulagement l’envahit, aussitôt suivi d’un terrible désespoir. Comment la trouverait-il ? Comment pourrait-il même quitter l’île, et moins encore se rendre en Istrie ? « Regarde encore dans le cristal, joli pigeon. » Il vit alors un navire et ses rameurs entrer dans le port de Tomberoc. La voile était ferlée dans l’air immobile, et il lui fallut un moment pour comprendre ce qu’il regardait. Puis un grand élan d’espoir le souleva. Même de dos, il reconnaissait la masse puissante de Mam. Auprès d’elle, il était impossible de se tromper sur l’identité de son compagnon de rame, car un grand tourbillon d’images se tordait sur le dos de celui-ci. C’était son amant, l’assassin Persoa, l’homme tatoué. C’était le navire des mercenaires : ils étaient revenus le chercher ! Sans réfléchir davantage, il bondit de la table en direction de la porte. « Une fille dédaignée est un ennemi de plus. » La voix de la vieille femme était profonde et résonnante. Elle l’arrêta net. Pendant un instant, dans la lumière trompeuse de la salle, il lui sembla que sa chevelure était un grand nuage doré, que son visage était moins étroit, plus jeune, plus impérieux. Elle ressemblait moins à Ma Hallasen, la vieille folle, qu’à… Il repoussa cette idée : c’était ridicule. Le temps pour elle de se lever de la table et de reprendre l’épée là où il l’avait appuyée au mur, il avait réussi à dissiper l’image troublante qui l’avait visité. Il prit la grande épée, contrit. « Je suis navré, vieille femme, dit-il. Je n’avais pas l’intention de rejeter votre présent, si c’en est un. — Plus un prêt qu’un présent », croassa-t-elle, redevenue une antique femme courbée par le poids des ans et les douleurs de ses vieilles articulations. « Et tu auras assez d’ennemis si tu suis le chemin que tu as choisi, sans m’ajouter à leur nombre. » Mais elle ne lâchait pas l’épée. Erno la tenait avec maladresse, incertain de devoir la lui arracher ou attendre qu’elle la lui abandonnât. Ses bras se mirent à trembler sous le fardeau, mais, dans la lumière changeante, on aurait dit que les bras de la vieille femme étaient de roc. Elle le regarda droit dans les yeux. « Cette épée doit revenir à son créateur », dit-elle, énigmatique. Puis elle lâcha l’épée et éclata d’un rire caquetant en le voyant ployer sous le faix, une fois seul à tenir l’arme. « Ou bien tout le reste échouera. » Elle s’éloigna en claudiquant vers les ténèbres qui occupaient le fond de la salle et y disparut comme si elle était entrée dans un passé où il ne pouvait la suivre. En clignant des yeux sous le choc de la lumière, à l’extérieur du tumulus, et dérouté par cette étrange rencontre comme par ces conjectures plus étranges encore, Erno mit la grande épée sur son épaule et retourna vers le port avec le sentiment d’avoir été élu pour connaître une destinée spéciale qu’il ne méritait pas. Comment il répondrait à des questions concernant la provenance de son arme, il l’ignorait. Le temps pour lui de revenir à la digue, où les mercenaires l’attendaient, son esprit était vide, ce qui ne l’aidait pas. Aussi ne dit-il rien, malgré les regards curieux qu’on leur adressa, à lui et à son arme. Quand Joz Patte-d’Ours tâta d’un air approbateur le pommeau doré, il marmonna quelque chose à propos d’un « héritage », ce qui était aussi proche que possible de la vérité sans donner prise à des discussions plus poussées. Cette nuit-là, alors qu’ils faisaient voile vers le continent du Sud à la poursuite des raiders, il dormit avec l’épée près de lui, enroulée dans son manteau, et il rêva qu’il la jetait dans l’océan avant d’être rattrapé par le destin évoqué par la vieille femme. Mais au matin, elle était toujours bien enveloppée et il se rendit compte qu’il était incapable de s’en départir. D’ailleurs, comme Mam le fit remarquer avec son habituel pragmatisme, si l’argent que Margan Rolfson leur avait donné pour le sauvetage de sa sœur bien-aimée, Béra, et de sa nièce Katla, s’épuisait avant qu’ils n’aient accompli leur tâche, comme les quelques pièces d’argent collectées dans l’île chez les parents des autres captives, on pourrait toujours la vendre, cette épée. Erno ne répliqua point que vendre cette épée serait impossible. Et Mam n’ajouta pas que Margan l’avait prise à part pour lui faire jurer de donner aux femmes le coup de grâce, comme elle le pourrait, si leurs ravisseurs, ou d’autres, avaient trop cruellement abusé d’elles lorsqu’elle les retrouverait. Ainsi chacun conserva-t-il ses secrets pendant que le vaisseau cinglait vers le sud. 5. Le Maître Aran Aranson avait entendu conter comment les marins perdus dans les régions arctiques devenaient enclins à des hallucinations, car leurs yeux et leur esprit étaient trompés par le froid, l’épuisement et les interminables panoramas de glace, de ciel et d’océan qui se fondaient les uns aux autres en un paysage aux métamorphoses traîtresses. On voyait des icebergs flotter à la surface comme de gigantesques palaces, des châteaux fabuleux dressés à des centaines de pieds dans les airs. Certains croyaient apercevoir les contours de leur île natale dans cet impossible décor, d’autres leurs épouses et leurs filles illuminées par les étranges feux polaires. Nombreux étaient ceux qui perdaient complètement l’esprit, et on les trouvait dans les tavernes des ports, marmonnant dans leur bière, encore plongés dans cet autre monde de merveilles, un univers qu’ils ne voulaient pas abandonner. Parfois leurs yeux aveugles regardaient derrière vous sans vous distinguer, de manière déroutante, et leur vieux visage couturé se fendait en un sourire de bienvenue ; mais si l’on se retournait pour voir quel nouveau venu avait déclenché cet accueil joyeux, il n’y avait le plus souvent personne. Les yeux rivés sur l’apparition qui flottait à présent vers eux, Aran avait le sentiment de devoir bientôt rejoindre les rangs de ces affligés. À ses yeux endoloris par l’éclat de la neige, cette silhouette semblait être celle d’une femme vêtue de robes qui ondulaient, liquides comme la mer ; et, comme la mer, sa longue chevelure formait des vagues d’or et d’argent autour de son visage éclatant. L’air crépitait entre eux, s’enflammant par instants en des explosions de feu pâle. Aran les sentait jouer autour de son crâne, et un fourmillement étrange lui hérissait les poils sur la nuque pour parcourir ensuite son échine. Lorsqu’il refermait les paupières, le noir était encore zébré d’éclairs fous, il ne pouvait y échapper. Pour Urse, la silhouette était celle d’un homme : un très vieil homme à l’expression amère, au visage plissé de mille rides qui tiraient tous ses traits vers le bas, des replis qui ne trahissaient pas seulement un âge avancé mais une vaste déception, impossible à contenir, à l’égard du monde. Fent Aranson ne dit rien, ne vit rien. Mais au moment où l’apparition se matérialisa, il se tordit convulsivement sur l’épaule d’Urse, en laissant échapper un petit cri inarticulé. La fulgurance bleue qui entourait la silhouette tressauta en crépitant, puis disparut soudain, dispersée dans l’air nocturne, ne laissant derrière elle qu’une faible luminescence. Puis l’apparition s’immobilisa et sembla couler lentement jusqu’au sol. « Bienvenue », dit-elle. Pour Aran, ce simple mot avait toute la senteur des champs d’été, du grain mûr, des moissons et des femmes accueillantes, la chaleur, le confort et la nostalgie de sa jeunesse perdue. Pour Urse-Une-Oreille, cependant, c’était la déclaration d’un illusionniste, une voix chancelante qui cherchait à rassurer. « Bienvenue à la forteresse secrète au sommet du monde. Bienvenue à Sanctuaire. » Aran sentit ses genoux se dérober sous lui. Il s’affaissa comme si, alors qu’il arrivait enfin au but, ce qui lui restait de force lui avait manqué. Ce fut Urse qui demanda : « Quelle sorte d’homme êtes-vous donc pour nous apparaître de si bizarre façon, plutôt que d’avancer sur vos deux pieds ? » À ces mots, Aran interpella le géant : « Que dis-tu ? » Et alors même qu’il parlait, l’image lui revint clairement à l’esprit, celle de la femme qu’il avait entraperçue à la Grande Foire, l’été précédent, celle qui était assise bien tranquillement derrière l’étal du marchand de cartes, avec le voile de ses cheveux étincelants et ces yeux gris-vert, fascinants, pleins d’aguichantes promesses. Le sang se précipita vers des parties glacées de son anatomie qu’il avait oubliées. Son cœur battit plus vite. Embarrassé à l’idée de voir cette réaction révélée de manière visible, il se détourna de l’apparition pour faire face à son compagnon, le visage convulsé. « Comment peux-tu être aussi malgracieux envers une dame aussi charmante ? » Urse se mit à rire, en découvrant sa dent de travers. « Une dame ? Ce n’est pas une dame. La glace doit t’avoir rendu aveugle. C’est un vénérable vieillard qui semble porter tout le poids du monde sur ses épaules. » Il fronça les sourcils. « Mais même si tes yeux te trompent, tu peux sûrement entendre la différence entre la voix cassée d’une barbe grise et la douce voix d’une dame ? » Aran sentit le désir qui l’avait envahi se transformer en furie. Il fit un pas vers le géant, les poings serrés. « Lâche mon fils et prépare-toi au combat, Urse-Une-Oreille. Je vais te remettre la figure à l’endroit pour ce comportement insultant ! — Non ! » Cette parole de commandement fendit l’air pour s’interposer entre eux comme un invisible bouclier – pour Aran, c’était une supplication mélodieuse qui ne pouvait que faire fondre sa colère ; pour Urse, c’était un ordre auquel il ne pouvait qu’obéir. Aussi immobiles que le paysage glacé qui les entourait, les deux hommes se tenaient face à face, tandis que le troisième, inconscient, était recroquevillé sur le sol. Le Maître flottait autour de ce tableau, en se grattant la barbe. Ces deux hommes étaient censés avoir été visités par la même image – celle de la femme la plus séduisante du monde, la Rosa Eldi, la Rose du Monde, dont le regard pouvait abattre un homme en provoquant son désir, et le lier à sa volonté. Il secoua la tête. Était-ce l’âge, ou le long sommeil qu’il avait subi, si ses pouvoirs avaient tant diminué ? Comme les deux hommes étaient pour l’instant aussi inertes que de la pierre, le Maître annula le sortilège de vol et atterrit avec un choc sourd et soudain qui lui fit plier les genoux. Même des magies aussi simples que celle-ci devenaient problématiques. Un ingrédient quelconque de la potion administrée par Virelai devait avoir drastiquement affaibli ses capacités, pour qu’il lui fallût tant d’efforts pour maintenir une illusion aussi misérablement banale. Et si les effets en étaient progressifs ? Si ses capacités allaient se détériorer davantage encore ? Il frissonna. Il n’aurait jamais dû entreposer tous ses sortilèges dans la maudite chatte ; mais comment aurait-il pu soupçonner que son inepte apprenti aurait la témérité et l’intelligence de mener à bien un plan aussi audacieux ? Il maudit une fois de plus son manque d’anticipation et de jugement : il était lui-même responsable de sa chute. S’il s’était donné une seule fois la peine de consulter son propre avenir, il aurait pu éviter le désastre et n’aurait jamais été contraint de recourir à des manœuvres aussi complexes afin de regagner ce qui, pour commencer, n’aurait jamais dû être perdu. Le Maître secoua la tête, et ses longues boucles sales s’agitèrent sur ses épaules exactement comme Urse-Une-Oreille l’avait si bien vu. Il s’avança entre les deux silhouettes immobiles et scruta le visage ravagé du géant. Le monstre le dépassait de la tête et des épaules. Ce n’était pas une beauté et il n’aurait sans doute jamais été plaisant à regarder même si le terrible accident n’avait pas arraché son oreille et endommagé à ce point joue et mâchoire. Le Maître sourit avec satisfaction. Le Géant de la chanson, sans aucun doute. Il tourna ensuite son attention vers l’homme nommé Aran Aranson. Celui-là ressemblait aux héros de l’ancien temps, avec ses pommettes bien dessinées et ses yeux fanatiques, profondément enfoncés dans leurs orbites, ses cheveux noirs et hirsutes, sa barbe striée de gris, son menton proéminent et les sourcils noirs et jointifs qui formaient une ligne unique sur un front aussi foncé que du chêne bien patiné. Même les peaux de phoque tachées de sel et les fourrures élimées ne pouvaient déguiser sa carrure athlétique, non plus que les ravages de la randonnée qui l’avait mené du confort relatif de sa ferme insulaire à cette contrée légendaire, à travers les pires intempéries, des semaines de mauvaise nourriture et de mauvais sommeil, l’épuisement, la peur et le désespoir. Rien de tout cela n’avait pu éteindre son feu intérieur, un feu nourri par l’ambition, par le désir de nouvelles expériences, de choses et de lieux que nul n’avait jamais vus auparavant. Rahë pouvait le sentir sur cet homme, comme un sortilège. Il renifla. Un vague parfum de cannelle et de musc lui parvint, même s’il faisait si froid que la puanteur d’un animal putréfié ou la sueur d’un homme effrayé laissaient peu de traces. D’une main sûre, il fouilla la chaleur du justaucorps de peau de phoque. Entre la peau – chaude, velue, avec le battement sûr et lent du cœur – et la tunique de lin que l’Eyrain portait sous les couches extérieures de ses vêtements, le Maître découvrit ce qu’il cherchait. Scellé dans une pochette de cuir souple fermée par une lanière de cuir bien nouée, se trouvait un rouleau de parchemin tout froissé, et que l’usage avait rendu fragile. Les doigts tremblants autant de furie que d’anticipation, Rahë le déroula, le serrant d’une main aux jointures blanchies par la force de la pression comme par le froid. Elle était d’une facture élégante, cette prétendue carte, il devait l’admettre. À première vue, elle semblait authentique, exacte, dessinée avec soin par quelqu’un qui connaissait les contours des côtes familières aux marins des îles nordiques. Elle avait été vieillie d’une main experte grâce au sortilège de vieillissement qu’il avait rangé dans Bëte, n’en ayant pas lui-même l’usage alors. C’en était le musc. L’odeur de cannelle, il la mettait sur le compte du créateur de la carte : une senteur douceâtre de pourriture et de moisi – il aurait reconnu n’importe où l’odeur de la misérable créature. Il suivit du doigt l’espace blanc qui occupait la partie la plus nordique de la carte, avec en travers le mot inventé de toutes pièces, isenfeld, inscrit de sa meilleure écriture par son déloyal apprenti. « Champs de glace », oui, ou plutôt « glace » et un autre vieux mot signifiant « pâtures », mais dans une langue si ancienne qu’un tel concept n’aurait pu y exister, car en ce temps-là il n’y avait pas de royaume de glace en ce monde, pas de banquise ni d’icebergs, pas d’océan infranchissable : ces défauts du climat étaient apparus bien plus tard sur Elda, lorsqu’on avait négligé le monde, le laissant tomber dans la décrépitude qui lui avait permis de créer son île secrète, laquelle se trouvait indiquée de la main du traître sous une rose des vents magnifiquement rendue, en haut, dans le coin de droite, un mot qui commençait par « Sanct… ». Un rictus retroussa les lèvres du Maître. Virelai. Ce petit avorton ! La situation était d’une intolérable ignominie. Le plus grand magicien d’Elda abattu par l’un de ses propres sortilèges, dérobé et appliqué par un misérable et méprisable apprenti. Il serra plus fortement la carte, en sentant s’infiltrer en lui avidité et incertitude. Des visions de métal doré, de minerais étincelants passèrent derrière ses yeux. De l’or ! Ah, oui, il l’avait entrevu plus tôt, mais il le voyait bien à présent : de l’or, c’était cela qui les attirait ici. Les fameux trésors des salles de Sanctuaire. Virelai avait promis de l’or aux aventuriers pour les envoyer vers Sanctuaire à travers des horreurs inconnues. Il pouvait imaginer la scène à la Grande Foire, tous ces capitaines rapaces entourant… ou bien, non, Virelai les aurait pris un par un, aurait donné à chacun l’impression d’être un élu, choisi pour la gloire, à qui l’on confiait une mission secrète dont personne ne devait être informé si l’on ne voulait pas être coiffé au poteau. « Tout ce que vous avez besoin de faire, c’est de vous débarrasser d’un vieillard et vous emparer de ses trésors. C’est simple. » Débarrassez-vous du vieillard… Le Maître éclata de rire, un son qui ricocha sur la glace en échos, comme mille insensés qui se seraient amusés d’une bonne plaisanterie. Pauvre Virelai, pensa-t-il, il doit avoir cru toute l’histoire que je lui ai contée, le lien, les démons, ou il m’aurait sûrement tué de sa propre main ! C’était en vérité une bonne plaisanterie, qu’il avait lui-même rendue possible, qu’il avait conçue. Et Virelai, craignant pour sa vie inexistante et sans valeur, avait donc créé ces fausses cartes, plutôt bien, en promettant des richesses sans bornes aux hommes qui affronteraient marées, orages, glace et terreur, en échange du meurtre d’un vieil homme affaibli et sans armes, afin de pouvoir lui voler son or ! Le seul or qu’on pouvait trouver à Sanctuaire était enfoui dans les profonds tunnels de la forteresse, de petits affleurements qui scintillaient dans les veines de roc exposées dans ces noirs passages, un matériau aussi inutile que l’âme putride de Virelai : de la pyrite de fer, l’or des fous. Et devant lui se tenait l’imbécile qui avait survécu à tous les obstacles lancés sur son chemin pour avoir le privilège de s’emparer d’un amas de minerai mensonger. Quand il avait pour la première fois émis l’hypothèse de l’existence des cartes, il en avait été furieux, il s’était senti saisi d’un violent désir de vengeance. Mais le Maître riait à présent à chaque souffle : une vaste et franche hilarité qui fracassait les glaçons à mille pas et abattait les oiseaux marins planant dans les courants d’air chaud au-dessus des falaises. Les hommes étaient des créatures si stupides, si indignes de confiance ! Montrez-leur une infime possibilité de richesse facile à acquérir, et ils échangeraient pour ce leurre corps et âme, femme, enfants et camarades de longue date. Ses rêves à lui avaient été bien plus grandioses, et ses accomplissements réduisaient à rien leurs mesquines fantaisies comme un ours des neiges le fait d’une fourmi. Il pensait à son ours des neiges en examinant le troisième membre de cette expédition hétéroclite. Un de ses meilleurs simulacres, même s’il n’avait jamais eu l’intention de lui voir arracher la main de ce garçon. Celui-ci avait beau être privé de raison, il aurait sûrement besoin de ses deux mains pour la tâche qu’il envisageait de lui confier. C’était le problème avec les presque-vivants : ils portaient malgré tout une étincelle de libre-arbitre qui pouvait se manifester à un moment inopportun, allumée par quelque instinct longtemps enfoui. Il était vraiment des plus regrettable que l’ours eût réagi ainsi. Il y réfléchit un moment tout en repoussant le capuchon en peau de phoque pour découvrir les cheveux flamboyants, alors qu’il examinait la peau pâle comme de la glace et les traits délicats, puis déroulait les bandages tachés et gelés qui enveloppaient le moignon cautérisé. La mort était proche, et pourtant une flamme vitale brûlait encore au cœur de ce garçon. Il était remarquable que ces pauvres et fragiles créatures fussent incapables de concevoir la futilité de leur existence, même dans les circonstances les plus désastreuses. Elles duraient, quoi, trente, quarante, soixante années ? – si elles avaient la chance de ne pas succomber à la maladie, au mauvais temps, à la famine ou à la violence. Elles avaient à peine le temps de gratter la surface du monde avant d’y être englouties pour nourrir la génération suivante de la vie. Et pourtant, elles s’accrochaient à ce minuscule, à cet inutile fragment de force vitale, comme si leur existence avait une quelconque signification, une quelconque valeur. Le Maître secoua la tête. Il était si loin de ses propres origines qu’il lui était difficile d’éprouver de la sympathie pour de telles destinées. Le Fou, le Géant, et l’Imbécile. Il leva le sortilège d’immobilité et regarda le Géant et l’Imbécile s’écarter l’un de l’autre avec une expression perplexe. Puis il abandonna son illusion et permit à l’Imbécile de le voir tel qu’il était – tel en vérité que le Géant l’avait déjà perçu : un homme impossiblement âgé, aux cheveux gris fer qui retombaient en boucles sur ses épaules et dans son dos, la barbe tachée de liquides et de solides variés, vêtu d’une longue tunique bleue à l’ourlet effrangé, et portant une paire de pantoufles de brocart avec un trou par lequel passait un ongle aussi jaune qu’un œil de bélier. « Venez avec moi », leur dit-il en leur faisant signe d’un doigt replié, d’un ton chaleureux qui ne s’accordait pas avec la magie impérieuse enchâssée dans ces paroles. Ils sentirent leurs pieds se diriger vers lui, et toute pensée consciente déserta leur esprit. « Venez chez moi vous réchauffer les os, car c’est aussi froid que le péché, ici. Venez avec moi à Sanctuaire, et vous dégusterez les viandes les plus juteuses, les pâtisseries les plus sucrées, en buvant du vin chaud et des bières fortes. » Ainsi donc Aran Aranson, hier Maître de Tomberoc, son seul fils survivant, Fent, et Urse-Une-Oreille, autrefois de la troupe de bateleurs de Tam Renard, suivirent l’étrange silhouette qui leur était apparue au milieu du sauvage désert arctique, à travers un extraordinaire jardin de glace rempli de statues et de hauts piliers blancs, d’escaliers aux courbes élégantes et de lacs gelés, jusque dans les murs de la forteresse de glace située au sommet du monde et connue sous le nom légendaire de Sanctuaire. 6. L’Héritier des Îles du Nord « De tels yeux ! Avez-vous jamais vu des yeux pareils ? » Le roi d’Eyra contemplait le berceau avec émerveillement. Il se tourna ensuite vers son épouse, assise sur le bord de leur lit après son bain vespéral, et dont une séduisante et mince épaule pâle était découverte par sa robe bordée d’hermine éclatante. « Ils sont violets, je le jure. Je n’ai jamais vu une telle couleur chez aucun des enfants de notre lignée. Mais la courbe de son front est assurément royale. Et il me regarde avec tant d’attention, tant d’audace ! Ce sera sûrement un guerrier ! C’est une merveille, mon amour, une merveille ! Et vous aussi. » Les yeux de silex gris de Ravn Asharson brillaient d’un éclat fervent, mais une ferveur née de sa fierté de père plutôt que de son désir d’époux. Une fois de plus, la Rosa Eldi se sentit parcourue par un petit frisson glacial. L’intense intérêt que Ravn prenait à l’enfant le détournait d’elle, et elle se sentait moins aimée. La reine des Îles du Nord se déplaça légèrement et la robe retomba un peu plus, révélant la courbe d’un sein glorieux, afin de rappeler à Ravn ses priorités. « C’est assurément un enfançon très vigoureux et très bruyant. » Elle avait peine à adoucir son intonation tranchante. L’enfant semblait attirer l’adoration de Ravn bien plus qu’elle, même lorsqu’elle exerçait sa volonté sur son époux. Elle n’aurait jamais dû laisser se dissiper le voile de sorcellerie dont elle avait enveloppé le roi d’Eyra pendant ces longs mois. Cela avait d’abord été une expérience, afin de déterminer l’étendue de son amour pour elle, et, pendant un temps, rien n’avait changé : il demeurait obsédé par elle, ses yeux cherchaient les siens quand il ne pouvait être près d’elle, ses mains la cherchaient quand il le pouvait. Mais depuis la naissance de l’enfant, tout était différent. Si elle avait pensé que le comportement de Ravn à son égard était de l’amour, son attitude envers l’enfant l’avait forcée à tout réévaluer. Peut-être était-ce la façon dont l’expression de Ravn changeait lorsqu’il regardait le petit Ulf, comme si l’on avait allumé une torche derrière ses yeux ; les méplats durs de son visage s’adoucissaient, il irradiait la tendresse. Le voir ainsi causait une souffrance physique à la Rosa Eldi : la douleur de la perte, la douleur de l’abandon. Le pouvoir, qui avait semblé lui revenir, s’éloignait de nouveau. Et pourtant l’enfant ne leur devait rien, ni à elle ni à Ravn. Le plus petit doigt de ce petit poing serré ne leur devait rien. Ses origines étaient tout autres. En maîtrisant la panique qui s’emparait d’elle, comme elle apprenait peu à peu à le faire, elle ajouta avec plus de douceur : « En vérité, c’est là un bel héritier pour votre trône, mon amour. Un enfant dont vous pouvez être vraiment fier. » Mais Ravn ne levait toujours pas les yeux vers elle ; il caressait le petit visage d’Ulf, d’un doigt plus doux qu’il n’en avait jamais posé sur elle. Pendant un instant, elle éprouva un terrible désespoir. Elle, qui d’une pensée pouvait détourner les rivières, qui pouvait faire jaillir la vie de la terre glacée, qui pouvait guérir un animal mourant, elle ne parvenait pas à gagner contre un enfançon pleurnichard cette bataille dont l’enjeu était l’attention d’un mortel. Une explosion soudaine l’enflamma. Sans l’avoir voulu, elle énonça le nom du roi sur un ton de commandement qu’il serait impuissant à ignorer. « Ravn ! » La tête du roi se redressa aussitôt pour se tourner vers elle. Elle lui lança un coup d’œil étincelant de magie sous ses épais cils noirs et put voir les pupilles de Ravn se dilater aussitôt, conférant à son regard une intensité plus sombre. Sans détourner les yeux, afin de chasser de l’esprit de Ravn toute pensée de l’enfant, elle tapota les fourrures du lit près d’elle et, lorsqu’il vint l’y rejoindre – comme dans un rêve – elle couvrit sa bouche de la sienne. À ce moment, il était sans défense : elle le possédait corps et âme, et chaque mouvement de son corps le lui rappelait, qu’il en fût conscient ou non. Elle savait qu’il rêverait d’elle alors même qu’il glissait d’elle, désir assouvi, chair épuisée, tant le lien qu’elle lui avait imposé était puissant. De tels excès de magie lui donnaient le sentiment d’être à la fois plus et moins que ce qu’elle était : une puissante magicienne – mais aussi une femme à peine capable de retenir l’attention de son propre époux. Dans les circonstances présentes, même sans l’enfant, elle voyait Ravn de moins en moins fréquemment car il était souvent perdu dans des conseils et des stratagèmes, convoqué par les nobles et les chefs vociférants à s’asseoir interminablement à des tables couvertes de cartes, et à discuter de la guerre. Que lui importait, à elle ? Cela ne touchait point son cœur, ce n’était point une menace – sinon le sentiment de sourde perte qu’elle éprouvait à l’absence de son époux. Elle pouvait sentir les vastes étendues de l’Océan du Nord qui séparait ce promontoire rocheux des rivages lointains de l’Istrie. On en voyait l’amorce en contrebas du solide château, au-delà des tours qui lui servaient de sentinelles et des pièges magiques qui dormaient là sous la mer ténébreuse. Lorsqu’elle touchait celle-ci en esprit, tout ce qu’elle percevait était un vide immense, sans limites, car presque rien ne se mouvait sur ces eaux traîtresses. Nulle armée ne pouvait traverser cette océan sans qu’elle le sût. Mais elle conservait précieusement ce savoir en attendant de pouvoir le partager avec l’homme qu’elle aimait. Elle avait d’autres soucis pour passer le temps. Maintenir des voiles d’illusions autour de l’enfant et de sa nourrice requérait nuit et jour ses efforts, davantage maintenant que la seither était repartie. Festrin-Un-Œil avait disparu aussi mystérieusement qu’elle était arrivée, et nul ne l’avait vue partir. Après la naissance sans complications de l’enfant, et l’acceptation officielle par la cour de cette petite chose rouge et hurlante comme l’héritier des îles nordiques, la seither avait tissé un autre réseau de sortilèges autour du roi, de sa vieille mère sceptique, Dame Auda, et de tous les ennemis qui complotaient contre lui. Elle avait même essayé d’étouffer les souvenirs de la mère naturelle de l’enfant, pour en distendre les liens avec celui-ci : d’abord une décoction d’herbes conçue pour atténuer la détresse causée par des événements traumatiques, et, quand celle-ci n’avait pas eu d’effet, un puissant enchantement. Elle avait laissé la Rosa Eldi ensorceler elle-même les yeux de son bien-aimé. Personne, avait-elle souligné, n’était mieux équipé qu’elle pour régler ce problème-là. Mais après le départ de la seither, son influence avait diminué et, après seulement sept nuits, la Rosa Eldi avait entendu deux dames de la cour discuter de sa relation avec son enfant en des termes moins que favorables. « On ne la voit jamais le bercer, avait dit l’une. — Pauvre petite chose », avait acquiescé l’autre, une femme aux cheveux blond filasse dont l’imposante figure suggérait qu’elle avait engendré en son temps tout l’équipage d’un vaisseau de haute mer. Elle avait jeté un vif regard à l’objet de la conversation, de l’autre côté de la pièce illuminée par les bougies, la trouvant apparemment affairée à remplir le gobelet de vin de son époux. « Aucun instinct maternel, cette femme. » Sa compagne avait hoché la tête, en s’imaginant être invisible pour la reine pâle ; mais la Rosa Eldi avait une conscience aiguë de ce qui l’entourait, elle pouvait voir et entendre avec l’acuité d’un grand félin. Elle savait que la première des femmes était la fille d’Erol Bardson, celle que Ravn avait dédaignée à l’Assemblée, dans la Plaine de Tombelune. C’était une jeune fille aux traits acérés, et à la langue non moins pointue. « J’ai entendu parler de mères qui ne peuvent aimer leur progéniture, poursuivait la femme plus âgée, surtout quand la naissance a été difficile. — Mais elle a pondu cet enfant en quelques instants ! » déclara l’autre d’un ton triomphal. Elle baissa la voix. « Ou du moins c’est ce qu’on raconte… » La pause avait été plus signifiante que bien des paroles. Puis la matrone avait dit : « La reine Auda ne croit pas que cet enfant soit celui de la nomade, vous savez. — Vous avez intérêt à ce que cette femme ne vous entende pas l’appeler ainsi, ni le roi », se hâta de murmurer sa compagne. Puis, intriguée : « De qui serait-il, alors ? » L’autre avait haussé les épaules. « La nourrice est assez jolie, avait dit la fille de Bardson d’un ton songeur. Et d’aspect très exotique, aussi. On dit bel et bien que Ravn ne voulait pas se choisir une Eyraine comme épouse à la Grande Foire parce qu’il en avait assez des femmes du Nord. — Comme vous, vous voulez dire, ma chère. » Elle avait adressé un regard perçant à la matrone, et ses yeux noirs étaient comme des cailloux. « Vous savez très bien pourquoi il n’a pas voulu de moi », avait-elle dit avec irritation, en s’empourprant légèrement. La grosse femme avait souri d’un air sagace, puis lui avait tapoté la main. « Bien sûr, ma chère. Votre père. Bien sûr. Mais maintenant que vous le dites, je n’en serais pas étonnée. Il a toujours un prodigieux appétit pour la chair des femmes, notre Ravn. Combien de temps une créature aussi pâlichonne que notre nouvelle reine pourrait-elle contenir les élans de l’Étalon du Nord ? — Elle n’a pas de substance. Mettez-la dans la lumière, et je gage qu’on verrait au travers », avait lancé la jeune fille avec malveillance. « Peut-être n’est-elle qu’une illusion, un esprit envoyé par le Sud pour aspirer l’âme de notre roi, le rendant aussi impuissant que ce pauvre enfançon. Et ensuite, ils lanceront leur flotte contre nous et nous passerons tous par le fil de l’épée. C’est ce que dit Auda, et cette femme a vu bien des guerres et bien de la sorcellerie. » Cet échange avait confirmé pour la Rosa Eldi que non seulement les enchantements de la seither avaient perdu leur puissance et que Dame Auda s’avérait toujours aussi hostile, mais aussi que les soupçons qu’elle-même suscitait avaient proliféré dans sa nouvelle demeure. Et cela avait planté dans son esprit une autre graine encore plus empoisonnée. Que de simples colporteuses de ragots se perdissent en conjectures quant à la provenance de l’enfant, c’était déjà assez alarmant ; mais qu’on pût émettre des jugements aussi ignorants sur sa nature à elle, c’était intolérable. Tout en berçant sur son sein son époux endormi et exténué, elle essaya de rappeler tous ses souvenirs. D’abord, et pendant longtemps, il n’y avait eu qu’un vide dans sa mémoire : elle en avait été absente en tant que personne. Peut-être était-ce dû aux exigences de la survie, alors qu’elle avait vécu comme une esclave, captive des appartements du magicien dans son château de glace, puis était passée entre les mains de son étrange apprenti, qui avait vendu son corps à des dizaines, peut-être à des centaines d’hommes au cours de leurs périples. Mais cette période même devait avoir été moins pénible que celle-ci, avec ses rêves troublants et ses déconcertantes émotions. Avant son départ, Festrin avait essayé d’aider la Rosa Eldi, en ce qui concernait ces rêves, ces éclairs soudains de lieux bizarres et de gens étranges, ces fragments d’histoire, comme un chant lointain, qui se glissaient jour et nuit dans son crâne. Pendant la journée, la seither avait administré à la reine de la racine-à-vers, et, la nuit, de l’héliotrope ; pendant un temps, les rêves s’étaient enfouis en elle, lointains, perdus ; aux yeux d’autrui, elle avait paru somnoler. Mais la Rosa Eldi ne pouvait se rappeler un temps où elle avait été plongée dans un état qui aurait véritablement pu s’appeler « sommeil ». Ces moments dérobés d’oubli, elle pouvait les faire passer pour la lassitude engendrée par les demandes avides de l’enfant, et nul ne l’avait questionnée. Mais la racine-à-vers lui laissait la bouche sèche, et des douleurs bizarres dans les membres ; et l’héliotrope lui donnait le sentiment d’être pesante, à peine vivante. Elle avait finalement dû suspendre les traitements de Festrin et essayer de s’accommoder de son mieux de ses rêves. Une ou deux fois, elle avait eu le sentiment qu’une force la pénétrait pour se fondre à ces lambeaux oniriques, et elle avait été saisie de la soudaine certitude qu’elle aurait pu quitter son siège, apparemment douce et calme, et se mettre à grandir jusqu’à dépasser les tours de la grande forteresse de Halbo. Elle aurait pu enjamber, comme s’ils n’avaient été que des jouets d’enfant, ses murs fortifiés et leurs créneaux qui portaient, avec des lichens vieux de mille ans, les cicatrices d’anciennes batailles. Immense, inattaquable, elle aurait abandonné ce froid royaume, avec son roi stupide et son héritier hurlant, ses nobles grossiers, ses courtisans bavards, ses promontoires rocheux, ses ciels gris et pluvieux, elle serait partie sur le vaste océan, elle aurait traversé un autre continent rempli d’irritants humains semblables à des insectes, plongés dans leurs minuscules et absurdes soucis, pour se rendre en un lieu où un soleil éclatant brillait sur des toits de tuiles multicolores, où des rapaces aux énormes ailes étendues glissaient dans les courants d’air chauds au-dessus de très hautes tours dorées, tandis qu’un autre être – également immense, également inconnaissable, complexe et puissant – attendait son retour. Elle se surprit à flotter vers ce lieu. Lorsqu’elle fermait les yeux, elle pouvait presque sentir la chaleur du soleil sur sa peau, une chaleur qu’on n’avait jamais connue dans le dur climat d’Eyra. Elle pouvait aspirer de lourds parfums, émanant de fleurs plus généreuses par leur taille et leur fragrance que celles du Nord lointain. C’était un lieu ancien : des siècles d’histoire imprégnaient la pierre dorée des édifices qui l’entouraient ; chaque brique de chaque mur, chaque planche de chaque porte, chaque pavé de la route étaient investis de significations liées à de grands événements. Et, plus que tout, elle avait le sentiment que c’était sa demeure. Mais pour une raison quelconque, ce lieu se refusait à elle, il conservait ses secrets. Et quelque chose reconnaissait en elle que, où que pût exister ce lieu doré – si même il existait ailleurs que dans un rêve –, il devait se trouver très loin d’Eyra et elle pourrait bien ne jamais le visiter. Cela lui causait tant de chagrin que c’en était une souffrance presque physique. Le hurlement vigoureux de l’enfant éclata dans l’air de la nuit, et persista, au point que la chambre en parut emplie. Cela brisa la rêverie de la Rose du Monde. Elle en fut si désorientée que, pendant un moment, elle pensa que le cri devait avoir jailli de ses propres lèvres. Passé en un éclair du sommeil à l’éveil, Ravn s’assit tout droit dans le lit, aussi alerte qu’une mère chatte. « Il est souffrant ! » s’écria-t-il en saisissant si fort le bras de son épouse qu’elle sentit la pression de chacun de ses doigts. « Il est souffrant ! » Distraite de sa rêveuse fantaisie, la Rosa Eldi s’écarta de lui. « Ce n’est rien, il a faim », dit-elle ; et elle ajouta, avec sécheresse : « Encore. » Elle quitta le lit, se rendit à la porte de la chambre, l’ouvrit doucement et fit signe à la femme assise dans la pièce voisine. Celle-ci se leva sur son ordre et entra en silence dans la chambre royale, les yeux baissés. Elle était de petite taille, mince, la peau foncée, cette fille que l’on connaissait sous le nom de Léta Aile-de-Mouette, une esclave istrienne secourue par des marchands – c’était l’histoire répandue par Festrin ; elle avait perdu son enfant mort-né, et ses seins étaient lourds de lait. La reine l’avait prise en pitié, disait-on, et même en affection – une autre étrangère dans une contrée étrangère –, et elle en avait fait la nourrice de son propre enfançon. C’était juste assez proche de la vérité pour être plausible. * * * Elle est jolie, se dit une fois de plus Ravn avec approbation : ces cheveux noirs, ces yeux de biche, ce corps aux courbes doucement arrondies… Dans une autre vie, il l’aurait sûrement déjà mise dans son lit et découvert tous les secrets parfumés qu’il devinait sous sa robe sage. En présence de son épouse, cependant – si souple, si svelte, avec ses longs membres gracieux –, la jeune femme semblait un peu grossière, un peu maladroite. Non que cela dût le retenir, au temps de ses appétits habituels. Quand on vit dans un royaume insulaire à la population limitée, il faut parfois avoir des critères moins exigeants. D’ailleurs, il avait souvent trouvé revigorant de mélanger richesse et ordinaire. Cette étrangère l’intriguait plus qu’il n’était prêt à l’admettre. Peut-être était-ce le soin sincère avec lequel elle s’occupait de l’enfant. Il la regarda prendre celui-ci dans son berceau puis dégager d’une main sûre l’un de ses seins des replis de sa robe – l’aréole si foncée dans la lumière assourdie qu’elle en semblait presque noire – et le présenter à la bouche hurlante. Aussitôt, le cri du bébé se transforma en un bruit de succion – et Ravn éprouva un agréable frémissement dans l’abdomen. L’instant d’après, son membre était aussi raide qu’un bâton. Embarrassé, le roi des îles nordiques tira sur le drap pour masquer son état, mais si son épouse le remarqua, elle ne le manifesta point. Avec regret, il détourna les yeux de la fille du Sud en train d’allaiter son héritier et se concentra sur la longue courbe élégante du dos de la Rosa Eldi, le voile de cheveux blond argent qui cascadaient sur la légère proéminence signalant son mince postérieur. Avec une certaine surprise, il se sentit légèrement déçu – un infinitésimal affaiblissement du désir qu’il éprouvait pour son épouse. Ravn n’était pas fait pour la fidélité. Il n’avait jamais été aussi longtemps fidèle à une femme. En vérité, se dit-il en retournant lentement cette idée dans sa tête, il n’avait jamais été fidèle à une seule femme. Un soudain éclair de ressentiment le traversa. Il était le roi, pour l’amour de Sur, et nombre de ses sujets le connaissaient, avec affection, comme l’Étalon du Nord ! Pourquoi ne devrait-il pas continuer de choisir ses compagnes de lit, épouse ou non ? S’il voulait baiser la nourrice, pourquoi ne le pourrait-il point, maintenant qu’il avait fait son devoir et engendré un héritier ? Ses ancêtres avaient certainement pris leur plaisir où ils voulaient. Ma foi, Erol Bardson était quelque peu plus proche de lui par le sang que simplement cousin, à ce que l’on disait… Son grand-père avait semé des bâtards dans toutes les Îles du Nord, et on l’avait loué pour sa remarquable fertilité plutôt que de critiquer sa nature capricieuse. Il s’apprêtait à évoquer le sujet, lorsque la Rose du Monde se retourna vers lui. Ses yeux étincelaient dans son visage parfait, aussi verts que de la malachite polie par la mer, bordés de cils d’un noir luisant – une merveille en soi compte tenu de l’or argenté de sa chevelure et de son absence totale de pilosité. Ravn eut l’impression que ce regard fulgurant était si perçant qu’il aurait pu lui traverser le crâne et illuminer tous les obscurs recoins de son esprit. Il ressentit un profond malaise, une vague de honte brûlante. Puis la chaleur s’intensifia. Ses pensées indignes disparurent brusquement, papillons de nuit annihilés par la flamme de ce regard, et son érection s’affirma sous le drap. Il vit le regard fasciné de son épouse se fixer sur elle, et ses lèvres s’incurver en un sourire presque béatifique. « Ah ! » dit-elle, et sa voix était douce et rassurante comme la marée léchant doucement la rive. « Je vois que je dois veiller à mes devoirs d’épouse. » Elle fit trois pas vers le lit, prit le sexe de Ravn dans sa main lisse et fraîche. Le vit bondir en pulsant, comme frappé par un éclair. Puis elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour regarder Léta Aile-de-Mouette allaiter l’enfant, indifférente au jeu érotique qui se déroulait à seulement quelques pas. « Prends le garçon, dit-elle à mi-voix. — J’emmène votre fils dans ma chambre, ma dame », répondit Léta. Après avoir ouvert la porte de la pièce adjacente, elle se glissa dans la pénombre illuminée par les bougies. Seul le plus subtil des observateurs aurait remarqué la légère emphase qu’elle avait placée sur deux de ces mots. * * * Votre fils, pensait-elle avec amertume en refermant la porte sans bruit derrière elle. Votre fils, en vérité ! Elle se retourna pour regarder le bébé emmailloté dans ses peaux de mouton. Depuis son berceau, Ulf lui rendit son regard en silence à travers le doux nuage de laine blanche, une petite bulle de lait au coin de la bouche. Comment en suis-je arrivée là, à abandonner mon fils, tout ce que je possède apparemment au monde, pour qu’il devienne l’héritier d’un roi étranger, dans une contrée étrangère, réclamé par une femme dont l’expression ne change pas d’une miette lorsqu’elle le regarde, alors que chacun de ses gémissements me déchire le cœur ? Et je ne puis pas même me rappeler comment cette triste affaire a pu avoir lieu ? Elle se frotta le visage, un geste d’épuisement aussi bien que de résignation. C’était arrivé, et elle était désormais prise dans une toile inextricable, telle une mouche dont les inutiles soubresauts ont pris fin. Elle ne pouvait s’enfuir seule, elle ne pouvait abandonner son fils. Elle n’avait rien à marchander pour payer un voyage loin de l’île, et elle ne pouvait de toute façon imaginer un seul endroit où s’enfuir. Lorsqu’un noir désespoir l’envahissait, comme c’était si souvent le cas, le petit Ulf était sa seule consolation. Elle se pencha sur le berceau et tendit une main pour toucher le petit corps. Rapide comme l’éclair, le bébé saisit deux de ses doigts d’une poigne solide pour les porter à sa bouche, où il les fourra entre deux gencives bien dures et se mit à les sucer avec bruit, tout en la fixant de ces déconcertants yeux violets, comme pour la mettre au défi de les lui retirer. D’où peuvent bien venir ces yeux ? se demanda-t-elle, comme toujours. Certainement pas de sa mère, car ses yeux à elle étaient d’un brun profond et sombre, comme du bois poli. Mais qui était au juste le père de l’enfant, cela lui demeurait un mystère. Elle se rappelait si peu de son existence antérieure, presque comme si elle n’en avait point eue… Mais ce bébé était la preuve tangible d’une telle existence, tout comme son propre aspect à elle et sa compréhension limitée de la gutturale langue eyraine indiquaient clairement qu’elle n’était pas originaire des îles nordiques. Parfois, quand elle rêvait, c’était d’un endroit où une dure lumière conférait à toutes les ombres des contours tranchants, où l’air était sec et chaud, où les édifices étaient bâtis avec une autre pierre que le granit au gris sans compromis des îles, où les femmes flottaient telles des apparitions, drapées dans des robes diaphanes. Parfois, elle rêvait d’un homme à la peau sombre et à la barbe pointue dont les yeux lui lançaient des regards étincelants. Parfois, elle rêvait aussi que les lanières d’un fouet s’enroulaient autour de son dos, y laissant de douloureuses meurtrissures, et une énorme rage l’éveillait, le cœur battant avec violence, les poings serrés. Après ces rêves, deux mots lui restaient, deux jolis mots aux sonorités étrangères dont elle ignorait totalement le sens. Ils glissaient dans sa tête et retournaient dans les profondeurs de sa conscience tels des poissons d’argent dans une mer ténébreuse. Plus elle les poursuivait, plus ils plongeaient loin d’elle. Un soudain silence dans le berceau, puis le relâchement de la pression : Ulf s’était enfin endormi. Elle ôta ses doigts mouillés et les essuya rapidement sur sa chemise, où ils laissèrent des petites traînées luisantes, comme de la bave d’escargot. Après s’être hâtivement dévêtue, elle grimpa dans son petit lit, tira la mince couverture sur ses épaules et essaya d’ignorer la passion qui se déchaînait de plus en plus bruyamment dans la pièce voisine. Lorsqu’elle se sentait particulièrement solitaire, comme en cet instant, elle aimait à s’imaginer dans les bras d’un homme qui la chérirait et la protégerait contre tous les maux du monde. Si elle fermait les yeux en se concentrant, elle pouvait sentir la dureté de ses muscles sous sa nuque, la chaleur de son souffle sur sa joue, sa main posée sur sa hanche, doigts écartés, en un geste protecteur. Entre eux, le bébé dormait, content, le front aussi lisse et paisible qu’une pierre lavée par la mer. « Rien ne peut te toucher. Rien ne peut te faire du mal. Personne ne peut te prendre ton enfant », promettait son amant imaginaire, sans cesse, jusqu’à ce qu’elle trouvât le sommeil. En se laissant dériver dans la somnolence qui annonçait le sommeil, elle agrippa son oreiller. « Ravn ! » murmura-t-elle. « Oh, Ravn ! » 7. Katla Le jour précédant l’arrivée au port de La Rose de Céra, deux des raiders descendirent dans la cale en titubant sous le poids d’un tonneau d’eau de mer qu’ils déposèrent à terre, si brusquement qu’une grande partie de son contenu en déborda, arrosant Hildi-la-Mince des pieds à la tête ; elle se mit à pousser des cris hystériques jusqu’à ce que le troisième homme, qui tenait un paquet de chiffons sous un bras, et dont le visage semblait figé dans un rictus perpétuel, la frappât si fort de sa main libre que la tête de la fille se trouva rejetée en arrière comme une jonquille cassée. L’un des porteurs du tonneau dit quelque chose au porteur de chiffons, dans la langue sifflante des gens du Sud, avec une grimace d’évidente désapprobation. Puis, avec lenteur et en y mettant beaucoup d’emphase, il déclara dans l’Ancienne Langue, afin d’être compris de toutes les femmes : « Bastido dit de ne pas abîmer la marchandise. — Ça ? » L’homme au rictus saisit Hildi par les cheveux pour tourner son visage vers la lumière. « De la marchandise ? » Il eut une grimace moqueuse. « Qui, par tout le beau monde vert de Falla, voudrait payer pour ça ? » Hildi n’avait jamais été ce qu’on aurait pu appeler une jolie fille, c’était assez vrai ; cela lui avait valu son surnom à Tomberoc, même avant d’être soumise aux privations de leur voyage. Mais à présent, se disait Katla, serrant en poings impuissants ses mains menottées, la maigreur de Hildi était plus prononcée – les méplats pointus et émaciés de son visage, comme ceux d’une vieille fille, les omoplates agitées de sanglots misérables, des ailes de poulet plumé. Il était en effet difficile d’imaginer comment elle pourrait rapporter quoi que ce fût au marché d’esclaves. Katla se sentit de nouveau envahie de fureur devant leur humiliation. « Laisse-la tranquille, bâtard ! » s’écria-t-elle en eyrain, tout en tirant futilement sur ses chaînes. Ces paroles éclatèrent dans l’air confiné de la cale avant qu’elle eût le temps de s’interroger sur la sagesse d’une telle sortie, mais c’était bien Katla. Quelques instants plus tard, après une brève réflexion, elle réitéra, et cette fois dans la langue commune, en énonçant avec soin : « Bas les pattes, fils de pute ! » L’homme au rictus repoussa Hildi-la-Mince avec un mépris total et fixa la petite créature dégoûtante qui avait eu la témérité de l’insulter – lui, Gasto Costan, homme libre de Forent, exécuteur de la justice de Falla, que ses voisins enviaient pour sa belle villa (ou enfin, celle de son frère jusqu’à ce que… eh bien, il n’aimait pas se remémorer les déplaisantes circonstances de sa bonne fortune). Nul n’insultait Gasto Costan et ne vivait pour s’en vanter par la suite. L’homme qui avait frappé Hildi avait un œil légèrement louche, remarqua Katla, ce qui, outre son apparence généralement peu impressionnante, lui donnait l’air à la fois salace et sournois. Ses compagnons même semblaient le considérer avec répulsion. Elle vit l’un d’eux lui jeter un regard hostile avant de tourner les talons pour retourner par l’escalier vers l’air plus pur du pont. L’autre, un géant au nez aplati qui évoquait trop de combats à poings nus, regardait sans comprendre. Mais Katla avait une bonne idée de ce qui allait s’ensuivre. Le rictus se transforma en un déplaisant sourire grimaçant. Puis le dénommé Gasto Costan commença de se frayer un chemin jusqu’à elle à travers les femmes hébétées, en lançant au grand gaillard : « Donne-moi la clé, Agen, j’ai des projets pour celle-ci. » En arrivant auprès de Katla, il s’accroupit pour la dévisager, la tête penchée de côté, tel un vautour en train de décider quel morceau de chair palpitante il va arracher en premier à sa proie. Katla lui retourna un regard fulgurant et combatif, qui promettait violence et mort si seulement on lui libérait les poignets, et qui se teinta d’outrage lorsque l’homme tendit une main pour palper sa tunique. Il réussit à saisir un de ses petits seins, d’une poigne douloureuse. Elle lui frappa les mains de ses chaînes, mais il se contenta de rire aux éclats en criant à l’autre raider : « Dépêche avec la clé, idiot ! » Le géant avait de toute évidence un rang inférieur car, après une hésitation, il obéit et commença de traverser la cale d’un pas lourdaud, dépassant la forme affaissée de Hildi, enjambant avec maladresse les jambes enchaînées et les amas d’ordures. Il avait à la ceinture un trousseau de clés rouillées, attachées par un nœud simple, mais il sembla lui falloir une éternité pour les en extraire et les tendre aux mains impatientes de son supérieur. La première n’était pas la bonne, mais la seconde ouvrit les fers de Katla. Gasto la força à se lever, et la tint à bout de bras. « Avec un peu de récurage, elle sera à moitié convenable », déclara-t-il en détaillant la silhouette crasseuse et meurtrie de Katla. Presque sur un ton de confidence, il demanda : « Comment aimerais-tu honorer Falla avec moi, petite tête-de-feu ? Avec une telle couleur de cheveux, je parie que tu seras excellente quand tu seras initiée aux mystères de la Déesse. » Katla fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas exactement ces paroles, mais elle pouvait assez bien en deviner le sens dans ce contexte. Avec un suprême effort, elle rassembla ce qu’elle pouvait de salive et, alors que l’homme se penchait comme pour l’embrasser, elle cracha avec une horrible exactitude en plein milieu de son rictus. Il lui fut difficile de ne pas éprouver une réelle satisfaction devant l’expression horrifiée du raider, même en sachant qu’elle n’avait guère augmenté ses chances d’éviter le vil destin qu’il lui réservait. « Laisse ma fille tranquille, espèce de porc ! » Béra Rolfsen tendait ses chaînes, meurtrissant ce qui lui restait de chair. Toutes les femmes s’y mirent, hurlant dans leur langue natale, et la cale fut bientôt remplie de ce vacarme. À l’exception de Kitten Soronsen assise mains et pieds bien alignés, et qui observait en silence comme si Katla Aransen recevait ce qu’elle avait longtemps mérité. Le bruit ne servit qu’à rendre Gasto Costan encore plus enragé. Il saisit Katla avec plus de force qu’elle n’en aurait prêté à un être aussi malingre, et la projeta avec violence vers l’autre raider. Après quelques pas titubants, elle perdit l’équilibre à cause des chaînes qui lui retenaient toujours les pieds et bascula contre le géant, les mains coincées contre la massive poitrine en sueur de celui-ci. Elle se trouva pendant quelques instants cruciaux à moitié étouffée dans cette étreinte puante. Un moment plus tard, ses pieds furent libérés de leurs fers et elle se retrouva fourrée sans cérémonie sous le bras du géant, en route vers l’escalier. « Flanque-la dedans ! » ordonna l’homme au rictus, et le monde bascula cul par-dessus tête. Plongée tête la première dans le tonneau, Katla ouvrit toute grande la bouche pour protester et se retrouva en train d’inhaler une eau qui lui brûlait la gorge. Lorsque, les yeux en feu, elle en fut tirée dans un grand cliquetis de chaînes par Casto Agen qui la tenait par ses mains attachées, elle ne put que tousser et cracher pendant un long moment. Puis, les pieds de nouveau bien plantés sur le plancher, elle s’ébroua comme un chien, arrosant tout d’eau glacée dans un rayon de cinq pas. Gasto Costan passa avec dégoût les mains sur sa tunique mouillée, dégaina son poignard et marcha sur Katla, un éclat malsain dans le regard. « Tu ne dois pas abîmer la marchandise ! » s’écria Béra, paniquée. C’était tout ce qu’elle pouvait trouver. « Je n’ai pas l’intention de dépecer cette petite traînée, ricana Gasto, je vais seulement la nettoyer et la consacrer. » D’un petit coup de couteau, il commença de découper la tunique de Katla. Habituellement, c’était un habit solide, quoique désormais d’un cuir éraillé et couvert de taches ; à présent, détrempé d’eau de mer, il était aussi dur que de vieilles bottes, et ce n’était pas un pathétique petit couteau istrien qui allait beaucoup l’endommager. Frustré dans sa tentative, l’homme essaya d’arracher le justaucorps, mais quand il en saisit le bas pour le relever au-dessus de la taille de Katla, tout ce qu’il obtint pour sa peine fut un méchant coup de genou dans une partie de son anatomie stupidement laissée sans protection. « Petite chienne ! Tiens-la bien ! » hurla-t-il à Agen et, avec une lenteur pataude, le géant s’avança. Katla évalua d’un coup d’œil les proportions du géant, estima presque nulle ses chances de l’abattre et consacra toute son attention à Gasto Costan. Avec une vivacité qu’il n’aurait pu prévoir, elle bondit sur lui, tel un serpent qui frappe. L’instant d’après, elle était derrière lui et lui se trouvait entre elle et le géant, avec des chaînes bien serrées sur la gorge, et sans son petit poignard. Katla souriait férocement près de sa joue droite, dents blanches sur peau sombre, les cheveux dégoulinants. Elle avait l’air d’un esprit aquatique – non point un de ces esprits aimables qui prenaient parfois en pitié un homme en train de se noyer et le ramenaient avec bonté au rivage, mais un de ceux qui attiraient les nageurs dans les profondeurs glauques, lui enroulaient les pieds dans les herbes au fond de la mer et le dévoraient vivant, sans merci, jusqu’à ce qu’il cessât de se débattre. « Toi », dit-elle au géant dans l’Ancienne Langue, en le regardant droit dans les yeux pour bien lui imposer sa volonté – ce qui faillit lui infliger un torticolis –, « donne les clés à cette femme, là. » Elle indiquait sa mère du menton. Elle dut répéter trois fois sa requête tout en enfonçant la pointe du petit poignard dans le cou de son prisonnier – assez pour en tirer un fort plaisant filet de sang et un couinement terrifié – avant que Casto Agen comprît ce qu’on attendait de lui. Le trousseau de clés était revenu à sa ceinture ; le géant dut s’agenouiller pour les en extraire de nouveau. Après bien de ridicules et maladroites manipulations, il se releva, l’air plutôt perdu, tandis que Gasto Costan lui lançait des malédictions sifflantes dans leur sale langage du Sud. Puis il traversa la cale en direction de la mère de Katla, comme un chien mal dressé et plutôt stupide. L’instant d’après, plusieurs raiders dégringolèrent l’escalier dans un tonnerre de pas et de cris. Casto Agen s’immobilisa à un pas de Béra Rolfsen comme s’il venait d’être transformé en statue, la main tendue, sur le point de lui donner les clés. Puis il se retourna avec lenteur pour regarder les nouveaux arrivants. Baranguet se trouvait à leur tête. Il avait dans une main son fouet favori et dans l’autre une longue lame courbe. Il ne semblait guère inquiet d’endommager la marchandise, mais derrière lui se trouvait un gros petit homme – Galo Bastido, également lancé en pleine course. Il fallut un moment aux yeux de Baranguet pour s’accoutumer à la pénombre lugubre de la cale, puis il s’arrêta brusquement pour regarder les femmes qui, au lieu d’avoir l’air mou et abattu, semblaient fort alertes et occupées à quelque chose qu’il ne pouvait tout à fait appréhender. N’ayant pas eu la possibilité de ralentir, Bastido bouscula son lieutenant par-derrière. Katla enfonça davantage la pointe du petit coutelas dans le cou déjà fort malmené de Gasto Costan, et le cri de celui-ci attira l’attention sur son triste sort. Distraits par le vacarme, Baranguet et Bastido regardèrent fixement le spectacle bizarre qui s’offrait ainsi à eux et ne remarquèrent donc pas le géant qui compléta sa mission d’un geste lent en remettant le trousseau de clés à la Maîtresse de Tomberoc. Les doigts de Béra se refermèrent avec précaution sur elles, en les empêchant de tinter. Puis elle recula d’un pas, se fondant en silence dans les ombres de la poutre transversale. Du coin de l’œil, Katla avait vu ce curieux manège. Son sourire s’élargit. Voilà qui était des plus intéressant ! Dans son imagination, plusieurs possibilités s’offrirent aussitôt dans tous leurs glorieux détails. Elles aboutissaient toutes à la même heureuse conclusion, la pendaison du capitaine et de son lieutenant au mât du navire tandis qu’elle, Katla Aransen, héroïne des îles, les ramenait toutes en sûreté à Tomberoc. Galo Bastido se mit à jurer – c’était clair, si ses paroles ne l’étaient point. Il donna à Baranguet une bourrade dans le dos, un geste qui disait avec évidence : « Tu t’occupes d’elle. » L’homme au fouet, en imitant le sourire féroce de Katla, s’avança vers elle, sabre pointé. « Un autre pas, déclara Katla très fort dans l’Ancienne Langue, et j’embroche ton compagnon ! » Baranguet éclata de rire. Avec insolence, comme pour mettre à l’épreuve la résolution de Katla, il fit un grand pas en avant – ce n’était après tout qu’une fille, et quelle fille blesserait un homme de sang-froid juste pour prouver quelque chose ? Katla enfonça la lame dans le cou de Costan, lui arrachant un autre cri de douleur et de panique. « Pour l’amour de Falla, hurla-t-il à l’adresse de Baranguet, elle est folle, c’est une petite sorcière ! Ne la provoque pas, ou elle m’enverra dans les feux de la Déesse ! — Là où tu as expédié ta jolie petite femme ? » demanda Baranguet d’un ton déplaisant. « Juste parce qu’elle a baisé ton petit frère, qui était plus riche et plus intelligent que toi ? — Silence, silence ! Comment oses-tu parler de ce couple de sacrilèges ? Tu ne sais rien du chagrin que cela m’a causé d’avoir le courage de faire mon devoir et d’aller trouver les Sœurs… — Ton devoir, grinça l’homme au fouet. J’ai entendu dire que tu es allé à l’exécution les voir brûler, et que tu as déménagé le jour suivant chez ton frère en engageant une paire de putains. — Non, non ! » s’écria Costan, épouvanté, car c’était la vérité. Il se débattit avec désespoir dans la poigne ferme de Katla, avec pour tout résultat de se faire étrangler davantage par la chaîne, et ce n’était plus seulement son outrage qui lui faisait sortir les yeux de la tête. « Ouvrez les fers, Mère », lança Katla à mi-voix, en eyrain. « Ouvrez-les et passez les clés à Kitten. » La sagesse de cette action semblait laisser Béra sceptique. « Il vaudrait sûrement mieux attendre qu’ils s’en aillent, et nous libérer en silence et en secret ? — Si nous restons enchaînées et sans armes dans la cale, nous ne serons pas en meilleure posture pour nous échapper que lorsqu’ils nous ont amenées au vaisseau, lui rappela Katla. Nous avons besoin de leurs armes, et nous avons besoin que l’écoutille soit ouverte. — Silence ! » cria Bastido. Il écarta rudement Baranguet et s’avança vers Katla. En un clin d’œil, d’une torsion de poignet, elle avait resserré les chaînes ; l’homme au rictus ne pouvait plus respirer, ni même émettre un son. Mais Bastido continuait d’avancer. Elle agita le petit coutelas dans sa direction. Une arme minuscule et lamentable, et mal aiguisée, mais elle pouvait sans doute éborgner quelqu’un avec, si on venait là. « Recule, cria-t-elle, ou il meurt. » Bastido éclata de rire à son tour. « Penses-tu que cela m’importe ? » À ces mots, Costan recommença de se tortiller en sanglotant. « C’est un misérable petit avorton avec toute la moralité d’un renard enragé et les talents de combattant d’une fillette de douze ans ! — À douze ans, remarqua Katla, j’ai gagné pour la première fois le concours de lutte des Îles d’Ostenave. » Bastido pencha la tête de côté en la fixant de ses petits yeux ronds comme des billes. « Tu es vraiment une créature des plus irritantes », déclara-t-il. Pendant un moment, il parut évaluer ses options. Puis, aussi rapide qu’un chien qui mord, il embrocha son malheureux compagnon d’un seul coup de sabre. Costan s’affaissa entre les bras de Katla. Du sang et d’autres humeurs se répandirent rapidement sur la tunique de l’homme, suivis par un déversement soudain de boyaux visqueux. Katla considéra l’affreux spectacle. « Voilà qui contrarie mes plans. — Un de moins pour le partage de la paie », lança le capitaine, jovial, et il marcha de nouveau sur elle. Elle fit un rapide pas de côté en traînant son prisonnier mourant, puis ôta ses chaînes du cou de l’homme gémissant et le laissa retomber au sol, un obstacle utile entre elle et le capitaine. Derrière elle, elle pouvait entendre le bruit de la serrure et les chaînes qui tombaient avec un cliquetis tandis que sa mère ôtait ses fers. Elle vit les yeux de Bastido chercher l’origine de ce son et s’arrondir d’incrédulité. Puis il lança un barrage nourri d’insultes au géant qui se tenait à l’écart sans bouger, contemplant les femmes. Celui-ci sembla revenir enfin à la vie. Il se pencha et saisit Kitten Soronsen par le poignet pour la mettre debout. Elle jeta un seul regard à son assaillant et, bien entendu, s’évanouit. Les clés tombèrent avec bruit sur le sol. Pendant ce temps, l’attention du capitaine étant fatalement détournée, Katla passa à l’action. Elle se glissa hors de portée du géant tout occupé par Kitten évanouie, récupéra les clés, ainsi que l’épée attachée à la hanche d’Agen, pour s’écarter ensuite d’un pas dansant tout en passant le petit coutelas dans sa ceinture. Puis elle introduisit avec dextérité la clé dans la serrure de ses fers, tel un magicien prêt à éblouir l’assistance avec un tour particulièrement malin. Aucune ne semblait être la bonne. « Par le cul de Sur ! » jura furieusement Katla. Bastido s’avançait de nouveau. Pas le temps de jouer avec ce maudit verrou. Elle attendit qu’il fût à sa portée, puis se fendit. Un pouce de plus et elle l’aurait embroché ; mais elle lui entailla seulement la joue. Le trousseau de clés s’envola et la courbe de son essor l’amena, aussi exactement que par dessein, entre les mains de Casto Agen. Le sang jaillit de la blessure de Bastido. Celui-ci proféra un juron évidemment obscène dans sa propre langue puis se passa une main sur la figure, laissant une trace grotesque sur sa joue et son cou. Ses yeux étincelaient d’un éclat meurtrier à travers la boucherie. Malédiction, pensa Katla, mais il n’était plus temps de rien regretter. Elle fit tournoyer l’épée au-dessus de sa tête. L’autre fonça sur elle sans prendre de précaution, sabre brandi pour assener un coup brutal. Elle en sentit le sifflement près de son oreille et recula précipitamment. D’un regard rapide, elle évalua les alentours, puis elle bondit derrière un autre madrier de soutènement. L’instant d’après, l’arme de Bastido s’enfonça dans le pilier, faisant voler les éclats de chêne dans l’air obscur de la cale. Katla reparut derrière le pilier et frappa le capitaine au flanc. Mais il était rapide et bien entraîné ; le sabre s’abattit avec un grand fracas métallique sur la lame de Katla, et la force du coup lui résonna dans les bras et jusqu’au bout des doigts. Elle se déroba. Elle avait une tête de plus que son adversaire, elle était plus légère et plus rapide, mais il était bâti comme un bœuf de concours, avec des muscles endurcis par des années d’entraînement. Elle para un autre coup fracassant, puis pivota pour assener un coup bas. Bastido recula d’un pas, mais ce n’était pas assez loin. Le tranchant de l’épée empruntée de Katla lui entailla le muscle de la cuisse, lui arrachant un rugissement de douleur et de surprise. Malédiction, pensa encore Katla. Un pouce de plus et je lui coupais la jambe. Cela lui rappela soudain une conversation avec Tor Leeson sur le beau fil d’une des épées qu’elle avait forgées : « Ça trancherait bien une jambe, je dirais… » Cette brute de coureur de filles, pensa-t-elle avec affection, même si elle ne l’avait jamais beaucoup aimé de son vivant. Il n’avait eu de bonnes manières ni avec les épées ni avec les mots, mais il avait péri en essayant de la sauver du bûcher. Une lame istrienne dans le dos, lui avait-on dit. Elle se sentit de nouveau envahie par la fureur. Les Istriens étaient ses ennemis, et cette homme en face d’elle encore plus que tous les autres, à présent. Il avait massacré ses amies et sa parenté, incinéré sa grand-mère dans sa propre demeure. Une entaille à la jambe n’était qu’une mince avance sur la dette de sang qu’il avait envers elle. En grondant comme un chien enragé, Katla se précipita sur lui, bras raidis, l’épée tendue. Bastido releva son arme pour l’écarter, mais il avait sous-estimé sa vitesse et sa détermination. Le sabre glissa le long de l’épée istrienne dans un jaillissement d’étincelles qui illuminèrent pendant un bref instant le visage des deux combattants. Puis le sabre décrivit un arc élégant, avec l’éclat argenté d’un saumon en train de sauter, et quitta les mains du raider en tournoyant. Quelque chose bougeait à la périphérie de la vision de Katla ; elle se força à l’ignorer pour se concentrer sur son adversaire. Comme Bastido reculait en titubant, elle poussa son avantage en brandissant son arme pour assener le coup de grâce. L’instant d’après, elle tombait en arrière, avec l’impression qu’on lui arrachait les bras. Elle vacilla, perdit l’équilibre, chuta lourdement sur le plancher de la cale, en se cognant douloureusement les reins sur une poutre transversale. Quelque chose, quelqu’un, agrippait son épée. En tournant la tête, elle vit les lanières du fouet enroulées autour de la lame. Elle tira dessus avec furie, tranchant deux des lanières, mais l’homme qui tenait le fouet, Baranguet, évidemment, n’allait pas lâcher. « Par les dents de Hel ! » gronda Katla. Elle jeta un regard derrière elle. Le capitaine des raiders marchait sur elle, mains vides mais l’air enragé, le visage transformé en un masque sanglant. Elle pouvait voir le blanc de ses yeux. Il allait sans aucun doute la tuer si elle ne bougeait pas. Elle se laissa aller un instant, toute molle. Comme elle l’avait espéré, Baranguet tira fortement sur le fouet. Elle lâcha alors l’épée et d’une cabriole se remit sur pied. Elle entendit l’homme au fouet tomber en jurant, et l’épée rebondir sur les planches. Elle fonça alors sur Bastido, tête basse. Elle le frappa durement sous les côtes, une manœuvre ancienne et honorable à la lutte eyraine, lui coupant le souffle. L’instant d’après elle était à cheval sur lui, et ses genoux lui clouaient les épaules au sol. Elle avait gagné aux points contre le frère de Simi, Gill Fallson, grâce à une manœuvre très semblable, et il était bâti comme un taureau, comme cet homme-ci. Tout était dans la vitesse d’exécution. Elle ne pouvait guère l’égaler en force ou en poids, mais les grands gaillards ne s’attendaient jamais à se voir renversés par une fille de la taille de Katla. Elle regarda le visage du capitaine se convulser de frustration lorsqu’il se rendit compte qu’il ne pouvait bouger les bras. Puis elle prit le petit coutelas qu’elle avait dérobé à l’homme au rictus, et le plongea jusqu’à la garde dans l’œil de Bastido. « Ça, c’est pour Grand-Ma Rolfsen ! » Comme un taureau, Bastido se mit à mugir en se tordant d’agonie. Épouvantée de constater qu’il n’était pas tout simplement mort en silence, Katla se releva d’un bond, comme échaudée. Délibérément, avec lenteur, le capitaine se redressa, avec le pommeau du coutelas qui lui sortait de l’œil, obscène. Il fixa sur Katla son œil intact, en battant désespérément des paupières, fît vers elle deux pas titubants, mains tendues comme un somnambule. Elle recula d’autant, se cogna contre une poutre transversale et trébucha. Un éclair de douleur lui traversa la jambe. « Par les couilles de Sur ! » Une cheville foulée. Très douloureux mais pas fatal tant qu’elle ne se laisserait pas ralentir. Car Bastido avançait toujours, d’un pas vacillant, avec l’affreuse obstination d’un mort-vivant. En serrant les dents sur sa douleur, Katla se releva et s’écarta. Un moment plus tard, elle avait exécuté un demi-cercle paniqué et il n’y avait plus nulle part où aller. L’arrière de son crâne, avec un bruit audible, cogna l’une des membrures de la cale, à tribord. Elle tendit une main derrière elle, mais tout ce qu’elle rencontra, ce fut du bois plein d’échardes, couvert de goudron collant. Elle fit face au chef des raiders, les dents découvertes par un rictus sauvage. Elle était rapide, elle avait la peau dure, et elle était absolument enragée, se rappela-t-elle. « Viens-t’en, bâtard ! » le défia-t-elle, en relevant ses petits poings durs. « Voyons ce qu’il te reste. » Après un grognement, Bastido émit un vil gargouillement qui aurait pu être une malédiction ou une menace. Ou son dernier souffle : il fit un grand pas titubant, bascula comme un arbre abattu et s’écroula face en avant entre les pieds de Katla. Le manche du petit coutelas frappa les planches en premier, avec le son inoubliable du métal qui fracasse brutalement os et cartilage. Katla grimaça. Le capitaine était immobile, mais elle avait déjà vu revenir à la vie un homme qui aurait dû être bien mort. Elle attendit encore un peu puis, comme il ne bougeait toujours pas, elle lui lança un grand coup de botte dans la tête – de son bon pied. Pas de réaction. « Je t’ai eu. » Le silence s’abattit dans la cale tandis que tous retenaient leur souffle, sous le choc. Puis Bréta-la-Grosse se mit à hurler. Des malédictions, des cris, des rugissements de chagrin et de furie éclatèrent partout. Les femmes vociféraient, les hommes beuglaient. Katla saisit le sabre derrière le cadavre de Bastido et jeta autour d’elle des regards frénétiques en essayant de déterminer la marche à suivre. Elle chercha sa mère dans la cale et les corps pressés mais, au milieu de tout ce chaos, il était difficile de distinguer les unes des autres les Eyraines sales et à moitié affamées. Il y eut un claquement sec puis un cri, suivi d’autres cris. Petit à petit, bruits et mouvements semblèrent se calmer, à l’exception d’un son aigu, comme une mouette prise au piège, ou un chat que l’on torturait. Après le chaos, un espace se dégageait au milieu de la cale, et l’on s’immobilisait pour regarder. Baranguet tenait Simi Falssen par les cheveux, son fouet dans l’autre main. Trois femmes gisaient devant lui, des marques rouges sur leurs bras nus. Dans la pénombre, Katla ne put reconnaître parmi elles que Kit Farsen, dont le visage sale était relevé, implorant, marqué de traces plus claires par les larmes. Le son perçant ne cessait pas. Puis, brusquement, il se tut quand l’homme au fouet donna un tour de plus aux cheveux de Simi et tira d’un coup sec. C’était une grande femme – plus grande que Baranguet de quelques pouces, et encore plus large des hanches et des épaules, mais les bras du raider étaient bosselés de muscles durs. Il continua de lui tirer la tête vers l’arrière. Il y eut soudain un craquement sonore et Simi s’affaissa à ses pieds. Sa tête formait un angle bizarre avec le cou. « Par le Seigneur ! » entendit-on Béra s’exclamer. Hildi-la-Mince esquissa le signe du berceau de Féya pour se protéger. Kit Farsen se mit à hurler. Baranguet éclata de rire. « Celle-là était particulièrement laide », déclara-t-il dans l’Ancienne Langue, les yeux brillants d’une joie répugnante. « Et très bruyante, aussi. » Il reprit après une pause : « Elle devait descendre de… c’est quoi, ces grandes bêtes hideuses auxquelles vous croyez, vous, les gens du Nord ? Qui habitent dans des cavernes noires, et sous les ponts ? » Il jeta un regard circulaire sur la cale. Nul ne dit mot. Il administra un féroce coup de pied au bras de Kit Farsen. Avec un glapissement, elle recula, mais il la suivit. « Comment vous les appelez ? » insista-t-il. Il la rattrapa, le fouet brandi. Le hululement de Kit se transforma aussitôt en sanglots étouffés. « Tr… tr… » Elle prit une grande inspiration puis se remit à hurler quand le fouet, avec un sifflement, s’abattit en claquant sur son visage. Le sang jaillit de l’entaille. Des pleurs coulèrent pour s’y mêler. « Tr… tr… » Elle avait toujours bégayé lorsqu’elle était nerveuse. Les garçons s’étaient moqués d’elle quand elle ne pouvait répéter la leçon, jusqu’à ce que Katla leur eût fait promettre, avec force coups de poing, de ne plus le faire. Tout le monde harcelait tout le temps la petite Kit Farsen. « Des trolls ! » cria une voix dans la cale. « Mais il n’y a pas un seul troll dans tout Eyra qui soit aussi laid que toi. Ta mère devait être une yéka et ton père un phacochère ! » Distrait de la créature tremblante à ses pieds, Baranguet se retourna pour fixer sur Katla un œil de basilic. Elle lui rendit son regard avec une furieuse férocité. Pas d’arme à proximité, nul endroit où s’enfuir. Elle leva le menton et attendit. Pourquoi se battait-elle toujours à la place des autres ? Halli lui aurait conseillé de rester tranquille en cherchant un avantage, plutôt que de se précipiter sans réfléchir dans la brèche. Mais elle ne parvenait pas à apprendre, apparemment. Ce n’était même pas que la petite Kit fût une amie, car une telle chiffe molle ne pouvait s’accommoder bien longtemps de la personnalité chahuteuse de Katla. Et elle avait à peine connu Simi Fallsen. Mais nul ne méritait de mourir aussi inutilement, ni de souffrir pour amuser une brute sadique. « Tu es un lâche et un meurtrier, gronda-t-elle. Puisses-tu brûler dans les feux de la chienne de déesse que tu appelles Falla. » Elle leva les poings. C’était un geste pathétique, elle devait l’admettre, mais si elle arrivait à attraper les lanières du fouet quand elles s’abattraient, elle pourrait peut-être déséquilibrer Baranguet en tirant dessus, ce qui lui donnerait au moins une chance de bondir pour trouver une épée… À quelques pas de Katla, Baranguet pencha la tête de côté en la détaillant des pieds à la tête, de toute évidence sans être impressionné. « Pas une grande perte si tu connais le même sort que le laideron. Je ne peux pas imaginer que tu rapporterais beaucoup, de toute façon », dit-il avec un déplaisant sourire. « D’où je viens, on aime qu’une fille soit un peu dodue, on n’aime pas les petits avortons de renard avec seulement la peau sur les os. » Il leva son fouet. Katla fonça sur lui, mais ce fut un combat inégal et très bref. Les lanières du fouet se déroulèrent et, bien qu’elle eût réussi à en attraper deux d’une main, le reste se lova autour de son cou. Baranguet se mit à tirer, et elles se resserrèrent. Tandis qu’elle tombait à genoux, Katla entendit le rugissement furieux de sa mère, puis le bruit d’un poing qui frappait chair et os. Un blizzard de flocons noirs passa devant ses yeux. Tout devint flou, puis devint sombre, et elle n’entendit et ne sentit plus rien. 8. Alisha C’était l’aube lorsque Alisha Alouette-du-Ciel reprit conscience. Elle releva la tête de la boue glacée où elle était étendue. Il faisait froid et gris, et le soleil ne manifestait sa présence que par une teinte sanglante dans les nuages, très loin à l’est, comme s’il ne désirait guère examiner les sinistres spectacles qu’offrait le monde. Elle était vivante. Elle avait mal, mais elle était vivante. Pendant quelques instants, un fourmillement de soulagement lui rendit assez d’énergie pour jeter un coup d’œil autour d’elle et voir ce qui l’entourait. Puis la dure réalité l’emporta sur la joie. Des cadavres étaient éparpillés partout, et leurs ultimes humeurs s’en échappaient lentement. Des hommes morts, des chevaux morts. Étendus çà et là comme si une main gigantesque venue du ciel les avait ramassés, écrasés dans son poing et jetés ensuite au hasard. Comme si les dieux jouaient aux osselets avec les vies, se dit-elle. Nous ne valons rien pour eux, nous ne signifions rien. Les Nomades croyaient qu’il y avait du bien en tout, que chaque existence jouissait d’une place unique dans le monde, que chaque personne était un point minuscule et coloré dans la grande tapisserie d’Elda. Les Trois veillaient sur tout et décidaient ensemble de la manière dont les fils devaient être tissés afin de tirer le meilleur parti de chaque don, de chaque talent, de chaque geste et de ses conséquences. Mais Alisha ne devait qu’une partie de son origine aux doux Nomades ; l’autre venait du soldat qui avait violé sa mère dans les montagnes où elle était tombée dans une embuscade. Bien trop souvent, au cours de son existence, elle s’était dit qu’elle devait en réalité bien plus à ce dernier, plutôt qu’à sa mère. Les Nomades affrontaient chaque difficulté de l’existence avec un enthousiasme plein d’espoir, ne pensaient que du bien de tous ceux qu’ils rencontraient, prenaient chaque jour comme il venait sans guère songer à l’avenir. Pour Alisha, cela en faisait des gens dépourvus de sens pratique, proies faciles des rapaces, des exploiteurs et des brutes. Elle se voyait comme une étrange anomalie parmi ces gens insouciants, toujours anxieuse, cherchant toujours à contrôler sa vie. C’était une attitude stérile, mais en conséquence, lorsque sa mère était morte – la guérisseuse Fézack Chante-Étoile qui, du plus loin qu’Alisha s’en souvenait, avait bien mené la caravane –, les autres s’étaient aussitôt tournés vers elle pour qu’elle en prît la place et les conduisît en sûreté au cours de leurs grands périples à travers le continent austral. Comment auraient-ils pu comprendre, eux qui ne connaissaient pas le concept de responsabilité, à quel point cela lui avait pesé ? Dans les meilleures circonstances elle aurait été intimidée par leurs attentes ; en ces temps de persécution, d’hostilité et de méfiance, même dans le recoin apparemment le plus sûr de cet empire du Sud fanatique et intolérant, le fardeau qui lui était échu lui semblait terrifiant, et absurde. Déménager dans le chariot de sa mère, avec sa porte peinte aux symboles des étoiles et de la lune et ses étagères remplies de potions médicinales et de cristaux de voyance, l’avait plongée dans l’angoisse. Pis encore, elle avait l’impression d’être en fraude, une charlatane qui usurpait une histoire et des dons qui ne lui appartenaient pas. Lorsqu’elle regardait dans un miroir, tout ce qu’elle voyait, c’était les yeux bizarrement clairs et les cheveux bouclés d’une femme qui n’avait de place nulle part dans le monde. Elle semblait à peine parente de son propre fils, car Falo avait été le portrait tout craché de son père nomade, avec ses traits nets et précis, sa peau foncée et ses yeux noirs, sa certitude rieuse et insouciante de se voir recueilli par les mains du monde, s’il tombait ; de fait, son appartenance innée aux Nomades avait accru le sentiment d’aliénation qu’éprouvait Alisha, l’excluant davantage encore de leur réseau aux mailles chaleureuses et bien serrées. Et ce lien même avait désormais disparu. Car Falo, son beau Falo, si plein de vie, si plein de dons, qui avait à peine connu huit hivers en ce monde – Falo lui avait été enlevé, abattu comme herbe sèche par le revers désinvolte d’un glaive istrien. Le reste de sa troupe si tristement diminuée l’avait bientôt suivi dans le trépas. Et elle, Alisha Alouette-du-Ciel, fille de la voyante la plus puissante de tous les Nomades, et malgré les heures passées devant le grand cristal de sa mère, n’avait pas même été capable de percevoir le moindre écho de cet énorme et cataclysmique événement. Au temps pour la responsabilité, pour l’anxiété, pour le contrôle ! Au temps pour la magie… Au milieu de tant d’incessants carnages, se dit-elle en cet instant, il serait facile de se coucher, de se laisser mourir, de trancher le dernier lien qui la rattachait à Elda. Sa tête retomba dans la terre humide et labourée et elle versa longtemps des larmes brûlantes en se rappelant la mort terrible de son fils, une mort trop précoce qu’il n’avait ni méritée ni désirée. Elle pleura jusqu’à ne plus avoir de larmes, jusqu’à se sentir entièrement vide d’émotions, jusqu’à perdre conscience d’elle-même. Elle resta alors étendue sans bouger, attendant l’annihilation finale. Mais le temps passa, le soleil monta dans le ciel, des vautours commencèrent de descendre du ciel et des arbres pour se poser sur le champ de bataille. Tandis qu’ils se préparaient à leur horrible festin, elle se rendit compte qu’elle n’était plus capable de souhaiter la mort. Elle ne pouvait fermer ses oreilles à ce qui l’entourait – les glapissements, les bruits de chair arrachée, les défis que se lançaient les charognards, le battement agressif de leurs ailes, toute cette vie avide parmi les cadavres. Sans réfléchir, elle se retrouva debout, en train de crier en agitant les bras pour disperser les rapaces, les couvrant de furieuses, malédictions, et ils prirent leur essor dans un grand envol mécontent pour aller s’installer sur leurs perchoirs en attendant leur chance de revenir à tous ces morceaux de choix lorsque mourrait à son tour cette folle encore vivante. Nous pouvons patienter, lui promettaient leurs petits yeux avides. Nous serons encore là quand tout ce qui vit aura disparu dans les feux divins. Alisha, en partie rendue à elle-même par le défi hostile des vautours à son humanité, se détourna pour examiner plutôt le champ de bataille. Malgré leurs orbites désormais vides, elle aurait reconnu la plupart de ceux qui gisaient là dans leurs uniformes raidis et ensanglantés, membres convulsés par leurs ultimes soubresauts. Elle aurait dû éprouver une certaine satisfaction en voyant que ces hommes, après avoir infligé une mort barbare à ceux qu’elle aimait pour la violenter ensuite, avaient eux-mêmes connu un sort ignominieux et violent. Mais elle se sentait seulement vide, à peine humaine. Elle se mit à errer en examinant chaque cadavre d’un œil dépassionné. Elle n’en reconnaissait pas certains, ils portaient un autre uniforme que les soldats qui avaient anéanti sa caravane, et elle en fut déconcertée. Puis elle se concentra davantage, retrouvant un peu de sa curiosité et de sa volonté, et se rendit compte que le jeune Saro Vingo ne se trouvait pas parmi les défunts. Elle en déduisit que ces hommes étaient venus pour lui, sans aucun doute poussés à ces atrocités par la possibilité d’une généreuse récompense. Elle se mit à arpenter les lieux en cherchant des indices qui corroboreraient son hypothèse. Il y avait des cadavres partout, quinze, vingt, plus ? Elle ne pouvait souffrir de les compter, même si c’étaient presque tous des ennemis – tant de vies gaspillées… Elle regarda encore et encore, jusqu’à en avoir la vue brouillée ; les détails se fondaient les uns dans les autres, ici une main tordue, paume vers le ciel, comme pour implorer merci ; un visage dont un œil était fermé et l’autre absent, obscène clin d’œil à la mort ; un homme qui portait des bottes dépareillées ; les dents d’un cheval, jaunes, usées, tachées de sang. Et puis, tout à coup, un brusque éclair de familiarité. Virelai, Virelai ! L’étrange homme pâle avec qui elle avait partagé tant d’étreintes intimes, avec qui elle avait autrefois pensé peut-être vivre le restant de son existence, gisait à environ trente pas, près d’un amas d’hommes et de chevaux étripés, le corps tout tordu : un bras replié sous lui, un autre étendu, les genoux ramenés sur la poitrine comme pour repousser un autre assaut. Oh, Virelai… Le cœur d’Alisha martelait sa poitrine. Chaque souffle diffusait dans tout son corps des vagues de douleur, un rappel, si besoin était, que la vulnérabilité était l’essence même de la vie. Quelque chose s’était aggloméré en séchant dans les longs cheveux blancs de Virelai, près de la nuque, et une plaie s’ouvrait sur sa tempe, d’une horrible teinte grise, exsangue. Il avait la tête tournée, mais elle pouvait voir comme ses paupières étaient serrées, même si une grimace sauvage étirait ses lèvres. C’était le coup sur la tempe qui semblait avoir provoqué la mort du sorcier, un coup d’une force disproportionnée à en juger par la dimension de la blessure, car Virelai n’aurait guère été une menace pour personne, et moins encore pour un soldat en armes. Qu’il eût dû trouver la mort à la suite d’une telle brutalité ordinaire, alors qu’il avait été si superstitieusement terrifié à la pensée des démons que la malédiction de son maître déchaînerait sur lui, cela semblait d’une pathétique ironie. Et qu’il dût même mourir, compte tenu de sa véritable nature, constituait une preuve supplémentaire de l’arbitraire qui régnait dans l’univers. Alisha découvrit soudain que son puits de larmes n’était pas encore asséché. Bouleversée par ce chagrin nouveau et inattendu, elle laissa couler ses larmes. Pendant un moment, elle les regarda tomber l’une après l’autre sur le sol à ses pieds. Ce ne fut d’abord qu’une petite tache, qui se mit ensuite à s’infiltrer dans la terre. Alisha battit des paupières à plusieurs reprises, mais les larmes refusaient de s’arrêter. Après une durée impossible à déterminer, elle se rendit compte que sa vision brouillée se concentrait sur quelque chose qui brillait obscurément dans la poussière. Elle se pencha, heureuse de cette distraction à son chagrin, même si c’était simplement un caillou délavé par ses pleurs. Mais ce n’était pas un simple caillou. Avec une certitude croissante, Alisha ramassa l’objet, en essuya la boue… et tressaillit violemment en le lâchant, comme si elle avait été mordue. La chose luisait à terre, une lueur perlée, malveillante. C’était la pierre de mort. Elle l’avait su au premier coup d’œil, l’avait su dans ses os plutôt que dans son esprit. Ses doigts fourmillaient et brûlaient encore de ce bref contact. Elle porta par réflexe sa main à sa bouche, pressant l’extrémité de ses doigts contre ses lèvres, formulant une soudaine prière silencieuse à la déesse qu’elle avait été prête à renier quelques instants plus tôt. Puis, consciente que c’était là une décision irrévocable, elle se pencha pour ramasser le pendentif. Il se balança au bout de sa lanière de cuir incrustée de saleté. Son opalescence attirait tout ce que le jour terne pouvait lui prêter de lumière, et en décuplait l’intensité. Alisha le contempla, fascinée autant par sa beauté meurtrière que par le lent mouvement de pendule qui l’agitait. C’était la pierre que Falla en personne avait touchée, le cristal inanimé qui avait été imbu de la puissance même d’Elda, un objet qui pouvait au moindre contact aspirer la vie de n’importe quelle créature. Elle fronça les sourcils. Pourquoi n’était-elle pas morte, alors, lorsqu’elle l’avait essuyé ? Indifférente à son sort, mais envahie par une téméraire curiosité, elle laissa le mouvement de la pierre l’amener contre la peau de sa main. Rien. Ou plutôt rien qu’une douce chaleur, comme un rayon de soleil. Elle ferma les yeux en se concentrant sur la sensation, la laissant se diffuser sur sa peau, puis dans les muscles et les os de sa main, et de là dans son bras, son épaule, son cou, jusqu’à la caverne de son crâne. Ses doigts se refermèrent d’eux-mêmes sur la pierre d’humeur, un battement contre sa paume, tel un second cœur. C’était étrangement apaisant, comme si elle avait dévolu sa propre vie à la pierre, lui abandonnant toute responsabilité, toute décision. Dépourvue de volonté propre, Alisha se mit en mouvement. De très loin, elle eut conscience de s’agenouiller près du cadavre du sorcier, de poser les mains sur cette troublante chair crayeuse. Puis ce furent de confuses ténèbres. Le chaos l’engloutit. Des voix résonnaient dans sa tête. Sors… sors de moi… Laisse-moi aller… Je n’ai pas demandé ceci… La Déesse, la Déesse… Que se passe-t-il ?… Qui m’appelle, qui es-tu ? Non… Je ne peux pas l’empêcher. Ce n’est pas moi. Qui alors ? Elle… aaaaaah ! D’un mouvement convulsif, Alisha jeta au loin la pierre de mort et s’assit dans la boue, le souffle rauque. Elle avait trop peur pour ouvrir les yeux. Puis une main effleura son visage, et quelqu’un prononça son nom… * * * Saro avait touché le fond du désespoir en bien des occasions, mais jamais comme à présent, alors qu’il suivait ce chemin cahoteux à travers le désert de broussailles qui bordait la Cité Éternelle de Jétra, pieds et mains liés, jeté en travers du cheval de bât d’un soldat. Compte tenu de la nature apocalyptique de ce qu’il avait vécu, l’odeur de la sueur animale et les vagues de chaud et de froid causées par la nausée résultant de l’incessant mouvement de tangage auraient dû n’être pour lui qu’une faible nuisance. Mais Saro ne s’était jamais senti aussi mal de toute son existence. Il essaya de se distraire de sa funeste situation, tandis que la bile lui montait de nouveau à la gorge, en se rappelant la répulsion qu’il avait éprouvée en se sachant responsable de morts innocentes à la Grande Foire. Ou lorsqu’il avait été contraint de prendre soin de son abominable frère après le retour de Tanto à la conscience, un retour si inattendu et si peu mérité. Ou encore lorsque la pleine portée du don d’empathie accordé par le vieil Hiron, le vendeur de pierres d’humeur, s’était révélée à lui dans toute son affreuse splendeur. Il y avait aussi le moment où il avait été visité par d’horribles visions concernant les ambitions de Tycho Issian. Et enfin, sur un plan plus intime et plus poignant, quoique plus restreint, lorsqu’il avait pleinement pris conscience de la mort et de la destruction à la vue de Falo, le fils d’Alisha, gisant mutilé et sans vie, avec son bras tranché qui tenait encore le bâton de sa grand-mère. Et tout cela à cause de lui, et de Virelai. Et de la rapacité d’une bande de miliciens. À présent ces soldats eux-mêmes étaient morts, et il avait de nouveau été capturé par les soldats qui avaient attaqué les précédents. Tout cela pour de l’argent. Pour du pouvoir. Du moins n’ont-ils pas la pierre de mort, pensa-t-il férocement. Et ils n’auront pas Virelai. Il essaya de repousser l’image macabre de ce crâne défoncé, mais elle lui revenait sans cesse avec un luxe supplémentaire de détails. Il se rappelait comment la peau avait été boursouflée sur le pourtour du point d’impact, comme l’intérieur de la plaie, ce grand cratère, avait semblé si pâle, si dépourvu de vie, comme si chaque goutte de sang avait été absorbée par la terre ingrate. Et comme le blanc de l’os pointait sous la chair grise et morte. Il songeait encore à l’étrange nature crayeuse de la chair révélée par la blessure de son compagnon lorsqu’ils arrivèrent au bord du grand lac et s’engagèrent sur l’étroite chaussée menant aux hautes murailles de grès rouge et rose. Des images de mort l’habitaient lorsqu’ils passèrent dans l’ombre froide de la porte sud de la cité, à la pierre délitée par les intempéries, comme de la chair dévorée par la lèpre. Tandis qu’ils traversaient des passages tapissés d’algues noires et d’écailles à l’éclat malsain, près de l’eau, et des tunnels où les sabots des chevaux résonnaient telles des armes entrechoquées, il se sentit englouti dans une obsession de mortalité. Alors qu’ils tournaient brusquement dans le chemin, un des soldats se mit à en injurier un autre pour l’avoir amené dans la cité par La Miséria – du moins c’est ce que Saro crut entendre, même si la voix de l’homme se réverbérait tel un cor assourdissant sur la voûte et les murs proches. « C’est ce qu’il a ordonné, protesta l’autre. — Qui ? Le sire de Cantara nous a payés pour amener le bonhomme à Jétra, dans sa grande salle, pas ici. On m’a rien dit de ça. » Il avait l’air extrêmement fâché. « Pas lui, mais le nouvel ami du maître », répliqua le premier soldat d’un ton belliqueux. « Il m’a pris au moment où on partait. » Le cœur de Saro manqua un battement. Il tendit l’oreille pour saisir le reste. Et il comprenait, au soudain silence qui était tombé sur le reste de la troupe, que d’autres écoutaient aussi. « Arrête avec les devinettes, Tosco ! » L’autre poussa un soupir théâtral. Puis il tira de sa bourse un petit rouleau de parchemin, l’ouvrit avec maladresse et lut avec lenteur : « “Les vieilles cellules…” » quelque chose-quelque chose, je n’arrive pas vraiment à lire, mais regarde, là : “La Miséria”. C’est tout à fait clair. — Y a que les fous qui viennent ici, c’est plein de revenants et de démons… — Qui a dit qu’il était sain d’esprit ? » Saro ne saisit pas le reste de l’échange, car à ce moment la rosse sur laquelle on l’avait jeté comme un bagage se cogna si fort dans le mur qu’il dut lever les mains pour se protéger le crâne. Il fut aussitôt assailli par une terrible puanteur ; s’il avait trouvé pénible l’odeur du cheval, c’était bien pis : une exhalaison malsaine de sang, de vomi et d’excréments combinés à un puissant et durable relent de terreur et de souffrance. Alors que l’impact de cette puanteur commençait de s’effacer, ses sens subirent un nouvel assaut. Des silhouettes sombres l’entouraient, des torches, des cris et des appels, d’abord désincarnés, puis de plus en plus proches, presque comme s’ils se trouvaient dans sa propre tête. C’était bel et bien le cas, comprit-il soudain. On le traînait, ses pieds frottaient sur les pavés inégaux et glissants, deux colosses masqués, leurs bottes faisaient clapoter les substances innommables qui remplissaient les caniveaux de chaque côté du passage. Il avait mal partout. L’articulation de son bras gauche était en feu. Il se rappelait comment on l’avait pendu par un poignet à une chaîne tombant du plafond et battu avec des baguettes et des chaînes, à coups de poing, à coups de bottes, tandis qu’il se balançait et tournoyait dans la salle aux murs et au sol tachés de sang. Et comme on avait ri lorsqu’il avait craché plusieurs de ses dents sur les dalles. Comme on l’avait insulté et battu de nouveau quand il s’était pissé dessus, et que l’un de ses tortionnaires avait reçu sur sa tunique quelques gouttes de ce mince filet ensanglanté. Et puis le démon était venu, cet homme à la voix douce, aux traits acérés, aux yeux bruns expressifs. Il avait ordonné aux autres, avec reproche, de le libérer et d’arrêter leurs tortures. Le soulagement béni, lorsque son poids avait cessé d’étirer son bras blessé, la froideur et l’immobilité bienvenue des dalles de pierre… Il se rappelait, on l’avait emmené dans une pièce au sol couvert d’un tapis, avec une chaise, et un bureau sculpté. L’homme lui avait offert un vin qui avait brûlé ses gencives ravagées. Et alors il s’était mis à parler, parler, comme s’il n’eût pu jamais s’arrêter, des absurdités sans conséquence, ridicules, son enfance, les cheveux de Ravenna, et l’homme écoutait patiemment, les mains jointes par le bout des doigts, hochant la tête, encourageant, encourageant. Et plus tard, bien plus tard seulement, il avait parlé du temple secret de son beau-frère. Des chèvres qui dansaient et couinaient. Comme ils avaient prié, et bu l’eau salée en l’honneur du dieu. Et alors, l’homme à la voix douce lui avait demandé d’autres détails, et encore, et il les lui avait donnés, toujours plus, comme un puits débordant. Et ensuite, brusquement, il était dans sa cellule, incapable de trouver une position confortable. Pas à cause de la douleur brûlante de son épaule et de son bras, mais d’une irritation sous sa hanche droite. En chercher la raison avait pendant de longs moments semblé trop exténuant, mais c’était devenu impossible à endurer et, à la fin, il y avait été obligé. Il avait soulevé sa hanche de la planche qui était son lit, et il avait trouvé… pas une pierre ni un nœud du bois, mais une de ses propres molaires enfoncée dans sa chair lorsqu’il était tombé après avoir été libéré de sa chaîne. Et là, il s’était mis à pleurer sans pouvoir s’arrêter, honteux de sa faiblesse, de son corps rompu, d’avoir trahi toute sa famille devant les malfaisants prêtres de la Déesse, les condamnant ainsi tous au bûcher. Il pleurait encore lorsqu’on l’avait traîné dans le long corridor puant jusqu’à la mort qui l’attendait, il le savait, dans l’arène de la cité, sur les bûchers où il retrouverait sûrement son épouse, son beau-frère, ses enfants, ses amis et ses voisins, tous attachés à leur poteau avant d’être expédiés aux feux de Falla. Cette fois, Saro ne put réprimer sa nausée. Il vomit sur le flanc du cheval, des éclaboussures qui rejaillirent jusque sur la maçonnerie pourrie, où l’acide de la bile réagirait sûrement avec l’atmosphère d’anathème pour susciter davantage encore de pourriture en ce lieu malfaisant, démoniaque, plein de fantômes torturés et de souvenirs de traumatisme, débordant de la violence et du fanatisme qui avait fait de Jétra le grand cœur purulent de l’Empire du Sud, sa répugnante réalité dissimulée derrière la grâce sereine de ses minarets, derrière ses murailles crénelées, ses sculptures millénaires. Ils dépassèrent un autre tournant, puis des mains brutales s’emparèrent de Saro et on le jeta au sol, avec des jurons devant les dégâts qu’il avait provoqués. Il se cogna durement à la pierre polie et leva une main pour protéger encore sa tête. La mort, la puanteur. Un homme qu’on étripait tandis qu’un autre observait en prenant des notes. Avec un grognement d’agonie, Saro roula sur lui-même pour se retrouver contre un mur détrempé d’humidité. D’autres histoires, aussitôt : une femme violée par les gardes alors qu’elle apportait du pain et du jambon à son époux emprisonné. Un Nomade saignant lentement à mort, blessé au ventre. Des enfants nomades terrifiés écoutant les hurlements de leurs parents dans les cellules voisines. Mille morts précoces et imméritées. Saro se mit à pleurer en silence. Même s’il savait à quoi s’attendre, la réalité était toujours un choc. Son frère Tanto se dressait au-dessus de lui, lunaire et boursouflé comme dans son souvenir, mais vêtu à présent avec l’opulence la plus vulgairement ostentatoire que pouvaient prodiguer les tailleurs de Jétra. Sa tunique était une chose en soie, toute en rose et en violet, contrastant avec des bas d’un vert fluorescent, et retenue par des bandes de cuir et de métal – on pouvait difficilement dire “ceinturée”, car il n’y avait rien pour distinguer les zones situées au-dessus et en dessous de ces attaches. Un horrible haut col à nervures, rayé de pourpre, surplombait ses épaules, telle la collerette d’un énorme lézard. De gros anneaux d’argent lui alourdissaient chaque doigt, et une grosse améthyste suspendue dans une résille d’argent se balançait juste au-dessus de son épaule, accrochée au lobe de son oreille gauche. Sa tête chauve luisait de sueur, même s’il n’avait visiblement fait aucun effort pour se rendre là, comme l’attestait la présence de deux serviteurs richement vêtus, aux livrées de soie noircies de transpiration, lesquels devaient avoir porté sa chaise roulante dans cet humide et étouffant donjon. Les soldats qui avaient risqué leur vie pour ramener Saro observaient dans l’ombre en silence. Lorsque Tanto lui adressa son horrible sourire en parodie de bienvenue, Saro remarqua avec une certaine satisfaction que les gencives pourrissantes de son frère avaient encore perdu une autre dent depuis la dernière fois qu’il l’avait vu. Il détourna les yeux pour fixer de nouveau le plancher visqueux, ce qui était infiniment préférable à la moquerie de ce sourire carnassier. Irrité de voir que son prisonnier n’appréciait pas adéquatement son nouvel accoutrement et son nouveau rang, ou réagissant comme à une provocation, Tanto saisit le menton de Saro, lui relevant la tête de force. À la vue de son visage strié de larmes, il eut un rictus ravi : « Tu pleures ta liberté perdue, hein, frérot ? Ou bien tu as peur de ce qui va t’arriver ? » Saro soutint son regard avec détermination, les mâchoires serrées, sans rien dire même si des visions fugitives des vils excès récents de Tanto se succédaient rapidement dans son esprit. Celui-ci arqua un sourcil : « On ne me cause pas ? Quelle impolitesse ! Partir sans un adieu, ce n’était pas très fraternel non plus, frérot. Notre pauvre père était hors de lui devant la couardise de son cadet qui disgraciait notre famille. Et quelle ingratitude, déserter le poste glorieux que Sire Tycho t’avait accordé, t’enfuir en pleine nuit comme le voleur que tu es !… » Il agitait un doigt sévère devant le visage de Saro. « … en volant son plus beau cheval, celui qu’il avait promis au sire de Forent. Lequel est fort mécontent aussi, au fait. Du coup, notre père a renoncé à son rang, s’est voué à la cause et a rejoint l’armée comme simple soldat. » Pauvre père, songea Saro, abattu, en voyant clairement comment Tanto avait manœuvré pour en arriver là. « Et notre oncle ? » demanda-t-il à mi-voix. « Mort », répondit Tanto avec un geste désinvolte. « Mort ? » Après le choc de la surprise, Saro éprouva un soudain chagrin. L’homme qui était peut-être son véritable père avait quitté ce monde. Il était seul désormais, véritablement seul. La grimace moqueuse de Tanto s’accentua : « On ne peut se fier à la cuisine jétraîne, dit-il tout bas. Toutes ces herbes, toutes ces épices… Un cuisinier doit être prudent quand il vérifie ses ingrédients. Les colporteurs nomades cherchent toujours de nouvelles façons de miner le régime… » Son père exilé, l’oncle Fabel empoisonné. Et de toute évidence, il était le suivant. « Tu vois donc, mon cher Saro », reprit Tanto en penchant la tête si près que Saro eut droit à une bouffée nocive de pourriture, « à présent, tu dois me montrer du respect, je suis le chef de la famille. Car non seulement toutes les possessions familiales me sont-elles revenues, mais le sire de Cantara a découvert des statuts et droits anciens à la Grande Bibliothèque de Jétra, et il m’a déclaré seigneur d’Altéa, avec une pension du Trésor. Tu peux donc m’appeler maintenant “Monseigneur”, et non “frère”. » Il attendit, mais Saro continuait de le fixer avec une immuable répulsion, refusant l’hameçon. Les joues de Tanto s’empourprèrent. « Monseigneur », répéta-t-il. Sa main tâtonna sur le côté de sa chaise, décrocha l’un des engins qui y étaient attachés et reparut avec une baguette d’aspect cruel. Il l’examina avec soin, la soupesa, puis se mit à en frapper régulièrement le pommeau décoré. « Monseigneur », suggéra-t-il encore, un éclat métallique dans ses yeux noirs. Cela servirait, raisonna Saro pendant une seconde de folie, à mettre à l’épreuve l’étendue du nouveau pouvoir de Tanto. À voir s’il satisferait ses impulsions violentes ici, à la vue non seulement de ses serviteurs – qui n’iraient guère soulever d’objections, à vrai dire, s’ils étaient habitués au mauvais caractère de Tanto – mais aussi des soldats que Tycho Issian avait si généreusement payés pour le ramener. « Espèce de bâtard assassin ! » Le crachat frappa le visage de Tanto avec un impact satisfaisant, roula lentement sur sa joue et retomba au coin de la collerette nervurée, tachant la soie d’un rouge voyant pour finir sa course dans les replis de chair blanchâtre qui avaient autrefois été un cou. Le coup qui suivit cet acte plutôt pathétique de rébellion ne fut pas une surprise. La force du prétendu invalide le fut, cependant. La baguette s’abattit sur le visage de Saro, lui fractura le nez et lui fit éclater l’os de l’orbite droite. À un demi-doigt près, il aurait perdu son œil. Quand il poussa un cri, il sentit os et tendons se mouvoir d’étrange façon. Le sang jaillit. Tanto essuya avec ostentation l’extrémité sanglante de la baguette sur la manche d’un serviteur, laissant des marques rougeâtres sur la soie bleu pâle, puis il replaça l’engin dans le panier de la chaise roulante. En s’adossant dans la chaise, il indiqua Saro d’un infime mouvement de menton : « Déshabillez-le », ordonna-t-il aux soldats. Puis il s’installa plus confortablement, les jambes allongées et les bras croisés, comme un petit seigneur attendant avec impatience le début des divertissements. * * * « Virelai ? » Alisha battit des paupières, plissa les yeux pour mieux voir. Les yeux bleu pâle si familiers lui rendaient son regard, encadrés par des rideaux de cheveux blancs, pupilles réduites à des têtes d’épingle. « C’est moi, oui. — Mais comment ? Tu étais… — Mort ? — Je l’ai cru, oui. Tu étais… » Alisha chercha une description qui ne serait pas choquante, ne trouva rien qui n’eût été un mensonge, et abandonna tout effort de diplomatie. « Tu étais… tu semblais… avoir quitté ce monde… tes membres étaient raidis, ta peau d’un gris crayeux… » Elle l’observait tandis qu’il absorbait ces paroles. Un léger choc, puis une intense concentration. Le regard de Virelai s’abaissa sur la main qui tenait encore la pierre d’humeur. L’instant d’après, Alisha vit un bref éclair de compréhension le traverser. Virelai releva la tête et la dévisagea avec une expression anxieuse. « Oui », dit-elle, même s’il n’avait pas posé la question à voix haute. « Je crois que c’est moi qui l’ai fait. » Virelai parut horrifié. Puis il tendit une main pour déplier les doigts qui tenaient toujours le pendentif. Celui-ci avait retrouvé sa teinte terne, malgré ce qu’il venait d’accomplir, aussi apparemment inoffensif qu’une souris endormie. Virelai contempla le mystérieux artefact, le front plissé, les traits creusés par une profonde grimace de répulsion. Alisha ne l’avait jamais vu aussi expressif, aussi vivant. Elle avait autrefois pensé que c’était l’homme le plus serein du monde, mais il avait beaucoup changé depuis ces jours perdus à jamais. Quelques instants plus tard, et sans un mot, après avoir refermé les doigts d’Alisha sur la pierre, il s’assit sur ses talons avec un regard troublé. Ses iris avaient changé de couleur, remarqua-t-elle, intriguée. Autrefois aussi pâles et lointains que le ciel illuminé par une lune presque pleine, ils avaient maintenant la teinte grise d’un orage sur les montagnes. Pour s’occuper, elle s’affaira à ranger le pendentif dans sa bourse de ceinture, puis releva les yeux pour voir qu’une des mains de Virelai s’était levée, comme indépendamment de sa volonté, pour se poser, ouverte, sur son cœur. « Je ne comprends pas davantage que toi, dit-elle enfin. J’ai vu Saro Vingo user de cette même pierre pour éteindre des vies… depuis que la Déesse lui a conféré son pouvoir. À la Grande Foire, et puis au bord… de la rivière. » Des larmes jaillirent de nouveau, et elle réprima un sanglot. Il lui fallut un moment pour retrouver assez de sang-froid et reprendre la parole, mais le sorcier ne dit rien et n’essaya pas de la consoler, apparemment plongé dans ses pensées. Après une longue pause, elle reprit : « Il y a… des légendes qui courent sur des pierres d’humeur capables de ranimer les mourants. Dans l’ancien temps, quand la magie était puissante en ce monde. Mais je n’ai jamais entendu parler d’une pierre qui pouvait ranimer… — … les morts ? » acheva sombrement Virelai. Le mot resta suspendu entre eux et ils ne purent l’ignorer longtemps. Alisha acquiesça : « C’est une pierre qui tue. Elle apporte la mort et non la vie. Comment une pierre de mort peut-elle avoir fait ce qu’elle t’a fait ? » Virelai détourna les yeux en silence. Il laissa retomber la main posée sur sa poitrine, en fit jouer les doigts et resta à la contempler comme si c’était la chose la plus remarquable au monde. Ce qui était peut-être le cas. En ce qui lui semblait un geste de conciliation, Alisha la prit entre les siennes. Elle était fraîche – la peau de Virelai était toujours fraîche, sèche et lisse comme du bois poli –, mais pas autant que lorsqu’ils avaient été étendus ensemble dans le chariot, pendant ces longs et chauds après-midi, lorsqu’il avait été si agréable de le tenir alors qu’elle-même avait été toute collante de sueur. Elle retourna cette main, l’examina de près, puis releva les yeux, stupéfaite. « Elle est… — … neuve ? » offrit-il. Il fit de nouveau jouer ses doigts, contemplant sans plaisir l’élasticité inhabituelle de la peau, la belle couleur, la texture saine. Puis il se pencha et releva l’ourlet de sa tunique, en faisant jouer sa cheville. « C’était la pire, cette jambe-là », dit-il, presque pour lui-même. Il passa une paume sur son jarret, revint au mollet. « Il y avait un trou, là », ajouta-t-il, avec une panique grandissante. « Où est-il passé ? La peau s’écaillait, ici… » Alisha se pencha brusquement pour repousser les cheveux sur la tempe qui avait subi la terrible blessure. La peau était unie et lisse. Déconcertée, elle alla tâter l’autre côté du crâne de Virelai, lui ébouriffant les cheveux jusqu’à le faire ressembler à une botte de paille, puis elle s’accroupit à son tour en dessinant dans les airs un signe complexe et hiératique. « C’est un miracle, souffla-t-elle. L’œuvre de la Déesse en personne. Elle est toute-puissante et miséricordieuse. Elle est Amour. Sa puissance se répand de nouveau dans le monde, qu’elle en soit louée, qu’elle en soit louée. » Virelai fronça les sourcils. « La Rosa Eldi ? Pourquoi m’aiderait-elle ? Je n’ai rien fait d’autre que la tenir captive et abuser d’elle. Je l’ai vendue à tous ces hommes… — L’Amour ne connaît pas de limites. — Je ne peux le croire », objecta Virelai avec obstination. On aurait dit soudain un petit garçon volontaire et entêté. « Je ne crois pas que ce soit la pierre. Je ne peux le croire. Ce doit être le soleil qui m’a réchauffé. J’étais seulement assommé. Un cheval m’a donné un coup de sabot, je me rappelle. J’ai senti la forme et la taille de ce sabot. J’ai seulement dû être assommé un moment. J’ai… J’ai perdu conscience, et je suis revenu à moi quand tu m’as appelé par mon nom. Oui, ce doit être ainsi. Je somnolais, et le choc… — Tu sais très bien que ce n’est pas vrai, observa Alisha, irritée. Tu le sais, mais tu ne peux l’admettre. » Elle se releva d’un seul mouvement furieux. « Mais je peux faire quelque chose pour te convaincre. » Elle se détourna pour s’élancer dans le champ de bataille, enjambant les membres étendus des cadavres, évitant les mares de sang et les chevaux hérissés de flèches. « Où vas-tu ? » lui cria Virelai, mais elle ne répondit pas. « Que fais-tu ? » Puis, avec une crainte croissante, il la regarda s’agenouiller près d’une grande forme noire. Et il recula lorsqu’un violent éclair de lumière blanche, aveuglante, explosa soudain, plus étincelant que le soleil. « Non, hurla-t-il, non, non ! » Il se mit à courir pour s’enfuir le plus vite possible, le plus loin possible de l’acte contre-nature qu’était en train d’accomplir Alisha Alouette-du-Ciel. Il trébuchait et pleurait en courant ainsi, le visage ruisselant de larmes, un grondement de tonnerre dans la poitrine. Il ne cessa pas de courir tant que le soleil n’eût pas disparu, dissimulant à ses yeux la terrible étrangeté du monde, tant que la lune ne fût pas levée. Et il était plus perdu qu’il ne l’avait jamais été. 9. Un Rivage Étranger Elle rêvait qu’elle se trouvait sur l’océan, en pleine tempête, un rêve heureux de haute mer et de vagues écrasantes, d’écume fouettée par le vent et qui piquait la peau. Des oiseaux de terre lançaient des cris d’appel loin dans le ciel, comme des miaulements de chats ou des pleurs de bébé. L’eau et l’air, l’air et l’eau. C’était un rêve d’envol, mais plus froid et plus humide que d’habitude. De fait, se dit-elle à moitié plongée encore dans ce mirage de voyage, ce n’était pas vraiment très agréable. Ce qui avait commencé sur une impression de liberté pleine d’élan devenait, avec des détails de plus en plus clairs, un rêve d’inconfortable confinement. L’instant d’après, Katla s’éveilla complètement, pour se retrouver attachée à un mât en plein milieu d’une tempête. Elle fit rapidement quatre constatations : d’abord, et de façon plutôt significative, des rochers se dressaient, énormes et bien trop proches. Ensuite, les vagues mugissaient contre le flanc du navire, et les madriers craquaient avec bien trop d’enthousiasme. L’équipage était éparpillé sur le pont, apparemment terrifié, se livrant à des actes diversement dépourvus d’utilité. Enfin, le plus inquiétant, le mât de misaine avait disparu, ne laissant qu’un moignon de bois éclaté et un morceau de toile qui se tordait en claquant sur les planches comme une anguille mourante. « Par les couilles de Sur ! » jura-t-elle. C’était bien beau d’avoir survécu à la mort du capitaine et à une tentative de libération, mais mourir ainsi, bras et torse attachés (encore ! se dit-elle avec un certain agacement) au mât rescapé par un morceau de grosse corde pelucheuse, et se voir infliger le spectacle d’une bande de terriens incompétents presque incapables de diriger correctement ce vieux tonneau, c’était une ignominie. Elle tourna la tête pour regarder avec une fascination horrifiée une énorme vague se soulever au-dessus de la poupe et le timonier abandonner son poste avec un glapissement pour se précipiter à l’autre extrémité du bateau, les mains en l’air, comme s’il s’était rendu à un ennemi aquatique. « Par les dents de Hel ! » Elle se détourna, consternée, vit les gros rochers noirs se rapprocher de manière encore plus inquiétante, et se mit à hurler, de toute la force que lui permettaient ses poumons comprimés : « Eh ! Toi, ou quelqu’un, pour l’amour du dieu, gouvernez ce maudit bateau ! » Ses paroles tombèrent dans un répit momentané de l’orage et plusieurs têtes pivotèrent pour voir qui pouvait bien crier ainsi dans cette langue étrangère aux sonorités aiguës. Katla se débattit dans ses liens avec des jurons et des malédictions, crachant comme un chat sauvage pris au piège. Si elle avait essayé d’attirer l’attention sur le fait qu’elle avait repris conscience, c’était réussi. Quelques instants plus tard, Baranguet apparut près d’elle, fouet en main – comme si c’était de la moindre utilité en la circonstance présente, sinon pour dissuader les poltrons de sauter par-dessus bord et de tenter leur chance avec la mer. Son crâne aux cheveux noirs et huileux arrivait à l’épaule de Katla, mais il trouva quand même moyen de lui adresser une grimace méprisante comme si, en ce moment précis, il avait un total pouvoir sur elle en ce monde. Cela déplut fortement à Katla. « Libère-moi ! » exigea-t-elle dans l’Ancienne Langue, en le foudroyant du regard. L’homme au fouet éclata de rire : « Et pourquoi je ferais ça, petite trublionne ? — Parce que quelqu’un doit tenir la barre de ce maudit bateau. » Le rictus sardonique de Baranguet se transforma par degrés en une expression de panique tandis qu’il jetait un coup d’œil par-dessus l’épaule de sa captive et constatait l’absence de timonier, leur course erratique, et le gouvernail ballottant. Il éructa un long mot vociférant et probablement obscène en istrien, que Katla engrangea aussitôt dans sa mémoire pour un usage ultérieur sur le continent du Sud, si jamais ils y parvenaient. Puis il fila sur le pont administrer des coups de fouet à un homme en tunique rayée, avec des claquements audibles sur le dos du marin recroquevillé. Il eut beau fouetter longuement le timonier, tout ce qu’il obtint, ce fut que l’homme se recroquevilla davantage jusqu’à finir étalé sur le pont, une tache rouge s’élargissant sur son dos. « Oh, très efficace », marmonna Katla en levant les yeux au ciel. Elle secoua la tête pour écarter ses cheveux trempés de ses yeux et examiner avec détresse la côte qui approchait rapidement. Baranguet donna un ultime coup de pied au timonier à moitié inconscient, puis jeta un regard noir au reste de son équipage impuissant. De toute évidence, se dit Katla, ils avaient menti pour obtenir une place à bord, ou celui qui les avait engagés s’était complètement trompé sur ses priorités. C’étaient peut-être des combattants, mais des marins, sûrement pas ! Personne ne semblait prêt à assumer la responsabilité du gouvernail. Ceux auxquels Baranguet s’adressait se hâtaient d’exécuter une autre tâche ou d’avoir l’air très occupé. Elle en vit un essayer d’enrouler un filin et finir par y nouer un inextricable nœud. Deux autres se mirent à écoper avec enthousiasme à l’aide d’un demi-tonneau si percé qu’il répandait au moins autant d’eau qu’il en ramassait. Un quatrième fit quelque chose à la voile, de sorte qu’un coin s’en affaissa complètement, et le vent s’en saisit, arrachant le cordage des mains de l’imbécile. La voile se gonfla puis se dégonfla. Le navire, désormais complètement à la merci des éléments, vira brusquement de manière périlleuse. Pendant ce temps, le filin en mouvement, alourdi par l’eau, fouettait le pont : il balaya les épaules d’un grand gaillard vêtu d’une prétentieuse tunique d’uniforme, si fort que celui-ci tituba et s’en alla heurter un autre homme aux cheveux gris coupés court et aux bras marqués de cicatrices d’entailles qui semblaient délibérées. Aplati par le choc, l’autre se débarrassa du premier et se mit à lui administrer une dégelée de coups de poing. Baranguet intervint avec un glapissement de rage, et son fouet. En d’autres circonstances, un tel spectacle de ridicule incompétence aurait fait rire Katla aux larmes. Mais si elle penchait seulement un peu la tête de côté, elle craignait de pouvoir distinguer des nids d’oiseaux et les plantes accrochés aux falaises qui se dressaient toujours plus près. Elle se mit à prier. Comme en réponse, le colosse porteur des clés s’avança prestement sur le pont, saisit le filin qui se tordait et l’attacha d’un nœud expert puis se rendit à la poupe où il lutta avec le gouvernail en folie. Comme si le navire avait senti qu’il y avait de nouveau quelqu’un en charge, il abandonna sa course suicidaire et se fit aussi soumis qu’un chien battu. Trop tard. Pendant un moment, La Rose de Céra fut agité d’un mouvement incertain, puis le vent gonfla ses voiles et le bateau donna du gîte. Il y eut un terrible bruit de grincements, puis le grand cri des planches qui éclataient. Katla fut secouée avec tant de force que ses pieds quittèrent un instant le pont, et elle eut une vision brève et claire de la mer à sa droite – les vagues qui bouillonnaient sur des récifs, des masses d’algues et d’écume. Puis le bateau donna du gîte dans l’autre direction pour s’immobiliser enfin en vibrant, formant un angle inconfortable, tel un ivrogne, la proue vers le bas, à moitié dans les vagues. De bien trop près, elle entendit des cordes qui cassaient, puis une sorte de claquement, la sensation de quelque chose qui se déroulait… Elle se sentit projetée loin du mât et se retrouva avec le plat-bord de bâbord coincé dans le plexus solaire, les yeux fixés sur un dégât de rocs, d’eau et de bois qui tourbillonnaient comme une potion maléfique. Pendant quelques instants, elle ne put respirer. Puis elle émit un souffle court et douloureux qui suggérait des côtes meurtries, peut-être fêlées. Mais elle était libre. Il lui fallut pourtant un moment avant de retrouver assez de sang-froid pour jeter un coup d’œil autour d’elle et évaluer la situation. Cela augurait mal pour l’équipage de La Rose de Céra. Deux hommes se débattaient dans l’océan en appelant à l’aide. Personne ne s’en occupait. Un autre homme était étendu contre la charpente, à l’avant, les mains serrées sur une cuisse ; un espar brisé y était fiché et le sang giclait. Trois de moins, songea Katla avec satisfaction. Et aucun signe de Baranguet. Mais ces petits triomphes furent immédiatement effacés par la vision de l’eau qui jaillissait du pont près de la poupe. La coque était percée en dessous de la ligne de flottaison. « Mère ! » s’écria Katla, horrifiée. Elle se releva pour se précipiter vers l’écoutille en boitant. Elle jeta un regard affolé sur le chaos qui régnait dans la cale. Au milieu d’un obscur déferlement de cargaison flottante et d’écume bouillonnante, les femmes hurlaient en tirant sur leurs chaînes. Elles avaient déjà de l’eau à la taille. Pour certaines – Hildi-la-Mince et Kit Farsen, qui étaient petites et très affaiblies –, il lui faudrait seulement quelques instants pour leur arriver au menton… D’abord l’esprit vide, affolée, Katla se rappela ensuite que le dernier qu’elle avait vu en possession des clés, c’était le géant. Les jambes tremblant de douleur et d’angoisse, elle boita vers la poupe. Nul ne tenta de l’arrêter ; de fait, il n’y avait plus grand monde à bord, pour ce qu’elle en voyait. Le choc pouvait-il les avoir jetés par-dessus bord ? se demanda-t-elle fiévreusement en évitant les lambeaux de la troisième voile. Cela semblait trop beau pour être vrai. Tant que le géant n’avait pas coulé avec le reste… Mais Casto Agen était là, assis tout raide à la proue, agrippant le gouvernail dans une étreinte mortelle, comme s’il ne pouvait comprendre ce qui s’était passé et pensait que, s’il tenait bien fort la barre, il pouvait encore guider le navire vers des eaux plus sûres lorsque cette crise serait passée. Il adressa un regard hébété à Katla lorsqu’elle apparut devant lui. « Les clés ! » cria-t-elle, puis elle se rendit compte qu’elle l’avait fait en eyrain. « Donne-moi les clés ! » répéta-t-elle dans l’Ancienne Langue. Mais l’homme ne bougeait toujours pas, pour l’aider ou pour la contrarier. Avec un grognement de frustration, Katla plongea vers la ceinture du colosse. L’autre se leva d’un bond pour essayer de l’éviter, comme s’il avait été attaqué par un exaspérant insecte en folie, mais il n’avait nulle part où aller. Elle referma ses mains sur l’anneau de fer qui lui pendait à la hanche gauche, mais elle eut beau tirer, tortiller et jurer, elle ne parvint pas à le détacher. Aussi tira-t-elle tout simplement sur la ceinture, entraînant l’homme comme un taureau récalcitrant. Ou bien sa force décuplée par l’urgence était terrifiante ou bien le géant la suivait de son plein gré, mais ils atteignirent enfin l’écoutille, auprès de laquelle Katla, en se retournant, mima l’ouverture d’un verrou, puis désigna la cale d’un doigt impérieux. « En bas, les femmes. Nous devons les libérer. » Le colosse hocha la tête avec lenteur. Katla dégringola le long de l’échelle, et ses pieds touchèrent l’eau bien plus tôt que prévu. Elle regarda dans la pénombre les mains pâles qui s’agitaient, les visages terrifiés. « Katla ! » cria quelqu’un. Et : « Sauve-moi, sauve-moi ! » Du côté de la poupe, un énorme flot jaillissait en gargouillant. Il devait y avoir un gros trou dans la coque, comprit-elle, glacée. Elles allaient toutes périr, libres ou enchaînées, si elle n’agissait pas derechef. Elle tourna son visage angoissé vers le grand Istrien. « Aide-moi, implora-t-elle, ouvre leurs chaînes. » Il jeta un seul coup d’œil vers le pont puis, voyant qu’il n’y avait là aucun officier vengeur, il hocha la tête et se glissa près de Katla pour sauter dans un grand éclaboussement qui fit onduler une vague dans toute la cale, arrosant plusieurs femmes au passage. Katla le suivit, pataugea en hâte jusqu’au milieu de la cale, où elle perdit pied. « Katla ! » appela sa mère. Elle était là, portant Hildi de son mieux pour lui maintenir la tête juste au-dessus du niveau de l’eau. Près d’elle, la chevelure de Kitten Soronsen flottait en éventail autour de sa tête ; elle avait les yeux et la bouche grands ouverts de panique. Casto Agen se dirigea vers elle et lui tendit les clés sans rien dire. Elle les saisit avant qu’il ne pût changer d’idée. « Soulève-les pour moi, cria-t-elle, maintiens-les hors de l’eau ! » Le colosse hocha la tête en silence et saisit Béra et Hildi dans une étreinte d’ours. Hildi grimaça en agitant les bras, terrifiée, invoquant Féya, Sur, et la Reine-Gobelin du Printemps, dont Katla n’avait jamais entendu parler. Mais Hildi avait toujours été un peu étrange, se dit-elle en plongeant. Sous l’eau, il était difficile de distinguer quelque chose dans le tourbillon de saleté. Même avant la résurrection de ce rafiot pour sa présente mission, tous ces déchets avaient dû s’accumuler dans la cale, une combinaison d’éclats de bois pourri, d’années de négligence et de restes d’anciennes cargaisons, qui avaient surtout été d’origine humaine, s’il fallait en croire les viles incrustations que Katla avait eu bien trop le temps d’examiner. Les Istriens avaient bâti leur empire sur l’esclavage, sur l’exploitation des peuples des collines et des montagnes du Sud, des Nomades et de n’importe quels autres malheureux incapables de se défendre contre sa puissance et sa richesse. Katla les maudit tous en silence en luttant contre la brûlure de ses poumons et de ses yeux, et en essayant de localiser le verrou qui fermait les fers de Hildi. En tâtonnant, elle sentit enfin ses doigts se refermer sur le métal. Il lui fallut quelques furieuses secondes pour y ajuster la clé, puis il y eut une satisfaisante sensation de détente et le verrou tomba. Casto Agen emmena les femmes libérées vers la sécurité de l’échelle puis revint se tenir devant Katla dégoulinante, attendant des instructions. C’était comme avoir un chien de berger bien entraîné mais plutôt stupide. Elle lui montra Bréta-la-Grosse, le regarda se diriger vers elle, puis plongea de nouveau. Les esclavagistes istriens ne fabriquaient qu’une seule sorte de verrou pour enchaîner leurs captifs – si simple qu’une seule clé les ouvrait tous. Avec l’eau qui ne cessait de monter, c’était aussi bien. Katla libéra les femmes l’une après l’autre, même si, après avoir repéré la position de Kitten Soronsen d’un coup d’œil, elle décida de la garder pour la fin. Le temps pour elle de faire surface près de Kitten, l’eau arrivait au menton de celle-ci et elle adressa à Katla un regard de reproche. Des larmes coulaient silencieusement au coin de ses yeux pour aller tomber dans l’eau – ce qui ne faisait qu’ajouter au problème, n’est-ce pas ? C’était injuste, Katla le savait, mais elle ne put s’empêcher de sourire. « Alors, maintenant, Kitten… » commença-t-elle. Mais l’autre siffla avec fureur : « Sors-moi de là, misérable renarde ! — Tu devrais être plus polie, compte tenu de la situation », dit Katla à mi-voix, tout en nageant sur place. « Je pourrais bien te laisser là, qui sait ? » Elle la regarda en plissant les yeux. « Qui s’en soucie ? » La bouche de Kitten devint une longue ligne dure léchée par l’eau. Katla l’observait, la tête un peu penchée sur le côté, patiente. Quand l’eau commença à lui arriver aux narines, la fille se mit à hurler et à se débattre, ce qui ne fit qu’empirer sa situation. Katla soupira. « Je ne t’aime pas, Kitten, je ne t’ai jamais aimée. Tu es une petite brute, une colporteuse de ragots malveillants et une sorcière à la langue pointue. Mais j’aurais du mal à vivre en sachant que je t’ai laissée te noyer ici. » Elle y réfléchit longuement, tandis que Kitten faisait pleuvoir sur elle les pires insultes qu’elle pouvait imaginer. « Tu sais », dit enfin Katla, alors que “saleté de troll païenne” lui résonnait dans les oreilles, « certains me jugeraient peut-être durement, mais je crois que je pourrais sans doute apprendre à vivre avec… » Elle se détourna pour s’éloigner, entendit l’inspiration outragée que prenait Kitten pour une ultime diatribe et sut que, malgré son désir d’agir ainsi, elle ne le pourrait pas. Elle ne s’était jamais considérée comme dotée de conscience, ou d’un cœur charitable. Mais laisser cette fille se noyer signifiait seulement que les Istriens auraient pris une autre vie de Tomberoc. Avec un soupir elle plongea une dernière fois, clé en main, et libéra Kitten de ses fers. Elle ne reçut pas un mot de remerciement ; elle n’en attendait pas non plus. De fait, tandis qu’elles nageaient vers le lumineux carré de ciel qui indiquait la voie vers le monde extérieur, le pied de Kitten frappa durement Katla à la tempe. Ce n’avait peut-être pas été entièrement délibéré, mais Katla sut qu’elle s’était encore fait une ennemie. * * * Sur le pont, où elles clignaient des yeux dans la lumière trop forte, il leur parut évident que leurs ennuis n’étaient pas terminés. Les femmes se blottissaient les unes contre les autres, détrempées, les yeux écarquillés. La joie de leur libération avait bientôt cédé la place à une compréhension trop claire de leur déplorable situation. La côte, signalée par les hautes falaises et les vagues qui jaillissaient sur le récif déchiqueté, n’était qu’à une centaine de brasses, mais La Rose de Céra ne traverserait jamais cette courte distance, même si elle n’avait pas été fichée dans le rocher qui l’avait éperonnée : l’eau était maintenant un vrai geyser à sa poupe, et l’inclinaison du pont promettait la disparition prochaine du vaisseau. Il n’y avait pas trace des raiders, à l’exception du colosse qui se tenait derrière le groupe des Eyraines, l’air éberlué. Mortèn Danson, le constructeur de bateaux, avait également disparu. Comme les barques. Katla poussa un gémissement sourd. « Quoi encore ? » demanda Kitten, cherchant visiblement la bagarre. Leur seule option semblait la nage. Mais quand bien même elles parviendraient à traverser la mer houleuse entre le navire et la côte, dans leur état d’affaiblissement, elles se feraient sûrement précipiter et déchiqueter sur le récif… Kitten suivit le regard de Katla vers l’interaction violente des vagues et du roc qui constituait le rivage, revint à Katla : « Tu n’es pas sérieuse ! » Katla haussa les épaules : « On nage ou on coule, ça m’a tout l’air d’être le cas. » Elle laissa Kitten contempler, épouvantée, la rive inhospitalière, puis traversa en titubant le pont agité de soubresauts pour aller retrouver sa mère qui se tenait avec Hildi sanglotante, un bras passé autour des épaules de celle-ci. « Il n’y a plus personne », dit Béra, avec une remarquable expression de résignation renfrognée. « Ils ont pris les barques et ils sont partis. — On repassera pour le reste de leur précieuse cargaison ! acquiesça Katla avec amertume. — Je crois qu’ils étaient plus soucieux de leur précieuse existence, répliqua sa mère. Et qui peut les en blâmer ? » Katla examina le bateau pour trouver de quoi fabriquer une embarcation de fortune, mais elle savait en même temps que c’était futile. Même si elles parvenaient à attacher les planches d’un radeau avec des filins et des cordes, La Rose de Céra ne durerait pas assez longtemps pour cela. « Je crains bien que nous ne devions nager », dit-elle, misérable, à mi-voix. « Nager ? » glapit Hildi, qui avait déjà l’air mou et détrempé d’un rat noyé. Toutes les femmes se mirent à pousser des cris de consternation en tournant des visages horrifiés vers Katla. Kitten sortit du petit groupe, les cheveux collés dans le dos, les yeux étincelants. « Ces femmes en ont déjà subi assez, Katla Aransen. Comment peux-tu espérer qu’elles aillent nager là-dedans ? » Elle désignait d’un geste théâtral la mer devant le récif. « Elles sont trop faibles, elles se noieront. — Alors restez-là et noyez-vous ! » s’écria Katla, furieuse. Elle boita jusqu’au plat-bord. Même du côté de la mer, l’eau paraissait sombre et trouble, près de toutes les engloutir. Et du côté de la terre, c’était bien pis. Kitten se retourna vers les femmes gémissantes. « Je resterai là, et j’attendrai les secours, déclara-t-elle. Il doit bien y avoir d’autres navires qui passent par là. L’un d’eux nous prendra sûrement à son bord. Féya n’abandonnerait sûrement pas les siens. Non, et Sur non plus. — Ni Féya ni Sur ne se sont beaucoup souciés de nous lorsque nous tentions de nous défendre à Tomberoc, dit sombrement Béra Rolfsen. Et quant à des navires qui vogueraient dans les parages… ! » Elle éclata de rire. « Les gens du Sud ne sont guère connus pour leurs talents de marins, ni pour leur merci. Et nous sommes trop loin de chez nous pour espérer un vaisseau eyrain. » Elle serra les dents. « On dirait que ma fille a raison, et que nous devions nous secourir nous-mêmes. Je ne puis dire que j’apprécie beaucoup l’idée de nager vers le rivage, mais je ne vois pas d’autre option. — Non ! » Magla Félinsen, ordinairement l’une des plus robustes femmes de Tomberoc, s’affaissa sur le pont et se mit à sangloter frénétiquement. « Je ne peux paaaaas… je ne sais pas nager ! » Béra et Katla échangèrent un regard consterné. Kitten s’agenouilla près de Magla et releva vers elles un regard accusateur. « Vous voyez bien, dit-elle triomphante, ce n’est tout simplement pas possible, Magla mourra si vous l’obligez à nager… » À ces paroles, Magla laissa échapper un hurlement de banshee ; du coup, Casto Agen fit discrètement le signe de Falla, tout en jetant un regard inquiet sur les alentours. Deux camps étaient en train de se former, car quelques autres femmes allèrent s’asseoir avec Kitten et Magla. En s’étreignant les genoux, elles lançaient des regards obstinés à la Maîtresse de Tomberoc – une femme connue pour son mauvais caractère et son despotisme – et vers sa fille, qui était, elles le savaient toutes, un vrai garçon manqué, une sauvage, jamais aussi contente que lorsqu’elle se lançait dans de dangereuses et téméraires aventures, et qui avait couché avec un bateleur, pour l’amour du Seigneur ! Indifférente à leur jugement silencieux, Katla soupira. Puis elle traversa avec difficulté le pont fortement en pente pour aller là où la voile du second mât claquait dans le vent de plus en plus fort qui venait de la terre. D’une main preste, elle détacha deux des filins. Après les avoir liés d’un solide double nœud de pêcheur, elle en fit un rouleau qu’elle se passa autour de la taille en l’attachant bien serré. En frissonnant d’avance, elle retourna au groupe des femmes, dont la plupart étaient passivement assises, attendant un autre miracle. « Je vais essayer », déclara-t-elle. Elle attacha l’autre extrémité de la corde à un taquet, puis fit signe à sa mère. « Si j’échoue, vous pourrez haler mon cadavre, ou couper la corde et me laisser aux poissons. Si je réussis, vous pourrez traverser en vous tenant à la corde. Même Magla… (elle jeta un regard flamboyant à la femme rougeaude affaissée sur le pont) … devrait en être capable. » Béra hocha la tête, mais elle avait le visage couleur de cendre. Puis Katla interpella le grand raider. « Sais-tu nager ? » Il la regarda fixement, les sourcils froncés. Elle mima la question, en désignant la rive. Il eut l’air horrifié, secoua la tête. « Oh, bon, alors, marmonna Katla. On dirait que je vais devoir me débrouiller toute seule. » Elle examina une fois de plus ce qui l’attendait, le cœur battant à tout rompre. Puis, avant de pouvoir changer d’avis, elle ôta ses bottes, grimpa sur le plat-bord de tribord et sauta. Avant même de pouvoir prendre conscience du froid de l’air ambiant, elle se retrouva dans l’eau. Qui était froide, un choc cruel et meurtrier. Elle en avait mal jusque dans la moelle des os, les dents qui claquaient incontrôlablement, la chair qui s’engourdissait. L’hiver, pensa-t-elle. C’est l’hiver en Istrie. Elle n’y avait guère songé. Je ferais mieux de me mettre à nager. Elle s’élança dans la direction qu’elle se rappelait être celle du rivage, mais pendant un long moment les vagues furent trop hautes pour le voir. Enfin, l’une d’elles la ramassa pour la soulever sur sa crête. Ce que vit Katla la plongea dans la consternation. La ligne des rocs qui gardaient la plage semblait continue, impossible à traverser. L’eau qui se précipitait sur cette barricade déchiquetée était un mur uniforme de furieuse écume blanche. Puis Katla se retrouva dans le creux de la vague et ne vit plus rien. Elle continua de nager, la tête dans l’eau, les bras luttant contre la résistance de la mer. C’était Halli qui lui avait appris à nager lorsqu’elle avait quatre ans. Ils étaient dans la baie de la Pierre Blanche – elle se rappelait l’événement avec une horrible clarté, malgré sa situation présente, ou peut-être à cause d’elle. Halli l’avait tout simplement jetée dans l’eau du haut des rochers, en riant lorsqu’elle avait fait surface en crachant comme un chat sauvage et en se débattant de toutes ses forces. « Comme ça », avait-il dit, bien en sécurité sur la rive, ouvrant les bras en arcs gracieux. « Et bats des pieds ! » Puis il avait plongé, aussi gracieux qu’un cormoran, pour la rejoindre là où elle coulait pour la deuxième fois. Deux jours plus tard, elle avait nagé comme un phoque. Mais c’était l’été alors, un été eyrain, oui, mais l’été malgré tout, dans une baie bien abritée. Elle possédait peut-être la technique et la volonté, mais aurait-elle le courage ? Lorsque la grande vague suivante la souleva dans l’air marin, cependant, le rivage était bien plus proche qu’elle ne le pensait. Affolée, car la prochaine série de vagues la projetterait peut-être tête la première sur les rocs avant qu’elle n’y fût prête, elle tira sur la corde qui la rattachait à La Rose de Céra et se reposa un bref moment en nageant sur place, poumons et muscles en feu. Bizarrement, elle avait plutôt chaud à présent, et se sentait étrangement ensommeillée. En s’en rendant compte, elle battit furieusement des paupières : elle reconnaissait les premières phases dangereuses du refroidissement. Elle se remit à nager. Des détails devinrent plus nets. La ligne des eaux était très sombre le long de la plage, presque noire. Du fucus, sans doute. Il n’y avait que des galets et du bois flotté, arrondi et lissé par les rouleaux de l’océan. Par contraste, le récif et les falaises étaient pentus et coupants, d’un gris foncé, scintillant, avec des grandes rangées de pointes en ailerons de requins. De l’ardoise, pensa-t-elle misérablement. La pire sorte de rocs sur laquelle faire naufrage. Ça vous découpe en lanières sans même y penser à deux fois. Mais alors même que le désespoir l’envahissait, son crâne et ses doigts se mirent à fourmiller. Quelque chose l’attirait en diagonale vers la gauche. Trop épuisée pour résister, ou même pour questionner cet instinct, et trop faible pour une brasse régulière, Katla se retrouva à patauger comme un chien. Le fourmillement devint un bourdonnement insistant qui lui descendit dans l’échine pour lui remonter dans le crâne. Exténuée, elle avala de l’eau salée, s’étouffa et coula en se débattant. L’instant d’après, elle était de quelque façon au-dessus d’elle-même, regardant d’en haut ce misérable morceau de chair malmené, ses cheveux sombres plaqués sur son crâne, ses membres pâles qui s’agitaient pathétiquement. Elle en éprouva de la compassion, puis plus rien. Dans cette nouvelle perspective, la terre était bien plus intéressante. Puissante, vibrante, bourdonnant d’énergies, elle existait depuis des milliers et des milliers d’années, et existerait encore pendant longtemps, donnant et reprenant à la mer, un échange éternel de matière où les éléments se nourrissaient mutuellement. Des millénaires auparavant, les falaises avaient appartenu au grand océan, roc des déserts nordiques réduits en poussières suspendues au cœur de la mer pour y reposer en couches infimes, l’une sur l’autre, sans cesse, comprimées par les mouvements des vastes plaques rocheuses qui flottaient sur le cœur en fusion d’Elda, rendues solides et projetées dans les airs en promontoires massifs. Aiguisées et émoussées tour à tour par l’érosion puissante de l’air et de l’eau, elles étaient toujours changées, toujours changeantes, elles appartenaient à la constante et chaotique relation des intempéries et du monde. Et Katla se sentait participer aussi de cet éternel bouillon de vie, minuscule cristal de lumière et de conscience suspendu avec confiance entre l’air, la terre et l’eau, un atome d’être vivant qui leur devait à tous son existence et leur rendrait, dans un avenir proche, ses propres éléments. Pour l’instant, cependant, ils la laissaient exister. Qui plus est, ils lui offraient leur nature essentielle, leurs configurations et leurs secrets : elle en débordait. Enfin, alourdie par ce nouveau fardeau de savoir, elle retomba dans son corps, froid et morne à présent, perdu entre la terre et un vaisseau en train de couler. Mais le savoir l’habitait toujours. Nourrie par la générosité d’Elda, elle se remit à nager avec une force et une volonté renouvelées. Il y avait un petit passage dans le récif, elle le savait maintenant, avec un fond de sable et des algues de chaque côté. Deux autres grosses vagues la soulevèrent et elle se laissa emporter. Puis, tout le corps bourdonnant, elle plongea sous l’écume fracassante, en abandonnant le chaos pour les sereines profondeurs vertes, tel un phoque, oui, un phoque… Quelques instants plus tard, elle glissait entre les crocs sombres du roc et se retrouvait étendue sur les galets, haletante. Sur le vaisseau, les femmes virent une petite silhouette qui se lançait dans une danse complexe et frénétique, puis leur adressait de grands signes de bras. « C’est une merveille, ma fille ! » s’écria Béra, en respirant pour la première fois depuis une éternité, lui sembla-t-il. « Katla, Katla ! crièrent les femmes. Bravo, Katla ! » Mais Kitten Soronsen resta assise, fulminante. « Je ne vois pas ce que vous célébrez. Nous sommes ici et elle est là-bas. Qui peut dire si la marée ne va pas nous fracasser sur ces rochers ? Qui peut dire si la corde ne va pas casser ? Ou que nous ne mourrons pas de froid avant même d’avoir fait la moitié du chemin ? » À ces paroles, quelques femmes se turent, soudain calmées. « Je ne m’y risquerai pas, conclut Kitten. Vous pouvez faire ce qui vous plaît, mais je me fierais davantage à notre dame Féya et à notre seigneur Sur qu’à n’importe quel plan de Katla Aransen. — Eh bien, dit Béra avec froideur, tu peux rester là et couler avec le bateau. Et que cela retombe sur ta propre tête – si vide soit-elle. » Elle se détourna avec ostentation de la fille blonde, comme si elle l’avait complètement oubliée, et s’abrita les yeux pour regarder Katla qui escaladait un rocher afin de nouer la corde autour d’une excroissance de pierre. Même si la corde était maintenant attachée à ses deux extrémités, elle était submergée en son milieu. Mais c’était encore leur meilleure chance de survie. « Allons, dit vivement Béra à Kit Fersen. Va la première, tu frissonnes. Pas la peine d’avoir encore plus froid en attendant ici. » À cet ordre, la jeune fille se releva en vacillant un peu – elle n’avait jamais beaucoup pensé par elle-même – et laissa la Maîtresse de Tomberoc la conduire jusqu’au plat-bord. Là, elle recula. « Il faut sauter, insista Béra. C’est la seule façon. Attrape la corde quand tu referas surface. » À écouter Béra, cela paraissait parfaitement simple, mais Kit hésita. L’instant d’après, elle sentit une main solide dans son dos, et puis, elle était dans l’eau. « Au secours, Féya ! » s’écria-t-elle, avant qu’une vague ne s’écrasât sur elle. Elle refit surface en crachant, désorientée, les yeux exorbités. Galvanisée par la terreur, elle barbota en cercle, trouva la corde au-dessus de sa tête et l’agrippa comme si c’était tout ce qui séparait le salut d’un trépas glacé. Ce qui était, bien entendu, le cas. Puis, sans avoir besoin d’autres instructions, elle se hala le long du filin, une main après l’autre, à travers les vagues écumeuses, jusqu’à ce qu’elle eût traversé le ressac et les dents du récif pour se retrouver en sûreté sur la terre ferme. Stupéfaites, et envahies d’un espoir renouvelé, les femmes poussèrent des acclamations. Sauf Kitten, qui avait toujours détesté se voir prouver qu’elle était dans l’erreur. Elles suivirent, une par une : Hildi-la-Mince, la grosse Bréta – qui avait l’air de devoir vraiment se noyer avant d’atteindre la rive et de s’y échouer comme un morse –, Forna Stensen et les autres. Il ne resta finalement sur le pont que Béra, Kitten et le colosse istrien. Casto ne faisait pas un geste pour assurer son propre salut, aussi Béra enleva-t-elle ses souliers pour grimper sur le plat-bord. « Viens-tu ? » dit-elle à Kitten Soronsen. Mais Kitten, les yeux étincelants de larmes retenues, leva le menton pour contempler la vaste grisaille du ciel. Avec un haussement d’épaules et un ultime coup d’œil au raider immobile comme une statue, Béra s’élança dans le vide. Elle eut l’impression que le froid allait arrêter le battement de son cœur, rien ne l’avait préparée à un tel choc. Elle ne put respirer ni rien voir pendant ce qui lui sembla un très long moment. Puis sa tête émergea des vagues meurtrières et ses poumons aspirèrent de l’air, comme s’ils n’eussent jamais pu se remplir. Elle agrippa la corde et se hala aussi vite que le lui permettaient ses muscles gelés. Des vagues la recouvraient, l’attirant vers le fond, mais elle ne lâchait pas. « Trente-huit, trente-neuf », se répétait-elle dans sa tête, « quarante, quarante et un… » Elle comptait chaque avancée. Quand elle en fut à cinquante-deux, elle se retrouva dans le ressac bouillonnant. À cinquante-cinq, ses pieds touchèrent du sable. À cinquante-sept, ses genoux heurtèrent la terre ferme, et elle cessa de compter. Katla était déjà à ses côtés, lui frottant bras et jambes. « Levez-vous, Mère, dit-elle d’un ton pressant. Levez-vous et marchez ou vous allez mourir de froid. » Béra s’assit. Devant elle s’étendait la plage rocailleuse que les autres survivantes arpentaient toutes de long en large comme les reliques d’une armée au sort particulièrement funeste, se frottant les cuisses et tapant des pieds de toutes leurs forces. Elle jeta un regard par-dessus son épaule à La Rose de Céra. D’où elle était, l’imminence de sa disparition était évidente. Le bateau était piqué la proue en bas, la poupe émergeant à un angle extrêmement bizarre. Aucun signe de Kitten Soronsen, ni du grand raider. Le regard de Béra fut attiré ailleurs ; elle fronça les sourcils. À mi-chemin environ entre le bateau et la rive, il y avait une grande forme entourée d’écume. L’Istrien, apparemment, avait décidé de tenter sa chance avec la mer. Mais tandis que se rapprochaient les énormes éclaboussements marquant la progression de Casto Agen vers le rivage, il devint bientôt apparent qu’il n’avait pas abandonné Kitten au sort qu’elle méritait : elle était là, accrochée au dos du colosse, le visage transformé en un masque de furie. Katla ne put s’empêcher de sourire en songeant au traitement sans délicatesse qu’elle endurait au cours de ce sauvetage peu attrayant. Dès que le raider eut traversé le ressac, Kitten sauta de son dos pour courir comme un lapin sur la plage, sans regarder personne en face. Elle les évita toutes pour se jeter sur le sable et porter toute son attention à l’essorage de ses cheveux et de ses vêtements. Katla se tourna vers sa mère, sourcils arqués. Mais ce fut Béra qui parla la première. « Laisse-la. Il y a déjà assez de mauvais sang entre vous. Féya sait que nous n’améliorerons pas notre situation en y ajoutant. » Puis, sans laisser à Katla l’occasion de protester qu’elle n’avait nullement l’intention de provoquer davantage Kitten Soronsen, Béra se dirigea vers le colosse istrien pour lui dire d’une voix polie, dans l’Ancienne Langue : « Merci d’avoir eu la bonté de satisfaire à ma requête. » Elle inclina la tête en un geste très ancien, puis se retourna pour croiser le regard inquisiteur de sa fille. « Vous lui avez demandé d’amener Kitten ? » dit Katla, effarée. Béra haussa les épaules : « Je ne pouvais guère la laisser se noyer. — Ça aurait peut-être mieux valu pour nous toutes », marmonna Katla. Elles passèrent une nuit misérable sur la plage, qui n’offrait ni abri, ni eau douce ni nourriture. Katla était fermement d’avis d’explorer leur nouvel environnement, mais sa mère était restée intransigeante. « Nous restons ensemble, pour ce qu’il en reste, avait-elle déclaré. Quand le soleil se lèvera, nous déciderons de la course à suivre. » Katla ne parvenait pas à trouver le sommeil. Elle pouvait sentir l’appel des falaises, tout comme elle avait perçu celui du Castel de Sur lorsqu’elle était arrivée à la Plaine de Tombelune. Le roc de ce continent austral l’attirait d’une manière qu’elle ne pouvait entièrement comprendre, comme s’il lui parlait en une langue étrangère dont elle n’aurait connu que quelques mots. Mais il y avait une sorte d’urgence à cette attraction, quelque chose d’étrangement élémentaire. Elle s’agita et se retourna toute la nuit. Il faisait terriblement froid, aussi. Elle n’aimait pas assez ses compagnes pour renoncer à sa fierté et se coucher à leurs côtés afin de partager leur chaleur : elle s’était creusé un trou dans le sable, le tapissant du fucus le plus sec qu’elle avait pu trouver. Étendue là, assaillie par l’odeur forte de la mer, elle avait contemplé les étoiles qui tournaient dans le ciel en essayant d’oublier son corps endolori. Si elle regardait vers le nord, elle pouvait voir l’éclat fixe de l’Étoile du Navigateur, et elle se demanda où pouvaient bien se trouver à présent son père et son jumeau. Leur aventure avait-elle mieux tourné ? Où qu’ils fussent, elle ne pouvait imaginer qu’ils eussent plus chaud. Si toutefois ils étaient encore vivants. Quelle maigre consolation. 10. Des Miroirs et de la Fumée Le vieillard se retourna pour considérer avec satisfaction ses visiteurs. Les deux hommes qui en étaient capables regardaient autour d’eux, bouche bée, saisis d’une admiration respectueuse, ainsi qu’il convenait. Il était peut-être biaisé, mais la Grande Salle était sans doute l’édifice le plus magnifique de tout Elda. Ou du moins des terres connues d’Elda, rectifia-t-il en se rappelant l’extravagance de la basilique qu’il avait fait construire dans son ancienne capitale, avec ses mosaïques dorées et ses dalles de marbre gravées, ses sculptures fabuleuses et son grand dôme d’or. Il avait fallu plus d’un siècle, selon la durée humaine, pour compléter la vaste mosaïque à elle seule, tant elle était complexe et délicatement agencée. Le Maître éprouva un tressaillement de regret. Pense donc, dit une voix intérieure inattendue, tu aurais pu avoir tout cela, et la Dame aussi, si tu avais été plus prudent. Tu n’aurais pas été contraint de t’enfuir dans ce coin du monde oublié des dieux et de t’amuser avec des ombres et des navets… « Eh bien », dit-il avec fermeté, repoussant cette voix importune dans les ténèbres où était sa place, « laissez-moi prendre le garçon et voir ce que je puis faire pour lui. » Il souleva Fent Aranson des épaules du géant comme s’il n’avait pas plus pesé qu’un roseau, pivota sur le talon usé de ses pantoufles et s’évanouit brusquement et en silence dans les ombres profondes au-delà de la Grande Salle, laissant les deux hommes derrière lui, yeux écarquillés. Il fallut un certain temps à Aran Aranson pour reprendre assez ses esprits et comprendre toutes les implications de leur présence en ces lieux. Il contemplait les alentours avec émerveillement. Nul homme de sa génération – personne peut-être dans toute l’histoire du monde – ne s’était jamais tenu là où il se tenait, au cœur même de la fameuse île de Sanctuaire. La salle était dominée par des fenêtres en ogive fermées par une mystérieuse substance transparente qui semblait laisser entrer la lumière mais non le froid. Elles rendaient la salle encore plus froide, car leur lumière était si éclatante qu’elle paraissait presque aussi tangible que l’intérieur de glace qu’elle éclairait. Ce qui sauvait la vaste chambre d’une austérité sans merci, c’étaient toutes les fourrures éparpillées sur le sol durci, les ours des neiges les plus énormes qui avaient jamais pu arpenter les déserts arctiques. Et une large tapisserie suspendue au-dessus du foyer, à l’autre extrémité de la salle. Tout le reste était fait de glace – tables, chaises, divans, et même les lampes, de gros globes posés sur pied et d’où émanait une lueur étrangement pâle, tout à fait superflue. Aran regarda Urse marcher comme en rêve jusqu’au foyer et tendre les mains devant les flammes bondissantes. Dans un autre contexte, cela aurait été un geste d’une réconfortante et ordinaire familiarité : un homme qui essaie de se réchauffer. Mais les flammes étaient vertes, bleues et mauves, des couleurs étrangères à un feu naturel. « Urse ! » dit-il d’une voix forte ; il tressaillit en entendant sa voix se réverbérer avec bruit dans la salle pour s’enfuir vers les autres voûtes du plafond. Avec un regard alarmé au-dessus de lui, il remarqua que son appel avait dérangé une horde de minuscules créatures translucides qui s’étaient mises à voleter et à tourbillonner follement dans les profondes ombres bleutées, perceptibles comme un éclat ou un scintillement furtif. « Qu’est-ce que c’est ? » souffla le géant, avec une expression de perplexité sur son visage ravagé. C’était difficile à dire, quand des traits étaient absents ou très déformés, mais ses sourcils étaient froncés et il ne cessait de tirer le lobe de son unique oreille, un tic que l’ancien Maître de Tomberoc avait déjà remarqué quand Urse était déconfit ou plongé dans la confusion. Aran haussa les épaules. « Je pensais que c’était peut-être des chauves-souris… » Le géant secoua la tête. « Des chauves-souris comme j’en ai jamais vu. » Il regarda de nouveau le feu, secoua la tête avec désolation : « C’est un lieu terrifiant, Aran. Nous sommes dans un lieu terrifiant. » Sans lui répondre, Aran traversa la salle jusqu’à l’une des grandes fenêtres pour regarder dehors, dans l’espoir de réfuter la déclaration d’Urse. D’un côté, il ne pouvait apercevoir qu’un interminable panorama de glace. De l’autre un vaste parc de neige sculptée, avec en son centre un lac étincelant aussi lisse qu’un miroir. Rien ne bougeait dans toute cette brillante étendue, même si des cadavres de canards et de cygnes aux formes bizarres semblaient flotter ici et là sur des eaux immobiles. Deux balustrades aux proportions gracieuses flanquaient une volée de marches qui descendaient de la forteresse jusqu’au lac, et où étaient également éparpillés nombre d’autres éléments bizarres. Ce qui évoquait une moitié de mouton était drapé sur la dernière marche, et plusieurs créatures plus petites et moins faciles à identifier gisaient au hasard sur la pelouse glacée. Les sourcils froncés, il se retourna vers son compagnon. « Ce n’est pas ce que j’avais imaginé », dit-il à mi-voix – qui sait ce que le vieillard pouvait entendre, dans ce lieu contre nature ? Urse esquissa ce qui aurait pu être un sourire chagrin : « Tu veux dire : “Où est l’or ? ”» — Chut ! » Aran se rendit prestement à la porte, jeta un coup d’œil dans le labyrinthe de couloirs. Mais il n’y avait aucun signe du Maître et de Fent. Il lui avait été pénible de confier le garçon aux soins du mage mais, pour une raison quelconque, lorsque le vieil homme s’en était emparé, il s’était trouvé incapable d’objecter, incapable même de bouger pour le suivre. Et ensuite, on aurait dit qu’il avait simplement oublié de se faire du souci. Ou bien le vieillard lui avait jeté un sort. Car Aran ne doutait nullement que Sanctuaire fût un endroit créé par la magie et pénétré de sortilèges. Sa main se dirigea lentement vers le coutelas suspendu à sa ceinture. Il le dégaina, le regarda, passa un doigt le long de son tranchant. Bien effilé, du bon fer eyrain, forgé par sa propre fille à la forge de Tomberoc. Mais la meilleure lame pouvait-elle être assez aiguisée pour égorger un sorcier ? Son cœur se serrait à cette idée, maintenant qu’il était arrivé au bout de son voyage et que l’acte était imminent. En tremblant, il rengaina la lame et se passa une main sur la figure. Malgré l’environnement arctique, la sueur lui coulait sur les joues et dans le cou. Embarrassé, il l’essuya. À son col, ses doigts rencontrèrent la lanière de cuir, puis se posèrent sur la pochette qui y était suspendue. Ils y tremblèrent, tels des papillons de nuit attirés par une flamme. D’un geste inconscient, il alla toucher le rouleau de parchemin qui s’y nichait. Comme s’il s’était agi d’une flamme, en vérité, il en émanait une énorme chaleur, réconfortante, rassurante – impérieuse. Il sortit la carte pour la contempler. Aussitôt son esprit redevint lucide, avec une vague chaleureuse de confiance et d’assurance. Il se tourna vers le colosse. « Quand le mage m’aura rendu mon fils, nous le tuerons. » Urse-Une-Oreille adressa à son capitaine un regard bénin. « Ce serait une honte de tuer un vieil homme. — Nous sommes venus ici pour l’or. Je ne repartirai pas sans. — Si vous tuez ce vieillard, vous ne repartirez peut-être jamais. D’ailleurs, il ne me paraît pas bien riche, il n’a pas l’air d’un homme qui possède beaucoup d’or. Pas avec ces vêtements déchirés et ces pantoufles trouées. — Un déguisement, une duperie. Nous l’obligerons à nous dire où est l’or, dit Aran, têtu comme une mule. Et ensuite, nous le tuerons. — Comment repartirons-nous d’ici – avec ou sans or – alors que nous n’avons pas d’embarcation ? Volerons-nous comme des aigles portant leur proie, ou des bourdons lourds de pollen ? » Mais Aran était imperméable à l’ironie du colosse. « Quand il reviendra, je l’obligerai à avouer où est l’or. Et alors il nous dira aussi où il garde le navire qui l’a amené ici. — Un navire ? » Le Maître était apparu sur le pas de la porte, foulant sans bruit la glace. Derrière lui, Fent Aranson ressemblait à un somnambule, les yeux vacants ; son long visage frangé de barbe rousse était dépourvu d’expression. Le vieil homme sourit, rusé comme un renard. « Un navire, dites-vous ? » Puis il éclata de rire, un grand vacarme qui fit de nouveau tourbillonner les petites créatures pâles. « Ah, la naïveté humaine ! Charmant, tout à fait charmant. » Il prit Fent par un bras et le poussa en avant. « Va retrouver ton père, mon garçon », murmura-t-il. Comme mû par un ressort, Fent traversa la Grande Salle sur des jambes de plomb pour s’arrêter devant Aran. Il ne le salua pas, en vérité il ne manifesta pas qu’il reconnaissait les deux hommes qui le contemplaient, les yeux ronds comme des soucoupes. « Comme vous pouvez le constater, dit le Maître, je l’ai remis de mon mieux en état, du moins pour le moment. » Aran arracha son regard de son fils miraculeusement rétabli pour adresser au vieillard un coup d’œil consterné. L’avait-il entendu planifier son trépas ? Sûrement, car il souriait encore, et ce n’était pas un sourire rassurant. « Puis-je voir ? » demanda le Maître en désignant d’un petit mouvement de tête le parchemin que tenait Aran. Aran lança à la carte un regard coupable, puis revint au sorcier avec un sentiment de panique croissante. Le vieil homme tendit la main et plia les doigts. Comme s’il avait été magiquement contraint, Aran se sentit traverser la salle, la main tendue à son tour, la carte déroulée dans sa paume, exposée aux regards. Il aurait voulu en faire une boule, la cacher dans ses vêtements, la faire disparaître, mais sa main se refusait étrangement à lui obéir, comme si elle appartenait à un autre. À deux pas du mage, il s’immobilisa puis regarda, avec une stupeur horrifiée, la carte qui s’élevait dans les airs et flottait jusqu’aux mains du vieillard. Le désespoir s’empara aussitôt de lui. Il était perdu. Tout était perdu. Tout cela avait été un énorme gâchis, toute son entreprise : l’enlèvement du constructeur de bateaux, l’assemblage du Long Serpent, la sélection de son équipage, le désastreux voyage, la randonnée sur la glace traîtresse… tout cela ne semblait plus qu’une succession d’actes insensés, des folies qui avaient soulevé un maelström de chagrin et causé la perte de nombreux hommes de bien. À cause d’un simple désir rapace, il avait perdu tout ce qui lui était cher, sa famille, sa ferme, sa réputation. Il était brisé. Pour la première fois de sa vie, Aran éprouva la honte la plus profonde. Il baissa la tête et se mit à pleurer. Le Maître ne sembla pas remarquer cette manifestation d’émotion. Il ne prit pas la peine de regarder la carte à deux fois, la tint simplement sous son nez et en renifla le parchemin comme si cette odeur le réconfortait. « Ah, soupira-t-il, de l’encre de pieuvre mélangée à de l’urine de chat. Bëte, ah, Bëte, ma chère, tu finiras par me revenir. » Puis il déchira la précieuse carte en mille morceaux et, d’un seul sortilège énoncé sur eux, fit disparaître les fragments. « Maintenant », déclara-t-il d’une voix qui ne laissait place à aucune objection, « venez avec moi. » Ils quittèrent la Grande Salle derrière le Maître – le Géant, le Fou et l’Imbécile, et leurs pieds le suivaient avec obéissance. Il leur fit parcourir des couloirs incrustés de pierres précieuses et de veines de pyrite qui brillaient de tout leur faux éclat d’or, et ils n’en virent rien, car il ne le désirait pas. Il leur fit gravir des escaliers creusés dans la glace, loin en direction des hauteurs, et leurs poumons protestaient. Mais ils n’émirent pas un son, car il ne le voulait pas. Ils vinrent enfin à bout des cent soixante-huit marches et se retrouvèrent devant une porte aux sculptures trop fouillées. Sur un ordre du Maître, et sans un grincement, elle s’ouvrit. Ils ne purent alors retenir un cri, car la lumière leur blessait les yeux tant elle était éclatante, rayonnante et multicolore. « Voyez le monde ! » Un sortilège s’était effacé, mais un autre semblait s’être abattu sur eux. Ils ne surent pas d’abord ce qu’ils regardaient : c’était trop étrange, trop inattendu, trop difficile à appréhender. Puis, peu à peu, ils purent distinguer une énorme coupe ovale posée dans une gaine de glace et baignée dans la couleur constamment changeante. Au-dessus, le centre du plafond était ouvert aux vastes cieux arctiques, d’où venait l’essentiel de la lumière. Mais tout autour, dans un réseau arachnéen de chaînes, de leviers et de poulies, se trouvaient des cristaux, grands et petits, certains amincis par une force inimaginable en des éclats aussi longs qu’un bras, et pourtant pas plus épais qu’un petit doigt. D’autres, entiers, étaient polis en facettes d’où la lumière rebondissait en éclats prismatiques sur la glace, les autres cristaux, la surface de la coupe, les visages. Aran s’avança avec audace et Urse le suivit, entraînant dans son sillage le corps étrangement languide de Fent. Ils regardèrent dans la coupe et ce qu’ils y virent les plongea dans une profonde confusion. On aurait dit une bande d’océan sombre, plein de frasil qui se soulevait et retombait tour à tour comme sur des vagues invisibles : la surface tout entière ondulait telle une grande bête endormie. Dans le coin gauche de cette scène, un vaisseau brisé reposait sur un flanc, fiché dans la glace. Ce n’était pas Le Long Serpent, qui avait coulé dans de semblables vagues de glace, mais un navire qui lui ressemblait. Un frisson de familiarité leur courut pourtant par tout le corps à ce spectacle. Le Maître les laissa s’appesantir quelques instants encore sur cette triste image, puis il prit un levier, ajusta l’angle d’un grand cristal, et la scène tourbillonna follement, passant d’une teinte à l’autre, comme les saisons. Soudain, là où s’était trouvée la mer gelée, il y avait un paysage totalement différent, de l’ocre qui s’étendait à perte de vue. Il semblait y avoir des vagues là aussi, car la surface était striée de longues lignes incurvées, des croissants et des arcs aussi élégants qu’une aile d’oiseau. Aran fronça les sourcils. Il n’avait jamais rien vu de tel. Avec un sourire, le Maître tourna une autre poignée et le point de vue changea, se rapprochant avec une rapidité vertigineuse, passant de celui du corbeau à celui de la fourmi. « C’est du sable… » murmura Urse, abasourdi « … des champs de sable ! » Juste comme une mer, se dit Aran en se rappelant les histoires contées par les voyageurs, et considérées comme des fables : des milliers de milles de déserts si secs qu’on y mourait en une seule journée si l’on s’y perdait sous l’œil impitoyable du soleil, à moins d’avoir de la chance ou d’être secouru. Fent se contentait de contempler d’un œil fixe ce lieu hostile, sans un mot. « On l’appelle le Quartier des Os, à présent, murmura le vieil homme, pensif. Mais je me rappelle l’époque où c’était une belle contrée de grands roseaux et d’aimables rivières fréquentées par l’ibis et la colombe. » Aran et Urse ne pouvaient comprendre cette remarque. Ils regardaient plutôt éberlués, tandis que le Maître maniait d’autres leviers et faisait brusquement apparaître une autre vision. Un volcan noir se hissait au milieu de nuages rouges et flamboyants… non, il créait ces nuages, vomissant des jets de cendres ignées comme s’il eût voulu incendier le monde entier. Ils n’avaient jamais rien vu de tel de toute leur existence. Ils avaient entendu le terme « montagne de feu » dans les histoires que contaient les vieux pendant les nuits d’hiver, car c’était ainsi qu’Elda était venue au monde, selon une légende nordique : une grande mer de feu avait couvert toute la surface du monde, des îles et des continents s’y étaient formés à partir des cendres, à mesure qu’elle refroidissait. Et les Premiers Hommes – leurs ancêtres les plus lointains – avaient été éjectés par intermittence des profondeurs incandescentes. Mais on avait du mal à prêter foi à de telles histoires, car un mythe équivalent et opposé de la création d’Elda prétendait que Umla, la Grande Mère – une énorme vache à lait ou un énorme chat, selon les versions – avait donné naissance à un seul enfant qu’elle avait nommé Elda et qui n’avait d’abord été qu’un amas informe tant qu’elle ne l’avait pas léché avec soin, créant ainsi les chaînes de montagnes et les îles, les rivières et les mers. Umla s’était coulée au cœur de ce nouveau monde, et de cette présence étaient nés les oiseaux, les autres animaux, les hommes et les femmes, afin qu’Elda les eût à chérir et à protéger. La scène qu’ils avaient sous les yeux ne semblait pas avoir eu beaucoup d’amour à sa source ; en vérité, on aurait dit un endroit hostile à toute forme de vie. Quelle créature pouvait respirer un air rempli de fragments ignés et alourdi de gaz nocifs ? Quel oiseau pouvait voler dans des nuages enflammés ? Quelle bête pouvait glaner sa subsistance sur ces pentes nues et brûlantes ? Cette montagne de feu semblait à Aran l’antithèse même de la vie, un endroit où le monde connaîtrait une terrifiante fin plutôt que la source d’où avait jailli la vie. « Où est-ce ? » demanda-t-il craintivement au mage. Sans quitter des yeux le paysage infernal, le Maître resta silencieux un long moment. Puis il fit de nouveau bouger les leviers et plongea la coupe de lumière dans un autre tourbillon de mouvement. « On connaît ce lieu sous le nom de “Pic Rouge”, murmura-t-il, et l’un de vous va s’y rendre pour accomplir la tâche dont je vais le charger. — Une tâche ? dit Aran. Quelle tâche ? » Le vieil homme sourit, un sourire sans chaleur. « Vous ne pensez pas que je vous ai amenés à mon sanctuaire par pure bonté d’âme ? » Urse et Aran échangèrent des regards consternés. « Nous pensions… nous… » commença le colosse, puis il se tut. « Nous pensions que vous aviez pris notre triste sort en pitié », conclut Aran à sa place. Le sourire du mage s’élargit, découvrant de longues dents jaunes à travers son abondante barbe. « De la pitié, répéta-t-il, songeur. Ah, j’ai presque oublié la signification de ce terme. “La pitié suspendit son geste”. N’est-ce pas ainsi que nous le disent les anciens mythes ? Quand le héros frappe la bête, voit son regard apeuré, reconnaît là une âme égale à la sienne, et ne peut se contraindre à donner le coup de grâce ? » Aran fronça les sourcils. Il connaissait l’histoire – quel enfant l’ignorait ? Car Sur avait épargné le grand dragon connu sous le nom de Long Serpent, et la bête avait récompensé sa compassion par de la traîtrise, se dressant un an plus tard dans les eaux de l’Océan du Nord pour faire chavirer son vaisseau et tuer son équipage. C’était un conte qu’on se passait d’une génération à l’autre et, comme pour l’histoire du Roi et des Trolls de la Montagne Noire, elle illustrait une morale : « Traitez aujourd’hui vos problèmes, car laissés à eux-mêmes, ils ne font que s’aggraver. » « Ce n’est pas la pitié qui vous a amenés ici, lui dit le mage, mais la rapacité, comme vous le savez fort bien. » Ses yeux avaient un éclat de silex. « Mais cette rapacité sera récompensée de trésors qui dépassent votre imagination, si vous acceptez d’en payer le prix. » Sans laisser aux deux hommes le temps de répliquer, le Maître s’approcha de Urse-Une-Oreille et lui passa une main sur le front. Le géant vacilla sur place. Puis le mage marmonna des sons qui n’avaient aucun sens pour Aran, à l’exception du mot « bèt », répété sans cesse. Il se rappela avoir entendu le vieillard le prononcer auparavant, même s’il n’en savait toujours pas la signification. Il regarda le visage d’Urse se convulser comme si le colosse eût été soudain terrifié. Mais lorsque le mage lui tapota légèrement les tempes, ses yeux étaient aussi clairs et placides que toujours, et il ne semblait avoir changé en rien. « Tu sais quelle est la tâche, mon Géant », dit le Maître avec satisfaction. Urse hocha la tête avec lenteur : « J’ai ma tâche », dit-il d’une voix qui n’était pas la sienne, lourde et sans inflexion. Aran jeta un regard horrifié à son compagnon, puis au vieillard. « Que lui avez-vous fait ? » s’écria-t-il d’un ton accusateur. « Ce que je lui ai fait ? » Le Maître se mit à rire. « Je lui ai donné un but, alors qu’il n’en avait point auparavant. C’est le présent que je lui offre, le meilleur qu’un homme puisse recevoir. Le Géant a maintenant une raison de vivre, et de mourir. Il devrait m’en être reconnaissant, car il deviendra une légende. » Le Maître se tourna vers Aran. « Et maintenant, c’est à toi. » Aran recula, de l’effroi dans ses yeux gris. « Ne me touchez pas, et n’espérez pas que j’accepte votre “présent” ! » Il arrivait à la porte. « Je tenterai ma chance avec les déserts sauvages de l’Arctique, et je quitterai ce lieu les mains vides plutôt que d’accepter une tâche de vous ! » La porte se referma derrière lui avec un bruit sourd et, quand il se retourna pour saisir la poignée, il n’en trouva pas. Il n’y avait d’ailleurs plus de porte non plus. En souriant, le Maître s’essuya le front. « Cette magie est parfois épuisante, dit-il. Laisse-moi te montrer quelque chose dans le cristal avant que nous ne poursuivions. Je ne voudrais pas que tu souffres d’un manque de soins, ou de forces. » Et il mena Aran, sans résistance, jusqu’à la coupe de lumière, pour en manœuvrer une fois de plus les leviers. Nuages et paysages filaient sous eux. Des édifices de pierre se dressaient, disparaissaient ; des collines parsemées de bétail ; une centaine de vaisseaux à moitié construits flottant dans un port peu profond. Aran vit des femmes qui couraient devant des soldats portant des torches, la place d’une ville où se pressait une foule avide. Des hommes marchaient sur un terrain accidenté. Des chariots pleins d’armes défilaient sur les routes pavées du Sud. Une créature monstrueuse jaillissait d’un océan orageux, puis y coulait de nouveau, si rapidement qu’il n’eut pas loisir de demander à mieux la voir. Encore la mer, des vagues qui se brisaient sur des récifs dentelés, des tourbillons de mouettes au-dessus de baies et de promontoires familiers. Tout devint soudain flou alors que le Maître déplaçait vivement les cristaux, et puis Halbo apparut, ses sentinelles de roc sombrement dressées au-dessus d’une mer houleuse, et son haut château de granit brillant d’un éclat rose et frais dans un soleil couchant. « Ah, souffla le mage. Maintenant, nous allons la voir. » Il ajusta les cristaux avec minutie jusqu’à ce que la vison fût suspendue telle celle d’un œil d’aigle au-dessus de la capitale eyraine. Des gens s’agitaient en foule dans la ville, sous les murailles du château, rassemblant apparemment des réserves, car des douzaines de chariots traversaient les portes, bourrés de provisions, tandis que d’autres revenaient vides. Les quais étaient fort actifs. Des hommes couraient en tous sens, déchargeant les cargaisons des barges, empilant de l’équipement sur le quai, le transférant dans les chariots qui attendaient… On réparait des voiles, on enroulait des cordages, on rangeait des armes. Des centaines de vaisseaux étaient à l’ancre dans le port, tout proches les uns des autres, tel un troupeau d’oiseaux marins qui s’abritait de la tempête. « La guerre, souffla le mage. Une période de violence et de grandes occasions. » Il rapprocha l’image. Au sommet du château se trouvait un jardin vert, même en plein cœur de la saison hivernale. Et dans tout ce vert on pouvait distinguer un feu pâle : une femme vêtue de blanc dont les cheveux d’un blond argenté retombaient en cascade sur les reins. Lorsqu’elle se retourna, Aran sentit son cœur cesser de battre, puis reprendre vie sur un rythme rapide et irrégulier. Elle tenait dans ses bras un enfant, une petite chose à la tête noire, enroulé dans un châle écarlate, la bouche distendue par un hurlement silencieux. Derrière elle se trouvait un homme – le roi Ravn Asharson –, sa longue chevelure noire fouettée par le vent, un sourire affectueux sur son beau visage tandis qu’il prenait l’enfant des bras de son épouse nomade et le berçait. « Quoi ? s’écria le Maître. Ce ne peut être. Ce n’est pas naturel, c’est étrange, c’est impossible ! » Un nuage tomba entre eux et la femme, donnant à Aran l’occasion de détacher son regard de la scène. « C’est sûrement la chose la plus naturelle du monde », dit-il, les yeux fixés sur le mage. « En vérité, répliqua le Maître d’une voix brève, ce ne l’est nullement. » Il tendit brusquement la main et saisit le front d’Aran dans ses longs doigts osseux, entre les sourcils et la racine des cheveux. Aran s’arracha à cette étreinte, avec un cri : « Non ! Je ne lui ferai aucun mal. Ni pour vous ni pour personne… » Le Maître reprit son équilibre en s’appuyant contre la grande coupe de lumière. « Crois-moi, dit-il avec véhémence, tu feras ce qui t’est ordonné, ou tu subiras ici le trépas le plus douloureux que je puisse imaginer. Et je connais bien des façons de faire souffrir. — Rien de ce que vous pouvez me faire ne peut être pis que ce que je me suis infligé à moi-même. » Le Maître arqua un sourcil. Il devrait briser cet individu avant d’en faire l’outil utile dont il avait besoin. Avec une apparente nonchalance, il agita la main. « Comme il te plaira – pour l’instant. Laisse-moi te montrer un peu ce dont je suis capable, et peut-être renonceras-tu à me résister. » Il se tourna vers la créature silencieuse et dépourvue de volonté qu’était Fent Aranson. « Tu vas aller au Pic Rouge », lui dit-il en énonçant chaque mot avec le plus grand soin. « Tu traverseras toute l’Istrie sous ma protection jusqu’à ce que tu arrives à l’Échine du Dragon. Tu devras alors trouver la montagne de feu. C’est dans ses profondeurs que gît mon ennemi. » Il ferma les yeux. « Il s’y trouve depuis très longtemps. Plus de trois cents ans, et je sens que ses forces se raniment. S’il se libère, rien ne me sauvera. Tu es la clé. » Pour la première fois, les yeux de Fent trouvèrent leur regard, qui se fixa sur le visage du mage. Il sourit, le sourire béatifique d’un homme qui a reçu la bénédiction d’un divin secret. « Je suis le Fou, dit-il. Je suis la clé. — Tu es lié à mon service. J’ai une grande tâche à te confier. — Lié à votre service… une grande tâche… — Répète après moi », reprit le Maître, les yeux rivés à ceux de Fent. « Le Fou doit trouver le Guerrier. » Le regard de Fent étincelait d’un feu intérieur « Le Fou doit trouver le Guerrier, répéta-t-il. — Et le tuer. — Et le tuer. — À présent, montre-moi ton bras blessé. » Avec lenteur, Fent leva son moignon pour en tendre l’extrémité calcinée au mage. Le Maître examina avec chagrin le bras ravagé. « Je regrette que mon ours des neiges ait pris ta main. Mais celle que je vais te donner sera bien plus puissante. » Il saisit le moignon, rassembla toutes ses forces et prononça trois mots impérieux. Un bourdonnement s’éleva aussitôt dans l’air. Un essaim des créatures translucides descendit des voûtes, non point des chauves-souris, semblait-il, ni aucun animal reconnaissable. Plus grosses que des abeilles, mais plus petites que des oiseaux. À part cela, il était impossible d’en distinguer les détails car elles se mouvaient trop rapidement et trop continuellement autour de la blessure de Fent. Comme des araignées, elles filaient une toile luisante. Mais ce n’était pas de la toile d’araignée, on aurait dit des fils d’une substance aussi brillante que de l’argent, ou que la lune sur les eaux. Une lumière vive envahit la salle glaciale de la tour, une lumière qui n’était ni blanche ni bleue mais d’une nuance douloureuse, quelque part entre les deux. Aran dut se protéger les yeux. Tandis que le bourdonnement s’intensifiait, il garda la tête baissée en essayant de ne pas l’entendre. En se retournant, il vit Urse-Une-Oreille accroupi au sol, gémissant tel un animal torturé. Le silence, quand il retomba, lui parut assourdissant, comme si tous les bruits du monde, avaient été aspirés dans un vide soudain. Des images rémanentes d’un rouge éclatant passaient devant ses yeux. Même lorsque la lumière maléfique eut disparu, il lui fallut un moment pour retrouver la vue. Une silhouette noire se tenait devant lui. La partie logique de son esprit savait que ce devait être son fils, son cadet, le jumeau de Katla, le garçon qui avait mal tourné de tant de façons différentes, mais qui était Fent. En même temps, de toute évidence, ce ne l’était pas. Aran serra fortement les paupières pour écarter cette image, comme si cette nouvelle apparition eût elle-même été un effet secondaire du sortilège du mage, un reflet trompeur de la lumière. Mais quand il les rouvrit, la silhouette se trouvait toujours là, et toujours aussi déroutante. Il recula, soudain effrayé. Le Maître faisait le tour du garçon, admirant son œuvre. « Eh bien, eh bien, dit-il enfin. J’ai dépassé mes propres espérances, on dirait. Ces vieux pouvoirs ne sont pas perdus, après tout ! » Urse-Une-Oreille se dressa de toute sa taille, avec lenteur, derrière Aran Aranson ; il semblait désorienté, incertain. Son regard vint enfin se poser sur Fent Aranson, ou du moins ce qu’était devenu Fent Aranson, et resta là, comme incapable de s’en détourner, hypnotisé. Lorsque la silhouette de Fent s’approcha de lui, il poussa un cri et se retourna pour s’enfuir. Sortie de nulle part, une porte apparut, s’ouvrit et lui permit de s’échapper. L’écho de ses pas se perdit dans les volutes de l’escalier. Le Maître éclata d’un long rire dur. Puis il plaça une main réconfortante sur l’épaule d’Aran. « Pas d’inquiétude, Capitaine. Il sait quel chemin il doit suivre. Je lui ai confié sa tâche. Et maintenant, tu dois apprendre à accepter la tienne. Aran le regardait, affolé, les yeux exorbités. « Que lui avez-vous fait ? » Pour toute réponse, le Maître sourit encore. « Ne t’en soucie point, mon ami. Car il est désormais davantage que ce qu’il était, et quel père ne le souhaiterait pour son fils ? Toi et moi nous allons maintenant accomplir un voyage de découverte, car il est une chose que tu dois voir avant de rompre tous tes liens avec les objets mesquins de ce monde et de t’abandonner totalement à ce que tu dois faire pour moi. » 11. La Revanche de Kitten Le jour se leva, strié d’écarlate. Le signal d’alarme du marin, pensa Katla. Une journée trop tard, malheureusement. Ses articulations craquaient. Si elle respirait à fond, elle se sentait une brûlure dans les côtes. Elle avait l’impression que sa jambe droite était un morceau de bois, sauf lorsqu’elle essaya de la plier pour la ranimer un peu : un éclair de douleur lui remonta jusqu’à la hanche, lui arrachant une grimace. « Par les dents de Sur, me voilà bien arrangée ! » Et c’était sans tenir compte de la pulsation dans son crâne quand elle bougeait la tête, ou des frissons qui ne cessaient de la secouer. Personne d’autre n’était éveillé. Et elle n’avait nul désir de les déranger pour l’instant. Elle avait un plan. Ou une sorte de plan. Plus loin sur la plage, la corde était un serpent endormi, tendue là où elle l’avait mise à sécher. Elle avait évalué les falaises, et elle estimait leur hauteur à soixante-dix ou quatre-vingts pieds de haut. Elle espérait que la corde y suffirait, compte tenu du fait qu’une bonne partie en était inutilisable, attachée au bateau. Elle repéra le nœud qui liait les deux filins, le saisit, et il lui fallut s’escrimer pendant dix bonnes minutes pour le dénouer. Avec un soupir de soulagement, elle enroula la corde libérée tout en se dirigeant vers le haut de la plage, les pieds malmenés par les galets. Examinée de prés, la falaise se révélait effritée et peu sûre, le genre de matériau qui vous casse dans la main au mauvais moment. Katla frissonna. Tomber dans le sable, même depuis la moitié de la hauteur de la falaise, causerait de sérieux dommages. Elle ne se permettait habituellement pas ce genre de dangereuses spéculations. Mais elle n’était pas certaine de pouvoir se fier à ses capacités d’escalade dans l’état où elle se trouvait, et moins encore de pouvoir se fier au roc. Elle scruta les alentours à la recherche d’une voie possible vers le sommet. C’était vraiment un matériau épouvantable, de l’ardoise compacte qui évoquait plus une croûte de tarte que de la pierre. Par endroits, elle s’était écroulée en petites avalanches de terre et de rocs ; mais les anfractuosités ainsi produites semblaient encore plus dangereuses que les surfaces planes qui les flanquaient. Elle arriva bientôt à l’extrémité de la baie. Pas moyen de contourner le promontoire depuis la plage : le roc plongeait tout droit dans les eaux houleuses. Avec un soupir, Katla revint sur ses pas, alourdie par la corde qui lui faisait craquer les articulations. En retournant vers l’ouest, elle tomba sur une veine de quartz qu’elle avait manquée au cours de son examen précédent trop hâtif. Peut-être un pied de large, et qui rétrécissait vers le sommet. Plus dur que le roc environnant, elle se détachait fièrement dans l’ardoise, évoquant une côte incurvée dans la lumière. Katla y posa la main. Elle fut presque rejetée en arrière par l’explosion d’énergie qui déferla en elle. Un tumulte de voix, parlant toutes en même temps, ou peut-être une seule voix parlant en des langues différentes, une vaste clameur où elle ne pouvait rien saisir d’intelligible. Elle ôta sa main et le bruit disparut. Pour vérifier, elle toucha l’ardoise, et ne perçut rien qu’un vague bourdonnement lointain, très bas, facile à ignorer. Mais cette ardoise ne ferait pas l’affaire, même pour elle, et moins encore pour le reste des femmes, dont la plupart n’avaient jamais grimpé dans un arbre – alors, une falaise… Elle continua d’examiner la paroi de l’autre côté de la baie, pour être sûre, tout en sachant que c’était inutile : le roc cristallin lui avait fait comprendre qu’il était la meilleure option. Elle y revint, résignée, et déroula la corde. Après en avoir noué une extrémité autour de sa taille, elle examina les replis rocheux, puis commença d’escalader la veine de quartz étincelante. Les voix s’élevèrent de nouveau, un tel vacarme qu’elle avait du mal à penser. Elle les repoussa, les dents serrées, dans la partie de son esprit où elle rangeait ses craintes lorsqu’elle grimpait. Elle s’éleva, changea de pied sur une saillie, essaya la prise qui se trouvait au-dessus de sa tête – un gros surplomb solide qu’elle pouvait bien serrer, s’y balança, y accrocha ses pieds puis, se hissant à bout de bras, et la main droite enfoncée dans une fissure de l’ardoise, elle se haussa sur le surplomb. Très vite, elle se retrouva à trente pieds du sol. Il vaudrait mieux ne pas tomber maintenant, dit une petite voix dans sa tête. Les autres voix l’accompagnaient toujours, grommelant comme des parents dédaignés. « Oh, taisez-vous ! » leur dit-elle, puis elle se rendit compte qu’elle avait parlé tout haut. Un frisson lui parcourut l’échine, un autre. Elle se sentit une faiblesse dans les genoux. Pas bon, cela, pas bon du tout. Résolue à présent – tout en essayant d’ignorer le fait qu’elle ne pourrait sans doute pas retracer ses pas pour redescendre –, Katla continua de grimper. Près du sommet, elle jeta un regard par-dessus son épaule, soulagée de voir qu’il restait encore une bonne longueur de corde sur le sable. Elle vit plus loin les restes du naufrage de La Rose de Céra, qui servait à présent de nid collectif à une armée de mouettes. La nature est rapace, songea-t-elle soudain. Elle reprendra tout, à la fin. Cette pensée sembla lui dérober ce qui lui restait de forces. Au sommet, elle roula par-dessus le rebord et resta étendue un moment, exténuée, haletante, dégoulinant de sueur, les membres saisis d’un tremblement incontrôlable. Ce n’était même pas une escalade si dure, reprit la petite voix. Tu es mal en point. Très. Va-t’en, pensa-t-elle avec férocité. Je vais très bien. Il le faut. Elle se releva tant bien que mal et regarda autour d’elle pour trouver un bon endroit où attacher la corde. Guère de choix : deux buissons rabougris et quelques moutons à l’air inquiet. Elle choisit les buissons, découvrit qu’ils dissimulaient un rocher et y attacha un bon nœud d’amarre bien solide. Suffirait-il à tenir la corde pour Bréta-la-Grosse, impossible à dire… Elle rassembla ses forces, courut le long du sommet jusqu’à se trouver à la hauteur des femmes et se mit à crier. Pour une raison quelconque, elles erraient sur la plage, plongées dans des degrés divers de confusion, certaines essayant encore de se lever, d’autres fixant la mer d’un œil vacant. Elles dirigèrent leur visage vers elle au son de sa voix, comme des fleurs se tournent vers le soleil. Elle agita la main, montra la corde, y revint en courant. Lorsqu’elle fut arrivée à l’endroit où elle l’avait attachée, elle regarda de nouveau en contrebas et fut surprise de voir qu’elles se hâtaient toutes de la suivre le long de la plage. Elle s’était attendue à des retards et à des protestations, ne fût-ce que de la part de Kitten Soronsen. Mais, ayant subitement et bizarrement changé de caractère pendant la nuit, la fille blonde menait la charge le long du rivage, et les autres l’accompagnaient. Au milieu du groupe se trouvait la mère de Katla, qui faisait des signes frénétiques, montrant Katla, puis la mer. Katla fronça les sourcils et regarda Hildi battre Kitten au poteau pour atteindre la corde et se la nouer autour de la taille avec une telle alacrité qu’elle en fut inquiète. Deux malheureux nœuds de grand-mère, elle va décrocher, se dit-elle. Mais Hildi escaladait déjà, sans même laisser à Katla le temps de tendre la corde. Katla écarta toute autre pensée et assura la jeune fille, qui grimpait comme un rat dans une meule de foin. Elle est naturellement douée, pensa Katla, stupéfaite, car Hildi-la-Mince n’avait jamais semblé bonne à grand-chose, sinon à bavarder, à éplucher des navets et à coudre bien proprement. Se servant de la partie enroulée dans son dos comme d’un frein, Katla gardait la corde tendue, haletante, en suivant le rythme de la frénétique progression de Hildi vers le sommet. La tête de la fille apparut enfin, joues empourprées par l’effort, yeux exorbités. Quand elle arriva à portée du rebord de la falaise, elle s’élança, passa par-dessus et, après un roulé-boulé, s’immobilisa en soufflant comme un phoque. Puis, tandis que Katla dénouait les nœuds malhabiles de la corde autour de la taille de la fille, Hildi énonça d’une voix sifflante : « Des hommes… dans des bateaux !… Venus… pour nous… » Alarmée, Katla jeta un coup d’œil vers la mer. « Oh non ! » gémit-elle. Elle se releva d’un bond et relança la corde. Elle vit Béra repousser Kitten et attacher Bréta, puis regarda la fille commencer de grimper, des efforts maladroits et sans effet. Cette fois, Katla dut haler de toutes ses forces, tout en revoyant en esprit ce que lui avait montré son bref coup d’œil sur les vagues étincelantes : trois barques, bourrées d’hommes. Des Istriens. Des raiders. Trop éloignés pour être comptés ou identifiés. Plus loin que le navire naufragé. Qui ramaient pour le contourner, pas très vite. Deux autres énormes efforts, et Bréta fut en sûreté sur la falaise. Katla la détacha, renvoya encore la corde. Ils ne savent pas que nous sommes là, comprit-elle soudain, ravie. Ils vont examiner le bateau. Avec un peu de chance, ils croiront que nous nous sommes toutes noyées. Les embarcations avaient fait le tour du bateau à présent, et l’une d’elles se dirigeait vers l’ouest. Elle sourit. Mais elle vit alors le géant, Casto Agen, qui descendait la plage pour entrer dans les hauts-fonds. Déconcertée, elle le regarda traverser le ressac et chercher apparemment quelque chose. Puis il sembla l’avoir trouvé. C’était le reste de la corde, toujours attaché au bateau. Atterrée, elle le regarda l’attraper et commencer de se haler vers la carcasse du navire, une main après l’autre, et sans un mot semblait-il, car les raiders ne lui prêtaient aucune attention. Puis elle comprit : le colosse était muet. Mais il n’était certainement pas invisible. Un des raiders se dressa dans sa barque, la faisant tanguer, le doigt tendu vers le bateau. Puis l’embarcation changea de direction. « Grimpez plus vite ! » cria Katla à la fille accrochée à la corde. C’était évidemment Kitten Soronsen, et elle lança à Katla un regard d’une féroce hostilité. « Je grimpe le plus vite que je peux ! » hurla-t-elle en retour. Puis, à mi-voix : « Chienne. » Katla n’écoutait plus. Elle regardait avec une fascination horrifiée l’équipage de la barque tirer le colosse à son bord puis obliquer vers le rivage en faisant force de rames, dans de grandes éclaboussures. Les autres barques les imitèrent. Katla jeta de nouveau un coup d’œil en contrebas sur la plage. Il y avait encore là quatre femmes, incluant sa mère, et elle savait que, quelle que fût la vitesse de leur ascension, elles n’arriveraient pas au sommet avant que les hommes ne les capturent. « Détache la corde ! » cria-t-elle. Kitten lui en lança l’extrémité avec une force superflue. « Mère », cria Katla, en renvoyant la corde, « toi ensuite ! » Sans réagir, très calme, Béra attacha Magla Félinsen. Les muscles brûlants, de la sueur dans les yeux, Katla maudit l’abnégation de sa mère, l’obstination des raiders et l’ineptie de Magla, avec des jurons tous également obscènes. « Par les mamelles du dieu, Magla », déclara-t-elle en hissant enfin la fille par-dessus le rebord, « tu pèses plus que notre plus belle brebis ! » Elle poussa la fille tremblante en lieu sûr, puis s’efforça de défaire le nœud qui tenait la corde autour de sa taille. Mais le poids de Magla et les efforts qu’elle avait elle-même dépensés pour la haler l’avaient resserré sans espoir. Katla tapa rageusement du pied, frustrée. « Pas de coutelas, marmonna-t-elle furieusement, pour elle-même. Où est mon maudit coutelas quand j’en ai besoin ? » Kitten Soronsen s’approcha. « J’en ai un, dit-elle à mi-voix. Je l’ai pris au grand Istrien quand il m’a portée pour traverser jusqu’à la plage. — Sur soit loué ! » souffla Katla. Elle tendit la main, mais Kitten détourna les yeux. « Je vais maintenant te rappeler comme tu m’as gardée pour la fin, dans la cale, l’avertit-elle, et tes insultes, aussi. » Elle sortit le coutelas des hardes qui lui servaient de ceinture, fit jouer le soleil sur la lame. C’était un petit couteau, de peu de valeur, avec une poignée très décorée – trop petit pour servir d’arme, trop gros pour peler une pomme. Une babiole istrienne typique, se dit Katla, une pensée sans rapport, alors qu’elle se penchait pour le prendre. « Je suis une sorcière à la langue pointue, hein ? » remarquait la fille blonde, en passant le doigt sur le fil de la lame. « Ma mère est en bas, rétorqua Katla, les dents serrées. — Je sais. Elle a été très impolie avec moi aussi. » Kitten inclina la lame pour y refléter son visage. La première barque traversait les brisants, se faufilant entre les dents du récif que Katla avait traversées à la nage, suivant les indications du géant debout à la proue. Il n’était plus temps. Tandis que Kitten s’examinait dans la lame du coutelas, Katla bondit. Mais elle n’eut plus tôt porté son poids sur sa cheville foulée que celle-ci céda sous elle. Elle s’écroula avec une exclamation étranglée. Kitten se pencha sur elle, une ombre sur le soleil. « Je n’ai jamais aimé ta mère, dit-elle d’une voix soyeuse. Elle a un sale caractère. Mais peut-être que des travaux forcés dans un bordel istrien la calmeront un peu. » En grondant comme un ours, Katla se précipita sur la fille, qui l’évita sans effort, ouvrit la main par-dessus le rebord de la falaise et laissa la petite lame tomber dans l’air clair. Katla la suivit des yeux, un tournoiement argenté, jusqu’à ce qu’elle frappât le sol quatre-vingts pieds plus bas. Les larmes lui montèrent aux yeux. D’une main tremblante, elle les essuya. « Je te tuerai pour cela, Kitten Soronsen », déclara-t-elle. Et elle disait vrai. « Tu devras d’abord m’attraper. » Et sur ces mots, Kitten tourna les talons et s’enfuit en courant dans la campagne istrienne, éparpillant les moutons aux aguets. Magla, Hildi et Bréta la regardèrent s’éloigner, les yeux écarquillés, en état de choc. Katla la contemplait comme si le pouvoir de ce regard avait pu transformer la fuyarde en cendres. Il y avait un martèlement dans sa tête, ses membres étaient douloureux, elle était si exténuée qu’elle pouvait à peine parler. Mais elle parvint cependant à aller trouver Magla et à s’acharner de nouveau sur les nœuds. Par la pure force de sa volonté, et de ses dents, elle défit le premier, puis le deuxième ; le troisième s’obstinait. Le temps de trouver un morceau d’ardoise assez coupant pour le trancher, il était trop tard. Baranguet et ses compagnons tenaient sa mère, Kit Farsen, Forna Stensen et Léni Stelsen immobilisées face contre terre sur la plage. * * * « Ça va, Katla ? Tu es aussi blanche que du lait. » Katla battit des paupières, essaya de voir. Le visage brouillé de Hildi se stabilisa devant ses yeux. Puis une paume fraîche vint se poser sur son front. « Mais, par Féya, tu es brûlante ! — Je vais très bien », dit-elle d’un ton abrupt, même si elle se sentait atrocement mal. Elle repoussa la main de la fille et tourna son regard vers l’océan. Deux des embarcations des raiders s’éloignaient vers l’est, chargées de leurs captives et du géant rescapé. De la troisième il n’y avait pas trace. Katla ne parvenait pas à penser clairement, ne parvenait pas à penser du tout. Les possibilités se déployèrent avec lenteur dans son esprit, comme si ses propres réflexions lui étaient inaccessibles. S’enfuir dans la campagne istrienne. Rester là et pourrir en attendant le passage d’un vaisseau eyrain – ce qu’elle écarta aussitôt. Ou redescendre sur la plage et essayer de suivre le rivage en contournant le promontoire vers l’est, ce que les raiders n’envisageraient sûrement pas. Et se faire piéger par la marée, ou mourir de faim. « Qu’allons-nous faire ? gémit Magla. — Tais-toi », dit Katla, plus férocement qu’elle n’en avait eu l’intention. Pas vers l’est. Les raiders allaient par là. L’ouest ou le sud, alors. Kitten était partie vers le sud. Katla ne voulait plus jamais la revoir, à moins d’avoir un pied sur la gorge de la fille blonde, et une bonne lame à la main. En s’appuyant sur l’épaule de Magla, elle se releva, consciente des douleurs qui l’élançaient dans les jambes. « Suivez-moi », croassa-t-elle. En d’autres circonstances – sans ces jambes tremblantes, cette fièvre, ce martèlement dans son crâne, et la bande de coupe-gorge esclavagistes –, elle aurait trouvé ravissante cette partie du continent istrien. Accidenté mais pittoresque, le paysage combinait la rude beauté d’Eyra et les contours plus doux d’une belle contrée fertile. Des vallons secrets et de hautes collines boisées cédaient la place à de larges champs parsemés de moutons et de fermes à l’air prospère. Elle aurait pris un plaisir certain à envisager de se glisser dans une de ces fermes, de libérer un ou deux poneys et de partir au trot dans la campagne pour voir quel délit elle pourrait y commettre. Mais avec trois femmes qui n’étaient jamais montées sur le vieux poney courtaud de l’île, et moins encore sur les beaux chevaux istriens pourvus de toutes leurs dents et de leur propre volonté, il semblait radicalement impossible de voler quatre chevaux et de s’échapper sans se faire prendre. Mais quel autre choix s’offrait à elles ? Elles n’avaient pas parcouru un demi-mile et elle était déjà si épuisée qu’elle aurait pu s’écrouler sur place. « J’ai faim, geignit Bréta. — Tu as toujours faim, répliqua méchamment Hildi. — Je suis gelée », ajouta Magla en frissonnant. « Et nous avons besoin de manger. » Elle avait une intonation accusatrice, comme si Katla était entièrement responsable de leur situation. Katla se passa une main sur la figure. Ses joues étaient brûlantes ; elle avait le vertige. La seule évocation de la nourriture lui donnait la nausée, mais elle savait que Magla avait raison. Elle fut soudain envahie d’indignation à l’idée que les autres s’attendaient à la voir leur en procurer. « Que voulez-vous que je fasse, que j’attrape un mouton et l’étrangle à mains nues ? Que je le dépèce pour que nous le mangions cru ? » Elles eurent la décence d’en paraître décontenancées, et même penaudes. Katla se sentit sourire, et elle comprit qu’elle n’allait vraiment pas bien. L’instant d’après, elle était assise par terre, la tête entre les genoux, un tourbillon dans le crâne. Elle rouvrit les yeux. Tout le reste vacillait aussi autour d’elle. Elle tomba sur le côté et resta là, comme morte. « Qu’est-ce qu’elle a ? » demanda Magla d’un ton grognon. « Elle est malade », répliqua Hildi à voix basse ; elle était inquiète. « Très malade. » Bréta se mit à pleurer : « Qu’allons-nous faire ? Qu’allons-nous faire ? » Il y eut un long silence. « On pourrait la porter, dit Bréta en reniflant. — Toi, tu peux la porter », répliqua Magla, injuste. « Je ne vais sûrement pas le faire. » Bréta se mit à pleurer de plus belle. « On pourrait la laisser… » commença Magla, les yeux soudain brillants devant l’audace de son idée. « On pourrait la laisser là et suivre la côte vers un port… » Elle se tut, à court d’imagination. Hildi ricana : « Et après, alors ? Demander à un gentil capitaine istrien de nous ramener chez nous ? Nous sommes en guerre, Magla Félinsen. L’Eyra est en guerre avec l’Istrie, et nous sommes ici, quatre Eyraines perdues en territoire ennemi, sans armes et sans parler un mot de la langue. » Elles gardèrent le silence après cela, en méditant sur leur sort, tandis qu’à leurs pieds Katla se tordait de fièvre, baignée de sueur. Quelques moments plus tard, cependant, Magla entendit des voix. « Qu’est-ce que c’est ? » Elles se blottirent ensemble au creux des arbres comme si elles avaient pu se fondre à l’écorce. Mais la tunique rousse de Katla était une grande et éclatante tache de couleur sur le sol herbu, et elles ne pouvaient la déplacer. Hildi leva la tête pour regarder craintivement dans la direction des voix. Elles eurent l’impression que des minutes passaient tandis qu’elle scrutait ainsi, puis elle murmura d’une voix rauque : « Des hommes. » Elle se rassit sur ses talons, encore plus pâle qu’auparavant. « Plein d’hommes, tous en manteau bleu et avec des casques à plumes, qui marchent avec leurs chevaux. — Ça ne ressemble pas trop aux hommes qui nous ont capturées », observa Magla, sceptique. Le visage de Bréta s’illumina : « Ils nous aideront peut-être à retourner chez nous. » Son estomac gargouillait férocement à cette seule pensée. Hildi rit tout bas : « Je ne crois pas, Bréta », dit-elle plus gentiment, malgré tout, que ne le méritait la grosse fille. Puis son visage prit une expression solennelle. « Mais ils ont l’air plus recommandables que les raiders. » À son tour, Magla jeta un coup d’œil aux hommes qui s’approchaient. Quand elle s’assit, elle semblait pensive : « Ils ne ressemblent pas du tout aux esclavagistes, remarqua-t-elle à voix basse. Ce sont sûrement des soldats. Des vrais soldats, à leur aspect. Et ils sont vraiment bien équipés, très bien habillés… » Personne ne lui fit remarquer qu’elle avait à première vue trouvé les raiders plutôt attrayants dans leurs accoutrements exotiques, avec leurs longues boucles d’oreilles d’argent et leurs noirs cheveux huilés. Elle prit Hildi par le bras : « Nous devrions nous rendre, lança-t-elle avec ardeur, je suis sûre qu’ils nous traiteraient mieux que les brigands qui ont mis Tomberoc à sac. Et Féya sait que nous ne survivrons pas bien longtemps ici sans nourriture et sans abri. » Et sans laisser Hildi ou Bréta ouvrir la bouche pour répondre ou protester que ce n’était peut-être pas la meilleure des idées, Magla se leva d’un bond et se mit à appeler les soldats istriens. 12. Dans le Désert Virelai courut jusqu’à en avoir les poumons remplis de poussière. Puis il courut encore. Il courut jusqu’à en avoir les yeux aveuglés par le soleil. Le soleil se couchait, mais il continua d’avancer en trébuchant. Il ignorait complètement où il se trouvait et s’en souciait encore moins, du moment qu’il se trouvât loin d’Alisha Alouette-du-Ciel et de la pierre avec laquelle elle l’avait touché. Il avait traversé une zone désertique, puis des étendues de buissons épineux, avait buté dans un cul-de-sac, un ravin desséché d’où il avait dû se tirer par escalade, à moitié aveuglé, au crépuscule, les muscles tremblants de terreur à l’idée de s’écraser sur les rocs acérés. Il avait traversé une rivière, sans en avoir eu l’intention – du sable mou était devenu de la boue qui avait tenté de l’aspirer, il s’était jeté en avant pour y échapper et s’était retrouvé dans de l’eau jusqu’aux genoux, puis sur l’autre rive sans presque avoir eu le temps de prendre conscience de la transformation des éléments. À présent, toute lumière avait disparu du ciel et, soudain effrayé, il pouvait sentir le martèlement de son cœur dans sa poitrine. Impossible d’aller plus loin. Dès qu’il s’arrêtait, chaque parcelle de son corps réclamait à grands cris son attention. Il avait mal partout. Et d’une manière à laquelle il n’était pas habitué : des douleurs insistantes, impossibles à ignorer, des déchirures, des meurtrissures, une détresse générale. Les muscles de ses jambes étaient raides et brûlants. Il avait la poitrine prise dans un étau comme si on l’avait impitoyablement enserrée de cordes, il pouvait entendre le son sifflant qui s’en échappait à chaque souffle, il pouvait sentir l’air qui lui décapait les poumons. Et dès qu’il prenait conscience d’une douleur ici, une autre venait la chasser. Il avait une épine dans le pouce de son pied droit, une pierre coupante avait entaillé la plante de son pied gauche ; une vile plante du désert avait collé des petites ventouses, comme des bouches, le long de ses mollets. Ses cuisses semblaient devenues de bois, tant elles étaient durcies – mais un bois incendié par un feu de forêt. Les morsures d’insectes le piquaient et le démangeaient. La sueur – une humeur qu’il n’avait jamais exsudée de toute son existence, et encore moins en telle quantité et avec une telle odeur – avait dégouliné entre ses jambes et sous ses bras, puis, en séchant, lui avait irrité la peau. Et à travers tout cela, son esprit était harcelé par une question qu’il n’osait examiner, et à laquelle il osait moins encore trouver une réponse. Que lui avait fait Alisha Alouette-du-Ciel ? Et comment avait-elle osé prendre une telle décision de son propre chef ? Compte tenu des propriétés de la pierre, elle aurait aussi bien pu le détruire, l’effacer de la surface d’Elda comme ces autres malheureux foudroyés par son éclat meurtrier, les yeux blancs, le corps aussi mou et inanimé qu’une poupée de paille. En l’occurrence, la mort elle-même lui semblait préférable, car son corps – plus vivant qu’il ne l’avait jamais été de toute son existence – n’était qu’une plaie. Si c’est là ce que signifie être vivant et complètement humain, se dit-il, je me contenterai de retrouver mon ancienne demi-vie, malgré ses limitations particulières. Il se laissa lourdement tomber sur le sol sablonneux et enfouit sa tête dans ses mains, ce qui ne lui valut rien de plus qu’un sombre martèlement dans les tempes et une nouvelle douleur à la nuque. Aussi s’appliqua-t-il à extraire l’épine qui s’était logée dans son doigt de pied. Cette entreprise l’occupa si longtemps que le ciel oriental s’empourprait déjà légèrement lorsqu’il en eut fini. Mais c’était un soulagement énorme, miraculeux, qui l’envahit comme une vague de chaleur. « Extraordinaire », marmonna-t-il. Sa voix même lui paraissait différente, un fort croassement au lieu de son habituel murmure d’herbe sèche. Son nouveau corps lui parlait, de manière urgente. Il avait soif. Il avait faim. Combien de temps depuis qu’il s’était nourri ? Sa piste était marquée par de légers creux et des traînées dans le sable, des traces qui s’étiraient à travers les dunes et les rares buissons, mises en relief par la lueur rosée du soleil qui se levait. Il n’avait pas de but. Revenir sur ses pas lui paraissait donc moins difficile qu’à un autre voyageur perdu dans ce désert. En vérité, raisonna-t-il, n’importe quelle direction était aussi bonne, ou aussi mauvaise, qu’une autre. La petite rivière qu’il avait traversée ne pouvait se trouver très loin : l’ourlet de sa tunique était encore humide. Se découvrant une résolution nouvelle, qui pouvait être considérée comme un désir de survie, une résolution qui semblait partie intégrante de ce mode nouveau et peu familier d’existence, il redressa les épaules et força ses muscles gémissants à suivre la piste en sens inverse. * * * Sur la rive nord du courant d’eau qu’il avait traversé aux petites heures du jour, Virelai découvrit une zone de sol labouré, avec un amas d’objets abandonnés qu’il n’avait pas remarqués dans l’obscurité. Il y avait des marques fraîches dans la boue, elles cédaient un peu sous la main au lieu d’être recuites par le soleil et dures comme de la pierre ; c’étaient les traces de nombreux sabots de chevaux et de grosses bottes. Les miliciens qui avaient attaqué leurs ravisseurs étaient passés par là, pas très longtemps auparavant. Il le supposait à cause d’un morceau d’étoffe déchiré, au pied d’un buisson épineux. Il était décoloré, zébré de rose et de vert, et il le reconnut tout de suite. C’était une étoffe tissée par Alisha sous la gouverne d’une des vieilles Nomades, et Alisha l’aimait beaucoup, malgré sa teinture inexperte et ses ourlets aux lignes hésitantes ; elle l’avait gardée pour matelasser le fond de son vieux coffre en bois, jusqu’à ce qu’un caprice de Falo la lui ait fait aimer aussi, comme il arrive avec les petits enfants. Après avoir dépassé cette phase de son enfance, Falo avait exigé que l’étoffe fût placée sur son lit tous les soirs ; sans elle, il ne pouvait dormir. En regardant maintenant le tissu, tristement drapé sur un rocher au cœur de ce désert inhumain, Virelai sentit soudain une boule inattendue lui serrer la gorge : la dernière fois qu’il l’avait vu, c’était dans le chariot d’Alisha et de Falo, le jour funeste où les soldats les avaient attaqués. Le dernier jour de Falo sur Elda. Avec chagrin, il alla ramasser l’étoffe. En dessous, ce n’était pas un rocher, mais le cristal de voyance d’Alisha Alouette-du-Ciel. La roche massive était posée par terre, et la poussière ternissait ses facettes polies et muettes. Les soldats l’avaient de toute évidence considéré comme sans valeur et abandonné comme n’importe quel rebut. Il était lourd, il les retardait, ils n’en voyaient pas l’utilité, alors ils l’avaient jeté, avec le tissu qui l’enveloppait. Virelai examina le cristal, la tête un peu penchée de côté, aussi méfiant qu’un oiseau observant un serpent. Il avait été élevé parmi des pierres semblables : le Maître en possédait une vaste collection, et il connaissait leur pouvoir. Le cristal que Virelai avait volé à Sanctuaire avait été de la même provenance que celui d’Alisha, extrait des rocs brûlants de l’Échine du Dragon, là où les Monts Dorés rejoignent les grands pics volcaniques du Sud. Découvert au temps de la grand-mère d’Alisha, il avait été transmis à la sage et vieille devineresse, Fézack Chante-Étoile, puis à Alisha. Et Alisha avait eu beau prétendre que le cristal avait perdu beaucoup de son pouvoir depuis la mort de sa mère, Virelai n’était pas sûr que ce fût la vérité. La proximité du cristal lui hérissait la peau – sa peau nouvelle. Il vibrait. Il chantait. Virelai savait qu’il ne pourrait jamais l’abandonner là sans au moins l’effleurer. Mais les exigences de la soif parlaient plus fort. En gardant un œil sur le cristal, au cas où il s’enfouirait soudain dans le sol ou se fondrait dans son environnement, il recula jusqu’à l’eau, en prit dans ses mains en coupe et en déversa à plusieurs reprises dans sa bouche et sa gorge reconnaissantes. Parmi les détritus laissés par les soldats, il trouva une gourde de peau miraculeusement presque intacte, encore bien utilisable malgré un petit trou dans un coin. Il la remplit. Il n’y avait malheureusement pas de nourriture. Il s’efforça d’oublier sa faim, puisqu’il n’y pouvait pas grand-chose. Il ne devrait pas retarder plus longtemps d’interroger le cristal. Il appuya la gourde en équilibre contre le buisson épineux, s’accroupit sur ses talons et posa les mains sur la pierre. Il constata d’abord seulement qu’elle était étonnamment fraîche, malgré le soleil haut dans le ciel qui diffusait autant de chaleur qu’un four à pain. Le cristal était comme une bénédiction entre ses mains. Sans en avoir conscience, il le caressa, en suivant les contours du bout des doigts, puis il y appliqua ses paumes, plus fermement mais avec douceur. Il ne se passa rien. Virelai avait l’impression de tenir une roche inanimée, froide et pesante. Même Alisha avait détesté le cristal, il se le rappelait. Comme si elle avait réagi à ce souvenir, la pierre s’anima brusquement en bourdonnant, lui lançant des petits frissons dans les bras. Puis, aussi bruyante qu’une ruche d’abeilles, elle s’empara de lui, envahissant toutes ses sensations, jusqu’au tréfonds de son crâne. Il vit des lumières multicolores nager dans sa tête, et avec elles, des visions. Cinquante ou soixante hommes et femmes en train de brûler dans un grand engin rond fait de barres entrelacées, un métal chauffé à blanc qui les maintenait captifs dans les flammes, mais permettait à une foule de spectateurs de bien voir leurs tourments. Sur une estrade, derrière la foule, se tenait la créature boursouflée qu’il connaissait sous le nom de Tanto Vingo, portant de riches habits pourpres ; sa tête chauve était ceinte d’une couronne de fleurs éclatantes, et deux femmes à peine vêtues lui enlaçaient les jambes. Près de lui, on avait dressé un cadre de bois. Une silhouette nue y était attachée, poignets et chevilles ensanglantés par le fil de fer barbelé qui les liait. Les paupières avaient été cousues pour demeurer ouvertes, de manière grotesque, mais Virelai connaissait le visage de Saro Vingo comme le sien propre. À l’arrière-plan, des murailles et des tourelles élégantes aux teintes rouges et rosées se dressaient dans un ciel éclatant strié de pourpre et de rouge, avec des nuages de fumée déchiquetée, épaisse et noire… Virelai battit des paupières, horrifié par ces images. C’est impossible, se dit-il. Les idées se bousculaient dans sa tête. C’est impossible. Il réfléchit intensément. La deuxième brigade de soldats les avait capturés seulement deux jours plus tôt – ou alors il était resté inconscient plus longtemps qu’il ne l’avait pensé. Et ils s’étaient trouvés loin, très loin de Jétra au moment de l’embuscade… Puis il se rappela ce que lui avait dit la vieille Fézack Chante-Étoile, lorsqu’il s’était joint à la troupe des Nomades : « Il voit toutes sortes de choses, mon cristal de voyance. C’est un des plus beaux, venu des profondeurs de la terre, plus proche de la magie de la Déesse que tous les autres, tu comprends. S’il vous a en amitié, il peut vous montrer non seulement des événements du monde présent, mais aussi ceux du passé, et de l’avenir, ce qui peut arriver. Avertissements, présages, signes, il m’offre tout. C’est la magie de la terre qui parle ainsi, mon garçon, qui nous signale ce que nous avons besoin de voir, afin de guider nos actes et nos pensées. Elda veille sur les siens. Même alors qu’elle nous reprend en son sein, elle veille sur les siens. » Je vois l’avenir, songea-t-il, morne. Un terrible, un terrifiant avenir. Il n’éprouvait aucune affection particulière pour ceux qui brûlaient dans la cage ronde, même si nul n’aurait dû connaître une mort aussi horrible sous les yeux d’un monstre. Mais voir Saro ainsi traité, et par son propre frère, c’était plus qu’il n’en pouvait souffrir. De tous ceux qui vivaient encore en ce monde, il considérait Saro comme un ami. L’intensité de son outrage le prit par surprise. C’était comme une présence dans sa poitrine, dans sa tête, une explosion de chaleur dans tout son être. Une pensée folle lui traversa l’esprit. Il allait sauver Saro ! Il se rendrait à Jétra et il le trouverait, il le libérerait, il l’emmènerait dans des régions plus sûres. Mais, presque en même temps, le désespoir l’envahit. Comment pouvait-il, lui, Virelai, apprenti mage sans talent, énigme et illusionniste, accomplir cet acte grandiose ? Rappelé d’entre les morts, il était perdu dans le désert : une créature contre nature dans un lieu hostile. Il n’avait aucun pouvoir, aucun plan, aucune carte de l’avenir. Mais peut-être le cristal en savait-il davantage. Il posa de nouveau les mains sur la pierre et se concentra sur l’image de Saro dans son esprit, y mettant tout ce qu’il possédait de volonté. Malheureusement, au lieu des panoramas jétrains, le cristal lui présentait maintenant la lumière du désert et des nuages tourbillonnants de cendres. Des fissures vomissaient des jets d’un rouge ardent qui s’écoulaient en serpentant, couraient entre de gros rochers, se refroidissaient en rubans et en amas fumants. Quel est cet endroit ? se demanda Virelai, épouvanté. Comme en réponse, la perspective recula dans le cristal : il voyait maintenant cette scène de loin, un grand pic pointu qui vomissait dans le ciel de la fumée noire et jaunâtre, avec à son pied une vaste bande de sable parsemée de gros rochers. Il pouvait distinguer deux minuscules silhouettes dans le lointain, à l’est et à l’ouest, qui se dirigeaient non pas vers lui qui les regardait mais, follement, de manière suicidaire, vers la montagne qui crachait ses cendres. L’une d’elles était une énorme créature qui marchait à quatre pattes. L’autre semblait humaine, la tête entourée d’une auréole de cheveux roux. Était-ce leur teinte naturelle ou se coloraient-ils de la lumière ambiante, c’était impossible à dire. La première silhouette s’arrêta, se retourna, parut renifler l’air. Virelai la vit mieux alors, et la reconnut. Bëte. La Bête. Plus grande que nature et guérie des blessures qu’elle avait pu recevoir pendant la déroute, au bord de la rivière. Il frissonna. Quelque chose d’étrange et de troublant se préparait là, et il ne le comprenait pas du tout. Il ferma les yeux et reposa son front las sur la pierre. Se rejeta aussitôt en arrière, comme s’il s’était brûlé. Avec une terrible clarté, il avait vu Alisha Alouette-du-Ciel qui s’en venait, montée sur un cheval noir. Il se recroquevilla, horrifié. Il connaissait ce cheval. Il l’avait vu étendu raide mort sur le même champ de bataille où il avait lui-même été ramené à la vie. Un filet de sueur lui coula dans l’œil et il battit furieusement des paupières pour s’en débarrasser, voulant et ne voulant pas à la fois voir ce que le cristal lui montrait à présent. L’image se rapprocha. Il distingua le menton volontaire d’Alisha, les rosettes de sueur qui avaient séché sur ses avant-bras, sur son visage, sur les flancs de l’étalon noir. Et il aperçut ses yeux fous, aussi ternes que ceux d’un poisson mort. Le cristal resta longtemps avec ce cheval et sa cavalière, comme s’il n’avait pas voulu rompre le contact avec son ancienne propriétaire. Virelai les observa arriver au sommet d’une dune, vit Alisha se mettre la main en auvent sur les yeux puis pousser l’étalon dans la pente, presque sans arrêter. Ils traversèrent au galop le lit à sec de la rivière sans prendre la peine d’y chercher de l’eau. Ils dépassèrent le grand lézard tacheté qui se dressait sur son rocher, déployant sa collerette, alarmé. Ni le cheval ni sa cavalière ne semblèrent le remarquer. Les doigts d’Alisha étaient férocement refermés en poing dans la crinière de l’étalon. Et dans ce poing, Virelai le savait, reposait la pierre de mort. Il ne pouvait supporter de contempler leur inexorable progression. Épouvanté par la folie résolue d’Alisha, par l’existence contre nature de Présage de la Nuit, il ôta ses mains du cristal, enveloppa celui-ci dans le tissu qu’il noua, et reprit sa gourde. Voir ainsi Bëte et la Nomade n’avait fait que raffermir sa propre résolution. Il ne pouvait aller vers le sud : les horreurs potentielles qui s’y jouaient étaient encore pires que celles qu’il avait vues dans la Cité Éternelle. En traînant le lourd cristal derrière lui, Virelai repartit en direction du nord. 13. Parmi les Houris « Que… Ôte-toi de là ! Ôte-toi de là ! » Katla s’éveilla en furie, en donnant des coups à droite et à gauche. Un de ses poings entra en contact avec quelque chose qui céda tandis qu’une voix criait brusquement dans une langue étrangère. Elle s’assit pour regarder autour d’elle. Elle était encerclée par ce qui semblait une nuée de gigantesques papillons, des silhouettes qui voletaient, enveloppées de robes multicolores, et qui observaient désormais une distance prudente. Désorientée, la tête confuse, elle se demanda soudain si elle avait ingéré une substance qui lui donnait des hallucinations. Les choses voletantes se rapprochaient de nouveau. « Allez-vous-en ! » cria-t-elle, en grimaçant à l’écho bruyant renvoyé par des pierres. Les créatures se serrèrent les unes contre les autres. Katla avait l’impression de rêver. Elle résolut de chercher une manière de s’en échapper. En jetant un regard circulaire sur les environs, elle constata qu’elle se trouvait dans une vaste pièce aux murs de pierre, au plafond haut – inhabituel en soi pour une fille élevée sous des toits de terre gazonnée. De l’autre côté de la pièce, un feu crépitait dans un âtre noir de suie. À sa droite, un long mur, avec en son milieu une énorme porte en bois bardée de fer. Par une paire d’étroites fenêtres on pouvait apercevoir une bande de ciel gris pâle, plein de nuages. Au centre de la chambre, un grand contenant métallique vomissait des nuées de vapeur aromatique. Tout cela était dépourvu de sens. Où et comment était-elle arrivée là ? Elle se rappelait avoir escaladé la falaise d’ardoise, la traîtrise de Kitten Soronsen, la vision de sa mère tombée aux mains des raiders. Elle se rappelait s’être sentie très malade, et s’être inquiétée de Hildi, de Bréta, de Magla et de leur capacité à se débrouiller seules si elle s’endormait. À part cela, elle ne pouvait rien se rappeler d’autre. Elle baissa les yeux. La situation empirait : ses habits – des haillons, en réalité – étaient empilés en tas près de sa couche. Tous ses habits. Elle ne pouvait se rappeler la dernière fois où elle avait été nue sous le regard d’autrui. Puis elle se rappela. L’Île aux Epaves. Tam Renard. Mais même à ce moment-là, se dit-elle en repoussant le chagrin de ce souvenir si richement sensuel, il me restait un bas… Elle saisit ses vêtements pour les serrer contre elle, bondit du lit et se précipita vers la porte. « Et où crois-tu aller ? » Une voix familière. Katla s’arrêta brusquement tandis qu’une des volumineuses silhouettes s’interposait entre elle et la porte. Qui que ce fût, on connaissait l’eyrain, même si aucune Eyraine digne de ce nom ne se serait jamais laissé surprendre dans ce bizarre drapé de soie turquoise qui ne laissait visibles que les lèvres et les mains. Les lèvres étaient fardées, un rouge éclatant et scintillant de fleur de Damas. Elles avaient l’air… Eh bien, l’effet était curieusement obscène. Katla se surprit cependant à fixer cette bouche comme si elle détenait la clé de toutes ces énigmes. Ces lèvres bien dessinées, la façon dont elles s’incurvaient en un sourire dédaigneux. Des hommes admireraient cette bouche, mais elle semblait cruelle à Katla, et elle ne la connaissait que trop bien… Ce fut soudain comme si toute sa poitrine se remplissait de bile. « Kitten Soronsen ! gronda-t-elle. J’aurais dû savoir que tu t’en tirerais. Et en imitant parfaitement une putain istrienne ! — Je ne te crois guère en position de prétendre à une quelconque supériorité morale, toute nue et crasseuse comme tu es là, une femme qui a ouvert les cuisses à un bateleur ! » ricana Kitten. Les mains de Katla devinrent des serres. Elle se jeta sur l’autre avec hargne et déchira la soie légère comme s’il s’agissait de la chair même de Kitten. La robe turquoise ne fut bientôt plus qu’une ruine autour des pieds de la fille blonde. Trébuchant dans ses replis soyeux, Kitten tomba par terre en hurlant de rage et Katla fondit sur elle, consumée par le désir de l’anéantir ! Les autres femmes intervinrent pour tirer Katla à l’écart avec des caquètements farouches et inintelligibles dans leur langue étrangère. Les papillons. Même au plus profond de sa soif de sang, Katla fut surprise de la poigne que possédaient ces créatures apparemment fragiles. Mais Grand-Ma Rolfsen lui avait toujours dit de ne pas juger un cheval à sa robe, un homme à sa chevelure ou une femme à la manière dont ses habits étaient taillés. Elle se débattit violemment, mais elle était encore fiévreuse et elle eut bientôt l’impression que ses bras et ses jambes étaient des morceaux de corde mouillée. Contre la détermination des Istriennes, elle ne pouvait rien. Une silhouette plus grande que les autres, toute vêtue de noir, s’avança. « Couvre-toi », aboya-t-elle à l’adresse de Kitten Soronsen, en lui lançant une robe noire. « Ton corps est un don de la Déesse, à ne pas exposer à tous vents de telle façon ! » La fille blonde s’inclina avec obéissance. Quelque chose clochait dans son aspect. Katla tendit le cou pour mieux voir, mais la haridelle s’interposa entre elles. Plus grande et plus large que Katla, elle paraissait presque bloquer la lumière. Elle inclina la tête et examina de près sa captive. Katla pouvait sentir le poids de ce regard même à travers le voile que portait la femme. On la scrutait des pieds à la tête, on notait chaque meurtrissure, chaque défaut. C’était une expérience fort déplaisante. Katla avait l’impression d’être une des meilleures juments de son père qu’on évaluait au marché de Sundey. Cette créature va se mettre bientôt à me tâter les jambes et à commenter la forme de mes fanons, se dit-elle. De fait, la femme en noir se mit à aboyer des ordres aux autres femmes, qui se hâtèrent ici et là dans la chambre pour rassembler des objets et se préparer à une tâche éventuelle. Katla se doutait de quoi il retournait. Puis la femme se pencha plus près. Ses lèvres, révélées par la fente peu flatteuse de son voile, étaient pâles, sans fard, sans forme et sans beauté. Deux poils épais poussaient sur un gros grain de beauté, près de sa bouche. « Vous êtes comme des démons, vous autres, les femmes du Nord », dit la créature, avec un fort accent. « Vous n’avez ni manières ni retenue. Vous devriez avoir honte. Comment vos hommes peuvent-ils vous aimer quand vous êtes aussi grossières et aussi désagréables ? » Katla se mit à rire : « Et comment crois-tu que vos hommes vous aiment quand ils vous enroulent dans ces horribles robes et vous enferment comme des prisonnières ? » La femme en noir pinça les lèvres. « Nous choisissons de porter les robes de la Déesse. C’est une question de respect. » Elle fit un signe aux autres femmes, qui se rapprochèrent de Katla. Elle leva les poings en tremblant un peu, secouée par des frissons de fièvre. « Approchez encore, et vous allez apprendre ce que grossière et désagréable veulent dire ! — N’ayez pas peur d’elle, lança Kitten Soronsen. Elle est trop souffrante pour vous faire du mal. Voyez comme elle tremble. » Comme réconfortées par ces paroles, les femmes avancèrent derechef. Avec une vivacité imprévue, la femme en noir évita les poings de Katla et passa sous sa garde pour lui retourner douloureusement un bras dans le dos. Katla poussa un cri étranglé. Je deviens trop lente, songea-t-elle, misérable, tandis que son bras était tordu encore plus haut. Mais je ne me sens pas bien, malédiction ! Ses genoux se dérobèrent, mais la femme en noir la tenait avec fermeté. Les autres lui prirent les pieds et la soulevèrent. Ensuite, il y eut un grand éclaboussement, et elle fut engloutie. Encore ! protesta-t-elle intérieurement. Qu’est-ce qu’ils ont avec l’eau, ces Istriens ? En se débattant désespérément, Katla jaillit du bain parfumé, crachant de l’eau par tous ses orifices. Les femmes reculèrent, alarmées, mais Kitten s’avança, brandissant d’une main une brosse à long manche et de l’autre une barre jaune à l’odeur forte. « Tenez-la, et je m’en occuperai avec plaisir », déclara-t-elle, un sourire cruel sur ses lèvres si bien dessinées. Katla cessa de se débattre, tant elle était horrifiée. « De quand exactement date ta trahison, Kitten Soronsen ? Quand les Istriens t’ont capturée, ou quand tu es sortie du ventre de ta mère ? » Kitten haussa les épaules. « J’ai décidé de faire contre mauvaise fortune bon cœur. » Elle lui adressa un clin d’œil. « Je crois que je pourrais me trouver bien ici. Mais je ne peux imaginer que ce sera le cas pour toi. » Katla lui adressa un regard flamboyant. « Et les autres ? — Elles sont au rez-de-chaussée avec les houris de moindre importance. On les récure et on les prépare pour le marché aux esclaves », dit froidement Kitten, en enduisant les poils de la brosse de mousse de savon. Katla sentit le sang lui monter à la tête, un bourdonnement dans ses oreilles, comme une ruche. Elle voulait sauter du bain toute nue et fourrer cette énorme barre de savon dans la petite bouche cruelle de Kitten Soronsen. Elle voulait la rouer de coups jusqu’à ce qu’elle se rende, elle voulait… Mais la poigne des femmes se resserra comme si ses intentions étaient limpides. Kitten éclata de rire et la lueur des chandelles se refléta sur ses lèvres luisantes. Katla, distraitement, s’étonna de voir des luxes comme le fard et le parfum gaspillés pour une Nordique. Qu’avait donc dit ou fait Kitten Soronsen pour se gagner de telles faveurs ? C’était extrêmement dérangeant. Dans son état d’hébétude, Katla ne pouvait y trouver aucune explication logique. Et pourquoi lui offrait-on un bain, à elle aussi ? Un plongeon rapide dans de l’eau, comme le reste de ses compatriotes, aurait suffi pour un court trajet jusqu’au marché aux esclaves. Puis Kitten fondit si férocement sur Katla, avec sa brosse et son savon de lessive, que penser de manière logique ne fut plus une option pour Katla. Pendant un long moment, il n’y eut plus dans cette pièce d’autres mots d’eyrain qui ne fussent pas uniquement des menaces et des blasphèmes. * * * Katla n’avait jamais été aussi propre de sa vie. Ce n’était pas naturel, et cela lui déplaisait au plus haut point. À Tomberoc, l’existence n’incluait pas des bains parfumés ni l’usage abondant de serviettes pour se débarbouiller – du moins une existence comme la sienne, passée à courir, à grimper, à chevaucher, à pêcher, à collecter des airelles, ou des vers marins pour servir d’appât et, en général, à se livrer à des activités salissantes. La peau de Katla, qui n’avait jamais été entièrement exposée à l’air ambiant depuis qu’elle avait appris à ramper assez vite pour échapper aux attentions de sa mère et de sa grand-mère, brillait à présent d’un éclat inhabituel dans la lumière des bougies. Katla ne s’était jamais sentie aussi nue. On aurait dit que toute la protection de son camouflage lui avait été arrachée. Elle n’était plus une jument de prix, mais une brebis tondue attachée à un pieu pour attirer les loups. Lorsqu’on l’eut finalement tirée de la baignoire fumante, elle était trop exténuée pour se débattre encore, même si elle avait pris un plaisir enfantin à éclabousser tout le monde d’eau et de mousse. Puis on la tint pendant qu’on la séchait avec des serviettes moelleuses, et deux des femmes lui massèrent tout le corps avec une huile au parfum violent, lui triturant les muscles de leurs doigts puissants et la laissant endolorie et sans forces. Et pendant tout ce temps, elles marmonnaient entre elles dans leur langue sifflante. « Elles disent que tu ne prends pas soin de toi, lui déclara enfin la femme en noir. Elles disent que ta peau ressemble à une peau de poulet déplumé. Pas douce, ni lisse. Plutôt comme la peau d’un garçon, toute dure et rugueuse. Aucun homme ne voudrait mettre une telle femme dans son lit ! — De quel lit parles-tu ? » contra Katla avec suspicion. Mais la femme se détourna sans répondre et fit un signe à ses aides. Quelques instants plus tard, le parfum piquant des citrons s’éleva dans les airs, avec une autre odeur plus douce. On s’agita beaucoup, puis une petite table apparut, portant un brasero et un pot. Katla fronça les sourcils. Quoi, encore ? Si elles s’arrêtaient en plein milieu de leurs soins pour faire une infusion, cela paraissait curieux. Mais ces gens du Sud étaient bizarres. L’une des femmes trempa des bandes de tissu blanc dans la mixture, avec une paire de pincettes. Puis elle les sortit du pot et avança vers Katla. « Couche-toi, et ne résiste pas », lui intima la femme en noir, le chef de ces femmes, « ça sera moins pénible. » Chaque muscle de Katla se tendit comme un ressort comprimé. Par Elda, en quoi pouvait-on lui faire mal avec une bande d’étoffe blanche ? L’instant d’après, deux des femmes l’avaient renversée sur le dos et on lui collait l’étoffe chaude sur le pubis. Katla était outragée. Jusqu’à quel point devait-elle donc être propre pour l’usage bizarre auquel on la destinait ? C’était un traitement épouvantable et absurde, qui dépassait de loin la simple humiliation. Des doigts lui rentraient dans la peau, pressant et lissant des zones intimes que nulle Eyraine n’aurait eu l’audace de toucher, et puis, tout d’un coup, on arracha l’offensant tissu, et elle eut tout le pubis en feu. « Aaaaah ! » Le choc lui conféra une force monstrueuse. Dans une décharge d’énergie furieuse, les muscles de Katla se détendirent, elle s’arracha aux mains qui la retenaient et chargea à travers la pièce en beuglant comme un taureau enragé. Elle s’arrêta, le dos au mur, avec la laine rugueuse d’une tapisserie qui lui grattait le dos, en haletant convulsivement. Comme les femmes n’avançaient pas tout de suite, elle prit le risque d’examiner les parties inférieures de son anatomie. Un large espace rouge et dépourvu de poils s’étalait là où aurait dû se nicher des boucles rousses. Elle comprenait à présent pourquoi le bref coup d’œil accordé au long corps pâle de Kitten Soronsen l’avait tant déconcertée. « Par les mamelles de Féya, hurla-t-elle. Quelle pratique dégoûtante et perverse est-ce là ? » La femme en noir posa ses mains sur ses hanches. « C’est ton peuple qui est pervers et dégoûtant, déclara-t-elle. Couvrir le don de Falla de vieux poils sales comme ceux d’un ours puant ! Il ne devrait rien y avoir entre un homme et une femme quand ils s’accouplent pour adorer la Déesse. » C’était une phrase que Katla avait déjà entendue, et elle avait une assez bonne idée de ce qu’elle signifiait. Sa suspicion se concrétisa en certitude : « Ta précieuse Déesse peut pourrir dans ses propres flammes ! » gronda-t-elle. Et elle fonça vers la porte. Elle l’ouvrit à la volée, pour se heurter à un homme richement vêtu, de taille moyenne, aux traits nets et à la chevelure d’un noir de corbeau que retenait un cercle d’argent. Ils dégringolèrent, bras et jambes emmêlés, mais le désespoir releva Katla la première. Elle allait se précipiter dans le corridor quand l’homme aux cheveux noirs l’attrapa par la cheville. Elle tomba si lourdement qu’elle en eut le souffle coupé et ne put que se recroqueviller en boule, en essayant de respirer. L’homme se releva d’un bond, la saisit par les poignets et la redressa pour la tenir à bout de bras. Il l’examina des pieds à la tête, puis se tourna vers la femme en noir. « Qu’as-tu donc fait avec celle-ci, Péta ? Elle a l’air aussi appétissant qu’un chat ébouillanté ! — Mon seigneur ! » s’exclama la femme en se précipitant dans le corridor, la tête basse. « Nous n’avions pas fini de la préparer. Il n’est pas convenable que vous jetiez les yeux sur cette pécheresse dans un état interdit. » Elle portait un morceau d’étoffe chatoyante qu’elle se hâta de jeter sur le corps anguleux de Katla. Loin de le dissimuler, la robe était diaphane et collante. Si c’était « convenable », ces gens du Sud avaient là-dessus des idées très étranges. Quand elle leva les yeux, l’homme l’observait avec un demi-sourire où se mêlaient l’amusement et un léger dégoût. Il la poussa vers Péta, qui lui prit le poignet, y enfonçant ses ongles avec une dureté superflue. « J’en ai vu bien assez », dit-il d’une voix brève en istrien, tout en s’essuyant les mains sur sa tunique de velours, « pour savoir que celle-là ne fera pas l’affaire. Tu devrais savoir maintenant que mes goûts ne me portent point vers des petites chattes sauvages du Nord. Il y a un moment que j’ai des doutes sur ta capacité à gérer ce harem, et des bagarres et des femmes nues qui s’échappent dans les couloirs n’arrangent vraiment rien. » Katla dévisageait le noble pendant qu’il s’adressait ainsi à la femme en noir, l’esprit un peu trop embrumé. Elle n’avait pas idée de ce qu’il voulait dire, mais elle ne semblait pas lui avoir fait grande impression, ce qui était un soulagement. Car elle reconnaissait son visage, elle l’avait déjà vu quelque part, et une grande anxiété la gagnait. Une nouvelle vague de nausée l’engloutit. Quand elle rouvrit les yeux, des images vinrent la hanter, déconcertantes – des souvenirs de la Grande Foire, des visions brèves et hallucinatoires d’un voyage, d’hommes en manteau bleu, des arbres qui passaient à toute allure, des flammes, des visages, de hauts édifices, des torches allumées, le visage de Hildi en larmes, la Rosa Eldi lovée comme un serpent autour du roi eyrain, les nobles istriens qui s’agitaient et criaient. « Rui Finco », croassa-t-elle avant de pouvoir se retenir ; elle fut récompensée par l’expression de totale surprise qui passa sur le visage de l’homme. Le sire de Forent recouvra bientôt ses esprits. Il inclina la tête. « En effet, admit-il dans l’Ancienne Langue. Je suis flatté que tu me reconnaisses, car je suis bien certain de ne point te connaître. Peut-être aimerais-tu me donner ton nom, afin de remédier à mon ignorance ? » Katla se mordit la lèvre en maudissant sa stupidité. Que pouvait-elle faire ? Si elle lui disait son nom, il se rappellerait sûrement son identité et sa présente situation humiliante ne serait rien en comparaison du châtiment qui s’ensuivrait. Si elle parlait trop fort ou donnait un faux nom, Kitten Soronsen exercerait à ses dépens une ultime vengeance. Katla était une fille solide et pragmatique, qui s’abandonnait rarement à des excès mélodramatiques. Elle ne feignait pas, elle ne jouait pas avec autrui. Mais sans possibilité de fuite, sans endroit où se cacher, et sans arme, elle ne pouvait envisager que la ruse. « Mon seigneur », dit-elle à mi-voix, dans l’Ancienne Langue, « pardonnez-moi… je me sens très souffrante. » Elle porta une main à son front pour garder en place le mince voile et s’affaissa. Elle se cogna plus fort que prévu sur le sol – tous ces exercices pour apprendre à tomber, avec les bateleurs, n’avaient pas servi à grand-chose, apparemment ! Elle en aurait des bleus du genou à la hanche. Mais tant mieux pour la vraisemblance. Elle sentait malgré tout le regard du noble sur elle, aussi tranchant qu’une lame. « Elle n’est ni jolie ni en bonne santé », reprocha le sire de Forent à la gardienne de son harem. « Pourquoi se trouve-t-elle ici et non au rez-de-chaussée en train d’être préparée pour le marché ? — Mon seigneur… » Péta hésita. « J’ai pensé… J’ai pensé que sa coloration inhabituelle pourrait vous plaire. Vous n’avez aucune femme rousse ici. Une fois qu’elle sera correctement apprêtée, je crois que cela pourrait en valoir la peine. Elle est… dirons-nous, pleine de feu ? » Rui Finco éclata de rire. « Je te crois sur parole. » Il jeta un coup d’œil aux autres femmes qui se pressaient autour de la porte. « Jana, Pala, vous aurez l’honneur de ma compagnie ce soir. » Deux des femmes se détachèrent du groupe en courant pour venir l’entourer. Il passa un bras autour des épaules de la première, donna à l’autre un long baiser à travers la fente de son voile. Puis il se pencha vers la femme en noir. « Tu as trois jours pour me la préparer. Si tu échoues, Péta… » – sa voix devint un grondement menaçant qui hérissa les cheveux sur la nuque de Katla, même si elle ne comprenait pas bien les mots istriens étrangers – « … tu rejoindras les Eyraines au marché aux esclaves. Tu t’occupes depuis trop longtemps des femmes de mon harem. Une main nouvelle leur fera peut-être du bien. » Puis il jeta une des houris sur son épaule, donna une tape sur l’ample postérieur de l’autre, et disparut à grands pas dans le corridor. Il y eut quelques instants de silence anxieux, puis les houris se rassemblèrent autour de Péta et de Katla, en caquetant comme des poules. Elles soulevèrent Katla avec soin, la portèrent dans la chambre et la déposèrent sur la couche. Elle entendit la porte se refermer avec un bruit mat. Cette fois, on ferma le verrou. « Eh bien, ma petite », dit Péta tout bas à l’oreille de Katla, « tu peux tromper le sire de Forent, mais pas moi. Mon avenir dépend de toi, à présent. Ne crois pas que tu peux m’abattre et y survivre. Je veillerai à te tuer d’abord. » Puis elle la frappa si fort au ventre que Katla en eut le souffle coupé. Alors qu’elle s’étouffait en vomissant, Katla s’émerveilla de la force de cette femme. Péta l’avait frappée du plat de la main et non du poing, ce qui aurait laissé une trace durable. Des années avaient raffiné cette technique, des années de brutalité et de violence. * * * Ce soir-là, on lui épila tout le corps. Elle ne put lutter : six des femmes la tenaient tandis que Péta appliquait les bandes imbibées de sucre de citron et les arrachait ensuite avec une férocité qui ne laissa à Katla aucun doute sur son antipathie à son égard. À la fin de cette torture, elle avait une assez bonne idée de ce qui l’attendait, car la femme en noir avait pris un immense plaisir à le lui expliquer à loisir dans l’Ancienne Langue, qu’elle maniait avec maladresse. On la huilerait, on la parfumerait, on l’embellirait et on l’offrirait comme jouet érotique au sire de Forent. Elle devrait satisfaire à tous ses caprices sans se plaindre, en souriant, ou bien, comme le dit Péta en agitant sous le nez de Katla une vilaine petite dague recourbée : « Je te couperai tes parties féminines et je t’enverrai chez les Sœurs. Et alors, tu souhaiteras m’avoir obéi, car il n’y aura plus jamais de plaisir pour toi en ce monde. » Katla n’avait pas idée de ce qu’étaient les Sœurs, et aucune envie de le savoir, elle désirait moins encore qu’on altère davantage son corps. Quoi que Rui Finco pût dire de leur envoi à toutes deux au marché aux esclaves – une proposition bien plus attrayante –, dans ces quartiers, en cet instant, Péta faisait la loi. Après l’avoir dégradée autant que le réclamaient leurs bizarres coutumes, on l’assit et l’on déversa dans sa gorge une brûlante concoction malodorante et piquante, ce qui la fit dormir jusqu’à la journée suivante. Quand elle s’éveilla, ce fut la tête claire, et débarrassée de sa fièvre. Elle se sentait affaiblie, assoiffée, mais même ainsi elle se sentait mieux qu’elle ne l’eût fait après une nuit passée à boire du sang d’étalon. Elle regarda autour d’elle. Elle se trouvait dans une autre pièce, et deux autres femmes la gardaient, l’une en robe bleue, l’autre en robe lilas, assises sur des chaises cannelées près de la porte, les mains occupées à une tâche compliquée : faire de la dentelle. Leurs doigts se mouvaient avec une preste assurance. Katla se rappela comme Grand-Ma Rolfsen avait été habile à ce même art, assise près du foyer central dans la grande salle de la ferme, son beau vieux visage tout ridé attentif aux dessins de la bande qui croissait régulièrement entre ses mains. À ce souvenir, et au flot de pensées qui le suivit, Katla serra les dents. Sa grand-mère était morte, sa mère prisonnière, son père Sur savait où dans les mers arctiques. Elle ne pouvait compter que sur elle-même, et elle était prise dans un double piège. Si elle était fidèle à sa nature et résistait bec et ongles à ses ravisseurs, elle risquait sa vie, ou des mutilations. Si elle acceptait, sauvant sa peau – et ses parties intimes –, elle devrait se soumettre à l’homme même qui l’avait expédiée au bûcher. La simple rébellion ne conviendrait pas. Elle devrait attendre le bon moment, feindre l’obéissance, attendre une occasion. Elle soupira : Béra et Hesta avaient toutes deux essayé pendant des années de lui apprendre la patience, mais l’existence allait apparemment être une meilleure maîtresse. Dès qu’elle s’assit, les deux femmes abandonnèrent leur ouvrage et se levèrent en hâte, en surveillant ses moindres mouvements. De toute évidence, on les avait bien dressées. La femme nommée Péta gouvernait le harem grâce, entre autres, aux menaces. Cela pourrait s’avérer utile. « Bonjour », dit Katla en se forçant à sourire. Les deux femmes parurent échanger un regard, car elles tournèrent très légèrement l’une vers l’autre leur tête voilée. Puis celle qui portait la robe lilas s’approcha du lit. « Tu être mieux ? » demanda-t-elle. Elle avait une voix douce comme le miel et ses lèvres étaient fardées d’un rose criard. Une petite étoile argentée avait été collée au-dessus de ses lèvres ; elle scintillait dans la lumière atténuée. Katla hocha la tête. « Quel est ton nom ? — Méla, répondit la femme. Je appeler Méla. Quoi ton nom ? » Cela fit réfléchir Katla. Si elle mentait, elles n’avaient qu’à interroger Kitten Soronsen. Mais il semblait stupide de lâcher cette information avec légèreté. Elle sourit donc en retour, en fronçant les sourcils comme si elle avait mal compris la question. Puis elle dit : « C’est quoi, ce que tu portes sur la lèvre ? » Elle effleura du doigt l’endroit correspondant sur son propre visage. La femme plaça une main sur sa bouche et Katla se rendit compte que le dessus de cette main avait été peint d’une myriade de fines lignes d’un brun rougeâtre qui s’ouvraient en éventail depuis son poignet et s’enroulaient en réseaux de lignes ondulantes jusqu’à la base de chaque doigt. Ses ongles étaient courts, taillés d’une manière exquise et peints d’une couleur rosâtre. Si on devait en juger par cette main, le reste de sa personne devait être lisse et poli à la perfection. Si c’était ainsi que l’on apprêtait les houris pour le plaisir de leur seigneur, elles allaient certainement avoir du travail avec elle ! Les deux femmes dirent quelque chose dans la langue du Sud, puis se mirent à rire. « Ça dire… (Méla hésita en gloussant.) … je sucer bien. » Katla n’était pas certaine d’avoir bien entendu, tout en ayant le désagréable sentiment de très bien comprendre. « Oh ! » Difficile d’ajouter quoi que ce soit sur le sujet sans susciter des détails qu’elle n’avait aucun désir de connaître. Elle essaya autre chose. « Avez-vous toujours vécu ici ? » Méla secoua la tête. « Ma famille, du port de Hédéra. Mère mourir de la peste. Père trop pauvre pour garder moi. Me vendre au marché. » Katla fut horrifiée, mais Méla agita les mains comme pour bannir cette déplaisante expression. « Et tu venir d’où ? demanda-t-elle. Tu parler drôle, du bruit très dur, très fort. — Je suis du Nord. D’Eyra… — Eyra ! s’écria la seconde femme. Ils dire, mais nous pas croire. Nous en guerre. Toi ennemie ! — Je sais, dit Katla. Des raiders sont venus dans notre île, ils ont violé et tué beaucoup de vieilles femmes. Puis ils ont incendié ma maison. Ma grand-mère est morte dans cet incendie. Mais ils ont emmené ma mère et moi et plusieurs autres pour les vendre comme esclaves. » Les deux femmes poussèrent une exclamation, choquées : « Être terrible, déclara celle en bleu. Tu pas choisir être ici ? » Katla eut un rire amer. « Vraiment pas. Pourquoi une femme choisirait-elle d’être une putain ? — On nous appeler pas ça, dit la femme en bleu d’un air compassé. Nous houris. Courtisanes. Nous très bonnes dans ça. Nous fières. — Ah bon ? » Katla était médusée. « Mais vous êtes des esclaves, des esclaves qu’on utilise pour le sexe. » Méla haussa les épaules. « Pas si mauvais. Mieux que souvent. Mieux qu’être vendue à horrible vieux mari, il servir de nous quand vouloir, pas donner nous d’argent. Ici, nous bien payées et bien traitées. Pas besoin trop prier. Seulement un homme à la fois, et un beau, en plus. — Méla ! » protesta l’autre femme. Puis elle ajouta quelque chose en istrien. La fille porta de nouveau la main à sa bouche. « Agia dire que je devoir pas dire ça notre maître, mais être vrai. Lui pas seulement beau, mais très… » Elle s’interrompit, cherchant ses mots. « … très bien au lit, aimer beaucoup les femmes. » Katla sentit qu’au moindre encouragement Méla aurait abondamment brodé sur le sujet. Elle se hâta d’en changer. « S’il aime tant les femmes, pourquoi les couvre-t-il tant ? » Elle indiquait la robe volumineuse que portaient les femmes. Celle en bleu pencha la tête de côté ; Katla voyait bien qu’on l’examinait avec soin. Au lieu de répondre, la femme s’enquit enfin : « Pourquoi toi habiller comme homme ? — C’est pratique, répondit Katla. Je veux dire, on ne peut guère escalader des rochers ou courir très vite dans une de ces choses, n’est-ce pas ? » Elle souleva, un peu désespérée, la gaze dont on l’avait drapée ; le voile se trouvait à terre près du lit, tout chiffonné, là où elle l’avait sans doute rejeté dans un sommeil agité. Méla le ramassa et le lui tendit ; Katla le prit, mais ne le remit pas. « Ça pas quoi faire femmes, décréta la dénommée Agia, toujours raide. Femmes sacrées. Aider les hommes à adorer. Nous trop précieuses pour faire comme… comme gamins des rues, courir partout, toucher la terre, tout ça. Conduite sale, mauvaise. Pour ça nous en guerre. — Quoi ? » Katla se disait qu’elle avait mal entendu. « Nous sommes en guerre parce que votre peuple désapprouve le comportement des miens ? » La femme en bleu hocha rapidement la tête à plusieurs reprises. « Vos femmes perdre la Voie. Vos hommes pas les traiter bien, pas respect, pas honorer la Déesse. — Mon peuple n’adore pas de déesse. Notre dieu s’appelle Sur. C’est le maître du vent et de la mer, des rocs et des lieux sauvages, et des créatures des profondeurs. » Elle y réfléchit mieux tout en parlant. Les Eyrains payaient leur respect au dieu de l’orage avec une occasionnelle prière, essentiellement en temps de besoin, avec leurs pendentifs en forme d’ancre et leurs superstitions, et une phrase marmonnée de temps à autre. Mais les anciens rituels étaient tombés en désuétude. Il était rare, en vérité, d’abattre des animaux au nom du dieu, ou de jeter des offrandes dans la mer. La dernière fois qu’elle se rappelait avoir vu pratiquer sérieusement un ancien rituel, ç’avait été la bénédiction de Tam Renard à bord du Loup des Neiges, lorsqu’il avait uni son frère Halli et sa meilleure amie, Jenna. Même alors, elle avait été surprise par la solennité plutôt vieillotte de la cérémonie, qui semblait renvoyer à un autre âge où les dieux étaient plus proches des humains – les boucles coupées et tressées ensemble, l’incantation, la prière… Mais si Sur avait entendu les prières offertes ou accepté le lien de cheveux que Tam avait jeté dans la mer, il n’avait pas semblé avoir le moindre désir d’honorer sa part du marché, car un monstre surgi des profondeurs avait fait chavirer leur vaisseau, et toutes ces belles vies étaient perdues à jamais dans son océan. Et voilà pour les dieux, se dit-elle. Je ne veux rien avoir à faire avec eux. « … Mais notre religion n’est pas aussi… restrictive que la vôtre. — Restrictive ? — Vous semblez avoir beaucoup de règles, et vous les faites observer à l’aide de châtiments et de souffrance. Des bûchers, ce genre de choses. » Elle avait soudain la bouche sèche. Sans en avoir conscience, elle fit jouer la main que les flammes du bûcher avaient ravagée. « Être les hommes qui faire les règles, dit la plus âgée des deux femmes. Nous adorer Dame Falla à notre manière, avec bouches et mains, et quand le bon moment, avec corps et âmes. — Agia raison, remarqua Méla. Hommes faire règles, les écrire, envoyer gens dans feu, quand pas observer règles. Moi pas penser, dans mon cœur, la Déesse aimer avoir des gens donnés aux feux. Elle déesse de vie, pas de mort. — Méla ! » Agia prit la fille en robe lilas par les épaules. Après lui avoir parlé à toute allure en istrien, elle se tourna vers Katla. « Pas remarquer ce qu’elle dire. Ses gens avoir des racines nomades. Elle avoir beaucoup d’ennuis si tu répéter. — De la part du sire de Forent ? » Agia porta sa main à sa bouche. « Pas tellement mon seigneur, lui moins sévère que d’autres. Mais Péta la battre. Et si l’ami du seigneur entendre, alors gros ennuis. Il adorer la déesse avec amour féroce. Il envoyer beaucoup, beaucoup de gens dans les feux. — Et qui est cet ami ? » demanda Katla, curieuse. La voix d’Agia devint un murmure. « Mon seigneur de Cantara. Tycho Issian. » Un frisson parcourut Katla. Elle se rappelait la diatribe délirante d’un homme mince et sombre aux yeux débordants de passion frustrée, le garçon blessé dont les lâches mensonges avaient mené à sa condamnation, une fille terrifiée qui courait dans l’air de la nuit… Sélène Issian, la fille de Tycho. Ah oui, elle ne se rappelait que trop bien ce nom. « Et il se trouve ici, dans ce château ? » Agia jeta un rapide coup d’œil par-dessus son épaule comme s’il avait pu soudain apparaître. « Il arriver n’importe quel jour maintenant. » C’était la pire nouvelle que Katla eût reçue jusqu’à présent. « Les autres femmes dire qu’il être fou de désir pour la reine du Nord… », dit Méla en se rapprochant. « Chchch ! » Agia était scandalisée. « Tu nous faire toutes brûler ! » Mais Méla ne s’en laisserait pas imposer. « Tu savoir être vrai, Agia. Rappeler ce que le sorcier faire à Balia et Raqla, comment les faire comme elle, tout avec des yeux verts et des cheveux jaunes, et maigre comme poteau. » Elle se tourna vers Katla : « Et voilà pourquoi nous aller en guerre avec ton peuple : la ramener à lui. Pourquoi tu être là aussi, acheva-t-elle d’un ton triomphant. — Que veux-tu dire ? — Il prêcher, dans tout le pays, rendre les gens fâchés, les remplir de haine. Dire à eux comme ton peuple barbare traiter mal ses femmes, les garder loin de la Déesse. Alors nous devoir… » Elle s’interrompit encore en cherchant le mot dans l’Ancienne Langue peu familière. « … nous devoir libérer vous tous. Il dire les femmes eyraines devoir être apportées au Sud, vous libérer des mauvais chemins, de vos vilains hommes, vous rendre comme nous. Obéir les hommes. » Ces dernières paroles avaient une intonation venimeuse qui avait été absente auparavant. Katla le nota avec soin. Ainsi donc, ce n’était pas son seul sacrilège qui avait déclenché cette guerre ; quelque peu réconfortant, si l’on pouvait trouver du réconfort à cette situation. « Il me semble, observa-t-elle après un moment, que c’est vous qui avez besoin d’être libérées. » Les mains d’Agia volèrent vers sa bouche. « Toi folle ! déclara-t-elle. Moi plus rien savoir. J’amener Péta. Toi pas dire ça quand elle être là ! » Katla la regarda déverrouiller la porte et son cœur bondit d’un espoir soudain, pour retomber aussitôt en entendant la clé tourner dans le verrou de l’autre côté. Elle poussa un soupir. Aucune chance de s’échapper, du moins pour le moment. Elle pouvait aussi bien semer un peu de discorde, à la place. En se penchant davantage vers Méla, elle dit avec fermeté : « Je crois que ton peuple se trompe sur les coutumes eyraines. Nous ne sommes pas des barbares. En vérité, mon peuple considère certaines de vos coutumes comme primitives. Je veux dire, ces… comment les appelez-vous, déjà ? » Elle touchait la robe lilas de la fille. « Sabatka. — Sabatka. Eh bien, c’est très joli, mais vraiment, ce n’est conçu que pour vous dérober aux regards des autres hommes, n’est-ce pas ? C’est une question de propriété – les chevaux attachés dans leurs écuries, les cochons dans leur enclos, les bœufs à leur joug pour tirer les chariots. Et vous, les femmes, entortillées dans de la soie et dissimulées à tous. Vos hommes craignent que, s’ils vous accordaient de la liberté, vous la saisiriez et vous les quitteriez ! Et qui sait ce qui arriverait alors ? Vous pourriez remettre leurs actes en question, vous pourriez avoir des opinions, vous pourriez acquérir votre propre pouvoir. Et que font-ils donc ? Ils vous ensevelissent dans ces horribles robes, ils vous enferment, ils vous traitent comme des jouets destinés à leur seul plaisir, et ils vous disent que c’est la volonté de la Déesse. Et vous les laissez faire ! » Méla s’était figée, comme si elle essayait très fort de se concentrer sur la prononciation inhabituelle de l’Ancienne Langue qui était celle de Katla. Mais elle ne protesta pas, elle ne poussa pas de cris d’horreur. À la ligne pensive de sa bouche et à l’inclinaison de sa tête, elle semblait plutôt considérer avec soin ces paroles séditieuses. Katla attendit un peu, le temps de bien la laisser y réfléchir, puis elle reprit, obstinée : « Aucun homme ne m’a jamais donné d’ordre, et aucun homme ne le fera jamais. Je choisis ma propre voie, et je me bats pour la suivre quand c’est nécessaire. Je peux t’en dire davantage, si tu le désires. » C’était une proposition qui pourrait l’envoyer au bûcher si elle avait mal évalué son auditrice. Mais elle ne s’était pas trompée. Méla lui prit la main et la serra fortement. Sa bouche fardée s’incurva en un sourire ravi. Puis d’un ongle habile, elle fit sauter de sa lèvre la petite étoile argentée. « Eh bien, c’est un début ! » marmonna Katla, satisfaite. Puis elle se mit à conter à Méla comment vivaient les femmes des îles du Nord. Comment elles étaient éduquées avec les garçons lorsqu’elles étaient petites, comment elles choisissaient souvent leur propre époux et pouvaient le répudier si le mariage tournait mal ; comment elles géraient les fermes quand leurs époux étaient absents, et commandaient à leur maisonnée ; comment elles gagnaient leur propre argent et héritaient de biens ; comment certaines voyageaient et se battaient, sans avoir de compagnon, en se débrouillant avec leur propre intelligence et leurs propres talents. Comme des Nomades, même. Pourtant, tandis qu’elle décrivait ces concepts à l’Istrienne, quelque chose la dérangeait. Les Eyraines ne menaient pas leur existence dans une totale égalité avec les hommes. Elles travaillaient dur et mouraient jeunes. Les hommes avaient encore davantage de liberté et de pouvoir, et il y avait autant de cas d’injustice et d’oppression que de peuples différents dans les îles… Du moins existait-il des lois qui garantissaient les droits d’une femme aussi bien que ceux d’un homme. Et nul n’y jetait personne au bûcher. Mais il y avait certainement encore de la place pour des améliorations. Sa conviction semblait cependant lui avoir gagné l’Istrienne, car lorsque Agia revint avec Péta et ses femmes, les yeux de Méla étincelaient si fort que Katla pouvait les distinguer à travers son voile. 14. Traîtrise Assise dans sa chaise sculptée au coin de la cheminée de la grande salle d’honneur, au château de Halbo, Auda, la mère du roi, considérait son fils et sa belle-fille comme un charognard évalue son prochain repas, d’un œil ancien à la paupière lourde. Ses habits et son maintien renforçaient cette impression. Elle était tapie dans les ombres, enveloppée de ses noires et épaisses laines de veuve qu’elle refusait obstinément d’abandonner, même si son époux était trépassé depuis quatre ans et qu’elle ne l’eût point aimé pendant l’essentiel des vingt-quatre années de leur union ; ses petits yeux ronds comme des billes reflétaient la lueur des flammes et ses doigts perclus de rhumatismes se refermaient comme des serres sur la poignée de sa canne : elle ressemblait beaucoup au corbeau dont on lui avait donné le nom. À cinquante-cinq ans, Auda n’était pas une vieille femme, selon les critères d’Eyra où un climat rigoureux, une culture qui mettait à l’honneur la dureté et le refus de se dorloter pouvaient résulter en une très longue durée de vie, si n’intervenaient ni famine ni maladie. Eyra possédait plus que sa part d’anciennes, et Auda donnait l’impression de rechercher ce statut avec une sombre détermination, tandis que son aspect autrefois attrayant, sa générosité et sa douceur se transformaient jour après jour en amertume, en frustration et en malveillance. Il n’en avait pas toujours été ainsi. À quinze ans, elle avait été une beauté fameuse, exotique, dans une région connue pour ses blondes au teint pâle, ou ses filles à la frappante chevelure auburn : elle avait des cheveux noirs et lustrés, des yeux noisette et un maintien royal. Tous les nobles et les chefs des îles du Nord s’étaient efforcés de gagner sa main. Son père avait organisé des tournois, merveilles de bravoure, d’habileté et de pure idiotie – combats de chevaux, combats à l’épée, lutte, tir à l’arc, jet de lance… mais l’on avait aussi capturé des phoques, renversé des vaches et abattu des arbres. Ashar Stenson, prince de Halbo, avait été le vainqueur de tous les concours. Il était beau, avec ses longs cheveux d’un blond presque blanc et sa barbe nattée, sa peau tannée par les intempéries, ses yeux très bleus, sa haute taille et ses membres musclés. Les marques d’une centaine de duels et de batailles s’entrecroisaient sur ses avant-bras et sa poitrine, un fascinant réseau de cicatrices qui évoquait des destinées arrivées à leur terme, des existences tranchées dans la fleur de l’âge, et la fameuse chance de la famille royale. Elle l’avait aimé au premier coup d’œil. À trente-trois ans, il avait de l’assurance et il était séduisant, un homme qui avait déjà survécu à une épouse – morte en couches, et l’enfant aussi, malheureusement ; il avait la réputation bien méritée de pourchasser avec enthousiasme les dames de la cour – bref, un homme digne de ce nom lorsqu’on le comparait aux dizaines de jeunes et naïfs prétendants venus courtiser Auda. Et pourtant, elle l’avait refusé, au grand dam de son père et de ses oncles qui voyaient bien clairement l’avantage politique qu’il y aurait à unir leur fille et nièce à l’héritier du trône. L’avait-elle fait par caprice ou par arrogance, nul ne put en décider. Nul sauf Auda elle-même. La vérité, c’était qu’elle avait été engloutie par une marée de désir comme elle n’en avait jamais connu. Elle en avait été épouvantée. Elle n’avait jamais eu tant à gagner, ou à perdre. Aussi avait-elle reculé. Cela n’avait fait que pousser Ashar à la poursuivre avec une ardeur renouvelée. Il lui avait offert des fourrures, de l’ambre et de l’argent, des étoffes fabuleuses en provenance du continent austral, des bardes pour chanter ses louanges et des déclarations de dévotion. Il l’avait fait amener à Halbo pour qu’elle visite le château qui serait sien si elle l’épousait. Mais elle ne voulait toujours pas de lui. Il avait essayé de la forcer, une nuit. Elle lui avait mordu la joue, laissant une marque qui n’avait jamais entièrement guéri, et elle avait fui la cité. Comment résister à une telle chatte sauvage ? Il avait envoyé des hommes d’armes à sa poursuite et l’avait fait ramener à Halbo, furieuse. Au lieu de payer un seither pour les unir, qu’elle le voulût ou non, il s’était mis torse nu et avait ordonné à quatre hommes de le battre jusqu’à l’inconscience devant elle pour le punir de sa témérité. Elle avait poussé des cris d’horreur et consenti enfin à l’épouser. Il y avait eu du sang sur les draps après leur première nuit ensemble. Celui d’Ashar – à cause des coups de fouet – et celui d’Auda, qui avait été vierge. Elle avait cru, une croyance antique, païenne et tout instinctive, que cette fusion de leurs essences, tel le lien d’un sortilège jeté par un seither, les garderait toujours unis. Elle s’était trompée. Pendant trois semaines après le mariage, elle avait connu un bonheur total. Vers la fin du premier mois, Ashar avait perdu tout intérêt pour elle et repris ses liaisons lascives avec toutes les femmes qu’éclairait le soleil nordique, confirmant ainsi les craintes d’Auda : il était bien un homme poussé par l’appétit de la chasse et de la conquête, un homme superficiel qui préférait la nouveauté de ses liaisons illicites à des nuits passées dans le lit conjugal. Il lui fit l’amour peut-être deux douzaines de fois pendant la première année de leur union, puis jamais plus. Elle ne fut pas enceinte, ce qui n’était pas surprenant – un inconvénient politique et un sujet de grande amertume pour tous deux, même si, après cinq ans, Ashar ne pouvait se contraindre à la toucher pour engendrer un héritier. Et puis, l’inconcevable était arrivé. Connu alors comme le Loup Gris ou le Loup Fantôme pour sa ruse au combat tout autant que pour la crinière argentée qui lui arrivait à la taille, Ashar Stenson tomba amoureux, pour la première et unique fois de son existence. D’une Istrienne, épouse de son plus grand ennemi, le sire de Forent. Ironie suggérant que les dieux considèrent avec le plus grand mépris ceux qui leur offrent des prières, la Dame de Forent conçut dès sa première et dernière rencontre avec le roi d’Eyra. L’enfant, un garçon, fut introduit en secret à la cour d’Eyra et, en dépit de tout bon sens et de toute propriété, Auda prétendit que c’était le sien pour l’élever, à la demande plus qu’insistante de son époux frappé de chagrin, harcelé par la culpabilité et affolé par sa passion. C’était aussi à l’opposé de la prophétie d’une seither qu’Auda avait autrefois aimée comme sa propre mère. Cet enfant était l’homme qui régnait désormais sur Eyra : Ravn Asharson, l’Étalon du Nord. Auda l’avait élevé avec amour pendant toutes ces années, sans jamais évoquer ses origines, mue autant par la crainte de ce qui pourrait lui arriver si cette duperie devait être connue de la nation que par un sentiment de loyauté ou d’amour. Et l’amertume qu’avait engendrée cette situation l’avait dévorée de l’intérieur aussi sûrement qu’un cancer. Elle regardait l’homme que tous pensaient être son fils, avec la chienne nomade qu’il avait prise pour épouse, et elle sentait la bile lui monter à la gorge. Elle avait fait tout son possible pour élever Ravn comme un Eyrain, lui instiller les valeurs véritablement nordiques de courage et d’honnêteté, d’honneur et d’ingéniosité. Mais en définitive, il se révélait digne de ses racines corrompues. Il était allé dans le continent du Sud, comme son père, et il en avait ramené une putain étrangère pour son lit. Comme tous les hommes faibles, il avait été mené par les exigences de son vit, au lieu de se choisir une bonne épouse nordique qui respecterait son héritage, sa position royale et la mère de son époux. Pis encore – car Auda aurait pu trouver quelque façon secrète de se débarrasser d’une simple partenaire érotique –, il avait pris cette putain pour épouse et lui avait apparemment fait un fils, un héritier à qui seraient transmis un jour le trône d’Eyra et tout le poids de la fière histoire du Nord. C’était intolérable. À la place de la fierté et de l’amour qu’elle éprouvait pour le beau garçon qu’elle avait élevé comme le sien, ses sentiments s’étaient durcis, devenant plus amers chaque jour, se transformant en ressentiment furieux, puis en haine. Tel le corbeau de Sur, elle veillait sur ces trésors ; tel le corbeau, elle portait en son cœur mort et vengeance. Au début de toute cette désastreuse affaire, elle avait admonesté Ravn, lui criant que c’était une honte d’avoir pris une Nomade pour épouse ; elle avait prédit un destin funeste, pour lui, pour sa famille, pour sa contrée. Et comme aucune de ces paroles n’avait infléchi sa volonté – ou ce qui restait de lui une fois que cette pâle sorcière nomade l’avait sapé par ses appétits lascifs –, Auda avait entretenu son désir de voir la Nomade écartée comme stérile, ou de préférence, morte. Tant que la femme n’était pas devenue grosse, Auda avait pensé que ses prières à Féya avaient été entendues ; et pour s’assurer que les choses resteraient en l’état, elle avait fait venir la seither à Halbo. Mais l’antique créature l’avait trahie pour obéir plutôt aux ordres de la putain. D’une manière ou d’une autre – et Auda discernait le poison de la magie à l’œuvre, elle pouvait sentir ses cheveux se hérisser sur sa nuque chaque fois que l’enfant était proche –, la seither avait aidé la Rosa Eldi, la Putain du Monde, à concevoir et à donner naissance à un garçon que Ravn chérissait désormais comme son héritier. Ce seul acte rendait inattaquable la position de la Rosa Eldi. Sinon par la plus basse traîtrise. Ils étaient tous là, une petite réunion de famille, illuminés par les chaudes couleurs du feu : l’Étalon, la Putain et l’Enfant. Et derrière eux la nourrice, qui n’était jamais bien loin. Auda observa la fille depuis la sécurité de sa position retirée. Elle était très jolie, avec des yeux de biche, une beauté exotique. Nul ne semblait détenir la moindre maudite information à son sujet, sinon que son nom était Léta Aile-de-Mouette, et qu’elle était arrivée du Sud en bateau. C’était amplement suffisant à Auda pour la détester. Mais il y avait quelque chose dans cette fille qui lui rappelait ce qu’elle avait été elle-même plus jeune, une tristesse, et pourtant de la résolution, une blessure, et pourtant de l’optimisme. Avec des talents rusés d’observation nés d’années passées à épier depuis les ombres, elle voyait comment cette fille regardait le roi, ces coups d’œil furtifs et dérobés ; comme elle semblait fondre lorsqu’il tenait dans ses bras son fils à la grosse tête laide et aux yeux violets contre nature, comment ses joues rosissaient lorsqu’il lui adressait la parole, avec quelle hâte elle se détournait, comme de peur de se trahir. Auda pouvait reconnaître une dévotion obsessionnelle ; c’était ainsi qu’elle avait regardé le père de Ravn, avec nostalgie, bouleversée, lorsqu’il ne se souciait point d’elle ; et, comme son père, Ravn était indifférent à ces attentions. Imbécile, pensa Auda. Tous les hommes sont des imbéciles. Il était temps pour une femme de montrer de quoi elle était faite : laissé à lui-même et à la Putain, Ravn détruirait l’Eyra et tout ce qu’elle représentait. La lignée royale était déjà entachée de déshonneur. Elle lui avait donné toutes les occasions possibles de racheter son héritage empoisonné, mais il lui avait manqué, il avait manqué à son peuple. Il était temps d’agir. Elle s’enroula dans son châle et quitta la grande salle sans être remarquée, sinon par le chien qui se tenait de l’autre côté de la petite porte latérale, dans l’attente d’une caresse ou d’un coup sur la tête. Ce ne fut ni l’un ni l’autre : Dame Auda passa près de lui comme s’il n’avait pas été là. Elle avait l’esprit entièrement occupé par des sujets bien plus importants. Dans ses appartements, sa servante l’attendait. La fille avait changé les roseaux sur le sol et mis du bois dans le feu, mais la pièce humide sentait quand même le moisi. J’aurai bientôt de plus beaux quartiers, se dit Auda en traversant la chambre pour se rendre à sa table de couture. Elle tira deux fils de laine fine d’un plateau de pelotes disposées là pour la tapisserie à laquelle elle s’adonnait afin de dénouer ses articulations raidies. Avec maladresse, ses doigts nouèrent une série de nœuds dans chaque fil. Elle les enroula ensuite bien serrés, prit une petite pochette de cuir qui émit un cliquètement métallique, et fit signe à la servante de s’approcher. « Prends le fil rouge et cette pochette, et donne-les au gardien du donjon, dit-elle à voix basse. Assure-toi que personne d’autre ne te voie. Peu me chaut comment tu t’y prendras… » Elle s’interrompit. La fille était plaisante, à la façon robuste des gens des îles orientales, et elle avait une certaine réputation de légèreté. Il était toujours utile, au château de Halbo, d’avoir sous la main une jolie servante à même d’échanger des informations contre une ou deux faveurs. « Promets-lui un baiser ou n’importe quoi, s’il fait ce qu’on lui demande. Et quand il aura lu le fil rouge, montre-lui que tu as le fil bleu, mais ne le laisse sous aucun prétexte le prendre ou le dérouler. Ce fil-là doit arriver intact à son destinataire. Accompagne le gardien des donjons aux cellules. Quand il ouvrira la porte requise, donne plutôt le fil bleu à l’homme qui se trouvera dans la cellule. » Après avoir hoché la tête, la fille fronça les sourcils : « Et ensuite ? » Auda sourit : « Ensuite, tu le laisseras prendre son… baiser, tu auras mené à bien ta tâche et tu en seras récompensée comme tu le mérites. — Il y a une jolie robe au marché, juste comme celle de la reine », avança la fille avec cupidité. « J’aimerais bien l’avoir. Mais elle est plutôt… dispendieuse. » Auda inclina la tête. L’idée d’Ana jaillissant de ces soies d’un blanc diaphane conçues pour une femme aussi mince qu’une lance était ridicule. « Bien sûr, ma chère, je suis certaine qu’elle t’ira fort bien, dit-elle avec amabilité. Va, maintenant. Et prends bien soin de n’être point vue. » * * * Ana pensa à cette robe tout au long du chemin qui la menait à la Tour Sentinelle et dans les cachots. Cela l’aidait à ne pas songer à ce qui hantait ces sombres corridors pleins d’échos de pas et d’eau qui dégouttait avec bruit. La torche crépitait, projetant des ombres étranges sur les antiques murs de pierre, illuminant les toiles d’araignée qui s’étiraient sur les plafonds et les grasses et patientes occupantes tapies là-haut, dans l’attente de leur prochain repas. D’étroits escaliers s’enfonçaient en spirale vers les profondeurs, interminables, des marches rendues glissantes par l’usure et les infiltrations – d’eau, ou pis encore ; la puanteur devint si terrible au troisième palier qu’Ana dut se pincer le nez de sa main libre. Bram va m’aimer dans cette robe, se disait-elle. Il ne sera pas capable de me lâcher. Une fête était prévue, pour la Cinquième Nuit, dans un peu plus d’une semaine. Ana avait pensé devoir porter sa robe verte, celle qui avait un corsage brodé, mais cette robe-là paraissait si vieux jeu et si grossière comparée aux nouvelles modes inspirées par la reine. Teintes pâles, tissus amples et décorations de nacre avaient remplacé les laines et les velours solides et éclatants dans les garde-robes de toutes les dames de la cour, que le nouveau style leur convînt ou non. Cela signifiait qu’on devait se précipiter d’une pièce bien chauffée à une autre par les couloirs glacés si l’on ne voulait pas se geler, mais cela en valait la peine pour l’attention que vous portaient les gardes, comme les chefs et leur entourage qui se rassemblaient à Halbo pour la guerre. Ce chef d’Île-Noire, pensa-t-elle en évitant une mare particulièrement dégoûtante, il a un regard audacieux. Le souvenir de ce coup d’œil coquin, échangé alors qu’elle servait dans la Grande Salle, la fit frissonner. Peut-être visait-elle trop bas avec Bram. Avec une robe comme celle qu’elle avait vue au marché, au corsage très échancré, aux belles manches et à la jupe chatoyante, elle pourrait attraper mieux qu’un simple sergent de la garde royale : un chef de clan, peut-être ; ou même un noble… L’idée de la guerre prochaine ne troublait pas Ana : elle vivait au jour le jour et n’aimait pas perdre beaucoup de temps à réfléchir, si elle pouvait l’éviter. Elle savait que Bram voguerait vers l’Istrie pour s’y battre ; et le séduisant chef d’Île-Noire aussi. Leur éventuel retour était entre les mains des dieux. Mais il y aurait toujours d’autres hommes attrayants pendant qu’ils seraient au loin, et s’ils ne revenaient pas. C’était toutefois dommage de ne pouvoir entretenir le roi lui-même, car à ce qu’on disait, il ne réservait pas ses charmes aux seules dames nobles, mais distribuait ses affections d’une main égale et généreuse, ou du moins avant d’être allé à la Grande Foire. Ana était arrivée à la cour une semaine seulement avant son départ et elle avait été trop impressionnée pour viser aussi haut en si peu de temps. Puis le roi était revenu avec cette bizarre et pâle femme du Sud, et n’avait eu d’yeux pour nulle autre depuis. Quel gaspillage. La Rose du Monde – un nom bien étrange, pour une créature aussi frêle ! Elle ressemble plus à un flocon de neige qu’à une rose voluptueuse. Elle a l’air si fragile qu’on pourrait la casser entre deux doigts, comme ça ! Ana ne pouvait comprendre quel attrait cette femme pouvait exercer sur Ravn Asharson : ce n’était guère la partenaire qui convenait à l’Étalon du Nord. Il a besoin d’une véritable jument ! Elle gloussa toute seule, faillit trébucher sur la marche suivante et dut se retenir au mur froid et humide. Elle parvint au dernier tournant de l’escalier sans autre mésaventure pour arriver dans les quartiers du gardien du donjon. Nul ne la vit, et il ne semblait y avoir aucun soldat à ce niveau. Guère surprenant, en vérité, puisque la plupart de leurs prisonniers avaient été confiés au duc de Passorage et s’entraînaient, prêts à être engagés sur des navires destinés à voguer vers le continent du Sud lorsque cela deviendrait nécessaire. À la porte de Flinn Ogson, Ana se lissa les cheveux, tira plus bas l’échancrure de son corsage et frappa avec bruit sur le battant. Elle attendit un petit moment, entendit le son d’une bouteille et d’un gobelet qu’on se hâtait de ranger. Elle réprima un rire : croyait-il vraiment qu’on ignorait ses habitudes ? La porte s’entrouvrit et le maître du donjon jeta un coup d’œil par la fente, apparemment irrité de cette interruption. Il avait les yeux injectés de sang et l’odeur de son souffle faillit renverser Ana. « … que tu veux ? » dit-il d’une voix brouillée, s’adressant apparemment à son décolleté. « Eh bien, ça dépend. » Ana fit une petite courbette pour lui en montrer encore plus, puis lui tendit le fil rouge et le regarda se détourner pour le dérouler de ses doigts maladroits. Parfois, elle aurait voulu avoir appris ces nœuds avec plus d’attention, mais il semblait bien plus facile de parler aux gens que de se donner tant de peine pour nouer des ficelles. L’homme la regarda de nouveau, d’un air appréciateur. Il lui adressa une grimace salace. « Eh bien, dit-il, autant se débarrasser tout de suite de la partie ennuyeuse. Et ensuite, on pourra s’amuser un peu. » Il lui prit la torche des mains et lui fit signe de l’accompagner. Elle suivit son large dos tendu de cuir dans les entrailles du donjon. Dans les tréfonds, respirer devenait difficile, comme si toutes les odeurs empoisonnées du château avaient été précipitées dans ce puits des âmes perdues. Ana espérait avec ferveur que, quelle que fût la faveur que l’homme espérait d’elle, ce serait au moins dans le confort relatif de ses quartiers plutôt que dans une de ces répugnantes cellules. Une chance qu’elle portait sa robe de vieux tissu rustique ! Elle se concentra de nouveau sur la belle robe blanche, tout en laissant ses doigts jouer sur les premiers nœuds du fil bleu encore enroulé. Une rencontre. Intéressant. Sans se faire remarquer, elle ôta le fil de sa pochette et le déroula encore un peu. Quelque chose à propos d’un homme… quelque chose-quelque chose… une femme… Elle arqua un sourcil. Peut-être la vieille n’était-elle pas aussi desséchée qu’elle le prétendait. Peut-être organisait-elle une liaison avec un condamné ! Une idée excitante. Très romantique, si l’on y pensait bien. Du moins s’il s’agissait d’une belle jeune fille plutôt que cette vieille peau, offrant à un pauvre criminel son dernier lambeau d’amour… Ana sourit, tout en se frayant un chemin à travers les crottes de rats et les flaques d’autres substances innommables et en suivant Flinn vers la toute dernière cellule. Le gardien prit un gros anneau de clés à sa ceinture, déverrouilla la dernière porte puis poussa Ana en avant. Elle frissonna. C’était peut-être elle qu’on offrait au prisonnier ! Elle n’avait pas prévu cette éventualité. Elle tendit hâtivement le fil bleu et regarda l’homme le dérouler et le lire. Il doit avoir été riche, songea-t-elle, distraite. Cette tunique a dû coûter une fortune rien que pour la fourrure de martre. Dommage, elle est complètement abîmée, maintenant. Ou peut-être, avec un bon nettoyage… Puis l’homme la regarda fixement, les yeux luisants. Elle se détourna, embarrassée malgré elle. Quand elle regarda de nouveau, ce fut pour voir les doigts de l’homme qui couraient sur le fil comme s’il n’avait pas été tout à fait certain de sa signification. Puis il le rangea dans sa tunique et se leva, en s’essuyant les mains sur les cuisses. Il en tendit une dans sa direction. « Merci », dit-il, et elle fut frappée par son énonciation distinguée. Un noble, alors. Difficile à dire dans cette lumière, et avec cette barbe envahissante. Elle contempla la main tendue, recula d’un pas. « Ce n’est rien, Messire. — Venez, alors, tous les deux », dit Ogson avec brusquerie. Il les conduisit dans la spirale des escaliers jusqu’à ses quartiers où il les poussa avant d’entrer lui-même. Il verrouilla de nouveau sa porte, avec ostentation – on ne pouvait laisser la fille s’imaginer qu’elle s’en tirerait avec un baiser, n’est-ce pas –, et remit ses clés de même à sa ceinture. Puis il se tourna vers Ana. Elle contemplait le prisonnier, avec une expression perplexe. Puis : « Oh ! Vous êtes Erol Bardson, le cousin du roi. Le traî… » Flinn Ogson l’attrapa par la main sans lui laisser le temps d’en dire plus, et la tira vers sa chambre à coucher. « Attendez-moi », lança-t-il par-dessus son épaule au prisonnier. « Oh, j’attendrai, dit Erol Bardson. Il y a trois mois que j’attends, je suis sûr que je peux encore attendre dix minutes. » Le gardien du donjon se retourna : « Ça prendra plus de temps que ça », protesta-t-il. Il était offensé. « J’en doute. » Le noble s’empara de la chaise du gardien, posa ses bottes sales sur la table et se balança d’avant en arrière. Il pouvait voir sous la table le flacon et le gobelet. Tandis que Flinn Ogson disparaissait dans l’autre pièce, une main sur la large croupe de la servante, il prit les objets mal dissimulés et se servit. * * * « Personne ne vous a vu ? demanda Auda. — Non. — Et les corps ? — Jetés depuis la latrine dans le vaste Océan du Nord. » Il s’était d’abord débarrassé du gardien, puis avait pris son temps avec la fille qui, pensant que cela lui vaudrait la vie sauve, avait été très accommodante, du moins au début. Ses lèvres se retroussèrent à ce souvenir. « Ils nourrissent la Némésis, maintenant, plaisanta-t-il. — Chut ! » Auda esquissa un signe contre les mauvais sorts. « Il y a bien trop de sorcellerie en ce monde sans en invoquer davantage. Peut-être aurons-nous l’occasion de l’en purifier, vous et moi, une fois tout cela accompli. De rendre le royaume à ses pures racines nordiques. » Erol Bardson arqua les sourcils en regardant la reine-mère. « Pardonnez-moi, Dame, dit-il à mi-voix, si je perçois une certaine ironie dans la situation. Rechercher l’aide de vos plus mortels ennemis semble une manière bizarre de restaurer la lignée royale eyraine. » Il arrêta d’un geste de la main la réplique acérée : « Non que je m’en plaigne. Je suis plus qu’heureux d’accepter votre commission, et le trône aussi, par la suite, si vous le voulez bien. » Auda remua dans son siège, mal à l’aise. « Peut-être comme régent, rétorqua-t-elle avec raideur. Nous devons voir comment tomberont les osselets. » Elle lui fit signe de la suivre sur le balcon, une solide affaire de granit surmontée d’une balustrade hérissée de pointes métalliques. Trois corbeaux de fer ornaient les plus proéminentes. Ils étaient ouvragés, chaque plume gravée avec le plus grand soin. Puis l’un d’eux hocha la tête, émit un croassement bas et vola jusqu’à la main tendue de la reine-mère. « Ah, Mémoire, dit-elle à mi-voix. Tu as toujours été le plus audacieux. » Elle se tourna vers le duc de Vastelande. « Mémoire mérite son nom. Envoyez-le-moi lorsque vous aurez besoin de pénétrer en secret dans la cité. Je verrai à ce qu’on vous laisse entrer, vous… et vos alliés. » Elle lui tendit le corbeau. Celui-ci pencha la tête de côté et fixa sur Erol Bardson un petit œil luisant évaluant le jus exquis qu’il pourrait tirer d’un globe oculaire à portée de bec. Erol, avec dégoût, tint le corbeau à bout de bras pour l’écarter. 15. Tourments et Miracles Tanto Vingo regardait la cour par la fenêtre, se gorgeant de cette perspective parfaite – les pavés anciens usés par le temps, les élégants pots de terra-cotta débordant de fleurs éclatantes, la vigne vierge et les bougainvilliers qui retombaient sur la maçonnerie d’un délicat rose orangé, l’élégante fontaine de marbre façonnée des siècles plus tôt par Firo, le plus grand sculpteur de son époque. Et trente femmes nomades que fouettaient ses gardes les plus sûrs. Ses nouveaux appartements à l’ancienne forteresse de Jétra étaient vraiment très beaux, il devait l’admettre. Des tapis circésiens recouvraient les sols aux splendides carreaux de céramique, des tapisseries fabuleuses pendaient aux murs, des gobelets d’argent repoussé étaient éparpillés sur la grande table de chêne parmi les reliefs d’un banquet exquis. On s’était surpassé, cette fois, aux cuisines : du cygne rôti farci d’oie, de poulet, de cailles et d’oiseaux-mouches ; deux porcelets remplis de raisins, un cuissot de venaison, des fœtus d’agneaux dans une riche sauce de cœurs de chat émincés, deux savoureuses tourtes au bœuf et aux champignons, un énorme entremets fait de crème, de fruits et de biscuit imbibé de liqueur, des pains, des pâtisseries, du riz épicé à la carthame. Il y avait là de quoi nourrir une douzaine de nobles affamés, mais il avait tout dévoré lui-même, seul, à l’exception d’une paire de filles esclaves qui lui avaient amené un crachoir quand il le réclamait, ou avaient poussé sa grande chaise roulante vers les cabinets d’aisance pour lui permettre de se vider les tripes et de faire de la place pour d’autres mangeailles. Il rota de nouveau par la fenêtre, satisfait de voir que deux des femmes fouettées imploraient merci, prêtes à adorer la déesse avec le capitaine et ses hommes. Il les ferait toutes violer et brûler de toute façon, même si elles ignoraient que cette épreuve préalable n’était qu’un simple divertissement. Sa nouvelle invention, la cage métallique, avait reçu quelques améliorations ; il serait utile de l’essayer en privé avant de la montrer en public pour un spectacle auquel il pourrait inviter son très cher frère. Quarante minutes plus tard, toutes les femmes avaient été violentées, l’énergie et l’enthousiasme des gardes s’étaient dissipés et Tanto s’ennuyait de nouveau. Il fit signe aux esclaves de le ramener jusqu’à la table, où il fouilla distraitement dans les reliefs, même s’il n’avait plus aucun appétit. Cette chambre avait autrefois été une salle de réception pour les seigneurs de la province, Hesto et Greving Dystra, autrefois loyaux et respectés membres du Conseil istrien, désormais réduits à un état pathétique et malodorant, affaiblis par un sanglant flux d’entrailles qui les avait brusquement saisis la semaine précédente. Tanto était franchement surpris de les voir encore en vie. Déjà vieux et frêles, ils avaient été réduits quasiment à néant par les vomissements et la diarrhée presque perpétuels. Il n’en restait plus que la peau et les os, et l’essence profonde de leur âme. Il avait l’intention de les achever cet après-midi même. Disposer de la Cité Éternelle était une ivresse. Les Dystra étaient tristement indisposés, sire Prionan, sire Sestran et sire Fortran avaient fait diligence pour se rendre à Céra et à Forent, dans le Nord, afin de renforcer les défenses et de surveiller la construction de la nouvelle flotte – maintenant que les hommes de Rui Finco leur avaient amené le constructeur nordique dont ils avaient si désespérément besoin. Jétra se retrouvait entre les mains de Tycho Issian. Et comme le sire de Cantara était fort occupé à ses propres plans d’assaut contre la capitale eyraine, il avait tout délégué à Tanto. Ce que j’aurais pu faire, songeait Tanto avec un regret sincère, si j’étais encore en possession d’un corps intact, de ma force, de ma santé, de ma beauté ! Sa première décision, en se retrouvant maître de fait de ce domaine, consista à faire couvrir tous les miroirs. La première fille qu’il avait appelée pour s’occuper de lui avait eu une moue dégoûtée. Il l’avait attachée au lit et, alors qu’elle restait là, s’attendant au traitement habituel en la circonstance, il avait découpé ses lèvres avec sa lame la plus tranchante. Et ensuite ses autres lèvres, pour faire bonne mesure. Puis il avait ordonné à un médecin de cautériser les plaies, ce qui l’avait aussi fort diverti. Et il avait fait jeter la fille dans la cellule de son frère, en s’assurant qu’elle savait avec qui elle allait être enfermée. C’était un endroit dégoûtant : encore plus sale maintenant qu’il avait ordonné aux gardes de ne jamais nettoyer la cellule de Saro. Les blessures de la putain s’étaient très vite infectées. Enchaîné pieds et mains au mur suintant, Saro avait regardé la fille mourir sans rien pouvoir faire pour apaiser ses souffrances. Tanto l’avait regardé pleurer, et il avait compris avec une joie maligne qu’il n’y avait pas de bornes aux tourments qu’il pouvait infliger à son frère, et personne non plus pour l’en empêcher. * * * Le sire de Cantara était bien trop occupé pour se soucier des rapports concernant les actes dépravés de Tanto Vingo, qu’il aurait de toute façon écartés pour la plupart soit comme très exagérés ou issus de la sensibilité trop exacerbée des observateurs. Non, l’esprit de Tycho Issian se consacrait, à l’exclusion de toute autre affaire, à trouver un moyen de reprendre la Rosa Eldi, une femme sur la dot de laquelle il avait conclu un marché, et qui lui avait été arrachée sans raison l’été précédent à la Grande Foire. Il brûlait toujours de désir pour elle. Son corps ni son esprit ne lui donnaient de répit. S’il dormait, ce qui était rare, et bref, son sommeil était plein de rêves agités et il s’éveillait dans un état d’inconfortable tumescence ; s’il était éveillé, l’image nue de la Rosa Eldi flottait de manière provocante devant ses yeux, même lorsqu’il prêchait dans la grande salle d’honneur, les places de marché et le Campo, faisait parader ses troupes ou s’adressait à une salle pleine de conseillers. S’il trébuchait dans son discours, transporté par une brève vision de ses seins pâles aux mamelons roses, ou si ses yeux devenaient fixes en saisissant un éclair de son pubis lisse et lumineux, nul n’avait la témérité de le remarquer en sa présence. Derrière son dos, cependant, la rumeur courait que le sire de Cantara était complètement fou. Cette impression était renforcée autant par son aspect extérieur – ses cheveux décoiffés, ses habits négligés, l’éclat fulgurant de ses yeux noirs, ses pupilles dilatées – que par les « conseillers » qu’il avait réunis. On aurait eu peine à imaginer une collection plus hétéroclite d’escrocs et de vauriens. Les quelques individus respectables parmi eux étaient des marchands qui connaissaient un peu le plan de la capitale nordique, un groupe de vétérans de la dernière campagne contre les Îles du Nord et une poignée de disciples sincèrement convaincus par ses prêches passionnés invitant la populace à se soulever et à porter la parole de Falla au Nord barbare. Mais le reste représentait les pires éléments d’Istrie. Dans sa folie maniaque, Tycho Issian semblait avoir perdu toute perspective et tout sens de la propriété, car il s’entourait de mercenaires qui avaient combattu dans les deux camps et ne se souciaient aucunement de leurs justifications tant qu’on les payait, de charlatans et de bonimenteurs, de vieillards qui avaient des comptes à régler, de jeunes gens avides de butin, de ceux que poussaient la rage, la rapacité et l’appât du gain. En bref, le genre d’individus qu’on trouve toujours en train d’alimenter les flammes d’un conflit. La plus récente addition à cette tribu était Plutario, un homme que Tycho avait fait amener en secret dans ses appartements, une nuit, car on l’avait entendu proclamer qu’il pouvait rendre autrui invisible – si la conjonction des astres s’y prêtait, et ceux-ci n’avaient jamais paru s’aligner exactement comme requis. Dans cette contrée où cultiver des herbes interdites pouvait vous envoyer au bûcher, c’était une ironie, remarquait-on en privé, loin des oreilles du sire de Cantara, qu’il dût ouvertement avoir recours aux services d’un tel homme. En se fondant sur le savoir et les conjectures fournies par cette bande hétéroclite, Tycho avait établi des cartes, des plans et des diagrammes de la cité de Halbo et de son château, avec une équitable division de ses femmes et de son butin. Mais nul n’avait encore de plan pour traverser les défenses du port. On savait fort bien que, de toute sa longue histoire, Halbo n’avait jamais été mis à sac depuis la mer. Une attaque par la terre signifiait qu’il fallait naviguer à travers le Détroit aux Requins, ses eaux traîtresses et ses puissantes fortifications, puis accomplir un dangereux périple vers le sud à travers une formidable chaîne de montagnes. Celui qui avait proposé ce plan était un marchand de yékas. Il possédait un millier de ces bêtes, élevées pour ce genre de tâche, avait-il dit ; elles étaient nées au-delà de l’Échine du Dragon, avaient traversé les Monts Dorés et les Skarns. Elles pouvaient traîner des chariots et porter chacune une douzaine d’hommes armés : c’était bien assez pour un raid éclair sur la capitale, un assaut sur le château, et l’élimination des gardes postés dans les tours des Sentinelles, ce qui permettrait à la flotte de pénétrer dans le port et d’achever le travail. Tycho était si excité par cette perspective qu’il en dansa presque avec l’homme. Jusqu’à ce qu’on attirât son attention sur la logistique nécessaire au transport d’un aussi vaste troupeau par voie maritime. En ajoutant les soldats, les équipages, les rameurs esclaves, l’équipement, les armes et les vivres – sans parler des captifs qu’ils prendraient à Halbo –, on aurait besoin d’une flotte de mille vaisseaux. On en avait trente. À ce moment-là, d’un beuglement, Tycho avait ordonné à tous de sortir. Tous sauf Plutario, à qui il avait fait signe de rester. Plutario était surpris. Ce n’était pas un homme qui avait appris à déguiser ses expressions, mais le sire de Cantara avait, heureusement pour lui, encore besoin des capacités qu’on lui prêtait. « Pardonnez-moi, mon seigneur », dit-il avec son doux accent de Gila. Il semblait nerveux ; des gouttelettes de transpiration roulaient sur son front. Avec sa complexion d’une pâleur inhabituelle et ses traits enrobés de graisse, on aurait dit un fromage en train de suer au soleil. Il se lécha les lèvres et reprit : « J’avais l’impression… et peut-être est-ce une totale erreur de ma part, Messire, car je suis tristement déficient dans ma compréhension des affaires des grands hommes tels que vous… j’avais l’impression que vous… que vous désiriez mettre à sac la cité nordique pour apporter la foi de Falla à sa population… massacrer les ennemis hérétiques et libérer les femmes mal traitées… » Il s’interrompit en voyant les yeux de son interlocuteur s’étrécir dangereusement. « Et la Dame elle-même, bien entendu… » Sa voix se perdit dans le silence. Il se savait dans une situation périlleuse, et ce n’était pas seulement pour avoir soulevé ce point délicat. Il n’avait pas offert ses services, on l’avait dupé pour l’amener au château et le livrer à Tycho Issian : un homme qu’il avait considéré comme un ami avait cherché à accomplir ses propres fins douteuses en offrant au sire de Cantara un cadeau bien trouvé. Ainsi présenté, Plutario Falco se trouvait fatalement compromis, car en vérité ce n’était point un sorcier mais un simple prestidigitateur, un homme qui divertissait dans les banquets avec ses jolis tours. C’était un bateleur, un joueur. Malheureusement, il ne possédait aucune capacité magique réelle. Ou sinon il aurait usé de ce talent pour se rendre lui-même invisible après avoir rencontré cet insensé, il se serait enfui de la cité pour retourner dans sa lointaine demeure aussi vite que ses pieds, ou un tapis magique, auraient pu l’y porter. « C’est la Dame qui est la clé », déclara Tycho, abrupt. « Sans elle, le reste n’a plus de sens. Si nous capturons la Rose du Monde et tuons son consort, le Nord tombera entre nos mains, je le sais. » Plutario maudit en silence sa langue idiote. « Bien sûr, mon seigneur, évidemment. Qu’en sais-je ? Je ne suis qu’un simple… (il s’efforça de trouver un terme adéquat) … individu », conclut-il piteusement. « Oui, en effet », répliqua d’une voix distraite le sire de Cantara. Il arpentait la pièce, les mains dans le dos. « Des armées, des troupeaux de yékas et mille vaisseaux ne nous serviront de rien. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un peu de magie. » Il pivota sur ses talons en fixant d’un œil luisant le prestidigitateur tremblant. « Ce n’est sûrement pas trop demander ? — Non, mon seigneur. Laissez-moi consulter les alignements de mes cartes astrologiques afin de déterminer l’heure la plus propice à une telle entreprise… » Tycho Issian le regardait d’un air si venimeux que Plutario sentit ses genoux se dérober sous lui. Après une pause lourde de malveillance, le sire de Cantara déclara à mi-voix : « Nous attendons une démonstration complète de tes talents demain soir, alignements ou non. Ou je te livrerai aux mains de Tanto Vingo pour l’une de ses expériences. À te voir, tu brûleras longuement et lentement, comme du suif. » * * * Le cristal d’Alisha avait prouvé que son fardeau valait la peine d’être porté : comme s’il avait décidé d’adopter son nouveau protecteur, il avait montré à Virelai la proie fraîchement tuée par des félins du désert – un gros rongeur impossible à identifier, abandonné sur des rochers, mis à mal et à moitié dévoré, dans un maigre bosquet d’arbres-flammes ; il lui avait aussi permis de tirer de son cœur cristallin une chaleur suffisante pour cuire la carcasse. Virelai n’avait jamais été aussi affamé. Ou plutôt, rectifia-t-il intérieurement, il n’avait jamais été affamé. C’était une sensation délicieuse de mordre dans la chair grillée, l’estomac gargouillant d’anticipation, de sentir le jus qui coulait dans sa bouche. Il n’avait pas plus tôt terminé son repas qu’il se rappela le refus d’Alisha et des Nomades de manger la chair des autres créatures, et il se sentit brusquement envahi de honte. Puis il se dit qu’il n’avait pas causé la mort de l’animal qu’il mangeait et que, sans cela, il aurait manqué mourir lui-même. Ces rationalisations calmèrent ses remords, mais il fut hanté pendant des jours par le souvenir du goût délicieux de la viande, si différent des mets insipides que la sorcellerie du Maître avait créés pour eux à Sanctuaire. La pierre de voyance lui avait aussi montré un vieux puits dans lequel pendait un seau de cuir tout abîmé, attaché à une corde effilochée ; l’eau était douce et fraîche. Elle lui avait indiqué dans le paysage des repères sur lesquels se guider ; et, tandis que le soleil commençait de décliner dans un ciel ensanglanté, elle l’avait amené à proximité de la Cité Éternelle. Le cristal était alors devenu réticent, refusant de rien lui montrer de ce qui l’attendait peut-être entre ces murailles de grès rose. Il lui avait plutôt présenté une vision très troublante de Rahë, le seigneur de Sanctuaire, quittant sa forteresse arctique dans une petite embarcation, en compagnie d’un homme à la peau hâlée. Virelai avait contemplé ce bizarre tableau en sentant une main glacée se refermer sur son cœur. Il pouvait imaginer les cris mélancoliques des sternes, le mugissement lointain de vagues invisibles. Il se rappelait sa propre fuite de ce royaume de glaces, et les circonstances dans lesquelles il avait quitté son gardien. Il se rappelait les rages épouvantables de Rahë et ses pouvoirs terrifiants. Et dans sa tête une phrase unique résonnait sans cesse, un mantra, un avertissement, un funeste présage : « Le Maître revient dans le monde… » Le Maître revenait sur Elda. Il revenait pour retrouver son apprenti dévoyé et exercer sur lui sa vengeance, avec dans son sillage un homme qui semblait assez fort pour arracher la tête de Virelai. Ce dernier ôta ses mains tremblantes du cristal, en essayant de réfléchir. Et si ce n’était pas une véritable vision ? Simplement un avenir possible, qui ne se réaliserait peut-être jamais ? C’était une échappatoire tentante mais, à la vibration de ses os lorsqu’il avait touché le cristal, il savait qu’il n’en était rien. Son premier réflexe était de fuir vers le sud, de disparaître dans le désert, dans les collines où il était né. Mais Alisha se trouvait dans cette direction avec la pierre de mort et les horreurs qu’elle créait grâce à celle-ci. Il ne se croyait pas assez fort spirituellement pour voir se lever les morts. Mais il pourrait utiliser la pierre contre le vieil homme… Au moment même où il évoquait cette possibilité, il sut qu’il n’en ferait rien. En présence du mage, il redeviendrait l’enfant terrifié qu’il avait été. Et si la pierre tombait entre les mains du Maître, celui-ci s’en servirait certainement pour l’annihiler. Mais s’il s’enfuyait maintenant, pour sauver sa propre peau, qu’adviendrait-il de Saro Vingo ? Il enroula la pierre de voyance dans le morceau d’étoffe, l’y serra d’un nœud féroce, et se mit en marche en direction du nord. Les prêtres appelaient à la onzième observance de la journée alors qu’il approchait de la cité, et leur hululement incantatoire flottait dans l’air calme tel un sortilège. C’était une prière destinée à apaiser les croyants ; on implorait la merci de la Déesse et sa bénédiction avant de se coucher. Mais maintenant que Virelai connaissait l’identité de Celle à qui l’on s’adressait, il n’en tirait aucun réconfort. Il pénétra dans les vergers qui bordaient la limite sud de la cité ; en cette saison, les arbres ne portaient pas de fruits ; leurs feuilles formaient au sol un épais tapis qui craquait sous les pieds. La dernière fois qu’il était venu de ce côté, il avait été accompagné de la Bête, dans son énorme incarnation de félin des montagnes, et il en avait ressenti un profond effroi. Il avait usé de la voix de commandement pour contraindre Saro à l’accompagner au Sud et n’en avait éprouvé aucun remords. Mais sa conscience le lui reprochait durement, à présent. S’il avait laissé le garçon tranquille et oublié ses propres stratagèmes insensés, Falo et les autres Nomades auraient certainement gagné la sécurité des montagnes, Alisha n’aurait pas été en train de courir comme une folle avec la pierre de mort, et Saro serait arrivé là où il se rendait sur un étalon noir plein d’énergie naturelle, et non cette créature de cauchemar qu’il avait vue galoper vers le sud avec des yeux morts et sans âme. Il ignorait comment il trouverait Saro à présent, savait moins encore comment il le sauverait et s’enfuirait de la cité. Mais, plutôt que de laisser s’installer le désespoir et la couardise avant même d’avoir fait une tentative, il repoussa ses peurs et ses doutes, avec une énergie qu’il n’avait jamais possédée auparavant. Il n’y avait pas de gardes postés sur les murailles et la poterne était miraculeusement ouverte. Virelai se glissa dans la cité où il avait juré de ne jamais remettre les pieds. Il ignorait totalement où son ami avait été emmené, mais il finit par se retrouver dans les escaliers secondaires menant aux quartiers que Tycho Issian avait occupés pendant son dernier séjour à Jétra. Ils étaient déserts et en désordre. Virelai sentit bondir en lui une joie soudaine. Peut-être le sire de Cantara avait-il quitté la Cité Éternelle, peut-être avait-il emmené Saro au nord, à Forent, là où Rui Finco devait s’occuper de la planification de la guerre. Auquel cas la vision accordée par le cristal était mensongère. Un énorme soulagement l’envahit. Même s’il faudrait voyager longuement et péniblement à pied, et que la crise ne fût pas immédiate mais simplement retardée, du moins ne verrait-il pas son ami torturé. Un cri terrible résonna soudain, se répercutant dans les couloirs. Son cœur se mit à battre de façon erratique. Le cri s’éleva de nouveau, aigu, perçant. Le cri d’un animal blessé ? Il s’aplatit contre l’antique mur de pierre, troublé de le sentir vibrer contre ses mains et son dos. Quand le cri retentit encore, il sut d’où il venait, dans une partie de son être à laquelle il n’avait jamais eu accès auparavant. Soudain, sans l’avoir désiré, il constata que ses pieds le portaient vers le bruit. Deux volées de marches, un tournant, une série de pièces où le clan Vingo avait résidé pendant la réunion du Conseil. Elles étaient abandonnées aussi, les meubles renversés ; les objets les plus précieux en avaient disparu, comme pillés par une armée de maraudeurs. Les ennemis étaient-ils descendus si loin dans le Sud ? Il secoua la tête comme pour répondre à une inaudible question : c’était sûrement impossible dans le court laps de temps écoulé depuis son départ. Une émeute, alors, une révolte du peuple ? Mais il avait vu comment la populace réagissait aux discours de Tycho Issian au marché et au Conseil, avec des applaudissements frénétiques et des acclamations répétées. Peut-être le sire de Cantara avait-il organisé un coup d’État, et bouté hors de Jétra les anciens maîtres de la ville ? Virelai ne connaissait pas grand-chose au monde. Il ne comprenait pas la politique et n’avait aucune expérience de la guerre, civile ou non. Le chaos qu’il rencontrait dans le château lui semblait très déconcertant. Il était arrivé quelque chose d’étrange et de menaçant dans cette ville depuis son séjour, pendant lequel tout n’avait été qu’élégance, ordre et perfection. Le cri, plutôt un gémissement cette fois, résonna de nouveau. Il fut suivi de voix bruyantes, du bruit d’une porte qu’on claquait et de pas qui se hâtaient dans les couloirs, à l’opposé de l’endroit où il se tenait, le cœur battant. Il attendit, puis se glissa dans le coude que formait le corridor. Trois portes lui faisaient face. La première était verrouillée, et la poignée de cuivre encore froide. La seconde s’ouvrit sur une chambre vide remplie de meubles recouverts de draps. Sous le bord inférieur de la troisième apparaissait un rai de lumière, et le gémissement bas en émanait. Virelai se plia en deux pour regarder avec prudence par le trou de la serrure, mais ne put rien voir. À l’exception du moins d’une grande pièce avec des tables recouvertes de parchemins et de rouleaux, apparemment jetés là en désordre. Une douzaine de chandelles brûlaient dans des candélabres accrochés aux murs ; leurs flammes vacillantes et le jeu erratique de la lumière constituaient le seul mouvement visible dans la pièce. Virelai fronça les sourcils. Puis il se mit à genoux et regarda sous la porte. Un œil lui rendit son regard. C’était un œil pâle, à l’iris gris-vert, au blanc injecté de sang. Il n’appartenait pas à Saro Vingo. Pendant un instant, Virelai crut qu’il contemplait l’œil fixe d’un défunt. Puis la paupière de l’œil cligna. Virelai se releva en hâte, prêt à s’enfuir, mais sa main se referma plutôt sur la poignée de cuivre et il entra dans la pièce. L’homme gisait sur le sol, la tête tordue de côté. Son visage était meurtri et enflé, il y avait du sang dans ses cheveux et autour de lui. Un de ses bras formait un angle bizarre avec son corps. En voyant Virelai, il s’était tu. L’attente planait dans la pièce, mais le sorcier ne savait que dire. Après quelques instants, il essaya : « Allez-vous bien ? » – ce qui était stupide mais montrait au moins qu’il ne voulait aucun mal à l’occupant de la pièce. La paupière battit frénétiquement. « Vraiment pas. — Pouvez-vous remuer ? » Le corps se mit à bouger, un affreux mouvement de reptation, pour finalement se redresser sur un côté, avec le bras cassé qui retombait, inutile. Après d’autres efforts, l’homme finit par s’asseoir. Il était d’âge moyen, le crâne dégarni et très rose. Un œil était fermé, enflé d’une meurtrissure violette. L’autre, soupçonneux, se fixa sur Virelai maintenant agenouillé, puis sur le cristal dans son enveloppe de tissu. « Qui êtes-vous ? demanda l’homme. — Personne, vraiment », répondit Virelai, peu désireux de révéler trop volontiers son identité. « Je cherchais un de mes amis. Qui êtes-vous ? — Je m’appelle Plutario Falco. On m’appelait parfois “Le Magnifique”. » L’homme ricana, toussa et recracha une dent, qu’il prit pour la contempler avec chagrin. « Pas très magnifique, à présent. Non que je l’aie jamais été, en réalité. C’étaient juste des tours de passe-passe, vous comprenez. Messire de Cantara m’a confié une tâche, à laquelle j’ai misérablement failli. Vous pouvez constater vous-même les résultats de sa fureur. On va me livrer demain au Tortionnaire. — Le Tortionnaire ? » L’homme adressa à Virelai un sourire édenté, puis jeta la dent par terre. « Où étiez-vous, ces dernières semaines ? Sûrement pas à Jétra. Tanto Vingo, l’invalide d’Altéa, le bras droit de Tycho, semble être le maître de la cité maintenant que tous les autres nobles sont partis dans le Nord et que les Dystra sont sur leur lit de mort. On l’appelle le Tortionnaire, pour toutes les tortures et les châtiments qui sont son principal plaisir. » Virelai frissonna. Tanto Vingo. Il se rappelait le garçon à la face blanchâtre, semblable à une limace, dont on avait poussé l’espèce de trône d’osier dans le château, avec ses yeux de charbon ardent pleins de calculs et de furie réprimée, si différents du regard doux et ouvert de son cadet. Il se rappelait aussi les histoires contées par les esclaves, des murmures surpris ici et là, des histoires de cruauté et de rage. Et il se rappelait comme la chatte Bëte, avec le sûr instinct d’un animal, l’avait soigneusement évité. « Et son frère, Saro Vingo ? » demanda-t-il avec un effroi croissant. Plutario grimaça. « Il est à La Miséria. Pauvre garçon. On l’a traîné ici depuis le désert, ai-je entendu dire, où il avait été assez stupide pour s’enfuir et se joindre à une bande de Nomades plutôt que de se battre pour son pays. Mais quand Tycho Issian s’empare du Trésor Public et qu’on met votre tête à prix, on n’a guère de chances de s’échapper. Il sera puni pour désertion, dit-on, et il n’y a vraiment aucune affection entre ces deux frères. Je suppose que je ferai sa connaissance pendant un bref moment, avant que nous ne succombions tous deux aux plaisirs de Tanto. » Il changea son poids de place, en tressaillant à la douleur qui lui parcourait le bras. « Vous n’auriez pas un coutelas, ou quelque chose de coupant, dites donc ? » demanda-t-il après un moment. Le sorcier secoua la tête. « Dommage. Mieux vaudrait m’ôter la vie moi-même, rapidement et sans bruit, avant qu’on ne me livre à ce monstre. » Virelai était horrifié. « Vous ne pouvez vous tuer. Il n’y a sûrement rien de si terrible que vous en soyez poussé à… » Il se tut, car il savait en même temps que ce n’était pas vrai. Il était soudain renvoyé à la tour de glace de Sanctuaire, où Rahë lui avait montré le vaste monde : toutes les cruautés que s’infligeaient mutuellement les hommes, de par toute Elda. Les viols, les bûchers, les bastonnades, les tortures. Des villages entiers envahis par les soldats, les esclaves fouettés sous un soleil impitoyable, un homme écartelé sur un chevalet enflammé, des Nomades lapidés par la populace enragée ou jetés sur d’énormes bûchers, des hommes cloués à de grandes croix de bois, et qu’on livrait à une interminable agonie… Avec une soudaine et terrifiante compréhension, il lui vint à l’esprit que ce que le Maître lui avait montré en ce jour funeste n’avait pas été une simple vision de déprédations présentes, mais une vision de l’avenir, cet avenir-ci. Le vieillard avait essayé de l’avertir, mais il avait ignoré ses paroles et s’était lancé dans une aventure qui avait déclenché une séquence d’événements aboutissant là, dans les horreurs mêmes qu’affrontait désormais le monde. « J’ai nommé ce lieu Sanctuaire, et c’est un sanctuaire. Tu devrais me remercier de t’avoir amené ici en t’épargnant toute cette rapacité et toute cette horreur… Tout se délabre, mon garçon. La vie, l’amour, la magie. Rien n’est digne d’être sauvé, à la toute fin… » Virelai sentit un bourdonnement qui lui montait dans la tête, dans la poitrine. L’homme parlait, mais ses paroles étaient toutes brouillées. « Non », dit-il. Il répéta : « Non. » Puis : « Non ! » Il tendit les mains à l’aveuglette, saisit l’épaule de Plutario. « NON. » Il ne savait à qui il s’adressait ainsi ; ce pouvait aussi bien être à lui-même. Ce pouvait être un rejet du nihilisme du Maître, ou du désespoir de cet homme brisé. Ce pouvait être un défi à la disparition de toute chose, un appel outragé à la Déesse, en qui tout avait commencé. Une lumière blanche lui emplissait la tête, avec un bruit blanc. Il y eut deux voix, liées en un tourbillon sonore. Et puis le silence. Il rouvrit les yeux. Plutario Falco était assis et le fixait avec une expression qui frisait la terreur. Là où la meurtrissure lui avait fermé l’œil gauche, la peau était rose et luisante comme celle d’un nouveau-né. L’homme recula, essayant de se relever. Des deux mains. Bouleversé, Virelai vit que le bras cassé était normal, les os s’étaient ressoudés, l’épaule disloquée s’était remise en place. « Qui… qui êtes-vous ? » balbutia Plutario. Il plia les doigts, médusé. « Vous m’avez guéri. C’est un miracle. Je ne peux y croire. Est-ce de la magie ? De la vraie magie ? Par la Dame, je n’ai jamais cru en l’existence de la magie, je croyais que c’était des mensonges, des illusions, des tours de passe-passe, comme les miens. Mais ceci… » Il adressa un sourire éberlué à son sauveur. Il y avait un trou à la place de la molaire tombée ; la dent se trouvait encore sur le sol, avec ses racines sanglantes. Pas un miracle complet, alors, songea Virelai, distrait. Mais quel autre terme utiliser, et comment cela était-il arrivé ? Il cherchait en vain une explication, affolé. Après un moment, des larmes roulèrent sur ses joues, une autre expérience nouvelle. « Ne pleure pas, mon homme ! » s’écria Plutario en le tirant sur ses pieds. « Tu es libre, et je suis intact. Nous pouvons nous enfuir d’ici sans nous retourner ! — Je ne puis partir sans Saro Vingo », dit Virelai d’une voix morne. « Abandonne, mon gars. Il est déjà mort. Ma vie t’appartient. Laisse-moi t’en remercier de belle manière. Je vais te dire comment. J’ai des amis sur la Tilsen, et ils possèdent un bateau. Si nous partons maintenant, cette nuit, nous pouvons payer un passeur pour nous emmener les retrouver. Es-tu jamais allé à Gila ? C’est merveilleux, chez moi : du vin, des femmes et des chansons de l’aube au crépuscule, pas de prêtres ni de fanatiques pour tout gâcher. Je ne peux imaginer pourquoi j’en suis parti. » Il fit une pause pour y réfléchir, puis eut un grand sourire : « Eh bien, quelles raisons a-t-on jamais de venir à la Cité Éternelle, hein, mon ami ? L’argent. Il y a toujours de l’argent à faire à la Cité Éternelle, surtout dans ma profession. Ou il y en avait avant qu’on ne commence à persécuter les faiseurs de magie et à se préparer à cette folle guerre. Viens avec moi à Gila pour y vivre comme un prince, et tu oublieras bientôt toute cette triste affaire. — Je ne le peux. Je dois sauver Saro. Où est La Miséria ? » Plutario secoua tristement la tête. « Tu es fou. Nul n’y va sinon comme garde ou comme prisonnier. Et de ceux-là, il n’en ressort jamais un seul vivant, à moins d’être en route vers leur exécution. » Virelai était désespéré. « Eh bien, mon ami, je dois partir, dit enfin Plutario. Je serai heureux de quitter ces lieux. La Cité Éternelle n’a été pour moi qu’un cauchemar depuis que cet imbécile de Barzaco a dit au sire de Cantara que je pouvais faire de la magie pour lui. — Quelle sorte de magie ? — Oh, il voulait que je rende ses bateaux invisibles, ou quelque chose de ce genre, pour lui permettre d’entrer sans être vu dans Halbo et sauver cette femme, la Rosa Eldi. Une idée absurde, mais voulait-il m’écouter quand je lui disais que c’étaient seulement des tours de prestidigitation ? Non ! Mon idée, pour rendre les gens invisibles, c’est des rideaux et des trappes et une abondante fumée bleue. Il est complètement fou, cet homme-là. Il y croit dur comme fer, à toutes ces sornettes. » Virelai le saisit par les épaules : « J’ai une idée. Et oui, ta vie m’appartient, et je sais comment tu pourrais payer ta dette. » 16. La Miséria « Je n’aime pas cela du tout. — Il n’en a jamais été question. — Si on nous attrape, nous sommes morts. — Il y a à peine une heure, tu étais prêt à t’ôter la vie, tu as donc gagné une heure. — Une heure ne me profite guère. — On peut accomplir beaucoup de choses en une heure. L’avenir du monde peut changer en moins de temps que cela. — Je ne suis qu’un faiseur de tours, un charlatan, un bonimenteur, que m’importe l’avenir du monde ? » Dans la pénombre du corridor, Virelai fixa sur Plutario Falco son regard pâle pour l’examiner des pieds à la tête. L’uniforme était aussi détaillé qu’il avait pu s’en souvenir – une tunique bleue, des culottes à galons d’argent, de hautes bottes noires, un étincelant casque argenté. Il n’y avait pas de gros dans la Garde jétraîne, aussi le prestidigitateur était-il l’ombre de lui-même, une ombre qui brillait un peu sur les bords, ce qui pouvait paraître à un coup d’œil distrait un effet de la lumière, plutôt que l’illusion assez maladroite qu’il avait employée. Il réservait ce qui lui restait de sa sorcellerie pour la suite des événements. Mais en se rappelant avec quelle rapidité s’étaient évanouies ses anciennes illusions magiques, il n’y avait pas de temps à perdre. « Ta vie m’appartient. Tu l’as dit toi-même. Je te libérerai de ta dette dès que nous aurons mis Saro Vingo en sûreté. » Plutario secoua la tête avec lassitude. « Je ne sais pourquoi je t’ai laissé me convaincre. Tu m’as sûrement jeté un sort dans la cervelle comme dans le reste du corps. » Ils descendaient dans une pénombre grandissante, et l’écho de leurs pas résonnait sur la pierre. Il semblait remarquable qu’on ne fût pas venu s’enquérir de tout ce bruit. Mais ce qui restait de soldats à Jétra avait de toute évidence été assigné à d’autres tâches. Ou encore, sachant que les entrées de La Miséria étaient fort bien protégées, on ne se souciait pas de les garder aussi bien qu’avant, surtout avec le chaos qui régnait désormais sur la Cité Éternelle. La puanteur augmentait à mesure qu’ils s’enfonçaient dans ces profondeurs, et Plutario dut se mettre une main sur le nez et la bouche. Ce n’était pas l’odeur honnête de la sueur et des déchets humains – ou plutôt ce n’était pas que cela. C’était une odeur infiniment plus dérangeante. Un parfum de chair rôtie se mêlait à un arrière-goût métallique, et l’atmosphère même semblait épaisse et huileuse, comme si elle avait pu vous laisser un résidu sur la peau et vous enduire narines et poumons d’une pellicule de graisse imperméable. Le simple fait de la respirer donnait à Virelai l’impression d’être complice des actes vils perpétrés en ces lieux, quelle qu’en fût la nature. « Pouah ! » s’exclama enfin Plutario. « Je croyais qu’ils avaient réservé leurs bûchers pour le grand Campo et le marché principal. » Virelai sentit la répulsion qui montait en lui, aussi acide que de la bile. « Viens », dit-il doucement, et il accéléra le pas. Le bruit des voix les arrêta net au palier suivant, puis des rires, et des verres entrechoqués. De la fumée d’herbe douce et d’encens flottait dans le corridor devant la salle de garde, embrumant l’air. Virelai poussa son compagnon contre le mur et observa avec attention les hommes à l’intérieur de la salle. L’instant d’après, il enleva le casque de Plutario et, avec un murmure bas, il passa la main sur le visage de l’autre. Puis il recula, examina son œuvre, ajouta une cicatrice sous l’œil gauche du prestidigitateur. C’était un homme belliqueux qui le regardait à présent, avec une mâchoire proéminente et un nez bourgeonnant de veines rougeâtres. Il n’avait jamais tenté de se transformer lui-même. Sans miroir, ce serait difficile, car il était habitué à voir les changements à mesure qu’il les effectuait, en ajustant ce qui ne correspondait pas au modèle. Les houris sur lesquelles il s’était exercé pour satisfaire aux désirs de Tycho avaient été d’une autre nature que la Rosa Eldi, avec leurs hanches amples, leur peau et leur chevelure foncées ; les transformer pour plus d’une heure avait constitué un vrai défi. Avec un peu de chance, il ne devrait assurer leur métamorphose, à Plutario et à lui, que pendant quelques moments. Avec un soupir, il ferma les yeux et se concentra sur l’homme qui se trouvait en face de la porte. Puis, en gardant bien à l’esprit le visage du garde, il toucha le sien. Le picotement de la sorcellerie le prit au dépourvu. C’était moins douloureux que troublant, comme si sa peau avait rampé sur ses os, détachée de ses muscles, de ses cartilages et de ses ligaments. La vibration qui accompagnait le phénomène lui donnait l’impression d’avoir un nid de guêpes dans le crâne. Elle se répandait dans tout son squelette pour se perdre dans les dalles sous ses pieds. Quand il toucha de nouveau son visage, il sut que ce n’était plus le sien. Le menton était plus court et plus compact, la mâchoire plus large et les orbites plus espacées. En faisant signe à son compagnon de le suivre, il jeta un preste sort de concentration aux hommes de la salle de garde. Ils étudièrent leurs cartes avec une attention intense pendant les quelques secondes qu’il lui fallut pour franchir la porte ; puis le murmure des voix reprit. Plutario, qui n’avait pas vraiment idée de ce qui venait de se passer, tapa sur l’épaule de Virelai dès qu’ils furent hors de portée. « Et maintenant ? » demanda-t-il d’un ton plaintif. Il avait le visage douloureux, la peau lui picotait, il se sentait mal à l’aise dans son propre corps. Mais il voulait malgré tout s’en tirer indemne et sortir de là le plus vite possible. « On va aux cellules. — Et après ? » Virelai se retourna et regarda avec satisfaction Plutario trébucher de stupeur. « Par Falla, que t’es-tu fait ? » Virelai lui adressa un inhabituel sourire de loup, découvrant trois dents couronnées de métal argenté, un détail dont il était particulièrement fier. « Tu peux aussi demander ce que je t’ai fait, plaisanta-t-il. Mais ne t’attache pas trop à ton nouvel aspect attrayant, car il ne durera pas, je le crains. Et c’est pourquoi nous ne devons point tarder. » Ils descendirent au pas de course les dernières marches, puis s’immobilisèrent en voyant apparaître deux gardes. « T’as pris ton maudit temps pour nous relever, Manso ! grogna le premier. Je suis libre jusqu’à midi demain, et chaque minute que je passe hors d’ici compte ! » Virelai haussa les épaules, se contentant de répliquer simplement : « Les clés ? », en parlant le plus bas possible et de sa voix la plus gutturale. « Encore mal à la tête, hein ? » Le soldat se tourna vers l’autre garde. « Il nous a parié qu’il pouvait descendre une bouteille d’Ambre circésien, le temps qu’il fallait à Bosco pour aller pisser. Et il l’a fait, ça oui ! Un vrai tord-boyaux, ce truc. C’est bien fait pour toi ! » Il donna une tape sur l’épaule de Virelai en lui tendant un gros trousseau de clés. « Tiens. Pas que t’en aies besoin. Ces bâtards ne vont nulle part avant les bûchers de demain. » Les deux gardes prirent les manteaux qui pendaient sur le dossier de leur chaise. « Vous allez vous les geler, tous les deux ! » lança l’autre garde en remarquant leur manque de vêtements d’extérieur. « C’est froid comme les mamelles de Falla, là-dedans. » Virelai se maudit en silence ; les hommes de la salle de garde, ayant une cheminée pour les tenir au chaud, avaient ôté leur manteau : il n’avait pas songé à en inclure dans son illusion. « Bosco a vomi dessus, se hâta-t-il de dire. — Le con ! » dit le premier soldat, ravi. « Tenez, prenez les nôtres. Là où je vais, j’ai pas besoin d’un manteau. Ni de ces fringues, d’ailleurs. — Moi oui ! protesta l’autre garde. Il fait salement froid quand on est de garde à l’aube. » Son compagnon lui donna une tape sur la tête. « Allez, viens, Dame Lavande, on va poser tes petits os délicats près de la cheminée, laissons ces pauvres misérables faire leur boulot. » Virelai les regarda disparaître dans la pénombre glauque, attendit d’entendre l’écho de leurs bottes s’effacer à son tour. Puis il passa d’une cellule à l’autre, clés en main. Ce qu’il vit lui fit douloureusement battre le cœur. Dans la première cellule, deux femmes gisaient en tas contre le mur, des poupées cassées, membres disloqués, l’extrémité de leurs doigts noircie de sang. L’une n’avait plus d’yeux ; l’autre avait un trou calciné à la place des lèvres et de la langue. Elles ne faisaient aucun bruit. Elles étaient peut-être mortes. Il l’espérait. Dans les deux cellules voisines, plusieurs hommes nus étaient enchaînés aux murs. Certains étaient transpercés de pointes métalliques, la peau si rouge et si boursouflée que, à l’évidence, on avait laissé ces pointes là depuis des jours, peut-être même des semaines, une mise à l’épreuve de la volonté de vivre des prisonniers, ou de leur mortalité. L’un d’eux avait succombé. Des mouches bourdonnaient autour de sa tête, se posaient dans ses orbites. Sa puanteur suivit Plutario et Virelai tandis qu’ils s’éloignaient dans le couloir. Virelai avait compris qu’il devait faire très vite. Derrière lui, Plutario vomissait tripes et boyaux, ce qui ajouta une autre forte odeur à toutes les autres puanteurs de La Miséria humaine. Dans la toute dernière cellule, Virelai trouva un cadavre qui avait pourri jusqu’à l’os, et une silhouette ensanglantée. « Saro ! » Une tête se releva avec lenteur. « Que veux-tu ? — C’est moi, Virelai. — Manso, je sais que tu aimes te moquer de moi mais je n’ai plus guère l’esprit à supporter tes plaisanteries ce soir. » Virelai secoua la tête avec impatience. « Non, ce n’est pas Manso, j’ai juste pris son apparence pour un petit moment. Nous devons te sortir de là. Peux-tu marcher ? » On éclata de rire, un son de grille rouillée. Puis une main transformée en massue par des pansements repoussa les haillons dégoûtants. « Oh, par les dieux… » Derrière Virelai, Plutario tomba à genoux, en vomissant de nouveau. « Mon frère aime me prendre un petit morceau chaque jour. Il pense que chacun de ces morceaux le rend plus fort. » Virelai saisit les barreaux de la cellule et posa son front sur le métal froid en sentant des larmes brûlantes lui monter aux yeux. Il battit violemment des paupières. Le cristal lui avait montré bien des horreurs, mais pas cela. Il s’essuya les yeux d’un revers de main et examina les clés, pour les essayer une à une. « Tu ne la trouveras pas, dit Saro. Tanto la garde tout le temps sur lui. Personne d’autre n’a le droit d’entrer dans cette cellule. Il vient tous les jours, deux fois par jour. Je pensais que c’était lui, quand j’ai entendu les voix. » Il toussa dans ses pansements, une toux déchirante qui le plia en deux. Quand il se fut remis, il esquissa un pâle sourire, la tête un peu penchée de côté. « Est-ce vraiment toi, Virelai ? J’étais sûr que tu étais mort sur le champ de bataille. Je t’ai vu tomber. Ou bien est-ce que je deviens fou ? Je le pense souvent. J’ai toutes sortes de visions bizarres. — C’est bien moi. J’étais inconscient mais Alisha… m’a aidé. — Elle vit encore ? Est-elle avec toi ? » Virelai secoua la tête. Il n’y avait pas moyen d’expliquer ce qu’elle avait fait, ce qu’elle allait faire. « Elle a pris l’étalon et elle est partie vers le sud. — Présage de la Nuit ? » Saro semblait stupéfait. « Nous n’avons pas de temps pour tous ces charmants bavardages », dit Plutario, contrarié. « Si nous ne pouvons pas ouvrir cette maudite cellule, nous devrons le laisser et nous échapper d’ici avant qu’on ne nous découvre pour nous inviter dans une de ces jolies chambres. Nous avons essayé, nous avons échoué, c’est vraiment dommage, je suis bien navré pour ton ami, mais regarde dans quel état il est ! Même si tu pouvais le sortir de là, que ferait-il ? Et puisque tu ne peux pas l’extirper de là, il n’y a rien de plus à faire. Je suis venu comme tu me l’as demandé, maintenant, laisse-moi partir. » Virelai soupira. Il était difficile de réfuter la logique de ce discours, malgré sa dureté. « Va, alors, dit-il enfin. Merci de m’avoir accompagné. J’espère que tu te rendras jusqu’au traversier. — Et ça ? » Plutario désignait son visage et son torse. « Dans un petit moment, cela disparaîtra. — Dommage. C’était mieux que mon vieux corps. Mais peu importe. On se reverra peut-être à Gila un de ces jours, j’espère. » Puis il se pencha pour adresser un signe de la main à Saro. « Désolé, l’ami. Je faisais un bon truc avec des clés et des verrous, mais mon passé criminel est loin derrière moi. Porte-toi bien. » Puis il s’enveloppa dans le manteau emprunté et s’éloigna. Virelai contemplait la serrure, abattu. Il la contempla si longtemps que sa vision se brouilla. Des éclairs lumineux lui passaient sous les paupières. Il ferma les yeux bien fort, et la lumière se condensa et prit forme. Quand il les rouvrit, elle se tenait devant lui, bien nette et claire. Il éclata de rire. Les clés vibraient dans sa main. Il en prit une et l’inséra dans le gros verrou de la porte de la cellule, énonça les mots qui transformaient l’illusion en réalité et laissa la magie couler le long de son bras. Avec un claquement sourd, la porte s’ouvrit et, l’instant d’après, il était auprès de Saro. « Virelai, c’est extraordinaire ! Tu es un véritable sorcier ! Mais tu affirmais ne point posséder de pouvoirs magiques… — Je ne le comprends pas mieux que toi », dit Virelai en secouant la tête. « Quelque chose a changé en moi, et en même temps quelque chose de bien plus grand que moi a changé aussi. Peut-être est-ce la Déesse qui est revenue sur Elda, la Rosa Eldi… C’est elle, peut-être. Je ne sais pas, je ne sais vraiment pas. Tout ce que je pouvais faire, auparavant, c’était fabriquer des illusions, et encore, avec l’aide de Bëte. Mais à l’étage, j’ai guéri Plutario, il avait un bras cassé… — Peux-tu me guérir ? » Saro avait les yeux écarquillés. « Mais c’est plus qu’un bras cassé. » Avec ses dents, il défit le pansement qui lui entourait la main gauche, et tendit celle-ci à Virelai pour qu’il l’examinât. Tous les doigts et le pouce avaient disparu, laissant des moignons noircis de goudron. « Il ne voulait pas que je perde tout mon sang. Ce n’aurait pas été amusant du tout. Et pourtant j’ai constamment prié pour obtenir cette délivrance… — Je ne sais pas, dit Virelai, honnête. J’ignore si je peux recréer ce qui n’est plus là. » Il se rappela la dent tombée sur le sol de la chambre, et le trou qui restait dans la bouche du prestidigitateur. Il prit entre les siennes les mains mutilées de Saro, en regardant fixement les horribles marques laissées par la cruauté, le fer, le feu et l’infection. Après tout, se dit-il, quand j’ai guéri Plutario, j’ai seulement pensé à son bras et à sa tête. Je n’ai pas songé à sa dent. Il ferma les yeux et se remémora les mains de son ami, chaudes, brunies par le soleil, avec le pouce solide, les longs doigts à l’extrémité carrée, les ongles rongés. Il se remémora cette main en train de brosser Présage de la Nuit, tenant une marmite… Refermée sur la pierre de mort. À travers la lueur aveuglante de l’artefact que Saro brandissait pour se défendre, il vit les os des doigts manquants, des ombres dans la luminescence, comme leurs propres fantômes. Le bourdonnement de ruche désormais familier lui emplissait le crâne. Au lieu de le craindre, il l’appela plutôt, l’accueillit avec joie, le laissa se diffuser dans tout son être. Il y avait une couleur associée à ce son, un éclat qui n’était pas blanc mais d’un doré pâle et clair. Il sentit qu’il ne pouvait y résister. Cet or était doux et chaud, il courait dans ses veines et ses os comme une grande explosion d’énergie. C’était la vie, comprit-il dans un choc soudain de compréhension. La vie pure et simple, et il en était le conduit, il la transmettait à l’homme dont il tenait la main. Dont les doigts se refermaient sur les siens… Il releva les paupières. Entre ses paumes reposait la nouvelle main de Saro, parfaite dans ses moindres détails. Il baissa les yeux : Saro avait de nouveau des pieds, pâles et osseux, avec des doigts de pied et de petites touffes de poils sur les phalanges, au lieu de ses moignons enflés, calcinés et purulents. Comme pour éprouver l’étendue de cette merveille, Saro remua ses doigts de pied. Virelai contempla ce petit mouvement avec lui, muet, comme des parents peuvent admirer les mouvements d’un enfant nouveau-né. « C’est davantage que de la simple sorcellerie, Virelai. Par la Dame, c’est un miracle… » Ils étaient tous deux si fascinés qu’ils n’entendirent pas l’approche des pas, la porte de la cellule qui s’ouvrait en grinçant… « Toi ! » Une main brutale empoigna l’épaule de Virelai et le tira en arrière, ce qui le fit chuter aux pieds de celui qui venait de parler. C’était Tanto Vingo, debout, sans chaise roulante en vue nulle part, le visage couleur écarlate. Sans autre préambule, il donna un violent coup de pied dans les côtes du sorcier. Virelai en eut le souffle coupé. « Par Falla, que peux-tu bien faire dans cette cellule ? Je ne te paie pas assez pour que tu te tiennes à l’écart ? » Il le frappa de nouveau et Virelai poussa un grognement de douleur. « Eh bien, bâtard pleurnichard, n’écoutes-tu pas mes ordres ? Lequel es-tu ? » Il tira Virelai par son uniforme, le retourna vers lui. « Ah, Manso. Tu n’as pas l’air bien, je dois dire. Un peu pâle autour des ouïes. Tu as peur que je ne t’enferme là-dedans avec mon très cher frère et que je ne jette la clé ? » Il eut un sourire grimaçant, puis fronça les sourcils. « Mais j’ai la clé. Comment as-tu ouvert cette porte ? Y a-t-il un double dont personne ne m’a dit mot ? Par Falla, j’aurai la tête de Bandino si jamais… — Ce n’était pas Manso, se hâta de dire Saro. J’ai crocheté la serrure. — J’aurais aimé voir ça ! Ha !… On pourrait t’exposer sur la place du marché et faire payer un bon prix pour un tel tour. Regardez l’infirme sans doigts crocheter une serrure avec ses dents. Mais tu ne les auras plus très longtemps, celles-là… » Ce disant, Tanto rejeta brutalement Virelai au sol et se détourna pour examiner son frère. Saro regarda avec satisfaction le rictus vicieux se transformer en une expression de stupeur idiote, tandis que les poings de Tanto retombaient mollement à ses côtés. Tanto cligna des yeux, une fois, deux fois. « Comment… ? » Saro se leva. Sous ses pieds nus, la pierre de la cellule était chaude et une très légère vibration courait dans ses jambes et son torse. Il se sentait merveilleusement bien, plus fort et plus vivant qu’il ne l’avait jamais été de toute son existence. Il éclata de rire et vit Tanto reculer. « Surpris, mon frère ? Tu pensais me tailler petit à petit jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un cœur sanglant et encore battant ? » Il agita ses mains neuves devant le visage horrifié de Tanto. « Sois certain que tes crimes reviendront te hanter. La Déesse ne désire pas me voir ainsi diminué, on dirait. » Il évita son frère d’un pas, prit Virelai par le bras d’une main puissante et le releva. « Mon ami et moi allons à présent partir d’ici, et tu vas t’asseoir bien tranquillement dans cette cellule et méditer sur ton sort. Donne-moi la clé, Tanto, et je ne te ferai point de mal. Les gardes te relâcheront plus tard, à moins, bien entendu… (il sourit) … que la clé ne disparaisse mystérieusement avec nous. — Non ! Tu ne peux me laisser dans cet endroit répugnant et infesté de rats. Avec ça… » Tanto lança un coup de pied si violent dans le squelette de la prostituée qu’il avait laissée mourir dans la cellule de Saro que des fragments de côtes et de pelvis allèrent s’éparpiller sur le sol pour s’arrêter aux barres de fer. Tanto se mit à hurler. Le beuglement outragé, incohérent, impossible à arrêter d’un bébé en plein caprice se mit à résonner dans l’air confiné de la petite cellule. Saro visa avec soin et assena sur la mâchoire de son frère un coup violent qui atteignit sa cible avec une précision et un craquement des plus satisfaisants. Au moment où son poing touchait Tanto, un souvenir jaillit en Saro, avec une si parfaite clarté qu’il lui sembla être transporté de ce lieu de torture dans un glorieux jour ensoleillé, près de l’étal de poignards de Katla Aransen, à la Grande Foire, l’été précédent – le jour d’avant celui où le monde avait plongé dans la folie. Il pouvait voir l’expression de Katla, ses sourcils en ailes de faucon qui s’arquaient, ses yeux gris-de-mer illuminés d’un amusement étonné. Il avait assommé son frère ainsi ce jour-là, pour l’empêcher d’appeler les gardes. Mais ç’avait été pour sauver Katla plutôt que sa propre vie. Il avait beaucoup songé à l’Eyraine dans les sinistres ténèbres de sa cellule, comme si sa bravoure et son auréole de cheveux ardents étaient des phares dans la nuit de son âme. Quelque part en ce monde, au-delà de cette minuscule et puante cellule à laquelle se bornait son univers, elle était toujours vivante. C’était une pensée qui l’avait maintenu en vie alors même qu’il implorait la mort. Tanto s’affaissa sur les dalles dégoûtantes. Son collet incrusté de pierres précieuses se brisa sous le choc, arrosant le sol de gemmes qui scintillaient dans la crasse. Il resta étendu là, avec le seul mouvement de son souffle qui soulevait la tente de sa tunique sur sa vaste panse. « Donne-moi un morceau de chiffon, que je le bâillonne, dit Saro. J’ignore combien de temps il va rester inconscient, ou combien de temps il nous faudra pour trouver le corridor qui mène hors d’ici du côté du lac. » Virelai s’exécuta avec allégresse. C’était remarquable de voir la santé et la vigueur recouvrées par son ami : il était même capable de se relever sur les pieds qu’il venait de retrouver, et, de son poing tout neuf, d’assommer son frère ! Ce n’était peut-être pas la voie pacifique dont parlaient les Nomades, mais cela lui rendait foi en l’avenir. La magie est en moi, se répétait-il en déchirant une bande dans la partie la plus sale du bandage qui avait entouré la main mutilée de Saro. Je suis devenu un sorcier qui peut guérir malades et blessés. Que puis-je faire encore avec un pouvoir aussi miraculeux ? « Virelai ? — Pardon, je réfléchissais. » Il tendit l’étoffe à Saro et le regarda la serrer autour du visage bouffi de Tanto. « J’espère qu’il s’étouffera », dit Saro, avec une violence inhabituelle chez lui. « Nous pourrions… le supprimer, proposa soudain Virelai. Le monde ne s’en porterait que mieux. — Je ne puis, déclara simplement Sar. Je sais que je le devrais, mais c’est quand même mon frère. — Pas le mien. » Tout en parlant, Virelai se demanda s’il pourrait tuer un être humain, et même cette haïssable créature. Cela serait assurément plus facile si la victime était inconsciente, mais il ne pouvait vraiment imaginer comment ôter la vie à Tanto Vingo, ne pouvait vraiment imaginer ses mains serrées autour de ce gros cou lisse. « Non », dit Saro, et toute une existence de désespoir résonnait dans ses paroles, « je ne pourrais jamais te demander, à toi surtout, Virelai, d’accomplir un tel acte. Quelle que soit la magie qui t’habite, c’est une force positive, qui engendre la vie et non qui la détruit. Ne souille pas ce don de la mort de Tanto. Fuyons plutôt ce terrible endroit et allons trouver Alisha, où qu’elle soit. J’ai une dette envers elle, pour la mort de Falo, et celle de ses amis nomades. C’est à cause de moi qu’ils ont tous été tués, et je dois payer cette dette. D’une façon ou d’une autre. » Virelai détourna les yeux. La gorge serrée, il se taisait. Il savait qu’il ne pouvait aller vers le sud, mais il n’arrivait pas à trouver quoi dire. Aussi regarda-t-il en silence Saro refermer la porte de fer avec un claquement, et la verrouiller avec la clé de Tanto. « Ne pouvons-nous rien pour les malheureuses créatures dans les autres cellules ? » demanda Saro en empochant la clé. Virelai secoua la tête, soudain très las. « Seulement les délivrer pour toujours de leurs tourments. » Saro eut une expression atterrée. « Ce serait de la bonté, je le sais, mais cela même ne serait pas bien. Peux-tu ouvrir leur porte et ôter leurs chaînes, afin qu’ils meurent du moins en liberté ? » Ce n’était presque rien, mais il faudrait ce qui restait de force à Virelai. La plupart des prisonniers n’étaient pas en état de bénéficier d’un tel geste, mais il fit pourtant ce que Saro demandait. Quelques prisonniers s’avancèrent d’un pas traînant jusqu’à la porte ouverte en regardant fixement les deux hommes qu’ils voyaient – un jeune homme en parfaite santé mais vêtu de dégoûtants haillons et un garde jétrain à l’aspect étrange dont le visage semblait scintiller et onduler s’ils le regardaient trop longtemps. La plupart demeurèrent recroquevillés au fond de leur cellule, les membres engourdis depuis longtemps par le poids de leurs fers, en jetant des regards méfiants aux nouveaux venus – car qui savait quelles diaboliques nouvelles tortures le Tortionnaire avait en réserve pour eux, avec la tournure étrange de ces événements. Saro et Virelai s’enfoncèrent toujours plus profondément dans les souterrains, en suivant des tunnels obscurs et visqueux. Ils se trompèrent à un tournant et furent soudain assaillis par une puanteur aigre-douce. Virelai se rattrapa au mur, puis ôta sa main, atterré, pour la trouver couverte d’une épaisse graisse noire qui lui collait aux doigts. On avait du mal à l’essuyer, même sur la serge grossière de l’uniforme, où elle laissait d’infectes traînées collantes. « Par le ciel, quelle est cette chose répugnante ? » lança-t-il à la cantonade, sans même attendre une réponse. Saro se retourna, les yeux luisants dans la lumière incertaine. « Ne le demande pas, dit-il sombrement. Tu n’aimerais pas le savoir. » Après un autre tournant, ils débouchèrent soudain dans une salle au plafond haut, un cul-de-sac où le sol prenait une forte pente pour aboutir dans un large puits. Des marches étroites menaient à une sorte de plate-forme d’observation. Poussé par une curiosité qu’il ne pouvait s’expliquer, Saro alla regarder par-dessus bord. Tandis que ses yeux s’ajustaient à la pénombre, il distingua les restes d’un gros engin de métal qui semblait avoir fondu puis s’être affaissé sur lui-même ; on aurait dit une énorme araignée morte. En dessous s’étendait un monticule de cendres, avec des piles d’éclats d’os. Des dents éparpillées brillaient comme des perles dans l’amoncellement calciné. Horrifié, Saro laissa échapper un gémissement sourd. Il avait déjà vu cet endroit. Son frère avait pris plaisir à lui en impartir le savoir. Avec ses mains et ses pieds mutilés, il n’avait pu empêcher Tanto de le toucher, et la vision l’avait envahi. C’était la fosse où Tanto, le Tortionnaire, avait mérité son nom en se livrant à une expérience après l’autre pour tester la capacité de son invention. Des centaines, peut-être des milliers de Nomades et d’autres innocents avaient péri là, dans l’agonie des flammes, sous une pluie de métal en fusion. Saro serra les dents. « J’avais tort », dit-il brusquement. Il se détourna et prit Virelai par le bras, en le secouant pour accentuer chacune de ses paroles. « Pardonne-moi, j’avais tort, terriblement tort. Nous devons mettre un terme à cette horreur. » Virelai ouvrit la bouche pour protester. Il était tellement las ! Mais Saro, porté par sa force et sa vitalité retrouvées, disparaissait déjà dans l’obscurité, et il dut courir pour le rattraper. Lorsqu’ils revinrent aux cellules, c’était le chaos. Quelques prisonniers, ceux qui pouvaient marcher, erraient sur les lieux. D’autres étaient étendus de tout leur long sur le sol, les bras tendus à travers les barreaux de la cellule de Tanto, essayant de saisir ce qu’ils pouvaient des gemmes répandues à terre. D’autres encore tentaient de porter les femmes aux membres rompus dans l’escalier. « Vite… — Reste là », dit Saro d’une voix tremblante. « Reste là et ne me regarde pas. » Il enjamba les voleurs de gemmes, déverrouilla la porte métallique et alla s’agenouiller près de son frère. « La Déesse me pardonne », murmura-t-il. Il n’avait jamais réellement cru en l’existence de celle-ci avant ce jour. Elle lui avait rendu la vie, et il allait maintenant en prendre une. Il y avait peut-être là une étrange symétrie, mais cette pensée ne le réconfortait guère. Puis, avant de pouvoir changer d’idée, il plaqua ses mains sur le nez et la bouche de Tanto, et se mit à serrer. Aussitôt, des images l’envahirent, une marée d’horreurs et de débauche, de cruautés mesquines et de monstrueux péchés. Son crâne en était rempli, près d’exploser, et il dut crier, et crier encore, pour les vomir dans le monde où Tanto les avait commis. Sous lui, le corps de Tanto devint rigide, puis se mit à se débattre aussi sauvagement qu’un cheval indompté. Tanto ouvrit les yeux. Étincelants, noirs de malice et de rage, ils se fixèrent sur Saro, ce frère dont il avait toujours méprisé la pathétique faiblesse. La terreur remplaça la colère lorsqu’il lui devint évident que Saro ne céderait pas. De terribles grognements jaillirent du Tortionnaire, pressants mais étouffés par les épaisseurs de tissu et la prise résolue de Saro. Celui-ci ferma les yeux et les garda bien fermés, tout en s’accrochant sombrement, écartant les visions que Tanto lui offrait – les viols, les cruautés, les chevalets, les amputations, toutes les souffrances gratuites qu’il avait infligées à des chats, à des chiens, à des chevaux, à des hommes, des femmes, et à tant d’autres qui ne lui avaient jamais fait de mal. Même dans son état d’invalide bouffi, Tanto était d’une force remarquable. Ses soubresauts parurent durer une éternité. Pendant toute la longue durée qu’il fallut à la vie de son frère pour s’éteindre, Saro sentit quelque chose se briser en lui, et sut que cet acte le changeait à jamais. Même dans la mort, Tanto avait apparemment obtenu une autre victoire. « Assez ! » La voix était rauque de fureur. Saro s’écroula en sanglotant sur le corps inerte de son frère, épuisé dans sa chair et dans son âme. Des mots sans suite jaillissaient de ses lèvres en une absurde cacophonie. Puis des mains rudes lui saisirent les épaules, l’écartèrent du cadavre et le remirent debout, tandis que d’autres mains lui retournaient les bras dans le dos et lui attachaient les poignets avec une grosse corde. « Par la Déesse, qu’as-tu fait ! ? » Le sire de Cantara, Tycho Issian, passa entre les gardes pour entrer dans la cellule obscure et considérer la silhouette étendue sur le sol et dont les yeux fixes comme du verre regardaient les ténèbres. Esquissant un signe superstitieux, il tâta le cadavre du pied, puis avec plus d’insistance lorsque sa première tentative ne suscita pas de réaction. Des vagues de bourrelets gras tremblotèrent sur la poitrine de Tanto, mais ses yeux gardaient leur fixité dans une face devenue violette de panique et de sang. « Ce charlatan sournois nous l’a bien dit… (Tycho montra la tête encore saignante du pauvre Plutario, les yeux retournés dans leurs orbites, redevenu lui-même) … quand nous l’avons trouvé essayant d’échapper à notre merci. Nous pouvions à peine le croire, et pourtant nous le voyons nous-mêmes. Assassiner son propre frère est un crime abominable… » Mais Saro ne regardait même pas l’homme qui l’admonestait ainsi, ou le trophée sanglant qu’il tenait. Son délire de paroles s’était effacé en un murmure, puis s’était tu. Son regard stupéfait était fixé sur un tout autre objet. Choqué de constater que ni son outrage ni son horrible trophée n’avaient retenu l’attention du jeune meurtrier, Tycho se retourna vers la source de la fascination de ce dernier. Dans le passage entre les cellules, un spectacle incongru s’offrit à lui. Là, dans son uniforme à moitié déchiré, entre deux de ses fidèles miliciens, se tenait l’homme qu’ils venaient de capturer – le garde qui avait si traîtreusement permis cet acte répugnant. Ses traits semblaient dans un état instable. Tycho pouvait voir comme ils hésitaient entre une forme plus pâle aux contours plus pointus et un visage hâlé qui ressemblait de façon troublante à celui de l’homme qui lui tenait un poignard sur la gorge. C’était presque comme si l’un de ces visages flottait sur l’autre, chacun passant tour à tour au premier plan. L’illusion commençait de se dissiper. Virelai l’aurait su à l’expression désespérée de Saro, même s’il n’y avait pas eu la sensation de malaise qu’il ressentait d’ordinaire. Les soldats, qui n’avaient pas encore bien regardé leur prisonnier car ils l’avaient capturé dans le feu de l’action, se mirent à faire des signes contre le mauvais sort en reculant, effrayés. « Manso », souffla le sergent en regardant tour à tour les deux hommes, « lequel es-tu, Manso ? — C’est moi, connard ! » s’écria l’homme qui tenait Virelai. « Par les feux de Falla, de quoi parles-tu, Gesto ? Tu m’as piqué quinze maudits cantari il y a dix minutes, dans la salle de garde ! » Virelai baissa la tête, trop las et trop misérable pour livrer une bataille qui serait bientôt perdue. Sa sorcellerie l’abandonnait. Il avait manqué à son ami, et ils allaient tous deux connaître une mort atroce. On lui releva brutalement la tête. Les yeux fous de Tycho Issian le regardaient fixement. Virelai recula, mais le seigneur du Sud le tenait bien, lui serrant le menton comme dans un étau. Au lieu de la fureur et du dégoût, son visage était empreint à présent d’une étrange avidité, d’une rapacité désespérée qui semblait le consumer de l’intérieur. Son regard brûlait d’un terrifiant désir. « Virelai… » souffla-t-il. Puis : « Virelai ? » demanda-t-il d’une voix tranchante. « Oui », dit Virelai, lamentablement. « C’est Virelai, en effet. » Tycho Issian sourit, une horrible expression maniaque qui lui étira si largement la bouche que Virelai crut pendant un moment, hébété, que le noble allait le déchirer de ces dents si blanches qui luisaient férocement dans la pénombre. « Virelai… » Cette fois, c’était presque une caresse. « Ta sorcellerie s’est grandement améliorée depuis la dernière fois que je t’ai vu. Et sans cette maudite chatte, aussi bien. Ces filles, au château de Forent… ah… » Il soupira. « Quel que soit le sortilège d’illusion dont tu as usé sur elles, il a considérablement modifié leur aspect, mais sans jamais les faire ressembler à leur modèle. Et pourtant, je t’ai vu à présent de mes propres yeux et j’ai cru que tu étais Manso, entièrement. Jusqu’à ce que l’illusion se dissipe… » Car le visage qu’il scrutait n’était plus celui du stupide capitaine des gardes, mais sans erreur possible celui de l’homme pâle, celui qui avait autrefois essayé de lui vendre la Rosa Eldi, celui qui l’avait perdue et qui avait échoué dans toutes les tentatives pour la retrouver avant que le roi nordique ne l’eût enlevée. Celui qui avait conféré à de l’étain l’aspect de l’argent, pendant des semaines – assez pour que Tycho pût obtenir une fortune en échange – mais qui n’avait jamais vraiment réussi à faire se ressembler exactement deux êtres humains. Tycho considéra le visage mince et pâle de Virelai, ses yeux presque décolorés, avec leur pupille noire et opaque, si dilatée à présent qu’on ne voyait des iris qu’un mince anneau, le nez aquilin, les méplats anguleux des joues et des mâchoires, les lèvres finement ciselées, les tresses de cheveux d’un blond presque blanc, et il éclata de rire, un rire énorme qui résonna en écho dans l’espace restreint des cachots. C’était un son déconcertant à entendre dans La Miséria : dans leurs cellules, d’un bout à l’autre des corridors qui s’ouvraient à partir des chambres centrales, les fous, les mutilés et les demi-morts s’éveillèrent de leurs fugues douloureuses et s’enveloppèrent avec anxiété de leurs bras, quand ils en avaient, en se demandant ce qui suivrait un bruit aussi étrange et aussi incongru. « Ah, Virelai ! » s’exclama le sire de Cantara en attirant le sorcier dans une étreinte aussi profonde qu’importune, « quelles merveilles accomplirons-nous maintenant ensemble ? » Révulsé par cette intimité importune, Virelai s’écarta. « Je ne… je ne peux pas pratiquer de la magie pour vous, mon seigneur ! balbutia-t-il. — Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? » L’intonation était menaçante. Tout le corps de Virelai se mit à trembler. Il ne pouvait croire qu’il avait parlé ainsi. Tycho Issian se mit à rire de nouveau, mais c’était à présent un son sépulcral. « Amenez ce garçon ici », lança-t-il par-dessus son épaule. Deux des gardes traînèrent Saro hors de la cellule, malgré sa résistance. Son regard balaya au passage le visage de Virelai. Il avait une expression intense et suppliante. Il secoua la tête, un mouvement infime, tressaillement involontaire ou signal, c’était impossible à déterminer. « Emmenez cet imbécile et clouez-le nu sur une croix, dans le Campo, ordonna Tycho. Il assistera au spectacle offert par la dernière invention de son frère. Nous avons deux cents Vagabonds et hérétiques qui alimenteront un bon feu, je crois. Ce sera sûrement le tribut le plus approprié au génie de Tanto. » Il s’interrompit, puis reprit d’une voix soyeuse : « Et assurez-vous de lui coudre les paupières pour les garder ouvertes, afin qu’il ne manque aucun détail de leur châtiment. Ce sera bon pour son âme de voir tant de misérables qui souillent le nom de Falla châtiés par ses flammes purifiantes. Il ira rejoindre la Déesse en état de grâce lorsque je l’expédierai de ma propre main à la Dame. — Non ! » Virelai était écrasé de chagrin. Ce serait la vision maléfique que le cristal lui avait montrée, celle qui l’avait lancé dans ce voyage funeste pour essayer de secourir son ami. Il tomba à genoux en agrippant des deux mains la riche robe de velours de Tycho Issian. « Ne faites pas cela, mon seigneur, s’écria-t-il. J’ai eu une vision de cette terrible scène, et elle ne fait nullement honneur au renom de Votre Grâce ! — Comme c’est touchant, Virelai, déclara Tycho avec un sombre sourire. Mais il ne te servira de rien de t’inquiéter de son sort, ou de mon renom, car dès que ce Vingo sera mort, je vais t’arracher la peau par petits morceaux, jusqu’à ce que tu reviennes sur ta décision ou que tu meures. » Virelai n’avait jamais été brave. Même lorsque ses sensations avaient été atténuées, il avait craint le concept même de la douleur. Avec une horrible clarté, il se rappelait sa fuite de la tente en flammes de l’Assemblée, à la Grande Foire, et comme Tycho avait frappé partout au hasard avec son petit coutelas pointu, se poignardant et se tailladant un chemin vers la liberté. Il se rappelait les rouées de coups et les humiliations qu’il avait subies aux mains du sire de Cantara. Il savait que celui-ci exécuterait à la lettre ses menaces, en y prenant un constant plaisir. Avec son corps nouvellement éveillé, sa chair de nouveau vivante à la suite de ce qu’Alisha avait accompli avec la pierre de mort, il savait que son expérience de la douleur serait encore plus atroce qu’auparavant. Il savait aussi que Tycho Issian était un homme cruel et rancunier, que l’assister dans ses entreprises était s’allier au mal incarné. Mais comment pouvait-il laisser son ami mourir, et en de si viles circonstances ? Il baissa la tête, écartelé par ce terrible dilemme, en se rappelant les paroles d’Alisha dans le désert, au sud de la cité : « Tu devras effectuer un choix très important bientôt, Virelai, et de ce choix dépendra tout ce qui mérite d’être sauvé en ce monde. » Mais comment décider de ce choix ? Il en savait si peu, et tout ce qu’il faisait tournait mal. Rose du Monde, Falla, entends-moi, pria-t-il en silence. Pardonne-moi tous les péchés que j’ai commis à ton endroit, et aide-moi à agir à présent comme il le faut. Puis il releva la tête et fixa sur Tycho Issian un regard qui ne vacillait pas. « Saro en a assez enduré, dit-il d’une voix douce. Et si on lui fait du mal de quelque façon que ce soit, je mourrai avant de pratiquer la plus infime magie pour vous, mon seigneur. » Alors même que ces mots tremblaient sur ses lèvres, et pendant quelques brefs instants, il sentit une grande paix l’envahir, un calme aussi profond qu’une bénédiction. Assurément, il avait pris la bonne décision. Puis cette certitude s’effaça aussi vite qu’elle était née, le laissant vide et désespéré. Les sourcils du sire de Cantara se froncèrent légèrement, puis s’arquèrent. Il n’était pas souvent surpris par le comportement humain, car il attendait toujours le pire et était ainsi rarement déçu. Avec un haussement d’épaules, il fit signe aux gardes. « Emmenez ce Vingo dans les meilleurs appartements du château, et donnez-lui tout le confort possible », déclara-t-il en les regardant essayer vainement de dissimuler leur étonnement. « Dites à l’intendant de le traiter avec honneur et de manière hospitalière, et de lui amener sans délai un chirurgien. Mais il ne devra pas quitter ses appartements sans escorte. Nul ne doit lui faire de mal. Et si un seul d’entre vous parle de ce qu’il a vu ici, je lui ferai arracher la langue, les yeux et les parties, pour les rôtir et les donner en festin à ses enfants. Avez-vous bien compris ? » Les soldats se hâtèrent de hocher la tête. « Et portez cette… abomination… (il désignait le corps bouffi de Tanto) … jusqu’à la fosse et débarrassez-vous-en avec du goudron et des flammes. Si on vous demande où il est, dites que je l’ai envoyé rejoindre son oncle. » Il eut un mince sourire, puis se tourna de nouveau vers Virelai. « Nous avons passé un marché. Prends bien garde de ne pas revenir sur ta parole, car j’ai ton compagnon comme otage, et tu sais, je crois, de quoi je suis capable si tu encours de quelque façon mon déplaisir. » Virelai hocha la tête en silence. Il savait qu’il était maudit. 17. Rêves Les seithers, le plus ancien peuple d’Elda, soutenaient que les Trois – le Seigneur, la Dame et la Bête – parlaient souvent à leurs enfants du monde à travers des rêves. Car alors seulement ceux-ci avaient-ils le temps de prêter attention à ce qu’on leur disait, sans les distractions de la maladie, des enfants, du bétail et de la maisonnée, des procès, des activités sociales, de la pénurie et des disputes qui s’immisçaient entre leur conscience et les sujets plus importants. Ceux dont les demeures reposent sur des rocs cristallins sont connus pour avoir les rêves les plus intenses, car les divinités d’Elda ont toujours utilisé cette voie. Mais les dieux parlent même à ceux qui vivent sur la mer, l’eau étant un autre bon conduit pour les rêves. Cependant, il en est de par le monde qui, par entêtement ou parce qu’ils sont obsédés, se ferment aux messages qu’on leur envoie et, lorsqu’ils s’éveillent d’un sommeil agité, poursuivent délibérément la ligne qu’ils ont choisie, même si elle les mène à la mort ou bien pis… * * * Dans une étrange embarcation propulsée par des esprits invisibles et gouvernée par un homme ancien dont la barbe flotte derrière lui dans ce qui n’est pas un vent naturel, Aran Aranson rêve de sa demeure à Tomberoc, de son épouse – aussi jeune que lorsqu’il l’a courtisée pour la première fois – qui court sur le rivage pour l’accueillir au port, ses cheveux roux dénoués jusqu’à la taille, scrutant de ses yeux perçants l’équipage du vaisseau qui approche, et dans son sommeil, il sourit… Urse-Une-Oreille frissonne, recroquevillé à l’abri d’un grand arbre, car la nuit tombe vite dans le continent austral et l’air est froid. Celui qui lui a confié sa tâche lui a cependant procuré une certaine protection et il ne périra pas comme d’autres le pourraient faute d’abri, de nourriture et d’eau en cet endroit hostile. Depuis qu’il a été transporté ici, il a suivi jour et nuit la piste d’un gros animal. Il rêve à présent, et voit les traces qui s’étirent à l’infini, d’énormes empreintes à cinq doigts dans la terre, dans le roc, dans l’air. C’est son unique pensée lorsqu’il est éveillé, son seul rêve quand il dort. Il ne lui reste rien d’autre, semble-t-il… Fent Aranson, ou ce qu’il est devenu depuis que le Maître de Sanctuaire a exercé sur lui ses sortilèges, Fent Aranson ne dort pas, du moins pas d’une manière qu’on reconnaîtrait pour naturelle. Sans battre des paupières, il marche plutôt, il escalade, il rampe le long de pentes caillouteuses. Il poursuit son voyage à travers les Skarns en direction des Monts Dorés, il va vers le sud, toujours plus loin au sud, sans repos, ne se laissant arrêter par aucun obstacle. Mais, pendant ce temps, des idées courent dans sa tête, des éclairs et de brefs fragments de ce qui pourrait être des souvenirs, des visions ou même des rêves, et il ne voit pas grand-chose du terrain qu’il parcourt, mille après mille… Dans les quartiers des esclaves, au château de Forent, Béra Rolfsen se retourne sans cesse dans son sommeil en rêvant de son époux. Dans son rêve, ils se tiennent par la main et regardent le navire brise-glace brûler à Plage-à-La-Baleine. Leur fils aîné leur fait des signes à travers les flammes. Ils lui répondent en agitant la main. Puis il traverse le brasier pour venir les rejoindre et ils remontent tous trois le chemin familier qui mène à la grande salle de Tomberoc, aussi belle qu’à l’origine. Grand-Ma Rolfsen se balance au soleil dans sa chaise à bascule, avec les jumeaux, identiques à trois ans, qui font des culbutes à ses pieds dans la poussière… Dans une chambre plus luxueuse, trois étages plus haut, Kitten Soronsen caresse son flanc lisse et rêve que cette main est celle d’un beau seigneur étranger. Mais dans la pièce voisine, Katla Aransen rêve seulement de violence et de fuite. Elle court, elle court, dans d’interminables couloirs obscurs où toutes les portes sont closes. Elle le sait, parce qu’elle les a toutes essayées. Derrière elle résonnent les pas lourds des soldats et elle sait que s’ils la rattrapent, ils la violeront, chacun son tour. Elle n’a pas d’arme, ou elle rebrousserait chemin pour les affronter dans un combat à mort. Elle dépasse un coude du couloir, haletante, et aperçoit une lumière lointaine où se découpe une silhouette, une haute silhouette qui porte une épée flamboyante. La lumière transforme en flammes la chevelure du guerrier et elle sait, avec la parfaite, soudaine et douloureuse logique des rêveurs, qui est cette silhouette, et ce qu’elle représente. Sans hésiter, elle court jusqu’au guerrier. L’épée flamboyante lui perce le cœur, comme elle s’y attendait, une éclatante et déchirante brûlure. La chute dans l’oubli est la sensation la plus merveilleuse qu’elle ait jamais éprouvée… À bord du vaisseau des mercenaires, Erno Hamson étreint la grande épée enroulée dans son étoffe et rêve qu’il tient Katla Aransen dans ses bras. Elle est plus mince que dans son souvenir, et ses muscles sont plus durs aussi. Quand elle se tourne vers lui pour lui sourire, il voit sa mort étinceler dans son regard. Dans ses appartements au cœur de la Cité Éternelle, Saro Vingo se débat en criant, les mains refermées à jamais autour de la gorge de son frère dont les yeux noirs le fixent sans un battement de paupières, aussi confiants que celui d’un chien. « Très cher frère, murmure le cadavre, comment peux-tu me traiter ainsi ? » Le désespoir efface ce que Saro croyait posséder de raison. Et soudain, il se rend compte que c’est son propre visage qui le regarde, accusateur et mort. Dans son existence précédente, Virelai n’a jamais rêvé. Quand il dormait, c’était sans troubles ni plaisirs. Mais il frissonne à présent dans son sommeil. Il se voit de très haut, une chose minuscule, un ver de terre, et une ombre ténébreuse fond sur lui, prête à le dévorer… Tycho Issian brûle de désir dans ses draps de soie, et il rêve toujours du même ravissement, de longues jambes pâles qui s’ouvrent pour l’accueillir au cœur d’une rose… Loin en Eyra, la Rosa Eldi, qui ne dort jamais vraiment mais demeure aussi immobile qu’elle le peut dans le grand lit royal afin de ne pas déranger son époux bien-aimé, tend son ouïe surnaturelle pour écouter tous les menus bruits de la ville de Halbo – le souffle doux de ses habitants, le gémissement de ses chiens, les pas de ses chats, le crépitement des feux réduits à des braises, les grattements et les froissements des rats et des pigeons dans mille chevrons, l’accouplement des marins et des prostituées dans les allées proches des docks, le vent qui passe dans les cordages des vaisseaux de la flotte eyraine, bien ancrés dans le port, le susurrement de la mer. Et, loin sous la surface hérissée par le vent, les incessants mouvements de la Némésis. La Rosa Eldi est étendue là, enveloppée de tous ces bruits comme d’un cocon, et elle se rappelle les voix lointaines qui ont effleuré sa conscience pendant le jour, des voix bien différentes des conversations pointues et malveillantes de la grande salle, du marmonnement des hommes dans la salle d’état-major, qui planifient, qui comptent, qui ne cessent de parler. Elle se remémore les prières qui ont été offertes au dieu Sur pendant cette longue journée – parfois à voix haute, parfois murmurées en secret, ou même énoncées en silence –, par des bergers de garde sur les collines dénudées des îles, des pêcheurs pris dans une bourrasque au milieu de l’Océan du Nord, des hommes qui vont tirer l’épée pour un duel d’honneur, des prières qui se répètent maintenant dans leurs rêves. Tous ces gens sont loin de savoir que leurs prières ont une spectatrice – ces prières qu’ils voient plus comme des gestes superstitieux pour écarter le mauvais sort ou pour attirer la chance que comme un dialogue avec une divinité qu’ils croient disparue depuis longtemps de leur monde. Et ils ne savent pas non plus la nature de celle qui les entend. Plus étrange encore alors est-il pour elle d’épier les prières qui flottent depuis la capitale ennemie, dans le lointain continent austral, des prières adressées à une déesse en qui elle ne se reconnaît pas encore, bien qu’une prière en particulier n’ait cessé de s’élever, comme un mantra, la supplication désolée d’une âme perdue, une voix qui lui fait courir des frissons sur l’échine, qui lui hérisse les cheveux sur la nuque. Car cette voix la nomme à la fois Rose du Monde – son nom – et Falla, ce que jusqu’alors elle ignorait être aussi son nom. Prise au dépourvu par la résonance intime de cette voix, elle a répondu à cette supplique solitaire. Bien plus, elle l’a fait à haute voix, malgré elle, un cri qui a retenti dans ses appartements, et tous ceux qui se trouvaient là l’ont regardée fixement en se touchant le front d’un air entendu. « Sauve-le ! Sauve-le, même si cela peut détruire tout ce qui m’est cher ! » Même à présent elle ignore pourquoi elle a réagi ainsi. Elle est étendue sur sa couche, à présent, plongée dans le miasme des espoirs et des rêves d’autrui, et elle sent sa propre identité qui lui revient, lente, indistincte, une forme obscure qui s’affirme, juste hors de sa portée, telle une brume… 18. Trahison Rui Finco avait étalé la carte avec une certaine difficulté sur son bureau favori en bois de Gila, la lestant à chaque coin d’un lourd gobelet d’argent. Distraitement, il en remplit un de vin, le prit et le vida. Aussitôt la carte récalcitrante s’enroula, comme vivante, se refermant avec un claquement comme pour protéger ses secrets. En poussant un juron, il l’aplatit de nouveau. Ce n’était pas une carte istrienne – c’était évident à son lettrage grossier, aux erreurs qui avaient été grattées –, car n’importe quel scribe du Sud digne de ce nom aurait eu honte d’une œuvre aussi abominable et l’aurait jetée au bûcher. De plus, elle était faite d’un matériau étranger qui avait l’apparence et, il le soupçonnait, l’odeur, s’il se penchait assez, d’une peau de chèvre mal tannée. Quelques poils au dos de la carte attestaient cette origine barbare. Le sire de Forent, une expression de dégoût sur ses traits aristocratiques, la remit en place et la consulta de nouveau. Mais elle refusait toujours de livrer une autre information que celle dont il disposait déjà, et même moins dans certains domaines. Les contours du continent austral, par exemple, étaient complètement erronés, s’étirant au-delà de l’Échine du Dragon, où n’importe quel imbécile savait que le monde s’arrêtait. Forent, pour encore aggraver les choses, avait été écrit « Firent ». Céra était marqué d’une croix, sans nom, et Jétra épelée « Ieldra », à l’ancienne, comme si le créateur de la carte avait refusé d’accepter la souveraineté istrienne sur l’ancienne contrée. Ce n’était pas la section istrienne de cette carte qui intéressait Rui Finco, cependant, mais le quart supérieur, là où les Îles du Nord étaient dessinées avec plus de détails qu’on ne l’aurait attendu d’une main aussi inexperte. Les îles d’Ostenave se trouvaient là, au complet, avec leurs côtes échancrées, leurs promontoires et leurs récifs déchiquetés. Plus loin à l’est, les petites îles de Sundey et de Farsey, puis, de l’autre côté d’une vaste étendue d’océan marquée de baleines soufflant de tous leurs évents, d’aires de pêche et de territoires où se reproduisaient les phoques, il y avait le continent principal d’Eyra. On l’avait détaillé avec minutie, une calligraphie si minuscule et si tortillée qu’elle était presque illisible. Avec un soupir, Rui Finco plissa les yeux et s’appliqua de nouveau à examiner la zone entourant la capitale du Nord, à la recherche d’une faiblesse stratégique. Dans les eaux qui entouraient la cité, Abysses, Courant, Dent-du-Troll et Pierre-qui-Suce racontaient une histoire. Enterre, Long-Marais, Marais-du-Milieu et Bas-Marais, comme Haut-Précipice, Butte-qui-Tue, Crête-Noire et Neige-Lande en contaient une autre. Il jeta un coup d’œil à un endroit situé plus haut sur la côte, qui portait le nom fort intéressant de Chas-de-l’Aiguille et semblait indiquer un étroit chenal entre ce qui pouvait être des hautes falaises. Pouvait-on aborder, avec un vaisseau ou plusieurs, plus haut que cet endroit, et marcher par la terre sur Halbo, sur son flanc nord moins bien protégé ? Mais à l’intérieur des terres à partir de Chas-de-l’Aiguille, après s’être concentré à s’en faire pleurer les yeux, il ne trouvait que Marais-Noir, Marais-du-Mort et Sables-Mouvants. On devait l’accorder aux Eyrains : ils ne finassaient pas avec des références classiques et des métaphores quand il s’agissait de la géographie de leur contrée. Rui Finco ne doutait aucunement que chacun de ces endroits se révélerait exactement tel que le promettait son nom. Après quinze minutes de vain examen, il se redressa. Il avait mal au dos. Il se frotta les reins en maudissant le froid qui s’était abattu sur la côte nord de l’Istrie. Les hivers de Forent étaient habituellement doux, quoique brumeux et humides, ce qui affectait également les articulations, mais pour une raison ou une autre cette année était la pire, du plus loin qu’il pouvait se le rappeler. Et il ne rajeunissait pas. Il n’y aurait aucune logique à conquérir l’Eyra, si cela continuait ainsi : si un hiver istrien pouvait lui être aussi pénible, qu’en serait-il en Eyra ? Quand nous prendrons Halbo, se dit-il, je ferai expédier dans le Nord tous les tapis, les tapisseries et les braseros de Forent. Cela pourrait réchauffer un peu ce tas de pierres venteux qu’est le château. Et il me faudra aussi une paire d’Eyraines bien bâties pour chauffer mon lit. Quel titre se donnerait-il ? « Seigneur des Îles du Nord », cela sonnait bien. Mais il préférait « Roi Rui ». L’air de famille qu’il avait avec l’Étalon pourrait lui être utile, en l’occurrence. Il était pourtant difficile d’évaluer la réaction éventuelle des gens du Nord, ces obsédés du lignage, devant le fait que leur jeune seigneur – dont on aurait disposé prestement et discrètement dans la chaleur du combat – était moins qu’un prince eyrain de sang pur. Ils se sentiraient sans doute dupés en découvrant que leur précieuse lignée royale était si complètement corrompue, par le sang d’un ancien ennemi, de surcroît. Mais il avait toujours constaté que l’argent parlait plus fort que les mécontents, et il croyait en la rémunération de la loyauté comme en celle de la police. D’une façon ou d’une autre, il veillerait à ce que tout se passe bien. Ce serait coûteux, mais une fois qu’il aurait à sa disposition la flotte eyraine et ses capitaines, les routes maritimes lui appartiendraient. Il ouvrirait toutes les vieilles voies de commerce – le Passage du Corbeau, la Voie de la Baleine et la Voie du Dragon – et les abondants bénéfices ainsi générés feraient bientôt taire tous les doutes. Ambre, fourrure, peau de phoque et ivoire en provenance des terres situées à l’extrémité de la Voie du Dragon ; et de l’Extrême-Occident par le Passage du Corbeau, eh bien, qui savait les merveilles qu’on rapporterait de cette région, lorsqu’on y naviguerait de nouveau ? On pourrait piller tout à loisir les trésors d’anciennes civilisations dans les ruines de leurs temples, leurs palais déserts et leurs tombes effondrées, des bijoux de lapis et d’argent massif, les statues de sardoine représentant Falla et son félin, dont la rumeur disait que les statues istriennes n’étaient que des copies. Et de l’or. La richesse de l’or pur. Ce métal jaune si rare dont on parlait dans un murmure et dont on ne voyait que de minuscules fragments d’artefacts venus de l’Est lointain, des millénaires auparavant. La rumeur prétendait qu’il y avait à Halbo un sceptre entièrement fait de ce métal et qui pesait si lourd que personne ne pouvait le tenir plus de quelques instants avant de sentir ses muscles trembler. Repêché par des plongeurs téméraires dans un navire de style étrange, au large de la traîtresse Dent-du-Troll, ce sceptre était censé être le plus grand trésor d’Eyra. Roi, alors, se dit-il de nouveau en imaginant l’énorme sceptre reposant sur ses cuisses par-dessus ses robes royales. Il pouvait presque en sentir le poids et la masse. On frappa avec bruit à la porte, le tirant de cette plaisante rêverie. « Quoi ? » cria-t-il. La porte s’ouvrit timidement et son garde du corps personnel, Plano, passa la tête dans l’embrasure. « Un visiteur, mon sei… » mais il fut interrompu et écarté rudement par un coup de coude, et le sire d’Ixta entra dans la pièce. « Que diantre veux-tu, Varyx ? » dit Rui d’un ton coupant. Varyx se rendit au bureau pour jeter un coup d’œil distrait à la carte qui y était déroulée. « Cette peau était plus utile à sa maudite chèvre qu’à nous », lança-t-il, jovial. Rui Finco lui adressa un regard flamboyant. « Si tu n’as rien de plus constructif à offrir, tu ferais mieux de t’en aller. — Oh, j’ai plus utile, et tu vas m’en remercier… de façon très concrète. » Rui regarda son vieil ami d’un air interrogateur. Varyx était un imbécile, amusant, et très riche – mais un imbécile. Il se mit à rire : « J’ai bien assez de filles, les meilleurs vins de Jétra reposent désormais dans mes celliers, et le plus grand constructeur de bateaux d’Eyra travaille jour et nuit à bâtir la plus belle flotte qui ait jamais fait voile depuis l’Istrie. Quel autre plaisir pourrais-je bien désirer ? » Sans y avoir été invité, Varyx prit ses aises sur l’un des divans, en posant les pieds sur un coussin aux splendides broderies, œuvre de la mère du sire de Forent en personne. Irrité, Rui Finco traversa la pièce en trois pas pour soustraire le coussin à ce traitement indigne. « Allons, Varyx, qu’y a-t-il de si important que tu te sentes obligé de me déranger ? » Varyx arborait une expression rusée. « Promets-moi d’abord que si tu es satisfait de ce que je t’amène, tu me récompenseras en conséquence. — En conséquence ? — Mon choix des Eyraines, pour commencer. Nous pouvons parler du reste après avoir réussi… » Rui Finco arqua un élégant sourcil. « Ah, tu as entendu parler de ces filles, alors. — Qui n’en a pas entendu parler ? Des petits chats sauvages nordiques, dit-on. — Et que dit-on encore ? » Varyx leva les yeux au plafond pour y réfléchir. « La peau claire, souligna-t-il d’un air approbateur, et même des taches de rousseur aux endroits les plus inattendus. Des cheveux dorés, ou roux, le corps mince et bien musclé, tout à fait sauvages, et avec du caractère. Et elles ne savent pas un mot d’istrien. — Je te garantis qu’elles peuvent jurer comme des troupiers dans l’Ancienne Langue. Et certaines pourraient te casser en deux. » Il reprit après une petite pause : « Et y prendre plaisir. » Varyx eut un large sourire : « Merveilleux. Je puis à peine attendre ! — Ce que tu veux me présenter devra être vraiment très spécial, pour mériter un tel prix. — Oh, ça l’est ! » Varyx se frotta les mains comme pour les réchauffer avant de les poser sur la peau claire qu’il pouvait voir en imagination. « Je les choisis, tu le promets ? » Avec un soupir, le sire de Forent acquiesça. Manifestant plus d’énergie qu’il n’en était coutumier, le sire d’Ixta se leva brusquement et bondit vers la porte. « Amène le visiteur, Plano. » Le garde, l’épée dégainée et l’air très méfiant, fit entrer une silhouette encapuchonnée. Un gros oiseau noir était perché sur l’épaule de celle-ci. « Oh, range cette épée, bonhomme, dit Varyx d’un ton irrité. Si c’était un assassin, il m’aurait déjà embroché. » Plano jeta un coup d’œil à son maître. Rui Finco lui fit signe de s’en aller, même si la logique de Varyx l’irritait. Quel assassin professionnel risquerait la mort pour abattre le sire d’Ixta, un homme plutôt inutile et stupide, quand il avait à portée de main le bien plus puissant et plus dangereux sire de Forent ? Il attendit, mains sur les hanches, prêt à dégainer les deux poignards qu’il portait dissimulés sur lui, si nécessaire, et contempla l’inconnu, paupières mi-closes. L’oiseau lui rendit son regard, l’œil fixe. « Qui êtes-vous ? » D’un geste théâtral, il rejeta son capuchon et le corbeau s’écarta d’un pas dansant pour l’éviter, avant de reprendre sa position. Rui Finco fronça les sourcils. Le nouveau venu était un homme aux traits bien dessinés, aux cheveux brun sombre. Ses yeux gris et sa peau claire indiquaient qu’il venait du Nord et ses paroles le confirmèrent. « Bienvenue je demande, seigneur mien », dit-il dans un istrien exécrable. — Utilisez l’Ancienne Langue, l’ami ! » lança Rui Finco. L’homme s’inclina. « Merci de votre indulgence, mon seigneur. Je suis venu vous offrir mes services. — En voilà un autre, gémit Rui Finco. Ils sont tous à chercher de l’argent et de l’avancement, des parieurs, des opportunistes et des escrocs. À quelle catégorie appartenez-vous ? — À un bon mélange des trois », répliqua l’Eyrain sans se troubler. « Permettez-moi de me présenter avant de me renvoyer tout de suite. Mon nom est Erol Bardson, duc de Vastelande et… cousin du roi Ravn Asharson. » Il s’interrompit pour un clin d’œil entendu qui fit tressaillir le sire de Forent. « Mais il est possible que notre relation familiale soit d’un degré plus rapproché. Le Loup Gris répandait libéralement sa semence, à ce qu’on raconte. » Un frisson d’inquiétude agita les entrailles de Rui Finco. L’homme était-il au courant de sa propre connexion peu ragoûtante avec la lignée royale corrompue ? Sans doute pas, se dit-il. Aucune autre expression ne vint troubler son séduisant visage. Il déclara plutôt avec aisance : « Un transfuge, alors, qui a une information à livrer ? » Bardson inclina la tête. « Et en échange de cette… information, vous désirez… quoi ? De l’argent ? Des soldats ? » Il fixait le soi-disant duc d’un regard acéré. « Ou voulez-vous notre soutien lorsque vous essaierez de vous emparer du trône du Nord ? » Erol Bardson sembla pris à contre-pied. Puis il haussa les épaules. « En fait, c’est la mère du roi qui y aspire. Cependant, si elle devait être emportée par les horreurs qui s’abattront sur sa capitale lorsque celle-ci sera mise à sac – désordres, incendies, épées, terreur, panique et fuite, les amis qui se retournent les uns contre les autres dans la chaleur du combat… Vous savez quel chaos est susceptible de découler d’une telle situation. Dans ce cas, ce serait une terrible tragédie de perdre les deux principales figures de la monarchie eyraine dans la même journée, mais il serait de mon devoir d’agir et de prendre la couronne, en tant que leur parent le plus proche. » À ces paroles, le corbeau hocha vigoureusement la tête en émettant un bruyant croassement. Les deux hommes froncèrent les sourcils de concert. « Je vous comprends bien », déclara Rui Finco, laconique, après un moment de réflexion. « Mais le trône du Nord est un prix considérable. Quel “service” offrez-vous que je ne puisse trouver ailleurs ? — Je puis vous aider à faire naviguer un bateau, peut-être deux, entre les Sentinelles, jusque dans le port de Halbo, et conduire un petit nombre de soldats à l’intérieur du château par des voies secrètes. » Il détenait désormais toute l’attention du sire de Forent. « Vous le pouvez ? Et comment cela peut-il donc être accompli ? » Erol Bardson se mit à rire. « Je ne suis pas l’imbécile que vous croyez. Si je vous le disais maintenant, je doute d’avoir besoin d’autres quartiers pour la nuit qu’un trou dans la terre ou un sac dans la mer ! » Les lèvres de Rui Finco frémirent. « Assez vrai. Mais pourquoi devrais-je croire que vous êtes bien ce que vous dites, et non un ignoble illusionniste ? » L’homme baissa un instant la tête pour fouiller dans la pochette de cuir suspendue à sa ceinture. « Je vous ai apporté ceci », dit-il en présentant un petit objet enveloppé de lin. « Dame Auda l’a récupéré. Elle a pensé que vous aimeriez le reprendre… » Rui Finco ouvrit le tissu. À l’intérieur, comme il l’avait soupçonné, se trouvait une petite boîte marquetée. Ses doigts déclenchèrent le mécanisme secret qu’il connaissait bien, et il regarda le tiroir s’ouvrir. À l’intérieur il découvrit un gros anneau, en forme de loup qui se mordait la queue. L’anneau du Loup Gris en personne. La dernière fois qu’il l’avait vu, c’était dans sa tente de la Grande Foire, l’année précédente, lorsqu’il l’avait montré à Ravn Asharson, une preuve de l’information secrète qu’il détenait sur sa naissance. L’Étalon s’en était emparé avant de s’enfuir vers son bateau. Pour l’avoir récupéré, cet homme ou un complice devaient assurément être très proches du roi. Rui prit l’anneau et le soupesa dans sa paume. Le métal était froid et lourd, de l’argent massif. Comme si le contact de l’anneau avait déclenché un sortilège, il fut soudain transporté vingt-quatre ans plus tôt, le jour où l’on avait ramené sa mère du Nord. C’était seulement la deuxième fois qu’il avait vu le visage de celle-ci, car en Eyra elle avait abandonné le sabatka traditionnel, en même temps que sa religion, sa famille et sa vertu. Pendant un long moment, il n’avait pu que contempler ce visage étrangement nu, avec ses grands yeux noirs et son nez fier, en se sentant à la fois révulsé et fasciné. Car là, attaché à une chaîne autour de son cou, elle portait ouvertement cet anneau qui la marquait comme la concubine qu’elle était, la propriété du roi barbare. Elle n’était plus enceinte alors, car, tel le coucou dans le nid, le bébé Ravn avait été installé dans la nurserie de Halbo et proclamé enfant du couple royal. Rui sentit son estomac se contracter. Il pouvait maintenant se rappeler la puanteur du bûcher sur lequel son père avait fait brûler sa mère pour cet adultère, un spectacle que le vieil homme l’avait forcé à regarder. Ce n’était pas une vision, ou une odeur, qu’il était près d’oublier. Il replaça l’anneau dans sa boîte, referma le tiroir, puis examina le visage de son vis-à-vis. Des yeux gris-bleu lui rendirent un regard innocent. Ou bien Erol Bardson était un acteur consommé ou bien il ignorait la signification de l’artefact contenu dans cette boîte. Auquel cas c’était plutôt un message de la part de la vieille femme. Il devait lui avoir été bien amer, en vérité, après toutes ces années infertiles, d’être forcée d’adopter l’enfant d’une autre, et de surcroît celui d’une étrangère. Et Bardson avait mentionné que Dame Auda convoitait le trône. Deux vipères de la cour nordique, toutes deux enflées de leur venimeuse ambition, et qui pouvaient s’avérer fort utiles à sa propre cause. « Excellent ! » déclara-t-il en écartant l’horreur ancienne. « Plano, amène notre visiteur à l’intendant et dit à celui-ci de donner la chambre Carthame au duc de Vastelande, et de lui faire monter un repas chaud et du bon vin, du jétrain, pas la saleté bon marché. Et quelque chose aussi pour l’oiseau. » Il regarda Bardson sourire, s’incliner et se retirer avec le garde, puis il se tourna vers le sire d’Ixta, une lueur dans l’œil. « Eh bien, Varyx, voilà qui devient en effet très intéressant. Irons-nous te chercher une fille, alors ? » * * * Le château de Forent était l’une des plus anciennes forteresses istriennes. Les fondations dataient du temps de l’empereur Séram, et le reste s’était édifié quelque peu au hasard selon qu’un seigneur ou un autre avait perdu ou gagné une fortune dans les nombreux troubles civils et les nombreuses guerres qui avaient suivi. Rui prenait ses quartiers personnels dans la plus ancienne partie du château – le bloc de granit carré qui formait la tour, taillée dans la falaise même au-dessus de la cité et de la mer. Les murs en étaient si épais qu’un bruit ne s’entendait pas d’une pièce à l’autre, ce qui lui convenait parfaitement. Malgré la décadence et la frivolité fameuses de la cité de Forent, son seigneur préférait l’intimité, même si autrui lui accordait rarement ce privilège. Car le grand-père licencieux de Rui, Taghi Finco, avait veillé à faire construire nombre de passages secrets depuis ses appartements et l’on avait creusé un labyrinthe de tunnels dans l’épaisseur des murailles, au prix de nombreuses vies humaines. Rui pouvait donc traverser sans être vu plusieurs étages de son château, apparaissant et disparaissant comme il lui plaisait. Et alors que Taghi Finco avait usé de ces passages dérobés afin de satisfaire ses vices hédonistes, visitant des douzaines de courtisanes illicites tout en affichant publiquement un mariage stable, fructueux et exemplaire, son petit-fils avait pour eux d’autres usages. Le sire de Forent s’était gagné une réputation d’ingéniosité frôlant le surnaturel, une étrange capacité à être au courant des affaires d’autrui et à deviner leurs stratégies, ainsi qu’une intuition fort déplaisante de leurs plus noirs secrets. À un moment ou à un autre, il avait invité tous les nobles, les politiciens et les marchands importants de l’Empire à jouir de l’hospitalité qui faisait la juste renommée de Forent. Et, tandis qu’ils se gorgeaient libéralement de ses mets et de ses vins fins, avec l’incomparable collection de beautés expertes qui constituaient son sérail et celle nettement moins célèbre de très jolis garçons à l’usage de ceux qui avaient vraiment le goût de l’interdit, il avait observé en prenant des notes, pas seulement mentales, de tout ce qui se disait et se faisait dans son château. Il connaissait ainsi les penchants érotiques de tous ses rivaux potentiels, leurs finances, l’état de leur mariage, leurs amitiés et alliances politiques, et leurs ambitions les plus chères. Il était tout à fait étonnant de voir ce qu’un homme pouvait confier à une prostituée, au cœur de la nuit. Rui avait appris très tôt, entre bien d’autres choses, l’art des petites siestes à n’importe quel moment de la journée. Enfant, après avoir découvert les passages secrets, il s’était gagné une fortune en extorquant des bourses de cantari aux nombreux visiteurs de son père. Il n’étalait jamais trop ostensiblement son savoir, il restait discret ; il était vite devenu le maître de la suggestion, du mot à double sens et du regard pénétrant. Même les plus obtuses de ses victimes contribuaient bientôt à ses finances plutôt que d’endurer ce regard sagace et la suggestion qu’il pourrait laisser échapper un détail devant son père ou ses pairs. Ce que nul ne savait, c’était comment, alors qu’il était un garçon de dix ans, presque un homme selon les critères de l’époque, Rui Finco avait été témoin d’un des plus grands actes de trahison jamais commis de son temps, et comment, au lieu d’appeler la garde et de faire pleuvoir mort et destruction sur l’audacieux intrus, il avait observé, dans un état de trouble croissant : un homme qui ressemblait beaucoup à son père – censé se trouver à des milles de là sur la côte, engagé dans une bataille désespérée contre les forces de l’envahisseur eyrain – était entré dans la chambre de sa mère. Là, mettant fin à l’illusion qui le faisait ressembler au sire de Forent, apparut le Loup Gris en personne, le roi Ashar Stenson, seigneur des Îles du Nord, l’ennemi le plus sanglant de l’Istrie. Au lieu de hurler pour appeler à l’aide, ou de se jeter par la fenêtre ouverte sur les rocs acérés, deux cents pieds plus bas, afin de sauver sa vertu sinon sa vie, la dame de Forent avait émis une exclamation étranglée en laissant son sabatka retomber dans un murmure soyeux autour de ses chevilles, une flaque écarlate. Elle s’était tenue devant son ravisseur, nue à l’exception des bijoux délicats qui ornaient son corps, rappel de son origine nomade connue de son seul époux – la chaîne d’argent étincelante qui lui encerclait la taille, rattachée à un anneau perçant son nombril, le minuscule anneau qui pénétrait la pointe rosée de chaque sein. Galvanisé par cet accueil inattendu, Ashar Stenson avait rejeté la grande peau de loup grise qui avait fait sa renommée et ses doigts avaient prestement défait son armure, pièce par pièce ; le cuir clouté de métal était tombé à terre, et il n’avait bientôt plus porté qu’une camisole de laine et des chausses de lin : un colosse à la chevelure et aux muscles sauvages. Alors seulement la dame de Forent s’était-elle précipitée sur lui, les mains comme des serres. Mais au lieu de lui crever les yeux, elle lui avait arraché ses derniers vêtements. Et ils étaient tombés l’un sur l’autre comme des chiens affamés. Rui n’avait pu détourner les yeux de cet accouplement extravagant, ni émettre un son, de peur d’attirer leur attention. Il était resté une heure ou davantage, les jambes tremblantes, l’œil pressé si fort contre le trou creusé dans le roc qu’il en avait gardé une meurtrissure, et il avait attendu que leurs appétits fussent enfin rassasiés. Puis le colosse du Nord avait appelé le sorcier qui avait rendu possible cette entreprise, il avait tendrement enveloppé la dame dans la peau de loup et l’avait jetée sur son épaule tandis que le Nomade marmonnait au-dessus de ses cristaux pour les transformer tous deux en un voyageur et son bagage, lesquels pourraient quitter le château sans être remarqués. Rui avait alors compris qu’il était perdu à jamais, car il était fatalement impliqué dans la disgrâce de sa mère, complice de ses traîtres désirs, et il se savait souillé d’être de son sang. Il n’en avait jamais parlé, mais il demeurait hanté par le fantôme de cette passion. Cela avait fait de ses observations depuis les passages secrets une addiction dont il n’avait jamais pu se libérer. Parfois il jouait simplement les voyeurs tandis que d’autres haletaient et se tordaient. Parfois il se satisfaisait en silence puis se glissait dans la chambre lorsque l’invité en était parti, afin de compléter son plaisir avec la houri bien réchauffée qu’on avait laissée entortillée dans les draps. Et parfois il aimait regarder les femmes lorsqu’elles ne se savaient pas observées. Ces derniers temps, il avait passé de nombreuses heures agréables à épier ses visiteuses – les femmes d’Eyra. Il savait tous leurs noms à présent, connaissait aussi leurs voix, leurs formes, et jusqu’à un certain point leur nature, même s’il n’en avait encore mis aucune dans son lit. Physiquement, elles l’avaient plutôt déçu, car leur peau claire était moins appétissante qu’il ne l’aurait cru. C’était à des femmes qui ressemblaient à sa mère – à la souple peau olivâtre – qu’allait sa préférence, plutôt qu’à des femmes de grande taille, pâles et maigres comme ces nouvelles venues. Il pourrait en essayer une ou deux, sans doute, ne fût-ce que pour s’habituer avant de se trouver entouré de ce genre de femmes en Eyra, mais l’idée ne lui plaisait guère. La nuit précédente, il avait fait amener les femmes du quartier des esclaves dans les appartements occupés par ses meilleures houris et observé la réunion des neuf Eyraines capturées par Bastido à Tomberoc. Un événement des plus touchants : il y avait eu des larmes, des embrassades, et beaucoup de paroles échangées dans la gutturale langue du Nord. Puis, juste comme elles se réjouissaient d’être réunies, il les avait séparées de nouveau. Elles étaient beaucoup plus tranquilles et réfléchies depuis, surtout la rousse aux cheveux de flamme qu’il avait chargé Péta de préparer pour lui. En vérité, il ne trouvait guère d’attraits à ses membres maigrichons et à sa silhouette d’adolescente, même si elle ne manquait pas d’intérêt sur d’autres plans. Non, il en avait assez de Péta et de ses méthodes autoritaires, et lui confier une tâche impossible serait certainement une manière amusante de la congédier de son harem. Elle rapporterait une bonne somme au marché aux esclaves, avec les autres : une maîtresse de sérail expérimentée était une denrée rare. Agia serait un remplacement tout à fait acceptable. « Eh bien, Varyx », fit-il en se tournant vers son ami. « Comment aimerais-tu procéder ? Les avoir toutes là pour comparaison immédiate ou faire durer le plaisir et les voir séparément ? » Varyx grimaça un sourire, et un filet de vin rouge lui coula sur le menton. Il l’essuya distraitement d’un revers de la main, et s’affala davantage dans le divan. « Oh, une par une, Rui, très certainement. Et puis toutes ensemble. Double plaisir ! » Rui fit signe au petit esclave qui se tenait là avec la bouteille de vin. « Va chercher Péta », ordonna-t-il en prenant le récipient des mains du garçonnet. « Dis-lui d’amener les femmes dans mes appartements. Une par une d’abord. » L’enfant – un des nombreux bâtards de Rui – lui adressa un rapide sourire avant de quitter la pièce avec alacrité, en espérant ardemment qu’on lui permettrait de rester. * * * Lorsque Péta et Agia firent entrer la première silhouette voilée dans la salle de réception du sire de Forent, sire Varyx était évidemment ivre : le visage empourpré, les yeux injectés de sang, il avait apparemment du mal à bien voir. Péta s’en trouva très irritée. Elle avait passé plusieurs heures à surveiller les préparations frénétiques des femmes, bain, huiles, rasage, maquillage, avant de les draper dans les sabatkas les plus convenables. Elle savait que son maître préférait voir ses houris dans des robes diaphanes qui masquaient à peine les détails de leur corps. Mais elle connaissait aussi le pouvoir d’une brève vision alléchante. Les femmes du Nord avaient été maussades, mais s’étaient pour la plupart tenues tranquilles pendant tout cet humiliant processus. La plus infime désobéissance avait été châtiée à coups d’étoffe mouillée, qui fouettaient la peau mais ne laissaient pas de marques. Cela avait calmé les plus rebelles et les moins coopératives, et Péta avait une stratégie bien en place pour s’assurer de l’obéissance de celles qui résistaient… Péta appréciait son existence de maîtresse au sérail de Rui Finco. Elle avait son propre rouet, une chambre agréable et plus de pouvoir qu’elle n’aurait pu l’imaginer lorsqu’elle avait été esclave dans les quartiers mal famés de la Cité Éternelle. Depuis cette sombre période, elle avait été achetée et échangée de Jétra à Gibéon, de Gibéon à Cantara, de là à Céra, et enfin de Céra à Forent, apprenant d’autrui en chemin de nouveaux tours et de nouvelles histoires d’infortune. Rui Finco était un maître relativement indulgent ; en se comparant à nombre d’autres femmes, elle avait peu de raisons de se plaindre. Et la vie d’une servante ordinaire serait dure, en vérité, maintenant qu’elle n’était plus de toute jeunesse. Elle n’avait aucunement l’intention de laisser cette maigre petite chienne nordique ruiner sa perspective d’une vieillesse tranquille au château de Forent. « Fais ta révérence et dis-leur ton nom », admonesta-t-elle dans l’Ancienne Langue, en poussant fermement la fille dans le dos. Forna Stensen inclina la tête et marmonna son nom. « Tes mains, ma fille », murmura Péta, contrariée, et Forna les tendit, et la lumière des bougies étincela sur la laque étrangement colorée qu’on avait appliquée sur ses ongles. Puis elle referma la main droite comme on le lui avait montré, la main gauche en coupe dessous et, avec toute la grâce dont elle disposait, les agita de bas en haut. Exécuté par une houri istrienne bien entraînée, un tel geste était délicieusement suggestif, mais Forna avait plutôt l’air de traire une vache. Varyx s’esclaffa. « Par la Dame, elle vous arracherait la queue ! » Rui poussa un soupir : « Peu importent les délicatesses, Péta. Nous ne sommes pas au marché. Pas encore. Voyons comment elle est tournée. » Péta inclina la tête : « Montre tes jolis pieds aux seigneurs, mon enfant », dit-elle à Forna, et celle-ci sortit un appendice rose de sous l’ourlet de sa robe sage, pour l’agiter avec maladresse. « Pas mon type », s’exclama le sire d’Ixta en s’adossant au divan. Il fit un geste languide de la main : « La suivante ! » Rui arqua un sourcil. Malgré ses airs bravaches et sa réputation, Varyx était plutôt un traditionaliste, apparemment. Pour une raison quelconque, c’était divertissant. Et pourtant Rui devait admettre qu’il y avait là une certaine simplicité reposante. D’ailleurs, s’il suivait la tradition à la lettre, Varyx ne verrait jamais guère plus que des mains et des pieds, puisque même les prostituées avaient tendance à conserver leurs amples robes lorsqu’elles adoraient la Déesse. Il lui semblait ridicule de ne pas apprécier le corps entier d’une femme, mais beaucoup le considéreraient comme un pervers pour simplement le penser, plus encore pour y conformer ses actes. Agia escorta Forna dehors, revint avec une grosse fille, puis avec une maigre, lesquelles ne furent pas bien accueillies non plus, puis une grande femme maladroite qui marcha sur l’ourlet de son sabatka en entrant et s’étala de telle sorte qu’ils en virent bien plus qu’ils ne l’eussent désiré. Une fille qui avait des verrues sur les doigts lui succéda – Péta n’y avait rien pu dans les délais impartis – et on la renvoya derechef. Ensuite, ce fut Léni Stelsen. Bien tournée, et gracieuse, elle correspondait davantage à l’idéal istrien que celles qui l’avaient précédée. Varyx fut intrigué. Il passa une main audacieuse sur son pied, s’aventurant même à soulever l’ourlet de sa robe jusqu’à ce que Péta, avec un petit claquement de langue désapprobateur, eût écarté la fille. « Pas mal », fit-il avec un sourire salace. Le sire de Forent adressa un regard dur à la bouche désapprobatrice de la gardienne de son sérail. « Mets celle-là de côté, Péta, dit-il, nous pourrions la rappeler plus tard. » Et il la regarda entraîner Léni. Une fille plus grande entra derrière Agia. Elle portait une plus belle robe que les autres, remarqua Rui, agacé, qui moulait ses courbes et lui collait aux jambes. Qui qu’elle fût – et il se doutait de son identité –, elle devait s’être gagné la faveur de Péta pendant le bref laps de temps qu’elle avait passé au château, ce qui n’était pas peu en soi. Il lui fit signe d’approcher et elle s’exécuta d’un pas dansant, en ondulant gracieusement des hanches, pointant ses doigts de pied laqués, les mains pressées avec une apparente modestie à l’emplacement de son pubis, ce qui ne faisait qu’y attirer l’attention. En arrivant près des divans où étaient étendus les deux seigneurs, elle s’inclina profondément et, à la façon dont son sabatka s’accrocha à ses formes, ils eurent tous les deux un bon aperçu de l’ampleur substantielle de ses seins. Elle se redressa, et les deux hommes purent contempler une exquise paire de lèvres finement dessinées et fardées d’un rose argenté luisant. Une petite étoile scintillait dans la dépression qui se creusait au-dessus de la lèvre supérieure. Voyant les deux nobles fascinés par ce détail, la grande fille esquissa la plus faussement modeste des moues, puis pointa la langue pour toucher l’étoile, avec la vivacité d’un serpent, laissant une bulle de salive sur sa lèvre. Varyx renversa son vin dans sa hâte à l’examiner de plus près. « Celle-ci est une rareté », déclara-t-il en soufflant lourdement. Il tendit la main pour toucher le tissu, avec un soupir d’aise lorsque la main douce de la fille se referma sur son doigt inquisiteur. « Une rareté, en vérité. » Le sire de Forent se pencha. Il savait exactement laquelle des femmes c’était, et, l’ayant déjà vue nue, ce n’était pas la curiosité qui le poussait, mais sa sensualité évidente l’intriguait : « Qu’elle se dévête », ordonna-t-il à la gardienne de son harem. « Vraiment, Rui, je suis tout à fait content de la toucher à travers l’étoffe… — Qu’elle se dévête ! ordonna-t-il d’un ton plus sec. — Mon seigneur ! » Péta était scandalisée. « C’est quelque chose qu’on fait dans les marchés aux esclaves et qui ne convient pas à des hommes honorables… » C’en était trop pour Varyx. Il saisit le bras de Rui Finco, pleurant presque de ravissement. « Elle pense que nous sommes des hommes honorables, mon ami ! Extraordinaire ! Merveilleux ! Combien de temps depuis que nous avons été honorables, Rui ? Treize ans ? Quatorze ? » Le sire de Forent libéra sa manche de velours des doigts mouillés de l’autre, en remarquant avec irritation qu’ils avaient laissé une marque. « Vraiment, Péta. On penserait que tu gouvernes un chapitre des Sœurs de Falla plutôt qu’un bordel. — Un sérail », rectifia Péta avec sécheresse. « Mon seigneur. — Même si on n’échange point d’argent à l’instant, ma chère, mes invités paient de bien d’autres manières les services de tes filles, crois-moi. » La tête de Péta resta obstinément immobile ; il pouvait voir qu’au lieu de regarder le sol avec la déférence attendue, elle le fixait de ses durs petits yeux luisants, derrière son voile. Avec un soupir, il s’extirpa du divan. « À quoi sert d’avoir une chienne et de devoir aboyer soi-même ? » déclara-t-il à la cantonade. Derrière lui, Varyx émit un gloussement d’ivrogne, qui se tut lorsque le sire de Forent arracha la robe chatoyante de la Nordique, révélant Kitten Soronsen dans toute sa gloire statuesque. « Oh… » Varyx était hors de lui, presque littéralement. Son corps pouvait bien être affalé sur le divan, mais ses yeux et son esprit étaient entièrement ailleurs. « J’aurai celle-ci, Rui, vraiment, oui. » Mais Rui ne l’écoutait pas. « Quel est ton nom ? » demanda-t-il, la tête penchée de côté tel un rouge-gorge vorace devant un ver de terre. Kitten inclina la tête. « Kitten Soronsen, mon seigneur. » Elle lui glissa un regard à travers ses cils. C’était un regard franc, et non le coup d’œil timide et déférent auquel il était accoutumé. Intéressant. « Kitten comme dans “petit chat” ? — Oui, mon seigneur », répondit-elle en souriant, révélant ainsi de petites dents effilées à l’éclat de perle. « Je me demande si je pourrais te faire ronronner. » Elle s’empourpra quand même. « Je suis sûre que vous le pourriez, mon seigneur. — Eh bien, peut-être le ferai-je. Mais j’ai d’abord une tâche à te confier. — Ouiiii… » Varyx était debout et s’avançait en vacillant vers eux. « … Une tâche bien plaijante, en vérité. » Se retournant vivement, Rui tendit une main, les doigts écartés, et repoussa fermement Varyx sur le divan. Le sire d’Ixta y atterrit les jambes en l’air, avec une expression perplexe. « Ah, non, Rui… pas juchte… ch’est mon choix… tu l’as dit… — Oh, tu pourras choisir, mon ami, mais celle-ci ne fait tout simplement pas partie du marché. » Il se retourna vers Kitten et s’agenouilla pour reprendre le sabatka écarlate. « Remets ta robe, ma chère. Et maintenant, dis-moi : connais-tu un homme nommé Erol Bardson ? » Les yeux de Kitten s’arrondirent. « C’est le cousin du roi. » Rui sourit largement. « Excellent. Cela du moins est vrai, alors. » Il jeta un coup d’œil à la maîtresse du sérail. « Est-elle instruite, Péta ? » La femme se mit à rire : « Je ne dirais d’aucune de ces femmes du Nord qu’elles sont “instruites”, mon seigneur. Elles sont arrivées aussi mal dressées que des chiens sauvages, et j’ai eu peu de temps pour leur enseigner nos manières. Mais c’est la meilleure d’un misérable lot. — Veux-tu être riche, Kitten ? Riche, à ton aise, traitée comme une impératrice ? » Les yeux de la fille s’arrondirent davantage. Puis elle acquiesça vivement. « Tu passeras ta première nuit à mon service en compagnie de cet Erol Bardson, et tu lui procureras tous les conforts qu’il peut désirer. Comprends-tu bien ce que je veux dire par là ? » Kitten hocha de nouveau la tête. Rui la prit par le coude et la tira à l’écart. « Tu lui demanderas la raison de sa présence ici, murmura-t-il, et si quelqu’un le paie. Tu lui demanderas ce qu’il sait de la cité de Halbo et des fameuses Sentinelles, dont tu as entendu dire qu’elles sont infranchissables depuis la mer. Puis, demain, tu me rapporteras ce qu’il t’aura appris. Tu es eyraine. Il te parlera plus librement qu’à n’importe laquelle de mes femmes. Et si tu me sers bien en ceci, et me rapportes des informations, je te récompenserai richement et je te garderai ici au château au lieu de t’envoyer au marché aux esclaves pour devenir la propriété d’un vieux marchand dégoûtant. Es-tu d’accord ? » La fille lui adressa son sourire le plus cajoleur : « Oh, oui, mon seigneur. — Excellent. Agia ? — Mon seigneur ? — Dis à Plano d’emmener cette dame dans les appartements du duc de Vastelande et d’expliquer à celui-ci que mon désir est de le voir profiter au mieux de l’hospitalité renommée de Forent. — Oui, mon seigneur. » Péta ne dit rien, ce qui traduisait en soi son déplaisir. Les mains sur les hanches, une attitude des plus belliqueuses, elle regarda Agia emmener Kitten. « Eh bien, Péta, il nous reste deux dames à choisir pour Varyx, je crois ? — Il en reste deux. » Ce n’était nullement ce à quoi elle s’était attendue. Varyx aurait dû avoir Kitten Soronsen, mettant ainsi fin à toute cette parodie. Et maintenant, elle était prise avec le chat sauvage et sa mère tout aussi difficile. Elle se demanda si elle pourrait s’en tirer en ramenant Léni Stelsen au lieu de la garce à poils de renard, mais son espoir fut aussitôt déçu. « J’aimerais bien voir comment tu as réussi à dompter la petite aux cheveux roux », déclara Rui Finco avec un sourire cruel. « Tu n’as pas oublié notre marché, j’en suis sûr, Péta. — Non, évidemment, mon seigneur », répondit Péta, les dents serrées. Agia esquissa un mouvement pour aller chercher Katla, mais Péta lui fit signe de s’écarter. « J’y vais », siffla-t-elle. Dès que la porte s’ouvrit, Katla se leva. En l’absence de Plano, c’était le bon moment pour une tentative de fuite, si elle en avait l’occasion. Mais Péta bloquait l’embrasure de sa robuste silhouette. « Tu vois ceci ? » demanda à mi-voix la gardienne du sérail. Elle sortit de sa manche une lame à l’aspect meurtrier, pour la laisser étinceler un instant dans sa paume. « Mmmm », marmonna Katla en essayant de ne pas avoir l’air intéressé, même si son regard était rivé sur l’arme. « Cause-moi le moindre embarras, un pas ou un mot de travers, et cette dame… » – elle indiquait Béra, dans son sabatka noir – « … sentira le baiser de cette lame d’ici… (un doigt à l’ongle pointu toucha son oreille droite) … à là. » L’ongle passa sur sa gorge pour toucher l’autre oreille. « Suis-je bien claire ? » Katla lui adressa un regard fulgurant à travers le voile agaçant. « C’est ta mère, je crois », ajouta Péta d’une voix soyeuse. « Du moins c’est ce que m’a dit Agia lorsque vous avez été réunies hier. » Elle se pencha plus près : « Nous n’avons pas de secrets ici, au sérail. Je l’égorgerai aussi si tu continues à conter tes dangereuses absurdités sur la liberté des Eyraines à mes filles, compris ? » Katla plissa les yeux. Un coup de pied rapide, et elle aurait l’autre sur le dos et le coutelas en main, elle le savait. Ses doigts la démangeaient et fourmillaient comme si elle avait déjà tenu la lame. La porte s’ouvrit et toute chance de fuite immédiate s’évapora. « Y a-t-il un problème, Péta ? » demanda Rui Finco d’une voix douce. « Messire d’Ixta commence à être un peu… fatigué et un peu énervé, vois-tu, et il aimerait effectuer son choix… » – il sourit – « … avant de devenir inconscient. » Il poussa Katla et Béra devant lui dans la pièce, où Varyx ronflait légèrement, affalé sur le divan. Le sire de Forent sourit. Il avait coupé son vin tout en ajoutant un alcool sans saveur mais très puissant à celui de Varyx, n’ayant jamais eu l’intention de lui permettre de gâcher sa belle marchandise. Il prit néanmoins la précaution de traverser la pièce pour aller secouer l’autre par l’épaule. En vain : le sire d’Ixta émit un ronflement sifflant et se roula en boule autour du bras de son ami en marmonnant des obscénités. Rui se libéra avec un juron, puis se retourna vers les femmes. « Eh bien », dit-il à Katla dans l’Ancienne Langue, très calme mais très ferme, « ôte ta robe. » Katla lui adressa un dur regard à travers le voile diaphane : « Allez vous faire foutre », répliqua-t-elle sombrement en eyrain. Il n’avait nul besoin de comprendre la langue nordique pour savoir ce qu’elle disait. Péta non plus. Tandis qu’un large sourire fendait le visage du sire de Forent, Béra poussa un petit cri involontaire en sentant une lame pointue lui rentrer dans le dos. « Par les couilles de Sur ! » jura Katla. Elle se pencha pour attraper une poignée de la stupide robe et la tira vers le haut d’un seul mouvement irrité. Après s’être débattue pour en sortir, elle la jeta par terre et la piétina, faisant résonner doucement les clochettes d’argent qui ceignaient ses chevilles rasées, parfumées, huilées et peintes. Bras croisés, elle se tint nue, tremblante de furie, devant l’homme qui l’avait condamnée au bûcher l’année précédente. Le sire de Forent éclata de rire. « Quel petit brandon enflammé ! » Il en fit le tour, en appréciant la vue. « Bien mieux, Péta, je te l’accorde. Jolie peau, maintenant qu’on peut la voir sans toute cette saleté. Une couleur de cheveux inhabituelle, très frappante. Les tresses sont jolies aussi, et les dessins au henné. Qui l’a fait ? — Méla », répondit la maîtresse du sérail d’un ton revêche. Pour une raison inexplicable, Méla s’était portée volontaire pour cette tâche minutieuse et complexe avec la plus difficile de leurs charges, et pourtant, à la délicatesse des fleurs entrelacées qu’elle avait dessinées sur l’échine de cette chatte sauvage, l’Eyraine lui avait apparemment permis de mener sa tâche à bien sans se débattre. Ces deux femmes devaient être devenues amies, malgré leurs origines et leurs circonstances différentes. Cela déplaisait fort à Péta, ne correspondant à aucune sorte de comportement qui lui fût familier. Quelque chose n’allait pas. « Mais c’est une créature plutôt maigrichonne, n’est-ce pas ? Pas beaucoup de chair. » Il serra le biceps de Katla et elle s’écarta avec un tressaillement de dégoût. « Mais forte, des muscles bâtis pour l’endurance. » Il passa un doigt léger le long de son dos, puis prit une fesse dans sa main en coupe. « Je parie qu’elle peut chevaucher un homme toute la nuit, au galop, comme une jument de prix. » Avec un hurlement outragé qu’elle ne put retenir, Katla pivota vivement sur les talons, saisit le sire de Forent par les cheveux et lui donna un coup de genou dans les parties, si fort que ses mâchoires se refermèrent avec un claquement bruyant. L’instant d’après, Rui Finco était étalé sur le sol de sa chambre de réception, inconscient. Le joli cercle d’argent qui lui avait ceint le front vint rouler en cliquetant contre le divan. Il y eut un moment de silence total. Qui fut brisé par des jurons en deux langues différentes. Katla se retourna pour voir sa mère jetée au sol par la maîtresse plus lourde du harem de Forent, lame brandie. Du sang éclaboussait le sabatka des deux femmes. Le bras de Péta se leva de nouveau pour le coup de grâce. Vive comme l’éclair, Katla saisit le flacon de vin et le lui assena sur la tête. Un reste du meilleur vin de Jétra jaillit du goulot et, aussi souple que du cuir, le flacon d’argent se plia en deux. Péta se releva en titubant. Le liquide rouge dégoulinait de son sabatka pour former une mare à ses pieds. Elle gronda derrière son voile. Puis elle se jeta sur Katla, poignard en avant. Une immense et bouillante furie envahit Katla. Cette… femme… avait trahi les siennes, elle avait mené son harem comme un garde-chiourme, elle avait acheté des femmes au marché aux esclaves pour satisfaire les plaisirs pervers de son maître, elle les avait entraînées et gouvernées par la terreur et la violence. Elle avait pris comme favorite la petite traîtresse, Kitten Soronsen. Elle avait blessé Béra – Sur savait de quelle gravité était la blessure. Et, se rappela sombrement Katla, elle lui avait fait subir les pires humiliations de toute sa courte existence. Elle recula, s’écarta et se glissa sous le bras tendu de Péta en lui agrippant le poignet au passage, vit la petite lame meurtrière fondre sur son propre visage. Katla accrocha un pied à la cheville de son adversaire pour ensuite la prendre à bras-le-corps et tenter de la renverser. Ce fut comme d’essayer de soulever un roc. Péta resta bien ancrée sur ses pieds et se mit plutôt à faire ployer Katla. Celle-ci prit une poignée de l’ample robe de Péta pour l’enrouler autour du poignard. La lame trancha le tissu avec un infime murmure et menaça de nouveau le visage de Katla. Tu as rencontré ton maître, dit la voix traîtresse, dans son esprit. Elle est bien plus forte que toi, et elle est armée. Quelles chances as-tu ? Elle va te jeter par terre et te réduire en charpie ! On repassera pour tes prouesses si vantées de lutteuse, Katla Aransen. Et pour ton orgueil ! C’est ainsi que tu vas mourir, épilée, fardée, peinte, nue et sans défense sous la lame d’une gardienne de bordel istrien. En fera-t-on des chants héroïques ? Je ne crois pas. Il aurait mieux valu disparaître l’an dernier dans les flammes de la Grande Foire plutôt qu’ainsi, dans la honte et l’ignominie… Désespérée, Katla tira sur le sabatka pour écarter la lame et confondre son assaillante. C’était un bien mince bouclier. Des rubans de tissu parsemaient le sol et Péta continuait de marcher sur elle, en rugissant maintenant, avide de sang, d’une voix basse et gutturale. Katla recula, sentit une petite table au creux de ses genoux, perdit l’équilibre pour tomber avec une culbute maladroite de l’autre côté du meuble, en atterrissant douloureusement sur le dos, le souffle coupé. Elle n’avait pas lâché la robe, qui la suivit en une bande de soie déchirée, une grande tente entaillée en tant d’endroits que la lueur des bougies se voyait au travers comme un ciel nocturne tandis qu’elle se posait sur elle. Quelqu’un cria comme une bête de l’autre côté du sabatka, dans la lumière. C’était la voix de Béra. Katla la reconnaissait malgré sa sauvage distorsion. D’un effort surhumain, elle reprit son souffle, se débarrassa des restes de la robe, roula sur elle-même et se releva pour contempler le spectacle le plus extraordinaire. Une grande silhouette nue titubait dans la pièce avec Béra Rolfsen sur le dos, qui lui tenait en hurlant son voile bien serré sur les yeux. Péta lançait des coups de couteau à l’aveuglette. Des ombres bizarres sautaient et se balançaient dans la salle, dupliquant cette scène bizarre d’une manière presque comique. Mais lorsque Péta et sa cavalière se retournèrent pour faire de nouveau face à Katla, tout devint encore plus étrange. Péta, maîtresse du bordel au château de Forent, gardienne du sérail, tyran des houris de Rui Finco, n’était pas une maîtresse du tout. Son pubis rasé luisait dans la lueur dansante – et son petit pénis dansait aussi. Katla ouvrit de grands yeux. Péta était un homme. Mais en était-elle vraiment un ? Car si d’autres parties étaient absentes, ou si réduites qu’elles en étaient invisibles, d’autres étaient mollement mais largement en évidence. Au-dessus d’une panse oscillante et blanche, deux énormes mamelles clapotaient en se balançant. Ces données surprenantes se gravèrent dans l’esprit de Katla, la figeant sur place pendant quelques précieux instants, puis l’urgence de la situation l’envahit de nouveau, et, tel un chien secoue un rat, elle se libéra de sa fascination et se jeta dans la mêlée. Même Péta n’était pas à la hauteur de deux garçons manqués de Tomberoc. Elle s’écroula avec Katla et Béra sur le dos et le poignard se retrouva soudain dans la main de Katla – comme elle avait su qu’il y arriverait. Istrienne ou non, la lame chantait avidement en elle. Elle n’avait qu’à l’abattre de toutes ses forces et c’en serait fait. Elle sentait le sang qui l’appelait, elle sentait le bourdonnement que le contact du métal faisait courir dans ses veines, la plongeant dans un brûlant vertige d’abandon. Mais quelque chose en elle résistait à cet appel. C’était peut-être le regard terrifié de Péta, ou une admission inconsciente de leur situation commune. Ou peut-être le bruit de la porte qui s’ouvrait largement pour laisser entrer un contingent de gardes menés par Plano. Mais ce fut le sire de Forent – l’air plutôt hébété – qui saisit le poignet de Katla et le tordit sans merci jusqu’à ce qu’il pût prendre lui-même la dague. « Eh bien », dit-il en reculant d’un pas et en contemplant l’extraordinaire mêlée. « Je vois que tu m’as caché des secrets depuis des années, Péta. » Les gardes marmonnaient entre eux. Certains lorgnaient ouvertement les femmes de Tomberoc, car c’était la première fois qu’ils voyaient ces créatures déchues, puis la maîtresse du sérail et sa configuration inattendue. Deux d’entre eux se mirent à rire ; d’autres esquissèrent des signes superstitieux en tâtant leurs propres parties avec une sympathie muette. On n’ignorait pas l’existence des eunuques en Istrie, mais c’étaient des figures d’un autre âge, et d’un autre endroit. À Gila et dans les Îles aux Épices, on avait couramment castré des hommes pour en faire des gardiens de houris. Mais jamais ici, dans Forent la civilisée. « Relève-les et vêts-les décemment ! » rugit Rui Finco à l’adresse de Plano. « Et vous, ajouta-t-il pour les gardes, un seul mot de tout cela et je pourrais réinstituer une ancienne coutume. » Il se prit les parties et regarda les gardes d’un air entendu. « J’espère que vous me comprenez bien. » Les hommes pâlirent et se hâtèrent d’acquiescer. Puis le sire de Forent se détourna pour examiner ses captives. « Tu m’as déçu, Péta », dit-il à mi-voix. Il posa une main sur l’épaule de la maîtresse du sérail, mais l’autre eut un geste brusque. Les yeux de Péta s’écarquillèrent, puis ses genoux cédèrent sous elle et du sang rejaillit sur le sol. « Quant à toi… » Il considérait Katla, qui se força à détacher son regard du poignard rougi pour le regarder d’un air de défi. « … t’imaginais-tu vraiment que je t’inviterais jamais dans mon lit ? Tu n’es bonne qu’à t’accoupler avec des loups. Quel homme sain d’esprit paierait pour baiser une chienne aussi maigre et aussi enragée ? Il serait plus miséricordieux de te trancher la gorge à l’instant et d’en finir. Mais j’ai une meilleure idée. » Après une pause, il dit à Plano : « Emmène ces deux-là à Figro, le maître des esclaves. Dis-lui que je suis désolé de lui envoyer une si misérable prise, mais s’il en obtient une somme raisonnable, je verrais à ce qu’il vende le reste des Eyraines, et cela en vaudra la peine. » Il regarda Béra et Katla se faire entortiller dans des manteaux pour être traînées dehors. Puis il traversa la pièce, reprit le bandeau d’argent et s’en ceignit prestement le front avant d’écarter la tapisserie qui dissimulait l’entrée du passage menant à la chambre Carthame et de disparaître dans le mur. 19. Erno Erno frappait le flanc du bateau de ses talons, morose. La nuit était complètement tombée à présent et il avait regardé les constellations tourner dans le ciel plus longtemps qu’il ne pouvait le souffrir. Lorsque Persoa escalada sans bruit le plat-bord, il l’étrangla presque de ses mains nues, tant était grande son impatience. « Eh bien, sais-tu où elle est ? » L’homme des collines lui adressa un bref sourire – tout ce qui était visible de lui dans la pénombre, c’était l’éclat de ses dents blanches et ses yeux luisants. Il y eut un bruissement sourd tandis qu’il défaisait le paquet d’habits qu’il avait porté au-dessus des vagues, pour se rhabiller. Il revint dans le cercle de lumière où Mam attendait sur le pont ; il y avait du sang dans ses cheveux, là où la mer ne l’avait pas effacé. Mam fut aussitôt debout, le tâtant de ses mains inquisitrices et manifestant un souci incongru chez elle. « Es-tu blessé ? Dis-moi que tu n’es pas blessé ! » Comme si un homme blessé pouvait nager depuis la lointaine côte rocheuse et aborder à ce vaisseau sans une plainte ! Persoa prit les grandes mains de Mam et les porta à ses lèvres pour les couvrir de baisers, les paumes, les doigts, les poignets. « Ne t’inquiète pas, ce n’est pas mon sang, ma colombe, dit-il avec douceur. — De qui, alors ? » s’enquit Erno, la voix rendue grinçante par l’irritation. L’autre s’assit sur les sacs posés près de la lanterne, repliant ses membres avec une grâce fluide. C’était l’un des meilleurs assassins au monde, avait dit Mam, même si Doc et Dogo n’étaient pas d’accord puisqu’ils avaient réussi à le capturer après qu’il eut embroché le malheureux Tête-de-Nœud une nuit, dans les rues mal famées de Forent. Mam perdait quelque peu de son acuité lorsqu’il s’agissait de Persoa. Il y avait toute une histoire entre eux, et ils y ajoutaient des épisodes chaque jour. « Après avoir nagé jusqu’au rivage, je me suis rendu dans l’intérieur des terres jusque dans la vallée et au village de la baie voisine », répliqua Persoa, avec son accent du Sud qui affectait toutes ses paroles d’une douceur susurrante. « Dans l’arrière-salle d’une auberge appelée Le Vit du Dindon, j’ai trouvé un des raiders. Nous avons joué trois parties de cartes et je me suis arrangé pour perdre atrocement. Après m’avoir tondu, il a été assez bon pour me payer une bouteille de la bière locale, et nous nous sommes mis à parler de femmes, comme on le fait habituellement. » Mam lui lança un regard perçant, mais l’autre eut un sourire rusé. « Il avait une piètre opinion des femmes nordiques, je suis navré de devoir le dire, ma colombe. Il les trouve grossières et laides. Je lui ai demandé comment il avait forgé cette opinion, et il me l’a conté en grand détail. » Erno se pencha avec espoir, à contre-jour dans la lueur de la lampe qui faisait de ses cheveux un halo argenté. « Donne-nous la version courte, pour l’amour de Sur, dit-il. Katla est-elle vivante ? L’as-tu vue ? » Persoa leva les mains comme pour arrêter les paroles du jeune homme. Dans la lueur vacillante, elles étaient délicates, aussi élégantes que celles d’une femme. On pouvait voir pourquoi Dogo se moquait de lui – même si c’était dans son dos. « Patience, mon ami. On dit que c’est une vertu, et les mercenaires ont beau ne pas être connus comme des gens vertueux, c’est malgré tout un outil utile dans notre métier. — Je n’ai jamais choisi d’être un mercenaire ! » répliqua Erno, furieux. « Je vous accompagne seulement pour trouver Katla Aransen. Alors dis-moi : est-elle vivante ? » Persoa jeta un coup d’œil circulaire sur ses compagnons – Dogo et Doc qui ronflaient après avoir éclusé un tonneau de bière à la poupe, les bras autour des deux putains istriennes qu’ils avaient secourues sur l’île, Joz Patte-d’Ours qui faisait le guet, silhouette immobile, Mam qui curait ses effrayantes dents en pointe et enfin l’Eyrain aux yeux clairs dont le cœur était en feu. Il haussa les épaules. « Ils ont pris environ une douzaine de femmes dans l’île. Il ne connaissait pas leurs noms, mais il a été très imagé dans la manière dont il les a décrites, et une en particulier. Un vrai tison, a-t-il dit, et pas seulement à cause de la couleur de ses cheveux. Elle a apparemment déclenché une bagarre pendant laquelle le capitaine des raiders a malencontreusement trépassé… » Mam éclata de rire. « Ça, c’est notre Katla ! Brave fille. Une bonne bagarreuse. J’ai toujours dit qu’elle devrait se joindre à notre compagnie. Elle ferait une excellente mercenaire, et c’est la vérité vraie du dieu ! — Ensuite, leur bateau a rencontré du gros temps, ou une autre malchance, l’homme était un peu flou sur les détails, et ils ont dû l’abandonner quand il a coulé… » Erno saisit la chemise trempée de Persoa. « Ne me dis pas qu’elle s’est noyée, je t’en prie. Pas Katla, sûrement ? Je ne pourrais souffrir qu’elle se soit noyée, enchaînée à bord d’un navire d’esclaves… » Persoa secoua la tête. « Elle ne s’est pas noyée, mon ami. » Il avait une lueur dans l’œil ; il n’accélérerait pas son récit, car il prenait plaisir à une bonne histoire, et celle-là était particulièrement divertissante. « Pendant un bon moment, les raiders l’ont cru. Elle était attachée au mât la dernière fois qu’ils l’avaient vue, et dans la panique, personne n’avait pensé à la détacher, ou à débarrasser les femmes de leurs chaînes, dans la cale… — Les bâtards ! » explosa Erno, hors de lui de rage et d’angoisse. Mam lui tapota distraitement un genou. « Chut, mon garçon. Je soupçonne que cette histoire finit mieux que tu ne le penses. » Persoa lui adressa un clin d’œil languide. « Le raider a beaucoup ri à ce propos, en disant que ces femmes n’étaient pas un cargo si précieux que ses hommes veuillent risquer leur propre peau en descendant dans une cale inondée pendant que le bateau coulait à toute allure. Il a dit ensuite que la mauvaise monnaie se retrouve dans les endroits les plus inattendus. Avec les autres survivants, il est retourné le jour suivant au lieu du naufrage pour récupérer ce qu’ils pouvaient, car il y a des chirurgiens istriens qui payent un bon prix pour un cadavre d’étrangère. Mais ils ont eu la surprise de constater que les femmes avaient réussi d’une manière ou d’une autre à s’enfuir du bateau et à nager jusqu’à la côte. Ils en ont repris quelques-unes sur la plage, mais la dernière fois qu’il a vu la rouquine, elle avait escaladé une falaise et se dirigeait vers l’intérieur des terres avec une jolie blonde, une grosse fille, une fille maigre et une fille à la croupe en cul de cheval… » Erno renifla, les voyant clairement en esprit. « C’est Kitten Soronsen, Hildi-la-Mince, la Grosse Bréta et Magla Félinsen. » Il secoua la tête, abattu. « Katla peut se trouver n’importe où, maintenant. — Eh bien, Erno, il y a un moment tu craignais que Katla ne se soit noyée, et maintenant Persoa nous dit qu’elle s’est échappée. Laisse-le raconter son histoire et tu pourrais découvrir que tu as moins de raisons de désespérer que tu ne le crois », déclara une grosse voix bourrue dans l’obscurité. Joz Patte-d’Ours, tout en continuant à guetter attentivement au plat-bord du gouvernail, avait écouté le récit de Persoa avec une intense concentration. « Ce n’en est pas la fin », dit Persoa à mi-voix, en terminant sur une note basse qui fit se hérisser les cheveux d’Erno sur sa nuque. « J’ai suivi l’homme au coin de l’auberge pour pisser, et nous nous sommes trouvés à discuter avec un autre de sa compagnie de raiders qui s’était apparemment rendue loin sur la côte, à Forent. Toute la ville parlait des Eyraines que le seigneur du lieu tient dans sa forteresse. Les raiders n’étaient pas contents d’avoir perdu leur butin aux mains du sire de Forent, je peux vous le dire. — Ce sont les autres, alors, fit Erno, maussade. Celles qui ont été capturées sur la plage. Pas Katla. — Penses-y à deux fois, mon ami. On dit que l’une d’elles a les cheveux de la couleur des feux de Falla… » Erno leva les yeux, stupéfait. « Katla est prisonnière au château de Forent ? » Il se leva d’un bond. « Nous devons carguer la voile à l’instant ! » Mam se mit à rire : « Si tu t’imagines que nous allons à nous six attaquer la place-forte de Rui Finco, tu ferais mieux de réfléchir, mon garçon. » Persoa lui prit une main entre les siennes. « Combien nous paient les gens de Tomberoc pour ramener leurs femmes ? » demanda-t-il d’un ton innocent. La commandante des mercenaires lui jeta un coup d’œil soudain soupçonneux. « Pourquoi ? — Combien ? » Mam regarda sévèrement Erno puis se pencha pour murmurer à l’oreille de Persoa. Il se rassit avec un large sourire ravi. « Facile ! » Il adressa au chef des mercenaires un déluge de paroles dans sa propre langue incompréhensible. Mam hochait la tête, et riait en faisant des grimaces approbatrices. Puis elle se dressa d’un bond. « Levez l’ancre », s’écria-t-elle. Elle donna une claque dans le dos de Persoa. « Voile vers Forent ! » C’était une nuit claire et, avec un eldianna à la barre pour sentir les rocs sous-marins et les mouvements des courants, ils ne risquaient pas de faire naufrage. Il y eut cependant force marmonnements rebelles de la part de Doc et de Dogo lorsqu’on les tira de leur sommeil d’ivrognes pour leur dire de s’occuper des cordages : Mam ne voulait pas leur expliquer précisément pourquoi on avait besoin d’eux à une heure aussi indue. Elle ne voulait non plus rien expliquer à Erno. Le garçon était une tête chaude, un risque potentiel, surtout maintenant qu’il était en possession d’une puissante épée. Et cette tête aux cheveux blond argent serait difficile à déguiser. Mais elle soupçonnait qu’elle aurait du mal à le persuader de rester sur le bateau tandis qu’ils iraient régler leurs affaires. Contrecarré en tout par la commandante des mercenaires, Erno abandonna la partie pour aller retrouver l’homme des collines. « Quel est le plan ? » demanda-t-il. Mais Persoa se contenta de se tapoter le nez d’un air énigmatique. « Il vaut mieux que tu ne le saches pas jusqu’à ce que les temps soient mûrs », répliqua-t-il, ce qui n’était pas d’un grand secours. Il ne voulut rien dire de plus, jusqu’à ce qu’Erno lui pose de nouveau la question concernant le sang dans ses cheveux. « Ah. » Il passa la main dans sa courte chevelure, sentit l’endroit collant, sur sa nuque, et examina ses doigts de près avant de les essuyer sur sa tunique. Il sourit, et Erno vit soudain l’assassin en lui, froid comme le métal, et le danger qui couvait derrière ces traits bien dessinés et ces étincelants yeux bruns. « Après ce qu’ils ont fait à Tomberoc, comme aurais-je pu souffrir de les laisser vivre ? » Il écarta les mains. « Je les ai égorgés dans l’allée. Le premier, j’ai dû le tuer rapidement. Mais l’autre, j’ai pris mon temps, pour qu’il en éprouve chaque seconde et qu’il ait le loisir d’en méditer la raison, que je lui ai expliquée tout bas pendant que je l’exécutais. Il ne pouvait crier, bien entendu. Si on tranche d’une certaine façon, le sang jaillit, mais on ne peut émettre de sons. Les vantardises de Baranguet ne seront pas plaisantes aux oreilles de ma dame Falla. Elle ne sourit pas à ceux qui violent et assassinent des femmes sans défense. Je sais qu’elle lancera sur lui son grand félin dès qu’il arrivera dans ses flammes, et que la bête lui arrachera l’âme pour la dévorer comme un rat ! » Il cracha férocement et délibérément sur le pont à côté des pieds d’Erno, puis se pencha sur le plat-bord, prit un peu d’eau de mer et effaça les dernières traces de sang. * * * La ville de Forent résonnait d’une industrieuse activité. Ils eurent du mal à se loger, car les chambres décentes avaient été réservées par ordre du Conseil pour les troupes et les équipages qu’on avait rassemblés là, ainsi que les ouvriers qui, sous les ordres de Mortèn Danson, travaillaient dur à bâtir la flotte qui envahirait le Nord. Ils se retrouvèrent finalement près des docks, où l’on avait édifié des centaines d’abris de fortune avec des vieilles toiles et des voiles. Cela sentait le moisi, la bière et l’urine. Ils auraient été mieux servis en restant à bord de leur bateau, mais, avait souligné Mam, si le sire de Forent reconnaissait le navire qu’ils lui avaient subtilisé la dernière fois qu’ils s’étaient trouvés dans le coin, il les ferait écarteler sans se donner la peine de les faire pendre avant. Seul Persoa avait le luxe de pouvoir se promener sans déguisement, de fait, car être Eyrain dans cette ville – même un mercenaire eyrain – était susceptible de vous valoir des bagarres inutiles et, au pire, de vous faire embrocher par un patriote trop zélé cherchant à se gagner une prime. Malgré les meilleurs efforts de l’homme des collines, Erno avait l’impression d’être aussi visible qu’un renard dans un poulailler. Il rajusta son chapeau et plissa l’œil qui ne portait pas de cache noir pour voir devant lui. Persoa l’avait obligé à s’en doter, disant que des yeux bleus le dénonceraient immédiatement comme étranger, mais que le cache attirerait l’attention des observateurs avant qu’ils ne puissent examiner l’autre œil. On lui avait teint les cheveux en vitesse – « Pas encore ! » avait-il protesté ; l’encre de pieuvre dégageait une horrible puanteur quand il y avait trempé sa tête, et qui durait : il se mouvait dans un nuage d’odeur de poisson ; dans les lieux publics, les gens s’écartaient de lui sans en avoir conscience. Il avait échangé sa tunique rustique contre une version du Sud, plus richement ouvragée, que Persoa avait dérobée à un étal du marché. Les nattes bizarres de Mam, ses dents limées et son attitude belliqueuse étaient impossibles à déguiser, et elle s’était complètement dissimulée dans un grand sabatka noir, tandis que Joz Patte-d’Ours, après bien des grommellements, avait été contraint de se raser la barbe, de couvrir de saleté la peau pâle ainsi révélée et de se vêtir comme un riche marchand de Gila. Dogo et Doc étaient remarquablement convaincants en chirurgien accompagné de son apothicaire, tunique noire défraîchie et bonnet carré. Seul Sur savait où Persoa avait mis la main sur ces costumes, mais ils ne semblaient pas tachés de sang. Les seules armes que Mam leur avait permis de porter étaient de petite taille et dissimulées dans leurs vêtements, même si Erno savait que Mam avait une grande épée attachée à une cuisse sous sa robe istrienne : elle marchait d’un pas curieusement raide. Il avait quant à lui laissé l’épée rouge dans son enveloppe, sur le bateau qui avait été tiré sur une plage, démâté et camouflé trois baies plus loin, à l’est de la ville. Déconcerté, il regarda Mam tirer de sa volumineuse robe trois bourses de cuir qu’elle distribua rapidement à Joz, à Persoa et à Doc en les instruisant de ne les utiliser qu’en cas d’absolue nécessité. Ils cachèrent en hâte l’argent, avant d’attirer l’attention. « Et moi ? » demanda Erno en tendant la main. Derrière son voile épais, Mam éclata d’un rire creux. « Reste avec Persoa et fais ce qu’il te dira. » Sans lui laisser le temps de protester, elle emboîta le pas à la silhouette géante de Joz Patte-d’Ours pour disparaître dans la foule. « Viens, mon ami », dit l’eldianna en prenant Erno par l’épaule. « Nous allons par là. — Où ? Et pourquoi cet argent ? » Mais il eut pour seule réponse un des énigmatiques sourires de Persoa. Il le suivit donc dans le labyrinthe des allées mal famées à l’arrière du port. Même s’il devait prétendre être un pirate istrien endurci, il avait du mal à ne pas regarder partout avec un étonnement de campagnard. Forent était la plus grande ville istrienne qu’il eût jamais visitée, d’une architecture très différente de la simplicité grossière de Halbo, ou des demeures basses au toit herbu des Îles d’Ostenave. Ici, les édifices hauts et jointifs semblaient monter à l’assaut du ciel. Ils arboraient de nombreuses fenêtres, toutes vitrées, avec des volets, des balcons de fer très ouvragés, des tourelles et de grandes cheminées qui vomissaient leur fumée dans l’air lourd de la matinée. Des caniveaux qui couraient le long des rues pavées émanait une puanteur épouvantable. Et, dominant le tout, il y avait les murailles de granit massif qui encerclaient le château, et la grande forteresse elle-même. Erno avait cru qu’ils se rendraient directement là, mais Persoa prit brusquement à droite. « Je croyais qu’elle était prisonnière au château », protesta Erno d’une voix forte. Persoa fronça les sourcils : « Parle plus bas ! » siffla-t-il. Il tourna dans une autre allée, dépassa une boulangerie dont les riches odeurs rappelèrent à Erno son ventre affamé, un fabricant de vin et un vendeur ambulant de fruits, puis une taverne où deux hommes à la poitrine en barrique descendaient des tonneaux dans un cellier à la force des bras. Ils passèrent encore devant un potier et une échoppe de céramique dont les œuvres étaient tout en nuances de brun et de terra-cotta, mais qui exposait aussi une belle collection de coûteuse poterie bleue de Jétra, histoire de jouer sur tous les tableaux et de pouvoir équiper la plus fière noblesse de Forent. Il y eut ensuite un dentellier, un verrier, et un chemisier également tailleur. Dans l’allée suivante, ce furent des maroquiniers qui fabriquaient des piles de justaucorps, de bottes, de jambières et de vambraces, tout apparemment du même modèle et de la même taille. Ils tournèrent encore à droite et trouvèrent des escadrons hétéroclites de soldats en file jusque dans une rue où résonnait le son des marteaux sur des enclumes. À travers la presse, Erno put voir des milliers d’épées et de lances appuyées contre les murs, et deux hommes en uniforme qui les distribuaient. Il ouvrit de grands yeux en comprenant les implications de cette production massive. Persoa se retourna pour trouver son compagnon figé sur place, et il revint sur ses pas. « Pas là, mon ami », dit-il en attirant l’Eyrain à l’écart avant qu’ils ne fussent remarqués. « Pas à moins de vouloir t’engager comme soldat de l’empire. — C’est vraiment la guerre, alors, observa Erno, déconfit. Je n’ai jamais vraiment cru que cela arriverait. » Il s’interrompit, songeur. « Mais comment porteront-ils la guerre au Nord ? Ils n’ont pas de bateaux… » Il se tut brusquement. Les événements récents étaient soudain plus clairs. L’homme des collines grimaça. « Tu sais maintenant pourquoi il y a eu un raid sur Tomberoc, dit-il à mi-voix. Ce n’était pas seulement pour les femmes, si remarquables fussent-elles. » Erno serra les dents. « Je devrais être à Halbo pour défendre mon peuple. » Il y avait un éclat sauvage dans ses yeux. « Mais… la seule personne dont je me soucie vraiment se trouve ici à Forent et, sans elle, il n’y a rien au monde qui vaille la peine d’être sauvegardé. » Persoa lui tapota l’épaule. « Alors, cesse de lorgner partout comme un garçon de ferme, et suis-moi. » Sa main se resserra, et Erno sentit brièvement les doigts d’acier de l’homme des collines à travers le solide tissu de son manteau. « Et obéis exactement à mes ordres. Nous ne devons pas attirer l’attention, jusqu’au bon moment. Et alors, tu devras faire exactement ce que je te dirai. Me comprends-tu bien ? » Erno ne savait absolument pas ce que voulait dire l’eldianna, mais il acquiesça avec impatience : « Oui, oui, bon, et maintenant, allons chercher Katla ! » Ils poursuivirent leur chemin dans les allées, à une telle allure qu’il fut bientôt perdu. Puis, soudain, ils débouchèrent sur une place illuminée par le soleil au marché central de Forent. Il était bondé. Ou plutôt, rectifia aussitôt Erno, il était plein d’hommes. Toutes sortes d’hommes, riches et pauvres, soldats et marchands, mendiants, fermiers, manœuvres et artisans. Beaucoup semblaient flâner plutôt qu’acheter et la majorité était rassemblée en une foule compacte dans le lointain coin gauche de la place ; les derniers arrivés tendaient le cou pour avoir un aperçu. Erno avait une demi-tête de plus que la plupart des Istriens mais il ne pouvait malgré tout voir ce qui attirait tant l’attention de la foule. Erno marcha sur un pied, reçut un violent coup de coude dans les côtes lorsqu’un autre homme se glissa près de lui et, un instant plus tard, ils n’avançaient plus. Persoa tapa sur l’épaule de l’homme devant lui et ils échangèrent quelques phrases rapides en istrien ; l’homme s’écarta et essaya de se faufiler plus loin dans la foule. Erno avait fini par connaître assez cette langue étrangère, avec le temps. Il attrapa Persoa par le bras. « Les femmes ! » s’écria-t-il, les yeux agrandis de peur. Sans y penser, dans son soudain accès de panique, il avait utilisé sa langue natale. « On vend les femmes de Tomberoc ! — Pour l’amour d’Elda, tais-toi ! » siffla l’eldianna. Il tira Erno à l’écart, en s’excusant auprès de tous ceux dans lesquels ils se cognaient ou sur lesquels ils marchaient. Pour un homme de petite taille, il possédait une force extraordinaire : Erno ne pouvait se libérer sans que cela devînt une bagarre. Et tout du long, il entendait les voix : « … si blanche, leur peau… — … jamais vu des cheveux comme ça… — … doit appartenir à Falla… — … me plaît pas beaucoup, la grosse… — … ah, mais, le prix de la nouveauté… — … mettre une païenne dans son lit… — … on dit qu’elles sont comme des bêtes sauvages… — … mordent et griffent et vous supplient de leur en donner davantage… » Et une voix, plus grave, et désapprobatrice : « C’est contraire à Falla d’exposer ainsi la chair des femmes. C’est une abomination… » Au bord de la foule, Persoa traîna Erno dans une rue adjacente moins fréquentée. « Écoute-moi bien », dit-il, et Erno sentit une petite piqûre à sa taille : l’assassin avait tiré son poignard. Erno le contempla, horrifié, puis reporta son regard sur l’eldianna. « Que… » commença-t-il – pour sentir derechef la lame lui piquer le ventre. « Tu vas m’attendre ici, dit Persoa. Tu ne t’écarteras pas d’un pied de cette entrée… » Il désignait une porte de bois défraîchie sous un panneau de tireuse de cartes et de voyante en boule de cristal. À chaque phrase, la pointe de la dague s’enfonçait davantage. « Je reviendrai dans peu de temps. Peu importe ce qui arrive, tu vas attendre ici. Compris ? — Mais pourquoi ? » Erno était furieux à son tour, l’esprit embrouillé par le début d’un soupçon. « Tu vas prendre l’argent et t’enfuir », cria-t-il avec colère en saisissant la main qui tenait la dague. « Que t’importe Katla Aransen, et toutes les autres ? Tu n’es qu’un mercenaire sans racines et sans foi ! » Persoa détacha les doigts d’Erno de son bras comme s’il s’était agi de ceux d’un enfant. « Erno Hamson, je ne suis ni sans racines ni sans foi. J’honore mon peuple, qui appartient aux collines. Et ma foi est en Elda et ses divinités. Finna m’a demandé d’accomplir cette tâche et pour elle je ferais n’importe quoi. C’est seulement parce que je sais qu’elle t’aime bien que je ne t’embroche pas sur place. Maintenant, reste là. Tu es trop voyant et trop entêté pour ce qui doit être fait. Je vais te ramener ta Katla si c’est humainement possible. Entends-moi bien encore : reste là et attends mon retour ! » Et comme Erno ouvrait la bouche pour protester, il ajouta : « Ne me retarde pas davantage ou tout sera perdu ! » Erno baissa la tête en sentant des larmes lui monter aux yeux. Il se sentait profondément honteux, mais que ce fût de l’insulte infligée à l’eldianna ou sa propre apparente impuissance, il ne pouvait en décider. Quand il releva la tête, l’homme des collines avait disparu, fondu dans la foule avec une déconcertante habileté. Erno attendit. Pendant peut-être dix secondes. Puis il plongea dans la foule, s’attirant des regards courroucés pour sa brusquerie ; mais quand on voyait sa taille et son étrange cache-œil, la plupart des gens s’écartaient. Dans le petit espace ainsi ménagé, il vit soudain ce qui fascinait tellement tout le monde. Sur une estrade, à l’avant de la place, se trouvaient un groupe de gardes portant l’uniforme de Forent, plusieurs silhouettes vêtues de la robe noire qui dissimulait tout, et cinq femmes presque nues, mains et pieds enchaînés. Katla était la troisième. Sa chevelure flamboyait au soleil et le cœur d’Erno s’embrasa. Il se mit à avancer pour de bon, se frayant brutalement un chemin à travers les plus résistants eux-mêmes. Avec la force du véritable désespoir, il enfonça un poing dans un ventre. Pendant un instant, l’obstacle parut n’avoir pas été déplacé, puis l’homme se plia en deux en se tenant la panse, vacilla, et s’écroula tel un arbre abattu. Erno continua d’avancer à pas rapides, tandis qu’on se retournait pour regarder avec stupeur, et avec un effroi naissant, comment la chute du gros homme en faisait tomber d’autres autour de lui. Ceux qui étaient les plus proches voulaient éviter de se faire écraser et se cognaient dans les autres, et soudain, un badaud après l’autre perdait l’équilibre pour se heurter à ses voisins. Des vagues se diffusèrent à partir de cet épicentre, et finalement une grande partie de l’assistance se retrouva par terre, dans une grande mêlée de bras et de jambes. Erno évita un homme qui basculait et se retrouva brusquement dans un espace vide, pour voir enfin l’estrade sans obstacles. Au lieu de lorgner les femmes, tout le monde semblait le regarder, lui – ceux qui tenaient encore debout dans la foule, les gardes, le marchand d’esclaves, l’encanteur, et les femmes de Tomberoc. Avec un frisson, il sentit passer sur lui les yeux perçants de Katla et les vit se plisser tandis que ses sourcils en ailes de crécerelle se fronçaient. Il alla chercher son meilleur istrien et cria dans le soudain silence : « Cent cantari pour la rousse ! » Katla eut l’air stupéfait, puis horrifié, mais que ce fût de l’ignominie de se voir mise aux enchères ou de l’aspect peu recommandable du candidat, qui pouvait le dire ? Pendant quelques instants, l’offre d’Erno – brave mais stupide, puisqu’il n’avait sur lui que dix cantari – tomba dans un îlot de calme. Puis la tempête éclata autour de lui. « Cent dix ! » cria un homme vêtu d’un riche surcot écarlate, à sa droite. « Vingt ! » Un marchand à la peau foncée. « Vingt-cinq ! — Cent vingt-huit ! — Cent trente ! » De nouveau l’homme vêtu d’écarlate. « Cent cinquante ! » hurla Erno. Il y eut une accalmie. On échangeait des regards incrédules. Cent cantari, c’était une fortune, le coût d’une villa dans les faubourgs de Forent, ou de deux vaisseaux marchands. Mais cent cinquante pour une femme, c’était une folie, assurément, si inhabituelle fût la couleur de cette femme. « Elle n’est même pas jolie, dit quelqu’un derrière Erno. — Trop maigre à mon goût, répliqua son voisin. Et puis, je suis venu acheter une esclave personnelle, pas y passer toute ma fortune ! Cinquante, c’était ma limite, et c’était déjà bien trop. — Euh… cent cinquante », rappela l’encanteur, en essayant de retrouver son équanimité. Il regardait Erno d’un air soupçonneux. « J’ai une enchère de cent cinquante cantari pour la fille aux cheveux de flamme, de ce gentilhomme à l’œil couvert d’un cache… » Il y eut une petite commotion de l’autre côté de la foule, des voix qui s’élevaient. « Qui dit mieux ? » C’était plus une prière que la sommation rituelle, mais personne ne répondit. L’encanteur jeta autour de lui un regard frénétique. Il connaissait ses acheteurs, les marchands, il savait de quoi aurait l’air un homme disposant de cent cinquante cantari à gaspiller ainsi, et ce grand homme, avec son cache-œil, ne correspondait pas à la description. Quelque chose n’allait pas, car la femme vendue précédemment avait aussi des cheveux roux, quoique striés de gris, et elle était allée à un homme qu’il connaissait bien, un sénéchal de Cantara, pour la somme raisonnable de trente-huit cantari. « Cent cinquante-cinq », dit une voix coupante ; c’était de nouveau l’homme en écarlate. « Cent cinquante-huit », répliqua aussitôt Erno. « Cent cinquante cinq, j’ai cent cinquante-cinq », lança l’encanteur, en évitant le regard de cet acheteur douteux. « Cent soixante ! » beugla Erno. — Pour cent cinquante-cinq, au gentilhomme en rouge », déclara l’encanteur. Le marchand d’esclaves aida le gagnant à monter sur l’estrade. C’était un homme de taille et d’âge moyens, richement accoutré, mais peu remarquable par ailleurs, qui accorda à peine un second regard à son acquisition en passant près d’elle pour aller payer l’employé. « C’est un outrage ! hurla Erno. Vous m’avez entendu faire une enchère supérieure ! » Il se tourna vers ceux qui l’entouraient. « Vous m’avez tous entendu ! » Mais on évitait son regard. Cet homme détonnait et l’on se sentait mal à l’aise, à cause de son aspect, à cause de sa brusque interruption de ce qui avait été jusque-là une plaisante expérience défendue – une chance de voir des étrangères en chair et en os, de commenter leur peau et leur chevelure bizarrement pâles, la forme de leurs membres et le contour suggestif de leurs seins. Par une étrange alchimie, son enchère exagérée leur avait donné à tous l’impression d’être médiocres et vulgaires. Où était la grande épée quand il en avait besoin ? Erno maudit la stupidité qui l’avait poussé à la laisser sur le bateau, maudit Mam pour lui avoir refusé une arme quelconque. Il rassembla ses forces pour sauter sur l’estrade, mais une voix familière et furieuse lui dit à l’oreille : « Arrête de te donner en spectacle, Erno Hamson. Tu n’y peux plus rien. Retourne à la porte où je t’avais dit d’attendre, et nous allons voir comment nous pourrions retourner la situation à notre avantage. » Erno regarda autour de lui, tout à fait prêt à passer sa frustration sur l’assassin, mais Joz Patte-d’Ours se trouvait déjà à trente pas, en train de se frayer un chemin sinueux à travers la foule. Erno se retourna une dernière fois vers l’estrade. Mais si Katla l’avait reconnu, de l’unique regard qu’elle lui avait lancé, elle ne s’occupait plus de lui. Elle regardait sa mère que deux hommes en livrée drapaient dans un sabatka bleu nuit pour l’escorter ensuite. Son visage était pâle et tendu, comme si tout désir de résistance l’avait désertée. Quand les gardes vinrent avec les clés pour ouvrir ses fers, elle attendit avec patience, les poignets tendus, puis les laissa placidement la recouvrir d’une des amples robes. Erno contemplait ce spectacle, incrédule. La Katla qu’il avait connue – cette fille semblable à une bouilloire toujours bouillonnante – se serait follement jetée dans la foule plutôt que de subir une telle humiliation. Elle se serait emparée du poignard d’un badaud et se serait battue pour retrouver la liberté. Il ouvrit la bouche pour l’appeler, la rassurer avec la promesse d’un proche sauvetage, mais sa gorge était trop serrée et, l’instant d’après, des larmes débordaient sous le cache-œil pour rouler sur ses joues. La tête basse, il se détourna et traversa de nouveau la foule qui s’écarta sur son passage, soulagée de le voir partir et de pouvoir de nouveau se consacrer au fascinant spectacle qui se déroulait sur l’estrade. 20. Dérive Le Maître se frotta les mains en marmonnant d’une voix plaintive, mais cela ne servait de rien : la petite embarcation était encalmée. Il était exténué, l’esprit embrouillé par l’usage continuel de la magie nécessaire pour propulser la barque depuis Sanctuaire à travers des mers glacées et le gros temps. Il avait besoin de se reposer, de reconstituer ses réserves d’énergie. Mais comment se fier à son passager pour ne pas le jeter par-dessus bord dans son sommeil ? Il jeta un coup d’œil à Aran Aranson, et le Tomberoc lui retourna un regard fulgurant sous ses épais sourcils, avec un soupçon que même le miasme du sortilège qui le retenait n’effaçait pas. Pour aggraver encore leur situation, le soleil s’était couché et il faisait un froid féroce. Le mage n’avait aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient. Cela avait été sans importance tant que ses sortilèges avaient été efficaces, car l’embarcation savait, de par ses instructions magiques, où elle devait se rendre. Mais le sortilège s’était dissipé, et ils étaient maintenant immobiles sur l’eau, au point mort. Et ses occupants seraient morts aussi, s’il n’accomplissait pas un miracle. Relâcher légèrement le sortilège qui gardait Aran prisonnier était sa seule option. Cela lui permettrait de retrouver assez de forces pour se réchauffer ; l’homme pourrait ramer sur une certaine distance, ce qui le réchaufferait aussi. Avec une prudente lenteur, il souleva un coin du sortilège et sentit s’animer la conscience de l’autre, comme un chat sous la caresse. Emmène-nous à la rame jusqu’à Halbo, ordonna-t-il en utilisant la Voix. Aran Aranson battit des paupières. Halbo, répéta le Maître. Prends les rames. Le Tomberoc tressaillit puis, comme en rêve, il prit les rames et les glissa en place. En constatant comme le manche des rames s’adaptait parfaitement au trou prévu à cet effet, Rahë ne put s’empêcher de se féliciter à la fois de ses capacités d’observation et de son habileté de mage. Il se pencha pour donner une petite tape presque amicale sur le genou d’Aran. « J’étais autrefois le plus grand sorcier du monde, tu sais », dit-il avec fierté. Mais l’autre ne le regardait même pas, réagissant moins encore avec le degré attendu de stupeur respectueuse. Il avait commencé de ramer, avec lenteur. Rahë relâcha un peu plus le sortilège, et regarda l’expression d’Aran se transformer, devenir moins hébétée, plus personnelle. Il reprit : « Quel est ton nom ? » afin de s’assurer que l’autre l’écoutait. « Aran Aranson », lui répondit-on d’une voix dénuée d’expression. « Bon, bon. Eh bien, Aran Aranson, tu te trouves au milieu de l’Océan du Nord avec l’homme qui était autrefois le mage le plus puissant de tout Elda. Je le suis encore, même si le temps a prélevé son tribut comme il le fait pour nous tous. Et quand je l’avais avec moi, elle… Eh bien, c’était la plus vaste des ressources. Tu ne peux imaginer. Lui prendre de la magie, c’était comme plonger sa coupe dans un puits sans fond d’eau douce au milieu du désert. C’était extraordinaire, merveilleux. Et elle était si innocente. Elle en savait si peu, tu comprends. Bien entendu, je m’étais assuré qu’elle en sût de moins en moins avec le passage du temps. Elle possédait un tel pouvoir, un tel pouvoir !… Cela aurait pu être très dangereux pour nous tous. — Elle ? lui fit écho Aran, d’une voix morne. — La Déesse, mon ami. La Rose du Monde, la Rosa Eldi. Le cœur et l’âme de ce monde désolé et de ses multitudes. La source de la magie et de l’amour, et qui sait quoi encore ? Une trop grande puissance, c’est un péril. Et les femmes sont des créatures imprévisibles. J’ai estimé meilleur pour le monde de la garder dans un endroit sûr. » Il eut un sourire suffisant. Un pli était apparu sur le front d’Aran, comme s’il se rappelait avec difficulté. Puis ses sourcils dessinèrent une ligne unique et rébarbative. Il ne cessa pas de ramer. Avec chaque coup de rame, un mantra commençait de se répéter dans son esprit : Tomberoc, Béra, Katla. Tomberoc, Béra, Katla. Le Maître s’installa à la proue et ramena sur lui les pans de sa robe de fourrure. C’était bon de pouvoir se confier à quelqu’un, après toutes ces années. Combien d’années, en vérité, depuis qu’il avait arraché la Rose à ses racines pour l’emmener dans son repaire secret ? Deux cents ? Trois cents ? Il en avait perdu le compte. Et pendant tout ce temps, il n’y avait eu personne à qui le dire, à qui s’en vanter. Seulement le garçon, Virelai. Et il n’aurait pu lui conter cette histoire, à lui. Il continua de parler, et Aran de ramer, même si l’air était cruel sur sa peau et que des cristaux de glace y flottaient. Aran laissait le discours du Maître passer sur lui, dépourvu de sens, une folie qui ne le touchait point. Il déchiffrait plutôt les étoiles, la mer, le chemin de la lune. Tomberoc, Béra, Katla. Tomberoc, Béra, Katla. Comme si l’embarcation avait répondu au pouvoir de la silencieuse incantation qui habitait son rameur, il infléchit légèrement sa course vers l’ouest et, après un moment, retrouva un peu de vent. Les voiles molles se gonflèrent et les rames devinrent bientôt un simple adjuvant utile à la force de la brise nocturne. Si Rahë remarqua le changement de vitesse ou de direction, il ne le mentionna pas et continua de discourir. Des sons distincts parvenaient aux oreilles d’Aran pour se mêler à ses propres mots, et le rythme sur lequel il ramait se métamorphosa de façon bien plus étrange : Tomberoc, jambes blanches, Béra, Pic Rouge, Katla, pouvoir de la terre… Tomberoc, peau claire, Béra, cave dorée, Katla, la chatte… Tomberoc, conin brûlant, Béra, renaissance. Katla, le Noir… Quand le vieillard se tut enfin et se mit à sommeiller, Aran le regarda en se demandant si l’éclat de lumière, sous ses paupières, signifiait qu’il était encore capable de l’observer : qui sait comment dort un magicien, ou s’il dort du tout ? Tomberoc, Béra, Katla. Une idée surnageait peu à peu dans son brouillard mental. Tel un navire fantôme aux voiles en lambeaux, elle écarta la brume et apparut en pleine clarté. Aran s’assit plus droit sur son banc de nage. Tomberoc, Béra, Katla. Ne pourrait-il jeter le vieil homme par-dessus bord et en finir avec lui ? Il saurait se débrouiller seul avec la barque, et irait sans doute même plus vite. Il rangea les rames et se pencha légèrement sur son banc. Le vieil homme ne bougeait toujours pas. Mais quand il essaya de se lever, il découvrit qu’une barrière invisible s’élevait entre eux. Il se rassit et contempla la mer en rassemblant ses pensées éparses, essayant de se rappeler comment il en était arrivé là. Il resta ainsi pendant plus d’une heure, avec le bon vent qui poussait le bateau. De temps à autre, un fragment de souvenir lui revenait : une voile qui claquait follement dans un vent d’orage, un nuage bourdonnant de mouches, des os blancs qui se détachaient sur du bois argenté, un navire qui coulait dans des eaux sombres entre des plaques de glace blanche, des visages d’hommes irrités, un ours des neiges à la gueule ensanglantée… Il frissonna. Il avait le sentiment que des événements d’importance s’étaient déroulés et qu’il en était de quelque manière responsable. Mais en quoi ils consistaient ou pourquoi ils étaient survenus, cela continuait de lui échapper. Il serra les dents. Tout ce qui importait, à présent, c’était l’avenir. Après un certain temps, une petite île apparut. Aran la contempla, avec l’impression d’un brusque souvenir. L’Étoile du Navigateur se trouvait derrière lui ; le Léopard se levait à sa droite, le Dragon à sa gauche, cette île était Repaire-à-La-Baleine. Il reprit les rames et se remit à ramer. Une journée de plus, à cette vitesse, et il serait non point à Halbo, mais chez lui, avec sa femme, et sa fille. * * * Il était tard dans la matinée lorsque le mage sortit de sa torpeur. Il s’éveilla comme un plongeur remonte des profondeurs, avec une pénible lenteur, en clignant des yeux dans la lumière. Une mouette planait dans le ciel avec des cris plaintifs. Aran sourit : il se trouvait maintenant dans des eaux familières. Aux petites heures de la nuit, il avait dirigé le bateau entre Sundey et Cullin Sey : bientôt il verrait les promontoires et les falaises des îles d’Ostenave. Il pouvait sentir l’appel de la terre jusque dans ses os. « Pourquoi es-tu si heureux ? » demanda le Maître, soupçonneux, tout en jetant un regard circulaire sur l’eau et la danse des vagues couronnées d’écume. Puis il ferma les yeux en posant une paume sur les planches de l’embarcation. Après un moment, ses yeux se rouvrirent brusquement. « Tu as changé de direction ! » accusa-t-il. Il se leva d’un bond – trop vite, assurément, pour un homme âgé de plus de trois siècles. Aran le regarda bien en face. Dans une autre vie, son mauvais caractère en avait fait reculer plus d’un, et il était renommé. Mais ce vieil homme était une autre affaire. « Oui. » Il désigna une ombre distante à l’horizon de l’ouest. « C’est Tomberoc, ma demeure. Nous devrions y arriver avant le crépuscule. » Le Maître lui adressa un regard foudroyant. Comment pouvait-il admettre que son sortilège avait échoué ? Montrer une faiblesse à l’homme qui se tenait en face de lui, c’était lui tendre une arme. Il avait beau être le plus puissant magicien du monde – ce qui n’était sans doute pas grand-chose, compte tenu de son état présent – et l’autre un simple chasseur de trésors, ils n’étaient en vérité que deux hommes seuls sur un océan dans une petite embarcation instable. Il ne faudrait pas un gros effort à l’autre pour le jeter par-dessus bord. Et puis, serait-ce donc un tel désastre si cet homme voyait ce qui restait de chez lui ? Rahë avait constaté les ravages dans les cristaux de sa grande chambre d’observation. Le choc de la découverte briserait sûrement la volonté de cet obstiné, le rendant plus malléable et moins fatigant à manipuler. Après tout, il devait conserver ses forces pour un temps où il en aurait vraiment besoin. Ce qui ne manquerait pas d’arriver bientôt. Il ne pouvait imaginer que le roi des Îles du Nord abandonnerait aisément son précieux butin. Il finit par adresser à Aran un sourire rusé : « Eh bien, alors, nous ferons une petite visite chez toi, et nous verrons l’hospitalité des tiens. » * * * Tomberoc ne semblait guère prête à leur souhaiter la bienvenue, se dit Aran Aranson tandis que leur petite embarcation contournait la Dent du Chien. Aucune barque de pêche ne dansait à ses attaches, personne ne s’affairait dans le port, nulle fumée ne s’élevait des foyers qu’on gardait habituellement allumés pendant tout l’hiver dans ces îles lointaines. Il fronça les sourcils, la main en auvent au-dessus des yeux. Derrière lui, Rahë eut un sourire secret. Il estimait qu’ils seraient repartis après une ou deux heures. Il pouvait imaginer la scène : lui, magnanime dans sa sympathie navrée, mènerait par le bras un Aran Aranson sans force dans le chemin qui descendait des ruines de la ferme. L’ancien Maître de Tomberoc serait pâle, sans ressort, engourdi dans sa chair comme dans son esprit. Cela semblerait un renversement curieux de situation : un vieil homme frêle guidant un homme puissant et viril aussi tendrement qu’un enfant perdu. Il l’imaginait si clairement, il en eut la larme à l’œil. Aran ne pouvait plus supporter la tension. Il saisit les rames devenues inutiles maintenant que le bateau voguait sous des voiles gonflées de magie, et il se mit à ramer avec une hâte frénétique. « Calme-toi, mon garçon, lui dit le mage avec une aimable douceur. Conserve tes forces. » Mais une silhouette devenait visible… deux silhouettes. Pendant un moment, il fut difficile de les distinguer, puis l’embarcation arriva en vue de la digue du port, et ils aperçurent une vieille femme de haute taille qui tenait une chèvre en laisse. « La vieille Ma Hallasen », souffla Aran. Un sourire détendit son visage, une lumière soudaine à travers des nuées d’orage. Tout allait bien : si une créature aussi âgée que Ma Hallasen pouvait survivre au dur hiver pendant que les hommes étaient partis, quelqu’un avait dû s’occuper d’elle et de ses bêtes. Il rangea les rames, se dressa et agita les bras. La barque tangua de manière inquiétante. « Dites à ma femme que je suis revenu ! » cria-t-il dès qu’ils furent à portée de voix. Mais tout en parlant, il savait déjà que quelque chose n’allait pas. Cela avait à voir avec Béra, la façon dont ils s’étaient séparés. Probablement une dispute… Il écarta cette vague anxiété. Ils échangeaient toujours des invectives, Béra et lui, à tout propos ; c’était ce genre de femme, jamais satisfaite de faire ce qu’on lui ordonnait, incapable de comprendre son point de vue à lui. Un des traits qui la lui rendaient particulièrement chère, même si cela le remplissait parfois d’une rage folle. Et leur fille était pareille, sinon pire. Son sourire s’élargit. Sa Katla bien-aimée, la plus entêtée des filles. Ils se parleraient bientôt de nouveau, et elle lui montrerait le dernier objet qu’elle aurait forgé, un nouveau type de soudure, le raffinement d’un dessin classique. Et la vieille Grand-Ma Rolfsen, aussi : celle qui faisait les meilleurs gâteaux jaunes de toute l’Eyra, la langue la plus acérée, la plus sage aussi. Il se sentit brusquement affamé. Son ventre grondait. Quand avait-il mangé pour la dernière fois ? Il avait beau essayer de se souvenir, il n’y parvenait pas. Un festin ! On sortirait les meilleures réserves mises de côté pour l’hiver et l’on montrerait à ce vieillard ce que voulait dire l’hospitalité de Tomberoc. Béra n’avait pas toujours été la plus accueillante des hôtesses, il le savait, surtout pour des invités imprévus ou dont on disait qu’ils possédaient des pouvoirs magiques. Il se rappela avec un sentiment de culpabilité comme elle avait essayé de renvoyer la seither Festrin, et toute la séquence de singuliers événements que cela avait mis en branle. Assez étrangement, même si les jours et les nuits entourant la visite des bateleurs étaient bien clairs dans son esprit, la fin logique de cette séquence lui échappait. Cela avait à voir avec un voyage, avec quelque chose… de merveilleux… Mais la vieille femme ne faisait pas mine d’alerter la ferme. Elle se contentait de se tenir là sur le grand quai de pierre, en le regardant approcher. La chèvre observait aussi, de ses yeux dorés qui ne clignaient pas. Puis le regard de la vieille femme se posa sur son compagnon, et son expression se transforma. Aran ne connaissait pas bien la vieille Ma Hallasen. Personne ne la connaissait, en vérité. Elle était folle, on s’entendait là-dessus et il valait mieux l’approcher de loin si l’on tenait à sa propre santé mentale. Mais il avait malgré tout l’impression de pouvoir déchiffrer ses expressions comme s’il l’avait connue de manière intime. Il y avait là de la colère, et de la peur. Mais surtout une profonde, profonde haine. Dans un étrange silence, l’embarcation glissa jusqu’à la digue. Elle s’y arrêta comme de par sa propre volonté. Elle ne toucha pas la pierre avec ce bon vieux grincement familier. On ne s’affairait pas avec cordages et taquets, pas d’appels ni de cris joyeux. Pas même les abois de ce bon vieux Ferg souhaitant la bienvenue à son maître. Aran frissonna. Il posa un pied sur les marches, en remarquant qu’on les avait laissées se couvrir d’algues vertes et visqueuses. Personne n’avait donc utilisé ce mouillage, pendant des semaines, des mois, ou davantage ? Il se sentait tout à coup comme le protagoniste d’une ancienne légende, ce garçon qui s’était endormi dans un cercle de fées et s’y était assoupi pendant cent ans. En s’éveillant, il s’était retrouvé dans un autre monde que celui qu’il connaissait, où tous ceux qu’il aimait étaient morts. Le cœur brisé, il était retourné trouver les fées, comme elles s’y attendaient, et leur avait abandonné sa vie et son âme, car il n’en avait plus l’usage. L’ombre de la vieille femme tomba sur lui. Elle s’était redressée de toute sa taille. Derrière sa silhouette osseuse, le soleil était rouge comme du sang. « Aran Aranson », dit-elle, d’une voix puissante et grave, très différente du babil nasillard dont il se souvenait. « Tu es un homme bien malchanceux. Tu es parti à la recherche d’un trésor, mais tu as abandonné un trésor bien plus riche. En cherchant l’or des fous, tu as perdu l’or véritable. En pourchassant un impossible rêve, tu as forgé ton propre destin funeste. Ainsi en a-t-il toujours été des hommes. » Tandis qu’elle tournait son regard vers l’homme qui se tenait derrière lui, Aran sentit une terrible appréhension lui étreindre la poitrine, froide comme du fer. « Et toi, mage Rahë, poursuivit la folle, tu ne vaux pas mieux, malgré tout ton génie. Des tours de passe-passe, des illusions, de la poudre colorée jetée aux yeux pour les tromper, pour dissimuler derrière une main habile ta hideuse rapacité et tes appétits lubriques. — Je te croyais morte. — Tu l’espérais. » Aran regarda tour à tour la vieille vagabonde, puis le sorcier. Tout ce qu’ils avaient en commun, c’était leur âge apparent, et une allure qui suggérait une grandeur passée. Il y avait là un mystère plus qu’étrange, mais cela devrait attendre. Comme l’attention de Rahë était fixée sur la vieille femme, le sortilège qui retenait Aran se dissipa et il gravit en deux bonds les marches glissantes, écarta Ma Hallasen, sauta par-dessus la chèvre et se précipita le long du port, en faisant résonner ses bottes sur les pavés. Rahë et Ma Hallasen le regardèrent s’éloigner. Une ombre de sympathie passa sur le visage de la vieille femme, mais le Maître était impassible. « J’ai vu la fumée dans mes cristaux, dit-il enfin. Je suppose qu’elles sont toutes mortes. — Mortes ou captives, et l’on peut t’en remercier. — Moi ? » Rahë posa sur elle un regard blessé : « Je ne vois vraiment pas pourquoi c’est ma faute. » Ma Hallasen soupira. « Vous ne le pouvez jamais, vous autres. Que peut-il arriver, à ton avis, quand on s’en va déranger l’ordre naturel du monde ? Laissée à elle-même, la nature humaine n’est ni pacifique ni bienveillante. » Et, comme Rahë conservait son air d’innocence outragée, elle mit ses mains sur ses hanches en levant le menton : « Ce que je dis, mon époux, c’est que si l’on s’en va dérober l’âme du monde pour abuser de sa magie et de son corps… — Je… — Ne songe pas à le nier ! Je sais exactement pourquoi tu voulais l’avoir, toi et tes pouvoirs qui faiblissaient ! Vous êtes tous les mêmes, gonflés de suffisance et de vanité, prêts à sacrifier n’importe quoi pour redevenir puissants. Tu m’as laissée à la dérive sur l’océan, et tu es allé capturer la Rosa Eldi pour en faire ta putain ! Et que se passa-t-il ensuite ? Ceci ! » Elle désigna toute l’île derrière elle, d’un geste féroce de la main. « Rapine, meurtre, déshonneur. À petite ou à grande échelle, c’est pareil, en définitive. Ôtez le contrôle qui maintient l’équilibre d’Elda, et c’est le chaos. Il ne faut pas longtemps aux humains pour revenir à leurs anciennes habitudes. Ils se rassemblent en tribus, ils se battent, ils se volent leurs terres, et ils recommencent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus personne pour se battre. Alors, ils se divisent en factions, et tout recommence. Et nous, les femmes, on nous capture, on abuse de nous, on nous engrosse, et on nous jette quand nous sommes vieilles. C’est pareil dans chaque âge du monde. Et pourtant, Elda a une déesse, la Rose du Monde, une femme qui possède un réel pouvoir d’améliorer les choses, et qu’est-ce qui se passe ? Un homme, un sorcier, censé être sage et puissant lui-même, maître d’un riche et beau petit royaume, et uni à une femme exceptionnelle, un homme devient fou à la vue d’un joli minois… oh, d’accord, d’une exquise beauté, l’assomme après avoir tué son époux et l’emporte dans sa forteresse en abandonnant en chemin sa pauvre vieille épouse. Du moins m’as-tu rejetée pour une déesse, et non une petite idiote sans cervelle. Je suppose que c’est une certaine consolation… » Rahë murmura des paroles indistinctes. « Quoi ? Ne marmonne pas ! — Je ne l’ai pas tué », énonça-t-il avec une précision exagérée. Intriguée à présent, Ma Hallasen s’assit au bord du môle, les pieds pendants, et prit sa petite chèvre dans ses bras – après s’être installé, l’animal se mit à grignoter sa manche avec satisfaction. Le Maître remarqua qu’elle portait des chausses multicolores très trouées sous plusieurs couches de jupes excentriques, et une paire de chaussons réparés avec des morceaux de brocart disparates. Rahë dissimula ses propres chaussons délabrés sous sa robe. C’était inconfortable de revoir Ilyina : ils s’étaient toujours trop ressemblé. « Que lui as-tu fait, alors ? — Je l’ai enseveli sous une montagne. » Elle siffla, puis émit un grand rire caquetant. « Tes talents ont dû s’améliorer après avoir baisé la pauvre fille ! Sous une montagne, hein ? Impressionnant ! — Pas n’importe quelle montagne. Le Pic Rouge. — Tu as enseveli le Guerrier sous le Grand Volcan ? Pourquoi n’est-il pas mort, alors ? » Rahë secoua la tête : « Je l’ignore. Il le devrait. Je le croyais. Personne ne peut survivre à une telle chaleur. C’est la fournaise même d’Elda, là-dessous. Mais il n’est pas mort. » La vieille femme écarquilla les yeux avec une expression faussement horrifiée : « S’il n’est pas mort, il essaiera de s’échapper de sa prison. Et alors, il voudra son épouse. Et tes tripes comme bretelles. Oh, ciel, je ne voudrais pas être dans tes chausses, mon époux, quand Sirio viendra te chercher ! » Le mage grimaça. Puis il haussa les épaules. « Eh bien, j’ai la situation en main. Mais je voudrais ne pas avoir laissé sa maudite épée avec toi dans le bateau. Il aurait été approprié de la confier au garçon pour donner la mort au Guerrier… » La vieille femme rejeta la tête en arrière en s’esclaffant : « Et moi qui pensais que cette épée était un présent que tu m’avais laissé pour notre fils… J’ai même nommé le garçon d’après elle ! Mais non, tu as rempli ce ridicule vaisseau de toutes ces babioles et tous ces trésors, afin qu’en me trouvant on eût l’impression d’un navire funèbre et non du simple meurtre que c’était ! — Notre fils ? » Rahë semblait frappé par le tonnerre. « Mon époux, il n’y avait pas une seule vie en jeu lorsque tu m’as administré ce narcotique et m’as abandonnée à la merci de l’océan. Quand je me suis éveillée, des siècles plus tard semblait-il, mon ventre était aussi gros que celui d’une baleine ! » Rahë balbutia : « Mais… » Il fronça les sourcils. « Je t’ai à peine touchée pendant tous ces mois, après que j’eus entrevu la Déesse… — Eh bien, quelqu’un m’a molestée pendant mon sommeil, alors ! » déclara la vieille femme, furieuse. « Et ce quelqu’un avait tes cheveux d’un roux sauvage, car c’est de son père qu’il les a hérités, pas de moi ! » Rahë fit une grimace. « Je n’ai jamais été doué pour les enfants, de toute manière. — Cela ne t’a pas empêché de semer à profusion et aux quatre vents, n’est-ce pas ? Tous ces enfants handicapés, avec un seul œil ou de trop grands os, doués de voyance et d’étranges pouvoirs, ou encore affligés de longévité… — Ils n’avaient pas tous un seul œil », rétorqua Rahë, sur la défensive, en oubliant qu’il avait toujours nié les aventures illicites dont elle l’accusait à présent. « Festrin, oui. Et Colm Main-Rouge. Mais d’autres étaient très beaux. » Les yeux de la vieille femme s’embrumèrent. « Ah oui, il était beau, notre Tam. — Tam ? — Tam Renard. Le plus beau des héros qui ait jamais marché sur Elda. En son temps, il a tué des dragons, il a escaladé des montagnes et traversé des mers à la nage, découvert des trésors inouïs, défendu les faibles et nourri les affamés. Et que fait-il ensuite ? Au lieu de prendre les choses en main, il abandonne tout pour devenir bateleur. Vient me trouver un jour avec l’épée enveloppée dans un chiffon et me demande de la lui garder en disant : « Ma, je renonce aux voies humaines. Je voyagerai de par le monde en moquant la violence et la folie des hommes, car Sirio sait que la force des armes ne m’a rien gagné. » Elle se mit à rire. « Il s’est beaucoup moqué de la Rose du Monde, après que je lui eus conté comment tu t’étais enfui avec elle. Sa troupe en a fait un spectacle tout à fait hilarant ici, au dernier Festival d’Hiver, de grands cheveux de paille dorée, des grosses mamelles et tout… — Elle n’a pas de grosses… » La voix de Rahë s’éteignit tandis qu’une autre idée le frappait. « Il sait que je suis son père, alors ? » Il semblait soudain atterré. « Pourquoi n’est-il pas venu me trouver, depuis toutes ces années… tous ces siècles ? » La vieille femme le regardait avec une expression sardonique. « Il n’était pas très pressé de faire ta connaissance. De fait, c’est aussi bien qu’il ait renoncé à son existence de guerrier et m’ait confié l’épée, car là où il demeure à présent, je crois que sa colère l’emporterait sans doute sur ses scrupules, et il pourrait bien demander satisfaction au nom de sa chère vieille mère. — Où se trouve-t-il, alors ? » Rahë était réellement alarmé, à présent. C’était une chose de savoir son ennemi captif à l’intérieur d’un volcan à des milliers de milles de distance. Mais avoir engendré un fils aussi dangereusement mécontent, et qui semblait avoir échappé à son omniscience… La vieille femme lui adressa un horrible sourire plein de dents jaunes en se tapotant le nez. « Ils le croient mort, mais je l’ai vu dans mon cristal… » L’explication fut interrompue par un terrible cri de lamentation. Aran Aranson avait découvert les fruits de sa folie. Le lambeau de chiffon rouge pris dans les racines de la vieille aubépine, à la Croix-de-Féya, l’avait presque arrêté net, car elle avait la même éclatante couleur que la robe de fiançailles de Katla, à l’Assemblée. Puis la logique avait rattrapé ses craintes pour lui rappeler que la robe avait disparu depuis longtemps. Il venait à peine de sentir s’apaiser le battement fou de son cœur lorsqu’il avait dépassé un tournant pour tomber en arrêt devant un tas pourrissant au bord du sentier. De longs os jaunes sortaient d’un tapis sec de poils gris et s’incurvaient pour dessiner une forme d’une austère élégance. Un entrelacs complexe de griffes et d’os de pattes dissimulait l’extrémité d’un museau familier. Ferg. Le cœur d’Aran battait si fort qu’il aurait pu bondir hors de sa poitrine. Leur vieux chien bien-aimé s’était étendu là pour y mourir, et personne ne s’était donné la peine d’ensevelir sa carcasse. Il savait à présent qu’une terrible catastrophe devait être arrivée. Il lui fallut trois minutes pour gravir en courant la forte pente de la colline, traverser l’ancienne sapinière et la pâture des moutons, sauter le mur de pierres sèches et arriver dans le champ qui s’étendait devant sa demeure. Il ne remarqua pas tout de suite les tertres hâtivement érigés, les tas d’armes brisées, les haillons jetés là, les os éparpillés. Il regardait fixement la grande salle de Tomberoc, la ferme qu’il avait rénovée de ses propres mains, la demeure où il avait aimé la femme qu’il avait si chèrement gagnée, où ils avaient élevé une famille et mené les affaires de leurs serviteurs et de leurs alliés. Elle était à présent méconnaissable. Elle se tenait là avec une austère fierté, des ruines mélancoliques, un relief noirci qui se détachait sur un fond de montagnes enneigées illuminées de rose. Un éloquent reproche, le rappel inopportun de sa folie. Le sol était soudain instable sous ses pieds. Ses jambes se dérobèrent sous lui et il s’écroula à genoux. Le choc du contact avec le roc familier sembla défaire quelque chose dans son esprit – les soigneux verrous qu’il avait lui-même mis en place dans ses pensées, ou le masque du sortilège derrière lequel Rahë avait enfoui ses souvenirs. Tout lui revint enfin : la Grande Foire, la carte, son rêve d’or, la perte de son fils Halli pendant le voyage de retour, après le raid sur les chantiers navals de Halbo. La construction du Long Serpent, la façon dont son épouse et lui s’étaient éloignés l’un de l’autre ensuite, la mauvaise dispute sur laquelle ils s’étaient séparés, l’expédition désespérée à travers les mers arctiques, avec tous ses désastres. Et il comprit enfin que, en prenant à l’île tous ses hommes sains de corps pour les entraîner dans une obsession insensée, il avait abandonné sa demeure et sa famille, tout ce qui lui importait au monde, à la merci de tous les raiders assoiffés de sang qui pouvaient gouverner un bateau ou porter une arme. Les détails lui sautaient maintenant aux yeux : les flèches à terre, les pierres noircies par le feu, les murs écroulés, l’affaissement calciné du toit de terre gazonnée. Tout cela contait une histoire impossible à ne pas comprendre : assaut, résistance héroïque, tragique échec. Devant lui s’élevait un monticule où une ficelle nouée se balançait dans la légère brise de mer arrivée avec le soir. Il ne devait pas s’avancer beaucoup pour déchiffrer le message de ces nœuds : « Ci-gît Hesta Rolfsen, pourvoyeuse de sagesse au cœur vaillant, morte dans un incendie. » Il laissa échapper un cri qui n’était pas de ce monde. D’abord un grognement d’agonie bas et guttural, qui monta pour éclater en un rugissement désespéré, puis dépassa les limites de toute humanité pour devenir le hurlement d’une bête fracassée. 21. Les Revenants À un continent de là, quelqu’un d’autre avait franchi les frontières de l’humain. Alisha Alouette-du-Ciel, montée sur un grand étalon noir, menait une armée en lambeaux aux confins des terres mortes du Quartier des Os. Le marteau du soleil leur importait peu, ou les oasis desséchées, ou les vents décapant du désert qui soufflaient le sable des dunes devant eux, découvrant dans leur sillage les os rocheux d’Elda, ou ceux de très anciens cadavres. Les cercles curieux des vautours ne leur importaient pas, ni les monstres qui jaillissaient du sol et fuyaient devant eux : les soldats d’Alisha n’appartenaient plus à cette vie. Mais pour la femme qui les avait recréés, il en allait autrement. Depuis qu’elle avait rendu Virelai à lui-même grâce au pouvoir de la pierre de mort, et ressuscité Présage de la Nuit au milieu du festin des charognards, Alisha avait ranimé bien des créatures pendant son voyage au cœur des terres ghastes. Elle avait commencé par son fils, Falo. Il lui avait été facile de retracer ses pas jusqu’au site de la féroce embuscade des chasseurs de primes jétrains : une attirance inexplicable semblait l’orienter vers le sud, rendant inutile la carte des étoiles ou un aimant. Et là, au bord de la rivière, dans la grande prairie d’herbe tendre, sous les arbres, elle avait trouvé le cadavre de Falo à l’endroit où elle l’avait vu tomber. Au cours des semaines écoulées, dans la chaleur humide de ce vallon, son corps n’avait guère résisté. Sa peau molle était enflée d’œufs de mouches et couverte de taches ; les charognards lui avaient arraché les yeux ; son bras tranché se trouvait à quelque distance de ces restes pathétiques, les doigts noircis encore refermés sur le gourdin à tête ronde avec lequel il avait tenté de la défendre. Son chagrin avait fait perdre la raison à Alisha, comme la possession de l’eldistan. Elle s’était agenouillée et elle avait appuyé la pierre sur le front de l’horrible cadavre puant, en invoquant la force vitale du monde. Dans un éclair d’aveuglante lumière blanche, au travers duquel elle n’avait pu voir que l’ombre des os qui se réajustaient, Falo s’était dressé. Muet, raide, mais inexorable. Il n’avait toujours qu’un bras, il était aveugle, mais la pierre l’avait doté d’une nouvelle peau à l’épreuve des vers comme de la pourriture. Il la reconnaissait, Alisha en était certaine, car il tournait la tête vers elle lorsqu’elle disait son nom, inclinant une délicate oreille grise dans sa direction, comme pour saisir sa voix lointaine. Mais il ne semblait pas vouloir parler ni agir à moins qu’elle ne l’exigeât. Elle avait ensuite ranimé le reste de ses anciens compagnons. Un par un, avec maladresse, les nomades s’étaient relevés, les deux hommes, puis Elida et ses sœurs. Leurs anneaux décoratifs étincelaient et tintaient dans leur nouvelle peau grisâtre ; pierres et perles remuaient dans leurs nattes, plumes et chiffons colorés se balançaient joyeusement au fil de leurs mouvements. À une certaine distance, ils paraissaient pleins de vivacité et d’énergie. Mais, de près, on aurait reculé devant le néant de ces orbites noires, les mâchoires grimaçantes, les mains repliées comme des serres. Poussés par celle qui les avait éveillés, ils marchaient sans se lasser, sans nourriture, sans eau, à la lueur de la lune ou dans la chaleur écrasante du jour. Mais lorsque l’attention d’Alisha se détournait, ils s’arrêtaient en plein élan et restaient là comme des marionnettes accrochées à un clou. Souvent perdue dans une rêverie prolongée où son esprit glissait vers le néant, hébétée par le soleil et bercée par le balancement de l’étalon, elle oubliait de les aiguillonner et se retournait pour les voir éparpillés derrière elle, plongés dans l’étonnement et l’oubli, et elle devait les rassembler de nouveau, leur imposer sa volonté et les envoyer de l’avant, afin de pouvoir les surveiller. Ils allaient vers le sud, toujours plus loin, dans des contrées abandonnées depuis longtemps au désert. Ils passaient des puits dont les seaux de cuir s’étaient réduits en poudre pour se mêler à la poussière de leur nappe d’eau, cent pieds plus bas, et Alisha humectait ses lèvres desséchées et couvertes d’ampoules de quelques gouttes du précieux liquide qui restait dans sa dernière outre, tout en pressant contre sa poitrine l’eldistan salvateur. Ils longeaient les murs en ruine d’anciens villages, qui perçaient les dunes comme autant de promontoires rocheux ; ils traversaient les traces d’enclos, d’écuries, de granges et de greniers, désormais tous recouverts de sable. Ils marchaient sans le savoir sur les restes de magnifiques mosaïques, de bains et d’arènes, dans des éclats de céramiques, sur les os brisés et éparpillés de bétail et d’animaux familiers, dans des rues autrefois pavées, dans des jardins, entre des souches d’arbres momifiés par l’air brûlant. Ils passaient près de statues écroulées aux traits érodés en des méplats aveugles et troués de cratères ; une fois, il y eut un portrait primitif de la Déesse elle-même, sculpté dans le roc tendre d’une très ancienne grande falaise de grès, rien de plus qu’un assemblage de sphères trapues, une tête, un torse aux seins épanouis, un vaste ventre, et des moignons de jambes ouverts sur un grand trou noir, comme si elle avait donné naissance à un monde entier. Alisha regarda ce visage rose-rouge dénué d’yeux et de pitié, elle sentit la pierre de mort puiser dans sa main et un frisson la parcourut devant la puissance dont était encore imbue cette effigie. 22. La Poursuite Béra Rolfsen avait été expédiée à la forteresse de Cantara, Bréta-la-Grosse dans une ville des Bois-Bleus ; Hildi-la-Mince et Léni Stelsen avaient été achetées par un marchand en route vers Céra, Magla Félinsen par un tenancier de bordel de Gibéon – ce qui l’avait fait sangloter et gémir assez fort pour éveiller Sur lui-même à cinquante brasses sous l’Océan du Nord. Kit Farsen et Forna Stensen appartenaient désormais à un homme d’Ixta qui avait connu une fortune soudaine grâce à la vente de cordages et de filins destinés à la nouvelle flotte. De Kitten Soronsen, il n’y avait nulle trace. De toute évidence, le sire de Forent l’avait trouvée à son goût, mais Katla ne lui enviait aucunement ce douteux honneur. Son propre sort n’était pas des plus clairs non plus. Après la cruelle humiliation du marché aux esclaves, on l’avait jetée dans un chariot fermé avec huit autres femmes, toutes des Istriennes. Certaines s’étaient peut-être trouvées près d’elle sur l’estrade – dans leurs identiques robes noires, c’était difficile à dire. Pendant la première heure du voyage, elle les écouta discuter tout bas, avec leur accent chantant, et, après un temps, épuisée par les événements des derniers jours, bercée par la voix des femmes et le balancement rythmé du chariot, elle s’étendit pour essayer de dormir, puisqu’elle ne pouvait rien faire d’autre. Elle ne s’était jamais sentie aussi lasse, aussi vaincue, aussi dépourvue de toute idée susceptible de la secourir. Le sommeil fut lent à venir. Quand il vint enfin, il lui apporta un rêve. Elle errait dans les rues d’une cité inconnue. Les murs avaient des nuances chaudes, ocre, rose et terra-cotta. Des puits d’ombres noires et obliques s’étiraient entre les maisons. Des chats y étaient étendus, à l’écart du soleil, des créatures qui ne ressemblaient guère aux solides chats de ferme qui lui étaient familiers, à la fourrure hirsute, aux pattes et aux oreilles poilues : minces et fauves, plutôt, avec de longues queues et des faces aussi aiguisées que des haches de combat, évoquant plus des renards que des chats. Ils s’enroulaient autour de ses jambes et de celles de son compagnon. Elle se détournait pour sourire à celui-ci et constatait qu’elle ne pouvait distinguer son visage, car il était trop éclatant dans la forte lumière. Il lui prenait la main pour l’attirer vers lui et, à ce contact, elle sentait un bourdonnement d’énergie lui courir dans les bras, dans la poitrine, dans le crâne. Quand elle s’éveilla, ce fut avec une telle sensation de perte et de regret qu’elle en ressentit une douleur physique. Dans le noir, les autres femmes dormaient ou parlaient encore tout bas, un susurrement de sons étrangers. Les larmes, quand elles jaillirent de ses yeux, menaçaient de ne jamais cesser. Après un moment, une main lui toucha le genou, le tapota puis se retira. « Tu es bien ? » dit une voix inquiète dans l’Ancienne Langue. Katla réprima un sanglot et se reprit, un peu choquée qu’une des femmes lui eût parlé. Elle hocha vivement la tête, en espérant éviter d’autres questions. « Dis-moi… (la femme qui l’avait touchée se penchait vers elle) … es-tu celle qu’ils disent, la tête-de-feu du Nord ? » Katla n’avait guère l’impression d’être une tête de feu en cet instant ; mais elle acquiesça enfin : « Oui, d’Eyra. — Ey-ra », répéta la femme, pensive, en détachant les syllabes. « Tu as causé beaucoup de troubles dans le château de mon seigneur de Forent. — Ah ? » Peut-être le coup qu’elle lui avait assené dans l’entrejambe avait-il causé plus de dommages qu’elle ne l’avait cru. « Avec toutes tes histoires sur ta vie, sur celle des femmes d’Eyra. C’est vrai, vous faites ce que vous voulez, vous avez votre propre argent, vous vous mariez comme vous voulez ? Ou pas du tout ? » Sans laisser à Katla le temps de répondre, une autre silhouette se pencha : « On entendre que vous dire aux hommes quoi faire ! » Cela fit rire Katla. « Eh bien, peut-être pas tout à fait. » Elle réfléchit un peu, puis elle leur conta ce qu’elle avait déjà relaté à Méla et aux femmes du château. La première femme traduisait avec une surprenante rapidité en istrien. Elles lui posèrent des dizaines de questions : comment divorçait-on d’un homme ? Était-ce vraiment aussi simple que de le déclarer devant des témoins ? La famille d’un homme ainsi déshonoré ne vous envoyait-elle pas au bûcher ? Comment les femmes nordiques passaient-elles leurs journées ? Leur permettait-on d’enseigner et d’être instruites ? Et si une femme ne voulait pas d’enfants, l’ostracisait-on ? Et enfin, très bas, très timidement : et si une femme préférait d’autres femmes ? Katla leur répondit à toutes, surprises par leur curiosité vivace et leur intelligence aiguë. Elle se reprochait d’avoir considéré ces femmes comme inférieures parce qu’elles portaient leur voile et semblaient ainsi dépourvues d’individualité, parce qu’elles laissaient les hommes de l’Empire les traiter comme ils le faisaient, parce qu’elles semblaient si soumises, complices de leur captivité. Elles parlaient soudain toutes à la fois. La nuit tomba, mais ils continuaient de rouler. On s’arrêta, et les femmes parlaient encore. Un homme donna un coup de poing irrité sur le flanc du chariot et leur cria quelque chose à travers les lattes. En réponse, une des femmes arracha son voile et tira la langue dans sa direction. Les autres éclatèrent d’un rire bruyant. Puis, l’une après l’autre, elles imitèrent la première, certaines mal à l’aise, d’autres avec défi. Katla ôta lentement son propre voile. Il y eut un moment de silence puis une petite femme dodue à la peau foncée la montra du doigt en gloussant. Celle qui avait tapoté le genou de Katla se mit à rire en traduisant : « Elle dit que tu as l’air d’un bâtonnet de pain sorti trop tôt du four ! » Mais, comme on approchait de leur destination, toutes les femmes remirent leurs robes en silence. * * * « Si tu avais fait ce qu’on te disait, nous les aurions toutes sauvées ! — Si vous m’aviez expliqué votre plan, je vous aurais peut-être fait confiance ! — Si je t’avais expliqué mon plan, tu m’aurais assommée et tu aurais pris tout l’argent pour secourir Katla Aransen ! » Cela faisait des heures que Mam et Erno échangeaient ainsi des arguments rageurs. En fin de compte, ils avaient échoué. L’enchère malencontreuse d’Erno pour sa bien-aimée avait gonflé le prix de toutes les autres Eyraines bien au-delà de ce qu’ils pouvaient se permettre. Comme ils avaient été dispersés dans la foule, ils n’avaient pu conjuguer leurs ressources pour en secourir une ou deux. Et en fin de compte, ils avaient dû admettre que ce n’était pas leur jour et repartir lécher leurs blessures pour considérer la suite des événements. « Je ne comprends pas pourquoi vous ne voulez pas me laisser aller la chercher seul ! » Mam poussa un soupir. « Pour ton propre bien. Crois-tu que tu irais bien loin, seul dans un pays étranger ? Tu ne sais même pas où elle est ! » Erno leva le menton. « Je trouverai bien. J’achèterai l’information. Quelqu’un doit bien le savoir ! — Avec quoi tu l’achèteras ? — Avec une juste part de l’argent que vous avez extorqué à son oncle ! » La mercenaire secoua la tête. « Tu n’auras pas une pièce d’argent avant que nous n’ayons l’occasion de bien réfléchir. — Vous vous souciez comme d’une guigne de toutes ces femmes ! Vous allez juste vous partager le butin et vendre vos épées au prochain imbécile qui croisera votre chemin ! » Ce fut une longue nuit, pendant laquelle on constata que nul ne savait, ou n’avait été capable de savoir, d’où venait exactement le marchand qui avait acheté Katla, ni où il se rendait. Furieux, Erno se releva d’un bond après le coup de poing de Persoa qui l’avait jeté par terre lors de sa dernière explosion. « Si vous ne me donnez pas d’argent, eh bien, je trouverai bien moyen d’obtenir cette maudite information en assommant quelqu’un ! » Joz Patte-d’Ours se plaça en silence devant l’unique porte, en croisant ses bras massifs. « Assieds-toi et calme-toi, intima-t-il à Erno. Te faire tuer ne va aider personne. » Il ne pouvait que rester là à bouillonner furieusement en attendant la décision qui semblait prendre à Mam un temps interminable. Doc et Dogo étaient d’avis d’abandonner, d’empocher le salaire et de se trouver un travail mieux rémunéré. Les autres arguaient qu’ils avaient accepté cette commission et que l’honneur les obligeait à l’exécuter. Ce qui fit rire Dogo si fort qu’il se pissa presque dessus – et le fit bel et bien lorsque Mam lui donna un bon coup dans l’entrejambe. Finalement, après une brève conversation entre Mam et Persoa, la mercenaire déclara que le groupe allait se rendre dans le Sud, à Cantara. C’était après tout Margan Rolfson qui avait déboursé la plus grosse somme pour le retour de sa sœur Béra. Avec son pragmatisme habituel, Mam avait décidé que les autres femmes devraient se débrouiller de leur mieux. Malgré toutes ses protestations, Erno n’eut d’autre choix que de les accompagner. * * * Ils quittèrent Forent au milieu de la nuit, sur des chevaux subtilisés à une pourvoierie dans les faubourgs de la ville. Mam portait en bandoulière l’épée au pommeau en forme de renard ; elle savait que si elle la laissait à Erno, il allait très certainement décider de tenter sa chance seul, galoper vers le marché le plus proche, échanger cette arme de prince contre la première somme qu’on lui offrirait, attirer bien trop l’attention, les faire repérer, suivre et massacrer. Par ailleurs, c’était une belle arme, et elle y avait pris un goût certain. Mam n’était pas femme à s’adonner à la vanité, mais pour une raison quelconque, la façon dont cette épée s’adaptait à sa main lui donnait l’impression d’être la guerrière la plus rapide et la plus dangereuse de tout Elda. Elle le savait parce que, la nuit où elle et Persoa avaient pris leurs affaires dans le bateau, incapable de résister à son sortilège, elle l’avait tirée de ses chiffons pour pratiquer à la lueur de la lune de longues et gracieuses feintes, de rapides et meurtriers coups d’estoc et de taille. L’expression de l’eldianna avait presque été satisfaisante : il avait paru complètement pétrifié. Ils firent bonne route, ne s’arrêtant que pour abreuver les chevaux et voler de la nourriture. Par deux fois, ils quittèrent la route principale du sud pour éviter d’autres voyageurs. Les premiers faisaient partie d’un convoi bien défendu ; puis, comme le soleil atteignait son zénith, ils repérèrent un groupe d’hommes qui se dirigeait vers le nord. Depuis les broussailles, après avoir entravé les bêtes bien à l’écart de la voie principale, Joz et Persoa passèrent de longs moments à les regarder passer. Ils n’échangèrent pas de commentaires : c’était inutile. Ce fut Erno qui posa la question évidente : « Des soldats ? » Joz hocha la tête : « Oui. Plus d’un millier. » Erno fronça les sourcils : « Pourquoi en si grand nombre ? Viennent-ils renforcer les villes côtières ? » Mam lui adressa un regard plein de pitié : « Ils feront voile vers l’Eyra avant la prochaine pleine lune, entends-moi bien. Fous de bâtards ! — Mais… — Tout ce dont ils avaient besoin, avec Mortèn Danson, c’était de son expertise, expliqua Doc. Une fois qu’il leur a fabriqué un modèle pour les bateaux, ils ont pu les construire très vite. Ils ont un système tout à fait remarquable, aux chantiers navals de Forent – des équipes qui fabriquent toujours la même pièce, une équipe pour les joints, une autre pour la quille, une pour le mât, pour les madriers de soutènement, les planches, le pied de mât, et ainsi de suite. L’assemblage a lieu en cale sèche, avec des ouvriers supervisés par un contremaître, et ensuite le corps du navire passe à une autre équipe qui dresse le mât et installe les gréements. Très efficace. Très rapide. — On dirait que tu les admires ! » Erno était choqué. Doc haussa les épaules. « Une telle rationalité dans l’organisation mérite le respect. » Joz secoua la tête. « Même avec le meilleur modèle de bateau, je ne donnerais pas grand-chose du travail istrien, et encore moins de leurs talents de marins ! S’ils arrivent même à traverser l’Océan du Nord, ils ne prendront jamais Halbo : les défenses du port sont trop bien fortifiées. Et à quoi sert d’aller faire des ravages si loin de chez soi ? Ce n’est pas la coutume des Istriens. Toute cette affaire est une chasse à l’oie sauvage. » Mam se mit à rire : « Oui, et l’oie, c’est la Rosa Eldi. — Je préfère mes volailles avec un peu plus de chair sur les os, gloussa Dogo. Un bon morceau de poitrine, eh, Erno ? Oh, j’avais oublié, ta fille n’a pas vraiment de seins… » Un cri et un choc sourd suivirent cette remarque tandis qu’Erno et le petit homme disparaissaient dans un bosquet de ronces, un déluge de coups de poing et de coups de pied. Persoa en profita pour dérober un baiser à Mam et lui flatter la croupe d’une main appréciatrice. Ils se sourirent. Ils avaient leurs propres oies sauvages à chasser : c’était ce qui leur plaisait le plus. * * * Le troisième jour, Persoa glissa à bas de son cheval pour examiner la route. Il s’agenouilla et posa ses paumes sur la pierre après en avoir nettoyé la poussière. Puis il se releva, se frotta les mains sur ses culottes et les informa que le chariot où se trouvait Katla Aransen était passé par là moins d’une heure auparavant. Un éclair d’espoir illumina Erno. Puis il fronça les sourcils. « Comment peux-tu le savoir ? » L’eldianna lui adressa un sourire malin : « La route me parle, dit-il, énigmatique. Et la pierre aussi. — Quelle pierre ? » Mam secoua la tête en regardant Erno : « La pierre d’humeur de Tête-de-Nœud, fit-elle avec une grimace. Ne me demande pas comment. Une de ces bizarres magies des collines. » Cela plongea Erno dans la plus grande des confusions. Il n’avait jamais rencontré Tête-de-Nœud et savait seulement qu’il s’agissait d’un des mercenaires de la compagnie, à présent défunt. Mais il connaissait les pierres d’humeur – il se rappelait un étal qui en offrait, à la Grande Foire, l’année précédente. Mais lorsqu’il interrogea plus avant Persoa, celui-ci apparemment mal à l’aise eut une expression un peu hébétée et détourna la conversation. Ils poussèrent leurs montures et se lancèrent à la poursuite du chariot. Après une vingtaine de minutes de galopade effrénée, ils aperçurent une caravane de chariots dans le lointain. Le cœur d’Erno lui monta aux lèvres. Katla se trouvait-elle dans l’un d’eux ? Il avait les mains soudain glissantes de sueur. Rien ne l’empêcherait de la secourir, cette fois, rien… Alors qu’ils commençaient de descendre dans une petite vallée aux pentes ardues, le soleil glissa derrière un nuage et un froid soudain envahit le paysage. Après le passage du nuage, les rayons du soleil firent étinceler un objet au sommet de la colline que le convoi venait de franchir, dans une explosion de mille reflets brillants. Erno s’abrita les yeux. Le sommet de la colline était hérissé de soldats armés de boucliers. « Par les mamelles de Falla ! » jura Mam. Il n’était plus question de continuer en passant près des miliciens. Forcés d’abandonner la route principale du sud, ils se retrouvèrent sur des pistes écartées, dans un territoire de broussailles et d’étendues rocailleuses et désertes. L’un des chevaux se brisa une jambe dans un trou de marmotte – du moins mangèrent-ils bien cette nuit-là. Le lendemain, un autre cheval se blessa et dut être abandonné. Dogo monta derrière Doc sur la rosse de celui-ci et Persoa choisit de courir en éclaireur, d’un pas léger et apparemment infatigable. Mais ils ne pouvaient conserver l’allure nécessaire pour couper le chemin aux chariots du marchand avant leur arrivée à Jétra et à la sécurité de ses murailles rose-rouge. Même son premier aperçu de ce qui était réputé être la plus ancienne cité d’Elda – le bleu tranquille du lac, l’élégance élancée des tours et des minarets aux mosaïques éclatantes – ne put apaiser l’abattement d’Erno. Sous son capuchon, il adressa des regards foudroyants au passeur qui les transportait de l’autre côté du lac jusqu’à la porte secrète de l’est, au point que le malheureux tremblait en prenant les pièces de Mam. Il lançait des regards tout aussi fulgurants aux colombes nichées sous les avant-toits de grès. Il se souciait comme d’une guigne des antiques bas-reliefs et des statues fameuses que désignait Persoa. Quand ils passèrent sous la voûte malodorante pour entrer dans le quartier des pauvres, son nez ne se fronça même pas à la puanteur qui s’élevait des égouts à ciel ouvert. Il ne prêta guère d’attention aux quelques gardes en uniforme laissés là pour faire régner un peu d’ordre dans les rues, et moins encore aux accoutrements extravagants des habitants de la cité. Il n’écouta absolument pas les instructions de Mam – se taire, ouvrir les oreilles et garder ses armes bien cachées. Quand ils se séparèrent pour couvrir le quartier et chercher de l’information, il suivit avec impatience l’homme des collines, lui agrippant le coude chaque fois qu’il se laissait aller à ses plaisanteries habituelles, pour lui faire accélérer le pas. Il saisissait assez bien l’istrien pour comprendre les réponses peu utiles que donnaient les camelots et les serviteurs interrogés par Persoa. Mais pas assez pour formuler ses propres questions. Son sang commençait de bouillir. Au coucher du soleil, ils n’avaient apparemment rien trouvé de pertinent. Il n’y avait pas de marché aux esclaves à Jétra, car il ne semblait plus y rester personne qui fût en mesure d’en acheter : tous les nobles et les propriétaires terriens avaient été appelés dans le Nord pour la conscription. Une étrange lassitude pesait sur ce qui était habituellement une ruche industrieuse et ceux qui vivaient encore à Jétra subsistaient chichement du commerce auquel ils pouvaient se livrer entre eux. Les seigneurs de la cité, Greving et Hesto Dystra, avaient été engloutis dans la nuit éternelle, laissant le gouvernement entre les mains de nobles de rang inférieur. Nombre des gens qui passaient l’hiver à Jétra s’étaient plutôt dispersés dans leurs retraites campagnardes pour éviter les collecteurs d’impôts. Et il n’y avait pas un seul Nomade en vue – eux qui étaient d’ordinaire la meilleure source d’information, puisqu’ils se déplaçaient d’une ville à l’autre sur tout le continent, rassemblant nouvelles et ragots comme une pie des objets brillants : sans grande utilité pratique, mais suscitant une joyeuse fascination. Quand les rues se furent vidées de leur circulation journalière et que la cité fut devenue silencieuse, Persoa essaya son autre source – la matière même de la Cité Éternelle. Il fit courir ses mains sur les murs, les margelles des puits, les statues. À un moment donné, il se coucha face contre terre au milieu d’une place déserte et resta là comme un mort. La lueur déclinante du soleil accrochait des éclats rouges et luisants aux crocs aiguisés de Mam lorsque Erno posa la question évidente. « Attends de voir », se contenta-t-elle de lui répondre. L’eldianna revint enfin les trouver. Il avait l’air songeur, ce qui était mieux qu’un air désespéré. « Eh bien ? — Il est là. Ou du moins ses bagages y sont. » Mam hocha la tête : « Bien. Où ? — À l’intérieur du château, quelque part dans l’aile ouest. » La mercenaire parut surprise. « Je n’aurais pas cru qu’un simple marchand eût de si belles relations. — Avec ce qu’il a payé pour la fille, il doit rouler sur l’or, remarqua Dogo. — Assez juste. » Joz Patte-d’Ours toussota : « De fait, j’ai entendu dire… » Il prit Mam par le coude pour la tirer à l’écart. Erno tendit l’oreille pour saisir leur conversation, mais Persoa s’empressa de couvrir leurs voix assourdies : « Je devrais t’expliquer, pour apaiser un peu ton anxiété. L’homme qui a acheté Katla est venu ici. La pierre d’humeur me l’a dit, tu comprends. Je l’ai glissée dans les bagages de ce marchand. » Et comme Erno le fixait sans comprendre, il ajouta : « Je peux la sentir. À travers la pierre, les murs, le sol. Je la sens ici… » – il touchait son crâne – « … et là… » Ses mains, son torse. « C’est ce qu’est un eldianna. Mon peuple a… comment dire ?… une affinité pour le roc et le cristal, surtout avec ces pierres qu’on appelle les larmes de la Déesse. Chacune a une résonance bien particulière. » Il sourit. « Alors Katla est vraiment là ? » insista Erno, fasciné. L’eldianna ouvrait la bouche pour répondre quand ses traits plaisants se convulsèrent et son visage se transforma en un masque d’agonie. « Quoi ? » fit Erno, alarmé. Il prit le bras de Persoa, le lâcha comme s’il s’était brûlé. Quand il toucha de nouveau l’homme des collines, un fourmillement pénible parcourait sa paume et ses doigts. Persoa s’appuya contre le mur, en haletant. Quelques instants plus tard, ce fut comme si ce spasme avait passé, il était redevenu lui-même. « Par la Dame ! » murmura-t-il, affolé, « une pierre de mort. » Dans la lumière basse, son visage semblait grisâtre. « Une quoi ? » Persoa battit des paupières. Il se passa une main lasse sur la figure. Il semblait épuisé. Il ne voulait pas aborder le sujet mais l’expression tendue d’Erno montrait clairement qu’il ne pourrait l’éviter. Il inspira profondément. « Depuis un moment, je sens une perturbation intermittente dans les énergies du monde, plus intense à mesure que nous allons plus au sud. Dans les déserts proches de ma terre natale, quelqu’un se sert d’une pierre de mort et chaque fois… (il s’interrompit pour reprendre son souffle) …je sens mon âme qui se flétrit en moi. » Erno se rappela l’ombre qui avait traversé le visage de l’eldianna sur la route de Forent, son expression hébétée la fois où il avait cessé de courir en se tenant le côté. Il était intrigué. « Tu veux dire que tu peux sentir ce qui arrive à des centaines de milles d’ici ? Je ne comprends pas. — Tu as déjà vu des pierres d’humeur, n’est-ce pas ? » Erno acquiesça : « À la Grande Foire, on les vend comme bijoux, comme présents, oui. — Autrefois, on usait de ces pierres pour la guérison : elles servaient de conduit pour introduire l’esprit du monde dans un corps humain, pour le purifier et rétablir son équilibre. C’est pourquoi elles changent de couleur lorsqu’on les tient : cela indique aux guérisseurs la disposition et la résonance des énergies corporelles. Mais avec les années, tandis que la magie se perdait sur Elda, les guérisseurs ont été persécutés et exilés, et les pierres ont cessé d’avoir leur véritable utilité pour devenir les jouets qu’en ont fait les Istriens. Mais entre de mauvaises mains… » Il frissonna. « … Chaque cristal est un fragment d’Elda, pris aux veines qui charrient le pouvoir de la Déesse à travers les os du monde. On m’appelle “eldianna”, “homme d’Elda”, parce que j’appartiens au monde. Entre autres attributs, j’ai hérité de la capacité de percevoir cette puissance de la Déesse. Pour moi, c’est comme un sens supplémentaire, une autre façon d’appréhender le monde. Je m’en sers pour naviguer. Ma mère usait de pierres d’humeur pour voir à l’intérieur des malades et soigner les douleurs des articulations. Mon grand-père s’en servait pour lire les pensées d’autrui et offrir de sages conseils. » Il écarta les mains. « Pour mon peuple, de telles capacités sont une seconde nature. Mais en ces jours de méfiance et de crainte généralisées, on me jetterait au bûcher pour sorcellerie si j’en parlais ouvertement. Je ne touche plus des pierres d’humeur si je peux l’éviter. C’est trop dangereux. Et la pierre que je peux sentir dans le Sud est périlleuse, en vérité… » Il reprit, après une petite pause. « On dit que si la Déesse souffle sur une pierre d’humeur, cela impartit à la pierre, et à celui qui la porte, un pouvoir de vie et de mort. Elle peut donner la mort à des milliers ou ramener les morts à la vie. Entre de mauvaises mains, elle peut même exercer un pouvoir sur la Déesse. Il est une ancienne légende, chez le peuple des collines. Il y a des centaines d’années, dit-on, Falla a créé une telle pierre pour soigner un sage roi dont la santé faiblissait, car son peuple était venu la trouver pour l’en supplier. Mais ce roi était aussi un magicien rusé. Après avoir retrouvé la santé, il vola la pierre à la Déesse et usa de son pouvoir pour emprisonner le frère de celle-ci, le dieu, et pour capturer Falla et son familier, la grande chatte Bast… » Mam apparut soudain pour passer un bras autour de la taille de Persoa. « Vous et vos histoires, les gens des collines ! » Puis elle adressa un grand sourire à Erno : « Demain, nous secourrons ta dame bien-aimée, mais ce soir, je crois que deux jarres de vin au Cygne de l’Éternité s’imposent ! » Erno essaya de protester, mais Dogo le prit par le bras et se mit à sautiller de façon maniaque avec lui dans l’allée. « Ouais, éteignons un peu ton ardeur avec un flacon du meilleur jétrain, ou dix ! Garde le capuchon haut, la tête basse, et viens boire ! » * * * Il y avait une clientèle hétéroclite au Cygne de l’Éternité cette nuit-là, et pas un milicien en vue. « Sont partis vers le nord, expliqua le tavernier. Pour la conscription. » Il lança un coup d’œil soupçonneux à Joz, en examinant ses énormes mains et ses avant-bras couverts de cicatrices. « Oui, dit sagement Joz. C’est notre dernier arrêt avant de les rejoindre. » Il indiquait vaguement du chef ses compagnons assis dans la partie la plus sombre d’un recoin confortable. « Bravo ! » Le tavernier posa bruyamment les deux bouteilles et écarta les deux cantari offerts par Joz. « Allez porter la guerre sainte à ces bâtards ! Et ramenez-moi une paire de ces filles eyraines, hein ? » Il adressa un clin d’œil rusé à Joz puis s’en alla servir un autre client. Erno passa la soirée à couper sa bière d’eau plutôt qu’à éteindre son ardeur. Il fit durer une bouteille presque deux heures et, lorsque Dogo se gaussa de lui, il alla au comptoir pour la deuxième tournée. Les autres étaient trop ivres pour l’arrêter. Tant que quelqu’un rapportait à boire, cela ne semblait pas très important. « De l’eau », dit-il en énonçant avec soin les mots istriens. « De l’eau ? » Le tavernier éclata de rire. « Tu veux avoir la tête claire pour ton long voyage, demain, je suppose. » Erno comprit les mots « voyage » et « demain » et dut compléter. « Oui, se hâta-t-il de répondre. — Tu es d’où ? — Euh… Ixta, marmonna Erno. — Ixta ! Ma femme est de là. Un endroit agréable, même si c’est un peu trop animé ces temps-ci. » Il sourit devant l’absence de réaction d’Erno. « Vous autres, de la côte nord, vous trouvez parfois l’accent jétrain un peu dur à comprendre, dit-il dans l’Ancienne Langue. — Ah, oui ! » Erno se sentit envahi de gratitude. « Dites-moi, ajouta-t-il en se penchant, il paraît qu’un marchand a ramené une fille eyraine aujourd’hui, et l’a emmenée au château… » L’aubergiste hocha la tête. « Il imagine se faire bien voir de Tycho Issian, ça, oui. On dit que le sire de Cantara a un petit problème. » Il se pencha aussi, d’un air de conspirateur. « Une houri a dit à l’un de mes amis… » – il fit un clin d’œil – « … que le présent seigneur de notre belle cité bande continuellement. L’est obsédé par les femmes à la peau claire et aux cheveux blonds, oui ! Peut pas en avoir assez. Très littéralement… » Un tressaillement outragé parcourut Erno. Puis il se figea. Tycho Issian. Il reconnaissait ce nom. Tycho Issian. Le nom fut un soleil soudain qui dissipa les brumes où la seither avait enfoui ses souvenirs. Sélène Issian. Sélène Issian sur une plage, tâtant avec un bâtonnet un poulet noirci mis à rôtir sur un feu. Jetant avec rage un sabatka dans les flammes. Se précipitant dans l’océan derrière la barque où il ramait. Toussant et crachant de l’eau de mer au fond de l’embarcation… Il interrompit brusquement le tavernier : « N’était-ce pas celui qui avait une fille appelée Sélène ? — Une terrible affaire, soupira le tavernier. Enlevée par des brigands eyrains à la Grande Foire, l’an dernier. Son père était fou de chagrin. Il est allé partout dans le pays prêcher feux et flammes. C’est à lui que nous devons cette guerre, la Déesse le bénisse. » Erno ramena quatre bouteilles de bière gratuites aux autres. Un plan prenait forme dans son esprit. « Je vais pisser », marmonna-t-il, et il repartit aussitôt. Dogo s’esclaffa : « Il tient moins la boisson qu’un gamin de cinq ans ! — Et tu le saurais comment ? » Dogo posa la tête sur le bras de Mam en levant vers elle un regard tendre. « J’étais ce gamin de cinq ans ! » * * * Sans se faire remarquer, Erno prit la grande épée derrière la porte, la fourra sous son manteau et courut vers le château à travers les rues obscures. 23. Katla et Saro « De même que Falla contient tout, enveloppant l’humanité dans l’étreinte généreuse de ses bras bienveillants afin d’apaiser les âmes troublées, de même un homme peut-il être sauvé par une femme avec laquelle il adore la Déesse dans la sainte harmonie de l’acte sexuel. De même que la Déesse libère de toutes leurs pensées et de tous leurs actes impurs les pécheurs qui viennent à elle, ainsi qu’elle pourrait faire tomber les feuilles mortes d’un arbre à l’automne, des feuilles qui deviendront poussière dans la chaleur de ses feux sacrés, de même pénétrer la chaleur qui réside entre les jambes d’une femme purifie-t-il les hommes de leurs péchés. Il est de nombreuses positions pour monter une femme et en tirer la plus grande extase afin de joindre son âme à l’essence de la sainte Falla. La première est la position de la cigogne… — Cigogne ou gigogne ? » Après avoir trempé la plume dans l’encrier, Saro la secoua pour en faire tomber le liquide superflu. Le vacillement de la bougie était pénible pour les yeux. Il ne dormait presque plus ; quand il sommeillait, des cauchemars venaient le visiter sous la forme de son frère défunt, le visage noir et enflé, les yeux exorbités. Il préférait rester éveillé, même si cela le rendait lent et stupide. Les lettres commençaient de se brouiller, coulant les unes dans les autres. Elles avaient depuis longtemps cessé d’avoir pour lui une quelconque signification. Tycho Issian s’arrêta net, se retourna et lui lança un regard hargneux. « Cigogne, mon garçon, pour l’amour du ciel, cigogne ! » S’appuyant à la chaise longue qui occupait le centre de la pièce, il leva une jambe pour faire la démonstration. « Virelai est un scribe bien plus compétent, malgré tout ton lignage et ta belle éducation. Mais même un sorcier ne peut se trouver à deux endroits en même temps. » Avec un soupir, Saro raya le mot. « Où est Virelai ? » demanda-t-il dans l’espoir d’un bref répit. « Il s’occupe d’un de mes projets. De fait, il est en retard pour m’en faire le rapport. » Le sire de Cantara se redressa et se rendit à la porte. « Va me chercher le sorcier », dit-il au soldat de garde. « Et la fille. Peu importe dans quelle condition elle est. Avertis-le que je n’accepterai pas de refus. Il devrait savoir à quoi s’en tenir et ne pas discuter. » Encore une fille. Saro fit une grimace discrète. Malgré tous les meilleurs efforts de Virelai, aucune d’entre elles ne ressemblait beaucoup à la Rosa Eldi. Les Istriennes étaient trop rondes, trop foncées et trop luxuriantes pour qu’une illusion durât bien longtemps. Ou c’était peut-être que la magie de l’homme pâle n’était pas assez puissante, se dit-il en se rappelant comme leurs illusions de gardes s’étaient dissipées dans la prison. Il aurait aimé qu’il en fût autrement. Il en était venu à mépriser la Cité Éternelle, ce château, ces appartements. Mais plus que tout, il se méprisait lui-même : pour sa faiblesse, son manque de courage, ses échecs. Et il trouvait difficile de pardonner à Virelai de lui avoir sauvé la vie, même si celui-ci avait eu de bonnes intentions. Pour se distraire de ces pénibles pensées, il prit le presse-papiers de verre qui tenait la liasse de parchemin sur le bureau. Il le soupesa dans sa main, une jolie chose, du verre soufflé coloré du classique bleu-de-Jétra, avec en son cœur l’image d’un cygne, le cou tordu en une courbette d’une extravagante soumission. La lueur palpitante des bougies attirait le regard dans les profondeurs du demi-globe, vous transportant dans ce qui semblait un autre monde. Puis des bruits de voix résonnèrent dans le corridor et le sire de Cantara revint dans la chambre pour se jeter sur la chaise longue – un homme si débordant d’énergie, et aucun exutoire ! Saro remarqua avec une certaine répulsion que la robe de Tycho dessinait un angle tout à fait obscène. Derrière lui, le garde tenait la porte ouverte pour laisser entrer Virelai et une silhouette enveloppée d’un beau sabatka couleur d’azur. Le regard de l’homme pâle passa sur Saro, se détourna aussitôt, comme embarrassé. Il y avait sur ses pommettes deux taches rouges que Saro n’y avait jamais vues auparavant. Il semblait très excité. Ses mains ne cessaient de s’agiter. Elles se portaient à son visage, se nouaient puis se séparaient, tels des oiseaux. Il tremblait. « Je crois que j’ai enfin accompli la tâche que votre seigneurie m’a assignée », dit-il d’une voix entrecoupée par une incompréhensible émotion. Le garde restait à la porte, intrigué. Virelai prit la silhouette par le bras et la poussa, sans résistance de la part de celle-ci, vers Tycho Issian. « Regardez, mon seigneur ! » s’écria-t-il en arrachant la robe chatoyante. Le sire de Cantara en eut le souffle coupé. « Cela ne se peut… » Le désir envahit ses yeux noirs, et il se redressa sur la chaise longue. Saro contempla ce tableau avec peu d’intérêt. Au cours des semaines écoulées, il avait vu trop de femmes nues et transcrit trop de descriptions lubriques de ce qu’on pouvait leur faire pour avoir la moindre réaction érotique devant de tels spectacles. D’où il était, derrière la femme, il pouvait seulement voir en l’occurrence de longs cheveux dorés qui lui arrivaient presque au creux des genoux, des mollets bien tournés et deux longs pieds élégants aux ongles rose nacré. Puis elle se retourna. Le corps était parfait : mince, blanc, lumineux, avec des seins des plus extraordinaires, ronds, à la pointe relevée, teintée de rose. Ses mains le démangeaient soudain de les prendre. Les traits du visage étaient délicats et pourtant bien marqués, séduisants et pourtant éthérés, même si l’expression en était d’une exquise neutralité. Avec une stupéfaction croissante devant le talent de Virelai, Saro contempla les lèvres finement ciselées, le nez aquilin, les sourcils arqués. Des yeux vert-de-mer aux cils sombres le regardaient, impassibles, les yeux d’une victime résignée au sort qui l’attendait, si épouvantable pût-il être. Puis il y eut un soudain éclair dans ces yeux : le choc de la reconnaissance, impossible à déguiser. Saro fronça les sourcils. Il avait rencontré la Rosa Eldi sur la Plaine de Tombelune, alors qu’il tuait sans comprendre avec la pierre de mort. Mais ce n’était pas elle, ce n’était qu’un simulacre fabriqué par un sorcier dans son démoniaque laboratoire, à partir du matériau peu prometteur que le marchand lui avait aujourd’hui apporté. Il était absolument impossible pour cette créature de le reconnaître. À moins que cet homme ne fût venu d’Altéa avec une malheureuse servante de la maison Vingo. « D’où venez-vous ? » demanda-t-il, même s’il savait que cela déplairait à Tycho Issian si la fille parlait et ruinait ainsi l’illusion. « De l’île de Tomberoc », répliqua-t-elle laconiquement. Une soudaine dureté semblait avoir figé la fille, sous le sabatka. Il vit des poings se serrer et un tremblement parcourir la mince silhouette, comme si on allait se jeter sur lui à l’instant et lui arracher le cœur avec des ongles. Et puis il la reconnut. Une énorme vague d’excitation s’abattit sur lui. Il sourit, stupide, un homme dont on vient de commuer la peine de mort. « Katla Aransen, murmura-t-il dans un souffle. Est-ce vous ? Êtes-vous vraiment vivante ? » À ce moment, il y eut un bruit à la porte, comme si le garde se battait avec quelqu’un. L’instant d’après un homme de haute taille entra dans la pièce. Il jeta un coup d’œil à la forme nue qui se tenait sur le riche tapis circésien, et recula. Virelai se hâta d’emmitoufler la femme dans le sabatka et de la tirer vers la porte. Il ne conviendrait pas d’exposer trop son œuvre : le sire de Cantara ne le jetterait peut-être pas au bûcher pour sorcellerie, mais bien d’autres n’auraient aucune hésitation. L’homme les dévisagea puis secoua la tête, comme rassemblant ses esprits. « Sire Tycho Issian ? » dit-il en s’adressant à Saro. Saro, derrière le grand bureau, lui retourna un regard abasourdi. D’un mouvement sinueux, le sire de Cantara se détacha de la chaise longue en ajustant sa robe pour venir se tenir devant le visiteur, avec une expression orageuse. « Je suis Tycho Issian. Qui êtes-vous et que me voulez-vous ? — J’ai une information pour vous », annonça l’homme encapuchonné, dans l’Ancienne Langue. Le sire de Cantara fronça davantage les sourcils. « Venez me parler demain, décréta-t-il, abrupt, je dois m’occuper présentement d’autres affaires. — Comme je l’ai vu, répliqua l’homme sans se troubler. Cette information concerne votre fille. » Tycho se hérissa : « Ma fille ? » Le garde, ayant retrouvé ses esprits, se tenait à la porte, embarrassé. Tycho lui adressa un unique regard hargneux. « Va, Bério. Exécute mes ordres. » Il attendit que l’homme eût fermé la porte puis demanda d’une voix onctueuse : « Que pouvez-vous bien savoir de ma fille ? — Je l’ai vue. » Le sire de Cantara retint son souffle. « Où ? » L’homme sourit. « J’ai une proposition pour vous, mon seigneur ». Il regarda, déconfit, l’attention de Tycho Issian revenir à la femme en sabatka qui se tenait derrière lui. Tycho était impatient, distrait et sans intérêt aucun pour son visiteur. « J’ai entendu dire que votre seigneurie a reçu une femme des îles nordiques aujourd’hui », insista l’homme d’une voix forte. Les yeux noirs revinrent se fixer sur lui ; ils débordaient de malveillance. « Et alors ? lança Tycho d’une voix coupante. — Je vous l’achèterai. — Je ne la vendrai point ! » déclara sans ambages le noble istrien. « Pas même en échange de l’information sur l’endroit où se trouve votre fille bien-aimée ? » Tycho Issian le dévisagea, les yeux plissés. « Je vais vous proposer un marché, fit-il d’une voix douce. Dites-moi ce que vous savez et je vous laisserai vivre. » Le scénario ne se déroulait pas comme l’avait anticipé Erno. Il se sentait soudain stupide et dépassé. Il avait pensé marchander avec un père aimant et chagrin, et non une créature reptilienne dont toutes les pensées allaient à la satisfaction immédiate d’un désir lubrique. « Relevez votre capuchon, exigea le sire de Cantara. Laissez-moi voir qui ose s’introduire à pareille heure dans mes appartements privés malgré mes gardes. » Avec lenteur, Erno ôta son capuchon. Tycho considéra la crinière mal teinte, les yeux clairs, la forte mâchoire. « Quel est votre nom ? » Erno s’était préparé à cette question : « Alesto Karo. — Vos parents avaient un goût pour la poésie sacrée, hein ? » cracha venimeusement le sire de Cantara. Erno hocha la tête, déconcerté par la réaction de l’autre. Il avait emprunté le nom à la plus connue des anciennes ballades istriennes, un lai si populaire que même les bardes nordiques le récitaient. Alesto – le mortel enlevé à Elda pour le plaisir de la Déesse même, qui s’était sacrifié dans ses feux pour l’amour d’elle. Cela lui avait semblé un choix bizarrement approprié, sur le moment. Mais le visage de Tycho Issian s’était empourpré et assombri, comme si un orage avait couvé en lui. Et la tempête se déchaîna : « Tu pensais me voler ma déesse, n’est-ce pas ? rugit-il. Tu oses offrir mensonges et extorsion en présence de cette divine vision ? Ver visqueux, crapaud fétide, sale serpent ! Alesto, l’Amant, en vérité ! Plutôt Alesto le Rampant ! Tu n’es pas digne de lécher la plante de ses pieds… espèce de… de… mange-merde ! » Erno se retourna pour savoir à qui parlait l’insensé, ne vit que la figure enveloppée du sabatka près de la porte. La confusion l’engloutit, puis une soudaine intuition qu’il ne put expliquer la lui fit reconnaître. « Katla ! s’écria-t-il en eyrain. Est-ce toi ? » On retint son souffle derrière le voile. Et l’on dit ensuite, simplement : « Erno… » Son cœur s’enflamma. Il pivota pour voir le sire de Cantara qui marchait sur lui d’un air meurtrier, le devant de sa robe tendu par une énorme érection. Erno comprit le danger imminent qui menaçait Katla. S’il pouvait seulement la secourir, le reste du monde pouvait bien brûler… Il tendit les mains d’un geste implorant. « Mon seigneur, je n’en ai pas fini avec mon marché… » Cela arrêta Tycho. Il enveloppa d’un regard soupçonneux l’homme qu’il croyait être l’Alesto de la légende. « Je sais que votre seigneurie est engagée dans une guerre sainte contre le Nord », dit Erno aussi vite que le lui permettait sa maîtrise de l’Ancienne Langue. « J’ai entendu parler d’une arme puissante qui pourrait vous aider à gagner cette guerre. Un artefact qui a, dit-on, un pouvoir de vie et de mort. » Saro et Virelai se pétrifièrent. Comme s’il avait senti leur soudaine attention, Tycho attendit la suite. « C’est une pierre d’humeur, bénie par la main de la Déesse pour devenir ce que le peuple des collines appelle une pierre de mort. Elle peut guérir les malades et ressusciter les morts. Elle peut abattre des hommes sur place. Imaginez ce que vous pourriez accomplir avec une telle arme. Je connais un homme qui peut vous indiquer où elle se trouve, si vous voulez seulement me donner la fille… — NON ! » C’était un hurlement d’inhumain désespoir. Derrière le sire de Cantara et l’homme prêt à échanger toute Elda contre une seule femme, il y eut un éclair de mouvement. Puis, avec une force sauvage, le visage transformé en un masque de haine, Saro Vingo écarta le noble istrien pour se précipiter sur Erno Hamson. Son bras s’abattit comme un faucon fond sur une proie, et les bougies firent étinceler une sauvage lueur bleue dans ce qu’il tenait. Tout arriva si vite qu’Erno ne comprit pas ce qui se passait. Ce fut comme si l’un des éclairs de Sur l’avait frappé, tombé d’un ciel sans nuages. Il vacilla sur place en battant stupidement des paupières sous une cascade de sang, tout en essayant de se rappeler ce qu’il avait été en train de dire et pourquoi, mais tout ce qu’il pouvait voir, c’était lui, assis dans le port de Tomberoc par une soirée de fin d’automne, péchant des crabes pour une fille aux cheveux écarlates dans le soleil mourant, et l’envie qu’il avait de se pencher pour l’embrasser, tout en craignant de gâcher ce moment parfait. Ce moment parfait. Un lent sourire ravi détendit ses traits : « Ah, Katla, murmura-t-il, Katla… » Puis il s’écroula, tandis que son manteau se gonflait pour retomber ensuite sur sa tête fracassée comme les ailes d’un corbeau qui se pose sur ce qu’il va dévorer. Pendant quelques brefs instants, nul ne bougea. Puis Katla Aransen bondit dans l’espace qui la séparait de l’homme affaissé et, d’un seul mouvement expert, saisit la grande épée exposée dans le fourreau que celui-ci portait en bandoulière. Elle était trop longue pour elle, et plus lourde que prévu, mais elle chantait entre ses mains, un feu qui lui brûlait les bras. Le sire de Cantara n’hésita pas à sauver sa peau. Il saisit Saro et le poussa de toutes ses forces vers Katla. Saro trébucha en avant tandis que le presse-papiers ensanglanté s’échappait de sa main pour exploser en milliers d’éclats bleus contre le mur. Il s’écroula aux pieds de Katla. Au lieu de se relever ou de tenter de s’échapper, il s’agenouilla, haletant, la gorge offerte, vulnérable, mains écartées, prêt à la laisser lui infliger la mort qu’il méritait. Pendant un long moment, ils se regardèrent fixement. Saro pouvait sentir le poids de la haine brûlante de Katla derrière le voile couleur d’azur. Il attendit le coup mortel. Et elle le lui aurait volontiers assené, si le garde n’était pas soudainement survenu à la porte. « Ne la tue pas ! s’écria Tycho Issian. Prends-lui seulement sa maudite épée… » Bério dévisagea Katla, une bizarre apparition dans ses soies bleues. Les Istriennes ne savaient rien des épées, on pouvait le voir à la façon dont celle-ci tenait la sienne. Il éclata de rire. Un cri l’avait interrompu alors qu’il déféquait, une activité plaisante, et c’était irritant en soi, mais être ainsi interrompu pour désarmer une putain folle, cela dépassait la simple plaisanterie. « Allez, la belle », dit-il, raisonnable, en marchant sur elle, sa propre épée en main, « lâche cette épée. » Son air protecteur enragea Katla, même si les mots étrangers n’étaient pour elle qu’une cacophonie de sons. Avec un hurlement furieux, elle chargea et lui trancha bien proprement le bras au coude, épée comprise. Le membre décrivit un arc gracieux, déversant un élégant flot de sang dans les airs pour atterrir aux pieds de Virelai, en éclaboussant le devant de sa robe. Le sorcier, déjà d’une pâleur mortelle, pâlit encore davantage et s’évanouit. D’autres gardes arrivaient. Avec l’acuité surnaturelle d’une femme soudain ardemment désireuse de survivre, Katla pouvait entendre la galopade dans les escaliers. Elle jeta un regard fulgurant au seigneur du lieu, au jeune homme agenouillé, au sorcier effondré, et au garde mourant. Elle se pencha vivement, ramassa le manteau et déposa un baiser sur le front du défunt. « Erno Hamson, je te vengerai, je le jure. » Puis elle se détourna et partit en courant, avec la grande épée maladroitement fourrée sous un bras. * * * Saro jeta un regard affolé à la silhouette inerte de Virelai, puis à Tycho Issian qui se tenait là, abasourdi par la vue de tant de sang si proche de sa précieuse personne. Puis il se jeta à la poursuite de Katla Aransen. Il la rattrapa dans l’escalier, affrontant deux gardes en uniforme éberlués devant cette houri enveloppée de soie et maniant une grande épée couverte de sang. Ce n’était en fait pas l’arme idéale dans un espace aussi restreint, mais les gardes paraissaient s’accommoder de cette bizarre situation. Le premier avait tiré sa propre épée – une arme courte à l’air brutal – et gravissait les marches. Déconcertée par la soudaine apparition de Saro à la périphérie de sa vision, Katla se fendit avec une vivacité que le garde n’avait guère anticipée et le frappa au cou avec une remarquable précision. Le cartilage tranché laissa jaillir une fontaine de sang. De la pointe de son épée, elle poussa le corps gesticulant en travers du chemin de l’autre garde, en adressant à Saro une grimace sauvage, dents à découvert, comme une bête prise au piège. La grande épée se trouvait maintenant près de sa propre gorge, striée de rouge, meurtrière. « Dis-moi pourquoi je ne devrais pas te tuer ! demanda férocement Katla. — Parce que je ne pourrai sauver le monde, si vous me tuez. — Une bien grande prétention. » Derrière le voile azuré, ses yeux étincelaient avec une expression maléfique. « J’ai juré de venger mon ami, qui était venu me secourir. » Saro eut une expression angoissée. « Je n’avais pas le choix. Oh… » Tycho Issian apparut dans les ombres à l’autre extrémité du corridor, une meurtrière lame incurvée à la main. « Tu n’as plus d’autres presse-papiers qui pourraient servir, je suppose ? » dit Katla avec mépris. En même temps, elle décochait un grand coup de pied à l’autre garde, le frappant au genou. L’homme, avec un juron, baissa sa garde. L’angle était trop restreint pour la grande épée. Frustrée, Katla chargea comme un taureau, passa sous la garde du soldat, et se retrouva sans encombre dans les marches. « Débrouille-toi ! » lança-elle par-dessus son épaule. Saro observa nerveusement le soldat qui reprenait son équilibre. À quoi servait de s’être entraîné à manier des armes quand on n’en avait point ? Désespéré, il se redressa de toute sa hauteur et adopta le ton le plus hautain de son haïssable frère. « Pour l’amour de Falla, l’ami, écarte-toi ! » Né pour une vie de servitude dans la plus orthodoxe des cités istriennes, le garde faillit s’incliner et s’écarta poliment. S’il avait eu un toupet, il l’aurait sans doute effleuré en signe de respect. Saisissant sa chance, Saro fonça à la suite de Katla, ne s’arrêtant que pour récupérer l’épée du garde mort. Katla courut jusqu’à l’extrémité du corridor puis dans une autre volée de marches, un éclair d’azur qui se détachait sur les obscurs murs de grès. Au second étage du château, où demeuraient ordinairement les nobles visiteurs, tout était silencieux et noir, car on n’avait pas pris la peine d’allumer les torchères. On n’avait pas non plus posté de gardes. Mais les poursuivants n’étaient pas loin et Saro avait une meilleure idée du trajet à suivre pour trouver la sortie que la femme qui détalait sombrement devant lui. Ils dépassèrent plusieurs portes mais, au lieu de chercher une voie possible de fuite, Katla continuait simplement à courir. Enfin, à un tournant plus serré, la grande épée se prit dans les plis de la robe bleue, la faisant tomber de tout son long, et ricochant sur les dalles avec un fracas propre à réveiller les morts. « Par les couilles de Sur ! » L’instant d’après, Katla s’était relevée, bouillonnant de fureur. D’un geste féroce, elle arracha le voile du sabatka, révélant des cheveux mal coupés qui lui arrivaient à peine à l’épaule, et nettement plus roux que dorés à présent. Puis elle saisit l’ourlet de la robe pour se nouer celle-ci autour de la taille, la transformant en un accoutrement des plus étranges, en vérité. Avec un sourire triomphal, elle se pencha pour reprendre l’épée – et la trouva dans les mains de Saro. Elle bondit derechef sur lui, une masse d’énergie trop longtemps réprimée, vomissant des obscénités en eyrain. Sa peau, sa chevelure, ses yeux, tout en elle semblait crépiter de haine. Elle avait l’air sauvage, elle paraissait totalement étrangère, folle, possédée. Saro recula, terrifié. Les images qui lui venaient au contact de l’épée étaient stupéfiantes, indicibles. Il la lui tendit d’une main tremblante, offrande propitiatoire à une force élémentaire. « Prenez-la. Je l’ai seulement ramassée pour vous la… » Ils se regardèrent fixement et en cet instant Saro admit que le rêve qu’il avait si précieusement conservé de la fille rencontrée à la Grande Foire n’avait été que cela, un rêve, une fabrication de son esprit enfiévré. Cette silhouette qui se tenait avec défi au sommet du Roc de Falla, l’auréole ardente de sa chevelure, ses jambes nues qui luisaient dans le soleil matinal, tout cela l’avait frappé au cœur. Le souvenir de ces yeux gris-de-mer, de ces sourcils arqués en ailes de crécerelle, avait visité son sommeil nuit après nuit. Il avait éprouvé pour elle des désirs secrets et il l’avait pleurée lorsqu’il l’avait crue morte sur le bûcher. Mais face à la vérité élémentaire et imprévisible de cette créature – plus une déesse qu’une jeune fille – il sut qu’il s’était menti en s’imaginant pouvoir jamais être son compagnon. Elle lui prit gravement l’épée tandis que sa furie s’éteignait aussi vite qu’elle s’était déclenchée. Et l’illusion créée par Virelai en fit autant, tandis qu’elle redevenait Katla Aransen. Mais ce délai s’avérait mortel : Tycho Issian, apparu au détour du couloir, fondait sur eux, lame brandie, suivi d’un contingent de gardes. Katla prit le bras de Saro et ils se précipitèrent vers le coude suivant du passage – pour se retrouver dans un cul-de-sac : une porte, fermée. Katla en secoua la poignée, en vain. Ils se retournèrent pour affronter leurs poursuivants, l’épée haute. « Mourir ainsi, dit Saro, les dents serrées, ce serait une bonne fin. » Il fut surpris de se rendre compte qu’il le pensait réellement. Katla lui lança un sourire sauvage : « Prépare-toi à mourir, alors, mais n’oublie pas d’entraîner avec toi autant de ces bâtards que tu le pourras ! » En constatant qu’ils avaient bien l’intention de se battre, Tycho Issian se laissa dépasser par ses gardes. Il ne lui avait pas échappé que la déesse qu’il s’était préparé à chevaucher s’était d’une manière ou d’une autre transformée en une épouvantable rouquine qui ressemblait à un garçon manqué. Son intérêt à la garder en vie s’était abruptement étiolé. « Tuez-les ! » ordonna-t-il. Et il laissa les miliciens à leur tâche. Il avait vu assez de sang pour la journée. Malgré l’inégalité des forces en présence, ce n’allait pas être facile. Le passage était trop étroit pour que les soldats avancent à plus de deux de front. Katla fondit sur la première paire de gardes en hurlant comme une banshee. Un jet de sang brûlant gicla sur le visage de Saro, le faisant cligner des yeux, stupéfait et choqué. Il n’eut pas le temps de voir le lourd coup d’estoc qu’assenait Katla ou l’aspect répugnant de la cervelle à travers l’os fracassé, tandis que le premier garde s’écroulait et que le second l’attaquait lui-même. Par pur instinct, il releva l’épée empruntée et le métal grinça sur le métal. La force de sa parade lui engourdit le bras et il laissa presque échapper l’épée, mais le coup mortel avait été écarté. Il avait tendu la main pour retrouver son équilibre, et il effleura le bras de Katla. Il se sentit aussitôt envahi par une rage et une assurance qui n’étaient pas siennes, il le savait. Mais quelle qu’en fût la source, elles le sauvèrent. Avec une habileté et une rapidité qui n’auraient jamais été possibles au pire des élèves de Galo Bastido, il feinta sur la gauche, passa sous la garde du soldat et l’embrocha d’un coup si puissant dans le torse que l’air s’échappa en sifflant des poumons de l’homme tandis qu’il s’affaissait sur Saro. Le trépas du garde figea Saro pendant de précieuses secondes pendant qu’il en absorbait la souffrance et le désespoir. Ce fut Katla qui, d’un coup de pied, écarta le mourant. Mais l’instant d’après, deux autres gardes s’étaient avancés à leur tour, et il en venait davantage derrière eux. Il fut bientôt difficile de trouver assez d’espace pour manœuvrer, avec la grande épée. En jurant, Katla la laissa tomber sur les dalles et s’empara plutôt d’une des courtes épées des morts. Elle en fit des moulinets si féroces que les hommes furent contraints de reculer d’un pas, puis de deux, et finalement ils se bousculèrent en perdant l’équilibre et en poussant des jurons. Quand la déroute fut complète, le sergent aboya un ordre et ils se pressèrent contre les murs, laissant le champ libre entre l’officier et leur proie. Le sergent visa Katla de son arbalète, en ricanant : « C’est bien dommage de te tuer, ma jolie, peut-être qu’on devrait juste te blesser et s’amuser un peu. » Puis il dirigea son arme vers Saro. « Guère d’usage pour toi, mon garçon. Mes hommes n’aiment pas ça. » D’un geste lent et délibéré, il remonta le mécanisme. Derrière le sergent, il se fit un mouvement dans les ombres, et soudain, la pointe d’une épée apparut sur le devant de sa tunique, qui changea rapidement de couleur, passant du beau bleu jétrain à un rouge sale et détrempé. Il s’effondra et sa silhouette massive fut remplacée par la forme souple d’un homme des collines, qui récupéra son élégante lame du désert avec une grâce économe. Derrière lui se dressait une figure sortie de cauchemars, aux dents effilées en pointe et luisant dans la pénombre. Puis un petit homme gras, un grand homme efflanqué et la haute silhouette d’un géant. « Le combat est un peu plus égal maintenant, non ? » lança Mam, sarcastique. De brûlants relents de bière flottaient soudain dans l’espace étroit. Les gardes se retournèrent pour se défendre, mais la moitié d’entre eux étaient encore plus ivres que les mercenaires, le reste à peine éveillé. Dans sa terreur, l’un d’eux se pissa dessus, alors même que deux lames l’embrochaient, de face, et dans le dos. 24. Le Creuset Le messager de Forent arriva le jour suivant. Sa missive était aussi brève que pertinente. Une force expéditionnaire était prête à lever les voiles et n’attendait que la présence du co-commandant Tycho Issian, avec ou sans son sorcier. Malgré l’arrogance de ce qui était de fait une convocation, le sire de Cantara put percevoir la joie maligne de Rui Finco, et son impatience. Il avait un plan, il était assuré de son succès, ils devaient frapper au plus tôt. Tycho Issian n’était pas convaincu. Encore enflammé par la vision de la femme métamorphosée, la nuit précédente, il se sentait encore tout bouleversé. Il devait capturer la Rosa Eldi s’il voulait demeurer sain d’esprit. Mais pour la garder, ils devraient infliger une défaite totale aux barbares. Et qu’était donc cette « pierre de mort » dont avait parlé l’intrus ? « Une arme puissante… un artefact au pouvoir de vie et de mort… » La simple idée l’en aurait fait rire, si le fils Vingo n’avait bondi pour frapper cet homme avant qu’il n’en eût dit davantage. Pour un garçon aux manières douces, il avait fait preuve d’un zèle meurtrier tout à fait admirable. Mais qu’il y eût été poussé par le désir de faire taire cet homme ou parce qu’il en avait compris l’origine étrangère, cela resterait sans doute un mystère. Qu’il se fût échappé était extrêmement dommage. D’un côté, il aurait été utile dans une poussée en territoire ennemi ; de l’autre, il aurait pu jeter quelque lumière sur cette histoire de pierre de mort. Tycho sentait un fourmillement dans ses doigts à l’idée de détenir une telle puissance ultime. Il ne s’était jamais considéré comme avide de pouvoir. Fervent, oui, et pieux. À eux deux, lui et le frère de ce garçon, Tanto, ils avaient amené des centaines d’âmes à Falla, par l’intermédiaire des bûchers, avant que l’infirme n’eût été si malencontreusement envoyé les rejoindre. Mais combien d’autres ne serait-il pas en mesure d’offrir à la Dame s’il pouvait régner sur Elda tout entière ? Et comment mieux y parvenir qu’en mettant la main sur une arme magique ? Puisque ce Saro et Virelai semblaient avoir développé des liens inhabituels d’amitié, Tycho avait pris la précaution de faire attacher le sorcier sur un chevalet pendant qu’il était encore inconscient. Avec la fuite de Saro, et puisque Virelai était par nature un couard, nul doute que quelques judicieux tours d’écrou lui arracheraient davantage d’informations sur cette pierre… * * * « Il était obsédé, fou d’amour. — Il ne parlait de rien d’autre. — Tu te rappelles son expression quand je lui ai dit qu’elle était toujours vivante ? » dit Mam en se tournant vers Dogo. « On aurait pu cuire un œuf dessus ! — J’ai cru qu’il allait sauter par-dessus bord et pousser le bateau à la nage jusqu’à Tomberoc ! » Katla était assise, les yeux baissés. Elle ne savait que dire, ni comment réagir. Elle se sentait tout engourdie, stupéfiée. Au lieu de répondre, elle se retourna pour regarder Saro au fond de l’écurie, troussé comme une oie prête pour le four, un bâillon sur la bouche. Ses mains s’ouvraient et se fermaient, même s’il était profondément endormi. La nuit était froide, mais des filets de sueur lui coulaient sur la figure. « Nous devrions simplement le tuer et le laisser là, suggéra-t-elle enfin. Ce n’est qu’un autre sale Istrien, en fin de compte. » Persoa arqua un sourcil éloquent. « Ne t’offense point, mon doux amour, dit Mam à mi-voix. Les tribus des collines sont seulement istriennes par raccroc. » Elle se pencha vers Katla. « Fillette, calme-toi. Je sais que tu as de la peine pour Erno, c’est notre cas à tous. Mais celui-ci devrait au moins nous rapporter un peu d’argent, et Altéa n’est pas très éloignée de l’endroit où l’on a emmené ta mère. C’est la providence, vraiment. Elle doit nous sourire. » Et elle régala la compagnie de son propre horrible sourire. * * * « Et vous dites qu’il n’y a pas d’esclaves chez vous ? — Pas de houris ? — Eh bien… » Béra Rolfsen hésita. « … Nous n’avons pas d’esclaves, c’est la vérité. Nous avons des serviteurs, mais nous les payons pour leur travail, et nous les logeons et les protégeons pendant toute leur vie. Nous leur donnons souvent leur propre terre et du bétail. Quant aux dames que vous appelez des “houris”, eh bien, nous avons un autre terme pour les désigner… — Et quel est ce terme, si je peux demander, Bé-ra ? » Béra ne put s’empêcher de sourire dans sa robe noire qui couvrait tout, malgré l’inconfort du chariot et les circonstances plutôt désastreuses où elle se trouvait. « Euh… des prostituées. — Et vos “prostituées”, elles apprennent les arts sacrés et adorent la Déesse avec les hommes qui viennent les visiter ? — Un tel acte n’est en général pas considéré comme sacré dans mon pays, déclara Béra, un peu compassée. C’est plutôt un marché. — Vous voulez dire, ils paient directement ces femmes ? » L’intonation de son interlocutrice semblait déconcertée. « Bien sûr. On ne le fait pas ici ? — Jamais ! » L’autre était choquée. « Les femmes ne touchent jamais à l’argent dans mon pays ! C’est une souillure. » Elle s’interrompit puis murmura quelque chose en istrien à celle qui se trouvait près d’elle. Quand l’autre lui eut répondu, deux ou trois femmes se joignirent à la conversation. La première reprit enfin : « Hana dit qu’il y a des hommes qui reçoivent un paiement pour ce que nous faisons et ne le donnent pas aux autels comme ils le disent. » Béra se mit à rire : « Je suis bien sûr qu’ils ne le font pas ! — Mais c’est très mal. — En Eyra, déclara Béra avec fermeté, les femmes choisissent avec qui elles partagent leur intimité, et si on les paie pour cela, c’est leur affaire. Personne ne peut les contraindre sans être puni. Nos lois considèrent les femmes comme égales aux hommes, même dans le mariage. Nous sommes instruites en même temps que nos frères. Nous dirigeons notre maisonnée, nous possédons notre propre fortune et nous héritons de propriétés. Si un époux se révèle être un mauvais homme, sa femme peut en divorcer par déclaration. Je l’ai fait moi-même. » C’étaient des nouvelles stupéfiantes. On dit enfin : « Vos hommes doivent être très faibles. — Pas du tout. Ce sont des grands gaillards aux bras musclés, de farouches guerriers… — Faibles d’esprit, je veux dire. » Béra se mit à rire derechef. « Eh bien, ce sont des hommes, et ils ont leurs faiblesses, comme tous les hommes. — Et pourquoi avez-vous “divorcé” d’avec votre homme ? » Béra leur conta donc la triste histoire d’Aran Aranson et de son obsession, son désir avide de trouver le trésor, son rêve d’or, son amour de l’aventure, l’attrait de la légende de Sanctuaire. Comme il avait jeté toutes leurs ressources, financières et humaines, dans la construction de son navire. Comme leur fils aîné avait été perdu en mer. Comme leur île avait été laissée sans défense. Comme elles avaient héroïquement tenu leurs envahisseurs en respect, pendant si longtemps. Comment sa fille avait massacré plusieurs raiders. Comment sa propre mère avait péri, stoïque, dans les flammes. Un silence respectueux suivit ce récit. Puis la femme répéta l’histoire, apparemment plus en détail, à celles qui ne parlaient que l’istrien. Elles eurent bientôt toutes des commentaires à ajouter. La première femme se frappa la poitrine. « Féléna, dit-elle. Féléna Taro. Mon père m’a donnée à son frère et aux amis de son frère quand j’avais douze ans. Ils sont revenus souvent, et nous mangions mieux après. Ensuite, quand j’ai eu quinze ans, il m’a donnée aux Sœurs de Falla. J’ose dire qu’il a fait de l’argent avec ça aussi », commenta-t-elle sombrement. « Téria, là, raconte qu’elle a adoré la Déesse avec plus de trois cents hommes. Ses efforts ont dû rendre quelqu’un très riche. Finita a un frère idiot qui peut à peine faire une addition ou écrire deux mots. Et pourtant c’est lui qui a hérité de toutes les propriétés de la famille, tandis qu’elle, on l’envoyait au marché aux esclaves. Et le père d’Hana est un seigneur qui a perdu toute sa fortune au jeu et l’a pariée avec le reste. Il l’a échangée pour le prix de deux chameaux. Deux chameaux ! » L’outrage avait rendu sa voix plus aiguë. Elle reprit : « C’est tout ce que nous valons, pour eux. S’ils ne peuvent pas avoir une bonne dot, ils prendront n’importe quoi d’autre. Ils se moquent éperdument de notre bien-être. Dans certains endroits du pays – les Bois-Bleus et les Skarns – on laisse les bébés filles sur les collines pour y mourir, comme nourriture pour les loups et les renards, elles valent si peu. Mais il y a des hommes qui trouvent leurs filles plus précieuses. Finita dit que la pauvre fille de la Dame de Cantara a été enlevée par des brigands à la Grande Foire, l’an dernier, et c’est pour ça que son fils, le sire Tycho Issian, a lancé une guerre sainte contre votre peuple. Il le fait pour la ramener. Et pour libérer vos femmes des pratiques barbares du Nord, pour vous ramener, vous toutes, à la Déesse. » Béra renifla avec dédain. « Des pratiques barbares, en vérité ! Je crois que ce sont les Istriennes qui ont besoin d’être libérées, pas les femmes des îles nordiques ! Et puis, votre pieux seigneur, là, c’est celui qui a essayé de faire jeter ma fille Katla au bûcher, à la Grande Foire, parce qu’elle était venue dire ce qui était réellement arrivé à sa fille Sélène. » Elles étaient toutes intéressées, à présent : « Et s’il vous plaît, dame, quoi elle être arrivé ? » demanda l’une d’elles, maladroitement, dans l’Ancienne Langue. « Eh bien, mais ce ne sont pas les braves hommes du Nord qui l’ont capturée ! Elle a été violée par l’homme qui devait être son époux, un certain Tanto Vingo… » Cela suscita des sifflements et des claquements de langues, ainsi qu’une vague de commentaires, davantage de questions, davantage de réponses. Malgré les remontrances de leurs geôliers, elles se livraient encore toutes à des conjectures fascinées et à un débat animé quatre jours plus tard, lorsque le chariot arriva à Cantara. * * * « Va-t-il jamais se réveiller ? » Rahë arpentait la salle principale de la caverne, spectaculairement exaspéré, en s’arrêtant de temps à autre pour contempler le corps tendu d’Aran Aranson. Ma Hallasen – Ilyina – sourit intérieurement. Elle connaissait trop bien son époux. Il partirait d’ici le plus vite possible à la poursuite de sa pâle captive aux cheveux d’or si son navigateur était éveillé et capable de manier une rame. Elle prenait plaisir à la subtile torture qu’elle lui infligeait. En feignant de vérifier la condition de l’Eyrain, elle se pencha sur la couche et passa une main sur le front de celui-ci. « Comment vas-tu, Aran Aranson ? » dit-elle à mi-voix, tandis que ses doigts nouaient dans les cheveux de l’Eyrain des nœuds secrets qui le garderaient endormi pendant au moins une semaine de plus. Elle devait arracher une promesse à Rahë avant de lui permettre de repartir, mais il n’était pas encore assez frustré pour accéder à sa demande. Une autre semaine ferait l’affaire, sans aucun doute. Il n’avait jamais été un homme patient, le Maître, malgré la longévité de leur race, et il ne semblait pas s’être amélioré avec l’âge. * * * Ne bouge pas avant que je ne t’aie bien reniflé. La voix grondait dans sa tête, aussi inéluctable que la mort, aussi se tint-il absolument immobile, à peine capable de respirer. Se trouver presque nu en ce lieu terrifiant était déjà assez terrible, mais devoir subir les dangereuses attentions de cette créature aux crocs acérés, c’était une épreuve de trop après son long et dur voyage. Je connais ton odeur… Une forme ténébreuse se mouvait autour de lui. Son énorme mufle frémissait de curiosité et ses immenses yeux ambrés semblaient tournoyer dans l’obscurité, comme si la bête avait cherché dans toutes les odeurs qu’elle avait jamais senties. Tu sens comme lui, mais tu n’es pas lui, dit-elle enfin dans son esprit. C’est aussi bien. Car si tu avais été lui, j’aurais dû te dévorer la tête. Une brève pause s’ensuivit, le calme avant la tempête. Puis il y eut un autre vaste grondement qui résonna dans les os de son crâne en lui faisant battre le cœur plus vite ; ses jambes se raidirent pour la fuite, mais il se rendit compte que ce grondement n’annonçait pas un bond meurtrier : le monstre s’amusait d’une plaisanterie qu’il était le seul à comprendre. De toute sa longue vie, il n’avait jamais imaginé que les félins eussent un sens de l’humour. Cela ne le rassurait nullement à propos de son nouveau compagnon. 25. La Flotte d’Invasion Agrippé au plat-bord, Rui Finco contemplait la grisaille sans répit : le ciel gris, les rangées de vagues grises qui s’étiraient interminablement vers l’horizon. Ses mains étaient blanchies aux articulations. Non qu’il eût peur de l’inconnu, car il avait déjà traversé cet océan ; et ce n’était pas non plus le mal de mer – il n’en souffrait apparemment point. Non, c’était l’embarras qui causait cette tension, à l’idée de la scène qui s’était déroulée sur le quai la veille, une certaine irritation devant ses propres manquements. Il n’avait pas assez réfléchi aux aspects pratiques du voyage, il devait l’admettre. Il n’avait visité qu’une seule fois les chantiers navals de Forent pendant les longues semaines où Mortèn Danson avait supervisé la construction de la flotte d’invasion. Et cela avait été assez tôt, alors que les vaisseaux n’étaient guère plus que des quilles incurvées. Il avait judicieusement hoché la tête, en admirant les lignes épurées du bois, le travail habile des manœuvres, mais il avait pensé à autre chose. À des rêves de grandeur et de richesses. Des rêves de pouvoir. Et lorsqu’il avait longé le quai avec le constructeur de bateaux eyrain, la veille, en se préparant à embarquer, il avait posé une question extrêmement stupide : « Où est mon vaisseau amiral ? » avait-il demandé avec brusquerie, en accordant un bref regard dédaigneux aux vaisseaux de transport de troupes, avec leurs bancs de nage et leurs empilages de caisses d’armes. « Eh bien, mais là, mon seigneur », avait répliqué Mortèn Danson avec fierté. Il désignait un grand navire à la belle proue, aux lignes fines – et totalement dépourvu d’abri ou d’aucun signe de confort. « Ça ? » Il s’était arrêté net, bouche bée. « Où sont les cabines ? Y a-t-il davantage d’espace sous la ligne de flottaison, que je ne puis voir ? » Vingt ans plus tôt, pendant la dernière guerre avec les Îles du Nord, il avait traversé la mer dans un solide vaisseau istrien de conception ancienne, une galère à trois ponts avec deux cents esclaves enchaînés à leurs bancs de nage dans la cale et dans les parties extérieures du second pont, au cœur duquel résidaient les quartiers d’habitation confortables, les salles de cartes et les cuisines bien équipées. Seuls les membres d’équipage des rangs les plus inférieurs passaient leur temps sur le pont, en proie aux intempéries. Malheureusement, de tels vaisseaux ne servaient qu’à la parade et au harcèlement rapproché. En tant que navires de guerre de haute mer, ils étaient sans utilité aucune. Instables, sinon sur mer calme, impossible à manœuvrer sinon dans les passages les plus larges et les plus profonds, l’essentiel de la flotte avait coulé avant même d’atteindre son but. C’était pour cette raison qu’il avait pris la peine de capturer un maître artisan des îles nordiques pour concevoir une flotte qui résisterait à la traversée de ces mers houleuses. Mais en dehors de cela, il avait manqué d’imagination. Il n’avait pas pensé à des quartiers d’habitation ni à d’autres aspects plus quotidiens de l’entreprise. « Je ne puis traverser l’océan dans… ça ! Où dormirai-je ? Comment aurai-je la moindre intimité ? Et puis… (la véritable implication de la chose l’avait soudain frappé) … je serai trempé, et gelé ! » Mortèn Danson avait tourné vers lui un visage ébahi. « Le bateau est ce qu’il est, mon seigneur. Ce que je pouvais créer de meilleur dans les délais impartis. C’est ainsi qu’on voyage dans mon pays, le roi comme les gens du commun… » Il avait soudain écarquillé les yeux et Rui s’était retourné pour voir ce qui avait ainsi attiré son attention : un long train de serviteurs s’étirait depuis le château dans les rues pavées, transportant toutes sortes de fardeaux. À l’avant-garde, six esclaves titubaient sous le poids d’un grand lit à baldaquin, incluant les tentures de soie et une montagne de couvertures. Derrière le seigneur istrien, on avait réprimé sans succès un éclat de rire. Rui Finco avait pivoté sur les talons avec une expression accusatrice, et Mortèn Danson avait hâtivement changé d’expression. « Si le temps est très mauvais ou s’il y a une dame à bord, les hommes d’Eyra montent parfois une tente ou un abri. Mais ils préfèrent en général naviguer léger et dormir dans des sacs de couchage faits de peau de phoque et de morse. — De phoque ? De morse ? Nous n’avons pas de telles créatures dans le continent du Sud ! » Le constructeur de bateaux avait paru réfléchir. « De la peau d’ours ou de mouton serait bien chaude, mon seigneur. » Il avait ajouté, après une petite pause : « Sinon particulièrement étanche. » Rui avait poussé un gémissement, en faisant signe aux serviteurs de s’en aller. « Ramenez tout cela au château, imbéciles. Quelle place y a-t-il pour un tel luxe à bord d’un tel navire ? Idiots ! » Il avait saisi le bras de Mortèn Danson, une étreinte impitoyable. « Un mot de ceci à quiconque et ta tête décorera ma proue, avait-il averti. Maintenant, va chercher une tente pour moi et une pour le sire de Cantara. Les hommes devront se débrouiller. Et tu as intérêt à en faire autant pour chacun des capitaines, ou il y aura probablement une mutinerie. » Il se détourna des amples rouleaux marins pour examiner de nouveau son navire. Sous ses voiles gonflées, le vaisseau filait à la crête des vagues telle une chèvre de montagne. Il fallait au moins en créditer le constructeur de bateaux. Dans leur sillage écumeux, le reste de la flotte s’étirait jusqu’à disparaître au loin. Pour la première fois depuis l’intense embarras éprouvé sur le quai, Rui Finco sentit son cœur se dilater de fierté. Il était là, maître de sa destinée, à la tête d’une force d’invasion menée avec une habile ruse en Eyra pour venger l’honneur de sa famille perdu depuis si longtemps. Il regarda la tente de cuir dans laquelle il avait introduit en secret ses paquets de couvertures de soie et de laine, un peu de vin, une lampe et sa liasse de cartes et de diagrammes. Il réussit à sourire. Il jouirait de quelques plaisirs et d’un certain confort pendant le voyage, lui, au moins. Au contraire du malheureux bâtard qui se tenait au milieu du bateau, vomissant tripes et boyaux par-dessus le plat-bord. Avec un large sourire, il laissa le commandement du vaisseau à son capitaine et se réfugia dans son abri de cuir. * * * Le malheureux bâtard était Virelai, qui trouvait le mouvement du vaisseau impossible à endurer. C’était étrange, pensait-il dans les rares moments de lucidité qui séparaient deux vomissements, qu’il n’eût point enduré cette torture au cours de sa fuite de Sanctuaire, dans sa minuscule embarcation qui avait été bien plus livrée à la merci des vagues que ce grand navire. Depuis qu’ils étaient partis, la veille, il avait déjà cent fois souhaité la mort. Lui qui pendant sa brève existence avait rarement connu des sensations physiques extrêmes, il se trouvait maintenant en proie à des nausées ravageuses, des migraines abominables et des maux d’estomac à grincer des dents. Il ne s’était jamais senti aussi mortel, même en subissant les attentions de Tycho Issian dans les donjons de Jétra. Tout à sa poursuite de la pierre de mort dont avait parlé l’étranger défunt, le sire de Cantara l’avait fait jeter sur un chevalet. Tycho avait de toute évidence eu une trop piètre opinion de son courage et de sa volonté : pendant deux heures de torture, Virelai avait laissé son esprit se détacher comme son corps ne le pouvait point, et offert pour divertissement au noble istrien des fragments de berceuses qu’Alisha Alouette-du-Ciel avait chantées au petit Falo, des listes d’herbes aromatiques et le nom de tous les yékas et de tous les Nomades avec lesquels il avait jamais voyagé – ce qui était aussi proche qu’il l’osait de révéler à son tortionnaire où se trouvait la pierre de mort. Tycho Issian avait alors abandonné et l’avait fait délier sans lui infliger plus de dommages. Si le sire de Cantara avait possédé la moindre subtilité d’esprit, il aurait pu déduire la logique tordue de ces vaticinations, mais il était si obsédé, si impatient, qu’il ne pouvait tout simplement pas réfléchir. Il avait estimé que le sorcier ne savait rien, que l’étranger avait déliré, et que Saro lui avait brisé le crâne par pure détestation personnelle. Dans la relative sécurité de sa chambre, pour ce dernier séjour dans la Cité Éternelle, jambes et bras en voie de retrouver l’essentiel de leurs sensations – d’une façon des plus pénibles après un engourdissement béni –, Virelai s’était étonné de son courage à ne point révéler ce qu’il savait. Pendant les jours suivants, il s’était félicité de sa loyauté envers Saro et Alisha, malgré la folie de celle-ci, de son intégrité et de sa force, des qualités qu’il n’avait jamais cru posséder. Puis, alors qu’il commençait de s’habituer à se voir sous un jour plus flatteur, il s’était retrouvé au milieu de l’océan dans ce répugnant navire secoué de toutes parts, en train de vomir sa nouvelle fierté par-dessus bord avec son dîner, son petit déjeuner et le repas de la veille. * * * « Je vous le répète, c’est moi qui dois la ramener, pas vous ! » Le sire de Cantara était presque couleur puce, une nuance bien visible même dans la lumière vacillante de la bougie. Il s’était introduit dans les quartiers privés du sire de Forent, sans avertissement et sans politesses préalables, pour exiger d’être le premier à fouler le sol étranger. Rui Finco lui avait expliqué, avec un soin patient, que la première partie de son plan n’exigeait que lui-même et Erol Bardson. Tycho Issian avait explosé. « Vous la voulez pour vous-même ! Je le sais, je le sais ! Vous voulez me la dérober et la baiser sous mon nez ! » Le calmer sans démolir la tente de fortune requit un effort délibéré de la part de Rui Finco, ainsi qu’un violent coup de poing dans le ventre du sire de Cantara. Le souffle coupé, celui-ci s’affaissa sur la superbe literie, encore muet – faute d’air – mais en jetant autour de lui des regards de plus en plus soupçonneux sur les beaux habits de Rui Finco, l’élégant cercle d’argent qui retenait ses longs cheveux noirs et les conforts extravagants de la tente. Il accusa enfin : « Si vous n’avez pas l’intention de la prendre, pourquoi tout ce luxe ? » C’était une juste raillerie. Mais Rui Finco n’était ni juste ni patient. « Regardez-vous ! » répliqua-t-il. « Cette mission exige discrétion et secret, et non une déraisonnable tête chaude. Si vous ne faisiez qu’entrevoir la dame en question, vous seriez assurément englouti par vos appétits charnels, et où serions-nous ? Notre tête doit gouverner notre cœur – et le reste de notre corps – ou toute cette entreprise n’aura servi à rien. Et puis, je suis déjà allé à Halbo et j’en connais un peu la géographie… » Il n’ajouta pas que cette unique occasion s’était rencontrée vingt ans plus tôt, avant qu’il n’eût été fait prisonnier par Ashar Stenson en personne pour en être relâché lorsque, afin d’éviter le sort des autres nobles et de leurs fils, c’est-à-dire être écartelé et éparpillé à tous les vents par l’infernal engin du roi eyrain, il avait prétendu de manière ignominieuse être un marin ordinaire obligé de servir dans la marine istrienne, et avait été renvoyé sur l’un des quelques vaisseaux survivants avec un message pour l’Empire du Sud. « … et j’ai réussi à extorquer au duc de Vastelande certaines informations sur des passages secrets menant dans la capitale nordique. Dupliquer ces efforts serait tout à fait superflu. Je ne suis d’ailleurs pas certain que vous soyez assez séduisant pour persuader sa seigneurie de vous divulguer ce qu’il a appris avec tant de peine. Mais je vous promets que je vous livrerai la Rose du Monde dès que je le pourrai. Elle ne m’intéresse aucunement. Vraiment. — Vous me jurez que vous ne la toucherez pas ? — Je le jure. — Par tout ce qui est sacré ? Par Dame Falla elle-même ? — Par le conin ardent de Falla, je le jure. » Tycho Issian lui adressa un regard furibond : « Reprenez ces paroles, blasphémateur ! » Rui Finco arqua un sourcil : « Le serment intégral ? » Les dents serrées, le sire de Cantara se releva et sortit de la tente avec tant de violence qu’il semblait devoir l’entraîner avec lui. * * * « Compte tenu de mon antipathie envers les sorciers, tu peux te demander pourquoi j’ai insisté pour t’avoir à bord de mon vaisseau. » En proie à une nausée désespérée, Virelai n’osait ouvrir la bouche pour répondre au sire de Forent. Il se contenta de hocher la tête en signe d’assentiment, essayant de toutes ses forces de feindre un intérêt pour ce que l’autre avait à dire. Rui Finco glissa rapidement la tête par le rabat de la tente, s’assura que l’équipage était autrement occupé puis revint à l’intérieur et ferma le rabat. Il donna un tour à la lampe pour en allonger la mèche. L’atmosphère de la tente parut aussitôt plus chaude et plus confinée. Virelai se sentit saisi de vertige. « Je comprends aux rapports du sire de Cantara que tes talents se sont considérablement améliorés depuis notre dernière rencontre. » Le malaise de Virelai augmenta, si c’était possible. Rui Finco l’observa avec attention de ses yeux noirs calculateurs. « J’ai entendu dire que tu as perfectionné ta capacité de… modifier la nature des choses… et même des gens. » La tête penchée de côté, il attendit la réponse du sorcier. Virelai avala sa salive, passa une main sur son front couvert d’une sueur froide. Que lui avait donc fait Alisha avec cette pierre ? Il ne s’était jamais senti aussi mal de sa vie. Le navire rencontra une grosse vague, tangua et roula. Virelai trébucha vers l’avant. Le sire de Forent l’arrêta d’une main, le repoussant sur le lit de fortune. « Mets-toi la tête entre les jambes et respire profondément », dit-il, presque avec bonté. Virelai obtempéra. Quand il s’en sentit capable, il se rassit en se redressant. Rui Finco lui tendit un gobelet. « Bois. » Virelai renifla le contenu du gobelet avec suspicion, mais ce n’était que de l’eau. Il la but tout en observant le sire de Forent par-dessus le rebord du gobelet. Rui prit celui-ci et y versa une autre rasade. La main de Virelai se tendit spontanément mais le sire de Forent écarta le gobelet. « Change-la en vin », ordonna-t-il. Virelai le dévisagea. Dans sa présente condition, il ne voulait même pas sentir une odeur de vin mais il savait ce qui arrivait lorsqu’on refusait quoi que ce fût à cet homme. Il alla chercher le souvenir le plus détaillé qu’il pût trouver, prit le gobelet des mains de Rui Finco, ferma les yeux et se concentra pour oublier sa nausée. Changer de l’eau en vin, c’était une chose, en faire du vomi, c’en était une autre… 26. Le Roi du Nord « Nul n’a vu Erol Bardson depuis des semaines. Sire. » Ravn Asharson poussa un lourd soupir. S’il y avait un sujet qu’il ne voulait pas voir aborder de nouveau, c’était cette obsession du duc de Passorage pour son déplaisant cousin et la conspiration extrêmement élaborée à laquelle celui-ci était censé participer. « Il lèche probablement ses plaies dans sa forteresse du nord et se fait discret, s’il a le moindre bon sens. — Il ne se trouve pas à Vastelande. » Ravn tourna vers son vieux serviteur un regard où s’allumait une petite étincelle de curiosité. « Comment le sais-tu, Bran ? Y es-tu allé ? » Passorage grommela dans sa barbe. « Quoi ? — Des espions, Votre Majesté. — Des espions ? » Ravn s’assit brusquement plus droit, stupéfait. « Vous avez vos propres espions ? — Ce sont les vôtres, en vérité, Ravn. Ou ceux de votre défunt père, en tout cas. Si vous vous intéressiez un peu plus aux affaires de l’État, ou de la chancellerie, vous le sauriez. » Ravn leva les yeux au ciel, tout en imaginant des vieillards délabrés, survivants de l’ancien régime, en train de traîner leurs membres arthritiques dans des buissons détrempés, échouant à escalader des murailles, écoutant à des portes d’une oreille à demi sourde, et rapportant de manière erronée ce qu’ils avaient mal entendu. Il eut un large sourire. « Et que disent donc mes espions, Bran ? — Qu’on ne le trouve dans aucun de ses repaires habituels. Que nul n’en a vu la moindre trace sur le continent depuis qu’il s’est échappé. Qu’aucun des navires revenant des Îles-Belles ou d’Ostenave n’en rapportait des nouvelles. Que même sa pupille ignore où il est… — Tu te fierais à cette petite coquine ? » C’était une fille rusée, la fille d’Erol, avec son joli visage de renarde et son corps souple. Il ne l’avait jamais mise dans son lit, s’il y avait vaguement songé au cours des années précédentes. Mais même son sens politique atrophié l’avait prévenu contre une telle intimité. « Nous l’avons… questionnée, Sire. » Passorage fixait le mur derrière Ravn en évitant avec soin de croiser son regard. La fille avait été pleine de défi au début, puis elle avait pleuré et hurlé en maudissant le roi, son épouse-troll, son enfant-troll et tout le reste. On avait essayé de ne point trop l’endommager, même si elle s’était montrée dure. En fin de compte, elle s’était évanouie, et il n’avait pas eu le cœur de poursuivre l’interrogatoire. « Elle ne savait rien. Mais quelqu’un à Halbo l’a aidée à s’enfuir, quelqu’un qui connaît assez les passages secrets autour du château et dispose des fonds suffisants pour faire disparaître le gardien du donjon. Cela me parle d’argent, de pouvoir et d’une conspiration, mon seigneur. « Et tu es certain que le gardien du donjon n’a pas lui-même accepté le pot-de-vin d’Erol pour s’enfuir avec lui ? — Nous avons découvert ses restes ce matin, Sire. Échoués sur un des îlots, plus haut sur la côte. Il y a été poussé par les courants qui viennent de l’ouest du port. D’après son état, il se trouvait dans l’eau depuis des semaines. » Ravn fronça le nez. Puis il haussa les épaules. « Il ne servait pas à grand-chose, ce vieux Flinn. Plus sac à vin que soldat, ces derniers temps, à ce que j’ai entendu dire. » Passorage haussa un sourcil. À certains moments, son roi le surprenait. Ravn semblait naïf et superficiel, uniquement occupé à baiser des filles et à s’adonner aux plaisirs que permettaient un accès sans restriction aux coffres et aux celliers royaux, mais de temps à autre il laissait échapper une observation qui prouvait qu’il y avait une autre facette chez lui. « Je sais parfaitement qui a aidé Bardson à s’échapper. » Passorage s’assit comme si ses genoux s’étaient subitement dérobés sous lui. « Vous le savez ? — Oui. » Le duc attendit, mais Ravn se contenta de faire tourner le liquide doré de son gobelet en le levant vers la lumière. « J’aime ces objets en verre, Bran. On peut voir si c’est de la pisse de cheval qu’on boit, ou de la bonne bière. Est-ce Céra qui en a fait don, ou Jétra ? » Passorage écarta d’un revers de main cette remarque non pertinente. « Eh bien, qui est-ce, alors ? J’ai passé des semaines à essayer de découvrir le traître, et vous dites que vous le saviez tout du long ? Dites-le-moi, pour l’amour de Sur ! » Ravn sourit : « En temps utile, Bran, je le ferai. » Il se tut en constatant la mauvaise humeur croissante de son vieux serviteur. « L’homme est trop rusé pour s’être enfui par bateau de Halbo. Tu n’as pas vérifié les registres du maître du port à Belle-Eau la nuit où Erol s’est échappé, je suppose ? Pour voir si des bateaux en sont partis sans prévenir ? » Le duc émit un grognement, puis secoua la tête. « Eh bien, qu’attends-tu ? Jette sur un cheval l’un de vos antiques espions et envoie-le s’informer. Et maintenant, laisse-moi à ma bière et reviens quand tu auras des sujets plus intéressants à aborder. » * * * « Je jure que ce bébé m’a adressé un clin d’œil pendant que le tailleur ajustait le corsage de ma nouvelle robe, hier. — Ne sois pas sotte, Herga, il avait probablement quelque chose dans l’œil. — Mais as-tu vu ses yeux ? Ils sont vraiment très étranges. Je n’ai jamais vu une telle couleur chez aucun enfant. Pourpre comme la bruyère, presque violets ! — Tu deviens donc bien poétique dans ton vieil âge, Herga ! — Je n’ai pas encore trente ans ! Surveille ta langue, Firi Edelsen. Mais tu as sûrement remarqué quelque chose à propos de cette créature – j’hésite à l’appeler un bébé. » L’autre femme devint pensive. « Ah… il est plutôt grand pour son âge. Un garçon très solide. Mais on devrait s’y attendre chez un enfant de l’Étalon. Aucun des miens n’a pourtant jamais été aussi alerte à ce stade, je crois. Son regard vous suit partout avec tant d’attention… — C’est déconcertant. » Herga jeta un coup d’œil aux alentours. « Mais tu sais, même si c’est trahison de le dire, je crois vraiment qu’il ne ressemble en rien à son père ni à sa mère ! — Herga… — Chut, baisse la voix, Firi, ou tu nous attireras sûrement la malédiction de la sorcière. Mais penses-y bien : elle est tellement pâle, tellement mince, elle a les yeux aussi froids qu’une mer de glace. Il ressemble plus à son père, avec cette mâchoire… Mais son nez a une forme différente, et il n’a presque pas de menton. Et il est déjà aussi gros qu’un enfant de douze mois, ce qui n’est sûrement pas naturel. » Sa voix devint un murmure : « Dans certaines îles les plus lointaines, à ce que j’ai entendu dire, une femme qui a du mal à concevoir s’en va dans les collines à la pleine lune, se capture un lapin mâle, l’éventre avec un coutelas bien tranchant et le remplit avec ce qui appartient à son époux : des cheveux, des rognures d’ongles, et sa semence, bien entendu. Et alors… » – elle porta une main à sa bouche pour dissimuler ce qui allait suivre et qui n’était pas convenable – « … elle doit se le frotter contre… tu sais… là, en bas. » Elle changea de position, mal à l’aise, en observant la répulsion qui se répandait sur les traits de son interlocutrice, une femme qui n’aurait pas su distinguer un cerf d’une biche, et moins encore en capturer ou en tuer un ; elle avait pu voir des lapins bien proprement dépiautés au marché de Halbo, et n’aurait jamais rêvé non plus de… eh bien… « Et puis après, reprit-elle avec vivacité, elle doit l’envelopper dans des bandelettes, le ramener chez elle et chanter pour lui donner la vie, toutes les nuits, quand tout le monde dort. Et alors, son ventre grossit comme si elle était enceinte de trois mois, et six mois plus tard, il naît un grand bébé mâle. » Elle fit une pause pour souligner ses paroles, en prenant plaisir à voir les yeux de Firi s’écarquiller d’anticipation. « Mais ce n’est pas un bébé ordinaire. Car lorsque la lune est pleine, il lui pousse de la fourrure et il va courir dans les collines… » À ce dernier détail, Firi partit dans de grands éclats de rire. « Me dis-tu que l’enfant de la reine se verra pousser une petite queue blanche et de grandes oreilles, et qu’il ira sauter et trotter quand la lune sera de nouveau pleine ? » Herga fit claquer sa langue, irritée. « Inutile d’interpréter littéralement ! Mais il y a de la magie à l’œuvre là-dedans, je te le dis. Et la Rose du Monde, avec cette chose qu’elle appelle son enfant, est sûrement au cœur de tout cela ! » * * * La Rose du Monde s’était enfuie du château. Elle avait aussi échappé, pour quelques instants du moins, aux limites de l’identité qu’on lui avait imposée. Elle se tenait au bord d’une falaise qui dominait Halbo, offrant son visage au vent, couronnée de feu pâle par le soleil hivernal, elle regardait son monde et elle savait qu’il lui appartenait. La mer s’étendait en contrebas, s’étirant avec un abandon apparemment sans bornes, un vaste miroir du ciel. Bientôt l’une et l’autre seraient siens, elle pouvait le sentir dans ses os. Bientôt lui appartiendraient aussi les mouettes qui planaient au-dessus de sa tête, flottant telles des âmes perdues dans l’air glacial, les plantes qui survivaient dans cette pente abrupte, les coussins d’acanthacées, de silène, de tormentille et de sureau noir, la couche herbeuse et tendre dans laquelle elles poussaient, et le sol mince et acide en dessous, et les vers, les centipèdes, les mille-pattes, les minuscules colonies de la vie qui œuvraient dans ce noir royaume, invisible aux yeux humains. Et le roc même du continent, avec son cœur battant de mica et de feldspath, ses veines et ses cavernes de cristal et de quartz, des filons qui couraient sous la falaise pour plonger loin sous les eaux de l’Océan du Nord jusqu’aux terres lointaines. Ils seraient à elles. Tout à elle. Elle était Falla, elle était Féya, elle était la Rosa Eldi. Mais plus que tout, elle était l’me du Monde. Un grand calme l’envahit tandis qu’elle le comprenait et l’acceptait. Mais ce fut de courte durée. Car l’âme n’est qu’un aspect de toute créature, humaine ou divine, et la Rosa Eldi était séparée de ceux qui la complétaient : l’Homme et la Bête. Sans eux, elle dérivait tel un bateau sans amarres : elle avait une volonté, et un certain pouvoir, mais pour l’instant elle était à la merci d’autrui, là-haut, dans ce petit royaume rocailleux, et le reste de son être se trouvait de l’autre côté du monde. Pourtant, malgré la distance qui les séparait, elle savait que les deux autres étaient toujours en vie, elle pouvait les sentir comme une araignée au cœur de son univers de toile sent l’aile du papillon qui effleure les parties les plus lointaines de sa création. Ils se retrouveraient. Pendant un instant, une grande force l’envahit. Ils se retrouveraient, et le monde regagnerait son intégrité. Je vous trouverai ! Ce cri muet jailli du centre de son être descendit le long de ses jambes solidement plantées dans le sol pour résister au vent tranchant, à travers la plante de ses pieds pressée sur le granit. Elle en sentit le message la quitter tel un rideau de flammes pour aller courir dans le roc. Les yeux clos, elle le suivit dans le quartz et la couche de lave qui s’étiraient sous les vagues hérissées de l’océan. Il filait comme un feu de forêt pour s’enfoncer au cœur du monde. Un éclair de puissance la traversa, se diffusa dans son corps mince, le fit chanter d’une vie renouvelée. Le bébé s’agita soudain dans ses bras, lui martelant la poitrine de ses petits poings comme pour repousser ce changement dérangeant. Et elle ne fut plus une déesse, seulement une mince et faible femme debout au sommet d’une falaise avec un enfant hurlant qui n’était pas le sien, des bras douloureux et tout un troupeau de servantes qui se plaignaient de leurs pieds fatigués, du froid, du rude chemin, de l’heure matinale, et ce n’était vraiment pas convenable pour une reine de se promener ainsi dans des espaces sauvages, sans la moindre préparation, sans un manteau, à une heure aussi indue, avec la pauvre petite chose affamée qui pleurait à ses mamelles vides. Pas étonnant que son époux lui tînt de moins en moins compagnie : la nouveauté s’était usée, et il en était grand temps ! Ce dernier commentaire ramena la Rosa Eldi à un aspect quelque peu moins divin de sa personne : « Je peux vous entendre ! » Elle se retourna pour faire face à celles qui se plaignaient, et un silence surnaturel tomba sur leur petit groupe. Elle n’avait pas parlé très fort, mais elle avait usé de la Voix et les femmes étaient toutes tremblantes à présent, sans savoir pourquoi elles se sentaient effrayées et aux abois. Mais c’était la vérité, se dit la Rosa Eldi. Ravn la quittait de plus en plus souvent pour se tenir avec les artisans des chantiers navals, son maître armurier et ses généraux. Elle était de son côté distraite par l’enfant, qui suscitait en elle un trouble indéfinissable. Et par les milliers de voix qui murmuraient dans sa tête, l’invoquant dans l’angoisse et l’extase, dans des conversations ou des méditations. Tout réclamait son attention. Et le sortilège par lequel elle s’était lié son époux s’était desserré. Si elle n’y prêtait attention, elle perdrait Ravn complètement. Elle frissonna à cette idée. Elle devait retourner au château, à l’instant. Elle se dirigea vers les servantes assemblées, tendit l’enfant à la nourrice et fit appel à ce qui lui restait de pouvoir. « Il fait froid, je vous l’accorde. Et il vaudrait sans doute mieux pour nous retourner au château. Mais n’est-ce pas un jour magnifique ? » Et en l’entendant parler ainsi, elles se rendirent compte qu’elle disait vrai. C’était vraiment une journée des plus magnifiques, même si de la neige tombait du ciel maussade, aussi serrée que des pétales de rose. Leurs douleurs s’effacèrent, leurs engelures cessèrent de les tourmenter, un sang plus chaud se diffusa dans leurs membres, l’air leur parut plus clair et plus éclatant. Sur le chemin du retour, les fleurs vivaces et les baies obstinées de l’hiver s’offraient dans toute leur splendeur. Les femmes souriaient et bavardaient en retournant à la porte ouest du château. Mais pas le petit Ulf, qui contemplait de ses yeux violacés la femme responsable de ce miracle mineur et beuglait de toute la force de ses poumons. * * * « Qu’est-ce qui te chagrine, ma Rose ? » Quelques nuits plus tard, Ravn Asharson, l’Étalon du Nord, était agenouillé auprès de son épouse et écartait ses cheveux soyeux de son front plissé par une concentration inhabituelle chez elle. Il ne lui avait jamais vu cette expression ; elle semblait toujours sereine, indifférente au monde et à ce qui s’y déroulait. Même dans les soubresauts de la passion, elle paraissait étrangement paisible, une créature parfaitement à l’aise dans son élément, glissant sans effort sur un océan où d’autres coulaient et se noyaient. Il se dit, avec un soudain tressaillement de lucidité, que dans les dernières semaines cette femme qu’il appelait son épouse avait changé, et qu’il en ignorait la raison. Elle le regarda bien en face, et il sentit son cœur se serrer tandis que son sang battait plus fort, comme toujours lorsqu’il était sous son charme. Ces yeux, se surprit-il à penser pour la millième fois, on pourrait s’y perdre à jamais… « Beaucoup prient cette nuit, Ravn. J’entends leurs pensées qui se diffusent dans le monde. Ils emplissent ma tête comme des abeilles. Mais leurs paroles ne sont pas de miel… » Il la dévisagea, ébahi. Elle prenait rarement l’initiative de la conversation mais avait une curieuse tendance à faire ce genre de déclarations obliques et déconcertantes. Il avait d’abord cru qu’elles reflétaient sa maladresse à manier un langage étranger : elle s’essayait à des concepts qu’elle ne pouvait correctement exprimer. Aussi hochait-il la tête d’un air encourageant et ramenait le sujet vers des domaines plus sûrs. Parfois, les paroles de la Rosa Eldi paraissaient absurdes, dépourvues de sens. Puis Ravn se demandait si elle avait tous ses esprits. Au début, il ne s’en était guère soucié, car pour dissiper les doutes qu’il aurait pu entretenir sur le choix de son épouse, il suffisait d’un unique regard de ces yeux vert-de-mer, d’un seul doigt sur sa joue. Il se diffusait ensuite dans l’ardeur de son désir et penser de manière cohérente perdait toute pertinence, une écume sur le flot de la passion. Mais, ces derniers temps, il avait commencé d’en être inquiet. Une épouse folle, voilà qui ne serait pas bon. Raik Crin-de-Cheval avait eu une épouse folle. On l’avait enchaînée dans un cachot au pied des Sentinelles, disait-on, et on l’y avait laissée pourrir. Certains disaient qu’elle s’y trouvait encore – du moins en esprit –, pleurant et gémissant et faisant de terribles prédictions sur l’avenir du monde. Nul ne se promenait dans les étages inférieurs des tours après la tombée de la nuit : les Eyrains étaient un peuple superstitieux. Ravn avait toujours été fier de son pragmatisme et de sa tête dure en ce qui concernait ce genre de choses. Mais des histoires de vieilles femmes et des chansons absurdes lui tournaient dans la tête à présent, tel un vol de corbeaux. « À épouse folle, fils mol, à épouse en vilenie, enfants sans esprit » ; « Une épouse idiote fera des enfants idiots. » Et, le plus clair : « La folie se transmet par le sang. » Cela l’amenait à observer son fils avec plus d’attention, ce qui était également dérangeant. Lorsque l’enfant se faisait mal, au lieu de pleurer comme l’eût fait n’importe quel enfant normal – pour être rassuré, pour exprimer sa douleur –, le petit Ulf semblait enfler jusqu’à devenir écarlate, les yeux exorbités : on aurait dit qu’il allait s’étouffer. Puis il attrapait l’objet le plus proche, n’importe lequel, et s’en servait pour frapper sans arrêt quiconque se trouvait à sa portée. S’il n’y avait personne, il retournait l’arme improvisée contre lui-même et se tapait jusqu’à provoquer des meurtrissures. La première fois qu’il avait agi ainsi, on s’était précipité, on l’avait cajolé en lui accordant beaucoup d’attention ; par la suite, c’était arrivé plus fréquemment. L’après-midi même, il s’était livré à l’une de ces crises silencieuses, attaquant avec une apparente furie Léta Aile-de-Mouette, à l’aide de la cuillère d’argent dont elle se servait pour essayer de le persuader de manger de la nourriture solide. Mais lorsque son père était entré dans la pièce, Ulf avait tourné vers lui son fascinant regard violet et, avec le plus grand calme, s’était mis à se taper sur la tête avec la cuillère, jusqu’à ce que Ravn, horrifié, lui arrachât l’ustensile. Et pourtant, l’enfant était en bonne santé, parfaitement formé. La graine issue du corps de Ravn, l’héritier de son trône. Et de son étrange épouse. Elle posa sa tête sur la poitrine de Ravn. Libéré du regard de ces yeux merveilleux, il sentit son esprit s’éclaircir. « On prie, ma Rose ? — Certains prient pour leurs âmes. Et d’autres pour la victoire. Leurs femmes prient aussi, pour qu’ils reviennent sains et saufs. » Ravn fronça les sourcils. « Ils prient pour la victoire… pour qu’ils reviennent sains et saufs… » Entendait-elle vraiment la voix d’autrui ? C’était impossible, assurément. Une vision, peut-être, un rêve qu’elle avait fait. Ce n’était pas inconnu dans les Îles, même si l’on en parlait peu. De telles voix prophétiques visitaient parfois les seithers. Mais une femme ordinaire ? Au même instant, il se rappela que la Rosa Eldi n’était d’aucune façon « ordinaire ». Des questions se pressaient dans sa tête. L’ennemi pouvait-il planifier une campagne si longtemps à l’avance ? L’hiver était une saison dangereuse pour qui n’avait pas l’habitude du climat changeant de l’océan et, dans toutes les annales historiques, on n’avait jamais rapporté que les Istriens fussent connus pour se lancer dans ce genre d’entreprise. Ils n’étaient pas habiles à maîtriser vents et marées, ou à naviguer dans le brouillard ou les hautes eaux. Moins encore à construire des vaisseaux capables de subir les assauts de l’Océan du Nord. Quoique le climat eût été d’une douceur inaccoutumée, cette année… Une pensée brusque et tranchante le traversa. « Dites-moi, ma colombe, prient-ils pour des mers clémentes ? » Les mains de son épouse s’agrippèrent convulsivement à sa tunique. « Oui, murmura-t-elle. Oui. » 27. Pour Dérober une Rose Une petite embarcation se balançait sur la mer obscure. À bord, deux silhouettes étaient penchées sur leurs rames tandis qu’une troisième se tenait assise bien droite à la poupe, le visage masqué d’une collerette. La proue était ornée de ce qui ressemblait à un corbeau. Puis la figure de proue s’envola et, au ras des eaux illuminées par la lune, elle disparut dans la nuit. * * * On avait étalé des cartes sur toutes les surfaces disponibles de la pièce. Trois hommes les consultaient fiévreusement à la lueur vacillante de nombreuses chandelles. Deux d’entre eux étaient des vieillards à la longue barbe grise et aux cheveux nattés. L’un des deux n’avait qu’une main. Il tapa sur la carte de son moignon enveloppé de cuir. « Je dis qu’ils vont probablement remonter la côte est et essayer de trouver un passage dans le Détroit aux Requins pour débarquer ici, à Grèvenoire. » Egg Forstson avait l’air sombre. « Dommage que Ness ait laissé les fortifications se délabrer. » Il se tira la barbe. « Rappelle-moi pourquoi tu es de cet avis ? » Passorage et son roi échangèrent un regard au-dessus de la tête courbée du duc de Shepsey. Puis, pour détourner le vieil homme de ce sujet malencontreux, Ravn se hâta de dire : « De fait, Egg, j’ai réglé le problème du Détroit aux Requins. » Le vieux serviteur releva la tête : « Ah ? — Je l’ai ramené sous la gouvernance de la Couronne. — Mais la dernière fois que j’en ai entendu parler, il était plein de brigands. Des pirates, des corsaires, qui s’en servent pour leurs activités nuisibles. » Ravn éclata de rire : « Attention à ce que tu dis, vieil homme. C’est de ma marine que tu parles. — Votre marine ? » La voix du duc de Shepsey monta dans les aigus. « D’où auraient pu venir tous ces navires, à Belle-Eau ? Pensais-tu que j’avais doublé ma flotte d’un clin d’œil, sans avoir sous la main un maître constructeur de bateaux ? — Mais ils sont absolument indignes de confiance, Sire. Ils feront volte-face et s’enfuiront au premier signe de problème. » Ravn haussa les épaules : « Il faudra voir. Et donc… (il se pencha de nouveau sur les cartes) … si les Istriens se rendent dans le détroit, ils devraient perdre un bon nombre des leurs avant de comprendre qu’un piège leur a été tendu. » Il émit un petit gloussement. « Nous avons laissé les ruines en place, Egg, au lieu de rebâtir – nous n’avions ni les moyens ni le temps ni les bras nécessaires pour réparer les tours, nous avons donc plutôt décidé de transformer leur délabrement en avantage. Les informations dont disposent les Istriens leur auront dit que les fortifications sont démolies, et le détroit sans protection. Mais j’ai envoyé une centaine de bons guerriers dans le Nord avec des balistes et de la poix. Si des bateaux essaient de forcer le passage entre les tours, la moitié de la flotte istrienne sera en feu avant que l’ennemi sache ce qui l’a frappé. Quant à l’autre moitié… » Il sourit. « Nous saurons leur approche avant même qu’ils n’aient une chance de traverser Noirelande. Ness a ses corbeaux et deux vaisseaux rapides. Si les intempéries ne les tuent pas tous pendant qu’ils franchissent les marécages, moi je le ferai, d’ici, de l’autre côté du Lac-à-Sur… » Il désignait la piste sur une autre carte, puis son doigt dessina un arc : « … tandis que Passorage et ses troupes les prendront à revers depuis Pied-du-Troll. » Il se redressa en écartant ses mèches de ses yeux. Sous sa crinière noire, son visage était rosi, ses yeux brillants. Il n’avait pas eu l’air aussi… eh bien, il ne s’était jamais autant ressemblé depuis des mois, songea Egg Forstson. Irrité cependant de ne pas avoir été consulté à propos de ces plans, il releva un menton pugnace. « Et s’ils foncent droit sur Halbo ? » Même Passorage se mit à rire devant cette idée ridicule. Tout le monde savait la cité impossible à prendre. * * * Alors que la petite embarcation touchait aux rochers qui se trouvaient en contrebas de la Sentinelle, le bruit de son arrivée fut étouffé par les tampons de liège qui en doublaient les plats-bords. Il commença à neiger. Une neige légère d’abord, de minuscules flocons qui fondaient au contact de la peau et de la mer, puis de grands et doux rideaux blancs. Les deux rameurs rangèrent leurs rames et les trois hommes demeurèrent assis. Ils attendaient. L’eau clapotait contre la coque ; de l’eau ruisselait du rocher sur lequel reposait la tour, et la masse imposante de celle-ci s’élevait plus haut qu’un promontoire. Des petites lumières y apparaissaient çà et là, parfois vacillantes, parfois immobiles. Virelai contemplait la tour, plongé comme dans un brouillard dans une appréhension glacée. Ce n’était pas seulement le trajet depuis le grand bateau jusqu’à la falaise, il en était certain, mais autre chose, quelque chose de contre-nature. La tour elle-même ? Elle semblait assurément trop haute et trop scintillante pour avoir été édifiée par des mains mortelles. Peut-être les anciennes légendes étaient-elles vraies et des géants avaient-ils bel et bien vécu dans cette contrée avant les hommes d’Eyra. Une plus grosse vague vint les soulever, la barque tangua – et Virelai sut que, quelles que fussent les horreurs qui les attendaient éventuellement dans la tour, il préférerait infiniment les affronter plutôt que d’être à la merci de l’eau noire et de ce qui se tapissait dans ses profondeurs. Une nouvelle lumière apparut à travers le blizzard, plus proche que les autres. Elle se déplaçait en tressautant, un rythme suggérant que le porteur se dirigeait vers eux. Les trois hommes la regardèrent, fascinés, même si le sorcier remarqua que ses deux compagnons avaient rejeté leur manteau afin de pouvoir plus facilement tirer leur épée. Cela ne le rassura pas. À quoi pouvaient bien servir des épées dans un petit bateau comme celui-ci ? Un mouvement mal calculé et une bonne épée bien lourde vous emporteraient dans une tombe liquide telle une ancre lancée d’une main sûre. Il y eut un vrombissement d’ailes et quelque chose effleura sa nuque, puis sa joue comme il se retournait dans sa panique – trop vite : l’esquif tangua plus férocement et Rui Finco maudit Virelai dans un murmure, lui promettant des châtiments atroces. Virelai ne doutait nullement qu’il mettrait sa menace à exécution. Il cligna des yeux pour chasser des larmes, et soudain la noirceur devant lui se condensa en prenant la forme d’un corbeau : celui du Nordique, revenu se percher sur son épaule. La vague lueur de la lune accrochait un éclat terne à l’œil noir et rond qui le fixait d’un air inquisiteur. Puis la lumière devant eux devint une flamme, et le sorcier vit que c’était une silhouette sombre dans les rochers, une petite lanterne tenue à bout de bras. Une femme, fut-il surpris de découvrir. Une vieille femme dont la lampe illuminait les yeux foncés et des bajoues où rides et plis suggéraient une nature amère. « Eh bien, venez là où je puis vous voir », dit-elle à voix basse, et son intonation n’était pas très accueillante. Virelai passa le premier, se déplaçant de côté comme un crabe, en s’accrochant à des algues, à des parois lisses, à des berniques, dans son désir désespéré de quitter le bateau. Erol Bardson le suivit d’un seul bond athlétique, avec son corbeau qui déployait ses ailes afin de conserver son équilibre. Le sire de Forent arriva en dernier. La vieille femme tendit la lampe pour voir ses traits et recula brusquement, le visage transformé en un masque de répulsion. « Vous ! siffla-t-elle. J’aurais dû savoir que ce serait vous qui mordriez à l’hameçon du traître. Vous lui ressemblez, soyez maudit ! Jurez-moi maintenant que vous ne direz rien à Ravn de son origine. Tuez-le vite et sans bruit si vous le devez. Jurez-le-moi, ou vous le regretterez. » Rui eut un sourire froid : « Eh bien, mais vous devez être la dame Auda », dit-il d’un ton léger, dans la langue eyraine qu’il avait si assidûment pratiquée pendant toutes ces longues semaines. « Ma mère vous a causé grand tort, je le crains. Le coucou est-il dans son nid ? — Il se trouve avec ses nobles dans la salle des cartes, au sommet de la tour ouest du château. — Et la dame ? » Auda le dévisagea, les yeux étrécis : « Vous l’embrocherez aussi ? » C’était une façon comme une autre de décrire la chose, sans doute. Il hocha la tête : « Ah, oui, nous la prendrons aussi. » La vieille femme secoua la tête : « Dans ses appartements. Erol sait où. » Elle réfléchit un moment. « Et vous pouvez égorger cet enfant-troll, pendant que vous y êtes », ajouta-t-elle d’un ton brutal. Elle jeta un coup d’œil au corbeau et, sans qu’elle eût parlé, il s’envola de l’épaule d’Erol Bardson pour se poser sur la sienne. Elle se détourna alors et le grand cercle de lumière dorée la suivit, les laissant chercher leur chemin à tâtons le long des rocs glacés que la neige fraîche rendait glissants, tandis que la mer avide écumait en contrebas. « J’espère que vous avez des renforts, lança la vieille femme par-dessus son épaule. Il faut plus qu’un traître, un noble renégat et un garçon malingre pour s’emparer de Halbo. » * * * La Rose d’Elda les sentit approcher avant même qu’ils ne fussent entrés dans la forteresse. La sorcellerie qui se manifestait au pied de la Sentinelle la fit frissonner lorsqu’elle la perçut. Rahë… Quelque chose qui appartenait au vieil homme avait pénétré dans son domaine, cette magie portait sa signature, elle la connaissait trop bien. Il y avait autre chose, cependant, plus familier et pourtant absolument étranger. Bëte ? Elle lança la question à travers les murailles du château, sans obtenir de réponse. Pas la chatte, alors… Elle s’appuya au support du baldaquin. « Ma dame ? » Léta Aile-de-Mouette observait la reine des îles nordiques avec curiosité, mais sans grande sympathie tandis que celle-ci vacillait, les yeux clos, son visage parfait légèrement tendu par une expression de douleur. « Qu’y a-t-il ? » La Rosa Eldi pouvait à présent entendre la voix des intrus grâce à son ouïe surnaturelle, plus fine que celle d’un chat, plus sensible que celle d’une chauve-souris. Elle entendait aussi les voix des gardes qui laissaient passer les hommes sans les interpeller. Elle savait que ceux-ci n’étaient pas ce qu’ils semblaient être, mais ne pouvait reprocher leur erreur aux gardes. L’illusion était une magie élémentaire, évidente aux initiés. Mais pour un simple soldat, elle pouvait égaler en puissance le sortilège qui avait précipité une déesse dans la servitude. Elle serra les poings. « Je vais très bien », répondit-elle avec douceur, même si les questions se bousculaient dans son esprit. Que faire ? Donner l’alarme et provoquer la violence qui les écraserait tous ? C’était le troisième homme qui la faisait hésiter, celui d’où la sorcellerie coulait telle l’eau d’une passoire. Plus il se rapprochait mieux elle le percevait : il avait peur mais il était contraint d’obéir, et plus dangereux que ne le savaient ses deux compagnons. Ils venaient pour elle, elle en était certaine. « Emmène le petit Ulf dans la nurserie, ordonna-t-elle. Reste avec lui, ferme la porte, sois aussi tranquille qu’une souris. Ne sors pas, quoi que tu entendes ou voies, me comprends-tu ? » Elle usait de la Voix. Les yeux opaques, la fille prit l’enfant qui se tordit dans ses bras pour fixer sur sa soi-disant mère un regard sombre et venimeux. Puis Léta ouvrit la porte de la nurserie et s’y rendit avec lui. La Rosa Eldi laissa échapper un soupir, de soulagement ou de crainte, ou peut-être destiné à concentrer tout son pouvoir, on n’aurait su le dire. Quelques instants plus tard, la porte de sa chambre s’ouvrit, et deux hommes en franchirent le seuil. * * * Agrippé à la proue du navire, Tycho scrutait le blizzard comme si par la seule force de sa volonté son regard avait pu illuminer la scène qu’il désirait si désespérément voir. Maudit soit Rui Finco pour l’avoir laissé à l’arrière ! L’homme était un libertin, un hédoniste, un pécheur de premier ordre. Comment pouvait-on se fier à lui en espérant qu’il ne toucherait pas une telle rose ? Tycho repoussa cette idée avec irritation, avant qu’elle ne devînt une image trop dérangeante. Chacun de ses souffles formait un nuage devant ses lèvres, mais il constata qu’il avait commencé de transpirer : un filet salé lui coulait de la tempe au coin de l’œil, une piqûre douloureuse. Il l’essuya furieusement d’un revers de main. Sa tunique lui collait à la peau. Il ne s’était pas correctement lavé depuis presque un mois. Lorsqu’il leva un bras pour attraper un cordage, alors que le vaisseau roulait sur une vague, son aisselle puait le vieux chien. Dégoûté, il retourna en titubant vers l’abri de sa tente en attrapant au passage un seau d’eau de mer et, malgré l’air glacial, il se dévêtit et se frotta jusqu’à ce que sa peau en devînt rouge et irritée. Il ne pouvait se présenter à la Rose dans un état aussi répugnant, il devait se purifier. Plus facile à dire qu’à faire. Un coup d’œil lui montra son érection, à angle droit avec son ventre, raide, rouge, toujours prête à exploser. Alors que d’autres se plaignaient que leurs parties rétrécissaient dans le froid et que leur vit disparaissait, il était toujours aussi affligé que la première fois où il avait posé son regard sur la Rosa Eldi. La pensée importune se glissa de nouveau dans sa tête : Comment Rui pourrait-il ne pas en être affecté ? Il m’a laissé ici parce qu’il pensait que je perdrais la tête. Mais je m’accommode de ce désir depuis près d’un an, et lui n’a aucune expérience du don de séduction de la Rose, il ne s’y attend pas, il ne pourra se défendre. Il en sera anéanti. L’image se forma, malgré ses efforts pour la bloquer : la Rose du Monde écartelée sur un lit couvert de fourrure, sous les fesses musclées du sire de Forent qui allaient et venaient. « Non ! » La force de son refus fit résonner ce mot dans tout le navire et les hommes abandonnèrent un moment leurs tâches pour regarder du côté de la tente du sire de Cantara, et y voir sa silhouette bien découpée dans toute sa glorieuse érection. Déjà éberlués par la neige – pour certains, c’était leur première expérience de cet étrange phénomène du nord –, ils écarquillèrent les yeux ; puis, en secouant la tête et en marmonnant entre eux, ils retournèrent à ce qu’ils faisaient ; ils écopaient, essentiellement : le bois n’avait pas eu le temps de tremper et de gonfler pour assurer une totale étanchéité des joints. « Complètement fou », déclara l’un des esclaves de Farem à son compagnon de nage, qui acquiesça. « Encore à tirer sur sa petite fleur, observa l’homme qui se trouvait derrière eux. — Doit être fou pour avoir les couilles à l’air par cette température », dit un gars de la côte nord en secouant la tête. « Mais il faut admirer son endurance. Les miennes ont la taille d’une noix. » Tycho les entendit rire et serra les dents. Après avoir pris une nouvelle bande de lin, il se mit en devoir de la serrer fortement. Le morceau de tissu qu’il avait ôté puait. Être obligé d’uriner par-dessus bord par vent fort n’était pas des plus propre, même dans le meilleur des cas. Il résolut de réprimer son désir pour la Rosa Eldi jusqu’à ce qu’ils fussent revenus en terre istrienne. Consommer leur passion sur ce bateau serait trop sordide, dans toute cette crasse et cet inconfort, et avec le mince tissu de la tente pour tout obstacle entre eux et les oreilles comme les yeux inquisiteurs d’un équipage paillard. Il avait survécu pendant des mois. Il pouvait sûrement attendre encore deux semaines. Le pouvait-il, vraiment ? Il avait du mal à souffrir l’idée du roi barbare en train de copuler constamment avec la Rosa Eldi. Il éprouvait un désir ardent, dévorant, de la prendre pour sienne, d’arracher d’elle le souvenir de Ravn et de sa présence. L’Étalon du Nord ! Ce surnom même était une insulte, une souillure pour elle, pour toutes les femmes. Qu’un tel sauvage eût pu capturer cette vision et en faire sa jument était révoltant au-delà de toute expression. C’était maintenant le visage de Ravn Asharson qui s’offrait à lui. Jeune, séduisant, ses traits bien ciselés, l’éclat rieur et triomphant de son regard. Avorton ! Sale chiot ! La haine montait à la gorge de Tycho comme de la bile. Comment Rui Finco osait-il le priver de la vengeance qui lui revenait de plein droit ? Il avait acheté cette femme de manière légitime. Ou s’il ne l’avait pas exactement achetée, il avait certainement conclu un marché, pour la perdre ensuite aux mains d’un barbare capricieux. C’était insupportable de ne pouvoir séparer la tête du voleur de son corps d’exhibitionniste lubrique ! Il était plutôt sur ce bateau, arrêté inutilement sur les vagues avec le reste de la flotte, et il attendait, il attendait. « Vous aurez votre chance, croyez-moi, Tycho », lui avait assuré Rui tandis qu’on mettait l’embarcation à la mer. « Quand nous capturerons la Rose, Bardson donnera l’alerte en temps utile et ils nous poursuivront hors du port pour tomber entre vos tendres mains. Ce sera un massacre. Nous lancerons nos grappins sur leurs navires et y mettrons le feu. Vous pourrez alors tuer autant d’hérétiques bâtards que vous le désirerez. » Ce n’était pas suffisant. Rien ne le serait jamais, et attendre était tout simplement trop pénible. Il tomba à genoux, angoissé. « Falla, entends ma prière. Livre-moi mon ennemi afin que je puisse lui infliger son juste châtiment. Accorde-moi la grâce de fermer ces yeux qui se sont régalés de son corps nu, laisse-moi arracher le membre sacrilège qui a osé pénétrer ses mystères ! » Il enfouit sa tête dans ses mains. « Oh, Falla, regarde avec bonté le premier de tes champions et défenseurs, accorde-moi la femme que j’aime, et je serai ton esclave pendant tout le reste de mon existence. » Les chandelles crépitèrent. Puis il eut l’impression qu’une douce brise caressait son visage. Tout au fond de son crâne, il lui sembla surprendre le murmure d’une réponse. On lui disait ce qu’il devait faire. L’instant d’après, il se précipita sur le pont, à demi nu, tout illuminé de ce savoir. * * * Le premier des deux hommes avait le visage de son époux, mais elle pouvait voir son véritable visage en dessous, comme s’il avait flotté sur un étang aux eaux couvertes d’écume. Il ressemblait un peu à Ravn, avec ses pommettes hautes, ses yeux sombres, ses traits anguleux. Mais il ne portait pas de barbe et il était plus vieux, les joues plissées par l’insatisfaction d’une vie cynique et dissolue. C’était un homme qui ne croyait en rien, n’aimait ni n’estimait rien. Qui n’était rien, malgré toute son assurance et son audace, et qui ne valait pas l’ombre de Ravn. Elle examina le second intrus. Des vagues de terreur émanaient de cet homme-là, et elles interféraient avec l’ingénieuse illusion qu’il avait tissée pour se déguiser. Elle vit tout de suite qu’il avait jeté un sortilège pour se dérober à la vue de tous : les regards glisseraient sur lui pour aller se poser ailleurs. Le chatoiement qui l’enveloppait était agaçant, on avait du mal à se concentrer. Elle percevait son essence plus qu’elle ne distinguait son véritable aspect. Mais ce qu’elle ressentait évoquait en elle un sentiment indicible, une sorte de douloureuse nostalgie. Le premier homme s’avança, et elle revint à lui. Dans ses yeux brûlants, les pupilles étaient noires et dilatées, comme celles d’une chouette. Elle sentit son désir, une vague de chaleur, et ses lèvres de corail se retroussèrent en un sourire dédaigneux. « Tu n’es pas mon époux », dit-elle à mi-voix, en regardant le désarroi glisser sur les traits brouillés de l’homme. Elle tendit une main, doigts écartés, et le temps lui-même ralentit : l’homme s’arrêta en plein élan, avec son complice qui chatoyait près de lui. Elle avait du mal à penser clairement. Il y avait ce constant brouhaha dans le lointain, tous ces gens qui l’appelaient avec désespoir, affamés, mourants, et leur terre qui se mourait avec eux, très loin. Et d’autres voix, bien plus proches, jaillissant de la mer, des hommes qui invoquaient son nom pour des malédictions, des prières – ou de manière indifférente, une habitude de langage. Mais l’une d’elles, plus intense que tout le reste, attirait son attention. Elle sentait le vitriol meurtrier de l’esprit à la recherche d’une légitimation divine. Je te connais, songea-t-elle. Il était impossible de ne pas se rappeler la signature de cet esprit vil. Je me souviens de toi. Il était venu pour elle, il avait traversé mille milles et davantage, poussé par son obsession. Un si long chemin ! s’étonna-t-elle. Une mortelle eût pu être flattée d’une telle dévotion. Mais, même dans sa plus grande faiblesse, dans sa plus grande impuissance, la Rose du Monde n’avait jamais été une mortelle. Des pensées se bousculaient en elle. Ils sont venus du sud. Ils attendent en embuscade. Ils attendent Ravn… Ils mutileront son beau corps. Ils le tueront. Mais alors, ils vogueront vers le sud. À travers le vaste océan… pour retourner chez eux… Elle leva la main et le flot du temps reprit son cours. Elle pouvait sentir la perturbation qu’elle avait causée dans le monde naturel en imposant cet infime retard à l’inexorable. Il y a tant d’autres perturbations ici, songea-t-elle, distraite. Et pourtant, tout plongera dans le chaos si je prends la mauvaise décision. C’était un choix impossible. La femme en elle lutta contre la déesse, fugitivement, éternellement. C’est la déesse qui fut victorieuse. * * * Une minuscule embarcation tanguait sur une mer obscure. À bord se trouvaient deux silhouettes. Dans la course qui l’amenait de l’ouest, la lune les illuminait d’une lueur glacée, soulignant le visage hagard de l’un et les traits avides et rusés de son compagnon plus âgé. Le premier ramait, mais la barque semblait voler à la crête des vagues plus vite que ne l’aurait dû un bateau propulsé par la main humaine ; malgré la légère brise qui soufflait partout ailleurs dans une autre direction, la voile gonflée était bien tendue. Le blizzard tourbillonnait autour d’eux, mais à distance. Le regard creux, l’âme vide, l’homme hagard était maintenant plus facile à contrôler. Quelque chose l’avait abandonné à Tomberoc. Aran Aranson était un homme vaincu, l’ombre de lui-même. Il s’était fait étaler pour le compte, comme le disaient les vieilles femmes de Tomberoc. Qu’avait dit Ilyina ? « Un homme malchanceux ». C’était cela. Un homme que la Destinée avait marqué tout particulièrement, cherchant de ses doigts malins parmi les fils embrouillés de ses rêves pour s’accorder le privilège d’en choisir la couleur : doré, pour la rapacité ? Bleu, pour l’ambition ? Rouge, pour la passion ? Et pour voir quelle partie se déferait le plus vite dans la tapisserie si soigneusement tissée de son existence. Son état présent, cette mort vivante, s’avérerait sûrement la parade parfaite à la capacité particulière de persuasion qui était l’apanage de la Rosa Eldi. Le désespoir où l’avaient plongé le triste sort de son épouse et de sa fille et le rôle qu’il y avait joué en les abandonnant en faisait à la perfection le réceptacle vide nécessaire au Maître. Rahë possédait le sortilège qui ramènerait la déesse à son obéissance ultérieure, prêt à être utilisé. Tout ce qui lui restait à faire, c’était de se glisser dans Halbo sous les déguisements qu’il avait préparés pour Aran et lui, et laisser l’Imbécile accomplir sa tâche… 28. La Rose d’Elda La Rose du Monde sentit de nouveau sur elle le regard du premier intrus, tel le contact d’un chiffon sale. Elle laissa son pouvoir le toucher, la pleine force de son pouvoir de séduction, et le regarda en être frappé comme par un grand vent. Pendant un moment, toute volonté abandonna l’homme. Il ne pouvait se rappeler ce qu’il était venu faire, ni son identité réelle. Car dans ces fascinants yeux vert-de-mer, tout ce qu’il voyait, c’était l’image de Ravn Asharson, le roi du Nord. Quand elle lui toucha le bras, sa peau s’enflamma de passion. Il ne voulait rien tant que non seulement se dévêtir mais s’arracher cette peau, fusionner tout son être à cette stupéfiante présence. Il tremblait de la tête aux pieds. La Rose d’Elda sourit de nouveau. Son attrait était trop puissant pour un homme aussi faible. Elle atténua son emprise et attendit que l’homme éclaircît la raison de son intrusion. Rui Finco secoua la tête en clignant des yeux. Il avait l’impression de s’éveiller du plus délicieux des rêves : il se tenait devant la Déesse, elle lui avait souri et l’avait emporté dans ses flammes. Il n’avait jamais été un homme religieux et l’extase qu’il ressentait à la suite de cette vision le stupéfiait. Peut-être Tycho Issian a-t-il raison, se dit-il, nous sommes embarqués dans une sainte mission. Sa propre raison pour commander la force d’invasion avait été entièrement vénale. Il en ressentait brusquement de la honte. Cette précieuse créature devait être arrachée aux barbares et rendue à la contrée de la foi et de la vertu. C’était la clé. C’était tout ce qui importait. « Emmenez-moi, alors », dit la Rose du Monde avec simplicité. « À l’instant. » Elle se retourna pour prendre sur le lit la mante doublée d’hermine, présent de son époux pour la protéger de l’hiver eyrain, et des larmes brûlantes lui montèrent aux yeux. C’était en soi une sorte de miracle. Je ne comprends point, songea-t-elle avec désespoir. Je suis la Déesse, cette séparation ne devrait point m’émouvoir. Mais à quitter ce mortel, j’ai le sentiment que mon cœur se brise. Pourtant, les peuples de mon monde m’appellent, ils ont besoin de la réunion des Trois, afin que nous prenions soin de leur existence. Mais vers qui puis-je me tourner, moi, pour demander aide et protection ? Personne n’écoute mes prières, semble-t-il. Elle ne s’était jamais sentie aussi seule. Dans la pièce voisine, comme s’il avait perçu le tumulte de la chambre avoisinante, Ulf se tordit brusquement dans les bras de Léta Aile-de-Mouette, échappant à la main qui le bâillonnait. Un monstrueux beuglement outragé traversa la porte de la nurserie. L’homme chatoyant agit avant tout le monde. Il ouvrit brusquement la porte, révélant les occupants de la pièce à son compagnon. Distrait de la fascination puissante qu’exerçait la Rosa Eldi, Rui Finco eut un sourire ravi. « Ah, le fils et héritier… » souffla-t-il. Il passa près de l’autre pour entrer dans la pièce. Encore tout entier à son désir pour la nomade, il détailla pourtant d’un œil appréciateur la fille dans les bras de laquelle se débattait l’enfant hurlant. « … et sa très jolie nourrice… On dirait que votre seigneurie va avoir de la compagnie dans son voyage vers le continent », lança-t-il par-dessus son épaule. Léta le regardait sans comprendre. « Je n’ai nul besoin de compagnie », signala la Rosa Eldi derrière lui, mais il n’écoutait pas. Le sire de Forent tendit une main pour caresser le contour de la joue de la fille. La peau foncée de celle-ci était douce comme du velours, et elle s’empourprait à présent devant cette attention non déguisée. « Tu as l’air d’une Istrienne, dit-il à mi-voix. D’où viens-tu ? — Mon… mon seigneur, balbutia-t-elle. Vous me connaissez. Je suis Léta Aile-de-Mouette… — Un joli nom pour une jolie fille. Nous ferons bientôt connaissance, bien que je ne sois pas en mesure de t’offrir une chambre des plus luxueuses à bord de mon vaisseau. — Votre vaisseau, mon roi ? » Rui battit des paupières. Bien sûr, il avait toujours l’aspect de Ravn Asharson. Pas étonnant que la fille fût embarrassée : le roi des îles nordiques lui faisait des avances directes en présence de son épouse ! Il éclata de rire. « Peu importe. Tu comprendras bien assez tôt. » Il dévisagea avec une certaine répugnance le bébé qui hurlait dans les bras de la fille et, pendant un bref moment, Ulf se tut pour le scruter à son tour. Puis il tendit la main pour saisir la barbe avec laquelle il aimait tant jouer, et ses doigts traversèrent l’illusion. En constatant cette duperie, l’enfant se remit à hurler de plus belle après avoir jeté à Rui Finco un bref regard. Le vacarme résonnait dans la chambre, contre les murs, les piliers et les poutres. L’héritier du trône nordique avait certainement hérité de puissants poumons. Et s’il continuait de beugler ainsi, il attirerait assurément une attention importune. Rui lança un regard furieux à l’homme chatoyant : « Fais-le taire ! » L’autre parut alarmé. « C’est un bébé. Que sais-je des bébés ? » Le petit Ulf atteignait le summum de son hurlement capricieux. Son visage potelé était livide. Le sire de Forent mit la main à sa dague. « Alors, je vais le faire taire moi-même… — Non ! » Léta Aile-de-Mouette se recroquevilla autour de l’enfant, étouffant ses cris. « Chanceux », fit Rui avec un large sourire, tandis que le bébé s’apaisait avec des sanglots assourdis. « Tu pourras me montrer plus tard comment tu fais cela, ma fille. Pour l’instant, nous devons repartir. Emporte ce dont tu as besoin pour l’enfant ». Il la regarda froncer les sourcils, consternée, puis rassembler des vêtements de nuit, des draps de lin et un anneau en bois considérablement mâchonné. « Mais pourquoi, Sire ? » essaya-t-elle de demander. L’homme chatoyant traversa d’un pas rapide la chambre royale pour ouvrir la porte et consulter une silhouette qui se tenait à l’extérieur. « Dépêchez-vous, mon seigneur », lança-t-il. Ce fut comme si la proximité de la magie qui créait ce chatoiement avait aussi de quelque façon déguisé la voix de l’homme. Maintenant qu’il se trouvait à une certaine distance, cette voix devint soudain bien claire. La Rose du Monde la connaissait. Un sentiment de trahison lutta brièvement en elle avec un terrible élan de joie. « Viens, Léta », dit-elle d’une voix lointaine, bouleversée par ces émotions inhabituelles. « Tout ira bien. Vraiment… » * * * Ils descendirent dans des couloirs obscurs, le plus vite possible : une déesse, une mère avec son enfant dans les bras, un sorcier, un usurpateur et un traître. Ils défilèrent devant des groupes de gens en habits de cour, qui s’inclinèrent, ils passèrent près de suivantes et de serviteurs et d’autres encore qui semblèrent ne pas les voir du tout. Virelai se sentait pris d’un léger vertige. C’était sans doute un usage excessif de la magie, laquelle fonctionnait bien mieux qu’il ne l’avait espéré. Rui Finco ressemblait encore exactement à Ravn Asharson, un accomplissement remarquable compte tenu de la terreur où il avait été plongé, à la Grande Foire, lorsqu’il avait vu le roi. Et Erol Bardson… eh bien, il s’était contenté de le rendre plus foncé et de changer un peu les traits de son visage. Il ne put s’empêcher de se congratuler lorsqu’ils dépassèrent deux femmes richement vêtues qui continuèrent de bavarder comme si de rien n’était. Mais quand ils eurent tourné au coin du corridor, il fronça les sourcils. Il n’avait pas jeté un sortilège d’invisibilité. Pourquoi donc ne les voyait-on pas ? Ils croisèrent d’autres gens, dont le visage revêtit soudain une expression vacante ; on s’arrêta de bouger. C’était des plus étrange. Peut-être le fais-je sans même m’en rendre compte, dans mon désir de sortir d’ici aussi tranquillement que possible, pensa-t-il, un besoin désespéré de rationalisation. Oui, ce doit en être la raison. Mais il savait que ce ne l’était pas. Même s’il avait ignoré qu’il s’agissait de la Déesse, il aurait compris que la Rose du Monde était une autre femme que celle qu’il avait amenée à la Grande Foire l’année précédente ; car cette femme-là avait été toute obéissance et tentation passive, une créature qu’on pouvait manipuler pour en tirer des avantages et dont les pouvoirs étaient aisément usurpés. Une femme qui ignorait totalement sa propre identité. Cette femme-ci était tout autre. Il pouvait sentir la puissance qui en émanait par vagues, diffuses et dorées, bienveillantes. Maintenant qu’il la connaissait pour ce qu’elle était, il se sentait étreint d’une terreur respectueuse chaque fois qu’il la regardait. Et s’efforçait donc de ne point le faire. Ils s’apprêtaient à traverser la cour qui se trouvait devant la porte ouest lorsqu’il y eut un cri d’alarme. Des porteurs de torches apparurent soudainement le long des murailles, accompagnés de tout un déploiement d’activité : on criait des ordres, même si le vent les emportait. Ils se mirent à courir, Rui Finco tirant la femme pâle, les autres leur emboîtant le pas. Ils traversèrent la cour, longèrent le mur, passèrent entre les arbres éparpillés sur la grande pelouse enneigée qui menait du château au port. Ils avaient dépassé le dernier chêne lorsqu’un contingent de soldats en armes descendit de la Sentinelle pour venir à leur rencontre. Rui tira son épée, mais l’homme qui se trouvait à l’avant de la troupe se contenta de le saluer. « Nous sommes venus escorter la reine et le prince pour les mener en lieu sûr, mon seigneur, comme vous l’avez ordonné. Nous les cherchions partout, mais on dirait que c’est vous qui les avez trouvés le premier. » Le sire de Forent le regarda fixement, en essayant de se concentrer sur la cadence de la langue eyraine. « Ah… oui. » Il hésita. « Je vais venir avec vous. » Le soldat parut inquiet. « Vous n’allez pas mener les hommes au combat, Sire ? » Quelque chose allait de travers. Rui Finco assimila le peu d’informations dont il disposait en essayant de ne pas s’abandonner à la panique. Il hocha furieusement la tête : « Bien sûr, l’ami, bien sûr. Mais je dois tout d’abord m’assurer que mon épouse et mon fils sont en sécurité. Le futur du royaume… Tu vas… ah… rassembler les troupes… toutes les troupes… ici dans… (il chercha le bon mot) … dans la cour, ici. » D’un geste vague, il désignait derrière lui la pente menant au terrain découvert qu’ils avaient traversé quelques instants plus tôt. L’homme avait à présent l’air franchement alarmé. « Moi, Sire ? Je ne suis qu’un sergent. Ils ne me suivront pas. — Tu es général maintenant », déclara Rui en lui administrant une grande claque dans le dos. Il éleva la voix. « Vous m’entendez ? » dit-il au reste du contingent. « Ce bon soldat… » Il s’interrompit et regarda l’autre dans le blanc des yeux : « Quel est ton nom ? siffla-t-il. — Guthrun, Sire, répondit l’homme avec lenteur. Guthrun Hart. Navigateur sur le Corbeau de Sur, Sire, vous vous rappelez ? » Rui lui adressa un clin d’œil. « Ah, là, je me rappelle ! » Il sourit – une parfaite réplique du sourire de Ravn Asharson – puis il cria de nouveau : « Guthrun Hart est votre général à présent. Je viens de le promouvoir. Obéissez-lui, et dites-le aux autres ! — Dans la cour ouest, mon seigneur ? » Guthrun avait une intonation sceptique. « Pas sur les quais ? — Je dois parler aux troupes, répliqua Rui. Leur donner un peu de… courage. » Guthrun digéra ces paroles. « Oui, Sire », dit-il enfin, et il salua son roi à main ouverte, comme le faisaient les généraux. Il trouvait la chose étrange mais plutôt satisfaisante. Béla ne le croirait jamais ! « Peut-être que si j’avais un insigne provenant de Votre Majesté, suggéra-t-il soudain. Pour qu’il n’y ait pas de questions ? » Rui était irrité, à présent. « Oh, pour l’amour de Falla, l’ami… — Falla ? » Malédiction ! Rui lui adressa un clin d’œil. « Tes oreilles doivent te tromper, Guthrun. Tiens… » Il s’activa à son ceinturon. « Donne-moi ton… arme et je te donnerai la mienne. » Un vaste sourire illumina le visage du soldat : « Oui, Sire ! » L’instant d’après, Rui se retrouva avec une épée eyraine usagée mais encore utilisable, tandis que Guthrun examinait sa nouvelle arme. Elle n’était pas aussi richement décorée qu’il l’avait espéré. Pas de corroyage, pas d’argent nulle part. Et elle était un peu légère, guère de masse. En fin de compte, plutôt décevante. Mais Ravn était un combattant célèbre pour la rapidité de son jeu de pieds. Et c’était sûrement sa meilleure épée. Guthrun la brandit donc pour conduire les soldats – loin de l’endroit où il serait le plus probable pour une force d’invasion de débarquer. Hors de leur vue, Rui et les autres se mirent à courir en faisant crisser la neige fraîche. Mais alors qu’ils arrivaient dans une allée pavée d’où l’on voyait le pied de la colline entre des habitations et des entrepôts branlants, le sire de Forent s’arrêta brusquement en dérapant. La flotte istrienne, qu’il avait laissée ancrée de l’autre côté du promontoire, invisible, avec l’ordre bien clair d’attendre son signal pour tendre son embuscade, n’était plus invisible du tout. À l’entrée du port, une flottille de vaisseaux se dessinait en traits argentés sous la lune capricieusement sortie des nuages neigeux, et l’un des navires précédait les autres de loin. Rui Finco poussa un gémissement. « Cette maudite tête chaude de Tycho Issian… » Erol Bardson avait pâli. Ses rêves ambitieux s’évaporaient comme brume du matin. « Ils vont relever les chaînes et les prendre au piège. Ce sera un massacre. » Puis il se tourna vers le sire de Forent, les yeux écarquillés. « Nous devrions fuir vers l’intérieur des terres, dit-il brusquement. Nous rendre à cheval jusqu’à Vastelande et soudoyer un marin pour nous emmener le long de la côte vers l’est. — Traverser cent milles de terrain inhospitalier en plein blizzard, avec la reine d’Eyra et un enfant qui hurle ? » Rui Finco grimaça. Puis il se tourna vers le sorcier. « Peux-tu la transformer ? » Il désignait la Rosa Eldi, dont les yeux étincelants étaient fixés sur les eaux noires du port en contrebas. Virelai secoua la tête avec vigueur. « Non, mon seigneur, bégaya-t-il. Je suis épuisé. — Nous devrions lui trancher la gorge, comme l’avait suggéré la vieille, et au bébé aussi », dit brutalement Bardson. « Il faudra le faire à un moment donné, de toute façon… » À ces paroles, la Rose d’Elda tourna vers lui son regard impérieux et le duc gronda tel un loup acculé en faisant le signe de l’ancre de Sur. Ce qui n’eut sur elle aucun effet, car elle se contenta de lui sourire, un sourire d’une immense compassion, d’une immense compréhension. « N’use pas de tes sortilèges sur moi, sorcière ! D’où je viens, on te mettrait sur la tête un sac en peau de phoque et on te lapiderait à mort ! » Il reculait. Elle avança d’un pas et tendit la main vers lui. Mais au lieu de succomber à la douce suggestion qu’elle essayait de lui imposer, il frappa avec fureur. Son poing, inexorable, trouva l’articulation de cette exquise mâchoire. Pendant un instant, la Rosa Eldi vacilla sur place. Puis ses fascinants yeux verts se révulsèrent dans leurs orbites et la reine des Îles du Nord – mi-femme, mi-déesse – s’effondra pour demeurer inerte sur la neige très blanche, peau blanche, robe blanche, fourrure blanche. Rui Finco était horrifié. « Par Falla, qu’avez-vous fait ? » Il regarda fixement le traître eyrain. « Vous l’avez tuée ! Par la Dame, vous avez tué notre seul moyen de négocier ! » Il se retourna pour saisir le bras de Virelai. « Toi, occupe-t’en, ranime-la. Je la veux vivante ! » Le sorcier recula. « Je… elle… elle est… — Elle est quoi ? Morte ? Eh bien, donne-lui au moins l’air d’être vivante. Elle ne nous sert de rien ainsi. Fais ce que tu dois ! » Le sire de Forent le tira par le collet et le jeta rudement à terre près du corps étendu. C’est la Déesse. Elle ne peut mourir… Virelai sentait les mots qu’il avait failli prononcer se répercuter dans son crâne. La neige molle et glacée détrempait ses chausses là où il était agenouillé, mais il ne sentait rien. Ses doigts se tendirent vers la Rose du Monde, hésitants. Ce serait la première fois qu’il la toucherait depuis la Plaine de Tombelune, et il en avait su si peu à son propos alors ! Il avait honte, il avait peur. Même inconsciente, elle le terrifiait maintenant qu’il connaissait sa véritable nature. Et s’il la touchait, sûrement, elle saurait la sienne ? Un homme qui l’avait vendue sur toute la côte d’Istrie ; qui avait entretenu des désirs impurs à son endroit, des désirs qui n’avaient pas été satisfaits uniquement parce qu’il en avait été incapable, un homme qui avait accepté de la vendre à celui qui avait provoqué cette guerre fallacieuse pour la reprendre. Sûrement, avec le pouvoir brut qu’il sentait dissimulé sous cette apparente fragilité, elle lui arracherait son âme ? En tremblant, il effleura son cou. Une voix résonna dans son esprit, comme de très loin. Et ce qu’elle lui disait le secoua profondément. Il recula d’un mouvement brusque, comme s’il s’était brûlé, pour se remettre sur ses pieds avec maladresse, si vite que la tête lui tourna. « Elle… je… » Il se frotta la figure de ses mains, qui ne semblaient plus lui appartenir. « Elle est… vivante, mon seigneur. Avec un peu de temps, elle reprendra conscience. » Il détournait les yeux pour ne pas regarder le seigneur istrien, et ne pas la regarder non plus. Rui Finco lui adressa un regard foudroyant mais décida que discuter davantage ne lui gagnerait rien. Il se tourna vers Erol Bardson. « Portez-la », ordonna-t-il d’un ton brusque et, comme l’homme faisait mine de refuser, il tira sa dague pour rendre sa détermination parfaitement claire. « Nous devons l’emmener sur un bateau et partir d’ici ! » * * * Tycho Issian arpentait furieusement le pont, épée en main, en glapissant des ordres et des imprécations. Les rameurs souquaient de toutes leurs forces, s’attendant à tout moment à être embrochés. On n’avait qu’à jeter un seul coup d’œil à cet homme pour savoir qu’il avait complètement perdu la tête. Il n’avait même pas pris le temps de ferler la voile, et ils étaient là, au cœur de la nuit, aussi visibles qu’en plein jour avec un grand morceau de toile brute qui claquait au-dessus de leur tête, une cible parfaite pour un archer. Mais pourquoi Céra, Prionan et les autres l’avaient-ils suivi aussi stupidement dans cette situation périlleuse ? Tout le monde savait que le port de Halbo bénéficiait d’un système de défense particulier – magique, disaient certains, mécanique, disaient d’autres. Marins et soldats attendaient tous le désastre qui allait s’abattre sur eux, en se recroquevillant dans l’ombre des hautes falaises noires. Alors qu’ils arrivaient devant les Sentinelles, certains des rameurs originaires de Farem commencèrent à s’agiter. Ils jetèrent leurs rames pour tirer sur leurs chaînes en dégoisant des paroles incompréhensibles dans leur langue natale et en montrant l’eau du doigt. Tycho s’empara du fouet du contremaître pour les fouetter lui-même. Pris entre leur terreur du seigneur fou et celle de la magie inconnue tapie sous les eaux environnantes, ils cédèrent à la menace immédiate et reprirent leurs rames. Leur âme était perdue désormais, quoi qu’ils fissent. * * * Ravn Asharson, roi des Îles du Nord, regardait à la fenêtre de la salle des cartes, incrédule. « Ils ont perdu l’esprit ! » croassa-t-il. Passorage vint aussitôt près de lui. Il plissa les yeux. Tout ce qu’il pouvait voir à travers les tourbillons de neige, c’étaient des voiles blanches, ce qui n’avait aucun sens. Blanches ? Aucun Nordique digne de ce nom n’aurait des voiles blanches, et pourtant, ces navires avaient indubitablement l’air eyrain : bas sur l’eau, avec des proues recourbées et des lignes souples de prédateurs. Sous les rayons de la lune, on aurait dit une force spectrale surgie du passé, des revenants d’anciennes batailles. À les voir, son moignon le démangeait et, avec l’instinct superstitieux de ses ancêtres, il se surprit à faire le signe de l’ancre pour écarter la malchance et les mauvais esprits. Ravn le vit et se mit à rire. « Crois-tu que ce sont des fantômes, vieil homme, revenus te hanter ? Peut-être sont-ils là pour te rendre ta main ! — Plutôt pour prendre l’autre », maugréa Egg Forstson, en bouclant son ceinturon. « On dirait que l’Istrie a finalement tenu sa promesse de porter sa guerre sainte dans le Nord. — Ils l’emporteront au fond de la mer, leur guerre sainte, qu’ils soient maudits ! Quand le premier bateau arrive à portée, donnez le signal aux tours de relever la chaîne », ordonna Ravn. Egg hésita. « Quoi ? dit le roi d’une voix tranchante. Il n’y a pas de temps à perdre ! Va ! — Les chaînes ne fonctionneront peut-être pas, Sire. — On les a entretenues avec le plus grand soin. Je le sais, j’en ai inspecté moi-même le mécanisme. » Le duc de Shepsey grimaça. « Elles ont été conçues pour arrêter de plus gros vaisseaux que ceux-là, mon seigneur. Le genre de bateaux que les Istriens ont l’habitude de construire. Mais à ce que je vois, les bateaux qui arrivent là ressemblent davantage à notre propre flotte, ils sont haut sur l’eau. Je ne suis pas certain qu’ils ne passeront pas tout droit sur les chaînes. » Le roi digéra cette information malvenue, avec une expression grave. « La Némésis, alors, mon seigneur ? » demanda Passorage, à contrecœur. Ravn dévisagea son vieux conseiller comme si l’autre avait eu l’esprit dérangé. On savait fort bien que la créature était purement mythique. « Malédiction ! Fais relever les chaînes quand même, Egg, et prends les archers, avec des brandons et de la poix. Je ne me fierai pas en la chance. Passorage, avec moi. Nous allons sortir nos vaisseaux et rencontrer les Istriens face à face ! » Ils se précipitèrent dans les couloirs du château, deux vieux serviteurs et leur roi, donnant l’alarme à chaque tournant. On sortait en titubant des chambres, plus ou moins habillé, gobelet en main, ou nu, avec une épée. Des voix s’élevaient dans un tumulte de confusion et d’urgence. On allumait des torches pour repousser les ténèbres de la nuit. L’écho des pieds bottés se répercutait dans tous les escaliers. Des femmes criaient. On ordonnait aux serviteurs d’apporter armes et cottes de mailles, de réveiller ceux qui dormaient encore, d’emmener femmes et enfants dans les endroits sûrs de la forteresse, ou de courir en ville porter leurs ordres aux forces assemblées dans les auberges, les baraquements, les écuries, les entrepôts et les fumoirs à poissons. Auparavant calme et tranquille, tout Halbo était soudain un chaos de frénétique activité. Dans la cour en contrebas de la forteresse, Ravn Asharson tomba sur une grande foule de soldats qui ne savaient où aller, avec un jeune homme qui courait partout en essayant sans grand succès de maintenir l’ordre. « Guthrun ? » Le navigateur de son vaisseau se retourna brusquement vers lui. Pour une raison quelconque, il semblait surpris de voir son monarque. « Sire ? — Que fais-tu ? — Ce que vous m’avez ordonné, mon seigneur. Je les ai tous rassemblés ici, mais il est difficile de m’en faire obéir. Ils veulent tous aller aux quais… » Ravn fronça les sourcils : « Où est Hogny ? » Un grand gaillard à la barbe blonde sortit des rangs, le visage noir de fureur. « Ici, mon seigneur. Ce jeune freluquet a l’air de croire que vous lui avez donné le commandement… » Ravn leva les yeux au ciel. On disait parfois qu’il y avait de la folie dans le clan de Hart, mais ce n’était pas le bon moment pour le confirmer ! « Pour l’amour du dieu, l’ami, qu’est-ce que tu t’imaginais ? » Le colosse prit un air obstiné. « Il dit que vous lui avez donné votre épée en signe de commandement. » Ravn éclata de rire en tapotant sa hanche. « Mord-Troll se trouve exactement là où elle doit se trouver, à mon côté. Voyons cette arme puissante, alors, Guthrun. » Le jeune homme paraissait sur le point d’éclater en larmes. Il dégaina l’épée et la tint devant lui, comme en offrande à son véritable propriétaire. Dans ses mains, à la place de ce qui avait été, il l’aurait juré, une décente quoique ordinaire épée eyraine, se trouvait maintenant une lame courbe à l’air dangereux, d’origine évidemment istrienne. Ravn la prit, véritablement furieux à présent – trop furieux, et trop incertain aussi, pour en remarquer les contours flous, ou le bourdonnement du sortilège hâtivement jeté, et qui s’y effaçait. « Je n’ai pas le temps de m’occuper de cette absurdité. Emmenez-le », dit-il a l’un des autres gardes. « Enfermez-le dans un des fumoirs à poissons jusqu’à ce qu’on en ait fini. Il a de toute évidence perdu l’esprit. » Puis il éleva la voix : « Hommes d’Eyra, la force ennemie a l’audace de pénétrer dans nos eaux avec des voiles blanches, tant ces gens se sentent assurés de leur succès. Ils viennent envahir notre capitale, mettre nos cités à sac, passer nos défenseurs au fil de l’épée et emporter nos femmes captives ! Nous avons affronté cet ennemi depuis trois cents ans et il nous a repoussés vers le nord à chaque assaut. Et maintenant, ils osent nous attaquer au cœur même de notre pays, comme s’ils voulaient nous le prendre aussi et nous jeter dans les mers arctiques ! Ils nous traitent de barbares. Mais ce n’est pas nous qui crions à l’hérésie et jetons sur le bûcher ceux qui ne sont pas d’accord avec notre folie. Ils disent que c’est une guerre sainte. Et pourtant ils envoient contre nous des esclaves, des mercenaires et des hommes enrôlés de force ! Ils nous traitent de sauvages, mais s’ils n’avaient pas copié nos vaisseaux, ils n’auraient sûrement pas même réussi à quitter leurs propres ports ! Et si leurs femmes sont complaisantes et dotées de sang chaud, pourquoi veulent-ils les nôtres ? Je sais que n’importe quel bon Eyrain a deux fois la cervelle et le courage de n’importe quel mollasson du Sud… » Des acclamations s’élevèrent à ces paroles. « … Allons donc affronter ces voleurs de femmes couards et frappés de folie, et que nos cœurs soient de fer et de feu. Nombre d’entre vous ont perdu des pères et des grands-pères dans la dernière guerre. C’est le temps de la vengeance ! Allons, et accomplissons des hauts faits qu’on chantera dans les jours à venir. Portons le combat à l’ennemi et montrons à ces bâtards d’Istriens de quoi sont faits de bons Eyrains ! » En brandissant leur épée et en invoquant les noms de leurs dieux, de leurs ancêtres et de ceux qui leur étaient chers, les défenseurs de Halbo coururent jusqu’aux docks et désamarrèrent tous les navires à l’ancre dans le port, tous les vaisseaux en cale sèche, et, pour faire bonne mesure, toutes les barques, tous les ketchs et toutes les vieilles bailles qui se trouvaient là. 29. La Bataille de Halbo Pour les adorateurs de Falla, la déesse du feu, il ne pouvait assurément y avoir de sort plus affreux que la mort par noyade. Être englouti par l’élément antagoniste de celui de la Déesse était déjà assez terrible : les Istriens croyaient que leurs âmes devaient traverser les flammes de la Dame pour entrer dans son paradis et obtenir la récompense qu’ils s’étaient efforcés de gagner pendant toute leur existence mortelle. Mais se perdre dans le royaume du dieu marin était l’équivalent d’une damnation éternelle. De surcroît, la haine des gens du Sud pour l’eau était si grande que peu d’Istriens apprenaient à nager. Même ceux qui le pouvaient n’avaient guère de chances de survie dans des eaux dont la température s’élevait à peine au-dessus du point de congélation ; et moins encore dans le chaos de la bataille qui les environnait. Les commandants de la force d’invasion avaient évidemment accordé peu d’attention à ce genre de détail. Leur mission était une mission sacrée : la Déesse sourirait assurément à leurs entreprises. Pour les hommes de Halbo, la survie même de leur cité était en jeu. Des décisions trop hâtives pouvaient faire la différence entre la mise à sac de la ville et la victoire finale. Choisir le bon moment pour lever les chaînes qui défendaient le port était pourtant une décision délicate. Les défenseurs de Halbo étaient confrontés à deux choix : empêcher les envahisseurs de pénétrer dans leurs eaux en contrariant leur progression, les forçant ainsi soit à faire demi-tour – un vœu optimiste –, soit à assiéger la cité en empêchant toute circulation par le port. Ou diviser la force d’invasion en permettant aux premiers vaisseaux d’entrer aisément dans le port, pour les séparer ensuite de leurs compagnons. Pour des raisons d’efficacité, et parce qu’ils avaient soif de sang, les Eyrains choisirent la seconde stratégie. Le premier navire, un peu en avant des autres, passa sans problème entre les Sentinelles. En constatant le succès du vaisseau amiral, nombre d’autres bateaux le suivirent rapidement. Puis on pesa sur les manivelles dans les salles creusées au pied de chacune des tours et peu à peu, sur un demi-mille, le mur de chaîne se tendit, juste sous la surface de l’eau en travers du port plongé dans l’obscurité. Le douzième bateau passa de justesse : seule sa poupe gratta ces énormes maillons de fer qu’on disait forgés aux temps anciens avec un mélange de sang et de sortilèges de seithers. Désormais privé de gouvernail L’Orgueil de Hédéra se traîna derrière les autres navires. Les bateaux suivants eurent moins de chance. Dans un craquement de planches qui protestaient et les hurlements des hommes, ceux qui étaient enchaînés et les autres, le Voyageur du Sud et La Vierge d’Ixta basculèrent violemment lorsque les chaînes les arrêtèrent et les soulevèrent de côté. La mort par noyade était, disaient certains, une manière paisible de quitter ce bas monde. Mais le sort des hommes précipités sans avertissement dans les eaux glaciales du port de Halbo fut infiniment moins plaisant, avec la mer obscure qui se refermait sur leur tête, effaçant même la vague lueur de la lune et, dans le cas des rameurs, avec des chaînes rivées dans le bois éclaté des ponts. Les bras s’agitaient en vain, les jambes aussi, les poumons s’emplissaient de brûlante eau salée, en quelques instants les corps alourdis s’engourdissaient, coulaient, et ne remontaient pas. Alors surgit le feu que ces âmes perdues auraient pu accueillir avec joie : à la pointe des flèches décochées depuis les meurtrières des tours, avec les boules de poix enflammées lancées par les balistes des créneaux ; les voiles de toile brute constituaient une cible parfaite dans la noirceur de l’eau et de l’air. Le Petit Coq s’enflamma comme une torche, mais ce n’était pas la bénédiction qu’auraient désirée les Istriens. Des hommes qui avaient expédié sur les bûchers purificateurs de la Déesse, afin de les y rôtir, Nomades, faiseurs de magie, femmes adultères et hérétiques, surent enfin ce qu’était réellement cette étreinte enflammée. Ceux qui purent sauter par-dessus bord découvrirent qu’ils appréciaient la proximité d’eaux glacées. Mais les esclaves condamnés à la fournaise par leurs fers hurlaient leur agonie. Le sire de Cantara se tenait à la proue du Mystère de Falla en scrutant la fumée et la neige, guidé par sa seule obsession. Derrière lui, mort et destruction. Devant lui, la citadelle où se trouvait la femme qu’il adorait. De toute sa sombre volonté, son esprit poussait les vaisseaux de l’avant. Mais d’autres navires se mouvaient à présent dans la pénombre : des masses obscures sans mât ni proue, de petits esquifs, des barques de pêche, des ketchs, des canots, qui s’avançaient vers eux, pleins d’hommes en armes, de combattants… Tycho Issian n’était un guerrier ni par nature ni par inclination, même s’il portait une épée comme symbole de son statut de co-commandant de l’invasion. Les premiers rais du soleil levant qui commençaient de percer les nuages à l’horizon illuminèrent le premier vaisseau eyrain, y découpant en écarlate les silhouettes des défenseurs de Halbo. Dans ce halo, les colosses hirsutes semblaient soudain plus terrifiants que n’importe quel cauchemar. En serrant les dents, Tycho referma son poing autour du pommeau peu familier de son épée. Je vengerai le déshonneur qui t’a été infligé, ma Rose, jura-t-il en silence. Il se tourna vers ses hommes. « Tuez-les ! rugit-il. Au nom de la Déesse, tuez-les tous ! » Puis il courut à l’autre extrémité du bateau pour se réfugier derrière les grands mercenaires galiens qu’il avait personnellement choisis comme gardes du corps. Et la bataille commença. * * * Depuis l’endroit où se tenaient Rui et les autres, sur les rochers en contrebas des tours, à l’est, il était impossible de dire quelle tournure prenait la bataille. À en juger par le seul nombre, les Istriens semblaient devoir l’emporter, car le mur de chaînes avait bel et bien échoué à arrêter les navires à la quille plus plate, et ils se pressaient maintenant dans le port. Mais les Eyrains luttaient avec une sombre obstination, et un talent, une détermination et une discipline que leurs adversaires ne pouvaient égaler. Des petits bateaux se frayaient un passage audacieux entre les grands navires, et leurs passagers lançaient des javelines et d’autres projectiles sur l’ennemi, parfois des torches enflammées, et parfois ils s’y élançaient eux-mêmes. Ils se battaient comme des loups, se disait Rui, presque admiratif. Mais des loups qui avaient un plan. Se trouver au milieu de ce massacre devait en vérité être terrifiant. Il se demanda comment Tycho Issian s’arrangeait de ses responsabilités, s’il était encore vivant. Il attendit, en maudissant celui qui les avait tous mis en péril. Et la Rose d’Elda était toujours comme morte. Les vrais morts, quant à eux, s’échouaient sur les rochers, disloqués, sanglants, couverts d’algues. Certains portaient d’horribles blessures, transpercés par des espars, des éclats de bois, des lances et des flèches, mutilés, têtes et membres fendus ; d’autres avaient simplement la pâleur des noyés ; d’autres encore étaient calcinés par les flammes. Istriens, Eyrains, tous semblables, réduits à de simples cadavres. Des vagues successives de débris venaient les rejoindre, tonneaux brisés, planches éclatées, fragments de rames, morceaux de voiles et de mâts noircis, filets de pêche, bouchons, paniers à crabes et bouées dont on avait débarrassé les embarcations mises à contribution. Pendant tout ce temps, la Rose du Monde ne bougea pas, ne laissa pas échapper un soupir, ni une parole. Elle était étendue, et des larmes scintillantes coulaient sans retenue sur son visage lisse et blanc. Derrière elle, la servante nourrissait l’enfant royal qui ne prêtait aucune attention au drame qui l’environnait, ni au froid, du moment qu’il avait un sein à téter. Petit rat chanceux, songea Rui, en surveillant la mêlée, accablé. Il se passa un bon moment avant que le sire de Forent ne repérât une occasion d’agir. Le froid qui l’avait saisi, un incoercible frisson, avait peut-être contribué à lui fausser l’esprit. « Tirez le bateau, dit-il à Bardson d’un ton las. Nous devrons courir notre chance. » * * * Le navire qui avait mené l’assaut s’était réfugié parmi ses compagnons, constata Ravn avec mépris. On repasserait pour le commandement par l’exemple tel que le lui avait enseigné son père ! « Poursuis-le ! ordonna-t-il à son timonier. — Il y a plusieurs bateaux entre nous, Sire, répliqua l’homme. Ce ne sera pas facile. » Ce ne le fut point. Ils bataillèrent pendant une heure pour se frayer un chemin à travers vaisseaux ennemis et amis. Des carcasses incendiées retardaient leur progression et d’autres bateaux istriens s’interposaient, parfois pour les attaquer, plus souvent parce qu’ils se trouvaient incapables de manœuvrer pour s’écarter. De la fumée montait partout des navires en feu ou embrasés par les projectiles des Istriens. Ravn ne comptait plus les ennemis abattus. Le sang coulait sur ses bras, sur son épée. Il combattit dos à dos avec un Eyrain, puis un autre quand celui-là fut abattu, et un troisième. Mais les Istriens continuaient d’arriver, un bateau après l’autre. Tous neufs, remarqua-t-il. Tous d’un dessin familier. Maudit soit Mortèn Danson ! S’il mettait jamais la main sur l’individu, il le pendrait et l’écartèlerait lui-même pour sa trahison. Il était exténué. Ils l’étaient tous. Ils ne combattaient pas simplement pour eux ou pour leurs familles, cependant, mais pour ce que représentait l’Eyra, et pour l’avenir de leur pays. Si Halbo tombait, leur dernière forteresse, les Istriens la prendraient. Les hommes seraient passés au fil de l’épée, les femmes violées et ensemencées d’une génération d’enfants qui ne sauraient rien de leur fier héritage et dont les génitrices eyraines seraient ensevelies dans des voiles et enfermées comme esclaves sexuelles. L’idée de son épouse soumise à une telle ignominie lui rendit des forces, et une tête ennemie se trouva soudain séparée de ses épaules avec une telle force qu’elle s’envola pour retomber avec des éclaboussures dans les vagues teintées de sang. Le soleil se hissait dans le ciel strié d’écarlate et Ravn se rappela soudain la sinistre prophétie de sa mère : « Le sang viendra du sud et souillera les neiges d’Eyra. La peau blanche s’ouvrira sur des flots de sang. La magie s’est éveillée. La magie sauvage nous environne. Le feu tombera sur Halbo. Les cœurs se dessécheront. Beaucoup mourront. » Peut-être était-ce la fin, alors, son destin funeste s’accomplissait. Mais alors, par tous les moyens possibles, il chercherait le chef des Istriens et l’entraînerait avec lui dans la Grande Salle de Sur. * * * Alors que les hautes falaises d’Eyra s’élevaient au-dessus de leur tête, le Maître laissa échapper un grand rugissement de frustration, tirant Aran Aranson de sa stupeur. « Quoi ? » demanda celui-ci, les yeux chassieux de fatigue. « Que voyez-vous ? » Comme le vieil homme ne répondait pas, Aran se retourna sur son banc. Une fumée noire salissait le ciel ensanglanté par le soleil levant. Des nuages, des tours de fumée. Ce n’était pas simplement des feux de joie. Aucun équarrissage de baleine, aucune festivité ne produisait une telle masse de fumée. La cité de Halbo devait être en feu. Il se retourna, horrifié. « Sont-ils là-bas ? s’écria-t-il. L’ennemi ? » Le mage lui adressa enfin un effrayant regard. « Ton ennemi, non le mien. Tous les hommes se valent pour moi. Celle que je cherche est là-bas. Mais non dans l’état où je l’avais laissée, ah, non ! Il est peut-être déjà trop tard. » L’homme malchanceux fronça les sourcils. Hébété de magie, de souffrance et de chagrin, il secoua la tête, raffermit sa prise sur les rames et reprit sa tâche, tandis que le vieux mage ne cessait de marmonner des paroles rageuses. * * * Un terrible fracas résonnait autour d’eux, le bruit des glaives entrechoqués, les crépitements du feu, les cris des mourants. Les pleurs d’un enfant se trouvaient entièrement noyés dans cette cacophonie, seule satisfaction que pouvait éprouver Rui Finco dans les circonstances présentes. Un instant, le Mystère de Falla avait été bien en vue, s’éloignant des autres vaisseaux comme pour fuir la bataille, et l’instant d’après un navire incendié s’était interposé entre eux et leur destination et la fumée avait tout englouti. Des morceaux de bois et de voile enflammés s’étaient mis à pleuvoir autour d’eux, les forçant à abandonner le trajet direct. Une fois qu’ils eurent contourné le danger immédiat, le sire de Forent se leva en équilibre instable à la proue en agitant les mains pour dissiper la fumée. « C’est le chaos, déclara-t-il entre ses dents serrées. Le chaos. » Une vague plus grosse passa par-dessus le plat-bord pour clapoter dans l’eau de cale. Ils n’avaient rien pour écoper, constata-t-il avec amertume. Il vacilla et se rassit en hâte avant de perdre pied et de faire plus ample connaissance avec l’océan. Depuis la terre, tout avait paru très simple : le vaisseau amiral était en vue, à seulement trois cents pas, ils n’avaient qu’à traverser cette petite distance pour se retrouver en sûreté. Mais cette petite distance aurait aussi bien pu être une mer entière en furie. « Nous pourrions ramer loin du port, jusqu’en eau libre et attendre la fin de la bataille », cria Erol Bardson par-dessus le tumulte. Rui Finco examina la mer au-delà des tours, et frissonna. Les vagues s’étiraient jusqu’à l’horizon, grises, froides, et couronnées de longues crêtes d’écume. Jamais l’Océan du Nord n’avait paru aussi hostile et jamais aussi évidente la différence entre une traversée dans un beau vaisseau bien construit et ce misérable petit baquet. « Si nous rencontrons des vagues plus grosses que celles-ci, nous serons perdus pour sûr. Continuez de ramer, malédiction ! » La mer s’infiltrait dans l’embarcation, et le froid dans les os du sire de Forent ; il désirait passionnément n’avoir jamais quitté la rive, avoir accordé plus d’attention au plan originel du duc de Vastelande – fuir vers l’intérieur des terres sur de solides rosses. N’importe quoi aurait mieux valu que ceci. Dame Falla, amène-nous sains et saufs sur un navire istrien, et je vous adorerai pendant le reste de mes jours. J’abandonnerai les femmes et le vin pour devenir votre prêtre. Mais délivrez-moi de cet enfer ! C’était une prière silencieuse mais, comme s’il l’avait offerte avec toute la pompe, la cérémonie et le sanglant sacrifice de rigueur, elle obtient une miraculeuse réponse : devant eux, la fumée s’éclaircit brusquement, et le Mystère de Falla apparut, l’air remarquablement intact, à part un peu de bois noirci à la proue. « Donne-moi ta rame, imbécile ! » Rui Finco repoussa l’inefficace sorcier, prit sa place au banc de nage et se mit à souquer de toutes ses forces comme si le vaisseau devant eux était un mirage qui eût pu s’évanouir en un éclair. Après quelques moments, le bois grinça sur du bois, suivi d’exclamations sourdes de stupeur ravie. Des mains pressées se tendirent, et le sire de Forent et Erol Bardson soulevèrent la silhouette voilée de la reine inconsciente pour la hisser sur le bateau parmi des marins émerveillés. La servante se leva, tenant fermement le bébé dans les bras, prête à être transbordée ensuite, mais Rui Finco l’écarta pour s’élancer sur le plat-bord du vaisseau, jambes agitées en l’air comme un scarabée retourné sur le dos jusqu’à ce qu’enfin il basculât sur le pont avec gratitude. Après cela, on se pressa tellement d’aller récupérer les autres passagers que le navire donna dangereusement de la gîte et que, après avoir crié pour appeler à la discipline, le capitaine s’en vint aux nouvelles. Quand il vit ce qu’on avait repêché dans l’océan, il poussa un juron stupéfait puis s’en alla chercher son commandant. « Mon seigneur… — Pas maintenant, Haro. — Nous avons pris des survivants à bord. Je crois que vous devriez les voir vous-même, messire. » Tycho Issian fut irrité de cette distraction. La bataille tournait bien : un autre vaisseau eyrain venait de prendre feu, son équipage sautait par-dessus bord tandis que les flammes consumaient le reste des gréements et abattaient la voile en lambeaux. Il regardait Le Porc Bondissant qui fondait sur les naufragés et dont les marins les frappaient à coups de rames, d’espars, de lances, de tout ce qu’on avait sous la main. « Tue-le, ouiiii, excellent ! » L’Eyrain coula, le crâne éclaté, en tendant une main implorante. À sa droite, un homme qui nageait sur place hurla lorsqu’une lance le transperça. Tycho se tourna enfin vers le capitaine. « Avez-vous vu ? En plein dans les tripes ! Nous les massacrerons avant la fin du jour, ces maudits païens ! Et voilà ce que vaut la puissance de ce Sur qu’ils invoquent, et leurs croyances barbares. Nous nettoierons le Nord, nous le purifierons et… » Il fut distrait de sa tirade par un détail apparu derrière son interlocuteur. Il fronça les sourcils. Il y avait une femme sur son bateau, une femme dont les bras entouraient un paquet hurlant. Elle ressemblait beaucoup à… c’était… « Sélène ! » La femme semblait apeurée et en proie à la plus grande confusion. Elle se tournait de tous côtés, désorientée par le soudain vacarme, par la foule des hommes qui l’entouraient. Et par une voix à demi familière. Quelqu’un lui prit le bébé pour la revêtir d’un manteau. Elle parut encore plus abasourdie qu’avant. Le charme était rompu. Tycho traversa le bateau à grandes enjambées, en écartant brutalement les hommes sur son passage. « Ma fille, croassa-t-il. C’est ma fille Sélène ! » Rui Finco essuya l’eau saumâtre de ses chausses et s’interposa prestement, avant que l’autre ne pût faire entendre cette déclaration insensée. « Son nom est Léta Aile-de-Mouette, et je la réclame en butin ! » Le regard du sire de Cantara se détacha avec réticence du sidérant spectacle de la fille qui lui était rendue dans une contrée étrangère au milieu de ces sanglantes horreurs, et ses yeux s’exorbitèrent. « Vous ! » C’était un hurlement d’outrage. Les lèvres de Tycho Issian écumaient. Son visage brun prit une teinte foncée, d’un rouge profond. La sueur jaillit sur son front. Rui Finco fronça les sourcils. De toute évidence, laisser le sire de Cantara en charge de la flotte n’avait pas été sa meilleure idée, car le poids de la responsabilité l’avait rendu fou. « Allons, mon ami », dit-il d’une voix apaisante en s’avançant. Il tendit une main pour la poser en un geste rassurant sur l’épaule de l’autre. Et éprouva soudain une sensation de brûlure, tout en voyant une main qui se séparait du bras auquel elle avait toujours été attachée, en vomissant des flots de sang. Comme en rêve, il regarda la chose obscène tomber et disparaître dans les eaux de Halbo. Puis il contempla le sang jaillissant du moignon qui avait été sa main. Alors seulement fut-il frappé par la douleur, et la compréhension de ce qui venait de se passer. « Vous êtes fou ! Je suis le sire de Forent… » Mais cela n’eut pas non plus l’effet désiré. Au lieu de retrouver ses esprits et de tomber à genoux dans sa honte, Tycho Issian recula d’un bond en brandissant l’épée sanglante, tout en hurlant : « Je l’ai, je l’ai ! Capturez-le, jetez-le aux fers, attachez-le au mât ! » Deux des grands Galiens s’avancèrent aussitôt, saisirent le prisonnier sous les aisselles et le traînèrent à l’écart. Le sang giclait de sa blessure, marquant son passage d’un écarlate répugnant. Léta Aile-de-Mouette, qui dans une autre vie avait été Sélène Issian, contempla cette scène avec horreur. Puis elle se précipita sur l’homme qui avait été son père et lui assena un déluge de coups de poing. « Monstre, monstre vil et sanglant ! Qu’as-tu fait ? Tu l’as mutilé ! Ne reconnais-tu pas le roi des Îles du Nord ? Et pourtant tu le traites comme un criminel du commun, non, pis encore, un animal sauvage ! Je te crache dessus, je crache sur ta déesse et sur sa guerre… » Et elle le fit. Le crachat atterrit avec une force étonnante sur la joue de Tycho Issian, où il glissa comme une limace. Le sire de Cantara s’essuya la figure d’un geste dégoûté, puis passa la main sur les habits propres qu’il avait revêtus pour accueillir la Rose du Monde. Les choses ne se déroulaient pas comme prévu. Il considéra avec répulsion la femme qu’il avait cru être sa fille. Cette créature aux yeux étincelants et aux paroles révoltantes n’était pas la fille aux yeux de biche qui avait été enlevée à la Grande Foire. C’était une harpie, une chose du caniveau, sans aucun doute souillée par tous et chacun, et dont les jambes ouvertes accueillaient chaque nouveau venu. Elle était vile, ce n’était pas son enfant, graine de ces reins, orgueil de sa maison. Il la ferait jeter par-dessus bord. Mais il avait des soucis plus pressants. « Hors de mon chemin, putain ! » Il la repoussa avec force et elle s’écroula. Il était déjà loin. Son ennemi, le roi d’Eyra, lui appartenait désormais, il était captif, bien enchaîné au mât central. Une énorme exaltation l’envahit. Nul ne pourrait lui dénier son droit. Le temps du jugement était arrivé. L’autre semblait déjà à moitié mort, ce qui était ennuyeux. Il avait perdu beaucoup de sang. Comme s’il avait lu dans ses pensées, le chirurgien du navire s’approcha. « Laissez-moi cautériser sa blessure, mon seigneur, suggéra-t-il. Il n’aura aucune valeur pour nous s’il est mort. — Une valeur ? — Pour la rançon, mon seigneur. Maintenant que nous avons fait prisonnier le roi des Îles du Nord, avec son épouse, ils vont sûrement se rendre… » Son épouse ? Tycho fronça les sourcils. « Son épouse ? » Le chirurgien indiqua d’un hochement de tête la foule des hommes qui se tenaient à la proue, fascinés par quelque chose sur le pont. Ils s’écartèrent lorsqu’il aboya un ordre, pour révéler une silhouette pâle et apparemment endormie. Les cheveux de la femme s’étaient échappés de son capuchon d’hermine pour tomber en longues tresses autour d’un visage parfait. Même si ses fascinants yeux verts étaient clos, sa présence était néanmoins ensorcelante : les marins reculaient avec réticence de l’endroit où ils s’étaient tenus pour contempler ce spectacle stupéfiant : une femme plongée dans un sommeil apparemment paisible au milieu d’un carnage de cauchemar, sa bouche un bouton de rose légèrement entrouvert, incurvée en un provoquant sourire. Seule une marque livide sur sa mâchoire gâchait un peu cette beauté. C’était donc la femme qui avait causé le conflit, celle que le roi barbare avait préféré à leur beauté istrienne, le Cygne de Jétra. En la voyant ainsi dans toute sa gloire fragile, aucun d’eux ne pouvait l’en blâmer. C’était en vérité la Rose du Monde. Tycho Issian avança d’un pas trébuchant, et tomba à genoux. Son cœur se serrait, une dure contraction qui se propagea dans toute sa poitrine. Il pensa mourir. Mais mourir ainsi, en contemplant ce visage, c’était mourir dans la béatitude. « Ma dame », murmura-t-il. Elle ouvrit les yeux, et le cœur de Tycho s’abattit telle une colombe frappée en plein vol par un faucon. * * * La Rosa Eldi battit des paupières. Elle s’était trouvée ailleurs, dans un lieu de ténèbres et de souvenirs. Ce n’étaient pas exactement ses souvenirs à elle, mais ils avaient malgré tout paru familiers. Des voix lui avaient parlé. En ce lieu ineffable, ils existaient ensemble, les Trois qui étaient Un et davantage encore. Elle savait à présent qu’elle n’était pas seule, après tout. Ce qui était aussi bien : Elda se trouvait dans un état déjà assez grave, et qui empirerait. Mais des secours arrivaient, sous une forme primale et brute. Elle tourna les yeux vers l’homme qui la contemplait, en sachant ce qui devait être accompli. Le sang devait parfois être versé, si l’on voulait sauver un monde. « Je te connais, dit-elle. J’ai senti tes prières. » Sa voix résonna en lui comme la puissante vibration d’un ronronnement félin – ou la distante éruption d’une montagne de feu. « Je suis votre serviteur. » Le regard de l’homme était rivé au sien, fasciné, dépourvu de toute résistance. Elle pouvait l’incinérer, le briser, user de lui comme il lui plaisait. Elle sourit plus largement. « Ton nom ? — Tycho Issian, ma dame. Je suis le seigneur de Cantara. — Et où se trouve Cantara ? — Dans la partie sud la plus éloignée de l’Istrie, à la frontière des terres désertiques, ma dame. » Les grands yeux verts lancèrent un bref éclair. « Et peut-on voir le Pic Rouge depuis Cantara, messire ? — Par jour clair, ma dame, on peut en apercevoir les fumerolles depuis les tours de mon château et sentir un peu de soufre dans l’air. » Elle se redressa pour s’asseoir en tirant sur le grand capuchon de fourrure, qui retomba pour découvrir ses splendides cheveux dorés et de blanches épaules nues. Tycho retint son souffle en la voyant ainsi, et elle l’enregistra avec satisfaction. « Très bien. M’emmèneras-tu, Tycho Issian, dans les tours de ton château à la frontière des terres désertiques ? » Son nom prononcé par ces lèvres divines était le plus puissant de tous les sortilèges. « Oui, oh, oui ! Mais d’abord, ma Rose, je dois venger votre honneur. » Il lui tendit la main, elle la prit et se leva. Il sentit des flammes courir le long de son bras pour aller s’enraciner dans son cœur. Il la guida vers la figure attachée au mât et vit qu’elle la contemplait sans la moindre manifestation d’émotion. « Voyez ce soi-disant roi, déclara-t-il, révélé comme le misérable qu’il est réellement. » À ces paroles, la tête de l’homme se releva lentement. Ses yeux étaient opaques, sa bouche distendue par l’agonie. Il parvint enfin à se concentrer sur les deux silhouettes qui se tenaient devant lui. Il ne pouvait distinguer clairement l’une d’elles, car l’éclat de son visage lui blessait les yeux. Aussi tourna-t-il son attention vers l’autre, en s’efforçant de parler : « C’est moi… imbécile… je porte encore l’illusion du sorcier… » Il essaya de tourner la tête pour chercher l’homme pâle, mais on l’avait trop bien ligoté. Le sire de Cantara le regardait avec haine. « Tu me dégoûtes ! N’as-tu aucune vergogne, aucun honneur ? » Pendant un moment, le visage de l’homme parut se brouiller, une subtile métamorphose. Puis il redevint Ravn Asharson. Des yeux sombres se fixèrent avec chagrin sur la femme qui se tenait au côté de Tycho Issian. « Demande-lui, gémit-il. Elle sait la vérité. » Le sire de Cantara se tourna vers la Rosa Eldi. « Est-ce l’homme qui vous a enlevée ? — Ah, oui, souffla-t-elle. C’est bien lui le ravisseur. — Je vous en prie », murmura Rui Finco, près de s’évanouir à cause du sang qu’il avait perdu. « Regardez-moi. Vous avez vu à travers la magie, vous l’avez dit. Dites-lui, pour l’amour de Falla… » Avec un beuglement enragé, Tycho fondit sur lui. « Comment oses-tu la regarder ? » Des doigts crochus plongèrent dans les yeux de l’homme enchaîné. Il y eut un son d’écrasement, un cri terrible, et un giclement de liquide clair. « Par Falla, vois-tu bien, maintenant ? » hurla Tycho Issian. Il brandissait deux objets affreux tout en tournant autour de la figure mutilée, indifférent au dégoût de l’équipage, qui s’écartait comme pour se distancier de cet acte sacrilège. Il n’y avait pas tant de générations que les Istriens avaient été gouvernés par un monarque, un empereur, un homme de sang royal oint par les dieux. Voir traiter ainsi un homme de haut rang allait à l’encontre de toutes les notions de chevalerie qu’avaient observées leurs ancêtres et qu’ils leur avaient léguées. La Déesse anéantirait assurément un homme qui osait de tels gestes en son nom. Mais Tycho Issian était maintenant hors de lui, il dansait presque de joie maligne. « Peux-tu voir ton erreur ? » ricanait-il en agitant les globes oculaires sanglants devant l’homme aveuglé. « Non ? N’as-tu plus rien à dire, aucune excuse à présenter à la rose que tu as cueillie d’une manière aussi répugnante ? » Il jeta un regard aux objets révoltants qu’il tenait, les lança dans la mer. « Je… ne suis pas… le roi d’Eyra », haleta la figure mutilée, avec des larmes de sang qui coulaient sur son visage autrefois séduisant. « Non, siffla son ennemi, tu es un ver, un ver lubrique qui a osé souiller ma rose. — Mon seigneur, intervint le chirurgien… c’est assez… — Assez ? — Il se meurt, mon seigneur. Laissez-lui quitter ce monde avec un peu de dignité… » Cette dernière suggestion fut brutalement interrompue. Tycho poignarda l’impertinent médecin à la gorge, écarta son corps tressaillant et enfonça la lame sanglante dans le ventre de l’homme enchaîné, pour la tirer de haut en bas, de toutes ses forces. Dans un jet brûlant, les anneaux luisants des intestins se déversèrent sur le pont. Le noble enragé jeta son arme au loin, les saisit et se mit à tirer dessus en proférant des malédictions, tout en glissant dans le sang et les viscères. Une femme se mit à hurler à l’arrière-plan. De la pluie commençait de tomber. De pâles rais de lumière traversaient les nuages pour illuminer ce qui restait du sire de Forent alors que l’illusion du sorcier se dissipait enfin. Mais sans ses yeux, et le visage couvert de sang, même sa propre mère n’aurait pu distinguer Rui Finco de son autre fils, Ravn Asharson. Lequel se tenait à présent sur le pont du Corbeau de Sur, et regardait avec horreur l’apparition surgie à une vingtaine de pas. Il venait de donner l’ordre à son timonier d’éperonner le vaisseau amiral ennemi quand les eaux s’étaient mises à bouillonner sous eux. Après trois cents ans d’emprisonnement dans les liens des seithers qui l’avaient enchaînée au fond de la mer entre les tours, la Némésis se dressait enfin… * * * Rahë retomba dans l’embarcation, exténué et grimaçant, la main pressée contre ses vieilles côtes. Il se balança d’un côté à l’autre, en soufflant poussivement. Aran Aranson rangea ses rames et considéra le vieil homme avec une certaine inquiétude. Était-il en train de passer à trépas ? On aurait dit qu’il souffrait d’une crise terriblement douloureuse. Aran ne comprenait pas ce qui se passait autour de lui ; à un moment donné, ils filaient à la crête des vagues sur l’océan, comme si ses coups de rames n’avaient été qu’une addition superflue à la propulsion magique générée par l’homme qu’il avait appris à appeler Rahë ou Maître. Puis ils avaient pu voir le brouillard de fumée qui surmontait les falaises de Halbo, et le vieillard apparemment furieux s’était mis à jurer, à proférer des malédictions et à marteler de coups de poing le bois de leur embarcation. Après que cette excessive manifestation de mauvaise humeur se fut un peu calmée, Rahë avait fermé les yeux pour se mettre à marmotter dans une langue qu’Aran ne pouvait pas comprendre, un marmonnement qui s’accompagnait parfois de grands gestes de bras et de tapements de pieds, et dont le volume montait parfois jusqu’à un beuglement qui forçait Aran à se plaquer les mains sur les oreilles. Le vieil homme rouvrit les yeux en adressant un sourire maniaque à celui qu’il avait surnommé « l’imbécile ». De violents éclats de rire cédèrent enfin la place à de simples gloussements, et à une expression des plus rusées. « Quoi ? » demanda Aran avec amertume. « Qu’est-ce qui est si drôle ? » Il était irrité que le vieillard ne fût point en train de mourir. Ces paroxysmes d’amusement semblaient un affront, à lui, Aran, et au monde en général. Quelque part sous ce linceul de fumée, des hommes de Halbo trépassaient. Des femmes aussi, sans doute. « Elle ne sait absolument pas comment la contrôler ! gloussa le Maître. Elle croit que c’est une amie, un animal familier… mais elle a libéré un monstre ! — Quel monstre ? — La Némésis ! Oh, on a raconté toutes sortes d’histoires sur ce qui est réputé se tapir sous les eaux du port de Halbo, mais on n’en sait pas la moitié. » Il s’interrompit, de nouveau ravi. « La moitié… Oh, je suis tellement drôle, ha, ha, ha ! » Aran Aranson se prit les cheveux à deux mains. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour s’empêcher de frapper le vieillard. « La moitié de quoi ? » Rahë pencha la tête de côté. Avec cette crinière de cheveux blancs et ces yeux pâles et froids, on aurait dit une des chèvres de la vieille Ma Hallasen. Puis Aran se rappela que celle-ci n’était en vérité plus la vieille Ma Hallasen ; ce n’était pas non plus une pensée réconfortante. « Ah, j’oublie comme tu es ignorant, mon cher imbécile. À la création du monde, les dieux lui ont donné trois protecteurs : le Guerrier, la Femme et la Bête. Lorsqu’ils sont réunis, ils sont plus que la somme de leurs parties, mais séparés, ils sont moins que leurs caractéristiques individuelles. Et je suis parvenu à les dissocier davantage encore, de sorte qu’ils ne me fissent aucun mal. Comme on tranche un gland d’un coup de hache, j’ai séparé d’eux-mêmes la Femme et le Guerrier, le corps et l’âme, l’anima de l’animus. Et ce qu’il y avait de plus bestial en la Bête, je l’ai exilé ici, enchaîné par des sortilèges dans la mer de Halbo. Le félin erre à présent, désolé, dans les terres désertiques. Mais sa part bestiale, monstrueusement libre, ravage à présent les envahisseurs comme les défenseurs de Halbo. Oh, le carnage qu’elle doit causer ! Je ne puis attendre de voir ce chaos. » Aran fronça les sourcils. Tout cela était trop métaphysique pour lui. Il n’avait jamais été un homme particulièrement superstitieux et n’aimait guère les abstractions et les vaticinations fantaisistes. « J’ai entendu conter la légende de la bête de Halbo, piégée dans une grande cage de fer et enfermée par les sortilèges des seithers, mais j’ai toujours pensé que c’étaient des histoires qui symbolisaient le mur de chaînes du port, dit-il avec lenteur. Et vous me dites à présent que cette créature existe réellement ? — Ah, oui ! fit le mage, allègre. Et elle a engendré des rejetons, car ses appétits sont puissants, mais avec des bêtes plus petites qui peuvent se glisser à travers les barreaux de sa cage. » Aran fut soudain assailli par un douloureux souvenir de la mort de son aîné, Halli. Les survivants avaient raconté qu’un monstre marin avait causé le naufrage, mais cela avait été loin du continent. Il écarta cette pensée, mais elle brûlait comme de la bile. « Qui peut détenir le pouvoir de libérer une telle créature ? demanda-t-il, abasourdi. Qui est cette femme dont vous parlez ? » Rahë le regarda comme s’il avait à moitié perdu l’esprit puis se rappela que ce n’était qu’un mortel, et sans la moindre once de magie dans le sang. « La Rosa Eldi, mon garçon. Celle qui était autrefois la déesse de ce monde. » Les sourcils d’Aran dessinèrent une unique ligne noire sur son front plissé. La Rose du Monde. La femme que leur roi avait prise pour épouse à la funeste Grande Foire, l’année précédente. Mais c’était une Nomade, une simple Vagabonde… Non ? Il se rappela brusquement des yeux verts, une main blanche sur la fourrure d’une chatte noire derrière l’étal du marchand de cartes, et comme son cœur s’était mis à battre plus vite alors qu’il quittait les lieux en serrant sur sa poitrine le morceau de parchemin qui promettait aventures et richesses. Puis il se rappela comme Ravn Asharson avait paru fasciné par cette étrange femme pâle, au point qu’il ne s’était nullement soucié de sauver Katla du bûcher istrien… Si c’était la déesse, la réaction qu’elle suscitait chez les hommes qui l’entouraient était rien moins que profane ; qui pouvait aimer ou respecter une telle créature ? Il fit le signe de l’ancre, au cas où il aurait attiré sur lui le courroux du dieu en évoquant la simple hypothèse d’une divinité rivale. « Et elle a libéré le monstre ? dit-il d’un ton incrédule. — Elle s’y est essayée, semble-t-il, car sa magie flotte dans l’air. Mais elle n’est pas encore assez forte. Aussi l’ai-je un peu aidée. » Il adressa à Aran un clin d’œil complice. Celui-ci assimila lentement cette information. Puis il demanda : « Pourquoi feriez-vous cela ? — Un peu de chaos ne peut qu’aider notre cause, mon garçon. » * * * De l’eau glaciale, teintée de sang, se déversait sur eux. À la proue, Virelai poussa un hurlement en s’agrippant au plat-bord comme si sa vie en dépendait, ce qui était bel et bien le cas. Sélène Issian, dont la vie antérieure revenait en brefs et déplaisants éclairs, s’était recroquevillée de manière protectrice autour de la seule chose qui comptait encore pour elle en ce monde, en aspirant de toutes ses forces à survivre à cette nouvelle épreuve. Son père, Tycho Issian, avait drapé un bras autour des épaules de la Rosa Eldi – qui semblait trop médusée, apparemment, par la terrible créature qu’elle avait tirée des profondeurs pour s’y objecter. L’autre bras de Tycho tenait le mât, les écrasant tous deux contre le cadavre. Entre-temps, le capitaine de vaisseau, Haro Orbia, s’était collé à la proue massive en marmonnant des prières à la Dame de Feu. D’autres n’avaient pas été aussi fortunés, ni si galvanisés par leur terreur. Deux des grands mercenaires galiens, qui avaient contemplé le monstre avec l’expression de la plus profonde horreur et la lenteur d’esprit propre à leur lignage, dégringolèrent comme des poupées abandonnées par un enfant ennuyé pour tomber en hurlant par-dessus bord. Erol Bardson, pétrifié pendant de longs instants à la vue du vaisseau royal qui fonçait sur eux avec le roi son ennemi à la proue, n’avait pas reconnu le nouveau danger avant d’en être victime. Alors que le pont prenait violemment de la gîte, il saisit désespérément un morceau de chaîne qui passait, mais ne réussit qu’à s’en faire frapper au visage, ce qui l’assomma à moitié. Le temps pour lui de reprendre suffisamment conscience pour évaluer la situation, il était bien trop tard. Il décollait du pont, tout était lent, surnaturel, comme dans un rêve. L’instant d’après il contemplait ce qui semblait être une vaste caverne à demi inondée, avec des algues et des choses mortes et triturées, impossibles à identifier, une caverne bordée de pâles échardes d’os semblables à des cimeterres. Et soudain le temps s’accéléra affreusement, et il n’eut pas même l’occasion de se demander ce qui arriverait à sa jolie fille Finna, à son épouse et à sa noble maison : les crocs acérés de la Némésis le transpercèrent de toutes parts, et sa vie s’éteignit en un instant. S’il y avait eu auparavant du tumulte et de la confusion, c’était maintenant un véritable pandémonium. Des hostilités vieilles de plusieurs siècles étaient oubliées devant l’ennemi commun. Les navires qui ne se trouvaient pas dans le voisinage immédiat du monstre virèrent de bord et s’enfuirent vers la sécurité des quais, ou celle des eaux libres. Ceux qui se trouvaient sur son chemin s’arrêtèrent tandis que les hommes abandonnaient leurs postes et sautaient à l’eau. Certains escaladaient les mâts pour mieux voir et restaient suspendus à une vergue, balbutiants, pétrifiés par la vision de cette créature qui n’était ni une baleine, ni un requin, ni rien qu’ils eussent déjà rencontré en ce monde, même dans leurs pires cauchemars. Les ailerons de la vaste queue de la bête, en s’agitant dans l’eau, brisèrent deux yoles qui avaient désespérément ramé pour s’éloigner de ses mâchoires. Des hommes disloqués et du bois éclaté jaillirent dans les airs pour disparaître dans le sanglant bouillonnement écumeux de son sillage. Lorsqu’elle fondit sur un des bateaux istriens, nombre de marins sautèrent par-dessus l’autre bord tandis que leurs camarades plus braves abattaient rames et espars sur l’énorme tête carrée du monstre. Cela ne fit qu’ajouter d’autres plaies aux myriades de cicatrices qui striaient le museau camus de la bête, des cicatrices qu’elle avait gagnées à se jeter sur les barreaux ensorcelés de sa cage. Et sa rage décupla. La Némésis se dressa hors de l’eau, en équilibre précaire sur son immense queue et ses ailerons postérieurs, à soixante pieds dans les airs au-dessus de l’équipage terrifié, oblitérant le ciel, la lumière et l’espoir. Puis elle retomba, meurtrière, en plein milieu du Voyageur du Sud. Le vaisseau si bien construit, fait de jeunes chênes qui s’adapteraient souplement aux mers rapides et aux grands rouleaux de l’Océan du Nord, ne pouvait offrir aucune résistance à un assaut aussi direct. Avec un affreux grincement, les planches cédèrent et s’éparpillèrent, tandis que la quille, les rameurs enchaînés et deux douzaines d’Istriens étaient engloutis dans les eaux ténébreuses sous la masse de la créature. Après cela, la Némésis ne reparut point, et nul ne put dire ce qu’elle faisait. Se tapissait-elle dans les profondeurs en rassemblant ses forces pour un autre sauvage assaut ? Avait-elle été fatalement blessée par les épaves du Voyageur du Sud, ou se sustentait-elle en broutant le fond de la mer, loin sous leurs pieds, se régalant de la somptueuse récolte épandue sur récifs et promontoires, prisonnière des champs de kelp ou précipitée dans les cavernes et les grottes sous-marines ? Le vaisseau amiral du roi eyrain avait été poussé loin de sa proie par le remous causé par le plongeon du monstre. Il alla s’écraser contre La Vierge d’Ixta et l’envoya rouler contre sa cousine, La Dame de Céra, qui tanguait périlleusement, semant en route plusieurs membres d’équipage. Puis, sous la main experte de son timonier, le Corbeau de Sur traversa une étendue d’eau libre, bénédiction, pour venir s’accoter au vieux Troll de Narth, dont les planches de bois noirci avaient connu des batailles pires que celle-ci au cours de ses cent trente années d’histoire. Encore tremblant sous le choc, le cœur brisé, Ravn Asharson contemplait son port dévasté. Il voyait les navires qui prenaient l’eau ou qui coulaient, le bois flottant, et les morts de deux continents. Près de lui, le duc de Passorage était appuyé sur son épée et soufflait lourdement. Les bandelettes de cuir de son moignon s’étaient déroulées. Il en coulait du sang frais. « Pas si mythique, comme vous le voyez, Sire. » Ravn lui adressa un dur regard puis hurla de toutes ses forces : « Hommes d’Eyra, revenez aux quais ! » Sa soif de combat avait disparu, et il semblait en aller de même pour les autres combattants, car partout les hommes rengainaient leurs armes en secouant la tête et s’affairaient à panser les blessures de leurs compagnons. On reprit l’ordre et on le relaya aux autres vaisseaux ; il se fit un mouvement général vers le port. Les Istriens qui n’étaient pas en train de se noyer, de mourir ou d’essayer de gouverner leurs propres navires les regardèrent partir sans grand regret. Provoquer le roi barbare dans sa propre capitale avait été une folie. Certains résolurent aussi de prêter plus d’attention dorénavant aux intuitions de leurs frères des Hauts-de-Farem. Parmi les seigneurs du Sud qui avaient vogué vers le nord avec la force d’invasion, les ducs de Céra et de Calastrina avaient été tués dans le premier engagement. Les sires de Santorivo, de Tagur et de Gibéon avaient perdu la vie au cours de la bataille qui s’était ensuivie. Le duc de Sestria avait été précipité dans la baie à la première irruption du monstre et nul ne l’avait vu refaire surface – ou ne s’était attardé pour le sauver au cas où il aurait survécu. Le sire d’Ixta, Varyx, gisait sur le pont de son navire, blessé et délirant. Nul ne savait quel sort avait connu Rui Finco, sire de Forent, qu’on avait vu pour la dernière fois à bord du vaisseau amiral endommagé, Le Mystère de Falla. Personne, ou du moins seul Tycho Issian, sire de Cantara, qui, par-dessus la tête de la femme pour qui il avait parcouru un si long chemin pour la secourir, regardait fixement, un certain cercle d’argent retenant les longs cheveux noirs de l’homme mutilé dans ses chaînes. Il savait, avec une soudaine et affreuse certitude, que le roi des Eyrains n’était pas, après tout, l’homme à qui, dans sa furie irréfléchie, il avait arraché les yeux et ouvert le ventre. Il se hâta d’ôter le cercle argenté de la tête de Rui Finco et de le glisser dans sa tunique. Il ne pensait pas que nul fût déjà arrivé à la même conclusion, et il ne serait pas utile qu’on le fît. Puis il contempla de nouveau le chaos qui régnait dans le port. Une flotte orgueilleuse avait quitté Forent presque un mois plus tôt. Il n’en restait plus qu’une collection branlante de navires malmenés, incendiés et fracassés. Mais il avait pris possession de son précieux butin. Et les Nordiques avaient battu en retraite. En fin de compte, c’était la plus glorieuse des victoires. 30. Après la Bataille Le Mystère de Falla et ce qui restait de la flotte istrienne s’enfuit sur l’Océan du Nord pour revenir à bon port. Par chance – pour eux –, le temps resta beau. Dans les semaines à venir, on parlerait du calme hors saison qui était tombé sur ces eaux habituellement turbulentes, et du fort vent du nord qui avait jour et nuit gonflé les voiles ; beaucoup en remercieraient la Déesse, qui était de toute évidence intervenue pour eux dans les éléments. Et pourtant le Seigneur de la Mer et Le Lion Blanc n’abordèrent nulle part en Istrie et nul ne sut ce qui leur était arrivé. Avaient-ils coulé à cause des dommages subis à Halbo, à cause de défauts de construction qui n’avaient pas été apparents pendant leur premier voyage, ou à cause des maladresses de leurs marins ? Nul ne pouvait le dire. Il y eut plus tard des rumeurs de mutinerie et d’une révolte d’esclaves, et certains dirent que des bateaux identiques aux navires manquants avaient été aperçus au sud du continent, aussi loin que Gila et même Circésia, portant de nouveaux noms, avec un équipage hétéroclite. Mais des événements bien plus importants s’étaient déroulés entre-temps, et nul n’avait l’envie de se soucier d’une poignée de riches et de leurs officiers. La Vierge d’Ixta arriva à Céra dans un piètre état, avec un mât mal réparé et la moitié de son équipage. Mais Varyx vivait toujours – uniquement grâce à la prompte action de son chirurgien : il avait amputé le bras qui menaçait de gangrène. Plusieurs navires rescapés s’étaient retrouvés sans maître. Certains tombèrent aux mains des mercenaires engagés par le sire de Forent ; voyant leur chance, ces hommes s’en allèrent harceler les villes côtières d’Eyra. À Longuelande et à Langey, ils capturèrent cinquante-cinq femmes et jeunes filles, et trente-huit de plus à Nez-Pointu et à Cap-Noir, car leurs époux et leurs fils avaient été conscrits à Halbo par Ravn Asharson et nombre de ceux-ci gisaient dans les profondeurs de la mer, ou, blessés, dans les infirmeries de fortune installées dans les fumoirs et les entrepôts, sur les quais de la cité. Le Nef de Chêne, sous le commandement d’un homme de la Côte Noire appelé Péto Bras-de-Fer, lança des raids sur les rivages de Berthey et en ramena les épouses et les filles de Longue-Batture, Crête-à-la-Morue et Siège-à-l’Aiglefin. Mais non sans qu’il y eût bataille, car c’étaient des femmes robustes et pleines de ressources, qui n’avaient nul désir d’être vendues dans les marchés aux esclaves istriens et de devenir les putains de leurs ennemis. De ces brutales mises à sac, maints hommes de Péto Bras-de-Fer revinrent avec des os fracturés, percés de coups de poignard et le visage couvert de meurtrissures. Tous ne survécurent pas à leurs blessures. Le Dame Dorée de Skarn connut un sort plus funeste : il naufragea sur les traîtres récifs d’Estuaire-du-Bœuf ; vieillards, femmes et enfants s’en vinrent alors, lorsque le naufrage fut annoncé, non pour sauver les survivants mais pour les massacrer à l’aide de tous les outils de ferme qu’ils purent trouver. Des navires qui restaient dans la flotte istrienne, certains furent incapables de sortir du port de Halbo à cause de gouvernails brisés et de mâts calcinés, ou parce que leur équipage de rameurs avaient, dans le feu du combat, brisé ses fers, volé des épées et déserté. Mais Ravn Asharson ayant découvert que sa femme et son fils avaient disparu, n’était pas d’humeur clémente. Lorsqu’une fouille en règle du château et de ses dépendances n’avait révélé aucune trace de la Rosa Eldi, il avait interrogé les serviteurs et les courtisans, en vain. Il avait fini par chercher conseil auprès de sa mère, Dame Auda, pour savoir où son épouse avait pu cacher le petit Ulf pendant la bataille. Car Dame Auda possédait un réseau d’informateurs sans égal, qui la tenait au courant de toutes les allées et venues du château et de ses environs. Mais lorsqu’il frappa à la porte de ses appartements, il y eut un moment de profond silence, comme si l’on s’était immobilisé à l’intérieur en retenant son souffle. Puis la porte s’entrouvrit et Lilja Mersen, la vieille servante personnelle de Dame Auda, passa le nez dans l’entrebâillement. En voyant qui frappait ainsi à la porte, elle referma brusquement celle-ci. Ravn resta là, mystifié. Certes, sa mère et lui n’avaient pas été dans les meilleurs termes, ces derniers mois, mais elle n’avait jamais refusé sa compagnie, si chagrine fût-elle du choix de son épouse. Et puis, il était le roi ! Il frappa de nouveau, plus fort. Ce fut Auda qui vint à la porte, cette fois. « Que veux-tu ? » Ce n’était pas un accueil très maternel. Ravn fronça les sourcils. « Ouvrez-moi, mère, et je vous le dirai. » La porte s’entrouvrit de nouveau, mais la vieille femme bloquait toujours le passage. « Tu peux me le dire là. » Ravn jeta un coup d’œil derrière lui : des courtisans s’approchaient dans le couloir et regardaient avec fascination le roi auquel on refusait d’entrer chez sa mère. Déterminé à présent, il passa une jambe dans l’ouverture, poussa davantage la porte malgré la résistance d’Auda, entra de force et referma le battant avant que les courtisans pussent rien voir. Il y eut une vague d’activité dans la pièce. Lilja se tenait près du lit, les jupes bien étalées pour dissimuler ce qui s’y trouvait. Ravn détourna les yeux, irrité. Que la vieille ait ses secrets, il n’avait pas de temps à perdre avec ces absurdités ! « Ne saigne pas sur mon tapis. » Il baissa les yeux et vit que du sang coulait encore de nombreuses plaies de ses bras et de sa poitrine. Il ne l’avait pas même remarqué, tant il était inquiet pour sa famille. Il s’avança sur les dalles, en remarquant que la vieille femme n’esquissait pas un geste pour s’occuper de ses blessures. « Où est mon épouse ? » Auda renifla avec dédain : « Tu l’as perdue ? Voilà qui est bien imprudent de ta part. » Ravn la foudroya du regard. « Ne vous jouez pas de moi, Mère. Vous savez toujours tout. — Elle est partie, mon fils. Et bon débarras, à mon avis ! — Partie ? » La vieille femme se mit à glousser avec une joie maligne et non déguisée. « Tu ne le savais vraiment pas ? Elle est partie avec les seigneurs du Sud et leur flotte. Elle a pris le garçon et sa nourrice et elle est retournée en Istrie d’où elle était venue. Voilà comme elle se soucie de toi, mon garçon. Mais je vois que même si la sorcière est loin à présent, tu es encore sous son charme ! » Ravn se sentit pris de vertige, puis de nausée – et ce n’était pas à cause du sang qu’il avait perdu. « Quand ? croassa-t-il. Depuis combien de temps ? » La vieille femme haussa les épaules. « Elle doit avoir été emmenée sur le premier navire de la flotte, dont le pauvre capitaine a sûrement été ensorcelé par ses soins. » Le roi d’Eyra se sentit envahi par des émotions contradictoires, et ce qui dominait, c’était la colère. Il leva une main comme pour frapper la vieille femme, mais elle lui fit face comme pour le mettre au défi, et sa rage s’éteignit aussi vite qu’elle s’était allumée, le laissant vide et désolé. Il tourna les talons, ouvrit la porte à la volée avec tant de force que le cloutage ferré en résonna contre les pierres du mur, et il se précipita en courant dans le couloir en appelant à grands cris Passorage et Shepsey. L’ancien roi, Ashar Stenson, le Loup Gris, avait été coutumier de ces paroxysmes de rage, au point qu’on fuyait le pays plutôt que de lui apporter de mauvaises nouvelles. En son temps, il avait tué des messagers, fait rôtir des hérauts, embroché des émissaires et décapité des ambassadeurs. Ses capitaines et ses généraux avaient appris à atténuer les nouvelles les plus désastreuses en les formulant avec un optimisme précautionneux, et en les accompagnant de présages plus positifs. Son fils, néanmoins, avait toujours été un garçon d’aimable disposition, enclin à un rire facile, à des plaisanteries désinvoltes et à un charme désarmant. Mais quand il fallut presque toute une semaine pour dégager le port de Halbo avant qu’on pût engager la poursuite de ce qui restait de la flotte nordique, Ravn Asharson fit montre d’un caractère encore plus exécrable que celui de son légendaire géniteur. La nouvelle des femmes enlevées le long de la côte sud et dans les îles les plus distantes ne fit que l’exacerber. Les trois cent dix-sept Istriens abandonnés à Halbo quand le reste de leur flotte avait mis les voiles périrent tous dans des exécutions sommaires, pendus ou, lorsque les gibets furent trop pleins, simplement égorgés – nobles, officiers, esclaves, cela ne faisait aucune différence ; s’ils ne parlaient pas un mot d’eyrain, ils étaient exécutés sans égard au Code de Rançon qui, depuis des siècles, avait été invoqué par tous les prisonniers de guerre. « Ils sont venus prendre mon épouse et vos femmes, déclara-t-il. Ce n’est pas un acte de guerre mais un vol ordinaire, et ils seront punis comme des voleurs ordinaires. » Un soir, alors que le roi arpentait les quais en regardant les bateaux qu’on équipait pour l’expédition vers le sud, un vieil homme l’accosta avec son compagnon, qui lui sembla vaguement familier. Ravn était d’humeur morne, sans intérêt pour rien. Lorsque le vieillard se présenta comme un puissant mage qui offrirait ses services au roi pour l’aider à retrouver la Rose du Nord, Ravn éclata d’un rauque éclat de rire et lui ordonna de partir avant qu’il ne trouvât un gibet où il resterait un peu de place. Le vieil homme arqua un sourcil puis, d’un geste, il fendit en deux la gigantesque bitte d’amarrage du môle. Lorsque la poussière fut retombée, Ravn Asharson, immobile, se caressait pensivement la barbe. * * * Seul Aran Aranson sut que le roi avait quitté les lieux. La grosse pierre d’amarrage était en place, apparemment intacte, même si l’air alentour avait une odeur étrange. Mais seul Aran Aranson sut aussi l’effort que cette illusion avait coûté au Maître, car ce fut lui qui dut porter le vieil homme jusqu’à leurs quartiers temporaires au château : le mage était trop faible pour se déplacer par ses propres moyens. Dans son for intérieur, Aran était de moins en moins impressionné par les pouvoirs tant vantés du vieillard. Invoquer le monstre semblait l’avoir si complètement drainé de ses forces qu’il s’endormit et ronfla pendant le tumulte qui suivit le départ de la « déesse » qu’il était venu reprendre. * * * Les nouvelles voyageaient vite, en Eyra : par courrier, par corbeau ou par bateau. On parlait déjà d’un grand sorcier qui se joindrait aux efforts de guerre. Lequel pouvait bien être Sur en personne, venu répondre à leur pressant besoin. Leur victoire sur un ancien ennemi était certainement garantie. Quand la conscription commença pour de bon, on ne manqua pas d’hommes pour remplir les vaisseaux. Nombre de ceux impliqués dans la bataille de Halbo avaient survécu pour nager jusqu’à la rive, ou habilement ramé pour échapper aux pires dangers. Plus nombreux encore étaient ceux qui avaient perdu des épouses, des filles, des pupilles, des nièces et des cousines dans les raids lancés par les gens du Sud sur les villes côtières. Trois cents ans d’hostilité vinrent bouillonner à la surface. Il n’était pas un homme à bord de la flotte eyraine qui n’entretînt un désir de vengeance, le besoin de laver l’honneur de sa famille, celui de se faire un nom qui retentirait dans les siècles à venir ou celui d’éradiquer l’ennemi de la surface du monde. Pendant trois cents ans, les hommes d’Eyra avaient combattu les hommes d’Istrie ; c’était plus qu’une habitude, c’était un droit acquis à la naissance, un système de croyance, une loi de la nature. Sang, os et cervelle en étaient pénétrés. Et rien au monde ne pouvait assurément remettre en question une idéologie aussi innée, aussi fondamentale, une façon de vivre et de mourir dont chaque homme était complice. C’eût été comme tenter de modifier la course d’une tempête ou d’un torrent furieux, comme faire obstacle à un taureau qui charge ou à une éruption de lave – comme jeter de l’ivraie dans la gueule d’un orage… 31. Le Voyage vers le Sud Ils voyageaient de nuit, pour éviter d’attirer l’attention ; le jour, ils dormaient sous des haies, derrière des rochers ou dans des bosquets tandis qu’un des mercenaires montait la garde. Jeté en travers d’une mule, bâillonné et les mains liées, Saro avait l’impression d’être une misérable marchandise : c’était ainsi que le considérait cette rude troupe d’hommes et de femmes, un produit qu’on échangerait au meilleur prix lorsqu’on arriverait dans sa ville natale. Il avait honte de cette ignominie. Mais pire que tout était le refus de Katla Aransen d’accepter son regret pour la mort de son ami. Il avait essayé d’expliquer pourquoi cela avait été son seul recours pour empêcher Erno d’en révéler davantage sur la pierre de mort et permettre ainsi au sire de Cantara d’annihiler ses ennemis, mais Katla l’avait fixé d’un air d’absolu scepticisme, puis l’avait bâillonné sans douceur. « Me crois-tu assez stupide pour écouter de telles absurdités ? » avait-elle lancé avec un rictus méprisant. « Si tu craignais vraiment autant que Tycho Issian ne soit une menace pour le monde, pourquoi ne l’as-tu pas frappé, lui, avec ta petite boule de verre, plutôt que mon brave cousin qui risquait sa vie pour sauver la mienne ? » Saro n’avait su que répondre, ni à Katla, ni à lui-même lorsqu’il s’était posé la question. Il se sentait stupide et meurtrier, coupable sans rémission possible. Déjà hanté par un péché plus intime, il s’était laissé envahir par un tel dégoût de lui-même qu’il n’avait pas réfléchi au-delà de son premier élan de panique, n’avait pas songé qu’il pourrait modifier de façon plus active les événements majeurs qui se déroulaient. Il méritait le mépris de Katla. Plus encore : il méritait la mort. Il essayait de plonger dans l’inconscience, de laisser le balancement de la mule arrêter ses pensées, de mettre fin à son existence par la seule force de sa volonté, car assurément la mort serait une perspective moins horrible que d’être ainsi présenté à sa mère – un poltron captif qui apportait des nouvelles intolérables, la mort de son fils favori, de son bien-aimé Tanto, aux mains souillées de son cadet, et la mort de Fabel, son véritable père, aux mains de Tanto. Mais quelle que fût la haine qu’il éprouvait envers lui-même, il continuait de survivre. Il mangeait ce qu’on lui donnait, il buvait de l’eau, il respirait ; quand il dormait, les cauchemars s’en venaient. Mais malgré tout cela, la Déesse semblait avoir un projet pour lui, si elle était aussi obstinée à conserver son ombre de ce côté-ci de ses flammes. Une nuit, l’homme des collines vint trouver le prisonnier et ôta son bâillon. « Katla vient de me dire la raison pour laquelle tu as tué son cousin », dit-il à mi-voix. Saro baissa la tête. Il voulait dire : « Je suis pire qu’un fou », mais sa bouche et sa gorge étaient trop sèches. Après avoir défait ses liens, Persoa déboucha sa gourde et la lui tendit : « Bois autant que tu veux, offrit-il avec bonté. Il y en a assez. » Saro but jusqu’à avoir l’impression que son ventre allait éclater. Puis il regarda autour de lui. « Pas ici », dit-il, les sourcils froncés. Tout ce qu’il pouvait voir autour de lui, c’étaient des buissons épineux argentés par la lune, du sable sec, un sol granuleux : un paysage à demi mort que les nuances unies et dures de la nuit privaient encore davantage de vie. L’autre sourit : « Elle court plus profondément que d’habitude sous la surface, mais je peux la deviner. Comme ceci. » Il s’accroupit pour poser une paume sur le sol, pencha la tête en se concentrant. Puis il se redressa en souriant, un éclair de dents étonnamment blanches dans son visage sombre. « Là, dit-il en désignant le sud-est. Peut-être un demi-mille. Il y a une source sous le calcaire. » Saro lui adressa un regard interrogateur : « Comment pouvez-vous le savoir ? — Je suis uneldianna », expliqua Persoa. Les yeux de Saro s’arrondirent. « Je croyais qu’ils existaient seulement dans les anciennes légendes. Les légendes du Sud. » Persoa haussa les épaules. « C’est un talent ancien, pour sûr. » Il releva un instant la tête, comme s’il écoutait un bruit lointain, puis vint s’asseoir plus près de Saro en repliant ses longues jambes d’un mouvement économe. « Je comprends pourquoi tu as tué ce pauvre Erno, dit-il enfin. Pour l’empêcher de révéler un profond et dangereux mystère. » — J’aurais dû abattre le sire de Cantara », répliqua Saro, les dents serrées sur sa honte. « Mais j’ai été pris de panique. — Tu l’as tué pour l’empêcher de parler de la pierre de mort. » Saro acquiesça. « Katla me croit fou. Elle ne veut pas m’écouter. » Persoa prit entre les siennes la main de Saro et celui-ci sentit un éclair d’énergie lui parcourir le bras, suivi par une sensation de chaleur et de bien-être. Au lieu du torrent habituel d’images désagréables, le contact de l’homme des collines lui offrait la vision d’un étang calme et clair, une oasis dans un monde troublé. « Je ne te pense pas fou, dit l’eldianna. Mon peuple connaît l’existence des pierres de mort et ce dont elles sont capables. Dis-moi ce que tu sais, et je te promets que je t’écouterai avec attention, et te confierai ensuite mon propre savoir. » Ainsi, dans la fraîche brise nocturne, Saro confia à l’homme des collines tout ce qu’il avait appris : la pierre d’humeur qui lui avait été donnée en des circonstances si violentes, à la Grande Foire ; le don d’empathie qui l’avait accompagnée ; comment la pierre était devenue meurtrière entre ses mains lorsque la femme pâle l’avait touchée, et comme il avait tué sans le vouloir en la tenant ; comment il avait appris des Nomades la véritable nature de cette femme ; comment l’une de ces Nomades avait pris la pierre tombée pendant l’escarmouche et en avait usé pour ranimer le sorcier Virelai, qui était maintenant un autre homme. Puis il lui dit l’obsession lubrique qui s’était emparée du sire de Cantara, lequel voulait s’approprier la Déesse, comment il avait déclenché une guerre sainte pour la reprendre au Nord, ce qui était des plus ironique puisque l’homme n’avait pas idée de sa véritable identité. Puis, les yeux détournés, d’une voix rendue rauque par l’horreur, il conta à l’eldianna la vision qui l’avait envahi dans la Chambre Étoilée de Jétra, lorsque Tycho Issian lui avait pris l’épaule : Tycho Issian brandissant la pierre de mort et ses rais meurtriers contre une horde hurlante. Et comme il savait désormais que cette dévastation n’était qu’un début, car l’homme était possédé d’une folie meurtrière et ne laisserait rien survivre de ce qui lui ferait obstacle. L’homme des collines demeura muet pendant tout ce temps. Ses yeux sombres scrutaient attentivement les traits de Saro, avec une telle expression d’acceptation et de compréhension que, à la fin de son récit, Saro ne put s’empêcher d’éclater en sanglots comme un enfant auquel on pardonnait de terribles fautes. « Ces visions ne sont pas toujours vraies, mon ami. Certaines montrent ce qui peut arriver de pire. Mais je comprends la raison de tes actes. — Quand Erno lui a offert de lui dire où elle pourrait se trouver, ma seule pensée a été de le faire taire… — Et tu lui as fendu le crâne avec le presse-papiers. » Katla Aransen se matérialisa entre les arbres chétifs comme si elle s’était détachée sans heurt de leurs branches noueuses. « Katla, Katla, la morigéna l’eldianna, tu es trop rigide, trop prompte à juger. Tu devrais devenir plus tolérante. — Tolérante ! La tolérance est ce qui permet à nos ennemis de massacrer les nôtres et de s’en tirer indemnes. La tolérance les laisse prendre nos terres et jeter nos femmes en esclavage. » Elle leva le menton d’un air combatif. « Tu dis que je devrais être tolérante. Mais l’Empire ne comprend rien à la tolérance, il jette aux bûchers ceux qui sont en désaccord avec sa stupide religion, et tous ceux qui ne se conforment pas à ses lois ou à ses coutumes. Le fer, c’est tout ce que les Istriens comprennent, et je peux leur en administrer. » Son épée était à demi dégainée. Saro se recroquevilla. Au lieu de se lever d’un bond pour écarter un éventuel accès de violence, Persoa offrit à Katla son mince sourire en biais. Puis il lui effleura le bras en lui faisant signe de s’asseoir. De manière remarquable, elle lâcha le pommeau de son épée et obtempéra, même si elle les observait tous deux d’un œil soupçonneux. « Je sais ce que tu penses, dit Persoa avec aisance. Nous sommes de fait tous deux des Istriens, Saro Vingo et moi. Tous deux souillés par des siècles de guerres sanglantes avec ton peuple, et par l’adoration d’une divinité très différente de la vôtre. Tu penses que nous sommes peut-être complices, non ? » Katla haussa les épaules. Elle avait l’air maussade d’une enfant qui s’ennuie à l’école. « Je ne sais que penser. » Persoa inclina la tête : « C’est toujours une bonne façon de commencer. — Je suis navré… » essaya de dire Saro, mais Persoa arrêta ses excuses d’un geste de la main. « Quelle est une “bonne” raison de tuer, pour toi, Katla Aransen ? » Elle se mit à rire : « Toi, un tueur à gages, tu me poses cette question ? » L’autre fit une grimace. « Je suis doué pour tuer, c’est vrai. Mais je ne suis pas fier de ce talent. Peut-être ma longue accointance avec la mort m’a-t-elle rendu plus conscient de ce que coûte l’extinction d’une vie. Dis-moi, Katla, combien d’hommes as-tu tués ? — Douze », répondit-elle fièrement et sans hésiter. Elle avait compté. « Si tu inclus le garde dont j’ai tranché le bras dans la chambre d’Issian. Je ne peux croire qu’il y ait survécu. — Douze hommes. Et qu’en as-tu appris ? — Qu’un ennemi mort ne se relève pas. Et que plus on en tue moins il y en a pour vous causer du tort, à vous ou à votre famille. » Persoa fit une petite moue, mais sans répliquer. Il se tourna plutôt vers Saro. « Et toi, Saro Vingo. Combien de morts à ton actif ? » Saro pâlit. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il baissa la tête, honteux que la fille du Nord pût le voir ainsi affecté. « Six hommes, fit-il tout bas. En comptant mon frère. » Katla haussa les sourcils. Elle se rappelait son vantard de frère alors qu’il tripotait ses beaux poignards à son étal de la Grande Foire. « Eh bien, ce n’est pas une grande perte, dit-elle avec un reniflement de dédain. Mais six hommes, ce n’est pas mal pour une chiffe molle comme toi. Qu’as-tu utilisé, du poison ? » Saro releva brusquement la tête. Ses yeux argentés par la lune la fixèrent d’un regard farouche, quoique humide. « Vous m’avez vu tuer un homme avec une épée. D’un autre, je ne parlerai pas. Quatre sont morts à cause de la pierre dont je vous ai parlé. Trois d’entre eux alors que j’essayais de vous tirer du bûcher. — Quoi ? — Ils étaient sur mon chemin. Je les ai touchés sans réfléchir avec la pierre pour les écarter. J’ignorais qu’elle les tuerait. Ma seule pensée était qu’on allait vous brûler si je n’arrivais pas le premier au bûcher. » Katla avait détourné les yeux, sans savoir comment réagir à cette nouvelle information qui contrariait son propre souvenir des événements. Et puis, comment pouvait-on tuer simplement au contact d’une petite pierre ? Un fer bien aiguisé, c’était différent. Oh, comme elle avait hâte d’être loin de tout cela, dans sa forge, à faire ce qu’elle faisait le mieux ! Persoa dévisageait le garçon. « Tu as risqué ton âme, remarqua-t-il. — Et vous, dit Saro avec amertume, combien en avez-vous tués ? — Cent quatre-vingt-treize hommes et quatre femmes. — Et comment se porte votre âme, alors ? — J’ai tué pour bien des raisons, admit l’homme des collines. Pour me défendre. Par haine. Par compassion. Mais j’ai surtout tué pour de l’argent, à cause du talent que je possède de tuer prestement. Je dédie chaque mort à Elda. La Dame devra peser mon âme lorsque je traverserai ses flammes. Je crois qu’elle est légère comme une plume à présent, et je n’en suis pas fier. Mais vous deux, jeunes gens, votre âme n’est pas encore au-delà de toute rédemption. » Persoa les regarda tour à tour ; ils semblaient tous les deux également sceptiques. Il se frotta la figure. « Je ne suis ni un orateur ni un barde, dit-il enfin. Et l’on a plus de satisfaction à écouter des chants guerriers que des chants de paix. Mais je vous demande de m’entendre. Pendant des siècles, vos peuples se sont affrontés, gens du Nord contre gens du Sud, amoncelant chaque fois ressentiment sur ressentiment. Pendant tout ce temps, vos armes étaient rudimentaires, et limitées dans leurs effets. Mais quelque chose de nouveau s’est introduit sur Elda et sa force croît de jour en jour. Car une pierre de mort ne tire pas son pouvoir seulement de la main qui la tient, mais aussi des forces vitales qu’elle aspire, ou qu’elle ranime. Et quelqu’un en manie une ces derniers temps, souvent. Le pouvoir de la pierre sera bientôt dévastateur. L’équilibre du monde est déjà rompu, car la haine l’emporte sur la compassion alors que les peuples d’Elda se préparent de nouveau à la guerre. Si le sire de Cantara met la main sur la pierre et l’utilise comme arme, la destruction sera inimaginable, et il n’y aura bientôt plus rien sur Elda que la haine et le désespoir… Je te le demande donc, Katla Aransen, n’ajoute pas à ce fardeau de haine qui nous attire tous vers les ténèbres. Saro n’a pas tué ton parent sans raison. Il l’a fait dans un paroxysme de terreur, non pour lui-même mais pour le monde entier, et même s’il avait pu choisir une autre cible, son intention était la bonne. Katla, pardonne-lui ce trépas. » Le silence s’étira pendant quelques instants de malaise. Puis, au lieu de répondre à la prière de l’homme des collines, l’Eyraine regarda Saro bien en face : « As-tu vraiment essayé de me secourir, à la Grande Foire ? Je croyais que tu te frayais un chemin vers moi à travers la foule pour me tuer. » Elle avait une expression que Saro ne lui avait jamais vue. Mais il soutint son regard : « J’ai essayé d’arriver jusqu’à vous, mais j’ai échoué. Ma seule pensée était de vous sauver. Je n’avais pas l’intention de tuer ces hommes. » Il s’interrompit, le visage transformé en un masque d’agonie. « Pendant tout ce temps, je vous ai crue morte… — Tu as risqué ta vie pour me sauver. » C’était une simple constatation. Saro acquiesça, soudain muet. Katla, le regard perdu au loin, parut méditer pendant un long moment. Personne ne parlait. Elle finit par pousser un soupir. « Il ne m’appartient pas de pardonner la mort d’Erno. C’est à lui de le faire. Tu devrais implorer son pardon, non le mien », dit-elle d’un ton roide. Elle se leva en appuyant ses mains sur ses genoux et en faisant craquer ses articulations, sembla sur le point de parler encore, mais secoua la tête et s’éloigna à grands pas dans les ténèbres, plongée dans ses pensées. Saro la regarda partir d’un air misérable. Persoa lui tapota le bras. « Elle est fière, et son peuple a été durement traité par le Sud. Ils bercent leurs désirs de vengeance, ces Eyrains, avec autant de soin qu’un enfant. Donne-lui du temps, mon ami. Elle changera d’idée. » Mais Saro n’en était pas certain. * * * Plus ils s’enfonçaient dans le Sud plus la contrée devenait sèche et chaude. Des lits de rivières étaient exposés pour la première fois depuis des siècles, les roseaux et les joncs qui en tapissaient les abords étaient bruns et calcinés. Aucun oiseau ne chantait. Tout ce qu’on pouvait voir de vivant, c’étaient des lézards qui s’éparpillaient sous les sabots des chevaux pour se mettre à l’abri des rochers, un serpent à cornes rayé qui se glissait prestement dans les racines d’un arbre mort et, parfois, l’ombre d’un vautour qui les effleurait tandis que l’oiseau tournait en vain dans le ciel à la recherche d’un cadavre. Saro pouvait le voir lui-même, car l’homme des collines avait obtenu de Mam qu’on le laissât s’asseoir sur la mule plutôt que d’être jeté en travers, et Katla, en levant les yeux au ciel, ne s’y était pas opposée. « Ne pense même pas à t’enfuir », avait dit la mercenaire avec un rictus moqueur. « Tu n’iras pas loin, cette bête peut à peine marcher, moins encore galoper, et si je dois transpirer pour te reprendre, je peux te promettre que tu le regretteras. » Et elle lui avait montré ses dents effilées, juste assez pour souligner sa menace. Même avec une monture décente, il n’y avait nulle part où s’échapper, s’était-il dit, morne. Tout ce qu’on pouvait voir, sur des milles, c’était de la broussaille, des épineux, et le ciel d’un bleu impitoyable. Deux jours plus tard, ils franchirent une crête et arrivèrent dans une plaine qui avait autrefois produit tout le grain istrien. Plus maintenant : des terres autrefois semées de maïs et de blé offraient à présent des rangées de chaumes sans vie entre lesquelles le sol arable était si léger et si sec qu’il avait été emporté par le vent, laissant une écume de sable sur du roc. Ils longèrent des fossés d’irrigation et des étangs secs, des vergers d’oranges et de grenadiers désormais réduits à des brindilles sans feuilles accumulées contre les murets de pierre sèche. Saro, dont c’était le pays natal, trouvait la transformation très radicale, même si tous les hommes avaient été conscrits pour la guerre, ne laissant personne pour s’occuper des récoltes. Il y avait déjà eu des années de sécheresse, des années où l’on creusait des puits profonds et où l’on passait des seaux de cuir de main en main pour maintenir en vie les arbres fruitiers, des années où des vents ravageurs aplatissaient çà et là les récoltes, où il ne pleuvait pas entre la Cinquième Lune et la Lune des Moissons. Mais il n’avait jamais rien vu de tel. Si les plaines d’Istrie étaient réduites à des déserts, que devait-ce être plus au sud, près de chez lui, à Altéa ? Il fut pris de panique. Son oncle était mort, son père parti avec l’armée, sa mère n’avait pas de fils pour s’occuper d’elle, que lui arriverait-il ? Les mercenaires ne recevraient pas grand-chose en retour de l’héritier des terres d’Altéa. Pas grand-chose, ou rien du tout… Ils s’arrêtèrent pour la nuit dans les collines au nord de Pex. Mam envoya Persoa et Doc en ville prendre des nouvelles et des provisions. Tous leurs vivres étaient épuisés et même leur réserve d’eau diminuait malgré les pouvoirs divinatoires surnaturels de l’eldianna. Leur estomac se plaignait, même s’ils étaient encore loin de périr. Mais les chevaux exténués montraient leurs côtes. Mam fouilla sans conviction dans le ragoût qu’avec Joz elle avait concocté à partir de ce qui leur restait de réserves – un morceau de mouton séché si dur et si filandreux que Katla avait suggéré qu’il serait aussi bien d’y ajouter une de leurs bottes ; deux oignons flétris, un peu de farine, un peu d’orge, deux abricots secs et un brin de thym. Maigre repas. Dogo finit par aller voir ce qu’il pourrait trouver dans les alentours et revint avec un sac de farine vide. Il le retourna sur la marmite en ébullition et regarda avec curiosité ce qui en était tombé. « Bien fait, sales bestioles », déclara-t-il avec un large sourire. Katla jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de Dogo et fit une grimace. Mam, sans broncher, continua de remuer le ragoût. « Ça fait un peu plus de viande », dit-elle, consciente que le prisonnier la regardait. Mais quand on distribua ce misérable gruau, deux gros vers blancs flottaient à la surface de la portion de Saro. Il les contempla, le ventre noué. Au moins ne remuaient-ils pas. Ou bien… ? Il reposa le bol. Ce qui sembla fournir à Katla Aransen une autre raison de le mépriser : elle prit le bol dédaigné et, en regardant tout du long Saro droit dans les yeux, elle en avala le contenu. * * * La lune était levée lorsque Persoa revint avec Doc. Leurs visages graves et leurs mains vides étaient plus éloquents que des paroles. Doc scruta le fond de la marmite et en racla le fond pour se servir ; l’homme des collines l’imita. Mam les observait, les yeux plissés, sans essayer de leur soutirer quoi que ce fût avant qu’ils eussent fini de manger. Le colosse dit enfin : « La guerre est commencée, alors. » Mam arqua un sourcil. « Une grande flotte de vaisseaux construits à l’eyraine a quitté le port de Forent juste avant la pleine lune… » Katla poussa un juron obscène en plantant à plusieurs reprises dans le sol le petit coutelas qu’elle avait nettoyé. « Bâtard, bâtard, bâtard, bâtard ! » Si Mortèn Danson avait été là, son sang se serait écoulé sur le sol dur. « Après ça, l’information est un peu incertaine, admit Doc. Certains disent que la flotte n’est jamais arrivée en Eyra, d’autres qu’il y a eu une grande bataille à Halbo. Et un vieux pisteur m’a dit qu’il a entendu parler d’un monstre sorti des eaux pour engloutir la flotte. » Katla s’arrêta net en levant les yeux. « Quelle sorte de monstre ? » Doc haussa les épaules : « Qui sait ? Ça n’a pas l’air très vraisemblable, hein ? » Katla détourna les yeux, puis enfonça si férocement la lame dans le sol qu’elle la brisa au pommeau. « Lame brisée, fatale destinée », fit Joz à mi-voix. Katla contemplait les morceaux, les yeux humides. Elle battit des paupières, puis jeta dans les buissons le pommeau inutile. « Destinée ? Je me moque de la destinée. Je ne crois ni aux dieux ni aux déesses ni à la magie. Je ne crois pas aux malédictions, aux prophéties, aux pierres de mort ni à aucune de ces sornettes, quoique vous puissiez dire, les uns ou les autres », lança-t-elle sombrement en jetant un regard circulaire sur ses compagnons, comme pour les mettre au défi de la contredire. « Je crois que si nous agissons, nous pouvons jouer sur les événements. Si nous n’agissons pas, les événements se jouent de nous. Je créerai ma propre destinée, mes propres choix et mes propres erreurs. Et si j’attire la ruine sur ma propre tête, eh bien, ce sera au moins ma propre faute. Je ne prétendrai pas avoir toujours pris les meilleures décisions, ou ne pas avoir causé tort à autrui en les prenant, mais je tiendrai bon et j’accepterai les conséquences, quoi qu’il arrive. Je mangerai la poussière, si je le dois. — Bien, d’accord », déclara Mam avec conviction, rompant le silence pesant. « Mais je crois bien que nous mangerons tous de la poussière si nous restons trop longtemps dans ces parages. » Elle se leva en s’essuyant les mains sur sa tunique d’un air pragmatique. « Repartons. Altéa est à, quoi, trois jours de route plus au sud ? » Saro acquiesça. « Espérons que ta mère a encore quelques provisions, alors, hein ? » * * * Il n’y avait pas d’ouvriers dans les vergers qui entouraient Altéa, et les arbres rabougris ne portaient aucun fruit. Alors que les voyageurs négociaient un tournant, sur une colline escarpée, ils trouvèrent au bord de la route les carcasses puantes de deux bœufs blancs, le ventre couvert de mouches entre leurs flancs hâves où les côtes saillaient. Le chariot qu’ils avaient tiré était abandonné, renversé sur le côté. Des biens pathétiques s’éparpillaient dans la poussière – de la poterie jétraîne brisée dans la chute, des paquets de tissu, des morceaux de rouet, une vieille chaise d’osier dont la jolie marqueterie luisait, polie par les ans et l’usage. Avec un gémissement, Saro sauta à bas de sa mule pour s’agenouiller parmi ces tristes reliques. Il débarrassa la chaise des autres objets, y posa sa tête et se mit à sangloter. Joz mit pied à terre à son tour et s’approcha de lui. « Qu’y a-t-il, mon garçon ? » Saro tourna un visage misérable vers le colosse. « Tout ceci appartenait à ma mère. C’est la chaise dans laquelle elle nous allaitait, mon frère et moi. La chaise où elle était assise jour et nuit, alors qu’il était souffrant et semblait devoir passer de vie à trépas. Et à la fin, je l’ai tué quand même… Oh, Mère, comment pourrez-vous jamais me pardonner, si même vous êtes encore en vie ? » Sa voix se perdit dans un murmure. Joz, toujours homme au grand cœur, lui posa une main sur une épaule, mais cela ne fit que redoubler les sanglots de Saro. Le reste de la troupe contemplait avec un certain embarras cette démonstration de chagrin, à l’exception de Persoa, qui mit pied à terre en silence, s’approcha d’un pas vif et obligea avec douceur le jeune homme à se lever. « Ton frère était un mauvais homme, dit-il. Et il est en partie responsable de ce qui est arrivé ici. » Saro le dévisagea, les yeux rougis, mystifié. « De nombreuses forces ont agi sur cette région, poursuivit l’homme des collines, pour qu’elle soit aussi aride. Le climat a changé depuis que la Déesse est revenue en ce monde. Là où elle demeure, la terre est généreuse, et la Déesse se trouve donc très loin d’ici. L’eau est son élément et je peux la sentir qui coule vers elle, comme attirée par un aimant, vers le nord. Je soupçonne aussi ici l’œuvre de la pierre de mort. Mais ceux auxquels nous avons parlé à Pex avaient d’autres histoires à conter sur la famine endurée par les gens du Sud, ces derniers mois. Pendant le temps où il s’est trouvé à Jétra, ton frère gouvernait, et sa tyrannie se manifestait de bien des façons, outre la plus évidente. Non seulement s’est-il fait un nom en torturant et en incinérant des milliers d’innocents, mais il a aussi exigé que chaque ville lui livre d’énormes quantités de vivres et de vin. Ceux qui ne lui obéissaient pas sur-le-champ étaient accusés de sorcellerie et jetés au bûcher avec les Nomades qu’ils avaient capturés. » Il secoua la tête en soupirant. « J’étais stupéfait de voir les soldats de la Cité Éternelle complices de tels forfaits, mais quand j’ai interrogé plus avant, on m’a dit que tous les êtres les plus immondes prêts à accepter l’argent de Jétra se sont engagés au service de Tanto Vingo, tandis que les autres partaient pour la guerre. Et qu’ils ont été bien payés, et… pas seulement en cantari. Il a saigné le pays à blanc, même dans ses propres terres. Je crois que tu as rendu un très grand service aux peuples d’Elda en rendant à la Déesse l’âme d’une créature aussi malfaisante. » Saro avait baissé la tête en entendant tout cela. Quand il la releva, son regard était plus clair, mais encore troublé. « Et ma mère ? » Persoa jeta un coup d’œil derrière lui à Mam. Ils échangèrent un regard, puis la commandante des mercenaires déclara avec une jovialité forcée : « Elle a probablement donné tout cela, mon garçon. À quelqu’un de plus mal loti qu’elle. » Saro secoua la tête. « Non. Elle n’aurait jamais donné cette chaise à quiconque. — Des pillards ? » suggéra Dogo d’un air malin. Saro le regarda avec dureté. « S’il y a eu des pillards, alors, tout va vraiment très mal. » Saro enfourcha de nouveau sa mule, pâle et tendu, et ils parcoururent sans un mot la route qui menait à la propriété des Vingo. La villa était déserte. Saro s’attendait au pire, l’esprit envahi par de grotesques images de mort et de pourriture, et il poussa presque un soupir de soulagement. Et pourtant, voir l’endroit où il avait été élevé ainsi abandonné était une expérience navrante. Dans la cour, les parterres de fleurs dont sa mère avait pris tant de soin même pendant la saison la plus chaude n’étaient que croûtes de terre sèche et plantes flétries. Le puits était à sec, le seau de cuir en avait disparu, il ne restait qu’un morceau de corde effilochée, décolorée par le soleil, qui se balançait dans la brise. La réserve avait été pillée ; quatre sacs de farine vides et des mousselines à fromage étaient éparpillés sur le sol. La troupe des mercenaires se dispersa pour fouiller plus efficacement les lieux à la recherche de signes de vie ou de nourriture, laissant Saro errer seul dans la villa – par compassion ou parce qu’ils étaient embarrassés, il l’ignorait. Il passa de pièce en pièce avec l’impression d’être un fantôme qui hantait sa demeure perdue. Il y avait partout des meubles brisés, des éclats de poteries, des bouteilles vides. Tapisseries, vêtements et draps de lin froissés couvraient le sol, salis de nombreuses traces de pas. Ce n’était plus chez lui. On avait allumé un feu dans la chambre qu’il avait partagée avec son frère lorsqu’ils étaient enfants. Le reste d’un des lits, démoli pour alimenter le feu, était en cendres, avec des os calcinés qui semblaient avoir appartenu à un petit animal. Il les poussa du pied et la pile s’effondra avec un soupir dans un nuage de poussière noire qui envahit la pièce. Quelque chose s’enfuit de sous le second lit et fila sur le plancher en miaulant. Un chaton. Saro le regarda fixement, abasourdi. Yeux écarquillés, la bestiole tachetée se précipita dans un coin et lui rendit son regard, terrifiée, mais avec défi. Saro ramassa un drap et s’approcha avec prudence. Toute la maigre fourrure du chaton s’était hérissée et la petite bête sifflait et crachait. Quand il la prit dans le drap, elle enfonça griffes et dents dans sa main à travers le tissu, mais Saro tint bon tandis que la terreur et la rage de la minuscule créature coulaient en lui. Puis, sans avoir conscience de ce qu’il faisait, pour la première fois depuis que le vieil Hiron lui avait fait don de son empathie, il força le flot des sensations qui le frappaient à inverser son cours et laissa calme et douceur couler dans l’autre sens. Après un moment, le chaton cessa de mordre et s’immobilisa entre ses mains, apaisé. * * * Deux heures plus tard peut-être, quand Dogo et Joz Patte-d’Ours retournèrent à la villa avec un sac de butin, ils le trouvèrent en train de somnoler sur les marches du perron dans les derniers rayons du soleil, avec la créature enroulée dans ses bras, endormie. « Aah ! » dit le petit homme, le visage fendu d’un large sourire. « Je vois que tu nous as trouvé un souper ! » Saro ouvrit brusquement les yeux. Le chaton, dérangé dans sa sieste, enfouit plus profondément la tête au creux de son coude. « Il n’est pas à manger, rétorqua farouchement Saro. — Pas à manger ? » Dogo semblait éberlué. « Tout est bon à avaler. J’ai mangé beaucoup de délicieux ragoûts de chat. On le fait cuire avec un peu de romarin, la viande se détache des os, c’est parfait. Même goût que le poulet. » Saro se leva en fourrant la petite bête sous son bras avec tant d’énergie qu’elle miaula avec anxiété. « Personne ne fera de ragoût avec ce chaton, déclara-t-il. Vous devrez me tuer pour le prendre. » Joz sourit : « Pas d’inquiétude, mon gars. » Il tendait le sac. « On en a assez pour tenir au moins deux jours. Personne ne va manger ton chat. » Dogo eut un rictus sardonique : « Pas avant le troisième jour, en tout cas. » Ils avaient trouvé une réserve de tubercules dans une des dépendances où un toit écroulé avait découragé les pillards. Après une excavation difficile, ils en avaient tiré quantité de légumes plutôt desséchés, un sac de riz que les souris n’avaient pas attaqué et quelques fromages moisis qui semblèrent bien plus mangeables une fois débarrassés de leur croûte. Doc avait cueilli des orties et des bardanes qui poussaient autour de ce qui restait du lac, et récupéré quelques balles de foin sec dans l’une des granges : les chevaux pourraient être nourris. Mais c’étaient Katla et Mam qui avaient fait la plus belle découverte. Alors que le soleil plongeait derrière l’horizon déchiqueté des montagnes, elles tirèrent une maigre vache titubante dans la cour, l’abattirent et l’équarrirent sur place. « Elle était sur sa fin. Je doute qu’elle ait pu vivre plus d’une journée », dit Mam, pragmatique, en nettoyant son coutelas. Ils finirent par jeter tout ce qu’ils purent dans un vieux chaudron métallique pris dans les cuisines, un ragoût hétéroclite, tandis que Joz mettait des lanières de viande à fumer au-dessus du feu. Pendant que Mam et Dogo cuisinaient, Katla s’accroupit près de Saro en examinant le chaton avec curiosité. Elle tendit un doigt. Le chaton le renifla et se mit à le lécher avec vigueur, s’agrippant à sa main de toutes ses minuscules griffes. Sans un mot, Katla se dégagea et se releva pour s’éloigner. Saro la regarda partir, avec une inexplicable tristesse. « C’est un don de la Déesse, murmura Persoa derrière lui. Ce petit chat. C’est le présent qu’elle te fait. — Peut-être suis-je le présent qu’elle a fait au chaton », remarqua Saro. L’homme des collines sourit : « Si une créature aussi minuscule a pu survivre dans toute cette désolation, alors nous survivrons tous aussi. » Saro arqua un sourcil : « Plus guère d’espoir pour cette pauvre vache. » Il se rappelait ce qu’Alisha Alouette-du-Ciel lui avait appris des coutumes des Nomades, leur façon de partager le monde avec les autres créatures plutôt que de dévorer celles-ci, et il avait honte du gargouillement de son estomac devant les arômes merveilleux qui flottaient du chaudron. Persoa se mit à rire : « Non, c’est vrai. Mais demain elle serait morte, et seuls les corbeaux et les vautours en auraient profité. D’ailleurs, on dirait que les humains ne seront pas les seuls à bien manger ce soir. » Saro leva les yeux et vit Katla Aransen penchée sur lui. Elle tenait un morceau luisant de viande crue, et une lame aiguisée. « Pour ton chaton », dit-elle d’une voix brève. Elle s’accroupit et se mit à détailler la viande en petits morceaux pour la bestiole, qui s’assit toute droite sur les genoux de Saro, sans savoir si elle devait ronronner, gronder ou fondre sur la nourriture. Elle finit par faire les trois en même temps. 32. Une Rencontre Inattendue Le lendemain, alors qu’ils arrivaient au sommet d’une haute colline, Joz désigna un nuage de poussière dans la vallée en contrebas. « Une colonne de soldats ? » demanda Mam en plissant les yeux. Elle ne voyait pas aussi bien que dans le temps, mais elle n’allait l’admettre devant personne. Joz secoua la tête : « Pas la bonne direction », observa-t-il, laconique. « Quels qu’ils soient, ils se dirigent vers le sud-ouest. » Persoa grimpa plus haut sur la colline et examina le paysage désolé, la main en auvent sur les yeux. À son retour, il semblait un peu surpris, mais sans vouloir en dire la raison. « Continuons, dit-il simplement. Je ne crois pas que nous soyons en danger. » Tandis qu’ils approchaient du nuage de poussière, Saro sentit un petit pincement dans le ventre – crainte, anticipation ? Il l’ignorait. Mais lorsque les voyageurs commencèrent de s’écarter dans le défilé rocheux pour les laisser passer, la poussière retomba brusquement, et il vit quantité de grandes bêtes pataudes qui tiraient des chariots, des bêtes au pelage hirsute et aux longues cornes. Des yékas. Il se retourna vers Mam, excité : « Ce sont des Nomades ! » fit-il, soulagé. Quelques-uns avaient donc réussi à échapper aux engins meurtriers de son frère, après tout. Mam esquissa un signe superstitieux. « Continue d’avancer », répliqua-t-elle. Mais, alors qu’ils arrivaient à la hauteur de la troupe, Persoa fit une courbette accompagnée de gestes compliqués, lança quelques paroles dans la langue chantante des Nomades et s’avança dans le défilé afin de leur parler. Les hommes de la caravane se rassemblèrent comme pour défendre les autres. Ils étaient six, trois jeunes gens et trois vieillards, tous vêtus de culottes amples retenues par des ceintures tressées multicolores. Leur peau et leurs habits étaient enduits de poussière rouge, comme ce qu’on voyait de leurs cheveux car ils portaient tous un turban retenu par des cercles de cuivre. Des boucles d’oreilles en argent leur pendaient aux oreilles, des bracelets d’argent tintaient à leurs poignets. Ils étaient minces mais ne paraissaient pas affamés, et ils observaient les nouveaux venus avec une prudence méfiante, même si aucun d’eux n’était armé. Derrière les hommes, des femmes et des enfants regardaient entre les chariots avec un mélange de suspicion et de curiosité. Saro en fit autant. Ce n’était sûrement pas possible… elle semblait plus âgée, une femme plutôt que l’enfant dont il se souvenait. Il battit des paupières, regarda mieux. C’était… « Guaya ! » Une fille aux grands yeux, le nez et les sourcils percés d’un anneau d’argent, lui rendit son regard, d’abord sans comprendre, puis inquiète. Elle se glissa derrière une vieille femme aux cheveux emplumés, comme si elle ne pouvait souffrir de le voir ou d’être vue. L’un des jeunes hommes parla dans la langue étrange des Nomades. « Hvier-thi ? Hvi konnuthu-thi Guaya ? — Rajeesh, minna seri », répliqua Saro à la surprise générale. « Ig heti Saro Vingo, di Altea de la. Ig reconnina Guaya sala Allferi. Hen ferthi… » Le vocabulaire lui fit défaut ; il mima une marionnette dansante. Les hommes se mirent à rire en hochant la tête. « Mannetria ! Ah, mannetria ! » dit le plus vieux des hommes. Il esquissa une bizarre petite courbette. « Ig heti Féron, periana Hiron. Guaya minna nestri es. — Qu’est-ce que vous racontez ? » demanda Katla, contrariée, en poussant sa monture vers eux. « Tu es en train de passer un marché avec eux pour tenter de t’échapper ? » Saro lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : « La jolie fille derrière le deuxième chariot, Guaya, c’est une de mes amies. Je l’ai rencontrée à la Grande Foire, l’an dernier, j’étais avec elle lorsque son grand-père a été tué dans l’émeute. Le vieil homme qui se trouve là est son oncle. » Il retourna à sa conversation avec les Nomades. Katla observa la troupe jusqu’à ce qu’elle vît la fille dont il avait parlé. Celle-ci lui rendit son regard sans être troublée par cet intérêt. Katla fut agacée de constater que Saro avait raison, elle possédait une beauté exotique. « Comment sais-tu leur langue ? » demanda-t-elle avec brusquerie, interrompant la conversation. « Je te croyais istrien, et non un Vagabond. » Saro se retourna cette fois, avec une expression sombre. « J’ai voyagé avec des Nomades l’an dernier, avant que la caravane ne soit attaquée par des miliciens istriens de Jétra. Ils ont tué tout le monde sauf moi, mon compagnon Virelai et une Nomade appelée Alisha Alouette-du-Ciel. C’était un massacre, ils n’avaient pas la moindre chance. Ils ne se battent pas, vous comprenez, ces gens que vous appelez si grossièrement “les Vagabonds”. Ils croient en une existence paisible en harmonie avec Elda, ils laissent le moins de traces possible de leur passage, ils ne prennent aucune vie, que ce soit celle d’un animal ou d’un être humain. » Katla eut un rictus dédaigneux. « Ça ne leur a pas fait grand bien, à ce que j’ai entendu dire. — Alisha ? » dit soudain l’un des hommes en agrippant le bras de Saro, « Konnuthu-thi Alisha Sakalarki ? » Saro recula à ce contact, brusquement assailli par un déluge d’images qui le firent vaciller. Il se hâta de se dégager. « Donniari revenna », expliqua-t-il avec douceur, en proie au vertige, « Eldistan Hironi… » Cela déclencha des palabres excitées, et Saro agita les mains, épuisé. « Je vous en prie », adjura-t-il dans l’Ancienne Langue, « je ne puis vous comprendre tous en même temps. » L’un des vieillards s’avança, s’inclina d’abord en direction de Persoa puis de Katla et enfin de Saro, auquel il s’adressa : « Nous connaissons Alisha Alouette-du-Ciel, souligna-t-il d’une voix hésitante. Nous la voyons il y a une lune, pas seule, sur cheval. Nous demandons de rester avec nous, elle dit non, aller quelque part, très important. » Le cœur de Saro battait à toute allure. « Avec un cheval noir ? » L’autre acquiesça : « Très beau, très beau. — Et elle voyageait avec d’autres ? » Le vieillard se tourna vers ses compagnons et ils palabrèrent un moment, à mi-voix, mais avec intensité. Puis il indiqua : « Avec fils, Falo. Et d’autres nous connaissons moins bien. Ou pas… reconnaître. — Falo ? Mais Falo est mort. Je l’ai vu… » Il hésita, tandis que sa mémoire lui présentait l’affreuse image du brave garçonnet de neuf ans gisant sur le sol au bord de la rivière où on leur avait tendu l’embuscade, un bras tranché, les doigts tenant encore le vieux bâton de sa grand-mère Fézack. « Avait perdu un bras, ajouta le vieil homme. Le garçon : seulement un bras. » Saro sentit un frisson lui parcourir l’échine. L’une des femmes de la troupe lança une phrase, et le vieil homme hocha la tête : « Elle dit il a pas d’yeux non plus mais je pas vu ça moi-même. » Persoa se tourna vers Saro avec une expression tendue. « Tu as vu le garçon mourir ? — Je ne l’ai pas vu tomber, mais j’ai vu le cadavre. » Saro avait l’impression que son cœur était devenu un morceau de plomb qui lui martelait douloureusement les côtes. « Il était tout à fait mort. Nul n’aurait pu survivre à une telle blessure. » Persoa ferma les yeux. « Alors c’est vrai, ce que j’ai senti. Elle use de l’eldistan pour ranimer les morts. » Le visage du vieil homme s’assombrit ; il adressa quelques paroles rapides au reste de la troupe. Les vieilles femmes firent le signe qui écartait le mauvais sort, en marmonnant : « Ealadanna kalom’ ealadanna kalom » ; l’une d’elles désigna le sud en disant : « Suthra ferinni, montian fuegi. — La Montagne de Feu… Le Pic Rouge ? » lança Persoa, frappé de stupeur. Ils acquiescèrent tous en chœur. « Et où alliez-vous ? demanda-t-il. Vous alliez la rejoindre ? » Le vieillard secoua la tête avec véhémence. « Seuls les morts vivent dans cette place. Nous allons Cantara. » Saro sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. « Pourquoi des Nomades iraient-ils à Cantara ? Son seigneur est un monstre. Il a tué des milliers des vôtres ! » L’un des jeunes hommes formula quelque chose d’incompréhensible, mais Saro saisit les mots « Tycho Issian » dans la phrase. Et le geste du jeune homme – un doigt en travers de la gorge – avait un sens universel, même s’il était peu commun chez les doux Nomades. « Sa mère règne pendant que lui ailleurs. Elle bonne, bonne pour nous Peuple Perdu. Accueille beaucoup et soigne, très bonne, très bonne. — Savez-vous ce qui est arrivé aux gens qui habitaient ici ? » demanda Saro avec anxiété ; il fit un geste en direction d’Altéa. « Il y avait une dame, Illustria Vingo, ma mère… » Mais le vieillard secoua la tête : « Gens partis depuis longtemps. » C’était ainsi, alors. « Pouvons-nous voyager avec vous ? demanda Persoa. Jusqu’à Cantara ? » Un grand sourire illumina aussitôt le visage brun du vieil homme. Il hocha rapidement la tête, secoua vigoureusement la main de l’homme des collines. « Très honoré, dit-il. Eldianna mina, si beni eldianni. » * * * Lorsqu’ils eurent monté le campement pour la nuit, Saro partit à la recherche de Guaya. Il sentait entre eux une incompréhension et une méfiance qui le mettaient mal à l’aise, comme la façon dont elle avait évité son regard. Il voulait essayer de lui parler, sinon pour se justifier du moins pour rétablir un contact amical. Après des questions polies aux uns et aux autres, il la trouva blottie dans un des chariots. Elle rattachait des fils à des marionnettes à la lumière d’une chandelle. Elle leva les yeux, alarmée, lorsqu’il passa la tête par le rabat d’étoffe. « Tout va bien, dit-il avec douceur, je m’en irai si tu ne veux pas me parler. » Guaya ne répondit pas mais, après avoir déposé la marionnette près d’elle avec un soin exagéré, elle releva ses genoux sous son menton. Saro considéra ce geste comme une invitation, ou du moins n’était-ce pas un refus. Il grimpa dans le chariot et s’assit près de la jeune fille. Le silence tomba. Guaya regardait ses mains. D’un air absorbé, elle se mit à nettoyer la peinture qu’elle avait sous les ongles. « Tu as l’air en bonne santé », dit Saro après un moment, en désespoir de cause. Elle fit une grimace. « Tu as l’air plus vieux aussi », reprit-il ; il porta la main à sa bouche. « Oh, excuse-moi. » Elle fronça les sourcils. « Les temps ont été durs. Il n’y avait pas grand-chose à manger. » Elle leva son regard vers lui et il vit alors ses yeux cernés et ses joues creuses. Il eut l’impression d’être un imbécile. « Je sais », dit-il. Après un long silence, que Guaya ne semblait point encline à rompre, il essaya de nouveau : « Je suis heureux que vous ayez voyagé avec une autre caravane que celle d’Alisha. — Pourquoi ? » Elle le regardait d’un air accusateur. « Parce que tu ne voulais pas me voir ? — Non, non… parce que vous avez survécu, alors que… — C’est terrible », lança-t-elle enfin. Saro hocha la tête. Les yeux de la jeune fille le dévisageaient. « Et tu étais là quand ils ont été attaqués ? » Il acquiesça de nouveau, sur la défensive : « J’ai tué un des soldats. » Elle renifla : « Ce n’est pas un argument positif pour moi. Prendre encore une autre vie de manière violente n’améliore guère le monde. » Saro baissa la tête. Il aurait voulu ne jamais être venu la trouver. Il avait su qu’elle le méprisait, comme elle méprisait tous les siens. Il se rappelait sa furieuse diatribe contre les Istriens, contre l’Empire qui avait tué sa mère, son père, et son grand-père, le vieil Hiron. Et comme c’était son frère à lui qui avait abattu le vieil homme, il ne pouvait reprocher à Guaya de le haïr, lui et tout son peuple. Elle vit qu’il était blessé. « En tout cas, dit-elle d’un ton plus léger, quel âge crois-tu que j’aie ? » Déconcerté par ce brusque changement de sujet, Saro hésita : « Euh, treize, quatorze ans ? » Elle sembla stupéfaite. Puis elle éclata d’un rire qui illumina brusquement son visage : « Ha ! J’ai dix-huit ans. J’en aurai dix-neuf dans trois lunes. Ai-je donc tellement l’air d’une enfant à tes yeux ? » Saro était choqué, autant par sa stupidité que par le reste, car en l’observant mieux, il se rendait compte que la fragilité de Guaya l’avait induit en erreur, ainsi que son ignorance des femmes, habitué qu’il était de les voir enveloppées de leurs volumineuses robes. « Non », dit-il, plus brusque qu’il ne l’aurait voulu, « non, je ne trouve pas. C’est juste que… je… je n’y avais jamais vraiment pensé. » Ce qui ne fit qu’aggraver les choses. La jeune fille faisait à présent la moue, et un pli se creusait entre ses sourcils. Pendant un horrible instant, il crut qu’elle allait se mettre à pleurer. Puis il se rappela que les Nomades ne pleuraient jamais, sauf de joie. Ou bien était-ce encore un mythe ? « Ainsi, tu n’as jamais pensé à moi depuis notre dernière rencontre. — Non, j’ai souvent pensé à toi, en vérité. » Mais, il devait l’admettre, c’était plus souvent pour songer à quel point il avait dû lui paraître ridicule et paternaliste, le riche Istrien venu payer la dette de sang pour la mort d’un vieil homme, comme si un sac de cantari avait pu tout arranger. Encore une autre preuve, si besoin était, de la moralité creuse de l’Empire et de sa tournure d’esprit mercantile. Les yeux de Guaya brillaient. Ils n’étaient pas noirs, comme il l’avait cru d’abord, même si dans la lumière tamisée du chariot ses pupilles étaient largement dilatées, mais d’un brun riche et profond, comme l’eau d’un ruisseau à l’automne, ou les yeux cuivrés d’un crapaud. Cette dernière image le fit rire. Prise au dépourvu, Guaya demanda : « Quoi ? Pourquoi ris-tu ? » Il ne pouvait guère lui parler du crapaud. « Je… Parce que j’ai oublié mon âge à moi, improvisa-t-il en hâte. Je ne puis me rappeler si j’ai vingt-deux ou vingt-trois ans… » Et, ce disant, il se rendit compte que c’était la vérité et qu’il avait oublié son propre anniversaire de naissance. Guaya lui prit la main droite avec fermeté pour la placer, paume tournée vers le haut, sur sa cuisse où la lueur des chandelles la baigna d’une lueur dorée. « Je vais te le dire. » Elle se pencha sur sa main et, d’un doigt délicat, en suivit une des lignes. « Vingt-trois », fit-elle à mi-voix, les lèvres incurvées d’un sourire. « Et je vois un grand amour dans ta vie, même si vos chemins ont été longtemps séparés. Mais votre destinée est d’être réunis, malgré les obstacles sur le chemin. Vois, ici… » Quand elle releva les yeux, elle vit que l’expression de Saro était brusquement devenue vide à son contact, et elle laissa aussitôt retomber sa main. Baigné d’une douce chaleur, Saro avait l’impression de rêver. Il se voyait par les yeux de la jeune fille, plus grand qu’il ne croyait l’être, plus beau, bien plus charismatique. Il se voyait la protéger pendant la bagarre au cours de laquelle son grand-père avait trouvé la mort. Il sentait comme ses mains puissantes la saisissaient, la mettant en sûreté entre ses bras. Il voyait comme il avait essayé d’étancher le sang qui coulait de la blessure du vieillard, dans le chaos de l’émeute, un vain effort qui avait semblé à Guaya la preuve d’une héroïque abnégation. Les images tourbillonnaient, se désagrégeaient pour se reformer de nouveau. Il se voyait à présent bien droit sur un bel étalon noir, un héros sorti d’un âge perdu. Puis il sentait la terreur de la jeune fille qui lui martelait la poitrine tandis qu’il se voyait disparaître dans le piétinement des sabots. La scène changeait encore : il traversait à présent la foire, tête haute, menton levé, un homme déterminé au regard de feu, et, dans la peau de Guaya, il sentait comme le cœur de la jeune fille bondissait à sa vue, sentait la panique et la confusion emporter ce qu’elle s’apprêtait à lui dire et à le transformer en accusations furieuses. La dernière image à le visiter fut la façon dont il lui était une fois apparu en rêve, un rêve de douces caresses sous lesquelles sa peau chantait. Et même si c’était le rêve d’autrui, il ne put empêcher son propre corps de réagir. Le contact fut interrompu. Tous ces moments dérobés s’enfuirent. « J’ai oublié… je suis désolée… j’ai oublié… » Elle était éperdue, mais Saro ne pouvait réagir, encore trop absorbé dans ses sensations. Il la contempla plutôt, avec l’impression d’être un peu ivre, d’éprouver un léger vertige. Malgré toute les horreurs qui s’étaient ensuivies, il avait reçu un don, en vérité, ce jour funeste où il avait visité l’étal du vendeur de pierres d’humeur. Il examina cette idée nouvelle. Après tout ce qui lui était arrivé, tout ce qu’il avait fait, il semblait impossible que quiconque dût se soucier de lui. « Guaya… » murmura-t-il, mais elle ne voulait pas le regarder. Il tendit une main pour lui effleurer la joue, et la peau de la jeune fille était brûlante. Il répéta : « Guaya », et elle accepta de croiser son regard, les joues empourprées. « J’ai oublié, répéta-t-elle. J’ai oublié que tu pouvais voir mes pensées. » Elle passa une main sur son visage, comme si elle avait pu les effacer. « Je croyais que tu me haïssais, dit Saro à mi-voix. — Te haïr ? Je ne pourrais jamais te haïr, même si cela était plus facile pour moi, si je le pouvais. — Si tu savais tout ce que j’ai fait… » En réponse, elle posa une main sur ses lèvres. « Pas de mots, fit-elle, pas maintenant. » Puis elle se pencha pour l’embrasser. Il ferma les yeux et se laissa tomber en elle, une étreinte qu’il ressentait à la fois intérieurement et à la surface de sa peau, une sensation très bizarre, et très intense. Trop. Il s’écarta et la regarda fixement, le souffle court. Elle battit des paupières : « Quoi, qu’y a-t-il ? » Saro secoua la tête. « Je ne sais pas… ce n’est… ce n’est pas bien. — Il n’y a pas de bien ou de mal à cela, dit-elle avec douceur. Il n’y a que nous, de l’amour et du réconfort. » Elle lui caressa la joue avec une infinie tendresse. Puis elle l’attira de nouveau vers elle, et il se rendit compte que non seulement il ne pouvait pas résister mais qu’il n’en avait pas le moindre désir. Comment ils se retrouvèrent tous deux nus, il n’aurait su le dire, tout allait trop vite, dans une trop grande confusion, car pendant qu’ils se touchaient il était à la fois lui-même et la jeune Nomade, et il était difficile d’établir leurs limites réciproques. Était-ce ses mains à lui qui délaçaient sa mince robe, ou celles de Guaya ? Ses mains à elle qui trouvaient les attaches de ses culottes et les dénouaient ? Il ne le savait pas, il se situait au-delà de toute interrogation. Cela importait peu en fin de compte, car ils étaient maintenant peau contre peau. Puis les jambes de Guaya s’enroulèrent autour de lui et il était en elle, plongeant comme elle dans une mer de souffles chauds et de sang qui pulsait. Pendant quelques instants, il eut l’impression de se noyer et lutta pour se détacher, car il craignait de se perdre à jamais dans cette marée ardente. Puis une téméraire insouciance dont il savait qu’elle ne lui appartenait pas le saisit telle une grande vague pour le jeter dans le courant, et il n’eut d’autre choix que de s’abandonner et de se laisser emporter. Impossible de dire combien de temps ils se bercèrent ainsi, allant et venant d’un esprit à l’autre. De grandes vagues de tendresse déferlaient sur lui, en lui, autour de lui. Il y eut un moment où la mer s’enflamma, avide, pressante, puis un éclair d’ondulations sauvages qui dévoraient tout sur leur passage. Il se sentit consumé, tout ce qu’il avait été, tout ce qu’il avait fait, réduit en cendres, et il se retrouva dans un désert sonore, sans plus d’émotions ni de sensations. Peu à peu, il remarqua des détails : comme la lumière tremblante d’une bougie illuminait une bande de couverture à la teinte éclatante, comme les mains de Guaya étaient douces sur sa nuque, l’expression attentive de son regard. Il fut soudain de retour dans son propre corps. Et Guaya, même s’ils étaient toujours enlacés, semblait aussi distincte de lui que s’ils avaient été deux îles dans un océan. Il la contempla, dérouté. Il venait de se passer quelque chose de très important, qui dépassait leur simple accouplement. « Eh bien ? » Guaya arquait un sourcil et un sourire en biais retroussait ses lèvres. Ce n’était pas l’expression d’une innocente mais d’une jeune femme sagace et forte. Saro, de nouveau perdu, chercha les bons mots. « C’était… merveilleux… stupéfiant. » Guaya émit un petit claquement de langue. « Non, idiot, pas ça. » Elle fit une petite pause. « Même si c’était très agréable. » Elle posa ses mains de chaque côté du visage de Saro. « Que suis-je en train de penser ? » Saro la dévisagea. « Je ne sais pas. » Il fronça les sourcils en se concentrant. C’était vrai, il ne l’ignorait pas. Ce fut soudain comme si une ombre immense s’était envolée. « Je ne sais pas ! » s’écria-t-il joyeusement. Il la serra contre lui, et elle était un mystère, un merveilleux, un insondable mystère. « Guaya, qu’as-tu fait ? » Elle se dégagea pour s’asseoir et lissa ses cheveux « J’ai repris mon don. — Ton don ? répéta-t-il, abasourdi. — Tu pensais que c’était mon grand-père qui t’avait conféré le don de connaître les pensées d’autrui, avec la pierre. Mais ce n’était pas Hiron. C’était moi. Je ne sais pourquoi exactement… un don, ou un châtiment. » Dans la lueur dorée des bougies son expression était sérieuse et volontaire. « Tu étais si naïf, tu comprends. Tu en savais si peu. Tu regardais ton frère et tout ce que tu voyais, c’était une brute vantarde. Tu regardais ton peuple et ne voyais que des gens ordinaires. Tu n’allais jamais plus loin que la surface du monde. » Saro réfléchit. « Alors que mon frère était un monstre latent, et mon peuple des gens arrogants et cruels ? » Guaya acquiesça. « Je l’ai tué, tu sais, mon frère, Tanto. » Il ferma les yeux à demi, misérable. « Je… Je l’ai étranglé jusqu’à ce qu’il rende l’âme. » Guaya posa une main sur son bras. « Nous ne croyons pas que ce soit bien de prendre une vie, même celle de l’être le plus criminel, mais je dirais que c’était vraiment un don de ta part à Elda tout entière, même si je sais ce qu’il t’en a coûté. Mais tu n’auras plus de mauvais rêves, à présent, je te le promets. » Après une petite pause, elle reprit : « Te dirai-je mon autre raison de t’offrir ce don ? » Au lieu d’attendre son assentiment, elle alla prendre une des marionnettes. Les ficelles en étaient tout emmêlées autour de ses membres peints, et la figurine avait l’air d’être attachée comme un prisonnier. « J’ai vu comme tu me regardais. Tu voyais simplement une petite fille précoce, si ingénieuse avec ses poupées et ses vieilles chansons, si obstinée dans ses opinions d’adulte, et je voulais que tu saches… » Elle se mordit la lèvre inférieure : « … Je voulais que tu me connaisses, et que tu te connaisses. Tu es un homme de bien, meilleur que les autres, plus sensible, plus intelligent. Je me suis dis que tu recevrais ce don dans l’esprit où je te l’avais donné et que tu en userais pour le bien d’autrui. Pardonne-moi : c’était une manipulation stupide. Je n’aurais jamais dû. On ne m’appelle pas pour rien la Marionnettiste. » Saro la dévisagea, consterné. Il venait de partager son corps avec cette fille – avec cette femme – mais chaque instant qui passait la lui rendait plus étrangère. Il ne savait que ressentir : colère, soulagement, l’impression d’avoir été trahi, tout cela en même temps ? Il émit un profond soupir : « As-tu la moindre idée de ce que cela m’a fait ? » À regret, Guaya acquiesça. « Tout. Je voyais tout. Un simple effleurement dans une foule, et je savais toutes les pensées d’autrui – culpabilités, secrets, haines, amours. La dernière femme avec qui un homme avait couché, son dernier repas. Je sentais les âmes me couler entre les doigts comme du sable. J’en ai appris ce qu’on ne dirait pas à son meilleur ami, à son frère, à son épouse. J’ai partagé des rêves et des cauchemars sans savoir si j’en émergerais en étant encore moi-même. J’ai senti des âmes s’en aller, et chaque fois c’était comme si c’était moi qui mourais. » Il se mit à trembler. « Quand… Quand j’ai serré les mains sur la gorge de mon frère, j’ai senti sa terreur, sa haine comme… de la bile noire dans mes veines, qui dévorait tout ce qu’il y avait de bon en moi. Et pourtant je n’ai pas cessé de l’étrangler, en souhaitant de mourir à sa place, comme il l’aurait voulu… » Il se tut, trop bouleversé. Guaya resta muette. Elle avait porté les mains à sa bouche, les yeux noyés de larmes. « Malgré ce que tu dis de moi, que je suis un homme de bien, reprit enfin Saro, je sais que je ne le suis point. Le don que tu m’as offert m’a montré ce que je partageais de pire avec les autres. Je ne suis pas meilleur qu’eux. J’ai tué, j’ai menti, j’ai fait du mal à autrui, tout comme eux. Tu ne peux avoir de l’affection pour moi. Personne ne le peut. Je n’en suis pas digne. Je n’aurais jamais dû t’étreindre, ni te laisser m’étreindre. C’était mal. Mon cœur est ailleurs… — Arrête, arrête ! » Les larmes de Guaya commencèrent de couler. Au temps pour le mythe des Nomades qui ne pleuraient que de joie, se dit Saro. « C’était un don plus pur que l’autre, et je ne veux pas que tu le rejettes. L’amour ne doit point être repoussé ou regretté lorsqu’il est librement accordé. Mais mon premier don était une terrible faute, et je l’ai repris. Nul ne devrait en apprendre autant sur la nature humaine, je le comprends à présent. Nos pensées les plus intimes sont cachées, il y a une bonne raison à cela, car malgré toutes nos bonnes intentions, il y a toujours quelque chose pour gâcher chaque pensée, chaque acte – une noirceur, un égoïsme, un désir. La seule façon de traverser l’existence, c’est d’être capable de les ignorer, ou sinon comment pourrions-nous jamais aimer, avoir confiance ou espérer ? Je n’ai pas réfléchi. Je voulais t’instruire, pas te rendre fou. » Elle se mit à sangloter. « Je voulais que tu me regardes et voies une femme. Mais tout ce que j’ai fait, c’est t’affliger d’une malédiction et te défigurer à jamais. » Saro lui prit les mains. C’était un immense réconfort de pouvoir accomplir ce simple geste sans craindre le déluge d’une autre conscience. « Chut, dit-il avec douceur. C’est réparé désormais. Je te pardonne. » Il s’interrompit, pensif, car en vérité tout n’était pas réparé. « Et la pierre ? Peux-tu effacer la malédiction de la pierre ? » Guaya se dégagea et secoua la tête : « Seuls ceux qui ont donné peuvent reprendre. » Saro la regarda fixement, abattu. « Je dois aller trouver la Déesse, alors. » Mais il devrait d’abord retrouver la pierre elle-même. Cette pensée le fit frissonner. Un lourd silence tomba dans le chariot, seulement interrompu par le sifflement de la cire chaude d’une des chandelles arrivée à sa fin. L’instant d’après, il y eut un froissement de tissu à l’entrée et un cri plaintif s’éleva sur les marches. Saro se mit à rire : « Je crois que nous avons un visiteur. » Au son de sa voix, une petite tête tachetée apparut sous l’étoffe, suivie par un corps souple également tacheté. Le chaton s’immobilisa, laissa échapper un miaulement puis courut prestement pour venir sauter sur le lit entre les deux humains nus ; il commença de faire sa toilette avec un ronronnement satisfait. Mais une visite moins sereine et moins bienvenue devait suivre celle du chaton… * * * Poussée par un mélange de curiosité et de vexation, Katla avait parcouru le campement telle une libellule chassant sa proie. Elle avait une question à poser à Saro Vingo, et il était des plus irritant qu’il ne fût pas immédiatement disponible pour y répondre. Au milieu des chariots, elle trouva Dogo, Doc et Persoa assis avec un groupe d’hommes nomades, en train de boire. Elle n’était pas d’humeur à se joindre à eux, aussi resta-t-elle à l’écart pour écouter leur bavardage. Doc était en train de taquiner Dogo sans merci. « Tu l’as fait avec elle à l’arrière d’un des chariots ? » Dogo gonfla le torse : « Ouais, elle m’a choisi. Est venue me trouver, ouais, m’a tapé sur la poitrine avec un signe du doigt pour la suivre. — Ce n’est qu’une salutation polie parmi le Peuple Perdu. » Persoa souriait d’un air malin. Pendant un moment, le visage de Dogo fut empreint d’un doute consterné. « Je l’ai pas forcée, se hâta-t-il d’ajouter. Elle avait descendu mes culottes avant que je puisse demander son prix. » Doc adressa à son compagnon un regard solennel. « Et quelques secondes après, c’était trop tard, hein ? — Bien trop tard. » Dogo comprit lentement l’implication de ces paroles. « Non, malédiction, je n’ai pas été si rapide ! Elle avait l’air d’aimer ça, en tout cas. Elle voulait savoir mon nom. — Pour pouvoir se vanter de s’être fait piquer par l’illustre Gueule-de-Chien, Dogo de Salina ? — Elle était très intéressée par mon nom, de fait. Ou du moins, je crois. Elle a déclaré quelque chose que j’ai pas compris et puis elle a fait ça… » Il regarda l’homme des collines en répétant les gestes de la fille. Persoa émit un gloussement sonore. « Elle a dit que le souffle du chien est brûlant parce qu’il vient droit du cœur. » Dogo eut l’air ravi. « Ils croient que ça porte chance. Pour eux, le souffle d’un chien soigne les bébés qui ont le croup. — Ouais, ricana Doc avec un sourire sardonique, ça les tue raide. — Et elle a pas voulu prendre mon argent », conclut Dogo avec un haussement d’épaules déconcerté. « J’ai essayé de lui en donner, je le jure. » Cela fit s’esclaffer Doc. « Tu lui en as donné plein, hein, Dogo ? » Persoa sourit : « S’ils t’aiment bien, ils n’acceptent pas ton argent. Ils disent qu’un acte d’amour est un plaisir partagé, un don qu’on s’offre mutuellement, et que l’argent gâche ce don. » Dogo haussa les sourcils. Puis un large sourire lui fendit la figure. « Mon anniversaire, le festival d’Hiver et le Jour de la Dame sont arrivés tous en même temps, alors ! » Les sourcils froncés, Katla s’éloigna, mal à l’aise. Elle ignorait pourquoi le ravissement du petit homme devant cette soudaine perspective la dérangeait autant, mais c’était le cas. Alors qu’elle traversait le campement, un des Nomades sortit des ombres. Il hocha la tête à son adresse en lui décochant un regard malin, tout en dents blanches et en œil luisant. Les anneaux et les petits os qui lui pendaient aux oreilles s’entrechoquaient gaiement à chacun de ses mouvements, comme les pendentifs qui se détachaient sur sa poitrine au hâle sombre. « Rajeesh, minna bellina. » Katla inclina la tête, incertaine de ce qu’il voulait dire. « Ig heti Ballaro. Ev tih ? » Cela au moins, elle pensait le comprendre. « Katla, Katla Aransen. » Le Nomade énonça son nom à plusieurs reprises, en mettant l’accent chaque fois sur une syllabe différente. Dans sa riche voix étrangère, cela avait une résonance nouvelle, incroyablement exotique. Puis l’homme se mit à rire en la prenant par le coude. « Genga at mir, minna bellina Katla. Ig vili konnuthu-thi sare i luni. — Quoi ? » Elle n’avait pas la moindre idée de ce que signifiaient ces paroles, mais on ne pouvait se tromper sur le geste, tout comme sur la façon dont l’homme caressait à présent son sein gauche. « Arrête ! » Elle se dégagea et resta à le fixer, hérissée comme une chatte en colère. L’homme haussa les épaules en penchant la tête de côté. Il eut une expression qui traduisait à la fois tristesse et déception, puis toucha sa poitrine au-dessus de son cœur et se dirigea vers les chariots. Katla, les dents serrées, reprit son chemin en sens inverse dans l’obscurité qui tombait, à la fois vaguement humiliée et curieusement amusée. D’après ce qu’elle avait pu en voir dans la lumière mourante, le Nomade était jeune et séduisant, et le vin qu’elle avait bu lui faisait fourmiller la peau : la caresse de l’homme l’accompagnait, pleine de chaleur et de promesse. Elle se rappela soudain une autre nuit semblable, elle aussi pleine de vin et de feu, loin de chez elle. Elle poussa un gémissement. Il était bien plus raisonnable de chercher sa propre couche et d’y rester à l’écart de toute cette convivialité. Abandonnant l’idée de trouver l’Istrien, elle se détourna pour revenir là où sa monture était attachée, et faillit trébucher sur une petite forme sombre qui passa sous son pied pour trotter devant elle en ronronnant avec bruit. C’était le chaton de Saro. « On se promène, alors ? dit Katla, amusée. Eh bien, promenons-nous un peu ensemble, hein ? » De toute évidence, la bestiole se rappelait son odeur sur la viande dont elle l’avait nourrie. « On est bien capricieux, hein ? » ajouta-t-elle après un moment, comme le chaton ne faisait pas mine de vouloir la laisser là. « Pourquoi n’es-tu pas avec ton maître ? » Comme en réponse, le chaton courut vers un des chariots et se frotta la tête contre la première marche. Puis il la regarda avec espoir. « Quoi, tu veux entrer là-dedans ? » En voyant les silhouettes qui se découpaient sur la toile, éclairée de l’intérieur par des bougies, Katla sourit. « Je ne crois pas que ces braves gens ont besoin de compagnie, petit chat. » Mais le chaton s’obstina. Il escalada les hautes marches avec une remarquable absence de grâce et, quand il arriva au sommet, il passa la tête sous le rabat, puis le reste de son corps, jusqu’à ne plus montrer qu’un petit bout de queue noire qui s’agitait dehors. Katla courut vers les marches et attrapa la queue qui allait disparaître. Au lieu de se soumettre comme un animal bien élevé, le chaton enfonça ses griffes dans le plancher du chariot, émit un miaulement furieux et s’arracha à ses mains. Agacée d’avoir été ainsi vaincue, Katla plongea sans réfléchir à sa suite. Il fallut un moment à ses yeux pour s’adapter à la lumière qui régnait à l’intérieur du chariot, mais elle souhaita vivement n’avoir jamais suivi le chaton, ne l’avoir jamais vu de sa vie, n’être jamais entrée dans le campement des Nomades. Saro Vingo était assis à quelques pouces d’elle, nu comme un ver sur le lit, et la lueur des chandelles faisait luire sa peau couverte de sueur – toute sa peau. Près de lui, les yeux rieurs, la pointe sombre de ses seins agitée par son hilarité silencieuse, se tenait la Nomade qu’il avait appelée Guaya. Entre eux était assis le chaton, l’air très fier de sa découverte inconvenante. Katla en resta bouche bée. Cela fit rire tout haut la Nomade. Katla lui adressa un regard fulgurant, comme elle l’avait fait quelques moments plus tôt pour le Nomade, puis elle transféra sur Saro son attention furieuse. Celui-ci lui rendit son regard, surpris, et attrapa les draps qui s’empressèrent de glisser à terre, le laissant encore plus exposé qu’auparavant. Un nouvel accès d’hilarité secoua la Nomade et soudain, tout mortifié qu’il fût, Saro découvrit qu’il riait aussi, car la situation était tout simplement trop ridicule. Katla les regarda tour à tour, de plus en plus enragée, certaine qu’ils se moquaient d’elle. Puis elle se précipita hors du chariot, sauta à terre et partit en courant. Elle n’avait nulle envie d’autres rencontres embarrassantes ; elle traversa le campement à toute allure, tête basse, évitant le feu et les musiciens sans répondre à leurs joviales invitations. Elle se retrouva enfin là où l’on avait attaché les chevaux et où tout était tranquille. Elle s’empara de ses affaires, d’un manteau emprunté et d’un flacon de vin imprudemment laissé là, et elle s’enfonça d’un pas décidé dans les broussailles. Après avoir trouvé une petite dune à l’abri de quelques épineux, elle se laissa tomber à terre avec un grand soupir. L’Étoile du Navigateur étincelait dans le ciel au-dessus de sa tête, impavide, le point le plus lumineux d’un ciel étoilé de mille éclats brillants. La seule constante, semblait-il, dans le monde entier. « Tu souffles et halètes comme un vieux chien, Katla Aransen », dit une voix venue de nulle part. « On t’a volé ton os ? » Katla s’assit toute droite sous le choc de la surprise, en cherchant dans la direction de la voix. Un instant plus tard, la lune brilla sur une tête d’un blond argenté qui dépassait de la crête. « Que faites-vous là ? — La même chose que toi, on dirait », grogna Mam. Katla plia les genoux sous son menton tandis que la mercenaire descendait la dune, et que ses grosses bottes faisaient pleuvoir sur elle une avalanche de sable. « Alors, dit-elle d’un ton cajoleur, pourquoi n’es-tu pas là-bas avec un de ces jolis Vagabonds ? » Prise au dépourvu par la clairvoyance inattendue de Mam, Katla passa à l’offensive : « Pourquoi n’y êtes-vous pas vous-même ? » Mam haussa les épaules : « Un homme du Sud à la fois, ça me suffit. » C’était la déclaration la plus romantique que Katla lui eut jamais entendu proférer. « Vous n’êtes pas inquiète qu’il se réclame de leur fameuse hospitalité ? » demanda-t-elle un peu trop brusquement. Le silence tomba entre elles. « Oui, eh bien… Ils sont connus pour ça, les Vagabonds. Pourraient aussi bien s’appeler les Queues Vagabondes ou les Conins Vagabonds », dit Mam avec un rire acide. Katla se mordit les lèvres en se rappelant le tableau qui l’avait accueillie dans le chariot illuminé par ses chandelles. « Et les hommes sont des bêtes infidèles », finit-elle par dire. Mam arqua un sourcil : « Tu as trouvé le petit Vingo, alors ? » Katla lui rendit son regard, tout hérissée. « Je… Je ne le cherchais pas, dit-elle, sur la défensive. — Mais tu l’as trouvé. — Dans les bras d’une petite putain nomade. — Mais, depuis quand cela te concerne-t-il, où Saro Vingo va planter son bâton ? — Je m’en moque ! » La dénégation avait jailli, à moitié des paroles outragées et à moitié du vin. Katla se détourna de la mercenaire pour cracher dans la poussière. « En tout cas, si vous pensez que Persoa couche avec une Nomade, pourquoi n’y allez-vous pas pour le sortir de là ? lança-t-elle méchamment. — Ce que fait Persoa ne regarde que lui. Je ne le possède pas, et il ne me possède pas non plus. — Si jamais j’ai un homme, assura farouchement Katla, je ne le partagerai jamais. » Cette fois Mam haussa les sourcils. « Je croyais que tu ne prendrais jamais d’époux, Katla Aransen ? » Le tour que prenait la conversation déplaisait fort à Katla. « Qui a jamais parlé de mariage ? » répliqua-t-elle, contrariée, en se levant d’un bond et en ramassant ses affaires. Elle s’éloigna d’un pas décidé dans la nuit et, après s’être trouvé une place entre des rochers, elle s’enveloppa de son manteau et tenta d’endormir ses pensées avec le reste du vin. Mais elles ne voulaient pas s’apaiser. Elles ne cessaient de tourbillonner en bourdonnant comme des abeilles. Lorsque l’aube teinta le ciel de rose, Katla constata qu’elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. 33. Cantara Pendant vingt-trois ans, Cantara, la ville la plus au sud de l’Istrie, avait été le domaine de Tycho Issian, un os qu’avait jeté le Conseil à un chien qui aboyait, pour le faire taire. Ce n’était pas une grande perte pour le Conseil : à part le titre qui lui était lié, Cantara avait bien peu d’attraits. Précairement perchée sur des à-pics de grès à l’abri des hautes montagnes que dominait le Pic Rouge, la ville était pauvre, malsaine et délabrée ; la population était un mélange hétéroclite de gens trop pauvres ou trop léthargiques pour trouver l’énergie de s’en aller chercher ailleurs une meilleure existence. Des escrocs et des vauriens dont la tête était mise à prix dans tout l’Empire y côtoyaient des esclaves en fuite et des femmes condamnées à être lapidées pour adultère, pour indécence ou pour avoir tout simplement osé protester, des femmes que leur famille avait réussi à expédier vers le sud, loin de leurs accusateurs. Et une foule de gens de sang nomade, ou descendant du peuple des collines, vivaient dans des abris de fortune en subsistant chichement sur les terres arides aux confins du désert. Tycho Issian était venu résider en ce lieu oublié de la Déesse, et les gens de la région comprirent bientôt que leur pénible existence fut jusqu’alors une époque bénie comparée à celle qui l’avait suivie. Il ne fallut pas longtemps aux gibets bordant la route du nord pour porter des fruits pourris et gonflés ; quand le vent venait du sud, disait-on, on pouvait sentir la justice de Cantara jusqu’à Gibéon et à Pex. Ceux qui en étaient capables rassemblèrent leurs maigres possessions et s’enfuirent dans les collines ; les plus lents périrent de famine ou furent employés de force à creuser une citadelle dans le roc pour leur seigneur. Beaucoup succombèrent à l’épuisement et aux accidents. Quatre cents vies furent perdues pendant la construction du château de Cantara : les fondations, disait-on, étaient faites non de roc et de sable mais de sang, de chair et d’os. Lorsque le sire de Cantara se rendait dans le Nord – ce qui était fréquent, une bénédiction –, la ville poussait un soupir collectif de soulagement et s’abandonnait à la plus tendre merci de la mère du seigneur, la redoutable Flavia. Cette dame avait pris sur elle de secourir ceux dans le besoin, d’accueillir réfugiés et voyageurs et même d’offrir l’hospitalité aux Nomades qui passaient sur les terres des Issian. C’était pour cette raison que, faute d’autre option, la caravane s’était dirigée vers Cantara. « Coroman La-Pie et Rédita Lune-Pleine disent que la dame a vidé ses réserves de grains et ses celliers, et qu’elle a ordonné à ses sénéchaux d’apporter des pains et des fromages aux pauvres, expliqua Persoa en chemin. Les Nomades honorent son nom jusqu’à Galia, et ils viennent maintenant de tout l’Empire en ces temps funestes. » Ils ne rencontrèrent pas de soldats sur la route, ni d’autres voyageurs. Tout le monde était parti dans le Nord, apparemment, pour la guerre. Après deux jours, ils arrivèrent en vue de la ville. Au premier regard, elle était impressionnante. Une forteresse hérissée de tours couvrait toute l’étendue d’une vaste langue de roc rouge qui s’avançait entre les collines et se dressait dans le bleu impitoyable du ciel. La ville proprement dite s’étendait en contrebas, une grande collection de maisons instables creusées dans les innombrables piliers de grès qui parsemaient la plaine ; des centaines d’édifices plus humbles faits de bois et de briques de boue remplissaient les espaces ou rampaient à l’assaut du promontoire. Tout cela débordait d’activité telle une termitière. Des femmes, des enfants, des vieillards, des chiens, des poules, des chats, des oies et des chèvres se pressaient dans les rues et emplissaient l’air de leur cacophonie. Nul ne semblait très surpris de voir un autre groupe de voyageurs, même un groupe de mercenaires et de Vagabonds. Saro jetait partout des regards stupéfaits. Malgré la proximité d’Altéa, il n’avait jamais visité cette ville et n’en avait jamais eu le désir pendant que son seigneur y était en résidence. La Cantara de son imagination et de ses études était un endroit tout différent de ce qui s’offrait à ses yeux. Loin d’être la misérable ville frontière où seuls vivaient désespérés et vaincus, c’était un centre prospère. Il y avait aussi là quelque chose de très étrange, qu’il ne pouvait proprement définir. Il contemplait toute cette activité, les gens qui allaient et venaient, les marchands et leurs étals, les piles de pains et de fromages ronds, les paniers de fruits secs et les sacs de grains, les enfants qui jouaient à saute-mouton et loup-y-es-tu, et soudain cela le frappa, un choc presque physique. Les femmes n’étaient pas voilées. Il n’était pas le seul à le remarquer. Mam avait pris le bras de Persoa et lui murmurait à l’oreille, tout bas ; du coup, l’homme des collines secoua la tête d’un air déconcerté. De son côté, Katla regardait de tous ses yeux, bouche bée. Une petite flamme d’espoir palpitait soudain dans son cœur. Nul ne les interpella quand ils entrèrent dans la cour du château. De fait, il ne semblait y avoir aucun garde en vue, seulement un grand nombre de femmes et quelques vieillards. Ceux-ci levèrent les yeux de leurs tâches, d’un air consterné, comme s’ils avaient été surpris dans un acte illicite. La majorité des femmes étaient assises en cercle autour d’un groupe plus restreint. Certaines portaient de belles robes de soie et de satin, d’autres les ordinaires sabatkas noirs des esclaves. Les yeux qui se tournaient vers les nouveaux arrivants étaient bordés de khôl, ce qui donnait aux regards une expression audacieuse ; mais les lèvres n’étaient pas fardées. Quelques femmes avaient laissé leurs cheveux libres, comme pour compenser l’absence de voile. Mais d’autres les avaient nattés étroitement sur leur crâne, pour mieux voir ce qu’elles tenaient sur leurs genoux. Des livres. Des livres et des parchemins, neufs ou usés. Des tablettes, des plumes. Mam fronça les sourcils : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » Près d’elle, Persoa sourit en comprenant brusquement. « Une classe, dit-il doucement. Les femmes de Cantara apprennent à lire et à écrire. » Katla Aransen était très peu impressionnée. La lecture n’avait jamais été son point fort. Elle connaissait assez de nœuds pour se débrouiller dans une taverne ou au marché. Et ni sa mère ni personne d’autre ne l’avait jamais initiée aux arcanes de l’écriture. Un détail attira soudain son attention. Au même instant, Saro Vingo laissa échapper une exclamation étranglée. « Mère ! » s’écrièrent-ils en même temps. Dans le second cercle de femmes, on tourna brusquement la tête. Illustria Vingo vit son fils cadet. Ses mains volèrent vers son visage telles deux colombes et se pressèrent sur une bouche qui ne pouvait plus rien formuler d’intelligible. Et, au cœur du cercle, une femme se leva d’un bond – Béra Rolfsen et sa crinière rousse striée de gris. Les yeux écarquillés, les deux femmes du clan de Tomberoc se regardèrent au-dessus d’une mer de visages étonnés. Derrière Béra, une grande femme aux cheveux blancs se leva avec grâce de son tabouret, en tenant un petit volume relié en cuir. « Nul n’entre ici avec des armes », déclara-t-elle d’une voix qui portait dans l’air sec du désert. « Dites vos noms et ce qui vous amène ici. Si vous venez avec de bonnes intentions, vous êtes les bienvenus et jouirez de notre hospitalité. Sinon, je puis vous assurer qu’il ne nous reste plus aucune richesse dont vous pourriez vous emparer. » Mam s’avança vers le groupe. « Nous sommes des mercenaires, ma dame. Et nous vaquons à nos propres affaires, sans avoir recours à la violence si on nous laisse tranquilles. Nous sommes venus demander la rançon de Saro Vingo à sa famille, ou ce qu’il en reste. — Une rançon ? — Il est notre prisonnier, et ses actes nous ont coûté très cher. » Flavia de Cantara arqua un sourcil. Puis elle se tourna en souriant vers la petite femme élégante à la chevelure noire dont les doigts étaient encore pressés sur les lèvres. « Qu’en dites-vous, ma chère Illustria ? Que vaut la liberté d’un tel fils ? La rumeur ne veut-elle pas qu’il ait tué son frère aîné, un crime habituellement puni par les bûchers de Falla ? » L’autre femme fixait la dame de Cantara en battant vivement des paupières, apparemment encore sous le choc. Flavia revint à Mam. « Je suis contre l’achat et la vente de la chair humaine, dit-elle froidement. Une âme n’appartient qu’à elle-même et à nul autre. Et toute âme doit porter la responsabilité de ses actes. Saro Vingo, si c’est bien vous, avancez-vous et dites la vérité quant à votre frère. » Saro glissa de sa selle moins parce qu’il le voulait que parce que ses doigts avaient perdu toute prise. Après avoir mis pied à terre, il constata que ses jambes tremblantes ne le portaient plus. Il se laissa tomber au sol, baissa la tête : un suppliant devant ses juges. À voix basse, il déclara : « Les rumeurs sont vraies. J’ai tué mon frère, Tanto Vingo. Dans les cachots de la Cité Éternelle, où il m’avait emprisonné, j’ai commis cet acte terrible. Si je l’avais laissé vivre, des milliers d’innocents auraient succombé à ses tortures. Mais je sais que, si bonnes eussent été mes intentions, je me suis non seulement damné en le tuant, mais j’ai aussi brisé le cœur de notre mère, car il a toujours été son favori… — Oh, Saro… » La voix d’Illustria Vingo s’éleva en un gémissement aigu. Flavia Issian abaissa son regard de basilic sur la femme en pleurs et le bruit se transforma en sanglots étouffés. Puis elle se retourna vers Saro : « Eh bien, dit-elle avec froideur, vous admettez donc être un meurtrier. » Saro regardait par terre. Puis il leva les yeux vers les deux femmes, les dents serrées, d’un air décidé. « Je ne suis pas seulement responsable de la mort de mon frère, je le crains. J’ai tué un homme nommé Erno Hamson pour l’empêcher de révéler une dangereuse vérité. Il y a eu aussi un soldat qui a attaqué la troupe de Nomades avec lesquels je voyageais, et un garde jétrain qui essayait d’empêcher ma fuite. Et j’ai causé la mort de deux hommes à la Grande Foire. J’essayais de sauver Katla Aransen du bûcher auquel on l’avait injustement condamnée pour l’assaut contre votre petite-fille, ma dame, Sélène Issian. » Flavia Issian plissa les yeux. « J’ai entendu d’étranges rumeurs concernant ma petite-fille Sélène. Dites-moi ce que vous savez de cette affaire. — Ce n’étaient pas les Eyrains qui l’avaient assaillie, mais mon propre frère, frustré de l’échec du mariage arrangé entre eux. — Vous ajouteriez donc le viol aux crimes dont vous accuseriez votre frère défunt ? » Saro acquiesça en silence. « Et la jeune fille, Katla Aransen… » L’œil acéré de Flavia Issian parcourut la forme souple de l’Eyraine dans son armure de cuir empruntée, considéra son expression farouche, la façon dont son poing se refermait sur le pommeau de son épée, et en tira une rapide conclusion : « Quel était votre intérêt à la secourir ? La simple justice, ou peut-être quelque chose de plus… personnel ? » Saro s’empourpra. Le regard de la vieille femme semblait le transpercer comme si elle évaluait en vérité le poids de son âme. « Je… euh… », commença-t-il, puis il rassembla ses esprits et déclara d’un ton ferme : « Je l’aime. » La foule des femmes, suspendue à ses lèvres, poussa un soupir collectif. « Vous, le fils d’un noble istrien, vous admettriez aimer une barbare au point de risquer votre vie pour elle ? — Oui. » Les femmes regardaient tour à tour Saro, Flavia et Katla. Pour sa part, celle-ci semblait plongée dans de profondes réflexions, comme si la question de la vieille femme et la réponse du jeune homme avaient résolu un problème qui la tracassait. Les lèvres de Flavia s’incurvèrent en un sourire amusé. « On dirait… (elle paraissait s’adresser à toute l’assemblée plutôt qu’à Saro seul) … que les différences entre nos deux peuples sont moindres qu’on ne voudrait nous le faire croire. Un garçon de l’Empire peut donner son cœur à une fille du Nord tout comme les femmes du Nord peuvent partager leurs expériences avec les femmes de l’Empire, et inversement. » Elle désignait les visiteurs. « Et qui aurait jamais imaginé une troupe de Nomades voyageant avec une mercenaire d’extraction eyraine, un nain galien, un géant des îles du Nord et un homme des collines de Farem ? » Son regard sombre passait sur chacun, les évaluant tour à tour. « Mais n’est-ce pas ce que nous dit le texte interdit d’Aspian ? » Elle montrait le volume usagé. « Autrefois, nous vivions tous ensemble, une race unique d’êtres humains qui vivaient et aimaient en harmonie ? Avant que l’équilibre d’Elda ne fût détruit, que la rapacité et la méfiance des hommes ne montât à la surface et que la violence ne devînt l’ordre du jour ? » Les femmes se mirent à murmurer. Certaines regardèrent les tablettes sur leurs genoux, comme si les signes qui y étaient marqués faisaient écho à ces idées dangereusement subversives. « Falla ne sourirait pas sur cette soi-disant “justice”, ni sur les sacrifices sanglants que nous offrons pour nous gagner sa faveur. La Dame est une déesse pleine de bonté, qui désire amour et abondance pour tous ses enfants. » Saro contemplait avec stupeur la femme qui parlait ainsi. De tels sentiments l’enverraient assurément au bûcher, ces bûchers dont son propre fils avait tant attisé les flammes. « Et elle n’approuverait pas non plus cette absurde guerre que nos hommes livrent en son nom. Libérer les femmes du Nord ! Quelle stupidité ! » Elle revint à Saro, l’examina d’un air profondément songeur. « Nous avons entendu de toutes parts de bien déplaisantes rumeurs concernant votre défunt frère, jeune homme. De marchands, et de réfugiés, des Nomades assez chanceux pour avoir échappé aux persécutions, des femmes que mon sénéchal et son personnel ont amenées ici de tous les coins de l’Empire. Cela n’a pas été facile pour votre mère. Elle avait le sentiment d’avoir perdu son fils chéri bien avant que votre violente action ne lui fît quitter ce monde. » Le regard de Saro passa de la dame de Cantara à la femme qui se tenait près d’elle, les yeux pleins de larmes. Il ne pouvait se rappeler la dernière fois où il avait vu sa mère sans voile. Il sentit ses propres yeux s’humecter. Se relevant avec maladresse, il s’approcha d’elle d’un pas chancelant. Flavia Issian s’écarta pour laisser passer Illustria Vingo, et l’instant d’après mère et fils se faisaient face. Après un moment, Saro murmura : « Pardonnez-moi, Mère. » En réponse, Illustria lui adressa un sourire tremblant et des larmes roulèrent sur ses joues. Avec une infinie tendresse, elle prit le visage de Saro entre ses mains. « Mon fils, mon très cher fils. J’ai toujours su, tu vois… — Su quoi, Mère ? — Pour Tanto. Je savais ses petites cruautés, je savais ses mensonges. J’ai toujours su ce qu’il était, ce qu’il pourrait devenir. Mais je me le cachais à moi-même. Je me disais que si je l’aimais assez, il deviendrait meilleur. — Peut-être l’avez-vous trop aimé, Mère. — Et toi pas assez ? » Il hocha la tête en silence. « Je t’aime tellement que je ne pouvais souffrir de te le montrer. — Parce que je suis le fils de Fabel et non de mon père ? » Les yeux d’Illustria s’écarquillèrent. Elle serra les mains sur sa poitrine. « Comment peux-tu le savoir ? » Un tressaillement douloureux tordit les lèvres de Saro. « On m’a montré beaucoup de choses que je n’avais aucun désir de savoir. — Et ton pè… et Favio, le sait-il ? » Saro secoua la tête. Illustria détourna les yeux. « C’était dur de les perdre tous deux à si peu d’intervalle. Très dur. Je ne pense pas que je pourrais souffrir de perdre aussi Favio. Il y a trop de souffrances ici pour se gaspiller en récriminations, Saro. Peux-tu me pardonner ces années de mensonge ? » Les larmes de Saro se répandirent à leur tour. « Et vous, Mère, pouvez-vous me pardonner ? Car je ne crois pas pouvoir me pardonner moi-même. » Mam contemplait cette scène touchante avec un éclat dans le regard et un sourire des plus cyniques. Puis elle s’approcha de la dame de Cantara, mains sur les hanches : « C’est bien dur de venir aussi loin sans aucune sorte de récompense, dit-elle. Mes hommes et moi avons fort peu à montrer pour tous nos efforts. Si vous ne nous permettez pas de demander rançon pour le jeune homme, nous pourrions en venir à un autre accord. » Elle examina la foule. « Cette dame, là, dit-elle en désignant Béra Rolfsen, si nous faisions un échange ? Libérez-la et donnez-la-nous. Nous la ramènerons dans sa famille. » Flavia Issian se mit à rire en se retournant vers Béra. « Eh bien, fit-elle en souriant, qu’en dites-vous ? Vous “libérerai-je” de mon service pour vous confier à cette racaille ? » Béra sourit en retour. Puis elle s’adressa à Mam : « Je ne suis point prisonnière ici. Qui plus est, je n’ai aucun désir de retourner à Tomberoc. Cette partie de ma vie est terminée. Ma ferme a brûlé, ma mère est morte, mon époux est parti. Et ma fille errante se trouve avec vous, ressemblant au garçon manqué qu’elle est. Qu’y a-t-il pour moi en Eyra, que je veuille y retourner ? » Mam voyait une grosse bourse disparaître à tire-d’aile. « Votre frère Margan m’a chargée de vous retrouver et de vous ramener en sûreté chez vous. » Béra renifla avec dédain : « Margan ! Mon cher vieux frère gros et gras veut seulement me marier à un riche marchand et faire un bon profit en plus. Gardez ce qu’il vous donné et oubliez le reste, car ma tâche est maintenant ici avec Flavia et ces femmes. J’aime être une éducatrice. Il est plus satisfaisant d’instruire celles qui le désirent ardemment que celles qui préféreraient escalader des falaises ou lutter avec leurs frères. — Mère ! » Katla était blessée. Béra pencha la tête de côté et considéra sa fille d’un œil grave. Puis elle éclata de rire. « Ah, Katla, tu as toujours été facile à taquiner. Mais ce que j’ai dit est bel et bien mon désir présent. Jusqu’à ce que nous sachions quelle est l’issue de ce conflit insensé. Flavia nous a manifesté plus que de la bonté, et j’aimerais faire ce que je puis pour le lui rendre. Examine les gens assemblés ici, car tu pourrais y trouver d’autres visages familiers. » Katla fut surprise de constater qu’au premier regard elle avait manqué de voir les têtes aux cheveux clairs parmi toutes ces chevelures noires. Près de l’abreuvoir à chevaux se tenait une Magla Félinsen un peu plus mince, avec Kit Farsen. Assise dans un groupe d’Istriennes qui déchiffraient des parchemins, il y avait Forna Stensen, qui avait toujours été la plus attentive de ses compagnes d’école. Et, avec un sourire de chat repu, au milieu du cercle, était assise Bréta-la-Grosse, qui se dressa avec effort et se précipita vers Katla pour l’étreindre. « Je ne pensais pas te revoir ! Je pensais ne jamais revoir aucune de mes amies. » Katla n’avait jamais vraiment considéré Bréta comme une amie, n’avait jamais considéré personne comme des amis – il y avait seulement eu ses frères. L’un d’eux s’était noyé, et l’autre était sûrement perdu. Abasourdie, elle rendit son étreinte à Bréta, puis s’en écarta avec précaution. « Mais comment êtes-vous arrivées ici ? — La dame a envoyé ses sénéchaux nous racheter aux hommes qui nous ont vendues dans les marchés aux esclaves. Kit et Forna à Ixta, moi à Féria, dans les Bois-Bleus, et la pauvre Magla… » Sa voix se perdit dans le silence. « La pauvre Magla quoi ? — Dans un bordel de Gibéon », murmura tout bas Bréta. Katla se rappela les piques cruelles de Magla à propos de Tam Renard. Il lui fallut un moment pour reprendre son sang-froid, mais elle y parvint. « Es-tu venue pour nous ramener à Tomberoc, Katla ? J’aimerais revoir la mer. » Après une petite pause, elle reprit. « Et même si on a été plein d’attention pour nous ici, j’aimerais beaucoup mettre la dent dans un bon jarret de mouton. » Katla sourit : « Je ne crois pas, Bréta. Pas encore, en tout cas. — Alors, ma fille, resteras-tu avec nous ? — Tout ce que je connais, c’est la fabrication des armes, répliqua Katla. Je n’ai jamais été bien bonne avec les livres, et même avec les nœuds. — Nous apprenons toutes quelque chose de différent, dit Béra avec douceur. Nous partageons nos talents. Ce que j’ai parfois découvert ici est tout à fait remarquable. Quel dommage que ton père ait disparu… » Elle s’empourpra de façon charmante. Katla retint son souffle. « Mère ! Mais je croyais que vous en aviez divorcé. » Béra retrouva ses esprits et serra les dents. « Oui, en effet, et c’est tout. » Après un petit silence, elle ajouta : « Tu n’as pas entendu parler de leur expédition, n’est-ce pas ? » Il y avait dans sa voix une intonation nostalgique qui ne passa pas inaperçue de sa fille. Mais Katla ne put que secouer la tête en signe de dénégation. * * * Ils demeurèrent à Cantara pendant quelques jours pour se reposer, échangèrent des histoires avec les Eyraines et les femmes de la ville ; ils écoutèrent les chansons des Nomades et assistèrent à leurs spectacles de marionnettes, à leurs danses et à leurs exploits acrobatiques. Katla apprit à jongler – mal. Saro découvrit qu’il pouvait chanter – bien. Ils s’observaient avec nervosité et ne pouvaient rien trouver à se dire qui n’augmenterait pas leur embarras mutuel. Guaya les observait, les yeux plissés, mais avec le demi-sourire qui implique regret ou résignation. Béra se fabriqua une flûte de roseau, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, et se joignit aux musiciens. Dogo chercha la Nomade qui avait couché gratis avec lui pour échantillonner dans un des chariots les délices qu’elle avait à offrir, avec tant de bruyant enthousiasme qu’il attira une foule d’enfants curieux – en le voyant de loin, ils l’avaient pris pour un des leurs, à cause de sa petite taille. Mam, plongée dans une légère ébriété, essaya de dévêtir Persoa devant les femmes de Cantara qui s’assemblèrent pour contempler ses étranges tatouages avec des exclamations de surprise émerveillées. Certaines des plus audacieuses tendirent même un doigt pour en suivre les contours. « Qu’est-ce que cela représente ? » demanda l’une d’elles, faussement timide, en effleurant la queue noire de la bête qui disparaissait dans les culottes de l’homme des collines. « C’est la queue du félin de la Dame, Bast », répondit celui-ci avec courtoisie, et il dut repousser Mam qui offrait de leur montrer le reste. « Et ça ? » Une femme plus âgée, aux cheveux nattés, effleurait le tatouage de son omoplate. Persoa réfléchit. Il avait parfois du mal à se rappeler les dessins de son dos. « Dites-moi ce que vous en pensez », fit-il doucement. La femme plissa les yeux : « Ça ressemble à une épée, mais enflammée. — Ce devrait être l’Épée de Flamme, alors », souligna Persoa en essayant de ne pas sourire. « Et ça, en bas ? » Elle appuyait un doigt au creux de ses reins. « Qui sort de la Montagne de Feu ? » Il le connaissait, ce tatouage-là. Il en vérifiait périodiquement l’évolution, et pouvait dire à la démangeaison de sa peau quand les dessins changeaient. Sirio devait avoir découvert un moyen de sortir du volcan, si c’était là que se trouvait maintenant sa silhouette. Mais la femme fronçait les sourcils. « Non, pas qui sort. Ça entre. » Elle se pencha plus près. « Et la tête de cet homme est couronnée de flammes. — Mam », appela Persoa, soudain alarmé. Il la prit par le poignet. « Mam, jette un coup d’œil et dis-moi ce que tu vois. » Elle eut un sourire indulgent, découvrant les pointes inquiétantes de ses dents. Elle se dégagea de la prise de Persoa, puis, posant ses fortes mains sur la taille de celui-ci, elle le fit pivoter. Elle avait du mal à voir, ayant consommé trop de qat et bu trop d’arak, ce qui la faisait un peu loucher. Elle se pencha pour examiner la zone désignée par la femme. Elle se redressa avec un rire gargouillant : « C’en est un nouveau ! — Nouveau ? — Eh bien, il y avait une petite marque la dernière fois que j’ai regardé, et je croyais que c’était juste un grain de beauté. Mais maintenant, c’est comme elle dit : ça a des jambes et des bras, et des cheveux comme des flammes. Et ça court vers le volcan, ça n’en vient pas. — Un miroir ! » cria Persoa aux femmes assemblées. « Quelqu’un a un miroir ? » Deux des femmes s’éloignèrent prestement en gloussant et en discutant. Elles avaient maintenant vu trop d’illusions et de tours de passe-passe exécutés par les Nomades, c’était évidemment la même chose. Elles revinrent quelques instants plus tard avec un beau plateau d’argent galien poli et étincelant. Il fallut un moment à l’eldianna pour trouver la bonne position qui lui permettrait de voir le nouveau dessin. Son cœur se serra si fort alors qu’il se crut sur le point de s’évanouir. « Je dois partir », dit-il à voix basse à la commandante des mercenaires. « Cette nuit. Je dois partir cette nuit. — Maintenant ? » Mam était horrifiée. « Je n’ai pas encore fini de boire. — Eh bien, je devrai partir sans toi. » Mam le dévisagea d’un œil chassieux. « Comme tu veux, alors », lança-t-elle d’un ton belliqueux. Et elle alla remplir son gobelet. Le temps pour elle de revenir, l’homme des collines avait disparu. * * * Persoa avait bien brouillé sa piste : une mule manquait, mais il n’y avait pas de traces de sabots sur la route poussiéreuse sur laquelle ouvrait la porte sud, pas plus qu’à l’ouest ou à l’est. La route du nord était trop empruntée pour y distinguer une piste d’une autre, mais nul n’avait vu nulle part un homme correspondant à la description de l’eldianna. Mam avait l’air sombre, en partie à cause du mal de tête qui lui martelait les tempes, en partie à cause des reproches qu’elle s’adressait. Elle finit par renoncer à sa fierté et se rendre dans le campement nomade à la recherche d’une voyante. Elle alla d’abord consulter Guaya, mais la fille aux yeux noirs se contenta de secouer la tête en disant ne rien connaître aux cristaux. Mam ne la croyait pas, mais elle se laissa diriger vers une des vieilles femmes. Sur les marches du chariot de Guaya, en repartant, elle se cogna dans Saro, qui avait le teint légèrement verdâtre. Les deux jeunes gens échangèrent un regard bizarre, et Saro tourna prestement les talons. « Il y a quelque chose entre vous deux ? » demanda Mam avec brusquerie. La fille la regarda d’un air interrogateur, un léger sourire sur les lèvres puis baissa la tête. Dans ses bras était couché le petit chaton tacheté qui dévisagea Mam avec insolence, puis enfouit sa tête dans le creux du coude de la jeune fille et s’endormit. La vieille femme auprès de laquelle Guaya amena Mam n’avait qu’un œil et encore, obscurci par une cataracte. Mam ouvrit la bouche pour se plaindre, mais l’ancienne se mit à glousser avant que la première malédiction ne franchît les lèvres de la mercenaire. « Tu viens voir si je peux trouver ton homme, hein ? » Mam la dévisagea, éberluée. Avec un clin d’œil, la vieille Nomade tendit sa paume ouverte en agitant sous le nez de Mam des doigts bruns et secs comme des serres. La mercenaire fit claquer sa langue mais finit par fouiller dans sa bourse pour laisser tomber une pièce d’argent dans la vieille main. La femme mordit la pièce – un geste plutôt absurde puisque, à ce que Mam pouvait en voir, il n’y avait plus de dents dans ces antiques gencives – puis elle se rendit d’un pas traînant au fond de son chariot et en revint avec un objet enveloppé d’étoffe. Le portant avec soin, elle descendit les marches et se rendit dans la cour ensoleillée, où elle défit l’étoffe, épousseta le cristal d’une manche et esquissa les premières passes au-dessus de celui-ci. Il ne fallut pas longtemps pour lui attirer toute une foule de badauds. Mam fronça les sourcils. Elle n’avait pas pensé aux spectateurs. Mais elle n’avait apparemment guère le choix. Avec un soupir, elle descendit les marches et s’accroupit près de la vieille Nomade. « Que vois-tu ? » Pendant un moment, la vieille ne parla pas, mais dans le cristal des lueurs tourbillonnaient, projetant dans l’air tout un spectre de couleurs qui jouaient sur les traits carrés de Mam pour les rendre tantôt plus doux, plus féminins, tantôt rudes et durs. La voyante finit par prendre la parole. « Eldianni suthra ferinni, montian fuegi. — Quoi ? — Il va au sud, vers le Pic Rouge, la Montagne de Feu. — Pourquoi ferait-il ça ? » dit Mam avec irritation. « Ce n’est pas possible. Personne ne va là. Regarde encore. » La vieille arqua un sourcil devant le ton péremptoire de la mercenaire, mais obtempéra. Elle caressa le cristal, lui parlant à mi-voix comme pour le persuader en le cajolant de révéler ses secrets ; peu à peu, les couleurs y tournoyèrent en pulsant, et leurs nuances virèrent à des gris et des verts marins. « Un bateau, je vois, murmura la vieille. Non. Beaucoup de bateaux. Voiles en lambeaux, tout cassés. » Elle plissa son œil intact en se penchant comme pour avoir une meilleure perspective du panorama que lui présentait le cristal. Puis elle recula avec un glapissement. « Quoi ? s’écria Mam, qu’as-tu vu ? — Manni kalom. Ces Issiani ealdanna kalom. Le seigneur Tycho Issian. » Elle cracha dans la poussière. « Cet homme malfaisant, toujours vivant, malgré la bonne Déesse. — Et où se trouve donc mon fils ? » La voix à l’accent patricien parlait d’un ton impérieux. La vieille leva les yeux pour voir Flavia Issian, dame de Cantara, au dernier rang des spectateurs. Deux pièces d’argent tombèrent sur le sol près de la Nomade ; celle-ci les contempla avec incrédulité, puis les ramassa prestement pour les enfouir dans la large poche de sa jupe. « Sjanni, minna koni. Il est en mer. Sur un bateau. — Où cela ? En route vers le nord, vers l’Eyra, ou sur le chemin du retour ? » La voyante fit une grimace. « La mer est la mer, ma dame, elle se ressemble partout pour moi. — Regarde mieux. Y a-t-il une femme avec lui ? » Avec un soupir, la vieille femme revint au cristal, en caressa la surface, la tête agitée de petites secousses, tout en marmonnant. Elle finit par la relever : « Mon pauvre œil pas trop bon, ma dame. Vision pénible, aujourd’hui. » Deux autres pièces tombèrent dans la poussière, mais la Nomade secoua vigoureusement la tête. « Cantaro nethri, minna koni. Pas besoin de plus d’argent, ma dame. Je dis la vérité. Mon œil voit mal. — Eh bien, laisse-moi essayer, alors », ordonna Flavia Issian avec impatience. On échangea des regards perplexes dans la foule, mais on s’écarta pour laisser passer la dame. Le temps pour elle de rejoindre la vieille femme, les deux pièces d’argent avaient disparu, mais elle n’y prêta pas attention ; elle s’agenouilla plutôt sur le tissu étalé près de la voyante et scruta avec intensité le cristal. « Du quartz rose, dit-elle à mi-voix. Pas mal. Mais pas des meilleurs. » Elle passa un doigt à la surface, frissonna. « Des collines noires au sud de Farem ? » La vieille semblait impressionnée. « Havthi konnuthi, minna koni. Havthi seith. — Sa, sa, havtha seith. Jeg i Faremi brin. — Vous êtes née à Farem ? » Mam avait appris juste assez de la langue nomade pour comprendre cet échange. Flavia Issian jeta un regard circulaire sur les auditeurs fascinés, ses traits aquilins empreints d’une expression sereine. Elle avait pris une décision, et c’était un choix irrévocable. « Oui, vous avez bien entendu. Je suis en vérité née dans les Hauts-de-Farem. Mon père appartenait à une des tribus et ma mère était une Nomade. Je ne suis pas fière d’avoir tu mon héritage pendant toutes ces années. J’avais peur de parler, au début, je l’admets, et à mesure que le temps passait et que les circonstances changeaient, c’était de plus en plus difficile. J’ai été lâche, je le sais. Les seigneurs istriens ont été cruels envers mon peuple, et mon fils adoptif plus encore que les autres malgré tous mes efforts pour l’élever comme mon propre fils, dans la vraie foi. Cette instruction a trop bien pris, je le crains. » Elle soupira. « Mieux vaut la vérité aujourd’hui que jamais. Maintenant, laisse-moi voir si je puis dire où se trouve Tycho, afin de nous permettre de choisir une voie. » Elle posa les mains sur le cristal, en se concentrant, et il répondit par une explosion de lumière. Elle vit d’abord une étendue de dunes qui s’étiraient vers un horizon embrumé de fumée, assombri encore par la découpe de lointaines collines. Un assemblage hétéroclite d’humains traversait ce paysage impitoyable, conduit par une petite silhouette perchée sur un grand étalon noir. Agacée par ce qu’elle estimait une image dénuée de rapport avec ce qu’elle cherchait, la dame de Cantara frotta la sphère et regarda la scène se dissiper, remplacée par de l’eau et un nuage noir. Le crépuscule tombait quelque part, loin au nord de Cantara, un crépuscule qui engloutissait les voiles d’une douzaine de navires. Derrière eux, l’Œil de Falla s’était levé, éclatant et fixe. Ils lui tournaient le dos et se dirigeaient droit vers celle qui les regardait. « Ils reviennent dans le Sud, dit Flavia Issian à la cantonade. Et leurs navires se sont trouvés dans une bataille. » Il était impossible de ne pas remarquer les traces de conflit : planches entaillées, voiles brûlées et noircies, équipages réduits. Elle pouvait même voir qu’il n’y avait pas assez d’hommes déployés à bord du vaisseau de tête, car de grandes étendues de pont étaient vides, alors qu’elles auraient dû être occupées par des marins affairés. Un détail attira son attention ; elle inclina un peu la pierre pour mieux voir. Et se figea. Ses mains s’écartèrent du cristal comme s’il était devenu brûlant. Elle ferma les yeux, et ses lèvres s’agitèrent en silence. Béra, toute proche, reconnut la belle prière que la dame de Cantara leur avait apprise au cours des dernières semaines, et elle fronça les sourcils. Lorsque Flavia rouvrit les yeux, ils étaient pleins de larmes. « Pardonnez-moi, ma Dame. Pardonnez à mon fils. Il ne sait pas ce qu’il fait. » Elle jeta un coup d’œil circulaire sur l’assistance. « Nous devons partir vers le nord, dit-elle. La Déesse est de retour sur Elda. » * * * Les chevaux grattaient le sol avec impatience, car leurs cavaliers avaient hâte de partir, et ils le savaient. « Arrive, Saro ! marmonna Katla. — Où est-il passé ? » Mam, en s’abritant les yeux, scruta la dure lumière qui inondait les imposantes fortifications du château de Cantara. En contrebas, c’était le chaos. Des yékas, des chevaux, des charrettes et des gens piétinaient la poussière devant les portes, mais il en sortait toujours davantage de la ville. C’était un spectacle extraordinaire, et un événement plus extraordinaire encore. Les femmes de Cantara, sous la houlette de l’indomptable matriarche, avaient pris une décision majeure. Elles allaient partir pour un grand voyage en direction du nord, de la côte où la Déesse allait débarquer, même si elles n’avaient pas idée de ce qu’elles feraient une fois arrivées à destination, ni des tribulations qui les attendaient peut-être en chemin. Curieusement, aucune ne s’en souciait. Pendant toute leur existence, elles avaient laissé autrui décider de leur sort ; leurs choix s’étaient limités au sabatka qu’elles porteraient, ou à la manière dont elles se farderaient les lèvres. Pour d’autres, cela avait été ce qu’elles achèteraient au marché le matin et cuisineraient le soir. Nombre d’entre elles n’avaient jamais quitté les faubourgs de la ville et n’avaient aucune idée de ce qu’impliquait une telle entreprise ; d’autres avaient été transportées à travers tout le continent, mais gardées par des hommes – pour être vendues, mariées, ou contraintes à des usages sur lesquels elles ne détenaient aucun contrôle. C’était une décision folle, enivrante, et elles en riaient et en discutaient avec bruit. C’était comme se jeter d’une falaise. Sauf que, si elles tombaient, la Déesse les rattraperait sûrement, n’est-ce pas ? Touchées par cette téméraire gaieté, les Eyraines avaient décidé de partir avec les femmes de Cantara. Certaines par curiosité, à cause d’une foi nouvellement acquise ou pour sceller des liens d’amitié tout récents ; d’autres parce que l’extrême-sud istrien était trop étranger, et plus elles iraient vers le nord plus elles se rapprocheraient de leur contrée perdue. Dogo, Doc et Joz avaient décidé de se rendre dans le Nord pour une tout autre raison. Il n’y avait pas d’argent à gagner dans la gourde vide et sèche qu’était la région, et si Mam avait résolu de préférer l’amour à l’argent – ou son étrange attachement à l’homme des collines, quelque nom qu’elle lui donnât –, c’était son affaire. Là où il y avait une guerre, il y avait de bonnes occasions. Tous les mercenaires le savaient. Quant aux Nomades, eh bien, qui sait ce qui les poussait à revenir sur la longue route du nord ? C’étaient des voyageurs, des errants, des vagabonds. Ils ne restaient jamais longtemps au même endroit. Un grand changement s’en venait, qui flottait dans l’air. Mais apporterait-il des désastres ou des miracles, on ne pouvait le dire. Et puis, pour nombre de ceux qui rassemblaient leurs possessions et s’apprêtaient à s’enfoncer dans l’inconnu, l’existence pouvait difficilement être plus dure. Pour sa part, Katla leur enviait leur optimisme et leur sentiment d’avoir un but. Sa propre décision d’aller dans la direction opposée avait des motifs plus complexes. Elle avait l’impression d’être une pierre aimantée qu’attirait non point l’Étoile du Navigateur mais le sud, où une voix lointaine l’appelait dans son sommeil. Elle avait également soif d’aventures, une soif qui ne serait jamais satisfaite si elle revenait chez elle. Et, même si elle ne pouvait l’admettre, elle n’aurait jamais pu partir avec sa mère et laisser tant de questions irrésolues entre elle et Saro Vingo. L’hostilité inébranlable avec laquelle elle avait considéré Saro depuis la mort d’Erno Hamson s’était dissipée, remplacée par un sentiment plus changeant, plus nébuleux. Après l’avoir trouvé nu dans le chariot de la jeune Nomade, elle avait eu des rêves à la fois inconvenants et déroutants ; elle s’en éveillait agitée, en sueur et de très mauvaise humeur. Cela la rendait mal à l’aise en présence de Saro. Elle avait envie de le frapper. Mais parfois, cela lui donnait de tout autres envies. Katla n’était pas femme à apprécier de telles contradictions. Un long voyage vers le sud avec Mam et l’Istrien pour toute compagnie permettrait sûrement d’éclaircir l’atmosphère. Elle regarda une petite silhouette se détacher de la mêlée en contrebas, dans la vallée, et devenir peu à peu Saro Vingo monté sur un grand hongre bai. Lorsque monture et cavalier arrivèrent au sommet de la colline, les longs cheveux de Saro et la queue du bai flottaient derrière eux comme des étendards de guerre ; le cœur de Katla martela brusquement sa poitrine, avant de reprendre son rythme habituel. « Allons-y », dit-elle d’une voix tendue à la mercenaire. Elle éperonna son cheval sans douceur et s’élança au galop vers la crête. 34. La Rosa Eldi Tandis que les falaises grises de l’Istrie apparaissaient à l’horizon lointain, Tycho Issian sentait un véritable ravissement s’emparer de son âme. Dans une journée, et même moins, ils aborderaient à Céra et s’approprieraient le château du seigneur défunt. Il conduirait la Rose du Monde dans le plus célèbre des châteaux istriens, avec ses salles de marbre, ses piliers soutenant des voûtes en éventail, ses hauts plafonds et ses somptueuses tapisseries. Il guiderait ces pieds parfaits sur des carpettes de soie circésienne et de glorieux tapis de laine ; il la prendrait par la main pour l’amener dans les appartements mêmes du duc, où la fourrure tachetée des lions des Skarns était pendue au-dessus de meubles exquis, où vaisselle d’argent et potiches galiennes remplies de lys au doux parfum s’alignaient le long des murs. S’il fermait les yeux, il pouvait sentir le bois de santal et les carthames que les petites esclaves verseraient dans le bain chaud où il se plongerait avant de s’emparer enfin de la plus belle femme du monde. Il avait été des plus discipliné pendant le voyage de retour : il avait à peine posé les yeux sur elle, de peur d’être incapable de maîtriser ses désirs et de se jeter sur elle en grognant comme un porc. Ce qui ne conviendrait nullement. Non, il devait d’abord la faire purifier et pardonner, laisser les prêtres la délivrer de l’affreuse souillure du roi nordique. Effacer dans un sacrifice de sang les liens distendus de cette union si barbare, et être joint à la Rosa Eldi, chair de sa chair, à la place de ce puant étalon lubrique. De toute évidence la Déesse souriait à son entreprise, car leur voyage de retour avait été rapide et sans encombre. Il n’y avait eu aucune trace de poursuite : des guetteurs avaient été postés en permanence dans le rakki et à la poupe et ils n’avaient rien vu de plus menaçant qu’une baleine qui soufflait. Une guerre pouvait-elle être gagnée aussi promptement ? Mais oui, se disait-il : c’était une guerre sainte, une juste cause. Sa Rose lui avait été rendue. Et il en déroulerait bientôt les précieux pétales pour plonger au cœur de ce bouton étroit. Ses poings se serrèrent, dans son effort de ne pas lui arracher tous ses vêtements, de ne pas déchiqueter la tente qui voilait sa présence, de ne pas se jeter sur elle à l’instant. Le souffle lourd, il se dirigea vers la proue, où la mer qui se cabrait en le fouettant d’écume nettoierait sa peau et purifierait ses pensées. * * * Sélène Issian rinçait le lin ensanglanté dans un seau, le frottant à s’en mettre les doigts à vif. Rien n’effaçait les taches ; on aurait dit que l’eau salée fixait le sang comme s’il s’était agi d’une teinture. Essayer de l’ôter était aussi futile que de tenter d’effacer le souvenir du passé. Si longtemps inaccessible, par quelque tour que lui avait joué son esprit ou par une répugnante sorcellerie, toute son histoire lui était revenue en éclairs vivaces après le choc que lui avait causé la mort de Ravn. Elle maudissait de nouveau son sort. Il aurait mieux valu pour elle mourir aux mains de Tanto Vingo ou, sinon au cours de cet assaut, du moins lorsqu’elle avait plongé dans la mer à la suite d’Erno Hamson. L’enfant, comme conscient de ses sombres pensées, fixa sur elle ses yeux violacés et se mit à hurler, une présence malveillante et maléfique. Elle lui rendit son regard en forçant son cœur à s’endurcir : « Cesse ce tapage », dit-elle d’un ton tranchant tandis que le volume du rugissement augmentait, même si elle avait les seins douloureux et désirait le prendre dans ses bras. « N’attends plus que je te nourrisse. Elle t’a réclamé comme sien, elle peut s’occuper de toi. » Elle serra les vêtements d’une main féroce, comme si elle tordait le cou des poulets qu’elle n’avait jamais osé tuer lorsque l’Eyrain les apportait sur la plage. « Que peut-il arriver de bon à un enfant ainsi conçu ? se lamenta-t-elle. Tu lui ressembles, tu as les mêmes yeux. » Le bébé agita les poings et les pieds, le visage convulsé, et laissa échapper un hurlement exprimant la rage la plus totale. La Rosa Eldi était étendue, les yeux clos, les mains croisées sur la poitrine, telle une statue de pierre dans la Salle des Morts. Elle tressaillit, comme une femme émergeant d’un rêve profond. Elle s’assit avec lenteur. Ses yeux vert-de-mer, encore embrumés, passèrent sur l’enfant hurlant, les vêtements éparpillés, le seau d’eau, et vinrent enfin se poser sur la femme qu’elle connaissait comme sa servante personnelle, Léta Aile-de-Mouette. Son regard était infiniment triste, infiniment doux. Sélène détourna les yeux, en sentant s’effacer la haine qu’elle berçait avec tant de soin. « Ne nourriras-tu pas l’enfant, Léta ? demanda la Rose du Monde. — Je n’ai plus de lait. » C’était la vérité ; son lait s’était subitement tari et, tout comme ce flot s’était arrêté, ses menstrues étaient revenues pour la première fois depuis la naissance de l’enfant, avec des douleurs poignantes qui la rendaient nerveuse et misérable. « Ah ! » Le premier froncement de sourcils que Sélène lui eût jamais vu plissait le visage de la reine. « Je suis navrée. J’ai manqué à le voir. J’avais tant à faire, tant de requêtes à exaucer. » Ce fut au tour de Sélène de marquer sa perplexité. Tout ce qu’avait fait cette femme, ces derniers jours, c’était de rester étendue sans bouger. Elle ne s’était levée ni pour se laver ni pour utiliser le seau ; elle n’avait pas mangé une bouchée. Et maintenant, apparemment, elle avait perdu l’esprit. La colère la rendit abrupte : « Pourquoi me prendre mon enfant si vous ne pouvez le nourrir ou vous en occuper ? » Un nuage passa sur le visage de la Rosa Eldi, et pendant un long moment, elle garda le silence. Puis elle dit simplement : « Par amour. » Sélène la regarda fixement, en sentant la bile lui monter à la gorge. « Si vous l’aimiez tant, pourquoi ne pas lui donner un enfant de vous ? À moins que vous n’ayez point voulu gâcher ce corps parfait, cette jolie peau ? Si vous l’aimiez, comment avez-vous pu lui imposer l’enfant d’un autre homme ? » Les yeux de la reine s’assombrirent, devinrent humides. Un bref instant, sa lèvre inférieure parut agitée d’un tremblement, mais se raffermit si vite que Sélène pensa s’être trompée. La voix de la Rosa Eldi était calme lorsqu’elle reprit la parole : « Il avait besoin d’un enfant. Pour son trône. » Elle répétait ce qu’elle avait si souvent entendu dire. Les façons des hommes lui étaient encore incompréhensibles. Successions, héritages, lignées, quelle importance, tout cela, s’il ne pouvait y avoir ni amour ni confiance ni réconfort ? « Mais je ne pouvais lui donner l’enfant qu’il désirait tant. Il n’y a pas de vie en moi. Aucune vie. » Elle regarda ses mains étroitement serrées sur son giron. Même si sa peau était d’une pâleur d’ivoire, les articulations en étaient plus blanches encore. Une femme stérile, rien de plus. Mais Sélène n’était toujours pas satisfaite. « Alors, avec cette… seither, vous m’avez pris mon enfant et vous le lui avez présenté comme vôtre, un héritier. » La Rose du Monde hocha lentement la tête, mais sans lever les yeux. « Et vous m’avez ensuite embrouillé l’esprit, en m’ôtant tous mes souvenirs, tout ce qui constituait mon identité. » De nouveau une infime inclinaison de tête. « Un second viol, aussi haïssable que le premier ! Qu’est-ce qui vous a fait croire que vous en aviez le droit ? J’ai été maltraitée avant de vous rencontrer, mais je pensais avoir trouvé un endroit sûr en la cour de Halbo. Et pourtant, quand je suis venue à vous, vous m’avez volé mon enfant et mon esprit ! » ragea Sélène ; on ne pouvait plus arrêter ce torrent de furie. « Et pour ce que vous appelez “amour” !? Vous, vous qui n’avez aucune idée de ce que signifie ce mot ! Si vous l’aimiez, comme vous l’affirmez, pourquoi n’avez-vous pas résisté à Tycho Issian, un homme terrible, un homme cruel – comme je le sais bien, car il est mon père ! Si vous aimiez Ravn, comme vous le prétendez, pourquoi n’avez-vous point pleuré sa perte ? » À ces paroles, une unique larme tomba sur le revers de la main de la Rosa Eldi pour glisser sur sa soyeuse robe d’intérieur, laissant une marque sombre et humide, telle une blessure. Son visage était ravagé d’émotion lorsqu’elle se redressa. Elle sembla sur le point de parler, mais renversa la tête en arrière, et cette bouche devint une sombre caverne marine. Le gémissement qui s’en éleva frappa Sélène avec tant de force qu’elle s’effondra sur le plancher avec un bruit sourd. Il était si puissant qu’il fit même taire l’enfant. C’était un cri qui évoquait celui de la mort même, et il s’étendit bientôt sur tout le vaisseau. De l’autre côté de l’abri de cuir, les marins cessèrent d’enrouler des cordages, d’écoper, de ranger de l’équipement, d’éventrer des poissons. La vigie, un mince garçon à la peau très foncée, dans le rakki au-dessus de la voile, perdit brusquement l’équilibre et tomba sur le pont avec un grand craquement, en poussant son propre cri. Virelai, tristement tapi parmi les blessés, se mit les bras autour de la tête dans une vaine tentative pour ne pas entendre. Au gouvernail, Tycho Issian se retourna, un début de juron sur les lèvres, pour examiner le bateau de la poupe à la proue, ahuri, les oreilles endolories, avec un écho qui lui ricochait dans le crâne. Au voisinage du navire, les mouettes altérèrent brusquement leur course vers le rivage. Et sous les vagues, là où ne voyagent pas les sons du monde ordinaire, les requins qui se prélassent dans les océans plongèrent vers des eaux plus sombres et plus froides qui ne leur étaient pas habituelles, où ils trouvèrent des bancs de colins et de maquereaux, de sardines et de lingues fuyant dans les régions occupées par les poissons des profondeurs qu’ils rencontraient bien rarement. Le cri désolé de la Rosa Eldi se propageait telle une onde sismique. Il fila vers le nord en fouettant sauvagement la mer sur son passage. Lorsqu’il atteignit les vaisseaux de la flotte lancée à la poursuite des Istriens, les vagues avaient au moins soixante pieds de haut. Dans le premier bateau, un homme était assis au milieu du pont dans une chaise articulée qu’il s’était fabriquée pour atténuer les pires effets du voyage. Il portait une ample robe qui repoussait toutes les intempéries ; ses cheveux et sa barbe ébouriffés avaient été taillés, et sa main tenait un bâton d’ivoire. Rahë avait décidé d’améliorer son apparence pour le roi en se revêtant de puissance et de noblesse, ce qui devrait au moins dissuader Ravn de le jeter par-dessus bord si la situation se dégradait et qu’il manquait à satisfaire aux attentes royales. Mais même Rahë n’était pas prêt pour ce qui se passait. Tandis qu’ils se rapprochaient de la flotte du sud, il avait l’impression que sa magie le désertait peu à peu. C’était la Rosa Eldi, il le savait. Elle aspirait sa magie, elle la reprenait. Il se sentait plus affaibli chaque jour ; il commençait de souhaiter n’avoir jamais quitté la sécurité de l’endroit qu’il avait pour de fort bonnes raisons nommé Sanctuaire. Comme le cri surnaturel passait sur lui, tous les poils de ce corps antique se hérissèrent, une réaction aussi instinctive que celle d’un chien sauvage soudain alerté par la présence d’un prédateur. Puis la première vague géante fondit sur eux et, alors même que le navire en gravissait la forte pente, Rahë se sentit englouti, non point par l’eau glacée mais par un terrible désespoir. Il savait que ce sentiment ne lui appartenait pas, mais c’était intolérable. Il ouvrit la bouche pour hurler à son tour, un hurlement auquel firent écho Ravn Asharson, Aran Aranson et chacun des mortels à bord du bateau, un son qui fut noyé par le fracas de la vague qui se brisait. * * * Tandis que mouraient les derniers échos de son hurlement, la Déesse émergea dans la lumière. Le soleil qui jusqu’alors avait été couvert d’une épaisse couche de brume l’avait percée pour lancer des rais incandescents sur le navire et la mer. Aveuglés par ce soudain éclat, les hommes se protégèrent les yeux pour contempler la femme qu’ils voyaient comme la reine des Îles du Nord. Mais dans cette brusque et éclatante lumière, elle semblait plus qu’une simple femme, plus qu’une simple reine. Elle se tenait très droite, fièrement, et sa longue chevelure étincelait comme une cascade à la blancheur argentée. Sa peau pâle brillait aussi, lumineuse, parfaite. Et chacun de ces hommes brûlait du désir de la toucher, simplement de caresser son bras du bout des doigts, de prendre ce visage dans la paume d’une main, de relever ces cheveux sur la nuque de ce cou délicat, de déposer un baiser sur une infime parcelle de cette peau extraordinaire. Mais nul ne pouvait la regarder longtemps car son visage était d’une perfection trop éclatante, et ce regard vert-de-mer s’abattait sur eux telles des flèches. Ils devaient détourner les yeux et, ce faisant, chacun éprouvait un brûlant choc de honte – non point parce qu’ils contemplaient cette femme parfaite, mais parce qu’ils se rappelaient chacun des actes cruels ou gratuits commis au cours de leur existence : chaque homme qu’ils avaient frappé, dans une bagarre de taverne ou dans une bataille, chaque femme à laquelle ils avaient causé du tort. Elle se dirigea vers l’homme le plus proche – un pêcheur de la côte nord que sa peau tannée et les rides en étoiles blanches au coin de ses yeux désignaient comme un homme qui passait beaucoup de son temps sous le soleil. Elle posa le bout de ses doigts sur son front. Il ferma aussitôt les yeux, tous les sens assaillis. Des images tourbillonnaient dans son crâne : la fois où il avait frappé sa petite sœur, lui pochant un œil ; comme il avait ensuite menti à sa mère, dont les lèvres pâles s’étaient serrées en une moue déçue – mais elle n’avait rien dit, car aucune Istrienne n’avait jamais le droit de critiquer aucun homme. Le boulanger qu’il avait cogné dans une allée, après une dispute dans un jeu de cailloux. Le coutelas qu’il avait volé à un autre marin ; la prostituée dont il avait usé avant ce voyage, la manière dont elle avait gémi quand il l’avait poussée sur le lit ; la froideur qu’il avait manifestée à son épouse lorsqu’elle avait osé lui demander où il était. L’homme qu’il avait tué pendant la bataille de Halbo, lui transperçant un œil alors que l’autre agitait les bras en appelant au secours dans les eaux écumeuses… Lorsqu’elle ôta sa main, il tomba à genoux, le visage noyé de larmes. Elle s’approcha de l’homme suivant, un Jétrain qui avait passé huit ans dans la milice de la Cité Éternelle, et six autres comme chasseur de primes. La très légère caresse de ses doigts lui retourna les yeux dans leurs orbites. Dans l’esprit de cet homme, elle vit : la sœur qu’il avait vendue à un Galien en échange d’un bon cheval et d’une paire de bottes ; les genoux écartés de force de la Nomade, comment il avait lancé un chiffon sur ce visage plein de défi, pour l’empêcher de le regarder. Les Vagabonds jetés sur le dos des mules, battus et ensanglantés, comme autant de bagages. Les feux qu’il alimentait dans une salle remplie de fumée étouffante et de gens qui hurlaient. « Pardonnez-moi, Dame, pardonnez-moi ! » s’écria-t-il. La Rose du Monde découvrit qu’elle ne désirait pas accorder une absolution aussi facile. Dans son âme une veine de fer courait, froide et dure. Qu’ils souffrent, se dit-elle. Comme ont souffert ceux auxquels ils ont fait du mal. Qu’ils éprouvent à leur tour détresse et tourments. Elle tressaillit légèrement, surprise de cette pensée : tous ceux qui lui avaient adressé leurs prières avaient prié celle qui était douce et toujours miséricordieuse, celle qui leur pardonnerait et leur remettrait chacun de leurs péchés. Était-ce le temps passé en ce monde qui l’avait ainsi endurcie, ou s’étaient-ils toujours trompés sur la nature de la déesse qu’ils adoraient si aveuglément ? Elle laissa l’homme en train de gémir, et poursuivit son chemin. Le troisième homme avait été un prêtre, pendant un certain temps ; il avait appelé aux prières et répandu la poudre de carthame sur les flammes. Il avait créé de nouvelles oraisons pour les fidèles d’Ixta et de Céra ; il avait béni des enfants au nom de Falla et présidé à des mariages. Lorsqu’elle posa un doigt sur son front, cependant, elle ne vit en lui aucune bienveillance pacifique, mais plutôt les yeux affolés d’une brebis alors que le poignard sacrificiel lui mordait la gorge ; la façon dont un pied botté poussait un Vagabond inconscient sur un bûcher ; et comment cet homme attachait trois femmes nomades et leurs enfants à des poteaux tandis que d’autres empilaient autour d’eux le bois arrosé d’huile. Ensuite, ce fut un esclave à sa rame, un homme capturé dans les collines du sud. Elle vit : une toute petite fille abandonnée sur une pente illuminée de lune pour y vivre ou y mourir, comme il plaisait aux anciens dieux ; un homme à la tête fracassée par une pierre, et les pièces d’argent qui s’échappaient de sa main ; une femme en pleurs, un enfant qui hurlait ; un vieil homme piétiné dans une fuite éperdue. Elle continua, touchant un esclave ici, un marin là. Elle vit des enfants négligés et qu’on brutalisait ; des femmes condamnées à mener une vie exclusivement composée de tâches pénibles, jetées dans des bordels, mourant en couches ou succombant à l’épuisement et au désespoir. Elle vit toutes sortes d’animaux sacrifiés au nom de la foi – pour l’apaiser, elle ! Elle vit des hommes en massacrer d’autres, violer des femmes, emmener des tribus en esclavage, jeter des Nomades sur des bûchers pour « purifier » leur âme. Et chacun des hommes qu’elle touchait comprenait pour la première fois tout le mal qu’il avait fait. C’est donc cela, Elda, pensait-elle. Le monde qui est mien. Un lieu où la rapacité, le goût du pouvoir et la malveillance imposent souffrance et mort aux pauvres, aux faibles, aux opprimés. C’est là le monde auquel j’ai été ravie. Mais c’est un monde que je ne reconnais pas, dont je ne me souviens pas. Est-ce ma mémoire qui est défaillante ? Ou ai-je été absente si longtemps que tout ce qu’il y avait de bon en ce monde a disparu ? Elle arriva enfin devant Tycho Issian. Ils se tinrent face à face, la Rose du Monde et le sire de Cantara. Mais il la dévisageait avec audace, d’un regard dépourvu de honte, brûlant au contraire de désir, et ce fut elle qui se détourna. Elle ne pouvait toucher cet homme. Il y avait en lui quelque chose qui la terrifiait encore, Déesse ou non. Lorsqu’il tendit les mains vers elle, elle s’abandonna à la faiblesse qui s’emparait d’elle et s’effondra à ses pieds, évanouie. * * * En constatant que les énormes vagues et le hurlement du vent passaient sur leurs vaisseaux sans les emporter dans les profondeurs de l’Océan du Nord, le roi Ravn Asharson tomba à genoux pour adresser sa gratitude au dieu Sur. « Il nous voit, assurément, et veut nous encourager dans notre poursuite », cria-il d’un ton triomphant à Rahë, sans remarquer que le vieillard était livide d’épuisement et de terreur, ni que ses mains noueuses étaient agitées d’un tremblement nouveau. Le mage se secoua avec peine pour regarder Ravn bien en face. « N’invoquez aucun dieu, dit-il, sévère, fiez-vous plutôt au bon chêne de vos navires, à la force de vos hommes et à mes bons services, car une puissante sorcellerie vous sera plus utile qu’un recours à un être imprévisible et capricieux. — Bien sûr, bien sûr, acquiesça Ravn avec enthousiasme. Dites-moi à présent, sire Rahë. Ne pouvez-vous rendre nos vaisseaux plus rapides ? Nous devons rattraper la flotte istrienne et la battre avant qu’elle n’aborde à sa côte, où notre tâche sera fort difficile. » Mais le mage se contenta de secouer la tête avec lassitude. « Ne vous ai-je pas assuré un bon passage jusqu’à présent, jeune homme ? » demanda-t-il, se vantant d’un beau temps qu’il n’était pas dans ses moyens d’accorder. « Je ne puis agir que dans certaines limites sans attirer une attention importune. » Ravn plissa des yeux soudain méfiants : « Que voulez-vous dire ? » Rahë s’extirpa de sa chaise et se pencha vers le roi barbare. « L’usage de la magie se diffuse bien plus loin que sa sphère d’intervention, jeune homme, expliqua-t-il à mi-voix. Chaque fois que j’use de mes pouvoirs pour vous, elle pénètre à travers les vagues jusqu’au fond de l’océan. Vous ne pouvez imaginer ce qui est tapi là, invisible sinon de ceux qui succombent à des désastres. Des créatures monstrueuses, des horreurs aux multiples membres, armées de becs et de dents, des abominations tentaculaires aussi grosses que la plus grosse des baleines. Le contact de la magie les pousse à la rechercher. Et lorsqu’elles le font, ce n’est pas avec ménagement. » Le roi d’Eyra le dévisageait d’un œil sceptique, même s’il se rappelait fort bien l’irruption de la créature qui avait déclenché un tel chaos dans son propre port de Halbo. Il se souciait peu des monstres : ceux-ci pouvaient être vaincus ou évités. Mais si les Istriens abordaient à la côte de leur pays, il perdrait son avantage, et sa meilleure occasion de reprendre son épouse et son fils bien-aimés. Il avait envie de saisir le vieillard par son maigre cou de poulet et de lui faire cracher toute sa magie. Il prit plutôt une grande inspiration et, avec la diplomatie qu’il avait apprise avec tant de peine ces derniers mois, il déclara : « Très bien, messire mage. Gardons le meilleur de nos capacités pour la bataille à venir. Et si tu me fais défaut à ce moment-là, je te jetterai personnellement en pâture aux monstres qui habitent les eaux istriennes, de quelque nature qu’ils soient ! » Puis il se détourna pour aller parler à son timonier. Si le mage ne voulait pas l’aider, il devait en effet se fier à des hommes de valeur et au bon chêne de ses navires. Rahë le regarda s’éloigner en souriant aussi, se félicitant encore de sa rapidité d’esprit et de sa subtilité. Une bataille navale ne conviendrait pas du tout à son propre plan. Que les Istriens abordent, et alors, il les aurait tous : la Déesse et l’apprenti, la Bête et le Frère. * * * Quand la Rose du Nord reprit conscience, elle ne se trouvait plus sur un bateau, cela du moins était évident. Son regard parcourut avec curiosité les alentours. Elle était dans une chambre comme elle n’en avait jamais vu, dans cette existence à tout le moins. Les murs brillaient d’un éclat argenté, comme si un sortilège avait permis de transformer le métal en peinture et d’en enduire la pierre. Des tapisseries éclatantes étaient tendues entre des piliers de bois sculptés, représentant toutes sortes de merveilles. Des cascades de roses rouges et roses se déversaient sur des femmes nues dont les seins étaient autant d’autres fleurs, chaque aréole un bouton gonflé. Griffons et licornes s’affrontaient, serpents et chevaliers s’entrelaçaient en des unions contre nature ; une créature munie de nombreux membres émergeait d’un océan bouillonnant pour fondre sur un pâle vaisseau. Dans un vaste foyer brûlait un grand feu. Des centaines de chandelles brillaient dans des candélabres accrochés aux murs ; des pots d’encens et des bols de carthame embaumaient, posés sur toutes les tables. Devant chaque énorme meuble – il y en avait beaucoup – était étalée la peau de quelque malheureux animal défunt. La Rose du Nord les regarda et les reconnut tour à tour : des félins tachetés, des chevaux zébrés, des visons, des hermines, des renards. Au centre des dalles de pierre polie, la tête d’un ours des neiges la contemplait ; ses intelligents yeux noirs avaient été remplacés par des billes d’argent qui reflétaient sans expression la lumière dansante des chandelles. On lui avait ôté ses griffes, mais les crocs d’ivoire luisaient dans un éternel sourire sans joie. « Pauvre bête, murmura la Rosa Eldi. J’espère que tu as mordu celui qui t’a abattu avant qu’il ne réduise ta riche existence à ce morceau de tapis inutile et mité… » Elle se leva du lit et vit qu’il était lui aussi recouvert de peaux d’animaux morts. Le manteau doublé d’hermine que Ravn lui avait offert était drapé sur une chaise proche. Elle le considéra d’un œil attristé. Comme il était étrange qu’elle n’eût jusqu’à présent pas regretté ces minuscules vies perdues, et comme une part oubliée de son être était revenue pour brûler d’un feu vengeur. « Mes créatures, murmura-t-elle. Vous êtes toutes mes créatures, et chacune d’entre vous mérite de vivre et de mourir comme elle le choisit. » Elle y songea un long moment tandis que les chandelles diminuaient et s’éteignaient en grésillant. Comment reprendrait-elle ce monde sans causer la mort et la souffrance qu’elle avait vues dans l’esprit de ses sujets ? Mais elle devait le reprendre, car elle découvrait partout l’évidence de la cruauté et de la douleur et si elle n’agissait pas pour le sauver, alors elle était complice de ces vilenies. Une autre idée lui traversa l’esprit. S’il y avait autant de mal dans le monde, d’où venait-il sinon de ceux qui avaient créé Elda ? Et dans ce cas, avait-elle le droit d’interférer ? Sa dernière intervention n’avait pas été le fruit d’une réflexion, elle n’avait pas pesé les conséquences de ses actes et ce jour-là beaucoup d’hommes avaient péri. Elle se rappelait aussi le garçon de la Grande Foire, le garçon qui avait l’eldistan. Cette nuit-là non plus elle n’avait pas eu l’intention de laisser ses pouvoirs se manifester sans frein. Elle ne savait même pas qui elle était. Un tel dilemme : se réclamer de ses pouvoirs et peut-être tout dévaster, ou ne pas agir et regarder le monde courir à sa perte… Elle avait besoin de ses semblables, de l’Homme et de la Bête. Sans eux, elle se sentait frêle et faillible, certaine de choisir la mauvaise voie et d’avoir toute l’éternité ensuite pour le regretter. Elle resta là pendant toute une longue nuit, à percevoir les bruits de ce lieu inconnu, des hommes et des femmes qui allaient et venaient entre ces murs et, loin en contrebas, dans les parcs et les sentiers qui entouraient le château. Elle écouta Tycho Issian qui se faisait laver et oindre par de jeunes esclaves dans la chambre voisine et, de manière inattendue, succombait au sommeil plutôt qu’à ses désirs dévorants. Et puis elle prêta l’oreille aux voix qui se pressaient dans sa tête. Des prières, des malédictions, ou encore des supplications. Mais certaines étaient plus directes et lui arrivaient portées par une urgente volonté. « Nous arrivons, déclaraient-elles, Notre Dame, nous venons à vous ! » 35. Céra Aux premières lueurs de l’aube, après s’être levée du lit dont elle avait ôté les fourrures, ne laissant qu’une couverture de laine blanche et froissée, elle traversa la pièce pour se rendre à la fenêtre. Elle tira les rideaux de velours qui bloquaient le soleil et battit des paupières lorsqu’il se déversa dans la pièce tel le flot d’une digue rompue. Loin en contrebas se tenait une foule qui ne se mouvait pas à la façon des gens vaquant à leurs tâches quotidiennes : nul ne poussait des charrettes, ne portait des paniers ou ne tirait des mules par leur licou. On ne se rendait pas au marché pour acheter ou vendre des denrées ; on ne faisait pas la queue devant le boulanger pour du pain, ou devant le marchand de vins ; on ne se rendait pas non plus à l’extérieur de la cité pour y travailler. On se rassemblait plutôt au pied de la tour où elle était tenue captive, ou aussi près que le permettait le remblai abrupt sur lequel était bâti le château, et l’on levait les yeux, immobile et silencieux, avec un air d’attente et d’espoir – du moins sur les visages qu’elle pouvait distinguer. Elle les contempla en retour. La majorité était des femmes, dont beaucoup portaient l’accoutrement baroque et les anneaux d’argent qu’elle avait pris l’habitude d’associer aux Nomades avec lesquels elle avait passé tant de mois en compagnie de Virelai. Mais la plupart des autres étaient voilées, et elle les savait istriennes. Elle reconnaissait certains des hommes. À l’extrême gauche, se trouvait le pêcheur de la côte nord qu’elle avait touché sur le navire qui l’avait amenée ici. Et près de lui l’ancien prêtre de Falla. Ils s’étaient rasé la tête pour la couvrir ensuite de cendres : un antique symbole de pénitence. D’autres hommes, elle ne les connaissait pas par leur nom ni pour les avoir déjà vus, mais par leur type : des Nomades avec leurs nattes, leurs chignons et leurs foulards aux couleurs vives ; des hommes des collines reconnaissables aux tatouages de leur clan, des esclaves des galères qui avaient suivi leur flotte. Et il y avait des enfants, une centaine et davantage, certains accrochés à la main de leur père, d’autres la tête levée, bouche bée, d’autres encore qui se cachaient dans les robes de leur mère. Elle les regarda tous, tête nue et visage nu, et après un moment un murmure flotta jusqu’à elle. Comme obéissant toutes à la même impulsion, les Istriennes rejetèrent leur voile, et leurs yeux cherchèrent les siens sans la protection de l’étoffe. La Rosa Eldi sourit : et comme si elle leur avait souhaité à chacun individuellement la bienvenue, hommes, femmes et enfants lui sourirent en retour. Elle était si fascinée par ce spectacle qu’elle n’entendit pas la porte de la chambre s’ouvrir derrière elle pour laisser entrer son visiteur. En cet instant, chaque parcelle de sa conscience était tendue vers la foule silencieuse, dans le fil brillant qui la reliait à elle. Lorsque les mains du visiteur encerclèrent sa taille, pendant un instant, elle ne le sut point. Quand les doigts se resserrèrent et qu’on commença de l’attirer loin de la fenêtre, elle fut un instant envahie de confusion. Puis elle se retourna vivement dans l’étreinte et plongea son regard non dans les yeux souriants de qui lui voulait du bien mais dans les yeux noirs et morts du sire de Cantara. Ce qu’elle y vit, ce n’était pas l’amour ou l’espoir, mais un désir qui ne laisserait rien le contrarier. En un éclair, d’anciens souvenirs se levèrent en elle, et elle s’y perdit. La déesse s’enfuit dans le brouillard de la crainte, ne laissant plus qu’une femme vulnérable comme toutes les autres aux mains d’un assaillant. Ces mains étaient cependant posées sur ses vêtements, même si sa chemise était fine, et non sur sa peau. Elle ne sut donc pas toute la noirceur de l’esprit tapi derrière ces yeux sombres. Comme s’il avait senti sa terreur, Tycho Issian sourit. Il avait attendu ce moment pendant presque toute une horrible année. Il avait été en proie à un désir sauvage, à une obsession impossible à maîtriser, il avait dû avoir recours à des mesures désespérées. Des visions de cette femme lui avaient fait perdre l’esprit, l’avaient poussé à la torture et à la guerre. Chaque jour, chaque nuit, éveillé ou dans son sommeil, il avait rêvé de la beauté qu’il tenait à présent. Il s’était imaginé la scène des milliers de fois, même si, importants ou minimes, les détails changeaient. Dans certains rêves, elle venait à lui de son plein gré, bras ouverts, les yeux remplis de désir, en jetant ses robes à terre. Dans d’autres, elle se recroquevillait devant lui et il la forçait dans une délicieuse marée de feu. Il n’avait jamais pensé à ce qui arriverait lorsqu’il aurait éteint ce feu, lorsqu’il aurait ravi l’objet de ses désirs. Et il n’y pensait pas en cet instant, tandis qu’il arrachait la légère chemise, la prenant par son collet délicatement brodé pour déchirer une œuvre à laquelle les meilleures brodeuses d’Eyra avaient consacré soixante-quatorze heures de labeur, et la regarder tomber au sol. La Rosa Eldi n’essaya pas de se dégager de l’étoffe, demeura aussi immobile qu’une statue de pierre. Le sire de Cantara se prit à contempler ses chevilles, pâles, délicates, une sculpture exquise. Puis il osa lever les yeux plus haut. De fins mollets montaient vers des genoux d’une symétrie parfaite, au-dessus desquels s’élevaient de minces cuisses aux contours fermes et musclés. Et au-dessus… Tycho Issian sentit ses jambes se dérober, comme si cartilages, ligaments, et tout le réseau des tendons et des muscles qui le tenaient debout s’étaient soudain transformés en eau glacée. Il avait le souffle coupé, la poitrine prise dans un étau. Un parfum de musc l’enveloppait, exotique, impossible à ignorer. Le visage à la hauteur du pubis glabre, il le contempla éperdument. Des pétales lisses et frais, qui l’invitaient à les écarter… Des pétales blancs… Maintenant qu’était arrivé le moment dont il avait rêvé, il se rendit compte qu’il ne pouvait lever les mains, ne pouvait que fixer en tremblant et en haletant, bouche ouverte, comme un chien en rut. Puis elle s’écarta de la chemise à terre pour s’éloigner de lui. Il poussa un cri de chagrin et de crainte, releva les yeux pour trouver fixé sur lui ce regard vert-de-mer. Et il poussa un gémissement. Il ne put s’en empêcher, ne put même pas l’écraser en portant ses mains à ses lèvres. Ce petit bruit rendit son courage à la Rosa Eldi. Son menton se releva, ses yeux lancèrent un éclair. Le soleil se répandit sur sa peau, la transformant en un feu pâle. Soudain, alors qu’elle avait été toute vulnérabilité et fragile tentation, elle se tenait aussi droite qu’une lance et sa beauté brillait telle une armure. Alors qu’elle avait été toute chaleur et doux abandon, elle était à présent aussi froide et terrifiante qu’une lame dégainée. C’était comme si elle l’avait délibérément provoqué de sa nudité. Tycho Issian cligna des yeux, détourna son regard de cette présence éclatante, et découvrit qu’il pouvait serrer les poings. « Je sais ce que vous faites », dit-il, furieux, avec dans la voix, à vif, la frustration réprimée pendant tous ces mois. « Vous essayez de me tenir tête. Et je ne le tolérerai pas ! — Non, en vérité. » Il ne pouvait se tromper : elle était amusée. Elle réprimait un rire, il en était certain, elle riait de son érection contenue par ses bandelettes, de sa pitoyable dévotion, de sa posture servile. « Comment osez-vous ?! Vous, pour qui j’ai lancé une flotte dans les eaux terribles de l’Océan du Nord. Vous, pour qui j’ai eu toutes les audaces, pour qui j’ai déclenché une guerre, pour qui j’ai fait se lever une nation entière – rien que pour vous ! Vous, que j’ai délivrée en personne des mains des barbares, que j’ai sauvée de la perversion et de la disgrâce ! — Je n’avais nul besoin d’être sauvée. » Il osa couler un regard vers elle, mais cela ne lui fut d’aucun secours, car elle semblait encore plus détendue, légèrement en appui sur un pied, une jambe un peu écartée, de sorte qu’il pouvait entrapercevoir une autre parcelle du mystère qui l’obsédait tant. Et maintenant, il ne pouvait plus détourner les yeux. « Comment avez-vous pu ? Comment avez-vous pu laisser ce barbare vous toucher ? Vous avez abaissé vos défenses pour lui, vous l’avez laissé envahir votre corps sacré. — Je l’aimais. Ce n’était point une invasion. » Des larmes jaillirent des yeux de Tycho Issian, des larmes de rage et d’horreur. « Vous l’aimiez ? Comment aurait-ce pu être de l’amour ? Nul ne pourrait vous aimer comme je vous aime. Tout ce qu’il voulait, c’était un héritier pour assurer sa succession ! » Elle inclina la tête de côté pour lui lancer un regard étrange. « Ah, oui, l’enfant. — Vous lui avez donné un enfant. » Le visage de Tycho Issian était un masque de désolation, affreusement convulsé par son effort pour retenir des larmes honteuses. « Je lui ai donné un enfant, dit-elle en écho. Malheureusement, il ne m’appartenait pas de le donner. — Je vous ai vue, de mes propres yeux, dans le cristal. Je vous ai vue, enceinte et fière et près d’éclater. Je vous ai vue à côté de lui, les mains bien obligeamment jointes sur votre gros giron. Je vous ai vue ! » beugla-t-il. Une légère ride était apparue entre les sourcils de la Rosa Eldi. « L’enfant n’était pas le mien. C’était celui de ta fille. » Le silence tomba entre eux. « Celui de ma fille ? répéta-t-il plaintivement. — Sélène Issian. Que j’ai connue un temps sous le nom de Léta Aile-de-Mouette. Elle est avec l’enfant en ce moment. » Le sire de Cantara était à présent plongé dans la plus totale confusion. « Comment est-ce possible ? Je l’ai… confiée aux bons soins du sénéchal du duc de Céra. Pour… qu’on s’en occupe. » La Rose du Monde ferma les yeux, et Tycho Issian se rendit compte qu’il pouvait bouger et respirer. Il se releva et resta là à vaciller un peu, comme s’il avait été ivre, ou près de s’évanouir. Sélène avait un enfant ? L’idée de la brute nordique qui avait pu l’engendrer était trop répugnante pour être contemplée. Puis une autre idée lui vint, et il poussa un gémissement. « Ils sont ensemble ? L’enfant… et ma fille ? » Il s’interrompit, frappé par l’étendue de la catastrophe. « Par la Dame, sont-ils tous deux morts, alors ? — Morts ? — Le sénéchal… ses ordres… étaient de tuer l’enfant. — Cela ne m’étonne point, dit avec lenteur la Rosa Eldi. Car je sais que tu as tué bien des enfants. Bien des femmes aussi, et bien des hommes. Que pourrait bien signifier pour toi une mort de plus ? » Elle reprit après un léger silence : « À moins que ce ne soit la tienne. » Le sire de Cantara était maintenant d’une pâleur morbide. « Je ne sais ce que vous voulez dire », balbutia-t-il d’une voix rauque, le front horriblement plissé. « Comment pouvez-vous le savoir ? Êtes-vous une sorcière ? — Je vois maintes choses. — Vous avez vu ma mort ? — Comme ton souci pour ta fille et son fils est rapidement éclipsé par la perspective de ton propre trépas ! » murmura pensivement la Déesse. Elle se tenait immobile, avec un mince sourire sur les lèvres. Un frisson parcourut Tycho Issian et il se détourna car s’il la fixait plus longtemps, il était sûr de voir sa mort dans ces yeux de jade. La Rosa Eldi le regarda trembler, observa la sueur qui perlait à son front, perçut l’âcre terreur qui lui montait à la gorge. Elle dit enfin : « Ta fille se trouve avec son fils. Dans les cuisines du château où elle lui donne un peu de lait chaud pour faire cesser ses pleurs. Le sénéchal a… changé d’avis. » Et se tenait à présent parmi la foule sous sa fenêtre, les yeux levés, attendant des miracles. Comme les autres, il avait été touché par une bénédiction dans la nuit, il avait entendu la voix de Falla, il avait senti un parfum de musc et de roses. « La Dame en soit louée », souffla Tycho Issian, même s’il osait à peine le croire. « Je ne désire pas ta gratitude. » Ces paroles le déconcertèrent encore davantage. Il battit des paupières. Il ordonna enfin, inutilement : « Restez là. » Il se hâta de passer entre les gardes qui surveillaient la porte, se précipita quatre à quatre dans les marches et arriva tout en sueur et les vêtements en désordre dans les cuisines, plus vite qu’il ne l’aurait fallu à un esclave terrifié. Il ouvrit les portes à toute volée – des portes conçues pour la circulation des massifs plateaux des festins qui avaient rendu Céra célèbre dans tout l’Empire, au temps de son défunt duc –, entra et jeta partout des regards affolés. Sous le choc de cette apparition imprévue, quelqu’un laissa tomber une marmite et le fracas se répercuta entre les murs de pierre. S’ensuivit une frénésie d’activité, tandis qu’on était brûlé par de la soupe, qu’on se faisait marcher dessus, que des chiens aboyaient et qu’un bébé se mettait à hurler de toutes ses forces. Telle celle d’un serpent, la tête de Tycho Issian se tourna vers ce dernier bruit. Dans un coin de la salle, assise sur un grand tabouret à la table où l’on épluchait légumes et fruits, se tenait la femme qu’il avait autrefois considérée comme sa fille, tête audacieusement nue, berçant un mioche à la face hurlante, d’un rouge écarlate. « Sélène ! » Le silence se fit. Deux des chiens du duc de Céra se glissèrent dans la cour, suivis par le garçon d’écurie, qui n’aurait pas dû se trouver dans les cuisines, et par deux servantes de la laiterie. Les serviteurs de la cuisine reculèrent en essayant de se faire aussi petits que possible. Ils connaissaient tous la réputation de cruauté du seigneur de Cantara. « Elle a dit que tu serais là. Tu as conspiré contre moi, à ce que je vois. Et sans voile, traînée sans vergogne ! On y remédiera aussi sans tarder ! ragea-t-il. Est-ce ton enfant ? » Séléne Issian se raidit comme si elle avait déjà senti le baiser du fouet de son père. Intrigué par le soudain changement de sa mère, Ulf cessa de hurler et tourna la tête pour contempler l’homme qui criait, de ses déroutants yeux violets. « Oui », dit Sélène, en resserrant son étreinte sur le petit paquet gigotant. Tycho traversa la salle pour dévisager durement sa fille. Elle soutint son regard avec défi, et il fut contraint de fixer le bébé à la place. « Ça ne ressemble guère aux rejetons eyrains habituels. — Pourquoi devrait-il avoir l’air d’un Eyrain ? » Il la regarda comme si elle était simple d’esprit. « À cause de sa lignée, évidemment. Et parce que la… reine, l’a fait passer pour sien. » La mâchoire de Sélène se durcit. « Elle me l’a pris. — Ravn est de peau et de cheveux foncés, je suppose, elle a dû pouvoir maintenir pour un temps la supercherie. » Il inclina la tête de côté pour examiner le petit paquet. Puis il releva brusquement les yeux : « C’est le fils de Ravn ? » Sélène rougit : « Non, se hâta-t-elle de dire. Mais cela eût mieux valu. C’est l’enfant que Tanto Vingo a engendré lorsqu’il m’a violée dans ma tente, à la Grande Foire, l’an dernier. » Son père en resta bouche bée, pour le coup. « Tanto Vingo ? Tu te trompes sûrement. Le garçon a affronté toute une bande de brigands eyrains, il a été terriblement blessé… — Je ne me trompe point. Point du tout. C’est moi qui ai poignardé Tanto Vingo, pour me défendre. J’ai entendu dire qu’il en a frôlé la mort », conclut-elle avec une certaine satisfaction. « La mort l’a pris, dit sombrement le sire de Cantara, mais ce n’était pas à cause de sa blessure. » Il se pencha plus près. Le visage du bébé se convulsa, et l’enfant se remit à crier encore plus fort qu’auparavant. Mais au lieu de reculer, Tycho Issian le prit à Sélène pour le tenir à bout de bras, de sorte que les pieds du bébé gigotaient dans les airs. Le petit Ulf cessa aussitôt de crier. Tout en s’agitant dans les mains de son grand-père, il le regarda fixement. Puis il tendit une main et saisit la chaîne du seigneur, le lourd symbole de son office que Tycho avait revêtu ce matin-là, dans ses préparations destinées à impressionner la Rose. Le sire de Cantara fit une grimace : « Il a l’œil pour l’argent ! Et quelle poigne ! » Il essaya de libérer la chaîne, mais les doigts de la petite créature ne voulaient pas la lâcher. « Eh bien, tu voudrais me la prendre, hein, petit homme ? Tu crois que tu vas hériter de mon titre et de ma richesse ? Tu crois que tu t’insinueras dans mes affections pour me voler ce qui ne t’appartient pas ? » Sa voix se fit plus aiguë. « Je serai bientôt maître de tout l’Empire. Je ne puis me permettre de voir des petits bâtards avides me courir sur les talons en essayant de prendre ce qui m’appartient. Pas alors que mon propre fils sera bientôt né. — Votre fils ? » Il tourna son regard fou vers Sélène. « Je vais épouser la Rose du Monde et l’engrosser de nombreux fils, déclara-t-il. Elle les portera les uns après les autres jusqu’à ce que j’aie engendré un maître pour chacune des provinces istriennes, et ils ne répondront qu’à moi seul. » Sélène eut un mince sourire : « Vous êtes mieux d’y penser à deux fois, car cette dame est aussi stérile que le Quartier des Os. Pourquoi croyez-vous qu’elle m’ait volé mon enfant ? — Tu mens ! » À ces mots, le petit Ulf ouvrit la bouche et, en se retournant entre les mains de son grand-père, il vomit un abondant et malodorant flot de lait sur les riches robes écarlates de Tycho Issian. « Aaaaargh ! » Le sire de Cantara contempla le dommage, muet d’horreur. Attrapant l’enfant par une cheville, il l’écarta avec violence, le balança, puis le lâcha. Ulf traversa les airs, les yeux écarquillés devant cette expérience nouvelle. L’instant d’après, il vint frapper le pilier de granit le plus proche, la tête la première. Un silence hébété tomba sur la salle. Puis Sélène Issian se précipita de son tabouret vers le corps d’Ulf. Un liquide transparent et rosâtre avait commencé de couler d’une des oreilles et dégouttait sur le côté du petit crâne. Sire Tycho Issian les regarda tous deux avec une expression indéchiffrable sur son visage basané. Puis il tourna les talons et sortit à grandes enjambées. * * * Alors qu’il gravissait les marches pour revenir à la chambre de la tour, il jeta un coup d’œil par une des meurtrières et fut stupéfait de voir qu’un grand attroupement s’était assemblé au pied du château. En atteignant le palier suivant, il entra dans la première salle venue, sans se soucier de ses occupants – sire Varyx d’Ixta et un groupe de femmes apparemment occupées à soigner ses blessures, lequel semblait assez guéri puisqu’il avait pu presque entièrement dévêtir ces femmes avec le bras qui lui restait. Il alla à la fenêtre et regarda en contrebas. « Au nom d’Elda, qu’est-ce que… ? » Il y en avait des centaines. Des femmes, des enfants, des marchands, des fermiers, des soldats, des pêcheurs, des esclaves, des Vagabonds. Et pas un seul modeste sabatka en vue. Il se pencha, furieux : « Allez-vous-en ! hurla-t-il. Femmes, voilez-vous à l’instant ! » La foule abaissa son regard du haut de la tour vers cette nouvelle distraction. Mais, la trouvant sans conséquence, on revint à la fenêtre de la Rosa Eldi. « Allez-vous-en ! beugla-t-il de nouveau. Allez-vous-en ! » Mais on ne l’écoutait pas. Il se pencha à la fenêtre pour examiner ce qu’on pouvait bien regarder ainsi, mais ne vit que de la pierre et du ciel. Les sourcils froncés, il pivota sur ses talons et retourna dans le corridor. « Vous, les gardes ! » Les deux soldats qui jouaient aux dés à l’autre extrémité du passage levèrent les yeux avec ennui. C’étaient des gardes du château de Céra. Ils avaient peu à faire pour gagner leur solde et s’en trouvaient fort bien. « Allez disperser cette foule, dehors. Repoussez-les. » Les soldats échangèrent un regard. « Ils ne font aucun mal », répliqua l’un d’eux d’un ton belliqueux. Il était en train de gagner une jolie somme et ne se fiait pas à Corso pour payer sa dette s’ils ne finissaient pas la partie. Par ailleurs, il ignorait qui était ce noble vociférant, et puis, le bon duc de Céra avait perdu la vie au cours de l’assaut de Halbo, et il ne savait à qui il devait répondre en son absence. Le sire de Cantara s’en vint vers eux avec une expression orageuse et ils se redressèrent de mauvais gré. En arrivant au bout du couloir, il donna dans la foulée un grand coup de pied dans la table, avec plus de violence que nécessaire, et les dés, leur gobelet et les jetons s’éparpillèrent de tous côtés. « Je suis Tycho Issian, seigneur de Cantara, chef du Conseil et maintenant que votre bon à rien de duc est bien mort, je suis le maître de ce château et vous m’obéirez. À l’instant ! » Ils lui obéirent avec la plus grande alacrité. Tycho gravit au pas de course les escaliers menant à la chambre de la tour, avec le soupçon qui le démangeait. Elle devait avoir appelé au secours. D’une façon ou d’une autre, elle avait dû faire savoir qu’on la retenait prisonnière. Mais c’était assez absurde : ces gens dehors étaient des Istriens, ou des Vagabonds, et ne devaient guère se soucier d’une reine d’Eyra ; ou bien ils ne devaient loyauté à rien ni à personne. C’étaient sûrement des curieux. Il sourit à cette idée. Et pourquoi pas ? C’était la plus belle femme du monde. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’on fût venu la contempler. Il regretta soudain d’avoir envoyé les gardes disperser la foule. Ce serait tellement mieux pour sa réputation et son statut s’il pouvait exhiber sa conquête en public, montrer la femme qu’il avait sauvée des païens. Sur le palier suivant, il trouva un autre groupe de gardes et les envoya contremander son ordre précédent. « Dites aux gens d’attendre là et je leur amènerai la reine des Îles du Nord, la Rose du Monde, afin qu’ils puissent se régaler les yeux de ce que j’ai rapporté de notre grande victoire dans la guerre sainte contre notre vieil ennemi. » Quand il se précipita dans la chambre de la tour, il avait déjà imaginé la foule grossie de milliers de gens, comme on acclamerait son nom, comme on exigerait que l’ancien titre d’empereur lui fût accordé, à lui, le seul homme digne de ce nom depuis trois cents ans, comme cette exigence roulerait à travers le continent en gagnant du poids et de la vitesse, jusqu’à ce que personne ne pût la contrarier. La Rosa Eldi se tenait toujours, nue, là où il l’avait laissée. « Eh bien », s’esclaffa-t-il avec une jovialité forcée, écartant délibérément la crainte qu’elle instillait en lui, « nous devons vous vêtir et vous devez rester près de moi. Deux pas en arrière, pas un de moins, pas un de plus, comme il convient à ma plus belle possession. — Me vêtir ? Quel besoin en ai-je ? » Tycho sentit le rouge de la colère lui monter au visage. « Toutes les femmes doivent être entièrement couvertes. Elles sont la tentation incarnée. On ne peut se fier à aucun homme pour maîtriser ses impulsions. » La Rosa Eldi le dévisageait avec calme. « Êtes-vous si faibles que vous ne pouvez réfréner vos désirs ? » Et elle sourit, avec un regard plein de savoir, et de pouvoir. Le sire de Cantara traversa la pièce à grandes enjambées pour aller prendre le manteau d’hermine. « Permettre aux femmes une libre union avec des hommes est la racine de tous les maux et de toutes les catastrophes ! » Il lui jeta le manteau. « Mettez cela pendant que je vous trouve un voile. » Elle recula d’un pas et la fourrure retomba sur les dalles. Elle lui jeta un regard attristé. « Des choses mortes, dit-elle. Autour de toi, tout est mort. » Tycho fronça les sourcils : « Mettez-le. » Mais elle ne faisait que regarder fixement le manteau. Puis elle leva vers lui un regard troublé. « Tu as tué l’enfant. » Tycho eut un frisson. « Je n’en avais pas l’intention », mentit-il. Il baissa les yeux pour voir si une tache de sang sur son habit l’avait trahi. Mais ses mains étaient propres et s’il y avait eu du sang sur sa tunique de velours rouge, il n’aurait pas été visible. Le vomi l’était, par contre. « Maudit soit ce bâtard ! » Il essaya de frotter la tache de lait, mais elle était collante, une sensation révoltante sous ses doigts. Il saisit les lys d’un vase proche, les jeta à terre puis versa leur eau sur sa tunique. Avec l’envers de la peau d’un grand félin drapée sur la couche, il frotta le tissu, très agité. La Rosa Eldi l’observait avec curiosité – cet homme pour qui les apparences importaient tellement plus que la vérité. Quand il lui apporta un sabatka de la chambre voisine, elle lui permit de le lui passer, s’écartant avec élégance de lui de sorte que la soie les séparât et qu’elle ne dût point craindre son contact. Le voile le masqua à sa vue, ce qui était une bénédiction. * * * « Les Vagabonds disent que la femme emprisonnée par sire Issian dans le château de notre pauvre duc est Dame Falla revenue à nous en notre temps de besoin. — Je croyais que c’était la reine barbare, capturée pendant le raid. — Les gens que j’ai croisés en route semblaient convaincus de sa divinité. » Un rire. « Elle a fait des miracles pour eux, non ? — Je ne sais rien des miracles. Mais ils disent qu’elle est d’une beauté merveilleuse. — Ça mérite le détour, alors, miracles ou pas. » * * * « Mon enfant est malade, laissez-moi passer ! — Si ton garçon est malade, tu devrais l’emmener chez toi et t’en occuper, pas le traîner ici par un jour aussi froid. — Si la Dame le touche, il ira bien. — Si cette dame le touche, elle attrapera sa maladie, plutôt ! — Il a le haut mal, pas une fièvre. — Pourquoi une pâle putain aurait-elle le pouvoir de guérir le haut mal ? — Tais-toi ! Ce n’est pas une prostituée, c’est la Miséricordieuse Falla. Tout le monde le dit. — Mon frère était à l’Assemblée quand le roi nordique l’a choisie à la place du Cygne de Jétra : c’est une putain nomade, rien de plus et rien de moins, et quiconque dit le contraire est un imbécile ! — Traite-moi de fou, alors, Rivo Santero. Je ne te verrai pas du côté béni des flammes de la Dame. » * * * « Elle m’a touché et j’ai vu que ma vie était mauvaise. — Ça veut dire que tu vas donner tous tes biens, alors, Caro ? — Je l’ai déjà fait. Je suis avec les Nomades, à présent. — Avec les Vagabonds ? As-tu perdu la tête ? On te jettera au bûcher, imbécile ! » Une pause. « Mais à qui as-tu donné tes biens ? Pourquoi n’être pas venu me trouver ? — J’ai vu aussi que ta vie était mauvaise, mon ami. — J’aime ma mauvaise vie, elle me convient fort bien. — Laisse la Dame te toucher, et tu verras ce que je veux dire. — J’ai quelque chose de particulièrement vilain que j’aimerais bien lui voir toucher ! — Tu es un homme profane, Géro. C’est sans espoir pour toi. » * * * « Où est ton voile, Férutia ? N’as-tu donc aucune modestie ? — Je ne le porterai plus. — Si tu ne mets pas ton voile à l’instant, je te traînerai à la maison et t’enfermerai dans la cave jusqu’à ce que tu supplies qu’on te laisse le remettre. — Aucune des autres filles ne porte le sien. — Et elles se feront certainement battre aussi. — Si vous posez un seul doigt sur moi, Oncle, j’irai rejoindre les Vagabonds. — Alors tu seras damnée et jetée sur les mêmes bûchers qu’eux, et bon débarras ! J’allumerai le brasier moi-même ! » * * * « Par le ciel, c’est ma femme ! — Comment peux-tu la reconnaître dans toute cette foule, bonhomme ? Sois raisonnable ! — Elle ne porte pas son sabatka. Son visage est nu, l’adultère ! Elle m’a dit qu’elle allait au marché avec sa sœur… par la Dame, attends un peu que je la ramène à la maison… — Par Elda, tu as raison, c’est vraiment Alicia ! » Silence. « Par Falla, comment sais-tu à quoi ressemble ma femme ? » * * * « Elle est là ! — Où ça ? — Regarde, près de la porte… — Je ne peux pas bien voir, il y a trop de monde. Soulève-moi, Mica. Ah, oui, maintenant je vois. Ah… elle a ôté son voile. Elle est très belle mais… qui est cet homme laid en habit rouge auprès d’elle ? — Chut ! C’est Tycho Issian, le sire de Cantara. — Ciel, repose-moi par terre avant qu’il ne me voie ! Il a jeté au bûcher le père et la sœur de Célesta Lever-de-Lune. Nous devrions partir maintenant pendant que nous le pouvons… — Chut, chut, petit Roitelet. Nous ne pouvons partir, la foule est trop dense. Et puis, je dois la voir. Elle nous protégera, je le sais. — Mais si elle ne peut se protéger elle-même, comment pourrait-elle nous secourir ? — Se protéger ? — On dit qu’il l’a capturée et ramenée du Sud pour la violer. — Il y a un dessein en toutes choses, Roitelet. Seule la Dame le connaît. — Pourquoi est-elle partie si longtemps ? Ne se soucie-t-elle pas de son peuple ? — Chut, chut, Roitelet, descends et voyons si nous pourrions avoir une meilleure vue de là-bas. » * * * « Reculez ! — Sergent, faites reculer ces gens ! — Ne poussez pas ! — Je ne peux pas l’empêcher, tout le monde avance… — Ah, non, les soldats poussent en sens inverse… — Aide-moi, ma sœur ! — J’ai perdu mon petit garçon ! Kano, où es-tu ? Aïïïe ! — Je tombe, je tombe ! * * * Angoissée, la Rose du Monde observait la foule. Elle se tourna vers l’homme qui se tenait auprès d’elle. « Aide-les. » Tycho Issian regardait fixement le chaos là où la foule était peu à peu écrasée entre l’avancée des soldats et les murailles de la cité. « Que puis-je faire de plus ? C’est de la racaille, elle doit être contrôlée. — Ce que tu appelles contrôle, c’est du meurtre. — Si les gardes ne peuvent les maîtriser, ils envahiront la tour. — Laisse-les faire. — Les laisser ? Êtes-vous folle ? Venez, laissez-moi vous escorter pour retourner en sûreté à l’intérieur. » Elle tourna vers lui son regard perçant et il recula, alors même que ses parties génitales étaient envahies d’une pulsation brûlante. « Aide-les. — Vous avez ôté votre voile ! dit-il, irrité. — C’était un obstacle entre mon peuple et moi. » Il ne comprenait pas. « Je ne peux les aider. Les soldats s’en arrangeront. — Si tu ne veux pas les assister, alors, je le dois. » Elle ferma les yeux en allant chercher dans sa conscience profonde ce qui l’environnait. La muraille, la grande muraille de la cité : si elle pouvait y ouvrir un passage par où les gens s’échapperaient, cela suffirait. Mais comment ? Tout ce qui vivait lui obéissait, mais non les pierres taillées, les pierres mortes de ces fortifications. Son esprit parcourut la pierre de la cour et les murs au-delà, jusqu’aux blocs de granit et aux débris de l’ancienne ville qu’on avait utilisés comme fondations, jusqu’à la couche de terre en dessous. Elle y trouva des racines, des vers, des mille-pattes, des vieilles graines, et une nappe d’eau profonde alimentée par trois minces courants d’eau venus des collines de l’intérieur. Dame Falla, sauvez-nous ! Elle n’avait jamais servi de conduit à pareille masse, c’était exténuant. Lui imposer sa volonté l’occupait tout entière, même si hurlements et supplications essayaient d’attirer son attention. L’eau montait, montait sous les dalles, sous les vieilles murailles. Elle la laissa lécher les fondations, l’aida à emporter une partie du sable et des débris, affaiblissant la structure. Elle travaillait avec délicatesse à présent, attirant l’eau, minant la maçonnerie. Un pan de la muraille se mit à trembler et à s’incurver… « Venez avec moi à l’instant ! » On lui avait pris le visage entre deux mains, on la secouait, peau contre peau… Et soudain son esprit fut envahi. La mort, une terrible peur de la mort la saisit, embrouillant toutes ses pensées. Prise de panique, elle recula d’un pas pour mettre fin à ce vil contact. Pendant un moment, elle fut libre, puis une main lui empoigna le bras à travers le sabatka. Elle se tenait quelque part dans un désert noir et hurlant, tandis qu’un monstre ravageait son corps nu. Ailleurs, elle avait perdu le contrôle et une énorme masse d’eau s’abattait. Elle poussa un cri en ouvrant les yeux. Le visage de Tycho Issian flottait devant elle, dans tous ses horribles détails. Mais derrière lui, c’était bien pis. Loin d’avoir engendré une issue de secours, elle avait créé un désastre. Là où s’était tenu l’ancien mur, une muraille édifiée par l’empereur Tagus, qui avait soutenu mille ans de sièges, de bombardements et d’incendies, il n’y avait plus que des volutes de poussière, de violents jaillissements d’eau, et les hurlements des morts et des mourants. Au lieu d’ouvrir un passage par où les gens auraient pu s’échapper, l’eau avait démoli toute la muraille, et la massive maçonnerie, au lieu de s’écrouler vers l’extérieur dans un espace dégagé, s’était effondrée vers l’intérieur, écrasant ceux-là même que la Rosa Eldi avait essayé de secourir. Arrachée aux douces contraintes de l’esprit de la Rose du Monde qui la guidait, l’eau se précipitait en rugissant avec une joie maligne, faisant éclater les dalles, précipitant des blocs de maçonnerie dans les airs pour les laisser retomber sur la foule sans défense et les soldats de Céra. La Rosa Eldi tomba à genoux en hurlant. Mais des forces aussi élémentaires ne répondaient à personne, ni homme, ni femme, ni déesse. Elle ne pouvait rien pour remédier à la dévastation. 36. Messages Près de sept cents âmes périrent ce jour-là, Istriens et Istriennes, enfants. Nomades, gens des collines, soldats, esclaves, noyés par le flot furieux ou écrasés sous les murailles écroulées. Beaucoup moururent avec le nom de la Déesse sur les lèvres, ou dans le cœur – et la Rose du Monde ressentit chacune de ces morts comme une blessure. Elle gisait sur le grand lit, évanouie, et totalement ignorante du fait que le sire de Cantara lui avait ôté sa robe pour contempler sa chair nue, tel un homme affamé. Mais quel que fût le désir qu’il éprouvait pour la femme fiévreuse étendue devant lui, Tycho Issian ne pouvait se résoudre à la chevaucher pendant qu’elle était inconsciente. Il pourrait y avoir du plaisir à l’acte en soi, mais non l’essence du plaisir, la connexion à laquelle il aspirait : plonger son regard dans ces yeux vert-de-mer alors même qu’il la pénétrait jusque dans ses plus intimes profondeurs. Rien d’autre ne le satisferait. Aussi resta-t-il assis à la regarder se tordre en pleurant. Parfois il buvait le meilleur vin des celliers du duc de Céra, et parfois il se dévêtait pour s’étendre près d’elle et caresser ses hanches soyeuses. Parfois il la plaçait dans des poses différentes, comme une poupée ou une marionnette, et il la détaillait avidement. Mais même lorsqu’il la touchait, elle l’ignorait, car son esprit était un désert où rien n’existait en dehors de la catastrophe qu’elle avait causée. * * * Deux jours plus tard, on frappa avec force à la porte de la chambre. « Mon seigneur, mon seigneur ! » Il n’avait nulle envie de répondre à une telle urgence : ce ne pouvait être que de mauvaises nouvelles. Mais on continuait de frapper et de crier. Avec un soupir de lassitude, il passa donc une robe de chambre pour se rendre jusqu’à la porte. « Qu’y a-t-il ? demanda-t-il en l’entrouvrant. — Les Eyrains arrivent, mon seigneur, leurs voiles bordent tout l’horizon ! » Il poussa un violent juron. Les Nordiques n’avaient de toute évidence pas eu le bon sens de rester chez eux à lécher leurs plaies. Il aurait dû le savoir, se morigéna-t-il, tout en se rhabillant et en lançant un regard de regret au corps blanc étendu sur le lit. Si la Rose du Monde pouvait avoir cet effet sur lui, qui n’avait fait que la contempler, quelle folie de désir et de vengeance ne devait pas habiter l’homme qui l’avait prise pour épouse ? * * * Dans les salles d’apparat, c’était le chaos. S’étant assuré qu’on ne pouvait rien voir depuis le château – car la citadelle se trouvait à un demi-mille à l’intérieur des terres et une série de collines la séparaient de la côte –, le sire de Cantara partit de mauvais gré à cheval avec la Garde de Céra, pour observer l’ennemi. * * * Les voiles de la flotte eyraine se pressaient sous le ciel bas et leurs coques couvraient une vaste étendue marine. À cette vue, chacun des Istriens massés le long des falaises basses sentit un frisson glacé lui serrer le cœur. « Par la Dame, il doit y avoir mille bateaux qui viennent nous attaquer. » C’était l’exagération d’un homme effrayé, mais Tycho Issian se tourna vers le capitaine des gardes avec une expression anxieuse : « Le château de Céra est-il la plus solide forteresse des environs ? » Le capitaine le regarda comme s’il avait perdu l’esprit, mais, connaissant la réputation du sire de Cantara, il décida de choisir ses mots avec prudence : « Ce l’était, mon seigneur. Jusqu’à ce que l’inondation emporte la grande muraille. » Nul ne pouvait comprendre comment les murs de la cité avaient pu succomber aussi vite à la soudaine irruption de l’eau, ni d’où avait jailli cette force destructrice. Les pluies avaient été rares ; les rivières étaient basses depuis plusieurs semaines, on avait même dû irriguer les récoltes d’hiver. Le capitaine, un vétéran expérimenté de la dernière guerre qui avait joyeusement langui dans les derniers rangs de la garde locale avant la rapide promotion due à la disparition de son supérieur, avait passé les deux derniers jours à repêcher des cadavres dans l’eau qui encerclait le château et à les confier aux officiels de la ville pour qu’ils fussent identifiés et ensevelis. Ce n’avait pas été une tâche plaisante et elle avait été encore assombrie par le fait que plusieurs de ses miliciens avaient perdu des amis et des parents dans l’inondation. Retrouver mère ou épouse toute gonflée, le crâne brisé par des pierres, cela suffisait à priver quiconque d’espoir, d’avenir et de bon sens. On disait que des soldats avaient déserté, étaient même allés se joindre aux Vagabonds. Quoique, compte tenu du manque d’organisation qui avait suivi la disparition du duc de Céra, il s’était avéré impossible de décider si c’était la mort ou le soudain désir d’une nouvelle vie qui avait emporté les hommes manquant à l’appel. Le reste des miliciens avait été employé à construire un nouveau pont pour permettre de nouveau la circulation. Le problème, c’était que les meilleurs charpentiers se trouvaient à Forent. Les ébénistes de Céra se spécialisaient dans les beaux meubles et les réparations mineures ; la construction de ponts n’était pas leur point fort, et les plus grands arbres avaient été coupés depuis longtemps, ne laissant que de minces repousses là où l’on n’avait pas entièrement défriché pour faire place aux vignes et autres récoltes. En conséquence, la structure édifiée avait l’aspect rudimentaire et branlant d’une solution des plus temporaires. Quand on l’avait traversée, dans la matinée, elle avait tremblé en grinçant sous les sabots des chevaux ; la malchance aidant, on pourrait bien s’en revenir à la nage. « Nous devons retourner à la cité, alors, dit Tycho, et rassembler nos hommes. » Au lieu de partir au galop pour exécuter cet ordre, le capitaine hésita : « Ne devrions-nous pas laisser une compagnie sur la plage pour rejeter les envahisseurs à la mer ? suggéra-t-il. — Préféreriez-vous planter des drapeaux pour confirmer notre présence ? Avec un peu de chance, ils vogueront vers Hédéra ou Forent pour y chercher la Rose, ce qui nous donnera le temps de nous préparer. Et puis, nous avons perdu assez d’hommes dans l’inondation. J’aurai besoin de tous les soldats qui nous restent pour défendre la citadelle de Céra. » Le sire de Cantara se détourna, attrapa par la bride son cheval qui renâclait et, après deux tentatives, réussit à remonter en selle. Derrière lui, le capitaine surprit un éclat sarcastique dans l’œil de son frère et haussa les épaules avec impuissance. Ce seigneur n’était pas homme à prendre conseil de quiconque, moins encore d’un soldat de rang inférieur, pas plus qu’il n’admettrait ses faiblesses devant qui que ce fût. Le frère du capitaine toussota de manière ostentatoire. Tycho Issian fixa sur lui un regard acéré. « Quoi ? — Eh bien, Messire, je me demandais si vous ne feriez pas mieux de vous rendre à l’intérieur des terres, à Jétra, la dame et vous. » Le sire de Cantara dévisagea avec attention ce nouvel intervenant, mais le garde lui retourna un regard innocent. L’homme n’avait pas tort. Mais il ne l’admettrait jamais. Ayant feint de réfléchir pendant quelques instants, Tycho répliqua : « Si tu ne veux point combattre pour l’honneur de ton pays, et protéger son peuple et ses coutumes de la horde barbare, tu peux toujours périr ici à l’instant, au fil de mon épée. » Après cela, personne n’émit d’autre opinion contradictoire. « Toi », déclara Tycho en désignant un jeune homme pourvu d’une bonne monture. « Tu restes là et tu les observes. Fais un rapport dès que tu verras s’ils vont aborder ou continuer plus loin, compris ? » Le jeune homme s’empressa de hocher la tête, mais il savait très bien qu’il n’allait pas attendre ici que les barbares le trouvent. Il allait galoper bride abattue jusque chez sa sœur, à Calastrina, dès que le seigneur du Sud serait reparti. * * * Le duc de Céra avait été un homme à l’expérience militaire réduite, mais d’une grande vanité. En conséquence, la garnison de Céra était pourvue d’uniformes très élégants, paradait en formation impeccable et possédait bien peu de talents guerriers. C’étaient des soldats acceptables, pour la plupart, mais la vie avait été longtemps trop facile dans cette cité prospère. Avec cinq ans de dur entraînement sous les ordres de chefs mercenaires sans merci, les hommes qui avaient survécu à l’inondation auraient pu constituer une garde palatiale à demi compétente. Mais en tant que force destinée à tenir en échec des envahisseurs barbares, c’étaient autant de fétus dans le vent. Tandis que Tycho Issian inspectait la troupe hétéroclite assemblée dans la grande cour, il regrettait sa décision de voguer vers le confort luxueux de Céra plutôt que de retourner à Forent, dont le seigneur libidineux avait au moins gardé assez d’ambition personnelle pour entretenir une solide escouade de combattants. Et, pour la première fois depuis le trépas infortuné de Rui Finco, il déplora aussi la perte d’un homme qui aurait pu avoir assez d’intelligence stratégique pour se débrouiller de la situation périlleuse qu’ils affrontaient désormais. Sestria était la ville la plus proche, mais à peine plus qu’un marché et quelques appentis de tisserands. Ensuite, c’était Ixta, mais compte tenu du caractère dissolu de son seigneur, un homme de toute évidence plus intéressé à séparer des prostituées parfumées de leurs vêtements diaphanes que de maintenir une armée de soldats bien entraînés, on ne pouvait espérer grand salut de ce côté. Calastrina n’avait jamais été fortifiée, et Alta n’était qu’un port de pêche. Il faudrait plusieurs jours de marche forcée aux hommes de Forent pour atteindre Céra, mais compte tenu de la mort de leur seigneur, viendraient-ils ? Et pourraient-ils tenir bien longtemps si les Eyrains attaquaient ? En vérité, s’il ne l’admettait que pour lui-même, le Sud n’était nullement prêt pour ce qui ressemblerait à une guerre généralisée. La majorité de l’aristocratie istrienne, après des années de paix et de richesse, n’avait aucune expérience de la guerre et aucun amour inné du combat. Ses pères avaient péri dans le dernier conflit ou succombé aux excès d’un empire fondé sur l’esclavage et l’hédonisme. Mais on n’avait pas ennobli des hommes plus méritants et on ne leur avait pas davantage confié des postes dignes de leurs talents. En conséquence, celui qui avait été responsable de recruter, d’entraîner et de maintenir l’armée professionnelle du pays, après le triste trépas de Hesto et de Greving Dystra, s’était révélé un poltron dépensier à la peau délicate, qui avait bien rempli ses propres coffres en puisant dans le budget de l’armée tout en manquant à vérifier la rigueur des officiers qu’il déléguait. Lesquels, à leur tour, sachant que leur supérieur n’était intéressé ni à leur succès ni à constituer une milice digne de ce nom, avaient bu l’essentiel de l’argent et fait bien peu pour limiter les abus de la racaille qui se donnait le nom d’armée istrienne. La moitié était constituée de criminels aux yeux de la loi – la loi eût-elle été correctement appliquée – et le reste enrôlé de force dans les prisons, les bordels et les tavernes lorsqu’on avait appelé aux armes. Tycho avait su tout cela, et l’avait ignoré. Ou plutôt il ne s’en était pas soucié, persuadé que sa foi passionnée était garante de la victoire. De surcroît, construire la flotte d’invasion avait englouti d’énormes sommes d’argent, et presque tous les bras disponibles. Il avait gagné ce qu’il avait désiré, mais quel bien en retirait-il ? Il s’imaginait la Rosa Eldi – toujours inconsciente, l’esprit aussi inaccessible pour lui qu’un coffre-fort fermé à double tour, son corps apparemment inanimé écartelé sur le lit, comme il l’avait laissé, et il sut soudain, avec une mordante certitude, qu’elle ne s’abandonnerait jamais à lui comme à Ravn Asharson, que cette inconscience était son ultime défense contre lui, son ultime retraite. Cette certitude fondit sur lui avec une force fulgurante. Un homme moins arrogant eût limité les dégâts en filant à toute allure vers la sécurité de son domaine, loin dans le Sud. Mais l’obsession de Tycho Issian était énorme, grandiose. Sa déception et un orgueil obstiné le rendaient d’autant plus déterminé à conserver sa conquête. Il tiendrait Céra, enverrait des pigeons voyageurs pour demander des renforts et s’assurerait que Ravn Asharson serait bien mort, cette fois. Il brûlait de fureur, une flamme sombre et constante. Il fit d’abord convoquer à sa tour le responsable des pigeons. Puis il partit à la recherche de Virelai. * * * « Des signes, vigie ? — Rien, Sire. — Qu’en dis-tu, Passorage ? Si tu avais capturé l’épouse d’un roi et que tu sois poursuivi par toute une flotte, où irais-tu ? » Le vieux serviteur se frotta la barbe, le front plissé. « Eh bien, Céra est la plus proche des villes sur la côte, et la plus belle, si je me rappelle bien. Forent est mieux fortifiée, et Jétra est la plus sûre de toutes. Mais si j’étais le ravisseur et que vous soyez sur mes talons, je filerais vers l’intérieur des terres le plus vite possible. » Ravn Asharson fronça les sourcils. Si le seigneur du Sud était parti pour Jétra, cela diminuait leurs chances de succès tout en augmentant le temps qui le séparait de son épouse et de son fils. « Malédiction. Nous devrons envoyer des éclaireurs. » Il donna un coup de pied féroce dans les planches des bordages. « Une autre journée de perdue. — Davantage si nous sommes malchanceux. » Ravn adressa au duc de Shepsey un regard menaçant : « Nous ne serons pas malchanceux. Nous sommes dans notre droit. Le dieu sourira à notre entreprise. — Ah, les dieux… » Le Maître s’immobilisa près d’eux. « Vous semblez incapable de vous empêcher d’invoquer ces créatures arbitraires, mon seigneur roi. » Il eut un sourire bénin. « Au lieu de suivre mon conseil et de vous fier aux bons services de ceux que vous pouvez voir et toucher. Comme moi… » Egg Forstson, qui avait été saisi d’une antipathie instinctive et totale à l’égard du vieil illusionniste, fit une grimace en détournant les yeux. Son regard chercha le Tomberoc, Aran Aranson, assis à la poupe, et qui retournait distraitement entre ses doigts un morceau de corde effilochée. L’homme semblait préoccupé, voire souffrant, ce n’était plus du tout le compagnon de bataille qu’Egg avait connu. En évitant les rameurs et l’équipement, le duc de Shepsey se dirigea vers Aran et lui toucha l’épaule. Comme tiré d’un rêve, l’autre sursauta et battit des paupières, désorienté. Le conseiller royal secoua la tête : « Aran, Aran… on dirait que tu es dans un autre monde. » Le Tomberoc poussa un grognement en se passant la main sur la figure. « Un monde de chagrin, Egg, oui. — De chagrin ? » Des yeux soudain perçants le dévisagèrent. « Dis-moi, Egg, et parle vrai : que sais-tu des femmes de Tomberoc et de ce qui leur est arrivé ? » Le duc de Shepsey secoua la tête, mystifié. « Ce qui est arrivé aux femmes de Tomberoc ? répéta-t-il. Non. Est-ce une énigme, mon ami ? — Oui, dit Aran en étreignant ses genoux. Une terrible énigme. Qu’arrive-t-il lorsqu’un loup quitte son repaire pour aller en chasse, et que ses louveteaux sont laissés sans défense ? » Egg haussa les épaules en riant, mal à l’aise. « Eh bien, il doit espérer qu’aucun ennemi ne se présente… » Aran Aranson hocha la tête, morose : « Je suis ce loup, Egg. J’ai laissé les femmes de Tomberoc sans espoir de défense quand je suis parti sans réfléchir dans ma quête d’or. » Un éclat miroita dans les yeux d’Egg Forstson. « De l’or ? » Aran fit un geste impatient. « Ce n’est pas l’or qui importe dans cette histoire, Egg. Ce sont les gens. J’ai bien appris cette leçon, et trop tard. — Qu’est-il arrivé à ta famille, Aran ? — Des raiders les ont capturés. » Aran eut un rire amer. « Pendant que je me complaisais dans mon obsession. » Il fit un autre nœud dans la corde, puis porta son regard terni vers la mer. Egg Forstson resserra son étreinte sur l’épaule de son ami. « Eh bien, tu es venu au bon endroit pour les chercher, dit-il, bourru. Nous les retrouverons, Aran. Nous les retrouverons. — Comme tu as retrouvé Brina ? » La main du duc de Shepsey s’écarta, comme s’il avait touché une bouilloire brûlante. « Voilà qui est cruel, Aran. Je l’ai cherchée, comme tu le sais très bien. Et les bébés, Illa et Kiri. Nous n’avions pas eu le temps de choisir un nom pour l’enfant à naître. Sur sait quel nom elle a donné à la petite. — La petite ? — J’ai toujours pensé que ce serait une fille. Elle aurait vingt ans à présent, ou plus. Et Brina serait dans l’automne de sa vie. — Si elles ne sont pas toutes mortes », déclara Aran sans ambages, en fronçant les sourcils. « Elles ne sont pas mortes. » La reine blanche l’avait touché et lui avait montré que Brina était toujours en vie. Et même s’il avait été effrayé à ce moment-là, en pensant que c’était une illusion, il avait fini par le croire. « Peut-être vaudrait-il mieux qu’elle le fût. Béra aussi. Katla ne se soumettrait jamais à eux, j’en suis bien certain. » Egg était choqué : « Tu penses réellement qu’il vaudrait mieux pour elles d’être mortes que d’avoir survécu à… un viol ? à des humiliations ? Nos femmes valent sûrement mieux que cela ! Tu en parles comme si c’étaient des marchandises, qui perdent de leur valeur si elles sont abîmées ou salies. Si tu les tiens en si peu d’estime, tu serais aussi bien d’être Istrien ! » Aran se hérissa. « Attention, vieil homme. Ton roi est trop occupé des paroles ensorcelantes du mage pour remarquer les éclaboussures, si je te jetais par-dessus bord. — Ah oui, le mage. Comment se fait-il donc que tu voyageais avec lui ? » Avec un soupir, Aran leva les yeux vers le ciel. Il n’avait aucun désir de répéter cette lamentable histoire. Puis ses yeux se plissèrent : « Qu’est ceci ? » Egg plissa les yeux à son tour. « Je ne vois plus aussi bien que dans le temps. Ça m’a l’air d’un oiseau. — Oui. — Et alors ? Les oiseaux volent dans les airs. Montre-moi un poisson qui vole et je serais peut-être distrait de ma question… — C’est un pigeon voyageur, je le parierais. » Le duc de Shepsey appela à grands cris la vigie, qui se plia sur son perchoir pour suivre le doigt tendu du vieil homme, puis se retourna en gesticulant avec excitation. « Pigeon messager ! » Le cri fut repris sur les ponts. Des archers allèrent chercher leurs arcs – bien enveloppés pour les protéger de l’eau salée dans des étoffes cirées, au fond de leur coffre de marins. On jeta en hâte sur le pont fourrures et sacs de couchage en peau de phoque, des outils, des poignards, des pierres à aiguiser, des lampes, des mèches, des silex. « Permettez-moi, mon seigneur… » Rahë se hissa sur le plat-bord et, d’un geste hiératique, tira des profondeurs marines un reflet d’argent qui s’élança dans les airs, vif et droit comme une flèche. L’instant d’après, le pigeon s’abattit soudain en tourbillonnant. Deux créatures à la conjonction contre nature s’écrasèrent sur le pont : un joli pigeon de course calastrien au cœur transpercé par le museau cornu d’une orphie humide et luisante. Attaché à la queue du volatile flottait un long ruban de soie blanche. Ravn s’agenouilla pour le dénouer, le lissa avec soin sur sa cuisse. Avec un froncement de sourcils, il le tourna, puis le retourna de nouveau. Il lança au mage un regard inquisiteur : « Il n’y a rien dessus, rien du tout. Pas un mot, pas un nœud. » Rahë arqua les sourcils. « Puis-je ? » Il prit le ruban sans laisser à Ravn le temps de répondre. Il tendit la soie devant lui, la secoua, la renifla. « Ah, dit-il, ah, je vois. Comme c’est intéressant ! » Il sourit au roi eyrain. « Très ingénieux. — Comment pouvez-vous trouver un message dans ce bout de chiffon ? » demanda Ravn en serrant les poings. « Il ne porte pas de marques, je le jure. — Pour un non-initié, peut-être, répliqua le mage. Ah, Virelai, Virelai… » Il cligna de l’œil, puis souffla sur le ruban. Des lettres fleurirent soudainement, comme si elles avaient été semées dans la soie. Ceux qui étaient assez proches pour avoir vu le poisson-flèche et ce dernier miracle esquissèrent le signe de l’ancre en murmurant entre eux. Un seither, le roi a un seither sous ses ordres. C’était une bonne nouvelle, en l’occurrence, n’est-ce pas ? D’autres étaient moins sûrs : « Rappelez-vous la Némésis. La magie peut être un allié dangereux. » « Lisez, alors ! » ordonna Ravn, le visage empourpré. « “Navires ennemis en vue. Envoyez sur-le-champ à Céra des hommes de Forent et de Hédéra.” » Ravn prit une grande inspiration et ferma les yeux. « Céra, dit-il à mi-voix. Céra. Tu es à moi, à présent ! » * * * Un tiers de la flotte de Ravn fut envoyé vers l’est sous le commandement du duc de Ness, pour harceler les villes côtières de Forent et de Hédéra, qui ne s’attendraient pas à une attaque. À la tombée de la nuit, le reste de la flotte avait été déployé et une invasion furtive était bien amorcée. Deux douzaines de bateaux avaient été laissés sous les ordres de Ness à l’embouchure de la rivière afin de prévenir toute tentative de sortie de la part de Céra. Les équipages du Félin Sauvage et du Vol de l’Aigle tirèrent leur embarcation sur la grève où, plus tôt dans la journée, Tycho Issian et ses capitaines avaient observé leur approche, et ils se rendirent sans être remarqués plus loin dans les terres afin d’épier la cité et de rapporter tout mouvement de troupes à leur roi. Ils emmenèrent trois corbeaux et les jumelles Filasen, bien connues pour leur pied léger et leur course agile dans les landes. Plusieurs vaisseaux cinglèrent vers le sud et l’ouest pour bloquer la côte d’Ixta à Céra. Assuré d’avoir empêché les renforts de rejoindre le sire de Cantara, comme d’avoir bientôt coupé toutes les voies possibles de fuite, Ravn mena le reste de sa flotte dans la vaste embouchure de la rivière. Il n’y avait pas de vent dans cette vallée bien abritée, aussi ferlèrent-ils les voiles et ramèrent-ils en silence, visages et barbes baignés par la lune argentée, les yeux luisants. Chacun de ceux que le roi avait choisis pour l’accompagner entretenait une haine farouche pour l’Empire du Sud. Ils avaient tous perdu un parent – grand-père, père, épouse, fille – et ils étaient avides de vengeance. Le compagnon de nage auprès duquel était assis Aran Aranson était Odd Barnason qui, impuissant, avait regardé son fils brûler vif pendant la bataille de Halbo. Ils tiraient souplement leur rame, en y mettant toutes leurs forces, propulsant le navire avec détermination. À chaque coup de rame, Aran pensait à Béra et à Katla, et il avait l’air sombre. Un coup d’œil à Odd lui montra qu’il en allait de même pour son compagnon. Ses déclarations à Egg Forstson, plus tôt dans la journée, n’avaient été que des paroles creuses et amères ; il ne pouvait imaginer l’existence sans son épouse et sa fille, quels que fussent leurs différends. Peut-être même se trouvaient-elles dans cette cité, se disait-il. Et si elles étaient en vie, il se jurait de les secourir. Après cela, elles décideraient elles-mêmes si elles désiraient ou non sa compagnie. Et si elles étaient mortes, se dit-il en serrant de nouveau les dents, alors, il les vengerait, et y perdrait la vie. La lassitude qui l’avait affligé depuis la découverte du désastre de Tomberoc se dissipait à chaque coup de rame donné dans ces eaux étrangères. L’obstination qui l’avait fait succomber à la séduction de la magie – la carte de Virelai, l’appât de l’or, de Sanctuaire, et les ruses du mage –, cela même constituait maintenant un bouclier de détermination que rien ne pouvait traverser. Une détermination qui mettait de la force dans son bras, et du fer dans son âme. * * * Juste avant la première lueur de l’aube, Tycho Issian se leva du lit qu’il avait partagé avec le corps inerte de la Rose du Monde, afin de rejoindre ses sentinelles sur les créneaux. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Le paysage en contrebas était plongé dans la brume. Seuls les sommets des plus hautes collines perçaient la couche blanchâtre, un relief austère, comme si toute la couleur du monde s’était dissipée pendant la nuit. Une forme unique se mouvait au-dessus de la brume : ailes largement déployées, rémiges écartées comme des doigts. Elle dériva dans un courant d’air invisible et disparut. Tycho Issian se tourna vers le capitaine des sentinelles. « Des corbeaux vivent-ils par ici ? » L’homme auquel il s’adressait était jeune, et un citadin : ses yeux s’écarquillèrent devant la question. Le sire de Cantara répéta celle-ci avec impatience, l’adressant à tous les hommes alignés sur les fortifications. Ils évitèrent son regard, sauf un ancien soldat qui huilait le mécanisme de son arbalète. « Pas par ici, non, messire, dit-il à mi-voix. Pas depuis qu’on a coupé la forêt. » Il inséra un carreau, releva l’arme et visa. Mais le corbeau avait disparu et rien d’autre ne bougeait. Tycho Issian sentit son estomac se serrer. « Appelle les archers, ordonna-t-il au capitaine. Tous les archers. Assure-toi qu’ils ont des munitions en abondance. Quand le brouillard se lèvera, ils auront peut-être des cibles en quantité pour mettre leur habileté à l’épreuve. » Puis il tourna les talons et s’enfuit dans les marches, avec le cœur qui lui martelait la poitrine. * * * Le corbeau rapporta d’étranges nouvelles. Ravn enroula pensivement la corde et ses nœuds autour de sa main puis la glissa dans son justaucorps. Puis il se tourna vers Rahë : « Merci pour la brume, Maître sorcier, mais je crois qu’il est temps pour nous d’examiner les environs et de régaler l’ennemi d’un spectacle qu’il n’oubliera jamais. » Rahë inclina la tête, marmonna des mots dans l’éther, et attendit. Il ne se passa rien. Il serra les lèvres. Il ne conviendrait pas que le roi nordique se rendît compte qu’il n’était pour rien dans cet événement si propice : le brouillard était un phénomène naturel, même s’il en avait assemblé les premiers filaments et l’avait attiré plus près de la flotte. « Eh bien ? fit Ravn, impatient. Allons, débarrassez-nous-en, maintenant qu’il a joué son rôle. — Patience, mon seigneur, patience. Il y a un million de millions de gouttelettes d’eau en suspension dans l’air au-dessus de nous : voulez-vous les voir devenir un torrent et engloutir vos navires ? » Ravn grinça des dents. Mais il donna le signal de ranger les rames et regarda l’équipage du Corbeau de Sur exécuter son ordre avec une experte célérité. Le signal fut relayé de vaisseau en vaisseau, et un grand silence le suivit tandis qu’on attendait les ordres. Ravn dégaina son épée et en posa le pommeau contre son front. Le métal était frais sur sa peau brûlante ; il pouvait sentir le sang bouillonner en lui, prêt à irriguer ses muscles. Tout autour de lui, on se penchait sur ses armes, on éprouvait le fil des épées et des lances, et vérifiait les attaches des cordes d’arc, on lissait les plumes des flèches : les actes habituels dans le calme déconcertant qui précédait la bataille, des actions réflexes destinées à divertir l’esprit des inévitables idées de douleur et de mort. Le soleil commença enfin d’agir, et ses premiers rayons transpercèrent le nuage de brume pour effleurer l’eau d’une lueur froide. Rahë se livra alors à un grand effort ostentatoire pour en accélérer l’effet. Tandis que la brume s’éclaircissait, ils purent apercevoir devant eux la cité de Céra, ses tours à l’éclat doré dans la lumière renaissante. Le long des créneaux, sur les murailles, des hommes étaient alignés, portant des armures éclatantes et les tabards rouges aux armes de la ville. « Nous sommes attendus, on dirait, dit Ravn tout bas. Mais peu importe. On aurait su bien assez tôt notre présence. » Il donna l’ordre d’échouer les bateaux dans un grand coude de la rivière qui offrait une longue rive boueuse. Puis le Corbeau de Sur et deux autres navires qui le flanquaient continuèrent leur route et vinrent jeter l’ancre juste hors de portée des flèches. Ravn sauta par-dessus le plat-bord, avec de grands éclaboussements dans l’eau peu profonde, pour examiner le château. C’était bien comme l’avait dit le message : l’antique muraille extérieure avait disparu – il pouvait en voir les restes disloqués à l’extrémité est du fossé. Ce qui se trouvait plus loin, c’était un élégant château et une jolie ville fort étendue, mais qui n’avait plus de bonnes fortifications. Un large lac plutôt boueux l’encerclait, et une seconde Céra y chatoyait, reflet de la ville originale. Les toits de nombreux édifices semblaient avoir été submergés récemment sous les eaux de ce lac, car ils paraissaient neufs : pas d’ardoise ni de tuiles manquantes, des cheminées bien droites, et une girouette qui tournait, mélancolique, dans la légère brise. Intéressant. Devant le château, un pont à l’aspect branlant reliait la grande porte bardée de fer à une étendue de terrain comme labourée, du côté du lac le plus proche de la rivière. Il semblait neuf aussi. Derrière la douve boueuse s’élevaient des murs lisses de pierre, avec des tourelles et un étroit rempart. Son épouse et son enfant étaient captifs quelque part à l’intérieur de ces murailles. Si le regard de Ravn avait eu le pouvoir de brûler le roc, le joli château de Céra aurait été à l’instant réduit en cendres. Ses hommes étaient rangés derrière lui, la pointe de leurs lances étincelante. Derrière eux, la flotte tirée au sec était à perte de vue une forêt de proues et de mâts. C’était un spectacle susceptible de jeter la terreur dans le cœur de n’importe quel Istrien. Ravn prenait une grande inspiration pour héler les occupants du château et les mettre au défi de venir le rencontrer lorsque soudain une petite porte s’ouvrit dans la grande porte, et deux cavaliers magnifiquement caparaçonnés la franchirent pour trotter avec une certaine nervosité sur le pont. Ravn leva une main pour empêcher ses archers de les transformer en pelotes d’aiguilles. « Laissez-les venir ! » s’écria-t-il. Les deux jeunes cavaliers portaient des pennons blancs et semblaient apeurés, malgré leur riche accoutrement. Ravn se tourna vers Passorage : « Viennent-ils déjà se rendre, Bran ? » s’enquit-il. Mais le vieil homme se mit à rire. « Pas le sire de Cantara ! L’homme est un fanatique achevé. Ils viennent probablement vous offrir les termes de votre propre reddition ! » Ravn renifla avec dérision. Mais Passorage ne se trompait pas de beaucoup. Les cavaliers mirent pied à terre et l’un d’eux s’approcha. « Lequel d’entre vous est le chef de cette armée ? » demanda-t-il en l’Ancienne Langue, avec un fort accent. « Moi. » L’homme examina Ravn des pieds à la tête, incrédule : il était mieux vêtu que ce barbare à l’air sale qui se tenait devant lui dans une armure de cuir tout éraillée, couverte de disques métalliques rouillés, avec des culottes de cuir rapiécées, des bottes tachées de sel et des cheveux noirs tout emmêlés. Mais les yeux perçants qui lui rendaient son regard étaient durs et ne se détournaient pas. Il décida de ne pas questionner l’affirmation de son interlocuteur. « J’apporte un message du sire de Cantara, commandant de la cité de Céra », dit-il. Ravn tendit la main, mais le messager secoua la tête. « Mon seigneur de Cantara dit que vous devez vous en aller d’ici sur-le-champ, vous et votre armée. Vous devez carguer les voiles et être partis pour midi. — Et si je ne le fais point ? » Ravn était amusé de cette effronterie. « C’est tout ce que j’ai à vous dire. » Le premier cavalier recula d’un pas, mais Ravn lui agrippa vivement le bras pour le pousser vers le duc de Passorage. « Pas si vite, messager. Il y a davantage, je le sais. » L’homme baissa la tête en lançant un coup d’œil à son compagnon. L’autre jeune homme tremblait de manière évidente. Il tenait si fort les rênes de son cheval, on avait l’impression qu’il s’effondrerait s’il les lâchait. « Flavo, donne le reste du message au roi d’Eyra. » En fixant la boue à terre, entre ses bottes, le second cavalier marmonna des paroles inintelligibles. « Parle plus fort, mon garçon ! » rugit Bran, et le jeune homme sursauta comme s’il avait été piqué par une abeille. « Il dit : votre épouse et votre fils resteront sains et saufs si vous partez d’ici à midi et ne revenez point. » Ravn avança d’un pas, mais la terreur du garçon l’avait emporté : il essaya de remonter en selle, le cheval se déroba, le laissant s’étaler par terre. La boue de la rivière s’infiltra dans son manteau bordé d’argent et ses beaux bas de soie. Puis il se remit sur ses pieds et s’élança dans une course désespérée vers la citadelle. Un des archers encocha une flèche, mais Ravn l’empêcha de tirer. « Non, dit-il d’une voix brève, le sang au visage. Laissez-le partir. Mon message au seigneur istrien aura encore plus de force si l’on voit dans quel état il revient. » Près de lui, Egg Forstson semblait déconcerté. « Mais Votre Grâce ne leur a pas envoyé un message en retour. — Cela pourra prendre un peu de temps. » * * * Les hurlements du premier messager durèrent pendant de nombreuses minutes, à vous glacer l’échine, puis se turent brusquement. Au château de Céra, on échangea des regards effrayés et des murmures. Il ne se passa rien pendant presque une heure, que Tycho Issian occupa à arpenter furieusement les créneaux. Puis un cheval se détacha des lignes eyraines pour galoper dans un bruit de tonnerre vers la cité. Le sire de Cantara dégringola les marches quatre à quatre pour se rendre dans la cour. Nul n’avait encore osé ouvrir la porte. Il invectiva les gardes et fit jouer lui-même le verrou. Quelques instants plus tard, il aurait souhaité n’en avoir rien fait, car ce qui franchit la voûte de pierre était une monstruosité. L’élégant cheval bai et le cavalier richement vêtu qui avaient quitté le château peu de temps auparavant revenaient, abominablement transformés. Un garde vomit derechef sur les dalles ; un autre s’évanouit raide. Il fallut quatre gardes pour maîtriser le cheval qui se cabrait et roulait des yeux fous, mais pas avant qu’il n’eût délogé une grande partie de son obscène chargement. Avec de petits hennissements de détresse, il resta à regarder ce qu’il avait porté, avec, toujours mollement attachée à son cou par des gros points de suture sa seconde tête, humaine. À ses pieds gisait ce qui restait du messager : sa peau. On l’avait écorché avec une exactitude surnaturelle et l’on avait tendu cette peau sur un cadre de branchages. On y avait inscrit un message, au couteau. Et à en juger par la quantité de sang qui tachait les lettres, on l’avait fait alors que la peau se trouvait encore sur le malheureux messager. Envoyez ma femme + mon garçon ou nous prenons votre ville pierre par pierre + nous écorchons vivants tous les habitants Nous avons un mage : c’est son œuvre N’attendez pas de renforts Vos pigeons sont morts C’était signé d’un paraphe à peine lisible. Ravn Asharson n’avait jamais consacré beaucoup de temps à apprendre l’écriture universelle sur parchemin, et moins encore sur peau. Blanc de rage, Tycho Issian jeta cette chose répugnante par terre et la chassa à grands coups de pied dans la cour jusqu’à ce qu’elle se déchirât et devînt indéchiffrable. Il était en nage, souillé de sang. On le regardait, horrifié. Si c’était là tout le sang-froid que possédait l’homme qui les commandait, on avait sûrement intérêt à fuir la cité à l’instant et à tenter sa chance. Dès que le noble fût retourné dans le château, certains le firent : ils se débarrassèrent de leur uniforme et coururent chercher femme et enfants. Nul ne les arrêta. Dans les marches, le sire de Cantara trouva Virelai tristement tapi près d’une meurtrière. Il semblait encore plus pâle qu’à l’accoutumée. Des larmes roulaient sur ses joues. « Un mage, hurla Tycho, il dit qu’ils ont un mage avec eux ! J’ai un sorcier, moi. Combien êtes-vous dans le monde, maudits faiseurs de magie ? — C’est Rahë, murmura Virelai. Il est venu me chercher. — Rahë ? Qui est Rahë ? — Mon maître », souffla l’homme pâle en se tordant les mains. « Je lui ai volé sa magie. Je lui ai volé la Rose. » Tycho ressemblait maintenant à une nuée d’orage. « La Rose ? La femme que j’ai sauvée du roi eyrain ? La Rosa Eldi ? Ma Rose ? » Virelai hocha la tête, muet. Le sire de Cantara le dévisagea, les yeux plissés, en assimilant cette nouvelle donnée. Puis son visage se ferma, se figea, un signe qu’il était en train de se livrer à l’un de ses calculs. « Mais si elle était à lui, pourquoi s’est-il allié à Ravn Asharson… Est-ce une ruse ? Se sert-il du roi barbare comme d’un cheval, je me le demande ? Peut-être tout n’est-il pas perdu… » Il prit Virelai par les épaules pour le relever brutalement. « Arrête de pleurer. J’ai besoin de tes artifices. Reprends tes esprits ! » * * * Quand le seigneur commandant Céra répondit au message, le soleil montait dans le ciel et Ravn Asharson tressaillait d’impatience. Tycho Issian apparut sur les créneaux, vêtu de ses plus beaux habits ; près de lui se tenait une haute silhouette enveloppée de l’ample soie verte d’un sabatka istrien ; elle portait un bébé dans ses bras. Ravn retint son souffle, le cœur transpercé d’une brusque douleur. « C’est elle ! » s’écria-t-il. Rahë fronça les sourcils. « C’est une femme voilée. Ce pourrait être n’importe qui. — Je reconnaîtrais mon épouse n’importe où. » Rahë contemplait le créneau, méfiant, la barbe hérissée. Puis il psalmodia une incantation et disparut dans un tremblement. À sa place planait une crécerelle. Elle se percha un instant sur l’épaule du roi déconcerté, lui enfonçant ses serres dans la peau, puis elle s’élança dans les airs. Après s’être envolée comme une flèche vers le château, elle tournoya brièvement au-dessus de la tête du sire de Cantara et de son entourage, puis vira de côté pour retourner aux lignes eyraines. Elle vint se poser sur le terrain herbeux près de la rivière, où elle resta la tête basse, visiblement hors d’haleine. Juste au moment où Ravn pensait qu’elle allait expirer, sa forme fut enveloppée d’un bref chatoiement et le vieil homme reparut à sa place, prostré, le souffle court. Après ce qui parut une éternité, Rahë se remit sur ses pieds avec maladresse et, en vacillant, il revint auprès du roi, qui le regardait d’un air chagrin. « Si une simple métamorphose peut vous mettre dans cet état, je crains que vos pouvoirs ne soient pas à la hauteur de vos prétentions, Maître magicien. » Rahë se redressa de toute sa taille. « Une métamorphose n’est jamais “simple”, mon garçon. C’est peut-être la plus grande transformation que peut exécuter un mage, car elle requiert à la fois un sortilège de création et un sortilège de destruction, plutôt qu’une simple illusion. » Ravn passa d’un pied sur l’autre, une façon sans doute de s’empêcher de donner un coup de botte au mage. « Qu’avez-vous vu ? — C’est la Rose, déclara tristement le mage. Seules ses lèvres étaient visibles, mais, ah, comme je me les rappelle bien, ces lèvres ! » Ravn ravala la question qui voulait jaillir des siennes. Puis il demanda : « Et mon fils ? » Rahë haussa les épaules : « Il y avait un enfant dans ses bras. Ne me demandez pas de détails. Les bébés sont des bébés. Ils se ressemblent tous. » Un pigeon blanc arriva à tire-d’aile du château. « Un autre oiseau-messager, mage, ou ont-ils aussi un mage capable de métamorphoses ? » Le vieil homme détourna les yeux, irrité. « Une seule façon de le savoir », murmura Ravn en prenant son arc. L’oiseau s’abattit, proprement transpercé. Un oiseau mort, voilà tout. Un des guerriers alla le chercher pour l’apporter au roi. Ravn défit le ruban attaché à la queue de l’oiseau. « “La femme et l’enfant sont mes otages”, lut-il. “Partez maintenant, ou nous verrons si votre fils peut voler”. » Il fit une boule de la soie, la serra dans son poing. « Par le dieu, je lui arracherai le cœur ! » Il se tourna vers Rahë. « Pouvez-vous vous transformer en dragon qui crache le feu et le brûler sur place ? » Le mage écarta les mains d’un air navré : « Malheureusement, mon seigneur, je ne peux me transformer qu’en des créatures existant encore en ce monde. Et le dragon de feu a disparu depuis très longtemps. — Un lion, alors, un aigle… Arrachez-lui les yeux, puis rapportez-moi ma reine et mon fils ! — Un lion ne pourrait sauter aussi haut, et quant à un aigle… eh bien, on m’abattrait avant que je ne puisse approcher ce seigneur, et vous auriez alors gaspillé votre arme la plus précieuse. » Ravn le regarda des pieds à la tête, avec dégoût. « Vous ne me semblez pas des plus précieux en ce moment. De fait, l’annonce de votre présence ne semble pas les avoir beaucoup impressionnés. Malédiction ! Bran, Egg ! » Les deux vieux conseillers s’approchèrent en hâte. « Il menace la vie de mon fils si nous ne nous retirons pas. » Les ducs échangèrent un coup d’œil. Ils avaient l’air hagard. Aucun des deux ne voulait prendre la parole en premier. « Quoi ? Allons, parlez ! » Egg regardait ses pieds. Passorage soupira. « Il n’a rien à perdre en utilisant l’un ou l’autre de ses otages pour démontrer sa détermination, quand il détient toujours l’autre contre vous. » Ravn avait les yeux exorbités. « Il ferait du mal à mon fils ? » Il s’interrompit, avec une furie croissante. « Il ferait du mal à mon épouse ? » Egg se hâta de secouer la tête : « Pas votre épouse, Sire. Je suis sûr qu’il ne fera rien à la dame. Mais le garçon… » Ravn serra les dents. « Il n’oserait point. » Il se tourna vers ses hommes. « Allons-nous nous incliner devant cette menace ? s’écria-t-il. Allons-nous partir d’ici en rampant comme des chiens battus, ou allons-nous montrer à ce seigneur ce qui arrive aux ravisseurs de celles et de ceux que nous aimons ? » Les Eyrains rugirent en brandissant leurs épées, puis en les assenant à grand fracas contre leurs boucliers en bois de tilleul, et un imposant roulement de tambour s’éleva de leurs rangs. Ravn frappa de son poing sa poitrine où le martèlement résonnait comme l’incarnation même du courage. « Tu vois, Bran ? Rien ne les arrêtera. Nous prendrons ce château, et je tirerai la carcasse de son seigneur derrière mon vaisseau ! » * * * Tycho Issian se frotta les mains : « Très bien, Virelai. Magnifique, de fait. » Virelai tremblait encore sans pouvoir s’en empêcher. C’était en partie la proximité du Maître, difficile à supporter, et en partie parce qu’il savait qui était la reine blanche sous la robe de laquelle il se cachait, l’enfant dans les bras, ployant sous l’effort. Pourquoi ne l’abattait-elle pas sur place, même à présent, dans sa demi-inconscience ? Il avait abusé d’elle de manière impardonnable tandis qu’ils voyageaient de par le monde, il ne lui avait manifesté aucun respect, et pourtant elle ne lui avait jamais reproché ses manigances obscènes, ni l’argent qu’il avait gagné à la profaner ainsi. Et maintenant, il l’avait fait marcher, telle une marionnette, pour mettre en scène ce méprisable tableau. N’y avait-il pas de bornes à son ignominie ? « Donne-moi le garçon, maintenant. » Virelai leva les yeux vers lui par la fente de la robe : « Le garçon ? — Ils ne se sont pas encore retirés. — Il n’y a que quelques minutes, mon seigneur, que… Aaaah ! » Meurtri par le coup de pied bien placé, Virelai faillit laisser tomber le bébé. « Ce roulement de tambour a l’air des plus belliqueux. Un défi, une provocation. Je ne puis les laisser douter de ma parole. » Comme s’il avait compris ce qui le menaçait, l’enfant se mit à pleurer et à se tordre dans les bras de Virelai. Il le retint sombrement, mais les pleurs se firent plus bruyants. L’instant d’après, le bébé lui avait glissé des mains et se trouvait entre celles du sire de Cantara, qui le tenait suspendu au-dessus du parapet. « Mon seigneur, vous ne pouvez… » Les cris du bébé devinrent soudain de plus en plus lointains. Puis ils cessèrent entièrement. * * * Ravn Asharson s’affaissa à genoux dans la boue. « Ulf, murmura-t-il. Dieux, mon fils… » Il regardait fixement, à plusieurs centaines de pas, l’endroit où le petit corps était tombé. Derrière lui, le martèlement des épées sur les boucliers vacilla, et s’éteignit. 37. Supercheries Les troupes eyraines se retirèrent. On repassa le coude de la rivière, on tira les bateaux à sec et l’on monta les tentes sur la rive ; on ramassa ce qu’on put trouver de bois, on installa les feux de cuisine, on creusa des latrines sous les ordres des deux vieux soldats, les ducs de Passorage et de Shepsey. Cette nuit-là, le campement fut bien silencieux. Les hommes étaient assemblés en petits groupes et parlaient à mi-voix, se rappelant les familles qui les attendaient chez eux, ou leurs parents capturés par les Istriens. D’autres nouaient des nœuds de souvenirs. Celui de Bard Rolfson disait : Le chef lança son navire de la mer froide au flot clair de la rivière à Céra Il s’en vint devant les murailles Ce roi puissant et généreux Chercher sa reine, cruellement captive Du malfaisant Istrien Ce seigneur à la langue menteuse, tapi dans son repaire Proféra de sombres menaces Ulf s’envola, le plus beau des fils Les braves murailles tomberont Celui qui, farouche, donne aux corbeaux leur pâture Se glorifiera de sa victoire Mais celui qui, farouche, donnait aux corbeaux leur pâture, était assis à l’écart de ses hommes et ne parlait à personne. Il aiguisa son épée toute la nuit, plongé dans de ténébreuses réflexions. * * * À la première lueur de l’aube, le lendemain, on amena un prisonnier au campement, une mince silhouette enveloppée d’un manteau, et que Jarn Filason et un autre éclaireur avaient vu se glisser par la poterne. C’était une femme, qui tenait entre ses bras un paquet enveloppé de bandelettes. Lorsqu’elle eut rejeté son capuchon, elle laissa échapper une exclamation étranglée. « Léta ! Léta Aile-de-Mouette ! — Mon seigneur ! » La jeune fille vacilla, serait tombée si Jarn ne l’avait retenue par un bras. « Je… Je ne puis le croire, vous êtes vivant ! Ils disaient que… mais… oh, je vous ai vu mourir ! » Ravn fronça les sourcils : « Ce n’était pas moi. — Sur le pont du navire de mon père… — Comme tu le vois, je me porte fort bien. — Comment est-ce possible ? » Ses doux yeux sombres le dévisageaient, émerveillés. « C’est un miracle. » Mais le regard de Ravn s’était abaissé vers l’objet qu’elle tenait. Il en considéra la forme et la taille, et le cœur lui manqua. « Est-ce… — C’est Ulf, mais ce n’était pas votre fils, c’était mon fils, dit-elle avec douceur. Et je ne suis pas Léta Aile-de-Mouette. » Il allait la contredire, mais elle l’interrompit vivement, avant de ne plus avoir le courage de dire la vérité à cet homme qu’elle désirait tant, et qui lui était miraculeusement rendu. « Je m’appelle Sélène Issian. Je suis la fille de l’homme qui a enlevé votre épouse et qui commande désormais le château de Céra. Comment je suis arrivée à Halbo, c’est une trop longue histoire. Mais vous devez me croire. L’enfant que vous croyiez être le vôtre était en fait le mien, la conséquence d’un viol infâme, que m’ont pris une seither de votre cour et la femme parfois connue sous le nom de Rose du Monde. Elles ont par sortilège fait croire que la reine portait votre enfant et j’ai été contrainte de me faire complice de cette supercherie, ce dont j’éprouve une honte infinie. » Elle releva brièvement les yeux, vit le chagrin et la perplexité de Ravn, et regarda de nouveau le sol boueux. « Ulf est mort hier, mais non parce qu’il a été jeté au bas des murailles. Mon… (sa voix s’altéra) … mon père… l’a tué… en déclarant qu’il ne voulait pas de… bâtards sur son chemin… Je suis venue pour lui donner une meilleure sépulture que Céra. » Elle écarta alors les langes de la tête du bébé, et tous purent voir que l’enfant qu’on avait connu comme l’héritier du roi était bel et bien mort. « Et le bébé jeté du haut des murailles ? » demanda Egg Forstson, d’une voix égale, malgré les larmes qui lui étaient montées aux yeux. « L’enfant de l’aide-cuisinière, sanglota Sélène, qu’on lui a arraché de force. » Il y eut un long silence. « Pourquoi es-tu venue à moi ? » murmura Ravn. Sélène se redressa. « Je suis venue voir si c’était vraiment vous. Et, pour dire vrai, c’était pour vous apprendre la vérité, afin que vous puissiez repartir en tout honneur, et sans avoir rien perdu. — Mais mon épouse… — La Rose du Monde n’a pas versé une seule larme sur vous. Elle n’a pas pleuré votre séparation, n’a pas eu un seul mot de chagrin. Et depuis qu’elle a été amenée à Céra, elle a passé son temps, nue et docile, dans les appartements de mon père. Il dit qu’ils se marieront et qu’elle portera tous ses fils. Mais il sera déçu aussi, car elle m’a avoué qu’elle était stérile et ne pouvait engendrer aucun enfant. » Ravn Asharson la contemplait avec horreur. Il dit enfin : « Tu es folle. — Sire… » Un homme hagard aux cheveux noirs était apparu près du roi. Il semblait vaguement familier ; Ravn lui adressa un signe impatient de la main : « Quoi ? — J’ai déjà entendu une partie de l’histoire de cette femme. — Comment est-ce possible ? — Je suis Aran Aranson. Au cours de la Grande Foire, les Istriens ont accusé ma fille Katla d’être impliquée dans une terrible violence infligée à cette femme qui se tient devant vous. Vous êtes resté là et vous avez regardé Katla être condamnée au bûcher. — J’ai fait cela ? » Ravn était stupéfait. « Ta fille, dis-tu ? » Aran hocha la tête. « Katla Aransen, de Tomberoc. Vous n’aviez pas l’air d’être en possession de tous vos esprits, à ce moment-là… » Ravn lui prêtait attention à présent, plongé dans une soudaine réflexion. « Tomberoc. Ah, oui. Je vous ai appelés aux armes. Vous n’êtes pas venus, et vous n’avez pas envoyé de bateaux. — J’étais… occupé ailleurs. Et lorsque je suis revenu à Tomberoc, ma demeure avait été incendiée et des raiders avaient enlevé ma famille. » Ravn eut un sourire lugubre : « Eh bien, sur ce plan du moins, nous sommes quittes, mon ami. » Aran baissa la tête. « Et l’histoire que raconte cette femme ? » insista le roi. « Le nom qu’elle vous a donné est celui qu’elle a confié à Katla et à son cousin Erno Hamson. Ils l’ont trouvée meurtrie et ensanglantée alors qu’elle fuyait son assaillant de la Grande Foire. Sélène Issian. La fille du sire de Cantara. » Il se tourna vers l’Istrienne. « Katla serait heureuse, j’en suis sûre, de savoir que tu as survécu. Erno se trouve-t-il dans le château ? » Sélène secoua la tête : « Il y a bien des mois que je ne l’ai vu. » Elle adressa un sourire hésitant à Aran. « Si ce n’avait été de la bravoure de votre fille, Messire, je serais morte, j’en suis certaine. Mais a-t-elle survécu au bûcher, elle ? Erno semblait certain de son trépas. — Oui, dit sombrement Aran. Oui, elle a survécu à cette épreuve. Mais où elle se trouve à présent, je n’en ai pas la moindre idée. » Pendant cette conversation, Ravn Asharson avait pris l’expression dure et calculatrice de son père, le Loup Gris. « Je ne puis prétendre que je comprends tous ces mensonges. Mais s’il est une vérité là-dedans, c’est que la Destinée nous a offert un don des plus imprévus. » Il se tourna vers Jarn Filason. « Apporte un des corbeaux. Je crois que nous devons apprendre à l’Istrien que nous tenons sa fille comme il tient mon épouse. » Sélène Issian laissa échapper une exclamation horrifiée. « Je suis venue trouver refuge auprès de vous, non pour être tenue en otage ! s’écria-t-elle. Et parce que je pensais que vous vous souciiez un peu de moi. » Elle le dévisagea, dans l’espoir d’une réaction, mais rien ne changea dans la dure expression du roi. Elle comprit soudain qu’elle avait été stupide, pis encore, une idiote amoureuse. « Je pensais que vous auriez voulu savoir la vérité, gémit-elle. Mais vous ne semblez pas plus vous en inquiéter que de moi. J’attendais mieux de vous, et d’Eyra. Mais vous êtes exactement comme mon père. Vous vous servez des femmes quand cela vous convient, mais nous ne sommes rien de plus pour vous que des objets à chérir ou à échanger, comme des pions… » Ravn haussa les épaules, sans être touché par cette accusation. « Quand je t’ai connue, je croyais que tu étais une bonne compagne pour mon épouse et une bonne nourrice pour mon enfant. Mais apparemment, tu es une folle, ou une Istrienne, et puisque mon enfant est mort, tu ne m’es d’aucune autre utilité. Tu pourrais l’être pour mes hommes, cependant… » Il lui adressa ce sourire de loup qui lui avait jusqu’alors fait trembler les genoux mais la glaçait maintenant jusqu’aux os. Puis il se détourna : « Le corbeau, Jarn, dépêche-toi ! » * * * « Un oiseau est arrivé, mon seigneur. — De Forent, d’Ixta ? — C’est… un corbeau, mon seigneur. — Un corbeau ? Depuis quand se sert-on de corbeaux à Forent pour envoyer des messages ? — Je crois qu’il vient de l’ennemi, mon seigneur. — Mais ils se sont retirés. » Il y eut une pause tandis que le sire de Cantara se rendait à la fenêtre pour jeter un coup d’œil. Quand il se retourna, il avait l’air sombre. « Donne-moi ce message. » Le garde lui tendit le parchemin roulé et recula prudemment de plusieurs pas. « “Au sire de Cantara, de la part de Ravn Asharson, roi d’Eyra” », lut Tycho Issian à haute voix. Puis il parcourut le reste des yeux, en faisant signe au garde de partir. Lorsque la porte fut bien fermée, il reprit sa lecture à haute voix : « “Vous avez montré votre vaillance contre des bébés en armes. Je vous défie maintenant d’essayer contre moi. En combat singulier, une heure après l’aube demain, devant votre château. Si vous êtes vainqueur, je vous rendrai votre fille Sélène, et mon armée se retirera. À l’aube, demain, voleur de femmes, ou nous démolirons la cité pierre par pierre !” » Virelai le fixait d’un regard limpide. « Le ferez-vous ? » Tycho Issian éclata de rire : « Vraiment pas. L’homme est un guerrier, entraîné à la bataille depuis ses premiers pas. Alors que moi… » Il haussa les épaules. « Non, mon cher Virelai. Tu iras à ma place. — Moi ? » Le sorcier était horrifié. « Je peux à peine soulever une épée, moins encore la brandir. Et puis, je suis lié par un sortilège… — Un sortilège ? Je me soucie comme d’une guigne de ton sortilège. Quelle est ton utilité si tu ne peux tuer un homme par magie ? » Les yeux de Virelai s’emplirent de larmes amères. « Ne pouvez-vous envoyer un message refusant le défi ? — Et passer pour un couard ? — Mais si je perds… — Comment peux-tu perdre ? Tu es un sorcier, et lui… ce n’est qu’un homme. — Un homme très fort et très irrité. — Mais un homme néanmoins. Je te trouverai de mes habits. Peut-être l’écarlate, c’est impressionnant. La ressemblance, je sais que tu peux y veiller. Il ne verra ton visage qu’une fois, ensuite tu mettras un casque, et tu te serviras de tes talents pour l’abattre. » Virelai se détourna, abattu, le menton tremblant. « Oh, et, Virelai… ? » En retenant ses larmes avec peine, Virelai regarda par-dessus son épaule. « Je le veux mort. Le roi barbare. Bien mort. Tu m’entends ? Ils sont durs, ces Eyrains. Des membres amputés, des yeux crevés, une épée dans le ventre, ils trouvent moyen de survivre à tout cela, et nous ne le voulons point, n’est-ce pas ? Non. Mort. Absolument mort. Fais-en un bon spectacle, et je te récompenserai bien. Très bien, en vérité… » Les yeux noirs luisaient de malice. « Je crois bien que je te donnerai ma fille, Sélène. As-tu vu ma fille ? Viens, regarde, là, près du porteur d’étendard barbare ! Comment ils ont pu la capturer, la Dame seule le sait. Mais elle est là-bas, et encore très jolie, si je puis le dire. Souillée comme elle l’est, je ne puis la marier à un autre seigneur, alors, pourquoi ne pas garder un sorcier dans la famille ? Comment aimerais-tu cela, hein ? Ce serait tout à fait approprié, je trouve : comme un chevalier, tu auras sauvé ma fille de la horde sauvage et en échange gagné sa main et un château en plein désert. Parfait. On en fera des chansons. Ah, si on connaissait la vérité ! » Virelai s’enfuit dans le corridor. Si seulement mes pouvoirs magiques étaient plus développés, se disait-il, je me transformerais en oiseau, comme le Maître, et je m’échapperais pour toujours de cet horrible lieu. * * * Un soleil rouge se glissa au-dessus des collines le matin suivant et maints hommes firent des signes superstitieux, des deux côtés des murailles, car ils le voyaient comme un mauvais présage. Ravn Asharson revêtit son armure avec des gestes délibérés, très soigneusement, en vérifiant chaque courroie, chaque boucle, et les maillons de sa cotte de mailles. Ce faisant, il sifflait une vieille chanson traditionnelle, La Fille de Kurnow. Les guerriers les plus âgés échangèrent des regards : cela avait également été l’une des favorites d’Ashar Stenson. « Il y aura du sang », remarqua le duc de Passorage ; Egg Forstson se contenta de hausser les épaules en faisant craquer ses phalanges. « Je n’aime pas cela, Bran. Pas du tout. — Je ne me fie pas aux Istriens non plus, mais à part poster des archers dans les arbres, nous ne pouvons rien de plus pour le protéger. — Morveux impatient ! — Ce n’est plus le chiot que tu imagines, Egg. Rappelle-toi comme il a gagné le concours d’escrime, à la Grande Foire. — Oui, un concours. Et il y a presque perdu un œil. C’est ici un combat à mort, et c’est notre roi. Si nous le perdons, ce sera le chaos en Eyra. Avec la disparition d’Erol Bardson, il n’y a pas de successeur clairement désigné. » Passorage baissa la tête. « Tu as raison, évidemment. Mais quel choix avons-nous ? » Le duc de Shepsey se pencha vers lui : « Parle au mage, murmura-t-il d’un air théâtral. Vois ce qu’il peut faire. » Son compagnon était horrifié : « Egg ! Où est ton honneur ? — Il m’a été dérobé il y a bien longtemps. — Mais Ravn serait furieux. — Furieux, mais vivant. » * * * Tandis que le soleil se levait, les battants des grandes portes bardées de fer s’ouvrirent. Deux hérauts à cheval les franchirent, avec leurs grandes bannières écarlate et argent qui flottaient vaillamment dans l’air. Derrière eux, curieusement instable sur un magnifique étalon bai, s’avançait le sire de Cantara, sa cape écarlate gonflée par le vent. À sa suite, un couple de pages portaient un étincelant casque d’argent poli et une grande épée dans un fourreau de cuir rouge. En arrivant au terrain herbu qui bordait la rivière, il sauta à bas de sa monture, qui rua et s’écarta d’un pas dansant, les yeux fous. Lorsqu’il prit l’épée de la main des pages, il la laissa presque tomber, comme s’il en avait mal évalué le poids. Le duc de Shepsey échangea un coup d’œil perplexe avec le duc de Passorage. « Nous n’aurons peut-être pas besoin de l’aide du sorcier, après tout, murmura Egg avec un petit sourire. — Ou l’homme est plus ingénieux qu’il n’en a l’air, fit Bran, inquiet. — Tout dans le style, rien dans la substance », déclara l’un des rameurs derrière eux, et ses compagnons marmonnèrent leur assentiment. « Le bel équipement ne fait pas le guerrier », se gaussa le navigateur de La Hache. « Vrai, mais l’écarlate pourrait cacher le sang que versera notre Étalon ! » répliqua le capitaine de L’Ourse, et tous rugirent de rire. Lèvres serrées, sans un mot, Tycho Issian salua le roi eyrain d’un poing sur la poitrine et, en levant fièrement son menton proéminent et son nez en bec d’aigle, il mit son casque. Les premiers rayons du soleil en frappèrent l’argent poli avec tant de force que cela faisait mal aux yeux de le regarder. Ravn eut un rictus méprisant. « Je suis un peu surpris que tu n’aies rien à me dire, menteur. Tu ferais bien de prier ta chienne de déesse que ton épée parle avec plus d’éloquence ! » Puis il brandit sa grande épée et chargea l’Istrien, qui releva la sienne avec maladresse pour parer le premier coup. Les lames s’entrechoquèrent avec fracas dans l’air calme du matin et l’écho s’en réverbéra sur les murailles de la cité, tel un glas. Virelai, en tremblant, changea de prise sur le pommeau de l’épée. Son bras était tout engourdi, affaibli par ce premier choc, les doigts à peine capables de serrer la garde, mais déjà le roi du Nord fondait de nouveau sur lui et il n’avait pas le temps de formuler une incantation. Son esprit était vide et, même s’il avait laissé se dissiper le sortilège d’illusion qui l’avait tout occupé auparavant, il ne lui venait aucun autre stratagème. Il se concentra pour éviter l’assaut de Ravn, en se repliant sans élégance et en abattant son épée dans un semblant de coup de taille. Mais les spectateurs eyrains lancèrent des huées. Ça n’avait pas été très convaincant. La sueur dégoulinait sous son bel habit. Les courroies du plastron métallique lui blessaient la peau, le casque lui comprimait les oreilles, l’emprisonnait : il avait conscience du plus infime inconfort, ce qui était ridicule car, le plus vraisemblablement, le prochain inconfort serait d’avoir un bras, une jambe ou la tête tranchés par la terrifiante épée de Ravn Asharson. Le roi nordique attaqua de nouveau, et de nouveau Virelai l’évita. « Bats-toi, au moins, gronda Ravn. Ou la prochaine fois je ne jouerai plus, voleur de femme, tueur d’enfant ! La prochaine fois, je te découperai aussi proprement qu’une volaille rôtie. Oui, et je te sortirai les entrailles par le dos, pour que tous puissent voir ton foie blanc de couard ! » Le protège-bouche du casque étouffa le gémissement de Virelai. Oh, Grande Dame, supplia-t-il, ne me laissez pas périr. Je vous en prie, sauvez-moi de cet homme féroce qui est votre époux. Aidez-moi, je vous en prie, ma Déesse. J’aurais dû être plus fort. J’aurais dû vous secourir à Halbo, mais je ne savais comment, j’étais faible et apeuré. Mais pas autant que maintenant ! Il se rendit soudain compte que ses lèvres énonçaient ces paroles en silence, stupidement, un mantra pathétique adressé à une déesse qui, si elle daignait revenir à la conscience en ce monde, sourirait sûrement à sa mort bien méritée, une mort qui la verrait retourner dans les bras de l’homme qu’elle avait choisi. Même lui, il trouvait sa prière des plus creuses. Je mérite la mort, je le sais, gémit-il toujours en silence, mais pas ainsi, pas alors que j’ai vraiment commencé de vivre. Oh, ma Dame, entendez-moi ! Le coup suivant s’abattit sur son bouclier, une protection désespérément inappropriée, essentiellement décorative, qui se fendit derechef et lui tomba des mains. Il recula de quelques pas titubants, en pleurant, et faillit s’écrouler sur le dos, tandis que les Eyrains poussaient des acclamations. Mais il y eut soudain des mots sur ses lèvres, qu’on aurait dits cueillis dans l’air, et son bras armé se releva pour parer le coup mortel de Ravn Asharson, comme si l’épée avait été un bâton de saule. Ravn, qui ne portait pas de casque, parut un instant surpris devant ce changement subit de comportement chez un adversaire qu’il avait considéré comme un imbécile. Il serra les dents. L’échange suivant prit le roi du Nord au dépourvu, car son assaut fut contré avec une férocité qui transformait la défensive en offensive. L’épée scintillait d’une puissance soudaine entre les mains de Virelai, et il comprit qu’il devait être allé pêcher un enchantement approprié dans ses ressources les plus profondes. Cela ne tuerait pas l’Eyrain mais sauverait du moins sa propre peau tandis qu’il essayait d’imaginer une stratégie plus décisive. Son épée se releva. Elle semblait aussi légère que de l’air, et ses muscles paraissaient irrigués d’un feu doré plutôt que de sang. Les lames s’entrechoquèrent à nouveau, et Ravn Asharson recula, éberlué. Dans les rangs eyrains, quelqu’un observait avec beaucoup d’attention, tiré du brouillard de concentration dont il était enveloppé. De la magie, pensa-t-il, soudain furieux de cette intrusion dans son domaine réservé. Il use du sortilège de défense ultime ! Pendant quelques instants, la vieille cervelle de Rahë assimila ce fait. Puis il sut qui était réellement l’homme vêtu d’écarlate. « Virelai ! — Quoi ? » Le duc de Passorage fut aussitôt à ses côtés, le regard désapprobateur sous la broussaille blanche de ses gros sourcils. « Qu’avez-vous dit ? Avez-vous enfin jeté votre filet protecteur sur notre roi ? On ne le dirait assurément point… — Maudit arriviste ! Petit avorton ! Comment ose-t-il me dévaliser et l’afficher ainsi !? Je vais lui montrer pourquoi on m’appelle le Maître. Il va trouver son égal, ce ver, cet insecte, ce… cette crotte de rat ! » Bran fronça les sourcils. Dans le meilleur des cas, il ne se fiait guère à la sorcellerie et aux voyants, mais ce vieillard avait de toute évidence perdu l’esprit et semblait sur le point de devenir fou furieux. Quelques instants plus tard, il se sentit saisi de vertige, désorienté, comme si le monde avait été subtilement gauchi. Puis Egg Forstson se cogna contre lui, et du coin de l’œil il pensa apercevoir Aran Aranson, le maître de Tomberoc, qui emportait Ravn Asharson inconscient loin du champ de bataille. Mais quand il se retourna vers le terrain, son roi était toujours là, toujours bien réel, et luttait farouchement contre l’Istrien. Il cligna des yeux en secouant la tête et en réprimant une nausée. Il s’éclaircit la voix en jetant un coup d’œil au duc de Shepsey. « Ça va, Egg ? » Egg Forstson le regarda avec curiosité : « Étrange que tu me le demandes, dit-il avec une grimace, pendant un moment j’ai éprouvé une sensation tout à fait bizarre. Un petit vertige. Je n’ai pas beaucoup dormi la nuit dernière, tu comprends. » Bran se détourna pour examiner l’endroit où il avait été si certain de voir son roi. Mais il n’y avait personne, même si les gardes de la tente royale avaient une expression curieusement vacante. « Oh ! » Un grand cri s’était élevé parmi les soldats. Car Ravn chargeait à présent son adversaire avec une véritable furie en fendant l’air de son épée comme s’il avait voulu faucher la tête de l’Istrien. Le sire de Cantara réagit avec un talent et une vivacité extraordinaires, et les épées se rencontrèrent dans un grincement pénible à entendre. Puis les deux hommes s’écartèrent l’un de l’autre en changeant de posture, tournant en rond comme deux loups qui s’évaluent. Les Eyrains dans l’assistance oublièrent presque que l’issue de ce combat leur apporterait soit une retentissante victoire soit une humiliante défaite, tant ils étaient fascinés par l’habileté du jeu de pieds, par les passes, la force et le fer. Nul n’avait jamais assisté à un tel affrontement. Le souffle court, on attendait la charge suivante, le nouveau choc des épées. Qui eût cru que ce mollasson d’homme du Sud, qui était pratiquement tombé de sa monture devant les portes de la cité, s’avérerait si résistant et si brave ? * * * « Eh bien, Virelai, nous allons voir à présent ce que tu as appris de mes secrets dérobés ! » Dans le chatoiement du sortilège qui montrait à autrui l’apparence de Ravn Asharson, Virelai perçut l’identité de son adversaire. Le choc en fut si puissant qu’il faillit vomir. « Maître… dit-il d’une voix étranglée. — Oui, limace ! Le maître que tu as dévalisé et laissé pour mort ! Voilà ta gratitude pour toutes les années où je t’ai élevé comme mien. » Il crachotait en parlant une salive qui arrosait Virelai tel un brouillard visqueux. « Le maître dont tu as dérobé la plus précieuse possession, sans la moindre compréhension de ce que tu faisais, de ce que tu avais. Le maître dont tu as ravagé et détruit les réserves de savoir ! » Cette dernière accusation, à tout le moins, était des plus injustes, puisque c’était Rahë lui-même qui, étreint par un désespoir insistant, s’était mis en devoir de détruire son royaume de glace et les trésors qu’il contenait. Mais Virelai n’avait ni l’énergie ni la volonté de protester. Il n’eut pas le temps d’énoncer la moindre parole, car des tentacules s’enroulèrent brusquement autour de son cou, des tentacules munis de ventouses, qui se collaient à la peau et se resserraient tel un nœud coulant. Terrifié, rempli de répulsion, il les agrippa mais ils l’étranglèrent davantage, et il y en eut soudain davantage, six, huit, qui sortaient tels des serpents du torse de Rahë pour se saisir de lui. Avec un effort surhumain, il trancha trois de ces dégoûtants appendices et diminua sa propre taille de moitié, en gigotant. Les tentacules retombèrent, mais Rahë le dominait à présent de toute sa taille, son visage livide tordu par un rictus de triomphe. Le sortilège de rapetissement n’avait peut-être pas été une bonne idée. Virelai le renversa en hâte, et c’était lui qui dominait à présent le vieillard, perché sur des membres subitement longs de dix pieds et qui – la Dame seule savait comment il avait bien pu réussir ce coup – s’articulaient à l’envers, comme les pattes d’une grue. « Ah, joli, Virelai. Bien pensé, même si ce n’est pas tout à fait élégant. Mais peux-tu contrer ceci ? » Une solide masse de muscles lui faucha les genoux. Il heurta le sol dans un choc terrible et resta étendu, le cœur battant si fort qu’il pouvait à peine entendre les malédictions de son adversaire. Il se souleva sur des coudes presque incapables de le porter pour voir, avec une horrible fascination, le taureau dont le Maître avait pris la forme et qui se transformait alors même qu’il le contemplait : le cou s’allongeait, les contours de la tête se modifiaient. Des dents apparurent brièvement sur la face et le torse, puis disparurent, remplacées par des plumes. Des arêtes jaillirent du dos ; la queue se détacha pour s’éloigner en rampant. Puis le taureau fut de retour, grattant le sol de son sabot, abaissant ses énormes cornes, prêt à éventrer. Virelai, redevenu lui-même, se releva d’un bond avec un regain d’énergie. Une telle métamorphose dépassait de loin ses pouvoirs. Ses petits sortilèges d’illusion pouvaient tromper l’œil d’un spectateur ordinaire, mais il ne pouvait rien contre un mage doté du pouvoir de création et de destruction. Il affronta le monstre en tremblant, épée tendue, si faible que la pointe en oscillait dans la lueur blafarde de la matinée. La créature laissa échapper ce qui ressemblait à un rire. Puis elle chargea. La terre effritée s’élevait en nuages de poussière sous le martèlement de ses sabots. De la poussière… D’un marmonnement frénétique, Virelai transforma la poussière en une tempête de sable où se perdit la bête lancée en pleine charge. Puis, sous ce granuleux couvert, il s’enfuit. Il n’alla pas très loin. Quelque chose vint lui saisir la cheville pour le faire tomber de nouveau. Son épée s’échappa de sa main. Il frappa le sol avec force, à plat ventre, incapable de voir ce qui l’avait ainsi abattu. Cela valait peut-être mieux. Tandis que les spectateurs ne pouvaient distinguer à travers le nuage de poussière que le mouvement brouillé par la vitesse de deux hommes engagés dans un combat mortel. Virelai, lorsqu’il tourna la tête, se retrouva face à une entité jaillie des entrailles mêmes de la terre. Elle était d’un rouge ardent, et couverte d’écailles. Les hommes en avaient raconté bien des légendes, et la nommaient « drac », ou « dragon ». Mais ce n’était pas là une créature mythique, et elle ne ressemblait nullement aux bêtes magnifiques mais languides que les anciennes Eyraines brodaient dans leurs tapisseries, ailes de chauve-souris, tête sagace et serres recourbées. Elle ne ressemblait pas non plus aux nobles adversaires des premiers dieux que les poètes Callisto et Flano avaient revêtus de tournures de phrases théâtrales et de vers cadencés. Virelai poussa un cri de désespoir. Sous son splendide déguisement, Rahë sourit. Que le garçon gémisse et s’imagine une mort cruelle ! Qu’il croie cette transformation une véritable métamorphose, et non une illusion. Il mourrait, d’une manière ou d’une autre. Sinon de ses blessures, du moins de peur. Virelai reconnaissait la créature : il l’avait vue dans des livres, en avait entendu les histoires. Et il l’avait observée aussi au cours des derniers sombres jours de Sanctuaire, alors que le Maître conjurait et détruisait les sortilèges qu’il avait amassés pendant des millénaires. Il avait alors été fou de terreur, alors même que la bête ne le menaçait point. C’était une créature faite pour broyer les os de la terre et les régurgiter sous forme de lave. Assurément, aucun homme ne pouvait lui tenir tête. Ses yeux aux multiples facettes, aussi inhumains et indéchiffrables que ceux d’une mouche, le fixaient. Puis, la queue toujours enroulée autour de la cheville de Virelai, elle s’avança sur le terrain en écrasant l’herbe dans son sillage. Mais les Istriens qui regardaient depuis les créneaux pouvaient voir leur seigneur prostré et le roi eyrain qui marchait lentement sur lui d’un air menaçant. Virelai alla chercher profondément dans ses réserves pour y trouver… rien. Pas un mot, pas un sortilège, rien qu’un bizarre silence. Disparu, celui qui avait trouvé le courage de fuir la forteresse glacée, de se faire une existence dans le monde. Disparu, l’homme qui avait survécu grâce à son astuce et aux charmes de la Rosa Eldi. Disparu l’amant d’Alisha Alouette-du-Ciel qui avait vu l’enfant de celle-ci abattu sur une rive boueuse par des miliciens de Jétra. Et disparu aussi celui qu’avait ressuscité la pierre de mort, qui en avait senti la puissance couler en lui pour guérir Saro Vingo. C’était la peur qui coulait en lui désormais, et qui l’anéantissait peu à peu. Il était redevenu l’enfant effrayé de Sanctuaire, brutalisé et maltraité par un homme qui était devenu dans son imagination un monstre égal à la bête qu’il affrontait à présent. Il avait souvent entendu dire que la proximité de la mort ramenait à la mémoire les souvenirs de toute une existence, tels des insectes attirés par une flamme, déployant une dernière fois leurs couleurs vivaces pour devenir cendres ensuite, un par un. C’était ainsi à présent, un chaos d’images qui tourbillonnaient au hasard. Et soudain, il se rappela avec clarté un fragment de papier qu’il avait trouvé sous la table calcinée, ultime relique du Livre de la Création et de la Destruction… Les mots en flottaient devant ses yeux. Un sortilège partiel, mais avait-il assez appris depuis pour le compléter et l’adapter ? Il ferma les yeux ; cela aidait de ne pas voir la créature terrifiante qui marchait sur lui. Le front dans l’herbe froide, il répéta les mots qu’il pouvait se remémorer, en y ajoutant un nom qu’il avait trouvé dans le grimoire du Maître. Il risqua alors un coup d’œil par-dessus son épaule. Pendant un instant, la chimère se figea, une patte massive immobilisée en plein élan. Puis elle se mit à rapetisser. D’abord en gardant sa forme, puis ses contours se brouillèrent, changèrent, prenant un aspect humain, tandis qu’elle rapetissait toujours. Les écailles laissèrent place à de la peau, les serres à des doigts, la queue rétrécit et disparut. L’instant d’après, le mage se tenait là, un vieil homme, nu dans l’herbe, avec sa peau flasque qui pendait en replis sur son ventre, ses bras, là où les ailes de la créature s’étaient trouvées. Mais lui aussi rapetissait. Un jeune homme se tint là un bref moment, d’une séduisante arrogance, longs cheveux et barbe brillant au soleil. Puis il ne fut plus qu’un garçonnet. Un enfant titubant sur ses jambes potelées. Un bébé. Un fœtus… Virelai regardait, les yeux écarquillés. Il avait accompli cela. Lui, Virelai, apprenti incompétent et honteux, voleur et entremetteur, couard et charlatan. Il avait jeté un sort au plus puissant sorcier qui eût jamais foulé le sol d’Elda, et l’avait réduit à… quoi ? Il se releva avec précaution pour examiner l’endroit où s’était tenu le mage. À un œuf ? À une graine ? Il ne pouvait pas même voir ce qui restait du Maître. Son cœur se gonfla d’une fierté aussitôt suivie d’une tristesse inattendue. Il se tourna vers les créneaux pour voir ce qu’on avait pensé de son étrange victoire. Mais les spectateurs lui rendaient son regard, abasourdis, apparemment mécontents. Puis quelqu’un poussa un cri, mais il ne put en comprendre la teneur. On aurait dit un avertissement, ou un conseil. Il se retourna, et fut choqué de voir le Maître qui s’était recréé, incluant habits et épée, qui se dressait sur l’herbe boueuse, qui marchait sur lui avec une expression de haine meurtrière. Sur les murailles du château, des hommes se mirent à crier, des femmes à hurler. Il avait semblé que Ravn Asharson était tombé… eh bien, qu’il avait disparu dans la terre – mais maintenant le roi du Nord était de nouveau debout, épée brandie pour le coup mortel. Et leur seigneur se retrouvait sans arme, ayant apparemment perdu tout courage. Virelai sut alors qu’il allait mourir, et que toute la magie du monde ne pourrait le secourir. * * * « Tu ne peux me tuer, Virelai. Ne te l’ai-je pas répété des milliers de fois ? Mais je suis très impressionné par l’amélioration de tes talents depuis que tu as quitté ma tutelle. Où est la chatte, je me le demande ? As-tu arraché toute la magie de cette pauvre Bëte et l’as-tu laissée éventrée pour les corbeaux ? » Comme on ne lui répondait pas, le mage fit un autre pas en direction de Virelai, et le pâle sorcier put sentir le souffle du vieillard. « Et je me demande », poursuivit le Maître, dont les yeux avaient l’éclat froid et bleu de la glace la plus dure, « si moi, je puis te tuer… Est-il possible, en vérité, de tuer une chose qui n’a jamais vécu ? Voilà une bonne question pour les philosophes. » Il dévisageait Virelai avec une curiosité ravie, mais ne voyait que perplexité sur le visage de celui-ci. Excellent. Le garçon n’avait pas la moindre idée de ce dont il parlait. « T’ai-je jamais raconté comment je t’ai trouvé, Virelai ? — J’étais un nouveau-né. Dans les collines du Sud, dit celui-ci d’une voix tremblante. On m’y avait abandonné pour que j’y meure. Vous m’avez emmené dans votre forteresse et vous m’avez élevé comme votre fils. — Mon fils… ah, oui, je t’ai fait mien. Je t’ai fait, m’entends-tu bien, mon garçon ? » Virelai sentit qu’en lui quelque chose se brisait. « Que voulez-vous dire ? » Le Maître plissa les yeux : « Tu sembles différent, Virelai. » Il s’approcha davantage. « Tu es différent. Tu n’es plus aussi pâle, tu n’as plus l’air d’un poisson mort. Tu sembles des plus solides, en vérité. Et c’est sûrement contre nature : loin de ta source, tu devrais t’être défait et anéanti. — Défait ? » D’horribles soupçons commençaient à démanger la cervelle de Virelai. Il se rappelait comme sa peau avait commencé de se dessécher et de s’écailler, comme il avait requis l’aide d’Alisha Alouette-du-Ciel, comme les onguents de celle-ci avaient renversé le processus. Et il se remémorait comme elle l’avait touché avec la pierre de mort… « Quelle source ? » demanda-t-il d’une voix soudain tranchante. « Mais moi, imbécile ! Et Sanctuaire : la source de la magie. » Un frisson glacé parcourut Virelai. « Je suis une chose créée par magie ? — Oh, oui ! Ne te l’ai-je jamais dit ? » Virelai regarda sa main qui se serrait, impuissante, à son côté. Elle semblait assez réelle : la peau pâle, avec de légères taches de rousseur dues au soleil du Sud, les articulations noueuses, les poils blonds sur le poignet. Puis il revint au mage. « Je ne vous crois pas, dit-il tout bas. Je suis aussi réel que n’importe quel homme. — Je t’ai arraché à son ventre. Tu étais à demi formé, tu avais l’air d’une créature marine, toute en yeux protubérants et en ailerons à la place des membres. Je t’aurais laissé expirer là, sur le sol du désert, mais elle m’a imploré. Je l’ai fait pour elle, au début. Étrange, vraiment, comme elle avait l’instinct d’une mère alors même qu’elle était là à saigner dans le sable. On ne s’y attendrait pas de la part d’une déesse. Mais quand je lui ai pris sa magie, elle t’a oublié. Elle a tout oublié. Elle s’est oubliée elle-même. C’est une histoire révoltante, en vérité. Tu étais le rejeton d’un inceste, l’enfant de son frère. Elles n’ont aucune moralité, ces divinités, vraiment aucune. Elles se considèrent comme différentes de nous, tu vois, différentes, meilleures. Je lui ai prouvé qu’elle se trompait. Tu devrais me remercier, en réalité, car je me suis assuré que tu ne répéterais jamais la transgression dont son frère s’est rendu coupable, que tu ne serais jamais un homme avec elle. Et puis, comme tu étais moins que rien, je t’ai pris pour moi. Je t’ai insufflé ma magie : je t’ai donné la vie. Tu es ma plus grande expérience, Virelai. Mais vois comme tu m’en as remercié ! Et nous voilà ici, en quelque sorte père et fils, nous affrontant pour savoir qui l’emportera. C’est ainsi que va le monde, sans cesse : la nature humaine redevient toujours égale à elle-même. Non que nous soyons très humains, toi et moi ! » Il éclata de rire, un aboiement cruel. « Il ne te reste plus d’énergie pour te battre, hein, mon garçon ? Ah, tu as perdu ton épée, quel dommage ! Mais tu as combattu bravement pendant que tu en étais capable. Eh bien, c’est le meilleur qui a gagné ! — Mère, sauve-moi… » murmura Virelai. Il vacilla encore un instant, tandis qu’un nuage de petites taches noires envahissait sa vision. Puis il sentit ses jambes se dérober sous lui. * * * De sa fenêtre au sommet de la tour, la Rose du Monde contemplait le champ de bataille, tirée de son lit par l’appel de la magie. Elle pouvait voir l’affrontement sur les deux plans, celui des apparences, et le plan magique. Elle vit qu’on avait envoyé Virelai combattre l’homme qu’elle avait connu comme son époux, et comment il s’était défendu de son mieux avec les petits sortilèges auxquels il pouvait recourir ; puis elle avait vu s’avancer sur le champ de bataille le mage qui l’avait emprisonnée dans son monde de glace. C’était ce qui avait fini de l’éveiller. Une grande rage l’avait envahie quand elle l’avait vu enfin, ce misérable vieillard drapé tel un héros légendaire dans la belle apparence du roi du Nord. Elle avait vu le rapide sortilège d’illusion grâce auquel il avait trompé les spectateurs pour les empêcher de remarquer la maladresse de la transition, lorsqu’il avait pris la place de Ravn. Mais elle en avait vu tous les détails : la main posée sur le plastron de l’Eyrain, le sortilège de sommeil pour neutraliser son élan guerrier, juste assez pour le plonger dans l’inconscience et le placer dans les bras d’un grand Eyrain aux yeux cernés et au visage ravagé, qui l’avait emporté loin du terrain. Elle avait vu comme Rahë avait dû jeter un sort de légèreté sur la grande épée afin de pouvoir la manier, comme les veines se gonflaient, bleues et noueuses, dans ses vieux bras maigres. Et elle avait vu la ferveur meurtrière qui illuminait son regard tandis qu’il fondait sur son ancien apprenti. Les chimères ne l’avaient point dérangée, même si de toute évidence elles avaient terrifié le pauvre Virelai. Ne pouvait-il discerner qu’il s’agissait de simples illusions, que le vieil homme n’était pas assez puissant pour devenir les bêtes qu’il évoquait avec tant de férocité ? Apparemment pas. Elle vit le vieil homme faire tomber Virelai, et comme Virelai combattait la magie par la magie tandis que le mage revenait à sa propre forme. Et, pendant quelques instants seulement, mais des instants qui demeurèrent gravés dans sa mémoire, elle vit l’homme que le mage avait été, des siècles plus tôt : sa haute taille, ses cheveux roux, son nez aquilin, son arrogance, un roi parmi les hommes. C’était l’aspect qu’il avait eu le jour où il avait capturé son frère par traîtrise, l’avait plongé dans une torpeur magique et précipité au cœur du volcan. Le jour où il l’avait capturée et liée grâce à un ingénieux filet de sortilèges, elle qui ignorait tout de la supercherie. Le jour où il avait arraché ses vêtements pour la violer sur le sable. Avant d’observer son ventre et de… Des mots lui parvenaient. Des mots étranges. Des mots tristes. « Mère, sauve-moi… » Elle abaissa son regard sur les combattants pour voir Virelai qui s’écroulait inanimé. Le Maître marchait sur lui avec un rictus satisfait. Il saisissait les longs cheveux blancs de Virelai, les enroulait dans son poing, soulevait de terre le menton de Virelai… * * * Un seul coup suffirait pour détruire à jamais ce qu’il avait créé. C’était une fin appropriée, et probablement la seule qui fût effective. Les Nordiques entretenaient de nombreuses superstitions concernant les morts-vivants, les morts qui revenaient et continuaient d’exister malgré tout, d’une vie contre nature. Tout comme il l’avait permis à Virelai. Ç’avait été étrange, insuffler ainsi sa magie à l’avorton, le faire croître rapidement, le voir courir et parler et rapporter ce qu’on lui demandait. C’était une attestation animée de ses remarquables pouvoirs : chaque jour, il lui rappelait sa prouesse. Le Maître avait fini par éprouver une certaine affection pour lui, à sa façon. Jusqu’à ce qu’il eût essayé de l’assassiner, et lui eût volé la Bête et la Femme. Deux des trois plus puissantes entités de ce monde, s’il l’avait seulement su. Le Maître ne put s’empêcher de sourire. Quel imbécile ! Et quel gâchis ! « Je dois prendre ta tête, Virelai, mon garçon », roucoula-t-il au-dessus de la silhouette inanimée. « C’est ainsi, avec les revenants, tu sais : leur trancher la tête et la garder loin de leur corps. Les Eyrains ensevelissent la tête dans une île, s’ils le peuvent : ils croient qu’un cercle de sel et d’eau pourra retenir un esprit errant. Ou quelquefois ils la réduisent en cendres. Mais j’aurai besoin de ta tête encore un petit moment, je dois avoir un trophée à montrer aux Istriens, afin de prouver que la victoire m’appartient, et de réclamer ce qui m’est dû. » Il se tut un instant, comme s’il avait écouté une voix inaudible à tout autre. « Et Tycho Issian, dont tu as revêtu l’apparence grâce à mes talents ? Ah, ma foi, il périra promptement, avant de pouvoir donner l’alerte. » Un puissant grondement fit frémir le sol et les airs. Le Maître fronça les sourcils. C’était inhabituel mais non inouï, des tremblements de terre aussi loin au nord du continent istrien. Il affermit sa prise sur le pommeau de l’épée et sur les cheveux de Virelai. « Je suis navré, Virelai, mais tu as joué assez longtemps… » Il brandit l’épée. Elle frappa quelque chose de solide. Mais ce n’était pas le cou de Virelai. * * * Sur les créneaux, on poussa des cris de stupeur émerveillée. Dans les lignes eyraines, on en fit autant, en se protégeant les yeux du soudain éclair blanc qui avait brièvement jailli, laissant une image rémanente dans tous les yeux. Et quand la lumière se fut éteinte, on vit : l’arbre le plus massif du monde – un frêne, à en juger par son écorce profondément ridée, ses longues racines noueuses, sa vaste couronne de feuillage tout à fait hors saison même dans ce continent austral au climat plus doux. Son tronc empiétait sur le lac et sur le pont et s’élevait du pied des murailles aux créneaux du haut château de Céra. Et au sommet de ces branches, apparemment sans vie, gisait une silhouette vêtue d’écarlate et d’argent. Les hommes du roi Ravn agrippèrent leurs talismans et firent le signe de l’ancre pour écarter cette malfaisante magie. Dans le château de Céra, on tomba à genoux, face tournée vers le sud, afin de prier la Déesse en implorant sa protection. On ne le savait point, mais elle était toute proche, dans la salle de la tour à l’ouest des fortifications, et elle contemplait ce qu’elle avait fait surgir de la terre, les yeux aussi brillants que des lampes. * * * Ravn Asharson secoua la tête. Il éprouvait une sensation étrange, comme s’il était dédoublé. Pas de douleur, pas de sang visible, il ne lui manquait pas de membres, il ne portait aucune blessure. Mais il n’avait que peu de souvenirs du combat, ni de cet arbre qui avait surgi de nulle part en bouleversant le sol et en déplaçant l’eau boueuse de la douve, fracassant le pont de fortune, semant partout des débris. Rahë était apparu comme par magie près de lui. Le vieillard regardait fixement l’arbre, le relief des tendons aussi marqué que des cordes dans son cou. Il était écarlate, les yeux injectés de sang, et soufflait trop fort pour que cette fatigue fût causée par la simple traversée du terrain. De fait, il avait l’air effrayé. « Par les sept enfers, murmura-t-il. Elle est revenue à elle. Et elle sait, elle sait… — Elle sait quoi ? » Le Maître sursauta, ne s’étant pas rendu compte qu’il avait parlé à haute voix. Une expression rusée revêtit ses traits. « Elle… sait que vous êtes venu la chercher, mon seigneur. » Compte tenu de la présence de l’armée eyraine, c’était impossible à disputer. « D’où vient cet arbre ? » Rahë fixa Ravn de son petit œil luisant : « De votre reine, dit-il avec malice. On dirait qu’elle s’est quelque peu éprise de ce Tycho Issian. » Puis, sans laisser au roi du Nord le temps de lui poser une autre question, il tourna les talons et revint en boitant aux lignes eyraines. Ravn fronça les sourcils. Rien de tout cela n’avait de sens. * * * « Comment est-ce possible ? » La Rosa Eldi attendit que la plus haute branche du frêne lui apportât son fardeau, puis elle aida l’homme pâle à passer par la fenêtre. Enfin en sûreté sur le lit, il bougea un peu, les paupières tremblantes, mais fut de nouveau perdu pour elle. Elle passa sur sa joue une main fraîche, en sentant la vie qui pulsait en lui, sa vie à elle, la vie d’Elda dans ses veines, puissante, même s’il n’en avait pas toujours été ainsi. Elle pouvait percevoir en lui les traces de l’ancienne magie du Maître ; elle les effacerait bientôt, jusqu’à la dernière. « Virelai, souffla-t-elle. Ouvre les yeux. Virelai, mon fils… » * * * À la tombée de la nuit, lorsqu’il fut bien clair que les Istriens n’avaient nulle intention de lui rendre son épouse, ni de capituler en cédant le château, la fureur de Ravn ne connut plus de bornes. « Nous allons les assiéger, insista-t-il. — Mais, Ravn… » Il adressa au duc de Passorage un regard d’un noir d’encre. Le reflet d’une torche tremblait tout au fond de ces yeux assombris, une lueur infime dans des ténèbres. « Je ne partirai pas d’ici sans elle. Peu importe combien de temps il faudra, et même si je dois tenir la promesse que j’ai faite au sire de Cantara. » Il se tourna vers le capitaine des gardes. « Envoie des hommes dans la forêt pour chercher du bois. Envoie un autre contingent déterrer les plus gros rochers qu’ils pourront trouver pour les ramener ici. Démolissez la ferme, là… » Il désignait une maison de pierre et ses dépendances, de l’autre côté de la rivière. Un ruban de fumée montait, imprudemment, de sa cheminée. Le capitaine des gardes hésita : « Il fait noir, Sire… » Ravn eut un geste impatient : « Que m’importe ? Je ne laisserai pas mon épouse passer une heure de plus en la compagnie de ce prestidigitateur istrien. Bran ? — Sire ? » L’incrédulité de Passorage étirait le mot en deux syllabes. « Envoyez-moi l’ingénieur. — Karl Main-de-Marteau ? — À l’instant. Et de la corde. Il nous faudra de la corde. » Il s’interrompit pour réfléchir. « Prenez-en aux bateaux, les gréements, les filins, tout. — Sire ! » La flamme qui brûlait dans les yeux d’Asharson semblait davantage à présent que la simple réflexion d’une bougie : c’était l’incandescence de la folie qui les faisait étinceler. « Nous ne partirons pas d’ici sans elle. Sans elle, nous n’aurons nul besoin des bateaux. » 38. Le Quartier des Os Il s’avéra impossible de suivre la piste de Persoa. Non seulement parce que l’homme des collines avait effacé ses traces avec soin mais à cause de la nature même du terrain. Au sud de Cantara, où les fermiers avaient abandonné tout espoir d’apprivoiser la terre, ils avaient rencontré une région de denses broussailles remplies de plantes épineuses et d’herbes aussi sèches que de la paille, qui avaient cédé la place au vrai désert, d’interminables perspectives de dunes et de rocs nus sous une chape de ciel bleue et brûlante. En ce lieu où tout glissait et changeait sans cesse, rien ne gardait longtemps sa forme. Les dunes étaient toujours en marche, grain par grain, une pesante et inexorable marée. Et lorsque le vent se mettait de la partie avec l’enjouement arbitraire d’un enfant qui s’ennuie, il refaçonnait le paysage à son gré puis détruisait ce qu’il avait créé pour recommencer plus loin. Katla se protégeait les yeux de l’éclat aveuglant du soleil qui se reflétait sur le sable. Sa première réaction, en voyant les étendues désertiques, avait été un émerveillement ravi. Les dunes s’étiraient en rangs crénelés jusqu’aux taches mates des montagnes à l’horizon lointain, et le contraste tranchant du soleil et de l’ombre conférait à la réitération de leur mouvement immobile une austère et élégante simplicité qui lui rappelait la haute mer, ou les plateaux de Tomberoc en hiver, lorsque la terre est enfouie sous la neige et la glace qui en rendent les contours mystérieux tout en leur prêtant une trompeuse joliesse. Un pied mal placé et l’on se retrouvait avec une cheville foulée, une jambe cassée ou au fond d’une crevasse. Ici, les dangers étaient plus insidieux. Chez elle, Katla connaissait toutes les cavernes, tous les promontoires, tous les abris rocheux : exposée aux dents traîtresses de l’hiver eyrain, elle pouvait, au pire, se creuser un trou dans la neige, sucer de la glace pour se désaltérer et attendre que le mauvais temps passe. Mais ici, il n’y avait aucun abri, rien pour se sustenter, et même si, pour qui avait été élevé dans le Nord humide et froid, il était difficile de ne pas considérer le soleil comme une bénédiction, c’était un soleil du désert, impitoyablement brûlant. Il vous martelait la tête, vous dérobait force et vitalité, vous desséchait de toutes parts. Si Katla s’était arrêtée à penser plus de quelques instants à l’issue possible de cette randonnée, elle aurait dû admettre qu’elle craignait de mourir là, exténuée, réduite en cendres. Mais ses deux compagnons semblaient tout à fait déterminés. Elle jeta un coup d’œil à Saro qui chevauchait à sa gauche et, malgré elle, pour la centième fois, se dit qu’il avait l’air très exotique dans ses robes de nomade du désert, avec ses seuls yeux noirs et étincelants entre les replis du coton blanc que Flavia Issian leur avait ordonné à tous de porter. Il vit qu’elle le regardait et détourna la tête avec embarras. Puis il alla rejoindre la commandante des mercenaires. Les larges hanches de Mam se balançaient au pas de son cheval et son menton pointait résolument vers le sud. Elle avait à peine dit deux mots depuis qu’ils étaient partis et, de temps à autre, Katla pouvait voir sa cuisse frémir, comme si elle devait se retenir de pousser sa monture au galop pour rattraper plus vite Persoa. La première nuit, ils entravèrent les chevaux et montèrent une de ces minces tentes circulaires sur cadre flexible de saule que les Nomades emportaient avec eux ; ils avaient une douzaine d’outres d’eau douce, un sac de pains sans levain et des pâtes nourrissantes à l’olive, à la tomate, des abricots et des baies prises dans les réserves de Cantara, ainsi que des saucisses et de la viande séchée enveloppées de mousseline. Il y avait aussi un gros pot d’une graisse blanche et malodorante que leur avait donné l’une des vieilles femmes. « Même si elle vous offense le nez, elle le sauvera ! » avait dit l’ancienne à Mam, en lui conseillant d’en étaler aussi sur leurs mains et leurs lèvres. Tandis que le soleil plongeait à l’horizon brumeux, la température avait baissé aussi, et continua de diminuer. Katla s’éveilla aux petites heures de la nuit en claquant des dents. Elle s’assit en se frottant le visage et les mains, puis s’enroula plus étroitement dans ses vêtements pour empêcher l’air froid d’y pénétrer. Elle resta éveillée pendant une éternité, en écoutant le souffle régulier de Saro et les ronflements sonores de la mercenaire. Toujours éveillée pour voir la première lueur de l’aube darder le rabat de la tente, au matin, elle n’était pas de très bonne humeur. « Vous ronflez comme une grenouille-taureau », lança-t-elle à Mam tandis qu’ils déjeunaient. La mercenaire haussa les épaules : « Personne ne s’en est jamais plaint. — Qui oserait ? » Un demi-sourire fit luire les dents effilées de Mam. * * * Pendant deux autres jours, ils voyagèrent sans incident à travers les impitoyables territoires désertiques ; le troisième jour, le temps changea. Ce fut Saro qui en repéra les signes : le sable fumait à la crête des hautes dunes comme la neige au sommet d’une montagne. Il l’indiqua à Mam, laquelle marmonna qu’elle n’avait ni le temps ni le désir de se complaire à des observations poétiques du paysage. Contraint de s’adresser à Katla, il dit : « Nous devrions nous abriter. J’ai entendu parler des tempêtes de sable dans ce désert. Il est une ancienne légende disant que toute une armée a disparu dans le Quartier des Os, mille hommes, leurs chevaux et leurs yékas. Ils avaient quitté Tagur au milieu des acclamations de la foule qui lançait des pétales de rose sous leurs pas, on les attendait à Gibéon quatre jours plus tard. Un grand mage a envoyé une tempête de sable qui les a tous engloutis. On ne les a jamais revus. » Katla arqua un sourcil. Puis son front se plissa. En s’abritant les yeux, elle scruta l’horizon. « Peux-tu voir les montagnes ? » demanda-t-elle soudain. Les pics de l’Échine du Dragon avaient été de brumeux contours indigo qui se détachaient sur le bleu féroce du ciel, mais on ne pouvait plus à présent distinguer le ciel de la terre. Bientôt, les premières bourrasques s’abattirent sur eux. Le sable leur fouettait le visage par les ouvertures de leurs turbans, et ils furent contraints de renoncer à bien voir, en tirant l’étoffe plus haut. Fouettés par mille petits grains piquants, les chevaux s’agitaient avec nervosité. Saro poussa le sien de l’avant et fit signe à Mam, qui hocha la tête de mauvais gré. Ils mirent pied à terre et s’accroupirent avec anxiété à l’abri d’une grande dune isolée, obligeant les chevaux à se coucher à leur côté, en espérant que l’immense croissant de sable qui les dominait ne s’effondrerait pas subitement sur eux. C’était pis qu’une avalanche, se disait Katla en scrutant l’air sombre et tourbillonnant de petites tornades, pis qu’un blizzard où la blancheur engloutissait tout. La tempête sembla durer une éternité, accompagnée d’un hurlement surnaturel, comme si mille fantômes y dansaient avec une joie maligne. Katla ne pouvait se retenir de penser à l’armée perdue, le grelot des ossements dans les armures, mille voix furieuses d’une mort absurde en ce lieu sans pitié où ne pouvaient intervenir ni le secours de la déesse ni celui d’un hasard aveugle. À un moment donné – impossible de dire quand –, le jour devint la nuit, puis redevint le jour. Le vent changea de direction, poussant le sable dans le flanc de la dune. Ils se déplacèrent le long de la base de celle-ci, à quatre pattes, une main plaquée sur leurs masques d’étoffe, l’autre tirant les rênes de leurs montures. Natives des plaines, les bêtes étaient des chevaux solides, très endurants, et dotés d’un puissant instinct de survie. Mais celui de Mam ne put malgré tout plus supporter le sable et les hurlements du vent dans ses naseaux et ses oreilles. Les yeux fous, avec des hennissements plaintifs, il se redressa pour s’écarter du petit groupe, arrachant les rênes aux mains de la mercenaire. Pendant un moment, il se cabra et rua comme s’il avait dansé, lui aussi. Puis il partit au galop dans la tempête. Ils ne purent que regarder sa silhouette sombre se fondre dans le sable et disparaître dans l’obscurité. Nul ne dit mot. Il n’y avait rien à dire. Et nul ne voulait une bouchée de désert. Après une durée impossible à déterminer, le fracas furieux s’éteignit peu à peu et la lumière revint sur le monde. Le paysage dans lequel ils émergèrent avait été métamorphosé par la tempête, les dunes s’étiraient dans de nouvelles directions, de vastes lignes ondulantes nées du sud. Mais, dans l’air plus clair, les pics déchiquetés de l’Échine du Dragon se détachaient de nouveau sur l’horizon pâle, et ils y trouvèrent le courage de poursuivre leur chemin, deux sur un cheval, un à pied, en échangeant régulièrement leur place. Il n’y avait nulle trace du cheval perdu, pas même des marques de sabots sur la nouvelle surface du désert. Mais, tandis que le soleil amorçait sa chute vespérale, soulignant de rais écarlates tout ce qui se trouvait à leur droite, ils aperçurent à quelques centaines de pas des formes qui brisaient l’éternelle symétrie monochrome du désert. En s’approchant, ils virent ces formes se transformer en une silhouette plus petite que celle d’un cheval. Un homme. « Persoa ! » Mam se laissa tomber du cheval et se précipita en titubant, sans se soucier de rien, laissant Katla saisir les rênes avant de perdre une autre monture. Ce n’était pas l’homme des collines. Ils rejoignirent Mam qui contemplait la chose dans le sable, une main sur la bouche, désemparée. Même face contre terre, cet homme présentait de bien plus fortes proportions que l’eldianna. Il était mort depuis un certain temps : à travers ses vêtements déchirés, on pouvait voir sa peau desséchée, dure comme du cuir. Sa main étendue s’était fendue en deux. C’était une vraie main de géant. Il fut difficile de retourner le corps, mais ils y parvinrent, avec un choc sourd qui souleva un nuage de poussière ; ils se mirent tous à tousser. Katla poussa un gémissement. Mam scrutait le cadavre. « Je suis sûre que je l’ai déjà vu quelque part », dit-elle, indifférente à ce spectacle affreux maintenant que ce n’était de toute évidence pas Persoa. « C’est Urse, murmura Katla. Urse Une-Oreille. » Et en vérité, le mort n’avait qu’une oreille – la gorge en charpie, le torse strié de plaies, et une profonde entaille qui lui traversait la figure. Katla, choquée, se tourna vers Mam. « Mais pourquoi est-il ici ? La dernière fois que je l’ai vu, il partait en bateau avec mon père, pour leur expédition vers Sanctuaire. » Saro s’agenouilla pour soulever les vêtements en lambeaux. « Bëte », dit-il à mi-voix. Il baissa la tête. « Bèt ? » Katla fronçait les sourcils. « Bëte. Un grand félin. L’un des Trois. Je crois que c’est elle qui a fait ceci, car je n’ai jamais vu un aussi gros félin, et ces marques de griffes sont énormes. Cet homme était-il de vos amis ? » Les larmes qui emplissaient les yeux de Katla étaient assez éloquentes. Elle hocha la tête, muette, en se demandant ce qui avait bien pu emporter Urse si loin des mers arctiques où Le Long Serpent avait cinglé, et ce qu’il était advenu du reste de l’expédition, de son père et de son frère. Il n’y avait rien à faire : aucun rituel, aucun rite ne suffirait, et il était absurde d’ensevelir un corps dans une région où le sable bougeait sans cesse. Ils finirent par disposer plus dignement Urse, en plaçant des pierres sur ses yeux, et Katla demanda à Sur d’accepter son âme errante dans ses grandes salles, même si le colosse n’était pas mort en mer, ni dans une bataille. Une réponse était bien la dernière chose à laquelle elle se fût attendue. Je le prendrai, Katla Aransen. Mais j’ai besoin de toi et de l’épée que tu portes. Hâte-toi de me rejoindre ! Hâte-toi vers le sud ! Katla regarda autour d’elle, abasourdie. « As-tu parlé, Saro ? » dit-elle, méfiante. Saro lui rendit son regard avec curiosité : « Non. » Il n’avait de toute évidence rien entendu. Katla ferma les yeux. La voix vibrait encore en elle, dans les os de ses jambes, dans son torse, dans son crâne. Elle se rappelait cette sensation. Elle frissonna. Peut-être était-elle en train de perdre l’esprit. Peut-être avait-elle perdu l’esprit depuis bien longtemps. Elle se dirigea à grands pas vers le bai qu’elle montait et posa la main sur le pommeau à tête de renard de la grande épée qui pendait sur le flanc de l’animal. Le métal était étrangement chaud au toucher, non point la chaleur du soleil mais celle d’un feu. Katla remonta en selle, songeuse. Même après avoir lâché le pommeau depuis un moment, ses doigts fourmillaient encore. Elle se surprit bientôt à soutenir de son autre main le bras que la seither avait guéri : il avait commencé de pulser et de brûler, un souvenir du bûcher, une sensation qui la remplissait d’appréhension. Devant elle, le Pic Rouge se dressait à l’horizon comme une dague environnée de nuages de fumées. * * * Urse n’était pas le seul cadavre qu’ils rencontrèrent ce jour-là. Mais le suivant était encore bien plus étrange. Cette fois, Mam ne voulut point en approcher. Malgré son apparent pragmatisme, elle était encore fondamentalement superstitieuse, et si la chance lui avait fait un don – le répit de découvrir que le premier homme n’était pas Persoa –, il faudrait sûrement le payer. Et Katla ne pouvait s’empêcher de redouter que, à la place d’Urse, le prochain serait son père, ou Fent. Ce fut donc à Saro qu’il revint d’aller examiner la silhouette recroquevillée. Il le fit avec prudence, car elle était assise, tête penchée sur la poitrine, comme une pause après une longue et épuisante randonnée. Qui que ce fût, ce n’était point Persoa, à moins que le désert ne traitât ses morts de bien curieuse façon. L’homme – Saro le jugeait tel aux restes de ses culottes – avait expiré bien avant Urse Une-Oreille, car l’ivoire de ses os luisait à travers des lambeaux de peau noircie par la pourriture et les intempéries. Il ne restait plus d’yeux, pas de nez, ni de lèvres non plus, et les mains squelettiques étaient jointes sur les cuisses décharnées. Les bottes, encore en bon état, avaient été de belle qualité, mais d’un style démodé depuis si longtemps que Saro n’en avait vu de telles que dans la bibliothèque où son père avait conservé ses bibelots curieux – une paire de bottes qui avait appartenu à un lointain ancêtre, et âgées d’au moins trois cents ans. Il s’assit à croupetons en fronçant les sourcils. La chose bougea, mais ç’aurait pu être la brise, où le tassement des vieux os. Dérouté, Saro recula le plus vite possible, sans jamais quitter le cadavre des yeux. « Quoi, demanda Katla, qu’y a-t-il ? — Qui est-ce ? » s’écria Mam, un tremblement inhabituel dans la voix. « Je ne sais pas. » Saro se releva. « Mais c’est un homme qui n’a pas vécu au cours des trois cents dernières années. » Il était pâle sous son hâle doré, là où l’on pouvait voir ses yeux. Katla fit une grimace. « C’est une plaisanterie », déclara-t-elle sombrement. Elle se rendit jusqu’au cadavre pour l’examiner. Saro avait raison : il semblait de la plus haute antiquité, appartenait peut-être même à l’armée dont avait parlé l’Istrien. Mais il ne portait pas d’armes. Elle s’accroupit, soulagée de savoir qu’il ne pouvait s’agir d’un homme de sa connaissance. Elle remarqua un lambeau de peau d’une coloration différente au centre du front, d’un rose blafard, comme si c’était ce qui avait péri en dernier, alors que tout le reste était d’un gris noirâtre. Très étrange. Une fois sa curiosité satisfaite, elle se releva et se retourna vers ses compagnons. Quelque chose la retint. Elle baissa la main et ses doigts rencontrèrent quelque chose de dur et de frais. Avec des articulations. Elle se retourna avec lenteur, horrifiée, et vit ce qui tenait sa tunique. Avec un cri inarticulé, elle se libéra, et regarda fixement le cadavre. Qui lui rendit son regard. Même s’il n’y avait pas de traits sur ce visage, elle aurait juré qu’il était déçu. Puis il leva le bras décharné qui l’avait saisie et désigna le désert, en direction du sud et du Pic Rouge. Les os des bras et des jambes grinçaient les uns contre les autres tandis qu’il s’efforçait de se relever. Puis il y renonça, comme exténué. « Non. » Katla secouait la tête. « Non, c’est impossible. » Elle recula en faisant le signe de l’ancre. « L’avez-vous vu ? L’avez-vous vu ? » demanda-t-elle à Saro et à Mam. Saro hocha la tête en silence ; Mam, bouche bée, avait les yeux écarquillés. « Oui », dit enfin Saro, toujours très pâle. « Katla, je crois que je sais de quoi il s’agit. » Elle lui lança un regard fulgurant : « Évidemment. C’est un mort, un revenant. — Un homme ressuscité, murmura-t-il. Un homme mort qui a été ramené à un semblant de vie. Par la pierre de mort. Par Alisha. » Katla frissonna en se rappelant les paroles d’Erno au sire de Cantara : une pierre qui pouvait guérir les malades et ressusciter les morts. Je n’ai aucune raison d’être là, se dit-elle soudain. Elle pouvait prendre un des chevaux et retourner dans le Nord, ramer jusqu’à Tomberoc s’il le fallait, bien loin de tout cela. Mais ce serait abandonner Mam et Saro dans cet endroit oublié des dieux, avec une seule monture. Elle savait qu’elle en était incapable. Quant à Saro, il sentait que son funeste destin se rapprochait. Il redressa les épaules en essayant de ne pas penser à la vision qui l’avait hanté depuis que le sire de Cantara l’avait étreint dans la Chambre Étoilée de Jétra. Puis il s’approcha du mort. « As-tu été ressuscité par la Nomade, Alisha Alouette-du-Ciel ? » lui demanda-t-il avec solennité ; il attendit la réponse, même si tout cela semblait absurde, dépourvu de toute réalité. « Avec l’eldistan, la pierre de mort ? » La chose bougea un peu, la tête légèrement penchée comme pour écouter de ses oreilles inexistantes. Saro répéta la question dans la langue des collines. Le mort posa les doigts sur la tache rosâtre de son front, comme pensif. Puis il hocha la tête, une fois, presque imperceptiblement puis avec plus d’insistance, faisant claquer ses mâchoires, et confirmant les pires craintes de Saro. Il essaya de nouveau de se lever, comme si la simple mention de l’eldistan l’avait rempli d’énergie nouvelle. « Merci », dit Saro, en s’écartant promptement. Il voyageait déjà en assez étrange compagnie sans ajouter ce bizarre nouveau venu à leur petite troupe. Ils contournèrent ce retardataire de l’armée de trépassés d’Alisha Alouette-du-Ciel, et poursuivirent leur chemin vers le sud. 39. Le Pic Rouge Il leur fallut encore une journée pour atteindre les collines au pied de l’Échine du Dragon. Il n’y avait toujours pas trace de Persoa ou de sa monture. Ils dépassèrent cependant trois autres cadavres de ressuscités à des stades divers de décomposition et d’animation, et les contournèrent à chaque fois. Dans une petite oasis presque à sec, ils attachèrent les chevaux à des palmiers, à portée de l’étang boueux, et dissimulèrent une partie des bagages pour continuer ensuite à pied car le terrain prenait soudain de l’altitude, se transformant en cailloutis cendreux et en défilés de roches qui s’annonçaient à la fois instables et très pénibles à traverser ; il ne semblait pas très juste de demander à des animaux de gravir un volcan qu’ils auraient eux-mêmes bien du mal à escalader. Ce fut difficile en effet, et dès le début. Le soufre alourdissait l’air, les poumons brûlaient à chaque souffle ; même si l’altitude et le terrain montagneux offraient davantage d’ombre, il faisait aussi chaud que dans le désert, car les fumerolles abondaient sur le volcan. En sueur, une humidité qu’elle ne pouvait guère se permettre de perdre, Mam se hissait dans le défilé encombré de pierres comme si chaque instant perdu devait provoquer une tragédie. Katla jeta un coup d’œil à Saro, et grimaça. L’Istrien semblait aussi exténué qu’elle se sentait elle-même, les yeux rougis par le manque de sommeil et les particules qui ne cessaient de pleuvoir du ciel. Une ombre passa sur elle. Elle leva les yeux : très haut dans le ciel, des oiseaux noirs planaient férocement, ailes déployées, avec les doigts tendus de leurs rémiges. « Des gypaètes, dit Saro qui avait suivi son regard. Des charognards. » Katla savait ce que cela signifiait. Elle se mordit les lèvres. Renonçant à la voie obstruée de débris où se débattait la mercenaire, elle choisit plutôt un bloc de pierre plus lisse, paumes et plantes des pieds bien à plat pour la meilleure traction possible. Un vaste flot d’énergie la traversa aussitôt, lui enflammant les muscles, lui faisant battre le sang aux tempes. Des voix résonnantes réclamaient son attention, ricochant dans son crâne comme des chauves-souris dans une caverne. Elle se hissa sur le rocher en essayant d’oublier ces sensations, mais les voix se firent plus fortes et plus insistantes. « Katla ! » Brisant sa concentration, le cri de Saro lui rendit ses esprits, mais elle ne put discerner ce qu’il lui disait. Désorientée, elle se hissa depuis le rebord où elle avait placé son pied gauche et se retrouva debout. Elle frotta son visage collant de sueur, interrompant ainsi le contact avec la pierre, et les voix disparurent aussitôt. Il faisait tellement chaud ! Elle brûlait. Je dois être remarquablement peu en forme, se dit-elle. « L’épée ! » cria de nouveau Saro. Elle comprit, trop tard. L’arme était en feu. Elle sentit ses cheveux s’enflammer, et la lame, sur toute sa longueur, lui brûler dangereusement les épaules, le dos, les fesses, les cuisses. Elle se retourna, s’en débarrassa vivement, d’instinct, pour la jeter au loin. « L’épée de flammes ! » Au-dessus d’elle, Mam s’était arrêtée en plein élan pour la regarder avec une terreur respectueuse. « C’était le tatouage sur le dos de Persoa ! » Katla regardait fixement l’épée. Elle s’était enflammée de la garde à la pointe, de grandes flammes colorées en jaillissaient en tourbillonnant. Elle pouvait en sentir la chaleur d’où elle se trouvait, une chaleur mortelle, comme celle d’un bûcher. Elle examina à tâtons, prudemment, sa tête et ses épaules, et tout ce qu’elle pouvait toucher dans son dos, s’attendant à sentir peau et cheveux s’effriter sous ses doigts. Mais il n’y avait aucun dommage, absolument aucun. Elle présenta son dos à Saro : « Suis-je intacte, demanda-t-elle avec nervosité, ai-je été brûlée ? » Saro secoua la tête, muet. En fronçant les sourcils, Katla s’approcha de l’épée. Les flammes s’éteignirent à son arrivée, en s’effaçant de la garde, comme une invite. La tête de renard du pommeau semblait lui adresser un sourire malin. Sa main voulait prendre l’arme, sa paume droite la démangeait, comme s’il lui avait manqué quelque chose. En serrant les dents, elle posa un doigt rapide sur le métal. C’était chaud mais non brûlant : on accueillait son contact avec bienveillance. Elle referma ses doigts, souleva brusquement l’épée. Des flammes d’un vert éclatant surgirent dans les rouges et les orangés. Puis une grande force saisit son bras et le tendit, tirant le reste de son corps, comme si elle avait été une pierre aimantée et la gueule du Pic Rouge l’Étoile du Navigateur. Mam s’écarta pour la laisser passer et, pour la première fois, Katla lut de la peur sur le visage de la mercenaire. « L’épée sait, dit Katla. Elle répond à l’appel de son créateur. » Comment elle le savait elle-même, elle n’en avait pas la moindre idée. Mais cela lui était venu avec la clarté impérieuse d’un fait. Mam et Saro échangèrent des regards anxieux, puis suivirent la fille aux cheveux de feu et son épée de flammes. * * * À quelques centaines de pieds au-dessus du plateau désertique, il y eut un choc, plus haut, et une pluie de débris s’abattit sur eux. Des pierres ricochèrent, les manquant de peu. Mam s’aplatit contre le flanc du défilé, haletante, et leva la tête pour voir ce qui avait délogé les débris. Au-dessus d’eux, la silhouette de Katla fut oblitérée par une autre forme bien plus grosse et, venu de nulle part, un énorme cheval noir dégringola vers eux. Saro écarquilla les yeux. C’était Présage de la Nuit. Il appela l’étalon par son nom, en vit les oreilles réagir, deux fois, comme s’il avait reconnu sa voix, puis la bête l’avait dépassé dans un tonnerre de sabots, roulant des yeux ardents. Il le regarda disparaître dans la pénombre en contrebas, déconcerté par les éclairs de muscles rouges et d’os blancs à nu dans une croupe qui se mouvait avec la puissance et la souple grâce qu’il se rappelait bien. Quelques instants plus tard, ils en trouvèrent le cavalier, assis à l’orée d’une caverne dont le plafond semblait luire d’un féroce éclat écarlate. En sursautant, la personne leva les yeux. Des mains osseuses soutenaient un menton osseux, mais ce n’était pas un revenant, ce n’était pas un cadavre ranimé. « Alisha ! » Saro se rappelait la Nomade telle qu’il l’avait connue pendant son voyage avec la caravane depuis Jétra. Il l’avait trouvée merveilleusement attirante, avec ses masses de boucles souples du plus bel auburn, sa chaude peau olivâtre, ses surprenants yeux clairs et son corps voluptueux. Il ne restait plus maintenant que la frappante pâleur de ses yeux, des points lumineux dans un visage émacié et noirci par le soleil, un visage qui s’était comme affaissé sur lui-même, ajoutant des dizaines d’années à ses quelque trente ans. Les simples circonstances bien humaines du chagrin et de la famine avaient prélevé leur dû, mais que devait à l’usage de la pierre de mort l’apparence sauvage et ravagée d’Alisha ? Près d’elle, une petite silhouette était recroquevillée, comme endormie. Saro sentit son cœur lui marteler les côtes, un réflexe, tandis que son corps se préparait à fuir avant même que son esprit n’en eût pris la décision. « Falo ? » Il ne put retenir le tremblement de sa voix. Comme éveillée par le son de son nom, la chose changea de position, se redressant sur un coude pour le regarder. Saro aurait voulu qu’elle ne le fît point. C’était indubitablement Falo – ou ce qu’il en restait, après les charognards, l’entropie naturelle et les privations du désert. Outre le bras tranché par les miliciens, l’enfant ressuscité avait perdu ses yeux ; trous et bosses difformes, sous l’espèce de peau grise, suggéraient que des chiens sauvages avaient déchiqueté son corps pour s’en régaler. Alisha Alouette-du-Ciel passa un bras autour des épaules du garçonnet pour l’attirer vers elle. « Il n’est pas bien », dit-elle d’une voix que la chaleur et la soif avaient rendue rauque. « Il doit se reposer. Les autres sont à l’intérieur de la montagne, ils aident l’Homme. Mais lui et moi, nous ne pouvons plus rien. » Elle semblait désolée. « Même notre cheval nous a désertés. — Présage de la Nuit ? » Alisha pencha la tête de côté. « Oui. Il est tombé quand on nous a tendu l’embuscade, mais la pierre me l’a ramené. » Sa main alla par réflexe toucher sa poitrine, un tapotement, une caresse, un geste étrangement propitiatoire. « Et Falo ? » Saro ne pouvait détourner les yeux du macabre spectacle, le garçon dont le crâne reposait contre le bras de sa mère. Alisha battit des paupières. « La pierre n’a plus d’effet sur Falo. Mais il est mieux qu’il n’était », ajouta-t-elle avec satisfaction, et elle sourit à l’enfant, un surprenant éclair de dents blanches. « Tu ne trouves pas ? — Donne-moi la pierre, Alisha », dit Saro avec gravité, en escaladant les gravats pour se tenir devant eux. Elle eut une expression obstinée. « Elle pourrait être de nouveau efficace, loin d’ici. — Peut-être. Mais tu dois me la donner. Tu sais que c’est moi qui dois porter ce fardeau, et non toi. » Elle le dévisagea et, pendant un terrible moment, il pensa qu’il devrait la subjuguer pour lui prendre la pierre de force. Puis elle fouilla dans ses habits et tendit la main. Dans sa paume reposait l’eldistan que le vieil Hiron, le vendeur de pierres d’humeur, avait donné à Saro à la Grande Foire, la pierre qui était peut-être l’objet le plus dangereux du monde, pâle et innocente, d’un jaune fumeux comme si, à l’instar de la femme, elle n’avait plus ni énergie ni but. Ce fut aussi simple que cela. Saro tenait ce qu’il était venu chercher. Mais ce fut avec beaucoup de réticence qu’il referma les doigts sur la pierre de mort. Celle-ci lança un bref éclair blanc, comme si elle avait reconnu son véritable propriétaire, puis elle s’éteignit tout aussi brusquement. Le cœur de Saro battit plus vite. « Ah », soupira Alisha, morose. « Elle est finie. Une petite étincelle de vie, et elle est partie. Tu l’as gaspillée », conclut-elle d’un ton accusateur. Saro se tourna sombrement vers ses compagnons. Une grimace de dégoût tordait le visage de Mam, mais Katla était impassible, les traits illuminés par les flammes surnaturelles de son épée. Puis, sans un mot, elle passa près de lui, toujours tirée par la lame ardente, escalada un rocher qui lui faisait obstacle et disparut dans la caverne, que l’épée éclairait d’une nouvelle et étrange lumière. Saro la regarda s’éloigner, et la lueur qui palpitait et disparaissait avec elle. Il demeura immobile, irrésolu. La pierre lui était revenue, sa tâche était accomplie. Il pouvait s’en aller, retraverser le désert et se rendre dans le Nord pour y chercher la Déesse. Ses compagnes avaient dorénavant chacune sa propre quête. Si Persoa était toujours vivant, il était certain que lui et Mam se retrouveraient. Et Katla était forte, elle se suffisait à elle-même, même lorsqu’elle n’était pas possédée par l’épée. Elle n’avait nul besoin de lui, elle ne l’aimait pas, elle semblait à peine éprouver pour lui une vague amitié. Rien ne le retenait ici. Mais toute la logique du monde ne pouvait rien au désir de son cœur. Il glissa la pierre dans la pochette de tissu vide qu’il portait à son cou et suivit la jeune Eyraine, accélérant le pas jusqu’à presque courir, escaladant les rochers et traversant les cailloutis avec la témérité déterminée d’un homme sur le point de perdre tout ce qui compte vraiment dans son existence. * * * Mam regarda Saro s’élancer derrière Katla avec une expression qui tenait à la fois de l’admiration et du chagrin, s’il y avait eu là quelqu’un pour l’interpréter. Mais il n’y avait plus personne en ce sombre lieu, sinon une folle et un garçonnet mort. Elle ne put cependant se retenir de leur poser la question qui brûlait en elle : « Avez-vous vu un homme venir par ici ? » demanda-t-elle à Alisha Alouette-du-Ciel, « un homme des collines de Farem ? » La Nomade avait une expression vacante. « Un bel homme, avec les tatouages de sa tribu sur le visage ? » Un léger tressaillement – reconnaissance, ou irritation ? « Un eldianna », insista-t-elle. Alisha leva alors les yeux. « Eldianna, répéta-t-elle tout bas. Eldianna ferinni monta fuegi. — Quoi ? » Mam fit un pas brusque vers la femme, en se penchant sur elle. Alisha recula, en tendant le bras pour protéger Falo de cette créature à l’aspect terrifiant, avec ses nattes hérissées d’un blond presque blanc et sa gueule où étincelaient des dents pointues. Mam se redressa en écartant les mains : « Persoa. Son nom est Persoa. Dis-moi si tu l’as vu, je t’en prie. Je dois le trouver, je le dois… » Des larmes lui montèrent aux yeux. Nul sur Elda n’avait jamais vu pleurer Finna-les-Dents, et c’était de fait encore plus alarmant que son rictus habituel. Mais la Nomade tendit une main et prit celle de Mam. « Tu l’aimes, oui ? L’eldianna ? » Les larmes tombèrent. Mam les essuya d’un revers de main, renifla horriblement et cracha par-dessus son épaule. « Oui, marmonna-t-elle. Oui, je l’aime. » Elle fixa la Nomade d’un air farouche. « Si tu l’as vu, tu dois me le dire, je t’en prie. — C’était hier, je crois. Il est venu hier. Il a essayé de me prendre la pierre, mais je ne l’ai pas laissé faire. Il était fâché, il a crié. Puis il a vu Falo, il a pleuré, et il est parti. — Où ? Où est-il parti ? » Alisha esquissa un geste pour montrer le fond de la caverne. « Dans la montagne. Il est allé dans la montagne de feu. Pour aider. — Aider qui ? » La Nomade adressa à la mercenaire un sourire de la plus grande douceur et une soudaine beauté métamorphosa ses traits ravagés. « Sirio, dit-elle avec simplicité. Ils vont libérer Sirio. Les Trois redeviendront Un, et nous serons tous libérés de cette roue de feu et de tourment. » Elle tenait son fils bien serré, et le berçait. « Nous serons libres, Falo, je te le promets. » Mam laissa la folle roucouler des berceuses à son fils mort depuis longtemps et prit le chemin du volcan, menton en avant telle la proue d’un navire de guerre qui affronte les vagues d’une tempête. * * * — Katla, Katla, arrête, attends ! » Prise au dépourvu en entendant son nom, elle se retourna pour regarder par-dessus son épaule. Des lueurs ardentes étincelaient dans ses yeux, on aurait dit l’esprit du volcan, songea Saro en frissonnant, un esprit vengeur muni d’une épée vengeresse. Il se rappela comme il avait eu peur d’elle lorsqu’il avait pris l’épée dans les couloirs du château, à Jétra, en pensant qu’elle allait peut-être le frapper pour le punir de sa témérité. Il l’avait vue manier cette épée avec une telle violence délibérée qu’il l’avait crue possédée ; il se rappelait comme elle lui avait semblé étrangère, lointaine, inaccessible. Mais il avait beau le nier, ou essayer d’éviter le sujet, il l’aimait malgré tout. Guaya ne l’avait pas seulement délivré du don d’empathie, apparemment : elle avait aussi confirmé la profondeur de sa passion, en le délivrant de sa crainte. « Katla », lança-t-il, et sa voix était basse et ferme, « Katla, où que vous alliez, j’irai avec vous. Si vous vous enfoncez dans les flammes de Falla, je m’y enfoncerai avec vous. Si vous entrez au royaume des morts, je serai à vos côtés. Si vous combattez, je combattrai avec vous. Je vous garderai, dos à dos, comme les guerriers des anciens temps, contre tous les assaillants, que ce soient des hommes, des bêtes ou des revenants. » Le regard de ces yeux étincelants et hostiles le balaya et, pendant un long moment, il se sentit à la fois évalué et jugé. Puis elle se pencha, ramassa quelque chose dans l’obscurité et le lui lança. « Si tu vas te battre avec moi, tu auras besoin d’une épée. » Il vit la longue forme qui accrochait la lumière en tourbillonnant : c’était à présent qu’il devait montrer sa valeur, ou jamais. Plutôt que de s’écarter pour laisser l’arme retomber sans danger à ses pieds, il avança d’un pas et se prépara à l’attraper, en sachant que s’il manquait son coup, il pourrait perdre une main, ou pis encore. L’épée sortit de la pénombre, pommeau en avant, et il l’attrapa bien proprement, en pivotant sur les talons pour accompagner l’élan de la lame. Lorsqu’il se retourna pour faire face à Katla Aransen, elle avait disparu. Seule sa voix résonnait derrière elle : « C’était l’épée d’un mort. Prends garde qu’elle ne le soit de nouveau. » Avec un grand sourire, Saro se précipita à sa suite. Plus ils s’enfonçaient dans le labyrinthe de la caverne, plus la lueur qui venait d’en bas s’intensifiait. Une grande clameur se mit à se réverbérer sur les parois de la caverne : des cris, des hurlements, des rugissements et des hululements, des gémissements et des glapissements, et le fracas des armes qui s’entrechoquaient. Lorsque le chemin se mit à descendre en pente de plus en plus abrupte, la chaleur s’accrut aussi à chaque pas. Saro s’essuya la figure en se demandant quel spectacle allait s’offrir à eux lorsqu’ils atteindraient la source de ces bruits infernaux. Malgré lui, il ne pouvait échapper aux comparaisons qui lui venaient à l’esprit : les victimes de Tanto, lorsqu’elles expiraient par centaines dans les tourments de ses bûchers. Il s’attendait presque à voir le rictus sardonique de son frère apparaître dans les ténèbres, plus vaste que jamais et plus horrible d’être un rictus de mort. Mais ce qui les accueillit lorsqu’ils arrivèrent enfin au cœur de la montagne était bien plus étrange, et bien plus terrible. Poussés jusque-là par la pierre de mort, tirant leur vitalité des terres mêmes qu’ils traversaient, les morts semblaient à présent subir une tout autre contrainte. D’où il se tenait, Saro put voir que l’armée ressuscitée d’Alisha Alouette-du-Ciel combattait et mourait de nouveau. Mais le chaos était tel, et l’impact des corps, qu’il était difficile de dire ce qu’ils affrontaient, sinon la montagne même, car de grands éclaboussements de lave et des jets de fumée obscurcissaient la scène, avec des rochers qui volaient de toutes parts. Horrifié, il vit un tronc noirci jaillir de la furieuse mêlée, suivi de près par ses membres, et des rubans de tissu ou de chair. Puis, au cœur de la bataille, quelque chose émit un rugissement sonore qui lui hérissa les poils sur la nuque. « Bëte », murmura-t-il. Comment un félin, si gros fût-il, pouvait-il survivre en un tel endroit ? Comment quiconque pouvait-il y survivre ? Les panaches sulfureux qui s’élevaient des abîmes ardents lui brûlaient les poumons à chaque inspiration – il se surprenait à respirer le moins profondément qu’il était possible de le faire tout en restant conscient, et vivant. Mais rien ne ralentissait Katla Aransen. Elle s’avança à grandes enjambées : l’épée de flammes, en parfait accord avec son nouvel environnement, la tirait toujours plus avant, toujours plus bas. Saro essayait de ne pas imaginer les horreurs qui allaient les engloutir, ni quel trépas pouvait l’y attendre. Il essayait de ne pas penser du tout. Tête baissée, avec des ruisseaux de sueur qui coulaient sous ses habits, il suivait Katla au cœur du monde, et la pierre de mort lui martelait les côtes comme un deuxième cœur. Il y avait des morts partout. Ou plutôt, les ressuscités morts étaient partout, éparpillés dans des postures grotesques, telles des poupées écartelées par un enfant cruel. Certains cadavres fumaient, os nouvellement mis à nu, blancs sur la peau calcinée. Certains semblaient endormis mais ne remuaient pas, même lorsque les flammes les léchaient. D’autres semblaient travailler dur à une sorte d’excavation, car des rochers étaient empilés d’un côté de la caverne, tandis que des rocs à moitié fondus étaient projetés dans les airs de l’autre côté, comme par une force invisible. Plus loin, la bataille faisait rage et c’était de ce côté, évidemment, que se dirigeait Katla. Trois silhouettes – deux hommes et une énorme créature noire – luttaient contre un unique ennemi. Il n’était pas plus grand que ses adversaires humains, et bien plus petit que le félin. Mais il se battait avec tant d’agilité féroce qu’il était à même de les tenir en échec d’un seul bras tandis que de l’autre il cueillait les recrues de l’armée des morts et les précipitait avec une force inimaginable contre les parois de la caverne ou plus loin dans la lave en fusion. Saro laissa échapper une exclamation étranglée. Il lui semblait reconnaître deux des combattants. Mais Katla, même si elle l’ignorait encore, en savait davantage. « Persoa ! s’écria Saro. Bëte ! » La réaction de Katla fut moins sonore mais, même dans la lueur rougeâtre, il put voir que toute couleur avait déserté son visage. « Tam, souffla-t-elle. Par tout ce qui est sacré… Tam Renard… » Alors, malgré elle, elle tourna son regard vers leur adversaire qui se tenait dans la lave, drapé dans des nuages d’un jaune incandescent. Le Maître de Sanctuaire avait consacré tous ses talents et sa puissance à celui qui affrontait son fils, l’eldianna et la Bête. La métamorphose de ce combattant était totale, mais pas au point que Katla Aransen ne pût reconnaître son propre frère. Il n’était plus son jumeau, malgré sa chevelure enflammée et ses yeux qui brillaient d’un éclat bleu, dur et perçant. Des pieds à la tête, sa peau aussi noire que charbon luisait d’un sourd éclat métallique. L’un de ses membres brillait davantage, comme si toute trace d’humanité en eût disparu – muscles, nerfs, tendons, os, la chair, le sang, remplacés par la carapace cartilagineuse d’un énorme insecte. Car ce n’était plus un bras mais une grande faux, comme la pince mortelle d’un gigantesque crabe ou d’une énorme mante religieuse. « Fent ! » La tête de la créature pivota avec lenteur dans sa direction, et ses yeux se fixèrent sur elle. Puis un rideau de fumée retomba, les dérobant de nouveau l’un à l’autre. Mais Katla avait senti le cœur lui manquer, tandis que le doute s’enracinait dans sa poitrine, projetant ses rets dans tout son corps, et la faisant trembler. Quel abominable destin avait frappé son frère ? La dernière fois où elle l’avait vu, il l’avait dupée au jeu des nœuds, au sommet de la Dent du Chien, se moquant d’elle tandis qu’avec son traître compagnon il l’attachait et la bâillonnait pour la laisser prisonnière d’une chaise, avant de courir dans le chemin de la falaise et de prendre sa place à bord du navire de leur père. Et qu’était-il advenu du reste de l’expédition paternelle ? Comment deux de ses membres pouvaient-ils bien s’être retrouvés de l’autre côté du monde, loin des mers arctiques qui entouraient Sanctuaire, l’un mort dans le désert et l’autre – son frère jumeau – transformé en monstre pour affronter ses amis parmi les morts, dans les entrailles d’un volcan ? Elle se sentait soudain perdue, et terrifiée. Katla… Katla… Tu es venue… Je te sens près de moi. Prends la force de l’épée. Bientôt je serai libre… L’épée entendit la voix de son maître, même si Katla était trop désorientée pour y réagir. Comme mue par sa propre volonté, l’arme se tourna vers la chose qui avait été Fent, et Katla se retrouva soudain en train de courir, les pieds tirés vers l’avant, malgré elle, pour affronter son frère. L’épée s’éleva et s’abaissa, un grand coup de taille. Le bras monstrueux se dressa pour le parer et un terrible grincement fendit les airs tandis que la lame glissait sur la substance adamantine. Katla recula en vacillant, le bras engourdi jusqu’au coude. Elle regarda, stupéfaite, les flammes de l’épée devenir pourpres puis vertes, puis un délire de couleurs qui n’étaient pas de ce monde. Fent éclata de rire et, en se retournant, découvrit que ses trois autres adversaires avaient eu le front de s’approcher pendant qu’il s’occupait de sa sœur. Il se fendit et projeta en arrière l’homme des collines, d’un seul revers meurtrier. Puis il revint à Katla, qui luttait toujours pour contrôler l’épée. « Ha, sœurette ! » s’écria le monstre, et même le timbre de la voix de Fent avait changé, car elle était basse et résonnante alors qu’elle avait été claire et un peu nasillarde. Elle avait aussi été autrefois teintée de tranchante malice, et c’était maintenant un fil d’acier émoussé. « Vraiment comme dans les anciennes légendes, à présent, le combat des jumeaux, celui de la lumière, celui des ténèbres, pour décider du destin du monde ! » Puis il fondit sur Katla, d’un seul bond, visant sa tête de la lame incurvée qui avait remplacé sa main. Katla se déroba en pivotant, et abattit la grande épée, son propre coup de faux. La pince rencontra encore la lame et des étincelles jaillirent, comme lorsqu’on aiguise le fer brûlant sur la pierre. Le souffle court, Katla recula en considérant son coup suivant. « Déjà fatiguée, sœurette ? Sûrement pas, nous ne faisons que commencer ! — Fent, Fent, que t’est-il arrivé ? haleta-t-elle. Qu’es-tu devenu ? — Quoi, tu veux dire, ceci ? » Il brandissait la pince dans sa direction avec un grand sourire fou. « Je ne me rappelle pas que tu te sois plainte quand la seither t’a rendu ton bras ! Rahë a fait de moi ce que j’aurais toujours dû être. Toi, tu as une épée, et moi… » Le bras s’abattit et l’épée para désespérément, avec un autre hurlement grinçant du métal sur le cartilage. Katla recula d’un pas dansant, en essayant de conserver son équilibre. Si elle tombait, il ne l’épargnerait pas, elle le savait avec une terrible, une profonde certitude. Il ne restait plus en lui désormais aucun sentiment fraternel. Mais elle devait pourtant essayer de le distraire. « Rahë… qui est Rahë ? Avez-vous atteint Sanctuaire ? L’expédition a-t-elle réussi ? Où est Pa ? — Tant de questions, sœurette ! Toujours la petite chienne glapissante à poil de renard, à ce que je vois. » La pince fondait de nouveau sur elle, un mouvement obscur brouillé par la vitesse, et de nouveau Katla l’évita en laissant l’épée s’interposer. Cette fois, la lame ricocha sur le bras étrange et frappa Fent à l’épaule. Il laissa échapper une exclamation sifflante qui aurait pu en être une de douleur. « Voilà qui n’est pas gentil, Katla. Pas du tout. » Il bondit très haut, par-dessus sa tête, la forçant à se jeter à genoux pour l’éviter. Mais, comme reliée au monstre par un fil invisible, l’épée le suivit, en étirant douloureusement les bras de Katla, et le frappa cette fois aux jambes. Fent poussa un hurlement furieux, se retourna et, de son bras intact, abattit un déluge de coups sur la lame, la faisant retentir d’un son argentin. Une fumée noire s’en éleva, mais quand elle se dissipa, le feu qui enveloppait l’épée était toujours aussi éclatant. * * * Saro observait ce combat déroutant avec l’impression de rêver, enfoui jusqu’à la poitrine dans des sables mouvants. Il pouvait à peine distinguer ce qui se passait en contrebas, car partout où il jetait les yeux se déchaînait une activité frénétique, le tout obscurci par des panaches de fumées et de vapeurs. Quand la fumée se dissipait, il pensait apercevoir les morts au cœur du volcan, là où aucune créature vivante ne pouvait exister, qui délogeaient roc après roc comme s’ils avaient voulu exhumer un trésor. Pendant ce temps, les trois silhouettes, de l’autre côté de la caverne, apparaissaient et disparaissaient, frappaient, reculaient. Puis il vit Persoa projeté contre une paroi comme par une main géante, pour frapper le roc dans un grand craquement et glisser à terre, où il resta assommé. Ou mort. Le cœur au bord des lèvres, il chercha Katla des yeux, la trouva à genoux, brandissant la grande épée au-dessus de sa tête. Il jeta un coup d’œil inquiet à sa propre lame : que pouvait-il faire pour aider Katla avec cette petite arme ébréchée ? Surtout contre un guerrier qui bougeait si vite qu’on ne pouvait en suivre les mouvements. Mais il avait juré de se battre avec elle, de la protéger contre tous, et si minces fussent ses chances de survie, il devait tenir sa promesse, il le savait. Avec un grand cri, il secoua sa torpeur et chargea dans l’arène infernale, épée levée comme une hache. Plus par chance que par bon jugement, il réussit à ne pas tomber dans la fosse de feu bouillonnant, même si la fumée tourbillonnait, aussi épaisse qu’un rideau. Il agita frénétiquement le bras et, tandis que la vapeur se dissipait un peu, il vit la chose que Katla avait appelée Fent à deux pas de lui à peine, fondant sur elle avec un rictus de joie sauvage. En hurlant, Saro se précipita, plié en deux, crâne en avant. Il avait eu l’intention de frapper à l’estomac, mais le monstre était trop rapide pour lui : l’évitant d’un pas de côté, il lui assena un coup de sa main ordinaire, l’envoyant s’étaler plus loin. Mais Saro n’allait pas se laisser écarter aussi aisément. Il se releva avec une célérité née du pur désespoir et piqua son épée dans le creux du genou de Fent, alors que celui-ci chargeait de nouveau Katla. Fent trébucha puis, avec un grondement de rage, il se retourna. Et Saro connut véritablement la peur en voyant pour la première fois clairement l’adversaire de Katla. Car en face de lui se tenait un reflet perverti de sa bien-aimée. La silhouette était petite et nerveuse, avec des muscles secs et des traits acérés, comme Katla. Mais à la place de la peau dorée de celle-ci, la créature était noire, comme calcinée, et pourtant lisse, sans tache, sans une brûlure ni une plaie. Sa chevelure, qui formait un sauvage halo roux autour de son visage, avait exactement la même nuance que celle de Katla. Et les yeux bleus au regard fou, qui crépitaient férocement dans ce visage aux traits fins, lui rappelaient horriblement ceux de Katla lorsqu’elle lui avait pris la grande épée, au château de Jétra, et qu’il s’était cru sur le point de périr. Quand la chose leva un bras, il vit avec une répulsion horrifiée que là cessait toute ressemblance avec Katla, car cet appendice n’évoquait en rien un membre humain : dur, massif, il avait la forme d’une pince de homard galien dont les deux bords incurvés claquaient l’un contre l’autre, hérissés de dents qui se chevauchaient légèrement, aiguisées comme des rasoirs. D’un geste désespéré, Saro abattit son épée et attendit le coup qui le tuerait. Il ferma même les yeux un instant. Du moins avait-il gagné quelques secondes à Katla. Elle avait peut-être eu le temps de s’écarter. Puis quelque chose lui cogna le coude, quelque chose de chaud, d’une dureté soyeuse, et, en ouvrant les yeux, il vit Bëte à ses côtés, les muscles cordés de son encolure, son museau plissé par un rictus de colère et de peur, les grandes lèvres noires retroussées sur les énormes crocs, les yeux d’ambre rivés sur la silhouette qui avançait. Son rugissement vibra dans la poitrine de Saro, lui conférant force et courage. Il se rappela l’esprit belliqueux du chaton qu’il avait secouru dans sa villa, cette petite chose affrontant ce qui avait dû lui paraître un ennemi tout puissant, et il sentit son désespoir se dissiper. « Pour Katla ! » rugit-il, et il se précipita de toutes ses forces sur le monstre. Homme et Bête, ils frappèrent Fent de concert, et leur élan le renversa. Saro se trouva soudain au bord de la fosse, vacillant périlleusement. Puis des dents aiguës s’enfoncèrent dans sa ceinture, son habit et sa peau, pour le tirer en arrière. Mais, pendant un instant il entraperçut un étrange spectacle : l’armée des morts – ou les quelques survivants – déterrait une silhouette humaine au cœur de la montagne, une forme qui avait été recouverte de rochers massifs et d’amas de lave refroidie. C’était un homme. Mais en dehors de cela, on ne pouvait le décrire. Cela ressemblait à de la chair, cela avait la forme de la chair, mais Saro aurait juré qu’il distinguait au travers le roc en fusion, comme si cette chair eût été immatérielle : l’ombre de ce qui avait été un homme, et n’était plus qu’une vision. « Qu’est cela ? » s’écria-t-il, affolé. On aurait dit que le monde s’était encore transformé pour devenir un rêve encore plus surnaturel qu’auparavant. Car il y avait maintenant une voix dans la tête de Saro, et il savait qu’elle appartenait au grand félin, il le savait avec la certitude intime qui distinguait la vérité de l’illusion. Le Dieu se trouve là-bas et il est ressuscité. Les Trois redeviendront Un, et Rahë sera abattu ! Mais nous devons d’abord nous débarrasser de la créature qu’il a envoyée contre nous, car elle est infatigable et pénétrée de la magie qu’il a dérobée ! Un hurlement aigu retentit derrière eux, et Saro se retourna avec appréhension pour voir Katla étendue et la silhouette noire qui la plaquait au sol de sa pince massive. La grande épée était à quelque distance, et ses flammes étaient presque éteintes. « Bëte, s’écria-t-il, sauve-la ! » Mais quelqu’un devança le félin. L’homme à la barbe rousse se jeta sur le sol fumant et s’interposa entre Fent et la jeune fille, en donnant un coup de pied dans la pince. Il se releva. Il dominait la silhouette noire de toute sa taille, mais en dehors de cela, il n’avait pas d’arme, ni de vêtements d’ailleurs, à l’exception d’un morceau d’étoffe noué autour des reins. Mais il montrait les dents à Fent, avec défi. Saro sentit une grande vague de jalousie incongrue déferler sur lui en voyant cet homme garder Katla comme un loup défend sa compagne blessée. Puis un nuage de fumée jaillit en tourbillonnant de la fosse et recouvrit tout. Quand il se dissipa, un spectacle encore plus alarmant s’offrit à Saro. L’homme à la barbe rousse était effondré sur Katla. Il y avait du sang partout, sur l’homme, à terre, sur Katla. Impossible de dire à qui il appartenait : tous deux étaient inertes. Saro eut l’impression que son cœur cessait de battre. Si Katla était morte, il ne voulait pas le sentir pulser à nouveau. Il perçut un hurlement naître en lui, mais avant qu’il ne pût franchir ses lèvres, la fosse entra en éruption. Les morts se précipitèrent hors de la caverne, cheveux et peau en flammes, et la silhouette noire – étant venue à bout des irritantes créatures qui avaient fait obstacle à son véritable but – les faucha un par un comme s’ils n’avaient été que des chardons dans un champ. Puis il alla chercher dans le roc en fusion et, avec une force surhumaine, il en extirpa l’essence incorporelle du dieu qui y avait été enseveli pendant de si longs siècles. Ce fut Bëte qui poussa le rugissement que Saro avait senti naître en lui. Elle bondit au bord de la fosse et regarda la terrible pince se refermer sur son divin compagnon, griffes enfoncées dans le roc comme si elle eût pu sauver Sirio du monstre de Rahë. Mais même d’où il se tenait Saro pouvait voir la chaleur intense de la montagne lui brûler les yeux, et la fourrure : l’horrible puanteur âcre lui emplissait les narines. Si Bëte sautait dans cette fosse ardente, elle périrait en quelques instants, et nul ne bénéficierait de ce sacrifice. Affaibli par trois cents ans d’emprisonnement, Sirio se tordait dans l’étreinte de Fent. Il laissa enfin échapper un grand cri. Les héros qu’il avait appelés des quatre coins d’Elda avaient failli, et tout allait être perdu. Saro sentit la pierre de mort qui lui brûlait la peau. « Non, murmura-t-il, non, je ne puis en user de nouveau. Pas même pour ceci ! » Et si Katla se meurt, en useras-tu ? Saro referma son poing sur la pierre, les yeux brûlant de larmes. Le ferait-il ? Il l’ignorait, mais il pensait bien qu’il le ferait, malgré les horribles conséquences. Il se détourna de l’affrontement qui se déroulait à l’extérieur de la fosse, et tituba jusqu’à l’endroit où, sur le sol fumant, Katla et l’homme à la barbe rousse gisaient, fatalement enlacés. Il se laissa tomber à genoux près d’eux. Ni l’un ni l’autre ne bougeait. Le sang avait coulé comme un masque sur le visage de Katla, surtout du nez et de la bouche, des stries d’un rouge plus foncé dans la flamme de sa chevelure. L’homme était étendu sur le dos en travers de la jeune fille, avec une énorme entaille dans l’épaule et la poitrine. Faites que ce soit sa blessure qui couvre Katla de sang, pria Saro, en se sentant coupable. Faites qu’elle soit sauve. N’importe quoi, je donnerai n’importe quoi si elle est sauve. La pierre pulsait sur sa poitrine, étincelante. Il noua fermement sa tunique sur l’eldistan, les mains tremblantes, en essayant d’oublier cette insistante présence. Transformerait-il Katla en l’un de ces revenants à la peau grise ? Pouvait-il la condamner au sort de ces morts-vivants chancelants qu’il avait vus dans l’armée d’Alisha ? Non, il ne le pourrait pas. « Katla, dit-il tout bas, Katla, ne sois pas morte. » Il n’y eut pas de réponse. Il toucha le visage de la jeune fille, du bout des doigts. Sa peau semblait froide et sans réaction, un peu humide aussi, comme de la boue piétinée. Il approcha sa joue du nez et de la bouche, mais ne put sentir de souffle. Pas plus qu’il ne put trouver la moindre pulsation lorsqu’il pressa la veine du cou. Saro se mit à pleurer en silence. Et une nouvelle voix s’éleva en un gémissement. Saro releva brusquement la tête. Il se tourna pour voir d’où venait cette voix. C’était Mam qui berçait le corps de Persoa, recroquevillé au pied du rocher contre lequel il avait été précipité. Un tel gaspillage de vies, d’amour, d’efforts, et pour quoi ? Le chagrin se transforma en colère, le blanc ardent de la fureur et du désespoir. Saro se releva d’un bond, le visage ruisselant de larmes. La grande épée reposait à quelques pieds, encore incandescente. Sans une pensée cohérente, il s’en approcha, referma son poing autour du pommeau à tête de renard, et la souleva. Elle était massive, un morceau de fer forgé, conçu pour détruire des existences. Même ses flammes s’étaient éteintes – et, au tréfonds de son être, il fut certain que la flamme de Katla s’était éteinte aussi, car c’était le contact de sa main qui avait incendié l’épée, sa vie qui lui avait conféré son énergie, il le savait à présent. Peu importait. Rien n’importait plus. Il allait tuer cette chose, dans la fosse, et il mourrait ensuite. Et c’en serait fait de tout. Avec lassitude, il mit l’épée sur son épaule et parcourut la vingtaine de pas qui le séparait du trou qui perçait la montagne. Il y jeta un regard. Le dieu s’avérait difficile à tuer, semblait-il. La pince de Fent glissait sur la figure diaphane, ou au travers, essayant en vain de trouver une prise. Et le jumeau de Katla était furieux. Dans sa frustration, il frappait du pied et des éclaboussements de lave jaillissaient pour retomber en grésillant. Fent tentait d’écraser la tête de Sirio sur les parois rocailleuses de l’abîme, mais la forme de la divinité se fondait dans le roc et réapparaissait, apparemment intacte, même si elle pendait, inerte, dans l’étreinte de la monstrueuse et difforme créature. Absolument enragé, à présent, Fent prit Sirio par ce qui semblait être ses pieds et le fit tourner autour de sa tête comme les hommes que Saro avait vus aux jeux de la Grande Foire, maniant un gros caillou avec une fronde pour voir qui lancerait le plus loin. Lorsque Fent le lâcha, le dieu prit son essor comme une grande épée translucide. Il heurta la paroi sans un bruit, et disparut. Fent sortit de la fosse. « Tu te considères comme une divinité ? s’écria-t-il. Tu n’es rien qu’un misérable semblant de dieu. Je t’ai vaincu. Moi, Fent Aranson de Tomberoc… (il s’interrompit pour réfléchir un instant) … et de Sanctuaire. S’il y a un dieu ici, c’est moi ! » Bëte se jeta sur lui en rugissant. L’attaque était imprévue : Fent s’effondra dans un fracas évoquant cent marmites cascadant d’une falaise. Sans lui laisser le temps de récupérer, le grand félin s’abattit sur son dos, l’écrasant dans la cendre. Mais alors même que les griffes de Bëte lacéraient l’étrange peau noire dont le mage l’avait pourvue, la créature de Rahë éclata de rire. « Et on dit que tu es une divinité aussi ! Mais en fin de compte, tu n’es qu’un gros chat de ferme prétentieux et j’en ai tué quelques-uns, de mon temps. » Il fit le gros dos, en appui sur les bras. Les pattes de Bëte ne touchaient plus le sol. Il se redressa lentement, tandis qu’elle grondait et mordait en essayant de trouver un appui. « Va jouer avec les petites souris, se moqua-t-il. Tu n’es bonne qu’à cela ! » Saro souleva l’épée. Puis il se précipita sur la silhouette noire, avec un grand hurlement. Au dernier moment, Bëte sauta à l’écart. Il y eut une soudaine éclosion de flammes tout le long de la lame – écarlate et rouge, orange et or, et un vert pur qui les effaça toutes. Elle crépitait d’énergie. Saro sentit soudain qu’une main se refermait sur la sienne pour lui prendre l’épée. Un visage apparut devant lui. C’était Persoa. Mais il était métamorphosé. Tandis que le dieu prenait possession de son corps, les tatouages de l’homme des collines se transformèrent en coulant les uns dans les autres. Les marques tribales se déployèrent sur son visage pour courir le long de son cou et de ses épaules à la rencontre des couleurs qui flamboyaient sur son dos. Elles effacèrent les étranges dessins, et il ne resta plus qu’une peau claire, lumineuse, sans tache, d’une teinte plus pâle que celle de l’homme des collines. Sa chevelure noire changeait aussi, devenant l’or pâle du lin. Et ses yeux étaient maintenant d’un bleu perçant. Le dieu Sirio posa brièvement la garde de l’épée sur ses lèvres, et les flammes devinrent d’un vert très pâle, comme le maïs nouveau. Puis, d’un mouvement extraordinairement rapide, il se tourna vers la créature qui avait autrefois été le jumeau de Katla et, d’un seul coup précis, il lui trancha la tête. Celle-ci rebondit en frappant le sol de la caverne, avec ses cheveux rouges qui se tordaient, puis elle roula dans la fosse et coula dans le magma bouillonnant. Le corps resta où il se trouvait, oscillant un peu. Puis il s’écroula avec un fracas retentissant. Sirio lui accorda un bref intérêt, puis, comme s’il s’était débarrassé d’ordures déplaisantes, il se pencha pour se saisir de l’horrible bras métamorphosé, traîna le cadavre décapité jusqu’à la fosse et le poussa du pied par-dessus le bord. Le corps tomba presque sans bruit. Le dieu l’observa un instant, mais aucune bulle ne marqua son passage. Il se détourna pour faire face à ses sauveteurs. Son regard alla d’abord à Mam encore agenouillée, les yeux écarquillés de chagrin et d’horreur, là où le corps de Persoa avait été étendu avant d’être si brutalement emprunté. Le dieu sourit, un sourire qui aurait pu être d’infinie compassion, ou de léger amusement. Il est parfois difficile de déchiffrer l’expression d’un dieu. « Il dit qu’il est navré de te quitter. Il te demande de ne pas me reprocher d’avoir pris son corps et de sa force. Il dit… » Sirio pencha la tête de côté, comme s’il avait essayé de percevoir un son lointain. « Il dit “Au revoir, Finna, va avec mon amour”. » Si ces paroles étaient censées réconforter ou apaiser la mercenaire, ce fut peine perdue. Mam se releva d’un bond, les yeux étincelants, les poings serrés. Puis elle se précipita sur le dieu telle une tornade, lui assenant des coups sur la poitrine, le visage, les bras. « Ce n’est pas toi que je veux en ce monde, c’est Persoa ! Rends-le-moi, voleur ! Sors de ce corps ! Rends-le-moi ! » Sirio se laissa frapper pendant un moment, sans donner signe qu’il sentait les coups, en sûreté désormais dans son nouveau corps. Puis, comme la furie de Mam retombait, il la prit dans ses bras pour la tenir contre lui, une main sur sa tête, comme une mère berçant son enfant. « Il m’a fait don de son corps, et il a toujours su qu’il en serait ainsi. Depuis le jour de sa naissance, il était lié aux Trois, à travers le roc, à travers les os d’Elda. Nous nous sommes toujours connus, lui et moi. Un eldianna porte la marque des dieux, il leur est destiné, ne le savais-tu point ? » Et lorsque Mam tourna vers lui le regard déconcerté de ses yeux rougis, il posa une main sur son front. « Tiens, sens sa présence. Il est toujours là, en moi, comme tous ceux qui meurent en notre nom. » Un lent sourire tremblant fleurit sur les lèvres de la mercenaire, puis son visage se défit de nouveau en une expression angoissée et elle s’effondra à terre en pleurant sans faire de bruit, les bras sur la tête. Le dieu se tourna vers Saro et le dévisagea d’un air solennel : « Tu portes ce qui appartient à ma sœur », dit-il, surpris. Saro, déchiré de chagrin et de désespoir, leva des yeux vides vers le dieu tandis que sa main cherchait instinctivement sur sa poitrine la pochette où se trouvait la pierre, dissimulée sous ses habits. Le dieu s’approcha de lui. « Puis-je ? » demanda-t-il. En tremblant, Saro dénoua les lacets de sa tunique et sortit l’eldistan de la pochette. Sirio le regarda fixement puis recula d’un pas en détournant les yeux. « La larme de Féya, un objet maudit ! Elle a donc pleuré pour moi. Que lui a-t-il donc fait pour qu’elle ne puisse venir à mon secours ? Je me le suis demandé pendant trois cents ans. Rien ne pouvait nous séparer, rien ! Elle est mienne, et je lui appartiens, nous faisons partie l’un de l’autre. Je croyais qu’il l’avait détruite mais je l’ai sentie de nouveau dans le monde. Je l’ai sentie, là… » Il fermait un poing sur sa poitrine. « Elle est revenue sur Elda, je le sais, dit-il, farouche. Elle est revenue et je dois la trouver. » Quelque chose vint buter contre sa jambe et il baissa les yeux : c’était Bëte, aussi énorme qu’un félin de la jungle, qui se frottait la joue contre sa cuisse avec toute l’adoration fervente d’un chat domestique. « Non, je ne t’ai point oubliée, tu es revenue aussi. Oui, oui, je sais. » Il tendit une main pour la gratter distraitement derrière une oreille, et le ronronnement de l’énorme créature gronda dans la caverne comme un présage de tremblement de terre. « Où est-elle donc, notre dame ? » dit-il avec douceur, à la cantonade. « On dit qu’elle se trouve sur la côte d’Istrie, répondit Saro. Le sire de Cantara l’a ramenée à travers l’Océan du Nord. Mais, mon seigneur, je dois demander… — Cantara ? Pas Rahë ? — Tycho Issian est le sire de Cantara. Mon seigneur, j’ai une question… — Un homme, et non un mage ? » Saro secoua la tête avec impatience. « Un homme terrible mais non un mage, mon seigneur. — La côte nord de l’Istrie, dis-tu. » Saro hocha la tête. « Oui, seigneur, mais… — Et elle est bien vivante, et sauve ? — Je ne l’ai vue qu’une fois, mon seigneur, quand elle a touché la pierre et l’a rendue meurtrière. Des hommes sont morts… d’autres ont été ressuscités… Katla Aran… — Elle ne peut avoir eu tous ses esprits. Nous n’apportons pas délibérément la mort à notre peuple. » Mais tout en parlant, il refermait les doigts sur le pommeau de la grande épée. Saro le dévisagea : « Mais pouvez-vous apporter la vie ? » Le regard perçant des yeux bleus le figea presque sur place mais, en tremblant, il insista : « Katla Aransen gît là, morte. Elle a donné sa vie pour vous, même si ce n’était pas de plein gré, car Katla a combattu jusqu’au dernier moment. Elle m’a dit autrefois que son dieu ne requérait pas de sacrifices de sang. Mais elle est morte pour vous, mon seigneur… — J’ai accepté son présent, offert de plein gré ou non. Ne demande pas des miracles, mon garçon », dit Sirio avec gravité. « Les jours de chaque existence sont comptés et donner à l’un signifie qu’on prend à un autre. — N’avez-vous donc aucune gratitude, aucune générosité ? Est-ce cela, être un dieu ? Voir le monde comme une interminable ronde de vies et de morts, toutes égales et ne signifiant rien de plus que de vous permettre de poursuivre votre existence ? » Le masque de sereine indifférence se reformait peu à peu sur le visage de Sirio. Soudain furieux, Saro s’écria : « Ce que vous ressentez pour la Rosa Eldi, je le ressens pour Katla Aransen ! Comprenez-vous ? » L’ébauche d’un pli dépara le front blanc du dieu. « Tu es un mortel, mon garçon, et moi… eh bien, l’abîme est vaste entre nous. Si elle est morte en mon nom, elle vit en moi et y vivra à jamais. » La rage explosa en Saro : « Ce n’est qu’une arrogante excuse ! Que m’importe si elle existe en vous comme un fantôme ? Je ne la veux point là, je la veux ici, avec moi, bien vivante, pour respirer, pour marcher et escalader, courir et aimer. Ici, sur Elda. Ici, dans mes bras ! » Il prit le bras du dieu, sans se soucier d’être foudroyé sur place, sans se soucier de rien. Sirio observa le tableau d’un air contemplatif : le mort étendu presque nu sur la morte, une expression indéchiffrable sur son visage pâle. Mais Saro s’était jeté à genoux près de Katla. Il prit sa main inerte, la frotta, la porta à ses lèvres. Elle était à peine tiède et refroidissait vite, malgré la chaleur sulfureuse de la caverne. Il la frotta encore plus fort. Sirio se pencha pour effleurer la tête rousse de Tam Renard. « Je me souviens de toi, dit-il avec curiosité. Je sais qui tu es. » Il se redressa. « Je l’ai amené ici », affirma-t-il avec satisfaction à Saro, comme ravi de sa propre prouesse. « J’ai envoyé un monstre faire chavirer son navire, et je l’ai amené ici pour me secourir, alors qu’il se noyait. » Il posa ensuite une main sur Katla Aransen. « Ah, souffla-t-il. Je te connais aussi, forgeuse d’épées. » Il se redressa. « Je les ai aidés tous deux sur Elda, déclara-t-il. Ce qui est une infraction suffisante à l’ordre du monde. Je ne veux point intervenir encore. » Il sourit en voyant l’expression atterrée de Saro, et ce n’était pas un sourire empreint de bonté. « D’ailleurs, l’un d’eux est toujours vivant. » Saro ouvrit de grands yeux : « Lequel ? » Un gémissement lui répondit. Puis Tam Renard battit des paupières, avec un autre gémissement. Il porta une main raide à son visage, examina le sang séché avec dégoût, en grimaçant lorsqu’il prit conscience de la douleur causée par sa blessure. Son regard se porta sur le corps de la femme. « Katla ! » Il se redressa pour mieux la voir. « Ah, Katla… non… » Saro la regardait aussi, épouvanté. Il trouvait déjà terrible la blessure de l’homme à la barbe rousse, mais celle de Katla était encore plus grave. Sa tunique avait été entaillée sous les côtes et il pouvait distinguer des choses luisantes, atroces, des organes intimes qui n’auraient jamais dû voir la lumière du jour. Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il avait la pierre de mort dans la main. Elle brillait d’une lueur jaunâtre, maladive. Le visage de Saro ruisselait de larmes. Il regarda fixement la pierre, avec répulsion. Il ne savait que faire. Puis il se tourna vers le dieu pour lui tendre brusquement l’eldistan. « Prenez cette pierre, et rendez-la à votre sœur. Et prenez-moi ensuite », supplia-t-il d’un ton pressant. « Prenez ma vie en échange de celle de Katla. Si vous donnez à l’un vous devez prendre à l’autre, avez-vous dit. Eh bien, prenez ma vie et donnez-la-lui. Elle ne mérite pas de mourir, elle est trop pleine de vitalité… » Les sanglots étouffèrent ses paroles. Tam Renard secoua la tête, et dans ses nattes en désordre osselets et pierres cliquetèrent ; les méplats accusés de ses traits rudes parurent s’adoucir : « Ah, Katla, dit-il à mi-voix. J’avais espéré t’épargner ce funeste destin. » Puis il se tourna vers l’Istrien qui sanglotait, et soupira. Il fixa enfin le dieu de son regard fauve et nonchalant. « Vous voilà donc, Sirio, Seigneur des Hommes. Ce garçon, qui a l’air d’avoir assez souffert même s’il est à peine assez vieux pour connaître le sens de ce mot, vous offre l’essence de sa vie pour restaurer celle de Katla Aransen. Qu’est devenu votre monde si de tels sacrifices sont requis de si jeunes gens ? » Il se souleva sur un coude pour lancer un coup d’œil mélancolique à sa propre poitrine lacérée. « Mais moi, j’ai vécu longtemps, et à voir ceci, je ne ferai plus guère d’acrobaties désormais. » Il esquissa une grimace qui se transforma en sourire. « Mes compagnons sont morts, mon meilleur ami a été tué par votre Bête, et mon cœur n’a plus nul endroit où s’attacher. Si nous parlons de marchés, je vous en offre un meilleur que ne le pourrait jamais ce garçon, comme vous le savez bien, eu égard à ma lignée. » Sirio lui lança un regard fulgurant. « Les fils de mages et de seithers vivent longtemps, en vérité. Mais ce sont les actes de ton père qui ont plongé le monde dans son état présent », déclara-t-il. Vif comme un serpent, il saisit d’une main les nattes de Tam Renard et de l’autre la chevelure ardente et ensanglantée de Katla. « J’ai donc peu de scrupules à accepter un tel présent de ta part ! » Tam Renard, le cou tordu, leva vers le dieu un œil calme, illuminé de lueurs dorées. « Prenez-le vite, alors, dit-il entre ses dents serrées, pour l’amour de Katla. Prenez-le maintenant, avant que je ne change d’avis. » Il y eut un bref tremblement dans la terre et dans l’air, comme si le flot du temps changeait de cours ou que jaillissaient des énergies soudaines. Puis les yeux de Tam Renard se révulsèrent dans leurs orbites, et Katla Aransen roula de côté en toussant. Le mouvement fit béer davantage les lèvres de sa blessure, et une boucle d’intestin en sortit, luisant dans la forge du volcan. Saro regarda fixement cette abomination puis leva sur le dieu un regard incrédule : « Je croyais que vous alliez la sauver ! » s’écria-t-il, accusateur. Sirio fronça les sourcils : « Elle est vivante. — Mais sa blessure n’est pas guérie. — La guérison des blessures ne relève pas de mon domaine. » Il se tourna vers le grand félin couché à ses pieds. « Nous avons un long voyage devant nous, tous les deux, si nous devons être réunis avec notre Rose. Es-tu prête ? » Bëte ouvrit largement la gueule en un geste qui aurait pu être un bâillement aussi bien qu’un assentiment. Puis elle frotta de nouveau sa joue contre la cuisse du dieu et se leva lourdement. « Vous ne pouvez nous quitter ! Si vous la laissez ainsi, elle mourra. Nul ne peut survivre à une telle blessure. » Sirio paraissait légèrement irrité. « Vos existences sont si courtes, quelle différence si vous vivez une journée ou dix années de plus ? Tout ce que vous faites, c’est vous infliger des cruautés les uns aux autres et chercher du pouvoir. Et lorsque vous en obtenez, vous en voulez davantage. Rahë disposait d’un royaume tout entier. Pourquoi a-t-il violé ma sœur et lui a-t-il dérobé sa magie ? Uniquement pour vivre plus longtemps et détenir davantage de pouvoir. Et maintenant, je dois le retrouver et rétablir cet équilibre-là. » La Bête s’avança entre eux. Elle posa un long regard pensif sur Katla et, pendant un horrible instant, Saro craignit que l’odeur du sang frais n’eût excité son appétit, surtout lorsqu’elle pencha la tête pour explorer du museau la blessure, ce qui fit pousser à Katla un cri d’agonie. Saro se jeta sur le félin pour essayer de le tirer à l’écart. La Bête le secoua comme s’il avait été un moucheron et retourna à ce qu’elle faisait, indifférente à ses menaces et à ses coups. Elle dit enfin, très clairement, dans sa tête : J’ai léché sa blessure pour la refermer, mais tu dois l’amener à la Rosa Eldi si elle doit être pleinement guérie. Saro contempla Katla. Sous les entailles de la tunique, les lèvres de la plaie avaient commencé de se rejoindre : une peau translucide se formait sur les entrailles. Il sentit un soudain espoir lui percer le cœur. Cela ne durera pas, le prévint Bëte. Mon talent agit sur les créatures, mais non sur les humains. Vous n’avez pas notre résilience. Elle pencha la tête. Oui, oui, nous allons partir à présent, ne t’impatiente pas. Je sais que tu as faim d’elle. Elle me manque aussi. « Ne pouvez-vous nous emmener avec vous ? » implora Saro. Bëte le fixa de ses yeux d’ambre. Là où nous allons, tu ne peux nous suivre. Prends bien soin d’elle, et apporte l’eldistan. 40. La Guerre de la Rose La flotte des Eyrains harcela et pilla toute la côte istrienne. Ils incendièrent la ville de Hédéra pour la huitième fois de sa longue histoire et en emportèrent trésors et femmes. D’autres voguèrent vers le sud et envahirent Ixta, dont la population s’enfuit à l’intérieur des terres, laissant la cité sans protection, portes grandes ouvertes. Les entrepôts des marchands, le long des quais, débordaient de richesses – les seigneurs d’Ixta et de Céra désiraient toujours ce qu’il y avait de mieux et avaient rivalisé pour donner l’exemple du luxe dans la région. Tout ce que les Eyrains pouvaient fourrer dans leurs bateaux sans les couler, ils s’en saisirent, le reste, ils l’incendièrent. Persuadés d’avoir accompli la tâche que leur avait confiée leur roi, et satisfaits de leur butin, certains capitaines donnèrent l’ordre de rebrousser chemin, vaisseaux remplis à ras bord d’antilopes farcies et de pots dorés, de peaux de léopards tachetés et de jarres de vin jétrain. Mais davantage de navires sortaient chaque jour des brumes de l’Océan du Nord. Ces pirates attaquèrent villes et villages côtiers, libérant des centaines d’esclaves pour les envoyer à l’intérieur des terres avec des armes et la promesse de récompenses en échange du chaos qu’ils pourraient y créer. On massacra des fermiers, des travailleurs des champs, et même du bétail, tant la furie des esclaves avait été nourrie par des années de mépris et de cruautés. Des édifices furent détruits, des granges brûlées, des récoltes piétinées et incendiées. Sestria essaya d’abord de résister. Mais à l’aube du troisième jour, la milice perdit courage et s’enfuit, laissant les gens de la ville en proie à la horde barbare. On lui montra peu de merci. Quand le sénéchal et ses officiers essayèrent de se rendre, on les tailla en pièces sur place et l’on planta leur tête sur des piques aux portes de la cité ; on viola des femmes, on massacra des enfants. L’armée du Nord était poussée par une insatiable soif de sang. Lorsque la flotte arriva à Forent, la terreur régnait partout. Des familles rassemblaient de maigres biens afin de voyager léger et partaient vers le sud et les villes plus sûres de l’intérieur. En chemin, elles rencontrèrent les soldats istriens qui se rendaient dans le Nord, mais cela ne les fit nullement changer d’avis et l’exode se poursuivit. Les chefs de la milice istrienne avaient compris que la fleur de leur noblesse avait été décimée – soit au cours de l’assaut de la capitale eyraine soit dans des circonstances plus mystérieuses, juste avant la guerre. Toujours à l’affût d’une bonne occasion, ils avaient également compris que la voie était libre pour des hommes dotés de courage et d’intuition. L’Empire n’avait pas eu d’empereur depuis des siècles, et il lui manquait maintenant aussi l’essentiel de son aristocratie. Il y avait des richesses et des châteaux bons à prendre, une fois qu’on aurait repoussé l’envahisseur étranger. Les hommes qui avaient répondu à l’appel aux armes entretenaient leurs propres ambitions ; eux aussi savaient reconnaître une occasion lorsqu’elle se présentait. Et le spectacle des réfugiés, au lieu de les pétrifier de terreur, ne fit que les encourager. De toute évidence, tant de gens avaient abandonné leur demeure qu’il y aurait assurément du beau butin à saisir pour qui possédait œil avisé et doigts agiles. On se rallia en nombre toujours croissant aux bannières des nouveaux généraux pour se rendre dans le Nord et rejeter le vieil ennemi à la mer. Le cours de la guerre changea donc à Forent, lorsque la milice istrienne captura des esclaves en fuite et les enrôla de force pour les envoyer à l’avant des troupes vers une mort certaine au fil d’une épée eyraine. Et, pendant que les Nordiques se débarrassaient de cette racaille, les Istriens pénétrèrent à la rame dans le port et incendièrent les navires eyrains, puis ils attaquèrent l’ennemi sur ses arrières. Ivres de butin et considérant avec dédain la résistance qu’ils avaient jusqu’alors rencontrée, le duc d’Eau-Noire et ses hommes furent pris entièrement au dépourvu par cette manœuvre. Ils se défendirent avec férocité. Mais ils étaient en nombre inférieur, une autre circonstance imprévue. Deux mille Eyrains perdirent la vie au cours de la bataille de Forent ; la mer était rougie sur des milles alentour par le sang qui coulait des rues de la ville. L’armée de Forent, pensant la tâche accomplie, s’installa dans le beau château, s’adonna aux plaisirs qu’on pouvait se procurer dans la cité de Rui Finco, et vida ses caves. Jusqu’au jour où un oiseau arriva, apportant des nouvelles du siège de Céra. Laissant une garnison d’hommes de confiance sous le commandement de Bandino, pour assurer un peu d’ordre à Forent, Manso Aglio, autrefois capitaine de la milice de Jétra et garde à La Miséria, ordonna à ses forces de faire route vers l’ouest. Il faudrait plusieurs jours pour atteindre Céra, même à marche forcée, mais peut-être était-ce pour le mieux. Que les raiders s’amusent avec les soldats de Céra – ce pathétique semblant de milice. Qu’ils pendent le désagréable seigneur de Cantara, lequel il verrait pour sa part très bien se balancer à une potence avec des corneilles qui lui becquetteraient les yeux. Ils feraient alors leur héroïque et victorieuse apparition. Les Eyrains seraient ivres de vin et de sexe, plongés dans une trop grande torpeur pour offrir beaucoup de résistance. Il avait toujours eu envie d’être le maître du beau château de Céra. La place avait de jolis parcs, il se le rappelait du temps où il y avait été stationné. * * * Du point de vue des Eyrains, le siège de Céra ne progressait guère, car le château avait été bâti aux temps anciens où l’on savait comment édifier de massives murailles aptes à soutenir les plus sauvages assauts. Même si la maçonnerie portait témoignage de l’exactitude des balistes construites par l’armée du Nord, on n’était pas encore parvenu à la défoncer de manière décisive. Le roi Ravn Asharson était assis dans la lueur écarlate d’une nouvelle aube, et il grimaçait aux sombres perspectives qui s’offraient à lui. Le jour précédent, les Eyrains avaient tenté pour la première fois d’escalader les murailles, avec une paire de tours de siège. Ils avaient consacré à leur construction tous les arbres dans un rayon d’un mille, les gréements de cinq des bateaux, le cuir écorché d’un vaste troupeau de bétail et quinze jours d’essais couronnés d’échecs. L’une des tours était en ruine au pied des murailles, un tas de bûches encore légèrement fumant de l’huile bouillante et de la poix dont les défenseurs de la ville les avaient arrosées. Pis encore, près de ces restes disloqués et calcinés gisaient les cadavres d’une douzaine d’hommes tout aussi disloqués et calcinés. Les archers avaient fait de leur mieux pour accélérer leur trépas, mais les hurlements des mourants le hantaient encore, et Ravn savait que peu de ses compagnons avaient bien dormi cette nuit-là. Ils avaient tiré l’autre tour hors de portée, mais il leur en faudrait une douzaine ou davantage pour mener un assaut efficace et, compte tenu de la rareté du matériau désormais disponible, la majeure partie de la flotte devrait y être consacrée. Il avait personnellement peu de problèmes avec un tel sacrifice, mais les ducs se montraient difficiles à convaincre, et les soldats marmonnaient : ils avaient tous espéré une action brève, une victoire rapide et des piles d’argent istrien à ramener chez eux. Si l’on n’obtenait pas bientôt ce résultat, il y aurait des désertions, il le savait, et ni menace ni pénalité n’arrêterait cette marée-là. Il grinça des dents, frustré. Un nouveau stratagème était nécessaire. La sorcellerie pouvait seule abattre ces murailles, mais le maudit sorcier avait disparu, et nul ne savait où il se trouvait. Il poussa un lourd soupir. On avait peine à croire que derrière ce panorama sans joie résidait la beauté la plus captivante d’Elda. Ou qu’elle se serait trouvée à une fenêtre du château pour amener le sire de Cantara en sûreté, le tirant des branches du gigantesque frêne qui avait si bizarrement poussé là. Ce dernier détail avait été fourni par Passorage : Ravn n’en avait aucun souvenir. On aurait dit qu’il était parti se battre dans un rêve et s’était éveillé dans un tout autre monde, où la magie était maîtresse. Il ne savait point encore s’il prêtait foi à l’étrange récit du vieil homme, soupçonnant celui-ci de modifier les faits afin de le persuader d’abandonner la Rosa Eldi à la merci des Istriens. Mais on ne pouvait nier l’existence de cet arbre. Il en contemplait à présent avec haine l’écorce noueuse, le tronc massif, les branches tortueuses. On avait songé à l’abattre pour le bois nécessaire aux tours de siège. Mais comme Egg l’avait fait remarquer, il était si énorme qu’il y aurait fallu une centaine d’hommes, et dès qu’il serait tombé, ils auraient été exposés aux tirs des archers istriens postés sur les murailles. « C’est un bien grand arbre, n’est-ce pas, mon seigneur ? » Il se retourna brusquement : le mage était apparu à ses côtés. « Où étiez-vous ? Nous aurions eu besoin de vous hier. Mais maintenant une compagnie de mes meilleurs hommes a été massacrée… » Le Maître leva la main pour interrompre sa diatribe. « Je me suis rendu dans la citadelle, dit-il à mi-voix. — À l’intérieur ? » Ravn le regarda fixement. « Comment ? — Ne me le demandez point, mon seigneur. Demandez plutôt ce que j’ai découvert. — Eh bien, quoi ? — Deux oiseaux sur une seule branche. » Le roi lui lança un coup d’œil méfiant. « Ne parlez point par énigmes, vieillard, ou j’aurai votre tête. » Rahë eut un sourire qui n’atteignit pas ses yeux pâles et chassieux. « Pas ici, mon seigneur. L’air lui-même a des oreilles. » * * * Se retrouver séquestré pendant presque un mois dans le château de Céra avec des femmes et des enfants hurlants, sans vivres frais, les puits remplis de boue par l’inondation – et de pis encore –, avait été loin de constituer une expérience agréable pour Tycho Issian. Il aurait pu mieux s’en accommoder si la femme qui logeait dans la chambre voisine de la sienne n’avait barricadé sa porte pour l’empêcher d’entrer. Et pour aggraver encore la situation, elle avait avec elle le sorcier, Virelai. Jour et nuit, le sire de Cantara lui avait adressé des discours rageurs, mais tout ce qu’il avait reçu pour réponse était un silence provocant. Il avait envoyé des gardes enfoncer la porte, mais ils n’avaient réussi qu’à en écailler le vernis, sous lequel luisait un panneau métallique dont il aurait juré qu’il n’avait pas été là auparavant. Il avait ordonné de n’apporter à la chambre aucune nourriture, et il avait attendu les supplications : il n’y en avait point eu. Puis, poussé par une sauvage jalousie, hors de lui, il était grimpé dans la mansarde située au-dessus de la chambre et avait percé un trou dans le plancher, tourmenté par des visions où l’homme pâle montait la femme pâle pour la chevaucher sans fin, où elle était assise sur les genoux du sorcier et lui pressait la tête contre ses seins blancs. Il avait percé plusieurs trous avant de pouvoir la voir, assise avec une apparente chasteté sur le lit près du sorcier, lui tenant les mains, les lèvres animées de paroles si basses qu’il ne pouvait les distinguer. Le dernier trou se trouvait juste au-dessus d’elle : le plâtre en était tombé telle de la neige. Elle avait alors levé les yeux, enfin consciente de sa présence, et son regard vert l’avait transpercé. « Va-t’en », avait-elle dit d’une voix très claire. Ces mots avaient été autant de glaçons dans son cœur. Et, étrangement, il avait obéi. Et il n’était pas revenu. Il n’en savait pas encore bien la raison. Depuis, il était resté à bouillonner. Il avait regardé ses archers essayer d’abattre les Eyrains, et y échouer. Il les avait regardés décocher vague après vague de flèches au-dessus du grand arbre, et il en avait vu la plupart frapper inutilement le sol détrempé à cinquante pas des lignes ennemies, la seule victime en étant un Eyrain stupide qui, se gaussant de leurs efforts, s’était trop avancé et avait pris une flèche dans la gorge. Cela avait soulevé de maigres acclamations parmi les soldats aux créneaux, mais avant que les Nordiques n’eussent poussé les tours de siège à portée, toutes les autres flèches avaient été gaspillées. L’entraînement militaire n’avait jamais été une priorité urgente dans cette riche et complaisante cité. Et il n’y avait toujours pas trace de renforts, malgré tous les oiseaux qu’il avait expédiés. Une semaine plus tôt, il avait envoyé deux jeunes gens, en pleine nuit, porter un message à Forent. Moins d’une heure après qu’on les eut poussés hors de la ville, on avait entendu leurs hurlements dans les collines. Quand les Nordiques avaient commencé de construire leurs machines de guerre, il avait su qu’il était perdu. Abattre une des tours avait été un triomphe, mais il savait en son for intérieur que c’en serait un de courte durée. Les Eyrains avaient tout leur temps et disposaient de toutes les granges, de tous les troupeaux, de tous les puits des environs. C’était une riche région agricole. Ils pouvaient rester devant les murs de Céra pendant un an ou plus sans autre inconvénient que de devoir marcher un peu plus loin chaque jour pour se procurer des provisions. En vérité, ils n’avaient pas même besoin d’engins de siège. Ils n’avaient qu’à rester devant les portes un autre mois, à jouer leurs jeux de barbares avec des osselets de mouton, à tresser leurs nattes et à aiguiser leurs épées, et la ville leur appartiendrait bientôt, avec sa populace affamée. Et tout cela pour quoi ? Pour l’amour d’une belle femme étrange qui plongeait l’esprit des hommes dans un désir ardent et leur déniait ses trésors avec une méprisante obstination. Il avait désormais peine à penser clairement, tant le sang lui pulsait avec force dans le bas-ventre. Ce fut avec appréhension que le sire de Cantara quitta ce matin-là le lit où il n’avait pas trouvé le sommeil, pour jeter un coup d’œil par la fenêtre. L’aube teintait d’un rouge menaçant et froid le brouillard qui s’élevait du sol. Mais malgré cette brume glaciale qui enveloppait tout de ses doigts humides, un spectacle plus merveilleux n’aurait pu frapper son regard. La deuxième tour de siège était abandonnée. Sa plate-forme surnageait dans le brouillard comme la carcasse d’un grand vaisseau. Il examina l’horizon, mais ne vit pas de mâts. Les feux de cuisine étaient noirs et abandonnés. Chaudrons et tripodes en avaient été ôtés, et l’on avait démonté les tentes. Même l’enclos de vaches pillées dans les fermes avoisinantes n’était pas gardé. Les vaches meuglaient pitoyablement, implorant la traite. Où donc étaient les Eyrains ? Il n’y en avait pas trace. Ils avaient abandonné. Ils étaient repartis, leurs navires avaient repris la mer. Il ne pouvait y avoir d’autre explication. Il sentit un énorme poids oppressant quitter ses épaules pour être remplacé par une immense fierté. Sa tactique de l’huile bouillante – on avait utilisé la dernière goutte d’huile des cuisines et des lampes pour cet unique et grandiose geste de défi – avait été couronnée de succès, et l’ennemi avait perdu courage. Il éclata de rire, soudain rempli d’espoir joyeux. On l’acclamerait certainement comme un héros pour avoir repoussé la horde barbare. Cette pensée satisfaite l’occupa pendant le reste de la journée. Puis méfiance et crainte reprirent le dessus. Nul homme ne renoncerait de plein gré à la Rosa Eldi. Il avait de ses propres mains tué deux gardes qui avaient essayé de la toucher avant le début du siège : il connaissait son pouvoir. Aussi, même après avoir envoyé des hommes prendre des bêtes dans le troupeau abandonné par les hommes du Nord et annoncé qu’un festin de victoire se tiendrait trois jours plus tard, il posta des sentinelles sur les créneaux et garda les soldats en position pendant trois nuits, pour être tout à fait certain que les Eyrains ne pourraient lui jouer un tour et le prendre par surprise. La quatrième nuit, la cité de Céra festoya. Et ce fut cette quatrième nuit que Ravn Asharson frappa. * * * Les festivités battaient leur plein. On avait fait rôtir les bœufs, tous les poulets de la ville avaient été pourchassés, rôtis et farcis des dernières figues en conserve. Les hommes – aucune femme n’était présente, sinon trois jeunes esclaves qu’on avait dû envelopper de force dans les sabatkas qu’elles avaient jetés aux orties avant de pouvoir les introduire en la présence du sire de Cantara – avaient bu tout ce qui restait dans les celliers, et tous étaient en pleine forme à présent, couvrant de louanges le barde du duc de Céra qui venait de chanter une belle ballade composée à l’instant et intitulée “L’héroïque résistance d’un homme de bien”, en l’honneur de la victoire de sire Tycho Issian sur le roi eyrain. Les moins ivres parmi l’assistance avaient pensé détecter quelques sous-entendus ingénieux dans les paroles et s’esclaffaient d’un rire paillard au fond de la salle. D’autres se rappelaient une chanson au refrain et à la mélodie presque semblables et discutaient entre eux pour savoir exactement qui le barde avait plagié. Les battants de la grande porte s’ouvrirent soudain sur deux silhouettes qui se tinrent immobiles sous l’arche de marbre et ses exquises décorations de mosaïques. Un grand silence tomba sur la salle. Même le plus ivre se tut pour écarquiller des yeux émerveillés. En apparence, les deux nouveaux venus se ressemblaient de façon frappante, tous deux grands et minces, avec une peau dotée de la même blancheur presque luminescente. Mais l’un avait de longs cheveux pâles rassemblés en queue-de-cheval, et la chevelure de l’autre se répandait sur ses épaules et ses seins telle une cascade au soleil. On aurait dit des figures de légendes, sorties d’un autre âge d’Elda – et à juste titre. Ils franchirent du même pas le seuil de la salle pour s’avancer avec une noble grâce jusqu’à la table où se tenait Tycho Issian, un gobelet de vin à mi-chemin des lèvres, les yeux écarquillés. La Rose du Monde s’arrêta devant l’homme qui l’avait dérobée au roi du Nord et inclina légèrement la tête. « Mon seigneur », dit-elle de sa voix douce et grave, une voix qui se rendit dans les moindres recoins de la salle. « Mon fils et moi désirons vous parler. » Tycho Issian plissa les yeux, consterné, en s’efforçant de se concentrer sur le visage parfait qui lui faisait face. Maudit soit le vin, et maudite cette femme qui avait choisi ce moment pour mettre fin au long isolement qu’elle s’était imposé. Cette nuit entre toutes les nuits, lui habituellement si sobre dans ses libations, il s’était offert le luxe de la célébrer. Le relâchement de la tension et la dévotion attentive de deux petits esclaves avaient garanti son ébriété. « Votre quoi ? » Il n’avait pas eu l’intention de parler d’un ton si agressif. Il vit les yeux étincelants se fixer sur lui et regretta sa hâte. Déconfit, il regarda plutôt le sorcier et, pour la première fois, il perçut leur ressemblance. Il cligna des yeux, revint à la Rosa Eldi. Mais cette femme ne devait pas avoir plus de… quoi, vingt-trois, vingt-quatre ans ? Son visage ne portait aucune ride, son corps aucune trace de grossesse. Il fronça les sourcils. Cela ne se pouvait. Il était assailli de pensées chaotiques, et en premier l’idée que sa fille, par jalousie ou par méchanceté, avait peut-être menti en prétendant la Rose du Monde infertile. Et dans ce cas, il pourrait engendrer avec elle son propre fils. Il la prendrait et… « Vous ne m’écoutez pas. » Sa tête se releva brusquement. La femme pâle avait parlé. « Je regrette, je n’ai pas bien saisi », s’excusa-t-il en se forçant à articuler soigneusement chaque mot. « J’ai dit, répéta-t-elle, que votre ennemi nous attaque. » Il y eut un moment de silence choqué dans la salle, puis une tempête de voix. Tycho Issian se leva pesamment, en sentant la chaleur du vin disparaître brusquement de ses veines. « Ici ? Maintenant, à cette heure ? » balbutia-t-il. La Rosa Eldi lui fit signe : « Suivez-moi. » Il tendit une main pour prendre la sienne, mais elle s’écarta promptement. Elle le mena dans l’escalier principal jusqu’à l’endroit d’où l’on pouvait voir devant le château. Là, elle lui ordonna de regarder par la meurtrière. La lueur de la lune argentait le lac et le terrain herbu, embellissant les ruines de la bataille. Rien ne bougeait, apparemment. Puis la Rose du Monde énonça deux mots, et une lueur naissante illumina le grand arbre. Dans l’obscurité, usant de leurs haches pour y creuser des marches, une centaine d’hommes escaladaient le tronc noueux. * * * « Abandonnez-leur votre château et laissez-nous partir, dit-elle. C’est la seule façon d’éviter un autre bain de sang. » Tycho Issian recula en titubant. « Abandonner ? Vous laisser partir ? » répéta-t-il. Il sentait dans son crâne la compulsion magique dont elle avait entrelacé ses paroles, et savait que, eût-il été sobre, il aurait succombé à cette supercherie, quelle qu’elle fût. « Jamais ! » rugit-il, et le voile sanglant du vin et de la furie oblitéra la magie maudite dont usait contre lui la Rosa Eldi. Sans lui laisser le loisir de s’écarter, il la saisit par les bras, la pressa contre lui et écrasa ses lèvres sur les siennes. La Rose du Monde chercha son souffle, prise à l’improviste par ce vil assaut. La mort était sur elle, rance et gluante. Elle recracha la langue dégoûtante, écarta la tête, mais l’homme était trop fort et trop ivre pour se soucier d’offenser sa délicatesse – et trop ignorant pour savoir qu’il étreignait une déesse. « Tu m’appartiens, dit-il, la voix épaissie, je ne te laisserai jamais partir. » Il se retourna pour voir le sorcier apparaître à son tour dans les marches avec une expression angoissée. « Nous devons partir », s’écria Virelai, en reculant au spectacle de sa mère à demi évanouie dans l’étreinte du monstre. « Immédiatement, avant qu’il n’arrive… — Qui, il ? » Une image de Ravn Asharson s’était formée dans l’esprit du sire de Cantara : un jeune homme fort et viril à la sombre beauté. Qu’avait-elle dit de leur union ? “Ce n’était pas une invasion” ? Les femmes étaient des putains au joli minois, elles ouvraient les jambes à l’instant si on leur en donnait la chance. C’était pour cela qu’on devait les revêtir de robes, les séquestrer et bien les garder, s’armer des écritures et des rituels. Eh bien, il ne laisserait plus jamais celle-ci hors de sa vue. « Le Maître, dit Virelai d’une voix rauque, nous devons partir avant que le Maître ne nous trouve. » Le sire de Cantara se figea sur place. Puis, en tenant fermement la Rosa Eldi contre lui, il administra un coup retentissant à Virelai, en pleine face. « Je suis le seul maître ici ! siffla-t-il. Va chercher trois robes dans la salle de repos des esclaves… » Il indiquait une porte, plus loin dans le couloir. La Rose du Monde se tordit pour échapper à son étreinte. Elle posa une main sur la joue de son fils, là où le poing de Tycho Issian avait laissé une marque livide. De la fraîcheur coula de ses doigts. Lorsqu’elle ôta sa main, la joue était lisse et blanche de nouveau, et Virelai ne ressentait plus aucune douleur. « Fais ce qu’il dit », lui intima-t-elle avec douceur. Quelques instants plus tard, trois silhouettes se glissèrent par la poterne du château, vêtues de sabatkas noirs, de ténèbres glacées et du meilleur sortilège d’illusion du sorcier. 41. La Fuite « Vous avez dit qu’ils étaient là ! » Ravn Asharson fixait sur le mage son regard furieux. Rahë examinait la chambre en reniflant l’air comme un chien. « Ils y étaient, je vous le dis, je les ai vus. J’ai même encore escaladé l’arbre au coucher du soleil pour en être bien certain. La porte était fermée par magie, ils s’étaient emprisonnés pour se protéger de lui. Je puis encore sentir leur sortilège. Ils ne peuvent être partis depuis longtemps. » Ravn eut un rictus méprisant : « Vous mentez, vieillard. Vous oubliez que je vous ai regardé escalader cet arbre avec la plus grande difficulté, vous en étiez rendu aussi poussif qu’un vieux chien. Ma mère a toujours dit que celui qui ne croit pas autrui sur parole est rarement surpris. Je commence à regretter de ne pas avoir prêté plus d’attention à ses amers conseils. Mais je ne serai plus surpris. » Il sortit à demi Mord-Troll de son fourreau. Rahë tendit une main et tous eurent l’impression que l’épée du roi était devenue vivante et souple. Elle se tordit dans sa main, et il la lâcha avec horreur. Nul n’entendit le bruit du métal sur les dalles, sauf Aran Aranson, qui savait à quoi s’en tenir et ne se laissait plus prendre aux illusions du vieil homme. « Il m’est pénible de gaspiller ma magie », gronda Rahë. Il s’était tellement épuisé à se transformer en souris et à redevenir un homme qu’il savait ne pouvoir risquer une autre ascension. Et son épuisement le rendait irritable. Il serra le poing, et le serpent redevint épée. Sans un autre regard pour Ravn Asharson, il alla à la porte pour y poser les mains en marmonnant. Quelques instants plus tard, il s’écarta en s’essuyant les mains sur sa robe, comme pour se débarrasser de la souillure d’un sortilège qui n’était pas le sien. La porte s’ouvrit en grinçant. De l’autre côté, c’était le chaos. La nouvelle s’était rapidement répandue dans le château et même si personne n’avait encore vu trace de l’ennemi, la panique régnait. On courait de-ci, de-là, quelques-uns en armes, la plupart les mains vides ; beaucoup étaient vêtus de leurs plus beaux atours, ivres, vacillants, les yeux chassieux. Les femmes qui ne s’étaient même pas arrêtées pour mettre leur voile poussaient devant elles des enfants portant de gros paquets d’objets ménagers, même si l’on se demandait où ils trouveraient un endroit sûr dans le château assiégé. Serviteurs et esclaves couraient parmi eux, essayant d’ouvrir des portes, fuyant dans les escaliers. Certains, cependant, tombaient à genoux et imploraient la Déesse, faisant trébucher ceux qui ne regardaient pas où ils allaient. Des soldats, il ne semblait guère y avoir de traces. Aran Aranson suivit son roi dans un corridor après l’autre, et partout où ils passaient les occupants du château fuyaient devant eux, épouvantés. Ils trouvèrent enfin un infortuné membre de la garde de la ville qui s’était perdu dans le labyrinthe des couloirs, était revenu sur ses pas et s’était trouvé séparé du reste de sa troupe. Ravn le saisit à la gorge pour le plaquer contre un mur. « Où est-elle, ma reine, la Rose du Monde ? » dit-il d’une voix rauque, en eyrain, et les yeux de l’homme s’écarquillèrent de terreur. Il balbutia des paroles inintelligibles, jusqu’à ce que Ravn répétât sa question dans l’Ancienne Langue. « Elle… elle est venue dans la… grande salle… » bégaya le soldat. Ses jambes tremblaient si fort que si Ravn l’avait lâché, il se serait sûrement écroulé. Dans un instant, il allait se pisser dessus. Aran avait déjà vu ce genre de panique. Il détourna les yeux, embarrassé pour l’autre. « Quand ? » Ravn desserra sa prise sur la gorge du soldat pour le laisser au moins parler. « Il y… a… seulement… quelqu… quelques minutes. C’était… la fin… du f… festin. Mais… B… Brina m’a pris en pitié et m’a appor… apporté de la bière. Tout… tout le monde était ivre… » ajouta-t-il comme pour se défendre. « Brina ? » Aran Aranson s’avança. « As-tu dit Brina ? » Ravn se tourna vers le Tomberoc, furieux. « N’interromps pas ton roi ! Que m’importe cette Brina, quand je cherche mon épouse ? — Ce pourrait être celle d’Egg, Sire, celle qui a été enlevée au cours de la dernière guerre. C’est un nom inhabituel… » Ravn s’interrompit à peine. Il repoussa Aran puis se retourna vers le garde, qui avait observé cet échange avec appréhension. « Et alors ? — Et a… alors, elle est venue avec le sorcier, et elle a dit au sire de Cant… Cantara, l’ennemi arrive, ou quelque chose comme… comme ça. Seulement à lui, m… mais on a tous enten… entendu et après ça… le ch… chaos. — Où est-elle à présent ? » Le ton sec de Ravn indiquait qu’il retenait sa rage avec peine. « Je… je ne sais pas. Elle est p… partie avec le s… sire de Cantara. — Malédiction ! » Ravn lâcha l’homme si brusquement qu’il en perdit l’équilibre. Puis il se précipita dans le couloir en criant à ses hommes de s’éparpiller, de fouiller toutes les pièces, de bloquer toutes les issues. Aran attendit que les autres eussent disparu. Trop occupé à se relever et à remettre de l’ordre dans son uniforme, le garde fut très choqué de voir le Nordique qui le dominait de toute sa taille. Il devint encore plus livide. « Paix, dit Aran. Cette Brina, dis-moi, est-ce une Eyraine ? » Le garde – à peine plus qu’un adolescent, constata Aran avec retard – parut surpris. « Je… je ne saurais dire… Elle a un drôle d’accent. — Et quel âge ? Cinquante ans environ ? » Le garçon fit une petite grimace. Il se concentra, les yeux perdus au loin. « Ce serait difficile à dire. Ses mains sont… veinées, et un peu tachées. Et ses lèvres sont minces, avec la peau pâle et un peu ridée autour. — Tu es très observateur », dit Aran d’un ton approbateur. L’autre s’empourpra. « J’aime dessiner, Messire. Je ne suis pas vraiment un soldat. Eh bien, personne ici ne l’est, en réalité. On ne s’entraîne jamais ni rien… » Il porta sa main à sa bouche. « Je parle trop ! » Aran retint un sourire. « Eh bien, parle encore un peu, alors, le pressa-t-il. Et ensuite, va jeter cet uniforme et deviens invisible. Où pourrais-je trouver cette Brina ? » Le garçon haussa les épaules : « Ici ? » Son geste englobait tout le château et son chaos. « Elle pourrait être n’importe où. Mais vous pourriez essayer les cuisines, Messire, c’est là qu’elle travaille… » Aran n’était pas familier avec l’agencement du château, mais il suivit son nez. Les cuisines étaient désertes, ce qui n’était pas tout à fait surprenant, mais il entendit des voix dans le garde-manger. Une demi-douzaine de femmes s’y trouvaient, toutes sans voiles. L’une d’elles était une grande femme aux courts cheveux roux, aux yeux d’un bleu éclatant et aux bras couverts de taches de rousseur. Pas une Istrienne. « Es-tu Brina, l’épouse d’Egg Forstson ? » hasarda-t-il. La femme était bouche bée. « Egg ? Avez-vous dit Egg… Forstson ? » Aran hocha la tête. Elle dit enfin : « Qui êtes-vous ? Un des hommes du roi Ravn ? » Aran sourit. Il était encore apparemment des miracles en ce monde. Il répondit à toutes les questions de Brina, y compris celle qui lui avait fait porter les mains à la bouche, des larmes de joie dans les yeux. Puis il demanda : « Avez-vous vu une femme nommée Béra Rolfsen ? Une belle femme d’environ quarante ans au visage fier, avec de longs cheveux auburn, une peau très fine, des petites mains, un caractère féroce ? » Il comprit à l’expression indulgente de la femme qu’il parlait trop, et se retint. « Elle a été enlevée il n’y a pas très longtemps, quelques mois, dans l’île de Tomberoc. Ou bien, avez-vous vu Katla Aransen, une fille aux cheveux flamboyants ? » Brina secoua la tête avec lenteur. « Avez-vous dit Katla Aran… sen ? » Cette autre voix était celle d’une étrangère, et elle parlait avec un fort accent dans l’Ancienne Langue. Aran tendit le cou pour voir derrière Brina une jeune fille à la peau terne et aux longs cheveux noirs enroulés en diadème. « J’ai rencontré une Katla. À Forent, c’était… dans le sérail. » Aran sentit son cœur lui marteler la poitrine. « Et sa mère aussi », poursuivit la femme, une ride entre les sourcils. « Mais elle ne s’appelle pas Aransen, je crois. — Dans mon pays, on nous nomme d’après notre père, dit promptement Aran. Dis-moi, usait-on d’elles comme de prostituées ? » La femme le regarda d’un air bizarre. « Pas des houris, non. Katla, elle se bat comme une panthère et le seigneur aime ses femmes plus douces. — Et Béra ? Où sont-elles, à présent ? » La femme écarta les mains d’un geste d’excuse : « Je sais pas. Je suis désolée. » Aussi abruptement qu’il était apparu, l’espoir disparaissait. Aran conseilla à Brina de rester où elle se trouvait, de verrouiller la porte et de n’ouvrir qu’à lui, ou à Egg. Il y avait très longtemps que l’armée de Ravn n’avait pas vu de femmes. * * * Sur une colline au sud de Céra, le sire de Cantara se débarrassa de son sabatka. « La Déesse me pardonne d’avoir feint d’être une femme, marmonna-t-il. C’était pour la meilleure des raisons. » La Rosa Eldi pencha la tête : « Je te pardonne », dit-elle d’une voix sans intonation. Il la regarda avec perplexité. Puis il lança un regard furieux à Virelai : « Eh bien, maintenant, peux-tu te révéler vraiment utile et nous procurer des chevaux par magie ? » Virelai fut rempli de panique : « Non, mon seigneur. — Tu peux t’en aller, alors, si c’est la limite de tes capacités. — Je ne crois pas. » La Rose du Monde plaça une main impérieuse sur le bras de Virelai. « Il restera avec moi. — Je ne veux pas de lui. — Maintenant que j’ai retrouvé mon fils, je n’irai nulle part sans lui. » Envahi d’une douce chaleur dont il ignorait la raison, Virelai se sentit plus heureux que jamais, sinon dans les moments partagés avec Alisha Alouette-du-Ciel au fond de son chariot. Alisha. La pierre de mort. La panique revint, remplaçant le sentiment passager de bien-être. Il devait trouver moyen de parler à la Déesse de la pierre, de Saro Vingo et de sa quête pour la retrouver et sauver le monde… Mais comment le faire en présence de cet homme qui le remplissait de la plus abjecte terreur ? Le sire de Cantara marchait de long en large, le visage orageux. « Je vous ai sauvée des barbares, ragea-t-il. Et pour quoi ? Pour jouer les nourrices pour votre avorton ? Je veux mon propre fils de vous, pas un fils issu de la bizarre union qui l’a engendré, lui ! — C’est le fils de mon frère, dit-elle à mi-voix. Mon bien-aimé frère et époux. » Tout lui revenait à présent, tous ses souvenirs. Au cours des jours écoulés, ils avaient surgi telle une rivière en crue, elle en était remplie, au point qu’elle pensait devoir exploser de chagrin. Tycho Issian eut une grimace de dégoût. « Votre frère ? Quelle révoltante perversion est-ce là ? » Son regard passa de l’une à l’autre. « Pas étonnant qu’il eût cet aspect maladif. Il ressemble plus à un poisson qu’à un homme. D’où je viens, on aurait exposé cette erreur de la nature dans les collines pour les loups. » La Rosa Eldi arqua un sourcil. « Ah, oui », dit-elle, toujours à mi-voix. « Ta présente incarnation est celle d’un homme des collines. Comme c’est intéressant. Tu as bien dissimulé tes origines à ceux qui t’entouraient, mais tu ne peux me celer ton essence. Je connais les miens, même si cela me fait grand-peine de devoir te réclamer pour tel. » Qu’avait-il dit ? Pourquoi avait-il laissé échapper ce qui pourrait le faire jeter au bûcher par les lois qu’il avait lui-même promulguées et fait appliquer ? Et que voulait-elle dire par « ta présente incarnation » et « les miens » ? Cette femme était folle, ses aventures parmi les barbares lui avaient fait perdre l’esprit. Mais folle ou non, il la désirait si violemment que c’en était douloureux. Il brûlait encore de leur contact dans les marches, au château. « Réclamez-moi pour vôtre, alors, lâcha-t-il, la voix rauque. Prenez-moi, ici, maintenant. » Il se mit à délacer ses culottes. Elle fixa sur lui son regard vert-de-mer et sa frénésie de délaçage s’interrompit tout net. « Sur le Roc de Falla, dit-elle. Je te réclamerai sur le Roc de Falla. » Il la dévisagea, horrifié. « Nous ne sommes nullement aux environs de la Plaine de Tombelune. — C’est mon lieu sacré. » Il en resta muet. C’était un lieu sacré, assurément, mais interdit aux femmes : seule la Déesse pouvait poser le pied dans un endroit aussi saint. C’était la loi, la loi du sacrilège. Mais, pensa-t-il, les lois étaient édictées par les hommes ; des hommes pouvaient les réviser, surtout dans un cas aussi particulier. Peut-être ses esprits ne l’avaient-ils pas entièrement désertée si elle désirait se libérer du fardeau de ses péchés en cherchant l’absolution. En tant que chef de fait de l’État istrien, il pouvait annuler la loi, s’il le désirait. Déclarer une exception pour la seule Rosa Eldi. Et puis, cela bénirait sûrement leur union, en effaçant toute trace de souillure résultant de sa copulation avec le roi du Nord. Il serra les dents. Pourrait-il attendre aussi longtemps ? Un voyage par mer, c’était le trajet le plus rapide pour se rendre d’ici à la Plaine de Tombelune. Mais les raiders eyrains tenaient la côte. À cheval, alors. En traversant les Skarns ? Il frissonna. « Nous pourrions sûrement trouver un temple proche d’Ixta. La plupart des villages ont aussi leur propre temple à la Dame, proposa-t-il avec espoir. — Le Roc de Falla », répéta-t-elle, obstinée ; elle avait ses propres raisons. Il baissa la tête. « Comment nous nous y rendrons, je l’ignore. Mais si nous parvenons au Roc de Falla, vous promettez de me prendre sur-le-champ ? » Elle sourit. « Oh, oui, dit-elle. Je jure sur tout ce qui est sacré qu’alors, je te prendrai. » * * * La terreur se répandit dans Céra plus vite qu’une épidémie. Alors que le seigneur de la ville donnait un festin pour célébrer la victoire, la dernière chose à laquelle on s’attendît était cette soudaine et violente incursion eyraine. Ceux qui avaient d’abord été trop ivres pour prendre leurs armes jetèrent un seul coup d’œil aux Nordiques saccageurs, et se rendirent. La cité tomba aux mains des Eyrains presque sans combat. Une fois qu’il fut clair que la Rosa Eldi, le sire de Cantara et le sorcier Virelai avaient trouvé moyen de s’échapper, la fureur de Ravn Asharson fut terrible à voir. Même l’émouvant spectacle d’Egg Forstson réuni à l’épouse qu’il avait pensé ne jamais revoir ne fit rien pour le calmer ; au contraire, il en fut plongé dans une rage plus violente encore. Il arpentait les couloirs comme une tornade, une force capricieuse de la nature qui pouvait passer près de vous en vous ébouriffant à peine les cheveux ou vous foudroyer sur place si vous étiez sur son chemin. Ses propres hommes l’évitaient, groupés derrière lui à une distance respectueuse, se dispersant s’il se retournait, courant comme des lapins pour exécuter les ordres qu’il leur hurlait. Aran Aranson se rendit avec discrétion dans la direction opposée : il quitta le château pour déambuler dans les rues adjacentes. Une ville en proie à une invasion n’était jamais un beau spectacle, et Céra ne faisait pas exception. Pour beaucoup d’Eyrains, c’était la première fois qu’ils goûtaient à la guerre : cela leur montait à la tête plus vite que du sang d’étalon. Partout où Aran posait son regard, c’était le désordre : pillage, viols, terreur. Il arracha deux hommes de Belle-Île d’une fille à peine assez âgée pour avoir ses menstrues, et les admonesta vertement. Ils se défilèrent comme des chiens battus, mais il savait qu’ils attendraient son départ et se trouveraient une autre proie. À chaque coin de rue une autre atrocité, un autre enfant en pleurs, un autre homme ou une autre femme qui suppliait en vain. Lorsqu’il arriva dans les rues qui jouxtaient le marché, il était écœuré de la guerre, d’être un Eyrain, et d’être un homme. Les volets étaient fermés et la place était déserte. Mais il pouvait sentir des yeux fixés sur lui tandis qu’il traversait l’endroit même où, moins d’une année auparavant, Tycho Issian s’était tenu auprès de l’homme pâle et de sa chatte prisonnière d’un harnais pour exciter la foule au milieu des cris de guerre sainte. C’était un acte dangereux pour Aran : dans n’importe quelle ville moins totalement subjuguée que celle-ci, il aurait bien pu sentir l’impact brutal d’une flèche dans son dos. Il avait la main sur le pommeau de son épée, et son regard fouillait partout, mais nul ne se montrait. Il allait revenir sur ses pas lorsqu’il entendit quelqu’un l’appeler par son nom. C’était une voix de femme et, pendant un instant, le cœur au bord des lèvres, il crut que ce pourrait être, par miracle, Béra ou Katla. Mais quand il se retourna vers la fenêtre d’où était venue la voix, le visage qu’il entraperçut lui était inconnu. Sans pensée claire, il réfléchit à toute vitesse, jusqu’à ce que ce visage en devînt un qu’il connaissait bien. C’était Kitten Soronsen. La dernière fois qu’il l’avait vue, les jupes hautes, de la manière la moins modeste, elle paradait dans la grande salle de Tomberoc dans une paire de chaussons délicieusement coûteux mais ridiculement peu pratiques qu’un jeune homme énamouré lui avait offerts, et elle faisait résonner son rire jusqu’aux poutres du plafond. C’avait été une très jolie fille, Aran n’était pas aveugle à ses attraits, même s’il la considérait comme une stupide petite coquine avide d’attention, avec sa langue pointue et ses coups d’œil pleins de coquetterie. Mais le monde avait changé depuis. Son opulente chevelure blonde n’était plus que de maigres mèches, et son visage aux traits autrefois finement ciselés était amaigri, rendu osseux par la privation et la souffrance. « Kitten ! » Elle perdit son sang-froid en entendant son intonation chaleureuse. Des larmes jaillirent de ses yeux rougis. Lorsqu’elle sortit en titubant du grossier taudis où elle s’était cachée, les effets de sa captivité devinrent encore plus évidents. Elle portait une robe de tissu grossier en haillons, sous laquelle ses pieds déformés par des cals étaient nus. Ses bras semblables à des bâtons étaient refermés sur son gros ventre et, lorsqu’elle vit Aran contempler avec une silencieuse stupéfaction ce nouvel attribut, elle sanglota de plus belle. En trois pas rapides il fut près d’elle et la prit dans ses bras, en sentant sous ses mains apaisantes les os de ses omoplates, aussi pointus que des ailes de poulet. « Oh, Kitten, que t’est-il arrivé ? » L’appréhension lui étreignait la poitrine. Si Kitten Soronsen, la plus belle de toutes les filles de Tomberoc, avait été si mal traitée, quelle chance avaient son épouse, plus âgée, ou sa fille intransigeante et rebelle ? L’histoire qu’elle lui conta entre deux sanglots était bien étrange en vérité, et, même si c’en était une version quelque peu différente de ce qu’il avait entendu dans une autre bouche, elle était des plus douloureuses et des plus déroutantes. Enlevée par des raiders et emmenée au château de Forent, dont le seigneur était connu pour ses goûts exotiques, Kitten avait pendant un temps bénéficié d’un traitement de faveur aux mains de son nouveau maître, grâce à sa beauté et à sa vitalité. Mais ensuite, il était parti, et le reste des Eyraines captives avait quitté son château. Elle ignorait ce qu’il était advenu de Béra ou de Katla, sinon qu’on les avait envoyées au marché aux esclaves. On l’avait gardée, elle, dans le sérail de Forent, mais les femmes y étaient méchantes, jalouses de sa beauté et des privilèges que lui avait conférés Rui Finco. De surcroît, elles étaient devenues bien hautaines, sur la fin, et avaient commencé de questionner le droit du seigneur de Forent à les garder enfermées pour son plaisir ou celui de ses invités, car ce n’était pas ainsi que vivaient les autres femmes dans le monde. Elles s’étaient mises à ôter leur voile en privé, et quelques-unes, plus audacieuses, avaient même refusé de porter le sabatka traditionnel en prétendant que ces belles robes de soie étaient toutes conçues par des hommes, une autre façon de les emprisonner et de les garder en esclavage. Finalement, une sorte de rébellion avait éclaté dans le quartier des femmes au château de Forent, semblait-il, et, un jour, elles étaient simplement parties : la sécurité était des plus relâchées depuis le départ du seigneur à la guerre. Kitten était restée, ne sachant où aller, ni ce qu’elle pourrait faire d’autre que satisfaire les nobles au service desquels elle s’était habituée. Mais ils étaient tous partis à la guerre aussi, et les seuls hommes qui restaient au château étaient les serviteurs, tous trop choqués par la disparition des femmes et trop dévorés de crainte à l’idée de ce que ferait leur maître lorsqu’il reviendrait pour se soucier du sort d’une captive ennemie, si jolie fût-elle, ou si versée dans les arts érotiques. Pendant des jours, elle était restée dans le quartier des femmes en attendant qu’on lui apportât vin et mets comme à l’accoutumée mais, bien entendu, personne n’était venu et elle avait fini par être forcée de s’aventurer dehors pour trouver de quoi se nourrir. Elle n’était pas allée loin. La milice locale s’était emparée du château et, en l’absence du maître, tirait grand parti de ses caves. Il y avait partout des soldats ivres et bagarreurs. Lorsqu’on l’avait accostée, elle avait réagi avec hauteur, ce qui n’avait guère plu à leur capitaine, extrêmement irrité de trouver manquant le fameux sérail. Elle ne voulut point confier à Aran les détails de cette journée, ni de la longue nuit qui l’avait suivie. Le matin suivant, meurtrie, encore malade du vin qu’on l’avait forcée à boire et de la fumée des drogues, elle s’était enfuie, pour s’évanouir ensuite entre les bras d’un boulanger en route vers le marché. Elle s’était éveillée dans une chambre sale, où tous les fils du boulanger avaient abusé d’elle. On l’avait tenue attachée au lit pendant trois jours. Le quatrième jour, l’épouse avait forcé la porte, avait porté Kitten dans la cour et l’avait juchée sur une haridelle. Et maintenant… Maintenant, Kitten sanglotait encore plus plaintivement, sans pouvoir continuer son récit. « Nous te ramènerons en sûreté à Tomberoc », lui promit Aran avec bonté. « Nul ne t’y jugera pour ta condition. » Il n’ajouta pas « car il n’y a plus personne pour te juger », mais ces paroles flottèrent en silence entre eux, et Kitten se mit à sangloter de plus belle. * * * Lorsque Manso Aglio et ses hommes arrivèrent au sommet des collines qui dominaient la petite ville de Véro, dans la belle région de vignobles bordant la rivière Blanche, à vingt milles au sud de Céra, ils avaient constitué toute une armée. Réfugiés, esclaves affamés qui se disaient qu’au moins ils seraient nourris, bandes de miliciens venus de toute la côte d’Istrie, tout cela avait porté leur nombre à plus de six mille hommes. Manso aurait bien aimé se délasser à Véro qui s’enorgueillissait d’un vin rouge particulièrement robuste, mais il savait qu’ils devraient repartir dans un jour ou deux, pour la simple raison qu’ils auraient dévoré tout ce que les gens de la ville avaient à leur offrir, comme tout ce qu’ils avaient espéré garder en réserve. D’un autre côté, le fil aiguisé de la faim pousserait peut-être ceux-ci à des actes de plus grande bravoure, et plus vite. Peut-être cela ne ferait-il pas grand mal de s’arrêter à Véro après leur longue marche. Si loin à l’intérieur des terres, on n’avait pas été touché par la guerre, même si tout le monde avait une histoire à propos de parents sur la côte, d’amis perdus, de propriétés détruites, d’atrocités commises. Manso avait déjà entendu tout cela, et bien pis. Il lui avait fallu vingt-deux ans pour devenir capitaine, et même s’il avait fait tout son possible pour éviter les actions dangereuses au cours de la dernière guerre, il avait vu des compagnons se faire embrocher, brûler et tailler en pièces. Par ailleurs, après huit ans à La Miséria, rien ne le surprenait plus dans les violences que des hommes pouvaient infliger à d’autres hommes, ou à des femmes. Il se protégea les yeux du soleil bas. Dans la vallée en contrebas, la cité semblait toujours aussi pittoresque et prospère. La fumée s’élevait des cheminées et s’étirait vaguement dans l’air calme ; des corbeaux montaient la garde dans les arbres dénudés, des vaches broutaient dans les pâturages. Excellent : du bœuf rôti en perspective, avec des grosses tranches de pain et une épaisse sauce au vin. Il se mit à saliver. Quelque chose bougea sous le couvert des arbres et les corbeaux s’éparpillèrent avec des croassements indignés. Manso se laissa glisser au bas de sa monture en faisant signe à ses hommes, et ils s’aplatirent en silence sous la ligne de crête. Il rampa jusqu’à un buisson de fougères pour observer avec curiosité. Trois silhouettes à cheval. Il plissa les yeux. On gravissait la colline, à la lisière de la forêt où les ombres obscurcissaient toute identité. Mais, un moment plus tard, une barrière obligea les nouveaux venus à passer au soleil et Manso laissa échapper une exclamation étranglée. Le premier homme, il le connaissait trop bien ; et tandis que les cavaliers approchaient, il se rendit bientôt compte qu’il reconnaissait aussi une autre de ces silhouettes. « Par la Dame… » Il se releva en fronçant les sourcils. Le cavalier de tête s’arrêta net, se retourna pour parler à ses compagnons. Puis il poussa son cheval de l’avant pour aller à la rencontre du soldat qui se détachait sur la colline. Tycho Issian dévisagea l’homme gras et basané, en interrogeant ses souvenirs. Il avait déjà vu ce soldat, il en était certain. Il esquissa un sourire hésitant. Après une petite pause, l’homme sourit en retour. Ses dents couronnées d’argent luisaient au soleil. « Capitaine ? — Mon seigneur. » Intérieurement, Manso Aglio jurait de manière infâme. De tous les hommes qu’il avait servis, Tycho Issian était le plus déplaisant. À l’exception, songea-t-il malgré lui, de Tanto Vingo. Il frissonna : il avait connu la fin qu’il méritait, celui-là. Il réfléchit à toute allure. Si le sire de Cantara avait envoyé de Céra assiégée l’oiseau arrivé deux semaines plus tôt à Forent, des événements dramatiques devaient s’être déroulés entre-temps pour qu’il fût en route vers le sud avec seulement deux compagnons et aucun garde. « Mon seigneur, votre message n’est arrivé qu’il y a quelques jours. Nous avons marché rapidement pour venir secourir la cité. » Tycho Issian agita une main dédaigneuse. « On peut considérer Céra comme perdue. Vos efforts seraient gaspillés. » Manso haussa les sourcils : « Perdue ? » La question qu’il ne posait pas lui brûlait les lèvres : et comment donc vous en êtes-vous échappé, mon seigneur ? « Les Eyrains ont envahi la cité. J’ai réussi à secourir cette dame et son fils avant que les barbares ne s’en emparent. » Le capitaine jeta un coup d’œil aux deux cavaliers qui se tenaient derrière Tycho Issian. La femme avait écarté son voile pour tourner son visage vers le soleil. Elle avait les yeux clos, une expression ravie. Il sentit une soudaine vague brûlante lui monter du bas-ventre et put difficilement reporter son regard sur l’autre homme. Il retint son souffle : il le reconnaissait, c’était le sorcier, Virelai, l’homme qui avait pris son aspect pour essayer de délivrer Saro Vingo des cachots. Il n’avait jamais imaginé que cet homme pût être né comme un simple mortel, moins encore d’une aussi belle créature. Quel hasard bâtard pouvait avoir réuni cet étrange trio ? Manso fit signe au sire de Cantara de le rejoindre sur la crête. Avec un grand sourire, il montra les troupes en contrebas. « Comme vous pouvez le voir, mon seigneur, je crois que n’aurons pas de problème à reprendre la cité. Nous avons déjà repoussé une troupe barbare de Forent et des environs. Nous pouvons maintenant rejeter ces pourritures d’Eyrains à la mer, où est leur place. » Tycho examina la vaste armée, avec une grimace. « Je ne crois pas. — Non ? — Vous allez nous escorter jusqu’à la Plaine de Tombelune. — Tombelune ? Pourquoi Tombelune ? On n’a pas besoin de défendre ce terrain, c’est un désert… — C’est un ordre, capitaine. » De sombres pensées couraient dans l’esprit de Manso. Il pouvait décapiter le noble sur-le-champ. Qui l’en empêcherait ? Un nouvel ordre s’était établi en Istrie, qui n’avait rien à voir avec lignées et héritages. Tycho recula d’un pas, soudain apeuré. Ses gros yeux luisants avaient trahi les pensées du capitaine, et la main de Manso Aglio s’était de surcroît posée sur le pommeau de son épée. Tycho ouvrit la bouche pour pousser un cri, mais ce qui le sauva le prit entièrement par surprise. La Rosa Eldi, apparue sans bruit au côté du sire de Cantara, posa ses doigts frais sur la main du capitaine. « Tu nous accompagneras à la Plaine de Tombelune, Manso Aglio. Telle est ma volonté. » Elle retira sa main et regarda avec détachement les pupilles de l’homme s’élargir brusquement tandis qu’un sourire stupide illuminait son visage. « Je vous accompagnerai jusque dans les flammes, ma Dame. — Oui, en vérité. » Elle hocha la tête puis revint à Virelai qui l’attendait, toujours à cheval, avec une expression inquiète et consternée. « Pourquoi n’avez-vous pas laissé cet homme le tuer ? murmura-t-il. Cela aurait été sûrement pour le mieux. » La Rose du Monde eut un sourire énigmatique. « Il y a un dessein et un dessin à toutes choses, dit-elle avec sérénité. Et même Tycho Issian en fait partie. » * * * Après avoir perdu de nouveau la femme qu’il convoitait – apparemment partie de son plein gré en le considérant comme un ennemi –, Ravn Asharson s’abandonna pendant un temps à des humeurs noires. Il laissa ses hommes saccager à leur gré, indifférent à la violence et aux excès qui l’entouraient, et il buvait chaque nuit jusqu’à perdre conscience. Il se faisait parfois amener des femmes de la cité, mais elles ne ressemblaient pas à la Rosa Eldi et, le plus souvent, il les renvoyait. Celles qu’il gardait en attendait viol et brutalités, mais ne trouvaient que larmes sentimentales et impotence. Une lumière s’était éteinte dans ce seigneur nordique qu’on avait autrefois appelé l’Étalon du Nord. On aurait dit un mort-vivant. 42. Entre la Vie et la Mort Katla ne pouvait pas même marcher – ou plutôt Saro ne lui en laissa pas le loisir. Ce que le félin lui avait dit résonnait dans son crâne comme un mantra : cela ne durera pas… vous n’avez pas notre résilience… sois prudent… Katla avait repris conscience avec l’impression vague que quelque chose n’allait pas du tout, cette douleur brûlante dans le flanc, et cette presque impossibilité de bouger un seul muscle… Pendant quelques terribles instants, elle s’était crue paralysée par un coup de son frère métamorphosé en démon, même si elle ne se rappelait pas grand-chose du combat et point du tout avoir été blessée. Puis elle découvrit qu’elle était attachée des pieds à la tête. Autour d’elle, les entrailles ardentes de la Montagne de Feu tremblaient en ondulant comme une hallucination. Peut-être dormait-elle encore. Elle fit un effort pour s’éveiller, un effort physique qui lui arracha une exclamation de douleur. Saro marchait devant, et les pieds de Katla se trouvaient à la hauteur de ses épaules. Il tourna la tête : « Arrêtez ! » lui intima-t-il si brusquement qu’elle obtempéra. Une autre voix lui parvint, près de sa tête. « C’est pour le mieux, Katla, pour que tu ne rouvres pas tes blessures. » C’était Mam. Et ces paroles suggéraient à Katla qu’elle était dans une mauvaise passe, car elle savait que Mam irait de l’avant, si affreuses soient ses propres blessures, et en attendrait autant de quiconque. Elle s’examina avec plus d’attention. Ils l’avaient apparemment attachée avec des morceaux de tissu, des cordes, tout ce qui leur était tombé sous la main, et ils avaient ensuite lié le tout sur de grandes épées dans leur fourreau, comme des éclisses, afin de l’empêcher de plier ou de remuer. Elle se sentit soudain glacée. Elle était subitement renvoyée aux semaines qui avaient suivi le bûcher, et où sa main mutilée, dans son gros et lourd bandage, lui avait causé une telle agonie, physique et spirituelle. Elle avait pensé être mutilée à vie – et ce n’avait alors été que sa main. Si ses compagnons l’avaient ainsi ligotée à cause de ses blessures, à quel point ne devaient-elles pas être plus terribles encore ? « Saro… » Sa voix tremblait. Elle se mordit les lèvres, puis reprit : « Saro, dis-moi la vérité, est-ce très grave ? » Il tourna lentement la tête ; elle put voir son profil souligné d’écarlate par l’étrange lumière du volcan. Sous cet angle, il avait l’air hagard et son seul œil visible, à l’expression désolée, était injecté de sang. Le jeune homme semblait ne pas vouloir la regarder, et l’on aurait dit qu’il avait pleuré. Cela effraya davantage encore Katla. « Saro… — Katla… oui, c’est grave. Vous avez au flanc une blessure qu’il ne faut pas rouvrir. Si vous marchez, je crains que ce ne soit le cas. Bëte l’a léchée pour la refermer, mais elle a dit que cela ne durerait pas. Nous devons vous amener à la Rosa Eldi pour que vous guérissiez comme il le faut. » Ses paroles sonnaient creux à ses propres oreilles, comme tirées d’un des contes les plus invraisemblables de sa mère, lorsqu’il était enfant. C’en était trop pour Katla. Elle se rappelait le grand félin, sa longue langue rouge, ses crocs luisants. Cet… animal avait refermé sa plaie en la léchant ? Elle devait encore être en train de dormir ! Mais si cette image était dérangeante, l’idée d’être amenée comme un daim abattu à la femme qu’elle avait vue à la cour de Halbo l’était plus encore. Elle frissonna. « Non. — Non ? — Je ne serai pas ficelée comme un sacrifice pour être offerte à cette sorcière ! — Ce n’est pas une sorcière. C’est la Déesse. — Je ne crois pas aux déesses. — Ni aux dieux ? Ni à la magie ? Ni à la résurrection des morts ? Katla, vous en avez sûrement trop vu désormais pour nier tout cela ! » Elle ne voulut pas répondre, se contenta de lui adresser un regard belliqueux. Après un moment, elle dit simplement : « Tu ne sais même pas où elle se trouve, sinon quelque part sur la côte nord. Je pourrais rester ainsi pendant des semaines, et dans quelle condition serais-je alors, à ton avis ? Vas-tu me dérouler de temps à autre pour me laisser uriner ? Détache-moi à l’instant. Si je ne peux marcher, je ramperai ! » Cette tirade fit tinter les oreilles de Saro. Il grimaça en jetant un coup d’œil à Mam par-dessus son épaule. La mercenaire lui montra ses dents étincelantes. Puis elle déclara : « Si c’est ce que ça prend, fillette, je le ferai moi-même. Saro a raison. Si tu marches, tu rouvriras ta blessure, et c’en sera fait de toi. J’ai perdu assez de ceux que j’aimais sans en perdre encore. » Ses yeux étaient durs. « Que voulez-vous dire ?… » Et tout à coup, une image passa comme un éclair dans la mémoire de Katla : Persoa précipité contre les rochers par l’horrible chose qui avait autrefois été son frère, et comme il était resté étendu là, inerte. « Oh… je suis navrée, Mam, je suis navrée… » Il y eut un bruit étranglé derrière sa tête, qui se transforma l’instant d’après en toux. Katla sentit des larmes lui monter aux yeux. Elle demeura muette et immobile tandis qu’ils la portaient hors de la montagne, sans oser poser les questions qui se pressaient en elle. Mon frère est-il mort ? Et Tam Renard, qu’en est-il de Tam Renard ? Avait-il été mort et ressuscité ? Elle l’avait vu se noyer, de ses propres yeux elle l’avait vu couler sous les vagues écumantes. Et il avait pourtant paru en parfaite santé dans la caverne, la peau irriguée de sang comme celle d’un vivant. Elle ignorait cependant ce qu’elle ressentait à l’idée de Tam Renard, vivant ou mort, aussi la repoussa-t-elle. Comme déterminé à ne pas satisfaire son désir d’éviter les souvenirs déplaisants, son esprit lui présenta alors le spectacle extraordinaire des morts au travail dans la fosse ardente, déplaçant de gros rochers, en train, apparemment, d’exhumer un dieu. Cela ne la rassura nullement sur ce qu’elle comprenait du monde. Tout semblait un rêve, la pire sorte de rêve, celui qui revient hanter le jour d’images encore plus précises. Mais la douleur écarlate de son flanc lui rappelait sans cesse les suites de ce rêve, des conséquences qui allaient s’avérer à la fois réelles et durables. Rien ne pouvait ramener les morts à la vie, et elle allait peut-être bien rejoindre leurs rangs plus tôt qu’elle n’en avait jamais eu l’intention. * * * La longue descente laissa les porteurs haletants, le souffle court, et prêts pour une pause. Mais dès qu’ils furent revenus à l’orée de la caverne, une voix de femme les assaillit. « Aaaah, mon fils, mon fils, aaah ! » L’instant d’après, Katla se retrouva allongée à terre près d’un autre paquet fait de peau et d’os. Cela n’avait ni yeux ni lèvres. Elle détourna son regard avec répulsion. « Alisha, Alisha… » Saro essayait de calmer la femme. « Oh, Alisha, cela devait arriver. Laisse-le partir. » Mais Alisha Alouette-du-Ciel ne cessait de se balancer sur place, le visage inondé de larmes. « Il est mort, il est mort ! » Malgré l’inconfort du sol rocailleux, Katla dévisagea la Nomade avec curiosité ; elle avait à peine eu conscience de sa présence auparavant. La créature de peau et d’os devait être son fils. Son fils mort depuis longtemps. Émue par la détresse de la femme, elle tendit instinctivement la main pour lui prendre le bras. Pendant un instant, elle se sentit désorientée, envahie par une sensation de bourdonnement, comme si une connexion vitale avait été établie. « Nous avons tous perdu quelqu’un », murmura-t-elle. La tête d’Alisha se redressa brusquement et ses larmes se tarirent. « Qu’es-tu ? » s’écria-t-elle en s’arrachant à l’étreinte de Katla. « Tva sulinni es en serker inni… sarinni, dothinni. — C’est Katla Aransen, mon amie des Îles du Nord », expliqua Saro avec toute la douceur dont il était capable. La perte de Falo devait avoir achevé de plonger Alisha dans la folie. « Et elle a été gravement blessée. » Il mit un genou en terre près de la Nomade. « Alisha, je sais que tu es très douée avec les herbes et les plantes, voudrais-tu examiner sa plaie ? » La Nomade le regardait, les yeux écarquillés. « Useras-tu de l’eldistan pour mon fils, si je le fais ? » Saro secoua la tête. « Non, Alisha, dit-il avec fermeté. Tu sais que je ne le puis. » Elle croisa les bras. « Alors je ne peux pas t’aider. » Avec un soupir, Saro jeta un coup d’œil à Mam. Celle-ci haussa les épaules. « Chaque moment perdu est un moment perdu, déclara-t-elle, énigmatique. — Viens avec nous, Alisha, reprit Saro d’un ton pressant. Partons d’ici. Nous retournons dans le monde, à présent. Si tu restes ici, tu mourras. » Un instant, le visage noirci par le soleil eut une expression rusée ou pensive. « Je vous suivrai, dit simplement la Nomade. Laissez-moi encore un peu avec mon fils. Je vous suivrai. » * * * Ils la laissèrent donc et reprirent leur chemin le long de la pente rocailleuse, en essayant de ne pas trop secouer Katla. C’était difficile, car même si la gravité jouait en leur faveur, la lumière ne le faisait point. Ils pouvaient à peine voir devant eux lorsqu’ils arrivèrent enfin aux profonds défilés qui s’ouvraient sur les chaotiques collines épineuses situées au pied de l’Échine du Dragon. L’air de la nuit les enveloppait, alourdi par le soufre et la chaleur emmagasinée pendant la journée. À un moment donné, Saro perdit l’équilibre dans les cailloutis, et Katla frappa le sol avec un choc qui lui arracha un cri. Après cela, il continua avec plus de lenteur, d’un pas glissant, un pied à la fois. Des pierres ricochaient dans la pente et s’entrechoquaient avant de s’écraser plus bas avec fracas. Saro frissonna. S’il n’était pas plus prudent, ils finiraient tous trois de la même manière. Sur les pentes moins élevées et couvertes de cendres, l’air s’éclaircit un peu, laissant la lueur de la lune leur indiquer de meilleurs chemins, et ils progressèrent plus vite. Lorsqu’ils arrivèrent à la petite oasis aride où ils avaient laissé leurs montures, ils se sentaient tous trois aussi secs que des os. Saro et Mam délivrèrent Katla de ses liens pour la déposer sur le sable, puis ils remplirent les gourdes à ce qui restait d’eau dans le petit étang. Les chevaux hennirent doucement en les voyant, comme rassurés de retrouver les signes d’une vie humaine normale après toutes les bizarreries des jours précédents. Leur maigre repas fut constitué de farine, de pain qui avait tellement durci dans l’air brûlant qu’il était impossible à mâcher si on ne le détrempait pas, et d’une poignée de fruits secs. Puis Saro renoua les liens de Katla au cas où elle se débattrait dans son sommeil ou – plus vraisemblablement – essaierait de se lever. Et ils s’endormirent enfin, côte à côte dans l’herbe de maram. * * * Le jour suivant, l’état de Katla avait empiré. Elle gémissait dans son sommeil et ne s’éveillait pas. Quand Saro posa une main sur son front, celui-ci était brûlant et trempé de sueur. Il ne dit rien à Mam, mais elle put voir à ses lèvres serrées à quel point il était inquiet. Il scruta les défilés rocheux menant à la montagne pour voir si Alisha s’en venait, car si quiconque savait comment le mieux traiter la fièvre, c’était une guérisseuse nomade. Mais il n’y en avait pas trace, et il renonça finalement à guetter. Il passa une longue heure à essayer de mettre au point une sorte de traîneau auquel ils harnacheraient les chevaux pour tirer Katla à travers le désert, mais quand il s’y étendit pour laisser Mam le tester, il put ressentir toutes les petites bosses comme des chocs qui lui partaient de l’échine pour vibrer dans ses os. Il comprit que cela ne servirait de rien. Il défit plutôt les liens de Katla pour enlever les deux épées et Mam souleva le corps fiévreux : il le prendrait sur son cheval bai qui dansait, énervé. Tenir ainsi Katla entre ses bras, sa tête sous son menton, avec ses cheveux soyeux qui lui effleuraient la joue, c’était comme une invasion de l’intimité de la jeune fille, mais il ne pouvait imaginer une autre solution. Et pourtant, lorsque Mam proposa d’en faire autant après plusieurs heures, Saro secoua la tête : « Non, c’est bien, murmura-t-il. Cela m’est égal, même si nous devrions peut-être échanger nos montures après l’arrêt suivant, pour les fatiguer à tour de rôle. » Loin de regimber à la tâche, il trouvait réconfortante la proximité de Katla, le musc légèrement épicé de sa sueur, la façon dont il sentait son dos s’incurver contre sa poitrine à chaque souffle. Du moins la savait-il toujours vivante. Et puis, si elle reprenait soudain conscience, désorientée, elle se débattrait sûrement. Mam était plongée dans son propre chagrin, et il ne se fiait qu’à lui-même pour être assez alerte et éviter à Katla ce qui serait peut-être une chute fatale. Quoique, si elle s’éveillait entre ses bras, elle pourrait peut-être se jeter à bas du cheval par simple colère. Ils continuèrent d’avancer pendant tout la journée dans le four du désert, et pendant la nuit, car la lune presque pleine étincelait dans un ciel sans nuages, et il semblait raisonnable de parcourir le plus de chemin possible tant que les conditions étaient favorables. Saro rêvait sur son cheval, les yeux grands ouverts, le corps conscient des plus petits mouvements de Katla, mais il rêvait. Il rêvait d’une maison faite de blocs de granit, aux murs si épais et si solides que nul ne pourrait les incendier ou les abattre. Du lichen doré poussait sur l’ardoise du toit, où des choucas bavardaient amicalement ; des fleurs éclatantes dont il ignorait le nom ouvraient leurs corolles près de la porte. Une lueur rosée baignait la scène, comme si le soleil se couchait, et, quand il se tournait, dans son rêve, c’était pour voir Katla qui gravissait la colline vers lui, sa chevelure rouge dénouée jusqu’à la taille, un grand sourire sur les lèvres, portant à pleines mains un poisson rayé qu’elle lui tendait comme si elle lui avait offert toute la générosité du monde. Derrière elle, des petites embarcations flottaient sur une mer tranquille ; des mouettes criaient dans le ciel. Des larmes se mirent à ruisseler sur le visage de Saro. Un peu plus tard, Katla gémit en remuant dans ses bras, l’éveillant complètement, et il la serra contre lui par réflexe, lui arrachant un cri. « Chut, Katla, chut. Tout va bien. Vous êtes en sûreté. » Il le souhaitait de tout cœur. « Où sommes-nous ? » Elle ouvrait des yeux étonnés en regardant autour d’elle, déconcertée, effrayée. « J’ai rêvé que j’étais entraînée dans les feux de la montagne, une épée rouge au côté. J’ai rêvé que les morts me tombaient dessus et que j’étais morte aussi… — Nous allons vers le nord. Nous traversons le Quartier des Os. Il n’y a pas encore eu de vent, nous sommes chanceux. Nous continuerons aussi longtemps que nous le pourrons. Nous devons vous emmener dans un endroit sûr. » Katla mit fin à ses faibles efforts pour bouger. « Tu m’as tenue ainsi tout du long ? » demanda-t-elle en tournant la tête afin de pouvoir le regarder en face. La lune accrochait un éclat argenté dans les yeux de Saro, la lune, ou des larmes. Il hocha la tête en silence. Qu’elle ne se fût pas aussitôt mise en colère indiquait assez, s’il en était besoin, la gravité de son état. « Comment vous sentez-vous ? » demanda-t-il d’un ton bourru lorsqu’il eut suffisamment maîtrisé sa voix. Katla fronça les sourcils en fermant les yeux. « Je ne sais pas. J’ai mal quelque part, une pulsation sourde, comme un poing qui s’ouvre et se ferme en moi. » Saro dégagea une de ses mains pour lui tâter le front. Il était toujours aussi brûlant, malgré le froid nocturne du désert. * * * Vers le milieu de la journée suivante, après avoir chevauché aussi longtemps qu’ils le pouvaient sans prendre de repas, ils arrêtèrent les chevaux à l’ombre d’une haute dune. Ils seraient à l’abri du soleil jusqu’à ce qu’il la contournât, ce qui prendrait quelques heures, assez longtemps pour nourrir et abreuver les chevaux, et dormir un peu. Les bêtes broutèrent de bon gré l’herbe desséchée que Mam avait coupée dans l’oasis, même s’ils s’agitèrent en secouant la tête lorsqu’il n’y en eut plus. Après avoir installé Katla aussi confortablement que possible, Saro s’assit un moment près d’elle pour la regarder dormir. Sous la peau fine de ses paupières délicatement veinées, ses yeux bougeaient rapidement. Elle rêvait encore, des rêves qui la perturbaient. Son visage était de nouveau couvert de sueur. Saro se sentit la poitrine étreinte de l’appréhension désormais familière. Il ne pouvait souffrir de la voir ainsi tourmentée. Il se roula en boule auprès d’elle et ferma les yeux. Un hennissement le tira de sa semi-inconscience. Il resta sans bouger dans l’ombre de la dune, les paupières serrées pour échapper à l’éclat du soleil, et attendit d’entendre le son se répéter. Comme ce n’était pas le cas, il retomba dans un sommeil agité où il était impossible de trouver le confort pendant plus de quelques instants ; il rêva qu’il pouvait voir les os à travers la peau de Katla et que, sur sa propre poitrine, la pierre de mort luisait, avide d’être utilisée. Quelque chose le toucha, lui chatouillant le cou. Il agita une main, mollement, et la sensation disparut. Un insecte, pensa-t-il, ensommeillé, et il se retourna sur le côté. Quelques moments plus tard, la sensation revint, effleurant sa clavicule, sous le col de sa tunique. Cette fois, plus par instinct que par réflexion, sa main vint attraper ce qui troublait son repos. Ses doigts se refermèrent sur un objet dur et mince d’origine indéterminée. Quelqu’un poussa un petit cri. Sans relâcher son étreinte, il se redressa d’un seul coup. « Alisha ! » La Nomade était penchée sur lui, les pupilles largement dilatées dans la lueur mourante du jour, mais que son expression fût due à la crainte ou à la fureur d’avoir été contrariée dans sa fouille, impossible de le dire. Comment déchiffrer une expression sur un visage presque réduit à son ossature par l’épuisement, les privations et le chagrin, presque réduit à du cuir par la féroce atmosphère du désert et du volcan ? Ce qui lui restait de vie semblait s’être réfugié très profondément en elle, entretenu par son obsession à l’égard de son fils défunt. Saro la repoussa avec douceur en relaçant sa tunique. La pierre de mort luisait contre sa peau, dans sa pochette, révélant dans sa lumière pâle la trame du lin. Cela n’avait donc pas été entièrement un rêve. « Je t’en prie, donne-la-moi. » La voix d’Alisha était un fragile murmure, le bruissement d’une aile d’insecte sur une lampe. « J’en ai besoin pour Falo. » Que dire qu’il n’eût déjà formulé ? Elle était au-delà de toute raison. Il regarda derrière elle pour voir trois chevaux attachés au long couteau que Mam avait profondément planté dans le sable, alors qu’il n’y en avait eu que deux auparavant. L’un d’eux était plus grand, plus sombre et de plus nobles proportions que les autres. Saro frissonna. Comment l’étalon avait-il survécu aussi longtemps sans la pierre ? C’avait été une créature à la volonté de fer, un coureur-né, un compétiteur acharné ; sa volonté ardente de survivre malgré tout luisait comme une braise dans l’œil que pouvait voir Saro. Sur son dos se trouvait un paquet bien ficelé. Saro poussa un soupir. Lorsque Alisha ne s’était pas présentée à l’oasis, il avait espéré qu’elle avait dit ses derniers adieux au garçonnet, mais ce n’avait de toute évidence pas été le cas. Il se leva, les mâchoires serrées, et s’approcha à grandes enjambées de Présage de la Nuit. Les autres chevaux s’étaient écartés le plus possible de l’étalon, étirant leurs rênes, les yeux fous. Il ne les en blâmait point : une telle proximité des morts suffisait à rendre folle la plus douce des créatures. Les doigts tremblants, il défit les courroies qui retenaient le cadavre de Falo sur la croupe du cheval et s’éloigna dans le désert avec son pathétique fardeau. Avec un hurlement, Alisha se jeta à sa poursuite, pour rencontrer le mur solide des muscles de Mam. « Assez, dit la mercenaire. Nous garderons le cheval jusqu’à ce qu’il s’écroule. Mais le monde a repris ton enfant, et tu dois le laisser aller. » Saro ensevelit le petit corps loin dans les sables, aussi profondément qu’il le pouvait avec un simple coutelas et une dague. Il passa un long moment à empiler ce qu’il pouvait trouver de pierres sur le cadavre de Falo. La tombe ne soutiendrait peut-être pas l’assaut d’une grande tempête de sable, mais elle garderait l’enfant jusqu’à ce qu’ils se fussent assez éloignés et qu’Alisha ne fût plus en mesure de le déterrer. * * * La Nomade passa toute la nuit à délirer en sanglotant et, comme il n’était pas question de dormir ainsi, ils continuèrent de chevaucher jusqu’à l’aube. Elle finit par se calmer, comme si la distance qui étirait le fil la reliant à son fils avait un effet direct sur son état d’esprit. Dans l’après-midi, elle était repliée sur elle-même et sa folie avait décru. Elle s’endormit lorsqu’ils établirent leur campement. * * * Le jour suivant, lorsque Saro porta la gourde aux lèvres de Katla, elle but trois gorgées puis s’étouffa en toussant si violemment qu’elle cracha du sang. Elle lui dit que respirer était douloureux. Il était épouvanté, mais essaya de n’en rien montrer. Il la laissa adossée avec précaution contre son paquetage et alla trouver Mam, qui secoua tristement la tête. « Mauvais signe, mon garçon. Ce doit être une infection qui s’est aggravée, ou une blessure interne qui se révèle. Elle ne sortira pas vivante du désert. Autant t’y préparer. » Il partit s’asseoir à l’écart dans un wadi aux reliefs tortueux où l’ombre était profonde et fraîche, en essayant d’envisager la suite de ses actes. Ils allaient aussi vite qu’ils le pouvaient mais le désert s’étirait toujours à perte de vue de tous côtés autour d’eux, impitoyable, infini. Cependant, l’Échine du Dragon qui se détachait clairement à l’horizon austral semblait certainement avoir diminué de taille. Ils sortiraient sûrement des sables le jour suivant. Mais sinon, et si l’état de Katla continuait de se détériorer ? Il ne pouvait simplement la laisser mourir, il le savait. Il avait vu Virelai guérir à l’aide de la pierre, mais pouvait-il, lui, en harnacher le pouvoir pour faire le bien ? Il ferma les yeux en essayant de repousser sa soudaine panique, sachant qu’il n’était pas assez fort. « Oh, comme je voudrais que tu sois là, Virelai… » Ce n’était qu’un murmure, mais on l’entendit. « Virelai ? » Alisha Alouette-du-Ciel se tenait sur le bord du wadi au-dessus de lui et le regardait. Dans la clarté de la lumière, on aurait dit que ses yeux étaient des turquoises, un fort contraste avec la peau noircie de son visage. « Est-il toujours vivant ? » demanda-t-elle avec une sincère et intense curiosité. « Oui », répondit Saro en se rappelant comme le sorcier avait été réservé à propos de la femme qu’il avait aimée et des circonstances dans lesquelles ils s’étaient séparés. Maintenant qu’il en savait davantage, il pouvait comprendre la réaction de Virelai. « Oui, lorsque je l’ai laissé à Jétra, il était bien vivant. » Elle s’assit les jambes pendant dans le vide. « Je l’aimais, tu sais. — Et lui t’aimait. Je suis sûr que vous vous retrouverez. » Elle secoua la tête. « Il me hait, désormais. » Elle réfléchit un instant. « Et il a peur de moi, aussi. J’ai utilisé la pierre de mort pour lui. Je l’ai ressuscité. — Il était mort ? » Saro était horrifié. Elle acquiesça, le regard voilé. « Son histoire était déjà plus étrange que tout, mais je ne pouvais souffrir de le voir ainsi, avec ses beaux yeux devenus opaques et le sang caillé dans ses cheveux. Il ne m’a pas remerciée pour l’avoir fait revenir. — La dernière fois que je l’ai vu, il m’a guéri, dit Saro. Mes mains et mes pieds avait presque disparu, je mourais de ma putréfaction et de mon désespoir, et il m’a guéri. Une lumière dorée émanait de lui, on aurait dit qu’il en débordait. » Elle sourit, et son visage flétri en fut soudainement transfiguré. Saro put voir un instant une ombre de son ancienne beauté. Peut-être la nourriture, le repos et l’éloignement de la folie qu’ils laissaient derrière eux la restaureraient-ils. Peut-être tout serait-il restauré. Sauf Katla. Comme si elle avait lu dans son esprit, Alisha dit brusquement : « La fille aux cheveux roux, elle se meurt, n’est-ce pas ? » Saro acquiesça, misérable. « Je semble incapable de faire quoi que ce soit pour elle. » Il croisa le regard d’Alisha. « Et je n’userai point de la pierre. » Elle ne détourna pas les yeux. « Je sais, dit-elle avec douceur. C’est une chose terrible, et elle pousse les êtres faibles à des actes terribles. Mais je suis prête à présent à faire ce que tu me demandais, sur la montagne. — Tu examineras sa blessure ? » Elle écarta les mains : « Je n’ai pas grand-chose avec moi, sinon mon savoir et les quelques simples que j’ai sauvés de… » Elle se mordit les lèvres. Avec une terrible clarté, Saro se rappela le contenu des chariots éparpillés sur la plaine, entre les cadavres disloqués et sanglants abandonnés par la milice. « Je ne suis pas sûre que cela suffira. » Mais il était déjà debout. * * * En déroulant la dernière bande qui tenait l’abdomen de Katla, Alisha laissa échapper le souffle qu’elle avait retenu. Autour de la plaie, la peau était livide, brûlante et boursouflée. La plaie elle-même était jaunâtre et collante, et du sang séché avait noirci sous l’étrange pellicule de peau qui recouvrait la partie la plus sérieusement atteinte, et où l’on pouvait voir les entrailles, pourpres et emmêlées en dessous. Une odeur putride commençait de s’en échapper. Alisha écouta le cœur de Katla, un battement rapide. Elle releva la tête du torse de la jeune fille avec une expression chagrine. « Ce n’est pas naturel, dit-elle à mi-voix. Pas naturel du tout. » Elle n’élabora pas et, lorsque Saro lui demanda ce qu’elle voulait dire, elle écarta sa question d’un geste de la main. « Fais-moi bouillir de l’eau, ordonna-t-elle. Juste un peu. Fais-la bouillir puis laisse-la refroidir un peu, et alors, apporte-la-moi. » Il obtempéra, heureux de se voir attribuer une tâche simple qui lui ferait oublier ce qu’il aurait voulu n’avoir point vu. Lorsqu’il revint, Alisha avait tiré quelques objets de sa sacoche : un mortier et un pilon, quelques paquets de lin attachés par des tiges d’herbe, une longue cuillère d’étain. Elle tria les paquets en les reniflant tour à tour jusqu’à ce qu’elle eût trouvé celui qu’elle voulait. Elle l’ouvrit avec précaution. Il s’y trouvait un petit tas de plantes si desséchées qu’elles s’émiettèrent à son contact. On aurait dit de la menthe, se dit Saro, en sentant son espoir retomber. « Qu’est-ce ? demanda-t-il. — De la prunelle commune », répondit Alisha, ce qui signifiait moins que rien pour lui. « Les Nomades l’appellent la plante-qui-guérit. Les soldats astucieux en emportent avec eux à la guerre. Elle est bien connue pour aider le corps à guérir les blessures internes. Si je lui donne en sirop, cela éliminera la putréfaction, et si j’en applique en onguent sur la peau, cela aidera aussi. Une fois réglé le problème de l’infection, la fièvre devrait tomber d’elle-même. Et puis, il y a la rue-de-chèvre. » Cela semblait assez déplaisant. Saro regarda la Nomade transformer l’herbe en pâte avec un peu d’eau, puis y ajouter quelques baies tirées de son sac. Lorsque le sirop fut prêt, elle demanda à Saro d’asseoir Katla et, tandis que Mam tenait la tête de celle-ci comme dans un étau, elle déversa dans sa gorge des cuillerées du liquide. Saro obstrua le nez et la bouche de Katla pour qu’elle avale et ne puisse recracher en toussant. Une fois refroidi, le reste fut appliqué sur la blessure. Alisha demanda à Mam de replacer le bandage, arguant de son état de faiblesse. « Je ne pourrai jamais le serrer assez fort, dit-elle. Et maintenant, je dois m’occuper de ses poumons. » Elle chercha de nouveau en reniflant parmi ses herbes, l’air mécontent. Elle ouvrit un paquet, pour le refermer en marmonnant « trop sec », en prit un autre en soupirant. « Centaurée pourpre », répondit-elle à Saro, curieux. « Ce n’est pas ce que je choisirais, mais le bouillon blanc est tombé en poussière. » Dans le paquet se trouvaient des tiges sombres et un tas de fleurs pourpres. Saro en prit une pour la renifler à son tour. « Je connais celle-ci ! Elle pousse sur les collines d’Altéa. — Elle pousse dans la plupart des pâturages situés en altitude, pourvu qu’il y ait de la craie dans le sol. J’ai trouvé ceci à Auréa avant… » Elle se tut. Saro baissa les yeux. Alisha fit bouillir la plante, tamisa le liquide, le fit bouillir et le tamisa de nouveau, jusqu’à l’obtention d’un liquide épais d’une couleur indéterminée – une surprise pour Saro, compte tenu de la couleur des fleurs. L’odeur en était affreuse. Alisha lui confia la décoction. « Tu vas devoir sacrifier une outre, lui dit-elle. Katla aura besoin d’en boire une bonne mesure trois fois par jour pendant plusieurs jours pour que cela ait de l’effet. Et c’est ton travail », conclut-elle aigrement. Saro la regarda ranger de nouveau ses affaires. « Tu ne veux pas la toucher, n’est-ce pas ? » dit-il, accusateur. Le regard voilé d’Alisha fut sa seule réponse. * * * Quelle que fût la nature de ce qu’Alisha avait administré à Katla, cela sembla prendre effet le jour suivant, alors qu’ils quittaient les dernières dunes du vaste désert pour arriver dans les territoires sauvages et rocailleux, hérissés de buissons, qui en constituaient la frontière. La patiente dormait, son souffle n’était plus court et bruyant comme ils s’étaient habitués à l’entendre pendant la nuit. Et sa température avait baissé. Mam, qui avait pris soin de cent blessures sur des champs de bataille, s’était chargée de changer les pansements, et elle déclara que la lividité disparaissait et que l’enflure diminuait. « Elle pourrait bien survivre », dit-elle à Saro, avec son caractéristique et dérangeant rictus. La Nomade considérait Katla avec un petit sourire, la tête penchée de côté. Elle avait poussé son cheval près d’elle pour l’examiner sept ou huit fois par jour, Saro l’avait remarqué, et ce sourire semblait indiquer une fierté toute professionnelle devant le succès de ses médicaments. Être redevenue une guérisseuse semblait avoir en partie guéri Alisha elle-même. Elle ne parlait plus de Falo, même si ses yeux se voilaient parfois et si elle laissait l’étalon traîner derrière les autres chevaux, perdue dans une profonde méditation. La nuit, les étoiles brillaient avec tant d’éclat qu’elles étaient presque pénibles à regarder. L’Œil de Falla étincelait, un phare pour leur randonnée. Ils avaient eu de la chance dans le désert, le temps avait été beau. Mais la vie avait enseigné à Saro trop de dures leçons pour lui laisser espérer que tout irait bien. 43. L’Appel Au milieu des atrocités de la guerre, tous ceux qui le pouvaient s’enfuirent de Céra, craignant pour leur vie, sans savoir où ils iraient. Certains erraient à l’intérieur des terres, pathétiques, couchant dans des granges ou des appentis ; d’autres marchaient, poussés par la haine et le désir de vengeance, jusqu’à en trouver d’autres comme eux, avides de repousser l’ennemi une fois pour toutes loin de leurs rivages. Mais d’autres entendaient un autre appel, un appel silencieux qui semblait émaner de l’air ou des pierres. Et ceux-là s’arrêtaient en plein milieu de leurs occupations pour découvrir que leurs pensées se tournaient vers l’étrange désert de cendre situé au nord-ouest de Céra. Rien de tangible ne pouvait se présenter pour eux à la fin d’un tel voyage, car rien ne vivait là et c’était inhabitable. Mais ceux qui ouvraient leur cœur étaient envahis de certitude : l’espoir les attendait là-bas, où leurs nobles et leurs marchands se rassemblaient chaque année pour commercer, échanger les dernières rumeurs, arranger des mariages et régler des procès. Le lieu qui leur était commun à tous : la Plaine de Tombelune. Là où, selon une hérésie, la déesse Falla et son félin siégeraient sur son rocher et chanteraient pour la Lune, d’où le roc était tombé, afin de les ramener tous à elle. Ou, selon une autre hérésie, là où Falla et son frère et époux, Sirio, s’étaient fusionnés en une union mystique avec le grand félin – l’Homme, la Femme, la Bête : les Trois en Un – afin de vaincre la Mort elle-même et apporter la magie en ce monde. On avait jeté au bûcher tant de ceux qui racontaient cette vieille histoire que peu de gens se la rappelaient à présent. On avait depuis longtemps éliminé Sirio des anciennes légendes du Sud, le transformant de pourvoyeur de semence en guerrier puis en divinité mineure, pour l’effacer enfin complètement. Comme pour Falla dans le Nord, chaque culture n’adorait qu’un aspect de la divinité, et un seul. Pour atteindre leur destination, ces voyageurs étaient forcés de se diriger d’abord vers le sud puis d’obliquer au nord-ouest autour du vaste golfe ouvert par l’Océan du Nord dans le continent istrien : les Eyrains tenaient la mer sur cette côte, qui aurait constitué le meilleur itinéraire. Ils y rencontrèrent d’autres voyageurs, des échappés de Sestria et d’Ixta, de Hédéra et de Forent. Devant eux s’étendaient les Skarns, féroces en cette saison de blizzard et d’avalanches traîtresses. Et pourtant, nul ne rebroussa chemin. Plus au sud, émergeant au nord du Quartier des Os, des voyageurs las eurent la chance de rencontrer un pieux marchand et sa famille qui possédaient une barge de commerce sur la rivière Dorée et se dirigeaient avec célérité et sans marchandise aucune vers la côte nord. Deux de ces voyageurs étaient en état d’aider avec les écluses et les rames. À l’écart, l’épouse du marchand avait fait le signe protégeant du mauvais œil lorsqu’elle avait vu la Nomade, mais comme la guérisseuse l’avait débarrassée de ses verrues, elle fut bientôt tout sourires. Le quatrième membre du groupe était comme morte ; le marchand s’attendait à devoir la jeter par-dessus bord à Talséa, ou à Pex. La convocation – car c’en était une – se rendit bien plus loin que l’Istrie. Loin au nord, dans les îles du royaume eyrain, des vieillards posaient les filets qu’ils réparaient et écoutaient avec attention, comme si le vent, ou le brouillard qui roulait de la mer, avait porté une voix. Les enfants cessaient de jouer et tendaient l’oreille, ou se couchaient sur le sol, comme dans un rêve. Des femmes qui étendaient la lessive ou pilaient du grain fermaient les yeux, le front un peu plissé, comme si elles étaient concentrées. Un groupe de femmes des villages situés entre Ness et Eau-Noire prirent la mer dans les barques de pêche qui avaient été tirées au sec pendant que leurs époux étaient à la guerre. « On nous a promis un bon passage », confia mystérieusement Hesta Aralsen à sa cousine Merja qui se demandait s’il était bien sage de traverser l’Océan du Nord sans navigateur ni même un homme à bord. « Nous saurons. » De vieux marchands se surprenaient à rêver de la traversée entre Halbo et la Plaine de Tombelune, avec les dessins des constellations très clairs dans leur esprit, et le désir du voyage qui vibrait encore en eux lorsqu’ils se réveillaient. Certains obéirent à ce désir, d’autres non. On tira au sort, dans certaines familles, pour savoir qui partirait et qui resterait pour prendre soin du bétail, des fermes, des enfants et des vieillards. Une extraordinaire flottille fit voile depuis le continent eyrain : de vieilles mais belles barges de commerce, des knarrs, des bateaux de pêche aux voiles usées et rapiécées, des ketchs et des chalands : aucune embarcation ne semblait trop humble ou trop petite pour se joindre à l’appel. On vit même certains des vaisseaux récemment revenus de l’Empire, bourrés de butin, le débarquer sur les quais, embarquer des provisions, et repartir vers le sud. Tout le monde ne se rendait pas à la Plaine de Tombelune avec dans le cœur un espoir par anticipation. Car malgré les multitudes qui avaient entendu l’appel et y avaient répondu, aussi bien en Eyra qu’en Istrie, il y avait aussi ceux qui avaient fermé leur cœur en s’accrochant à des croyances et des haines chéries depuis longtemps, ces croyances et ces haines qui avaient constitué le cadre sûr et indéniable de leur monde, et sans lesquelles tout n’était que chaos et déraison. Ceux-là ceignirent leur épée, prirent bouclier et cheval, et marchèrent ou voguèrent à la rencontre du vieil ennemi. Dans les derniers jours de l’hiver d’Elda, près de trente mille personnes convergeaient sur la Plaine de Tombelune. 44. Tombelune Virelai contemplait les pics déchiquetés qui s’étiraient dans le lointain, devenant indistincts pour se fondre au ciel dans une brume de rêve. Il se sentait lui-même une créature incertaine, un pied dans chaque monde et n’appartenant entièrement à aucun. Il était un homme, élevé par un mage comme un serviteur. Mais il était aussi, semblait-il, le fils des dieux. Qu’est-ce que tout cela faisait de lui ? Il l’ignorait, et découvrait que cette idée ne tolérait ni un long examen, ni une étude raisonnée. Devant lui, au-delà de la longue file de soldats qui les précédaient, un col distant annonçait l’orée du profond défilé qui les mènerait à la Plaine de Tombelune. La dernière fois qu’il avait ainsi traversé les Skarns, ç’avait été en la joyeuse compagnie des Nomades en route vers la Grande Foire. Avec la Rosa Eldi et sa chatte – deux des plus puissantes divinités d’Elda – enfermées à l’arrière de son chariot. Il avait passé le plus clair de ce temps de loisirs avec Alisha, dans le réconfort de la chaleur humaine, peau contre peau, et il s’était vraiment cru libéré du destin auquel il avait échappé. Comme c’était différent à présent ! On ne s’était arrêté que quelques heures depuis le début du voyage. Il était endolori des pieds à la tête, mais même sa monture ne semblait pas désireuse de se reposer. Oreilles pointées, tête nerveuse qui regimbait sans cesse à sa main sur les rênes, elle semblait avide d’atteindre leur destination. Ou peut-être le cheval sentait-il l’appel de la Rose du Monde comme les hommes qui chevauchaient à ses côtés, les yeux rivés à ce dos mince et à la façon dont ses hanches étroites étaient posées sur le solide poney qui la portait. De temps à autre, elle se retournait sur sa selle pour jeter un coup d’œil vers eux et vers l’armée qui se traînait à leur suite, avec une expression indéchiffrable qui semblait à Virelai plus proche de la satisfaction que de n’importe quelle autre émotion. Ses yeux verts si frappants dans l’ovale pâle de son visage passaient sur eux, et elle souriait, un sourire infime, avant de se retourner de nouveau vers l’horizon du nord, avec ses cheveux blond-argent qui cascadaient sur son dos. Et quand Virelai jetait un regard de côté, il pouvait voir le laid visage de Manso Aglio détendu par le plus stupide des sourires, et l’impatience de Tycho Issian. Mais à un moment donné, elle se retourna et ses yeux étincelaient d’une excitation qui semblait crépiter dans tout son corps. « Il arrive ! » souffla-t-elle. Et, renversant la tête en arrière, elle éclata de rire, un rire qui se réverbéra sur les pics rocheux comme l’écho d’un cri de triomphe. « Que veut-elle dire ? » murmura Manso Aglio au sire de Cantara, sans savoir pourquoi il baissait la voix. Tycho grinça des dents. « À ton avis, imbécile ? Ravn Asharson, évidemment. Le maudit Étalon du Nord. » * * * « Pourquoi, au nom de tout ce qui est sacré, feraient-ils marcher une armée à travers les Skarns ? » Ravn Asharson frotta ses yeux brouillés par le vin pour regarder fixement celui qui lui avait apporté la nouvelle. Le duc de Passorage secoua la tête. « Je n’en ai pas la moindre idée. Mais ce n’est pas tout. » Et il apprit au roi eyrain les mouvements rapportés par d’autres éclaireurs, qui n’étaient pas seulement ceux de troupes armées. « La Plaine de Tombelune, Ravn. Ils vont tous là. » Le roi fronça les sourcils. C’était là que tout avait commencé, là qu’il avait pour la première fois jeté les yeux sur la femme dont la perte le hantait jour et nuit. Le sire de Cantara voulait faire de la dernière bataille un geste symbolique, alors ? Il se leva, en vacillant, et le flacon qu’il avait été en train de boire tomba en répandant son contenu. Noir comme du sang, le vin se déversa sur les dalles, une grande ombre liquide de l’homme qui se tenait là. « Que la flotte soit prête, Bran. Nous partons pour la Plaine de Tombelune à la prochaine marée ! » Passorage quitta la chambre avec le soupir d’un homme accablé par la perspective d’une logistique cauchemardesque. * * * Plus tard dans la matinée, ils rattrapèrent leur première caravane de voyageurs – une collection hétéroclite : quelques Nomades, des paysans istriens, des femmes sans voiles, des hommes vêtus d’habits grossiers ou de rudes tuniques, et tous sans armes. Les gens qu’ils dépassaient ne pouvaient détourner les yeux de la femme qui chevauchait avec la grande armée. Ils la contemplaient, émerveillés, ravis. Elle, en retour, leur souriait. Par contraste, Tycho Issian les regardait avec dégoût : c’était la lie de la terre, la racaille qui avait échappé à ses bûchers. S’il n’avait été aussi pressé, il en aurait purifié la face d’Elda. « Hors de mon chemin ! » criait-il avec une rage incontrôlée, en assenant de grands coups de fouet autour de lui. Un de ces coups frappa le visage découvert d’une femme, comme il l’avait espéré, y traçant une profonde marque écarlate, de la pommette à la mâchoire, et la créature tomba à genoux en poussant un hurlement. « Si tu étais vêtue avec la modestie qui convient à une femme de mon pays, ce ne serait pas arrivé. Considère-le comme une leçon ! » siffla-t-il en essuyant le fouet sur la crinière de son cheval. Mais la Rose du Monde glissa au bas de sa monture et s’approcha de la femme. « Courage », dit-elle avec douceur, en pressant la paume de sa longue main contre la joue déjà enflée. Lorsqu’elle la retira, il y avait du sang sur ses doigts, mais non sur la femme. Même la marque de la coupure s’effaçait. La Rosa Eldi toucha la soie blanche de sa robe. Lorsqu’elle posa sur Tycho Issian un regard plein de répulsion, la trace exacte d’une main sanglante était bien visible sur son giron. « Fais du mal à mon peuple et tu me fais du mal », lui dit-elle avec un courroux glacial. Elle retourna à sa monture. Le cheval, une bête aux taches blanches et noires, à l’œil indompté et aux viles dents jaunes, hennit avec douceur et la poussa du museau, dérangé par la soudaine odeur de sang. Puis il plia ses pattes antérieures et s’agenouilla afin de permettre à la Rosa Eldi de remonter en selle avec une gracieuse aisance. Des murmures d’admiration respectueuse coururent parmi les voyageurs qui les entouraient. Des soldats s’étirèrent le cou pour mieux voir la femme pâle. C’était une femme rare, on pouvait difficilement reprocher son intérêt au sire de Cantara. Tycho Issian détourna les yeux. Il avait vu la haine dans les yeux de la Rose du Monde. Une minuscule étincelle d’instinct de survie s’alluma en lui, le pressant d’abandonner son projet, de la laisser aller où elle voulait, avec qui elle voulait, pendant qu’il le pouvait encore, avant qu’il ne fût trop tard. Mais son obsession maniaque étouffa ce cri dans l’œuf. Ils poursuivirent leur chemin, vers le nord, vers le fatal destin du monde. * * * Devant la vaste embouchure par laquelle la rivière Dorée s’abandonnait à l’Océan du Nord, de nombreuses silhouettes de navires se découpaient à l’horizon. Katla Aransen se redressa avec peine sur un coude pour en fixer un en particulier, la figure de proue à l’aspect bestial, bouche béante, dents effilées, et le dessin puissant de la coque. « C’est Le Troll de Narth, murmura-t-elle. Je le reconnaîtrais n’importe où. » Le marchand et sa femme se cachaient dans la cale. La vue d’un grand navire eyrain, si légendaire fût-il, ne les ravissait pas, eux. Pour sa part, Saro avait les yeux écarquillés de stupeur. Ailleurs, des embarcations de toutes sortes convergeaient vers les voies marines menant à l’ouest. Mam, au gouvernail, plissa les yeux. « Il se passe quelque chose de très étrange », s’exclama-t-elle, une intuition qui n’était pas en vérité des plus remarquables. « Oui, étrange en vérité… », dit Katla en se recouchant – chaque mouvement était un pénible effort – … que Le Troll ait survécu à une traversée de l’océan. On doit avoir désespérément besoin de bateaux en Eyra si on en est réduit à utiliser le plus vieux navire des Îles. » Alisha sourit. « Tombelune, fit-elle à mi-voix. Ils vont tous à la Plaine de Tombelune. » Saro poussa un soupir. Il avait parcouru ce même chemin l’année précédente pour se rendre à sa première Grande Foire, voilà une éternité, lui semblait-il. Et il était maintenant bien différent du garçon innocent et plein d’espoir de cette époque. « Je peux le sentir », affirma soudain Katla. Elle avait fermé les yeux. Des gouttelettes de sueur étaient apparues sur son front. Ses joues étaient d’une pâleur cendreuse. Un souci renouvelé transperça Saro. « Votre blessure ? Elle vous fait mal ? » Il lui toucha l’épaule, en souhaitant pour la première fois que Guaya n’eût point repris son don. Il soupçonnait Katla d’un dangereux stoïcisme lorsqu’il s’agissait de ses blessures, car elle se plaignait rarement. Les yeux de la jeune fille se rouvrirent brusquement. « Le Roc, idiot. Je peux sentir le Roc. » Saro fut renvoyé à ce premier matin de la Foire, alors qu’il s’était promené, mal réveillé, entre les échoppes, tandis que le reste de sa famille ronflait encore pour écluser l’orgie d’arak de la nuit précédente ; il avait été béni d’une vision : une jeune fille à la peau d’un éclat doré dans le soleil, aux cheveux rouges en halo autour de son front ; une jeune fille qui ne portait presque rien, en termes istriens, une fille en ce lieu des plus sacrés et des plus interdits, au sommet du Roc de Falla. Il lui sourit, sans même se vexer d’avoir été traité d’idiot. « Je me rappelle le Roc », murmura-t-il. Quand elle lui rendit son sourire, il eut l’impression d’être enveloppé de flammes, exactement comme la première fois. « Je l’escaladerai de nouveau », déclara-t-elle. Et le cœur de Saro plongea soudain dans un abîme glacé, car il sut que ce sourire était allé au souvenir de l’escalade, et non au sien. Il sut aussi, avec une terrible et pesante certitude, qu’elle n’escaladerait plus jamais rien. Elle se mourait, même s’ils n’en disaient rien. Il ôta sa main. « Pas dans votre condition. » Elle fit une grimace. Il avait raison, elle le savait : elle pouvait sentir la blessure qui lui tordait et lui tirait la peau, elle pouvait en soupçonner la gravité. Une fois, alors qu’un vol d’oies se dirigeant vers le nord avait distrait l’attention de Mam, elle s’était raidie pour défaire les bandages et voir la plaie. Cette nuit-là, pendant qu’ils dormaient tous, elle avait pleuré jusqu’à l’aube. « Non, murmura-t-elle, non, pas ainsi. » Et elle se détourna, le visage fermé, misérable. * * * « Par la bite du dieu, cette armure frotte partout ! — On ne sert pas les nains, dans la milice istrienne. — Qui appelles-tu un nain, espèce de grosse bite de taureau ? » On pouvait rarement provoquer Joz Patte-d’Ours avec de simples mots. Il fit un large sourire : « C’était ton idée de nous joindre à cette troupe, rappela-t-il. — Et on n’en a pas tiré grand-chose. » Le nouvel intervenant était un grand homme émacié, avec un bonnet, et une mâchoire prognathe. « On a manqué le coche à Forent, on n’a jamais pu s’approcher de Céra, et ici, il n’y a vraiment pas grand-chose à prendre. » Il jeta un regard mélancolique sur le paysage, donna un coup de pied qui souleva un nuage de poussière. « À moins de me trouver un marchand qui a de la bouse à la place de la cervelle et un fétiche pour la cendre. — Je croyais qu’y aurait des putes. — Dogo, tu es stupide. Il n’y a des putains ici que pendant la Grande Foire. — On doit attendre longtemps pour ça ? » Doc leva les yeux au ciel. « Pour une raison ou une autre, je ne crois pas qu’il y aura de foire cette année. — Pourquoi on est là, de toute façon ? » Joz haussa les épaules. « Pour se battre ? C’est ce qu’on fait, en général. » Dogo regarda autour d’eux. « Avec qui on commence, alors ? Ce tas de matrones, là-bas ? » Il désignait un groupe de femmes qui essayait de tirer leur chariot à l’écart avant que la piste n’entrât dans le profond défilé. L’essieu arrière était brisé, les roues hors d’alignement. La colonne continuait de passer en les contournant, personne ne s’arrêtait pour les aider. « Ou bien eux ? » Une foule de vieillards, quelques Nomades, des enfants, des yékas, des chevaux, des chiens, et ce qui semblait être une paire de loups. Sûrement pas ? Il secoua la tête en se retournant. « Bon, mais ceux-là semblent plus intéressants… » Doc mit la main en visière sur ses yeux : « Ce n’est pas… ? » Joz Patte-d’Ours poussa un horrible juron. « C’est ce bâtard de Tycho Issian ! déclara-t-il. — Quoi, celui qui a fait jeter les Vagabonds au bûcher dans toute l’Istrie ? — En personne. — Un gâchis de femmes bonnes à prendre. — De femmes, d’hommes, d’enfants. Des Nomades, des sages-femmes, des hommes des collines, des guérisseurs, des hérétiques, n’importe qui dont le visage ne lui plaisait pas. Un affront à la vie humaine, ce bonhomme-là. » Doc cracha dans la poussière. « Un gâchis de bonne salive, ça. J’ai la gorge tellement sèche, je ferais rôtir un Nomade moi-même si ça me valait une bière décente… aïe ! » La mentonnière de Dogo avait cassé sous le coup de Joz et son casque s’en alla rouler dans la pente. Du bord de la piste, le petit homme le regarda rebondir pour s’arrêter dans l’herbe broussailleuse tout en bas. « Eh bien, pas grande perte, c’est de la camelote, ces casques istriens. » Il revint à ses compagnons juste à temps pour voir la flèche qui se fichait dans l’œil de Doc. * * * « À moi ! Ralliez-vous à moi ! » hurlait le sire de Cantara pour dominer le sifflement des flèches, les cris des chevaux blessés et ceux des hommes mourants qui s’effondraient autour de lui. « Protégez la dame ! » La Rosa Eldi lançait autour d’elle des regards stupéfaits et horrifiés. L’embuscade avait été si soudaine… Son cheval dansa de côté lorsque l’homme qui se trouvait près d’elle poussa un hurlement d’agonie en tombant à moitié de sa selle. « Virelai ! » s’écria-t-elle. Mais Virelai avait disparu, son cheval terrifié ayant pris le galop, et il était ballotté sur sa croupe comme une poupée de paille jetée dans des rapides. La Rose du Monde éperonna sa propre monture, et le cheval pie, tête haute, fila derrière le bai. Lorsque Tycho regarda de nouveau, elle se trouvait déjà à plus de cent pas. Au milieu de la presse des corps affolés, le cheval pie était une tache mouvante d’ombre et de lumière. Saisi de panique, Tycho dégaina son épée et la brandit sauvagement. « À moi, s’écria-t-il de nouveau, suivez-la ! » On pouvait difficilement se déplacer en ligne droite : c’était partout le chaos, voyageurs et chariots, chevaux et chiens, loups, chèvres et chats faisaient obstacle à la fois aux assaillants eyrains et aux poursuivants istriens. Les non-combattants s’éparpillaient de tous côtés en hurlant. Tycho les sabrait sans merci. « Hors de mon chemin ! » Son épée s’abattit, toucha quelque chose, et un bras lui passa au-dessus de la tête, l’arrosant de sang. L’homme auquel le bras avait appartenu – un vieux Nomade séparé de sa petite troupe – le regarda, abasourdi, puis s’effondra. * * * Il y avait du sang dans l’air, à terre, on pouvait le sentir, un âcre goût de fer. La dame était proche, mais entourée d’une mêlée confuse. Aran pouvait apercevoir plus loin le seigneur du Sud qui se frayait un chemin dans sa direction, comme un possédé, avec la moitié de l’armée istrienne sur les talons. Aran évalua rapidement la situation. Cela avait commencé comme une mission de reconnaissance, un parti d’éclaireurs envoyés à l’avant pour voir ce qu’il y avait à voir, revenir sans fanfare et faire un rapport. Mais lorsqu’ils étaient parvenus à la crête, ils avaient eu la stupéfaction de trouver l’ennemi presque arrivé. L’occasion d’embuscade avait paru trop belle, le défilé offrant un endroit parfait pour une attaque-surprise. Tout ce qu’on avait à faire, c’était créer assez de confusion, séparer la Rose des Istriens, la ramener à Ravn et retourner en Eyra. Cette audace à profiter de l’occasion aurait pu faire de lui le héros du jour, mais l’entreprise se révélait de plus en plus imprudente. « Reculez, reculez ! Revenez dans la plaine ! » Aran avait donné le signal. Les Eyrains à portée de voix ou qui pouvaient le voir prirent leurs jambes à leur cou, évitant les coups et se faufilant entre les groupes de voyageurs, les rochers, et l’ennemi. C’étaient des hommes agiles et puissants, nés dans une rude contrée pour une rude existence, et ils couraient à présent pour leur vie. L’urgence leur prêtait de l’énergie. Libres d’armures et de chevaux, ils filèrent dans l’étroit défilé d’où ils étaient sortis et se précipitèrent dans la pente, glissant dans les cailloutis, zigzaguant entre les blocs de pierre, à une vitesse qu’aucun Istrien ne pouvait égaler. C’étaient des cibles trop rapides et trop imprévisibles même pour les archers, ils sautaient et changeaient de direction comme des lapins. En quelques instants, ils avaient disparu. Les miliciens istriens se déversèrent dans le défilé, furieux et frustrés de les voir s’échapper, oublieux des rappels à l’ordre qu’on leur lançait. Ils plongèrent dans la piste traîtresse. Leurs chevaux dérapaient, les pierres se dérobaient sous leurs sabots. Un cheval perdit pied et vint heurter les deux qui le précédaient, qui glissèrent à leur tour de biais et dégringolèrent, s’écrasant sans pouvoir freiner dans un cadre de troupes et projetant leurs cavaliers hurlants dans trois cents pieds de terrain accidenté. Tycho Issian n’avait pas conscience du chaos à l’avant. Tout ce qu’il savait, c’était que la Rose était en vue, apparemment indemne, et traversait le défilé sur son cheval lancé au galop. Il éperonna sa monture en écrasant un soldat mourant sous ses sabots, et fila derrière elle. Le cheval pie était une bête rusée. Il avait senti qu’il y avait un espace libre de l’autre côté, une chance d’échapper au chaos. Tête basse, indifférent à la poursuite et conscient seulement de l’angoisse de sa cavalière, il se faufilait entre les groupes de combattants, de voyageurs terrifiés et d’animaux à l’abandon, fonçant vers la brèche qu’il avait perçue. Tycho poussa un affreux juron. Elle lui échappait. « Arrêtez-la ! » vociféra-t-il, mais personne ne l’entendit. Il s’élança au milieu d’un train de chariots, éparpillant enfants et chiens, buta sur un contingent de ses propres soldats et poursuivit son chemin en hurlant des imprécations. Un Istrien démonté essaya d’arrêter le cheval pie, et fut bousculé pour sa peine. En arrivant dans le défilé, la monture de la Rosa Eldi s’arrêta en dérapant : la piste était encombrée de combattants et de chevaux mourants. Mais quand il se retourna pour chercher une autre voie, le sire de Cantara était sur lui, avec un cri de triomphe. Il attrapa les rênes et tira avec tant d’énergie que le mors entailla la bouche du cheval pie, et du sang en gicla pour éclabousser la robe de sa cavalière. Mais la Rosa Eldi ne semblait avoir conscience de rien : les mains sur la tête, elle hurlait, un long gémissement de terreur et de désespoir. Tycho la saisit avec plus de force qu’il n’avait cru en posséder, et essaya de l’arracher de sa selle pour la poser sur la sienne. Le hurlement cessa abruptement, mais s’il avait espéré être remercié de l’avoir secourue, il allait être déçu. Elle se débattit pour échapper à son étreinte, glissa au sol et resta là, les yeux étrécis. « La mort, la mort partout ! Arrêtez, arrêtez ! J’ai perdu Virelai, où est mon fils ? — Je ne l’ai pas vu. » C’était un mensonge : il avait vu la monture du sorcier tomber dans la mêlée. « Arrête cette effusion de sang ! Trouve mon fils ! » Tycho la regarda fixement. « Pour l’amour de Falla, laissez-moi vous aider. » Il se pencha pour lui attraper les poignets, mais elle s’écarta, les yeux fous, trébuchant sur des corps disloqués. Elle abaissa son regard sur eux et se remit à gémir, tout en murmurant : « Virelai, Virelai, où es-tu ? » Le sang avait commencé de détremper l’ourlet de sa robe blanche, la bordure d’hermine de son manteau en était déjà toute souillée. « Êtes-vous folle ? Voulez-vous mourir ici ? » Un soldat se dirigea vers elle d’un pas titubant, s’arrêta net en la voyant et marcha comme un homme qui rêve dans les jambes d’un cheval affolé. Elle se couvrit le visage de ses mains. Manso Aglio abattit l’Eyrain qu’il avait fait prisonnier pour regarder du côté où son commandant semblait en grande conversation avec la Femme Blanche, en plein milieu de la bataille. Il leva les yeux au ciel, poussa son cheval de l’avant et attrapa la Rosa Eldi sous les bras. « Je ne veux pas vous offenser, ma dame, s’excusa-t-il en l’installant sur le troussequin. « Par ici, mon seigneur », cria-t-il à Tycho. « Ils sont en fuite ! » * * * Un cheval sans cavalier fonçait sur lui dans un tonnerre de sabots. Il se roula en boule, les bras autour de la tête, et s’aplatit derrière l’encolure de sa propre monture. La créature mourante hennit de nouveau en bougeant un peu. Il la poussa, mais en vain : cela ne fit que presser plus lourdement encore sur sa jambe écrasée. Il était pris dans l’étau de la panique et de la douleur, toute idée de magie s’était envolée. Il resta étendu, sombrant par moments dans l’inconscience, tout en se rappelant la dernière fois où il s’était trouvé ainsi sur un champ de bataille. Mais le nombre d’hommes impliqués avait été une fraction de ceux qui participaient au présent chaos, même sans les innocents et les bêtes qui s’étaient trouvés coincés dans la bataille. Il inspira puis expira avec lenteur, en essayant de reprendre ses esprits. Un sortilège lui apparut, sorti de nulle part, et il s’en saisit avec gratitude, le murmurant en boucle, ce qui contribua à le distraire de sa jambe douloureuse – c’était aussi bien, car il n’avait jamais autant souffert. Après un moment, la carcasse du cheval s’allégea, il découvrit qu’il pouvait bouger d’un pouce, de deux… et enfin il s’en extirpa pour se soulever avec peine. De sa mère et du sire de Cantara, il n’y avait pas trace. Le mouvement de la bataille, si on pouvait en discerner un, s’était déplacé loin de lui, vers le défilé, entre les falaises et plus loin encore. Une véritable peur l’envahit alors. Que se passerait-il si la Rose du Monde était aussi meurtrie que lui avant de retrouver tous ses pouvoirs ? Quel espoir y aurait-il alors pour ce monde ? Quel espoir pour lui-même ? « À l’aide », gémit-il en essayant d’en faire un cri. Le son s’évanouit dans le vacarme général. Il essaya de se tenir debout, découvrit que sa jambe ne l’entendait pas de la sorte, et retomba. Des mains brutales l’empoignèrent soudain pour le soulever. En levant les yeux, il se trouva face à face avec un géant à la barbe eyraine et aux yeux d’acier. Il n’avait pas de querelle avec le Nord. Mais comment l’expliquer avant qu’on ne lui tranchât la gorge ? « Tu es le sorcier du seigneur, n’est-ce pas ? » dit l’homme, dans l’Ancienne Langue. Virelai ne savait s’il devait y acquiescer. Son regard passa du grand Eyrain à son compagnon, un petit homme rondelet dont la crinière de cheveux noirs était toute hérissée, collée de sueur, de sang, ou de quoi d’autre encore ? « Sûrement, opina le petit homme. On aura une récompense pour lui. — Oui, mais de quel côté ? — Quelle importance ? » Le colosse arqua les sourcils : « Ça n’en a pas, je suppose », dit-il en jetant Virelai sur son épaule. * * * « Nous l’avons vue, Sire. Nous nous en sommes approchés le plus possible, mais nous n’avons pu la capturer. Elle paraissait indemne, mais en détresse. » Le visage de Ravn Asharson était illuminé d’une expression calculatrice. « Combien sont-ils ? — Difficile à dire. » Aran fronça les sourcils. « Quelques milliers, mais indisciplinés, et ils ont rompu les rangs au premier sang. Et il y a aussi quantité de gens ordinaires, pas des soldats, qui se dirigent de ce côté à pied ou dans des chariots. On dirait qu’ils ont été attirés ici, comme ces bateaux. » Il désignait la grève où les embarcations ne cessaient d’aborder. « La guerre constitue souvent une curiosité pour ceux qui n’ont jamais combattu », dit Ravn avec dédain. « Maintenant qu’ils ont vu de leurs propres yeux un peu de ses horreurs, ils s’en iront peut-être. Où est Passorage ? — Il surveille l’arrivée du reste de la flotte. — Vas-y, dis-leur de se presser. Nous porterons le combat à l’ennemi pendant qu’il est en désordre. Si nous les laissons se regrouper dans la plaine, ils nous écraseront sous leur nombre. » * * * Manso Aglio rugissait des ordres d’un bout à l’autre des lignes istriennes. Il harcela, il jura, il frappa les retardataires du plat de son épée, et il les contraignit à un semblant d’ordre. À mi-chemin de la piste qui menait dans la large plaine, il les rassembla derrière un mur de lave qui constituait une belle défense naturelle, ce qui ressemblait le plus à une fortification en ce terrain découvert. Il était satisfait des capacités stratégiques qu’il s’était découvertes, content de savoir qu’il était capable de commander une armée, et content aussi, d’une manière qu’il comprenait mal, d’avoir secouru la femme. Ce n’était pas qu’il la désirait comme butin de guerre, c’était plus… noble que cela, même si c’était bien la dernière épithète qu’il se fût attribuée. Elle avait semblé si vulnérable, si fragile au milieu de la violence, si… déplacée, il en avait été envahi de ce qu’il ne pouvait considérer que comme de la compassion. Une surprise. Après ses années de service à La Miséria, il s’était cru bien au-delà des beaux sentiments. Il la chercha des yeux et la trouva bien en sûreté sous la garde du sire de Cantara, qui se tenait près d’elle, un bras autour de ses épaules. Ils semblaient à première vue s’étreindre, mais quand il regarda mieux, il vit clairement qu’elle essayait de se dégager. Pendant un instant, il eut envie d’aller l’aider puis il se rappela qui il était et s’esclaffa de cet accès chevaleresque inaccoutumé. Il repartit faire ce qu’il faisait bien : commander des soldats. Tycho Issian obligea la jeune femme à regarder la plaine. « Regardez, on peut voir le Roc d’ici. N’est-ce pas suffisant ? » Elle se détourna pour lui adresser un regard incrédule : « Bien sûr que non. » Il était désespéré à présent. Son érection était si dure et si brûlante qu’elle aurait pu incinérer le tissu qui la contrariait. Il pressa la jeune femme contre son ventre, sentit leurs os qui se frottaient. « C’est peut-être aussi près que nous le serons jamais. » Elle le repoussa avec dégoût, rejeta la tête en arrière pour le regarder droit dans les yeux, un regard aussi froid que la glace. « Je te prendrai sur le Roc, ou nulle part. » La voix de commandement pénétra au tréfonds de son être. Il ne pouvait l’en empêcher. Il se retourna vers les troupes assemblées et hurla : « En avant ! Au Roc ! Au Saint Roc de Falla ! » Manso Aglio regarda avec une horreur croissante ses troupes si bellement disposées rompre de nouveau les rangs pour charger dans la pente comme la racaille qu’elles étaient, avec des hurlements d’âmes plongées dans les tourments des feux divins. Tycho Issian monta en selle, se retourna et empoigna son butin. « La mort ou le Roc ! » s’écria-t-il de nouveau. « Je ne serai pas frustré de nouveau ! » Il écrasa un baiser sur les lèvres de la Rosa Eldi et vit, consterné, qu’à son contact les yeux de celle-ci se révulsaient dans leurs orbites. * * * Le nombre des bateaux qui essayaient d’aborder à la grève cendreuse était absurde, mais le marchand avait cessé quelque temps plus tôt d’être l’homme inefficace et grassouillet que son épouse tançait sans merci à propos de ce qu’il devait dire, manger ou faire : c’était à présent un timonier expérimenté, avec un éclat dans l’œil. Les embarcations plus petites voyaient s’en venir la lourde barge, et s’écartaient. Mam debout à l’avant constituait la plus effrayante des figures de proue, rugissant à l’adresse des obstacles tel un troll aux dents métalliques. Cela encourageait aussi à changer d’avis ceux qui se battaient pour le même morceau de plage. Elle examina ce qui se déroulait devant eux et se retourna pour rapporter : « S’il y a une déesse parmi ces gens, nous aurons du mal à la trouver. » Saro tendit le cou, alarmé par le spectacle qui s’offrait à lui. Il ne savait où regarder d’abord, car le panorama tout entier fourmillait de monde et de dangers. Au premier plan, des guerriers eyrains endurcis se frayaient un chemin vers les navires échoués, à travers une foule de ce qui paraissait être de simples spectateurs, comme si l’on eût oublié qu’on était en guerre et qu’on se fût présenté à une Grande Foire, pour errer ensuite sans but. Plus loin sur la grève, là où l’année précédente sa famille avait installé leur tente, la mêlée était plus épaisse car une vague de combattants gravissait la pente en force. À l’avant, une ligne de piquiers eyrains retenait la malheureuse cavalerie d’un ennemi qu’il fallait supposer être la milice istrienne. C’était une courte ligne défensive, déjà enfoncée par endroits ; les Istriens se déversaient par là comme les vagues autour des récifs. Derrière la ligne des porteurs de lances, davantage de chaos. Partout où il portait son regard, un spectacle étrange le retenait : un groupe de matrones eyraines en culottes de toile gagnaient la rive depuis leur petit bateau de pêche ancré à distance. Ce qui semblait un troupeau de cochons sauvages se faufilait dans la foule. Des femmes istriennes sans voiles. Des bandes de Nomades et de citadins mêlés, contemplant les pentes, abasourdis, comme s’ils eussent attendu tout autre chose. Dans tout ce désordre, le grand rocher s’élevait tel un château fort massif, avec ses quatre coins, et le soleil rosissait sa paroi qui faisait face à la mer. Comme si elle avait senti l’appel, Katla tourna son visage vers le Roc qu’on connaissait depuis des générations dans son pays comme le Castel de Sur, même si les gens du Sud l’avaient dédié à leur déesse. Sa proximité l’appelait, l’emportant sur les cris et les hurlements de la masse humaine qui en inondait le pied. C’était un tremblement d’extase dans ses os, sous sa peau, un tremblement qui vibrait dans son ventre comme la promesse de la vie. « Saro… » À peine un souffle, mais il se retourna aussitôt vers elle, tant il était sensible à tous ses besoins. « Saro, le Roc. Tu dois m’amener au Roc. » Il la regarda avec consternation, puis revint à la mêlée. Elle le tira par la manche. « Je t’en prie, je sais que c’est là que je dois être. Je peux le sentir… » Il secoua la tête. « Nous ne pourrions jamais vous emmener jusque-là, et même si nous le faisions… » Elle avait les yeux brillants, fiévreux. « Tu le dois. C’est un lieu de puissance. Même si je meurs, je dois mourir sur le Roc. » Ces paroles frappèrent douloureusement Saro au cœur. Il entrelaça ses doigts à ceux de Katla. « Très bien, dit-il avec douceur. Je le promets, même si je ne sais pas comment nous y parviendrons. » Il se dégagea tout en se demandant pourquoi il avait fait cette promesse, et il alla trouver Alisha Alouette-du-Ciel. La Nomade était assise dans la cale, les bras autour des genoux. Elle ne leva pas les yeux lorsqu’il s’accroupit près d’elle. « Voudrais-tu examiner de nouveau Katla, Alisha ? Elle demande qu’on l’amène au Roc, mais je suis certain qu’elle n’est pas assez forte pour survivre à cette tentative. Y a-t-il quelque chose que tu pourrais lui administrer, peut-être une drogue pour l’endormir pendant que Mam et moi nous la portons ? Je m’inquiète de la douleur, ce pourrait être trop pour elle. » Alisha secoua la tête. Elle était pâle, plus pâle qu’à l’accoutumée, les articulations blanchies là où ses mains enserraient ses genoux. « Ça ne va pas, dit-elle. Tout est faussé. Quelque chose de terrible se trouve ici. Je peux le sentir, mais je ne le comprends pas. Ce devrait être merveilleux, mais tout est faussé. » Elle fit une pause, puis reprit : « La mort est ici, murmura-t-elle. L’ombre de la mort s’étend partout. » Saro soupira : « Alisha, nous avons besoin de ton aide. Katla pourrait mourir, sinon. » Elle leva les yeux alors, des yeux vides et cernés. « Nous allons tous mourir, Saro Vingo, chacun d’entre nous. » Après cela, elle ne voulut plus rien dire. Il revint trouver Mam, agenouillée sur le pont près de Katla : « Ça n’a pas l’air bien bon », lança-t-elle avec brusquerie ; elle fit signe à Saro. « Là, sens toi-même. Son pouls est très rapide. » Étreint d’appréhension, Saro se jeta à genoux près de la jeune fille pour poser ses doigts sur sa gorge. Le pouls, faible et irrégulier, battait deux fois plus vite qu’à l’accoutumée. Il prit sa décision avant de laisser la panique s’installer. « Nous devons l’amener au Roc de Falla, vous et moi, intima-t-il à la mercenaire. À l’instant. » Près du plat-bord, le marchand et son épouse observaient la scène avec nervosité. « Je ne pensais pas que ce serait ainsi, dit l’homme. Je pensais que ce serait un pèlerinage. Je pensais que tout le monde serait à genoux, en train de prier. Et que la Déesse marcherait parmi nous. » Sa femme sourit brusquement et son visage empâté – pâli par des années loin du soleil, sous le sabatka – devint soudain béatifique. « Elle est parmi nous. Je peux sentir sa présence. Si tu pries, tu pourras la sentir aussi. » Elle tendit une main à Saro : « Priez avec nous. » Saro secoua la tête avec douceur. « Je suis navré. Tous mes vœux vous accompagnent, et je vous remercie de nous avoir fait traverser, mais nous devons maintenant vous quitter. » Il s’interrompit, en se rappelant les paroles d’Alisha. « J’espère que vous trouverez la Déesse », conclut-il, en serrant l’épaule de la matrone. Ils trouvèrent moyen de transporter Katla sur le rivage. Elle émit un faible murmure lorsque Mam la secoua un peu en la passant à Saro, mais resta silencieuse ensuite, sans ouvrir les yeux. La mercenaire se fraya un chemin du plat de son épée, en grondant à l’adresse de quiconque osait lui faire obstacle. Derrière ce massif bélier féminin, Saro avançait avec peine, Katla dans les bras. Il ne pouvait voir où il allait, discernait à peine à travers l’affrontement et la confusion, les nattes hirsutes et blondes de la mercenaire qui se faufilait devant lui – et la haute silhouette du Roc, à une impossible distance. La bataille était maintenant descendue dans la plaine même. Une poussière noire s’élevait dans les airs, soulevée par les coups de pied frénétiques des hommes et des chevaux, par la charge des vivants et la chute des morts. Aucun itinéraire ne semblait plus sûr qu’un autre. Mam fut bientôt forcée d’utiliser la pointe comme le plat de son arme. Une brume sanglante enveloppait Saro. Il pouvait la sentir à chaque souffle, et la deviner aussi sur sa peau, dans ses cheveux. Katla gémit en se tordant entre ses bras, et elle ouvrit les yeux. * * * Katla n’avait jamais été femme à reculer devant une effusion de sang ou à éviter une bataille. Si elle était honnête, elle aurait admis ne jamais se sentir aussi vivante qu’une arme à la main et un ennemi à la pointe de son épée. Elle ne savait plus combien d’hommes elle avait tués et n’en ressentait aucune honte. Elle avait combattu parce qu’elle le devait, pour se défendre ou défendre les siens, elle avait combattu quand une cause était juste et l’exigeait. Mais, en contemplant le spectacle qui s’offrait à elle, s’éveillant soudainement d’un rêve de souffrance et de torture pour se retrouver dans bien pis, elle se sentit envahie d’une vaste répulsion devant ce panorama de violence arbitraire. On aurait dit que le monde entier était devenu fou. Partout, il se passait quelque chose de terrible. Ce n’était pas que les hommes se battaient, que des Istriens affrontaient des Eyrains. C’était l’extraordinaire mélange des gens impliqués dans cette mêlée, car de toute évidence certains n’étaient pas des combattants. Il y avait des femmes, blotties à l’écart des hommes et de leurs montures, des femmes en robes istriennes traditionnelles, des Nomades, des femmes vêtues à l’eyraine, des femmes sans voiles. Et des enfants. Au nom de Sur, qui amènerait des enfants dans cette horreur ? Au même instant, un morceau de rouge, tout petit, tout près du sol, retint son regard. Cela disparut entre les pieds d’un piquier eyrain, puis reparut derrière lui dans un petit espace dégagé. Elle se concentra, les sourcils froncés, puis cela disparut de nouveau. Un renard. Elle venait de voir un renard, en plein milieu d’un champ de bataille. Saro fit un brusque bond de côté et atterrit avec un choc qui se réverbéra douloureusement dans sa blessure. Elle ferma les yeux. Peut-être était-elle déjà en train de mourir, et son esprit défaillant lui présentait des éclairs de souvenirs entrecoupés de visions de la bataille. Ce devait être cela. Elle hasarda un autre regard, mais le renard n’était nulle part en vue. Il y avait cependant deux loups à la fourrure grise, au museau chenu. Une expression perplexe mais déterminée dans leurs yeux dorés, ils se faufilaient entre les pieds qui frappaient le sol. Dans le ciel, un groupe de cygnes volaient en poussant leur cri. Épuisée, Katla referma ses paupières. Si tu dois me tourmenter ainsi, dit-elle intérieurement au dieu, finis-en et laisse-moi mourir. Je ne suis pas d’humeur à tolérer tes jeux. * * * L’Homme et la Bête contemplaient le carnage en contrebas. Nous arrivons trop tard, semble-t-il, dit le félin. Si nous n’avions pas perdu de temps à rassembler tes compagnons, nous serions arrivés bien avant elle. C’est leur droit autant que celui de n’importe quelle créature vivante d’assister à ce qui va se passer. Ils doivent refaire le monde, eux aussi. Ce n’est pas seulement pour tes humains, tu sais. Sirio fit une petite moue. Mais tout de même, regarde ce qui se passe. J’aurais dû apporter l’épée, dit-il avec regret. Où est notre bien-aimée ? Quelque chose n’est pas comme il se doit, assurément, elle ne permettrait jamais un tel massacre si elle avait tous ses esprits ou… Il s’interrompit, soudain effrayé. Tes sens sont plus aiguisés que les miens : peux-tu la trouver dans tout ce chaos ? La Bête leva la tête pour scruter la plaine houleuse. Elle renifla l’air, ses oreilles tressaillirent, ses moustaches se hérissèrent, sa queue s’enroulait et se déroulait tel un serpent. Elle dit enfin : Je l’ai appelée, mais elle ne répond point. Virelai m’entend mais il ne la voit pas non plus, et sa jambe le fait trop souffrir pour qu’il se concentre adéquatement. Elle reprit après une petite pause : L’autre est là-bas aussi, le Voleur. J’ai hâte de m’occuper de lui. Et elle montra ses crocs à l’Homme. Mais le dieu avait une expression lointaine. Ils prient tous, déclara-t-il avec satisfaction. Ils nous appellent, moi et ma bien-aimée. Il est bon de savoir que nous ne sommes pas oubliés, même si on nous invoque surtout à l’heure du trépas. * * * Il y eut une accalmie dans la bataille alors qu’ils arrivaient au Roc, comme si l’on avait redouté de se battre dans son ombre. Mam leva les yeux. « C’est drôlement haut, observa-t-elle. Et drôlement raide aussi. » Elle jeta un regard flamboyant à Saro. « Alors, qu’est-ce qu’on fait, à présent ? — Il y a des marches, de l’autre côté », souffla-t-il en haletant. Mam vit ses mâchoires serrées, le relief des tendons dans son cou, et elle secoua la tête. « Tu es à peu près aussi fort qu’une gamine eyraine », dit-elle, chagrine, en faisant claquer ses dents. « Tiens, prends l’épée et protège-moi pendant que je la porte en haut. » Elle fixa sur lui un regard d’acier. « Tout ce qui m’arrive arrive aussi à Katla Aransen. Souviens-t’en. » Ils s’échangèrent la jeune fille avec précaution et, pour Saro, avec un certain regret. Ce n’était pas seulement que le contact de son corps contre le sien lui manquait, mais la porter lui avait donné le sentiment qu’ils étaient inexorablement liés, que si l’un échouait, l’autre aussi. Il se rendait compte, avec une brûlante compréhension, qu’il ne voulait pas vivre sans elle. Et il ne voulait guère non plus user d’une épée, même pour les défendre tous trois. Comme Mam gravissait la première des marches sculptées par les anciens dans le Roc, Katla laissa ses paumes en effleurer la rude surface, et des sensations fourmillantes se diffusèrent dans son bras, dans son crâne et jusque dans son échine. « Aaaah… » soupira-t-elle. En contrebas, Saro gravissait les marches avec maladresse, dos au Roc ; il leva les yeux et ressentit, venu de nulle part, le vif aiguillon de la jalousie. * * * Où que se trouvât la Rose du Monde, c’était là que le combat était le plus féroce, comme si les hommes étaient attirés par sa présence. Aran Aranson vit avec tristesse le duc de Passorage tomber sous une lance istrienne et se retrouva soudain en train de combattre dos à dos avec Ravn Asharson. Ils étaient profondément enfoncés dans les rangs istriens, qui les encerclaient de toutes parts, mais rien ne semblait décourager le roi eyrain. Son épée décrivait des arcs meurtriers et embrochait l’ennemi comme celle d’un dieu vengeur. « Pour Sur ! » hurlait-il en décapitant un adversaire et en éventrant un autre. « Pour Sur et pour ma bien-aimée ! » On aurait dit qu’il trouvait grand plaisir à tout cela, songea Aran Aranson en serrant les dents et en parant le coup inepte d’un Istrien assez jeune pour être son fils. Sombre de peau et de cheveux, il ressemblait aussi un peu à Halli : un intense regard noir sous le rebord de son casque mal ajusté. En criant des paroles inintelligibles, il frappa de nouveau Aran, mais celui-ci découvrit que, en dernier ressort, il ne pouvait se résoudre à tuer ce garçon. Il retint son coup, embrocha proprement l’épaule de celui-ci et poursuivit son chemin en écoutant son hurlement ; il s’en remettrait ; ce qui était plus qu’on n’en pouvait dire du malheureux Halli. La masse ardente des hommes piétinait en avançant dans la poussière volcanique, dans la sueur, les grands coups d’épée, les gémissements. Ils trébuchaient sur morts et mourants sans jamais savoir si c’était un des leurs qu’ils piétinaient, car baisser les yeux était risquer soi-même le trépas. Des adolescents qui n’avaient pas vu pousser leur première barbe affrontaient des hommes aux barbes nattées et décorées de ficelles, de coquillages, de rubans pris aux robes de leur femme, de fragments d’os et de corne. Des jeunes gens venus à leur première bataille, les tripes nouées de pénible anticipation, se retrouvaient dans un combat mortel avec des vétérans. Des officiers nouvellement nommés, désireux de prouver leur valeur, affrontaient avec anxiété des guerriers eyrains qui connaissaient bien trop de tours perfides pour les laisser se battre comme on le leur avait appris sur le terrain d’entraînement. Malgré la disparité des forces en présence, chaque côté ne conservait l’avantage que quelques moments. Ils s’affrontaient, et dans le ciel le soleil dépassa son zénith pour amorcer sa longue descente vers l’horizon. La bataille tourna, et bientôt, alors qu’ils s’étaient battus en remontant la pente, Aran se retrouva à la descendre avec son roi. Devant eux, il pensa voir un instant les traits brou-de-noix du seigneur istrien dont la capture de la Rose du Monde avait déclenché tout le conflit. Puis il avait disparu dans le chaos et une douzaine d’hommes étaient apparus dans l’espace qui les avait séparés. Aran bataillait comme dans un rêve. Coups de taille, parades, coups d’estoc, se retourner, d’autres ennemis tout autour de lui… Son bras lui faisait mal. Tout son corps était endolori. Pendant une très brève pause, il sut que son âme aussi était meurtrie. Il avait regimbé à l’ennuyeuse ronde des saisons à Tomberoc, qui roulaient comme une roue sur une route plane, chacune avec ses tâches, les errances du climat en étant la seule donnée imprévisible. Il avait aspiré à l’aventure, à une chance de prouver qu’il était un homme digne de ce nom – un héros –, mais ce massacre brutal et inutile n’était pas ce qu’il avait recherché, tout comme, en fin de compte, il n’avait pas désiré les trésors de Sanctuaire. Il était las à en mourir. Ce serait si facile de laisser le prochain ennemi l’abattre et d’immobiliser définitivement la roue. En même temps que cette pensée, une image lui traversa l’esprit : son épouse, plus mince que dans son souvenir, l’air plus dur, en compagnie d’autres femmes inconnues. Elle se tenait sur une butte, dans la pente au-dessus de lui. Les pics des Skarns se déployaient dans le lointain, leurs neiges empourprées par les rayons obliques du soleil. Il battit des paupières, juste à temps pour bien voir l’homme au corselet de peau de chèvre graisseuse qui fonçait sur lui, lance en avant. Par réflexe, il frappa, un coup rapide et brutal. Avec une horrible fascination, il regarda la pointe de son épée pénétrer entre les plaques de fer rouillé cousues sur le cuir, la lame trancher la peau de chèvre comme s’il s’était agi de simple étoffe et transpercer sans bruit la poitrine de son assaillant. Le sang gicla de la plaie, bouillonnant sur la garde de l’épée, détrempant les poils encore visibles sur le cuir et dégoulinant sur l’antique et inutile armure. Les genoux de l’Istrien se dérobèrent sous lui avec lenteur. Et puis il était à terre, et son ultime hurlement résonnait dans le crâne d’Aran. Quand il se retourna, Béra se trouvait encore là où il l’avait vue, les yeux abaissés sur la mêlée. Il savait qu’elle ne pouvait le distinguer dans le chaos et pourtant il eut l’impression que leurs regards se croisaient sur le champ des morts, et il se sentit envahi de honte. * * * « Vite… il est juste devant nous ! — Où va-t-il ? — Au Castel de Sur, on dirait. Et avec la femme, en plus. — Il ne va sûrement pas escalader le Roc, non ? » Joz grimaça : « L’endroit le plus sûr, dans tout ça. Et si tu commandais une armée, où préférerais-tu être, en bas, en train de déraper dans le sang et les tripes, ou là-haut, d’où on peut bien voir le champ de bataille ? — Vrai. — Vous devez l’arrêter. Il détient ma mère ! » C’étaient les premières paroles du sorcier depuis que Joz l’avait ramassé. « Ta mère ? fit Joz, incrédule. Quoi, la Dame Blanche ? — La Rose du Monde, la Déesse, oui. — La Déesse ? » Tout en courant, Dogo émit un reniflement dédaigneux : « Elle est belle, pour sûr, mais je dirais pas que… — Si c’est une déesse, dit Joz d’une voix égale, pourquoi s’est-elle laissé jeter sur son épaule comme un sac de navets ? — Ouais, ricana Dogo, et si tu es le fils d’une déesse, pourquoi t’as laissé Joz en faire autant ? — Pourquoi elle ne le foudroie pas sur place et elle arrête pas tout ? — Elle ne peut pas, ce n’est pas sa nature, elle fait pousser les plantes, elle soigne… » Dogo hurla de rire : « Quel intérêt d’être un dieu si on peut pas tuer des gens ? » Ce disant, il embrochait un homme, par-derrière, et s’écartait pour le laisser tomber. La vie ne valait pas grand-chose, surtout si l’on était payé pour la prendre. Lorsqu’ils atteignirent le Castel de Sur, le sire de Cantara avait déjà gravi la moitié de l’escalier. Les flèches ricochaient sans dommage sur la pierre autour de lui. Deux pas plus bas, un homme bien laid revêtu de l’armure de cuir bouilli d’un vétéran le suivait, avec drapée sur son épaule une forme inerte vêtue de blanc. Joz poussa un juron. « Quoi encore ? — On l’amène au roi ? — Si je connais bien Ravn Asharson, il sera là où on se bat le plus. — Aux bateaux, alors », suggéra Dogo en tranchant les tendons d’un homme qui manifestait trop d’intérêt au fardeau de Joz. — Ouais, dit celui-ci. On attend. C’est pas notre guerre à nous, après tout. » Dogo eut un large sourire. « On pourrait juste piquer le bateau. Un joli morceau, si je me rappelle bien, Le Corbeau de Sur. » Joz Patte-d’Ours ne répondit pas. Il scrutait le Roc avec attention. « Par tous les démons de la mer… » Dogo suivit son regard. Là-haut, au sommet du Roc, se trouvaient leur ancienne commandante et le jeune homme qu’ils connaissaient sous le nom de Saro Vingo, agenouillés près de quelqu’un qui ressemblait beaucoup à Katla Aransen. * * * « Katla, Katla… — Je ne crois pas qu’elle t’entende, mon garçon. — Mais elle a dit que c’était un lieu de pouvoir… Je pensais que cela la sauverait. » Mam lui posa une main sur l’épaule. Elle avait les larmes aux yeux et battit vivement des paupières pour les chasser avant que Saro ne pût les voir. Le souvenir de Persoa lui était revenu, vivace, en voyant Katla sombrer dans l’inconscience. En dessous du Roc, la bataille était toujours aussi féroce : une mêlée désespérée d’hommes et d’armes qui convergeaient autour du promontoire, comme s’il était devenu pour une raison quelconque le point focal du combat. Un mouvement retint son attention : on gravissait les dernières marches. Elle dégaina aussitôt son épée et se mit en branle, avertissant Saro de prendre garde, tout en sachant qu’il ne l’entendrait pas et que, même si cela était, il ne s’en soucierait point. Une tête sombre apparut au-dessus du rebord, mais qui que ce fût, on regardait en contrebas en grondant à quelqu’un de se dépêcher, vite, sans voir le danger qui menaçait. Les yeux de Mam se plissèrent lorsqu’elle reconnut l’intrus. Elle se mit en position et attendit, avec un sourire de sombre satisfaction. Le chef de l’armée istrienne était à sa merci : elle pouvait avoir sa tête sans problème et l’offrir au roi eyrain pour se gagner une fortune. Rien ne pouvait remédier à toute cette tragédie, mais elle savait reconnaître une occasion professionnelle quand elle en voyait une. « Ha, cria-t-elle à l’Istrien, montez sans faire de bruit, Messire de Cantara, ou mourez derechef ! » La tête de Tycho Issian se releva brusquement. Dans les quelques instants qui lui restaient à vivre, il regarda la terrifiante mercenaire, son épée brandie, son expression menaçante. Son visage se convulsa en un masque de répulsion. « Une femme ! hurla-t-il. Tu es une femme ! Une femme sur le Roc de Falla ! » Mam stupéfaite éclata de rire. « Une femme, oui ! Une femme qui va te trancher la tête ! » La fureur et la frustration longtemps réprimées conférèrent au seigneur istrien une terrible célérité. Plus vite que Mam n’aurait pu s’y attendre, il se hissa sur le Roc et se tint debout en agitant frénétiquement son épée. « Ôte ta sale carcasse de ce lieu sacré ! » hurla-t-il. Mam fit voler son arme comme s’il s’était agi d’un bâton mouillé. « La seule carcasse ici sera la tienne », gronda-t-elle, et elle abattit férocement son épée. La lame décrivit un arc puissant, un éclair argenté, tel un saumon qui étincelle au soleil… et s’arrêta net, à un cheveu de la peau exposée du cou de Tycho Issian. Mam regarda fixement son épée, abasourdie, essaya de frapper de nouveau, échouant encore à toucher le seigneur istrien. Une autre silhouette apparut au sommet des marches, qui se dégageait des mains d’une troisième silhouette. « Tu ne peux le tuer », dit une voix très claire. Et une déesse se tenait soudain dans la lumière, une déesse aux cheveux en désordre et à la robe ensanglantée, mais néanmoins une déesse. On aurait dit qu’elle absorbait toute la lumière : le jour qui avait paru éclatant semblait à présent terne et sans éclat. Mam ne pouvait détacher ses yeux de cette vision. Elle se sentit glacée jusqu’à la moelle des os. « Pourquoi pas ? » croassa-t-elle. La Déesse sourit : « Parce qu’il m’appartient. » À ces paroles, l’expression de Tycho Issian se fit affamée : « Et tu m’appartiens, bien-aimée. » Manso Aglio secoua la tête avec chagrin. Il ne comprenait pas ce qui se passait : malgré toutes ses protestations et ses minauderies, la femme pâle voulait avoir le sire de Cantara après tout. Les femmes ! Il ne les comprendrait jamais. L’ombre d’une figure plus mince apparut derrière la silhouette trapue du général istrien. Un grand homme nerveux, à la longue chevelure noire fouettée par le vent, au beau visage farouche ciselé comme une sculpture sur bois, une dague entre les dents. Manso Aglio vit les yeux écarquillés de la Rosa Eldi quitter Tycho Issian. Il se retourna : un homme barbu, aussi furtif qu’un chat, escaladait le Roc. Un groupe de guerriers nordiques le suivaient ; leurs yeux étincelaient de leur soif de combattre. Plusieurs choses arrivèrent alors en même temps. Derrière Mam, il y eut une toux gargouillante, suivie d’un cri bas de désespoir. Puis Saro Vingo se précipita vers la Déesse, les doigts sur les lacets de sa tunique. De la lumière brillait dans ses mains, or et argent, la lumière la plus froide du monde. « Vous devez aider Katla ! » s’écria-t-il en dégageant la pierre d’humeur afin que la Déesse pût voir son œuvre. « Ma Dame, vous devez l’aider ! Usez de cette pierre, la pierre de mort, vous seule pouvez sauver… » Tycho Issian s’interposa d’un geste vif et attrapa le pendentif brillant. Ses mains se refermèrent sur la pierre et elle se refléta dans ses yeux comme si sa lumière, et rien d’autre, s’était de quelque façon trouvée à l’intérieur de son crâne et en sortait par ses orbites. Une pierre de mort. Il se rappelait avec clarté – un don de la déesse, assurément ! – les paroles du Nordique, dans ses appartements, à Jétra, cet homme aux cheveux mal teints et à l’accent rude. « … une arme puissante… une pierre de mort… un artefact qui a pouvoir sur la vie et la mort… » Il sourit, telle une tête de mort, et se retourna juste à temps pour voir Manso Aglio dégringoler du Roc, une dague dans la poitrine, et cinq barbares fondre sur lui. Au premier rang, l’épée rougie jusqu’à la garde, se trouvait le roi Ravn Asharson. « Rends-moi mon épouse », gronda celui-ci. La panique étincela brièvement dans les yeux du seigneur istrien. Puis il tendit brusquement la pierre de mort vers son ennemi, entraînant Saro dans son mouvement. « La Dame ne t’appartient pas, barbare ! cracha-t-il. Mais j’ai un autre présent pour toi. » À genoux, le cou péniblement tordu vers le haut au bout du solide cordon du pendentif, Saro vit des vagues lumineuses fracasser l’air au-dessus de sa tête. Explosion ardente, elles s’élancèrent d’entre les doigts de Tycho Issian pour fondre sur Ravn Asharson. Elles frappèrent le roi d’Eyra en pleine face. Sa bouche s’ouvrit sur un cri silencieux. Son épée lui fut arrachée des mains et s’envola comme au ralenti pour retomber sur la pierre à ses pieds, où elle éclata en une douzaine de fragments. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites. Puis, tel un arbre au dernier coup de hache, il vacilla et s’effondra en arrière, étendu de tout son long sur le roc. Un cri surnaturel résonna sur toute l’étendue du champ de bataille. Il balaya la plaine comme un vent d’orage pour filer vers les Skarns, arrachant la neige des pics et la faisant danser dans les airs comme mille derviches. Il courut à travers les os de la terre, arrêtant les ruisseaux dans leur course, déclenchant chutes de pierres et avalanches, et, dans les Collines Dorées, des troupeaux de yékas galopèrent vers des terres plus basses. Au sud lointain du continent istrien, la lave se mit à couler comme du sang. Des hommes tombaient à genoux, momentanément hébétés. Une meute de loups rassemblés dans leur vaste domaine rocheux répondit au cri, qui ricocha en échos semblables au hululement de mille fantômes. Au sommet du Castel de Sur, alors qu’elle glissait vers la nuit éternelle, Katla sentit le cri dans sa poitrine, un martèlement qui faisait vibrer des os bientôt inutiles pour elle. Dans une énorme convulsion, le Roc se divisa. Un gigantesque nuage de poussière jaillit dans les airs. Lorsqu’il retomba, deux nouvelles silhouettes se détachaient sur le ciel. Un homme aux cheveux d’or, aux yeux bleus, au visage ravi, et un grand félin. « Nous répondons à ton appel, ma sœur et mon épouse », dit l’homme. Et le félin rugit en signe de bienvenue. * * * Rahë, le plus grand magicien du monde, contemplait ces métamorphoses avec une terreur naissante. Il s’était tenu à l’écart des violences humaines, attendant l’occasion de reprendre son butin. Qu’ils se massacrent les uns les autres ! s’était-il dit avec une certaine satisfaction. Qu’ils fassent couler le sang de leurs ennemis comme rivières en ce désert stérile ! Que ces imbéciles s’annihilent mutuellement et disparaissent de la face d’Elda ! Alors, et alors seulement il agirait. Mais l’affreuse apparition de Sirio, apparemment indemne, avec le félin dans toute sa gigantesque férocité, l’avait fait changer d’avis. Il devait s’enfuir ! Depuis le retour de la Rose à elle-même, il avait chaque jour senti ses pouvoirs diminuer, tandis que la puissance qu’il lui avait dérobée retournait à sa source. Mais le moindre usage de magie en ces lieux attirerait l’attention de la déesse. Pis encore, il attirerait l’attention du dieu, et de leur bête. Et ce serait son trépas assuré. Il jeta autour de lui des regards désemparés. La mer était sûrement sa meilleure chance de fuite. Il se faufila entre les bateaux de pêche abandonnés et les barques tirées au sec, entre des coracles percés et des coques échouées, à la recherche d’une embarcation qu’il pourrait manier avec sa force de vieillard et sa magie défaillante. Ce fut alors qu’il aperçut une silhouette familière, pâle comme la mort, se tenant une jambe qui semblait terriblement brisée. Le visage de Rahë se fendit d’un large sourire. Sa réserve de chance n’était pas tout à fait épuisée, semblait-il… * * * Pendant un instant, il avait eu le monde au bout des doigts et vu son rival frappé d’une mort ardente devant ses yeux. L’instant d’après, la lanière de cuir attachant le pendentif au cou du garçon avait cassé, le précipitant à genoux, et une éruption avait secoué Elda. Se débattant pour ne pas dégringoler du Roc tandis que celui-ci se cabrait et se brisait, Tycho Issian perdit la pierre, et la poussière la déroba à sa vue. Quand il put enfin lever les yeux, il jeta autour de lui un regard abasourdi. Le monde tel qu’il le connaissait n’existait plus. Trois figures se tenaient au-dessus de lui dans un étincelant nuage de lumière dorée, et le regardaient. Un homme, une femme et un grand félin, distincts et pourtant joints. Des noms flottaient sur ses lèvres, lui démangeaient le crâne. Il ne les connaissait pas. Mais il les savait. Falla. Féya. Sirio. Sur. Bast. La Bête. Bëte. Viens te joindre à nous, dit la femme dans sa tête. Et elle lui sourit, un sourire infiniment doux, infiniment amusé, en lui tendant la main. Il la regarda fixement. C’était la Rosa Eldi, mais elle était métamorphosée. Son éternelle pâleur argentée avait disparu, sa vulnérabilité, sa peur. À la place, c’était une femme toute dorée, une femme qui irradiait l’assurance et d’où émanait une joie vitale. Sa robe aussi avait disparu. La Rosa Eldi était éclose, transformée de bouton parfait en fleur parfaite, grande ouverte aux vents du monde. Son parfum inondait le roc, une fragrance musquée et fleurie à la fois, ardente. Tycho Issian retint son souffle, soudain envahi de béatitude, puis se retrouva debout, marchant vers elle comme dans un rêve. Une voix infime, tout au fond de son crâne, murmurait des avertissements, mais il l’ignora, la repoussa, ivre de la vision de ces courbes luxuriantes, de cette cascade de cheveux d’or sur la glorieuse rondeur de ces seins irrigués d’un sang nouveau, les mamelons roses et érigés, la toison dorée du pubis. Seuls les yeux vert-de-mer n’avaient pas changé. Et ils le dévisageaient toujours avec la même froideur. Mais il prit malgré tout la main de la Rosa Eldi. Les doigts s’en refermèrent sur les siens, aussi durs que du fer. Les yeux verts étaient des chaînes qui le ligotaient à la Déesse. Je sais désormais qui tu es, dit-elle dans son esprit, même s’il m’a fallu longtemps pour te reconnaître. Nous sommes les Trois : l’Homme, la Femme, la Bête. Mais toi, tu es la Mort, le Quatrième. Tu nous as longtemps échappé, mon ami. Regarde le champ de bataille et vois ce que tu as fait de nos gens. La Mort jeta les yeux sur la plaine et vit comme les hommes s’y affrontaient avec lances et haches, épées, poignards et arbalètes. Ils se déchiraient d’énormes blessures, ils rugissaient, ils haïssaient, leur sang coulait à flots. Et maintenant, regarde, lui intima la Rose du Monde. Elle ferma les yeux pour former une pensée et, dans le sillage de cette pensée, une sensation ineffable fit trembler les mains de tous ceux qui tenaient une arme ce jour-là, dans la Plaine de Tombelune. Lorsqu’elle se fut effacée, chaque guerrier baissa les yeux pour trouver son épée, sa lance ou son arc métamorphosés. Le métal se désintégrait, redevenait le matériau dont il avait été forgé, coulait à terre en inutiles lingots de minerai. Pointes de piques et de flèches, d’abord en fusion, s’éteignaient, ternis. Cornes et gourdins sculptés se tordaient entre les mains en reprenant leur forme de végétal et d’animal. On considéra avec stupéfaction ces nouveaux objets, branches en bourgeons, pierre veinée de minerai, cornes de bétail… et l’on recommença de se battre, quoique avec des conséquences moins fatales, mais sans que la violence diminuât. La Déesse secoua la tête avec tristesse. Des larmes embuaient ses yeux vert-de-mer. Vois-tu la force de ton influence ? Leur cœur est si plein de haine qu’ils ne voient plus la véritable nature des choses. Sirio lui effleura l’épaule. Ne t’attriste point, ma sœur et mon épouse. Peut-être vaudrait-il mieux les annihiler tous et laisser la vie recommencer à neuf. Mais regardez ! Bëte lui poussait la jambe de son museau. Là-bas. Il se passe quelque chose. Les divinités se tournèrent de concert vers la plaine. Une foule de femmes étaient assemblées dans la pente, de l’autre côté du champ de bataille. Trois femmes se tenaient à leur tête : une Eyraine et deux Istriennes. La Femme du Nord avait des cheveux flamme et sel ; les deux autres, malgré leur grande différence d’âge, étaient de toute évidence parentes : Béra Rolfsen, en compagnie de sa nouvelle amie Flavia Issian et de la petite-fille de celle-ci, Sélène. Elles étaient apparemment tombées de nulle part. Les femmes, plusieurs centaines, et en nombre sans cesse croissant, s’avancèrent au milieu des combattants. Les hommes cessaient de se battre, avec l’expression de la plus grande confusion, et leurs armes de fortune retombaient mollement à leurs côtés. La femme la plus âgée dit quelque chose à sa compagne ; du même geste, elles agrippèrent l’ourlet de leurs robes et les soulevèrent pour s’en débarrasser. Elles étaient nues, vulnérables, au beau milieu de cette arène de mort. L’instant d’après, les autres les imitèrent. Sabatkas, voiles, tuniques, justaucorps, jupes, chemises, bas, tout y passa. La chair pâle côtoyait la chair brune, les taches de rousseur la peau hâlée, l’âge la jeunesse. Les femmes d’Elda, dans toute leur splendeur dénudée, plis et replis, courbes et lignes, ventres, seins, cheveux et poils de toutes nuances du blanc au noir et toutes les teintes intermédiaires. Certaines riaient en se tenant les mains, d’autres, rouges et embarrassées, regardaient leurs pieds, d’autres encore fixaient droit dans les yeux, avec audace, les hommes qui les entouraient. Pendant un instant, tout devint silencieux. Puis, un par un, les hommes laissèrent tomber leurs armes. Les Quatre contemplaient ce bizarre spectacle, stupéfaits, soudain réduits au silence. La Rose du Monde sourit enfin. Rejeta la tête en arrière, et éclata de rire. Je ne crois pas qu’ils aient encore besoin de notre aide. On dirait qu’ils sont prêts à changer le monde sans nous. Nous leur avons offert assez longtemps une excuse pour la division et le fanatisme, ne crois-tu pas, mon frère ? Sirio détaillait les femmes, une lueur de regret dans les yeux. Regarde toutes ces beautés dont on pourrait profiter ! Je suis revenu dans le monde depuis si peu de temps, et tu me l’enlèves déjà… Il soupira. Ne suis-je pas assez pour toi ? Il revint à sa sœur-épouse avec un sourire amusé. Féya, tu es tout ce qu’est ou pourrait être la Femme. Tu n’as plus besoin non plus des corps que tu as empruntes suggéra-t-elle avec douceur. C’est vrai. Sirio secoua la tête ; les os et les coquillages tressés dans ses cheveux cliquetèrent sur les tatouages de son visage. Bëte bâilla. Je me suis bien divertie ces derniers temps, déclara-t-elle Mais je suis prête pour un petit somme, à présent. Féya relâcha Tycho Issian. Je sais que tu n’as pas toujours su qui tu étais et ne pouvais rien contre ta nature, dit-elle avec sévérité. Pendant un instant, un espoir sauvage s’alluma en Tycho Issian. Cet espoir devait être bientôt anéanti. Cependant, nous ne pouvons te laisser courir sans frein dans notre monde. L’équilibre d’Elda est rompu, nous devons te contenir. Chaque créature a droit à son existence, et tu en as trop pris, et trop tôt. La présence de la pierre de mort se fit plus incandescente entre eux. Puis il y eut un jaillissement de feu. Je t’accueille dans mes flammes, murmura la Déesse. En un instant, les vêtements de Tycho Issian avaient disparu et son érection se tendait fièrement dans la déflagration dorée. La Déesse la considéra d’un œil amusé. Ah, Mort, dit-elle dans son esprit, toujours si viril, si déterminé à saisir autant de la Vie que tu le peux. Elle lui saisit les parties dans sa main en coupe, et une délicieuse agonie l’enveloppa tout entier. Il sentit son essence qui explosait. Il était à la fois minuscule et vaste, libre et circonscrit. La lumière brûlante illumina le monde, puis mourut subitement. Féya referma son autre main sur la pierre de mort. T’occuperas-tu de ce précieux objet, dit-elle à son frère et époux, ou sera-ce moi ? Mais la Bête fut plus rapide. Lui poussant la main du museau, elle fit tomber la pierre entre ses crocs luisants et l’avala, avec la Mort qui y avait été aspirée, puis resta assise entre eux avec le sourire énigmatique que seuls les félins pouvaient avoir. La Rose du Monde lui frotta la tête. C’est un endroit aussi sûr que n’importe quel autre. Es-tu prête, ma bien-aimée ? Presque. Il reste une chose à faire. Elle regardait la foule tumultueuse. Ils sont là, nos fidèles. Un petit groupe se déplaçait sur la grève. Ils étaient plus grands que le plus grand des guerriers qui les entouraient, avec de longs membres minces. Certains étaient des hommes, d’autres des femmes. La plupart n’avaient qu’un œil, en plein milieu du front. Au centre du groupe se trouvaient deux hommes et une femme. Celle-ci semblait apeurée, ses yeux turquoise furetaient çà et là comme si elle s’était attendue à subir de nouvelles cruautés. Elle portait un morceau de rame brisée et de l’autre main soutenait un homme qui boitait, et dont la longue chevelure blanche s’était échappée de sa queue-de-cheval. Il était pâle et maigre, et semblait près de trépasser. La troisième silhouette était celle d’un homme ligoté par un étincelant filet de sortilèges. Un de ses yeux arborait une grande meurtrissure violette. Le groupe s’immobilisa au pied du Roc et une silhouette s’avança. Après une courbette, une femme déclara, d’une voix qui portait loin : « Nous vous amenons le mage Rahë, roi de l’Occident. Car même s’il est notre géniteur, il a mal agi et doit payer pour ses crimes contre vous et contre le monde d’Elda. » La Déesse les regardait. « Merci, Festrin », dit-elle, et tous l’entendirent. « Nous te sommes reconnaissants. » Elle considéra le mage et, ce faisant, les liens brillants de celui-ci disparurent. « Avance, Rahë, Maître de Nulle Part. » D’un pas traînant, comme le vieillard qu’il était, le mage se détacha du groupe. Puis il renversa la tête en arrière pour la regarder à son tour. Il y avait de la terreur et de la haine dans ses yeux. « Eh bien, brûle-moi vif ! cria-t-il. Jette-moi dans tes flammes comme tu l’as fait du seigneur du Sud. Va, finis-en. » Féya l’observait, la tête penchée de côté, sans rien dire, mais la Bête se mit à gronder en le voyant, et Sirio lui jeta un coup d’œil fulgurant. Il mérite le feu, et bien pis. Pourquoi ne pas le tenir captif des laves du Pic Rouge comme il l’a fait de moi pendant tous ces siècles ? Qu’il apprenne la véritable nature du tourment du monde ! La Déesse sourit. Il apprendra la véritable nature du monde, je le promets. « Mage Rahë, dit-elle à haute voix, tu t’es emparé de ce qui ne t’appartenait point et tu en as usé à la poursuite du pouvoir et d’une vaine gloire. Ce faisant, tu as faussé l’équilibre d’Elda. Mais je reprends désormais le peu qu’il te reste. » D’un infime mouvement de la main, ce fut fait, et sa magie usurpée lui revint. Le temps d’un éclair, elle chatoya dans les airs entre les Trois, puis disparut. Dans la plaine, le mage lança un coup d’œil autour de lui, déconcerté. Il regarda ses mains, se toucha à travers ses vêtements. « Vivant, marmonna-t-il. Toujours vivant. » Il plissa les yeux en regardant la Déesse. « Quel tour est-ce là ? Cesse de te jouer de moi ! — Ce n’est point un tour, vieil homme. Va, maintenant, et use de ton mieux le temps qu’il te reste, dans la réflexion et la paix. » Rahë commença alors d’éprouver l’effet de la perte de sa magie, cette magie qui l’avait si longtemps protégé du temps. Ses articulations étaient douloureuses, ses os lui semblaient presque immatériels, seulement recouverts de peau, aussi frêles qu’un murmure. Quand il respirait, son souffle était poussif. Des larmes de rage lui montèrent aux yeux, des larmes d’apitoiement sur lui-même. « Ah, c’est là ton jeu, alors, dit-il d’une voix tremblante. J’aurais préféré être réduit en cendres. » Mais on ne l’écoutait plus. Les Trois étaient devenus Un, une forme indéfinie composée de tous les aspects des divinités qu’elle contenait. Et cette unique figure glissa du sommet du Roc profané jusqu’au sol pour se poser entre Virelai et Alisha Alouette-du-Ciel. La Nomade recula en tremblant. « J’ai eu tort de le frapper, s’écria-t-elle, je le sais. Toute violence est mauvaise et c’est pourquoi les seithers m’ont amenée devant vous. Punissez-moi si vous le devez. » Elle leva des yeux implorants, puis les détourna, aveuglée par la lumière éclatante. « Mais il allait tuer Virelai, et je ne pouvais le laisser faire. — Paix, mon enfant », dit la Divinité Une. Une main incandescente toucha le visage d’Alisha. « Tu n’as pas mal agi et tu l’as fait par amour. Nous sentons que tu as grandement souffert et nous sommes navrés de ton deuil. Nous aimerions t’offrir un présent – le présent de la foi, Alisha Alouette-du-Ciel. La foi en l’avenir. » Puis la Divinité se tourna vers le sorcier. Virelai, le visage labouré de douleur, contempla la créature qui lui faisait face. S’il avait espéré être réuni à la mère qu’il avait si tardivement retrouvée, ce n’était pas elle. Mais la Divinité déclara cependant : « Lorsque Rahë t’a arraché de notre ventre avant de te laisser aspirer ton premier souffle, nous l’avons supplié de te secourir. Mais nous ne voulions nullement qu’il fît de toi un esclave ou t’élevât dans un désert, sans amour et sans loi. La pierre a déjà annulé son crime. Mais nous finirons de te guérir. Nous t’offrons un choix. » Virelai sentit une vague de chaleur l’envelopper, la sentit réparer la fracture de sa jambe, cicatriser la plaie, mettre un baume sur la chair meurtrie. Il ferma les yeux, seulement capable de goûter cette merveilleuse sensation. Quand il les rouvrit, l’Une le dévisagea avec curiosité. Il te ressemble. Non, il te ressemble. Un éclat de rire. Il nous ressemble à tous deux. Un grondement, quelque part entre grognement et ronronnement : Du moins ne me ressemble-t-il pas. « Voici le choix, Virelai. Tu peux repartir avec nous au cœur du monde et y vivre avec nous dans la magie. — Ou bien ? — Ou tu peux vivre ici sur Elda. Dans l’amour. » Le monde avait été bien dur avec lui. Il y avait été battu, torturé, en proie à des vilenies et des bassesses. Il avait été témoin d’atrocités, il avait éprouvé plus de douleur qu’il n’avait su en exister. Il détourna les yeux de la créature étincelante pour trouver fixés sur lui les yeux d’Alisha Alouette-du-Ciel, agrandis d’un espoir impuissant. Le choix le tiraillait dans des directions opposées, inégal, intolérable. « Je ne peux partir, dit-il tout bas. — Oh, Virelai… » Nul n’avait jamais prononcé son nom avec une telle tendresse. Il plongea son regard dans les yeux d’Alisha et s’y vit reflété, non comme il se voyait lui-même, mais bien plus noble, bien plus beau. Il prit le visage ravagé de la jeune femme entre ses mains et le regarda avec émerveillement se transformer à son contact. La peau de la Nomade perdait son aspect de cuir durci par le soleil, se gonflait, devenait aussi douce et lisse qu’il se la rappelait. Il ôta sa main, stupéfait. Une voix dit en lui : Adieu, Virelai. Il est bon de laisser quelque chose de nous en ce monde pour aider à le guérir. Quand il cessa de contempler Alisha, ce fut pour entrevoir une étincelle de lumière qui s’effaçait. L’Une avait disparu. Il tourna les yeux vers le ciel : il n’y avait là que des nuages. Une pluie douce commença de tomber. Elle touchait son visage telle une bénédiction. Les yeux clos, il la laissa l’envelopper, la sentant dans ses cheveux, sur ses habits. Quand il rouvrit ses paupières, il vit des pousses vertes qui perçaient la cendre noire, des feuilles en train d’éclore. Des marguerites tendaient leur visage aveugle vers la lumière ; trèfle et herbes ensuite, courant comme une vive flamme verte sur la plaine. Un troupeau de chevaux sauvages suivait la ligne verte, soulevant de leurs sabots un nuage de poussière qui retomba au sol en un fertile terreau. Alisha Alouette-du-Ciel jeta autour d’elle un regard plein d’admiration respectueuse et ravie. Dans le ciel, un nuage d’hirondelles tourbillonnait, aussi rapide que la pensée. Des colombes nichaient à présent sur les rebords fracturés de ce qui avait été le Roc de Falla. Des vignes rampaient sur son versant sud. Tandis qu’elle regardait, il y eut un mouvement au sommet du Roc. Elle s’abrita les yeux. Souffla un nom – et Virelai se retourna pour suivre son regard. C’était Saro. Il s’arrêta en vacillant au bord du promontoire fracassé et resta là, la tête dans les mains, comme s’il se demandait s’il allait sauter. Le dessin de ses épaules évoquait un désespoir absolu. « Saro ! » appela Virelai. Il n’avait jamais pensé revoir son ami. Le visage et les cheveux de Saro étaient couverts de poussière, mais des larmes avaient laissé des marques plus claires sur ses joues. Son regard était hanté. Les dieux étaient repartis, des miracles l’environnaient. Mais le plus important de tous n’avait pas eu lieu. « Virelai… » C’était à peine un murmure, mais le sorcier l’entendit comme si Saro s’était tenu près de lui. « Virelai, j’ai perdu Katla. » * * * Katla flottait dans les ténèbres. Une nouvelle douleur la ranima brièvement, puis se retira telle une marée. La blessure de son ventre s’était rouverte, elle pouvait en sentir l’intérieur humide et à vif exposé à l’air. Elle inspira avec peine, entendit comme son souffle était rauque et stertoreux. Un poids lui écrasait la poitrine et les jambes. Elle inspira de nouveau, une respiration plus brève que la précédente, et ce fut comme un coup de poignard. Elle toussa en se tordant, déchirée de nouveau. Sois forte, Katla. Il semblait y avoir une voix avec elle dans les ténèbres, une voix si proche qu’elle avait l’impression de l’entendre à l’intérieur de son crâne, et elle la reconnaissait sans pouvoir la nommer. Elle fut réconfortée de savoir qu’elle ne mourrait pas seule dans cette obscurité. À moins qu’elle n’eût seulement rêvé cette voix, ultime réconfort, et ne fût en train de se parler à elle-même. Comme la vieille Ma Hallasen, qui discutait philosophie avec ses chèvres et ses chats. Aussi folle qu’une chauve-souris. Ce n’est pas un rêve, Katla. Et je préférerais que tu n’insultes pas ma vieille Ma. Katla fronça les sourcils. Tout le monde savait la vieille femme sans enfants. Elle était vraiment en train de devenir folle. Décidée à mettre son hypothèse à l’épreuve, elle demanda tout haut : « Au nom de Sur, où suis-je ? À l’intérieur du Roc. Il s’est fendu en deux quand les dieux y ont fait irruption, et tu es tombée dans le trou. À l’exception de ce qui concernait les dieux, elle aurait pu élaborer cette illusion elle-même, si elle avait pu se rappeler ce qui avait précédé les événements. Son dernier souvenir, c’était d’être en mer, tout le monde parlait autour d’elle, les vagues berçaient la barge si doucement qu’elles l’avaient emportée loin de ces dérangeants bavardages, et elle s’était endormie. Une grande lassitude roulait à présent sur elle, promettant de l’emporter en un lieu où nulle douleur n’existait plus, ni rien d’autre. Reste éveillée, Katla. Je ne puis me permettre de te laisser mourir. Ses yeux se rouvrirent brusquement. « Quoi ? » Si tu meurs, je meurs. Alors, ne meurs pas. Cela semblait assez équitable – si elle arrivait seulement à comprendre. Elle essaya de trouver une position plus confortable pour cette étrange discussion, mais cela déclencha une autre vague écarlate d’agonie, aussi resta-t-elle sans bouger, haletante. Maintenant que ses yeux s’étaient accoutumés à la noirceur, elle pouvait distinguer les formes vagues des blocs de roche. Derrière elle, un éclat lumineux filtrait d’une anfractuosité, illuminant d’infimes détails ici et là. Elle tendit sa main droite pour tâtonner autour d’elle. Il y avait des pierres sur sa poitrine et ses jambes, mais sa tête était libre. Je voudrais pouvoir te prêter ma force, mais on me l’a prise, dit la voix. Ce qui n’avait aucun sens. Elle réussit à plier un genou afin de fournir un point d’appui à son pied pour se pousser faiblement vers l’arrière. Un filet de poussière lui coula sur la figure, la faisant tousser, mais elle se déplaça d’un pouce ou deux dans l’espace qui se trouvait derrière elle. C’était atrocement douloureux, mais elle recommença, et encore une fois. Les blocs de pierre bougèrent de manière périlleuse. Attention, Katla. Vas-y lentement. Lenteur ou précaution n’étaient jamais venues très naturellement à Katla Aransen, mais elle serra les dents et poussa de nouveau jusqu’à sentir de la pierre contre son crâne. Le choc la désorienta ; elle toucha la pierre, en laissant l’énergie naturelle et chaude courir dans ses bras et ses muscles. En elle, la voix soupira et se tut brusquement. Au-dessus de sa tête, il y avait un petit rebord rugueux, la meilleure sorte de prise. Ses doigts se refermèrent, et elle tira avec le peu de force qui lui restait. Pendant ce qui lui parut une éternité, il ne se passa rien, puis elle sentit ses hanches glisser sur le sol. Le poids écrasant des pierres se déplaça un peu. Elle tira de nouveau et elles s’entrechoquèrent avec un grondement sourd, l’aspergeant de poussière. Un moment plus tard, il y eut un bruit d’écrasement, et soudain ses jambes étaient libres. Elle les replia dans un soudain regain d’énergie et roula sur le côté, consciente d’aggraver sa blessure. Le bruit et la douleur la fracassèrent. Elle poussa un hurlement, avec l’impression de crier à deux voix. Haletante, inondée de sueur, seulement avertie de la pulsation du sang dans son corps meurtri, elle resta immobile pendant qu’autour d’elle le monde métamorphosé flottait, indistinct. Puis, après un long moment, le silence retomba. * * * Saro Vingo n’avait jamais bougé aussi vite de sa vie. Lorsqu’il avait entendu le hurlement, il avait escaladé à toute allure les méplats fracassés du Roc comme s’il n’avait fait que cela de toute son existence. Il se laissa tomber du sommet, suspendu par une seule main, trouva un rebord du bout des pieds, prit appui dans une fissure élargie, et sauta en biais par-dessus l’abîme, sans penser à rien d’autre qu’à la voix entendue, la voix de Katla, Katla qui était toujours vivante. Il changea de pied et traversa la dernière section d’un bond pour atterrir accroupi tout au fond. Il était entouré d’un chaos de rocs et, au bout de la caverne, une tache de soleil illuminait quelque chose de roux. « Katla ! » Elle battit des paupières en essayant de se concentrer, y renonça. Désolée, dit-elle à la voix dans sa tête, je ne crois pas pouvoir tenir bien plus longtemps. J’aurais voulu te sauver, mais on dirait que je ne peux me sauver moi-même. « Katla ! » Rien. Saro sentit que quelque chose mourait en lui. Sa gorge se serra. Une main lui toucha l’épaule. C’était Virelai, et avec lui se trouvait Alisha Alouette-du-Ciel. Non point la figure démoniaque et hagarde qu’ils avaient trouvée recroquevillée sur les restes de son fils, mais telle qu’il se la rappelait de son voyage avec la caravane nomade le long d’une aimable rivière, lorsqu’elle lui avait appris les propriétés des plantes et les dessins des constellations. Elle le prit dans ses bras pour lui tenir le visage contre son épaule, en lui frottant le dos comme s’il avait été un enfant. « Chut, Saro, murmura-t-elle, chut. » L’homme pâle s’agenouilla dans la poussière auprès de la mourante. Il allongea les jambes de Katla, se pencha pour la soulever, avec un grognement d’effort. Puis, son corps entre les bras, il marcha vers la lumière. ÉPILOGUE « Parlez-moi encore de l’Extrême-Occident. — Je n’y suis allé qu’une seule fois, et c’était il y a très longtemps. Ce que je me rappelle surtout, ce sont les couleurs, or, ocre, rouges, et des bleus plus riches que la céramique de Jétra. On y construit tout en hauteur : des tours, des aiguilles, des flèches, des minarets… C’était très beau. Il y avait des fontaines sur les places et des cascades de fleurs sur chaque rebord de fenêtre. Des colombes nichaient sous les toits et roucoulaient jour et nuit. Je m’endormais en les écoutant. Sauf quand des chats se battaient dehors. — Et les femmes ? Parlez-moi encore des femmes. — Tu me surprends ! — Je suis seulement curieux. N’ai-je pas le droit d’être curieux ? — Ah, les femmes… » Un long soupir. « C’était vraiment il y a très longtemps. » On fit une pause. Le sourire qui devait détendre le visage de celui qui parlait était presque perceptible comme une vague dans l’air. « Mais il serait difficile de les oublier. Certaines avaient la peau sombre et les cheveux comme du bronze poli, tandis que d’autres avaient une peau d’ivoire et une chevelure de la même couleur que notre beauté qui ronfle, là. Des cheveux aussi rouges que des flammes, et qui leur tombaient aux genoux. Il y en avait une qui pouvait vous attacher avec… — Je ne ronfle pas ! » Des sourcils fauves s’étaient froncés. Puis un œil bleu s’ouvrit, furieux, hésitant. Cligna, se fixa. « Toi ! » Katla se redressa sur les coudes et découvrit que cela n’était pas aussi douloureux qu’elle l’aurait cru. Elle jeta un regard autour d’elle en essayant de ne pas avoir l’air trop abasourdi. « Depuis combien de temps nous écoutes-tu ? — Oh… depuis toujours. J’ai entendu un détail sur les femmes. Eh bien, plusieurs détails sur les femmes, de fait. » Elle fixait sur le conteur un œil accusateur, puis regarda l’interlocuteur de celui-ci. « On dirait que vous vous êtes bien amusés à bavarder comme si je n’étais pas là. — Nous avons attendu trois jours que vous repreniez conscience, dit Saro, sur la défensive. Nous devions bien nous distraire un peu. » Katla haussa les sourcils. « Trois jours ? » Elle glissa une main discrète de son flanc à son ventre, à tâtons. Puis elle ouvrit sa chemise – un vêtement qui ne lui avait vraiment jamais appartenu, pas de doute ! – et fixa l’endroit où s’était trouvée la blessure. Tout ce qui était visible, c’était une pâle cicatrice rose. Elle appuya dessus, avec précaution, puis, en ne ressentant aucune douleur, plus fermement. « Virelai vous a guérie », dit Saro. Elle digéra cette information tout en se mordillant la lèvre. « Et comment es-tu arrivé ici ? » demanda-t-elle quelques instants plus tard en jetant un coup d’œil fulgurant à son visiteur, au pied du lit. Tam Renard renversa la tête en arrière en riant, faisant cliqueter perles et osselets dans ses nattes fauves. « Ah, Katla, je te dois beaucoup de gratitude. » Il la balaya sans vergogne de son éclatant regard vert. « Plus que tu ne peux l’imaginer. » Une paupière se ferma en un clin d’œil presque imperceptible. Saro se mit à rire. « Quoi ? » Katla les dévisagea tour à tour. « Pourquoi riez-vous ? — Nous avons parcouru une bien étrange et longue route, Katla. Il vaut mieux parfois ne pas examiner de trop près chaque pierre du chemin. » Elle leva les yeux au ciel. « Quoi que vous essayiez de me dissimuler, je finirai par le découvrir. Vous le savez bien. » Des voix résonnèrent dans le couloir et elle fixa l’arche sculptée avec curiosité. « Où suis-je, de toute façon ? » demanda-t-elle pendant que la porte s’ouvrait. « Au beau château de Céra, ou ce qu’il en reste après le passage de votre roi eyrain. » Il y avait de toute évidence bien trop d’histoires à raconter. La seule pensée des implications possibles était épuisante. Katla soupira en regardant la porte s’ouvrir et la tête qui se glissait dans l’entrebâillement. « Mère ! » Béra Rolfsen sourit, paraissant soudain moitié plus jeune que son âge. « Katla, mon trésor ! » Elle se précipita dans la pièce, bras grands ouverts, et se retint au dernier moment. Katla leva encore les yeux au ciel. « Je ne suis pas faite de brindilles, vous ne me briserez pas si aisément » C’était la première fois qu’elle pouvait se rappeler une étreinte de sa mère, habituellement plus retenue. Ou c’était peut-être parce qu’elle se conduisait si mal, d’habitude, qu’elle méritait rarement un tel traitement. Par-dessus l’épaule de Béra, elle vit entrer l’autre visiteur, et resta bouche bée. « Père ! » Aran Aranson contempla ses femmes enlacées sur le lit et son front plissé se détendit. Il sourit, dents blanches dans sa barbe noire. Il semblait pourtant las et tendu, un homme qui avait connu de pénibles expériences trop récemment pour être réconforté. Il s’appuya au montant de la porte comme si se joindre à cette étreinte avait été un trop grand pas à franchir entre son univers et le leur. Un rayon oblique de soleil traversa la pièce, illuminant Tam Renard. Tel un grand chat, celui-ci s’étira en bâillant. « Eh bien, je dois partir, dit-il. Maintenant que la dormeuse s’est éveillée et que tout est bien… J’ai promis d’accompagner Mam et Persoa à Jétra. — Partir ? » Elle s’interrompit avant de prononcer des paroles qu’elle regretterait, puis reprit : « Persoa ? Mais n’est-il pas… ? » De toute évidence, l’homme des collines n’était pas mort dans le volcan, après tout. Elle fit une petite grimace. Toutes ces réflexions lui donnaient mal à la tête. Il avait été bien plus facile de dormir tout du long que de devoir accueillir surprise après surprise. Béra se leva du lit pour dévisager l’homme fauve. « Vous êtes parti, alors, vous retournez à vos vagabondages ? » Elle ne déguisait pas sa froideur. Cela du moins n’avait pas changé. « Oui. » Tam Renard inclinait la tête. « Je pense former une nouvelle troupe. Le petit homme, Dogo, a une remarquable aptitude à jongler, et Joz est un méchant lanceur de poignards. — Vous n’allez pas faire une honnête femme de ma fille, alors ? » s’enquit Béra, mains sur les hanches. « Mère ! » s’écria Katla, outragée. Saro pâlit. « Moi ? » Les yeux verts du bateleur glissèrent vers le visage stupéfait de Katla, s’adoucirent, s’écartèrent de nouveau. « Je ne crois pas. — Euh, de fait, je… » commença Saro. Tam Renard traversa la pièce d’un pas vif pour venir lui prendre le bras. « Suis-moi », dit-il, les doigts resserrés sur le biceps de Saro. « Si tu sais ce qui est bon pour toi. » * * * Une dispute familiale avait éclaté derrière eux avant même que la porte ne fût refermée. « Saro, mon garçon, si tu y vas d’une offre maladroite, tu vas la perdre pour toujours. Est-ce ce que tu désires ? » Saro se dégagea. Passé en un si bref laps de temps du choc à la panique, puis à la colère, il tremblait, à présent. « Tu dois lui laisser beaucoup de temps pour qu’elle s’habitue à cette idée, et même alors, elle ne voudra peut-être pas de toi. C’est un chat sauvage, notre Katla Aransen. Elle sera difficile, voire impossible, à dompter. » Saro serra les dents. « Je ne veux pas la dompter », dit-il, irrité. Tam Renard eut un large sourire. « Bien, mon garçon. » Il soupira. « Et bonne chance. » Sur ce, il tourna les talons. « Nous reverrons-nous ? » lança Saro derrière lui, incertain de la réponse qu’il aurait aimé recevoir. À l’autre extrémité du couloir, le bateleur se retourna. Dans les ombres, ses yeux étincelèrent d’un éclat périlleux. « Oh, oui, murmura-t-il. Je suis sûr que oui. » Table des matières PROLOGUE 1. Les Captifs 2. La Terre Ghaste 3. Des Pierres 4. La Fille à la Bouilloire 5. Le Maître 6. L’Héritier des Îles du Nord 7. Katla 8. Alisha 9. Un Rivage Étranger 10. Des Miroirs et de la Fumée 11. La Revanche de Kitten 12. Dans le Désert 13. Parmi les Houris 14. Traîtrise 15. Tourments et Miracles 16. La Miséria 17. Rêves 18. Trahison 19. Erno 20. Dérive 21. Les Revenants 22. La Poursuite 23. Katla et Saro 24. Le Creuset 25. La Flotte d’Invasion 26. Le Roi du Nord 27. Pour Dérober une Rose 28. La Rose d’Elda 29. La Bataille de Halbo 30. Après la Bataille 31. Le Voyage vers le Sud 32. Une Rencontre Inattendue 33. Cantara 34. La Rosa Eldi 35. Céra 36. Messages 37. Supercheries 38. Le Quartier des Os 39. Le Pic Rouge 40. La Guerre de la Rose 41. La Fuite 42. Entre la Vie et la Mort 43. L’Appel 44. Tombelune ÉPILOGUE