JUDE FISHER L’ÉVEIL DE LA MAGIE L’Or du Fou Volume 1 Traduit de l’anglais par Élisabeth Vonaburg Fleuve Noir Remerciements Ma gratitude à Joy, Jim, Emma, Mike et Jo pour leurs encouragements sur cette longue route, à Henry Treece, J.R.R. Tolkien et tous les créateurs de saga, qui m’ont appris à rêver ; à Viggo et à l’Islande pour les corbeaux, les mots et les guerriers ; aux falaises marines, aux affleurements de grès, aux tours de calcaire, aux dômes de granit et à tous les endroits sauvages de la planète, avec leurs parcours d’escalade – Armorican, Saxon, Treason, Croton Oil, Front Line et The Holdless Horror – pour m’avoir fait prendre conscience de ma mortalité et de ma capacité de survie ; et à Russ, Danny et Betsy, pour leur amicale attention. PROLOGUE Le jour où le Maître dévoila le monde à Virelai fut le jour où celui-ci devint un homme. Ce qui était en vérité fort dangereux, et point du tout ce qu’avait désiré le mage. Lorsque la grande porte de glace s’ouvrit devant lui, Virelai connut un moment de pure terreur. Il sentit l’air froid qui en soufflait pour venir le chercher, comme si le cœur de la tour, aussi noir que de la poix, avait été vide et aurait pu l’aspirer pour toujours. La sombre intonation de Rahe, lorsqu’il l’avait fait entrer – « Bienvenue, Virelai, dans mon univers » – n’avait guère été encourageante non plus, car ces derniers temps le mage s’était comporté de façon étrange. En de nombreuses occasions, Virelai l’avait surpris en train d’allumer de petits feux, dans les jardins, dans les cuisines, et une fois dans son propre cabinet de travail, des flammes d’où s’échappaient des fumées délétères et qui laissaient dans leurs cendres des fragments de peau carbonisée et des poils puants, des racines, des tubercules, des griffes et des dents, et de petites esquilles d’os. Ce qui était pour le moins alarmant, puisque les seuls autres occupants de Sanctuaire, et Virelai le tenait pour certain, étaient lui-même et le familier du Maître, une chatte noire qu’il appelait Bëte. Des objets avaient disparu également : de la bibliothèque, des rouleaux, des parchemins, des volumes de magie et des carnets de notes ; de l’herbarium : des collections de plantes et des petites fioles, détruites avec tant de hâte que des feuilles et des fleurs séchées étaient restées éparpillées sur le sol, piétinées avec des éclats de poterie et des taches de ce qui ressemblait de manière suspecte à du sang. Et dans le curiositar, la salle où Rahe conservait ses possessions les plus chères, rangée après rangée de spécimens (de beaux cristaux, taillés ou brut ; rocs de toutes tailles, de toutes formes et de toutes couleurs ; minerais, métaux et pierres précieuses, tous bien étiquetés avec leur nom et leurs propriétés magiques ; figurines et bijoux artistiquement travaillés, dagues et épées, pointes de lances et flèches, ainsi que de nombreux objets mystérieusement anonymes, défiant toute tentative de Virelai pour les classer), tous élégamment disposés par le mage sous la plus mince des couches de glace (sans doute pour empêcher son maladroit apprenti d’y poser ses mains sales), ce curiositar donc, où avait régné l’ordre le plus exquis était maintenant un chaos de destruction. Rien, semblait-il, n’avait été laissé intact. Les artefacts étaient brisés, tordus, les pierres et les métaux soudés ensemble en une masse informe qui avait dû exiger une énorme explosion de magie. Même le gigantesque squelette de la bête que Rahe appelait le Dragon de Farem, assemblé par des fils métalliques, avait été désarticulé et éparpillé dans la salle comme par un géant en proie à un accès de rage. La seule conclusion pour Virelai était que le Maître avait causé ces terrifiants ravages, mais dans quel but, il ne pouvait l’imaginer. Et si le Maître avait fini par devenir complètement fou, combien de temps, alors, avant qu’il ne satisfît son humeur meurtrière sur ses compagnons ? Aussi, alors qu’il se tenait sur le seuil ténébreux, haletant après la longue ascension de l’étroit escalier en spirale, avec l’air froid qui aspirait la chaleur de sa chair et le souffle brûlant du mage sur sa nuque, Virelai songea sérieusement à prendre ses jambes à son cou. Mais juste au moment où il sentait le premier frémissement de son intention s’éveiller dans ses maigres muscles, le Maître claqua des doigts et une pâle flamme bleutée illumina les contours de la salle, pour révéler à Virelai le spectacle le plus étrange qu’il eût vu des vingt-neuf années passées en ce lieu étrange. Au centre de la salle se trouvait une énorme coupe ovale débordant de lumière. Et à l’intérieur, ce que Virelai pouvait seulement décrire comme un monde. Des nuages flottaient au-dessus de vastes espaces bleus, verts et bruns : des océans, des îles, des lacs et des continents. La lumière d’un soleil invisible depuis l’endroit où ils se tenaient ourlait les nuages d’or et de rose, tout en jetant des ombres mouvantes sur la terre comme sur la mer. Virelai laissa échapper une exclamation étranglée et fit un pas en avant. « Ne touche à rien, petit ! » Rahe avait posé une main sur l’épaule de Virelai pour le retenir. Pour une fois, Virelai ne se hérissa pas en s’entendant appeler ainsi, tant il était fasciné par le spectacle. « Quelle magie est-ce là, Maître ? » Le mage ne répondit pas. Il alla plutôt chercher devant son apprenti un cordon, sur lequel il tira. La lumière changea brusquement dans la salle, et quand Virelai releva les yeux, il vit un vaste ensemble de leviers, de poulies et de cristaux disposés autour du sommet ouvert de la tour de glace. Là où le soleil frappait les cristaux, des rayons multicolores pénétraient dans la coupe selon des milliers d’angles différents, et lorsque les angles changeaient, l’image changeait aussi. Là où s’étaient tenus des océans et des étendues de terre vus de très loin, Virelai se trouvait à présent contempler un paysage plus proche – des toits de bois et de mottes d’herbe, des pâturages piquetés de vaches et de moutons, des gens qui s’affairaient à leurs tâches tels des insectes. Une mouette glissa dans un éclat blanc et, malgré lui, Virelai recula. « Le royaume des îles d’Eyra », déclara le Maître. Il tira sur un autre levier et le sol se précipita vers Virelai à une vitesse vertigineuse. Des enfants couraient en riant sur une plage de galets, poursuivant un petit chien brun ; des femmes étendaient du linge sur de longs fils, dans un enclos. Des bateaux dansaient sur l’eau d’un port bien abrité. « Et ceci est le continent du sud, sur lequel se trouvent l’Empire d’Istria et les grands déserts… » Il y avait à présent une cité aux hautes tours en pierre, où des centaines de gens aux atours éclatants se pressaient dans les rues ; puis la lumière se fit dure et brillante, et un vaste panorama de sable s’étira dans la coupe, tressé d’un réseau de dunes aux dessins parfaits, à l’exception d’une file de silhouettes sombres en marche à travers le désert. Un autre déplacement de leviers, et Virelai abasourdi se trouva face à une vieille femme dont les cheveux réunis en un nœud blanc sur sa tête étaient ornés de coquillages et de plumes, son maigre cou brun encerclé d’une douzaine de chaînes d’argent, ou davantage. Elle le regarda fixement en ouvrant la bouche pour prononcer des paroles que Virelai ne put entendre, et puis un tourbillon l’emporta et il se retrouva dans les nuages, au-dessus d’une cordillère de magnifiques montagnes aux sommets enneigés. « C’est très beau, murmura-t-il avec révérence, mais je ne comprends pas. — Virelai, Vi-re-lai ! Réfléchis, petit, réfléchis. C’est Elda. » Le mage modifia le point de vue, et l’image redevint une esquisse de monde, tout en formes abstraites et en teintes contrastées. Elda. Virelai songea brusquement aux cartes dans lesquelles il s’était plongé, dans le cabinet du mage – des choses anciennes et recroquevillées, brunies par l’âge, et sur lesquelles avaient été inscrits des idéogrammes de montagnes, des triangles grossiers répétés sans cesse, des petites lignes ondulées pour représenter les vagues de l’océan, des taches abstraites de brun dans le bleu pour représenter la terre, le mot « Elda » placé en blason dans un soleil rayonnant en haut du parchemin, au centre ou sur un côté. Une connexion s’établit soudain dans son esprit. Quelle stupidité de sa part de n’avoir jamais compris que ces marques à deux dimensions désignaient davantage qu’elles-mêmes. D’avoir pensé que tout ce qui existait, c’était Sanctuaire. « Puis-je y aller ? » Il s’était retourné, pour contempler le mage avec une expression extasiée. Le Maître éclata d’un rire dépourvu de bonté. « Oh, non. Je ne pense pas. Tu n’y tiendrais pas une minute. Regarde… » Les cristaux s’alignèrent autrement, pour une vertigineuse plongée. Dans un marché, une femme tordait le cou d’un poulet et sa main allait chercher un autre volatile tandis que le premier restait là, battant des ailes avec des mouvements désordonnés. Dans une salle très sombre, un homme gisait sur un chevalet enflammé et un autre appliquait sur sa chair d’abominables instruments. Ailleurs – il était impossible de déterminer où, les images changeaient si vite –, des hommes s’affrontaient sur un champ de bataille ensanglanté. Virelai regarda avec horreur un combattant se faire trancher un bras. Une autre traction sur les leviers, et il voyait maintenant deux hommes immobiliser une petite silhouette complètement dissimulée par une grande robe noire tandis qu’un troisième déchirait l’étoffe pour révéler une chair pâle, et qu’un quatrième écartait les jambes de la silhouette qui se débattait, pour la pénétrer avec un grognement. Sous un soleil impitoyable, des hommes enchaînés arrachaient à coups de pics de la pierre et du métal d’une colline éventrée, surveillés par des gardes à cheval équipés de fouets et d’aiguillons. Virelai regardait, l’œil fixe. Il vit un village de montagne envahi par des soldats, femmes et enfants transpercés de lances ; un homme pendu à un arbre ; des humains et des animaux, la gorge tranchée, et des femmes voilées recueillant le sang qui jaillissait dans de grandes coupes ; il vit un groupe de gens ornés comme plus tôt la vieille femme de coquillages, de plumes et de chaînes d’argent, et qui se faisaient lapider par une foule en furie ; il vit des femmes brûlées sur des bûchers, et des hommes cloués à des mâts de bois dans une chaleur de four ; puis l’image changea, il était sur un navire en pleine mer, regardant une baleine harponnée, on la tirait près des barques qui attendaient et l’eau devenait écarlate tandis que les hommes la dépeçaient vivante. « Assez ! » s’écria-t-il, en essayant de s’écarter. « Pourquoi penses-tu que je suis venu ici, petit ? » Un autre mouvement des leviers, et une petite île se découpait, blanche et sereine, sur le gris sombre des mers qui l’encerclaient de blocs de glace errants et la voilaient de tourbillons de brume. « Pour fuir tout cela. J’ai appelé cet endroit Sanctuaire, et c’en est un. Tu devrais me remercier de t’avoir amené ici et t’avoir sauvé de toute cette avidité, de toute cette horreur. » Il soupira. « Tout tombe en pourriture et disparaît, petit : la vie, l’amour, la magie. En fin de compte, il n’y a rien qui vaille d’être sauvegardé. Autant tout détruire et laisser la nature suivre son cours. » Rahe imprima aux leviers une torsion féroce, et des images de la forteresse surgirent dans la coupe : Virelai eut un aperçu des cuisines, vite remplacé par celui du lac d’agrément, avec ses cygnes de glace et ses statues, puis un panorama de la cour intérieure, et enfin un labyrinthe de corridors. Un moment plus tard, il y eut une soudaine flamme dorée parmi les gris sans joie des murailles de glace, et il entraperçut une femme nue, endormie, la longue ligne de son dos tout rose dans la lumière des bougies, un rideau de cheveux d’un blond argenté voilant la courbe de ses reins – sur le lit du Maître. Avec un juron, Rahe tira sur un cordon et la salle fut de nouveau plongée dans les ténèbres. Sur le point d’interroger le mage quant à l’identité de ce miracle, Virelai en fut distrait par la sensation d’un frémissement inhabituel dans ses haut-de-chausses. Il y mit une main pour s’en enquérir et à sa grande horreur découvrit qu’une partie auparavant innocente de son anatomie s’était raidie en des contours difformes. Alarmé, il la repoussa entre ses jambes, mais l’image de la femme revenait le hanter et, quoi qu’il fît, ce révoltant objet dardait de nouveau, avec une insistante pulsation. Cela le tarabusta toute la journée, tandis qu’il vaquait à ses tâches habituelles, cette chair nue, son membre rebelle. Mais ce qui le tourmentait le plus, c’était d’avoir pris conscience que tout un monde existait hors de Sanctuaire – d’autres humains, d’autres lieux, des possibilités infinies, et Rahe les lui avait celés, comme s’il n’avait pas eu davantage d’existence ou de volonté que les autres possessions du mage. Il avait l’impression d’être comme un dispositif dans une des expériences du Maître, bourré de substances volatiles, prêt à exploser à tout instant. Dès qu’il le put, il retourna à la salle secrète de la tour, en comptant chacun de ses pas : troisième coude du corridor est, cinquante-neuf pas, puis la porte dérobée, suivie par cent soixante-huit marches de glace en spirale. Il avait mémorisé le chemin avec une sombre détermination, même s’il avait pu sentir le Maître essayer de plonger son esprit dans la confusion lorsqu’il l’y avait amené et en l’en ramenant. Il lui fallut quelque temps pour comprendre le fonctionnement des leviers mais bientôt, avec une excitation fiévreuse, il se trouva capable de conjurer toutes sortes d’images d’Elda, et il s’en gorgea jusqu’à être saisi d’une vertigineuse ivresse. Il se concentra enfin sur la question de cette femme aperçue dans la chambre du Maître, mais il eut beau manipuler les poulies avec la plus grande délicatesse, il ne put en trouver trace. Il était sur le point d’abandonner sa tentative lorsqu’il tomba sur une image de Rahe lui-même, debout au centre du foyer de la grande salle, les robes en flammes. Des volutes de fumée aux couleurs empoisonnées s’étiraient du plancher au plafond. C’était un spectacle saisissant. Virelai continua de regarder, main immobile sur le levier. Sur le tapis placé devant la cheminée, Bëte était assise, la tête penchée de côté, yeux verts largement écarquillés, étudiant le vieil homme avec intensité tandis que, dans un grand cri (mais Virelai n’entendit rien), le mage ouvrait les bras. La fumée, qui avait paresseusement léché les poutres pour s’amasser dans les recoins du plafond, fut soudainement aspirée dans la bouche du Maître, ne laissant plus que quelques vrilles pourpres et vertes s’échapper avec lenteur des narines du vieil homme. Virelai fronça les sourcils. L’instant d’après, la chatte se trouvait dans les bras du Maître, nez à nez avec lui. Le mage ouvrit la bouche et, image distordue dans un miroir, Bëte en fit de même. Comme répondant à ce geste, la fumée commença à se déverser de l’homme dans l’animal jusqu’à ce qu’enfin une lumière fulminante jaillît, une seule fois, des yeux de celui-ci. Puis Bëte sauta des bras du Maître pour s’installer de nouveau confortablement sur le tapis du foyer où elle se mit à nettoyer son postérieur avec une excessive application. Rahe sortit de la grande cheminée, y abandonnant des braises aussi froides et noires qu’une ancienne lave, puis il prononça une incantation, quelques mots, en esquissant un geste – ce pouvait être l’un des huit Paramètres de l’Être. Un grand chêne s’écrasa au centre de la salle. Dans cet espace clos, ses branches craquaient en s’agitant de façon dangereuse. Des fragments du plafond de glace se détachèrent, mais le Maître ne se préoccupait point d’un désastre imminent. Le visage contracté par la concentration, il appelait plutôt l’arbre à lui, comme il avait appelé flamme et fumée, et l’arbre obéit, roulant tel un océan de feuilles et d’écorce à travers la salle, porté par un tourbillon d’immenses tresses vertes et brunes, un maëlstrom dont le centre était la bouche du Maître. Il s’y engloutit, feuilles et branches, écorce et racines, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus trace dans la salle. Bëte, qui n’avait pas bougé d’un pouce pendant ce spectacle, alors même que la force du sortilège avait fouetté sa fourrure dans tous les sens, examinait maintenant le vieil homme comme si elle en avait attendu quelque chose. Il ferma fortement les paupières et toussa. Avec un bruit étouffé, un gland tomba aux pieds de la chatte, qui le renifla avec curiosité, puis renifla les mains du Maître quand il s’en saisit. Il pressa le gland contre le museau de la chatte, mais les dents de l’animal faisaient barrage. Le Maître pressa plus fort. Encore une seconde ou deux de résistance, puis les dents aiguës s’ouvrirent et Bëte avait le gland dans la gueule, une des mains du mage refermée sur le museau et l’autre lui frottant la gorge. Ses yeux s’exorbitèrent, comme de panique, puis elle déglutit. Rahe eut un sourire distrait et adressa quelques paroles apaisantes à la chatte. Puis il se pencha pour ramasser sur le plancher un grain de poussière – ou du moins quelque chose d’impossible à distinguer. Après l’avoir examiné avec minutie, il marmonna quelques paroles, tourna deux fois sur lui-même et le lança en l’air. La salle sembla onduler devant les yeux de Virelai puis, là où s’était précédemment trouvé le chêne, apparut soudain une grande créature ailée de douze pieds de haut, et couverte d’écailles lumineuses depuis sa tête hérissée de piquants jusqu’à ses pattes munies de griffes. Même dans la relative sécurité de la salle de la tour, Virelai laissa échapper une exclamation étranglée de terreur. Incroyable : la bête semblait l’avoir entendu, car elle tourna pesamment la tête pour le fixer de ses yeux aux multiples facettes, aussi indéchiffrables que ceux d’une mouche à viande. Elle ouvrit ses monstrueuses mâchoires. Puis le mage s’adressa à elle, sembla-t-il, car l’épouvantable créature détourna la tête. Libéré de cette terrifiante fixité, Virelai manipula les leviers pour obtenir une vision d’ensemble de la scène, juste à temps pour voir la bête se mettre à rétrécir, puis tourner sur elle-même pour se précipiter vers son créateur. Un moment plus tard, le Maître était seul, et intact. Quelque chose de blanc débordait légèrement de sa bouche : il le prit avec précaution et le tendit à son familier. Sur sa paume se trouvait un simple œuf blanc à l’aspect parcheminé. Bëte manifesta beaucoup plus d’intérêt à cet objet qu’au gland. Son nez frémit, puis elle prit délicatement l’œuf entre ses dents et, après avoir sauté de la table avec légèreté, elle rapporta l’œuf sur le tapis, où elle le consomma avec lenteur, en le mastiquant d’un côté de la gueule. Virelai se remémora alors une déclaration du Maître dans la tour. Il avait été si distrait par les visions d’Elda qu’il ne s’en était pas rendu compte sur le coup, mais il se la rappelait maintenant avec clarté. Finalement, il n’y a rien qui vaille d’être sauvé. Autant tout détruire, et laisser la nature suivre son cours. Rahe renversait ses sortilèges, détruisait sa magie. Dans la tête de Virelai, un brouillard rouge se mit à bouillonner. Le Maître se redressa et passa une main exténuée sur son visage. Il se mit à arpenter la salle. La chatte l’évita avec adresse et sauta sur une table où était posé un large creuset contenant un tas de cendres et ce qui ressemblait à une paire de charnières de cuivre noircies. Virelai regarda fixement les charnières. Une démangeaison lui vrillait le crâne. Il les reconnaissait, il les reconnaissait… Ses mains ajustèrent très légèrement le levier, et la vision se promena dans toute la salle. Où se trouvait donc le grand livre relié de cuir dans lequel le Maître notait chacune de ses procédures et découvertes, ajoutant ainsi à la sagesse de ses prédécesseurs ? Où se trouvait le Grand Registre de la Création et de la Destruction ? Le terrible soupçon de Virelai se condensa en certitude. Il abandonna la salle de la tour et, dégringolant les marches trois par trois, se précipita dans les couloirs familiers de la forteresse. Quel gâchis, quel gâchis stupide et absurde ! La fureur jaillissait et se répandait en lui. Le vieux fou ! Le vieux monstre ! Une fontaine de lave bouillonnait sous sa peau pâle, mais au cours des années il avait appris à se contrôler. Ses yeux aussi froids et vitreux que ceux d’un poulpe ne montraient aucune trace de sa fureur. Vingt-neuf ans, vingt-neuf ans d’exigences déraisonnables, d’instructions inutiles, de tâches domestiques et d’humiliation ; vingt-neuf ans à se faire battre sur un caprice et à se faire appeler « petit ». Et Rahe éradiquait à présent toutes les voies magiques que Virelai avait suivies avec tant de patience, il les effaçait et les emmagasinait hors de sa portée dans cette maudite chatte, juste au moment où Virelai commençait à atteindre une certaine compréhension des processus magiques, une certaine maîtrise de leurs structures complexes. C’en était trop. Le temps qu’il arrive à la salle, le Maître et son familier avaient tous deux disparu. Virelai se rendit à la longue table pour contempler le creuset d’un œil fixe. Il semblait en effet contenir les dernières reliques du Grand Registre de la Création et de la Destruction. Virelai ramassa les deux charnières pour les soupeser. Elles donnaient l’impression d’être des masses informes, démunies de magie et d’utilité sans le grand volume qu’elles avaient eu à fermer. Il les reposa, le cœur aussi lourd que le froid métal. Sur le plancher, en dessous de la table, étaient abandonnées deux ou trois feuilles de parchemin déchiré et froissé. Il les ramassa. À la première il manquait le tiers du haut, et elle commençait en plein milieu d’une phrase. Il la parcourut rapidement du regard, reconnut le charme qui permettait de réduire un cheval en pleine charge à sa semence d’étalon, et reposa la feuille. La seconde feuille était presque entière et il pouvait se rappeler les mots manquants. À quoi pourrait servir un sortilège permettant de libérer des cavernes occultées par des chutes de pierre, il l’ignorait, mais il mit tout de même la feuille dans sa poche. Le troisième fragment du Grand Registre contenait une recette plutôt abominable élaborée par le Maître lui-même, avec une sinistre description de ses effets. « Des plus efficaces pour plonger quelqu’un dans un état de très profond sommeil, la mort-qui-n’est-pas-la-mort. » Virelai la lut une fois en entier sans grand intérêt, puis s’immobilisa. Il releva la tête. Ses yeux se plissèrent. Il relut le sortilège. La mort-qui-n’est-pas-la-mort. La contrainte magique auquel il était soumis lui interdisait de tuer le Maître. Mais un état de très profond sommeil ? Son front se couvrit de sueur tandis que son cœur battait à tout rompre. Étreignant le parchemin comme s’il s’était agi de sa clef pour sortir des enfers, il se précipita vers les cuisines. * * * Sanctuaire avait été si profondément taillé dans la glace et les os de la pierre souterraine que ses murailles ressemblaient au roc des cavernes inviolées : sombres, parcimonieuses, prêtes à vous glacer jusqu’à la moelle des os. Même les torches qui brûlaient le long des corridors obscurs au cœur de la forteresse ne semblaient guère faire fondre leur surface. Elles tremblaient à peine au passage pressé de Virelai, plus tard, ce soir-là, alors qu’il apportait sur un plateau le repas du Maître. Ce serait la dernière fois. Ce n’était pas simplement la température naturelle qui suscitait ses frissons, tandis qu’il parcourait les couloirs encerclant la chambre du Maître, car la magie du Maître était imprégnée de sa propre frigidité. Là où la glace laissait place aux couches de roc, des minéraux scintillaient dans la lumière tremblante de la bougie : feldspath et pyrite, cristobalite et tourmaline, amphibole et pegmatite. Pour Virelai, entraîné à réagir aux harmoniques de la nature, chacun d’entre eux offrait une résonance différente de celle de ses voisins, une voix différente. Il aimait y penser comme à des âmes de la terre liées à ses cristaux, captives pendant des millénaires – et peut-être l’étaient-elles. Virelai avait vu le Maître parler aux murs avant même de le croire fou. Plus près du cœur du labyrinthe, les parois avaient l’éclat lisse de l’or et de l’argent. Même si nombre de ces minéraux possédaient peu de valeur dans les terres au-delà du monde qu’il savait maintenant être Elda, d’autres étaient considérés comme des « trésors », ses lectures l’avaient appris à Virelai. Dans ce cas, cependant, il fallait admettre que les peuples d’Elda devaient conférer des valeurs tout à fait arbitraires aux différentes sortes de roches, car certaines de celles considérées comme sans valeur (très fréquentes dans les tunnels) avaient une apparence remarquablement proche de celles pour lesquelles les humains se battaient, dans les anciens récits. Quatrième passage ; cul-de-sac. Prendre la première porte après le grand glaçon qui pend ; descendre trois marches ; appuyer sur le mur derrière la tapisserie. Une fois au voisinage des appartements du Maître, Virelai se fit plus furtif. Après avoir soulevé la cloche métallique qui recouvrait le repas de Rahe, il en renifla de nouveau les arômes, tout en prenant soin cependant de ne pas les aspirer trop profondément, de peur que leur vapeur même ne fût nocive. Mais, malgré la virulence des ingrédients qu’il avait ajoutés au ragoût selon la recette de l’antique parchemin, il ne put en sentir aucun, en dépit de ses sens, naturels ou non. Il sourit. Lorsqu’il atteignit la porte de la chambre du Maître, elle était entrouverte, et il put entendre des voix provenant de l’intérieur. Son cœur lui martela la poitrine. Tout en tenant le plateau en équilibre, avec précaution, Virelai s’en vint regarder par la porte entrebâillée. Le spectacle lui fit presque lâcher le plateau et ses plats. Le sang se précipita à sa tête, dans sa poitrine, dans ses reins. Sa mâchoire s’ouvrit comme une porte dont on a soulevé le loquet. Les yeux écarquillés, il contempla la scène, en enregistrant tous les détails. Puis il eut un sourire de loup. À l’opportuniste sera octroyée l’occasion, et celui qui saisit le destin par la gorge en sera triplement récompensé. N’était-ce pas ce que disaient les livres ? Virelai prit conscience de sa chance. Triplement récompensé, en vérité. Il frappa trois petits coups secs sur la porte. « Votre souper, messire. » Il y eut un silence, suivi par un bruit atténué de mêlée, le froissement de lourdes étoffes. Puis : « Laisse le plateau à l’extérieur, Virelai, dit la voix du Maître, quelque peu bougonne, je suis un peu occupé présentement. — Certainement, messire. Puissiez-vous en tirer du plaisir. » La chatte Bëte surgit de la chambre du Maître pour observer la retraite de Virelai dans le long corridor. Elle s’attarda un moment près du plateau, renifla le plat couvert et recula brusquement en éternuant. * * * Le lendemain matin, les seuls témoins du départ de Virelai furent les hirondelles de mer qui fréquentaient la baie située en contrebas du Sanctuaire, et un pétrel solitaire aux ailes duquel la lumière cuivrée du soleil hivernal prêtait une iridescence huileuse. Le pétrel poursuivit son vol, sans intérêt pour l’histoire qui se déroulait sous lui ; il avait bien des lieues d’océan parsemé d’icebergs à traverser dans son long périple. Les hirondelles de mer, cependant, manifestèrent une certaine curiosité à l’égard du grand coffre de bois que la silhouette vêtue d’un grand manteau transportait dans le sloop à un mât, menaçant celui-ci de chavirer. Elles plongeaient et tourbillonnaient, dans l’espoir d’un morceau de nourriture. La chatte Bëte, enroulée sans cérémonie dans une couverture serrée par des cordons de cuir, était immobile, excepté le mouvement rapide de ses yeux qui suivaient l’éclair du plumage des oiseaux, leurs brillants yeux noirs, leurs jolis becs rouges – si proches et si exaspérément inaccessibles. Ayant finalement casé son trop gros chargement et gagné sa bataille, Virelai sauta lui-même à bord du petit bateau, mis à l’eau depuis la digue naturelle, et il se mit à ramer avec maladresse vers l’océan, suivi par la traînée blanche des oiseaux distraits de leur quête de nourriture. Une fois dépassée la muraille de glace protectrice, le clapotis des vagues fit rouler l’embarcation de façon alarmante. La chatte, éclaboussée d’eau de mer glaciale, émit un miaulement piteux. Virelai manqua un coup de rame et, avec un juron, releva et rangea les avirons. Après plusieurs tentatives, il réussit à hisser la voile. Pendant un moment, elle resta pendante, aussi molle qu’un goitre de tortue. Puis une légère brise gonfla le tissu et commença à pousser le sloop vers le rivage, lentement mais inexorablement, jusqu’à ce que la proue à l’œil peint mais aveugle en butât contre la glace de son poste d’amarrage, au milieu des ricanements des oiseaux de mer. Virelai se prit la tête entre les mains. Quel fou il était, quel imbécile ! Il ne pouvait même pas faire voguer un minuscule bateau. Idiot, le morigéna sa voix intérieure. Sers-toi de magie ! Un sortilège aérien : c’était simple, mais sa mémoire l’avait quand même déserté. Il fouilla dans sa sacoche pour en sortir un petit carnet et le feuilleter. Puis il libéra la tête de la chatte et prononça une brève incantation. Après lui avoir adressé un regard rancunier, Bëte émit une toux étranglée. La voile s’affaissa, puis se gonfla dans la direction opposée. Les hirondelles de mer, prises au dépourvu par le soudain changement du vent, virèrent pour corriger leur trajectoire. Le sloop s’engagea sans encombre sur l’océan. Virelai abrita ses yeux ; le soleil levant mettait en relief les courbes et les projections trompeuses du lieu qu’il avait considéré toute sa vie comme sa demeure. Pour un œil ignorant, ce n’aurait été qu’un vaste chaos de glace, ce qu’on s’attend habituellement à voir dans une région arctique : de gros blocs et de larges plaques de banquise empilés les uns sur les autres par mille tempêtes océanes, de la glace sculptée en formes bizarres et invraisemblables par les perfides vents marins. Un paysage lugubre et sauvage, inhabitable sinon par des oiseaux de mer et des narvals. Mais à l’apprenti du mage, Sanctuaire se révélait dans tous ses glorieux sortilèges. Là où une corniche ombreuse rencontrait une falaise de glace, Virelai voyait en plissant les yeux comment la muraille incurvée de la grande salle s’adossait à la façade sévère de la tour orientale ; là où des blocs gisaient en désordre, comme éparpillés par la main d’un dieu, il remarquait comment d’élégants escaliers doubles s’élevaient au-dessus des statuettes et des balustres des jardins de cérémonie, lesquels n’auraient offert à un autre que la blancheur sans répit d’un champ de neige intact. Flèches et piliers, colonnes et murs aux proportions et à l’exécution parfaites. De froides surfaces blanches, pour l’instant ourlées d’ors et de roses par le soleil d’une aube romantique. Le regard exigeant du Maître avait veillé à chaque détail de son royaume de glace. Il n’y avait ici rien de naturel, rien n’était dû au hasard. Virelai se demanda si la forme de Sanctuaire avait été conçue depuis l’endroit où il se trouvait, peut-être même à bord de ce bateau. Comment Sanctuaire avait été créé, comment lui-même s’était trouvé là, et dans quel but, Virelai l’ignorait. Mais il avait l’intention de le découvrir. Il se détourna de l’île de glace et dirigea sa course vers le sud, là où commençait le monde. PREMIÈRE PARTIE 1. Sacrilège Katla Aransen contemplait l’océan depuis la proue du Don de Fulmar tandis que le navire fendait les vagues grises. Elle ne se souciait pas de l’écume qui détrempait ses longs cheveux roux. C’était son premier long voyage et ils étaient en mer depuis deux semaines, mais elle avait dix-neuf ans et était avide de connaître le monde ; elle n’aurait pas supporté d’en manquer un seul instant. Elle pouvait entendre la force du vent faire mugir et craquer derrière elle la grande voile de laine graissée – ce vent qui emportait la voix de son père lorsqu’il criait des ordres à l’équipage. Nombre d’entre eux, elle le savait, seraient tapis au milieu du navire dans la cargaison et les coffres de marins, essayant de rester au chaud autour d’un feu allumé dans un chaudron. Un sifflement soudain signala qu’on commençait à préparer le repas du soir : on conservait la viande dans des seaux de cuir remplis d’eau de mer, et elle goûtait surtout la saumure : la faire cuire en la plaçant directement sur les braises était la seule façon de la rendre mangeable. Une main chaude sur son épaule. Elle se retourna vivement pour trouver son jumeau, Fent, près d’elle. Ses longues boucles rousses étaient plaquées sur son visage ; il avait retenu le reste de sa chevelure avec des lacets de cuir pour l’empêcher de lui fouetter les yeux. « Écoute ça, sœurette, dit-il, taquin, en se calant d’un genou contre le plat-bord, et dis-moi ce que tu penses. » Il tira de sa tunique un morceau de ficelle portant des nœuds complexes et espacés, à la manière d’Eyra : cela servait à la fois d’aide-mémoire et de langage. Il passa agilement les doigts sar les nœuds et se mit à déclamer : De la Mer du Nord à la Mer Dorée Sans encombre filait le navire au col de cygne Sur le dos des chevaux blancs de Sur Suivant sur son chemin la lune du Seigneur Tout droit depuis les îles d’Eyra S’en vinrent les Tomberoc à la Plaine de Tombelune. Il enroula la ficelle autour de sa main, en fit une pelote qu’il replaça avec soin dans sa tunique avant de jeter un coup d’œil à sa jumelle pour avoir son opinion. « Tu as répété “lune” », dit Katla en souriant malicieusement, pour voir les sourcils de Fent se nouer de consternation. « Et je ne suis pas trop sûre non plus pour “les Tomberoc”. — Je ne pouvais pas faire tenir “le clan de Tomberoc”, dit Fent, contrarié. Ça n’aurait pas fait le bon nombre de pieds. — Je me limiterais à jouer de l’épée, si j’étais toi, frérot. Laisse la poésie à Erno. » Leur cousin, Erno Hamson, malgré ses talents guerriers, était essentiellement un jeune homme paisible et sérieux, et se trouvait hors de portée pour l’instant. « Comme si tu pouvais faire la différence entre des vers bien faits et ton derr… Aïe ! Quoi ? » Les doigts de Katla s’étaient subitement resserrés sur son biceps, lui pénétrant la peau en dépit du solide cuir de son justaucorps. « Terre. Je peux la sentir. » Fent la regarda fixement, avec une expression moqueuse dans ses yeux pâles. « Tu peux sentir la terre ? » Katla hocha la tête. « Il y a de la roche à l’avant. J’ai les doigts qui fourmillent. » Fent éclata de rire : « Tu as été engendrée par un troll, sœurette, je le jure ! Qu’est-ce que c’est, cette affaire entre toi et la roche ? Si tu ne l’escalades pas, tu la devines depuis les profondeurs du chemin des baleines ! Nous sommes à des lieues encore au nord de l’Istria. Père a estimé que nous aborderions à l’aube. » Mais Katla se protégeait les yeux de la main, fixant avec intensité l’endroit où une tache sombre s’étirait à l’horizon entre mer et ciel. « Là… — Un nuage. — Je suis sûre que non… » Il y avait des nuages en quantité, de grands amoncellements de tours empilées au-dessus de l’horizon, éparpillées dans les hauteurs du ciel qui s’assombrissait déjà, traversé de traînées rouges, car le soleil avait perdu sa bataille quotidienne avec l’envahisseur nocturne : un ciel de sang, comme l’aurait décrit Erno. Un cri aigu brisa leur rêverie. Au-dessus de leur tête, soudainement, un oiseau blanc s’écarta en longeant le navire, effectuant un brusque virage. Fent le regarda s’éloigner, sa bouche formant un O de surprise. « Une mouette », dit-il comme un enfant simplet, « c’était une mouette de terre. » Katla lui serra le bras : « Tu vois ? » À l’horizon, les contours se faisaient maintenant de plus en plus précis : non pas un banc de nuages, somme toute, mais la terre ferme – un long plateau sombre bordé à l’ouest par des terres dont les sommets se perdaient dans un lointain brumeux. « La Plaine de Tombelune. » Elle pouvait entendre le ravissement dans la voix de son père sans avoir à se retourner pour voir son expression. Elle se retourna malgré tout aussitôt, les yeux illuminés par l’excitation, essayant d’attirer son attention. « La terre, Père. Je l’ai vue en premier. — Et elle l’a sentie encore avant », marmonna Fent, visiblement déconcerté. Aran Aranson sourit ; ses dents blanches et pointues contrastaient avec sa peau tannée par les intempéries et sa courte barbe à peine parsemée de gris. À l’avant, la forme sombre commençait à devenir plus distincte ; les petites taches de couleur qui se détachaient sur la sévère noirceur se révélaient peu à peu comme autant de tentes aux couleurs éclatantes ; les pointes d’aiguille plus lumineuses, entre elles, étaient des feux de camp. En pénétrant dans le détroit, ils purent voir toute une flotte d’autres vaisseaux paisiblement à l’ancre à quelques encablures du rivage. « L’Istria. Pouvez-vous la sentir ? C’est le parfum d’une terre étrangère, Katla. Le parfum de l’Empire du Sud. » Tout ce que Katla pouvait sentir, c’était l’odeur salée de la mer, la sueur des corps qui avaient vécu pendant la moitié d’un mois dans la plus grande proximité, sans eau douce à consacrer à la toilette, mais elle se garda de le dire. « Une terre étrangère… murmura-t-elle. — Oui, et tout un tas de bâtards istriens », marmonna Fent à mi-voix : « Dans le sud plaisant et doux, Ils dorment, gras et lourds De la viande toute prête pour le loup. » Il n’avait nul besoin d’une corde à nœuds pour ces vers-là. Comment son père pouvait-il être aussi insouciant à la vue de la terre de leur antique ennemi, il n’arrivait pas à le comprendre. Une veine pulsait violemment dans son crâne à cette seule pensée, et il se retourna pour ajouter un commentaire, mais Aran appelait déjà les rameurs en revenant à la course sur le pont, tout en évitant agilement les caisses de la cargaison, le feu de cuisine, l’équipage surpris. En adressant un regard noir à Katla, Fent suivit son père pour prendre sa place aux rames avec les autres. Elle regarda la grande voile rayée qu’on ferlait tandis que le navire pénétrait dans les hauts-fonds. Dans tout le bateau, les hommes se hâtaient d’accomplir leurs tâches. Elle vit son père prendre son poste habituel au gouvernail pour les guider à travers les récifs et les longues vagues grises qui s’y brisaient, et elle tourna son visage vers la nouvelle terre. La Plaine de Tombelune. Un lieu venu tout droit des légendes. L’installation du campement avait paru prendre des heures. Le temps de mettre à l’eau les deux yoles et d’aborder à la rive, et l’Étoile du Navigateur brillait avec éclat dans le ciel. Étendue sur le sol étrangement immobile, épuisée jusqu’à la moelle des os et trop excitée par la simple nouveauté de tout cela, Katla n’avait pu s’endormir. Du plus loin qu’elle pouvait s’en souvenir, elle avait entendu parler de la Grande Foire – toutes ces histoires racontées par les jeunes gens, combats de chevaux, concours de jets de roc, joutes à l’épée ; les commérages, les histoires de commerce, les arrangements de mariages, les listes de noms aux sonorités extravagantes, les allégeances politiques qui déclenchaient des disputes familiales. Et elle avait vu de ses propres yeux les bijoux d’argent finement ciselés que son père rapportait à sa mère quand ses affaires avaient été fructueuses, tout comme les monstrueuses et hirsutes peaux de yéka qui couvraient leurs lits à la maison pendant les mois d’hiver. Mais c’était sa première Grande Foire, et elle avait peine à en attendre le commencement. Enveloppée dans une peau de phoque à la fourrure tournée vers l’intérieur afin de conserver la chaleur, elle laissa son regard passer sur les corps ronflants pour aller chercher les lointains feux de camp du champ de foire, et contempler une fois de plus avec révérence le roc immense qui s’élevait à la verticale dans la plaine, illuminé par la lumière tremblante. C’était cela qu’elle avait senti, à toutes ces lieues en mer, elle le savait à présent, ainsi tournée vers sa massive présence. Ce devait être le Castel de Sur, se dit-elle avec un petit frisson excité. C’était là – d’après son peuple, les Eyrains, le peuple du Nord – que leur dieu Sur avait pour la première fois pris du repos (après être tombé de la lune sur Elda), en examinant son nouveau domaine. Après avoir observé le vaste panorama et l’avoir trouvé tristement dépourvu d’attraits, il était entré dans la mer, avec l’idée qu’en suivant les rayons de lune sur les vagues il pourrait peut-être revenir chez lui. Le chemin de la lune, songea Katla, en se rappelant les vers de Fent. Pauvre Sur, seul et perdu dans une terre déserte. Le dieu avait traversé à pied tout l’océan septentrional, en faisant des ricochets avec des pierres pour se distraire du froid qui l’engourdissait – et ces pierres étaient d’une telle taille qu’elles avaient formé les îles et les récifs d’Eyra. Enfin, il avait disparu dans les brumes du bord du monde. Alors, résigné à ne jamais trouver le chemin du retour, il avait fait surgir une vaste forteresse sous les vagues, dans les profondeurs de l’océan. C’était ce que les Eyrains appelaient « la Grande Salle des Morts », ou parfois « la Grande Salle ». Les marins perdus y partageaient la longue table de Sur, disait-on. Et une fois qu’un membre de votre clan s’était noyé et qu’il s’était rendu dans la Grande Salle de Sur, il était de notoriété publique que d’autres le suivraient bientôt. Katla avait entendu dire que les Istriens contaient une autre histoire. Ils n’avaient aucun amour pour la mer et ne croyaient pas même en l’existence de Sur, une hérésie épouvantable en soi. Ils priaient plutôt une espèce de divinité du feu, une créature – une femme – dont on prétendait qu’elle était sortie nue d’un volcan dans les Monts Dorés, sans avoir été touchée par la lave, en tenant un grand félin par une chaîne d’argent. Falla La Compatissante, c’était ainsi qu’ils la nommaient. Un nom des plus impropres, car en ce nom on brûlait incroyants et malfaiteurs par milliers dans le sud, des sacrifices pour apaiser la divinité et contenir le cœur en fusion du monde. Le Castel de Sur. Les doigts de Katla commençaient à la démanger. Elle irait jeter un coup d’œil le lendemain matin, à la première heure. Il devait certainement y avoir une voie pour escalader ce roc jusqu’à son sommet. Des combats, des bijoux, des peaux de monstres – et un nouveau roc à escalader : en vérité, la Grande Foire était une merveille, pour embrasser une telle diversité. Katla resta étendue en souriant à cette pensée, jusqu’à ce que l’assoupissement la prît. Quand elle ferma enfin les yeux, elle rêva qu’elle pouvait sentir dans les profondeurs de son être l’attraction du grand roc, comme s’il participait de quelque façon de l’Étoile du Navigateur et qu’elle ne fût elle-même rien qu’une pierre aimantée, attirée par lui à travers la mer sombre. À la première lueur de l’aube, elle rejeta la peau de phoque et s’éloigna du camp, aussi discrète qu’un renard quittant le poulailler. Aucun autre mouvement dans cette zone du rivage. Elle gravit la pente le plus vite possible, en faisant résonner sous ses pas le sol noir et cendreux. Dans l’ombre du Castel de Sur, elle leva les yeux. Le grand roc la dominait de toute sa hauteur, l’enveloppant de son ombre frigide, et il paraissait soudain plus grand, et plus vertical, que lors de sa première évaluation depuis la grève. Des nuages noirs s’assemblaient au-dessus de son sommet, une promesse de pluie. Elle devrait faire vite. Son estomac se contracta, son cœur battit plus fort – une réaction habituelle chez elle avant de tenter une escalade, mais utile, comme elle avait pu le constater : l’anxiété avait tendance à aiguiser sa concentration. Au-dessus d’elle s’étirait un comble vertical – la voie d’ascension la plus évidente, pour ce qu’elle pouvait en voir. La fissure paraissait assez large en certains endroits pour y enfoncer un genou afin de garder l’équilibre, et se rétrécissait au-dessus de la moitié du parcours en une ligne qui devrait suffire pour les prises de main. Des deux côtés de la fissure, on pouvait clairement voir des petites rugosités là où les cristaux qu’elles contenaient étincelaient dans la lumière montante : de bonnes prises de pied, songea Katla. Elle tendit les mains et trouva sa première prise : un éclat de pierre déchiqueté juste à l’intérieur de la fissure. Il était froid et un peu humide sous ses doigts ; tranchant, aussi, mais solide. En l’agrippant, elle sentit une décharge d’énergie lui traverser la main et parcourir son bras. C’était devenu pour elle une sensation familière, cette connexion magique avec le roc et la pierre, et les minéraux qu’ils contenaient. Elle attendit que l’explosion d’énergie eût traversé sa poitrine pour lui monter à la tête, que la désorientation vibrante se fût effacée, puis elle se donna au rocher. Elle mit tout son poids sur sa main, et bloqua un pied dans la fissure. Le plus difficile était toujours de s’arracher au sol. Une fois bien installée dans la voie, elle ajusta son équilibre et continua à monter avec aisance, une main après l’autre, méthodique et prudente, s’écartant parfois de la fissure pour plus de stabilité lorsque l’angle devenait trop prononcé. La texture du roc lui rappelait les falaises dévorées par la mer, chez elle : une pierre rendue tranchante et grêlée par l’appétit corrosif des vagues, aussi douloureuse que des coques de bernacles sur la peau. Elle pouvait la sentir lui mordre la plante des pieds malgré le cuir de ses souliers. Elle savait quel aspect auraient ses mains une fois au sommet, même si elle les plaçait avec plus de précautions que d’habitude. Non qu’elle fût une fille vaine, loin de là ; mais il y aurait des questions embarrassantes lorsqu’elle reviendrait couverte de coupures et d’égratignures. Le pur plaisir de l’escalade effaça bientôt toute inquiétude. Après la moitié du parcours, il commença à pleuvoir, mais l’angle du roc se faisait moins raide et elle fut capable de se tenir en équilibre pour jeter un coup d’œil au paysage, aux tentes vivement colorées des autres participants à la Foire, avec leurs surfaces traitées à la cire afin de repousser les gouttes crépitantes. Elle n’avait jamais auparavant vu des nuances aussi éclatantes : dans les îles, la seule teinture qui attirait l’œil était un jaune plutôt dégoûtant qui semblait avoir été obtenu par l’immersion des habits dans de l’urine de porc, mais qui venait en fait d’un lichen à l’aspect inoffensif, gratté à grand-peine et en vastes quantités sur les falaises de granit qui formaient l’ossature de son pays natal. (Il fallait pourtant dire que même dans ces conditions, on avait malgré tout besoin d’un peu d’urine pour fixer la couleur, afin de l’empêcher de couler le long de vos jambes au premier orage. Ça ne puait pas trop longtemps. Une semaine, à peu près.) C’était dans ces falaises de granit que Katla avait appris la magie dont étaient imprégnées les veines du roc. C’était là qu’elle avait commencé à faire son habitude de l’escalade, à peine consciente du gouffre béant sous ses pieds, de l’océan à la gueule avide. C’était là qu’elle avait ramassé les œufs de mouette, à la fin du printemps, et des feuilles de samphire en été. Elle avait péché depuis des rebords vertigineux et remonté ligne après ligne de maquereaux iridescents pris dans des petites criques bien cachées. Et quelquefois, elle avait escaladé les falaises pour le simple plaisir d’être là où personne n’avait jamais mis le pied. Deux autres prises, et elle avait les mains sur le sommet plat. Elle se servit d’une dépression nettement découpée pour son pied droit, afin de gagner de la hauteur, et poussa de toutes ses forces jusqu’à ce que ses bras pussent supporter tout son poids, fit glisser ses pieds le long de la longueur restante, et soudain elle était au sommet du Castel de Sur, au sommet du monde. Assise là, les pieds dans le vide, avec la plaine de Tombelune qui s’étirait en contrebas, Katla se sentit envahie par un glorieux sentiment de bien-être. Aussi fut-elle surprise, et plutôt consternée, lorsqu’on se mit à crier, apparemment à son adresse. « Eh, toi, là-bas ! » Le deuxième appel était énoncé dans l’Ancienne Langue. Katla se retourna. Loin au bord situé le plus à l’ouest du roc, deux hommes âgés gravissaient les marches taillées avec soin d’un long escalier, en s’arrêtant souvent et avec de grands efforts. On avait aimablement pensé à installer deux mains courantes de chanvre, bien tendues de chaque côté des marches, et les deux hommes aux cheveux gris s’y tenaient alors qu’ils interpellaient Katla. Ils portaient tous deux de longues robes rouge foncé, avec sur le devant des panneaux de brocart aux motifs compliqués. Même depuis son perchoir, à cent cinquante pieds de là, Katla pouvait voir le fil d’argent qui brillait dans la faible lumière. Des riches, alors, songea-t-elle. Pas des Eyrains – du moins pas comme elle en avait jamais vu. Les gens du Nord n’auraient jamais pu s’offrir de tels atours – chaque robe devait valoir une entière cargaison de marchandises – et l’auraient-ils pu qu’ils n’auraient pas escaladé un roc dans leurs beaux habits… « Descends immédiatement de là ! » Le premier des deux vieillards avait atteint la dernière marche et, en soulevant ses robes volumineuses, il approchait de plus en plus rapidement. Katla mit une main en coupe à son oreille en haussant les épaules, mimique universelle pour « je n’entends pas un mot de ce que vous dites ». Furieux, le vieillard agita son bâton. « Le Conseil et la Garde de la Grande Foire… — … au comité duquel nous appartenons… — … en vérité, mon frère… au comité duquel nous appartenons, ont déclaré que le Roc de Falla était un lieu sacré ! » Le Roc de Falla ? Le deuxième vieillard avait presque rattrapé son compagnon. Il secouait un poing en direction de Katla. « Tu vas payer pour n’avoir pas montré le respect convenu, jeune homme ! » Jeune homme ? Katla en resta bouche bée de surprise. Jeune homme ? Il devait être aveugle. Elle se dressa et, avec une hâte pleine de défi, dénoua ses cheveux. Elle les nouait toujours en queue lorsqu’elle faisait de l’escalade, ou ce pouvait être un maudit embarras. Libérée, sa chevelure dégringola autour de ses épaules en cascade. Au même moment, comme pour aligner sa déclaration muette, le soleil se dévoila : la pluie oblique devint une averse d’argent, et les cheveux et Katla un phare enflammé. Le second vieillard s’en vint bousculer le premier. « Oh ! Grande Déesse, Dame de Feu, c’est… c’est une femme… » Ils paraissaient contrariés. Katla décida de ne pas s’enquérir de ce qui leur déplaisait tant dans la situation, leur lança des excuses et déguerpit, parcourant en sens inverse et avec une considérable alacrité la fissure qu’elle venait d’escalader. Il y avait une maxime chez les vieilles femmes du Nord (on en avait pour tout en Eyra : c’était ce genre de pays) : Les gens attentifs vivent plus longtemps que les héros. Comme ses frères, Katla avait toujours pensé que c’était une prudente idiotie ; mais il était possible que, dans ce cas particulier, les vieilles femmes eussent raison. * * * Saro Vingo sortit de la tente de sa famille en clignant des yeux dans la lumière d’une journée qui se demandait encore si elle allait être ensoleillée ou pluvieuse. La tête lui faisait mal comme si on lui avait marché dessus pendant la nuit. Pour une raison ou pour une autre, son père avait décidé que la première visite de Saro à la Grande Foire devait être célébrée par une beuverie exceptionnelle à l’arack ; son oncle, ses cousins et son frère aîné, Tanto, avaient tous conspiré pour aligner devant lui verre après verre de ce vil alcool fumeux et l’avaient regardé ingurgiter chaque verre d’une seule lampée jusqu’à ce que tous les flacons fussent vides. Ils l’avaient accompagné, verre pour verre, mais ils y avaient été bien plus habitués. Il les avait laissés cuver leur alcool, encore endormis, culbutés sur le sol parmi les chiens et les vomissures, affalés sur des couches couvertes de soie et ronflant à s’en faire péter le crâne dans les amoncellements de riches tapisseries et de beaux châles qu’ils avaient apportés en présent au roi du Nord, pour cette Grande Foire, sa première Grande Foire. Pour quelle raison les peuples de l’Empire auraient dû se soucier de flatter un barbare, cependant, il ne pouvait l’imaginer. Falla savait ce que le monarque penserait à présent des splendides fabriques istriennes puant l’arack et la bile. Mais les Eyrains avaient la réputation d’être un peuple totalement dépourvu de sophistication ; le roi penserait sans doute que cela avait à voir avec le procédé de teinture. Saro était curieux de jeter un coup d’œil sur les femmes du Nord. Tous les jeunes gens dont c’était la première Foire étaient aussi fascinés que lui ; cela avait constitué leur principal sujet de conversation pendant le voyage depuis les vallées du sud. Le roi Ravn Asharson venait à cette Grande Foire, disait-on, pour se choisir une épouse. Aussi les nobles eyrains amèneraient-ils certainement leurs filles et leurs sœurs dans l’espoir d’une union royale. Quant à Saro, cela constituait l’intérêt essentiel de la Foire : elles n’étaient pas pour lui, les ennuyeuses complexités des ententes et des rivalités chez un tas de marchands vieux et gras qui savaient exactement quel jeu ils jouaient les uns avec les autres et lui donnaient l’impression d’être un imbécile fini parce qu’il ne comprenait pas leurs codes subtils et les règles de leur marchandage. Les femmes d’Eyra, selon la rumeur, étaient les plus belles d’Elda, et cela, c’était intéressant. Il aurait été le premier à admettre, pourtant, qu’il n’avait pas vraiment idée de l’aspect qu’avait une femme, et qu’il était moins capable encore d’en évaluer la beauté. Chez lui, les femmes étaient invisibles la plupart du temps. Depuis ses quinze ans, quelque six ans plus tôt, et son initiation au monde de la sexualité, il avait à peine vu sa mère elle-même. Il songea à elle. Comme elle flottait en silence d’une pièce à l’autre, enveloppée des pieds à la tête d’un sabatka aux couleurs fabuleuses, ses mains et sa bouche seules visibles, tel un merveilleux et exotique papillon. L’instant d’après, il se rappelait la rencontre qui l’avait initié à l’âge d’homme. Comment son père avait payé pour qu’on le laissât entrer dans cette pièce obscure, dans une ruelle clandestine d’Altéa. L’odeur de la femme à l’intérieur, rance et musquée, la sensation de ses mains froides et de ses lèvres chaudes sur sa peau. Son orgasme à lui, incontrôlable, et la honte qui lui avait succédé. Pourtant, à ce qu’on disait, non seulement les hommes des îles du Nord permettaient-ils à leurs femmes de se déplacer librement, mais encore celles-ci ne mettaient pas en évidence leurs seules mains et bouche mais tout leur visage, et à l’occasion leurs membres mêmes, et leur torse. Le cœur de Saro palpitait à l’idée d’un tel sacrilège. Et pas seulement son cœur. La peau claire de ses joues était encore empourprée de ces pensées impures quand il entendit un cri. En se retournant, il vit non loin de là deux vieux Istriens qui siégeaient au conseil dirigeant des cités-états, Greving Dystra et son frère, Hesto : ils escaladaient laborieusement les marches menant au sommet du Roc de Falla. Ils avaient l’air de crier en agitant les bras. Intrigué, Saro traversa les tentes regroupées au pied du roc et, en s’abritant les yeux, regarda vers les hauteurs. Au sommet du roc était assis ce qui semblait être un jeune homme vêtu d’une tunique brune ordinaire et de longues bottes, et qui venait de se lever, visiblement embarrassé d’avoir été surpris en train de se livrer à une telle infraction. Greving secouait le poing dans sa direction et Hesto venait de gravir la dernière marche, quand le jeune homme se retourna pour leur faire face et d’un rapide et impatient mouvement du poignet – de fait, un geste plutôt ostentatoire – dénoua le cordon qui retenait ses cheveux. La lumière illumina soudain son visage, révélant des traits trop fins pour être ceux d’un garçon, autour desquels cascadait un flamboiement roux. Saro se rendit compte qu’il avait le souffle coupé. Même à cette distance, il pouvait ressentir comme un coup physique le choc de voir une fille – jambes et bras nus ; et pas n’importe quelle fille, une créature barbare qui défiait toute coutume et toute décence, au sommet du saint Roc. De façon tout à fait inattendue, ses genoux le lâchèrent, et il s’assit lourdement sur le sol cendreux. Quand il releva les yeux, la fille n’était plus nulle part. * * * Si Katla avait espéré se glisser parmi le clan des Tomberoc sans être remarquée, elle dut vite déchanter. En atteignant le sommet de la pente qui menait au rivage et en examinant le sable sombre et caillouteux où les canots et leurs équipages aux ronflements sonores avaient été étalés comme des baleines échouées une heure seulement plus tôt, elle constata que tout le monde était levé et aussi affairé qu’une armée de fourmis, sous l’œil attentif de son père. « Par les couilles de Sur, jura-t-elle à mi-voix, là, je vais avoir des ennuis. » Le Don de Fulmar était à l’ancre à trois cents pieds de la rive, flottant dans la pâle lumière du soleil qui venait de se lever. À cette distance, le navire était d’une grâce sublime, avec sa proue bordée à clins, aussi élégante qu’un col de cygne. De près, Katla le savait, le spectacle était encore plus impressionnant : le beau chêne des planches longitudinales marqué par des années de voyages dans les rudes eaux nordiques ; les plats-bords entaillés et éclatés à force de rochers et de collisions avec les haches violentes de leurs ennemis, et l’envolée de la proue décorée culminant en la forme effrayante d’une tête de troll femelle, bouche grande ouverte, chaque dent bien découpée, sculptée avec une aimante et superstitieuse habileté. Bien entendu, on avait ôté cette figure de proue provocatrice avant de pénétrer dans le territoire neutre des eaux de Tombelune pour la ranger dans une voile près du mât également couché. Il ne conviendrait guère, avait dit Aran, de rappeler une fort mauvaise époque à son vieil ennemi alors qu’on se prépare à le tondre. Une douzaine environ d’hommes d’équipage avaient tiré de grands coffres et tonneaux de bois des endroits où on les avait serrés afin de les descendre un à un dans les canots étroits, qui vibraient et tanguaient sous le poids. Le deuxième abordait justement à la plage. Quatre hommes bondirent des bancs de nage à l’avant, dans de grandes éclaboussures très blanches qui contrastaient fortement avec la terre noire, et ils halèrent la petite embarcation dans la pente comme si elle avait été aussi légère qu’une sirène. Katla put reconnaître son frère aîné, Halli, et son jumeau, Fent ; les deux autres hommes étaient Tor Leeson et leur cousin, Erno Hamson. « J’avais bien besoin de ça, gémit-elle. Des spectateurs. » Le menton levé, elle descendit la dune volcanique à grands pas décidés pour faire face à son inévitable châtiment, dans le crissement inutile du sable poudreux. Elle n’était pas à dix pieds de son père qu’il se retourna pour la regarder sombrement, ses mains noueuses et tannées par les intempéries bien plantées sur ses hanches. « Où étais-tu ? » Aran Aranson était un homme de forte taille, même selon les critères eyrains. Sa femme, Béra, plaisantait souvent en disant que, avant leur mariage, chaque fois que sa mère avait repéré Aran chevauchant vers leur ferme pour la courtiser, sur son solide petit poney (les bottes si près du sol malgré ses vaillants efforts que monture et cavalier semblaient toujours sur le point de se faire un croche-pied et de s’étaler sans dignité aucune), elle avait coutume de dire : « Voilà encore Aran Aranson, ton grand ogre, Béra. Si vous avez des enfants, entends-moi bien, ce seront des trolls et ils te fendront en deux à la naissance comme un morceau de bois. » Après quoi elle gloussait à en éclater et faisait tellement d’embarras en s’occupant d’Aran que le pauvre garçon s’empourprait, sachant bien qu’il était encore d’une façon ou d’une autre en proie à ses taquineries. Grand-Ma Rolfsen avait toujours un robuste sens de l’humour et par une nuit enfumée, on pouvait souvent entendre son rire qui s’élevait de la maison, à Tomberoc. Mais son beau-fils n’avait jamais tout à fait pris le tour et, tandis qu’il regardait fixement sa fille vagabonde, il n’affichait pas la moindre trace de sourire. Ayant passé des années à apprendre comment charmer son père afin de se faire pardonner ses petits écarts de conduite, Katla évalua la ligne ininterrompue de ces sourcils froncés, l’éclat de silex de ce regard, et elle frémit. Elle avait les lèvres bleues d’avoir dévoré une tartelette aux fruits dérobée à une table laissée sans surveillance. Elle se gratta la cervelle pour trouver une histoire adéquate. « Je suis juste allée me promener, pour voir le soleil se lever sur le Castel de Sur », dit-elle, en prenant soin de ne pas présenter en cette occasion un véritable mensonge, car son expédition avait commencé ainsi, ou presque. « Nous ne sommes plus en Eyra », fit-il sombrement, soulignant l’évidence. « Tu ne peux pas tout simplement aller te promener seule dans la Grande Foire. Ce n’est pas sûr. » Ce n’était donc pas de la colère après tout, mais de l’inquiétude ! Il craignait pour elle. Envahie de soulagement, elle se mit à rire. « De quoi devrais-je avoir peur ? Je n’ai peur de personne, et en particulier des hommes. Tu sais bien que je peux me défendre. N’ai-je pas gagné à la lutte, l’été dernier ? » C’était la vérité. Elle était mince, rapide, se dérobait agilement, et personne n’avait réussi à la river au sol. Lutter avec Katla, c’était comme essayer de lutter avec une anguille. Elle découvrit un biceps et le fit jouer comme pour appuyer son argument. Marteler le métal et manier les soufflets à la forge avait son effet : une boule ronde et dure de muscle apparut, impressionnante. « Qui essaierait contre ça ? » Mais son père n’allait pas se laisser distraire. Bien plus rapide qu’on n’eût pu l’imaginer pour un homme de cette taille, Aran s’élança tel un loup sur un lièvre et lui agrippa le bras si fort qu’elle fit une grimace. Lorsqu’il la lâcha, les marques de ses doigts étaient clairement visibles sur la peau lisse et brune. Le sourire de Katla s’effaça et le rouge de la colère lui monta aux joues. Un silence pénible tomba entre le père et la fille. Katla, qui se méfiait de son propre mauvais caractère, regardait fixement le sol entre ses pieds ; elle se mit, maussade, à tracer du bout du pied un motif de nœud dans la cendre noire. Comme le silence se prolongeait, son esprit imprévisible la surprit en considérant comment elle pourrait incorporer ce motif dans le pommeau de la prochaine faucille qu’elle fabriquerait. « Ils sont bizarres en ce qui concerne les femmes, les hommes de l’Empire, dit enfin Aran. On ne peut s’y fier. Ils ont des coutumes curieuses, qui peuvent rendre leur comportement dangereux. Quelques prises de lutte campagnarde ne te suffiront pas. Et puis, tu es ici parce que je le veux bien. Je n’avais pas besoin de t’amener à la Grande Foire : j’y perds le prix d’un voyage. J’ai deux sardoines de moins à cause de toi, alors que Fosti Barbe-de-Chèvre désirait désespérément venir cette année. J’aurais pu rapporter un beau châle à ta mère et quelques bijoux de valeur. Et donc, puisque tu as privé ta mère de son présent de Foire, et le vieux Fosti de sa place à bord, tu peux me rendre ma générosité en ne faisant rien, et je dis bien rien, sans ma permission. Est-ce clair ? Et tu restes toujours là où je peux te voir. » Katla ouvrit la bouche pour protester, mais y songea à deux fois. Elle attendrait qu’il fût de meilleure humeur, et elle le charmerait, songea-t-elle avec une soudaine et féroce résolution. Même dans les îles, où les femmes travaillaient aussi dur que les hommes et étaient considérées en presque tout comme leurs égales, Katla avait découvert que ses ruses féminines lui procuraient un avantage délicieusement injuste sur ses frères. « Oui, Père », dit-elle avec une apparente docilité et, en le regardant à travers ses cils, elle fut satisfaite de voir son expression s’adoucir. « Bon, eh bien, veillez-y », finit-il par dire, une conclusion un peu faible. Les filles. Pourquoi étaient-elles tellement plus difficiles que les fils ? À ce moment, l’un des rejetons mâles d’Aran s’en vint les rejoindre en faisant crisser le sable. Son frère et ses cousins n’étaient pas très loin derrière lui. De grands jeunes gens, et bien charpentés, les Aranson et leurs cousins formaient un groupe impressionnant. Halli ressemblait à son père : une forte carrure, les cheveux noirs, un nez qui avec l’âge deviendrait sans doute aussi recourbé que le bec d’un faucon. Fent, comme sa sœur, avait les cheveux rutilants de Béra, sa belle ossature et sa jolie peau – et sa vanité venait d’elle aussi, car il se rasait comme un homme du sud. Mais les durs travaux avaient transformé ses muscles en corde à fouet et concentré dans un corps moyen assez d’énergie pour trois. Comme pour faire volontairement contraste, ou prouver la diversité qu’on pouvait découvrir dans les îles d’Eyra, Erno Hamson et Tor Leeson étaient si blonds que leurs cheveux et leur barbe brillaient comme de l’argent. Erno, dont la mère venait de mourir, avait tressé un nœud de mémoire compliqué dans sa natte gauche, avec des coquillages et de petites bandes d’étoffe. Après deux semaines en mer, les morceaux de tissu étaient couverts de sel et tout décolorés, mais les nœuds étaient toujours aussi serrés. La nuit, quand il était assis au gouvernail pour son tour de garde, Katla l’avait entendu scander à mi-voix le poème qu’il avait créé pour sa mère en nattant ses cheveux, tout en suivant du doigt le lacis des boucles et des attaches, afin de mémoriser le motif. Cette étoffe, du bleu de tes yeux, Ce coquillage pour ta main toujours ouverte, Ce nœud pour la sagesse impartie mais jamais imposée, Celui-ci pour m’avoir soigné lors de ma fièvre… Katla avait été surprise de constater comme un homme qui dans la journée pouvait être si distant et si réservé pouvait la nuit se faire si tendre – et elle l’en avait presque aimé. « Alors, la vagabonde est de retour ! » dit Fent avec un grand sourire. « Tu pensais échapper à tes corvées, hein ? — Négliger tes devoirs familiaux ? » Tor lui adressait une grimace. « Tout laisser aux gars musclés ? » fit Halli, dont les yeux perçants n’avaient pas manqué l’échange entre son père et sa sœur, et la flexion du biceps. Erno ne dit rien : il avait toujours la langue nouée en présence de Katla. Aran eut une expression impatiente : « Avez-vous apporté les tentes et les étals avec ce chargement ? » Les jeunes gens acquiescèrent. « Bien, alors, Fent, Erno, et toi, Katla, venez avec moi installer les tentes. Halli et Tor, continuez à surveiller l’équipage pendant qu’il décharge le bateau. Je serai de retour dans une heure et nous ferons peser et enregistrer la sardoine. » Fent eut un sourire malicieux à l’endroit de sa sœur, dévoilant des canines aussi pointues que celles d’un renard : « Tu peux porter les cordes, dit-il, puisque tu es seulement une fille. » Il évita aisément le coup de poing qu’elle lui lançait et descendit la plage au petit trot en direction des piles d’équipement. Des cadres légers en frêne s’y trouvaient parmi des rouleaux de peaux attachées, des tissus de laine cirée et des cordages lovés sur eux-mêmes. Deux grands chaudrons de fer, avec leurs supports et les crochets à pots, accompagnaient tout un fatras de bols et de plats, de couteaux et de haches de poing, là où on les avait jetés dans le sable dans sa hâte à aller chercher un autre chargement. Fent en jeta une brassée dans un des chaudrons, qui en fut finalement hérissé d’un curieux assortiment de lames et de bols. « Tiens, dit-il à Katla, si tu crois être assez forte. » Un chaudron de fer de cette taille était d’un poids fantastique – et plus encore empli à ras bord d’ustensiles de cuisine. Katla le savait : une fois, il en était tombé un d’un crochet tout rouillé, et il l’avait presque estropiée ; elle avait dansé habilement pour éviter d’avoir le pied écrasé, mais même en être effleurée lui avait fait perdre un ongle de doigt de pied, et elle avait dû porter un bandage pendant une semaine parce qu’elle ne pouvait mettre sa botte à cause de l’enflure. En jetant un sombre regard à son frère, elle souleva l’objet à deux mains et réussit à tituber sur une demi-douzaine de pas avec le chaudron au ras du sable, avant de s’arrêter en vacillant. Chaque fibre de ses muscles protestait, elle avait déjà l’impression que ses bras s’étaient étirés d’une longueur de phalange. Les garçons éclatèrent de rire. Même Aran souriait. Elle les observa, en plissant les yeux, puis reprit le chaudron d’une seule main, en agitant frénétiquement l’autre bras afin de trouver son équilibre tout en gardant bras et corps rigides cette fois, afin de laisser la tension se répartir dans les os plutôt que dans les muscles, un tour qu’elle avait appris en escaladant des surplombs. Le chaudron se souleva avec réticence et lui cogna douloureusement une jambe. En se mordant la lèvre, Katla poursuivit vaillamment son chemin. Après quelques minutes de sueur et d’effort, elle atteignit le sommet de la plage, reposa le chaudron et jeta un coup d’œil derrière elle. Tenant son obstination pour acquise, les hommes ne la regardaient plus : ils avaient plutôt rassemblé le reste de l’équipement et suivaient lourdement ses traces. Quand ils la rattrapèrent, Aran lui prit le chaudron et le lui échangea contre une tente roulée. « Tu n’as rien à me prouver, ma fille », dit-il avec gentillesse, et ses yeux étaient aussi verts que la mer. « Je sais que tu es aussi courageuse que n’importe quel homme. » Ce disant, et avec autant d’aisance que s’il se fût agi d’un seau en bois, il ramassa le chaudron et s’éloigna rapidement à grands pas. Aran et sa famille travaillaient vite et bien ensemble, ils avaient à peine besoin d’échanger des instructions ; moins d’une heure plus tard, ils avaient dressé deux tentes qui leur serviraient de logement pendant la durée de la Grande Foire. Et même si les tentes des Eyrains n’étaient pas aussi luxueuses ni aussi bariolées que les riches pavillons istriens aperçus par Katla au pied du Castel de Sur, elles étaient toutes deux spacieuses et à l’épreuve du climat, presque vingt pieds de long, quatorze de large, et plus de dix pieds de haut au centre – assez pour loger la famille, l’équipage, la cargaison et les marchandises. Tandis qu’ils s’affairaient, une brise froide semblait s’être levée sur le rivage, venue de nulle part, gonflant le cuir tanné du toit et le faisant claquer. Les cheveux de Katla avaient depuis longtemps échappé à ses nattes ; elle se précipita pour tendre les cordes, et se trouva face à un homme de l’Empire vêtu d’un riche manteau bleu. Avec sa peau sombre et son menton rasé de près, il ne s’agissait pas d’un insulaire, c’était tout de suite apparent. Ses cheveux noirs étaient ceints d’un mince cercle d’argent, ce qui s’accordait à ses tempes saupoudrées de gris, et sa peau était si lisse qu’on aurait dit du bois poli. Il était plus grand que Katla, mais à peine, et pourtant il la regardait de toute sa hauteur comme si elle avait été quelque substance déplaisante dans laquelle il était sur le point de marcher. Elle lui rendit son regard avec une mimique interrogative, pour la première fois de sa vie incertaine de ce qu’elle devait dire. Aran apparut sans bruit au côté de sa fille. « En quoi puis-je vous aider ? » demanda-t-il. Les yeux du seigneur étranger balayèrent avec insolence les bras nus et les cheveux ébouriffés de Katla, s’attardant plus longtemps qu’il n’était approprié sur l’amorce de décolleté visible au ras de sa tunique tachée de sueur, puis il se tourna vers Aran. « Vous vendez de bons poignards, je crois », déclara-t-il d’un ton égal. Sa voix était soyeuse et claire, et il parlait l’Ancienne Langue avec seulement une infime trace d’accent istrien. Aran hocha la tête. « Mais nous ne sommes pas ouverts avant cet après-midi. — J’aimerais être votre premier client, afin d’être sûr d’avoir le meilleur choix. — Alors il vous faudra être ici à l’ouverture », dit Aran d’une voix brève. Katla pouvait déceler, à son intonation, que quelque chose l’irritait dans ce seigneur étranger. L’Istrien haussa un élégant sourcil. « Je vois. » Après une pause, il prit une bourse à sa ceinture, la soupesa pensivement. « Ne puis-je vous persuader d’ouvrir votre étal dès à présent, pour une somme sur laquelle nous pourrions nous entendre ? » Aran se mit à rire : « Non. Nous ne serons pas prêts avant midi », répéta-t-il. Les yeux de l’étranger lancèrent un éclair. Il ajusta son manteau d’un côté, pour que l’emblème de sa maison apparût un instant, puis il le laissa retomber. « Il est impératif que j’aie le meilleur choix. Seul le meilleur fera l’affaire. — Je suis flatté que notre réputation ait atteint des contrées lointaines », dit Aran avec circonspection. « Nous pourrions, peut-être, ouvrir juste avant midi afin de vous accommoder, et Katla vous présentera ses plus belles lames. Elles sont corroyées avec le plus grand soin… — Cette femme ? » L’Istrien semblait horrifié. « Vous laissez une femme présenter vos poignards à votre place ? » Aran paraissait sur ses gardes. « Bien sûr. Ce sont des créations de Katla, les meilleures lames dans tout Eyra, même s’il peut sembler un peu malséant de me vanter des talents de ma fille… » Le seigneur recula d’un pas comme si Aran avait souillé l’air qui les séparait. Sa main gauche esquissa un signe complexe et il marmotta quelque chose dans son propre langage, totalement incompréhensible pour des oreilles eyraines. Il dit enfin : « Je ne puis acheter une arme touchée par une femme, ce serait absolument impensable. Bonne journée. » Il tourna les talons. Puis, comme s’il venait d’y penser, il se retourna pour s’adresser directement à Katla : « Il circule une rumeur quant à une jeune Eyraine surprise au sommet du Roc de Falla, à l’aube, aujourd’hui », déclara-t-il, d’une voix froide et menaçante. « J’espère, pour votre bien et celui de votre famille, qui j’en suis sûr vous apprécie fort, que vous n’étiez pas cette personne. » « Mais non », dit Katla en le regardant bien en face. Ils ne l’avaient pas attrapée, après tout : ce n’était donc pas un mensonge. « C’est un crime capital pour une femme, voyez-vous, poursuivit-il, de se trouver sur le Roc de Falla. Le Roc est un lieu saint, consacré à la Déesse. Si toute autre femelle y met le pied, c’est une profanation. » Fent s’avança alors, avec une expression furieuse. « Le Roc est le lieu consacré à Sur… » commença-t-il, mais Aran l’interrompit sombrement. « Ce ne peut avoir été ma fille, car, comme vous pouvez le voir, nous travaillons ensemble depuis plusieurs heures, et je ne l’ai jamais perdue de vue pendant tout ce temps. » Le seigneur istrien parut quelque peu apaisé. « Mes excuses. » Il allait s’éloigner mais Aran demanda vivement : « Puis-je demander pourquoi vous soupçonniez que ma fille ait pu commettre cette transgression ? — Eh bien, mais ses cheveux, bien entendu. Les deux seigneurs qui l’ont surprise l’ont décrite avec beaucoup de soin. De longs cheveux roux, ont-ils dit, qu’elle a dénoués pour les leur montrer avec ostentation. » Aran éclata de rire : « C’est notre coutume dans le Nord, comme vous le savez bien, mon seigneur, pour les hommes comme pour les femmes, de porter les cheveux longs, et nombre d’entre eux, comme mon fils Fent ici présent, ont les cheveux roux, et longs. Les gentilshommes qui ont surpris l’intrus ne devaient pas être tout jeunes, je crois, ni avoir la vision la plus claire. » L’Istrien réfléchit un moment, puis inclina la tête. « C’est en effet possible, messire. Les Dystra sont très âgés. Peut-être se sont-ils trompés. Je l’espère pour le bien de votre fille, car cette histoire s’est répandue partout et les officiers de la garde recherchent l’intrus. Elle pourrait rencontrer certaines… difficultés à la Foire si d’autres que moi sautent aux mêmes conclusions. » Aran soutint son regard avec le plus grand calme, et le seigneur istrien hocha la tête. « Puisse votre Foire être fortunée », dit-il poliment, et il s’éloigna. Son beau manteau bleu flottait derrière lui dans la brise comme s’il eût été élégamment conçu justement pour cela. Les Eyrains le regardèrent partir. Quand il fut hors de portée, Aran agrippa Katla par l’épaule : « Petite sorcière ! J’ai promis à ta mère que je ne te perdrai jamais de vue, et tu t’es déjà attiré les pires ennuis. » Il l’examina des pieds à la tête, en observant sa tunique courte, ses jambes nues et sa crinière mal peignée. Puis, sans un mot de plus, il lui fit une prise d’immobilisation et saisit le poignard décoratif que Katla portait toujours à sa ceinture. « Tiens-lui les cheveux pour moi, Fent », dit-il d’un ton sans réplique. Erno, qui se trouvait entre eux, laissa échapper une exclamation étranglée. Katla, en comprenant l’intention de son père, se débattit. Mais son père était un adversaire plus qu’à sa mesure comparé aux jeunes lutteurs débutants qu’elle avait vaincus lors des jeux d’été. Il resserra sa prise, et de l’autre main, il cisailla les poignées de cheveux ardents que Fent, avec une expression peinée, tenait bien tendus pour le poignard. La lame bien trempée, l’une des meilleures que Katla eût jamais fabriquées et dont elle était extraordinairement fière, prouva sa valeur en tranchant ses boucles emmêlées comme s’il se fût agi de la plus fine soie. De grands voiles de cheveux flottèrent jusqu’au sol pour y étinceler à l’instar des flammes qui avaient autrefois créé la cendre noire où ils tombaient. « Ramasse-les », dit Aran à Erno, qui hésita puis s’agenouilla pour en bourrer sa chemise. Quelques secondes plus tard, Aran libéra sa fille. Elle resta là un moment comme une ourse prise au piège ; elle irradiait des vagues de fureur. Puis elle tourna les talons et se mit à courir comme si tous les démons du monde la poursuivaient. Fent regarda fixement la boucle de cheveux qu’il tenait encore – chaude dans sa main, comme une petite créature de flammes vivantes –, puis il la laissa tomber lentement par terre. Il leva les yeux vers son père. Celui-ci fit une grimace : « C’est pour son propre bien. S’ils la trouvent, ils voudront la brûler au bûcher. » Il passa la dague à sa propre ceinture et se frotta les mains d’une manière définitive sur son justaucorps de cuir. De minces fils d’or rouge s’éloignaient en flottant dans la brise. Avec une expression indéchiffrable, Aran les regarda s’élever en spirale puis il aboya un ordre aux jeunes gens et descendit sur la grève pour surveiller la sardoine. Erno échangea un coup d’œil avec Fent, sombre et crispé. Fent lui rendit son regard, son visage au teint clair en fort contraste avec celui de son père. « Tu as entendu ce qu’il a dit. » Et, comme Erno hésitait : « On n’en viendra pas là. S’ils essaient de capturer Katla, toute l’Eyra se lèvera en armes. » D’un coup de pied, il recouvrit de poussière la mèche de cheveux, puis il rangea le maillet et les piquets restants dans la tente. « Allez, viens. » Ils s’élancèrent à la course pour rattraper la silhouette lointaine du chef de leur clan. 2. Les Vagabonds Saro Vingo et son frère aîné Tanto venaient de terminer la toilette du deuxième groupe des pur-sang appartenant à leur famille – une douzaine des meilleurs poulains istriens, arborant tous des têtes fines et délicates, des robes lustrées, de longs membres, une nature ombrageuse et de coupantes dents jaunes. À cause de ces dernières, plus spécifiquement à cause d’une beauté d’un an appelée « Présage-de-la-Nuit », une bête retorse au tempérament peu fiable, Tanto était assis par terre avec une morsure au bras. « Créature bâtarde ! » Il se frottait férocement la peau. Des marques de dents bien visibles y apparaissaient en rouge violacé, témoins du moment où Tanto avait perdu patience avec Présage-de-la-Nuit – un cheval bai à la belle ossature et au front marqué d’une unique étoile blanche – et l’avait agrippé trop fort en essayant de brosser son toupet. Saro était assez sage pour ne pas imposer ainsi sa volonté à des animaux et en conséquence ils ne le mordaient jamais. Fait curieux, cependant, les bêtes n’aimaient guère son frère. Tanto se faisait toujours administrer des coups de sabots ou de dents. Remarquable aussi comme à la maison les chats se glissaient en silence autour de lui, ventre à terre, en rasant les murs. Et comme, pendant les longues et chaudes soirées istriennes, quand les derniers rais du soleil se déversaient par les hautes fenêtres pour former des flaques lumineuses sur les planchers polis, les lévriers le surveillaient à la dérobée d’un œil noir et inquiet, chaque fois qu’il bougeait de sa chaise, ce qui était assez rare tant qu’il avait un pichet de bière ou un flacon d’araque à portée de la main. « Ce sera un tueur, celui-là », marmonna sombrement Tanto. « Je l’ai dit à Père la dernière fois qu’il m’a mordu, nous ferions mieux de le servir aux chiens que de l’expédier jusqu’à la Grande Foire sur ce bâtard de chaland. » Il ramassa un morceau de pierre noire, le fit adroitement passer entre ses doigts pendant quelques instants, puis le lança avec une force soudaine et vicieuse sur l’animal coupable. Toujours aussi habile, Tanto avait frappé le cheval à l’endroit sensible entre la hanche et le flanc, et après s’être cabrée, la créature fila vers l’autre côté de l’enclos, les yeux cerclés de panique blafarde. « Bon à rien d’avorton ! » Saro fronça les sourcils mais ne dit rien. Présage-de-la-Nuit était le meilleur cheval du lot, un grand coureur élancé doué d’une belle pointe de vitesse, susceptible de gagner, dans ses bons jours, n’importe quelle course où ils l’inscriraient. Mais il avait depuis longtemps appris à ne jamais contrarier les fréquents accès de rage de son frère. De simples commentaires lui avaient valu plaies et meurtrissures dans leur enfance. Il rassembla plutôt les instruments de toilettage, et replaça avec soin chaque brosse et chaque flacon d’huile dans le rouleau de tissu doux où il les gardait, tout en disant : « Alors, à quelle épreuve penses-tu avoir la meilleure chance ? » Tanto changea complètement d’humeur. C’était comme si tous les nuages noirs avaient été soufflés par le vent et que le soleil se fût mis à briller sur le monde. Tanto était un jeune homme athlétique et séduisant, fort conscient de l’être, et rien ne lui plaisait davantage que de susciter l’intérêt d’autrui, ne fût-ce que celui de son piètre frère cadet. Il secoua la tête et la lumière joua avec obéissance dans chaque boucle noire, sur le plan de sa joue bien tendue et dans le creux de sa gorge lisse, pour venir enfin se poser sur son collet de sardoine tant prisé, dont les bandes alternées de la plus fine calcédoine rouge et de quartz translucide formaient un parfait contraste avec la teinte sombre et chaude de sa peau. Son visage se détendit en un large sourire ravi. « Eh bien, mais toutes, frérot ! Je me suis entraîné, tu sais. » C’était la vérité. Tandis que Saro et les plus jeunes se faisaient taper sur les doigts par un tuteur dépourvu d’humour dans l’ennuyeux et frais silence de la maison d’étude, dehors, au soleil, Tanto nageait sur le dos dans le lac pour y tracer sans effort son sillage. Ou il lançait un javelot lesté avec soin pour atteindre de distantes cibles de paille de l’autre côté du terrain, sous l’œil avisé de leur oncle Fabel. Il frappait sans merci un malheureux jeune esclave caparaçonné de cuir rembourré et auquel on avait donné des notions rudimentaires de boxe. Ou encore, il se trouvait dans les collines avec leur père, Favio Vingo, à transpercer triomphalement les lièvres de ses flèches. Voyant en son aîné le champion de la Grande Foire qu’il n’avait jamais vraiment été, Favio gâtait Tanto des meilleures armes – des sabres d’acier de Forent, des dagues corroyées du Nord, des arcs faits de vieux chêne et des flèches empennées avec les plumes d’oies élevées spécifiquement dans ce but au Lac de Jétra, dans la lointaine plaine de Tilsen. Tanto bénéficiait toujours du premier choix, la meilleure part du rôti ou la plus huppée des courtisanes de son père. Ce n’était que justice, disait-il, lorsqu’on considérait les richesses et la gloire que ses prouesses apporteraient au nom de leur famille. Saro sourit en retour à son frère (un sourire qui n’atteignait pas tout à fait ses yeux), avec le ressentiment habituel qui mijotait toujours sous son apparence de calme, et tout en laissant le flot incessant de vantardises passer au-dessus de sa tête comme de l’air chaud. Saro lui-même avait toujours misérablement échoué dans les épreuves où excellait Tanto. Il ne semblait posséder ni la force ni la coordination physiques nécessaires pour rivaliser avec son frère, ou qui que ce fût d’autre en l’occurrence. Sa crainte de l’eau le faisait couler, tout raide, au fond du lac ; les javelines quittaient ses mains en suivant des trajectoires imprévisibles que les esclaves évitaient en courant précipitamment se mettre à l’abri. Les délicates épées du sud – trop légères, assurément, pour être des armes efficaces ? – glissaient de ses doigts maladroits. Et quant à la boxe… Peut-être était-ce simplement le désir de gagner qui lui faisait défaut. Cela avait probablement un rapport avec le fait que, lorsque Tanto était dans les parages, entrer dans la compétition était absurde. Pourquoi essayer et échouer, pour être simplement vaincu et se faire corriger ? Il était apparemment plus facile d’accepter ses limites et de vivre avec l’inévitable déception de leur père. « Saro, tu ne vaudras jamais rien », disait toujours Favio Vingo, et Saro en était venu à l’accepter comme une inéluctable vérité. Et puis, se dit-il, en voyant comme la poitrine de son frère gonflait, dans son incapacité à respirer en même temps qu’il parlait si abondamment de lui-même, si l’on devait être comme Tanto pour réussir, qui aurait voulu devenir un champion ? « … et c’est donc à l’épée que je devrais vraiment exceller, avec cette nouvelle lame corroyée, même si le père de Fortran lui a donné une garde dorée pour son sabre et que Haro a pris des leçons tout l’été avec ce maître d’armes de Gila », conclut Tanto à toute allure. « De toute évidence, frère, qui pourrait bien être ton égal ? » Tanto eut un sourire malin d’acquiescement, puis il se déplia pour traverser l’enclos et surveiller les esclaves qui complétaient les palissades. Grand et musclé, il marchait avec une gracieuse aisance que Saro savait ne jamais devoir posséder. Même si, lorsqu’ils étaient enfants, des tantes bienveillantes aux yeux étincelant à travers les voiles de leur sabatka avaient agité les mains avec affection en remarquant souvent comme les deux garçons se ressemblaient : « Deux pommes de pin sur la même branche ! » Ce qui avait fort déplu à Tanto et, malgré leur ressemblance superficielle, Saro avait souvent l’impression d’être un imposteur, coupable de l’évidente erreur de jugement de leurs tantes. Tanto lançait à présent d’une voix de stentor des volées d’ordres aux esclaves, sans la moindre hésitation ni le moindre doute quant à son droit d’agir de la sorte. Les esclaves redoublèrent aussitôt d’efforts, en prenant soin de ne pas croiser son regard. Les poulains, cependant, avaient trotté vers l’autre côté de l’enclos, soufflaient par leurs naseaux et regardaient Saro avec espoir. Avec un rapide coup d’œil pour s’assurer que l’attention de Tanto était engagée ailleurs, Saro glissa une main dans le sac qu’il portait sous sa tunique et en sortit quelques-unes des noix-à-chevaux qu’il avait clandestinement apportées avec lui. Ni Tanto ni leur père n’approuvaient de voir gâter ainsi les animaux : « Ils sont là pour nous faire de l’argent, avait dit Favio, beaucoup d’argent. Ce ne sont pas des animaux familiers. » Les chevaux de belle lignée étaient une richesse considérable en Istria, pour le statut, pour le spectacle, pour les courses. C’était aussi le miel avec lequel on attirait les meilleurs officiers dans les armées permanentes dont chaque province tirait orgueil. Le commerce de ces animaux était l’une des principales sources de revenu de la famille Vingo. Seuls les membres de la famille avaient le droit de s’occuper des bêtes, car Favio, homme superstitieux quand il s’agissait d’argent, était convaincu que le contact d’un étranger souillerait ou pervertirait de quelque façon la pureté de leurs lignées dédiées à Falla. Aussi les deux jeunes gens s’étaient-ils rendus cette année dans la plaine de Tombelune, par le chemin le plus long, avec plusieurs de leurs compatriotes : les chalands utilisés pour le bétail étaient trop lents et trop lourds pour les eaux rapides de la rivière Alta ou pour la haute mer, ils devaient plutôt cheminer sur les méandres de la large et placide rivière Dorée. Tanto, bien entendu, s’était amèrement plaint de n’avoir pu embarquer avec le reste du clan à bord du navire des Vingo, le Servante de Calastrina, mais en cela seulement son père n’avait pas voulu lui céder. « Mon garçon, avait-il dit, le coût de ton mariage et son futur succès pourraient bien dépendre du prix que nous obtiendrons des pur-sang, cette année. Souviens-t’en. Prends soin des animaux avec la plus grande diligence, et voyage sur la rivière avec un cœur plein d’espoir, car si tout concorde avec notre plan, tu seras seigneur de ton propre domaine pour la prochaine Grande Foire, propriétaire d’une noble épouse et d’un beau château. » Tanto avait alors cessé de se plaindre, mais il avait évité les chevaux dès que les bateaux avaient été hors de portée du domaine familial, laissant allègrement tout le travail à Saro et passant plutôt son temps à examiner des cartes de la rivière et à lancer des ordres à l’équipage. Avertis du fameux caractère de Tanto, les hommes lui avaient obéi en silence, mais Saro avait surpris des échanges de regards amusés, car chacun savait qu’un enfant aurait pu diriger un chaland sur la rivière Dorée. En sentant les noix-à-chevaux, les poulains se pressèrent autour de Saro, le poussant de leurs museaux veloutés, jusqu’à ce qu’il fût obligé de laisser retomber les douceurs dans sa tunique et d’écarter les animaux. Présage-de-la-Nuit, cependant, était resté à l’écart et le regardait d’un œil méfiant. Avec lenteur, Saro se faufila entre les autres bêtes jusqu’à être à portée de bras du cheval bai. Il lui tendit sa main vide, paume ouverte. Le bai roula des yeux. Quand Saro s’étira pour lui frotter la joue, le bai releva la tête, mais ne s’écarta pas. Avec précaution, Saro alla chercher une poignée de noix dans sa tunique. Quand il les sentit, le bai devint curieusement docile. Quelques secondes de plus, Saro sentit des babines curieuses lui frôler la main, et les noix avaient disparu comme par magie. Et ensuite, voilà que le cheval avait posé la tête contre sa poitrine et fouillait dans sa tunique, et il dut le repousser. Ce faisant, sa chemise sortit de sa ceinture et les noix s’éparpillèrent à ses pieds. Avec un bruit d’avalanche miniature. Tanto tourna brusquement la tête vers lui pour contempler, avec une expression fulminante, six des meilleurs pur-sang de l’année qui grattaient avec adoration la terre aux pieds de son frère cadet. * * * La fille d’Aran Aranson courut jusqu’à ce qu’un point de côté l’obligeât à ralentir. La rage l’avait poussée à près d’un quart de lieue de la tente familiale, au-delà des limites de la foire. On n’avait guère prêté attention à une fille lancée à pleine course, car bien des gens se hâtaient en tous sens pour effectuer des courses ou exécuter des ordres. Comme les Aranson, on installait des tentes, on dressait étals et pavillons, on édifiait des enclos provisoires pour le bétail, on attachait chevaux et chiens. Du sommet d’une butte rocheuse, Katla laissa son regard errer sur l’activité de la foire tout en se martelant l’abdomen du poing pour déplacer la douleur aiguë. Idiote ! Sa fureur avait été telle qu’elle en avait oublié de respirer correctement. Chez elle, elle courait sur des lieues, d’un pas infatigable et régulier ; telles les pattes d’un chien de chasse ses longues jambes franchissaient landes et prairies, gravissaient les collines, dégringolaient dans les vallées. Elle n’avait jamais de point de côté, pas comme celui-ci. Maudit soit son père pour ses manières brutales ! Elle était adulte désormais, on lui devait un certain respect. Comment avait-il osé la manipuler comme si elle avait été une brebis rétive au moment de la tonte ? Et maudits soient aussi Erno et Fent pour être restés là, misérables inutiles qu’ils étaient, sans même essayer de lever une main pour arrêter son père ! Que Fent ne contrariât pas leur père, cela ne l’étonnait pas, car les rages d’Aran avaient la force des éléments naturels, mais Erno l’avait déçue, lui qui aurait au moins pu argumenter. À cause de la timidité du jeune homme en sa présence, elle avait pensé qu’il l’aimait un peu, mais de toute évidence il était aussi froussard et incapable que les autres. Elle se passa une main sur le crâne, toute perdue en sentant pour la première fois cette nouvelle et étrange configuration, les touffes inégales de ce qui lui restait de cheveux. Elle avait la tête bizarrement légère. C’était, constata-t-elle avec une certaine surprise, une sensation fort agréable. Eh bien, du moins se laver les cheveux ne serait-il plus l’ennuyeuse tâche habituelle, avec cette longue queue qui lui collait comme un chat mouillé dans le dos pendant des heures. Courts comme ils l’étaient maintenant, ils sécheraient en quelques minutes. Une autre idée la fit rire, car de toute évidence son père n’avait aucune intention de la faire parader devant le roi Ravn comme épouse potentielle ! Depuis que Bréta, Jenna et Tian avaient entendu dire qu’elle irait à la Foire, tout ce dont elles parlaient c’était de cela – le roi, Ravn Asharson. Si séduisant, si fringant, et selon toutes les rumeurs aussi énervé qu’un étalon en chaleur par son désir d’une compagne. Elles avaient gloussé en rougissant, échangeant d’interminables et ennuyeuses fantaisies sur les robes qu’elles porteraient à la présentation, la manière dont elles feraient leur révérence et lèveraient les yeux vers lui, dont elles encourageraient leurs pères à chanter leurs louanges devant les seigneurs. De façon remarquable, Jenna avait également réussi à persuader son père de la laisser l’accompagner à la Foire, même si Katla doutait de sa capacité à le convaincre de la laisser participer au concours des candidates aux épousailles royales. Le clan Belle-Eau, bien que riche et pourvu d’un héritage ancien, était une famille de constructeurs de navires et Katla suspectait fort qu’ils avaient déjà l’œil sur l’un de ses frères pour Jenna. Halli plutôt que Fent, probablement, puisque le plus âgé des deux. Katla avait toujours soupçonné que son austère aîné avait un petit béguin pour la coquette Jenna aux airs effarouchés. Et Jenna, avec son penchant pour les hommes aux cheveux sombres, choisirait sans doute Halli si on lui demandait son avis, quoique pas avant de voir démolie de façon définitive sa stupide toquade pour Ravn Asharson. Ils iraient tous à l’Assemblée. Katla savait au moins cela, car toute famille eyraine qui payait des dîmes au Roi ou lui procurait bateaux, équipages ou guerriers était la bienvenue à tout événement de la cour royale. Les gens du Nord n’insistaient guère sur les cérémonies, Sur en soit loué. Mais ce qu’elle ferait à la réception royale avec sa coiffure toute hérissée, elle l’ignorait, et c’était seulement dans deux jours. Elle avait eu l’intention de tresser ses cheveux à la dernière mode, comme le lui avait montré Jenna lorsqu’elle était revenue de Halbo le mois précédent avec une magnifique robe neuve faite de la meilleure soie du sud – aussi brillante et lisse qu’une feuille de houx, avec des bordures de vaporeuse dentelle galienne argentée. Katla n’avait pas de splendide robe neuve. Elle était fière de sa chevelure plus lustrée, à la couleur plus vive que celle de Jenna, et ce qui lui manquait en atours, elle avait l’intention de le compenser avec cette couronne de gloire, comme sa mère la décrivait si fièrement. Plus guère de couronne de gloire à présent, songea-t-elle, chagrine. Béra serait furieuse à son retour, et se mettrait certainement à morigéner Aran pour avoir ruiné les chances de mariage de sa fille, et pas seulement avec le Roi ! En ce qui concernait Katla, ce n’était pas si désastreux en soi. Elle ne pensait pas qu’aucun époux serait assez généreux pour lui permettre de se rendre à la Grande Foire avec lui, comme son père, et malgré toutes les récriminations de celui-ci. Et moins encore pour la laisser vagabonder à loisir dans les îles, escalader des falaises et chevaucher des poneys sauvages. Non, ce serait elle qui serait sellée et harnachée, avec une paire d’enfants le temps de cligner des yeux, et encore des enfants, et encore davantage, jusqu’à être finalement la mère d’un clan tout entier. Les Eyrains considéraient les grandes familles comme un signe de la bénédiction de Sur : un accomplissement assez difficile, car conflits et mers mauvaises causaient bien des pertes. Les jeunes filles de sa connaissance ne parlaient que de mariage, apparemment. Quels jeunes gens avaient la plus belle allure, lesquels avaient les meilleures perspectives d’avenir, à quoi ressembleraient leurs maisons, ce qu’elles porteraient pour les fiançailles, combien d’enfants elles auraient, les noms qu’elles leur donneraient. Pour Katla, de telles discussions n’étaient qu’un catalogue de contraintes. Que les filles dussent conspirer à leur propre emprisonnement lui semblait pour le moins pervers. Il était difficile de conserver des amies quand on ne partageait aucun de leurs rêves. Dans les derniers temps, elle s’était surprise à s’écarter d’elles toujours davantage, afin de poursuivre des intérêts de plus en plus solitaires, et leurs bavardages oisifs ne lui avaient pas réellement manqué. C’était étrange, mais elle en était venue à considérer ses frères et leurs compagnons comme de plus proches alliés que son propre sexe, découvrant en eux un beau sens de la camaraderie dans les tâches qu’ils partageaient autour du domaine ou dans leurs aventures à travers l’île. Un jour, elle avait emmené Halli escalader avec elle le promontoire de l’île Cap-au-Loup, certaine d’avoir vu un lutin des rochers dans une caverne proche du surplomb. Usant de plusieurs tactiques et d’une corde faite en peau de phoque – et en tanguant dangereusement sur les hautes épaules de son frère à l’endroit crucial –, elle avait réussi à agripper le rebord et à se hisser par-dessus, pour se retrouver face à une mouette furieuse qui s’était précipitée sur elle, ailes déployées, déchirant l’air de ses cris outragés, avec son petit enragé aux gros yeux et au duvet ridicule qui lui picorait bravement les mains. On repasserait pour les lutins des roches. Halli avait tellement ri qu’il était tombé, mais heureusement la corde était prise sur le bord du surplomb et, avec Katla comme contrepoids, ils s’étaient balancés au-dessus de la mer en gloussant de leur témérité jusqu’à n’en plus avoir de forces. Et c’était seulement l’année passée. Pas un comportement très digne de la part d’une jeune fille en âge de se marier. Elle passa les mains sur sa tunique, vit les endroits où les taches de sel déposées par les rames avaient laissé des traces rondes, presque comme des champignons, et ceux où la sueur, la nourriture et les bêtes avaient également laissé leurs marques. Même sans tenir compte de l’état plutôt lamentable de cette tunique, elle ne pourrait sans doute guère la porter plus longtemps, par souci de décence : un peu courte sur la jambe et étonnamment serrée sur le torse. Peut-être serait-elle à même de s’offrir quelques nouveaux habits à la foire si elle vendait assez de poignards. Elle avait vu rapporter de la Grande Foire du cuir aussi souple que le tissu le plus fin, qui pouvait être cousu avec une aiguille ordinaire au lieu de la longue alêne difficile à manier qu’on utilisait pour coudre les peaux de cheval en Eyra. Avec ce genre de cuir, on pouvait fabriquer un somptueux justaucorps. Non que Katla eût l’intention de le faire elle-même. Elle persuaderait plutôt sa mère de le coudre pour elle : elle n’excellait pas spécialement dans cette tâche. Laissée à elle-même, elle faisait des points longs d’une demi-phalange pour finir plus vite et lorsqu’on la reprenait là-dessus, elle répondait, contrariée : ça fera l’affaire. Bien entendu, elle avait dû admettre à plusieurs reprises qu’un de ses vêtements cousus par ses soins avait lâché aux coutures, souvent dans des circonstances embarrassantes, mais cela ne lui conférait pas davantage de patience. Peut-être achèterai-je une ou deux bonnes chemises, songea-t-elle en revenant à sa fantaisie mercantile, avec un corsage brodé et des collants de suède, aussi. Et une paire de chaussures pointues. Et de bonnes grandes bottes de monte… Elle se mit à rire. Elle devrait vendre toute la marchandise de son étal pour se permettre une telle collection ! Elle savait qu’elle aurait dû ravaler sa fierté et retourner de suite à la tente familiale pour rejoindre les travailleurs, mais elle était encore irritée de la façon dont on l’avait traitée. Elle resta sur la butte et regarda les nuages disparaître, brûlés par le soleil, pour découvrir un ciel qui révélait enfin un bleu aussi intense que celui d’un œuf de rouge-gorge. Les collines lointaines émergèrent de leurs ombres sévères pour exposer des pentes revêtues de mauve et de roux, où en cette période de l’année airelle et bruyère le disputaient probablement aux fougères et aux herbes, comme sur les collines natales. L’idée lui vint soudain, malgré elle, que son escalade du Roc avait peut-être été un acte bien téméraire, car elle n’avait nullement songé aux circonstances, et qu’elle méritait peut-être sa punition ; mais elle la repoussa, éprouvant plutôt un désir soudain et brûlant de continuer à courir, loin de la foire, dans ces collines étrangères, pour prendre l’un de ces longs chemins noirs en lacets, au hasard, et courir de nouveau jusqu’au sommet du Roc, d’où contempler le vaste continent du sud où elle se trouvait désormais. Aussi le fit-elle. * * * « Qui était cet homme ? » demanda Fent avec une expression d’intense curiosité. Le seigneur istrien avait répondu à ce qu’il attendait d’un noble appartenant à leurs anciens ennemis : arrogant, dédaigneux, ouvertement impoli, et fanatique de surcroît. Il sentait sa dague frémir à sa ceinture contre sa jambe, comme animée par la haine qu’il éprouvait à l’égard de cet homme du sud. Au bord de l’eau, Aran Aranson, la main en auvent sur les yeux, observait ses deux canots qui franchissaient la barre écumeuse pour se diriger vers lui, remplis à craquer de leur équipage et de leur cargaison. Quelques instants passèrent, et la question resta sans réponse, en suspens dans la brise. Fent finit par être obligé de la répéter. Aran se retourna pour lui adresser un coup d’œil et prit en considération la lueur explosive dans les yeux de son cadet, ses poings serrés et son humeur problématique. « Un homme que tu devrais éviter », dit-il d’un ton mesuré. Cela ne fit qu’irriter Fent davantage. « Pourquoi devrais-je vouloir l’éviter ? À mon avis, je serais un adversaire à la hauteur de n’importe quel homme du sud, noble ou non. » Puis, comme son père conservait une expression neutre, sans répondre : « Au nom de Sur, qui est-ce ? » insista Fent, piqué par le souvenir de l’attitude hautaine de l’étranger, son mépris pour Katla, et sa bizarre ferveur. Aran, les dents serrées, adressa à son fils le regard dur et flamboyant dont il usait pour mettre au pas des chiens indisciplinés. « Il s’appelle Rui Finco, sire de la puissante province de Forent. C’est un homme qu’il est dangereux de contrarier. Des clients comme celui-là, tu me les laisses. Nous sommes ici pour faire commerce, et je ne tolérerai aucun trouble. — Je ne l’aime pas », dit Fent, obstiné, mais la lueur pugnace s’était éteinte dans ses yeux. « Aimer quelqu’un n’a guère de place dans le commerce. » Et sur ces paroles, Aran s’avança dans les brisants afin de tirer sur le sable le dernier canot lourdement chargé. * * * La végétation des collines basses s’avéra ne ressembler en rien à ce que Katla avait rencontré en Eyra : surtout de la laîche bizarrement colorée, des lichens, parsemés de touffes d’herbe qui ressemblaient à des poignées de plumes. La pente était forte, aussi, mais le point de côté ne reparut pas, et Katla parvint au sommet en moins d’une demi-heure, en soufflant plus fort qu’elle ne l’aurait désiré mais ravie d’avoir poussé plus loin que ses frères l’exploration de ce nouveau pays. Près du sommet, elle se retourna pour abaisser son regard sur le champ de foire. De là-haut, le Castel de Sur semblait n’être qu’un minuscule rocher escarpé, les gens des insectes affairés, et les navires minuscules et immobiles sur la mer étincelante paraissaient des oiseaux dans leur nid. Mais quand elle arriva sur la crête des collines, au lieu d’en être récompensée par le vaste panorama ensoleillé de l’exotique Istria, elle ne vit rien que montagne après montagne, des chaînes rocheuses étagées les unes derrière les autres comme une armée défendant son territoire. Elle se rappela alors que la flotte ancrée au large de la côte de Tombelune n’était pas seulement eyraine, mais comprenait aussi des vaisseaux istriens d’une étrange élégance avec ces yeux sculptés à la poupe et à la proue, pour leur permettre de voir dans toutes les directions. Ainsi donc la plupart des Istriens s’en venaient au rassemblement annuel par la mer, et non par la terre. Dans ce cas, qui étaient tous ces gens, à un millier de pieds sous elle ? La vallée s’étendait comme une large ceinture ornée de gemmes, d’un vert impossible parmi les vastes étendues d’éboulis et de cailloutis, un espace étroit dont les méandres se glissaient tel un serpent d’émeraude entre le pied des montagnes. Et sur cette voie, jusqu’à l’horizon, s’en venaient carriole après carriole, chariot après chariot, et les centaines de grosses bêtes noires et lentes qui les tiraient, une longue, longue ligne, avec de minuscules silhouettes perchées sur leur dos, éclatantes comme des coccinelles. Katla sentit sa bouche s’ouvrir pour laisser échapper une exclamation étouffée d’émerveillement. Les nomades, les peuples vagabonds d’Elda, en train de faire ce qui contribuait le plus à leur renommée : voyager à travers le monde. C’était le spectacle le plus stupéfiant qu’elle eût jamais vu. Elle les observa tandis qu’ils cheminaient vers un col situé plus haut dans la chaîne montagneuse, ce qui voulait dire… qu’ils s’en venaient à la Grande Foire ! Et tout à coup, elle se mit à rire, le visage levé vers le ciel, avec le soleil qui lui chauffait la peau. En vérité, Sur prenait d’une main mais donnait de l’autre : si elle n’avait escaladé son roc, Aran n’aurait eu aucune raison de lui couper les cheveux ; et si elle n’avait pas perdu ses cheveux, elle ne serait jamais partie dans cette course rageuse pour finir ici, récompensée par cet aperçu secret d’un autre monde. Comme on dit dans le Nord : « Ce qui est probable peut arriver ; tout comme ce qui ne l’est pas. » Et c’était la vérité. * * * Ce fut l’arrivée de Fabel Vingo qui sauva Saro de la dégelée qu’il aurait autrement reçue de son frère. « De belles bêtes cette année, hein, Tanto ? — Certes, mon oncle. Comme vous pouvez le voir… » – il tendait son bras meurtri pour le lui montrer – « … Saro et moi avons chèrement payé pour les bien faire paraître ! » Fabel rugit de rire en manifestant son approbation : « Eh bien, ce sont les plus fougueux qui rapportent toujours le plus, et pas seulement les chevaux, hein, mon garçon ? » Le grand rire franc de Tanto se joignit au mugissement de leur oncle. Saro les observait, avec un faible sourire. Même s’il n’avait pas idée de ce qui avait déclenché leur hilarité, il aurait été malséant de ne pas réagir à la plaisanterie. L’oncle Fabel prit l’aîné de ses neveux par le coude et ils firent ensemble le tour de l’enclos, Fabel désignant les meilleurs atouts de chaque cheval et Tanto hochant la tête d’un air judicieux, comme suspendu à ses lèvres. Avec un soupir, Saro gratta le sol du pied. Assurément, la vie ne pouvait être plus injuste. Tanto ne portait absolument aucun intérêt aux bêtes, quant à lui c’étaient simplement des sacs ambulants de cantari, prêts à être échangés contre une bonne grosse dot. Quelle ironie, songea Saro en dessinant dans la poussière, que son frère ne fût pas assez astucieux pour accomplir le reste de ce saut métaphorique. Car si les chevaux étaient là pour être échangés contre de l’argent, en quoi la position de Tanto était-elle différente ? Muni de fonds suffisants, et rendu plus désirable par le statut obtenu dans les épreuves de la Foire, ne serait-il pas lui aussi vendu au plus offrant, et marié dans la famille de l’homme qui pourrait proposer à la famille Vingo le meilleur marché, en ce qui concernait son avancement social et politique ? Pendant un moment, Saro eut une vision délicieuse : son frère nu dans le cercle des enchères, cheveux et muscles lustrés à l’huile de lin, les yeux révulsés de terreur, tenu au bout d’une longe avec le reste des jeunes gens en âge d’être mariés. Le marchand pointant son bâton d’argent sur les beaux pectoraux de Tanto, son fier port de tête, la courbe de sa nuque, le dessin précis de ses mollets et de ses fanons ; un petit coup de fouet sur le postérieur pour mettre en valeur son allure disciplinée, son trot gracieux ; et maintenant le bâton le long des flancs, soulevant ses parties intimes afin de permettre à l’assistance de les voir et de commenter – avec dérision – la virilité et la longueur de son… « Saro ! » Saro releva si brusquement la tête qu’il se fit mal au cou. Favio Vingo avait rejoint son frère et Tanto et se dirigeait d’un pas résolu vers son cadet. Falla soit louée, ces gens ne lisaient pas dans les esprits. Si tel avait été le cas, ce ne serait pas Tanto au bout d’un fouet. « Bonjour, Père. » Favio Vingo était un homme de courte taille, mais à la musculature compacte. Il dissimulait la honte de sa calvitie croissante sous un turban de soie aux motifs fantastiques, attaché par une épingle ornée d’une énorme émeraude. « J’ai quelque chose à te montrer, Saro, viens avec moi. » Il avait un air ravi. De toute évidence, songea Saro sans charité aucune, il doit encore ressentir les effets de l’araque pour être aussi magnanime envers quelqu’un qu’il méprise. En appelant à la rescousse son expression la plus agréablement obligeante, Saro prit le bras offert de son père et ajusta son pas au sien. « Que voulez-vous donc me montrer, Père ? — Les mots ne rendraient pas justice à l’expérience. Tu dois voir par toi-même et trouver ta propre réaction. Je me rappelle avoir assisté à une scène semblable lors de ma première visite à la Foire… » Il fit une pause et reprit : « Par Falla ! Il y a plus de vingt-cinq ans aujourd’hui, est-ce croyable ? Vingt-cinq ans. Vingt-cinq visites à la plaine de Tombelune, par la Dame ! Et pourtant, le souvenir de cette première fois est aussi clair que si c’était hier. Quelle excitation, hein, Fabel ? » Fabel leur jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : « Ah oui, je me rappelle ma première visite à la Foire. Mais quelques années après toi, mon frère. » Après un clin d’œil, il revint à sa propre conversation avec Tanto ; comme inconscient de son geste, il avait passé la main dans son épaisse chevelure. Favio fit une petite grimace. « Ce n’était pas seulement sa première fois à la Foire, non plus », dit-il trop fort pour que ces paroles fussent destinées au seul Saro, mais Fabel ne réagit point. Après avoir longé le reste des stalles du bétail et les tentes temporaires dressées pour les gardiens et les serviteurs, ils se trouvèrent bientôt dans un espace inoccupé. Le soleil, proche de son zénith, frappait la cendre volcanique et, dans le miasme de chaleur ainsi généré, les montagnes orientales donnaient l’impression de se dresser sur la plaine en de grandes vagues ondulantes, telle une marée. Au-dessus de leur tête, les nuages avaient été réduits à néant, et le ciel était d’un bleu intense et sans défaut, comme une coupe de Jétra. Favio s’abrita les yeux. Saro en fit autant pour observer la brume de chaleur. Tanto et Fabel, déjà las de leur conversation, commencèrent à discuter le travail complexe de corroyage qu’on pouvait commander à un artisan nordique dont ils avaient entendu parler et qui se spécialisait dans les dagues décoratives et les épées ainsi forgées. Un travail splendide, apparemment, mais qui n’était pas donné. « Oh ! » Saro ne put retenir son exclamation. Surgissant de la brume comme du cœur d’une légende, ou des magnifiques et trompeuses illusions féeriques rapportées par les explorateurs à la recherche du fameux Sanctuaire, tremblant comme un mirage et magnifiée de la plus étrange façon par les vagues de chaleur, une caravane était en train d’apparaître par à-coups, une créature aux membres innombrables déplaçant des nuages de poussière dans le trajet qui l’amenait tout droit vers la Foire. « Des nomades ! — Oui, mon garçon », dit allègrement Fabel. « Le Peuple Perdu, les Vagabonds. Les voilà qui arrivent, prêts de nouveau à tous nous tondre ! » 3. Sortilèges Jenna Finnsen se contemplait dans le miroir de métal poli que Halli Aranson venait d’apporter à leur tente, « un cadeau pour une jeune fille à sa première visite de la Foire ». Elle l’avait entendu s’annoncer au rabat de la tente et s’était promptement éclipsée derrière une partition, le laissant piétiner avec maladresse devant son père. Quel rustre, songea-t-elle. Juste un grand dadais de garçon de ferme totalement dépourvu de manières courtoises, même s’il était désespérément amoureux d’elle. Elle gloussa, puis, alarmée, observa comment ses grands yeux gris disparaissaient alors dans d’épais petits replis de peau et comment des rides se dessinaient autour de son nez et de sa bouche. Oh, non, songea-t-elle avec désespoir. Ce n’est pas séduisant du tout. Tu ne dois pas sourire ainsi quand tu rencontreras Ravn. Solennelle, intense : voilà comment gagner son cœur. Elle reprit une expression sérieuse et retourna à sa rêverie favorite. En tenant le miroir à environ un pied au-dessus de sa tête, elle glissa un regard à travers ses cils blonds et s’adressa à la présence invisible, en disant à voix basse : « Oui, Sire, mon nom est Jenna Finnsen, fille de Finn Larson du Clan Belle-Eau, qui procure à votre royale maison les meilleurs vaisseaux de haute mer. » À ces paroles, le Roi répondait toujours : « Si vous ne m’aviez dit votre nom, je l’aurais deviné à la courbe gracieuse de votre nuque, aussi noble que celle d’un cygne, et certainement l’inspiration de votre père pour la proue de ces beaux navires. » Et Jenna baissait alors modestement les yeux, attirant ainsi ceux du Roi vers sa poitrine, nichée comme une paire d’œufs d’oie dans toute cette fine dentelle galienne et lui, bouleversé par son extraordinaire beauté, lui prenait le menton et, après avoir murmuré d’autres compliments d’une poésie plus merveilleuse encore, s’adressait à la foule assemblée (ce qui, bien entendu, comprenait toutes ses soi-disant amies qui lui avaient dit qu’une telle chose ne pouvait avoir lieu, ainsi que les jeunes gens des îlots avoisinants, tout particulièrement Tor Leeson qui, alors qu’ils avaient treize ans, lui avait dit une fois qu’elle ressemblait à la vache laitière de sa mère), et annonçait qu’il avait choisi sa fiancée – l’exquise Dame Jenna – et que tous pouvaient maintenant s’en aller, aussi vite que possible, afin de le laisser seul avec l’amour de sa vie. Il la soulèverait alors dans ses bras (elle pouvait imaginer ses muscles durs, l’aisance avec laquelle il l’écraserait contre sa poitrine, le battement de son cœur excité), et… Elle abaissa le miroir à la hauteur de son visage et, en fermant les yeux, elle l’embrassa avec passion. L’étain froid s’embua comme s’il s’empourprait. « Tu aimes ton miroir, alors ? » L’air coupable, Jenna serra le miroir contre elle en se retournant brusquement pour faire face à son interlocuteur. « Je… je te croyais parti. » Halli fit une grimace. « Je suis sorti un moment avec ton père pour parler affaires. » Les yeux de Jenna se plissèrent, soupçonneux. Elle espérait que ce n’était pas l’affaire à laquelle elle pensait, car cela l’irritait de devenir partie prenante d’une quelconque transaction foncière entre les clans – une annexe à un marché passé entre hommes. « Quelle affaire ? » demanda-t-elle abruptement, passant à l’attaque avant que Halli pût poursuivre la conversation à propos du miroir. « Je pense lui commander un bateau. — Les bateaux de mon père sont les meilleurs du monde, ils ne sont pas pour n’importe qui ! » Halli battit des paupières. « Notre argent est aussi bon que celui du voisin », dit-il d’un ton égal. Comme elle ne daignait pas répliquer, il reprit : « Le roi Ravn fait appel à des hommes propriétaires de leur bateau pour ouvrir un passage vers l’Extrême-Occident, par le Passage du Corbeau, et je songe à offrir mes services. Et… » Il la dévisageait avec intensité. « … gagner assez pour pouvoir m’acheter une parcelle de terre et prendre épouse… — Et tu as quelqu’un en tête pour cet… honneur ? » Halli lui rendit son regard sans broncher : « Je pourrais bien. — Quand les porcs voleront. » Halli était trop habitué à jouter avec son impertinente petite sœur pour se laisser désarçonner par une telle manifestation de mauvaise grâce. « Tu sais, à la foire de la mi-été, à Sundey, il y a deux ans, dit-il, je crois bien me le rappeler, il y avait un homme qui prétendait être capable de vous faire voir des porcs volants. Oui, et des moutons aussi. » Jenna laissa échapper un rire dédaigneux. « C’était sûrement un simple philtre qu’il vendait – fait avec du crapaud tacheté pour les gens qui croient vraiment n’importe quoi. — Très certainement. » Il laissa le silence se prolonger, puis reprit . « Mais quand j’ai donné mes deux sous de cuivre, c’est une jeune fille que j’ai vu voler. Elle voulait la lune, vraiment, et elle faisait des bonds de toutes ses forces, en se donnant en spectacle, en plus, mais peu importe à quelle hauteur elle volait, elle ne parvenait pas à obliger cette vieille lune dédaigneuse à la remarquer. » Elle le dévisagea, incrédule. « Et elle s’est étiolée sur place, oui, en désirant ce qu’elle ne pourrait jamais avoir », conclut-il à mi-voix. Une lente compréhension se fit jour en Jenna. Une rougeur brûlante envahit son cou, ses joues, et jusqu’aux lobes de ses oreilles. Sa main se resserra sur le miroir. « Eh bien, j’allais te demander si tu aimerais venir avec moi pour regarder l’arrivée des nomades, avec leurs crapauds tachetés et leurs philtres magiques pour les gens qui croient n’importe quoi, et tout, mais je peux voir que de telles frivolités ne te plaisent pas, et je te dis au revoir, jusqu’à la prochaine fois, Jenna, jusqu’à l’Assemblée. Nous reparlerons peut-être après, hein ? » Après avoir incliné la tête, il se glissa prestement hors de la tente. Il y eut quelques instants de silence, suivis par une tempête de rires amusés à l’extérieur de la tente. Jenna reconnut la voix de son père, de son frère Matt, de ses cousins, Thord et Gar. Furieuse, elle jeta le miroir par terre et le piétina jusqu’à ce que sa jolie surface en fût ternie et bosselée. * * * « Jamais monté un yéka, Joz ? — Non. — Et toi, Tête-de-Nœud ? — Non. — Toi, Mam ? — Oh, fous-moi la paix, Gueule-de-Chien ! — Moi j’en ai monté un, vous savez. Un yéka, quand je servais le duc de Céra, je commandais la troupe qui a traversé la passe de Skarn la première. S’il puait ? Oh, mon vieux, ce qu’il puait ! — Oh, la ferme. » Comme si de rien n’était, Gueule-de-Chien se tourna vers son compagnon de gauche, une énorme montagne d’homme vêtue des pieds à la tête de cuir taché et de cotte de mailles. « Doc, t’as jamais monté une de ces bestioles ? » Le colosse lui adressa un regard solennel. « Va te faire foutre, Gueule-de-Chien. — Oh bon, alors, d’accord, Doc. Excuse, Doc. » Le silence s’installa de nouveau pour quelques instants. Accoudés à l’enclos qu’ils avaient été engagés pour surveiller – une tâche parmi bien d’autres dans cette Foire, et une tâche aisée, même si en conséquence elle n’était pas aussi bien payée –, les cinq mercenaires regardaient les Vagabonds défiler sur le champ de foire, avec leurs grands yékas hirsutes, le roulement sourd de leurs carrioles, leurs chariots, leurs litières et leurs éclaireurs à cheval aux habits aux teintes excentriques. « T’es jamais fait lire dans la main, Joz ? — Non. — Et toi, Tête-de-Nœud ? — Non. — Mam ? » Elle lui adressa un regard féroce. « Et toi, Doc ? T’as jamais été avec une de ces diseuses de bonne fortune nomades, pour te faire lire la paume, hein ? — Voyons un peu ta main, Gueule-de-Chien. — D’accord. Qu’esse-tu peux voir ? — Une ligne de vie sacrément courte si tu ne fermes pas ton clapet. — Oh. » Une longue rangée de chèvres passa près d’eux en trottinant, avec des pompons rouges aux oreilles, poussées par une paire de chiens noir et blanc et un jeune homme qui faisait des culbutes. Un chariot à six roues roulait derrière eux avec plusieurs femmes tannées par le soleil et deux hommes aux moustaches extravagantes, tous coiffés de turbans de soie couleur orange et ne portant pas grand-chose d’autre que rangée sur rangée de perles d’ivoire ; étendus sur des piles de coussins, ils émettaient une fumée parfumée qu’ils tiraient d’un grand pot à bec. Un chœur de sifflements et de cris moqueurs accompagnait la progression du chariot. « Jamais couché avec une Vagabonde, Doc ? — Gueule-de-Chien… — Ouais, Doc ? » Il y eut un bruit mat, et une exclamation aiguë. * * * Aran Aranson regardait arriver la grande caravane et il sentait son cœur bondir dans sa poitrine comme s’il venait d’entendre les premières notes d’une de ses chansons favorites. Voir les Vagabonds avait toujours produit cet effet sur lui – lui faire croire en l’existence de possibilités infinies. Il y avait quelque chose de surnaturel à ces nomades et à ce qu’ils apportaient ici avec eux – quelque chose de magique, de provocant. Du risque. Cela donnait un relief différent aux activités profanes du commerce, aux rumeurs, aux politiques de la cour, cela projetait la Grande Foire dans un autre plan d’existence. Ce pouvait être simplement les arômes épicés de leur complexe cuisine étrangère qui flottaient à leur passage, ou leurs parfums à eux, fugitifs, subtils, toujours sur le point d’être reconnus, ou encore le babillage inintelligible de leur langage. Ou simplement de savoir que ces gens avaient parcouru Elda en long et en large et en avaient donc vu et en savaient davantage qu’il ne verrait et ne saurait jamais lui-même. S’il devait l’admettre en son for intérieur, Aran Aranson enviait les nomades. Il enviait leur absence de racines, leur absence de responsabilités, leur sens peu astreignant de la communauté. Mais il enviait surtout leurs horizons toujours changeants, l’idée que chaque jour pouvait apporter de nouvelles découvertes sur le monde et l’existence qu’on y menait. Il regarda passer à grandes enjambées une nomade vêtue de ses volumineuses robes de laine de yéka brodées d’argent ; un homme à la face tatouée du front au menton ; des jeunes gens qui couraient en riant avec une troupe de chiens pelés. Des petites chèvres noires et des poulets au plumage exotique. Des tribus entières d’enfants – peau et cheveux couleur de bronze, couleur d’or, éclairs de dents blanches. Un mulet qui se balançait, chargé de sacoches de selle bourrées de chandelles de toutes formes et de toutes couleurs, accompagné par un homme aux traits acérés qui portait une douzaine de lanternes hautes de trois pieds. Comment il avait réussi à les garder intactes dans les grands vents des Skarns, Aran n’arrivait pas à se le figurer. Il ne cessait de regarder et, au bout d’un moment, il sentit que son visage était curieusement contracté. Il lui fallut un certain temps pour se rendre compte qu’il souriait d’une oreille à l’autre. « On dirait que tu as bien du plaisir, Pa. » Il se retourna vivement. C’était Katla, avec ses cheveux massacrés et sa tunique dégoûtante. « Que va dire ta mère en te voyant ? » Il la détailla des pieds à la tête avec désolation. « C’est tout ce que j’ai pu trouver sur le coup. » Katla passa ses doigts dans la brosse de ses cheveux striés de sueur. « J’aime bien ça, en fait. Je ne les ai plus dans les yeux quand je cours. » Elle lui prit le bras. « Ils sont splendides, n’est-ce pas ? Les nomades, je veux dire. Je les ai vus arriver depuis le sommet de cette colline là-bas, ils sont descendus de la passe ! — Oui. » Aran observait de nouveau la procession. « Ce sont des gens remarquables, les Vagabonds. De vrais explorateurs. Rien ne peut les arrêter une fois qu’ils ont décidé de leur route – ni les montagnes, ni les forêts, ni les déserts. » Katla vit ses yeux s’embrumer de nostalgie. Mon père est un nomade frustré, songea-t-elle alors en se rappelant les récits qu’il faisait autour des feux hivernaux des périples de ses ancêtres dans les coins sauvages du monde ; en voyant son désir brûler de façon si évidente, elle se sentit plus proche de lui que jamais. « Imagine, traverser un désert, sur le dos d’un yéka, avec le soleil dans la figure et le vent brûlant dans le dos, dit-elle. Ou escalader les montagnes où les neiges ne fondent jamais et d’où l’on peut voir tous les continents d’Elda ! » Mais son père n’allait pas se laisser attirer dans ce genre de conversation. Il courba les épaules comme s’il avait senti les fardeaux de son existence s’alourdir sur lui. « Tu es une fille », dit-il, précision inutile, « tu n’es pas faite pour explorer. » Piquée par cette injustice, Katla se regimba. « Et pourquoi pas ? Il y a beaucoup de femmes parmi les nomades. Elles montent des yékas, elles conduisent les carrioles et les chariots. Et là-bas… » – elle indiquait les enclos – « j’ai vu une femme en armure de cuir qui avait l’air aussi coriace que n’importe quel homme. Pourquoi ne pourrais-je pas choisir ce genre de vie ? Je peux courir plus vite qu’un homme. Et escalader, et nager, et dresser un cheval. Oui, et me battre, aussi. — Les nomades ne sont pas comme nous, Katla. Ils observent d’autres lois. Et quant aux mercenaires, ils vivent sans loi du tout. » Les yeux de Katla lancèrent un éclair. « Cela ressemble à de la liberté, pour moi. » Aran se tourna vers sa fille. « Les femmes d’Eyra dirigent les fermes et les maisons, et elles élèvent des familles. Quel pouvoir est plus grand que celui de créer un refuge pour autrui, de cultiver la terre, de mettre au monde de nouvelles vies ? — Un pouvoir ? ricana Katla. Les femmes d’Eyra se font vendre par leurs hommes au partenaire le plus approprié pour eux, et elles font contre mauvaise fortune bon cœur. Elles portent enfant après enfant, uniquement pour les perdre à cause du froid, de la fièvre ou des mauvais esprits. Et s’ils grandissent pour devenir des hommes, elles les perdront simplement dans des querelles entre les clans, ou dans les océans ! Le labeur des femmes dure de l’aube au crépuscule et ensuite jusqu’à minuit, et elles n’ont jamais un moment à elles. Ce n’est pas la sorte de pouvoir que je désire jamais réclamer. — Belles paroles, sœurette ! » Fent lui passait un bras autour des épaules. « Peut-être préférerais-tu épouser un noble istrien, comme le bonhomme qui vient juste d’obliger Pa à te couper les cheveux ? — Fent ! » La voix d’Aran était coupante, mais son cadet ne le remarqua pas. « Chère sœur, je t’imagine bien avec la tête sous un voile et le corps tout enroulé dans de belles soieries. Roses. Violettes ? Non, ça n’irait pas avec tes cheveux. Écarlates, alors. Ou vertes. Avec pour seule permission d’être en compagnie de femmes pendant la journée et de son époux pendant la nuit. Si le roi Ravn se choisit une Istrienne comme épouse à ramener dans les îles, le moins que nous puissions faire, je crois, c’est de vendre notre Katla à l’un de leurs nobles. Elle le tuera à force de lui rebattre les oreilles ! Ça, ou bien elle le soumettra à la lutte. Pensez donc, elle pourrait être l’arme la plus terrible d’Eyra ! Aucun Istrien n’aura l’occasion de nous faire la guerre avec Katla pour épouse – pas à moins de la bâillonner et de l’enfermer dans une cave ! — Fent, tais-toi ! » Cette fois, une note menaçante résonnait dans la voix d’Aran. « Je ne permettrai pas qu’on parle de guerre. La paix dure depuis plus de vingt ans maintenant, et j’en suis gré à Sur, pour ma part. — La paix ! dit Fent avec dédain. Ce qui a été notre véritable patrie pendant plus de mille ans se trouve à distance de crachat de ces montagnes, et les fils des fils des fils des bâtards qui nous l’ont volée arpentent cette foire sans le moindre frémissement de crainte. Ils nous traitent plutôt comme des barbares, se moquent de nos coutumes, insultent notre Sur et exigent que nous ouvrions notre étal plus tôt afin de pouvoir acheter nos armes – mais non, nous ne devons pas parler de guerre ! » Aran se passa une main sur la figure comme pour se calmer et quand il reprit la parole, c’était d’une voix plus basse. « Quand tu auras perdu ton père abattu par un mercenaire de l’Empire sous tes propres yeux, et pris un coup d’épée dans le flanc en essayant de le sauver, quand tu auras vu des vaisseaux incendiés et entendu leurs équipages hurler dans les flammes dévorantes, ou quand tu auras vu un homme rendu tellement fou par la faim qu’il essaie de ronger son propre bras, ou des femmes tuer leurs enfants plutôt que de les abandonner à la captivité, au viol ou à l’esclavage… Alors, tu ne parleras pas de guerre avec tant d’enthousiasme. » Fent détourna les yeux. « Je sais tout cela, père. Mais tout ce que vous dites ne fait que rendre la vérité plus évidente. Nous voilà à la Grande Foire, en train de faire du commerce avec notre ancien ennemi. » Il y avait du mépris dans cette dernière phrase, mais Aran décida de ne rien objecter. Pas Katla, cependant. « Fent ! Tu ne peux parler ainsi à notre père. » Fent lui jeta un regard surpris. Puis il sourit. « Alors ça, je dirais, c’est le pot qui accuse la marmite d’être noire ! » Il se tourna vers Aran. « Père, je vous prie de m’excuser. Je ne parlerai plus d’ennemis, mais si je ne peux tuer des Istriens, alors je leur ferai la peau en marchandant, et vous serez fier de moi. Et puis, si Halli et moi devons posséder la grande chaloupe que nous désirons, il faudra que la Foire nous soit très profitable. » Katla se figea sur place. « Halli et moi, nous en avons beaucoup discuté. Il est temps pour nous de partir de notre côté. J’aimerais vous demander la permission, Père, de prendre notre part des profits… — Si nous en faisons… — Si nous en faisons, et de commander un bateau à Finn Larson, un grand, cent vingt rames, rien de moins. Il faudra que ce soit un navire vraiment solide pour tenir sur les mers du Passage du Corbeau. — Vous allez en Extrême-Occident ? » Katla était fascinée. Les yeux d’Aran brillaient d’un soudain intérêt. « Pour répondre à l’appel du Roi et nous joindre à la nouvelle flotte d’expédition. — Puis-je venir ? — Katla. » La réprimande d’Aran était douce mais ferme. « Tu es bien la dernière qui voguerais vers le couchant. J’ai d’autres plans pour toi. — Quoi ? dit-elle, alarmée. Que voulez-vous dire ? — Tu le sauras bien assez tôt », dit Aran avec un clin d’œil. Il se tourna vers son cadet. « Je ne suis pas tout à fait certain que ta part et celle de Halli sur ce que nous gagnerons grâce à la sardoine pourra vous acheter n’importe quelle sorte de bateau, à plus forte raison un bateau de Finn. » Fent semblait contrarié : « Mais Halli a dit… » Aran eut un sourire de loup. « Je vais te proposer un marché, fils. Si ta part ne suffit pas à t’acheter ta chaloupe, j’y mettrai la mienne, et celle de ta mère, et aussi celle de Katla. — Père ! » Katla était scandalisée. « Vous ne pouvez faire cela, pas sans nous consulter, du moins. Et nos dettes ? Il y a la nouvelle porcherie, et nous devons déjà à Oncle Margan pour la cabane de berger, et… — Katla, l’argent que tu gagnes en vendant tes armes est le tien et tu peux le garder, puisque tu le dois à ton labeur, mais c’est moi qui ai financé les autres marchandises, et le risque est donc entièrement mien. Aussi prendrai-je la décision quant à la façon dont tout profit sera utilisé. Le plan de Fent et de Halli est audacieux, et j’admire l’ambition chez mes fils. Je sais que leur mère en ferait autant, et malgré les colifichets qu’elle désire se voir rapporter de la Foire, elle comprendra, j’en suis sûr, qu’il y a du bon sens à retarder son plaisir jusqu’à ce qu’il nous revienne multiplié par mille du lointain Occident ! Et puis, ma fille, je ne pensais pas que tu voudrais avoir ta dot en main si tôt ! — Je… Non. » Elle releva brusquement la tête, consciente à nouveau de la perte de sa chevelure à cause de la légèreté inattendue du mouvement. « Je ne veux point du tout d’époux ! — Ne dis jamais cela, petite. — J’achèterai à notre mère les soieries et les graines qu’elle désire, de ma propre poche », dit farouchement Katla. Elle se tourna vers Fent. « Mais si tu disais que je peux aller avec vous, tu pourrais avoir ma part de la vente de la sardoine, et tout ce que je ferai en vendant les épées, et tant mieux pour toi. » Fent lui donna un léger coup de poing dans le bras. « Garde ton argent de poche, petite sœur. De toute façon, tu auras besoin de tout ce que tu pourras gagner pour convaincre un homme de t’épouser avec tes cheveux taillés comme ceux d’un gamin des rues ! » Et là-dessus, il évita le coup qui allait suivre. Aran les regarda se frayer un chemin dans la foule grandissante jusqu’à les perdre de vue. Peu à peu, son regard devint plus vague. « Le Passage du Corbeau », soupira-t-il, en regardant dans le vide. « Ah, l’Extrême-Occident… » * * * « Eh bien, Halli, comment Jenna a-t-elle aimé son miroir ? — Plutôt davantage que moi, répliqua Halli avec chagrin. Je l’ai surprise à lui murmurer des mots d’amour comme si c’était le Roi. » Erno se mit à rire : « C’est une idiote, Halli. Je ne vois pas ce que tu lui trouves. » Tor Leeson eut un sourire malin : « Quand es-tu devenu un tel expert en la matière, Erno Hamson ? Il suffit qu’une fille te regarde et tu deviens d’un rouge éclatant en prenant tes jambes à ton cou. » Erno s’empourpra derechef et baissa la tête. « Et puis », poursuivit Tor avec un éclat taquin dans le regard, « si tu es aussi véhément en ce qui concerne les défauts de Jenna, cela veut sûrement dire que tu as jeté ton dévolu sur une autre… — Pas du tout ! » Halli, toujours le pacificateur, intervint : « Elle deviendra plus raisonnable et abandonnera ses fantaisies une fois que le Roi aura choisi son épouse, et qu’elle aura un homme à elle. Et elle vient d’une bonne famille. — Tu n’aurais pas l’œil sur un des grands bateaux de son père, par hasard, Halli ? » demanda Tor d’un air rusé. Halli soutint son regard sans broncher : « Ce ne serait pas la seule raison de mon intérêt. » Tor se mit à rire. « Ce n’en est pas une mauvaise, pourtant. Je jure que je pourrais presque prendre la petite Jenna moi-même pour mettre la main sur une de ces beautés ! — Vous êtes aussi épouvantables l’un que l’autre ! » déclara Erno, furieux. Il se leva avec maladresse, les bras serrés sur la poitrine comme pour retenir quelque chose, et considéra ses cousins d’un œil fulminant. « Je vais me promener. » Il enjamba les blocs empilés de sardoine – chaque pièce avait été pesée, enregistrée et certifiée pendant ce long après-midi par le maître de la foire et ses assistants – et il repoussa le rabat de la tente pour sortir. Tor le regarda partir avec une lueur étrange dans le regard. « Il est terriblement épris de Katla, dit-il. — Hum, fit Halli en haussant les épaules. Elle ne l’acceptera jamais, tu sais. — Bien sûr que non, répliqua Tor avec un rire tranquille, c’est moi qu’elle prendra. » Erno longea les tentes eyraines d’un pas incertain, la pulsation de son cœur dans les oreilles. Idiot, ne cessait-il de se répéter, idiot ! Si Halli soupçonnait son amour pour Katla, il le dirait à celle-ci, et Erno ne pouvait en souffrir la pensée. Katla Aransen n’était pas très gentille, il devait l’admettre en son for intérieur. Non, elle rirait de lui, elle en parlerait à ses amies et continuerait à l’ignorer comme elle l’avait toujours fait – sauf qu’après cela ce serait bien pis, car il saurait avec certitude qu’il ne l’intéressait aucunement. Il dépassa Falko et Gordi Livson, qui lui adressèrent un signe de tête en lui souriant et continuèrent à planter les palissades de leur enclos. Puis les Elderson et leur sœur, Marin, une mince jeune fille de dix-sept ans aux yeux aussi noirs et méfiants que ceux d’un phoque. « Bonjour, Erno. » Il inclina la tête mais ne trouva rien à dire. Tor avait raison. Avec les filles, il était complètement stupide. Malgré cela, Marin lui emboîta le pas. « Où vas-tu ? — Oh, juste une promenade, tu sais. — Puis-je venir avec toi ? — Sûrement. » Ils marchèrent dans un silence inconfortable jusqu’aux enclos. Une foule s’y était rassemblée pour s’accouder aux barrières et regarder arriver les nomades, mais c’était la troisième Grande Foire à laquelle assistait Erno et l’arrivée des exotiques voyageurs l’ensorcelait moins cette fois que les autres. Marin, bien entendu, était fascinée. « J’ai entendu dire qu’ils ont le don de magie, les Vagabonds », murmura-t-elle, tout excitée. Erno contemplait la poussière et le bruit. « Ils en ont certainement l’air, dit-il, mais jusqu’à quel point ce sont des tours de passe-passe et des supercheries, je ne me risquerais pas à l’évaluer. » Marin parut déçue. « J’ai économisé mes pièces », dit-elle en ouvrant la bourse de cuir pendue à son cou pour lui en montrer le contenu. Erno put y voir l’éclat de la monnaie. « J’ai entendu parler d’un charme et je voudrais l’acheter. — C’est quoi ? » demanda Erno, dont la curiosité l’emportait sur l’embarras. Marin s’empourpra : « Je ne peux pas te le dire. » Elle passa nerveusement les mains sur sa blouse. « Pourquoi pas ? » En réponse, elle lui adressa un regard ferme : « Tu es un homme. C’est une affaire de femme. » C’était maintenant au tour d’Erno de rougir. Personne ne l’avait jamais encore appelé « homme ». Ils s’accoudèrent à la palissade et regardèrent passer la queue de la caravane. La foule commença ensuite à se disperser et Erno, avec un brusque tressaillement, pensa voir Katla Aransen courir vers lui à travers un des groupes les plus denses ; mais en regardant mieux, il vit que c’était seulement Fent, avec ses longs cheveux flottant sur ses épaules et l’éclat de ses dents pointues – et puis il avait disparu. Au-delà des enclos, la poussière noire se mit à retomber. « Allons jeter un coup d’œil au campement des Vagabonds, suggéra Marin. — Je ne suis pas sûr que ton père… » commença Erno, mais elle le tirait déjà par le bras. « Viens ! » Le quartier attribué par le maître de la foire aux nomades se trouvait à l’extrémité la plus orientale du terrain, là où il n’y avait pas d’eau courante. Dans les hautes falaises qui surplombaient cette partie du terrain, des oiseaux de mer criaillaient jour et nuit : de vastes colonies de mouettes, de petits pingouins, de guillemots et d’huîtriers, sur les précaires perchoirs d’étroits rebords d’où ils s’envolaient vers la mer à la recherche de toujours davantage de nourriture pour l’appétit toujours féroce de leurs petits. Les mouettes, bien entendu, étaient une véritable nuisance au-dessus du champ de foire : elles attaquaient les étals de nourriture, plongeaient sur le bétail, fouillaient les tas d’immondices et les ordures. Les mouettes de la Foire, disait-on, pouvaient vous prendre la nourriture des mains si vous ne faisiez pas attention. Les nomades, cependant, ne paraissaient aucunement dérangés, ramassaient même le guano sur les rochers, et les plumes qui flottaient du haut des nids. Dans quel but, Erno n’en avait pas idée. Il en faisait justement part à Marin, et elle semblait y manifester plus d’intérêt que la plupart des filles, mais peut-être était-elle seulement polie, il s’en rendait bien compte, quand il sentit quelque chose lui cogner le dos en même temps qu’une grande femme en turban rayé et aux oreilles ornées de boucles de bronze lançait des paroles incompréhensibles, et que ses deux compagnons – un homme aux sourcils percés de deux anneaux d’argents, avec un autre dans la lèvre, et un jeune garçon au visage à moitié peint en noir – se mettaient à rire en les pointant du doigt. « Quoi ? » demanda Marin en regardant autour d’elle. « Pourquoi rient-ils de nous ? Pourquoi nous regardent-ils ? » Erno fronça les sourcils. « Je ne sais pas. » La femme se remit à jacasser en désignant Erno à plusieurs reprises. Puis elle donna une poussée au garçon, qui se leva assez volontiers pour s’en venir vers eux. « Ma-na, eech-an-jee-nay ? » dit-il, la tête un peu penchée de côté, comme un petit singe. « Quoi ? » Le garçon sourit. Il avait d’énormes yeux noirs et des dents très blanches. « Ey-ran ? — Oui. — Ma mère dit “tu reçois beaucoup de bonne chance”. » Il sourit largement. Erno fronça davantage les sourcils. Le garçon le contourna avec agilité et passa un doigt sur le dos de sa tunique. Il le lui montra en répétant : « Beaucoup de chance, tu vois ! » Marin éclata de rire. C’était une déjection de mouette. La sale bête tournait toujours au-dessus de leur tête, avec des appels rauques. L’enfant saisit le bras d’Erno pour le tirer vers le chariot où la femme enturbannée et son ami se levaient. La femme s’avança, une main tendue. Des bracelets de bronze couvraient toute la longueur de son avant-bras, du poignet au coude. Ils doivent peser une tonne, songea Erno, mais si c’était le cas, la femme ne semblait pas le remarquer. Dans l’Ancienne Langue, elle déclara : « Bienvenue, jeune homme. On dirait bien que tu as été béni ! — Béni ? » Erno secoua la tête. « C’était ma deuxième meilleure tunique, alors je n’en suis pas trop sûr. » La femme se tourna vers Marin : « Ta sœur ? — Non, dit Marin avec un sourire. — Ton amoureuse, alors », fit la femme avec un clin d’œil. Erno secoua vigoureusement la tête. « Non, non, juste des amis. Nous sommes venus trouver une marchande de charmes pour Marin. » La femme dévisagea Marin d’un air inquisiteur : « Fézack Chante-Étoile ? » Marin acquiesça : « Oui, c’était ce nom-là ! » La femme se détourna pour parler à son compagnon. Dans un claquement de langue et un sifflement, il disparut dans le chariot et en ressortit bientôt avec une vieille femme appuyée à son bras. Elle était entièrement chauve, à l’exception d’une couronne de plumes aux couleurs éclatantes et d’un unique petit chignon de cheveux blancs. Un collier de vingt ou trente fines chaînes d’argent entourait son maigre cou brun. « Je suis Fézack », dit-elle d’une voix pépiante. « Rajeesh. » En joignant les paumes de ses mains, elle inclina la tête à plusieurs reprises tel un oiseau picorant un ver dans le sol. « Bon… bonjour, dame », balbutia Marin, stupéfaite. « Eh bien vas-y, la pressa Erno, demande-lui pour ton charme. » Marin le fixa, les yeux écarquillés : « Je ne peux pas si tu restes là. » La vieille femme était soudain tout près d’elle. « Viens avec moi, petite, viens dans le chariot et dis-moi ce que tu veux que je te concocte. » Erno donna une petite poussée à Marin. « Vas-y, dit-il en souriant, aie une aventure. — Ne repars pas sans moi. — Non. » Il regarda Marin et Fézack Chante-Étoile disparaître ensemble dans le chariot. La femme au turban lui sourit : « Pas de danger, pas d’inquiétude. » Elle levait la main ; elle tenait un tissu à pois. « Je nettoie ton dos. » Elle sourit et Erno put voir qu’elle avait des petites pierres précieuses incrustées dans les dents et qu’un minuscule anneau d’argent traversait la pointe de sa langue. Elle le retourna et essuya la fiente d’oiseau de sa tunique, aussi rudement que sa propre mère aurait pu le faire, si elle avait encore vécu. « Tends les bras. » Erno obéit. « Eee-kor-ni ! Qu’est ceci ? » Il baissa les yeux pour trouver la femme au turban agenouillée à ses pieds, les mains pleines de cheveux d’un roux doré. Son cœur battit plus fort : c’étaient ceux de Katla, qui étaient tombés de sa tunique où il les avait gardés. La femme les compara aux siens avec un sourire qui s’élargissait. « Pas les tiens ? — Non. » Saisi d’un malaise, Erno pouvait sentir la chaleur sur sa figure, son cou, ses oreilles. Il jeta un coup d’œil coupable au chariot. Et si Marin sortait maintenant pour voir cette scène bizarre ? Il ramassa les cheveux par terre et reprit ceux que tenait la femme au turban, pour en bourrer de nouveau sa tunique. « Non, pas les miens. — Les cheveux d’une fille ? — Oui. — Une amoureuse, alors ? — Non, ce n’est pas mon amoureuse. — Ah mais, tu voudrais qu’elle le soit. » Mortifié, Erno hocha brièvement la tête. « Fézack peut aider pour ça. Elle prend les cheveux, elle tresse une amulette magique. Tu la portes près de ton cœur et la fille t’aimera. » Erno se mit à rire. « Si seulement c’était aussi simple. — Ça peut. Donne les cheveux. » Elle tendait le carré de tissu à pois maintenant taché de guano blanc. « Je n’ai pas d’argent. — Tu as la chance de la mouette. Pour ça, nous donnons charme gratuit. » Que pouvait-il dire sans être impoli ? Il reprit les mèches coupées de Katla dans sa chemise et les posa avec soin dans le mouchoir. La femme en noua les coins et le plaça au creux de son ample poitrine. « Je donne à mère en secret, dit-elle. Tu reviens demain. » Le rideau s’ouvrit à l’entrée du chariot et Marin ressortit, tenant serrée contre sa poitrine une fiole de verre sombre au bouchon décoré d’argent. « Frotte-le à l’aube et au crépuscule, gazouilla la vieille femme. Aube et crépuscule, attention. — Merci », fit nerveusement Marin. Elle esquissa une révérence et descendit les marches d’un pas sautillant pour courir vers Erno, tout en le dévisageant avec anxiété pour voir s’il avait compris la portée de l’instruction, mais il regardait fixement la femme enturbannée, le visage aussi écarlate qu’un coucher de soleil. « Encore merci », lança-t-elle à la vieille femme. L’homme au visage percé lui adressa un sifflement, avec un geste qui aurait pu être lascif. Marin saisit le bras d’Erno et ils s’éloignèrent d’un pas vif du campement nomade, dans la lumière qui baissait. * * * « Père ! » La silhouette qui accueillit Sire Tycho Issian se tenait dans la semi-pénombre à l’arrière du pavillon, enveloppée d’un gris chatoyant. Même lorsqu’elle s’avança d’un pas dans la lueur de la torche, seules ses mains étaient visibles, serrées à ses côtés, et sa bouche – pâle, sans fard, et serrée aussi en une ligne dure. Dans cette attitude, totalement immobile, avec sa haute taille et sa minceur, elle semblait un pilier de granit face aux vagues inlassables de la Mer du Nord, songea-t-il. Son sabatka – le vêtement traditionnel d’une respectable femme istrienne – avait autrefois appartenu à sa mère. D’une extrême modestie, il recouvrait tout son corps, de ses mules à sa tête voilée. Même ainsi, il le savait, sous ces fraîches draperies, elle devait avoir les mêmes courbes pures et séduisantes de la belle Alizon lorsqu’il l’avait rencontrée pour la première fois : délicieuse à dix-huit ans, sur la plate-forme des enchères au marché des esclaves de Gibéon. C’était sa bouche qui l’avait séduit : révélées par l’unique fente du sabatka sévèrement noir, vêtement du marchand d’esclaves pour toute sa marchandise, ses lèvres avaient été bien nettes mais aussi d’un rouge aussi somptueux que celles d’un sexe féminin, et après les avoir vues, il avait absolument voulu voir le reste. Ce n’était pas la coutume de demander à inspecter ainsi la marchandise d’un vendeur certifié, mais Tycho était un homme extrêmement persuasif. Une demi-heure et deux douzaines de cantari plus tard, il s’était livré à une inspection fort détaillée, et en vérité fort satisfaisante. C’était, bien entendu, avant d’avoir fait son chemin dans le monde, avant d’avoir obtenu son titre et ses terres. Et lorsqu’il était devenu Sire Tycho Issian, sa bien-aimée Alizon avait été si bien éduquée dans l’étiquette de sa contrée d’adoption que même la duchesse de Céra n’aurait pu avoir le moindre soupçon de son humble origine. « Sélène, ma chère. — J’imagine que si vous me dérangez une heure avant les prières, ce doit être pour de bonnes raisons. » Si distante, si froide, songea-t-il, admiratif. Sa mère avait été une excellente éducatrice. Mais si Sélène ne ressemblait en rien à Alizon, un cœur de feu devait battre sous cette chair fraîche, un brasier de lave entre ces cuisses lisses… Il sentit son membre frémir et se hâta de rassembler ses esprits. « Les Vingo sont revenus me voir aujourd’hui. » Elle ne réagit point, et il poursuivit : « Leur offre est en voie de devenir extrêmement tentante. — Pour vous, peut-être. — Pour moi, oui. Ils sont fort désireux de joindre leur domaine au nôtre, ainsi que leur bonne fortune politique. La somme proposée est… non négligeable. — Elle réglerait vos dettes au Trésor, alors ? » La question le prit au dépourvu. Il n’avait pas pensé qu’elle examinait les registres d’un œil aussi acéré. « Oh oui, cela remplirait mes obligations. — Ce qui vous permettrait de vous présenter pour occuper le dernier siège libre au Conseil, n’est-ce pas, Père ? » Tycho plissa les yeux. Il valait mieux que les femmes n’eussent point de voix en public si elles passaient ainsi leur temps à espionner, à calculer et à disséquer les ambitions et le caractère des hommes comme des vautours une charogne. « Il est temps pour toi de prendre époux, Sélène, et Tanto Vingo te conviendra bien, à mon avis. — Et je n’ai rien à dire en l’affaire ? » Sa voix était de glace. Tycho sourit : « Absolument rien. — Et si je refuse de prononcer mes vœux ? — Je te ferai fouetter jusqu’à ce que tu le fasses. » L’image d’elle à genoux, dévêtue jusqu’à la taille avec la langue rouge du fouet qui se roulait sur sa peau douce était presque trop exquise à contempler. « Vous n’oseriez pas… — Oh, ne me tente pas, ma fille. Cela ne te serait d’aucun profit. — Mais le profit est la seule chose qui vous importe. » Tycho haussa un sourcil : « Pas la seule, ma fille, mais, je te l’accorde, l’une des plus chères à mon cœur. — Votre cœur ? Vous ? Quand Falla vous a créé, elle a mis une braise froide entre vos côtes. » Il se mit à rire : « Ah, ma fille, ma fille. Quel homme heureux sera le jeune Tanto Vingo avec une telle vipère à abriter dans son sein la nuit. » Il soupira. « Assure-toi de bien farder ta bouche, veux-tu, quand ils viendront demain pour les fiançailles officielles ? » Dans le silence qui suivit, il put deviner la façon dont le visage de Sélène se durcissait sous la gaze, ses yeux qui devenaient des fentes et le muscle qui tressaillait dans sa joue. « Vous me vendriez comme une prostituée, alors ? demanda-t-elle enfin. Pourquoi ne pas en finir, être un bon maquereau et me faire parader devant le roi du nord ? » La main de Tycho lui frappa la joue si prestement qu’ils en furent tous deux surpris. « Hérésie ! » Elle releva la tête avec défi : « Au moins les Eyrains traitent-ils leurs femmes avec une certaine décence, au lieu de les cacher et de les envelopper comme des sucreries pour les dévoiler uniquement afin de servir leurs appétits. — Par Falla, tu vas te taire ! rugit-il. — Ou bien vous me frapperez encore ? Mais ce serait bien dommage, non, de gâter la marchandise, si les Vingo demandaient une inspection plus détaillée ? Ils pourraient ne pas payer la somme convenue pour des biens abîmés. — Tu te présenteras à l’heure prescrite demain, Sélène, bouche close et joliment fardée, ou je te donnerai aux saintes Filles, Falla me vienne en aide. » Et là-dessus, il tourna les talons pour s’en aller. Sélène regarda fixement son dos qui s’éloignait, en sentant jaillir en elle un chagrin brûlant. Comment pouvait-il la traiter comme de la marchandise à vendre au plus offrant ? Ne lui restait-il donc pour elle plus aucun sentiment humain ? Lorsqu’elle avait été petite – avant la cérémonie du Voile –, elle se rappelait l’avoir vu qui la regardait jouer avec des chiots de limiers, dans la cour. Son visage n’avait pas été si sévère alors. Qu’est-ce qui avait changé en lui, pour qu’il la rejetât ainsi ? Ce n’était pas une menace vide de sa part, cette promesse de la livrer aux Filles de Falla, elle en était certaine, car son père était un homme aux passions violentes. Ce n’était pas seulement la poursuite de la richesse et du pouvoir qui le faisait brûler, mais aussi son amour pour la Déesse. Il adorait Falla avec fanatisme, avec un extrémisme rare même chez les plus dévots des Istriens, une adoration qui frôlait le fétichisme. Partout dans la villa se trouvaient des statuettes de la Déesse, en ivoire, en sardoine, en bois, en argent. Son image nue, à la taille étroite et à la poitrine aussi plate que celle d’un garçon, gardait la porte d’entrée, avec son compagnon félin enroulé autour de ses pieds. Elle se tenait tel un guerrier dans les corridors, était bien installée dans des niches avec des bougies votives, suspendue d’un air menaçant au plafond des chambres, et elle montait sombrement la garde auprès de la baignoire de céramique, une main derrière elle, l’autre sur la bouche. Ses yeux, et ceux du félin qui l’accompagnait, étaient toujours fixés sur vous. Et toujours, toujours, le brasero était garni d’offrandes, puant l’encens et la mort. Une foi qui exigeait des observances aussi ostentatoires était une foi malsaine, songeait Sélène. Et ainsi, dans ce marché comme dans tous les autres, son père serait le gagnant, semblait-il, car il obtiendrait richesse et pouvoir en la vendant aux Vingo, ou se constituerait du capital spirituel en la vendant aux Filles de Falla. Et de quelque façon qu’elle envisageât là situation, elle-même ne pouvait qu’être la perdante. Tout en luttant contre sa panique, elle se mit à envisager ses options. Une enquête circonspecte dans le réseau des femmes lui avait appris que les Vingo n’avaient pas la réputation d’être particulièrement zélés ou cruels. Mais quand elle avait abordé le sujet de Tanto Vingo, ses servantes étaient devenues inhabituellement silencieuses, pour compenser ensuite leur hésitation en s’étendant sur ses traits séduisants et son corps athlétique, comme si elle aurait dû en être impressionnée. Et comme si elle n’avait pas remarqué leur pause. Idiotes ! Et donc : jetée en pâture à un noble à la tête vide pour être son esclave sexuelle et lui fabriquer des héritiers, ou livrée aux terribles Filles de Falla pour dédier son existence à la Déesse. Elle soupira, tandis que son esprit se dérobait, sans être d’un grand secours, devant ces deux perspectives. Elle le força impitoyablement à y revenir. La première, elle ne pouvait imaginer de la souffrir. La simple idée de mains d’homme sur sa chair lui donnait la nausée. Elle était presque tentée par la seconde. Au moins aurait-elle ses livres et du temps pour penser ; elle pourrait jardiner et vivre une vie paisible avec d’autres femmes – si du moins sa foi n’était pas remise en question, bien entendu. Et c’était là le nœud du problème. Sélène n’avait jamais senti le feu de Falla s’aviver dans son cœur et les observances quotidiennes commençaient à lui sembler absurdes. Pourrait-elle continuer cette comédie sous les yeux vigilants des Filles ? Elles soumettaient leurs novices à des épreuves, disait-on, auxquelles seules les croyantes véritables pouvaient réussir. Celles qui échouaient étaient vouées à un douloureux sacrifice, disait-on… « J’aurais voulu être née homme. » Dans sa furie, sans réfléchir, elle avait parlé à haute voix. Ses mains se portèrent vivement à sa bouche. Une telle déclaration était la pire des hérésies : elle pourrait être brûlée pour simplement la penser. « Falla, Déesse, Créatrice de la Vie, faite à votre image, je vous adore pour la générosité de votre don », marmonna-t-elle par réflexe. Comme à un signal, on agita des clochettes à l’extérieur de la tente, tandis que le Crieur propageait l’appel à la prière dans les quartiers istriens de la Foire. Quelques instants plus tard, là où l’on avait pu entendre le murmure bas du bavardage et du commerce, ne régnait plus qu’un silence de mort. Sélène adressa un regard haineux à la statuette de sardoine qui se tenait sur son socle dans le coin de la tente : ses yeux aveugles, son sourire impitoyable, sa posture provocante, la créature inhumaine qui lui servait de compagnon. Avec un cri inarticulé, elle tourna le dos à l’idole, s’affaissa sur le sol et plongea sa tête dans ses mains. 4. Vanité Le matin suivant, Katla s’éveilla en aspirant la senteur du sol étranger et la forte odeur de l’étoffe cirée. Elle ouvrit les yeux. Le soleil pâlissait l’intérieur de la tente ; même à cette heure précoce, elle pouvait en sentir la chaleur, la promesse d’un jour brûlant et sans nuages. Son père et ses frères avaient bien souvent parlé du vaste ciel bleu de Tombelune, de la chaleur où il était difficile de se déplacer sans se mettre à transpirer d’abondance, lorsqu’ils avaient raconté leurs visites antérieures de la Foire à la famille assise dans des nuages de vapeur autour du foyer hivernal, tandis que le vent hurlait et que la pluie giflait le toit de mottes. Katla avait toujours pensé qu’ils exagéraient. Mais il était clair à présent qu’ils avaient fait usage dans ces descriptions de leur habituelle tendance à la litote et à leur manque de poésie. Elle se dégagea de sa peau de phoque, trouva ses bottes et se leva d’un seul mouvement preste. Les bottes sous le bras, elle se glissa hors de la tente, en enjambant ses frères silencieux. Halli dormait comme toujours sur le dos, la partie inférieure de son visage dissimulée par son épaisse barbe noire. Fent, au contraire, dormait replié sur lui-même dans un coin de la tente, avec ses peaux tirées jusqu’au menton, comme le renard auquel elle pensait si souvent qu’il ressemblait. Dans le compartiment voisin, Tor Leeson s’étalait dans les deux tiers de l’espace disponible, avec de grands ronflements, tandis qu’Erno, ayant perdu la plus grande partie de sa couche au bénéfice de Tor, était inconfortablement calé de guingois contre la paroi de la tente, la tête appuyée sur un sac de grain. Katla eut un sourire ironique : dans le sommeil comme dans la vie… Juste à ce moment, les paupières d’Erno se soulevèrent et il la regarda. Katla retint son souffle. Les lèvres du jeune homme commencèrent à remuer comme s’il allait parler et, en le voyant, elle secoua la tête, se pencha vers lui et plaça un doigt sur sa bouche. L’instant d’après, elle s’était éclipsée. Erno regarda fixement la toile entrouverte. Après avoir sorti sa main de ses couches de fourrure, il la pressa fortement contre ses lèvres comme s’il avait pu ainsi sauvegarder pour toujours dans sa mémoire la sensation fraîche et légère des doigts de Katla sur sa peau. Aran avait dit à Katla de rester toujours à portée de regard. Mais puisqu’il avait présentement les yeux bien fermés, cela annulait le marché, d’après Katla. Et puis, songea-t-elle, en se préparant contre les accusations, il ne pouvait guère lui refuser la permission d’aller aux latrines. Les tentes réservées aux ablutions avaient été montées plus bas sur la grève, là où le jour précédent un groupe d’esclaves de l’Empire avaient creusé une série de profondes tranchées menant des tentes à la plage, permettant ainsi aux déchets de s’infiltrer dans le sable noir ou à la marée de les emporter. Gaspillage de bonne urine, songea Katla en utilisant les commodités. Dans les îles, on conservait l’urine dans de profonds tonneaux : pour fixer les teintures, pour fertiliser le sol, pour préserver la viande de baleine, pour y tremper le métal. Quand il ne lui restait plus de la bonne huile tirée des créatures marines, Katla avait pris l’habitude de plonger ses pointes de lances et ses dagues chauffées à blanc dans le tonneau qui se trouvait à l’extérieur de la forge. D’une odeur épouvantable et moins efficace que l’huile, ce l’était pourtant mille fois plus que l’eau, comme elle l’avait appris à ses dépens. Pour une raison ou pour une autre, il y avait bien moins de vapeur et le métal durcissait plus vite. Le fer n’était pas si facile à trouver dans les îles qu’on se permît d’en gaspiller en toute impunité. De nouveau sur la grève, avec le soleil dans la figure, Katla longea à loisir le reste des tentes. Des mouettes criaient dans le ciel ; au-dessus des eaux étincelantes, un cormoran repliait ses ailes, plongeait et disparaissait. Elle attendit de le voir reparaître, mais elle eut beau rester là un moment, rien ne brisa la surface ; il avait dû nager sous l’eau et ressortir à un endroit qu’elle ne regardait pas. Elle sourit. Elle adorait admirer les oiseaux plongeurs, maîtres qu’ils étaient de deux éléments. En traînant les pieds dans le sable noir, elle continua son chemin sur la plage en dépassant les autres tentes-latrines. À la dernière, elle s’arrêta pour écouter. Il semblait y avoir bien des bruits d’éclaboussures à l’intérieur. Katla fronça les sourcils. Elle attendit, mais la cascade ne cessait pas, ponctuée de temps à autre par un grognement, puis un claquement. Incapable de contrôler sa curiosité, Katla passa la tête dans l’entrée de la tente. Une femme en tunique eyraine de teinte pâle était accroupie, la tête dans un seau. Katla éprouva un vague friselis de familiarité. « Jenna ? » s’enquit-elle avec circonspection. Le seau se renversa avec bruit et un flot de liquide jaune se répandit sur le sol et sur les pieds de la silhouette vêtue de peau d’agneau. « Par les tétons de Sada ! — Jenna, un juron si profane sur les lèvres d’une jeune fille si bien élevée, tu me choques ! » La silhouette tordit sa longue queue-de-cheval en la nouant dans un morceau d’étoffe et se redressa, les yeux rouges et papillotants. « Au nom de Sur, que fais-tu ? » Katla regarda fixement Jenna, le seau, et de nouveau Jenna. « Tu n’arriveras jamais à te noyer ainsi, tu sais. » Jenna Finnsen lui rendit son regard, courroucée. « Ce que je fais n’est pas de tes affaires, Katla Aransen. » Elle releva impérieusement la tête, mais l’effet fut quelque peu gâché lorsque son turban glissa de côté pour tomber dans le sable, laissant échapper une odeur âcre dans l’atmosphère chaude et renfermée des latrines. Katla éclata de rire. « Oh, Jenna, mon frère ne mérite sûrement pas de tels efforts ? — Halli ! » Jenna récupéra son turban et l’enroula solidement autour de ses boucles détrempées. « Penses-tu que je me donnerais ce mal pour ton imbécile de frère ? — Je ne sais pas trop qui est l’imbécile, en l’occurrence, fit Katla, hilare. Penses-tu vraiment que te décolorer les cheveux à la pisse va te gagner le cœur du roi Ravn Asharson, l’Étalon du Nord ? » Jenna lui lança un coup d’œil venimeux. Puis son visage se contracta. « Oh, Katla. Que vais-je faire ? Mon père a dit que je pouvais aller à l’Assemblée, et même qu’il me présentera, quoiqu’il n’ait pas encore accepté d’offrir ma main, je le travaille encore pour cela. Mais si Ravn en choisit une autre… Je crois que j’en aurais le cœur brisé. » Katla ne trouva rien à répondre. Jenna avait beau être une idiote, elle l’aimait bien quand même. Pauvre Halli : serait-il jamais capable de s’accommoder de ces accès de fantaisie ? Elle se pencha pour ramasser le seau de bois, le nez plissé devant les effluves qui en montaient vers elle. « Par Sur, Jenna, tu dois être vraiment décidée. — Oui, je le suis, vraiment. » Katla secoua la tête. Il n’y avait rien à dire, apparemment. Elle regarda le liquide qui finissait de s’écouler dans le sable noir. « Viens, dit-elle après un moment, retournons à nos tentes avant de manquer à nos familles. Peut-être que si tu te laves les cheveux à l’eau claire, maintenant, tu n’attireras pas de mouches. » Mais en sortant, elles constatèrent qu’il y avait trop de gens dehors. Toute une foule qui se rassemblait sur le rivage pour regarder la mer, main en auvent sur les yeux. Katla en fit de même. À l’horizon, se détachant sur les vagues étincelantes et la coupe bleutée du ciel, apparaissaient une douzaine de grandes voiles carrées impossible à ne pas identifier, celles de longs navires eyrains. « Oh ! » Jenna regardait de tous ses yeux. « La flotte du roi Ravn ! Oh, Katla, nous allons le voir aborder ! » Elle saisit son amie par la taille, des larmes d’excitation dans les yeux. Puis son expression changea brusquement. « Mes cheveux… Oh, Katla ! Mes cheveux ! Que vais-je faire ? — Idiote, il ne te verra pas dans toute cette foule. Enroule-les bien dans ton écharpe. » Les doigts prestes de Katla arrangèrent le turban autour de la tête de Jenna, et elle recula pour admirer son œuvre. « Là. Ça a une allure tout à fait exotique, vraiment. — Merci, Katla. » Puis Jenna détourna vivement les yeux, honteuse. « J’avais eu l’intention de te demander, pour les tiens, tu sais, mais j’étais trop occupée à mes propres affaires. — Quoi, les miens ? — Tes cheveux, Katla. Que leur est-il arrivé ? » Les mains de Katla se portèrent à sa tête, puis elle sourit : un éclair de dents blanches dans son mince visage bronzé. « Oh, ça ! J’avais complètement oublié. Pa les a coupés hier, une sorte de punition, et aussi d’une certaine façon pour me protéger. — De quoi ? — J’ai escaladé le Castel, et des Istriens m’ont vue. Ils ont dit qu’ils siégeaient au Conseil de la Foire, et que le Castel était un lieu saint. On donne une amende aux hommes pour ce genre d’infraction, mais pour les femmes, c’est un crime capital. » Elle eut un rire sans joie. « Et j’étais là à secouer mes cheveux comme pour défier leurs croyances les plus chères ! » Jenna laissa échapper une exclamation étranglée. « Tu veux dire, s’ils t’attrapent, ils te feront exécuter ? » Katla fronça les sourcils. Jusqu’en cet instant, elle y avait à peine pensé. Escalader un rocher était un plaisir si innocent… Et presque un acte religieux, à sa façon. Pour elle, le contact du roc et du métal était ce qui ressemblait le plus à un culte, même si c’était celui d’Elda et non d’une divinité particulière. Et même si, selon certains, Sur étendait sa main sur son travail de forgeronne. Mais qui pouvait dire quelle divinité possédait tel ou tel morceau de pierre ? « C’était à peu près l’idée, je suppose. » Jenna était épouvantée. « Mais Katla, c’est terrible. Tu ne devrais pas être dehors. Tu devrais te cacher. — Cela me donnerait l’air encore plus coupable. Et puis… » – Katla se mit à rire – « … regarde-moi. Comment pourraient-ils bien penser que c’était moi, maintenant ? — Je sais, mais… » Elle dévisageait Katla avec anxiété. « Oh, Katla, tes pauvres cheveux. Que feras-tu pour l’Assemblée ? — Ce ne sont que des cheveux, Jenna », dit aussitôt Katla. Et pourtant ils lui manquaient, quoi qu’elle pût dire. « Ça vaut mieux que de perdre ma tête. — Quant à moi, je ne suis pas sûre. — Jenna, tu es une fille vaniteuse et stupide ! — C’est vrai, et je ne peux m’en empêcher. » Jenna prit la main de Katla. « Allons voir les nomades, après, pour voir si nous pouvons trouver des rubans et des tresses que nous pourrions accrocher dans ce qui reste de tes cheveux. » Elle réfléchit et reprit : « Et peut-être pourrai-je trouver quelque chose qui me fera remarquer par le Roi. » Elle baissa la voix. « Ils font de la magie, tu sais, les Vagabonds. Ils fabriquent des charmes et des potions, ce genre de choses. Marin Edelsen est allée les voir hier avec Erno, et elle a dit à Kitten Soronsen qu’on pouvait acheter toutes sortes de choses. » Katla se sentit envahie par une petite sensation de froid. Erno et Marin ? Elle avait cru qu’il s’intéressait plutôt à elle, et non à cette jeune efflanquée de Marin Edelsen. Le léger froid se transforma en frisson. Était-ce là ce qu’on appelait jalousie ? Sûrement pas, car elle n’avait elle-même aucun intérêt pour Erno, n’est-ce pas ? « Oh, regarde », dit-elle, détournant vivement la conversation de ces pensées inconfortables. « Regarde ce corbeau sur la première voile… » Et il s’y trouvait en effet, sur le premier vaisseau, le grand oiseau noir aux ailes largement déployées en travers des rayures de la voile – le corbeau, porteur de présages et gardien de la sagesse, mythique seigneur des airs et des voies des âmes perdues, qui siégeait sur l’épaule gauche de Sur pour croasser ses pensées dans la bonne oreille du dieu. Le symbole et le nom de leur Roi. « C’est son navire, souffla Jenna, c’est vraiment son navire. — Bon matin, sœurette. Joli turban, Jenna, très joli, très istrien. » Après avoir adressé un sourire sarcastique à la fille blonde, Fent ébouriffa la courte crinière dépeignée de Katla. Derrière lui, elle put voir leur père et Halli plongés dans une profonde conversation, puis Erno qui fermait la marche. Elle écarta la main de son frère. « Dois-tu toujours me traiter comme un de tes corniauds ? » demanda-t-elle farouchement, en aplatissant de nouveau ses mèches. « Tu as toujours eu le cœur d’un bâtard, sœurette, et maintenant, tu en as aussi la tête. — Fais attention que je ne te morde pour cette remarque, frérot. — En me faisant écumer de la bouche et craindre l’eau ? — Tu te laves si peu souvent, je crois que cette peur-là t’est déjà familière. — Petite femelle de chien-loup… — Ce n’est pas seulement pour tes cheveux roux qu’on t’appelle le Renard, frérot. — Katla ! » Jenna était scandalisée. « Fent, tu devrais présenter des excuses à ta sœur, et toi aussi, Katla ! » Katla leur adressa à tous deux un sourire dénué de repentir. « Je n’ai pas de sœur à qui présenter des excuses, ma chère Jenna, mais si nos plaisanteries t’ont offensée, j’en suis désolée. Tu t’y habitueras si tu dois faire partie de la famille. » Fent sourit encore plus largement à ces paroles et Jenna eut l’air furieux. Puis une ombre tomba sur eux. « Bonjour, Jenna. Je suis heureux de voir que tu gardes à l’œil ma fille vagabonde. — Elle m’aidait à me laver les cheveux, messire », dit Jenna, en croisant brièvement le regard sévère d’Aran Aranson, pour détourner ensuite les yeux et voir l’expression alarmée de Katla. En remarquant cet échange, Aran eut un sourire féroce. « Oui, eh bien, elle en a assez peu elle-même pour devoir en prendre soin, et je doute donc qu’elle soit assez stupide pour aller se promener de nouveau seule dans cette Foire, de peur de n’avoir à payer un prix plus élevé. » Fent s’empressa de dire : « Vous savez que s’ils arrêtent Katla, tous les hommes d’Eyra ici présents se battront pour elle, n’est-ce pas, Père ? » Aran lui adressa un rapide coup d’œil. « Je préférerais que mon idiote de fille ne soit pas la cause d’une confrontation violente, Fent. Et je t’interdis de parler ainsi. Tout particulièrement avec l’Assemblée qui s’en vient. Le roi Ravn a suffisamment d’affaires d’État à envisager sans que notre Katla ajoute à ses problèmes. — Vous voulez dire le choix de son épouse ? » avança Jenna avec ardeur, d’un ton flûté. — Oui, entre autres considérations. — Et lui présenterez-vous Katla à l’Assemblée, messire ? » Aran émit un rire rauque : « Dans les circonstances présentes, je ne crois pas. — Et toi, Jenna, dit la voix grave de Halli, ton père te présentera-t-il au Roi ? » Les joues de Jenna s’empourprèrent. « Je… je ne suis pas encore sûre. — Oui, eh bien, le Roi est là pour conclure une alliance politiquement utile, ai-je entendu dire, et il choisira donc certainement une Istrienne. La fille de Sire Prionan, peut-être, ou bien une des filles de la plaine d’Altan. » En entendant ces paroles, Jenna émit un cri étranglé et tourna les talons. En un instant elle disparut de leur vue, engloutie par la masse des spectateurs venus assister à l’arrivée des bateaux. * * * « Ainsi donc, Père, pensez-vous que Sire Tycho acceptera l’offre que vous lui présentez de nouveau ? Acceptera-t-il notre prix ? » Favio sourit affectueusement à son fils préféré. « Comment pourrait-il ne pas l’accepter, Tanto, comment le pourrait-il ? Nous sommes en mesure de lui offrir la seule chose qu’il ne peut acheter : le bon renom de notre famille et tout ce qui l’accompagne. Et, pour sa fille, la fleur de la virilité istrienne, le jeune homme qui va gagner les Jeux de la Foire et emporter tous les cœurs. — Mais l’avez-vous vue, elle, Père ? Je ne voudrais pas d’un laideron ou pis encore, d’une estropiée. » Cette pensée fit grimacer Tanto. « N’aie pas peur, mon garçon : j’ai entendu dire que c’est une véritable rose entre toutes les femmes. Mais tu la verras plus tard quand nous irons présenter notre requête pour de bon, et si tu n’aimes pas ce que tu vois, nous discuterons davantage de cette alliance avant de conclure un marché. Cela te va-t-il, mon fils ? — Admirablement, Père. Je suis votre jugement en ceci comme en tout. » Quel hypocrite, songea amèrement Saro. Il dira tout ce qu’il faut et n’en fera qu’à sa tête ensuite, comme toujours. Il regarda leur père adresser à Tanto le sourire écœurant qu’il n’avait jamais accordé à son aîné, puis détourna les yeux pour contempler plutôt, par-dessus les têtes de la foule, la flotte des navires qui glissaient dans la baie, avec le plongeon de leurs rames en rangs serrés, au rythme discipliné qui agitait à peine la surface. Comme ils étaient élégants, ces vaisseaux eyrains, songea-t-il, avec leur haute proue et l’élan de leur coque basse. Il n’était pas étonnant que les Eyrains eussent voyagé si loin sur les turbulents océans : ils semblaient chez eux dans leur élément marin, une troupe de grands aigles des mers attendant de frapper. Pas surprenant, non plus, que tant de seigneurs du sud eussent dans l’idée d’allier leur fortune à celle de ces raiders et explorateurs en vendant leurs filles au roi nordique, car qui sait quels trésors recelait l’Extrême-Occident ? Si Tanto et lui avaient eu une sœur, il en était certain, leur père n’aurait pas eu le moindre scrupule à la présenter à la prochaine Assemblée, que d’autres y vissent ou non une insulte à la Déesse. Il avait anticipé avec intérêt de voir un peu la cour barbare, même si les Eyrains ordinaires qu’il avait vus vaquer dans la Foire l’avaient beaucoup déçu, n’étant guère différents des Istriens qu’il connaissait. Ils portaient leurs cheveux longs, et Falla seule savait ce que signifiaient tous ces nœuds et tresses compliqués, mais dans l’ensemble, ils paraissaient aussi âpres au gain et aussi gros buveurs, aussi avides et aussi ergoteurs que n’importe quel marchand ou noble d’Elda. Si ce n’était, bien entendu, de leurs femmes. Il y en avait assez peu sur le champ de foire jusqu’à présent, sauf celles des nomades – mais les femmes des Vagabonds étaient si totalement étrangères avec leur peau percée d’anneaux et leurs tatouages, leurs têtes rasées, leurs peintures saugrenues et leurs rudimentaires vêtements sauvages, qu’il avait peine à les considérer comme humaines. Mais la vision de la fille aperçue la veille sur le Roc de Falla le hantait toujours. Toute en jambes et en bras nus et dorés, et ce magnifique étendard de cheveux. Il s’était promené dans la Foire pendant toute la soirée suivante, visitant tous les étals encore inachevés, le long de la rive, auprès des tentes des femmes, en marchant lentement ; il était même allé jusqu’au commencement du quartier des nomades, mais il n’avait pas vu trace d’elle. Ce qui n’était pas très étonnant, compte tenu de l’édit émis par les frères Dystra. Et bien sûr, ils étaient là au bord du rivage, Greving et Hesto, juste devant la famille Vingo, prêts à accueillir le roi Ravn Asharson dès qu’il mettrait le pied sur le sable de Tombelune, comme si ce n’était que le jardin de leur grande salle, et qu’ils l’y honoraient comme leur invité des plus bienvenus. Que voulaient-ils donc ? Essaieraient-ils de lui imposer leur petite-fille, le Cygne de Jétra, à l’Assemblée ? Marchanderaient-ils pour obtenir des bateaux et de la sardoine, pour l’avantage qui les élèverait au-dessus de leurs voisins et leur permettrait d’annexer davantage de terres ? N’y avait-il donc plus rien d’autre au monde que paroles et gestes obséquieux, transactions, alliances, l’oubli de tout principe sinon quand orgueil et pouvoir entraient dans l’équation, avec doubles jeux et traîtrises commis en cachette ? « Je ne pense pas grand bien de leurs bateaux », était en train de dire Tanto. « Voyez comme ils sont ouverts au mauvais temps, et la quille si plate. Une grosse vague pourrait les renverser, je le jure. » Il se mit à rire. Saro le regarda fixement, mais Tanto était parti à présent, une main sur le bras de leur père, lui désignant les défauts de la flotte eyraine. « Regardez, ils n’ont nulle part où s’abriter à bord. Et on dirait qu’ils n’ont pas d’esclaves aux rames ! Quels primitifs, en vérité, pour faire voyager même leur roi de cette façon ! » En son for intérieur, Saro pensait qu’ils avaient l’air bien durs, ces hommes du nord, avec leurs bras musculeux qui se gonflaient lorsqu’ils tiraient sur leurs rames, leur longue chevelure attachée dans le dos, découvrant leurs visages aux traits coupants, et leur barbe qui accentuait la puissante saillie de leur menton. Durs, comme des guerriers que n’effrayaient ni océan ni tempête. Il avait peut-être mal évalué leurs compatriotes de la Foire, des hommes qui gardaient leurs muscles dans leurs manches et parlaient poliment dans l’Ancienne Langue. « Est-ce leur roi ? demandait à présent Tanto. Ce grand homme en tunique sombre qui se tient à la poupe ? — Oui, mon fils, c’est bien le roi Ravn. — Il n’a pas l’air très royal. N’ont-ils pas de fierté, ces gens du nord, pour faire porter à leur roi les mêmes vieilleries qu’eux ? Pas de couronne, pas de chaîne indiquant son office, même pas de cape ? » L’oncle Fabel se mit à rire. « Ils donnent moins d’importance aux colifichets, mon garçon, c’est vrai. Mais la royauté de Ravn Asharson est bien assez réelle, comme tu le verras. Un homme impressionnant, et de plus haute taille que bien d’autres. » Deux hommes relevaient la grande rame-gouvernail à la poupe, tandis que le vaisseau de tête pénétrait dans les bas-fonds de la baie de Tombelune. D’autres abaissaient la voile. Mais personne ne fit un geste pour ôter la terrifiante figure de proue, avec sa tête de dragon aux mâchoires béantes. Une insulte délibérée, ou un oubli ? Les pensées de Tanto furent interrompues par la voix insistante de son frère : « Pourquoi ne rangent-ils pas leurs rames ? Ils ne peuvent sûrement pas s’approcher davantage, à présent. » La réponse arriva plus tôt qu’ils ne l’attendaient. L’homme nerveux à la poupe, que l’oncle Fabel avait identifié comme le roi du nord, sauta d’un bond léger sur le plat-bord à l’avant du gouvernail et, avec un seul ordre, il courut tout le long du navire sur la vingtaine de rames qui se trouvaient du côté de la barre en sautant agilement d’une rame à l’autre, le pied sûr et ferme sur chaque manche rond et glissant. L’équipage du navire au corbeau éclata en vivats et tapa des pieds devant cette démonstration d’habileté. Quand il atteignit la dernière rame à l’avant, au lieu de retourner sur le pont, Ravn adressa un large sourire à ses hommes, retourna sur le plat-bord, escalada la puissante proue et sauta de son sommet, en faisant la roue. C’était un bond énorme, qui lui permit de toucher la terre ferme – presque mais pas tout à fait. Il atterrit dans les bas-fonds avec un bruit retentissant, en arrosant les vieux frères Dystra et tout leur entourage d’un vaste panache d’écume blanche. Puis il se redressa et s’ébroua comme un chien en riant aux éclats comme s’il s’était agi d’une plaisanterie infiniment amusante. Auprès de Saro s’éleva un glapissement de rage. Il se retourna, arraché au sortilège de cet étrange atterrissage. Tanto sautait sur place, le visage écarlate de colère, en faisant de petits gestes inefficaces pour essuyer le riche drapé mauve de sa tunique. « Gâchée ! Par la Chienne, elle est gâchée ! On ne peut pas enlever des taches de sel sur de la panne de soie, tout le monde le sait. Le bâtard, il l’a fait exprès ! Que vais-je porter maintenant pour aller voir Sire Tycho ? Je n’ai rien d’autre qui ne me ferait pas ressembler à un pauvre et devenir un embarras pour ma famille. » Ce ne sont sûrement pas tes habits qui auront cet effet, songea Saro avec une sèche ironie. Cependant, Fabel et Favio, tous deux également arrosés par l’arrivée du roi Ravn, mais avec un sourire indulgent devant l’une des crises de nerfs familières de Tanto, quoique mal embouchée, lui prenaient chacun un bras pour le tirer à l’écart. « Pas la peine de crier, mon garçon, dit l’oncle Fabel. Nous sommes venus pour le spectacle et tu ne peux pas te plaindre si le spectacle est parfois un peu trop proche. Une tunique se remplace aisément, mais tu n’oublieras pas cette expérience de sitôt, hein ? » Son regard croisa celui de Saro par-dessus la tête furibonde de Tanto, et il lui fit un clin d’œil. Saro, surpris, lui sourit en retour. * * * Voilà qui est bien mieux, songeait Katla tout en contemplant le monde depuis l’abri des planches de son étal : un peu de divertissement pour mettre de l’entrain dans la Foire, et procuré par leur propre Roi, qui l’eût cru ? Le temps pour elle de retourner au quartier eyrain où se trouvaient leurs tentes et leurs étals, tout le monde en faisait gorge chaude – la course sur les rames, le genre de choses que les marins ivres faisaient tard dans la nuit quand la bière s’épuisait, pour impressionner les femmes ou gagner un pari, même si nombre de ces marins n’étaient sans doute pas aussi gracieux que Ravn Asharson. Elle pouvait – presque – comprendre pourquoi la pauvre Jenna avait un faible pour lui. Et l’arrosage des Istriens richement vêtus n’avait pas non plus raté sa cible : Katla était surprise de l’intense animosité dirigée contre les gens du sud, et qui courait sous la courtoisie habituelle des Eyrains. C’était perceptible à la connivence générale, aux rugissements de rires, aux regards, au ravissement secret qui avaient accueilli la provocation maligne de la figure de proue laissée en place, bien dressée. Peut-être Fent avait-il raison après tout, peut-être le conflit n’était-il jamais très loin. Elle l’avait entendu parler rageusement avec Tor de l’hostilité réciproque des deux contrées, elle avait entendu les récriminations au sujet de terres volées et d’anciens massacres, les histoires de guerre des plus âgés, même si Aran en parlait peu. La paix avait régné pendant toute sa vie, il lui était difficile de partager toute cette amertume. Ironique, songea-t-elle, que j’expose des armes. Mais les pièces qu’elle avait apportées étaient si belles ! Elles évoquaient plutôt des objets d’art, ou des bijoux, que des instruments destinés à blesser ou à tuer. Et en vérité, quand elle martelait les barres de fer et repliait sur lui-même le métal brûlant, tandis que le feu le rendait d’abord d’un rouge vibrant puis d’un blanc fumeux, quand il refroidissait en devenant d’un noir de suie et qu’elle pouvait juste en deviner le fil de l’acier, tout ce à quoi elle pensait, c’était à la beauté, à l’équilibre de la lame, à un travail bien fait. Oui, quand elle le polissait avec le cuir d’affûtage et regardait les petites scories s’en détacher, quand elle le trempait, le chauffait pour le polir de nouveau, avec du bois, puis avec la laine métallique et enfin avec la mitaine en peau de mouton, quand elle voyait les motifs secrets se dessiner dans le métal comme s’ils avaient toujours été là, sous la surface, dans la simple attente d’être découverts par la main qui connaissait les meilleurs sortilèges pour enchanter le fer, c’était à cela qu’elle pensait – jamais au coup qui tue ou à la façon dont les dents d’une lance mordraient dans sa cible. Jamais. Après avoir sorti une autre pièce du tissu ciré qui la protégeait, elle passa la main le long de la lame lisse et légèrement incurvée. Vraiment du beau travail. « Une belle pièce. » Elle sursauta, mais c’était seulement Tor. « Tu m’as surprise. Que fais-tu là, de toute façon ? Ne devrais-tu pas être autre part à gagner ton écot ? » Tor haussa une épaule en retour. Il se pencha sur l’étal pour refermer sa main sur l’épée qu’elle venait de mettre en place. « Joli, très joli. » Ses doigts suivirent les motifs que les multiples replis de l’amalgame avaient tracés dans le métal. Elle les observa en silence : ils étaient longs, carrés, avec des extrémités légèrement spatulées ; de petits tortillons brillants de poils blonds et argentés en recouvraient les jointures. « Juste comme des serpents, ou des petits dragons, tu vois ? Ils nagent tout le long de la lame, prêts à injecter une perfide dose de venin à leur victime. » Il se mit à rire et, d’un seul geste souple, il brandit l’épée au-dessus de sa tête pour l’abattre à un pouce de la tête de Katla. Mais elle le regardait bien en face, bien décidée à ne pas tressaillir. La bouche de Tor esquissa une petite moue, peut-être de passagère déception devant un tel manque de réaction puis, sans la quitter des yeux, il abaissa l’épée et passa un pouce le long d’un de ses côtés. Lorsque le sang commença de sourdre, il adressa à Katla un sourire sauvage et elle se rendit soudain compte qu’elle ne pouvait plus soutenir son regard. Elle baissa les yeux et regarda le fin trait écarlate s’ouvrir dans le pouce de Tor. « Un bon fil, dit-il avec approbation. Ça trancherait aisément la jambe d’un homme, je dirais. » Katla haussa un sourcil. « Tu as l’air de penser à quelqu’un en particulier. — Cela se pourrait. » Il lui tendit le pouce saignant avec un sourire suggestif. « Tu ne l’embrasserais pas pour lui faire du bien, Katla ? » Dégoûtée, elle repoussa sa main. « On dit que si une vierge goûte au sang d’un homme, elle lui est liée à jamais. — Oh, vraiment ? — Oui. » Il reposa l’épée avec un soin exagéré, puis se retourna brusquement pour saisir le menton de Katla. Furieuse, elle se rejeta en arrière, mais il la tenait bien, les doigts serrés sur sa mâchoire, essayant d’incliner sa tête de façon à pouvoir l’embrasser. Lorsqu’elle baissa un instant la tête, comme vaincue, Tor se rapprocha d’elle. Sous sa nouvelle frange toute hérissée, elle eut un sourire malin. Il n’avait de toute évidence guère prêté attention à ses matches de lutte. Relevant brusquement la tête, elle lui assena un coup sec sur le menton. « Aïe ! » Tor porta vivement les mains à sa bouche. Du sang jaillissait de sa lèvre, qu’il avait apparemment mordue. « On dirait que tu vas être lié à toi-même, Tor. Peu importe. Il n’y a pas meilleur amour que celui qu’on se porte à soi-même, dit-on, et je suis sûre que tu as eu très souvent l’occasion de le pratiquer. » Tor se passa la main sur la figure, maculant sa barbe de taches ridicules, puis il s’éloigna à grandes enjambées entre les étals, avec le rire de Katla dans les oreilles. * * * Comment Tanto pouvait-il bien prétendre qu’il n’avait « rien à se mettre » ? Saro n’arrivait pas à l’imaginer, devant l’énorme armoire sculptée installée par les esclaves dans la tente de son frère. Il n’avait jamais vu autant de riches atours, des tuniques, des capes de fabuleux brocart, arborant toutes les riches couleurs de l’arc-en-ciel, bordées de fil d’argent et de cuivre ; de beaux justaucorps de lin, des bottes de cuir souples dans une douzaine de styles différents ; et même une paire de mules ornées de pierres précieuses dont quelque marchand exploiteur de Céra avait dit qu’elles ressemblaient exactement à celles que portaient les seigneurs d’Extrême-Occident – c’était la rage dans les cercles istriens les plus fortunés ; mais comme nul n’avait jamais mis les pieds dans cette contrée légendaire, et moins encore un gros marchand à peine capable de gravir une volée de marches, on avait peine à comprendre comment quiconque aurait pu acquérir un savoir aussi obscur. Saro, quant à lui, les trouvait ridicules avec leurs pointes étroites et leurs inconfortables amoncellements de gemmes – on devait sûrement avoir l’impression de porter aux pieds des crustacés aux couleurs criardes, un homard, peut-être, ou un crabe-araignée. Ces souliers, accompagnés d’une tunique cerise brodée de perles, d’une chemise vert pâle et d’une paire de collants roses, c’était pourtant ce qu’on l’avait envoyé récupérer, une fois son frère assez calmé pour le charger impérieusement de cette course. Saro lança avec dégoût les vêtements sur une courtepointe de duvet. De toute évidence Tanto n’avait nullement l’intention d’aider à s’occuper des chevaux. Il y eut une brève explosion de jurons à l’entrée de la tente, et un bruit de peau frappant de la peau. Un esclave s’était évidemment trouvé en travers du chemin de Tanto. Puis : « Imbécile. On le croirait aveugle de son autre œil, pour le soin qu’il en prenait… Ah, excellent, frérot, pas aussi bien que la tunique violette, mais il faudra s’en contenter. Maintenant, aide-moi à ôter ces haillons puants. J’ai bien l’intention de faire la meilleure impression possible. » Tanto arracha sa tunique trempée, en déchirant la fine dentelle du col dans sa hâte à s’en débarrasser. Vingt-cinq minutes plus tard, après bien des bichonnages et des pomponnages, alors que le malheureux Saro courait partout pour trouver de l’eau de lavande tiède et les bijoux appropriés, Tanto était prêt. Saro l’examina avec une stupeur mal déguisée. Désirait-il vraiment avoir l’air d’un flamant rose empaillé devant sa future épouse ? « Cela devrait faire tout un effet, hein, frérot ? » dit Tanto en voyant l’expression hébétée de Saro. « Ah, oui, vraiment. Elle ne l’oubliera pas de sitôt, je dirais. — Elle ? Que m’importe ce que la fille pense ? C’est le père que je veux impressionner, pas une idiote de traînée. — Es-tu prêt, mon fils ? Nous devrions y aller. » Tanto sortit d’un pas assuré de la tente. Si Favio trouva son apparence un peu inhabituelle, il n’en dit rien. Mais le jeune esclave borgne qui l’accompagnait leva les sourcils, comme un idiot, et faillit laisser échapper la corbeille qu’il portait. Le pavillon de Sire Tycho se trouvait aussi loin que possible du quartier eyrain ; de toute évidence ses gens étaient arrivés tôt dans la plaine de Tombelune avec de strictes instructions, et ils avaient planté les grandes tentes sur une butte herbeuse qui offrait une belle vue du champ de foire et de la mer étincelante au-delà. L’air y était aussi plus sain, et même un peu plus frais. Dans les étals et les enclos en contrebas, le soleil de midi rendait l’atmosphère étouffante. Rien de tout cela n’avait amélioré l’humeur de Tanto, qui s’était constamment assombrie depuis leur départ. Pour commencer, un gamin eyrain vêtu d’une tunique de cuir tachée et portant une brassée de poignards avait ouvertement éclaté de rire en le voyant, pour ensuite appeler une fille plutôt dodue, avec une serviette autour de la tête en guise de turban, pour lui dire de venir voir ce que les mimes portaient cette année. Puis un mince homme blond avec des tresses dans les cheveux et dans la barbe les avait croisés en courant, et il avait regardé Tanto avec tant d’intensité qu’il en avait bousculé un groupe de mercenaires, et qu’il était tombé. Les mercenaires s’étaient esclaffés à leur tour en pointant le doigt, et l’un d’eux, un petit gros, avait couru un moment derrière eux en imitant la démarche raide de Tanto. Enfin, pour couronner le tout, Tanto avait perdu l’un de ses stupides souliers dans le sable mou tandis qu’ils gravissaient la pente menant au pavillon de Sire Tycho, et Saro avait dû fouiller partout, à genoux, pour le retrouver ; et quand il avait voulu le lui donner, Tanto s’était contenté de tendre le pied, y mettant autant de résistance et d’obstruction qu’un gamin gâté. Le temps qu’ils arrivent au pavillon, Tanto faisait la grimace en silence, ce qui n’était jamais un très bon signe. Un esclave vêtu de lin immaculé et portant sur la joue la marque du sire de Cantara sortit avec style de l’ombre de l’auvent et les fit entrer sans un mot. À l’intérieur régnait une soyeuse fraîcheur. Deux autres esclaves se tenaient discrètement de part et d’autre de l’espace principal, agitant de grands éventails, tandis qu’une ingénieuse ouverture avait été ménagée dans le toit du pavillon afin de permettre à l’air d’y circuler et à un brillant rayon de soleil d’y pénétrer, tombant comme par dessein, ou par la volonté de quelque puissance surnaturelle, sur le sire de Cantara en personne : un homme soigné, de taille moyenne, à la peau sombre et lustrée, au nez en bec de rapace et au costume d’une allure impeccable dans sa discrétion. « Bienvenue, mes seigneurs Vingo », dit-il en les saluant tour à tour d’une courbette polie. Tanto répondit par une inclinaison de tête, avec la courtoisie la plus rudimentaire, et se jeta sur les coussins de la banquette la plus proche, jambes largement écartées. Saro attendit de voir quelle serait la réaction du sire cantarain à son frère aux atours si bizarres et aux manières si grossières, mais si Tycho Issian remarqua quoi que ce fût qui sortît de l’ordinaire, il n’en donna aucun signe. S’ensuivirent les amabilités de la conversation habituelle, et plusieurs gobelets d’arack parfumé à l’essence de rose, que Tanto et l’oncle Fabel burent d’un trait et dont le goût était puissant et somptueux, quoique ne ressemblant à rien que Saro eût jamais ingurgité auparavant. Il remarqua cependant que Sire Tycho coupait abondamment le sien d’eau, et il reposa donc son propre verre sur la table en l’ayant à peine touché. Favio dit enfin : « Nous avons réfléchi aux termes que nous aimerions offrir, mon seigneur, pour cette excellente union. Afin d’assurer la simplicité et la transparence de cette affaire, mon scribe a rédigé une note que vous pourrez lire. » Et il tendit au sire de Cantara un rouleau de parchemin enrubanné de façon extravagante. Tycho en dénoua les liens de ses longs doigts précautionneux, déroula le parchemin avec lenteur et parcourut des yeux les épaisses lettres noires. « Vingt mille. Très généreux. Et les pur-sang, aussi. La forteresse et les terres d’Altéa en échange du château de Virrey. Un emplacement intéressant quoiqu’un peu… éloigné. » Il lut le reste du document en silence, parcourant de son regard perçant l’entrelacs complexe de texte et de colonnes de chiffres. Puis il leva les yeux. « On ne mentionne point ici la terre bordant la rivière Dorée au Cap Félin », dit-il à mi-voix. Favio et Fabel échangèrent un regard embarrassé. Saro eut le sentiment que, de quelque façon, ils s’étaient fait prendre. Favio tendit la main pour saisir le rouleau et le parcourut à son tour. « Stupide créature ! Mon scribe, mon seigneur, je veux dire. Un oubli aussi ridicule ! Je savais bien que cet homme était distrait. » Il prit la carafe sur la table et se versa un autre verre de liquide fumeux à la senteur de rose et l’engouffra d’une seule lampée comme pour détourner l’attention de son mensonge. Sire Tycho reprit le parchemin. « Je le pensais bien, enchaîna-t-il. Une omission infortunée. Mais que ce ne soit pas un souci pour nous. Mon propre scribe est ici et il fera la correction. » Il esquissa un geste infime à l’adresse d’un des esclaves, qui disparut dans la pénombre à l’arrière de la tente pour revenir un instant plus tard avec un maigre jeune homme portant un turban de style jetrain, une plume d’oie, un petit pot et un autre document dépourvu d’ornements. Favio fit une grimace. Alors que Tycho se courbait pour s’asseoir de nouveau, Fabel esquissa un petit haussement d’épaules. « Et la terre du village de Fasal qui s’étend jusqu’à… jusqu’à Talséa au nord, et qui est limitée au sud par la falaise du Cap Félin, avec accès à la rivière Dorée, à son pont à péage et à son poste de chalands », dicta Favio, d’une voix plate et résignée. « Excusez-moi, Père. » Tanto se penchait pour lui prendre le bras. « Et la femme ? » siffla-t-il, audible pour toutes les personnes présentes. « Je veux pouvoir bien examiner la coquine avant que vous ne dilapidiez mon héritage. » Les yeux plissés de Tycho se rivèrent au visage de Tanto qu’illuminait le soleil. « Laissez-moi appeler ma fille, dit-il d’une voix soyeuse. Elle a hâte de voir le jeune seigneur auquel elle pourrait être fiancée. » Il fit une pause pour bien laisser s’enfoncer cette insulte voilée en réplique à celle qu’il avait reçue. « Peut-être vos seigneuries aimeraient-elles examiner les termes de ma part de l’accord pendant qu’on amène Dame Sélène à cette audience ? » Après avoir pris le rouleau de parchemin au scribe pour le tendre à Favio Vingo, il se détourna et appela sa fille d’une voix coupante. Saro regarda son père qui battait des paupières par deux fois puis tenait le document à bout de bras pour le contempler. Oh, Falla, songea Saro, il est ivre. « Père, dit-il à mi-voix, aimeriez-vous que je vous le lise ? Je sais que vos yeux ont été souffrants ces derniers temps. » Favio lui adressa un regard curieux mais ne lâcha pas le document. « Ne t’en mêle pas, dit Tanto d’une voix forte, tu fais juste partie de la suite ici. Cela ne te regarde pas. » Comme si elle avait attendu dans l’antichambre pendant toute l’heure précédente, Dame Sélène se matérialisa soudainement au côté de son père. Elle portait un sabatka d’un bleu très foncé, avec une légère nuance aubergine, d’une coupe très ordinaire et fort sévère, mais du lin le plus fin. Totalement dépourvu d’ornements, il la couvrait des pieds à la tête et ressemblait davantage à un habit de deuil qu’à une robe convenant à ce que d’aucuns auraient considéré comme une joyeuse occasion. Elle gardait la tête basse, et tout ce qu’on pouvait en voir était pour le moment ses mains. Elle s’avança d’un pas et tendit ces mains, paume levée, dans le geste traditionnel d’accueil, puis elle inclina la tête, d’abord pour saluer son père, puis les deux Vingo les plus âgés, et enfin Tanto et son frère. Tanto se pencha, avide de bien voir. La silhouette était de haute taille, et mince, ce qui était assez plaisant en soi, nota-t-il. Quand elle se mouvait, c’était avec une grâce silencieuse : tout à fait approprié chez une femme. Mais quand elle s’avança dans le rai de lumière, la bouche de Tanto s’ouvrit de stupeur. Il y eut derrière elle un petit bruit chuintant de désapprobation, la première émotion manifestée par Sire Tycho depuis le début de la visite. L’unique fente du sabatka révélait que Sélène Issian avait fardé ses lèvres comme celles d’une prostituée des rues. La forme – exagérée en un arc plus que généreux – en avait été remplie d’un arc-en-ciel de couleurs scintillantes. Le soleil jouait sur les violets et les jaunes éclatants, les écarlates et les verts : chaque teinte du spectre était présente avec son opposé, comme si la jeune fille avait été un modèle de colporteur de cosmétiques. Juste à droite de sa lèvre supérieure – présentement retroussée en un sourire dépourvu d’humour –, une mouche argentée en forme de croissant de lune avait été collée à la pâle peau olivâtre, symbole universel de ces prostituées qui proposent un service très particulier, et peu fréquent. Le regard de Tanto se posa avidement sur toute cette palette et s’arrêta sur la mouche. Ses yeux s’écarquillèrent, puis il eut un sourire ravi. « C’est un trésor, mon seigneur », souffla-t-il en se tournant vers Sire Tycho. « Un véritable trésor. » La bouche de Sélène Issian se transforma en une mince ligne dure. Favio Vingo semblait stupéfait, Fabel figé sur place. Les sourcils de Sire Tycho n’étaient plus qu’un unique froncement noir. Il paraissait sur le point d’exploser. Les yeux de Saro passèrent de l’un à l’autre, revinrent à la jeune fille qui se tenait là telle un sombre pilier. Il y avait dans l’air une tension fourmillante, une impression de défi, une charge érotique, mais il n’en comprenait pas pleinement l’importance. Favio émit une toux brève et revint au document. « Ah, tout ceci semble en ordre, messire Tycho. Allons-nous signer nos offres respectives et conclure le marché ? » Derrière son voile, ils purent entendre la jeune fille retenir brusquement son souffle. La mince silhouette se mit à vaciller, puis Sélène Issian s’affaissa. Quand elle reprit conscience, le pavillon était vide. À l’exception de son père, qui se tenait debout près d’elle, avec une expression à la fois sombre et déterminée. Entre ses mains, il tenait une lanière de cuir. DEUXIÈME PARTIE 5. De l’or Tycho Issian traversa la foire sans regarder à droite ni à gauche, jusqu’à ce qu’il fût arrivé au marché aux esclaves qui, de manière assez appropriée, se trouvait situé près des enclos du bétail. C’était midi, et la Foire avait à peine commencé, mais le marché était déjà plein d’une foule de clients qui espéraient de bonnes affaires. L’odeur émanant des animaux flottait, puissante, dans l’air immobile. Sur les premières plates-formes, un gros marchand du sud faisait parader une petite montagnarde d’environ dix ans. Même enveloppée de l’habituel sabatka du marchand, elle semblait d’une douloureuse minceur, et l’une de ses épaules était nettement plus haute que l’autre : ce n’était guère la « solide fille d’arrière-cuisine » qu’il décrivait. Personne ne lançait d’enchère. Derrière elle s’alignait une collection hétéroclite d’hommes enchaînés, à la peau sombre et aux muscles noueux, tous apparemment capturés au cours des récentes insurrections dans le sud, et vêtus de façon à attirer ceux qui cherchaient des bergers ou des serviteurs personnels ; mais ce n’était pas là le but de Tycho. Il continua son chemin d’un pas rapide. Le marchand suivant offrait une marchandise plus adéquate : toutes des femmes, et toutes convenablement vêtues et présentées. Elles se blottissaient les unes contre les autres sur la plate-forme. Deux d’entre elles se tenaient par la main, comme pour chercher un peu de réconfort face à ces regards inquisiteurs. Tycho pouvait tout juste distinguer l’éclat des fers à leurs poignets. Il se fraya un chemin jusqu’au premier rang de la petite foule assemblée pour écouter le boniment du marchand. « … des dames des Hauts de Farem : belles, généreuses et de bonne volonté, entraînées à servir dans les maisons et toutes de la même famille. Des membres aussi longs et en aussi bonne condition que ceux de leurs chevaux, et le sang brûlant des chefs du désert coule dans leurs veines : comment résister à leurs charmes ? Falla sait que je ne l’ai pas pu !… » Là-dessus, il se pencha pour adresser une mimique suggestive à l’assistance, dont plusieurs membres rugirent de rire. Certains comptaient à la dérobée l’argent qu’ils avaient dans leur bourse, d’autres restaient impavides, le visage fermé, prêts à marchander âprement. « Je serais satisfait de vendre ces dames ensemble ou séparément. Mais imaginez, messires, le plaisir que vous pourriez tirer du groupe au complet. Ai-je des enchères pour le groupe de cinq ?… » Poussées par les assistants du marchand, les femmes s’avancèrent en traînant les pieds. Des larmes avaient laissé des traînées dans les cosmétiques appliqués avec soin à leurs bouches. Tycho tourna les talons et s’éloigna. Ce n’était pas, songeait-il, qu’il objectait à ces manifestations grossières, mais plutôt que l’ostentatoire n’avait pas d’attraits pour lui, même dans son état présent d’excitation, un état où il avait été plongé, de fait, depuis le choquant spectacle de ce fard sur la bouche provocante de sa fille. Tout particulièrement depuis qu’il l’avait battue pour la punir de son défi, sans bruit et en prenant un soin extrême à ne pas laisser de marques qui seraient remarquées même par ses servantes. L’image de Sélène recroquevillée devant lui, ses efforts pour ne pas montrer sa faiblesse, pour maîtriser ses larmes, lui faisait bouillir le sang dans les reins. Il devait assurément trouver une femme avec qui adorer la Déesse, et vite. Il se morigénait pour avoir laissé sa partenaire favorite à Cantara, mais cela avait été nécessaire, compte tenu de son état. L’idiote avait pensé le duper en essayant de cacher la mollesse de son ventre et de ses seins sous des sabatkas à la fabrique plus raide qui ne colleraient pas à ses courbes. Mais il ne donnait pas pour rien d’excellents gages à sa maisonnée : la gouvernante était venue le trouver dès qu’elle avait vu Noa vomir un matin. Juste à temps : il devenait dangereux d’avorter après seize semaines. Et même s’il était irrité contre Noa pour avoir essayé de garder l’enfant, il ne voulait tout de même pas la voir mourir sous le scalpel du chirurgien. Ce serait un gaspillage de ressources et, Falla le savait, il en avait assez peu présentement. Il espérait toujours, en visitant les marchés d’esclaves, découvrir une autre Alizon : une beauté fière, intelligente et discrète, qui ferait plus qu’exciter ses désirs, qui s’avérerait même une compagne stimulante pour les douces soirées à la lueur assombrie au bord du lac, dans les citronneraies. Non point une autre esclave à transformer en épouse – la position de Tycho, bien qu’affaiblie, était trop publique à présent et le serait encore davantage grâce au statut que lui conférerait son alliance avec les Vingo, et le poste qu’on lui offrirait certainement au Conseil d’Istria une fois qu’il aurait réglé sa dette. Il avait, grâce à de grands efforts, gagné un respect considérable parmi ses pairs et les anciens du Conseil ; il était connu pour ses dons oratoires, et pour sa piété. En vérité, dans sa jeunesse, il avait songé à les combiner et à entrer dans le clergé, mais les événements l’avaient contrarié. Il écarta rapidement ces pensées déplaisantes. Les femmes de la plate-forme voisine avaient la peau sombre et n’étaient pas à son goût. Avec impatience désormais, et tout en sentant son membre turgescent pousser avec insistance contre le devant de sa tunique, il tourna ses pas vers le quartier nomade. * * * Aran Aranson évalua d’un œil critique la position du soleil et, jugeant qu’il avait assez de temps avant de commencer à marchander dans le quartier eyrain, il partit d’un pas décidé. Il savait exactement où il se rendait. Edel Ollson avait fait mention d’un Vagabond qui exposait une collection d’anciennes cartes et tables maritimes, entre autres. Inhabituelles, avait dit Edel. Un parchemin si ancien qu’il s’effritait sous les doigts, jauni jusqu’à être d’un brun noisette sur les bords, comme s’il avait été léché par une flamme. Quant aux autres, Edel avait été moins certain de leur nature : de la peau de chèvre, peut-être. Ou bien – et il avait alors rapproché sa tête de celle d’Aran, avec des regards inquiets aux alentours – peut-être même de la peau humaine ! Edel Ollson avait une imagination débridée, songea Aran avec dédain. Un homme qui élaborait toujours des plans et des machinations qu’il ne menait jamais à bien. On ne pouvait pas se fier à ce qu’il racontait. Peut-être n’y aurait-il point de cartes du tout : c’étaient probablement de vieilles chansons d’amour écrites pour de nobles dames, des feuilles de musique pour tabla ou même des pièces de théâtre. Edel, comme la plupart des Eyrains, n’avait jamais appris à lire, préférant l’usage traditionnel des nœuds et des ficelles tressées pour conserver ses archives ; Aran lui-même ne possédait guère qu’une connaissance rudimentaire de l’écriture. Mais même quelqu’un comme Edel devait pouvoir distinguer des feuilles de musique de cartes nautiques ? Cela valait certainement la peine d’aller rapidement y voir de plus près. Aran Aranson adorait les cartes. C’étaient pour lui des merveilles, avec leurs lignes qui coupaient partout les méridiens, leurs roses des vents, le dessin complexe de leurs côtes, leurs montagnes stylisées, leurs poussières d’îles et les monstres fantastiques des profondeurs dessinés avec soin. Mais il aimait surtout les cartes pour les promesses qu’elles lui offraient de voyages encore à accomplir. Il traversa d’un pas vif le marché eyrain, saluant ici quelqu’un d’une inclinaison de tête, lançant là un salut, toujours attentif. Il semblait y avoir moins de sardoine cette année – les réserves étaient-elles en baisse ? Cela pourrait faire monter les prix. D’un autre côté, les deux premiers étals de sardoine qu’il longea – Hopli Garson et Fenil Soronson s’en occupaient –étaient d’un calme mortel. Halli devrait peut-être bien chercher ailleurs l’argent de son bateau, songea tristement Aran. Le troisième étal, cependant, malgré l’heure et les possibilités réduites d’achalandage, était plein de monde. Aran allongea le cou pour voir. Des empilements de pierre noire rubanée s’élevaient de chaque côté de ce qui était exposé, ignorée des badauds. On se marchait plutôt les uns sur les autres pour toucher un morceau de roc scintillant, au centre. Aran se dressa sur la pointe des pieds. Son cœur eut un raté. C’était de l’or, ou ce qui y ressemblait, un gros bloc étincelant de minerai jaune. De l’or : la plus rare des denrées. Sur la plus vague des rumeurs, on avait creusé des trous dans toutes les plaines d’Istria pour en trouver ; on avait ouvert des mines au pied des Monts Dorés, pour découvrir seulement que ces pics austères avaient une fois de plus été mal nommés. En Eyra, des hommes étaient devenus fous à tamiser des ruisseaux glacés et les petits lacs des landes. Les seuls échantillons qu’on possédait du beau métal avaient été recueillis par des hommes braves et fortunés dans les épaves d’anciens vaisseaux qui avaient connu un sort funeste sur les traîtres récifs des îles d’Eyra, des vaisseaux qui n’avaient pas grand-chose en commun avec les simples navires du nord ou du sud, porteurs d’artefacts magnifiquement travaillés qui parlaient d’une ère lointaine et d’une civilisation perdue. Aran se rappelait le sceptre fabuleux qu’il avait vu au palais de Halbo, massif, incrusté de joyaux, si lourd qu’il fallait deux hommes pour le porter ; on l’avait trouvé des générations plus tôt dans les eaux peu profondes de l’île du Sud et on l’utilisait désormais pour l’investiture des rois eyrains. Une autre fois, pendant la Foire, six ou sept ans plus tôt, un noble istrien avait paradé partout avec une collerette d’or au dessin bizarre, dont le poids l’obligeait à se tenir courbé. Le lendemain, l’homme était mort sur le rivage, dans des flaques de sang figé qui attiraient mouches et stercoraires. La collerette, évidemment, avait disparu. Et nul ne l’avait revue depuis. Elle avait sûrement été mise en pièces, morcelée et fondue pour être intégrée à cent autres bijoux et pommeaux de dagues, vendus et sans doute portés en secret. Aran fronça les sourcils. Assurément, personne n’aurait l’audace d’exposer un trésor aussi inhabituel d’une façon aussi ostentatoire, à moins d’être l’homme le plus riche d’Eyra, mais il ne reconnaissait pas l’homme qui se tenait derrière l’étal. De surcroît, celui-ci était vêtu simplement et les deux gardes qui se tenaient derrière lui n’étaient de toute évidence pas des professionnels. Leur équipement était aussi usé qu’obsolète : le pommeau de l’épée du premier avait une extrémité arrondie, un style passé de mode depuis deux générations ou plus. Ce n’était pas non plus une arme si splendide qu’il se serait agi d’un legs familial, passé de père en fils au fil des années. On ne pouvait jamais être certain, bien entendu, et Aran savait fort bien que les apparences pouvaient être trompeuses. Il observa pendant un moment ce qui se passait devant l’étal, tandis que les badauds touchaient le morceau d’or comme un talisman, puis finissaient par s’éloigner pour répandre la nouvelle. Personne n’achetait de sardoine. Aran s’approcha de l’étal. « Puis-je voir ? — Bien sûr. » L’homme ouvrait les mains en signe d’acquiescement, comme très habitué à pareilles requêtes. Aran toucha le roc du bout de ses doigts. C’était froid et dur au toucher, même si chaque facette inégale et brillante attirait la lumière du soleil tel un aimant. Aran retira sa main. La peau du bout de ses doigts fourmillait et se hérissait. Il n’avait jamais auparavant touché de l’or. D’après les conteurs, l’or était chaud et sensuel, mais peut-être s’agissait-il là d’une licence poétique. « Comment avez-vous acquis ce splendide spécimen ? » demanda-t-il, d’un ton soigneusement flatteur. « C’était un échange, messire, un excellent échange. — Puis-je demander avec qui ? — Un voyageur, et c’est tout ce que j’en dirai, messire. » Un Vagabond, songea Aran. Un petit frisson d’excitation lui traversa la poitrine. Les récits de l’oncle Kétil, magie et trésors, se ravivèrent dans sa mémoire comme s’il avait encore eu neuf ans et écoutait sur les genoux du vieil homme. « Et cet homme offrait-il de l’or dans le quartier nomade, publiquement ? » Le marchand lui adressa un regard soupçonneux. « Il est inutile pour vous d’aller le chercher. Cette pièce était tout ce qu’il avait », dit-il en hâte. Trop de hâte, songea Aran. Il salua le marchand et se rendit rapidement au quartier nomade, sans remarquer le reste des étals eyrains, le bétail dans ses enclos ou le marché d’esclaves. Un homme moins fort aurait facilement été distrait, mais Aran ignora les tentations qui l’entouraient. Il aurait du temps plus tard pour musarder, et choisir au moins un petit présent pour Béra. Pour l’instant, son impatience le poussait, et même s’il arborait son habituelle expression sévère, intérieurement il souriait comme un enfant. De l’or. Il avait le sentiment que, s’il pouvait en obtenir même la plus petite pépite, ce serait le talisman qu’il cherchait, le point tournant de sa vie, qui le libérerait des corvées de la ferme pour voguer vers un horizon bleu et sans fin… Il lui fallut quelque effort pour trouver le marchand de cartes, et il ne le découvrit finalement qu’en interrogeant une grande femme aux cheveux ornés de plumes. Elle porta ses mains en coupe à ses oreilles en se penchant vers sa question, qu’il répéta avec lenteur, en mimant un homme déroulant un parchemin. Puis il lui montra sa rose des vents, celle qu’il avait obtenue du magasin à bateaux de Halbo, un dessin des plus récents et des plus sophistiqués. Elle la lui prit des mains, éclata d’un rire rauque en en comprenant l’usage, et entreprit de ranger la rose des vents dans sa bourse. Lorsqu’elle lui prit la main et tapota sa tunique là où elle couvrait ses parties, il comprit avec une certaine horreur que la femme croyait avoir échangé l’objet contre ses services. Il secoua la tête en hâte et récupéra sa précieuse rose des vents. La femme le regarda fixement, stupéfaite, quand il se mit à tracer un dessin dans le sable noir – une côte : il mima un bateau flottant sur les vagues pour lui indiquer que les lignes ondulées représentaient la mer. Lorsque la comédie eut duré un certain temps, la femme sourit, en dévoilant une bouche pleine de dents limées – une prostituée, alors, en vérité, et une prostituée qui avait été la propriété d’un marchand d’esclaves du sud. Elle frappa dans ses mains en prononçant des paroles inintelligibles et, se rendant compte qu’Aran ne la comprenait pas, elle l’accompagna un moment en chemin, en passant un bras sous le sien. Il commençait à se dire qu’elle s’était complètement trompée sur ses intentions et il allait se dégager quand elle l’attira entre deux chariots bâchés pour l’amener à un troisième, plus grand que la plupart, avec sur un côté un appentis peint de couleurs vives et protégé par un auvent. Sous l’auvent se tenait un grand homme mince et pâle et, devant lui, étalés sur un tissu aux teintes criardes, se trouvait une pile de rouleaux de parchemin. Aran sentit une pulsation à sa tempe comme le rythme de son cœur s’accélérait. Il insista pour donner une pièce à la nomade, qui s’inclina en souriant avant de s’éloigner. Il allait s’approcher de l’étal quand un léger mouvement perçu du coin de l’œil attira son attention. Sur les marches du chariot était assis un chat noir aux yeux obliques et verts. Une main reposait sur son cou, d’une blancheur surprenante sur la fourrure noire, avec des doigts qui s’effilaient jusqu’à des ongles d’un rose de perle, parfaitement ovales. De la propriétaire de cette main on ne pouvait rien voir – simplement ces doigts qui se mouvaient avec une régularité hypnotique sur la créature, dont le ronronnement pouvait s’entendre depuis l’endroit où se tenait Aran. Il faillit ne pouvoir détourner les yeux de cette caresse sensuelle, de cette main si belle. Presque : l’attrait des cartes était trop puissant. Dès qu’il se fut retourné vers l’étal, le grand homme pâle releva la tête. Leurs regards se croisèrent et Aran se sentit réagir, une réaction puissante, mais était-ce de l’anticipation ou de la révulsion, il n’aurait su le dire. Cet homme était une créature à l’aspect étrange, songea Aran, qui n’était pourtant pas habituellement aussi catégorique ; d’âge indéterminé, un visage large et plat, si pâle qu’il en semblait dépourvu de toute couleur, la peau tout à fait dépourvue des rides normalement infligées par l’existence. Mais les yeux n’étaient pas ceux d’un jeune homme. Et Aran n’arrivait pas non plus à deviner d’où venait cet homme. « Puis-je examiner vos cartes ? » se hâta-t-il de demander, dans l’Ancienne Langue. Sans un mot, l’homme inclina la tête et Aran y lut un acquiescement. Il prit le premier parchemin qui se présentait pour le dérouler avec précaution. Il y avait là quelque chose – sa propre anticipation, sans doute – qui lui picotait et lui brûlait les doigts. C’était, assez curieusement, une carte indiquant les îles qui se trouvaient juste à l’est de la sienne, méticuleusement détaillées, avec chacun des récifs et des affleurements rocheux qui se révélaient seulement lors de la marée la plus basse. Les zones de pêche étaient indiquées par des bancs de maquereaux magnifiquement exécutés, et des baleines soufflaient dans les mers plus profondes, au nord. Un outil bien utile pour ceux qui en avaient l’usage. Aran connaissait ses zones de pêche. Avec un sourire, il enroula de nouveau la carte pour la reposer sur l’étal. La suivante représentait une partie du continent istrien, en particulier les Monts Dorés ainsi que les lacs et rivières auxquels ils donnaient naissance. On avait dessiné des chalands à plusieurs endroits pour indiquer les meilleures voies navigables menant à la mer. La troisième carte était extrêmement rudimentaire. Des montagnes y marchaient en formation triangulaire dans toute la zone est, et des esquisses de yékas arpentaient la zone déserte qui la séparait de la mer. « Terreta Prion », lut Aran, les mots qui s’étiraient comme une araignée au centre de la carte, en en suivant les contours de ses doigts. Les terres désertes. Fascinant. Mais il était un marin et non un cavalier, et il n’était jamais monté sur un yéka. Déçu, il reposa également cette carte-là. « Cherchez-vous une carte spécifique ? » demanda l’homme en eyrain, sans accent. Aran releva brusquement la tête, tiré de ses rêveries. « Pas vraiment », dit-il. Après une pause, il reprit à mi-voix, pour n’être entendu de personne : « Mais un de mes amis a mentionné avoir vu la carte d’une certaine île bourrée de trésors. Et un autre m’a montré une partie de ces trésors. » L’homme sourit sans dévoiler ses dents, et ses longues lèvres pâles s’étirèrent dans sa figure. Son sourire n’atteignait pas ses yeux, qui semblaient aussi froids et vitreux que ceux d’un poulpe. « Montrez-moi vos mains. » Aran le regarda fixement : « Pardon ? — Vos mains » Il y avait là, pas d’erreur, une note impérieuse. Aran tendit les mains avec lenteur. Le marchand de cartes les retourna paumes vers le haut et se mit à les examiner en silence, promenant avec légèreté le bout de ses doigts le long de leur surface ridée. Aran se sentait extrêmement mal à l’aise. Il espérait que personne de sa connaissance n’allait passer par là pour assister à ce curieux spectacle. Après de longs moments, il ne put le tolérer davantage. « Que voyez-vous ? » demanda-t-il. L’homme ne leva pas les yeux. « Que vous êtes un marin et depuis longtemps. Point n’est besoin d’un grand talent de chiromancien pour le savoir, car vos mains sont rendues rêches par le sel et les cordes, et vous avez des cals de nage sur les paumes et les doigts. Cependant, vous travaillez aussi la terre, quoique avec moins de bonne volonté. Et ici… » Il retourna la main droite d’Aran, pour montrer la longue cicatrice blanchâtre qui marquait le poignet fort et bronzé. « … ici, vous avez été blessé par une mince lame d’acier de Forent, en vous battant contre des Istriens, il y a peut-être dix-neuf ou vingt ans. » Aran se rendit compte qu’il retenait son souffle. Il le laissa échapper d’un seul coup. « C’est remarquable », dit-il enfin. Il sentit qu’il souriait à l’homme. « Qu’avez-vous vu d’autre ? — Vous avez un penchant pour l’aventure, actuellement frustré par les circonstances, mais si vous suivez vos instincts et faites usage de ce talent durement acquis pendant de longues années, vous aurez une occasion de surmonter les obstacles dressés sur votre chemin et de gagner le trésor que vous cherchez, même s’il peut être nécessaire de verser un peu de sang en échange d’une telle bonne fortune. » Son doigt traça une ligne en travers de la paume d’Aran, et là où il touchait la peau, Aran sentit dans ses veines le froid d’une mer de glace. « Le sang d’autrui. Et la fortune est en vérité immense. » Le marchand de cartes releva la tête et en fut récompensé par l’éclair qui passait dans les yeux de l’Eyrain. « Pour le bon prix, dit-il en baissant la voix, je pourrais vous aider à faire le premier pas vers une telle destinée. — Oui ? » Le marchand de cartes pencha un peu la tête de côté. « Peut-on vous confier un tel secret, je me le demande ? — Me le confier ? — J’ai en ma possession un fragment d’une carte ancienne, une carte permettant d’aller jusqu’à une île longtemps secrète appelée Sanctuaire. C’est la forteresse d’un grand magicien qui y repose dans un rêve, plongé dans un sommeil ensorcelé. Dans cette forteresse se trouve une fortune en or et en argent, en pierres précieuses et en pièces de monnaie, en artefacts rares et en instruments magiques. Si je devais vous laisser ce fragment, ce serait pour le prix que j’en demanderais. » Aran s’écarta, saisi d’un doute soudain. « J’ai entendu parler de cet endroit, mais seulement dans les histoires. C’est sûrement une invention de contes de fées ou d’histoires imaginées au coin du feu. » L’homme eut un sourire malin. De sous le comptoir, il sortit un morceau du même minerai scintillant qu’Aran avait vu sur l’étal du marchand de sardoine, et il le plaça dans la paume toujours tendue de l’Eyrain, en repliant les doigts de celui-ci sur le roc. Le bloc de métal était lourd dans sa main, trop gros pour qu’il pût la refermer. Aran l’examina de plus près. Les facettes brillaient au soleil, lui lançant des éclats de lumière dans les yeux. La pépite était froide, mais sa paume lui donnait l’impression de tenir un charbon ardent. « De l’or ! » En clignant des yeux, il le replaça sur l’étal. « Gardez-le, dit le marchand de cartes. Il y en a bien d’autres là d’où celui-ci provient. — La forteresse ? — Certes. Aimeriez-vous en savoir davantage ? — Laissez-moi voir la carte. » L’homme se détourna. Lorsqu’il s’approcha des marches, le chat battit en retraite, crocs découverts, fourrure hérissée, puis fila comme un trait dans les profondeurs du chariot bâché. Il y eut un bruit de bousculade, suivi par une brève conversation assourdie. Puis le marchand de cartes reparut, agrippant un sac de cuir. Il en sortit une feuille pliée qui semblait plus souple que du papier quoique noircie par l’âge ; un morceau en était déchiré. Le côté visible ne portait pas de marques. Avec lenteur, le marchand retourna la feuille. Aran la scruta avec avidité. Elle n’était pas complète, mais le créateur de la carte, quelle qu’eût été son identité, avait assurément mis un certain soin à en exécuter le dessin. Une rose des vents occupait le coin du haut, à droite, avec son bras sud pointant en diagonale vers le bas et le coin gauche manquant. Sur le pourtour de son cadre ornementé, là où les divers points cardinaux étaient d’ordinaire indiqués, Aran put tout juste déchiffrer les mots « Isenfeld », « Estrea », « Eaira », et « Oceana Prion ». Le cœur de la rose portait des lettres disposées en cercle : « Sanctuarii ». Aran prit une profonde inspiration. L’orthographe était très ancienne, même lui était capable de le reconnaître. On avait tracé des lignes droites qui se recoupaient sur toute la surface, avec pour point de départ les points cardinaux, et quelqu’un avait noté, d’une écriture différente, des chiffres et des notations illisibles, comme des calculs pour la navigation. Aran se pencha plus près, reconnaissant soudain les méandres complexes d’une côte. « L’Ilôt-à-la-Baleine ! Et là, le nord du continent d’Eyra ! » Il examina la carte d’encore plus près, en changea l’orientation et regarda de nouveau. Des traits hachurés et des signes effacés rendaient obscurs plusieurs détails, dans le coin de droite, en haut. « C’est stupéfiant ! Que voulez-vous en échange ? » Il était à ouvrir sa bourse, mais la main du marchand s’élança, vive comme un serpent qui frappe. « Pas d’argent, messire navigateur. Pas d’argent. » Aran fronça les sourcils. « Quoi, alors ? J’ai de la sardoine de bonne qualité, si vous voulez, et ma fille fabrique les meilleurs poignards de tout Eyra… — Pas cela non plus. Ce que je demande est bien plus précieux. Ce que je vous demande, messire aventurier, c’est si on peut vous faire confiance. Car si c’est le cas, j’ai une tâche pour vous, et si vous me jurez que vous la mènerez à bien, alors, la carte est à vous, et à vous seul. — On peut me faire confiance. Je suis connu comme un homme de parole. — Alors entrez, messire, scellons notre entente, et la carte vous appartiendra. » * * * Tycho Issian était assez dégoûté de se rendre compte qu’il observait les Vagabondes avec intérêt. C’étaient de séduisantes créatures, là n’était pas la question, sous leur peau peinte et tatouée, leurs plumes et leurs colifichets d’os, leurs curieuses tresses et leurs habits bizarres ; mais la vision de tant de chair nue et non consacrée était difficile à supporter pour un croyant comme lui. Il déambulait entre les carrioles, les chariots et les étals dans une sorte d’éblouissement. Des jongleurs dansaient autour de lui, des gamins essayaient de lui vendre des bâtons d’herbe-à-fumer, des musiciens demandaient des pièces ; une acrobate marchait vers lui sur les mains, les seins nus, dévoilés à travers des fils d’ambre et de perles colorées, en équilibre précaire, couverte par la fine poussière noire de la plaine volcanique. Ce détail demeurait avec lui, importun mais persistant, alors qu’il se frayait un chemin entre les étals de bijoux et les diseuses de bonne fortune, les tresseurs de nattes et les marchands d’amulettes. Il venait s’essayer d’éviter un grand homme à la peau très brune qui s’éloignait d’un étal de marchand de cartes, un rouleau de parchemin dans les mains, quand il vit la femme qui passait la tête hors du chariot bariolé de peinture criarde pour regarder partir l’homme en question. Ce ne fut qu’un éclair, mais ce fut assez. Des yeux verts comme la mer, encadrés par des cils noirs, un long nez droit, une peau aussi blanche que l’aile d’un cygne, et des lèvres d’un rose si pâle qu’elles auraient pu être celles d’une enfant. Les yeux n’étaient pas ceux d’une enfant, cependant, ni ceux d’une innocente. Tycho sentit son cœur s’échauffer – et pas seulement son cœur. Et puis la femme disparut. Il bouscula des gens pour aller au chariot dans lequel elle était rentrée, et vit un homme d’âge moyen s’interposer avec la curieuse petite courbette des nomades. « Rajeesh. Puis-je vous aider, mon seigneur ? » Il parlait sans grand accent – certainement pas un accent eyrain. Istrien pas davantage, au reste. Il avait la peau trop claire pour être un homme du désert, malgré son attitude, trop blême et les yeux trop clairs pour être originaire des montagnes. Cheveux et cils étaient si pâles qu’ils en paraissaient décolorés. L’homme évoquait une plante tenue trop longtemps à l’écart du soleil, qui s’était étiolée en dégénérant dans quelque lieu sombre et froid. Tycho le dévisagea avec curiosité. « Hors de mon chemin, bonhomme », dit-il, d’une voix à laquelle sa soudaine urgence donnait un accent rauque. L’homme sourit. Un lent sourire, qui n’était pas tout à fait plaisant. « Ah », dit-il, et il cligna de l’œil. Tycho se hérissa, offensé par l’expression entendue de l’autre, son intonation complice. « Il y avait une femme… » L’homme acquiesça : « Oui, mon seigneur ? — Cette femme… dans ton chariot… Je la veux. » Les mots lui avaient échappé avant qu’il pût les retenir. Une vague de glace, terrifiante, le submergea. Quelque chose était anormal ici, terriblement anormal. L’albinos inclina la tête de côté. « Tous les hommes cherchent une fontaine où étancher leur soif. Et la Rosa Eldi est l’océan même. Chacun cherche la Rose d’Elda », dit-il, énigmatique. « Comment ne pas le faire ? » Tycho le regarda d’un œil fixe. « De quoi parles-tu ? Tout ce que je veux, c’est une femme, cette femme dans ton chariot. Elle est à toi ? Tu me la vendras ? » Il allait ouvrir sa bourse de cuir, mais l’homme leva une main. « Des cartes et des tables nautiques, dit-il d’une voix douce, c’est ce que je vends. La Rose d’Elda ne peut être achetée. — Si c’est une femme, alors elle peut être achetée. Tout a un prix, assurément ? » Tycho fut horrifié d’entendre l’intonation suppliante et geignarde de sa propre voix. Le marchand de cartes posa une main sur son bras. Même à travers le lin de sa camisole, Tycho put sentir que ses doigts étaient froids et moites, comme une créature marine, une méduse. Quelque chose qui n’était pas entièrement vivant. Ce contact le fit frémir intérieurement. « Si je ne peux pas l’acheter, dit-il avec un regain d’autorité, peut-être pouvons-nous en arriver à un accord afin que je puisse l’emprunter une heure ou deux ? — L’emprunter, mon seigneur ? Ce qui est emprunté et perdu ne peut jamais être rendu. » Tycho fronça les sourcils. « N’essaie pas de jouer avec moi, marchand de cartes. Pourquoi la perdrais-je ? Je t’en donnerai deux cents cantari, pour une heure. » Deux cents cantari, c’était une petite fortune, mais que disait-il là ? Il devait être dérangé. Mais l’homme pâle ne réagit point. « Je regrette, mon seigneur, je ne puis l’échanger. Sa destinée est tout autre. » L’image de ce visage blanc et de ces immenses yeux verts jaillit soudain dans l’esprit de Tycho Issian. Son cœur se mit à marteler sa poitrine de façon alarmante. Il pouvait sentir le sang pulser tout du long de ses bras et de ses jambes. Il en avait des frissons dans le dos et un tambour dans le crâne, comme s’il avait été saisi de fièvre. « En mariage, alors, dit-il d’une voix rauque. Je la prendrai pour épouse. » Mais que disait-il !? C’était sûrement de la folie, il était possédé. Du moins cette offre suscita-t-elle une réaction. Un éclat étrangement perplexe apparut dans le regard du marchand de cartes. « Un mariage, dites-vous, mon seigneur ? » Tycho prit une profonde inspiration, dans l’intention de retirer ses paroles insensées. Mais il déclara plutôt : « Oui, je l’épouserai. Donne-la-moi maintenant, et je l’épouserai derechef, aussitôt que les convenances pourront être observées et les rituels accomplis. Par Falla, je le jure. — Eh bien, je savais qu’elle était précieuse, messire, mais peut-être ai-je sous-estimé sa valeur réelle. En vérité, je ne crois pas pouvoir m’en séparer ainsi. Bonne journée, mon seigneur. » Et sur ces paroles, il fit claquer les volets qui fermaient son étal et se retira dans le chariot. Tycho Issian frappa sur les portes pendant dix bonnes minutes, mais nul ne lui répondit. * * * « Katla ! Katla ! » C’était Jenna, qui était de toute évidence arrivée à la course. Son souffle haletant soulevait sa généreuse poitrine et rosissait ses joues telles des pommes. Ses yeux étincelaient de joie. « Qu’y a-t-il, Jenna ? » Katla plaça un autre des poignards ciselés et recula pour admirer son œuvre. C’était un étalage agréable à voir, ainsi disposé en éventail sur le tissu à la riche couleur écarlate, avec le tranchant métallique qui brillait au soleil. Elle en avait déjà vendu deux : à un riche fermier eyrain et à un Istrien d’allure patricienne, aux courts cheveux argentés et au parler mesuré. Elle le lui avait vendu plus cher : il semblait pouvoir se l’offrir. « Père va me présenter au Roi. Il va me présenter comme une épouse potentielle ! » Katla releva brusquement la tête en sursautant : « Quoi ? — Il a enfin accepté ! Le roi Ravn me verra demain soir, et il me choisira pour épouse. » Jenna avait un air ravi, elle regardait dans le vague, une expression rusée dans les yeux, saisie par la force de son rêve. On aurait dit un chat de ferme qui se glissait, repu, hors de la laiterie. Elle se pencha au-dessus de l’étal pour agripper le bras de Katla. « Alors, tu dois venir avec moi tout de suite au quartier nomade. Je dois me procurer des amulettes et des philtres et des rubans et… oh, Katla ! — Je ne peux venir maintenant », énonça Katla avec précaution, en se disant que Finn Larson devait avoir perdu l’esprit. Il était devenu fou à force de se faire harceler par sa fille, plus vraisemblablement. Et tant pis pour le pauvre Halli, après avoir été tellement encouragé par la famille. Sa colère devant la vénalité du constructeur de bateaux et l’inconstance de sa fille donna du tranchant à sa voix : « C’est ainsi que je gagne ma vie, en vendant ces marchandises. Je ne peux pas aller me promener dans la Foire en suivant tes caprices ! — Ne t’énerve pas, Katla. » Elle se retourna pour voir son père qui se tenait là, les yeux pleins du même ravissement rêveur que ceux de Jenna. Sa main droite serrait un rouleau de vieux parchemin. « Va t’amuser avec ton amie, c’est ta première Foire, après tout. — Mais, Pa, c’est mon étal. J’ai besoin de tout l’argent que je peux gagner si je veux rentrer dans mes dépenses et faire un quelconque bénéfice… » Aran écarta ses objections de la main, comme s’il s’était agi de moucherons. « Il n’y aura pas de problèmes d’argent. Ni maintenant, ni jamais. » Il plongea une main dans sa bourse et en sortit une pépite d’or. Les yeux de Katla s’arrondirent. Jenna laissa échapper un soupir étranglé. « Oh, c’est de l’or ! Comme c’est beau. De l’or… — Où l’avez-vous trouvé, Pa ? » demanda Katla, subitement soupçonneuse. Il y avait là quelque chose d’anormal, même si elle ne pouvait mettre le doigt dessus, comme si le monde avait été soudain légèrement faussé. Avec un sourire, Aran replaça la pépite dans sa bourse, qu’il tapota. « Ah, il faudrait alors raconter une longue et étrange histoire. Va, Katla, va. Je m’occuperai moi-même de ton étal. Je sais ce que peuvent rapporter tes marchandises, ne t’en fais pas. Et… » Il déposa une pièce dans sa main. « … amuse-toi un peu. — Mais, Pa, et la sardoine ? — Halli s’occupe de l’étal. Il était temps pour lui de prendre quelques responsabilités. C’est un adulte et il partira bientôt de son côté » Il sourit à Jenna, qui détourna les yeux en rougissant. Le malaise de Katla ne fit que s’approfondir pendant leur incursion dans le quartier nomade. Jenna ne cessait de babiller – à propos de robes aux revers brodés, de la dernière mode galienne pour les tresses, des souliers aux talons en forme de cœur… Ses paroles glissaient sur Katla, dont l’esprit fuyait ces bavardages ridicules, telle une grenouille essayant de ne pas se noyer dans un remous. Difficile de savoir comment rendre service à une amie dans de telles circonstances, de dire la vérité : le roi Ravn était certainement là pour conclure une alliance stratégique, ce qui signifiait de l’argent et des terres. Et Finn Larson avait beau être le meilleur constructeur de bateaux d’Eyra, ce n’était vraiment pas un noble, et sa fille n’était pas non plus d’une telle beauté qu’elle ferait dévier qui que ce fût d’un choix rationnel. De telles déclarations ne feraient que blesser Jenna, et l’irriter contre qui les proférerait. Comme disait toujours la grand-mère de Katla : « Qui apporte de mauvaises nouvelles en porte aussi le poids. » Aussi se contentait-elle de hocher la tête en souriant et en désignant à Jenna, au passage, les étals qui offraient de jolies babioles : des boutons d’ivoire sculptés en forme de daim des neiges, d’hermine et de bizarres animaux au long cou ressemblant à des vaches difformes ; des rubans à l’éclat d’arc-en-ciel, des dentelles si fines qu’elles ressemblaient à des toiles d’araignée. Mais Jenna savait ce qu’elle voulait, et ce n’était pas ces parures, si elles pouvaient la distraire un moment. « La vendeuse d’amulettes », dit-elle après qu’elles eurent erré ainsi pendant presque une heure. « Là ! » Elle désignait un chariot peint surmonté d’une bannière portant un nom maladroitement écrit dans l’Ancienne Langue. Les yeux plissés, Katla l’examina pendant un moment. Elle ne lisait ni vite ni bien, il aurait fallu passer trop de temps assise sans bouger, quand elle était petite, pour apprendre correctement, et elle avait toujours été une enfant agitée, qui avait toujours d’autres plans en tête que d’être assise bien sage près de Béra tandis que les garçons galopaient dans la cour en hurlant à tue-tête. « Fézack Chante-Étoile ? dit enfin Katla. Quel nom est-ce là ? » Elle eut un petit rire railleur. « Si tu crois que c’est un véritable nom, tu es encore plus idiote que je ne le croyais. » Jenna releva le menton, et le soleil alluma mille nuances dorées dans sa chevelure. Il était possible après tout, se dit Katla surprise, que l’urine eût fait son effet. « Les Vagabonds choisissent leur propre nom. C’est un signe de leur liberté. Ne sais-tu donc rien ? Marin m’a parlé de Fézack Chante-Étoile. Elle fait vraiment de la magie, elle a dit : elle lui a vendu un philtre pour lui augmenter les seins et ils ont déjà une largeur de doigt de plus qu’hier. — Quand ce sera la largeur d’une main, préviens-moi et j’enverrai Tor vérifier. » Jenna se mit à glousser. « Là, voilà un vrai homme, déclara-t-elle. Je ne veux pas penser aux endroits où il a mis les mains. » Elle jeta à sa compagne un regard espiègle. « Quoique, peut-être en sais-tu davantage là-dessus que tu ne veux le dire. — Absolument pas ! C’est un rustre. » Katla eut un petit frisson. « Erno serait plus à ton goût, alors ? Bien tranquille et bien timide, et qui n’éprouve pas le besoin de se vanter de ce qu’il a dans ses culottes ? — Jenna ! De toute façon, que pourrais-tu bien en savoir ? — On parle entre filles. — Et quelle fille pourrait bien le savoir ? — Marin dit que c’est un beau garçon, Erno Hamson. C’est pour cela qu’elle fait tout son possible pour se rendre plus attrayante à ses yeux. — Et Erno aime qu’une femme soit pourvue de mamelles de vache, c’est ça ? » fit Katla, furieuse. Elle pensait à ses propres petits seins, aussi durs que les pectoraux d’un garçon, et à peine plus gros. Pas grand-chose là pour une main d’homme. Peut-être devrait-elle acheter le philtre de Marin. Elle sourit : à Sur ne plaise, et soyons bien contentes de pouvoir courir sans se pocher les yeux ! « Viens, alors. Allons voir ta faiseuse d’amulettes. » Elles s’apprêtaient à frapper à la porte du chariot – une œuvre d’art en soi, peinte d’un riche bleu foncé et décorée de tout un firmament d’étoiles, avec la lune dans toutes ses phases – quand celui-ci s’ouvrit à la volée ; un jeune homme sortit en hâte, la tête tournée pour saluer la faiseuse d’amulettes. « Porte-les près de ton cœur, disait la vieille femme, et son amour te tiendra chaud… » Il bouscula Katla de plein fouet, et elle dégringola à la renverse dans les marches pour atterrir sans cérémonie sur le sol noir, où elle se mit à rire à gorge déployée. C’était Erno. Un instant, il regarda fixement Jenna qui s’était collée contre le chariot, puis, après avoir jeté les yeux sur Katla aux cheveux tondus avec une expression de pure horreur, il glissa rapidement quelque chose dans sa chemise. Katla cessa d’un seul coup de rire et l’enveloppa d’un regard sérieux. Il semblait avoir quelque chose de différent, quelque chose de frappant, d’impressionnant, même. Encadré par la gloire artificielle de la voûte céleste, avec ses ors et ses argents qui se détachaient avec éclat sur leur fond poussiéreux, et avec la véritable arche des cieux qui s’arrondissait au-dessus de lui, Erno semblait en cet instant Sur jaillissant de l’Océan du Nord pour jeter un regard émerveillé sur son nouveau royaume. Et puis, avec un maladroit hochement de tête, il s’éclipsa en filant comme un lapin entre les étals. Katla le regarda jusqu’à ce qu’il eût disparu puis, en secouant la tête, comme perturbée, se releva. Jenna, les mains ardemment serrées sur sa bourse, était déjà presque dans le chariot. Katla grimpa en hâte les marches pour la rejoindre. La Vagabonde était un spectacle ahurissant. Non que Katla n’eût jamais vu de femme chauve auparavant – elle se rappelait la vieille Ma Hallasen, dont les cheveux étaient tombés, disait-on, après la mort de son époux aux mains des raiders, douze ans plus tôt et qui, devenue depuis plutôt simple d’esprit, vivait dans la petite hutte près du ruisseau, sans autre compagnie qu’un chat et une chèvre. C’était seulement que Fézack Chante-Étoile – avec l’unique et bizarre touffe de plumes qui lui décorait le sommet du crâne – avait la tête aussi parfaitement ovale qu’un gland de chêne, et d’un brun aussi lustré. Jenna était déjà en plein élan, et la nomade commença à agiter frénétiquement les mains en sifflant et en caquetant comme un choucas, puis très clairement, elle déclara : « Tranquille, maintenant, petite. Doucement pour Fézack, s’il te plaît. Vieilles oreilles, esprit lent. » Jenna réitéra sa requête, sans les embellissements concernant le roi Ravn, et son cœur, et la promesse de son père, et tous les gens qui assisteraient à l’Assemblée. « Quelque chose qui me ferait remarquer de lui, conclut-elle, qui détournerait ses yeux de toutes les autres. » La vieille femme se pencha pour toucher les cheveux de Jenna. « Une si belle chevelure, comme des fils d’or. » Jenna fit une grimace. « Bien des Eyraines ont de tels cheveux. Cela ne suffit pas à me faire remarquer. N’avez-vous pas un philtre, ou quelque chose de ce genre ? » Fézack eut un sourire malin. Il y avait des petites pierres précieuses rouges incrustées dans ses dents, qui brillaient dans la lumière comme des lucioles. Après quoi elle hocha vigoureusement la tête. « J’ai ce que tu veux. Mais pas donné. — Ça m’est égal », dit Jenna, téméraire. Elle déversa le contenu de sa bourse dans sa main. « Prenez ce que vous voulez. » La vieille femme se pencha sur la main tendue et y fouilla d’un ongle semblable à une griffe. Elle y pécha finalement deux ou trois petites pièces, qu’elle mordit chacune à son tour pour les tester avec soin. Après quoi elle les laissa tomber dans un pot de céramique placé sur l’étagère derrière elle, et s’en alla au fond du chariot. « J’espère que tu sais ce que tu fais, murmura Katla. Je ne suis pas sûre de lui faire confiance. » Jenna releva un menton obstiné. « C’est ma seule chance, dit-elle, résolue. Je dois la saisir à deux mains. » Fézack Chante-Étoile revint un moment plus tard avec un petit flacon en verre. Elle le déposa dans la main de Jenna et, après avoir soulevé la chevelure dorée de celle-ci, elle lui murmura à l’oreille – Katla ne put entendre quoi. Puis elle se redressa et leur ouvrit la porte pour les faire sortir. Elles lui adressèrent toutes deux une courbette courtoise en guise d’au revoir, et se retrouvèrent dans la lumière aveuglante du soleil, clignant des paupières, désorientées par cet étonnant contraste avec le chariot miteux qui sentait le renfermé. La vieille femme les observait, debout sur les marches. « Pas avant qu’il te voie », rappela-t-elle à Jenna en remuant un doigt sévère. « Rappelle-toi. » * * * « Tu vois les seins de celle-là, Joz ? — Mmmm. — T’as vu, Tête-de-Nœud ? La grande blonde avec le petit maigrelet là-bas, près de l’étal du pâtissier ? — Ouais. Très bien. — Ça me dérangerait pas de cacher ma saucisse dans sa boîte. — Tu parles vraiment salement, Gueule-de-Chien. — J’aurai les mains sales aussi, si j’ai un peu la chance… — Tu les garderas pour toi dans mes parages, ou tu les perdras. — Oui, Mam. » Une pause, puis : « Quand même, je parie que t’as des histoires à raconter, hein, Mam, du temps que t’étais une pro ? — Ce ne sont pas des histoires pour les petits garçons, Gueule-de-Chien. — Viens me voir dans mon bivouac cette nuit, et tu verras que je suis pas si petit. » Un bruit de gifle. « Aïe ! Pourquoi t’as fait ça ? — Les petits garçons ne devraient pas dire de mensonges. — Bon, alors, qui c’est qui a causé ? » 6. Un présent Fent Aranson et Tor Leeson s’éloignèrent à grandes enjambées de l’étal de sardoine, laissant Halli leur crier des paroles inaudibles, mais de toute vraisemblance obscènes. « Bien joué, Tor. Je n’aurais pas pu supporter Halli une minute de plus. Tout ce qu’il sait dire, c’est Jenna-ci et Jenna-ça, et le bateau qu’il a dans la tête. Il m’a fait la leçon tout l’après-midi sur les bénéfices d’une vie rangée. Prendre une épouse, gagner assez d’argent pour acheter une ferme, en mettre de côté un peu chaque jour, ne pas dépenser tout mon argent sur la boisson et les femmes – tout mon argent, je te demande un peu ! — Je croyais qu’il était bien décidé à partir pour l’Extrême-Occident. — Seulement pour gagner de quoi acheter de la terre et du bétail. Pas pour le plaisir, comme moi. — Il se prend trop au sérieux, ton frère aîné, acquiesça vivement Tor. Si du bon temps lui mordait les fesses, il ne le reconnaîtrait pas ! Jenna Finsen, vraiment. Toute en chair et en étoffes, celle-là. J’en préférerais une où je puisse mettre la dent, une fille un peu solide, un peu d’imagination et un peu de muscle, prête à vous enlacer pour une heure ou deux et tout aussi contente de s’en aller de son côté. » Il eut un sourire de loup, puis secoua la tête. « Les femmes. Rien que des ennuis pour les hommes comme nous. » Fent lui adressa un regard soupçonneux. « Tu n’as pas réussi à te gagner la faveur de ma sœur, hein ? — C’est une friponne : dents et griffes. Mais j’aime qu’elles aient un peu de ressort. — C’est bien vrai. » Fent émit un petit gloussement. « Le quartier nomade ? — Le quartier nomade. — Des femmes ou du vin ? — Les deux ! — Soûlons-nous horriblement, à tomber par terre de rire, et trouvons-nous un couple de putains nomades à baiser jusqu’à en devenir idiots ! — Et un couple de bâtards istriens à rouer de coups… » * * * Dès qu’il le put, Saro Vingo se glissa hors du pavillon familial. Il en avait plus qu’assez d’entendre son frère parler sans cesse de sa future épouse. « Une fois que je l’aurai enfermée, celle-là, elle sera incapable de se tenir debout pendant un mois, répétait-il. Tu as vu cette bouche ? Elle a trop hâte, pas d’erreur. » Saro en avait honte d’être un Vingo, et même un Istrien. Ou peut-être que c’était ça, un homme. Tête basse, il se promena dans la Foire, en évitant les yeux des passants. Était-ce ainsi que tous les hommes parlaient de leurs femmes ? Son père n’avait sûrement jamais parlé ainsi de sa mère ? Illustria, si grande, si sereine, ses lèvres discrètement fardées de rose mauve et de rouge prune, qui parlait d’une voix si douce que tous ceux qui se trouvaient dans la pièce faisaient silence pour l’entendre. Favio l’avait-il autrefois traitée de prostituée, en se vantant devant autrui de ce qu’il aimerait lui faire ? Saro sentit qu’il s’empourprait, ainsi impliqué par son sexe même dans cet avilissement potentiel, tout en sachant qu’il ne valait guère mieux. Les images qu’il avait en tête depuis qu’il avait vu cette barbare sur le Roc… Sa bourse cliquetait au rythme de son pas, ce qui suscita une autre idée. Il allait acheter un présent à sa mère, quelque chose d’étranger, d’inhabituel, quelque chose que personne d’autre ne penserait à lui rapporter. D’une allure désormais résolue, il se dirigea vers le quartier des Vagabonds. Il n’avait pas encore atteint les premiers étals nomades quand le soleil commença sa longue et lente plongée dans la mer, baignant tout d’une lumière incertaine, hasardeuse. C’était étrange, et un peu excitant, de se promener ainsi en solitaire sur le champ de foire – tout spécialement dans cette partie-là de la Foire. De petits frissons d’anticipation lui parcouraient l’échine. Qui sait quelle aventure il pourrait rencontrer, quels gens étranges ? Il se glissa entre d’innombrables étals offrant des colifichets et des étoffes aux motifs fabuleux, des mets aux arômes exotiques et des boissons. Autour d’un éventaire qui se spécialisait dans les diverses variétés d’arack, un groupe de jeunes gens chahuteurs s’était rassemblé, goûtant les échantillons et couvrant de leurs cris les protestations du propriétaire, un vieil homme ratatiné qui n’avait plus une seule dent. Saro se dépêcha de passer. Il acheta une pâtisserie épicée, et s’arrêta un moment devant un théâtre de marionnettes. Sur la scène aux couleurs bariolées, dans la petite tente de tissu rayé qui dissimulait les marionnettistes, trois poupées grotesques remuaient de haut en bas en cliquetant sur des bâtonnets. Elles avaient de longs doigts minces et des nez pointus, des membres d’araignée et des atours dorés. Saro n’avait pas idée de ce qu’elles représentaient, et il ne le comprit pas davantage lorsqu’un quatrième personnage fit son entrée, une figurine plus petite que les autres, en robe blanche, que la foule applaudit comme si c’était le héros. La petite marionnette vêtue de blanc emmenait les trois autres en voyage, vers une planche de montagnes peintes et un trou noir taillé dans le fond de scène. Puis elle claqua ses mains de bois et un épais nuage de fumée verte engloutit la scène, au grand ravissement des spectateurs. Lorsque la fumée se fut dissipée, les trois plus grandes figurines avaient disparu, ne laissant que la blanche, avec un minuscule chat de bois à ses pieds, et tout le monde se mit à applaudir. Saro se trouva faire de même, c’était la moindre des politesses. Une fillette aux cheveux sombres, portant un anneau d’argent dans le nez et un autre dans son sourcil droit, sortit de derrière la scène pour faire une révérence et, d’un geste plein de panache, produisit un gros sac de cuir qu’elle tendit devant elle. Après y avoir jeté des pièces de monnaie, les gens commencèrent à s’en aller. Saro était le dernier. Quand la fille s’en vint vers lui, elle joignit ses paumes et s’inclina. « Rajeesh, mina Istrianni », formula-t-elle. Il imita sa courbette avec maladresse en répétant la vieille salutation, ce qui pour une raison ou pour une autre la fit rire. Puis il lui demanda, avec une soigneuse lenteur, dans l’Ancienne Langue, la nature de ce qu’il venait de voir. « Rahay et les Magiciens ! », dit-elle, surprise. Ne connais-tu donc rien ? » Il fit une grimace. « Apparemment pas. Je suis arrivé pendant le spectacle, et j’ai tout manqué sauf la dernière scène. — Viens avec moi pendant que je prépare tout pour le spectacle de cette nuit, et je te raconterai l’histoire, si tu veux. — J’aimerais bien. » Elle disparut dans la tente pour nettoyer de ses mains la poussière déposée par l’explosion sur la scène, puis, avec un grand sourire, tourna ses paumes vers lui. Elles étaient d’un vert éclatant. « Tu veux sentir la magie ? » Saro éclata de rire. « La magie ? C’est juste de la poussière verte ! — Maintenant peut-être, mais dans la pièce… » Elle lui tendit une main et il la prit brièvement. Elle avait de tout petits doigts, comme une enfant. La poussière avait une odeur âcre et puissante, qui n’était absolument pas familière à Saro : l’odeur d’une autre contrée, d’un autre monde. D’une voix chantante, la fillette commença son récit. Rahay était le Roi de l’Ouest, Gardien de la paix, faiseur d’or, De tous les rois le meilleur et le plus sage Et ses gens vivaient bien jusque dans leur vieil âge. Des histoires de l’Ouest partout se répandirent Et des magiciens ouïrent parler de l’or Avec la marée sur leur grand vaisseau, ils partirent, Projetant de voler tout ce qu’ils pourraient saisir. De la mer ils s’en vinrent à la cour du Roi (Leur vaisseau gisait éventré sur les rocs) Rahay sourit, en homme avisé qu’il était Sage comme la chouette, rusé comme le renard. « Pour rester ici dans ma contrée dorée, Accordez-moi trois souhaits, je vous prie. » Les magiciens rirent avec audace, Car ils savaient que leur promesse ils trahiraient. Et le roi Rahay demanda le talent De déplacer les pierres et d’appeler le feu du ciel. « Cela fait deux, dirent-ils, il t’en reste un. » Le chat du roi s’en vint alors en promenade. « Déversez en mon chat tous vos sortilèges. » Tel fut le troisième souhait du roi, Et il leur mit le chat dans les bras. « Voilà qui est fait, dirent-ils, quels souhaits étranges. Pendant trois jours les magiciens firent des folies. Ils fumèrent, ils burent, ils profanèrent des femmes. Ils apportaient le pire des mauvais sorts. Ils tuèrent une chèvre, un chien et un enfant. Le lendemain, le roi les emmena dans les collines Où scintillaient de tous leurs feux les cavernes d’or Et lorsqu’ils furent entrés, il fit appel à ses dons, Et en un clin d’œil, les magiciens ne furent plus. Car il appela un éclair du ciel Pour fracasser la caverne d’or, Et le mouvement des montagnes Remplaça les anciennes cavernes par de nouvelles. De retour à sa cour, il caressa son chat Jusqu’à en obtenir les sortilèges Et s’en servit pour enrichir ses terres Et les rendre belles, et pour cela on l’aima fort. Rahay était le Roi de l’Ouest Gardien de la paix, faiseur d’or De tous les rois le meilleur et le plus sage Et ses gens vivaient bien jusque dans leur vieil âge. La fillette essuya sur sa tunique ses mains tachées de vert. « L’Ancienne Langue ne rime pas, alors que l’original rime, à ce qu’on m’a dit, mais c’est la version qu’on m’a apprise. Et, pour bien respecter la tradition, je devrais m’être accompagnée d’une cithare, mais la mienne est tellement désaccordée en ce moment, je crois que tu me remercieras plutôt de ne pas l’avoir fait ! » Saro alla chercher une pièce d’argent dans sa bourse. « Je te remercie quand même, dit-il en la lui tendant. J’ai beaucoup aimé cette histoire. » La fillette refusa la pièce d’un geste de la main. « Ne m’insulte pas avec ton argent. J’ai choisi de te la raconter. Considère cela comme un présent de ma part, pour ta première Grande Foire. — Comment as-tu pu deviner ? » Il lui sourit, fut ravi de la voir lui sourire en retour, et le pétillement de ces yeux sombres dans ce visage bronzé. Ce visage très nu, et très féminin. Une vague de honte le traversa de la voir ainsi, et il inclina la tête pour masquer sa rougeur. Lorsqu’il releva les yeux, la fillette le regardait avec intensité. « Tu m’as dévisagée comme si tu n’avais jamais vu un visage de femme auparavant. » Saro se sentait stupide. « Désolé, non, balbutia-t-il. C’est juste que là d’où je viens, les femmes ne montrent pas leur visage. Elles portent un voile qui ne laisse libre que leur bouche, pour manger et parler, et… — Tu es istrien. » Il hocha la tête, bien que ce n’eût pas été une question. « Ton peuple a de drôles de façons avec les femmes. » Avec un petit rire, elle ramassa les marionnettes là où elles étaient tombées à la fin de la pièce, pour en démêler bâtons et ficelles. « Pour les cacher si jalousement, les hommes doivent en avoir bien peur. » Elle tendit l’une des marionnettes libérée à Saro, qui la prit avec précaution et la retourna. Elles étaient très belles, il pouvait le voir à présent, créées de main de maître, chaque trait, chaque doigt sculpté avec un soin exquis. Il agita l’un des bâtons et vit comme un membre se mouvait, comme les doigts pouvaient bouger indépendamment, manipulés par un marionnettiste habile, de sorte que la main pouvait faire signe, ou se serrer en poing. Il songea à ce qu’avait dit la jeune fille, en retournant la marionnette entre ses doigts, et annonça enfin : « La puissance de Falla brille dans les yeux des femmes, dit-on. Peut-être avons-nous peur de cette puissance. » La fillette rit de nouveau. « Et vous le devriez bien ! Donne-moi ce magicien, maintenant, avant d’en ôter tout le doré en le frottant. » Elle replaça les quatre figurines dans une boîte en bois ingénieusement conçue pour garder séparés bâtons et fils. « Alors, que fais-tu ici avec les Vagabonds pour ta première Foire, mon jeune seigneur ? — Je suis venu chercher un présent pour ma mère. — Voilà un bon garçon, dit-elle avec un regard approbatif. Les femmes aiment les présents. Pensais-tu à quelque chose en particulier ? » Saro secoua la tête. « Des bijoux, peut-être » conclut-il, assez lamentablement. La fillette fit claquer ses mains en les joignant. « Je vais t’emmener voir mon grand-père, alors. Il se spécialise dans les pierres à cœur, il les sertit dans des colliers, des bracelets, des anneaux ou des broches. Ou mieux encore, je crois, il les laisse toutes seules. Juste pour les tenir dans sa main. Ta mère sera enchantée. — Mais pourquoi les appelle-t-on pierres à cœur ? — Elles changent de couleur pour correspondre à notre humeur. » Saro se mit à rire. « Comment une pierre le peut-elle ? » La fillette haussa les épaules. « Demande à mon grand-père, c’est lui l’expert. — En pierres ? — Non, idiot : en humeurs. » * * * L’étal du vieux nomade se trouvait juste derrière celui où l’on vendait l’arack, mais la foule avait augmenté depuis, en nombre et en volubilité. De jeunes Istriens au menton rasé de près et aux tuniques raffinées y côtoyaient des nordiques en cuir et tresses, et même s’il semblait incongru de les trouver ainsi au coude à coude, le caractère universel d’un verre pris en compagnie les avait apparemment réunis dans la même bonne humeur. Un jeune homme qui aurait pu être Ordona Qaran, de Talséa, avait passé un bras autour des épaules d’un jeune Eyrain aux cheveux et à la barbe d’un blond presque blanc, et ils chantaient une vieille chanson de beuverie, chacun dans son langage mais sur passablement le même air. Saro en reconnut d’autres, des amis de son frère, âgés de quelques années de plus que lui, des compagnons d’escrime et de chasse, Diaz Sestran, dans un ridicule doublet orange et argent, et Léonic Bakran. Et, oh, Falla, Tanto lui-même, vacillant, la face cramoisie et les yeux larmoyants, qui buvait, tête rejetée en arrière, les dernières gouttes échappées d’un flacon mauve. Avec un soupir, Saro accéléra le pas. « Tu les connais ? » demanda la fillette avec curiosité, en contemplant ces bouffonneries. L’un des Istriens avait saisi un Eyrain à bras-le-corps pour le porter sur ses épaules. L’Eyrain, longs cheveux roux et sourire de loup, brandissait une lame à l’aspect dangereux. « Mon frère, entre autres », fit Saro entre ses dents. « Et tu n’as pas envie de te joindre à eux ? — Absolument pas. Je suis venu ici pour leur échapper. » La fillette se mit à rire. « Ils s’amusent bien trop pour te remarquer. Viens. » L’étal de son grand-père était festonné de chaînes et d’objets étincelants, tous sertis de pierres à l’aspect laiteux et au fini luisant. Le vieil homme en portait lui-même aux mains, aux oreilles, en bandeaux à ses bras. Il avait même au front, pendue à un mince cercle d’argent, une unique grosse pierre qui ne ressemblait à rien tant qu’à un énorme troisième œil. Et alors que celles de l’étalage étaient d’un blanc pâle et fumeux, des teintes bleu ciel flottaient dans celles que portait le vieil homme. « Grand-père ! — Guaya, ma chère enfant. » Les petits yeux du vieillard étaient noirs et ronds, aussi brillants que ceux d’un rouge-gorge. Il pencha la tête sur le côté pour la regarder, puis de l’autre côté pour regarder Saro, aussi vif et intelligent qu’un oiselet. « Voici mon ami… — Saro, se hâta de dire celui-ci. — … mon ami Saro qui désire quelque chose pour la dame sa mère. » Saro sourit au vieil homme. La fillette, Guaya, l’avait appelé « ami », et elle avait beau n’être qu’une petite étrangère d’à peine douze ou treize ans, cela lui faisait chaud au cœur. « Guaya… » Il s’empêtra dans la prononciation : dans la langue nomade, ce nom semblait posséder trop de syllabes. « Guaya m’a dit que vos pierres changent de couleur pour se régler sur nos émotions… » Sans un mot, le vieillard prit un pendentif, une longue pierre en forme de poire pendue par l’intermédiaire d’une monture sans apprêt à une fine chaînette d’argent. C’était élégant, sans ostentation, et quand le vieil homme la toucha, la pierre revêtit les mêmes bleus aimables que ceux de ses bagues. Il la tendit à Saro et les couleurs se transformèrent aussitôt en ocre et jaune moutarde. « Tu es heureux en ce moment, mais sous ton bonheur repose une émotion plus profonde : de la colère, peut-être, ou même de la crainte. » Saro le regarda fixement. Guaya se pencha pour lui prendre le collier, et les ocres le cédèrent aussitôt à une teinte translucide et dorée. Le vieillard se mit à rire. « C’est une enfant bien simple, ma Guaya, et très sereine. — C’est ravissant », dit Saro à mi-voix. Il examina l’étalage, mais le vieil homme avait choisi sans erreur. « Combien en voudriez-vous ? » Il allait ouvrir sa bourse et en déverser le contenu lorsqu’il y eut un cri plus violent à l’étal voisin, suivi par un grand fracas, et force hurlements. * * * « Il se passe quelque chose là-bas, Doc. — On dirait qu’il y a un problème, Joz. — On y va, Tête-de-Nœud ? — Ouais, on ferait aussi bien. Toujours plaisant, un peu de bagarre à une Grande Foire. — On ne sait jamais sur qui on pourrait taper ! — Tu viens, Mam ? — Ne sois pas stupide. On ne nous paie pas pour ce genre de choses. — Comme tu veux. — Ça me dirait bien de taper un de ces butors d’Istriens dans les couilles, ouais. — Tu as intérêt à faire attention, Gueule-de-Chien, ils sont drôlement plus gros que toi. — Et nous voilà dans la pente-pente-pente, Et nous voilà dans la pente qui glisse… » * * * Sire Tycho Issian traversait la Foire, ayant finalement trouvé quelque soulagement aux mains d’une femme à la peau sombre et aux cheveux tressés de coquillages (même si pendant tout le temps où elle s’était occupée de lui, il n’avait pu penser à autre chose qu’à des mains pâles et des yeux vert de mer), quand il remarqua un brouhaha à l’un des étals de boissons. Deux jeunes gens se tenaient à la gorge, mais heureusement ni l’un ni l’autre ne semblait armé. Le grand blond prit son élan et assena un coup solide au jeune Istrien, juste sous les côtes. L’Istrien, vêtu d’un habit d’un rose éclatant étrangement familier, se plia en deux, l’Eyrain leva brusquement un genou et son opposant s’écrasa par terre en gémissant, les mains serrées sur l’aine. Il y eut un moment d’accalmie, et l’incident parut être sur le point d’être clos, comme s’il eût suffi que quelqu’un fasse une blague appropriée et tout le monde serait retourné à sa boisson. Mais dans ce calme extraordinaire, le blond s’écria : « Prends ça pour ta Chienne de déesse, ordure ! Falla écarterait les jambes devant Sur et elle le bénirait pour l’occasion ! » Tycho se figea sur place. Le sang lui monta au visage puis retomba, laissant ses traits habituellement couleur de noyer aussi blafards que ceux d’un homme du nord. Au stand, le chaos éclata. Partenaires de beuverie et compagnons de chahut l’instant d’avant, ils étaient tous maintenant des Istriens et des Eyrains. Des adorateurs de la Déesse et des disciples de Sur : histoire et religion les séparaient plus sûrement que leur langage, leur culture et leur éducation. Ennemis depuis plus de cent générations, à travers la grandeur et la décadence des dynasties, les cités détruites et les autels profanés, ils se rappelaient désormais avec une passion brûlante leur appartenance légitime, et ils se mirent à frapper de tous côtés avec une violence soudaine et stupéfiante. Des rancunes caressées pendant deux cents ans vinrent éclater à la surface, des insultes remémorées d’après les histoires de famille autour du feu – grands-parents perdus, parents blessés, fortunes disparues dans des guerres, dettes éternelles. L’étal s’écroula dans un grand fracas, et le petit nomade qui en était le propriétaire se mit à courir en tous sens comme une souris prise au piège, essayant désespérément d’éviter la pluie de coups. Puis, avec un beuglement inarticulé, quatre hommes en armures fatiguées se jetèrent dans la mêlée en frappant au hasard, sans se soucier apparemment de savoir si leurs cibles étaient istriennes ou eyraines. Pendant un moment, leur intrusion inattendue sembla sur le point de calmer la situation, mais un jeune échevelé avait dégainé son poignard, et soudain il y avait du sang sur la lame argentée. Un jeune Istrien vêtu d’un absurde costume orange et argent s’écroula, les mains serrées sur le ventre. Le plus jeune fils Sestran, comprit soudain Tycho en tressaillant. Sa propre main était allée à sa ceinture, mais alors même que ses doigts effleuraient le pommeau de sa dague, la bagarre ranimée avait englouti un autre étal. Deux jeunes nordiques trébuchèrent à reculons, poursuivis par cinq des garçons du sud. L’un des Eyrains était le grand rouquin qui avait blessé le fils Sestran. Il leva sa main armée, une menace, apparemment, mais deux des Istriens lui tombèrent dessus pour la lui arracher. Un grand Istrien pourvu de courts cheveux noirs et d’un gros nez poussa un hululement triomphal en retournant sa propre lame contre l’Eyrain. Le nordique essaya frénétiquement d’y échapper, mais ce faisant il se heurta au stand du bijoutier, qui l’avait partiellement abrité. « Saro ! » Guaya lui agrippait le bras, terrifiée, car il y avait soudain partout des hommes qui se bagarraient. Un petit cri aigu de désespoir s’éleva et Saro se retourna juste pour voir le vieillard disparaître sous son étal qui se renversait dans un grand jaillissement de planches et de tissus. Les pierres à cœur volaient partout, et là où elles touchaient la peau humaine, elles devenaient brusquement de l’écarlate le plus profond et d’un pourpre violent, avant de retomber de nouveau sur le sol, pâles et laiteuses. Un couple de combattants arrivait dans leur direction en écrasant tout sur leur passage, le visage convulsé de haine, dans un ouragan de coups de poing. Saro saisit Guaya pour la placer derrière lui. Il pouvait la sentir trembler sous sa main. Puis il reçut un coup sauvage sur la tempe et il se retrouva par terre, les yeux et la bouche pleins de poussière noire, avec des pieds tout autour de lui, et sur lui, qui le frappaient et le piétinaient. Là où il avait été frappé, il avait l’impression que son crâne avait doublé de volume et chaque battement de son sang y était le ressac d’une marée. Lorsqu’il tenta de lever la tête, une épouvantable nausée le traversa et un réflexe de vomissement le plia en deux. Avec un énorme effort, il parvint à rouler sous les restes de l’étal du marchand de pierres, pour se retrouver face à face avec le vieillard ; une balafre déchiquetée entaillait le front de celui-ci et le sang qui en coulait lui inondait le visage. Mais la pierre à cœur brillait d’une lueur claire et limpide, un bleu si pâle qu’il était presque blanc au milieu de tout cet écarlate. « Grand-père ! » Guaya se trouvait soudain accroupie auprès de lui sur le sol, du sang dans les cheveux et la tunique à moitié déchirée. Des larmes ruisselaient sur ses joues couleur de noix. Elle plaça la tête du vieil homme dans son giron. « C’est une mauvaise blessure, nous devons l’emmener d’ici. » Saro hocha la tête, hébété. C’était à peu près tout ce qu’il pouvait faire. Il ferma les yeux et ravala la bile qui lui montait à la gorge. Puis il se releva tant bien que mal, en s’aidant des montants de l’étal. Un spectacle stupéfiant s’offrait à sa vue. On aurait dit un champ de bataille. Deux hommes se tordaient sur le sol – l’un d’eux était Diaz Sestran, vit-il avec un frisson en le reconnaissant, mais l’autre était un jeune Eyrain à la chevelure brun clair et à la barbe tressée. Du sang jaillissait en pulsations saccadées de sa cuisse. Autour des deux blessés, une douzaine environ de jeunes gens se battaient pour de bon, poignards dégainés, ou avec des bâtons et des massues improvisées arrachées aux étals démolis ; l’atmosphère était lourde, beuglements de rage et soif de sang. Saro se pencha pour mettre le nomade debout à son tour. Le vieil homme semblait aussi dépourvu de substance qu’un oiseau, rien que de la peau et des os ténus qui auraient pu se casser comme des brindilles sous ses doigts. Guaya se précipita de l’autre côté de son grand-père et glissa son épaule sous l’aisselle de celui-ci. Ensemble, ils se mirent à le tirer à l’écart. Ils y seraient parvenus si un petit homme en armure de cuir bouilli ne les avait bousculés en essayant de fuir devant un jeune Istrien de haute taille qui l’attaquait en brandissant son poignard argenté. Le petit homme saisit Saro par un bras et le fit virevolter, lui arrachant le marchand de pierres à cœur ; celui-ci fut propulsé vers l’avant. Il y eut le son brusque et mou d’un impact, suivi par un horrible cri poussif. Lorsque Saro retrouva ses esprits, il vit Guaya, le visage convulsé de chagrin et de haine, qui bourrait son frère Tanto de coups de poing, et le vieillard étendu sur le sol, le poignard argenté enfoncé jusqu’à la garde dans la poitrine. De sa main aux doigts largement écartés posée sur le front de l’enfant, Tanto tenait celle-ci à bout de bras, avec une expression de pur dégoût. Puis il la repoussa sauvagement, se retourna, posa un pied sur la poitrine du vieil homme, reprit son poignard et s’éloigna. Saro, figé sur place, le regarda fixement s’en aller. Le petit homme que Tanto avait poursuivi s’était évanoui dans la foule. Avec un terrible hurlement, Guaya s’abattit en sanglotant sur le corps étendu de son grand-père. Le vieil homme leva avec lenteur une main pour lui toucher la joue. Ses yeux se ternissaient. Saro s’agenouilla auprès d’eux, si choqué qu’il en était complètement impuissant. Là où Tanto avait arraché sa dague, un sang d’un rouge éclatant jaillissait en pulsations inexorables d’un trou humide, tachant la robe blanche du nomade. Saro le contempla avec un sentiment qui s’approchait de la fascination puis, avec lenteur, impulsivement, il plaça sa main sur la plaie béante, essayant d’endiguer le flot de sang, qui passa entre ses doigts, une fontaine de sang épais, impossible à arrêter. Tant de sang. Il avait peine à imaginer qu’un corps pût contenir tant de sang, et moins encore celui d’un vieillard aussi frêle. Il pouvait sentir le battement rapide et affaibli du cœur du nomade sous le talon de sa main, palpitant comme un minuscule oiseau dans une cage. Il pressa davantage la blessure. Le vieillard tourna la tête. Ses yeux sombres fixèrent Saro et celui-ci sentit de nouveau la nausée monter, mais différente cette fois, plutôt comme un vertige. Le nomade posa sa main sur celle de Saro contre sa poitrine et murmura quelque chose dans une langue que Saro ne put comprendre, une phrase ponctuée de petits souffles qui chez un homme moins faible auraient été des sifflements. Et il mourut. Saro put déterminer l’instant exact où l’esprit du nomade le quittait. Non seulement à la façon dont son regard se perdit dans le vide, tandis que sa bouche s’ouvrait mollement, mais au moment où la pierre à cœur perdit toute sa couleur, passant par toutes les teintes pastel les plus pâles pour devenir enfin d’un gris lugubre et uni. Saro sentit son esprit devenir un étang de calme clair et froid, un lac de glacier, un lac de montagne que les gesticulations des hommes ne touchaient pas, une surface vierge de la plus infime ondulation. Autour de lui, pendant un instant, le silence fut total, et puis il y eut un brouhaha sonore. De la foule lointaine s’éleva le hululement aigu d’une femme désespérée, des cris d’hommes, furieux ou horrifiés, les pleurs d’un enfant. Saro leva la tête. Tanto se tenait à quelque distance, le regard sans expression. Près de lui se tenait Sire Tycho Issian, qui lui avait posé une main sur l’épaule. Pour l’approuver, sembla-t-il à Saro en cet instant de clarté, plutôt que pour le retenir. Une vieille femme se précipita vers Saro les bras tendus, son visage peint strié de larmes. Elle tomba à genoux auprès du vieillard défunt et se mit à lui couvrir la face de baisers. Soudain embarrassé d’être témoin d’une telle douleur intime, Saro se releva, ruisselant de sang. Il en avait plein les mains. Il se détourna et partit à pas lents, loin de cette scène de mort, loin de son frère et des badauds curieux. Mais il y avait soudain une main sur son bras, et comme elle l’agrippait il se sentit englouti dans une vague brûlante de chagrin, de chagrin et d’horreur. Quelqu’un avait tué son grand-père, un acte inutile, absurde, et le meurtrier était parti. Son grand-père était mort sous ses yeux, toute la lumière s’était effacée de son regard. De la peur, tant de peur : car Grand-mère aurait le cœur brisé, et qui s’occuperait d’elles, désormais, maintenant que Grand-père était mort et avait disparu ? Il cligna des yeux en secouant un peu la tête. La main retomba et avec elle disparut le chaos d’émotions, le laissant comme un poisson rejeté sur le rivage par une marée de tempête, affaibli, luttant pour respirer dans cet élément étranger. Il baissa les yeux. La fillette, Guaya, se tenait devant lui, ses immenses yeux noyés de larmes. Elle lui tendait une main où reposait le pendentif que Saro avait choisi pour sa mère. Dans la paume de l’enfant, la pierre avait pris le bleu d’un ciel hivernal, strié de pourpre pâle, comme une prémonition de crépuscule, et Saro sut aussitôt que cela révélait à la fois le chagrin de l’enfant et sa crainte. Cela ne venait pas de la pierre, pourtant, mais de quelque chose en lui, quelque chose de nouveau, qu’il n’avait pas demandé, qui était entré en lui tel un visiteur importun. « Il a dit de vous donner un présent, formula-t-elle à mi-voix. Je crois qu’il voulait dire ceci. » Saro secoua la tête avec lenteur. « Non, dit-il, pas ce collier, ce n’est pas ce qu’il voulait dire. » Il sourit, et sentit les larmes lui monter aux yeux. L’enfant le regarda sans comprendre, mais déposa malgré tout le pendentif dans sa main et s’enfuit en courant. 7. La Rose du Monde En sécurité dans sa caravane du quartier nomade, Virelai observait la bagarre avec intérêt, et non sans une certaine crainte. Il vit l’étalage de pierres à cœur s’effondrer avec fracas, et le vieil homme disparaître sous le piétinement furieux. Il vit comment un petit et gras mercenaire, essayant d’échapper à la fureur d’un jeune Istrien au moins deux fois plus grand que lui (et vêtu d’une tunique d’un rose dégoûtant qui devait assurément avoir fourni au mercenaire assez de munitions pour ses insultes), avait heurté le vieil Hiron de plein fouet, en s’en servant ensuite comme bouclier contre la lame de son poursuivant. Tout cela avait été assez extraordinaire pour quelqu’un comme Virelai, élevé dans la cage étouffante du Sanctuaire où toute son expérience de la violence s’était limitée à une claque occasionnelle sur l’oreille. Mais être témoin de la brutalité désinvolte avec laquelle l’Istrien avait ensuite récupéré sa lame maculée de sang, en s’appuyant du pied contre la poitrine du mourant, l’avait laissé profondément perturbé et pourtant saisi en même temps d’une perverse excitation. Cette action avait dénoté quelque chose de plus profond et de plus ténébreux qu’une simple férocité. C’était à la fois fascinant et révoltant, cela suggérait une grande insouciance quant à la valeur de la vie, une fixation sur soi à l’exclusion de tout le reste, un égocentrisme violent et débridé. Virelai n’avait pas cru les humains capables d’un comportement aussi aberrant ; il se rendit compte qu’il n’arrivait pas à quitter cet homme des yeux. Il regarda l’assassin traverser la foule qui s’écartait pour aller rejoindre un noble vêtu d’ordinaires soieries noires. Avec un petit sursaut, Virelai reconnut celui-ci comme l’homme qui, l’après-midi même, était venu à son étal lui offrir de l’argent et un mariage – quasiment son âme – pour la femme (si on pouvait l’appeler ainsi) qui en cet instant même était paisiblement étendue sur sa couchette derrière lui. Un homme qui était reparti les mains vides, avec un éclat meurtrier dans les yeux. Quelles extrémités d’émotions chez ces hommes, songea-t-il, et comme chaque réaction était inappropriée aux circonstances qui les provoquaient. On aurait dit qu’ils étaient d’une race entièrement différente de celle des nomades – si divers ceux-ci fussent-ils – avec lesquels il avait voyagé ces derniers mois. Les Vagabonds – comme les appelaient les étrangers à leur peuple – étaient des gens placides, doux entre eux et même avec les plus humbles de leurs animaux. Pendant tous ces mois, il n’en avait pas entendu un élever la voix en parlant à un autre, n’en avait pas vu un lever la main. Ces autres hommes semblaient par contraste turbulents, instables, vicieux comme les chiens sauvages qui avaient attaqué le jeune yéka perdu dans les Plaines, en le démembrant, comme si infliger la plus grande violence à la malheureuse bête avait constitué un plaisir en soi. Et, alors que les nomades vivaient joyeusement dans le moment, au jour le jour, ces autres hommes manigançaient, planifiaient, rêvaient des fortunes et du pouvoir qu’ils allaient amasser, à la façon dont ils pouvaient contrôler, manipuler et exploiter autrui tout comme le monde qu’ils partageaient. Virelai avait observé, et s’était instruit. Leur avidité et leur crédulité l’avaient pris au dépourvu, tout comme sa propre ingéniosité. Si le Maître lui avait appris quoi que ce fût, c’était comment utiliser son intelligence. Il en avait fait un usage féroce. En parodiant Rahe, son intonation de cryptique autorité, avec les blocs scintillants de minerai qu’il avait pris au Sanctuaire – caprice ou prémonition ? –, ainsi que les cartes recopiées avec peine de la collection rapportée de la bibliothèque, il avait déjà persuadé une demi-douzaine de chasseurs de trésors et d’affamés de gloire d’entreprendre le hasardeux voyage vers le nord. Assurément l’un d’eux pourrait bien réussir à passer à travers banquises et tempêtes pour atteindre la forteresse et assener au vieil homme le coup de grâce, pour toujours ? Les termes de la contrainte que Rahe lui avait imposée en la répétant chaque année de ce qu’il désignait, avec un sourire moqueur, comme « la vie d’éphémère » de Virelai, l’avaient empêché de tuer le Maître lui-même, aggravés qu’ils étaient par les viles images placées dans son esprit, tortures par des démons sans visages, étendues hurlantes et désolées, agonies éternelles… Plonger Rahe dans la mort-qui-n’était-pas-la-mort jusqu’à ce que quelqu’un pût parachever la tâche avait initialement semblé contourner de manière adéquate les prohibitions du sortilège, et il y avait tant de ces nordiques fous de la mer pour relever le défi ! Ces derniers temps, cependant, Virelai avait été visité par des doutes dérangeants. La nuit précédente, par exemple, il s’était éveillé aux petites heures de la nuit, la peau couverte de sueur froide, le cœur battant la chamade, avec une autre horreur dans le crâne. Et si le vieil homme mourait de faim dans son long sommeil, se décharnait jusqu’à n’être plus que peau et os ? Maintenant encore, en examinant son cauchemar comme on gratte la croûte d’une blessure, Virelai pouvait sentir des gouttes de sueur perler sur son front. Il repoussa ces pensées. Il ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre en espérant qu’il continuerait d’être chanceux. « Qu’y a-t-il, ‘Lai ? » La femme se leva d’un seul geste souple pour regarder par-dessus son épaule. La chatte, invisible dans l’obscurité du chariot, se mit à ronronner. « Qu’as-tu vu ? » Des mèches de la chevelure de la Rosa Eldi, d’un blond presque blanc, caressèrent la joue de Virelai, le faisant frissonner malgré lui. Le frisson traversa peau et muscle, nerf et os, pour aller s’enraciner fermement dans son entrejambe. Il était temps de reprendre de l’élixir, songea-t-il sombrement, afin de se protéger de cet attrait diabolique. Il avait découvert que l’extrait d’avoine était le seul remède contre l’épouvantable brûlure qu’il devait autrement endurer en la présence de la Rosa Eldi. Heureusement, plus il s’était éloigné du Sanctuaire et plus ses philtres avaient eu d’efficacité, comme si l’emprise du Maître sur lui se fût affaiblie avec chaque lieue. Dommage que le pouvoir de la Rosa Eldi n’en eût pas fait de même. Le voyage en bateau avait été le pire, car il n’avait alors eu aucun élixir pour se droguer. C’était sa propre faute, pour l’avoir emmenée au lieu de simplement la laisser où il l’avait trouvée, de la jeter par-dessus bord ou de la vendre au premier marchand rencontré en arrivant à un port. Pendant le voyage, il avait passé son temps à élaborer des fantaisies quant à la nature de la créature qu’il avait dérobée, en se convainquant d’abord que c’était seulement un beau jouet acquis par Rahe pour occuper ses longues heures nocturnes. Mais pendant une période d’ennui tout particulier en mer, avec la magie qui gonflait sa voile et la chatte enfin réduite au silence par un morceau de tissu noué autour de son museau, il avait soulevé le couvercle de la boîte. Il avait ainsi rencontré sa perdition. Une seule vision de ces yeux extraordinaires fixés sur lui, et il était tombé sous le charme, bouleversé par un appétit irrésistible. Sa conscience semblait s’être enfuie, l’abandonnant dans un tourment de désir. Une seule caresse de ces mains fraîches qu’il avait si stupidement libérées, et sa peau était en feu. Le problème, même si elle avait été consentante – et assez étrangement, elle ne lui avait manifesté aucune hostilité –, c’était que son propre corps ne semblait pas équipé pour mener à bien l’acte auquel il aspirait, une étrange découverte pour lui après une aussi longue existence, aussi isolée et aussi innocente. Car même si la vue et la présence de cette femme enflammait tout son corps de désir, une flamme qui se logeait plus particulièrement dans son aine, la chair qui se trouvait là refusait de se roidir en présence de la Rosa Eldi, demeurant pâle et flasque, et ce depuis le moment où il l’avait touchée pour la première fois dans la chambre du Maître. C’était un mystère, mauditement étrange et plus encore injuste. Plus injuste encore, la chatte s’était avérée en la circonstance tout à fait inutile. Extraordinaire, en vérité, compte tenu de la quantité de magie qu’elle recelait. Dès qu’ils eurent abordé, il avait fermé la boîte à coups de marteau et, après quelques questions timides et maladroites, il avait trouvé le chemin du bordel du port. Il avait découvert là avec horreur que son corps ne lui obéissait avec aucune femme, qu’elle le cajolât doucement de ses mains ou de sa bouche, ou que, accroupie sur lui, elle essayât de forcer sa réaction. Il s’était alors enfui pour aller trouver un guérisseur nomade qui, échouant également à guérir la racine du problème, avait secoué la tête, navré, en prescrivant ensuite de cet extrait d’avoine sans lequel il aurait sans doute perdu l’esprit. Ce qui était étrange, avait-il songé pendant les longues journées en compagnie de la caravane de yékas auxquels ils s’étaient joints, c’était que même si la prostituée du bordel l’avait excité, tous ses efforts avaient été à peine suivis d’effet comparés à un seul regard glissé par la Rosa Eldi sous ses paupières ourlées de cils sombres. Une simple femme ne devait certainement pas pouvoir susciter une réponse aussi enfiévrée en lui et, semblait-il, en chacun des hommes qui se trouvait la voir ? Cela ne paraissait guère naturel. Il soupçonnait de la magie – une magie qui n’était pas seulement celle du Maître. Mais que faire d’elle ? Magie ou non, il était sûrement possible d’en tirer profit, profit et pouvoir, s’il était seulement à même de clarifier ses pensées… « Rien à voir, maintenant », dit-il en se dégageant avec prudence pour éviter d’autres attouchements périlleux. « Il y a eu une bagarre, et quelqu’un a été tué. » Les yeux vert de mer s’élargirent. Virelai détourna les siens en hâte. « Tué ? » Elle fronçait les sourcils. « Rendu mort ? » Sa compréhension de tels concepts était encore remarquablement limitée malgré tous les efforts de Virelai pour l’instruire, et sa capacité même à parler et comprendre l’Ancienne Langue était lacunaire, comme si le Maître avait décidé que ce n’était pas un trait désirable chez une personne réservée à l’usage qu’il en faisait. « Oui, rendu mort, répliqua-t-il sans ambages. — Qui était-ce ? » Elle était avide à présent, il le savait à l’intonation de sa voix. Étrange qu’elle eût de quelque façon acquis la capacité de moduler sa voix, alors que les déclarations de son instructeur demeuraient obstinément sans inflexion, quoi qu’il fît pour tenter d’y remédier. « C’était Hiron Sea-Haar, le marchand de pierres à cœur. — Comment a-t-il trouvé sa mort ? — Le poignard d’un jeune Istrien lui a transpercé le cœur, ou plutôt il s’est trouvé rencontrer ce poignard. » Elle réfléchit un moment à ces paroles. « Ne peux-tu rien faire pour lui ? » demanda-t-elle enfin. Virelai se retourna pour la regarder avec curiosité, préparé mentalement au choc qu’un tel coup d’œil lui infligerait. « Je ne suis pas le Maître, dit-il à mi-voix, au cas où tu l’aurais oublié. » Elle sourit alors, et le mouvement de ses lèvres creusa de délicieuses fossettes dans ses joues. « Je ne l’ai pas oublié, dit-elle, comment le pourrais-je ? » Elle prit la chatte dans ses bras pour la serrer contre elle. Deux paires de chatoyants yeux verts se fixèrent avec calme sur Virelai. * * * « Mais regardez-vous tous les deux ! Du sang, des habits en lambeaux, et puant d’arack et de pisse. Vous êtes une disgrâce, pour vous-mêmes, et pour le clan Tomberoc ! » Aran Aranson arpentait sa tente avec une expression orageuse ; ses sourcils formaient une seule ligne sombre sur son front. « Tor, en tant que l’aîné, et mon pupille, j’espérais que par mes soins tu avais appris à mieux te comporter. Et quant à toi, Fent, je suis chagrin de constater une fois de plus que je ne puis te faire confiance si je ne t’ai pas sous les yeux. J’avais pensé qu’après la dernière Foire, tu avais peut-être appris ta leçon, mais non. En sus de ton comportement dans le quartier nomade, tu as laissé ton frère en charge de l’étal de sardoine pendant tout l’après-midi. Et pour cette raison, tu renonceras à ta part des ventes de la journée, si réduites eussent-elles été. » Fent, la tête bourdonnante après la beuverie et le coup reçu pendant la bagarre, qui lui avait laissé sur la tempe une bosse de la taille d’un œuf de macareux, regardait fixement un point situé derrière l’épaule de son père. Ses yeux étincelaient. Katla avait l’impression qu’il prenait autant plaisir à cette scène qu’il en avait eu à boire l’arack et à se battre. « Tu ne sembles pas te rendre compte qu’un conflit avec les Istriens est la dernière chose qu’Eyra puisse se permettre ces temps-ci. Nos ressources sont réduites. Nous nous remettons encore de notre derrière guerre sanglante, et notre roi est jeune, inexpérimenté et entouré d’aventuriers et de politiciens. Et maintenant tu t’en vas provoquer une bagarre avec un groupe de riches jeunes Istriens ! Si nous ne devons pas payer le prix du sang, nous aurons de la chance… — Ce n’est pas nous qui avons commencé », dit Fent, catégorique, en ramenant son furieux regard bleu du fond de la tente au visage courroucé de son père. « C’était déjà commencé. » Il sourit, en se rappelant avec un soudain plaisir le grognement de douleur qu’il avait arraché au jeune Istrien vêtu de rose. « Nous nous y sommes joints pour aider nos amis. » Aran soutint pendant quelques instants le regard de son cadet. L’atmosphère était menaçante. Katla se surprit à retenir son souffle, et quand des voix retentirent à l’extérieur de la tente, elle en fut presque soulagée. Presque. Le rabat de la tente s’ouvrit pour révéler deux gardes de la Foire, épée dégainée. Ils portaient les capes bleues qui les signalaient comme des gardiens de la loi, mais semblaient être tous deux des Istriens, le menton rasé et les yeux noirs. Tous les gardes de la Foire étaient originaires de l’Empire, cette année. Pour sa première visite à la Foire en tant que Roi, Ravn avait échoué à fournir un contingent eyrain. Il y avait eu des murmures parmi les marchands du nord devant un tel manquement, mais pour Katla, les officiels étaient des officiels, quelle que fût leur provenance. « Nous cherchons trois criminels », déclara le premier garde, dans l’Ancienne Langue et avec un accent prononcé. « Deux d’entre eux sont censés être des Eyrains. Il y a eu une bagarre dans le quartier nomade et un jeune Istrien a été sérieusement blessé. Nous recherchons le coupable. — Il avait des cheveux roux », enchaîna le second en regardant fixement Katla par-dessus l’épaule de son collègue – elle était assise tout près de l’entrée. Fent, dans les ombres, s’apprêtait à faire un pas en avant, mais Tor le retint par le bras. Katla se leva. « Ai-je l’air d’avoir été dans une bagarre ? » demanda-t-elle, sarcastique. Des rubans aux couleurs vives et de jolies perles cascadèrent de son giron. « J’achetais des colifichets pour l’Assemblée. » Le soldat s’empourpra, mais l’autre, impavide, déclara avec un mince sourire : « Le second criminel recherché est un jeune Eyrain qui a commis un sacrilège sur le Roc de Falla. » Katla sentit soudain son cœur lui marteler la poitrine. « Un sacrilège ? » répéta-t-elle, stupide. « Un crime punissable par le bûcher. » Tor sortit des ombres. « N’intimidez pas davantage cette jeune fille », dit-il avec force en s’interposant entre Katla et les Istriens. « Ce n’est pas elle que vous recherchez, c’est moi. » Le second garde le détailla des pieds à la tête. « Tu as les cheveux blonds, dit-il d’un ton tranchant. Tu ne corresponds pas à la description de celui qui a blessé Diaz Sestran. Et les témoins disent que la personne qui a escaladé le Roc était une femme. » Tor exécuta une révérence grossière. « À votre service. » Les gardes échangèrent un regard. « Tu nous fais perdre du temps avec de telles plaisanteries », dit le premier, irrité, en regardant par-dessus l’épaule de Tor pour scruter le fond de la tente. « Nous ne l’apprécions pas. » Aran prit une cruche de céramique et s’avança dans la lumière. « Je regrette l’irrévérence du jeune Tor », dit-il, solennel, en tendant le cruchon. « Comme vous pouvez le voir, il ne correspond à aucune des deux descriptions. Prenez cette cruche de sang d’étalon, je vous prie, en échange de votre temps perdu et en signe de camaraderie à cette Foire. » Le premier homme prit le cruchon et le renifla avec soupçon. Après avoir reculé brusquement la tête, il passa la cruche à son compagnon. « Qu’est-ce que c’est, demanda-t-il, de la pisse de cheval ? » Tor s’esclaffa. « C’est le meilleur vin des îles du nord », dit Aran avec raideur. Le second garde prit une bonne rasade, et s’étouffa. Après s’être essuyé la bouche et avoir secoué la tête, il se mit à rire : « Si c’est le meilleur alcool qu’Eyra peut produire, tu as toute ma sympathie, l’ami. Pour cela, et pour ton idiot de fils. » Il tourna les talons et sortit. La lueur brillante du soleil couchant tomba soudain dans la tente, très rouge, et droit sur Katla. Le premier officiel la dévisagea d’un air inquisiteur. « Tes cheveux sont coupés de la façon la plus barbare », remarqua-t-il avec impolitesse. Katla déglutit. « Oui. Mais c’est notre habitude, dans les îles, surtout pendant la saison chaude. » L’homme continuait à l’observer. Ses yeux noirs ne clignaient pas. Katla, habituée aux yeux clairs des nordiques, trouva ce regard dérangeant, mais elle le soutint malgré tout. L’homme finit par hausser les épaules, avec un sourire en biais : « Et malgré tout, tu es jolie. Si on danse à l’Assemblée, peut-être danseras-tu avec moi ? » Puis il disparut à son tour. Katla le regarda partir, muette. « La saison chaude, fit Aran en riant. En Eyra ? Encore heureux que cet homme soit un idiot ! — Oui, dit Tor. Jolie, en vérité ! » Lorsque Tanto Vingo retourna dans le pavillon familial, il ne portait plus la tunique cerise qui l’aurait signalé sans erreur possible aux autres Istriens, mais un doublet bleu nuit que lui avait donné Sire Tycho Issian, un geste de véritable solidarité familiale, estimait Tanto. Eh bien, ils étaient presque unis par les liens du sang, et le seraient dès la fin de la Foire, quand on aurait payé la dot. Deux bonnes tuniques gâchées en une seule journée. Mais… Il tâta la soie fine. C’était un vêtement un peu trop sobre à son goût, mais d’une excellente coupe et d’une finition exquise. Il l’imagina dans une nuance plus pâle de bleu de Jétra, et put voir – aussi clair que le jour – comment il déambulerait dans les chambres du Conseil tandis que les autres nobles s’inclineraient en murmurant leur admiration. Sire Tanto Vingo, l’héritier de Cantara. Cela vous avait une plaisante sonorité, qui le distrayait presque de la douleur sourde de son aine, là où ce maudit Eyrain lui avait donné un si violent coup de genou. « Père, Oncle ?… » Il les salua tous deux d’un large sourire et fut surpris de les voir tourner vers lui des visages anxieux et tendus. Oh, Falla, ils avaient entendu parler de ce vieillard. « Ce n’était pas ma faute… » commença-t-il à dire. « Ciel, non, mon fils, nous le savons, ce n’était pas du tout ta faute. — Viens t’asseoir avec nous, mon garçon », dit Fabel d’une voix bourrue, en tapotant la banquette recouverte de tapisserie près de lui. « Il vaut mieux te préparer à un certain choc. » Tanto fronça les sourcils. Peut-être ne s’agissait-il nullement du vieux nomade. Son père se pencha avec sollicitude pour lui toucher le genou. « Je suis désolé, Tanto, il y a eu un petit désagrément. Sur le plan financier, tu comprends. » Tanto le regarda fixement. « Quoi ? » Un soupçon glacial naquit au creux de son estomac. Favio adressa une grimace à son frère puis se retourna vers son fils. « Le Conseil a réclamé le prêt qu’on nous a consenti l’an dernier. Nous devions le régler sur cinq ans, mais il doit se préparer quelque chose. — Ce que veut dire ton père, Tanto, c’est que nous n’avons apparemment plus assez d’argent pour l’arrangement avec Issian… — Nous pourrions peut-être lui donner davantage de terres en échange. Celles à l’ouest du Cap Félin… ? — Mais cela mordrait en plein dans les territoires de reproduction de mes chevaux, Favio… — Je sais, frère, je sais, mais que pouvons-nous bien faire d’autre ? Nous parlons de l’avenir de Tanto, ici, de l’avenir de notre famille, l’avenir de notre nom porté à travers les générations vers la richesse et la gloire. — Tu sais aussi bien que moi, frère, que ce n’est pas de la terre que veut Tycho. Il est dans les dettes jusqu’au cou, à ce que j’ai entendu dire il doit une petite fortune au Trésor. Pourquoi penses-tu qu’il nous échangerait aussi aisément sa fille ? Il n’est pas simplement désespéré de s’allier à notre famille si aristocratique. Il a besoin d’argent ! Et s’ils ont décidé de collecter notre dette, tu peux parier sur les tétons de Falla qu’ils en ont fait autant de la sienne. S’il n’obtient pas d’argent de nous, il vendra sa fille au plus offrant, à qui viendra lui proposer des cantari sonnants et trébuchants, et non un malheureux boisé de pins. — Excusez-moi, mais je suis là, moi, le sujet de votre fameuse discussion. Moi, Tanto Vingo, votre neveu, votre fils. Ne continuez donc pas à parler de moi comme si je n’existais pas. » Tanto adressa un regard fulminant à son oncle puis à son père. « Êtes-vous en train de dire que vous ne pouvez plus payer la dot de Sélène Issian ? » Son père hocha la tête, muet. Tanto était outragé. « Par la Chienne, comment osez-vous me mettre dans cette situation ? » Il pinça hystériquement son doublet. « Mon futur beau-père vient juste de me donner ce bel échantillon d’habit, en signe de bonne volonté, et vous me dites qu’il n’y pas d’argent ? » Son oncle leva les bras dans ce qui voulait être un geste d’apaisement, mais Tanto se tourna vers lui, comme prêt à le frapper. Fabel, qui avait une bonne tête de moins que son neveu, se recroquevilla. « Nous sommes absolument navrés, Tanto, vraiment. Si nous pouvions agir autrement… » Il haussa les épaules. Tanto laissa retomber son poing. « Eh bien, nous sommes baisés, alors, n’est-ce pas ? » dit-il d’un ton féroce. « Pas d’épouse, pas de titre, pas d’avenir, tout cela à cause de votre totale incompétence de maudits inutiles. » C’est à ce moment mal choisi que Saro entra dans le pavillon. Tanto se retourna brusquement vers lui, les yeux exorbités. « Que veux-tu, maudit petit bâtard ? Tu es venu ricaner, hein ? » Saro le regarda fixement sans comprendre. La dernière fois qu’il avait vu son frère, Tanto était en train d’essuyer le sang qui souillait sa lame de Forent, comme s’il était de la bouse de cheval d’une chaussure, mais la question de Tanto ne sonnait pas comme celle d’un meurtrier qui a été découvert. Tanto donnait plutôt l’impression d’être empli d’une juste colère contre leur père et l’oncle Fabel. Favio fit un pas dans sa direction : « Tu ferais mieux d’aller faire un tour, fiston, jusqu’à ce que nous ayons fini cette discussion », dit-il en poussant Saro dehors. La toile était une barrière inefficace contre le son : de toute évidence, c’était pour l’amour de la propriété et pour prévenir d’autres explosions du mauvais caractère de son frère qu’on l’avait ainsi écarté. De l’extérieur, Saro pouvait parfaitement bien entendre ce qui se passait, et il ne put s’empêcher de sourire. Pas assez d’argent pour compléter la transaction du mariage, une situation embarrassante, en vérité. Il y eut une accalmie soudaine entre deux éclats de voix, puis Tanto émergea entre les rabats de la tente brusquement écartés, écarlate, une dangereuse émotion dans ses yeux exorbités. Saro se hâta de s’asseoir en faisant mine de s’occuper d’une courroie brisée à sa chaussure. D’une façon peu caractéristique, Tanto se laissa tomber près de lui. « Imbéciles incompétents ! Sont-ils incapables de faire des prévisions financières ? » Saro lui jeta un coup d’œil, mais la remarque était plutôt adressée à la cantonade, apparemment. Les doigts soucieux de Tanto tiraient sur son collet de sardoine, tandis qu’il ajoutait : « Il faut encore trouver sept mille cantari, et maintenant il va vraiment falloir que je gagne l’épreuve à l’épée et toi, frérot, tu devras monter ce poulain comme si ta vie en dépendait. » Saro le regarda fixement. « Quoi ? — La course de poulains. Il y a une grosse bourse, et j’ai besoin de l’argent. — Mais… » Les pensées de Saro couraient plus vite que des chevaux. Présage-de-la-Nuit avait certainement une bonne chance. Il était rapide et bien entraîné mais, plutôt que de le faire courir ils avaient prévu de s’en servir comme étalon, aussi son dressage avait-il visé à le faire déambuler impérieusement autour d’un enclos, la tête haute, pour mettre en valeur ses meilleurs atouts, plutôt que pour la compétition en course avec d’autres étalons. Et puis, Saro avait entendu parler des courses qui avaient lieu à la Foire : des chevaux morts dans des bousculades de panique, blessés de coups de sabots et de coups de dents, des cavaliers aux membres fracturés et aux côtes fracassées – non que les cavaliers eussent quelque importance dans la course : c’étaient les chevaux qui étaient considérés comme vainqueurs. Il secoua la tête. « Désolé, Tanto, si tu veux courir sur ce poulain, c’est ton affaire. Tu peux en discuter avec Père. » Il avait anticipé des menaces enragées devant ce refus, mais Tanto choisit plutôt un ton cajoleur. Il redressa la tête et prit une voix mielleuse ; Saro l’avait vu user de la même manigance avec les filles esclaves ; quelquefois, elle était même couronnée de succès. « Pour moi, frérot, je t’en prie, pour nous tous. Le bien futur de la famille tout entière repose sur cette unique alliance. Pense à la fierté de notre mère, à son plaisir de me voir marié et propriétaire de mes propres domaines… » Il agrippa le bras de Saro. Celui-ci se sentit aussitôt envahi par des émotions qui ne lui appartenaient pas : une avidité rapace, une fureur à peine contrôlée, une violence bouillonnante, inexprimable, infantile, et quelque chose de plus ténébreux encore, profondément enfoui. Il se détourna du séduisant visage tendu de son frère, et son regard tomba sur l’objet qu’il agrippait toujours. La pierre à cœur brillait dans sa paume, d’un vert mordoré, clair et inébranlable. Il se secoua pour se dégager de la main de Tanto et se leva avant que son frère ne pût remarquer la gemme. « Je le ferai », s’entendit-il dire, surpris de sa décision. « Mais seulement en échange d’une promesse. — N’importe quoi, frère. — Si je gagne cette bourse pour toi, tu peux en prendre la moitié pour l’arrangement nuptial. L’autre moitié, tu dois la porter toi-même à la vieille nomade dont tu as tué l’époux, et la lui donner, comme prix du sang. » Tanto le contemplait, incrédule, la bouche béante. Puis il éclata de rire. « Tu ne peux être sérieux ! Pour ce vieillard ? Le prix du sang, comme pour un guerrier abattu ? Pour un vieux mendiant ratatiné sans nom de famille ? Je serais bien fou. » Tu es un fou. Cette pensée resta informulée, mais Saro savait que c’était la vérité. Un fou cruel, capricieux et égoïste. Il l’avait vu dans l’esprit en émoi de son frère, uniquement concentré sur un désir tout superficiel. « C’est quand même mon prix à moi pour entrer dans la course à ta place. » Les yeux de Tanto se plissèrent. Son cadet, qu’il avait brutalisé avec tant de succès au fil des années, lui tenait tête ainsi, le visage aussi roide que du métal ? C’était intolérable. De furieux calculs se bousculaient dans son esprit. Deux mille et demi pour l’épreuve du combat à l’épée, un et demi pour l’épreuve à l’arc, s’il gagnait les deux. S’il se plaçait seulement, ça ne ferait pas. Falla les maudisse tous, il avait besoin que le petit bâtard gagne la course, et d’avoir trois des quatre mille de la bourse. Aux flammes, la famille du vieil homme ! Tanto Vingo regarda son frère bien en face et mentit en souriant : « Je promets. » * * * Sire Tycho Issian reposait sur sa couche couverte de coussins, les yeux au plafond tendu de taffetas coloré. Un verre d’arack laiteux auquel il n’avait pas touché se trouvait sur la table en bois près de lui. Qu’il eût les yeux ouverts ou fermés, le visage de cette femme flottait toujours devant lui à présent, pâle et délicat, la bouche aussi pleine de promesses qu’une fleur en bouton. Ses cheveux, de l’or le plus pur. Ses mains, ces longs doigts effilés qui seraient si soyeux et si frais sur son… Les feux du désir l’engloutirent à nouveau. Il avait essayé la prière, sans résultat aucun. Chaque fois qu’il conjurait en esprit la déesse, elle portait le visage de la nomade, et le sacré devenait terriblement, hérétiquement profane. Il avait essayé les bains froids, mais le contact même de la serviette rêche avait soulevé de nouveau sa passion. Même l’eau qui s’évaporait de sa peau devenait dans son esprit enflammé des lèvres caressantes. Il n’avait jamais connu pareil tourment. Il finit par se couvrir de sa cape et, sans un mot aux esclaves qui montaient la garde à l’entrée, il s’enfonça dans l’obscurité pour se diriger de nouveau vers le quartier nomade. * * * Le roi Ravn Asharson était appuyé contre son coffre de marin, la tête contre le cadre inconfortable de la tente, et il écoutait ses ducs se quereller. Ses hommes se trouvaient sur le champ de foire, aidant à dresser le vaste pavillon de l’Assemblée. Il aurait préféré être avec eux à tirer sur les cordes et à calculer les angles, plutôt que de subir l’ennui mortel de toutes ces considérations politiques. Son accession au trône après la mort de son illustre père, l’année précédente, lui avait peu bénéficié tout en s’avérant fort ennuyeuse quant à ce qu’autrui appelait « le métier de roi ». Un métier qui l’intéressait à peine et pour lequel il n’était nullement doué. « Mais je vous dis qu’on ne peut se fier à la parole de ces seigneurs istriens », clamait avec ardeur le duc de Passorage. « Ils ont des raisons pour vendre leurs filles au Roi, et c’est déjà assez étrange en soi, tout à fait contraire à leurs coutumes, car ils considèrent si hautement les femmes que ce sont les hommes qui paient la dot en Istria. Il se passe quelque chose, entendez-moi bien. Ma théorie, c’est qu’ils veulent se servir de nous pour établir un passage vers l’Extrême-Occident. Ils n’ont besoin de nous que pour braver les mers et en établir les cartes pour eux, et ensuite, ils se retourneront contre nous comme des chiens. Un empire est une bête affamée qu’il faut nourrir. Sans aucun doute ont-ils brûlé toutes leurs réserves d’esclaves en sacrifices à leur chienne de déesse. Il faut à Ravn une bonne épouse eyraine, une femme forte et qui parle juste, comme la reine Auda, et non une retorse femme du sud. — L’offre du sire de Jétra est très alléchante, cependant, répliqua le duc Forstson. Des balles de soie, des pierres précieuses, et toutes ces belles poteries… » Le duc de Sudœil se mit à rire. « Quelle femme tu fais, Egg. De belles poteries ! Je dis, moi, que tous les flacons se brisent quand on les jette au feu. » Le duc Forstson, duc de Shepsey, frotta piteusement sa tête chauve et se consacra de nouveau à son vin. Un vin médiocre comparé aux rouges moelleux du sud, mais c’était tout ce qu’ils avaient. L’argent était rare à la cour nordique. Il avait de meilleures réserves dans sa propre tente, étant venu à la Foire surtout pour goûter les luxes que l’Istria et les nomades étaient à même de procurer. Il en fallait beaucoup ces temps-ci pour le persuader d’entreprendre une traversée. « Je remarque qu’aucun d’entre eux n’offre de l’acier de Forent dans ses propositions, fit Passorage. — Oui, ils le gardent pour eux, comme toujours. — J’accueillerais volontiers une autre occasion de leur montrer ce qu’un peu de fer peut accomplir, commenta le duc, très sérieux. Je n’étais qu’un adolescent lorsque de l’acier de Forent m’a pris ceci. » Il souleva son bras gauche, qui se terminait par un moignon de cuir. « Il faut toujours garder l’œil sur celui qui maniait cette épée. » Egg Forstson fronça les sourcils. Des rumeurs de l’ancienne guerre l’agitaient, des souvenirs encore douloureux comme une meurtrissure qui s’estompait. Il était marié depuis deux ans lorsque l’appel avait été lancé. Deux ans, deux beaux enfants, un troisième en route (car quel bon Eyrain aurait attendu les rites nuptiaux avant de coucher avec sa promise ?), et il s’était retrouvé en haute mer avec la flotte de guerre du vieux roi. Il avait survécu au mal de mer et à la famine, aux tempêtes et aux naufrages, aux flèches, aux lances, aux épées et à une douzaine de blessures mineures, pour retourner en Eyra quatre ans plus tard en s’estimant bien fortuné d’être vivant. Du moins jusqu’à son arrivée au domaine, qu’il avait trouvé déserté depuis longtemps, les toits calcinés et les squelettes des animaux massacrés éparpillés dans la cour de la ferme. On n’avait jamais retrouvé sa femme et ses enfants – emmenés en esclavage vers les marchés du sud, c’était l’opinion générale, et même après la trêve consentie de mauvais gré, il avait chaque année écumé les marchés d’esclaves, à la Foire, dans l’espoir de retrouver sa bien-aimée Brida. Mais comment faire, quand les femmes étaient toutes ainsi enveloppées de voiles ? Et les enfants devaient être maintenant des adultes, s’ils vivaient encore. Il essayait d’imaginer ses petites filles en femmes, mais l’image se dérobait toujours. Quant au troisième enfant, il n’en avait pas même connu le sexe. Et pourtant, à chaque Grande Foire, son regard était attiré par un mouvement, un balancement de hanche, un geste de la main, une inclinaison de tête, et son cœur bondissait dans sa poitrine. Chaque année, ses espoirs se fracassaient. Il imaginait sans cesse comment ils pouvaient vivre à présent, dans une contrée étrangère au climat chaud et aux belles demeures, loin des rivages désolés par les tempêtes, avec leurs toits couverts de mottes d’herbe et leurs solides forteresses. Au fil des années, comme le chagrin devenait un souvenir, il en était venu à regarder les commodités de la vie istrienne avec un œil de propriétaire, plutôt que celui d’un homme qui avait perdu tout ce qu’il aimait. Brida avait-elle touché cette assiette, ce verre ? S’était-elle émerveillée comme lui de ce beau glacis bleu sur cette poterie jetraine ? Ses enfants avaient-ils conservé le moindre souvenir d’Eyra, ou parlaient-ils comme des natifs d’Istria, tout en accent chantant et en doux susurrements ? Il se demandait ce qu’il ferait si jamais il retrouvait les uns ou les autres, bien que cela lui parût bien improbable. Marchanderait-il poliment avec le marchand d’esclaves, en essayant d’obtenir le meilleur prix ? Ou chargerait-il, dans une fièvre sanglante, pour reprendre de force ce qui lui appartenait ? Ou encore, se demandait-il parfois, fermerait-il les yeux et se contenterait-il de s’éloigner ? « Egg ? » C’était la voix du Roi. Il releva la tête avec un sursaut. « Que penses-tu de la fille du duc Fall Herinson ? — Elle est fort bien tournée, mon seigneur. » Ravn accueillit en riant cette reculade prudente. Il connaissait déjà l’opinion d’Egg : Ragna Fallsen était une jolie petite friponne et une opportuniste ; et lui, Ravn, supportait bien mal la comparaison avec son père défunt, Ashar Stenson, et n’était qu’un idiot lorsqu’il s’agissait de ruses féminines. « Certes, elle l’est, mais elle ne conviendrait pas, je suppose ? » Le père de Ragna, Fall Herinson, était un ivrogne incompétent qui avait dilapidé son noble héritage et ne ferait sans doute aucune difficulté, mais il n’avait certainement pas non plus grand-chose d’autre à offrir d’utile que la virginité de sa fille – une virginité perdue depuis longtemps, car elle était la maîtresse du Roi depuis des années… Ravn jeta un coup d’œil circulaire sur ses ducs, en espérant une réaction. Passorage avait l’air aussi sombre que d’habitude. Il avait de grands espoirs pour sa propre fille, Ravn le savait, une grande brute de vingt-trois ans, assez infortunée pour avoir été affligée du menton carré et des sourcils trop fournis de son père, mais il n’avait pas le cœur de dire à Passorage qu’il épouserait sa meilleure jument plutôt que de mettre la fille du vieil homme dans son lit. D’autres nobles jouaient des coudes, il le savait bien aussi – son cousin Erol Bardson, pour commencer, qui espérait rejoindre la lignée royale en alliant de nouveau son sang au sien. Le duc Keril Sandson, ensuite, un homme aux yeux trop rapprochés. Et quantité d’autres qui lui présenteraient certainement leurs filles tièdes et consentantes lors de l’Assemblée, avec leurs dots, en échange de leur élévation ou d’un avancement de leur fortune à la cour. C’était un jeu dangereux, ces affaires de mariage. Dangereux, et pourtant d’un ennui profond. Toutes les femmes – du moins celles qu’il n’avait pas encore eues – étaient des truies, leurs parents mâles des sangliers en rut qui attendaient le moment opportun pour l’embrocher de leurs défenses et s’emparer du trône. « Non, Sire, dit Sudœil avec fermeté, nous avons besoin de remplir les coffres. Couchez avec elle si vous le devez, mais l’épouser… non. » Ravn soupira. Tout ce processus allait être vraiment ennuyeux. Cela n’aidait pas que les Istriennes fussent si entortillées dans des étoffes qu’on avait peine à dire si elles étaient minces ou grasses, passionnées ou chastes. Il aimait leurs lèvres, cependant, toutes fardées à l’excès, trait de couleur au milieu de leurs robes sombres. Les Istriens avaient-ils la moindre idée du caractère suggestif de ce maquillage, de la lascivité de ses implications ? Il en doutait : c’étaient des gens ennuyeux aussi, plus intéressés au commerce et à leur sinistre religion qu’aux véritables plaisirs offerts par l’existence. Leurs femmes pouvaient certainement bénéficier de goûter au nord : un peu de bon plaisir exubérant, à la place des tripotages souffreteux et prétentieux de leurs insipides époux. Il n’avait encore jamais couché avec une femme du sud. Cela valait presque la peine d’en épouser une, simplement pour la nouveauté… « Mon seigneur… » Il y avait du vacarme à la porte. Il leva les yeux pour voir que deux jeunes gens étaient entrés dans la tente, un grand blond aux cheveux de lin soutenant l’autre, un mince jeune homme aux longues tresses brun clair qui s’étaient défaites, et dont toute la jambe droite, bien qu’entourée de bandages rudimentaires, était couverte de sang. D’un bond, Sudœil avait quitté son banc. « Thuril ! Par Sur, mon garçon, que s’est-il passé ? — L’égratignure d’une aiguille istrienne, Père, c’est tout », répliqua le blessé avec un faible sourire. Sur quoi il s’évanouit. « Des Istriens… ivres… dans le quartier nomade », dit le blond, haletant, en ajoutant inutilement : « Un combat… » Le duc prit son fils dans ses bras. Ravn, enfin tiré de sa torpeur par la perspective d’une action concrète, se trouvait déjà à la porte et appelait à grands cris le guérisseur du vaisseau royal. Les seigneurs qui restaient échangèrent des regards anxieux. De façon peu caractéristique, Egg Forstson, plutôt que le superstitieux Passorage, rappela le vieux proverbe : « Du sang versé à la Foire indique ce que sera l’année : une vie perdue, ce sont des querelles. Plus d’une, et c’est la guerre. » * * * Tard cette nuit-là, dans l’intimité du compartiment de la tente Tomberoc qu’un rideau séparait du reste, Aran Aranson écouta un moment les souffles réguliers des membres de son clan. Puis il prit dans sa tunique la carte qu’il avait obtenue dans l’après-midi pour la retourner en tous sens sous la lueur tremblante de sa petite bougie. C’était, conclut-il de nouveau, une pièce splendidement exécutée, et pas seulement à cause de l’usage inhabituel des encres colorées – les violets et les bleus pour les profondeurs de l’océan, les verts pour les côtes et les écarlates pour les terres. Ce qui provoquait son admiration, c’était la précision extraordinaire des lettres et des lignes tracées par le créateur de la carte. L’écriture était minuscule, à peine lisible, surtout pour qui n’était pas très versé dans la lecture ; mais chaque petit découpage de la côte promettait une baie bien abritée, chaque trait dentelé un affleurement rocheux ou un récif. Les marques plus indistinctes en haut de la carte, surtout, attiraient son regard car là, indiquées par des lignes brisées qui suggéraient un littoral à la géographie changeante, dans un océan décrit par un simple mot – « Glace » –, se trouvait la récompense elle-même « Sanctuarii », le pays de l’or. Presque sans en avoir conscience, il glissa la main dans la bourse qui reposait contre sa hanche, et caressa le lourd morceau de minerai. * * * Malgré l’heure tardive, il y avait encore bien des fêtards dans le quartier nomade. C’était apparemment l’endroit qui s’imposait si on voulait se récréer car le reste de la Foire était calme et silencieux. Se récréer, et se recréer : Tycho Issian avait pris une décision capitale en ce qui concernait son existence. Il allait jouer tout ce qu’il possédait sur un seul coup de dés, en un seul geste téméraire, et aussi longtemps qu’il atteignait le but désiré, le reste du monde ne lui importait absolument plus. Une urgence désespérée le poussait. Il se fraya un chemin à coups de coudes à travers un groupe compact de spectateurs qui regardaient une Vagabonde avaler, de façon particulièrement lascive, une douzaine de dagues enflammées que lui lançait un homme tatoué en culottes amples : il détourna les yeux d’un couple de prostituées fardées qui lui adressaient des caquètements et des sifflements à travers leurs dents manquantes (l’une d’elles, constata-t-il avec consternation en voyant l’éclat blanc des coquillages dans ses cheveux, était celle dont il avait utilisé les services plus tôt dans la journée). Puis il fut détourné de son chemin aussi rectiligne que le vol d’un corbeau par une grande foule assemblée autour de ce qui semblait être une sorte de spectacle de monstres. Horrifié (car ceux qui adressaient leurs ardentes dévotions à Falla croyaient en la perfection du corps humain – dans le lointain sud du pays, on avait l’habitude d’offrir à la déesse les nouveau-nés difformes, qui étaient portés la nuit sur les hautes et froides collines et ne manquaient pas d’y abandonner leur âme aux étoiles), il se trouva soudain figé sur place par la vision d’un enfant dépourvu de bras en équilibre précaire sur un veau de yéka à deux têtes. En dirigeant l’animal avec ses genoux, il lui faisait exécuter avec un sourire ravi des virages courts et parfaits sur un parcours de rubans rouges déroulés au sol en motifs tortueux, tandis que la foule éclatait en applaudissements enthousiastes. Un petit homme rondelet en habit de cuir, un anneau d’argent dans une oreille et un clou étincelant dans une narine, se mit à rire avec bruit en s’emparant d’une autre pile de pièces appartenant à son compagnon. Tycho détourna les yeux. Parier ainsi sur une erreur de la nature semblait au mieux pervers, au pire un affront mortel à la déesse. Ce n’était pas un bon présage pour la suite de sa propre entreprise. Ce fut avec une vive inquiétude qu’il arriva au chariot du marchand de cartes. L’argent qu’il avait apporté en signe de bonne foi cliquetait contre sa cuisse. Le chariot, cependant, était obscur. Il le contourna en essayant de voir à travers les rideaux des fenêtres, mais il n’y avait aucun signe de vie. Cependant, quand il retourna à l’avant du chariot, un gros chat noir était assis sur les marches, sur le qui-vive. Il le regarda fixement. Le chat, sans cligner des yeux, lui rendit son regard mais quand il tendit la main vers l’animal (il ignorait pourquoi : il n’aimait pas du tout les chats), celui-ci se leva et la fourrure de son crâne se hérissa en une crête impressionnante, qui se propagea le long de son dos à présent arqué, et jusqu’à sa queue serpentine. L’animal se mit à cracher. Tycho recula d’un pas et se heurta au marchand de cartes qui était apparu derrière lui, silencieux tel un fantôme. « Je ne crois pas que la chatte vous aime, messire », dit le marchand de sa voix si curieusement atone. Tycho ravala sa réplique et observa plutôt : « On dirait que non », tout en adressant à l’homme une brève inclinaison de tête. « Elle est d’ordinaire un bon juge de caractère », poursuivit le marchand en se penchant pour ramasser la chatte, et pour une fois celle-ci coopéra, aussi molle qu’un torchon dans ses mains, mais ses oreilles tressaillaient d’irritation et elle observait Tycho avec méfiance. L’homme ouvrit la porte du chariot et poussa la chatte dans l’obscurité, où elle disparut sans un regard en arrière. Tycho se racla la gorge. « Je suis venu te proposer un marché », dit-il d’un ton solennel. L’homme pâle l’observa en silence. Puis il sourit, un sourire qui rendit Tycho mal à l’aise. C’était comme regarder une nappe d’huile parfumée se répandre à la surface de l’eau dans une coupe, quelque chose qui flottait sur la peau, mais sans rapport avec une quelconque émotion. Tycho se hâta de libérer sa bourse et la tendit au marchand. Celui-ci y jeta un coup d’œil mais ne fit aucun mouvement pour la lui prendre des mains. « Un premier versement », se hâta de dire Tycho, avant de regretter sa décision. L’homme haussa un sourcil. « Ah oui ? — Pour la femme, poursuivit Tycho. Je t’en donnerai vingt mille cantari à la fin de la Foire. Considère ceci comme une avance sur le total. Il y a cinq mille dans le sac. » Cinq mille cantari, c’était une somme énorme. On pouvait acheter un troupeau de yékas pour mille cantari, bâtir une villa, acheter un lopin d’excellent terrain. Pour vingt mille, on pouvait édifier un petit château, payer une armée. De toute sa vie, Tycho n’avait jamais eu vingt mille cantari en main, ni même chez son banquier. C’était une immense fortune. C’était exactement la somme qu’il espérait acquérir d’ici la fin de la Foire après avoir donné sa fille au fils Vingo, ce malotru, mais ce très riche malotru. Une fois le Conseil remboursé, il lui resterait la somme confortable de treize mille cantari… Il repoussa l’idée de la dette, qui s’enfuit bien volontiers. De la folie, c’était de la folie, mais il ne pouvait s’en empêcher. Le visage du marchand était devenu curieusement neutre. Était-ce celui d’un joueur évaluant ses chances, se demanda Tycho, ou le choc l’avait-il paralysé ? D’une façon ou d’une autre, il décida d’appuyer davantage son argument. « C’est vraiment une forte somme, marchand », dit-il en soulignant l’évidence. « Tu ne pourrais pas en gagner autant en cent Foires. » L’homme pencha la tête sur le côté. « Où se trouvent vos terres, sire istrien ? » demanda-t-il. C’était une question impertinente de la part d’un nomade. Et même scandaleuse. Mais Tycho se souciait désormais peu d’étiquette. « Loin dans le sud, au pied des montagnes. » Le visage du marchand était encore plus dénué d’expression, comme si cette réflexion avait usé toutes ses réserves. Puis il eut un léger hochement de tête, comme s’il s’était confirmé quelque chose. Il prit la bourse de la main tendue de l’Istrien, la soupesa d’un air méditatif et, après avoir jeté un coup d’œil à l’intérieur, il la glissa dans ses robes volumineuses où elle disparut sans bruit. « J’accepterai votre offre », dit l’homme toujours sans inflexion, et le cœur de Tycho fit un bond. « Mais à deux conditions. — N’importe quoi. — Pour vos vingt mille cantari, vous obtenez non seulement la plus belle femme du monde, mais aussi mes services et ceux de ma chatte… » L’homme fit une profonde courbette. « Nous ne pouvons être séparés, vous comprenez. » Tycho fronça les sourcils. Quel besoin avait-il d’un marchand de cartes, et qui plus est de sa bestiole pleine de puces ? L’homme sourit de nouveau. « Je peux voir une question se former dans votre esprit, dit-il à mi-voix. Mais nous avons notre utilité, Bëte et moi. Et je ne pourrais laisser la Rosa Eldi s’introduire dans le monde sans compagnie. Ce serait extrêmement… dangereux. — Je la protégerais de ma propre vie. — Ce n’est pas, messire, ce à quoi je fais allusion. » L’homme soutint son regard d’une façon déconcertante jusqu’à ce que Tycho détournât les yeux. « Comme tu veux, alors », dit-il d’un ton brusque, envahi par le doute. « Tu as l’argent, un gage de ma bonne foi. Puis-je voir la femme quelques instants, en signe de la tienne ? — Un moment. » L’homme pâle ouvrit la porte pour se glisser à l’intérieur. Il y eut un craquement, un froissement d’étoffes, puis un murmure de voix. Une lumière s’alluma dans le chariot. L’homme reparut puis se retourna pour adresser un geste à la silhouette qui se trouvait derrière lui. Tycho, qui avait plutôt espéré pouvoir entrer dans le chariot et partager quelques instants d’intimité avec la femme, se sentit extrêmement déçu, mais toute trace de regret s’évanouit lorsque celle-ci apparut, les yeux aussi ronds et noirs que ceux de la chatte dans la lumière vacillante. Avec lenteur elle tourna la tête vers le seigneur istrien et pour la première fois le regarda bien en face. Il crut que son cœur allait exploser dans sa poitrine, tant il battait avec un bruit de tonnerre. Le sang lui bouillait dans les oreilles, sur le visage, dans la poitrine. Il essaya de sourire à la femme, de la rassurer quant à la bizarrerie de la situation, mais il se rendit compte qu’il en était incapable, qu’il se dirigeait plutôt vers elle comme en transe. Lorsqu’il ne fut plus qu’à un pas, ses mains se tendirent pour prendre ce beau visage. L’embrasser était plus facile, découvrit-il, s’il fermait les yeux. Dès que leurs bouches se touchèrent, il sentit la langue de la femme frétiller entre ses lèvres comme si elle avait deviné l’intensité de son désir. Cette sensation était si inattendue, elle défiait tellement toute description, qu’elle lui liquéfia les genoux et lui incendia l’entrejambe. Mais quand il se détacha enfin de la femme, il vit qu’elle le fixait d’un regard attentif et comprit que, tout du long, elle avait gardé les yeux ouverts. 8. Rumeurs Pendant presque toute la journée suivante, la Foire fut animée et, pour l’essentiel, d’une humeur égale. On commerçait avec alacrité dans le secteur istrien et le secteur eyrain, on passait des marchés, on menait à bien des transactions, on scellait des alliances familiales, on vendait des marchandises. Comme toujours, on prenait son plaisir dans le quartier nomade, mais partout régnait cependant un indéfinissable sentiment de tension, comme si on était toujours sur le point de prononcer des paroles bien senties, comme si des poings allaient frapper, ou des pleurs couler. Pour ceux dont les oreilles étaient affûtées et la curiosité acérée, il y avait à surprendre bien des fragments de conversations intéressantes. « On dit que le roi du nord va épouser la Dame de Jétra… — Beaucoup le verraient comme un sacrilège, envoyer une des enfants de la Déesse en terre païenne… — Oui, eh bien, on n’en viendra peut-être pas là. — Que voulez-vous dire ? Tout le monde affirme qu’il prendra le Cygne… — Ah, eh bien, quand il viendra la prendre… » – ici la voix devient un murmure – « il pourrait bien y avoir des soldats qui l’attendraient. — Pour faire quoi ? L’Empire n’est sûrement pas arrogant au point de penser qu’il peut assassiner le roi du nord dans un lieu saint et s’en tirer sans conséquences ? — Pas l’assassiner, non. Pas d’après mes sources. — Quoi, alors ? — Avez-vous remarqué comme le Conseil demande qu’on lui rembourse ses dettes pendant la Foire ? — Oui. En vérité, je n’ai pas été des plus heureux quand ils sont venus me trouver avec cette requête. Un remboursement anticipé, vraiment ! Nous nous sommes entendus pour quinze mille maintenant et le reste le mois de la Moisson, mais il me restait deux ans sur ce prêt, et je ne suis donc pas content du tout. Mais quel rapport avec le roi nordique ? Il ne s’attend sûrement pas à ce que nous lui payions une dot alors qu’il nous vole nos plus belles et nos meilleures sujettes ? — Ah, non, je ne crois pas. Disons seulement que la tentation d’avoir accès aux trésors de l’Extrême-Occident peut s’avérer trop forte pour notre bien-aimé Conseil. — Et le roi du nord est en train de monter une expédition… — Exactement. » « Si Ravn choisit la fille de Keril Sandson, nous devrons agir vite. — J’ai discuté avec le chef d’une bande de mercenaires. Son prix est tout à fait… raisonnable. » « J’ai entendu parler d’un endroit où même les pots de chambre sont faits de l’or le plus pur. — Je ne sais pas pourquoi tout le monde est si ridiculement excité par tous ces discours sur l’Extrême-Occident. Nous ferions mieux d’exploiter les mines de nos propres montagnes. — Oh non, on ne veut pas y aller, trop profond. Il y a des monstres là-dedans, j’ai entendu dire. On a vu un géant avec une tête de loup, dans les montagnes, l’autre semaine. Oui, et aussi de gigantesques lézards volants. — À quelles histoires prêtes-tu foi ! En vérité, Pasto, tu es bien crédule. Tu prendrais de l’étain pour de l’argent et du cuivre pour de l’or. — Pas du tout ! » La voix était indignée. « Mais je crois bel et bien que les esprits aventureux peuvent gagner de grandes richesses. — Quelqu’un t’a influencé. Pour ce que nous en savons, l’Extrême-Occident peut être aussi pauvre que le reste du monde, à présent. — Qui parle de l’Extrême-Occident ? — Oh, il existe une autre contrée de trésors légendaires, alors ? Une autre chasse au trésor où tu nous entraînerais ? Ah, Haran, voilà que tu as les yeux aussi malins que ceux d’une hermine… — J’ai une carte. » « Certains de ces jeunes Istriens ne sont pas désagréables à regarder. — Ce sont des merveilles de peau bien rasée. — J’aime bien le foncé, avec le collet de sardoine. — Ils sont tous foncés, idiote. Lequel ? — Celui qui a gagné l’épreuve de tir à l’arc. Il ressemblait à Horin le Grand Chasseur quand il a bandé cet arc. Sa peau était comme du merisier poli. On pouvait voir le relief de chaque muscle de son torse quand il a plié le bras… — Il est temps de te prendre un époux, Fara, pas d’erreur ! » « J’ai eu un homme bizarre il y a deux jours, Félestina. — Un homme bizarre… Ah, que voilà un sujet d’étonnement ! — Non, vraiment. Il bandait si fort que j’étais inquiète pour mon propre bien. Aussi dur qu’un roc, et à peu près autant de réaction. Et ce qui est le plus étrange, c’est que quelques instants à peine après avoir fini, il était prêt à recommencer. — Certains de ces seigneurs istriens sont aussi excités que des boucs. C’est leur religion, tu sais. Elle étouffe leurs besoins naturels jusqu’à ce qu’ils en deviennent fous. » « Que vas-tu porter à l’Assemblée, Jenna ? — La robe verte, je crois. — On dit que ça porte malheur. — Mais ça met mes yeux en valeur. — Tu penses que tu seras assez proche du Roi pour qu’il remarque tes yeux ? — Je pensais commencer par délacer les trois premières rangées de mon corsage. — Ce n’est sûrement pas tes yeux qu’il regardera si tu fais ça… » « De l’or, il a dit, de l’or partout. — Et tout ce que nous avons à faire quand nous atteindrons cette île, c’est de tuer le vieux ? — C’est ce qu’il a dit. — Il va falloir rassembler un équipage. — Oui, mais discrètement, ou sinon on devra faire face à toute une flotte. » « Voilà qui est tout à fait bizarre. — Quoi donc, Fézack ? — Tu vois cette jeune fille, là-bas, la Nordique qui est venue me voir il y a quelques jours ? — Oui. — Regarde de plus près, idiote. Sa poitrine… — Elle est certainement d’une belle taille. — Quand elle est venue me voir, elle était aussi plate qu’un pain sans levain. Le philtre que je lui ai donné devait encourager son corps à atteindre sa maturité plus vite, mais cette soudaine abondance de poitrine n’est pas naturelle… — Peut-être a-t-elle bourré son corsage de tissus… — Peut-être. C’est ce que je penserais si je n’avais remarqué d’autres choses, ces derniers temps. — Comme quoi ? — As-tu remarqué le bienheureux silence qui règne désormais dans le chariot de Lornack ? — C’est vrai, il ne tousse plus. C’est peut-être l’air sec qui règne ici… — L’air sec, pardi ! Tu crois que l’air sec peut expliquer pourquoi Féria a donné naissance à un enfant à deux têtes ? — Mais il n’a pas vécu… — Ou le nouveau-né avec des écailles sur les bras et des serres d’aigle, à Talséa ? — Chut, Mère, pas si fort… — De la magie est à l’œuvre. De la vraie magie, puissante. Je peux le sentir dans mes os. — Ne parle pas ainsi, Mère. Les Istriens peuvent bien tolérer quelques amulettes et quelques philtres inoffensifs, mais il n’y a pas si longtemps qu’ils brûlaient les gens comme nous, et ils n’ont sûrement pas encore oublié leurs craintes. Aucun d’entre nous ne voudrait voir rallumer ces bûchers. — Nous devrons être prudentes. Dilue tes philtres, ma chérie. Ne propose que les chiromancies les plus anodines, même si tu vois une destinée tout entière. Une force est à l’œuvre, et dont la puissance ne cesse de croître. » « Tu veux me faire une faveur, Doc ? — Ça dépend quoi. — Regarde ça pour moi, tu veux ? — Pouah. Range ça, Gueule-de-Chien. Pourquoi au nom de toutes les furies penses-tu que je voudrais voir ta vilaine queue ? — Tu as l’expérience de ces choses-là, Doc. Je t’ai vu traiter des blessures, et tout ça. Regarde, elle pousse. Elle pousse depuis hier, quand j’ai acheté de quoi à une de ces marchandes d’amulettes nomades… — On dirait bien que tu as besoin d’aller voir ma Félestina, oui. Elle te la fera rétrécir. — C’est une guérisseuse, Doc ? — Une guérisseuse, mon cul, c’est ma pute favorite, Gueule-de-Chien ! » * * * Les Jeux avaient attiré d’immenses foules. Le premier jour pour les concours d’adresse – le tir à l’arc, le lancer du javelot, puis les éliminatoires de la nage et de l’escrime –, mais surtout pour la lutte, où des centaines de jeunes gens, la fleur d’Istria et d’Eyra, s’étaient dévêtus jusqu’à la ceinture et frottés d’huile afin d’échapper aux prises de leurs adversaires. Eyraines et Vagabondes s’étaient assemblées aux abords du terrain délimité par des cordes, avec des sifflets et des vivats lorsqu’un de leurs favoris gagnait son match, des moqueries et des huées pour ceux qu’elles jugeaient coupables de tricherie ou qu’elles trouvaient moins séduisants. Un jeune Istrien au physique particulièrement massif, et coiffé d’une courte crinière noire, fut la victime d’un déluge de fruits après la ronde finale, où il avait vaincu le favori eyrain – un grand gars des Îles Noires dont les yeux d’un bleu perçant avaient failli donner des vapeurs à bonne quantité de jeunes femmes. Katla avait observé le spectacle, impavide. Halli, gros tas inefficace qu’il était, avait été éliminé dès la deuxième ronde. De tout le clan Tomberoc, la lutte était son sport à elle, celui où elle excellait lors des Jeux de l’île. Elle aurait même pu donner du fil à retordre à cet Istrien. Pas en force – car il avait des muscles impressionnants –, mais certainement en agilité et en habileté technique, même si elle n’aurait sans doute pas pu l’immobiliser au sol quand bien même elle l’y aurait renversé. Mais ici on ne laissait pas les femmes participer, et sans la possibilité de se déguiser, même avec sa poitrine plate, on remarquerait sans doute quand même la différence, une fois son torse nu ! En l’occurrence, elle avait même dû s’enrouler dans un morceau d’étoffe colorée rien que pour assister aux épreuves, sur ordre de son père, après la visite des officiels à leur tente. « C’est ça ou de la teinture noire dans ce qui te reste de cheveux », avait-il dit sombrement. Fent, cependant, attirait les regards partout où il allait, même si l’accusation d’échauffourée avait été retirée par le jeune blessé istrien, lequel se remettait bien. Mais c’était sa chevelure rousse, avec ses traits finement ciselés et sa silhouette mince, qui attirait l’attention. Le sacrilège que constituait la présence d’une femme au sommet du Roc avait éveillé une résonance atavique chez les gens du sud les plus strictement religieux. Maintenant que la rumeur s’était répandue et que le coupable n’avait pas été appréhendé, tous en parlaient. Fent remarqua les coups d’œil acérés que nombre d’Istriens lui adressaient au passage, comme déterminés à ne pas se laisser prendre à ses vêtements masculins, à sa démarche masculine. On l’avait arrêté par deux fois, mais un seul regard au poil rêche de son menton et on l’avait laissé repartir. Tor, qui l’accompagnait pendant une de ces expéditions, avait suggéré à Fent de revêtir une tunique de Katla et d’affecter un balancement de hanches provocant afin de vraiment donner aux Istriens de quoi bavarder ; là-dessus, il avait été contraint de se défendre plus vigoureusement qu’il ne l’aurait cru, car son frère adoptif l’avait attaqué avec une telle férocité refoulée que, malgré son poids et sa taille supérieurs, il arborait maintenant pour sa peine un bleu à la mâchoire. Plus gravement, le matin précédent, deux sœurs aux cheveux de flamme, originaires de Belle-Île, avaient aussi été arrêtées et emprisonnées. gées de seulement douze et quatorze ans, et ignorant l’Ancienne Langue, elles étaient restées dans des cellules pendant presque toute la journée, à gémir piteusement en eyrain tandis que des officiels du sud à la face sévère tripotaient leurs cheveux et leur posaient des questions incompréhensibles dans ce musical langage istrien qu’elles avaient admiré le matin même, en écoutant deux escrimeurs du sud échanger des plaisanteries entre leurs éliminatoires. Leur famille s’était finalement aperçue de leur absence et, après avoir fouillé le champ de foire, elle avait rassemblé un groupe pour les chercher, lequel avait fini par converger sur la tente des officiels de la Foire, plutôt pour signaler la disparition des filles que parce qu’on soupçonnait qu’elles y seraient détenues. Le scandale subséquent avait suscité une plus grande circonspection chez les officiels. L’incident avait malgré tout déclenché des bagarres cette nuit-là, et l’atmosphère générale était encore tendue. * * * « Tu m’as vu, Saro ? » Tanto Vingo sauta par-dessus la corde et donna à Saro une claque dans le dos si forte qu’il ne put retenir une exclamation. « J’étais magnifique, si, je dois le dire. Tu as vu comme je l’ai feinté du pied, à la fin ? Feinte, feinte, parade, volte… » Il mimait sa victoire pour le bénéfice de Saro. « … le laisser me toucher la dague et paf, juste sous le bras. Si ce n’était de ces idioties de boutons qu’on nous fait mettre sur la pointe pour les compétitions, je l’aurais proprement embroché. » Saro vacillait sur place, les yeux dans le vague, submergé par le triomphe et la soif de sang qui l’avaient envahi dès que Tanto l’avait touché. Puis ces émotions s’effacèrent tout aussi brusquement, le laissant vide, comme échoué là. « Ça a démoli ma dague, quand même. » Tanto avait dégainé la lame pour la secouer sous le nez de son frère. Quoique portant une légère encoche, la lame était par ailleurs tout à fait intacte, même si de petites éclaboussures sanglantes avaient séché sur toute sa longueur. Saro se surprit à se demander si elles venaient des adversaires de Tanto pendant le tournoi d’escrime ou du vieux marchand de pierres à cœur que Tanto avait tué si inutilement. Il était caractéristique de son frère qu’il ne se fût pas donné la peine de nettoyer correctement son arme. C’était un travail d’esclave – s’il avait pensé à en donner l’ordre. « Il faut que je m’en achète une autre pour la finale de demain. Je ne peux pas me permettre que l’arme d’un de ces bâtards se bloque dans l’encoche. — Mais Tanto, tu ne peux pas acheter une nouvelle dague, pas si… — Je gagnerai le tournoi d’escrime, et toi, mon cher Saro, tu gagneras la course de cheval, et j’aurai ma dot, avec une bonne marge en plus, alors ne me casse pas les pieds pour une petite dague. » Et sur ces paroles, il prit Saro par le bras pour l’entraîner vers le quartier istrien. * * * « J’ai vu les Vingo, ma colombe, et nous conclurons notre alliance demain soir. J’avais espéré que ce serait aujourd’hui, mais pour une raison quelconque ils semblent vouloir retarder la chose. Sans aucun doute sont-ils en train de jongler avec leur argent, comme nous le faisons tous ! » Sélène Issian remarqua avec une certaine répulsion que son père semblait être d’une humeur inhabituellement joyeuse. Il devait déjà compter son butin, et décider exactement comment diviser les remboursements au Conseil afin de garder le plus possible de la dot pour son propre usage. Demain soir. Ce seraient donc sa dernière journée et sa dernière nuit de liberté. Ensuite, elle serait expédiée dans une tente remplie de coussins et – comment disaient-ils donc avec tant de délicatesse ? – initiée aux mystères de la féminité. Elle sentit la rage qui se levait de nouveau en elle et s’obligea durement à fixer le sol, car si son père décelait la moindre rébellion dans son regard, il la battrait de nouveau. Qu’il eût fait usage de la courroie de cuir n’était pas surprenant, après qu’elle s’était fardé si grossièrement les lèvres, mais ce geste de défi avait de toute évidence eu des conséquences désastreuses pour elle. Pour quelque raison, savoir qu’elle avait elle-même déclenché une telle avidité chez le jeune Vingo était pis encore que les coups. « Je t’ai acheté quelque chose de spécial pour la cérémonie, ma chère. » Tycho claqua des mains, et deux jeunes esclaves arrivèrent en courant, Félo et Tam, remarqua Sélène avec une légère émotion. Même eux, ils lui manqueraient. Ils avait été capturés trois ans plus tôt, lors de raids dans les tribus des collines, se rappela-t-elle soudain, avec pour la première fois un frémissement de sympathie. Quel âge avaient-ils à présent, sept, huit ans ? N’avoir que quatre ou cinq ans et voir massacrer sa famille, incendier son village, être vendu en esclavage… Pis encore, être vendu à des étrangers dont on ne parle pas même la langue, et se faire fouetter jusqu’à ce qu’on l’ait apprise… Quel terrible destin ! Elle s’efforça de trouver le sien meilleur par comparaison, mais en vain. Ils déposèrent un paquet aux pieds de leur maître et de leurs mains habiles dénouèrent la multitude de nœuds qui le retenaient. Puis, après s’être relevés sans un mot, ils sortirent avec obéissance à reculons et disparurent. Tycho haussa un sourcil à l’adresse de sa fille. « Ne veux-tu pas voir ce que c’est ? » invita-t-il d’une voix doucereuse. Sélène le contempla, puis contempla le paquet. Ses pieds semblaient enracinés dans le sol. Tycho eut une moue déçue, puis se pencha lui-même pour prendre ce qui se trouvait dans le paquet et, d’un geste ostentatoire, il se redressa en secouant une robe en soie à la teinte orange des plus parfaites que Sélène eût jamais vue. Elle retint son souffle. « Elle est belle, n’est-ce pas ? » Elle hocha un peu la tête, toute raide, en sentant les larmes lui monter aux yeux. Sa robe de noces, l’orange symbolisant le feu sacré de Falla, force génératrice du monde, qu’on invoquerait lors de la cérémonie. Il y avait des fentes brodées au niveau des seins et des hanches, les premières horizontales, les secondes verticales, refermées pour l’instant par des rubans de fin satin. Elle savait à quoi elles étaient destinées. Ses suivantes avaient été des plus précises dans leurs descriptions. * * * Le roi Ravn fit jouer les muscles de ses épaules et s’étira en soupirant. Son regard las passa sur les cartes et les tableaux qu’ils examinaient depuis deux heures au milieu d’un ardent débat (entre ses nobles, à tout le moins) quant aux détails les plus subtils des bénéfices et des inconvénients présentés par les alliances possibles avec le sud. Sur les cartes comme dans l’air, les mots avaient depuis longtemps cessé d’avoir un sens quelconque. Il avait constaté quelque temps auparavant que, s’il laissait son regard dériver, les parchemins fanés déjà couleur de sable devenaient flous et indistincts et s’étiraient sur la table avec leurs rouleaux et leurs plis comme une sorte de désert ; les détails inscrits à l’encre à leur surface prenaient un éclat tremblant comme dans une vague de chaleur ou un mirage féerique. Il songeait avec regret aux jours où il n’avait pas été roi, où il pouvait prendre la mer comme bon lui semblait. « Aran Aranson du clan Tomberoc désire une audience, Sire. » Ravn releva la tête. « Qui est-ce ? — Un insulaire d’Ostenave, Sire. — Une interruption, enfin, sourit Ravn. Faites-le entrer. » Passorage et Sudœil semblèrent irrités de cette intrusion soudaine dans des discussions politiques d’une importance capitale, mais Egg Forstson se redressa avec alacrité en entendant le nom de son vieux compagnon. « Aran, mon cher ami ! » Alors que l’homme de l’ouest pliait en deux sa haute taille pour passer sous le dais, Egg se retrouva pris dans une étreinte d’ours, environné d’odeurs à la fois moisies et animales, mais émanaient-elles de l’homme lui-même ou de l’immense fourrure jaunâtre qu’il insistait pour porter même en plein été, c’était impossible à dire. Egg recula, en tenant toujours Aran par les bras, et le dévisagea avec joie. « Cela fait vraiment longtemps, mon vieil ami. — Une année, presque jour pour jour, à la dernière Foire. » Aran lui souriait en retour avec sur sa face sévère et tannée par les intempéries les rides soudaines d’une expression inhabituelle chez lui. Ses dents se détachaient sur sa peau et sa barbe sombre, blanches et éclatantes comme de la glace fraîche. Le duc de Shepsey, au contraire, semblait fatigué, songeait Aran, gris et las, comme si l’année s’était écoulée à des vitesses différentes pour eux, comme si le plus âgé aspirait à la tombe et que lui, Aran, courait de toutes ses forces dans la direction opposée. Ils avaient combattu de concert, côte à côte, dos à dos, dans quelques-unes des batailles les plus sanglantes de la dernière guerre, deux jeunes gens qui s’étaient retrouvés compagnons de fortune lorsque le vaisseau d’Aran avait été incendié et coulé dans le port istrien de Hédéra, et que, avec les survivants de Dent de Dragon, il avait été transféré sur L’Ourse, le beau mais vieux navire du père d’Egg. Les Istriens avaient réussi à bloquer l’entrée du port derrière L’Ourse, de sorte qu’ils avaient été coincés sous un déluge de flèches enflammées ; elles avaient mis le feu à la voile, au pont, aux habits ; des grappins tombaient de tous côtés, des hommes vociférants lançaient des projectiles depuis les essaims de petites barques agglutinées autour d’eux, attendant que le feu ait pris et que l’équipage saute à l’eau. À leurs armures et à leurs armes hétéroclites, il s’agissait évidemment de mercenaires. Aran aurait même pu jurer que certains avaient dû autrefois être des Eyrains. C’était curieux comme l’Empire avait toujours assez d’argent pour payer des guerriers qui se battaient à sa place, se rappelait avoir pensé Aran tandis que les premiers mercenaires commençaient à les aborder. Et puis il y avait eu un grand rugissement derrière eux, et le vaisseau du vieux roi, le Marinier, avait traversé le blocus pour venir s’écraser contre les petits bateaux istriens, les éparpillant comme de l’ivraie dans le vent. C’était le bon temps, songea Aran, et nous voilà maintenant réduits à faire de la diplomatie et du marchandage avec notre ancien ennemi. Comme il aurait voulu se lancer de nouveau dans une grande quête ! Il effleura la carte sous sa tunique, comme un talisman, et s’avança d’un pas. « Je désire vous présenter une requête, Sire. » Il inclinait la tête avec toute la déférence due par un vassal à son suzerain. Ravn contempla le crâne noir d’Aran. « Eh bien parlez, alors, homme de l’ouest. Dites-moi ce que vous voudriez de moi. » Aran lança un coup d’œil en biais aux hommes présents. « C’est une affaire privée, mon seigneur. — Et ce sont mes conseillers les plus sûrs. Vous pouvez certainement présenter votre cas devant eux ? » Aran semblait mal à l’aise. Ravn sourit. « Peut-être est-ce trop personnel pour une audience. » Il se tourna vers ses nobles. « Allez chercher du vin, messires. J’ai l’impression d’avoir la gorge aussi desséchée qu’un lac à sec ! Allez à l’étal de Sorva Nez-Plat et assurez-vous de vous faire donner son meilleur tonneau de sang d’étalon. Il vous jurera qu’il n’en a pas, mais vous le trouverez, caché quelque part. Je l’ai entendu s’en vanter à Foril Stenson. Et s’il demande à être payé, rappelez-lui qu’il me doit encore des taxes pour ses deux dernières cargaisons. Ce sera un gros tonneau, si je connais mon Sorva. Vous ne serez pas trop de trois pour le transporter ! » Les trois sires échangèrent un coup d’œil. Aucun d’entre eux ne semblait apprécier tout à fait cette tâche. Passorage adressa à Aran son regard le plus dur et Sudœil grogna en se levant de la table, mais Egg Forstson envoya une claque dans le dos de l’homme de l’ouest en lui souhaitant bonne chance. « Il ne dit pas grand-chose », déclara-t-il au Roi par-dessus la tête d’Aran, « mais ce qu’il a à dire vaut habituellement la peine d’être entendu. C’est la lame la plus fine qui siffle le moins. » Après leur départ, Ravn fit signe à Aran de s’asseoir et le dévisagea d’un œil curieux. Il avait l’impression d’avoir peut-être déjà rencontré Aran Aranson. À la cour de Halbo, quand il était monté pour la première fois sur son trône et que nobles et propriétaires terriens étaient venus lui prêter serment de loyauté. Si c’était bien lui, il l’avait trouvé austère, dur et austère, l’air mal à l’aise dans ses beaux habits, déplacé au milieu du luxe et des réjouissances. Mais impressionnant malgré tout, à sa façon. Un homme à l’ancienne, même s’il n’était pas vieux. Il se rappela que son père en avait parlé en bien. « Alors, qu’en est-il de cette requête secrète, Aran Aranson ? » Après une brève hésitation, pendant laquelle il chercha en vain les mots qui traduiraient son désir, Aran fouilla dans sa tunique pour en sortir la carte, comme si elle avait eu le pouvoir de parler à sa place. Il la déroula avec un soin infini et la plaça sur les autres cartes qui couvraient la table. Ayant pris quatre des pierres utilisées auparavant pour faire tenir les coins des cartes, il les transféra à la sienne pour l’aplatir du mieux qu’il pouvait. Ses doigts suivirent avec amour les contours des continents. Il connaissait désormais par cœur chaque trait, chaque écueil, chaque découpe de la côte. Il avait passé trois nuits sans sommeil, avec une chandelle pour seul éclairage, à examiner sans cesse le magnifique dessin de chaque détail – la rose des vents, les marges enluminées, les points et les projections concernant la navigation. Le Roi contempla la carte avec ennui. Encore une autre carte. Toutes ces cartes lui donnaient la nausée. La seule qui l’intéressait était celle qui indiquerait finalement le Passage du Corbeau, la voie vers l’Extrême-Occident. Mais s’il prenait l’épouse qu’on voulait lui voir prendre et se donnait rapidement un héritier, peut-être pourrait-il se joindre lui-même à l’expédition… Aran leva les yeux avec espoir et fut choqué de voir que le Roi avait l’œil vitreux. « Je l’ai obtenue d’un marchand nomade », se hâta-t-il de dire pour essayer d’éveiller l’intérêt de Ravn. « Elle est tout à fait merveilleuse. Regardez, là… » Il indiquait les contours d’une île. « … L’Ilôt-à-la-Baleine, une reproduction très exacte. Et là… » – son doigt se déplaça vers le sud-est – « … votre capitale, sire, Halbo. » Le Roi se pencha pour examiner les marques de la carte. « Ah, oui, fit-il mollement, quoique apparemment mal orthographié. » Aran regarda fixement les lettres familières. Le créateur de la carte avait mis une croix dans le « o » de Halbo, mais c’était apparemment tout ce qu’il y avait là d’inhabituel. Il ne répliqua pas. « Et là-haut, Sire… » Ses doigts filèrent vers le haut de la carte, au milieu des « Isenfeld » et du mantra « ise », puis glissa vers la droite : « Regardez cette extraordinaire rose des vents. — Très joli travail, dit le roi d’une voix atone. Très réussi, pour sûr. Pourquoi me montrer ceci, Aranson ? Ne voyez-vous pas que je possède moi-même quantité de cartes ? — Regardez de plus près, Sire », insista Aran. Son doigt touchait le mot à l’intérieur du cartouche explicatif. « Ici, mon seigneur. — Sanctuarii », lut le roi. Il releva les yeux. « Le Sanctuaire. — Oui, Sire. » Ravn éclata de rire. « Des contes pour les enfants ! L’ultime lieu de repos du Roi Rahay et de son chat ! « Lassé de sa contrée d’or Rahay prit son chat et la mer Pour se rendre dans le nord où froids sont les vents Sur l’île connue sous le nom de Sanctuaire ! » Aran baissa la tête. « Oui, Sire. » Ravn se frappa la cuisse, hilare. « Et vous avez la carte menant à la contrée secrète du magicien ? » Aran releva la tête, les yeux brillants d’espoir. « Oui, Sire. » Il réfléchit un moment. « Et j’ai aussi ceci. » Il fouilla dans les poches de sa tunique pour en sortir le morceau de métal donné par le marchand. Il scintillait dans sa main, avec une audace clinquante dans la lumière de midi. Il était plus lourd aussi que dans son souvenir – d’une lourdeur urgente. Le Roi contempla l’objet, puis le prit du bout des doigts à l’homme de l’ouest. La chose semblait vibrer dans sa paume, comme vivante. Avec un froncement de sourcils, Ravn essaya de rassembler ses pensées. Sans l’or, Aran se sentait soudain bouleversé, comme perdu. Il regarda Ravn retourner la pépite dans la lumière, l’examiner, les yeux plissés, la soupeser. Puis, presque à regret, la lui rendre. Une expression étrange était passée sur ses traits comme si lui aussi en avait ressenti la perte, bien que d’une façon moins aiguë que le Tomberoc. « Assez joli, dit-il enfin, mais ce n’est un trésor que pour qui veut y croire. » Les doigts de nouveau refermés sur son petit morceau de trésor, Aran se sentit rechargé d’énergie. Il bouillonnait de colère, mais il garda une expression impassible. Sans le soutien du Roi, il ne pourrait jamais collecter les fonds dont il avait besoin. Il replaça avec soin la pépite dans la poche de sa tunique. « Je vous demanderais un navire, Sire. Pour le voyage. Je vous dédierais cette région, après avoir abordé, j’en réclamerais la possession en votre nom. Le Pays du Roi Ravn. — Et vous m’en rapporteriez tous les trésors ? — Oui, Sire, cela aussi. » Ravn se mit à rire de nouveau. « Un navire, en échange d’une cargaison de pierres brillantes ? — De l’or, Sire », dit Aran avec obstination. L’homme était si catégorique, il aurait été facile de se laisser emporter par sa ferveur. Ravn se rappela le sceptre royal, et comme l’artefact ancien avait paru lourd de magie lorsqu’il l’avait porté lors du couronnement. Il avait été ivre du vin bu aux funérailles de son père, et à peine capable de se tenir debout, mais il se remémorait malgré tout comme l’éclat du sceptre avait semblé appartenir à un autre ordre de réalité, un morceau de soleil qu’il eût tenu entre ses mains. Puis le fourmillement qu’il avait éprouvé en tenant la pépite lui revint à l’esprit, le pouvoir dont il s’était soudain senti pénétré. Et il sentit sa certitude vaciller, mais seulement pendant le plus bref des instants. Un roi doit être résolu et ne jamais faire preuve d’indécision. Il écarta les cailloux des coins de la carte, enroula celle-ci sans précaution et la rendit d’un geste brusque à Aran Aranson. « Abandonnez cette folle idée, mon ami. Joignez-vous plutôt à mon expédition vers l’Extrême-Occident. Au moins savons-nous qu’il existe ! Et entre-temps, profitez de la Foire. Vous y faites commerce ? — De sardoine, Sire. — Bien, bien. » Aran regarda les yeux du roi redevenir vagues, comme s’il plongeait dans un état de stupeur définitive. « Eh bien », dit-il enfin, plutôt roide, en sentant rage et déception l’envahir. « Je vais prendre congé, Sire. » La tête de Ravn se redressa. Il vit le désespoir dans le regard de l’autre et sourit, aimable. « Pas si vite, Aran Aranson. Maintenant que vous avez eu le bénéfice de ma sagesse, ayez au moins la courtoisie de me faire profiter de votre bon jugement. » Aran s’arrêta net, de nouveau saisi de fureur. « Qui pensez-vous que je devrais prendre comme épouse ? C’est une affaire bien ennuyeuse, ce mariage politique, et les femmes qu’ils me présentent sont si dépourvues d’intérêt ! De surcroît, on dirait que tous ceux qui ont une opinion ont également un sujet favori de récrimination. — Je n’ai ni opinion ni sujet favori. » Ravn haussa les épaules. « Vous devez sûrement avoir une idée ? » Il y eut un brouhaha à l’extérieur de la tente, des bruits de piétinements, des voix étouffées, comme si on essayait de faire passer quelque chose de trop gros dans un espace trop étroit. Les seigneurs Passorage, Sudœil et Forstson étaient revenus, apparemment, avec un tonneau de la taille d’un bœuf. Le roi Ravn se leva d’un bond, rempli d’une énergie soudaine. « Mon sang d’étalon ! Excellent ! » Les nobles négocièrent avec difficulté le passage du tonneau dans l’ouverture de la tente, pour le laisser retomber au sol avec tant de force que la table rebondit et que tous les tableaux et toutes les cartes – lesquelles n’étaient plus ancrées par leurs pierres – dégringolèrent avec bruit par terre. Sudœil, qui en possédait plusieurs – des cartes dessinées au temps de son grand-père et même avant –, se jeta à genoux pour commencer frénétiquement à les rassembler. Aran, voyant l’occasion de s’éclipser au milieu de ce chaos, la saisit, contourna le monstrueux tonneau, passa près des nobles et se dirigea vers l’entrée sans faire ses adieux. « Laquelle choisirai-je ? » lança le Roi à son dos qui s’éloignait. « Prendrai-je une bonne fille du nord ou une étrangère du sud ? — Prenez une troll pour épouse, pour ce qu’il m’importe », fut la réponse d’Aran Aranson, proférée à voix basse mais tout à fait audible, alors qu’il disparaissait derrière le rabat de la tente. 9. Marchandages Même s’ils étaient partis plusieurs heures plus tôt, la soirée était commencée lorsque les frères Vingo retrouvèrent le chemin de l’étal où l’on vendait des poignards. Tanto avait été distrait en chemin par des étals de tissus et de bijoux, d’innombrables vendeurs d’arack, de vins épicés, de gâteaux faits avec des noix qui vous rendaient la tête quelque peu légère et, finalement, par une troupe de danseuses exotiques qui voyageaient avec les nomades mais se prétendaient originaires de tribus des déserts du sud (et tout le monde savait dans quelles étranges pratiques ces gens-là se spécialisaient). Ne portant rien que mille fines lanières de cuir ingénieusement attachées, qu’elles invitaient les badauds (pour une somme modique) à dénouer et à dérouler tandis qu’elles tournaient et sautaient comme des derviches, ces femmes aux muscles et aux yeux durs avaient hypnotisé Tanto pendant toute la dernière heure, et Saro commençait à être sérieusement irrité. En outre, il avait découvert que marcher dans une foule présentait pour lui des difficultés spécifiques. En se heurtant contre un homme, il avait soudain été assailli par la terrible anxiété de celui-ci quant à la santé de sa femme souffrante. Un autre regardait les femmes du désert et il avait effleuré son bras ; de ses pensées infiniment lascives, Saro avait appris tout ce que l’on pouvait faire avec une danseuse nue, quelques lanières de cuir et plusieurs participants. Il s’était écarté en hâte, en se sentant souillé, mais pour se retrouver poussé par un autre passant pris d’une abominable nausée. À la fin, épuisé par ces intrusions importunes, il avait tiré Tanto par le bras. « Le tournoi d’escrime commence au premier quart demain. Veux-tu ou non te trouver une dague ? Par ailleurs, si tu dépenses tout sur ces danseuses, tu n’auras plus rien à dépenser. » Tanto se secoua avec irritation. « Si je dois être bientôt marié, je mérite un peu de divertissement au préalable. — Mais je pensais que tu voulais ce mariage ? — Je veux le château, je veux le titre. Je veux être enfin autonome. Et si je dois épouser la fille au cul pincé d’un quelconque seigneur pour avoir tout cela, je le ferai. Ce que je ne veux pas, c’est un bégueule de frère cadet qui me rebat les oreilles au milieu d’une foule. » Saro poussa un soupir, tenté de tourner les talons et de retourner au pavillon familial en laissant Tanto tituber seul et ivre dans la Foire pour le restant de la nuit. Mais à dire vrai, il serait très heureux de voir son frère marié et hors du domaine ; et le plus tôt serait le mieux, pour lui, pour les esclaves, les chats, les chevaux, les animaux sauvages des alentours… « Nous avons passé l’étal aux poignards tout à l’heure, sur la gauche, entre le vendeur de peaux de mouton et le cordelier. » Et ils s’y trouvaient donc à présent, regardant par-dessus les épaules des clients agglutinés autour d’un étal présentant tout un choix d’armes d’une facture superbe, encore davantage mises en relief par la riche étoffe de velours bleu sur laquelle elles étaient placées. C’était le velours, de fait, qui avait en premier attiré l’œil de Tanto. Et la fille derrière l’étalage qui avait attiré celui de Saro. Elle était de haute taille, nerveuse, avec des bras nus dont chaque muscle était clairement défini tandis qu’elle soulevait les armes pour les tendre par la lame aux acheteurs éventuels. Penché sur les gravures complexes des lames et les motifs irisés résultant du corroyage, qu’elle expliquait, son visage était mobile et intelligent. Elle avait un nez long, des pommettes bien dessinées, des sourcils à l’arc fauve, semblables aux ailes d’une crécerelle. Mais ces cheveux ! Rouges comme les braises d’un feu mourant, mais un feu qu’une douzaine de pieds insouciants auraient démoli en le piétinant. Des boucles en retombaient au hasard, et la plupart des mèches se tenaient toutes droites, comme si on les avait taillées avec des cisailles de tonte. C’étaient les cheveux d’un garçon de cuisine ou d’écurie, d’un gamin des rues. Et la tunique qu’elle portait – du cuir bouilli tout sale, taché de nourriture et de sel, et de toute évidence trop serré sous les bras – ne faisait que souligner cette impression désordonnée. Qui aurait employé une telle créature pour vendre des marchandises aussi dispendieuses ? Les armes étaient clairement de la meilleure qualité. Même de l’endroit où ils se trouvaient, Saro pouvait voir comment les tenaient les éventuels clients : ces épées étaient parfaitement équilibrées, ces dagues d’un tranchant mortel. Et pourtant cette fille parlait avec une certaine autorité et en savait de toute évidence assez pour répondre aux questions pointues qu’on lui posait. Elle se pencha pour prendre un fourreau de bois sculpté dans une boîte posée par terre et Saro fut régalé d’une vision de cuisse lisse et bronzée qui lui fit battre le cœur comme celui d’un lièvre pris au piège. En se redressant, la fille surprit son regard. Elle le lui rendit d’un air moqueur, avec un rire sous-jacent suggérant qu’elle savait très bien ce qu’il pensait. Saro sentit que ses propres yeux s’arrondissaient. Quelque chose dans cette fille, quelque chose le tracassait. Il scruta ces yeux gris-bleu pour y trouver un indice mais elle parlait maintenant avec un grand gaillard de l’autre côté de l’étal, à propos des motifs de nœuds incorporés à la conception de l’arme qui intéressait celui-ci. L’épée était plus courte et plus large qu’une lame de Forent, plus lourde qu’un sabre du sud et, dans les grandes mains couvertes de cicatrices de cet homme, elle semblait tout à fait meurtrière. Saro se pencha pour saisir leurs paroles. « Et ceci, était en train de dire la fille, c’est le Dragon de Wen. » Elle désignait du doigt une complexe spirale d’argent qui enserrait la garde. « Vous voyez, c’est sa queue, enroulée autour de son adversaire, le Loup du Pays des Neiges, et ses ailes sont ici, et là, appuyées contre les gardes. » L’homme grisonnant, la tête courbée, suivit le motif d’un doigt approbateur. « Et puis sa tête arrive jusqu’au pommeau. J’ai élargi un trou pour sertir la pierre rouge, vous voyez, là, pour l’œil, afin que ce soit bien lisse sous la main. Voyez ce que vous en pensez. » Le guerrier souleva l’épée à deux mains pour en évaluer l’équilibre puis, en reculant de quelques pas, fit plusieurs passes complexes. On s’écarta pour lui laisser de la place. Malgré son âge et sa taille, il était d’une remarquable agilité. Il dansa à droite en se fendant, revint en position d’une souple torsion avec un coup à l’horizontale, un arc étincelant qui fendit le crépuscule en ce qui eût été, au combat, un coup mortel. « C’est une vraie beauté, Katla Aransen, admit-il. La meilleure que j’aie essayée pour l’instant. » Il la tendit à la femme qui se tenait près de lui ; pas une épouse, celle-ci, mais une femme des îles à l’aspect rude, le menton carré et la peau couleur de pin séché. Son torse arborait le même accoutrement bizarre que son compagnon, un justaucorps de cuir et de cotte de mailles, avec des disques de métal brillant mélangés à du fer terni. Elle portait trois poignards dans sa ceinture croisée, un autre attaché à une cuisse, et une épée en bandoulière dans le dos. « Qu’en penses-tu, Mam ? » La femme lui prit l’épée, la fit passer d’une main à l’autre, la leva à la verticale pour mieux examiner les motifs de nœuds. « Très belle, déclara-t-elle enfin. Vraiment très belle, Joz. — Oui, c’est un bel objet, dit-il en la lui reprenant. Et dure comme du diamant. Tu t’es surpassée, Katla. Légère, en plus, et avec un tranchant plus acéré que les armes de n’importe lequel de nos concurrents. Et elle vous met des fourmis dans les doigts, aussi. Tu es sûre que tu n’utilises pas de magie à la forge ? » Il lui adressait un sourire malicieux. Katla le lui rendit en secouant la tête. « Falko utilise de l’huile de baleine pour la trempe, et Trello Longue-Corne jure qu’il utilise du sang, même si je sais que ce n’est pas vrai. Moi, j’ai ma propre méthode. » Elle tapota une de ses narines et se mit à rire. « Je ne suis pas sûre que j’appellerais ça de la magie, tout de même, Joz. » Saro resta bouche béante. Cette fille – Katla – avait fabriqué ces armes ? Il avait sûrement entendu de travers ? Mais Tanto l’avait devancé de loin. « Eh, toi, oui, toi ! Es-tu une femme ou un troll du nord pour prétendre avoir forgé ces lames ? » Il regardait fixement les badauds, les yeux écarquillés et le regard un peu torve. « Les femmes ne peuvent pas fabriquer des épées. Ce serait comme… » Il chercha avec obstination une analogie. « … comme des hommes qui broderaient des dessous ! » On s’esclaffa au dernier rang de la foule, et il y eut un certain remue-ménage tandis que les gens s’écartaient de Tanto. Saro pouvait sentir les effluves d’arack qui émanaient de son frère. Il jeta un coup d’œil au vieux guerrier et à ses compagnons – la femme, deux autres colosses qui semblaient durs comme du fer, et un petit grassouillet qui paraissait s’ennuyer et avait une expression distraite plutôt alarmante. Peut-être avaient-ils autrefois été eyrains, mais leur équipement suggérait une bonne douzaine d’influences étrangères. Et une femme-guerrier parmi eux était une étrangeté en soi. Des mercenaires, alors, et sans doute fort dangereux. Il retint son souffle, mais celui que la femme avait appelé Joz se contenta de rester là à sourire en regardant Katla, une main passée dans son ceinturon. Les yeux de Katla se plissèrent dangereusement. « À ce que j’en sais, dit-elle d’une voix tendue, dans le sud, broder des dessous, c’est tout ce à quoi les hommes sont bons. » Un grand mugissement de rire, cette fois, et pas seulement de la part des mercenaires. « Pas besoin de se battre à ta place, eh, petite ? dit Joz. — Elle a la langue de sa mère, Katla Aransen, ça, oui », commenta le grand homme barbu à ses côtés. « Oui, je me rappelle avoir senti le mordant de la langue de Béra Rolfsen une ou deux fois dans ma jeunesse ! — C’est comme ça que tu as perdu ta main, eh, Tête-de-Nœud ? — Non, c’était un chien d’Istrien guère plus vieux que ce chiot, à la bataille pour le port de Hadéra. » Tanto, qui ne savait que répliquer, en fut réduit à un rictus, mais les mercenaires étaient heureusement de bonne humeur. Le grand gaillard appelé Joz commença à marchander avec Katla pour l’épée, et elle finit par conclure l’affaire en y ajoutant un beau fourreau de cuir fin doublé de laine huilée. Le vieux guerrier compta un flot de pièces dans les mains de Katla, qui les transféra aussitôt dans une boîte métallique sous l’étal, l’air intensément satisfait du marché. Une fois celui-ci conclu, les autres acheteurs commencèrent à s’éloigner, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus là que les deux Istriens. Tanto, cependant, s’était mis à tripoter sans conviction quelques dagues ornementées, sur le devant de l’étalage. « Un couteau de table pour enfant, dit-il avec dédain de la première. De la camelote à bon marché. » Katla lui jeta un regard hostile puis, en l’ignorant délibérément, se mit à ranger les marchandises plus importantes. De toute évidence, c’était la fin de la journée pour les marchands : la lumière déclinait et il n’y avait plus que ces deux idiots. Plus guère de chances d’effectuer une autre bonne vente, à présent, et particulièrement pas avec un jeune novice qui parlait fort et n’aurait su faire la différence entre un glaive et un cure-dent. Le regard de Tanto vrillait la nuque de Katla ; il était de toute évidence irrité par l’indifférence ostentatoire de celle-ci. Il ramassa deux dagues et commença à en frapper les lames l’une contre l’autre, doucement d’abord puis de plus en plus fort, comme un enfant capricieux qui cogne ses jouets. Le métal résonnait, un son clair et juste. Saro donna un coup de coude à Tanto. « Que fais-tu ? — Je teste la lame », répondit Tanto, buté, toujours en fixant le dos tourné de Katla. « Pas la peine de débourser pour une arme qui pourrait se briser entre mes mains à la finale. » Katla se retourna avec brusquerie pour le darder du regard. « Vous vous êtes rendu à la finale d’escrime ? » Un mépris stupéfait accentuait les voyelles douces de l’Ancienne Langue. Tanto haussa les sourcils. « Je l’emporterai bientôt contre ce vieux fou », dit-il en indiquant le Nordique qui avait acheté l’épée et s’attardait maintenant devant l’étal du cordelier. Katla éclata de rire : « Joz Pattes-d’Ours ? J’en doute fort ! Il s’est battu tout autour du monde et il en est revenu, celui-là. Vous n’auriez pas la chance d’un vairon contre lui. Regardez-vous, tous les deux. » Son regard incluait Saro. Elle tendit vivement les bras au-dessus de l’étalage et leur prit à chacun une main, en retournant leur avant-bras à plusieurs reprises pour en examiner la peau sombre. « Pas une cicatrice à vous deux. Jamais vu un véritable combat de votre vie. » Saro fut emporté par une vague chaude de joyeuse bonne humeur devant l’assurance d’une jeune femme qui se sent à l’aise dans un corps vigoureux, indifférente aux vantardises et aux menaces d’un jeune ivrogne, avec à son service des muscles nés du dur travail de la forge et d’années d’escalade dans les falaises. Il n’aurait quant à lui jamais eu le front de faire ce qu’elle venait de faire. Une image soudaine, inoubliable et vivace bouscula soudain l’esprit de Saro. « C’était vous », souffla-t-il en se libérant du contact troublant de la fille du nord. « C’est vous que j’ai vue au sommet du Roc… » Il s’interrompit, atterré. Le temps avait ralenti. Saro vit le visage de Katla devenir exsangue, la compréhension se faire jour en Tanto. Il put même dire le moment exact où son frère se rappela la récompense qu’on avait offerte le matin même pour la capture du coupable, avant que Tanto ne se mît à crier. « Gardes ! Ici… ! » Saro l’assomma. Un mouvement qui était tellement un réflexe, et tellement indépendant de toute réflexion que son poing trouva sans erreur l’articulation de la mâchoire de Tanto, avec une force étonnante. Tanto s’écroula comme une masse. Katla contourna son étal en hâte. Elle regarda fixement Saro, puis Tanto, qui gisait comme abattu par un coup de massue, les bras écartés, une main encore serrée sur la dague avec laquelle il avait été en train de jouer. Sa mâchoire était toute décalée d’un côté. Saro se demanda avec un bref plaisir coupable s’il la lui avait brisée. Le bruit avait fait lever les yeux à plusieurs personnes, autour d’autres étals ; on vit Tanto étalé par terre et son frère qui souriait, et l’on revint à ses conversations. « Pourquoi avez-vous fait cela ? » demanda Katla tout à trac, ses yeux gris presque noirs sous le coup d’une émotion indéchiffrable. Saro la regarda avec gravité. « Je… Je ne sais pas. Il le fallait, c’est tout. » Il fit une pause, en poussant prudemment son frère du bout du pied, mais il n’y eut pas de réaction. « C’était vous, n’est-ce pas ? Sur le Roc ? » demanda-t-il tout bas. « Mais vos cheveux étaient longs, alors. » Katla lui adressa un regard entendu. « Vous êtes istrien, déclara-t-elle sombrement. Je ne vais guère l’admettre devant vous. — C’est vrai. Mais je ne suis pas le croyant le plus dévot. » Et alors même qu’il parlait ainsi, il sut que c’était la vérité. Il se rappelait de longues matinées passées à subir l’instruction des prêtres, sévères dans leurs robes noires, prompts à utiliser la baguette. Il se rappelait les intonations graves de leurs dévotions, les terrifiants avertissements concernant les tourments qui attendaient ceux qui déplaisaient à Falla ou même à son maudit chat. Comment pouvait-il croire ces histoires affreuses, toutes ces lugubres menaces ? Pourquoi un volcan devait-il entrer en éruption simplement parce qu’on n’avait pas offert les sacrifices appropriés à une divinité ? Pourquoi votre demeure devait-elle brûler parce que vous aviez fait une remarque offensante ? Il n’avait jamais vu de volcan, mais il avait vu assez de flammes pour savoir que le feu était une force naturelle et non quelque essence magique. Quant à Falla elle-même, comment pouvait-il croire en ce qu’il n’avait jamais vu de ses propres yeux ? L’adoration de la Déesse n’avait jamais rien signifié d’autre pour lui qu’un prétexte de punition, de contrôle, un moyen de mettre les gens au pas. Maintenant qu’il était soudain placé devant cette nouvelle réalité, cette possibilité d’une mort absurde et inutile, tout prenait soudain une grande clarté. « Jeter quelqu’un au bûcher pour avoir escaladé un rocher, c’est… eh bien, c’est stupide, barbare. — Ils le feraient vraiment ? » Elle avait une expression curieuse et attentive. Saro se mit à rire. « Oh, oui, sans attendre. C’est une religion cruelle. Elle se nourrit de souffrance. » Katla était indignée. « Mais tout ce que j’ai fait, c’est escalader un rocher. Il n’y a pas de mal à cela. Et puis, ce pays était à nous, il n’y a pas si longtemps. Du temps de mon arrière-arrière-grand-père, et avant lui pendant des générations. C’était un territoire eyrain, la plaine de Tombelune, les montagnes de Skarn, la rivière Dorée, jusqu’à Talséa. Votre peuple nous l’a volé, il a chassé les fermiers de leurs terres, massacré et violé tout ce qui ne pouvait pas courir assez vite. Ou en a fait des esclaves dont le labeur sert votre sanglant Empire. Nous ne l’avons pas oublié, vous savez, même maintenant. » Elle lui adressait un regard fulminant. « Je sais. La dernière guerre a eu lieu il n’y a pas si longtemps. Mon père y a combattu. — Le mien aussi. — Mon grand-père y est mort. — Le mien aussi. » Elle laissa alors échapper un bref et rauque éclat de rire, et Saro remarqua comme ses dents semblaient longues et pointues, à quel point elle ressemblait à un animal sauvage lorsqu’elle s’animait ainsi. « Et puis, qui peut dire si c’est le Roc de Falla, de toute façon ? Si c’est le roc de quiconque, c’est celui de Sur. Nous l’appelons le Castel de Sur. — Mais c’est tout aussi mal, non ? La simple substitution d’une divinité à une autre. — Du moins la nôtre ne demande-t-elle pas qu’on tue en son nom. » Saro haussa les épaules. « Bon argument. » Katla sourit. Cela transformait tout son visage, et la couleur de ses yeux. Elle avait moins l’air… d’une louve. Puis elle se pencha vers lui et lui prit de nouveau le bras – la vague de chaleur le traversa encore. Cette fois, cependant, ce n’était pas seulement la gratitude de la jeune fille qu’il ressentait, mais une chaleur qui lui appartenait à lui en propre, qui se répandait rapidement dans son ventre et sa poitrine. « Merci de ne pas m’avoir dénoncée, déclara-t-elle simplement. Quel est votre nom ? J’aime savoir envers qui j’ai des dettes. » Saro le lui dit, et elle hocha brièvement la tête, comme si elle avait mis ce nom de côté pour future référence. « Mais s’il se rappelle quand il se réveillera ? dit soudain Saro, angoissé à cette pensée. — Il trouvera une autre personne à l’étal, qui ne saura rien d’une fille aux cheveux ressemblant à un balai. » Elle se mit à rire. « De toute façon, je crois que je ferais mieux de rester cachée pour le moment, non ? » Elle ramassa un morceau de toile huilée sous l’étal et l’enroula prestement autour de son crâne. « Voilà, une princesse de Jétra ! » Saro sourit. Que pensaient donc d’eux ces Nordiques ? « Je vais vous payer pour la dague », dit-il, en ramassant l’arme que tenait la main de Tanto. La lame semblait chaude sous sa main, animée d’une pulsation, comme vivante. Déconcerté, il la tendit à Katla. Elle l’écarta d’un geste. « Non. Je vous en fais présent, en signe de gratitude. Je serais très heureuse que vous l’ayez, vous, au lieu de votre détestable frère. » Saro eut un sourire hésitant, puis il glissa la dague sous sa tunique, où elle resta, pulsant doucement – ou était-ce le battement de son propre cœur ? Difficile à dire. Cette fille lui donnait le vertige. Il essaya de se concentrer sur ce qu’elle avait dit. « Tanto s’imagine qu’aucune femme ne peut résister à ses charmes. — Il n’a alors de toute évidence guère voyagé », déclara Katla en contemplant l’Istrien inconscient. « Il est de bien meilleure compagnie ainsi qu’éveillé, je dirais. — Vous feriez mieux de partir avant qu’il ne revienne à lui. — En effet. » Elle lui adressa un autre de ces miraculeux sourires, puis se mit à envelopper d’une main experte chaque arme dans son propre morceau d’étoffe huilée, afin de les ranger dans une grande boîte en fer. Saro se retourna pour examiner son frère étendu au sol et se retrouva face à un jeune Nordique de haute taille à la barbe d’un blond presque blanc et aux cheveux tressés comme elle en des motifs complexes, avec des petits morceaux de tissu coloré, des coquillages et des pièces d’argent. Il était apparu en silence derrière eux. « Tu as des problèmes, Katla ? » Elle se retourna brusquement, les mains à la bouche, mais quand elle vit le nouvel arrivant, elle sourit. « Bonsoir, Erno », dit-elle avec une chaleureuse affection. « Non, pas de problèmes. Plus maintenant. » Saro sentit son cœur se serrer tandis que son regard passait vivement de l’une à l’autre. Que ce soit un frère, se surprit-il à penser. Un frère et rien d’autre. Mais l’autre avait dans les yeux une expression rien moins que fraternelle en regardant Katla ranger ses marchandises. Un grognement ramena son attention à Tanto. Les paupières de celui-ci papillotaient. Saro se pencha vers lui avec un soudain mélange de remords et de crainte. « Tanto ? Tu m’entends ? » La main de Tanto se ferma convulsivement, et pendant un bref moment Saro pensa qu’il allait la brandir au hasard et l’en frapper, mais le mouvement n’était apparemment rien d’autre qu’un réflexe, car une saccade agita les deux pieds de Tanto, et celui-ci s’assit, bien trop vite pour quelqu’un qui avait été assommé. Il prit sa tête à deux mains avec un autre gémissement. « Que… que s’est-il passé ? » demanda-t-il, hébété, en essayant de regarder le visage de Saro. « Ne peux-tu te souvenir, frère ? » demanda Saro avec circonspection. Tanto fronça les sourcils. L’effort qu’il faisait pour rassembler ses idées générait de toute évidence une souffrance mentale qui allait de pair avec sa détresse physique. « Je me rappelle… » Saro retint son souffle. « Je me rappelle… une femme… une étrangère… » Le pouls de Saro résonnait dans sa tête. Il jeta un rapide coup d’œil aux alentours, pour voir Katla qui, ayant fermé son coffre avec une grosse clé en fer, adressait à mi-voix quelques paroles à Erno, puis se détournait pour disparaître entre les tentes. Il se sentit soudain très vide. « Quelle étrangère ? » dit-il d’un ton abrupt. Son intonation lui valut un regard furibond de Tanto. « La danseuse, imbécile… celle avec… les rubans en cuir… » Saro laissa échapper son souffle en essayant de rendre cette expiration la plus normale possible. « Oh, celle-là. Rien d’autre ? — Comment suis-je tombé ? » Tanto regardait autour de lui à sa façon habituellement accusatrice, et, ne voyant nul autre à blâmer, fixa son frère d’un œil flamboyant. Saro haussa les épaules, essayant désespérément d’éviter un pur mensonge. « Tu as beaucoup bu », dit-il avec douceur. C’était après tout la racine du problème. Si Tanto n’avait pas dévalisé tous les étals d’arack entre la tente des Vingo et l’étal aux poignards, il se serait senti moins agressif et n’aurait sans doute pas poussé Katla à se moquer de leur manque de cicatrices guerrières. Saro se rappela la sensation excitante de ses doigts puissants sur la peau de son avant-bras, et il sut que c’était un souvenir auquel il reviendrait souvent. « Avez-vous besoin d’aide pour retourner à la tente de votre famille ? » Le grand Eyrain, Erno, était revenu sur ses pas. Il tendit une main à Tanto, qui la regarda comme si on lui avait offert le secours d’un bâton couvert d’excréments. « Pas de la tienne », lança-t-il grossièrement, en se relevant avec maladresse sur ses genoux. Il agrippa la ceinture de Saro et se hissa sur ses pieds. Erno le considéra un moment, et Saro se demanda s’il allait frapper Tanto. Rien ne lui aurait donné plus de satisfaction, pour bien des raisons, songea-t-il sombrement. Puis le blond nordique dit d’une voix brève : « Comme vous voulez », tourna les talons et se fondit dans la foule. Saro le regarda disparaître, le cœur lourd. Ce Nordique était tout ce qu’il ne serait jamais, grand, musclé, doté d’une démarche athlétique, de toute évidence un homme d’action, et probablement de surcroît l’amant de Katla. Cette pensée le fit se recroqueviller intérieurement. * * * Comme en transe, Katla traversa la Foire pour retourner à la tente de son clan. Saro Vingo. Qui avait assommé son frère afin de lui épargner d’être découverte. Saro Vingo, aux yeux de velours noir et au sourire timide qui creusait la surface lisse de ses joues. Saro Vingo : un nom étranger pour un étranger, un nom issu des profondeurs inconnues d’Istria. Elle se rappelait comment elle l’avait pris par le bras, cet homme du sud, la sensation de la peau sombre sous ses doigts, sa chaleur vivante, et ce souvenir aussi net qu’une hallucination s’attardait : comment les fins poils noirs frisaient sur l’avant-bras nerveux, soyeux comme une fourrure de chat ; l’ouverture de la tunique, révélant le creux de la gorge et un peu de la poitrine lisse aux muscles durs. La couleur de cette peau était des plus séduisantes. Katla ne pouvait s’empêcher de se demander si elle était naturelle ou résultait de l’exposition au soleil ; et dans ce cas, où y aurait-il des zones de peau plus claires ? Qu’est-ce que cela ferait, de coucher avec un homme du continent austral ? Elle sentit un lent frisson lui parcourir le ventre. « Katla ? » Avec un tressaillement coupable, elle se retrouva, comme par magie, au seuil de la tente familiale, devant ses frères qui l’observaient avec curiosité, momentanément distraits du coffre plein de pièces de monnaie ouvert entre eux. Qu’avait-elle donc ? Elle se reprit avec un sourire embarrassé. D’abord elle rêvassait à Erno, pensez donc ! Et maintenant c’était à un jeune Istrien qu’elle avait rencontré une seule fois et ne revenait sans doute jamais. Elle allait devenir aussi épouvantable que Jenna, si elle n’y faisait attention. Elle se plia en deux pour passer dans l’entrée et laissa tomber avec fracas son propre coffre. Puis, vive comme un serpent, elle enroula un bras autour du cou de Halli et le serra d’un air joueur. « Quoi de neuf, petit frère ? » Il était son aîné, de sept ans au moins, et deux fois plus gros qu’elle de surcroît, mais c’était devenu une plaisanterie partagée, « On joue les banquiers avec Petit Renard, alors ? » Halli lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en lui adressant son lent sourire malicieux. Puis, aussi rapide qu’un serpent lui-même, sa main droite vint saisir le bras de Katla, en même temps que son épaule se logeait sous son aisselle, la faisant pivoter et la renversant au sol devant lui. Elle tomba lourdement, manquant de peu le solide coffre en bois. « Aïe ! » Le visage de Fent se plissa de rire. « Ça t’apprendra à rire de Halli quand il a été éliminé dans la deuxième ronde. — Elle s’est moquée de moi ? » Halli semblait blessé. Il enfonça ses doigts poilus dans l’estomac de Katla et les fit courir sur elle comme une grande araignée. Katla poussa un hurlement et se mit à rire, ramenée à son enfance perdue par cet assaut, et bientôt ses talons martelaient le sol comme ceux d’une petite de trois ans. Fent se joignit à la mêlée, et ils roulèrent tous les trois au sol en se chatouillant, en se bourrant de coups de poing et en hurlant comme des animaux. À un moment donné, inévitablement, le coffre de pièces se renversa, répandant son contenu. Tel fut le tableau qui accueillit leur père lorsqu’il revint de sa décevante audience avec Asharson. Quelque part entre la tente du Roi et la sienne, Erno l’avait rencontré. Ils avaient tous deux l’air sombre. « Par les sept enfers, que se passe-t-il ici ? rugit Aran. Je pouvais entendre votre chahut depuis le milieu de la Foire ! » Le silence tomba d’un seul coup. Les combattants se dégagèrent les uns des autres et se relevèrent, l’air penaud. Les pièces éparpillées brillaient autour d’eux comme pour dénoncer un méfait. « D’où vient tout cela ? » Aran se pencha pour fouiller dans les pièces, ramassant une pièce de vingt cantari et deux de dix, et les agitant sous leur nez. « Nous avons vendu Tor comme esclave », dit Fent, impassible. La main d’Aran, venue on ne savait d’où, claqua brusquement sur la tête de Fent. Celui-ci recula d’un pas, l’air choqué. Il serra les poings. Pendant un instant, on aurait dit qu’il allait attaquer son père, puis il baissa la tête. « Nous avons trouvé un acheteur pour tout le lot de sardoine, dit Halli d’un ton mesuré. Un sculpteur de Forent à qui on a commandé vingt statues de leur déesse. Il a dit qu’il voulait seulement la meilleure sardoine, et la nôtre est la plus pure qu’il ait trouvée, alors il nous en a offert un bon prix. Nous allons voir Finn Larson demain pour lui parler de notre bateau. » Le visage d’Aran se ferma. Son esprit travaillait furieusement. Peut-être une solution à son dilemme venait-elle de se présenter. Rien n’arrivait sans raison dans cette vie, disait-on, et Sur souriait de toute évidence à son entreprise. « On ne parlera plus désormais d’expéditions en Extrême-Occident dans cette famille, dit-il avec brusquerie. — Mais, Pa… » – Halli était furieux – « … c’était notre intention tout du long de nous joindre à la force expéditionnaire royale. Vous avez dit que vous vous arrangeriez pour financer le bateau avec les ventes de sardoine, que vous y mettriez votre part et celle de notre mère… — Assez ! Je n’en parlerai plus. Katla, tu te teindras les cheveux en noir cette nuit. Erno m’a dit ce qui est arrivé… — Erno ! » Elle lui adressa un regard furieux, les yeux brûlants. « Tu avais dit que tu n’en parlerais pas. Tu as promis ! » Erno parut mal à l’aise. « Il l’a fait parce qu’il est inquiet pour toi. Sers-toi de ça. » – il lui lançait une petite bouteille en verre – « Et quand tu auras fini, garde la tête couverte. Nous ne voulons pas de questions embarrassantes sur le brusque changement de couleur de tes cheveux. Mais au moins, si les gardes reviennent voir, ils ne trouveront pas de filles rousses ici. Du cuir et de la cotte de mailles, c’est plus sûr que du cuir et de la soie. Mieux vaut prévenir que guérir. — Et le garde qui a demandé une danse ? demanda Katla d’un ton rebelle. — Tu pourrais t’envelopper la tête avec ceci », suggéra Erno avec timidité. Il lui tendait un morceau d’étoffe splendide. Il l’avait trouvé dans l’un des étals nomades, et cela lui avait coûté une petite fortune. Il l’avait choisi pour ses couleurs, des bleus et des verts sauvages, le gris des nuages de tempête et des yeux de Katla – comme pour ceux-ci, il y avait là un peu de violet –, et quand la tisseuse de l’étoffe lui avait dit en souriant que l’écharpe portait un charme, il avait mal compris et répondu que lui aussi la trouvait charmante. « Non, non, avait rectifié la femme avec douceur, un charme. Contre les éléments. C’est pour cela qu’il y a les teintes de la mer et du ciel. Et ça, c’est contre le feu. » Elle l’avait reprise de ses mains maladroites pour la déplier avec soin : « Tu vois ? » Le long d’un des ourlets courait une ligne de flammes. C’était ce motif qui l’avait finalement décidé, cela semblait un bon présage, la couleur même de la chevelure de Katla, même s’il ne croyait pas du tout qu’il s’agît d’une étoffe magique comme le prétendait la nomade. Katla, en retenant son souffle, déroula la pièce de tissu, et un nuage de couleur se gonfla telle une voile dans la pénombre de la tente, des verts, des bleus, du gris, tourbillonnants en spirales subtiles. Le blanc doux de la brume marine s’entrelaçait à tout le reste, et le long de l’ourlet du bas, des couleurs chaudes explosaient, orange et écarlate, or et vermillon, en vortex de flammes gourmandes. Fent émit un sifflement. « Voilà qui a sûrement dû te coûter une rançon de reine, Erno. » Il avait peine à imaginer qu’il pourrait aimer une femme au point de dépenser autant pour un présent. Mais la seule réaction d’Erno fut de rougir et de s’enfoncer dans la tente en passant près de lui en silence. * * * Plus tard cette nuit-là, lorsque Saro sortit le bracelet de pierres à cœur de la bourse qui pendait à son cou pour le tenir dans sa paume, il constata que les pierres avaient pris la violente couleur verte des yeux d’un matou. * * * Le matin suivant, tôt, Fent et Halli se retrouvèrent devant la tente de Finn Larson, portant à deux le coffre de bois. Ils étaient nerveux. Ils n’avaient jamais auparavant contrarié les désirs explicites de leur père. Le constructeur de bateaux était de toute évidence levé depuis un moment. Il envoyait ses jeunes apprentis faire des courses çà et là, et son fils, Matt, glissait des parchemins dans des rouleaux de peau à l’épreuve de l’eau. Larson était un homme de forte carrure, aux muscles massifs. Ses épaules, découvertes par son justaucorps sans manches, étaient aussi poilues et puissantes que celles d’un taureau. Fent se surprit à se demander si sa fille avait hérité des mêmes traits, sous toute sa dentelle et ses beaux atours. Dans ce cas, Halli allait avoir une belle surprise lors de la nuit de noces. En l’occurrence, la surprise ne fut pas seulement celle de Halli, et elle ne concernait pas directement Jenna Finnsen. « Bonjour, les gars. Comment allez-vous par cette belle matinée ? » Finn leur souriait, une lueur dans l’œil, visiblement d’excellente humeur. « Très bien, messire, merci », répondit poliment Halli, en posant le coffre aux pieds du constructeur de bateaux. « Et nous avons une proposition à vous faire. — Ah vraiment ? » Finn s’amusait beaucoup, c’était clair. Il envoya l’un de ses apprentis chercher trois tabourets et une cruche de bière et ne les laissa pas parler avant qu’ils eussent tous les trois englouti un pot de l’amère boisson. « Et maintenant, que pourriez-vous bien m’offrir que votre brave père ne m’ait pas déjà offert ? — Notre père ? — Oui, vous savez bien, jeunes gens, Aran L’Ogre, Aran l’Ours. C’est ainsi que nous l’appelions, quand nous combattions avec lui, pendant la dernière guerre. » Halli se pencha d’un air grave. « Quelle affaire notre père vous a-t-il proposée ? — Mais, mon garçon, il m’a commandé le meilleur bateau que je construirai cette année : bordé à clins, et avec le meilleur chêne bien vieilli provenant des bois de Keril Sandson, rien de moins. Une proue sculptée par Gunnil Kerson lui-même – je l’avais récupérée du vieux navire du père de Ravn, vous savez, mais je crois qu’elle fera très bien l’affaire. Et un brise-glace de fer trempé. Je vais assigner quinze de mes hommes à la construction. — Un brise-glace ? dit Fent, déconcerté. — Mais oui, c’était l’une de ses premières exigences. — Mais il n’y a pas de glaces en Extrême-Occident, d’après tous les rapports. Des tempêtes et des maëlstroms, oui, certes. Mais nul besoin d’un brise-glace. » Finn Larson hocha les épaules : « Je prends les commandes qu’on me fait, mon garçon. Et si votre père veut un brise-glace… » Halli intervint : « Ce que notre père veut de vous ne nous concerne pas. Nous avons notre propre commande : soixante rames, poupe et proue incurvées. Rapide et sans fioritures, c’est tout ce que nous demandons. La dernière fois que nous nous sommes parlé, vous avez dit que ce genre de bateau coûte environ six mille cantari. Nous avons présentement l’essentiel de cette somme. » Le constructeur semblait abasourdi. « On dirait que le clan Tomberoc a bien de l’argent en ce moment », dit-il en se frottant les mains d’un air jovial. « Eh bien, voyons la couleur de votre argent, et je pourrai commencer à faire les calculs. Cette Foire m’apporte beaucoup de travail, plutôt davantage que je ne l’avais escompté. J’espère que vous n’avez pas besoin de votre bateau aussi tôt que certains de mes autres clients ? — Pour l’automne, avança Halli avec circonspection. L’automne de cette année. — Ah, dit Finn. Eh bien, il est arrivé des choses plus étranges. Bien entendu, trouver le bois qui convient aux parties incurvées est plus difficile que pour les bateaux droits. Je ne peux faire que mon possible. — C’est tout ce que nous demandons. » Fent ramassa le coffre et le renversa sur le sol. Avec des claquements secs et assourdis, des fragments de sardoine brisée en dégringolèrent comme un torrent dans un nuage de poussière. Les deux frères contemplèrent la pile de pierres, incrédule. Finn Larson se mit à rire, et ses dents brillaient à travers le vaste chaume de sa barbe grise. « C’est… le loup matinal qui… attrape le lièvre ! » dit-il en s’étouffant d’un rire ravi. Il attrapa son énorme panse à deux mains et en se balançant sur son tabouret, et en resserrant par saccades ses courtes mains boudinées sur les plis de son justaucorps. Il finit par retrouver assez de souffle pour dire d’une voix étranglée : « Eh bien, à ce que je vois, vous êtes riches en pierres semi-précieuses, les gars, tandis que votre père est soudain riche en monnaie, mais pour ce que j’en sais, vous êtes moins riches en sœurs. — En sœurs ? » La voix de Halli, d’habitude plutôt basse, monta d’une octave tandis que le fiasco prenait des allures encore plus bizarres. « Nous n’en avons qu’une, vous le savez bien, Katla, l’amie de Jenna. — Oui, et qui va bientôt devenir la nouvelle épouse de Finn. L’argent d’Aran était un peu insuffisant par rapport au prix, et nous en sommes venus à un arrangement plus ingénieux. Une jolie fille aussi, Katla, même si elle est un peu indomptée. Mais nous la calmerons vite. » Les frères le contemplaient fixement. Puis ils se regardèrent. « Par le ciel, qu’a-t-il fait ? » TROISIÈME PARTIE 10. Illuminations Plus tard dans la matinée, ayant surpris une conversation bizarrement déroutante devant la tente familiale, Jenna Finnsen s’en vint trouver Katla afin d’essayer de comprendre ce qui se passait. Mais quand elle arriva à l’étal, son amie n’était visible nulle part. Erno Hamson se trouvait là à sa place devant l’étalage étincelant, massif et musclé, et tout à fait déplacé dans sa tunique artisanale contrastant avec le riche velours bleu. Dans ses grandes mains, la petite dague qu’il était en train de montrer à un Istrien de riche allure ressemblait à une attache de broche. Jenna eut un sourire espiègle. « Un excellent artisan, l’entendit-elle dire au noble. Oui, l’un des meilleurs des îles septentrionales. » Il leva les yeux, croisa son regard et se détourna de nouveau, embarrassé. « Tu ne trouveras pas Katla ici. » Jenna se retourna vivement. Derrière elle se tenait la petite Marin Edelsen. Sauf qu’elle n’était plus si petite. Même dissimulée par l’écharpe aux complexes broderies dont elle s’était entouré les épaules en la nouant sous ses seins, la poitrine de Marin était d’une taille impossible à ne pas remarquer. Tout en saluant la jeune fille, Jenna eut la plus grande peine à détacher son regard de cette vision fantastique. Avec difficulté et à regret, elle releva les yeux. « Erno dit qu’elle est souffrante, dit Marin. Elle ne sera peut-être pas en mesure de venir à l’Assemblée. » Jenna eut l’impression qu’elle avait ajouté ce détail avec un soupçon de triomphe. « Alors j’attends ici jusqu’à ce qu’Erno fasse une pause, pour lui demander s’il pourrait me garder une danse à sa place. — Marin ! » Jenna était scandalisée. « Tu ne peux pas demander à Erno de danser avec toi. Ce n’est pas bien. Pas bien du tout. » Marin prit un air méfiant. « Qu’y a-t-il de mal à cela ? Il n’appartient pas à Katla, malgré ce qu’elle peut en penser », ajouta-t-elle avec une certaine rancune. « Tu ne peux lui demander de danser avec toi. On ne fait pas ça, en tout cas pas des femmes adultes, et Sur le sait, tu m’as bien l’air d’une adulte à présent, Marin. Par le ciel, oui ! » Marin croisa les bras sur sa poitrine, mais ses irrépressibles avantages refusèrent d’être ainsi contenus. La pression n’avait pas été plus tôt appliquée par en dessous qu’ils se gonflèrent vers le haut et débordèrent joyeusement du châle, telle une créature douée de volonté propre. Avec un petit cri aigu, Marin se hâta de rajuster sa robe. « Oh, Jenna, gémit-elle en saisissant le bras de l’autre, que vais-je faire ? Ils n’arrêtent tout simplement pas de grossir ! » Jenna l’observa. Sur la mince ossature de Marin, la taille de ses nouveaux seins semblait en effet hors de l’ordinaire. « Tu devrais remercier les Destinées pour une telle bonté », dit-elle avec toute la gentillesse qu’elle put manifester. « Après des années à être aussi plate qu’une plie, tu devrais être contente que ta féminité ait enfin fini par se développer. Une poitrine de bonne taille n’est pas une mauvaise chose. J’ai certainement l’intention de tirer le meilleur parti de la mienne dans la robe que je porterai pour le Roi. Que vas-tu porter, toi, Marin ? » La fille eut l’air plus piteux encore. « Je… je ne sais pas. La robe que j’allais porter cette année, tu sais, la bleue, avec les décorations en fourrure… » Jenna hocha la tête. « … elle est trop serrée, à présent. Je l’ai essayée l’autre nuit, et j’ai fait sauter les coutures. Je ne peux même pas la tirer sur ma poitrine aujourd’hui. Ce n’est pas naturel, Jenna, ce n’est vraiment pas naturel. — Bien sûr que si, ma chérie », fit Jenna de sa voix la plus maternellement réconfortante. « C’est la chose la plus naturelle du monde. — Mais non ! » Marin se pencha vers Jenna d’un air confidentiel. « Tu dois me promettre de n’en parler à personne, car tout le monde se moquera sûrement de ma stupidité, mais je suis allée voir les Vagabonds. » Elle jeta autour d’elles un regard coupable, et sa voix devint un murmure : « C’est de la magie. De la magie qui a horriblement mal tourné. J’ai acheté un philtre. Pour les faire pousser. Pour… pour qu’Erno me remarque. » Jenna laissa échapper un petit soupir étranglé en se rappelant sa conversation avec Kitten Sorensen et comment cette médisante petite pimbêche lui avait rapporté avec jubilation, même si elle était dans l’erreur, que Marin avait emmené Erno voir les Vagabonds afin de lui acheter un philtre d’amour, une idée que Jenna avait trouvé absurde. Comme c’était pathétique, songeait-elle à présent, que cette maigrichonne de Marin en fût poussée à de telles extrémités pour attirer l’attention d’un homme. Et pour sa peine, obtenir des résultats aussi infortunés… Elle dut étouffer une envie de rire, c’était trop ridicule. Et tout cela pour Erno Hamson, en plus, cet imbécile. Et puis, quiconque n’était pas aveugle pouvait voir qu’il brûlait pour Katla Aransen. Jenna soupira. Pauvre Marin. « De la magie ? » dit-elle en effleurant inconsciemment ses cheveux. « Eh bien, reprit-elle avec entrain, on peut aisément régler ça, alors. — On peut ? — Mais oui. Nous allons tout simplement retourner là où tu as acheté ce philtre, et demander qu’on te donne quelque chose pour en renverser l’effet. » Marin la contemplait, bouche béante, comme si elle avait été un oracle. « Oh, Jenna, tu es si intelligente ! » Puis son expression s’assombrit. Elle alla chercher la bourse attachée à sa taille, en vida le contenu dans sa paume. Deux petites pièces d’argent y tombèrent avec un tintement. « Oh, ciel, ce n’est pas du tout assez. — Combien le premier charme t’a-t-il coûté ? — Douze cantari. — Douze cantari ?! — C’était tout ce que j’avais mis de côté », répliqua Marin, sur la défensive. Douze cantari. Jenna en avait au moins trente dans sa propre bourse, mais elle n’allait sûrement pas en donner une miette à Marin Edelsen. Puis une idée la frappa. Elle attrapa Marin par la main pour la tirer vers l’étal de Katla. « Viens avec moi ! — Mais… » Marin jeta un regard implorant par-dessus son épaule à Erno qui, à voir l’inclinaison de sa tête et ses yeux soigneusement fixés ailleurs, prenait grand soin de ne pas les remarquer. « Mais où allons-nous ? Le quartier nomade est dans l’autre sens. Je ne comprends pas… — C’est complètement absurde d’aller dans le quartier nomade sans avoir l’argent pour payer un nouveau charme. Alors, nous allons te trouver de l’argent. — Mais comment ? » Jenna ne répondit pas. Elle donna plutôt une secousse au bras de Marin de sorte que la jeune fille perdit son précaire équilibre et dut courir derrière elle pour rester debout. « Jenna ! » s’écria-t-elle, sa voix devenant un cri qui fit se relever brusquement la tête d’Erno, « ce sont les Jeux, par là… — Je sais, bécasse. C’est exactement là que nous allons. Là où il y a des compétitions, il y a des paris. Il y a ce jeune Istrien dont tout le monde parle, m’a dit Fara Gilsen. Beau comme un faucon, et avec un nom des plus merveilleusement exotiques, Tanto Vingo. » Elle allongeait luxueusement les voyelles. « Il devrait gagner à l’escrime, c’est ce que Fara a dit. Nous parierons tes deux pièces d’argent sur lui, et nous devrions doubler notre mise. » Elle applaudit, ravie de sa propre ingéniosité. « Facile ! » Marin la suivit, plongée dans la confusion la plus totale : comment devait se comporter une dame si elle ne pouvait demander à l’homme qui lui plaisait de danser une fois avec elle à une Assemblée officielle, mais pouvait joyeusement se mêler à des malfrats et à des voleurs à un kiosque de paris ? Si son père la voyait là, il lui donnerait sûrement une bonne tape. Craintive, mais poussée par l’énergie du désespoir, elle trotta avec obéissance à la suite de Jenna, avec sa poitrine qui tremblotait tristement à chaque pas. * * * En cet instant précis, Tanto Vingo faisait une crise de nerfs. Sa ronde finale commençait dans moins d’une demi-heure, et il était encore dans la tente, ayant trouvé la dague endommagée de la veille toujours dans son fourreau, et aucune possibilité de résoudre le problème dans le peu de temps qui lui restait. Et pourtant, il se souvenait vaguement que, quelque part entre sa promenade dans la Foire avec son frère, l’après-midi précédent, et la beuverie à l’arack à laquelle son père et son oncle l’avaient subséquemment encouragé pendant la nuit, il avait eu entre les mains une autre arme, une lame merveilleusement bien équilibrée qui avait tenu dans sa main comme une caresse meurtrière. Il pouvait encore la sentir dans son souvenir, tel un membre amputé. « Ce n’est pas si terrible, Tanto, vraiment », dit son père d’un ton apaisant. Saro le regarda reprendre la dague que Tanto avait jetée par terre dans sa fureur, et l’épousseter. « Regarde. Les encoches sont minuscules. — Elle est gâchée ! hurla Tanto. Comme tout le reste. Par les tétons de la Déesse, comment suis-je censé gagner l’épreuve d’escrime avec une lame endommagée ? Même contre ce vieux bonhomme miteux ? Et si je ne gagne pas, alors, Saro a intérêt à gagner la maudite course de poulains, ou sa vie ne vaudra pas la peine d’être vécue. » C’était vrai, et Saro le savait avec certitude. Il s’excusa pour aller s’occuper des chevaux. Il s’était éveillé ce matin-là d’un sommeil difficile. Toute la nuit il avait été visité par des rêves dont le sens n’était jamais clair, et même ceux qui avaient paru bien commencer s’étaient brusquement retournés pour lui montrer leur côté ténébreux. Dans le rêve qu’il se rappelait le mieux, il était à cheval et traversait à toute allure une lande inconnue. Au-dessus de sa tête, les nuages filaient sur le soleil juste derrière son épaule, de sorte que, s’il galopait, il était toujours au chaud, mais s’il ralentissait, il savait que les ombres sur le sol, reflet des nuages lancés à la course dans les hauteurs du ciel, les rattraperaient, sa monture et lui, et finiraient par les engloutir. Il devait absolument galoper plus vite que les ombres. Quelle qu’en fût la raison, elle lui échappait. Son cœur faisait un bruit de tonnerre au même rythme que les sabots du cheval. Quand le lac était soudain apparu devant eux, il avait su qu’ils avaient perdu. Et puis le cheval avait disparu, et il coulait vers le fond, toujours plus profond, en luttant pour respirer, et finalement, il avait été englouti par l’obscurité, certain qu’il se noierait. Mais au même moment, une créature marine était venue à lui, de nulle part apparemment, une créature aux yeux familiers, couleur d’orage. Il l’avait étreinte avec joie et ensemble ils étaient montés en tournoyant vers la surface, au-dessus de laquelle les nuages passaient, désormais inoffensifs, les laissant flotter dans un étang de soleil doré. Une créature marine, avait-il songé en s’éveillant, dans un lac d’eau douce ? Il devait perdre l’esprit. Il s’était dégagé de ses couvertures emmêlées et, assis sur le bord de sa couche, il s’était peu à peu remémoré les événements de la veille. Il avait alors tâtonné sous son oreiller, où se trouvait la dague fabriquée par Katla, toute en motifs de nœuds et en dessins de feu là où le métal avait été maintes fois replié sur lui-même et forgé à plusieurs reprises dans les flammes jusqu’à ce que s’y dessinât son dragon naturel, afin de faire écho au dragon d’un travail complexe qui s’enroulait autour de la garde. Saro l’avait prise entre ses mains comme une créature vivante et, comme une créature vivante, elle avait bourdonné contre sa paume, en émettant des vibrations chaleureuses jusque dans les os de ses bras. « Katla », dit-il à présent, en se rappelant à nouveau. « Katla Aransen. » La sonorité de ce nom était pour lui un sortilège. Il finit de brosser la crinière du cheval bai et posa sa tête contre l’épaule odorante. Ce faisant, il sentit le cheval trembler sous sa joue, et son esprit turbulent s’ouvrir au sien. Il y avait un réconfort dans ce contact, un sentiment de camaraderie. On le reconnaissait : c’était celui qui avait des mains douces sur la brosse au mouvement rythmé, celui qui suivait le sens du poil au lieu de forcer à travers les nœuds en tirant et en arrachant. Qui plus est, c’était celui qui portait des aliments délicieux dans sa peau extérieure, alors que les autres ne donnaient que douleur et terreur : la pierre qui frappe, le pied qui fait mal… Saro s’écarta du bai en sursautant, et il cessa brusquement d’être en contact avec l’esprit de l’animal. Il se sentit saisi d’une bouffée de chaleur, puis d’un souffle froid. Que le soi-disant don du vieux nomade lui eût ouvert un accès non désiré aux pensées enfouies d’autrui, c’était déjà assez épouvantable, mais se retrouver soudain dans la géographie étrangère d’un esprit chevalin vous laissait vraiment dans un état de profonde désorientation. Présage-de-la-Nuit hennit doucement en le poussant du museau, mais Saro l’évita, son propre esprit en proie à un tourbillon de pensées. Monter ce cheval maintenant serait sûrement une sorte d’intrusion, de viol ? Mais monter n’importe quel cheval aurait le même effet. Comment donc allait-il continuer à mener sa vie, s’il ne pouvait toucher ni gens ni bêtes sans ce déluge importun de sentiments ? La question était trop énorme, elle se dérobait à l’examen. Pour l’instant, songea-t-il en essayant désespérément de se concentrer sur de plus petits détails, sur ce qui pouvait être contrôlé, il devait décider de la fameuse course. Il laissa tomber la brosse dans la poussière et tourna les talons. Il leur dirait que le cheval boitait, qu’il ne pouvait courir. Peut-être son père et son oncle parviendraient-ils à trouver une autre façon de compléter la dot et de lui épargner des coups de Tanto. Mais Guaya et sa pauvre grand-mère, alors ? Sans l’argent qu’il avait résolu de collecter pour elles, comment s’en tireraient-elles ? Ses pensées tournaient en rond, dans une impitoyable confusion. Le problème ne cessait de prendre de l’ampleur en dévoilant d’autres implications et conséquences, devenait insoluble. Les idées de Saro étaient aussi emmêlées que les huit bras du mythique Avaleur de Navires après qu’il eut été vaincu par le héros Sirio le Grand, et il ne pouvait plus en trouver ni l’origine ni le terme. Le temps pour lui d’arriver au cercle d’escrime, il n’avait toujours pas idée de ce qu’il allait dire ou faire. Une foule considérable s’était assemblée pour cette ronde, et les officiels vêtus de bleu avaient peine à maintenir les spectateurs derrière les cordes délimitant l’arène, car il en venait toujours davantage, comme si la rumeur s’était répandue dans toute la Foire que c’en était l’événement principal. Des deux concurrents, cependant, il n’en était arrivé qu’un, Tanto, qui déambulait avec nonchalance dans le cercle comme s’il en avait été le propriétaire, en souriant et en serrant les mains des plus jolies femmes qui se penchaient par-dessus la corde pour l’encourager, le toucher pour lui porter chance ou lui donner une faveur. Il en embrassa une sur la joue, une autre (plus volumineuse) sur les lèvres. Elles s’empourprèrent en gloussant. La deuxième noua un ruban brodé sur son biceps, où il flotta dans la brise comme une bannière. Une nomade lui jeta une fleur et, en riant, il l’attrapa au vol pour la glisser derrière son oreille. Les femmes adoraient cela, remarqua Saro avec amertume. C’était comme si Tanto les avait ensorcelées, car les plus timides étaient en émoi et rougissaient lorsque ses yeux passaient sur elles, et les plus audacieuses bombaient la poitrine en lançant des remarques lascives. Saro se rendit compte, avec un éclair de jalousie, que c’était là ce que signifiaient la beauté physique et l’arrogance ; peu importait aux femmes l’homme qui se trouvait derrière cette séduisante surface, la cruauté et la mesquinerie que lui connaissait si bien, pourvu qu’elles puissent faire les coquettes et être courtisées en retour. Avec une soudaine véhémence, il souhaita être capable de communiquer à chacune le don qu’il avait reçu du vieux nomade. Peut-être alors auraient-elles été moins avides d’attirer l’attention de son frère. De l’autre côté du cercle, on s’écartait pour laisser passer un homme de haute taille portant le turban des hommes du désert. Il traversa la foule à grandes enjambées, suivi par une demi-douzaine de ses partisans, tous vêtus de la même façon exotique. Quand il atteignit les cordes, au lieu de se plier comme à l’accoutumée pour passer dessous, il sauta par-dessus en ciseaux, d’un mouvement bien net. Un silence momentané tomba sur la foule, puis tout le monde se mit à parler en même temps. « Le Phénix, on l’appelle », Saro entendit un homme déclarer à son compagnon. « Le charognard qui renaît de ses cendres. » Saro examina plus attentivement l’homme du désert, intrigué. Il n’était pas plus grand que Tanto, malgré son apparence imposante, constata-t-il, un peu déçu. C’était le turban qui le faisait paraître ainsi. Il était tout de même impressionnant, mince mais nerveux. Une variété trompeuse de combattant, qui ne portait pas ses prouesses comme un paon ses plumes. En vérité, son équipement était sale et usé. Son justaucorps, là où il était visible, au col et aux poignets, était fait d’une étoffe tachée, à la couleur indécise, et toute froissée. Par-dessus, il portait un doublet ordinaire de cuir tanné, serré par une ceinture de chiffons tressés, et enfin un plastron de cuir plus épais couvert d’une centaine de cercles de fer cabossés qui se chevauchaient. Ses culottes étaient de la même couleur sombre que le justaucorps, bien serrées des genoux aux chevilles, à la façon barbare, par des lanières croisées de peau dont on n’avait pas tout à fait ôté chair et fourrure. Des touffes de poils bruns et noirs se hérissaient ici et là aux croisements des lanières, et Saro ne pouvait pas même hasarder une hypothèse quant à la sorte de créature qui avait donné son vilain cuir pour elles. Comme les replis du turban cachaient tout sauf les yeux du Phénix, son âge était difficile à déterminer. D’après son maintien – l’allure expérimentée, confiante et souple d’un homme en pleine forme –, ce pouvait être n’importe où entre trente et cinquante ans ou plus. Et les yeux de l’homme n’étaient d’aucun secours non plus : sombres et étincelants, mais avec des pattes-d’oie aux coins, lorsqu’il cessait de froncer les sourcils ou de sourire (difficile à dire), des rides pâles par contraste avec la peau apparemment assombrie par des années de soleil et de vent. Un rude adversaire, songea Saro, plutôt que « le vieux miteux », comme l’avait appelé Tanto. L’expression « un soldat aguerri », jaillit à l’improviste dans l’esprit de Saro, comme si la définition de ces termes se tenait sous ses yeux mêmes. Et de fait, elle convenait fort bien à cet homme. Il semblait aussi dur que du vieil if ou du vieux chêne abandonné à la merci des éléments pour durcir ou pourrir. Et quand il roula les manches de sa chemise, Saro put voir le labyrinthe d’anciennes cicatrices qui se dessinait sur ses avant-bras. Quelle chance avait son frère contre un tel combattant ? Tanto semblait pourtant tout à fait indifférent à l’aspect imposant de son adversaire. Il était tout insouciance et baignait dans l’admiration de la foule. Une femme lui lança une question : avait-il une épouse ? « Aujourd’hui, je suis célibataire ! » clama Tanto en ouvrant les bras comme pour les étreindre toutes. « Mais demain ? » Elles semblaient toutes s’épanouir sous son regard. Saro remarqua une fille bien tournée sous une bannière de cheveux blonds qui tirait par le bras sa compagne, une créature aux bras minces mais à l’énorme poitrine, afin de se gagner une place à la corde. Et il vit comme quelques nomades au crâne rasé et aux dents incrustées de joyaux sifflaient à l’adresse de son frère. Deux vieilles Eyraines en robes d’étoffes artisanales et en écharpes bariolées faisaient à très haute voix des remarques sur la belle longueur des jambes de Tanto, si bien mises en valeur par les collants mauves qu’il avait choisis pour accompagner sa tunique brodée d’un vert éclatant, ses dents blanches et ses yeux si étincelants par contraste avec la noirceur de sa peau. Il avait l’air, Saro dut l’admettre, d’un poulain pur-sang de sortie pour une parade officielle, luisant et agile. Mais si Tanto était un poulain, l’autre homme était un étalon du désert. Sur cette réflexion, Saro alla placer son propre pari. En arrivant au preneur de paris, il constata avec surprise que ceux-ci étaient maintenant moins intéressants, quatre à trois en faveur de Tanto. C’était à cause des femmes, découvrit-il. * * * Il avait fallu plus longtemps que prévu à Jenna et à Marin pour arriver au cercle d’escrime, car il y avait eu bien des distractions en chemin. Marin avait été tout particulièrement fascinée par le concours de lancer de rocs, dans lequel des géants d’hommes – presque sans exception des Eyrains – soulevaient des rocs énormes et les lançaient avec de grands cris explosifs à seulement quelques pouces de leurs pieds. Un homme muni d’un bâton à mesurer arpentait la distance atteinte, mais il ne semblait pas à Jenna – dont les goûts ne tendaient pas tellement au muscle sculpté dans la masse – que c’était un spectacle sportif bien intéressant. Le combat de chevaux, dans l’enclos voisin, était trop sanglant pour être décrit. Elles s’étaient hâtées de passer en détournant les yeux des bêtes hennissantes, de la chair arrachée et des sabots agités de saccades. Puis elles avaient longé le cercle de lutte, où Jenna à son tour avait voulu s’attarder, car où avait-on la chance de contempler des corps masculins dénudés si librement et si longuement, sinon peut-être aux épreuves de nage, mais elles se trouvaient maintenant assez loin de la plage. Et puis, rappela-t-elle à Marin, en lui prenant le bras comme si celle-ci avait l’idée de s’attarder à la lutte, il y avait des paris à prendre, et son tuyau à utiliser à bon escient. Et de fait, elles eurent à peine le temps de placer leurs pièces sur leur favori et de se trouver des places avant que les officiels n’appellent les concurrents pour examiner leurs armes et leur lire les règlements. « Il est très séduisant », murmura Marin à sa compagne tandis que Tanto exécutait flexions et étirements. « Mais je trouve qu’il a une mâchoire cruelle. J’aime beaucoup l’allure de l’homme du désert, en revanche. » Jenna lui adressa un regard désapprobateur. « Que sais-tu des hommes ? Une mâchoire cruelle, vraiment ! Si je n’avais pas donné mon cœur au roi Ravn, je le jetterais sans une hésitation aux pieds de Tanto Vingo. » Elle éclata d’un rire hardi. « Car en dehors du Roi, c’est le plus bel homme que j’aie jamais vu. Et puis, qu’en voit-on donc, de cet homme du désert ? Rien que ses yeux et ses mains. Ce n’est guère assez, non ? — C’est plus que les Istriens n’en voient lorsqu’ils se choisissent des épouses », souligna Marin avec une certaine mauvaise humeur. « Ils n’en voient que les mains et les lèvres. Et quand le roi Ravn choisira le Cygne de Jétra, c’est tout ce qu’il verra d’elle aussi, jusqu’à la nuit de noces. » Jenna eut une expression furieuse. Elle jeta un coup d’œil frénétique dans la foule pour voir si on avait entendu leur conversation ; mais ceux qui les entouraient étaient tout occupés des concurrents, tandis que les manteaux bleus fouillaient ceux-ci pour voir s’ils ne dissimulaient pas des armes. Marin repéra Saro et prit sa blonde compagne en pitié. « Regarde, dit-elle vivement pour changer de sujet, regarde celui-là, là-bas, derrière l’homme à la grosse barbe. » Jenna suivit le regard de Marin. Ce jeune homme du sud, de l’autre côté de l’enclos, avait certainement un certain cachet. Tout comme l’autre Istrien à l’intérieur du cercle, il était bien bâti et de teint sombre, mais ses traits n’étaient pas aussi finement ciselés et ses cheveux, plus longs, étaient moins lisses. Elle remarqua avec quel soin il évitait le contact des autres spectateurs, sans jamais cesser de fixer Tanto Vingo de ses yeux sombres au regard intense. Peut-être étaient-ils amants ! Elle avait entendu dire, la sorte de commérage qui courait chez les serviteurs à la cour de Halbo, que dans les États du sud, des hommes vivaient parfois avec des hommes comme on le faisait avec des épouses. Il existait même une version de l’histoire du mage Arahaï qui disait comment il s’était querellé avec son amant, lui-même un puissant magicien, et avait été forcé de l’enfouir sous la terre, dans une caverne de cristal et d’or ; tous les jours de sa vie par la suite, il lui avait rendu visite et l’avait pleuré, et sa magie l’avait abandonné, laissant son cœur en cendres. C’était très poétique, avait-elle pensé. Et puis, il y avait les antiques histoires de héros, qui contaient comment des amants allaient ensemble au combat, des hommes avec des hommes, des hommes et des femmes et quelquefois, de façon inimaginable pour Jenna, des femmes et des femmes, comment ils combattaient dos à dos, se protégeant mutuellement ou périssant dans leur tentative pour le faire. Mais nul en Eyra ne voulait même aborder ce genre de sujet avec elle, comme si cela avait de quelque façon été honteux, un sujet à éviter. Elle eut une vision soudaine, une merveilleuse vision d’elle-même en vierge guerrière, comme la Fyrnir de Bois-Fendu, en cotte de mailles brillante et en casque, une épée étincelante à la main, dos à dos avec son seigneur et amant le Roi Ravn, qu’elle défendait vaillamment – elle pouvait presque sentir la chaleur de sa peau ensoleillée à travers les couches de tissu, de cuir et de métal… Un son métallique la tira brusquement de sa rêverie et la foule s’anima soudain de cris et de sifflets. Le Phénix, qui avait porté le premier coup, avait apparemment poussé le jeune Istrien dans les cordes à leur gauche, et le jeune homme avait été forcé de s’écarter vivement, avec une volte et une parade, les pieds dansant avec précision sur le sol cendreux. Comme il se retournait face à elles, Jenna vit qu’il arborait néanmoins un large sourire, le visage empourpré d’excitation. L’argent qu’elle avait parié lui sembla soudain des plus assurés. « Allez, Tanto ! » s’écria-t-elle, en entendant ce cri repris autour d’elle. L’homme du désert, malgré tout son mystère et son expérience, n’était apparemment pas populaire de ce côté-ci de l’arène. L’homme au turban revint à la charge, et de nouveau Tanto l’évita. La lourde épée du désert s’abattit avec toute la finesse d’une hache d’abattoir. Tanto la bloqua de la dague qu’il portait au poing gauche et la rejeta vers le haut, puis, en se glissant sous le bras levé de son adversaire, il balaya le torse de celui-ci d’un arc étincelant de sa belle épée de Forent, en frappant le devant de son plastron au passage. « Un point ! » cria l’arbitre, et la foule reprit en écho : « Un point, un point ! » Jenna saisit le bras de Marin, tout excitée. « Tu vois ? » L’homme du désert regarda Tanto se retirer de l’autre côté de l’arène. Il fit siffler son épée telle une faux, en criant, dans une version gutturale de l’Ancienne Langue : « Je vais te raccourcir, mon joli garçon ! Je rapporterai chez moi ces jambes violettes pour les jeter en pâture à mes loups. » En réponse, Tanto fit de sa dague un geste qui dans n’importe quelle culture était de toute évidence une insulte. Le Phénix rugit un juron et chargea dans l’arène. De nouveau, Tanto se déroba. Mais quand il essaya la manœuvre qui lui avait précédemment valu un point, l’autre, plus vif et léger que Jenna ne l’eût cru possible, feinta à son tour pour l’éviter, et Tanto se retrouva en déséquilibre. Un pied vagabond l’y aida, et le jeune Istrien était soudain face la première dans la poussière. Les yeux de l’autre étincelèrent d’une ruse sauvage. Son épée s’abattit comme pour trancher Tanto en deux – si les épées n’avaient été émoussées pour se conformer aux règles de la compétition. Mais il la retint au dernier moment, recula d’un demi-pas, et du plat de l’épée frappa violemment les fesses de l’Istrien. Le coup devait avoir été douloureux, car Tanto laissa échapper un cri aigu de chien battu. « Un point ! » s’écrièrent les partisans de l’homme du désert, enroulés dans leurs grandes robes. « Un point », concéda l’arbitre. Tanto se releva avec brusquerie. Chaque ligne de son corps révélait sa fureur et quand il se retourna, la rougeur d’excitation avec laquelle il avait commencé la joute était devenue un bien vilain violet livide. Il n’est plus aussi séduisant, désormais, songea Marin, se sentant de quelque façon justifiée. Tanto courut sur le Phénix, le bras qui tenait son épée aussi raide qu’un espar. Malgré le bouton du bout, songea Saro inquiet, une telle charge, reçue de fouet, pouvait vous transpercer. Mais le Phénix releva simplement sa garde et repoussa la mince épée de Forent de sa dague, comme si c’était une brochette. Tanto le chargea de nouveau, et de nouveau l’autre contra le coup en le parant bien nettement. Ces charges furieuses et leurs parades continuèrent pendant un bon moment, jusqu’à ce que la foule fût enrouée à force de hurler. Puis la marée se renversa. Le Phénix, faisant mine de contrer une fois de plus de sa dague l’assaut de Tanto, fit un grand pas pour se mettre à portée de l’Istrien et, tout en permettant à la lame de Tanto de passer sans dommage sous son bras, effectua une virevolte, avec un coup d’épaule qui frappa Tanto en pleine poitrine et renversa celui-ci, le plus léger des deux combattants, sur le sol. Si Katla s’était trouvée parmi les spectateurs, elle aurait reconnu une manœuvre de lutteur eyrain, l’une de ses préférées, conçue pour retourner contre lui le poids et l’élan d’un adversaire, de sorte qu’il frappait le sol avec deux fois plus de force. La foule se mit à hurler. « Triché ! » s’écria une femme à la droite de Jenna. Le Phénix recula d’un pas en haussant les épaules. Il regarda l’arbitre, mais la bouche de celui-ci était crispée en une expression désapprobatrice. Tanto, voyant l’occasion, sauta sur ses pieds et chargea de toutes ses forces l’homme du désert. Malgré son épuisement, l’entraînement de Tanto n’avait pas servi à rien. Il traversa l’arène en trois grands bonds, le bras tendu, et la pointe de son épée, bouton compris, se ficha entre les disques métalliques du plastron de l’autre, avant que celui-ci pût penser à une parade. L’homme du désert, avec un rugissement, bondit en arrière. La lame de Tanto était fermement logée, et il n’eut d’autre option que de le suivre quand l’autre recula. La brutale lame nordique s’abattit sur la tête de Tanto, un coup qui lui aurait fendu le crâne s’il l’avait atteint, tranchant émoussé pour la compétition ou non. Mais la réaction de Tanto fut d’une extraordinaire célérité. Sa main gauche se releva, d’un mouvement rendu flou par la vitesse, bloquant la large lame d’une parade qui lui sauva la vie. Il y eut des étincelles, le grincement assourdissant du métal contre le métal. Puis la dague de Tanto vola en éclats. Les fragments s’éparpillèrent comme une pluie d’étoiles filantes sur tout le pourtour de l’arène. L’un d’eux frappa l’homme du désert au visage, entre les plis de son turban. Du sang jaillit, mais Tanto, la main gauche tout engourdie et la pointe de son épée toujours logée dans le plastron de l’autre, resta immobile, sous le choc. L’homme du désert jeta au loin sa propre dague et posa la pointe de son épée sur la gorge de Tanto. « Point gagnant ! » beuglèrent ses partisans. « Point gagnant. » L’arbitre s’interposa pour séparer les combattants, et la foule explosa. Il fallut deux manteaux bleus pour extirper la lame de l’Istrien du plastron du Phénix, et quand ce fut fait, Tanto furieux la leur arracha, la rengaina avec violence et quitta l’arène à grands pas sans même se soucier de récupérer le pommeau incrusté de joyaux de sa dague brisée. Il trouva cependant moyen de saisir la bourse que sa seconde place lui avait gagnée. Un jeune Vagabond à l’œil vif se glissa sous les cordes tandis que l’attention de chacun était encore concentrée sur les deux concurrents et il s’empara du pommeau avec un sourire triomphant. L’instant d’après une bousculade éclata entre lui et un grand gaillard d’Eyrain, qui se retrouva alors confronté à un groupe d’Istriens en colère. Le Phénix essuya le sang dans la fente de son turban, en tenant un pan de tissu contre son visage, récupéra son prix et disparut sans un mot dans la foule. Marin alla collecter ses gains. Agacée par les manipulations de Jenna, elle avait parié sur l’homme du désert. Le collecteur de paris déversa dans sa main un flot de pièces d’argent. Derrière elle, Saro était le seul Istrien dans la file. Quand il se retrouva à l’avant, le collecteur le regarda d’un air inquisiteur, puis se tapota une narine en clignant de d’œil. Saro n’avait pas idée de ce qu’il voulait dire ainsi, mais il prit l’argent que l’homme lui payait, le mit dans sa bourse et repartit pour l’enclos où il avait laissé Présage-de-la-Nuit. Il allait devoir gagner la maudite course, à présent. Tout en traversant la foule, il s’entendit héler par une voix familière. « Saro, attends ! » En se retournant, il vit son oncle qui courait pour le rattraper. Il se sentit le cœur soudain lourd, mais tout ce que lui dit Fabel fut « je suis juste venu te dire bonne chance, mon garçon ». Et il tendit une main en souriant pour ébouriffer les cheveux de Saro. Un mélange étrange d’émotions se propagea en Saro à partir de la peau de son crâne : inquiétude, désespoir, crainte de perdre la course, le garçon n’était pas un athlète naturel, trop doux avec les bêtes, difficile de lui faire confiance, et d’une seule ruade, Présage-de-la-Nuit, qui ne respectait pas grand monde, enverrait au bout de quelques secondes le petit valser par-dessus les cordes. Crainte de ne jamais pouvoir payer la dot en cas d’échec. Et Falla savait ce que ferait Tanto alors, car il avait l’esprit quelque peu dérangé malgré son aspect séduisant et ses capacités athlétiques. Et Favio, Favio aussi serait déçu, et il se sentait déjà assez coupable à l’égard de son frère pour ne pas désirer le voir davantage abattu. Saro perçut tout cela le temps pour la main de Fabel d’ébouriffer ses cheveux et de se retirer. Et il ne lui resta alors qu’une unique et déconcertante image : des yeux de femme, élargis de surprise et de ravissement alors qu’un homme la montait. Il entendit sa voix, comme un murmure à travers le temps : « Oh, Fabel, Fabel… » Il lui fallut arriver à l’enclos, seller Présage-de-la-Nuit et le conduire dans les petites enceintes de départ pour se rendre compte, à travers l’anticipation nerveuse du cheval, que la voix entendue n’avait pas été celle de sa tante mais celle de sa mère. * * * « Fézack, Fézack, regarde ! Je peux voir la course de cheval ! » Le garçon jubilait, en souriant d’une oreille à l’autre. « Regarde, Grand-Ma, dans la pierre ! — Ne sois pas stupide, petit. La course n’aura pas lieu avant au moins une heure. » Fézack Chante-Étoile était lasse ; elle avait eu beaucoup de clients dans la journée. Des hommes qui voulaient des philtres pour les prouesses dont ils étaient sinon incapables ; des femmes désirant une beauté qu’elles ne pourraient jamais obtenir par des moyens naturels ; ceux qui cherchaient à connaître l’avenir, ou voulaient voir interprétés rêves et présages ; ceux qui voulaient jeter un mauvais sort sur leurs concurrents et adversaires. Ceux-là, elle les renvoyait, courroucée : « Les Vagabonds ne font pas de mal, ce n’est pas notre coutume, vous devriez en savoir assez pour ne pas le demander ! » Les deux dernières clientes qui avaient frappé à la porte décorée du soleil et de la lune étaient celles dont les charmes avaient eu un effet inexplicablement puissant, et qui en cherchaient maintenant un autre pour annuler le précédent. Elle s’était souvenue de cette jeune fille, même si sa pauvre poitrine était méconnaissable. Une expérience à vous faire réfléchir à deux fois, pour les deux malheureuses. La vieille femme se pencha au-dessus de son petit-fils, quoiqu’elle fût à peine plus grande que lui. Elle scruta le cristal par-dessus son épaule mais ne put rien y voir. Le petit ne manifestait d’habitude pas autant de fantaisie, mais il y avait bien des événements étranges pendant cette Foire, à la vérité. Et pas seulement à la Foire, rectifia-t-elle intérieurement. Non, elle avait remarqué quelque chose d’intangible, plusieurs semaines auparavant, comme une tension dans l’air, un frémissement dans le sang, comme si la nature fondamentale de l’univers était en train de subir quelque étrange et subtile métamorphose… « Regarde ! Tu vois, là, au milieu de ce gros nuage de poussière, deux chevaux qui se battent, un cheval noir avec un gros bonhomme monté dessus, et un brun, monté par le garçon qui a sauvé Guaya… Oh, regarde, le noir a du sang sur les dents, et le brun est blessé à l’épaule… » Fézack fronça les sourcils. Elle écarta avec douceur son petit-fils pour se pencher sur le gros morceau de roc poli – un fragment de cristal d’un gris rosâtre qui avait été extrait non sans difficulté d’une caverne des montagnes occidentales, là où la chaîne des Dorées fait sa jonction avec les pics volcaniques acérés connus des peuples des collines sous le nom d’Échine-du-Dragon. C’étaient ses parents qui l’avaient trouvé, poussant de grandes exclamations ravies devant sa taille et sa pureté, car c’était un roc précieux et ils croyaient encore en l’ancienne magie, ils croyaient encore que de telles pierres servaient de conduit à la magie de la terre presque disparue des mémoires, et inactive depuis plus de deux cents ans. Fézack avait désormais une notion bien confuse de la durée mais elle pouvait se rappeler ce jour avec une remarquable clarté : ils revenaient d’une assemblée des tribus des collines ; on y avait célébré une victoire sur un noble istrien et ses soldats qui avaient essayé de les emmener en esclavage, et qui gisaient à présent écrasés sous l’éboulis déclenché par les femmes tandis que les hommes attiraient l’ennemi sans méfiance sous les falaises. Les Vagabonds n’approuvaient pas ce genre de violence, mais ils ne croyaient pas non plus à l’esclavage, aussi s’étaient-ils joints aux célébrations sans trop de réticences ; et pourtant, c’était avec appréhension que Fézack était partie dans les montagnes le jour suivant, avec ses parents et les autres nomades, et la découverte du cristal n’avait rien fait pour atténuer son sentiment d’un danger. De fait, ils avaient rencontré une troupe d’Istriens plus tard cette nuit-là en descendant par le col, des soldats qui avaient trouvé leurs compagnons massacrés et avaient entendu parler des nomades responsables de l’éboulis grâce à leur magie. Ses parents avaient tous deux été tués, ainsi que sept des hommes. Les femmes avaient survécu, pour être violées. Sa fille, Alisha, en était une conséquence. Elle n’avait aucune sympathie pour les peuples du sud. Elle posa ses mains autour du gros cristal et en sentit le pouvoir vibrer dans tout son corps, un petit fourmillement dans ses paumes et ses poignets, un léger engourdissement de ses bras. Elle était accoutumée à cette énergie vibrante que générait le roc – suffisante pour guérir une migraine mineure, ou absorber la douleur d’une entorse ou d’un bleu. Permettre de voir au loin avait toujours semblé dépasser les capacités du cristal, pourtant, et ce fut donc avec une certaine stupeur que Fézack sentit la force de celui-ci s’emparer d’elle et la traverser pour aller chercher à l’extérieur du chariot. Des vagues de chaleur parcoururent ses bras osseux, envahirent sa poitrine, son cou, et jusqu’aux os de son crâne, d’où naquit une pâle lumière blanche qui l’emplit tout entière, lui brûlant les yeux. Elle vit : un chaos de chevaux qui se battaient, les sabots qui labouraient la poussière de lave dans la plaine, la soulevant en des tourbillons de nuages noirs ; le visage terrifié d’un jeune homme, guère plus vieux qu’un adolescent, yeux noirs agrandis par la panique – ou par autre chose, une certitude, une horreur –, tandis qu’un autre homme, plus fort, plus vieux, et porteur d’un fouet à l’aspect cruel tendait un bras, l’attrapait par l’épaule et le frappait d’un grand coup. D’autres cavaliers chargeaient en un ouragan de mouvements. Lorsque la poussière retomba, Fézack chercha le garçon aux cheveux noirs, mais ne put le voir nulle part. L’homme au fouet se faisait piétiner au sol par son propre cheval. Elle inclina la pierre pour obtenir une meilleure perspective, mais la scène se brouilla, changea, tout devint noir, et elle put sentir l’odeur âcre du sang. Avec un hurlement aigu, elle arracha ses mains au cristal. « Tu ne dois pas toucher la pierre », dit-elle à son petit-fils avec une sévérité inaccoutumée. Sa voix tremblait, et pas seulement sa voix. Elle prit une couverture de laine sur une étagère où elle rangeait ses vêtements de nuit pendant la journée, en enveloppa avec soin le cristal, souleva son fardeau et descendit en vacillant les marches du chariot. Elle appela sa fille en arrivant au chariot de celle-ci. « Alisha ! » Il y eut un bruit de bousculade à l’intérieur du chariot, des voix étouffées, le bruissement d’habits revêtus en hâte. Puis des pas, et la porte s’entrouvrit. Alisha passa la tête par la fente. Elle était enveloppée d’un drap qui lui laissait les épaules découvertes, ses joues étaient empourprées et sa chevelure en désordre. « Mère ? » Fézack considéra sa fille dévêtue, le soudain silence délibéré dans le chariot, et eut un mince sourire. « Penses-tu que je critiquerais tes choix en matière d’hommes pour avoir l’air aussi coupable, ma fille ? » demanda-t-elle avec douceur, les bras et le dos ployant sous le poids du gros cristal. « Peut-être. Ce n’est pas l’un d’entre nous. — Qui il est, je le sais bien. » Elles se turent toutes deux. Puis Fézack émit un grognement : « Ma fille, vas-tu me laisser me débattre avec cette chose ? » Alisha enfonça solidement un pan tordu du drap sous celui qui lui serrait la poitrine, et descendit les marches pieds nus afin de se charger avec précaution du lourd cristal. Le drap la suivit comme une traîne tandis qu’elle accompagnait sa mère derrière le chariot, là où une table basse était installée pour les repas. « Le cristal s’est mis à fonctionner brusquement, sans avertissement. Falo s’en servait pour voir au loin. Et j’ai regardé aussi. Un choc, Alisha, vraiment un choc. Je ne crois pas pouvoir supporter de voir encore ce que j’y ai vu, et je ne sais si ma vision était vraie ou fausse. Une autre opinion serait la bienvenue. » Avec précaution, elle découvrit le roc, laissant retomber les coins de la couverture sur la table. Le cristal brillait toujours, même sans le contact d’une main humaine, ses facettes encore empreintes d’un éclat laiteux par les reliques de la vision. Alisha fit une grimace. « Je ne l’ai jamais vu ainsi auparavant. Je ne suis pas sûre de vouloir y avoir affaire. De toute façon », conclut-elle en croisant les bras d’un air rebelle, « je suis bien sûre de ne pas posséder ce pouvoir. — Ma mère et sa sœur, ma grand-mère et sa mère et sa grand-mère avant elle, toutes le possédaient. Arnia l’Alouette pouvait voir au loin à travers deux continents, dit-on, avec un cristal bien plus petit que celui-ci. — Des contes absurdes, Mère ! Cette sorte de magie ne fonctionne plus depuis des siècles. — Quelque chose a changé. Regarde pour moi, je t’en prie, Alisha. » Avec un soupir, Alisha souleva le drap pour s’asseoir devant la table. Les rideaux de la petite fenêtre ronde bougèrent à l’arrière du chariot, et Fézack entraperçut un visage blanc et une mèche de cheveux pâles avant que la silhouette ne disparût. Après avoir aussi regardé la fenêtre, Alisha s’en détourna prestement quand l’attention de sa mère revint à elle. Avec calme, elle saisit le cristal à deux mains. Et son expression changea. Ses yeux s’écarquillèrent. Son visage devint peu à peu exsangue, et elle se mit à frissonner. Lorsqu’elle eut enfin écarté ses mains du cristal, elle tremblait de tous ses membres. « Nous devons en répandre la nouvelle. Nous devons plier bagage et repartir, Mère, maintenant, dès que possible. » Fézack Chante-Étoile adressa un pâle sourire à sa fille. « Tu as vu ce que j’ai vu. Du meurtre, du sang, des flammes. Les anciens s’éveillent, ma fille, je peux les sentir s’agiter. La magie est de retour, et elle apporte la mort dans son sillage. 11. Affiliations « Vous avez fait quoi ? » Trop abasourdie pour réagir autrement, Katla se laissa tomber avec un bruit sourd sur le banc. C’était comme si, avant toute autre partie de son corps, ses genoux avaient absorbé le choc de l’annonce faite par son père. « Finn Larson est un homme de bien, et riche, de surcroît. » Le visage de Katla avait perdu toute couleur, excepté deux taches brûlantes à chaque pommette. Ses yeux étaient aussi noirs et profonds que des trous de pêche dans la glace. Tout ce qu’elle put dire, ce fut : « Mais c’est un vieillard. » Aran se hérissa. « Il a deux ans de moins que moi. — Pourquoi voudriez-vous me marier à un homme aussi âgé que vous ? » s’écria Katla. Malgré elle, des larmes lui vinrent aux yeux. Elle les ravala, furieuse de son absence de contrôle. « Quand je vous ai demandé si vous m’ameniez ici pour vous débarrasser de moi en me mariant, vous avez dit que vous aviez d’autres projets pour moi, dit-elle d’un ton accusateur. — C’était le cas. J’allais accepter l’offre de Finn de te prendre comme pupille et de te faire assister à des classes de maintien avec Jenna. Ta mère et moi en avions discuté. Nous pensions que cela t’apprendrait à te comporter davantage comme une dame… — Pour pouvoir me marier avec un meilleur profit ? — Pour ton propre bien, Katla. Regarde-toi. Tu ne vaux guère mieux qu’un garçon manqué. Tu cours, tu grimpes, tu te bats avec les garçons. Tu ne peux ni cuisiner ni coudre, ni même porter une robe décente. C’est Finn lui-même qui a suggéré de transformer la tutelle en mariage, ce qui m’a surpris, c’est certain. Mais il paraît remarquablement désireux de le faire. — Pas moi. Je me sauverai. — Tu ne feras rien de tel. J’ai donné ma parole. Nous avons scellé la promesse d’une poignée de main. — Votre parole ? Que m’importe votre parole ? Je vais vous donner ma parole ! » Katla avait sauté sur ses pieds. « Et ma parole, c’est non. Jamais. » Elle voulait s’enfuir de la tente, mais il s’interposa et la repoussa sur le banc. « Écoute-moi, Katla. C’est une bonne proposition. Il possède trois grandes maisons, les chantiers navals à Belle-Eau, et le roi le tient en haute estime. Et nous observerons les convenances. Il apportera les anneaux de fiançailles à l’Assemblée, ce soir, et nous annoncerons officiellement la nouvelle. Tu retourneras avec Jenna à Halbo sur La Sirène, et il t’y rejoindra pour la bénédiction et la nuit de noces, à la première pleine lune du mois du Frai. » La nuit de noces. Katla frémit. Pour le Frai. Elle se livra à un rapide calcul mental. Moins de trente jours. Affolée, elle se retourna vers Halli qui se tenait derrière leur père, l’air presque aussi abattu qu’elle. Il baissa la tête en refusant de croiser son regard. « Je suis navré, Katla. Père a engagé l’honneur de notre clan là-dessus. On ne peut plus reculer, maintenant. — L’honneur ? C’est tout ce qui vous importe ? Et ton cœur, Halli ? Je croyais que tu aimais Jenna, que tu allais commander un bateau et t’en aller faire fortune pour pouvoir l’épouser ? » À ces paroles, Halli leva les yeux, avec une expression désespérée. « Tout cela est terminé, dit-il d’une voix atone. Père a d’autres projets. » Katla se tourna vers Fent. « Et toi ? Tu vas rester là et le laisser me faire ça, hein ? » Fent secoua la tête avec lenteur. « C’est notre père, Katla. Il a conclu l’affaire, et sa parole fait loi. Je suis navré. » Un silence gêné tomba sur eux. Ils ne se regardaient pas. Ce fut la voix de Tor qui rompit ce silence. « Quoi que vous ait offert Finn pour Katla, dit-il à Aran Aranson, j’en donnerai autant. » La tête de Katla se releva brusquement. « Alors maintenant, je suis une vache de prix, autour de laquelle on peut marchander ! » Ses yeux lançaient des étincelles. Tor haussa les épaules. « Je pensais que tu préférerais avoir un jeune homme plutôt que le vieux Finn Larson. Un qui n’ait pas de ventre, mais encore un peu d’énergie. — Je ne veux pas de toi ! » cracha Katla en retour. Elle croisa les bras, comme en proie à un froid soudain. Sa famille tout entière, apparemment, l’avait trahie, ceux dont elle pensait qu’ils la défendraient jusqu’à la mort. Où était Erno ? se demanda-t-elle brusquement. Peut-être lui porterait-il secours, lui. Il ne pouvait sûrement pas aimer cette petite Marin Edelsen, elle ne pouvait le croire. Non. Il l’aimait, elle. Elle en était certaine. Il pouvait l’aider à s’enfuir. Cette idée surgit de nulle part, tourbillonna dans sa tête, s’y enracina. Erno : voilà la réponse. Elle attendrait jusqu’à l’Assemblée, et au milieu de toute cette chaotique convivialité, elle pourrait s’éclipser sans être remarquée avant l’annonce des fiançailles. Erno pourrait ramer avec elle dans l’un des petits canots. Ils longeraient la côte. Elle porterait des pantalons et une tunique sous sa robe, rangerait ses affaires et les laisserait à un endroit approprié. Elle se mit à noter mentalement ce dont elle aurait besoin : la dague au pommeau serti d’une topaze, sa meilleure épée courte, son justaucorps de cuir trop lourd pour être porté sous une robe, ses bottes… En voyant la tête ainsi baissée de sa fille, Aran sentit son cœur se serrer. Il s’était attendu à l’explosion fulminante, au refus, à la colère furieuse. Ce qu’il n’avait pas anticipé, c’était cette soudaine résignation, cette reddition. C’était une bonne fille, sous la fougue et le chahut, et c’était sa favorite. Il avait trouvé bien difficile de conclure cette affaire, quoi qu’elle pût en penser, difficile pour son cœur, en dépit des bénéfices potentiels. Il s’était rendu compte qu’il ne voulait pas trop penser à la vie qu’elle mènerait avec Finn. Même si celui-ci semblait un homme décent, des rumeurs entouraient le trépas de sa première femme. En couches, certes, mais il y en avait pour dire qu’elle était entrée en travail avant le terme à cause d’un coup de poing dans le ventre. Elle avait perdu l’enfant, et sa propre vie, lorsque le sang avait refusé de cesser de couler, malgré tous les efforts des sages-femmes avec leurs lichens et leurs simples. Certains disaient qu’elle avait décidé de mourir et que, dans ce genre de cas, la volonté était plus forte que n’importe quelle herbe… Il écarta ces réflexions. Katla aurait la compagnie de Jenna pendant une partie du temps, et c’étaient de si bonnes amies… Mais au fond de son esprit, une pensée demeurait pour le narguer : en promettant ainsi Katla et en déniant à Halli ses rêves, il avait en vérité mal agi. Ses mains dérivèrent du côté de la poche de sa tunique, ses doigts se refermèrent un instant sur le morceau d’or qu’il y gardait, jusqu’à ce que tout lui semblât redevenu juste. Il aboya un ordre à ses fils, repoussa le rabat de la tente et s’éloigna à grandes enjambées dans la lumière. Après avoir échangé un bref regard inquiet, Halli et Fent le suivirent. Tor fit un demi-pas en direction de Katla mais, comme elle ne levait pas les yeux, il tourna les talons et suivit les autres. Ce fut seulement plusieurs instants après leur départ que Katla se rendit compte qu’elle n’avait pas posé de question sur la nature de l’échange. Que pouvait-il donc bien y avoir de si précieux aux yeux de son père qu’il vendrait sa fille unique ? * * * Saro posa une main sur le cou lustré de Présage-de-la-Nuit et y sentit le pouls puissant et rapide, le désir ardent de la course, l’excitation suscitée par la présence des autres chevaux contre lesquels il allait courir. Il les dépasserait tous car aucun n’était aussi rapide que lui. Il était le sire du vent et toutes les juments le désiraient. Son cavalier ne pesait pas plus qu’une puce. Rien ne pourrait l’arrêter. Il souffla fortement par les naseaux et secoua la tête avec impatience. Saro se surprit à sourire. Si seulement il avait autant d’assurance que l’étalon… Mais tout ce qu’il avait à faire, apparemment, c’était de laisser aller Présage-de-la-Nuit, car ils étaient là, retenus par la corde – Léonic Bekran sur Devoir-Filial, Ordona Quatari sur une grande bête blanche à la crinière tressée de rubans rouges, l’aîné des Calastrina sur un hongre bicolore à l’œil énervé et à l’allure turbulente. Et une douzaine ou plus d’autres, des Nordiques, des hommes des collines et même un cavalier du désert sur un cheval doré des oreilles à la queue. Saro songea à Guaya. À une demeure familiale d’où son bourreau de frère serait absent. Il devait gagner. Il le devait. Il tendit la main pour toucher l’encolure de l’étalon en essayant de ne pas laisser son propre sentiment de panique se communiquer à l’esprit de l’animal. * * * Sire Tycho Issian lissa le devant de la robe qu’il avait revêtue pour l’Assemblée. C’était sa plus belle, même s’il n’avait pas l’intention d’être présent très longtemps à l’événement. Juste assez, de fait, pour obtenir la dot des Vingo, aller trouver le marchand de cartes et conclure l’affaire. Il avait un prêtre tout prêt, il épouserait cette femme avant de la mettre dans son lit, sanctifiant leur union aux yeux de la Déesse. Que pouvait-il y avoir de plus approprié ? Il claqua des doigts et l’un des petits esclaves apparut aussitôt, joliment vêtu du costume de velours que Tycho lui avait acheté pour l’occasion, ses boucles rebelles lissées à l’huile parfumée. Lequel était-ce ? Félo ou Tam ? Il ne parvenait pas à se rappeler. Ses pensées étaient confuses. Tout ce qui l’occupait, c’était cette femme. « » Quel est ton nom, petit ? » demanda-t-il brusquement à l’enfant. Le garçonnet leva les yeux, stupéfait. Il servait dans la demeure du maître depuis plus de quatre ans, depuis qu’il l’avait acheté avec les autres au marché aux esclaves de Gibéon. Les deux dernières années, il avait été le serviteur personnel du maître, avec son cousin Félo, membre de la même tribu des collines. C’était la première fois que le maître eût jamais oublié son nom. « Tam, Seigneur », s’empressa-t-il de dire. « Tam. Tu marcheras derrière moi à l’Assemblée, et quand nous recevrons le coffre des Vingo, tu le porteras pour moi, sans te courber et sans trébucher, quel qu’en soit le poids, et tu me suivras là où j’irai, aussi vite que possible. Est-ce clair ? — Oui, Seigneur. » Tycho hocha la tête. Il faudrait porter l’argent au quartier nomade aussi vite et avec le moins d’encombre possible s’il devait acquérir son épouse, car le matin même un officiel du Conseil était venu à son pavillon solliciter une audience. Tycho savait de quoi il s’agissait. D’autres seigneurs, à la Foire, s’étaient plaints du rappel de leurs dettes, et il n’avait pas l’intention de payer son dû présentement. Il avait envoyé un petit esclave éconduire cet homme – avec toutes les politesses d’usage, bien entendu, et seulement après un verre d’arack et un biscuit aux amandes ; puis il s’était glissé en silence par la sortie qui se trouvait au fond de la tente. Il laissa ses pensées retourner à la Rosa Eldi. Un nom curieux, même pour une nomade, se dit-il pour la millième fois depuis le fatidique baiser, et même si elle n’était pas foncée de peau et de cheveux comme la plupart de cette populace. Rose d’Elda, Rose du Monde, c’en était la traduction dans l’Ancienne Langue. Cela lui allait fort bien, il devait l’admettre, avec la couleur délicate de sa peau et son cou gracieux. Ah, Rosa Eldi, j’écarterai bientôt ces pétales et m’enfouirai dans ton parfum. Tu seras bientôt mienne… * * * « C’était stupide. Une folie. Irresponsable. Ce qu’aurait dit votre père, je n’arrive même pas à l’imaginer. Et regardez-vous, maintenant. Comment allons-nous expliquer cela aux seigneurs qui viendront vous rendre hommage ce soir ? » Passorage dégoisait depuis deux heures ou plus dans cette veine, et cela après que le duc de Shepsey avait eu son propre mot à dire et était parti, furieux. Le roi Ravn Asharson, avec un soupir, écarta le pansement de son visage, examina le plus récent épanchement et replia la bande pour le presser sur une zone moins ensanglantée de sa joue. La maudite blessure ne voulait tout simplement pas cesser de saigner, et le coup lui avait également infligé un œil au beurre noir. Ce serait en vérité tout un spectacle à l’Assemblée, mais il s’en moquait éperdument. C’était un coup de malchance que la dague du gamin se fût brisée ainsi ; il s’était par ailleurs bien assuré que l’Istrien ne lui causerait aucun dommage, malgré tous ses jeux de jambes compliqués et sa charge furieuse. « Et que dira votre éventuelle fiancée en vous voyant ainsi, tout meurtri et ensanglanté ? Vous avez de la chance de n’avoir pas perdu cet œil. — Pour l’amour de Sur, mon ami, arrêtez de me houspiller. On dirait ma mère quand je tombais dans les escaliers du château en pourchassant Bréta, lorsque j’avais sept ans. — Sire, pardonnez-moi, mais même un enfant de sept ans aurait eu assez de bon sens pour ne pas agir comme vous cet après-midi. » Passorage se laissa tomber lourdement sur une banquette, comme si toute son énergie l’avait soudain déserté. Il avait l’air vieux, songea Ravn – un vieil homme ennuyeux. « C’était un simple divertissement. L’ennui me rend fou, ici. Je ne peux me promener dans la Foire de peur d’être assassiné par quelque traître indéterminé, uniquement parce que l’un de vos soi-disant espions a surpris une rumeur. Je ne peux participer aux Jeux de peur de me faire embrocher ou de me casser le cou. Je ne peux coucher avec aucune femme de peur du scandale… — Vous êtes notre seul roi », dit Passorage d’un ton plus doux. « Vous n’avez pas encore d’héritier. Si nous devions vous perdre, une guerre civile éclaterait dans le nord. Vous le savez, Sire. Vous devez comprendre notre souci. — Et si j’épouse la fille de Kéril Sandson ? » Ravn regardait son principal conseiller d’un air de défi. Il savait que c’était bien là le dernier désir de Passorage. Ou peut-être l’avant-dernier… D’un geste las, le duc passa sur sa figure la main qui lui restait. « En fin de compte, c’est vous qui choisirez, Sire, mais vous devez savoir que c’est exactement ce que Sandson projette depuis des mois. Pourquoi, d’après vous, l’a-t-on vu si souvent à la cour ? Ce n’est pas pour l’amour de vous, Sire, en dépit de ce que vous pouvez en penser. Je l’ai vu murmurer dans les coins avec le duc de Capchute, et avec ce serpent d’Erol Bardson, aussi. Et nous savons tous que Bardson a passé les derniers mois à augmenter son armée privée… — Ah, mon cousin bien-aimé. Qui essaie aussi de me mettre sa fille dans les bras. Dommage, c’est une jolie petite vache, celle-là. Ce qui est plus que je ne pourrais dire de toutes les autres. Eh bien, si cela peut vous consoler, Bran, je ne crois pas que je choisirai aucune des beautés qu’on essaie de m’imposer. » Il regarda se détendre le visage du vieil homme. « Mais ne croyez pas non plus que je vais prendre votre Bréta pour autant. » Il se l’imaginait telle qu’elle était à présent : une jeune femme à l’ossature solide, ce à quoi il ne s’objectait pas en soi – il n’était pas mauvais de pouvoir s’agripper à un peu de chair pendant l’acte, ni d’avoir pour coussin la douceur de cuisses féminines quand on sommeillait ensuite ; mais, par Sur, son visage ! Même enfant, quand il l’avait pourchassée et taquinée à travers tout le palais, à Halbo, elle était aussi laide qu’un orignal. Mettez-lui une barbe, et ç’aurait été comme baiser son père… « Vous savez quel est notre avis, dit Passorage, guindé. Prenez une Eyraine, Ella Stensen ou Filia Jansen. Ou la fille du duc de Ness. Ou même Jenna Larsen, car pour n’être qu’un constructeur de bateaux, c’est un maudit bon constructeur de bateaux, et la fille elle-même n’est pas sans attraits. Prenez l’une de celles-là, peu importe ce que le sud vous offre. Nous ne pouvons nous fier aux nobles de l’Empire, comme vous le rappelleront ceux d’entre nous qui se souviennent encore de la dernière guerre. » Ravn leva les yeux au ciel. Pourquoi ses conseillers devaient-ils être de si vieilles badernes ? Tout ce à quoi ils étaient capables de penser, c’était aux anciennes guerres, aux anciennes coutumes. « N’avez-vous plus aucun esprit d’aventure, Bran ? N’aspirez-vous pas parfois à un changement, à un peu de surprise dans votre existence ? Ne pouvez-vous avoir envie d’imaginer ce que ces filles du sud cachent sous leurs robes ? — J’ai eu assez de “surprises” comme vous les appelez, Ravn, il y a vingt-deux ans », dit Passorage avec acidité en agitant son moignon sous le nez du Roi. « Et je parierais que ces femmes du sud ont sous leurs robes exactement la même chose que celles du nord. — Vous ne pouvez me dire, Bran, que vous n’avez jamais vérifié par vous-même lors de raids sur des ports du sud ? Que vous ne vous êtes pas offert un peu de profanations et de ravages, un peu de viols et de pillage ? » Ravn s’adossa plus confortablement au pilier en regardant avec un certain plaisir le visage de Passorage s’assombrir. Si cela pouvait distraire ce vieux butor de sa diatribe, et l’embarrasser de surcroît, c’était du temps bien utilisé. Et à vrai dire, il avait réellement envie de savoir ce que cachaient les femmes du sud, malgré les conseils de ses nobles. L’idée d’une étrangère dans son lit, qui aurait une autre odeur, un autre aspect que les grandes blondes et les grandes rousses auxquelles il était habitué, une fille qui aurait peut-être des pratiques hors du commun dans son arsenal, qui ne lui assénerait pas sans cesse les platitudes eyraines, c’était une perspective attrayante, et peu importait les conséquences. Si cela devait remuer la soupe et laisser d’anciennes inimitiés et de nouvelles conspirations flotter à la surface, soit. Non qu’il ne comprît point les théories et contre-théories interminablement ressassées devant lui par ses nobles – comment les diverses factions s’allieraient, comment une alliance ici en empêcherait une là, comment le choix d’une épouse des Îles Occidentales susciterait la fureur du duc de Ness, comment prendre la fille de Ness déclencherait de promptes hostilités de la part d’Erol et de ses conspirateurs, comment prendre n’importe laquelle des femmes du sud retournerait contre lui ses partisans traditionnels en le laissant vulnérable à la dissension et à un soulèvement dans sa propre contrée, et peut-être à une quelconque machination secrète de l’Empire… Non, c’était que, en vérité, il s’en moquait. Son existence était bien terne depuis bien longtemps, à la cour du nord. Il avait mis dans son lit toutes les femmes qui lui plaisaient, et quelques-unes qui ne lui plaisaient pas, il s’était battu en duel, avait déclenché des querelles intestines qui avaient presque vidé ses coffres lorsqu’il avait fallu réconcilier les clans, et la seule perspective qui l’excitait encore était l’occasion de saisir le passage vers l’Extrême-Occident. Ce que ses nobles ne lui laisseraient point faire tant qu’il ne se serait pas procuré un héritier pour assurer la sécurité du damné royaume. Et une épouse, n’importe quelle épouse, était donc sa priorité. Peut-être choisirait-il le Cygne de Jétra, en fin de compte. Si elle ne ressemblait pas à un morse sous ces robes qui cachaient tout. * * * La Rose d’Elda était étendue sur sa couche dans le chariot du marchand de cartes, avec la chatte noire étirée de tout son long à ses côtés, et un châle vert sombre artistiquement disposé sur la zone humide des draps, là où elle avait déversé le somnifère que Virelai lui avait donné à boire avant de partir. Un puissant ronronnement émanait de la chatte tandis que sa main en caressait la fourrure soyeuse. Lorsque Virelai ne se trouvait pas dans les parages, l’animal était plus content, plus détendu, elle l’avait remarqué. La chatte s’était maintenant roulée sur le dos, de la salive tombant en fils d’araignée de son museau, les doigts des quatre pattes largement écartés sous la caresse. Avait-elle donc le même effet sur les animaux que sur les hommes ? se demanda-t-elle, déconcertée, en observant les yeux mi-clos de la créature. Fascinait-elle donc autant la chatte ? Elle interrompit son mouvement régulier, sans vraiment savoir ce qu’elle ressentait à cette pensée. Il pouvait être troublant de voir des hommes émerveillés réduits à n’être qu’une bouche béante et molle, de voir leurs yeux submergés de désir, de voir ce qui frémissait dans leurs culottes – et de savoir qu’ils réagissaient uniquement à son aura, à sa vue, à sa présence, et non à la femme qu’elle était. Et quelle femme était-elle donc ? La frustration fronça les beaux sourcils de la Rosa Eldi. Ses souvenirs étaient si vagues, si récents. Elle se demandait parfois si le Maître l’avait délibérément rendue amnésique, avec ses philtres et ses sortilèges, afin de l’empêcher de sortir du droit chemin, d’éprouver le moindre sentiment de perte, ou d’exil, ou de souhaiter retrouver son propre peuple, où qu’il se trouvât. Elle songeait ainsi sans organiser les mots en phrases – une autre lacune de son éducation au Sanctuaire avec Rahe pour seul tuteur. C’était seulement à présent qu’elle commençait d’accumuler quelque savoir quant aux langages d’Elda, comme Virelai faisait son possible pour l’en instruire. Mais alors même, elle avait le sentiment d’un abîme entre les mots et ce qu’ils représentaient dans le monde des humains. Car elle ne comprenait en rien ce monde. Ce qu’elle comprenait, c’était le désir et son prix. Le Maître lui avait fait subir un apprentissage extrêmement minutieux dans ce domaine-là, en vérité. Lorsque Virelai revint à la caravane, quelques instants plus tard, il trouva la Rosa Eldi plus alerte qu’il ne l’aurait cru, compte tenu de la dose particulièrement forte qu’il lui avait administrée plus tôt dans la journée afin de prévenir toute possibilité de problème entre eux et lorsqu’il conclurait son marché avec le puissant seigneur du sud. Il était las de voyager avec les yékas puants et ce chariot démoli, aux roues qui craquaient et à l’axe arrière endommagé, le tout pour l’instant tenu ensemble par un sortilège qu’il avait réussi à arracher à la chatte, même si ses doigts avaient enflé pendant deux jours après la morsure qu’elle lui avait infligée. Il avait dû faire appel aux bons soins de la fille de la vieille marchande de charmes pour guérir cet empoisonnement. Mais l’épisode avait eu ses bons côtés… En entrant, il donna un coup de pied dans l’embrasure pourrissante de la porte. Elle ne tiendrait sûrement même pas le coup pendant le voyage de retour à travers les Skarns. Il pouvait sentir qu’un palais lui faisait signe, un palais de grès tiède et doré situé dans une des riches et ondoyantes vallées d’Istria, un palais embaumé par les citronniers et les oliviers, jonché de draperies de soie, de coussins moelleux et de servantes au teint olivâtre. La première fois qu’il avait rencontré ces passages dans les livres du Maître, là où l’on racontait comment les Istriens emmaillotaient et enfermaient leurs femmes, il les avait crus fous. S’il avait possédé un palais plein de femmes, avait-il pensé alors, il les aurait fait courir nues à travers toutes les pièces. À présent, soumis à l’influence magique de la Rosa Eldi, il comprenait mieux pourquoi les Istriens désiraient limiter le pouvoir de ces créatures. Il soupira. « Qu’y a-t-il, ma colombe ? » roucoula la Rosa Eldi de sa voix étrangement dépourvue d’intonation. La chatte s’assit en le regardant d’un œil torve. Il remarqua qu’elle restait collée contre la jeune femme, comme pour proclamer son droit sur ce territoire. « Je songeais aux luxes qui nous attendent dans les riches terres du sud, dit-il en souriant. Quand tu seras la dame du palais et moi le magicien de la cour. » Il savait pourtant que ce n’était pas la seule raison ; elle n’y serait la dame que le temps pour lui de mettre son plan à exécution. Ce serait étrange pour lui, à tout le moins, de retourner au pays de sa naissance, peut-être même de voir des membres de la tribu des collines qui l’avait abandonné – un nouveau-né albinos, signe de malchance – dans les auvents de leur campement pendant trois nuits froides à vous glacer la moelle des os, dans l’espoir qu’il mourrait. Il devait être reconnaissant au Maître, sans doute, de l’avoir sauvé. Mais il trouvait difficile d’éprouver de la gratitude après presque trente années de tourments. La jeune femme le regardait, le visage dépourvu d’expression, même s’il aurait juré que la couleur de ses yeux avait changé depuis la dernière fois où il l’avait vue. Elle s’assit en posant les pieds à terre, ce qui dérangea la chatte. Avec un miaulement de protestation, celle-ci sauta à terre, évita Virelai et fila dans les marches où elle se mit à faire énergiquement sa toilette, comme si elle n’avait jamais eu d’autre intention. Quand Virelai revint à la Rosa Eldi, il se trouva contempler une étendue de chair blanche et lisse là où la robe de celle-ci s’était écartée comme par hasard. « Pourquoi veux-tu me donner au seigneur du sud ? » demanda-t-elle avec curiosité, bien que sans inflexion interrogative. Virelai contemplait ses jambes avec tant de fascination qu’il lui semblait que la peau en scintillait. « J’ai mes raisons. » Une phrase qu’il avait empruntée à Rahe, lequel l’utilisait lorsqu’il n’avait pas envie de s’expliquer, autrement dit presque tout le temps. Virelai passa près de la jeune femme pour aller au cabinet à médicaments qui se trouvait sur la plus haute étagère du chariot. Il y prit sa réserve de bromure en poudre. Lorsqu’il se retourna pour chercher de l’eau avec laquelle le mélanger, il constata que la Rosa Eldi avait écarté les jambes, de sorte qu’il pouvait distinguer tous les détails de son sexe. Rose du Monde, en vérité. Elle haussa un sourcil en voyant son expression angoissée. Elle se pencha et la soie de sa robe glissa de ses épaules. Virelai se mordit les lèvres jusqu’à ce que la douleur eût chassé le désir. « Couvre-toi, dit-il avec rudesse en lui jetant le châle. Je connais tes tours. » En réponse, la Rosa Eldi se contenta de se dresser en relevant sa robe sur ses chevilles et ses cuisses, et en le regardant toujours bien en face. Lorsqu’elle tira la robe plus haut pour révéler ses hanches et son sexe, il se rendit compte qu’il était incapable de ne pas regarder, et dès qu’il le fit, il fut perdu. Le sexe de la jeune femme était glabre, et d’une blancheur laiteuse, à l’exception du repli central qui rosissait en s’engorgeant de sang, légèrement entrebâillé, comme s’il avait été lui aussi en proie au désir. Une partie de l’esprit de Virelai avait beau lui rappeler, monotone, la futilité de l’entreprise, sa part animale ne put s’empêcher d’arracher ses vêtements. Le temps pour la robe d’atteindre les seins de la jeune femme et il était nu des pieds à la taille, exposant à son regard sans pitié son membre récalcitrant, aussi indifférent que s’il s’était trouvé en face d’une cruche de lait ou d’une lune estivale. Elle se pencha pour l’embrasser, lui prenant les lèvres comme il lui avait vu faire au seigneur du sud. Des flammes le parcoururent à ce contact. Pas étonnant, songea-t-il de façon incongrue au milieu de cette étreinte, que les gens du sud adorent une femme qui les fait brûler. Cette fois, se dit-il, ce serait peut-être différent. Peut-être y aurait-il un miracle, peut-être son membre réticent se déploierait-il soudain, comme une crosse de fougère se déroule dans la lumière, et il pourrait enfin pénétrer au cœur de ce mystère, et connaître la vérité de la Rosa Eldi. Mais il savait, au moment même où il le pensait, qu’un tel miracle n’existait pas pour lui, et il sentit son cœur se recroqueviller dans sa poitrine. Ils restèrent pourtant étendus ensemble, et il tira quelque réconfort de la fraîcheur des mains de la jeune femme sur sa peau surchauffée. Au bout d’un moment, elle demanda : « M’emmèneras-tu avec toi à l’Assemblée, cette nuit ? » Virelai s’assit, choqué. L’effet du sédatif qu’il lui avait administré plus tôt devait s’effacer. Il la dévisagea d’un air soupçonneux, mais ses pupilles étaient toujours aussi noires et dilatées, son visage toujours aussi languide et calme. « Pourquoi me demandes-tu cela ? Tu sais que c’est impossible. » Mais les mains de la jeune femme ne cessaient point leurs caresses rythmées et il fut bientôt de nouveau étendu contre elle, aussi hypnotisé qu’avait pu l’être la chatte. Pendant quelques minutes, la Rosa Eldi ne dit mot, puis elle bougea de manière à placer son visage au-dessus du sien. Le pourtour de ses iris flamboyait de ce vert de mer extraordinaire, mais des étoiles dorées dansaient dans le noir. Il les regarda courir et frétiller comme le soleil sur des eaux profondes, pendant une durée impossible à déterminer. Et quand il revint à lui, c’était bien des heures plus tard, et la Rosa Eldi avait disparu. 12. Tentations Saro avait su que le fouet arrivait avant le mouvement du cavalier, car lorsque l’autre lui avait touché l’épaule, il avait « vu » ses cruelles intentions aussi clairement que s’il les avait regardées se matérialiser sous ses yeux. Et Présage-de-la-Nuit, avec son intuition chevaline, le savait aussi. Ils s’étaient adroitement écartés, laissant l’adversaire de Saro agiter sauvagement son fouet, en déséquilibre. Le coup s’abattit avec violence dans le vide et poursuivit sa trajectoire vicieuse pour frapper le cheval même de l’agresseur, si brutalement que l’alezan se cabra avec un hennissement rauque en désarçonnant celui-ci. D’autres cavaliers passèrent près d’eux au grand galop, soulevant un nuage de poussière, et Présage-de-la-Nuit, le sang en ébullition, vibrant d’énergie et de fureur, chargea dans leur foulée, les oreilles aplaties et le cou tendu. Saro en fut réduit à s’agripper de toutes ses forces à la crinière tressée du bai, tandis que celui-ci se frayait un chemin à travers les chevaux qui couraient juste derrière le groupe de tête, laissant dans leur sillage des traînées d’écume et de sang rosâtres. Un grand Eyrain dont la longue barbe et la chevelure blondes flottaient derrière lui, montant une énorme bête gris moucheté, disputait la première position à un Istrien au magnifique cheval noir et à un homme du désert chevauchant l’un de ces fameux chevaux dorés de la plaine australe. Les deux hommes du sud avaient dû conclure une sorte d’entente, car ils semblaient vouloir barrer le chemin à l’Eyrain : ils l’avaient coincé entre eux et essayaient de faire trébucher sa monture en lui lançant un manteau dans les pattes. Avec un rictus furieux, l’Eyrain leva un bras pour leur rendre la pareille, et le cavalier du cheval doré tira brutalement sur ses rênes. Au même instant, Présage-de-la-Nuit s’élança dans l’espace ainsi ménagé. L’Eyrain eut un air surpris comme ce cheval et son cavalier inconnus apparaissaient dans son champ de vision. Puis il lança son poing en marteau dans le flanc de Saro, et tout ce dont Saro eut conscience ensuite, ce fut une douleur mortelle dans les côtes, le hennissement strident d’un cheval qui était, il le savait, Présage-de-la-Nuit, une grande claque de vent et enfin, le choc sur l’inflexible sol poudreux. Des sabots passèrent autour de lui dans un bruit de tonnerre et il se recroquevilla instinctivement pour attendre que la course se fût éloignée, le cœur battant aussi fort que les sabots, tout en faisant l’inventaire de ses blessures. Une côte peut-être fracturée par le poing de cet Eyrain ; une douleur au genou droit, là où un sabot l’avait frappé au passage, une autre à la hanche et au bras, causée par la chute. Après une durée impossible à évaluer, le bruit des chevaux et de leurs cavaliers s’effaça ; il put entendre les acclamations distantes de la foule. La douleur la plus aiguë de Saro, c’était sa déception. Tous ses plans étaient en ruine, et il devrait maintenant affronter aussi la colère de son frère. Il s’assit, alors que tous ses os et tous ses muscles protestaient. Très loin à l’autre extrémité du terrain, on faisait parader autour de l’enclos du vainqueur un cheval de couleur foncée orné de guirlandes de fleurs de carthame. Son cavalier était invisible. Saro se redressa en se protégeant les yeux de l’éclat du soleil. Le cheval dansait, énervé, et encensait de la tête comme s’il refusait les tripotages des officiels de la course. C’était un bai, et il avait une étoile blanche sur le front. Saro fronça les sourcils. Avait-on réussi à sauter sur le dos de Présage-de-la-Nuit, dans le chaos, et à le conduire à la victoire ? Impensable. Était-ce un tout autre cheval ? Il se mit à courir, mais à chaque pas l’étalon devenait plus distinct : sa belle ossature, son long cou arqué, la blessure de son épaule gauche à peine visible sous les guirlandes de la victoire. Avec retard, Saro se rappela enfin les récits de son oncle sur les courses des Foires précédentes. Il les avait occultés, avec tous leurs sinistres détails de chair arrachée, de membres disloqués, de chevaux si affreusement blessés qu’on devait les achever. Mais c’était le cheval qu’on fêtait dans cette course, et non le cavalier. On montait la bête pour la garder sur le parcours et l’empêcher de fuir fouets et aiguillons, mais si l’animal arrivait premier sans son fardeau humain, c’était malgré tout un gagnant légitime. Les puristes estimaient même que c’était la plus belle victoire, car il fallait pour cela un cheval dont la bravoure et l’agressivité pouvaient prévaloir sans les encouragements d’un cavalier. Avec un large sourire, Saro passa sous les cordes de l’enclos et, quelques instants plus tard, comme dans un rêve, se trouva accepter le pesant sac de cantari, avec les compliments des officiels de la course. De fait, c’était vraiment comme un rêve, cette sensation étrange alors qu’il traversait la foule, avec tous ces gens qui lui tapaient dans le dos, lui saisissaient le bras, lui touchaient la main pour bénéficier de sa chance ou le féliciter. Il avait l’impression de marcher dans un tunnel noir et sans fin, dans lequel s’ouvraient au hasard des centaines de portes, offrant en un éclair des aperçus de la vie d’autrui, quelque chose de visuel, souvent informe, qui se fondait ensuite en une marée de couleurs avec des visages qui flottaient, des émotions confuses. Là où l’Eyrain l’avait frappé, la douleur avait diminué et il en conclut que la côte était meurtrie, mais non brisée, un autre coup de chance. Lorsqu’il revint enfin au pavillon familial des Vingo, après avoir entravé Présage-de-la-Nuit et payé un des petits esclaves pour le brosser et le nourrir, il se sentait aussi mal en point qu’un vieux torchon, et son corps était douloureux des pieds à la tête. Il n’y avait personne. Il soupesa l’argent de la bourse – cinq mille cantari, une somme énorme. Et avec les deux mille que Tanto avait gagnés grâce à sa seconde place à l’escrime, et ce que leur oncle et leur père avaient réussi à rassembler, c’était juste suffisant pour acheter à Tanto son épouse, son château, son alliance avec Sire Tycho Issian. Et lui, Saro, aurait enfin pour lui seul la villa familiale, et toute l’attention de son père. Après avoir posé la bourse sur la table, il s’assit en tailleur dans les coussins soyeux pour la contempler. Nul doute que Tanto et leur père ne fussent en train d’afficher leur jubilation entre les étals, en ce début de soirée, à la recherche d’autres colifichets à ajouter aux costumes déjà baroques qu’ils porteraient la nuit même à l’Assemblée. Ils l’avaient vu gagner, il le savait, car il les avait aperçus dans la foule alors qu’il faisait accomplir au bai son tour du vainqueur, et ce même s’il n’avait pas vu l’oncle Fabel. Pendant toute la course, il avait repoussé dans le coin le plus lointain et le plus noir de son esprit la brève image tirée de la conscience de son oncle, mais elle jaillissait de nouveau, avec des couleurs aussi vives, des contours aussi nets, chaque odeur et chaque gémissement aussi tangible que s’il avait été lui-même le participant à cet affreux acte d’inceste, et non le frère de son père. Mère, pensa-t-il avec angoisse, comment avez-vous pu agir ainsi ? Elle n’avait pas été forcée, cela du moins il le savait, et pas seulement à cause du désir qu’il avait pu lire dans ses yeux. Impossible de savoir quand cet acte avait eu lieu, si c’était un incident isolé ou une liaison de longue date. Il essaya d’aller pêcher dans ses souvenirs une occasion où ils s’étaient trouvés ensemble en public, s’il y avait des indices de leur tromperie dans la façon dont sa mère regardait l’oncle Fabel, ou bien si son oncle l’avait rejointe alors qu’on regardait ailleurs, mais il ne pouvait rien se remémorer qui entachât leur honneur. Avait-il commis une terrible erreur en croyant sa mère capable d’un tel acte ? Coucher avec un autre homme était un crime punissable par le bûcher, et sa mère, cette femme silencieuse et respectueuse, n’aurait assurément pas ainsi risqué sa vie ! Mais il savait que cette image lui était venue sans qu’il l’eût cherchée, tout à fait indépendante de ses propres ruminations secrètes. C’était une forme de clairvoyance, une sorte de magie, d’être ainsi capable de lire dans les cœurs humains. Et si quiconque l’apprenait, il serait lui-même livré aux feux de la Déesse. Il ne savait rien de sa mère, c’était clair, son esprit avait simplement édifié une image d’elle à partir des pièces d’un casse-tête enfantin : bonté, compassion, humilité et soumission. C’étaient là les traits que les Istriens appréciaient chez leurs femmes. Ils les appréciaient, ou ils les y contraignaient ? Pendant un instant, Saro se sentit presque aussi écœuré de sa stupidité que de la transgression maternelle. Mais l’instant passa, et la colère le remplaça, le sentiment d’une trahison. Et simultanément l’idée que ce savoir le plaçait à présent à l’écart de la famille même dont il avait vu le drame secret. Cette découverte l’avait en quelque sorte séparé d’eux à jamais. Qui était-il désormais, s’il n’était pas le fils de son père ? Un Vingo, peut-être, mais un Vingo entaché de péché et de supercherie. Quelque chose le tracassait. Était-il, en fait, le fils de son père ? Ou le résultat de la conjonction qu’il avait observée ? Une partie de son esprit se livrait déjà à des calculs frénétiques. Car c’était assurément vingt et un ans plus tôt que son père avait été enrôlé pour aller combattre, laissant son domaine entre les mains de son frère. Quelle occasion plus parfaite ? Saro était même né alors que son père participait à la campagne destinée à tenir les ports du nord contre l’ennemi eyrain, il n’avait pas même vu son fils cadet pendant un an et demi après sa naissance. C’était donc la raison pour laquelle son père ne l’avait jamais aimé comme il aimait Tanto ! Tout tombait en place, le casse-tête enfantin, terrible et inexorable. Il savait enfin que c’était la vérité, avec une certitude qui lui faisait le cœur aussi lourd et dur que du fer. Fabel Vingo était son véritable père et, qui plus est, Favio Vingo l’avait toujours su et avait décidé de rendre Saro responsable de sa déception et de son animosité, plutôt que d’en accuser son frère bien-aimé. Et plutôt que de perdre son épouse sur un bûcher. Une grande partie de l’amertume paternelle s’en trouvait expliquée, mais il était malgré tout difficile de pardonner à Fabio Vingo sa froideur. Un étranger, songea Saro. On a fait de moi un paria, ma propre famille ! Je suis un coucou dans le nid, en vérité, depuis plus de vingt ans. Il prit le sac de pièces et les déversa sur la table. Puis il les compta, en les divisant en deux piles : une pour Tanto, comme il l’avait promis, et l’autre pour Guaya – une étrangère, comme lui. Tanto devrait réunir comme il le pourrait ce qui manquait à la dot, ou aller implorer l’indulgence de Sire Tycho. Saro savait qu’il n’aurait jamais persuadé son frère de présenter des excuses, comme il l’avait dit, mais lui en arracher la promesse avait été en soi une petite satisfaction. Après avoir balayé les pièces destinées aux nomades dans la bourse, il se leva pour chercher parchemin et encrier, afin de laisser à son frère une note qui accompagnerait la pile d’argent restant sur la table. Puis il s’enveloppa de son manteau, attacha solidement la bourse à sa ceinture et quitta le pavillon. On verrait bien ce qui arriverait. Les crieurs appelaient aux prières de début de soirée à la Compatissante Falla et la lumière baissait tandis qu’il sortait du quartier istrien pour se rendre dans le quartier nomade, à l’ouest. Il semblait y avoir ici moins d’étals que dans son souvenir, et quelques chariots semblaient bien chargés, presque comme si l’on s’apprêtait à partir. Il se fraya un chemin à travers les derniers clients de la journée et les propriétaires d’étals, pour se retrouver finalement dans un espace dégagé. Il put constater que deux ou trois carrioles avaient mystérieusement disparu, au creux sombre qu’elles avaient laissé dans le sol par ailleurs taché de guano. La Foire ne devait pas se terminer avant deux jours. Mais peut-être ces gens devaient-ils aller ailleurs, ou voulaient prendre de l’avance sur le reste de la caravane. Alors seulement pensa-t-il que Guaya et sa grand-mère pouvaient bien se trouver dans un de ces chariots disparus et que, même si la fillette était toujours là, il n’avait pas idée de l’emplacement de son chariot. Il y songea encore, en regardant fixement le quartier nomade, quand un garçon lui rentra dedans en courant. « Na-gash ! » s’exclama le garçonnet, assis sur le sol poudreux par la force de leur collision. Il se frotta la tête, qui avait heurté la hanche de Saro et la bourse qui y pendait. Il leva les yeux avec l’expression de la plus totale confusion ; tout ce que Saro pouvait percevoir de lui, c’était sa stupéfaction de constater qu’on pouvait avoir une ossature si dure et si bosselée. Puis cette expression fit place à un ravissement joyeux et il s’écria : « Jeesh-tan-la, Guaya ! » Saro se retourna avec vivacité pour voir la petite nomade qui se débattait avec deux immenses marionnettes en bois dont les membres ne cessaient de s’emmêler dans les siens. « Tan-la, Falo », dit-elle à voix basse et en regardant derrière Saro. Le garçon bondit sur ses pieds, apparemment pas remis de sa chute, et il s’éloigna en sautant à cloche-pied dans la direction d’où il était venu. Grandement soulagé, Saro adressa un large sourire à Guaya. « Je t’ai retrouvée, c’est stupéfiant ! » Mais Guaya lui rendit son regard sans sourire. « Je te cherchais », dit-il en se sentant à présent embarrassé. « Eh bien, tu m’as trouvée. Que veux-tu ? » Elle ne ressemblait guère à l’enfant joyeuse qui lui avait tant plu. On aurait dit qu’elle n’avait ni mangé ni dormi depuis la mort de son grand-père et, en y réfléchissant, Saro se dit que c’était probablement le cas. Il avait anticipé avec plaisir de lui donner l’argent, de voir sa joie et sa gratitude, peut-être de rester assis un moment avec elle pendant qu’elle lui expliquerait le sens des couleurs changeantes des pierres à cœur, et en particulier cette bizarre nuance verte du pendentif, la nuit précédente. Mais la mort de son grand-père prenait toute la place entre eux désormais, rendant tout cela impossible. Elle était une Vagabonde, à présent, membre d’une des races d’Elda qu’on méprisait et traitait avec indifférence, et il était le fils d’un noble istrien. (Le fils duquel, comprit-il alors, cela importait peu.) Un monde les séparait, et l’argent n’y changerait rien, même s’il pouvait aider matériellement sa famille. Il tira sur les cordons qui attachaient la bourse à sa ceinture. « Je suis navré de votre deuil », commença-t-il à dire en guise d’introduction, mais la fillette l’interrompit avec véhémence. « Navré ? Ton peuple ignore ce que ce mot veut dire, dans n’importe quelle langage, que ce soit en istrien ou dans l’Ancienne Langue. L’Empire a incendié et massacré sur son chemin à travers toutes les terres qui se trouvent entre cette plaine et les montagnes du sud. Il a jeté ma mère au bûcher pour sa magie et il a tué mon père quand il a voulu la secourir. Et maintenant, il a pris mon vieux grand-père inoffensif, tant il est avide de notre sang. L’Empire ne sera pas satisfait avant de nous avoir tous annihilés. » Le choc réduisit Saro au silence. Ces paroles ne correspondaient pas à l’aspect aléatoire des événements dont il avait été témoin – la bagarre, la poursuite, l’homme qui avait trébuché et le coup de poignard accidentel de Tanto – et pourtant elles étaient empreintes d’une inéluctable vérité. Son peuple à lui était arrogant et brutal, il imposait sa volonté aux autres, il leur imposait ses lois et sa religion, leur arrachait leur fierté, et les offraient à la Déesse pour la moindre peccadille. Il baissa la tête. « Tiens », dit-il d’une voix lourde. Il lui tendit la bourse et, comme elle ne faisait aucun mouvement pour la prendre, il la laissa tomber à ses pieds. « Cela ne compensera jamais ce qu’a fait mon frère et ne te rendra pas ton grand-père. Mais c’est quelque chose. C’est le mieux que je puisse faire. Je suis dés… » Il se mordit les lèvres. Des larmes commençaient à lui monter aux yeux. Il les frotta farouchement d’une main, mais elles persistaient. La petite nomade l’observa avec curiosité. Elle n’avait jamais vu pleurer un adulte, sinon de joie – à la naissance d’un enfant, ou à la première vision de l’océan – et ce n’était certainement pas l’émotion qui étreignait l’homme du sud. Elle le regarda se détourner, embarrassé, pour s’éloigner. Quand il fut à une trentaine de pas, il se retourna, aussi se fourra-t-elle la marionnette récalcitrante sous un bras et ramassa-t-elle la bourse, car elle détestait le voir souffrir ainsi, et c’était tout ce qu’elle pouvait faire pour le consoler un peu. * * * Dans la tente des Tomberoc, Katla rassemblait discrètement ses possessions les plus utiles. Sous une robe rouge d’une inhabituelle magnificence, elle avait déjà passé une paire de fins collants en peau de porc jaune et une tunique collante de lin blanc. Elle avait déjà bien trop chaud. Les souliers, c’était un problème plus grave, cependant. Elle était bien sûre que son père commenterait ses vieilles bottes de cuir fatigué si elle les mettait, car même si elle marchait avec plus de dignité et évitait de danser, elle doutait de pouvoir les garder dissimulées. Finalement, elle choisit une paire de souliers en peau d’élan, assez plats pour permettre de courir, et lacés aux chevilles. Elle persuaderait Erno de prendre ses bottes avec le baluchon qu’elle était en train de remplir, et de les cacher dans un des canots. Elle avait enveloppé son épée courte et sa dague dans un châle. Elle y ajouta ses éclats de silex, un bloc de fromage dur et une petite miche de pain, avec un flacon de vin qu’elle avait pris dans les affaires de Tor. De l’eau, ç’aurait été mieux, mais son père était assis avec Halli sur le tonneau à l’extérieur de la tente, pour s’assurer qu’elle ne s’enfuyait pas. Comment Halli pouvait abandonner ses projets sur un caprice de leur père, elle n’arrivait toujours pas à le comprendre. Elle se sentait presque plus chagrine de la lâcheté de son frère que de la trahison de leur père. Elle finit de nouer le baluchon, le laissa tomber au milieu de sa couche et éparpilla des habits par-dessus pour le camoufler. La robe rouge avait été un présent de fiançailles de Finn Larson, rapporté par son père qui avait visité des étals avec le constructeur de bateaux afin de l’acheter. Rouge, pour s’harmoniser avec ses cheveux. Fent avait éclaté de rire, avant de voir l’expression abattue de sa sœur. Elle ne voulait pas la porter. Cela semblait une admission de défaite, et une insulte, mais en fin de compte, elle l’avait prise sans plus se rebiffer, pour faire diversion, pour persuader Aran qu’elle acceptait ses plans. C’était, il l’avait souligné, une belle robe, cousue et brodée par la couturière même de la Reine-mère. Elle était ornée de broderies argentées, et les panneaux rigides du corsage très décolleté la serraient tellement qu’ils lui remontaient les seins au point de faire croire qu’elle en avait. Avec la tunique en dessous, elle avait peine à respirer ; en tout cas, elle avait dû en ouvrir le col au couteau pour qu’on ne la voie pas sous la robe. Avec ses cheveux coupés à présent, teints d’un noir laid et inégal sous le foulard de soie offert par Erno (car elle avait procédé sans grand soin, et ses paumes comme ses ongles étaient encore tachés, même après des brossages répétés), elle n’était pas une bien belle prise à faire parader à son bras pour un homme riche, songea-t-elle, farouche. Bien fait pour lui. Il aurait peu de temps pour se montrer avec elle de toute façon. « Katla ! » C’était la voix de Jenna, rendue stridente par l’excitation. Oh, par les dieux, songea Katla, j’ai bien besoin de cela ! « Katla, es-tu prête ? » Le rabat de la tente s’écarta pour laisser passer la tête de Jenna. La jeune fille portait une robe d’un vert flamboyant, si décolletée que Katla pouvait presque distinguer les pointes de ses seins à travers les bouillons de dentelle argentée. Comment la robe restait-elle en place, impossible à imaginer. Quel spectacle elles allaient présenter ensemble : Festin et Famine personnifiés ! Katla se mit à rire. « Oh, Katla, je suis si contente que tu ne sois pas fâchée ! » Jenna s’approcha à pas rapides, son visage rond tout souriant. Ses cheveux étaient complètement dissimulés par une sorte de turban décoratif. Peut-être le charme de la nomade avait-il horriblement mal tourné. « Pourquoi serais-je fâchée ? » Katla tourna vers son amie un visage à l’expression inhabituellement sereine. « Mon père me vend à ton père, et je vais être ta méchante belle-mère. Que pourrait-il y avoir de mieux ? » Quelque chose dans son intonation intrigua Jenna, mais comme elle ne pouvait vraiment passer plus d’un moment à penser à qui que ce fût d’autre qu’à elle-même, elle recommença à jacasser. « Qu’en penses-tu ? » Elle virevolta lourdement dans la tente, obligeant Katla à bondir à la rescousse des chandelles avant qu’elles ne mettent le feu à la robe verte. « N’est-ce pas splendide ? » Elle croisa les mains sous sa poitrine, ce qui souleva cette dernière d’une façon alarmante. « Voilà qui devrait sûrement attirer l’œil du roi Ravn ? — Si ce n’est pas le cas, il devra être aussi aveugle qu’une taupe. — Oh, Katla, je sais qu’il va me choisir. Je peux le sentir, là. » Elle frappa sa poitrine bien rembourrée. « Tout le monde dit que je serais le choix le plus sûr pour le Roi, puisque personne ne fait confiance aux gens du sud, ni aux manigances d’Erol Bardson. Et il aime les femmes bien pourvues, ai-je entendu dire, et ça, c’est une pierre dans la cour du Cygne de Jétra. » Deux pierres pour cette pauvre femme si ta poitrine ballotte trop pendant que tu danses, songea sombrement Katla. « Oh ? » dit-elle plutôt, poliment. « Mince comme une hampe de lance, dit mon frère, et à peu près aussi attrayante, tout entortillée dans ces robes informes. » Katla n’avait vu que deux des mystérieuses Istriennes à la Foire, se hâtant entre les pavillons accompagnées d’une suite de minuscules petites esclaves vêtues de la même façon qu’elles. Elles avaient une allure si bizarre, si littéralement étrangère qu’elle en avait été fascinée. Si elle avait eu des robes comme celles-là, alors oui, elle aurait aisément pu dissimuler ses habits, bottes comprises. Et sans doute le canot, pour faire bon compte. * * * « La somme que nous offrons est de cinq mille cantari. — Pièce. — En tout. » Mam, les mains sur les hanches, se tenait bien carrée sur ses pieds. Ce n’était pas un noble de l’Empire tout parfumé et aux plumes bien lissées qui allait l’emporter sur elle. « Pour ma troupe, vingt-cinq mille. » Cinq mille, c’était déjà une somme décente, si ce n’était pas une rançon de roi, se dit-elle avec une certaine ironie. L’homme éclata de rire. Il était grand pour un Istrien, avec un nez aquilin et une calvitie naissante sur le front. Sa peau ressemblait à du noyer poli, et sur l’épaule droite il portait l’emblème du Conseil Suprême d’Istria. Derrière lui se tenaient quatre autres nobles, qui semblaient mal à l’aise en présence de cette femme étrangère, avec ses couettes de cheveux décolorés par le soleil et ornés de morceaux de chiffons, de coquillages et de plumes, son équipement guerrier usé et ses armes à l’aspect pourtant efficace. L’affaire dans laquelle ils étaient engagés était à la fois clandestine et perfide. Révéler de tels plans à un étranger était déjà assez risqué, mais y impliquer une femme ainsi – et une telle femme – était un scandale, l’équivalent d’un sacrilège. Néanmoins le noble insista. « Six. — Vingt, ou nous partons. — Huit, ou je vous fais emprisonner. — Quinze, ou je vous embroche sur place. » Mam arborait un sourire diabolique, la bouche pleine de trous et de dents brisées. L’autre ne cessa pas de sourire. Il posa ses mains à plat sur la table qui le séparait de Mam, en se penchant : « Vous n’irez pas assez loin pour dégainer. — Vous pensez, hein ? Je serais prête à parier une forte somme là-dessus, et je me débarrasserais de vos jolis acolytes, aussi. » L’un des autres nobles fit un pas en avant d’un air sombre, pour agripper son chef par l’épaule. « Cette femme est une barbare », dit-il sans se soucier d’être entendu. « C’est folie de laisser reposer notre stratégie sur elle. — Du calme, Sire Varyx. Elle arrive avec les meilleures recommandations. » Un autre sire s’avança pour murmurer à l’oreille de Sire Varyx. Mam eut un large sourire. « Il veut dire que nous sommes les responsables de l’incendie du palais du duc de Gila. » Elle se pencha vers eux d’un air complice. « Personne n’en a réchappé. Nous sommes très perfectionnistes. » Sire Varyx parut horrifié, mais le premier noble resta impavide. « C’est exactement parce que ces gens sont menés par une barbare que nous avons besoin d’eux, souvenez-vous-en. Quel Eyrain soupçonnerait une telle femme quand elle présenterait ses compliments à son roi ? — Mais pas avec cette allure-là ? » Le regard hautain de Sire Varyx balaya Mam, ses mains calleuses et ses gros genoux, ses mollets aussi durs et noueux que des racines, le cuir de sa peau et son nez cassé. « Eh bien, nous l’habillerions un peu mieux, et ses compagnons de même. — Si nous arrivons à une entente, vous pouvez m’habiller comme bon vous chante », intervint Mam en un istrien parfait quoique horriblement accentué. Elle sourit encore devant leur évidente déconfiture, comme si elle pouvait les voir s’efforcer de se rappeler toutes les paroles qu’ils avaient témérairement échangées en sa présence, à découvert. « Mais je ne suis même pas sûre que de la dentelle galienne réussisse à transformer Tête-de-Nœud en jolie femme. » Le chef des nobles lui consentit un mince sourire. « Vous seriez surprise. Dix mille, et c’est ma dernière offre. — Quatorze mille. » Le noble grinça des dents. « Douze. — Donnez-moi treize, et nous toperons. — Douze et soyez maudite, je ne vous toucherai pas. — Six tout de suite. » Il lui adressa un regard fulminant. Mam cligna de l’œil. Puis elle toussa, ouvrit le poing, y cracha copieusement et saisit la main du noble pour l’engloutir entièrement dans la sienne. Il essaya de se libérer, mais elle était bien trop forte pour lui. L’expression de l’Istrien valait presque la peine d’avoir subi tout le reste. « Entente conclue. » Elle le relâcha. Le noble déplia ses doigts écrasés avec l’expression du plus profond dégoût. Il fit signe à un petit esclave d’approcher. « Nettoie ceci. » Le garçon sortit en hâte, revint quelques instants plus tard avec un chiffon humide et entreprit de nettoyer salive et mucus. Le souvenir d’avoir été touché par une telle créature hanterait ce noble pendant une éternité, Mam le savait bien. « En effet. Maintenant, souvenez-vous-en, si cela tourne mal et qu’il se retrouve mort, tout ce que vous aurez, ce sont les six mille. » Mam fit une grimace. Puis elle sourit. « Mais six, c’est plus que ce que mes gars ont gagné depuis longtemps. Avec six mille à venir, on vous l’emballera dans de la soie pour vous le livrer avec un ruban. » Imbécile, pensait-elle. Sont-ils vraiment si désespérés pour nous payer autant ? Elle avait seulement voulu le mettre à l’épreuve. Elle aurait accepté huit mille, et avec joie, rien que pour le divertissement. * * * « Le violet est un bon choix, Tanto. Tu auras l’air d’un jeune Alesto, je te jure. » Tanto fronça les sourcils et remit la robe roulée en boule dans l’étalage, sur quoi le propriétaire de l’étal poussa de petites exclamations en la déchiffonnant. Malgré le peu d’attention que Tanto avait consacrée à ses classes, il savait ce que disaient les écritures : Alesto avait été l’amant de Falla, l’humain qu’elle avait choisi entre tous pour s’accoupler avec elle, à cause de sa beauté plus que de son intelligence. Son père avait de toute évidence oublié ce dernier détail. Alesto, en conséquence, avait connu une fin plutôt infortunée et quelque peu croustillante… « Nous devons revenir, Père », dit-il avec impatience. Un doute le tenaillait depuis une heure quant à Saro et l’argent de la course. « Ah, oui, nous devons nous préparer pour cette nuit. Et féliciter le jeune Saro de sa victoire. » C’était bien dommage d’avoir raté la course elle-même, songeait Favio. Il avait pensé si improbable de voir Saro triompher en quoi que ce fût qu’il s’était permis d’être distrait par les danseuses exotiques que Tanto paraissait bien désireux de regarder, et en conséquence ils étaient arrivés seulement pour voir Présage-de-la-Nuit faire son tour d’honneur. « C’était une belle course, à ce qu’on nous en a dit. J’ai toujours su que le petit en était capable. » Il savait que c’était un mensonge, mais il se sentait généreux, en la circonstance. « Et chanceux pour nous, aussi, même si je doute que nous en ferons grand cas devant sa seigneurie de Cantara. Nous ne voudrions pas qu’il s’imagine avoir récolté le mauvais beau-fils, hein, Tanto ? » Mais son fils aîné se trouvait dans un autre monde. L’esprit de Tanto était revenu derechef au grain de beauté de Sélène Issian – ce grain de beauté, et ces lèvres… « Combien de temps avant les noces, Père ? » demanda-t-il soudain. Favio Vingo sourit. Il se rappelait comme il avait eu hâte de prendre Illustria comme épouse. Ah, Illustria… Cette pensée l’entraîna vers un lointain passé, se transforma en malaise, puis il la chassa. « Eh bien, mon garçon, je devrais planifier un peu, c’est certain. Nombre de nobles et leur suite devront être pris en compte. Une date appropriée, des présages favorables, les bons sacrifices, tout ce genre de choses. Je soupçonne que nous devrons arrêter une date qui satisfasse tout le monde avant le mois des Moissons. — Le mois des Moissons ? » glapit presque Tanto, sous le choc. Il avait pensé coucher avec cette fille le soir même, le lendemain au plus tard. Le mois des Moissons était encore éloigné de quatre lunaisons ou davantage, et même s’il était dur de renoncer à une luxueuse cérémonie où il serait le centre de l’attention générale, savoir si Sélène Issian se livrerait à la perversion effectivement dénotée par ce grain de beauté valait le renoncement. Favio vit avec un certain amusement la détresse de son fils et prit pitié de lui. « Mais évidemment, ce n’est que la cérémonie de la Déesse, Tanto. Nul besoin d’attendre aussi longtemps pour coucher avec ton épouse. Nous trouverons un prêtre cette nuit même pour consacrer l’union, si son père le veut bien. Vous serez bientôt tous les deux en train de forniquer comme des lynx ! C’est louer la Déesse, pour une fille, que de conclure l’Union le ventre plein de la semence de son époux. » Tanto sentit un brasier s’allumer dans son aine. Il pouvait encore la baiser cette nuit ! Il avait beau avoir tripoté une centaine de prostituées, il n’avait jamais anticipé l’acte comme à présent – cela avait toujours été sommaire. Non, celle-ci, ce serait différent. Elle serait sa propriété. Il se sentait déjà plus important. Après avoir quitté les étals, ils revinrent au quartier istrien. Les crieurs commençaient les prières du soir, un hululement plaintif qui montait dans l’air du crépuscule. Favio, qui était un homme pieux, tomba aussitôt à genoux et se mit à entonner les saintes paroles. Tanto leva les yeux au ciel. Encore un délai ! Mais il suivit malgré tout de son mieux l’exemple de son père et se hâta de prononcer les prières, au point qu’il les termina une bonne demi-minute avant Favio. Dès que celui-ci eut énoncé la phrase finale, « dans le salut éternel de vos flammes », Tanto bondit sur ses pieds, l’attrapa par les coudes et le mit debout. « Venez, maintenant, Père. La soirée touche à sa fin et je ne veux pas que vous attrapiez froid », déclara-t-il avec une fausse sollicitude. Dans le pavillon des Vingo, les torches brûlaient avec éclat et ils purent sentir à vingt pas le doux parfum de l’encens de carthame. « Ils gaspillent, marmonna Favio, contrarié. Ont-ils idée de ce que ça coûte ? » C’était la seule instance où Tanto eût entendu son père se plaindre d’un coût quelconque. De toute évidence, le rappel de la dette des Vingo avait creusé un trou considérable dans les finances de la famille pour qu’il se plaignît ainsi. Pour la première fois, Tanto comprit l’importance de cette alliance pour son père, et qu’il avait beaucoup misé sur le marché. Il sourit. Cela en vaudrait la peine, il le savait. La fusion des domaines en ferait une force redoutable dans les luttes de puissance entre les provinces, et avec Sélène il fonderait une dynastie dont on se souviendrait à travers les siècles… Dans la tente, une pile argentée brillait sur la table, dans la lueur de la bougie qui en faisait étinceler les courbes. Une note accompagnait l’argent où il reconnut l’écriture de Saro. Il comprit au premier coup d’œil. La pile était de toute évidence inférieure à la somme gagnée par Saro. Favio prit la note. « Cher Tanto, lut-il à haute voix, voici la moitié promise. Comme je sais que tu chéris ton honneur plus que l’argent, je remplirai tes obligations avec l’autre moitié. Je te verrai sans doute plus tard à l’Assemblée. Meilleurs vœux de ton frère, Saro Vingo. » Favio regarda fixement Tanto, qui était devenu livide. « Que veut-il dire ? » Tanto arracha la note des mains de son père, qui ne la retenait pas, et il la parcourut désespérément comme si pendant les quelques instants écoulés les mots avaient d’une façon ou d’une autre changé de sens. « Cela veut dire que je suis perdu. » Il se laissa lourdement tomber sur les coussins et enfouit sa tête dans ses mains. La note voleta jusqu’au sol. Favio, abasourdi, s’assit près de lui. « Perdu ? Non, c’est moi qui suis perdu, mon garçon. Qu’est-ce que c’est que cette “obligation” ? Et pourquoi ne vient-il pas avec nous à l’Assemblée ? » Tanto se releva. « Je vais trouver ce petit bâtard et je lui arracherai ce maudit argent, ça oui ! » Ce disant, il se précipita dans le réduit où dormait Saro, en ouvrant le rabat avec tant de violence qu’il l’arracha. Son père le suivit d’un regard peiné, puis ramassa la note pour la lire de nouveau. Saro était parti, son manteau n’était pas là. Tanto jeta des regards furieux dans toute la place pour chercher où son frère aurait pu cacher l’argent. Il ouvrit d’abord à la volée le coffre dans lequel Saro plaçait ses possessions, mais tout ce qu’il y trouva, ce furent quelques sous-vêtements pliés avec soin, un collant, une paire de souliers ordinaires en peau de biche, quelques bougies et du silex. À côté du coffre, sur le plancher couvert de roseaux, parchemin et encrier avaient été abandonnés avec une certaine hâte, car une goutte d’encre noire avait taché la natte, s’étalant comme un chancre sur la délicate surface verte. Tanto donna un vicieux coup de pied au coffre qui se renversa en entraînant l’encrier, causant des éclaboussures irréparables sur le lin blanc et le suède pâle. Il examina les dommages d’un œil sombre, puis passa au lit de Saro. Il en arracha la couverture pour la jeter à travers la pièce. Désespéré, il fouilla sous le matelas – en vain. Il se relevait quand un éclat argenté attira son attention. Il saisit l’oreiller, mais il ne trouva pas les pièces qu’il avait un instant espérées avec une soudaine joie extatique. C’était une dague corroyée. Il la prit pour la soupeser, les sourcils froncés de confusion. Le pommeau remplissait exactement sa paume, l’arme était d’un équilibre rare et parfait. Quelque chose s’agita dans son souvenir. Il avait examiné une telle lame, sachant l’autre endommagée. Maudit Saro ! S’il avait eu cette lame-là, il n’aurait jamais été vaincu par l’homme du désert. Il aurait plutôt deux mille cantari de plus dans sa bourse, et pas de maux de tête. Il se frotta les tempes. Pourquoi son frère, ce chiendent pathétique et sans le moindre sens guerrier, posséderait-il une arme de cette sorte, et qui plus est sous son oreiller ? Le craignait-il tant ? Tanto sourit presque à cette idée. Saro faisait bien de le craindre, car si jamais il le rattrapait, il serait bien marri d’avoir acheté cette dague, dont la lame était si bien affilée. Tanto pouvait imaginer exactement le genre d’entaille qu’il pourrait infliger avec une telle lame. Le genre d’entaille qui laisserait une cicatrice, quelque part où ce ne serait pas trop visible – une fesse, peut-être, ou la plante du pied. Et si Saro avait donné l’argent à cette nomade, alors, elle rejoindrait bientôt son grand-père. Tanto poignarda l’oreiller et l’ouvrit en biais, répandant un nuage de blanches plumes d’oie. Elles tourbillonnèrent avec paresse puis retombèrent pour couvrir la pièce comme une neige légère. C’est alors que Favio entra. Il jeta autour de lui un regard plein de désarroi. « Par Falla, quel chaos ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi révoltant. Le petit doit être devenu fou, ivre de sa victoire. J’ai toujours dit qu’il n’avait pas la tête bien solide, mais ça ! C’est une disgrâce. Cet oreiller à lui tout seul m’a coûté un cantari. Et ça, qu’est-ce que c’est ? » Il se pencha pour ramasser la chemise de lin blanc, à présent tachée d’encre puante. « La Déesse abhorre les souillons. Saro devrait avoir honte de maltraiter ainsi les bonnes choses qu’il possède, et il va être bien marri quand je le reverrai. — Marri de quoi, mon frère ? » Fabel venait d’apparaître derrière Favio. Il jeta un coup d’œil dans la chambre, émit un bref sifflement. « Oh ! la la ! Un peu de désordre. Mais ce n’est pas un mauvais garçon, notre Saro, non, vraiment pas. Quelle course, hein ? Une belle course, je dirais. Et j’ai eu deux offres décentes pour la bête, aussi. Ça devrait faire une bonne vente demain. » Il donna une petite tape sur l’épaule de Tanto avec le morceau roulé de parchemin. « Je vois qu’il va nous retrouver à l’Assemblée avec le reste de l’argent. Un bon garçon, hein ? Il te sauve de toi-même. » Il cligna de l’œil. « Tu pourrais tout dépenser pour des femmes et du vin, hein, Tanto ? » Tanto lui adressa un pâle sourire. « Ah, oui, mon oncle. » Favio parut soudain soulagé. « Mais oui, bien sûr. Il nous retrouvera à l’Assemblée avec l’argent. Quel bon garçon ! Viens, alors, Tanto, dépêche-toi. Allons te préparer comme il faut, afin de rendre Sire Issian bien fier de te donner sa fille. Fabel, ces présents pour le roi du nord… » En s’en allant, Tanto entendit distinctement ces paroles : « Vendus, mon frère, et à moins que nous n’ayons payé pour les acheter », et son père qui jurait d’une manière presque impie. 13. L’Assemblée Katla avait beau être préoccupée par ses projets de fuite, elle fut émerveillée par les foules de l’Assemblée. Ce n’était pas seulement le nombre des gens qui se trouvaient là – même s’il y en avait davantage qu’elle en avait jamais vu de sa vie, pressés dans le grand pavillon, avec son toit d’étoffe ondoyante et les grands mâts qui le soutenaient. Non, c’était le déluge de couleurs et l’étalage phénoménal de splendides atours. Tout le monde, apparemment, s’était trop bien habillé pour l’occasion. Ou plutôt, tous les Eyrains, car si les hommes de l’Empire portaient leurs riches robes avec une nonchalance qui exprimait une absence totale de souci pour les cérémonies de la soirée, les Nordiques, au contraire, s’étaient décorés de tous les bijoux et autres ornements qu’ils avaient pu empiler les uns sur les autres, comme pour montrer à l’ancien ennemi qu’ils n’étaient pas après tout si barbares. Les étoffes qu’on voyait habituellement dans le nord étaient colorées grâce à des teintures naturelles originaires des îles, tirées de lichens ou d’algues écrasées qui produisaient des nuances douces de vert, de jaune et de rose mauve. Des baies estivales, on tirait des lilas et des rouges qui promettaient beaucoup mais se fanaient en un brun terne. Il était clair cependant que cette nuit-là, tout le monde avait écarté les vêtements achetés en Eyra en faveur de mélanges de couleurs les plus voyantes possible. Katla vit Falko et Gordi Livson dans des tuniques à carrés écarlates et jaunes auprès d’Edel Ollson et de Hopli Garson en doublets violemment orange et verts. Edel Ollson s’était aussi offert un couvre-chef bordé de plumes des plus ridicules – vertes avec de gros yeux bleus aux extrémités. Ce ne pouvait être de vraies plumes, aucun oiseau doté d’un plumage aussi flamboyant n’aurait eu espoir de survivre. Les yeux de Jenna brillaient, comme ses joues et son nez. Elle en était déjà à son troisième gobelet de vin du sud, remarqua Katla, alors qu’elle-même sirotait encore son premier. Elle le devait si elle voulait garder toute sa tête. Mais Jenna n’avait pas de telles inhibitions. Elle désignait présentement l’autre côté de la tente, en disant d’une voix stridente : « Tu vois cet homme, là ? Sa richesse doit être énorme. » En suivant son doigt Katla vit un noble istrien de taille moyenne à la peau brun foncé. Ses cheveux noirs étaient retenus par un simple cercle d’argent, aussi n’était-ce de toute évidence pas ses bijoux qui avaient attiré l’attention de Jenna. « Cette étoffe violette est terriblement coûteuse. On dit qu’elle est obtenue à partir d’escargots de mer. » Katla la regarda fixement, incrédule. « Des escargots ? J’ai peine à le croire. J’ai fait des essais sur les escargots avec Grand-Ma Rolfsen. La teinture était d’un horrible brun délavé. » Jenna fit claquer ses dents avec impatience. « Pas des escargots ordinaires. On les trouve seulement dans un coin perdu de la côte qui borde l’océan oriental, et on doit les presser à la main, un par un. » Katla fit une grimace. « Ça ne me dit guère. L’étoffe ne pue pas ? » Jenna éclata de rire. « Tu crois qu’un tel homme en porterait si c’était le cas ? De toute façon, je ne vois pas ce qui te dégoûte tellement, compte tenu de la robe que tu portes. » Katla rougit. « Ce n’est pas moi qui l’ai choisie, tu sais, c’était ton père. » Jenna semblait s’être remarquablement bien accommodée de ce nouveau développement de la situation. Mais elle était sans doute si obsédée par sa présentation au roi Ravn qu’elle ne pouvait guère se concentrer sur autre chose. Katla savait ce qu’elle éprouvait elle-même. Elle avait déjà toute la peine du monde à entretenir la conversation. Il n’y avait encore aucun signe d’Erno, et elle commençait à se sentir nettement crispée. « Sais-tu comment ils obtiennent des écarlates aussi éclatants ? » Katla pinça un morceau de sa robe et l’examina, comme si elle pouvait ainsi deviner la réponse. « J’oserais dire que c’est quelque chose de dégoûtant. » Jenna eut un sourire en coin. Elle avait les dents et les gencives toutes tachées de vin, un bizarre pourpre grisâtre. Quand elle souriait ainsi, elle ressemblait à une morte-vivante, ces cadavres qui déambulaient dans les îles du nord et qui, à moins d’être bien enterrés sous la pierre de seuil d’une maison, erraient après le coucher du soleil en conservant une apparence de vie grâce au sang des animaux. « Des poux », fit Jenna d’un ton jovial. Katla fit une autre grimace. « Il faut écraser un million de poux pour obtenir une tasse de teinture. — Non ! — Si. » Si Jenna avait pensé dégoûter Katla, elle avait compté sans la robuste constitution de son amie. « Ça a l’air coûteux, dit Katla, pensive. Cette robe devrait rapporter un bon prix, alors. » Jenna lui adressa un regard perplexe, mais Katla s’écria alors : « Oh, regarde ! » Une volée d’Istriennes était apparue à l’entrée, entourée d’un grand nombre d’hommes de l’Empire. Il y avait peut-être une demi-douzaine de femmes, toutes vêtues des pieds à la tête de leurs volumineux sabatkas. Katla vit leurs mains pâles qui voletaient tels des papillons de nuit tandis qu’elles parlaient, et leurs lèvres éclatantes à travers la fente de leurs robes. Les hommes les encerclaient comme si elles avaient pu s’échapper. Katla les contempla en se demandant si leurs vies confinées l’étaient réellement davantage que celle qui l’attendait si elle échouait à s’enfuir cette nuit. Il y eut un éclat de rire cristallin et l’une des femmes agita les mains, comme ravie de ce qu’une autre avait dit. Elle vit bouger les lèvres d’une femme de haute taille et il y eut une autre tempête de rires. « Laquelle est le Cygne de Jétra, d’après toi ? » demanda Jenna d’un ton plutôt agressif, comme agacée par leur belle humeur. « On dit qu’elle est grande et mince, mais elles se ressemblent toutes pour moi. — Je ne sais pas. » Et peu lui importait. Où était Erno ? Maintenant qu’elle y pensait, elle ne l’avait pas vu de la journée. Pouvait-il avoir aussi aisément renoncé à elle ? Peut-être préférait-il vraiment Marin Edelsen. Cette idée la glaça. Elle n’avait jamais vraiment pensé qu’elle pourrait devoir s’en tirer sans son aide. Elle aurait de la peine à déplacer un canot par ses propres moyens : c’étaient des embarcations qui avaient besoin de deux rameurs, un par rame. Elle repoussa sa panique avec détermination. Elle trouverait un plus petit bateau si elle le devait. Elle serra les poings. Bon sang, elle nagerait, si elle le devait ! Elle regarda fixement la foule. Près d’elle, la voix de Jenna ne cessait de bourdonner, tel un moucheron. Elle décrivait les arrivants. Kitten Soronsen et Fara Garsen, la grande Bréta Bransen ; le duc de Ness avec sa fille, Earl Sten et la sienne, Ella, Ragna Falsen, qu’on disait la maîtresse du Roi, une femme statuesque pourvue de splendides cheveux noirs en cascade et d’yeux gris obliques. Les ducs de Passorage et de Sudœil. Egg Forstson, duc de Shepsey, avec à son bras Filia Jansen, sa petite-nièce. Katla regarda les femmes et leurs hommes se presser dans la tente déjà bondée, se servir vins et gâteaux aux longues tables et se rassembler en petits groupes pour bavarder. Elle observa une femme à l’aspect bizarre qui entrait à grands pas, vêtue d’une gigantesque robe verte et suivie d’un petit homme qui semblait extrêmement mal à l’aise dans un doublet et des culottes très serrés. Derrière eux, trois autres dames istriennes flottèrent à l’entrée et s’arrêtèrent aussitôt, trouvant sans doute difficile d’ajuster leur vision à la faible lumière des chandelles à travers la gaze épaisse de leur voile. Puis Katla retint son souffle, car le jeune noble qui s’était présenté à leur étal venait d’entrer : elle en avait à présent oublié le nom, si elle l’avait jamais su. Il se trouvait en compagnie de deux Istriens plus âgés, tous deux fort bien vêtus, l’un plus petit d’une tête et portant un éclatant ruban de soie qui ressemblait assez à celui de Katla. Après être entrés dans le pavillon, ils jetèrent un regard circulaire. Le plus grand, les yeux soudain plissés, pointa un doigt et les autres fixèrent le fond du pavillon. Katla se retourna pour voir ce qu’ils regardaient ainsi et se trouva croiser le regard de Saro Vingo. Une étrange excitation frémit en elle, pénétrant sa poitrine et son ventre d’une chaleur soudaine et importune. Elle commença à s’empourprer, ce qui ne lui était pas habituel, et se détourna vivement de peur qu’il ne le remarquât. Ce doit être le vin, pensa-t-elle, mortifiée. Mais un moment plus tard, elle se retourna de nouveau, les yeux du jeune homme étaient toujours fixés sur elle et elle se trouva elle-même figée sur place. C’est un homme du sud, insistait la voix dans sa tête, un de nos anciens ennemis. Que dirait son père si elle devait être ainsi bouleversée par la simple vue d’un Istrien ? Que dirait Fent ? Il haïssait les hommes de l’Empire avec une ferveur si violente, si déraisonnable, qu’il embrocherait sans doute le pauvre Saro pour oser la regarder. Les trois hommes s’approchèrent, et le plus jeune s’adressa avec irritation à Saro, avec des gestes qui semblaient menaçants. Un long moment sembla malgré tout s’écouler avant que Saro ne détournât les yeux, puis, à regret, il le fit. Ce fut comme si une ombre glacée était tombée sur Katla. « Où est mon argent, Saro ? » Favio et Fabel apparurent dans le sillage de Tanto. « Oui, allez, mon garçon, lança Favio à quelques pas, nous avons hâte que c’en soit fini. » Le regard de Saro passa de l’un à l’autre et se fixa enfin sur son frère. « Tu sais où est l’argent, Tanto, dit-il à voix basse. Je pensais que tu me remercierais de ne pas l’avoir fait savoir à tout le monde. — Petit bâtard ! » Le sifflement de Tanto n’était audible que d’eux seuls. « Tu sais que j’ai besoin de chaque pièce. Comment peux-tu faire passer une insignifiante pute nomade avant ta propre famille ? » Le temps s’arrêta. Saro pouvait sentir le sang lui pulser dans les oreilles, et le battement de son cœur qui s’accélérait peu à peu. Ses épaules se raidissaient, comme dans l’attente d’un coup. Il avait su qu’on en arriverait là, à un refus et à la furieuse querelle qui s’ensuivrait. Peut-être avait-il même cherché cette confrontation, pour l’excuse qu’elle lui fournirait, car le coup clandestin qu’il avait assené de façon si satisfaisante la veille au menton de son frère l’avait de quelque façon libéré en le rendant plus fort. Une rougeur inégale enflait la mâchoire de Tanto, remarqua-t-il, pour la première fois, mais de toute évidence Tanto n’avait pas établi le rapport. Saro ne dit rien. « L’argent », insista Favio, près de son aîné, le visage maintenant tendu et anxieux. « Nous sommes considérablement en deçà de la dot, mon fils, et l’honneur de notre famille dépend de ce marché. » Saro les observa tous en silence. Puis il eut un long et lent sourire. Son regard s’attarda un moment de plus sur « l’oncle » Fabel, y rencontra une soudaine méfiance, une soudaine ruse calculatrice. « Je suis désolé, Père, mon oncle, mon frère. Je n’ai plus cet argent. Tanto en sait la raison et si vous l’interrogez avec assez d’insistance, je suis sûr qu’il vous racontera une histoire ou une autre. Que vous choisissiez ou non de la croire, cela vous regarde. Peu m’importe désormais. Il semble que sauver le soi-disant honneur de ma famille signifie être cruel et menteur, et je n’aime pas cela. » Il haussa les épaules. « Aussi ai-je pris ma décision, et elle ne vous plaira pas. Adieu. » Il leur adressa une petite courbette sommaire, secoua le manteau qu’il portait sur son bras et s’en revêtit comme il l’aurait fait d’une seconde peau. Puis il tourna les talons et disparut dans la foule. Favio et Tanto échangèrent un regard accablé. Fabel continuait à regarder du côté de Saro, les yeux brillant d’une émotion indéchiffrable. Il s’adressa enfin à son frère. « Favio, j’ai bien peur que Sire Issian ne soit justement en train de s’approcher. J’espère que tu as des excuses toutes prêtes. » Et il s’éclipsa, laissant Favio et Tanto affronter le sire de Cantara. « Je vous salue, mon seigneur. » Favio essaya de dissimuler sa consternation sous une courbette extravagante. « Mon seigneur. Tanto. » Les yeux de Tycho, d’un éclat hors de l’ordinaire, avaient une expression d’anticipation. Son visage était empourpré, on le voyait même sous sa peau sombre. Peut-être, se dit Favio en s’agrippant désespérément à un fétu, peut-être pourraient-ils négocier un prix plus bas, ou une journée de répit. Mais le sire de Cantara n’était pas en humeur de perdre son temps. « Avez-vous ma dot ? » Le regard de Tanto passa sur le troupeau d’Istriennes qui se tenait près de la plate-forme des musiciens. L’une d’elles devait sûrement être Sélène Issian. Il sentit son érection surgir à cette seule pensée. « Mon seigneur… » commença-t-il, mais Sire Tycho fixait intensément son père. « Vingt mille cantari cette nuit, c’était notre marché, je crois, Sire Favio. — Oui, mon seigneur. Cependant… — Je dois les avoir maintenant. » Les yeux de Tycho s’étaient plissés, perçant avec une effrayante intensité ceux de Favio Vingo. Celui-ci émit un rire nerveux. « Nous n’avons pas tout votre argent ici, mon seigneur, mais nous l’aurons demain. » Une main noire jaillit pour lui attraper sa robe sous le menton, resserrant le tissu au point de l’asphyxier. « Maintenant, ou jamais ! » Favio essaya de parler mais aucune parole ne put sortir de sa gorge. Ses yeux commencèrent à s’exorbiter. « Mon seigneur, je vous en prie… » Tanto avait posé une main sur le bras de Tycho. Il était en sueur, et semblait presque aussi désespéré que le sire de Cantara. « Lâchez mon père. Je jure que nous allons vous faire parvenir cet argent à l’heure même. » Tycho écarta avec fureur la main du jeune homme, mais il lâcha aussi la robe de Favio. Le visage de celui-ci avait pris la couleur d’un cul de babouin. Favio s’ébroua en se raclant la gorge, remit en place les plis de sa robe et le cercle d’argent qui avait glissé sur un de ses yeux. Puis il recula d’un pas, pour s’écarter du fou. On commençait à les remarquer, on désignait la scène à d’autres avec des murmures excités. Favio regarda fixement son fils. Tanto semblait épouvanté, terrifié, mais impossible de dire si c’était la perspective de voir son père étranglé sous ses yeux ou celle de perdre sa promise. « Une heure, déclara le sire de Cantara. Un instant de plus et je la vends au premier qui m’en offre un bon prix. » Il aboya un ordre à l’adresse de son minuscule esclave et se dirigea à grands pas vers la plate-forme. Favio s’essuya le visage. « Cet homme a perdu l’esprit », dit-il, d’une voix très forte. Il jeta un coup d’œil furtif à ceux qui les entouraient, mais on refusa de croiser son regard. « Nous devons annuler toute l’affaire. Ce que le sire de Cantara vient de me faire efface toute obligation que nous aurions pu avoir. Nous pouvons avoir mieux, mon fils. — Non, Père. » Tanto était horrifié. « Nous ne pouvons faire cela. Je dois avoir cette fille. Je l’ai décidé dans mon cœur. » Mais Favio était catégorique. « Je n’allierai pas ma famille à cet homme. Il est de toute évidence dérangé, et on dit que la folie se transmet dans une famille. Tu te retrouverais avec une folle sur les bras, Tanto, des enfants fous pour te causer mille ennuis. J’avais déjà soupçonné quelque chose de ce genre à la marque que la créature s’était appliquée, quand son père nous l’a présentée. Aucune noble saine d’esprit n’imaginerait de se comporter ainsi et aucun père sain d’esprit ne permettrait à sa fille de traiter sa future famille avec un tel manque de respect. Je ne le tolérerai pas, et c’est tout. Tu vas le retrouver, Tanto, et lui dire que la famille Vingo a décidé de ne pas donner suite à cette union. — Je… ne peux pas… », commença Tanto, mais son père s’était déjà détourné et s’éloignait à grandes enjambées dans la direction opposée. * * * Erno traînait derrière Aran Aranson et ses fils, les pieds comme alourdis de plomb. En vérité, il n’avait nullement désiré assister à l’Assemblée. Pourquoi se rendre à un tel événement public pour voir la femme qu’on aime donnée à un autre homme ? L’amulette de cheveux accrochée à une lanière de cuir sous sa tunique lui grattait la peau comme pour lui rappeler la futilité de tous ses efforts. Il n’avait jamais cru en la magie, et il détenait maintenant une preuve concluante de l’inefficacité de celle-ci. Katla n’avait de toute évidence jamais pensé à lui car elle se trouvait là avec Jenna Larsen, à rire et à boire du vin comme si elle n’avait pas un souci au monde. Lui voir la tête enveloppée du châle qu’il lui avait offert était une bien mince consolation. Erno examina la robe écarlate, avec ses panneaux de dentelles et de broderies, les larges jupes et les manches amples à la mode, pour s’arrêter sur le bourrelet de chair brune qui bordait le haut du corsage étroit. Une belle femme, songea-t-il soudain, malgré sa minceur et ses yeux malins. Sa beauté va être aussi évidente pour les autres qu’elle l’a toujours été pour moi. Il fut choqué par cette soudaine prise de conscience. La beauté de Katla, pour lui, s’était révélée dans des détails non conventionnels, l’intensité argentée de son regard quand elle surveillait une ligne à maquereau, la façon dont l’éclat du soleil adoucissait les plans abrupts de son visage, comme les cheveux perdus, emmêlés et parsemés d’aiguilles de pin, avaient flotté comme une rousse crinière de cheval lorsqu’elle courait. Une beauté qui se révélait dans la façon dont elle se mordait la lèvre en examinant une soudure, ou la sueur qui brillait sur ses avant-bras dans les feux orangés de la forge. Il aimait cela, qu’elle fût capable de fabriquer une épée, et de la manier aussi bien qu’un homme, il aimait Katla pour son caractère imprévisible, sa langue acérée, ses plaisirs sauvages. En bref, il l’aimait pour être si différente de toutes les autres femmes qu’il connaissait. Mais l’élégance orthodoxe qu’elle affichait cette nuit montrait à l’évidence que son ancienne sauvagerie avait disparu, mise au rancart pour lui permettre de suivre la voie traditionnelle de toutes les jeunes femmes – être emballée et vendue par sa famille contre ce qu’il n’avait jamais pu offrir : de l’argent, du prestige, une alliance clanique utile. La voir ainsi lui donnait envie de pleurer – ou de courir comme un fou à travers la foule, poignard dégainé, pour l’emporter dans l’oubli. Et maintenant, elle les avait vus. Il regarda son sourire disparaître, ses lèvres serrées prendre un pli sombre. En approchant, il remarqua aussi comme ses doigts avaient blanchi aux jointures sur son gobelet. « Ma fille. — Père. — Finn sera un peu en retard. Il a eu un travail à finir au dernier moment. » Était-ce un éclair de soulagement sur son visage ? Quand Aran se retourna pour parler à Fent, Erno se rendit compte que Katla le fixait d’un regard intense et pressant. Il le lui rendit en essayant de garder son calme, mais sentit le sang se précipiter à son habitude sous la peau pâle de son cou. Que voulait-elle de lui à présent, quand il était trop tard ? Il essaya de mettre de l’ordre dans ses pensées. Elle le regardait avec de grands yeux, les pupilles si noires qu’elles éclipsaient presque les iris. Les deux cercles gris argenté flamboyaient, fixés sur lui. « J’ai faim », énonça Katla d’une voix très claire. « Moi aussi », dit Jenna, en prenant le bras de Katla. Katla se secoua. « Reste là, Jenna. Je rapporterai quelque chose pour toi. Erno, donne-moi le bras et accompagne-moi aux tables. » Jenna la contempla, muette, puis se retourna vers Aran comme il la complimentait sur sa robe. Sans un mot, Erno offrit son bras à Katla et les doigts de celle-ci s’y posèrent comme les serres d’un faucon sur un lièvre – ses ongles lui rentrèrent dans la peau. Il pouvait la sentir trembler, et deviner la pulsation rapide et forte de son sang à travers le bout de ses doigts. Il parvint sans savoir comment à coordonner ses mouvements et à s’éloigner du groupe familial en direction des tables. Katla semblait flotter auprès de lui, dans le glissement rouge de sa robe sur le sol, tout son poids concentré apparemment dans le contact vibrant de ses doigts sur son bras. Lorsqu’ils furent à une dizaine de pas des tréteaux, elle le lâcha et se tourna vers lui. « Erno, j’ai besoin de ton aide. — Tu n’as qu’à demander. N’importe quoi. — Je dois partir d’ici. Cette nuit. Maintenant. Avant qu’ils ne me fiancent. » Erno jeta un rapide regard autour d’eux, mais Jenna et les Aranson étaient engagés dans diverses conversations. Personne ne semblait avoir remarqué que son cœur était devenu un brasier d’espoir, que tout son corps s’en était enflammé. Il prit Katla par le coude et lui fit rapidement traverser la foule en direction de l’entrée. Ils s’arrêtèrent afin de laisser passer une femme de haute taille, si bien enveloppée de sa longue robe et de son châle soyeux qu’ils ne purent voir au passage que son visage pâle et l’éclair vert de son regard. Puis ils furent à l’extérieur du grand pavillon, dans la nuit qui s’assombrissait. « Par là. » C’était maintenant Katla qui prenait les devants, enjambant adroitement les cordes qui amarraient le pavillon pour le contourner en direction du quartier eyrain. Ils marchèrent ainsi quelques minutes en silence, sans se toucher, jusqu’à ce que la rumeur des voix se fût atténuée dans la distance. La lune voguait dans le ciel, voilée de nuages hauts. Sa lumière argentée soulignait les contours du visage de Katla. « J’ai tout préparé », dit-elle, hors d’haleine. Ce qu’elle devait demander était une énormité, elle le savait, et tout ce qu’elle désirait, c’était le dire d’un trait. « Erno, m’aideras-tu à m’enfuir ? Je pensais prendre un des canots mais je ne peux pas ramer toute seule. Viendras-tu avec moi, défieras-tu ma famille ? — Oui. » Il n’y réfléchit pas davantage. Il n’en fallait pas davantage. « Cela veut dire une querelle de famille, tu sais. — Je sais. — Nous ne pourrons jamais revenir. — Je le sais aussi. Où irons-nous ? » Katla baissa la tête. « Je n’ai jamais réfléchi jusque-là, admit-elle. Tout ce que j’ai pu imaginer, c’est de ramer le long de la côte, vers le sud. » Erno acquiesça en silence. Deux fugitifs, deux hors-la-loi eyrains. Le père de Katla le déclarerait certainement paria, ses biens – pour ce qu’il en possédait – forfaits. Sa vie aussi. Il se mit à rire. Katla le regarda fixement. Comment pouvait-il rire alors qu’elle lui demandait un tel sacrifice ? Il avait l’air un peu fou, merveilleusement fou, sa peau si brune, ses cheveux blonds si clairs, et ces dents qui brillaient comme celles d’un loup. Elle se mit à rire aussi. C’était une situation ridicule, car elle était là, dans sa robe à l’écarlate de poux écrasés, les cheveux coupés et teints en noir, en danger de mort parce qu’elle avait escaladé un rocher, sur le point d’embrasser un homme qu’elle avait connu toute sa vie, un homme auquel jusqu’à présent elle n’avait pas accordé la moindre pensée, un homme prêt à tout risquer pour elle… Prête à embrasser… Ce fut Erno qui fit le premier mouvement. Il saisit les épaules de Katla, lui renversa la tête en arrière et lui couvrit la bouche de ses lèvres. Pendant un moment, tout ce qu’elle put sentir, ce fut le sang qui pulsait dans leurs deux corps, et elle se rendit, comme s’il n’y avait rien d’autre dans la nuit que leurs lèvres jointes, et que le monde entier s’éloignait en tourbillonnant sur un long fil mince… Puis elle se sentit désorientée, saisie de vertige. Une odeur vile et âcre s’éleva dans l’air. Quelque chose brûlait. Quelque chose la brûlait, brûlait sa peau juste au-dessus du décolleté de sa robe. « Non ! » Elle repoussa Erno. Un morceau de la tunique de celui-ci, au milieu de son torse, s’était mise à brasiller, et le lin pâle prenait une teinte terne d’orange rouillé. Des filets de fumée s’étiraient du col de la tunique, minces d’abord, puis plus épais. Erno baissa les yeux, abasourdi, ouvrit le col de sa tunique pour regarder. En comprenant ce qui brûlait, il s’écarta vivement de Katla, se détournant d’elle pour lui bloquer la vue. C’était l’amulette que la nomade lui avait fabriquée, d’un rouge terne de braise, comme si elle allait soudain s’enflammer et les réduire tous deux en cendres. De la magie. Il aspira de l’air entre ses dents. Par les dieux, c’était pour cela qu’elle l’avait embrassé… Il rompit la lanière et tira l’objet maudit de sa tunique. Dès que le charme ne fut plus en contact avec sa peau, il perdit son éclat surnaturel. Presque tous les cheveux avaient brûlé et quand il tira dessus, le reste se déforma, la tresse se défit ; des mèches de cheveux calcinés flottèrent jusqu’au sol. Katla les contempla. Puis elle se pencha pour en ramasser. La chaleur les avait noircis, mais elle connaissait ses propres cheveux. La raison pour Erno de porter une couronne de ses tresses sous sa chemise, une tresse qui s’enflammerait ainsi… la compréhension courut en elle comme de l’acide. « De la magie, souffla-t-elle enfin. Un charme. Un charme d’amour ? » Une manigance… Elle se sentait vide, creuse, toutes ses émotions s’étaient évanouies. Comme si sa peau avait été tendue à craquer sur ses côtes, tel un tambour. Et après un moment, quand elle regarda de nouveau Erno, elle se rendit compte qu’elle n’éprouvait rien à son égard, sinon une terrible déception. Erno, cependant, ne pouvait la regarder en face. Il contemplait ses souliers comme s’ils le fascinaient, et les tresses de ses cheveux pendaient sur son visage assombri pour le dissimuler, avec leurs petits morceaux de chiffon et leurs coquillages de souvenirs. Katla repoussa les derniers lambeaux d’émotions magiquement renforcées, se contraignit à penser clairement. Cela ne changeait rien, décida-t-elle, rien aux circonstances. Qu’Erno voulût ou non encore l’aider, sans qu’elle lui retournât artificiellement son amour, c’était à lui d’en décider. Elle eut un sourire attristé. « Si tu viens, nous ferions mieux de nous dépêcher, avant qu’ils ne constatent mon absence. » Il hésita, comme s’il essayait de trouver des mots pour réparer le désastre. Finalement, il se contenta de hocher la tête et se mit à marcher d’un pas décidé vers la tente des Tomberoc. * * * « Deux mille cantari, Fortran, c’est tout ce que je demande. » Fortran Dystra regarda son ami d’un air curieux. « Pourquoi diable veux-tu deux mille cantari à cette heure de la nuit… ? » Puis il comprit brusquement. Avec un large sourire, il donna un coup de poing dans le bras de Tanto. « C’est une femme, n’est-ce pas ? » Tanto se força à sourire. « On peut le dire. » Mais Fortran secouait la tête. « J’ai tout perdu sur les chevaux, dit-il, affable. Je ne m’attendais pas du tout à voir gagner ton avorton de frère. J’ai tout misé sur Devoir-Filial, hein ? » Le visage de Tanto s’affaissa. « Ne t’en fais pas, poursuivit Fortran. Demain tu te rendras compte que je t’ai économisé une fortune. Aucune femme ne vaut deux mille cantari pour une nuit. » Il éclata de rire. « Reprends donc du vin pour t’éclaircir les idées ! » Fortran avait été le dernier espoir de Tanto. Aucun de ses soi-disant amis n’avait été capable, ou désireux, de lui prêter de l’argent. Il vida d’un trait le gobelet de vin jetrain que Fortran lui avait offert. Puis il demanda : « As-tu vu Sire Tycho Issian ? » Fortran haussa un sourcil. « Je n’irais pas le lui demander, dit-il. Il est sorti furieux il y a un moment, avec une expression aussi noire que la nuit. — Avait-il sa fille avec lui ? — Sélène ? Oh, oh ! que se passe-t-il, Tanto ? — L’avait-il avec lui ? — Non, je ne crois pas qu’elle était venue du tout. Qu’est-ce que tu… » Mais Tanto avait déjà fait demi-tour de façon discourtoise et se frayait un chemin à travers la foule. * * * Bëte était des moins coopératives. Virelai était parvenu à coincer la créature dans le chariot où, après quelques allées et venues paniquées à la recherche d’une issue, elle avait fini par se réfugier sous la couchette. Il pouvait l’y voir, à l’éclat plein de défi de ses yeux verts. Il lécha machinalement les stries sanglantes sur le dos de sa main. Le sang avait un goût intense et salé, les rebords déchiquetés de la coupure étaient rugueux sous sa langue. Beau résultat pour le maudit sortilège de pacification qu’il avait essayé… Lorsqu’il était revenu pour trouver la Rosa Eldi absente, sa première pensée avait été de se jeter à sa poursuite, et de fait il était allé jusqu’à la limite du quartier nomade avant d’abandonner, car une foule énorme allait et venait dans le crépuscule : on démontait les étals, on transportait les marchandises, on ramenait les yékas de leur enclos. Il avait grimpé sur un étal abandonné pour chercher au-dessus des têtes la bannière éclatante des cheveux de la jeune femme, pendant au moins dix minutes, avant de se rappeler qu’avait disparu le châle vert foncé étendu sur la couche auparavant, et que son regard pouvait bien être passé une douzaine de fois sur la Rosa Eldi déguisée. Malédiction. Il devrait faire usage de la chatte pour faire revenir la jeune femme. C’était la raison pour laquelle il se trouvait maintenant à quatre pattes, le derrière en l’air dans une posture dénuée de toute dignité, la tête coincée sous la couche basse, les mains lacérées de brûlants coups de griffes, à essayer de cajoler la petite démone pour la faire sortir de là-dessous. Nourriture et belles paroles avaient absolument échoué. Il roula sur le ventre pour commencer à se glisser sous la couche. La chatte, cependant, déterminée à maintenir entre eux une distance sécuritaire, s’était aplatie dans le coin le plus éloigné. En retroussant ses babines noires – il le sut à l’éclat soudain de crocs d’une blancheur de perle –, l’animal se mit à cracher. La dernière fois, elle avait frappé, non pas au hasard et dans l’affolement, mais d’un coup calculé pour infliger un maximum de dommage. Virelai se sentit soudain le visage horriblement vulnérable. Avec lenteur, il rampa à reculons. Un de ses vieux manteaux pendait sur la porte. Il le prit, en enveloppa ses mains et repartit à l’assaut. C’était un manteau de serge épaisse, mais malgré tout, quand il réussit à attraper la créature, il en sentit les griffes, ou les dents, qui se refermaient comme des aiguilles brûlantes sur la tendre membrane séparant son pouce de son index gauche. Avec un hurlement de douleur et de rage, il abaissa sa main droite sur le dessus du paquet, trouva la tête de la chatte – ah, c’étaient les crocs, alors – et lui agrippa le cou. La peau lâche lui remplit le poing sous les replis d’étoffe. Il sentit le petit animal relâcher sa prise meurtrière sur sa main, incapable de résister au réflexe du chaton, quand bien même la part intelligente de son esprit lui disait que ce qui lui tenait si étroitement le cou n’était en réalité nullement sa mère. Si elle en avait jamais eu. Virelai rampa de nouveau avec maladresse de sous la couche et se redressa sur les genoux en tenant la créature à bout de bras. Elle pendait là, sans repentir, prête à causer encore plus de dégâts dès qu’il la lâcherait. Enfin en mesure de concentrer ses talents sur elle, il la regarda bien en face en marmonnant une incantation. La chatte devint toute molle, bien malgré elle. Virelai s’assit sur le bord du lit et, en appuyant fortement ses pouces de chaque côté de la mâchoire de l’animal, il en força la gueule à s’ouvrir. Il y avait du sang sur les crocs. Son sang à lui. Il eut soudain envie d’écraser cette tête contre le flanc du chariot. C’était une sensation bizarre, cette rage. Bizarre, et inhabituelle. Il n’avait jamais rien ressenti de tel de toute sa vie. Même en empoisonnant le Maître. Il n’y avait pas eu de haine en lui, simplement une calme décision fondée sur l’évaluation de ses chances de fuite avec la Rosa Eldi et les dernières reliques de la magie. Il sentit la colère brûlante se retirer. « Allons, maintenant, Bëte, donne-moi le sortilège qui fait revenir ceux qu’on a perdus, et je te relâcherai. M’entends-tu ? » En réponse, les yeux de la chatte étincelèrent de haine. Ses membres avaient perdu leur volonté de se battre, mais elle savait encore que son ennemi Virelai pressait sa bouche contre son museau soyeux et pouvait sentir contre sa lèvre l’air qui s’échappait de ses narines. Il y eut un souffle doux et chuintant, et Virelai sentit (plutôt qu’il ne les vit) des lumières éclater dans sa tête. Elles se disloquèrent en tourbillonnant puis se reconstituèrent. Il vit la Rosa Eldi pénétrer dans un vaste pavillon tout illuminé par des chandelles, et débordant de monde. L’Assemblée. Il l’observa tandis qu’elle se croyait bien dissimulée sous son châle sombre et regardait çà et là, posant le regard rapide de ses yeux verts sur tous les êtres humains présents qui buvaient et broutaient comme autant de proies, avec leurs velours et leurs soies, leurs colifichets et leurs bijoux. Elle se tourna soudain à demi et il vit ses yeux s’élargir de surprise. Puis elle dissimula vivement sa tête à son coup de sonde pour disparaître dans la foule. « Par tous les cieux fulminants, que fais-tu à cet animal ? » Virelai releva prestement la tête. La chatte, sentant le sortilège s’affaiblir, joua son va-tout. Elle se tordit comme si son corps n’avait été qu’un seul muscle durci, s’arracha aux mains du marchand de cartes pour filer sur les parois verticales du chariot comme un objet au bout d’une ficelle. Elle retomba enfin dans l’espace qui séparait le poêle de céramique du coffre à habits, et s’y blottit. La silhouette de Sire Tycho Issian occupait toute l’embrasure de la porte. Virelai se releva avec lenteur, en lissant ses culottes. Des petites touffes de poils noirs glissèrent sur le plancher. Le noble, remarqua Virelai, agitait les mains d’étrange façon, comme pour repousser quelque chose de déplaisant. Le sortilège avait laissé dans l’atmosphère un relent de soufre. Ou quelqu’un avait laissé échapper un vent. « Ah, dit Virelai en essayant de paraître serein. Vous êtes venu chercher la Rosa Eldi, je présume ? — Où est-elle ? — Elle nous attend à l’Assemblée, mon seigneur. » Il regarda les yeux de Tycho Issian se poser sur ses mains pâles et leurs égratignures : l’Istrien devait se demander si c’était la chatte ou la femme qui les lui avaient infligées. « Avez-vous mon argent ? » demanda-t-il pour l’en distraire. — Non. Pas encore. Mais je l’aurai. Bientôt. — Eh bien, poursuivons chacun notre propre gibier, mon seigneur, et concluons notre échange à l’Assemblée. » Il poussa Sire Tycho Issian devant lui dans les marches du chariot, en le suivant de près, et referma vivement le verrou derrière lui pour enfermer la chatte. Que le noble se charge donc d’emmener la Rosa Eldi. À l’éclat de son regard et à la couleur de son visage, il ne semblait pas homme à tolérer le moindre obstacle à ses plans pour le reste de la nuit. * * * De sa place de choix sur la plate-forme, Ravn regardait les gens aller et venir comme dans une sorte de brouillard. À la vérité, il s’était fortifié pour cette misérable occasion avec autant de bon vin du sud qu’il avait pu en trouver, mais le vin lui-même ne pouvait atténuer sa nervosité. Il regardait le scribe essayer désespérément de prendre note de tous les tributs qui s’accumulaient à ses pieds. Assez de tapis circésiens pour couvrir toute la grande salle de Halbo et un chemin d’une lieue jusqu’à la mer ; des urnes, des vases et des gobelets qui se briseraient sans aucun doute à la première ombre de tempête lors du retour ; des pots d’épices et des montagnes d’herbes en provenance des plaines du sud et des collines de l’est, ce qui voulait au moins dire que cet hiver la nourriture goûterait autre chose que le sel et la fumée. Des ballots de soie, ce qui voulait dire aussi que la reine sa mère serait bien servie s’il pouvait seulement la persuader d’abandonner les lugubres gris qu’elle affectait de porter depuis la mort de son époux. Ce beau bleu marin lui siérait, mettrait en valeur les reflets bleus de sa chevelure noire. C’était la couleur même de Sur, ce qui la persuaderait peut-être : la couleur du soleil sur la mer qui appartenait au dieu. Cela siérait bien aussi à Ragna Falsen, songea-t-il soudain, en croisant son regard alors qu’elle dansait de l’autre côté de la salle avec l’aîné d’Erol Bardson. Ham Bardson. Son nom voulait dire « Jambon », et il l’était aussi de nature, aussi rose et gras qu’une cuisse de porc. Sur savait ce que Ragna pensait faire en l’encourageant ainsi. La voir tripotée par un tel rustaud n’allait guère allumer une étincelle de jalousie chez son amant de cent nuits. Et à vrai dire, il commençait à se lasser de Ragna, malgré toute sa beauté et son ingéniosité. Elle avait une langue trop bien pendue, avait-il récemment constaté, et s’était soudain découvert assez d’audace pour se plaindre s’il venait dans son lit sans s’être lavé, ou ivre. Insupportable, puisque c’était fréquemment l’un et l’autre cas… Les yeux de Ravn se portèrent vers le calme groupe des femmes du sud. assises de l’autre côté du pavillon près de la plate-forme des musiciens, là où elles étaient restées toute la nuit avec leurs serviteurs à leurs pieds et leurs hommes dans leurs dos. Il observa avec quelle délicatesse elles grignotaient leurs gâteaux et sirotaient leur vin : mains blanches, bouches sombres, et pas une seule autre miette de leur corps à voir ; il sentit son membre s’engorger pour la première fois de la journée. Des femmes silencieuses, dociles, et des bêtes sauvages au lit, c’est ce qu’il avait entendu dire. Il se rappelait l’histoire que lui avait contée dans la matinée un de ses rameurs, histoire que celui-ci tenait d’un ami d’un ami, un capitaine mercenaire qui tenait présentement les loups de mer loin de la côte istrienne : une prostituée istrienne avait apparemment fait venir un équipage complet de marins – au moins trente, et pas un seul jeune novice dans le lot – en une heure et pas davantage, tout en réussissant à leur donner un plaisir si intense avec ses mains fraîches et sa bouche brûlante que lorsque son tour était venu, le navigateur avait hurlé son orgasme et perdu l’esprit pendant presque trois jours. Il avait entendu des récits semblables à propos des Vagabondes. De fait, il avait projeté de visiter le quartier nomade sous son déguisement de Phénix, après l’épreuve d’escrime, si ce n’avait été de la maudite blessure infligée par cette dague brisée. Une honte, songea-t-il en remplissant de nouveau son gobelet à la bouteille posée à ses pieds, car les Vagabondes avaient une réputation bien méritée pour leur créativité et leur imagination, même s’il ne s’était pas passé tant d’années depuis que le sud avait proclamé avoir brûlé le dernier des vrais faiseurs de magie. Coucher avec une sorcière, voilà qui donnait à penser… Mais elles avaient toutes été réduites en cendres et en os au nom de la Déesse, des tribus entières, disait-on, des caravanes entières jetées dans les carrières de sel, leurs têtes tranchées exposées aux charognards et aux vautours du sud lointain. Pas étonnant qu’on eût cédé ces territoires du désert au sire de Cantara, songea-t-il en se rappelant les ennuyeuses leçons reçues de Passorage et de Sudœil sur l’Empire et ses provinces, avant la Foire de cette année. Les esprits des morts devaient hanter ces terres, spectres et morts-vivants, car, comme le savaient tous les Eyrains, décapiter quelqu’un et placer tête et corps dans des endroits différents laisse l’esprit libre d’errer. Et le bûcher n’était pas mieux. Il fallait bien lester les cadavres, que ce soit sur terre ou en mer… Il frissonna, malgré le pavillon bien clos dans la nuit, les mille chandelles allumées, la proximité de tant d’humains vivants. Son esprit avait suivi des chemins bien curieux au cours de la dernière heure et demie. Cela ne lui ressemblait pas de méditer sur de tels sujets, cela le plongeait dans le malaise, comme s’il avait été de quelque façon hors de lui-même. Sa main alla chercher un moment la chaîne qu’il portait au cou, le charme enfoui dans la toison de sa poitrine. L’ancre de Sur, en argent, pour offrir un port aux âmes qui voguaient sur l’océan de la vie. « Vous semblez troublé, Sire. Puis-je vous apporter quoi que ce soit ? Un autre flacon de vin, peut-être ? » Sudœil était à ses côtés, une expression anxieuse sur son vieux visage grisonnant. Ravn se mit à rire. « Je suis déjà assez ivre pour faire flotter un bateau. Amenez les filles, Sudœil. Peut-être m’égayeront-elles l’esprit. — Oui, mon seigneur. Les filles, oui. Rappelez-vous ce que nous avons dit. — Oh, amenez-les donc ! » Il y en avait dix. Il le savait, un chiffre de bon augure en soi, celui de l’équipage de Sur à bord de son propre navire, le Corbeau, les compagnons qu’il avait choisis pour emporter sur les Rivages Paisibles ceux qui mouraient au nom du dieu marin. Dix pour le dieu, disait le proverbe. Aussi « Dix pour le Roi » sonnait-il fort bien. Peut-être les prendrait-il toutes. N’y avait-il pas une mention dans les annales, ce vieux bouc de roi Blacken qui avait pris quinze épouses ? Dix, c’était positivement modeste, comme chiffre. Sudœil s’écarta pour conférer avec Egg Forstson, qui hocha la tête. Ils se frayèrent un chemin entre les petits groupes de gens pour trouver le duc de Passorage, qui régalait apparemment d’une quelconque histoire sinistre une troupe de jeunes Eyraines aux robes éclatantes et aux couvre-chefs bizarres. Ravn vit la fille de Bran, Bréta, rougir en se couvrant le visage de ses mains. Idiote. Elle savait sûrement que sa présentation n’était qu’une formalité ? Egg toucha de son front sa petite-nièce, puis la confia à Bréta qui la prit par le bras. Les deux filles se regardèrent d’un air pétrifié, puis se mirent à glousser. Le duc de Shepsey se dirigeait à présent vers un groupe d’hommes de haute taille qui discutaient avec une fille en robe verte au décolleté plongeant et une espèce de turban argenté. Quand Egg arriva près d’eux pour leur adresser la parole, ils se retournèrent tous pour regarder le Roi. Les yeux de Ravn s’étrécirent quand il reconnut Aran Aranson dans le plus âgé des hommes, cet ours arrogant qui avait été si discourtois envers lui la veille. Il eut le plaisir de le voir détourner les yeux, légèrement déconfit à présent, et cherchant au-dessus des têtes de ceux qui l’entouraient comme s’il avait perdu quelqu’un. L’homme massif et barbu auprès de lui était le constructeur royal de bateaux, Finn Larson. La grande fille en vert devait être la rejetonne qu’ils avaient mentionnée. Avec un soupir, Ravn perdit aussitôt tout intérêt. De l’autre côté du pavillon, les femmes en sabatkas avaient commencé à se lever de leurs banquettes, en éparpillant leurs serviteurs autour d’elles. Il les regarda glisser sur le plancher, comme si elles n’avaient eu aucun moyen visible de se déplacer, et cela lui rappela l’antienne concernant les cygnes : on ne pouvait voir que leur grâce au-dessus de l’eau, mais en dessous, c’était toute une agitation frénétique. Peut-être était-ce vrai aussi du Cygne de Jétra. Et peut-être pourrait-il le constater par lui-même plus tard… La première à être présentée fut cependant la fille de Sire Prionan. Ravn prêta peu d’attention aux flatteries de celui-ci et à ses descriptions hyperboliques de sa fille, car l’autre avait déjà essayé d’acheter ses faveurs plus tôt dans la nuit avec un groupe de petits esclaves enchaînés, des enfants vêtus de façon si voyante qu’il avait d’abord cru qu’il s’agissait d’acrobates, avant que le noble de l’Empire n’eût clarifié leur usage. Il avait été impossible à Ravn de ne pas manifester de dégoût. Les îles septentrionales ne connaissaient pas l’esclavage, avait-il expliqué à l’autre ; les gens travaillaient plus efficacement, avait-on découvert, si on les traitait décemment et si on les payait d’une façon ou d’une autre, plutôt que s’ils étaient entraînés sous menace de mort à accomplir des actes contre nature. Mais Sire Prionan avait claqué des mâchoires et agité un doigt à l’adresse de Ravn en prononçant des paroles inintelligibles dans sa langue sifflante. Ravn l’écarta avec impatience d’un geste de main. Terres abritées ou non le long de la côte, il ne s’allierait pas à cet homme. Le duc de Ness lui succéda promptement, en traînant sa fille Lian. C’était un grand homme maigre comme un bâton, dans la cinquantaine, et la fille semblait aussi décharnée que le père. Pas de viande sur celle-là, songea Ravn irrité, en imaginant les os de ces hanches en train de grincer sous les siennes ; il écarta l’offre de soldats et d’une forteresse au Détroit des Requins. Le vieux fort occupait peut-être une position stratégique, mais Ravn savait par ses informateurs qu’il était en ruines, et le détroit envahi par brigands et parias. Il sourit. « Merci de votre belle proposition, mon seigneur de Ness. Je l’envisagerai. » Il salua Lian d’une inclinaison de tête, et la jeune fille s’inclina dans une révérence assez profonde pour confirmer son manque d’avantages à l’œil exercé de Ravn, qui soupira. La fille du duc Sten, Élia, était au contraire remarquablement bien pourvue, et par ailleurs remarquablement ordinaire, avec tant de taches de rousseur que son visage semblait éclaboussé de boue. Au moins avait-elle l’air intéressé. Les beautés de la cour étaient bien trop sûres d’elles ; les filles plus laides étaient souvent plus désireuses de plaire. « Une jolie fille, Sten », dit-il, avec toute la bonne grâce possible. Le duc, un des amis les plus proches de son père, vétéran de centaines d’escarmouches, lui rendit son sourire avec un rictus salace qui découvrit ses dents manquantes. Il avait, un jour, reçu un bon coup sur le crâne, se rappela Ravn, et n’avait plus toute sa tête. L’arrivée du duc de Céra souleva quelque agitation. Ravn regarda avec une certaine perplexité la foule s’écarter craintivement devant lui jusqu’à ce que la cause de ce silence se fît connaître : deux énormes bêtes aux crocs en lames de faux et à la fourrure d’une délicate teinte de bruyère, qui faisait place à un profond gris d’orage lorsque leurs muscles géants ondulaient dans leurs flancs. Des rosettes presque violettes mouchetaient leur peau et leurs yeux avaient la taille et l’éclat doré de ceux des chouettes des neiges qu’on aperçoit parfois dans les lointaines terres désolées du nord. Elles portaient autour du cou des colliers d’argent massif incrustés d’une pierre bleue de nature inconnue. « Des léopards des montagnes, mon seigneur, déclara fièrement le duc. En provenance directe des Monts Dorés. C’est la seule paire existant en captivité dans tout Elda. Je les ai capturés lorsqu’ils étaient petits et je les ai élevés moi-même. Ils mangeront à votre main ou attraperont vos proies plus vite et plus sûrement que n’importe quel chien de chasse. Imaginez-vous en train de chasser dans vos forêts septentrionales avec une telle paire ! Rien ne peut résister à leur grâce, à leur vitesse et à leurs puissantes mâchoires ! » Ravn pouvait se l’imaginer très clairement, il pouvait entendre les cors de chasse et le bruit étouffé des sabots des chevaux dans la neige. Il pouvait se voir courir devant ses hommes en tenant ces glorieux animaux en laisse, à la poursuite du cerf qu’il avait manqué l’année précédente. C’était une vision séduisante, mais en fin de compte, il réalisa qu’il ne possédait pas l’excessive vanité nécessaire pour que deux félins l’emportent dans la balance. Au reste, les ramener en Eyra par bateau coûterait certainement sa vie à l’équipage, sinon celle des deux animaux. Il remercia le duc avec profusion, puis déclina aimablement son offre. Le palace de Halbo n’était pas un endroit pour des créatures aussi sauvages, déclara-t-il. Ce serait comme emprisonner des aigles dans une volière. Le duc de Céra haussa les épaules. Il avait, de fait, plusieurs aigles dans sa collection, aussi n’était-il pas bien sûr de ce que voulait dire ce petit homme du nord. Il fut secrètement soulagé, cependant, d’avoir échoué ; c’était le Conseil qui l’avait forcé à offrir sa Caramon bien-aimée au roi barbare, sacrilège ou non. Du moins, avait-il pensé, si le Nordique la prenait, elle serait protégée par les plus beaux spécimens des animaux sacrés de la Déesse qu’il avait pu trouver. Sire Sestran offrit des bijoux, des tonneaux de vin et une part dans ses prospères champs d’épices, mais sa fille était moitié moins grande et aussi large que Ravn, un fait que son sabatka couleur cerise manquait à déguiser. Deux vieux citoyens de l’Empire, vêtus de brocart rouge sombre, s’avancèrent ensuite, identiques quant à leurs bajoues, leurs sourcils gris en broussaille et les chaînes très élaborées qu’ils portaient au cou : les frères Dystra, tous deux à la tête du Conseil istrien. Derrière eux se tenait une petite femme enveloppée de soyeux voiles bleu sombre. « Mon sire d’Eyra… commença l’un. — … nous vous présentons nos salutations… poursuivit l’autre. — Nos termes sont généreux. » Le premier noble produisit un rouleau de parchemin, qu’ils commencèrent à lire à voix alternées, des voix si étrangement identiques qu’en fermant les yeux Ravn aurait pu croire qu’il s’agissait d’un seul et même homme. Il n’avait guère besoin de prêter attention à leur bizarre présentation bicéphale : ce qu’ils offraient, il le savait, c’était le passage vers le nord dont il avait besoin, par le détroit circésien à travers la large rivière Dorée, un passage pour les chalands de grain, de minerai et de bois, tout ce dont on commençait à manquer dans les îles septentrionales. Puis on en arriva à la partie intéressante. « … nous avons l’honneur de vous présenter… déclara le premier. — … la beauté la plus fameuse de l’Empire… enchaîna le second. — … le Cygne de Jétra… » Ravn se pencha dans son siège, coudes sur les genoux et menton dans les mains, pour examiner la silhouette emmaillotée de bleu qu’on poussait vers lui. Ces maudites robes, songea-t-il. En voilà une qui vaut la peine qu’on la détaille, et je ne peux rien en voir que cette sage petite bouche et ces jolies mains. Comment diable pouvaient-ils proclamer que c’était une beauté fameuse quand nul ne pouvait en évaluer les charmes ? Mais la bouche était d’un dessin exquis, et dépourvue de ces fines rides tournées vers le bas dont il avait appris qu’elles dénotaient de l’aigreur et un mauvais caractère. Celles de Ragna Fallsen se creusaient de jour en jour. « Mes bons seigneurs, ma dame de Jétra. Une fort belle proposition, à laquelle je dois réfléchir davantage, si vous me le permettez. » Les vieillards hochèrent la tête en souriant, firent une courbette avec d’autres hochements de tête, d’autres sourires, et encore une courbette, pour enfin entraîner avec eux dans la foule leur propriété la plus précieuse, le fameux Cygne. Et Ravn devait à présent poliment étreindre son traître de cousin, Erol Bardson, alors qu’il lui présentait sa pupille. Erol avait les yeux fuyants, mais la fille, quant à elle, rendit son regard à Ravn avec insolence, sans être le moins du monde intimidée. Ses pupilles étaient d’un mauve profond, et bordées de longs cils clairs, une combinaison inhabituelle dans ce visage pâle à l’ossature délicate. Elle leva le menton tandis qu’il la détaillait, un défi muet. Bon, un peu de ressort, songea-t-il. Elle était irritée de voir son gardien la faire parader ainsi, et elle ne craignait pas de le montrer. Erol avait bien déplacé ses pièces en préparant cette fille pour l’occasion et en la lui présentant ainsi. Mais l’offre était malgré tout trop dangereuse pour être prise en considération, malgré tout le pouvoir et l’influence dont Erol avait hérité. Une fois que cette fille aurait produit un garçon, ils le mettraient sur le trône après avoir trouvé un moyen de se débarrasser de lui, avec Erol, son protecteur, comme régent. Passorage avait été des plus insistants sur la nécessité d’éviter ce piège. Bréta Bransen savait avant même d’être présentée par son père que Ravn ne la choisirait pas. Elle l’aimait depuis ses sept ans, même après qu’il l’eut poussée dans l’abreuvoir à chevaux pour voir si elle se noierait. « Ta mère était une sorcière ! » la taquinait-il cruellement. Si ma mère était une sorcière, se rappelait-elle avoir alors déjà pensé, elle aurait mieux fait de me créer à son image, peau claire, cheveux sombres, minceur de saule, et ailleurs qu’ici. Aussi, quand Ravn, après avoir souri, l’eût aimablement complimentée sur sa robe, Bréta, avec un pâle sourire en retour, laissa aussitôt la place à sa cousine bien plus jolie. « Sire, j’ai l’honneur de vous présenter ma petite-nièce, Filia Jansen, une enfant de dix-sept étés, et des plus accomplies dans les travaux d’aiguille. Elle a créé une belle tapisserie pour votre grande salle, en gage de l’honneur dans lequel elle tient Votre Grâce. » Forstson encouragea la jeune fille à s’avancer. Avec timidité, après avoir levé vers Ravn ses yeux d’un vert pâle de groseilles à maquereau, elle déroula la tapisserie. C’était à tous égards un fort bel ouvrage et elle y avait de toute évidence consacré de longues heures de labeur. Les silhouettes brodées étaient très détaillées et habilement colorées. La scène dépeinte était cependant tirée d’un récit qu’il détestait : La Montagne Noire. C’était la tragique histoire de la bonne reine Fira, dont l’époux bien-aimé, le roi Fent, avait été capturé par des trolls et emporté dans la Montagne Noire. Chaque année, ils demandaient un tribut – orge et blé, vaches et moutons, baleines et harengs –, et chaque année ils revenaient sur leur promesse de libérer le Roi. Jusqu’à ce que, quinze ans plus tard, le royaume fût menacé de famine, et qu’il n’y eût plus de quoi payer le tribut. Aussi la reine s’en était-elle allée à la Montagne Noire afin de plaider pour la vie de son époux. Et ils étaient sortis, les trolls, hauts comme des mâts, larges comme des voiles, et chacune de leurs dents était une pierre de tumulus. Ils s’étaient moqués de ses supplications : « Nous avons dévoré le Roi il y a quinze ans, femme. Nous l’avons rôti avec du miel et nous avons joué aux osselets avec ses os. Alors, s’il n’y a plus de tribut qui s’en vient, nous devons faire avec ce qu’il y a. » Et ils avaient rôti et dévoré la pauvre reine Fira. La leçon étant que le pragmatisme paie, comme le duc de Shepsey avait pris plaisir à l’expliquer au jeune Ravn qu’il tenait sur ses genoux : il faut prendre ce qu’on peut au lieu d’espérer de vaines promesses. Ravn avait toujours trouvé cette histoire stupide. Si les trolls avaient capturé son père à lui, il aurait amené des torches et une armée à la montagne, et il l’aurait rasée. D’un geste las, il renvoya Egg et sa petite-nièce. Tout cela l’ennuyait, à présent. Les léopards des montagnes avaient été une distraction intéressante, mais il pouvait désormais sentir ses choix se borner inévitablement au Cygne de l’Empire et à la fille du constructeur de bateaux. Il adressa un signe de tête à Finn Larson. Jenna pensa s’évanouir. « Sire. » Finn s’inclina aussi profondément que sa panse le lui permettait. « Je vous présente ma fille unique, Jenna, dont les attributs sont tout ce que vous pouvez désirer. » Et le gros homme eut l’audace d’adresser un clin d’œil au Roi. Ravn, pris entre amusement et irritation, abaissa son regard sur cette ultime candidate. Il savait quels avantages lui apporterait cette union, d’une pratique neutralité politique par ailleurs : une nouvelle flotte pour prendre sans coup férir le Passage du Corbeau, ce qui n’avait pas de prix. Mais la fille était plutôt surprenante : grande, mais aussi bien découplée qu’un des bateaux paternels, le visage luisant de chaleur et de vin (au moins buvait-elle). Jenna s’avança d’un pas. Elle répétait ce moment depuis des mois – comment sa profonde révérence donnerait au Roi le meilleur aperçu possible de sa poitrine, comment elle le regarderait à travers ses cils tandis qu’elle dénouerait d’un geste séducteur son couvre-chef et laisserait se dérouler ses cheveux dorés – sa plus grande beauté, elle le savait, et qui lui gagnerait assurément le cœur du Roi. Le regard de ces yeux noirs, avec leurs lourdes paupières sensuelles, l’emplissait de faiblesse et la rendait toute stupide : elle eut des problèmes à dénouer le nœud plat qu’elle avait choisi pour se porter chance. Mais elle en vint finalement à bout et l’étoffe glissa de sa tête. La foule poussa un cri étranglé. Vague après vague de cheveux éclatants dégringolèrent de leur prison de soie, instantanément métamorphosés par le charme de la nomade. « Si tu veux vraiment qu’il te remarque, avait dit Fézack Chante-Étoile, tu dois attendre qu’il te regarde en te prêtant toute son attention. — Je veux que mes cheveux ressemblent à un champ de blé », avait demandé Jenna en imaginant une cascade d’or, une mer de nuances étincelantes. Cette phrase revenait à présent la hanter. Si elle avait précisé « de blé mûr », cela aurait au moins amélioré la couleur, mais elle n’avait pas suffisamment prêté attention à l’énoncé de son vœu. Ils étaient verts, ses cheveux, aussi verts que n’importe quel champ au printemps. Et la magie ne s’était pas arrêtée là. De ce vert lustré dégringolèrent des mulots et des abeilles, des vers et du terreau. Les gens proches de Jenna se donnèrent des gifles pour se débarrasser des insectes, tout en dansant sur place. Une alouette jaillit de sa crinière et s’élança dans les mâts qui servaient de piliers à la tente, où elle émit des trilles de panique. Le Roi se mit à rire, puis il se rendit compte que ce n’était pas simplement un bon tour conçu pour le distraire, car la fille poussait des cris hystériques en se donnant des coups de poing sur la tête. Puis une femme de haute taille sortit de la foule. Elle portait une longue robe pâle et un châle vert sombre lui couvrait la tête. Sa peau, lorsqu’elle tendit les mains vers la fille, avait une blancheur de lait, avec de longs doigts fins aux ongles de nacre. Elle toucha la tête de la fille de Finn Larson et l’illusion – si c’en était une – se dissipa aussitôt. Jenna s’effondra dans les bras de son père, ses longs cheveux – blonds, redevenus inanimés – dissimulant sa honte. Des créatures qui en étaient tombées, il n’y avait plus trace. Un tour de prestidigitation, après tout. Le Roi se cala de nouveau dans son siège, irrité par la supercherie, et les cabotinages de théâtre. Un homme aussi pragmatique que Finn Larson aurait dû savoir à quoi s’en tenir là-dessus. Ravn écarta la grande femme d’un geste, mais elle n’obéit point. Elle fit plutôt un pas vers lui. Sa main se leva pour effleurer son visage meurtri. « Vous avez reçu une blessure », l’entendit-il dire, comme de très loin. Le châle sombre avait glissé. Le regard de Ravn fut invinciblement attiré par le visage de la femme. Un ovale parfait, aux yeux vert de mer. Des doigts frais caressèrent sa peau. Il sentit son cœur cesser de battre. Quelque part dans les chevrons du pavillon, une alouette chantait. 14. Folie Tanto saisit au passage un autre gobelet de vin sur le plateau d’un serviteur. Le bon vin était épuisé, remarqua-t-il, une pensée aussi acide que le breuvage. Il l’avala pourtant d’une lampée, et prit un autre gobelet. Il commençait à éprouver la sourde douleur familière qui annonçait une migraine massive pour le matin suivant, mais en cet instant, il s’en moquait. Maudit soit son moralisateur de petit frère. Maudit soit son imbécile de père, et l’oncle Fabel aussi. Et quant à Sire Tycho Issian, il lui souhaitait d’être dévoré par les flammes les plus ardentes de la Déesse. Mais pas avant d’avoir accepté Tanto comme beau-fils, quel qu’en fût le prix. Il vida le gobelet d’une seule gorgée, à peine conscient du liquide aigrelet qui lui brûlait le gosier. Il allait trouver le serviteur pour un autre gobelet lorsqu’il vit le sire de Cantara se frayer un chemin à l’entrée du pavillon. Auprès de lui se tenait un grand homme mince presque dépourvu de toute couleur. Tanto le contempla malgré lui. Les cheveux de l’homme étaient si clairs qu’ils en paraissaient blancs, et ses traits étaient indistincts dans la pâleur de son visage. Il avait l’air d’une lamproie, d’un homme-anguille, maladif et visqueux. Les deux hommes s’avancèrent dans la foule à pas pressés, inclinant la tête l’un vers l’autre comme dans une profonde conversation. « Je la vendrai au premier qui m’en offre un bon prix. » Sire Tycho Issian avait tenu sa vile parole, il avait trouvé son acheteur. Tanto sentit jaillir sa fureur. Issian ferait affaire avec ce… ce… cette limace, alors ? Il jeta son gobelet vide et écarta la foule pour se diriger vers les deux hommes, puis il changea d’avis. Que ferait-il ? Il affronterait le sire de Cantara, il frapperait l’homme-limace ? Il ferait savoir à tous ici que sa famille n’avait pas assez d’argent pour la dot ? Non. Il réfléchit un moment, dans un tourbillon de confusion. Non, en vérité. Il sourit. Il avait une bien meilleure idée. Dehors, les étoiles brillaient avec éclat et la lune portait un manteau de lents nuages. L’air froid lui rendit bientôt sa sobriété, mais il n’en fut pas détourné de son plan : sa résolution s’en trouva plutôt renforcée. Après avoir observé la cité de tentes qui s’étendait sur la plaine noire et dénudée, il partit en direction du quartier istrien. Il dépassa les grandes tentes appartenant à la suite de Sire Prionan, les frôlant délibérément comme pour en obtenir davantage d’autorité. Les bannières colorées de la famille pendaient dans l’air immobile. Il dépassa les pavillons de Qaran de Talséa, et l’énorme ensemble de tentes du duc de Céra. Alors qu’il les longeait d’un pas rapide, un grondement profond roula vers lui, issu des ténèbres. C’était un son comme il n’en avait jamais entendu. Pendant un instant, il se figea sur place en se disant que la Déesse avait lu ses pensées et lui avait envoyé ses grands félins pour le mettre en pièces – puis il se rappela les deux léopards des montagnes que le duc avait présentés au roi du nord. De toute évidence, l’offre du duc avait été refusée, et les félins avaient été disgraciés. Comme si la Déesse pouvait se soucier de son plan ! Avec un éclat de rire, il se hâta de nouveau sur son chemin. Il se trouva bientôt dans la grande ombre projetée par le Roc qui se dressait dans la nuit comme un castel, ainsi que les nordiques le nommaient. Là, sur les pentes en contrebas, se trouvait le pavillon de sa propre famille. Les torches étaient allumées. Les esclaves devaient être couchés, ou se divertissaient en l’absence de leurs maîtres. Ce n’était pas là qu’il allait. En silence, il s’en éloigna aussi. Après le Roc de Falla, la pente était plus rude. Tanto accéléra le pas pour compenser, tandis que ses pieds s’enfonçaient dans la cendre sèche du volcan. Il gravit la colline, dépassant les tentes des Sestran et celle de Léonid Bakran et de sa famille. Un vaste ensemble de pavillons se dressait à présent devant lui. Sans se soucier de son intrusion, Tanto pénétra dans le cercle de tentes et se retrouva dans un espace de calme. On l’avait conçu comme un jardin jétrain consacré à la contemplation, tout en pierres d’ornement et en terracotta, des urnes emplies d’eau alternant avec des pots de poudres odorantes, des guirlandes de carthame entourant un petit autel dont le brasero portait des braises encore lumineuses. On avait sacrifié à la Déesse peu de temps auparavant. L’odeur à la fois rance et douceâtre de la chair et des poils calcinés lui envahit les narines au passage. Tant d’efforts, et tout ça pour une stupide Grande Foire. Imaginez, traîner tous ces pots et toutes ces pierres depuis la plaine de Jétra. Sans doute l’avait-on fait pour le Cygne, pour lui donner un dernier goût de son sud bien-aimé avant de l’expédier dans les îles eyraines avec leur bâtard de Roi. La rage de Tanto redoubla à cette pensée. Une noble vendue aux barbares par l’avidité et les manigances de sa famille, au lieu d’être réservée aux hommes méritants d’Istria. Des hommes comme lui. C’était une insulte à son égard et à celui de tous les mâles du sud sains de corps. Il lança un vicieux coup de pied dans un pot de terracotta et le regarda exploser dans un fracas satisfaisant. Des échardes d’argile rebondirent dans tout le jardin. Puis il donna aussi un coup de pied à l’autel. Les guirlandes de carthame se brisèrent, l’arrosant de leurs pétales parfumés, et du pollen ocré de leurs lourds stamens. Alesto, pensa-t-il, Alesto. L’amant de la Déesse Falla, qui lui avait justement été amené sur un tel nuage de fragrance céleste pour bénir l’union entre un mortel et la divinité. C’était tout ce dont il avait besoin pour l’encourager. Avec une détermination renouvelée, il franchit le reste de la distance en courant, et le parfum des fleurs le suivit. Le pavillon du sire de Cantara était plongé dans l’obscurité, comme il s’y attendait. Mais une faible lueur rose pâle traversait les parois de la tente plus petite qui lui était annexée. D’où il se tenait, Tanto pouvait distinguer deux formes dans la tente, l’une assise et l’autre bien plus petite. L’une d’elles devait être Sélène et l’autre sans doute une petite esclave. L’anticipation fit battre plus vite le cœur de Tanto. Il s’arrêta à l’entrée du pavillon. Un murmure de voix basses – non, une seule voix – provenait de l’intérieur. Il prit deux profondes inspirations pour se calmer, passa les mains dans ses cheveux décoiffés, lissa sa tunique si fabuleusement brodée, tira sur les plis de ses collants et ajusta ses sous-vêtements. Ce qu’il dirait à Sélène, il l’ignorait. Mais ce qu’il allait faire était si naturel, si juste, qu’il savait pouvoir se fier aux paroles qui lui viendraient au moment nécessaire. Proche du rabat de la tente, il jeta un coup d’œil à l’intérieur. Sélène Issian était assise sur une couche basse, une petite esclave vêtue de robes à ses pieds. La jeune fille avait la tête inclinée sur une liasse de parchemins attachés par un ruban, et lisait à haute voix. À la façon dont celle-ci inclinait la tête, elle était de toute évidence sous le charme de ce que lisait Sélène, quel qu’en fût le sujet – à l’entendre, une vieille fable de dieux et de monstres, de belles dames et de braves princes prêts à se battre pour les sauver. Tanto se surprit à sourire. C’était un tableau si idyllique. Il pouvait imaginer Sélène ainsi assise, quelques années plus tard, avec leur enfant à ses pieds et lui sur un tabouret près du brasero, un flacon d’arack à portée de main. Il pouvait le voir si clairement que lorsqu’il écarta le rabat pour entrer, ce fut comme s’il pénétrait en vérité dans sa propre demeure. Le bruit de son arrivée fut masqué par le bruissement d’une page de parchemin, mais l’esclave tourna malgré tout vivement la tête. Ces filles des collines, songea Tanto, amusé, aussi nerveuses que des chats ! L’enfant dit quelque chose qu’il ne put comprendre et Sélène releva brusquement la tête de sa lecture. Elle ne portait pas le sabatka traditionnel, constata Tanto avec un soudain frisson excité, mais une simple chemise de soie, avec un châle sur la tête et les épaules. Il la dévora des yeux. Son épouse. C’était son épouse. Et comme il était béni, car elle était ravissante, comme il l’avait bien deviné, avec sa pâle peau olivâtre et ces yeux noirs et surpris – larges et noirs comme ceux de la biche qu’il avait abattue à l’arc dans les collines au-dessus de leur villa, l’année précédente. Sa bouche… oh, sa bouche il se la rappelait bien, après une douzaine de rêves torrides, même si elle ne portait plus de fard, sans être moins attrayante pour autant. Elle se leva avec maladresse, gênée par la petite esclave qui lui avait agrippé les jambes. « Sortez », réussit-elle à dire, d’une voix basse et rageuse, mais Tanto avait déjà franchi la distance qui les séparait, les yeux flamboyants. Et Alesto, s’avançant sur les dalles de marbre du palais d’été, pria sa bien-aimée de prendre sa forme de mortelle afin qu’ils pussent partager leur désir. « Sélène, mon amour. Partageons notre désir… » Avec une exclamation informulée d’horreur, elle leva un bras pour le repousser, mais tout ce qu’il put voir ce fut la chair pâle qui surgissait du châle doré, la perfection de ce membre qui annonçait la ravissante pureté du reste de ce corps lisse. Elle s’en vint entre les piliers de flammes avec son félin, Bast, mais elle renvoya celui-ci en disant ne point avoir besoin de protection maintenant que son bien-aimé était là. Elle le prit alors par la main… Il fit encore un pas vers elle. « Renvoie la fille, Sélène. Maintenant que je suis là, tu n’as besoin de nul autre. » Il tendit la main pour lui ôter le châle. L’étoffe glissa le long de la chemise soyeuse pour tomber sur les coussins du plancher. L’esclave le regarda fixement, puis les épaules exposées de sa maîtresse, bouche béante sous le choc. Car c’était un sacrilège pour un homme de voir une femme ainsi – un péché aux yeux de la Déesse – et elle, Bélina, en serait sûrement punie. Et non par la divinité. Non, elle s’inquiétait davantage du père de sa dame et de sa tendance à faire usage du fouet. Elle devrait appeler à l’aide, appeler Sharo et Valer dans la chambre voisine, ou courir chercher Tam… Elle commença à dire « Au sec… », mais seul un petit son étranglé sortit de sa gorge. Les yeux de l’intrus se détournèrent des bras nus de sa maîtresse pour se fixer sur elle. Elle put en sentir le poids, même à travers son voile. Il est si séduisant, pensa-t-elle frénétiquement de façon tout à fait incongrue. Il lui sourit, et elle se prit à lui sourire en réponse. Comment un homme aussi séduisant pourrait-il faire du mal ? Tanto contempla la dague dans sa main, surpris. La magnifique lame du nord étincelait, l’argent en était couvert d’un enduit rouge. Il n’avait pas eu l’intention de poignarder la fillette, mais elle était tout à coup recroquevillée sur les éclatants coussins du plancher, son sang coulant à flots sur le châle doré. Sélène Issian se mit à trembler. Elle fixait le cadavre de son esclave avec la plus totale incrédulité. Puis elle se retourna vers Tanto Vingo. « Non, dit-elle, d’une voix presque inaudible, non ! » Désormais dans l’impossibilité de reculer, Tanto écarta d’un coup de pied le corps de l’esclave. Il laissa tomber son poignard et poussa violemment Sélène sur la couche en agrippant sa chemise. Avec un bruit de déchirure, l’étoffe se fendit au col, en suivant la ligne de la trame jusqu’à la taille. Tanto regarda fixement les seins de la jeune fille. Les aréoles sombres et rondes semblèrent lui retourner un regard accusateur. Tanto se trouva soudain ne point posséder assez de mains. Sa première pensée avait été de prendre chaque sein dans une paume, mais il avait besoin d’une main pour bâillonner Sélène et de l’autre pour libérer son membre. Le pur instinct prit les rênes. Tanto tomba sur la jeune fille en plaquant sa bouche contre la sienne, mais sa langue avide ne rencontra qu’un barrage de dents. D’une main il finit d’arracher la chemise qui les séparait tandis que de l’autre il se libérait des contraintes de son collant et de ses culottes. Une ou deux poussées d’une urgence aveugle et il l’avait pénétrée, grognant comme un porc. Un ouragan d’outrage hurlant et furieux balaya Sélène Issian. Elle dégagea sa tête, révoltée. « La Déesse vienne à mon secours ! » s’écria-t-elle. Elle donnait de grands coups à son envahisseur, mais Tanto, les yeux vitreux, continuait à la labourer, indifférent aux poings qui lui martelaient le dos, avec son orgasme qui montait. Une des mains de la jeune fille retomba enfin sur le plancher. Quelque chose de glacé toucha sa peau chaude. Ses doigts se refermèrent. Le pommeau de la dague remplit sa paume comme une réponse à sa prière. * * * À la suite d’un accès étrange et déplacé de galanterie, avait pensé Katla, ou d’une sorte de culpabilité, Erno avait insisté pour porter le baluchon qu’elle avait rempli avant l’Assemblée, en plus de son propre sac. « Je ne possède pas grand-chose », avait-il dit avec un sourire chagrin alors que Katla examinait d’un air sceptique la sacoche de cuir plutôt vide avec laquelle il avait émergé de la tente. Elle avait alors vu le regard du jeune homme chercher machinalement son turban aux merveilleuses couleurs, puis s’en détourner. Elle s’était empourprée. Presque tout ce que possédait Erno était investi dans cet achat qui dissimulait désormais à la vue d’autrui des cheveux mal teints. « Tiens », avait-elle dit vivement en commençant à dérouler le turban, mais il avait insisté : « Non, je ne l’ai acheté que pour toi. Il n’y a personne d’autre dans ma vie à qui le donner, et je doute qu’il me fasse usage. » Elle le portait donc toujours, même s’il contrastait bizarrement avec le justaucorps de cuir qu’elle avait pris dans la tente et glissé par-dessus la tunique de lin. Ils avaient roulé de leur mieux la robe de brocart rouge pour en bourrer le sac d’Erno. « On pourra la vendre sur la côte », avait insisté Katla, obstinée, lorsque Erno avait suggéré qu’ils pourraient plus honorablement la laisser bien pliée, en guise d’excuses pour Finn Larson, et de refus de son offre. « Et puis, s’ils trouvent la robe, ils seront certains que je me suis enfuie. Et où irait n’importe quelle bonne Eyraine, sinon vers la mer ? Au moins, s’ils cherchent une fille en grande robe rouge, ils ne chercheront pas nécessairement une fugitive. Cela les ralentira peut-être juste assez, le temps pour nous de contourner le premier cap. » Ils couraient maintenant à travers le quartier eyrain, rapides et silencieux, en direction de l’est, du secteur istrien et de la rive où étaient tirés les canots. Il n’y avait apparemment personne aux alentours, comme si toutes les âmes vivantes avaient été bien enfermées dans le grand pavillon. Même dans le quartier sud, plus populeux, ils ne rencontrèrent personne. Ils longèrent un groupe de tentes typiques du sud, rassemblées au pied du Castel de Sur, et Katla s’arrêta alors. Elle renversa la tête en arrière pour contempler la grande masse sombre qui se détachait sur le ciel étoilé. Elle se passa la langue sur les lèvres. « Si nous avions le temps, j’escaladerais encore le Roc, à l’instant même », dit-elle avec un grand sourire. Erno lui adressa un regard curieux. « Alors c’était toi ? — Bien sûr, dit Katla en riant. — Quand ton père t’a coupé les cheveux, je l’ai pensé cruel et injuste. » Katla haussa les épaules. « Quand il a pris l’argent de Halli et de Fent pour le donner à Finn Larson, je l’ai pensé aussi. Perdre ses rêves, comme pour mes frères, c’est sûrement pire que de perdre ses cheveux. — Mais il t’a vendue au constructeur de bateaux. — Oui. Mais pas pour longtemps, hein ? » fit Katla avec jubilation. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, puis de nouveau au Roc. Ses yeux brillaient dans la lueur de la lune. Pendant un instant, elle sembla aussi magique qu’une enfant de fées. Puis, sans laisser à Erno la possibilité de dire autre chose, elle défit son ceinturon et courut jusqu’au pied du roc, localisa le système de fissures qu’elle avait utilisé auparavant et se mit à grimper. La charge d’énergie chauffée à blanc qu’elle recevait de la pierre était encore plus intense cette fois. Peut-être étaient-ce les circonstances périlleuses qui l’intensifiaient. Erno jeta les sacs à terre, exaspéré. « Par les sept enfers, qu’est-ce que tu crois faire ? Es-tu devenue folle ? Un moment, tu veux gagner du temps pour ta fuite, et maintenant tu escalades le roc même qui t’a causé tous ces ennuis pour commencer ! » Il fit une pause, comme dans l’attente d’une réponse. N’en recevant aucune, il cria, aussi fort qu’il pouvait l’oser. « Si les Istriens ne te tuent pas pour ça, je vais le faire, bon sang ! » Un gloussement bas flotta vers lui : « C’est un si beau système de fissures, Erno, comment résister ? » Tout ce qu’il put faire, ce fut de rester là, impuissant, les poings serrés, en regardant alternativement le champ de foire tranquille dans son dos et la silhouette agile qui escaladait le Castel. Il pouvait la voir se déplacer avec une silencieuse intensité, et comme elle plaçait chaque pied avec une soigneuse précision avant d’y mettre son poids, en tâtant de la main la pierre au-dessus d’elle avant de se hisser. Le cœur dans la gorge, il la regarda se balancer, les deux pieds dans le vide pendant une seconde ou deux avant le mouvement qui lui fit dépasser l’obstruction, là où la fissure était remplie et formait un surplomb, près du sommet. Les instants s’étiraient, semblaient des heures. Il entendit un chien hurler, un son étrange qui vibrait dans l’air immobile. Un cheval hennit quelque part à l’ouest, redevint silencieux. Personne n’apparut. Une unique mouette, au défi de son cycle normal de sommeil, se dessina tel un fantôme au-dessus du Roc, aperçut Katla et fit un profond virage pour s’éloigner. Katla atteignit finalement le sommet. Erno la vit courir sur la plateforme en agitant les bras dans un paroxysme intime de célébration, et son propre cœur se gonfla d’une perverse fierté. La sauvagerie de Katla était revenue en force, et il l’en aimait encore davantage. Elle laissa soudain retomber ses bras et courut vers le rebord ouest du Roc pour regarder avec attention du côté de la terre, puis elle disparut. L’instant d’après elle était de retour, gesticulant furieusement. Le cœur d’Erno eut un raté. Qu’avait-elle vu ? Des poursuivants s’en venaient-ils déjà ? Il maudit les instants gaspillés à l’escalade, cette pure stupidité, car Katla était maintenant naufragée au sommet du Castel de Sur, comme un chat dans un arbre, sans possibilité de se cacher ou de fuir. Pour sa part, elle ne semblait pas paniquée, mais encore plus animée. Il la vit entamer sa descente, le long d’une sorte d’échelle de corde placée plus loin sur le Roc pour aider les moins agiles et, en un laps de temps remarquablement bref, elle avait touché terre et courait vers lui, saine et sauve. « Erno, Erno, vite ! » Elle ramassa son ceinturon et son sac pour se mettre à courir en gravissant le côté occidental du Castel. Il n’eut d’autre choix que de la suivre, même s’ils allaient maintenant à l’opposé des canots et de leur fuite anticipée. Même avec son sac, en courant à contre-pente et sur un terrain de cendres molles, elle allait plus vite que lui. Tête basse, essoufflé, il ne vit pas ce qu’elle avait aperçu depuis le sommet du Roc avant d’y être arrivé. Katla s’accroupit près d’une silhouette agenouillée, nue, couverte de sang, et qui tenait une dague à la main. De longues mèches emmêlées de cheveux noirs couvraient les épaules étroites, mais pas assez pour déguiser la courbe d’un sein. Une femme… « Est-ce que ça va ? » demanda Katla en eyrain et, en ne recevant d’autre réponse qu’une mimique ahurie, elle répéta la question dans l’Ancienne Langue. La femme hocha la tête avec lenteur. Des larmes avaient creusé des rigoles pâles dans le sang qui lui souillait la figure. En sanglotant, elle essayait en vain de se couvrir de ses mains. Katla jeta un coup d’œil à Erno par-dessus son épaule. « Arrête de bayer aux corneilles et donne-moi la robe ! » Comme il hésitait, incertain d’avoir compris, elle lui arracha son sac pour en tirer la robe de brocart. Après avoir pris la dague, elle la jeta par terre et, avec une manche de la robe, elle essuya du mieux qu’elle put le visage et les mains sanglants de la fille. « Je savais bien qu’on en aurait l’usage », dit-elle en souriant à celle-ci. « Rouge sur rouge, ça ne se verra même pas. » En passant une main sous le coude de la jeune fille, elle l’aida à se relever. Il y avait des taches de sang sur ses jambes et son pubis. Erno détourna les yeux, horriblement gêné, mais Katla se retourna vers lui d’un air féroce : « Pour l’amour de Sur, Erno, aide-moi. Ne me dis pas que tu n’as jamais vu de femme nue. » Il n’en avait jamais vu. Mais il n’allait pas le lui dire. Il se morigéna d’avoir vu cette fille comme une femelle avant de la voir comme quelqu’un qui avait besoin de son aide et, prenant une manche à Katla, il souleva l’ourlet de la robe et aida Katla à en revêtir la jeune fille. Ensemble, ils en ajustèrent le col et lacèrent le dos. La jeune fille n’avait pas la même silhouette que Katla, ne put-il s’empêcher de remarquer, c’était une femme complètement différente. Aucun muscle, si la peau était fisse et les membres bien dessinés, taille et épaules plus étroites mais hanches plus larges : la robe était lâche sur la poitrine même avec les lacets bien serrés. « Merci », dit enfin la jeune fille dans l’Ancienne Langue. « Par Falla, je vous remercie. » Katla et Erno échangèrent un regard. Une Istrienne, alors, comme ils auraient pu s’en douter à la couleur de sa peau, du moins, car avait-on jamais vu une femme du sud courir nue et ensanglantée dans la plaine de Tombelune ? « Que vous est-il arrivé ? » demanda Erno dans l’Ancienne Langue, en détachant bien les mots. Avec une expression de détresse, la jeune fille se mit à pleurer. Erno se sentit plus impuissant qu’il ne l’avait jamais été. Il lui tendit une main, mais elle tressaillit en s’écartant. Pour couvrir sa confusion, il se pencha pour ramasser la dague. Elle était couverte de sang, mais avait néanmoins quelque chose de familier. « Ce n’est pas une des tiennes ? » souffla-t-il tout bas à Katla, en eyrain. Elle le regarda fixement un moment, puis regarda la lame. La prit, la soupesa, l’essuya sur la cuisse de son pantalon, indifférente aux souillures. Après l’avoir tenue dans la lumière de la lune, elle poussa une exclamation étranglée. C’était une des siennes. Et non seulement cela, mais c’était la dague qu’elle avait donnée au jeune Istrien, deux jours plus tôt, à son étal. Elle contempla de nouveau la jeune fille, en réfléchissant à toute allure. Assurément Saro, ce jeune homme aux manières affables, n’avait aucune part à ceci ? Un frisson la parcourut. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle d’un ton pressant en revenant à l’Ancienne Langue. « Dites-nous comment cette lame est venue en votre possession. » La jeune fille essuya ses larmes avec brusquerie puis écarta ses cheveux en relevant le menton. C’est très dur pour elle, songea Katla, en reconnaissant là de la fierté. Elle passa la dague dans sa ceinture et prit la main de la jeune fille d’un air encourageant. « Je m’appelle Sélène Issian, dit celle-ci. Un homme a assassiné mon esclave et m’a forcée. Je crois… » Elle ravala un autre sanglot naissant, se reprit. « Je crois que je l’ai tué. » Poussée par une terreur sans nom, Katla resserra son emprise sur la main de la jeune fille. « Dites-moi qui c’était… » Sélène Issian fronça les sourcils. « Le fils Vingo, dit-elle. Nous devions être mariés cette nuit, même si je ne le désirais pas. Il ne voulait pas attendre. » Un vertige saisit Katla. Saro Vingo – un violeur, et mort ? Une nausée lui monta à la gorge, suivie par une vague de compassion qui la désorienta tout autant, mais était-ce pour cette femme qui devait être mariée comme elle cette nuit même à un homme qu’elle n’aimait pas, ou pour elle-même, elle n’aurait pu le dire. « Je devais m’enfuir, poursuivit Sélène Issian. Mon père… » Elle tourna vers Katla d’immenses yeux noirs. « Aidez-moi. S’ils me trouvent, ils me jetteront sûrement au bûcher pour l’avoir tué. » Une autre femme qui essayait d’échapper à sa famille et aux flammes. C’était trop étrange. Katla prit une profonde inspiration et jeta un coup d’œil à Erno. Il hocha la tête. Comment auraient-ils pu l’abandonner ? « Par chance, nous quittons aussi cet endroit. Vous êtes la bienvenue si vous voulez venir avec nous. » Sélène Issian eut un faible sourire. « Je n’ai rien à vous offrir que ma gratitude. — Nous n’en avons même pas le temps, sourit Katla. Venez. » Ils approchaient du rebord occidental du Castel de Sur et avaient commencé à descendre vers l’éclat de la mer quand il y eut un cri. Katla regarda derrière eux. Dans le quartier istrien, l’obscurité s’illuminait de torches dansantes. Les cris se firent plus sonores. « Courez ! » s’écria Erno. Il saisit Sélène Issian par le bras pour l’entraîner. Katla rajusta son sac sur son dos et se mit courir derrière eux. Ils plongèrent dans un groupe de tentes, traversèrent une sorte d’enclos délimité par des galets, où s’éparpillaient des fleurs et s’attardait une puanteur de mort. Encore des tentes, puis un petit groupe d’ivrognes qui titubaient en revenant au quartier nomade et qui les regardèrent comme s’ils avaient été une sorte de divertissement impromptu. Enfin, ils furent sur le rivage. Le sol de cendres, rugueux et coupant, blessa vite les pieds de Sélène, et du sang frais lui tacha bientôt les jambes. Elle ravala ses gémissements de douleur, mais elle était incapable de rester à la hauteur du Nordique aux longues jambes, et elle trébucha bientôt sur l’ourlet de la robe pour tomber tête la première. Erno revint sur ses pas en courant, vit ses pieds endommagés et s’arrêta net. Katla se retourna pour voir leurs poursuivants. Une ligne de torches indiquait leur position. Ils avaient fait un long détour en contournant les pavillons istriens, mais avançaient rapidement à présent dans leur direction. Elle se retourna vers Erno, évalua rapidement la situation. « Prends-la et porte-la sous la crête, dit-elle. Va vers les canots. Je vais les attirer de l’autre côté. — Pourquoi te suivraient-ils ? S’ils sont après Sélène, ils ne vont guère chercher quelqu’un en costume eyrain… » Katla perdit patience. « Écoute, prends-la et cours, c’est tout. C’est sa seule chance. Je ne peux pas la porter aussi vite que toi, et si nous nous séparons, les autres seront peut-être déroutés. Je te retrouverai aux canots. Mets-en un à l’eau et file. Je peux toujours nager pour te rejoindre. » Il la regarda fixement, muet, mais il n’était plus temps de discuter. La première des torches dépassait à toute allure la dernière tente. Il prit plutôt le menton de Katla et l’embrassa violemment sur la bouche. Puis, après avoir jeté Sélène Issian sur son épaule, il disparut sous la ligne de la crête. Katla attendit que leurs poursuivants la voient bien, puis elle prit ses jambes à son cou et remonta la colline en s’éloignant de la mer. Elle entendit des cris derrière elle, stridents et avides comme ceux d’une bande de chasseurs qui a vu sa proie, et elle sut que sa ruse avait été efficace. Elle se remit à courir entre les tentes istriennes, revenant sur ses pas. Son sac devenait un fardeau maintenant qu’elle courait pour de bon. Elle réfléchit rapidement, puis le dissimula derrière un pavillon devant lequel un mât arborait une longue rangée de drapeaux, afin de pouvoir le retrouver aisément. Elle repartit. Les cris devenaient assez proches pour lui permettre d’entendre des voix individuelles, mais non des mots. Il lui fallut un moment pour comprendre que c’était parce qu’ils s’appelaient en istrien, et elle sourit. Parfait. Même s’ils la rattrapaient, ils devraient la laisser partir. Quelques minutes plus tard, elle avait réussi à les perdre de nouveau dans le désordre de tentes et de pavillons, et peu après se retrouva encore dans l’enclos délimité par les galets. Elle s’y arrêta. Son souffle lui sciait les poumons. Pas si en forme que ça, se morigéna-t-elle, chagrine. Mais cela devrait donner à Erno assez de temps pour arriver aux canots. Elle se plia en deux, sentit le sang se précipiter à sa tête enturbannée, et essaya de reprendre haleine. Une puissante odeur d’encens lui emplit les narines. Cela venait d’une guirlande écrasée de fleurs orange à ses pieds. Curieuse, même en plein milieu de tout ce drame, Katla en ramassa une et l’examina. Des parcelles de pollen sombre lui tombèrent sur les mains. Cela ne ressemblait à aucune fleur de sa connaissance. Une variété exotique, sans doute, qui ne survivrait jamais dans le nord venteux. Elle la rejeta avec un certain dégoût, s’essuya les mains sur sa tunique et regarda le Castel de Sur qui se dressait devant elle. Si elle le contournait en courant pour revenir au rivage du côté qui regardait la terre, cela devrait leur faire perdre sa piste. Mais elle se rappela son sac. Malédiction. Elle en examina mentalement le contenu et comprit, le cœur lourd, qu’elle ne pouvait tout simplement pas l’abandonner. Elle se glissa hors du jardin de la même manière qu’ils y étaient précédemment entrés, traversa les pavillons et jeta un regard autour d’elle. Une obscurité totale. Pas de signe de poursuite, ni des drapeaux. Elle courut un peu dans la pente, zigzaguant entre les tentes. Quand elle arriva au dernier pavillon, elle s’arrêta pour regarder avec précaution du côté de la mer. Rien que le rivage volcanique et les eaux illuminées par la lune, qui roulaient en vagues vers la rive leurs liserés successifs d’écume argentée. Elle sentit son souffle se calmer. Vers l’ouest, elle aperçut le plus haut des drapeaux qu’elle avait remarqués attachés au poteau, à peut-être cinquante pas à sa gauche, un peu plus haut dans la pente. Excellent. Elle se glissa dans l’espace libre entre deux pavillons, sans y réfléchir à deux fois. Terriblement proche derrière elle, une voix s’écria dans l’Ancienne Langue : « Halte ! » Une autre voix déclara : « Bouge et on t’abat sur place, saloperie d’Eyrain. » Il lui fallut un moment pour comprendre le plein sens de cette phrase. Elle se retourna vivement. Trois officiels de la Foire se trouvaient là, dont deux la visaient de leurs solides arbalètes. Elle reconnut l’un d’eux. Le battement de son cœur se fit plus rapide. Elle se prépara à l’action. Si elle plongeait en effectuant un roulé-boulé et si elle repartait à la course vers les tentes, elle pourrait les semer de nouveau. Si elle arrivait à se rendre jusqu’au Roc, elle serait à même d’escalader la crevasse bien avant qu’ils ne la rattrapent. C’était sûrement le dernier endroit où ils penseraient la chercher, et désormais elle avait bien en tête l’emplacement de l’échelle de corde. Elle pourrait grimper les yeux bandés… Elle se jeta au sol et entendit le sifflement du carreau qui passait par-dessus son épaule. Roulant sur elle-même, elle se redressa, prête à courir, fonça de biais, tête basse, vers les tentes situées à l’ouest – et en plein dans un obstacle. Le choc fut si violent qu’elle s’écroula, le souffle coupé. Quand elle leva les yeux, ce fut pour voir un autre garde, et sentir la pointe de son épée sur sa gorge. * * * « Peux-tu la voir ? » Virelai, qui dépassait de la tête la plupart des membres de l’assistance, scruta la foule. Cette fois, il savait ce qu’il cherchait : ce maudit châle vert. Des taches vertes ne cessaient d’attirer son regard – un turban ici, une tunique là, une robe du plus profond vert sylvestre, une femme massive en robe émeraude, le manteau vert mousse d’un homme, une jeune femme au teint clair portant une robe d’un vert virulent, rayé d’or. Ses yeux allèrent plus loin, à l’homme aux cheveux sombres qui était assis sur une plate-forme environnée d’un amoncellement de tapis multicolores et de cruches, de colifichets et de flacons. Un scribe assis près de lui, la plume suspendue au-dessus de son parchemin, regardait fixement quelque chose, les yeux écarquillés, comme s’ils ne lui appartenaient plus. Virelai savait ce que signifiait cette expression et, en conséquence, il avait appris à dissimuler la Rosa Eldi au public. Il fit un pas de côté pour voir au-delà du groupe qui lui bloquait la vue, et elle était là, apparemment plongée dans une profonde conversation avec l’homme aux cheveux noirs. « Ah, que mijotes-tu, maintenant ? » souffla Virelai en observant cette scène avec une certaine curiosité. « Quoi ? Qu’as-tu dit ? » Sire Tycho Issian agrippait l’épaule de Virelai avec des doigts de fer. « As-tu dit quelque chose ? » Virelai tourna la tête pour regarder la main sur son épaule, puis son regard pâle et fixe se posa sur le visage désespéré du seigneur istrien. Comme les yeux de celui-ci se plissaient en prélude à une explosion de fureur, Virelai revint en hâte à la Rosa Eldi et commença à se frayer un chemin vers elle. Plus près de la plate-forme, la foule était plus dense. Des hommes à la peau sombre, rasés de près et vêtus de riches habits, s’étaient rassemblés avec leurs suites respectives d’un côté de la plate-forme, et de l’autre des hommes barbus et leurs femmes. Virelai leur jeta un coup d’œil curieux. Ils jacassaient tous comme des choucas, même s’ils ne pouvaient détourner leur attention de la scène qui se déroulait sous leurs yeux. Une exclamation étouffée retentit derrière lui et ses lèvres frémirent. Le seigneur du sud avait donc enfin aperçu la jeune femme. Cela devrait s’avérer intéressant. Avec une malédiction, Sire Tycho Issian bouscula Virelai. Il fonça dans un groupe d’Eyrains qui se retournèrent pour le regarder avec une hostilité évidente. L’un d’eux, un jeune homme à la tête rousse, cria quelque chose en essayant de s’interposer, mais rien ne pouvait désormais arrêter Tycho. Il bouscula Sire Prionan sans la moindre pensée pour les délicates manœuvres politiques qu’il effectuait depuis deux ans dans sa direction, et de l’épaule écarta les vieux Greving et Hesto Dystra. Au Cygne de Jétra – la plus belle femme jamais créée par Falla, d’après la rumeur publique –, il ne prêta pas plus d’attention que l’irritation momentanée de trouver son pied sous le sien. Sans un mot d’excuse, il continua son chemin jusqu’à ce qu’il n’y eût plus personne entre lui et son but, à l’exception de la femme en robe verte. L’homme aux cheveux sombres s’était levé et, prenant les mains de la Rosa Eldi entre les siennes, il l’avait aidée à monter, légère, sur la plateforme. Son regard n’avait pas une seule fois quitté le visage de la jeune femme. Tycho sentit le sang qui pulsait dans tout son corps en jets de lave. Leur marée incandescente lui envahit membres, torse, visage et entrejambe. Elle était là – sa merveille – à seulement trois pieds, la Rose du Monde, le centre de son existence, la femme qu’il allait épouser cette nuit même… Les bruits s’effacèrent autour de lui comme s’il s’était tenu dans une bulle. Et puis il entendit : « L’épouser ? Mon seigneur, vous ne le pouvez ! » La voix était scandalisée, empreinte d’une stridente consternation. Tycho se retourna vivement pour répondre d’un coup de poing à celui qui venait de parler, puis il comprit avec une horreur naissante qu’il n’était pas celui à qui l’on s’était adressé. Il se sentit plongé dans une grande confusion, puis se rendit compte qu’il avait manqué une partie cruciale de l’échange entre la Rosa Eldi et l’homme aux cheveux noirs. Un grand homme barbu fendit la foule pour s’avancer à grandes enjambées vers la plate-forme. « Sire, je le répète, vous ne pouvez prendre cette femme pour épouse. » Un second Nordique l’imita, aussi grisonnant qu’un vieil ours, la barbe en buisson. « Ravn, à quoi pouvez-vous bien penser ? C’est de la folie. » Ravn. Le roi Ravn Asharson. L’Étalon du Nord. Le sire païen des îles eyraines, qui était venu se choisir une épouse. Tycho sentit la folie se refermer sur lui en tourbillonnant. La Rosa Eldi, quant à elle, avait laissé tomber son châle, révélant ses cheveux à la blondeur argentée, aussi lisses qu’une chute d’eau, sa parfaite peau blanche et ses yeux vert de mer. Un grand silence se fit dans la salle, passant sur la foule comme les vagues d’une pierre jetée dans l’eau, ou le tourbillon destructeur d’un typhon. Dans l’œil de la tempête, la Rosa Eldi prit la main droite du roi du nord. Après en avoir écarté les doigts, elle referma sa bouche rose sur l’index puis l’en écarta, souffla sur le doigt et se pencha vers le roi. « Répétez-le », le pressa-t-elle de sa voix basse et sans inflexion. « Pour eux. » Ravn Asharson carra les épaules et rugit quelque chose dans le guttural langage d’Eyra. Puis il s’écria, dans l’Ancienne Langue : « J’ai choisi ma reine ! » Et la Rosa Eldi sourit. Virelai la regardait fixement. Il ne l’avait jamais vue changer d’expression auparavant. Il n’avait pas pensé qu’elle en fût capable. * * * Aran Aranson contemplait tout cela avec un certain ahurissement, mais son esprit n’était pas entièrement occupé du choix royal. Il avait apparemment perdu sa fille. Et depuis un moment déjà, il avait constaté l’absence d’Erno Hamson – deux faits, qui, conjugués, suscitaient en lui un réel souci. Il savait que le jeune Erno avait un penchant pour Katla, comme disait Grand-Ma Rolfsen, depuis au moins deux ans, mais il n’y avait pas prêté attention car Katla ne se choisirait jamais un homme d’aussi bonne nature ni aussi taciturne que le pauvre et timide Erno. Aran connaissait trop bien sa bruyante fille rétive et tapageuse. Ou il le pensait. Plus vraisemblablement, Erno était en train de jouer la bonne tante célibataire : il calmait les nerfs de Katla, il la promenait dehors. Aran avait essayé de maintenir son anxiété croissante dans les limites de la politesse depuis une bonne vingtaine de minutes – depuis qu’il avait remarqué l’absence de Katla et décidé que Finn Larson ne devait pas en être informé. Pour sa part, le constructeur avait surtout pensé au triomphe de Jenna avec le Roi et ne cessait de lui prendre le bras – ce qui voulait dire qu’Aran n’avait pu s’éclipser discrètement –, en répétant : « Voyez dans quelle belle famille ce mariage va faire entrer votre fille. Et bientôt dotée de liens avec la royauté. » Il avait cligné de l’œil : « Qui d’autre pourrait choisir Ravn, sinon ma belle fille ? Les Istriens peuvent bien présenter des tentations clinquantes pour dorer leur offre, mais Ravn est un homme convenable. Il choisira une fille du nord au sang bien rouge. Je vous suis éternellement reconnaissant, Aran, mon ami, pour avoir écarté votre fils afin de rendre possible cette union. » Et maintenant ils étaient là avec Jenna qui sanglotait d’humiliation, et sans aucun doute aussi parce que le Roi, parfait imbécile qu’il était, avait choisi on ne savait quelle mendiante des rues. Et Katla – sur qui reposait le marché d’Aran avec Finn et donc tous ses plans et tous ses rêves – avait disparu avec Erno Hamson. Aran Aranson n’était pas par nature un homme angoissé, mais il avait maintenant la chair de poule. Quelque chose n’allait pas dans tout cela, mais alors pas du tout. Sa superstitieuse mère, qui se prétendait capable de voir l’avenir et dont les prédictions étaient parfois d’une inquiétante exactitude, aurait dit qu’il sentait les écheveaux des Destinées lui effleurer la peau tandis qu’elles tissaient les fils de son avenir. Ses doigts trouvèrent le petit morceau d’or dans sa bourse, en caressèrent l’éclatante froideur. Le fourmillement qui en émanait se répandit à travers sa paume jusque dans son bras et sa poitrine, qu’il pénétra d’une réconfortante chaleur. C’était son talisman. Tout irait bien. Détendu désormais, avec un léger vertige de soulagement, il regarda autour de lui et ses yeux se posèrent enfin sur un grand homme à sa droite, dominant la foule de sa minceur et de sa pâleur de lys. C’était, vit-il avec une certaine surprise, le marchand de cartes, l’homme qui lui avait confié cette quête fascinante et la pépite qui se trouvait dans sa bourse. Comme si elle avait reconnu son ancien propriétaire, la pierre bourdonna dans sa main de façon si inattendue qu’il la lâcha comme si elle l’avait brûlé. Pour la première fois, il regarda mieux la femme qui se tenait avec le Roi. Il y avait quelque chose en elle, quelque chose… de magnétique. Il observa le mouvement rythmé de la main pâle qui caressait le bras royal et se rappela cette même main, ce même geste, sur le chat noir assis dans l’escalier du chariot du marchand. Déconcerté, il les examina l’un après l’autre. Était-ce une sorte de tour d’illusionniste, un jeu de mimes ? Il élargit son examen aux personnes qui se trouvaient alentour, et remarqua comment une grosse femme vêtue d’une hideuse robe verte se dirigeait vers la plate-forme à grandes enjambées qui déformaient le devant de sa robe – ce que n’aurait jamais fait aucune femme plus habituée à ce genre d’atours. Un petit homme flottait dans le sillage de la femme. Plus étrangement encore, un groupe de matrones istriennes en volumineux sabatkas se détachait de la foule anonyme qui se tenait près de la plate-forme des musiciens pour fendre la foule d’une manière des plus inconvenantes pour des femmes. Il sentit ses poils se hérisser sur sa nuque. Il observait encore cette étrange convergence lorsqu’un grand tumulte éclata à l’entrée du pavillon, et une bande d’hommes en uniforme se précipita à l’intérieur en criant quelque chose à propos de meurtre et d’enlèvement. Sa fille Katla se trouvait parmi eux, entravée et couverte de sang. 15. La prisonnière « Katla ! » Il entendit son propre cri, un hurlement perçant, un son torturé qu’il n’aurait jamais pensé sortir de sa gorge. Puis il repoussa sans y prêter attention tous ceux qui le séparaient de sa fille. Derrière lui, il pouvait entendre, comme de très loin, Fent qui hurlait des obscénités aux gardes istriens. Halli, à la voix plus profonde, et comme toujours plus calme, s’excusait d’un ton bourru auprès de ceux dont ils écrasaient les pieds au passage. Une clameur s’éleva des familles eyraines assez proches pour voir la troupe de gardes et la silhouette de celle qu’ils tenaient pour la coupable. « Qui avez-vous dit que c’était ? — Katla Aransen. — La jolie fille de Aran Aranson ? Jamais de la vie, c’est sûrement un garçon. — Ne serait-ce pas Fent Aranson ? — Non, imbécile, regarde, il est là derrière son père, menaçant coups et blessures. » Un rire. « C’est bien le jeune Fent, alors. Il a toujours pété le feu, celui-là. — C’est Katla Aransen, je vous dis : j’ai entendu son père l’appeler par son nom. — Mais je l’ai vue plus tôt, elle avait une robe rouge, très élégante. — C’est Katla Aransen, je le jure. — Par Sur, mais oui. Mais pourquoi ? — Ils ont arrêté une de nos filles… — Enlevez vos sales pattes de là, bâtards d’Istriens ! » La nouvelle se répandit comme un incendie parmi les clans eyrains. Tout le monde se mit à essayer de passer au premier rang de l’Assemblée, où les gardes poussaient leur captive. Bien identifiables à leurs capes bleues et leurs casques à panache officiels, ils avaient à présent dégainé leur épée et semblaient prêts à en faire usage. Distrait par tout ce vacarme, Ravn arracha son regard à l’épouse qu’il s’était choisie. Libéré de ce perçant regard vert, il sentit son esprit s’éclaircir, comme s’il venait de remonter d’un profond plongeon. Sur le plancher de l’Assemblée, il vit un chaos de mouvement – des gardes de la Foire qui poussaient un prisonnier, un groupe d’Eyrains furieux qui fendaient la foule derrière eux avec des cris, en brandissant les poings. L’atmosphère était tout d’un coup au danger, et il n’avait pas remarqué ce changement. Son cœur se glaça. Il était roi, c’était son Assemblée, ces gens étaient ses sujets. Et pourtant, il n’avait pas été conscient du drame qui se déroulait devant lui. Il se sentait désorienté. Il avait bu beaucoup de vin, mais cette impression de détachement n’était pas la tiède brume familière après trop de boisson. C’était plutôt comme sortir d’un rêve, un rêve qui n’aurait pas tout à fait été le sien. Il secoua la tête en contemplant la foule. Les épées des gardes étincelaient d’une lueur argentée dans la lumière des chandelles. Des épées : voilà une chose qu’il comprenait. « Arrêtez ! » beugla-t-il dans le tumulte. « Lâchez ces épées. C’est une Assemblée pacifique. Je ne tolérerai pas d’armes en ces lieux. » Le capitaine des gardes le regardait fixement, sans comprendre. Ravn le toisa d’un œil fulminant, courroucé par l’insolence de cet homme. Puis il comprit qu’il avait sans y penser parlé en eyrain. Il se répéta dans l’Ancienne Langue. Le capitaine carra les épaules, offensé. Il n’ordonna pas à ses hommes de rengainer et, au lieu de se présenter à Ravn Asharson, il ignora le roi nordique pour aller trouver un groupe de nobles istriens. C’étaient là ceux qui lui payaient sa solde annuelle, maintenant que Rui Finco, le sire de Forent, dirigeait le conseil de la Foire qui décidait de ce genre d’affaire. « Falla vous salue en cette nuit, mes seigneurs », déclara-t-il, la formule de politesse istrienne. « Je vous amène un prisonnier que nous avons capturé de force alors qu’il fuyait la scène d’un crime. » Le sire de Forent – un bel homme nerveux à la robe d’un bleu profond, au nez de rapace et au front bronzé cerné d’une simple bande d’argent – avait de prime abord paru déconcerté par la tournure des événements, mais il se reprit admirablement. Il haussa un élégant sourcil pour examiner avec intérêt le capitaine des gardes. Puis il se tourna vers Sire Prionan qui se tenait près de lui. « Une représentation théâtrale pour animer la soirée, mon seigneur ? » s’enquit-il sans se troubler. Prionan haussa les épaules. « Je n’en savais rien, dans ce cas. » Rui Finco s’adressa en istrien au capitaine des gardes. « Nous n’avons pas répété nos répliques, je le crains, messire, sourit-il. Mais continuez, je suis sûr que nous serons capables d’improviser. » Le capitaine des gardes semblait mal à l’aise. « Il ne s’agit pas de théâtre, mon seigneur. C’est une affaire grave qui nous tombe entre les mains. Il y a eu mort d’homme… » Le silence s’abattit sur ceux qui comprenaient les sonorités sifflantes de la langue istrienne. « Tombe et mort, un habile jeu de mots, bravo ! » Hesto Dystra applaudit. Il approchait les soixante-dix ans et n’avait pas toujours tous ses esprits. « Ce n’est pas une pièce ! » beugla enfin le capitaine des gardes, exaspéré au-delà de toutes bonnes manières. Le regard de Rui Finco, sire de Forent, passa du capitaine à son prisonnier et vit un garçon maigrichon avec un œil enflé qui virait au noir, vêtu d’une tunique sale et ensanglantée, et portant un turban des plus voyants. Comme conscient de son examen, le prisonnier releva la tête et se mit à lui crier quelque chose dans la gutturale langue nordique. Le sire de Forent l’examina avec un intérêt plus intense encore. Sa connaissance de l’eyrain était rudimentaire, mais suffisante. « Excellent, déclara-t-il, en istrien. Nous aurons notre divertissement après tout, car le captif se déclare innocent de toutes les accusations portées contre lui ! » Son regard balaya la foule agitée. Il passa à l’Ancienne Langue. « Nous avons un procès ! » dit-il d’une voix forte. « Il nous faut du silence pour entendre les charges et la réponse du prisonnier. » Trois Eyrains jaillirent alors des rangs de la foule, avec un regard meurtrier. « Au nom de Sur, quel est ce travesti de justice ? » rugit Aran Aranson. Le noble istrien le considéra d’un œil méfiant. « Le prisonnier est détenu parce qu’il est soupçonné d’un crime », dit-il calmement, dans un eyrain guindé mais correct. « Quel crime ? » demanda Fent par-dessus l’épaule de son père. Rui Finco délibéra brièvement avec le capitaine des gardes. « L’homme arrêté est soupçonné d’enlèvement, de sacrilège et… » Il fit une pause pour surveiller la réaction du prisonnier – « … de meurtre. — De meurtre ? » s’écria Aran, horrifié. « Katla ? » Halli semblait abasourdi. « L’homme ? » s’écria à son tour Katla. Elle éclata de rire. Dans l’Ancienne Langue, avec un accent parfait, elle déclara : « Je crois que vous n’avez pas la bonne fille. » Avec panache, quoique un peu gênée par les liens de ses poignets, elle tira sur la soie aux couleurs d’arc-en-ciel qui retenait ses cheveux. Ou ce qu’il en restait. Malédiction : elle avait oublié ce petit détail. Mal taillés et mal teints, collés par la sueur, ses cheveux se hérissaient en touffes sur son crâne, accentuant les méplats de son visage, l’éclat presque surnaturel de son œil intact. Ainsi dévoilée, elle ressemblait encore davantage au malfaiteur qu’on la soupçonnait d’être. Il y eut un silence général, tandis que les gens les plus proches de la scène, déconcertés, essayaient de comprendre le geste bizarre du captif, et que d’autres tendaient le cou pour mieux voir. Les vieux frères Dystra inclinèrent leur tête l’un vers l’autre et commencèrent à marmonner furieusement. L’un des soldats, parmi les gardes, pencha la tête en examinant Katla d’un œil pensif. Le capitaine des gardes regardait fixement son prisonnier, comme s’il avait pris mentalement des notes. Le grand Eyrain aux cheveux sombres hurlait de nouveau. Quelque chose à propos d’une fille… Rui Finco le regarda, impavide. « Parlez plus lentement, Nordique. Je ne puis suivre votre galimatias. » Les yeux d’Aran Aranson lancèrent un éclair inquiétant. « J’ai dit, c’est ma fille, et une fille d’Eyra, et en tant que telle elle devrait être interrogée en accord avec la loi eyraine, laquelle exige que le plus haut seigneur eyrain entende son cas. Je demande à Ravn Asharson d’entendre cette cause, car je sais que ma fille Katla dit la vérité, et je ne mettrai pas sa vie entre les mains des ennemis de notre peuple ! » Sire Rui Finco soutint pendant quelques instants le regard d’Aran Aranson, puis il se détourna pour conférer avec Sire Prionan et les Dystra, en répétant la requête de l’homme du nord. Hesto Dystra haussa les épaules. « Il est dans son droit. » Sire Prionan acquiesça. « La Grande Foire se tient en terrain neutre. » Le sire de Forent hocha la tête. « Comme vous voulez. » Il se détourna de ses pairs pour jeter un coup d’œil à la plate-forme et constater alors que le roi Ravn Asharson était de nouveau captivé par la pâle femme nomade. Il regarda fixement ce tableau, tandis que son cerveau travaillait furieusement. Les choses ne se déroulaient pas comme prévu. Il jeta un autre rapide coup d’œil à l’Assemblée, vit les mercenaires en position dans tout le pavillon là où ils devaient l’être, avec leurs bizarres déguisements. Il croisa le regard de la grosse femme dans sa robe verte qui lui allait si mal, lui adressa un imperceptible hochement de tête, et la regarda disparaître à l’arrière-plan. Rui Finco sauta sur la plate-forme avec la souplesse d’un félin pour marcher fermement vers le roi nordique, qui se tenait immobile et perplexe alors que la créature lui tenait le bras de sa main pâle. Comme c’était bizarre d’en arriver là, en une telle nuit. En se rapprochant, il vit la façon dont la tête du roi se relevait, et ses yeux aussi vides que ceux d’un somnambule. Peut-être l’occasion se présenterait-elle d’elle-même une fois cette affaire réglée – la femme pouvait avoir son utilité, compte tenu de son étrange effet sur le roi. « Mon seigneur Roi », dit-il vivement dans l’Ancienne Langue, « nous avons là une situation qui exige votre attention immédiate. » Il prit le bras de Ravn pour l’entraîner sur la plate-forme vers l’endroit où se tenaient les gardes, à la fois soulagé et écœuré de l’aisance avec laquelle le roi du nord se laissait faire. Il ressentit soudain une impression de froid sur sa joue. En tournant la tête, il vit que la créature le regardait fixement, les yeux aussi durs et verts que de la malachite. « N’ayez crainte, ma dame, s’entendit-il lui dire, je le ramènerai bientôt à vos bons soins. — Certes », dit la Rosa Eldi d’une voix douce. « Certes. » Katla fut poussée sans cérémonie sur la plate-forme où elle se tint avec maladresse, un genou plié, en clignant des paupières devant tous ces fâcheux regards scrutateurs. C’était raté pour une fuite discrète, songea-t-elle avec amertume. Elle aurait bien des lieues à parcourir à la nage pour rattraper Erno si jamais elle réussissait à se sortir de cette affaire. Elle regarda le roi Ravn tiré des bras d’une grande femme pâle par un noble istrien en robe bleu foncé, qui le conduisit vers elle. Le Roi n’a pas choisi le Cygne de Jétra, alors, se dit-elle, une réflexion hors de propos. Au moins est-ce une petite consolation pour la malheureuse Jenna. Les deux hommes faisaient une belle paire, tous deux grands, bien découplés et la chevelure sombre, même si l’un était barbu et l’autre non, selon la mode du sud. La lueur tremblante des bougies jouait pareillement sur des pommettes hautes, se reflétaient dans des yeux également noirs. Comme ils s’approchaient, elle put voir que la ressemblance s’arrêtait là, car le noble istrien était plus âgé que le roi, avec un visage plus dur, aussi, malgré le délicat bandeau d’argent qui lui ceignait le front. Un instant plus tard, son cœur se mit à battre fortement car elle se rendit compte que cet homme – devant lequel les autres s’inclinaient et traînaient les pieds en s’adressant à lui comme à un Rouifinco (c’en était la sonorité) –, était celui qui était venu visiter leur étal au premier jour de la Foire. Oh, Sur, pensa-t-elle, il me considère déjà comme une mécréante. Un fanatique dangereux, cet homme, à en juger par ses propos furieux quant à la femme découverte au sommet de ce qu’il appelait le Roc de Falla. Et son air horrifié, ensuite, à la seule idée qu’Aran permettrait à une femme de toucher une épée, et plus encore d’en forger. Le capitaine des gardes la tourna avec brutalité vers le roi. Quelqu’un, remarqua-t-elle, avait poussé le trône de celui-ci vers cette partie de la plate-forme, et il y siégeait maintenant dans sa splendeur solitaire, la couronne un peu de travers, les yeux larmoyants. Il ressemblait au faux roi de la pièce de théâtre qui avait diverti les Tomberoc l’hiver précédent : un roi en toc et qui se ressentait de trop de boisson. Son cœur s’alourdit. Pour la première fois depuis qu’on l’avait capturée, elle se sentit saisie de crainte. « Ton nom, prisonnier », déclara le capitaine d’une voix théâtrale. « Katla Aransen. » Le roi Ravn l’examina avec un peu plus de concentration, essayant de replacer ce nom. « Messire », ordonna le garde d’un air suffisant. Katla le regarda fixement, une lueur bizarre dans l’œil. Elle ne donnerait du « messire » à personne. Le capitaine lui rendit son regard d’un air fulminant, mais il savait reconnaître de l’obstination quand il en voyait. Qu’on me donne seulement cinq minutes avec cette mioche dans un endroit tranquille, se dit-il, elle apprendra assez tôt le respect. Il carra les épaules, prit une grande inspiration et commença à énoncer les charges à tue-tête. « Katla Aransen, tu as été arrêtée comme suspecte d’un meurtre… — Qui a été assassiné ? » s’écria quelqu’un dans la salle. Le capitaine fit une pause, irrité par l’interruption. « Une esclave, dit-il à la foule. Une esclave a été cruellement abattue, et sa maîtresse enlevée. Et l’autel édifié par les sires de Jétra pour le Cygne a été horriblement profané… » Oh, par les sept enfers, pensa Katla en regardant les taches de pollen de carthame sur sa tunique. Tout ce que j’ai fait, c’est de ramasser quelques-unes de ces maudites fleurs, on ne peut guère appeler cela une profanation… Quelques-uns des Istriens de l’assistance avaient déjà l’air moins intéressés : une esclave, eh bien, c’était un petit ennui, et une dépense quand il faudrait la remplacer, certes, mais au moins n’était-ce pas une Istrienne. Quant à la profanation de l’autel, n’était-ce pas un geste plutôt ostentatoire que d’installer un jardin de méditation en plein milieu de la Grande Foire ? C’était chercher les ennuis. L’enlèvement, par contre… cela, c’était intriguant. En voyant Rui Finco éloigner Ravn Asharson de la Rosa Eldi, Sire Tycho Issian avait eu quelque espoir. Apparemment Falla – championne des vrais amants – lui offrait une chance de réclamer son épouse, de la sauver d’une profanation aux mains du roi barbare. Essayer de se frayer un chemin jusqu’à la plate-forme à travers la foule des spectateurs – tous aussi avides de voir le procès que s’ils avaient entouré une fosse à ours –, était comme nager contre un fort courant. Mais pour la voir là, elle, pâle et silencieuse, aussi belle que son nom, parfaite dans les moindres détails, il savait qu’il risquerait tout, sa réputation, sa fortune et sa fille. Il désirait ardemment la prendre dans ses bras, la consacrer à la Déesse par toutes les lois de la sainte Istria, l’emmener à Cantara et la dissimuler à tout jamais à la souillure du regard d’autrui. L’idée des mains du Nordique sur cette fraîche peau blanche, de sa bouche en explorant les replis les plus secrets, c’était plus qu’il n’en pouvait souffrir. Ce n’était pas tant un mariage arrangé qu’il voulait voir honoré, c’était une sainte mission pour sauver une âme. Aussi, quand le capitaine des gardes annonça d’une voix forte les charges pesant sur la prisonnière, il n’y prêta pas attention. Ce fut seulement lorsqu’on commença à le regarder fixement, lui, qu’il cessa de fendre la foule. « Quoi ? » dit-il irrité à l’homme qui lui bloquait la route. « Qu’est-ce que c’est ? » C’était un riche marchand de Gila. Il connaissait Sire Tycho Issian pour avoir durement marchandé avec lui à quelques reprises, et aussi de réputation : un homme cruel, disait-on, cruel et… étrange. Mais un homme dont l’étoile montait rapidement. « Votre fille, mon seigneur, dit le marchand avec hésitation. Ils parlent de votre fille. » Furieux, Tycho fit volte-face. Ceux qui étaient les plus proches de lui reculèrent devant l’expression de son regard. « Quoi, ma fille ? s’écria-t-il. — La prisonnière est accusée de participation à un enlèvement », répliqua le capitaine des gardes, toujours d’une voix forte. « L’enlèvement de Dame Sélène Issian, mon seigneur. » Il inclina le chef à l’adresse de Tycho, un poids dans l’estomac ; il en viendrait peut-être à regretter de ne pas être allé discrètement trouver le noble dès la nouvelle de la disparition de sa fille. Tycho sentit son cœur s’arrêter, soudain glacé. Sélène enlevée. Comment était-ce possible ? Son visage se convulsa malgré lui. Il se dirigea vers la plate-forme et la foule s’écarta pour le laisser passer. Le capitaine baissa la voix lorsque Tycho fut assez proche. « Mon seigneur, je crains que des raiders eyrains n’aient brutalement assassiné votre petite esclave et enlevé votre fille. Nous avons capturé l’un des coupables qui fuyait la scène. — Pourquoi… » La voix de Tycho se brisa. Il contemplait la prisonnière, sans comprendre. Sans Sélène, tout était perdu, la dot, la Rosa Eldi, tout. « Pourquoi cette… chose conspirerait-elle pour enlever ma fille ? » Il revint au capitaine des gardes, les yeux assombris de rage. L’officier recula. L’instant d’après, le sire de Cantara avait sauté sur la plate-forme pour se précipiter sur Katla, bras tendus, les doigts comme des serres. Malgré les gardes qui convergeaient sur lui, il réussit à lui saisir la gorge, sans se soucier, dans son désespoir, de ce contact impur. « Pourquoi ? hurla-t-il. Qu’as-tu fait d’elle, putain ? » Les soldats desserrèrent son étreinte et le reposèrent sur le plancher où, comme sorti de nulle part, un homme pâle apparut pour lui mettre sur l’épaule une main réconfortante, en lui parlant bas à l’oreille. Le seigneur istrien se détendit un peu, l’air égaré. « Continuez ! » déclara le roi Ravn en dominant le tumulte. « Nous avons trouvé cette… femme qui s’enfuyait des lieux, mon seigneur, déclara pompeusement le capitaine. Et nous pourrions aussi, si la Déesse nous sourit, avoir également un témoin des atrocités qui ont été commises. En attendant, nous avons ceci… » Il produisit une dague à l’aspect dangereux et la brandit à l’adresse de la foule. C’était un poignard de style nordique – à lame corroyée, et splendidement décoré. Un rouge terne avait taché la lame argentée et s’accumulait en épaisses traînées sur le pommeau où s’enroulait un dragon. Le roi Ravn prit la dague des mains du capitaine et l’examina pensivement. Du beau travail, une exécution impeccable, une arme aussi élégamment fonctionnelle qu’un bon vaisseau eyrain. En voyant le poignard, Aran Aranson se pétrifia. Sous sa peau tannée par le vent, le sang fit place à une pâleur de cendre. Il reconnaissait cette lame, bien sûr. C’était une des plus belles de Katla. D’autres Eyrains soupirèrent en échangeant des murmures. La facture de Katla Aransen était bien connue dans les îles du nord. « Je n’ai tué personne, blessé personne et enlevé personne », déclara Katla d’une voix forte dans le silence. « J’en fais serment par Sur. — Et cette dague ? » La voix de Rui Finco était polie, détachée. Il prit l’arme au roi nordique et la retourna entre ses mains, en prenant soin d’éviter la garde encore visqueuse, puis il la rendit au capitaine des gardes en s’essuyant à plusieurs reprises les mains sur son doublet. « C’est une dague à l’aspect inhabituel », dit-il. Il pensait à l’arme qu’il avait envoyé les mercenaires acheter. Tellement plus raisonnable que son idée originelle de la choisir lui-même. « Très particulière. — C’est une des miennes. » Katla releva le menton d’un air de défi. Cela lui procurait un certain plaisir de regarder ce fanatique du sud dans les yeux et de lui lancer son métier en pleine face. « Je l’ai fabriquée. Je possède un certain talent pour forger de belles armes. » Quelqu’un remarqua : « Oui, pas d’erreur. C’est une artisane de premier ordre, c’est bien vrai. — Les meilleures lames d’Eyra », renchérit un autre d’un ton bourru. Katla plissa les yeux. Cette dernière remarque semblait venir d’une vieille grand-mère du sud enveloppée de voiles, ce qui semblait pour le moins bizarre. « Mais c’était une de celles que j’ai… vendues pendant la Foire », poursuivit Katla. (C’était presque vrai, un échange, après tout, pour le coup de poing de Saro qui l’avait sauvée.) « Quelqu’un l’a abandonnée au milieu des tentes, et je l’ai ramassée. — Une histoire vraisemblable, se moqua Sire Prionan. Et que cette lame-là soit justement revenue en ta possession si c’était le cas me paraît une coïncidence trop exagérée pour être ignorée. » Il sourit d’un air satisfait à la foule, comme enchanté de ses capacités logiques. « Et que faisais-tu, à t’enfuir en courant des lieux ? » demanda le roi. Katla sentit le regard de son père s’appesantir sur elle. Il n’y avait pas moyen d’y échapper. « Je m’enfuyais, effectivement, quand j’ai trouvé la dague et que j’ai pensé dommage de la laisser se perdre. Mais je ne fuyais pas la scène d’un crime, je fuyais mes fiançailles imminentes. Ce qui explique mes vêtements. » Elle indiquait son justaucorps éraillé et plein de taches. « Je ne voulais pas épouser l’homme que mon père avait choisi pour moi et j’avais décidé d’échapper à ce sort. » Elle chercha le visage anxieux de son père et soutint son regard. Il n’exprimait rien que de l’angoisse, pas de rage, aucune accusation. Katla sourit. Sa voix s’adoucit et devint un murmure. « Mais je n’épouserai tout de même pas Finn Larson, Père… — Finn Larson ? » répéta le roi en écho. Il se rappelait le constructeur de bateaux, un tonneau d’homme qui avait de loin dépassé la cinquantaine, certes pas un bon partenaire pour cette fille pleine d’énergie. Mieux vêtue, et pourvue de cheveux, elle vaudrait bien une séance au lit. Mais la voix d’Aran Aranson brisa cette agréable rêverie. « Katla, je ne m’étais pas rendu compte que tu le prendrais mal au point de t’enfuir d’ici, d’abandonner ton clan, de m’abandonner », plaida-t-il depuis la salle. « J’annulerai ces fiançailles, je te le jure. » On commençait à murmurer, plus curieux qu’horrifié désormais. « Qui épouse-t-elle ? » cria quelqu’un depuis le fond. « Finn Larson », répliqua une matrone eyraine à la peau tannée. « Finn Larson est un vieux bouc ! » s’écria quelqu’un d’autre, et il y eut des rires. « Laissez partir la fille ! » s’écria une voix en eyrain, et le cri fut repris. Ravn Asharson demanda le silence. « Tu as du sang sur toi », fit-il remarquer à Katla. « J’ai essuyé la lame », dit Katla, ce qui était la vérité. « Mais seulement pour mieux l’examiner. — Mensonge ! » Le cri était faible, et pourtant impérieux. Toutes les têtes se tournèrent ensemble. Au fond du grand pavillon, on portait une litière à travers la foule. Tanto Vingo y gisait, enveloppé d’une cape prêtée par l’un des gardes, la tête enroulée dans ses plis de sorte qu’on le voyait à peine, couleur de cendre, tel un mort qui se serait réveillé. « C’était toi et tes amis eyrains qui ont tué l’esclave et enlevé la fille du sire de Cantara ! cracha-t-il. C’est toi qui m’as attaqué quand je me suis jeté entre ta lame assassine et Dame Sélène. » Le visage de Tanto était exsangue. On avait placé un bandage rudimentaire autour de ses hanches, mais un sang aussi sombre que du vin filtrait déjà à travers l’épais lin brut. Tanto pointait le doigt vers la silhouette captive sur la plate-forme. « C’est cet homme-là, c’est cet homme-là qui m’a poignardé ! » Il fixait les visages assemblés, et leur avidité d’assister au drame qui se déroulait sous leurs yeux. Katla avait les yeux écarquillés. C’était un cauchemar, une noire jument venue des sept enfers. Le monde avait pris un aspect bizarre, obéissant à des règles nouvelles et incompréhensibles. « Je n’ai rien fait de tel ! C’est complètement fou ! — Oui, de la folie, enlever une Istrienne, et une femme appartenant à un noble istrien, de surcroît. » Tanto se souleva avec difficulté sur un coude, les yeux fulminants. Quelle chance, avait-il pensé quand les gardes qui le transportaient lui avaient appris la nouvelle : un étranger avait été appréhendé, de manière fort propice, pris en flagrant délit avec la dague et tout, et l’on avait vu un autre homme s’enfuir avec une femme qui ressemblait de façon suspecte à Sélène Issian. La Déesse lui souriait certainement. Il avait su que son union avec Sélène était bénie. Et la blessure qu’il avait subie ne semblait plus aussi terrible à présent, même s’il commençait à sentir un froid de glace gagner sa taille… Alors qu’on le portait plus près de la plate-forme, il examinait l’homme qui irait au bûcher à sa place. C’était un ruffian, de toute évidence, avec cette tunique épouvantable, toute sale et sanglante. Et cette crinière hirsute ! Mais il y avait autre chose en cet homme, dans ses yeux, son long nez, dans son expression acerbe. Le regard de Tanto passa du roi du nord à Rui Finco, pour revenir à la dague que tenait le capitaine. Sa dague à lui, ou du moins celle qu’il avait prise sous l’oreiller de Saro. Quelque chose s’agita dans les profondeurs de son crâne, comme une démangeaison ou le léger bourdonnement d’un insecte. « Puis-je voir cette arme, Messire ? » demanda-t-il au garde. La foule s’écarta en silence pour laisser passer la litière, et le capitaine déposa avec précaution la dague dans les mains tendues de Tanto. Ce fut comme si la dague communiquait avec lui. À la façon dont elle pesait dans sa main, dont la tête du dragon se logeait dans sa paume… La sensation déclencha un souvenir, une connexion aveuglante s’établit brusquement. Il dévisagea de nouveau le prisonnier, et vit cette fois l’ossature délicate, les lèvres, le léger renflement de la tunique au-dessus de la taille mince sous le ceinturon. Et le souvenir l’envahit. Il se rappela l’étal aux poignards, cette fille insolente qui montrait les armes – cette arme-ci –, et son frère à lui qui l’assommait sans raison d’un coup de poing. Pas sans raison, non. Qu’avait donc dit Saro ? « Je vous ai vue sur le Roc… » Et il se rappela la récompense. Sacrilège. Le terme se glissa sans obstacle dans son esprit. Il éclata de rire. « Mes seigneurs, je crois que vous allez avoir envers moi une dette de gratitude, et devrez aussi me payer deux mille cantari. Cette personne que vous avez arrêtée est… une femme ! » Il attendit les exclamations étouffées, mais il n’y en eut point. Après avoir regardé autour de lui, il secoua la tête comme pour s’éclaircir l’esprit et reprit : « C’est la femme même que vous avez cherchée à travers toute la Foire. Celle qui a escaladé notre Roc sacré ! » Dans la foule, les Istriens laissèrent échapper des exclamations étranglées. Rui Finco fronça les sourcils. Oubliant dans le feu de l’action que le procès avait été mis dans les mains du roi eyrain, il s’adressa directement à la captive. « As-tu escaladé le Roc de Falla ? — Oui, oui, elle l’a fait ! » Greving Dystra était presque hors de lui. Il tirait la manche de son frère. « Nous l’avons vue, n’est-ce pas, mon frère ? » Hesto jeta un regard myope à la prisonnière. « Celle que nous avons vue avait de longs cheveux roux », dit-il, incertain. L’un des gardes fit un pas en avant. « Puis-je parler, mon seigneur ? » demanda-t-il à Rui Finco. Le sire de Forent hocha la tête. « Alors que je faisais ma ronde avec Nuno Gastin, là… » – il indiquait un autre garde – « … nous sommes allés à la tente du clan Tomberoc pour un interrogatoire de routine, dit-il. Ils semblaient bizarrement pressés de se débarrasser de nous, et j’ai remarqué que la fille de la famille avait eu les cheveux taillés de la façon la plus barbare. Elle a dit que c’était à cause des étés chauds d’Eyra… » Il rougit. « … mais on m’a assuré depuis que les îles du nord n’ont en général pas ce genre de climat. Je croyais, mon seigneur, qu’elle avait peut-être plaisanté avec moi. Je vois maintenant mon erreur. — Mais elle n’est pas rousse, insista le vieux Hesto Dystra. Mes yeux sont peut-être mauvais, mais je vois encore les couleurs. » Ignorant la protestation du roi d’Eyra, Rui Finco monta sur la plateforme. « Baisse la tête », dit-il brutalement à Katla. En réponse, elle lui adressa un regard foudroyant. Elle ne se soumettrait pas à un tel ordre. Elle releva plutôt la tête avec un regard de défi à la foule. « J’ai escaladé le Roc », dit-elle. Elle se concentra sur les vieux Dystra. « C’est moi que vous avez vue, la première fois, ajouta-t-elle presque avec bonté. — La première fois ? » Rui Finco la regardait fixement, abasourdi. « Oh oui, dit Katla. Je viens juste de l’escalader de nouveau. » Le vacarme commença avec des murmures, puis s’amplifia en discussions enragées. On se mit à parler très fort pour couvrir le bruit. Certains se mirent à crier. Au milieu de la clameur, une voix eyraine hurla : « Ce n’est pas un sacrilège, c’est le Roc de Sur ! », tandis qu’un Istrien glapissait : « Elle a profané le nom de notre Déesse, elle doit être jetée au bûcher ! » Cette dernière voix s’élevait tout près de Tanto et elle lui semblait familière. Il jeta un coup d’œil et vit qu’il se trouvait à quelques pas seulement de Sire Tycho Issian. Les yeux du noble étaient exorbités de ferveur, sa main s’agitait férocement dans les airs. Près de lui se tenait le grand homme pâle que Tanto avait remarqué auparavant. Au contraire du sire de Cantara, son visage n’indiquait aucune émotion. Rui Finco se tourna vers Ravn Asharson. « Il semble, mon seigneur, dit-il avec aisance, que cette affaire n’est désormais plus entre vos mains. Tant que cela concernait un crime ordinaire commis en terrain neutre, nous pouvions soumettre le cas à un jugement eyrain, mais cette profanation du Roc de Falla est tout autre chose, je le crains. — Mais c’est notre Roc, déclara le roi Ravn. Et tout ce qu’elle a fait, c’est de l’escalader. — C’est le Castel de Sur, confirma le duc de Sudœil, dans la salle. Il en a toujours été ainsi. » Le sire de Forent éclata de rire. Il se retourna pour foudroyer du regard le noble eyrain. « Vieillard », dit-il, et ses yeux semblaient d’obsidienne, « les temps changent. Nous pouvons partager avec vous la plaine de Tombelune. Mais le Roc de Falla nous a été cédé par votre ancien roi, le roi Ashar Stenson, le Loup de la Nuit, le Seigneur de l’Ombre, père du roi Ravn ici présent, en retour pour, comment dire… une faveur. Ou peut-être devrais-je dire notre silence quant à une certaine affaire embarrassante. » Il adressa un regard froid au roi, qui le soutint sans broncher. « On dit que le sang finit toujours par parler, mon seigneur », lui déclara-t-il si bas que nul autre que Katla ne put l’entendre. Les yeux de Ravn se plissèrent. Il leva le menton d’un air obstiné. « Je ne sais de quoi vous parlez, mon seigneur, siffla-t-il, mais je n’aime pas votre ton. » Rui Finco haussa les épaules. « Comme il vous plaira. Peut-être en discuterons-nous plus tard, en des lieux plus… intimes. » Il éleva la voix. « En attendant, vous devez abandonner cette fille, je pense, à la loi istrienne. Elle a admis son sacrilège, et vous pouvez voir la blessure qu’elle a infligée à ce brave jeune homme. Cela doit bien vous suffire ? Nous ne désirons pas davantage de violence ici cette nuit. » Sa voix était empreinte d’une soyeuse menace. Ravn Asharson hésita. Il se retourna pour regarder l’endroit où la Rosa Eldi se tenait telle une statue. Leurs regards se croisèrent, et il se sentit de nouveau submergé par cette extraordinaire vague de chaleur – de la chaleur, et autre chose. Il se retourna. « Je ne suis pas encore convaincu de l’importance de son crime, dit-il avec lenteur. Et jusqu’à ce que je le sois, j’insiste au moins sur un partage de la procédure, les lois eyraines et les lois istriennes à égalité. » Rui Finco pencha la tête de côté, puis se tourna vers la foule. « Qu’en dites-vous, mes seigneurs du Conseil ? Accorderons-nous à cette femme un procès partagé ? — Je n’y ai pas d’objection », déclara Prionan. Les frères Dystra conférèrent brièvement. « Dans un esprit de bonne volonté en cette nuit d’Assemblée, nous en sommes d’accord avec Sire Prionan. — Non ! » Un cri outragé. Tycho Issian, sire de Cantara, s’était écarté du grand nomade et repoussait violemment les gens pour atteindre la plate-forme. « Vous ne le pouvez point ! » hurla-t-il. Il se hissa sur la plate-forme pour s’adresser à ses collègues istriens. « Mon sire de Forent, Rui, c’est ma fille qui a été enlevée, mon futur beau-fils qui a été si cruellement blessé en la défendant, mon esclave qui a été horriblement assassinée. Ne pensez-vous pas que j’ai mon mot à dire ? » Rui Finco hocha la tête : « Parlez, Tycho, et nous prononcerons ensuite notre jugement. » Tycho se retourna pour faire face à la foule. Il inspira profondément, sentit le temps ralentir. C’était sa chance, et il devait la saisir. Oh, Compatissante Falla, pria-t-il en silence, Falla, Dame du Feu, je vous implore de secourir votre abject adorateur. Aidez-moi à atteindre mon but et je vous offrirai des sacrifices tous les jours pour le restant de mon existence. Laissez-moi seulement me procurer l’étoile de mon ciel, l’amour de mes reins, la Rose du Monde, et vous aurez quantité de sang avant la fin de ce jour. Sa seule chance d’arracher la Rosa Eldi au roi du nord, c’était la confusion. La violence et la confusion. Il devait jouer avec le plus grand doigté de cette situation qui lui avait été offerte. Qu’importait si sa fille avait été enlevée ? S’il pouvait susciter chez les Istriens assez de vertueuse furie, il n’aurait pas à payer la dot de toute façon, car savait-on qui pouvait succomber dans le feu du combat ? Ses yeux glissèrent de nouveau du côté de Ravn Asharson, qui se tenait là comme le roi inutile et empaillé qu’il était, puis alla au grand et pâle marchand de cartes, dont le visage était tourné vers les silhouettes de la plate-forme comme une fleur vers le soleil. Il ne ressentait pour eux tous rien que du mépris. Joue d’abord la carte personnelle, lui souffla sa voix intérieure. Gagne la foule et ensuite conclus avec ton argument majeur… La voix brisée, comme sous le choc, il croassa en istrien : « Ma fille, ma bien-aimée Sélène. Vous n’auriez jamais pu désirer une enfant plus belle, plus aimante, plus pieuse. Elle est venue avec moi à la Foire, cet événement merveilleux, le cœur plein d’espoir. Elle espérait des noces, mes amis, elle espérait se dédier à Falla au service d’un époux. Comme toute vierge pure, c’était son rêve. Elle devait être unie demain à l’homme que je lui avais choisi, un jeune homme issu d’une belle et respectable famille. Je n’avais jamais été aussi heureux, mes seigneurs, mes dames… » – il leva une main vers la foule – « … que lorsqu’elle a ouvert le paquet que je lui avais apporté, pour y trouver sa robe de mariée. » Une femme éclata en sanglots. Tycho essuya ses yeux secs, tout en continuant à fixer la foule. « Ce devait être le plus beau moment de ma vie, et de la vie de ma bien-aimée Sélène, que de me tenir près de l’Autel avec elle, demain, pour l’unir au jeune Tanto Vingo. Mais ce bonheur nous a été cruellement arraché par cette… créature… » – il désigna Katla, qui le regardait, les yeux plissés, sans rien comprendre à cette diatribe en langue étrangère – « … et ses complices, sans doute dans le but de souiller son corps de vierge, de violer une des servantes même de la Déesse ! Et dans leur tentative, ils ont assassiné la fille qui lui était la plus chère au monde, une petite esclave qu’elle avait élevée depuis son enfance, l’enfant d’une tribu des collines frappée par une épidémie, et que nous avions secourue… » Un mensonge éhonté, mais il pouvait sentir la foule de plus en plus convaincue par sa ferveur. « … et ils ont blessé ce brave jeune homme, membre d’une honnête et noble famille d’Istria, les Vingo, que vous connaissez tous. Un jeune homme qui, au mépris de sa propre vie, a essayé de tenir tête à leurs actes barbares ! » Tanto leva une main modeste pour admettre son héroïsme. « Ce n’était rien, mon seigneur », réussit-il à dire avec un pâle sourire. Il commençait à se sentir vraiment sur le point de s’évanouir. « Pour la vertu de Dame Sélène, je le ferais encore. » Il s’assit et posa avec précaution les pieds sur le sol. Il marcherait jusqu’au sire de Cantara, il lui prendrait la main, il lui ferait allégeance. Quand ils retrouveraient sa fiancée, comment Tycho pourrait-il la lui refuser, dot ou pas ? Il avait du mal à placer ses pieds comme il le voulait, on aurait dit des poids de plomb, froids et insensibles. En s’appuyant aux rebords de la litière, il réussit à se redresser. Aussi peu coopératives que les membres d’une marionnette dont on aurait coupé les fils, ses jambes cédèrent aussitôt sous lui, et il s’effondra dans un grand désordre d’étoffe. « Un héros ! » s’écria un homme vêtu d’un somptueux costume noir. « Un véritable héros istrien ! — Un héros ? » Ce mot-là, Katla le connaissait en istrien. Elle connaissait aussi l’homme qui se trouvait par terre. « C’était le fils Vingo », avait dit la jeune Istrienne. Mais ce n’était pas Saro Vingo. Dans toute cette panique et cette furie, elle avait oublié le révoltant frère de celui-ci. Elle éleva la voix pour couvrir la clameur et s’adressa dans l’Ancienne Langue à la foule. « Entendez mon récit ! » s’écria-t-elle, l’introduction traditionnelle des conteurs d’histoires. « Cet homme n’est pas un héros, c’est un violeur et un meurtrier ! J’ai trouvé la femme dont vous parlez, Sélène Issian, nue et ensanglantée alors que je m’éloignais de l’Assemblée, dans ma propre fuite vers la liberté. Elle m’a dit qu’elle avait poignardé l’homme, ce Tanto Vingo, quand il a tué sa servante et l’a attaquée. Ensuite, elle a rampé pour aller chercher de l’aide… » – elle devrait être en sécurité à présent, et Erno aussi, se dit Katla – « … et mon ami et moi nous l’avons secourue. Elle doit être loin maintenant, loin de l’homme qui l’a violentée, loin du père qui essayait de la marier contre son gré. — Silence ! » Tycho Issian se retourna contre elle. « Insatisfaite de tes actes monstrueux, tu portes des allégations révoltantes contre ceux qui l’aimaient le plus ! N’y a-t-il pas de bornes à ta malveillance ? N’as-tu point de vergogne ? » Derrière lui, il pouvait sentir changer l’humeur de la foule, les Eyrains défendant la prisonnière, les Istriens l’attaquant. Il adressa un sourire froid à Katla. Elle le contempla, glacée jusqu’à l’os. C’était comme plonger son regard dans les yeux d’une vipère. Malgré toutes ses proclamations de chagrin et de cœur brisé, il n’y avait pas d’émotion dans ces yeux, seulement une volonté froide et calculatrice. Il se retourna. « Ne voyez-vous pas ? » en appela-t-il en haut-istrien, « Mes seigneurs du Conseil, mes dames de l’Empire, vous qui êtes la fleur des terres australes, les représentants de ce qui est le plus précieux dans la sainte contrée de Falla, ne voyez-vous pas la haine qui nous environne ? Ces Nordiques sont des barbares qui, même après avoir commis les actes les plus horribles, protesteront de leur innocence, qui mentiront à la face de la Déesse elle-même. Ils n’ont point d’honneur. Ils n’ont point de foi. Tout ce qu’ils veulent, c’est nous nuire et nous détruire de toutes les façons possibles. Vous pouvez penser que les actes commis par cette femme et sa bande de brigands ne concernent que moi. Et en vérité, j’ai subi de lourdes pertes. Une fille, que j’aime de toute mon âme, a disparu. .. » – il comptait sur ses doigts – « … ma chère servante, une seconde fille pour moi, a été horriblement assassinée. Mon ami… » – il désignait Tanto Vingo – « … a été affreusement blessé pour les défendre. Je ressens tout cela jusqu’au tréfonds de mon âme, et vous le devriez aussi, car ces assauts ne sont pas seulement dirigés contre moi et les miens, mais contre l’Istria. » Il fit une pause pour laisser ces paroles tomber dans le silence comme des pierres dans un puits, tout en regardant les vagues qui s’en propageaient dans toute l’Assemblée. « Les gens du nord, femmes et hommes, ont des manières révoltantes et des habitudes viles. Tous des assassins, des voleurs d’enfants et des sacrilèges. Ils haïssent le sud depuis cinq cents ans, le haïssent et l’envient. Combien de guerres avons-nous menées contre ce seul ennemi ? Plus de douze. Et chaque fois la Déesse nous a souri en nous permettant de les repousser plus loin de nos rivages féconds, loin du cœur de nos terres de feu et de pureté, dans les profondes mers nordiques et les étendues rocailleuses auxquelles ils appartiennent à juste titre, avec leur religion barbare, leur dieu monstrueux, leur façon de consommer baleines et chevaux et autres pratiques répugnantes. Il y a deux dizaines d’années, le Roc a été sanctifié au nom de la Déesse. Oint de sang, purifié par le feu, il a été dédié à la Compatissante Falla, qui sauve les âmes. Mais qu’avons-nous vu à cette Foire, sinon irrespect et sacrilège ? La prisonnière ici présente, avec l’insouciance qu’on peut attendre de ses origines impies, a profané le Roc de la Déesse, non pas une fois, mais deux – tel est le mépris où cette Eyraine typique de sa race tient nos croyances les plus sacrées. Non contente de le faire, elle a détruit un lieu saint, un autel édifié par des mains aimantes afin d’honorer une femme brave et respectable. » Il s’inclina en direction du Cygne de Jétra et de ses grands-parents aux cheveux gris. « Profanation commise contre les hommes et les femmes de notre Empire. Violation de la Déesse elle-même. Sacrilège. » « Sacrilège… », murmurèrent les Istriens dans la foule. « Profanation… » Le sire de Cantara prit un air contemplatif et se mit à arpenter la plateforme, et tous les yeux étaient fixés sur lui. Il abaissa son regard sur le duc de Céra et Sire Sestran, tous deux des hommes déçus. « Et à quoi avons-nous assisté cette nuit ? » Il chercha dans la foule comme en espérant une réponse. On était suspendu à ses lèvres, avide d’entendre la prochaine phrase accablante. « Non seulement avons-nous constaté qu’ils ne respectent pas notre foi, mais ils n’ont que mépris pour la générosité et le sacrifice de nos plus nobles familles. » Il se retourna vers le roi Ravn. « Nombreux parmi nous sont ceux pour qui c’est un trop grand sacrifice que d’accorder nos plus belles, nos meilleures enfants, à un barbare, et nous pouvons nous réjouir du fait qu’une telle oblation se soit avérée inutile devant le choix insensé et insultant de cet homme. » Il y eut des cris de « Honte ! », « C’est la vérité même de Falla ! », et « Barbare ! » Tycho attendit que le murmure atteigne un crescendo puis s’éteigne. « Il a choisi cette femme-ci, contre la main tendue de la paix, contre les offres de richesses partagées, contre des contrats de mariage avec la fleur de notre contrée, des offres présentées par nos plus grands seigneurs, des hommes qui verraient leurs précieuses filles emportées dans des terres étrangères pour y souffrir une vie de tourment, plutôt que de garder ces beaux présents de Falla enfermés dans notre propre trésor. Qui plus est, pour ajouter l’insulte à la blessure, cette femme qu’il préfère aux plus belles d’Istria, c’est une femme qui peut être vendue et achetée, une créature de morale douteuse, qui est venue à l’Assemblée sans y avoir été invitée, depuis les chariots des Vagabonds ! » La foule des Istriens se mit à rugir, quoique personne ne se souciât de se demander comment au juste le sire de Cantara pouvait détenir une telle information. Les Eyrains, cependant, incapables de comprendre les sifflements enragés du sire du sud, commençaient à s’impatienter. Rui Finco fronça les sourcils. Il n’était pas convaincu que l’affaire fût aussi claire que la présentait Tycho Issian, mais cette passion anti-eyraine pouvait encore être utilisée à bon escient. En agitant les bras, il demanda le silence. « Merci, mon seigneur de Cantara, pour votre discours éloquent et passionné. » Il se tourna vers le roi Ravn. « Tycho Issian a dit son mot, et ses arguments ont été des plus… persuasifs. Le Conseil istrien a le sentiment que si l’on ne voit pas justice faite en ce qui concerne cette femme, il y aura des incidents fâcheux. Qu’en dites-vous ? » Ravn avait l’air agacé. « Je n’ai pas compris un mot sur cinq de ce que criait cet abruti, mais à mon avis, il essaye de fomenter des troubles. Cependant, si vous me confiez cette fille, je peux promettre qu’elle sera punie de façon appropriée, pour avoir blessé ce jeune homme, à tout le moins. Car je ne suis pas encore persuadé à mon entière satisfaction de sa culpabilité en ce qui concerne le reste. — Et quelle forme prendra son châtiment si nous la confions à la justice eyraine ? — Pour la blessure, sa famille paiera le prix du sang à la famille du blessé. » Rui Finco sourit. « Je crains que cela ne soit tout à fait insuffisant, mon seigneur roi. — Que voulez-vous de plus ? — Laissez-moi consulter mes collègues. » Il conféra brièvement avec Prionan et les Dystra, puis se retourna vers la plate-forme. Dans l’Ancienne Langue, il déclara : « Il ne fait aucun doute que des actes révoltants ont été commis cette nuit. Ce qui n’est pas en doute, cependant, c’est que cette femme a reconnu avoir posé le pied sur un sol sacré pour l’Empire, une terre cédée au Sud par le traité qui a conclu la dernière guerre. Et elle ne l’a pas fait une seule fois par ignorance. Elle l’a fait une deuxième fois, en sachant pleinement qu’il s’agissait d’un défi. Et pour cela, mon seigneur roi, je demanderai que vous acceptiez le bûcher. — Le bûcher ? » Ravn parut choqué. « Ce n’est pas la coutume en Eyra. » Sire Finco lui offrait un visage placide. « La violence de cette femme a été dirigée contre l’Istria, et non contre l’Eyra. Nous voulons une purification par le feu, afin de détruire le souvenir de cette horrible nuit. Je crois que, si vous consultez les statuts de la Foire, vous constaterez que cette décision y est tout à fait conforme. » Aran Aranson saisit le bras du duc de Shepsey. « Egg, dis-moi ce qui se passe ? Quelqu’un dit ici qu’ils veulent brûler ma fille. — Ils en ont peut-être l’intention, répliqua Egg Forstson, mais ils ne le feront point. » Sudœil avait le visage empourpré d’une alarmante et sombre nuance écarlate. Il s’écria d’une voix forte, en eyrain : « Les nobles de l’Empire disent qu’ils la brûleront ! » Un rugissement de défi s’éleva des Eyrains dans la foule. Des Istriens commencèrent à se rassembler en groupes serrés. « Bâtards d’Istriens ! » s’écria quelqu’un. « Assassins de barbares ! » répliqua une voix istrienne. Des bagarres éclatèrent dans toute l’Assemblée. Ravn observa la foule furibonde. Des visages empourprés par le vin. Des poignards étincelant dans la lueur des bougies. Une foule chaotique, prête à se diviser et à s’entredéchirer. Était-ce ainsi que son règne devait commencer, à sa première Foire, à son Assemblée ? Il fut soudain submergé par le désir de voir mettre un terme à tout cela afin de pouvoir reposer nu et en paix dans son pavillon avec sa nouvelle épouse. Après tout, ils ne voulaient qu’une fille. Plutôt cela qu’une guerre. « Attendez, Eyrains ! » s’écria-t-il. Ses gens se calmèrent, mais non les Istriens. « Brûlez-la ! » hurlait-on dans la langue de l’Empire et dans l’Ancienne Langue. Aran Aranson sauta sur la plate-forme. Sans une pensée pour le protocole royal, il étreignit les bras du roi : « Sire, c’est de la folie ! Ils disent qu’ils vont brûler ma fille pour avoir escaladé un rocher ! » Le roi contempla la silhouette agenouillée. L’homme avait des larmes dans les yeux. Il se sentit dégoûté. Aucun bon Eyrain ne devait verser des pleurs. Le souvenir lui revint brusquement, alors qu’il mettait un nom sur le visage de son vis-à-vis, et une violente hostilité se fit jour en lui. « Lâchez-moi ! — Sauvez ma fille, mon seigneur, je vous en implore… — Aran Aranson, maître de Tomberoc, vous êtes venu me demander un navire. — Oui, Sire. — J’ai sollicité votre avis, je crois. » Aran fronça les sourcils. « Je… je ne me souviens pas, sire. » Ravn Asharson se tourna vers les nobles istriens. « Prenez la fille et brûlez-la », dit-il avec dureté dans l’Ancienne Langue. En eyrain, il lança plus bas : « Je dois aller m’occuper de mon épouse troll. » 16. Le feu sacré Les hostilités éclatèrent sur-le-champ et avec une violence explosive, comme si chacun en avait seulement attendu l’occasion en entretenant des pensées meurtrières sous un mince masque de civilité. Ce furent d’abord des cas isolés dans la foule, coups de poing, coups de pied. Puis lorsque quelques Istriens se mirent à démolir les tréteaux, massues et bâtons entrèrent bientôt en action. Ensuite, ce furent poignards et coutelleries diverses. Un homme passa en titubant près d’un groupe d’Istriennes, un épluchoir dans l’œil, et des femmes coururent en hurlant vers la sortie. Cinq cents personnes prises de panique essayèrent soudain de fuir la tente. Les femmes de l’Empire trébuchèrent, gênées par leurs robes volumineuses, tombèrent et se firent piétiner par la vague suivante. Le canevas de la tente se gonflait et claquait là où les cordes extérieures s’étaient défaites à cause des tractions imposées à la fabrique. Les mâts vacillaient et menaçaient de s’abattre. Des torches furent renversées. Le canevas s’enflamma bientôt et une fumée noire et suffocante commença à s’étendre sur l’Assemblée. On toussait, on suffoquait, on se frayait un chemin à coups de griffes, à l’aveuglette, vers la circonférence de la tente. Les invités chanceux réussirent à sortir dans l’air de la nuit en rampant sous le canevas devenu lâche. Une bande d’Eyrains menés par Halli Aranson luttait à contre-courant de la marée humaine, à quelques pieds de l’endroit où Katla se tenait sur la plate-forme, encerclée par les officiels de la Foire aux épées dégainées. En voyant les Eyrains foncer sur eux, le capitaine des gardes délégua quatre hommes pour les contenir – ils avaient les seules armes dignes de ce nom dans la tente –, tandis que de sa propre épée de bon acier de Forent il taillait une nouvelle sortie dans le pavillon. Sa troupe et lui firent ainsi promptement retraite avec leur prisonnière. En hurlant comme un démon, Tor Leeson sauta sur la plate-forme et repoussa un groupe de nobles istriens épouvantés pour se jeter à leur poursuite à travers le canevas déchiré. De son énorme gourdin, il frappa de plein fouet le dernier garde de la file. L’infortuné tomba avec un cri qui s’interrompit dans un bruit mat et Tor reparut dans le pavillon en brandissant une épée istrienne, la folie du combat dans le regard. « Avec moi, les gars ! » s’écria-t-il, et les Eyrains poussèrent une grande acclamation. Aran saisit le bras de Halli. « Je vais chercher autant d’armes que je peux en porter, lui cria-t-il par-dessus le vacarme. Reste avec Tor et surveille Fent. » De son cadet, il n’y avait nulle trace, car dès que la bataille avait commencé, Fent s’y était lancé comme un bâtard dans un combat de chiens. Halli leva un poing pour signifier son assentiment, se précipita derrière son cousin par le trou de la tente et disparut dans la nuit. Au milieu du chaos, Fent Aranson quitta des yeux l’homme qu’il venait d’assommer avec un morceau de bois et vit trois Istriennes en sabatkas noirs qui rejetaient leurs robes, révélant ainsi qu’elles étaient des hommes à l’allure coriace en équipement de combat. Intrigué, il rentra la tête dans les épaules et fendit la foule à grands coups d’épaule dans leur direction. À une trentaine de pieds, il constata qu’il en connaissait un, Joz Pattes-d’Ours, le barbu, un mercenaire originaire d’une ferme aux environs de Cap-à-la-Baleine ; l’homme vendait ses services au plus offrant depuis la fin de la dernière guerre. Il avait pris le goût du combat, disait-on, être fermier n’y arrivant pas à la cheville, et il était mercenaire depuis. Mais pourquoi un groupe de mercenaires se déguiseraient en Istriennes à l’Assemblée, Fent ne parvenait pas à l’imaginer. Néanmoins, lui dit son esprit enfiévré, peu importait le motif de cette bizarre occurrence, c’étaient des Eyrains de naissance, ils avaient des épées, et c’était en cet instant tout ce qui importait. De fait, songea-t-il en plissant les yeux dans la fumée, l’épée que Joz venait de dégainer semblait remarquablement familière. Il se rapprocha pour mieux voir. La lueur des chandelles illumina le Loup des Steppes pris dans les replis du Dragon de Wen… l’une des épées de Katla, et de ses plus belles. « Joz ! s’écria Fent, Joz Pattes-d’Ours ! » L’homme grisonnant se retourna pour examiner la foule, mais le chaos était trop total pour y voir quoi que ce fût. Pressant ses compagnons, il chargea en direction de la plate-forme. Un moment plus tard, en escaladant dos et blessés, Fent les suivit. * * * Assis sur la palissade de l’enclos aux animaux, Saro Vingo observait les volutes de lourde fumée noire qui s’élevaient de l’autre côté du champ de foire. Il avait erré sans but pendant plus d’une heure, d’abord plein d’une fureur qui s’était depuis colorée de confusion et de doute. Il lui serait difficile de revenir dans sa famille après ce qu’il avait fait, ce qu’il avait dit. Dans le feu de la passion, de sa haine généralisée de Tanto, de son oncle à cause de la vision qu’il lui avait donnée de sa mère, et de son père à cause de sa préférence aveugle pour Tanto, il avait vraiment voulu une fois pour toutes quitter sa famille, son goût du lucre et son absence de principes. Mais il était incertain, à présent. Et d’abord, où irait-il ? Sa première pensée avait été pour Katla Aransen, ce visage aigu de faucon, ces fortes mains, et comme leur contact l’avait fait frissonner. Mais l’Eyra lui était trop étrangère. Il ne parlait aucun des rudes langages des Nordiques, ne possédait aucun talent qui lui permettrait de survivre parmi un peuple aussi dur et belliqueux. Vagabonder avec les nomades, en regardant passer le monde depuis un chariot, en traversant les cols, les larges plaines fluviales, les forêts de pins et les hauts plateaux, c’était tentant, certes, mais quel nomade l’accueillerait dans sa caravane, lui, le fils d’un noble istrien, membre d’une race qui persécutait les Vagabonds depuis des âges, le frère de l’homme qui avait abattu le grand-père de Guaya avec une si froide désinvolture ? Guaya elle-même n’avait pas voulu lui adresser la parole. Il était encore à mijoter ainsi dans son indécision lorsqu’il vit la fumée s’élever à l’est. Il commença à traverser de nouveau le champ de foire, d’abord intrigué, puis saisi d’une étrange impulsion. Décidant qu’il serait plus rapide de suivre le rivage que de serpenter entre les tentes, il descendit la pente en courant jusqu’à l’espace dégagé, puis il infléchit sa course vers le quartier istrien et le grand pavillon. Illuminé par la lune éclatante, un long canot du nord traversait le ressac écumeux à environ une centaine de pieds du rivage. Un homme de haute taille le poussait à travers les bas-fonds, barbe et chevelure argentées par la lune, tandis qu’à la proue se tenait assise une femme vêtue d’une robe rouge sombre. Saro les observa avec intensité, en proie à un horrible soupçon. Katla Aransen avait porté une robe très semblable la dernière fois qu’il l’avait vue. Et l’homme était sûrement celui qui était venu à son étal, celui à qui elle avait souri si chaleureusement… Saro sentit son cœur lui remonter dans la gorge comme s’il venait de tomber dans un précipice. Le moment où il avait vu Katla pour la première fois, au sommet du Roc, dans la pâle lueur de l’aube, venait dessiner un arc parfait en rejoignant cet instant de son départ, de sa perte. Elle était partie, et avec ce même grand Nordique qu’il avait vu à l’étal. Même alors, songea-t-il avec amertume, même alors je le savais. Il avait oublié la fumée. Il tourna le dos à l’image qui lui avait causé cette souffrance soudaine et inattendue. En écrasant sous ses pas la pierre ponce noire, il retourna au quartier istrien, prêt à affronter le courroux collectif de sa famille. * * * Mam tira sa dague des replis de sa ridicule robe verte, fendit le vil vêtement du col à la taille et le laissa retomber d’un haussement d’épaules, telle une mante religieuse se débarrassant de sa carapace. Dessous se trouvait son bouclier plus naturel de cuir et de cotte de mailles, son épée favorite attachée à une cuisse, ses poignards de jet à l’autre. Elle eut un large sourire. Un bon incendie contribuait toujours agréablement à la confusion. Elle avait essayé de créer le maximum de fumée et le minimum de dommages, mais le canevas était aussi sec que du parchemin après quatre jours à rôtir sous le soleil, et il s’était enflammé avec plus d’enthousiasme qu’elle ne l’avait prévu. De toute façon, elle voyait ces choses avec une robuste philosophie. Le plupart de ces gens étaient venus à l’Assemblée pour leur propre avancement, de gras marchands pour conclure de grasses affaires, des nobles gras pour essayer de vendre leurs grasses filles, tous pour essayer de s’accaparer ceci ou cela. Elle avait peu de sympathie pour eux. Depuis l’âge de onze ans, elle vivait grâce à son intelligence, rendue orpheline par la guerre et les raids. Son oncle Garstan l’avait hébergée pour un temps, mais elle en avait vite compris la raison et il ne lui avait pas fallu beaucoup de réflexions approfondies pour décider qu’une existence passée à dormir au froid et le ventre creux dans une haie ou un fossé valait mieux qu’une existence passée sous un toit bien chaud avec un vieux cochon lubrique. En excellentes vipères qu’ils étaient, Joz, Tête-de-Nœud et Doc se débarrassèrent de leurs peaux istriennes pour regarder leur chef. Elle donna à Gueule-de-Chien le signal, et il s’élança aussitôt pour se hisser sur la plate-forme. Passorage et Sudœil s’affairaient à pousser le Roi et sa femme blafarde par la déchirure du canevas, tandis qu’Egg Forstson rassemblait un autre groupe d’Eyrains, hommes et femmes, incluant le gros constructeur de navires et sa fille aux cheveux clairs. Alors que les autres chargeaient à travers la foule confuse, Mam donna un ordre rapide dans le langage gestuel qu’ils avaient mis au point pour l’utiliser dans le fracas des batailles, et Tête-de-Nœud partit à la course sur la gauche pour rejoindre Gueule-de-Chien qui sautait en cet instant précis à travers le trou de la tente, comme un terrier bien dressé saute à travers un cerceau enflammé. Mam sourit. Sa troupe était la meilleure, exactement comme l’avait dit ce bâtard de noble istrien. Elle attendit que Joz et Doc l’eussent rejointe puis bondit sur la plate-forme et suivit le groupe du Roi dans l’obscurité. Elle pouvait voir l’éclat lumineux de la robe de la nomade, un phare dans la pénombre. Très aimable de sa part. Ils les rattrapèrent en quelques secondes. « Laissez-nous vous assister, Sire », lança Mam. Le Roi se retourna avec lenteur : « Qui est là ? — Nous devrions vous emmener, avec votre épouse », enchaîna Mam, ignorant la question. Sudœil s’interposa entre elle et le Roi. « Des mercenaires, Sire, dit-il. Continuez avec votre dame, Bran et moi allons nous en occuper… » Dans la lueur magique de la lune, Ravn vit son loyal et vieux conseiller s’affaisser sur les genoux, les yeux exorbités sous le choc. Du sang se mit à ruisseler de sa bouche. Puis il s’écroula à terre. Avec un bruit de métal grinçant sur l’os et les cartilages, Mam arracha sa lame des côtes du vieillard. Elle adressa au Roi une courbette polie. « Permettez-moi, Sire. » Elle alla se placer à la droite de Ravn en enjambant le cadavre de Sudœil, prit le Roi par le bras. Doc essuya sa lame sur sa jambe. « Belle nuit pour ça, hein, Sire ? » Joz saisit la Rose du Monde et la jeta sur son épaule comme un sac de grain. « Nous allons vous escorter vers un lieu où vous serez plus en sécurité, mon seigneur », sourit Mam avec une férocité lupine. Douze ans plus tôt, il lui avait fallu des semaines pour effiler ses dents en pointe, mais elle ne l’avait jamais regretté. Avoir été jolie ne lui avait apporté que des misères dans son enfance, mais des dents de loup vous sortaient de toutes sortes de situations difficiles. Elle avait souvent songé à rendre visite à l’oncle Garstan, mais le simple fait de savoir qu’elle le pouvait suffisait à la satisfaire. Clignant des yeux, plongé dans la plus grande confusion, et toujours sous le charme de la Rosa Eldi, le roi Ravn Asharson, l’Étalon du Nord, la suivit comme un agneau. Rui Finco leva des yeux surpris lorsque Mam poussa de l’épaule la porte de son pavillon en conduisant devant elle le roi du nord. Il bondit de sa couche avec tant de vivacité que l’esclave en train de lui ôter ses bottes se trouva catapulté contre les genoux de Mam. « Dehors ! » siffla-t-il au garçon. « Va quérir Sire Varyx. » Mam remarqua avec un certain plaisir que les atours du suave seigneur n’étaient pas dans un état des plus parfaits : une manche de coûteuse dentelle galienne effilochée et calcinée, des traînées noires sur la tunique bleu pâle. « Nous vous avons apporté le paquet, sourit-elle. — Vous n’étiez pas censés l’amener ici ! — Et comment donc nous assurer d’être payé de ce qui nous est encore dû dans tout ce chaos ? » Le roi Ravn Asharson regardait autour de lui comme un somnambule soudain éveillé de sa transe. « Pourquoi m’avoir amené ici ? demanda-t-il. Où est Sudœil ? — Le duc est occupé ailleurs de manière impérative, je le crains, dit jovialement Mam. Nous vous avons donc plutôt amené à ce bon gentilhomme. » Le sire de Forent fit signe au roi de prendre un siège. Alors que Joz apparaissait dans l’entrée avec la Rosa Eldi toujours sur l’épaule, il ordonna d’un ton tranchant : « Reste dehors, toi, avec la putain nomade. J’ai besoin que le Roi ait l’esprit bien clair. » Mam hocha la tête. Joz cligna de l’œil. « C’en est une rare, cette femme-là, Ravn, je peux pas dire que je désapprouve. » Et sa silhouette de sept pieds de haut disparut du pavillon. Dès qu’il sut avoir toute l’attention du Roi, Sire Rui Finco alla chercher dans un tiroir de la table une petite boîte marquetée qu’il plaça sur la table entre le Roi et lui. « Ouvrez-la », dit-il. En fronçant les sourcils, Ravn la prit. Il l’examina pendant quelques instants avant de trouver le mécanisme secret. Une partie de la boîte s’ouvrit brusquement et il regarda à l’intérieur. Le sire de Forent poussa un candélabre sur la table. « Au cas où vous auriez besoin d’un peu plus de lumière », dit-il d’un air secourable. Ravn referma la boîte. Son visage paraissait tendu. « Où avez-vous obtenu ceci ? » Rui Finco sourit. « Disons… une relation familiale ? » Il observait Ravn avec intensité. De l’autre côté du pavillon, Mam observait l’échange entre les deux nobles avec un intérêt croissant. Vus de profil, remarquait-elle pour la première fois, ils se ressemblaient un peu, même si le sire de Forent avait quelques années de plus que le roi du nord. Et leur réputation était similaire. Rui Finco n’avait point d’épouse, mais on disait qu’il avait engendré une centaine d’enfants, qu’avec un peu de temps il aurait créé lui-même sa propre armée. Les yeux plissés, Mam regarda Ravn Asharson envisager possibilités et conséquences, et l’inquiétude s’amasser autour de lui comme un nuage d’orage. « Qui d’autre est au courant ? » Le sire de Forent baissa la voix. « Je suis si heureux de ne pas avoir à raconter en détail toute cette malheureuse histoire, dit-il. Une époque bien déplaisante… Voyons. Votre père, bien entendu, Falla ait son âme. Et mon père aussi. Malgré sa fierté, il a emporté ce secret dans sa tombe. Pas avant de faire rôtir plusieurs centaines de faiseurs de magie nomades, cependant… — Qui d’autre ? — Un petit groupe de mes pairs en qui j’ai toute confiance. — Espèce de bâtard ! Rui Finco éclata de rire. « Un intéressant choix de termes ! » Il reprit après une pause : « Et, bien sûr, votre noble mère. Je suis sûr que si vous lui posez la question à votre retour elle sera ravie de tout vous raconter. Un tel fardeau à porter pendant, quoi, vingt-trois ans ? Difficile pour elle d’être aussi stérile que le Quartier des Os et de devoir accepter l’enfant d’une autre comme le sien. La discrétion est une chose merveilleuse chez une femme », ajouta-t-il en élevant la voix pour le bénéfice du chef des mercenaires. « Et je vais vous payer pour la vôtre, Madame, très bientôt. Mais d’abord le roi Ravn doit signer un certain document. » Il déroula un parchemin, l’examina un moment, puis baissa de nouveau la voix. « Je crois que le contrôle de vos navires et la moitié du butin que vous rapporterez par le Passage du Corbeau est un juste prix en échange de mon silence, n’est-ce pas, mon seigneur Roi ? Mais je serais curieux de voir les répercussions en Eyra si votre véritable lignée devait être révélée. » Il se caressa pensivement le menton. « J’ai entendu dire que les lignées des royaumes du nord sont fort vantées et que des querelles ont anéanti des familles entières pour la plus infime rumeur de bâtardise. Comme ce serait fascinant de regarder toutes les sanglantes querelles qui s’ensuivraient certainement si nos nobles devaient découvrir que la reine Auda n’est pas, en fait, votre mère ! » Ravn avait visiblement pâli, puis le sang lui monta d’un seul coup à la tête, deux taches sur les pommettes. « Mon père m’a tout dit avant de mourir, mais qui d’autre le croirait ? » Il jeta le parchemin par terre. « Vous savez que je ne signerai jamais ceci. » Ses yeux avaient retrouvé leur éclat. Le sourire du sire de Forent s’élargit. « Si vous ne le faites pas, je me contenterai de vous faire embrocher sur place par la bonne dame qui se trouve ici, et je ferai jeter votre cadavre à un endroit soigneusement choisi pour être compromettant… » Il y eut un brouhaha à l’extérieur de la tente, suivi par un glapissement d’outrage très féminin. Un moment plus tard, une femme aux longs cheveux ébouriffés entra en trébuchant dans la pièce, si vivement qu’on devait l’y avoir poussée. La lumière des bougies illumina une face ronde et rougeaude, ainsi qu’une chevelure dorée où se distinguait encore une légère teinte de vert. « Ah, oui, la jolie dame Jenna », dit Rui Finco avec désinvolture. Il se leva pour lui adresser une profonde révérence. « Soyez la bienvenue, ma chère. » Il observa avec amusement la confusion de Ravn. « Jenna va effectuer une visite prolongée à Forent, où elle sera mon invitée, dit-il en souriant. Afin d’assurer la coopération de son brave père, même si, Falla le sait, je lui ai déjà payé une somme plus que décente. — Je n’irai pas ! s’écria Jenna, furieuse. — Faites-la taire », dit Finco à Mam. Celle-ci adressa à Jenna un grimaçant sourire à trous. « C’est toi qui choisis, ma chère. Tu fermes ta boîte ou je serai forcée de te la fermer. » Jenna recula. « Brave petite. » Le sire de Forent revint au roi du nord. « Et maintenant, alors, mon seigneur, ce document… » Il prit plume et encrier dans le tiroir. « Et si nous échouons à trouver le passage vers l’Extrême-Occident ? » Rui Finco haussa les épaules. « Nous devrons trouver un autre arrangement. » Un esclave apparut à l’entrée. « Mon seigneur Varyx, Messire », annonça-t-il, et le mince seigneur istrien, après être entré, parcourut la pièce du regard et éclata de rire. « Excellent, Rui. Nous allons être aussi riches que Rahay ! » Une inclinaison de tête à l’adresse de Ravn : « Roi Ravn, je suis tout à fait honoré. Ravi de voir que vous avez si raisonnablement accepté notre plan. Vous servirai-je de témoin ? » Il se pencha au-dessus de la table pour examiner le parchemin. Ravn Asharson toisa le noble istrien des pieds à la tête, avec un visage de pierre. Puis il sourit, inclina à son tour la tête à l’adresse de Varyx. Et il écarta le document. Juste au moment où Varyx allait froncer les sourcils, un soudain ouragan de mouvements se déchaîna. La table se renversa, l’encrier fut projeté dans les airs et une pointe d’épée étincelante était apparue sous le menton de Rui Finco. La main de Ravn se trouvait sur le pommeau de ladite épée. Sire Varyx regarda fixement son fourreau vide, d’un air hébété. « Par les tétons de Falla ! » s’exclama-t-il. Sans quitter des yeux le sire de Forent, Ravn saisit la boîte marquetée de sa main libre et la glissa dans sa tunique. « Fais quelque chose, femme », glapit Rui Finco à l’endroit du chef des mercenaires, tout son sang-froid envolé. « Je te paierai un bonus ! — Je double ce qu’il vous doit », sourit Ravn à Mam. Elle éclata de rire : « Triplez-le ! » Les yeux de Ravn étincelaient. « L’un des meilleurs bateaux de Finn Larson, contra-t-il, et assez pour vous payer un équipage. Parole de roi. » Mam eut un sourire torve : « D’accord ! — Quand nous en aurons fini ici, ramenez la fille à son père », ordonna Ravn. À Jenna, il déclara avec bonté : « Vous direz à votre père que je suis au courant de ses ententes traîtresses avec notre vieil ennemi, mais qu’il y en aura désormais une autre à la place. » Jenna, toute troublée et la langue nouée en présence de son idole, se contenta de hocher la tête en prenant une teinte des plus écarlates. Aux seigneurs istriens, Ravn adressa un salut. « Eh bien, messires », dit-il, en appuyant davantage la pointe de l’épée contre la gorge de Rui Finco, un mince filet sanglant glissa le long de la lame. « Du bon acier de Forent, fit-il d’un air pensif. Il serait des plus ironiques que vous rencontriez ainsi votre fin. Mais je ne veux pas être traité de parenticide. » Il abaissa l’épée, la jeta avec dextérité au chef des mercenaires et, après avoir sauté par-dessus la table, il traversa la tente pour rejoindre la sortie, en remarquant avec une certaine satisfaction comment l’encre répandue avait complètement gâché la belle cape de soie de Sire Varyx. « Surveillez-les pendant dix minutes, dit-il à Mam, assez longtemps pour que j’emmène ma fiancée saine et sauve jusqu’à mes navires. » Mam fit passer la lame de Forent dans sa main gauche, dégaina de l’autre sa propre épée et considéra les seigneurs istriens avec jubilation. « Très bien, dit-elle. Lequel de vous en premier ? » * * * Dans la nuit froide, Fent Aranson courait rapidement et en silence entre les tentes. En suivant les mercenaires jusqu’au pavillon du seigneur istrien, il avait entendu une conversation qui n’avait pas été destinée à des oreilles eyraines. Il était bouleversé. Finn Larson, traître à sa patrie, cela lui faisait bouillir le sang. Ce n’était pas seulement que le constructeur de bateaux avait vendu ses meilleurs ouvrages à l’Empire istrien : ce faisant, il vendait tout avantage que le nord avait jamais pu avoir sur son ancien ennemi – sa maîtrise des océans, et les moyens d’explorer ceux-ci. Le Passage du Corbeau, songeait Fent avec fureur, c’était cela leur but, à ces bâtards avides. Le Passage du Corbeau, ce merveilleux, ce mystérieux passage vers le fameux Extrême-Occident. Le Passage du Corbeau, qui hantait les rêves de tout marin d’Eyra au sang vigoureux. Comment Finn Larson pouvait-il les trahir ainsi ? Fent avait au poing la meilleure épée de Katla. Il en avait utilisé le pommeau. Il avait maintenant l’intention d’en utiliser la lame. * * * Lorsque Ravn quitta le pavillon du sire de Forent, il trouva Doc qui se tenait la tête à deux mains en marchant de long en large comme dans un brouillard de confusion. Joz Pattes-d’Ours gisait à terre, du sang à la tempe. Mais la Rosa Eldi avait disparu. * * * L’incendie déchaîné menaçait de tout consumer sur son passage. « Nous devons quitter ces lieux ! » s’exclama Virelai. Il tirait de façon pressante la manche de Sire Tycho. L’Assemblée était passée des festivités à une émeute apparemment instantanée d’une façon qu’il ne pouvait comprendre. Une telle violence, un tel chaos ! La tête lui tournait. Il se rappelait la bagarre qui avait balayé les étals des nomades, avec pour conséquence la mort du pauvre vieil Hiron, mais ce n’était rien qu’une empoignade en comparaison de ce sauvage tumulte. Et la fumée ! Ses yeux larmoyaient tellement qu’il pouvait à peine distinguer l’expression du noble istrien alors qu’il le suppliait. « Si nous sortons de là, plaida-t-il désespérément, je peux vous la ramener. » À ces paroles, Tycho Issian agrippa Virelai par le bras et le traîna à travers la foule. « Oui, tu vas le faire, dit-il sombrement, par la Déesse, tu vas le faire, ou je t’embrocherai moi-même. » Il se passait trop de choses sur la plate-forme devant eux. Traînant toujours Virelai dans son sillage, Tycho chercha une autre sortie. « Par là ! » Il jeta un regard derrière lui pour être sûr que le marchand de cartes l’avait entendu et constata qu’une crête de flammes avait couru jusqu’au sommet du mât central et dansait à présent parmi les cordes qui assuraient la cohésion du pavillon tout entier. « Dépêche-toi ! » Tycho écarta brutalement une fille qui pleurait en réclamant son père, écrasa avec fermeté un homme tombé devant lui et qui toussait faiblement, et continua inexorablement son chemin. Virelai s’arrêta pour attendre que l’homme tombé se fût remis sur ses pieds, mais la poigne insistante de Tycho l’entraîna malgré lui. Trébuchant sur les corps, la bouche ouverte sur un cri silencieux, il comprit qu’il n’avait d’autre choix que de le suivre. Près de la sortie, la pile de corps et de ceux qui s’efforçaient de l’escalader était plus massive. Totalement dépourvu de merci, le sire de Cantara saisit son poignard de cérémonie et le plongea dans les reins d’une femme qui essayait en vain de traverser l’obstacle devant lui : « Hors… de… mon… chemin ! », chaque pause étant ponctuée d’un coup de poignard. Celui-ci avait été conçu pour être purement décoratif, avec une petite lame loin de couper comme un rasoir, mais dans les mains désespérées de Tycho Issian, elle était aussi meurtrière qu’une lame de combat. La femme, sans même un gémissement, glissa à terre. Un homme prit la lame dans la gorge alors qu’il se retournait pour protester. Un jet de sang brûlant éclaboussa le visage de Virelai. Il essaya de hurler, mais ses poumons étaient si pleins de fumée qu’il n’en fut pas capable. « Grimpe, malédiction ! » lui hurlait le seigneur du sud. « Monte là-dessus ! » Il piétina la morte, tira Virelai par un bras, puis d’un coup d’épaule le propulsa sur la pile. Virelai se sentit tomber vers le haut, puis, plus vite, vers le bas. Un air frais baigna sa peau, puis il sentit le sol dur sous son dos, et tout d’un coup il était dehors dans la nuit, et les bruits comme les odeurs horribles de l’endroit où il s’était trouvé auparavant semblaient assez loin pour appartenir à un autre monde. Quand il comprit qu’il était encore vivant et relativement peu endommagé, il rouvrit les yeux et vit les étoiles lointaines qui scintillaient au-dessus de lui. Les voix, d’abord fortes lorsqu’il avait touché le sol, reculèrent enfin, comme apaisées en même temps que le battement de son cœur. Il resta là un moment, ouvrant et fermant la bouche tel un poisson échoué. Puis une douleur aiguë lui traversa les côtes. « Debout, maudit sois-tu ! » Le noble istrien recula son pied, et Virelai regarda celui-ci s’en venir vers lui comme si le temps avait ralenti, n’en comprenant pas le but avant d’en être frappé de nouveau, moment auquel il poussa un glapissement et se releva en hâte. Le temps pour lui d’être debout et Tycho Issian brandissait le petit couteau sous son nez. Du sang luisait sur la pointe. « Je t’ai sauvé la vie, misérable étron, et je ne sais pas bien pourquoi, compte tenu du fait que tu as essayé de me duper en me faisant acheter quelque chose qu’il ne t’appartenait de toute évidence pas de vendre, et je suis rien moins que convaincu de ta soi-disant capacité à récupérer cette femme. » Il fit un pas vers Virelai, la lame tremblant de rage. « Mon seigneur… » Virelai était vraiment effrayé, à présent. Il commençait à regretter d’avoir jamais quitté Sanctuaire. Malgré tous ses défauts, le Maître ne l’avait jamais aussi mal traité. Il s’efforça d’être cohérent. « Je peux faire de la magie ! » rappela-t-il à son ravisseur. « J’étais le disciple d’un grand mage, de qui j’ai appris bien des mystères. » C’était quelque peu exagéré, certes, mais aussi longtemps qu’il aurait la chatte ce serait presque la vérité. « Je peux retrouver la trace de la Rosa Eldi et la ramener à moi par sortilège. » Tycho eut un rire méprisant. « Comme tu viens de le faire ? — Mon seigneur, c’était une telle confusion, je ne pouvais me concentrer. Ramenez-moi seulement à mon chariot, quelque part où règne le calme. — Et ma fille ? » Virelai fronça les sourcils. Sa fille. Qu’est-ce que la fille de Tycho avait à faire avec lui ? « Peux-tu la ramener aussi ? » Elle avait été capturée par les autres, se rappela-t-il comme à travers de la brume. « Je… je peux essayer, mon seigneur. — Si tu peux me les ramener toutes les deux, Sire Magicien », dit l’Istrien avec un venimeux sarcasme, « j’épargnerai ta vie. » Virelai respira convulsivement en essayant de se concentrer sur le problème. La coupe de divination, de l’eau. Il pourrait au moins découvrir où se trouvait la fille. Quant à la Rosa Eldi… « Vous devez me permettre d’aller chercher… certains objets dans mon chariot, dit-il. Alors, je ferai ce que je peux. » Des groupes armés écumaient le champ de foire comme des meutes de chiens de chasse. Tycho Issian et Virelai passèrent près d’une bataille rangée entre des Eyrains et des jeunes du sud, mais dans l’obscurité, il était difficile de dire qui l’emportait. Plus loin dans le quartier des Nordiques, c’était le chaos. On courait, on criait, il y avait partout de la fumée et des flammes. « Elle n’est pas ici ! » dit une voix en istrien. « Ni là », lança une autre. « Brûlez les tentes que vous avez déjà fouillées ! » Un grand jeune homme aux cheveux sombres, vêtu d’orange, tourna un coin en dérapant, torche au poing, bientôt rejoint par un autre. Tycho pensa les reconnaître. Puis des Eyraines arrivèrent en courant, armées d’ustensiles de cuisine. L’une d’elles assomma le deuxième garçon avec un chaudron de fer qu’elle faisait tournoyer au bout de sa chaîne comme une masse d’armes ; une autre tenait une énorme louche. L’un des jeunes Istriens s’écroula, la tête fendue, l’autre jeta sa torche et prit ses jambes à son cou. Plus loin, Tycho et Virelai furent contraints de plonger sur le côté pour éviter une troupe de chevaux qui passait dans un bruit de tonnerre avec des hennissements de terreur. Après le quartier eyrain, ils arrivèrent à la partie de la Foire attribuée aux nomades. Il y faisait plus calme, plus sombre aussi. Virelai jeta un regard autour de lui. Plus de la moitié des chariots avaient disparu, et au loin il pouvait tout juste distinguer la queue de la caravane de véhicules et d’animaux qui serpentait entre les collines au pied des Skarns. On avait jeté des marchandises dans sa hâte de partir : de la poterie avait été abandonnée, des étoffes piétinées par des yékas, un théâtre de marionnettes et sa toile de fond dépeignant les fameuses cavernes d’or gisaient à l’abandon, disloqués, près d’une carriole renversée. Virelai l’observa, la tête inclinée de côté, avec un curieux petit sourire. « Ne tarde pas, imbécile », gronda Tycho en lui donnant une bourrade dans le dos. Le chariot qu’il avait partagé ces derniers mois avec la Rosa Eldi et le familier du Maître se tenait dans un espace dégagé là où il avait auparavant été bloqué de tous côtés, et ses yékas avaient disparu. En lui quelque chose mourut brusquement. Non qu’il eût formulé des plans spécifiques pour échapper au seigneur du sud, mais sans ses bêtes cette option même lui était désormais interdite. Du moins n’avait-on pas touché au chariot, car la porte était encore verrouillée comme il l’avait laissée. « Je vais vous demander de rester ici, messire, dit-il à Tycho, pendant que je prends ce dont j’ai besoin. » Le sire de Cantara acquiesça avec impatience. Virelai entrebâilla légèrement la porte pour se glisser à l’intérieur en la refermant prestement derrière lui. Il faisait noir, et il sentit les yeux de la chatte sur lui avant même de la voir. Un mouvement sur la banquette trahit sa position. Il regarda la silhouette qui bougeait, puis aperçut la lueur verte de son regard méfiant. « Allons, Bëte », dit-il doucement, mais avec déjà une amorce de désespoir, « gentille Bëte, viens avec Virelai qui ne te fera pas de mal. » Il ramassa la cage de roseaux tressés qu’il avait fabriquée pour la créature bien des mois auparavant, quand ils avaient enfin touché terre, et la disposa prudemment sur la couche ; il en ouvrit le rabat. « Bëte, ma petite colombe, mon petit pigeon, ma jolie… » La chatte ronronna et, avec une certaine surprise, il se rendit compte qu’il avait utilisé la voix du Maître. Bëte se leva de l’endroit où elle avait été couchée, étirant d’abord ses pattes postérieures, puis ses pattes antérieures, et, avec une perversité toute féline, alla s’asseoir à l’intérieur de la cage. Elle jeta un regard plein d’espoir à Virelai, puis se mit à se nettoyer la face. Virelai la regarda fixement comme s’il ne pouvait croire en sa bonne fortune puis, se rappelant ce qu’il était venu faire, il referma promptement le loquet de la cage. Il rassembla méthodiquement dans le chariot ses possessions les plus indispensables – ses herbes, incluant le contenant de bromure –, et ce même s’il n’avait guère espoir de jamais revoir la Rose du Monde. Il prit les petits grimoires qu’il avait rédigés pour lui-même, les quelques sortilèges qu’il avait sauvés des efforts destructeurs du Maître, un poignard bien tranchant dont il soupçonnait qu’il pourrait lui servir. Il ignora l’or et les cartes, sans valeur. Mais il réussit à récupérer la coupe de divination et quelques vêtements. Il s’immobilisa. Drapé sur le dossier de l’unique chaise se trouvait un morceau de soie. Il le ramassa et y enfouit son visage, s’en caressant la peau tout en aspirant profondément. Il pouvait la sentir. Il pouvait la sentir. On cogna à la porte. « Dépêche-toi, marchand de cartes… » Tenant d’une main la cage de la chatte et ses possessions en paquet sous l’autre bras, il se fraya un chemin jusqu’à la porte étroite et émergea dans la nuit. « Mon seigneur », dit-il à Tycho Issian, sa confiance lui revenant davantage à chaque instant. « Je suis prêt. » * * * En traînant les pieds, Saro gravit la pente menant au Roc. Il allait bifurquer à l’ouest vers la résidence des Vingo lorsqu’il aperçut du coin de l’œil un mouvement rapide sur le rivage. Il se retourna pour regarder en direction de l’Assemblée. Une énorme bête à multiples pattes s’écartait des flammes et de la fumée provoquées par un feu de joie qui devait avoir mal tourné. Il pouvait entendre des cris, colère ou célébration, il ne pouvait le dire à cette distance. Il regarda la créature se diriger rapidement vers l’est, jusqu’à ce qu’il pût y distinguer des détails : une troupe de géants, semblait-il, encerclant une silhouette plus petite, et suivie par une longue file de mortels ordinaires. Il plissa les yeux. Les géants, plus proches, se révélèrent être des officiels de la Foire, avec leurs bizarres casques surmontés d’un panache de crin, et parmi eux, un mince jeune homme aux cheveux noirs, attaché par des cordes. Saro se détourna. De toute évidence, le vin avait coulé à flots et quelqu’un s’était mal comporté. Dommage que ce ne soit pas Tanto, songea-t-il avec férocité, et il continua son chemin vers le sommet de la colline. Il fut surpris de trouver le pavillon familial encore tout illuminé, avec des esclaves qui couraient partout comme saisis de panique. Saro se redressa en serrant les dents et entra à grands pas dans la tente. L’oncle Fabel était assis au sol sur les coussins, la tête entre les mains. Il leva les yeux et son visage s’illumina. « Saro, les cieux soient loués… — J’avais pensé que je ne serais pas le bienvenu… », commença Saro, mais son oncle bondit sur ses pieds pour courir dans la chambre adjacente. « Favio, Favio ! Saro est revenu sain et sauf. » Il y eut un bref échange de voix et Favio Vingo entra dans la salle principale, le visage hagard, les yeux éteints. Il la traversa vivement pour étreindre son fils cadet. Il y avait des traînées de larmes sur ses joues. Alarmé, Saro se dégagea : « Qu’est-il arrivé ? — C’est ton frère… » Favio pouvait à peine parler tant il était ému. « On pense qu’il va mourir… — Mourir ? Tanto ? » Saro était abasourdi. La dernière fois qu’il avait vu son frère, la seule mort évoquée avait été la sienne. « Mourir de quoi ? » Mais son père sanglotait pour de bon à présent. Un moment plus tard, un homme corpulent émergea de la chambre d’où Favio venait de sortir, en se frottant les mains avec nervosité. « J’ai fait tout mon possible pour lui, messire. L’épanchement de sang est tout à fait arrêté et la blessure est refermée pour l’instant. S’il se réveille, vous feriez bien de l’attacher, au cas où la cautérisation ne tiendrait pas. Mais j’ai grand peur que, s’il survit, votre fils n’engendrera point d’enfants… » Les épaules de Favio étaient agitées de soubresauts. Saro contemplait le chirurgien, incrédule. « N’engendrera pas d’enfants » ? « la cautérisation » ? C’était comme s’éveiller dans le rêve insensé de quelqu’un d’autre. Cependant, Fabel avait accompagné l’autre hors de la tente, en lui donnant une bourse d’argent. « Je reviendrai demain à la première heure », dit le chirurgien tout illuminé, en serrant la bourse contre lui. « Je dois répondre à tant d’appels, dans tout ce tumulte. Je vous souhaite la grâce de la Déesse. » Sur ce, il s’éloigna ; la rapidité de sa retraite manifestait clairement son soulagement d’avoir quitté les lieux avant que le patient n’expirât. « Que s’est-il passé ? répéta Saro. — Mon garçon, commença Favio. Mon brave, brave garçon… — Sélène Issian a apparemment été attaquée par des ruffians d’Eyra désireux de la violenter, se hâta de dire Fabel. Tanto a entendu le vacarme et s’est précipité pour empêcher cette malfaisance. Ils avaient alors déjà tué la petite esclave et s’en prenaient à la dame elle-même. Il les a combattus de son mieux, mais il a subi une horrible blessure. » Sa voix devint un murmure. « On a trouvé la chemise de Dame Sélène déchirée en deux et elle-même avait disparu. » Quelque chose semblait improbable à Saro dans ce résumé, mais il n’arrivait pas à comprendre pourquoi il se sentait si dépourvu de charité en ces terribles circonstances. « A-t-on capturé ces gens ? » demanda-t-il plutôt. « Ah, dit Fabel. On a capturé la fille qui se trouvait avec eux. — La fille ? » L’idée d’une bande de violeurs accompagnés d’une femme intensifia son malaise. « Une fille mal dégrossie des îles du nord. Elle a aussi escaladé le Roc de Falla, cette putain. » Le sang de Saro se glaça. « Et elle est toujours prisonnière ? » s’enquit-il en songeant à la silhouette aperçue dans la barque. « On va la jeter sur-le-champ au bûcher », dit Fabel avec une grimace de dégoût. « Je me disais que je devrais y aller pour me montrer, tu sais, une présence des Vingo, compte tenu de l’état du pauvre Tanto, mais je n’ai jamais pu supporter de voir cela. Une mort horrible, flammes de Falla ou non. » Saro revit alors la silhouette d’épouvantail qui s’était tenue au milieu des gardes. C’était Katla Aransen, il le savait désormais. Et la femme dans la barque ? Mais il n’avait pas de temps pour de telles énigmes. Le visage sombre, il traversa la pièce à grands pas pour se rendre dans sa chambre et en sortir un instant plus tard, sa propre épée en main. Puis, sans un mot à son oncle abasourdi ni à son père en larmes, il disparut derrière le rabat de la tente et se mit à courir comme s’il pouvait sentir sur sa nuque le souffle brûlant du grand félin de Falla. * * * « Mère, mère ! » Alisha Alouette-du-Ciel tambourinait sur les étoiles et la lune qui ornaient la porte de la vieille vendeuse d’amulettes. « Mère, nous devons partir maintenant, avant que l’émeute n’arrive ici. Nous n’avons pas le temps, il faut nous dépêcher ! » Pas de réponse. Elle pressa un œil contre la fente des charnières et fut récompensée par la vision de lueurs vagues à l’intérieur du chariot. « Mère ! s’écria-t-elle, je sais que vous êtes là ! » Un instant plus tard, la porte s’entrebâilla et un rayon de lune étincela dans de petits yeux sombres. Puis une main crochue comme une serre surgit, attrapa Alisha par le col et l’attira à l’intérieur. La porte claqua derrière elle. « Chut », fit Fézack Chante-Étoile en posant un doigt sur les lèvres de sa fille. « Tu vas perturber le cristal. » Dans la pénombre du chariot, le gros morceau de roc lançait des étincelles scintillantes. Alisha n’y avait jamais vu le plus petit reflet sans l’encouragement d’un contact humain auparavant, mais personne ne le touchait en cet instant. « La magie est revenue », murmura la vieille femme en croisant étroitement les bras comme pour contenir ce merveilleux secret. « Elle est vraiment, vraiment revenue, enfin. — Mère, quand nous avons regardé dans le cristal hier, tout ce que nous avons vu, c’était la mort et la haine, et les brasiers, les bûchers… — Quelque chose est différent. Quelque chose a modifié le dessin. — Laisse-moi voir. » Alisha s’installa sur le plancher et, avec une profonde inspiration, elle entoura le cristal de ses mains. Des motifs de lumières multicolores jouèrent sur son visage et inondèrent le chariot pour illuminer ici un miroir d’étain poli, là un pichet bleu, des touffes de plumes et des paquets de coquillages suspendus au plafond, des petits pots en rangs serrés. Des ombres s’étiraient en dansant sur le plancher, sur la robe rapiécée de la vieille femme, son front chauve et luisant, ses anneaux et le chignon au sommet de son crâne. À l’intérieur du cristal, des petites silhouettes couraient sauvagement en brandissant torches et épées, bouches béantes sur des cris silencieux. Il y avait des batailles entre les tentes, Eyrains contre Istriens, Istriens contre Eyrains, par groupes de trois ou quatre et en bandes plus nombreuses aux contours plus flous là où l’espace le permettait. Alisha vit un grand homme aux cheveux clairs qui se battait avec deux gardes en cape bleue ; auprès de lui, épaule contre épaule, un homme à la barbe noire brandissait une hache de dimensions réduites, mais meurtrière. Un jeune homme vêtu de cuir sale était attaché à un poteau hâtivement dressé. Des esclaves istriens couraient avec des brassées de bois brisé pour alimenter le brasier. Plus loin sur le rivage, ils réduisaient en pièces un canot nordique. Un autre bateau gisait disloqué sur la rive, avec ses membrures blanchies par la lueur de la lune, comme la carcasse d’une grande créature marine. Un jeune homme à la peau sombre courait comme si sa vie en dépendait, les yeux pleins de désespoir, l’épée haute, et se précipitait d’une bataille à l’autre, en restant à la circonférence du combat et en essayant de voir par-dessus les têtes, pénétrant dans des pavillons en flammes, comme s’il avait perdu quelque chose. Dans la direction opposée, elle fouilla sans répit les ténèbres et finit par trouver Virelai, surveillé par un homme aux yeux cruels qui tenait une dague courbe enduite de sang. Virelai regardait dans une coupe d’eau qu’il tenait fermement d’une main, tandis que de l’autre il agrippait le cou d’un chat noir. Elle le contempla, incrédule. La magie utilisant des familiers était interdite depuis des siècles, mais Virelai était là à pratiquer cet art ancien et abandonné, l’homme avec qui elle avait été étendue à peine quelques heures plus tôt, qui l’avait tenue avec douceur en la laissant se frotter jusqu’à l’orgasme sur ses doigts, sans jamais se plaindre une seule fois de son propre manque de plaisir. « As-tu vu ? demanda Fézack. As-tu vu ce qui a dérangé le dessin ? » Alisha secoua la tête, repoussant l’intrusion inopportune. Après un moment, elle retrouva assez ses esprits pour répondre à sa mère : « J’ai seulement vu ce que j’ai vu hier, ni plus ni moins. » La vieille femme eut un claquement de dents irrité. « Je ne t’ai pas instruite aussi bien que je le pensais », dit-elle en écartant sa fille. « Laisse-moi te montrer… » Après s’être accroupie, elle saisit brutalement le roc. Les mêmes scènes de carnage et de cruauté se bousculèrent dans les facettes du cristal et enfin, par la pure force de sa volonté, semblait-il, Fézack trouva ce qu’elle cherchait. « Ici ! siffla-t-elle. Regarde, là ! » Elle secouait frénétiquement la tête. Alisha tendit le cou pour voir et plaça ses mains en travers de celles de sa mère. Au centre de la scène, il se passait quelque chose d’étrange. Elle plissa les yeux en changeant d’angle, au cas où ce qu’elle voyait aurait été généré par la disposition des facettes. Mais non, quelque chose bougeait dans la foule, une chose qui n’avait ni forme ni aura, à laquelle la lune ne prêtait pas d’ombre, et pourtant on s’en écartait comme instinctivement. Le cristal en signalait la progression par des motifs d’énergie dansante, des ondulations brisées de lumière qui se défaisaient comme une vague à son passage. « Qu’est-ce que c’est, Mère ? » demanda-t-elle, enfin frappée de révérence. « Je l’ignore, dit lentement la vieille femme. Mais si cela peut se protéger de l’œil du cristal, cela possède davantage de pouvoir que n’importe quoi de naturel devrait en posséder. » * * * « Aaaaaah ! » Virelai s’écarta de la coupe de divination comme s’il s’était brûlé, et la chatte miaula piteusement comme sa main lui étreignait plus fort la gorge. « Quoi, demanda Tycho Issian, qu’as-tu vu ? » Virelai frotta ses yeux, rouges et enflammés. « Votre fille est toujours vivante, dans une barque avec un homme du nord. » Tycho poussa un abominable juron. « Et la Rosa Eldi ? » Virelai baissa la tête. « Je pense l’avoir vue dans la foule autour du bûcher, mais… je ne peux en être certain. » Comment dire à ce meurtrier que lorsqu’il l’avait vue, elle avait repoussé son regard, s’était enveloppée d’ombre et avait délibérément disparu de sa vision ? Que lorsqu’il l’avait de nouveau cherchée, il avait rencontré d’autres yeux qui cherchaient aussi ? Tycho agrippa violemment Virelai. La coupe se renversa sur la chatte, qui poussa un miaulement aigu de dégoût en essayant de se dégager de la main de Virelai, mais celui-ci la poussa vivement dans sa cage. Furieuse de ce traitement indigne, elle cracha en lançant des coups de patte, et réussit à lui déchirer les jointures de ses griffes coupantes comme des rasoirs. « Aïe, dit-il, la chatte… — Falla emporte cette maudite créature, gronda Tycho. Mène-moi à la Rosa Eldi. » À l’extérieur de la tente de Finn Larson, Fent trouva deux mercenaires assis sur des tabourets, l’épée en travers des genoux, un grand gaillard au visage cabossé et un nain, semblait-il, rond comme une pomme. Ils avaient l’air de s’ennuyer. En le voyant arriver, ils se levèrent d’un air un peu plus alerte. « Le constructeur est dans la tente ? » demanda Fent sans se trahir. Les mains lui démangeaient. Les mercenaires échangèrent un regard. « Qui demande à le savoir ? — Dites-lui que Fent Aranson est là, le frère de sa future épouse. » Le petit homme, avec un reniflement, fit un geste obscène. Le grand gaillard le repoussa dans la tente. « Pas de ça, Gueule-de-Chien. Surveille tes paroles. » L’instant d’après, Finn Larson émergea de la tente. Il avait des poches livides sous les yeux, l’air d’un homme mêlé à une situation qui lui avait échappé. En voyant Fent, il eut un sourire de soulagement. « Est-ce qu’on a cessé de se battre ? — Non », dit Fent à travers ses dents serrées. Voir le constructeur de bateaux sourire aussi stupidement était plus qu’il n’en pouvait supporter. « Comment avez-vous pu faire ça ? » s’écria-t-il. Des larmes lui piquaient les yeux. Il battit furieusement des paupières pour les chasser. Finn eut l’air alarmé. « Faire quoi, mon garçon ? Ton père m’a proposé cette affaire de façon honnête. — Vous savez que ce n’est pas ce que je veux dire ! Comment avez-vous pu donner aux Istriens la clé du Passage du Corbeau ? » Une brusque panique envahit le regard de Finn Larson. « Je ne la leur ai pas donnée, mon garçon », réussit-il enfin à dire. « Non, dit Fent, les yeux redevenus durs, vous la leur avez vendue. » Finn Larson eut l’air choqué, et bien plus encore lorsque la lame du Dragon de Wen l’embrocha. Fent retira son épée et s’écarta d’un pas agile, prêt à affronter les mercenaires. Larson contempla son ventre ouvert. « On dirait que j’ai bien mangé ces dernières années », dit-il, déconcerté. Puis ses genoux se dérobèrent sous lui et il tomba de tout son long sur le sol. « Mam ne va pas être trop contente de ça, hein, Tête-de-Nœud ? » dit le petit homme en faisant rouler le corps du pied. « Le garder en sécurité, elle avait dit. — Eh bien, oui, hein ? » Il y eut un hurlement et une silhouette passa près de Fent pour aller se jeter à genoux près du cadavre. « Père ! » s’écria Jenna Larsen. Fent commençait à se sentir mal à l’aise et ce n’était pas seulement à cause de l’épée qui lui piquait les reins. Il laissa tomber le Dragon de Wen à terre. La pression cessa. La femme qu’il avait vue se dévêtir à l’Assemblée apparut devant lui. « Par les sept enfers, pourquoi as-tu fait ça ? — Il trahissait l’Eyra », répliqua Fent avec raideur. Mam leva les yeux au ciel. « Oh, mais grandis donc ! Maintenant que tu as privé le Roi de son constructeur et moi d’un bateau… » Quelque chose n’allait pas. Il n’arrivait pas à démêler au service de qui étaient ces gens. « Mais il fabriquait des bateaux pour l’Istria… », commença-t-il à dire. « Nous vendons tous nos services au meilleur prix, que ce soit pour de l’argent ou pour n’importe quelle ridicule raison du genre loyauté au roi et au pays, soupira Mam. Moi, je préfère l’argent, et ce bateau était mon moyen d’en gagner plus qu’on ne peut imaginer. — Mon père a donné à Larson tout notre argent, dit Fent. Mais si tu m’aides à sauver ma sœur du bûcher, tu pourras l’avoir, grand bien te fasse. » Mam éclata de rire. « Maintenant que le vieux est mort, nous pouvons le prendre de toute façon. » Joz Pattes-d’Ours, avec une bosse de la taille d’un œuf de cane sur la tempe, apparut près de son chef. Il vit le Dragon de Wen à terre, se pencha pour ramasser l’épée et la soupesa. « J’aurais regretté de perdre cette lame, dit-il avec lenteur. C’est du beau travail. » Il la glissa dans son fourreau vide, puis releva les yeux. « Ça serait dommage de voir la petite brûler, Mam. Vraiment honteux, aucune bonne raison pour ça. — Vieux fou sentimental. » Mam lui donna une tape sur l’oreille, puis elle posa la main sur l’épaule de Jenna. « Sors le coffre de ton père et donne-le à Gueule-de-Chien. Gueule-de-Chien, tu fais en sorte qu’elle et l’argent soient bien en sécurité dans le bateau, oui ? » Le petit homme cligna de l’œil à l’adresse de Jenna en pleurs. « Ouais, chef, pas de problème. — Donne ton épée au gamin. — Mais… — Donne-la-lui. Tu sais que tu es meilleur au combat rapproché avec ton vilain petit poignard. » À regret, Gueule-de-Chien abandonna son épée à Fent. Celui-ci adressa un regard inquisiteur au chef des mercenaires, mais elle se contenta de lui retourner une mimique furibonde. « Tu as assez causé d’ennuis cette nuit, dit-elle. Veille à ne pas m’en causer davantage. Et maintenant, allons chercher ta sœur. » Katla trébuchait au milieu des gardes. Elle n’avait jamais imaginé comme il était difficile de marcher rapidement avec les mains liées et une hampe de lance qui vous poussait dans le dos. Aucun des gardes ne lui parlait ; maintenant qu’ils avaient quitté l’Assemblée, ils étaient revenus à leur istrien d’origine. À un moment donné, elle se surprit à se rappeler ce qu’avait dit son père après la visite alarmante des deux officiers à leur tente : comme il était étrange que les gardes de la Foire fussent uniquement des Istriens cette année. Depuis qu’on avait décidé de l’envoyer au bûcher, elle se surprenait sans cesse à penser à des choses dépourvues de rapport et d’importance. Était-ce ainsi lorsqu’on craignait pour sa vie ? Cela retirait-il de son tranchant à la panique, se remplir la tête de pensées absurdes avant que la mort ne vînt les emporter ? En l’occurrence, elle n’avait jamais beaucoup songé à sa mortalité. Elle avait frôlé la mort à plusieurs reprises en escaladant les falaises marines près de Tomberoc – un nom qui aurait dû l’obliger à réfléchir, si elle y avait seulement réfléchi. Lors d’une escalade particulièrement mémorable, une prise sur laquelle elle se hissait avait lâché dans une averse de terre et de cailloutis, qui lui avaient sifflé aux oreilles en lui frôlant le front. Elle n’avait pas eu le temps de penser à autre chose qu’à se tenir de l’autre main bien enfoncée dans une fissure, tandis que ses pieds se balançaient pour chercher un support, très haut au-dessus de la mer et de ses rocs déchiquetés. Et dès qu’elle avait retrouvé ses prises sur le rocher, elle avait grimpé à toute allure vers le sommet comme un lapin terrifié, l’esprit noyé dans un brouillard d’énergie, un réflexe. Ou encore, à la pêche avec Halli dans une tempête, à une demi-lieue du rivage, leur bateau s’était soudain retourné, les projetant dans l’eau glacée. Elle se rappelait les vagues grises qui se refermaient sur leur tête, la brûlure du sel dans sa gorge, son nez, ses yeux, et leur chance d’avoir eu le vieux Fosti Barbe-de-Chèvre et son fils en train de pêcher pas très loin. Le vieux Fosti… Des larmes lui montèrent aux yeux. Si elle n’avait pas insisté pour venir à la Foire en prenant sa place dans le Don de Fulmar, elle ne se serait pas trouvée dans la présente situation. C’était son propre entêtement qui l’y avait mise, et elle n’y pouvait apparemment rien. Au loin, elle pouvait distinguer des silhouettes qui se pressaient autour d’une structure sombre – une masse carrée, avec un mât ou quelque chose de ce genre sur le dessus. Elle s’interrogea un moment en pensant à des bateaux. Mais aucun bateau n’avait jamais été aussi encombrant. Ce fut avec un certain choc qu’elle comprit enfin : un bûcher, prêt pour les flammes. Le mât était un poteau qu’on avait enfoncé dans le sol, la masse carrée un grand monticule de bois entassé à sa base. Elle sentit son cœur se glacer. Elle avait entendu des histoires sur les bûchers istriens – comment les Istriens avaient jeté aux flammes des centaines de nomades accusés de sorcellerie et d’hérésie, les brûlant vivants pour que leurs âmes s’envolent vers leur Déesse du sud. Mais elle n’avait jamais pensé assister à une telle atrocité, et moins encore être la victime dont la peau rôtirait en se calcinant… « Katla ! » La voix familière vint interrompre ses réflexions morbides. Elle tourna vivement la tête. L’arrière-garde de la troupe semblait connaître quelque problème. « Continue à marcher, prisonnière ! » lui cria brutalement l’homme qui la suivait, en lui donnant un violent coup de hampe dans le dos. Ça suffit, malédiction ! pensa-t-elle. Elle fit semblant de trébucher, puis se jeta brusquement de côté en bousculant l’un des deux soldats de droite dans son compagnon. Les deux hommes titubèrent, et celui qui se trouvait à l’extérieur se tordit le pied dans le terrain difficile. Avec un cri, il s’écroula. D’où elle était, au sol, Katla put distinguer la tête blonde et familière qui s’en venait. Une épée brilla dans la lueur de la lune, puis disparut ; un homme poussa un grognement. Puis Tor Leeson apparut au sommet de la dune. Du sang couvrait le devant de sa tunique et ses bras, éclaboussait ses cheveux et sa barbe, mais un large sourire lui fendait la figure. Le deuxième garde l’attaqua aussitôt, mais Tor se contenta de rire, d’éviter la lame de Forent et d’assener un coup brutal avec sa propre large épée nordique. Le coup puissant fendit la tête de l’autre, et il s’écroula en gargouillant. « Tor… » Tor lui adressa son sourire le plus sauvage, puis se retourna avec agilité pour affronter son nouvel attaquant. Le garde rugit quelque chose d’inintelligible en istrien. « Ta mère doit avoir couché avec des boucs ! » répliqua Tor dans l’Ancienne Langue, avec un sourire poli. L’homme fronça les sourcils, essayant de comprendre les mots lourdement accentués, puis son visage s’assombrit de rage et il chargea le grand nordique. Tor feinta pour l’éviter, abattit son épée d’un coup vicieux qui siffla dans l’air. Il y eut le choc sourd de l’impact, quand la jambe de l’autre fut tranchée au genou, et une fontaine de sang éclaboussa les alentours. L’homme baissa les yeux, le front plissé, puis perdit l’équilibre. « C’est une bonne épée, Katla, hurla Tor. J’avais dit qu’elle trancherait aisément une jambe ! » Leurs yeux se croisèrent un instant, juste assez longtemps pour qu’elle vît dans ceux de Tor autre chose que la soif du sang et du carnage, puis deux autres gardes la remirent debout tandis que d’autres remplaçaient les blessés. Trois d’entre eux attaquèrent Tor, mais Halli apparut soudain au côté de celui-ci, dents étincelantes de blancheur dans son épaisse barbe noire. Il brandissait une hache. Katla reconnut la petite herminette qu’ils avaient apportée pour couper du bois, mais à son aspect celle-ci avait eu sa part de sang pendant la nuit. Les deux hommes échangèrent ce qui devait être une plaisanterie, car Katla vit la bouche de Halli s’ouvrir en ce qui ressemblait à un rugissement de rire, puis elle comprit son erreur. Tor s’effondra soudain en avant, la bouche pleine de sang. Son dos était transpercé d’une lance istrienne, profondément enfoncée. Katla vit une femme en cuirasse, avec des coquillages dans les cheveux, se débarrasser du propriétaire de la lance, puis un grand mercenaire courut vers Halli, mais même en se retournant pour suivre la progression de celui-ci, elle ne put en voir davantage, les gardes la poussaient trop fort, la faisant presque courir. Ce fut alors que Katla connut un véritable désespoir. Saro Vingo arriva à la course sur la rive, juste à temps pour voir le capitaine des gardes attacher solidement Katla au poteau. Au moins, constata-t-il, ils lui avaient laissé porter dignement son châle de soie colorée autour de la tête, mais cela semblait moins un geste de compassion que de dérision, car l’homme serrait les nœuds avec une jubilation sadique. Katla le regardait avec reproche, mais en refusant de laisser échapper un son. Saro sentit son cœur se gonfler d’amour à en éclater. Il détailla la scène. On se battait encore avec énergie autour du bûcher, à l’exception d’un petit coin, à droite, où brillait une lueur pâle et argentée. Saro regarda fixement celle-ci, et à ce moment, dans la bourse qui pendait sur sa poitrine, la pierre à cœur se mit à pulser. Il y posa la main, étonné, distrait au milieu de tout ce vacarme et de toute cette horreur, et la sentit battre sous ses doigts. Quand il la tira du sac de cuir, elle était devenue d’un rouge enflammé, mais en son centre une miette de l’or le plus pur scintillait comme un phare minuscule. Il referma sa main sur la pierre et s’émerveilla d’en trouver l’éclat si fort qu’il dessinait le contour de ses os à travers la chair de ses doigts. L’énergie de la pierre courait dans ses bras, pénétrait sa poitrine, sa tête. Il avait l’impression que la lumière devait jaillir de ses yeux comme des lanternes, mais nul ne semblait lui prêter attention. Sans quitter Katla du regard, il se fraya un chemin vers l’espace dégagé et fut surpris d’y voir une grande femme pâle. Elle se tenait là au milieu de la bataille qui se poursuivait sans relâche, et pourtant entourée d’un cercle d’environ trois pieds, qui ne se défaisait pas. Le regard de la femme n’était pas posé sur la fille attachée au poteau, cependant, mais sur la torche que le capitaine des gardes allait enfoncer dans le bois sec sous ses pieds. Une flamme rouge s’épanouit en bondissant. Saro vit s’élargir les yeux de Katla Aransen, qui les ferma ensuite de toutes ses forces. Son épée dans une main, la pierre à cœur serrée dans l’autre comme un talisman, il se dirigea d’un pas égal vers le bûcher. Un Istrien inconnu le bouscula, poursuivi par un Nordique à la barbe noire qui brandissait une petite hache. Une terreur pure et désespérée le consuma un instant, et il sentit ses propres pieds désireux de suivre l’Istrien. Puis le moment passa, et il se tenait dans le cercle dégagé autour de la femme pâle. Quand elle se tourna pour le regarder, il pensa que son cœur allait cesser de battre. Quelque chose dans ces yeux verts le pétrifia sur place, tandis qu’ils le pénétraient tels des fers chauffés à blanc. La femme sourit. Saro se sentit faire un pas dans sa direction. Dès qu’elle fut à même de le toucher, elle prit sa main gauche entre les siennes, La pierre devint aussitôt tellement chaude qu’elle lui brûla la paume et qu’il poussa un cri, mais l’étreinte de la femme ne fit que se resserrer. L’énergie qu’il avait sentie dans la pierre se fit mille fois plus puissante. Pénétrant sa paume d’un jet ardent, elle courut dans ses artères telle une horde hurlante dégringolant des montagnes pour anéantir son ennemi dans les plaines. Elle plongea dans ses muscles, un par un, jusqu’à leur tirer des cris d’agonie. Elle pénétra jusqu’à la moelle de ses os, et même alors, elle ne voulait pas le lâcher. Des images explosaient dans son esprit, des femmes dont la peau fondait en se détachant de leurs os, des hommes regardant fixement des mains calcinées. Des têtes de morts et des squelettes incandescents s’agitaient devant ses yeux. Enfin, la femme le lâcha. Comme une marionnette sur des bâtons, Saro se rendit compte qu’il s’éloignait de la femme pâle pour marcher dans les flammes. Un homme en cape, avec un grand casque empanaché lui cria quelque chose, mais Saro se contenta de tendre sa main gauche et d’en toucher le front du capitaine des gardes. Les yeux de l’homme, après s’être brièvement illuminés d’une lueur argentée, devinrent d’un noir sans fond, et il s’effondra mort aux pieds de Saro. Un Eyrain et un homme du sud, s’étreignant à bras-le-corps, se trouvèrent devant lui. L’un d’eux effleura la main gauche de Saro et, l’instant d’après, l’homme tombait sans vie au sol. Saro les regarda sans comprendre. Il glissa la pierre dans sa tunique, enjamba les deux corps comme dans un rêve, les yeux de nouveau fixés sur Katla. Les flammes avaient la taille d’un homme à présent, et crépitaient si fort qu’elles dominaient le fracas de la bataille. À travers les voiles de fumée, Saro vit les mains de la fille du nord se serrer convulsivement derrière son dos. La chaleur faisait fumer et bouillir le cuir de son justaucorps, et l’extrémité de ses bottes s’enflamma. « Katla Aransen ! » s’écria-t-il. Elle ouvrit alors les yeux, qui de gris dur devinrent presque violets dans la conflagration. Quand elle le vit s’approcher, l’épée haute, ils s’écarquillèrent d’incrédulité. Une profonde déception envahit Katla en cet instant, car, malgré l’attraction qu’elle avait sentie naître entre eux, c’était un Istrien après tout, son ennemi par le sang, et jusqu’à la moelle des os. « Eh bien, va », s’écria-t-elle d’une voix éraillée qui se brisait. « Embroche-moi sur place, je suis attachée comme un animal pour le sacrifice. Tue-moi au nom de ta Déesse ! Ce sera au moins plus rapide que le feu ! » Saro bondit sur le bûcher, sentit le bois enflammé qui s’éparpillait sous ses pieds pour aller rouler parmi les combattants. De si près, la fumée était épaisse et suffocante. Il pouvait à peine différencier corde et peau, mais il savait que le temps était précieux. En retenant son souffle, il abattit la lame istrienne. Par miracle, elle trancha bien proprement les cordes, laissant des bandes de chair pâle en relief dans la suie et la peau calcinée. Tout en tenant Katla par un bras afin de la garder debout, il se pencha pour trancher les liens qui lui retenaient mollets et chevilles, puis s’écarta, incertain de ce qu’il devait faire à présent. Dès que son soutien eut disparu, Katla vacilla et tomba tête la première dans les flammes. Le châle se déroula pour s’envoler d’elle comme des ailes de papillon. De l’autre côté du bûcher, Aran Aranson vit l’Istrien pénétrer dans les flammes, l’épée haute comme quelque héros vengeur, et chaque fibre de sa volonté pressa sa bonne épée eyraine de se transformer en arc. Ce garçon allait embrocher sa fille devant ses yeux et il ne pouvait apparemment rien faire pour l’empêcher. Des mots lui martelaient la cervelle comme des pigeons prisonniers. « Une étincelle d’espoir peut devenir un phare, disait Grand-Ma Rolfsen. N’abandonne jamais. » « Jamais ! » hurla Aran Aranson. Sans se soucier de ce qu’il frappait pour se frayer un chemin jusqu’à sa fille, il se lança à travers la presse. Il vit Katla tomber et où elle tombait, grâce au brusque éclat du châle qui se gonflait. Avec un hurlement de rage, il chargea dans les flammes, indifférent à la soudaine puanteur de cheveux brûlés qui l’envahissait. Il jeta son épée pour agripper le justaucorps de Katla et, avec une force née de la nécessité, il la souleva pour la jeter sur son épaule. La soie vint en flottant se poser sur lui comme une coiffe. Il l’arracha. En se retournant, il vit Saro Vingo en travers de son chemin. « Hors de mon chemin, bâtard d’Istrien ! » hurla-t-il, même si prendre son souffle lui déchirait la gorge. « Si jamais je te revois, je t’arracherai les poumons à travers les côtes et je t’enverrai à ta Chienne de déesse sur des ailes de sang ! » Puis, sautant dans la foule, il se mit à courir de toutes ses forces pour trouver un espace dégagé. Quelqu’un jeta un cri en pointant le doigt. Un homme près de lui laissa tomber son épée, les yeux écarquillés. Aran se retourna. Dans le bûcher incendié d’un blanc scintillant, chaque flamme était de l’argent ourlé d’or, et la fumée avait pris une étrange teinte verte. Les flammes qui un moment plus tôt bondissaient plus haut qu’un homme vacillaient en diminuant. Tandis que la fumée se dissipait, on commença à murmurer. Les armes s’abaissaient. Les ennemis s’écartaient les uns des autres. Tous les regards étaient maintenant tournés vers le bûcher. Des Istriens faisaient nerveusement des signes pour écarter les maléfices de la magie, tandis que les Eyrains regardaient d’un œil fixe, les sourcils froncés. Près du bûcher se tenait une femme vêtue d’une robe pâle, et les ors comme les verts du brasier presque éteint se reflétaient dans sa chevelure argentée. « La voilà, la Rosa Eldi ! » Sire Tycho la désignait frénétiquement du doigt à travers les restes du bûcher. « La Déesse soit louée, elle n’a pas été mise à mal. » Ce qu’il voulait dire, c’était que le roi nordique n’avait pas encore réussi à s’enfuir avec elle comme il l’avait craint, qu’elle était encore à portée de sa propre main. « Maintenant, fais ta magie maintenant ! » Virelai se pencha sur la cage de la chatte : « Maintenant, Bëte, dit-il d’un ton cajolant, tu te rappelles le Sortilège d’Appel, n’est-ce pas ? » La chatte le dévisageait de son œil vert qui ne pardonnait pas. Puis elle se mit à miauler de toutes ses forces. « Extraordinaire », dit Fézack Chante-Étoile, le visage illuminé par la lueur du cristal. Sa fille fronçait les sourcils. « C’est certainement une forme de magie, dit-elle avec lenteur, mais quelle sorte exactement, je l’ignore. » Elles se penchèrent de nouveau sur le gros morceau de roc. « Où est la fille ? » demanda Alisha à voix basse. « Je n’arrive pas à la voir. — Son père l’a emmenée là où elle sera en sécurité », répliqua Fézack. Elle modifia l’angle du cristal pour lui donner une meilleure perspective. « Regarde, il l’emmène vers la mer. » En regardant de plus près, Alisha put voir un petit groupe de Nordiques rassemblé autour des canots. Le colosse, cheveux calcinés à n’en être plus qu’un mince duvet sombre, déposait sa fille à la limite de la marée, prenait de l’eau de la mer et lui en lavait le visage. La fille ne réagissait pas. L’homme en appela un autre, mince, aux cheveux roux. Ensemble, ils soulevèrent la fille pour la déposer dans les bancs de nage d’un grand canot. « Pourquoi n’ont-ils pas vu sa fuite ? » dit Alisha en désignant la foule. « Ils peuvent sûrement constater qu’elle n’est plus sur leur maudit bûcher. » Ils le pouvaient en effet. Les deux nomades regardèrent un homme écarter les braises et ramasser un morceau de tissu intact au pied du poteau. Il le brandit à l’adresse de la foule en criant quelque chose. Les visages dans la foule se convulsèrent de rage et de terreur, bouches béantes comme des cavernes à travers lesquelles pouvaient souffler les vents de la nuit. « Ils pensent que c’est de la sorcellerie, dit Fézack, des tours avec de l’étoffe et des lumières. Imbéciles. — Et ce n’est pas le cas ? » Fézack ôta ses mains du cristal et dévisagea sa fille d’un air solennel. « Oh, non, dit-elle. C’est bien plus sérieux que cela. On pourrait même appeler cela un miracle, même s’il augure mal présentement pour notre peuple. Nous devons fuir à l’instant. Va chercher Falo. Je harnacherai le yéka. Fais vite, Alisha. Nos vies en dépendent. » « Sorcellerie ! » Le cri s’était levé, repris par d’autres voix. L’homme qui avait ramassé le morceau de châle le brandissait sauvagement. « Elle s’est envolée, je l’ai vue. Elle a utilisé ce châle pour lui servir d’ailes, et ensuite elle n’en a plus eu besoin. — Sorcellerie ! — Elle n’a pas escaladé le Roc de Falla, elle a volé comme un charognard… — Sorcière eyraine ! — Leurs hommes volent et souillent nos femmes… — Ils crachent sur la Déesse… — Sacrilège, hérésie, sorcellerie : les coutumes du Nord ! — Comment pouvons-nous tolérer pareille atrocité ? — C’est la guerre, je le dis ! — La guerre ! » * * * « Enfin, je t’ai retrouvée. Je t’ai cherchée dans toute la Foire, mon amour. » Les bras du roi Ravn Asharson s’étaient refermés sur la taille de la Rosa Eldi et elle se retourna vers lui avec un sourire qui lui coupa le souffle. « Nous devons partir, dit-elle. Il essaie de me rappeler à lui. Je peux sentir la force des mots anciens… » Ravn fronça les sourcils. « Vite, maintenant, avant qu’ils n’utilisent le Lien. » Elle lui prit la main pour l’entraîner vers la mer. « Des affaires sérieuses sont en cours ici, dit le Roi avec lenteur, en sentant sa volonté se dissiper. « On parle de guerre… Mes hommes t’emmèneront en sécurité, mais je dois rester ici… » La Rose du Monde posa sa main fraîche sur la bouche de Ravn et le Roi sentit le sang lui monter si violemment à la tête qu’il vacilla sur place. « Emmenez-moi à votre navire, murmura-t-elle, couchez-moi dans votre lit. » Dépourvu de toute volonté, il la laissait le mener vers le rivage, tandis que derrière lui les cris de guerre gonflaient et explosaient comme des nuages de tempête. QUATRIÈME PARTIE 17. Nord et Sud Le petit bateau se balançait tristement sur la mer sombre. Il se trouvait peut-être à trois cents encablures du rivage, loin à l’est du terrain de la Foire, abrité par un de ces barbares vaisseaux nordiques à la proue sculptée d’une gueule d’ours qui rugissait en silence dans la nuit. Sélène frissonnait à la proue du canot en contemplant craintivement la tête d’ours. En quelques heures, elle avait franchi une telle distance par rapport à son existence passée qu’elle ne savait plus trop qui elle était. Elle avait tué un homme et perdu son avenir, et elle se trouvait maintenant là, ne portant rien d’autre que cette somptueuse robe faite pour une Eyraine, qui laissait exposés son visage et la naissance de ses seins, seule au monde à l’exception d’un autre homme dont elle ignorait le nom, qui ne parlait pas sa langue et n’avait pas prononcé une parole depuis qu’ils avaient quitté la rive. Assis en face d’elle dans le petit bateau, aussi immense et muet qu’un roc, il regardait fixement derrière elle. La lueur de la lune faisait étinceler le blanc de ses yeux tandis qu’il observait l’étendue d’eau silencieuse qui les séparait de la Plaine de Tombelune. Immobile, il avait rangé les rames depuis plus d’une heure à présent et demeurait assis, sans plus cligner des paupières qu’un faucon cherchant une proie. Mais rien n’avait troublé la noirceur huileuse de la mer, ni oiseau de mer, ni phoque, ni la tête rasée de la barbare qui les avait laissés sur le rivage. Sélène frissonna de plus belle. De ses mains tremblantes, elle ramena l’ourlet de la robe sur ses pieds, mais l’étoffe n’en avait pas été conçue pour protéger des froides brises nocturnes en mer. Elle frissonnait ainsi depuis qu’ils avaient quitté la Foire, mais elle avait eu chaud en courant à travers les dunes, en fuyant leurs poursuivants, aussi savait-elle que ce n’était pas seulement le froid qui lui traversait ainsi le corps de grands soubresauts, comme des tremblements de terre. Pour sa part, le Nordique continuait de regarder derrière elle dans la nuit, et s’il remarquait son inconfort, il ne le manifestait en rien. La lune sortit d’un nuage et quand sa lumière illumina pleinement le visage de l’homme, elle le transforma en un masque d’argent, tout comme elle faisait de sa barbe et de sa chevelure une cascade argentée. Sélène songea alors qu’elle n’avait jamais vu un tel désespoir chez un homme. L’obscurité revint quelques instants plus tard, et Sélène entendit le Nordique pousser un grognement, comme de douleur. « Elle ne viendra pas », dit-il alors. Sa voix avait été tellement dépourvue d’intonation que Sélène comprit : ce n’était pas seulement son absence de familiarité avec l’Ancienne Langue qui effaçait le sens exact de cette phrase. C’était la triste mélodie de l’espoir perdu. Sélène ouvrit la bouche pour le contredire, mais la poigne du froid était si puissante, si féroce, que c’était comme un autre viol. Les frissons ne cessaient pas. « Oh, laissa-t-elle enfin échapper, si froid… — Par Sur, où ai-je la tête ? » Le bateau tangua violemment tandis que l’homme se levait, et Sélène fut soudain assaillie par son odeur forte et salée, d’une terrifiante virilité, et ses bras se refermaient sur elle, et il lui frottait vigoureusement le dos. L’instant d’après, il la lâcha. « Ma dame, je suis navré… » balbutia-t-il, puis il se tut, horrifié. Elle était devenue aussi rigide qu’un tronc d’arbre à son contact. On pouvait même entendre ses mâchoires qui grinçaient. Dans sa transe, elle eut vaguement conscience qu’il s’était écarté, que son odeur et sa chaleur s’éloignaient, que le bateau tanguait de nouveau. Mais alors même qu’elle était sur la mer, les os glacés, les pieds sanglants et nus dans l’eau de cale d’un canot eyrain, en esprit elle était revenue dans la chaleur du pavillon, prise au piège sous le poids de l’homme qui l’assaillait, l’esprit emporté par un ouragan de stridente panique. Dans cet univers, Tanto bâillonnait d’une main ses cris d’outrage et récitait, de façon choquante et incongrue Le Lai d’Alesto, de Kalento, ponctué par des mouvements obscènes dans une région qu’elle ne pouvait pas même souffrir d’imaginer. Dans un autre univers, quelqu’un écartait un morceau d’étoffe moelleuse entre ses doigts raides tout en lui parlant avec la voix douce qu’on utilise pour calmer un cheval nerveux. Elle battit des paupières, ramenée à elle par le contact du matériau sur sa peau, et baissa les yeux. Une cape de laine feutrée se trouvait sur ses genoux. Elle était grossièrement tissée, et semblait tachée même dans la faible lueur de la lune, mais elle était aussi douce que la plus belle et la plus dispendieuse des pahskin. En relevant les yeux, Sélène vit que le Nordique la regardait. La lune accentuait les méplats de son visage. Son expression inquiète était tout à fait claire, mais son regard trop pénétrant pour le confort de Sélène. Elle agrippa la cape avec gratitude et, soulagée d’avoir à agir de façon concrète, elle l’enroula autour de ses épaules et enfonça ses mains sous ses aisselles. Elle resta assise ainsi plusieurs minutes, jusqu’à ce que les frissons eussent assez diminué pour lui permettre de parler. « Vous avez raison », dit-elle soudain, en se raccrochant à l’amorce de leur conversation, « elle ne viendra pas. » Il baissa la tête, un geste de défaite résigné. « Je sais, dit-il enfin, je sais. » Elle le regarda reprendre les rames avec une grimace. Il les glissa dans leurs tolets avec un soin exagéré, comme s’il essayait de faire durer chaque seconde. Puis, après un dernier regard misérable au rivage de la Plaine de Tombelune, il se mit à ramer avec énergie pour s’écarter des vaisseaux à l’ancre et diriger l’embarcation vers l’océan. Il n’y eut pendant longtemps que le bruit de l’eau contre les flancs de la petite barque, l’éclaboussure des rames qui plongeaient et se relevaient, et le souffle rythmé du jeune homme dans l’air nocturne. Sélène ferma les yeux. Dormir, pensa-t-elle. Oui, ce serait bien, dormir. Elle se laissa couler dans les bruits légers de leur passage et se mit à flotter hors d’elle-même, dans la nuit. Peut-être était-ce la respiration laborieuse du jeune homme, peut-être l’odeur salée de l’océan, ou le bercement de la barque qui la leurrait mais seulement quelques instants après s’être assoupie, lui sembla-t-il, elle se sentit submergée par une nausée de panique. Des images de son assaillant revenaient la hanter sans cesse. Elle ouvrit tout grands les yeux pour regarder fixement la mer, mais le visage boursouflé de désir de Tanto se surimposa sur les vagues noires, et le dessin de la lune sur leurs crêtes prit la forme de l’éclaboussure sanglante sur la chemise blanche de Bélina. L’abominable intrusion se répétait, avec chaque fois un détail nouveau et d’une affreuse clarté : les mains avides, les yeux exorbités, le pommeau de la dague dans sa propre main, comme elle avait refermé ses doigts sur elle en assurant sa prise, aussi machinalement que si elle avait tenu une brosse à cheveux ou une cuillère. Le raidissement du corps de Tanto, sa bouche devenue molle au premier coup de poignard, le flot de sang sur ses mains… Le choc du liquide brûlant sur sa peau, l’aisance avec laquelle la chair de Tanto s’était fendue sous la lame… Sélène en avait été si épouvantée que son esprit l’avait désertée, la laissant dans les affres d’une révulsion si puissante qu’elle n’avait pu que dégager la lame et frapper encore et encore, jusqu’à ce qu’il tombe, lui aussi. Non, songea-t-elle farouchement. Je n’y penserai pas. Si je me laisse y penser, je vais devenir folle. Elle voulut faire le vide dans son esprit, mais ses pensées changèrent simplement de pente pour courir impitoyablement dans une autre direction. Qu’allait-elle devenir à présent ? Le viol à lui seul l’avait privée de toute valeur en tant que femme. Si son père ne pouvait vendre sa virginité, il n’y avait aucune place pour elle dans la société istrienne, aucun espoir de mariage respectable, d’enfants, d’un havre où elle serait sauve. Les Filles l’auraient peut-être acceptée en leur sein, si elle avait été capable de croire aveuglément en la sublime puissance de la Déesse, mais une incroyante, et de surcroît meurtrière – tout espoir de rédemption avait disparu. Si on la capturait maintenant, elle brûlerait sûrement sur un bûcher, victime ou non. Car pour une femme, tuer un homme était un péché, en vérité, absolument interdit par la loi impériale, et on ne lui ferait pas quartier. Dorénavant, elle était une paria, sans nom, et seule. Elle regarda avec détermination par-dessus l’épaule du jeune homme, vers la mer. Tout ce qu’elle pouvait voir, c’était une étendue amorphe d’eau noire, qui se fondait imperceptiblement dans le ciel noir également sans forme. Mon avenir, songea-t-elle avec un soudain effroi. Mon avenir, aussi vide et terrifiant que la nuit. Alors qu’ils contournaient le premier cap à l’est de la Plaine de Tombelune, Erno cessa de ramer et regarda les torches et les feux brillants de la Foire s’effacer jusqu’à n’être plus que des points lumineux, pour être ensuite éclipsés par les hautes falaises pleines d’oiseaux marins endormis sur les rebords à l’éclat blanc sous la lune. Quelque part là-bas, Katla essayait d’éviter la capture, ou discourait pour se sortir d’une mauvaise passe. Ou, plus difficile, pour se sortir du mariage arrangé par son père. Qu’avait-il fait, accepter de l’abandonner ainsi ? Un coup de folie, ou bien son cerveau avait été encore plus lent que d’habitude. S’il la revoyait jamais, elle serait mariée au gros constructeur de navires, perdue à jamais pour lui. Il se maudit pour sa stupidité, et la timidité dont la proximité de Katla l’avait toujours envahi. Si seulement il n’avait pas fait fabriquer ce charme, s’il ne l’avait pas porté, s’il ne l’avait pas embrassée… Le souvenir de ce baiser – si bref et sans espoir eût-il été – revint le hanter pour la millième fois : la chaleur surprenante des lèvres de Katla, comme elles s’étaient entrouvertes pour laisser passer sa propre langue hésitante… Puis il repoussa ce souvenir dans les profondeurs de son esprit avant d’être submergé de chagrin et, en changeant sa prise sur les avirons, il se remit à ramer. Il pagaya ainsi pendant toutes les heures de la nuit. À un moment donné, Sélène était tombée dans un sommeil exténué qui ne fut pas visité par des rêves, une bénédiction. Elle s’éveilla en sentant une chaleur sur son visage et quand elle ouvrit les yeux, ce fut pour voir l’orbe rouge du soleil se hisser au-dessus de l’horizon, dessinant des bannières lumineuses qui couraient sur la mer, lui effleurant les joues et le front, la ramenant à la conscience. Devant elle à la poupe, trop proche pour ne pas susciter un malaise, une silhouette se détachait sur la curieuse lueur de l’aube, le visage réduit à une ombre dans l’éclat ardent de ses cheveux rutilants. Surprise, Sélène tomba de son banc de nage. « Karon ! » s’écria-t-elle, en se protégeant le visage de ses mains. Dans sa terreur, elle ne savait que faire. Elle jeta un regard frénétique autour d’elle. Nulle part où aller. C’était Karon, venu la quérir, car elle mourait, ou elle était morte, et maintenant la Déesse s’emparerait de son cœur pour le peser, en le comparant au poids d’un charbon éteint… La silhouette se pencha dans la lumière, prenant la forme du grand Nordique qui l’avait secourue sur le rivage de Tombelune. C’était la première fois qu’elle le voyait à la lumière du jour et elle ne put s’empêcher de le contempler, les yeux agrandis. Il était impressionnant, pensa-t-elle bizarrement, en tressaillant. Cheveux et barbe si blonds qu’ils en étaient argentés, et tressés à la mode barbare des gens du nord, avec des fragments d’os, des coquillages, des morceaux de chiffon déteint. Les méplats de son visage étaient aussi durs et finement ciselés que du chêne sculpté. Et ses yeux… « Excusez-moi, ma dame… ? » Sélène revint à elle avec une exclamation étouffée. Le choc de voir le visage de son sauveteur lui avait fait oublier l’absence du voile coutumier. Troublée par ce regard direct, elle baissa les yeux, se concentrant plutôt sur les nœuds étranges et complexes qu’arborait la barbe du jeune homme. Puis, d’un geste soudain, elle tira la cape sur sa tête pour s’en couvrir jusqu’au nez, en ne laissant visibles que ses yeux. Garder à découvert cette partie si intime d’elle-même lui donnait une impression d’intense vulnérabilité, mais pour une raison ou pour une autre, cela semblait préférable à ne rien pouvoir distinguer à travers le tissu épais, seule qu’elle était avec son sauveteur nordique. « Un rêve m’a réveillée », mentit-elle, car elle ne pouvait imaginer devoir expliquer son erreur à l’étranger. « Je ne savais plus où j’étais. » Le jeune homme sourit à ces paroles, une autre révélation, car son apparence en était totalement transformée. Là où auparavant, dans le noir, il avait paru sévère et menaçant, les traits durcis en une expression sombre et intense, ce sourire conférait à ses yeux bleus une chaude lumière et détendait les muscles contractés de ses mâchoires. Erno la regarda qui l’observait et se sentit curieusement imperturbable. Cette petite jeune fille istrienne était bien différente des femmes des îles nordiques qui le rendaient nerveux avec leurs audaces taquines et leurs langues acérées. La voir si effrayée en s’éveillant lui donnait envie d’apaiser ses craintes et de gagner sa confiance. « Vous m’avez appelé “Karon” », dit-il, pour essayer. « J’ai de bonnes oreilles. N’est-ce pas le nautonier qui emporte les âmes des infidèles de l’autre côté de la rivière de feu, pour que Falla les juge et les châtie ? » Sélène le contempla, abasourdie. Erno poursuivit avec détermination. « Nous ne sommes pas de tels barbares dans le nord, vous savez. Certains d’entre nous possèdent des parchemins. Eh, il y en a même un ou deux qui savent lire. J’ai lu tout Le Chant de la Flamme, traduit dans l’Ancienne Langue, et même des parties de Restrictions pour une vie de dévotion envers l’Unique, dans l’original. Je ne peux dire avoir compris grand-chose de l’un ni de l’autre, mais j’ai beaucoup aimé certains poèmes. » Après une pause, il reprit : « “Et Karon emporta le corps de la jeune fille dans son vaisseau noir, et, sa voile noire repliée comme l’aile d’un corbeau, il rama en silence à travers la fumée noire qui s’en venait du Royaume de Feu”. Je ne peux pas le dire dans votre langage à vous, cependant, je le crains. Trop de sons étranges à maîtriser pour un pauvre Eyrain. — Je croyais que vous autres Nordiques n’aviez que dédain pour de telles fantaisies », dit Sélène, surprise, et donc d’un ton plus sec qu’elle n’en avait eu l’intention. « Vous pensiez que tout ce que nous faisons, c’est naviguer, nous battre, et violer nos captives ? Eh bien, cela m’ennuie de vous décevoir… » Les yeux de Sélène s’agrandirent et, à sa grande horreur, se remplirent de larmes. « Je suis désolé, dit vivement Erno, furieux contre lui-même. Par le corbeau de Sur, vous avez raison, ajouta-t-il avec amertume. Tout ce à quoi je suis bon, c’est à manier rames et épées. Je devrais laisser les jolis discours à d’autres. Le Seigneur le sait, cela ne m’a jamais rien apporté de bon dans la vie. » La jeune Istrienne s’essuya les yeux avec la cape en battant rapidement des paupières. « Je vous en prie, ne dites rien de plus », murmura-t-elle – et elle vit le visage du Nordique se durcir en une expression chagrine. Le silence se prolongea entre eux, et l’appel mélancolique d’une mouette y résonna, depuis la terre lointaine. Sélène se retourna pour la regarder traverser une baie bordée de verdure et partir dans des collines qui ondulaient doucement, ponctuées de falaises incurvées et de grands rocs plats baignés par les vagues. Dans la direction d’où ils étaient venus, elle pouvait voir la chaîne déchiquetée des Skarns, avec ses sommets enneigés qui étincelaient comme de l’or dans la lumière ténue de l’aube. Trois heures après que le soleil eut atteint son zénith, après avoir contourné un autre cap, ils virent dans le lointain une perspective de port où une myriade de vaisseaux flottaient près de la rive, avec une centaine d’édifices qui escaladaient les pentes boisées des collines. Une forteresse de pierre coiffée d’une haute tour de garde couronnait une de ces collines. La petite cité semblait aussi modeste et paisible qu’une prière exaucée. Sélène humecta ses lèvres desséchées et sentit la morsure de son estomac vide. Curieux comme le corps avait des exigences aussi simples et pourtant pressantes dans les circonstances les plus dramatiques. La cape lui grattait le crâne, aussi. Après avoir remisé les rames, son compagnon abrita ses yeux rougis par le soleil pour contempler en silence la ville côtière. Au bout d’un moment, il laissa retomber sa main. « Je suis navré de briser notre vœu de silence, dit-il avec réticence, mais avez-vous la moindre idée de ce qu’est cet endroit ? » La lumière éclatante lui faisait froncer les sourcils. Sélène le dévisagea, incrédule. « Et comment le saurais-je ? La Plaine de Tombelune est le seul endroit où je suis jamais allée de toute ma vie. Je viens de Cantara. » Comme si c’était une explication. « Je pensais que vous seriez peut-être familière avec une carte de votre propre contrée », insista le jeune homme. « La géographie ne fait pas partie de ce qu’on enseigne aux Istriennes », répliqua Sélène d’un ton acide, en se sentant un peu redevenir elle-même. Le soleil plombait et la cape devenait oppressante. L’instant d’après, elle prit une décision capitale : Si je suis une paria parmi mon propre peuple, je renoncerai aux vieilles coutumes et je tournerai mon visage vers le monde. Avec une profonde inspiration, elle rejeta la cape et la laissa tomber sur ses genoux, en notant avec une légère satisfaction l’expression étonnée du nordique. « On estime que c’est inutile pour ceux d’entre nous qui n’auront jamais la liberté de voyager plus loin que la distance séparant la maison du jardin. Ou seulement l’unique voyage nécessaire pour nous vendre à un époux. Dans une telle existence, pouvez-vous imaginer les tentations qu’offrirait une carte ? Nous pourrions comprendre que le monde est bien plus grand que nous ne le pensions et nous sentir encore plus prisonnières que nous ne le sentons déjà. Nous pourrions être séduites par des noms exotiques et l’appel de contrées lointaines. Nous pourrions envisager de contrarier la volonté de nos pères, qui savent tellement mieux que nous la meilleure façon de mener notre vie. Nous pourrions même nous enfuir sur la mer. » Erno remarqua l’éclat dur de son regard, entendit le ton âpre de sa voix et fut étonné qu’après tout ce qu’elle avait subi cette femme aux cheveux sombres si discrète pût lui rappeler Katla dans l’une de ses sautes d’humeur. Il hocha la tête, sans bien savoir comment réagir. Il avait vu lui-même une douzaine de cartes d’Istria, et il aurait bien voulu à présent leur avoir porté attention. Mais quelle différence pouvait bien faire le nom de cette ville ? C’était un port étranger, tous les ports ici étaient étrangers. Il remit ses rames à l’eau avec un regain d’énergie et dépassa rapidement le port. « Que faites-vous ? » demanda Sélène, alarmée. Il lui adressa un regard solennel. « À votre avis ? — Vous venez de dépasser la ville. — Exactement. — Mais nous avons besoin de nourriture, d’eau, de repos… — Vous pouvez vous reposer, grand bien vous fasse », répliqua-t-il d’une voix brève. Elle se retourna pour regarder la ville rapetisser derrière eux. « Je ne comprends pas. Pourquoi ne pas aborder là ? Savez-vous où c’est ? — En fin de compte, c’est un port de mer istrien, et me voilà, moi, un marin eyrain, seul en mer avec une noble Istrienne enlevée, et qui a pour tout vêtement la robe d’une autre. Une femme, de surcroît, qui a du sang sur le visage et des meurtrissures aux bras. » Sélène porta vivement les mains à son visage. « Du sang ? » Celui de Tanto, ou le sien ? L’idée d’avoir sur la figure le sang du fils Vingo était trop horrible à contempler. Elle se pencha sur le côté de la barque, convulsivement, pour regarder dans les vagues vertes et opaques, mais elles étaient trop agitées pour offrir un bon reflet. Elle prit plutôt de l’eau dans ses mains et se lava vigoureusement, saisie par le froid, pour se sécher ensuite avec un coin de la robe rouge. « C’est parti ? » demanda-t-elle enfin en présentant son visage à Erno d’un air aussi impérieux qu’une enfant gâtée à sa mère. Sa peau, rafraîchie par l’eau froide, brillait de vitalité, et ses yeux étaient aussi sombres et liquides que ceux d’un phoque. Pendant un bref moment il entrevit la belle jeune fille tranquille qu’elle avait dû être la veille seulement. Puis, presque comme si elle était rentrée dans sa coquille sous son regard, elle retrouva sa méfiance nerveuse, les cernes sombres étaient revenus sous ses yeux, et les lignes qui étiraient vers le bas la commissure de ses lèvres. C’était comme si elle lui avait permis d’en voir trop. Il se sentit soudain embarrassé. « C’est parti », dit-il à voix basse, et il détourna les yeux en se concentrant sur les rames. Il pouvait deviner son regard sur lui, et la façon dont elle retournait ses paroles en esprit, mais pendant un long moment elle resta silencieuse, et il oublia presque sa présence en se perdant dans le mouvement des vagues et des rames, des rames et des vagues. La côte bien dégagée fit enfin place à un terrain plus accidenté : des petits estuaires et des baies où les arbres poussaient au ras de l’eau. Des récifs brisaient la surface à l’entrée des deux premières baies qu’ils longèrent ; mais la troisième offrait ce qui semblait être un passage sans encombre jusqu’à la rive. En appuyant sur une seule rame, Erno fit pivoter la barque pour la diriger vers la terre ferme. Ils pénétrèrent dans ce qui se révéla peu à peu comme une large plage de galets bordée de bois de bouleaux. La coque grinça sur les galets et Erno sauta par-dessus bord. Après avoir traîné le bateau à l’écart des vagues et en avoir fait sortir l’Istrienne qu’il porta à terre, il tira le canot au sec. Sélène s’éloigna de lui en titubant, les jambes affaiblies et saisies de crampes. En vacillant légèrement sur place, avec les galets qui lui rentraient douloureusement dans la plante des pieds, elle parcourut du regard ces alentours si peu familiers. Derrière elle, elle pouvait vaguement entendre les cadences de la voix de l’Eyrain, mais déjà ses démons l’appelaient, l’aidant à repousser cette voix, et elle se concentra sur un examen attentif de la côte. Des bouleaux, des fougères, des ronciers. Les mains de Tanto, sa bouche… Des affleurements rocheux à travers les feuillages, des ombres noires au-delà. Le sang… À sa droite et à sa gauche, une étendue de galets pâles, des falaises d’un côté, de l’autre un cap peu élevé. La lame du poignard qui grince contre les tendons et l’os… Dans les détritus laissés par la marée, du bois flotté, des lanières noires d’algues séchées, un poisson mort, des bourdonnements de mouches. Le cœur de Sélène s’alourdit dans sa poitrine. Il n’y avait pas d’abri, aucun signe d’habitation, et le soleil avait amorcé sa longue glissade vers l’occident. À quoi pouvait bien penser l’homme du nord ? Elle se retourna, pour constater qu’il avait disparu. Elle fit volte-face, dans un nouvel élan de panique, mais pas de traces de lui, ni sur la plage ni dans la mer, ni, à ce qu’elle pouvait voir, sous les arbres. Le canot se trouvait là où il l’avait tiré, retourné de biais avec l’eau qui s’en écoulait en luisant dans les galets. La sacoche du jeune homme n’était plus sous le banc de nage. Sélène ouvrit la bouche pour l’appeler, et se rendit compte qu’elle ne lui avait pas même demandé son nom. Elle s’aventura à quelque distance au-delà de la lisière des bois pour le chercher, mais elle ne s’était jamais trouvée ailleurs que dans un jardin bien entretenu, et toujours en compagnie des esclaves de la maison. Ici, des épines de ronces se prenaient avec avidité dans la volumineuse robe rouge, des boucles de lierre piégeaient le pied ignorant, et partout régnait un silence qui lui faisait frissonner les omoplates et l’échine. Un peu plus loin, le bruissement d’une créature brisa le silence du sous-bois, ce qui s’avéra bien plus que n’en pouvait tolérer les nerfs chancelants de Sélène, et elle retourna donc en hâte sur la plage pour se draper dans la cape de laine et attendre le retour du jeune homme. Et s’il ne revient pas, je mourrai de faim ou de froid, songea-t-elle sombrement, et il n’aura plus à supporter le fardeau importun que je suis. Et ce sera peut-être un bien pour nous deux, car Falla sait ce qui peut m’arriver d’autre. En quelques minutes, le froid des galets se mit à s’infiltrer à travers la cape. Le Nordique ne revint pas avant bien des heures, à la nuit tombée. Sélène entendit les pas qui crissaient sur les galets derrière elle, et se hâta de se lever. « Où êtes-vous allé ? » s’écria-t-elle avec une colère nourrie par la crainte. « Vous m’avez laissée sans un mot. Je croyais que vous étiez vraiment parti en m’abandonnant à mon destin. » Il jeta au sol sa sacoche, qui atterrit avec un cliquetis, un bruit métallique et un bruit mou, comme si l’enveloppe en dissimulait des objets constitués d’éléments très divers. « Je voudrais presque l’avoir fait ! » Son intonation était sombre, dépourvue de son habituelle courtoisie. Choquée par ce ton véhément, Sélène attendit. Après une pause, il reprit : « Et puis, je vous ai dit clairement que j’allais essayer de déterminer où nous étions. J’ai dit aussi que lorsque l’eau de la barque se serait écoulée, vous feriez mieux, pour votre confort, de vous y abriter pour avoir chaud et de m’y attendre. » Sélène se rappela alors vaguement le murmure de ses paroles, et comme elle les avait ignorées, tout en sentant son visage s’empourprer dans l’obscurité en partie à cause d’un embarras qui ne lui était pas naturel, et en partie de colère. « Comment avez-vous pu penser que je tolérerais de rester dans cette dégoûtante petite baignoire un moment de plus ! dit-elle avec colère. Peut-être aurais-je mieux fait de rester à la Foire et de confier mon destin au jugement de gens civilisés, au lieu de périr négligée par un barbare. » Il y eut un moment de silence, pendant lequel elle put sentir peser sur elle le regard de son compagnon. Puis le Nordique éclata de rire, mais ce n’était pas un son plaisant. « Des gens civilisés ! Si j’ai bien entendu vos paroles quand Katla et moi vous avons trouvée, vous craigniez que vos soi-disant civilisés ne vous jettent au bûcher pour votre crime. — Mon crime ? » La voix de Sélène indignée devint plus aiguë. « Vous avez tué un homme, ou du moins c’est ce que vous avez dit, je crois. » L’horreur de son acte lui revint, et elle se déchaîna contre le jeune homme. « C’était un porc, une vile créature. Il a tué mon esclave. Il… il… m’a attaquée. Je me défendais ! — J’ai choisi de vous croire, dit le jeune homme avec raideur. D’autres, plus barbares que moi, pourraient ne pas le faire. » Il s’écarta et commença à défaire le nœud de son gros baluchon. « Comment osez-vous me traiter ainsi, comme si vous me faisiez une faveur en me croyant ? » Elle soufflait sur les flammes de sa rage en les dirigeant contre l’homme du nord, consciente d’être injuste, mais incapable de s’en empêcher. « Je suis Dame Sélène Issian, la fille unique du sire de Cantara ! » Le jeune homme prit une profonde inspiration. Un changement s’était effectué en lui au cours des dernières heures, un durcissement, quelque chose qui lui serrait les mâchoires et le rendait peu patient. « Hier, Sélène Issian, vous étiez peut-être la fille d’une noble famille istrienne, avec des esclaves à brutaliser et de l’argent à amasser, mais aujourd’hui vous êtes une paria, seule au monde, sans la protection de la loi ou de votre famille. Je ne vois pas qu’il y ait grande différence entre nous en l’occurrence, sinon que je possède du moins les habits que j’ai sur le dos. » Elle se jeta sur lui, alors. Ses petits poings durcis par la fureur lui martelèrent la poitrine, les bras, la nuque. Un coup frappa douloureusement Erno sous le menton et ses mâchoires claquèrent en se refermant, lui ébranlant les dents. Il recula, horrifié de cette violence, horrifié d’en être responsable. Elle revint à la charge en hurlant dans la langue du sud, dont les sonorités n’avaient plus aucune douceur en l’occurrence – tout ce qu’il saisit au passage ce fut le mot istrien hana, pour « homme », répété comme une litanie. Elle lui griffa le cou, lui mordit le bras, essaya de lui frapper l’entrejambe, mais il vit la robe rouge claquer dans la lumière de la lune et l’évita. Encore heureux qu’elle n’ait pas de poignard cette fois-ci, se dit-il. Il finit par réussir à lui prendre les poignets d’une main et de l’autre à l’attirer vers lui en la serrant contre sa poitrine pour l’empêcher de lui infliger d’autres dommages. Ils restèrent ainsi enlacés quelques minutes, et il sentit se dissiper la pugnacité de la jeune fille. Mais il continua à la tenir, en se disant qu’il n’avait jamais tenu une femme aussi longtemps, sinon sa mère mourante, et elle avait été aussi mince et fragile qu’un petit oiseau à la fin, toute différente de ce tourbillon d’Istrienne. Puis il pensa de nouveau à Katla, comme il l’avait embrassée, comme ses mains lui avaient agrippé les épaules, comment elle avait incliné la tête pour que leurs nez ne se heurtent pas, comment il s’était étonné qu’elle sût exactement quoi faire pour enflammer son désir. Et il se rappela alors l’odeur du charme qui brûlait – la puanteur âcre des cheveux calcinés, à vous écorcher les narines – et il dut repousser l’Istrienne. Il le fit plus brutalement qu’il ne l’avait voulu car elle tomba lourdement au sol, mais dans son désespoir, il ne le remarqua même pas. Il courut sur les galets jusqu’à l’eau, et là, les yeux brûlants, l’esprit chauffé à blanc, il vomit avec bruit dans le ressac, à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il n’y eut plus rien à vomir. Sa chute lui ayant fait retrouver ses esprits, Sélène resta là à écouter les bruits affreux que faisait l’Eyrain, en proie à une véritable terreur. Avait-il ingéré quelque chose d’empoisonné pendant les heures qu’il avait passées loin d’elle ? Et s’il mourait ? Elle serait seule ici, sans vivres, sans abri, sans une âme au monde vers qui se tourner pour en obtenir du secours. Pouvait-elle ramer seule avec le canot pour se rendre dans une petite ville côtière où l’on n’avait pas entendu parler du sire de Cantara et de sa fille disparue ? Cela semblait peu probable. Les sons de vomissement étaient devenus autre chose pendant qu’elle entretenait ces pensées égoïstes. Elle fronça les sourcils. Était-il en train de mourir ? Il était désormais très silencieux, à l’exception de bruits étouffés qui auraient aussi bien pu être le ressac. Elle retint son souffle en écoutant plus attentivement. Il pleurait. Elle n’avait jamais entendu un homme pleurer auparavant, et cela l’épouvanta encore davantage. Elle s’assit, en faisant rouler et crisser les galets, et l’Eyrain devint brusquement silencieux. En scrutant la pénombre, elle distingua une silhouette noire qui se détachait sur la mer brillante. Puis la silhouette se dressa et commença à s’éloigner d’elle sur la rive. Elle entendit plutôt qu’elle ne vit le moment où le nordique quitta la plage, entendit le son des cailloux qui faisait place à celui du sable sous ses bottes, puis le bruissement de la végétation. Pendant plusieurs minutes, elle resta pétrifiée, les bras autour des genoux, écoutant les petits bruits qu’il faisait dans le bois, effrayée de bouger, comme si l’entendre aurait pu pousser le jeune homme à l’abandonner pour toujours. Et qui pourrait l’en blâmer, songea-t-elle, honteuse de sa crise de rage. Puis elle entendit de nouveau les pas sur les cailloux. Il y eut d’autres petits bruits qu’elle ne put interpréter, et des couleurs s’épanouirent soudain dans la nuit. Elle put voir l’Eyrain penché sur un petit cône de morceaux de bois disposés dans un cercle de pierres ; il souffla sur la petite flamme jusqu’à ce qu’elle s’animât en s’emparant du petit bois. « Là », dit-il, laconique, et il jeta quelque chose aux pieds de Sélène. Quelle qu’en fût la nature, cela tomba avec un bruit mou sur les galets. Déconcertée, elle se pencha en tendant la main, recula avec une vive exclamation. « Une bête morte ! s’écria-t-elle, horrifiée. Pourquoi m’avez-vous apporté une chose morte ? — Vous devriez manger. » Elle regarda fixement la forme noire sur le sol. C’était petit, avec de la fourrure. Elle poussa prudemment la chose du bout du pied, et la chose se renversa sur le flanc, la lueur du feu révélant une queue blanche et de longues oreilles. Un lapin, le ventre tout sanglant là où il avait été vidé de ses entrailles. Cette vision lui fit pousser un petit cri. Elle sentit la bile lui monter à la gorge. « Comment pourrais-je manger ça ? demanda-t-elle, révoltée. — Dépouillez-le et rôtissez-le sur le feu », répliqua sombrement le jeune homme. Il se détourna. « Jamais ! — Alors mangez-le cru et avec la fourrure, pour ce qu’il m’importe. » Le visage de Sélène se contracta de détresse. Un moment, elle pensa qu’elle allait se remettre à pleurer, puis, déterminée à regagner un certain contrôle sur la situation, elle saisit la créature et la tint dans la lumière. « Donnez-moi un couteau », dit-elle avec colère. Le jeune homme la regarda d’un air méfiant, puis lui lança son petit poignard. « Glissez la lame entre la fourrure et la chair, dit-il, plus aimable. Ensuite, tirez sur la peau, ce n’est pas difficile. » Il l’observa un moment tandis qu’elle se débattait maladroitement avec le petit cadavre, puis il s’éloigna dans les ténèbres. Les yeux de Sélène s’emplirent de larmes piquantes tandis qu’elle s’apitoyait sur son sort. Elle battit furieusement des paupières pour les chasser. Maudit soit-il, qu’il soit plongé dans l’enfer ardent de la Déesse. Elle ferait cuire cette chose et la mangerait tout entière s’il ne revenait pas, fourrure incluse. Un peu plus tard, elle avait réussi à ôter presque toute la peau, même si le contact lisse et froid de la chair lui faisait encore monter la bile à la gorge, et elle l’avait suffisamment fait cuire pour ranimer son appétit. Comme le Nordique ne reparaissait pas, elle céda à sa faim et avala tout ce qu’elle put de la petite créature, en se rappelant seulement au tout dernier moment que, pour observer les convenances, elle devrait lui en garder un peu. Elle resta assise et attendit avec les restes qui refroidissaient dans ses mains, attendit que le feu baisse, attendit que la lune monte à son zénith. Le jeune homme revint enfin et s’assit sans un mot en face d’elle pour contempler les flammes mourantes. Il demeura ainsi pendant plusieurs minutes, plongé dans ses propres pensées, silencieux et fermé ; il finit par fouiller dans sa sacoche pour en tirer un morceau de fil coloré, et se mit à y faire des nœuds compliqués, en chantonnant dans la gutturale langue d’Eyra. Dans un nœud, il passa une plume, noire et luisante, dans un autre un coquillage troué. Enfin, il alla chercher dans sa tunique une petite poche de cuir. Il en tira une mèche de cheveux roux, calcinés à une extrémité, et la serra dans le tout dernier nœud. Il entonna une autre incantation pour ce dernier, le plus complexe de tous, mais après un moment, sa voix se brisa et il se tut. La lueur des braises faisait luire ses yeux abaissés sur l’étrange artefact qu’il retournait entre ses doigts. Sélène avait très envie de lui demander de quoi il s’agissait et pourquoi il l’avait fabriqué, mais elle n’arrivait pas à trouver comment le dire. Le jeune homme, cependant, avait senti son regard. « Je suis désolé de ce que j’ai dit plus tôt, dit-il en levant les yeux. Ou plutôt pour la façon dont je l’ai dit. » Elle eut le sentiment qu’il s’agissait d’une échappatoire mais elle ne pouvait guère ignorer cette offrande. « Pourquoi n’avez-vous pas mangé avec moi ? » demanda-t-elle, mais il se contenta de hausser les épaules pour écarter sa question. Puis elle insista : « Quel est votre nom, homme du nord ? » C’était apparemment plus facile à accepter. « Erno Hamson, du Clan Tomberoc, des îles eyraines d’Ostenave. — Eh bien, Erno Hamson, c’est moi qui devrais vous présenter des excuses, dit-elle à voix basse. En me soustrayant au courroux de mon père et de la famille de l’homme que j’ai tué, vous avez risqué votre vie. Je n’avais point pensé qu’il existât une telle noblesse chez ceux que nous appelons nos ennemis, mais je vois que j’ai beaucoup à apprendre. » Elle fit une pause, en cherchant la bonne tournure. « La première chose que j’ai apprise, c’est qu’un ennemi ne se reconnaît pas toujours à son apparence, pas plus qu’un ami. Et qu’on doit moins se fier à la Déesse qu’à un grand homme du nord dont le cœur est brisé. » Le jeune homme eut un haut-le-corps comme si elle avait encore essayé de le frapper. « Comment pouvez-vous le savoir ? demanda-t-il. Êtes-vous une voyante, capable de scruter l’âme d’autrui pour y saisir les pensées les plus secrètes ? — J’ai vu comme vous l’avez embrassée, sur la plage. » Il se passa une main sur la figure. « Et comment vous l’avez attendue pendant tout ce temps, jusqu’à être sûr qu’elle ne viendrait pas. Et alors, j’ai vu vos yeux s’éteindre. — Il faisait noir. » Elle sourit tristement. « Il a fait plus sombre après. » Un silence lourd et inconfortable tomba entre eux, mais la curiosité de Sélène finit par prendre le dessus. « Et la dernière chose que vous avez nouée dans votre fil, c’était une mèche de ses cheveux, n’est-ce pas ? J’ai remarqué la couleur sur la plage, là où la teinture n’avait pas pris. Je sens qu’il y a là aussi une histoire. Dites-moi, êtes-vous magicien ? Essayez-vous de la ramener en fabriquant ce charme ? » Les mains du jeune homme se serrèrent convulsivement sur le fil noué. Sélène vit ses jointures blanchir. « Quand je vous ai laissée, je suis allé dans les collines, jusqu’à la ville côtière que nous avons passée, à environ deux lieues d’ici, mais apparemment les nouvelles voyagent plus vite que nous. Des gardes étaient déjà venus de la Foire, à la recherche d’une bande de maraudeurs du nord et d’une dame istrienne qu’ils auraient enlevée. Et ils ont apporté d’autres nouvelles. Katla Aransen – ils étaient tout à fait clairs sur ce nom – est morte. Elle a été capturée quand elle les a détournés de nous. Elle portait la dague que vous aviez laissé tomber, et ils n’ont pas cru son histoire. L’homme que vous disiez avoir tué a miraculeusement ressuscité, apparemment, pour l’accuser lui-même. Puis ils l’ont brûlée sur un bûcher, vos gens civilisés. Comme de la viande. Ils l’ont brûlée jusqu’à ce qu’il n’en reste rien qu’un beau châle bien tissé, un châle pourvu de propriétés magiques. Un châle, ont-ils dit, qui était bien trop coûteux et bien trop beau pour une fille de Tomberoc barbare. Elle devait vous l’avoir volé, ont-ils dit, pendant l’attaque. » Ses yeux bleus étaient devenus aussi durs et sombres que du silex. Le regard de Sélène se détourna pour tomber sur la cuisse du lapin qu’elle tenait encore. Elle la jeta avec un frisson et la chose resta entre eux sur la plage froide, comme une accusation. « Je lui avais acheté ce châle, poursuivit-il d’une voix sans intonation, et maintenant elle est morte, et nous sommes là, vivants et libres. Nous sommes des meurtriers, vous et moi. J’ai tué la femme que j’aimais plus que ma vie, et vous, qui pensiez avoir tué quelqu’un, avez apparemment tué quelqu’un d’autre… » Sa voix se brisa. Il se leva lourdement, retourna une fois de plus le fil et ses nœuds, caressant du pouce la mince mèche de cheveux roux, puis il la jeta dans les braises, et s’éloigna à grands pas sur la plage. 18. La Reine des îles du Nord. Le Roi du Nord, Ravn Asharson, alluma une chandelle pour contempler la silhouette endormie de la femme qu’il avait prise pour épouse. En vérité, les rituels requis par la loi n’avaient pas encore rendu leur union officielle – leur départ de la Foire avait été si précipité qu’on n’avait pas eu de temps pour de telles trivialités. Mais ils avaient partagé la viande et le sel (celle-ci pour la terre, celui-là pour la mer), et il lui avait fait l’amour vingt fois ou plus en quelques jours, avec une simple tente de cuir pour les protéger de la curiosité de l’équipage. Encore une journée, avec la bonne brise, et ils apercevraient les contours brumeux des falaises des îles d’Étain ; de là, c’était moins d’une journée de voile jusqu’à sa forteresse de Halbo. Les officiels pourraient alors s’offrir tout à loisir leurs ennuyeuses et inutiles cérémonies. Il rapprocha la mince chandelle pour mieux illuminer d’un cercle de lumière la joue doucement incurvée de la jeune femme, son long nez rectiligne sur l’oreiller, la façon dont une boucle de ses cheveux, emmêlée pendant leurs ébats, séparait à présent sa gorge d’une de ses blanches épaules dénudée. Elle ressemblait à une sirène captive d’un filet d’or. Et quelle prise magique ! Il se rendit compte qu’il retenait son souffle de peur de la réveiller et il sourit pour lui-même, le large et paresseux sourire d’un chat qui s’est fait enfermer dans la réserve de poissons. Je suis l’homme le plus chanceux du monde, songea-t-il. Sans pouvoir s’en empêcher, il avait saisi la fourrure d’ours polaire pour la faire descendre un peu afin d’exposer l’aréole et la pointe du sein gauche, dont la pâleur modeste évoquait des fleurs, telles les arméries roses sur les falaises occidentales du continent. Il se rappela comment, dans les affres du plaisir elles étaient devenues d’un rouge profond et charnel. Tout vide et exténué qu’il fût à présent, il sentit un spasme de désir brûlant lui traverser l’aine et en éprouva un vague sentiment de honte, frappé par le contraste entre la vulnérable créature endormie devant lui, qui ne semblait guère plus qu’une enfant ainsi blottie dans le lit, et la tentatrice sauvage qui l’avait chevauché jusqu’à l’inconscience au cœur de la nuit, les cheveux dressés tels des serpents autour de sa tête et la sueur ruisselant sur son ventre. Il avait connu bien des femmes, mais aucune comme celle-là. Les Eyraines étaient souvent belles, cheveux blonds, cheveux sombres ou cette chevelure rousse particulière aux îles d’Ostenave, corps aux longs membres fins ou solides et nerveux comme leurs petits chevaux montagnards si appréciés. Il les avait toutes aimées. Il n’avait jamais eu besoin de poursuivre le plaisir, d’une façon ou d’une autre le plaisir l’avait toujours trouvé. Être roi y aidait, assurément, mais bien avant son couronnement et alors que la succession semblait hasardeuse, toutes sortes de femmes et de jeunes filles s’étaient néanmoins offertes à lui avec tant de grâce joyeuse et de bonne volonté qu’il n’avait pu souffrir d’être assez discourtois pour les renvoyer sans les satisfaire. Ravn aimait les femmes, et les femmes le lui rendaient bien. Pour sa part, dans ses plus jeunes années, il les avait toutes trouvées fascinantes, une contrée inconnue à cartographier et à explorer. Elles avaient toutes des odeurs, des textures, des manières différentes. Et quand elles babillaient, tard dans la nuit ou tôt le matin, dans sa chambre bien close, étendues dans les peaux d’ours, d’otaries, de renards et de lapins, il les avait écoutées et en avait appris davantage qu’il n’aurait jamais pensé apprendre des femmes. Davantage, souvent, que des autres hommes, car les femmes glanaient des fragments de savoir ici et là, partout, comme de petites pies ramassant des objets brillants pour leurs nids, et elles les combinaient en des formes fascinantes, créant des histoires à partir de la plus improbable collection d’incidents et d’observations. Il avait été surpris de constater la fréquence avec laquelle ces histoires se révélaient justes, en tout ou en partie, alors que leurs sources avaient été si diverses. Un bouton manquant découvert dans un endroit inhabituel (un commentaire fait en passant par Janka, qui l’aidait au bain), un regard rusé échangé par deux courtisans sans liens par ailleurs remarqué par Thérinda Rolfsen, et une épouse d’aspect ordinaire expédiée sur le continent pour une course absurde, récit rapporté par Kiya Fennsen, tout cela s’additionnait soudain en une rumeur concernant la liaison d’une des plus hautes dames de la cour nordique et d’un des intendants du roi, séduisant mais pauvre. Pendant son voyage, l’épouse de l’homme meurt en tombant de son poney lors de la traversée des landes traîtresses de Wildfell, et quelques semaines plus tard, l’intendant auparavant impécunieux se trouve élevé à la position d’intendant du duc Jorn. En moins d’un an, une fois l’époux de Dame Garsen, le duc Jorn, perdu en mer, l’intendant épouse celle-ci. D’un petit bouton d’os de baleine gravé à deux décès sans témoins : de ce genre de petits détails, Ravn avait appris à remarquer les choses plus humbles, quand il pouvait s’en soucier. Ainsi se demandait-il, en contemplant la jeune femme, comment une nomade voyageant pendant des mois à travers les montagnes, les plaines et les vastes déserts du sud, à la merci du soleil et du vent, pouvait bien posséder une peau d’une blancheur aussi incroyablement pure. C’était comme si le monde n’avait laissé sur elle nulle trace – ou qu’elle ne fût nullement de ce monde. Il ne lui avait pas demandé grand-chose, car en vérité ils avaient passé peu de temps à parler. Mais les réponses aux quelques questions qu’il lui avait posées, alors qu’ils étaient étendus ensemble dans la nuit, avec le vent qui faisait craquer la voile, le rugissement de la mer et les voix étouffées de la garde de nuit près du gouvernail de proue, n’avaient pas été des plus instructives. Parfois elle le regardait comme si elle avait pu voir à travers lui, à travers la coque du navire, et jusqu’au tréfonds des eaux noires. Parfois, elle esquissait le plus léger des sourires et tendait une main pour lui effleurer le visage ou le bras, et tout ce qu’il avait été sur le point de dire s’envolait aussitôt de son esprit, tels des étourneaux d’un arbre. Comme si elle avait senti le poids de son regard sur elle, la jeune femme bougea. D’autres femmes, avait remarqué Ravn au cours des années, s’éveillaient par étapes : leurs paupières tremblaient, elles roulaient sur le dos, elles s’étiraient, elles bâillaient, elles étaient passagèrement désorientées. Celle-ci, par contraste, semblait avoir le sommeil aussi léger qu’un chat, passant en un instant de l’immobilité assoupie à la pleine conscience. « Où suis-je ? » Elle s’assit toute droite sur la couche, en clignant des yeux dans la lueur des bougies, enfouie dans les fourrures comme dans de la neige poussée par le vent. Pendant un instant, la vision de ce corps nu révélé dans toute sa soudaine perfection le rendit muet. Puis il déposa la chandelle pour s’agenouiller près d’elle. « Où vous étiez hier, et le jour précédent, mon amour : en sécurité à bord de mon navire, en train de traverser l’océan pour vous rendre dans mon royaume. » Chaque fois qu’elle s’éveillait, c’était comme si le sommeil avait effacé sa mémoire ; ses premières paroles étaient toujours cette même question. Elle enchaîna avec la seconde, fort étrange aussi. « Qui suis-je ? » La première fois, il avait cru qu’elle se riait de lui, que c’était un jeu auquel elle aimait à se livrer pour obtenir des compliments extravagants, aussi avait-il répliqué alors, et toujours depuis : « Mon plus cher désir », ou : « Mon épouse et ma reine », ou encore : « La plus belle de toutes les femmes, la créature la plus parfaite dans tout le monde connu. » Mais chaque fois elle avait insisté, avec des yeux rendus mystérieux par la première lueur de l’aube qui se glissait à travers le rabat de la porte : « Mon nom, dites-moi mon nom. » Aussi lui disait-il avec une douceur charmeuse : « Vous êtes la Reine des Îles du Nord désormais, la Dame d’Eyra. » Mais elle secouait la tête avec une sauvage frustration jusqu’à ce qu’il lui dît : « Rosa Eldi, vous êtes la Rosa Eldi, la Rose du monde… » « Je vous connais seulement comme la Rosa Eldi, dit-il cette fois encore. Vous êtes la Rose du Monde. C’est tout ce que je sais de vous, puisque vous ne voulez rien me dire de plus. — La Rosa Eldi. La Rose du Monde. » Elle le répétait longtemps, comme une prière, ou comme si elle l’imprimait dans sa mémoire. En ce cinquième jour qu’il passait avec elle, elle ne le répéta que quatre fois. Le premier jour, ç’avait été une douzaine ou plus ; du moins semblait-il y avoir quelque amélioration sur ce plan. Ravn s’était demandé si se trouver seule sur un navire étranger avec des gens dont elle ne connaissait pas la langue ne l’avait pas rendue nerveuse et incertaine, ce qui pouvait se comprendre. Ou bien, et c’était plus difficile à admettre (surtout après son comportement nocturne dépourvu d’inhibitions), si elle avait peur de lui. Mais en cet instant, telle une révélation, Ravn se souvint d’un homme de la forteresse de Halbo, un des conseillers de son père qui avait été inopinément frappé par un os de bœuf lancé par un garde royal pendant une rixe houleuse, au festin d’hiver. Un gros os, il s’en souvenait, un fémur, ou peut-être une mandibule, et l’homme frappé à la tempe s’était aussitôt écroulé, inconscient. Le jour suivant, il était levé et vaquait à ses affaires, avec une enflure de la taille d’un œuf de mouette sur la tempe. Mais il n’avait aucun souvenir de ce qui lui était arrivé, ni même de son nom. Les gardes avaient cru que c’était un jeu divertissant, et ils avaient réussi à persuader le conseiller – un homme courtois aux manières aimables qui aurait à peine osé soutenir le regard d’un poulet – qu’il avait lui-même causé sa blessure en harcelant une des servantes de tant de suggestions insistantes de ce qu’il pourrait aimer lui faire plus tard qu’elle lui avait assené un bon coup de louche. Le conseiller, horrifié, avait même insisté jusqu’à chercher la fille pour lui présenter des excuses abjectes quant à sa conduite, ce qui n’avait fait qu’ajouter au divertissement des gardes. L’homme avait fini par retrouver la mémoire, mais il ne s’était jamais rappelé les événements de la nuit où il l’avait perdue. Ravn se pencha pour prendre la tête de son épouse dans une main, en sentant comme toujours à son contact l’éclair d’excitation qui courait de sa main à son bras. En écartant les doigts, il palpa les os de son crâne, mais celui-ci semblait lisse et égal, et au bout d’un moment la jeune femme dégagea sa tête. « Que faites-vous ? fit-elle, sans expression notable. — Vous êtes-vous jamais blessée à la tête ? » demanda-t-il avec douceur. Il y eut un silence, comme si elle examinait le sens de cette question. « Non. » Un tel manque d’intonation ne permettait pas de poursuivre la conversation et, comme pour le souligner, elle s’écarta de lui et se leva du lit ; sa tête touchait presque au toit de la tente, et le bougeoir posé sur le pont illuminait seulement la peau lisse de ses jambes et les ovales parfaits de ses genoux, laissant le reste plongé dans l’obscurité. « Je désire sortir », dit-elle en passant près de lui pour se diriger vers le rabat de la tente, aussi nue qu’au jour de sa naissance. Ces derniers temps, Ravn avait appris à être rapide dans ces circonstances. Il la rejoignit pour l’envelopper de sa cape avant qu’elle ne pût passer sous le rabat. « Il fait froid, dehors, dit-il. Le vent de la mer peut être remarquablement… vif à l’aube. » Il s’était trouvé incapable de lui expliquer l’intérêt inconvenant de l’équipage pour sa chair dénudée, tout en soupçonnant dans un coin obscur de sa cervelle ce qu’il ne désirait pas admettre : que la jeune femme prendrait quelque plaisir pervers à ces regards. Ils sortirent ensemble sur le pont. C’était vrai : le vent était coupant et froid, pénétrant étoffe et chair jusqu’à l’os, mais la Rosa Eldi ne parut nullement s’en apercevoir. La peau de Ravn, brunie et tannée par des années d’exposition aux éléments, se couvrait rapidement de chair de poule, mais les pieds et les mollets nus de son épouse restaient aussi lisses que de la soie circésienne. À l’est, l’arc du soleil venait juste de ramper au-dessus de l’horizon, et un long banc de nuages violets s’ourlait d’or intense, avec des traînées d’un rouge profond qui s’étiraient sur le ciel comme la substance mouchetée d’un œuf pourri. « Il y aura de l’orage tout à l’heure », déclara d’un ton bougon le navigateur, les yeux fixés non sur son roi mais sur la femme qui se tenait au plat-bord, cheveux pâles et visage tendu fouettés par les bourrasques. Ravn eut un large sourire. « Des vents plus rapides pour nous pousser jusque chez nous, Odd. » L’homme se mit à rire en renversant la tête en arrière, dévoilant deux rangées de dents jaunes aussi incurvées et coupantes que celles d’un rat. Le bruit attira l’attention d’Egg Forstson ; il traversa avec précaution le pont qui tanguait pour se rendre jusqu’à Ravn, le visage légèrement teinté de vert. Au cours des dernières années, son estomac avait commencé à se rebeller contre les rythmes tyranniques de l’océan – un sentiment véritablement venu des tripes… –, le pressant de retourner à son domaine pour y jouir en paix de la terre ferme. « Vous ne devriez pas encourager… la dame votre épouse à se montrer ainsi », dit-il à mi-voix au Roi, incapable de se forcer à prononcer le nom étrange adopté par cette femme. « Cela perturbe les hommes. » Ce n’était pas la première fois que le duc de Shepsey prodiguait cet avertissement et de fait, autour d’eux, tout signe d’activité avait disparu et un curieux silence était tombé sur l’équipage. Plusieurs, en train de jouer aux osselets au centre du bateau, avaient perdu tout intérêt à la partie et regardaient tous fixement dans la même direction, comme s’ils n’avaient été qu’une seule paire d’yeux. Ailleurs sur Le Corbeau de Sur, on avait cessé de polir les lames, de préparer le gruau ou de vider les prises de la matinée. Deux hommes qui ajustaient les cordages de la vergue laissèrent les filins tomber de leurs mains oisives ; ils en profitèrent pour flotter dans le vent et aller donner une gifle humide à la figure d’un homme occupé à réparer son sac de couchage en cuir. Son hurlement outragé brisa le sortilège de la Rosa Eldi et donna à Ravn une chance de traverser le pont jusqu’à elle, de lui passer un bras autour des épaules et de la serrer contre lui. Elle lui résista d’abord, voulant plutôt rester du côté de la mer, puis, comme découragée, elle se détendit dans son étreinte. « Qu’est-ce qui vous fascine donc ainsi, mon amour ? » murmura Ravn dans ses cheveux odorants. « N’avez-vous jamais vu la mer avant ce voyage ? » Elle parut se donner le temps de comprendre la question, comme si elle l’avait traduite de l’Ancienne Langue dans un langage plus complexe, et dit enfin : « Elle m’effraie. Son immensité. » Ravn hocha la tête avec lenteur. Il se rappelait son propre premier voyage en mer, ravi qu’il avait été de se trouver à bord d’un des beaux drakkars, en présence de son père, avec des tâches de confiance, traité comme n’importe quel autre membre de l’équipage : un homme, enfin. Mais quand ils étaient sortis à la rame du port naturel de Halbo, avec ses digues incurvées et ses falaises protectrices, quand ils avaient levé leur voile pour se frayer un passage des eaux côtières bien abritées aux eaux sauvages de l’océan septentrional, il avait senti la première gifle des vents marins, puissante et inexorable, qui faisait bouillonner d’écume blanche les crêtes irritées des vagues, et protester en craquant les planches du navire. Il avait regardé la côte devenir derrière eux une simple ligne grise, et devant eux, il n’y avait rien que rangée sur rangée de hautes vagues jusqu’au fond de l’horizon, et il avait pensé alors, comme il avait essayé de ne pas le penser depuis, qu’ils étaient là dans leur minuscule navire, comme un gland de chêne emporté malgré lui dans le torrent d’une crue, et rien ne les séparait de l’eau froide et avide qui s’étendait sous eux, loin, loin, jusqu’à la Grande Salle des Morts au fond de l’océan, où gisaient parmi les os des noyés nombre de ses ancêtres, rien sinon une mince peau de bois à clins qui pouvait ployer et exploser dans la main de la mer aussi aisément qu’il pouvait quant à lui briser une branche de noisetier. Aussi serra-t-il la jeune femme plus fort, en disant : « Nous sommes tous à la merci de Sur ici, c’est vrai. Mais j’ai un solide vaisseau et un bel équipage, et notre demeure n’est pas à plus d’une journée de voile à présent. Et alors, nous serons dans ma capitale, on vous accueillera dans ma forteresse, où ma mère vous chérira et où ses servantes vous gâteront, et vous n’aurez plus jamais à voguer sur le cœur de la mer. » La Rosa Eldi se contenta de froncer les sourcils à ces paroles. Une petite ride apparut entre ses fins sourcils, là où il n’y en avait point eu auparavant. « Sirio ? » dit-elle. Ravn haussa un sourcil. « Sirio ? Pardonnez-moi, Dame. Je ne comprends pas ce que vous dites. Nos langues sont très différentes, je crois. — Ah, dit-elle. Sur. » Puis : « Sirio. — Vous donnez un autre nom à notre dieu ? » demanda Ravn, stupéfait. Le froncement de sourcil s’accentua. « Dieu ? répéta-t-elle. Qu’est-ce qu’un dieu ? — Ne le savez-vous point ? » Elle répliqua simplement en secouant la tête. Ravn se passa une main sur la figure. Si l’on avait insisté, il aurait dû admettre qu’il trouvait ces conversations un peu pénibles. C’était comme interpréter le monde pour une enfant, et une enfant étrangère, de surcroît. Les enfants étaient très bien pour des fausses bagarres ou pour des surprises, cadeaux et douceurs, mais être contraint de leur expliquer la religion n’était pas une situation où il se trouvait à son aise. Cette dame était cependant son épouse, raisonna-t-il, elle ne savait rien des manières nordiques, et il l’avait choisie entre toutes, aussi devait-il faire de son mieux. Il s’éclaircit la gorge. « Un dieu est un être auquel nous adressons nos prières pour en obtenir faveurs et secours. Pour de bons vents quand on entreprend un voyage, ou un temps clément si l’on est un fermier qui fait ses moissons… — Qu’est-ce que “prier” ? » Il la contempla, incrédule. « Vous devez bien prier votre propre divinité ? Tout le monde a un dieu. Même les maudits Istriens ont leur Chienne de déesse, leur démon de feu, Falla. » La jeune femme haussa les épaules. « Mon existence a été très… confinée. — Egg ? » Ravn fit signe à son premier conseiller de s’approcher, en sentant que la conversation commençait à vaciller trop dangereusement pour son goût au bord d’une discussion métaphysique. « Tu expliques mieux ces choses que moi. Installe-la confortablement à l’écart de l’équipage et parle-lui de Sur, et de la façon dont nous l’adorons dans le nord, tu seras bien aimable. On ne peut pas la laisser choquer ma dévote et noble mère avec ses bizarres façons de nomade, n’est-ce pas ? Quand nous arriverons à Halbo, je la veux capable de réciter la Prière du Marin à l’envers. Entre-temps, je dois vérifier notre position avec le navigateur ! » Après avoir donné une bonne tape sur l’épaule du duc de Shepsey, il se dirigea avec un grand sourire vers la proue en enjambant avec agilité entretoises et bancs de nage, et en se faufilant entre les balles de cargaison, les tonneaux et les jambes tendues. Il rejoignit enfin la proue fabuleusement sculptée et l’homme au visage sévère qui s’y tenait à son poste. Egg le regarda s’éloigner, le cœur lourd, avant de se tourner vers la femme pâle. « Ma dame, dit-il avec une courbette polie. Venez avec moi, je vous prie, et je répondrai de mon mieux à vos questions. » Quand elle lui sourit en posant une main sur son bras, il sentit une chaleur inaccoutumée au creux de son ventre et se surprit ensuite à sourire avec retard, un sourire idiot de gamin de dix-huit ans. Il lui tapota la main puis l’ôta avec précaution de son bras ; la sensation particulière quitta aussitôt ses reins et son esprit redevint clair. Il arrivait presque à comprendre pourquoi Ravn avait choisi cette créature pour épouse. Presque, mais pas tout à fait. Un roi devait être à même de penser avec autre chose que son membre, surtout pour une décision stratégique qui affectait non seulement la nature de la femme qui réchaufferait son lit, mais comment, en conséquence, les factions rivales qui l’entouraient placeraient leurs épées : devant lui, en pleine vue, genou en terre ou pour l’assaut ; ou derrière son dos, avec du poison sur leur fil, et des murmures de conspiration. Avoir choisi cette nomade inconnue, songea Forstson, c’était ce que Ravn pouvait faire de pire, tout à fait caractéristique de ce jeune homme sauvage et mal éduqué. Sur savait qu’ils avaient essayé avec lui – lui, Passorage et Sudœil… Il secoua la tête pour écarter cette image, mais il savait qu’elle lui reviendrait dans la nuit, comme le faisaient d’ordinaire ces choses, si nombreuses fussent les guerres où il avait combattu, les morts auxquelles il avait assisté : le spectacle de ces membres entaillés, et de la femme sur le bûcher. Et cette étrange jeune épousée qui errait au milieu de la violence de la foule sans en être touchée, comme si elle avait appartenu à un tout autre monde. « Vous êtes-vous blessé à la tête ? » demanda la jeune femme en tendant les mains pour lui palper le crâne de ses doigts. Surpris par l’intimité de ce geste, Egg écarta ces mains avec un sursaut. Il se sentait tout embrouillé, plongé dans la confusion, et curieusement violenté. « Très souvent, murmura-t-il, à l’extérieur comme à l’intérieur. — À l’intérieur ? » Elle ferma les yeux un moment, avec un léger balancement parfaitement en accord avec celui du vaisseau. Une nature de marin, songea-t-il de façon décousue, malgré son existence protégée. Quand elle rouvrit les yeux, le vert extraordinaire de ses iris sembla tourbillonner, puis s’éclaircir, comme des nuages sur la mer ensoleillée. Et elle éclata de rire. Il se surprit à rire aussi, se sentant un peu plus fort maintenant que la connexion entre eux était brisée. Mais l’était-elle ? Comme de nulle part jaillit une vision de sa propre épouse, exactement telle qu’elle avait été toutes ces années auparavant lorsqu’il était parti guerroyer, une belle fille de vingt-cinq ans aux cheveux clairs, aux joues rouges et aux yeux joyeux, avec leurs deux petits enfants qui se cachaient dans ses jupes, ne sachant que penser de leur père en cotte de mailles et armure de cuir, avec son grand casque sous le bras et l’épée paternelle en bandoulière sur le dos. Et le ventre de Brida, gonflé de leur troisième enfant, l’enfant qu’il n’avait jamais vu… « Elle est vivante », dit la nomade, et le sourire qu’elle lui adressa était éblouissant. « Elle est plus âgée que dans votre esprit, mais c’est elle malgré tout. Ses cheveux sont roux à présent, et courts, sous son voile. — Brida, vivante ? — Son nom est Brida ? Je n’ai jamais entendu ce nom auparavant. C’est bien cette femme, oui ? » Elle lui effleura le front du bout des doigts. Il vit d’abord seulement la silhouette d’une femme portant un sabatka d’un bleu si foncé qu’il en paraissait noir, et puis ce fut comme si le voile était devenu transparent et il put la voir, son épouse d’il y avait si longtemps, capturée par les maraudeurs. Son visage portait des rides et les commissures de sa bouche étaient marquées par l’âge et une dure expérience, mais ses yeux étaient toujours du bleu éclatant qu’il se rappelait, le bleu surprenant de la pervenche ; ses cheveux n’étaient plus tressés en longues nattes dorées mais coupés au ras de son crâne et teints d’un rouge très foncé. « Comment… » Il s’écarta de la femme pâle en esquissant instinctivement le signe de l’ancre, en appelant à Sur pour bien l’enraciner dans la terre en face de cette magie sauvage, remuant les lèvres sans qu’il s’en échappât un son, comme si les mots qui bouillonnaient en lui – supercherie… sorcellerie… la pire sorte de sorcellerie, dérober et déformer ainsi les souvenirs d’autrui… – ne pouvaient trouver de souffle pour se projeter dans l’air froid où il ne pourrait jamais les reprendre. Puis il fit volte-face et s’enfuit en trébuchant dans les obstacles que son roi avait si agilement évités l’instant d’avant. En atteignant le plat-bord du gouvernail, il vomit précipitamment et avec bruit dans les eaux écumantes en contrebas. Cela suscita un chœur d’encouragements jovials et de cris de dérision de la part de l’équipage. Ravn se détourna de sa conversation avec son navigateur pour dévisager son premier conseiller avec incrédulité. Le duc de Shepsey naviguait depuis plus de cinquante ans, et dans des conditions bien plus orageuses que celles-ci. S’il ne pouvait s’accommoder de la mer par cette aube claire, avec à peine des vaguelettes, comment le ferait-il dans la tempête prédite par le pilote ? Il était temps pour le vieil homme de se retirer dans son domaine, se dit Ravn – et ce n’était pas la première fois –, avant de faire de son roi un sujet de moquerie. Entre-temps, il pouvait voir qu’en abandonnant son poste, Egg avait laissé la Rosa Eldi seule au bastingage où elle se tenait à présent, le menton levé dans le vent comme la plus farouche des figures de proue, la main posée avec légèreté sur le bois. Pieds écartés, genoux un peu pliés, elle suivait le roulis et le tangage du navire comme un marin de vieille date – si ce n’était, cependant, de la cape royale qui se gonflait en découvrant sa peau très, très blanche. Sans un mot au navigateur, Ravn s’élança tel un cerf sur le pont, sans se soucier de l’attirail du déjeuner matinal, chaudrons et marmites, des étambrais, des corps et des tonneaux, et la rejoignit pour refermer sur elle les plis de laine moelleuse. « Revenez avec moi dans l’abri de notre chambre, mon amour, dit-il, et je vous apporterai un bol de gruau et un bon maquereau bien frais pour votre petit déjeuner. — Voulez-vous me prendre encore ? » demanda-t-elle, le visage aussi innocent que celui d’une enfant, mais sa main, moins chaste, s’en allait chercher ses parties génitales. Ravn frissonna. « Pas maintenant, ma dame, non. Car j’ai d’autres devoirs à accomplir. — Plus tard, alors, mon seigneur. » La main, sans erreur, se referma sur son membre durci. Malgré l’extase qu’il sentait monter en lui, il alla lui prendre la main et la desserra. « Plus tard, oui, en vérité. » 19. Cauchemars Le quart de la matinée s’en vint, se termina, et Tanto n’avait toujours pas repris conscience. Des guérisseurs allaient et venaient aussi, émettaient des petits bruits en aspirant à travers leurs dents et secouaient la tête – semblables à des corbeaux, avec leurs têtes chauves et leurs robes noires qui claquaient, des médecins grisonnants aux petits yeux de fouine, qui repartaient avec plus d’or qu’à leur arrivée mais ne laissaient pas leur patient en meilleure condition, malgré leurs teintures et leurs sangsues, leurs bandages humectés de décoctions d’herbes et leurs ventouses. Enfin, on trouva un chirurgien et ce qu’il dut faire pour sauver la vie du patient fut d’une choquante brutalité. Tanto gémissait et transpirait à travers toutes ces épreuves. Ses paupières tremblaient, et le cœur de Favio Vingo tremblait en même temps, puis elles s’ouvraient, mais pour révéler des orbes blancs de douleur. La troisième semaine après que le chirurgien eut taillé ce qui restait de la virilité de Tanto, les cheveux de celui-ci se mirent à tomber alors que son père les peignait ; les poils de sa poitrine et de ses jambes, de ses aisselles et de son aine en firent autant ensuite, le laissant à la fin aussi pâle et lisse qu’une fille, à l’exception de la blessure causée par le poignard, puis le scalpel du chirurgien, qui était enflée et enflammée. Un pus malodorant et d’autres fluides malsains en suppuraient sans cesse dans les bandages, qui devaient être changés trois fois par jour. La dépense occasionnée par le lin et les drogues devenait astronomique. Tandis que le chaland se déplaçait avec lenteur sur la Dorée, Favio Vingo vendit sa meilleure cape, ses bijoux, et deux de ses étalons pour payer les traitements de Tanto. Quand ils eurent passé au pied de la grande cité de Talséa, avec ses antiques colonnes ocre dressées dans l’impitoyable ciel bleu, pour entrer dans le poste de traite de Pex, il constata que non seulement il n’avait plus grand-chose à vendre, mais qu’il avait également perdu toute confiance en la médecine traditionnelle. Pex était une ville fluviale des plus ordinaires où la coutume voulait qu’on s’arrêtât sur le chemin de la Foire entre la Plaine de Tombelune et les provinces australes ; Favio ordonna d’y amarrer le chaland après le pont aux cinq arches, et il quitta le bateau. Une heure après le coucher du soleil, alors que Fabel Vingo et l’équipage commençaient à s’agiter, il revint en traînant après lui une femme qui hurlait d’une voix stridente, avec des plumes dans les cheveux, trois ou quatre longues tresses de coquillages qui lui claquaient dans le dos, et un énorme sac noir qui lui cognait la cuisse. « Au nom de Falla, mais que crois-tu donc faire ? » demanda Fabel en regardant fixement la bizarre nomade. « Tu ne peux pas l’amener à bord. » C’était différent de s’émerveiller de loin des Vagabonds, d’admirer leurs caravanes de yékas qui serpentaient vers la Foire, étranges et multicolores, de leur acheter des colifichets et des présents pour les femmes, et même, en cas de besoin vraiment urgent, d’adorer la Déesse avec l’une de leurs habiles prostituées – comme on le faisait pendant les deux semaines grouillantes de la Foire. Mais laisser une femme, n’importe laquelle, mettre le pied sur un bateau était bien connu pour porter malchance, et y amener une nomade avec sa sorcellerie païenne, c’était de la folie. Surtout compte tenu des pénalités infligées aux revendeurs de magie et à ceux qui les fréquentaient, comme l’avait annoncé le Conseil après les événements mettant fin à la dernière Foire. « Elle peut le sauver, je le sais ! » Favio fit monter la femme sur la passerelle et la poussa devant lui, tandis qu’elle protestait d’une voix aiguë et sifflante. À l’autre extrémité de la planche, elle dévisagea Fabel qui lui bloquait le chemin. Puis, d’un seul doigt à l’ongle trop long, elle lui toucha le front en baragouinant des paroles incompréhensibles et haut perchées. Il resta sur ses positions en lui retournant un regard fulminant. « Es-tu fou ? C’est une Vagabonde, Favio, une sorcière ! — Alors, qu’elle use de sa magie sur Tanto. — C’est de l’hérésie, mon frère ! » Favio leva le menton. « Peu m’importe. » Il donna une bourrade dans le dos de la nomade et elle n’eut bientôt plus d’autre solution que de se cogner dans Fabel, lequel recula vivement en esquissant superstitieusement le signe du feu de Falla pour repousser son contact. « Voudrais-tu damner son âme comme la tienne ? — Il ne va pas mourir. Je ne le laisserai pas mourir. » Fabel contourna la nomade qui parcourait la barge des yeux, ahurie, et vint arrêter son frère en posant une main sur son bras. « Favio, écoute-moi. Dans son état, c’est peut-être une bénédiction… » Le visage de Favio s’assombrit de fureur. « Ce n’est pas l’un de ces précieux chevaux dont on coupe la gorge s’il ne donne plus satisfaction. » Il lança à Fabel un regard empoisonné. « Si c’était Saro qui gisait là, tu ne parlerais pas ainsi. » C’était la première fois que l’un et l’autre étaient venus proches d’admettre la véritable filiation de Saro. Fabel pâlit. Puis, sans un mot de plus, il dépassa la guérisseuse nomade et s’éloigna dans le chaland, le dos bien raide et droit, à grandes enjambées qui l’emmenèrent vers les enclos où étaient attachés les chevaux. Il était à mi-chemin lorsqu’il se rendit compte que le sujet de la fin de leur conversation se tenait à la palissade et le regardait approcher, les yeux vides. Il était trop tard pour faire demi-tour, se dit Fabel, et Favio allait maintenant penser qu’il avait délibérément choisi sa direction comme pour s’allier au fils qu’il avait engendré. Eh bien, on n’y pouvait rien. Il accéléra le pas, sentant les yeux de son frère lui transpercer le dos comme des poinçons. « Les chevaux sont bien calmes, mon garçon », dit-il avec une jovialité forcée. Saro réussit à esquisser un pâle sourire. Il avait peu dormi pendant le voyage et les dernières semaines avaient été les pires de sa vie. Il s’était occupé de son mieux de son frère, nuit et jour, en serrant les dents pour écarter la souffrance et la haine bouillonnantes qu’il pouvait percevoir comme un magma, juste sous la conscience de Tanto, chaque fois qu’il devait le toucher, le retourner pour éviter les escarres, pour changer ses pansements souillés et puants, pour le nourrir, pour nettoyer ses déjections. Pour quelque raison perverse, Favio avait jugé « bon » pour Saro de veiller à ces tâches. Après tout, avait-il dit en dévisageant de ses yeux à l’éclat dur le garçon qu’il présentait à tous comme son second fils, tu le dois à ton frère, car si ce n’avait été de ton orgueil et de ton égoïsme outrecuidants, rien de tout ceci ne serait arrivé. Saro n’avait jamais réussi à obtenir de son père une explication plus détaillée de sa culpabilité à lui dans la blessure de Tanto. Et le moment où il aurait été possible d’en discuter de façon civile était venu et s’était enfui dans le même instant, lors de l’unique regard qu’il avait échangé avec Favio la première nuit, au-dessus de la couche de Tanto, avant que Favio, avec un soupir dégoûté, ne brisât le contact et ne quittât la pièce, la tête dans les mains. C’était le signe le plus clair que Favio aurait préféré que ce fût Saro étendu là au lieu de Tanto, joie et fierté de la famille Vingo. Saro qui échouait à tout ce en quoi excellait son aîné. Saro qui ressemblait trop au jeune Fabel, qui rappelait à tout moment à Favio l’infidélité de son épouse, et sa propre faiblesse qui l’avait poussé à ne pas révéler l’adultère. Aussi Saro avait-il enduré la double souffrance du ressentiment paternel et de l’abominable empathie qui le liait à son frère mourant plus intimement qu’il ne l’avait jamais été. Chaque jour, il avait l’impression de mourir lui-même à petit feu. Et les rêves… Il força son esprit à s’en détourner – c’était la pire de toutes les souffrances. « Bonjour, Oncle Fabel, dit-il. Les bêtes sont contentes que le chaland ait cessé de bouger, mais Présage-de-la-Nuit refuse de manger. » Fabel parut alarmé. Ils avaient dû quitter la Plaine de Tombelune sans qu’il ait pu finaliser le marché en cours pour la vente de l’étalon. Un bon marché, avec un éleveur qui résidait heureusement à moins d’une journée de cheval d’Altéa – il espérait donc encore conclure le marché à son retour. Après leur Foire désastreuse, c’était la seule perspective plaisante à l’horizon. Il escalada laborieusement la palissade et se rendit à l’enclos séparé où était attaché l’étalon. Le cheval roula des yeux méfiants à son approche et releva la tête en reculant. « Holà, mon garçon… » Fabel tendit la main pour toucher l’encolure de l’étalon. Elle était dure et chaude, mais pas à un point qui sortait de l’ordinaire. Il fit une petite grimace. Le petit avait une imagination débridée. Le cheval semblait en bon état. « Eh bien, il mangera sans doute quand il aura faim », lança-t-il sans se retourner. Saro haussa les épaules. « Je ne crois pas qu’il soit bien, insista-t-il. Et l’une des juments respire mal, aussi. » Il désignait du doigt un bel alezan. « Elle boit beaucoup. » Fabel secoua la tête. « Les chevaux deviennent nerveux sur un chaland, tu le sais bien, Saro. — J’ai vu Père amener la guérisseuse nomade à bord… », dit Saro, pour tâter le terrain. Ce jour-là, il était passé d’un animal à l’autre, les touchant tout en les soignant, à l’écoute de leurs pensées silencieuses même si cela lui causait quelque détresse. Ils avaient trop chaud, et ils étaient sans énergie, ce qui pouvait être dû au changement du climat à mesure qu’on s’enfonçait davantage vers le sud de l’Istria. Mais il avait aussi noté un certain niveau d’anxiété collectif et individuel chez les chevaux, qui dénotait maladie et crainte, même si peu de symptômes évidents en étaient apparents pour l’instant. Ce qui l’inquiétait le plus, c’était la possibilité d’une maladie qui avait dévasté le cheptel deux années plus tôt, immédiatement après la Foire. Elle avait semblé mystérieuse, une épidémie envoyée par la Déesse, avait-il pensé alors en sentant l’affreuse odeur de chair brûlée flottant de chez leur voisin Fero Lasgo forcé de détruire tous ses troupeaux, les incinérant sur de hauts bûchers dont la noire fumée grasse avait flotté au ras des champs en ce suffocant après-midi dépourvu de vent. À ce qu’il s’en rappelait, le mal avait commencé de façon aussi inoffensive que ce qu’il subodorait présentement. Les nomades étaient connus pour leur habileté avec les animaux, et si l’on pouvait déceler le mal assez tôt pour le traiter… « … je me disais que, peut-être, quand elle se sera occupée de mon frère, elle pourrait jeter un coup d’œil à… » Fabel secoua la tête avec impatience. « La vie de ton frère est entre les mains de Falla désormais, et il ne faut pas irriter la Déesse avec des magies païennes. Si la Dame pense que nous n’avons pas foi en elle, elle prendra Tanto, c’est certain, mais ton père ne veut pas entendre raison. Nous devons l’arrêter, mon garçon, mais il ne veut pas m’écouter. Tu pourrais essayer, cependant. » Il regardait Saro d’un air plein d’espoir. Mais Saro secoua la tête à son tour. « Il ne m’écoutera pas non plus. Mais je dois quand même parler à cette femme. » Superstition ou non, il ne pouvait souffrir de voir les chevaux tomber malades et mourir si on pouvait l’éviter. Fabel eut une expression dubitative. « Oh, je ne crois pas, mon garçon. Tout ce qu’elle semble capable de faire, c’est de crier et de siffler. Je doute qu’elle comprenne le moindre mot d’istrien. Mais tu pourrais la sortir physiquement de la chambre avant qu’elle ne puisse accomplir ses manigances… » Saro avait déjà disparu. La chambre de son frère était aussi close et chaude qu’un four à pain, ce qui n’était pas surprenant avec trois personnes entassées dans une pièce à peine suffisante pour contenir le lit qu’on y avait installé. D’un côté, Favio Vingo regardait désespérément par-dessus le chevet du lit, tandis que la nomade passait les mains sur le corps fiévreux de son fils, et secouait la tête avec lenteur. « Mauvaise blessure », dit-elle dans un istrien lourdement accentué. « Le couteau qui a… fait ce… trou… kalom… — Parle istrien, femme, ou au moins en Ancienne Langue, vieille sorcière illettrée ! » Favio leva les mains au ciel et se mit à marcher de long en large, les trois pas dans chaque direction que permettait l’exiguïté de la pièce. « Peux-tu… soigner… la blessure… de mon fils ? » cria-t-il, en soulignant chaque mot comme pour un enfant sourd. « Peux-tu… le… guérir ? — Non, non… » La nomade secoua la tête plus vite, agitant les mains en l’air dans sa frustration. « Kalom ealadanna… puissante magie, la plus ancienne. Ealadanna kalom, rajenna festri. — Je ne comprends pas », dit Favio en fronçant les sourcils. Poussé par une urgence qu’il ne comprenait pas entièrement, Saro franchit le seuil. Une fois à l’intérieur, ne sachant que faire, il joignit les mains et s’inclina devant la guérisseuse à la manière polie qu’il avait apprise de Guaya et observée ensuite, mais cette fois sans l’erreur qu’il avait commise. « Rajeesh, mina konani. » Les sourcils de la guérisseuse s’arquèrent comme des ailes d’alouette. Elle eut un sourire ravi puis laissa échapper un grand flot de non-sens nomade : « Felira inni strimani eesh-anni, Istrianni mina. Qaash-an firana periani thina ; thina brethriani kallanish isti sar an dolani fer anna festri. Rajenna festri : er isti festriani, ser-thi ? » Saro agita frénétiquement les bras. « Non, non, dit-il en hâte dans l’Ancienne Langue, je ne comprends pas ce que vous dites… » Mais la vieille femme n’allait pas se laisser arrêter en plein élan : « Ser-thi, manniani mina ? Brethriani thina ferin festri mivhti, morthri purini, en sianna sar hina festrianna. Rajenna festri en aldri bestin an placanea donani. Konnuthuthi qestri jashni ferin sarinni ? » Sans réfléchir, Saro posa une main sur le bras de la nomade pour la faire taire et fut aussitôt submergé par l’horreur de celle-ci devant la blessure qui ne voulait pas guérir, ne pourrait jamais guérir. Car la lame qui l’avait causée avait été forgée à l’aide de l’ancienne magie – ealadanna kalom ; rajenna festri ; la magie de la terre avait rendu le mal pour le mal commis, la lame le savait. Tanto avait commis un acte vil, il avait assassiné l’innocence, et la blessure causée par cette lame s’infecterait, suppurerait, ne serait jamais guérie tant que le coupable ne se serait pas repenti, et tant que la personne qui avait infligé la blessure ne lui aurait pas pardonné. Konnuthu-thi qestri jashni ferin sarinni ? Connaissait-il le poignard qui avait causé la blessure ? Comment l’aurait-il pu ? Mais pour une raison ou pour une autre, il s’en doutait. La dague qu’elle lui avait donnée, elle, sa belle forgeronne, avait disparu la nuit de l’Assemblée, et il ne l’avait plus revue depuis. Mais il se rappelait comme elle avait frissonné dans sa main, cette sensation magique qu’il avait imputée à ses sentiments pour celle qui l’avait fabriquée plutôt qu’à sa véritable nature. Saro croyait en la magie à présent, oh, oui, il y croyait. Ne le hantait-elle pas jour et nuit ? Les yeux agrandis, il se tourna vers son père. « Elle dit, je crois, que la blessure de mon frère s’est infectée parce que la lame qui la lui a infligée a considéré Tanto comme un homme malfaisant. » Il entendit l’apparente folie de ces paroles en les énonçant, et Favio Vingo sembla sur le point d’exploser à cette idée, mais Saro insista : « Je crois que la lame était celle que l’Eyraine… » Il ne pouvait se contraindre à dire son nom. « … a forgée. Elle me l’a offerte en présent à son étal quand Tanto et moi y étions à examiner ses armes, mais Tanto a dû la prendre… » Il hésita, car il y avait là quelque chose qui n’allait pas ; il n’avait pas envisagé tous les tenants et aboutissants. Favio eut une expression triomphante : « Je le savais ! Je le savais bien ! Elle a essayé de le tuer avec sa sorcellerie, cette putain eyraine. Elle a empoisonné la lame. Pas étonnant que mon pauvre garçon ne puisse guérir ! » Avec un plaisir pervers d’avoir trouvé une raison concrète à la fièvre persistante de Tanto, il eut un sourire sauvage. « Cette petite sorcière eyraine ! C’est elle qui a fait ça à mon garçon, pas la fille du sire de Cantara. Je savais que nous avions raison de la jeter dans les flammes. Elle l’a empoisonné avec sa sale magie, et ensuite elle a tenté de l’empoisonner encore davantage avec ses paroles. Malédiction, mon garçon… » Il se pencha pour secouer Tanto par l’épaule comme afin de partager avec lui cette merveilleuse découverte – « … elle est allée au bûcher, Falla en soit remerciée ! Tout ce dont nous avons besoin maintenant, c’est que cette sorcière nomade te fasse un sortilège pour contrer la vile sorcellerie eyraine… » Saro adressa un regard désespéré à la guérisseuse. Comment faire comprendre la vérité à son père ? Mais la nomade reculait à présent, le visage convulsé de terreur. Un moment, Saro pensa que la joie insensée de Favio devant la mort de la forgeronne l’avait dérangée. Puis il se rendit compte avec un sursaut glacé que les yeux de la femme étaient fixés sur lui, agrandis par le choc, il pouvait voir sa cornée jaunâtre autour de ses grandes pupilles noires. C’était lui qui la terrifiait, non son père, ou son misérable et inguérissable frère. Non, c’était son contact à lui qui avait suscité ce changement en elle. Mais pourquoi ? « N’ayez pas peur ! » s’écria-t-il, angoissé. « Je vous en prie, je ne vous veux aucun mal. » Elle devrait passer près de lui pour quitter la pièce, ils le voyaient tous deux. C’était pourquoi elle jetait autour d’elle des regards affolés, cherchant une autre issue, comme un chat effrayé, en face d’un chien écumant, chercherait désespérément à échapper à son ennemi, fût-ce à travers l’eau ou le feu. Il fit un pas dans sa direction et fut horrifié de la voir reculer avec effroi. Il franchit en deux pas rapides la distance qui les séparait et la prit par les épaules pour essayer de la rassurer, mais dès qu’il la toucha, ce fut lui qui fut emporté par la sensation. Rien de rassurant ici : une pure, une aveugle terreur. Car en face d’elle, les mains sur elle, se tenait un homme qui portait au cou une des fameuses pierres de mort, avec autant d’insouciance qu’on portait un colifichet d’argent. Et pourtant, tout ce qu’il avait à faire pour emporter son âme dans les déserts hurlants entre les étoiles, c’était de prendre la pierre de sa pochette de cuir et de la tenir : le moindre contact avec elle romprait tous les liens entre son corps et son âme, comme c’était arrivé aux autres. Elle pouvait sentir leurs morts sur lui. Des hommes, tous, des combattants, certes, mais qui pouvait dire qu’il ne saisirait pas aussi l’âme d’une femme sans défense, dans sa dangereuse inconscience ? Il s’était déjà emparé de trois vies, ou était-ce quatre, sans comprendre ce qu’il faisait. C’était difficile à dire, car les fantômes de leurs âmes torturées se tordaient et se brouillaient dans l’aura ténébreuse qui enveloppait ce jeune homme, une aura à l’âcre senteur de feu et de fumée, d’étoffes et de chair en flammes. Par les Jumeaux, le temps des bûchers était revenu, comme on l’avait entendu dire, et ils allaient sûrement tous périr… « Aaaaaaaah ! » Avec un hurlement aigu, la nomade s’arracha à l’étreinte de Saro. En cet instant, alors que Saro paralysé luttait contre le déluge d’images jailli de l’esprit de la vieille femme, elle prit avantage de sa stupeur, le contourna et s’enfuit par la porte, en prenant soin malgré sa hâte désespérée de ne pas même l’effleurer au passage. Ses pieds nus claquèrent dans les marches de l’escalier de bois, puis sur le pont, et se perdirent au loin. « Eh bien, mais rattrape-la ! » rugit Favio. Mais son imbécile de fils s’était effondré sur le plancher, la tête dans les mains, en sanglotant comme un enfant. Pendant le reste de cette journée-là, et de la nuit jusqu’au matin suivant, Saro prit le lit et ne se laissa pas lever, malgré les menaces de son père puis ses supplications – avec quelque affolement, car perdre un fils à cause d’une blessure, et un autre dans une crise de folie, c’était plus que n’en pouvait souffrir Favio. Comme perdu dans la brume, Saro but le vin et l’eau apportés par les esclaves, mangea le pain, les viandes épicées et les dattes qu’on laissa près de lui. Et pendant tout ce temps, les images captées de la nomade tourbillonnaient dans son esprit comme les échardes étincelantes d’un miroir brisé, et il avait beau arranger de toutes les façons possibles ces fragments de souvenirs, il ne pouvait leur donner aucun sens. Il voyait les visages de trois hommes qu’il ne reconnaissait pas : un garde de la Foire aux farouches yeux noirs sous son grand casque empanaché, un Nordique aux tresses blondes et à la longue barbe à deux pointes, le nez incurvé comme un bec de rapace, ses yeux gris crachant des flammes glacées, un Istrien à grosses bajoues, l’épée brandie, la bouche ouverte sur un cri de fureur qui se transformait brusquement en cri de terreur, sans que Saro pût en déceler la cause. Il voyait sa propre main qui se tendait pour effleurer le front du premier homme, il voyait les yeux de celui-ci émettre un bref éclat argenté puis devenir un espace vide et noir. Il voyait les deux autres, qui semblaient s’affronter, tomber morts à ses pieds, sans raison apparente. Il se voyait regarder fixement la pierre qu’il tenait dans sa paume, et comme elle passait du rouge d’une braise vive à un feu blanc qui faisait briller ses os à travers sa peau alors qu’il refermait les doigts sur elle. Malgré ses efforts pour relier ces images disparates, rien ne pouvait les tisser en une forme cohérente, sinon la pensée devant laquelle son esprit se dérobait chaque fois qu’il l’approchait. Et finalement, interminablement, de bien des angles différents, comme s’il s’était trouvé dans plus d’un endroit à la fois, venant parfois de la droite, puis de la gauche, et une fois, de façon déconcertante, de par en dessus, il vit la jeune Eyraine (Katla, Katla, Katla, répétait misérablement son cœur brisé), attachée au poteau. Il vit la fumée du bûcher qui se gonflait en vastes nuages noirs. Puis il était revenu dans son propre corps, bénéficiant d’un point de vue qu’il reconnaissait comme le sien, et il pouvait voir avec une clarté terrible et importune les pointes des bottes de cuir noircir et bouillonner, les cordes s’enfoncer profondément dans la peau nue, les yeux de la jeune fille se remplir de haine en le voyant approcher à travers la fumée qui lui arrachait la gorge, et sa bouche s’ouvrir sur un torrent de paroles qu’il ne pouvait plus entendre, ce qui était une bénédiction. Ensuite, il n’avait plus rien vu et même à présent, malgré le contact de la guérisseuse nomade, il ne pouvait rien se rappeler d’autre avant le moment où il s’était éveillé dans son propre lit, dans le pavillon de la famille, après le bûcher, avec le sentiment d’un horrible destin, le présage angoissant d’un cataclysme. Lorsque son oncle était entré dans sa chambre à midi (il avait su quelle heure il était, car il avait entendu les prêtres appeler aux prières, des cris lourds comme une hantise dans une atmosphère qui paraissait alors d’une immobilité surnaturelle), et lorsqu’il avait vérifié son état, Saro avait agrippé le bras de Fabel en exigeant de savoir ce qui se passait. Pourquoi il régnait un tel silence à l’extérieur. Et Fabel s’était mis à rire à gorge déployée. « Tu es un héros, mon garçon ! s’était-il écrié. Toute l’Istria va entendre raconter comment tu es entré sans peur dans les feux de Falla pour t’assurer, avec un bon acier de Forent, que l’âme de la sorcière eyraine connaîtrait le jugement de la Déesse avant de pouvoir être sauvée par sa sorcellerie. — Je l’ai tuée ? » Saro avait été horrifié. Son cœur lui martelait douloureusement les côtes, son esprit tourbillonnait. Il n’aurait jamais pu lever une arme contre Katla Aransen, c’était sûrement une abominable erreur, une plaisanterie du plus mauvais goût ? « J’ai frappé l’Eyraine de mon épée ? — Nous t’avons tous vu, mon garçon, avait dit Fabel avec fierté. C’était une noble tentative, l’acte d’un héros. On en fait déjà des chansons, je le jurerais, même si ton geste s’est avéré en fin de compte inutile. — Que voulez-vous dire ? » Le cœur de Saro s’était arrêté de battre ; ce qu’il sentait à la place était un frisson, comme celui d’un colibri immobilisé dans le plus infime des mouvements. « En vain ? — La sorcière s’est servie de sa sorcellerie pour échapper aux flammes, du moins c’est ce qu’on dit. — Mais comment ? » Fabel avait haussé les épaules. « Qui connaît les façons des sorcières, Saro ? Elle s’est évaporée, en tout cas, elle n’a rien laissé que ce châle bizarre dont elle s’était enveloppé la tête. » Le châle. Quelque part dans l’esprit brumeux de Saro surgit le souvenir du châle, un objet multicolore, brillant de sa propre lumière au milieu des flammes. « Et… comment suis-je arrivé ici ? » Fabel avait eu un sourire affectueux, la poitrine gonflée de fierté. « Ah, eh bien, c’était moi, tu vois, mon garçon. La fumée et les odeurs t’avaient abattu, apparemment. Tu étais tombé au bord du bûcher, tu y aurais brûlé toi-même si Haro Fortran et moi ne t’y avions vu. Nous y sommes allés, nous t’en avons tiré et je t’ai porté jusqu’ici. Incroyable la force qu’on peut avoir dans certaines circonstances, conclut-il avec satisfaction. Haro a déjà écrit une moitié de chanson pour toi : “Dans la chaleur du combat, dans le feu et la flamme / il tira son épée par la nuit la plus noire / Pour donner à Falla de la sorcière l’âme / Telle était du vrai chevalier la victoire.” Pas mal, je trouve. Il sera ravi de savoir que tu as repris connaissance. Je sais qu’il voudra te chanter le reste. — Mais je ne suis pas un héros. » C’était tout ce que Saro avait trouvé à dire. C’était inexplicable, bizarre, profondément bouleversant. Il avait enfoncé son visage dans l’oreiller pour pleurer, mais pour quelle raison exactement, il n’aurait pu le dire. Fabel, embarrassé par un spectacle aussi peu viril, s’était retiré en silence. Et c’était tout ce que Saro avait réussi à apprendre de Fabel ou de quiconque, jusqu’à ce jour. Des fragments de cauchemar l’avaient visité, un sentiment morne et vague d’échec et de chagrin. Pis que tout, il avait été sans cesse hanté par une vision des yeux de Katla, la haine brûlante qu’elle lui avait destinée lorsqu’il l’avait rejointe à travers les flammes. Malgré l’évidence, pourtant, il n’accepterait jamais l’idée qu’il avait voulu la tuer, ni elle ni les hommes dont la nomade lui avait montré les visages. Ce n’était certainement pas dans sa nature. Mais il avait beau essayer de toutes ses forces de le croire, le soupçon croissait, de plus en plus fort : même s’il n’avait pas voulu leur mort, de quelque affreuse et incompréhensible façon il en était responsable. 20. Le retour Mais, même si elle gisait telle une morte, Katla Aransen n’était pas morte. Elle était restée ainsi pendant des jours et des jours, tandis que Don de Fulmar fendait les eaux qui le séparaient de Tomberoc à travers l’écume de l’océan septentrional. Elle n’avait pas eu conscience du voyage, sinon par la piqûre brûlante du sel sur son visage et la sensation de tomber sans fin, comme dans un rêve, dans les crêtes et les creux d’une mer hostile. Dérivant de la conscience à l’inconscience, submergée par des vagues de douleur atroce, elle entendait les voix de l’équipage comme de très loin et c’était pour elle comme des cris de charognards sur un champ de bataille, un champ de bataille qu’elle ne cessait de fuir dans ses rêves, à pied, ou en rampant, ou attachée sur un cheval noir qui galopait inlassablement dans la nuit. Nul ne pouvait apparemment rien faire pour la sortir de cette transe. Ils avaient pris la mer avec tant de précipitation qu’Aran n’avait pas eu le temps de trouver une guérisseuse, estimant plutôt qu’échapper à la tuerie de la Plaine de Tombelune devait être leur premier souci. Une fois les incendies disparus de leur vue, et sachant ne pouvoir être poursuivi par les navires istriens de moindre qualité, il avait lui-même baigné les brûlures de Katla avec de l’eau de mer, en les couvrant avec douceur de bandages découpés dans sa meilleure tunique de lin qu’il avait déchirée de ses mains furieuses et tremblantes en maudissant tout du long ses propres manquements. Mais pour les plaies qu’il ne pouvait voir, les plus profondes, il demeurait impuissant. Il leur fallut deux semaines pour atteindre le passage, pendant lesquelles les vents furent réguliers et les courants fidèles, et Katla se débattit pendant tout ce temps en gémissant dans son délire. Mais après quelques jours, ses cheveux recommencèrent à pousser, un rouge de flamme qui apparaissait à travers les touffes grossièrement teintées de noir, une couleur inflexible qui se détachait avec une violente hideur sur les brûlures et les croûtes sombres laissées par le feu. Que cette repousse se fît même du côté brûlé – comme si le châle d’Erno avait réellement agi comme un bouclier magique entre Katla et les pires des flammes – offrait quelque espoir. Chaque jour, Aran Aranson s’en venait effleurer la nouvelle pousse, aussi douce que du duvet sous ses doigts calleux, comme s’il s’était agi d’une indication de la santé intérieure de sa fille, et il priait pour la première fois de sa vie la déesse des femmes, Feya, pour obtenir un miracle. * * * Le miracle eut lieu le jour précédant leur arrivée. Fent était assis auprès de sa jumelle comme il le faisait entre ses tours de veille et ses tâches sur le bateau, nouant des morceaux de ficelle et élaborant des poèmes absurdes ou des énigmes. Il en avait une nouvelle pour elle : Je ne possède point de maison Mais j’ai un lit Je m’en vais et je reviens Mais je ne pars jamais. Je murmure et rugis Mais je n’ai point de bouche Ma bonté est sans bornes Tout comme ma colère Je suis d’argent traversée Et d’azur coiffée Sur moi je vous laisse en repos Mais en moi repose la mort Qui suis-je ? La silhouette recroquevillée près de lui esquissa un infime mouvement et, avec la plus grande clarté, une voix dit : « La mer. » Surpris, Fent jeta un regard autour de lui. De tout l’équipage, Halli était le plus proche de lui mais, le dos tourné, il conversait avec Kotil Gorson le navigateur ; il n’y avait personne d’autre à portée de voix. Les sourcils froncés, Fent revint à ses nœuds. Un instant plus tard, la voix reprit : « Ne m’as-tu point entendue ? J’ai dit “la mer”. Trop facile, bien trop facile, les fonds et les marées, les poissons argentés et le ciel, et tout. Dommage que ton système de cadences soit aussi faible. Ce bouc de la vieille Ma Hallasen est meilleur poète que toi ! » En baissant les yeux, Fent vit avec stupeur ceux de sa sœur, d’un indigo aussi profond que l’océan lui-même, grands ouverts et fixés sur lui, luisants comme ceux d’un chien fou. Un mince cercle blanc était visible sur le pourtour de ses iris. Sa peau ressemblait à du lin ciré. Elle avait un aspect épouvantable, mais du moins était-elle consciente. Un large sourire fendit le visage de Fent, qui laissa échapper un hululement assourdissant. « Pa, Pa ! Elle est réveillée ! Katla est réveillée ! » En luttant contre sa nausée, Katla essaya de s’asseoir. Par les couilles de Sur, c’était douloureux ! Des gouttelettes de sueur jaillirent sur son front. Tout son côté droit semblait en feu. Soudain effrayée, elle tendit une main pour essayer d’attraper la manche de Fent, mais son bras était lourd et sans force ; elle ne pouvait sentir ses doigts. « Combien de temps ai-je dormi ? » Horrifiée par la douleur que déclenchait même ce mince effort, elle retomba sur sa couche, en refermant les yeux malgré elle. Des images confuses de poursuite effrénée l’envahirent aussitôt, une course entre des tentes, le long d’un rivage noir illuminé par la lune, à l’ombre d’un grand rocher, dans une foule où apparaissaient et disparaissaient tour à tour des visages familiers : Jenna, son père, Finn Larson, lèvres avides, humides et rouges, Halli brandissant l’herminette au-dessus de sa tête. Erno, enlaçant une étrange femme aux cheveux noirs. Un Eyrain à la barbe blonde, bouche ouverte sur un cri, la tête d’une lance dépassant de sa poitrine. Et un Istrien qui s’avançait vers elle, l’épée haute, les yeux brûlant d’une étrange lumière pâle et argentée… Saro Vingo. Le nom murmurait en écho dans sa tête. Saro Vingo, le beau garçon istrien. Celui qui t’a sauvée, pour ensuite essayer de te tuer… Avec une soudaine révulsion, elle leva sa main droite à la hauteur de son visage et la regarda fixement. C’était un amas de tissu, une espèce de massue d’étoffe. « Que m’est-il arrivé ? » L’idée lui vint, vive et certaine, que Saro Vingo s’était approché en brandissant une épée, avait manqué la tuer mais avait réussi à lui trancher la main, ne laissant que ce moignon encombrant et couvert de pansements. Elle ne ferait plus jamais d’escalade, elle ne battrait plus jamais le fer, elle ne lutterait plus jamais, ne se nourrirait ni ne se vêtirait plus jamais aisément… Désespérée par cette certitude, et en se raidissant contre la douleur engendrée par le moindre mouvement, elle se mit à arracher l’étoffe avec ses dents. « Katla ! » Distraite de ses efforts, elle leva les yeux pour trouver son père qui la regardait. Plutôt que ses yeux, brillants de larmes improbables, ce fut sa courte barbe en broussaille, ses sourcils absents et ses cheveux courts et grillés qu’elle remarqua d’abord. « Que vous est-il arrivé, Pa ? Vous vous êtes trop approché des feux de cuisine ? — On peut dire cela. » Aran Aranson adressa à sa fille un sourire tordu. C’était, songea-t-elle avec curiosité, la première fois qu’elle regardait vraiment sa bouche. Dans son état présent, à peine de retour à la conscience, tout lui semblait d’une clarté extraordinaire, chaque détail une partie cruciale du dessin universel. C’était une bonne bouche pour un homme, avec des dents aiguisées et blanches, écartées comme celles d’un chien, des lèvres à la couleur bien contrastée et au dessin net, même si une pâle cicatrice blanche déparait la lèvre supérieure, courant jusqu’à la racine du nez. Elle ne l’avait jamais remarquée auparavant. Aran regardait Katla le dévisager. Machinalement, sa main alla chercher la cicatrice, les doigts en traçant la ligne inaccoutumée à travers sa nouvelle barbe naissante. « Où avez-vous attrapé cela, Pa ? Le visage d’Aran prit une expression solennelle et chagrine. « Je voudrais pouvoir dire que c’est une blessure honorable, gagnée contre le Sud, mais c’était à ma première Assemblée, je le crains, aux environs de Halbo. Quelques gars de Tomberoc et moi, nous avions exagéré avec la bière et nous nous sommes fait prendre à voler un autre cruchon. J’ai trébuché et je suis tombé, et j’étais trop soûl pour m’éviter le sol de pierre ! J’avais coutume de me raser la barbe d’aussi près que Fent, mais après cela… » Il se pencha avec un clin d’œil complice. « J’ai dit à ta mère que c’était dans un duel. » Il posa un doigt sur ses lèvres. « On ne le dira pas, hein ? » Katla sentit des larmes lui monter aux yeux. « Ai-je perdu ma main, Pa ? Dites-le-moi de suite. » Aran s’agenouilla près d’elle pour dérouler les pansements avec une délicatesse surprenante chez un homme aussi fort et imposant. Katla put distinguer à mesure la forme sous-jacente d’une main. Puis elle put voir ses doigts, raides et douloureux, certes, mais des doigts tout de même. Quand le dernier morceau de lin fut retombé sur le pont, cependant, ce qui se révéla était abominable : main et poignet enflés avaient doublé de taille, la peau toute plissée était d’un rose luisant là où elle n’était pas noire et couverte de croûtes. Et là où ses doigts avaient été longs, fins, bruns et durs, ils étaient désormais comme fusionnés en une grosse masse rougeâtre de chair brûlée. Katla laissa échapper une exclamation étranglée en regardant fixement cette monstruosité au bout de son bras. Cette chose ne pouvait lui appartenir ? Était-ce sa propre main, ou ses yeux lui jouaient-ils des tours ? Elle cligna des yeux et regarda de nouveau. Et encore. « Que m’est-il arrivé ? — Ils ont essayé de te brûler, ma chérie. Même à présent je ne sais pas bien pourquoi, si c’était à cause du Roc ou de l’autre absurdité. » La fin de l’Assemblée était devenue pour Aran une brume de furie outragée. Tout ce qu’il pouvait se rappeler, c’était sa fille en péril, l’arrogance odieuse des Istriens et leur jubilation à la perspective d’un bûcher. Katla fronça les sourcils. « Je me rappelle avoir escaladé le Roc. » Cette seule pensée suscita une vibration de démangeaison dans sa main droite. Elle repoussa cette image, déterminée à ne pas s’attarder sur l’horreur de sa blessure. Elle avait vu pire, se dit-elle, en se rappelant le jeune Bard horriblement ébouillanté à la forge, l’été précédent. Sa peau aussi avait fondu mais elle avait guéri. Plus ou moins. « Je t’avais coupé les cheveux pour cela », dit Aran, en caressant le crâne de Katla. « Je l’ai escaladé une autre fois, Pa, juste avant qu’ils ne me capturent. » Cela lui revenait à présent, la séquence des événements. La fuite de l’Assemblée après le baiser d’Erno (non, se corrigea-t-elle sévèrement, après que tu l’as embrassé, charme ou non, c’était ce qui s’était passé) ; l’escalade du Castel de Sur, la puissance de la pierre rugissant dans ses mains et ses bras ; la femme du sud à la stupéfiante nudité, en train de tituber sur le rivage entre les pavillons. Et la dague, sa dague, une de ses plus belles – le corroyage de la lame était une marque de fabrique aussi claire que si elle y avait gravé son nom –, tachée de sang. Elle jeta un regard autour d’elle, vit Halli et Fent derrière Aran, qui arboraient tous deux un sourire soulagé. Derrière eux Gar et Mord, Kotil Gorson, le pilote Ham. Du côté de la proue, elle pouvait distinguer un groupe d’une douzaine de rameurs qui jouaient aux osselets, et même s’il y avait plusieurs têtes blondes penchées sur les os de moutons, aucune n’était aussi blonde que celle d’Erno… « Où est Erno, Pa ? Et la fille ? — Quelle fille ? demanda brusquement Aran. — Erno m’aidait à m’enfuir plutôt que d’épouser Finn Larson », dit-elle simplement, et elle vit s’assombrir le visage paternel. « Sur la rive, nous avons rencontré une Istrienne qui craignait pour sa vie. Quelqu’un l’avait attaquée, a-t-elle dit, et elle pensait l’avoir tué. J’ai obligé Erno à la secourir, je lui ai dit de l’emmener en sécurité dans un canot, car elle craignait d’être jetée au bûcher pour son acte. » Katla fronça les sourcils, puis elle eut un sauvage sourire de loup, un éclair de l’ancienne Katla. « Mais ils ont plutôt essayé de me brûler moi, hein ? Je m’en rappelle des fragments, à présent. Les gardes qui m’ont capturée, l’Istrien qui a surgi à l’Assemblée, couvert de sang, ce menteur ! Et le bûcher et tout cela… Mais qu’est-il arrivé à Erno, et à Tor ? — Erno, je l’ignore. Tor… » Aran baissa la tête. Il aurait la pénible tâche d’apprendre à Ella Stensen comment avait péri son fils bien-aimé, quoique rebelle. Halli intervint, l’air sombre, mâchoires serrées, yeux masqués par ses paupières. Il semblait avoir vieilli de dix ans depuis qu’ils étaient partis des Îles. « Tor est mort dans la bataille, en essayant de t’arracher aux Istriens. Une lance dans le dos. » L’image de l’homme blond apparut brièvement dans la tête de Katla, avec la lance qui lui traversait la poitrine de manière obscène. Elle ferma les yeux. Tor Leeson, mort pour la sauver du bûcher. Une telle brute, qui l’eût cru ? Elle eut aussitôt honte de son dédain. Les brutes font de bons héros, dans les bonnes circonstances. C’était une mort de brave, et j’en ai été la cause. Je ferai une offrande à Sur lorsque nous serons de retour à Tomberoc, je prierai pour que son âme soit sauve dans la Grande Salle. Étant mort sur terre, cependant, serait-il accepté dans la salle sous-marine de Sur pour s’y joindre au festin des héros ? Ou son âme serait-elle emportée à travers les veines rocailleuses du monde jusqu’au cœur de la montagne sacrée, où qu’elle fût située ? De telles complexités n’avaient auparavant guère préoccupé Katla : la mort au combat ne l’avait jamais encore touchée de si près. Tout le monde savait que, lorsqu’on mourait, on s’unissait à la terre et à la mer, argile que Sur façonnait selon son bon plaisir. Mais ceux qui mouraient en mer, ou dans un combat, il les gardait pour lui, s’entourant des guerriers et des marins dont il aurait besoin pour le grand conflit de la fin du monde, lorsqu’avec ses compagnons divins, le Loup des Neiges et l’Ourse, il combattrait les monstres du monde, le Dragon de Wen, le Tigre de Feu et le Serpent, afin de décider du sort ultime de l’univers. Autant de récits simplement divertissants, avait-il semblé à Katla, embellis de détails révélateurs, brodés de fines plaisanteries, de beaux aphorismes – des histoires à apprendre par cœur pour les enfants, qui en inventaient des variantes, des chansons pour les bardes itinérants qui les distrayaient tous lors de la Grande Fête. Elle se rendait compte à présent qu’elles constituaient un cadre pour la vie, pour la mort, comme les cadres de bois dont se servaient les femmes pour tendre leurs tapisseries, pour garder l’image à sa place en empêchant leur œuvre de glisser dans un chaos de laines emmêlées… « Je suis navrée de sa mort, dit-elle à mi-voix. Et j’espère qu’Erno a pu s’enfuir avec la pauvre fille. » Aran secoua la tête. « J’espère qu’il a réussi à se rendre à l’un des autres bateaux, dit-il sombrement. Je ne miserais pas grand-chose sur ses chances s’il est pris dans un bateau volé avec une Istrienne nue. — Oh, elle n’était pas nue ! » Malgré tout, Katla se mit à rire. Elle écarta la main secourable de son père et s’assit à moitié, en serrant les dents, jusqu’à ce que sa tête et ses épaules fussent calées contre le plat-bord. « Je lui ai donné ma robe de fiançailles. » Fent renifla, amusé. « Elle lui va probablement mieux qu’à toi, Sœur-troll. » Sans penser que cela lui ferait sûrement plus mal à elle qu’à lui, Katla lança un coup dans les reins de Fent, de sa bonne main. Une chaleur brûlante la transperça. Mais elle fut satisfaite de le voir se plier en deux, même si c’était davantage de surprise que de douleur. « Aïe ! — Ne contrarie jamais une troll endormie, ou une troll qui vient juste de se réveiller. » Pendant les heures suivantes, Katla entreprit avec détermination de découvrir l’étendue exacte de ses blessures. Là où le châle ne l’avait pas protégée, ses bottes avaient écarté de ses pieds et de ses jambes le pire effet des flammes, mais elle trouva quand même des endroits calcinés ou rougis partout où le cuir avait brûlé, certains de la taille d’une petite fleur des marais, d’autres larges comme sa paume. Outre le moignon de sa main droite, son bras droit avait perdu sa peau, de l’épaule au coude, mais Katla avait toujours guéri vite, et une nouvelle peau commençait déjà à repousser, tendue et luisante, autour des croûtes. Le membre tout entier était pourtant raide et atrocement douloureux, comme si le dommage était plus profond qu’il ne paraissait ; le simple contact du lin propre pouvait lui arracher un cri, sauf une bande de peau à l’extérieur du biceps, qui restait intacte, une surface qui ne faisait pas mal, même si on y appuyait. Katla le savait parce qu’elle y avait enfoncé un doigt et l’avait pincée sans merci après avoir découvert ce fait curieux. En vérité, cette bande de peau semblait plus saine et plus lisse qu’auparavant. Au moins ce petit avantage, songeait-elle. J’aurai la peau aussi rude et écailleuse qu’un dragon sur tout le côté, sauf ce morceau de peau, la plus belle et la plus douce de tout Eyra, sur l’avant-bras. « Je vais lancer une nouvelle mode », déclara-t-elle à Fent quand il en fit la remarque. « Je couperai une grande fente dans toutes mes tuniques pour ne montrer que ce morceau de peau. Comme les Istriennes avec leur bouche. — Ah oui, vraiment ! » Fent eut un sourire approbateur. « Incroyablement séduisant, ne pouvoir distinguer que ces lèvres fardées. Tor a dit que… » Il se tut brusquement. « Malédiction. » Katla détourna les yeux. « Il a demandé ma main à Père, tu sais. — J’y étais, lui rappela-t-il d’une voix brève. — Pour tenter de me sauver de Finn Larson. » Après une pause, elle reprit : « Est-ce que Pa va poursuivre son projet, après tout cela, tu penses ? » Fent parut déconcerté. « Quel projet ? — Le mariage avec Finn. » Une expression indéchiffrable passa sur le visage de son jumeau. « J’en doute », dit-il, apparemment mal à l’aise. Katla fronça les sourcils – elle pouvait d’habitude lire les pensées de son frère comme si c’étaient les siennes. « Quoi ? Pourquoi ? Tu me caches quelque chose. Allez, parle, renardeau. — … mort, Finn Larson. — Mort ? » Katla réfléchit rapidement. Il y avait eu une extraordinaire mêlée quand les gardes l’avaient entraînée vers le lieu de l’exécution, la bataille avait éclaté tout autour du bûcher pendant qu’on l’y attachait et qu’on y mettait le feu, mais malgré ses efforts elle ne pouvait se rappeler le gros constructeur parmi les combattants. De surcroît, elle ne pouvait l’imaginer en train de combattre les Istriens pour elle. « Je l’ai tué. » Katla le regarda fixement, ahurie. Son frère, son petit frère, comme elle aimait à y penser, avait tué un homme. Pas n’importe lequel, et pas même un ennemi, mais l’homme avec qui leur père avait conclu un mariage, le meilleur constructeur de bateaux d’Eyra, le père de Jenna. « Mais comment… pourquoi ? Pas pour moi, sûrement ? » Fent, incapable de se contenir, éclata de rire. « Le monde entier ne tourne pas autour de toi, tu sais. » Et il lui dit ce qu’il avait surpris de la conversation dans la tente du seigneur istrien, comme il avait pris le grand mercenaire par surprise et lui avait emprunté son épée. « Cela semblait une bonne idée, sur le coup, de prendre le Dragon de Wen, tu sais, puisque tu l’avais fabriquée, c’était un peu comme mon épée… et elle se logeait si bien dans ma main. C’était comme si elle chantait pour moi quand je l’ai embroché, ce traître. » Katla vit avec stupéfaction l’éclat un peu fou qui brillait dans les yeux bleus de son jumeau. Il n’éprouvait aucun remords, absolument aucun. Bien plus : il prenait plaisir à ce meurtre. Dans les îles septentrionales, prendre la vie d’un autre Eyrain sans bonne raison était un crime abominable, punissable au moins par le prix du sang et l’exil, ou une vie en échange si les parents de la victime voulaient la venger. Des familles entières avaient été détruites par un unique moment de violence irréfléchie. Mais Fent ne semblait nullement avoir pensé au désastre qu’il pourrait déclencher pour le clan Tomberoc, moins encore à la gravité d’envoyer ainsi à Sur l’âme de Finn Larson. Il avait plutôt l’air de tirer une perverse satisfaction de son acte. Pour la première fois de sa vie Katla prit conscience de l’écart qui existait maintenant entre eux ; les jours où elle avait exactement connu ses pensées parce qu’elle les concevait elle-même s’étaient enfuis à jamais. Elle en fut remplie d’un sentiment de solitude – et de défiance à l’égard de Fent. « Mais nous ne sommes pas en guerre avec l’Istria, dit-elle avec prudence, et notre roi pourrait bien avoir pris l’une d’entre elles comme épouse. Quel mal y a-t-il à ce que Finn vende quelques bateaux aux gens du sud ? Je suis sûre qu’il les a bien tondus… » Deux taches écarlates apparurent sur les joues de Fent. « Ne comprends-tu donc rien à l’histoire qui sépare nos deux races ? » dit-il, et sa voix était aussi froide et tranchante qu’une des lames qu’elle fabriquait. « Ils volent nos terres et assassinent nos gens depuis des centaines d’années, ils nous repoussent sans cesse plus loin vers le nord, et tout ce que nous aurons bientôt, ce seront quelques misérables amas de rocs au milieu d’un océan traître, la capacité de construire de bons vaisseaux et de les faire naviguer. Et maintenant, la guerre s’en vient, et tu voudrais simplement t’asseoir et attendre qu’ils nous prennent ça aussi ? Tu aurais été une bonne épouse pour un traître. » Et là-dessus, il bondit sur ses pieds et traversa à grands pas toute la longueur du navire pour aller s’asseoir au gouvernail, farouche, le vent dans le visage, comme l’une des Destinées vengeresses. Katla le regarda partir jusqu’à ce qu’il devînt clair qu’il ne se retournerait pas. Puis, exténuée, elle retomba dans le sommeil. * * * Tôt dans la matinée suivante, Katla sentit la vieille attraction familière du sang dans ses veines, son fourmillement sous sa peau. Terre. Je peux sentir la terre qui m’appelle. Avec plus de force que jamais auparavant. Elle pouvait même sentir les récifs passer sous la coque tandis qu’ils fendaient les eaux noires et profondes de la Mer d’Ostenave, un contrepoint au chant plus obstiné des îles. La douleur était moindre ce jour-là, assez intense pour la rendre nauséeuse quand elle essayait de se redresser, mais pas assez débilitante pour l’empêcher de bouger. Elle s’appuya sombrement au plat-bord et se hissa sur ses pieds, trouvant de la force dans les pulsations énergiques des rocs et des récifs. Les jambes tremblantes, elle se rendit près du gouvernail où Kotil Gorson se tenait avec son père, observant la longue ligne grise de l’horizon que n’interrompait encore aucun signe d’Eyra. La pluie tombait d’un ciel couvert. Un temps approprié, songea Katla, pour notre retour des moins glorieux. À ce moment, le Don de Fulmar prit une vague particulièrement grosse, un autre signe de la proximité de la terre, et ils durent tous trois agripper le plat-bord pour garder leur équilibre. « Holà ! » La houle passa. En ôtant du bois sa main intacte, Katla se tourna vers Kotil et son père. « Vous l’avez senti ? » Ils la regardèrent d’un air déconcerté. « Une grosse vague », remarqua Kotil, comme toujours taciturne. « Non, dit vivement Katla. Pas ça… » Elle se tut, puis replaça avec précaution sa main sur le plat-bord. Sous sa paume, le chêne du vaisseau vibrait d’énergie, une puissante ondulation, davantage qu’un simple choc en retour de l’impact entre la mer et les planches. « Ça », dit-elle avec force. Elle prit l’une des mains d’Aran et la pressa sur la surface. « Ne peux-tu le sentir ? C’est presque comme un bourdonnement, comme s’il y avait une pulsation… » Aran lui adressa un regard étrange. Ses doigts se refermèrent sur le bois, puis se déplièrent. « Je peux sentir la traction de la mer, le choc des vagues… » Il fronça les sourcils, comme en se rappelant quelque chose. « Tu ne devrais sûrement pas être debout, Katla ? Les brûlures doivent guérir au calme, et tu as l’air pâlot. Va te coucher jusqu’à ce que nous abordions. Ce ne sera plus long maintenant, quelques heures tout au plus. — Je sais, dit Katla, préoccupée, je peux… le sentir… » D’un pas mal assuré, elle se détourna pour retourner avec difficulté vers le milieu du bateau, inconsciente de leur regard perplexe, inconsciente de tout sauf de la connexion qui s’était établie, du tremblement du bois sous ses pieds, de la réponse qu’il semblait recevoir de la terre d’où il était venu, une réponse, un appel que transmettaient et amplifiaient les froides eaux grises où ils voguaient. C’était comme si, pendant le temps où elle avait été endormie, chaque partie du monde vivant avait été imbue d’un supplément de vie, et cette vie lui parlait, à elle, Katla, se faisait connaître d’elle, et d’elle seule. Ils arrivèrent en vue des îles d’Ostenave vers le milieu de l’après-midi. L’Homme-Long apparut en premier, un ogre de roc en promontoire, la face sud étagée en vastes marches de granit blanchies de guano, la face est brillant de vives teintes d’ocre et de vert, là où les bizarres lichens des îles septentrionales s’y incrustaient telles des gemmes. Tout en protégeant ses yeux du soleil, Katla le contempla tandis qu’ils le longeaient, et elle sourit. L’Homme-Long, sa présence sévère, ses récifs naufrageurs et tous les étranges et anciens souvenirs qui s’y rattachaient, marquaient le début des eaux du clan Tomberoc : on était presque arrivé. En traversant les longues ombres projetées par le pilier rocheux, Katla se rappela une histoire de Grand-Ma Rolfsen, sur la création de l’Homme-Long. Selon la légende, tandis que Sur suivait le chemin de la lune sur l’océan en s’efforçant de retourner chez lui au-dessus des étoiles, un géant du froid avait jailli de la mer aux environs des îles (que le dieu avait créées en faisant des ricochets sur les eaux glacées), et il avait déclaré que Sur ne passerait pas, car « les seigneurs de la glace et de la neige », comme se désignait le géant, ainsi que sa parenté, ne toléraient pas que de si insignifiantes créatures pénètrent dans leur domaine. Le géant du froid était très grand, certes (car l’Homme-Long avait bien trois cents pieds de haut), et il pouvait ainsi faire paraître même un dieu minuscule, mais les capacités d’un esprit ne se développent pas toujours en proportion de la taille physique, et quand le dieu suggéra donc qu’il défierait le monstre au combat, le géant du froid accepta avec alacrité, pensant s’amuser à ses dépens. Ainsi se rencontrèrent-ils donc pour ce qui avait sûrement l’air d’être une ronde de lutte des plus mal appariées, et le dieu se trouvait extrêmement désavantagé car il ne dépassait pas les genoux du géant, et encore, dressé sur la pointe des pieds et étiré de tout son long. Mais Sur était agile, et le géant du froid constata avec frustration qu’il ne pouvait guère tirer avantage de sa propre taille. Ils allaient ainsi, et leur passage créait des falaises en promontoires et des pics, leurs poings et leurs coudes creusaient d’énormes cavernes et des surplombs là où ils entraient en contact violent avec la terre nouvellement formée. Le combat se poursuivit ici, puis là, l’un des lutteurs prenant l’avantage, puis l’autre, et finalement le géant du froid réussit à saisir le dieu par sa longue chevelure et à lui pousser le visage sous les vagues, avec l’intention de le noyer dans l’eau salée. Alors même que l’ogre semblait devoir y parvenir, le dieu décida d’en appeler aux forces qu’il avait jusque-là gardées en réserve. Il aurait pu déclencher une tempête pour fouetter le géant ; il aurait pu faire pleuvoir du ciel des éclairs fourchus et mortels pour le frapper ; il aurait pu ordonner à la mer de se gonfler pour engloutir d’un coup le géant du froid, comme une baleine tueuse avale un bébé phoque. Mais la plus grande affinité de Sur, c’était avec les os du monde, les rocs et les métaux qui enveloppaient si étroitement le cœur d’Elda, car la magie terrestre était puissante en lui – c’est la raison pour laquelle les peuples du nord l’adorent, déposent les morts sur terre dans des salles souterraines afin de rapprocher leurs âmes de sa main, et envoient les morts en mer au fond de l’eau. Ainsi, alors qu’il sentait son dernier souffle quitter ses poumons, Sur communia avec les os d’Elda et leur fit comprendre sa volonté. Et les énergies qui courent dans chaque roc, dans chaque pierre, chaque grain et chaque nodule de métal, s’élevèrent de la terre pour se déverser dans le géant du froid, transformant sa chair en verre et en silice, en mica et en feldspath. L’ogre ainsi envahi par ces forces en éprouva une telle souffrance qu’il se dressa de toute sa taille et rugit sa douleur vers le ciel (et sa gueule ouverte devint une caverne proche du sommet, que Katla avait désiré escalader dès sa première sortie de pêche). Et ce fut ainsi que naquit l’Homme-Long, un gigantesque pilier de roc. Et Sur nagea en toute liberté pour poursuivre son périple vers le nord. En passant dans le détroit qui séparait l’Homme-Long de Tomberoc, Katla put voir la fumée qui montait des villages entourant la Grande Maison, même à deux lieues ; la fumée s’étirait paisiblement vers l’est avec les vents dominants, et Katla fut alors transpercée d’une nostalgie soudaine qui la prit au dépourvu. Quelques minutes plus tard, Aran déambulait sur le pont en lançant des ordres d’une voix grave et claire, celle d’un homme heureux et sûr de ce qu’il faisait. Ce qu’Aran connaissait le mieux, c’étaient les bateaux : voguer sur l’océan en suivant le vent, lire le temps et l’humeur de la mer, effectuer les manœuvres délicates qui amènent un navire au port. On abaissa et roula la grande voile carrée, on démonta la longue vergue pour la ranger dans le sens de la longueur sous le pont. Avec six hommes d’équipage dans les haubans, on démonta le lourd mât principal – une procédure difficile même avec une équipe expérimentée – en le sortant de sa cavité pour l’allonger avec un bruit sourd sur le pont. Katla, impressionnée, observait tout avec attention. Un jour, pensait-elle, un jour j’aurai mon propre vaisseau pour voguer où je le voudrai. Cette pensée lui vint de nulle part, presque comme une idée appartenant à quelqu’un d’autre, étrangère, improbable, mais quelque part dans les profondeurs de son âme, elle avait planté sa graine. Les hommes eurent bientôt pris leur place aux bancs de nage et sorti les avirons. Après quelques minutes, délivré du fardeau de sa cargaison, le navire flottait plus haut et plus léger dans les eaux plus calmes du détroit de Tomberoc, et la masse confuse de gris et de verts commença à se déployer en mille détails, ceux de l’île où vivait Katla. À l’ouest, sombre sur le ciel bleuté, la cheminée marine connue sous le nom de l’Aiguille-de-Sur (certains disaient qu’à l’origine c’était la Bite-de-Sur, et qu’une arrière-arrière-arrière-grand-mère ayant le sens des convenances l’avait plus poliment nommée « l’Aiguille »), se dressait comme une tour blanche, couronnée par les mouettes et les guillemots qui tournoyaient aux alentours. Vers la terre, à partir de l’Aiguille, la houle faisait apparaître et disparaître les petites baies de la côte sud, certaines gardées par des récifs écumants, d’autres ouvertes aux vents et aux marées, avec leurs sables clairs visibles comme des croissants dorés au pied des broussailles d’ajoncs et de ronces qui marquaient leurs limites du côté de la terre. Les falaises se dressaient ensuite en pente raide vers les surplombs impressionnants de la lointaine côte orientale, dont le plus haut sommet visible était la Dent-du-Chien. Ils doivent avoir un guetteur là-haut, songea Katla. Il aura passé une bonne heure à grimper jusqu’en haut pour voir s’il y a des voiles. Une démangeaison brûlante lui parcourut la paume des mains, presque comme si elle pouvait sentir le granit au grain rude, la coupure douloureuse de ses cristaux de mica sur sa peau. Il y avait toujours un guetteur à Tomberoc, Aran l’avait exigé depuis son retour de la guerre. Katla s’était souvent offerte pour cette tâche, car la voie qu’elle préférait pour grimper jusqu’en haut était un pur plaisir et n’offrait aucune difficulté si l’on empruntait le corridor sud : deux colonnes de pierre s’y rejoignaient pour créer un large triangle que l’on pouvait traverser en tout confort et en parfait équilibre. Katla préférait aussi ce chemin parce que avoir la mer dans son dos ajoutait à l’excitation de l’escalade, comme le glorieux à-pic de trois cents pieds de granit chauffé par le soleil. En été, elle s’asseyait là-haut, les pieds pendant dans le vide, parfaitement indifférente au gouffre vertigineux, pour contempler le dos des mouettes aux ailes noires tandis qu’elles glissaient en contrebas, et les étendues de lichens d’un orange éclatant qui s’épanouissaient comme des fleurs de soucis sur les rebords et les saillies. Et de fait, alors qu’ils voguaient tels des fantômes vers le rivage, elle pouvait distinguer une minuscule silhouette au sommet de la Dent, un des jeunes qu’on avait laissés là, Vigli, sans doute, ou son cousin Jam – c’étaient tous deux d’agiles grimpeurs. Le cœur de Katla fit un bond. Je monterai au sommet demain matin au réveil, se promit-elle, avant le lever du soleil, pour voir les ombres des poissons sur les bancs avant le départ des bateaux. Puis, avec un choc au creux de l’estomac, elle comprit qu’escalader la Dent-du-Chien serait bien la dernière chose qu’elle ferait le lendemain matin, et bien des matins par la suite ; la déception lui mit des larmes dans les yeux, elle suffoquait comme si elle avait avalé un navet tout rond. Je ne pleurerai pas, se dit-elle farouchement, je ne les laisserai pas me voir pleurer. C’était mon propre choix, ma propre faute, et je dois les supporter bravement. Elle passa son moignon bandé sur sa figure et resta à contempler le vent avec rage, les paupières plissées pour empêcher les larmes de s’en échapper. Le Don de Fulmar contourna le cap et se trouva aussitôt englouti par l’ombre glacée de la Dent-du-Chien, d’abord, puis du Cap-au-Corbeau, tandis qu’il avançait sous le froid rideau de roc. Enfin la baie de Tomberoc s’ouvrit devant eux comme des bras accueillants, et ils purent en voir les pâturages et les rochers pointus, les enclos et les champs d’orge. Et la grande maison avec ses dépendances, les toits de terre gazonnée des paysans, les allées sablonneuses menant à travers ajoncs et fougères jusqu’aux carrières. Et des gens partout, qui couraient comme des insectes. On était trop loin pour les reconnaître, mais on pouvait les suivre tandis qu’ils dégringolaient vers le port – toutes les teintures naturelles de l’île étaient présentes à la fois dans leurs vêtements, bleus et ocres, verts et bruns, ocre et rose pâle. Une grande foule s’était assemblée près de la digue bâtie par le grand-père d’Aran lorsqu’il s’était établi sur Tomberoc plus de cent ans auparavant. Il en arrivait davantage de la grève qu’elle abritait. Tandis que le navire traversait les eaux du brise-lames, Katla commença à apercevoir des visages familiers dans la foule. Sur la digue, agitant les bras avec des cris, se trouvaient l’oncle Margan et Kar Pied-d’Arbre, Bran Mattson et ses filles Ferra et Suna, Fellin Gris-Navire et sa femme Otter, Forna Stenen et Gunnil Larson. Un chien berger, une grande bête hirsute à la langue moitié aussi longue que la tête, courait follement de long en large devant les gens assemblés, la queue fouettant l’air dans un paroxysme de joie. On hissait des petits enfants sur des épaules. Pour nombre d’entre eux, ce serait la première fois qu’ils verraient un grand navire comme celui-là revenir de la Foire. Plaise à Sur que ce ne soit pas la dernière, songea Katla. Les tirades belliqueuses de Fent l’avaient inquiétée, elle devait l’admettre. Protégées par la digue, quelques petites barques de pêche flottaient à l’ancre. La plupart des pêcheurs seraient encore en mer, pour les dernières prises de la journée. Les barques qui se trouvaient là devaient être la propriété des membres d’équipage du Don de Fulmar, ou d’autres navires qui les suivaient. Sur la plage, on pouvait maintenant distinguer des visages. Les Erlinson, tous quatre dans la cinquantaine à présent, vêtus tous de la même façon, avec la même barbe gris fer et les mêmes grands nez, se tenaient un peu à l’écart du groupe principal, parmi lequel Katla pouvait apercevoir Stein Garson et le vieux Rolf Finnson, Ma Hallasen et son amie Tian, Fortur Kerilson et les vieilles femmes du Clan Roche-aux-Phoques. Elles doivent avoir remonté leurs robes et couru comme des lapins pour être là avant les autres, pensa Katla, les lèvres frémissantes devant l’image ainsi conjurée. Bréta la Grosse, Kit Farsen et Hildi la Mince se disputaient un panier – des tartes pour les gars, sans aucun doute : c’était devenu une sorte de tradition, essayer de soudoyer les marins de retour avec des douceurs préparées à la maison, pour les mettre dans son lit dans l’espoir d’un joli bijou ou d’un beau châle. Personne n’y pensait à mal, et une ou deux filles avaient même fini par épouser leur marin, au bout du compte, et cela n’avait pas causé de dégâts. À l’extrémité de la première rangée, Katla pu voir Ella Stensen, la mère de Tor, qui scrutait anxieusement le navire pour chercher son vaurien de fils, et son cœur se serra. Elle détourna avec peine son regard de ce visage ravagé (car Ma Stensen avait perdu son époux, son frère et un autre fils l’année précédente, respectivement à cause de la mer, d’une bagarre d’ivrognes et d’une chute de cheval), et elle chercha elle-même parmi les visages présents pour voir sa mère et sa grand-mère, mais en vain. De façon inattendue, une crainte soudaine la saisit. Mais qu’aurait-il pu leur arriver à Tomberoc ? Les pires événements qui touchaient ces rivages avaient été des désastres naturels bizarres et isolés, des accidents du vent et des marées, comme les grandes tempêtes qui étaient venues de la mer une douzaine d’années plus tôt, arrachant les couvertures des toits, jetant à bas l’enclos et les arbres plantés par Halli, alors un adolescent zélé de treize ans bien décidé à faire pousser ses propres arbres afin de construire ses propres vaisseaux. Katla se rappelait avec quelle fierté il avait rapporté les pousses du continent pour les planter avec amour, malgré tous les conseils, sur la colline qui se trouvait derrière la maison. Il avait décrit avec force détails à toute la famille le grand navire qu’il fabriquerait avec ces chênes, mais Grand-Ma Rolfsen l’avait finalement pris par la main pour le conduire dans la vallée, là où poussaient les arbres les plus anciens de l’île, préservés parce qu’ils étaient le bois sacré de Feya, et elle lui avait montré une marque sur un spécimen particulièrement beau, une marque faite par son époux, le grand-père de Halli, quand ils s’étaient fiancés. « C’était il y a cinquante ans ! » avait-elle gloussé en désignant les deux nœuds d’amour entrelacés dans l’écorce, quelques pieds au-dessus de sa tête. « Cinquante ans, mon garçon, et tu pourrais avoir juste assez d’arbres pour un canot. Mais il te faudra vivre aussi longtemps que le Loup des Neiges avant de pouvoir fabriquer un vrai bateau avec ces brindilles ! » Et quand la grande tempête de vent avait aplati ses jeunes arbres telle de l’herbe sous une main de géant, Halli avait pleuré comme un enfant ; Katla, alors âgée d’à peine sept ans, avait pensé que c’était la fin du monde – l’apocalypse dont parlaient les histoires entendues depuis sa plus tendre enfance venait sûrement de se produire. Et puis, quelques jours plus tard, la tempête s’était épuisée, et les cadavres de cinq hommes s’étaient échoués à la Pointe-au-Phoque. Personne ne les avait reconnus : ce n’était pas des natifs des îles d’Ostenave. De fait, à voir leurs étranges vêtements et leur peau sombre bizarrement tatouée, ce n’étaient apparemment pas des Eyrains du tout. Beaucoup dirent que ce devaient être des Istriens de l’extrême-sud, dont le navire saisi par la tempête avait été poussé vers le nord, mais on n’avait jamais trouvé de restes du vaisseau naufragé. On avait creusé une fosse sur la plage pour enterrer les corps, là où la mer les avait apportés, et on les avait envoyés par le feu à leur déesse, plutôt que de les rendre à l’océan à la manière nordique. Dans la semaine suivante, deux des femmes et quatre des hommes qui avaient dû se charger des corps étaient tombés malades, avec des rougeurs urticantes sur la peau. Les rougeurs avaient été suivies de fortes fièvres et d’un soudain amaigrissement. Trois d’entre eux étaient morts. La moitié de Tomberoc avait été affectée pendant un mois par cette mystérieuse maladie et tout le monde était terrifié. Katla se rappelait avoir été enveloppée par sa grand-mère dans des capes imprégnées de décoctions d’herbes au parfum puissant, mais malgré ces précautions toute la famille avait attrapé la maladie et avait été couverte de rougeurs enflammées de la tête aux pieds. Leur fièvre avait cessé rapidement, cependant, et l’amaigrissement fatal leur avait été épargné. Ils avaient eu de la chance. D’autres n’en avaient pas eu. Trente-cinq personnes, des hommes bien portants, des femmes fortes, de solides enfants, avaient péri dans cette énigmatique épidémie. Et puis, aussi soudainement qu’elle avait frappé, celle-ci avait passé, laissant dans son sillage faiblesse et fatigue, mais il n’y avait plus eu de morts. La maladie est-elle revenue ? se demanda Katla. Ou un autre incident malheureux tenait-il sa mère et sa grand-mère à l’écart des foules qui les accueillaient ? Alors que cette pensée se cristallisait, la foule s’écarta et elle aperçut soudain les éclatants cheveux roux de sa mère, et la redoutable Grand-Ma Rolfsen qui éloignait les importuns de son chemin avec son fidèle gourdin. Katla poussa un soupir de soulagement. Avec de grandes éclaboussures, et en s’exclamant à cause du froid, une douzaine de membres d’équipage sautèrent dans les eaux du port, qui leur montaient à la poitrine. Puis ils halèrent jusqu’à la rive les gros cordages qui serviraient à mettre à sec le Don de Fulmar, là où il serait recalfaté et radoubé pour son prochain voyage. On mit les canots à l’eau et tout le monde se mit à y sauter allègrement. Katla jeta un coup d’œil à son bras bandé, sentit la peau raide et enflammée de son flanc. Ce ne serait pas facile de descendre dans un canot, mais elle se laisserait damner plutôt que de revenir chez elle après sa première Foire comme un inutile tas de chair. Quand son père et ses frères s’approchèrent avec d’identiques expressions inquiètes, elle les écarta de la main comme des moucherons importuns. « Laissez-moi tranquille, je ferai ça moi-même ! » Habitué à l’entêtement de sa fille, Aran s’interposa de toute sa masse avec un regard flamboyant, un obstacle aussi menaçant qu’un rocher. « Pour l’amour de Sur, petite, tu as failli mourir. Es-tu si pressée de finir ce que les Istriens ont commencé ? — Le baiser glacé de la Mer du Nord t’a manqué, hein, sœurette ? » la taquina Fent. Katla se raidit. « Je ne suis pas une invalide », déclara-t-elle avec obstination. Halli apparut à ses côtés. « Tu pourrais attendre, tu sais », dit-il, assez bas pour n’être entendu de personne d’autre. « On va bientôt apporter les rouleaux de bois et tirer le bateau jusqu’à la rive, et tu pourras descendre là. Personne ne t’en estimera moins. — Non ! » Katla était catégorique. Ses yeux lancèrent un dangereux éclair. Sans un autre mot, avec une rapidité extraordinaire, elle évita leur père, s’appuya de sa bonne main sur le plat-bord, prit son élan et enjamba le rebord, avec une grimace involontaire à l’explosion brûlante qui lui parcourait l’échine. Le canot était loin en dessous, car le Don de Fulmar flottait plus haut que d’habitude, aussi serra-t-elle les dents en fermant les yeux, et se laissa tomber. Malgré les mains pleines de bonne volonté qui adoucirent sa chute, la douleur lui coupa le souffle. À travers une brume nauséeuse, elle entendit vaguement les voix de son père et de ses frères qui déclaraient furieusement, au-dessus de sa tête : « Aussi folle qu’un ours blessé, obstinée comme une chèvre en chaleur ! Bien caractéristique de notre Katla, ça, elle se tuerait par orgueil, juste pour marquer un point… » La petite embarcation tangua dangereusement, mais elle était saine et sauve à bord. On la mania avec plus de délicatesse qu’on n’en aurait manifesté ordinairement à un membre d’équipage. Puis il y eut un bruit de rames qu’on tirait pour les plonger vigoureusement dans l’eau afin de rejoindre la rive. L’inconscience la gagnait, grise et morne, pour soulager les vagues rouges de la douleur. « Ça va, petite ? » fit une voix bourrue, et elle reprit conscience pour voir Kotil Gorson penché sur elle, dont les yeux bleus brillaient d’un éclat surnaturel dans le réseau des rides profondes et tannées de son visage. « Ça ira », se força-t-elle à dire en souriant aussi, mais son sourire se transforma en grimace. Il hocha la tête. « Bel effort, fillette. Content qu’ils ne t’aient pas brûlée. Ç’aurait été une bien triste perte après Tor et Erno. » Katla se mordit la lèvre. Son regard se tourna vers Ma Stensen, une grande femme maigre dont les longs cheveux blonds s’étaient ternis pendant l’année écoulée pour devenir d’un blanc maladif strié de jaune, comme la crinière d’un poney que Katla avait autrefois possédé. Elle serait venue là du nord de l’île, depuis Cap-aux-Chutes, dans l’espoir sans doute d’avoir sa part de l’argent qu’aurait gagné Tor en vendant sa sardoine. Plus on allait vers le nord, plus la vie était dure : les fermes produisaient moins, la pêche était cruelle et traîtresse, et avec seulement le frère cadet de Tor, Matt, pour l’aider, Ma Stensen allait assurément connaître des temps durs. Je fabriquerai la plus belle épée jamais forgée, dès que je le pourrai, se promit Katla, je la vendrai et je donnerai l’argent à Ma Stensen. Cela ne compensera guère la perte de son fils, mais ce don aurait plus de valeur que des paroles doucereuses. Quelques minutes plus tard, le canot toucha terre en crissant dans les galets de la plage et d’autres mains pleines de bonne volonté aidèrent Katla à en sortir. Le sol semblait curieusement instable sous ses pieds, comme si c’était la mer qui avait été immobile pendant tout le voyage et la terre qui avait bougé, qui bougeait encore. Katla essaya de suivre un roulis et un tangage inexistants et tomba tête la première, au grand amusement de la foule qui n’avait pas encore remarqué les bandages de son bras ou ses autres blessures moins apparentes. Elle resta étendue là, étourdie, avec les voix et les rires qui passaient en vagues sur elle comme une autre mer. Puis un autre rythme se mit à pulser à travers sa joue plaquée au sol, à travers sa hanche, ses côtes, sa poitrine, ses bras, ses jambes. De la chaleur, ensuite, non point brûlante, mais un flot tiède et enveloppant, et elle eut l’impression de flotter dans une source d’eau chaude. Le sang lui bourdonnait dans les oreilles. On la tira par les épaules pour commencer à la lever et elle suivit volontiers le mouvement, la tête encore plus légère en quittant le sol, désorientée. De nouveau debout, elle eut vaguement conscience des paroles qu’on lui adressait, d’une étreinte, puis d’une autre, d’un parfum familier de lavande, celui de sa mère, et puis elle se mouvait à travers d’autres corps, poussée par d’autres mains loin de l’eau. Après une durée impossible à déterminer, elle revint à elle avec un sursaut pour se trouver devant la grande salle de leur maison de Tomberoc. Comment elle y était arrivée, elle avait peine à le savoir. On se pressait devant les dépendances, des animaux se promenaient dans les pâturages, plus loin. L’herbe semblait plus verte que lorsqu’elle était partie, le ciel illuminé d’une lueur secrète. Les oiseaux chantaient à tue-tête, comme au début du printemps. Derrière la maison, la cascade qu’on appelait « la Vieille Femme » plongeait de ses rocs escarpés dans le petit lac en un flot ininterrompu d’écume blanche et, au-delà des rocs, la montagne se découpait sur le ciel pâle. Katla prit une profonde inspiration et sentit tout son corps y répondre. Puis Ferg, leur chien, arriva en bondissant à la barrière, en aboyant à réveiller les morts, pour se précipiter sur elle à toute allure en bavant avec adoration. Instinctivement, elle se détourna un peu, et il heurta de plein fouet son bras blessé. Avec un bref cri de surprise plus que de douleur, Katla recula en écartant l’animal de son autre main ; Aran l’appela et l’animal courut avec obéissance s’asseoir près de son maître. Le bras de Katla pulsait d’une douleur sourde, de l’épaule au bout des doigts. Mais la vague nauséeuse d’agonie qui aurait dû suivre ce choc ne se concrétisa pas. Les sourcils froncés, remplie de confusion, elle se laissa conduire à l’intérieur de la maison, en ayant l’impression de commettre une imposture tandis que tout le monde faisait des embarras autour d’elle. 21. Argent et pierre Dans son château de Cantara, loin dans le sud rocailleux de l’Istria, Tycho Issian bouillait de rage. Avoir été si près de posséder la Rosa Eldi et se la faire arracher ainsi au dernier moment était déjà assez désespérant, mais avoir dû l’abandonner à l’étreinte lubrique d’un roi barbare était infiniment pis. Cette perte le hantait dans son sommeil tout comme lorsqu’il était éveillé, car nuit après nuit elle visitait ses rêves avec ses yeux verts, sa bouche brûlante, ses mains complaisantes. Certains matins, il avait senti si puissamment sa présence qu’il pouvait même percevoir son parfum, une fragrance légère et élémentale, avec une suggestion de musc, et il s’était retourné dans le lit pour l’attirer à lui de nouveau, mais n’avait trouvé que le côté gauche du matelas frais et lisse, et tout à fait vide. Par contraste, la perte de sa fille Sélène était une privation mineure, sauf lorsqu’il se rappelait les paroles du marchand de cartes (qu’il en était venu, avec réticence, à considérer comme « le sorcier », même si ses sorcelleries étaient jusqu’à présent très rudimentaires) : « dans un bateau avec un homme du nord ». Une déclaration qui, après un interrogatoire très poussé, avait révélé un autre petit détail : « un jeune homme de haute taille à la barbe si blonde qu’elle est presque argentée, avec des nattes et des coquillages tressés dans les cheveux ». C’était ce détail qui était resté dans l’esprit de Tycho. Les nattes et les coquillages que portaient les Eyrains, dans leur chevelure, leur barbe, leurs cordes à compter, et ces abominables ficelles qui leur tenaient apparemment lieu de parchemin et de plume décents, étaient pour le seigneur istrien une preuve supplémentaire de leur nature primitive et brutale – s’il en était besoin, compte tenu de leur culte hérétique d’un dieu marin. Quel destin attendait Sélène aux mains d’un ennemi, un ennemi qui ne pouvait ni lire ni écrire, de surcroît, un homme qui attachait dans ses propres cheveux de bizarres objets naturels ? Il avait obligé Virelai à user encore de la coupe de divination afin de localiser les deux femmes, même s’il savait déjà que c’était un exercice futile. Car quelle pouvait être leur destination sinon le vil septentrion et ses glaces ? Il avait contraint néanmoins le sorcier à ces recherches, autant pour bien imposer sa volonté à l’individu que pour en obtenir une information utile. Chaque tentative n’apportait que des images banales de brumes et de nuages, de rocs et de mer, et Tycho avait fini par s’en lasser. Il s’était plutôt consacré à persuader le sorcier de trouver des moyens de transformer du cuivre et autres alliages en argent fin. Virelai, piqué par le mépris implacable du sire de Cantara, pratiquait cependant la divination en privé dans ses appartements. Une nuit, peut-être grâce à Bëte couchée sur ses genoux contrairement à son habitude, il s’était vu accorder une unique vision alléchante. Sur un cap apparemment trop vert et trop boisé pour appartenir aux lugubres îles du nord, un homme de haute taille à la tête enturbannée gravissait un raidillon à travers un amas de rochers, en compagnie d’une petite femme aux cheveux noirs vêtue d’une robe rouge. Virelai regarda la robe se prendre dans une ronce, forçant la femme à s’arrêter pour la libérer. Mais le grand homme ne se retourna pas, s’arrêta moins encore pour l’aider. Quelques instants plus tard, elle déchira l’étoffe pour la dégager, laissant un petit chiffon rouge dans le buisson, et courut derrière l’homme avec ce qui ressemblait à de la panique. Virelai n’avait plus rien vu de la fille de Tycho après sa brève vision dans le cristal, au milieu du chaos de la Foire, mais ces yeux noirs pleins d’effroi avaient évoqué en lui un profond écho de sympathie, et il savait qu’il les reconnaîtrait toujours. Après en avoir délibéré, il décida de garder pour lui cette pépite d’information. Ce pouvait ne pas être une véritable vision, raisonna-t-il pour tenter de justifier sa décision, ce qui résulterait pour lui en d’autres insultes, et, probablement, un autre des douloureux châtiments infligés par le noble. Virelai n’était pas pressé de renouveler cette expérience. Tout ce qu’il avait souffert aux mains du Maître n’était qu’un pâle inconfort en comparaison, et il regrettait de plus en plus souvent d’avoir empoisonné le vieil homme pour le laisser plongé dans un sommeil qui – il l’avait compris trop tard – finirait peut-être par le tuer, famine ou manque d’eau, avant l’arrivée sur l’île d’une de ces avides expéditions nordiques. Et si le Maître mourait ainsi par la main de Virelai, même après ce délai, le sortilège de contrainte sinistrement élaboré que le mage lui avait décrit avec tant d’affreux détails s’activerait très certainement. Il avait trouvé si sûre, si ingénieuse sa petite ruse avec les cartes et la promesse d’or dépassant les rêves les plus fous… car assurément, si une autre main abattait le vieil homme, cela ne compterait pas contre lui ? La panique fit s’évaporer cette pensée et un instant plus tard Virelai se surprit à essayer désespérément d’imaginer comment il pourrait échapper à Tycho Issian et retourner au Sanctuaire pour sauver le vieil homme. Peut-être, s’il prétendait que toute l’affaire avait été un horrible accident… * * * Les chevaux se remirent, grâce aux soins de Saro et à une nouvelle source d’eau propre, mais l’état de Tanto n’indiquait aucune amélioration, et Saro envisagea d’un cœur bien lourd la perspective de leur retour chez eux. Ils quittèrent Pex dans la matinée, alors que le soleil levant envahissait le ciel d’une lumière maléfique, ourlant d’un rouge profond et sanglant les bancs de nuages qui flottaient sur les collines. Puis, au premier coude de la rivière, un groupe de pies avait soudain jailli d’un des peupliers géants qui bordaient les rives, pour s’envoler vers l’est directement au-dessus du chaland, en poussant des cris rauques. Les pies, avec leur mélange frappant de blanc et de noir, étaient considérées comme un mauvais augure en Istria. D’après la légende, elles avaient d’abord été blanches comme des colombes, mais, alors que la Déesse leur adjugeait une place au commencement du monde, elles s’étaient affolées, leur panique les avait poussées droit dans les flammes de la Déesse, et la brûlure leur avait noirci tête et ailes, une tache de suie qui avait fini par souiller leur nature même. Aussi étaient-elles des oiseaux de mauvais augure apparaissant avant batailles et conflits dans les anciens récits, pour annoncer destin funeste et sang versé ; la légende avait été renforcée par leurs habitudes de charognards, puisqu’elles vivaient de la chair de créatures mortes. Mais la vieille nourrice de Saro, Annyn, était une femme des collines née dans la contrée impitoyable entourant les Hauts de Farem, où la mort était une occurrence quotidienne ; les pies y remplissaient une fonction utile, éliminant les cadavres avant que leur pourriture ne remplît l’air brûlant d’une puanteur insupportable. Annyn avait apporté avec elle ses propres superstitions plus élaborées et, en comptant les oiseaux qui volaient au-dessus de lui, Saro ne put s’empêcher de se rappeler la chanson qu’elle chantait toujours lorsqu’elle voyait ces créatures : Une pour la peine Deux pour le gain Trois, bénédiction Quatre, la douleur Cinq est l’épée Six une vierge Sept un présage Huit est trahison Neuf un baiser Et dix un vœu Onze est pour la Déesse Et douze apporte joie. Un présage, songea sombrement Saro. Et, avec ma chance ces temps-ci, sûrement pas un bon présage. Il scruta le groupe d’oiseaux qui s’éloignait, dans l’espoir secret d’en voir six. Neuf aurait été encore mieux, mais il avait une bonne vue et il savait bien n’avoir pas commis d’erreur. C’était sept, et resterait sept. Les collines au sud de Pex, avec leurs amoncellements de rocs et leurs profondes vallées boisées, firent progressivement place à de sinueuses terrasses d’orangeraies et de vignes, ponctuées par des haies de grands peupliers et de longs pins, puis à de vastes champs d’épices et de balsamine, ainsi que la brume mauve des plantations de lavande. Mais au lieu d’être ragaillardi par la beauté de ce paysage toujours plus familier, Saro se sentit saisi d’une crainte glacée, car un futur certainement très différent de celui qu’il s’était imaginé l’attendait à Altéa. Son père semblait déterminé à lui confier le devoir de s’occuper de Tanto, une tâche réellement déplaisante même s’il avait aimé son frère, ce qui n’était empathiquement pas le cas : Tanto se gangrenait davantage chaque jour et la puanteur à elle seule suffisait à faire vomir. Et des parents désolés s’en viendraient sans cesse visiter l’invalide dès qu’ils apprendraient la nouvelle, en secouant la tête et en émettant (sans aucun doute) l’opinion, en privé, qu’il était bien dommage que le destin des deux frères ne fût pas inversé. Il fut tiré de cette affligeante rêverie par une odeur affreuse. Même l’équipage, des hommes endurcis à l’hygiène déplorable et aux inconforts liés au transport de bétail dans la pire chaleur istrienne, poussaient des exclamations de dégoût en agitant une main devant leur figure, quelques-uns allant même jusqu’à s’attacher sur le nez les étoffes qu’ils nouaient autour de leur tête pour se protéger du soleil de midi. Saro sentit ses yeux larmoyer. Après tout le temps passé avec Tanto, l’odeur lui était horriblement familière : l’acidité douceâtre de la chair en putréfaction. Quelques instants plus tard la source en apparut. Sur la plage boueuse, environnés d’un nuage bourdonnant de mouches à viande, gisaient des cadavres nus, une douzaine ou davantage, tous étendus face contre terre, l’ancienne coutume lorsqu’on punissait des faiseurs de magie, créatures trop inférieures pour mériter les honorables feux de Falla. Certains corps étaient mâles, mais la plupart étaient des femmes et des enfants si petits qu’ils ne pouvaient guère avoir plus de six ou sept ans. Saro pensa aussitôt à Guaya et à Falo, et son cœur se serra. Des nomades. Des Vagabonds. Quant à leur origine, il ne pouvait y avoir le moindre doute, car nul Istrien n’aurait osé abandonner le corps dénudé d’une femme de sa propre race ainsi exposé à la vue de tous. Il se détourna avec peine de l’horrible spectacle et constata que les hommes d’équipage esquissaient le signe de la Déesse tandis que le chaland longeait trop lentement la rive, comme si ces pathétiques cadavres étaient encore imprégnés des vestiges de la magie qui avait causé ces meurtres ; d’autres mariniers marmonnaient des malédictions, non point contre les assassins, nota Saro avec résignation, mais contre les nomades eux-mêmes. Le fait pour Favio d’amener une Vagabonde à bord afin de soigner son fils aîné n’était pas passé inaperçu, et les marins étaient bien prêts à considérer ce massacre comme une approbation de leur opinion concernant cette décision coupable. Aucune loi ne réglementait le massacre des nomades en Istria, mais en général on les laissait à eux-mêmes. Saro se demanda ce qui avait déclenché cette atrocité. Était-ce une éruption soudaine de l’ancienne méfiance, une explosion de superstition incontrôlable ou simplement l’acte de brigands avides ? Aucune trace des animaux de la caravane ou des chariots qui auraient ordinairement accompagné un groupe de ce genre. Nous sommes tous des animaux, songea Saro avec chagrin, notre nature est essentiellement cruelle et sauvage. Il pensa de nouveau aux aperçus importuns de la vie d’autrui qui lui avaient été imposés à la Foire, ces éclairs d’érotisme et de violence. Sa propre mère elle-même… Maintenant qu’il était conscient du secret de son origine, il redoutait de la regarder dans les yeux, de peur qu’elle ne devinât le savoir qu’il avait acquis. Elle en éprouverait assurément une honte impossible à apaiser. Comment pourrait-il souffrir de lui infliger autant de peine ? L’Échine-du-Dragon découpait à l’horizon lointain ses dents de scie acérées. Saro n’était jamais allé aussi loin dans le sud ; il se demanda néanmoins s’il aurait le courage de simplement disparaître – peut-être même en prenant Présage-de-la-Nuit pour galoper avec lui vers ces lugubres lointains. Et quoi ensuite ? songea-t-il avec amertume. Il survivrait à peine quelques jours dans les contrées sauvages de l’extrême-sud. Il se ferait sans doute massacrer par les féroces tribus qui infestaient les collines, ou se perdrait en errant à travers ce paysage hostile, sans carte et sans eau, pour expirer enfin d’insolation, exténué, ou bien il glisserait et tomberait dans une cascade sans fin d’éboulis rocheux pour y trouver la mort. Les autres options possibles n’étaient guère meilleures, car s’il voyageait où que ce fût dans les territoires civilisés d’Istria, son père furieux enverrait des espions le chercher avant qu’il ne se fût éloigné d’une journée, et on le ramènerait chez eux avant que le nom des Vingo pût être entaché d’un autre déshonneur. Il était donc là, s’apprêtant à fouler de nouveau les terres familiales. Il se sentait à chaque pas plus près d’une prison qu’il ne quitterait peut-être jamais. * * * « Mais personne ne va prendre ça pour de l’or, imbécile ! » La marque des dents de Tycho était clairement visible dans l’éclat gris des pièces, laissant apercevoir un brun terne là où perçait le cuivre originel. « Ne peux-tu soudoyer ce maudit chat, le serrer plus fort, ou je ne sais quoi d’autre ? » Virelai contemplait d’un œil morne la pile de métal. Il avait travaillé toute la journée, avec la pauvre Bëte enchaînée à un pied de table, et qui poussait des miaulements furieux. Une journée entière à effectuer le transfert de l’apparence de l’argent sur le cuivre, mais, comme l’avait dit Tycho, même un aveugle n’en serait pas dupe très longtemps. « Je fais de mon mieux, mon seigneur, dit-il avec lassitude. Mais ce n’est pas encore parfait, je l’admets. » Il avait commencé plus d’une semaine auparavant en faisant fondre des pièces ordinaires et en essayant sur elles un sortilège de métamorphose. Mais tout ce qu’il avait obtenu, c’était une masse dégoûtante de scories qui valait moins que l’ensemble des pièces d’origine. Et une volée de coups. Le sire de Cantara aimait fort battre les gens. Après avoir persisté pendant plusieurs jours, sans grands résultats, à faire du métal ce qu’il n’était pas, Virelai avait soudain eu l’idée de lui appliquer une illusion, ce qui lui avait gagné pendant un moment les louanges les plus extravagantes de Tycho. Puis celui-ci avait constaté que ce que le sorcier lui offrait n’était pas une pépite de véritable argent, réponse à tous ses problèmes pécuniaires, mais une mauvaise illusion. Le surlendemain des coups sauvages qu’il avait reçus, Virelai avait été en mesure de parler de façon assez compréhensible pour expliquer son stratagème, qui lui avait valu un hochement de tête réticent. Le Conseil se faisait de plus en plus pressant dans ses demandes concernant le remboursement de la dette de Tycho. Le matin même il avait reçu un messager de Séra l’avisant que ses pairs, dans leur bonté, avaient décidé d’étendre la période de crédit à une trentaine de jours supplémentaires, mais pas davantage. Le parchemin tendu d’une main hésitante par le messager (Tycho en avait déduit que l’homme avait commis l’impensable et ouvert le rouleau pour en lire le contenu) avait également souligné, dans les termes les plus polis, que les fonds étaient requis de façon urgente par l’État et que, si le sire de Cantara manquait à satisfaire à la requête, le Conseil n’aurait d’autre choix que de le déclarer apostat, réquisitionner ses troupeaux et les donner à Balto Miron. Ce grotesque imbécile ! Tycho éprouvait une souffrance toute physique à imaginer Balto tassant tant bien que mal son cul gras dans ses fauteuils de chêne préférés, sculptés à la main par les meilleurs artisans des Bois Bleus – ou pis encore, Balto baisant ses plus jolies esclaves dans son propre lit. Il se mit aussitôt à élaborer un plan qui satisferait à la fois tous ses besoins. * * * Saro regarda sa mère s’agenouiller près de la litière de Tanto et comprit, avec un amer soulagement, qu’il n’aurait pas à s’inquiéter des réactions de celle-ci quant à lui-même ; il aurait aussi bien pu ne pas exister. Tandis qu’elle caressait le visage blafard de Tanto et son crâne rose et chauve, ses épaules se mirent à tressauter. Ce devait être un choc pour elle de voir son beau garçon ainsi diminué. Disparue la crinière de cheveux noirs et luisants, disparue la teinte d’or bruni de sa peau, les méplats durs de ses joues, la ligne si étonnamment ferme de sa mâchoire – et à la place, ce masque livide et raviné. Les sourcils et les cils de Tanto se détachaient maintenant de façon frappante sur son teint cireux mais ils avaient beau être intacts, aucun poil de barbe ne pointait dans sa peau sur ses mâchoires ou ses bajoues molles. Et les changements ne s’arrêtaient pas là, se dit sombrement Saro, en se rappelant la vision affreuse présentement dissimulée par les couvertures, même si la puanteur générale devait donner à Illustria quelque indication de la condition de Tanto, car on aurait dit à son odeur qu’il pourrissait de l’intérieur. Quand Illustria releva enfin la tête, Saro put constater que le devant de son sabatka était si humide qu’il aurait pu voir l’éclat de ses yeux à travers le voile détrempé. L’étoffe était-elle si fragile ? Ou les larmes d’une mère pour la perte de son fils favori étaient-elles si inhabituellement puissantes ? Une pensée peu charitable, qui ne lui ressemblait pas, et il en ressentit aussitôt de la honte. Sans réfléchir, il fit trois pas dans la pièce pour poser avec douceur une main sur l’épaule de sa mère. Il fut aussitôt assailli par son chagrin, une émotion si intense que, pendant quelques instants, il en oublia de rompre le contact, tandis que vague après vague de désespoir se dressait pour se briser sur les rives de sa conscience. Quand il ôta enfin sa main, la pièce tanguait, et il sentit ses genoux céder sous lui. « Saro ! » La silhouette de sa mère le dominait, sa bouche fardée aux couleurs de Falla, rouge et or. Pour accueillir son époux, songea-t-il de manière incongrue – ou le frère de celui-ci, Fabel ? « Ne me touchez pas », dit-il brusquement alors qu’elle tendait la main vers lui. « Je vais très bien, vraiment. » Il s’appuya pour se redresser. « Tu as un aspect… effrayant, murmura-t-elle. — Le voyage a été long, Mère. Je suis las, voilà tout. » Il se remit vivement debout, avec une petite grimace en sentant les conséquences de sa chute. La pierre à cœur, bien en sécurité dans sa pochette de cuir, lui frappa la poitrine avec un bruit mat et froid. Il leva machinalement la main pour l’immobiliser. Une odeur âcre emplit soudain la pièce. C’en était une avec laquelle il était trop familier désormais. « Je dois le nettoyer de nouveau », dit-il d’un ton morne, en se retournant vers sa mère. « Peut-être pourriez-vous dire à l’une des esclaves de m’aider ? — C’est absurde. » Le ton de sa mère était vif, toute trace de larme avait disparu de sa voix. « Je me suis occupée de lui pendant des années quand il ne pouvait rien faire par lui-même, et je le ferai de nouveau. Il est seulement souffrant. Je le soignerai moi-même jusqu’à ce qu’il soit bien portant. » Une telle assurance, face à l’évidence écrasante du contraire ! Comme elle était vite passée de l’hystérie à ce calme délibéré… Peu étonnant qu’elle eût réussi à si bien dissimuler son infidélité. « Père dit que je dois m’occuper de lui. — Et moi je dis que mes femmes et moi nous y veillerons, et que personne d’autre n’entrera dans cette chambre sans ma permission expresse. — Père en sera irrité. — Qu’il le soit. Je ne vais pas perdre mes deux fils. Tu sembles mort de fatigue, Saro. Va te reposer. Je parlerai à ton père. » * * * Saro se retrouva donc dans la situation inhabituelle d’avoir plus de temps libre qu’il ne savait qu’en faire, tandis qu’Illustria tenait parole et, en l’occurrence, imposait sa volonté à Favio Vingo. Il avait entendu leurs voix même à travers les murs les plus épais de la villa, depuis la chambre de Tanto (on l’avait installé dans une des pièces destinées aux invités, au rez-de-chaussée, où l’on pouvait porter aisément de l’eau), puis le couloir, et finalement l’entrée du quartier des femmes. Il s’était émerveillé de voir qu’une femme aussi réservée que sa mère pût devenir d’une stridence aussi effarante quand ses instincts protecteurs étaient en jeu. Finalement, la lourde porte en chêne avait claqué avec tant de force que les murs en avaient tremblé, et ensuite, le silence. Saro savait que sa mère avait gagné la partie, car pendant la journée suivante, il avait trouvé l’accès à la chambre de Tanto interdit par Fina, une femme dont le maintien sombre et silencieux devait autant à son mauvais caractère qu’à la perte de sa langue, coupée par un marchand cruel au marché de Gibéon, où ils l’avaient achetée. Il avait passé l’essentiel de sa première semaine dans la bibliothèque de la villa, à la recherche des informations disponibles sur les peuples nomades. Il n’y avait pas grand-chose. Apparemment, les Vagabonds n’avaient pas été les seuls à être offerts avec tant de zèle aux flammes purificatrices de Falla, au temps des bûchers. Il manquait des chapitres entiers de L’Histoire du monde antique, de Xanon, et du Trésor du savoir et de la grandeur des peuples istriens ; leur inclusion originelle dans les volumes reliés de cuir était évidente aux lacunes dans les numéros des pages et les restes de pages grossièrement arrachées. Des travaux plus récents, comme Guerre et paix : le triomphe sur la barbarie, de Cruzo et Les Coutumes du Sud, de Davino Raba, avaient un ton sévère et didactique. L’Économie de l’Empire, œuvre tant acclamée de Léono, déclarait : « Bien que l’aspect des Vagabonds puisse en mener certains (essentiellement les très jeunes et ceux qui souffrent d’une imprudente curiosité) à les considérer comme « pittoresques » ou « exotiques », avec leurs vêtements étranges, leurs tatouages et autres marques non conventionnelles sur la peau, ou encore « d’une inoffensive bizarrerie » à cause de leur usage continuel de charmes magiques mineurs et soi-disant « potions » curatives, les nomades constituent en réalité une menace sérieuse à la structure de toute société civilisée. Ces peuples errants n’obéissent à aucun système reconnaissable de lois, n’infligent aucun châtiment aux criminels (en fait, ils semblent à peine en admettre le concept), et n’adorent aucune divinité, s’adonnant moins encore aux rituels appropriés à la Compatissante Falla. Qui plus est, ils ne possèdent pas de terres, ne bâtissent pas de maisons, ne font ni n’honorent aucun vœu de mariage. Bref, ce sont des incapables sans racines, qui se promènent dans le monde comme des parasites, en vivant de la bonté de ceux qui passent leur vie en durs labeurs afin d’améliorer la condition de leurs familles et de leur pays. On doit donc en déduire que les États istriens perdent financièrement et religieusement à laisser passer les Vagabonds dans leurs territoires et que, de manière à maintenir la pureté économique et spirituelle de l’Empire, ces gens devraient en être extirpés avant que le relâchement de leurs mœurs et les tentations tapageuses (souvent hérétiques) qu’ils offrent n’érodent plus avant la puissance durement gagnée et les divines certitudes du peuple istrien. » Saro avait refermé le volume avec un frisson pour le replacer sur son étagère. Rien de ce qu’il avait lu jusqu’à présent n’avait ajouté la moindre pépite d’information à ce qu’il avait observé par lui-même des nomades. En vérité, la soi-disant sagesse de ces ouvrages ne lui semblait pour la plupart que des arguments circulaires et solipsistes visant à la poursuite de l’exploitation et de l’oppression par l’Empire de peuples non seulement incapables de se défendre, mais qui essayaient de vivre d’une manière qui rendait le conflit inutile. Il n’était pas plus près de découvrir l’origine des Vagabonds, ni d’où ils tenaient la magie dont ils se servaient encore. Puis, un jour qu’il replaçait le poème épique de Kalento, Le Siège de Sestria, sur l’étagère où il l’avait emprunté, il tomba sur un petit volume qui avait glissé derrière les autres. Relié en cuir ordinaire, il ne portait aucune inscription gravée sur sa couverture poussiéreuse. Le jaunissement du parchemin en indiquait l’âge, et lorsque Saro l’ouvrit avec précaution, car le cuir était raide et cassant, il put voir au premier coup d’œil qu’il présentait une perspective bien plus intéressante que les secs traités politiques rencontrés jusque-là : les premiers mots qu’il se trouva lire étaient : « dans de grands vaisseaux le Peuple s’en vint, poussé par des vents étranges venus du fin fond de l’horizon sur le Grand Océan de l’Ouest, et avec eux ils amenaient les Trois… » Les Trois quoi ? Mais le texte ne donnait aucun indice immédiat. Saro allait continuer à lire quand il entendit des voix dans le couloir. Aussi glissa-t-il le petit ouvrage dans sa tunique et, quand son père et son oncle entrèrent dans la salle, il examinait studieusement un gros volume rempli de cartes de batailles et de diagrammes stratégiques. Favio traversa la pièce à grands pas, chaque muscle de son visage empreint de soupçon, pour regarder par-dessus l’épaule de son fils, puis il se tourna vers Fabel. « En l’honneur du combat, de Fortran Kaspo », dit-il avec surprise. Fabel haussa les sourcils puis adressa un large sourire à Saro : « Un excellent ouvrage, très stimulant. Nous ferons bien un général de toi un de ces jours, hein, mon garçon ? » La discussion qui s’ensuivit dura presque une heure, chaque frère rivalisant de connaissances à propos de batailles vieilles de trois cents ans et plus, avant que Saro ne réussît à s’en extirper, sous le prétexte que les chiens avaient besoin d’exercice. Fabel essaya malgré tout de lui faire prendre le volume. « Emmène-le, mon garçon. Il n’y a rien de tel que de lire des récits de batailles en plein air pour imaginer les scènes décrites par Kaspo. Un bon écrivain, très imagé. On a l’impression d’y être. Écoute-moi ça : “Encerclée de tous côtés par l’armée impériale, la populace eyraine se savait surclassée et en nombre inférieur. Le feu de Falla fendit le ciel noir de corbeau et frappa le sol entre les deux armées, comme pour donner aux fidèles le signal d’envoyer les Nordiques à la Déesse. Ainsi commença le massacre. Taro, fils de Sestran de Talsé, fils de Greving Qaran, marchait tel un géant sur la terre et il abattit bien des ennemis. La fleur de l’Empire se trouvait là en ce jour : Favio Kazan, Vigo Bakran et Tycho le Grand, Sire Prionan le Vieux, et le Dragon de Sépora. Les glaives s’élevaient et retombaient telles des faux, moissonnant têtes et membres jusqu’à ce que le sol écarlate fût détrempé par le sang eyrain. Six cents barbares moururent en ce jour, mais seuls quatre-vingts des fidèles voguèrent avec Karon le Nautonier pour se rendre au jugement de Falla…” — Je ne crois pas pouvoir m’occuper du livre, des chiens et de mon arc en même temps », dit Saro, en désespoir de cause. Il n’avait plus aucune intention d’utiliser son arc depuis le jour où, ayant accompagné son oncle pour une partie de chasse, il avait sans réfléchir ramassé la carcasse d’un lièvre abattu par un carreau d’arbalète ; l’animal respirait encore, et il était toujours hanté par la souffrance terrifiée de la petite créature agonisante. Une fois dans les collines, il s’assit plutôt dans l’armoise et la mauve sauvages, tandis que les alouettes filaient dans le ciel d’un bleu profond, pour lire le livre étrange et sans titre qu’il avait trouvé, tout en mangeant le pain et le fromage empruntés à la table du petit déjeuner. Lassés de l’inactivité de Saro, les chiens grattaient dans les ronces et les terrasses de calcaire, tout en essayant de le pousser à jouer en lui apportant morceaux de bois et cailloux – et même un petit serpent brun avec une tête de chaque côté de son corps qui se tordait ; miraculeusement indemne malgré les incisives pointues des chiens, le serpent l’observa de ses inquiétantes paires d’yeux cuivrés qui ne cillaient pas, avant de se glisser vivement dans les ombres. Il lut : « Le Peuple n’avait nul besoin de prières ni de sacrifices, ni de dieux et de déesses, car il adorait Elda elle-même et sa divinité l’entourait donc, présente dans tout ce qu’il voyait, sentait et touchait ; douceur et grâce pénétraient donc chacun de ses actes et de ses gestes… » Ce livre parlait-il du peuple nomade ? Saro n’en était pas certain. Certes, les Vagabonds n’adoraient ni Falla ni le dieu du nord, et c’étaient des gens bien doux, pour ce qu’il en avait vu – il pensa de nouveau au gentil visage de la petite Guaya et à son malheureux grand-père. Il trouva plus loin ce passage : « Lorsque les Trois furent capturés, le Peuple se dispersa dans le monde à leur recherche. Certains s’en allèrent dans les Montagnes du Sud pour suivre la voie du Dragon, là où la terre se cabrait, creusée de cavernes. D’autres s’éparpillèrent dans les Terres Sauvages et les déserts où les os de créatures mortes luisaient au soleil. D’autres reprirent la mer. Mais nulle part ils ne trouvèrent les Trois, et le Peuple se lamentait. Pendant ces longues, très longues années, il perdit sa foi et sa capacité de pratiquer l’Art sacré, et se mit à vieillir et à mourir comme le faisaient tous les autres, à l’exception de ceux qui possédaient la Vision bénie. Il oublia bientôt la raison de sa quête et se mit à vagabonder au hasard à travers Elda, incompris et persécuté par les étrangers. » Eh bien, cette dernière partie semblait assurément s’appliquer aux nomades, mais Saro ne comprenait pas ce qu’on voulait dire par « l’Art » ; et tous les yeux possédaient la « vision », n’est-ce pas ? Aussi feuilleta-t-il de nouveau le livre pour revenir au début, jusqu’à trouver ce passage : « De l’Ouest, ils apportèrent l’Art avec eux, car la magie de la terre courait dans leurs veines, oui, dans leurs os mêmes. Par la magie, ils pouvaient deviner la présence de minerais précieux et les tirer des sols les plus stériles, et, en canalisant la magie, ils pouvaient créer toutes sortes de merveilles naturelles et transformer métal et pierre en des objets rares et imbus de puissance… » Un souvenir lui revint sans qu’il l’eût sollicité, celui d’une sauvage fille du nord debout sur le Roc de Falla, triomphante, avec le soleil qui inondait ses cheveux roux comme si toute la magie d’Elda flambait en elle. Une fille qui lui avait donné une lame qu’elle avait fabriquée en l’imprégnant de sa propre sorcellerie, une dague qui bourdonnait et crépitait dans la main comme si elle avait été vivante. Il se surprit à sourire. Puis un nuage passa dans le ciel pour le couvrir d’ombre, et il se rappela le dernier endroit où il avait vu Katla. Plus tard seulement, en rapportant le petit livre à la bibliothèque, il comprit que rien de ce qu’il avait lu ne pouvait s’appliquer à Katla Aransen, puisque cette histoire semblait ne concerner que les Vagabonds. Et Katla, quoi qu’elle pût avoir été par ailleurs, n’était certainement pas une sorcière nomade. * * * Quelques jours plus tard, un convoi de marchands traversa la ville d’Altéa, et Favio, dans un accès inhabituel d’hospitalité, invita les visiteurs chez lui. Ils étaient également allés à la Foire, se trouva-t-il, et ils l’avaient quittée précocement, comme les Vingo, en cheminant lentement vers le sud, de ville en ville, par une route sinueuse et détournée, en vendant les marchandises achetées à la Foire. Ils avaient récolté de l’argent au passage, mais aussi un trésor de rumeurs. « Il y a bien des gens furieux à Céra et à Forent », déclara le chef de la caravane, un certain Gesto Ardum. C’était un homme solide, la cinquantaine passée, et il aimait à bien faire entendre qu’il avait beaucoup voyagé et que les rouages du monde n’avaient pas de secrets pour lui. Toutes les deux phrases, il laissait tomber des noms fameux, comme persuadé que ses discours auraient plus de poids parce qu’il avait vaguement rencontré ces nobles et ces artistes. Saro s’était pris d’une vigoureuse animosité envers cet homme. Celui-ci était encore en train de citer une autre de ses connaissances, et ponctuait ses paroles en agitant une cuisse de poulet à moitié dévorée. « Mon ami sire Palto, qui possède un grand château, vous savez, aux environs de Céra, dit que Rui Finco était absolument enragé après la Foire, qu’il sautait partout en jurant que les Nordiques sont devenus trop arrogants, que leur nouveau roi est un homme dangereux qui a besoin de se faire donner une petite leçon d’humilité. Et les Dystra, évidemment, sont extrêmement chagrins qu’il ait dédaigné le Cygne en faveur de cette putain nomade. Même si le poète Fano Cirio, qui passe souvent ses étés à la cour de Jétra, m’a dit en confidence que la dame elle-même est plutôt soulagée de n’être pas partie pour le nord, car elle a été très alarmée par l’aspect barbare des Eyrains. — Et le sire de Cantara a vraiment aggravé la situation », ajouta l’un des autres marchands, bien décidé à faire montre de sa propre subtile appréhension de la politique istrienne. Fabel se mit à rire. « Un maudit fou. — Un maudit fou riche, rectifia Gesto. Nous avons conclu de très bonnes affaires avec sire Tycho pendant le mois écoulé. Je ne tolérerai pas qu’on en médise. — Ce n’est pas un nom qu’on prononce à la légère dans notre maison », déclara Favio Vingo, la bouche durcie. Gesto porta vivement la main à ses lèvres. « Mes excuses, messire. J’avais oublié vos déplaisants rapports avec le sire de Cantara à la Foire. Un marché concernant un mariage, je crois ? » Favio lui adressa un regard flamboyant. « Vous ne devriez pas écouter les bavardages des imbéciles, dit-il d’une voix brève. Cet homme est tout à fait fou, et je ne sais où vous prenez l’idée qu’il est riche. Il était si évidemment désespéré de se procurer des fonds à la Foire qu’il nous a insultés, moi et ma famille, d’une façon plus qu’impardonnable. — Avec le plus grand respect, je dois être d’un avis différent sur le sujet, car le sire de Cantara nous a payé ses achats – de magnifiques bijoux de Jétra, des pièces de collection, et un assortiment des plus belles gemmes – avec des lingots d’argent fin. Il n’a pas une seule fois marchandé le prix que j’en demandais, un parfait gentilhomme, ai-je pensé, et il avait des monceaux d’argent dans ses coffres, je l’ai vu de mes propres yeux. » Favio fronça les sourcils sans répondre, puis déclara après un moment : « Je croyais que vous ne vous étiez pas encore rendu jusqu’à Cantara. » Gesto éclata de rire : « Ah non, et puisque ce seigneur n’y est pas, nous ne nous aventurerons pas si loin au sud. Non, nous l’avons rencontré à Céra, et il y faisait fière figure. Il voyage avec un serviteur nomade, un drôle de grand homme pâle qui tient en laisse un chat noir. Je n’ai jamais rien vu de tel. Très frappant. — Un homme bien pieux, sire Tycho, intervint quelqu’un avec enthousiasme. Un homme bien pieux, et un patriote. — Oui, répliqua un autre marchand avec amertume. Un homme pieux et un patriote, on pourrait le dire. Moi, je dis que c’est un bigot et un zélote. » Avec un petit mouvement poli, Gesto se pencha au-dessus de la table. « Lindo a pris pour épouse une femme du nord, le croiriez-vous ? » dit-il d’une voix douce, avec un sourire déplaisant. « Il les aime un peu sauvages. En tout cas, le sire de Cantara est arrivé à la cour dans un grand tourbillon de ferveur, il a réglé ses dettes au Conseil avec panache, et il nourrit depuis par ses discours la colère contre les Eyrains. Il dit qu’on devrait envoyer des vaisseaux dans le nord pour « libérer » leurs femmes du joug cruel de leur religion hérétique, et les convertir à Falla. — Les libérer pour les mettre dans nos bordels, plutôt ! » Cette déclaration fut saluée par une ronde d’applaudissements ironiques et de claques sur la table. « Et écoute-t-on cette absurdité ? demanda Fabel. — Plus de vingt ans se sont écoulés depuis la dernière guerre. Ceux qui s’en souviennent bercent leurs rancunes, et ceux qui n’étaient pas assez vieux pour se battre aimeraient bien un peu d’action, oserais-je dire. Ceux qui sont en faveur de la guerre forment encore une minorité, mais on écoute de plus en plus Tycho Issian. » D’un air sombre, Favio posa son couteau sur la table. Il avait à peine entamé sa nourriture, comme il le faisait depuis qu’ils avaient quitté la Foire. Ses joues étaient blêmes, autour de ses yeux de nouvelles rides striaient sa peau terne. « Cela me fait peine d’être en accord avec ce noble parvenu, mais mon fils est mourant à cause de brigands eyrains… » Gesto Ardum échangea un regard avec un autre marchand, un grand homme à la peau sombre, aux yeux trop rapprochés et à la bouche mince. Celui-ci, qui n’avait jamais décliné son nom, se rappela Saro, détourna les yeux en se consacrant au délicieux plat de riz au safran qui accompagnait l’agneau parfumé rôti aux abricots, la spécialité locale. « Eh bien, ce ne sont que des bavardages, bien entendu », poursuivit Gesto. Il se pencha d’un air de conspirateur. « Ce serait une entreprise extrêmement coûteuse que d’envahir le nord. D’après sire Palto, nous n’avons tout simplement pas les navires, ni la compétence. Et il serait coûteux d’engager les renégats nécessaires pour forcer le chemin de Halbo – et pas seulement en termes d’argent… — Que voulez-vous dire ? » Fabel vida son gobelet et se carra dans sa chaise, les mains croisées sur son beau petit ventre, une parodie de satisfaction. « Nous avons assurément connu plusieurs bonnes années dans les mines et dans les champs ! Nous avons assurément payé assez d’impôts, ces temps-ci, pour que leurs maudits coffres débordent, à Céra ! Je me demande parfois où tout cela peut bien aller, car cet argent ne revient certainement pas ici ! Le maudit pont de Costia est effondré depuis cinq ans ! » D’un air mélodramatique, Gesto jeta un coup d’œil par-dessus son épaule sur la pièce. Puis il se pencha plus près encore de ses hôtes. « Il manque une somme considérable au Trésor, dit-on… » – ses yeux brillaient – « … c’est ça, ou bien l’Intendant n’a pas bien tenu ses comptes et, bien entendu, il est tout à fait catégorique en proclamant qu’il n’a rien à voir avec ce trou. Il a menacé de démissionner si l’on mettait les registres en doute, et puis il s’est mis à délirer à propos d’un incendie qui aurait eu lieu au palais du duc de Gila l’an dernier, sur quoi un tas d’autres nobles se sont précipités pour essayer de le calmer. Il se passe quelque chose de bizarre, d’après sire Palto, quant à la raison pour laquelle on se donnerait la peine de mettre le feu au château de ce vieil avare, cela me dépasse. Mais d’une façon ou d’une autre, le Conseil Suprême a été forcé de demander le remboursement des dettes dans tout le pays, bien avant les périodes de grâce consenties, et cela n’a certainement pas plu à des gens que je pourrais nommer. » Il secoua la tête avec chagrin. « Cela n’a pas fait de bien au commerce, c’est sûr – et c’est sans compter avec les accidents bizarres. — Des accidents ? » Favio avait froncé les sourcils. « Un chaland du duc de Galia a fait naufrage dans une mer d’huile, au large de l’Île-au-Porc. Les rameurs ramaient à bonne vitesse et l’instant d’après, une espèce de vent démoniaque se lève de nulle part et retourne l’embarcation. Maudite mauvaise affaire pour le duc, il a perdu une centaine de nouveaux esclaves… — Ne pouvaient-ils nager ? » demanda Saro avec naïveté. Il y eut un beuglement général de rire. Gesto s’étouffa sur le morceau de gigot d’agneau qu’il venait de se fourrer dans la bouche. « Nager ! Ah, ah, ah ! excellent, mon garçon ! » Il toussa en frappant la table du plat de la main et en éparpillant autour de lui des fragments de viande. « Nager ! » Saro regarda autour de lui, ahuri. Fabel se pencha pour lui dire avec gentillesse : « Ils portent des fers, Saro, aucune chance de s’enfuir, tu comprends. Et si le bateau se retourne… » Une image soudaine et horrible s’offrit alors à lui : des douzaines et des douzaines d’hommes et de femmes terrifiés essayant de se libérer de leurs fers tandis que l’obscur océan austral les engloutissait dans une avalanche de bois brisé et d’eau. Leurs bouches distendues par des cris silencieux, la mer qui se précipite pour remplir tous les interstices disponibles, vivants ou inanimés… Le temps pour lui de se libérer de cette vision de cauchemar, et un autre marchand s’était lancé dans une histoire contant comment un chargement de tapis de Circésia s’était fait piétiner par un énorme troupeau de chevaux sauvages qui fuyaient le Quartier des Os. « Les plus beaux tapis du monde, réduits en lambeaux ! » conclut-il, indigné, mais Saro frissonnait toujours. Des chevaux, fuyant le Quartier des Os ? C’était bizarre, en effet. « J’ai entendu dire qu’un gros serpent a jailli de la Fosse Australe pour avaler un yéka entier… — Un serpent, se moqua un autre. Quelle ridicule absurdité ! — J’ai entendu la même histoire, intervint un autre marchand. Et pire. » Il les régala de détails improbables en leur contant comment un aigle avait emporté un enfant sur la Plaine de Tilsen, filant sur ses vastes ailes jusqu’à son nid dans les lointains Monts Dorés. « Arraché des bras mêmes de sa pauvre mère, s’écria-t-il. Des ailes aussi larges que cette pièce ! — Je n’ai pas vu d’aigle géant dans les montagnes, mais je sais qu’il y a des émissions de vapeur au Pic Rouge », l’interrompit à mi-voix l’homme noir anonyme. Autour de la table, toutes les autres conversations se turent tandis qu’on tendait l’oreille pour l’écouter – et ce même si une montagne émettant de la vapeur semblait une merveille moins merveilleuse que des serpents colossaux ou d’immenses rapaces. « Je l’ai vu moi-même il y a seulement cinq jours. » Le Pic Rouge se trouvait loin au cœur des Monts Dorés. Saro se demanda ce que l’homme avait bien pu faire dans une région aussi éloignée et comment il en était venu à se joindre à une caravane qui se rendait dans le nord du pays. « Mais le Pic Rouge n’a pas connu d’éruption depuis plus de deux cents ans ! » s’exclama Fabel. L’homme noir lui jeta un coup d’œil sarcastique. « Peut-être, mais j’ai senti le sol bouger sous mes pieds, et je ne suis pas resté pour en apprendre davantage. J’ai fait galoper mon cheval jusqu’à le tuer sous moi, et j’ai dû en acheter un autre à des hommes des collines, dans les Hauts de Farem. » Favio haussa les sourcils. « Je suis surpris qu’ils aient fait commerce avec vous. Il n’y a guère d’amitié entre notre peuple et les tribus des collines. » L’homme noir sourit. Il fouilla sous sa cape pour en tirer une pochette, qu’il renversa sur la table. Une cascade de pierres brillantes en dégringola, des gemmes aussi grosses que des yeux, accrochant la lumière des candélabres à leurs facettes cristallines brutes. Saro frissonna derechef. Des pierres à cœur. Il les aurait reconnues n’importe ou, même ni taillées ni polies. « Prenez-en une », dit l’homme à Favio. Celui-ci choisit la plus grosse, d’une masse égale à un œuf de poule. Au contact de sa peau, un éclat extraordinaire brilla dans la pierre, d’un bleu profond, traversé de filets d’un violet plus sombre. Dans la pochette que Saro portait au cou, dissimulée sous sa tunique, sa propre pierre se mit à pulser comme en écho. Ou était-ce seulement son cœur qui battait soudain comme un tambour ? Favio laissa tomber la pierre comme si elle l’avait brûlé. « Par les salles ardentes de Falla, qu’est-ce que c’est ? » L’homme noir se mit à rire et reprit la pierre. Dans sa paume, elle devint d’un riche orange à l’éclat chaleureux de braise. « Les nomades les appellent pierre à cœur. Ils les taillent pour les enjoliver, et ils en font des colifichets qu’on peut acheter pour les dames, afin de juger de leur état d’esprit. Très populaires à la cour, ai-je entendu dire : cela aide énormément quand il s’agit de séduire ! Mais les hommes des collines autour des Hauts de Farem les appellent « Larmes de la Déesse » – un conte ou un autre, elle pleure un frère ou un amant perdu – et ils disent qu’elles concentrent son pouvoir. Le bonhomme auquel j’ai acheté le cheval en a parlé interminablement, de ces propriétés miraculeuses, mais il m’a donné son meilleur canasson en échange de deux de ces pierres, alors je ne me plains pas. — Puis-je ? » Fabel tendait la main, et l’homme y laissa tomber la pierre, qui perdit aussitôt son éclat pour prendre une teinte ocre plus terne. « Elle ne semble guère m’aimer. » L’homme éclata de rire. « C’est plutôt que vous êtes soucieux, je dirais. » Après lui avoir lancé un regard acéré, Fabel lui rendit la pierre. Dans la main de l’homme noir, elle se remit à briller de tous ses feux. Sentant alors le regard fasciné de Saro, l’homme se retourna. « Tiens, fiston, prends-la. Vois quelles jolies couleurs tu peux en obtenir. » Saro s’écarta de la table. « Je dois m’excuser, je le crains », se hâta-t-il de dire, et il quitta la pièce en courant, la main sur la bouche comme s’il allait vomir. Il entendit des voix moqueuses derrière lui. « Fais de la place, mon garçon, il y a encore plein de vin à faire passer ! », « Il vaudrait mieux commencer à entraîner ce garçon ! », et : « Alors, vous élevez des filles à Altéa, maintenant, Favio ? » Dans le couloir, Saro appuya son front contre le plâtre frais en attendant que son cœur s’apaise. Il se rappelait la terreur de la vieille guérisseuse nomade devant sa pierre à cœur, comment elle l’avait appelée « pierre de mort », comme il l’avait vue dans son esprit devenir un objet à l’éclat ardent, tout à fait différent de la chose inoffensive avec laquelle jouait l’homme assis à la table du festin. Quel imbécile j’ai été, songea-t-il. J’aurais dû simplement toucher cette pierre, la regarder changer encore de couleur et les laisser plaisanter. Il emporta cette pensée avec lui dans les latrines où il se lava les mains et le visage après s’être soulagé. De l’autre côté de l’enclos, une chouette hulula, un son que l’air nocturne transmettait avec une extraordinaire clarté. Un moment plus tard, un autre son fit écho à ce cri, un hululement sauvage et lointain qui lui hérissa les cheveux sur la nuque. Il écouta, mais le cri ne se répéta pas, et il se demanda s’il l’avait imaginé. Il n’y avait plus de loups dans les collines d’Altéa depuis des générations, on les avait chassés jusqu’à extermination totale au temps de son arrière-grand-père ; le loup le plus proche qu’il eût jamais vu, c’était la tête empaillée qui ornait le mur de la chambre paternelle, un trophée désormais si mangé aux mites et si poussiéreux qu’il avait peu de rapport avec la fière créature à laquelle cette tête avait autrefois appartenu. Saro demeura quelques instants immobile, énervé et désorienté, écoutant les chevaux qui hennissaient doucement en remuant dans les écuries, la brise dans les peupliers, les criquets dans les buissons. Un peu plus tard, il entendit des voix et vit en tournant la tête deux des marchands qui sortaient en titubant. Incapables de se rendre jusqu’aux latrines, ils urinèrent dans les parterres fleuris, accrochés l’un à l’autre, avec des rires discordants. Les pauvres fleurs de soucis de Mère, songea Saro, tout en éprouvant un besoin pressant de hurler de rire. Il regarda les deux hommes rentrer en vacillant, tout à fait inconscients de sa présence, puis il retourna lui-même dans la maison. À l’intérieur, venant de la grande salle, le tapage était assourdissant et Saro constata soudain qu’il n’avait pas le cœur à retourner à la beuverie et aux plaisanteries lascives qui avaient certainement dû commencer en son absence. De telles activités n’avaient jamais été son fort, et comme Tanto aimait parader en compagnie des hommes autant qu’en celle des femmes, il était habituellement possible à Saro de se glisser à l’arrière-plan, les mains refermées sur un gobelet qu’il faisait durer pendant des heures avec des sourires et des hochements de tête, tout en prétendant partager cet humour grossier alors qu’il désirait seulement la solitude de sa propre chambre. Même en l’absence de Tanto, il doutait qu’on regrettât beaucoup la sienne. Il pouvait toujours dire qu’il avait perdu conscience dans l’enclos, cela leur procurerait un autre sujet de plaisanterie le lendemain matin. Il dépassa rapidement la porte menant à la salle des banquets, puis s’engagea dans le long corridor sans s’arrêter au solarium où sa mère entretenait les femmes qui accompagnaient leurs invités, mais cette pièce était déjà silencieuse et noire. Les chandelles y avaient été éteintes, mais peu de temps auparavant car il pouvait encore en sentir la cire chaude. Plus loin se trouvaient les appartements des invités, et la chambre de Tanto. Il allait mettre le pied sur la première marche de l’escalier quand il fut distrait par un bruit. Quelqu’un se trouvait dans la chambre de Tanto, il pouvait entendre une voix qui murmurait par à-coups. Il fronça les sourcils. Sa mère avait interdit à tous l’accès à son fils inconscient, excepté elle-même et ses servantes, mais le son qu’il pouvait entendre était un bourdonnement grave, une voix d’homme. Saro s’approcha avec lenteur de la porte pour se tenir là en silence. Les mots devenaient distincts, à cette distance. « Tanto, Tanto, te voir ainsi, mort au monde… Je ne sais même pas si tu peux m’entendre. Je cherche des signes de vie dans tes yeux mais ils sont aussi noirs et vides que les Étangs Empoisonnés de Béria. » Un sanglot. C’était leur père – ce qui ne surprit guère Saro. « Quand je te revois enfant, si leste sur tes pieds, si vif en paroles, si joli, tu charmais tout le monde par ta beauté et ton énergie, et maintenant… » Il y eut un bref bruissement, puis Favio reprit : « Il me faut savoir si tu es toujours vivant dans cette enveloppe pourrissante, mon garçon… Il me faut savoir si tu as conscience de ma présence, ou même si tu rêves, car je ne crois pas pouvoir te regarder mourir devant mes yeux bien plus longtemps. Pardonne-moi de troubler ce long repos, Tanto, si je le trouble. On dit que l’âme continue à vivre longtemps après la défaite du corps, mais on ne dit rien d’une mort vivante, et je dois savoir… » Saro écarta légèrement le rideau qui drapait la porte et vit son père penché sur la forme immobile de Tanto. Dans sa main, quelque chose pulsait, une lumière de la couleur d’une profonde meurtrissure. « Que la pierre me dise ce qui se passe sous ce front pâle et froid… — Non, Père ! » Sans réfléchir davantage, Saro fut près de son père en deux enjambées, pour l’arrêter, juste au moment où Favio pressait la pierre à cœur sur le front de son fils. Un instant, en touchant la peau emperlée de sueur, la pierre brilla d’un bleu grisâtre pâle et maladif, puis, comme Saro saisissait l’épaule de son père, elle éclata d’un blanc si étincelant qu’il blessait les yeux. Puis la lumière prit une teinte dorée, scintillante. Un éclair de pure énergie traversa la main droite de Saro, lui faisant agripper plus fort l’épaule de son père, au point qu’il eut l’impression que leurs os se soudaient. L’énergie brûlait dans son bras, dans sa tête, et il poussa un hurlement – c’était une souffrance profonde et abrasive, aussi impitoyable que n’importe quel bûcher –, et le hurlement de son père s’éleva en contrepoint, une agonie de terreur. La pierre que Saro portait au cou s’enflamma comme en écho. Les deux pierres étaient comme deux énormes cœurs, et lui était une graine minuscule coincée entre eux, une graine remplie de tant de vie qu’il devrait sûrement exploser et tout répandre dans la nuit, une pluie incandescente. Un instant plus tard, une troisième note s’ajouta à leurs cris mêlés, plus aiguë, qui résonna dans la pièce comme la voix d’un animal pris au piège. Avec une force sauvage, Saro s’arracha au contact, la lumière disparut aussitôt dans les deux pierres, plongeant la chambre dans une obscurité totale, comme si on avait éteint le soleil. Saro entendit son père s’effondrer sur le sol, le souffle rauque, avec un marmonnement suppliant : « Oh, Falla, oh, Falla, oh, Falla… » Puis une autre voix, rendue aiguë par la panique : « Je suis aveugle ! Par la Chienne, je suis aveugle. » 22. Seither Tomberoc, qui avait été pendant dix-neuf ans l’univers de Katla, un univers qu’elle aimait et d’où elle avait jusque-là tiré tous les plaisirs de son existence, devint désormais pour elle une prison. Dans les premières semaines, tout ce qu’elle put faire, ce fut de se déplacer en boitant avec lenteur dans tout le domaine, trop exténuée pour aller plus loin que la cour de la maison, où elle pouvait s’appuyer à la palissade de l’enclos aux bestiaux et regarder la mer. Loin en contrebas, la pente menait au port, où le Don de Fulmar était amarré et où les bateaux de pêche s’amarraient eux-mêmes quand ils revenaient chaque soir avec leurs prises. À l’ouest se dressaient les falaises de granit que Katla avait tant aimé escalader : des promontoires et des caps battus par les tempêtes, avec la mer qui bouillonnait à leur pied en grandes éclaboussures d’écume blanche. Même depuis le domaine, elle pouvait entendre le fracas résonnant des vagues dans le Grand Bras, là où l’eau se précipitait dans un étroit défilé pour se briser si violemment sur ses parois que l’écume vaporisée jaillissait tel un geyser ; Katla avait souvent évité ces jets d’eau, souvent aussi elle s’était fait surprendre et arroser. Ses mains la démangeaient, et ce n’était pas seulement la lente cicatrisation de ses blessures. Elle mourait d’envie de toucher de nouveau la pierre, d’avoir son grain rude sous les doigts, sa friction sur la paume de sa main tandis qu’elle se hissait sur un rebord, de se sentir envahie par l’énergie de ces veines de quartz comme si elle avait coulé dans ses propres veines. Derrière elle, les montagnes s’élevaient, tristement inaccessibles à quiconque n’était pas plus qu’agile. Où qu’elle portât le regard, tout ce qu’elle pouvait voir, apparemment, c’étaient les limites de sa nouvelle existence. Pour une jeune fille aussi active et aussi capable que Katla Aransen, c’était difficile à accepter. Souvent, les yeux brûlants à l’évocation de sa liberté perdue, elle tournait le dos à la mer et retournait s’asseoir dans la grande salle pour contempler en silence les braises du foyer, en se souvenant des événements de la Plaine de Tombelune. Et puis Béra ou Grand-Ma Rolfsen se mettaient à la harceler pour lui faire exécuter les simples tâches qu’elle pouvait encore accomplir avec son moignon. D’autres jours, elle soupirait aussi philosophiquement qu’elle en était capable et sellait un des poneys pour une brève et douloureuse promenade sur la lande, en se mordant la lèvre chaque fois que l’animal se lançait au trot. Elle remarquait à peine les améliorations de son état au fil des jours, tant celles-ci étaient lentes et graduelles, et tant elle était impatiente. Vers la fin de l’été, cependant, elle était de nouveau capable de courir : elle franchissait les puits de tourbe et les affleurements rocailleux d’un pas un peu inégal, mais avec une plus grande agilité néanmoins que bien des garçons, et elle pouvait galoper sur son poney en se tenant d’une main. Mais tout le reste – l’escalade, la forge, la nage, la pêche… et même se vêtir et visiter les latrines par ses propres moyens, cela provoquait toujours en elle une frustration désespérée. Les brûlures de ses jambes et de son épaule finirent par n’être plus que de pâles cicatrices, mais sa main droite restait obstinément recroquevillée en forme de poing, les doigts soudés en une hideuse masse de tissu cicatriciel rouge et blanchâtre qu’elle préférait dissimuler, même si elle ne se considérait pas comme coquette. Les petits enfants s’enfuyaient après avoir jeté un seul coup d’œil à la blessure. C’était dérangeant, d’autant que d’autres à Tomberoc avaient été blessés plus grièvement sans attirer autant d’attention. Kar Pied-d’Arbre – ainsi nommé pour le morceau de bois qu’il avait attaché au moignon de la jambe dévorée (selon lui) par un monstre marin, était assurément une curiosité locale. Mais sa blessure ne s’étalait pas à la vue de tout le monde, et ne causait plus de commentaires. Grima Kallsen était née avec une tache rouge sombre sur la figure, mais son sourire était malgré tout la première chose qu’on voyait d’elle. Des hommes plus âgés avaient des cicatrices dues à la guerre, à des combats de chevaux, des bagarres d’ivrognes et des accidents de pêche, à vrai dire, mais à Tomberoc, les femmes étaient rarement blessées et l’histoire de Katla avait fait son chemin. Prenant sa petite-fille en pitié, Grand-Ma Rolfsen avait modifié plusieurs de ses tuniques pour qu’une longue manche pût être serrée par un cordon de cuir afin de dissimuler le moignon. Des guérisseurs étaient passés, appliquant cataplasmes et potions au bras endommagé, mais aucun n’avait eu d’autre effet que de précipiter Katla aux latrines pour vomir. Grand-Ma Rolfsen avait assisté à tous ces efforts en aspirant de l’air entre ses dents avec des petits bruits désobligeants. Un jour elle finit par prendre sa fille par le bras pour lui murmurer à l’oreille. « Festrin Un-Œil ? s’exclama Béra. Tu ne parles pas sérieusement ! — Rien d’autre n’a fait effet. Quel mal y aurait-il à cela ? — Mais Festrin Un-Œil est seither ! » souffla furieusement Béra en lançant un rapide coup d’œil pour être sûre que Katla ne les entendait pas. Katla les avait entendues. « Seither ? Vraiment ? » Béra se retourna vivement, un regard irrité dans ses yeux bleus. « Katla a des oreilles de chauve-souris ! » gloussa Grand-Ma. Katla n’avait jamais rencontré de seither en chair et en os, même si, à douze ans, ayant été mise au défi de le faire, elle s’était glissée dans le Vieux Tumulus avec plusieurs autres enfants pour voir le squelette de celui qui y reposait. Fent avait bien juré l’avoir vu bouger quand un nuage avait flotté sur la lune, mais il ne s’était rien passé. Deux jours plus tard, la verrue que Tian avait au bout du nez avait mystérieusement disparu, une preuve que le lieu était sans aucun doute imprégné de quelque magie. C’étaient des os longs, Katla s’en souvenait, minces et jaunes, fins et très friables : on disait que le seither dont c’était le squelette avait été un très, très vieil homme aussi longtemps qu’on pouvait s’en souvenir, une conséquence de l’antique magie de la terre qu’il avait exercée. « Et puis », dit Béra à sa mère en ignorant la question de sa fille, une épaule résolument tournée vers celle-ci comme pour l’écarter physiquement de la conversation, « comment pourrais-tu bien savoir comment contacter Festrin Un-Œil ? » Grand-Ma se tapota une narine en adressant un regard rusé à sa fille. « Les vieux ont leurs propres méthodes, répliqua-t-elle, énigmatique. J’ai entendu dire que nous pourrions accueillir bientôt des seither. — Quoi ? Où ? » Béra se redressa de toute sa petite taille. Sa peau pâle s’était empourprée, avec deux taches plus foncées sur les joues. Comme Fent lorsqu’il est en colère, songea Katla. Et, tout comme son jumeau, sa mère pouvait être remarquablement difficile et entêtée. « Personne ne m’en a informée. » Grand-Ma Rolfsen, accoutumée aux explosions de sa fille, se contenta de hausser les épaules. « J’ai entendu dire que Festrin voyage avec des mimes. » La Grande Fête aurait lieu quelques jours plus tard, et même si les moissons n’étaient ordinairement pas abondantes dans les sauvages et rocailleuses îles d’Ostenave, le climat des dernières semaines cruciales avait été parfait – une période de pluies légères suivie d’un ensoleillement peu saisonnier, provocant une croissance accélérée. Le blé montait à l’épaule, l’orge abondait, en riches et larges bandes vert pâle, et on avait dû étayer les branches des pommiers dans les vergers de Rolf Dell pour leur épargner le poids de leurs fruits. Les eaux qui entouraient les îles avaient également été touchées par cette abondance ; les pêcheurs avaient ramené ligne après ligne de lieus jaunes et de perches de mer, filet après filet de maquereaux et de harengs. Les claies étaient couvertes de poissons mis à sécher, les réserves de sel presque vides, et du fumoir émanaient nuit et jour des tourbillons de fumées odorantes. Le beau temps avait persisté pendant toute la moisson, et les granges étaient pleines à craquer. Il y aurait un beau festin cette année-là, ce qui était aussi bien car les mimes étaient une bonne vingtaine, incluant les musiciens, et c’était au tour de Tomberoc de les recevoir. Béra fronça les sourcils. « Pourquoi Aran ne me l’a-t-il pas dit ? — Dit quoi ? » Béra se retourna pour faire face à son époux, qui était entré en silence derrière Katla. Maintes femmes auraient été intimidées par un homme de si vastes proportions que ses épaules emplissaient l’embrasure de la porte en lui laissant à peine la place de passer, mais Béra planta ses poings sur ses hanches étroites et le toisa d’un œil furibond, telle une petite chatte prête à la bagarre. « Que les mimes ont eu l’idée d’amener des seither avec eux cette année. » Aran adressa un bref regard coupable à sa belle-mère ; Katla vit le sourire édenté de celle-ci s’élargir en une expression de défi, et comprit immédiatement la situation. « Je… euh…, balbutia Aran, je ne savais pas », finit-il par mentir, peu convaincant, et Grand-Ma Rolfsen mugit de rire. « Pauvre garçon, dit-elle. Ne le blâme pas, Béra, ma chérie. C’est ma faute. Tu te rappelles qu’il a envoyé des messagers à Halbo pour demander à Morten Dansen s’il prendrait une commande, pour le bateau ? » Béra se mordit la lèvre. « Ce ridicule brise-glace, dit-elle sombrement. — Celui-là même. Eh bien… » Grand-Ma prit un air rusé, mais elle avait de toute façon fait de la ruse un grand art. « J’ai glissé un petit message à moi au messager. Pour Tam Renard. » Tam Renard était le chef des mimes, un homme bien bâti, d’âge moyen, avec d’étonnants yeux verts et une abondance de tresses brun-roux. Katla le trouvait séduisant, quoiqu’un peu vieux à trente ans. Elle n’avait que quinze ans lors de la dernière visite de sa troupe à Tomberoc, et elle était aussi mince qu’une hampe de lance. Mais cela n’avait pas empêché l’homme de lui offrir de la bière pendant que sa mère regardait ailleurs, et d’essayer de l’attirer par de belles paroles dans une des granges. Katla tendit l’oreille. Cela pourrait s’avérer fort intéressant. « Et alors ? » Béra regardait durement sa mère, avec une expression connue pour avoir fait trembler et bégayer des hommes mûrs. Mais Grand-Ma Rolfsen était indomptable. « Je lui ai suggéré qu’il se gagnerait quelques faveurs ici s’il réunissait de vieux amis. — De vieux quoi ? » La voix de Béra s’envolait dans les aigus. Grand-Ma Rolfsen gloussa de nouveau. « J’ai vécu deux fois plus longtemps que toi, ma chérie, et toute mon existence n’est pas aussi transparente que l’un de tes petits trous d’eau bien-aimés. » Aller fouiller dans les trous d’eau était l’un des passe-temps favoris de Katla lorsqu’elle était enfant. Elle dévisagea sa mère avec un intérêt renouvelé : peut-être avaient-elles plus en commun que l’ossature et les cheveux… Béra renifla. « Plutôt un étang sale et boueux, à t’entendre. Fréquenter des nécromanciens et des vauriens derrière mon dos, les inviter dans ma maison… pour traiter ma fille… les appeler ses amis… Je n’accueillerais pas chez moi de sales seither. Si les mimes amènent avec eux de ces créatures, je ne leur offrirai pas l’hospitalité. Ils ne partageront pas le pain et le sel à ma table. Non, ni poisson ni bière non plus ! — Béra… — Par Feya, je le jure. Aucun seither ne franchira ce seuil. Ce sont des abominations, que ne peuvent tolérer ceux qui craignent la divinité. » Aran regardait sa femme avec horreur. « Femme, tu ne peux vouloir cela : c’est la pire des insultes, tu vas nous faire honte à tous. » Pour toute réponse, Béra fit deux pas en avant, plaça sa main aux doigts écartés sur l’épaule de son époux et le repoussa fermement dehors, pour s’éloigner ensuite dans la cour sans un autre mot. Trois jours s’écoulèrent avant qu’elle ne leur adressât de nouveau la parole à tous. * * * Pendant ce temps, la menaçante proclamation de Béra avait apparemment été annulée, car tout le monde se lança bientôt dans les préparations de la Grande Fête. Katla prit l’habitude de traîner dans le port avec Ferg : après tout, elle ne pouvait guère aider aux cuisines avec une seule main – et en étant totalement dépourvue de talents culinaires, Sur en soit loué, pensait-elle avec ironie. Le moignon avait son utilité quand il s’agissait d’éviter des tâches aussi précises, et ennuyeuses, que peler, cuire, dépiauter, arroser et rôtir, mais ne l’empêchait pas de dérober un pâté au poulet sur le chemin de la sortie. Cela faisait quatre jours qu’elle avait décidé de s’occuper à guetter les navires. Elle mangeait le pâté, assise sur la digue, adossée à une barque retournée, les pieds dans le vide. Ferg avait dédaigné le pâté – « Tu as la vie trop facile, mon garçon », l’avait-elle taquiné –, mais après avoir englouti des morceaux de succulente volaille trop vite pour avoir pu les goûter, il avait léché la bonne main de Katla en signe de gratitude et s’était couché en rond près d’elle sur les pierres tièdes, les yeux réduits à des fentes luisantes de satisfaction. Ils écoutèrent ensemble le cri des mouettes, contemplèrent les motifs scintillants du soleil sur l’eau. Un peu plus tard, le chien commença à ronfler bruyamment et, un peu après, Katla s’assoupit elle aussi. Katla ! Elle avait entendu clairement son nom, mais la voix n’était pas familière. Dans son rêve, elle courait, et quelque chose la poursuivait. Elle n’osait se retourner pour en suivre le progrès, de peur de perdre pied et de s’étaler de tout son long, mais elle pouvait en entendre le rugissement, hivernal, primal. La créature était à sa poursuite et elle avait déjà dévoré sa famille (elle le savait avec certitude, dans un recoin de son cœur glacé). Les cieux étaient devenus rouges ; des nuages d’une noirceur maligne, ourlés d’écarlate, avaient englouti le soleil. Elle sentit sur ses joues les premières gouttes de pluie et leva sa main droite pour les essuyer – et sa main était intacte, parfaite, les doigts longs, fins, bien séparés, comme avant le bûcher. Fascinée, elle se rendit compte en les contemplant qu’elle pouvait en voir les os à travers la peau, des ombres enfouies dans sa chair mince et translucide comme si le soleil avait eu le pouvoir de briller au travers. Puis leur éclat s’évanouit, et elle vit qu’il y avait du sang sur ces doigts et, quand elle regarda le ciel, son visage en fut tout éclaboussé. Une terrible appréhension la saisit. Mais il y avait au loin une éclatante lumière, et quelqu’un, là-bas, l’appelait, et si elle pouvait seulement distancer la chose qui la poursuivait… « Katla ! » Elle revint à elle en sursautant dans l’ombre projetée par son frère Halli. Le soleil entourait ses cheveux d’un halo rutilant. « Je… euh… » Elle se sentait soudain terriblement coupable. Était-ce le pâté, ou quelque chose de plus grave ? demanda une petite voix dans sa tête. Le rêve lui avait laissé la chair de poule, son échine frissonnait de réactions ataviques. Le chien, conscient de son état d’esprit ou peut-être touché de quelque inexprimable façon par le rêve lui-même, se mit à geindre. Halli lui tendit une main et Ferg la renifla avec méfiance, pour se calmer ensuite et se recoucher. Halli regarda Katla, puis désigna le lointain : « Regarde, les bateaux des mimes ! » Et ils étaient là, au bord de l’horizon, deux grandes voiles rectangulaires qui se détachaient sur le ciel bleu, toujours plus proches. Katla secoua le reste de son rêve et leva la tête pour regarder Halli, en se forçant à sourire. « Es-tu venu me le dire, frérot, ou es-tu là pour me réprimander parce que je n’ai pas fait les courses ? » Halli vieillissait chaque jour en devenant plus responsable, comme s’il avait chaussé les bottes de leur père depuis qu’Aran ne pouvait plus parler de rien d’autre que de son plan insensé pour découvrir le Sanctuaire, à la grande fureur de leur mère. Ils avaient échangé des paroles irritées (les premières que Katla pouvait se rappeler, en dix-neuf ans), pendant plusieurs nuits après qu’il eut annoncé son projet – commander le meilleur bateau brise-glace possible (ce qui, depuis que l’argent tiré de la vente de la sardoine à la Foire s’était retrouvé entre les mains des mercenaires, coûterait toutes les économies de la famille, et plus encore), et emmener tous les hommes valides de Tomberoc à la recherche de l’île légendaire indiquée sur sa précieuse carte. « Tu n’es plus l’homme que j’ai épousé ! avait ragé Béra. J’ai choisi un père pour mes enfants et un mari pour moi, un homme en qui je pouvais avoir confiance, qui veillerait au bien-être de la famille, pas un fou obsédé par une légende, et portant tout le temps un morceau de parchemin qu’un farceur lui a vendu à la Foire, comme Jack et son haricot géant ! » Par trois fois, un matin, Katla avait trouvé Aran étendu dans le foin de la grange où elle était allée seller son poney pour une chevauchée matinale. « Non, dit Halli, l’air peiné, j’ai seulement pensé… » Il s’assit près de Ferg sur la digue. Le vieux chien lui jeta un regard de reproche, puis se déplaça pour planter fermement sa tête sur les genoux de Katla, où il se mit à baver. « Je suis navré, Katla, vraiment. » Elle fronça les sourcils : « Pourquoi ? » Il se racla la gorge en regardant ses mains, et ses sourcils noirs devinrent une ligne ininterrompue, exactement comme ceux d’Aran lorsqu’il était irrité ou perplexe. « Que nous ne t’ayons pas sauvée du bûcher. Que… ton bras ait été brûlé. Que tu ne puisses plus faire d’escalade. » Katla sentit sa gorge se serrer tandis que des larmes lui piquaient les yeux. « C’était ma propre faute », dit-elle d’une voix enrouée. Elle tendit sa main intacte pour lui étreindre l’avant-bras, en sentant le faisceau chaud de ses muscles et les poils noirs et frisés sous ses doigts. « Tu as fait de ton mieux. Toi et… Tor. Je vous ai vus. Tu as abattu un homme avec l’herminette. — J’en ai tué trois. » Il avait soudain l’air écœuré. « Je n’avais jamais tué personne. J’y pense tout le temps. » Il y eut un silence dont Katla ne sut que faire, puis Halli reprit : « Fent estime qu’il y aura bientôt la guerre, tu sais. Je devrai encore tuer. Nous le devrons tous. Je voulais rencontrer Tam Renard et les siens avant qu’ils aillent à la maison, pour savoir quelles sont les nouvelles de la cour, si le roi bat le rappel des hommes valides. » Il leva les yeux, le visage défait. « Peut-être l’expédition de Père n’est-elle pas une idée si stupide, après tout. » Katla éclata de rire. « Oh, si. Mais ce serait amusant, hein ? Crois-tu qu’il me laissera m’y joindre, Halli ? » Il eut un rire bref de surprise. « J’en doute. Tu ne peux même pas ramer, moins encore pêcher, à quoi servirais-tu ? » Le visage de Katla se durcit et quelques instants plus tard, Halli fit une grimace. « Pardonne-moi, je ne voulais pas… — Si, et c’était la vérité », dit Katla abattue. « Je ne repartirai jamais d’ici. Je deviendrai folle et je finirai comme la vieille Ma Hallasen, avec ma chèvre et mon chat, à me parler toute seule dans une langue que personne d’autre ne comprend. — Tu y es déjà presque ! » Ferg redressa brusquement la tête avec un début de grognement dans la gorge, mais c’était seulement Fent, qui souriait largement. « Penses-tu que Ravn a déjà battu le rappel ? » Ses yeux brillaient d’un éclat avide. « Je repartirai avec les mimes s’il l’a déjà fait. Et Katla, cette épée, celle que tu as fabriquée l’été dernier, la commande qui n’a jamais été réclamée, est-ce que je peux l’avoir ? — Celle avec la cornaline incrustée dans le pommeau ? — Oui, celle-là. Une beauté, même si elle n’est pas aussi belle que le Dragon. Ça, c’était une arme ! Elle s’enfonçait comme un rêve. » Halli jeta un regard soupçonneux à Fent, puis se tourna vers Katla. « Je croyais que Joz Pattes-d’Ours te l’avait achetée. » Katla dévisageait Fent d’un œil flamboyant ; pour une raison ou pour une autre, il ne fallait pas que Halli sût que leur propre frère avait assassiné le père de Jenna, cela semblait très important. « Oui, il me l’a achetée. Et non, Fent, tu ne peux pas l’avoir. L’épée Rouge est à moi, et je vais apprendre à la manier de la main gauche. Ah… regardez, c’est le Loup des Neiges… » Le premier navire se trouvait assez proche, et l’on pouvait reconnaître le grand loup qui en décorait la voile, les replis d’un énorme serpent entre les mâchoires. La tête du reptile se dressait au-dessus du loup, gueule béante pour frapper, tandis que sa queue se tordait en nœuds et en fioritures extravagants autour des pattes du loup pour former une bordure décorative tout autour du canevas. Une rangée de boucliers de cérémonie avait été disposée à l’extérieur des plats-bords, et le soleil se reflétait dans les reliefs et les gros clous. Le Loup des Neiges était beau à voir, capable de ranimer la bonne humeur de n’importe qui. Tam avait toujours eu un penchant pour le panache. Le second vaisseau, pour sa part, arborait sur sa voile un soleil entouré de rayons, et sa proue était sculptée en énorme tête d’ours. Plus trapu et plus court que le Loup des Neiges, c’était néanmoins un excellent petit bateau de haute mer et Katla le regarda fendre la houle d’un œil approbateur. « Je me demande dans quel bateau se trouve Festrin Un-Œil », dit-elle. Fent lui lança un regard soupçonneux. « Qu’est-ce que tu pourrais bien savoir des seither ? — Grand-Ma lui a envoyé un message », dit Katla narquoise, satisfaite de détenir une information que Fent n’avait pas réussi à dénicher, « pour lui demander d’examiner ma main. » Fent fit le signe de l’ancre de Sur. « C’est de la sorcellerie, sœurette. J’aurais cru que tu en avais eu tout ton soûl dans la Plaine de Tombelune. » Katla le regarda de nouveau avec irritation. Elle lui agita son moignon sous le nez. « Tu vois ça, renardeau ? Son seul usage, pour l’instant, c’est pour taper sur des imbéciles dans ton genre, mais que je sois damnée si je vis toute ma vie avec ! — Tu seras damnée pour toujours si tu laisses un seither te toucher. » Fent s’éloigna à grands pas le long de la digue pour attendre l’arrivée des bateaux, poings fermement plantés sur les hanches. Halli mit une main sur l’épaule de Katla. « Quelque besoin que tu aies, Katla, fais ce que tu dois pour ton pauvre bras. Fent est une tête brûlée, un idiot, et tu ne devrais pas lui prêter attention. Je n’ai jamais entendu parler de malfaisances attribuées à ce Festrin. Non plus d’ailleurs qu’à aucun autre faiseur de magie. Si Grand-Ma pense qu’un seither peut quelque chose pour toi, cela me va très bien. Je garderai un œil sur Fent, je t’en donne ma parole. » Ses doigts se resserrèrent sur l’épaule de Katla, puis il se donna un élan pour se lever et il alla rejoindre leur frère. Katla les observa, côte à côte, qui lui tournaient le dos ; l’un si grand, si large et si foncé de peau et de poil qu’il aurait pu être leur père, si ce n’était de son maintien réservé, et l’autre avec ses cheveux rouges, plus petit, plus nerveux, avec son énergie difficilement réprimée qui crépitait presque autour de lui dans l’air de l’après-midi. Elle se sentait souvent plus proche de Halli que de son jumeau, comme davantage de son père que de sa mère, malgré leurs difficultés et leurs différences. Comment se faisait-il, songea-t-elle, que les bonnes qualités de l’un soient si exagérées et si dangereuses chez l’autre ? Parfois, elle avait l’impression de ne presque plus connaître Fent. Avec un soupir, elle se dégagea du chien et se leva. Ferg, qui appréciait le confort des pierres tièdes, lui adressa un regard chagrin. « Allez, viens, mon beau, dit-elle. Allons voir quels monstres les mimes ont amenés avec eux, hein ? » Festrin Un-Œil n’était pas aussi facile à repérer qu’elle l’avait espéré. Des quelque deux douzaines de gens qui descendaient des bateaux, tous semblaient en bonne santé et en possession de leurs deux yeux. Il n’y avait pas de vieillard voûté aux cheveux blancs parmi eux, à ce qu’elle pouvait en voir, ni même un qui eût seulement des cheveux blancs. Il y avait plusieurs femmes : deux d’âge moyen, qui remplissaient leur tunique largement décolletée de la plus admirable façon, et quelques-unes plus jeunes, toutes blondes, minces et souples, dont une de très haute taille ; celles-là étaient toutes vêtues de pantalons rayés et de justaucorps, comme les hommes, et se mouvaient avec une alerte efficacité sur le pont, pour ranger les cordages et la voile. Katla, envahie par un de ses rares sentiments d’insécurité, ressentit une brève piqûre de jalousie devant l’assurance avec laquelle ces jeunes filles vaquaient à leurs tâches respectives. Parmi les hommes, Tam Renard était immédiatement visible, debout qu’il était à la proue du Loup des Neiges, vêtu d’une belle tunique écarlate et dorée, avec sa rutilante chevelure indomptée qui se gonflait derrière lui comme des flammes. Katla reconnut plusieurs autres hommes aux muscles aussi lisses et à l’allure aussi exotique que les grands félins aperçus dans leurs cages à la Foire. Les acrobates, pensa-t-elle. Elle se rappelait leurs sauts et leurs cabrioles dans la grande salle, lors de leur visite précédente, et comment elle s’était infligé une meurtrissure de la taille d’une poule sur toute la hanche en essayant d’imiter leurs culbutes extravagantes sur la plage, après leur départ. Elle regarda Halli et Fent aller à la rencontre des visiteurs, l’accueil rituel des hommes de la maison, en attendant que le dernier des mimes eût débarqué. Mais il n’y avait toujours pas d’homme borgne, ni d’ailleurs personne qui pût ressembler à un seither. Perplexe, Katla suivit la troupe jusqu’à la maison avec Ferg sur les talons. De toute évidence, le sorcier n’était pas venu, malgré la requête de sa grand-mère. Elle devrait essayer de parler à l’écart avec Grand-Ma Rolfsen pour savoir ce qui avait mal tourné. Mais quand elle arriva à la grande salle, il y avait déjà tout un tohu-bohu. Sa mère se tenait sur le seuil de la pièce, les bras croisés, rapetissée par le voisinage des grands poteaux sculptés et du groupe d’hommes qui s’époumonaient devant elle. À la tête de cette troupe se trouvait son époux. Béra attendit que le vacarme eût diminué. « Tant que vous ne m’aurez pas dit lequel est le seither, dit-elle sombrement, nul n’entrera dans ma maison. — Femme, ce n’est pas ainsi qu’on accueille des gens qui ont vogué sur des centaines de lieues pour nous apporter du divertissement. Ils ont faim et soif… — Oui ! » s’écrièrent en chœur les mimes. « Soif, ça, oui, on a soif ! — … et nous devons, de par la loi du royaume, leur offrir le pain et le sel. — Et de la bière, aussi ! », renchérit une voix isolée, aussitôt approuvée par les autres. — … car si ce manque d’hospitalité revient aux oreilles du Roi, il fera de nous tous des parias. » Le visage de Béra s’empourpra. « Notre soi-disant Roi n’a rien fait pour sauver ma fille du bûcher istrien, et voilà ce que je pense de lui et de ses lois ! » Elle cracha par terre aux pieds d’Aran, et le silence tomba sur la foule assemblée. Puis une femme de haute taille, portant sur son dos un sac rebondi, se fraya un chemin parmi les mimes et contourna Aran Aranson d’un mouvement précis pour s’agenouiller devant Béra. Sa chevelure, une bannière d’or, balaya le sol. « Maîtresse de Tomberoc, j’implore votre pardon. Je ne désirais point vous offenser en venant ici. En vérité, étant venue sur invitation, je pensais trouver un meilleur accueil. » Béra abaissa sur la femme un regard soupçonneux. « Je ne trouve aucune offense à votre présence, dit-elle avec raideur. Je ne renverrais aucune voyageuse de chez moi. » La femme se leva et renvoya ses cheveux en arrière d’un coup de tête. Béra porta soudain les mains à sa figure. Katla vit en sursautant que dans le visage de la visiteuse – une face osseuse, plaisante, tannée par le soleil –, il n’y avait qu’un seul œil, et en plein centre du front. Grand-Ma Rolfsen contourna sa fille pour aller étreindre la femme à l’œil unique. « Festrin, Festrin, tu n’as pas vieilli d’une journée depuis notre dernière rencontre ! — Oh, j’ai vieilli, Hesta, j’ai vieilli. Simplement, les signes n’en sont pas ce que vous autres vous recherchez. » La seither dévisagea Grand-Ma Rolfsen d’un air solennel, puis lui accorda un sourire d’une immense tendresse. Elle tendit ensuite une main à Béra, qui la regarda comme si on lui offrait un hareng vieux de neuf jours, et refusa de la serrer. Festrin haussa les épaules. « Qu’il en soit ainsi. J’irai visiter la tombe de mon grand-père, et je reviendrai plus tard. Si vous ne voulez toujours pas me laisser franchir votre seuil, je respecterai votre décision, mais les Destinées pourraient la considérer avec moins d’équanimité. » En remontant son sac sur son épaule, elle se retourna pour fendre la foule des mimes qui s’écartèrent devant elle en détournant les yeux et en baissant la tête. « Elle m’a menacée ! » Béra se tourna vers son époux. « As-tu entendu ? Elle a menacé de retourner les Destinées contre moi. — Chut, femme », dit Aran, même si on lui voyait le blanc des yeux. « Ce n’était pas une menace, et tu te conduis très mal. Accueillons la compagnie chez nous, et offrons-leur de se mettre à l’aise. J’espère que la seither reviendra tranquillement de son propre gré, et que tu ne l’insulteras plus. » Et de toute évidence, songea Katla en regardant Béra hocher la tête en silence et retourner dans la grande salle, la magie de la seither était efficace, car elle n’avait jamais vu sa mère céder dans une dispute. Les mimes, cependant, empilèrent leurs bagages dans les dépendances et suivirent le Maître de Tomberoc dans la maison, prêts à déguster leur viande et leur bière. Mais la curiosité de Katla l’avait emporté sur son appétit. Aussi, comme nul ne prêtait attention, elle se glissa dehors, avec Ferg qui la suivait en silence, et se dirigea vers le Vieux Tumulus. La seither l’y attendait, ou du moins elle en eut l’impression. Elle était assise sur son sac près de l’entrée de l’ancienne tombe, les chevilles croisées, en train d’éplucher une pomme avec son couteau. Lorsque Katla apparut sur la butte, Festrin lui tendit une moitié de fruit et Katla vint la rejoindre en s’efforçant de ne pas regarder l’unique œil bleu. Elle prit le morceau de pomme en silence, et s’assit près de la seither. Elles restèrent ainsi un long moment, en mangeant la pomme, tandis que Ferg reniflait partout, ventre à terre, oreilles plaquées sur le crâne – même lui évitait de faire du bruit. La seither dit enfin : « Montre-moi ta main, Katla Aransen. — Vous savez qui je suis », dit Katla, émerveillée. Festrin rejeta la tête en arrière, un grand aboi de rire qui fit bondir Ferg, effrayé. Ce n’était pas la réaction à laquelle Katla s’était attendue. « Je suis venue à la demande de ta grand-mère. Dans son message, elle m’a dit comment sa belle et talentueuse petite-fille avait été blessée et… » Elle fit un geste pour désigner le moignon de Katla. « C’est difficile à ne pas remarquer, même avec un seul œil. » Katla sourit, en se sentant stupide. Puis elle commença à dérouler les bandages, et l’horrible chose rouge et rose se trouva enfin dévoilée dans toute sa hideur. Festrin ne broncha pas. Après avoir avec soin posé son couteau, elle prit plutôt la main de Katla entre les siennes. Des vagues de fourmillements chauds coururent aussitôt dans les deux bras de Katla pour se croiser dans sa poitrine. C’était une sensation des plus bizarres. « J’avais raison, sourit Festrin. Je l’ai pensé dès que je t’ai vue. — Quoi donc ? — Tu as été touchée. Peut-être pas directement, mais d’une certaine façon. » Katla fronça les sourcils. « Je ne comprends pas ce que vous dites. Touchée par quoi ? — Ce devait être latent en toi, cependant », dit la seither en pensant tout haut, ignorant la question de Katla. « J’ai rarement rencontré un don d’une telle puissance. — Quel don ? » Une profonde voix mâle résonna soudain derrière elles. Katla se retourna vivement, choquée par cette intrusion, désarçonnée par ce que la femme venait de lui dire et par la chaleur qui l’avait momentanément submergée. C’était Aran Aranson, avec ses cheveux et sa barbe noirs, aussi menaçant qu’une pierre levée dans la lande. Ferg, clairement soulagé de savoir quelle était sa place, prit sa position normale aux pieds de son maître. Festrin examina pensivement le grand homme. Puis, sans un mot, elle se leva pour se tenir en face du Maître de Tomberoc. Katla se rendit compte avec surprise que la seither était très grande, elle dépassait d’une main Aran Aranson. C’était déconcertant, mais Katla comprit enfin que, en arrivant à la grande salle, la femme avait été voûtée, la tête baissée. Avec un frisson, Katla se rappela les longs os jaunâtres qui se trouvaient derrière elle dans le tumulus. Elle s’était attendue à voir la seither saluer son père, mais la femme appuya simplement une main sur le justaucorps de cuir de celui-ci. Son œil unique lança un éclair. Des petites lueurs y tournoyaient, comme une pluie d’étoiles filantes dans un océan nocturne. Pendant plus d’une minute ils se tinrent ainsi, face à face, à un pas de distance. Ferg se mit à geindre, un son étrange et désolé qui hérissait les nerfs. Festrin brisa enfin le contact et recula d’un pas, et le Maître de Tomberoc prit une profonde inspiration tremblante et entrecoupée, comme si la main posée sur sa poitrine avait de quelque façon empêché son cœur de battre et ses poumons de se gonfler. « Son pouvoir n’est pas entièrement sans effet sur vous, dit-elle de façon cryptique, mais le mystère a emprunté une autre voie, et pas pour le mieux, je le crains. » Aran fronça les sourcils. « Je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous parlez, dit-il avec irritation. D’où je viens, on dit ce qu’on veut dire sans fioritures, plutôt que d’en dissimuler le sens sous des abstractions de beaux parleurs. — La plupart des gens n’aiment en général pas entendre ce que j’ai à leur dire sans fioritures, dit Festrin. Ils sont tout déconfits quand ils le reçoivent dans une forme simple. — Je ne suis pas la plupart des gens, dit Aran, sévère. Et en ce qui me concerne, moi et ma famille, j’aime savoir exactement où j’en suis. » La seither tendit la main pour lui effleurer la joue. Aran sentit une pulsation chaude, puis plus rien. « Ah », dit-elle. Elle ôta sa main, considéra un moment le bout de ses doigts puis les frotta comme pour en faire tomber de la farine. « Ce n’est pas le moment, dit-elle. J’ai faim et je suis fatiguée. Puis-je m’asseoir à votre table, ou votre femme exige-t-elle encore inflexiblement que je subisse les éléments ? Car si c’est le cas, je resterai ici avec ma parenté… » – elle désignait le tumulus – « … et préparerai mon propre repas. — Et je resterai avec vous ! » dit Katla avec énergie. Le regard d’Aran passa de l’une à l’autre, puis il leva les yeux au ciel avec une expression qu’un autre homme aurait immédiatement comprise. Les femmes. Inutile de discuter avec elles quand elles s’entêtent, que ce soit des filles ou des sorcières. « Comme il vous plaira, alors », dit-il enfin. Il adressa à la seither un regard ironique. « Béra vous transmet ses excuses pour ses paroles trop hâtives et vous offre l’hospitalité de notre table. C’est ce que je suis venu vous dire, avant que vous n’essayiez de lire dans mes pensées. — Ce n’étaient pas vos pensées que je cherchais, mais votre cœur. — Et l’avez-vous trouvé ? » Festrin sourit. « Ah, oui. Il bat bien fort, ce serait difficile de le manquer. — Et outre mon pouls, qu’avez-vous deviné ? — Des aspirations dangereuses. Des rêves trompeurs. » Aran la regarda fixement, mais elle soutient son regard et il finit par se détourner. Afin de dissimuler sa confusion, il se pencha pour caresser la tête grisonnante du chien. « Les vieux chiens ont parfois encore de la vie, malgré ce qu’on peut en penser », dit-il tout bas. Ils retournèrent en silence à la grande salle, où leur arrivée ne fut marquée que d’une brève pause dans les conversations et le repas. C’était stupéfiant, songea Katla, que leur maison pût accommoder tant de gens. On avait installé des tréteaux le long des grands côtés de la salle, et ils étaient couverts de toutes sortes de délicatesses comme de mets plus ordinaires – du pain de blé et du pain aux pommes, du fromage de chèvre et de brebis, des pâtés de viande, du poisson mariné, de gros gigots d’agneau et des cuisses de bœuf, des poulets rôtis, des tranches de phoque et de requin, des tourtes à la poule et au maquereau, des perches de mer braisées entières, des truites fourrées de fruits, de grands fûts de bière, des tonneaux du meilleur sang d’étalon des Îles. On était assis de chaque côté des tréteaux, le dos au mur ou au foyer qui brûlait joyeusement au centre de la salle. Si on était particulièrement susceptible au pouvoir enivrant du sang d’étalon, il valait mieux s’asseoir à l’extérieur des tables, se rappela Katla. Aran prit place dans son grand fauteuil et fit signe à la seither de s’asseoir près de lui. Les yeux de Béra jetèrent un éclair malveillant à la femme, puis elle se détourna avec ostentation pour fleureter en parlant très fort avec Tam Renard. Katla envisagea les places possibles pour elle – à la gauche de Tam ou à côté de Festrin ; elle se glissa rapidement près de la seither. « Eh bien, dites-moi, Tam », dit Aran d’une voix forte en interrompant la conversation de son épouse. « Quelle nouvelle a-t-on du nouveau constructeur du roi ? Accepterait-il ma commande ? » Tam eut une expression évasive. Il toussota. « Ah, non, Aran. Morten dit qu’il ne peut pas quitter son chantier. Il a hérité du travail que Finn Larson n’a pas fini, et ce travail à lui seul va lui prendre jusqu’au printemps prochain. Il recommande un certain Fly Raglan, cependant, qui était son apprenti et s’est installé à son nom maintenant… — Je ne veux pas de son maudit apprenti ! Je veux l’homme qui a construit le Loup des Neiges, si je ne peux pas avoir Finn Larson… — Oui, c’est seulement Sur qui peut disposer des talents de Finn Larson, désormais ! » dit en riant l’un des hommes de Tam. Tam baissa la voix. « Morten dit qu’il ne vous rencontrera pas parce qu’il a entendu une rumeur comme quoi c’est votre fils qui a tué Finn. » Aran parut horrifié. « Quoi ? C’est pure folie ! » Tam mit un doigt sur ses lèvres. « Fent », formula-t-il en silence. Les yeux d’Aran s’élargirent. « Quoi ? » Béra passait la tête entre eux. « Qu’a-t-il dit ? — Rien », dit Aran avec irritation. Il secoua la tête comme pour déloger cette déplaisante information, puis se pencha pour éviter l’obstruction de son épouse. « Alors il n’acceptera pas ma commande ? Et si j’offrais un meilleur prix ? » Tam Renard secoua la tête en se concentrant sur son poulet rôti. « “Je n’y toucherai pas avec une perche de barge”, c’est ce qu’il dit, fit-il d’une voix indistincte, à travers le jus brûlant qui lui coulait dans la barbe, “un tas de chiens enragés, les Tomberoc”, ce sont ses termes exacts. Et puis, j’ai compris qu’il a déjà accepté une commande de Fenil Sorenson. — Vraiment ? » Le visage d’Aran était devenu pensif. « Un gros bateau ? — Soixante rames, j’ai entendu dire. — Intéressant », dit Aran en hochant la tête. Il avait brièvement vu Fenil à la Foire ; lui et Hopli Garson, qui n’était habituellement pas aussi amical, avaient eu des conversations intimes, avec des airs de conspirateurs. Mais Aran ne les considérait ni l’un ni l’autre comme des aventuriers – c’étaient de solides terriens, tous deux propriétaires de mines de sardoine sur le continent, à une vingtaine de lieues l’un de l’autre. Pour ce qu’il en savait, le seul moment où ils prenaient la mer, c’était pour le voyage annuel à la Foire. Aran fut remarquablement silencieux après cet échange. Potins, rumeurs et nouvelles se bousculaient autour de lui, et il hochait la tête d’un air distrait de temps à autre, mais il était clair qu’il ne s’intéressait pas vraiment à ce qu’on lui disait. Quelqu’un raconta comment des marées inhabituelles avaient jeté un monstre sur le rivage à Cap-à-la-Baleine, un narval géant avec des yeux d’homme, disaient certains. D’autres disaient que la créature morte avait forme humaine, avec des nageoires et un menton pourvu de grandes moustaches. Quelqu’un d’autre renchérit avec le récit d’une créature marine engloutissant un bateau de pêche entier dans la Manche Bleue, à l’ouest du Détroit aux Requins, une bête plus grande que trois vaisseaux, avec des dents comme des épées. Mais d’autres déclaraient que c’était seulement une baleine qui s’était écartée de sa route habituelle et avait retourné le bateau en montant à la surface, ou peut-être même seulement une très grosse vague. Malgré son amour pour ces histoires de monstres, Katla était plus intriguée par ce qu’on disait du Roi et de sa nouvelle épouse. C’était tout de même, de façon indirecte, à cause de la pâle nomade qu’elle avait été jetée au bûcher, car Ravn n’aurait sûrement jamais permis qu’on traitât ainsi l’un de ses sujets s’il n’avait été victime de quelque sortilège. Et il semblait bien à présent que cette femme avait usé de sa magie sur d’autres, car un des mimes rapporta qu’elle avait conquis tous les cœurs à la cour du nord, excepté celui de la Reine Auda, la mère de Ravn. « Un seul regard à la Rosa Eldi », dit le mime, un homme sombre et nerveux nommé Mord, « et elle lui a tourné le dos pour se retirer dans ses appartements, et elle n’en est pas sortie depuis. » Il y eut un murmure surpris parmi les Tomberoc. Fort éloignés de la cour, ils étaient toujours fascinés par ce qui s’y passait. Béra oublia tout à fait qu’elle était fâchée avec son époux et pressa Tam pour plus de détails sur cette bizarre étrangère. Même la seither semblait être intéressée, car elle se pencha en fixant son puissant regard bleu sur Tam Renard. « C’est une rareté, cette femme, dit-il avec approbation. Le Roi en est complètement entiché. Pas un mot de la guerre tout le temps que nous avons été à la cour, pas de la part de Ravn, en tout cas. Il passait le plus clair de son temps avec sa nouvelle reine, et il avait l’air un peu ébranlé quand il faisait une apparition, si vous voyez ce que je veux dire. Stupéfiant, vraiment. Je n’ai jamais vu une femme si pâle, à l’air si fragile, mais ces yeux… ils vous transpercent. Elle pourrait vous tuer d’un seul regard. » Il s’agrippa la poitrine et se laissa tomber en arrière, déclenchant les rires bruyants de ses voisins. Ce fut apparemment le signal pour le début du divertissement. Les mimes bondirent de leurs sièges, quelques-uns non sans dommage, et les musiciens disparurent à l’extérieur pour reparaître les bras pleins de costumes et d’instruments à l’aspect bizarre. Ils se rassemblèrent dans un coin de la salle. Tam délibéra brièvement avec eux, et ils se lancèrent dans une mélodie entraînante. Dans la pile laissée à la porte, Tam prit un manteau doublé de fourrure et une grosse épée de bois, une perruque noire qu’on pouvait soupçonner d’être en crin de cheval, et une couronne à la forme très exagérée. Entretemps, après avoir revêtu une volumineuse robe blanche et s’être coiffé d’une longue crinière de cheveux blonds, un des autres hommes marchait en se trémoussant de la façon la plus ridiculement provocante, en soulevant ses jupes pour laisser voir un morceau de jambe, puis son derrière nu et poilu. Katla effleura le bras de son père. « Pourquoi habiller un homme en femme alors qu’ils ont des femmes dans leur compagnie ? » demanda-t-elle, déconcertée. Aran, tiré de sa rêverie, sourit. « Rirais-tu si une jolie fille jouait le rôle de la Reine, et non un balourd ? » Katla réfléchit, puis, toujours logique, elle demanda : « Pourquoi ne pas avoir une femme pour jouer le rôle du Roi, alors ? » Aran sembla choqué. « Voilà qui serait sûrement trahison. » En fronçant les sourcils, Katla revint aux bruyantes absurdités qui se déroulaient à l’autre extrémité de la salle. Tam Renard y gisait en pâmoison dans les bras de sa bien-aimée, tandis que l’un des ménestrels chantait : Le Roi est parti en voyage Pour se trouver une épouse Les filles paradaient au passage Mais il n’était pas satisfait Des grosses et des maigres, il a vu, Et des filles entre les deux Cheveux noirs et blonds et roux Et même des cheveux verts, il a vu « Ce n’est pas pour moi », il a dit. Oh, il y en avait avec de longues… Ici, Tam encouragea d’un geste l’assistance à se joindre à lui. « Oreilles ! cria une femme. — Jambes ! » cria Kotil Gorson en levant son cruchon. « Langues ! » cria un autre, et d’autres voix renchérirent avec enthousiasme. « Tresses ! » rectifia Tam d’une voix forte. La « Rosa Eldi » secouait d’un air effarouché son horrible perruque de paille, faisant mine de se couvrir le visage de cette chevelure. Puis l’un des acteurs tomba mourant à ses pieds, un autre tendit une main pour lui toucher les cheveux et, bien entendu, la perruque dégringola et la « Rosa Eldi » dut se battre avec son adorateur pour la récupérer, en la remettant à l’envers. Elle trébucha quelques instants à l’aveuglette, puis réussit à remettre la perruque à l’endroit. « Et d’autres avec de gros… — Nez ! — Tétons ! » s’écria Fent déjà ivre. « Culs ! » lança Grand-Ma Rolfsen à tue-tête, en souriant comme une folle. « Yeux », suppléa Tarn avec une expression vertueuse, et la « Rosa Eldi » continua à se trémousser en tenant à deux mains son énorme fausse poitrine. « Yeux ! » répéta Tam en beuglant, ce qui déclencha une tempête de rires. Toutes les dames étaient bien belles Mais aucune ne venait à l’épaule De la reine nomade, la Rosa Eldi De toutes les filles la plus jolie. Tam avait aussi posé les mains sur les gros seins de la « Rose du Monde », ce qui lui valut une bonne taloche de l’autre acteur, lequel adressa à l’assistance un geste obscène bien reconnaissable puis se saisit du roi, le jeta sur son épaule, derrière en l’air, et sortit de la salle accompagné d’un grand crescendo de mugissements de cors et de sifflets. Même Béra riait, remarqua Katla, mais Aran restait assis avec une expression lointaine, comme si les ménestrels avaient joué une ballade relatant une émouvante et tragique histoire de héros. Un peu plus tard, il prit dans sa tunique un petit morceau de parchemin plié, pour le couver amoureusement du regard. Enfin, il se leva pour aller rejoindre ses fils, et ils sortirent tous trois de la salle. Intriguée, Katla allait quitter son siège, mais Festrin lui posa une main sur le bras. « Reste et parle-moi, Katla Aransen », dit-elle à mi-voix. Katla se rassit, étonnée. « En quoi crois-tu ? » demanda la seither. C’était une question difficile, car Katla ignorait quel genre de réponse on attendait d’elle ; aussi après un moment se mit-elle à rire en disant simplement : « En moi-même. » C’était dit un peu à la plaisanterie, mais Festrin inclina la tête sur le côté et son grand œil unique dévisagea Katla avec solennité. Puis ses lèvres frémirent. « Je sens que cette croyance t’a causé bien des ennuis jusqu’à présent. Je sens aussi que tu ignores beaucoup de toi-même. Qu’est-ce que tu fais le mieux ? » Fascinée par l’œil, Katla répondit sans réfléchir : « Oh, escalader des falaises et des rochers, fabriquer des poignards et des épées… » Puis elle s’interrompit en entendant ce qu’elle venait de dire. Festrin sourit de nouveau. « Quelle croyance te reste-t-il, alors, quand, avec une seule main, tu ne peux plus rien faire de tout cela ? » Katla sentit des larmes inaccoutumées lui monter aux yeux. « Je… je ne sais pas. » La seither se pencha plus près. « Et Elda, Katla ? Et ta connexion avec le monde ? Ne la sens-tu pas ? Je sais que si, mais tu ne la comprends pas encore. » Katla regarda fixement la femme à l’œil unique. Elle se rappelait le fourmillement de ses paumes lorsqu’elle travaillait le métal d’une façon qui lui plaisait tout particulièrement. Et l’éclair d’énergie qui lui parcourait parfois les bras lorsqu’elle grimpait. La façon dont le Castel de Sur lui avait parlé, en un langage que seuls son corps et son sang pouvaient comprendre. Comme le bois du navire s’était animé en vibrant sous ses mains à leur approche des îles. Comme, le matin même, le simple geste d’effleurer le granit chaud de la butte dominant la salle commune lui avait transformé les os en gelée – et comme, pendant un instant, elle avait perçu des mots dans sa tête, comme si le monde lui-même s’était entretenu avec elle. « Il t’est arrivé quelque chose récemment pour t’ouvrir à la magie de la terre, Katla Aransen, et ce n’est pas sans lien avec ta blessure. Je peux le sentir en toi, et autour de toi. Je peux le sentir partout, ces temps-ci, mais en toi, Katla, c’est très fort. Que t’est-il arrivé ? Tout ce que m’a dit ta grand-mère, c’est que tu as été brûlée. Était-ce à la forge ? — Les Istriens ont essayé de me brûler au bûcher pendant la Foire. » L’œil de Festrin lança un éclair. « Ce sont des fous superstitieux et dangereux. Ils ont anéanti des milliers de malheureuses créatures porteuses de magie mais qui ne le savaient même pas et n’avaient jamais rien fait de plus mal que d’offrir quelques potions ou amulettes sans grand effet. — Ce n’était pas pour sorcellerie », dit Katla, et elle entreprit de raconter l’histoire. Quand elle en vint au bûcher lui-même, elle fronça les sourcils. « Je me rappelle avoir vu mon frère Halli et notre cousin Tor dans la foule. Avoir été attachée au poteau, et avoir vu le feu allumé. Et je me rappelle un Istrien que je croyais être un ami se précipitant sur moi avec une épée. Et ensuite je ne peux rien me rappeler avant mon réveil dans notre bateau, en route pour ici. — Et ceci… » – Festrin touchait la main qui n’était pas bandée – « … est arrivé lorsque tu as été brûlée ? » Katla acquiesça. « Aimerais-tu retrouver ta main, Katla ? Comme elle était auparavant, belle et forte, avec quatre doigts et un pouce, aussi parfaite qu’avant le feu ? » Nul besoin de réfléchir. « Oui, bien sûr. — Alors, tu dois trouver une façon de croire en toi comme tu ne l’as jamais fait auparavant, et si tu le peux, je peux t’aider à te guérir toi-même. » Katla se sentit obscurément déçue. Elle avait espéré quelque fieffée supercherie, ou une cure magique instantanée. L’aider à se guérir elle-même suggérait un processus long et ennuyeux, sans issue miraculeuse à espérer. « Oh », fit-elle. Festrin éclata de rire, un rire dont la résonance métallique fit se retourner vers elle plusieurs têtes. « Viens me montrer les poignards que tu fabriques », dit-elle. * * * Il faisait complètement noir dehors, et les étoiles s’éparpillaient dans le ciel. Portant un tison qu’elle avait pris à la pile placée près du foyer, Katla traversa l’enclos avec la seither pour se rendre à la forge. Elles longèrent les latrines, où quelqu’un vomissait avec bruit, puis les écuries où les poneys hennirent doucement à leur passage. En approchant de la grange, Katla se rendit compte qu’il y avait quelqu’un à l’intérieur, car une lanterne projetait de longues ombres par la porte ouverte. Intriguée, elle fit signe à Festrin de la suivre en silence et elles se glissèrent plus près. Avant même d’atteindre la porte, Katla put entendre la voix de son père, qui portait clairement dans l’air frais de la nuit. « Il nous faut Danson. Le Don de Fulmar ne conviendra pas, il ne résisterait jamais aux glaces de l’extrême-nord. — Nous pourrions le modifier nous-mêmes. » Les intonations de Halli, graves et vibrantes, ressemblaient maintenant de façon remarquable à celles d’Aran. « Mais il n’est pas conçu pour être pourvu d’un brise-glace. Il est bâti pour la vitesse. Avec le poids supplémentaire, il chavirerait dans une mer houleuse », répliqua Aran avec impatience. Fent se joignit à la discussion, sa voix, tout comme son apparence, plus légère et plus tranchante que celle de son frère. « Je dis, tuons Tam Renard et prenons le Loup des Neiges pour le modifier. — Fent ! Tu n’es pas sérieux ! » Halli semblait choqué, mais Katla connaissait trop bien son jumeau. L’enfant d’autrefois, téméraire et emporté, hurlant des insultes et donnant des coups de poing pour verser ensuite des larmes de remords en implorant pardon, avait grandi pour devenir un homme dangereux. L’égoïsme avait fait place à de l’égocentrisme pur et simple, la rébellion à une violence perverse ; la détermination était devenue obsession, la confiance arrogance, la bigoterie une terrifiante certitude de sa propre vertu. Katla le croyait désormais capable de tout. « Bien sûr que non, dit Aran d’un ton de reproche. Et puis, nous aurions quand même besoin de Morten Danson pour faire le travail. Et si je vais dans des eaux inconnues, je veux un navire qui a été construit exprès, pas n’importe quel bateau hâtivement bricolé de toutes pièces. » Le Maître de Tomberoc se mit à arpenter la grange. Il semblait irrité à présent. « Maudit soit le bonhomme pour avoir refusé mon argent. J’ai déjà perdu une fortune avec Finn Larson. » Il fit une pause pensive. « Tu n’as pas repris mon argent, par hasard, quand tu l’as abattu, n’est-ce pas ? » demanda-t-il ensuite à Fent, avec amertume. Il y eut un moment de silence horrifié. La seither agrippa le bras de Katla. « Nous devrions partir, souffla-t-elle, je n’aime pas le tour de cette conversation. » Mais Katla était si fascinée par le drame familial qu’elle sentit à peine la main de la femme. Il y eut un bruit de bousculade et un cri inarticulé, puis la voix de Halli résonna : « Toi ? Tu as tué le père de Jenna ? Dis-moi que ce n’est pas vrai, Fent ! Même toi, sûrement, tu… — … ne tuerais pas un vieux traître gras ? — Assez ! rugit Aran. La famille se tient les coudes. Je paierai Tam Renard pour qu’il vous emmène tous les deux dans sa troupe au mariage de Ravn. Personne ne remarquera une paire supplémentaire d’imbéciles dans sa compagnie. D’après Tam, Morton ne pourra pas résister à une invitation à ce genre d’événement. Et une fois que vous serez là-bas avec lui, vous pourrez le prendre à part et lui présenter notre cas. On verra jusqu’à quel point vous pouvez être… persuasifs. — Tu veux dire, l’assommer et l’emmener, qu’il le veuille ou non ? » dit Fent en éclatant de rire. « Ce qu’il faudra, n’importe quoi. Vous devrez emprunter deux de ses grosses barges et y charger le bois nécessaire. Et ne l’assommez pas avant de lui avoir fait dire de quels hommes et de quels outils il aura besoin pour le travail… — Nous ne pouvons pas tout simplement enlever des gens ! » La voix de Halli était enrouée d’émotion. « Vous êtes fou, Fent est un assassin, et je ne veux rien avoir à faire avec tout cela ! — Si c’est le cas, tu n’es pas mon fils », rétorqua durement Aran. Festrin se pencha à l’oreille de Katla. « Cette nuit est funeste. Je ne veux plus rien entendre. » Katla hocha la tête avec regret. Tout cela lui semblait plutôt excitant, pour sa part. Si Halli n’y va pas, songeait-elle, alors, moi, j’irai. Elle baissa les yeux, et vit que la lumière de la torche faisait de sa main bandée une sorte de massue orange. Son cœur s’alourdit. Elle conduisit la seither à la forge sans rien dire. Une fois à l’intérieur, elle alluma deux lanternes, les suspendit et éteignit la torche. La lumière chaude révéla un atelier bien rangé où les outils pendaient bien proprement sur les murs, ou reposaient, bien huilés et luisants, sur des étagères. Les grands soufflets de cuir sentaient la cire et ne montraient qu’une fine couche de suie. Mais le feu était éteint, sans braises, ce qui conférait aux lieux une vague allure d’abandon. L’expression de Katla, soudain morne et tendue, était assez parlante et Festrin eut pendant quelques instants l’impression qu’elle allait peut-être céder à l’émotion. « Ton père est victime d’une dangereuse obsession », dit-elle afin d’attirer l’attention de la jeune fille. « C’est de la substance vivante d’Elda que sont faits les navires, on l’emprunte au monde et on finit par la lui rendre. Mais un vaisseau bâti avec des intentions mauvaises peut ne pas bien servir son maître. Ton père tente les Destinées. Elles pourraient bien mesurer son fil et le couper court s’il persiste dans son projet. » Katla ne répondit pas. « Et toi, Katla Aransen ? J’ai senti la magie de la terre en toi, mais a-t-elle touché ton cœur, ou cette partie de toi est-elle aussi noire et corrompue que celle de ta parenté ? — Mon père et mes frères sont des hommes de bien, des hommes braves », répliqua Katla, furieuse du jugement de la femme, et surtout parce qu’elle en reconnaissait la justesse. « Ne parlez pas d’eux ainsi. » La seither serra les lèvres comme pour réprimer ce qu’elle voulait dire. « Très bien, fit-elle enfin. Montre-moi ce que tu fais. Peut-être puis-je deviner la couleur de ton cœur à la façon dont tu travailles le métal. » Cela semblait des plus improbables à Katla, mais elle alla au grand coffre en bois, à l’arrière de la forge, pour l’ouvrir. À l’intérieur, soigneusement enveloppées de laine moelleuse et de tissu huilé, se trouvaient quelques-unes de ses plus belles pièces – l’épée à la gemme de cornaline tant convoitée par Fent, quelques-uns de ses meilleurs poignards (ceux qui n’étaient pas bien équilibrés, elle les avait sans pitié fondus et refaçonnés), ainsi que quelques-unes des armes apportées à la Foire et qu’Aran avait raflées dans leur tente. Elle choisit l’épée Rouge, un poignard décoratif au pommeau magnifiquement travaillé et l’une de ses plus récentes créations, une dague corroyée, simple mais élégante. Elle vint placer ces trois objets sur la table devant la seither. Festrin se pencha sur eux, et passa un doigt sur Rouge. « Beau travail », dit-elle avec admiration. Elle prit la lame pour en éprouver l’équilibre. « Je n’ai pas très souvent eu besoin d’arme dans toute ma longue existence. Du moins pas de simples objets de métal ou de pierre. » Katla se sentit vaguement irritée. Festrin trouvait son travail simple, alors ? Elle lui prit des mains l’épée à la cornaline. Une pâle lueur rouge courut aussitôt sur la lame pour devenir un éclat brillant autour des doigts de Katla. Surprise, elle reposa vivement l’épée sur la table. Quand elle leva les yeux, elle vit une expression d’intense amusement dans l’œil unique de Festrin. « Eh bien, dit celle-ci, eh bien. » Elle sourit à Katla puis, sans s’arrêter au poignard d’apparat, elle prit la dague corroyée. Entre ses longues mains, la lame semblait à peine plus grande que son couteau de table. Elle la fit jouer dans la lumière, en émettant des sons inarticulés d’appréciation, qui devinrent de plus en plus distincts jusqu’à presque ressembler à un langage. Katla ne pouvait pas bien saisir, mais son effort pour comprendre lui démangeait le crâne. Puis le mot superbe se glissa dans son esprit. Puis rare. Elle regardait toujours fixement la seither, mais les lèvres de celle-ci ne bougeaient pas. « Avez-vous dit quelque chose ? » demanda Katla, déconcertée. Extraordinaire. Les lèvres de la seither s’arquèrent en son doux sourire. « Oh oui, dit-elle, mais d’une façon que toi seule pourrais entendre. » Katla fronça les sourcils. « Je ne comprends pas. » La femme obligea Katla à prendre la dague et la lumière apparut de nouveau, plus éclatante encore, comme si le métal s’était illuminé d’un feu intérieur. Katla poussa une exclamation étranglée en voyant les traits de flamme lécher les motifs de la lame, en soulignant les magnifiques détails. Lorsque la femme retira sa main, la lumière s’atténua un instant en prenant une nuance bleutée, puis reparut, plus éclatante que jamais. Festrin eut un rire ravi. « Ton cœur en sait plus que ta tête, ma belle. Et c’est avec ton cœur que tu as travaillé cette lame. Imagine seulement ce que tu pourrais faire maintenant que la magie a été éveillée. Je me demande si c’est seulement avec le métal que tu possèdes cette affinité. Et je serais curieuse de voir ce que tu ferais avec de la pierre ou du bois. » Katla replaça en tremblant la dague sur le plateau de la table. Ses genoux se dérobaient sous elle. Des petits tremblements parcouraient ses bras, l’après-coup du choc. « Difficile de travailler avec une seule main », dit-elle enfin d’une voix morne. « Eh bien, essayons de remédier à cette situation », déclara la seither. Elle prit la main droite de Katla dans les siennes. Prends la dague, Katla. La main gauche de Katla avait saisi le pommeau de la dague avant même qu’elle eût réfléchi. Une lumière flamboyante courut dans la forge, rouge, blanche, orange comme une flamme. Et les mêmes couleurs éclatèrent dans le crâne de Katla, accompagnées d’un intense bourdonnement, comme si elle avait plongé la tête dans une ruche. Quelqu’un lui parlait, mais elle ne pouvait dire d’où en venait le son. Désorientée, elle ferma les yeux en essayant de se concentrer sur la sensation de la dague dans sa main. L’instant d’après, quelque chose commença à s’alourdir sur la chair de sa main endommagée, quelque chose de dur et de brûlant, et elle eut soudain l’impression que sa conscience tout entière se déversait dans l’appendice détruit, balayant chaque nerf, chaque fibre de cette forme étrangère, inutile, métamorphosée. Et pourtant, en même temps, Katla existait ailleurs, au-delà, dans un espace de lumières, de vibrations, dans une omniprésente chaleur. Ce fut de là qu’elle prit conscience de la seither plaçant une main sur son autre main à elle, celle qui tenait la dague. « N’hésite pas, disait la femme, aie confiance en toi. En moi. En la magie. » La pression augmentait sans relâche. Katla sentit la dague s’abattre, sentit la résistance qu’elle rencontrait. Dans sa tête, le bourdonnement devint un rugissement massif, un poids si oppressant en elle qu’elle ouvrit la bouche pour l’atténuer et laisser s’échapper un peu du bruit. Quelque part, hors d’elle, elle entendit une voix, aiguë, inquiétante, qui se perdait dans les poutres de la forge, une voix qui hurlait de souffrance et d’horreur, car la dague avait pénétré l’épaisse peau noueuse, la déchirait… Que se passe-t-il ? ne cessait de demander une minuscule partie encore rationnelle de l’esprit de Katla, et une autre – ou était-ce la seither ? – répondait : tu es en train d’ouvrir ta propre main, en plongeant une bonne lame bien tranchante dans la blessure. C’était trop choquant pour y croire. Elle ouvrit les yeux, et vit que c’était la vérité. La dague étincelait d’une lumière scintillante, illuminant la façon dont le tissu cicatriciel avait commencé à s’ouvrir sous la lame, mais, curieusement, peu de sang semblait couler de l’entaille. Les yeux fixes, incrédules, Katla vit la dague plonger de nouveau dans le moignon de main, comme de sa propre volonté, et elle ne put que regarder avec une révérente terreur. Un morceau de chair morte tomba par terre, et un autre, et Katla les contemplait avec une sorte de répulsion fascinée. Si cela continue ainsi, songeait une autre partie d’elle-même, il ne me restera plus rien qu’un moignon ensanglanté. La lueur de la dague était si éclatante à présent qu’elle blessait les yeux, laissant une image rémanente déchiquetée partout où Katla regardait, et tout son bras gauche bourdonnait, des vibrations brûlantes qui se propageaient par vagues dans ses os et jusqu’à l’articulation de son épaule, puis descendaient dans ses côtes, ses hanches, ses jambes. Un fourmillement brûlant avait envahi la plante de ses pieds, et l’énergie se diffusait dans les dalles, elle pouvait la sentir absorbée par les veines de la terre, sous elle, pour se rassembler et rejaillir de nouveau en elle. Le visage de la seither était tout illuminé ; son œil unique brillait comme la lune. Une autre entaille, et Katla vit l’image de son index et de son pouce, entourés d’une lueur rouge, mais distincts et intacts. Je pourrais ramasser une cuillère, maintenant, pensa-t-elle de façon incongrue. Je pourrais tenir une paire de pinces… Puis la vibration et la sensation de brûlure s’intensifièrent, alors que la pression se relâchait de nouveau, suivie par un désir urgent de fuir ce lieu, de courir dans la nuit, de plonger la brûlure dans un tonneau de pluie, dans l’étang, dans la mer, n’importe où, afin de l’apaiser. Mais Katla ne pouvait bouger. Elle se trouva plutôt à revenir à la pauvre main entaillée, en sentant l’incursion encore plus profonde de la lame, et de nouveau elle poussa un cri de douleur horrifiée. Mais il n’y avait pas de douleur en tant que telle, seulement l’impression terrifiante d’un poids imposé, d’une coercition. Elle se rendit compte qu’un autre doigt était libéré de la masse informe. Le bourdonnement devint plus intense, et la lumière aveuglante. Katla eut soudain conscience d’une autre voix au milieu des vibrations, grave et basse, et très lointaine, plus un grondement de la terre qu’une voix, en vérité, plus comme le cœur de l’océan dans ses profondeurs, alors qu’il bat dans le mouvement des marées. C’était un son difficile à distinguer, mais ce n’était pas la seither, pas cette fois. Katla ferma de nouveau les yeux pour ne pas être distraite par la lumière et se tendit pour aller le chercher, loin, loin sous les dalles, dans le roc de l’île. Entends-moi ! gronda la voix. Je peux te sentir, même dans ma prison de pierre je peux t’entendre. Entends-moi ! Sirio t’appelle, à travers les veines d’Elda. Je t’appelle afin que tu me libères. J’ai été emprisonné ici pendant plus de trois cents ans, et nul ne m’a entendu. Viens à moi, viens me rejoindre ! Le grondement résonnait dans tout son corps et sa force la faisait trembler. C’était un flot de lave dans ses veines, un tremblement de terre dans ses os. Elle crut qu’elle allait fondre, ou exploser, elle crut qu’elle allait mourir. Elle embrassa la destruction, ou la création, qu’offrait cette voix. Et lui retourna son invitation par un long hurlement. « Katla ! » Une toute petite voix, une irritation. Elle l’ignora. Mais la grande voix baissait, s’éloignait. Elle essaya de la retenir. « Katla ! » Cette fois, le nouveau son prit le dessus. Elle ouvrit brusquement les yeux, pour voir son jumeau devant elle, les yeux fous dans la lumière flamboyante, ses cheveux transformés en une couronne d’un rouge sanglant. Devant le choc de cette nouvelle intrusion, elle baissa les mains, laissant Festrin tenir seule la dague. « Dieu, que lui fais-tu ? » Fent saisit l’épée à la cornaline et fondit sur la seither. « Laisse-la, chienne ! » hurla-t-il. Il se fendit vicieusement, et l’épée parfaite embrocha la femme à l’œil unique. Festrin contempla le pommeau qui s’était bloqué avec un choc violent contre ses côtes. Les paupières de son œil clignèrent furieusement. Puis une longue main se porta à la gorge de Fent, les doigts convulsivement serrés. Fent, les yeux exorbités, lâcha l’épée Rouge. « Un acte… malfaisant… pour interrompre… une guérison… » Festrin toussa, et du sang noir coula de sa bouche sur son menton. « Que toutes… tes entreprises… soient des… désastres… » Elle eut un sourire d’une douceur grotesque puis elle s’écroula, son corps formant un angle bizarre, à moitié soutenu qu’il était par la solide épée. Katla, tirée de son inertie, repoussa Fent et tomba à genoux près de la seither. « Festrin, entends-moi ! » Sa voix lui semblait bizarre, plus profonde, plus sonore. Elle redressa la femme avec une aisance surprenante et, prenant le pommeau à deux mains, arracha d’elle l’épée à la cornaline. Un jet de sang lui éclaboussa le visage, mais elle s’en rendit à peine compte, sinon pour la chaleur inhabituelle qui se répandait sur sa peau. L’épée flamboyait entre ses mains comme un éclair, et elle eut vaguement conscience du recul titubant de Fent, de son cri inintelligible. Derrière lui, une autre silhouette apparut, indistincte, mais l’attention de Katla était toute concentrée sur la mourante. Elle déposa l’épée Rouge, mais la lumière continuait à puiser sur ses bras. Sans réfléchir, elle plongea sa main nouvellement reformée dans la blessure de la femme, et la lumière s’éteignit comme un feu arrosé d’eau. Elle sentit de la chaleur jaillir puis retomber en elle, à plusieurs reprises, puis cette marée de puissance se retira, et quelque chose en elle la regretta. Laisse aller ! dit une voix dans sa tête, Laisse aller ! Elle se répercutait douloureusement dans sa tête, cette misérable petite voix, une chauve-souris dans une caverne. C’en était trop. Je me meurs, songea désespérément Katla en sentant les dernières étincelles du feu la quitter. Ici et maintenant, je suis en train de mourir. Avec une exclamation étouffée, elle retomba en arrière et sentit la nuit froide se refermer sur elle. 23. L’usage de la magie Exténué après une longue journée de labeur sous les ordres de son nouveau maître, les mains puant l’étain et autres alliages à bon marché, Virelai se tenait à une fenêtre de sa chambre, dans la Grande Tour, et contemplait la cité de Céra. Peu importait combien de temps il passerait là, se disait-il, il ne s’accoutumerait jamais à l’idée qu’il y eût tant de gens dans le monde. C’était devenu son passe-temps favori, chaque fois qu’il le pouvait, regarder tout ce monde aller et venir le long des rues étroites, avec leurs paniers et leurs carrioles, leurs animaux de bâts et leurs esclaves, tous si affairés, si préoccupés, chacun avec sa propre existence, ses propres inquiétudes, ses propres drames. Pourquoi le Maître ne m’a-t-il jamais parlé de tout ceci ? se demanda-t-il, comme chaque jour depuis que sire Tycho Issian l’avait amené là. Mais il savait pourquoi, tout comme il l’avait su dès l’instant où il avait aperçu la Rosa Eldi dans la chambre du Maître. Rahe avait gardé le secret du monde parce qu’il avait su que Virelai en serait tenté, qu’il serait incapable dé résister à l’appât de ses mystères. Et maintenant, il avait échangé un maître qui avait essayé de le tenir cloîtré contre un autre. Car voir depuis sa haute fenêtre – comme depuis un nid perché sur un pic inaccessible –, c’était le plus près que Virelai se fût approché de la tentation du monde. Tycho y avait veillé dès que Virelai avait réussi le sortilège d’illusion sur les métaux vils qu’on lui avait apportés, créant pour le sire de Cantara une fortune qui semblait d’argent fin aux yeux de tous, sauf à ceux d’un mage bien entraîné. Et au début, Virelai s’était peu soucié du monde, tant le succès de sa magie l’avait excité. Il avait été l’apprenti du mage pendant vingt-neuf ans, et pourtant, pendant tout ce temps, Rahe ne lui avait enseigné que les sortilèges les plus rudimentaires, le gardant toujours à l’écart de la magie qui transformait la nature des choses ou même seulement leur apparence. En vérité, son apprentissage n’avait guère été que du travail d’esclave : porter, apporter, cuisiner, servir d’homme à tout faire. Il pilait les poudres destinées aux expériences alchimiques du Maître, il chauffait le creuset, il polissait les cornues, il arrachait le cœur des petits oiseaux que Rahe conjurait pour ses magies les plus ténébreuses et faisait brûler en y ajoutant de son propre sang, tiré de son propre doigt. Il n’avait rien ressenti pour les minuscules créatures palpitantes, car elles étaient nées d’un sortilège, et leur vie était courte, née seulement du caprice du Maître, mais il commençait à éprouver de curieux accès de remords, surtout lorsqu’il observait les hirondelles bleu et noir qui plongeaient en cet instant depuis les avant-toits de la villa sur les collines en contrebas du château. Il se surprenait soudain à se demander s’il avait été de quelque façon cruel en refusant aux petits oiseaux magiquement créés la même liberté de trouver des compagnons, de bâtir des nids et d’élever des petits. « Chaque créature a droit à sa propre existence, dit-il à haute voix, quelle que soit la manière dont elle est venue au monde. » Il sut aussitôt que c’était là une profonde vérité. Derrière lui, sur le lit, la chatte Bëte remua en bâillant et l’instant d’après il sentit une voix qui lui chatouillait le crâne. Enfin, disait-elle. Enfin, il s’éveille. * * * Deux jours plus tard, Rui Finco longeait à grands pas la Parade d’Ambre, dans la capitale d’Istria, en remarquant à peine l’aspect élégant de l’avenue de peupliers, cette année, ou le babil des fontaines à son intersection avec la Grande Route de l’Ouest, ni même la muraille du palais du Duc, transformée en un rideau d’or par le soleil au sommet de sa colline. Un marchand portant une cruche de vin sur l’épaule le bouscula alors qu’il entrait dans la Rue du Marché, mais plutôt que de morigéner l’homme avec vigueur, comme il l’aurait fait d’habitude, le sire de Forent pressa sombrement le pas pour poursuivre son chemin, une expression furieuse sur son séduisant visage. Depuis le fiasco de la Foire – où en l’espace d’une seule soirée il avait perdu le roi nordique, avec la preuve concrète la plus utile à son projet de chantage, les services du meilleur constructeur de navires du monde connu (sans parler des fonds bloqués dans leurs nombreux et divers projets communs), et la confiance des autres nobles de sa cabale –, les plans de Rui n’avaient cessé de tourner de plus en plus mal. Il devait de l’argent à Sire Prionan et à Sire Varyx, et Prionan avait été moins que compréhensif quant à la perte de son investissement. Varyx, bien entendu, avait été témoin de toute l’affaire ; bien plus, c’était à cause de sa stupidité que Ravn Asharson s’était emparé d’une arme et s’était enfui. Même ainsi, cela ne l’avait apparemment pas empêché de traiter Rui avec une familiarité inhabituelle, là où, comme il se devait, il avait auparavant été tout déférence et soumission. Perdre la face devant ses pairs avait été le pire de tout, Rui devait l’admettre. Il faudrait un geste audacieux pour regagner leur estime – et il devait la regagner s’il devait jamais mener à bien sa stratégie d’ensemble. Ainsi parcourait-il la capitale, dans le désir désespéré d’échapper au confinement étouffant du palais, avec ses murmures et ses rires moqueurs, ces petits groupes de gens qui faisaient silence ou se dispersaient à son entrée, ce sentiment d’être irrémédiablement tombé dans un marais social d’où il était impossible de se tirer vivant. Forçant au calme son esprit enfiévré, il se fraya un chemin parmi les marchands du début d’après-midi et leurs clients, en se courbant pour passer sous des auvents et en contournant des caisses d’oranges et de citrons, de grandes gerbes d’herbes aromatiques, des cordons d’ail et de piments rouges, des tas de poulets et de canards de Jétra séchés à l’air chaud ; il se faufilait entre des étals où l’on vendait des douceurs aux couleurs criardes, des jarres d’épices, des bijoux en argent, des pierres précieuses et des tapisseries, des rouleaux de soie et de dentelle de Galia, des carpettes, des tapis, de gros vases en bronze, des braseros décoratifs, des encensoirs, des guirlandes de carthame, des flacons de vin et d’arack, tout comme les alcools amers et résineux de l’extrême-sud. Il les regardait à peine au passage, éprouvant cependant une légère surprise à constater qu’il était apparemment plus facile de traverser le marché que d’ordinaire à cette heure du Cinquième Jour. Il atteignit enfin les rues qui s’ouvraient à l’arrière de la place publique et y trouva la cité encore plus déserte. Deux maigres chats rayés étalés dans une flaque de soleil entre la poissonnerie et le marchand de grains déguerpirent si vite à son approche qu’il ne les vit que du coin de l’œil. L’instant d’après, il était dans la large avenue qui longeait les jardins en contrebas de la Montagne de la Voix. Il n’y avait là habituellement qu’une circulation sporadique et des poètes qui déclamaient leurs vers, mais la place était bondée et il s’en élevait un grand tumulte. Des centaines et des centaines de gens s’étaient apparemment rassemblés autour de la Montagne et l’entouraient sur cent cinquante pieds dans toutes les directions. Rui Finco s’immobilisa, stupéfait, à la circonférence de la foule. Cela ne ressemblait pas aux citoyens de Céra de s’assembler pour d’autres raisons que les fêtes et les festivals du feu. Mais ici, cela sonnait comme si un fanatique religieux était en train de prêcher de toute la force de ses poumons, et la ferveur religieuse était une chose rare, en vérité, dans la décadente capitale istrienne où chacun rendait hommage à la Déesse comme il se devait, mais sans enthousiasme, et s’adonnait sans problème à ses affaires ordinaires, comme tondre ses voisins ou aller au bordel, ou encore transformait cette adoration de la Déesse en un rituel très ostentatoirement public afin de s’élever dans la société ou gagner des faveurs politiques. Il tendit le cou pour voir l’homme qui générait tant d’intérêt, et fut horrifié de constater qu’il le connaissait. C’était Tycho Issian, le sire de Cantara. Derrière lui, un peu à l’écart, et le dépassant d’une tête, se tenait l’homme pâle que Rui Finco avait vu avec lui à l’Assemblée ; il tenait apparemment dans ses bras un petit chat noir équipé d’un harnais et d’une muselière de fantaisie tout rouges. Rui fronça les sourcils. Quel bizarre divertissement était-ce là ? Il fendit la foule pour mieux entendre, avec plus d’aisance qu’il ne l’aurait cru, car l’assistance était silencieuse et fascinée, comme tenue sous le charme d’un puissant sortilège par chaque parole de Tycho Issian – ce qui n’était pas très vraisemblable car, même s’il était soudainement devenu propriétaire d’une énorme, d’une extravagante fortune qu’il jetait par les fenêtres, cet homme n’était-il pas un parvenu de basse extraction ? « Ils ne sont pas comme nous ! » était-il en train de crier, frappant l’air de ses mains comme s’il s’était agi d’une masse solide. « Ce sont des abominations ! Ils traitent leurs femmes comme les prostituées vagabondes les plus viles, exposant leurs parties les plus intimes au regard lascif de tous ceux qui ont l’audace de les regarder, non voilées qu’elles sont. Quiconque s’est rendu à la Foire peut certifier la vérité de cette assertion, on peut voir chaque détail de leur figure, et quelquefois leurs bras et leur poitrine nus… » La foule soupira comme un seul homme. « On peut effleurer la joue d’une femme ou toucher ses cheveux. On peut même les regarder dans les yeux. Ces femmes ont été élevées pour être impudentes, et n’avoir presque aucune connaissance de la voie véritable de la Déesse. — Honte ! » cria quelqu’un, et d’autres voix y firent écho. « Et plutôt que de les chérir dans la sécurité de belles maisons, de les tenir à l’écart de la tentation et des ennuis, comme nous le faisons avec les enfants de Falla, ils ne se soucient nullement de leurs charges, ils les laissent aller où elles le veulent, ils les laissent travailler dans les champs, dans des bateaux ou même – et c’est selon moi la preuve la plus choquante de leur barbarie – ils les laissent aller combattre n’importe où dans le monde avec des hommes. » Rui eut une soudaine vision de Mam – cette dame eyraine des plus délicates – dans son armure de cuir bouilli, avec ses cicatrices, crachant dans son poing avant de lui prendre la main, et il manqua la phrase suivante. Ce qui était dommage, car elle souleva un grand cri scandalisé. « Oui, le Cygne de Jétra ! » rugit Tycho, ne laissant aucun doute au sire de Forent quant au sujet. « Lorsqu’elle s’est offerte en sacrifice ultime pour notre peuple, symbole même de la main amicale que nous avions tendue à travers l’océan septentrional, le Cygne de Jétra a été laissé en larmes aux soins de sa famille, tandis que ce répugnant roi barbare se choisissait une Vagabonde pour épouse ! Allons-nous rester à ne rien faire et regarder l’hérésie et le sacrilège commis sous nos propres yeux ? Allons-nous hausser les épaules et nous détourner quand la fleur de la féminité istrienne se voit méprisée au profit d’une putain étrangère ? Allons-nous simplement prier Falla pour qu’Elle leur rende doucement leurs esprits, avec le temps ? Je dis plutôt que nous devrions offrir d’être Ses messagers, les porteurs de Son feu ! Je dis que nous devrions déclarer une guerre sainte contre ces adorateurs de faux dieux, ces monstres qui traitent les gens civilisés avec tant de mépris qu’ils enlèveront même une femme noble lors d’une assemblée en temps de paix, pour satisfaire leurs vils plaisirs… » Un murmure consterné s’éleva parmi les hommes assemblés. « Ma fille, hurla Tycho, ma belle, ma dévote fille, Sélène, enlevée par des brigands du nord, des violeurs, dans ma propre tente à la Foire, et qu’on n’a plus revue depuis. Peut-être est-elle en cet instant même nue au milieu d’une troupe aboyante de loups nordiques, son visage et son corps dévoilés à leurs yeux avides, sa langue arrachée pour qu’elle ne prononce plus jamais le nom de Falla, le dos ensanglanté de coups… » Rui Finco se sentait vaciller, comme ivre, sentit sa bouche s’ouvrir sur le même cri horrifié que la foule et se demanda, avec la petite partie de son esprit que n’affectait pas cette étrange tirade, ce qui pouvait bien se passer là. « Elle a peut-être été jetée à terre pour être malmenée par ces animaux, avec leurs plumes et leurs coquillages et leurs barbes tressées. Elle a peut-être été violée par une dizaine d’entre eux en même temps. Elle en a peut-être été imprégnée ! Forcée de porter l’enfant de monstres ! Imaginez, une noble istrienne traitée ainsi, comme ils traitent toutes leurs femmes, comme ils auraient traité le Cygne ! Allons-nous laisser sans châtiment ces actes révoltants ? N’allons-nous pas plutôt porter chez eux les feux de Falla, et les purifier de leurs péchés ? N’allons-nous pas sauver leurs femmes et passer leurs hommes au fil de l’épée ? N’allons-nous pas extirper leur race d’Elda ? — Oui ! hurla la foule. — Les feux de Falla ! — Passons-les au fil de l’épée ! — Sauvons leurs femmes ! — Purifions le monde ! » Rui sentit les mots qui bourdonnaient dans sa tête et il la secoua vivement comme pour en déloger une guêpe qui y aurait été prisonnière. Il recula d’un pas, puis d’un autre, et un autre encore, et à chaque pas le bourdonnement s’atténuait. Il se trouva enfin de nouveau hors de la foule, sous les branches fraîches des châtaigniers, un lieu qui semblait ne pas avoir été atteint par le sortilège jeté par les paroles de l’orateur, quelle qu’en fût la nature. Depuis la sécurité des ombres, il observa pendant encore une dizaine de minutes, avec intérêt, tandis que Tycho Issian transformait un rassemblement d’honorables citoyens istriens en une bande de fous réclamant d’une voix bestiale le sang de l’ancien ennemi. Alors qu’il écoutait avec attention, le soupçon qu’il avait formulé d’abord à l’Assemblée se concrétisa en certitude, et il sentit son propre plan prendre forme. * * * « Mon seigneur de Forent. — Sire Issian, c’est un plaisir », mentit Rui Finco en souriant de toutes ses dents. « Je suis ravi que vous ayez accepté mon invitation. » Aussi méfiant qu’un chat pénétrant dans le territoire d’un autre, le seigneur du sud entra dans les luxueux appartements du sire de Forent (Rui aimait à vivre bien, chaque fois qu’il venait dans la capitale, et même s’il n’avait guère tendance à l’ostentation, cela impressionnait infiniment autrui). Rui le regarda avec satisfaction parcourir des yeux les banquettes à hauts dossiers sculptés et incrustés de gemmes, les cadres d’argent des miroirs, les profonds tapis circésiens, les coûteuses chandelles de Santoriva, l’autel magnifiquement décoré de la Déesse, entouré de soie rouge et or pour imiter les saintes flammes, et la tapisserie représentant la bataille de la baie de Sestria (choisie avec le plus grand soin dans sa petite collection privée, l’après-midi même, dans un but tout à fait spécifique). Au moins l’homme n’avait-il pas amené son pâle serviteur, songea Rui, avec un soulagement considérable. Après avoir traversé la pièce, Tycho s’installa avec un soin fastidieux sur la plus belle banquette, près du candélabre à la décoration élaborée, en étalant sa robe autour de lui pour bien la mettre en valeur et s’assurer que le sire de Forent aurait bien conscience de son coût fantastique. Que ce fût un vêtement des plus dispendieux était en vérité difficile à ignorer, car malgré sa coupe classique et sa sobre couleur bleu foncé, la lumière des chandelles faisait briller chaque fil d’argent des revers, chaque morceau de l’ourlet, des poignets et du col, tout en jouant sur les petits boutons d’argent minutieusement travaillés qui ornaient le devant de la tunique, bien trop nombreux pour être purement fonctionnels. Cette robe devait sûrement avoir privé le seigneur du sud de plusieurs centaines de cantari, songea Rui, et c’était un message : le sire de Cantara est un homme d’une richesse excessive et d’un goût raffiné ; pour une juste cause, il dépensera avec générosité, et l’on peut se fier à lui pour conserver un secret. Cela n’encourageait nullement le sire de Forent à se fier davantage à lui, mais il ne s’agissait guère ici de confiance. « Dans le respect de Falla, je suis au service de votre seigneurie », dit-il, les paroles traditionnelles de bienvenue entre pairs de rang égal, et donc une flatterie évidente puisqu’on en savait peu sur l’héritage du sire du sud, alors que la noble lignée de Rui Finco était impeccable. Tycho sourit, un petit sourire retenu qui agita à peine les muscles polis de son visage et ne fit aucun effort pour atteindre ses yeux. « Vous devriez plutôt demander comment je pourrais vous servir, mon seigneur. » Ce n’était ni une réponse traditionnelle ni une réponse polie. Rui Finco ravala la réplique qui lui venait trop aisément aux lèvres et rendit son froid sourire à son invité. « Vous devez penser que je manque à tous mes devoirs d’hospitalité », dit-il avec une grâce glaciale, et il claqua des mains. L’instant d’après, deux minces et souples servantes flottèrent dans la pièce, vêtues de sabatkas identiques, d’une gaze rose pâle si légère qu’elle faisait une moquerie du concept même de voile. Elles portaient un flacon d’arack épicé au gingembre et à l’essence de rose, un autre d’eau de source, des gobelets de coûteux verre givré et un plat d’herbe à fumer. Avec une certaine satisfaction, Rui regarda les yeux avides de son invité détailler les femmes tandis qu’elles déposaient chaque objet sur la table basse, en se pliant presque en deux devant le seigneur de Cantara. Il pouvait sentir à vingt pas l’eau de rose et le musc dont elles s’étaient ointes. C’était ce qui ressemblait le plus au parfum dont la Rosa Eldi avait baigné son pavillon à la Foire, au cours de cette nuit funeste, avant que – avec un immense effort de volonté – il ne l’eût renvoyée avec le mercenaire ; cette senteur avait évidemment l’effet désiré sur le seigneur du sud, car les yeux de celui-ci, d’ordinaire si noirs et si farouches, s’étaient élargis en une expression rêveuse, et sa bouche s’était ouverte comme celle d’un chat en chaleur qui goûte une odeur. C’était tout ce dont avait besoin le sire de Forent pour prouver sa théorie. Les femmes s’inclinèrent très bas avant de sortir, en dessinant de leurs mains blanches les gestes de la plus extrême politesse. La seconde, à l’insu du visiteur, fit une moue en passant près de son seigneur, laissant voir un instant le bout pointu de sa langue, afin de déposer une petite bulle de salive sur sa lèvre inférieure pulpeuse. Puis elle disparut pour de bon. Avec un effort, Rui resta impassible : Maria – c’était une petite démone provocante. Il verrait plus tard à prendre plaisir à cette bouche. Tandis que le sire de Cantara était encore tout agité, Rui lui versa un grand verre d’arack, à peine allongé de quelques gouttes d’eau, et le lui tendit. Tycho le prit en silence et but d’un trait la moitié de l’alcool avant de revenir à lui. Avec un sursaut, il regarda fixement le verre dans sa main, et en cet instant, Rui sut ce qu’il pensait. « Je ne m’abaisserais jamais à vous empoisonner, Messire Tycho. D’ailleurs, comme vous dites, nous pouvons nous assister mutuellement et qui n’a besoin d’un allié en ces temps troublés ? » Après avoir replacé avec précaution le verre sur la table, Tycho s’essuya la bouche. Il n’était pas accoutumé à boire de l’arack et pouvait déjà sentir l’alcool lui monter à la tête. Il prit un autre verre et se versa une grande rasade d’eau, qu’il but rapidement. « Des alliés, oui. » Il jeta un rapide coup d’œil vers la porte, qui s’était refermée, puis revint au sire de Forent assis en face de lui, tout en songeant, dans son état curieusement altéré, que ce noble occidental au visage lisse ressemblait soudain beaucoup au roi nordique, malgré leur différence d’âge et de race. Il se surprit à le contempler : les hautes pommettes, si proches de l’œil et si élégamment incurvées ensuite, le long nez droit, le menton puissant, avec sa fossette qui chez le nordique était dissimulée par une courte barbe noire, la mâchoire de loup, les dents pointues. La comparaison était troublante, car chaque fois qu’il pensait au barbare qui avait emporté sa bien-aimée, une marée de haine écarlate submergeait son cœur. « Vous trouveriez bienvenue une guerre contre le nord, alors, mon seigneur ? » Rui Finco haussa un sourcil. Il n’encourageait pas d’ordinaire des approches aussi directes. Mais l’homme venait de l’extrême-sud du continent, et l’on en savait peu de lui ; il avait beaucoup à apprendre quant aux intrigues de la cour. « Il y aurait là certains… avantages », dit-il avec circonspection. « Mais bien entendu, une telle guerre serait une affaire coûteuse, avec la construction des navires, le salaire des mercenaires, sans parler du coût de nos propres armes, l’interruption du commerce… » Tycho sourit, un sourire plein d’assurance et de satisfaction qui lui faisait de petits yeux perçants comme des vrilles. Il se pencha en avant. « Ah, dit-il, je ne crois pas que l’argent sera un problème. — Et qu’est-ce qui serait un obstacle, d’après votre seigneurie ? — Les cœurs et les esprits des hommes. Il faudra être extrêmement persuasif pour amener le Conseil à décider la guerre. Tous n’en verront pas la justesse. » Ce fut au tour de Rui Finco de sourire. « Ah, oui, dit-il, les cœurs et les esprits des hommes. Et leurs reins. » Son sourire devint d’une déplaisante intimité. En se penchant sur la table, il alla toucher le bras du sire de Cantara, et l’homme recula. « Ne soyez pas alarmé, mon seigneur. Je n’éprouve aucun désir pour mon propre sexe. Une femme consentante – ou même non consentante, n’est-ce pas, mon seigneur ? –, c’est tout ce que je désire. Les femmes sont fort mystérieuses, n’est-ce pas, cher ami ? Nous sommes aveugles à leur véritable nature, qu’elles soient voilées ou non. Mais comme elles nous attirent, avec leurs signes subtils et leurs mains parfaites, leurs voix douces, leurs lèvres douces, leurs parfums séducteurs et la promesse de leur chair cachée, chaude et glissante. » Tycho semblait horrifié. « Voyez-vous, mon seigneur de Cantara, je connais vos pensées secrètes. J’ai vu au fond de votre cœur. Je connais votre véritable désir et ce qui vous pousse. » Après s’être redressé, les mains à plat sur la table basse, Rui se pencha pour placer sa bouche à un pouce de l’oreille droite de sire Issian : « La Rosa Eldi », souffla-t-il, avant de se rasseoir. Le visage de Tycho devint un masque de pierre et toute couleur disparut de son visage, seul signe de son extrême émotion, laissant sa peau d’une malsaine teinte cireuse, comme marbrée par les veines soudain visibles. Rui Finco se laissa aller contre le mur et contempla d’un air entendu la tapisserie qui dominait le sire de Cantara, avec ses scènes de la bataille de Sestria, une campagne de la Troisième Guerre qui avait protégé la côte nord d’Istria des envahisseurs eyrains. D’antiques galères y fendaient les eaux azurées de la mer istrienne, avec leurs rangées de rames bien précisément alignées, leurs voiles ferlées dans l’anticipation du combat rapproché, et pour éviter les dommages causés par les flèches enflammées des nordiques. Retourner contre lui l’arme même de son ennemi, songea Rui Finco avec un perfide petit sourire intérieur. À l’insu des Eyrains, son propre grand-père, Luis Finco, Sire de Forent, avait armé ses navires de grands béliers de fer, vissés à la coque en dessous de la ligne de flottaison, et donc invisibles. Il avait invité la flotte nordique à s’engager dans un combat rapproché, et, les rameurs istriens recevant subitement l’ordre de ramer à pleine vitesse, on avait éperonné et détruit les grands navires eyrains. Un gigantesque massacre s’en était ensuivi, une des plus fameuses victoires istriennes. Les rares Eyrains survivants, émasculés, avaient été vendus comme esclaves. Des hommes dont les grands-pères avaient combattu dans la Troisième Guerre considéraient toujours la bataille de la baie de Sestria comme le plus glorieux moment d’Istria, la voulant pour preuve que les vaisseaux istriens étaient aussi bons que ceux construits dans le nord. Mais Rui connaissait la vérité : on n’avait gagné le combat que grâce à la ruse de son grand-père, et parce qu’il avait eu lieu dans les eaux istriennes, non loin de la côte. On ne possédait pas dans le sud le talent nécessaire pour construire le genre de vaisseaux auxquels excellaient les nordiques, des vaisseaux qui bravaient les vagues des tempêtes et les ouragans, qui glissaient sur l’océan comme de grands oiseaux ; et l’on n’avait pas non plus le talent nécessaire pour les faire naviguer. Porter la guerre dans le nord exigerait les services d’un autre constructeur eyrain traître à son pays, et d’assez de mercenaires eyrains pour constituer les équipages. Et si, pour aider à payer cette guerre, le sire de Cantara avait l’argent et la volonté nécessaires – quelle qu’en fût la raison –, il était exactement ce que recherchait Rui Finco. D’autant que Tycho lui devrait l’immense faveur de garder par-devers lui ses déductions exactes – et Rui Finco aimait qu’on eût des dettes envers lui. « Comment l’avez-vous su ? » souffla l’autre. Il y avait une expression désespérée dans son regard, nota Rui avec satisfaction. Entretenir assez de désir envers une putain nomade pour invoquer le nom de la Déesse dans des appels à la guerre sainte – dans le but unique de mettre la main sur cette femme –, ce n’était guère un comportement honorable de la part d’un noble et dévot patriote istrien. Néanmoins, Rui se pencha de nouveau pour tapoter le bras du sire de Cantara. « J’ai des yeux, mon seigneur. L’amour brûle puissamment en vous, je peux le voir. Et quel meilleur motif pour un conflit que sauver le sexe faible des barbares, au nom de l’amour ? » Tycho laissa échapper un grand soupir. « C’est un soulagement pour moi de pouvoir en parler un peu, dit-il à mi-voix. Je n’ai jamais éprouvé une passion aussi brûlante pour une femme. Je ne crois pas… » Il réfléchit un instant. « Je ne crois pas qu’elle soit absolument humaine, cette Rosa Eldi. Car elle ne ressemble à aucune femme que j’aie jamais vue, ou espère jamais voir. Je crois qu’elle a quelque chose de divin, et je dois la sauver, vous comprenez. Je dois sauver son âme. » Absurde, songea Rui Finco. L’homme est de toute évidence si obsédé par cette créature qu’il la place sur le plus haut piédestal et, tel un alchimiste, transforme ses pulsions les plus basses en argent fin. « Et qu’espérez-vous donc gagner en portant la guerre chez les Eyrains, mon seigneur ? » demanda Tycho, d’une voix soudain tranchante. Ah, nous y voilà. « Je veux le Passage du Corbeau », dit-il suavement en regardant le seigneur du sud bien en face. Ce n’était qu’une demi-vérité, mais à l’expression calculatrice qui passa sur le visage du sire de Cantara, il put voir qu’elle suffirait. Tycho hocha la tête avec lenteur. « Le Passage du Corbeau, répéta-t-il. Une voie maritime vers les anciens pays. Savez-vous même si elle existe ? — Les Nordiques le croient, et cela me suffit. Ravn assemble une flotte depuis deux ans et plus pour tenter la traversée. Imaginez tous ces beaux bateaux eyrains, prêts à être capturés… — Mais ces bateaux pourraient voguer contre nous, s’il y avait une guerre. — Certes, mon seigneur. Mais imaginez que nous lancions une attaque surprise sur Halbo avant de déclarer formellement la guerre, que nous envahissions leur capitale, saisissions leurs navires – et leur Rose… » Tycho se figea. « Trouver des combattants pour une telle entreprise, cela prendra du temps et beaucoup d’argent. — Le génie est dans la préparation, fit Rui en haussant les épaules, mais avec mes stratégies et votre argent… » Voilà, c’était dit. Il regarda le sire de Cantara assimiler l’idée, en se demandant quel serait son choix. On devrait le supprimer, évidemment, s’il prenait la mauvaise décision ; mais bien des infortunes pouvaient arriver à un naïf visiteur du sud dans la décadente cité de Céra. Le silence qui s’ensuivit fut long et inconfortable. Rui se mit à énumérer mentalement les diverses façons dont on pourrait disposer en toute sécurité de son visiteur. Tycho finit par sourire. « Mon argent est à vos ordres, mon seigneur de Forent. » * * * Virelai s’était d’abord demandé si la voix entendue avait existé purement dans son imagination. Il savait qu’il se préoccupait beaucoup du sort du Maître, ces derniers temps, et, par extension, du sien propre. Aussi, pendant un temps, ce refrain, « il s’éveille », avait suscité en lui maintes réflexions. Mais si c’était le mage qui s’était éveillé, qui donc l’en informait ? Il avait laissé le Maître seul sur l’île de Sanctuaire, il en était bien certain. Et si Rahe s’était éveillé, Virelai était bien certain aussi qu’il le saurait du mage lui-même, et pas d’une manière aussi douce. Aussi ses soupçons étaient-ils tombés sur la chatte – qui savait en effet de quoi était capable cet animal magique ? Mais il avait beau la cajoler ou la menacer, Bëte ne lui offrait rien d’autre qu’une expression dédaigneuse, et un mouvement irrité de la queue. Depuis qu’il avait entendu ces paroles, Virelai avait été aussi agité qu’une souris au cri d’un prédateur ; il se réveillait brusquement d’un profond sommeil aux petites heures de la nuit, au bruit le plus infime, sursautait le jour au moindre bruit bizarre, et était toujours à l’écoute, au cas où la voix reviendrait. Puis, une nuit, son nouveau maître vint le trouver dans un état d’extrême agitation, l’œil étincelant, comme si on avait allumé un brasier dans son crâne. Incapable de rester immobile une minute, Tycho avait arpenté la pièce en parlant si vite que Virelai pouvait à peine distinguer un mot sur trois, ouvrant et fermant les mains comme autant de bouches affamées. Effrayée, Bëte s’était enfuie sous le lit où elle avait grondé, craché et sifflé comme une bouilloire surchauffée. Davantage d’argent, c’était apparemment le point saillant de ces tirades, il fallait beaucoup plus d’argent, aussi vite que possible. N’y avait-il pas un autre moyen d’en produire ? Tycho avait du mal à trouver assez d’étain et de cuivre pour les travaux du sorcier. Et puis, il en avait tellement acheté ces derniers temps que le prix des métaux inférieurs avait monté en flèche. Le processus de transformation allait bientôt devenir à peine profitable, compte tenu du temps et des efforts qu’il devait mettre dans la revente des biens achetés si promptement avec le faux argent. Virelai ne pouvait-il user de sa magie sur des briques, ou même du pain ? Une fois de plus, Virelai avait essayé avec patience d’expliquer la différence entre la magie requise pour changer l’apparence de choses semblables – du métal en métal – et celle requise pour changer la nature essentielle des choses, mais Tycho l’avait tout simplement ignoré en continuant dans cette veine pendant plusieurs minutes, en parlant de bateaux, et de ce qui s’appelait le Passage du Corbeau, ou quelque chose de ce genre. À plusieurs reprises, au cours de cette tirade, Virelai avait saisi au passage le nom de la Rosa Eldi et, accompagné d’un ton plutôt venimeux, celui de Ravn Asharson, le roi d’Eyra, ce barbare, ce scélérat, ce pirate. Et puis le sire de Cantara avait donné une grande claque dans le dos de son sorcier et s’était éclipsé avec autant de hâte qu’il était arrivé, laissant Virelai méditer ses instructions. Ainsi Virelai avait-il redoublé d’efforts, et les lingots d’étain avaient fini par disparaître de Céra. On avait alors dû soudoyer un forgeron local pour lui faire abandonner sa forge, et Virelai avait dû travailler nuit et jour désormais, car il devait à présent fondre ses propres matériaux bruts à partir de plats et de chopes d’étain, d’ornements et de chandeliers de cuivre que Tycho envoyait ses esclaves acheter, ou voler, dans tous les marchés de la ville. Et Virelai gardait toujours la chatte à ses côtés, ligotée dans son ridicule harnais rouge et la muselière qui l’empêchait de miauler sans cesse, lui empruntant sa puissance et ses réserves de sortilèges. Un jour arriverait où ils régleraient leurs comptes, il le savait, car les yeux de la chatte, en reflétant les brasiers de la forge, exprimaient une mortelle hostilité. Et puis, une nuit, le sire de Cantara envoya un esclave à la forge pour escorter Virelai à ses appartements. « Pour boire un verre, dit le garçon, juste pour boire un verre. » Virelai le regarda fixement. « Quoi, encore ? » L’alliage en fusion bouillonnait dans son grand chaudron, les moules attendaient, et il avait de nouveau pris du retard. « Il veut que je revienne pour boire un verre ? » Le garçonnet – Félo, songea Virelai, même si Tam et lui se ressemblait tellement qu’il avait du mal à les distinguer – hocha la tête d’un air pressant en lui prenant la main. « Maintenant, maintenant, ou bien il me battra. Et il a dit “amène le chat.” » Comme si elle avait compris la requête, Bëte s’enroula dans les jambes du garçon, et il la prit dans ses bras en riant. Virelai contempla cette petite comédie, les paupières baissées. Elle me grifferait jusqu’au sang si j’essayais ce genre de chose avec elle, songea-t-il avec amertume, conscient des cicatrices qui couvraient ses avant-bras et ses mains pour raconter précisément cette histoire. Les appartements du sire de Cantara, loués au Duc à un coût non négligeable, se trouvaient un étage plus bas que la minuscule chambre de Virelai. Mais alors que la chambre de celui-ci était ordinaire et dépourvue de décoration – un lit de pierre creusé dans le mur, doté d’un matelas de paille et d’une couverture de laine puante et trop fine (cette privation lui convenait bien, lui rappelant sa chambre à Sanctuaire), les appartements de Tycho Issian proclamaient l’amour de son maître pour la belle vie. Les planchers en étaient couverts de tapis circésiens tissés de motifs mystiques censés apporter la richesse à ceux qui les foulaient. Tous les meubles étaient l’œuvre d’artisans des Bois Bleus, des statues de la Déesse ornaient tous les coins et recoins. Une lourde odeur d’encens de carthame flottait dans l’atmosphère, cette nuit-là. Le noble avait été en prière, apparemment. Mais Tycho n’avait pas l’air d’un homme dont l’âme avait été apaisée par une longue méditation. Il était plutôt empourpré, en proie à une agitation maniaque, et son souffle empestait l’arack pur. Virelai jeta un coup d’œil circulaire sur la pièce. Sur la banquette qui se trouvait devant la chambre personnelle de Tycho, on avait jeté un manteau que Virelai ne reconnaissait pas, et en dessous une traînée d’une substance noire tachait le plancher, assez pour avoir marqué le bois. Virelai fronça les sourcils. Il était rare pour le noble de boire les vins rouges locaux, il les avait déclaré mauvais pour la santé parce qu’ils échauffaient le sang et brouillaient l’esprit. Félo lâcha le chat, qui se précipita vers la tache pour la renifler avec grand intérêt. Un instant plus tard, il y eut un son étouffé en provenance de la porte et, lorsque Virelai surpris contempla son maître, il fut alarmé de voir le blanc de ses yeux autour de ses pupilles noires. « Damnation, je le croyais mort ! » En deux enjambées Tycho était à la porte et l’avait ouverte. Sur le sol gisait une silhouette sombre d’où s’échappaient des gémissements ; elle étreignait ce qui ressemblait de façon suspecte au poignard d’apparat du sire de Cantara, celui à la lame courbe et en dents de scie qu’il utilisait pour découper son pamplemousse matinal. Virelai, en plein désarroi, contempla le corps étendu à ses pieds. La forme devint celle d’un homme rondouillard, à la peau foncée et à la chevelure grisonnante, la face tournée vers le sol, le corps replié sur sa blessure, telle une guêpe agonisante. « Mon seigneur… », commença à dire Virelai, et au son de sa voix, le blessé se retourna. Virelai contempla le visage ainsi révélé. Il avait déjà vu cet homme… C’était Gesto Ardum, le marchand auquel le noble avait payé ce qui aurait semblé à autrui une immense fortune pour un chargement de bijoux et de pierres précieuses, vendu ou échangé par la suite. Tycho agrippa d’une main féroce l’épaule du sorcier. « Il est venu se plaindre, siffla-t-il avec fureur. Apparemment, l’argent avec lequel nous l’avons payé n’était pas aussi pur qu’il le semblait à première vue. » Ah, songea Virelai, en sentant son cœur marteler sa poitrine. Je me demandais combien de temps durerait l’illusion. Il y avait plus d’un mois qu’ils avaient fait affaire avec ce marchand. « Tu dois me débarrasser de lui. Personne ne doit le trouver ici. Cela détruirait ma réputation. Tue-le et transforme-le en quelque chose… de petit. Quelque chose que tu peux sortir d’ici avec Félo et dont vous pouvez disposer sans attirer l’attention sur vous. » Virelai le regarda fixement, horrifié. « Je ne puis ! » Il recula d’un pas, mais le sire de Cantara le suivit. « Tu le feras ! Tu le dois ! — Je ne puis tuer, mon seigneur, je vous en prie, je suis soumis à une contrainte magique. — Une malédiction ? Que m’importe ? — Si je tue, je meurs moi-même, et vous serez dépourvu de sorcier. » Cela arrêta Tycho. Son visage se convulsa de rage puis il revint au marchand et, en posant un pied sur la vaste panse de celui-ci, il en tira son poignard. L’homme se tordit avec un hurlement. Une fontaine de sang brûlant jaillit, bientôt suivie d’une autre quand Tycho plongea la lame dans la grasse gorge du marchand. Convulsions et cris cessèrent brusquement, et un lourd silence tomba sur les appartements. Tycho Issian se tourna vers son sorcier. Son visage était un masque dégouttant de rouge. Le couteau était rouge aussi, et ses mains. Virelai avait vu dans les livres du Maître des démons qui avaient un aspect plus humain. Le bourdonnement et la démangeaison reprirent sous son crâne, ses propres paroles qui y rebondissaient, jusqu’à ce qu’il ouvrît la bouche pour les énoncer. « Chaque créature a droit à sa propre existence, dit-il à haute voix, peu importe la façon dont elle est venue au monde… — Je viens de sauver ta vie », dit le noble de la façon la plus injuste, « et il te faudra bien des années pour la rembourser. Tu peux commencer en me débarrassant de cette chose. » Ainsi Virelai se donna-t-il bien du mal avec le cadavre de Gesto Ardum, mais la chair ne peut se transformer qu’en chair et, malgré tous ses efforts, il ne put obtenir qu’une transformation de l’apparence du marchand. Il avait enfin réussi à lui donner l’aspect d’une vieille femme lorsque Tycho s’écria : « Assez ! Au moins personne ne peut-il me l’amener en prétendant qu’il y a un lien entre nous ! » Il obligea le sorcier à réduire en lambeaux les riches vêtements du marchand, puis il ordonna à Virelai et à Félo de jeter le cadavre par la fenêtre dans l’air de la nuit. Virelai regarda le corps disparaître en tourbillonnant dans les frondaisons en contrebas. Des pigeons prirent leur vol à travers les branches, surpris dans leur sommeil. Mais il n’y eut pas d’autre bruit indiquant qu’on avait découvert le cadavre. Deux heures plus tard, après avoir beaucoup gratté et frotté, Virelai était de retour dans son lit, aussi rigide qu’un cadavre, les yeux fixés sur le plafond baigné d’argent par la lune. C’était une couleur qu’il avait fini par détester. Il ne parvenait pas à dormir. Il n’osait pas dormir, de fait, car chaque fois qu’il fermait les paupières, tout ce qu’il pouvait voir, c’était le sang sur le visage de Tycho et le meurtre dans son regard. Il finit par sortir du lit et se rendit à la fenêtre, pieds nus sur les dalles froides. Les mains bien à plat sur l’embrasure, il contempla les ténèbres, le crâne aussi vide qu’un tambour. Un instant plus tard, la tour vibra, une grand tremblement qui commença sous ses doigts, envahit ses bras et ses épaules, puis les os de sa gorge et de sa tête. Il pouvait sentir comme la pierre de la tour trouvait ses profondes racines dans les veines rocheuses de la terre, et comme ces veines voyageaient loin de là, loin, encore plus loin… Viens à moi ! s’écria une voix. Et Virelai la reconnut, c’était la voix qu’il avait attendu d’entendre encore. Va au sud, loin au sud, dans les montagnes ! D’abord désespérée, la voix prit une intonation rusée. Va au sud et libère-moi, et je te récompenserai. Comment le ferez-vous ? interrogea Virelai en pensée. Je sais qui tu es. Est-ce vous, Maître ? Est-ce Rahe qui parle ainsi ? Seul le Maître connaissait son histoire. Virelai avait très peur à présent. Il y eut un silence, puis le inonde trembla. Je suis Sirio, dit la voix résonnante. Va au sud dans les grandes cavernes au-delà de l’Échine-du-Dragon. Et amène ma sœur, avec la chatte… Une grande chaleur roula sur la pièce, et la vibration se fit sonore. Virelai épouvanté s’écarta de l’embrasure, rompant ainsi l’étrange contact. Mais le bruit était toujours là, et quelque chose respirait derrière lui dans la pièce. Il se retourna, angoissé, pour voir que la chatte Bëte avait disparu. À sa place se tenait une créature monstrueuse, un énorme jaguar noir aux yeux de braise, et dont le ronronnement semblait emplir l’univers. Il ouvrit sa large gueule rouge, offrant à Virelai le spectacle importun de ses dents semblables à des poignards et de sa langue, une grande bannière rouge. L’Homme, la Femme et l’Animal, dit-il dans sa tête. Nous serons réunis. Intérim La main de la nuit descend pour envelopper les îles de l’océan septentrional. Elle a déjà lancé son filet d’encre sur la Lande des Eaux-Noires, et la Tête-du-Cheval, sur le Lac-à-l’Œil-Long et le Vieil-Homme-d’Ostechutte. Sur Halbo, et Sudœil, et Tomberoc dans les îles d’Ostenave. Dans la baie de Ness, les bateaux de pêche flottent sur un soudain courant écumeux, les vagues giflent les robustes coques et les font tanguer et rouler avant de s’écraser en gerbes d’eau blanche sur la digue. Sur les falaises de pierre verte bordant les eaux glacées du Détroit aux Requins, les derniers oiseaux de mer ont rejoint leurs nids et caché leur tête sous leurs ailes. Leurs cris se sont tus, mais ils ne dorment pas. Venu de nulle part, un vent froid se précipite entre les parois abruptes du précipice, ébouriffant leurs plumes et réveillant leurs petits. Sur le quai du village, au Détroit du Loup, sur l’île située la plus loin au nord et portant le nom infortuné de Belle-Île, le seul mouvement qui pourrait attirer l’attention est celui de deux chats qui rôdent à la recherche de leur souper et d’un peu de divertissement, alors qu’ils traversent l’espace éclairé par les étoiles entre les filets de pêche et les casiers à crabes. Un nuage passe sur l’œil argenté de la lune, et l’un des chats sursaute, frissonnant, les muscles soudain contractés ; sa fourrure se hérisse sur son dos. L’autre chat s’aplatit dans une posture inquiète, les oreilles couchées sur la tête. Dans le lointain, un enfant pleure, troublé par un cauchemar. À Passorage, tous les chiens se mettent à hurler en même temps. Et dans les alpages des terres hautes, où les moutons ont passé la journée à brouter l’herbe douce de l’été, le troupeau s’agite avec anxiété. Quelque chose de sauvage vient de frémir, quelque chose d’ancien et d’élémental. Les animaux le sentent, même sans en savoir la nature. Les oiseaux le sentent, même s’ils n’en connaissent pas la source. À deux mille milles de là, dans la Plaine de Tilsèn, des troupeaux de chevaux sauvages sentent le sol bouger sous leurs sabots et s’enfuient, pris de panique. Les cygnes du lac de Jétra, dérangés dans leur refuge parmi les roseaux, se précipitent dans l’eau avec force cornements et sifflements. À Cantara, dans les cuisines de la forteresse, les femmes remettent en place les pots et les bouteilles qui se balancent sur les étagères. Dans les Monts Dorés, à cinq jours de chevauchée vers le sud, un grondement résonne, aussi profond que celui du tonnerre, et un pan de granit long comme une plage et aussi large qu’une hauteur de chêne se détache d’un pic couvert de neige pour dégringoler en se fracassant dans les ravines. Un grand aigle blanc, voyant son nid détruit, tourbillonne furieusement avec des protestations sonores. Loin en dessous, une chèvre de montagne aux cornes exotiquement enroulées autour de son crâne étroit, a eu moins de chance. Des tremblements de terre mineurs ne sont pas inhabituels dans le continent austral. Les plus anciens habitants – les nomades, et les pins rabougris qui poussent aux confins du haut-plateau désertique – peuvent se rappeler un temps où de tels mouvements avaient lieu quotidiennement, et ils ont vu le flot impitoyable des fleuves de lave qui dévorent tout sur leur passage. Mais il n’y a pas eu de véritable tremblement de terre ni de grande éruption volcanique depuis plus de deux cents ans, pas depuis que le vieillard a été enfoui sous la terre. Dans les Monts Dorés, une caravane nomade s’arrête brusquement, car la vieille femme, Fézack Chante-Étoile, qui était en train de consulter son gros morceau de cristal à l’arrière de son chariot, vient de laisser échapper un hurlement assourdissant en tombant de l’escalier sous les sabots surpris du yéka qui tire la carriole suivante. Sa fille, Alisha, est aussitôt à ses côtés, mais elle ne peut rien, car Fézack se meurt, cela ne fait pas grand doute. Ses yeux regardent nulle part et des flots de sang s’échappent de sa bouche, avec des paroles qu’Alisha a du mal à distinguer dans le vacarme environnant. « Sauvez-nous ! Le Monstre s’éveille ! » Et elle expire, plongeant de façon prompte et irrévocable dans l’au-delà. Le cristal gît où il est tombé dans les cailloutis, miraculeusement intact, et absolument indéchiffrable. Parmi le chaos d’icebergs et de banquises, au sommet du monde, un vieil homme passe une main froide et lasse sur son visage. Émergeant du rêve le plus long du monde, il ouvre les yeux. En l’absence de la magie qui la rendait habitable, sa forteresse est devenue une désolation de glace. Les torchères sont noires, le feu s’est éteint, des glaçons se sont formés autour de l’embrasure de la porte. Cette ancienne créature peut-elle être le monstre dont a parlé la vieille femme ? Assurément non. Le vieillard est aussi faible qu’une souris éveillée de sa longue hibernation, ses muscles ont fondu dans son corps déjà décharné, et sa peau est tendue et cireuse comme du vieux papier. Le Maître s’assied avec raideur. Combien de temps a-t-il dormi ? Il lui semble que c’est pendant une ère entière. Ses articulations ankylosées craquent, sa bouche est sèche comme du coton. Son estomac creux, où point une sourde douleur, se recroqueville. Il fronce les sourcils, en se rappelant son rêve. Dans ce rêve, une créature qu’il a façonnée de poussière et de salive, une créature qu’il aimait et dont il se souciait bien plus qu’elle ne l’imaginait, s’est retournée contre lui et l’a attaqué, lui dérobant ses pouvoirs, sa conscience et son bien le plus cher. « Rose, appelle-t-il d’une voix plaintive, Rose bien-aimée, pourquoi m’as-tu laissé dormir pendant si longtemps ? » Il se détourne pour regarder dans le grand coffre de bois sculpté dans lequel sa bien-aimée repose d’ordinaire. Mais elle a disparu, constate-t-il, et une fine couche de poussière récente marque son absence. « Virelai ? lance-t-il dans l’air glacial. Bëte… ? » Mais ils ont disparu, ils sont partis, partis dans le monde, il le sait sans avoir besoin d’attendre le silence qui lui répond. La magie lui a échappé et il se sent étreint maintenant d’un véritable froid, issu non point de l’air ambiant, mais des profondeurs de son être. La main glaciale de la Destinée vient de se resserrer légèrement autour de l’antique organe qu’il appelait autrefois son cœur, un doux rappel que l’ordre naturel d’Elda – ou un ordre contre-nature – est en voie de se rétablir. Tandis qu’il dormait, le monde a tourné. Le chaos fait signe, le chaos et la mort, et non seulement pour lui. Il faudra un miracle pour trouver le salut. Car là-bas, bien loin, au-delà de sa volonté, hors de son contrôle, la magie s’éveille… Table des matières PROLOGUE PREMIÈRE PARTIE 1. Sacrilège 2. Les Vagabonds 3. Sortilèges 4. Vanité DEUXIÈME PARTIE 5. De l’or 6. Un présent 7. La Rose du Monde 8. Rumeurs 9. Marchandages TROISIÈME PARTIE 10. Illuminations 11. Affiliations 12. Tentations 13. L’Assemblée 14. Folie 15. La prisonnière 16. Le feu sacré QUATRIÈME PARTIE 17. Nord et Sud 18. La Reine des îles du Nord. 19. Cauchemars 20. Le retour 21. Argent et pierre 22. Seither 23. L’usage de la magie Intérim