1 LA FOIRE D'EN'KARA Moi, Tarl Cabot, originaire de la Terre, je suis un homme que connaissent les Prêtres-Rois de Gor. C'est vers la fin du mois d'En'Kara de l'année 11 117 de la fondation de la Cité d'Ar que j'arrivai au Palais des PrêtresRois, dans les Monts Sardar, sur la planète Gor, l'Anti-Terre. J'étais parvenu quatre jours auparavant, à dos de tarn, au pied de la gigantesque palissade noire qui enclôt les terrifiantes Sardar, ces sombres montagnes couronnées de glace, consacrées aux Prêtres-Rois, interdites aux hommes, aux mortels, à toute créature de chair et de sang. Je dessellai et libérai mon tarn, gigantesque monture semblable à un faucon; car il ne pourrait pas m'accompagner dans les Sardar. Il avait une fois tenté de me faire franchir la palissade en direction des Monts, mais jamais plus je ne me risquerais à un tel vol. L'oiseau avait été pris dans le réseau invisible protégeant les Prêtres-Rois, réseau d'où l'on ne réchappe pas, probablement un champ de force inconnu qui doit affecter le fonctionnement de l'oreille interne; devenue incapable de commander ses mouvements, la pauvre créature était retombée au sol, désorientée et désemparée. À ma connaissance, aucun animal de Gor ne pouvait pénétrer dans les Sardar. Seuls les hommes y entraient, mais n'en revenaient jamais. Je regrettais d'avoir dû rendre sa liberté au tarn, parce que c'était un oiseau magnifique, puissant, intelligent, farouche, courageux, loyal. Et, chose étrange, je crois qu'il s'était attaché à moi. Du moins l'aimais-je bien. Et il me fallut recourir à un langage brutal pour le chasser loin de moi. Aussi, quand il disparut au loin, sans comprendre, peut-être même peiné, je versai quelques larmes. Je n'étais pas loin du marché d'En'Kara, une des quatre grandes foires qui se tiennent dans l'ombre des Sardar pendant l'année goréenne, et je me trouvai bientôt dans la longue allée centrale entre les tentes, les baraques et les éventaires, les pavillons et les enclos des participants, me dirigeant vers la haute et belle porte faite de madriers noirs recouverts de cuivre, derrière laquelle s'étend la Chaîne des Sardar proprement dite, sanctuaire des dieux de ce monde que les mortels, les hommes du bas des monts, ne connaissent que par le nom de Prêtres-Rois. Je comptais m'arrêter un moment à la foire car il me fallait acheter des provisions pour le voyage dans les hauteurs, et je devais aussi confier un paquet enveloppé de cuir à quelque membre de la Caste des Scribes, paquet qui renfermait le récit de ce qui s'était passé au cours des mois écoulés dans la Cité de Tharna, un résumé qui, à mon avis, méritait d'être conservé. J'aurais aimé disposer de davantage de temps pour visiter la foire car, en d'autres circonstances, en d'autres temps, j'aurais pu examiner les marchandises offertes, bavarder avec les marchands, boire dans les tavernes, assister aux compétitions... En effet, ces foires constituent un champ de rencontre pour les cités hostiles et rivales de Gor et donnent à leurs citoyens la seule occasion de se côtoyer en paix. Il n'est donc pas étonnant que les cités de Gor soient favorables à ces grands marchés. Ils représentent parfois un terrain commun de règlement des dissensions territoriales et commerciales, qui peuvent ainsi être apaisées sans que l'honneur soit entaché, les représentants des villes en guerre se retrouvant apparemment par accident parmi les pavillons de soieries. De plus, les membres de castes telles que celles des Médecins et des Constructeurs se servent des foires pour la communication de renseignements et de méthodes pratiques entre Frères de Caste, comme le prescrivent les Codes, même lorsqu'il existe des tensions entre leurs cités respectives. Et comme on doit s'y attendre, les membres de la Caste des Scribes s'y rassemblent pour tenir leurs débats, étudier et échanger leurs manuscrits. Au cours de sa vie, mon ami le petit Torm de Ko-ro-ba, de la Caste des Scribes, s'était rendu quatre fois à des foires. Il m'a raconté qu'en son temps il avait réfuté les thèses de sept cent huit Scribes de cinquante-sept Cités différentes, mais je ne me porte pas garant de la véracité de ses dires, car il m'arrive de soupçonner Torm — comme la plupart des membres de sa caste, et également de la mienne — de tendre à l'exagération quand il fait le récit de ses nombreux exploits. En outre, je n'ai jamais très bien su comment se jugeaient les controverses entre Scribes et il n'est pas rare que les deux adversaires quittent la bataille en restant chacun convaincu d'avoir remporté la victoire. Lorsqu'il se présente des différends entre membres de ma propre caste, celle des Guerriers, il est plus facile de reconnaître le vainqueur, car le vaincu gît souvent blessé ou mort à ses pieds. Dans les querelles de Scribes, bien sûr, le sang répandu reste invisible et les vaillants combattants se replient en bon ordre, vilipendant leurs ennemis et rassemblant leurs forces pour reprendre la campagne le lendemain. Je ne le leur reproche pas, j'aurais même plutôt tendance à recommander un tel comportement à ceux de ma caste. Torm me manquait, et je me demandais si je le reverrais un jour, bondissant de-ci, de-là, écorchant vifs les auteurs de parchemins poussiéreux, renversant l'encrier de son bureau d'un ample mouvement de sa robe bleue, sautant sur la table avec fureur en reprochant à tel ou tel scribe d'avoir redécouvert de son côté une idée déjà mentionnée dans quelque manuscrit vieux d'un siècle et connu de Torm seul, ou encore se frottant le nez sur sa manche, frissonnant, fourrant ses pieds contre le brasero de charbon de bois allumé et surchargé quelle que soit la température extérieure, perdu sous son bureau parmi l'amoncellement de papiers et de parchemins. J'imaginais que Torm pouvait aussi bien être n'importe où, puisque les gens de Ko-ro-ba avaient été dispersés par les Prêtres-Rois. Je n'allais pas le chercher dans cette foire et, même s'il s'y trouvait, je ne l'informerais pas de ma présence car, de par la volonté des Prêtres-Rois, deux hommes de Koro-ba n'avaient pas le droit de marcher côte à côte, et je ne tenais nullement à mettre en péril la vie du petit scribe. Gor serait appauvrie si elle était privée de ses furibondes excentricités. L'Anti-Terre ne serait tout simplement plus la même, sans le petit Torm belliqueux et exaspéré. Je me mis à sourire. Si je le rencontrais par hasard, je savais qu'il se précipiterait sur moi et insisterait pour que je l'emmène dans les Sardar, tout en ayant conscience qu'il y perdrait la vie ; il me faudrait alors l'empaqueter dans ses robes bleues, le jeter dans un tonneau, et me sauver. Peut-être serait-il plus sûr encore de le balancer dans un puits. Torm était déjà tombé dans plus d'un trou au cours de son existence et personne ne s'étonnerait de le voir patauger une fois de plus au fond d'un autre. Je tiens par ailleurs à préciser que les foires sont assujetties à la Loi Marchande et que les frais en sont couverts par la location des emplacements et les taxes perçues sur les articles en vente. L'organisation commerciale de ces marchés, du change des devises à la finance au sens large, est la meilleure que je connaisse sur Gor, à l'exception de celle de la Rue des Monnaies d'Ar ; on y accepte les lettres de crédit, on y négocie des prêts, bien souvent à des taux excessifs, avec une indifférence inconsidérée. Pourtant, ce n'est peut-être pas tellement surprenant, car les cités goréennes appliquent dans leurs propres murs la Loi Marchande quand il le faut, même contre leurs propres citoyens. Sinon, bien entendu, les foires seraient interdites aux habitants de la ville en cause. Les compétitions dont j'ai fait mention et qui se déroulent lors des foires sont pacifiques, comme on s'y attendrait, ou du moins ne comportent pas de combats aux armes. Il est même considéré comme une offense envers les Prêtres-Rois d'ensanglanter ses armes sur un marché. Je dois cependant faire observer que ces derniers paraissent beaucoup plus tolérants en matière d'effusion de sang en d'autres lieux. Les combats armés, menés jusqu'à la mort, ne sont cependant pas inconnus sur Gor et sont même très populaires dans certaines cités. Les luttes de ce genre, qui mettent le plus souvent en lice des criminels ou des soldats de fortune (dépourvus de cette dernière), rapportent des prix, une amnistie ou de l'or; ils sont en général organisés par des gens riches qui veulent s'acquérir la faveur du peuple dans leur ville. Ce sont quelquefois des marchands désirant faire valoir leurs produits, parfois des gens de loi qui souhaitent obtenir des voix dans le corps des jurés, ou encore des Ubars ou de Grands Initiés qui ont intérêt à amuser la foule. De telles compétitions, accompagnées de pertes de vies, étaient très à la mode à Ar, par exemple, où elles étaient dirigées par la Caste des Initiés — qui se considèrent comme les intermédiaires entre les Prêtres-Rois et les autres hommes, bien que je les soupçonne, au moins dans leur ensemble, de ne pas en savoir davantage sur les Prêtres-Rois que les nonInitiés. Il faut dire que ces combats ont été abolis à Ar quand Kazrak de Port Kar est devenu l'Administrateur de la ville. Sa décision n'a guère plu à la puissante Caste des Initiés. Toutefois, j'ai plaisir à affirmer que les compétitions sur les marchés n'allaient pas plus loin que la lutte à mains nues, et que les prises mortelles y étaient interdites. Ces jeux se composent de courses, de concours de force et d'adresse à l'arc et au javelot. D'autres épreuves intéressantes opposent les choeurs, les poètes et les acteurs des diverses villes, dans les théâtres improvisés sur le terrain. J'ai eu en un temps un ami, Andreas de Tor — la ville du désert — qui, ayant chanté à la foire, y a gagné un bonnet rempli d'or. Inutile d'ajouter que les rues du marché abondent en jongleurs, marionnettistes, musiciens et acrobates qui, loin des théâtres, entrent en compétition à la mode ancienne pour attirer les tarnets de bronze de la foule turbulente, sans cesse en mouvement. Les biens mis en vente à la foire sont nombreux et divers. Je passai parmi les vins, les textiles, la laine brute, les soieries et les brocarts, les cuivres et les poteries vernissées, les tapis et les tapisseries, les bois, la fourrure, les peaux, le sel, les armes et les flèches, les selles et les harnais, les lampes et les huiles, les anneaux, les bracelets, les colliers, ceintures et sandales, médicaments, viandes et céréales, les animaux tels que les farouches tarns, ces coursiers ailés de Gor, et les tharlarions, grands lézards domestiqués, et aussi entre les longues chaînes de malheureux esclaves des deux sexes. Bien qu'il ne soit pas permis de prendre des esclaves parmi les visiteurs du champ de foire, on peut en acheter et en vendre dans l'enclos réservé, et les marchands y font de bonnes affaires, peut-être seulement dépassées par celles conclues dans la Rue des Marques d'Ar. La raison n'en est pas seulement qu'il existe un marché actif pour cette marchandise spéciale puisque les hommes des diverses cités vont et viennent librement parmi cette cohue, mais aussi que tout Goréen, homme ou femme, doit voir au moins une fois en sa vie les Monts Sardar, en l'honneur des Prêtres-Rois, et ce avant d'avoir atteint l'âge de 25 ans. En conséquence, les pirates et les bandits qui hantent les routes commerciales pour y tendre des embuscades et attaquer les caravanes se rendant à la foire, quand ils ont eu le dessus, acquièrent-ils davantage que des objets ou des vêtements en récompense de leurs viles actions. Ce pèlerinage aux Sardar, imposé par les Prêtres-Rois — selon les dires de la Caste des Initiés —, joue sans nul doute son rôle dans la répartition de la beauté entre les villes hostiles de Gor. Alors que les hommes qui accompagnent la caravane sont souvent tués en se défendant ou dispersés ensuite, ce sort heureux ou non est rarement celui des femmes du convoi. Ce sera leur triste destin de se voir dévêtues, chargées des colliers et des chaînes des filles esclaves, et forcées de suivre à pied les chariots en route pour la foire. Pire encore, si les tharlarions de la caravane ont été tués ou se sont enfuis, elles devront porter sur leur dos toutes les marchandises. Ainsi, l'un des résultats visibles de la loi des Prêtres-Rois est que toute fille de Gor doit, au moins une fois dans sa vie, quitter ses murs pour courir le très haut risque de devenir esclave, et peut-être la proie choisie par quelque pirate ou hors-la-loi. Les expéditions au départ des villes sont naturellement très bien protégées, mais il arrive aux bandits et pirates de se grouper également en grand nombre ; parfois même, ce qui est encore plus grave, les guerriers d'une ville donnée s'attaquent en force aux caravanes d'une autre cité. Le fait que, pour procéder à ces opérations de banditisme, certains combattants se parent quelquefois des insignes de cités hostiles à la leur, vient compliquer encore les soupçons et les luttes intestines qui affligent toutes les villes de Gor. Je m'étais mis à réfléchir à tout ça en voyant quelques hommes de Port Kar — une ville sauvage sur la côte du Golfe de Tamber — exposer une chaîne de vingt filles aux yeux mornes, fraîchement marquées, dont beaucoup étaient belles. Elles venaient de la ville insulaire de Cos, et avaient sans nul doute été capturées en mer, où leur vaisseau avait été incendié et coulé. Tous leurs charmes se révélaient pleinement aux yeux d'amateurs possibles qui les examinaient une à une. Elles étaient enchaînées les unes aux autres par le cou, les poignets retenus derrière le dos par les traditionnels bracelets, et elles se tenaient agenouillées dans la position habituelle des Esclaves de Plaisir. Quand un acheteur éventuel s'arrêtait devant l'une d'elles, un des gredins barbus de Port Kar la poussait du manche de son fouet pour lui faire relever la tête et répéter avec hébétude la phrase rituelle de l'esclave examinée : «Achète-moi, Maître. » Elles avaient cru venir aux Sardar en femmes libres, pour s'acquitter de leur devoir envers les Prêtres-Rois. Elles repartiraient de la foire en filles asservies. Je me détournai. Moi, c'était avec les Prêtres-Rois de Gor que je devais traiter. C'est la vérité. J'étais venu aux Sardar pour rencontrer les fabuleux Prêtres-Rois dont la puissance incomparable influe de façon si complexe sur le destin des villes et des hommes de l'Anti-Terre. On raconte qu'ils savent tout ce qui se passe sur leur monde, et qu'il leur suffit de lever la main pour invoquer d'un coup toutes les forces de l'univers. J'avais moi-même vu s'exercer leur puissance et je savais qu'ils existaient. J'avais voyagé en personne à bord d'un vaisseau des Prêtres-Rois qui m'avait, par deux fois, transporté sur ce monde ; j'avais vu leurs pouvoirs agir avec assez de délicatesse pour modifier l'angle d'une aiguille de boussole, ou se manifester si lourdement qu'une ville entière avait été détruite, sans qu'il reste la moindre trace de ce qui avait été autrefois la demeure des hommes. On dit que ni les complications matérielles du cosmos, ni les émotions des êtres humains n'échappent à leur vaste puissance, que sentiments humains et mouvements des atomes et des étoiles ne font qu'un pour eux, qu'ils dominent même les forces de la gravité et savent manipuler le coeur des mortels ; j'ai cependant quelques doutes sur ce dernier point, depuis qu'une fois, sur la route de Ko-ro-ba, ma Cité, j'ai rencontré un homme qui avait été messager des PrêtresRois, un homme qui avait réussi à leur désobéir, un homme dont le crâne avait brûlé et éclaté, mais d'où, parmi les fragments calcinés, j'avais retiré une poignée de fils dorés. Les Prêtres-Rois l'avaient anéanti avec autant de désinvolture que l'on peut en montrer pour dénouer le lien d'une sandale. Il avait désobéi et il avait été instantanément détruit, mais je me disais qu'il avait désobéi, qu'il avait pu désobéir et choisir la mort atroce qu'il savait encourir. Il avait acquis sa liberté, bien que, selon l'expression goréenne, elle l'eût conduit aux Cités de Poussière où, je crois, les PrêtresRois eux-mêmes ne tiendraient pas à le suivre. En homme, il avait brandi le poing contre la puissance des Prêtres-Rois, aussi était-il mort, mais dans un défi et, malgré l'horreur de son trépas, avec beaucoup de noblesse. J'appartiens à la Caste des Guerriers, et notre Code déclare que la seule mort digne d'un homme est sur le champ de bataille, mais je n'arrive plus à croire que ce soit vrai, car l'homme que j'avais rencontré un jour sur la route de Ko-ro-ba avait connu une belle mort et m'avait enseigné que mon propre code ne contient pas toute sagesse et vérité. Mon affaire avec les Prêtres-Rois est simple, comme le sont la plupart du temps les histoires d'honneur et de sang. Pour des raisons que j'ignore, ils ont détruit ma Cité, Koroba, et dispersé ses habitants. J'ai été dans l'incapacité de découvrir le sort de mon père, de mes amis, de ma bienaimée Talena, fille de Marlenus, qui avait été Ubar d'Ar... ma douce, sauvage et belle Talena, devenue ensuite ma Libre Compagne, et qui restera à jamais l'Ubara de mon coeur, elle dont l'image enflamme les solitaires ténèbres de mes rêves. Oui, j'ai affaire aux Prêtres-Rois de Gor. 2 DANS LES SARDAR À l'autre bout de la large et longue avenue, je contemplais l'énorme porte de bois et, plus loin, la noirceur hérissée de l'inhospitalière Chaîne des Sardar. Il ne me fallut pas longtemps pour acquérir un petit paquet de vivres à emporter dans les hauteurs, et je n'eus pas davantage de difficulté à trouver un scribe auquel confier le récit des événements survenus à Tharna. Je ne lui demandai pas plus son nom qu'il ne s'enquit du mien. Il était incapable de lire mon manuscrit, rédigé en anglais, langue aussi étrangère pour lui que le serait le goréen pour vous, et cependant il le conserverait comme un bien des plus précieux, car il était Scribe et c'est le propre des Scribes de chérir l'écrit et de le préserver de tout dommage ; et même s'il ne pouvait pas lire mon manuscrit, quelle importance ? Peutêtre quelqu'un y parviendrait-il un jour, et alors les mots qui auraient si longtemps gardé leur secret dévoileraient-ils leur mystère et ce qui avait été écrit serait-il entendu et compris. Enfin je me tenais debout devant la haute porte de madriers noirs reliés entre eux par de larges bandes de cuivre. Pas d'insigne sur mes vêtements ni sur mes armes, puisque ma Cité avait été anéantie. Je portais mon casque. Personne ne saurait qui avait pénétré dans les Sardar. À la porte, je fus accueilli par un membre de la Caste des Initiés, un homme acide, réservé, aux lèvres minces, aux yeux enfoncés dans les orbites, vêtu de la robe immaculée de sa caste. ; Souhaitez-vous parler aux Prêtres-Rois ? s'enquit-il. ; Oui, répondis-je. ; Savez-vous ce que vous faites ? ; Oui. L'Initié et moi nous entre-regardions ; puis il s'écarta, comme il avait souvent dû le faire. Bien sûr, je ne serais pas le premier à pénétrer dans les Sardar. Bien des hommes, et parfois même des femmes, étaient entrés dans ces montagnes, mais on ignore ce qu'ils y ont trouvé. Il arrive que ces individus soient de jeunes idéalistes, des rebelles, les champions de causes perdues, qui désirent protester devant les Prêtres-Rois ; d'autres fois ce sont des êtres vieillis ou malades ou fatigués de la vie, qui souhaitent mourir. Il y en a encore de pitoyables épaves ou des malheureux, malins ou effrayés, qui espèrent trouver le secret de l'immortalité parmi ces rocs dénudés ; et il s'agit dans certains cas de hors-la-loi fuyant la rude justice de Gor, avec l'espoir de se voir accorder au moins un court asile dans le domaine cruel et mystérieux des Prêtres-Rois, un pays où ils ont la certitude qu'ils ne seront poursuivis par aucun magistrat, par aucune bande de guerriers vengeurs. J'imagine que l'Initié a pu me prendre pour l'un de ces derniers, puisque mes vêtements ne portaient pas de signe distinctif. Il se détourna de moi pour s'approcher d'un petit piédestal, sur le côté. Il y avait sur ce socle un bol d'argent empli d'eau, une fiole d'huile et une serviette. Il plongea les doigts dans le bol, se versa un peu d'huile sur les mains, puis les essuya. De part et d'autre de l'énorme porte se trouvaient un grand treuil et une chaîne, et une bande d'esclaves aveugles était affectée à chacun des treuils. L'Initié replia la serviette avec soin et la reposa. ; Que la porte s'ouvre ! dit-il. Les esclaves dociles pesèrent de tout leur poids sur les barreaux de bois des deux treuils, qui grincèrent quand les chaînes se raidirent. Leurs pieds nus dérapaient dans la poussière et ils pressèrent encore plus fort sur les barreaux durs et résistants. Maintenant leur dos s'arquait sous l'effort, plaqué aux barres de force. Les yeux aveugles contemplaient le néant. Les veines de leur cou et de leurs jambes commencèrent à se gonfler, et je craignais qu'elles ne se rompent sous la chair torturée ; les muscles tourmentés de leur corps noueux et contracté comme du cuir distendu semblaient s'emplir de douleur comme si celle-ci eût été un fluide; leur chair paraissait se fondre dans le bois des barreaux ; une sueur rouge souillait le dos de leurs vêtements décolorés. Des hommes s'étaient souvent rompu les os sur les barres de force des treuils. Pour finir, j'entendis un grincement étonnant, et le vaste portail s'entrouvrit de la largeur d'une main, puis d'une épaule, puis d'un corps humain. — Cela suffit! lançai-je. J'entrai immédiatement. Au passage, j'entendis le funeste glas de l'immense tige de métal creux accrochée à quelque distance de la porte. J'avais déjà entendu ce bruit auparavant, et je savais qu'il signifiait qu'un mortel de plus tentait l'aventure dans les Sardar. C'était un son déprimant, d'autant plus que je me rendais parfaitement compte qu'il sonnait, cette fois, pour moi seul. En l'écoutant, il me vint à l'idée que la tige creuse n'avait peut-être pas pour seul rôle d'informer les gens de la foire qu'une personne venait de pénétrer dans les Sardar, mais aussi du même coup d'en avertir les Prêtres-Rois. Je regardai derrière moi juste à temps pour voir le lourd vantail se refermer sur moi. Sans le moindre bruit. Le trajet vers le Palais ne se révélait pas aussi difficile que je l'aurais cru. Il y avait, par endroits, des sentiers nettement tracés, en d'autres des marches entaillées au flanc des monts, des escaliers parfaitement polis au cours de milliers d'années par des piétinements innombrables. Ici et là, le sentier était marqué d'ossements humains. Qu'il s'agisse des restes de personnes mortes de faim ou de froid dans les Sardar dénudées, ou qu'elles eussent été tuées par les Prêtres-Rois, je l'ignorais. De temps à autre, je voyais un message gravé au flanc de la falaise, le long du sentier. Certains étaient obscènes dans la malédiction qu'ils lançaient contre les Prêtres-Rois ; d'autres étaient des chants à leur gloire; d'autres encore manifestaient de l'entrain, même si c'était de façon pessimiste. L'un de ceux dont je me souviens disait : « Mange, bois et sois heureux. Le reste n'est rien. » D'autres étaient plutôt simples et parfois tristes, comme : «Plus de nourriture », «J'ai froid », «J'ai peur ». Une note en particulier disait: «Les montagnes sont désertes. Je t'aime, Rena. » Je me demandais qui l'avait écrite, et quand. l'inscription était à demi effacée. Elle avait été gravée dans l'ancienne écriture goréenne. Elle datait peut-être de plus d'un millier d'années. Mais je savais que les montagnes n'étaient pas désertes, car j'avais des preuves de l'existence des Prêtres-Rois. Je poursuivis mon voyage. Je ne voyais pas d'animaux, pas de plantes, rien d'autre que la roche noire sans fin, les falaises ténébreuses et le sentier creusé devant moi dans la pierre sombre. Peu à peu, l'air se refroidissait et des rafales de neige commençaient à s'abattre autour de moi; le gel fit son apparition sur les marches et je longeai prudemment des crevasses remplies de glace, des dépôts peut-être restés intacts, sans jamais fondre, durant des siècles et des siècles. Je resserrai les plis de mon manteau autour de mon corps et, me servant de mon javelot comme d'un bâton, je continuai de grimper. Après quelque quatre journées de montagne, j'entendis pour la première fois depuis mon départ un autre bruit que celui du vent, les soupirs de la neige et le grondement sourd des glaces; c'était la manifestation d'un être vivant; le feulement du larl des montagnes. Le larl est un animal prédateur de très grande taille, armé de griffes et de crocs, atteignant parfois plus de deux mètres au garrot. Je crois que l'on pourrait le qualifier, en gros, de félin ; en tout cas, la grâce de son corps et la souple puissance de ses muscles me rappellent les léopards de mon vieux monde, plus petits mais tout aussi terribles. J'imagine que cette ressemblance est due au mécanisme de l'évolution convergente, les deux animaux ayant été façonnés par les exigences de la chasse - silence de l'approche et charge à l'improviste - ainsi que par la nécessité de tuer rapidement et sans miséricorde. S'il existe une forme optimale pour une bête de proie au sol, je crois que la palme en revient dans mon vieux monde au tigre du Bengale; mais sur Gor, le premier prix appartient sans conteste au larl des montagnes; et je reste persuadé que les similitudes de structure des deux espèces sont autre chose qu'une simple affaire de hasard. Le larl a la tête large de plus de soixante centimètres, d'une forme à peu près triangulaire, ce qui lui donne un peu l'apparence d'une tête de vipère, avec naturellement la différence que le larl a un pelage et que ses pupilles ressemblent davantage à celles du chat, ayant la faculté de s'étrécir en minces fentes en pleine lumière et de s'agrandir en lunes sombres pour scruter la nuit. Le pelage du larl est normalement fauve rougeâtre ou noir de zibeline. Le larl noir, mâle ou femelle, chasse surtout la nuit et porte une crinière. Le larl rouge, qui chasse quand il a faim, quelle que soit l'heure, et constitue la variété la plus répandue, n'a pas de crinière. Les femelles des deux races sont en général plus petites que les mâles, mais tout aussi agressives et parfois même plus dangereuses, notamment à la fin de l'automne et pendant l'hiver, alors qu'elles chassent probablement pour nourrir leurs petits. J'ai une fois tué un larl rouge mâle dans la Chaîne des Voltaï, à quelques pasangs à peine de la Cité d'Ar. Maintenant, en entendant gronder une telle bête, je rejetai mon manteau en arrière, élevai mon bouclier et tins mon javelot prêt. J'étais intrigué par le fait de rencontrer un larl dans les Sardar. Comment avait-il pu s'insinuer dans les montagnes ? Peut-être en était-il originaire ? Mais de quoi aurait-il vécu dans cette désolation rocheuse? Car je n'avais rien vu qui puisse lui servir de proie, à moins de compter les hommes qui s'étaient aventurés dans ce territoire, mais leurs os dispersés, blanchis et glacés, n'étaient ni rompus ni marqués de sillons. On n'y voyait rien qui pût indiquer qu'ils avaient été triturés par les rudes mâchoires d'un larl. Je compris alors que l'animal que je venais d'entendre devait appartenir aux Prêtres-Rois, car il n'existe dans les Sardar aucune bête ni aucun homme sans leur consentement, et si le félin était nourri, ce ne pouvait être que de la main des dieux de Gor ou de leurs serviteurs. Malgré ma haine des Prêtres-Rois, je ne pouvais me retenir de les admirer. Aucun des hommes d'en bas, aucun des mortels n'avait jamais réussi à apprivoiser un larl. Même lorsque des hommes trouvaient et élevaient des bébés larl, ces derniers, une fois arrivés à l'âge adulte, finissaient toujours par retrouver leur instinct, se précipitant sur leurs maîtres pour les tuer, avant de partir au trot sous les trois lunes de Gor, loin des humaines demeures, poussés par leur nature ignorée, pour retourner dans les montagnes où ils étaient nés. On connaît le cas d'un larl qui a parcouru plus de deux mille cinq cents pasangs pour rechercher la crevasse peu profonde des Voltaï où il avait vu le jour. Des chasseurs l'avaient suivi. L'un d'entre eux, un vieil homme qui avait fait partie du groupe ayant capturé la bête à l'origine, reconnut l'endroit. J'avançais, le javelot levé, prêt au lancer, le bouclier en position protectrice devant mon corps pour éviter les mouvements d'agonie de la bête au cas où mon jet serait heureux. Ma vie était entre mes mains et j'en étais satisfait. Je n'aurais pas demandé un sort différent. Je souris. J'étais maintenant Premier Javelot, puisqu'il n'y avait personne d'autre. Dans les Monts Voltaï, des bandes de chasseurs, généralement de la Cité d'Ar, traquent le larl avec la puissante lance goréenne. Normalement, ils se mettent en file indienne et le chasseur qui vient en tête est appelé Premier Javelot, car il sera le premier à lancer son arme. Dès qu'il l'a lâchée, il se jette au sol et se protège le corps de son bouclier, et les autres hommes font de même derrière lui, l'un après l'autre. Cela permet à chacun d'avoir le champ libre pour le lancer, et cela assure une certaine protection une fois le javelot parti. Cependant, la raison principale en devient claire quand on comprend le rôle de l'homme en queue de file, que l'on appelle Dernier Javelot. Une fois que ce dernier a lancé à son tour sa pointe, il ne peut pas se jeter à terre. S'il le faisait et qu'un seul ou plusieurs de ses camarades en sortent vivants, ils le mettraient à mort. Mais cela n'arrive pas souvent car les chasseurs de Gor redoutent la lâcheté plus encore que les griffes et les crocs du larl. Le Dernier Javelot doit rester debout et, si la bête est encore en vie, il encaisse sa charge avec sa seule épée. Il ne se plaque pas au sol, afin de rester bien en vue du larl et d'être ainsi la victime de l'attaque furieuse de la bête blessée. C'est ainsi que, si les javelots ont manqué la cible, il sacrifie sa vie au bénéfice de ses compagnons qui peuvent s'enfuir pendant que le larl le déchire de ses griffes. Cela peut paraître cruel mais, à la longue, cela s'avère être une manière de protéger des vies humaines. Comme le disent les Goréens, mieux vaut voir mourir un homme que plusieurs. Le Premier Javelot est généralement le plus habile parce que, si le larl n'est pas tué ou gravement blessé dès le premier jet, la vie de tous les autres - pas seulement celle du Dernier - se trouve menacée. C'est peut-être un paradoxe, mais le Dernier Javelot est normalement le plus faible des chasseurs, le moins adroit. Est-ce parce que la tradition de la chasse favorise le plus faible, en le faisant protéger par les lanceurs plus forts, ou parce qu'elle méprise le faible, le considérant comme le moins utile au groupe, je l'ignore. L'origine de ces pratiques se perd dans la nuit des temps, elle est probablement aussi ancienne que les hommes, les armes et les larls. J'ai une fois demandé à un chasseur goréen que j'avais rencontré à Ar pourquoi on allait à la chasse au larl. Je n'ai jamais oublié sa réponse : « Parce que c'est beau et dangereux, a-t-il déclaré, et parce que nous sommes goréens. » Je n'avais pas encore aperçu la bête que j'avais entendue feuler. Le sentier que je suivais formait un coude à quelques mètres devant moi. Large d'un mètre environ, il suivait le flanc d'une falaise, et à ma gauche, s'ouvrait un précipice à pic. Le fond devait se trouver à un bon pasang. Je me rappelais que les roches d'en bas étaient énormes mais, de la hauteur où j'étais, on aurait dit des grains de sable noir. J'aurais préféré avoir la muraille rocheuse à ma gauche plutôt qu'à ma droite, pour donner plus d'aisance à mon lancer. Le sentier grimpait ferme, mais l'ascension était parfois facilitée par de hauts degrés taillés. Je n'ai jamais aimé avoir un ennemi au-dessus de moi, et cela ne me plaisait pas davantage à présent, mais je me dis que mon javelot avait plus de chances de trouver un point vulnérable si le larl bondissait d'en haut que si j'avais occupé la position supérieure et n'aie eu, de ce fait, d'autre objectif possible que la base de son cou. D'en haut, j'aurais tenté de sectionner les vertèbres. Viser le crâne est encore plus difficile car la tête est continuellement en mouvement. En outre, elle s'orne d'une arête osseuse peu prononcée qui va de la commissure des quatre fentes nasales jusqu'au début de l'échine. Le javelot peut pénétrer cette sorte de crête, mais il y faut un jet parfait, sinon la pointe, détournée, s'enfoncera dans la joue de l'animal, lui infligeant une blessure cruelle mais sans grande importance. Par ailleurs, si j'étais au-dessous du larl, j'aurais une chance de porter un coup prompt et direct au grand coeur battant à huit valvules, situé au milieu de sa poitrine. J'eus le souffle coupé quand je perçus un autre grondement, celui d'une deuxième bête. Je n'avais qu'un seul javelot. J'arriverais peut-être à tuer un larl, mais je mourrais certainement sous les crocs de son compagnon. Pour quelque raison secrète, je ne craignais pas la mort, et je n'éprouvais que de la colère parce que ces animaux pouvaient m'empêcher d'être au rendez-vous que je m'étais fixé avec les Prêtres-Rois de Gor. Je me demandai combien d'hommes auraient alors fait demi-tour, puis je me rappelai les ossements blanchis et glacés sur les pentes inférieures. Il me vint à l'idée de battre en retraite pour revenir une fois les bêtes parties ailleurs. Il semblait possible qu'elles ne m'eussent pas encore repéré. Je souris devant ma propre sottise, car ce devaient être les larls des Prêtres-Rois, les gardiens de la forteresse des dieux de Gor. Je libérai mon glaive de son fourreau et continuai de grimper. J'arrivai enfin au tournant du sentier et me préparai au bond soudain que je devrais faire, en poussant un grand cri pour les surprendre et, au même instant, jeter ma lance sur l'animal le plus proche, puis m'attaquer au second avec l'épée. J'hésitai un bref instant, puis le farouche cri de guerre de Ko-ro-ba jaillit de mes lèvres dans l'air froid et transparent des Sardar, et je me projetai en avant, le bras armé du javelot ramené en arrière, le bouclier haut. 3 PARP Il y eut soudain un bruit de chaînes et je vis deux énormes larls blancs, d'abord figés dans une paralysie provisoire; puis, après une fraction de seconde de suspens, les deux bêtes attaquèrent, se précipitant avec rage au bout de leurs chaînes. Le javelot n'avait pas quitté ma main. Les deux animaux furent bloqués net quand les lourdes chaînes accrochées à leurs colliers d'acier ornés de pierres précieuses se raidirent, mettant un frein à leur charge folle. L'un d'eux fut retourné sur le dos tant il avait mis de violence dans son mouvement, et l'autre resta un instant dressé, comme un étalon qui se cabre, me dominant de sa hauteur, battant l'air de ses terribles griffes, luttant contre le collier qui l'empêchait de m'atteindre. Puis ils se couchèrent à longueur de la chaîne, grognant et me regardant avec haine, projetant de temps à autre une patte en avant comme pour m'accrocher et me ramener à portée de leurs terrifiantes mâchoires. J'étais frappé d'étonnement, tout en prenant soin de me tenir à distance, car je n'avais jamais encore vu de larls blancs. Ils étaient gigantesques, superbes, atteignant peut-être deux mètres quarante au garrot. Leurs canines supérieures, telles des dagues emmanchées dans leurs maxillaires, mesuraient bien trente centimètres de long et descendaient au-dessous de la mâchoire inférieure comme chez les préhistoriques tigres à dents de sabre. Les quatre narines fendues de chacun des animaux se dilataient, et leurs vastes poitrines se soulevaient et se rabaissaient sous l'intensité de leur colère. Les longues queues, ornées à leur extrémité d'une touffe de poils, battaient leurs flancs en un mouvement alternatif et saccadé. Le plus grand des deux parut tout à coup se désintéresser de moi, ce qui était inexplicable. Il se mit debout, renifla l'air, me présentant le flanc, et sembla oublier toute envie de me faire du mal. Je ne compris ce qui se passait qu'un moment après, car il se laissa tomber brusquement sur le côté, la tête tournée dans la direction opposée, et décocha contre moi une ruade de ses pattes de derrière. J'élevai mon bouclier en m'apercevant avec horreur que, par cette manoeuvre, il avait soudain ajouté vingt pieds au rayon d'action que lui permettait sa chaîne. Les deux pattes énormes et griffues frappèrent mon bouclier, m'expédiant à plusieurs mètres, contre la paroi rocheuse. Je me laissai rouler et reculai encore, car le coup m'avait jeté à portée de sa compagne. Les griffes de celle-ci m'arrachèrent du dos manteau et autres vêtements. Je me relevai avec peine. ; Bien joué ! lançai-je au larl. J'avais failli y laisser la vie. Désormais, les deux bêtes étaient animées d'une fureur qui réduisait à rien leur colère d'avant, car elles sentaient que je ne m'approchais plus assez pour leur permettre de recommencer leur stratagème un peu primitif. Je les admirais, car les deux bêtes paraissaient intelligentes. Oui, me répétais-je, c'était bien joué. J'examinai mon bouclier et comptai dix larges sillons creusés dans le cuir bardé de bronze. Je sentais dans mon dos l'humidité du sang que m'avaient tiré les griffes du second larl. Il aurait dû me sembler chaud, mais il était froid. Je devinai qu'il se congelait sur ma peau. Je n'avais maintenant plus le choix, il fallait que je poursuive ma route, d'une manière ou d'une autre, si j'en avais la force. Faute d'accessoires aussi banals qu'une aiguille et du fil, je gèlerais probablement. Il n'y avait pas, dans les Sardar, de bois pour allumer un feu. Oui, songeais-je sombrement en lançant de méchants regards aux larls malgré mon sourire, oui, c'était du bien fait, trop bien fait même. Puis j'entendis des bruits de chaînes et je remarquai qu'elles n'étaient pas fixées à des anneaux dans la roche, mais qu'elles se perdaient dans des ouvertures circulaires. Maintenant, elles rentraient peu à peu, à la contrariété évidente des animaux. Le terrain où je me trouvais était beaucoup plus large que le sentier par lequel j'étais arrivé, car celui-ci avait fait place à une surface ronde d'assez grandes dimensions sur laquelle je m'étais trouvé face à face avec les larls enchaînés. Un côté de cette surface était barré sur la falaise à pic que j'avais eue à ma droite, et qui s'incurvait en une sorte de coupe de pierre. L'autre côté, à ma gauche, était en partie ouvert sur l'affreux précipice, mais partiellement fermé par une autre paroi, le flanc d'une autre montagne qui s'appuyait sur celle que j'avais gravie. Les ouvertures circulaires dans lesquelles on ramenait les chaînes des larls étaient percées dans ces deux falaises. Au fur et à mesure de la rentrée des chaînes, les larls étaient entraînés à distance l'un de l'autre, malgré leurs protestations. Ainsi un passage se dégageait-il entre eux mais il ne conduisait, autant que je puisse voir, qu'à un mur de pierre nue. Je supposai pourtant que ce mur, apparemment impénétrable, abritait l'entrée du Palais des Prêtres-Rois. Tant que les bêtes avaient senti les chaînes les tirer en arrière, elles avaient continué de gronder en regardant dans ma direction, mais maintenant, elles restaient couchées au pied des falaises, et leurs chaînes n'étaient plus que des laisses massives et courtes. Leur pelage d'un blanc neigeux était vraiment magnifique. Les larls continuaient à me menacer de grondements issus du fond de leur gorge et, de temps à autre, levaient une patte fortement armée, mais ils ne tentaient plus de briser les solides colliers ornementés qui les retenaient. Je ne dus pas attendre très longtemps. En effet, après quelques instants, peut-être pas plus de dix ahns goréennes, un pan de roche roula sans bruit en arrière, puis remonta, découvrant dans la falaise un passage de quelque huit pieds carrés. J'hésitais, car rien ne me disait que les chaînes des larls ne seraient pas brusquement relâchées quand je me trouverais juste entre eux deux. Comment aurais-je deviné ce qui pouvait bien m'attendre dans ce couloir sombre et silencieux ? En ce moment d'incertitude, je perçus un mouvement dans le passage, et peu après je distinguai une silhouette courte et ronde vêtue de blanc. À ma grande stupeur, un homme sortit du corridor, clignant les paupières sous le soleil. Sa barbe blanche ressemblait assez à celles des Initiés. Il portait des sandales. Il avait les joues rouges et le crâne chauve. De longs favoris jaillissaient drôlement de son visage plutôt banal. Ses petits yeux clignotaient sous d'épais sourcils blancs. Ce qui me surprit le plus, c'est qu'il tenait à la main une minuscule pipe ronde d'où montait une brillante spirale de fumée. Le tabac est inconnu sur Gor, bien que diverses habitudes ou vices le remplacent, en particulier le stimulant que fournissent les feuilles mastiquées de la plante Kanda dont, chose curieuse, les racines, une fois pilées et séchées, deviennent un poison des plus mortels. J'examinai attentivement le petit personnage rondouillard qui s'encadrait de façon si insolite dans le solide portail de pierre. Impossible de croire qu'il pût être dangereux, qu'il pût avoir quelque lien que ce fût avec les Prêtres-Rois de Gor. Il était tout simplement trop enjoué, trop ouvert, trop ingénu, trop franc, seulement content de me voir et de m'accueillir, c'était évident. Impossible de ne pas se sentir attiré par lui; je m'aperçus qu'il me plaisait; et que je désirais lui plaire; et je me rendis compte que mes sentiments se reflétaient en lui. Si je l'avais vu sur mon propre monde, ce petit gentleman rond et jovial, avec des joues colorées, des manières accueillantes, je l'aurais forcément pris pour un Anglais d'une espèce que l'on ne voit plus souvent de nos jours. Au XVIIIme siècle, il aurait été le « squire » d'un village, aimable, prisant le tabac, conscient d'être le sel de la terre, daignant taquiner le pasteur et caresser les filles d'auberge; au XIXe siècle, il aurait tenu commerce de vieux bouquins et travaillé à un haut pupitre démodé, rangé son argent dans un bas de laine, pour le distribuer sans distinction à quiconque le lui aurait demandé, il aurait lu Chaucer et Darwin pour scandaliser ses clients et le clergé local. En mon propre temps, un tel homme n'aurait pu qu'être professeur dans quelque université car, à part la richesse, il n'est plus guère de refuges pour les personnages de cette espèce; on l'imaginait facilement enfoncé dans une chaire professorale, avec des revenus peut-être suffisants pour manifester du goût, reposant dans son enseignement, tirant sur sa pipe, connaisseur en bières et châteaux, adonné aux chansons à boire élisabéthaines les plus grivoises, qu'il estimerait de son devoir de transmettre pieusement, en tant que partie intégrante de leur riche héritage littéraire, à des générations d'étudiants fraîchement issus d'Eton et de Harrow. Ses petits yeux pétillants m'examinaient. Je notai en sursautant qu'il avait les pupilles rouges. À mon mouvement d'étonnement, une ombre de contrariété traversa ses traits, mais il redevint immédiatement lui-même, gloussant, aimable, débordant de sympathie. ; Entrez, entrez ! dit-il. Entrez donc, Cabot. Nous vous attendions. Il connaissait mon nom. Qui donc m'attendait ? Mais bien sûr, il devait savoir mon nom, et ceux qui m'attendaient devaient être les Prêtres-Rois de Gor. J'oubliai ses yeux insolites, cela ne me semblait plus important pour quelque raison que ce soit. J'imagine avoir dû croire que je m'étais trompé. Ce qui n'était pas vrai. Il avait à présent reculé dans l'ombre du passage. — Vous venez, n'est-ce pas ? me demanda-t-il. — Oui, répondis-je. — Je m'appelle Parp, m'annonça-t-il, debout dans le couloir. Il tira une bouffée de sa pipe. — Parp, répéta-t-il, puis il tira encore une bouffée. Il ne m'avait pas tendu la main. Je le regardai sans rien dire. Cela me semblait un drôle de nom pour un Prêtre-Roi. J'ignore ce que j'avais espéré. Il parut deviner ma surprise. — Oui, insista-t-il. Parp. Il haussa les épaules. — Ce n'est pas reluisant comme nom pour un Prêtre-Roi mais, par ailleurs, je ne suis guère reluisant comme PrêtreRoi. Il émit un gloussement. — Vous êtes donc Prêtre-Roi ? m'enquis-je. Encore une ombre de contrariété sur son visage. — Naturellement ! répondit-il. J'eus l'impression que mon coeur cessait de battre. Soudain, un des larls poussa un rugissement. Je frissonnai mais, à mon grand étonnement, l'homme qui disait s'appeler Parp serra sa pipe dans sa main blanche et parut sursauter de terreur. Il se reprit complètement en l'espace d'une seconde, mais je trouvai étrange qu'un Prêtre-Roi puisse craindre un larl. Sans attendre de voir si je le suivais, il pivota subitement et repartit par le couloir. Je ramassai mes armes et le suivis. Seul le grondement sourd des larls, quand je dus passer entre eux deux, me convainquit que je ne rêvais certainement pas et que j'étais enfin parvenu au Palais des Prêtres-Rois. 4 LE PALAIS DES PRÊTRES-ROIS Tandis que je suivais l'homme qui s'appelait Parp dans le passage de pierre, la paroi se referma derrière moi. Je me rappelle une ultime et brève vision de la Chaîne des Sardar, du sentier que j'avais gravi, du ciel bleu et des deux larls d'un blanc neigeux, enchaînés de part et d'autre de l'entrée. Mon hôte ne parlait plus, mais il allait d'un pas vif, dans la spirale presque continue de fumée qui montait de sa courte pipe ronde pour entourer son crâne chauve et ses favoris en côtes de mouton avant de se perdre derrière lui. Le couloir était éclairé par des ampoules à énergie comme j'en avais vu dans le tunnel de Marlenus qui menait sous les remparts d'Ar. Rien dans la construction ni l'éclairage du couloir ne donnait à penser que la Caste des Constructeurs, si les Prêtres-Rois en avaient une, était chez eux plus avancée que celle des hommes d'en bas. En outre, les murs ne présentaient aucun ornement, ni les mosaïques ni les tapisseries avec lesquelles les Goréens du bas des monts, dans leur amour de la beauté, aiment à parer les lieux où ils demeurent. Autant que je puisse m'en rendre compte, les Prêtres-Rois n'avaient aucun sens artistique. Peut-être considéraient-ils l'art comme une excroissance inutile, qui diminuait des valeurs plus sérieuses de la vie, comme, peut-être, l'étude, la méditation et la manipulation des vies humaines. Je remarquai que le sol sur lequel je marchais était très usé. Il avait été poli par les sandales d'hommes et de femmes innombrables qui avaient marché là où je marchais maintenant, peut-être des milliers d'années auparavant, peut-être hier, peut-être ce matin même. On arriva dans une grande salle. Elle était simple, mais ses proportions lui donnaient une impression de grandeur sévère, hautaine. À l'entrée de cette pièce, ou antichambre, je m'immobilisai, envahi d'un sentiment d'admiration mêlée de timidité. Je me trouvais au seuil de ce qui me sembla être un vaste dôme, parfait, d'un diamètre que j'évaluai à au moins mille mètres. Je fus content de constater que la partie supérieure était faite d'une matière incurvée, étincelante et transparente. Peut-être était-ce un verre ou un plastique de nature particulière, car aucun des matériaux que je connaissais n'aurait pu vraisemblablement supporter les tensions fantastiques engendrées par une telle structure. Audelà du dôme, je percevais le ciel bleu et m'en sentais réconforté. — Venez, venez, Cabot ! s'impatienta Parp. Je le suivis. Sous cette vaste coupole, il n'y avait rien, sinon au centre une haute estrade, sur laquelle se dressait un grand trône taillé dans un seul bloc de pierre. Il me semble qu'il nous fallut longtemps pour parvenir à l'estrade. Le bruit de nos pas résonnait en écho d'un bout à l'autre de la salle. Enfin, nous étions arrivés. ; Attendez ici, me dit Parp en désignant un point en dehors d'un cercle de carrelage qui entourait la partie surélevée. Je n'occupai pas exactement le point qu'il m'avait montré, mais en restai à quelques pas, en dehors du cercle carrelé, de toute façon. Parp tira sur sa pipe en escaladant les neuf marches de l'estrade, puis il se hissa sur le trône de pierre. Il contrastait étrangement avec la majesté sévère du siège imposant sur lequel il s'était perché. Ses pieds chaussés de sandales ne touchaient pas le sol et il ébaucha une grimace en s'installant. — Franchement, dit-il, je pense que nous avons commis une erreur en renonçant à certains conforts matériels dans les Sardar. Il s'efforçait de se trouver une position satisfaisante. — Par exemple, un coussin ne serait pas déplacé sur un tel trône ; qu'en dites-vous, Cabot ? ; Qu'il serait déplacé sur ce trône, répondis-je. ; Ah oui? (Parp soupira.) Sans doute. Il cogna ensuite à petits coups secs le fourneau de sa pipe sur le côté du trône, répandant des cendres et des brins de tabac non consumé sur l'estrade. Je le regardais sans bouger. Il se mit alors à tripoter la pochette suspendue à sa ceinture et en tira une enveloppe de plastique. Je l'observais étroitement, suivant tous ses mouvements de l'oeil. Je fronçai les sourcils en le voyant prendre une pincée de tabac dans la blague de plastique et bourrer sa pipe de nouveau. Puis il farfouilla encore un peu dans la pochette et trouva, cette fois, un objet cylindrique et argenté. Un instant, il parut le pointer contre moi. Je levai mon bouclier. ; Voyons, je vous en prie, Cabot ! lança-t-il avec un peu d'impatience, puis il se servit de l'objet pour allumer sa pipe. Je me sentis ridicule. Parp se mit à fumer avec un plaisir évident. Il devait se tourner un peu sur le trône pour me parler, puisque je ne m'étais pas placé au point exact qu'il m'avait désigné. ; J'aimerais que vous vous montriez un peu plus coopératif, déclara-t-il. En frappant le sol de la hampe de mon javelot, j'allai me planter là où il me l'avait indiqué. Parp émit un gloussement et se remit à tirer sur sa pipe. Je ne dis toujours rien, et il la fuma entièrement. Puis il la vida comme la première fois, en tapotant le flanc du trône, et la bourra une nouvelle fois. Il la ralluma avec l'objet argenté et s'adossa à son siège. Les yeux levés vers la coupole lointaine, il suivait les ondulations capricieuses de la fumée. — Avez-vous fait bon voyage dans les Monts Sardar? s'enquit-il. — Où est mon père? contrai-je. Qu'est-il arrivé à la Cité de Ko-ro-ba ? (Ma voix s'étouffait.) Et à la fille Talena, qui était ma Libre Compagne ? ; J'espère que vous avez fait bon voyage, se contenta-t-il de dire. Je sentis alors la fureur couler dans mes veines en vrilles rouges et brûlantes. Parp resta apparemment indifférent. : Tout le monde ne fait pas bon voyage, fit-il observer. Ma main se crispait sur mon javelot. Je commençai alors à sentir toute la haine que je nourrissais contre les Prêtres-Rois depuis tant d'années grandir encore lentement dans tout mon être, mais avec force, sans que je puisse la dominer. Les vrilles sauvages de ma rage noire paraissaient maintenant m'enlacer, m'envelopper, m'engouffrer, enflammant tous mes muscles, toute ma chair, et je criai à travers l'air bouillonnant qui me séparait de cette créature, de ce Parp: — Dites-moi ce que je veux savoir! ; La principale difficulté que rencontre le voyageur dans les hauteurs des Sardar, poursuivit-il, provient probablement de l'inclémence générale des lieux... par exemple la dureté du climat, surtout en hiver. Je brandis le javelot et mes yeux durent lui sembler terribles au travers des fentes de mon casque, quand je le braquai droit sur le coeur de l'homme assis sur le trône. ; Répondez-moi ! Criai-je. ; Les larls aussi, continua Parp, sont un obstacle plutôt redoutable. Je hurlai de colère et j'avançai d'un pas pour lancer mon arme, mais les larmes qui me montèrent aux yeux retinrent mon bras. J'étais incapable de commettre un meurtre. Parp tirait toujours de courtes bouffées, sans cesser de sourire. — Vous avez bien fait de vous arrêter, dit-il simplement. Je le regardai sombrement, ma rage retombée. Je me sentais impuissant à réagir. Vous auriez pu me blesser, vous savez, m'apprit-il. Cette fois, il lut l'étonnement dans mes yeux. ; Non, affirma-t-il. Allez-y, si vous voulez, lancez votre javelot contre moi. Je lançai l'arme vers la base de l'estrade. Il y eut soudain une explosion de chaleur et je fus rejeté en arrière, les jambes flageolantes. Je secouai la tête pour dissiper l'essaim d'étoiles écarlates qui tourbillonnaient devant mes yeux. Au pied de l'estrade, il y avait un peu de cendres et quelques gouttes de bronze fondu. : Vous voyez, me fit constater Parp, cela ne m'aurait pas touché. Je comprenais à présent le rôle du cercle dessiné autour du trône. J'ôtai mon casque et je jetai mon bouclier au sol. — Je suis votre prisonnier, dis-je. — Ridicule ! fit Parp. Vous êtes mon invité. — Je garde mon glaive, le prévins-je. Si vous le voulez, il faudra venir me le prendre ! Parp lâcha un rire joyeux qui secoua sa petite carcasse dodue sur le trône pesant. — Je vous assure que je n'en ai pas l'emploi, affirma-t-il. Puis il me lança un coup d'oeil amusé. — Pas plus que vous, d'ailleurs, ajouta-t-il. — Où sont les autres ? m'enquis-je. — Quels autres ? — Les autres Prêtres-Rois. — Je crains bien d'être les Prêtres-Rois. Tous ensemble, répondit Parp. — Vous m'avez pourtant bien dit tout à l'heure: Nous vous attendions, protestai-je. — Vraiment ? — Oui. — Alors, c'était une façon de parler. — Je vois. Parp parut troublé, et même distrait. Il leva les yeux vers la coupole. Il se faisait tard. Il paraissait légèrement inquiet. Il tripotait sa pipe, répandant un peu de tabac. — Voulez-vous me parler de mon père, de ma ville et de ma bien-aimée? demandai-je. — Peut-être. Mais pour le moment, vous êtes sans doute fatigué de votre longue route. C'était exact, j'étais fatigué et j'avais faim. — Non, répondis-je, je voudrais que nous en parlions dès maintenant. Pour quelque raison ignorée, Parp était à présent visiblement mal à l'aise. Le ciel, déjà gris au-dessus de la coupole, s'assombrissait encore. La nuit goréenne, souvent noire mais resplendissante d'étoiles, paraissait approcher à grands pas. Au loin, peut-être par quelque couloir partant de cette Salle des Prêtres-Rois, j'entendis le rugissement d'un larl. Parp parut trembler sur son trône. — Est-ce qu'un Prêtre-Roi a peur d'un larl? demandai-je. Parp gloussa, mais sans son enjouement habituel. Je ne comprenais pas ce qui le dérangeait ainsi. — N'ayez crainte, ils sont bien attachés, m'assura-t-il. — Moi, je ne crains rien, lui répondis-je en le regardant droit dans les yeux. — Pour ma part, je dois avouer que je ne me suis jamais accoutumé au tapage affreux qu'ils mènent. — Vous êtes Prêtre-Roi. Pourquoi ne levez-vous pas tout simplement la main pour les anéantir? — À quoi servirait un larl mort ? Je ne répondis pas. Je me demandais pourquoi il m'avait été permis d'atteindre les Sardar, de trouver le Palais des Prêtres-Rois et de me tenir devant le trône. Soudain retentit le bruit pénétrant d'un gong lointain, un son assourdi mais profond qui parvenait d'une source indéterminée jusque dans la salle. Parp se dressa d'un coup, le visage livide. — Notre entretien est terminé, déclara-t-il. Il jetait autour de lui des regards qui dissimulaient mal sa terreur. — Et que vais-je devenir, moi, votre prisonnier ? demandai-je. — Mon invité, insista-t-il, irrité, et il manqua de lâcher sa pipe. Il la vida d'un coup sec contre le trône, puis la fourra dans la pochette de sa ceinture. — Votre invité? répétai-je. — Oui ! lança-t-il en jetant des coups d'oeil tout autour de lui... au moins jusqu'à ce que soit venu le moment de vous détruire. Je restai sans voix. — Oui, reprit-il en abaissant le regard sur moi. Jusqu'à ce que soit venu le moment de vous détruire ! Alors, dans la pénombre qui commençait à envahir le Palais des Prêtres-Rois, il me sembla que ses pupilles braquées sur moi luisaient brièvement, farouchement, comme deux disques incandescents de cuivre en fusion. Je compris alors que je ne m'étais pas trompé la première fois. Ses yeux étaient différents des miens, ou de ceux de tout autre être humain. Je sus que Parp, quoi qu'il fût, n'était pas un homme. Puis de nouveau retentit le son de ce grand gong invisible, qui mettait tout le corps en vibration et se répercutait dans l'ampleur de la vaste salle. Parp poussa cette fois un cri de terreur en jetant un coup d'oeil affolé autour de lui, puis passa derrière le grand trône, en chancelant. — Attendez ! m'écriai-je. Mais il était parti. Me méfiant du rond de carrelage, j'en fis le tour jusque derrière le siège. Plus trace de Parp. Je bouclai le cercle et revins à la place où je m'étais tenu précédemment. Je ramassai mon casque et le jetai vers l'estrade. Il tomba bruyamment sur la première marche. Je franchis alors le carrelage, apparemment devenu inoffensif depuis le départ de Parp. Une fois encore le gong résonna et une fois encore l'immense Salle du Trône des Prêtres-Rois se remplit de ses ondes sonores menaçantes. C'était le troisième coup. Je me demandais pourquoi Parp avait eu l'air de craindre la venue de la nuit et les coups de gong. J'examinai le trône, sans découvrir de porte secrète derrière lui. Mais je savais bien qu'il y en avait une. Parp j'en avais la certitude sans même l'avoir touché - était aussi palpable que vous ou moi. Il ne pouvait tout simplement pas s'être dissipé dans l'air. La nuit régnait maintenant à l'extérieur. À travers la matière transparente de la coupole, je voyais les trois lunes de Gor et leur cortège d'étoiles brillantes. Le spectacle était splendide. Alors, saisi d'une impulsion, je m'assis sur le grand trône de la Salle des Prêtres-Rois, tirai mon glaive et le plaçai en travers de mes genoux. Je me rappelais les mots de Parp: Jusqu'à ce que soit venu le moment de vous détruire. J'éclatai de rire - sans raison - et ce fut le rire d'un Guerrier de Gor, chargé de puissance, sans une ombre de crainte, qui retentit comme un rugissement dans le sombre et solitaire Palais des Prêtres-Rois. 5 VIKA Je m'éveillai sous le contact apaisant d'une petite éponge qui me mouillait le front. Je m'emparai de la main qui la tenait et m'aperçus qu'elle appartenait à une femme. — Qui es-tu? demandai-je. Je me trouvais étendu sur une grande plate-forme de pierre, d'une douzaine de pieds carrés. Il y avait sous moi, en désordre, des pelleteries épaisses et de nombreux draps de soie. Quelques coussins jaunes dans cette matière étaient posés au hasard sur la couche. La pièce était grande, atteignant environ quarante pieds carrés, et le lit se trouvait à une extrémité, sans toutefois toucher le mur. Les parois étaient de pierre sombre unie, avec des ampoules à énergie réparties à leur surface. Le mobilier se composait de deux ou trois grands coffres alignés d'un côté. Il n'y avait pas de fenêtres. La tonalité générale de la chambre était la sévérité. Pas de porte non plus, mais une baie de douze pieds de large sur dix-huit de haut. Je distinguais un spacieux couloir au-delà. — S'il te plaît ? dit la fille. Je lui lâchai le poignet. Elle était agréable à regarder. Des cheveux très clairs, comme la paille de l'été, raides et simplement maintenus derrière la nuque par une petite résille de laine blanche. Elle avait les yeux bleus, l'expression boudeuse. Ses lèvres rouges et renflées, capables de troubler le coeur d'un homme, esquissaient une moue ; elles étaient sensuelles, et indiquaient discrètement un esprit rebelle et peut-être subtilement méprisant. Elle était agenouillée près de la plate-forme. Il y avait près d'elle, sur le sol, une bassine de bronze poli emplie d'eau, une serviette et un couteau-rasoir goréen à lame droite. Je me frottai le menton. Elle m'avait rasé pendant mon sommeil. Je frissonnai en songeant que cette lame m'avait effleuré la gorge. — Tu as la main légère, dis-je. Elle inclina la tête. Elle portait une robe blanche simple, longue, sans manches, qui se drapait autour de son corps en plis chastes, classiques. Elle avait enroulé avec élégance un foulard de soie blanche à son cou. ; Je suis Vika, votre esclave, me déclara-t-elle. Je m'assis en tailleur, à la mode goréenne, sur la plateforme de pierre. J'agitai la tête pour chasser les brumes du sommeil. La fille se releva, portant la bassine de bronze, et alla la vider à l'évier dans un coin de la pièce. Elle se déplaçait avec élégance. Puis elle passa la main devant un disque de verre incrusté dans le mur; de l'eau jaillit d'une ouverture dissimulée et coula dans le bassin peu profond. Elle le rinça, le remplit et se munit d'une autre serviette de tissu souple qu'elle prit dans un coffre sculpté. Elle revint ensuite s'agenouiller, me présentant le récipient. Je le pris et commençai par boire une gorgée d'eau, puis je me lavai et m'essuyai le visage avec la serviette. Elle ramassa alors le rasoir, les serviettes utilisées et la bassine, et repartit pour un coin de la pièce. J'admirais sa grâce et sa beauté. Elle rinça une nouvelle fois le vase de bronze, puis l'adossa contre la paroi pour qu'il sèche. Elle nettoya ensuite le rasoir qu'elle rangea dans un coffre. Puis, d'une ondulation du poignet, sans toucher le mur, elle fit s'ouvrir un petit panneau circulaire dans lequel elle jeta les deux linges dont je m'étais servi. Quand ils eurent disparu, le panneau se referma. Elle revint alors au voisinage de la couche et se remit à genoux, mais à quelques pieds de distance. Nous nous examinions. Sans paroles ni l'un ni l'autre. Elle avait le dos très droit et, agenouillée, elle laissait reposer le poids de son corps sur les talons. Une flamme de fureur contenue brûlait dans ses yeux. Je lui adressai un sourire, mais elle ne me le rendit pas. Au contraire, elle détourna la tête d'un geste coléreux. Quand elle me regarda de nouveau, je la fixai dans les yeux; cette confrontation dura un bon moment, puis sa lèvre tremblota et elle baissa les paupières. Quand elle releva la tête, je l'appelai près de moi d'un signe impératif. Une expression de défi passa dans ses prunelles, mais elle se mit debout et approcha lentement pour s'agenouiller contre la plate-forme. Les jambes toujours croisées sous moi, je me penchai et lui pris la tête entre les mains, l'attirant à moi. Elle restait à genoux, mais elle ne pesait plus sur ses talons, son visage tout proche était levé vers le mien. Les lèvres sensuelles s'entrouvrirent et je pris conscience de son souffle qui parut devenir à la fois plus profond et plus rapide. Je lâchai prise, mais elle resta immobile. Je déroulai lentement l'écharpe de soie de sa gorge. Ses yeux s'embrumèrent de larmes coléreuses. Comme je m'y attendais, je vis autour de son cou blanc le collier étroit, fin et brillant, des filles esclaves de Gor. Comme la plupart de ceux que j'avais déjà examinés, le collier était d'acier, fermé par un petit cadenas qui pendait sur la nuque. — Tu vois que je ne t'ai pas menti, dit-elle. — Tu n'as nullement l'air d'une esclave, fis-je observer. Elle se releva et recula, les mains portées à l'épaulette de sa robe. — Je suis néanmoins esclave. Elle me tourna le dos. — Veux-tu que je te montre ma marque ? fit-elle d'un ton dédaigneux. — Non, répondis-je. Ainsi, c'était bien une esclave. Mais son collier ne portait pas le nom de son propriétaire ni de sa cité, contrairement à la coutume. J'y avais simplement déchiffré le nombre goréen correspondant à « 708 ». — Tu peux user de moi selon ton bon plaisir, reprit-elle en pivotant pour me regarder. Tant que tu resteras dans cette chambre, je t'appartiendrai. — Je ne comprends pas. — Je suis Esclave de Chambre, précisa-t-elle. — Je ne comprends toujours pas. — Cela signifie... (elle s'irritait)... que je suis confinée à cette pièce et que je suis l'esclave de quiconque y séjourne. — Mais tu peux certainement en sortir, protestai-je. Je désignai du geste la baie grande ouverte, sans battants ni grille, qui donnait visiblement sur un corridor. ; Non, répéta-t-elle d'un ton amer. Je ne peux pas m'en aller. Je me mis debout, franchis l'arche et me trouvai dans un large passage qui s'étirait aussi loin que portait la vue dans les deux directions. Il était éclairé par des ampoules à énergie. De part et d'autre dans le couloir, à intervalles réguliers, mais décalées selon le côté, il y avait de nombreuses arches semblables à celle sous laquelle je venais de passer. Elles étaient espacées d'une cinquantaine de mètres les unes des autres. De l'intérieur d'une des pièces, on ne pouvait rien voir de celle d'en face. Aucune ne paraissait munie de porte ou de grille, et je ne distinguais même pas d'anciens emplacements de gonds. Restant debout dans le corridor, je tendis la main vers la fille et lui dis : — Viens, il n'y a aucun danger. Elle courut jusqu'au mur du fond et s'accroupit au pied. — Non ! s'écria-t-elle. J'éclatai de rire et je bondis dans la chambre. Elle se mit à ramper jusqu'au coin de la pièce, terrifiée sans raison apparente. Elle se mit à hurler en griffant la pierre. Je la pris dans mes bras et elle se débattit comme une femelle de larl, en poussant des cris. Je voulais seulement la convaincre qu'il n'y avait pas de danger, que sa peur était injustifiée. Ses ongles me labourèrent la figure. Cela m'irrita et je la soulevai, la maintenant immobile dans mes bras. Je l'emportai dans la direction de la grande ouverture. — Je t'en prie, murmura-t-elle, la voix rauque de terreur, je t'en supplie, Maître, non, non, Maître ! Ses prières étaient si pitoyables que j'abandonnai mon projet et la libérai, bien que sa peur m'eût mis en colère. Elle s'écroula à mes pieds, le corps tout secoué, gémissante, et appuya sa tête contre mon genou. — Non, je t'en prie, Maître, recommença-t-elle. — Très bien ! ; Regarde! dit-elle en pointant le doigt vers la vaste embrasure. Je ne vis que les parois découpées dans la pierre et, de chaque côté, trois saillies rouges, d'à peu près dix centimètres de diamètre chacune. : C'est sans danger, répondis-je, puisque j'étais passé entre elles sans dommage. Pour en faire la démonstration, je quittai de nouveau la pièce. Hors de la chambre, je remarquai au-dessus du portail, pour la première fois, le numéro « 708 », gravé en chiffres goréens. Je compris alors pourquoi Vika avait le même sur pion collier. Je rentrai et lui affirmai cependant : — Tu vois bien qu'il n'y a aucun danger. — Pour toi, répondit-elle, mais pas pour moi. — Et pourquoi ? Elle détourna les yeux. — Dis-le-moi ! insistai-je. Elle fit un signe de refus. — Dis-le-moi ! répétai-je, plus durement. Elle me regarda. — Est-ce un ordre ? fit-elle. Je n'avais nulle envie de lui en donner un quelconque. — Non, répondis-je. — Alors, je ne te le dirai pas. — Très bien. Dans ce cas, c'est un ordre ! Elle m'examina à travers ses larmes de frayeur, avec une expression de défi. — Parle, Esclave ! insistai-je. Elle se mordit la lèvre de colère. — Obéis ! ordonnai-je. ; Peut-être, répliqua-t-elle. Furieux, je l'attrapai par les bras. Elle me regarda dans les yeux et eut un frisson. Elle comprit qu'elle devait parler. Elle baissa la tête en signe de soumission. — Je vais obéir, dit-elle... Maître. Je la lâchai. Elle tourna la tête une fois de plus et alla jusqu'au mur le plus éloigné. — Il y a longtemps, commença-t-elle, quand je suis venue pour la première fois dans les Sardar et que j'ai découvert le Palais des Prêtres-Rois, j'étais jeune et sotte. Je pensais que les Prêtres-Rois possédaient de grandes richesses et que moi, avec ma beauté... (elle pivota et me brava du regard en rejetant la tête en arrière)... car je suis belle, n'est-ce pas? Je l'examinai. Et, bien qu'elle eût le visage encore taché des larmes de frayeur qu'elle avait versées, que ses cheveux fussent décoiffés et sa robe en désordre, elle était vraiment belle, et peut-être encore plus dans sa détresse, qui avait en tout cas brisé la glace dressée par elle entre nous au départ. Je sentais qu'elle avait maintenant peur de moi, mais je ne savais trop pourquoi. Il était question de cette porte sans battants, elle craignait que je ne la force à sortir, semblait-il. — Oui, tu es belle, lui dis-je. Elle eut un rire amer. — Oui, poursuivit-elle, moi, avec ma beauté pour seule arme, je pénétrerais dans les Sardar et j'arracherais aux PrêtresRois leurs richesses et leurs pouvoirs, car les hommes ont toujours désiré se mettre à mon service, m'accorder tout ce que je désirais; les Prêtres-Rois n'étaient-ils donc pas des hommes ? Les gens ont souvent des raisons insolites de s'aventurer dans les Monts Sardar, mais celle de la fille qui disait s'appeler Vika me semblait une des plus incroyables. C'était un plan qui ne pouvait naître que dans la tête d'une fille dure, ambitieuse, gâtée, arrogante, et peut-être aussi, comme elle l'avouait, jeune et sotte. — Je voulais être l'Ubara de tout Gor, fit-elle en riant. Avec les Prêtres-Rois à mes pieds, avec moi en possession de toutes leurs richesses et de leurs pouvoirs sans limites ! Je restai muet. — Mais quand je suis entrée dans les Sardar... Elle frissonna. Ses lèvres remuèrent, mais elle semblait être dans l'incapacité de parler. J'allai à elle et lui passai les bras autour des épaules. Elle ne résista pas. — Là, fit-elle, montrant du doigt les petites bosses rondes de part et d'autre de l'entrée. — Je ne comprends pas, lui dis-je. Elle se libéra de mes bras et s'approcha de l'ouverture. Quand elle fut à un mètre environ de l'embrasure, les petits dômes rouges commencèrent à s'allumer. — Ici, dans les Sardar, reprit-elle en virant pour me faire face, toute tremblante, ils m'ont emmenée dans les tunnels et m'ont fixé sur la tête un affreux globe de métal avec des lumières et des fils et, quand ils m'ont relâchée, ils m'ont montré une plaque de métal et m'ont expliqué que les circuits de mon cerveau, mes souvenirs les plus anciens et les plus primitifs étaient enregistrés sur cette plaque... J'écoutais attentivement, conscient que cette fille, même si elle était de Haute Caste, ne pouvait guère comprendre ce qui qui était arrivé. Les Prêtres-Rois ne permettent aux membres des Hautes Castes que la Connaissance Seconde, alors que les castes plus basses n'ont droit qu'à la plus rudimentaire connaissance Première. J'avais présumé qu'il existait une Connaissance Troisième, celle réservée aux Prêtres-Rois, et , le récit de la fille semblait vérifier mon hypothèse. Je ne pouvais pas moi-même comprendre les processus complexes que supposait la machine dont elle parlait, mais le but poursuivi et les principes théoriques mis en jeu étaient assez clairs. Cet engin devait être quelque sondeur qui enregistrait en trois dimensions les microstats du cerveau et notamment ceux des couches profondes, moins faciles à modifier. Si l'opération était bien menée, le résultat en était une plaque beaucoup plus personnalisée que des empreintes digitales ; ce devait être aussi intime que l'histoire de sa propre vie; bien plus, en un sens, car ce devait être la reproduction matérielle de cette même vie, une forme analogique de son passé tel qu'elle l'avait vécu. Elle poursuivit : — Cette plaque est conservée dans les tunnels des PrêtresRois, mais ça... Elle frissonna de nouveau en me montrant les dômes rouges qui étaient sans nul doute des détecteurs sensoriels d'une espèce particulière. — ... c'est les yeux de la plaque. — Il existe une connexion quelconque entre la plaque et ces cellules, peut-être même un simple faisceau d'ondes, disJe en m'approchant des saillies pour les examiner. ; Tu as une curieuse façon de parler, releva-t-elle. — Qu'arriverait-il si tu en franchissais le seuil? m'enquisje. — Ils me l'ont montré, fit-elle, les yeux remplis d'horreur, en faisant passer entre les dômes une autre fille qui ne s'était pas acquittée de ses devoirs comme ils estimaient qu'elle l'aurait dû. J'eus un sursaut. — Ils ? répétai-je. — Les Prêtres-Rois, répondit-elle aussitôt. — Mais il n'y a qu'un seul Prêtre-Roi, dis-je. Il s'appelle Parp. Elle sourit, mais sans me répondre. Elle secoua timidement la tête. — Ah oui, Parp, fit-elle. J'imaginais qu'en d'autres temps il y avait eu davantage de Prêtres-Rois. Peut-être Parp était-il le dernier. La massive structure du Palais des Prêtres-Rois avait dû nécessiter la pensée et les efforts de plus d'un être. — Et qu'est-il arrivé à cette malheureuse? demandai-je. Vika se tassa sur elle-même. ; C'était comme des couteaux et du feu, répondit-elle. Je comprenais à présent pourquoi elle se refusait si énergiquement à sortir de la pièce. — As-tu tenté de vous protéger? m'enquis-je en regardant la bassine de bronze qui séchait contre le mur. — Oui, mais les yeux le savent. Elle ébaucha un sombre sourire. — Ils voient à travers le métal. Je dus avoir l'air intrigué. Elle alla prendre le récipient, qu'elle leva devant son visage, puis elle approcha de la baie. Cette fois encore, les dômes ronds commencèrent à luire. —Tu vois bien que les yeux savent tout... ils voient même à travers le métal, insista-t-elle. — J'en conviens, admis-je. Je félicitai intérieurement les Prêtres-Rois de l'efficacité de leurs instruments. Apparemment, les rayons émanant des organes percepteurs - qui ne s'inscrivaient pas dans la gamme du spectre visible à l'oeil humain - devaient avoir la faculté de pénétrer au moins les structures moléculaires courantes, un peu comme les rayons X traversent les chairs. Vika me regardait de nouveau avec un certain ressentiment. — Il y a neuf ans que je suis prisonnière dans cette chambre, déclara-t-elle. — J'en suis vraiment désolé. — Et j'étais venue dans les Sardar... (elle émit un rire amer)... pour faire la conquête des Prêtres-Rois et m'emparer de leurs richesses et de leurs pouvoirs ! Elle courut au mur le plus éloigné, ne parvenant plus à contenir ses larmes. Elle frappait la paroi de ses deux poings tout en pleurant. Elle pivota brusquement. --Au lieu de quoi, s'écria-t-elle, je n'ai plus rien que ces murs de pierre et le collier d'acier de la fille esclave ! Furieuse mais impuissante, elle s'efforçait d'arracher l'anneau mince et élégant de son cou blanc. Ses doigts s'y accrochaient rageusement, tandis que ses larmes de colère redoublaient. Enfin elle cessa tout effort. Bien sûr, l'insigne de sa servitude restait sur sa personne. L'acier d'un collier de Gor n'est pas de nature à ce qu'une fille puisse le briser à sa guise. Elle revenait au calme. Elle m'adressait des regards curieux. — Il fut un temps, reprit-elle, où les hommes se donnaient du mal pour me plaire, alors que maintenant, c'est moi qui dois m'efforcer de leur plaire. Je ne relevai pas le propos. Ses yeux me fixaient plutôt audacieusement, songeai-je, comme pour m'inciter à exercer mon autorité sur elle, à lui donner tout ordre qui me paraîtrait bon, un ordre auquel, forcément, elle ne pourrait qu'obéir. Un long silence s'établit, et j'eus l'impression qu'il ne m'appartenait pas de le rompre. À sa manière, Vika avait eu la vie difficile, et je ne lui souhaitais aucun mal. Ses lèvres se retroussèrent un peu en signe de mépris. Je me rendais très bien compte de la provocation de sa chair, du défi évident de ses yeux et de son maintien. Elle paraissait me dire: Tu ne me maîtriseras point. Je me demandais combien d'hommes avaient déjà échoué. Avec un haussement d'épaules, elle alla jusqu'à la plateforme de repos et ramassa l'écharpe de soie blanche que je lui avais dénouée du cou. Elle la remit en place, dissimulant son collier. — Ne porte pas ce foulard, dis-je doucement. Ses yeux étincelèrent de colère. — Parce que tu tiens à voir mon collier? dit-elle. — Alors, porte l'écharpe si tu préfères. Ses yeux s'embuèrent d'étonnement. — Mais, à mon avis, tu ne devrais pas, ajoutai-je. — Pourquoi ? — Parce que je pense que tu es plus belle sans ce chiffon mais, fait plus important, dissimuler son collier, ce n'est pas le moyen de s'en débarrasser. La flamme de la révolte disparut de ses prunelles. Puis elle sourit. — Non, je ne crois pas, convint-elle. Elle se tourna de côté, l'air amer. — Quand je suis seule, je me raconte que je suis libre, que je suis une grande dame, l'Ubara d'une grande cité, d'Ar, peut-être... mais quand un homme pénètre dans ma chambre, je redeviens purement et simplement une esclave. Elle déroula lentement l'écharpe de sa gorge et la laissa choir sur le sol. Puis elle me fit face. Elle leva le menton avec fierté et je constatai que le collier faisait ressortir la beauté de son cou. — Pour moi, tu es libre, murmurai-je. Elle me regarda avec dédain. — Il est passé une centaine d'hommes dans cette chambre avant toi, m'apprit-elle, et ils m'ont enseigné - bien enseigné que je porte le collier. — Tu n'en es pas moins libre, avec moi. — Et il en viendra cent autres après toi ! Sans doute était-ce la vérité. Je lui souris. — En attendant, je te donne toute liberté. Elle éclata de rire. — Dissimuler son collier, répéta-t-elle d'un ton moqueur, ce n'est pas le moyen de s'en débarrasser. Je ris à mon tour. Elle avait gagné dans cet échange verbal. — Très bien, acquiesçai-je. Tu n'es qu'une esclave ! Je l'avais dit en manière de plaisanterie, mais elle se redressa comme si je lui avais appliqué un revers de main en travers de la bouche. Son insolence de naguère lui revint: — Alors, sers-toi de moi, montre-moi bien ce que signifie le collier ! Je m'émerveillai Malgré neuf ans de captivité, d'isolement 'dans cette chambre, Vika restait têtue, gâtée, arrogante, parfaitement consciente que personne n'avait jamais vaincu sa chair, consciente du pouvoir que lui octroyait sa beauté sur les hommes, de sa capacité de les torturer, de les rendre fous, de les courber à ses caprices dans l'espoir d'obtenir la moindre de ses faveurs. Là, devant moi, se dressait en effet la belle fille avide de richesses qui était venue bien longtemps auparavant dans l'espoir de séduire les Prêtres-Rois. — Plus tard, dis-je simplement. Elle étouffait de rage. Je ne lui voulais aucun mal, mais je la trouvais aussi exaspérante que belle. Je comprenais certes qu'en tant que fille intelligente et fière, elle ne pouvait que se révolter devant l'indignité de sa position. Elle était forcée de satisfaire, avec tout ce que cela supposait de soumission chez une esclave, tout homme que les Prêtres-Rois jugeaient bon d'envoyer dans sa chambre, et pourtant, je pensais que tous ces griefs, si justifiés fussent-ils, n'excusaient en rien la profonde hostilité qu'elle semblait me manifester de tout son être gracieux. Après tout, j'étais moi aussi prisonnier des Prêtres-Rois, et je n'avais nullement choisi de venir dans sa chambre. Comment suis-je arrivé ici ? demandai-je. — Ils t'ont amené. — Les Prêtres-Rois ? — Oui. — Parp ? spécifiai-je. Pour toute réponse, elle rit. — Combien de temps ai-je dormi? — Longtemps. — Combien ? — Quinze ahns. Je sifflai tout bas. Le jour goréen se divise en vingt ahns. J'avais fait presque le tour du cadran. — Eh bien, Vika, repris-je, je crois que je suis maintenant en mesure de faire appel à tes services. — Très bien, Maître, répondit la fille, et son expression était des plus ironiques. Sa main dégrafa l'épaulette de sa robe. — Sais-tu cuisiner? lui demandai-je brusquement. Elle me regarda. — Oui ! lâcha-t-elle d'un ton sec. Elle s'acharnait contre l'agrafe de son épaule gauche, mais la fureur rendait ses doigts maladroits. Elle ne parvenait pas à rattacher le vêtement. Je remis l'agrafe en place, par gentillesse. Elle me foudroya du regard. — Je vais te préparer à manger! lança-t-elle. — Fais vite, Esclave ! Elle eut un tremblement des épaules. — Je vois que je suis dans l'obligation de t'enseigner ce que signifie ton collier, lui dis-je. Je fis un pas menaçant vers elle, et elle pivota en trébuchant, avec un petit cri, pour aller se réfugier dans un coin de la pièce. J'éclatai d'un rire tonitruant. Presque aussitôt, Vika, rougissante, reprit son calme et se redressa, rejetant la tête en arrière et repoussant la mèche de cheveux blonds qui lui étaient retombés sur le front. Le serre-tête de laine qui maintenait sa lourde chevelure s'était défait. Elle me fixait d'un regard hautain, lointain et, toujours debout contre le mur, elle leva les bras derrière sa nuque pour renouer l'attache. ; Non ! ordonnai-je. J'avais décidé que je la préférais ainsi, les cheveux dénoués. Avec une indifférence feinte, pour me mettre à l'épreuve, elle continua son geste. Mon regard croisa le sien. Rageuse, elle arracha le morceau de laine et le jeta sur le sol, puis elle me tourna le dos pour entreprendre les préparatifs de mon repas. Elle avait une chevelure magnifique. 6 QUAND LES PRÊTRES-ROIS SE PROMÈNENT Vika était bonne cuisinière et je pris plaisir au repas qu'elle m'avait servi. Les réserves d'aliments étaient conservées dans des placards dissimulés dans un coin de la pièce; ils se manœuvraient de la manière que j'avais déjà pu observer pour d'autres réceptacles. À ma demande, Vika me fit la démonstration de la façon d'ouvrir et de refermer les compartiments de conservation et de rejet dans cette insolite cuisine. J'appris que la température de l'eau qui jaillissait du trou dans le mur se réglait selon l'angle d'inclinaison de l'ombre de la main sur la cellule photoélectrique placée audessus du robinet. La quantité d'eau était proportionnelle à la vitesse de déplacement de la main devant la cellule. Il m'intéressa de constater que l'on obtenait de l'eau chaude quand l'ombre passait de droite à gauche, et de la froide en passant de gauche à droite. Cela me rappela les robinets de la Terre, l'eau chaude est à gauche et la froide à droite. Sans nul doute existe-t-il une raison commune pour avoir adopté cette disposition sur Gor comme sur Terre : on utilise davantage d'eau froide que d'eau chaude et la plupart des consommateurs sont droitiers. La nourriture que Vika puisait dans les placards n'était pas réfrigérée, mais protégée par une substance ressemblant à une feuille de plastique bleu. Elle était fraîche et appétissante. Pour commencer, elle mit à bouillir, puis à mijoter, une soupe bien connue sur Gor, ne contenant que trois ingrédients que l'on peut trouver, dit-on, n'importe où sauf sur les roches. Les composants essentiels du Sullage sont le Sul, fruit brun et doré de la vigne Sul aux feuilles d'or; les feuilles rouges et ondulées, en forme d'ovale, du Tur-Pah, un parasite arboricole, cultivé dans les vergers d'arbres Tur ; et les racines secondaires, bleues et salées, du buisson Kes Shrub, une petite plante aux longues racines qui prospère particulièrement en sol sablonneux. La viande était une tranche de filet de bosk, un énorme bovin aux longs poils, aux longues cornes et au mauvais caractère, qui se déplace en troupeaux importants dans les prairies de Gor. Vika fit cuire la viande, épaisse comme l'avant-bras d'un guerrier, sur un petit gril de fer au-dessus d'un feu de charbon de bois, de façon que l'extérieur en fût bien pris, noirci et croustillant, alors que la chair de l'intérieur restait bien rouge et chargée des jus gras et brûlants. Outre le Sullage et le steak de bosk, il y avait l'inévitable miche plate et ronde de pain jaune de Sa-Tarna. Le repas se compléta d'une grappe de raisin et d'une gorgée d'eau prise au robinet mural. Les raisins étaient violets et je présumai qu'ils provenaient des vignobles des terrasses inférieures de l'île de Cos, à quelque quatre cents pasangs de Port Kar. Je n'en avais mangé qu'une fois auparavant, lors d'un festin donné en mon honneur par Lara, Tatrix de la Cité de Tharna. S'il s'agissait vraiment des raisins de Ta, j'imaginais qu'ils avaient dû venir à bord des galères de Cos à Port Kar, puis de Port Kar à la Foire d'En'Kara. Port Kar et Cos sont ennemis héréditaires, mais ces traditions ne s'opposent vraisemblablement pas à une contrebande aussi profitable. Peut-être aussi n'étaient-ce pas des raisins Ta de Cos, car l'île était lointaine et, même transportés à dos de tarn, les fruits n'auraient sans doute pas paru aussi frais. Je chassai ces pensées de mon esprit et me demandai pourquoi il n'y avait à boire que de l'eau et aucun des breuvages fermentés de Gor, tels que le Paga, le vin de Ka-la-na, ou le Kal-da. J'étais certain que, s'il y en avait eu, Vika me les aurait servis. Je la regardai. Elle ne s'était pas préparé de repas mais, après m'avoir servi, elle s'était agenouillée sans bruit non loin de moi, le corps reposant sur ses talons, dans la posture d'une Esclave de Tour, à laquelle incombaient surtout les tâches domestiques dans les appartements des cylindres goréens. Il se trouve que, sur Gor, les sièges ont une signification particulière, et on n'en trouve pas souvent dans les demeures privées. Ils sont réservés aux personnages importants, comme les administrateurs et les magistrats. En outre, bien que cela paraisse difficile à comprendre, on ne les juge pas confortables. En vérité, à mon retour sur Terre après mon premier voyage dans le monde de Gor, je m'étais aperçu qu'une des petites difficultés avait été pour moi de me réhabituer à la simple affaire de m'asseoir sur des chaises ou dans des fauteuils. Pendant des mois, je m'étais senti mal à l'aise, perché sur une petite plate-forme de bois, elle-même supportée par quatre minces barreaux. Peut-être, en vous imaginant que vous devez vous asseoir régulièrement sur des tables basses à peine plus hautes que la normale, aurez-vous une idée de mon malaise. Au repos, l'homme goréen s'assied en général les jambes croisées, et la femme s'agenouille, reposant le poids du corps sur ses talons. La posture de l'Esclave de Tour, qu'avait adoptée Vika, ne diffère de celle de la femme libre qu'en ce que l'esclave ramène les poignets devant elle et, si elle est inoccupée, les tient croisés comme pour qu'on les lie. Jamais les poignets d'une femme libre ne sont placés ainsi. Tarl l'Aîné, qui m'avait servi de mentor guerrier, des années auparavant, à Ko-ro-ba, m'avait une fois raconté l'histoire d'une femme libre qui, désespérément amoureuse d'un guerrier, l'avait reçu dans sa famille, et dont les poignets, sans qu'elle s'en rendît compte, avaient pris la position de ceux d'une esclave. Il avait fallu de violents efforts pour l'empêcher, de honte, de se précipiter d'un des hauts ponts de la ville. Tarl l'Aîné avait pouffé en me racontant l'histoire et ses conséquences. Il semblait que plus tard, dans sa mortification, elle n'ait plus voulu revoir le guerrier et que celui-ci, pour finir, impatient de désir, l'avait enlevée comme esclave et était revenu quelques mois après avec elle dans la ville, la présentant comme sa Libre Compagne. À l'époque où j'étais à Ko-ro-ba, le couple vivait encore dans la cité. Je me demandai ce qu'ils étaient devenus. À ce propos, la posture de l'Esclave de Plaisir diffère de celles de la femme libre et de l'Esclave de Tour. Normalement, les mains de l'Esclave de Plaisir reposent sur ses cuisses, mais dans diverses villes, à Thentis par exemple, elles sont croisées derrière le dos. Plus important, si les mains de la femme libre peuvent également reposer sur ses cuisses, il y a une différence dans la position des genoux. Il est cependant à remarquer que dans toutes ces positions agenouillées, même celle de l'Esclave de Plaisir, la femme goréenne se tient toujours avec dignité; elle a le dos droit, le menton haut. Elle cherche à paraître belle et éveillée. — Pourquoi n'y a-t-il que de l'eau à boire ? demandai-je à Vika. Elle haussa les épaules. — Probablement parce que l'Esclave de Chambre est seule la plupart du temps. Je la regardai, ne comprenant pas ce qu'elle voulait dire. Elle me fixa franchement dans les yeux. — Ce serait alors trop facile, dit-elle. Je me fis l'effet d'un imbécile. Bien sûr, on ne pouvait accorder aux Esclaves de Chambre l'évasion dans l'ivresse, car si on leur avait permis d'alléger ainsi le fardeau de leur assujettissement, les effets de l'alcool auraient sans nul doute diminué leur beauté et, par conséquent, leur utilité aux yeux des Prêtres-Rois ; ils n'auraient plus pu compter sur elles, perdues qu'elles auraient été dans les vapeurs et les rêves de l'ivresse. — Je vois, fis-je. — On n'apporte des aliments que deux fois par an, spécifia-t-elle. ; Et ce sont les Prêtres-Rois qui les apportent? ; Je pense. — Mais tu n'en es pas certaine? — Non. Un matin, je me réveille, et les provisions sont arrivées. ; J'imagine que c'est Parp qui y pourvoit, dis-je. Elle leva sur moi des yeux amusés. — Parp, le Prêtre-Roi, insistai-je. — C'est lui qui te l'a dit ? — Oui. — Je vois. J'eus l'impression qu'elle n'avait pas envie d'approfondir la question, aussi restai-je silencieux. J'avais presque fini de manger. ; Je te félicite, lui dis-je. Un excellent repas. ; S'il te plaît, répondit-elle, j'ai faim. Je restai bouche bée. Elle ne s'était rien préparé, aussi m'étais-je dit qu'elle avait déjà mangé, ou qu'elle n'avait pas faim, qu'elle dînerait plus tard. — Prépare-toi quelque chose, fis-je, étonné. — Je ne peux pas, dit-elle avec simplicité. Je ne peux manger que ce que tu me donnes. Je maudis ma sottise. Étais-je donc devenu guerrier goréen au point de ne pas tenir compte des besoins de mes semblables, surtout d'une femme qui avait droit à ma protection et à mes soins ? Se pouvait-il que, comme le recommandaient les Codes de ma Caste, je n'eusse même pas tenu compte de son existence? Que je l'aie considérée comme un animal sans le moindre droit, rien de plus qu'une bête de somme, l'instrument abject de mon intérêt et de mes plaisirs ? Une esclave ? — Je suis désolé, dis-je. — N'était-ce pas pour m'infliger une punition ? s'enquit-elle. — Non. — Alors mon maître est un sot, déclara-t-elle en tendant la main vers le reste de viande sur mon assiette. Je lui saisis le poignet. — C'est maintenant que tu mérites d'être corrigée, précisaije. Ses yeux s'embuèrent un instant. — Très bien, acquiesça-t-elle en retirant la main. Cette nuit, Vika aurait faim. Bien qu'il fût tard, selon le chronomètre fixé sur le couvercle d'un des coffres, je m'apprêtai à sortir de la chambre. Il n'y avait malheureusement pas de lumière naturelle dans la pièce, aussi était-il impossible d'évaluer l'heure par le soleil ou les étoiles et les lunes de Gor. Ils me manquaient. Depuis mon réveil, les ampoules avaient continué de brûler avec une clarté régulière. Je m'étais lavé de mon mieux, accroupi sous le jet d'eau qui partait du mur. Dans un des coffres, j'avais trouvé, parmi les vêtements propres à d'autres castes, une tunique de guerrier. Je la mis, puisque la mienne avait été déchiquetée par les griffes du larl. Vika avait déroulé une natte de paille et l'avait étalée au pied de la grande couche de pierre. Assise dessus, enveloppée dans une mince couverture, le menton sur les genoux, elle m'observait. Il y avait, au bas de la plate-forme, un lourd anneau auquel j'aurais pu, si tel avait été mon bon plaisir, l'enchaîner. Je bouclai mon ceinturon porte-glaive. — Tu ne vas pas sortir de la chambre, n'est-ce pas ? demanda Vika. C'étaient ses premières paroles depuis le repas. — Si, répondis-je. — Mais tu ne dois pas ! — Pourquoi ? demandai-je, en alerte. — C'est interdit. — Je vois, fis-je. Je me dirigeai vers la porte. — Quand les Prêtres-Rois auront besoin de toi, ils viendront te chercher, déclara-t-elle. En attendant, tu dois prendre patience. — Je n'ai pas envie d'attendre. --Mais il le faut ! fit-elle en se dressant. Je m'approchai pour lui poser les mains sur les épaules. Ne crains donc pas tant des Prêtres-Rois, lui conseillaije. Elle vit bien que j'étais toujours résolu. — Si tu sors, reviens au moins avant le deuxième coup de gong, m'avertit-elle. — Pourquoi ? — Pour ta survie, fit-elle en baissant les yeux. — Je n'ai pas peur. — Alors, fais-le pour moi, insista-t-elle sans relever la tête. — Mais pourquoi ? répétai-je. Elle paraissait éperdue. — J'ai peur de rester seule, affirma-t-elle. — Mais tu es restée seule bien des nuits, lui fis-je observer. Cette fois, elle releva la tête, mais je fus incapable de déchiffrer l'expression de ses yeux troublés. — On ne cesse jamais d'avoir peur. — Il faut que je m'en aille. Et soudain, au loin, j'entendis résonner le gong, comme la première fois dans la Salle du Trône des Prêtres-Rois. Vika m'adressa un sourire. — Tu vois, fit-elle, soulagée, il est trop tard. Maintenant, tu dois rester. — Pourquoi ? Elle détourna les yeux. — Parce que la lumière des ampoules va bientôt diminuer, dit-elle, et ce seront les heures consacrées au sommeil. Elle ne paraissait pas vouloir en dire plus. — Et pourquoi resterais-je? demandai-je. Je la pris aux épaules et la secouai pour la forcer à parler. — Pourquoi ? fis-je, menaçant. Alors retentit le deuxième coup de gong et Vika se mit à frémir entre mes bras. Elle avait les yeux écarquillés de frayeur. Je la secouai de nouveau, sauvagement. — Pourquoi ? m'écriai-je. Elle avait à peine la force de parler. Sa voix n'était qu'un faible murmure. — Parce que après le gong... commença-t-elle. — Oui ? — ... ils se promènent, souffla-t-elle. — Qui cela ? — Les Prêtres-Rois ! lança-t-elle enfin, et elle s'écarta de moi. 1 — Je n'ai aucune peur de Parp, lui assurai-je. Elle se retourna et me contempla un instant. — Il n'est pas Prêtre-Roi, déclara-t-elle avec calme. Et à ce moment, ce fut le troisième et dernier appel du gong lointain, les ampoules de la chambre faiblirent et je compris que, par les longs et sombres couloirs du vaste édifice, se promenaient les Prêtres-Rois de Gor. 7 À LA RECHERCHE DES PRÊTRES-ROIS Malgré les protestations de Vika, ce fut d'un coeur léger que je m'engageai dans le couloir sur lequel donnait la chambre. Je voulais trouver les Prêtres-Rois de Gor. Elle me suivit presque jusqu'au-dehors et je me rappelle comme les détecteurs du seuil, dans l'incertaine clarté des ampoules faiblissantes, se mirent à luire, avec des pulsations rythmées, quand elle s'en approcha. Je distinguai la blancheur de sa robe et le pâle éclat de sa peau dans la chambre désormais plongée dans la pénombre. — Je t'en prie, ne pars pas ! me lança-t-elle. — Il le faut. — Reviens ! Je ne répondis pas, mais entamai ma reconnaissance dans le corridor. — J'ai peur! l'entendis-je encore crier. Présumant qu'elle était en sûreté, comme tant d'autres nuits avant ma venue, je continuai d'avancer. Je crus l'entendre sangloter et je suppose qu'elle pleurait toute seule, de frayeur. Le passage s'ouvrait devant moi. Ce n'était pas mon rôle de la consoler, de lui dire de ne pas avoir peur, de lui accorder le réconfort d'une présence humaine. J'avais affaire aux terribles habitants de ces sombres allées qui lui inspiraient cette folle terreur; ma tâche n'était pas celle d'un ami, d'un consolateur, mais bien celle du Guerrier. En, longeant le couloir, je jetai un coup d'oeil dans les diverses chambres, identiques à la mienne, qui s'ouvraient de part et d'autre. Il leur manquait à toutes un battant ou une grille, l'entrée était partout une baie ouverte d'une douzaine de pieds de large sur dix-huit de haut. Je n'aurais guère aimé m'endormir dans une telle pièce car on ne pouvait s'y protéger contre les dangers qui pouvaient surgir du couloir, et pourtant, un moment viendrait fatalement où l'on aurait besoin de sommeil. Presque toutes ces chambres - je passai devant un grand nombre - étaient désertes. Cependant deux d'entre elles étaient occupées par des Esclaves de Chambre, des filles comme Vika, vêtues de même et portant le collier. Je pense que la seule différence entre elles était le numéro gravé sur leur collier. Bien sûr, Vika portait une écharpe alors que ces filles n'en avaient pas, mais à présent Vika ne l'avait plus, maintenant son collier d'acier brillant, avec son cadenas, lui encerclait la gorge, aussi visible et beau que ceux des autres, et la désignant à tous les regards comme une simple esclave. La première des filles était petite, vigoureuse, avec des chevilles épaisses et de larges épaules excitantes, probablement de souche paysanne. Elle avait ramené ses cheveux tressés sur l'épaule droite; dans la lumière affaiblie, il était difficile d'en distinguer la teinte. Elle s'était levée de sa natte, au pied de la couche, n'y croyant pas, et frottait ses yeux ovales aux lourdes paupières. Autant que j'en puisse juger, elle était seule dans la pièce. Quand elle s'approcha de l'entrée, les détecteurs se mirent à luire par pulsations, comme chez Vika. — Qui es-tu? me demanda-t-elle, et son accent m'évoqua les champs de Sa-Tarna au-dessus d'Ar et en direction du Golfe de Tamber. — As-tu vu les Prêtres-Rois ? m'enquis-je. — Pas cette nuit. — Je suis Cabot de Ko-ro-ba, dis-je avant de poursuivre mon chemin. La seconde fille était grande, fragile et souple, aux chevilles minces et aux grands yeux douloureux ; ses cheveux sombres et ondulés retombaient sur ses épaules, contrastant avec son vêtement blanc; il se pouvait qu'elle fût de Haute Caste; difficile de s'en assurer sans lui parler; et même alors, cela resterait douteux, car les accents de certaines castes d'artisans, parmi les plus élevées, sont très voisins de ceux qui parlent la langue pure des Hautes Castes de Gor; elle était adossée au mur du fond, les mains plaquées contre la surface lisse, les yeux fixés sur moi, effrayée et respirant à peine. J'eus l'impression qu'elle était également seule. — As-tu vu les Prêtres-Rois ? fis-je. — Non, et elle secoua vigoureusement la tête. En continuant de me demander si elle était de Haute Caste, je poursuivis mon chemin dans le couloir tout en souriant. Ces deux filles étaient belles, chacune à sa manière, mais je trouvais Vika supérieure à l'une et à l'autre. L'accent de mon Esclave de Chambre avait été du plus pur goréen de Haute Caste, mais je n'avais pu deviner de quelle cité elle provenait. Probablement sa caste était-elle celle des Constructeurs ou des Médecins, car si ses parents avaient été des Scribes, j'aurais attendu plus de subtilité dans les nuances, et l'emploi de formes grammaticales moins courantes ; et si sa famille avait été de la Caste des Guerriers, j'aurais cru à un langage plus brutal, simple mais belliqueux, à l'usage répété de l'indicatif et, en général, à un refus arrogant de s'aventurer plus loin que les formes de phrases les plus directes. D'autre part, ces généralisations ne sont guère fondées, car la langue goréenne n'est pas moins complète que n'importe quel langage naturel répandu dans les diverses communautés terrestres, et ceux qui la parlent ne sont pas moins divers. À ce propos, le goréen est une belle langue, aussi directe que le latin, aussi expressive que le russe, aussi riche que l'anglais, aussi vigoureuse que l'allemand. Pour les Goréens, elle est toujours et simplement la Langue, comme s'il n'en existait pas d'autres, et l'on considère aussitôt comme des barbares ceux qui ne la parlent pas. Ce parler fluide, doux et fort à la fois, est le lien commun qui maintient une certaine unité dans le monde de Gor. C'est un bien qui appartient autant à l'Administrateur d'Ar qu'au berger des bords du Vosk, au paysan de Tor, au scribe de Thentis, au métallurgiste de Tharna, au médecin de Cos, au pirate de Port Kar, au guerrier de Ko-ro-ba. J'éprouvais de la difficulté à chasser de mon esprit l'image des deux Esclaves de Chambre et de Vika, peut-être parce que leur triste sort me touchait, peut-être parce qu'elles étaient toutes les trois de belles filles, dans des genres différents. Je me surpris à me féliciter d'avoir été placé dans la chambre de Vika, qui à mes yeux était la plus belle. Puis je me demandai si c'était bien le seul hasard qui m'avait fait conduire dans sa chambre plutôt que dans celle d'une des autres. Il me vint à l'esprit que Vika ressemblait par certains côtés à Lara, la Tatrix de Tharna, à qui j'avais tenu. Plus petite que Lara, Vika avait des formes plus épanouies, mais en un sens elles étaient du même genre. Les yeux de Vika étaient d'un bleu provocant, boudeur, coléreux; le bleu des prunelles de Lara était plus brillant, plus clair, et, quand elle était calme, aussi doux que le soleil sur Ko-ro-ba. Quand elle était sous l'emprise d'une passion, ils brûlaient aussi sauvagement, aussi magnifiquement, aussi impitoyablement que les murs d'une cité incendiée et mise à sac. Lara avait des lèvres fines et colorées, sensibles et curieuses, tendres, impatientes, avides ; celles de Vika étaient affolantes ; je revoyais ces lèvres charnues et rouges, faisant la moue, indiquant le défi, méprisantes, écarlates et pour moi si tentantes. Je me demandai si Vika n'était pas un produit de culture, une Esclave de Plaisir, une de ces filles élevées au cours des générations, en vue de la perfection, de la beauté et de l'amour, par les propriétaires zélés des grandes Maisons d'Esclaves d'Ar, car des lèvres comme celles de Vika étaient un trait souvent recherché chez les Esclaves de Plaisir; c'étaient des lèvres n'attendant que les baisers d'un maître. En y réfléchissant, je sentais que je n'avais pas été transporté dans la chambre de Vika par accident, mais que cela entrait dans les plans des Prêtres-Rois. J'avais eu le sentiment que Vika avait dû dominer et briser de nombreux hommes, et je devinais que les Prêtres-Rois avaient peut-être souhaité savoir comment je me conduirais avec elle. Peutêtre même l'avaient-ils chargée de m'amadouer? Mais non, ça ne pouvait pas être le cas. Ce n'était pas dans les habitudes des Prêtres-Rois. Vika était certainement ignorante de leurs machinations ; elle était simplement elle-même, c'est tout ce qu'ils attendaient d'elle. Elle était purement Vika, insolente, hautaine, méprisante, provocante, indomptée malgré le collier, décidée à être la maîtresse bien qu'étant l'esclave. Combien d'hommes s'étaient-ils jetés à ses pieds? Combien d'hommes avait-elle forcés à coucher sur la natte au pied de la grande couche de pierre, à côté de l'anneau d'esclave, tandis qu'elle-même reposait sur les fourrures et les coussins du maître ? Au bout de quelques heures, je me retrouvai dans la Salle du Trône des Prêtres-Rois. Je fus heureux de revoir les lunes et les étoiles de Gor tournoyer dans le ciel au-dessus du dôme. Mes pas résonnaient sourdement sur les dalles. Le lieu grandiose était plongé dans le silence, hormis le bruit de ma marche. Le trône vacant se dressait, silencieux, inquiétant. — Je suis ici ! criai-je. Moi, Tarl Cabot, Guerrier de Ko-roba, et c'est le défi du Guerrier que je lance aux Prêtres-Rois de Gor! Battons-nous ! Faisons-nous la guerre ! Les échos de ma voix se répercutèrent longtemps sous la coupole, mais personne ne vint relever mon défi. Je décidai de regagner la chambre de Vika. Une autre nuit, je pousserais plus loin mon exploration, car il y avait d'autres couloirs, d'autres entrées, visibles de l'endroit où je me tenais. Il me faudrait probablement des jours pour les parcourir tous. Je repartis donc vers la chambre de Vika. Je marchais peut-être depuis une ahn et j'étais loin dans un des tunnels interminables et faiblement éclairés qui devaient aboutir à la chambre, quand j'eus l'impression d'une présence à mes trousses. Je pivotai vivement, tirant mon glaive du même mouvement. Derrière moi, le couloir était désert. Je repoussai la lame dans son fourreau et repris ma course. Je n'avais guère progressé, quand je me sentis de nouveau mal à l'aise. Cette fois, je ne tournai pas la tête, mais je ralentis considérablement l'allure, en tendant l'oreille de mon mieux. Arrivé à un angle de couloir, je le contournai puis me collai au mur pour attendre. Lentement, sans bruit, je dégageai mon épée, et la fis jaillir du fourreau. J'attendis, mais il ne se passa rien. J'ai la patience du guerrier, et j'ai attendu longtemps. Quand des hommes se cherchent l'épée à la main, il est bon d'avoir de la patience, beaucoup de patience. Bien entendu, je me répétai cent fois que j'étais un sot, parce que je n'avais pas réellement la certitude d'avoir perçu un bruit quelconque. Pourtant, cette notion, cette sensation que quelque chose me suivait dans le corridor avait bien dû être motivée par quelque son minuscule que mon esprit conscient n'avait pas remarqué, mais qui pourtant avait agi sur mes sens, ne laissant d'autre trace qu'un vague soupçon. Pour finir, je décidai de forcer la décision. Je m'appuyais sur le fait que, d'une part le grand couloir n'offrait guère de coins où organiser une embuscade, et d'autre part que je verrais mon poursuivant à peu près au moment où lui-même me verrait. S'il n'avait pas une arme de jet, cela ne changerait pas grand-chose, et s'il en possédait une, pourquoi ne m'avait-il pas déjà tué ? J'arborai un sombre sourire. Si ce n'était qu'une question de patience, je reconnaissais que les Prêtres-Rois, si c'étaient bien eux qui me suivaient, avaient nettement le dessus. Autant que je sache, un Prêtre-Roi pouvait attendre indéfiniment, comme une roche ou un arbre, sans s'énerver, jusqu'au dernier instant. Il y avait sans doute près d'une ahn que j'attendais et j'étais trempé de sueur. Mes muscles tressaillaient par désir de bouger. Je songeai que quiconque m'avait suivi avait dû remarquer la cessation de mes pas. Il savait que j'étais en attente. De quelle acuité étaient doués les sens des Prêtres-Rois ? Peutêtre étaient-ils relativement faibles, puisqu'ils s'en remettaient le plus souvent à leurs instruments ; peut-être s'agissait-il de sens différents de ceux des hommes, plus aiguisés simplement à cause d'un héritage génétique différent, capables de distinguer et d'interpréter des impressions sensorielles que ne percevraient jamais les cinq sens primitifs des hommes ? Jamais encore je n'avais eu tant conscience de la faible marge de vérité que recevait le système nerveux, en comparaison des processus matériels multiples et complexes qui constituaient notre environnement. Le plus sûr pour moi était de persévérer dans la même attitude, de m'arranger pour toujours bénéficier de la couverture que constituerait un angle de couloir. Mais je n'avais pas envie de continuer à jouer le jeu de cette manière. Je bandai mes muscles pour le bond et le cri qui me révéleraient à découvert, mettraient brutalement fin au calme qui régnait dans le couloir, et qui suffiraient peut-être à retarder le lancer d'un javelot, à empêcher le placement attentif d'un carreau d'arbalète dans la rainure. Aussi lâchai-je le cri de guerre de Ko-ro-ba et me précipitai-je, le glaive tendu, pour faire face à tout ce qui pouvait me poursuivre ainsi. Mes lèvres laissèrent échapper un hurlement de colère déçue quand je constatai que le passage était désert. Rendu furieux au-delà de toute compréhension, j'arpentai le corridor au pas de course pour affronter tout ce qui pouvait bien s'opposer à moi. J'avais parcouru environ un demi pasang quand je m'immobilisai, haletant et enragé contre moi-même. — Montrez-vous ! m'écriai-je. Mais montrez-vous donc ! Le silence du passage paraissait se moquer de moi. Je me rappelais ce que m'avait dit Vika: Quand les Prêtres-Rois auront besoin de vous, ils viendront vous chercher. Furieux, je restai seul au milieu du couloir, dans la faible clarté des ampoules à énergie, mon épée inutile à la main. Puis j'eus de nouveau une vague impression. Mes narines se dilatèrent un peu et, avec le même soin que j'aurais scruté un objet de mes yeux, je reniflai l'air du couloir. Certes, j'avais aimé l'odeur des fleurs et des femmes, du pain frais, de la viande rôtie, du Paga et du vin, du cuir des harnais, de l'huile dont j'enduisais mon glaive pour éviter qu'il ne rouille, des champs verts et des vents de tempête, mais j'avais rarement considéré l'odorat sous le même angle que la vue ou le toucher. Pourtant, ses renseignements, toujours au service de l'homme qui y a recours, avaient toujours été disponibles. Aussi, j'humais l'air du passage et recueillais par les narines, vaguement mais indéniablement, une odeur que je ne connaissais pas encore. Autant que j'aie pu le dire sur le moment, c'était une odeur simple, même si j'allais plus tard apprendre que c'était le produit complexe de parfums plus simples encore qu'elle-même. Il m'est impossible de la décrire, tout comme il serait difficile d'expliquer le goût du citron à quiconque n'en aurait jamais mangé. C'était cependant un peu âcre et irritant pour les narines. Cela me rappelait un peu l'odeur de la poudre brûlée. Bien qu'il n'y eût plus quoi que ce fût dans le couloir avec moi, cela avait laissé sa trace. Je savais à présent que je n'avais pas toujours été seul. J'avais surpris l'odeur d'un Prêtre-Roi. Je rengainai l'épée et retournai dans la chambre de Vika en fredonnant un chant guerrier, car d'une certaine façon, j'étais satisfait. 8 VIKA SORT DE LA CHAMBRE — Debout, fillette ! criai-je en entrant à grands pas dans la chambre de Vika et en frappant sèchement dans mes mains par deux fois. Surprise, la fille poussa un cri et se leva d'un bond. Elle était étendue sur la natte de paille au pied de la couche de pierre. Et elle avait sursauté si brusquement qu'elle s'était cogné le genou contre la pierre du lit, ce qui ne lui avait certes pas fait plaisir. Mon but avait été de lui faire une peur de tous les diables et j'étais content de voir que j'avais réussi. Ce fut avec colère qu'elle me déclara : — Je ne dormais pas ! Je m'approchai d'elle et lui pris le visage entre mes paumes, la regardant au fond des yeux. Elle avait dit la vérité. — Tu vois ! fit-elle. J'éclatai de rire. Elle baissa la tête, mais en relevant timidement les paupières: — Je suis heureuse que tu sois de retour, dit-elle. Je l'examinai et me convainquis qu'elle était sincère. — J'imagine que pendant mon absence, tu as fait un petit tour à la cuisine ? — Non, pas du tout... Ce ne fut qu'à regret et d'un ton acrimonieux qu'elle ajouta : — ... Maître. J'avais offensé sa fierté. — Vika, repris-je, il est grand temps de procéder à quelques changements. — Rien ne change jamais, ici, fit-elle. J'inspectai la chambre. Les détecteurs de l'entrée m'intéressaient. Je les étudiai une fois de plus. Je me sentais joyeux. Alors, méthodiquement, j'entrepris de fouiller la pièce. Bien que les organes sensoriels et leur mode de fonctionnement fussent diaboliques et trop compliqués pour moi, ils ne suggéraient rien de mystérieux, rien qui ne puisse s'expliquer un jour ou l'autre. Rien dans ces mécanismes ne m'incitait à croire que les Prêtres-Rois - ou le Roi lui-même, pourquoi pas ? - fussent irrémédiablement incompréhensibles pour les humains. De plus, j'avais relevé, à l'odeur dans le couloir, la piste d'un Prêtre-Roi. Je me mis à rire. Oui, j'avais senti un PrêtreRoi, ou du moins ses émanations. L'idée m'amusait. Mieux que jamais, je saisis alors à quel point les forces de la superstition avaient subjugué et meurtri les hommes. Pas étonnant que les Prêtres-Rois se cachent derrière leur palissade des Sardar et laissent les mythes des Initiés bâtir des remparts de terreur humaine autour d'eux, pas étonnant qu'ils gardent secrets leur nature et leurs objectifs, rien de surprenant à ce qu'ils se donnent tant de mal pour dissimuler et obscurcir leurs plans et desseins, leurs appareils, leurs instruments, ainsi que leurs limitations ! Je ris de plus belle. Vika m'observait, intriguée et certainement persuadée que j'avais perdu la tête. Je frappai du poing dans ma paume. — Où est-il? m'écriai-je. — Qui donc? souffla Vika. — Les Prêtres-Rois voient et les Prêtres-Rois entendent ! lançai-je. Mais comment? — Grâce à leurs pouvoirs, dit Vika en reculant jusqu'au mur. J'ai fouillé toute la pièce de mon mieux. Il se pouvait, bien entendu, qu'ils aient eu recours à une sorte de faisceau pénétrant qui, correctement réglé, aurait permis de capter tout signal à travers les pierres et de le retransmettre à un lointain écran, mais je doutais qu'une telle machinerie - que les Prêtres-Rois avaient peut-être les capacités de mettre au point - eût été utilisée pour la surveillance relativement simple de ces chambres. Puis je remarquai, au centre exact du plafond, une ampoule à énergie, comme celles de l'éclairage, mais non lumineuse. Une erreur de la part des Prêtres-Rois! Naturellement, l'engin pouvait se dissimuler dans n'importe laquelle des ampoules. Peut-être aussi une de ces ampoules à réserve d'énergie à peu près inépuisable qui brillent des années durant avait-elle tout simplement fini par griller. Je sautai au centre du lit de pierre. J'appelai la fille: — Apporte-moi la bassine. Elle était convaincue de ma démence. --Vite, insistai-je, et elle se précipita vers le récipient de bronze. Je le lui pris des mains et le projetai d'en bas contre l'ampoule qui, bien qu'apparemment grillée, se fracassa dans un grand éclair, en lâchant des étincelles et une fumée sifflante. Vika poussa un hurlement et s'accroupit derrière la plate-forme. De la douille où avait été plantée l'ampoule pendaient, dans la fumée rougeoyante, une masse de câbles, un diaphragme métallique brisé et un réceptacle conique qui avait pu contenir une lentille optique. — Viens ici, dis-je à Vika; mais la pauvre fille se tassait derrière le lit. Perdant patience, je la saisis par le bras, la soulevai jusqu'au lit, puis la tins à bout de bras. — Regarde en l'air! dis-je. Mais elle gardait le visage résolument baissé. Je lui empoignai les cheveux. Elle cria. Alors je lui redressai la tête pour qu'elle voie. — Regarde ! — Qu'est-ce que c'est ? gémit-elle. — C'était un oeil, répondis-je. — Un oeil ? répéta-t-elle d'un ton geignard. — Oui, quelque chose comme les « yeux » de la porte. Je voulais qu'elle comprenne. — L'oeil de qui ? — Celui des Prêtres-Rois, fis-je en m'esclaffant. Mais à présent, il est fermé. Vika tremblait contre moi et, dans ma joie du moment, sans lui lâcher les cheveux, j'abaissai mon visage vers le sien pour baiser farouchement ses lèvres magnifiques. Elle pleurait entre mes bras, mais ne résistait pas. C'était le premier baiser que je prenais à mon esclave et c'était l'expression de ma folle allégresse qui la frappai d'étonnement, qu'elle ne pouvait pas comprendre. Je bondis à bas de la couche pour m'approcher de la porte. Elle resta debout sur la plate-forme, ahurie, portant les doigts à ses lèvres. Elle me regardait curieusement. ; Vika, demandai-je, aimerais-tu quitter cette chambre? ; Bien sûr. Un tremblement dans sa voix. — Très bien. Tu vas en sortir! Elle recula et se tassa, apeurée. Avec un nouvel éclat de rire, j'avançai jusqu'au seuil. Une fois encore, j'examinai les six petits détecteurs en forme de dômes, trois de chaque côté, qui y montaient la garde. En un sens, c'était dommage de les démolir, parce qu'ils étaient assez beaux. Je tirai mon glaive. ; Arrête ! hurla Vika, terrifiée. Elle sauta à bas du lit et accourut à moi, prenant mon bras armé entre ses mains, mais je la repoussai violemment de la main gauche, et elle repartit se heurter à la pierre du lit. — Non ! cria-t-elle encore, agenouillée, les mains tendues. Mon glaive frappa par six fois les détecteurs, et à chaque coup il y eut un éclat et un sifflement, comme du verre surchauffé qui se brise, puis une brillante pluie d'étincelles. Les détecteurs étaient en miettes, leurs lentilles fracassées, et leurs logements, dans la pierre, révélaient un amas de câbles conducteurs noircis et fondus. Je remis l'épée au fourreau et m'essuyai le visage d'un revers de manche. J'avais un goût de sang dans la bouche et je m'aperçus que quelques éclats de verre m'avaient entaillé le visage. Vika restait à genoux près de la couche, sans rien dire. Je lui souris. ; Tu peux quitter la chambre maintenant, si tu le désires, affirmai-je en souriant. Elle se releva lentement. Ses yeux se portèrent sur l'ouverture, sur les détecteurs démolis. Puis ils revinrent à moi, chargés d'émerveillement et de crainte. Elle se secoua. — Le Maître est blessé, dit-elle. ; Je suis Tarl Cabot de Ko-ro-ba, lui déclarai-je, lui donnant pour la première fois mon nom et celui de ma Cité. — Ma Cité est Treve, répondit-elle. C'était la première fois qu'elle m'indiquait le nom de sa cité. Je souris en la regardant prendre une serviette dans un des coffres le long du mur. Ainsi Vika était de Treve. Cela expliquait beaucoup de choses. Treve était une cité guerrière, située quelque part dans les splendeurs dépourvues de pistes de la Chaîne montagneuse des Voltaï. Je n'y étais jamais allé, mais je connaissais la cité de réputation. On disait ses guerriers farouches et courageux, ses femmes fières et belles. On mettait ses tarniers sur le même plan que ceux de Thentis, fameuse pour ses élevages de tarns, et que ceux de Ko-ro-ba et même de la grande Ar. Vika revint avec le linge et se mit à me tamponner doucement la figure. Il était rare qu'une fille de Treve monte sur l'estrade de la vente aux enchères. J'imaginai que Vika aurait coûté cher si j'avais dû l'acheter à Ar ou à Ko-ro-ba. Même quand elles ne sont pas belles, les filles de Treve sont hautement prisées par les collectionneurs en raison de leur rareté. Treve se situait, disait-on, dans les hauteurs, à quelque sept cents pasangs d'Ar, en direction des Sardar. Je n'avais jamais vu cette ville indiquée sur une carte, mais j'avais vu le territoire qui portait le même nom. Le lieu précis de la cité m'était donc inconnu, et sans doute bien peu de gens le connaissaient-ils, en dehors de ses propres citoyens. Il n'y avait pas de route pour s'enfoncer vers la cité, et ceux qui pénétraient sur son territoire en revenaient rarement. La rumeur voulait qu'on ne puisse se rendre à Treve autrement qu'à dos de tarn, ce qui laissait penser qu'il s'agissait d'une forteresse de montagne aussi bien que d'une ville. On disait que l'agriculture y était inconnue, et c'était vraisemblable. On racontait également que tous les ans, à l'automne, les tarniers de Treve sortaient des Voltaï et, comme un vol de sauterelles, s'abattaient sur les champs d'une cité ou d'une autre - une ville différente chaque année -, ramassant ce qui leur était nécessaire, et incendiaient le reste pour que l'on ne puisse pas entreprendre une campagne de représailles contre eux en hiver. Un siècle auparavant, les tarniers de Treve avaient même réussi à tenir en échec ceux d'Ar durant une violente bataille qui s'était livrée sous le ciel orageux surplombant les roches hérissées des Voltaï. J'avais entendu des poètes célébrer cet événement. Depuis lors, les pillages s'étaient poursuivis sans obstacle, bien que les hommes de Trêve ne se soient plus jamais attaqué aux champs d'Ar. : Ça fait mal ? s'enquit Vika. : Non. : Bien sûr que si, fit-elle en reniflant. Je me demandais s'il y avait à Treve beaucoup de femmes ussi belles que Vika. Si tel était le cas, il était surprenant que les tarniers de toutes les villes de Gor n'aient pas fait de raids contre la cité, pour tenter leur chance. : Est-ce que toutes les femmes de Treve sont aussi belles que toi? Demandai-je. : Bien sûr que non ! répondit-elle, irritée. : Es-tu la plus belle? : Je ne sais pas, répondit-elle simplement. Puis elle sourit en ajoutant: : Peut-être... Elle se releva, d'un mouvement plein de grâce, et retourna aux coffres. Elle en revint avec un petit tube de baume. : C'est plus profond que je ne pensais, constata-t-elle. Elle entreprit de me passer l'onguent du bout des doigts, sur les coupures. Cela me brûlait singulièrement. : Ça fait mal, répéta-t-elle. : Non, répondis-je. Elle éclata de rire, et j'en fus heureux. : J'espère que tu sais ce que tu fais, lui fis-je remarquer. : Mon père appartenait à la Caste des Médecins. : C'était bien ce que je pensais. D'après son accent, j'avais déduit que sa caste était celle des Constructeurs ou des Médecins. Et si j'avais un peu réfléchi, j'aurais jugé sa langue un peu trop raffinée pour celle des Constructeurs. Je retins un gloussement. En fait, j'étais tombé juste par pur hasard. : J'ignorais qu'il y avait des médecins à Treve. : Toutes les Hautes Castes sont représentées à Treve, répliquat-elle, piquée au vif. Indépendamment d'Ar, les deux seules autres cités auxquelles, à ma connaissance. Treve ne s'attaquait pas périodiquement, étaient la montagneuse Thentis, renommée pour ses troupeaux de tarns, et ma propre Cité, Ko-ro-ba. Si le but était de se procurer des céréales, il y avait évidemment peu d'intérêt à s'en prendre à Thentis, obligée d'importer les siennes, mais sa principale richesse, les troupeaux de tarns, n'est pas négligeable; la cité possède aussi de l'argent, bien que ses mines ne soient pas aussi productives que celles de Tharna. Peut-être Treve n'a-t-elle jamais attaqué Thentis parce que c'est aussi une ville de montagne, ou plutôt parce que Treve en respecte les tarniers tout autant que les siens propres. Les raids contre Ko-ro-ba avaient cessé pendant la période où mon père, Matthew Cabot, avait été l'Ubar de la Cité. Il avait organisé un réseau de phares éloignés les uns des autres, installés dans des tours fortifiées, qui donnaient l'alarme chaque fois que des forces hostiles pénétraient sur le territoire de Ko-ro-ba. A la vue des pillards, une tour donnait au feu toute sa vigueur pour qu'il brille dans la nuit, ou l'étouffait le jour sous des branchages, pour émettre une fumée blanche, et le signal passait de tour en tour. Ainsi, quand les tarniers de Treve descendaient sur les champs cultivés de Ko-ro-ba, situés en majeure partie à quelques pasangs de la cité, ils trouvaient nos propres tarniers rangés en ordre de bataille, prêts à recevoir l'envahisseur. Comme ils venaient pour le grain et non pour la guerre, les hommes de Treve tournaient bride et se mettaient en quête de cultures moins bien défendues. Il y avait aussi un code de signaux qui permettait aux tours de communiquer entre elles. Ainsi, que l'une d'elles ne transmette pas le « tout-va-bien » à l'heure prévue, et les tubes d'alerte de Ko-ro-ba se mettaient à retentir, et les tarniers sellaient et enfourchaient leurs oiseaux. Bien sûr, les villes attaquées poursuivaient les pillards, et ce jusqu'aux premiers escarpements des Voltaï, où elles abandonnaient la chasse et faisaient demi-tour, ne se hasardant pas à risquer la vie de leurs tarniers dans ce territoire tumultueux et redoutable de leur rivale, dont la férocité légendaire avait même, une fois, donné à réfléchir aux énormes forces d'Ar. Treve paraissait satisfaire à ses autres besoins à peu près de la même manière que pour les produits agricoles, car on connaissait ses pillards du terrain de la Foire d'En'Kara, au pied des Sardar, jusqu'au delta du Vosk et aux îles du large, comme Tyros et Cos. Le produit de ces raids était rapporté à Treve ou revendu, peut-être sur le marché d'En'Kara même, lors d'une des quatre grandes foires annuelles ; sinon, i pouvait être repassé sans difficulté à la population nombreuse, lointaine et mauvaise de Port Kar. ; De quoi vit la population de Treve? demandai-je à Vika. ; Nous élevons le verr, répondit-elle. Je souris. Le verr est une chèvre de montagne originaire des Voltaï. Un animal sauvage, agile, méchant, à longs poils, aux cornes en spirale. Parmi les rochers escarpés des Voltaï, c'était risquer sa vie que d'en approcher une à moins de vingt mètres. — Vous êtes donc un peuple simple et casanier, dis-je. — Oui. — Bergers de montagne? — Oui, affirma Vika. Alors on éclata de rire tous les deux, incapables de nous contenir plus longtemps. Oui, je connaissais bien la réputation de Treve. Une ville riche de butin, probablement aussi inaccessible et imprenable qu'un nid de tarn. En réalité, on surnommait même Treve le Tarn des Voltaï. Une citadelle insolente, jamais conquise, une forteresse tenue par des hommes dont toute la vie était vouée au banditisme, dont les femmes se paraient des dépouilles de cent villes. Et c'était de là que venait Vika. Je le croyais sans peine. Pourtant, ce soir, elle se montrait douce et j'étais bon pour elle. Ce soir, nous étions amis. Elle retourna ranger le tube d'onguent dans le coffre. — Le baume va rapidement s'infiltrer, dit-elle. Dans quelques minutes, il n'y en aura plus trace, pas plus que des coupures. Je laissai fuser un sifflement. ; Les médecins de Treve ont vraiment des remèdes merveilleux, lui dis-je. ; Ce baume est fourni par les Prêtres-Rois, rectifia-t-elle. Cela me causa un certain plaisir, car j'en déduisais chez eux une vulnérabilité quasi humaine. ; Ainsi les Prêtres-Rois sont sujets aux blessures ? ; En tout cas, leurs esclaves le sont... — Je vois. — Ne parlons plus d'eux, suggéra-t-elle. Je l'observais dans la faible clarté, bien droite, dans toute sa beauté, me faisant face de l'autre côté de la pièce. — Vika, ton père appartenait-il réellement à la Caste des Médecins ? m'enquis-je. — Oui. Pourquoi cette question? — Peu importe. — Mais pourquoi ? insista-t-elle. — Parce que j'ai un moment pensé que tu avais peut-être été élevée et dressée comme Esclave de Plaisir. C'était idiot de le lui avouer et je le regrettai aussitôt. Elle se drapa dans sa dignité. — Tu me flattes, fit-elle, avant de me tourner le dos. Je l'avais blessée. Je voulus m'approcher d'elle, mais elle m'arrêta sans bouger: — S'il te plaît, ne me touche pas... Elle parut alors se contracter et se retourna ; c'était de nouveau la Vika d'avant, dédaigneuse, provocante et hostile. — Mais, naturellement, tu peux me toucher quand tu le souhaites, puisque tu es mon maître ! — Je te prie de me pardonner, dis-je. Elle eut un sourire amer, méprisant. C'était bien une femme de Treve que j'avais maintenant devant moi. Je la vis comme je ne l'avais encore jamais vue.Vika était une princesse de brigands, habituée aux soieries et aux joyaux d'un millier de caravanes pillées, à dormir sur les plus riches fourrures, à se nourrir des mets les plus délicats, tous volés à bord des galères échouées et incendiées, dans les magasins des tours cylindriques isolées, de la table et des coffres de maisons dont les maîtres avaient été assassinés. Seulement, à présent, la princesse de brigands, la fière Vika, femme de l'opulente et orgueilleuse Treve, était elle-même devenue butin légitime dans les jeux brutaux de Gor et sentait à son cou ce même bandeau d'acier dont si souvent les hommes de sa cité avaient paré la gorge de leurs elles captives en larmes. Vika était devenue une marchandise. Ma marchandise. Elle me foudroyait du regard. Elle s'approcha avec insolence, lentement, mais avec grâc et la menace qu'elle représentait était aussi veloutée que le pelage d'une femelle de larl ; à mon grand étonnement, quand elle fut devant moi, elle s'agenouilla, les mains sur les cuisses, les genoux dans la position de l'Esclave de plaisir, et baissa la tête en une soumission dédaigneuse. Puis elle releva le menton et ses yeux bleus provocants me scrutèrent hardiment. — Maître, voici ton Esclave de Plaisir, dit-elle. — Relève-toi. Elle le fit souplement, m'enserra le cou de ses bras et approcha ses lèvres des miennes. — Tu m'as embrassée le premier, fit-elle. Maintenant, c'est moi qui vais t'embrasser. Je plongeai dans ces yeux bleus qui soutenaient mon regard en me demandant une fois de plus combien d'hommes s'étaient brûlés pour mourir ensuite à ce feu qui couvait sous cendre. Les lèvres de la tentation effleurèrent les miennes. — Voilà le baiser de ton Esclave de Plaisir, dit-elle d'une voix basse mais impérieuse. Je dégageai mon cou de ses bras. Elle en resta ahurie. Je quittai la chambre pour aller dans le couloir. De là, je lui tendis la main, pour qu'elle la prenne et me suive. — Je ne te plais pas ? s'inquiéta-t-elle. — Vika, viens donc prendre la main d'un sot. Quand elle eut compris mon intention, elle secoua la tête doucement, avec abattement. ; Non, je ne peux pas quitter la chambre, déclara-t-elle. ; Je t'en prie... De nouveau, elle tremblait de peur. — Viens me prendre par la main. Hésitante, frémissante, comme on se meut en rêve, la jeune femme vint vers le seuil dont les détecteurs ne pouvaient plus s'éclairer. Elle ne me quittait pas des yeux. — S'il te plaît, insistai-je. Elle regardait les alvéoles des détecteurs, semblables à des yeux de métal, maintenant noircis et aveugles. Grillés, brisés, ils ne voyaient plus rien et même le mur alentour portait les taches noires de leur fin brutale. — Ils ne peuvent plus te faire de mal, lui assurai-je. Vika fit encore un pas, et il me semblait que ses jambes allaient céder sous elle, qu'elle allait s'évanouir. Elle osa me tendre la main, les yeux écarquillés d'angoisse. — Les femmes de Treve sont braves tout autant que belles et fières, constatai-je. Elle franchit le seuil et tomba dans mes bras, sans connaissance. Je soulevai son corps et le portai sur la couche de pierre. J'inspectai les dégâts que j'avais causés aux organes sensoriels de la porte ainsi qu'à l'appareil de surveillance contenu dans l'ampoule que j'avais brisée. Sans doute n'aurais-je plus à attendre la visite des Prêtres-Rois de Gor bien longtemps. Vika m'avait affirmé qu'ils viendraient quand ils auraient besoin de moi. Je laissai échapper un rire. Maintenant, ils seraient probablement incités à avancer le rendez-vous. Je déposai doucement Vika sur la grande couche de pierre. 9 LE PRÊTRE-ROI Je permettais à Vika de partager mon lit, sur les draps soyeux, sous les chaudes fourrures. C'était toutefois inhabituel car, en temps normal, l'esclave goréenne dort aux pieds de son maître, souvent sur une simple natte, avec, pour toute protection contre le froid, une mince couverture d'un tissu semblable au coton, fabriqué à partir des fibres de la plante Rep. Si elle avait récemment déplu à son maître, elle pouvait, naturellement, à titre de mesure disciplinaire, être enchaînée nue à l'anneau fixé au pied de la couche, sans avoir alors ni natte ni couverture. Les pierres du sol sont dures et les nuits de Gor froides, et il est fort rare que la fille, une fois libérée au matin, ne s'efforce pas de mieux servir le maître. À ce propos, le même traitement peut s'appliquer à une libre Compagne, quand on pense qu'elle le mérite, bien qu'elle soit indépendante et, en général, très aimée. Selon la façon de voir des Goréens, goûter un peu à l'anneau d'esclave est, à l'occasion, bénéfique à toutes les femmes, même aux respectées Libres Compagnes. C'est pourquoi la Libre Compagne, si elle se montre irritable ou ennuyeuse de quelque manière, peut se retrouver nue au pied du lit, avec la perspective de passer toute une nuit sans natte sous elle, sans couverture sur elle, comme la plus inférieure des esclaves. C'est ainsi que les Goréens lui rappellent, en cas de nécessité, qu'elle n'est quand même qu'une femme, et qu'en tant que telle, reste soumise à l'homme. Si jamais elle l'oubliait un instant, l'anneau lui rafraîchirait la mémoire. Gor est un monde d'hommes. Et pourtant, sur ce même monde, j'ai vu bien des femmes belles, et même splendides. La femme goréenne, pour des raisons que je ne m'explique pas clairement étant donné la civilisation de ce monde, tire plaisir de sa condition de femme. C'est souvent une créature excitante, magnifique, resplendissante, vive, active, animée, avec son franc parler. Dans l'ensemble, je la trouve plus joyeuse que nombre de ses soeurs terriennes qui, au moins en principe, jouissent d'un statut plus élevé, même si je dois admettre avoir rencontré sur ma vieille planète plusieurs femmes qui adoptaient l'attitude goréenne et se glorifiaient de la radieuse réalité de leur sexe, de leur joie de vivre, de leur grâce et de leur beauté, de leur tendresse et de leur immense capacité d'amour que nous autres, tristes hommes, ne comprenons souvent pas, que, je le crains, nous n'acceptons pas. Cependant, malgré tout mon respect et toute ma considération pour ce sexe étonnant et merveilleux, je pense également, peut-être en raison de mon expérience goréenne, que le contact avec l'anneau d'esclave peut être salutaire à l'occasion. Selon la coutume, l'esclave n'a pas même le droit de monter sur la couche de son maître pour satisfaire à ces plaisirs. J'imagine que cette interdiction vise à établir plus nettement la distinction entre elle et la Libre Compagne. Toujours est-il que l'accès de la couche est exclusivement réservé à cette dernière. Quand le maître désire se servir de son esclave, il lui fait allumer la lampe de l'amour, ce dont elle s'acquitte docilement; puis elle va la placer à la fenêtre de la chambre, pour qu'on ne les dérange pas. Ensuite, c'est le maître qui, de son propre gré, jette sur le sol de la chambre les riches fourrures de l'amour - parfois des peaux de larl - et ordonne à la fille de s'y allonger. J'avais doucement déposé Vika sur le grand lit de pierre. Je lui mis un tendre baiser sur le front. Elle ouvrit les yeux. ; Est-ce que je suis sortie de la chambre ? s'enquit-elle. ; Oui. Elle me scruta longuement le visage. ; Comment te conquérir? demanda-t-elle. Je t'aime, Tarl Cabot. ; Ce n'est que de la gratitude, protestai-je. — Non, je t'aime vraiment. — Il ne faut pas. — C'est pourtant la vérité. Comment devais-je lui parler? Il fallait cependant bien que je lui ôte toute illusion qu'il pût être question d'amour entre nous. Tout amour était impossible dans la demeure des Prêtres-Rois, et elle n'avait pas la liberté de choix en la matière ; de plus, il y avait toujours Talena, dont le souvenir ne s'effacerait jamais de mon coeur. ; Mais tu es une femme de Treve, objectai-je en souriant. ; Tu m'as bien prise pour une Esclave de Plaisir, me gronda-t-elle. Je haussai les épaules. Elle tourna la tête vers le mur. ; Tu avais raison dans une certaine mesure, Tarl Cabot. ; Comment ça? — Ma mère... dit-elle d'un ton amer en ramenant le regard sur moi... était une Esclave de Plaisir... élevée dans les Maisons d'Esclaves d'Ar. — Elle devait être suprêmement belle. Vika me lança un coup d'oeil étrange. — Oui, j'imagine qu'elle l'était. — Tu ne te souviens donc pas d'elle? — Non, elle est morte quand j'étais très jeune. — Excuse-moi... — Peu importe, rétorqua-t-elle. Après tout, elle n'était qu'un animal dressé dans les Maisons d'Esclaves d'Ar. — Tu lui en veux tant que ça? fis-je. — Elle était esclave de naissance, dit Vika. Je restai silencieux. — Mais, reprit-elle aussitôt, mon père, dont elle était l'esclave et qui était membre de la Caste des Médecins de Treve, l'aimait beaucoup et lui a demandé de devenir sa Libre Compagne. Vika émit un rire bas. — Elle le lui a refusé durant trois années. — Pourquoi ? — Parce qu'elle l'aimait et ne désirait pas qu'il eût pour Libre Compagne une simple Esclave de Plaisir. ; Elle avait l'esprit à la fois profond et noble, relevai-je. Vika eut un geste de dégoût. — C'était une imbécile ! Combien de chances de liberté une esclave née esclave aurait-elle? — Bien peu, dus-je convenir. — Mais pour finir, reprit Vika, de crainte qu'il ne se tue, elle a consenti à devenir sa Libre Compagne. Elle m'examina avec attention. Les yeux dans les yeux. — Je suis née libre, déclara-t-elle. Il faut que tu le comprennes. Je ne suis pas esclave de naissance, ni de formation. — Je comprends. Peut-être que ta mère n'était pas seulement belle, mais aussi fière, courageuse et intelligente. — Comment aurait-ce été possible ? Elle émit un petit rire dédaigneux. — Je viens de te dire qu'elle n'était qu'une esclave avilie, un animal en provenance des enclos d'Ar. — Mais tu ne l'as jamais connue, objectai-je. — Je sais ce qu'elle était. — Et ton père ? — D'une certaine façon, il est également mort. ; Qu'est-ce que ça veut dire, d'une certaine façon? ; Rien, répondit-elle. Je jetai un coup d'oeil circulaire sur la pièce, les coffres contre les murs, l'oeil démoli au plafond, les dômes fracassés de l'entrée, sur le couloir. — Il a dû beaucoup t'aimer après la mort de ta mère, poursuivis-je. — Oui, je pense... mais c'était un sot. — Pourquoi dis-tu ça ? — Il m'a suivie dans les Sardar pour tenter de me sauver. — Il fallait une grande bravoure. Elle roula sur le flanc, s'écartant de moi, et se mit à contempler le mur. Au bout d'un certain temps, elle reprit la parole, mais ses mots étaient cruels à force de mépris. — C'était un petit imbécile prétentieux, dit-elle; rien que le cri d'un larl lui faisait peur. Elle sourit. Elle roula à nouveau pour me refaire face. — Comment ma mère a-t-elle jamais pu être amoureuse de lui ? Ce n'était qu'un petit homme gras et pompeux. — Peut-être se montrait-il bon pour elle, avançai-je... alors que les autres ne l'étaient pas. — Pourquoi donc aurait-on de la bonté envers une Esclave e Plaisir? Encore un haussement d'épaules de ma part. — Pour l'Esclave de Plaisir, c'est les clochettes à la cheville, le parfum, le fouet et les fourrures de l'amour, affirma-elle. J'insistai : — Il était peut-être doux avec elle... alors que les autres e l'étaient pas. — Je ne comprends pas. — Peut-être s'intéressait-il à elle, lui parlait-il, agissait-il vec tendresse... Peut-être qu'il l'aimait. — Possible. Mais est-ce que cela suffirait? — Sans doute. ; Je me le demande... je me le suis souvent demandé. ; Que lui est-il arrivé quand il a pénétré dans les Monts ardar ? Vika ne voulait pas répondre. — Tu le sais ? Je la pressais. — Oui. — Alors, quoi ? L'air amer, elle secoua la tête. — Ne me le demande pas, m'imposa-t-elle. Je ne me sentais pas autorisé à insister davantage. — Mais comment se fait-il qu'il t'ait permis de venir dans s Sardar? — Il ne l'a pas fait. Il a tenté de m'en empêcher, mais je suis allée voir les Initiés de Treve et me suis proposée comme offrande aux Prêtres-Rois. Naturellement, je ne leur ai pas fourni mes raisons réelles de désirer me rendre dans les Sardar. Les connaissaient-ils, après tout? s'interrogea-t-elle. — Ce n'est pas improbable. — Bien sûr, mon père ne voulait pas en entendre parler. Il m'a enfermée dans mon appartement, mais le Grand Initié de la Cité est venu avec des hommes d'armes et ils ont forcé les portes et frappé mon père jusqu'à ce qu'il se tienne tranquille, et c'est avec joie que je les ai suivis. Elle éclata de rire. ; Oh, comme j'étais contente qu'ils le frappent et qu'il en soit réduit à pleurer, car je le détestais - je le haïssais tant ! parce que ce n'était pas un homme, pas un vrai... et, bien qu'il fût de la Caste des Médecins, il ne supportait pas la douleur. Il tremblait rien qu'en entendant le cri du larl. Je savais que les restrictions des castes goréennes, bien que fondées sur la naissance, n'étaient pas inflexibles et que tout homme qui ne tenait pas à la sienne pouvait en changer, si le Conseil Supérieur de sa cité l'y autorisait. Cela dépendait généralement de ses aptitudes pour le travail d'une autre caste, ainsi que de la bonne volonté des membres de cette dernière à l'admettre comme Frère. Je suggérai : — Il se peut que ce soit par horreur de la douleur qu'il soit resté parmi les Médecins. — C'est une explication, reconnut-elle. Il voulait toujours mettre fin à la souffrance, même à celle d'une bête ou d'une esclave. Je souris. — Tu vois, fit-elle. C'était un faible. — Je vois. Vika se rallongea sur les soies et les fourrures. — Tu es le premier des hommes venus dans cette chambre à m'avoir parlé de choses pareilles. Je ne répondis pas. — Je t'aime, Tarl Cabot. — Je ne le pense pas. — Mais si! s'écria-t-elle. — Un jour, tu aimeras... lui assurai-je... Mais je ne crois pas que ce sera un Guerrier de Ko-ro-ba. — Me crois-tu incapable d'amour? lança-t-elle. — Je crois que tu aimeras un jour, et je suis certain que ce sera un grand amour. ; Et toi, tu es capable d'aimer? (D'un ton de défi.) ; Je l'ignore, fis-je en souriant. Une fois... il y a long temps... j'ai pensé que j'aimais. — Qui était-elle? demanda Vika, d'un ton peu agréable. — Une fille mince aux cheveux sombres, qui s'appelai Talena. — Était-elle belle ? — Oui. — Aussi belle que moi ? — Vous êtes belles toutes les deux. — Était-elle esclave ? — Non... c'était la fille d'un Ubar. Les traits de Vika se convulsèrent de rage, elle bondit de la couche et alla à grands pas jusqu'au mur, les doigts passés dans son collier comme pour se l'arracher du cou. — Je vois ! lâcha-t-elle. Et moi... Vika... je ne suis qu'une esclave! — Ne te mets pas en colère. — Où est-elle ? — Je l'ignore, avouai-je. — Depuis combien de temps tu ne l'as pas vue ? — Depuis plus de sept ans. Vika eut un rire cruel. — Alors, se réjouit-elle, elle est sûrement dans les Cités de Poussière. — C'est possible, admis-je. --Et moi... Vika... je suis ici. — Je le sais. Je tournai la tête. J'entendis sa voix derrière moi. — Je te la ferai oublier, dit-elle. Sa voix renfermait la menace à la fois voilée, glaciale, assurée et passionnée d'une femme de Treve, accoutumée à obtenir ce qu'elle voulait et qui ne tolérait pas de refus. Je me retournai pour la regarder une fois de plus, et ce ne fut plus la même fille à qui j'avais parlé un instant auparant, mais une dame de Haute Caste, du royaume de brigands de Treve, insolente et impérieuse malgré son collier. D'un geste indifférent, elle porta la main à l'agrafe de sa robe sur l'épaule gauche, la défit et laissa le vêtement tomber autour de ses chevilles. Elle portait la marque. — Tu croyais que j'étais une Esclave de Plaisir, déclara-t-elle. Je contemplais cette femme dressée devant moi, ses yeux boudeurs, ses lèvres renflées, son collier, sa marque. — Ne suis-je pas assez belle, me demanda-t-elle, pour être fille d'un Ubar? — Si, tu es assez belle pour ça. E lle m'adressa un coup d'oeil moqueur. ; Sais-tu ce qu'est une Esclave de Plaisir? — Oui. — C'est une femelle de l'espèce humaine, précisa-t-elle, mais dressée comme une bête, pour sa beauté et son ardeur. — Je le sais. — C'est un animal formé à donner du plaisir aux hommes, à satisfaire les envies d'un maître. Je restai sans mot dire. — Dans mes veines, reprit-elle, coule le sang d'une de ces bêtes. Dans mes veines coule le sang d'une Esclave de Plaisir. (Elle rit.) Et tu es mon maître, toi, Tarl Cabot! — Non, répondis-je. Amusée et provocante, elle vint vers moi. — Je te servirai comme une Esclave de Plaisir. — Non. — Si. Je serai pour toi la plus docile des Esclaves. Elle m'offrait ses lèvres. Je la tins éloignée, les deux mains posées sur ses bras. — Goûte-moi ! — Non, m'obstinai-je. Elle rit encore. — Tu ne peux pas me repousser. — Pourquoi pas ? — Je ne te le permettrai pas. Tu vois, Tarl Cabot, j'ai décidé de faire de toi mon esclave. Je la rejetai loin de moi. — Très bien ! s'emporta-t-elle, les yeux furibonds. Très bien, Cabot! Dans ce cas, je vais te dompter! Elle me saisit la tête entre ses mains et plaqua ses lèvres sur les miennes. À cet instant, j'eus une fois de plus cette impression d'une odeur un peu âcre que j'avais ressentie dans les couloirs, et je pressai les lèvres de Vika si fort que je les entamai des dents; je la renversai jusqu'à ce que mon seul bras la retînt de tomber sur le sol. Elle poussa un cri de surprise et de douleur. Alors, je la projetai méchamment sur la natte étendue au pied du lit. Maintenant, je pensais comprendre. Mais ils étaient venus trop tôt! Elle n'avait pas eu le temps d'accomplir sa besogne. Elle aurait sans doute à le payer, mais je m'en moquais. Je ne me retournai cependant pas vers la vaste embrasure. L'odeur était forte à présent. Vika, terrifiée, s'était accroupie, toute tassée, sur la natte, tout contre l'anneau d'esclave. — Qu'y a-t-il? s'enquit-elle. Qu'est-ce qui ne va pas ? — Ainsi tu devais me dompter à leur profit, hein ? Lui demandai-je. — Je ne vois pas ce que tu veux dire. — Tu fais un bien piètre pion pour les Prêtres-Rois ! Lui lançai-je. — Non, non! protesta-t-elle. — Combien d'hommes as-tu déjà séduits à leur bénéfice? Je la pris aux cheveux et lui tordis la tête pour la regarder dans les yeux. — Combien? criai-je. — Je t'en prie ! fit-elle en pleurant. J'eus la tentation de lui cogner le crâne contre le bord du lit de pierre, car c'était une personne sans valeur, déloyale, trompeuse, vicieuse, tout juste bonne pour le collier, les chaînes et le fouet! Elle secouait la tête comme pour réfuter les accusations que je ne prononçais pas. — Tu ne comprends pas ! Je t'aime ! cria-t-elle. De dégoût, je la repoussai loin de moi. Et cependant, je ne regardais toujours pas dans la direction de l'entrée. Vika gisait à mes pieds, avec une traînée de sang au coin de ses lèvres encore marquées de mon baiser sauvage. Elle leva vers moi des yeux où s'amassaient les larmes. — Je t'en supplie, gémit-elle. L'odeur était forte. Je savais qu'elle était proche. Comment Faisait-il que la fille ne s'en rende pas compte? Comment ne savait-elle pas? Cela faisait-il partie de sa propre comédie? — S'il te plaît, reprit-elle, levant les yeux vers moi, me tendant la main. Les larmes coulaient sur son visage ; sa voix était entrecoupée de sanglots. — Je t'aime. — Silence, Esclave ! grondai-je. Elle abaissa le front sur les dalles en pleurant. Je savais que la chose était présente. L'odeur était maintenant envahissante, il n'y avait plus à s'y tromper. Je surveillais Vika. Elle parut soudain comprendre et releva la tête; ses yeux s'écarquillèrent d'horreur et elle se traîna à genoux, les mains devant la figure comme pour se protéger, et elle frissonnait, et elle lança subitement un hurlement lement perçant, prolongé, plein d'une atroce terreur. Je tirai l'épée et me retournai. C'était dans l'encadrement de la porté. D'une certaine façon, c'était très beau, tout doré et très grand, et ça me dominait. Ça ne faisait pas plus d'un mètre de large, mais la tête affleurait le haut de l'entrée. Ça devait donc mesurer environ dix-huit pieds de haut. Cela possédait six pattes et une grosse tête comme une boule d'or avec des yeux qui ressemblaient à de vastes disques lumineux. Les deux pattes de devant, prêtes, en alerte, se levaient délicatement devant le corps. Les mâchoires s'ouvrirent et se refermèrent une fois. Elles se mouvaient latéralement. De la tête partaient deux appendices articulés et fragiles, longs et couverts de rangées frissonnantes de poils dorés. Ces deux prolongements balayèrent la chambre, comme deux gros yeux, puis parurent se concentrer sur moi. Ils s'incurvèrent dans ma direction comme de fines pinces d'or, et les innombrables poils dorés se raidirent vers moi comme autant d'aiguilles. J'étais dans l'incapacité de définir la nature des opérations de la créature, mais je devinais que j'étais pris dans le réseau de son champ sensoriel. À son cou pendait un petit instrument rond, une machine à traduire, sans doute, semblable à celles que j'avais déja vues, mais plus compacte. Il me parvint un nouveau flot d'odeurs, sécrétées par ce qui se tenait devant moi. Presque en même temps, une voix mécanique sortit de l'appareil. Cela s'exprimait en goréen. Je savais ce que la chose allait dire. — Lo Sardar. Je suis un Prêtre-Roi, fit l'être. — Je suis Tarl Cabot de Ko-ro-ba, répondis-je. La seconde d'après, je sentis un autre ensemble d'odeurs qui pouvait émaner de l'appareil suspendu au cou de ce qui se dressait devant moi. Les deux antennes sensorielles paraissaient analyser mes paroles. Je perçus une nouvelle odeur. — Suivez-moi, ordonna la voix artificielle, et la créature pivota sous la porte. Je m'exécutais. L'être s'était engagé dans le couloir, à longues et précautionneuses enjambées. Je regardai encore une fois Vika, qui leva la main à mon adresse. — N'y va pas, dit-elle. Méprisant, je lui tournai le dos pour suivre la créature. J'entendis pleurer la fille derrière moi. Qu'elle pleure donc, me dis-je, puisqu'elle a manqué à ses devoirs envers les Prêtres-Rois et que, sans nul doute, le châtiment sera sévère. Si j'avais eu le temps, s'il n'y avait pas eu des affaires plus urgentes, j'aurais pu la punir moi-même sans pitié, pour lui apprendre ce que signifiait son collier, en me servant d'elle aussi indifféremment et brutalement qu'elle le méritait, selon la méthode de discipline du maître goréen envers son esclave traîtresse. Nous aurions alors vu lequel aurait dompté l'autre. Je chassai ces pensées de mon esprit et partis à mon tour dans le corridor. Il fallait que j'oublie cette femme vicieuse. Des questions plus importantes réclamaient mon attention. Cette esclave n'était rien pour moi. Je détestais Vika. Je suivis donc le Prêtre-Roi. 10 MISK, LE PRÊTRE-ROI Les Prêtres-Rois n'ont que peu ou pas d'odeur personnelle perceptible par l'homme, bien que l'on sache vaguement qu'il existe une «odeur de nid» qui leur permet de se reconnaître les uns les autres, et dont les variations assurent l'identification des individus. Ce que j'avais pris, dans les couloirs, pour l'odeur des Prêtres-Rois n'était en réalité qu'un résidu des signaux odorants qu'ils utilisent pour communiquer entre eux, comme le font certains insectes vivant en colonies sur notre monde. L'odeur un peu âcre que j'avais remarquée est apparemment une propriété commune à tous ces signaux, de même que la voix humaine a des propriétés communes, que ce soit celle d'un Anglais, d'un Boschiman, d'un Chinois ou d'un un Goréen, qui la distingue, par exemple, du grognement des animaux, du sifflement des serpents ou du cri des oiseaux. Les Prêtres-Rois ont des yeux composés de multiples facettes, mais ils ne s'en servent guère. Ce sont pour eux des organes comparables à nos oreilles et à notre nez, que nous utilisons comme détecteurs secondaires et auxquels nous ne nous fions que si la vision ne nous transmet pas l'essentiel des renseignements sur notre environnement ou, dans le cas des Prêtres-Rois, si l'odorat ne leur apporte pas tout ce qu'ils doivent savoir. C'est pourquoi les deux antennes articulées et velues, qui jaillissent de leurs têtes globuleuses au-dessus des disques de leurs yeux, sont leurs organes sensoriels prit cipaux. Je crois comprendre que ces antennes sont sensibles non seulement aux odeurs mais, grâce à la modification de certains des poils dorés, peuvent aussi transformer les ondes sonores en quelque chose de significatif pour leur connaissance. On peut donc, en un sens, dire qu'ils sentent et entendent à la fois par l'intermédiaire de ces appendices. Il semble toutefois que l'ouïe n'ait pas grande importance pour eux si l'on tient compte du petit nombre de cils orientables modifiés à cet usage. Chose curieuse, quelques-uns seulement des êtres-Rois que j'ai questionnés à ce sujet établissent une nette distinction entre l'ouïe et l'odorat. Ça me semble incroyable, mais je n'ai aucune raison de penser qu'ils m'aient trompé sur ce point. Ils admettent que nous ayons une organisation sensorielle différente, et je soupçonne qu'ils ne sont pas plus instruits de notre expérience que nous ne le sommes de la leur. En réalité, bien que je parle d'entendre de sentir, je ne suis pas sûr que ces termes soient applicables aux Prêtres-Rois. Je dis qu'ils sentent et entendent, par l'intermédiaire de leurs antennes, mais je n'ai aucune notion de leurs perceptions véritables. Par exemple, un Prêtre-Roi éprouverait-il la même sensation qualitative que moi en respirant un même parfum ? J'ai tendance à en douter car leur musique, qui se compose de rhapsodies d'odeurs émanant d'appareils construits à cette fin, et dont les Prêtres-Rois jouent souvent, avec de grandes différences de virtuosité, m'a-t-on dit, est intolérable à mon oreille... je veux dire à mon nez. La communication par émissions odorantes peut être très efficace dans certains cas, mais désavantageuse en d'autres. Par exemple, une odeur peut informer les antennes sensorielles d'un Prêtre-Roi beaucoup plus abondamment que ne peut — pour un homme — l'appel ou le cri lancé par un autre. De plus, s'il ne s'écoule pas trop de temps, un Prêtre-Roi peut laisser pour un de ses semblables un message dans chambre ou dans un couloir. Si l'intéressé ne tarde pas trop, il pourra encore comprendre la pensée exprimée. En revanche, et c'est l'inconvénient de ce système, le message peut être capté par des inconnus ou des individus auxquels il n'est pas destiné. Il faut faire attention à ce que l'on raconte dans les tunnels des Prêtres-Rois, à l'intention de l'un d'entre eux en particulier, car les paroles subsistent un temps, jusqu'à ce qu'elles se dissipent assez pour n'être plus qu'une odeur brouillée et indéchiffrable. Pour les durées prolongées, il existe divers moyens d'enregistrer des messages, sans avoir recours à des mécaniques complexes. Le moyen le plus simple, et l'un des plus fascinants, est un ruban de tissu traité chimiquement que le Prêtre-Roi, en commençant par un bout imprégné d'une certaine odeur, sature des nuances diverses de son message. Une fois enroulé, le cordon-message conserve indéfiniment les odeurs et, quand un autre Prêtre-Roi a besoin d'en lire le contenu, il le déroule lentement en le sondant petit à petit avec ses antennes articulées. On m'a dit que les phonèmes de la langue des PrêtresRois - ou plutôt leurs équivalents dans ce langage odorant sont au nombre de soixante-treize. Naturellement, il existe un nombre infini de combinaisons possibles, tout comme c'est le cas en anglais ; mais nous n'employons qu'un sousensemble d'entre elles pour formuler nos paroles, et les communications des Prêtres-Rois se fondent aussi sur un jeu limité de « phonèmes ». En anglais, on en compte environ cinquante. Quant aux morphèmes linguistiques des Prêtres-Rois ces renseignements concis, tels que racines et affixes -, ils sont naturellement plus nombreux, comme les morphèmes de l'anglais. Par exemple, en anglais « bit » comporte un seul morphème, mais trois phonèmes. De même, dans la langue des Prêtres-Rois, les soixante-treize « phonèmes », ou odeurs de base, sont utilisés pour constituer les unités intelligibles, alors qu'un unique morphème peut se composer d'un ensemble complexe d'odeurs. J'ignore si les Prêtres-Rois ont plus de morphèmes dans leur langue qu'il n'y en a en anglais, mais l'une et l'autre semblent riches et, bien sûr, le relevé exact des morphèmes n'est pas nécessairement un indice suffisant de la complexité du lexique, en raison des possibilités de combinaison des morphèmes pour la création de mots nouveaux. L'allemand, par exemple, repose davantage sur les combinaisons de mor phèmes que l'anglais ou le français. Je me suis laissé dire, à ce propos, que le langage des Prêtres-Rois compte en effet plus de morphèmes que l'anglais, mais je ne sais pas si c'est la vérité car les Prêtres-Rois sont plutôt susceptibles quand on en vient aux comparaisons, notamment quand cela tourne à leur désavantage probable, alors qu'ils ont affaire à des organismes qu'ils jugent d'essences inférieures. Mais il reste possible qu'ils disposent de plus de morphèmes que langue anglaise. Il est à remarquer que les bandes d'enregistrement des machines à traduire ont à peu près la même longueur, ce qui ne nous avance guère, puisqu'elles représentent des équivalences approximatives et que plusieurs morphèmes anglais sont intraduisibles dans leur langage, de même que ce dernier compte des morphèmes qui n'ont aucun équivalent anglais. Un terme anglais pour lequel, fait curieux, il n'y a pas chez eux de « mot» naturel, est « amitié » les mots voisins. Par contre, il y a dans leur langage une pression qui se traduit en anglais par « Confiance du Nid » qui semble tenir dans leur pensée la même place. La notion d'amitié, à mon sens, est affaire de confiance et d'affection entre deux ou plusieurs individus ; la notion de confiance du Nid, autant que je la comprenne, porte plutôt sur une communauté, sur le sentiment de s'en remettre aux méthodes et traditions d'une institution, de les accepter et vivre en conformité. Je suivis un long moment le Prêtre-Roi dans les couloirs. Malgré sa masse, il se mouvait avec la grâce d'une bête de proie. Il était peut-être très léger pour sa taille, ou très vigoureux, ou peut-être les deux. Il se mouvait d'une démarche relativement lente, comme un fauve sur la piste, et pourtant paraissait délicat, presque méticuleux. On eût dit que la créature craignait de se souiller au contact du sol. Elle avançait sur quatre pattes extrêmement longues et minces, à quatre articulations qui la soutenaient, tandis que les membres antérieurs, à quatre articulations également, mais plus épais, restaient haut placés, devant le corps, presque à hauteur de la bouche. Chacune de ces pattes se terminait par des sortes de pinces, dont les pointes se touchaient au repos. Je devais apprendre par la suite que la boule où s'attachaient les pinces renfermait un appendice rétractile en forme de lame, d'une matière semblable à la corne, qui pouvait jaillir en avant; cela se fait automatiquement lorsque l'on retourne le bout de la patte, mouvement qui découvre la lame cornée en même temps que les pinces rentrent dans la partie protégée. Le Prêtre-Roi s'immobilisa devant ce qui me parut être un mur aveugle. Il leva une patte bien au-dessus de sa tête pour toucher dans le mur une chose que je ne distinguai pas. Un panneau s'écarta en glissant et le Prêtre-Roi entra dans ce qui me sembla être une chambre close. Je le suivis et le panneau se referma. Le sol parut s'enfoncer sous mes pieds et je portai la main à mon épée. Le Prêtre-Roi baissa les yeux sur moi, et ses antennes frémirent, comme de curiosité. Je repoussai mon glaive au fourreau. J'étais dans un ascenseur. Au bout de quatre ou cinq minutes, la cabine s'immobilisa. Le Prêtre-Roi en sortit et je l'imitai. Il reposa sur ses deux pattes arrière et entreprit de peigner ses antennes avec un petit crochet situé à l'angle de la troisième articulation d'une de ses pattes de devant. ; Nous sommes dans les tunnels des Prêtres-Rois, me ditil. Je regardai autour de moi et constatai que nous nous trouvions sur une plate-forme surélevée, bordée d'une rambarde et dominant un vaste canyon circulaire surplombé de ponts et de terrasses. Au fond de cette sorte de vallée, et sur les terrasses aménagées à ses flancs, se dressaient d'innombrables édifices - cônes, cylindres, grands cubes, dômes, sphères et autres - de dimensions variées, de couleurs diverses, avec des éclairages différents. Un grand nombre de ces demeures étaient percées de fenêtres et comptaient bien des étages, dont certains atteignaient le niveau de la plate-forme ou nous nous tenions, et quelquesuns s'élevaient plus haut encore, dans l'espace de la coupole suspendue au-dessus de nous comme un ciel de pierre. Je me tenais immobile, les mains crispées sur la ram barde, effaré par le spectacle. Les ampoules à énergie sorties dans les parois et dans la coupole elle-même, telles des étoiles à la voûte des cieux, répandaient une vive clarté sur tout le paysage. — Nous sommes dans le vestibule de notre domaine, précisa le Prêtre-Roi sans cesser de peigner ses cils sensoriels. De l'endroit où j'étais, je voyais à de nombreux niveaux des entrées de tunnels qui irradiaient hors du canyon, menant peut-être à d'autres cavités aussi monstrueuses, bourrées de constructions. Je me demandais à quoi elles servaient ; il s'agissait proablement de casernes, d'usines, de magasins... — Remarquez les ampoules, indiqua le Prêtre-Roi. Elles sont à l'usage de certaines espèces, comme la vôtre. Les Prêtres-Rois n'en ont pas besoin. — Alors, il y a d'autres êtres que les Prêtres-Rois qui vivent ici? demandai-je. — Naturellement, répondit-il. À cet instant, à ma grande horreur, un arthropode qui devait mesurer dans les huit pieds de long sur trois de haut approcha sur ses nombreuses pattes articulées, ses yeux se balançant au bout de pédoncules. — C'est sans danger, m'assura le Prêtre-Roi. L'arthropode s'immobilisa et ses yeux se portèrent vers nous tandis qu'il cliquetait par deux fois de ses pinces. Je mis la main à la poignée de mon glaive. Sans se retourner, l'animal recula en trottinant, dans le bruissement de ses plaques corporelles, qui évoquaient les pièces d'une armure. — Vous voyez ce que vous avez fait ! me gronda le Prêtre-Roi. Vous l'avez effrayé. Je lâchai mon épée et essuyai ma paume moite sur ma tunique. — Ce sont des créatures craintives et elles n'ont pas pu accoutumer à la vue de votre espèce. Les antennes du Prêtre-Roi frémirent un peu en me scrutant. ; Votre espèce est terriblement laide, ajouta-t-il. Je laissai échapper un rire, non que j'aie trouvé absurde ce qu'il disait, mais parce que je me rendais compte que, de son point de vue, ce devait être vrai. — Intéressant, fit le Prêtre-Roi. Ce que vous venez de dire se traduit pas. — C'était un rire. — Qu'est-ce qu'un rire ? — Une chose que les hommes font quelquefois quand ils nt amusés. L'être parut intrigué. Je m'étonnais moi-même. Peut-être les humains ne riaient-pas souvent dans les tunnels des Prêtres-Rois, et que ceux-n'étaient pas habitués à cette tradition bien humaine. Un Prêtre-Roi était-il incapable de ressentir la notion d'amusement, sa structure génétique lui interdisant toute compréhension de cette manifestation? Pourtant, raisonnaisje, les Prêtres-Rois sont intelligents et il m'est difficile de croire qu'une race intelligente n'ait aucun sens de l'humour. — Je crois comprendre, dit le Prêtre-Roi. C'est comme se secouer ses antennes en les enroulant? — Possible, dis-je, maintenant plus intrigué que le PrêtreRoi. — Que je suis bête, marmonna-t-il. Subitement, la créature, solidement campée sur ses appendices postérieurs, se mit à se secouer, en commençant par l'abdomen, un mouvement convulsif qui monta jusqu'au thorax, puis à la tête et, enfin, aux antennes qui se mirent à trembler et, en s'enroulant, à s'entrelacer. Puis le Prêtre-Roi cessa de bouger, ses antennes se déroulèrent, presque à regret, selon mon impression, et, une fois de plus, il reprit son immobilité. Une fois de plus, il se mit à peigner méticuleusement les cils de ses antennes. Je m'imaginai qu'il réfléchissait. Il cessa soudain de se peigner pour incliner ses antennes dans ma direction. — Je vous remercie de ne pas m'avoir attaqué dans l'ascenseur, dit-il. J'en restai ébahi. — Il n'y a pas de quoi, répondis-je. — Je ne pensais pas que l'anesthésie serait nécessaire, reprit-il. — Il aurait été ridicule de ma part de vous attaquer. — Oui, irrationnel, convint-il. Mais les espèces inférieures le sont souvent. Maintenant, poursuivit-il, je peux encore espérer connaître un jour les Plaisirs du Scarabée Doré. Je restai coi. — Sarm estimait que l'anesthésie serait indispensable, fit-il observer. — Est-ce que Sarm est un Prêtre-Roi? m'enquis-je. — Oui. ; Il arrive donc aux Prêtres-Rois de se tromper, relevai-je. Cela me paraissait important, beaucoup plus que le fait qu'un Prêtre-Roi pût ne pas comprendre le rire humain. ; - Certainement, convint-il. — Aurais-je pu vous tuer? — C'est possible. Je contemplai par-dessus la balustrade les merveilles qui m'entouraient. — Mais cela n'aurait pas eu d'importance, précisa-t-il. — Non? — Non. Seul le Nid compte. Je n'avais pas quitté des yeux le domaine qui s'étendait autour de moi. Il devait mesurer une dizaine de pasangs de diamètre. — C'est ici, le Nid? demandai-je. — C'est son commencement. — Comment vous appelez-vous ? ; Misk, répondit-il. 11 SARM, LE PRÊTRE-ROI Je lâchai la balustrade pour examiner la grande rampe en spirale qui grimpait jusqu'à notre plate-forme, et qui mesurait bien plusieurs pasangs. Un autre Prêtre-Roi, monté sur un disque ovale sans épaisseur qui semblait glisser au-dessus de la rampe, approchait de nous. Le nouvel arrivant ressemblait beaucoup à Misk, mais il était plus volumineux. Je me demandais si les hommes avaient du mal à distinguer ces êtres les uns des autres. J'allais apprendre par la suite à le faire mais, les premiers temps, j'étais plongé dans la confusion. Les Prêtres-Rois semblaient, pour leur part, se reconnaître à l'odorat mais, naturellement, je n'avais guère d'autre recours que ma vue. Le disque ovale arriva à une quarantaine de pieds de nous et la créature dorée qui le montait sauta légèrement sur la rampe. Elle s'approcha de moi, me scrutant avec soin de ses antennes. Puis elle recula d'une vingtaine de pieds. Elle ressemblait à Misk, en plus grand. Tout comme Misk, elle ne portait pas de vêtements ni d'armes, et le seul instrument qu'elle possédait était un « traducteur », accroché à son cou. Par la suite, je sus que son odeur indiquait son rang, sa caste et sa position aussi clairement que les galons ou pattes d'épaules des officiers des armées terriennes. — Pourquoi n'est-il pas anesthésié? demanda le nouveau venu en braquant ses antennes sur Misk. ; Je ne l'ai pas jugé nécessaire, répondit ce dernier. ; Je l'avais cependant recommandé. — Je sais. — Il en sera pris note, fit l'autre. Misk me donna l'impression de hausser les épaules. Sa tête vira, ses mâchoires s'ouvrirent et se refermèrent lentement, latéralement, ses épaules bruirent et ses deux antennes frémirent comme d'irritation, puis elles se mirent à contempler égligemment la coupole au-dessus de nous. ; Le Nid n'était pas menacé, émit le traducteur de Misk. Les antennes du nouveau venu tremblaient à leur tour, peut-être de colère. Il manipula un bouton à son « micro » et, en un instant, l'air s'emplit de vives odeurs que je pris pour une réprimande. Je n'entendais évidemment rien, puisque le Prêtre-Roi avait coupé son appareil de transmission. Pour répondre, Misk en fit autant. J'examinais leurs antennes, leurs attitudes d'ensemble et le port de leurs corps longs et élégants. Ils marchaient l'un autour de l'autre, et certains de leurs mouvements étaient rapides comme des coups de fouet. De temps à autre, certainement en signe de colère, le bout de leurs pattes de devant se retournait, et c'est ainsi que je vis pour la première fois les lames de corne qui s'y dissimulaient. C'est par de tels signes que j'apprendrais à interpréter les émotions et états d'âme des Prêtres-Rois ; quantité de leurs gestes seraient beaucoup moins clairs que ceux qu'ils faisaient ce moment sous l'empire de la colère. Ils manifestent souvent leur impatience, par exemple, par un frémissement des cils vibratiles de leurs pattes de devant; la distraction de l'esprit peut se trahir par le mouvement inconscient des crochets-peignes à l'arrière des troisièmes articulations de leurs «bras», qui suggère que la créature va se lisser le poil, occupation à laquelle les Prêtres-Rois consacrent, à mon avis, beaucoup trop de temps. En toute équité, je dois cependant ajouter qu'ils considèrent les humains comme des animaux particulièrement sales et que c'est pour des raisons sanitaires qu'ils les confinent dans certaines parties des tunnels soigneusement isolées. Comme vous avez dû le comprendre, les signes indicateurs les plus clairs sont les mouvements et la mobilité des antennes. Quant au tradémetteur, c'est le seul moyen de saisir ce qui se dit et tous les mots sont prononcés sur le même ton, à moins que le Prêtre-Roi n'agisse sur le volume. Une de ces créatures peut vous dire qu'elle est furieuse, mais cela ne s'entend pas dans la « voix » du tradémetteur. Au bout d'une ou deux minutes, les Prêtres-Rois cessèrent de tourner en rond et se mirent face à moi. Ils branchèrent simultanément leurs appareils. — Vous êtes Tarl Cabot, de la Cité de Ko-ro-ba, me dit le plus grand. — Oui. ; Je suis Sarm, bien-aimé de la Mère et Premier Né. ; Êtes-vous le chef des Prêtres-Rois? demandai-je. — Oui. — Non, intervint Misk. Les antennes de Sarm piquèrent en direction de Misk. — La plus grande du Nid est la Mère, déclara Misk. Les antennes de Sarm se décontractèrent. — Exact, reconnut-il. — J'ai énormément de choses à dire aux Prêtres-Rois, avançai-je, et si celle que vous appelez la Mère est votre chef, je souhaiterais la voir. Sarm se posa sur son arrière. Ses antennes se touchèrent en un curieux mouvement ondulant. — Personne d'autre que les Assistants de sa caste et les Grands Prêtres-Rois ne peut voir la Mère, répondit-il. Le Premier, le Deuxième, le Troisième, le Quatrième et le Cinquième Nés. — Sauf aux trois grandes fêtes, ajouta Misk. Sarm agita vivement ses antennes, de colère. — Quelles sont ces trois grandes fêtes ? demandai-je. — Ce sont l'Anniversaire du Vol Nuptial, dit Misk, la Fête du Dépôt du Premier Œuf et la Célébration de l'Éclosion du Premier OEuf. — Est-ce que ces fêtes auront bientôt lieu ? — Oui, répondit Misk. Sarm intervint: — Même lors de ces festivités, aucune bête des espèces inférieures n'est admise à voir la Mère... seulement les Prêtres-Rois. — Exact, convint Misk. Je me sentis rougir de fureur. Sarm ne parut pas remarquer ce changement, mais les antennes de Misk se redressèrent immédiatement. Peut-être avait-il déjà observé la colère chez les humains. — Ne pensez pas de mal de nous, Tarl Cabot, souligna Misk, car les jours de fête, ceux des espèces inférieures qui (travaillent pour nous - ne serait-ce que dans les Pâturages ou dans des Champignonnières - peuvent se reposer de leur labeur. — Les Prêtres-Rois sont bien généreux, fis-je. — Est-ce que les hommes du bas des monts en font autant pour leurs animaux ? s'enquit Misk. ; Non. Mais les hommes ne sont pas des animaux. ; Les hommes sont-ils des Prêtres-Rois ? — Non, admis-je. — Alors, ce sont des animaux, conclut Sarm. Je tirai l'épée et fis face à Sarm. Mon mouvement rapide parut le surprendre. En tout cas, il fit un bond en arrière sur ses grandes pattes avec une vitesse presque incroyable. Il était d'un coup à près de quarante pieds de moi. — Si je ne peux pas parler à celle que vous appelez la Mère, peut-être puis-je au moins vous parler, à vous. Je fis un pas dans la direction de Sarm. Il se mit à reculer en sautillant, ses antennes agitées de mouvements nerveux. Nous étions face à face. Je remarquai que le bout de ses pattes avant était retourné, découvrant maintenant les deux lames de corne curvées qui s'y dissimulaient. Nous nous observions, sur nos gardes. Derrière nous s'éleva la voix mécanique du tradémetteur Misk. — Mais elle est la Mère, et nous autres, du Nid, sommes tous ses enfants. Je souris. Sarm se rendit compte que je n'avais pas l'intention de marcher vers lui et son agitation s'apaisa, bien qu'il restât en alerte. Ce fut la première fois que je vis comment respiraient les Prêtres-Rois, probablement parce que la respiration de Sarm était plus précipitée qu'auparavant. Les contractions musculaires de l'abdomen pompent l'air par huit petits orifices et ces mêmes trous servent pour l'expiration. En général, le rythme de la respiration est parfaitement silencieux, à moins que l'on ne soit très près et que l'on ne tende l'oreille, mais, dans le cas présent je percevais clairement à une distance de plusieurs pieds l'aspiration rapide de l'air, par les huit minuscules trous de l'abdomen de Sarm, et son expulsion par les mêmes ouvertures. Puis les contractions musculaires abdominales de Sarm devinrent presque imperceptibles. L'extrémité de ses pattes était revenue à la position normale, les lames cornées remplacées par les pinces, dont les extrémités se touchaient délicatement. Les antennes restaient immobiles. Il m'examinait. Je ne bougeai pas. Je ne m'accoutumerais jamais à l'immobilité presque incroyable que peut assumer un Prêtre-Roi. Il m'évoquait vaguement la lame d'un couteau d'or. Les antennes de Sarm se braquèrent soudain vers Misk. — Vous auriez dû l'anesthésier, insista-t-il. — Peut-être. Je me sentis peiné. Comme si j'avais trahi la confiance de Misk envers moi. Je n'avais pas donné l'impression d'un être tout à fait raisonnable, je m'étais conduit juste comme Sarm s'y était attendu. ; Je regrette, dis-je à Sarm en rengainant mon glaive. ; Vous voyez, fit Misk. — Il est dangereux, souligna Sarm. J'émis un rire. — Qu'est-ce que c'est? s'étonna Sarm, dressant ses antennes. ; Il secoue et enroule ses antennes, expliqua Misk. Lorsqu'il entendit ça, celles de Sarm ne se secouèrent pas et ne s'enroulèrent pas ; au contraire, les lames cornées sortirent et rentrèrent à plusieurs reprises et ses antennes vibrèrent d'irritation. Je crus comprendre que mieux valait ne pas rire devant les Prêtres-Rois. — Montez sur le disque, Tarl Cabot de Ko-ro-ba, me dit il Misk en me désignant de son avant-bras l'engin ovale qui avait mené Sarm à notre niveau. J'hésitai. — Il a peur, dit Sarm. — Il a beaucoup à craindre, fit observer Misk. — Je n'ai pas peur, affirmai-je. — Alors montez sur le disque ! ordonna Misk. Je m'exécutai, et les deux Prêtres-Rois vinrent lestement m'y rejoindre, un de chaque côté, un peu en arrière de moi. A peine leur poids reposait-il sur le disque que celui-ci se mit à descendre sans bruit et sans secousses sur la rampe qui menait au fond de la vallée. L'engin se déplaçait à grande vitesse et j'avais une certaine difficulté à rester debout ; il me fallait me pencher en avant contre le vent qui me fouettait. J'eus honte de constater que les créatures observaient une parfaite immobilité, leurs « bras » haut levés, les antennes rabattues en arrière. 12 DEUX MULS Ce fut sur un cercle de marbre d'un demi-pasang de diamètre, au fond de ce canyon artificiel multicolore et brillamment illuminé, que le disque ovale ralentit, puis stoppa. Je me trouvais sur une sorte de place, entourée des fantastiques architectures du Nid. Il y avait là beaucoup de mouvement; on y trouvait non seulement des Prêtres-Rois mais, en plus grand nombre, diverses créatures de formes et de natures différentes. Je vis parmi elles des hommes et des femmes au crâne rasé, vêtus de courtes tuniques violettes qui reflétaient la lumière, comme si elles étaient faites d'un plastique réfléchissant. Je fis un pas de côté pour laisser le passage à une créature aplatie, une sorte de limace, accrochée sur plusieurs de ses pattes à un petit disque de transport. — Il faut nous hâter, déclara Sarm. — Je vois ici des êtres humains, dis-je à Misk. Est-ce que ce sont des esclaves ? — Oui. — Pourtant, ils ne portent pas de colliers, fis-je observer. — Ce n'est pas nécessaire pour faire la distinction entre la liberté et l'esclavage, au sein du Nid, car tous les humains y sont esclaves, déclara Misk. — Pourquoi sont-ils tondus et vêtus ainsi ? — C'est plus hygiénique. — Partons d'ici, fit Sarm. Je devais apprendre plus tard que sa hâte provenait de sa crainte de se salir en ce lieu public. Il y avait là des humains qui allaient et venaient. — Pourquoi les esclaves sont-ils vêtus de violet? demandai-je à Misk. C'est la couleur des robes des Ubars. — Parce que, précisément, c'est un grand honneur que d'être esclave des Prêtres-Rois. — Auriez-vous l'intention de me tondre et de me vêtir ainsi? lançai-je. Ma main était déjà à la poignée de mon épée. — Peut-être pas, répondit Sarm. Il se peut que vous deviez être détruit immédiatement. Il faut que je consulte les rubans d'odeurs. — Il ne doit pas être détruit immédiatement, pas plus que rasé et vêtu en esclave, s'interposa Misk. — Pourquoi pas ? — Parce que c'est le désir de la Mère. — En quoi cela la concerne-t-il ? fit Sarm. — C'est son affaire, répliqua Misk. Sarm était intrigué. Il s'immobilisa, les antennes agitées de frissons nerveux. — Est-ce qu'on l'a fait venir dans les tunnels dans un but précis ? — Je suis venu de mon plein gré, affirmai-je. — Ne dites pas de bêtises, m'avertit Misk. — Dans quels desseins l'a-t-on fait venir dans les tunnels? s'entêta Sarm. ; Les desseins sont connus de la Mère, dit Misk. ; Je suis le Premier Né. — Elle est la Mère. — Très bien, fit Sarm en se détournant. Je sentais qu'il n'était pas très satisfait. À ce moment, une fille humaine passa près de nous et me regarda de ses yeux écarquillés. Elle était jolie malgré sa tête rasée, et la courte tunique de plastique ne dissimulait guère ses charmes. Un frémissement de répulsion sembla parcourir la carcasse de Sarm. — Pressons ! lâcha-t-il. Nous le suivîmes quand il s'éloigna de la place en trottinant. ; Votre épée, demanda Misk en me tendant une de ses pattes de devant. — Jamais ! protestai-je. — S'il vous plaît, insista-t-il. Je ne sais pourquoi, mais je débouclai mon ceinturon et remis, à regret, mon arme au Prêtre-Roi. Sarm, qui se tenait sur une estrade ovale dans la longue pièce, parut satisfait. Il se tourna vers les murs dressés derrière lui, piqués de milliers de petites saillies lumineuses. Il en tira certaines d'un des murs; elles étaient munies de minces cordons extensibles qu'il passait entre ses antennes. Il se livra à cette activité durant une ahn au moins, puis se tourna pour me faire face, l'air exaspéré. J'arpentai la pièce, inquiet de ne plus sentir à mon côté l'acier de mon glaive. Pendant tout ce temps, Misk n'avait pas bougé. Il était resté figé dans cette attitude de parfaite immobilité qui semblait être le propre des Prêtres-Rois. — Les cordons d'odeurs sont silencieux, déclara Sarm. — Naturellement, fit Misk. — Que devons-nous faire de cette créature? — Pour le moment, la Mère désire qu'il lui soit permis de vivre comme un Matok. — Qu'est-ce que c'est? demandai-je. — Vous parlez beaucoup, pour un membre des espèces inférieures, me réprimanda Sarm. — Qu'est-ce qu'un Matok? insistai-je. — Une créature qui vit dans le Nid mais n'en fait pas partie, expliqua Misk. — Comme l'arthropode ? m'enquis-je. — Exactement. — Si j'avais le choix, on l'enverrait au Vivariumou aux chambres de dissection, siffla Sarm. ; Mais tel n'est pas le désir de la Mère, objecta Misk. ; Je vois. — Et, par conséquent, ce n'est pas le désir du Nid. ; Bien sûr, car le désir de la Mère est le désir du Nid. ; La Mère est le Nid et le Nid est la Mère, reprit Misk. — Oui, approuva Sarm. Ils s'approchèrent l'un de l'autre, inclinèrent la tête et entrelacèrent doucement leurs antennes. Quand ils se furent dégagés, Sarm revint à moi: — Néanmoins, il faut que je parle de cette affaire à la Mère. - Bien entendu, convint Misk. — On aurait dû me consulter parce que je suis le Premier Né, insista Sarm. — Peut-être. Sarm abaissa les yeux vers moi. Je crois qu'il ne m'avait pas pardonné la peur que je lui avais infligée sur la plateforme dominant le canyon. ; Il est dangereux. On devrait le détruire, appuya-t-il. ; Peut-être, répondit Misk. — Et il a enroulé ses antennes à propos de moi. Misk resta silencieux. — Oui, on devrait le détruire. Sarm se tourna alors de côté et, de sa patte arrière gauche, pressa un bouton encastré dans l'estrade. Son pied avait à peine effleuré le bouton qu'un panneau s'ouvrait en glissant, livrant passage à deux hommes, très symétriques de formes et de visages, au crâne tondu, vêtus de la tunique violette des esclaves. Ils entrèrent dans la pièce et allèrent se prosterner devant le Prêtre-Roi. Sur un signe de Sarm, ils se relevèrent et prirent leur poste devant l'estrade, jambes écartées, tête haute, bras croisés. — Regardez bien ces deux-là! m'enjoignit Sarm. Les deux hommes n'avaient pas paru remarquer ma présence à leur entrée. Je m'approchai d'eux. — Je suis Tarl Cabot de Ko-ro-ba, me présentai-je en leur tendant la main. S'ils la virent, ils ne la prirent pas. Je présumais qu'il s'agissait de vrais jumeaux. Ils avaient de belles têtes, le corps large, un port qui suggérait le calme et la force. Ils étaient tous les deux un peu plus petits que moi, mais plus carrés d'épaules. — Vous pouvez parler, dit Sarm. — Je suis Mul-Al-Ka, dit l'un, esclave honoré des glorieux Prêtres-Rois. — Je suis Mul-Ba-Ta, dit l'autre, esclave honoré des glorieux Prêtres-Rois. ; Dans le Nid, m'expliqua Misk, on emploie le terme « Mul » pour désigner un esclave humain. Je hochai la tête. Le reste, inutile de me l'expliquer. Les termes « Al-Ka » et « Ba-Ta » sont les deux premières lettres de l'alphabet goréen. En réalité, ces hommes n'avaient pas de nom, ils étaient simplement les esclaves A et B. Je me retournai vers Sarm. — Je présume que vous avez plus de vingt-huit esclaves humains? relevai-je. (Il y a vingt-huit lettres dans l'alphabet goréen. J'avais voulu mettre de la méchanceté dans cette observation, mais Sarm ne s'en offensa pas.) — Les suivants sont numérotés, dit-il. Quand l'un d'eux meurt ou est détruit, on attribue son numéro à un autre. — Certains des numéros inférieurs, avança Misk, ont été attribués jusqu'à un millier de fois. — Pourquoi ceux-ci n'ont-ils pas de numéro? demandai-je. — Ils sont particuliers. Je les examinai. C'étaient de splendides échantillons d'humanité. Peut-être était-ce cela que voulait dire Misk. — Pourriez-vous deviner lequel a été synthétisé ? me demanda Sarm. Je dus sursauter. Sarm rit de ses antennes. — Oui, reprit-il, l'un d'eux est synthétisé, par synthèse des molécules de protéines, et il a été reconstitué molécule par molécule. C'est un être humain entièrement artificiel. Cela ne présente guère d'intérêt scientifique mais, comme curiosité, c'est sans prix. Le Prêtre-Roi Kusk a mis deux siècles à le fabriquer pendant ses temps libres. Il voulait se changer les idées après la fatigue liée à des recherches biologiques plus sérieuses. Je ne pus réprimer un frisson. — Et l'autre? fis-je. — Il n'est pas sans intérêt non plus, répondit Sarm. Il nous vient également des fantaisies du savant Kusk, un des plus grands de notre Nid. ---Est-il synthétisé, lui aussi ? — Non. Il est le produit d'une manipulation génétique, d'une commande artificielle et d'une modification des schémas héréditaires des gamètes. J'en transpirais. — Et leur ressemblance n'est pas l'aspect le moins intéressant de l'expérience, ajouta Sarm. Certes, je n'aurais su différencier ces deux hommes... s'il s'agissait bien d'hommes. — C'est la preuve d'un réel talent, souligna Sarm. ; Kusk est l'un des plus grands du Nid, confirma Misk. ; Lequel des deux a été synthétisé? demandai-je. — Vous ne pouvez pas le voir? s'enquit Sarm. — Non. Les antennes de Sarm frémirent, s'enroulèrent et s'entrelacèrent. Il était secoué des spasmes que je connaissais maintenant comme ceux de l'amusement. — Je ne vous le dirai pas ! fit-il. — Il se fait tard, intervint Misk, et si le Matok doit rester dans le Nid, il faut le conditionner. — D'accord. (Mais Sarm ne paraissait nullement pressé de cesser de se divertir. Il pointa une longue patte dans la direction des Muls :) Regardez-les avec admiration, Matok, insista-t-il, car ils sont un pur produit des Prêtres-Rois, et les plus beaux échantillons de votre race qui aient jamais existé. Je me posais des questions sur le sens du mot « conditionner» prononcé par Misk, mais les paroles de Sarm m'agaçaient, de même que les deux beaux gars impassibles qui s'étaient d'eux-mêmes prosternés devant l'estrade. — Pourquoi donc? demandai-je. — N'est-ce pas évident? fit Sarm. — Non. — Ils sont constitués de façon symétrique. De plus ils sont intelligents, forts et en bonne santé. Sarm paraissait attendre une réaction, mais je ne dis rien. — Et ils vivent d'eau et de champignons, et se lavent douze fois par jour. J'éclatai de rire. — Par les Prêtres-Rois ! m'écriai-je, le juron blasphématoire de Gor m'échappant de manière assez maladroite étant donné l'endroit et ma situation. (Ni l'un ni l'autre des deux êtres ne parurent choqués le moins du monde par mon juron, qui aurait fait monter les larmes aux yeux d'un membre de la Caste des Initiés.) — Pourquoi enroulez-vous vos antennes ? s'enquit Sarm. — Vous appelez ça des êtres humains parfaits? me moquai-je en désignant les deux esclaves. ; Naturellement, dit Sarm. — Naturellement, dit Misk. — De parfaits esclaves, plutôt! m'exclamai-je. — L'humain le plus parfait ne peut évidemment être que l'esclave le plus parfait, affirma Sarm. — L'humain le plus parfait est libre, contrai-je. Une lueur d'étonnement passa dans les yeux des deux esclaves. — Ils ne désirent nullement être libres, affirma Misk. (Puis il s'adressa aux esclaves:) Quelle est votre plus grande joie, Muls ? — D'être les esclaves des Prêtres-Rois, répondirent-ils avec ensemble. — Vous voyez? fit Misk. — Oui, je vois bien à présent que ce ne sont pas des hommes ! La colère agita les antennes de Sarm. — Pourquoi ne demandez-vous pas à votre Kusk – quoiqu'il soit - de synthétiser un Prêtre-Roi ? lançai-je en défi. Cette fois Sarm était hors de lui. Les lames cornées refirent leur apparition à la face interne de ses pattes. Misk n'avait pas bronché. — Ce serait immoral, dit-il. Sarm s'adressa à Misk: — La Mère verrait-elle des objections à ce que l'on brise les bras et les jambes du Matok? — Certainement, fit Misk. — Mais on doit pouvoir le punir, quand même, insista Sarm. — Oui, il faudrait certainement lui enseigner la discipline à un moment ou à un autre. — Très bien, fit Sarm en dirigeant ses antennes vers les deux esclaves. Punissez le Matok, mais sans lui briser les os ni lui endommager les organes. Le tradémetteur de Sarm n'avait pas plutôt prononcé ces mots que les deux esclaves se précipitaient sur moi. Au même instant, je leur bondis dessus, les surprenant, et , dans mon élan, repoussant l'un du bras gauche, j'écrasai mon poing droit sur la figure du second. Sa tête partit de côté et ses genoux plièrent. Il s'écroula au sol. Avant que l'autre ait repris son équilibre, je m'étais avancé et l'avais saisi, puis soulevé à bout de bras pour le projeter le dos sol es dalles de la pièce. Si ç'avait été un combat à mort, j'aurais profité de sa position pour lui sauter des deux pieds sur le ventre et lui rompre le diaphragme. Mais je ne voulais ni le tuer, ni même le blesser grièvement. Il réussit à se rouler sur le ventre. Là encore j'aurais pu lui briser la nuque d'un coup de talon. La pensée me traversa que ces deux êtres n 'avaient pas été bien dressés pour corriger les autres. Ils semblaient très ignorants. Maintenant, l'homme s'était agenouillé, se soutenant de la main droite. S'il était droitier, c'était idiot. Et il ne tentait rien pour se protéger la gorge. Je levai les yeux vers Sarm et Misk qui observaient la scène, dans cette position un peu inclinée et d'une fixité absolue, si exaspérante. — Ne leur faites plus de mal, dit Misk. — D'accord. --Peut-être le Matok a-t-il raison, fit Misk. Peut-être ne ontce pas des humains parfaits. — Possible, convint Sarm. L'esclave qui avait gardé connaissance levait pitoyablement la main vers les Prêtres-Rois. Il avait les yeux emplis e larmes. — S'il vous plaît, supplia-t-il, laissez-nous aller dans les chambres de dissection. J'en étais ébahi. À présent, l'autre était revenu à lui. Il rejoignit à genoux son semblable. — S'il vous plaît, pria-t-il, laissez-nous aller dans les chambres de dissection. Impossible de dissimuler mon étonnement. — Ils ont l'impression d'avoir fait défaut aux Prêtres-Rois et désirent la mort, m'expliqua Misk. Sarm considéra les deux esclaves. — Je suis bon, dit-il, et c'est bientôt la Fête de Tola. (Il leva une patte en un geste d'acquiescement, presque de bénédiction:) Vous pouvez vous rendre dans les chambres de dissection. À ma grande stupéfaction, la gratitude transforma le visage des esclaves qui, en s'aidant l'un l'autre, se préparèrent à quitter la salle. — Arrêtez ! criai-je. Ils s'immobilisèrent, les yeux fixés sur moi. Je ne lâchais cependant pas du regard les deux PrêtresRois. — Vous ne pouvez pas les envoyer à la mort, dis-je. Sarm eut l'air surpris. Les antennes de Misk bougèrent. Je cherchais désespérément une objection plausible. — Kusk serait certainement mécontent si ses créatures étaient détruites, dis-je. (J'espérais que ce serait suffisant.) Sarm et Misk firent se toucher leurs antennes. — Le Matok a raison, dit Misk. — Exact, répondit Sarm. Je poussai un soupir de soulagement. Sarm se tourna alors vers les esclaves. ; Vous ne pouvez pas aller dans les chambres de dissection, leur dit-il. Une fois de plus, les deux êtres, cette fois dépourvus d'émotion, reprirent leur poste, jambes écartées et bras croisés, au pied de l'estrade. On aurait cru qu'il ne s'était rien passé, sinon que l'un respirait difficilement et que le visage de l'autre était taché de son propre sang. Ni l'un ni l'autre ne montraient de reconnaissance pour leur pardon, ni de ressentiment envers moi qui avais empêché leur exécution. Comme on l'imagine sans peine, je me posais des questions. Les réactions et le comportement des deux esclaves me paraissaient incompréhensibles. — Tarl Cabot de Ko-ro-ba, dit Misk, vous devez comprendre que la plus grande joie des Muls est de servir les PrêtresRois. Si les Prêtres-Rois souhaitent leur mort, ils meurent dans la joie; si les Prêtres-Rois désirent qu'ils restent en vie, ils en sont également heureux. Je remarquai cependant que ni l'un ni l'autre des deux hommes n'avaient l'air particulièrement ému. Misk poursuivit : — Ces Muls ont été élevés dans l'amour et l'obéissance envers les Prêtres-Rois. — On les a fabriqués ainsi, rectifiai-je. — Précisément. — Et pourtant, vous les dites humains. — Bien sûr, fit Sarm. Alors, à ma grande surprise, un des esclaves me regarda et déclara simplement : — Nous sommes des humains. Je m'approchai pour lui tendre la main. — Je veux espérer que je ne vous ai pas fait trop de mal, disje. Il me prit la main, la tenant gauchement, ne sachant apparemment pas ce qu'était une poignée de main. — Je suis humain aussi, dit l'autre en me regardant franchement. Il me tendit la main, la paume tournée vers le bas. Je la saisis, la retournai à demi et la secouai. — J'ai des sentiments, dit le premier. — J'ai aussi des sentiments, dit l'autre. — Nous en avons tous, répondis-je. — Naturellement, reprit le premier, puisque nous sommes des humains Je les examinai attentivement. ; Quel est celui d'entre vous qui a été synthétisé? ; Nous ne le savons pas, répondit le premier. ; Non. On ne nous l'a jamais dit, confirma le second. Les deux Prêtres-Rois avaient suivi la scène avec un certain intérêt, mais la voix de l'appareil de Sarm se fit entendre. ; Il se fait tard. Que le Matok soit conditionné. — Suivez-moi. Sur ces mots, le premier des esclaves pivota et je quittai pièce derrière lui, le second marchant à mon côté. 13 LE VER DE VASE Mul-Al-Ka et Mul-Ba-Ta me firent traverser plusieurs salles et suivre un long couloir. — Voici la Salle de Conditionnement, dit l'un d'eux. Nous dûmes franchir plusieurs portes d'accès à la pièce en question, d'une vingtaine de pieds de haut, et je vis à hauteur d'antenne des Prêtres-Rois des points qui, je devais l'apprendre ultérieurement, étaient des sources d'odeurs. S'ils n'avaient pas eu chacun leur odeur particulière, on eût été tenté de les prendre pour les graphèmes de la langue des Prêtres-Rois, mais comme ils en ont une, on peut au mieux les comparer à des phonèmes prononcés ou à des combinaisons de phonèmes, l'expression directe des « syllabes » de la langue. On pourrait supposer qu'entourés de points odorants les Prêtres-Rois étaient soumis à une cacophonie analogue à celle que produiraient une douzaine de radios et de télévisions à plein volume et réglées sur des émetteurs différents. Il n'en est rien; la meilleure comparaison, ce serait ce que nous connaissons quand nous marchons dans une rue, entourés d'enseignes que nous pouvons remarquer, mais auxquelles nous ne prêtons guère attention. Selon nos normes, les Prêtres-Rois n'ont pas une langue parlée et une langue écrite, bien qu'il y ait une certaine analogie entre les éléments linguistiques qui peuvent être « sentis » et ceux qui le sont réellement. Un exemple du premier cas, ce sont les cordons d'odeurs encore non déroulés. ; Le conditionnement ne vous plaira pas beaucoup, dit l'un de mes guides. ; Mais cela vous fera du bien, dit l'autre. — Pourquoi faut-il me conditionner ? — Pour protéger le Nid de toute contamination. Sous les points odorants de chacune des portes par lesuelles nous passions il y avait - à l'usage des humains ou autres créatures - des dessins stylisés d'êtres vivants. Sur aucune des ouvertures que nous avions déjà franchies, je n'avais vu de silhouette humaine. Dans le passage, accourut vers nous une jeune femme environ dix-huit ans, au crâne tondu, portant la courte unique des Muls. — Ne lui barrez pas le passage, me dit un de mes guides. Je m'écartai donc. Sans presque nous voir, serrant deux cordons d'odeurs ans ses mains, la fille passa. Elle avait les yeux bruns et n'était certes pas laide, malgré son crâne rasé. Mes compagnons ne manifestèrent pas le moindre intérêt envers elle. Je ne sais pourquoi, mais j'en fus contrarié. Je la suivis des yeux au long du passage, écoutant le bruit de ses pieds nus sur le sol. — Qui est-ce? demandai-je. — Une Mul, répondit l'un. — Bien sûr, une Mul ! — Alors pourquoi le demandez-vous? Je me surpris à souhaiter méchamment en mon for intérieur que celui-là fût le synthétisé. — C'est une Messagère, expliqua l'autre. Elle transmet les messages de porte en porte. — Oh ! s'étonna le premier esclave. Il s'intéresse à des choses pareilles ? ; Il est nouveau venu dans les tunnels, rappela le second. J'avais une certaine curiosité. Je regardai dans les yeux le second esclave. — Elle a de belles jambes, n'est-ce pas? fis-je. Il parut étonné. — Oui, très solides, dit-il. — Elle est jolie, insistai-je. — Jolie ? répéta-t-il. ; Oui. — Oui, elle est en bonne santé, répondit-il. — Peut-être est-elle la compagne de quelqu'un? avançaisje. — Non, fit le premier. — Qu'en savez-vous ? m'enquis-je. — Elle n'est pas dans les cases de reproduction, dit l'homme. J'ignore pourquoi, mais le laconisme de ces réponses et cette soumission abjecte à la barbarie des Prêtres-Rois me mirent en colère. — Je me demande quel effet elle ferait dans les bras d'un homme ! lançai-je. Ils me regardèrent, puis s'entre-regardèrent. ; On ne doit pas se poser de telles questions, dit l'un. ; Pourquoi pas ? — C'est interdit, répondit l'autre. — Mais vous vous l'êtes certainement déjà demandé? L'un d'eux sourit. — Oui, je me le suis quelquefois demandé. — Moi aussi, fit l'autre. Alors, tous les trois, nous nous retournâmes pour observer la fille qui n'était plus qu'une tache bleuâtre sous les ampoules, loin sous les portiques. — Pourquoi court-elle? m'enquis-je. — Les trajets entre les portes sont mesurés, expliqua le premier esclave. Et si elle s'attarde, elle aura une cicatrice sur son dossier. — Oui, et à cinq cicatrices, elle sera détruite, ajouta l'autre. — Une cicatrice, c'est une sorte de marque sur vos dossiers ? — Oui, dit l'un. C'est porté sur votre cordon d'odeurs, et inscrit aussi sur votre tunique, en odeur. — La tunique porte beaucoup de renseignements, reprit le premier, et c'est par ce moyen que les Prêtres-Rois parviennent à nous reconnaître. — Oui, autrement, nous nous ressemblerions trop à leurs yeux. Je pris mentalement note de cette information dans l'espoir qu'elle me serait un jour utile. — Eh bien, fis-je, le regard toujours perdu dans les profondeurs du passage, j'aurais cru que les Prêtres-Rois inventeraient un moyen plus rapide pour transporter leurs messages odorants. — Bien sûr, ils le pourraient, mais il n'y a pas de meilleur moyen, parce que les Muls ne coûtent presque rien et sont facilement remplaçables. — Et la vitesse dans ce domaine importe peu aux PrêtresRois — Oui, approuva l'autre, ils sont très patients. — Pourquoi ne lui donnent-ils pas un engin de transport? insistai-je. — Ce n'est qu'une Mul. — Oui, et elle a les jambes fortes. Je ris, leur tapai sur l'épaule et tous les trois, bras dessus bras dessous, on se dirigea vers la salle. Nous n'avions pas fait un long trajet quand on passa devant un animal de forme étirée, une sorte de ver, sans yeux, avec une petite bouche rouge, qui rampait dans le couloir, dans l'angle formé entre le mur et le sol. Mes deux guides n'y firent pas attention. D'ailleurs, moi-même, après ma rencontre de l'arthropode et de la sorte de limace plate avec son disque de transport, sur la place, je m'accoutumais à découvrir ces créatures bizarres dans le Nid des Prêtres-Rois. — Qu'est-ce que c'est? demandai-je. — Un Matok. --Oui, il est dans le Nid, mais il n'appartient pas au Nid. Nous poursuivîmes notre chemin. — Comment cela s'appelle-t-il ? — Oh, c'est un Ver de Vase, dit l'un. — Que fait-il? ; Il y a longtemps, dans le Nid, il servait d'égout, mais il a plus cette fonction depuis bien des milliers d'années. ; Et pourtant, il reste dans le Nid? — Naturellement, parce que les Prêtres-Rois sont tolérants, déclara l'un d'eux. — Oui, ils aiment bien le Ver de Vase et ils ont le plus grand respect pour la tradition. — Le Ver de Vase a gagné sa place dans le Nid, précisa l'autre. — De quoi vit-il? ; Il mange les restes après les tueries du Scarabée Doré, me dit le premier esclave. — Et qu'est-ce que le Scarabée Doré tue ? — Les Prêtres-Rois, répondit le second. J'aurais certainement poussé plus loin mon questionnaire si nous n'étions à ce moment même arrivés devant une haute porte d'acier dans le couloir. ; C'est ici, dit l'un de mes guides. C'est ici que vous allez être conditionné. ; Nous vous attendrons, fit l'autre. 14 LA CHAMBRE SECRÈTE DE MISK Les branches de l'engin de métal me saisirent et je me trouvai suspendu par les bras, sans défense, à quelques pieds au-dessus du sol. Derrière moi, le panneau s'était refermé. La pièce était plutôt grande, triste, doublée de plastique. elle aurait été nue sans quelques disques métalliques dans le mur du fond et, sur le haut plafond, un écran transparent. derrière cette protection, un Prêtre-Roi m'observait. — Puissiez-vous baigner dans les excréments des Vers de Vase ! lui criai-je avec force. J'espérais qu'il avait un tradémetteur. Sous l'écran, deux plaques de métal circulaires avaient glissé vers le haut et, soudain, de longs bras métalliques télescopiques s'étaient tendus vers moi. Un instant, j'avais pensé à me mettre hors d'atteinte, mais j'avais immédiatement compris qu'il n'y avait aucune évasion possible de la chambre lisse, soigneusement préparée, où l'on m'avait enfermé. Le Prêtre-Roi ne parut pas prêter attention à mes insultes. Je me dis qu'il n'avait pas d'appareil traducteur. Ainsi accroché, de plus en plus furieux, je vis sortir du mur d'autres appareils manoeuvrés par le Prêtre-Roi, divers engins qui s'avançaient vers moi. L'un d'eux, avec une délicatesse exaspérante, me dépouilla de mes vêtements, allant même jusqu'à couper le cordon de mes sandales. Un autre m'enfonça une grosse et laide pilule dans la gorge. Compte tenu des dimensions d'un Prêtre-Roi et de l'échelle lativement réduite de ces opérations, je déduisis que les mécanismes devaient être considérablement démultipliés D'autre part, la précision du travail suggérait un grossissement visuel. En fait, comme je l'appris plus tard, le mur qui me faisait face servait d'amplificateur d'odeurs. Toutefois, sur le moment, je n'étais pas en humeur d'admirer les talents de mécaniciens de ceux qui m'avaient capturé. — Que vos antennes traînent dans la graisse ! lançai-je à mon tortionnaire. Ses antennes se raidirent, puis leur extrémité s'inclina. J'en tirai satisfaction. Il devait quand même porter un tra démetteur. Je préparais une insulte plus virulente, quand les deux bras métalliques qui me portaient m'amenèrent au-dessus d'une cage de métal à double fond, le premier composé de barres étroites entrecroisées en treillis et le second d'un plateau de plastique blanc. Les bras s'ouvrirent d'un coup pour me lâcher dans la cage. Je me relevai d'un bond, mais le toit de la cage s'était déjà refermé. J'envisageai de m'attaquer aux barreaux, mais je me sentais déjà mal et me laissai choir au fond du siège. Je ne pensais plus à injurier le Prêtre-Roi. Je levai les yeux; ses antennes s'incurvaient. Il ne fallut à la pilule que deux ou trois minutes pour faire son effet, et c'est sans plaisir que je me les rappelle. Finalement, le plateau de plastique glissa hors de la cage et disparut rapidement par un panneau ouvert dans le mur de gauche. J'appréciai cette disparition. Alors la cage s'engagea sur une sorte de piste par une autre ouverture ménagée dans le mur de droite. Au cours du trajet qui suivit, elle fut immergée successivement dans diverses solutions à des températures différentes, et dont certaines, sans doute parce que j'étais encore nauséeux, me parurent particulièrement irrespirables. Si je n'avais pas été aussi malade, j'aurais sans doute et e plus mortellement offensé. Enfin, après avoir crachoté et étouffé à maintes reprises, après avoir été lavé et rincé plusieurs fois, et de nouveau de nombreuses fois, la cage se mit à circuler - à mon grand soulagement - lentement, agréablement, entre des orifices d'où sortaient des courants d'air chaud. Pour finir, elle passa entre des projections de rayons bourdonnants, dont certains étaient visibles, en jaune, en rouge, en un vert éclatant. Plus tard, je saurais que ces rayons passant à travers mon corps sans plus de dommages que le soleil à travers le verre étaient calculés selon la physiologie de divers organismes susceptibles d'infecter les Prêtres-Rois. J'apprendrais également que la présence en liberté de tels organismes remontait à plus de quatre mille ans en arrière. Pendant les semaines à venir, dans le Nid, je devais voir de temps à autre des Muls malades. Les organismes qui les frappaient ainsi étaient apparemment sans danger pour les Prêtres-Rois, aussi les malades étaient-ils le plus souvent tolérés. On les considère, dans le Nid, comme des Matoks ne faisant pas partie du Nid, c'est pourquoi on supporte leur présence avec froideur. J'étais encore très bouleversé quand, vêtu d'une tunique ge en plastique, je rejoignis les deux esclaves dans le couloir devant la porte. ; Vous semblez vous porter beaucoup mieux, me dit l'un. ; Ils ont laissé les pousses de fil sur votre tête, fit remarquer l'autre. — Mes cheveux, dis-je, appuyé contre la porte. — Étrange, reprit l'un des esclaves. Les seules fibres du corps permises aux Muls sont les cils des yeux. Je songeai que c'était pour protéger les prunelles contre particules étrangères. Toujours un peu chancelant, je me demandai s'il y avait en ce lieu la moindre particule. — Mais c'est un Matok, reprit l'un. — C'est vrai, acquiesça l'autre. J'étais content du fait que ma tunique n'était pas du violet des Ubars, qui aurait proclamé mon état d'esclavage. — Peut-être qu'à force de soin vous deviendrez Mul, me dit l'un. — Oui, renchérit l'autre, alors vous ne seriez pas seulement dans le Nid, vous seriez du Nid. Je ne répondis pas. — C'est ce qu'il y a de mieux. — Bien sûr, fit l'autre. Je restai adossé à la Salle de Conditionnement, les yeux clos, et respirai profondément à plusieurs reprises. — On vous a attribué un logement, une case dans la chambre de Misk, dit l'un. J'ouvris les yeux. — Nous allons vous y conduire, dit l'autre. Je les regardai, étonné: — Une case? fis-je. — Il ne se sent pas bien, constata l'un. — C'est très confortable, me rassura l'autre, avec des champignons et de l'eau. Je refermai les yeux en secouant la tête. Je me sentis prendre par les bras et me laissai lentement accompagner dans le couloir. — Vous vous sentirez beaucoup mieux après avoir mangé un peu de champignons, m'assura l'un. ; Certainement, opina l'autre. ; Il n'est pas difficile de s'accoutumer aux champignons ; c'est une matière sans goût, blanchâtre, fibreuse, de nature végétale. Je ne connais personne qui s'inquiète de leur saveur. Même les Muls nés dans le Nid ne l'apprécient guère, dans un sens ou dans l'autre. On les mange aussi indifféremment que l'on respire. Les Muls mangent quatre fois par jour. Pour le premier repas, les champignons sont écrasés et mélangés à de l'eau comme une sorte de soupe; au deuxième, ils sont hachés en petits cubes; au troisième, ils sont mélangés à des pilules de Muls, en hachis; et pour le dernier repas, la farine de champignon est préparée en une galette plate, saupoudrée d'un peu de sel. Misk m'a dit, et je le crois, qu'il est arrivé à des Muls de s'entre-tuer pour une pincée de sel. Les champignons des Muls ne diffèrent guère de ceux cultivés à partir de spores choisies et cultivées dans des conditions idéales pour les Prêtres-Rois eux-mêmes, dont Misk me fit goûter un peu, une fois. Leur goût était à peine plus fin que celui des Muls, et Misk fut très contrarié que je ne fasse pas de différence, la seule étant, en fait, une simple question d'odeur. Il me fallut d'ailleurs cinq semaines de Nid avant de pouvoir distinguer cette différence d'odeur si important pour Misk. Et de toute façon, elle ne me parut ni plus ni moins agréable que celle des champignons des Muls. Néanmoins, plus mon séjour dans le Nid se prolongeait, plus mon sens de l'odorat se développait, et c'était assez vexant de constater combien j'avais été ignorant de ces variations sensorielles abondant dans mon entourage. Misk avait remis un tradémetteur. Je m'entraînais en prononçant devant des expressions goréennes et, au bout d'un temps, je fus en mesure de reconnaître une quantité d'odeurs significatives. La première qui me devint familière fut celle du nom de Misk, et il me fut agréable de découvrir qu'elle était particulière. Je promenai l'appareil sur ma tunique de plastique rouge pour écouter les renseignements qui y étaient portés. Pas grand chose, d'ailleurs, sinon que j'étais un Matok sous la garde de Misk, le nom de ma Cité et le mien, le fait que je n'avais pas de cicatrices de dossier et que je pouvais être dangereux. À cette dernière précaution, je souris. Je n'avais même plus d'épée, et j'avais la certitude que si je devais combattre les Prêtres-Rois, je ne durerais pas longtemps entre leurs terribles mandibules et les lames cornées leurs pattes de devant. La case que j'occupais dans la demeure de Misk n'était pas aussi rudimentaire que je l'aurais cru. Elle me parut même beaucoup plus luxueuse que la propre chambre de Misk qui paraissait totalement nue, à part la mangeoire et, sur un mur, des compartiments nombreux, des cadrans, des disjoncteurs et des prises. Les Prêtres-Rois mangent debout, dorment debout, et ne se couchent jamais, sauf peut-être pour mourir. Le dénuement de la chambre de Misk n'était cependant apparent que pour un organisme comme le mien, dépendant de la seule vision. En fait, les murs, le plafond et le sol étaient recouverts de magnifiques dessins d'odeurs. Misk me dit même que les ornements de sa chambre étaient dus aux plus grands artistes du Nid. Ma case était un cube de plastique transparent de huit pieds carrés, avec des orifices d'aération et une porte coulissante en plastique. Il n'y avait pas de serrure, si bien que je pouvais entrer et sortir à ma guise. Il y avait dans la case des boîtes de champignons, un bol, une louche, un couteau à lame de bois, un marteau à tête de bois pour écraser les champignons, un tube-distributeur de pilules de Muls qui m'en délivrait une sous la pression d'un levier, et une jarre d'eau à l'envers, qui maintenait remplie une sorte de bassine peu profonde. Dans un coin s'étalait un rembourrage de mousse rougeâtre qui n'était pas inconfortable, étant changé tous les jours. Par un panneau coulissant, j'avais accès aux toilettes et à la cabine de propreté. Celle-ci était curieusement semblable aux douches que nous connaissons; sinon que l'on ne pouvait pas régler l'écoulement du fluide. On déclenche le jet en entrant dans la cabine, mais la quantité et la température sont automatiquement réglées. J'avais naturellement cru que le fluide était de l'eau, à laquelle il ressemblait en apparence, et une fois j'avais voulu y emplir mon bol plutôt que de puiser l'eau de la bassine avec la louche. Étouffant, la bouche en feu, j'avais recraché le liquide dans la cabine. — Heureusement, me dit Misk, que vous ne l'avez pas avalé, parce que le fluide de propreté renferme un nettoyant fortement toxique pour la physiologie humaine. Après quelques heurts au début, Misk et moi nous enten dions assez bien, à part la question des rations de sel et du nombre de douches que je devais prendre. Si j'avais été un Mul, j'aurais eu droit à une cicatrice de dossier chaque jour où je ne me serais pas lavé entièrement à douze reprises. Il y a des cabines de douches dans toutes les cases de Muls et souvent, par esprit pratique, au long des tunnels et dans les lieux publics comme les places, les salons de rasage, les stockages de pilules et les réserves de champignons. Comme je n'étais qu'un Matok, j'insistai sur le fait que je n'étais pas astreint au Devoir des Douze Joies comme on l'appelle. Au début, je m'en tins à une douche quotidienne, que je jugeais suffisante, mais le pauvre Misk paraissait si bouleversé que j'acceptai d'en porter le nombre à deux par jour. Cela ne lui suffisait pas. Il insistait pour que je ne descende pas audessous de dix. Pour finir, en songeant que j'avais peut-être une dette envers lui pour m'avoir accepté dans sa chambre, je lui offris un compromis à cinq et, en échange d'une pincée de sel supplémentaire, six tous les deux jours. Misk offrit deux pincées supplémentaires par jour si j'acceptais de me laver six fois. J'acceptai. Naturellement, il n'usait pas luimême de douche, mais s'en tenait au nettoyage traditionnel de sa race, se peignant et se lavant avec ses pinces et sa bouche. Quand on se connut mieux, il consentit à se laisser soigner par moi de temps à autre, et la première fois qu'il me permit de peigner ses antennes avec la petite fourchette confiée aux Muls bien en cour, je compris qu'il me faisait confiance et qu'il m'aimait bien... Pourquoi? Je l'ignorais. Je m'attachai moi-même à lui. — Saviez-vous, me dit-il un jour, que les humains comptent parmi les plus intelligentes des espèces inférieures? — Heureux de l'apprendre. Il était calme et ses antennes vibraient de nostalgie. — En un temps, j'ai eu un Mul favori. Je jetai un coup d'oeil à ma case. ; Non, dit-il. Quand un Mul domestique meurt, sa case est toujours détruite, pour éviter toute contamination. ; Que lui est-il arrivé ? — C'était une petite femelle. C'est Sarm qui l'a tuée. Je sentis une tension dans la patte avant de Misk dont je m'occupais, comme s'il se fût volontairement préparé à la tourner et à faire jaillir ses lames cornées. — Pourquoi? demandai-je. Misk resta longtemps silencieux, puis il baissa tristement tête, me tendant ses antennes pour que je les peigne. Au bout d'un moment, je sentis qu'il était prêt à parler. — C'était ma faute, dit-il. Elle voulait laisser pousser les fils de sa tête, car elle n'était pas née dans le Nid. Sa voix sortait de l'appareil aussi mécaniquement que jamais, mais tout son corps tremblait. J'écartai le peigne des antennes, de peur de blesser ses cils mobiles. — J'étais indulgent, reprit Misk. C'est donc moi qui l'ai tuée, en définitive. — Je ne crois pas, puisque vous cherchiez à vous montrer bon. ; Et c'est arrivé le jour où elle m'avait sauvé la vie. ; Racontez-moi, lui demandai-je. - Je faisais une course pour Sarm, expliqua Misk. Je m'étais engagé dans des tunnels rarement utilisés et j'avais emmené la fille pour me tenir compagnie. Nous sommes tombés sur un Scarabée Doré, bien qu'on n'en eût jamais vu dans ce secteur, et j'ai voulu aller à lui, j'ai baissé la tête et m'en suis approché, mais la fille m'a saisi par une antenne et m'a entraîné au loin, ce qui m'a sauvé la vie. Misk me tendit ses prolongements pour que je les peigne. — La douleur était effarante, poursuivit-il, et je ne pus que suivre l'humaine malgré mon désir violent d'aller au Scarabée Doré. Au bout d'une ahn, naturellement, je n'avais plus envie d'aller au Scarabée et je compris alors qu'elle m'avait sauvé la vie. C'est ce même jour que Sarm lui infligea cinq cicatrices de dossier pour les pousses qu'elle avait sur la tête, et la fit détruire. — Une telle offense fait-elle toujours encourir cinq cicatrices ? m'enquis-je. — Non. Je ne sais pas pourquoi Sarm a agi de la sorte. — Alors, il me semble que vous ne devriez pas vous faire reproche de la mort de cette fille, puisque c'est Sarm qui en est responsable. — Non. Je m'étais montré trop indulgent. — N'est-il pas possible que Sarm ait souhaité que vous soyez tué par le Scarabée Doré ? — Naturellement. Telle était sans nul doute son intention, reconnut Misk. Je me demandai pourquoi Sarm pouvait bien vouloir la mort de Misk. Il devait y avoir entre eux quelque dissension politique, une rivalité quelconque. Pour mon esprit d'homme, habitué à la cruauté avec laquelle les humains accomplissent leurs desseins, il n'y avait rien d'incompréhensible au fait que Sarm ait tenté de faire mourir Misk. Plus tard, j'appris combien ce simple fait restait à peu près invraisemblable pour des Prêtres-Rois, et je découvris que Misk, bien qu'acceptant le fait en pensée, ne pouvait se contraindre, au fond du coeur, à en admettre la réalité: Sarm et lui n'étaientils pas tous les deux du Nid, et un tel acte ne constituait-il pas une violation de la Confiance du Nid ? — Sarm est le Premier Né, expliqua Misk, alors que je suis le Cinquième Né. Les cinq premiers nés de la Mère constituent le Conseil Supérieur du Nid. Le Deuxième, le Troisième et le Quatrième Nés ont, un à un, succombé aux Plaisirs du Scarabée Doré. Sur les cinq, il ne reste que Sarm et moi. ; Alors il désire votre mort pour rester l'unique membre du Conseil et disposer ainsi du pouvoir absolu. ; La Mère est plus grande que lui. — Sa puissance serait quand même augmentée. Misk me regarda et ses antennes perdirent de leur élasticité, ses poils dorés de leur lustre. — Vous êtes triste, constatai-je. Misk abaissa son corps à l'horizontale et s'inclina encore plus vers moi. Il posa doucement ses antennes sur mes épaules, comme un homme y aurait mis les mains. — Il ne faut pas que vous interprétiez tout cela selon ce que vous savez des hommes, dit-il. C'est différent. — Je n'en ai pas l'impression. — Ces choses sont plus profondes et grandes que vous ne pensez, que vous ne pouvez comprendre. — Elles me paraissent pourtant assez simples. — Non. Vous ne comprenez pas... (Une pression des antennes sur mes épaules.) Mais vous comprendrez. Le Prêtre-Roi se redressa alors et s'approcha de ma case, la souleva d'un mouvement souple de ses deux pattes et la mit de côté. Son aisance à accomplir ce geste me stupéfia car j'imagine que l'habitacle pesait quelques centaines de livres. Au-dessous, je vis une pierre plate dans laquelle s'encastrait un anneau. Misk se baissa encore et tira sur l'anneau. — J'ai creusé cette chambre moi-même, dit-il, et jour après jour, pendant les vies de bien des Muls, j'ai emporté un peu de poussière de roche pour la répandre secrètement cà et là dans les tunnels. Je jetai un coup d'oeil dans la caverne qui m'était ainsi révélée. — Je me suis débrouillé autant que possible tout seul, dit Misk. Comme vous le voyez, même l'entrée se manoeuvre par pure force mécanique. Il alla alors à un compartiment creusé dans le mur et y prit une mince baguette noire. Il en brisa l'extrémité et il en sortit une flamme bleuâtre. ; C'est une torche comme on en remet aux Muls qui travaillent dans les galeries sombres des Champignonnières, m'expliqua Misk. Vous en aurez besoin pour voir. Je savais bien que les Prêtres-Rois n'avaient aucun besoin lumière. ; S'il vous plaît, fit Misk en me désignant l'ouverture. 15 DANS LA CHAMBRE SECRÈTE La torche de Mul tenue haut, j'examinais la caverne maintenant ouverte sur le sol de la chambre. D'un anneau fixé sous les dalles pendait une corde à noeuds. La torche à flamme bleue ne dégageait guère de chaleur, mais répandait une clarté surprenante. — Les ouvriers des rayonnages de champignons brisent les deux extrémités de la torche et la tiennent entre leurs dents pour escalader les installations, m'expliqua Misk. Je pris donc le bâtonnet entre les dents, avec une seule extrémité allumée et, main après main, je me laissai descendre le long de la corde. Un côté de mon visage commençant à transpirer, je fermai l'oeil droit. Un cercle de lumière bleue dansante suivait ma descente sur les parois du conduit. À quelques pieds de profondeur, elles devenaient humides. La température tomba de plusieurs degrés; la moisissure sur les murs paraissait, naturellement bleuâtre, mais devait être blanche en réalité. Une couche d'humidité se formait à la surface de ma tunique de plastique. Ici et là, une goutte d'eau traçait un chemin sinueux en tombant. Une fois parvenu au bout de la corde, à une quarantaine de pieds plus bas, je levai la torche au-dessus de ma tête et me trouvai dans une cavité dénudée. En levant les yeux, je vis Misk qui, dédaignant la corde, s'engageait à reculons dans le puits vertical et se laissait choir avec élégance. Il fut près de moi en un instant. — Il ne faudra jamais parler de ce que je vais vous montrer, me dit-il. Je ne répondis pas. Misk hésitait. ; Que la Confiance du Nid règne entre nous, dis-je. ; Mais vous n'êtes pas du Nid, objecta-t-il. — Que la Confiance du Nid règne quand même entre nous. — Très bien, dit Misk en se penchant vers moi pour me tendre ses antennes. Je me demandai un instant ce qu'il pouvait bien y avoir à faire, mais il me sembla bientôt que je le devinais. Je plantai ma torche dans une fente de la paroi et, devant Misk, je levai les bras au-dessus de la tête, dans sa direction. Avec beaucoup de douceur, presque avec tendresse, le Prêtre-Roi me toucha les mains de ses antennes. — Que la Confiance du Nid règne entre nous, dit-il. — Oui, répondis-je, que la Confiance du Nid règne entre nous. Je ne pouvais malheureusement pas entrelacer mes annnes aux siennes. Misk se redressa d'un geste vif. — Il y a quelque part ici, commença-t-il, un point sans odeur, au ras du sol, qu'un Prêtre-Roi ne trouverait probablement pas ; une petite bosse qui doit ressembler à un caillou. Trouvez-la et faites-la tourner. Il ne me fallut guère de temps pour découvrir ce dont il parlait, bien que ce fût, d'après ce qu'il disait, bien dissimulé à la sensibilité essentielle des Prêtres-Rois. Je fis tourner le bouton et une partie du mur s'écarta dans glissement. — Entrez, me dit Misk. Je lui obéis. Nous étions à peine entrés que Misk effleurait un bouton invisible pour moi, à plusieurs pieds au-dessus de sa tête, et que le panneau se refermait sans bruit. Pas d'autre lumière que celle de ma torche. Je jetai curieusement un coup d'oeil circulaire. La pièce devait être vaste car elle se perdait en grande partie dans l'ombre, hors de portée de ma torche. Ce que je voyais suggérait des panneaux et des instruments, des rangées d'aiguilles odorantes et de jauges, de nombreux échafaudages de fils et de plaques de cuivre. Il y avait d'un côté des rayonnages de rubans odorants dont certains pivotaient lentement, déroulant leurs cordons dans des sphères translucides qui tournaient en luisant. Ces sphères étaient elles-mêmes reliées par des câbles minces à un ensemble en forme de boîte carrée, faite de métal et reposant sur des roues. Devant ce boîtier, une lumière s'allumait sous quelque intervention d'énergie, et le disque disparaissait de côté pour être immédiatement remplacé par un autre. Huit câbles issus de ce boîtier aboutissaient au corps d'un PrêtreRoi étendu sur le dos, inerte, au centre de la pièce, sur une table de pierre recouverte de mousse. Je levai ma torche pour examiner le Prêtre-Roi, plutôt petit pour un être de son espèce, ne mesurant guère que douze pieds de long. Ce qui m'étonna le plus, c'est qu'il avait des ailes, longues, fines, dorées, translucides, repliées contre son dos. Il n'était pas attaché à la table. Il paraissait totalement inconscient. Je penchai l'oreille sur les alvéoles d'aération de son abdomen sans percevoir le moindre bruit de respiration. — Il a fallu que je conçoive tout seul ce matériel, dit Misk. C'est pourquoi il est des plus primitifs, mais il n'était pas possible de recourir aux instruments courants dans son cas. Je ne comprenais pas. — Regardez, poursuivit Misk. J'ai dû composer moi-même les disques mnémoniques, et fabriquer un transducteur pour déchiffrer les rouleaux d'odeurs, qui par bonheur sont aisés à obtenir, et enregistrer leurs signaux sur des plaques vierges, où ils se transforment en impulsions qui déclenchent et régularisent les alignements neuroniques appropriés. — Je n'y comprends rien, dis-je. — Bien sûr, puisque vous êtes un humain. J'étudiais les longues ailes dorées de la créature. — Est-ce un mutant? demandai-je. — Bien sûr que non. — Alors, qu'est-ce que c'est ? — Un mâle, dit Misk. (Il resta un moment silencieux, en contemplation devant la silhouette inerte sur la table de pierre.) C'est le premier mâle né dans le Nid depuis huit mille ans. — N'êtes-vous donc pas un mâle? m'étonnai-je. — Non, pas plus que les autres. — Alors, vous êtes une femelle ? — Non. Dans le Nid, seule la Mère est femelle. — Mais il y a quand même d'autres femelles? — De temps à autre, il est venu des oeufs femelles, mais Sarm a ordonné de les détruire. Je ne connais moi-même pas d'oeuf femelle dans le Nid et, selon ce que j'en sais, un seul est survenu dans les six mille années écoulées. — Combien de temps peut vivre un Prêtre-Roi? fis-je. — Il y a bien longtemps que les Prêtres-Rois ont découvert le secret du remplacement des cellules sans qu'il en résulte de détériorations physiologiques, et en conséquence, sauf blessure ou accident, nous vivrons jusqu'à ce que le Scarabée Doré nous trouve. — Quel âge avez-vous ? — J'ai moi-même connu le jour avant que nous amenions notre monde dans votre système solaire. (Il baissa les yeux sur moi.) Cela fait plus de deux millions d'années. — Alors le Nid ne mourra jamais? demandai-je. — Il est précisément en train de mourir. Nous succombons un à un aux Plaisirs du Scarabée Doré. Nous vieillissons et il ne nous reste plus grand-chose. À une époque, nous étions riches et avides de vie, et c'est alors que nos grands desseins sont nés ; plus tard, nos arts ont été florissants, et puis, pendant une longue période, nous n'avons eu d'autre passion que la curiosité scientifique. Mais à présent, même cela perd son intérêt, même cela dépérit. — Pourquoi ne tuez-vous pas les Scarabées Dorés? — Ce serait mal. — Mais ils vous tuent bien, eux! — Il est bien que nous mourions, sinon le Nid serait éternel et il ne faut pas que le Nid soit éternel, sinon, comment pourrions-nous l'aimer ? Je ne suivais pas très bien tout ce que Misk disait, et j'avais du mal à détourner les yeux de ce jeune Prêtre-Roi mâle, tendu inerte sur la table. — Il faut qu'il y ait un nouveau Nid, reprit Misk. Et il faut une nouvelle Mère et un nouveau Premier Né. Je suis personnellement prêt à mourir, mais la race des Prêtres-Rois ne doit pas mourir. ; Est-ce que Sarm aurait fait tuer ce mâle s'il avait connu présence ici? — Oui. — Pourquoi ? — Il ne veut pas périr. Je contemplai la machine et les câbles qui paraissaient alimenter le corps du jeune Prêtre-Roi en huit points différents. — Mais que lui faites-vous donc? demandai-je. — Je l'enseigne. — Je ne vous suis pas. — Ce que vous savez - même une créature telle que vousmême - dépend des charges et des microstats de vos tissus nerveux et, ordinairement, on acquiert ces charges et ces microstats en enregistrant et en assimilant des stimuli sensoriels venant de l'environnement, comme quand vous ressentez directement quelque chose, ou peut-être quand on vous donne un renseignement, ou au moyen d'un cordon odorant. L'appareil que vous voyez n'est qu'un moyen de produire ces charges et microstats sans les stimulations extérieures qui prennent tellement de temps. La torche haut levée, je regardai avec stupeur le corps étendu sur la table de pierre. J'observais les petits éclairs lumineux, le placement rapide et efficace des disques, et leur retrait presque immédiat. Autour de moi, les panneaux et les instruments du mur me semblaient menaçants. Je réfléchissais aux impulsions que ces huit conducteurs devaient communiquer à la créature étendue sur la pierre. — Si je comprends bien, vous êtes littéralement en train de lui modifier le cerveau, avançai-je. — C'est un Prêtre-Roi et il dispose de huit cerveaux, des variantes du réseau des ganglions, alors que les êtres tels que vous, limités par vos vertèbres, ne pouvez vraisemblablement vous constituer qu'un cerveau unique. — Cela me paraît fort étrange. — Naturellement, car les espèces inférieures instruisent leurs petits de façon différente, ne réalisant qu'une part réduite d'instruction en toute une vie d'étude. — Qui décide de ce qu'on apprend ? — En général, les plaques mnémoniques sont normalisées par les Gardiens de la Tradition, dont le chef est Sarm. (Misk se redressa et ses antennes s'enroulèrent légèrement. Comme vous l'imaginez sans peine, je n'ai pas pu obtenir un jeu de plaques normalisées, alors j'ai gravé les miennes, en appliquant mon propre jugement. — Je n'aime pas cette idée de lui modifier le cerveau, déclarai-je. — Ses cerveaux, me reprit Misk. — Cela me déplaît quand même. — Ne soyez pas sot. Toutes les créatures qui instruisent leurs petits leur modifient le cerveau. Sinon, comment y aurait-il enseignement ? Cette machine est un moyen relativement simple, rapide et efficace pour une fin universellement considérée comme souhaitable par les êtres rationnels. — Cela me met mal à l'aise, insistai-je. — Je vois. Vous craignez qu'il ne devienne en quelque sorte une machine quelconque ? — Oui. — Il faut vous rappeler qu'il s'agit d'un Prêtre-Roi et, par conséquent, d'une créature douée de raison et que nous ne saurions le transformer en machine sans neutraliser certaines zones de perception critique, faute desquelles il ne serait plus un Prêtre-Roi. — Mais il deviendrait une machine autonome, relevai-je. — Nous sommes tous des machines, à ce compte, comportant un nombre plus ou moins élevé d'éléments de hasard. (Ses antennes me touchèrent.) Nous faisons ce que nous devons, et le contrôle supérieur ne réside jamais dans un disque mnémonique. — J'ignore si tout cela est vrai, avançai-je. — Moi aussi. La question est difficile et obscure, avoua Misk. — Et, en attendant, que faites-vous ? — Autrefois, nous avions nos plaisirs et nous vivions, mais à présent, bien que nos corps restent jeunes, nous sommes vieux d'esprit et nous nous posons de plus en plus de questions sur les Plaisirs du Scarabée Doré. — Les Prêtres-Rois croient-ils en une vie après la vie ? m'enquis-je. — Naturellement, puisque, après la mort, le Nid continue de durer. ; Mais non, protestai-je, je parle d'une vie individuelle, personnelle. — La conscience paraît être une fonction du réseau des ganglions, répondit-il. — Je vois. Et pourtant vous vous dites prêt à... passer, c'est bien cela ? — Bien sûr. J'ai vécu. Maintenant il faut laisser la place à d'autres. Je regardai de nouveau le jeune Prêtre-Roi inerte. — Se rappellera-t-il avoir appris tout cela? — Non, car ses organes sensoriels sont actuellement mis en inactivité, mais il saura qu'il a appris les choses de cette façon parce qu'un disque a été gravé à cet effet. — Que lui est-il enseigné ? — Les connaissances essentielles, comme vous devez vous en douter, la langue, les mathématiques et les sciences, mais aussi l'histoire et la littérature des Prêtres-Rois, les moeurs du Nid, les coutumes sociales ; les méthodes de la mécanique, de l'agriculture et de l'élevage, et encore bien d'autres renseignements. — Mais continuera-t-il d'apprendre par la suite ? — Évidemment, mais il partira d'une connaissance assez complète de ce que ses ancêtres ont appris dans le passé. Ainsi ne perdra-t-on pas de temps à lui faire sciemment ingurgiter des renseignements anciens, et dispose-t-il ainsi de toute sa vie pour acquérir d'autres connaissances. Et quand de nouvelles connaissances sont acquises, elles sont également incorporées à des disques mnémoniques. — Mais si les disques renfermaient des informations erronées ? demandai-je. — Il est certain qu'ils en contiennent, convint Misk, mais les disques font l'objet de révisions continues et sont maintenus à jour autant que possible. 16 LE PROJET DE MISK Je détournai le regard du jeune Prêtre-Roi pour examiner Misk. Je distinguais ses grands yeux ronds et plats dans la lumière de la torche, et je voyais danser la flamme sur leurs milliers de facettes. — Misk, commençai-je lentement, il faut que je vous dise que je suis venu dans les Sardar pour tuer les Prêtres-Rois, pour venger la destruction de ma Cité et de ses habitants. Je trouvais loyal de faire savoir à Misk que je n'étais pas son allié, qu'il soit informé de ma haine pour sa race et de ma résolution de la châtier, dans la mesure de mes possibilités, pour tout le mal qu'elle m'avait causé. — Non, répondit-il. Vous êtes venu dans les Sardar pour sauver la race des Prêtres-Rois. Ahuri, j'écarquillai les yeux. — C'est dans ce but que vous avez été amené ici, soulignat-il. — Je suis venu de mon propre gré ! me récriai-je. Parce que ma Cité a été détruite ! — C'est justement dans ce but qu'elle a été rasée, pour que vous pénétriez dans les Sardar. Je tournai la tête. Les larmes me brûlaient les yeux et tout mon corps tremblait. Ma rage se porta immédiatement contre Misk, cet être grand et doux à la fois, qui restait immobile derrière la table où reposait le jeune Prêtre-Roi inerte. — Si j'avais mon épée, déclarai-je, désignant le petit mâle inanimé, je le tuerais immédiatement ! ; Non, vous n'en feriez rien, et c'est pour cela que l'on vous a choisi, et non un autre, pour venir dans les Sardar. Je me précipitai vers la silhouette sur la table en brandissant la torche, comme pour l'en frapper. Mais ce me fut impossible. — Vous ne lui ferez aucun mal, parce qu'il est innocent, fit Misk. Et je le sais bien. — Comment est-ce possible? — Parce que vous êtes un des Cabot et que nous les connaissons. Nous les connaissons depuis plus de quatre cents ans et, depuis votre naissance, nous vous tenons en observation. — Mais vous avez tué mon père ! m'exclamai-je. — Non. Il est vivant, comme les autres habitants de votre ville, mais ils sont dispersés dans tous les coins de Gor. — Et Talena ? — Elle est toujours en vie autant que je sache, mais nous ne pouvons pas la rechercher, pas plus que d'autres de Koro-ba, car cela ferait soupçonner que nous nous intéressons à vous... ou que nous marchandons avec vous. — Pourquoi ne pas tout simplement m'amener ici ? le défiai-je. Pourquoi anéantir une ville? — Pour cacher à Sarm nos motivations, déclara-t-il. — Je n'y comprends rien ! — De temps à autre, nous détruisons une cité de Gor, au moyen d'un engin de hasard. Cela fait connaître aux espèces inférieures la puissance des Prêtres-Rois et les encourage à respecter nos lois. — Mais si la ville n'a fait aucun mal? — D'autant mieux, parce que ainsi les hommes du bas des monts ne comprennent pas et nous craignent davantage encore... mais les membres de la Caste des Initiés - nous nous en sommes rendu compte - trouvent toujours une explication à la destruction de la ville. Ils l'inventent, et si elle peut paraître plausible, ils arrivent très vite à y croire eux-mêmes. Par exemple, nous leur avons permis de supposer que c'était à cause d'une faute commise par vous - un manque de respect envers les Prêtres-Rois, si je me souviens bien - que votre cité a été détruite. — Et pourquoi n'avez-vous pas agi ainsi dès que je suis arrivé sur Gor, il y a plus de sept ans ? — Il importait de vous mettre à l'épreuve. — Et le siège d'Ar ? fis-je. Et l'Empire de Marlenus ? — C'étaient des essais valables. Du point de vue de Sarm, vous utiliser là, c'était couper court à l'expansion de l'Empire d'Ar, car nous préférons que les humains vivent en communautés distinctes. C'est plus favorable à l'étude de leur évolution, du point de vue scientifique, et il est plus sûr pour nous qu'ils restent désunis car, étant doués de raison, ils pourraient développer leur science, et étant sousrationnelle, celle-ci pourrait présenter des dangers pour nous et pour eux-mêmes. — C'est donc pour cela que vous limitez leurs armements et leur technologie ? — Bien sûr. Mais nous leur avons permis de progresser en de nombreux domaines... la médecine, par exemple, où ils ont mis au point une chose qui ressemble assez aux Sérums de Stabilisation. — Qu'est-ce que c'est, encore? m'informai-je. — Vous n'avez sûrement pas été sans remarquer que, bien qu'arrivé sur l'Anti-Terre il y a plus de sept ans, vous n'avez subi aucun changement pendant tout ce temps, sur le plan physique ? — Je l'ai en effet remarqué, et me suis posé des questions. — Naturellement, leurs sérums ne sont pas aussi efficaces que les nôtres, et sont parfois inopérants ; et d'autres fois, leurs effets disparaissent au bout de quelques centaines d'années seulement. — C'est bien bon à vous de les laisser faire. — Possible. Il n'y a pas accord sur ce point. (Il me regarda avec acuité.) Dans l'ensemble, nous autres Prêtres-Rois n'intervenons guère dans les affaires des hommes. Nous les laissons libres de s'aimer, ou de s'entre-tuer, ce qui semble leur apporter plus de plaisir encore. — Mais les Voyages d'Acquisition ? demandai-je. — Nous restons en contact avec la Terre, dit Misk, parce qu'elle pourrait, avec le temps, devenir une menace pour nous, et alors nous devrions lui imposer des limitations, ou la détruire, ou quitter le Système Solaire. — Et que choisirez-vous ? — Ni l'une ni l'autre de ces possibilités, je pense. Selon nos calculs, qui peuvent évidemment être erronés, la vie, telle que vous la connaissez sur Terre, doit s'anéantir d'elle-même dans les mille ans à venir. Je secouai tristement la tête. — Comme je vous l'ai dit, reprit Misk, l'homme est sousrationnel. Réfléchissez à ce qui se produirait si nous lui permettions le libre développement de sa technologie sur notre monde. Je fis un signe d'acquiescement. Je saisissais bien que, du point de vue d'un Prêtre-Roi, ce serait plus dangereux que de distribuer des armes automatiques aux gorilles et aux chimpanzés. À leurs yeux, l'homme ne s'était pas montré digne d'une technologie plus avancée. Je songeai que l'homme n'était pas même digne de ce développement à ses propres yeux. — À dire vrai, poursuivit Misk, c'est en partie à cause de cette tendance que nous avons amené l'homme sur l'AntiTerre, car c'est un animal intéressant, et nous serions attristés qu'il doive disparaître de l'univers. — Et j'imagine que nous devrions vous en être reconnaissants ! Misk agita ses antennes, comme pour un haussement d'épaules. — Je me rappelle une Araignée dans les Forêts Marécageuses d'Ar, dis-je. — C'est une race tendre que le Peuple des Araignées, fit Misk, sauf la femelle au moment de l'accouplement. — Ce mâle s'appelait Nar, poursuivis-je, et il préférait mourir plutôt que de causer du mal à une créature intelligente. — Le Peuple des Araignées est plein de douceur, reconnut Misk. Ce ne sont pas des Prêtres-Rois. — Je vois ! — Les Voyages d'Acquisition se font normalement quand nous avons besoin de nouveaux venus de la Terre à nos propres fins, expliqua-t-il. — Et j'ai fait l'objet d'un tel voyage ? — C'est évident. — On raconte, au bas des monts, que les Prêtres-Rois sont informés de tout ce qui se passe sur Gor. — Ridicule ! fit Misk. Mais peut-être vous montrerai-je un jour la Salle de Surveillance. Nous comptons quatre cents Prêtres-Rois qui manoeuvrent les visionneuses et, en conséquence, nous sommes bien informés. Si, par exemple, il se produit une violation de nos lois sur les armes, nous l'apprenons tôt ou tard et, après avoir calculé les coordonnées du lieu, nous déclenchons le mécanisme de Mort par le Feu. J'avais une fois vu un homme mourir de la Mort par le Feu, le Grand Initié d'Ar, sur le toit du Cylindre de Justice. Un frisson me parcourut le corps. — Oui, me contentai-je de dire, j'aimerais visiter un jour la Salle de Surveillance. — Toutefois, une grande part de notre connaissance nous vient des implants, poursuivit Misk. Nous implantons à des êtres humains une résille de contrôle et un appareil émetteur. On modifie les lentilles de leurs yeux de telle sorte que ce qu'ils voient s'enregistre au moyen de transducteurs sur des écrans odorants dans la Salle de Surveillance. Nous pouvons également nous exprimer et agir par leur intermédiaire, quand la résille de commandement est activée depuis les Sardar. — Est-ce que leurs yeux paraissent différents? demandai-je. — Quelquefois non, d'autres fois oui. — Est-ce que le nommé Parp a reçu un tel implant? fis-je, me rappelant l'étrangeté de ses prunelles. — Oui, de même que l'homme d'Ar que vous avez rencontré il y a longtemps, près de Ko-ro-ba. — Mais il a réussi à contrecarrer la résille de contrôle et à me dire ce qu'il voulait, objectai-je. — Peut-être la résille avait-elle un défaut. — Sinon ? — Alors c'était un être des plus remarquables... des plus remarquables, fit-il, pensif. — Vous disiez connaître les Cabot depuis quatre cents ans? repris-je. — Oui. Et votre père, un homme noble et courageux, nous a servis à l'occasion, bien qu'il eût affaire, sans le savoir, à des Implantés. Il est venu à Gor pour la première fois il y a plus de six cents ans. — Impossible! m'écriai-je. — Pas avec les Sérums de Stabilisation, me fit-il observer. Cette nouvelle m'avait secoué. J'en étais moite. La torche tremblait entre mes doigts. ; Je travaille contre Sarm et les autres depuis des millénaires, déclara Misk. Et enfin - il y a plus de trois cents ans - j'ai réussi à me procurer l'oeuf duquel est sorti ce mâle. (Il regarda le jeune Prêtre-Roi étendu sur la table de pierre.) Alors, par l'intermédiaire d'un Agent Implanté, tout à fait inconscient du message qu'il transmettait, j'ai donné instruction à votre père d'écrire la lettre que vous avez trouvée dans les montagnes de votre monde d'origine. Cette fois, la tête me tournait. — Mais je n'étais pas même né à l'époque ! — Il a été dit à votre père de vous appeler Tarl et, de peur qu'il ne se laisse aller à vous parler de l'Anti-Terre, ou ne tente de vous dissuader de vous prêter à notre entreprise, il a été ramené sur Gor avant que vous avez l'âge de comprendre. — Et moi qui croyais qu'il avait abandonné ma mère ! — Elle savait, m'apprit-il, car bien que femme de la Terre elle avait été sur Gor. — Jamais elle ne m'a parlé de tout cela. — Matthew Cabot, sur Gor, était l'otage de son silence... — Mais ma mère est morte alors que j'étais encore très jeune... — Oui, à cause d'un petit bacille de votre atmosphère contaminée, victime qu'elle a été de l'insuffisance de votre bactériologie à l'état infantile. Je restai silencieux. J'avais des picotements dans les yeux, sans doute à cause de la chaleur ou de la fumée de ma torche. — C'était difficile à prévoir, dit Misk. J'en suis sincèrement désolé. — Je comprends, acquiesçai-je. Je secouai la tête et m'essuyai les yeux. Je conservais le souvenir de la femme belle et solitaire que j'avais connue si peu de temps durant mon enfance, et qui m'avait tant aimé pendant ces quelques années. Je maudissais intérieurement cette fichue torche de Mul qui avait fait monter les larmes aux yeux d'un Guerrier de Ko-ro-ba. — Pourquoi n'était-elle pas restée sur Gor? — Cela lui faisait peur, et votre père a demandé qu'on lui permette de retourner sur la Terre car, l'aimant tellement, il souhaitait qu'elle soit heureuse. Peut-être aussi désirait-il que vous connaissiez un peu son vieux monde. — Mais j'ai trouvé cette lettre dans des montagnes où je n'ai campé que par accident, objectai-je. — Quand l'endroit où vous alliez camper nous a été connu clairement, la lettre y a été déposée. — Donc elle n'avait pas séjourné là durant plus de trois cents ans ? — Évidemment non. Le risque de découverte était trop grand. — La lettre même a été détruite, et elle a failli me supprimer du même coup, rappelai-je. — Vous étiez averti d'avoir à vous en débarrasser. Elle était saturée de Feu Concentré, et son moment de combustion était réglé pour vingt ahns après ouverture. — Quand j'ai ouvert la missive, c'était comme d'armer le détonateur d'une bombe ? — Vous étiez averti. — Et l'aiguille de la boussole? demandai-je en me rappelant le comportement erratique de l'instrument qui m'avait tant inquiété. — C'est affaire bien facile que de couper un champ magnétique. --Mais je suis retourné à l'endroit même d'où je m'étais , enfui. —-L'être humain qui a peur, quand il s'enfuit, est désorienté et tend à tourner en rond. Mais cela n'aurait pas eu d'importance, j'aurais pu vous cueillir même si vous n'étiez pas revenu. Je pense que vous avez senti qu'il n'y avait pas moyen de vous échapper, et ainsi, peut-être par fierté, vous êtes revenu au point où vous aviez découvert la lettre. — J'avais simplement peur, avouai-je. — Personne n'a jamais simplement peur. — En embarquant dans le vaisseau, j'ai perdu connaissance. — Vous avez été anesthésié. — Est-ce que le vaisseau était commandé depuis les Sardar ? — Ç'aurait été possible, mais c'était trop risqué. — Alors, il avait un équipage ? — Oui. Je le regardai. — Oui, c'était moi qui le manoeuvrais. (Il baissa les yeux sur moi.) Maintenant, il est tard, votre heure de lit est passée. Vous êtes fatigué. Je fis un signe négatif. — Bien peu de choses avaient été laissées au hasard, constatai-je. — Le hasard n'existe pas, fit-il, seule l'ignorance existe. — Vous ne pouvez pas en avoir la certitude. — C'est exact. Le bout de ses antennes s'inclina doucement vers moi. — Il faut vous reposer, maintenant, dit-il. — Non. Est-ce que le fait que l'on me déposerait dans la chambre de la fille Vika de Treve avait été prévu ? — Sarm a des soupçons, et c'est lui qui a choisi votre logement et la femme, pour que vous succombiez à ses charmes, qu'elle puisse vous enchanter, qu'elle puisse vous humilier, vous plier à sa volonté, à sa fantaisie, comme elle l'a fait pour tant d'autres avant vous, les transformant tous tous fiers et vaillants guerriers - en esclave d'une esclave, en esclave d'une simple fille, elle-même simple esclave. — Est-ce possible? m'étonnai-je. — Cent hommes se sont laissé enchaîner au pied de son lit d'où, pour qu'ils ne meurent pas, elle leur jetait de temps à autre les miettes de son repas, comme à des sleens dressés. Ma haine de Vika se renforça et, une fois de plus, me fit bouillir le sang. Mes mains étaient impatientes de la secouer jusqu'à lui rompre tous les os, pour la jeter ensuite à mes pieds. — Et que sont devenus ces hommes? m'informai-je. — On les a employés comme Muls. Mes poings se crispèrent. — Je me félicite qu'une telle créature ne soit pas de mon espèce, déclara Misk. — Et je regrette bien qu'elle soit de la mienne ! — Quand vous avez brisé le dispositif de surveillance de votre chambre, j'ai senti qu'il fallait que j'intervienne rapidement. Je laissai échapper un rire. — Ainsi, vous avez réellement cru me sauver? — Oui, je l'ai cru. — Je n'en suis pas si certain. — De toute façon, c'était un risque que nous préférions ne pascourir — Vous avez bien dit nous ? — Oui. — Et qui est donc l'autre, ou les autres ? — La plus grande du Nid. — La Mère ? — Bien entendu. Misk m'effleura l'épaule du bout de ses antennes. — Venez, à présent, regagnons la chambre du haut. — Mais pourquoi m'a-t-on renvoyé sur la Terre après le siège d'Ar ? — Pour vous emplir de haine envers les Prêtres-Rois. De cette manière, vous seriez davantage décidé à venir nous chercher dans les Sardar. — Mais pourquoi pendant sept ans ? demandai-je. Ces années m'avaient paru bien longues, solitaires, cruelles. — Nous attendions, dit simplement Misk. — Mais quoi donc? — Qu'il y ait un oeuf femelle. — Y en a-t-il donc un, maintenant? — Oui, mais j'ignore où il se trouve. — Et alors, qui le sait? — La Mère, répondit Misk. — Mais qu'est-ce que je viens faire dans toute cette histoire? m'étonnai-je. — Vous n'êtes pas du Nid, m'expliqua-t-il, c'est pourquoi vous pouvez faire le nécessaire. — Et ce nécessaire, c'est? — Il faut que Sarm meure. — Mais je n'ai aucune envie de tuer Sarm ! — Très bien, fit simplement Misk. Je réfléchissais à tout ce que Misk venait de me révéler, puis je levai les yeux vers lui, en haussant ma torche pour mieux distinguer sa grande tête avec les disques lumineux de ses yeux. — Pourquoi cet oeuf unique est-il si important? Vous disposez des Sérums de Stabilisation. Il y aura sûrement beaucoup d'autres oeufs, et parmi eux des femelles. — C'est le dernier oeuf, dit Misk. — Pourquoi ça? — La Mère a connu l'Éclosion et a fait son Vol Nuptial longtemps avant la découverte des sérums. Nous avons réussi à retarder considérablement son vieillissement mais, ère après ère, il est devenu apparent que nos efforts étaient de moins en moins couronnés de succès, et maintenant, il n'y a plus d'oeufs. — Je ne comprends pas. — La Mère est mourante. Je restai silencieux, et il n'y avait plus, dans le laboratoire aux panneaux métalliques, d'autre bruit que les faibles craquements de la torche. — Oui, reprit Misk, c'est la fin du Nid. Je secouai la tête. — Ce n'est pas mon affaire, dis-je. — C'est vrai, convint Misk. Nous étions face à face. — Eh bien, repris-je, n'allez-vous pas me menacer? — Non, fit-il. — N'allez-vous pas pourchasser mon père et ma Libre Compagne pour les tuer si je refuse de vous servir? — Non, non, répéta-t-il. — Pourquoi pas ? N'êtes-vous pas Prêtre-Roi ? — Justement parce que je suis Prêtre-Roi. J'étais frappé de stupeur. — Tous les Prêtres-Rois ne sont pas comme Sarm, ajouta Misk. Il baissa le regard sur moi. — Venez donc, il est tard et vous êtes fatigué. Remontons dans la chambre. Misk grimpa le premier et je le suivis, sans lâcher ma torche bleue. 17 LA SALLE DE SURVEILLANCE Bien que la mousse de ma case fût molle, j'eus bien du mal à m'endormir cette nuit-là, parce que je ne parvenais pas à me libérer l'esprit du tourbillon de pensées qu'avaient déclenché les révélations de Misk, le Prêtre-Roi. Je ne pouvais pas oublier la silhouette ailée sur la table de pierre. Je ne pouvais pas oublier le projet de Misk, la menace qui planait sur le Nid. Dans mon sommeil entrecoupé et fiévreux, il me semblait sentir se mouvoir au-dessus de moi les mâchoires de Sarm, entendre les rugissements des larls, et voir Parp, avec ses pupilles enflammées, qui tendait vers moi des instruments et un filet doré; puis je me retrouvais enchaîné au pied de la couche de Vika et je l'entendais rire. Je poussai de tels cris que je m'assis brusquement sur ma litière, encore effrayé. — Vous êtes éveillé, dit une voix dans un appareil. Je me frottai les yeux et, à travers la paroi transparente de ma case, je vis un Prêtre-Roi. Je fis glisser ma porte et passai dans la chambre. — Mes salutations, Noble Sarm, dis-je. — Salutations, Matok, répondit-il. — Où est Misk? m'enquis-je. — Il a des devoirs à remplir ailleurs. — Que faites-vous ici? — C'est bientôt la Fête de Tola, expliqua Sarm, et c'est un temps de plaisir et d'hospitalité dans le Nid des Prêtres-Rois, un temps durant lequel les Prêtres-Rois sont bien disposés à l'égard de toutes les créatures vivantes, quelle que soit leur condition. — Je suis bien heureux de l'entendre, répondis-je. Quels sont ces devoirs qui retiennent Misk loin de sa chambre ? — En l'honneur de la Fête de Tola, il a en ce moment le plaisir de conserver Gur. — J'ignore de quoi il s'agit, fis-je. Sarm jeta un regard autour de lui. — Misk a un bien beau compartiment ici, dit-il en examinant les murs apparemment nus, du bout de ses antennes, admirant les tableaux d'odeurs qui y étaient disposés. — Que désirez-vous ? demandai-je. — Je désire être votre ami, répondit Sarm. Je ne bougeai pas, mais j'avais été surpris d'entendre sortir du micro de Sarm le mot goréen « ami ». Je savais que la langue des Prêtres-Rois n'avait pas d'équivalent pour cette expression. J'avais tenté en vain de la découvrir à l'aide du traducteur et des bobines-lexiques que Misk avait mis à ma disposition. Entendre l'expression de Sarm signifiait qu'il avait spécialement ajouté cette idée sur son ruban du tradémetteur en la liant à une odeur prise au hasard, exactement comme on inventerait un nom pour un nouvel objet ou un nouveau concept. Je me demandai si Sarm s'était inculqué la notion d'amitié telle que nous la comprenons, ou s'il avait seulement songé que cela me ferait bonne impression. Il se pouvait qu'il eût interrogé à ce sujet des Muls spécialistes de la traduction. En tout cas, cela prouvait qu'il s'était donné du mal et que, par conséquent, l'emploi du mot « ami » avait de l'importance pour lui. Je ne laissai toutefois pas paraître ma surprise et me comportai comme si j'ignorais que ce fût une addition récente à son vocabulaire goréen. — J'en suis honoré, me contentai-je de dire. Sarm examinait ma case. — Vous apparteniez à la Caste des Guerriers, dit-il. Peut-être aimeriez-vous que l'on vous donne une Mul femelle? — Non, lui répondis-je. — Plus d'une si vous préférez. — Sarm est très généreux, mais je décline son aimable proposition. — Alors voudriez-vous quelques métaux rares et des pierreries ? — Non, refusai-je encore une fois. — Ou encore devenir le Surveillant d'un Entrepôt ou d'une Champignonnière ? —Non. — Eh bien, qu'est-ce qui vous ferait plaisir? — Ma liberté, la restauration de la Cité de Ko-ro-ba, la sécurité pour son peuple... revoir mon père, mes amis, ma Libre Compagne. — Cela pourrait s'arranger, je pense, dit Sarm. — Et que dois-je faire en échange? — Dites-moi pourquoi on vous a introduit dans le Nid, répondit-il, et ses antennes s'abaissèrent soudain vers moi, en coup de fouet. Devenues rigides, elles pointaient comme des armes. - Je n'en ai pas la moindre idée, déclarai-je. Les antennes frémirent de colère un instant, et les lames cornées de ses membres antérieurs apparurent et disparurent aussitôt. Puis les pinces des extrémités se rejoignirent légèrement, comme pour une méditation. — Je vois, fit l'appareil de traduction de Sarm. — Puis-je vous offrir un peu de champignons? m'enquis-je. — Misk a eu tout le temps de vous parler, reprit-il. Que vous a-t-il dit? — Il y a la Confiance du Nid entre nous, fis-je. — La Confiance du Nid avec un humain? — Oui. — Une idée intéressante, releva-t-il. — Voudrez-vous m'excuser si je me lave? demandai-je. — Bien sûr, faites donc. Je restai longtemps sous la douche et, quand j'en sortis, et que j'eus enfilé ma tunique, il me fallut un certain temps pour me préparer un potage de champignons de Mul juste comme je l'apprécie. Et quand j'eus enfin réussi à l'assaisonner comme il fallait, je pris aussi le temps de le déguster, si j'ose dire. Si ma tactique visait à produire un certain effet sur Sarm, je dois avouer qu'elle n'eut aucun succès en ce sens car, durant tout ce temps, il resta immobile dans la chambre, figé dans l'attitude hiératique et exaspérante des Prêtres-Rois, à peine troublée par quelques mouvements d'antennes. Je sortis enfin de ma case. — Je désire être votre ami, répéta Sarm. Je restai muet. — Peut-être vous plairait-il de visiter le Nid? m'offrit-il. — Oui, cela me ferait plaisir, acceptai-je. — Très bien, dit Sarm. Je ne demandai pas à voir la Mère parce que je savais que c'était interdit aux humains, mais je découvris en Sarm un guide attentionné et aimable, qui répondait rapidement à mes questions et m'indiquait les points intéressants. Une partie du trajet s'accomplit sur un disque transporteur, et il me montra comment le faire fonctionner. Le disque glisse sur une couche de gaz volatile et il est en outre allégé, construit en partie d'un métal résistant à la gravité, dont je reparlerai plus tard. On en contrôle la vitesse par deux pédales d'accélération au même niveau que la surface du disque proprement dit ; la direction en est assurée par les inclinaisons et les mouvements du corps de l'utilisateur qui transmet ainsi sa force au disque. Les principes mis en jeu ne sont pas plus compliqués que pour des objets aussi simples que les patins à roulettes ou le skateboard, qui fut en un temps le sport favori des enfants sur la Terre. On arrête l'engin en lâchant les bandes-pédales ; le freinage est doux et progressif. À la partie avant du disque se trouve une cellule qui projette un rayon, et si l'espace disponible est un peu court pour l'arrêt, le freinage est proportionnellement plus brutal. Toutefois, cette cellule ne fonctionne pas lorsque l'on pèse sur les pédales. J'aurais cru que s'imposaient d'autres cellules pour éviter les collisions, ou qu'il aurait fallu des champs de force ou une couche de gaz élastique pour perfectionner le mécanisme, mais Sarm estimait que c'étaient là des améliorations superflues. — Personne n'a jamais été blessé par un disque de transport, me dit-il, sauf, de temps à autre, un Mul. À ma demande, Sarm me conduisit dans la Salle de Surveillance, d'où la surface de Gor peut apparaître aux yeux des Prêtres-Rois, par secteurs choisis. Des flottes de petits vaisseaux - et non pas des satellites -invisibles du sol et commandés à distance portent les objectifs et les récepteurs qui transmettent les renseignements dans les Sardar. Je suggérai à Sarm que des satellites seraient bien moins onéreux à maintenir en vol, mais il le nia. Je n'aurais pas avancé cette proposition plus tard mais, à l'époque, je ne comprenais pas encore comment les Prêtres-Rois utilisaient la gravité. — Notre raison d'observer en atmosphère, m'expliqua-t-il, c'est qu'il est ainsi plus facile de percevoir clairement les signaux, en raison de la proximité de leur source. Pour obtenir une définition aussi précise par surveillance hors de l'atmosphère, les engins d'observation exigeraient des mécanismes beaucoup plus perfectionnés. À bord des nefs de surveillance, les récepteurs étaient agencés de façon à analyser les ensembles de lumière, de son et d'odeur qui, recueillis en détail, puis reconcentrés, étaient alors retransmis aux Sardar où l'étude et l'analyse étaient poussées plus loin. Ces ensembles, reconstitués alors dans des cubes, faisaient ensuite l'objet de l'examen des PrêtresRois. Il devait y avoir aussi, c'était inévitable, des moyens d'enregistrement sur bande des informations transmises par les vaisseaux. — Nous nous servons d'un balayage de hasard, me dit encore Sarm, parce que, à la longue, sur des siècles, il se révèle plus efficace que d'observer un horaire régulier. Bien sûr, lorsque nous apprenons qu'il se passe quelque chose d'intéressant ou d'important pour nous, nous entrons les coordonnées de l'endroit et nous suivons les événements. — Avez-vous fait un enregistrement de la destruction de la Cité de Ko-ro-ba ? m'informai-je. — Non, ce n'était ni assez intéressant ni assez important pour nous. Je crispai les poings et remarquai que les antennes de Sarm s'enroulaient un peu. — J'ai vu une fois un homme périr de la Mort par le Feu, dis-je. Ce mécanisme est-il également dans cette salle? — Oui, répondit Sarm en désignant un placard métallique garni de cadrans et de boutons. Les projecteurs de Mort par le Feu sont installés à bord des nefs de surveillance, mais c'est dans la salle où nous sommes que sont calculées les coordonnées et qu'est lancé l'ordre d'exécution. Naturellement, le système est synchronisé avec les rayons de balayage d'observation et peut être déclenché à partir de tous les panneaux de commande des cubes d'examen. — Naturellement, fis-je. J'examinai la pièce autour de moi. Elle était très longue et bâtie sur quatre niveaux, qui ressemblaient à de grandes marches. Sur chacun de ces niveaux, à quelques pas d'intervalle, se situaient les cubes d'observation, aux parois semblables à du verre, d'environ cinq mètres de côté. Sarm me dit qu'il y avait quatre cents de ces cubes dans la salle, et devant chacun d'eux se tenait un Prêtre-Roi, immobile, en surveillance. Je parcourus un des niveaux en regardant les cubes. La plupart ne montraient que des paysages de Gor; je vis bien une ville, mais je ne saurais dire laquelle. — Celui-ci pourrait vous intéresser, me dit Sarm en m'en désignant un. Je l'examinai. L'objectif fonctionnait sous un angle insolite. Il était apparemment parallèle à la scène plutôt que haut placé, C'était une route bordée d'arbres, qui semblait s'approcher peu à peu, puis disparaître derrière le cube. — Vous voyez en ce moment par les yeux d'un Implanté, me précisa Sarm. J'en eus le souffle coupé. Ses antennes s'enroulèrent. — Oui, reprit-il, on lui a remplacé les yeux par des objectifs et on lui a installé dans le cerveau une résille métallique et un émetteur. Pour le moment, il est inconscient car la résille est sous tension. Plus tard, nous lui accorderons un repos, alors il verra, entendra et pensera de nouveau pour son propre compte. Je songeai à Parp. Je reportai les yeux sur le cube. Je me demandais qui était cet homme, ce qu'il avait été, cet Implanté anonyme qui parcourait quelque route solitaire sur Gor, simple instrument aux mains des Prêtres-Rois. — Voyons, dis-je d'un ton amer, avec les connaissances et la puissance des Prêtres-Rois vous devriez pouvoir construire une mécanique, un robot, qui ressemblerait à un homme et se chargerait de cette besogne à votre profit. — Évidemment. Mais pour faire un remplaçant satisfaisant à un Implanté, il faudrait qu'une telle machine soit d'une extrême complexité - songez aux moyens d'autoréparation des tissus endommagés, par exemple -, et ainsi, en fin de compte, il devrait ressembler à un organisme humanoïde. En conséquence, étant donné l'abondance d'êtres humains déjà constitués, un tel engin ne représenterait qu'un gaspillage irresponsable de nos ressources. Je reportai les yeux sur le cube d'observation et me posai de nouveau des questions sur cet homme solitaire par les yeux duquel je voyais. Moi, même dans le Nid des PrêtresRois, j'étais plus libre que lui qui arpentait une chaussée sous le soleil éclatant, quelque part de l'autre côté de la palissade, loin des montagnes des Prêtres-Rois, et pourtant toujours dans l'ombre des Sardar. — A-t-il la faculté de vous désobéir? demandai-je. — Il y en a parfois qui luttent contre la résille ou s'efforcent de reprendre leur conscience personnelle. — Est-ce qu'un homme aurait une force de résistance suffisante pour se débarrasser de la contrainte de la résille ? — J'en doute, à moins d'un défaut de nos instruments. — Si cela se produisait, que feriez-vous ? — Il est assez simple de surcharger la capacité de tension de la résille. — Ainsi, vous tueriez l'homme? — Ce n'est jamais qu'un humain. — Est-ce ce qui est arrivé une fois, sur la route de Ko-roba, à un homme d'Ar qui m'a parlé au nom des Prêtres-Rois ? — Évidemment, fit Sarm. — Sa résille avait un défaut? --Je l'imagine. — Vous êtes un assassin ! déclarai-je. — Non. Je suis un Prêtre-Roi. Nous longeâmes le niveau suivant, jetant au passage un coup d'oeil sur les cubes. Soudain, l'un d'eux se bloqua sur une scène et le paysage ne se déroula plus comme un panorama à trois dimensions. Ou plutôt le grossissement intervint et l'air s'emplit soudain d'odeurs plus intenses. Dans un champ verdoyant, je ne savais pas où au juste, un homme portant les vêtements de la Caste des Constructeurs sortit de ce qui semblait être une caverne souterraine. Il jeta autour de lui un coup d'oeil furtif, comme s'il eût craint qu'on le voie. Puis, convaincu d'être seul, il retourna dans le souterrain et en ressortit porteur d'un objet qui ressemblait à un tuyau. D'une extrémité de ce tube sortait une sorte de mèche de lampe. L'homme de la Caste des Constructeurs s'assit alors sur le sol, les jambes croisées, et tira de la sacoche accrochée à sa ceinture un petit allumeur goréen, de forme cylindrique, du modèle utilisé pour allumer les réchauds à aliments. Il en dévissa le capuchon, et je vis la lueur rouge apparaître au bout, dès qu'il fut exposé à l'air. Il porta l'instrument à la mèche du tube creux, puis referma l'allumeur et le remit dans sa sacoche. La mèche brûlait lentement et la flamme se rapprochait du tuyau. Quand elle le toucha presque, l'homme se releva et, tenant le tube à deux mains, le braqua sur un roc voisin. Il y eut soudain un éclair, puis une détonation, et un projectile en sortit pour aller s'écraser contre la roche. La face de la pierre était noircie et entaillée. Un carreau d'arbalète aurait causé plus de dégâts. — Une arme interdite, fit observer Sarm. Le Prêtre-Roi qui surveillait le cube effleura un bouton sur son tableau de commande. — Arrêtez ! m'écriai-je. Sous mes yeux horrifiés, l'homme parut se volatiliser dans une brève lueur bleue. Il avait disparu. Un nouvel éclair-détruisit l'arme primitive. Et le paysage retrouva sa paix. Un petit oiseau curieux vint se poser sur le roc, puis sauta sur la terre noircie, en quête de nourriture. — Vous avez tué cet homme ! reprochai-je. — Il se peut qu'il ait procédé des années durant à des expériences interdites, me dit Sarm. Nous avons eu de la chance de le découvrir. Il nous faut souvent attendre que d'autres se servent de ces inventions pour la guerre, et alors nous devons supprimer de nombreux hommes. En agissant immédiatement, c'est plus efficace et plus économique. — Vous l'avez quand même tué ! — Bien sûr. Il avait enfreint la loi des Prêtres-Rois. — De quel droit lui imposez-vous votre loi? — Du droit que tout organisme supérieur a de gouverner des organismes inférieurs. Ce même droit que vous avez de massacrer les bosks et les tabuks et de vous nourrir de la chair du tarsk. — Mais ce ne sont pas des animaux doués de raison, objectai-je. — Ils ont des sens, répliqua Sarm. — Nous les tuons rapidement, dis-je. — Vous pourriez vous nourrir de champignons et autres légumes. Je ne relevai pas. — La vérité, c'est que l'homme est une espèce dangereuse et prédatrice, reprit Sarm. — Quand même, les bêtes n'ont pas d'intelligence. — Est-ce tellement important? — Je ne sais pas. Mais que diriez-vous si je le prétendais? — Alors, je vous répondrais que rien d'inférieur à un PrêtreRoi n'est vraiment intelligent. (Il me regardait de tout son haut.) Rappelez-vous que ce que vous êtes pour le bosk et le sleen, nous le sommes aussi pour vous. Il fit une courte pause. — Mais je vois que la Salle de Surveillance vous cause un malaise. N'oubliez pas que c'est sur votre demande que je vous y ai amené. Je ne souhaite pas vous voir malheureux. Et ne nourrissez pas de mauvais sentiments envers les Prêtres-Rois: je désire que vous soyez mon ami. 18 ENTRETIEN AVEC SARM Les jours suivants, quand je pouvais échapper à l'attention de Sarm, lorsque ses nombreux devoirs et responsabilités l'appelaient ailleurs, je visitais tout seul le Nid, sur un disque de transport qu'il m'avait fourni. J'étais à la recherche de Misk, mais je n'en trouvais pas trace. Je savais seulement, selon l'expression de Sarm, qu'il avait le plaisir de conserver Gur. Personne de ceux à qui j'en parlais - surtout des Muls ne voulait m'expliquer la signification de cette expression. Je crus comprendre que ces Muls, bien disposés envers moi, d'ailleurs, n'en savaient pas plus que moi, bien que certains d'entre eux fussent nés dans le Nid, dans les cases de reproduction situées dans des vivariums spéciaux. Je posai même la question à des Prêtres-Rois, et comme j'étais un Matok et non un Mul, ils m'accordèrent leur attention, mais se refusèrent à me donner le renseignement demandé. « Cela concerne la Fête de Tola, me disaient-ils, et cela n'intéresse en rien les humains. » Parfois Mul-Al-Ka et Mul-Ba-Ta m'accompagnaient dans mes excursions. La première fois que je les emmenai, je me fis remettre une baguette à marquer, comme celles qu'utilisaient les employés des entrepôts et magasins, et j'inscrivis les lettres qui les désignaient sur l'épaule gauche de leurs tuniques. Maintenant je pouvais les distinguer l'un de l'autre. Les caractères étaient bien visibles pour des humains mais passeraient sans doute inaperçus aux yeux des Prêtres-Rois, tout comme un être humain n'entend pas certains petits bruits quand il a l'esprit occupé à autre chose. Un après-midi - à en juger par les heures de repas, car les ampoules à énergie maintiennent dans le Nid un niveau lumineux constant -, Mul-Al-Ka et Mul-Ba-Ta étaient avec moi sur le disque qui filait au long d'un tunnel. — C'est bien agréable de se promener ainsi, dit Mul-Al-Ka. — Oui, bien agréable, convint Mul-Ba-Ta. — Vous avez la même façon de parler, relevai-je. — Nous nous ressemblons beaucoup, me fit observer Mul-AlKa. — Êtes-vous les Muls de Kusk, le biologiste? demandai-je. — Non, répliqua Al-Ka. Kusk a fait cadeau de nous à Sarm. Je me raidis sur le disque qui manqua de peu heurter la paroi du tunnel. Un Mul surpris se plaqua contre la face rocheuse. En me retournant, je le vis qui brandissait le poing en hurlant de fureur. Je souris. Je me dis qu'il n'avait pas grandi dans le Nid. — Alors, vous m'espionnez pour le compte de Sarm? reprisje à l'adresse des deux Muls. — Oui, fit Al-Ka. — C'est notre devoir, renchérit Ba-Ta. — Toutefois, si vous souhaitez faire quelque chose et que Sarm ne le sache pas, vous n'avez qu'à nous le dire, et nous détournerons les yeux, déclara Al-Ka. — Cela me paraît bien aimable, dis-je. — Bien, fit Al-Ka. — Est-ce humain d'être aimable ? s'enquit Ba-Ta. — Quelquefois. — Bien, répéta Al-Ka. — Oui, nous désirons être humains, fit Ba-Ta. — Peut-être voudrez-vous bien un jour nous montrer comment devenir humains ? demanda Al-Ka. Le disque filait. Nous restâmes silencieux un moment. — Je ne suis pas certain de le savoir moi-même, dis-je. — Ce doit être très difficile, dit Al-Ka. — Oui, c'est très difficile, convins-je. — Est-ce qu'un Prêtre-Roi doit aussi apprendre à devenir Prêtre-Roi ? demanda Ba-Ta. — Oui, répondis-je. — Ce doit être encore plus difficile, fit Al-Ka. — Probablement, mais je n'en sais rien. Je fis élégamment évoluer le disque pour éviter un organisme semblable à un crabe recouvert de plaques. Puis je changeai de nouveau de direction pour ne pas couper en deux un Prêtre-Roi qui leva ses antennes de curiosité à notre passage. — Celui qui n'était pas un Prêtre-Roi, m'informa vivement AlKa, c'était un Matok ; il s'appelle Toos et se nourrit de spores rejetées. — Nous savons que ce genre de chose vous intéresse, intervint Ba-Ta. — C'est vrai, et je vous remercie. — Il n'y a pas de quoi, répondit Al-Ka. — Certainement, fit Ba-Ta. Notre course se poursuivit en silence pour un temps. — Mais vous nous enseignerez comment être des humains, n'est-ce pas ? insista Mul-Al-Ka. — Je ne suis pas tellement instruit, protestai-je. — Mais sûrement plus que nous, dit Ba-Ta. Je haussai les épaules. Notre engin continuait sa course dans le couloir. Je me demandais s'il était possible d'effectuer une certaine manoeuvre. — Attention ! criai-je, et, en me tournant, je fis exécuter un cercle complet au disque, brusquement, et il repartit dans la direction que nous suivions au préalable. — Merveilleux ! cria Al-Ka. — Vous êtes très adroit, apprécia Ba-Ta. — Je n'ai jamais vu un Prêtre-Roi faire la même chose, dit Al-Ka, avec une sorte de respect dans la voix. Je m'étais demandé s'il était possible de réussir un pareil tour avec le disque et j'étais satisfait d'y être parvenu. Sur le moment, je ne réfléchis pas que j'avais failli nous faire choir au sol à toute vitesse. — Aimeriez-vous essayer de conduire le disque ? leur demandai-je. — Oui ! s'enthousiasma Al-Ka. — Oui, beaucoup, ajouta Ba-Ta. — Mais d'abord, ne voulez-vous pas nous montrer comment devenir humains ? insista Mul-Al-Ka. — Mais que tu es bête ! le gronda Ba-Ta. Il est en train de commencer à nous montrer. — Je ne te comprends pas. — Alors, ce n'est probablement pas toi qui as été synthétisé, fit observer Ba-Ta. — Possible. Mais je ne comprends quand même pas. — Penses-tu, reprit Ba-Ta avec hauteur, penses-tu qu'un Prêtre-Roi aurait fait une chose aussi idiote avec un disque de transport? — Sûrement pas, fit Al-Ka, le visage rayonnant. — Tu vois, expliqua Ba-Ta, il nous enseigne à devenir des humains. Je rougis. — Enseignez-nous encore des choses, demanda Al-Ka. — Je vous l'ai déjà dit, je ne sais pas grand-chose, protestaije. — Si vous appreniez, vous nous le diriez ? s'enquit Mul-AlKa. — Oui, faites cela, insista Ba-Ta. — Entendu, acceptai-je. — C'est aimable, fit Al-Ka. — Oui, confirma l'autre. — En attendant, reprit Mul-Al-Ka, qui regardait avec une fascination évidente les bandes d'accélération du disque, concentrons-nous sur ce moyen de transport. — Oui, déclara Ba-Ta, ce sera tout à fait suffisant pour l'instant... Tarl Cabot. Je n'avais cependant pas d'objections à passer du temps avec Sarm, car il me révéla beaucoup plus de choses sur le Nid en bien moins de temps qu'il ne m'en aurait fallu sans lui. À ses côtés, j'avais accès à de nombreux domaines qui auraient été normalement interdits à un humain. Un de ces secrets, c'était la source d'énergie, la vaste centrale qui produisait le courant pour les nombreuses usines et machines. — On appelle parfois ce lieu la Pierre du Foyer de tout Gor, me dit Sarm alors que nous suivions la longue spirale métallique accrochée au flanc d'un vaste dôme bleu et transparent. À l'intérieur se trouvait un hémisphère cristallin, luisant, brûlant d'une lumière bleue, de dimensions énormes. — La comparaison est bien sûr erronée, continua Sarm, car il n'y a pas de vraie Pierre du Foyer dans le Nid des PrêtresRois, cette Pierre du Foyer n'étant qu'une invention barbare commune aux villes et aux demeures des humains de Gor. J'étais plutôt contrarié de voir l'orgueilleux Sarm dénigrer ainsi les Pierres du Foyer, si respectées dans les villes de Gor qu'un homme risque la mort s'il ne se met pas debout pour parler de celle de sa Cité. — Vous avez du mal à comprendre l'amour d'un homme pour sa Pierre du Foyer, fis-je observer. — Simple bizarrerie d'une civilisation, répondit Sarm, que je comprends parfaitement, mais que je trouve un peu ridicule. — Et vous n'avez rien de comparable dans le Nid? — Certainement pas. Je remarquai le léger frémissement, presque spasmodique, du bout de ses membres antérieurs, mais les lames cornées ne firent pas leur apparition. — Naturellement, vous avez la Mère, dis-je d'un ton innocent. Sarm s'immobilisa sur l'étroite passerelle de fer qui faisait le tour du dôme, se redressa et me fit face. D'un effleurement de patte, il aurait pu me précipiter à la mort, à plusieurs centaines de pieds plus bas. Un instant les antennes se couchèrent sur sa tête et, cette fois, les lames se montrèrent. Puis les antennes se redressèrent et les saillies dangereuses s'effacèrent. — C'est fort différent, dit-il. Oui, c'est autre chose. Il me considéra un moment, puis pivota et repartit; je le suivis. On arriva enfin au sommet du grand dôme bleu et je pus contempler l'hémisphère réticulé luisant au-dessous de moi, très loin au-dessous. Autour de la source lumineuse, dans un grand cercle de pierre, je distinguai des tableaux d'instruments étagés, innombrables, parmi lesquels se mouvaient légèrement des Prêtres-Rois, qui observaient régulièrement les aiguilles de cadrans d'odeurs, réglant ici et là un instrument, du bout de leurs appendices sensibles. Je pensai que je me trouvais devant un réacteur d'une espèce particulière. Tout en regardant les activités au-dessous de moi, j'avan çai — Voilà donc la source d'énergie des Prêtres-Rois. — Non, répondit-il. Je levai les yeux vers lui. Il déplaça ses deux membres antérieurs en un mouvement curieusement parallèle, se touchant lui-même de chacune des pattes en trois endroits sur le thorax, puis en un autre derrière les yeux. — Voici la vraie source de notre énergie, déclara-t-il. Je me rendis alors compte qu'il avait désigné sur son corps les mêmes points par lesquels entraient les câbles dans l'organisme du jeune Prêtre-Roi inerte sur la table de pierre dans le caveau secret sous la chambre de Misk. Sarm venait de me désigner ses huit cerveaux. — Oui, dis-je, vous avez raison. — Vous êtes donc informé des modifications du réseau ganglionnaire? me demanda-t-il, un peu surpris. — Oui, Misk m'a expliqué cela. — C'est bien. Je tiens à ce que vous appreniez le plus possible de ce qui concerne les Prêtres-Rois. — Vous m'avez beaucoup enseigné durant les jours écoulés et je vous en suis reconnaissant. Sarm souleva ses antennes et les utilisa pour désigner du geste cette sorte d'usine complexe, belle à sa manière, et formidable. — Et pourtant, il y en a qui voudraient anéantir tout cela. Je me demandais si en fonçant sur lui je n'aurais pas pu le faire basculer de la passerelle à la mort, loin au-dessous. — Je sais pourquoi on vous a fait venir dans le Nid, reprit-il. — Alors, vous êtes plus avancé que moi. — On vous a amené pour me tuer, dit-il, le regard tourné vers le vide. Je sursautai. — Il y en a qui n'aiment pas le Nid, poursuivit-il, et qui souhaitent sa disparition. Je restai silencieux. — Le Nid est éternel. Il ne peut pas mourir. Je m'y opposerai, affirma-t-il. — Je ne vous comprends pas. — Vous me comprenez très bien, Tarl Cabot. N'essayez pas de me mentir. Il se retourna vers moi et ses antennes pointèrent dans ma direction, leurs minces cils dorés oscillant faiblement. — Vous ne tiendriez pas à voir toute cette beauté et cette puissance disparaître du monde qui nous est commun, n'estce pas ? me demanda-t-il. Je promenai les yeux sur l'ensemble extraordinaire, incroyable même, étalé au-dessous de nous. — Je ne sais pas. Mais je suppose que si j'étais Prêtre-Roi, je ne voudrais pas que cela disparaisse. — Précisément. Et cependant, il en est un d'entre nous, et c'est difficile à croire, lui-même étant Prêtre-Roi, qui serait capable de trahir sa propre espèce, qui serait prêt à voir s'évanouir toute cette grandeur. — Savez-vous qui c'est? — Évidemment. Nous deux - vous et moi -, nous connaissons son nom. C'est Misk. — Je ne suis pas au courant de ces affaires. — Je vois. (Il réfléchit un moment:) Misk est persuadé qu'il vous a fait venir dans le Nid à ses propres fins et je lui laisse cette illusion. Je lui ai également permis de supposer que je soupçonnais son complot - non pas que j'en étais informé et c'est pourquoi je vous avais placé dans la chambre de Vika de Treve. C'est là qu'il s'est révélé coupable sans le moindre doute possible en se précipitant pour vous protéger. — Et s'il n'était pas entré dans la chambre ? — La fille Vika ne m'a jamais encore fait faux bond, répliqua Sarm. Je crispai les poings sur la rambarde. Ma gorge se serra d'amertume et la vieille haine que j'entretenais envers la fille de Treve se ralluma en moi. — À quoi vous aurais-je servi, une fois enchaîné à son anneau d'esclave? demandai-je. — Au bout d'un certain temps, peut-être après un an, dit Sarm, quand vous auriez été prêt, je vous aurais libéré sous condition d'exécuter mes ordres. — Et quels auraient-ils été ? — De mettre Misk à mort. — Pourquoi ne le supprimez-vous pas vous-même ? — Ce serait un meurtre. Malgré ses fautes et sa trahison, il reste un Prêtre-Roi. ; Il y a la Confiance du Nid entre Misk et moi. ; - Il ne peut pas y avoir de Confiance du Nid entre PrêtreRoi et un être humain. ; Je vois, dis-je en regardant Sarm. Et si j'avais accepté de me mettre à vos ordres, quelle aurait été ma récompense ? — Vika de Treve. Je l'aurais mise à vos pieds, nue et chargée de chaînes. — Pas très agréable pour Vika de Treve, fis-je observer. — Ce n'est jamais qu'une femelle de Mul. Je songeai à Vika et à la haine que j'éprouvais envers elle. — Désirez-vous encore que je tue Misk? m'enquis-je. — Oui, répondit Sarm sans hésiter. C'est dans ce but que je vous ai fait amener dans le Nid. — Eh bien, remettez-moi mon épée et conduisez-moi jusqu'à lui. — Bien, acquiesça Sarm. Nous commençâmes à redescendre le long de la spirale qui entourait le générateur d'énergie des Prêtres-Rois. 19 MEURS, TARL CABOT ! Allons ! Une fois encore j'aurais le glaive en main et je pourrais enfin retrouver Misk, car je craignais pour sa vie. En dehors de quoi, je n'avais aucun plan. Sarm n'avait pas agi aussi promptement que je l'avais espéré et m'avais simplement reconduit du Centre d'Énergie à ma case dans le compartiment de Misk. Je passai une mauvaise nuit sur mon matelas de mousse. Pourquoi n'avions-nous pas entamé immédiatement la besogne prévue ? Au matin après l'heure du premier repas, Sarm entra chez Misk, où je l'attendais. À ma grande surprise, il portait sur la tête une couronne de feuilles vertes aromatiques - la première verdure que j'aie vue dans le Nid, jusqu'ici - et, en outre, pendu au cou, comme le tradémetteur, un collier, peut-être un symbole, peut-être un simple ornement, de petits morceaux de métal, les uns minces et bombés comme des cuillers pointues, les autres étroits, en forme de lames de couteau. Tout son corps était enduit de parfums inhabituels, pénétrants. — C'est la Fête de Tola... la Fête du Vol Nuptial, me dit-il. Il convient que votre tâche s'accomplisse aujourd'hui. Je le regardai fixement. — Êtes-vous prêt? fit-il. — Oui. — Bon. Il s'approcha d'un des placards de Misk et pressa à plusieurs reprises, courtes et longues, en une séquence composée d'avance, un unique bouton. Le placard s'ouvrit. II semblait que Sarm eût une bonne connaissance du logement de Misk. Je me demandai si les appartements de tous les Prêtres-Rois se ressemblaient et si Sarm était informé du caveau dissimulé sous ma case. Du haut placard, il tira mon ceinturon, mon fourreau et la lame courte et tranchante d'acier de Gor que j'avais abandonnée à la demande de Misk. Cela me fit du bien de me sentir de nouveau une arme en main. Je mesurai la distance qui me séparait de Sarm. Pouvais-je l'atteindre et le tuer avant qu'il ait mis en position de combat ses mandibules et les redoutables lames de ses avant-bras ? À quel endroit fallait-il frapper un PrêtreRoi ? À mon grand étonnement, Sarm se mit à tirailler la porte du placard où il avait pris mon épée. Il la tordit vers l'extérieur et vers le bas puis, avec un des bouts de métal suspendus à son collier, il pesa sur le bord extérieur du battant et le recourba un peu vers le dehors, après quoi il s'attaqua de la même façon au bord intérieur. — Qu'est-ce que vous faites ? demandai-je. — Je fais en sorte que personne ne puisse plus cacher votre glaive dans cette armoire. (Il ajouta, comme une arrière-pensée:) Je suis votre ami. — J'ai vraiment bien de la chance de posséder un tel ami, déclarai-je. Il était parfaitement évident qu'il abîmait la porte pour donner à croire qu'on l'avait forcée. — Pourquoi portez-vous tous ces ornements? m'enquis-je. ; C'est la Fête de Tola... la Fête du Vol Nuptial. ; Où avez-vous trouvé ces feuilles vertes ? — Nous les cultivons dans des chambres spéciales, sous des lampes. Tous les Prêtres-Rois les portent le jour de Tola en l'honneur du Vol Nuptial, qui s'exécute au-dessus du sol, sous le soleil, et là, en surface, il y a beaucoup de choses vertes. — Je comprends. L'avant-patte de Sarm effleura les bouts de métal pendus à son cou. — Ceci a également une signification. — Une valeur d'ornement à l'occasion de la Fête de Tola? suggérai-je. ; C'est autre chose. Regardez de plus près. Je m'approchai pour examiner les fragments de métal. Ils m'évoquaient des cuillers sans manche, ou des vrilles, ou des couteaux, selon leur forme. — Ce sont des outils, conclus-je. — Il y a longtemps, me conta-t-il, dans des Nids bien plus anciens que celui-ci, en des temps dont vous ne sauriez vous faire une idée, c'est à l'aide de ces petits objets que ma race a entamé le voyage qui devait mener, à la longue, aux Prêtres-Rois. — Mais alors, les modifications du réseau ganglionnaire ? — Ces choses sont peut-être encore plus anciennes que les modifications. Il est possible que sans elles et les changements qu'elles ont apportés à une ancienne forme de vie, il n'ait pas pu y avoir de telles modifications, car celles-ci n'auraient eu à l'époque que peu d'utilité pratique et, par conséquent, même si elles étaient intervenues, il aurait pu se faire qu'elles ne soient pas perpétuées. Avec un rien de malice, j'avançai : — Alors il semblerait qu'au moins sous un angle, contrairement à ce que vous m'avez suggéré hier, ce soient ces petits bouts de métal - et non les modifications du réseau ganglionnaire - qui constituent la source véridique et unique du pouvoir des Prêtres-Rois. Ses antennes vibrèrent de colère. — Il a d'abord fallu que nous ramassions le métal, pouren façonner ensuite ces outils, fit Sarm, irrité. — Il se peut quand même qu'ils aient fait leur apparition avant les modifications du réseau, vous l'avez reconnu vous même, lui rappelai-je. — La question reste obscure. — Oui, je l'imagine. Ses lames cornées saillirent à la vue, puis se rétractèrent aussitôt. — Très bien. La véritable source de la puissance des Prêtres-Rois se trouve dans les microparticules de l'univers, me déclara-t-il. — Très bien, en effet, acquiesçai-je. J'avais plaisir à constater que Sarm ne parvenait a se dominer qu'au prix de grands efforts. Tout son corps tremblait de rage. Il pressait les unes contre les autres les pinces de ses avant-membres pour empêcher le jaillissement spontané des dangereuses lames. — Au fait, fis-je, comment doit-on s'y prendre pour tuer un Prêtre-Roi? En lui posant la question, je me surpris à mesurer encore une fois la distance qui nous séparait. Sarm se décontracta. — Ce ne sera pas facile avec votre jouet d'enfant, fit-il, mais Misk sera dans l'incapacité de vous résister, aussi pourrezvous prendre tout votre temps. — Vous voulez dire que je pourrais tout simplement l'abattre comme un animal de boucherie ? — Frappez les nodules cervicaux du thorax et de la tête, m'expliqua-t-il. Il ne vous faudra sans doute pas plus d'une cinquantaine de coups pour entamer l'enveloppe. Le coeur me manqua. À toutes fins pratiques, il me semblait maintenant que les Prêtres-Rois seraient invulnérables à ma lame, bien que j'eusse la possibilité de les blesser gravement par des coups de taille sur les poils sensoriels des membres, à l'articulation entre le thorax et l'abdomen, aux yeux et aux antennes si je parvenais à les atteindre. Puis il me vint à l'esprit qu'il devait y avoir un centre vital que ne mentionnait pas Sarm, sans doute un organe ou plusieurs, qui pompaient probablement les fluides dans les corps des Prêtres-Rois, ou plus simplement, quelque chose qui correspondait à notre coeur. Bien sûr, il n'allait pas me le signaler, ni me dire où cela se trouvait. Plutôt que de me fournir ce renseignement, il préférerait me voir hacher le pauvre Misk comme une masse de champignons insensibles. Non seulement ne ferais-je pas une chose pareille, car j'avais de l'affection pour Misk, mais, en admettant que j'aie l'intention de le tuer, je ne m'y prendrais pas de cette manière parce que ce n'est pas celle d'un Guerrier digne de ce nom. Le coeur, ou l'organe analogue, devait se situer dans le thorax mais, dans ce cas, les orifices respiratoires auraient également dû s'y trouver, or je savais qu'ils étaient en réalité dans l'abdomen. Je regrettais de n'avoir pas le temps d'examiner certains tableaux d'odeurs de Misk mais, de toute façon, je n'aurais pas découvert ce que je voulais, et mon tradémetteur ne pouvait déchiffrer que les étiquettes, pas les tableaux. Il serait simple, quand je m'approcherais de Misk, l'épée à la main, de lui demander le renseignement. Peut-être y consentirait-il. Cette idée me fit sourire. — M'accompagnez-vous pour le massacre de Misk? demandai-je au Prêtre-Roi. — Non. C'est Tola et je dois donner Gur à la Mère. — Ce qui signifie ? — Cela ne concerne nullement les humains. — Comme vous voudrez. — Vous rencontrerez à l'extérieur les deux Muls, Al-Ka et BaTa, qui vous conduiront sur un disque de transport jusqu'à Misk et vous indiqueront ensuite comment vous débarrasser rasser de son corps. — Puis-je compter sur eux ? — Bien sûr. Ils sont loyaux envers moi. — Et la fille? ajoutai-je. — Vika de Treve ? — Évidemment! Ses antennes s'enroulèrent. — Al-Ka et Ba-Ta vous diront où la trouver. — Est-il bien nécessaire qu'ils m'accompagnent? — Oui, pour s'assurer que vous faites bien votre travail. — Mais cela fera trop de personnes dans le secret, suggérais-je. — Non. Je leur ai donné l'ordre de se présenter aux chambres de dissection dès que vous aurez terminé. Je me tus un temps, me contentant de regarder le Prêtre Roi qui me dominait de toute sa taille. Il m'ôta les mots de la bouche: — Il se pourrait que Kusk soit mécontent pendant quelque temps, mais nous n'y pouvons rien, et il peut toujours en fabriquer d'autres s'il en a envie. — Je vois. — De plus, il me les a donnés et j'ai le droit d'en faire ce que je veux. — Je comprends. — Ne vous tourmentez pas au sujet de Kusk. — Parfait, j'essaierai de ne pas y penser. Sarm recula sur ses longues pattes articulées, dégageait l'entrée. Il dressa son long corps presque à la verticale. — Je vous souhaite bonne chance en cette aventure, dit-il. En accomplissant cette oeuvre, vous rendrez un grand service au Nid et aux Prêtres-Rois et, en conséquence, vous connaîtrez la gloire, et votre vie sera entourée d'honneurs et de richesses, au premier rang desquelles l'esclave Vika de Treve. — Sarm est fort généreux, dis-je. — Sarm est votre ami, me répondit le tradémetteur. En pivotant pour sortir de la chambre, je remarquai que les pinces de la patte droite de Sarm coupaient le contact de son propre appareil. Puis il leva l'avant-bras en une sorte de salut bienveillant, accompagné d'un voeu de bonne chance. Je levai à mon tour le bras droit, pour lui rendre ironiquement son salut. Mes narines, à présent bien entraînées par mes exercices avec le tradémetteur que Misk m'avait laissé utiliser, perçurent une brève et unique odeur. Le message était des plus imples et, naturellement, il n'était pas passé par l'instrument de Sarm. C'était : — Meurs, Tarl Cabot ! Je souris intérieurement et m'éloignai. 20 COLLIER 708 Je rencontrai Mul-Al-Ka et Mul-Ba-Ta à l'extérieur. Bien qu'ils fussent sur un disque, ce qui normalement les aurait réjouis, cette fois, et à juste titre, je le reconnais, ni l'un ni l'autre n'avaient l'air très satisfait. — Nous avons ordre de vous conduire près du Prêtre-Roi Misk, que vous devez tuer, me dit Al-Ka. — Et nous avons aussi ordre de vous aider à le faire disparaître dans un endroit qui nous a été indiqué, ajouta Ba-Ta. — Nous avons encore ordre, reprit Al-Ka, de vous exprimer nos encouragements dans cette terrible entreprise et de vous rappeler que les honneurs et les richesses vous attendent quand vous l'aurez menée à bien. — La moindre desquelles, nous a-t-il été dit de vous signaler, souligna Ba-Ta, n'est certes pas la jouissance du corps de la femelle Mul, Vika de Treve. Je souris et embarquai. Ils prirent tous les deux position devant moi, mais debout , me tournant le dos. Il aurait été facile de les jeter à bas du disque. Al-Ka se plaça sur les bandes d'accélération et filai dans le tunnel. Le disque ne faisait aucun bruit sur son coussin de gaz. L'air nous soufflait au visage et les portes défilaient, brouillées par la vitesse. — Il me semble que vous vous êtes bien acquittés de vos ordres, dis-je en leur frappant sur l'épaule. Maintenant, vous allez me dire ce que vous souhaitez réellement. — Je voudrais le pouvoir, Tarl Cabot, dit Al-Ka. — Mais ce ne serait certainement pas approprié, fit observer Ba-Ta. — Ah? fis-je. On avança encore un moment. — Vous remarquerez, reprit Al-Ka, que nous nous tenons de telle façon que vous pourriez nous précipiter à bas du disque sans que nous puissions vous en empêcher. — Oui, je m'en suis aperçu, dis-je. — Augmente la vitesse du disque, fit Ba-Ta, pour que son geste soit plus efficace. — Je n'ai pas envie de vous pousser, déclarai-je. — Ah? s'étonna Al-Ka. — Cela nous paraissait une bonne idée, fit Ba-Ta. — Peut-être, mais pourquoi désireriez-vous que je vous çhasse du disque ? Ba-Ta tourna la tête vers moi. — Eh bien, voilà, Tarl Cabot, de cette façon, vous auriez un peu de temps pour courir vous cacher. On finirait par vous trouver, naturellement, mais vous auriez un peu plus longtemps à vivre. — Mais je suis censé recevoir honneurs et richesses, leur appelai-je. Ils ne dirent plus mot, mais semblèrent plongés dans une tristesse que je jugeai touchante ; je ne pus me retenir de constater une fois de plus à quel point ils étaient semblables. — Écoutez, Tarl Cabot, reprit soudain Al-Ka. Nous désirons vous montrer quelque chose. — Oui, affirma Ba-Ta. Al-Ka expédia soudain le disque dans un tunnel latéral et, avec une terrible accélération, franchit plusieurs portes, puis quitta les pédales de commande, laissant le disque ralentir et s'immobiliser devant une haute porte d'acier. J'admirais son habileté. Il maniait rudement bien le disque. J'aurais aimé faire la course avec lui. — Que voulez-vous me montrer? demandai-je. Ils ne dirent rien, mais quittèrent le disque et pressèrent bouton de la porte, qui s'ouvrit. Je les suivis à l'intérieur. — Nous avons ordre de ne pas vous parler, dit Al-Ka. — Vous a-t-on demandé de me conduire ici ? — Non, dit Ba-Ta. — Alors pourquoi m'y avoir amené ? — Il nous a paru bon de le faire, dit Al-Ka. - Oui, convint l'autre. C'est à propos des honneurs et des richesses des Prêtres-Rois. La pièce dans laquelle nous étions paraissait à peu près nue et ne différait guère par les dimensions et la forme de la salle où avait commencé mon conditionnement. Toutefois, il n'y avait pas de vitre d'observation ni de disques muraux. En dehors de nous, il n'y avait qu'un lourd objet en forme de globe, loin au-dessus de nos têtes, soutenu par des bras articulés sortant du plafond. Au bas du globe se voyait une ouverture réglable, pour le moment d'un diamètre d'une quinzaine de centimètres. De nombreux câbles conducteurs partaient de la sphère, le long des supports, pour se perdre dans un panneau du plafond. Quant au globe proprement dit, il était hérissé de bosses, de contacteurs, de bobinages, de disques et de lumières. J'avais une vague impression d'en avoir entendu parler quelque part, en un autre temps. J'entendis un cri de femme dans une chambre voisine. Je portai la main à mon glaive. — Non, dit Al-Ka en posant la main sur mon poignet. Maintenant, je connaissais le rôle de cette pièce pourquoi cet engin était là et à quoi il servait - mais pour quelle raison les deux Muls m'avaient-ils conduit en cet endroit? Sur le côté, un panneau glissa, livrant passage à deux Muls vêtus de plastique. Penchés en avant, ils poussaient un grand disque rond et plat qui flottait sur coussin de gaz. Ils le placèrent juste au-dessous du globe suspendu. Il y avait sur le disque un étroit cylindre de plastique transparent, d'environ cinquante centimètres de diamètre. Il semblait construit pour s'ouvrir selon son axe vertical, bien qu'il fût fermé pour l'instant. Dans le cylindre, à part la tête, maintenue dans un trou au sommet, se trouvait une fille portant les traditionnelles Robes de Dissimulation, y compris le voile, et dont les mains gantées poussaient désespérément contre l'intérieur du cylindre. Ses yeux terrifiés se portèrent sur nous trois. — Sauvez-moi ! s'écria-t-elle. Al-Ka avait toujours la main sur mon poignet. Je ne dégainai pas mon épée. — Salutations, Honorés Muls, dit l'un des deux nouveaux venus. — Salutations, répondit Mul-Al-Ka. — Qui est cet autre ? demanda l'un des employés. -Tarl Cabot, de la Cité de Ko-ro-ba, leur apprit Ba-Ta. — Je n'en ai jamais entendu parler, dit le second employé. — C'est une cité de surface, expliqua Al-Ka. — Ah bon ! Moi, j'ai été élevé dans le Nid, fit l'autre. — Il est notre ami, précisa Al-Ka. — L'amitié entre Muls est interdite, fit observer le premier employé. — Nous le savons, répondit Al-Ka. Mais, de toute façon, nous devons aller aux chambres de dissection. — Je suis désolé d'apprendre cela, dit l'autre employé. — Nous aussi, nous avons été désolés de l'apprendre, fit AlKa. Je regardais mes compagnons avec stupeur. — D'autre part, dit Ba-Ta, comme c'est le désir d'un PrêtreRoi, nous nous en réjouissons aussi. — Naturellement, fit le premier employé. — Quel crime avez-vous commis ? s'informa le second. — Nous ne le savons pas, répondit Al-Ka. — C'est toujours contrariant, reprit le premier. — Oui, mais c'est sans importance, acquiesça Ba-Ta. — Exact, opina le premier employé. Les deux Muls se remirent alors à leur travail. L'un d'eux monta sur le disque, près du cylindre de plastique. L'autre approcha d'un panneau mural et, manipulant un cadran et pressant divers boutons, commença à faire descendre le lobe vers la tête de la femme. J'eus pitié d'elle quand elle leva la tête et vit le gros objet qui, dans un bourdonnement électronique, se rapprochait. Elle poussa un hurlement de pure terreur, prolongé, sauvage, et se débattit dans le cylindre transparent, ses petits poings gantés cognant en vain contre la paroi. Alors, à l'horreur accrue de la fille, l'employé qui était sur le disque repoussa le capuchon et les beaux voiles qui couvraient son visage, le lui dénudant avec autant d'insouciance que l'on ôte une écharpe de son cou. Elle tremblait et pleurait maintenant. Elle avait de beaux cheveux bruns, les yeux foncés et de longs cils. Sa bouche était attirante, son cou blanc, magnifique. Son dernier cri s'étouffa quand l'employé lui ajusta sur la tête le lourd globe et serra l'ouverture en la bloquant. Son compagnon agit alors sur un contacteur du mur et le globe parut soudain s'animer, bourdonnant plus fort, cliquetant, tous ses bobinages soudain luisants tandis que des voyants lumineux s'allumaient et s'éteignaient en succession rapide. Je me demandais si la fille savait que l'on préparait une plaque où seraient inscrits ses tracés cérébraux, qui seraient ensuite accordés aux cellules sensorielles qui gardent les logements des Esclaves de Chambre. Pendant que le globe poursuivait sa besogne et maintenait la tête de la femme, l'employé ouvrit les cinq loquets de fermeture et écarta les deux moitiés du cylindre. Rapidement, adroitement, il lui inséra les deux poignets dans une sorte de paire de menottes fixées à l'intérieur puis, avec un petit couteau incurvé, il la débarrassa de ses robes qu'il jeta de côté. Il ouvrit ensuite un panneau dans le disque, d'où il tira trois objets : la longue et classique robe blanche de l'Esclave de Chambre enveloppée d'un plastique bleu transparent; un collier d'esclave; et un objet dont je ne saisis pas immédiatement l'utilité, une sorte de petite boîte portant la silhouette dressée qui, en cursive goréenne, est le premier caractère de l'expression correspondant à «fille esclave ». Il pressa un bouton sur le petit bouclier, et presque avant que j'aie pu m'en rendre compte, le couvercle soulevé fut chauffé à blanc. Je voulus foncer en avant, mais les deux Muls, devinant mon intention, me saisirent par les bras et, avant que j'aie pu me débarrasser d'eux, un cri de souffrance sans égale jaillit, un peu étouffé par le globe: le cri d'une femme marquée au fer comme esclave. J'étais impuissant à réagir. Il était trop tard. — Est-ce que votre compagnon est en bonne santé demanda le Mul qui s'occupait du panneau mural. — Oui, répondit Al-Ka, il va tout à fait bien, merci. — Parce que s'il n'est pas bien, reprit l'autre, il faut qu'il aille à l'infirmerie, pour destruction. — Il est en très bonne santé, réaffirma Ba-Ta. — Pourquoi parle-t-il de destruction? demandai-je à Al-Ka — On se débarrasse des Muls malades, répondit Al-Ka. Cela vaut mieux pour le Nid. Celui du disque avait ouvert le sac transparent et pris la robe, dont il vêtit la fille; il ferma l'agrafe sur l'épaule gauche. Il lui libéra ensuite les poignets et referma le cylindre. Maintenant, elle n'avait plus les vêtements d'une femme libre de Gor, si encombrants, mais la simple robe d'une Esclave de Chambre et une profonde brûlure à la cuisse gauche. Le globe cessa de bourdonner et ses lumières s'éteignirent. L'employé l'ouvrit et dégagea la tête de la jeune femme. Il fit remonter le globe et le poussa de côté puis, d'un mouvement preste, il remit l'ouverture au diamètre de quinze centimètres environ. Celui du mur actionna alors un levier et tout l'engin remonta jusqu'à ses supports. Du mieux qu'elle le put, sanglotante et tremblante, la fille s'efforça de regarder son corps à travers le couvercle de plastique. Elle se vit dans un vêtement inconnu. De la main gauche, elle se toucha la cuisse et poussa un cri de douleur. Les yeux remplis de larmes, elle secouait violemment la tête. — Vous ne comprenez pas, disait-elle. Je suis envoyée en offrande aux Prêtres-Rois par les Initiés d'Ar. Le Mul du disque se baissa pour ramasser le mince et gracieux collier de métal. Ces véritables bijoux sont normalement faits à la mesure du cou de la fille. On les considère non seulement comme signe d'esclavage et moyen d'identification du propriétaire, mais aussi comme un ornement. C'est pourquoi le maître goréen a le souci que le bandeau de métal ne soit ni trop serré ni trop large. En principe, il est si bien ajusté qu'un coup de laisse un peu sec fait beaucoup souffrir la femme qui le porte. Elle continuait ses signes de dénégation. — Non... non, vous ne comprenez pas. Elle tenta de s'écarter quand le Mul leva le collier vers elle. — Mais je suis venue dans les Sardar justement pour ne mais devenir esclave ! Jamais esclave ! Le cadenas émit un petit déclic quand le collier fut refermé sur sa gorge. — Vous êtes une esclave, dit l'employé. Elle poussa un hurlement. — Emmène-la, dit celui qui était près du mur. L'autre sauta aussitôt à bas du disque, qu'il poussa vers la porte. Au passage, je vis la femme qui tentait encore d'atteindre collier, à travers le couvercle de plastique du cylindre. Elle continuait de crier « non-non-non ». Elle me lança un dernier regard, ahuri, désespéré, chargé de reproches. Ma main se serra sur la poignée de mon épée. — Vous n'y pouvez rien, me dit Mul-Al-Ka. Il avait probablement raison. Pourquoi aurais-je tué les deux employés ? Ce n'étaient que des Muls qui exécutaient la tâche imposée par les Prêtres-Rois. Et faudrait-il aussi que je tue Al-Ka et Ba-Ta? Et que ferais-je de cette fille dans le Nid? Et Misk? Ne perdrais-je pas ainsi ma chance de le sauver... si toutefois j'en avais une? J'étais en colère contre mes deux compagnons. — Pourquoi m'avoir conduit ici ? demandai-je. — Voyons, n'avez-vous pas remarqué le collier ? s'étonna Al-Ka. — C'était un collier d'esclave, tout simplement. — Mais la gravure en était tout à fait nette, et bien assez grande, dit-il. — Vous ne l'avez pas lue? s'enquit Ba-Ta. — Non, je ne l'ai pas lue ! fis-je avec colère. — C'était le numéro 708, précisa Al-Ka. Je sursautai, restant sans paroles. Le 708, c'était le numéro du collier de Vika. Il y avait maintenant une nouvelle esclave pour sa chambre. Qu'est-ce que cela signifiait? — C'était le numéro du collier de Vika, dis-je enfin. — Exact, fit Al-Ka. Celle que Sarm vous a promise comme partie des richesses qui vous reviendront en récompense de votre participation à ses plans de suppression de Misk. — Vous voyez, intervint Ba-Ta, le numéro a été réaffecté. — Mais qu'est-ce que cela veut dire? insistai-je. — Cela veut dire que Vika de Treve n'existe plus. J'eus l'impression de recevoir un coup de marteau sur la tête car, malgré ma haine contre Vika, je ne lui souhaitais pas la mort. J'en tremblais, j'en transpirais. — Peut-être lui a-t-on donné un nouveau collier? avançaije. — Non, répondit Al-Ka. — Alors, elle est morte ? — C'est tout comme, fit Ba-Ta. — Qu'entendez-vous par là ? lançai-je en le prenant au épaules pour le secouer. — Il veut dire qu'on l'a envoyée dans les tunnels du Scarabée Doré, m'expliqua Al-Ka. — Mais pourquoi ? — Elle est devenue inutile en tant que servante des Prêtres-Rois, dit Ba-Ta. — Mais pourquoi? répétai-je. — Je crois que nous en avons assez dit, fit Al-Ka. — C'est la vérité, renchérit Ba-Ta. Peut-être même n'aurions-nous pas dû vous raconter tout cela, Tarl Cabot. Je posai doucement les mains sur leurs épaules. — Je vous remercie, mes amis, dis-je. Je comprends ce que vous avez voulu faire en m'amenant ici. Vous désiriez me prouver que Sarm n'a pas l'intention de tenir ses promesses, qu'il me trahira. — Rappelez-vous bien que nous ne vous avons rien dit, m'avertit Al-Ka. --C'est vrai, mais vous m'avez fait comprendre. — Nous avons seulement promis à Sarm de ne pas vous le révéler. Je souris aux deux Muls, mes amis. — Est-ce vous qui devez me tuer quand j'en aurai fini avec Misk? demandai-je. — Non, protesta Al-Ka. Nous devons seulement vous dire que Vika de Treve vous attend dans les tunnels du Scarabée Doré. — C'est le point faible du plan de Sarm, me dit Ba-Ta, car vous ne partiriez jamais dans ces tunnels à la recherche d'une femelle Mul. — Vrai. C'est la première fois que je vois Sarm commettre une erreur, fit observer Al-Ka. — Vous n'irez pas dans les tunnels du Scarabée Doré, parce que c'est la mort qui vous y attend, déclara Ba-Ta. — J'irai pourtant, répondis-je. Les deux Muls s'entre-regardèrent tristement en hochant la tête. — Sarm est plus intelligent que nous, fit Al-Ka. Ba-Ta inclina la tête. — Tu vois comme il retourne les instincts des humains contre eux-mêmes, dit-il à son compagnon. — Un vrai Prêtre-Roi, convint Al-Ka. Je souris intérieurement en songeant combien il était incroyable que j'envisage naturellement et sans réfléchir de partir à la rescousse pour sauver cette... Vika de Treve. Et pourtant cela n'avait rien de si étrange, surtout sur Gor, où la bravoure est hautement estimée et où sauver la vie d'une femme équivaut à en devenir le maître, puisque l'homme goréen a le droit de mettre en esclavage la rescapée, droit que ne contestent ni les citoyens de sa ville ni même ses parents. On a relevé des cas où les frères d'une fille l'habillaient en esclave, lui mettaient aux poignets des bracelets d'esclave et la donnaient eux-mêmes à son sauveur, pour que l'honneur de la famille et de la cité ne soit pas entaché. Naturellement, la femme arrachée à un danger a tendance à éprouver et à démontrer de la gratitude envers l'homme qui est intervenu, et la coutume goréenne ne fait guère plus qu'entériner cette réaction normale. Bref, le pur Goréen, un peu moins romanesque - ou plus - que les hommes de la Terre, a le sentiment assez justifiable d'avoir droit à davantage qu'un simple baiser en retour de son dévouement, c'est pourquoi, à la mode du pays, il enchaîne la fille, réclamant son être et son corps en paiement. — Je croyais que vous la détestiez ? s'étonna Al-Ka. — C'est la vérité. — Est-ce humain d'agir comme vous ? s'informa Ba-Ta. — Oui, il appartient à l'homme de protéger les femelles de son espèce, quelles qu'elles soient. — Et il suffit que ce soit une femelle de notre espèce ? f i t Ba-Ta. — Oui. — Même une Mul femelle ? s'enquit Al-Ka. — Oui. — Intéressant, murmura Ba-Ta. Alors nous devrions vous accompagner, car nous souhaitons apprendre à être des hommes. — Non, il ne faut pas venir avec moi. — Ah ! fit Al-Ka d'un ton amer. Vous ne nous considèrez pas encore vraiment comme des hommes — Mais si. Vous me l'avez prouvé en m'informant des intentions de Sarm. — Eh bien, nous permettez-vous de vous accompagne insista Ba-Ta. — Non, car je pense que vous pourrez m'aider d'une autre manière. — Ce serait agréable, dit Al-Ka. — Mais nous n'aurons pas beaucoup de temps, objecta BaTa. — C'est un fait, convint Al-Ka, car nous devons bientôt nous présenter aux chambres de dissection. Les deux Muls paraissaient fort abattus, ce qui était bien compréhensible. Après quelques instants de réflexion, je haussai les épaules et les regardai de façon à leur faire comprendre à quel point ils me décevaient. — Vous irez aux chambres de dissection si vous le désirez, mais ce n'est vraiment pas très humain de votre part, leur dis-je. — Non ? fit Al-Ka, plus animé — Non? fit Ba-Ta avec un intérêt certain. — Non, décidément non. — En êtes-vous certain ? demanda Al-Ka. — Bien certain ? insista Ba-Ta. — Je vous l'affirme. Ce n'est tout simplement pas humain du tout d'aller tout de suite vous présenter aux chambres de dissection. — Très bien. Dans ce cas, nous n'irons pas, déclara Al-Ka. — Non, nous n'irons pas, fit Ba-Ta en écho. — Bien, dis-je. — Que comptez-vous faire maintenant, Tarl Cabot? s'informa Mul-Al-Ka. — Conduisez-moi près de Misk ! Ordonnai-je. 21 JE RETROUVE MISK Je suivis les deux Muls dans une salle voûtée, haute, humide, où il n'y avait pas d'ampoules à énergie. Les parois de la salle étaient faites d'une sorte d'agglomérat de cailloux, de formes et de dimensions diverses, enrobés d'un ciment que je ne pus identifier. A l'entrée de la salle, Al-Ka avait pris une torche de Mul et en avait brisé une extrémité. La tenant haut, il éclairait de son mieux l'endroit. — Ce doit être une partie très ancienne du Nid, dit Mul-AlKa. — Où est Misk? m'enquis-je. — Quelque part ici, parce que Sarm nous l'a dit, répondit Mul-Ba-Ta. Autant que je pouvais m'en rendre compte, la salle était déserte. Impatienté, je tortillais entre mes doigts la chaîne du tradémetteur que j'avais fait prendre par les deux Muls en cours de route. Je n'étais pas certain que l'on eût laissé le sien à Misk, ni par conséquent de pouvoir communiquer avec lui. Je levai les yeux par hasard et me figeai un instant, puis je touchai légèrement le bras de Ba-Ta. — Là-haut, murmurai-je. Al-Ka leva sa torche au-dessus de sa tête. Accrochées à la voûte du caveau, il y avait de nombreuses formes sombres, distendues; cela ressemblait à des Prêtres Rois aux abdomens grotesquement enflés. Cela ne bougeait pas du tout. Je branchai mon tradémetteur. — Misk, prononçai-je. Presque instantanément, je reconnus l'odeur qui m'était devenue familière. Je perçus un froissement parmi les silhouettes obscures accrochées au plafond. Pas de réponse dans mon appareil. — Il n'est pas ici, suggéra Al-Ka. — Probablement pas, opina Ba-Ta, car s'il avait répondu, je pense que votre instrument aurait recueilli ses mots. — Allons voir ailleurs, proposa Mul-Al-Ka. — Passez-moi la torche, dis-je. Je la pris et longeai les bords de la pièce. Près de la porte, je vis de courtes barres de métal en saillie sur le mur, comme une sorte d'échelle. La torche entre les dents, je me préparai à l'escalade. Soudain, je m'immobilisai, les mains sur un barreau. — Qu'y a-t-il ? s'enquit Al-Ka. — Écoutez ! Nous tendîmes l'oreille et il nous sembla entendre c'était plutôt incroyable - des voix humaines psalmodiant un chant mélancolique. On aurait dit qu'il y avait un grand nombre d'hommes et, pendant une ou deux minutes, le son parut se rapprocher. — Peut-être qu'ils viennent ici, murmura Al-Ka. — Nous ferions bien de nous cacher, dit Ba-Ta. Je lâchai le barreau et entraînai les deux Muls vers le fond de la salle. Là, je leur indiquai de se dissimuler de leur mieux derrière les débris de conglomérat tombés au pied de la paroi. J'écrasai la flamme de la torche et m'accroupis près d'eux. Nous observions la porte. Le chant s'amplifiait. Les paroles étaient de l'ancien goréen, que je ne comprends que difficilement. À la surface, il n'est parlé que par la Caste des Initiés qui l'utilise essentiellement pour les rituels complexes et variés. D'après ce que je comprenais, l'hymne célébrait la gloire des Prêtres-Rois et il y était question de la Fête de Tola et de Gur. Le refrain, qui revenait très souvent, disait en gros : Nous Venons Chercher Gur, En Ce jour de Tola, Nous Venons Chercher Gur, Nous Nous Réjouissons de la Fête de Tola Qui Nous Conduit à Gor. Puis les portes en face de nous s'ouvrirent en grand et deux longues files d'humains inconnus s'avancèrent, chacun portant une torche de Mul d'une main et, de l'autre, par une anse, quelque chose qui ressemblait à une outre dégonflée, en cuir doré. J'entendis un son étouffé qui échappa à Al-Ka. — Regardez, Tarl Cabot, murmura Ba-Ta. — Oui, je vois, dis-je en lui faisant signe de se taire. Les hommes qui entraient étaient peut-être des humains. Ils avaient le crâne tondu et portaient des tuniques de plastique comme tous les Muls du Nid, mais leurs torses paraissaient plus petits et plus ronds que ceux des êtres humains, et leurs jambes et bras extraordinairement longs pour leur taille. Les mains et les pieds étaient fort larges. Ces derniers n'avaient pas d'orteils, mais ressemblaient à des disques de chair sur lesquels ils avançaient sans bruit. De même, leurs paumes étaient rondes et luisantes à la clarté des torches. Mais le plus insolite étaient peut-être leurs très grands yeux, qui mesuraient plusieurs centimètres de large, ronds, sombres, mais phosphorescents comme ceux des rapaces nocturnes. Je me demandai de quelles créatures il s'agissait. Au fur et à mesure qu'ils entraient, la multiplication des torches accroissait la lumière, et j'avertis doucement mes compagnons de rester parfaitement silencieux. Je distinguais maintenant bien les Prêtres-Rois suspendus au plafond, le ventre en l'air, leurs abdomens distendus réduisant à des proportions ridicules leurs thorax et leurs têtes. Alors, à ma grande stupéfaction, les créatures étranges, sans utiliser les barreaux, se mirent à grimper comme des mouches le long des parois presque verticales, puis se mirent à marcher au plafond. Chaque fois qu'ils levaient le « pied», je voyais un disque d'humidité, probablement sécrété par lem épiderme. Pendant que ceux qui étaient restés au sol continuaient leur chant mélancolique, toujours porteurs de leurs torches qui projetaient en tous sens les ombres fantastiques de leurs corps et de ceux des Prêtres-Rois, les autres se mirent à emplir leurs outres dorées à la bouche de ces Prêtres-Rois immobiles. Et il fallait longtemps pour qu'une de ces outres fût remplie de la substance mystérieuse que pouvait renfermer l'abdomen distendu. Il devait y avoir une centaine de Prêtres-Rois au plafond, mais les Muls étaient innombrables. La procession le long des murs se prolongea durant plus d'une heure, et ceux d'en bas, dont une certaine quantité portaient maintenant des outres remplies, n'arrêtèrent pas un instant leur incantation. Comme aucun d'eux ne se servait des barreaux des parois, je songeai que ceux-ci avaient été disposés avant que les Prêtres-Rois n'aient eu à leur service de telles créatures. La sécrétion, ou toute autre matière puisée dans le corps des Prêtres-Rois, devait être Gur, et je comprenais à présent ce que voulait dire «conserver Gur ». Pour finir, tous les Muls difformes se retrouvèrent sur le sol de pierre. Pendant tout ce temps, aucun d'eux n'avait porté les yeux dans notre direction. Quand ils n'étaient pas occupés à recueillir Gur, leurs yeux ronds restaient fixés sur les Prêtres-Rois accrochés à la voûte. Soudain, je vis un Prêtre-Roi quitter le plafond et descendre à reculons le long du mur. Vidé de Gur, son abdomen était redevenu normal. Il gagna majestueusement la porte, du pas délicat propre à son espèce. Sur le seuil, plusieurs Muls l'encadrèrent, sans cesser de chanter, porteurs de leurs torches et de leurs outres gonflées d'un fluide ressemblant à du miel dilué. Le Prêtre-Roi s'engagea dans le couloir, suivi d'un autre puis d'un autre encore. Puis il n'en resta plus qu'un dans la salle qui, bien que vidé de Gur, ne quittait pas le plafond. Une lourde chaîne, fixée à un anneau de la voûte, aboutissait à une épaisse bande de métal lui ceinturant le corselet, entre le thorax et l'abdomen. C'était Misk. Je brisai l'autre extrémité de la torche, et m'avançai au centre de la pièce. Je levai la lumière à bout de bras. — Soyez le bienvenu, Tarl Cabot, annonça mon tradémetteur. Je suis prêt à mourir. 22 VERS LES TUNNELS DU SCARABÉE DORÉ Je rejetai l'appareil par-dessus mon épaule et m'approchai des barreaux voisins de la porte. La torche entre les dents, j'escaladai rapidement le mur. Un ou deux des barreaux s'effritèrent sous mes mains et tombèrent au sol. Sans doute n'avaient-ils plus été entretenus ou remplacés depuis bien longtemps. Parvenu au plafond, je constatai, à mon grand soulagement, qu'il y avait là d'autres barreaux recourbés à l'horizontale, sur lesquels je pourrais prendre appui. Je me dirigeai donc vers Misk, m'aidant des pieds et des mains. Je distinguais, à cent cinquante pieds environ audessous de moi, les silhouettes de Mul-Al-Ka et de Mul-BaTa. Soudain, un des barreaux, le quatrième, s'arracha du plafond dans un grincement, et je ne réussis que de justesse à me raccrocher au suivant. J'entendis se répercuter le bruit de la chute et restai un moment immobile, en sueur. J'avais un goût de carbone dans la bouche; je m'aperçus que j'avais presque coupé la torche entre mes dents. Puis le barreau qui me soutenait glissa de deux centimètres. Je bougeai un peu, et il glissa encore de deux centimètres. Si je m'efforçais de me hisser dessus, il tomberait certainement, et moi avec. Je gardai l'immobilité et le fer céda encore, peut-être d'un centimètre. J'entrepris de me balancer quand même, et je sentis que cela cédait presque entièrement, mais je lâchai prise retour de mon balancement et saisis le barreau suivant. Celui que je venais de quitter fit également grand bruit au sol. Cette fois, j'avais une prise assez solide et je pus poursuivre ma progression. J'eus la possibilité de jeter un coup d'oeil sur les Muls, qui ne me quittaient pas des yeux, le visage inquiet. Les deux barreaux arrachés gisaient à leurs pieds. Un instant plus tard, je fus près de Misk. J'ôtai la torche de ma bouche et crachai quelques particules de carbone. J'élevai la lumière pour regarder Misk. Toujours suspendu le ventre en l'air, il m'examinait calmement. — Salutations, Tarl Cabot, dit-il. — Salutations, Misk. — Vous avez fait beaucoup de bruit. — C'est vrai. — Sarm aurait dû faire inspecter ces barreaux. — Sans doute. — Mais il est difficile de penser à tout. — Exact. — Eh bien, dit-il, je crois que vous devriez vous mettre au travail et me tuer, à présent. — Je ne saurais même pas comment m'y prendre. — Oui, ce sera difficile, mais c'est possible, avec de la persévérance. — Avez-vous quelque organe principal auquel je puisse m'attaquer? Un coeur, par exemple? demandai-je. — Rien qui puisse vous être très utile. Il y a dans le bas de l'abdomen un organe dorsal qui fait circuler les fluides, mais comme dans l'ensemble nos tissus baignent dans le fluide, vous y attaquer n'amènera pas la mort immédiate... pas avant quelques ahns au moins. Mais d'autre part, j'imagine que vous avez tout votre temps. — Oui, répondis-je. — Pour ma part, je vous recommanderais de vous en prendre aux nodules cervicaux. — Il n'y a donc pas de moyen rapide de tuer un Prêtre-Roi? m'enquis-je. — Pas avec votre arme. Toutefois, au bout de pas mal de temps, vous pourriez me sectionner le tronc ou la tête. — J'avais espéré qu'il y aurait une façon plus expéditive, fisje. — Désolé, répondit Misk. — J'imagine que l'on n'y peut rien ? — Non. (Il attendit un instant, puis reprit:) Et en cette circonstance, je le regrette. Mes yeux se posèrent sur un instrument métallique, une tige carrée munie de petites saillies à une extrémité. Il était accroché à environ un pied hors d'atteinte de Misk. — Qu'est-ce que c'est? m'informai-je. — La clé de mes fers. — Bien, répondis-je. Je me confiai à d'autres barreaux pour aller prendre l'objet, puis je revins près de Misk. Après quelques difficultés, je parvins à introduire la clé dans la serrure de la bande de métal lui entourant le corselet. — Franchement, dit-il, je vous recommanderais de me tuer d'abord, et de ne déboucler la chaîne que pour vous débarrasser de mon corps, sinon je pourrais avoir la tentation de me défendre. — Mais voilà ! Je ne suis pas venu pour vous tuer, lui disje. — N'est-ce pas Sarm qui vous a envoyé ? — Si. — Alors pourquoi ne me supprimez-vous pas ? — Premièrement, je n'ai nulle envie de le faire. Et ensuite, il règne entre nous la Confiance du Nid. — C'est la vérité, convint-il en usant de ses deux pattes de devant pour se débarrasser de la ceinture métallique, qu'il laissa pendre au bout de la chaîne. Seulement, maintenant, c'est vous que Sarm va tuer. — Je crois que ce serait arrivé de toute façon. Misk parut réfléchir un moment. — Oui, sans nul doute, finit-il par conclure. Il baissa les yeux sur Al-Ka et Ba-Ta. — Il faudra aussi que Sarm les fasse disparaître. — Il leur a commandé de se présenter aux chambres de dissection. Mais ils ont décidé de n'en rien faire. — C'est remarquable. — Ils agissent simplement en humains. — J'imagine qu'ils en ont le droit. — Moi aussi. Ensuite, presque tendrement, Misk tendit une patte de devant et me ramena contre son thorax où il me serra. — Ce sera beaucoup plus facile ainsi, déclara-t-il. (Puis il ajouta - et ce n'était pas nécessaire:) Et probablement beaucoup moins bruyant. Puis, sans desserrer son étreinte, il trotta, d'abord au plafond, puis le long du mur. Nous étions maintenant groupés près de la porte, les deux Muls, Misk et moi. Je fichai la torche que je n'avais pas lâchée dans une torchère scellée dans la paroi. J'observais qu'il y en avait plusieurs autour de la salle. Je me tournai vers le Prêtre-Roi. — Il va falloir vous cacher quelque part, dis-je. — Oui, intervint Mul-Al-Ka, vous trouver un endroit secret et y rester, et peut-être qu'un jour Sarm succombera aux Plaisirs du Scarabée Doré et que vous pourrez ressortir en toute sécurité. — Nous irons vous porter à manger et à boire, proposa BaTa. — Ce serait très aimable de votre part, répondit Misk. Mais c'est, naturellement, impossible. Les deux Muls reculèrent, abasourdis. — Pourquoi? m'étonnai-je. Misk se redressa de ses dix-huit pieds de haut, à peine incliné par rapport à la verticale, et pencha vers nous ses antennes avec ce que je savais à présent être un patient air de reproche. — C'est la Fête de Tola, déclara-t-il. — Et alors ? fis-je. — Eh bien, comme c'est la Fête de Tola, je dois donner Gur à la Mère. — Vous allez vous faire découvrir et assassiner, protestai-je. Si Sarm apprend que vous êtes encore en vie, il vous fera détruire d'une façon ou d'une autre, et le plus vite possible. — Bien entendu. — Alors, vous voulez bien vous cacher? insistai-je. — Ne dites pas de bêtises. C'est la Fête de Tola et je dois donner Gur à la Mère. Je sentais bien qu'il était inutile de discuter, mais sa décision m'attristait. — Je suis navré, dis-je. — Ce qui était triste, reprit Misk, c'était de ne pas être en mesure de donner Gur à la Mère, et cela m'a causé beaucoup de peine pendant les jours où je conservais Gur; mais à présent, et grâce à vous, je vais pouvoir le faire et je resterai votre débiteur jusqu'à ce que Sarm me tue ou que je succombe aux Plaisirs du Scarabée Doré. Il posa légèrement ses antennes sur mes épaules, puis il les redressa et je levai les bras aussi; il me toucha les paumes du bout de ses pinces et, une fois de plus, nous avions « entrelacé nos antennes » dans la mesure du possible. Il les tendit ensuite vers les Muls, mais ceux-ci reculèrent, en toute humilité. — Non, protesta Mul-Al-Ka, nous ne sommes que des Muls. — Eh bien, que la Confiance du Nid règne entre un PrêtreRoi et deux Muls, dit Misk. — Il ne peut pas y avoir Confiance du Nid entre un PrêtreRoi et deux Muls, se récria Ba-Ta. — Alors, proposa Misk, entre un Prêtre-Roi et deux membres de la race humaine. Lentement, peureusement, Al-Ka et Ba-Ta levèrent les mains, que Misk toucha de ses antennes. — Je mourrai pour vous, dit Al-Ka. — Moi aussi, reprit Ba-Ta. — Non. Il faut vous cacher et tenter de vivre, leur conseilla Misk. Les Muls, frappés de stupeur, me regardèrent et je fis un signe d'acquiescement. — Oui, vous cacher pour pouvoir enseigner aux autres humains. — Qu'est-ce que nous leur enseignerons? demanda Mul-AlKa. — À être humains. — Mais que signifie être humain? s'enquit Ba-Ta. Vous ne nous l'avez jamais dit. — Ce sera à vous d'en décider, répondis-je. Vous trouverez vous-mêmes ce qui est humain ou non. — C'est à peu près la même chose pour un Prêtre-Roi, ajouta Misk. — Nous vous accompagnerons pour combattre le Scarabée Doré, Tarl Cabot, déclara Mul-Al-Ka. — Quoi donc ? fit Misk. — La fille Vika de Treve est quelque part dans les tunnels du Scarabée Doré, dis-je. Je vais la secourir. — Vous arriverez trop tard, m'avertit Misk, car le temps de l'éclosion est proche. — Que voulez-vous dire ? — Irez-vous ? — Oui. — Alors ce que j'ai voulu dire s'expliquera tout seul. Nous nous entre-regardions. — N'y allez pas, Tarl Cabot, me conseilla-t-il. Vous allez périr. — Il faut que j'y aille. — Je vois, c'est comme donner Gur à la Mère. — Peut-être, je ne sais pas. — Nous irons avec vous, dit Al-Ka. — Non, lui dis-je. Vous, vous devez rejoindre l'espèce humaine. — Même ceux qui ont emporté Gur? s'enquit Ba-Ta, frissonnant à l'idée de ces petits corps arrondis, de ces bras, de ces pieds, de ces yeux bizarres. — Oui, même ceux qui ont emporté Gur, affirmai-je. — Je comprends, fit Ba-Ta en souriant. — Partout dans le Nid, repris-je, vous devez vous rendre partout où il y a quelque chose d'humain. — Même dans les Champignonnières et les Pâturages ? demanda Al-Ka. — Oui, partout où il y a de l'humain... partout où il en existe, et sous n'importe quelle apparence. — J'ai compris, affirma Al-Ka. — Moi aussi, fit Ba-Ta. — Parfait, leur dis-je. Après m'avoir une dernière fois serré la main, les deux hommes pivotèrent et coururent vers la sortie. Nous restions seuls, Misk et moi. — Cela va causer des problèmes, estima-t-il. — Oh, je le pense également. — Et vous en serez responsable. — En partie, mais ce qui en découlera sera décidé entre les Prêtres-Rois et les hommes. Je levai les yeux. — Vous êtes fou d'aller près de la Mère, lui dis-je. — Et vous, vous êtes fou de vous rendre dans les tunnels du Scarabée Doré. Je tirai mon glaive, qui sortit aisément du fourreau. J'examinai la lame sous la légère couche d'huile protectrice. Je la soupesai puis, satisfait, je la rengainai. — Où se trouvent les tunnels du Scarabée Doré ? demandaije à Misk. — Renseignez-vous. Tous ceux qui sont dans le Nid le savent. — Est-il aussi difficile de tuer un Scarabée Doré qu'un Prêtre-Roi ? — Je l'ignore. Nous n'avons jamais tué de Scarabée, et nous ne les avons pas étudiés. — Pourquoi pas ? — Cela ne se fait pas, dit-il. Il m'examina de ses grands yeux lumineux et attentifs. — Ce serait un grand crime que d'en tuer un. — Je vois. J'allais m'éloigner, mais je me retournai. — Misk, fis-je, pourriez-vous tuer un Prêtre-Roi avec ces sortes de lames que vous avez dans vos jambes de devant? Misk inversa ses avant-bras pour examiner les lames. — Oui, je le pourrais. Il parut se perdre dans ses pensées. — Mais cela n'a plus été fait depuis plus d'un million d'années, ajouta-t-il. Je levai le bras. — Je vous souhaite bonne chance, dis-je, recourant à la formule traditionnelle d'adieu de Gor. Misk leva une patte de devant, faisant disparaître les dangereuses lames. Ses antennes s'abaissèrent et les cils dorés se tendirent comme pour m'effleurer. - Et moi aussi, Tarl Cabot, je vous souhaite bonne chance. Alors, le Prêtre-Roi et moi, nous partîmes chacun vers notre destin. 23 JE DÉCOUVRE VIKA Je dus m'avouer que j'étais arrivé trop tard pour sauver Vika de Treve. Loin au fond des sombres tunnels du Scarabée Doré, percés dans l'épaisseur de la roche, je découvris son corps. La torche élevée au-dessus de ma tête, je contemplais la caverne puante où elle gisait sur un lit de mousses et de tiges souillées. Elle ne portait plus que quelques lambeaux de sa robe, naguère longue et belle, tachés au cours de sa fuite affolée dans ce dédale de passages noirs, butant, trébuchant, hurlant, essayant en vain d'échapper aux mandibules de l'implacable Scarabée Doré qui la poursuivait. Je fus heureux de voir qu'elle ne portait plus le collier d'esclave. Je me demandai si c'était bien le même que l'on avait passé au cou de la fille que j'avais vue. C'est souvent que les Prêtres-Rois font de ces petites économies, conservant jalousement les biens matériels du Nid. Cela signifiait-il que Vika avait été libérée avant qu'on l'enferme dans le dédale de la Bête ? Je me rappelais que Misk m'avait une fois dit que l'on ne donnait au Scarabée Doré que des femmes libres. Les excréments du Scarabée empuantissaient la caverne. C'était un contraste marqué avec la propreté méticuleuse des tunnels du Nid, et cette saleté, ces ordures n'en paraissaient que plus répugnantes. Il y avait dans un coin des ossements épars et des fragments de crâne humain. Les os avaient été fendus et la moelle en avait été sucée. Impossible d'évaluer depuis combien de temps Vika était morte. Je me maudissais, car cela ne semblait pas remonter à plus de quelques heures. Son corps, bien que rigide, n'était pas aussi froid que je m'y attendais. Elle me fixait des yeux, dans son immobilité, avec toute l'horreur du dernier instant où les mandibules de la Bête avaient dû se refermer sur elle. Dans le noir, avait-elle pu voir ce qui l'attaquait ? En un sens, j'espérais qu'elle n'avait rien vu, car c'était plus qu'assez d'entendre la chose la suivre dans les tunnels. Pourtant, moi, j'aurais préféré voir l'assaillant, et je me surpris à souhaiter que Vika de Treve ait eu ce court et effroyable privilège parce que, dans mon souvenir, c'était une femme courageuse et fière. Sa peau paraissait un peu sèche, mais non desséchée. Comme le corps n'était pas froid, je restai un long moment à tâcher de surprendre un battement de coeur. Je cherchai son pouls au poignet. Ni battement ni pouls. Je l'avais haïe, mais je regrettais ce triste sort qu'elle avait connu, et je crois qu'aucun homme, pas même ceux à qui elle avait nui, ne le lui aurait souhaité. Une tristesse inconnue s'était emparée de moi et il ne me restait plus trace de mon ancienne amertume envers elle. Ce n'était plus qu'une femme qui n'avait pas mérité de rencontrer le Scarabée et de mourir de la plus atroce des morts. Sans trop me comprendre, je me rendais compte que je l'avais aimée, à ma façon. — Je suis désolé, j'ai de la peine, Vika de Treve. Il était cependant étrange qu'elle n'eût pas de blessures graves sur le corps. Était-il possible qu'elle fût morte de peur? Ses quelques écorchures et bleus pouvaient provenir de sa fuite dans le noir. Pas un membre brisé. Je ne découvris rien qui ait pu causer la mort, si ce n'est une petite piqûre au côté gauche, par laquelle on avait pu lui inoculer un poison, un venin quelconque. Toutefois - et je ne concevais pas comment cela aurait pu la tuer - je remarquai cinq larges zones enflées sur son corps. Elles s'alignaient sur son flanc gauche, traçant une ligne partant de l'intérieur de la cuisse gauche pour s'arrêter à quelques centimètres de l'épaule, et passant par la taille. Ces enflures, dures, circulaires et lisses, semblaient être à fleur de peau, à peu près de la taille d'un poing. Je songeai à une réaction physiologique au poison injecté, également du côté gauche. De l'avant-bras, je m'essuyai les yeux. Plus rien à faire pour elle, sinon peut-être me mettre en chasse du Scarabée Doré. Enterrer le corps ? Pas dans ces passages rocheux. Je pouvais la tirer de la puante caverne de la Bête, mais tant que cette dernière ne serait pas morte, le cadavre ne serait pas à l'abri de ses mandibules. Je tournai résolument le dos à Vika de Treve et, torche en main, je sortis de l'antre. À cet instant il me sembla percevoir un cri suppliant, horrible, mais silencieux. Évidemment, ce n'était pas vrai. Je me retournai, mais le corps restait immobile, les yeux fixes, les traits figés dans la même expression d'horreur. Je repartis par les couloirs de pierre à la recherche du Scarabée Doré, mais je n'en trouvai pas trace. Je tenais mon glaive de la main droite et la torche de Mul de la main gauche. À chaque coude du passage, je griffais la paroi avec le pommeau de l'épée, ne voulant pas endommager la lame. Ainsi pourrais-je, le cas échéant, retrouver mon chemin Ce furent de longues recherches, à la clarté bleue de la torche, à regarder dans tous les coins et renfoncements, d'un couloir à l'autre. Le chagrin que j'éprouvais pour la mort de Vika luttait en moi avec la rage que je ressentais envers la Bête inconnue. Je dus me forcer à refouler toute émotion pour me concentrer sur ma tâche. Et cependant, tandis que la torche diminuait, que je ne trouvais rien, mon esprit retournait sans cesse à la forme immobile de Vika. Il y avait des semaines que je l'avais vue pour la dernière fois et il devait bien y avoir des jours qu'elle était enfermée dans les tunnels du Scarabée. Comment se faisait-il que la Bête ne l'eût capturée que si récemment ? Et si la capture était réellement récente, comment avait-elle pu subsister pendant des jours dans ces cavernes ? Elle avait peut-être trouvé quelque trou rempli d'eau, mais sûrement pas de nourriture ! Peut-être, comme le Ver de Vase, avait-elle dû manger les restes des victimes précédentes de la Bête, mais j'avais du mal à le croire, car l'état du corps ne trahissait pas une lutte prolongée et dégradante contre la faim. Et comment se faisait-il que le Scarabée ne se fût pas déjà régalé de la chair délicate de cette fière beauté de Treve ? Je me posais également des questions au sujet des cinq curieuses enflures qui marquaient son corps de façon grotesque. Et Misk m'avait averti que j'arriverais trop tard car le temps de l'éclosion était proche. Un cri d'horreur m'échappa. Je fis demi-tour et repartis en courant vers la caverne. Je me heurtais aux saillies des parois, me meurtrissant les épaules et les cuisses, mais je ne ralentissais pas l'allure, el je n'avais même pas besoin de me repérer sur les rayures que j'avais laissées par endroits. Les angles et tournants des passages s'étaient imprimés dans ma mémoire. Je fis irruption dans la caverne de la Bête, torche haute. — Pardon, Vika de Treve ! Pardon ! m'écriai-je. Je me jetai à genoux près d'elle et plantai la torche dans une fissure du sol. Dans sa chair, à un endroit, je distinguai les yeux brillants d'un petit organisme doré, aux dimensions d'une tortue minuscule, qui bougeait, s'efforçant de s'arracher de sa prison de peau. Du bout de l'épée, je fis sortir l'oeuf et l'écrasai, ainsi que son occupant, sous le talon de ma sandale. Avec soin et méthode, j'ôtai un deuxième oeuf. Je le porta à mon oreille; je perçus à l'intérieur des grattements persistants, je sentais les mouvements d'une infime créature. J'écrasai sauvagement l'oeuf. Je fis de même pour les trois derniers. J'essuyai ensuite l'huile sur l'un des flancs de ma lame et en posai l'acier brillant contre les lèvres de la fille de Treve. Quand je la relevai, je criai de plaisir en constatant qu'un peu d'humidité s'était condensée sur le métal. Je pris Vika dans mes bras et la serrai contre moi. ; Ma fille de Treve, murmurai-je, tu es vivante. 24 LE SCARABÉE DORÉ Au même instant me parvint un petit bruit. Je relevai la tête et vis, dans l'un des tunnels qui partaient de la caverne, une paire d'yeux lumineux, flamboyants, fixés sur moi. Le Scarabée Doré était nettement moins grand que les Prêtres-Rois, mais il était sans doute beaucoup plus lourd. Il faisait à peu près la taille d'un rhinocéros, et la première chose que je remarquai après les yeux, ce furent deux prolongements en forme de pinces, creux, hérissés de crochets, qui se rejoignaient par leur extrémité, à un mètre en avant du corps. Cela ressemblait à quelque mutation aberrante des mandibules. Contrairement à celles des Prêtres-Rois, ses antennes étaient courtes. Incurvées, elles se terminaient par une touffe de poils dorés. Mais le plus insolite, peut-être, étaient les longues mèches dorées qui formaient une sorte de crinière, rabattues sur le dos arrondi et retombant presque au sol, derrière lui. Le dos lui-même semblait être divisé en deux épaisses coques qui avaient pu, des ères auparavant, être des ailes cornées, mais à présent, aux points de contact, elles s'étaient soudés en constituant une cuirasse épaisse, immobile, dorée. Pour le moment, la tête de la créature était rentrée dans cette carapace, mais les yeux restaient bien visibles, ainsi que ses mandibules si longues. Je savais que cette chose était capable de tuer les Prêtres-Rois. Mais je craignais surtout pour la vie de Vika. Je me dressai devant son corps, le glaive en main. La créature paraissait intriguée et ne passait pas à l'attaque. Sans nul doute, au cours de sa longue vie, n'avait-elle encore jamais rencontré mon semblable dans ses tunnels. Elle recula un peu et rentra encore davantage la tête sous sa carapace. Elle porta ses mandibules tubulaires devant ses yeux comme pour les protéger de la lumière. Il me vint à l'idée que la clarté de la torche, dans ces passages éternellement enténébrés, pouvait l'avoir provisoirement aveuglée et désorientée. Plus vraisemblablement, l'odeur d'oxydation de la torche, pénétrant subitement par ses antennes perceptives, devait constituer pour elle une cacophonie discordante et continue, comparable à un vacarme épouvantable qui nous meurtrirait les tympans. Il paraissait clair que la Bête ne comprenait pas encore ce qui s'était passé dans la caverne. Je retirai la torche d'entre les pierres où je l'avais posée et, poussant un grand cri, je la brandis en avant, en direction de la tête du Scarabée. Je m'attendais à le voir battre en retraite, mais il se contenta d'élever vers moi ses mandibules allongées. Cela paraissait peu naturel, comme si la créature avait été une roche vivante, ou quelque plante carnivore aveugle. Une chose était claire : elle n'avait peur ni de moi, ni de la flamme. Je reculai d'un pas, et elle avança d'autant, sur ses six courtes pattes. J'avais l'impression qu'il me serait très difficile de blesser le Scarabée, surtout tant que sa tête serait retirée dans la carapace formée par les élytres. Cette position ne l'empêchait nullement de m'attaquer avec ses mâchoires, mais cela devait réduire son champ de perception sensorielle, sa vision, par exemple. Mais, pas plus que les Prêtres-Rois, le Scarabée Doré ne devait s'en remettre à ce sens. Les uns comme l'autre étaient parfaitement à l'aise — ce qui restait incompréhensible à un être se fiant à sa vue — dans les ténèbres les plus profondes. Par ailleurs, je pouvais espérer que le champ de perception des antennes fût au moins partiellement rétréci par ce repli sous l'armure protectrice. Je remis mon glaive au fourreau et m'agenouillai de nouveau près du corps de Vika, sans quitter des yeux la Bête qui se maintenait à quatre mètres de distance environ. À tâtons, je fermai les paupières de la jeune femme, pourque ses yeux n'aient plus cette fixité aveugle. Le corps était encore raide de la paralysie causée par le venin, mais à présent, peut-être grâce au retrait des cinq oeufs, il paraissait plus tiède et plus souple qu'avant. Quand je touchai la fille, le Scarabée fit un pas en avant. Il se mit à siffler, ou crisser. Ce bruit me désempara un instant, car je m'étais habitué au silence profond des Prêtres-Rois. Maintenant, la Bête commençait à ressortir la tête. Les antennes se mirent à bouger, pour explorer la caverne. De la main droite, je hissai Vika sur mon épaule et me relevai. Le sifflement crût en intensité. Évidemment, la créature ne voulait pas que je l'emporte hors de son antre. En partant à reculons, Vika sur l'épaule, torche en main, je me repliai lentement pour sortir de la caverne. Quand le Scarabée Doré, qui me suivait, rampa sur les mousses et tiges souillées où Vika avait été couchée, il s'immobilisa pour fouiller les restes des oeufs écrasés. Je n'avais pas la moindre idée de la vitesse de cette créature, mais je pivotai aussitôt et partis au trot dans le tunnel, vers l'entrée du labyrinthe. Compte tenu de ses dimensions, de sa forme, et probablement de son poids ainsi que de ses courtes pattes, j'espérais qu'il ne serait pas capable de se mouvoir rapidement, en tout cas pas longtemps. Il y avait à peu près une ahn que j'avais commencé à m'éloigner de la caverne, quand j'entendis un des bruits les plus insolites et terribles de toute ma vie, une précipitation de sons bizarres, frénétiques, furieux, plus qu'une rafale de vent, plus qu'un sifflement sauvage, presque un cri de douleur, de compréhension, de mortelle souffrance. Je m'arrêtai un instant, l'oreille tendue. Maintenant, j'entendais le Scarabée Doré qui arrivait en se traînant dans le couloir. Je repartis au trot. Au bout de quelques ahns, je m'immobilisai de nouveau pour écouter. Il semblait que je ne me fusse pas trompé quant à la mobilité de la Bête. Elle avait déjà ralenti l'allure. Pourtant, je sentais qu'elle continuait la poursuite, qu'elle n'abandonnerait pas si vite sa vengeance et ses proies. Elle venait toujours dans le noir, lente, patiente, implacable, comme la venue de l'hiver ou le vieillissement de la pierre. Je songeai à l'horrible situation que ce serait d'être pris au piège dans ce dédale noir, d'attendre la Bête, de parvenir à l'éviter peut-être une heure, peut-être un jour, sans oser s'arrêter, sans dormir, sans savoir si tel ou tel couloir ne finissait pas en impasse, si on n'allait pas se trouver nez à nez avec le monstre, à quelque angle du passage. Non, en effet, la vitesse n'était pas nécessaire au Scarabée Doré dans son domaine. Je déposai Vika sur le sol. J'appuyai la torche de Mul contre la paroi. Pourtant l'idée de la Bête traquant sa proie durant des heures, des jours peut-être, me paraissait absurde. C'était une stupidité, une anomalie de la nature. En effet j'avais vu sa forme, je savais que ce corps était incapable de mouvements rapides et prolongés. Comment donc une créature aussi lente et maladroite, si redoutable qu'elle fût à courte distance, pouvait-elle capturer et tuer des êtres aussi alertes et vifs que les Prêtres-Rois ? Je fis jouer les membres de Vika, je lui frottai les mains pour tenter de ramener sa circulation à un niveau plus proche de la normale. L'oreille collée sur son coeur, j'eus la joie de percevoir un faible battement. À son poignet, je sentis le passage du sang dans son artère. Il ne paraissait pas y avoir beaucoup d'air dans les tunnels du Scarabée Doré. Ils ne devaient pas être aérés aussi efficacement que ceux des Prêtres-Rois. Il y régnait une odeur forte, peut-être celle des excréments et autres émissions du Scarabée Doré. L'odeur m'oppressait finalement quelque peu. Je ne l'avais pas encore remarqué. Je me rendais enfin compte de tout le temps passé dans les tunnels, sans nourriture, sans repos. J'avais certainement quelques minutes devant moi, quelques minutes pour dormir. Le Scarabée était loin. Oui, je pouvais au moins fermer les yeux un instant. Je m'éveillai en sursaut. L'odeur était insupportable, toute proche. La torche était réduite à un court tronçon. Je vis les yeux qui me fixaient. Les filaments dorés du dos se hérissaient et tremblaient, et c'étaient eux qui dégageaient cette odeur. Je poussai un cri en sentant deux longues choses incurvées et dures se refermer sur moi. 25 LE VIVARIUM Je saisis des deux mains les mandibules étroites et creuses du Scarabée pour essayer de les écarter de mon corps, mais ses crochets chitineux se resserrèrent encore. Ils avaient maintenant entamé ma peau et, à ma grande horreur, je ressentis une traction sur mes tissus. Je compris que la créature suçait à travers ses tubes, mais j'étais un homme et non un Prêtre-Roi, aussi mes fluides internes étaient-ils enfermés dans un système circulatoire différent. Je repoussai fortement les tubes hérissés de crampons qui servaient de mâchoires à la Bête et gagnai quelques centimètres. Elle se mit à siffler et tenta de resserrer l'étreinte, en vain, car j'écartais peu à peu la tenaille. Enfin, au prix d'un violent effort, je les maintins presque à bout de bras. Je fis alors appel à toutes mes réserves de vigueur et, lentement, aussi implacablement que le Scarabée lui-même, j'intensifiai mes efforts, et soudain, quand mes bras furent tendus à l'horizontale, les mandibules, en un craquement écoeurant, s'arrachèrent de la tête et tombèrent sur le sol du tunnel. Le sifflement cessa. Le Scarabée vacillait, toute sa carapace animée de tremblements, la tête complètement rentrée sous les élytres de son dos. Il commença à reculer sur ses six petites pattes. Je bondis en avant, enfonçai la main sous la carapace et saisis les courtes antennes, que je tordis, tandis que de l'autre main, glissé sous la coquille, je réussissais péniblement, lentement, à retourner la créature sur le dos. La carapace renversée oscillait, les pattes s'agitaient en vain. Je m'armai de mon épée que je plongeai à douze reprises dans le ventre découvert et vulnérable. Enfin, la chose cessa de bouger. J'eus un frisson. L'odeur des crins dorés persistait dans le tunnel et, craignant de succomber une nouvelle fois au produit qu'elle répandait dans l'air, je décidai de partir. La torche se mit à crachoter. Je ne voulais pas remettre mon glaive au fourreau, car il était englué des fluides corporels du Scarabée Doré. Je me demandais combien de ces créatures pouvaient encore hanter des passages et cavernes semblables aux alentours du Nid des Prêtres-Rois. Le plastique de ma tunique n'étant pas absorbant, je ne pouvais m'en servir pour nettoyer ma lame. J'eus l'idée de l'essuyer dans les crins dorés de la Bête, mais ils étaient enduits d'une matière gluante et puante, celle-là même qui répandait la dangereuse odeur dans les couloirs. Je tournai les yeux vers Vika. Elle n'avait pas encore participé aux opérations de la journée. Je déchirai alors un morceau des lambeaux qu'elle portait, avec lequel j'essuyai mon épée et mes mains. Je me demandais comment la fière Vika aurait réagi à ce geste effronté. Je souris intérieurement en songeant que je pourrais toujours lui dire, et sans mensonge, que, lui ayant sauvé la vie, elle était mienne selon la loi goréenne, malgré sa récente liberté, et qu'il m'appartenait désormais de décider de l'ampleur et de la nature de ses vêtements, et même de la faire aller nue s'il me chantait. J'imaginais sa fureur en entendant une telle déclaration, fureur que n'atténuerait pas le fait que je ne dirais que la simple et pure vérité. Dans l'immédiat, l'important était de l'emmener hors de ce labyrinthe et de lui trouver un refuge sûr où j'espérais qu'elle se remettrait rapidement du venin de la Bête. Mais où la conduire ? Sarm devait maintenant savoir que j'avais refusé de tuer Misk, et le Nid ne m'était plus ouvert, pas plus qu'à quiconque serait en ma compagnie. De toute façon, mes actions m'avaient placé du côté de Misk. J'allais rengainer ma lame quand je perçus un petit bruit dans le passage. J'attendis, sur mes gardes, à la faible clarté de la torche mourante. Ce n'était pas un autre Scarabée, bien qu'il y en eût probablement d'autres dans les tunnels. C'était un Ver de Vase, long, gluant, dépourvu d'yeux. Sa bouche minuscule touchait le sol de place en place comme la canne d'un aveugle et le corps souple se ramassait, puis se propulsait en ondulations successives. Il parvint à un mètre de mes pieds, presque sous la carapace du Scarabée mort. Le Ver de Vase souleva la portion avant de son corps et la bouche parut me regarder. ; Non, dis-je, la Bête n'a rien tué ici. ; La petite bouche continua de me regarder pendant un moment, puis se détourna lentement pour se porter vers la carcasse du Scarabée mort. Je m'ébrouai et remis mon épée au fourreau. Il y avait trop longtemps que j'étais en ces lieux. Je pris Vika dans mes bras. Je sentais la vie frémir en elle, et son souffle contre ma joue m'était une joie. La torche crachota une dernière fois et nous laissa plongés dans les ténèbres. J'embrassai doucement la joue de Vika. J'étais heureux. Nous étions tous les deux vivants. J'entrepris de retrouver mon chemin, en avançant avec la plus grande prudence. Derrière moi, dans le noir, j'entendais les bruits de déglutition du Ver de Vase. Ce fut long, mais je n'eus pas trop de mal à retrouver l'endroit par lequel j'avais pénétré dans les tunnels du Scarabée Doré. Comme j'avais griffé les parois avec le pommeau de mon glaive, à hauteur d'oeil, je revins « au toucher ». Et si j'avais fait ces marques, c'était la preuve que j'avais bien eu l'intention de ressortir du dédale. Quand j'arrivai donc au portail qui m'avait donné accès, je le trouvai fermé. Je le savais et, à ma connaissance, il n'y avait ni poignée ni instrument visible pour l'ouvrir de l'intérieur car en principe, personne ne revenait jamais des demeures du Scarabée Doré. On l'ouvrait de temps à autre pour permettre au Scarabée de pénétrer dans le Nid, mais je ne pouvais pas deviner quand aurait lieu la prochaine ouverture. Malgré l'épaisseur des vantaux, j'imagine que l'on m'aurait entendu de l'extérieur si j'avais frappé avec le pommeau e mon épée. Par ailleurs, les Muls qui gardaient la porte m'avaient aimablement averti qu'il ne leur serait pas permis de me laisser ressortir, une fois que j'aurais pris la décision d'entrer. C'était la loi des Prêtres-Rois. J'ignorais s'ils auraient ouvert ou non si je m'étais manifesté, mais je jugeai qu'il valait mieux qu'ils puissent signaler en toute franchise qu'ils m'avaient vu entrer, mais que je n'étais pas revenu. L'intention de Sarm avait bien été que j'entre chez le Scarabée Doré et que j'y meure. Il était plus avantageux de le laisser croire à ma mort. Je savais que les tunnels avaient des conduits d'aération, même s'ils étaient moins nombreux que dans le Nid. J'espérais pouvoir sortir par l'un d'eux, sans être vu. Si ce n'était pas possible, je chercherais quelque autre issue, et au pire, maintenant que je connaissais les forces et les faiblesses des Scarabées Dorés, j'avais la certitude que Vika et moi pourrions survivre un certain temps dans le labyrinthe, même si ce n'était qu'une triste vie, et que nous aurions bien une occasion d'en sortir la prochaine fois que l'on ouvrirait le portail pour laisser échapper à nouveau un assassin doré des Prêtres-Rois. Quand j'avais eu la torche en main à mon arrivée, je me rappelais avoir vu un conduit à vingt ou trente pieds dans le passage et à neuf pieds environ au-dessus du sol. Il y avait une grille de métal devant la bouche d'air, mais elle m'avait paru mince et je ne m'attendais pas à trop de difficulté pour l'arracher. Le problème, ce serait Vika. Maintenant, je sentais un peu d'air frais et, dans le noir, portant Vika dans mes bras, je marchai jusqu'à le sentir plus nettement. Puis il me parut venir droit sur ma tête. Je déposai Vika et je sautai pour m'accrocher à la grille. Un éclair d'énergie m'explosa à la figure et me brûla le corps dès que mes doigts touchèrent le métal. Frissonnant, engourdi, désorienté, je m'écroulai sur le sol. Durant le bref éclair, j'avais vu nettement la grille et le conduit, derrière, ainsi que les anneaux disposés à l'intérieur, à l'usage des Muls qui nettoyaient de temps à autre les voies d'aération et les aspergeaient de bactéricide. Avec des nuages jaunes et rouges devant les yeux, en images rémanentes, je me relevai péniblement. Je fis quelques pas en long et en large en me frottant les bras et en secouant la tête jusqu'à ce que je me sente prêt pour un nouvel essai. Avec un peu de chance, je réussirais cette fois à m'accrocher et à me maintenir suspendu. Je bondis, parvins à passer les doigts dans la grille tout en criant de douleur et en détournant les yeux du feu brûlant. Même si j'avais voulu lâcher prise, je ne le pouvais plus et je restai en l'air, prisonnier des décharges qui me traversaient le corps. Soudain les boulons se détachèrent du plafond, et je retombai au sol, la grille en ferraille près de moi, les doigts encore pris à l'intérieur. Je me dégageai les mains et rampai jusqu'au pied de la paroi. Je souffrais et tremblais de tout mon corps. Impossible de maîtriser les mouvements spasmodiques de mes membres. Je fermai les yeux, mais l'univers continuait d'exploser et de flamboyer devant moi. J'ignore si je perdis connaissance, mais ce dut être le cas parce que, tout d'un coup, il n'y eut plus de douleur en moi, rien que la nausée, et j'étais adossé au mur. J'allai plus loin, à genoux, pour vomir, puis je me relevai et retournai vers le conduit. Je restai dessous, la tête renversée pour jouir de l'air frais qui tombait sur moi. Je me secouai et remuai les membres. Ensuite, rassemblant mes forces, je sautai et saisis sans difficulté un des anneaux intérieurs. Je me tins ainsi un ins tant, puis me laissai retomber. J'allai près de Vika. J'entendais nettement battre son coeur, et son pouls avait repris de la vigueur. Peut-être l'air frais aidait-il à la ranimer. Je la secouai. — Réveille-toi ! Réveille-toi ! m'écriai-je. Mais elle ne reprenait pas connaissance. Je la portai sous le conduit, m'efforçant de la maintenir debout, mais ses jambes cédaient sous elle. J'avais l'impression étrange qu'elle avait vaguement conscience de ce qui se passait. Je la remis debout et la giflai sauvagement quatre fois. — Réveille-toi ! criai-je, mais malgré les ballottements de sa tête sous mes coups, malgré les picotements de ma main, elle ne revenait pas à elle. Je l'embrassai et la rallongeai doucement sur le sol. Je ne souhaitais nullement m'attarder là, mais je ne pouvais pas abandonner cette femme. Il ne semblait y avoir qu'une solution. Je pris mon ceinturon et je parvins à le passer sous le premier anneau du conduit; je le bouclai. J'ôtai ensuite les lanières de mes sandales, que je suspendis à mon cou à l'aide d'un des cordons. Avec l'autre, je liai solidement les mains de Vika devant elle, et je mis ses bras autour de mon cou et de mon épaule gauche. Puis, la portant ainsi, je grimpai le long de mon ceinturon et atteignis bientôt le premier anneau. Une fois à l'intérieur du passage, je rebouclai ma ceinture et, Vika toujours suspendue à moi, j'entamai la montée. D'anneau en anneau, j'escaladai peut-être deux cents pieds, et j'eus le plaisir d'arriver à une bifurcation d'où partaient deux conduits à l'horizontale. Je fis repasser les bras de Vika au-dessus de ma tête, et la portai dans mes bras au long du passage qui, d'après moi, devait mener vers les structures principales du Nid. La fille poussa un petit soupir et ses lèvres bougèrent. Elle reprenait connaissance. Durant peut-être une ahn, je la transportai dans le réseau des conduits de ventilation, en partie à plat, en partie ascendant. De temps à autre, je passais devant une ouverture grillée par laquelle je voyais une partie du Nid. La lumière qui pénétrait par ces ouvertures m'était d'un grand réconfort. On arriva enfin à une bouche qui donnait sur quelque chose de voisin de ce que je cherchais, un ensemble de bâtiments assez réduit, où je vis plusieurs Muls au travail, mais pas de Prêtres-Rois. Je remarquai également, contre le mur du fond de la partie brillamment éclairée, des rangées superposées de cases de plastique semblables à celle que j'avais utilisée dans l'appartement de Misk. Certaines d'entre elles étaient occupées par des Muls, hommes ou femmes, parfois un couple. Contrairement à la mienne et à d'autres que j'avais vues, cellesci étaient apparemment fermées à clé. Les champignons, l'eau et les pilules, et toutes autres nécessités, étaient, semblait-il, apportés aux hôtes de ces cases parles Muls du dehors. Toutes ces cages me rappelaient un peu un zoo. Et, en regardant plus attentivement, je vis que toutes n'étaient pas habitées par des humains, mais qu'il y avait diverses espèces, que je ne connaissais pas toutes. Certaines, autant que je pusse en juger, n'étaient même pas des mammifères. Je voyais un couple de sleens dans un compartiment, et deux larls dans un autre, mais séparés par une cloison. Je remarquai une créature humanoïde, avec le front fuyant, le visage et le corps velus à l'excès, qui bondissait d'un bout à l'autre de sa case, sans jamais se lasser de cet exercice. Dans une case vaste et basse, sur le plancher de laquelle il semblait y avoir de l'herbe véritable, deux bosks poilus, aux longues cornes, paissaient tandis que, dans un autre coin, il y avait un petit troupeau ne comptant pas plus de cinq animaux adultes, un mâle et quatre femelles de tabuks, l'antilope goréenne dorée à corne unique. Quand l'une des femelles bougea, je vis deux petits tabuks, marchant délicatement, les premiers que j'eusse jamais vus, car les petits tabuks quittent rarement les bosquets touffus de leur naissance dans les forêts de Ka-la-na. Leurs cornes n'étaient que des bosses veloutées sur leur front, et j'observai que leur robe, différente de celle des adultes, était tachetée de jaune et de brun. Quand un des Muls de service passa devant la case, les deux petits se figèrent immédiatement, devenus presque invisibles, tandis que la mère, dans son pelage d'or luisant, se mit à trotter en s'éloignant d'eux, alors que le mâle, furieux, pointait sa corne vers le Mul et accourait, menaçant, jusqu'à la barrière de plastique. Il y avait encore d'autres créatures dont je n'aurais su indiquer la catégorie. Je reconnus cependant une rangée de varts bruns accrochés la tête en bas comme de gros poings hérissés de dents, de poils et de cuir, à l'épaisse branche dénude placée en travers de leur cage. Au fond de la case, il y avait des ossements... peut-être humains. Un énorme oiseau, apparemment dépourvu d'ailes, allait et venait dans une autre case. À son bec, je l'estimai carnivore. Dans un autre compartiment, je reconnus une rareté, un hith goréen doré, sorte de python dont les bras d'un homme ne sauraient faire le tour, même quand il est à jeun. Je ne vis pas un seul tarn, un de ces grands oiseaux prédateurs de Gor, peut-être parce que le tarn ne supporte pas la captivité. Il lui faut voler, haut, loin et souvent. Sur Gor, on le dit frère du vent, alors comment une telle créature pourrait-elle vivre enfermée ? Comme son frère le vent, le tarn, quand i1 n'est pas libre, n'a qu'une solution: mourir. En contemplant cet étrange assemblage de créatures, je compris que j'étais devant le Vivarium dont Sarm m'avait parlé. C'était l'idéal pour mes desseins du moment. J'entendis Vika gémir et je me tournai vers elle. Elle était allongée sur le flanc, contre la paroi du conduit, à sept ou huit pieds de la grille. Naturellement, elle avait toujours les poignets liés. Me plaçant à côté de la grille pour ne pas courir le risque d'être aperçu, je l'observai. Elle était très belle, et les quelques bouts de tissu qui restaient sur son corps n'en dissimulaient guère les charmes. Elle réussit à se mettre à genoux, appuyée sur les mains, tête basse, les cheveux retombant jusqu'au sol. Elle releva lentement la tête, s'ébrouant d'un mouvement plein de grâce qui rejeta sa chevelure en arrière. Ses yeux se posèrent sur moi et s'écarquillèrent d'incrédulité. Ses lèvres frémirent, mais elle ne dit mot. — Est-ce donc la coutume des fières femmes de Treve de se montrer si peu vêtues aux yeux des hommes ? lui demandaije. Elle baissa les yeux sur ses haillons, insuffisants même pour une esclave, et sur ses poignets liés. Puis elle porta le regard sur moi et elle dit dans un murmure à peine perceptible : — Tu m'as ramené des tunnels du Scarabée Doré. — Oui, répondis-je. Maintenant qu'elle revenait à la vie, je me rendais compte des difficultés que cela pouvait soulever. La dernière fois que j'avais vu cette femme pleinement consciente, c'était dans la chambre où elle usait de ses appats pour tenter de m'enchaîner au profit de mon ennemi numéro un, le Prêtre-Roi Sarm. Je savais qu'elle était sans foi, vicieuse, trompeuse et, du fait de son incroyable beauté, mille fois plus dangereuse qu'un Guerrier armé du javelot et de l'épée. Tandis qu'elle m'examinait, elle avait dans les yeux une lueur que je ne comprenais pas. Ses lèvres tremblotaient. — Je suis heureuse de te voir en vie, dit-elle. — Moi aussi. Elle ébaucha un sourire mélancolique. — Tu as couru de bien grands risques pour avoir le seul plaisir d'attacher les mains d'une femme, reprit-elle. Elle levait les poignets vers moi. — Ta vengeance devait vraiment te tenir à coeur, ajouta telle. Je ne répondis rien. — Je constate que, même si j'étais en un temps une fière femme de la Haute Cité de Treve, tu ne m'as pas même honorée d'une corde de fibre, et que tu t'es contenté d'une lanière de sandale, comme si j'étais la plus vile esclave de taverne d'Ar... gagnée à la suite d'un pari, d'une fantaisie ou d'un caprice. — Vika de Treve, dis-je, te crois-tu donc supérieure à celle dont tu parles, la plus vile esclave de taverne d'Ar? Sa réponse me laissa stupéfait. Elle baissa la tête. — Non, je ne le suis pas. As-tu l'intention de me tuer? J'éclatai de rire. — Je vois, fit-elle. — Je t'ai sauvé la vie. — Je serai docile. Je lui tendis les mains et son regard croisa le mien, ses yeux bleus, beaux et calmes, et elle leva ses poignets liés pour les placer entre mes mains puis, agenouillée devant moi, tête baissée entre les bras, elle dit d'une voix basse mais très distincte : — Moi, femme Vika de Treve, je déclare me soumettre de moi-même - et entièrement - à l'homme Tarl Cabot de Ko-ro-ba. Elle me regarda de nouveau. — Maintenant, Tarl Cabot, je suis ton esclave et je dois faire tout ce que tu voudras. Je lui souris. Si j'avais eu un collier, je l'aurais aussitôt bouclé autour de sa gorge splendide. — Je n'ai pas de collier, lui dis-je. À ma grande stupeur, ses yeux fixés sur les miens étaient tendres, humides, soumis, consentants. ; Néanmoins, Tarl Cabot, je porte ton collier, dit-elle. ; Je ne comprends pas, fis-je. Elle baissa les yeux. — Parle, Esclave ! ordonnai-je. Elle n'avait d'autre choix que d'obéir. Elle prononça les mots très bas, très lentement, en hésitant, avec difficulté, et il dut en coûter beaucoup à la fière fille de Treve : — Depuis que je te connais, Tarl Cabot, dit-elle, depuis notre première rencontre, je rêve de porter ton collier et tes chaines. Depuis la première fois que je t'ai vu, je rêve de dormir sous l'anneau d'esclave, enchaînée au pied de ton lit. Cela me paraissait impossible. — Je ne comprends pas, répétai-je. Elle secoua la tête. — C'est sans importance. Je lui pris les cheveux doucement et lui relevai la tête pour croiser son regard une nouvelle fois. — ... Maître ? fit-elle. Mon air sévère exigeait une réponse. Elle sourit. Elle avait des larmes aux yeux. — Cela signifie seulement que je suis ton esclave... à jamais. Je lui lâchai la tête. Surpris, je la vis baiser le cruel lien de cuir qui lui entourait les poignets. — Cela veut tout simplement dire que je t'aime, Tarl Cabot, dit-elle en se redressant un peu. Je lui déliai les poignets et l'embrassai. 26 POUR LA SAUVEGARDE DE VIKA DE TREVE Il m'était difficile de croire que la fille obéissante et douce qui se nichait entre mes bras, qui avait bondi et sangloté de plaisir, était bien la fière Vika de Treve. Je n'osais pas encore lui accorder pleine confiance, ce qui, bien sûr, la peinait. Mais, connaissant cette princesse de brigands, j'étais décidé à ne pas courir de risques superflus. — Cabot, me supplia-t-elle, que faut-il que je fasse pour gagner ta confiance ? — Je te connais. — Non, Tarl Cabot, tu ne me connais pas. Elle secouait tristement la tête. Je commençai à écarter un angle de la grille pour que nous puissions sauter sur le sol du Vivarium. Heureusement, mon intuition était la bonne: cette grille n'était pas sous tension . — Je t'aime, dit-elle en me posant la main sur l'épaule. Je la repoussai brutalement. Je croyais maintenant deviner ses intentions traîtresses, et mon cœur s'emplissait de nouveau d'amertume. — Mais c'est la vérité, insista-t-elle. Je me retournai et lui adressai un regard glacial. — Tu joues bien ton rôle, Vika de Treve, dis-je, et j'ai bien failli m'y laisser prendre. — Je ne comprends pas, balbutia-t-elle. Je m'irritais. Comme elle avait été convaincante dans son rôle de fille et esclave enamourée! Désespérément mienne, en attendant, sans nul doute, la première occasion de me trahir — Tais-toi, Esclave ! ordonnai-je. Elle rougit de honte et se cacha la figure dans les mains en pleurant, le corps secoué de sanglots. Un instant, je faillis céder, mais je me durcis contre ses artifices et me remis au travail. Je finis par soulever assez l'angle de la grille pour me laisser glisser au sol, puis Vika vint me rejoindre. Je l'aidai à descendre. La grille se remit en place d'elle-même. J'étais plutôt satisfait d'avoir trouvé dans le réseau des conduits de ventilation un moyen de me rendre à peu près dans toutes les parties du Nid. Vika pleurait encore un peu, mais je lui essuyai la figure dans ses cheveux et lui donnai l'ordre de ne plus faire le moindre bruit. Elle se mordit la lèvre, ravala un sanglot et cessa de pleurer. Je regardai ce qui restait de son vêtement qui, tout déchiré et souillé qu'il fût, était encore reconnaissable comme étant celui d'une Esclave de Chambre. Cela ne collait pas. Ce serait une indication de son identité. Et cela provoquerait la curiosité, peut-être même le soupçon. Mon plan était un peu osé, mais il pouvait marcher. Je regardai Vika. — Tu vas faire tout ce que je te dirai, et vite, sans poser de questions, déclarai-je. — J'obéirai... Maître, dit-elle doucement. — Puisque tu n'es pas tondue, tu es une fille amenée de la surface, lui expliquai-je, et tu dois être conduite au Vivarium sur les ordres de Sarm, le Prêtre-Roi. — Je ne comprends pas. — Mais tu vas faire ce que je te dis ! — Oui. — Je suis ton gardien, et je t'amène comme nouvelle femelle Mul aux cases de reproduction. — Une Mul ? Les cases de reproduction ? — Enlève tes restes de vêtements et mets tes mains derrière le dos ! ordonnai-je. Elle me regarda, surprise. — Vite ! lançai-je. Elle s'exécuta et je lui liai de nouveau les poignets. Je ramassai les chiffons qu'elle avait portés et les jetai dans une boîte à déchets voisine, genre de récipients dont le Nid, à mon avis, était trop abondamment fourni. Au bout de quelques instants, prenant un air autoritaire, je présentai Vika au Chef des Employés du Vivarium. Il examina son crâne non rasé et ses beaux et longs che veux avec une expression de dégoût. — Qu'elle est laide ! dit-il. Je compris qu'il était né dans le Nid et que c'était là qu'il avait acquis sa conception de la beauté féminine. Je pris plaisir à voir combien Vika était vexée de ce jugement, et j'imaginai sans peine que c'était certainement la première fois qu'un homme la regardait avec autant de mépris. — Il y a sûrement erreur? demanda l'homme. — Pas du tout. C'est une nouvelle femelle Mul du dehors. Sur l'ordre de Sarm, rasez-la, habillez-la convenablement et mettez-la dans une case de reproduction, seule et sous clé. Vous recevrez d'autres instructions par la suite. Ce fut une Vika de Treve complètement abattue et ahurie que je poussai dans une case petite mais confortable, au quatrième niveau du Vivarium. Elle portait la courte tunique des Muls femelles du Nid et, en dehors de ses cils, elle n'avait plus un cheveu sur la tête ni un poil sur le corps. Elle aperçut son reflet dans la paroi de plastique et hurla, en se portant les mains devant le visage. Même ainsi, elle n'était pas sans charme, car son crâne avait une jolie forme. Mais quel choc pour elle de se voir ainsi ! Appuyée à la paroi, elle gémissait, les yeux clos. Je la pris un instant entre mes bras. Elle en parut surprise et me regarda. — Qu'est-ce que tu m'as fait? murmura-t-elle. J'aurais pu lui dire que c'était pour lui sauver la vie, au moins pour un temps, mais je la fixai avec sévérité et décla rai: — Ce qu'il m'a plu. — Bien sûr, fit-elle d'un ton amer en détournant les yens. Puisque je ne suis qu'une esclave... Et puis elle me regarda bien en face, et il n'y avait plus d'amertume ni de reproche dans ses yeux, seulement une demande. ; Mais comment puis-je espérer plaire à mon Maître... dans cet état ? ; Il me plaît, à moi! Elle s'écarta. — Ah c'est vrai... j'oubliais... ta vengeance. (Elle me garda.) Tout à l'heure... j'ai pensé... Mais elle n'acheva pas sa phrase et ses yeux s'embuèrent. — Mon Maître est intelligent, dit-elle en se redressant avec fierté. Il sait comment punir une esclave traîtresse. Elle me tourna le dos. Mais je voyais son visage dans le plastique de la case. Elle demanda: — Et maintenant, tu vas m'abandonner? Ou tu n'en as pas ncore fini avec moi ? Malgré ma méfiance, je l'aurais rassurée en lui disant ue je la croyais plus en sûreté sous l'anonymat d'un spécimen du Vivarium que n'importe où ailleurs, mais ç'aurait été une erreur, qui me fut épargnée par l'approche du chef des Employés, lequel me remit une clé nouée à un cordon. — Je veillerai à ce qu'elle soit bien nourrie et abreuvée, assura-t-il. À ces mots, Vika me fit soudain face, le dos et les paumes plaqués à la cloison de plastique, l'air désespéré. — Je t'en supplie, Cabot, ne m'abandonne pas ici. — C'est pourtant ce que je vais faire. Elle aperçut la clé dans ma main. — Non, Cabot... s'il te plaît! J'avais pris ma décision et je n'étais pas d'humeur à en discuter. Je ne répondis pas. — Cabot... reprit-elle... et si ma prière venait d'une femme e Haute Caste d'une des plus altières Cités de Gor... pourraistu me le refuser encore ? — C'est moi qui ne comprends plus, dis-je. Elle jeta un coup d'oeil circulaire et frissonna. Son regard croisa le mien. Je vis qu'elle était terrifiée à l'idée de rester ce lieu. Elle se laissa tomber à genoux, les yeux de nouveau pleins de larmes, et me tendit les mains. — Écoute, Guerrier de Ko-ro-ba, c'est une femme de Haute Caste de la Grande Treve qui te prie à genoux de ne pas la laisser ici. ; Je ne vois à mes pieds qu'une esclave. Et elle restera ici. — Non, non, protesta Vika. Elle ne quittait pas des yeux la clé qui pendait au cordon, dans ma main. — Je t'en supplie... — J'ai pris ma décision. Vika s'écroula au sol, incapable de se soutenir. — Elle est quand même très belle, déclara le Chef des Employés en l'examinant. Vika leva les yeux comme si elle n'avait pas saisi ce qu'il disait. — Oui, elle est très belle, acquiesçai-je. — C'est étonnant ce que le vêtement approprié et la suppression de tous ces poils peuvent améliorer une Mul femelle, fit observer l'homme. — Oui, très étonnant. Vika baissa de nouveau la tête en gémissant. — Y a-t-il une autre clé? m'enquis-je. — Non, répondit le Mul. — Et si je perdais celle-ci? — Mieux vaudrait ne pas la perdre. — Mais si je la perdais? — Avec du temps, je crois qu'on pourrait découper une ouverture dans la case, en nous servant des torches de chaleur. — Je vois. Ça s'est déjà fait? — Une seule fois, et il a fallu plusieurs mois, mais il n'y a pas grand danger, parce que nous pouvons toujours alimenter les cases autrement que par la porte. Il y a des panneaux spéciaux. — Très bien, dis-je. — De plus, reprit le Chef, il n'y a jamais de clés perdues. Rien ne se perd jamais dans le Nid. (Il rit:) Pas même une Mul. J'ébauchai un sourire assez sombre. J'entrai dans la case et inspectai les récipients de champignons. Vika était de nouveau debout et s'essuyait les yeux du revers de la main, dans un coin de la case. — Tu ne peux pas me laisser ici, Cabot, dit-elle avec simplicité, comme si elle en avait la certitude. — Pourquoi pas ? --D'une part, je t'appartiens. — Je crois que mon bien sera en sûreté ici. — Tu plaisantes ! fit-elle en reniflant. Elle me suivit du regard tandis que je levais les couvercles des caisses. Le contenu semblait frais et de bonne qualité. — Qu'y a-t-il dans ces boîtes ? demanda-t-elle. — Des champignons. — Pour quoi faire ? — Pour manger. — Jamais ! Je préfère mourir de faim! — Tu en mangeras quand tu auras bien faim. Elle me regarda avec horreur, et soudain, à mon grand étonnement, elle éclata de rire. Elle recula pour s'appuyer sur le fond de la case, incapable de tenir sur ses jambes. — Oh, Cabot! s'écria-t-elle, d'un ton de reproche et de soulagement à la fois. Comme j'ai eu peur! Elle vint près de moi, leva les yeux et me posa la main sur bras. — Je comprends, maintenant, dit-elle en pleurant presque de joie, mais tu m'as fait tellement peur! — Que veux-tu dire ? Elle rit de nouveau. — Des champignons ! Elle renifla avec dégoût. — Ce n'est pas mauvais quand on en a pris l'habitude, lui dis-je. Mais ce n'est pas particulièrement délectable non plus. Elle secoua la tête. — S'il te plaît, Cabot, la plaisanterie a assez duré. (Elle sourit.) Aie pitié... sinon de Vika de Treve... du moins d'une pauvre fille qui n'est que ton esclave. —.Je ne plaisante pas du tout. Elle ne voulait pas me croire. Je vérifiai le distributeur de pilules de Mul et la jarre d'eau. — Dans le Nid, nous n'avons pas les luxes que tu avais dans ta chambre, déclarai-je. Mais je pense que tu t'en sortiras très bien. — Cabot, allons ! fit-elle, riant de nouveau. Je me tournai vers le Chef. ; Elle touchera une double ration de sel tous les soirs. ; Très bien. ; Vous lui expliquerez les séances de propreté? — Bien sûr, ainsi que les exercices. — Les exercices? m'étonnai-je. — Évidemment. Il est important de faire de l'exercice quand on est enfermé. — Évidemment. Vika vint derrière moi et m'entoura de ses bras. Elle me posa un baiser sur la nuque. Elle émit un rire de gorge. — La plaisanterie a vraiment assez duré, Cabot, me dit-elle. Maintenant, allons-nous-en d'ici, parce que je ne m'y plais pas du tout. Il n'y avait pas de matelas de mousse dans la case, mais une paillasse dans un coin. C'était mieux que ce qu'elle avait eu dans sa propre chambre. Étant donné les circonstances, tout me paraissait pour le mieux. J'allai à la porte, et Vika m'accompagna, accrochée à mon bras, le sourire aux lèvres. Je m'immobilisai sur le seuil et elle allait le franchir, quand mon bras l'arrêta. — Non. Tu restes ici. — C'est une plaisanterie ! — Non. Pas du tout. — Mais si ! Elle se cramponnait plus fort à mon bras, tout en criant — Lâche-moi. — Sérieusement, tu ne peux pas m'abandonner ici. Non, ce n'est pas possible... pas moi, pas Vika de Treve. Je ne te le permettrai pas ! Je la regardai. Le rire mourut dans sa belle gorge. — Tu ne me le permettras pas? fis-je. C'était la voix de son maître goréen. Elle me lâcha le bras et recula, tremblante, effrayée. Elle avait le visage livide. — Je ne pensais pas ce que j'ai dit, se défendit-elle. Terrifiée, elle s'agenouilla, selon l'expression courante, sous le fouet, prenant la position de l'esclave qui attend la punition, les poignets joints sous elle comme s'ils étaient liés, la tête touchant le sol, tout le dos offert. — Je n'ai aucune envie de te punir, dis-je. Effarée, elle releva les yeux, et ils s'emplirent de larmes — Frappe-moi si tu veux, implora-t-elle, mais... s'il te plaît... je t'en prie... emmène-moi. — Je t'ai déjà dit que ma décision était prise. ; Mais tu pourrais changer d'avis, Maître... pour moi? ; Non. Elle luttait contre ses larmes. Ce devait être la première fois qu'elle ne faisait pas ce qu'elle voulait d'un homme. Je fis un geste et elle se releva. — Ton esclave peut-elle te poser une question, Maître ? — J'écoute. — Pourquoi dois-je rester ici? — Parce que je n'ai pas confiance en toi. Elle réagit comme si je l'avais frappée et se remit à pleurer. Je ne comprenais pas comment cette réponse avait pu avoir un tel effet sur une personne traîtresse et rebelle comme Vika, mais elle paraissait vraiment souffrir davantage que si je l'avais fouettée. Je l'observais, tenté de lui accorder ma confiance, mais bien décidé à ne pas faiblir. — Est-ce ainsi que tu enchaînais les hommes à ton propre anneau d'esclave? — Oh, Cabot... Cabot... Elle se remit à gémir. Je sortis sans un mot de plus. Je levai la main pour rabattre le panneau de fermeture de la case. Alors Vika se mit à trembler, paniquée comme un bel animal pris au piège. — Non, Maître ! S'il te plaît ! Elle se précipita dans mes bras et nous restâmes enlacés un moment, puis je la rejetai loin de moi. Elle n'y croyait pas. — Non ! Cabot, non ! La porte redescendit et la serrure cliqueta. Je fis tourner clé. Vika de Treve était ma prisonnière. Elle se jeta contre la porte en poussant un cri et la frappa de ses petits poings. Je passai simplement le cordon de la clé mon cou. — Adieu, Vika de Treve ! lançai-je. Elle cessa de frapper la cloison et, à ma grande stupeur, se mit à sourire. Elle essuya une larme. Elle me regarda. — Alors, c'est vrai, tu t'en vas, dit-elle. Sa voix me parvenait par les fentes d'aération de la case. Elle ne paraissait pas très changée. - Oui. — Eh bien, je savais déjà que j'étais sans nul doute ton esclave, mais j'ignorais jusqu'à cet instant que tu étais vraiment mon maître. Troublée, elle me fixait des yeux. — C'est un sentiment étrange que de savoir qu'un être est votre maître absolu, avec le droit de faire de vous ce qu'il veut, et que vous n'avez qu'à obéir. J'éprouvais un rien de remords. — C'est bon de t'appartenir, Tari Cabot, reprit-elle. J'aime t'appartenir. — Je ne comprends pas. — Je suis une femme et tu es un homme, plus fort que moi, et je suis à toi, et tu le sais bien, et maintenant, je l'ai aussi appris. J'étais intrigué. Vika baissa la tête. — Toute femme désire au fond du coeur porter les chaînes d'un homme, ajouta-t-elle. J'en doutais. ; Bien sûr, reprit-elle, nous aimerions choisir notre homme. Cela me parut plus probable. — Et c'est toi que je choisirais, Cabot. — Les femmes désirent avant tout être libres, répondis-je. — Oui, nous souhaitons aussi la liberté. (Elle sourit:) Il y a en toute femme une part de Libre Compagne et une part d'Esclave. Cela me semblait étrange, probablement plus qu'à un Goréen de naissance, qui aurait été habitué à cette soumission de la femme, tout comme aux marées de l'étincelante Thassa et aux cycles des trois lunes de son monde. Au fond, ce que disait Vika n'était peut-être pas si surprenant. Je la regardai avec un peu de tendresse. — Il faut que je m'en aille, lui dis-je. — Depuis la première fois que je t'ai vu, Cabot, j'ai su que j'étais à toi. Je voulais être libre, mais je savais que tu me possédais - sans m'avoir touchée ni embrassée - je savais dès cet instant que j'étais ton esclave; tes yeux me l'avaient dit et mon coeur en secret le reconnaissait. Je pivotai pour m'éloigner. — Je t'aime, Tarl Cabot! lâcha-t-elle brusquement. Puis elle se reprit: — Je voulais dire... je t'aime... Maître. Je lus de l'inquiétude dans ses yeux, on eût dit que ses mains cherchaient à me toucher à travers l'épaisseur du plastique. — Puis-je demander où va mon Maître? fit-elle. Je réfléchis, puis je lui répondis en souriant: — Je vais donner Gur à la Mère. — Qu'est-ce que ça veut dire ? fit-elle, ouvrant de grands yeux. — Je n'en sais rien, mais j'ai bien l'intention de l'apprendre, répondis-je. — Es-tu obligé de partir? — Oui. J'ai un ami qui court peut-être un danger. — Une fille esclave est heureuse qu'un tel homme soit son maître. Je la regardai et, presque inconsciemment, je baisai le bout de mes propres doigts et les appliquai contre le plastique. Vika baisa la cloison au même endroit, de l'autre côté. C'était vraiment une curieuse fille. Si je ne l'avais pas connue si vicieuse et trompeuse, cruelle et tortueuse, j'aurais pu lui dire quelques paroles affectueuses. Je regrettais déjà d'avoir posé les doigts sur le panneau, car je craignais qu'elle n'y voie un intérêt envers elle que je m'efforçais de dissimuler. Son jeu avait été superbe, presque convaincant; j'avais failli croire qu'elle tenait à moi. — Oui, Vika de Treve... Fille Esclave... tu joues bien ton rôle ! — Non, non, Maître ! Je t'aime vraiment ! Furieux d'avoir été sur le point de m'y laisser prendre, je lui éclatai de rire au nez. Maintenant, sans doute persuadée qu'elle avait perdu la partie, elle se cacha le visage dans les mains et tomba à genoux derrière l'épaisse paroi transparente. Je partis, ayant en tête des affaires plus importantes que l'infidèle fille de Treve. — Je m'occuperai avec soin des aliments et de l'eau de la femelle, m'assura le Chef des Employés. ; Si vous voulez, dis-je, et je m'éloignai. 27 DANS LA CHAMBRE DE LA MÈRE C'était toujours la Fête de Tola. Bien qu'il fût plus tard que le quatrième repas. Il y avait près de huit ahns goréennes, soit environ dix heures terrestres, que je m'étais séparé de Misk, de Mul-AlKa et de Mul-Ba-Ta, tôt le matin même. J'avais mené le disque de transport qui m'avait conduit à la salle où j'avais trouvé Misk jusqu'à l'entrée des tunnels du Scarabée Doré. D'ailleurs, c'était une bonne chose qu'il y fût resté, comme témoin de mon entrée, et aussi pour prouver que je n'étais pas ressorti. J'étais moins satisfait d'avoir laissé mon tradémetteur avec le disque mais, si je l'avais emporté, on aurait pu soupçonner que j'avais seulement feint d'entrer dans les tunnels, puisque à l'intérieur je n'en aurais eu aucun besoin. Je ne savais pas quel prix les Prêtres-Rois attachaient à la parole des deux gardiens de la porte. Je n'étais pas encore très éloigné du Vivarium quand je parvins à m'orienter correctement dans le Nid et, alors que je marchais rapidement, je vis un disque immobilisé sur son coussin de gaz, devant l'une des hautes portes métalliques des Magasins d'Approvisionnement. Personne ne la surveillait, parce que le vol était inconnu dans le Nid, à part celui d'une pincée de sel de temps à autre. Je créai donc un précédent en sautant sur l'engin et en appuyant sur les accélérateurs. Bientôt, j'étais en train de filer dans le grand couloir à bord du véhicule que je pouvais considérer comme « réquisitionné », vu l'urgence de ma mission. Je n'avais guère parcouru qu'un pasang quand je stoppai en virant devant un autre portail des Approvisionnements. J'entrai et ressortis peu après, vêtu d'une tunique violette de Mul. À ma demande, l'employé avait porté le vêtement au compte de Sarm, en me rappelant que je devais sans tarder y faire inscrire mes formules d'identification. Quand je le quittai, il était encore en train de me féliciter de ma bonne fortune, puisque, de simple Matok, j'avais l'honneur d'être promu Mul. « Maintenant, vous ne serez plus seulement dans le Nid, vous en ferez partie », termina-t-il avec un large sourire. Dehors, je jetai ma tunique rouge dans la première boîte à déchets venue, d'où elle serait emportée par aspiration dans les lointains incinérateurs installés dans le Nid. Remonté sur mon disque, j'allai en hâte jusqu'au logement de Misk. Là, je consacrai quelques minutes à avaler quelques champignons et je bus une longue rasade d'eau. Tout en mangeant, j'élaborais mon plan d'action. Il fallait que je trouve Misk. Probablement pour mourir avec lui ou périr en essayant de le venger. Je pensais à Vika, enfermée dans une case, qui était pour elle une prison. Je tripotai la clé suspendue à mon cou. J'espérais qu'elle ne souffrait pas trop de la captivité, et je m'en voulais en même temps de cette faiblesse en me répétant qu'elle avait largement mérité ses misères. Oui, les heures dans sa cage paraîtraient longues à la Vika au crâne rasé. Qu'étaient devenus, de leur côté, Mul-Al-Ka et Mul-BaTa, qui avaient désobéi à Sarm et s'étaient ainsi mis hors la loi du Nid ? J'espérais qu'ils avaient pu se cacher et trouver ou voler de quoi manger. Ils n'avaient que peu de chances de survie, mais une vie même pitoyable valait mieux que les chambres de dissection. Et le jeune Prêtre-Roi mâle, dans la caverne secrète sous le compartiment de Misk? Sans doute la meilleure façon d'aider Misk serait de l'abandonner à son sort pour tenter de protéger le jeune mâle, mais c'étaient là des affaires qui ne m'intéressaient que moyennement. J'ignorais où se trouvait l'oeuf femelle et, de toute façon, je n'aurais pas su comment m'y prendre. De plus, que la race des Prêtres-Rois doive dépérir et disparaître ne concernait guère un être humain, surtout compte tenu de ma haine envers eux et de mon ressentiment en constatant leur profond mépris pour la vie des hommes de ce monde. N'avaient-ils pas anéanti ma Cité ? Dispersé mes concitoyens ? Ne tuaient-ils pas des humains en leur administrant la Mort par le Feu? Ne les amenaient-ils pas contre leur gré sur le monde de Gor par leurs Voyages d'Acquisition ? N'implantaient-ils pas des résilles de contrôle dans les cerveaux, n'avaient-ils pas créé les mutants affreux qui recueillaient Gur à partir d'une race dont je faisais partie ? Ne nous considéraient-ils pas comme des animaux inférieurs à la disposition de leurs hautaines excellences ? Et les Muls et les Esclaves de Chambre et tous les membres de l'espèce humaine qui devaient les servir ou mourir ? Oui, me disais-je, il serait bon pour la race humaine que les Prêtres-Rois s'éteignent. Mais pour Misk, c'était différent, il était mon ami. Il régnait entre nous la Confiance du Nid et, en tant qu'homme et guerrier, j'étais prêt à donner ma vie pour lui. Je vérifiai l'état de mon épée, quittai le compartiment de Misk, remontai sur le disque et partis rapidement dans la direction de la Chambre de la Mère. Je n'étais en route que depuis quelques ahns quand je parvins à la clôture de lourds barreaux d'acier séparant les parties du Nid accessibles aux Muls de celles qui leur étaient interdites. Un Prêtre-Roi montait la garde ; ses antennes bougèrent en demi-cercle quand j'arrêtai mon engin à moins de quatre mètres, de lui. Comme Sarm, il portait sur la tête une couronne de feuilles vertes et, au cou, en plus de son tradémetteur, le collier cérémoniel de morceaux de métal. Il me fallut un instant pour comprendre le mouvement de consternation des antennes. Ma tunique ne portait pas d'odeurs d'identification et, l'espace d'un instant, il avait pensé que le disque n'avait pas de conducteur. Je voyais les facettes de ses yeux multiples clignoter taindis qu'il s'efforçait de voir, de la même façon que nous tendons l'oreille pour percevoir un son. Il avait les mêmes réactions qu'un humain qui aurait entendu un bruit dans une pièce, près de lui, mais sans voir ce qui le causait. Pour finir, ses antennes se braquèrent sur moi, mais je suis certain qu'il était plus que vexé de ne pas percevoir les signaux qu'aurait dû émettre une tunique marquée d'odeurs. Tel quel, je ne devais guère lui paraître différent de n'importe quel autre Mul mâle. Pour un homme, mes cheveux roux et hérissés auraient constitué un trait des plus reconnaissables mais, comme je l'ai déjà dit, les Prêtres-Rois ont la vue faible et sont, de plus, daltoniens. Il n'y a de couleurs que dans les zones fréquentées par les Muls. Le seul qui aurait pu me reconnaître immédiatement, c'était Misk, pour qui je n'étais pas un Mul, mais un ami. — Vous êtes sans nul doute le Garde Noble de la Chambre où je puis faire marquer d'odeurs ma tunique? lui dis-je d'un ton plaisant. Il parut soulagé de m'entendre parler. — Non, répondit-il, je garde l'entrée des tunnels de la Mère, où vous ne pouvez pas pénétrer. Bon, songeai-je, je suis au bon endroit. — Où puis-je faire marquer mon vêtement ? — Retournez vous renseigner à l'endroit d'où vous êtes venu, me dit-il. - Je remercie Votre Noblesse ! lançai-je, et je fis pivoter le disque comme sur un axe vertical puis filai au plus vite. D'un coup d'oeil en arrière, je notai que le Prêtre-Roi tendait encore ses antennes à la recherche d'une odeur. Je m'engageai dans un tunnel latéral et me mis en quête d'un conduit de ventilation. Il ne me fallut que deux ou trois ahns pour en trouver un qui, à première vue, me conviendrait. J'avançais sur encore un demi-pasang et abandonnai le disque près d'un portail ouvert, derrière lequel des Muls agitaient dans des cuves du plastique en ébullition, à l'aide de grandes spatules de bois. Je retournai vivement à pied jusqu'au conduit, soulevai le bas de la grille et me glissai à l'intérieur. Rapidement, je me dirigeai vers la Chambre de la Mère. De temps à autre, je passais devant une bouche et regardais à l'extérieur. Cela me permit de constater que j'avais déjà dépassé la clôture d'acier, où le garde se tenait immobile. Pas un bruit n'indiquait la Fête de Tola, mais je n'eus aucun mal à découvrir le lieu de la cérémonie, car je tombai rapidement sur un des conduits aspirateurs d'air vicié par lequel me parvinrent des odeurs pénétrantes que, d'après Minsk, les Prêtres-Rois trouvaient d'une grande beauté. En suivant ces odeurs, je me trouvai bientôt en un point d'où je contemplai une chambre immense. Le plafond n'était peut-être qu'à une centaine de pieds de haut, mais la largeur et la longueur de la pièce étaient considérables ; elle était pleine de Prêtres-Rois dorés, avec leurs couronnes vertes et leurs colliers de métal. Il y en avait probablement un millier dans la Chambre et j'imaginai que c'étaient tous les Prêtres-Rois du Nid, à l'exception des rares qui devaient monter la garde en divers points de la clôture, et peut-être aussi dans la Salle de Surveillance et au Centre d'Énergie. Naturellement, une grande partie des détails techniques étaient confiés à des Muls instruits. Les Prêtres-Rois se tenaient immobiles, en cercles concentriques. D'un côté, quatre d'entre eux manipulaient une grande machine à odeurs, ressemblant un peu à un coffre-fort. Il y avait une centaine de boutons de chaque côté du boîtier de l'appareil, et chacun des quatre Prêtres-Rois les touchait en succession sur un rythme apparent, avec beaucoup d'habileté. Ce devaient être les musiciens les plus appréciés du Nid, pour avoir été choisis en vue de former l'orchestre de la grande Fête de Tola. L'assistance était tellement concentrée sur les beautés de cette musique olfactive que les antennes semblaient figées. En avançant prudemment, je vis la Mère sur une estrade, de mon côté. Pendant un instant, je ne sus si elle était vivante ou morte. Elle appartenait sans nul doute à la race des PrêtresRois, et elle n'avait plus d'ailes, mais l'ampleur de son abdomen était incroyable. La tête et le thorax étaient à peine plus volumineux que chez les individus ordinaires, mais le corselet rejoignait un abdomen qui, s'il avait été gonflé d'oeufs, aurai eu presque les dimensions d'un autobus. À présent, cet organe monstrueux, dégonflé et ridé, dépourvu de l'élasticité qu'il avait dû posséder autrefois, gisait aplati derrière la créa ture, comme un grand sac de cuir brun doré. Malgré le vide de son abdomen, elle ne pouvait pas se tenir sur ses jambes et restait étendue sur l'estrade, les pattes ramenées devant elle. Elle n'avait pas la couleur habituelle, étant plus brune, avec çà et là des taches noires sur le thorax et l'abdomen. Ses antennes ne semblaient pas actives et manquaient de rigidité. Elles reposaient sur la tête. Ses yeux étaient bruns, mais ternes. Je me demandai si elle était aveugle. C'était une bien vieille créature que cette Mère du Nid. Il était difficile de l'imaginer, d'innombrables générations auparavant, étendant ses ailes d'or à ciel ouvert au-dessus de Gor, brillant et tournoyant avec son mâle, sur les hauts courants d'air d'un monde lointain et sauvage. Il n'y avait pas de Père du Nid, et je présumai que son mâle était mort, peut-être peu de temps après l'accouplement. Y avait-il eu d'autres Prêtres-Rois d'un Nid antérieur pour l'aider? Ou avait-elle dû, retombée au sol, manger elle-même les ailes qui l'avaient portée, avant de s'enfoncer sous les montagnes pour commencer le travail solitaire de la Mère, la création du Nouveau Nid ? Comment se faisait-il qu'il n'y eût pas d'autres femelles ? Si c'était Sarm qui les avait tuées, pourquoi la Mère n'en avait-elle pas été informée, afin de le mettre hors d'état de nuire ? Ou désirait-elle elle-même qu'il n'y en ait plus d'autres ? Mais dans ce cas, était-elle d'accord avec Misk pour la perpétuation de la race ? Je jetai un nouveau coup d'oeil sur la grille. Elle se situait à une trentaine de pieds au-dessus du sol, et un peu de côté par rapport à la plate-forme de la Mère. J'en déduisis qu'il devait exister une ouverture analogue de l'autre côté de a couche, connaissant bien le goût des Prêtres-Rois pour la Symétrie. Tandis que les musiciens continuaient de répandre leur rhapsodie d'odeurs, les Prêtres-Rois venaient lentement, chacun à leur tour, jusque devant la plate-forme. Là, dans une vasque dorée d'un mètre cinquante de profondeur et d'un diamètre de sept mètres environ, reposant sur un énorme trépied, chacun puisait de ses mandibules un peu de liquide blanchâtre, sans doute le Gur. Il n'en prenait que quelques gouttes car, bien que la Fête fût déjà fort avancée, le récipient était encore garni presque jusqu'au bord. Il s'approchait ensuite de la Mère, très lentement, et abaissait la tête vers elle. Il l'effleurait de ses antennes. Elle lui tendait la tête et, avec une délicatesse inattendue chez une créature de ces dimensions, faisait passer une minuscule goutte du précieux fluide dans sa propre bouche. Il reculait alors. puis allait reprendre sa place dans l'immobilité. Il avait donné Gur à la Mère. Je l'ignorais à l'époque, mais le Gur est un produit sécrété à l'origine par de grands arthropodes gris et domestiques, que l'on mène le matin paître des plantes Sim spéciales, larges, avec des vrilles et d'énormes feuilles enroulées, qui se développent sous les lampes à énergie fixées aux plafonds des vastes Chambres de Pâture. La nuit, on les ramène dans les étables, où les Muls procèdent à la traite. Le Gur particulier de la Fête de Tola est conservé à la mode ancienne durant des semaines dans les estomacs de Prêtres-Rois spécialement choisis, où il mûrit et prend la saveur et la consistance souhaitées. C'est ce que les PrêtresRois appellent « conserver Gur ». Je les regardais venir un à un donner Gur à la Mère. Et j'étais probablement le premier homme à assister à ce rite. Étant donné le nombre des Prêtres-Rois et le temps qu'il fallait à chacun pour le geste cérémoniel, je présumai que la Fête devait déjà durer depuis des heures. Je n'aurais pas été surpris qu'il fallût toute la journée pour en finir. Je connaissais déjà l'infinie patience de ces êtres et l'ab sence de mouvement de ces cercles d'individus ne me sur prenait pas. Mais en voyant frémir leurs antennes ravies en réaction à la musique odorante, je compris qu'il n'y avait pas là que de la patience, mais bien une sorte d'exaltation, de communion, un regroupement du Nid, un rappel de leur longue histoire, la consécration de ce que seuls dans l'univers - peut-être - ils représentaient: les Prêtres-Rois. Il m'aurait été bien impossible de donner un âge à cette race, et je ne comprenais que vaguement sa puissance, sa pensée, ses espoirs ou ses rêves, en admettant qu'un peuple aussi ancien et sage pût encore se laisser aller à rêver, a caresser la folie de l'espoir. Le Nid est éternel, m'avait affirmé Sarm. Mais, sur la plate-forme, gisait la Mère, peut-être aveugle, presque inanimée, cette grande chose qu'ils révéraient malgré son corps brunâtre, desséché, tout ridé et vide. Vous êtes en train de mourir, Prêtres-Rois, songeai-je. Je m'efforçai de distinguer Misk et Sarm dans l'assemblée dorée. Il y avait une heure environ que j'étais à mon poste d'observation et il me sembla que la cérémonie touchait à son terme, car plus un seul Prêtre-Roi ne venait devant la Mère. Et, presque au même instant, je distinguai Misk et Sarm, ensemble. Les cercles de Prêtres-Rois se défirent pour former une double haie entre laquelle s'avancèrent Sarm et Misk. Je présumai que c'était le point culminant de la cérémonie, la remise de Gur par les plus importantes de ces créatures, les Cinq Premiers Nés - sauf qu'il n'en restait que deux, le Premier et le Cinquième, Sarm et Misk. J'apprendrais plus tard que ma supposition était exacte et que la partie du spectacle à laquelle j'assistais à présent s'appelait la « Marche des cinq Premiers Nés », dans laquelle les intéressés se présentent de front devant la Mère et lui donnent Gur dans l'ordre inverse de la priorité. Naturellement, Misk n'avait ni la couronne au front, ni le collier au cou. Si Sarm était embarrassé d'avoir à son côté Misk qu'il croyait mort, il n'en laissait rien voir. Ensemble, dans ce que des oreilles humaines auraient pris pour du silence, mais dans une musique assourdissante d'odeurs, ils approchèrent tous les deux de la Mère et je vis Misk tremper le premier sa bouche dans le vaste récipient, puis approcher seul de la Mère. Quand il lui toucha la tête du bout de ses antennes, celles de l'ancienne créature se soulevèrent, animées d'un tremblement, et Misk lui déposa sur la langue, délicatement, avec une tendresse évidente, une goutte luisante de Gur. Puis il recula. Ce fut le tour de Sarm d'approcher de la Mère pour les mêmes gestes cérémoniels. Cette fois encore, les antennes de la Mère réagirent, mais parurent se rétracter. Sarm abaissa les mâchoires jusqu'à la bouche de la Mère, mais elle ne l'aida pas en levant la tête. Elle se détourna même. La musique d'odeurs cessa soudain et les Prêtres-Rois émirent un froissement pareil au vent dans les feuilles d'automne. Je perçus même le tintement des petits outils accrochés aux colliers. Je compris la consternation des Prêtres-Rois, à leurs antennes agitées, au déplacement de leurs membres postérieurs, à la tension subite des corps et des têtes ; je vis les antennes pointer vers la plate-forme de la Mère. Une fois encore, Sarm approcha la bouche de celle de la Mère, qui à nouveau détourna la tête. Elle avait refusé d'accepter Gur. Misk restait immobile. Sarm fit deux ou trois pas en arrière. Il était comme assommé. Ses antennes semblaient s'agiter en tous sens. Toute sa longue carcasse paraissait frissonner. Maladroitement, il tenta de s'approcher encore de la Mère. Ses mouvements étaient désordonnés, incertains, hésitants. Cette fois encore, la tête brunâtre et décolorée se détourna. Une nouvelle fois, Sarm battit en retraite. Les autres Prêtres-Rois avaient repris leur immobilité et tous regardaient Sarm. Celui-ci se tourna lentement vers Misk. Sarm n'était plus ému ni tremblant, mais il se dressait de toute sa hauteur. Devant la Plate-forme de la Mère, face à Misk, le dominant de deux pieds environ, Sarm conservait un calme qui me parut terrifiant, même chez un Prêtre-Roi. Longuement les antennes des deux se sondèrent, puis celles de Sarm s'aplatirent sur sa tête, et celles de Misk firent de même. Presque simultanément, les redoutables lames cornée,, jaillirent de leurs membres antérieurs. Les Prêtres-Rois se mirent à tourner l'un autour de l'autre selon un rite peut-être plus ancien encore que la Fête de Tola, peut-être plus vieux que les temps et les objets symbolisés par le collier d'outils métalliques qui tintinnabulaient au cou de Sarm. Avec une rapidité que j'ai encore peine à croire, Sarm se rua sur Misk et, après un instant imprécis, je les vis calés sur leurs membres postérieurs, enlacés, se balançant lentement d'avant en arrière et s'efforçant de faire entrer en action leurs mâchoires dorées. Je connaissais la force exceptionnelle des Prêtres-Rois et imaginais sans peine les tensions et les pressions qui animaient leurs carcasses tandis qu'ils se heurtaient, cherchant l'avantage qui causerait la mort de l'autre. Sarm rompit le corps à corps et se remit à tourner; Misk suivit le mouvement, en attente, les antennes toujours aplaties. J'entendais à présent l'air siffler par leurs orifices respiratoires. Sarm chargea soudain et abattit une de ses lames cornées, puis bondit en arrière avant même d'avoir vu la blessure ouverte dans le côté gauche des grands disques à facettes, sur la tête de Misk. La plaie s'emplissait d'un fluide vert. Sarm bondit de nouveau, et je vis une deuxième blessure apparaître comme par magie sur le côté de la grosse tête dorée de Misk, et cette fois encore Sarm, dont l'agilité était fantastique, sauta hors d'atteinte avant que Misk ait pu riposter. Ils recommencèrent à tourner en s'observant. Une troisième fois, Sarm revint à l'attaque et le côté droit du thorax de Misk s'ouvrit, au voisinage d'un des nodules cervicaux; le fluide vert l'emplit. Je me demandais combien de temps il fallait pour tuer un Prêtre-Roi. Misk semblait lent, affaibli, il baissait la tête et ses antennes flottaient, exposées aux coups. Je remarquai que la sécrétion verte qui coulait de ses blessures commençait à coaguler sur son corps, arrêtant l'écoulement. Je songeai que, malgré l'air abattu et vaincu de Misk, il n'avait, en réalité, perdu que très peu de fluide. Je me dis que le coup encaissé à proximité d'un nodule cervical pourrait lui être fatal. Sarm observait prudemment les antennes sans protection de son adversaire. Puis, peu à peu, une des pattes de Misk parut céder sous lui et il inclina nettement d'un côté. Pris par l'émotion devant ce combat, je n'avais pas remarqué ce coup porté à la patte. Peut-être Sarm lui-même ne s'en était-il pas rendu compte. Je me demandais si Sarm, étant donné la position désespérée de Misk, allait lui accorder grâce. Sarm, comme pour me répondre, se précipita, une lame haut levée pour le coup mortel, mais Misk se redressa soudain sur la jambe qui avait semblé fléchir et ramena ses antennes en arrière une fraction de seconde avant le coup de Sarm, et lui coinça la patte entre ses pinces. Sarm trembla et frappa de l'autre avant-bras, que Misk saisit à son tour, et, une fois de plus, ils se remirent à osciller sur leurs membres inférieurs, car Misk, ayant pu juger de leurs forces respectives et manquant de la vitesse de Sarm, s'était décidé pour le corps à corps. Leurs mâchoires se prirent, dans le balancement de leurs têtes. Puis, avec une vigueur extraordinaire, les mandibules de Misk se serrèrent en tournant et, brusquement, Sarm fut jeté au sol sous son adversaire. À cet instant précis, les mâchoires de Misk lâchèrent prise pour se porter sur le tube épais qui reliait au thorax la tête de Sarm, là où se serait trouvé le cou d'un être humain. Et les mandibules commencèrent à se refermer. À ce moment, je vis disparaître les lames cornées des antérieurs de Sarm, qui les replia contre son corps et cessa toute résistance, soulevant même la tête pour exposer davantage son « cou ». Les mâchoires de Misk se figèrent, comme indécises. Il était en mesure de tuer Sarm s'il le voulait. Je n'avais pas besoin de tradémetteur pour interpréter l'odeur de désespoir émise par le Premier Né. C'était, en plus bref et plus intense, ce même signal qui m'était parvenu du tradémetteur de Misk dans la chambre de Vika. Si l'appareil avait été sous tension, j'aurais entendu: « Lo Sardar - Je suis un Prêtre-Roi. » Misk lâcha le cou de Sarm et recula. I l ne pouvait pas tuer un Prêtre-Roi. Misk tourna le dos et se rendit à pas délicats devant la Mère où il resta planté, de grandes plaques de fluide coagule marquant ses blessures. S'ils se parlèrent, je ne détectai pas les signaux. Peut-être se regardaient-ils seulement. Je m'intéressais davantage à Sarm, que je vis se redresser, menaçant, sur ses quatre pattes postérieures. À ma grande horreur, il ôta de son cou le tradémetteur et, s'en servant comme d'une masse d'armes, il se précipita vers Misk et lui porta un coup par-derrière. Les pattes de Misk se replièrent lentement sous lui et son corps s'étala sur le sol. Impossible de dire s'il était assommé ou mort. Sarm s'était redressé de toute sa hauteur et se tenait à présent derrière Misk, face à la Mère. Il raccrocha l'appareil à son cou. Je sentis un signal émaner de la Mère, le premier qui me fût parvenu, et à peine perceptible. C'était : « Non. » Mais Sarm promena le regard sur les rangs des créatures dorées immobiles qui l'observaient puis, satisfait, ouvrit ses grandes mâchoires à articulations latérales et avança lentement sur Misk. À l'instant même, je repoussai d'un coup de pied la grille du conduit et, poussant le cri de guerre de Ko-ro-ba, je me précipitai entre Sarm et Misk, l'épée en main. — Arrêtez, Prêtre-Roi! criai-je. Jamais encore un être humain n'avait mis le pied dans la Chambre et j'ignorais si je commettais un sacrilège, mais peu m'importait, car mon ami était en danger. L'horreur saisit les rangs des Prêtres-Rois, dont les antennes s'agitèrent follement, tandis que leurs corps vibraient de fureur. Des centaines d'entre eux avaient dû mettre leurs tradémetteurs sous tension car je perçus de toutes parts leurs protestations et leurs menaces, dont la traduction était étrangement calme. Je perçus : «Il faut qu'il meure ! » « Tuons-le ! » « Mort au Mul ! ». Je faillis sourire, tellement l'impassibilité des paroles qui me parvenaient contrastait avec l'agitation évidente des créatures ainsi qu'avec le sens de leurs signaux. Mais, de la Mère elle-même, placée derrière moi, je sentis de nouveau l'émission d'une négation. « Non. » Les Prêtres-Rois étaient angoissés, hésitants. Puis, et cela me parut invraisemblable, ils redevinrent aussi immobiles qu'auparavant, comme des statues d'or, et me regardèrent. Il ne me vint de message que de l'appareil de Sarm: — Il mourra! dit-il. — Non ! répondit la Mère, dont le signal me revint par le tradémetteur de Sarm. — Si, il mourra! reprit Sarm. — Non ! s'opposa la Mère. — Je suis le Premier Né ! — Je suis la Mère ! — Je fais ce que je veux ! affirma Sarm. Il jeta un coup d'oeil sur les autres Prêtres-Rois et ne vit personne relever le défi. Maintenant, la Mère elle-même se taisait. — Je fais ce que je veux ! répéta l'appareil de Sarm. Ses antennes se portèrent dans ma direction comme pour me reconnaître. Elles explorèrent ma tunique, sans y découvrir de marques olfactives. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il. — Je suis Tarl Cabot de Ko-ro-ba. Les lames de Sarm jaillirent d'un coup sec. Je l'avais vu au combat et je savais combien il était rapide. J'espérais avoir le temps de voir venir l'attaque. Je me dis qu'il viserait sans doute la tête ou la gorge, parce que, vu sa hauteur, c'étaient les points les plus faciles à toucher. Il voudrait me tuer vite et sans difficulté, car il considérait certainement comme plus important d'achever Misk, qui gisait toujours sans connaissance - mort? - derrière moi. — Comment avez-vous osé venir ici ? lança Sarm. — Je. fais ce que je veux ! Il se redressa encore. Ses lames étaient restées en position de combat. Ses antennes s'aplatirent. — Il semble que l'un de nous deux doive mourir, dit-il. — Peut-être. — Et le Scarabée Doré ? s'enquit-il. — Je l'ai tué. J'agitai mon glaive. — Venez donc, le relançai-je, battons-nous ! Sarm recula d'un pas. Il se tourna vers le Prêtre-Roi le plus proche. — Apportez-moi un tube d'argent, dit-il. — Un tube d'argent pour tuer un simple Mul ? s'étonna l'autre. Je vis s'incurver de surprise bon nombre d'antennes. — C'était pour plaisanter, expliqua Sarm à son voisin, qui se contenta de le regarder. Sarm s'approcha à nouveau de moi. Il baissa le volume de son tradémetteur. — C'est un grand crime que de menacer un Prêtre-Roi, déclara-t-il. Laissez-moi vous tuer rapidement, sinon je fais envoyer mille Muls aux chambres de dissection. Je réfléchis un instant. — Et si vous êtes mort, comment ferez-vous pour les y envoyer? demandai-je. — C'est un grand crime que de tuer un Prêtre-Roi, reprit-il. — Et pourtant vous voulez tuer Misk. — Il est traître au Nid. J'élevai la voix, dans l'espoir que les ondes sonores porteraient jusqu'aux tradémetteurs qui servaient d'interprètes aux Prêtres-Rois. — C'est Sarm, criai-je, qui est traître envers le Nid, car ce Nid va mourir et il n'a pas permis que soit fondé un nouveau Nid ! — Le Nid est éternel ! affirma Sarm. — Non ! intervint la Mère, et le message me parvint cette fois encore du tradémetteur de Sarm, repris en écho par un millier d'autres répartis dans la Chambre. Soudain, avec une vitesse presque incalculable, une des lames de Sarm surgit contre moi. Je n'aurais pas eu le temps de voir venir le coup si, un bref instant plus tôt, je n'avais perçu le frémissement d'une de ses articulations et compris que le signal de frapper avait été lancé. Je contrai de mon glaive. Quand la lame vivante de Sarm n'était encore qu'à un mètre de mon cou, elle rencontra l'acier fulgurant d'une épée goréenne qui avait connu le siège d'Ar, contenu et vaincu l'acier de Pa-Kur, le Maître-Assassin de Gor, qui jusqu'alors était reconnu comme l'escrimeur le plus habile de la planète. Une hideuse éclaboussure de fluide verdâtre me cingla le visage et j'esquivai latéralement, tout en secouant la tête et en me passant le dos de la main sur les yeux. Je me retrouvai aussitôt en garde, la vision claire, mais Sarm avait reculé à une dizaine de mètres au moins et tournait lentement en exécutant ce qui me parut être une danse primitive, involontaire, de douleur atroce. Je sentais les odeurs intenses et étranges de la souffrance qui emplissaient maintenant la Chambre, sans qu'il fût besoin de tradémetteur. Je retournai au point d'où j'avais déclenché ma parade. D'un côté, je vis la lame cornée, tombée au pied d'un des degrés peu élevés sur lesquels se tenaient les Prêtres-Rois. Sarm avait fourré sous son épaule le moignon de son avant-bras, qui paraissait déjà soudé dans le fluide coagulant sorti de la blessure. Tremblant de douleur, toute sa carcasse agitée de tremblements, il me fit face, mais je n'approchai pas. Je vis quelques Prêtres-Rois placés derrière lui, qui commençaient à avancer. J'élevai mon épée, résolu à mourir en guerrier. Je sentis un mouvement derrière moi. D'un coup d'oeil jeté rapidement, je vis la forme dorée de Misk, à nouveau debout. Il me posa une patte sur l'épaule. Il regarda Sarm et ses alliés ; ses grandes mâchoires s'ouvrirent et se refermèrent, une seule fois. Les Prêtres-Rois cessèrent immédiatement d'avancer. Le message de Misk à Sarm se transmit par l'appareil de Sarm. — Tu as désobéi à la Mère, dit-il. Sarm ne répondit pas. — Elle a refusé ton Gur. Va-t'en ! ordonna Misk. Sarm trembla de plus belle, ainsi que les Prêtres-Rois groupés derrière lui. — Nous allons revenir avec des tubes d'argent, menaça Sarm. — Sortez ! lança Misk. Soudain, curieusement portés par les nombreux tradémetteurs de la salle, me parvinrent des mots: — Je me souviens de lui... je ne l'ai jamais oublié... dans le ciel... dans le ciel... lui, avec ses ailes comme des pluies d'or. Je ne pouvais guère comprendre, mais Misk, sans plus prêter attention à Sarm ou à ses acolytes, se précipita vers la plate-forme de la Mère. Un autre Prêtre-Roi, puis un autre, se rapprochèrent. Je me déplaçai comme eux, vers l'estrade. — Comme des pluies d'or, répéta-t-elle. La vieille créature brune et desséchée souleva ses antennes pour inspecter la salle et ses enfants. — Oui, fit-elle, il avait des ailes comme des pluies d'or. — La Mère est mourante, annonça Misk. Le message me revint en échos multiples quand les Prêtres-Rois se le répétèrent, sans vouloir y croire. — Ce n'est pas possible ! dit l'un. — Le Nid est éternel ! fit un autre. Les antennes affaiblies tremblèrent. — J'aimerais parler à celui qui a sauvé mon enfant, dit-elle. C'était insolite de l'entendre appeler ainsi la créature dorée et si puissante qu'était Misk. Je m'approchai de la vieille Mère. — C'est moi, dis-je. — Êtes-vous un Mul ? — Non, je suis libre. — Bien, dit-elle. À ce moment, deux Prêtres-Rois, porteurs de seringues, passèrent entre leurs semblables pour approcher de la plateforme. Quand ils vinrent pour lui administrer des injections, sans doute pour la millième fois, elle secoua ses antennes, pour les éloigner. — Non, dit-elle. Un des Prêtres-Rois se prépara à la piquer tout de même malgré ce refus, mais Misk le retint. L'autre Prêtre-Roi lui examinait les antennes et les yeux, ternis, brunâtres. Il fit signe à son compagnon de s'éloigner. — Cela ne ferait qu'une différence de quelques ahns, dit-il. J'entendais derrière moi une des créatures qui répétait sans cesse : — Le Nid est éternel. Misk déposa un tradémetteur sur la plate-forme, près de la Mère mourante. — Lui seul, dit-elle. Misk fit reculer les médecins et autres Prêtres-Rois, puis régla l'appareil au volume minimum. Je me demandais combien de temps le message odorant, quel qu'il fût, traînerait dans l'air avant de se fondre en un mélange méconnaissable et d'être aspiré par les aérateurs pour se dissiper quelque part au-dessus des Sardar dénudés et glacials. Je penchai l'oreille sur l'appareil. Avec ce faible volume, les autres tradémetteurs dans la salle ne le recueilleraient probablement pas pour transformer les sons en odeurs. — J'étais mauvaise, dit-elle. J'en restai sidéré. La mourante poursuivit: — Je voulais être la seule Mère de Prêtres-Rois, et j'ai écouté mon Premier Né qui voulait être le seul Premier Né d'une Mère de Prêtres-Rois. Sa vieille carcasse frémissait, de douleur ou de chagrin, ou des deux, je l'ignorais. — Maintenant, je meurs, et il ne faut pas que la race des Prêtres-Rois meure avec moi, dit-elle. J'entendais à peine ses paroles. — Il y a longtemps, reprit-elle, mon enfant Misk a volé un oeuf de mâle qu'il a caché de Sarm et de tous les autres qui ne veulent pas d'un autre Nid. — Je sais, murmurai-je. — Il n'y a pas longtemps, peut-être pas plus de quatre de vos siècles, il m'a dit ce qu'il avait fait et m'a fourni ses raisons. Les antennes desséchées frémirent et leurs cils bruns se soulevèrent comme sous un vent glacial, le vent de la mort qui passe. — Je ne lui ai rien dit, mais j'ai réfléchi à ce qu'il m'avait expliqué, et finalement - avec la complicité du Deuxième Né, qui a depuis lors succombé aux Plaisirs du Scarabée Doré — j'ai mis de côté un oeuf femelle qui devait être caché de Sarm, hors du Nid. — Où est cet oeuf? demandai-je. Elle ne parut pas comprendre ma question et j'eus peur pour elle en la voyant secouée de spasmes qui pouvaient être les derniers. Un des médecins se précipita et lui planta la longue aiguille de sa seringue à travers l'exosquelette, jusque dans les fluides du thorax. Il retira l'instrument et approcha ses antennes de celles de la Mère, pour un instant. Les spasmes s'apaisèrent. Il s'éloigna et resta à nous observer à une certaine distance, immobile et silencieux comme les autres, comme ce millier de statues d'or. Le son revint dans mon appareil. — L'oeuf a été enlevé du Nid par deux humains, me dit-elle, des hommes qui étaient libres - comme vous-même -, pas des Muls. Ils l'ont caché. — Où cela? m'enquis-je. — Ces hommes sont rentrés dans leurs cités, sans rien dire à quiconque, comme il le leur avait été ordonné. Dans leur entreprise pour le compte des Prêtres-Rois, ils avaient été unis et avaient supporté ensemble bien des dangers et des privations, mais ils avaient bien fait leur travail et étaient comme deux frères. — Où est l'oeuf? insistai-je. — Mais leurs cités sont entrées en guerre, poursuivit la vieille créature, et ces hommes se sont entre-tués au combat et, avec eux, le secret s'est éteint, du moins dans la race humaine. La grosse tête terne s'efforçait de se soulever de la couche, sans y parvenir. — Votre espèce est étrange, ajouta-t-elle. À moitié larl, à moitié Prêtre-Roi. ; Non! protestai-je. À moitié larl, à moitié homme. Elle resta un temps silencieuse, puis reprit: — Vous êtes Tarl Cabot de Ko-ro-ba. — Oui. — Je vous aime bien. Je ne sus comment répondre, et restai muet. Les antennes s'inclinèrent vers moi, je les pris doucement ans mes mains. — Donnez-moi Gur, me dit-elle. Ébahi, je m'écartai d'elle pour aller à la grande vasque sur son trépied, où je pris quelques gouttes du précieux liquide dans ma paume, puis je revins près d'elle. Elle s'efforça de relever la tête, sans y parvenir. Ses mandibules s'entrouvrirent lentement et je vis la longue et souple langue de la créature. — Vous désirez savoir où est l'oeuf, dit-elle. — Si vous souhaitez me le dire. — Le détruiriez-vous ? — Je ne sais pas. — Donnez-moi Gur, répéta-t-elle. Je passai précautionneusement la main entre ses vieilles mâchoires et lui touchai la langue de ma paume, pour qu'elle puisse y sentir la liqueur. — Allez aux Peuples des Chariots, Tarl Cabot de Ko-ro-ba, me dit-elle, allez aux Peuples des Chariots. — Mais où est-ce? Alors, sous mes yeux horrifiés, l'antique carcasse se mit à frémir et à trembler, et quand je reculai, elle réussit, à ma grande stupeur, à se mettre debout et à prendre la taille d'un Prêtre-Roi, les antennes tendues au maximum de leur longueur comme pour appréhender, saisir, sentir quelque chose d'inconnu. Mais dans cette vigueur soudaine et fantastique, dans le soupir de son délire et de sa puissance, elle fut de nouveau la Mère d'une grande race, très forte, très belle, magnifique. Et par un millier d'appareils de transmission elle se mit à crier par-dessus ces têtes dorées, au plafond de pierre nue, aux murailles de la salle, et jamais je n'oublierai ce spectacle, dans la splendeur de son chagrin et la joie de son trépas. Nous devinions tous dans cette attitude de son corps, dans la vivacité de ses avant-bras, dans ses antennes redevenues sensibles, dans ses yeux naguère encore éteints et maintenant lumineux, les sentiments qui l'animaient en cet instant. Le message des appareils était simple, sans aucune emphase. — Je le vois, je le vois, et ses ailes sont comme des pluies d'or ! Puis, lentement, la haute silhouette s'affaissa sur la plate-forme, le corps ne frémit plus, les antennes reposèrent su la pierre. Misk s'approcha et la toucha délicatement de ses antennes. Il se retourna vers les Prêtres-Rois. ; La Mère est morte, annonça-t-il. 28 RUPTURE DE GRAVITÉ Nous étions dans la cinquième semaine de la Guerre du Nid, et l'issue en restait incertaine. Après la mort de la Mère, Sarm et ses alliés - la plupart des Prêtres-Rois, car il était le Premier Né - avaient couru hors de la salle pour s'armer de tubes d'argent. C'étaient des armes cylindriques, manuelles, mais causant des dégâts similaires à ceux de la Mort par le Feu. Elles étaient restées inutilisées dans leurs étuis de plastique depuis des siècles, et pourtant, quand les étuis furent ouverts et les armes saisies par les Prêtres-Rois en colère, elles étaient prêtes pour leur sinistre office tout comme au premier jour. Je pense qu'avec une seule de ces armes un homme aurait pu devenir l'Ubar de tout Gor. À peu près une centaine de Prêtres-Rois se rangèrent aux côtés de Misk, et ils ne possédaient, à eux tous, qu'une douzaine de tubes d'argent. Le compartiment de Misk était aussi le quartier général de ses forces et, de là, penché sur les cartes odorantes des tunnels, il choisissait l'emplacement de ses défenses. Persuadées de nous vaincre sans grande difficulté, les forces de Sarm, montées sur des disques de transport, parcouraient les couloirs et les places, mais les partisans de Misk, dissimulés derrière les portes, tirant depuis les rampes et les toits des bâtiments, prélevèrent rapidement un lourd tribut sur les troupes trop sûres d'elles de Sarm. Dans une telle guerre, les forces beaucoup plus nombreuses du Premier Né étaient assez faciles à neutraliser. Il s'ensuivit une série d'infiltrations et de contreinfiltrations, ponctuée, de temps à autre, de tirs à l'improviste et d'escarmouches. Le deuxième jour de la deuxième semaine de combat une fois les forces de Sarm repliées -, armé de mon épée et d'un tube d'argent, j'avais pris un disque pour filer à travers le no man's land de tunnels déserts en direction du Vivarium. Bien que constamment en alerte, je n'avais pas vu trace de l'ennemi, pas même de Muls ou de Matoks d'espèces diverses. J'imaginais que les Muls, terrifiés et confondus, s'étaient dispersés pour se cacher dans leurs cases, tandis que les armes de leurs maîtres sifflaient au-dessus de leurs têtes. Je fus donc fort surpris d'entendre dans le couloir un chant lointain, qui s'amplifia au fur et à mesure que je m'en rapprochais. Je ralentis le disque et attendis, l'arme prête. Pendant que j'écoutais ainsi, le tunnel - et tout le quartier des bâtiments, comme je devais l'apprendre plus tard - fut soudain plongé dans l'obscurité. Pour la première fois, sans doute depuis des siècles, les ampoules à énergie étaient éteintes. Pourtant le chant ne cessa pas, le rythme n'en changea pas. On eût dit que les ténèbres n'avaient aucun effet sur lui. Brusquement m'apparut dans la profondeur du passage la clarté bleue d'une torche de Mul, et puis une autre, et une autre encore et, à ma grande stupeur, il me sembla que tous ces feux étaient accrochés au plafond du tunnel. C'étaient les Porteurs de Gur - bien loin maintenant de la Chambre de Gur - et je suivis des yeux, avec une sorte d'admiration craintive, la longue procession des humanoïdes qui arrivaient deux par deux, au plafond. Ils s'immobilisèrent au-dessus de moi. — Salutations, Tarl Cabot, dit une voix, près du sol. Je ne l'avais même pas vu arriver tant cette marche au plafond m'avait sidéré. Je lus la marque de sa tunique. — Mul-Al-Ka! m'écriai-je. Il vint près du disque et me serra fortement la main. — Al-Ka tout court, me dit-il. J'ai décidé que je ne suis plus un Mul.. — Eh bien donc, Al-Ka! Il leva le bras pour me désigner les créatures au plafond. — Ils ont aussi décidé d'être libres. Une voix ténue et pourtant ferme, donnant l'impression a la fois d'un vieillard et d'un enfant, se fit entendre audessus de ma tête. — Il y a quinze mille ans que nous attendions cet instant. Une autre voix s'éleva : — Dites-nous que faire. Je vis que tous ces êtres, au-dessus de moi, que j'avais connus comme les Porteurs de Gur, mais qui ne voulaient plus être des Muls, avaient gardé leurs outres de cuir doré. — Ce n'est pas Gur qu'ils apportent, m'apprit Al-Ka. C'est de l'eau et des champignons. — Bien. Mais dites-leur que cette guerre n'est pas la leur, que c'est celle des Prêtres-Rois et qu'ils peuvent retourner dans la sécurité de leurs cases. — Le Nid est en train de mourir, dit une voix d'en haut, et nous avons pris la résolution de mourir libres. Al-Ka me regardait à la clarté des torches. — Ils ont décidé, confirma-t-il. — Très bien. — Je les admire, parce qu'ils voient à mille mètres dans le noir à la lueur d'une seule torche, qu'ils peuvent vivre d'une seule poignée de champignons et d'une gorgée d'eau par jour, et qu'ils sont courageux et fiers, me déclara Al-Ka. — Alors, je les admire aussi. J 'examinai Al-Ka. — Où est Mul-Ba-Ta? C'était la première fois que je voyais l'un sans l'autre. — Il est allé aux Chambres de Pâture et aux Champignonnières. — Tout seul ? — Bien sûr. Nous faisons deux fois plus de choses de cette façon. — J'espère le voir bientôt, dis-je. — Je pense que ça va être le cas, car les lumières ont été éteintes. Les Prêtres-Rois n'ont pas besoin de lumière, mais les humains sont diminués quand elle leur manque. — Alors c'est à cause des Muls qu'ils ont éteint? — Oui, les Muls se soulèvent, dit Al-Ka d'un ton calme. — Ils auront besoin de clarté. — Il y a dans le Nid des humains qui sont instruits de ces choses. Les lumières reviendront dès que l'on aura fabriqué le matériel et remis le réseau sous tension. Sa placidité m'ahurissait. Après tout, ni Al-Ka ni les autres humains du Nid, à l'exception des Porteurs de Gur, n'avaient jamais connu les ténèbres. — Où alliez-vous ? s'enquit Al-Ka. — Au Vivarium, pour chercher une Mul femelle. — Bonne idée. Peut-être qu'un jour j'irai moi aussi me chercher une femelle de Mul. Ce fut donc une curieuse procession qui suivit mon disque, maintenant piloté par Al-Ka, en direction du Vivarium. Sous le dôme, muni d'une torche de Mul, je montai les rampes jusqu'au quatrième niveau, remarquant au passage que les cases étaient vides. Mais je soupçonnais qu'il devait en rester une bien fermée. Je ne m'étais pas trompé et, bien que l'on eût tenté de brûler la paroi, j'y trouvai Vika de Treve. Elle était tassée dans un coin, dans le noir, loin de la porte, mais je la distinguai à travers la paroi grâce à la lueur de la torche. Elle tenait les mains devant ses yeux, mais elle s'efforçait de voir entre ses doigts. Même tondue, elle était d'une incroyable beauté, malgré sa frayeur, sous la courte tunique de plastique. Je pris la clé suspendue à mon cou et ouvris le lourd mécanisme de fermeture. Je relevai vivement le panneau. — ... Maître ? fit-elle. — Oui, répondis-je. Un petit cri de joie lui échappa. Elle était debout à présent, clignant les yeux pour me voit derrière la torche, ébauchant un sourire. Pourtant elle continuait d'avoir peur et n'osait bizarrement pas approcher de la porte maintenant ouverte. C'était moi qu'elle regardait. Ses yeux trahissaient le doute où elle était plongée. Qu'allais-je lui faire ? Pourquoi étais-je revenu ? Et ses terreurs augmentèrent quand elle observa les créatures - sans doute hideuses à ses yeux - qui s'accrochaient comme des araignées au-dedans de la voûte du Vivarium, avec leurs torches en « main ». ; Qui sont-ils ? souffla-t-elle. ; Des hommes inhabituels, répondis-je. Elle examinait les petits torses arrondis et les longs membres terminés par des coussinets de chair. Des centaines de paires d'yeux immenses et ronds la regardaient fixement. Elle eut un frisson. Puis elle porta les yeux sur moi. Elle n'osa pas me poser de question, mais elle s'agenouilla, docile, comme le voulait sa situation, et inclina la tête. Je songeai que Vika avait quand même appris quelques petites choses pendant son séjour dans la case. Avant que sa tête se soit abaissée, j'avais vu dans ses prunelles l'espérance silencieuse de l'esclave sans droits, sans défense, que son maître, son propriétaire, celui qui tient la chaîne, aurait le bon plaisir de se montrer indulgent. Devais-je la faire sortir de ce lieu? Je vis ses épaules trembler tandis qu'elle attendait ma décision quant à son sort. Je n'avais plus envie qu'elle reste enfermée maintenant que je connaissais tout de la situation dans le Nid. Je me disais qu'elle serait plus en sûreté parmi les troupes de Misk. En outre, les Employés du Vivarium étaient partis, les autres cases étaient vides, aussi mourrait-elle très vite de faim. Je ne tenais pas à devoir revenir régulièrement au Vivarium pour la nourrir, et je me disais que, le cas échéant, je trouverais bien un endroit où l'enfermer à proximité du quartier général de Misk. Si je n'avais pas d'autre choix, je pourrais toujours l'enchaîner dans ma propre case. Les épaules courbées de Vika frissonnaient, mais elle n'osait pas relever la tête pour lire ma réponse dans mon regard. J'aurais aimé lui faire confiance, mais je savais que c'était impossible. — Je suis revenu te chercher, Vika de Treve... Esclave, dis-je avec dureté, pour te tirer d'ici. Le regard radieux, les lèvres frémissantes, elle releva les yeux sur moi. — Merci, Maître, dit-elle avec humilité. Des larmes lui perlaient au bord des cils. — Appelle-moi Cabot, comme tu le faisais avant, dis-je. Sur Gor, la possession totale de diverses femmes ne m'avait pas embarrassé plus que ça, mais je n'avais jamais beaucoup aimé que l'on m'appelle «Maître ». Il me suffisait de l'être. Les femmes qui m'avaient appartenu, Sana, Talena, Lara, d'autres dont je n'ai pas parlé, Esclaves de Passion louées à l'heure dans les Tavernes à Paga de Ko-ro-ba et d'Ar, Esclaves de Plaisir que l'on m'offrait en gage d'hospitalité pour une nuit à passer sous le toit d'un ami, toutes avaient bien su que j'étais le maître, et c'était suffisant. D'autre part, je ne m'étais jamais trop opposé à ce titre parce que je n'étais pas sur Gor depuis longtemps quand il m'était apparu que le terme « Maître » peut donner un plaisir indescriptible à une fille quand il lui monte aux lèvres - pour le moment aux lèvres d'une esclave - quand elle sait qu'il exprime la vérité. Qu'il en soit de même ou non pour les filles de la Terre, je l'ignore. — Très bien, Cabot, mon Maître, dit Vika. Elle avait dans les yeux des larmes de soulagement et de gratitude, mais aussi d'autres qui exprimaient une émotion différente, infiniment tendre et vulnérable, que je ne me sentais pas capable de deviner. Elle gardait la pose de l'Esclave de Plaisir, mais elle avait inconsciemment retourné les paumes vers moi, et son corps ne reposait plus sur ses talons. On aurait dit qu'elle me suppliait de lui tendre les bras. Mais, sous mon regard sévère, elle reprit la position classique, tête basse, le regard fixé sur la semelle de plastique de mes sandales. Tout son corps tremblait de désir. Mais c'était une esclave, elle ne pouvait rien dire. — Relève la tête, Esclave, lui dis-je. Elle obéit. Je souris. — Embrasse-moi, Esclave ! Elle se jeta dans mes bras avec un cri de joie. — Je t'aime, Maître ! s'écria-t-elle. Je t'aime, Cabot, mon Maître ! Je savais fort bien qu'elle ne disait pas la vérité, mais je ne lui fis pas de reproches. Je n'avais plus le courage de me montrer cruel envers Vika de Treve, quoi qu'elle fût. Au bout de quelques minutes, je lui dis d'un ton grave: — Nous n'avons pas beaucoup de temps pour cela. Elle rit et s'écarta de moi. Je pivotai et sortis, suivi à deux pas de Vika, comme sa condition l'exigeait. On descendit la rampe jusqu'au disque de transport. AlKa examina la femme attentivement. — Elle est en très bonne santé, conclut-il. Mais ses jambes n'ont pas l'air trop solides, ajouta-t-il en regardant les adorables cuisses, les mollets et les chevilles de mon esclave. — Moi, je n'y vois pas d'objection, fis-je. — Moi non plus, répondit-il. Après tout, vous pourrez toujours la faire courir à droite et à gauche, ce qui les lui fortifiera. — C'est vrai, acquiesçais-je. ; Je crois qu'un jour je me trouverai aussi une femelle Mul, déclara-t-il. Mais avec les jambes plus fortes. ; Bonne idée, acquiesçai-je. Al-Ka nous emmena hors du Vivarium, puis dans la direction du logement de Misk; les Porteurs de Gur nous accompagnaient, toujours au plafond. Je tenais Vika entre mes bras. — Savais-tu que je reviendrais te chercher? lui demandaije. Elle frissonna et tourna la tête vers le tunnel noir. ; Je savais seulement que tu ferais ce que tu voulais. Elle me regarda. — Une pauvre fille esclave peut-elle de nouveau recevoir ordre de t'embrasser? fit-elle à voix basse. — Je te l'ordonne, répondis-je, et sa bouche ardente chercha la mienne. Plus tard dans l'après-midi, Mul-Ba-Ta, devenu simplement Ba-Ta, fit son apparition, à la tête de longues colonnes d'anciens Muls. Ils venaient des Chambres de Pâture et des Champignonnières et, comme les Porteurs de Gur, ils chantaient en marchant. Certains portaient sur le dos des grands sacs emplis de spores choisies, d'autres étaient chargés d'énormes paniers de champignons frais, suspendus à des perches qu'ils tenaient ,à deux. Et ceux des Chambres de Pâture poussaient devant eux, à l'aide d'aiguillons, des arthropodes gris, le bétail des Prêtres-Rois; d'autres encore apportaient des paquets de plantes Sim à grandes feuilles, dont se nourriraient les animaux. — Nous aurons bientôt installé les lampes, annonça Ba-Ta. Il suffit de transformer les Chambres de Pâture. — Nous avons assez de champignons pour tenir jusqu'à la plantation des spores que voilà, et jusqu'à ce que nous ayons cueilli la prochaine récolte, dit un des Cultivateurs. — Nous avons brûlé ce que nous ne pouvions pas emporter, dit un autre. Misk observait la scène avec étonnement, pendant que tous ces hommes se présentaient à moi avant de passer plus loin. — Nous vous sommes reconnaissants de votre aide, mais vous devez obéir aux Prêtres-Rois, dit-il. — Non, nous n'obéissons plus aux Prêtres-Rois, déclara l'un d'eux. — Mais nous accepterons les ordres de Tarl Cabot de Ko-roba, fit un autre. — Je pense que vous feriez bien de vous tenir à l'écart de cette guerre entre les Prêtres-Rois, dis-je. — Votre guerre est aussi la nôtre, insista Ba-Ta. — Oui, ajouta l'un des Pâtres, qui tenait son aiguillon comme s'il s'agissait d'un javelot. Un des Cultivateurs leva les yeux sur Misk. — Nous sommes nés dans ce Nid, dit-il. Il est autant à nous qu'à vous. Les antennes de Misk s'incurvèrent. — Je crois qu'il dit vrai, ajoutai-je. — Oui, acquiesça Misk, c'est pourquoi j'ai courbé mes antennes. Je pense aussi qu'il dit la vérité. Ainsi les anciens Muls, devenus des hommes, vinrent se ranger aux côtés du Prêtre-Roi Misk et de ses minces troupes, apportant du même coup les ressources essentielles du Nid. J'imaginais que le sort de la bataille, étant donné les réserves d'aliments dont devaient disposer les forces de Sarm, dépendrait en fin de compte de la puissance de feu des tubes d'argent, dont bien peu étaient de notre côté, mais je n'en pensais pas moins que les talents et le courage des anciens Muls joueraient un certain rôle dans les farouches combats que verrait ce Nid secret au-dessous des sombres Sardar. Comme l'avait prédit Al-Ka, les ampoules à énergie du Nid, sauf celles qu'avait détruites le feu des tubes d'argent, se rallumèrent. D'anciens mécaniciens Muls, formés par les PrêtresRois, avaient construit un groupe électrogène auxiliaire pour alimenter le réseau principal. Quand les lumières clignotèrent, puis irradièrent leur pleine clarté, les humains du camp de Misk poussèrent des acclamations, sauf les Porteurs de Gur, pour lesquels les ampoules n'avaient pas grande importance. Intrigué par la solidité des cases de plastique que j'avais vues dans le Vivarium, j'en parlai à Misk. Tous les deux, aidés d'autres Prêtres-Rois et d'humains, nous fîmes blinder de plastique une flottille de disques de transport qui seraient d'une grande efficacité, une fois armés de tubes d'argent, et qui, même sans armement, pourraient servir de véhicules de reconnaissance ou de moyen de locomotion, avec une certaine sécurité. Les terribles décharges des tubes abîmeraient et froisseraient le plastique, mais ne le perforeraient pas à moins d'une très longue exposition au feu. Un simple chalumeau marquait à peine ce matériau résistant. Dans la troisième semaine de la guerre, avec l'appui des disques blindés, nous commençâmes à porter le combat parmi les forces de Sarm, pourtant bien plus nombreuses. Notre service de renseignement était très supérieur au leur et les réseaux de conduits de ventilation permettaient aux hommes agiles des Champignonnières et aux extraordinaires Porteurs de Gur de se rendre à peu près partout où ils le voulaient dans le Nid. De plus, tous les anciens Muls qui luttaient à nos côtés s'étaient emparés de tuniques sans odeur, ce qui leur fournissait un excellent camouflage dans le Nid. Par exemple, il arriva plusieurs fois que, revenant d'un raid et ramenant parfois un tube d'argent pris à un compagnon de Sarm tué au combat, je passai inaperçu de Misk, quoique me tenant à quelques pas à peine de lui. À leur grand embarras, mais pour leur propre sûreté, les Prêtres-Rois du parti de Misk portaient, peinte sur le devant du thorax, l'initiale qui correspondait dans l'alphabet goréen à la première lettre de « Misk». Quelques-uns avaient protesté au début, mais après un certain nombre d'accidents évités de justesse - certains des humanoïdes sur lesquels ils fonçaient involontairement étant armés de tubes - leur attitude changea et ils furent tous impatients de voir leurs lettres de désignation clairement peintes, et rafraîchies de temps à autre. Cela mettait mal à l'aise les Prêtres-Rois de passer, sans le savoir, à quelques pas d'un individu agile, peut-être cache dans un conduit de ventilation et armé d'un chalumeau, et qui pouvait leur griller les antennes à sa guise; ou encore de se trouver soudain entourés d'un cordon de bergers silencieux qui, au premier signal, pouvaient leur planter dans le corps une douzaine d'aiguillons. Unis, les humains et les Prêtres-Rois constituaient un groupe de défense remarquablement efficace. Les données qui échappaient aux antennes étaient captées par les yeux des humains, et une odeur trop subtile était facilement recueillie par le Prêtre-Roi du groupe. En combattant ensemble, ils en venaient à se respecter réciproquement, à compter les uns sur les autres, à devenir, si incroyable que cela puisse paraître, des amis. Une fois où un Prêtre-Roi du parti de Misk avait été tué, les humains qui avaient combattu près de lui en pleurèrent. Une autre fois, un Prêtre-Roi brava le feu d'une douzaine de tubes pour sauver un des Porteurs de Gur blessé. À mon avis, la plus lourde erreur de Sarm dans cette Guerre du Nid fut de maltraiter les Muls. Dès qu'il devint évident que les Muls des Chambres de Pâture et des Champignonnières ainsi que les Porteurs de Gui venaient à Misk, Sarm en conclut, sans raison valable, qu'il devait considérer tous les Muls du Nid comme des ennemis. En conséquence, il fit exterminer systématiquement tous ceux qui se trouvèrent à portée de ses tubes d'argent, ce qui en poussa beaucoup, qui l'auraient volontiers aidé, à passer dans le camp de Misk. Cela nous apportait d'innombrables talents et capacités. De plus, les nouveaux venus nous informaient que les réserves alimentaires de Sarm étaient moins importantes que nous ne l'avions supposé. Encore ces réserves n'étaient-elles que des conserves de champignons de Muls. Selon la rumeur, les seuls Muls que Sarm n'avait pas ordonné de tuer à vue étaient les Implantés, des créatures comme Parp, qui m'avait accueilli à mon entrée dans le repaire des PrêtresRois. Une des idées les plus merveilleuses qui nous donna un avantage certain vint de Misk, qui m'informa d'une chose dont je n'avais encore que vaguement entendu parler: la maîtrise qu'avaient les Prêtres-Rois sur les phénomènes de la gravité. — Ne serait-ce pas parfois pratique que nos disques blindés puissent voler? me demanda-t-il. Je crus qu'il plaisantait, mais je répondis quand même: — Oui, ce serait même très utile. — Eh bien, nous allons les faire voler, affirma-t-il. — Comment ça? m'étonnai-je. — Vous avez certainement remarqué la légèreté étrange des disques de transport proportionnellement à leurs dimensions ? me demanda-t-il. — Oui. — Ils sont construits en partie d'un métal résistant à la gravité. Je dois avouer que je me mis à rire. Misk m'examina avec surprise. — Pourquoi enroulez-vous vos antennes ? s'informa-t-il. — Parce qu'il n'existe tout simplement pas de métal résistant à la gravité, répondis-je. — Mais alors, les disques ? Je cessai de rire. Oui, songeai-je, les disques... Je regardai Misk. — La réaction à la gravité est une caractéristique des objets matériels au même titre que leurs dimensions et leurs formes. — Non. — Par conséquent, poursuivis-je, il ne peut pas exister un métal résistant à la gravité. ; Et pourtant nous avons les disques, me rappela-t-il. Je me dis qu'il était vraiment obstiné. — D'accord, il y a ces engins. — Sur votre ancien monde, reprit-il, la gravité reste un phénomène aussi peu étudié que l'étaient en un temps l'électricité et le magnétisme, et cependant, vous avez à présent une certaine connaissance de ces choses... et nous autres, Prêtres-Rois, nous avons maîtrisé dans une certaine mesure la gravité. — Mais la gravité est très différente. — Exact, et c'est probablement pour cela que vous ne la connaissez pas. Vos propres travaux dans ce domaine en sont encore aux calculs mathématiques, pas encore à l'étape de l'utilisation contrôlée. — La gravité est incontrôlable, m'obstinai-je. Ses principes sont différents ; tout ce que l'on peut faire, c'est en tenir compte. — Et qu'est-ce que la gravité ? Je réfléchis un moment. — Je l'ignore, avouai-je. Moi, je le sais. Allons, au travail ! conclut-il. Dans la quatrième semaine de la guerre, nous disposions d'un véhicule équipé et blindé. Bien sûr, il était assez primitif, sinon que les principes selon lesquels il fonctionnait dépassaient de loin tout ce dont on savait se servir sur la Terre à cette époque, dont la science, je le comprends à présent, restait péniblement rudimentaire. Notre engin n'était qu'un disque de transport dont le dessous avait été revêtu de plastique et dont le dessus était un dôme de la même matière. Il y avait des commandes sur l'avant et des meurtrières dans les flancs, pour y passer les tubes d'argent. Il n'y avait ni hélices, ni brûleurs, ni turbines, et j'ai du mal à décrire ou à expliquer le mode de propulsion, sinon qu'il utilise les forces de la gravité contre elle-même de telle façon que la quantité - si je peux recourir à un terme aussi inepte d'Ur gravitationnel, l'appellation goréenne de la gravitation primitive, reste constante, grâce à une redistribution adéquate. Je ne crois pas que force, charge, ou toute autre expression qui vient à l'esprit traduise exactement Ur, aussi est-il préférable de conserver ce mot. Peut-être pourrait-on dire que l'Ur est ce qui justifie les équations gravitationnelles de Misk. Plus brièvement, la propulsion et la direction combinées du disque fonctionnaient grâce à la concentration des sondes de gravitation sur les objets matériels et à l'utilisation de leur puissance gravitationnelle tout en éliminant l'attraction des autres objets. Je n'aurais jamais cru que cela pouvait marcher, mais il est difficile d'opposer la théorie de la physique de mon vieux monde au fait que Misk avait réussi. D'ailleurs, c'est grâce au contrôle de la gravité que les Prêtres-Rois avaient, bien longtemps auparavant, amené leur propre monde dans notre Système Solaire, exploit mécanique qui, autrement, aurait été impossible, sauf peut-être en vidant l'océan de Thassa pour en extraire les noyaux d'hydrogène. Le vol du disque est incroyablement souple et l'on a l'impression que c'est le monde, et non l'engin, qui se déplace. Au décollage, on croirait que c'est le sol qui s'éloigne ; quand on avance, on dirait que c'est l'horizon qui se précipite au-devant de l'appareil ; si l'on passe en marche arrière, c'est l'horizon qui semble reculer. Sensation assez troublante au début. Et, naturellement et ironiquement, le premier disque volant fut un engin de guerre. L'équipage était composé de moi-même, secondé d'Al-Ka et Ba-Ta. Misk le pilotait à l'occasion, mais il s'y trouvait à l'étroit, et les Prêtres-Rois sont très mal à l'aise quand ils ne peuvent pas rester debout. Nous pensions détenir désormais l'arme décisive dans le conflit. Le feu des tubes pourrait endommager et, avec le temps, détruire notre « vaisseau », mais la cage de plastique assurait une solide protection à l'équipage qui pouvait, avec une certaine assurance, démolir tout ce qui l'approchait. En conséquence, Misk - et je fus d'accord avec lui estima que le moment était venu de lancer un ultimatum aux troupes de Sarm pour éviter, si possible, d'employer notre véhicule au combat. Nous ne tenions pas à anéantir l'ennemi par surprise, s'il était possible de remporter la victoire sans répandre le sang. Nous y réfléchissions quand, sans le moindre avertissement, un des murs du logement de Misk parut soudain se brouiller et se soulever, puis se réduisit d'un coup en une poussière si fine qu'elle fut aspirée par le conduit de ventilation. Misk me saisit et, avec la rapidité propre aux PrêtresRois, bondit à travers la pièce, envoyant promener au passage ma case ; puis il releva la trappe de fermeture et fonça dans le couloir en dessous, sans me lâcher. J'avais la tête à l'envers, mais je percevais à distance des appels, des cris, les plaintes des mourants, les bruits indéfinissables des déchirés, des mutilés, des écrasés. Misk se cramponnait à la paroi sous la trappe, me serrant contre son thorax. — Qu'est-ce que c'est ? demandai-je. — Rupture de gravité, me dit-il. C'est interdit; même aux Prêtres-Rois. Tout son corps tremblait d'horreur. — Sarm pourrait détruire le Nid, et même toute la planète, ajouta-t-il. Nous écoutions les cris, les hurlements. Nous n'entendions pas crouler les bâtisses, ni tomber les débris. Seulement des sons humains, dont la quantité et la qualité terrifiantes nous donnaient une idée des destructions en cours. 29 ANESTHÉSIE — Sarm est en train de démolir le lien d'Ur, dit Misk. — Soulevez-moi ! m'écriai-je. — Vous allez vous faire tuer. — Vite ! Misk obéit, et je franchis la trappe pour contempler un spectacle navrant. Le compartiment de Misk avait disparu, il ne restait plus que des traces de poussière là où s'étaient dressés les murs. À travers la pierre d'un tunnel voisin, je voyais l'étage inférieur du Nid. Je courus sur ce qu'il restait de sol et me penchai au-dessus du trou découpé dans la roche pour examiner le dessous. Au-dessus du niveau planaient dix vaisseaux, peut-être du même type que ceux utilisés pour la surveillance en surface, et chacun d'eux était armé d'une sorte de cône. Je ne voyais aucun faisceau sortir de ces armes, mais partout où elles pointaient, les objets matériels paraissaient frémir, puis trembler, puis disparaître dans un brouillard de poussière. Des nuages de particules restaient suspendus dans l'air gris sous la lumière des ampoules. Les cônes découpaient méthodiquement des tranches géométriques dans le complexe. Çà et là, quand un humain ou un PrêtreRoi fonçait à découvert, le cône le plus proche se braquait sur lui et, comme les bâtiments, il était réduit en poussière. Je me précipitai vers l'atelier où nous avions laissé notre disque transformé en engin de guerre. Sur le chemin, je me trouvai devant un fossé, découpé avec précision dans la roche même du Nid. Il mesurait près de trente-cinq pieds de large et quarante de profondeur. Je poussai un cri de rage, mais je savais ce que j'avais à faire, et je revins sur mes pas pour mesurer des yeux la crevasse. Gor est un peu moins volumineuse que la Terre et, en conséquence, la gravité y est moindre. Sinon, ce que j'envisageais aurait dépassé les capacités humaines. Même ainsi, je n'étais pas certain de réussir le saut, mais je devais essayer. Je pris un long élan et, d'un bond étonnant, parvins à franchir la brèche; je repris aussitôt ma course vers l'atelier de Misk. Je passai devant un groupe d'humains tassés contre les restes d'un mur coupé à deux pieds du sol sur une longueur de cent pieds. Un homme, à qui un bras manquait, gémissait, couché sur le sol. Le membre avait été littéralement détruit par les rayons invisibles des vaisseaux. — Mes doigts ! criait-il. Que j'ai mal aux doigts ! Une fille, agenouillée près de lui, s'efforçait d'étancher le sang avec un chiffon. C'était Vika! Je me précipitai près d'elle. — Vite, Cabot ! me dit-elle. Je dois lui faire un garrot ! Je saisis le moignon de l'homme et, en serrant les chairs, parvins à ralentir l'écoulement du sang. Vika ôta le chiffon puis, à l'aide d'une petite barre d'acier tombée du mur, elle s'exécuta rapidement et appliqua le tourniquet sur l'extrémité du bras. La fille de médecin travaillait vite et bien. Je me relevai. — Il faut que je me sauve, dis-je. — Je peux venir? demanda-t-elle. — On a besoin de toi ici. — Je sais, tu as raison. Elle leva la main, en guise de salut. Elle ne me demanda pas où j'allais. — Prends bien soin de toi, dit-elle. — Compte sur moi, répondis-je. Le blessé gémit, et elle se retourna vers lui. Était-ce bien Vika de Treve ? Je filai à l'atelier, ouvris la porte à deux battants, embar quai sur le disque, refermai le panneau et, en un instant, j'eus l'impression que le sol tombait sous mes pieds et que les portes se précipitaient sur moi. En moins de quelques ahns, j'avais conduit le véhicule jusqu'au vaste complexe du Nid où les dix vaisseaux de Sarm poursuivaient systématiquement leur oeuvre de destruction, avec autant de calme que pour peindre des lignes sur un mur ou tondre une pelouse. J'ignorais tout de leur armement, et je n'avais moi-même que l'unique tube d'argent du bord, une arme bien moins puissante que les disrupteurs gravitationnels des autres. En outre, je me rendais compte que mon blindage de plastique ne tiendrait pas plus que du papier de soie contre les cônes de Sarm, qui désintégraient toute matière et l'éparpillaient. J'arrivai dans l'espace grand ouvert et le fond du complexe de bâtiments se déroba sous moi. Je volais près des ampoules à énergie, au sommet de la coupole. Aucun des vaisseaux ne semblait avoir remarqué ma présence. Je plaçai le vaisseau de tête dans mon viseur et me laissai descendre sur lui, aussi près que possible, pour augmenter l'efficacité de mon tube. Je n'étais plus qu'à deux cents mètres quand j'ouvris le feu, l'attaquant par l'arrière pour éviter le rayon dévastateur de son cône. À ma plus grande joie, je vis le métal noircir et éclater comme une boîte de conserve trop gonflée, tandis que je m'engouffrai par-dessous pour remonter rapidement vers le ventre de l'ennemi suivant que je cinglai d'une langue de feu. Le premier se mit à tournoyer follement, puis piqua vers le sol. Je souhaitais que Sarm se soit trouvé dans le vaisseau de commandement déjà abattu. Le deuxième monta en chandelle jusqu'au plafond où il se fracassa pour retomber en une pluie de débris. Les huit autres cessèrent brusquement leur travail de démolition, et parurent indécis. Je me demandai s'ils communiquaient les uns avec les autres. C'était probable. Mais ils ne s'étaient pas attendus à rencontrer une opposition quelonque. Ils ne m'avaient peut-être pas encore vu. Je piquai une nouvelle fois, et un troisième véhicule se brisa comme un jouet sous mon tir. Je remontai, précédé de la flamme de mon tube qui frappa un quatrième vaisseau en plein milieu, l'expédiant à cent mètres de mon point de passage, en flammes. Les six qui restaient intacts se regroupèrent, leurs cônes de destruction braqués dans toutes les directions, mais je les survolais. Maintenant, si je piquais de nouveau, il me serait impossible de leur dissimuler ma position, ils sauraient que je me trouverais au-dessous d'eux à un moment ou à un autre, et l'un d'eux au moins me tiendrait sous son arme. Déjà deux vaisseaux faisaient mouvement, l'un se plaçant au-dessous de l'escadrille, l'autre au-dessus. Dans un instant, je n'aurais plus un seul angle d'attaque qui ne signifiât la mort pour moi. Le plafond de la coupole bondit vers le haut et je me retrouvai en plein milieu de mes adversaires, encadré de quatre côtés, sous l'un d'eux, survolant le sixième. Je voyais les appareils de recherche dans le nez des engins, qui sondaient les alentours. Mais je demeurais introuvable. À cette faible distance, je pouvais distinguer les capots supérieurs des vaisseaux, et il y avait assez d'oxygène sous le dôme pour permettre l'observation à vue, mais aucun des Prêtres-Rois ne se montrait. Ils se concentraient sur leurs instruments et devaient se poser des questions, ne me découvrant pas. Les deux hypothèses les plus logiques qui leur viendraient à l'esprit seraient d'abord que je m'étais enfui, et ensuite que je nichais parmi eux. Je souris malgré moi en me disant que la seconde ne s'imposerait sûrement pas à un Prêtre-Roi, car elle était très improbable, et eux beaucoup trop rationnels. Aucun de nous ne bougea durant une demi-ahn goréenne, puis durant toute une ahn. Je souris encore. J'étais certain de pouvoir attendre plus longtemps qu'un Prêtre-Roi. Brusquement, l'engin qui planait sous moi parut frissonner, puis il se brouilla et disparut. Mon coeur fit un bond. Un tir venu du sol ! J'imaginais Misk avec ses outils parmi tous les instruments de son atelier, ou expédiant un Prêtre-Roi rendu furieux dans quelque arsenal secret renfermant une arme interdite à laquelle Misk n'aurait jamais eu recours si Sarm n'avait pas créé un atroce précédent! Presque aussitôt, les cinq vaisseaux encore intacts se mirent en ligne et foncèrent vers l'un des tunnels qui menaient hors du complexe d'habitation. Le premier se transforma en un nuage de poussière alors qu'il était proche de la sortie, mais les quatre autres, suivis de mon disque volant, traversèrent le voile poudreux, et nous nous trouvâmes tous engagés dans le tunnel, en direction du domaine de Sarm. Ils étaient maintenant quatre, en fuite devant moi. Je notai avec plaisir que le tunnel était trop étroit pour leur permettre de virer. Férocement déterminé, je pressai la détente du tube. Il y eut un terrible jaillissement de flammes, puis j'entendis et vis voler des morceaux d'acier et de tubes contre mon blindage. Certains fragments avaient une telle vélocité qu'ils entaillèrent mon plastique si résistant et que mon engin décrivit des embardées, mais il se fraya un passage à travers cette forêt de débris et continua sa course. Désormais, les trois fuyards étaient loin devant moi et je dus ouvrir en grand la soupape de vitesse, pour tenter de les rattraper. Ils faisaient précisément irruption sous un autre dôme immense quand je les rejoignis et ouvris le feu sur le dernier, mais mon tir parut moins efficace ; la charge de mon tube devait être à peu près épuisée. Néanmoins, le vaisseau ainsi atteint se mit à décrire des lacets hasardeux, tout un flanc noirci et fripé après mon attaque. Puis il parut reprendre son contrôle et fit demi-tour comme un rat pris au piège, pour me faire face. Dans un instant, je me trouverais dans la ligne de mire du cône. Je grimpai au-dessus du vaisseau, et le gratifiai au passage d'une nouvelle giclée, malheureusement encore plus faible que la précédente. Je tentais de me maintenir au-dessus de lui, hors du champ de son arme. Je me rendis vaguement compte que les deux autres viraient aussi, pour se mettre en position de m'abattre. À cet instant, je vis le capot de l'engin abîmé — mais toujours menaçant — se soulever, et la tête d'un Prêtre-Roi en émerger. Sans doute quelque instrument de repérage avait-il été endommagé. Ses antennes firent un tour d'horizon, puis se braquèrent sur moi au moment même où je pressais la détente. La tête dorée se transforma en vapeur et le corps retomba par le panneau. Mon tube d'argent était peut-être en partie déchargé, mais c'était toujours une arme redoutable contre un ennemi à découvert. Telle une guêpe en colère, je fonçai au-dessus du panneau par lequel je déversai un jet de feu, qui emplit l'intérieur de flammes. Le vaisseau dériva comme un ballon, puis explosa alors que je descendais presque jusqu'au sol. Ma vitesse n'était pas suffisante car mon capot de plastique parut s'envoler sous le souffle de l'explosion, laissant derrière lui un flot de particules. Maintenant en plein vent, exposé, je devais consacrer toute mon attention à reprendre le contrôle de mon disque. Le tube restait intact dans sa meurtrière mais, avec la réduction de sa puissance, il ne constituait plus une menace pour les vaisseaux de Sarm. À quelques mètres de la surface, je repris le contrôle et, donnant toute la vitesse, je plongeai parmi un ensemble de bâtiments, puis m'immobilisai à quelques pieds au-dessus d'une avenue, entre les bâtisses. Le vaisseau de Sarm passa comme un faucon, puis se mit à décrire des cercles. Si mon tube avait encore eu son efficacité, j'aurais pu abattre cet ennemi sans difficulté. À ma gauche, un bâtiment se volatilisa. Je n'avais pas beaucoup de solutions, aussi remontai-je vers le ventre de l'adversaire. Il virait et faisait des lacets, mais je restais collé à lui, trop près pour qu'il puisse utiliser son arme. Le vent de la vitesse menaçait de m'arracher de mon siège. C'est alors que l'inattendu intervint. L'autre vaisseau de Sarm s'attaquait lentement, délibérément, à son compagnon. Je n'en croyais pas mes yeux, mais il n'y avait pas à s'y méprendre. Le cône se braquait posément contre l'allier. Le vaisseau qui me dominait parut frémir, tenter de virer et de fuir, puis, sentant que c'était inutile, il exécuta la manoeuvre inverse et s'efforça de braquer à son tour son arme contre son comparse. Je piquai vers le sol un instant à peine avant que le vaisseau explose silencieusement au-dessus de moi, en un gros nuage de poussière métallique qui scintillait sous la lumière des ampoules à énergie. Sous le couvert des débris qui pleuvaient de toutes parts, je fonçai parmi les rues de la zone d'habitation, puis remontai derrière le dernier vaisseau ennemi. Cette fois, mon disque répondait mollement et ne réagissait plus bien aux commandes. Je fus consterné de voir l'ennemi se tourner lentement vers moi et le cône de rupture s'élever pour me capter dans son champ. J'avais l'impression de flotter sans défense, dans l'attente de la destruction. Je ne pouvais pas échapper au faisceau grand-angulaire du cône. Je pesai de tout mon poids sur les commandes, mais sans obtenir de réaction. Je flottais encore au-dessus de l'ennemi, mais il s'inclinait et me maintenait dans son champ de tir. Puis, sans avertissement, l'arrière de mon disque disparut et l'avant plongea soudain. Tandis que la moitié du disque devenait poudre impalpable, et que l'autre moitié piquait vers les bâtisses, je saisis le tube d'argent et sautai vers le bas, sur le dos du vaisseau ennemi. Je rampai jusqu'au panneau et tirai sur l'anneau. Il était bouclé ! L'engin commença à s'incliner de côté. Les pilotes avaient probablement entendu des débris heurter leur coque et ils inclinaient le vaisseau pour les faire glisser, mais peutêtre savaient-ils que je m'étais accroché à leur coque. Je collai le tube contre les gonds du panneau, et pressai la détente. Le vaisseau s'inclina davantage. Le tube était presque en fin de charge mais, à bout pourtant, l'intensité du faisceau fit fondre le métal. J'arrachai le panneau de ses gonds, mais il m'échappa pour pendre par son loquet, et je me trouvai soudain suspendu, une main accrochée au bord de l'ouverture, l'autre cramponnée au tube d'argent, tandis que l'engin restait sur le flanc. Alors, avant qu'il ait pu se redresser, je jetai le tube à l'intérieur et m'y glissai à mon tour. Le vaisseau était à présent sur le dos, et j'étais debout sur son plafond, puis il se remit d'aplomb et je récupérai mon tube. L'intérieur était sombre, puisque conçu pour les seuls Prêtres-Rois, mais le panneau à demi arraché laissait pénétrer un peu de clarté. Une porte s'ouvrit à l'avant et un Prêtre-Roi s'avança, intrigué, surpris que le panneau ne soit pas fermé. Je pressai la détente et le tube lâcha une brève flamme, puis resta inerte ; heureusement, le corps doré du Prêtre-Roi noircit et, presque coupé en deux, se heurta à la paroi avant de tomber à mes pieds. Un autre vint à son tour, et je pressai la détente, mais sans résultat. Dans la pénombre, je vis ses antennes s'incurver. Je lui jetai le tube inutile qui rebondit contre son thorax. Les mâchoires massives s'ouvrirent et se refermèrent. Les lames cornées jaillirent de ses membres antérieurs. Je saisis mon épée que je n'avais jamais cessé de porter, et poussant le cri de guerre de Ko-ro-ba, je fonçai mais, en même temps, je me précipitai au sol sous les lames et portai un coup de tranchant aux pattes postérieures de la créature. Ses glandes émirent l'odeur de la peur et il tomba de côté, tout en cherchant à me saisir de ses autres membres. Son abdomen pendait maintenant sur le plancher, mais il se traînait vers moi, mandibules claquantes, en prenant appui sur les pattes avant. Je bondis entre les deux lames cornées et lui fendis à moitié la tête, d'un coup de glaive. Il se mit à trembler. Je reculai. Ainsi, voilà comment on peut tuer un Prêtre-Roi, songeais-je, il faut parvenir à trancher d'un coup mortel le réseau ganglionnaire. Mais cela me parut vite improbable, puisque le principal dispositif sensoriel, les antennes, se situe dans cette région. Puis, comme si j'étais son Mul favori, la créature tendit ses antennes dans ma direction. Le geste avait quelque chose de pitoyable. Voulait-il que je les lui peigne? Était-il encore conscient? Ou fou de douleur? Je ne comprenais pas. Le Prêtre-Roi fit alors ce qu'il souhaitait: d'un coup de sa tête dorée, il abattit ses antennes sur ma lame, les tranchant d'un coup; puis, se refermant sur sa propre douleur, abandonnant le monde extérieur dont il n'était plus maître, il glissa sur le pont d'acier du vaisseau. Il était mort. Je découvris ensuite que l'engin n'avait eu pour équipage que deux Prêtres-Rois, probablement l'un aux commandes et l'autre à l'armement. Maintenant sans pilote, il planait a l'endroit où l'avait arrêté le Prêtre-Roi avant de venir voir ce que devenait son compagnon. Il faisait sombre, sauf près du panneau. Toutefois, en tâtonnant, je gagnai le poste de pilotage. Là, à mon grand plaisir, je pus m'emparer de deux tubes d'argent pleinement chargés. En tâtonnant, je trouvai un endroit dénudé au plafond et je tirai une fois dessus, utilisant un tube pour ménager une ouverture par laquelle me parvint de la lumière. Je me mis alors à étudier le dispositif des commandes. Il y avait de nombreux cadrans à odeurs, des disjoncteurs, des boutons, des aiguilles, et tout cela n'avait guère de sens pour moi. Néanmoins, en procédant par analogie avec les commandes de mon propre disque, je parvins à trouver la sphère de direction permettant de choisir n'importe quelle orientation à partir d'un point quelconque, puis les cadrans d'altitude et de vitesse. Une fois, je heurtai brutalement le vaisseau contre la paroi rocheuse, et je vis éclater une ampoule, à travers mon hublot de fortune; je finis néanmoins par réussir à poser l'engin au sol sans autre dommage. Je décidai d'abandonner le bord. Même si j'avais eu la capacité de ramener le vaisseau, Misk l'aurait probablement abattu à vue avec son propre désintégrateur. Mieux valait pour moi trouver quelque conduit de ventilation qui me ramènerait dans nos propres lignes. Je me hissai par le panneau, puis me laissai glisser à terre. Les bâtiments de l'agglomération étaient déserts. Les fenêtres aveugles. Le silence total. Je crus cependant percevoir un bruit et je tendis l'oreille, mais en vain. Il m'était pourtant difficile de chasser l'impression que l'on me suivait. Et soudain, j'entendis une voix mécanique : — Vous êtes mon prisonnier, Tarl Cabot. Je pivotai, le tube d'argent prêt à cracher. Une odeur insolite me parvint aux narines avant que j'aie pu presser la détente. Non loin de moi, je vis Sarm, et derrière lui, cette créature, Parp, celui dont les yeux ressemblaient à des disques de cuivre étincelant. Mon doigt n'avait pas la force d'agir sur le tube. — Il est complètement anesthésié, fit la voix de Parp. Je m'écroulai à leurs pieds. 30 PLAN DE SARM ; Vous êtes maintenant implanté. Les mots venaient de loin, d'une direction incertaine ; je tentai de bouger, sans y parvenir. Lorsque j'ouvris les yeux, je vis les deux disques flamboyants de Parp, toujours sinistre et rondouillard Derrière lui, une batterie d'ampoules me brûlait les prunelles. Un peu sur le côté se tenait un Prêtre-Roi brunâtre, très mince, anguleux, visiblement très vieux, mais dont les antennes avaient gardé toute leur vivacité. Des bandes d'acier me maintenaient les bras, les jambes, la taille et la gorge sur une planche étroite, montée sur roues, un brancard. — Puis-je vous présenter le Prêtre-Roi Kusk? fit Parp en me désignant la haute silhouette. Ainsi c'était le grand biologiste du Nid, celui qui avait « créé » Al-Ka et Ba-Ta. Tournant la tête à grand-peine, je jetai un coup d'oeil sure la pièce. C'était une sorte de salle d'opération, bourrée d'instruments, avec des râteliers de pinces et de scalpels. Dans un angle se dressait une grosse machine en forme de tambour, avec une porte à joint étanche, qui devait être un stérilisateur. — Je suis Tarl Cabot de Ko-ro-ba, dis-je d'une voix affaiblie, comme pour me persuader moi-même de mon identité. — Plus maintenant, rectifia Parp. Vous avez l'honneur d'être, comme moi, une créature des Prêtres-Rois. — Vous êtes implanté, m'affirma le tradémetteur du Prêtre Roi Kusk. Je fus pris d'une terrible nausée. Tout en n'éprouvant aucune douleur, ni le moindre inconfort physique, je comprenais que ces êtres avaient installé dans mes tissus cervicaux une de ces grilles dorées qui obéissaient à la Chambre de Surveillance. Je me rappelais l'homme d'Ar que j'avais rencontré si longtemps auparavant sur la route déserte de Ko-ro-ba, qui avait tenté de lutter contre ses commandements et dont le cerveau avait brûlé, lui conférant enfin la liberté dans la mort. J'étais horrifié de ce que l'on m'avait fait subir et je me demandais ce que seraient mes sensations, ou même si je me rendrais compte du moment précis où je serais manipulé par les Prêtres-Rois. Mais ce que je craignais le plus, c'était d'être utilisé pour causer du tort à Misk et à ses amis. On pouvait m'envoyer parmi eux pour les espionner, pour déjouer leurs plans, peut-être même pour le tuer ainsi qu'Al-Ka, Ba-Ta et tous les autres chefs. Ma carcasse en tremblait de désespoir, et j'enrageais de voir ricaner ce Parp de malheur. J'avais envie de serrer son gros cou entre mes mains. — Qui m'a fait cela? demandai-je. — Moi, répondit Parp. Ce n'est pas aussi difficile que vous pourriez le croire, et j'ai exécuté l'opération de nombreuses fois déjà. — Il est membre de la Caste des Médecins, intervint Kusk, et il est plus adroit de ses mains que n'importe quel Prêtre-Roi ne l'est de ses membres. — De quelle ville ? m'informai-je. Parp m'examina. — De Treve, me dit-il. Je refermai les yeux. Il me semblait que tant que j'étais encore maître de moimême, je devais me suicider. Sinon, je deviendrais une arme entre les pattes de Sarm, pour massacrer ceux que j'aimais. L'idée du suicide m'a toujours effrayé, parce que j'apprécie la vie et qu'il me semble que chacun doit chérir les brefs moments de son existence, qu'ils soient faits de peines, de douleurs ou, à plus forte raison, de joies. Mais dans ces circonstances, je pensais qu'il y avait des choses plus précieuses que la vie, et que s'il n'en avait pas été ainsi, la vie même aurait perdu de sa valeur. Kusk, qui connaissait sans doute la psychologie des humains, se tourna vers Parp. — Il ne doit pas avoir la possibilité de mettre fin à ses jours avant que la résille de contrôle soit sous tension, prévint-il. — Bien sûr, convint Parp. J'eus le coeur saisi. Parp se mit à pousser le brancard roulant. ; Vous qui êtes un homme, tuez-moi ! lui dis-je. Il se contenta de rire. Hors de la salle, il tira de sa sacoche une petite boîte de cuir dans laquelle il prit une lame minuscule et aiguë avec laquelle il me gratta le bras. — Espèce de sleen ! l'insultai-je. Et je perdis connaissance. Ma prison était un disque de caoutchouc, de un pied d'épaisseur, de dix de diamètre. Au centre, profondément enfoncé pour que je ne puisse pas me cogner le crâne dessus, il y avait un anneau de fer. De là partait une lourde chaîne attachée à l'épais collier de métal que je portais au cou. En outre, j'avais des fers aux chevilles, et les mains prises derrière le dos dans des menottes d'acier. Le disque même se trouvait dans le quartier général de Sarm. Je crois que ce dernier en tirait un vif plaisir. Il venait de temps à autre se pencher sur moi, pour se vanter du succès de sa tactique et de sa stratégie. Je remarquai que la lame cornée que je lui avais tranchée dans la Chambre de la Mère avait maintenant repoussé. Il la brandit au-dessus de moi, plus fraîche et dorée que le reste de son corps. — Encore une supériorité des Prêtres-Rois sur les humains, me dit-il en enroulant ses antennes. Je lui accordai ce point, par mon silence. J'étais stupéfait des capacités de ces ennemis dorés contre lesquels de simples hommes osaient se soulever. Quelle part de vérité y avait-il dans ce que me raconta Sarm, durant cette période? Je l'ignorais, mais j'apprenais pas mal de choses lorsque les Prêtres-Rois et les quelques Muls Implantés qui étaient leurs serviteurs venaient lui rendre compte des activités. Il restait normalement un tradémetteur branché en permanence dans le poste de commandement, aussi n'avais-je aucune difficulté à suivre ce qui se racontait. Cet appareil était à l'usage de créatures semblables à Parp, qui passaient une bonne partie de leur temps au quartier général. Pendant des jours, je restai agenouillé ou couché sur mon disque, torturé d'impuissance, pendant que les combats faisaient rage alentour. Toutefois, pour des raisons que j'ignorais, Sarm n'avait pas encore activé la résille pour m'assujettir à sa volonté. Le sale individu qu'était Parp passait beaucoup de temps dans le voisinage, fumant sa courte pipe qu'il rallumait sans cesse avec le petit objet d'argent que j'avais d'abord pris pour une arme. Pour la guerre, on n'avait plus recours à la modification de la gravité. Il se révélait que Misk, se méfiant de Sarm dès le début, disposait également de cette arme. Sarm, apeuré devant les désastres qui pouvaient en résulter, s'abstenait donc désormais d'user de ces moyens. J'appris qu'il y avait de nouveaux véhicules volants dans le Nid, des vaisseaux construits par les hommes de Misk, et des disques à présent blindés, par ceux de Sarm. Plus un seul vaisseau de surveillance ne se trouvait à l'intérieur du Nid. En outre, les forces s'équilibraient et la guerre dans les airs, loin d'être décisive comme Misk et moi l'avions espéré, aboutissait à la même impasse que les combats au sol. Peu après l'échec de son attaque gravitationnelle, Sarm avait fait répandre dans la partie du Nid occupée par Misk et ses troupes divers organismes vecteurs de maladies, dont beaucoup n'avaient plus évolué en liberté depuis des siècles. D'autre part, si virulents qu'aient été ces assaillants invisibles, l'extrême hygiène des Prêtres-Rois et des Muls, et l'emploi de puissants bactéricides avaient dissipé cette autre menace. Mais le moyen le plus sauvage et le moins naturel de tous, au moins dans la pensée d'un Prêtre-Roi, était d'avoir laissé sortir de leurs tunnels les Scarabées Dorés. Ces créatures, au nombre de deux cents ou plus, furent lâchées puis, à partir de disques de transport couverts, pilotés sans risques par des Prêtres-Rois grâce à un système d'oxygénation interne, chassées en direction des quartiers du Nid encore sous le contrôle de Misk et de ses forces. La sécrétion qui s'amasse sur les crinières des Scarabées, et dont l'odeur m'avait étouffé dans le tunnel étroit, semble avoir un effet intense de coercition incompréhensible pour un homme - sur les très sensibles antennes des Prêtres-Rois, les attirant, comme hypnotisés, vers les mandibules de la Bête, qui n'a plus qu'à plonger ses tubes d'aspiration dans leur corps pour en absorber tous les fluides. Les Prêtres-Rois partisans de Misk commencèrent à quitter leurs postes pour apparaître dans les rues, le corps penché en avant, les antennes pointées vers les émanations des Scarabées. Ils ne disaient rien, ils n'expliquaient rien à leurs alliés humains qui, absolument ahuris, les voyaient déposer leurs armes et s'approcher des Bêtes. Ensuite, il semble qu'une femme courageuse, une ancienne Mul non identifiée, ait compris la situation et, s'emparant d'un aiguillon que tenait un des Pâtres ébahis, ait foncé droit contre les Scarabées, les combattant farouchement de ce javelot improvisé, et parvenant ainsi à les repousser. Bientôt, d'autres s'étaient joints à elle et avaient renvoyé les lourdes masses dans la direction d'où elles étaient venues. Dès le lendemain, un des propres éclaireurs de Sarm jeta son arme et, selon la formule des Prêtres-Rois, succomba aux Plaisirs du Scarabée Doré. Maintenant, les Bêtes se promenaient librement dans le Nid, constituant une menace surtout envers les forces de Sarm, car les Prêtres-Rois de Misk ne se hasardaient plus au-dehors sans se faire accompagner par un humain pou les protéger en cas de mauvaise rencontre. Et naturellement, par la suite, les Bêtes dérivèrent vers les parties du Nid occupées par les troupes de Sarm, car elles n'y rencontraient pas d'humains qui hurlaient en leur donnant des coups d'aiguillon. Le péril grandit au point que tous les Muls Implantés, y compris Parp, furent envoyés dans les rues pour protéger les Prêtres-Rois de Sarm. Chose étrange pour les humains, ni Misk ni Sarm ne leur permettaient de tuer les Scarabées, car les Prêtres-Rois, pour une raison que j'exposerai plus tard, se trouvent normalement incapables de tuer ou de faire massacrer ces dangereuses créatures aux élytres soudés. Sarm dut donc demander l'aide des humains. Il fit diffuser dans tout le Nid qu'il accordait l'amnistie générale à tous les anciens Muls et qu'il leur offrait une nouvelle chance de devenir les esclaves des Prêtres-Rois. À cette généreuse proposition, devinant qu'elle ne suffisait pas en soi, il ajoutait la promesse d'un baril de sel et de deux femmes pour chacun des hommes - quand la victoire lui aurait fourni des Muls femelles à distribuer. Aux femmes, il offrait de l'or, des bijoux, des pierres précieuses, des soieries, l'autorisation de laisser pousser leurs cheveux, et des esclaves mâles - qui seraient également fournis par la défaite de Misk. Dans un ordre d'idées plus pratique, il rappelait que ses forces restaient beaucoup plus importantes que celles de Misk, tant par le nombre des Prêtres-Rois que par la puissance de feu, qu'il remporterait de toute façon la victoire, et qu'à ce moment mieux vaudrait être de son côté. Moi qui n'aurais jamais abandonné Misk et la liberté pour rejoindre les troupes de Sarm, je devais quand même admettre qu'il finirait sans doute par gagner et que ses propositions pouvaient être tentantes pour quelques anciens Muls, notamment ceux qui avaient occupé des emplois importants dans le Nid avant la guerre. Je n'aurais pas dû être surpris, et pourtant je le fus, quand il se révéla que la première à déserter les forces de Misk était la traîtresse Vika de Treve. Je l'appris un matin quand je m'éveillai soudain dans mes chaînes sous la cruelle morsure d'une lanière de cuir. — Réveille-toi, Esclave ! cria une voix. Avec un rugissement de fureur, je me mis à genoux, tirant sur le collier qui me maintenait en place. Et le fouet me frappait sans cesse, manié par une main de femme gantée. Puis je l'entendis rire et je sus qui me torturait. Bien que ses traits fussent cachés dans les plis d'un voile de soie et qu'elle portât les Robes de Dissimulation, je ne pouvais pas me tromper à sa voix, à ses yeux, à son port. La femme au fouet, la femme vêtue de ces belles soieries, avec ses sandales et ses gants violets, c'était Vika de Treve. Elle fit glisser le voile, rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Elle me frappa de nouveau. — Maintenant, c'est moi la Maîtresse ! me lança-t-elle. Je la regardai fermement. — J'avais raison, dis-je. J'espérais pourtant m'être trompé. — Que veux-tu dire ? ; Que tu ne mérites rien d'autre que d'être esclave. ; Son visage se convulsa de colère et elle me frappa encore, cette fois au visage. La peau ouverte, je goûtai mon propre sang. — Ne le blessez pas encore sérieusement, intervint Sarm qui se tenait sur le côté de la scène. — Il est mon esclave ! cria-t-elle. Les antennes du Prêtre-Roi s'incurvèrent. — Il ne vous sera livré qu'après ma victoire, lui rappela-t-il. En attendant, j'ai besoin de lui. Vika lui jeta un regard impatient, presque méprisant, puis haussa les épaules. — Très bien. Je peux attendre. Elle ricana à mon adresse. — Tu me paieras ce que tu m'as fait subir, déclara-t-elle. Oui, tu le paieras. Et comme moi seule, Vika de Treve, je sais faire payer un homme ! J'étais quand même satisfait qu'il ait fallu un Prêtre-Roi pour m'enchaîner aux pieds de Vika, de ne pas m'être moimême mis au cou, dans l'espoir d'obtenir ses faveurs, un collier d'esclave. Elle pivota dans un envol de robes et quitta la pièce. Sarm approcha fièrement. — Vous voyez, Mul, comme les Prêtres-Rois savent user des instincts des hommes contre eux-mêmes. — Oui, je vois. Bien que j'eusse le corps meurtri des coups de fouet, je souffrais surtout en pensant à Vika, ce qui peut paraître surprenant, mais l'idée que j'avais toujours su qui et ce qu'elle était, et que pourtant j'avais toujours espéré au fond du coeur que j'étais dans l'erreur, m'était une torture de plus. Sarm alla à grandes enjambées se placer devant un tableau serti dans le mur. Il manoeuvra un bouton. — J'active votre résille de contrôle, m'annonça-t-il. Je me raidis dans mes fers. — Les tests préliminaires sont simples et pourraient vous intéresser, ajouta-t-il. Parp était entré et se tenait près de moi, tirant sur sa courte pipe. Je le vis couper le contact de son tradémetteur. Sarm fit tourner un cadran. — Fermez les yeux, me murmura Parp. Je n'éprouvai aucune douleur. Sarm m'examinait attentivement. — Fermez les yeux, répéta Parp, avec une intensité accrue. Je ne sais pourquoi, mais je lui obéis. — Rouvrez-les, dit Parp. J'obéis. — Baissez la tête, fit-il. Je m'inclinai. — Maintenant, tournez la tête dans le sens des aiguilles d'une montre... et maintenant en sens inverse. Tout à fait mystifié, je suivis ses instructions. — Vous avez perdu connaissance, m'informa Parp. À présent, vous n'êtes plus sous contrôle. Je regardai autour de moi. Sarm avait arrêté la machine. — Que vous rappelez-vous ? s'enquit Parp. — Rien. — Nous vérifierons les données sensorielles plus tard, déçida Sarm. — Les premières réactions semblent prometteuses, assura Parp, élevant soudain la voix. — Oui, acquiesça Sarm. Vous avez fait un excellent travail. Sur quoi, il fit demi-tour et sortit. Je regardai Parp qui souriait en tirant des bouffées de sa pipe. — Vous ne m'avez pas implanté, lui dis-je. — Bien sûr que non. — Et Kusk, alors ? — Il est aussi des nôtres. — Mais pourquoi ? — Vous avez sauvé la vie de ses enfants. — Mais il n'a pas de sexe et donc pas d'enfants ! — Si. Al-Ka et Ba-Ta. Croyez-vous qu'un Prêtre-Roi soit incapable d'amour? Mon emprisonnement sur le disque de caoutchouc me paraissait maintenant plus supportable. Parp avait été envoyé dans les rues pour éloigner les Scarabées s'ils venaient trop près de l'un des Prêtres-Rois. Par les conversations échangées dans le poste de commandement, j'appris que peu des humains qui combattaient aux côtés de Misk avaient répondu aux offres de Sarm. Cependant, quelques-uns, comme Vika de Treve, avaient déserté pour passer dans le camp qui leur paraissait devoir remporter la victoire. Mais ce n'était jamais qu'une poignée d'hommes et de femmes. Un jour, Sarm fit descendre des Salles d'en haut tous les humains qui y logeaient; c'étaient surtout des Esclaves de Chambre. Naturellement, celles-ci, ahuries et terrifiées, ne serviraient pas à grand-chose, mais il les offrait aux hommes des forces de Misk pour les inciter à déserter. Comme la beauté de ces filles était bien connue dans le Nid, leur présence pouvait avoir une certaine efficacité pour ses desseins. Pourtant, à ma grande surprise et à ma grande joie, une demi-douzaine d'hommes seulement vinrent chercher ces récompenses tant convoitées. Tandis que la guerre continuait, j'étais de plus en plus impressionné par le courage et la loyauté des hommes qui étaient prêts à mourir pour Misk, pour une des causes les plus insolites qui aient jamais réclamé la fidélité du genre humain. Vika venait me tourmenter tous les jours, mais il ne lui était plus permis de me fouetter. Sans doute sa haine envers moi était-elle motivée d'une façon ou d'une autre, mais je restais étonné de son intensité et de sa profondeur. Par la suite, elle se chargea de me nourrir et elle prenait plaisir à me jeter des morceaux de champignons et à me regarder laper l'eau dans le bassin qu'elle posait sur le disque. Sarm, qui se tenait en général dans la salle, semblait aussi s'amuser beaucoup de la façon dont Vika me traitait, et il enroulait ses antennes quand elle m'insultait, me défiait, ou me frappait parfois de son petit poing. Il semblait s'être pris d'une certaine tendresse pour cette nouvelle femelle Mul, et il lui arrivait de se faire peigner et soigner par elle devant moi, tâche qui paraissait la mettre en joie. — Quelle pitoyable chose tu peux être ! me disait-elle. Comme le Prêtre-Roi est doré, fort, brave et beau! Et Sarm lui tendait ses antennes pour qu'elle en brosse délicatement les cils. Je ne sais pourquoi ces soins de Vika m'irritaient, et je ne devais pas le dissimuler suffisamment, car Sarm lui demandait ce genre de service en ma présence de plus en plus souvent, et je remarquais avec une fureur grandissante qu'elle en paraissait toujours enchantée. Une fois, je lui lançai: — Mul domestique ! — Silence, Esclave ! répliqua-t-elle d'un ton hautain. Elle me regarda et émit un petit rire. — Pour ta peine, tu ne mangeras pas ce soir ! Malgré ses mauvais traitements, je me surprenais à vouloir la saisir entre mes bras, pour lui renverser la tête et lui prendre les lèvres comme si j'étais encore son maître. Mais je chassais au plus vite ces pensées. Cependant, peu à peu, contre toute probabilité, la Guerre du Nid commençait à tourner contre Sarm. L'événement le plus remarquable fut la reddition à Misk d'une délégation de Prêtres-Rois de Sarm, conduite par Kusk en personne, et leur engagement pour sa cause. Ce transfert de loyauté résultait apparemment de longues discussions entre les Prêtres-Rois qui avaient d'abord suivi Sarm parce qu'il était le Premier Né, mais avaient en de nombreuses circonstances protesté contre sa façon de faire la guerre, et notamment contre ses mauvais traitements envers les Muls, contre l'emploi des engins destructeurs de la gravité, ses tentatives pour répandre les maladies dans le Nid et, pour finir, contre son horrible recours aux Scarabées Dorés, stratagème absolument odieux aux yeux des Prêtres-Rois. Kusk et sa délégation passèrent à Misk alors que la lutte était encore indécise et que Sarm avait toutes les chances de la gagner. Ce n'était pas par intérêt personnel qu'ils s'étaient joints à une cause qui paraissait déjà perdue, mais pour le respect de certains principes. Peu après, d'autres Prêtres-Rois, ébranlés par la décision de Misk, commencèrent à parler de mettre fin au conflit. De plus en plus désemparé, Sarm rassembla ses forces et arma six douzaines de disques de transport pour effectuer une percée en territoire ennemi. Misk s'attendait à l'attaque, et les disques, bloqués par dés barricades, furent détruits sous le feu intense venu des toits. Seuls quatre disques rentrèrent chez Sarm. Il était clairement passé à une position défensive, car je l'entendis donner ordre de bloquer les tunnels qui menaient à son propre domaine. Je perçus même une fois le sifflement des tubes d'argent à quelques centaines de mètres de ma prison. Je me débattis en vain contre mes chaînes dans mon désir de participer au combat si proche. Puis vint une accalmie, et je crus comprendre que les forces de Misk avaient été repoussées. Mes rations de champignons avaient été réduites des deux tiers depuis ma capture. Je remarquai que certains Prêtres-Rois étaient à présent moins dorés, avec des traces de brun sur le thorax et l'abdomen, signes que je savais dus à la soif. C'était maintenant que se faisait sentir l'absence des approvisionnements emportés ou détruits par les Cultivateurs et les Pâtres. Pour finir, Sarm m'expliqua nettement pourquoi j'étais resté en vie, pourquoi je n'étais pas mort depuis longtemps. — On prétend qu'il y a la Confiance du Nid entre Misk et vous, me révéla-t-il. Nous allons bien savoir si c'est la vérité. — Que voulez-vous dire ? — Si la Confiance du Nid règne entre vous, Misk sera prêt à mourir pour vous. — Je ne comprends pas. — Sa vie en échange de la vôtre, fit Sarm. — Jamais ! criai-je. — Non ! intervint Vika, qui était restée un peu à l'écart. Il est à moi ! — Ne crains rien, petite Mul, lui répondit Sarm. Nous aurons la vie de Misk et tu garderas ton esclave. — Sarm est un traître, lui dis-je. — Sarm est un Prêtre-Roi, déclara-t-il. 31 LA VENGEANCE DE SARM Le lieu de rendez-vous avait été choisi. C'était l'une des places aménagées dans la zone encore sous le contrôle de Sarm. Misk devait y venir seul, nous rencontrer, Sarm et moi. Personne ne devait être armé. Misk se rendrait à Sarm, et moi, en théorie, j'aurais la liberté. Mais je savais bien que Sarm ne respecterait pas ces conventions, qu'il avait l'intention de supprimer Misk; ce qui éliminerait l'opposition, pensait-il. Ensuite, il me laisserait esclave, pour Vika, ou plutôt il me tuerait aussi, même si sa Mul domestique devait renoncer à sa vengeance. Quand je fus détaché de mes fers, Sarm m'informa que le petit boîtier dont il était muni commandait ma résille, et qu'au premier signe d'insubordination il augmenterait simplement la tension... ce qui me ferait - littéralement bouillir la cervelle. Je lui répondis que j'avais bien compris. Quelle aurait été sa réaction s'il avait appris que Parp et Kusk ne m'avaient pas posé l'implant? Malgré ce qui était convenu pour les armes, Sarm portait sur le dos, accroché au cordon de son tradémetteur, un tube d'argent. À ma grande surprise, Vika de Treve exigea d'accompagner son maître doré. Sans doute craignait-elle qu'il ne me tue, la privant ainsi de la vengeance qu'elle nourrissait depuis si longtemps. Il finit par consentir à ce qu'elle vienne avec nous. « Je désire tant voir le triomphe de mon maître ! » supplia-t-elle, et l'argument parut agir sur Sarm. Vika fit donc partie de notre groupe. Je devais marcher à une douzaine de pas en avant de Sarm, qui gardait une de ses pinces à proximité du bouton qui servait - croyait-il - à activer la résille de mon cerveau. Vika était à son côté. Je vis enfin à l'autre bout de la place la silhouette de Misk qui avançait posément. J'éprouvais un sentiment de profonde amitié pour le géant doré, en songeant que, Prêtre-Roi, il n'hésitait pas à donner sa vie en échange de la mienne, simplement parce que nous avions «entrelacé nos antennes» une fois, simplement parce que nous étions amis, simplement parce qu'il régnait entre nous la Confiance du Nid. Il s'immobilisa. Nous nous arrêtâmes aussi. Puis la marche reprit, lente, des deux côtés, sur les dalles de la place. Alors que Misk était encore hors de portée du tube de Sarm, mais assez près pour m'entendre, je courus vers lui, les bras levés, en criant: — Partez ! C'est un piège ! Partez ! Misk se figea. J'entendis l'appareil de Sarm: — Pour cela, vous allez mourir, Mul ! siffla-t-il. Je me retournai et vis qu'il se convulsait de rage. Deux de ses pinces faisaient tourner le bouton de commande. — Crève, Mul ! lança-t-il. Mais je restai devant lui, impassible. Il fallut un bref instant à Sarm pour se rendre compte qu'il avait été dupé. Il jeta violemment la petite boîte qui se brisa sur la pierre du sol. J'étais prêt à recevoir le feu de son tube d'argent qu'il avait ramené devant lui et braqué sur ma poitrine. — Très bien, fit-il. Que ce soit par le tube ! Je me tendis en l'attente de la flamme rapide qui détacherait ma chair de mes os. Il pressa la détente et j'entendis un faible déclic, mais l'arme ne tira pas. Sarm pressa de nouveau la détente. «Il ne fonctionne pas ! » me parvint la pensée de Sarm, par son appareil. Il tremblait de toute sa carcasse, n'y comprenant rien. — Non, s'écria Vika, je l'ai déchargé ce matin même ! La fille accourut près de moi dans le tourbillon de ses soieries colorées et, de sous ses Robes de Dissimulation, tira mon épée. Agenouillée près de moi, tête basse, elle me la mit dans la main. — Cabot, mon Maître ! dit-elle. Je pris le glaive. — Relève-toi, Vika de Treve, lui enjoignis-je. Tu es maintenant une femme libre. — Je ne comprends pas, émit le tradémetteur de Sarm. — Je suis venue pour assister au triomphe de mon Maître ! s'écria Vika de Treve, la voix vibrant d'émotion. Je la repoussai doucement de côté. — Je ne comprends pas, répéta Sarm. — C'est pourquoi tu as perdu la partie ! jetai-je. Sarm me lança le tube d'argent à la tête. J'esquivai le choc et entendis l'instrument ricocher sur une centaine de mètres de dalles sonores. Puis, à ma grande stupeur, Sarm pivota et, bien que je ne fusse qu'un humain, il prit la fuite. Vika se jeta dans mes bras en pleurant. Misk vint nous rejoindre en un instant. La Guerre était finie. Sarm avait disparu, et on le présumait mort. L'opposition à Misk se dissipa entièrement car elle n'avait tenu qu'autour de la forte personnalité de Sarm et de sa qualité de Premier Né. Les Prêtres-Rois qui l'avaient suivi croyaient dans l'ensemble obéir aux lois du Nid, mais, avec la disparition de Sarm, Misk, en qualité de dernier survivant des Cinq, devenait le Premier par la naissance et c'était à lui que l'on devait hommage. Les Muls qui avaient déserté pour se joindre aux forces de Sarm posaient un problème plus grave. J'eus plaisir à constater que le nombre de ces transfuges était seulement de soixante-quinze à quatre-vingts, dont deux tiers d'hommes et un tiers de femmes. Il n'y avait parmi eux ni un Porteur de Gur, ni un Cultivateur, ni un Pâtre. Al-Ka et Ba-Ta vinrent avec deux prisonnières, des filles effrayées, maussades, mais jolies, vêtues de tuniques courtes sans manches. Elles étaient attachées l'une à l'autre par une chaîne fixée à leurs cous par des cadenas. Des bracelets d'esclave leur maintenaient les mains derrière le dos. ; Elles avaient déserté, dit Al-Ka. ; -À présent, où sont votre or, vos bijoux, vos soieries ? leur demanda Ba-Ta, tandis qu'elles attendaient, à genoux. Elles baissèrent les yeux. ; Est-ce qu'on les tue immédiatement? s'enquit Al-Ka. Les filles s'entre-regardèrent, tremblantes de peur. J'examinai attentivement mes deux amis. Ils m'adressèrent un clin d'oeil, que je leur rendis. Je devinais leur plan. Je voyais bien qu'ils n'avaient nullement l'intention de faire du mal aux jolies créatures tombées entre leurs mains. — Si vous voulez... répondis-je. Elles se mirent à supplier. — Ne nous tuez pas ! pria l'une d'elles en relevant la tête, tandis que l'autre se prosternait aux pieds de Ba-Ta. Al-Ka les regardait. — Celle-ci a les jambes solides, déclara-t-il. — Et cette autre me paraît en bonne santé, dit Ba-Ta. — Désires-tu vivre ? demanda Al-Ka. — Oui, répondit la fille. — Très bien. Tu vivras... comme mon esclave. — ... Maître ! dit-elle. — Et toi ? demanda Ba-Ta à l'autre, d'un ton sévère. Sans lever la tête, elle répondit : — Je suis votre esclave... Maître. Alors, à ma grande surprise, Al-Ka et Ba-Ta tirèrent de leurs sacoches des colliers dorés, trop visiblement préparés d'avance. Il y eut deux forts déclics et les cous des prisonnières furent encerclés. Un des colliers portait le caractère gravé Al-Ka et l'autre Ba-Ta. Alors Al-Ka ôta la chaîne qui unissait les Muls femelles et il partit dans une direction, Ba-Ta dans une autre. Il semblait que les deux anciens Muls ne fussent plus aussi inséparables. Chacun partit, suivi de son esclave menottée. — Et moi ? Quel va être mon sort ? fit Vika en riant. — Tu es libre, lui rappelai-je. — Mais mon sort? Je ris à mon tour. — Le même que pour les autres, dis-je en l'enlevant dans mes bras, et je l'emportai hors de la salle dans le flot de ses Robes de Dissimulation. Depuis cinq jours, Misk et moi réfléchissions à la façon d'organiser le Nid, après cette guerre. Le plus simple était de rétablir les services indispensables pour que Prêtres-Rois et humains continuent de vivre. Le plus difficile était le moyen politique qui permettrait aux deux espèces si différentes de cohabiter dans la prospérité. Misk était tout prêt à accorder la parole aux humains dans la gestion du Nid et même - je ne l'aurais pas cru - à autoriser à regagner leurs cités ceux qui ne voudraient pas rester. Nous nous penchions sur ces questions quand soudain tout le sol du local où nous étions parut onduler, puis se brisa. En même temps, deux parois se fracassaient et retombaient en débris. Misk se plaça au-dessus de moi et, grâce à sa force prodigieuse, se redressa, tandis que les pierres rebondissaient sur son dos. Tout le Nid frémissait. — C'est un tremblement de terre ! m'écriai-je. — Sarm n'est pas mort, dit Misk. Tout couvert de poussière blanche, il regardait les ruines, l'air incrédule. Au loin nous entendions le dôme d'un quartier qui se craquelait et commençait à faire pleuvoir d'énormes morceaux sur les bâtiments. — Il est en train de démolir le Nid, reprit Misk. Il s'efforce de briser toute la planète. — Où est-il? demandai-je. — Au Centre d'Énergie, répondit Misk. J'enjambai les débris, sortis et sautai sur le premier disque que je trouvai. Malgré tous les décombres, et grâce au coussin de gaz, l'engin m'emportait en une course cahotante. En quelques instants, malgré les dommages subis par le disque, malgré ma vision gênée par la poussière, j'arrivai au Centre d'Énergie. Je descendis et me précipitai contre une des portes. Elle était bouclée. Mais il ne me fallut guère de temps pour trouver à proximité un conduit de ventilation et en arracher la grille. Moins d'une minute plus tard, j'envoyai promener d'un coup de pied une autre grille et sautai à l'intérieur du grand dôme. Je ne vis pas Sarm. Comme j'étais incapable de réparer seul les dommages qu'il avait pu causer, j'allai déverrouiller les portes de la vaste salle. Ainsi Misk et ses spécialistes pourraient-ils entrer, le cas échéant. Je venais à peine de rabattre les verrous qu'une décharge de tube d'argent vint écorcher le vantail au-dessus de ma tête. Je levai les yeux. Sarm était sur la mince passerelle en spirale plaquée à la surface du dôme. Une deuxième décharge creusa un trou dans le marbre fondu à deux mètres de mes pieds. En zigzag, je courus me plaquer à la surface intérieure du dôme, où Sarm ne pourrait pas m'atteindre de sa position supérieure. Mais il escalada la spirale et je l'aperçus tout en haut, silhouette dorée sur l'étroite passerelle horizontale. Il tira dans ma direction et me manqua, perçant un trou dans l'épaisseur du dôme; mais au prochain tir, il pourrait m'atteindre, aussi dus-je changer de position. Il parut alors se désintéresser de moi, probablement pour éviter de décharger son arme avant d'avoir accompli sa besogne essentielle. Il se mit ensuite à tirer méthodiquement sur les tableaux de commande, détruisant section après section. Des flammes jaillissaient des panneaux, tout le Nid semblait bouger, la planète même se convulsait. Il visa ensuite la source même d'énergie, qui se mit à gronder et à expédier des gerbes de feu violet presque jusqu'au trou ouvert par Sarm. D'un côté, sans trop y faire attention sur le moment, j'aperçus une silhouette bombée, un des Scarabées qui, perdu et terrifié, avait pénétré dans le Centre d'Énergie par le tunnel, puis par la porte que j'avais ouverte à l'intention de Misk et de ses Prêtres-Rois. Que faisaient-ils donc ? Je présumai qu'ils rencontraient pas mal d'obstacles sur leur chemin, après ces destructions massives. Il fallait à tout prix que j'arrête Sarm, mais comment faire? il avait un tube et je n'avais que mon épée. Il continuait de viser les instruments. J'espérais que son arme allait enfin se vider. Je quittai mon abri pour courir à l'étroit chemin qui montait contre la face du globe, où le feu bouillonnant se contenait à grand-peine, dans les sifflements et les éruptions de matière qui s'écrasaient contre les parois épaisses. Je montais rapidement et, bientôt, Sarm m'apparut clairement au sommet même du dôme d'où il m'avait une fois montré la grandeur des travaux des Prêtres-Rois et expliqué les modifications du réseau ganglionnaire qui avaient permis à son peuple d'acquérir une telle puissance. Il ne s'était pas encore aperçu de mon approche, ne me croyant probablement pas assez fou pour escalader la passerelle si découverte à son tir. Il pivota brusquement et me vit; il parut surpris, mais le tube se braqua dans ma direction et je me lançai en roulant sur les marches métalliques qui bouillonnaient derrière moi sous son feu. Puis la courbe de la coupole fut de nouveau entre lui et moi. Son arme tira de nouveau, découpant le sommet du dôme près de lui et allant frapper plus bas que moi. Deux fois encore, il me visa, et deux fois de plus, je me propulsai sur la passerelle, en m'efforçant de maintenir entre lui et moi les deux faces du globe. Puis il se remit à la destruction des tableaux d'instruments. Je repris mon ascension. Je vis avec joie la flamme de son tube crachoter et s'éteindre. Enfin l'arme était déchargée. Qu'allait faire Sarm à présent? De sa position au sommet qui avait été idéale pour la démolition du matériel, il ne pouvait plus rien. Ne regrettait-il pas d'avoir dépensé une part de sa charge à me tirer dessus? Pour continuer son oeuvre de destruction, il lui fallait maintenant descendre et s'attaquer directement aux tableaux, peut-être de l'autre côté de la salle. Mais il devrait passer devant moi, et j'étais bien résolu à l'arrêter si possible. Je remontai lentement les marches en évitant les parties entamées par son tir. Sarm ne paraissait nullement pressé. On aurait dit qu'il se contentait de m'attendre. Je le vis jeter son tube d'argent par une des déchirures qu'il avait ouvertes dans le dôme, et l'arme disparut dans la masse violette en ébullition. Enfin je me trouvai à moins de douze mètres de lui. Il avait suivi mon approche, et ses antennes se braquèrent vers moi tandis qu'il se redressait de toute sa taille. — Je savais que vous viendriez, dit-il. Un nuage de poussière flotta entre nous, me le cachant momentanément. — Je détruis la planète, poursuivit-il. Elle n'a plus d'utilité. Elle abritait le Nid des Prêtres-Rois, mais il n'y a plus de Prêtres-Rois... Il ne reste que moi, Sarm. — Il y a encore beaucoup de Prêtres-Rois dans le Nid, répliquai-je. — Non. Il n'y a plus qu'un seul Prêtre-Roi, Sarm, le Premier Né... celui qui n'a pas trahi le Nid, le préféré de la Mère, celui qui a conservé et honoré les vérités antiques de son peuple. Sa silhouette parut trembloter sur la passerelle et on eût dit que ses antennes flottaient au vent. Des pierres continuaient de tomber du plafond de la salle pour rebondir à la surface endommagée du globe bleu. — Vous avez détruit le Nid, reprit Sarm en me regardant sauvagement. Je ne répondis pas, je ne tirai pas l'épée. — Mais à présent, c'est moi qui vais vous détruire, annonça-t-il. Ma lame sortit du fourreau. Sarm tendit l'avant-bras vers la rambarde de la passerelle et, avec la force incroyable des Prêtres-Rois, en arracha dans une torsion une longueur de six mètres à peu près. Il tenait ce morceau d'acier aussi aisément qu'il eût fait d'une simple badine. Entre ses mains, c'était une arme terrible avec laquelle il pouvait me jeter à deux cents pieds, de l'autre côté de la salle, avant que je sois assez près de lui pour frapper. Je reculai et il avança d'un pas. — Plutôt primitif, reconnut-il en regardant sa barre d'acier, puis, en reportant sur moi ses yeux, les antennes courbées : Mais on ne peut plus approprié. Je ne pouvais pas battre en retraite car il était beaucoup plus rapide que moi, et je n'aurais pas même fait demi-tour qu'il serait sur moi. Impossible d'esquiver sur le côté, car j'aurais simplement glissé sur la surface lisse du globe comme une des pierres du dôme, pour m'écraser parmi les décombres. Devant moi, c'était Sarm avec sa barre. S'il me manquai t d'entrée, j'arriverais peut-être à m'approcher suffisamment pour lui porter un coup, mais il ne paraissait pas qu'il pût me manquer. Après tout, autant mourir là qu'ailleurs. Dans l'ampleur de la catastrophe causée par Sarm, le monde de Gor devait trembler, la lointaine Thassa devait soulever ses flots en raz de marée et les Montagnes de Thentis devaient crouler... J'imaginais la panique dans les cités de Gor, les navires en détresse sur les océans, les galopades éperdues des animaux effrayés... et, seul entre les humains, je me trouvais au point de départ du cataclysme, seul je voyais devant moi le responsable de la destruction d'un monde, le démolisseur doré de toute une planète. — Frappez, dis-je, qu'on en finisse ! Il leva sa barre et je sentis toute l'intensité meurtrière de son être. Un peu penché, le glaive en main, j'attendais. Mais Sarm ne frappa pas. À mon vif étonnement, la barre s'abaissa et Sarm me parut figé dans une attitude d'attention extrême. Ses antennes raidies frémissaient et chacun de ses cils sensoriels se dressait, s'étirait. Ses membres semblaient soudain sans force. — Tuez-le, dit-il. Tuez-le ! J'eus l'idée qu'il s'encourageait ainsi à en finir avec moi, mais il n'en était rien. Et moi aussi, je sentis la présence et me retournai. Plus bas que moi, accroché de ses six petites pattes aux degrés de l'escalier, grimpait le Scarabée Doré que j'avais aperçu en bas. Les mèches de sa crinière étaient soulevées comme des antennes et se mouvaient lentement, telles des plantes sousmarines dans les courants d'eau froide. L'odeur soporifique qui en émanait m'ébranlait bien que je fusse en plein air, au sommet du grand globe. La barre d'acier glissa des pinces de Sarm et tomba loin dans les débris, à grand bruit. — Tuez-le, Cabot, dit le tradémetteur de Sarm. Tuez-le, Cabot, s'il vous plaît. Le Prêtre-Roi était paralysé. — Vous êtes un humain, vous pouvez le tuer. Tuez-le, Cabot, je vous prie... Je m'écartai et me plantai sur le globe, cramponné d'une main à la rambarde. — Cela ne se fait pas, répondis-je à Sarm. C'est un grand crime que de tuer un Scarabée Doré. Lentement la grosse Bête me dépassa en me frôlant, les touffes de ses petites antennes tendues vers Sarm, ses longues mandibules creuses déjà ouvertes. — Cabot, fit l'appareil. — C'est ainsi que les hommes utilisent les instincts des Prêtres-Rois contre eux-mêmes, dis-je. — Cabot... Cabot... Cabot... Et, à ma grande stupeur, quand le Scarabée approcha du Prêtre-Roi, celui-ci s'affaissa sur ses pattes comme s'il se fût agenouillé, et plongea soudain sa tête et ses antennes dans la crinière ondulante de la Bête. Je vis les mâchoires se refermer comme des pinces et crever le thorax de Sarm. De la poussière tomba encore entre moi et le couple enlacé dans l'étreinte de la mort. Des pierres s'abattirent du dôme pour rebondir sur le sol, au-dessous de moi. Le globe et la passerelle me donnèrent l'impression de se soulever dans un vaste tremblement, mais les deux créatures nouées ensemble au-dessus de moi ne s'en aperçurent pas. Les antennes de Sarm restaient plongées dans la crinière du Scarabée, il la caressait de ses pinces, il prenait même des mèches entre ses mâchoires pour en lécher les sécrétions. — Le plaisir, émettait l'appareil de Sarm, le plaisir, le plaisir... Impossible de ne pas entendre l'atroce bruit de succion des mandibules de la Bête. Maintenant, je savais pourquoi les Scarabées Dorés avaient droit de cité dans le Nid, pourquoi les Prêtres-Rois se refusaient à les tuer, même au prix de leur propre vie. Je me demandais si quelques gouttes de cette sécrétion des Scarabées étaient une récompense suffisante pour un Prêtre-Roi qui avait consacré des millénaires à l'ascétisme de la science, si elles apportaient un terme acceptable à ces longues vies passées dans la dévotion au Nid, à ses lois, au devoir, à l'exercice du pouvoir. Je savais que les Prêtres-Rois ne connaissaient que peu de joies, et j'imaginais maintenant que la mort était sans doute pour eux la plus grande. Un instant, en un suprême effort de volonté, Sarm arracha sa tête de la crinière et me regarda fixement. — Cabot, dit le tradémetteur. — Mourez, Prêtre-Roi, dis-je doucement. Le dernier message de Sarm fut : — le plaisir. Puis, dans un spasme ultime, le corps de Sarm se libéra des mâchoires de la Bête et se redressa de toute sa taille, peut-être vingt pieds de haut. Il se tint ainsi au sommet du vaste dôme bleu sous lequel brûlait en sifflant la source d'énergie des Prêtres-Rois. Puis il tomba de la passerelle, glissa sur la surface du globe incandescent et s'écrasa dans les décombres. Le Scarabée léthargique et enflé se retourna lentement vers moi. D'un seul coup de ma lame, je lui ouvris la tête. Je poussai du pied le corps arrondi qui dégringola à son tour pour rejoindre celui de Sarm. Je restai là, en haut du globe, et contemplai les ruines du Nid. Loin au-dessous de moi, derrière les portes, je distinguais des silhouettes de Prêtres-Rois, dont Misk. Je rassemblai mes esprits et redescendis le long de la passerelle. 32 À LA SURFACE — C'est la fin, dit Misk, la fin. Il réglait frénétiquement les commandes d'un tableau' principal, les antennes raidies de concentration tandis qu'il se penchait sur un cadran d'odeurs au-dessus d'un boîtier. D'autres Prêtres-Rois travaillaient à ses côtés. Je regardai le corps de Sarm, doré, disloqué parmi les décombres, à demi couvert de la poussière qui flottait comme une brume dans la vaste salle. J'entendis une femme qui s'étouffait près de moi, et je passai le bras autour des épaules de Vika de Treve. — Il nous a fallu longtemps pour parvenir jusqu'à vous, me dit Misk. Et maintenant, il est trop tard. — La planète? m'enquis-je. — Le Nid... le Monde. La masse bouillonnante à l'intérieur du globe attaquai maintenant les parois mêmes avec des craquements et des sifflements, et des ruisselets d'un fluide épais filtraient par des fêlures. Partout des gouttelettes de la même matière se conden saient à l'extérieur du globe. ; Il faut quitter ce lieu, le globe va éclater, déclara Misk. Il désignait le cadran d'odeurs qui, bien entendu, ne me communiquait rien de particulier. — Partez, émit son appareil. Je soulevai Vika et l'emmenai hors de la salle frémissante, accompagné des Prêtres-Rois et des humains venus avec Misk. Je me retournai juste à temps pour le voir bondir du tableau jusqu'au corps de Sarm, parmi les débris. Un bruit déchirant s'éleva et tout un côté du globe s'ouvrit, déversant dans la salle une avalanche du fluide en fusion. Et Misk continuait de tirailler sur le corps de Sarm, au milieu des pierres et des gravats. Le flot semblable à une lave bouillonnante coulait vers le Prêtre-Roi. — Dépêchez-vous ! lui criai-je. Mais il n'y fit pas attention, tendu pour soulever un gros bloc de pierre tombé sur une patte arrière de Sarm. Je repoussai Vika et, sautant par-dessus les obstacles, je rejoignis Misk. — Venez ! lui criai-je en le frappant sur le thorax. Venez vite ! — Non. — Il est mort ! Laissez-le ! — C'est un Prêtre-Roi. Misk et moi, ensemble, tandis que la lave bleue se rapprochait, réussîmes à écarter la lourde pierre. Misk ramassa avec précaution la carcasse brisée de Sarm et nous nous hâtâmes vers la sortie, tandis que le flot dévorant recouvrait l'endroit où nous étions encore un instant plus tôt. Misk portant Sarm, moi-même, les autres Prêtres-Rois et les humains, parmi lesquels Vika, nous éloignâmes du Centre d'Énergie, pour regagner le quartier situé au coeur du territoire de Sarm. — Pourquoi? demandai-je à Misk. — Parce que c'est un Prêtre-Roi. — C'était un traître, il a trahi le Nid et il vous aurait tué par traîtrise, et pour comble, il a détruit et le Nid et le Monde. — Mais il était Prêtre-Roi, répéta Misk en effleurant de ses antennes le corps torturé de Sarm. Il était aussi le Premier Né. Et il était le bien-aimé de la Mère. Une énorme explosion se fit entendre derrière nous. Le globe avait fini par éclater et le vaste dôme qui l'abritait était fracassé du même coup. Le tunnel même où nous marchions se souleva et se cabra sous nos pas. On arriva à l'ouverture que Misk, ses compagnons et les humains avaient ménagée dans les éboulements, et on se retrouva dans un des quartiers principaux. Il y faisait froid et tous les humains, moi compris, frissonnaient sous leurs minces tuniques de plastique. — Regardez ! lança Vika en pointant un doigt. Tous, nous levâmes la tête et vîmes, loin au-dessus de nous, le ciel bleu de Gor. Une vaste déchirure, sur les flancs de laquelle des roches continuaient de rouler, s'était ouverte dans le plafond du Nid, écartant les couches supérieures du sol extérieur. Des humains pleuraient d'émerveillement parce que c'était la première fois qu'ils voyaient le ciel. Les Prêtres-Rois abritaient leurs antennes des radiations solaires. Je compris soudain combien les hommes leur étaient nécessaires, combien ils avaient besoin de nous. Les Prêtres-Rois étaient incapables de supporter le soleil ! Je levai les yeux. Et je sus alors pour la première fois ce que devaient être les douleurs, la gloire et la souffrance finale du Vol Nuptial. La Mère avait dit que ses ailes étaient comme des pluies d'or — Que c'est beau! s'écria Vika. — Oui, très beau, dis-je. Je la pris par les épaules pendant qu'elle pleurait, le visage levé vers le ciel lointain. À cet instant, à quelques pieds au-dessus des bâtiments du quartier, apparut un des vaisseaux de Misk, que pilotait Al-Ka, accompagné de sa femme. Il atterrit près de nous. Un petit moment après arriva un autre engin qui se posa près du premier. Ba-Ta avait aussi sa femme avec lui. — Le temps est venu de choisir où nous allons mourir, déclara Misk. Naturellement, les Prêtres-Rois ne voulaient pas quitter le Nid et, à ma grande surprise, la plupart des humains, dont un grand nombre étaient nés dans le Nid ou le considéraient maintenant comme leur patrie, tinrent à rester où ils étaient. Cependant d'autres embarquèrent sur les vaisseaux pour se faire emporter dans les montagnes, par l'ouverture sur le ciel. — Nous avons fait de nombreux voyages, dit Al-Ka, de même que les autres vaisseaux, car le Nid s'est ouvert sur l'extérieur en une douzaine d'endroits. — Où choisis-tu de mourir? demandai-je à Vika de Treve. — Auprès de toi, répondit-elle simplement. Al-Ka et Ba-Ta, comme je m'y attendais, remirent leurs vaisseaux à d'autres pilotes, car ils préféraient rester dans le Nid. Et leurs femmes - j'en fus sidéré - décidèrent de rester avec les hommes qui leur avaient attaché des colliers dorés au cou. J'aperçus Kusk, à une certaine distance. Al-Ka et Ba-Ta, suivis de leurs femmes, se dirigèrent vers lui. Ils se rencontrèrent à une centaine de mètres de l'endroit où je me tenais et je vis le Prêtre-Roi leur poser ses avant-bras sur les épaules. Ils attendaient l'écroulement définitif du Nid. — Il n'y a aucune sécurité là-haut, dit Misk. — Pas plus qu'ici, répondis-je. — Exact, convint-il. Nous entendions des explosions lointaines, assourdies, suivies de bruyantes cascades de roches. — Tout le Nid est en cours de destruction, commenta Misk. Je voyais des larmes dans les yeux des humains. — N'y a-t-il rien à faire ? demandai-je. — Rien, répondit-il. Vika leva les yeux vers moi. — Où choisis-tu de mourir, Cabot? s'enquit-elle. Je vis que le dernier vaisseau se préparait à prendre son essor par la grande ouverture dans le plafond du quartier. J'aurais aimé revoir une fois encore la face du monde, le ciel bleu, les champs verdoyants au-delà des Sardar sombres, mais je déclarai: — Je choisis de rester ici avec Misk, mon ami. — Très bien. Dans ce cas, je reste aussi, dit Vika en appuyant sa tête sur mon épaule. — Vous avez dit quelque chose qui ne se traduit pas, fit remarquer Misk, les antennes braquées vers moi. Je regardai ses énormes yeux dorés dont l'un portait encore la cicatrice blanchâtre de son combat contre Sarm dans la Chambre de la Mère. J'étais dans l'incapacité de lui expliquer mes sentiments envers lui, car sa langue ne contenait pas l'expression appropriée. — J'ai dit que je choisissais de rester ici avec vous, lui répétai-je, et quelque chose qui équivalait à la Confiance du Nid règne entre nous. — Je vois. Il m'effleura de ses antennes. De la main droite, je pressai un peu la pince qui reposait sur mon épaule gauche. Ensemble, nous vîmes le vaisseau décoller rapidement comme une petite étoile blanche, puis disparaître dans le bleu du ciel. Kusk, Al-Ka, Ba-Ta et les femmes vinrent à notre rencontre parmi les débris. Nous nous tenions sur les dalles mouvantes. Haut dans la muraille arrondie en voûte, quelques ampoules brûlaient encore; puis elles éclatèrent en projetant des étincelles qui s'éteignirent avant d'avoir touché le sol. Quelques tonnes de pierres croulèrent de l'ouverture, défonçant les toits des bâtiments et s'écrasant dans les rues. Une épaisse poussière nous enveloppa tous, et je resserrai les voiles de Vika autour de son visage. Misk avait le corps tout recouvert de poussière et j'en sentais moi-même dans mes yeux, ma gorge et mes cheveux. Je souris intérieurement car Misk se mettait déjà à l'oeuvre avec ses crochets. Le monde pouvait crouler autour de lui, il n'oubliait pas pour autant ses soins corporels. — Il est regrettable que le Centre d'Énergie auxiliaire soit si loin d'être terminé, me dit Al-Ka. Misk interrompit son nettoyage et Kusk abaissa également le regard sur Al-Ka. — Quel centre auxiliaire ? fis-je. — Le centre des Muls, que nous préparions depuis cinq cents ans en vue de la révolte contre les Prêtres-Rois. — Oui, confirma Ba-Ta, construit par des ingénieurs Mul formés par les Prêtres-Rois, à l'aide de pièces volées durant des siècles et cachées dans une partie abandonnée de l'Ancien Nid. — Je ne savais pas cela, dit Misk. — Les Prêtres-Rois sous-estiment souvent les Muls. — Je suis fier de mes fils, déclara Kusk. — Nous ne sommes pas des ingénieurs, protesta Al-Ka. - Non, mais vous êtes des humains, dit Kusk. — D'ailleurs, reprit Ba-Ta, il n'y avait que quelques Muls au courant du complot. Nous n'en avons nous-mêmes été informés qu'après la venue dans notre camp, pour la guerre, de quelques techniciens. — Où sont-ils en ce moment? demandai-je. — Au travail, dit Al-Ka. Je le pris par les épaules. — Y a-t-il une chance pour que le centre soit en état de fonctionner ? — Non. — Alors, pourquoi travaillent-ils ? — C'est humain, dit Ba-Ta. — Sottise, fit observer Misk. — Mais sottise humaine, répliqua Ba-Ta. — Oui, sottise, rêva Misk, les antennes légèrement enroulées. (Mais il en effleura les épaules de Ba-Ta pour lui montrer que ce n'était pas une méchanceté.) — Que manque-t-il? m'enquis-je. — N'étant pas ingénieur, je l'ignore, dit Al-Ka. Mais cela touche à la force Ur. — Voilà un secret que les Prêtres-Rois ont bien gardé, déclara Ba-Ta. Misk souleva ses antennes, l'air réfléchi. — Il y a le désintégrateur d'Ur que j'ai construit pendant la Guerre, nous communiqua son tradémetteur. Kusk et lui se touchèrent brièvement les antennes, puis se séparèrent. — Il est possible de réajuster les éléments du désintégrateur, dit-il. Mais il est peu probable que nous parvenions à refermer de façon satisfaisante la boucle d'énergie. — Pourquoi pas ? demandai-je. — D'une part, dit Misk, l'usine construite par les Muls doit être inefficace à la base ; d'autre part, si elle a été construite avec des éléments volés durant des siècles, il serait sans doute impossible d'obtenir un ensemble satisfaisant avec les pièces du désintégrateur. — Oui, dit Kusk, les antennes lamentablement inclinées, les chances ne sont pas du tout de notre côté. Une grosse roche tomba du toit et vint rebondir, telle une gigantesque balle de caoutchouc, tout près de notre groupe. Vika poussa un cri et se serra plus étroitement contre moi. Misk et Kusk commençaient à m'exaspérer. — Y a-t-il la moindre chance? demandai-je à Misk. — Peut-être... mais je n'ai pas vu leur usine. — Mais il est probable qu'il n'y ait pas la moindre chance, intervint Kusk. — À peine l'ombre d'une possibilité, convint Misk. — C'est bien ce que je pense, confirma Kusk. Je saisis Misk, arrêtant ses soins corporels. — S'il y a la moindre possibilité, vous devez essayer! lançaije. Il abaissa les yeux sur moi, ses antennes traduisant sa surprise. — Je suis un Prêtre-Roi, déclara-t-il, et la probabilité est si faible qu'un Prêtre-Roi, c'est-à-dire un être rationnel, ne voudrait pas passer à l'action dans ces conditions. — Mais il le faut! Une autre roche tomba et rebondit à une centaine de mètres. — Je désire mourir dans la dignité, reprit Misk, se remettant à peigner ses cils. Il ne convient nullement qu'un Prêtre-Roi s'affole comme un humain... à gratter de droite et de gauche alors qu'il n'y a plus de succès possible. — Eh bien, si ce n'est pas pour vous-même, dis-je, faites-le pour les humains - ceux du Nid et ceux du dehors - qui n'ont d'espoir qu'en vous ! Il cessa ses occupations. — Le souhaitez-vous, Tarl Cabot? s'enquit-il. — Oui. Et Kusk se tourna vers Al-Ka et Ba-Ta. — Le souhaitez-vous également ? — Oui, répondirent les deux anciens Muls. À cet instant, à travers le nuage de poussière soulevé par les chutes de pierres, je distinguai le dos bombé d'un Scarabée Doré, peut-être à une cinquantaine de mètres. Presque ensemble, Misk et Kusk soulevèrent leurs antennes et se mirent à frissonner. ; Nous avons de la chance, dit le tradémetteur de Kusk. ; Oui, acquiesça Misk, maintenant, nous n'aurons pas la peine d'aller au-devant de l'un des Scarabées. — Vous ne devez pas céder à ces Bêtes ! protestai-je. Les antennes des deux Prêtres-Rois s'étaient tendues vers le monstre dont la crinière commençait à se soulever. Je crus soudain sentir cette odeur anesthésiante. Je tirai l'épée, mais Misk me prit le poignet, m'empêchant de me précipiter pour tuer la Bête. — Non ! dit-il. Le Scarabée s'approcha, ses mèches ondulant au-dessus de son dos. — Vous devez résister au Scarabée Doré ! pressai-je Misk. — Je vais mourir, ne me refusez pas ce plaisir. Kusk fit un pas dans la direction de la Bête. — Il faut lui résister jusqu'au bout! m'écriai-je. — C'est la fin, dit Misk. Et j'ai bien essayé. Mais je suis fatigué à présent. Pardonnez-moi, Tarl Cabot. — Est-ce ainsi que notre père désire mourir? demanda Al-Ka à Kusk. --Vous ne pouvez pas comprendre ce que signifie le Scarabée Doré pour les Prêtres-Rois, mes enfants. — Moi, je crois le comprendre, mais vous devez résister! l'adjurai-je. — Voulez-vous donc que nous mourions en nous livrant à une entreprise inutile, fit Misk, comme des fous, pour nous priver des ultimes Plaisirs du Scarabée Doré ? — Oui ! — Ce n'est pas dans la manière des Prêtres-Rois. — Eh bien, que cela change ! hurlai-je. Misk se redressa, les antennes follement agitées, toutes les fibres de son corps entrant en vibration. Il restait planté à trembler dans la poussière. Il examinait les humains qui l'entouraient et le gros dôme doré de la Bête qui se rapprochait, tour à tour. — Chassez-le ! émit l'appareil de Misk. Avec un cri de joie, je me lançai contre le Scarabée, rejoint par Vika, Al-Ka et Ba-Ta, et, tous à la fois, en poussant, en décochant des coups de pied, en évitant les mandibules tubulaires, en lui jetant des cailloux, nous forçâmes la Bête à se retirer. Nous revînmes près de Misk et de Kusk, dont les antennes se touchaient. — Conduisez-nous à l'usine des Muls, dit Misk. — Je vais vous montrer le chemin, s'empressa Al-Ka. Misk se tourna de nouveau vers moi. — Je vous souhaite bonne chance, Tarl Cabot, Homme, dit-il. — Attendez, dis-je, je vous accompagne. — Vous ne pouvez nullement nous aider, déclina-t-il. Regagnez la surface, tenez-vous debout dans le vent, et regardez une fois encore le ciel et le soleil. Je levai les mains et Misk m'effleura les paumes de ses antennes. — Je vous souhaite bonne chance, Misk, Prêtre-Roi, dis-je. Il pivota et s'éloigna rapidement, suivi de Kusk et des autres. Nous restions seuls, Vika et moi, dans le quartier d'habitation en ruine. Il sembla que, soudain, tout ce qui subsistait encore de toit se fracassait et restait un instant suspendu au-dessus de nos têtes. J'enlevai Vika dans mes bras et quittai les lieux en courant. J'arrivai à une vitesse folle à l'entrée d'un tunnel. Je me retournai. Le plafond descendait avec une lenteur incroyable, les pierres flottant presque comme des flocons de neige. Je sentais en moi une forte réduction de la gravité de la planète et me demandais dans combien de temps elle allait éclater pour n'être plus qu'une ceinture de poussière au sein du système et finir par descendre en spirale pour se perdre dans les gaz incandescents du Soleil. Vika s'était évanouie dans mes bras. Je fonçai dans le tunnel, sans la moindre idée de ce que je faisais, sans savoir où j'allais. Et je me retrouvai, tout d'un coup dans le premierEnsemble du Nid, celui où je m'étais éveillé il y avait longtemps déjà. Comme dans un rêve, mes pieds ne touchaient le sol que tous les trente à quarante mètres, et je m'engageai sur la rampe ascendante qui menait à l'ascenseur. Seul le puits béait devant moi. La porte était brisée et il y avait des gravats dans le conduit. Il n'y avait plus de câbles et la cabine reposait à une cinquantaine de pieds au-dessous de moi, le toit défoncé. Nous étions bel et bien pris au piège dans le Nid. C'est alors que je remarquai, à quelque cinquante mètres de lit, une porte semblable, quoiqu'un peu plus petite. D'un bond je m'y ruai et tirai sur le levier. Le battant s'ouvrit et j'entrai, trouvant une pile de disques élévateurs disposée à l'intérieur. Je poussai en place le premier d'entre eux. La porte se referma et l'engin partit rapidement vers le haut. Quand la porte se rouvrit, j'étais une nouvelle fois dans la Salle du Trône des Prêtres-Rois dont le dôme élevé s'était brisé. Des fragments en gisaient sur les dalles. J'avais découvert le moyen d'ascension qu'avait utilisé au début Parp, l'ancien médecin de Treve, mon hôte pendant la première heure que j'avais passée dans le domaine. Je me rappelais que Parp et Kusk s'étaient refusés à m'implanter et qu'ils avaient fait partie de la résistance contre Sarm. Je savais maintenant qu'à mon arrivée, quand il m'avait parlé, il était sous le contrôle de la résille, que ses paroles et ses actes lui avaient été dictés de la Chambre de Surveillance. Mais celle-ci était démolie et, de toute façon, aucun PrêtreRoi n'aurait consenti à remettre la résille sous commande. Parp était devenu lui aussi son propre maître. Vika restait sans connaissance dans mes bras. J'avais disposé ses robes de façon à lui protéger les yeux, le nez et la bouche contre la poussière. J'allai devant le trône des Prêtres-Rois. — Salutations, Cabot ! dit une voix. Je levai les yeux. C'était Parp avec sa courte pipe, tranquillement installé sur l'énorme siège. — Il ne faut pas rester ici ! lui lançai-je en jetant un coup d'oeil inquiet sur les restes du dôme. — Il n'y a nulle part où aller, dit-il sans l'ombre d'un ressentiment en tirant sur sa pipe. (Une bouffée de fumée sortit du fourneau, mais le petit nuage, au lieu de dériver lentement, parut se dissoudre instantanément.) J'aurais pourtant bien aimé fumer une dernière bonne fois, regretta-til cependant. Il baissa les yeux sur moi, l'air indulgent, et en un ou deux pas flotta en bas des marches et vint se placer près de moi. Il souleva les voiles que j'avais rabattus sur le visage de Vika. — Elle est très belle, dit-il. Elle ressemble beaucoup à sa mère. — Oui, répondis-je. — J'aurais souhaité mieux la connaître, reprit Parp en souriant. Mais j'étais un père indigne d'une telle fille. — Vous êtes un homme très bon et courageux. — Je suis petit, laid et faible, protesta-t-il, et il n'est que justice qu'une telle fille me méprise. — Je crois qu'elle ne vous mépriserait plus, à présent. Il sourit en ramenant le voile sur la figure de Vika. — Ne lui dites pas que je l'ai vue, reprit-il. Qu'elle oublie son imbécile de père. Comme un petit ballon, il s'éleva en flottant et, d'un mouvement tournant, se rassit sur le trône. Il frappa des mains sur les accoudoirs et manqua de peu s'envoler audessus du siège. — Pourquoi êtes-vous revenu ici ? m'enquis-je. — Pour m'installer encore une fois sur le trône des Prêtres-Rois, m'expliqua-t-il en gloussant. — Mais pourquoi ? — Peut-être par vanité, peut-être à cause de mes souvenirs. (Il rit de nouveau et me fixa de ses yeux pétillants :) Mais aussi, j'aime croire que c'est le siège le plus confortable des Sardar ! Je ris à mon tour. Je levai la tête. — Vous êtes originaire de la Terre, n'est-ce pas ? lui demandai-je. — Cela fait longtemps, longtemps. Je n'ai jamais pu me faire à cette habitude de s'asseoir au sol. J'avais les genoux trop raides. — Vous étiez anglais ? — Oui. — Et on vous a amené ici à la suite d'un Voyage d'Acquisition ? — Bien sûr. Parp baissa un regard contrarié sur sa pipe. Elle s'était éteinte. Il prit du tabac dans sa sacoche de ceinture. — Cela fait combien de temps? m'enquis-je. Il entreprit de bourrer son petit fourneau. Ce n'était pas facile, avec la modification intervenue dans la gravité. — Êtes-vous informé de ces choses? fit-il, sans me regarder. — J'ai entendu parler des Sérums de Stabilisation. Il releva la tête, maintenant du pouce le tabac dans sa pipe. — Trois siècles, déclara-t-il. Il s'efforçait de mettre davantage de tabac dans sa pipe, mais les brins tendaient à flotter à quelques millimètres audessus du fourneau. Il finit par les tasser suffisamment pour les faire tenir en place et il alluma son brûle-gueule avec le briquet d'argent. — Où avez-vous pu trouver une pipe et du tabac ? lui demandai-je, car c'étaient des articles inconnus sur Gor. — Comme vous l'imaginez sans peine, j'en ai pris l'habitude sur la Terre, et comme j'y suis retourné plusieurs fois en qualité d'agent des Prêtres-Rois, j'ai eu la chance de m'en procurer. Par ailleurs, au cours des dernières années, j'ai cultivé mon propre tabac dans le Nid, sous des lampes. Le sol bougea sous mes pieds et je dus changer de position. Le trône s'inclina, puis reprit sa place. Parp paraissait plus soucieux de sa pipe qui tirait mal que du monde qui s'écroulait autour de lui. Finalement, la pipe s'alluma convenablement. — Saviez-vous que c'était Vika, la Mul femelle, qui a chassé les Scarabées Dorés quand Sarm les a lâchés contre les forces de Misk ? — Non, répondis-je, je l'ignorais. — Une belle et courageuse fille. — Ça, je le sais. C'est une femme fort noble et ravissante. Parp sembla heureux de me l'entendre dire. — Oui, fit-il, je le crois. (Et il ajouta d'un ton que je crus attristé:) Et sa mère était ainsi. Vika bougea entre mes bras. — Vite ! fit Parp, soudain effrayé. Emmenez-la hors de la salle avant qu'elle reprenne connaissance. Il ne faut pas qu'elle me voie. — Pourquoi ? — Parce qu'elle me méprise et que je ne pourrais pas supporter son dédain. — Je ne crois pas. — Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! pria-t-il. — Montrez-moi le chemin Parp vida promptement sa pipe contre le bras du trône. Les cendres et le tabac non brûlé restèrent suspendus dans l'air, comme une fumée, puis s'écartèrent. Parp remit la pipe dans sa sacoche. Il flotta jusque sur les dalles, puis il partit, ses sandales ne touchant le sol que tous les vingt mètres. — Suivez-moi ! me cria-t-il. Toujours chargé de Vika, je suivis le corps bondissant de Parp, dont la robe ondulait lentement autour de lui. Par un tunnel, nous arrivâmes bientôt à une porte d'acier. Parp agit sur un levier et le panneau remonta dans le mur. Au-dehors, je vis les deux larls, qui se tournèrent vers la porte. Ils n'étaient plus enchaînés. Les yeux de Parp s'écarquillèrent d'horreur. — Je croyais qu'ils seraient partis. De l'intérieur, je les avais détachés pour qu'ils ne meurent pas dans les chaînes. Il manoeuvra le levier et le panneau redescendit lentement, mais un des larls, en grondant sourdement, se précipita vers nous, réussissant à passer la moitié du corps et sa longue patte armée de griffes au-dessous. Nous fîmes un bond en arrière, et la patte tenta de nous agripper. La porte frappa l'animal sur le dos et, effrayé, il se redressa, repoussant le panneau, le tordant dans ses glissières. Le larl recula mais, présent, la porte, malgré les efforts de Parp, refusait de descendre. — Vous avez été bon pour eux, dis-je. — J'ai été un idiot, toujours aussi idiot ! — Vous ne pouviez pas savoir. La main de Vika se porta sur ses robes, et je la sentis se débattre pour se remettre debout. Je la posai au sol et Parp se détourna, se cachant la figure dans son vêtement. Je me tenais près de la porte, l'épée en main, pour en interdire l'entrée aux larls. Vika était maintenant debout, un peu en retrait. Au premier coup d'oeil, elle avait saisi la situation: la porte coincée et les deux larls en liberté de l'autre côté. Puis elle aperçut la silhouette de Parp et laissa échapper un petit soupir; elle regarda de nouveau les larls, puis le vieil homme. Du coin de je la vis tendre une main en avant en s'approchant de Parp. Après avoir repoussé le pan de vêtement derrière lequel il cachait son visage, elle lui caressa la joue — Père ! fit-elle en sanglotant. — Ma fille, dit-il en la prenant dans ses bras. — Je t'aime, père, dit-elle. Alors Parp se mit à sangloter, la tête contre l'épaule de sa fille. Un larl poussa le rugissement de la faim, celui qui précède l'attaque. Je connaissais bien ce cri. — Écartez-vous ! fit Parp. Je m'exécutai. Parp était encadré dans la porte, tenant à la main ce petit cylindre d'argent avec lequel je l'avais vu allumer sa pipe si souvent. Il retourna l'instrument et le pointa sur la poitrine du larl le plus proche. Il l'actionna soudain et un jet de feu sortit du cylindre, rejetant Parp à cinq pieds en arrière. Le larl se cabra brutalement, battant l'air de ses pattes, les crocs à nu, sa fourrure neigeuse noircie à l'endroit du coeur, puis il tournoya et retomba de l'autre côté du seuil. Parp jeta le petit tube. Il me regarda. — Pouvez-vous transpercer le coeur d'un larl? me demandat-il. À l'épée, ce serait un exploit extraordinaire, songeai-je. — Peut-être, avec de la chance, répondis-je. Le second larl, enragé, rugit et s'accroupit pour bondir. — Bien ! dit Parp, sans hésiter. Suivez-moi ! Vika hurla et moi je lui criai de revenir, mais il fonça pour se jeter dans la gueule du larl surpris, qui le souleva du sol et se mit à le secouer sauvagement. J'étais déjà sur l'animal et je lui plongeai ma lame entre les côtes, en plein coeur. Le corps de Parp, à demi déchiré, cou et membres rompus, retomba des mâchoires de l'animal. Vika se précipita en pleurant. Je retirai mon épée et la replongeai dans le coeur du larl jusqu'à ce qu'il ne bouge plus. J'allai près de Vika. Agenouillée contre le cadavre de son père, elle me dit: — Il avait si peur des larls. — J'ai connu bien des hommes courageux, lui assurai-je, mais aucun qui fût plus brave que Parp de Treve. Elle baissa la tête sur le corps dont le sang teinta ses robes. — Nous allons ensevelir le corps sous les pierres, dis-je. Ensuite, je nous couperai des vêtements dans la peau du larl. Nous avons une longue route devant nous, et il fera froid. Elle leva ses yeux pleins de larmes sur moi pour me donner son accord. 33 HORS DES SARDAR Vika et moi, vêtus de tuniques découpées dans la peau du larl blanc que j'avais tué, prîmes la direction de la grande porte noire ménagée dans la palissade entourant les Sardar. Ce fut un voyage étrange mais rapide, au cours duquel nous franchissions d'un saut les gouffres et paraissions presque nager dans l'air froid, tandis que je songeais que Misk, les Prêtres-Rois et les humains qui s'occupaient des machines dans le Nid échouaient probablement dans leurs efforts pour gagner la bataille dont dépendait la sauvegarde d'un monde. Ainsi, ce serait le triomphe de Sarm, le Premier Né, et le monde que j'aimais serait dispersé en grains minuscules qui iraient se fondre dans le bûcher ultime du Soleil. Alors qu'il m'avait fallu quatre jours pour parvenir au repaire des Prêtres-Rois dans les Sardar, ce fut le matin du deuxième jour qu'avec Vika je vis les ruines de la grande porte écroulée et de la palissade, symbolisée par quelques piliers de bois restés debout. La rapidité de notre retour était due en partie au fait que nous descendions, mais surtout à la diminution de la gravité qui me permettait, avec Vika dans les bras, de me déplacer à une allure dangereuse en temps normal sur la piste sinueuse. À plusieurs reprises, j'avais même pu sauter d'un lacet du chemin à un autre, en flottant sur plus de cent pieds, soit l'équivalent de cinq pasangs de piste. Il m'arrivait même d'abandonner la route sinueuse pour bondir d'une falaise à une autre. Il était tard dans la matinée du second jour quand nous vîmes les restes de la porte; la réduction de gravité était au maximum. — C'est la fin, Cabot, me dit Vika. — Oui, je le crois aussi. Nous étions sur la piste caillouteuse, tenant difficilement sur nos pieds. Nous voyions de vastes foules, portant les robes aux couleurs des castes de tout Gor, rassemblées de l'autre côté de la palissade et regardant avec frayeur dans la direction des Sardar. Il devait y avoir dans cette affluence des gens de presque toutes les cités de Gor; devant, en lignes qui s'étiraient hors de vue dans toutes les directions, je voyais les robes blanches des Initiés. D'où j'étais, je sentais même les fumées de leurs innombrables sacrifices, la chair de bosk carbonisée, l'encens, j'entendais leurs litanies implorantes, je les voyais se prosterner sans cesse, tandis qu'ils cherchaient à attirer sur leur monde l'indulgence des Prêtres-Rois. Je repris Vika dans mes bras et, mi-marchant, miflottant, je me dirigeai vers la porte béante. Une clameur s'éleva à notre vue, suivie d'un profond silence, et tous les yeux se fixèrent sur nous. Il me sembla soudain que Vika se faisait plus lourde et je pensai que j'étais fatigué. Je descendais la piste avec Vika et, en flottant vers le fond d'un petit fossé entre la piste et la porte, mes sandales heurtèrent si durement la roche que j'en éprouvai des picotements dans les jambes. J'avais dû mal calculer la distance. L'autre côté du fossé n'était qu'à une trentaine de pieds et il aurait dû me suffire d'un saut suivi d'un pas pour m'y poser, mais mon bond ne m'emporta qu'à quatre mètres et mon pied, en se posant, délogea un galet qui partit en rebondissant et que j'entendis frapper le fond. Je sautai une deuxième fois, en y mettant un peu de force, et sortis enfin du fossé pour redescendre à une dizaine de pieds de la porte. Quelque chose paraissait parler en mon coeur, mais je n'osais pas l'écouter. Puis je regardai, au-delà des ruines de la palissade, la porte écroulée, la fumée des feux de sacrifice, celle des encensoirs qui se balançaient. Elle ne se dissolvait plus, elle ne se dissipait plus. Elle montait à présent en minces filets vers le ciel. Je laissai échapper un cri de joie. — Qu'y a-t-il, Cabot? demanda Vika. — Misk a gagné ! m'écriai-je. Nous avons gagné ! Tout en la gardant dans mes bras, je fonçai à longues enjambées vers la porte. Dès que j'y parvins, je déposai enfin Vika au sol. Devant moi, la foule béait d'étonnement. Je savais que jamais dans l'histoire on n'avait vu un seul homme revenir des Monts Sardar. Les Initiés, par centaines, se tenaient agenouillés face aux hauteurs, vers les Prêtres-Rois. Je voyais leurs crânes rasés, leurs visages troublés, la peur dans leurs yeux, leurs corps tremblants sous les robes de leur caste. Peut-être s'attendaient-ils à me voir mourir de la Mort par le Feu, juste sous leurs yeux. Derrière les Initiés, debout, comme il convenait aux hommes des autres castes, se tenaient les hommes de cent cités, réunis ici pour prier les dieux des Sardar. J'imaginais sans peine les teneurs et les événements qui avaient amené tous ces hommes, normalement divisés par la guerre entre leurs villes, à se réunir à l'ombre des Sardar... les tremblements de terre, les raz de marée, les ouragans, les troubles atmosphériques et l'incroyable diminution de la pesanteur, la quasi-disparition du lien qui maintenait leurs pieds au sol. J'examinai les visages effarés des Initiés. Je me demandai si leurs crânes rasés n'étaient pas la survivance lointaine, ancestrale, de l'hygiène pratiquée dans le Nid. J'étais heureux de constater que les autres personnes, contrairement aux Initiés, ne s'humiliaient pas dans la poussière. Il y avait là des hommes d'Ar, de Thentis, de Tharna, reconnaissables aux deux cordons jaunes passés à leurs ceinturons; de Port Kar ; de Tor, de Cos, de Tyros ; peut-être de Treve, la Cité de Vika ? Il y en avait même de Ko-ro-ba, la Cité anéantie; et ces êtres appartenaient à toutes les castes, même aux inférieures, comme les Paysans, les Selliers, les Tisserands, les Chevriers, les Poètes et les Marchands, mais aucun d'eux ne s'avilissait comme les Initiés. Bizarre, songeais-je. Les Initiés se prétendent les plus proches des Prêtres-Rois, ils se disent même faits à leur image, et pourtant je savais bien qu'un Prêtre-Roi était incapable de s'abaisser à ce niveau. Il me semblait que malgré tous leurs efforts pour ressembler à leurs dieux, les Initiés se comportaient comme des esclaves. L'un d'eux se tenait cependant debout. J'en fus satisfait. — Venez-vous de la part des Prêtres-Rois ? demanda-t-il. C'était un homme de haute taille, un peu corpulent, aux traits doux et sans relief, mais il avait la voix très grave et devait faire grande impression dans les temples des Initiés, où l'acoustique était calculée pour tirer le maximum d'effet d'un tel timbre. Il avait les yeux rusés, alertes. Ce n'était sûrement pas un imbécile. Il portait à la main gauche un anneau épais orné d'une pierre où était gravé l'insigne d'Ar. C'était le Grand Initié d'Ar, nommé pour remplacer son prédécesseur que j'avais vu périr de la Mort par le Feu, des années auparavant. — Je viens du pays des Prêtres-Rois, dis-je en élevant de mon mieux la voix pour me faire entendre loin. Je ne tenais pas à avoir un entretien personnel avec cet individu qui, plus tard, pourrait rapporter mes dires à sa propre façon. Je vis son regard se porter furtivement sur la fumée d'un des feux de sacrifice. Elle montait maintenant en une légère spirale vers le ciel bleu de Gor. Il savait ! Il savait aussi bien que moi que le champ de gravité de la planète était en train de se reformer. — Je voudrais parler! criai-je. — Attendez, répondit-il, ô heureux messager des PrêtresRois. Je restai silencieux en attendant de comprendre ses intentions. Il fit un geste de sa main droite et on lui amena un beau bosk blanc, aux poils longs et désordonnés, aux cornes bien polies, qui avait été enduit d'huile, et qui arborait une guirlande de verroterie multicolore. Le Grand Initié d'Ar tira de sa poche un petit couteau et coupa une mèche de poils de l'animal, puis la jeta dans le feu. Il fit signe à un subordonné, qui ouvrit la gorge de l'animal avec un glaive. Un troisième compère recueillit le sang jaillissant dans une bassine dorée. Pendant que j'attendais, en m'impatientant, deux autres Initiés découpèrent une cuisse de la bête sacrifiée et la jetèrent au feu. — Tout le reste a été vain ! cria l'Initié en se balançant et en levant les mains. Puis il se mit à marmonner très rapidement des prières en goréen archaïque, langue utilisée par les Initiés pour communiquer entre eux et débiter le rituel. À la suite de cette longue litanie, coupée des fréquents répons des Initiés regroupés autour de lui, il s'écria: — Ô Prêtres-Rois ! Que ce dernier sacrifice détourne de nous votre colère ! Puisse-t-il plaire à vos narines et, puissiezvous, maintenant, consentir à écouter nos prières ! Il vous est offert par Om, le Chef de tous les Grands Initiés de Gor! — Non ! clamèrent une quantité d'autres Initiés, les Grands de diverses autres cités. Je savais que le Grand Initié d'Ar, suivant la politique de ceux qui l'avaient précédé, désirait l'hégémonie sur tous les autres – qu'il prétendait d'ailleurs déjà détenir – mais que les autres Grands la lui refusaient bien entendu, se considérant comme les premiers dans leurs villes respectives. Je prévoyais que, faute d'une victoire militaire d'Ar sur les autres cités, ou faute de l'introduction d'une réforme à grande échelle de la politique sur la planète, les prétentions du Grand Initié d'Ar resteraient toujours controversées. — Ce sacrifice vient de nous tous ! cria l'un des Initiés. — Oui ! Oui ! hurlèrent une quantité d'autres. — Regardez ! cria le Grand Initié d'Ar. Il désignait la fumée qui montait maintenant en une spirale à peu près normale. Il sauta sur place pour démontrer ce qu'il affirmait. — Mon sacrifice a plu aux narines des Prêtres-Rois! hurlat-il. — Notre sacrifice ! rectifièrent les autres, jubilant quant au résultat. La multitude assemblée là fit alors entendre une clameur de joie en comprenant que leur monde retrouvait l'ordre antérieur. Les cris de remerciement et de gratitude envers les Prêtres-Rois montaient de toutes parts. — Voyez ! reprit le Grand Initié d'Ar. (Il pointait le doigt vers la fumée qui, avec le vent changeant, s'inclinait à présent vers les Sardar.) Les Prêtres-Rois aspirent la fumée de mon sacrifice ! — De notre sacrifice ! insistèrent les autres. Je souriais tout seul. J'imaginais sans peine les antennes des Prêtres-Rois frémissant d'horreur à la seule pensée de cette fumée de graisse brûlée. Alors, à l'embarras soudain du Grand Initié, le vent tourna et la fumée partit en direction de la foule. Peut-être les Prêtres-Rois expirent-ils la fumée à présent, songeai-je avec ironie. Mais le Grand Initié était mieux instruit que moi en matière d'interprétation des signes. — Vous voyez bien ! Voilà que les Prêtres-Rois renvoient le souffle de mon sacrifice sur vous tous comme une bénédiction, pour le laisser aller dans tout Gor en témoignage de leur indulgence et de leur sagesse ! débita-t-il rapidement. Cris de soulagement et de gratitude envers les PrêtresRois, dans toute la foule. J'avais espéré pouvoir profiter de cette occasion bénie, avant que les hommes de Gor se rendent compte du retour à la gravité et aux conditions normales, pour leur commander de cesser leurs habitudes guerrières et de s'attacher à rechercher la paix et la fraternité, mais elle m'avait été soufflée par le Grand Initié d'Ar, à son propre avantage. Maintenant que la foule se réjouissait et commençait à se disperser, je comprenais que je n'avais plus d'importance, je n'étais qu'un signe de plus de la pitié des Prêtres-Rois, un simple personnage qui était revenu des Sardar... peu importait qui. Et à cet instant, je constatai, en outre, que j'étais entouré d'Initiés. Leur Code leur interdisait de tuer, mais je savais qu'ils recouraient à des hommes d'autres castes pour ce genre de besogne. Je fis face au Grand Initié d'Ar. — Qui êtes-vous, Étranger? me demanda-t-il. À ce propos, il n'existe en goréen qu'un seul mot pour exprimer « étranger » et « ennemi ». — Je ne suis personne, répondis-je. Je n'allais pas lui révéler mon nom, ma caste, ma cité. — C'est bien, dit-il. Ses frères se pressaient de plus en plus autour de moi. — Il n'est pas vraiment venu des Sardar, dit l'un d'eux. Je le regardai avec surprise. — Non, reprit un autre. Je l'ai vu. Il est sorti de la foule et a contourné la palissade pour revenir vers nous. Il était terrorisé. Il ne venait pas des montagnes. — Comprenez-vous ? me demanda le Grand Initié. — Parfaitement. — Mais ce n'est pas vrai ! s'emporta Vika. Nous étions dans les Sardar. Nous avons vu les Prêtres-Rois ! — Elle blasphème ! déclara l'un des Initiés. Je fis signe à Vika de se taire. Je me sentais soudain très triste, en me demandant quel allait être le sort des humains du Nid s'ils cherchaient à remonter à la surface et à regagner leurs cités. Peut-être pourraient-ils revenir, s'ils se taisaient, mais pas dans leurs villes, car les Initiés locaux se rappelleraient sûrement qu'ils étaient partis pour les Sardar et y avaient peut-être pénétré. Ce que je connaissais maintenant, ce que d'autres aussi connaissaient, ne changeait rien sur le monde de Gor. Les Initiés avaient leur propre mode de vie, leurs antiques traditions, leur confort, le prestige de leur caste, qu'ils prétendaient suprême, leur enseignement, leurs livres sacrés, leurs rites, leur rôle culturel. Qu'est-ce que cela changerait qu'ils sachent à présent la vérité ? Pouvais-je espérer qu'au moins en majorité ils allaient brûler leurs robes, abandonner toute prétention à des connaissances et à des pouvoirs secrets, pour ramasser la houe du Paysan ou les aiguilles du Couturier, pour accorder leur énergie à des tâches humbles mais honnêtes ? — C'est un imposteur ! avança un Initié. — Il faut qu'il meure ! dit un autre. J'espérais que ceux des humains qui avaient quitté le Nid n'allaient pas être pourchassés par les Initiés, puis brûlés ou empalés comme hérétiques et blasphémateurs. Ou encore les considérait-on comme des fanatiques, des idiots errants, tout simplement ? Qui croirait quelques vagabonds inconnus contre les affirmations de la puissante Caste des Initiés ? Et si quelqu'un croyait en leurs paroles, oserait-on l'avouer ? Apparemment, les Initiés avaient gagné la partie. À mon sens, la plupart de ceux qui avaient quitté les Sardar finiraient par tenter de se faire admettre en des villes nouvelles où ils mèneraient des vies neuves, tout comme s'ils ne détenaient pas le secret des Sardar. Je restais stupéfait de la grandeur et de la petitesse des hommes. Et puis, pris de honte, je me rendis compte que j'avais moi-même manqué de peu trahir mes semblables. J'avais eu l'idée de profiter du moment opportun pour prétendre venir de la part des Prêtres-Rois et encourager l'homme à vivre comme je le souhaitais moi, par respect pour lui-même et les autres, pour se montrer bon et digne de son héritage d'être intelligent. Pourtant, à quoi bon tout cela si ça ne venait pas du coeur de l'homme lui-même, mais seulement de sa peur des Prêtres-Rois et de son désir de leur plaire ? Non, je n'allais pas tenter de réformer l'homme, de déclarer que mes souhaits étaient ceux des Prêtres-Rois. Si l'homme s'élève il faut que ce soit de lui-même. Au fond, j'étais reconnaissant de l'intervention du Grand Initié d'Ar. Il fit un geste en direction de ceux qui se pressaient autour de moi. — Reculez ! leur dit-il, et ils obéirent. Devinant qu'il voulait me parler seul à seul, je priai Vika de s'écarter, ce qu'elle fit aussitôt. Soudain, je ne voyais plus en lui un ennemi et je sentais qu'il ne me considérait pas non plus comme une menace. — Connaissez-vous les Sardar? lui demandai-je. — Assez, répondit-il. — Alors pourquoi ? — Vous auriez du mal à comprendre. La cuisse du bosk, sifflant et crépitant sur le feu du sacrifice, répandait sa fumée. — Parlez, lui dis-je. — Pour la plupart, tout se passe comme vous le pensez, et ce sont des membres de ma Caste, simples et croyants, mais il y en a d'autres qui soupçonnent la vérité et en sont tourmentés, ou qui, la soupçonnant, voudraient... Mais moi, Om, Grand Initié d'Ar, et certains autres Grands Initiés, nous ne sommes pas comme eux. — En quoi êtes-vous différents ? — Moi-même... et quelques autres... nous attendons l'homme. (Il me regarda.) Il n'est pas encore prêt. À quoi ? — À croire en lui-même, répondit Om, ce qui était incroyable. Il me sourit. — Moi et d'autres, nous nous efforçons de maintenir ouverte cette brèche, pour qu'il la voie et la comble... et quelques-uns l'ont fait... mais pas beaucoup. — Quelle est cette brèche ? — Nous ne parlons pas au coeur de l'homme, mais seulement à sa peur. Nous ne parlons ni d'amour, ni de courage, ni de loyauté, ni de noblesse, mais bien des pratiques religieuses, de leur respect, et des châtiments édictés par les Prêtres-Rois. Si nous disions la vérité, il serait d'autant plus difficile à l'homme de se dépasser. C'est ainsi qu'à l'insu de la plupart des membres de ma Caste nous existons pour être un jour chassés et, de cette manière, indiquer à l'homme la voie de la grandeur. Je le regardai longuement en me demandant s'il me disait la vérité. Jamais un Initié ne m'avait avoué chose plus insolite. La plupart d'entre eux semblent uniquement préoccupés des rites et cérémonies, avec toute l'arrogance et le pédantisme archaïque de leur espèce. Je fus pris d'un bref tremblement, peut-être à cause du vent froid qui descendait des Sardar. — Et c'est pour cette raison que je reste un Initié, ajouta-t-il. — Il y a des Prêtres-Rois, finis-je par déclarer. — Je sais, mais qu'ont-ils à faire avec ce qui est le plus important pour l'homme ? Je réfléchis. — Sans doute... bien peu de chose. — Allez en paix, me dit l'Initié en s'écartant. Je tendis la main vers Vika, qui vint me rejoindre. Le Grand Initié d'Ar se retourna vers ceux qui l'entouraient. Il éleva la voix : — Je n'ai vu personne sortir des Sardar. Les autres nous regardaient. — Nous non plus, confirmèrent plusieurs voix. Ils nous firent place, et c'est entre leurs rangs que nous franchîmes par la porte en ruine la palissade qui, naguère encore, entourait les Sardar. 34 LES HOMMES DE KO-RO-BA — Mon père ! m'écriai-je. Mon père ! Je me précipitai dans les bras de Matthew Cabot qui, en larmes, me serra contre sa poitrine comme s'il ne devait jamais plus me lâcher. Une fois de plus, je revoyais ce visage fort et ridé, cette mâchoire carrée, cette crinière fauve et sauvage, si semblable à la mienne, ce corps mince, entraîné, ces yeux gris, pour le moment baignés de larmes. Je reçus un coup inattendu dans le dos et faillis en avoir le souffle coupé, et je me retournai en partie pour voir le gigantesque et brusque Tarl l'Aîné, mon ancien Maître d'Armes, qui me prit aux épaules dans ses mains fortes comme les serres d'un tarn. On me tirailla par la manche, je baissai les yeux et faillis m'éborgner sur un rouleau de parchemin que portait la petite silhouette en bleu, à mon côté. — Torm ! m'écriai-je. Mais les cheveux clairs et les yeux pâles du petit homme étaient cachés dans la large manche de sa robe bleue, et il s'appuyait à moi en pleurant sans la moindre gêne. — Tu vas tacher ton rouleau, dis-je. Sans relever la tête, sans perdre un sanglot, il fit passer le parchemin sous son autre bras. Je le soulevai du sol pour le faire virevolter et sa tête se découvrit, et Torm de la Caste des Scribes cria de plaisir, cheveux et robe au vent, sans lâcher le parchemin. Puis il se mit à éternuer et je le reposai au sol. — Où est Talena? demandai-je à mon père. Vika - ce fut à peine si je le remarquai - recula en m'entendant poser cette question. Aussitôt ma joie mourut, car le visage de mon père se fit grave. — Où est-elle? insistai-je. — Nous ne le savons pas, répondit Tarl l'Aîné, car mon père n'osait me le dire. Toutefois, il me prit par les épaules. — Mon fils, les gens de Ko-ro-ba ont été dispersés et nous n'avions pas le droit de nous réunir, et il ne reste rien de la ville. — Mais je vous vois ici, trois hommes de Ko-ro-ba. — Nous nous sommes rencontrés là, expliqua Tarl l'Aîné, et, comme cela paraissait être la fin du monde, nous avons décidé d'être ensemble une dernière fois - en dépit de la volonté des Prêtres-Rois - en hommes de Ko-ro-ba. Je regardai le petit scribe qui avait fini d'éternuer et s'essuyait le nez à sa manche. — Même toi, Torm ? — Bien sûr. Après tout, un Prêtre-Roi n'est jamais qu'un Prêtre-Roi. Il se frotta pensivement le nez. — Naturellement, ce n'est pas peu dire. Il leva les yeux vers moi. — Oui, je me crois courageux. Il s'adressa à Tarl l'Aîné. — Il ne faudra pas le dire aux autres membres de la Caste des Scribes. Je souris intérieurement. Comme Torm délimitait bien les limites de la Caste et celles des vertus ! — Je raconterai à tout le monde que tu es le plus brave de tous les Scribes, dit gentiment Tarl l'Aîné. — Eh bien, peut-être que, présenté ainsi, ce renseignement ne sera pas nuisible. Je demandai à mon père : — Penses-tu que Talena soit ici ? — J'en doute, avança-t-il. Je savais combien il était dangereux pour une femme de voyager seule sur Gor. — Pardonne-moi, Vika, dis-je, puis je la présentai aux trois hommes en expliquant de mon mieux ce qui nous était arrivé dans les Sardar. Mon père, Tarl l'Aîné et Torm écoutaient ébahis mon compte rendu des vérités relatives aux Sardar. Quand j'eus terminé, je les examinai pour voir s'ils me croyaient. — Oui, je te crois, dit mon père. — Moi aussi, fit Tarl l'Aîné. — Pour ma part, dit Torm, songeur, car il n'était pas séant qu'un membre de sa Caste exprimât trop vite son opinion sur quoi que ce fût, cela ne contredit aucun des textes que j'ai étudiés. J'éclatai de rire et repris le petit homme par sa robe pour le faire tournoyer. — Me crois-tu? demandai-je. Je lui fis faire encore deux tours. — Oui ! Je te crois ! Je te crois ! Je le reposai à terre. — En es-tu certain? insistai-je. Je tendis les mains et il sauta en arrière. — Simple scepticisme, fit-il. Après tout, cela n'est écrit nulle part, ce sont seulement des paroles. Cette fois, ce fut Tarl l'Aîné qui le prit par le collet et le maintint en l'air à un pied du sol. — Je le crois ! cria Torm. Je le crois ! Une fois redescendu, Torm s'approcha de moi et leva la main pour me toucher l'épaule. — Je t'ai cru dès le début, avoua-t-il. — Je le sais. Je lui ébouriffai les cheveux. Après tout, il était Scribe et devait se conformer aux attitudes de sa caste. — Je pense cependant, reprit mon père, qu'il ne serait pas très sage de trop parler de ces questions. Nous étions tous d'accord sur ce point. — Je suis désolé que Ko-ro-ba ait été détruite, dis-je à mon père. Il rit. — Ko-ro-ba n'a pas été détruite, affirma-t-il. J'étais intrigué, puisque j'avais moi-même contemplé la vallée d'où la Cité avait disparu. Mon père fouilla dans un sac de cuir suspendu à son épaule et dit : — Voici Ko-ro-ba. Et il me montra la petite et plate Pierre du Foyer de la Cité. — Ko-ro-ba ne peut pas être détruite puisque sa Pierre du Foyer existe toujours ! Mon père avait pris la pierre avant la destruction de la ville. Il la portait sur lui depuis des années. Je la pris entre mes mains et je la baisai car c'était la Pierre symbolique de la ville à laquelle j'avais voué mon épée, où j'avais chevauché un tarn pour la première fois, où j'avais trouvé de nouveaux amis, où j'avais revu mon père après plus de vingt ans, où j'avais conduit Talena, mon amour, ma Libre Compagne, la fille de Marlenus, ancien Ubar d'Ar. — Et voici aussi Ko-ro-ba, fis-je en désignant le fier géant Tarl et le petit scribe, Torm. — Oui, c'est aussi Ko-ro-ba, dans le coeur de ses hommes aussi bien que dans les particules de la Pierre. Et les quatre hommes de Ko-ro-ba que nous étions se serrèrent les mains avec émotion. — D'après ce que tu nous as raconté, dit mon père, je crois comprendre qu'à nouveau les pierres peuvent former des murs, que deux hommes de Ko-ro-ba peuvent de nouveau marcher côte à côte. — Oui, c'est la vérité. Les trois hommes s'entre-regardèrent. — Bien, dit mon père, nous avons donc une ville à reconstruire. — Comment retrouverons-nous les autres de Ko-ro-ba ? demandai-je. — Le bruit se répandra, assura mon père, et ils viendront par deux et par trois, de tous les coins de Gor, enchantant, chacun d'eux apportant une pierre à ajouter aux murs et aux tours cylindriques de la Cité. — Je suis heureux, fis-je. Je sentis la main de Vika sur mon bras. — Je sais ce que tu dois faire, Cabot. Et c'est aussi ce que je veux que tu fasses. Je regardai la fille de Treve. Elle savait que je devais chercher Talena, consacrer ma vie entière s'il le fallait à retrouver celle que j'avais choisie pour Libre Compagne. Je la pris dans mes bras, et elle se mit à sangloter. — Il faut donc que je perde tout, dit-elle. Tout. — Veux-tu que je reste avec toi? lui demandai-je. Elle secoua la tête pour chasser ses larmes. — Non. Va retrouver celle que tu aimes. — Que vas-tu devenir? — Il n'y a plus rien pour moi. Rien. — Tu pourrais aller à Ko-ro-ba. Mon père et Tarl, le Maître d'Armes, sont deux des meilleures lames de Gor. — Non, car dans ta ville je ne penserais qu'à toi, et si tu revenais avec ton amour, que deviendrais-je? Elle tremblait d'émotion. — Tu me crois donc si forte, Cabot? — J'ai des amis à Ar. Kazrak lui-même, l'Administrateur de la Cité. Tu t'y feras un foyer. — Je vais rentrer à Treve. J'y poursuivrai les travaux de médecin. J'ai pas mal de connaissances dans ce domaine et j'en acquerrai d'autres. — A Treve, tu risques d'être condamnée à mort par les Initiés. Elle releva la tête. — Va à Ar, insistai-je. Tu y seras en sûreté. Et je pense que la Cité te sera plus favorable que Treve. — Oui, Cabot, tu as raison. Il me serait maintenant difficile de vivre à Treve. J'étais satisfait qu'elle consente à se rendre à Ar où, bien que femme, elle apprendrait la médecine près des maîtres nommés par Kazrak, où elle pourrait se faire une vie loin de la guerrière et voleuse Treve, où elle travaillerait comme il convenait pour la fille d'un père habile et courageux, où elle oublierait sans doute un simple Guerrier de Ko-ro-ba. — C'est seulement parce que je t'aime tant, Cabot, que je ne lutte pas davantage pour te garder. — Je sais, lui dis-je en lui pressant la tête contre mon épaule. Elle laissa échapper un rire. — Si seulement je t'aimais un petit peu moins, dit-elle, c'est moi qui retrouverais Talena d'Ar pour lui planter une dague dans le coeur ! Je l'embrassai. — Peut-être un jour rencontrerai-je moi aussi un Libre Compagnon comme toi, reprit-elle. — Bien peu seraient dignes de Vika de Treve. Elle fondit en larmes, se raccrochant à moi, mais je la poussai doucement dans les bras de mon père. — Je ferai en sorte qu'elle arrive saine et sauve à Ar, me promit-il. — Cabot ! s'écria-t-elle alors, en se précipitant contre moi, les yeux pleins de larmes. Je la tins un moment, la caressant et l'embrassant, lui essuyant les yeux. Elle se redressa. — Je te souhaite bonne chance, Cabot. — Et je te souhaite bonne chance, Vika, ma fille de Treve. Elle sourit en se détournant, mon père la prit tendrement par les épaules et l'entraîna. Bien que je fusse un Guerrier, les larmes m'étaient également venues aux yeux. — Elle est très belle, dit Tarl l'Aîné. — Oui, très belle. Je me passai le revers de la main sur les paupières. — Mais tu es un Guerrier. — Oui, c'est mon sort. — Jusqu'à ce que tu ramènes Talena, tes compagnons seront le péril et l'acier. C'est un vieux dicton de la Caste des Guerriers. Je tirai mon glaive pour l'examiner. Tarl l'Aîné aussi étudia le fil de l'épée et je vis qu'il m'approuvait. — Tu la portais à Ar, dit-il. — Oui, la même. — Le péril et l'acier. — Je sais que ce qui m'attend est un travail de Guerrier. Je rengainai mon arme. C'était une route solitaire qui s'ouvrait devant moi et je souhaitais l'attaquer le plus rapidement possible. Je chargeai Torm et Tarl de mes adieux à mon père, craignant de faiblir et de m'attarder si je le revoyais. Ainsi souhaitai-je tout le bien à mes amis. Notre amitié s'était rétablie comme par le passé dès que nous nous étions revus. — Où vas-tu ? Que comptes-tu faire ? s'enquit Tarl. — Je n'en sais rien, répondis-je avec franchise. — Il me semble, intervint Torm, que tu devrais venir avec nous à Ko-ro-ba, pour attendre. Possible que Talena y revienne d'elle-même. Tarl l'Aîné sourit. — C'est une possibilité, insista Torm. Oui, songeais-je, une possibilité, mais pas une probabilité. Il y avait peu de chances qu'une femme de la beauté de Talena puisse passer par les cités de Gor, à travers champs et sur les routes désertes, pour arriver à Ko-ro-ba sans dommages. Peut-être en ce moment même était-elle sous la menace de bêtes sauvages, ou d'hommes plus sauvages encore. Peut-être ma Libre Compagne gisait-elle déjà, enchaînée, dans un des chariots bleu et jaune réservés aux esclaves, ou servait-elle le Paga dans quelque taverne, ou était-elle l'ornement porteur de clochettes des Jardins de Plaisir d'un Guerrier. Et peut-être était-elle en ce moment même sur l'estrade pour la vente aux enchères dans la Rue des Marques, à Ar. — Je repasserai de temps à autre par Ko-ro-ba, pour voir si elle est revenue. — Peut-être a-t-elle essayé de rejoindre son père Marlenus dans les Voltaï, suggéra Tarl. C'était possible, car Marlenus, depuis sa destitution du trône d'Ar, vivait en Ubar hors la loi dans les Voltaï. Il aurait été naturel que sa fille cherche à le rejoindre. — S'il en est ainsi et que l'on sache que Ko-ro-ba se reconstruit, Marlenus l'y fera reconduire. — Exact, convint Tarl. — Peut-être qu'elle vit à Ar, avança Torm. — Dans ce cas, et si Kazrak le sait, il nous la rendra, déclarai-je. — Veux-tu que je t'accompagne? me proposa Tarl l'Aîné. - Je songeai que son épée serait certainement utile, mais son premier devoir était envers sa propre cité. — Non, dis-je. — Eh bien, cela ne laisse que nous deux, dit Torm en posant son parchemin sur l'épaule, comme une lance. — Non, lui répondis-je, tu pars avec Tarl. — Tu n'as pas idée de ce que je pourrais t'être utile, protesta Torm. Il avait raison. Je n'en avais pas la moindre idée. — Je regrette, dis-je. — Il faudra étudier et classer bien des documents quand la Cité sera reconstruite, fit observer Tarl l'Aîné. Naturellement, je pourrais faire ce travail moi-même... Torm en fut secoué d'horreur. — Jamais ! s'écria-t-il. Tarl l'Aîné émit un rire rugissant et prit le petit scribe sous son bras. — Je te souhaite bonne chance, me dit-il. — Et je te souhaite bonne chance, répondis-je en retour. Il pivota et s'en alla, portant Torm sous le bras, tandis que le petit scribe le frappait avec son rouleau, sans aucun effet. Je reportai le regard vers les Sardar. Une fois de plus, j'étais seul. Presque personne sur Gor n'aurait cru à mon histoire. Et aussi bien peu de gens de la Terre, mon vieux monde. Peut-être cela valait-il mieux ainsi. Si je n'avais pas vécu ces événements, si je n'avais pas su de première main de quoi je parlais, me demandais-je, est-ce que moi, Tarl Cabot en personne, j'accepterais un tel récit? Et je réponds franchement : Non. Alors pourquoi me donner le mal d'écrire tout cela? Je n'en sais rien, si ce n'est que je pensais que cela valait la peine d'être relaté, que l'on croie ou non au récit. Maintenant, je n'ai plus grand-chose à dire. Je restai encore quelques jours à proximité des Sardar dans le campement d'hommes que j'avais connus à Tharna plusieurs mois auparavant. Je regrettais qu'il n'y eût pas parmi eux le magnifique Kron aux cheveux jaunes, de la Caste des Forgerons, qui avait été mon ami. Ces hommes étaient venus pour le marché d'automne, la Foire de Sen'Var, qui avait commencé au début de la baisse de la gravité. J'acceptai leur hospitalité qui me permettrait de rencontrer les délégations de diverses cités venues également pour la foire. Je questionnais tous ces gens, méthodiquement, avec insistance, au sujet de Talena d'Ar, dans l'espoir de recueillir quelque indice pour me mener à elle, même si ce n'était, dans la mémoire incertaine de quelque ivrogne, que le souvenir d'une beauté aperçue dans une taverne encombrée de Cos ou de Port Kar. Malgré mes efforts, je ne trouvai rien qui pût me donner une idée de son sort. Comme je l'ai dit, mon récit touche à sa fin, mais il reste un dernier incident que je dois mentionner. 35 LA NUIT DU PRÊTRE-ROI C'est arrivé tard, dans la nuit dernière. Je m'étais joint à un groupe d'hommes d'Ar dont j'avais connu certains pendant le siège de la ville, plus de sept ans auparavant. Nous avions quitté la Foire de Sen'Var et longions les bords de la Chaîne des Sardar avant de traverser le Vosk en direction d'Ar. Nous avions monté le camp, toujours en vue des hauteurs rocheuses des Sardar. C'était une nuit de vent et de froid, les trois lunes de Gor étaient pleines et les herbes argentées des prairies ondulaient aux rafales du vent glacé. Il restait un gel épais de la veille. Une belle et sauvage nuit d'automne. — Par les Prêtres-Rois ! s'écria un des hommes en pointant le doigt vers une crête. Qu'est-ce que cela ? Nous nous levâmes tous d'un bond, l'épée tirée, pour voir ce qu'il nous désignait. A deux cents pieds environ au-dessus du campement, vers les Sardar, une silhouette étrange se découpait contre la clarté blanche des lunes. Tous laissèrent fuser des soupirs de stupeur et d'horreur, sauf moi-même. Les hommes s'armaient. — Fonçons dessus et tuons-le ! criaient-ils. Je remis mon glaive au fourreau. La silhouette bien découpée était celle d'un Prêtre-Roi. — Attendez-moi ici ! criai-je, puis je partis au pas de course pour escalader la hauteur sur laquelle il se tenait. Les deux grands yeux lumineux s'abaissèrent sur moi. Les antennes, fouettées de vent, se braquèrent. Contre le disque de l'oeil gauche, je distinguais la cicatrice blanchâtre qu'avait laissée la lame cornée de Sarm. — Misk! m'écriai-je en me précipitant vers lui, les mains levées pour recevoir les antennes qu'il y plaça doucement. — Salutations, Tarl Cabot, prononça le tradémetteur. — Vous avez sauvé notre monde, dis-je. — Il est vide pour les Prêtres-Rois, répondit-il. Je le regardais sans bien comprendre. — Je suis venu vous voir une dernière fois, reprit-il, parce que la Confiance du Nid règne entre nous. — Oui. — Vous êtes mon ami, dit-il. Mon coeur bondit. — Oui, l'expression est maintenant aussi bien la nôtre que la vôtre, et ceux qui vous ressemblent nous en ont appris la signification. — J'en suis heureux. Misk m'exposa alors la situation dans le Nid. Il faudrait longtemps pour rétablir les pouvoirs du Nid détruit, pour que la Salle de Surveillance fonctionne de nouveau, avant que soient réparés les énormes dommages, mais hommes et Prêtres-Rois travaillaient maintenant côte à côte. Les vaisseaux qui avaient fui les Sardar étaient à présent rentrés car, comme je l'avais craint, ils avaient été plutôt mal accueillis dans les cités de Gor et par les Initiés, et on ne les avait pas acceptés. On avait même considéré que les vaisseaux étaient des engins interdits aux humains par les Prêtres-Rois, et leurs passagers avaient, en plusieurs cas, été attaqués au nom de ces mêmes Prêtres-Rois qui les avaient libérés. Pour finir, ceux des humains qui avaient désiré rester à la surface avaient atterri ailleurs, loin de leurs cités d'origine, et s'étaient dispersés en vagabonds le long des routes et dans des localités inconnues de la planète. D'autres avaient regagné le Nid pour travailler à sa reconstruction. J'appris aussi que le corps de Sarm avait été brûlé dans la Chambre de la Mère selon la tradition des Prêtres-Rois, car il avait été le Premier Né et bien-aimé de la Mère. Misk ne paraissait pas avoir de rancune envers lui. J'en étais étonné, mais je me rendis compte que je n'avais plus de griefs, moi non plus. Ç'avait été un grand ennemi, un grand Prêtre-Roi, et il avait vécu conformément à ses convictions. — C'était le plus grand des Prêtres-Rois, dit Misk. — Non, Sarm n'était pas le plus grand. Misk me regarda, intrigué. — La Mère n'était pas un Prêtre-Roi... elle était simplement la Mère. — Je sais. Ce n'est pas d'elle que je parlais. — Oui, en fait, c'est peut-être Kusk le plus grand. — Je ne parle pas de Kusk. Il restait aussi étonné qu'avant. ; Je ne comprendrai jamais les humains, soupira-t-il. Je me mis à rire. Je suis persuadé que Misk ne songeait pas un instant que ce fût lui que je jugeais comme le plus grand des PrêtresRois. Mais c'était la vérité. Il était l'une des créatures les plus admirables que j'eusse rencontrées, intelligent, courageux, loyal, désintéressé et dévoué. — Et le jeune mâle? m'enquis-je. A-t-il péri? — Non. Il est en sûreté. Cela me fit plaisir. J'étais sans doute heureux qu'il n'y ait pas eu de nouvelles morts, de nouveaux désastres. — Avez-vous fait tuer les Scarabées Dorés par les humains ? demandai-je. Misk se redressa. — Bien sûr que non ! — Mais ils tueront d'autres Prêtres-Rois. — Qui suis-je pour décider de la façon dont un Prêtre-Roi doit vivre ou mourir? Je restai silencieux. — Je regrette seulement de n'avoir jamais appris où se trouve le dernier oeuf, reprit Misk, mais ce secret est mort avec la Mère. Et maintenant, il faudra que la race même des Prêtres-Rois s'éteigne. Je levai les yeux sur lui. — La Mère m'a parlé. Elle allait me dire où était l'oeuf, mais elle n'a pas pu. Misk se figea soudain en une attitude d'extrême attention, les antennes dressées, chacun de ses cils en éveil. — Et qu'avez-vous appris ? s'enquit-il. — Elle m'a seulement dit d'aller aux Peuples des Chariots, répondis-je. Il parut pensif. — Alors il doit être chez les Peuples des Chariots... ou ils doivent savoir où il se trouve. — Maintenant, toute parcelle de vie doit être éteinte dans l'oeuf, objectai-je. Misk me considéra avec incrédulité. — C'est un oeuf de Prêtres-Rois, dit-il. Puis ses antennes s'inclinèrent, exprimant le découragement. — Il est vrai qu'il a pu être détruit. — C'est probable, avec le temps écoulé. — Sans doute... — Mais vous n'en êtes pas convaincu ? — Non, pas du tout. — Vous pourriez charger des Implantés de se renseigner. — Il n'y a plus d'Implantés. Nous les avons tous rappelés et nous les débarrassons de la résille. Ils peuvent regagner leurs villes ou rester dans le Nid, à leur choix. — Ainsi, vous abandonnez volontairement ce remarquable instrument de domination? — Oui. — Mais pourquoi ? — Parce que c'est mal d'imposer des implants à des êtres doués de raison. — Oui, je le pense aussi. — La Salle de Surveillance ne sera pas en mesure de fonctionner avant un temps indéterminé... et même ainsi nous ne pourrons observer que les événements se passant à ciel ouvert. — Peut-être arriverez-vous à mettre au point un système de sondage en profondeur, suggérai-je, un instrument qui percerait les murs, les sols, les plafonds. — Nous y travaillons. Je me mis à rire. Les antennes de Misk s'enroulèrent. — Si vous retrouvez tous vos pouvoirs, dis-je, qu'en ferezvous ? Voudrez-vous encore imposer votre loi dans les affaires humaines ? — Sans nul doute. Je restai silencieux. — Nous devons bien nous protéger, ainsi que les humains qui vivent parmi nous, expliqua-t-il. Je jetai un coup d'oeil vers le campement où les hommes regroupés scrutaient la colline. — Et pour l'oeuf ? me demanda Misk. — Expliquez-vous. — Je ne peux pas partir moi-même, dit-il. On a besoin de moi dans le Nid et, de toute façon, mes antennes ne peuvent pas supporter le soleil - quelques heures tout au plus - et si j'approchais d'un humain, il aurait peur de moi et essaierait probablement de me tuer. — Dans ce cas, il vous faut trouver un humain. Il baissa les yeux sur moi. — Vous, par exemple, Tarl Cabot? — Les affaires des Prêtres-Rois ne sont pas les miennes. Misk jeta un coup d'oeil circulaire et leva ses antennes vers les lunes, puis les braqua sur l'herbe mouvante. Puis il se fixa sur le lointain feu de camp. Il frissonnait un peu dans le vent froid. — Elles sont belles, nos lunes, n'est-ce pas ? fis-je. — Oui, je le pense aussi. — Vous m'avez parlé une fois d'éléments de hasard, lui rappelai-je. Est-ce que... constater que les lunes sont belles... est-ce là un élément de hasard chez l'homme ? — Je pense que cela fait partie de l'homme. — Vous parliez de machines, en un temps. — Quoi que j'aie pu dire, les mots ne sauraient diminuer les hommes ou les Prêtres-Rois - qu'importe ce que nous sommes - si nous avons la faculté de prendre des décisions, de sentir la beauté, de rechercher la justice et d'espérer pour nos peuples? J'avais des espoirs pour ma race et je devinais que Misk en avait pour la sienne, mais cette dernière était moribonde. Ils périraient tous, les uns après les autres, soit d'accident, soit des Plaisirs du Scarabée Doré. Quant à mon espèce, elle subsisterait sur Gor - au moins pour un temps - en raison de ce que Misk et les autres Prêtres-Rois avaient fait pour conserver ce monde. — Vos affaires sont vos affaires, murmurai-je, plutôt pour moi-même, et non les miennes. — Bien sûr, convint-il. Si je tentais de venir en aide à Misk, à quoi cela aboutirait-il en fin de compte ? Ne serait-ce pas remettre mon peuple à la merci du peuple de Sarm et des Prêtres-Rois qui avaient épousé sa cause, ou cela protégerait-il mon espèce jusqu'à ce qu'elle ait appris à vivre en paix avec ellemême, jusqu'à la maturité de l'humanité, jusqu'à ce que les humains et les Prêtres-Rois puissent ensemble s'adresser à un monde commun, et à la galaxie dans laquelle il évoluait ? — Votre monde se meurt, dis-je à Misk. — Tout l'univers mourra. Sans doute parlait-il des irrégularités de l'entropie qui paraissent régir la réalité telle que nous la connaissons, la déperdition de l'énergie et sa transformation en poussière dans la nuit stellaire. — Il deviendra froid et noir, reprit-il. Je le regardai. — Mais pour finir, poursuivit-il, la vie est aussi réelle que la mort, et il y aura un retour des rythmes ultimes et une nouvelle explosion projettera les particules primitives, et la roue fera un tour de plus, et puis un jour dans des ères qui dépassent tout calcul, même des Prêtres-Rois, il y aura peutêtre un autre Nid, une autre Terre, une nouvelle Gor, et un Misk et un Tarl Cabot qui échangeront d'étranges paroles au sommet d'une colline battue par le vent. Ses antennes s'inclinèrent vers moi. — Peut-être, poursuivit-il, avons-nous déjà été ici, sur cette colline, ensemble, sans que nous le sachions, un nombre de fois déjà incalculable. Le vent me paraissait soudain très rapide et froid. — Et qu'avons-nous fait? demandai-je. — Je ne sais pas ce que nous avons fait, mais je crois que maintenant je serais prêt à faire ce que je devrais, chaque fois, à chaque tour de la roue. Je choisirais de vivre de façon à être prêt à revivre la même vie un millier de fois, même à jamais. Je choisirais de vivre de façon à pouvoir regarder hardiment mon passé sans le moindre regret, pendant l'éternité. Les pensées qu'il exprimait m'horrifiaient. Il paraissait très exalté. Puis il ramena les yeux sur moi. — Mais je dis bien des sottises. Veuillez me pardonner, Tarl Cabot. — Il est difficile de vous comprendre. Je voyais un guerrier qui escaladait la hauteur, son javelot en main. — Tout va bien ? cria-t-il. — Oui ! lançai-je en réponse. — Écartez-vous, que je puisse bien viser! hurla-t-il. — Ne le frappez pas ! criai-je. Il n'y a aucun danger ! Les antennes de Misk s'inclinèrent. — Je vous souhaite bonne chance, Tarl Cabot. — Les affaires des Prêtres-Rois ne sont pas les miennes, insistai-je. Pas du tout ! — Je sais, répondit-il, et il m'effleura de ses antennes, très doucement. — Je vous souhaite bonne chance, Prêtre-Roi, dis-je. Je pivotai brusquement et me précipitai vers le bas de la colline, en aveugle. Je ne m'arrêtai qu'auprès du guerrier. Deux ou trois autres hommes en armes l'avaient rejoint, ainsi qu'un Initié de rang peu important. Nous regardions tous la haute silhouette sur la colline, découpée contre le clair des lunes, immobile comme seuls savent le rester des Prêtres-Rois. — Qu'est-ce que c'est ? demanda un homme. — On dirait un insecte gigantesque, émit l'Initié. Je souris intérieurement. — Oui, cela ressemble bien à un gigantesque insecte. — Que les Prêtres-Rois nous protègent! murmura l'Initié. Un des hommes levait le bras, armé d'un javelot, mais je le retins. — Non, ne lui faites pas de mal. — Mais qu'est-ce que c'est? s'enquit un des autres. Comment aurais-je pu lui dire qu'il contemplait avec incrédulité et horreur un des fantastiques habitants des sombres Sardar, un des fabuleux monarques de son propre monde, un des Dieux de Gor, un Prêtre-Roi ? — Je peux le transpercer d'un coup, assura l'homme au javelot. — Il ne représente aucun danger, répondis-je. — Tuons-le quand même, demanda l'Initié, inquiet. — Non ! fis-je sèchement. Je levai le bras en adieu à Misk et, à la grande stupeur des autres, Misk leva une patte de devant, puis tourna le dos et s'en alla. Nous restâmes un long moment dans le vent, à contempler la colline sur le fond d'étoiles et de clair de lunes. — Il est parti, dit enfin l'un des hommes. — Oui, dis-je. — Les Prêtres-Rois en soient remerciés, fit l'Initié. J'éclatai de rire et les autres me regardèrent comme si j'étais devenu subitement fou. Je m'adressai à l'homme au javelot, qui était en outre le chef de notre petit groupe. — Où se trouve le pays des Peuples des Chariots ? lui demandai-je.