1 LES PLAINES DE TURIA — Courez ! cria la femme. Sauvez-vous donc ! Je vis un instant ses yeux emplis de frayeur au-dessus de son voile, puis elle fila rapidement devant moi. C'était une paysanne aux pieds nus, et son vêtement n'était guère que toile à sac. Elle portait un panier d'osier contenant des vulos, des pigeons domestiques élevés pour leur chair et leurs oeufs. Son homme, une pioche au bout du bras, n'était pas loin derrière elle. Il avait sur l'épaule un gros sac, sans doute bourré de tout ce qu'il avait pu sauver de sa hutte. Il m'évita en décrivant un vaste crochet. — Attention, m'avertit-il, je porte une Pierre du Foyer! Je reculai sans toucher à mon arme. Bien que je fusse de la Caste des Guerriers et lui de celle des Paysans, bien que je fusse armé et qu'il n'eût qu'un outil grossier, je n'allais pas lui disputer le passage. On ne se met pas en travers du chemin de quiconque porte sa Pierre du Foyer. Voyant que je ne lui voulais aucun mal, il s'immobilisa et leva, sous son haillon de manche, un bras maigre qu'il pointa derrière lui. — Ils arrivent ! dit-il. Fuyez, sot que vous êtes, hâtez-vous vers les portes de Turia! Turia, avec ses hautes murailles et ses neuf portes, était la cité goréenne au centre des immenses prairies auxquelles prétendaient les Peuples des Chariots. Elle n'était jamais encore tombée. Handicapé par le poids de son sac, le paysan se retourna et poursuivit sa marche, jetant parfois un coup d'oeil terrifié pardessus son épaule. Je le vis disparaître, ainsi que sa femme, derrière l'herbe haute et brune de l'hiver. Au loin, d'un côté comme de l'autre, je voyais d'autres humains courir, chargés de fardeaux, chassant devant eux des animaux à l'aide de leurs bâtons. Ils s'enfuyaient. Et même, non loin de moi, dans un bruit de tonnerre, défila un lourd troupeau de kailiauks à la courte trompe, des ruminants de la plaine, de couleur fauve, sauvages, épais, les flancs rayés de barres rouges et brunes, leurs larges têtes hérissées de trois cornes; ils n'avaient pas tenu leur terrain en formant leur cercle habituel, les femelles et les petits au centre, protégés par les cornes de la périphérie. Eux aussi avaient fui. Plus loin, j'aperçus un couple de sleens de la prairie, plus petits que les sleens de la forêt, mais aussi mauvais et tout à fait imprévisibles, mesurant dans les deux mètres de long, des mammifères velus à six pattes qui avançaient d'une allure ondulante en tournant de part et d'autre leurs têtes vipérines, humant sans cesse le vent. Derrière eux, je distinguai un tumit, un grand oiseau incapable de voler, dont le bec crochu, long comme l'avant-bras, n'indiquait que trop clairement la façon de se nourrir. Je levai mon bouclier et empoignai mon javelot, mais il n'obliqua pas dans ma direction. Il passa sans même me remarquer. Et, à ma grande surprise, je vis même un larl noir, comme on en trouve le plus souvent dans les régions montagneuses. Devant quoi, me demandai-je, peut bien fuir un félin comme le larl noir? Et de quelle distance venait-il ainsi ? Peut-être bien des Monts Ta-Thassa, situés dans cet hémisphère sud de Gor, près de la mer de Thassa, de l'autre côté de laquelle il n'y a, selon les légendes, pas de rivage. Les Peuples des Chariots revendiquaient les prairies du sud de Gor, de l'étincelante Thassa et des Monts Ta-Thassa jusqu'aux premières hauteurs des Voltaï, qui se dressent sur la terre goréenne comme l'épine dorsale de la planète. Au nord, ils avaient même des prétentions sur les rives broussailleuses du Cartius, large affluent au cours rapide qui se jette dans l'incomparable Vosk. Le sol entre le Cartius et le Vosk avait, en un temps, fait partie de l'Empire d'Ar, mais Marlenus lui-même, l'Ubar des Ubars, quand il était le maître d'Ar la Glorieuse, n'avait jamais fait voler ses tarniers au sud du Cartius. Au cours des mois écoulés, j'avais voyagé à pied et traversé l'équateur, vivant de la chasse et, à l'occasion, prenant du service dans une caravane de marchands allant d'un hémisphère à l'autre. J'avais quitté le voisinage des Monts Sardar au mois de Sen'Var, qui est un mois d'hiver dans l'hémisphère nord, et cela faisait plusieurs mois que j'avançais vers le sud. J'étais maintenant arrivé, à l'automne de cet hémisphère, dans ce que certains appellent les Plaines de Turia et d'autres la Terre des Peuples des Chariots ; il semble qu'en fonction de l'équilibre de la masse des continents et de celle des eaux sur Gor, il n'y ait que des variations d'ordre modéré entre les saisons, que ce soit au nord ou au sud. En d'autres termes, chaque saison se ressemble. Dans le silence, je restai quelques minutes à observer les animaux et les humains qui se hâtaient en direction de Turia, invisible derrière l'horizon brunâtre. J'avais du mal à comprendre leur terreur. Au-dessus de moi, un cerf-volant goréen sauvage, tout en lançant un cri aigu, s'éloignait, solitaire, de la région, qui ne paraissait pourtant pas différente de bien d'autres de ces vastes prairies du Sud. Je regardai au loin dans la direction d'où étaient venus tous ces êtres en fuite, hommes effrayés, animaux affolés. Là, à quelques pasangs de distance, montaient dans l'air des colonnes de fumée : les champs étaient en feu. Cependant la prairie même était respectée, seuls les champs des paysans, des hommes qui cultivaient le sol, étaient incendiés. L'herbe que paissaient les troupeaux de bosks était épargnée. Et loin aussi s'élevait la poussière soulevée par les sabots d'innombrables animaux, non pas de ceux qui fuyaient, mais des propres troupeaux des Peuples des Chariots qui approchaient. Ceux-ci ne font rien pousser, et ne fabriquent rien. Ce sont des pasteurs, mais aussi des tueurs, dit-on. Ils ne mangent rien qui soit sorti du sol. Ils vivent de la viande et du lait des bosks. Ils comptent parmi les plus fières populations de Gor, considérant les habitants des villes comme de la vermine abritée dans des trous, des lâches qui se cachent derrière des murailles, des êtres lamentables qui ont peur de vivre à ciel ouvert et n'osent pas leur disputer les plaines balayées de vent de leur empire. Les bosks, indispensables à la vie des Peuples des Chariots, sont des créatures ressemblant aux boeufs. Des animaux énormes, avec une grosse bosse sur le cou et des poils longs et emmêlés. Ils ont la tête large, de minuscules yeux rouges, aussi mauvais caractère que les sleens, et deux longues cornes incurvées vers l'avant, terminées par de dangereuses pointes. Les bosks fournissent non seulement leur lait et leur chair aux Tribus Nomades, mais ce sont aussi leurs peaux qui les habillent et recouvrent les chariots d'habitation. Le cuir de la bosse sert pour les boucliers, les tendons fournissent des liens, les os et les cornes sont façonnés en une quantité d'instruments, aiguilles, cuillers, flacons et pointes d'armes. Des sabots, on extrait de la colle. Les graisses servent à défendre du froid les corps humains. Même les bouses sont utilisées, après séchage, comme combustible. Les Peuples des Chariots appellent le bosk leur Mère et le révèrent. L'homme qui en tue un sans motif est étranglé avec des lanières ou étouffé dans la peau de l'animal mort. Si, pour une raison quelconque, un homme tue une femelle portant des petits, il est lié immobilisé au sol sur le passage du troupeau qui lui écrase le corps. Maintenant, les hommes et les animaux en fuite paraissaient moins nombreux, plus éparpillés ; seuls restaient le vent, les feux au loin et le rouleau de poussière qui dérivait dans le ciel. Et alors je sentis sous mes pieds le tremblement de la terre. J'eus l'impression que mes cheveux se dressaient sur ma nuque et les poils sur mes bras. C'étaient les sabots des troupeaux qui ébranlaient ainsi le sol. Ils approchaient. Leurs éclaireurs seraient bientôt en vue. J'accrochai mon casque et mon épée au fourreau à mon épaule gauche ; mon bouclier était à mon bras gauche, et je tenais de la main droite mon javelot de guerre. Je me mis en marche vers le nuage de poussière sur la terre frémissante. 2 RENCONTRE AVEC LES PEUPLES DES CHARIOTS Tout en avançant, je me demandais pourquoi j'agissais ainsi, pourquoi moi, Tarl Cabot, originaire de la Terre, et plus tard Guerrier de la Cité de Ko-ro-ba - les Tours du Matin -, j'étais venu en ces lieux. Durant ces longues années écoulées depuis mon arrivée sur Gor, l'Anti-Terre, j'avais vu bien des choses, j'avais connu l'amour, couru l'aventure et les dangers, découvert des merveilles, mais, ce jour-là, je me demandais si jamais je m'étais montré aussi déraisonnable, sot, illogique. Quelques années auparavant, entre deux à cinq ans plus tôt, deux hommes issus des cités ceintes de hauts murs de Gor avaient entrepris - au nom des Prêtres-Rois et à la suite d'intrigues qui duraient depuis des siècles - un long voyage entouré de secret, porteurs d'un objet qui leur avait été confié par les Prêtres-Rois pour être remis au peuple le plus libre, le plus farouche et le plus isolé de la planète... un objet dont la sauvegarde devait être confiée à ces êtres indomptables. Les deux hommes qui l'avaient emporté, protégeant le secret selon les recommandations des Prêtres-Rois, avaient bravé maints périls, unis comme deux frères. Mais plus tard, peu après avoir accompli leur mission, ils s'étaient entre-tués lors d'une bataille opposant leurs deux villes, et c'est ainsi que le secret s'était perdu pour les hommes, sinon pour quelques-uns des Gens des Chariots. Ce n'était que dans les Monts Sardar que j'avais appris la nature de leur mission et de l'objet qu'ils avaient ainsi transporté. À présent, je pensais être le seul des humains de Gor - à l'exception possible de quelques personnes des Chariots - à détenir ces secrets, à être informé du voyage de ces deux hommes dans les Plaines de Turia... et, très franchement, même si je le voyais, je n'étais pas certain de reconnaître l'objet de ma quête. Parviendrais-je, moi, Tarl Cabot, humain et mortel, à le trouver et - comme le souhaitaient maintenant les Prêtres-Rois - à le rapporter dans les Sardar, dans les palais cachés, afin qu'il remplisse son rôle unique, irremplaçable, dans la destinée du monde barbare de Gor, l'Anti-Terre ? Je l'ignorais. Quel était donc cet objet? On pouvait lui attribuer des propriétés diverses, il était l'enjeu de violentes et mystérieuses intrigues, l'origine de vastes conflits sous les Sardar, conflits inconnus des humains de Gor; l'espoir précieux et caché d'une race incroyablement ancienne et étrange ; un simple germe ; un peu de tissu vivant; la possibilité latente de la renaissance d'un peuple, la semence des dieux - un oeuf, l'unique et dernier oeuf des Prêtres-Rois. Mais pourquoi moi ? Pourquoi pas les Prêtres-Rois, leurs vaisseaux et leur puissance, leurs armes terribles, leurs engins fantastiques ? Parce qu'ils ne supportent pas le soleil. Ils ne ressemblent pas aux hommes et ces derniers, en les voyant, en auraient peur. Les hommes refuseraient de croire que c'étaient les PrêtresRois. Les hommes concevaient les Prêtres-Rois à leur propre image. L'objet - l'oeuf - risquait d'être détruit avant de leur être remis. Peut-être même n'existait-il déjà plus ? Seul le fait que ce fût un oeuf de Prêtre-Roi me permettait de croire, d'espérer que, d'une façon ou d'une autre, cette mystérieuse sphère - cet ovoïde plutôt -, si elle existait encore, avait conservé sa vie immobile, latente. Et si je le trouvais en effet... pourquoi ne le détruirais-je pas moi-même, anéantissant du même coup la race des Prêtres-Rois, faisant don de ce monde à ma propre espèce, aux hommes, pour en faire ce qu'il leur plairait, sans être dominés par les lois et décrets d'êtres qui limitaient tellement leur évolution et leur technologie ? J'avais une fois parlé de tout cela à un Prêtre-Roi, et il m'avait répondu : — L'homme est un larl pour l'homme; si nous le laissions faire, il en serait également un pour les Prêtres-Rois. — Mais l'homme doit être libre, avais-je rétorqué. — La liberté sans la raison est un suicide, avait déclaré le PrêtreRoi. L'homme n'est pas encore rationnel. Toutefois, je ne détruirais pas l'oeuf - non parce qu'il contenait de la vie, mais parce qu'il avait de l'importance pour mon ami, Misk, dont j'ai déjà parlé par ailleurs; la plus grande partie de la vie de cette courageuse créature avait été consacrée à rêver d'une vie différente pour les Prêtres-Rois, d'une souche neuve, d'un nouveau début, prêt qu'il était à abandonner sa place dans un monde vieilli pour préparer la demeure d'un nouveau; en d'autres termes, pour avoir un enfant, car Misk est Prêtre-Roi -donc ni mâle ni femelle -, mais quand même capable d'amour. Je me rappelais une nuit de vent dans l'ombre des Sardar, où nous avions parlé de choses étranges; c'est là que je l'avais quitté pour redescendre la colline et demander au chef du groupe auquel je m'étais joint le chemin du pays des Peuples des Chariots. J'avais fini par le trouver. Le nuage de poussière se rapprochait, le sol paraissait de plus en plus ébranlé. Je continuai de marcher. Peut-être que, si je réussissais, je sauverais ainsi ma propre race en conservant celle des Prêtres-Rois, qui protégerait les humains d'une probable extinction si on permettait aux miens une croissance et des progrès techniques trop rapides, sans aucun contrôle; peut-être avec le temps l'homme deviendrait-il raisonnable et, une fois la raison, l'amour et la tolérance établis en lui, pourrait-il, de concert avec les Prêtres-Rois, porter ses efforts vers les étoiles. Mais je savais bien qu'avant tout je m'étais chargé de cette mission par amitié pour Misk. Les conséquences de mes actes, si je parvenais à mes fins, étaient trop complexes et inquiétantes pour que j'y réfléchisse, tant il restait de facteurs obscurs. Si cela tournait mal, je n'aurais d'autre excuse que d'avoir entrepris ces recherches par amitié pour lui et ses courageux semblables - en un temps mes ennemis tellement haïs -, que j'avais appris à connaître et à estimer. Je me répétais qu'il n'y avait aucune honte à échouer dans cette tâche. Elle était digne d'un homme de la Caste des Guerriers, d'un soldat de la grande Cité de Ko-ro-ba. Tal, pourrais-je dire en manière de salutation, je suis Tarl Cabot de Ko-ro-ba ; je n'ai ni preuves ni lettres de créance; je viens de chez les Prêtres-Rois; j'aimerais récupérer l'objet que vous gardez pour eux; ils voudraient le récupérer à présent; je vous remercie; adieu. Je me mis à rire. Je ne dirais rien, ou presque. Les Peuples des Chariots ne détenaient peut-être plus l'objet. Et il existait quatre Peuples des Chariots : les Paravacis, les Kataüs, les Kassars, et les terribles Tuchuks. Comment savoir auquel d'entre eux l'objet avait été remis ? Ils avaient pu le cacher et l'oublier. Ou c'était devenu un objet saint, incompris mais révéré... et ce serait un sacrilège que d'y penser, un blasphème que de le mentionner, une mort lente et cruelle rien que d'y poser le regard. Et quand bien même je parviendrais à m'en emparer, comment pourrais-je l'emporter? Je n'avais pas de tarn, le farouche oiseau de selle de Gor; je n'avais pas même un monstrueux tharlarion, monture de choc de la cavalerie dans certaines cités. J'étais à pied, sur les plaines australes et sans arbres de Gor — les Plaines de Turia, la Terre des Peuples des Chariots. On disait que ces derniers massacraient les étrangers. En goréen, on emploie le même mot pour désigner l'étranger et l'ennemi. Je me présenterais ouvertement. Si je m'aventurais trop près des campements et des troupeaux, je savais que ma présence serait flairée et que je serais tué par les sleens domestiqués, les sentinelles des Gens des Chariots, qui ne les lâchaient hors de leurs cages qu'à la nuit tombée. Ces sleens des prairies se déplacent, rapides et silencieux, attaquant sans provocation, du simple fait de se trouver sur le territoire qu'ils considèrent comme leur. Ils n'obéissent qu'à la voix de leurs maîtres et, quand ces derniers meurent, on tue leurs animaux pour les manger. Pas question de guetter les Gens des Chariots pendant la nuit. Je savais qu'ils parlaient un dialecte goréen, et j'espérais être en mesure de les comprendre et de me faire entendre. Si je n'y parvenais pas, il faudrait que je meure d'une mort digne d'un Guerrier de Ko-ro-ba. J'espérais donc que l'on m'accorderait de mourir en combattant. Les Peuples des Chariots, entre tous ceux de Gor, sont les seuls à avoir une caste de tortionnaires, instruits avec autant de soin que des scribes ou des médecins dans l'art de faire durer la vie. Certains de ces spécialistes ont acquis fortune et renommée en diverses cités de Gor pour les services qu'ils rendent aux Initiés et aux Ubars, ainsi qu'à d'autres encore, dans l'art de l'interrogatoire et de la persuasion. Pour une raison que j'ignore, ils portent tous une cagoule et l'on dit qu'ils ne l'ôtent que si la sentence est la mort. Voilà pourquoi seuls les condamnés à la peine capitale ont jamais vu ce qui se cache sous la cagoule. J'étais étonné de la distance qui me séparait des troupeaux, car j'avais clairement distingué les nuages de poussière et senti le sol trembler sous mes pieds, ce qui indiquait le déplacement de nombreux animaux. Pourtant, je n'avais pas encore atteint mon but. J'entendais cependant, porté par le vent, le beuglement des bosks. La poussière faisait maintenant l'effet d'un crépuscule. Je passai devant des champs et des cabanes de paysans brûlant encore, devant des greniers encore fumants, des pigeonniers à vulos, les murs écroulés des enclos destinés aux petits verrs domestiques à longs poils, moins agressifs et volumineux que les verrs sauvages de la Chaîne des Voltaï... Et puis, soudain, contre l'horizon, une ligne hérissée, tortueuse, roulant comme des eaux en furie, parut s'élever de la prairie, vivante, vaste, en un arc immense allant d'un bout à l'autre du ciel; c'étaient les troupeaux des Peuples des Chariots avançant en demi-cercle, une muraille de sabots, de fourrures et de cornes, une inondation solide se mouvant dans les herbes, dans ma direction. Je vis alors le premier des éclaireurs, qui arrivait vers moi à une allure rapide, mais sans hâte excessive. Je distinguais sur le fond de ciel le trait mince de la lance qu'il portait en travers des épaules. Il avait un petit bouclier de cuir, rond, luisant de laque noire; il était coiffé d'un casque de fer conique, bordé de fourrure, et un rideau de chaînettes colorées accrochées à la visière lui protégeait le visage, ne laissant que deux ouvertures pour les yeux. Il était vêtu d'une veste matelassée par-dessus un justaucorps de cuir. La veste avait de la fourrure au col et aux poignets. Ses bottes de peau en étaient également ornées. Son large ceinturon était fermé par cinq boucles. Les mailles des chaînettes m'empêchaient de distinguer ses traits. Je remarquai aussi, autour de son cou, une écharpe de peau très souple qui, lorsque le rideau de mailles du casque était relevé, pouvait se mettre devant la bouche et le nez pour les protéger du vent et de la poussière. Il se tenait droit sur sa selle. Sa lance restait en bandoulière sur son dos, mais il tenait en main l'arc de corne court mais puissant des Peuples des Chariots; un carquois laqué et rectangulaire contenant une quarantaine de flèches pendait à la selle, où étaient également suspendus, d'un côté un rouleau de corde en lanières de bosk tressées et, de l'autre, une longue bola munie de trois plombs comme celles que l'on emploie pour chasser l'homme et le tumit; dans le côté droit du pommeau même, ce qui indiquait que le cavalier était droitier, il y avait les sept étuis des quasi légendaires quivas, les redoutables couteaux de la prairie. On disait que, chez ces gens-là, les jouvenceaux apprenaient à manier l'arc, le quiva et la lance avant même que leurs parents consentent à leur donner un nom, car les noms sont choses précieuses pour les Peuples des Chariots, comme chez les Goréens en général, et il ne faut pas les gaspiller pour des êtres qui ont de fortes chances de mourir: ceux qui ne savent pas se servir des armes de la chasse et de la guerre. Tant que le jeunot n'est pas maître à l'arc, au quiva et à la lance, il est simplement le premier, ou le deuxième, et ainsi de suite, de tel ou tel père. Ces peuples guerroient entre eux mais, tous les dix ans, il y a une période pendant laquelle ils se rassemblent; je tombais justement à une de ces époques. Dans leur langage, cela s'appelle l'Année des Présages, bien que ce soit plutôt une saison qu'une année, à cheval sur deux de leurs années, car ils calculent le temps de Saison des Neiges à Saison des Neiges. Incidemment, les Turiens le calculent d'un solstice d'été à l'autre. Par ailleurs, la plupart des Goréens comptent l'année à partir de l'équinoxe de printemps, la faisant commencer, comme dans la nature, par le printemps. L'Année des Présages — ou la saison — dure plusieurs mois et comporte trois phases : le Passage de Turia qui a lieu à l'automne, l'Hivernage qui se passe au nord de Turia et au sud du Cartius, et le Retour à Turia au printemps ou, comme l'appellent les Gens des Chariots, à la Saison de la Petite Herbe. L'Année des Présages se termine alors près de Turia, où les présages sont énoncés pendant plusieurs jours par des centaines d'haruspices, qui lisent surtout dans le sang des bosks et dans le foie des verrs, pour savoir si les temps seront favorables au choix d'un Ubar San, d'un Ubar Unique, d'un Grand Ubar, d'un Ubar de tous les Chariots, d'un Ubar de toutes les Tribus, capable de les mener comme un seul et même peuple. J'étais informé que les présages étaient défavorables depuis plus de cent ans. Je soupçonnais que la cause en était dans les hostilités et les querelles des peuples entre eux. Quand un peuple refuse l'union, quand il est satisfait de son autonomie, quand il entretient ses vieilles rancunes et glorifie ses raids vengeurs, quand il considère tous les autres comme inférieurs, il y a peu de chances que s'organise une confédération, une Union de tous les Chariots, comme ils disent entre eux, et, dans de telles conditions, il n'était pas surprenant que « les présages aient tendance à être défavorables ». Les haruspices savaient tout cela, ainsi que d'autres choses plus importantes et graves. Bien sûr, ce n'aurait pas été à l'avantage de Turia ou des cités plus éloignées, ou même de celles du nord de Gor, que ces peuples farouches mais divisés du sud se réunissent sous une même bannière et dirigent leurs troupeaux vers le nord, loin de leurs plaines desséchées, vers les riches vallées de l'est du Cartius, peut-être même jusqu'à celles du Vosk. Il n'y aurait plus d'abri sûr si tous les Peuples des Chariots se mettaient en route et prenaient le même chemin. On racontait qu'un millier d'années auparavant ils avaient porté la dévastation jusqu'aux murs d'Ar et de Ko-ro-ba. Le cavalier m'avait vu et se dirigeait droit vers moi. J'en distinguai aussi, à plusieurs centaines de mètres, trois autres qui approchaient. L'un d'eux décrivait un arc de cercle pour me prendre à revers. La monture de ces peuples, inconnue dans l'hémisphère nord, est le kaiila, un animal aussi beau que terrifiant. C'est une créature altière, carnivore, à la robe soyeuse, au long cou, à l'allure aisée. Il est vivipare et mammifère, sans nul doute, bien que les petits ne tètent pas. Ils naissent farouches et sauvages et, d'instinct, dès qu'ils se dressent sur leurs pattes, se mettent à chasser. La mère, en sentant proche la venue de ses petits, a aussi l'instinct de les mettre bas dans une région giboyeuse. J'imagine que, pour les kaiilas domestiques, on jetait au nouveau-né un verr ligoté ou un prisonnier. Le kaiila, une fois sa faim apaisée, ne touche plus à la nourriture avant plusieurs jours. L'animal est d'une agilité remarquable et manoeuvre bien mieux que le lourd, lent et haut tharlarion. Il lui faut, naturellement, moins de nourriture qu'au tarn. Un kaiila, qui mesure en moyenne une vingtaine de paumes au garrot, peut parcourir jusqu'à six cents pasangs en une journée. (Le pasang, unité de mesure terrestre de Gor, est long d'environ onze cents mètres.) Le kaiila a deux grands yeux, un de chaque côté de la tête, mais ils sont dotés d'une paupière triple, sans doute par adaptation au milieu, où les furieuses tempêtes de vent et de sable sont fréquentes ; la troisième paupière, translucide, permet à l'animal de se mouvoir à sa guise dans des conditions où les autres bêtes de la prairie tournent le dos au vent ou, comme le sleen, s'enfouissent dans le sol. Dans de telles conditions, le kaiila est des plus dangereux et, comme s'il le savait, c'est souvent par ce genre de temps qu'il part chasser. Désormais, le cavalier retenait sa monture. Il restait sur place, à attendre les autres. J'entendais le pas amorti des pattes d'un kaiila sur ma droite, dans l'herbe. C'est là que s'était arrêté le deuxième homme. Il était vêtu à peu près comme l'autre, sinon qu'il n'y avait pas de mailles suspendues à son casque et que son écharpe lui enveloppait la figure. Son bouclier et son arc étaient laqués de jaune. Il avait également une mince lance en travers du dos. Il était noir. Un Kataii, songeai-je. Le troisième cavalier choisit aussi sa place, tirant brusquement les rênes, si bien que sa monture se cabra et renâcla avant de se tenir immobile, le cou tendu vers moi. Je distinguais la longue langue triangulaire de la bête, derrière ses quatre rangées de crocs. Le cavalier portait lui aussi son écharpe contre le vent. Son bouclier était rouge. Le Peuple du Sang, les Kassars. Je me tournai, et ne fus pas surpris de voir le quatrième, posté comme une statue derrière moi. Le kaiila se déplace à une vitesse folle. Ce quatrième cavalier portait un capuchon et une cape de fourrure blanche. Le capuchon ne dissimulait pas la forme conique du casque qu'il recouvrait. Le cuir de son justaucorps était noir. Et dorées les boucles de son ceinturon. Il y avait un crochet au fer de sa lance, pour démonter l'adversaire. Leurs kaiilas étaient de la même teinte que l'herbe brunâtre, sauf celui de l'homme qui s'était placé face à moi, qui était d'un noir de jais, satiné, comme le bouclier. Au cou du quatrième cavalier pendait un collier de pierres précieuses large comme la main. Je le jugeais ostentatoire. En fait, je devais apprendre par la suite que l'on porte cet ornement pour inciter l'envie et se faire des ennemis; le but poursuivi est d'encourager l'attaque, afin que le propriétaire puisse démontrer son habileté aux armes sans se donner le mal de provoquer autrement ses ennemis. Toutefois, cette ceinture de pierreries passée au cou m'indiquait - même si je me trompais sur son rôle que son possesseur était un Paravaci, le Peuple Riche, le plus riche des Peuples des Chariots. — Tal ! criai-je, en levant la main, la paume tournée vers l'intérieur, selon la coutume de Gor. Comme un seul homme, les quatre cavaliers s'armèrent de leurs lances. ; Je suis Tarl Cabot, repris-je. Je viens en paix ! ; Je vis les kaiilas se tendre, presque comme des larls, les flancs frémissants, leurs grands yeux fixés sur moi. Leurs longues oreilles étaient couchées sur leurs têtes. L'un d'eux dardait sa langue triangulaire. — Parlez-vous le goréen? lançai-je. Les lances s'abaissèrent simultanément. Ces armes ne sont pas faites pour appuyer le coup. On les tient de la main droite, sans effort, elles sont souples et légères, faites pour porter plusieurs attaques et non pas pour l'effet de choc des lances du Haut Moyen ge en Europe. Inutile d'ajouter qu'elles sont presque aussi maniables qu'un sabre. Elles sont teintes en noir, coupées sur de jeunes arbres Tems. Leur flexibilité est telle que l'on peut presque leur faire former un cercle complet sans les briser. Une lanière de peau de bosk enroulée deux fois autour du poignet permet de maintenir l'arme pendant le combat au corps à corps. Il est rare que l'on s'en serve comme arme de jet. — Je viens en paix ! criai-je de nouveau. L'homme placé derrière moi répondit, en goréen, mais avec un accent prononcé. « Je suis Tolnus des Paravacis. » Puis il rejeta son capuchon en arrière, ses longs cheveux noirs flottant sur la fourrure blanche de son col. Je restai figé à la vue de son visage. À ma gauche, un appel : — Je suis Conrad des Kassars. Il releva les mailles qui lui dissimulaient le visage, et éclata de rire. Étaient-ils d'une race de la Terre? me demandai-je. Étaient-ils des hommes ? À ma droite, un rire énorme. — Je suis Hakimba des Kataiis, rugit le cavalier après avoir écarté son écharpe d'une main. Et son visage, bien que noir, portait des marques comme les autres. Maintenant, celui qui était droit devant moi écartait les chaînes colorées de son casque, pour se dévoiler. Un visage blanc, mais épais et enduit de graisse ; ses yeux légèrement bridés trahissaient des origines mêlées. Quatre hommes me faisaient face, tous des guerriers des peuples des Chariots. Chacun d'eux portait sur le visage des cicatrices peintes de couleurs vives, en forme de chevrons. Leur coloration et leur épaisseur me rappelaient les marques hideuses de la face des mandrills; mais ces défigurations étaient visiblement volontaires, et non raciales. Elles n'étaient pas le fruit du lent travail des gènes, mais indiquaient la gloire et la position, la fierté et l'arrogance de leurs porteurs. Elles avaient été infligées aux chairs avec des aiguilles, des couteaux, des pigments et des excréments de bosks, durant de longs jours et de longues nuits. Des hommes étaient morts d'avoir subi ces traitements. Celui qui me faisait face portait sept de ces cicatrices tribales, la plus haute étant rouge, la suivante jaune, la troisième bleue, la quatrième noire, puis deux jaunes et encore une noire. Tous ces hommes étaient marqués, mais de façon différente pour chacun. Ces terrifiantes blessures, probablement destinées à effrayer les ennemis possibles, m'avaient donné un instant la fantastique idée que, dans ces Plaines de Turia, j'avais affaire non pas à des hommes, mais à une espèce d'êtres d'un autre monde, importés jadis par les Prêtres-Rois dans un but quelconque, puis renvoyés à la sauvagerie ou simplement oubliés. Mais c'étaient bien des humains et je me rappelais à présent ce que l'on murmurait autrefois dans les tavernes d'Ar, à propos de ces marques affreuses qui constituaient un code que les Paravacis, les Kassars, les Kataiis et les Tuchuks déchiffraient aussi facilement que l'on peut lire une annonce dans une vitrine ou une phrase dans un livre. Sur le moment, une seule des cicatrices m'était intelligible, la rouge toute gonflée qui était la Cicatrice du Courage. C'est la première en haut de la figure et, sans celle-là, on n'avait droit à aucune autre. Les Peuples des Chariots placent le courage au-dessu de toutes les autres vertus ou qualités. Chacun de ceux que je voyais la portait. Le cavalier devant moi leva son bouclier laqué et sa lance mince et noire. — Entends mon nom ! cria-t-il. Je suis Kamchak des Tuchuks ! Dès qu'il eut terminé, chacun m'ayant dit son nom, les quatre kaiilas foncèrent en avant, couinant de fureur; chaque cavalier était couché sur l'encolure de sa bête, la lance à la main droite, cherchant à m'atteindre le premier. 3 LE JEU DE LA LANCE J'aurais pu tuer l'un d'eux, le Tuchuk, d'un jet de mon lourd javelot goréen ; mais les trois autres m'auraient ensuite harcelé ensemble avec leurs lances. J'aurais pu quand même me plaquer au sol, comme les chasseurs de larls, une fois mon arme lancée, en me couvrant de mon bouclier, mais les pattes griffues des autres kaiilas m'auraient piétiné pendant que leurs maîtres m'auraient transpercé à leur guise. C'est pourquoi, en misant sur le respect qu'ont les Peuples des Chariots pour le courage, je ne fis aucun mouvement de défense et, le coeur battant la chamade, le sang circulant à une vitesse folle, mais le visage impassible, sans l'ombre d'un frémissement, je restai fermement planté sur place. Ma seule expression était le mépris. Au dernier moment, alors que les pointes des lances n'étaient qu'à une main de moi, les kaiilas enragés, tonnant, soufflant et grinçant, brisèrent leur élan sur une traction de rênes, s'accrochant au sol de toutes leurs griffes. Pas un cavalier ne fut déséquilibré, encore moins désarçonné. Chez ces gens, les enfants montent les kaiilas avant même de savoir marcher. — Anineee ! s'écria le guerrier des Kataiis. Tous les quatre firent exécuter une volte à leurs animaux et, ayant ainsi reculé de quelques mètres, m'examinèrent. Je n'avais pas bronché. — Je m'appelle Tarl Cabot, et je viens en paix! répétai-je. Ils échangèrent des regards puis, sur un geste du lourd Tuchuk, s'écartèrent encore un peu de moi. Je ne pouvais certes pas distinguer ce qu'ils se disaient, mais il était clair qu'ils discutaient. Je m'appuyai sur mon javelot et laissai échapper un bâillement, les yeux tournés vers les troupeaux de bosks. Je savais que si je bougeais, manifestais ma crainte ou tentais de fuir, je serais tué instantanément. J'aurais pu combattre. Peutêtre même être le vainqueur? Mais les probabilités étaient minces. Même si j'en avais abattu deux, les deux autres se seraient repliés et m'auraient jeté au sol avec leurs flèches ou leurs bolas. Mais il importait encore plus que je ne me présente pas à ces gens en ennemi. Comme je le leur avais dit, je venais en paix. Pour finir, le Tuchuk se sépara des trois autres et ramena sa monture à une dizaine de mètres de moi. — Tu es un étranger, dit-il. — Je viens en paix chez les Peuples des Chariots, répondis-je. — Tu ne portes pas d'insignes sur ton bouclier. Tu es un hors-la-loi. Je ne répondis pas. J'avais le droit de porter les armes de la Cité de Ko-ro-ba, les Tours du Matin, mais je ne les arborais pas. Une fois, il y avait longtemps, Ko-ro-ba et Ar avaient repoussé l'invasion des Peuples des Chariots et ce souvenir, encore évoqué dans les chansons de campement, aurait irrité ces fiers et farouches guerriers. — Quelle est ta cité ? me demanda-t-il. À une telle question, un Guerrier de Ko-ro-ba ne pouvait que réagir. — Je suis de Ko-ro-ba, dis-je. Tu en as sûrement entendu parler. Les traits du Tuchuk se contractèrent. Puis il sourit. — J'ai entendu chanter sur Ko-ro-ba, reconnut-il. Je restai silencieux. Il se tourna vers ses compagnons. — Un Korobain ! cria-t-il. Ils s'agitèrent sur leurs montures, échangeant des paroles avec impatience. — Nous vous avons repoussés, repris-je. — Qu'est-ce que tu viens faire chez les Peuples des Chariots ? s'enquit le Tuchuk. Je pris un temps de réflexion. Que lui dire ? Pour cet aspect de la situation, je devais prendre mon temps. — Tu vois qu'il n'y a d'insignes ni sur mon bouclier ni sur ma tunique, fis-je. Il hocha la tête. — Il faut que tu sois fou pour t'enfuir chez les Peuples des Chariots. Maintenant, je l'avais amené à me prendre vraiment pour un hors-la-loi, un fugitif. Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Il se frappa sur la cuisse. — Un Korobain! Et il vient se réfugier chez nos Peuples! Des larmes de joie lui coulaient au coin des yeux. — Tu es un imbécile ! lâcha-t-il. — Combattons, proposai-je. En colère, le Tuchuk tira les rênes de son kaiila, le faisant cabrer et gronder en battant des pattes. — Je le ferais volontiers, sleen de Korobain ! cracha-t-il. Prie donc les Prêtres-Rois que ce ne soit pas moi qui hérite de la lance ! Je ne comprenais plus. Il fit pivoter son kaiila et, en un bond ou deux, se retrouva parmi ses congénères. Le Kassar s'approcha ensuite de moi. — Korobain, dit-il, n'as-tu pas eu peur de nos lances ? — Si, répondis-je. — Mais tu ne l'as pas montré. Je haussai les épaules. — Et pourtant tu m'avoues que tu as eu peur. L'étonnement se lisait sur son visage. Je détournai les yeux. — Pour moi, c'est signe de courage, poursuivit-il. Nous nous mîmes à nous examiner réciproquement, comme pour nous jauger. Puis il reprit: — Bien que tu sois un habitant des cités - une vermine des murailles -, je pense que tu n'es pas sans valeur... et alors je prie pour que la lance me revienne. Il fit demi-tour pour rejoindre ses compagnons. Ils discutèrent encore un moment, puis le guerrier des Kataiis vint à son tour près de moi, un homme souple, fort, fier, dans les yeux duquel je pouvais lire qu'il n'avait jamais vidé les étriers ni tourné le dos à un ennemi. Sa main reposait légèrement sur son arc à la corde bien tendue. Mais il n'y avait pas placé de flèche. — Où sont tes hommes ? me demanda-t-il. — Je suis seul. Le guerrier se dressa sur ses étriers, la main au-dessus des yeux. — Pourquoi viens-tu nous espionner ? s'enquit-il. — Je ne suis pas un espion. — Tu es payé par les Turiens, affirma-t-il. — Non, répondis-je. — Tu es un étranger. — Je viens en paix. — As-tu entendu dire que les Peuples des Chariots massacrent les étrangers ? — Oui, je l'ai entendu dire. — C'est la vérité, dit-il simplement, et il retourna près des autres. Le dernier à m'approcher fut le guerrier des Paravacis, avec son capuchon et sa cape de fourrure blanche, et le large collier de pierreries étincelant à son cou. Il désigna du doigt son bijou. — Il est beau, n'est-ce pas ? fit-il. — Oui. — Il m'achètera dix bosks, vingt chariots couverts de tissu d'or, cent filles esclaves de Turia. Je détournai les yeux. — N'as-tu pas envie de ces pierres, de ces richesses ? insista-t-il. — Non. La colère crispa ses traits. — Tu peux les avoir, dit-il. — Que faut-il faire? demandai-je. — Me tuer ! lança-t-il en riant. Je le regardai avec fermeté. — Elles sont probablement fausses, affirmai-je, des gouttes d'ambre, des perles de sorp de Vosk, de l'écaille polie de palourde de Tamber, de la verroterie colorée et taillée à Ar pour le commerce avec les peuples ignorants du Sud. Cette fois, le visage du Paravaci se convulsa sous ses terribles cicatrices. — Assure-toi donc de la valeur de ces pierres ! cria-t-il. Je cueillis le collier dans la poussière, de la pointe de mon javelot, pour l'examiner au soleil. Il était suspendu là comme une ceinture de lumière, étincelant de mille feux plus riches que les rêves de cent marchands. — Elles sont merveilleuses, reconnus-je, en lui tendant le collier au bout de mon fer. Furieux, il l'enroula au pommeau de sa selle. — Mais j'appartiens à la Caste des Guerriers d'une grande cité, repris-je, et nous ne souillons pas nos armes pour les joyaux de quiconque, pas même pour ces pierres-ci. Il en resta bouche bée. — Tu oses venir me tenter, poursuivis-je en feignant la colère, comme si j'étais de la Caste des Assassins, ou un simple voleur armé d'une dague dans la nuit. Je fronçai les sourcils. — Prends garde, l'avertis-je, que je ne tienne tes paroles pour des injures ! Le Paravaci, sous son capuchon et sa cape, avec son collier accroché au pommeau, se tenait tout raide, immobile, figé dans sa fureur. Puis, brusquement, il se dressa sur ses étriers et leva les bras au ciel. — Esprit du Ciel! invoqua-t-il. Fais que la lance vienne à moi... à moi ! Il exécuta une volte rapide et partit rejoindre le groupe. Ils me regardaient tous. Je vis le Tuchuk prendre sa longue lance et la planter dans le sol, la pointe en l'air. Puis, lentement, les cavaliers se mirent à tourner autour de l'arme, la surveillant, la main droite prête à la saisir dès qu'elle pencherait d'un côté. Le vent paraissait se lever. À leur manière, je savais que c'était un honneur qu'ils me rendaient, qu'ils avaient marqué du respect pour mon maintien face à la charge, que maintenant ils attendaient de voir lequel me gagnerait à leur petit jeu, quelles armes feraient couler mon sang, quel kaiila me piétinerait sous ses pattes griffues. Je regardais la lance qui tremblait au rythme du sol ébranlé, je pouvais voir l'intensité des yeux qui la fixaient. Elle ne tarderait plus à tomber. Les troupeaux étaient à présent bien visibles, chaque bête distincte, et se mouvaient dans la poussière qu'ils soulevaient, tandis que le soleil déjà déclinant enflammait la pointe de leurs cornes. Çà et là des gardiens allaient et venaient, montés sur leurs gracieux kaiilas. La lance n'était pas encore tombée. Bientôt les animaux tourneraient sur eux-mêmes, se réuniraient en groupes pour rester sur place à paître jusqu'au matin. Bien sûr, les chariots suivraient les troupeaux. Ces derniers formaient l'avant-garde, la protection avancée des premiers, que l'on dit aussi innombrables que les bêtes. Naturellement, c'est là une erreur, car les Ubars connaissent très bien chacun de leurs chariots ainsi que le nombre des animaux marqués. Les beuglements semblaient maintenant descendre du ciel, comme le tonnerre, ou venir de l'horizon, comme le fracas des vagues sur une côte rocheuse. Et c'était bien une mer de bétail qui s'approchait lentement. L'odeur que dégageaient les bêtes me parvenait aussi, musquée, forte, mêlée à celles de l'urine, de la sueur, des excréments d'un million de têtes au moins. Je comprenais clairement l'importance des bosks pour ces Peuples Errants. — Ho ! Entendis-je. Je pivotai juste à temps pour voir la lance tomber, mais à peine avait-elle bougé qu'elle était fermement au poing du guerrier tatoué, du Tuchuk. 4 L'ISSUE DU JEU DE LA LANCE Le Tuchuk brandit la lance en signe de triomphe, tout en enroulant la lanière autour de son poignet et en plantant les molettes de ses éperons dans les flancs soyeux de sa monture. L'animal fonça vers moi, son maître se pencha en avant et s'inclina un peu, la lance à peine abaissée. C'était la charge. L'arme au bois flexible s'attaqua au bouclier goréen à sept épaisseurs, arrachant une étincelle à la bordure de cuivre. L'homme avait visé ma tête. Je n'avais pas lancé mon javelot. Je ne souhaitais nullement tuer le Tuchuk. Malgré la rapidité et la violence de sa charge, le kaiila ne l'emmena que quatre pas derrière moi. Le Tuchuk m'avait à peine dépassé que sa monture virait, la bride sur le cou, cette fois pour une nouvelle charge qui m'abattrait, me livrant du même coup aux mâchoires avides de l'animal. Je donnai des coups de pointe pour tenter d'écarter la gueule de la bête qui hurlait. Le kaiila se heurtait à mon fer, reculait, puis revenait et, pendant tout ce temps, le Tuchuk essayait de m'atteindre de sa propre lance. Quatre fois sa pointe me toucha, faisant couler le sang, mais il n'avait plus le poids de l'animal pour appuyer ses coups. Il tirait à bout de bras et la pointe ne faisait que m'effleurer. Mais la bête saisit mon bouclier entre les dents et le souleva, m'entraînant avec. Je retombai dans l'herbe, et vis le kaiila mordre le bouclier en grondant. Puis, après l'avoir secoué, il le rejeta loin derrière lui. Je m'ébrouai. Le casque accroché à mon épaule était tombé, mais fourreau et épée étaient restés en place. Je repris mon javelot goréen. J'étais comme une proie sur l'herbe, le souffle court, le corps en sang. Le Tuchuk rit en rejetant la tête en arrière. Je me préparai à lancer le javelot. Rendu prudent, l'animal se mit à tourner autour de moi, comme un ennemi humain, ou presque. Il se déplaçait avec délicatesse, faisait des feintes, puis se repliait pour m'inviter à tenter un jet. Je devais apprendre plus tard que les kaiilas sont entraînés à éviter les javelots lancés. On les habitue en utilisant d'abord des bâtons sans pointe, puis on passe aux armes réelles. Tant que le kaiila n'est pas suffisamment entraîné à cet art, il ne lui est pas permis de se reproduire. Ceux qui sont incapables d'apprendre périssent sous le javelot. J'étais néanmoins certain de pouvoir tuer la monture à courte distance. Si vif que soit le kaiila, je me croyais plus rapide encore. C'est avec cette même arme que les Goréens chassent l'homme et le larl. Toutefois, je ne voulais tuer ni la bête ni son maître. À la stupéfaction du Tuchuk et des autres qui regardaient; je jetai mon javelot à terre. Le Tuchuk en resta figé, comme les autres. Puis il frappa de sa lance son petit bouclier brillant, en hommage à mon geste. Je le vis tirer un des quivas de son étui et détacher la longue bola trois fois lestée du côté de sa selle. Lentement, en entonnant un chant guerrier guttural, il se mit à faire tournoyer la bola. Elle se compose de trois longues lanières de cuir — d'un mètre cinquante chacune —, au bout desquelles se trouve un petit sac de peau contenant, cousue à l'intérieur, une lourde boule de métal. Elle a probablement été inventée pour chasser le tumit, ce grand oiseau carnivore de la plaine incapable de voler, mais aussi pour servir à la guerre. Lancées bas, les lanières, avec leur envergure de trois mètres environ, sont presque impossibles à éviter. Elles frappent donc la victime et, dès qu'il y a contact, les boules s'enroulent autour des jambes de l'ennemi, en serrant les lanières. Il arrive que des jambes se brisent sous le choc. Et il est souvent difficile de se désentortiller des cordelettes aux enchevêtrements complexes. Lancée haut, la bola peut plaquer les bras d'un homme à ses flancs; à la gorge, elle l'étrangle; à la tête - un difficile exploit -, les boules tournoyantes peuvent écraser le crâne. On entortille donc l'adversaire dans la bola, puis on saute à bas de sa monture et on lui tranche la gorge avec le quiva. Je n'avais encore jamais eu affaire à cette arme, et je n'avais guère idée de la façon de m'y opposer. Le Tuchuk la maniait bien. Les trois boules tournaient comme une hélice et il avait cessé de chanter, les rênes tenues de la main gauche, la lame du quiva entre les dents, la bola au bout de son bras droit qui lui imprimait le mouvement. Il poussa soudain un cri et éperonna le kaiila pour charger. Il veut me tuer, songeai-je. Il est sous les yeux de guerriers des autres peuples. Il serait plus sûr de son coup s'il visait bas. Mais il serait beaucoup plus élégant de chercher le cou ou la tête. Jusqu'à quel point était-il vaniteux ? Jusqu'où allait son adresse ? Il devait être à la fois adroit et vaniteux ; c'était un Tuchuk. C'est vers ma tête qu'arrivait la bola tournoyante, presque invisible tant son mouvement était rapide. Au lieu de me baisser ou de me jeter au sol, je reçus les lanières sur la lame du court glaive de Ko-ro-ba, dont le fil tranche un morceau de soie qu'on laisse tomber dessus. Deux des lanières tendues furent coupées, et la troisième ainsi que les trois poids allèrent tomber dans l'herbe. En même temps, le Tuchuk, qui ne se rendait guère compte de ce qui était arrivé, sauta à bas de son kaiila, le quiva en main, pour se trouver, à sa vive surprise, devant un guerrier bien campé sur ses jambes, l'épée en main. Le quiva se retourna dans sa main, si vite que je ne le compris qu'en voyant son bras ramené en arrière, la main tenant la lame, prête à lancer. Le couteau arriva vers moi avec une vitesse incroyable, car nous n'étions séparés que de quelques pas. Impossible de l'éviter, mais possible de le détourner, ce que fit mon bon acier dans un bruit métallique. Le Tuchuk en resta frappé de stupeur, planté dans l'herbe de la plaine au-dessus de laquelle flottait la poussière. J'entendis les trois autres Hommes des Chariots, le Kataii, le Kassar et le Pavaraci, qui frappaient avec leurs lances sur leurs boucliers. — Bien joué ! lança le Kassar. Le Tuchuk ôta son casque pour le jeter dans l'herbe. Il ouvrit sa veste et son justaucorps de cuir, dénudant sa poitrine. Il regarda autour de lui les troupeaux de bosks encore éloignés, puis leva la tête pour contempler le ciel une dernière fois. Son kaiila était à quelques mètres de lui, s'agitant un peu, comme intrigué, les rênes molles sur son encolure. Le Tuchuk tourna alors les yeux vers moi. Il sourit. Il n'attendait aucun secours de ses camarades, qui ne lui en auraient d'ailleurs pas accordé. J'examinai son lourd visage, les farouches cicatrices qui lui conféraient une certaine noblesse, ses yeux noirs et bridés. Toujours souriant, il me dit : — Oui, bien joué ! Je m'avançai et lui posai sur le coeur la pointe de mon glaive goréen. Il ne broncha pas. ; Je suis Tarl Cabot, dis-je, et je viens en paix. Je remis ma lame au fourreau. Un instant, il parut frappé par la foudre. Il écarquillait les yeux, l'air incrédule, et soudain il rejeta la tête en arrière et se mit à rire aux larmes. Il se plia en deux, se tapant des poings sur les genoux. Puis il se redressa et s'essuya le visage d'un revers de la main. Je haussai les épaules. Soudain, le Tuchuk se baissa jusqu'au sol et ramassa une poignée d'herbe et de terre, cette terre où paissent les bosks, cette terre qui est le pays des Tuchuks, et il me la tendit. Et je la pris. Le guerrier sourit de nouveau et posa ses mains sur la mienne, si bien que nous serrions ensemble la terre et l'herbe. — Oui, dit le guerrier, viens en paix sur la Terre des Peuples des Chariots. 5 LE PRISONNIER Je suivis le guerrier kamchak jusqu'au camp des Tuchuks. Nous manquâmes de peu être écrasés par six cavaliers montant des kaiilas endiablés et qui, pour l'amour du sport, faisaient follement la course parmi les chariots encombrés et serrés les uns contre les autres. J'entendais le meuglement des bosks laitières. Çà et là, des enfants couraient entre les roues, jouant avec une balle de cuir et un quiva ; le jeu consistait à cueillir au bout de la lame la balle lancée. Les femmes tuchuks, sans voile, vêtues de leurs longues robes de peau, leurs grands cheveux tressés, s'affairaient autour des marmites suspendues à des trépieds faits dans le bois de l'arbre Tem, dressés au-dessus des feux de bouse séchée. Les femmes n'étaient pas tatouées et n'avaient pas de cicatrices faciales mais, tout comme les bosks qui portent un anneau dans les naseaux, chacune d'elles en portait un passé dans une narine. Celui de l'animal est épais, et en or; celui des femmes, en or également, est fin et minuscule, assez semblable aux alliances des gens de mon vieux monde. J'entendis un haruspice qui chantait quelque part. En échange d'un morceau de viande, il lisait dans le vent et l'herbe ; contre une coupe de vin, dans les étoiles et le vol des oiseaux; pour un solide dîner, il lisait dans le foie d'un sleen ou d'un esclave. L'avenir et ses présages fascinent les Peuples des Chariots et, bien qu'à les entendre parler ils n'ajoutent pas foi à ces sornettes, ils leur accordent en réalité beaucoup d'attention. Kamchak me dit qu'une fois une armée de mille chariots avait changé de route parce qu'un essaim de rennels, des insectes du désert ressemblant à des crabes, et venimeux de surcroît, n'avaient pas défendu leur nid, écrasé par la roue du chariot de tête. Une autre fois, plus de cent ans auparavant, un Ubar, ayant perdu l'éperon de sa botte droite, avait fait demi-tour pour cette seule raison, devant les portes mêmes de la puissante Cité d'Ar. Près du feu, je vis un Tuchuk accroupi, les mains sur les hanches, qui dansait et battait du pied tout seul, ivre de lait fermenté, et qui faisait cette gymnastique, selon ce que me dit Kamchak, pour plaire au Ciel. A notre passage entre les chariots, je reculai d'un bond quand un sleen fauve de la prairie se précipita contre les barreaux de sa cage, en s'efforçant de m'atteindre de ses six pattes munies de longues griffes. Il y en avait quatre autres dans la même cage, plutôt petite, qui grondaient en s'enroulant les uns aux autres, nerveusement, comme des serpents en colère. Relâchés à la tombée de la nuit, ils surveillent les troupeaux, à la fois bergers et sentinelles. On les utilise aussi quand un esclave s'évade, car le sleen est un chasseur efficace, infatigable, méchant, capable de suivre une odeur vieille de plusieurs jours sur des centaines de pasangs, jusqu'à retrouver sa proie -même un mois plus tard - et la mettre en pièces. Je fus surpris par un bruit de clochettes d'esclave et aperçus une fille, nue sous ses clochettes et son collier, qui se faufilait entre les chariots, porteuse d'un fardeau. Kamchak gloussa en remarquant mon étonnement de voir dehors une esclave dans cette tenue rudimentaire. Elle avait aux poignets et aux chevilles d'épais anneaux fermés à clé, auxquels étaient suspendues les clochettes. Elle portait le collier turien plutôt que le collier d'esclave habituel. Celui de Turia est circulaire et assez large pour qu'on y glisse la main, alors que celui de Gor est généralement très ajusté. L'un et l'autre ont leur fermoir sur la nuque, le turien une serrure et non un cadenas. --C'est une Turienne ? demandai-je. — Naturellement. — Dans les villes, seules les Esclaves de Plaisir portent des clochettes... et encore uniquement pour la danse. — Son maître ne lui fait pas confiance, dit Kamchak. Cette simple réponse me fit comprendre la situation de la fille. Elle n'avait pas de vêtements pour n'avoir pas la possibilité d'y dissimuler une arme, et le son des clochettes accompagnait chacun de ses pas et mouvements, permettant de savoir à tout instant où elle était. — La nuit, poursuivit Kamchak, elle est enchaînée sous le chariot. La fille avait à présent disparu. — Les Turiennes ont de la fierté, m'expliqua Kamchak, c'est pourquoi elles font d'excellentes esclaves. Cela ne me surprenait pas. En général, le maître goréen aime les filles vives qui luttent contre le collier et le fouet, qui résistent durant des mois pour finir par s'avouer dominées, et n'ont plus qu'une crainte, celle d'être revendues à quelqu'un d'autre. — Avec le temps, conclut Kamchak, elle suppliera qu'on lui donne les haillons qui conviennent à son état. Je me dis qu'il avait raison. Il vient un moment où toute fille s'agenouille devant son maître et le prie de lui accorder d'être un peu vêtue, ne fût-ce que Kajir. Kajira est l'appellation la plus courante des femmes esclaves. Une autre est Sa-Fora, ce qui signifie Fille de Chaîne. Chez les Peuples des Chariots, être vêtue Kajir signifie pour la fille porter quatre articles, deux rouges, deux noirs. Un cordon rouge, le Curla, est noué à la taille. La Chatka, une longue et étroite bande de cuir, s'accroche à cette ceinture sur le devant, pour revenir se fixer parderrière, entre les jambes. À cela s'ajoute le Kalmak, sorte de veste de peau, courte et ouverte ; et, pour finir, le Koora, assorti au Curla, s'enroule à la tête pour maintenir les cheveux en arrière, car les filles esclaves, chez les Gens des Chariots, n'ont pas le droit de porter des tresses ni de se coiffer autrement. Pour l'homme esclave, ou Kajirus – et il y en a peu chez les Peuples –, être vêtu Kajir signifie porter le Kes, une tunique courte et sans manches en cuir noir. En me dirigeant avec Kamchak vers son chariot, j'aperçus plusieurs filles vêtues Kajir, toutes magnifiques. Elles avaient la démarche insolente des filles qui se savent possédées, que les hommes ont jugées assez belles et désirables pour leur passer le collier. Je remarquai que les femmes austères des Peuples des Chariots les contemplaient avec envie et dédain; il leur arrivait même de leur donner des coups de bâton lorsqu'elles s'aventuraient trop près des marmites pour y dérober un morceau de viande. — Je le dirai à ton maître, cria l'une d'elles. La fille se moqua d'elle et, rejetant en arrière ses cheveux châtains noués dans le Koora, s'enfuit entre les chariots Kamchak et moi nous mîmes à rire. La fille devait savoir que tout ce qu'elle avait à craindre de son maître serait de cesser de lui plaire. Les milliers de chariots aux couleurs éclatantes offrent un spectacle magnifique. Tous sont presque carrés, aux dimensions d'une pièce spacieuse. Chacun d'eux est tiré par deux paires de bosks. Les deux essieux du véhicule sont en bois de Tem dont la flexibilité, jointe à la nature plate du pays, permet d'avoir des chariots aussi larges. Le corps même du chariot, à deux mètres au-dessus du sol, est constitué de planches de Tem laquées en noir. À l'intérieur est fixé une sorte de bâti de tente arrondie, couvert de peaux de bosks tendues, puis peintes et vernies. Des dessins fantastiques les recouvrent, et c'est la rivalité entre les propriétaires des chariots à qui aura le plus beau. Autour de cette tente centrale existe un chemin circulaire, un peu comme un pont de navire. Les flancs de la caisse sont percés de meurtrières, car l'arc court des Peuples des Plaines est pratique non seulement à dos de kaiila, mais aussi dans cet espace restreint. Une des caractéristiques les plus frappantes de ces véhicules, ce sont leurs roues énormes. Celles de derrière atteignent trois mètres de diamètre, celles de devant étant un peu plus petites, environ deux mètres cinquante, comme pour les chariots de l'ancien Far West sur la Terre. Les rênes ou guides sont au nombre de huit, soit deux par tête de bétail de trait. Cependant, en temps normal, les chariots sont formés en longues colonnes et seul le premier est guidé, les autres bêtes suivant tout simplement le train au bout d'une longe passée dans l'anneau de leurs narines. Il arrive aussi qu'une femme ou qu'un simple gamin dirige l'attelage de tête en marchant à côté, avec un aiguillon. L'intérieur des chariots, bien clos, protégé contre la poussière soulevée à leur passage, est souvent décoré de riches tapis et tapisseries, bourré de coffres de soieries et de butin prélevé sur les caravanes. L'éclairage est fourni par des lampes à huile de tharlarion qui répandent une lumière dorée. Au centre du chariot se trouve un petit récipient à feu, peu profond, en cuivre. Ce foyer, où l'on ne cuisine guère, a pour rôle essentiel de chauffer le chariot d'habitation. Soudain je perçus le choc des pattes d'un kaiila sur l'herbe entre les chariots, en même temps qu'un renâclement farouche. Je fis un bond en arrière pour éviter les griffes de l'animal enragé qui se cabrait. « Au large, idiot ! » lança une voix féminine, et, à ma grande stupeur, je vis sur la selle de la bête une jeune fille d'une étonnante beauté, vive et coléreuse, qui serrait la bride de sa monture. Elle ne ressemblait pas aux autres femmes que j'avais vues devant les chariots, pour la plupart des femmes maigres, à l'air sévère, aux cheveux tressés, penchées sur les marmites. Celle-ci portait une courte jupe de cuir, fendue du côté droit pour lui permettre d'enfourcher le kaiila ; son corsage de peau souple n'avait pas de manches et une cape cramoisie était fixée sur ses épaules. Ses cheveux noirs étaient rejetés en arrière, et maintenus par un bandeau de tissu écarlate. Comme les autres femmes des chariots, elle n'avait pas de voile et elle portait aussi le minuscule anneau d'or à la narine, qui proclamait la race à laquelle elle appartenait. Elle avait le teint brun clair et les yeux d'un noir étincelant. — Qui est cet imbécile ? demanda-t-elle à Kamchak. — Ce n'en est pas un, répondit-il. C'est Tarl Cabot, un guerrier qui a tenu dans sa main avec moi l'herbe et la terre. — C'est un étranger! On devrait le tuer! Kamchak lui sourit. — Il a tenu avec moi l'herbe et la terre, répéta-t-il. La fille renifla d'un air méprisant, planta ses éperons dans les flancs du kaiila et repartit au galop. Kamchak éclata de rire. — C'est Hereena, une fille du Premier Chariot, me dit-il. — Parle-moi d'elle, fis-je. — Qu'y a-t-il à en dire ? — Qu'est-ce que ça signifie : être du Premier Chariot ? m'enquisje. Il rit de nouveau. — Tu ne sais vraiment pas grand-chose de nos peuples, releva-til. — C'est la vérité, avouai-je. — Être du Premier Chariot, cela veut dire que l'on est de la maisonnée de Kutaituchik. Je répétai lentement ce nom en m'efforçant de le prononcer comme Kamchak. Il se décompose en quatre syllabes, ainsi séparées : Ku-taï-tu-chik. — Il est donc l'Ubar des Tuchuks ? fis-je. Cette fois, il se contenta de sourire de mon ignorance. — Son chariot est le Premier Chariot, et c'est Kutaituchik qui siège sur la couverture grise. — La couverture grise ? — La couverture qui est le trône des Ubars des Tuchuks. Ainsi appris-je pour la première fois le nom du chef de cette sauvage peuplade. — On ne tardera pas à te mener en présence de Kutaichik, reprit Kamchak. Je dois moi-même y aller souvent. Cette formule me fit comprendre que Kamchak avait une certaine importance parmi les Tuchuks. — La maisonnée de Kutaituchik compte cent chariots, poursuivit-il. Être dans n'importe lequel des cent, c'est être du Premier Chariot. — Je vois. Et j'imagine que la fille - celle qui montait le kaiila - doit être celle de Kutaituchik, Ubar des Tuchuks ? — Non, répondit Kamchak. Elle ne lui est pas apparentée, contrairement à la plupart des personnes du Premier Chariot. — Elle m'a paru en effet très différente des autres femmes tuchuks, soulignai-je. Sa figure aux cicatrices colorées se plissa de malice. — Naturellement, fit-il. Elle a été élevée en vue de devetir un prix de valeur dans les jeux de la Guerre d'Amour. — Je ne comprends pas. — As-tu jamais vu les Plaines des Mille Poteaux? me demanda-til. — Non. J'allais insister pour que Kamchak me donne d'autres explications quand nous entendîmes soudain un cri et le couinement d'un kaiila, quelque part parmi les chariots. Ensuite s'éleva un concert de cris de femmes et d'appels d'hommes, ainsi que de glapissements d'enfants. Puis le battement d'un tambour résonna, et deux sons s'échappèrent d'une trompe en corne de bosk. Kamchak saisit immédiatement la signification du tambour et de la trompe. — On vient d'amener un prisonnier au camp, m'annonça-t-il. 6 LE CHARIOT DE KUTAITUCHIK Kamchak se faufilait vivement entre les chariots vers l'endroit où on avait sonné la trompe, et je le suivais de près. Beaucoup d'autres accouraient également, et nous étions bousculés par des guerriers en armes, cousus de cicatrices, farouches; par des gamins aux visages intacts, portant des aiguillons à bosks, des enfants sauvages, à demi vêtus. Et même par des beautés turiennes esclaves, vêtues Kajir. Il y avait aussi dans la foule celle qui n'avait droit qu'aux clochettes et au collier, et qui manquait crouler sous son lourd fardeau de tranches de bosk séché longues comme des poutres. Tout le monde se pressait pour voir ce qui arrivait chez les Tuchuks. On finit par déboucher sur une sorte de rue herbeuse ouverte entre les véhicules, une avenue dans cette cité des Hariggas, ou Chariots à Bosks. Une foule de Tuchuks et d'esclaves s'était massée de part et d'autre. On y voyait des diseurs de bonne aventure et des haruspices, des chanteurs et des musiciens, et quelques petits colporteurs et marchands de diverses cités, car les Tuchuks qui convoient leurs marchandises leur permettent de temps à autre d'approcher des chariots. J'apprendrais plus tard que chacun d'eux était marqué à l'avant-bras d'un signe en forme de cornes de bosk, qui leur assurait en certaines saisons libre passage par les plaines des Peuples. La difficulté était, bien sûr, de recevoir cette marque pour la première fois. Si, dans le cas d'un chanteur, sa chanson est rejetée, ou pour un marchand sa pacotille, il est immédiatement tué. Il s'agit en partie d'un signe honteux, car elle rend ceux qui approvhent des chariots semblables à des esclaves. Maintenant, dans la large allée herbeuse, je voyais arriver vers nous deux cavaliers sur leurs kaiilas. Une lance était fixée entre eux, aux étriers de leurs selles. Étant donné la hauteur des montures, l'arme devait se trouver à un mètre cinquante du sol environ. Entre les deux aniaux courait une fille qui se débattait désespérément, le cou attaché à la lance par des lanières, les poignets liés derrière le dos. Je fus frappé de stupeur, car cette fille n'était pas habillée comme une Goréenne, pas comme une fille de n'importe quelle cité de l'Anti-Terre, ni comme une paysanne des champs de Sa-Tarna ou des vignobles qui produisent les raisins Ta, pas même comme une femme des sauvages Peuples des Chariots. Kamchak s'avança au centre de l'avenue et leva la main. Les cavaliers arrêtèrent aussitôt leurs montures. J'en restai ébahi. La fille, les genoux pliés, le corps secoué de frissons, cherchait à reprendre haleine. Sans la lance qui la maintenait, elle se serait écroulée. Elle tirait encore faiblement sur les liens de ses poignets. Elle avait les yeux vitreux et à peine la force de jeter un regard autour d'elle. Ses vêtements étaient couverts de poussière, ses cheveux pendaient, emmêlés. Son corps ruisselait de transpiration. On l'avait déchaussée et ses chaussures pendaient à son cou par un lacet. Elle avait les pieds en sang. Des restes de bas de nylon s'accrochaient autour de ses chevilles. Sa courte robe s'était déchirée au passage à travers la broussaille. Kamchak paraissait, lui aussi, surpris à la vue de cette fille, car il n'en avait jamais vu de pareillement attifée. Du fait de sa robe courte, il la prenait naturellement pour une esclave. Il était peutêtre intrigué parce qu'elle n'avait pas le collier traditionnel au cou. Cependant elle portait un épais et haut collier de cuir, qui avait l'air cousu directement sur son cou. Kamchak alla jusqu'à elle et lui prit la tête entre ses mains. Elle releva les yeux et, à la vue de ce terrible visage avec ses cicatrices de couleur, elle se mit à hurler comme une démente et se débattit de nouveau dans ses liens. Mais la lance la maintint sur place. Elle continua de s'agiter en gémissant. Il était clair qu'elle n'en croyait pas ses yeux, qu'elle ne comprenait plus rien, qu'elle pensait être devenue folle. Je remarquai qu'elle avait les yeux et les cheveux d'un brun foncé. Il me vint à l'esprit que cette particularité ferait peut-être baisser son prix. Sa robe-chemisier jaune était simple, avec d'étroites rayures orangées. Le tissu devait être de l'oxford, un tissu serré à l'origine. Les manches longues avaient des revers, et le col du vêtement ressemblait assez à celui d'une chemise d'homme. Mais, évidemment, tout cela était maintenant en bien piteux état, déchiré et souillé. Elle n'était cependant pas désagréable à regarder, mince, les chevilles fines, le corps souple. Sur le marché goréen elle aurait rapporté un bon prix. Elle poussa un petit cri quand Kamchak lui arracha ses chaussures du cou. Il me les lança. Elles étaient orange, en cuir finement travaillé, ornées d'une boucle. Elles avaient un talon d'environ trois centimètres. Il y avait aussi des inscriptions à l'intérieur, mais l'écriture comme les mots restaient mystérieux pour des Goréens. C'était de l'anglais. La fille s'efforçait de parler. — Je m'appelle Élisabeth Cardwell, dit-elle. Je suis citoyenne américaine. J'habite la ville de New York. Kamchak adressait des regards intrigués aux cavaliers, qui les lui rendaient. L'un d'eux lui dit en goréen: — C'est une barbare. Elle ne connaît pas le goréen. Mon rôle, tel que je le concevais, était de me taire. — Vous êtes tous fous ! hurla la fille en se débattant de nouveau dans ses liens. Complètement fous ! Les Tuchuks et les autres s'entre-regardaient, ahuris. Je ne prenais toujours pas la parole. J'étais sidéré qu'une femme, apparemment une Terrienne, parlant anglais, eût été amenée chez les Tuchuks ce moment - alors que j'étais parmi eux dans l'espoir de découvrir et de restituer aux Prêtres-Rois ce que j'imaginais être un ovoïde doré, le dernier oeuf, l'ultime espoir de leur race. La fille avait-elle été transportée sur ce monde par les Prêtres-Rois ? Était-elle la victime de quelque récent Voyage d'Acquisition? Cependant, j'avais cru comprendre qu'ils avaient été abandonnés depuis la guerre souterraine entre les Prêtres-Rois. Auraient-ils recommencé? Cette fille ne devait pas être depuis longtemps sur Gor, tout au plus depuis quelques heures. Mais si l'on avait repris les Voyages d'Acquisition, pourquoi ? Ou avait-elle réellement été enlevée par les Prêtres-Rois ? y avait-il d'autres pouvoirs - d'Autres - qui en fussent capables ? Cette femme avait-elle été envoyée chez les Tuchuks à cette période - peut-être lâchée seule dans les plaines - où les éclaireurs ne pouvaient manquer de la remarquer - dans un but précis - et, dans ce cas, lequel ? et à quelles fins ? Ou bien encore sa venue était-elle consécutive à quelque coïncidence, à quelque fantastique accident? Je ne sais pourquoi, mais je ne pensais pas que cette dernière hypothèse fût la bonne. La fille renversa soudain la tête et se mit à hurler vraiment comme une démente : — J'ai tout perdu! Je suis folle ! Je suis devenue folle ! Le spectacle m'était devenu insoutenable. Elle était trop pitoyable. En dépit de ma résolution, je me mis à lui parler: — Non, lui dis-je, vous n'êtes pas folle. Ses yeux se tournèrent vers moi ; elle n'en croyait pas ses oreilles. Les Tuchuks et tous les autres se tournèrent vers moi comme un seul homme. Je m'adressai à Kamchak en goréen : — Je comprends ce qu'elle dit. Un des cavaliers me désigna du bras en criant à la foule, d'un ton surexcité : — Il parle la même langue qu'elle ! Une onde de plaisir parcourut la foule. Il me vint alors à l'idée qu'elle avait peut-être été envoyée chez les Tuchuks dans ce seul but, repérer parmi les milliers d'habitants des Chariots le seul homme qui pût la comprendre, converser avec elle, ce qui l'identifierait et le marquerait. — Excellent, fit Kamchak en me souriant. — Je vous en prie, secourez-moi ! cria la jeune femme. Kamchak m'ordonna: — Dis-lui de se taire ! J'obéis. Elle me lança un coup d'oeil ahuri, mais resta silencieuse. Je m'aperçus que j'étais devenu interprète. Kamchak, l'air curieux, tripotait maintenant le tissu de la robe. Puis il la lui arracha d'un geste vif. Elle laissa échapper une plainte. — Taisez-vous, lui dis-je. Je savais ce qui allait se passer maintenant, comme ce serait arrivé dans n'importe quelle cité, sur n'importe quelle route, piste ou sentier de Gor. C'était une femelle, captive, et il fallait naturellement qu'elle se soumette à une appréciation de sa valeur; en outre, il fallait que l'on s'assure qu'elle n'était pas armée ; souvent les femmes libres dissimulent une dague ou une épingle empoisonnées sous leurs vêtements. Des murmures intéressés montèrent de la foule quand furent ainsi révélés les sous-vêtements inhabituels qu'avait cachés la robe. — Je vous en prie, geignit-elle en se tournant vers moi. — Taisez-vous, l'avertis-je. Kamchak la dépouilla alors de tout ce qui lui restait, même des débris de bas de nylon entortillés à ses chevilles. Cette fois, la foule fit résonner un murmure d'approtion. Même certaines des beautés turiennes réduites en esclavage se surprirent à s'exclamer. J'en conclus qu'Élisabeth Cardwell atteindrait certainement un prix élevé aux enchères. Elle restait figée, maintenue par la lance assujettie à son cou, les mains liées derrière le dos. En dehors de ces liens, elle n'avait plus sur elle que l'épais collier de cuir cousu autour de son cou. Kamchak rassembla les diverses pièces de vêtement tombées dans l'herbe autour d'elle. Il en fit une boule qu'il jeta à la première femme venue. — Brûle ça, dit-il. La prisonnière regardait sans pouvoir intervenir la créature qui emportait ses vêtements, tout ce qui lui restait de son ancien monde, vers un feu de cuisine allumé à quelques mètres de là, près d'un chariot. La foule s'était écartée pour lui ouvrir la route et la pauvre fille vit ses effets jetés dans les flammes. — Non! Non! Non! hurla-t-elle. Et elle tenta encore une fois de se libérer. — Dis-lui qu'elle doit à tout prix apprendre le goréen, me dit Kamchak, sinon, elle sera massacrée. Je traduisis à l'intention de la Terrienne. Elle secoua farouchement la tête. — Dites-lui que je m'appelle Élisabeth Cardwell, me pria-t-elle. Je ne sais pas où je suis... je suis citoyenne américaine... ma maison est à New York... reconduisez-moi chez moi... je vous paierai... n'importe quel prix ! — Vous ne possédez plus rien, lui répondis-je, ce qui la fit rougir. En outre, nous ne disposons pas des moyens nécessaires pour vous renvoyer chez vous. — Pourquoi ? s'enquit-elle. Ma voix se fit insistante : — N'avez-vous pas remarqué la différence du champ de gravité de ce lieu ? N'avez-vous pas observé la légère modification de l'apparence du Soleil? — Ce n'est pas vrai ! protesta-t-elle. — Ceci n'est plus la Terre, lui expliquai-je. Vous êtes sur Gor... une autre Terre, peut-être... mais pas la vôtre. Je la regardais fixement. Il fallait qu'elle comprenne. — Vous êtes sur une autre planète. Elle ferma les yeux en gémissant. — Je le sais, fit-elle. Je sais... mais comment... comment... comment? — Je ne connais pas la réponse à votre question. Je me gardai bien d'ajouter que j'étais surtout très curieux de savoir - pour des raisons personnelles - ce qui lui était arrivé. Kamchak paraissait s'impatienter. — Que dit-elle ? me demanda-t-il. — Elle est mal à l'aise, naturellement, déclarai-je. Elle désire retourner dans sa cité. — Et laquelle est-ce ? — Elle s'appelle New York. — Je n'en ai jamais entendu parler, avoua Kamchak. — C'est très loin, dis-je. — Comment se fait-il que tu parles sa langue ? — J'ai vécu en un temps dans les pays où on la parle, répliquai-je. — Y a-t-il de l'herbe pour les bosks, dans son pays ? — Oui, mais c'est très loin. — Plus loin même que Thentis ? s'enquit-il. — Oui. — Plus loin même que les îles de Cos et de Tyros? insista-t-il. — Oui. Kamchak laissa fuser un sifflement. — Alors là, c'est loin, reconnut-il. Je souris. — Trop loin pour y conduire les bosks. Il me sourit à son tour. Un des guerriers à dos de kaiila prit la parole : — Elle n'était avec personne. Nous avons cherché. Elle était toute seule. Kamchak eut un mouvement du menton vers moi, puis vers la jeune femme. — Étiez-vous seule? demandai-je. Elle acquiesça faiblement. — Elle dit qu'elle était seule, répétai-je à Kamchak. — Comment est-elle arrivée jusqu'ici? fit-il. Je traduisis la question. La fille me regarda, puis ferma les yeux et secoua la tête. — Je n'en sais rien, souffla-t-elle. Je fis part de sa réponse à Kamchak. — C'est bien étrange, conclut-il. Mais nous reprendrons l'interrogatoire plus tard. Il fit signe à un garçon qui portait une outre de vin de Ka-la-na sur l'épaule. Il la prit et en ôta le bouchon d'un coup de dents. Ensuite, tenant lui-même le récipient sur son épaule, il renversa d'une main la tête d'Élisabeth Cardwell en arrière et, de l'autre, lui inséra entre les lèvres le bec cornu de l'outre. Il souleva la peau, et la fille, étouffant à demi, avala du vin. Le liquide rouge lui coula au coin des lèvres, puis sur le corps. Lorsque Kamchak jugea qu'elle avait assez bu, il retira l'embouchure, la referma, et rendit l'outre au garçon. Étourdie, épuisée, couverte de sueur, le visage et les jambes gris de poussière, du vin répandu sur le corps, Élisabeth Cardwell, les poignets attachés derrière le dos, la gorge nouée à la lance, restait, captive, devant Kamchak des Tuchuks. Il fallait qu'il ait pitié, qu'il soit bon. — Elle doit apprendre le goréen, me dit-il. Enseignelui : « La Kajira ». — Il faut que vous appreniez le goréen, dis-je à la jeune femme. Elle voulut protester, mais je ne le lui permis pas. — Répétez: «La Kajira », lui dis-je. Elle me regardait sans comprendre. Mais elle répéta : — La Kajira. — Encore ! ordonnai-je. — La Kajira, énonça-t-elle distinctement. La Kajira. Élisabeth Cardwell avait appris ses premiers mots du goréen. — Qu'est-ce que cela signifie ? s'enquit-elle. — Cela veut dire : « Je suis une esclave ». — Non! Non! Non! s'écria-t-elle. Kamchak adressa un signe de tête aux deux cavaliers sur leurs kaiilas. — Conduisez-la au chariot de Kutaituchik. Ils virèrent simultanément, entraînant la fille entre eux, quittèrent l'avenue d'herbe et disparurent entre les chariots. Kamchak et moi nous regardâmes. — As-tu remarqué le collier qu'elle porte ? fis-je. Il n'avait pas paru s'intéresser beaucoup à cet objet insolite. — Bien sûr, dit-il néanmoins. — Pour ma part, je n'en avais encore jamais vu de pareil, répondis-je. — C'est un collier de courrier, m'expliqua Kamchak. Dans le cuir, cousu à l'intérieur, il y a un message. Mon expression d'ahurissement dut l'amuser, car il éclata de rire. — Viens, fit-il. Allons au chariot de Kutaituchik. 7 LA KAJIRA Le chariot de Kutaituchik, Ubar des Tuchuks, était campé au sommet aplati d'une éminence herbeuse, le point plus élevé de la plaine. Auprès du véhicule, une haute perche fichée en terre portait l'emblème tuchuk, fait de quatre cornes de bosks. Les cent bosks de son attelage - alors que les autres n'en comptaient que quatre -, dégagés de leurs jougs, se tenaient alentour, énormes, rouges de pelage. Leurs cornes étaient polies et leur poil luisant, grâce à la brosse et aux huiles. Les anneaux d'or de leurs narines étaient sertis de pierres précieuses et des pendentifs de joaillerie se balançaient à leurs cornes. Le chariot lui-même était non seulement le plus grand de tous, mais il dépassait de beaucoup les dimensions concevables. Il s'agissait d'une vaste plate-forme montée sur plusieurs trains de roues, bien que sur les côtés il y en eût déjà une douzaine de part et d'autre, de la même taille que celles des autres voitures. Elles servaient aux déplacements, mais n'auraient pu suffire à supporter ce palais fantastique de bois et de peaux. Les peaux qui formaient le dôme étaient d'un millier de nuances et le trou à fumée, au sommet, devait bien être à trente mètres au-dessus du plancher. Je devinais sans mal les richesses, le butin et le mobilier dont devait resplendir l'intérieur de cette étonnante demeure. Toutefois, je n'y pénétrai pas car l'Ubar tenait sa cour a l'extérieur, sur la butte recouverte d'herbe. Une vaste estrade d'apparat était établie à quelques centimètres seulement au-dessus du sol. Elle était entièrement recouverte de tapis épais, empilés par endroits les uns sur les autres. Il y avait de nombreux Tuchuks et d'autres gens qui se pressaient autour de l'estrade sur laquelle se tenait Kutaituchik entouré de plusieurs hommes que, d'après leurs vêtements et leur position, je jugeai de haute importance. Kutaituchik lui-même se tenait assis en tailleur. Autour de lui s'étageaient des marchandises variées, surtout des vases en métal précieux, des colliers et des pierreries. Il y avait là de la soie de Tyros, de l'argent de Thentis et de Tharna, des tapisseries d'Ar, des vins de Cos, des dattes de Tor. Et, en outre, deux filles blondes aux yeux bleus, nues, enchaînées ; peut-être en avait-on fait cadeau à l'Ubar, ou étaient-elles les filles d'ennemis. Elles pouvaient être originaires de n'importe quelle cité; elles étaient belles toutes les deux, l'une assise, les genoux remontés sous le menton, les mains autour des chevilles, l'autre indolente, allongée sur le flanc, le torse soulevé sur un coude. Chacune portait la Sirik, une chaîne que beaucoup de maîtres de Gor affectionnaient pour leurs esclaves. Elle se compose d'un collier sur le modèle turien, un cercle de métal assez large auquel s'attache une chaîne brillante. Quand la femme se tient debout, la chaîne pend jusqu'au plancher; elle a vingt-cinq ou trente centimètres de plus qu'il n'en faut du cou aux chevilles. Sur cette chaîne, à la hauteur où descendent les poignets en position normale, sont fixés une paire de bracelets d'esclave et, au bout inférieur, une paire d'anneaux de chevilles qui, une fois refermés, soulèvent du sol un tronçon de la chaîne. La Sirik est infiniment gracieuse, conçue pour rehausser la beauté de celle qui la porte. Kamchak et moi nous étions arrêtés au bord de l'estrade où des esclaves turiens, des hommes de Kes, nous déchaussèrent et nous lavèrent les pieds. Nous montâmes sur l'estrade pour approcher de la personnalité assise, apparemment somnolente. Malgré la magnificence des marchandises entassées, Kutaituchik lui-même n'était assis que sur une « couverture grise », une peau de bosk de cette teinte. C'était certainement ce que Kamchak m'avait dit être le trône de l'Ubar des Tuchuks. L'Ubar leva la tête pour nous regarder de ses yeux ensommeillés. Il avait le crâne rasé, sauf un noeud de cheveux noirs à l'arrière. Un homme au large dos, aux jambes courtes, au teint jaune-brun. Bien qu'il fût nu jusqu'à la ceinture, il avait sur les épaules une magnifique peau de bosk roux, bordée de pierres chatoyantes, et au cou une chaîne ornée de dents de sleen, qui soutenait un médaillon frappé des quatre cornes de bosks. Il avait des bottes fourrées, une large culotte de peau, et une ceinture de flanelle rouge dans laquelle était passé un quiva. Un fouet à bosks, roulé près de lui, devait symboliser son pouvoir. Kutaituchik plongea négligemment la main dans une petite boîte dorée proche de son genou droit et en tira un chapelet de feuilles de kanda roulées. Les racines de cette plante, qui pousse surtout dans les régions désertiques de Gor, sont hautement toxiques, et pourtant ses feuilles roulées sont relativement inoffensives. De nombreux Goréens du Sud — région où elle abonde -les mâchent ou les sucent. Sans nous quitter des yeux, il cala un morceau de kanda dans sa joue gauche et commença à le mastiquer très lentement. Il ne dit rien, Kamchak non plus. Simplement, on s'assit près de lui, les jambes croisées. Je me rendais bien compte que nous n'étions que trois dans cette position. J'étais soulagé de ne pas avoir eu à me prosterner en cette auguste présence. Un ancien guerrier comme lui se passait de cérémonie. Il avait dû exceller dans le maniement de toutes les armes et connaître bien des combats dont il était sorti vainqueur. Et pourtant j'éprouvais une certaine tristesse en le regardant car je sentais que les longues chevauchées, la chasse et la guerre n'étaient plus pour lui. Maintenant, la feuille de kanda mâchée ressortait de sa bouche, centimètre par centimètre. Son regard était vitreux. Nous attendîmes, Kamchak et moi, puis, quand l'Ubar en eut fini avec sa chique, il tendit la main droite, et un homme, pas un Tuchuk, vêtu des robes vertes de la Caste des Médecins, lui mit dans la paume un gobelet en corne de bosk, qui contenait un liquide jaune. Visiblement énervé, sans masquer son dégoût, Kutaituchik le vida puis le rejeta loin de lui. Il se secoua et porta les yeux sur Kamchak. — Comment vont les bosks ? s'enquit-il en souriant. — Aussi bien que possible. — Est-ce que les quivas sont bien aiguisés ? — On s'efforce de les maintenir ainsi. — Il importe que les essieux des chariots soient toujours bien graissés, fit observer l'Ubar. — Oui, je le pense aussi, acquiesça Kamchak. Kutaituchik se pencha soudain en avant pour échanger une poignée de main avec Kamchak. Ils riaient tous les deux. Puis Kutaituchik redressa le buste et frappa deux fois dans ses mains. — Que l'on amène la femme esclave, dit-il. Je me retournai et vis un homme d'armes vigoureux s'approcher de l'estrade, portant dans ses bras une fille enveloppée dans une fourrure de larl rouge. J'entendis un petit bruit de chaînes. L'homme d'armes reposa Élisabeth Cardwell devant Kutaituchik et nous, puis écarta les pans de la fourrure. On avait lavé et peigné Élisabeth. Elle était mince et attirante. Le guerrier lui fit prendre place devant nous. Je remarquai qu'elle avait toujours l'épais collier de cuir cousu autour du cou. Bien qu'elle ne le sût pas, Élisabeth Cardwell était à présent agenouillée devant nous dans la position de l'Esclave de Plaisir. Elle jetait autour d'elle des coups d'oeil effarouchés, puis elle baissa la tête. Hormis le collier de cuir, elle était harnachée de la Sirik, comme les autres filles sur l'estrade. Kamchak me fit signe. - Parlez, dis-je à la jeune femme. Elle releva la tête et, tremblant un peu dans ses chaînes, elle dit d'une voix presque imperceptible : — La Kajira. Puis elle inclina de nouveau la tête. Kutaituchik parut satisfait. — C'est tout ce qu'elle sait de goréen, lui expliqua Kamchak. — Pour le moment, cela suffira, dit l'Ubar. Il s'adressa à l'homme d'armes : — Lui a-t-on donné à manger? L'homme fit un signe affirmatif. — C'est bien, approuva Kutaituchik. L'esclave aura besoin de toutes ses forces. L'interrogatoire d'Élisabeth dura des heures, avec moi comme interprète, naturellement. À ma grande surprise, c'était Kamchak plutôt que l'Ubar qui posait les questions, détaillées, nombreuses, complexes. Il revenait souvent sur une même interrogation, reliant subtilement les réponses qu'il recevait en un réseau savant. Je m'émerveillais de son habileté. Si la fille avait marqué la moindre hésitation, en s'efforçant de se rappeler quelque chose ou de regrouper les fils d'un mensonge, il s'en serait immédiatement aperçu. Pendant ce temps, la nuit était venue et s'était avancée, aussi avait-on apporté des torches. Il n'était pas permis à la jeune femme de bouger, elle devait conserver sa posture d'Esclave de Plaisir, les genoux joints, le dos droit, la tête haute, la chaîne de la Sirik pendant du collier turien pour se lover sur la peau de larl où elle était agenouillée. Il va sans dire que la traduction n'était pas chose facile, mais je faisais mon possible pour communiquer ce que la malheureuse me débitait rapidement, essayant de me renseigner au mieux. Bien que cela présentât des risques, je tentai de traduire au plus juste, laissant Miss Cardwell parler à sa guise, même lorsque ses paroles devaient paraître fantastiques aux Tuchuks, car il s'agissait dans l'ensemble d'un monde qui leur était inconnu... un monde où il y avait non pas des cités autonomes, non pas des castes ni de l'artisanat, mais bien des ensembles industriels compliqués; non pas des disques d'échange monétaire, mais des systèmes étonnants de change et de crédit, un monde où on ignorait le tarn et le tharlarion, mais où l'on voyait des avions, des autobus et des camions, un monde où la parole de chacun n'était pas transportée à dos de kaiila par un cavalier solitaire, mais allait vivement d'un point de la Terre à l'autre par l'intermédiaire d'une lune artificielle. À mon grand soulagement, Kutaituchik et Kamchak réservaient leur opinion sur ces questions ; j'étais heureux de constater qu'ils ne prenaient pas la fille pour une démente. J'avais craint qu'elle ne les impatiente avec tout ce qui devait leur paraître insensé dans ses réponses, et qu'ils ne la fassent fouetter ou empaler immédiatement. Je l'ignorais alors, mais Kutaituchik et Kamchak avaient quelques raisons de soupçonner que la jeune femme disait la vérité. Bien sûr, ce qui les intéressait le plus - et moi aussi -c'était comment et pourquoi cette personne se trouvait errer sur les Plaines de Turia - la Terre des Peuples des Chariots - mais ni eux ni moi n'obtînmes ce renseignement. Nous finîmes par nous convaincre que la femme elle-même l'ignorait. Kamchak et Kutaituchik cessèrent enfin de la questionner et ils se remirent à l'aise pour l'examiner. — Ne bougez pas du tout, lui dis-je. Elle obéit. Elle était vraiment très belle. Kamchak me fit un signe. — Vous pouvez baisser la tête, dis-je à Élisabeth. Elle se laissa tomber en avant sur la peau de larl, les épaules secouées de sanglots. D'après ce que j'avais appris, je ne voyais aucune raison particulière d'avoir choisi - parmi toutes les femmes la Terre - cette Élisabeth pour lui faire porter le collier de message. Jusqu'à présent ce dernier n'avait pas été ouvert. Peut-être parce qu'elle faisait l'affaire et était bien sûr jolie, ce qui la transformait en une messagère qui devait plaire aux Tuchuks et les bien disposer quant au message proprement dit. Miss Cardwell n'était pas différente des milliers de jolies filles qui travaillaient dans les grandes villes de la Terre, celles qui vivaient à plusieurs dans leurs appartements, qui travaillaient dans des bureaux et des boutiques, en peinant pour gagner leur vie parmi les richesses et les plaisirs qu'elles ne pouvaient pas s'offrir. À mon sens, son sort aurait pu être celui de n'importe laquelle d'entre elles. Elle se rappelait s'être levée, douchée, habillée, avoir avalé à la hâte son petit-déjeuner, pris l'ascenseur, puis le métro; elle était arrivée à son bureau dans une des agences de publicité de Madison Avenue. Elle était émue parce qu'il était question de la nommer secrétaire adjointe du directeur de la section artistique. Elle se rappelait avoir utilisé son bâton de rouge à lèvres, ajusté l'ourlet de sa simple robe, puis, bloc sténo en main, être entrée chez le directeur. Il y avait avec lui un homme étrange, de haute taille, aux larges épaules, aux longues mains, le visage grisâtre, les yeux comme une surface de verre. Il portait un complet sombre en beau tissu, bien coupé, dans lequel il semblait pourtant ne pas être parfaitement à l'aise. C'était lui qui lui avait parlé, plutôt que le directeur du service, qu'elle connaissait déjà. Il ne lui avait pas permis de s'asseoir près du bureau. Il lui avait demandé de rester debout et de se tenir droite. Il avait pris un air méprisant en la regardant. Sentant la colère monter en elle, elle n'en avait pas moins obéi, se dressant avec insolence devant lui. Il lui avait examiné les chevilles, puis les mollets et, rougissante, elle s'était rendu compte que sa simple robe jaune dissimulait mal ses cuisses, son ventre plat, sa silhouette agréable. « Levez la tête », avait-il dit, et elle avait encore obéi, le menton en l'air, la tête fièrement campée sur son cou aristocratique. Il avait alors reculé. Elle lui avait fait face, les yeux flamboyants. ; Ne parlez pas, avait-il ordonné. ; Sous l'effet de la colère ses doigts, crispés sur le bloc et le crayon, avaient blanchi. Il avait désigné le fond de la pièce. — Marchez jusque-là, avait-il indiqué, puis revenez. — Je refuse ! — Immédiatement. Les larmes aux yeux, Élisabeth avait regardé le directeur, mais elle avait soudain vu en lui un homme mou, transpirant, un rien du tout. Il avait vivement hoché la tête. — Je vous en prie, Miss Cardwell, faites ce qu'il veut. — Immédiatement ! avait répété l'homme. En le regardant, elle avait brusquement eu l'étrange impression que cet homme avait déjà évalué et apprécié bien des femmes pour une raison ou pour une autre. Cela l'avait rendue folle de rage. C'était pour elle un défi qu'elle allait relever. Elle lui montrerait ce qu'était une femme - tout en se permettant pour le moment d'être aussi insolente et féminine que possible -, elle lui ferait voir, en marchant, combien elle le dédaignait. Elle avait rejeté la tête en arrière. «Très bien! » avait-il dit. Et elle s'était rendue au fond de la pièce, avait pivoté, et était revenue face à l'homme, l'oeil moqueur, le sourire méprisant. Le directeur en avait poussé un soupir de saisissement. Elle n'avait pas quitté des yeux l'homme étrange. — Ça vous suffit ? avait-elle demandé d'un ton acide mais calme. — Oui, avait été la simple réponse. Elle se souvenait de s'être alors tournée pour gagner la porte, et d'une odeur particulière, pénétrante, qui semblait lui envelopper le visage et la tête. Elle avait repris connaissance dans les Plaines de Gor. EIle était encore vêtue exactement comme le matin même pour se rendre au travail, mais elle avait découvert qu'un épais et haut collier de cuir avait été cousu autour de son cou. Elle avait lancé des appels, puis erré. Après quelques heures d'une marche épuisante dans les hautes herbes, alors qu'elle était terrifiée et commençait à souffrir de la faim, elle avait aperçu deux cavaliers juchés sur des bêtes inconnues, très rapides. Ils s'étaient approchés avec prudence, en décrivant un large cercle, comme pour s'assurer que l'herbe ne dissimulait pas d'ennemis. — Je suis Élisabeth Cardwell ! avait-elle crié. J'habite la ville de New York. Où suis-je? Elle avait alors vu leurs visages et avait hurlé. — Position ! lança Kamchak. Je dis sèchement à la fille : — Replacez-vous comme vous étiez avant! Atterrée, elle reprit l'attitude de l'Esclave de Plaisir. — Le collier est d'origine turienne, déclara Kamchak. Kutaituchik approuva de la tête. C'était un élément nouveau pour moi, et j'en fus satisfait parce que cela devait probablement apporter une réponse au moins partielle au mystère dans lequel je nageais : il s'éclaircirait en partie dans la Cité de Turia. Mais comment Élisabeth, de la Terre, pouvait-elle bien porter un collier de message turien ? Kamchak tira son quiva de sa ceinture et s'approcha de la jeune femme. Elle se pencha en arrière, lui lançant un regard affolé. Kamchak glissa la lame entre le cou de la fille et le collier et exerça une pression, le collier paraissant tomber de l'acier même. La peau de la fille, sous le collier, avait rougi et la transpiration l'avait un peu crevassée. Kamchak regagna sa place et se rassit, après avoir posé le collier devant lui. Kutaituchik et moi l'observâmes tandis qu'il ouvrait l'étui de cuir, en pressant les deux bords en arrière. Il en tira un mince papier plié, du papier fabriqué avec de la fibre de rence, une haute plante très feuillue qui pousse surtout dans le delta du Vosk. Sans doute cela n'avait-il pas de signification en soi, mais je songeai naturellement à Port Kar, la cité mauvaise et répugnante qui prétendait à la suzeraineté sur tout le delta, prélevant des tributs excessifs sur les planteurs de rence pour faire le commerce du papier, leur prenant leurs fils pour ramer sur les galères, et leurs filles pour en faire des Esclaves de Plaisir dans les tavernes. Je m'étais attendu à un message rédigé sur du papier épais et glacé d'Ar, ou sur vélin, voire sur parchemin. Kamchak tendit le feuillet à l'Ubar qui le regarda, apparemment sans comprendre. Toujours silencieux, il le rendit à Kamchak qui l'examina avec soin puis, à ma grande surprise, le tint sur le côté, puis à l'envers. Pour finir, avec un grognement, il me le remit. Amusé, je compris que ni l'un ni l'autre de ces Tuchuks ne savait lire. — Lis, dit Kutaituchik. Je pris le papier de rence en souriant, y jetai un coup d'oeil, et mon sourire s'effaça. Bien sûr, j'étais en mesure de lire l'écriture goréenne qui va de droite à gauche et de gauche à droite, en alternance, d'une ligne à l'autre. Elle était parfaitement claire, tracée à l'encre noire et probablement avec une pointe de roseau. Une fois encore cela me suggérait le delta du Vosk. — Qu'est-ce que ça dit ? s'enquit l'Ubar. Il n'y avait guère que trois lignes. Je les lus à haute voix. — Trouvez l'homme à qui cette fille peut parler. Il s'appelle Tarl Cabot. Tuez-le. — Et qui a signé ce message? s'enquit l'Ubar. J'hésitais à lire la signature. — Alors ? s'impatienta Kutaituchik. — C'est signé... les Prêtres-Rois de Gor, dis-je. L'Ubar sourit. — Tu lis bien le goréen, reconnut-il. Je compris alors que les deux hommes savaient lire, bien que, sans doute, la plupart des Tuchuks en fussent capables. Ils venaient donc de me tester. Kamchak sourit à l'Ubar, son visage couturé se plissant de plaisir. — Il a tenu l'herbe et la terre avec moi, déclara-t-il. — Ah ! Je l'ignorais, dit Kutaituchik. J'avais l'esprit en effervescence. À présent, je voyais pourquoi il fallait que ce soit une fille parlant l'anglais qui apporte le collier; elle était le moyen de me découvrir parmi les milliers d'hommes qui entouraient les chariots et, par conséquent, de me condamner. Mais je ne saisissais pas pourquoi les Prêtres-Rois voulaient ma mort. Ne travaillais-je pas pour eux, en un sens ? N'était-ce pas en leur nom que j'étais venu parmi les Peuples des Chariots à la recherche de la sphère, dorée sans doute, qui constituait leur dernier oeuf, l'espoir suprême de leur race ? Et voilà qu'ils souhaitaient ma mort. Cela me semblait impossible. Je me préparai à défendre ma peau, à la vendre le plus cher possible sur l'estrade de Kutaituchik, car qui donc aurait osé désobéir à un ordre des Prêtres-Rois ? Je me levai, tirant mon glaive du fourreau. Un ou deux des hommes d'armes tirèrent aussitôt leur quiva de leur ceinture. Un petit sourire passa sur le visage de l'Ubar. — Range ton épée et assieds-toi, me dit-il. Ahuri, je m'exécutai. — Il est évident que ce message ne vient pas des Prêtres-Rois, déclara Kamchak. — Comment le sais-tu? m'enquis-je. Son visage se plissa de nouveau et il balança le buste en se frappant les cuisses. Il riait. — Crois-tu que si les Prêtres-Rois voulaient ta mort ils demanderaient à d'autres de te tuer? Il désigna du doigt le collier de cuir sur le tapis. — Crois-tu que les Prêtres-Rois utiliseraient un collier de message turien ? Son doigt pointa Élisabeth Cardwell. — Crois-tu que les Prêtres-Rois auraient besoin d'une fille pour te découvrir? Il renversa la tête et s'esclaffa. Kutaituchik lui-même souriait. — Non, reprit Kamchak, les Prêtres-Rois n'ont pas besoin des Tuchuks pour leurs exécutions ! Ce que disait Kamchak paraissait très sensé. Pourtant il était étrange que quelqu'un ait osé invoquer en vain le nom des PrêtresRois. Qui l'aurait fait? D'autre part, comment savoir si le message ne provenait pas vraiment des Prêtres-Rois ? Je connaissais - alors que Kutaituchik et Kamchak l'ignoraient - la Guerre du Nid qui s'était récemment déroulée sous les Monts Sardar. Je savais que les installations techniques avaient été démolies... alors qui pouvait donc dire à quels moyens primitifs les Prêtres-Rois eux-mêmes se trouvaient peut-être réduits à présent ? Cependant, j'avais tendance à penser, comme Kamchak, que le message n'émanait pas d'eux. La Guerre du Nid était terminée depuis des mois et les Prêtres-Rois avaient certainement remis en état au moins une partie de leurs installations de surveillance et de contrôle. En outre, mon ami Misk, avec qui je partageais la Confiance du Nid, restait le plus haut né des Prêtres-Rois et jouissait de la plus haute autorité. Il n'aurait sûrement pas désiré que l'on me tue. Et, pour finir, n'étais-je pas en ce moment même à leur service? Mais alors de qui provenait ce message ? Qui oserait ? Et qui, en dehors des Prêtres-Rois, était informé de ma présence chez les Peuples des Chariots ? Pourtant, quelqu'un... ou quelque chose ?... devait être renseigné... D'Autres que les Prêtres-Rois. Des êtres qui ne voulaient pas que j'aboutisse, et qui disposaient des moyens appropriés pour cueillir des humains sur la Terre, donc des êtres à la technologie avancée... en guerre secrète contre les Prêtres-Rois... d'Autres qui peut-être convoitaient ce monde, et aussi la Terre, ainsi que notre soleil et ses planètes, qui avaient sans doute attendu que s'écroule la puissance des Prêtres-Rois... ou qui avaient mis au point un champ de force qui les protégeait à l'insu des hommes... cela remontait peut-être même aux temps révolus avant qu'un animal intelligent, au pouce opposable, ait appris à faire un feu à l'entrée de sa caverne ? Mais c'étaient là des hypothèses trop fantastiques et je les écartai de ma pensée. Il restait cependant un mystère que j'étais bien résolu éclaircir. Possible que la réponse se trouvât à Turia... En attendant, je continuerais ma mission, bien entendu. Je chercherais l'oeuf et je le rapporterais dans les Sardar, à mon ami Misk. J'avais d'ailleurs raison - la suite le révéla - de penser qu'il y avait un lien entre ce mystère et ma mission. — Que ferais-tu si tu croyais que le message vient vraiment des Prêtres-Rois? demandai-je à Kamchak. — Rien, me répondit-il avec gravité. — Tu mettrais en danger les troupeaux, les chariots, les gens? m'enquis-je. Kamchak savait aussi bien que moi combien il était périlleux de désobéir à la volonté des Prêtres-Rois. Leur vengeance allait jusqu'à détruire des cités entières. Ils avaient même le pouvoir d'anéantir des planètes. — Oui, dit Kamchak. — Pourquoi ? Il me considéra en souriant. — Parce que nous avons tenu ensemble l'herbe et la terre. Nous nous retournâmes alors tous les trois vers Élisabeth Cardwell. En ce qui concernait l'interrogatoire, elle avait fourni tout ce que l'on pouvait attendre d'elle. Elle devait s'en douter car elle paraissait terriblement effrayée. Sa peur se lisait dans ses yeux, se devinait au tremblement de ses lèvres. Elle n'avait maintenant plus aucun rôle important. Et soudain, brisée, elle abaissa le front sur la fourrure de larl. — Je vous en prie, dit-elle, ne me tuez pas. Je traduisis au bénéfice des deux Tuchuks. Kutaituchik lui posa une question. — Es-tu prête à satisfaire de bon gré les fantaisies des Tuchuks ? Je traduisis ses paroles. Élisabeth, horrifiée, releva la tête. Elle la secoua farouchement. — Non, je vous en prie, non ! — Qu'on l'empale ! dit Kutaituchik. Deux guerriers se précipitèrent pour prendre la fille sous les bras et la soulever de l'estrade. — Qu'est-ce qu'ils vont me faire ? cria-t-elle. — Ils ont l'intention de vous empaler, dis-je. Elle se mit à hurler des supplications. J'avais la main à la garde de mon glaive, mais Kamchak posa la sienne dessus également. Il se tourna vers l'Ubar. — Elle paraît être bien disposée, fit-il. Une nouvelle fois l'Ubar lui posa directement la question. Les deux hommes la laissèrent s'agenouiller. — Oui, dit-elle d'une voix pitoyable, oui. Nous l'examinions tous les trois. — Oui, répéta-t-elle en pleurant, je suis prête à satisfaire de bon gré les fantaisies des Tuchuks. Je traduisis pour Kutaituchik et Kamchak. — Demande-lui si elle supplie que l'on fasse d'elle une esclave, me dit l'Ubar. Une fois encore, je fis l'interprète. — Oui, geignit Élisabeth, oui... je supplie que l'on fasse de moi une esclave. — Je lui accorde la réalisation de son désir, déclara alors l'Ubar. Puis il ordonna à un guerrier : — Qu'on nous apporte de la viande ! L'homme bondit et revint en quelques instants, porteur d'un grand morceau de viande de bosk rôtie. L'Ubar fit signe qu'on lui amène la fille. On la plaça juste devant lui. Il prit la viande en main, la tendit à Kamchak qui y mordit, puis la tendit à son tour à la jeune femme. — Mangez, lui dis-je. Elle prit la viande à deux mains et, baissant la tête, elle se mit à manger. Élisabeth Cardwell, esclave, avait accepté de la viande des mains de Kamchak des Tuchuks. Désormais, elle lui appartenait. — La Kajira! émit-elle en se couvrant le visage de ses mains entravées, pour cacher ses larmes. La Kajira. La Kajira! 8 L'HIVERNAGE Si j'avais eu l'espoir d'une réponse rapide aux énigmes qui me concernaient, ou de terminer rapidement ma quête de l'oeuf des Prêtres-Rois, j'aurais été déçu, car des mois s'écoulèrent sans que j'apprenne quoi que ce soit de nouveau sur l'un ou l'autre point. J'avais pensé pouvoir me rendre à Turia, pour tâcher de comprendre cette affaire du collier de cuir avec son message, mais cela ne devait pas arriver, du moins pas avant le printemps. — C'est l'Année des Présages, avait dit Kamchak. Les troupeaux contourneraient Turia car c'était la partie de l'année appelée le Passage de Turia, où les Peuplades se rassemblent et prennent la route de leurs pâturages d'hiver. La deuxième partie de l'Année des Présages est l'Hivernage, qui a lieu loin au nord de Turia, et lors de laquelle on se rapproche de l'équateur par le sud. La troisième et dernière partie de l'Année des Présages est le printemps, ou Saison de la Petite Herbe comme l'appellent les Nomades. C'est au printemps qu'on lit les présages relatifs à l'élection possible de l'Ubar San, l'Ubar Unique, qui deviendra l'Ubar de tous les Chariots et de tous les Peuples. Je réussis cependant, du dos d'un kaiila que j'avais appris à monter, à avoir un aperçu de la lointaine Turia aux murailles élevées, la ville aux neuf portes. La resplendissante cité, blanche et étincelante, semblait s'élever au-dessus de la plaine. — Patience, Tarl Cabot, me dit Kamchak qui chevauchait près de moi. Au printemps viendront les jeux de la uerre d'Amour et j'irai alors à Turia; si tu le désires toujours, tu pourras m'accompagner. — D'accord, acquiesçai-je. J'attendrais donc. À la réflexion, c'était la meilleure solution. Le message du collier, si fort qu'il m'intriguât, n'avait qu'une importance secondaire. Mon intérêt premier était de rester avec les Chariots et non de gagner la lointaine Turia. Je me demandais ce qu'était cette Guerre d'Amour qui déroulait dans les Plaines des Mille Poteaux. Mais, avec le temps, je finirais bien par l'apprendre. Nous rejoignîmes les troupeaux. Il n'y avait pas eu d'Ubar San depuis plus de cent ans. Il ne semblait pas non plus que l'on dût en choisir un au prochain printemps. J'avais déjà compris que c'était la trêve implicite de l'Année des Présages qui empêchait ces tribus sauvages et guerrières de se jeter les unes sur les autres. Naturellement, en ma qualité de Korobain, avec mon affection envers les cités de Gor, notamment celles du nord, Ko-ro-ba, Ar, Thentis, et Tharna, je n'étais nullement contrarié qu'il ne dût pas y avoir d'Ubar San. D'ailleurs les Peuplades n'y tenaient guère non plus : les Tuchuks, comme les autres, sont avant tout indépendants. On interprète quand même les présages tous les dix ans. Je considérais au début l'Année des Présages comme une institution assez inutile, mais je m'aperçus ensuite de ses aspects positifs: elle rassemble périodiquement les Peuples des Chariots et, outre l'avantage à retirer de ces réunions, ils se livrent au commerce des bosks ainsi qu'à des échanges aussi bien de femmes libres que d'esclaves. Les troupeaux de bosks se trouvent rajeunis, et je crois que l'on peut dire que le sang des Peuplades en est également renouvelé. Mais le plus important c'est que cette institution permet aux Peuples de s'unir en période de crise ou de menace. Il semble bien que ceux qui ont créé, il y a plus de mille ans, l'Année des Présages aient été des hommes sages. Je me demandais toutefois pourquoi Kamchak irait à Turia au printemps. J'avais l'impression qu'il jouait un rôle important dans les déplacements des chariots. J'avais appris aussi, à ma grande surprise, qu'il y avait de temps à autre des échanges commerciaux avec Turia. Cela m'avait incité à croire que je ne tarderais pas à approcher de la cité, mais, comme je l'ai dit, cet espoir fut déçu. Bien qu'ennemis des Turiens, les Nomades ont besoin des marchandises de la cité, plus particulièrement des métaux et des tissus qu'ils apprécient hautement. Quant aux Turiens, ils recherchent beaucoup la corne et la peau de bosk. Ils reçoivent des Peuples des Chariots d'autres marchandises, pillées sur les ennemis vaincus ou volées aux caravanes, ainsi que des femmes, même si les guerriers des Peuplades ont coutume de conserver à leur propre usage les plus jolies d'entre elles. L'hiver s'abattit sur les troupeaux quelques jours avant la date prévue, en chutes de neige terribles et en vents incessants qui avaient parcouru parfois deux mille cinq cents pasangs à travers la steppe. L'herbe brune et cassante était recouverte de neige et l'on dut diviser les troupeaux en un millier de petits groupes ayant chacun ses propres gardiens, qui se répandirent dans les prairies. Les animaux mouraient souvent, faute d'une nourriture convenable, et les femmes se lamentaient comme si le feu avait pris aux chariots, ou que les Turiens avaient fait un raid contre eux. Par milliers, les hommes des Tribus, libres aussi bien qu'esclaves, devaient creuser la neige pour trouver une poignée d'herbe à l'intention de leurs bêtes. Il fallait abandonner des véhicules, faute de temps pour dresser les jeunes bosks à les traîner, et il était indispensable de maintenir les troupeaux en mouvement par n'importe quel moyen. Enfin, dix-sept jours après les premières chutes de neige, les troupeaux parvinrent à leurs pâturages d'hiver loin au nord de Turia, en approchant de l'équateur par le sud. La neige avait fait place à une couche de gel superficielle qui fondait sous le soleil de l'après-midi, et l'herbe était vivace et riche. Plus au nord encore, à une centaine pasangs, la neige disparut et les gens se remirent à danser et chanter autour de leurs Feux de bouse. — Les bosks sont en sûreté, avait dit Kamchak. J'avais vu des hommes sauter à bas de leurs kaiilas et, enouillés, des larmes aux yeux, embrasser l'herbe verte vitale. « Les bosks sont en sûreté ! » avaient-ils répété, et les femmes avaient repris en choeur, de chariot en chariot : « Les bosks sont en sûreté ! » Cette année, peut-être à cause de l'Année des Présages, les Peuplades ne poussèrent pas plus au nord que ne le nécessitait la santé des troupeaux. Elles ne franchirent même pas le Cartius comme il leur arrive souvent, forçant bosks et kaiilas à nager, faisant flotter les chariots. Cette année-là, il n'eût probablement pas été propice de risquer une guerre avec d'autres peuples, notamment ceux des cités comme Ar, dont les guerriers montaient les tarns qui, du ciel, auraient pu ravager bêtes et véhicules. L'Hivernage n'était pas déplaisant bien qu'il fît plutôt froid la nuit, et parfois aussi le jour. Les membres des Peuplades, et même leurs esclaves, portaient des peaux de bosks ou d'autres fourrures. Tous étaient munis de bottes et de pantalons fourrés, et coiffés de bonnets à oreillettes qui se nouaient sous le menton. Il n'y avait plus, pour distinguer les femmes libres des filles esclaves, que la chevelure, car elle devait pendre naturellement chez ces dernières. Les hommes esclaves, eux, étaient entravés d'une chaîne aux chevilles. Monté sur un kaiila, couché sur l'encolure la lance noire en main, je fonçais vers une perche plantée dans le sol, au sommet de laquelle était placé un tospit séché, petite baie jaunâtre qui ressemble à une pêche, mais n'est pas plus grosse qu'une prune, que l'on trouve sur des buissons dans les vallées plus sèches du Cartius occidental. Ces fruits sont amers, mais comestibles. — Bien joué ! cria Kamchak lorsqu'il vit le tospit qui, sans être fendu, s'était empalé sur la moitié de ma lance pour n'être arrêté qu'à mon poignet passé dans la lanière de maintien. Un tel coup nous valait deux points. J'entendis le cri de joie d'Élisabeth quand elle sauta en l'air en frappant dans ses mains d'un geste rendu maladroit par ses épaisses fourrures. Elle avait accroché à son cou un sac plein de tospits. Je la regardai en souriant. Elle avait le visage enjoué, rougi d'excitation. - Tospit ! réclama Conrad des Kassars, le Peuple du Sang, et la fille se hâta d'aller poser un fruit sur la perche. Un tonnerre de pattes sur l'herbe usée et Conrad, avec sa lance rouge, cueillit proprement le fruit, l'ayant seulement percé de sa pointe, après avoir arrêté son coup au dernier moment. — Bien joué ! lui lançai-je. Mon essai avait été bien dirigé mais un peu lourdement appuyé. En guerre, un tel coup aurait pu me priver de ma lance qui serait restée plantée dans le corps de l'ennemi. Je reconnus sans hésiter que son exploit valait trois points. Kamchak courut à son tour et, comme Conrad, cueillit joliment le fruit, sa lance pénétrant même encore moins loin. Cela faisait aussi trois points. Le partenaire de Conrad exécuta à son tour le parcours. Il y eut des cris déçus car la pointe de l'arme fendit le tospit, le projetant loin de la perche. Il ne marqua qu'un seul point. Élisabeth poussa de nouvelles exclamations joyeuses car elle était du chariot de Tarl Cabot et Kamchak. Le cavalier qui avait un peu raté son essai fit soudain pivoter son kaiila vers elle, et elle se mit à genoux, comprenant qu'elle n'aurait pas dû exprimer sa satisfaction. Elle inclinait la tête sur l'herbe. Je me contractai mais Kamchak me retint en riant. Le kaiila était maintenant au dessus d'elle, immobilisé. Le guerrier, de la pointe de sa lance tachée du jus de la baie, coupa la lanière qui retenait le bonnet de la fille sur sa tête, puis le déposa sur le sol. ensuite, avec délicatesse, du bout de la pointe, il lui releva le menton pour qu'elle le regarde. — Pardonne-moi, Maître, dit Élisabeth. Les esclaves, sur Gor, disent maître à tous les hommes libres, bien qu'elles n'appartiennent qu'à un seul. J'étais heureux de constater les progrès qu'elle avait accomplis dans la connaissance de la langue en quelques mois. Bien sûr, Kamchak avait loué les services de trois esclaves turiennes pour l'exercer. Elles s'étaient bien acquittées de leur tâche, promenant la jeune femme aux poignets liés parmi les chariots pour lui indiquer les mots correspondant aux objets, la cinglant de leurs cravaches quand elle se trompait. Élisabeth avait vite appris. Elle avait assez intelligente pour cela. Les premières semaines lui avaient été particulièrement pénibles. Il n'est pas facile de changer une jolie et brillante secrétaire d'un bureau parfaitement tenu de Madison Avenue en esclave d'un guerrier tuchuk. Après l'interrogatoire, Kamchak l'avait relativement bien traitée. Il l'avait emportée dans ses bras, roulée dans la peau de larl rouge. Cette nuit-là, il avait enchaîné Élisabeth à l'intérieur de son chariot et non sous la roue. Puis il l'avait recouverte, tout en larmes, de la fourrure soyeuse. Il m'avait regardé, étonné des réactions assez inhabituelles de la jeune femme. Il ne se rendait bien sûr pas compté de la difficulté pour elle d'accepter soudain de se trouver réduite en esclavage, et surtout dans cette peuplade de nomades. Toutefois, il trouvait ce comportement répréhensible, et une fois il s'était relevé pour lui décocher un coup de pied en lui disant de cesser de pleurnicher. Elle ne comprenait pas encore le goréen, mais le ton et le geste avaient suffi. Elle avait cessé de geindre, tout en continuant de trembler et de laisser de temps à autre échapper un sanglot. J'avais vu Kamchak décrocher un fouet de la paroi et s'approcher d'elle, mais il l'avait remis en place sans la frapper. J'en étais étonné. Et satisfait qu'il ne l'ait pas touchée, car je serais intervenu. Je m'efforçai d'expliquer à Kamchak que le vieux monde de la fille ne l'avait nullement préparée à son état présent, car l'esclavage sur la Terre se pratique de façon subtile, invisible, de sorte même que certaines personnes pensent qu'il n'existe pas. Kamchak n'avait rien dit, mais il s'était levé pour prendre un gobelet dans un coffre et l'avait empli d'un liquide ambré dans lequel il avait versé une poudre bleu foncé. Il avait alors soulevé la tête d'Élisabeth, du bras gauche, et l'avait fait boire, de la main droite. La peur se lisait dans ses yeux, mais elle avait bu. Une ou deux fois dans la nuit, elle avait crié en tirant sur sa chaîne, mais nous avions constaté qu'elle ne s'était pas réveillée. Je pensais que, le lendemain, Kamchak ferait venir le Maître des Fers pour marquer celle qu'il appelait sa petite barbare. La marque des Tuchuks n'est pas la même que celle utilisée dans les autres cités qui, pour les filles, est l'initiale de l'expression « Kajira » en lettre cursive; chez les Tuchuks, il s'agit de quatre cornes de bosks reliées en une forme de H un peu fantaisiste, haute de moins de trois centimètres, contre les quatre ou cinq de la marque traditionnelle. J'imaginais aussi qu'il lui ferait passer dans la narine un petit anneau d'or comme en portent toutes les Tuchuks, libres ou esclaves. Après quoi viendraient sans doute le collier traditionnel et le vêtement Kajir. Au matin, en m'éveillant, j'avais vu Élisabeth assise, les yeux rouges, contre la paroi du chariot, enveloppée de sa peau de larl rouge. Elle m'avait regardé. — J'ai faim, avait-elle dit. Mon coeur avait fait un bond. Cette fille était plus forte que je ne l'avais cru. J'en fus satisfait. Si elle était restée, incapable de soutenir le combat pour la vie parmi les Tuchuks, ils auraient fort bien pu la donner à dévorer aux kaiilas et aux sleens. Mais, à présent, je savais qu'elle était bien décidée à continuer de vivre. - Kamchak des Tuchuks est votre maître, lui dis-je. Il mangera le premier. Après, s'il le veut bien, il vous nourrira, - Très bien, avait-elle répondu. Lorsque Kamchak sortit de sous ses fourrures, Élisabeth eut un geste de recul involontaire et se heurta à une perche de soutien de la tente, qui la bloqua. Kamchak me regarda. — Comment va ma petite barbare, ce matin? — Elle a faim. — Parfait. Il l'examinait. Elle était, bien entendu, fort différente de tout ce qu'il avait possédé jusqu'alors. C'était sa première barbare. Il ne savait trop qu'en faire. Les autres filles qu'il connaissait considéraient l'esclavage comme une condition normale. Et, sur Gor, être une esclave est tout un art, qui exige une éducation particulière: cuisine, façon de marcher, soins de beauté, entretien des effets du Maître, chant et danse. Bien sûr, Élisabeth Cardwell ignorait tout cela. Dans la pensée d'un Tuchuk, elle ne pouvait être qu'une petite barbare. Une bien jolie barbare... Kamchak claqua des doigts et lui désigna le tapis. Éliabeth s'agenouilla devant lui, serrant la fourrure autour de son corps, et abaissa la tête sur les pieds du Tuchuk. Elle était son esclave. À ma grande surprise, sans m'en donner la raison, Kamchak ne la fit pas vêtir Kajir, ce qui eut le don d'irriter les autres filles esclaves du camp. De plus, il ne la fit pas marquer, ne lui infligea pas l'anneau dans la narine et, stupeur, il ne lui passa pas le collier turien. Bien sûr, il ne l'autorisa pas à se coiffer en tresses ou de toute autre manière. Ses cheveux devaient pendre naturellement. Cela seul suffisait à la désigner comme esclave dans le monde des Chariots. Il lui permit pour se vêtir de couper et coudre elle-même une robe sans manches dans la peau de larl rouge. Elle n'était pas très adroite en couture et cela l'amusait de l'entendre pester dans un coin du chariot, se piquant sans cesse les doigts avec l'aiguille d'os, en faisant des points irréguliers ou mal placés. Elle acheva quand même son ouvrage et Kamchak lui ôta sa chaîne pour qu'elle puisse essayer sa création. Ce n'était pas étonnant, mais j'en fus amusé: la robe lui descendit assez loin au-dessous des genoux, et même à une dizaine de centimètres à peine au-dessus des chevilles. Kamchak y jeta un coup d'oeil puis, avec un quiva, raccourcit la fourrure considérablement, jusqu'à ce qu'elle soit encore moins longue que ne l'avait été la charmante robe jaune dans laquelle Élisabeth était arrivée. — Je l'avais pourtant faite à la longueur des robes de cuir des femmes tuchuks, avait-elle osé protester. Je traduisis. — Mais tu es une esclave, avait répondu Kamchak. J'avais encore traduit. Elle avait baissé la tête, accablée. Elle avait les jambes minces et bien galbées. Kamchak, en homme, désirait les voir. De plus, il était le maître, elle lui appartenait, il faisait la loi. J'avoue que, dans ces circonstances, je n'étais pas contrarié par son attitude. Cela ne me gênait pas le moins du monde de voir évoluer la belle Miss Cardwell autour du chariot... Kamchak la fit aller et venir plusieurs fois, lui reprochant assez durement sa façon de se tenir. Mais, à notre surprise commune, il ne l'enchaîna pas et lui dit qu'elle pouvait se promener seule parmi les véhicules, à la condition de rentrer avant la tombée de la nuit et le lâcher des sleens de garde. Elle avait souri et s'était hâtée de sortir du chariot. J'étais heureux de la voir si libre. — Tu l'aimes bien? demandai-je. Il sourit. — Ce n'est qu'une petite barbare. Puis il me regarda. C'est Aphris de Turia que je veux, dit-il. Je me demandais qui elle pouvait bien être. Dans l'ensemble, il me semblait que Kamchak traitait tôt bien sa petite esclave barbare, pour un Tuchuk qu'il était. Ce qui ne signifiait pas qu'elle ne travaillait pas dur et qu'elle ne se faisait pas secouer de temps à autre. Une fois, néanmoins, elle avait été chargée de rapporter à son maître un sac rempli de bouses pour le feu et était rentrée en le tirant derrière elle, à moitié vide. « C'est tout que j'ai pu trouver », avait-elle affirmé. Sans autre forme de procès, il lui avait fourré la tête dans le sac avant d'en resserrer le cordon. Elle dut attendre le lendemain matin pour être libérée. Jamais plus elle n'a rapporté un sac à moitié vide au chariot de Kamchak. Le Kassar, sur son kaiila, la pointe de sa lance sous le menton de la jeune femme agenouillée devant lui, éclata soudain de rire et releva son arme. Je laissai échapper un soupir de soulagement. Il poussa sa monture près de Kamchak. — Combien veux-tu pour ta petite esclave barbare ? demanda-t-il. — Elle n'est pas à vendre. — Es-tu prêt à la risquer au jeu? insista le cavalier. C'était Albrecht des Kassars et il jouait au tospit avec Conrad contre Kamchak et moi. Je me sentis mal à l'aise. Les yeux de Kamchak étincelaient. C'était un Tuchuk. — Quelles conditions proposes-tu? s'enquit-il. — La tienne contre les deux que voilà, dit-il en désignant deux filles qui lui appartenaient et se tenaient debout sur la gauche, dans leurs fourrures. C'étaient deux Turiennes et non deux barbares. Jolies toutes les deux et sans nul doute fort versées dans l'art de satisfaire les fantaisies des guerriers. Conrad, en entendant la proposition, ricana de dérision. — Si! s'écria Albrecht. Je parle sérieusement ! — Conclu! lança Kamchak. Quelques enfants, quelques hommes, quelques filles esclaves nous regardaient. Dès que Kamchak eut accepté la gageure, les gosses et les filles se précipitèrent vers les véhicules en hurlant avec délices : — Un pari ! Un pari ! Bientôt, je fus effaré de constater qu'une quantité de Tuchuks des deux sexes, accompagnés d'esclaves mâles et femelles, se rassemblèrent autour de la piste d'herbe usée. Bientôt, tout le monde sut quels étaient les enjeux du match. Il y avait là aussi des Kassars, un Paravaci ou deux, et même un Kataii. J'entendais les paris fuser autour de moi. Les Tuchuks, comme les Goréens en général, sont plutôt joueurs. Il arrive qu'un Tuchuk parie tout son troupeau de bosks sur une seule course de kaiilas. Les jolies esclaves changent de mains par dizaines rien que selon la direction que prendra un oiseau ou le nombre de pépins dans un tospit. Les deux filles d'Albrecht se tenaient à part, les yeux brillants, s'efforçant de dissimuler leurs sourires de plaisir. Des femmes, dans la foule, les regardaient avec envie. C'est un grand honneur que d'être l'enjeu d'un pari. J'étais stupéfait de voir qu'Élisabeth Cardwell paraissait elle aussi plutôt satisfaite de l'affaire, et je n'arrivais pas à comprendre pourquoi. Elle vint près de moi et leva la tête, puis se haussa sur la pointe des pieds pour s'accrocher à mon étrier. — Vous allez gagner, me dit-elle. J'aurais aimé avoir autant de confiance. J'étais le second de Kamchak, tout comme Albrecht l'était de Conrad. Il y a de l'honneur à être le premier cavalier, mais les points sont comptés de la même façon quel que soit le concurrent. En général, le premier cavalier est aussi le plus expert, comme on doit s'y attendre. Durant l'heure qui suivit, je me félicitai d'avoir consacré du temps durant les mois écoulés au maniement des armes tuchuks, aussi bien pour la chasse que pour la guerre. Kamchak avait été un excellent instructeur et m'avait fait pratiquer l'exercice à la lance, au quiva et à la bola. J'avais aussi appris l'usage de la corde et de l'arc. Malgré ses faibles dimensions, l'arc, bien que moins puissant et de moindre portée que le grand modèle de Gor ou que l'arbalète, n'en a pas moins, à courte distance, une force étonnante et permet de tirer rapidement les flèches en succession, de la selle même où se tient le guerrier. Ce qui me plaisait le plus, je crois, c'était le couteau, le quiva. Long d'une trentaine de centimètres, il est à double tranchant et effilé comme une dague. Je pense que j'étais devenu assez adroit avec cette arme. À plus de dix mètres, je touchais un tospit lancé en l'air; à trente, je le plantais dans une cible faite de peaux superposées, d'environ dix centimètres de diamètre, fixée à un poteau. Kamchak avait été satisfait de mes progrès. Moi aussi, naturellement. Toutefois ces talents nouvellement acquis allaient, dans les compétitions présentes, être mis à rude épreuve. À mesure que le jour avançait, les points s'accumulaient, et chaque équipe menait tour à tour. Dans la foule, juchée sur un kaiila, je remarquai la fille Hereena du Premier Chariot, que j'avais aperçue le jour de mon arrivée chez les Tuchuks. C'était une femme fort excitante, vive, fière, avec son petit anneau d'or dans la narine, son teint basané et ses yeux noirs étincelants. L'ornement du nez ne déparait nullement son insolente beauté. Elle, comme quelques autres de son genre, avait été encouragée dès l'enfance à satisfaire toutes ses fantaisies contrairement à la plupart des femmes tuchuks - de façon à être une récompense de haute valeur dans les jeux de la Guerre d'Amour, m'avait expliqué Kamchak. Les guerriers turiens prisaient particulièrement ce genre de femmes, les filles fantasques des Chariots. Un jeune homme blond, aux yeux bleus, sans cicatrices, heurta l'étrier de Hereena sous la poussée de la foule. Elle le frappa à deux reprises, de sa cravache de cuir, brutalement, sauvagement. Je vis le sang lui couler du cou sur l'épaule. — Esclave! cracha-t-elle. Il releva les yeux avec colère. — Je ne suis pas un esclave, déclara-t-il. Je suis un Tuchuk. — Esclave de Turia! Elle lâcha un rire de mépris. — Je parierais que tu portes le Kes sous les fourrures ! — Je suis un Tuchuk, répéta-t-il en détournant les yeux, Kamchak m'avait parlé de ce jeune homme. Parmi les Gens des Chariots, il n'était rien. Il faisait les travaux qu'il pouvait, s'occupant des bosks contre un morceau de viande puisé dans quelque marmite. Il s'appelait Harold, ce qui n'est pas un nom tuchuk, ni d'aucune Peuplade des Chariots, bien qu'il ressemble à certains noms de Kassars. C'était un patronyme anglais, mais ils n'étaient pas inconnus sur Gor, transmis depuis plus d'un millier d'années par des ancêtres importés par les Prêtres-Rois de Gor, à l'époque moyenâgeuse de la Terre. Je savais que les Voyages d'Acquisition remontaient encore plus loin dans le temps. Je m'étais assuré, en parlant avec lui, que ce garçon était bien goréen, de même que ses parents et ses ancêtres. Son problème, peut-être la raison pour laquelle il n'avait pas encore obtenu même la Cicatrice du Courage, c'est qu'il était tombé entre les mains d'un parti de Turiens alors qu'il était encore enfant et avait passé quelques années dans la ville; devenu adolescent, il s'était évadé de la cité, en courant de grands risques, pour rejoindre sa tribu. Ses parents et alliés avaient été tués lors du raid au cours duquel il avait été capturé, si bien qu'il n'avait plus personne pour se charger de lui. Par bonheur, un Gardien du Temps s'était souvenu de sa famille, aussi ne l'avait-on pas tué et lui avait-on permis de rester avec les Tuchuks. Il n'avait pas de chariot ni de bosks à lui. Il ne possédait même pas un kaiila. Il s'était muni d'armes de rebut avec lesquelles il s'était entraîné tout seul. Mais aucun de ceux qui partaient en campagne contre les caravanes ou les cités ne consentait à l'accepcter, même pour voler quelques bosks. Il leur avait pourtant démontré son adresse aux armes, mais ils riaient de lui. «Tu n'as même pas de kaiila, tu ne portes même pas la Cicatrice du Courage ! » lui disaient-ils. Sans doute ne la porterait-il jamais et resterait-il objet de railleries et de mépris. Je savais, par exemple, que Hereena avait insisté pour que, bien qu'il fût libre, on le force à porter le Kes, un vêtement de femme. Ce qui était un sujet de plaisanteries infinies chez les Tuchuks. Je chassai de mon esprit toute pensée concernant Hereena ou le jeune homme. Albrecht se redressait sur la selle, d'où il détachait la bola. — Ôtez vos fourrures! ordonna-t-il à ses deux filles. Elles le firent immédiatement et, malgré le froid qui pinçait en dépit du soleil, elles apparurent en tenue Kajir. Elles allaient courir pour nous. Kamchak galopa le long de la foule pour aller s'entretenir avec un guerrier dont le chariot suivait le nôtre dans l'ordre de route des Tuchuks. C'était à lui que Kamchak avait loué les filles qui avaient enseigné le goréen à Élisabeth Cardwell, à coups de cravache. Je perçus l'éclair d'une pièce de monnaie, et l'une des femmes du guerrier, une jolie Turienne du nom de Tuka, commença d'ôter ses fourrures. Elle courrait pour l'un des Kassars, sans doute Conrad. Je savais qu'elle détestait Élisabeth, qui le lui rendait bien. Tuka s'était montrée très cruelle dans son rôle d'eneignante. Élisabeth, les poignets liés, n'avait pas pu résister et, eût-elle essayé, toutes les compagnes de Tuka, les filles de son chariot, se seraient jetées sur elle à grand renfort de cravaches. Il est vrai que Tuka avait des raisons d'envier et de détester la jeune esclave américaine. Elisabeth, du moins jusqu'à présent, avait échappé à la marque, à l'anneau nasal et au collier. Elle était visiblement une sorte de favorite dans le véhicule de Kamchak. De plus, elle y était la seule femme. Cela même - tout en signifiant beaucoup plus de travail constituait une distinction enviable. Enfin, et ce n'était pas le moindre grief, Élisabeth avait reçu pour se vêtir une peau de larl, alors que Tuka allait et venait comme les autres, en tenue Kajir. Je craignais que Tuka ne coure pas bien et qu'elle se laissa facilement vaincre, ce qui nous ferait perdre la partie. Mais je me rendis vite compte que j'avais tort: si Kamchak et son maître n'étaient pas convaincus qu'elle avait couru de son mieux, cela tournerait mal pour elle. Elle aurait contribué à la victoire d'un Kassar sur un Tuchuk. Et, dans la nuit, un des membres en cagoule du Clan des Tortionnaires viendrait la chercher à son chariot et l'emmènerait, de telle sorte qu'on ne la reverrait jamais. Elle courrait bien, peu importe sa haine à l'égard d'Élisabeth, C'est pour sa vie qu'elle allait courir. Kamchak vint nous rejoindre. Il pointa sa lance sur Élisabeth. — Ôte tes fourrures, lui dit-il. Elle obéit et se tint devant nous, avec sa courte robe de larl, parmi les autres filles. Le soleil était encore brillant malgré l'heure tardive, L'air était glacé. Un peu de vent faisait onduler l'herbe. Une lance noire était plantée dans la prairie, à quatre cents mètres environ. Un cavalier se tenait à côté pour en indiquer l'emplacement. Personne n'imaginait qu'une des filles arriverait jusqu'à la lance. Mais, si tel était le cas, le cavalier la déclarerait à l'abri. Dans la course, l'essentiel était la vitesse et l'habileté avec lesquelles elle s'accomplissait. Les filles des Tuchuks, Élisabeth et Tuka, allaient courir pour les Kassars, et les deux filles kassars pour Kamchak et moi-même; naturellement chacune des esclaves ferait de son mieux pour son maître, en s'efforçant d'échapper à son concurrent. Le temps pour ces épreuves est calculé sur les battements de coeur d'un kaiila immobile. L'animal était déjà là. Près de lui, sur le sol, était posé un long fouet à bosks, disposé en cercle d'un diamètre de deux mètres cinquante. La fille prend le départ de ce cercle. Le rôle du cavalier est de la capturer et de la ramener le plus vite possible au point de départ. Déjà un Tuchuk grisonnant avait posé la main à plat sur le flanc soyeux du kaiila immobile. Kamchak fit un geste et Tuka, les pieds nus, l'air effrayé, entra dans le cercle. Conrad dégagea sa bola du crochet de sa selle. Il tenait entre les dents une lanière de peau de bosk d'à peu près un mètre de long. La selle du kaiila, comme celle du tarn, façonnée de façon à laisser assez de place en travers sur le devant pour qu'une captive puisse y être attachée, grâce à des anneaux fixés des deux côtés, dans lesquels peut passer une corde ou une courroie. Néanmoins, je savais que dans ce jeu on ne perdait pas de temps à cela; en quelques battements de coeur du kaiila, la fille aurait les poignets et les chevilles liés ensemble et serait posée en rond sur le pommeau. - Cours, dit Conrad d'un ton calme. Tuka quitta le cercle en vitesse. La foule se mit à lui crier des encouragements. Conrad la surveillait, lanière aux dents, bola en main. Elle aurait droit à une avance de quinze battements de coeur de kaiila ; elle serait à peu prés à mi-chemin de la lance. L'arbitre comptait à voix haute. À dix, Conrad commença de faire tourner lentement la bola. Elle n'atteindrait pas sa pleine vitesse en tournoyant avant qu'il soit au galop, presque sur sa proie. À quinze, sans émettre un bruit, pour éviter d'avertir la fille, Conrad éperonna sa bête, la bola sifflant dans l'air. La foule tendit le cou. L'arbitre avait recommencé à compter, à partir de un, le second compte devant donner le temps du cavalier. La fille était rapide, ce qui nous ferait gagner du temps, seraitce qu'un battement supplémentaire. Elle avait dû compter aussi de son côté car, un instant après le départ de Conrad, elle jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule et le vit approcher. Elle dut alors compter intérieurement trois battements encore, puis elle se mit à décrire des crochets à droite et à gauche, empêchant ainsi le cavalier de l'atteindre rapidement. — Elle court bien, commenta Kamchak. C'était la vérité, mais, en une fraction de seconde, je vis l'éclair de la bola et de ses trois mètres d'envergure filer vers les chevilles de la fille. Je la vis tomber. À peine dix battements encore et Conrad avait ficelé Tuka qui se débattait pourtant, l'avait déposée sur le pommeau et revenait au grand galop, la jetant, mains liées aux chevilles, dans le cercle formé par le fouet. — Trente, annonça l'arbitre. Conrad arborait un large sourire. Tuka se tortillait de son mieux, luttant contre le lien. Si elle se libérait une main ou un pied, ou même si elle desserrait la lanière, Conrad serait disqualifié. Au bout d'un moment, l'arbitre commanda : — Stop ! et Tuka obéit. Puis il inspecta le lien. — La fille est bien liée, annonça-t-il. Prise de terreur, Tuka leva les yeux vers Kamchak monté sur son kaiila. — Tu as bien couru, lui dit-il. Elle ferma les yeux, manquant de peu s'évanouir de soulagement. Elle resterait en vie. Un guerrier tuchuk trancha le lien avec son quiva, et Tuka, trop heureuse de sortir indemne du cercle, se leva d'un bond et se précipita auprès de son maître. En quelques secondes, haletante, couverte de sueur, elle s'en veloppa de ses fourrures. La concurrente suivante, une petite Kassar, s'avança dans le cercle et Kamchak décrocha sa bola. J'eus l'impression qu'elle courait de façon remarquable, mais Kamchak, avec sa suprême habileté, la prit au piège sans difficulté. À mon grand désarroi, alors qu'il revenait au galop vers le cercle, la fille, courageuse, réussit à planter ses dents dans le cou du kaiila qui se cabra en renâclant et en sifflant, puis tenta de mordre la fille. Lorsque Kamchak parvint à lui faire lâcher prise et eut repoussé la tête du kaiila qui l'avait mordue deux fois à la jambe, et qu'il revint enfin dans le cercle, trente-cinq battements s'étaient écoulés. Il avait perdu. Lorsqu'elle fut libérée, malgré sa jambe qui saignait, la fille rayonnait de plaisir. - Bien joué, dit son maître Albrecht, qui ajouta en riant: pour une esclave turienne. La femme baissa les yeux, souriant également. Elle était courageuse. Je l'admirais. Il était aisé de voir qu'elle était attachée à Albrecht le Kassar d'une autre manière que par une longueur de chaîne. Sur un geste de Kamchak, Élisabeth Cardwell entra dans le cercle formé par le fouet. Maintenant, elle était effrayée. Elle avait - tout comme moi pensé que Kamchak serait vainqueur contre Conrad. Auquel cas, même si je devais être battu par Albrecht, ce qui était probable, nous aurions été à égalité de points. A présent, si je perdais aussi, elle deviendrait l'esclave de Kassar. Albrecht était épanoui, tandis qu'il balançait la bola comme un pendule, au ras de l'étrier. Il la regarda. - Cours, dit-il. Elisabeth Cardwell, pieds nus, avec sa robe de larl, fila vers la lance noire, au loin. Elle avait sans doute observé les courses de Tuka et de la fille kassar, pour s'instruire, mais elle n'avait aucune expérience de ce sport cruel des Hommes des Chariots. Elle n'avait pas appris à compter le temps sur les battements de coeur d'un kaiila, sous la coupe d'un maître. Certaines des filles sont, si incroyable que cela paraisse, fortement entraînées à éviter la bola et ont ainsi une grande valeur pour leurs maîtres, qui parient sur elles. J'avais entendu dire qu'une des plus expertes était une esclave turienne d'un Kassar, appelée Dina. Elle avait couru en compétition plus de deux cents fois. Elle arrivait presque toujours à retarder considérablement son retour au cercle ; et l'on disait qu'elle avait réalisé l'exploit fantastique de parvenir une quarantaine de fois à atteindre la lance. À quinze, Albrecht, dont la bola tournoyait maintenant, fonça à la poursuite d'Élisabeth. Et quand elle se retourna pour voir si le cavalier avait quitté le voisinage du cercle, ll était déjà sur elle. Elle poussa un cri quand la bola s'enroula à ses jambes et la jeta au sol. En guère plus de cinq ou si battements, me sembla-t-il, la jeune femme, poignets liés aux chevilles, se retrouva sur l'herbe aux pieds de l'arbitre, — Vingt-cinq! annonça celui-ci. Des acclamations montèrent de la foule qui, bien que majoritairement composée de Tuchuks, appréciait les per formances remarquables. Tout en pleurant, Élisabeth se secouait et tiraillait en vain sur la lanière. L'arbitre en inspecta les noeuds. — Elle est bien prise, déclara-t-il. Élisabeth se mit à gémir. — Réjouis-toi, petite barbare, lui dit Albrecht. Ce soir, vêtue des Soies du Plaisir, tu accompliras la Danse de la Chaîne pour les guerriers kassars. Elle détourna la tête en frissonnant. Un cri de douleur lui échappa. — Tais-toi, ordonna Kamchak. Elle obéit et, contenant ses larmes, resta immobile en attendant d'être libérée. Je coupai les liens. — J'ai essayé, fit-elle en me regardant, les yeux humides, j'ai pourtant essayé. — Il y a des filles qui ont couru cent fois contre la bola, Certaines y sont entraînées, lui expliquai-je. — Acceptes-tu ta défaite? demanda Conrad à Kamchak, — Non. Il faut que mon second fasse sa part. — Il n'est même pas des Peuples des Chariots. — Il courra quand même, rétorqua Kamchak. — Il ne fera pas mieux que vingt-cinq, avança Conrad. Kamchak haussa les épaules. Je savais bien que vingt-cinq était un temps remarquable. De plus, la proie avait une femme totalement ignorante de ce genre de course et Albrecht un fin cavalier bien exercé à la bola. - Dans le cercle, dit Albrecht à l'autre esclave kassar. C'était une beauté. Elle entra vivement dans le fouet, la tête haute, le souffle profond. Elle avait l'air intelligent. Les cheveux noirs. Je remarquai qu'elle avait les chevilles un peu plus épaisses qu'on ne le juge désirable chez une esclave. Je devinai qu'elles lui avaient soutenu vigoureusement le corps plus d'une fois pour bondir et décrire des crochets. Je regrettai de ne l'avoir pas vue courir précédemment, la plupart ont un certain rythme dans leurs mouvements d'évasion, dans leurs parcours, et, quand on l'a observé, on peut prévoir certaines dérobades, bien que ne soit pas facile. Pour le moment, elle respirait profondément, régulièrement. Je l'avais vue s'échauffer un peu à l'écart, pour se dégourdir les jambes et activer sa circulation sanguine. Je devinai que ce n'était pas la première fois qu'elle courrait la bola. - Si tu gagnes pour nous, lui promit Albrecht, souriant du haut de sa selle, tu recevras ce soir un bracelet d'argent et cinq mètres de soie écarlate. - Je vais gagner pour toi, Maître, répondit-elle. Je trouvai cela un rien arrogant de la part d'une esclave. Albrecht se tourna vers moi. - Cette fille n'a jamais encore été attrapée en moins trente-deux battements, m'informa-t-il. Je vis un éclair passer dans les yeux de Kamchak, mais restait dans l'ensemble impassible. — C'est un temps excellent, dus-je reconnaître. La fille laissa échapper un rire. Puis, à ma surprise, elle me regarda audacieusement, bien qu'elle portât le collier turien, l'anneau dans la narine, bien qu'elle ne fût qu'une esclave marquée et vêtue Kajir. — Je parie que je parviendrai à la lance, dit-elle. Cela m'irrita. De plus, j'étais conscient qu'en dépit de sa condition d'esclave, et moi d'homme libre, elle ne m'avait pas appelé maître, selon la coutume. Cette omission ne m'offusquait certes pas, mais j'étais sensible à l'affront qu'elle impliquait. Cette femme me paraissait bien insolente et méprisante. — Je parie que non, répondis-je. — Ton enjeu! me lança-t-elle en défi. — Le tien? demandai-je. Elle rit. — Si je gagne, tu me donneras ta bola et je l'offrirai A mon maître. — D'accord. Et si c'est moi qui gagne ? — Tu ne gagneras pas. — Et si c'était le cas ? — Alors, je te donnerai un anneau d'or et une coupe en argent. — Comment se fait-il qu'une esclave soit aussi riche ? Elle releva le menton sans daigner me répondre. — Je lui ai donné pas mal de choses, dit Albrecht. Je comprenais à présent que cette fille n'était pas l'esclave typique et qu'il devait y avoir de bonnes raisons pour qu'elle possède de tels objets. — Je ne veux ni de ton anneau ni de ta coupe, dis-je — Alors, que peux-tu bien vouloir ? s'enquit-elle. — Si je gagne, j'exigerai comme récompense un baiser d'une fille insolente. — Sleen de Tuchuk! s'écria-t-elle, furieuse. Conrad et Albrecht éclatèrent de rire. Albrecht dit à la fille. — Je l'autorise. — Très bien, espèce de tharlarion, jeta la fille, ta bola... contre un baiser! Elle avait les épaules tremblantes de rage. — Je vais te montrer comment court une Kassar. — Tu as une haute idée de ta personne, fis-je remarquer. Tu n'es pas une Kassar... tu n'es que l'esclave turienne d'un Kassar. Elle serra les poings. Dans sa colère, elle regarda Albrecht et Conrad et leur cria : - Je vais courir comme je n'ai encore jamais couru! Cela m'ôta pas mal d'assurance. Je me rappelais qu'Albrecht avait dit qu'elle n'avait jamais été prise en moins de trente-deux battements. Elle avait donc dû échapper à la bola plusieurs fois. - Je crois comprendre que cette fille a déjà couru assez souvent, disje d'un ton détaché à Albrecht. - Oui, c'est vrai. Il ajouta: - Tu en as peut-être entendu parler. C'est Dina de Turia. Conrad et Albrecht se mirent à pouffer en se tapant sur les cuisses. Kamchak riait aussi, au point que des larmes coulaient sur sa figure couturée. Il pointa l'index vers Conrad: « Rusé Kassar!» et il rit de plus belle. C'était une plaisanterie, et je me devais de sourire. On appelle couramment les Tuchuks « les Rusés ». Toutefois, si l'intermède était plaisant pour les Gens des Chariots, et même pour Kamchak, je n'appréciais nullement son aspect humoristique. C'était peut-être une bonne blague, mais je n'étais pas d'humeur à m'en réjouir. Comme Conrad avait été astucieux en feignant de se moquer d'Albrecht quand celui-ci avait parié deux filles contre une ! Nous ignorions que l'une d'elles serait cette Dina de Turia qui, bien sûr, n'allait pas courir devant l'habile Kamchak, mais bien devant son ami maladroit, Tarl Cabot, qui n'était pas des Peuples, et qui était nouveau venu au kaiila et à la bola! C'était peut-être même avec cette idée en tête que Conrad et Albrecht avaient rendu visite au camp des Tuchuks. Oui, sans nul doute ! Qu'avaient-ils à y perdre? rien. Le mieux que nous aurions pu espérer, c'était le match nul, si Kamchak avait battu Conrad. Mais ce n'était pas le cas; la fine jeune femme de Turia, qui avait réussi à mordre le kaiila au cou, en avait fait son affaire, tout en risquant sa vie. Albrecht et Conrad étaient venus dans un seul but : dominer un Tuchuk et, par la même occasion, ramasser une ou deux filles. Dans notre cas, Élisabeth Cardwell était la seule que nous avions sous la main. Même la Turienne, Dina, probablement la plus forte de tous les Chariots à ce sport, riait, elle aussi, accrochée à l'étrier d'Albrecht, les yeux levés sur lui. Je remarquai qu'il avait poussé son kaiila dans le cercle où se tenait la fille. Ses pieds ne touchaient pas terre et elle se pressait la joue contre sa botte fourrée. — Cours, dis-je. Elle poussa un cri de colère, comme Albrecht, et Kamchak pouffa. — Cours, petite idiote ! lui lança Conrad. La fille lâcha l'étrier et tomba. Elle était en déséquilibre, mais elle se reprit et fila. En la surprenant ainsi, j'avais gagné dix à quinze mètres. Je pris le lien à ma ceinture et le serrai entre les dents, Je commençai à balancer la bola. À ma grande surprise, alors que je ne la quittais pas des yeux tout en faisant tournoyer les poids, elle cessa de courir en ligne droite alors qu'elle n'était qu'à une cinquantaine de mètres du cercle, pour se mettre à effectuer des crochets, toujours en direction de la lance. J'étais intrigué. Elle n'avait sûrement pas fait une erreur de compte, pas Dina de Turia! Tandis que l'arbitre comptait à voix haute, j'observai sa façon d'agir : deux foulées à gauche, puis une longue à droite pour compenser, mais toujours vers la lance. Deux à gauche, puis une à droite... deux à gauche, puis une à droite. — Quinze! cria l'arbitre, et mon kaiila bondit hors de la limite tracée par le fouet à bosks. Je galopais à toute vitesse, car je ne pouvais me permettre de perdre un seul battement. Même si je faisais jeu égal avec Albrecht, Élisabeth appartiendrait quand même aux Kassars, car Conrad avait nettement gagné contre Kamchak. Comme je pouvais calculer à peu près la course de Dina, deux à gauche, une à droite, je fis donner toute sa puissance au kaiila vers ce qui me parut être le point de rencontre de Dina avec le cuir de la bola. Je restais étonné de la simplicité de sa tactique. Je me demandais comment elle avait réussi à ne jamais se faire prendre en moins de trente-deux battements, et comment elle avait atteint la lance quarante fois. Encore un battement et je lancerais la bola lorsqu'elle virerait à gauche. Puis je me rappelai l'intelligence évidente dans ses yeux , son assurance, les trente-deux battements, les quarante victoires. Elle devait avoir plus de subtilité, un meilleur sens du temps. Je lâchai la bola, risquant le tout pour le tout, non pas rendezvous attendu de deux à gauche, mais à droite, où elle partait pour la première fois, brisant ainsi sa séquence. Je perçus son cri de surprise quand les boules lestées lui enroulèrent les lanières autour des cuisses, des mollets et des chevilles, l'enserrant aussi étroitement que de la cordelette. Presque sans ralentir, je dépassai la fille, fis volter ma monture et revins sur elle au grand galop. Je vis un instant la stupeur sur son beau visage. Elle avait tendu les bras d'instinct pour garder l'équilibre, les poids continuaient de tourner de plus en plus court autour de ses chevilles. Dans une fraction de seconde, elle s'écroulerait. Alors, au passage, je la saisis par les cheveux et la jetai en travers de ma selle. Elle avait à peine commencé à comprendre ce qui lui arrivait qu'elle était ma prisonère, toujours au galop du kaiila, ficelée autour du pommeau de la selle. Je n'avais même pas pris le temps de sauter à terre. Un ou deux battements avant que le kaiila bondisse dans le cercle, je terminais les noeuds. Je la jetai sur l'herbe aux pieds de l'arbitre. Lui-même et la foule semblaient privés de parole. — Le temps ! cria Kamchak. L'arbitre restait sidéré, comme s'il ne croyait pas à ce qu'il venait de voir. Il leva sa main du flanc du kaiila mobile. — Le temps ! répéta Kamchak. L'arbitre le regarda. — Dix-sept, murmura-t-il. La foule restait silencieuse, puis soudain, comme un coup de tonnerre inattendu, elle se mit à hurler et à acclamer. Kamchak frappait sur les épaules de Conrad et d'Albrecht, dépités. Je baissai les yeux sur Dina de Turia. Elle me dévisagea d'un air rageur et se mit à se tortiller dans l'herbe tiraillant en tous sens sur la lanière. L'arbitre la laissa se démener ainsi durant quelque ihns - une trentaine de secondes -, puis il inspecta le lien, Il se releva, souriant. — La fille est bien attachée, annonça-t-il. La foule fit une nouvelle ovation. C'étaient en majorité des Tuchuks, et ils étaient hautement satisfaits de ce qu'ils avaient vu, mais je constatai que même les Kassars, les rares Paravacis et les quelques Kataiis qui s'étaient peu a peu joints aux autres ne se retenaient nullement d'applaudir. La foule était en folie. Élisabeth Cardwell n'arrêtait pas de sautiller en battant des mains. Je regardai de nouveau Dina, étendue à mes pieds, ne se débattant plus. Je lui déroulai la bola des jambes. D'un coup de quiva, je tranchai le lien, pour lui permettre de se relever. Elle se tenait face à moi, dans sa tenue Kajir, les poignets encore liés derrière le dos. Je rattachai la bola à ma selle. — Il semble bien que je conserve ma bola, lui dis-je. Elle tenta de se libérer les mains, mais elle ne le pouvait pas, bien entendu. Impuissante, elle attendit. Je pris alors Dina de Turia dans mes bras et, à loisir et il faut bien l'avouer avec une certaine satisfaction -, je prélevai ma récompense. Comme elle m'avait contrarié, je lui donnai le baiser d'un maître à une esclave. Mais je fis preuve de patience, car cela ne me suffisait pas. Je ne m'estimai payé que lorsqu'en dépit d'ellemême son corps s'abandonna soudain entre mes bras, un aveu involontaire que j'avais bien gagné. - Maître, dit-elle, les yeux vitreux, trop faible pour lutter contre le lien de ses poignets. Avec une joyeuse tape sur les fesses, je la renvoyai vers Albrecht qui, irrité, du fer de sa lance coupa la lanière. Kamchak et Conrad riaient ensemble. Comme beaucoup d'autres dans la foule. J'eus toutefois la surprise de constater qu'Élisabeth Cardwell semblait furieuse. Elle avait rendossé sa fourrure. Quand je la regardai, elle détourna la avec colère. Je me demandai ce qui lui prenait. Ne l'avais-je pas sauvée? Est-ce que les points réunis par Kamchak et moi n'étaient pas égaux à ceux additionnés de Conrad et d'Albrecht ? N'était-elle pas en sûreté, et l'épreuve terminée ? - Match nul, dit Kamchak, les paris sont annulés. Il n'y a pas de gagnant. - D'accord, dit Conrad. - Non, dit Albrecht. On se tourna tous vers lui. — Lance et tospit, proposa-t-il. — Le match est terminé, dis-je. Mais il n'y a pas de vainqueur, protesta Albrecht. — C'est exact, fit Kamchak. — Il faut un gagnant, insista Albrecht. — J'ai assez chevauché pour aujourd'hui, dit Kamchak. — Moi aussi, reconnut Conrad. Retournons à nos charriots. Albrecht pointa sa lance sur moi et me déclara: — Je te lance un défi. Lance et tospit. — Nous en avons fini avec tout ça, dis-je. — Le poteau vivant ! s'écria Albrecht. Kamchak en eut le souffle coupé. Plusieurs voix dans la foule crièrent: — Le poteau vivant ! Je regardai Kamchak. Je lus dans ses yeux qu'il fallait accepter le défi. En cette circonstance, je devais me conduire en Tuchuk. En dehors des combats armés, la lance et le tospit avec le poteau vivant est le plus dangereux des sports parmi les Peuples des Chariots. Pour cette épreuve, il faut se servir de sa propre esclave. C'est pour l'essentiel la même chose que de cueillir le tospit du bout de la lance sur une perche, sauf que c'est une fille qui tient le fruit dans la bouche, et qu'on la tue si elle bouge ou tente de quelque manière d'esquiver le fer de lance. Inutile d'ajouter que bien des filles ont été blessées dans ce sport cruel. — Je ne veux pas y participer pour lui, se récria Élisabeth Cardwell. — Tu iras, Esclave ! gronda Kamchak. Elle prit position de profil, le tospit tenu délicatement entre les dents. J'ignore pourquoi, mais elle ne paraissait pas effrayée, plutôt terriblement en colère. Elle aurait dû trembler de terreur mais, au contraire, elle semblait indignée. Toutefois, elle resta ferme comme un roc et, quand je passai devant elle au galop, le fruit était au bout de ma lance. La fille qui avait mordu le cou du kaiila et avait elle même été mordue à la jambe représentait Albrecht. Avec une aisance dédaigneuse, il lui enleva le tospit des lèvres sans bavure. — Trois points chacun, annonça l'arbitre. — C'est terminé, dis-je à Albrecht. Encore match nul et pas de vainqueur. Il resta sur la selle de sa monture. — Il faut qu'il y en ait un! s'écria-t-il. Face à la lance ! — Je refuse, dis-je. — Alors je réclame la victoire et la femme ! lança-t-il. — Elle sera à lui si vous refusez de jouer, m'expliqua l'arbitre. Autant jouer, puisqu'il le fallait. Elisabeth, impassible, se plaça face à moi, à une cinquantaine de mètres. C'est bien le plus difficile des exercices à la lance. Le coup doit être porté avec une extrême délicatesse, la lance reposant tout juste dans la main, la lanière n'étant pas mise en place, pour permettre à la hampe de glisser en arrière. Quand on la dégage, c'est vers la gauche et, espère-t-on, sans dommage pour la fille. Bien exécuté, c'est un coup admirable. Maladroitement porté, la fille est blessée, parfois tuée. Elisabeth ne manifestait toujours pas de peur, avait toujours l'air exaspéré. Elle serrait même les poings. J'espérais bien ne pas la toucher. Quand elle s'était tenue de côté, j'avais choisi de passer à gauche, si bien qu'en cas de raté la lance aurait complètement manqué le fruit. Mais cette fois, de face, il me fallait viser le centre du tospit, c'était la seule façon de procéder. L'allure du kaiila était rapide mais régulière. Une clameur s'éleva de la foule quand je dépassai Élisabeth, le fruit à l'extrême pointe de la lance. Les guerriers frappaient de leurs propres lances leurs boucliers laqués. Des hommes hurlaient. Les filles esclaves jetaient des cris de ravissement. Je me retournai, m'attendant à voir l'Américaine chanceler, s'évanouir, peut-être, mais non ! Le Kassar Albrecht, en colère, abaissa son arme et partit vers sa perche vivante. L'instant d'après, le tospit était au bout de son fer. L'esclave était parfaitement immobile et souriante. Albrecht eut droit à la même ovation que moi. Puis le silence s'établit, car l'arbitre se précipitait sur la lance d'Albrecht, exigeait de la voir. Le Kassar, intrigué, la lui remit. — Il y a du sang sur l'arme, déclara l'arbitre. — Je ne l'ai pas touchée ! cria Albrecht. — Je n'ai pas été touchée ! cria la fille. Mais l'arbitre exhiba le fer de l'arme. Il y avait à la pointe une tache minuscule, et il y avait aussi du sang sur la peau jaunâtre du fruit. — Ouvre la bouche, Esclave ! ordonna-t-il. Elle fit un signe de refus. — Ouvre, dit Albrecht. Elle obéit, et l'arbitre, lui écartant brutalement les mâchoires, examina l'intérieur de sa bouche. Elle saignait. Mais elle avait avalé son sang plutôt que de montrer qu'elle était blessée. Cette fille était vraiment courageuse. J'éprouvai un choc en me rendant compte que cette belle fille et Dina de Turia nous appartenaient maintenant, à Kamchak et à moi. Toutes les deux - sous les regards furibonds d'Élisabeth Cardwell - vinrent s'agenouiller devant Kamchak et moi, tête baissée, mains levées, poignets en croix. En gloussant de plaisir, Kamchak sauta à bas de son kaiila et vivement, avec des liens de fibre, il leur enserra les poignets. Il passa ensuite une lanière de cuir au cou de chacune et noua les extrémités libres au pommeau de sa selle. Les deux femmes s'agenouillèrent alors près des pattes du kaiila. Je vis que Dina de Turia me regardait. Dans ses yeux embués de larmes, je lus le timide aveu qu'elle me considérait comme son maître: — Je ne vois pas quel besoin nous avons de ces esclaves, dit Élisabeth. — Tais-toi, sinon je te fais marquer toi aussi! la menaça Kamchak. Je ne sais pourquoi, c'était moi qu'Élisabeth fixait de son regard furieux. Elle avait rejeté la tête en arrière, son petit nez en l'air, ses cheveux bruns battant ses épaules. Alors, je ne sais pas non plus pourquoi, je pris de la fibre et lui liai les poignets devant le corps, je lui passai une lanière au cou et l'attachai à ma selle. C'était sans doute ma manière de lui rappeler - au cas où elle l'aurait oublié - qu'elle était également une esclave. — Cette nuit, Petite Barbare, lui dit Kamchak en clignant de l'oeil tu dormiras enchaînée sous le chariot. Elle étouffa un cri de rage. Et on partit, Kamchak et moi, sur nos kaiilas, pour gagner notre véhicule, tenant les filles en laisse. - La Saison de la Petite Herbe est proche, déclara Kamchak. Demain les troupeaux feront route vers Turia. J'acquiesçai. L'Hivernage était terminé. Ce serait la troisième phase de l'Année des Présages, le Retour à Turia. J'espérais enfin apprendre les réponses aux énigmes qui me hantaient. Le mystère du collier de message. Les autres énigmes qui s'y rattachaient. Peutêtre trouver enfin un indice sur le sort du sphéroïde doré qui était – ou avait été - le dernier oeuf des Prêtres-Rois. - Je t'emmènerai à Turia, me déclara Kamchak. - Avec plaisir, lui répondis-je. L'Hivernage avait été agréable, mais il touchait à son terme. Les bosks et les chariots repartaient vers le sud avec la venue du printemps, et je les accompagnerais. 9 APHRIS DE TURIA Nul doute que moi-même, avec ma vieille tunique rouge de guerrier, et Kamchak, vêtu du cuir noir des Tuchuks, ayons paru un peu déplacés au banquet de Saphrar, marchand à Turia. Cela m'avait un peu surpris que nous deux, qui étions en quelque sorte les ambassadeurs des Peuples des Chariots, soyons reçus dans la maison de Saphrar plutôt qu'au palais de Phanius Turmus, Administrateur de Turia. L'explication de Kamchak était malgré tout relativement satisfaisante. Il y avait deux raisons, l'une officielle, l'autre réelle. L'officielle, proclamée par Phanius Turmus, l'Administrateur, prétendait que les « gens des Chariots » ne méritaient pas d'être reçus au palais ; mais la vraie, que bien peu de personnes avouaient, c'était que le pouvoir réel de Turia appartenait à la Caste des Marchands, dont Saphrar était le chef. C'est le cas dans beaucoup de cités. Toutefois, l'Administrateur serait informé. Sa présence était attestée par son plénipotentiaire Kamras, de la Caste des Guerriers, un capitaine que l'on disait le Champion de Turia. Je portai à ma bouche de la cervelle de vulo épicée, avec la pointe d'une fourchette dorée, ustensile qui, à ma connaissance, n'était utilisé qu'à Turia. Je bus une bonne gorgée du brûlant Paga, l'avalant le plus vite possible. Je n'appréciais guère les vins sirupeux de Turia, aromatisés et sucrés au point que l'on aurait pu laisser son empreinte digitale à la surface. Il est bon de noter, pour ceux qui l'ignorent, que la Caste des Marchands n'est pas considérée comme l'une des cinq Hautes Castes traditionnelles de Gor - les Initiés, les scribes, les Médecins, les Constructeurs et les Guerriers. Le plus souvent, et c'est probablement regrettable, seuls les membres de ces cinq castes occupent des postes dans les Hauts Conseils des cités. Toutefois, comme on s'en doute, l'or des marchands exerce une influence non négligeable lorsqu'il s'agit de crédits à affecter aux divers projets des Conseils. On dit sur Gor: « L'or n'a pas de caste. » Les marchands affectionnent ce dicton. Il arrive même qu'en secret, entre eux, ils se considèrent comme la Plus Haute Caste de ce monde. Ce sont eux qui organisent les tres grandes foires annuelles à proximité des Monts Sardar, alors qu'elles sont placées théoriquement sous la direction d'un comité d'Initiés. Le marchand Saphrar me dit : — Ceci est du foie braisé d'un poisson ailé cosien à quatre arêtes. On ne trouve ce poisson que dans les eaux de Cos. Il arrive que l'on en pêche une variété plus grosse en d'autres eaux, mais le minuscule poisson bleu est le plus estimé, et son foie constitue le fin du fin. — Comment parvenez-vous à nous servir des foies de poisson ailé ici, à Turia ? — J'ai à Port Kar une galère de guerre que j'envoie à Cos deux fois par an pour m'en rapporter, expliqua Saphrar. Ce dernier était un petit homme gras et rose, aux jambes et aux bras courts. Il avait les yeux vifs et une petite bouche ronde aux lèvres rouges. Il remuait parfois rapidement ses doigts boudinés, dont les ongles manucurés étaient vernis d'écarlate et taillés en arrondi. Il avait le crâne rasé comme beaucoup de marchands, ses sourcils étaient épilés, et on lui avait inséré quatre gouttes d'or au-dessus de chaque oeil. Quand il riait, il découvrait ses deux canines supérieures, également dorées et problement remplies de poison. Les marchands sont rarement entraînés aux armes. Il avait eu une oreille fendue, sans doute à la suite de quelque accident. Je savais que l'on faisait généralement de telles blessures aux oreilles, des voleurs. Un récidiviste se voit couper la main droite À la troisième fois, on lui coupe la main gauche et les deux pieds. À ce propos, il n'y a que peu de voleurs sur Gor. J'ai entendu dire qu'il existe une Caste des Voleurs, à Port Kar, un groupe fort, qui protège naturellement ses membres des indignités telles que la fente de l'oreille. Dans le cas de Saphrar, comme il était de la Caste de Marchands, cette marque ne pouvait être qu'une coïncidence, qui devait cependant l'embarrasser parfois. En tout cas, c'était un hôte attentif. Il ne m'aurait pas déplu de le connaître mieux. — Et comment se fait-il qu'un marchand de Turia ait un vaisseau de guerre à Port Kar? lui demandai-je. Il s'adossa aux coussins jaunes, derrière la table chargée de vins, de fruits, de plats dorés remplis de mets délicats. — J'ignorais que Port Kar était en bons termes avec l'une des cités de l'intérieur, ajoutai-je. — Elle ne l'est pas. — Alors quoi ? m'enquis-je. Il haussa les épaules. — L'or n'a pas de caste, dit-il. Je goûtai le foie de poisson ailé. Puis j'avalai une gorgée de Paga par-dessus. Saphrar fit la grimace. — Peut-être aimeriez-vous un morceau de rôti de bosk me proposa-t-il. Je replaçai l'ustensile doré au râtelier proche de moi et repoussai le plat étincelant sur lequel étaient posées plusieurs choses prétendument comestibles, habilement disposées par un esclave pour ressembler à un bouquet de fleurs sauvages poussant entre les rochers. — Oui, pourquoi pas, répondis-je. Saphrar fit connaître mon désir au Maître de Cérémonie, qui en fut scandalisé, mais n'en expédia pas moins deux jeunes esclaves aux cuisines pour rapporter une tranche de bosk. Je regardai en coin Kamchak qui, une assiette portée sa bouche, en léchait consciencieusement le fond et les bords. Quant à Saphrar, les yeux fermés, il grignotait une minuscule chose encore frémissante empalée sur un bâtonnet coloré. Je me retournai pour observer un cracheur de feu qui éxécutait son tour sur les mélopées des musiciens. « Ne vois pas d'objection à ce que l'on nous reçoive dans la maison du marchand Saphrar, m'avait averti Kamchak, car ce sont ces gens-là qui détiennent le pouvoir à Turia. » Puis je regardai un instant Kamras le plénipotentiaire. C'était un homme fort, aux gros poignets, aux cheveux longs et noirs. Il se tenait en guerrier, bien qu'il portât des robes de soie. Il avait en travers de la figure deux longues cicatrices, peut-être des blessures de quiva, à en juger par leur finesse. On racontait qu'il devait être un grand guerrier pour qu'on le nomme Champion de Turia. Il ne nous avait pas parlé et n'avait pas même paru noter notre présence au banquet. « De plus, m'avait dit Kamchak en me plantant son coude dans les côtes, la nourriture et les distractions sont bien plus intéressantes chez Saphrar qu'au palais de Phanius Turmus. » Je me disais néanmoins que je préférais de beaucoup un simple morceau de viande de bosk. Je me demandais comment l'estomac de Kamchak pouvait supporter les délicieuses horreurs dont il l'emplissait avec un tel entrain. Il ne pouvait certainement pas les supporter ! Un banquet turien dure en général une bonne partie de la nuit et peut compter jusqu'à cent cinquante plats différents. Y survivre serait bien sûr impossible sans le détestable bassin doré et le bâtonnet emplumé oint d'huiles odorantes qui permettent au dîneur incommodé de se soulager et de revenir tout frais à la fête. Je n'avais pas eu à utiliser le récipient, m'étant contenté, par politesse, de ne manger qu'une minuscule bouchée de chaque mets. Sans nul doute devais-je passer pour un barbare au yeux des Turiens. Il n'était par contre pas impossible que j'aie bu trop de Paga. Dans l'après-midi, Kamchak et moi, avec quatre kaiilas de somme, étions entrés par la première des neuf portes de la ville. Les animaux de charge portaient des caisses de vaisselle précieuse, des gemmes, des vases d'argent, des joyaux, des miroirs, des anneaux, des peignes et des pièces d'or frappées des armes d'une douzaine de cités. Nous apportions tout cela en offrande aux Turiens, geste plutôt insolent de la part des Peuples des Chariots, qui montraient ainsi leur mépris pour ces babioles en en faisant don aux Turiens. Évidemment, les ambassades turiennes aux Chariots, quand il en venait, s'efforçaient d'égaler ou de surpasser ces présents. Kamchak m'avait confié en secret que certains des objets que nous apportions avaient déjà été échangés des uns aux autres une dizaine de fois. Cependant, Kamchak avait refusé de remettre une certaine petite boîte plate aux serviteurs de Phanius Turmus qui nous avaient accueillis à la première porte. Il avait insisté pour la porter lui-même et, pour le moment, elle reposait sur son siège, contre son genou droit. J'étais très content d'entrer dans Turia, car toute nouvelle cité me passionne. Je m'aperçus que Turia était à la hauteur de mon attente. Elle était riche. Les boutiques regorgeaient des choses les plus rares, les plus surprenantes. Je respirai des parfums ignorés. Plus d'une fois nous rencontrâmes des musiciens qui dansaient en file indienne au milieu de la rue, jouant de la flûte et du tambour, sans doute en route vers quelque fête. J'étais enchanté de revoir — bien que souvent dans le luxe des soieries — la diversité de couleurs des castes d'une ville goréenne type, d'entendre de nouveau les appels des colporteurs que je connaissais si bien, marchands de gâteaux, de légumes, de vin. Nous n'attirions pas autant l'attention que je l'aurais cru, bien que nous fussions théoriquement pour eux de sanglants ennemis, et je compris qu'au moins chaque printemps des visiteurs devaient quitter leurs chariots pour venir dans la cité. J'imagine que les citoyens menaient leur vie sans trop penser aux Peuplades des Chariots. La ville n'était jamais tombée et n'avait pas été assiégée depuis plus d'un siècle. Le citoyen moyen ne s'inquiétait des Nomades qu'une fois hors des murs. Et là, je reconnais qu'il n'avait pas tort de se faire du souci. Une de mes déceptions fut qu'à travers les rues un crieur nous précédait pour enjoindre aux femmes de la cité — même aux esclaves — de se cacher. C'est ainsi que malheureusement, à part une ou deux paires d'yeux nous examinant au-dessus d'un voile, nous ne rencontrâmes pas une des fameuses beautés de Turia entre la porte des hauts murs et la Maison de Saphrar. J'en fis la remarque à Kamchak qui éclata de rire. Il avait raison, naturellement. Dans les Chariots, vêtues d'un peu de corde et de cuir, marquées, portant l'anneau nasal et le collier turien, on trouvait beaucoup de belles de Turia. En fait, à la grande contrariété d'Élisabeth Cardwell, qui passait ses nuits sous le chariot depuis quelques semaines, il y en avait deux chez nous : Dina, que j'avais saisie à la bola, et sa compagne, la belle fille qui avait mordu le cou du kaiila de Kamchak et essayé cacher la blessure que lui avait causée la lance d'Albrecht. Elle s'appelait Tenchika, altération tuchuk de son nom turien, Tendite, et elle se donnait du mal pour bien servir Kamchak, mais il était évident qu'elle souffrait d'être séparée du Kassar Albrecht. Chose étonnante, celui-ci avait tenté à deux reprises de la racheter, mais Kamchak en demandait un prix trop élevé. Par ailleurs, Dina me servait habilement, avec dévouement. Une fois, Albrecht, qui envisageait un match à la bola, avait voulu la racheter aussi, comme Tenchika, mais j'avais décliné son offre. La tête contre ma botte, Dina m'avait demandé ce soir là: — Est-ce que cela veut dire que le Maître de Dina est satisfait d'elle ? — Oui, avais-je répondu. — J'en suis heureuse. Élisabeth Cardwell avait souligné — Elle a les chevilles grasses. — Pas grasses, avais-je répondu... mais fortes, solides! — Si vous aimez les chevilles grasses... avait répliqué Élisabeth en pivotant, révélant peut-être par hasard la finesse délicieuse de ses propres pieds, avant de sortir du chariot. Je me rappelai brusquement être attablé au banquet de Saphrar. J'examinai les tables du festin, disposées en un recttangle ouvert à un bout, ce qui en permettait l'accès aux esclaves et facilitait le service et, bien sûr, donnait la place aux comédiens de se produire entre les tables. D'un côté, un petit feu brûlait devant un autel dressé aux Prêtres-Rois. Au début du repas, le Maître de Cérémonie avait répandu sur ce feu quelques pincées de farine, un peu de sel coloré, quelques gouttes de vin. «Ta-Sardar Gor », avaitil dit, et la phrase avait été répétée par tous les assistants de la pièce. « Aux Prêtres-Rois de Gor. » C'était la libation générale du festin. Le seul qui n'eût pas participé à la cérémonie, c'était Kamchak, qui pensait qu'aux yeux du Ciel une telle libation n'était pas convenable. J'y avais pris personnellement part par respect pour les Prêtres-Rois, et plus particulièrement pour Misk. Un Turien, assis à quelques places de moi, s'en aperçut. — Je vois que vous n'avez pas été élevé dans les Chariots, me ditil. — Non, répondis-je. — C'est Tarl Cabot, de Ko-ro-ba, signala Saphrar. — Comment connaissez-vous mon nom? demandai-je. - On entend parler de ces choses-là, répondit-il. J'allais le questionner à ce sujet, mais il s'était déjà tourné vers un de ses voisins avec lequel il discutait. J'oubliai l'incident. S'il n'y avait pas eu de femmes à voir pendant notre trajet dans les rues de Turia, Saphrar le marchand avait décidé d'y remédier. Il y avait aux tables plusieurs femmes libres, et d'autres, des esclaves, pour servir. Les femmes libres - dévergondées, selon l'avis de Kamchak - avaient baissé leurs voiles et rejeté en arrière les capuchons de leurs Robes de Dissimulation, prenant plaisir à la fête et mangeant avec le même appétit que les hommes. Leur beauté et l'éclat de leurs prunelles, leurs rires et leur conversation - pour moi du moins - amélioraient consirablement la soirée. Beaucoup d'entre elles avaient la langue déliée, des filles spirituelles tout à fait charmantes sans inhibitions. Je trouvais cependant inhabituel qu'elles paraissent en public sans voile, notamment alors que Kamchak et moi étions présents. Les femmes en servage qui s'occupaient de nous portaient quatre anneaux dorés à chaque cheville et autant à chaque poignet, qui tintaient à tous leurs mouvements, ajoutant leurs sons à ceux des clochettes d'esclaves pendues à leurs colliers turiens. Elles avaient également les oreilles percées et d'autres minuscules clochettes en guise de pendants. Leur seul vêtement était la camisk. J'ignore l'origine du nom de ce morceau de tissu passé par la tête à la façon d'un poncho descendant un peu au-dessus des genoux, et serré d'une cordelière ou d'une chaînette à la taille. Nous avions eu droit à des exhibitions de jongleurs, de cracheurs de feu et d'acrobates. Il y avait eu un magicien qui avait particulièrement plu à Kamchak, et un homme qui, le fouet en main, avait fait danser un sleen. J'attrapai des bribes de la conversation entre Kamchak et Saphrar où il était question de lieux de rendez-vous pour des échanges de marchandises. Plus tard, plus ivre de Paga ue je n'aurais dû, je les entendis discuter de détails qui ne pouvaient avoir trait qu'aux jeux de la Guerre d'Amour dont on m'avait déjà parlé. Il y était question d'heures, d'armes et d'arbitres. Puis j'entendis une phrase: — Si tu veux qu'elle y participe, tu dois livrer la sphère dorée. J'eus l'impression de m'éveiller d'un coup. Toute trace d'ivresse disparue, je me mis à trembler, mais je me cramponnai à la table et je crois n'avoir en rien trahi mon intérêt soudain. — Je peux m'arranger pour la faire participer aux jeux, mais il faut que j'y gagne quelque chose, dit Saphrar. — Comment peux-tu la faire sélectionner? s'enquit Kamchak. — Mon or peut y pourvoir et faire en sorte qu'elle soit mal défendue. Du coin de l'oeil j'observai que les yeux noirs de Kamchak étincelaient. Puis le Maître de Cérémonie lança un appel qui mit fin à toute conversation et à la musique. Les acrobates se dispersèrent. — La Dame Aphris de Turia, annonça l'homme. Comme tout le monde, je portai les yeux sur un large escalier en marbre au fond à gauche de la vaste salle du banquet. Sur les marches, lentement, en robe de soie blanche brodée d'or - les couleurs des marchands -, descendait comme une reine la fille appelée Aphris de Turia. Ses sandales, comme ses gants, étaient d'or. Son visage était invisible sous le voile de soie tressé de fils dorés, de même que ses cheveux cachés sous les replis des Robes de Dissimulation des femmes libres. Aphris de Turia était donc de la Caste des Marchands, puisqu'elle en portait les couleurs. Je me rappelai que Kamchak m'avait parlé d'elle une ou deux fois. Quand elle approcha, j'entendis de nouveau Saphrar: — Regarde ma pupille, dit-il en désignant la silhouette blanche. - La femme la plus riche de tout Turia, fit Kamchak. - Quand elle atteindra sa majorité, oui. Je compris donc que, jusqu'à cette date, sa fortune était entre les mains de l'habile Saphrar. Kamchak me le confirma par la suite. Saphrar n'était nullement apparenté à la jeune personne, mais il avait été désigné par les autres marchands, sur qui il exerçait une grande influence, comme tuteur après la mort du père lors d'un raid de Paravacis contre une caravane, plusieurs années auparavant. Le père d'Aphris, Tethrar Turia, avait été le plus riche marchand de la ville, elle-même une des cités les plus riches de Gor. Comme il n'y avait pas d'héritier de sexe masculin, la fortune consirable de Tethrar revenait à sa fille, qui en aurait la pleine jouissance à sa majorité, qu'elle atteindrait ce printemps-là. La fille, consciente des regards posés sur elle, s'immobilisa sur une des marches et contempla l'assemblée d'un air hautain. Je sentis qu'elle nous avait aussitôt repérés, Kamchak et moi, étrangers à cette table. Un rien dans son attitude montrait qu'elle était amusée. J'entendis Saphrar murmurer à Kamchak, dont les yeux brillants ne quittaient pas la silhouette blanc et or. — Ne vaut-elle pas la sphère dorée ? — Difficile d'en juger, répondit Kamchak. — J'ai entendu ce qu'en disent ses esclaves, insista aphrar. On dit qu'elle est merveilleuse. Kamchak eut un haussement d'épaules tuchuk. Je l'avais vu faire plusieurs fois ce geste en discutant de la possibilité de revendre la petite Tenchika à Albrecht. — La sphère n'a pas en réalité grande valeur, reprit Saphrar. Elle n'est pas vraiment en or, elle en a seulement l'apparence. — Les Tuchuks y tiennent cependant beaucoup. — Je ne la désire qu'en tant que curiosité. — Il faut que j'y réfléchisse, fit Kamchak sans quitter des yeux Aphris de Turia. — Je sais où elle est, assura Saphrar, les lèvres retroussées et découvrant ses canines d'or. Je pourrais envoyer des hommes la chercher. Tout en feignant de ne rien entendre, je prêtais maintenant l'attention la plus vive à leur entretien. De toute façon, tous les regards restaient fixés sur la mince fille voilée que l'on disait si belle. Elle m'intéressait d'ailleurs aussi. Elle descendit les trois dernières marches et, en s'arrêtant ici et là pour un salut gracieux, elle commença à se rapprocher du haut bout de la table. Sur un signe du Maître de Cérémonie, les musiciens reprirent leurs instruments et les acrobates leurs sauts périlleux et autres tours. — Elle est dans le chariot de Kutaituchik, révéla Saphrar Je pourrais engager des tarniers mercenaires du Nord, mais je préférerais éviter la guerre. Kamchak continuait d'observer Aphris. Mon coeur battait rapidement. Je savais donc, si Saphrar ne se trompait pas, que la sphère dorée - le dernier oeuf des Prêtres-Rois, sans nul doute - reposait dans le chariot de l'Ubar des Tuchuks. Je remarquai à peine, tandis qu'Aphris se dirigeait vers la tête de table, qu'elle ne parlait pas aux autres femmes présentes, bien que leurs robes fussent des preuves de richesse et de situation. Elle semblait même ne pas avoir conscience de leur existence. Toutefois, elle adressait un petit signe à certains des hommes, et leur disait même quelques mots. Je songeai qu'il lui déplaisait peut-être de voir des femmes libres sans le voile. Bien sûr, elle n'avait pas abaissé le sien. Je distinguais maintenant au-dessus deux yeux d'un noir profond, en forme d'amande. Le peu que je voyais de sa peau était net, sain. Elle n'était pas aussi claire que celle de Miss Cardwell, mais elle l'était plus que celle de Hereena du Premier Chariot. — La sphère dorée contre Aphris de Turia, murmura Saphrar à Kamchak. Kamchak se tourna vers le marchand et sourit de tout son visage couturé, en se penchant sur la face ronde et rose. - Les Tuchuks sont attachés à la sphère dorée, dit-il. — Très bien. Dans ce cas tu n'auras pas la femme - j'y veillerai - et j'aurai quand même la sphère... tâche de le comprendre. Kamchak s'était retourné vers Aphris. Elle venait vers nous, entre les tables. Saphrar se dressa s'inclina très bas devant elle. — Honorée Aphris de Turia, que j'aime comme ma propre fille, la salua-t-il. Elle pencha la tête vers lui : — Honoré Saphrar, fit-elle. Saphrar fit signe à deux esclaves qui apportèrent des coussins et une natte de soie qu'elles installèrent entre Saphrar et Kamchak. Aphris hocha la tête dans la direction du Maître de cérémonie, qui congédia les acrobates. Les musiciens se mirent à jouer de douces mélodies. Les invités recommencèrent à manger et reprirent leurs conversations. Aphris regardait autour d'elle. Elle releva la tête et je distinguai la jolie ligne de son nez contre le voile de soie. Elle renifla par deux fois. Puis le frappa à deux reprises dans ses petites mains gantées. Le Maître de Cérémonie se précipita près d'elle. — Cela sent la bouse de bosk, dit-elle. L'homme parut ahuri, puis horrifié ; enfin il reprit ses esprits et s'inclina en ouvrant les paumes. Son sourire mendiait une excuse. — Je suis désolé, Dame Aphris, dit-il, mais dans les cironstances... Elle jeta un coup d'oeil circulaire et parut alors voir Kamchak. — Ah ! fit-elle. Je vois... un Tuchuk... naturellement. Kamchak, bien qu'assis en tailleur, parut rebondir sur ses coussins, tapa de la main sur la table, faisant tressauter tous les plats de part et d'autre. Il s'esclaffait. Il rugissait de rire. — Superbe ! s'écria-t-il. — Dame Aphris, je vous en prie, veuillez vous joindre à nous, haleta Saphrar. Aphris, satisfaite d'elle-même, prit place entre le marchand et Kamchak, agenouillée sur les talons dans la position de la femme libre de Gor. Elle se tenait le dos très droit et la tête haute. Elle se tourna vers Kamchak. — Il me semble que nous nous sommes déjà rencontrés, dit-elle. — Oui, il y a deux ans, répondit le Tuchuk. Au même endroit et à la même heure... tu te souviendras que c'est alors que tu m'as qualifié de sleen de Tuchuk. — Je crois en effet me le rappeler, fit-elle comme si elle devait faire un gros effort de mémoire. — Je t'avais apporté un collier de cinq rangs de diamants, précisa Kamchak, car j'avais entendu dire que tu étais fort belle. — Ah oui, dit-elle. Oui... j'en ai même fait cadeau à une de mes esclaves. Dans sa joie, Kamchak frappa de nouveau sur la table. — C'est alors que tu as détourné la tête en m'appelant sleen de Tuchuk. — Oui-oui, acquiesça-t-elle en riant. — Et c'est alors, reprit Kamchak sans cesser de rire, que je me suis promis de faire de toi mon esclave. Aphris cessa de rire. Saphrar restait coi. Plus un bruit autour des tables. Kamras, le Champion de Turia, se dressa et s'adressa à Saphrar: — Permettez-moi d'aller chercher des armes. Kamchak, pour le moment, avalait du Paga et se comportait comme s'il n'eût pas entendu Kamras. — Non-non-non ! se récria Saphrar. Le Tuchuk et son ami sont mes invités et les ambassadeurs des Peuples des Chariots... il ne doit rien leur arriver de déplaisant ! Aphris de Turia laissa fuser un rire amusé et Kamras, confus, se rassit. — Que l'on apporte des parfums ! cria-t-elle au Maître de Cérémonie, qui fit avancer aussitôt l'esclave à la camisk qui portait le minuscule plateau de parfums exotiques. Elle prit deux ou trois des petits flacons, se les passa sous le nez, puis en répandit le contenu sur la table et les coussins. Cette façon d'agir enchantait les Turiens, qui riaient tous à présent. Kamchak avait encore un sourire aux lèvres, mais il ne riait plus. — Rien que pour cela, dit-il, tu passeras ta première nuit dans le sac à fumier. De nouveau un rire joyeux d'Aphris, auquel se joignirent tous les invités. Kamras serrait les poings sous la table. — Qui êtes-vous? demanda Aphris en se tournant vers moi. J'eus un certain plaisir à constater qu'elle au moins ignorait mon nom. — Je suis Tarl Cabot... de la Cité de Ko-ro-ba, dis-je. — C'est loin au nord, releva-t-elle. Plus loin encore qu'Ar. — Oui. — Comment se fait-il qu'un Korobain voyage dans le chariot puant d'un sleen de Tuchuk? s'enquit-elle. — Le chariot n'a rien de puant et Kamchak des Tuchuks est mon ami. — Naturellement, vous êtes banni, un hors-la-loi, fit-elle. Je haussai les épaules. Elle rit. Puis elle se tourna vers Saphrar. — Peut-être ces barbares aimeraient-ils qu'on les distraie, suggéra-telle. J'étais intrigué, puisque depuis le début du banquet nous avions eu droit à toutes les distractions : jongleurs, acrobates, cracheurs de feu, magicien, dresseur de sleens. Saphrar baissait les yeux. Il était en colère. — Peut-être, fit-il. Je pensais qu'il était encore irrité du refus de Kamchak d'abandonner la sphère, ou d'en organiser le transfert. Je ne saisissais pas très bien les motivations de Kamchak en l'occurrence... sauf, bien entendu, s'il était informé de la nature de l'objet, auquel cas, naturellement, il le saurait sans prix. Je croyais cependant qu'il n'en connaissait pas la valeur réelle, étant donné qu'il avait discuté de l'affaire avec un certain sérieux. Il l'appréciait cependant davantage que l'offre de Saphrar, même que la possession d'Aphris de Turia. Celle-ci se tourna vers moi. Elle désigna du geste les femmes de Turia et leurs compagnons. — Est-ce que les femmes turiennes ne sont pas délicieuses ? me demanda-t-elle. — Certes, répondis-je, car toutes l'étaient, sous un angle ou un autre. Elle rit, sans que je comprenne pourquoi. — Dans ma cité, repris-je, les femmes libres ne se montreraient pas dévoilées devant des étrangers. Elle éclata à nouveau de rire et s'adressa à Kamchak : — Qu'en pense notre morceau de bouse colorée ? Il haussa encore les épaules. — Il est bien connu que les femmes de Turia sont parfaitement éhontées. — Ce n'est pas vrai! lança Aphris, vexée, les yeux flamboyant audessus de son voile. — Je les vois pourtant, rétorqua Kamchak, avec le sourire, en tendant les mains à droite et à gauche. — Ce n'est pas vrai, insista-t-elle. Kamchak parut surpris. Alors, à mon grand étonnement, la fille frappa sèchement dans ses mains et les femmes assises autour des tables se levèrent et, toutes ensemble, des deux côtés, allèrent se planter devant nous entre les tables. Les musiciens firent retentir leurs tambours et leurs flûtes et la première des femmes, d'un gracieux mouvement, fit tourbillonner ses robes, puis les jeta par-dessus les têtes des dîneurs, qui crièrent de joie. Elle resta face à nous, belle, genoux fléchis, respirant profondément, les bras levés au-dessus de la tête, prête à danser. Chacune de ces femmes que j'avais crues libres fit de même, et il n'y eut plus devant nous que des esclaves en collier, vêtues des soies rouges transparentes de Gor. Elles se mirent à danser au son d'une musique endiablée. Cette fois, Kamchak était en colère. — Croyais-tu vraiment qu'il serait permis à un Tuchuk de voir à découvert le visage d'une femme libre de Turia? lui demanda-t-elle d'un ton insolent. Il avait les poings crispés, car les Tuchuks n'aiment guère qu'on les tourne en ridicule. Kamras s'étouffait de rire et Saphrar lui-même gloussait parmi ses coussins jaunes. Cela dépassait les bornes de la simple plaisanterie, surtout de la part de Turiens aux dépens d'un Tuchuk. Toutefois, Kamchak ne dit rien. Il prit son gobelet de Paga et le vida, tout en regardant filles évoluer au rythme des tambours et des flûtes. — Ne sont-elles pas adorables ? l'aiguillonna Aphris au bout d'un moment. — Nous avons dans nos chariots une quantité de filles qui les valent bien, répondit-il. — Oh ? fit Aphris sur un ton interrogatif. — Oui, des Turiennes... des esclaves... dont tu feras un jour partie. — Et tu te rends certainement compte que si tu n'étais pas ambassadeur des Peuples des Chariots, je commanderais cette fois que l'on te supprime ? répondit-elle. Kamchak donna libre cours à son rire. — C'est une chose que d'ordonner la mort d'un Tuchuk, mais c'est une autre affaire que de le tuer. — Je suis sûre que cela pourrait s'arranger, releva--elle. — Je prendrai beaucoup de plaisir à te posséder. Elle rit à son tour. — Tu es un sot, dit-elle. Puis elle ajouta d'un ton désagréable: — Mais fais attention, car si tu cesses de m'amuser tu ne quitteras pas cette table vivant ! Kamchak avalait encore du Paga qui lui dégoulinait au coin des lèvres. Aphris se tourna vers Saphrar. — Nos invités seraient sans doute heureux de voir les autres, avança-t-elle. Je me demandai ce qu'elle voulait dire. — Je vous en prie, Aphris, pas d'histoires, pas d'ennuis, supplia-t-il en secouant sa grosse tête en sueur. — Holà! s'écria la jeune femme. Le Maître de Cérémonie s'approcha en évitant les danseuses entre les tables. — Les autres ! commanda Aphris... pour le plaisir de nos invités ! L'homme jeta un coup d'oeil prudent à Saphrar qui, vaincu, inclina la tête. Le Maître de Cérémonie frappa alors deux fois dans ses mains, sur quoi les danseuses quittèrent la salle en courant; il frappa à nouveau deux fois, attendit un instant, puis deux fois de plus. Je perçus les tintements de clochettes d'esclaves accrochées aux anneaux de chevilles, aux bracelets, aux colliers. D'autres filles arrivèrent rapidement, d'une petite pièce située au fond et à droite. Je crispai la main sur mon gobelet. Aphris de Turia était vraiment téméraire. Je me demandai si Kamchak n'allait pas se lever et déclencher les hostilités sur les lieux mêmes. Les filles qui se tenaient maintenant devant nous, nu-pieds, vêtues de soieries d'esclaves, avec les clochettes et le collier, étaient originaires des Peuplades des Chariots, mais esclaves des Turiens. Elles étaient reconnaissables malgré leur accoutrement. Celle qui les menait, surprise à la vue de Kamchak, s'agenouilla de honte devant lui, ce qui provoqua la fureur du Maître de Cérémonie ; toutes les autres firent de même. On remit au Maître de Cérémonie un fouet à esclaves et il se planta, menaçant, au-dessus de la première fille. Il leva la main, mais le coup ne tomba pas car, poussant un cri de douleur, il recula en chancelant, la garde d'un quiva contre la face interne de l'avantbras, la pointe de la lame dépassant de l'autre côté. Je n'avais moi-même pas vu Kamchak lancer le couteau. À présent, à ma grande satisfaction, il tenait un autre quiva en équilibre sur le bout des doigts. Plusieurs hommes s'étaient levés, y compris Kamras, mais ils hésitèrent en voyant Kamchak ainsi armé. J'étais debout, moi ausi. — Les armes ne sont pas autorisées lors d'un banquet, déclara Kamras. — Ah? fit Kamchak en s'inclinant devant lui, je ne le savais pas. - Asseyons-nous et divertissons-nous, recommanda Saphrar. Si le Tuchuk ne veut pas voir ces filles, renvoyons-les. — J'ai envie de les voir, moi, déclara Aphris, bien qu'elle fut à portée immédiate du quiva de Kamchak. Ce dernier éclata de rire en la regardant. Puis, à mon grand soulagement, comme à celui de pas mal d'autres, il glissa le couteau dans sa ceinture et se rassit. — Dansez ! commanda Aphris. La fille, tremblant devant elle, ne bougea pas. — Dansez ! cria très fort Aphris en se dressant. — Que dois-je faire ? demanda d'un ton implorant la fille agenouillée à Kamchak. Elle ressemblait assez à Hereena et devait être de la même nature, élevée et entraînée de façon analogue. Comme Hereena, elle portait le petit anneau à la narine. Kamchak prit un ton très amical: — Tu es esclave, danse pour tes maîtres. Elle lui adressa un regard de gratitude puis, avec les autres, se releva et, aux mélodies barbares de la musique, exécuta les sauvages danses d'amour des Kassars, des Paravacis, des Kataiis et des Tuchuks. C'était magnifique. Celle qui menait la danse, celle qui avait parlé à Kamchak, était une incontrôlable Tuchuk, étonnante de vivacité, de déhanchement. Je compris alors pourquoi les hommes de Turia étaient tellement avides des femmes des Chariots. Au milieu de la Danse de la Femme Tuchuk Esclave, Kamchak se tourna vers Aphris qui regardait le spectacle, les yeux brillants, aussi intéressée que moi. — Quand tu seras mon esclave, lui confia-t-il, je veillerai à ce que l'on t'enseigne cette danse. Furieuse, la jeune femme se raidit de tout son corps, mais elle feignit de ne pas avoir entendu. Kamchak attendit la fin des danses puis, une fois les filles renvoyées, il se leva. — Nous devons nous retirer, annonça-t-il. J'acquiesçai de la tête et me mis debout assez difficilement, prêt à regagner le chariot. — Qu'y a-t-il dans cette boîte ? s'enquit Aphris en voyant Kamchak ramasser l'étui noir resté près de son genou durant toute la soirée. Aphris, typiquement féminine, était sincèrement curieuse de l'apprendre. Kamchak haussa les épaules. Je me rappelai qu'il lui avait apporté deux ans auparavant un collier de cinq rangs de diamants qu'elle prétendait avoir donné à une de ses esclaves. C'était à ce moment qu'elle l'avait qualifié de sleen de Tuchuk pour avoir oser lui offrir un présent. Mais elle était clairement intriguée par la boîte. D'ailleurs, j'avais remarqué qu'elle y portait les yeux à plusieurs reprises, de manière furtive. — Ce n'est rien, une babiole, répondit Kamchak. — Mais c'est destiné à quelqu'un ? insista-t-elle. — J'avais pensé te le donner, répondit-il. — Ah ? Sa curiosité s'avivait encore. - Mais cela ne te plairait pas. - Qu'en sais-tu? demanda-t-elle d'un ton assez détaché. Je ne l'ai pas vu. - Je le remporte. - Si tu veux. — Mais tu peux l'avoir si tu le désires. - Est-ce autre chose qu'un simple collier de diamants? Aphris n'était pas idiote. Elle savait que les Nomades qui pillaient les caravanes par centaines possédaient de temps à autre des richesses et des objets fabuleux, même pour Gor. — Oui, c'est autre chose qu'un collier de diamants, dit Kamchak. - Ah! souffla-t-elle. Je la soupçonnai alors de n'avoir nullement donné les cinq rangs de diamants à une esclave. Sans nul doute reposaient-ils en ce moment même dans un de ses coffrets à bijoux. — Mais ça ne te plairait pas, répéta Kamchak d'un ton méditatif. — Peut-être que si, émit-elle. — Non, j'en suis certain. — C'est pour moi que tu l'avais apporté, n'est-ce pas ? Il haussa les épaules, puis baissa les yeux sur la boîte qu'il tenait toujours. — Oui, je l'avais apporté à ton intention. La boîte avait à peu près les dimensions voulues pour y disposer un collier, peut-être sur du velours noir. — Je le désire, dit Aphris de Turia. — Vraiment? Tu le veux? — Oui, donne-le-moi ! — Très bien, mais il faut que je te demande de me permettre de te le passer moi-même. Kamras, le Champion de Turia, se leva à demi. — Insolent sleen de Tuchuk! gronda-t-il. — D'accord, reprit Aphris. Tu peux me le passer toi même. Alors Kamchak s'inclina sur Aphris, agenouillée, le dos raide, la tête haute, devant la table basse. Il passa derrière elle et elle releva délicatement le menton. Elle avait les yeux brillants de curiosité. Je voyais son souffle rapide sous la soie souple de son voile blanc et or. — Maintenant, dit-elle. Kamchak ouvrit la boîte. En entendant le déclic léger d'ouverture de l'écrin, Aphris eut beaucoup de mal à éviter de regarder la surprise, mais elle y parvint. Elle conserva son regard lointain, se contentant de lever un peu plus le menton. — Maintenant ! répéta-t-elle, tremblant d'impatience. Ce qui arriva ensuite eut lieu très rapidement. Kamchak prit en effet dans l'écrin un objet destiné à orner le cou d'une femme. Mais c'était un anneau de métal rond, un collier turien, un collier d'asservissement. La lourde serrure derrière la nuque se referma bruyamment et la gorge d'Aphris de Turia fut encerclée du fer de l'esclave ! Au même instant, Kamchak la mit debout par surprise et la tourna vers lui, puis il arracha des deux mains le voile qui lui couvrait le visage ! Ensuite, avant que les Turiens, stupéfaits, aient pu intervenir, il vola audacieusement un baiser sur les lèvres de la jeune femme qui n'en revenait pas. Puis il la repoussa, la faisant basculer sur la table, d'où elle retomba sur le plancher où les esclaves tuchuks avaient dansé un moment auparavant pour son bon plaisir. Le quiva, apparu comme par magie dans la main du Tuchuk, retint sur place ceux qui auraient pu avoir envie de venger l'affront subi par une fille de leur cité. Je me tenais près de Kamchak, prêt à le défendre au péril de ma vie, tout en restant aussi ébahi que les autres de ce qui venait de se passer. Aphris s'était à présent relevée et tirait sur le collier. Elle y avait passé ses petites mains gantées et faisait des efforts comme si elle se fût crue capable de le briser. Kamchak la regardait. — Sous tes robes de soie et d'or, lui dit-il, j'ai respiré l'odeur d'un corps d'esclave. — Sleen! Sleen! Sleen de Tuchuk ! s'écria-t-elle. — Remettez votre voile ! lui ordonna Saphrar. 116 — Ôte-lui ce collier immédiatement! commanda Kams, représentant plénipotentiaire de l'Administrateur de Turia. Kamchak sourit. — Il semble que j'en aie oublié la clé, déclara-t-il. — Que l'on fasse venir un membre de la Caste des étallurgistes ! cria Saphrar. Des exclamations jaillissaient de partout: «À mort le sleen de Tuchuk!», « Qu'on le torture !», « De l'huile de tharlarion bouillante ! », « Des plantes-sangsues ! », « Le pal! », Les tenailles rougies au feu! » Mais Kamchak n'en était nullement ému. Et personne ne se précipita sur lui, car dans sa main de Tuchuk brillait le quiva. — Tuez-le ! hurla Aphris. Tuez-le ! — Remettez donc votre voile, insista Saphrar. N'avez-vous donc plus de honte ? La fille s'efforça de redisposer les plis du voile, mais elle ne put que le maintenir devant son visage car Kamchak avait arraché les épingles qui le fixaient normalement. Ses yeux farouches étaient remplis de larmes de rage. Lui, un Tuchuk, il l'avait vue sans voile ! J'étais satisfait - mais jamais je ne l'aurais avoué - de la hardiesse de Kamchak, car ce visage était de ceux pour lesquels un homme courrait de grands risques, même la mort dans les caves de torture de Turia. Un visage d'une beauté absolue, malgré la fureur, beaucoup plus beau que celui de n'importe laquelle des belles esclaves qui nous avaient servis ou qui avaient dansé. — Vous n'oubliez bien sûr pas, rappela poliment Kamchak aux Turiens en rage, que je suis l'ambassadeur des Peuples des Chariots et que j'ai droit à toutes les courtoisies de la part de votre cité. — Empalons-le ! clamèrent plusieurs voix. — C'est une plaisanterie ! lança Saphrar. Une plaisanterie tuchuk ! — Tuez-le ! vociféra Aphris. Mais personne n'osait braver le quiva. — Allons, ma douce Aphris, ronronna Saphrar, il faut vous calmer... bientôt quelqu'un de la Caste des Métallurgistes va venir vous délivrer... et tout ira bien... Regagnez vos appartements. — Non ! protesta Aphris. Le Tuchuk doit mourir! — Ce n'est pas possible, ma chère, haleta Saphrar. — Je te défie ! lança Kamras, en crachant sur le plancher, aux pieds bottés de Kamchak. Un instant, je vis étinceler les prunelles du Tuchuk et je crus qu'il allait instantanément relever le défi du Champion mais, au contraire, il sourit en haussant les épaules. — Pourquoi devrais-je combattre ? fit-il. Cela ne ressemblait certes pas à Kamchak. — Tu es un lâche ! l'insulta Kamras. Je me demandai si Kamras connaissait la signification exacte du terme qu'il osait appliquer ainsi à un homme qui arborait la Cicatrice du Courage des Peuples des Chariots. Mais, à ma grande stupeur, Kamchak continua de sourire. — Pourquoi combattrais-je? répéta-t-il. — Que veux-tu dire ? demanda Kamras. — Qu'ai-je à y gagner? répliqua Kamchak. — Aphris de Turia! s'écria la fille. Des cris d'horreur ou de protestation s'élevèrent de l'assistance. — Oui ! reprit la jeune femme. Si tu acceptes de te battre contre Kamras, Champion de Turia, moi - Aphris de Turia - je me tiendrai au poteau dans la Guerre d'Amour ! Kamchak l'examina. — Je combattrai, dit-il. Le silence s'établit dans la salle. Un peu en retrait, Saphrar ferma les yeux en hochant la tête. — Rusé Tuchuk, l'entendis-je murmurer. Oui, me répétai-je, rusé Tuchuk. En bafouant la fierté d'Aphris, de Kamras et des autres Turiens offensés, il avait amené la fille à se rendre d'elle-même au poteau de la Guerre d'Amour. Voilà une chose qu'il n'aurait pas achetée du marchand Saphrar en échange de la sphère dorée. Il avait très habilement mené son affaire. Toutefois, j'imaginais que Saphrar, en sa qualité de tuteur d'Aphris, ne permettrait pas que cela se passe ainsi. — Non, ma chère, dit-il à la jeune femme, vous ne pouvez espérer obtenir réparation de l'atroce affront que vous avez subi... Il ne faut même pas penser aux jeux... vous allez oublier cette déplaisante soirée... tâchez de ne pas penser à ce que l'on pourra dire de vous... ni à ce qu'a fait le Tuchuk... et oubliez qu'il s'en tirera sans être châtié. — Jamais ! s'écria-t-elle. J'irai aux jeux, je vous le dis ! J'irai ! J'irai ! — Non, s'opposa Saphrar. Je ne vous le permettrai pas. Mieux vaut que les gens se moquent d'Aphris... et peut être oublieront-ils eux aussi dans quelques années. — J'exige qu'on me permette d'y aller! protesta-t-elle. Puis elle changea de ton: — Je vous en prie, Saphrar, permettez-le-moi ! — Dans quelques jours, vous atteindrez votre majorité, dit Saphrar, et vous toucherez votre fortune. Alors vous pourrez faire ce que vous voudrez. — Mais les jeux seront terminés ! fit-elle. — Oui, c'est vrai, opina Saphrar, l'air réfléchi. — Je la défendrai, déclara Kamras. Je ne perdrai pas ! — Il est exact que vous n'avez jamais perdu, concéda Saphrar, hésitant. — Autorisez-la! crièrent plusieurs personnes. — Si vous ne m'y autorisez pas, se plaignit Aphris, mon honneur sera entaché à jamais. Il me vint soudain à l'esprit que, selon le droit goréen, les possessions et titres, les fonds et les biens de tout individu réduit en esclavage sont automatiquement considérés comme transférés au parent de sexe masculin le plus proche... ou à la parente la plus proche, s'il n'y a pas d'homme dans la famille... ou encore à la cité... ou, le cas échéant, au tuteur. Donc, si, par malchance, Aphris de Turia devait échoir à Kamchak et par conséquent devenir esclave, ses importantes richesses seraient immédiatement remises à Saphrar, marchand de Turia. En outre, pour éviter les complications juridiques et libérer les fonds pour des placements ou autres transactions, le transfert est irréversible, au sens que l'esclave, si jamais elle retrouvait plus tard sa liberté, ne conserverait plus aucun droit sur ses propres biens. — Très bien, accepta Saphrar, les yeux baissés, comme s'il se décidait à contrecoeur. Je permettrai à ma pupille, Dame Aphris de Turia, d'aller au poteau de la Guerre d'Amour. La foule fit entendre une clameur de satisfaction, sure à présent que ce sleen de Tuchuk serait dûment châtié de ses actions audacieuses contre la fille la plus riche de Turia. — Je vous remercie, mon tuteur, dit Aphris. Puis, avec un dernier et méchant regard adressé à Kamchak, elle rejeta la tête en arrière et, dans le tourbillon de sa robe blanche brodée d'or, elle s'éloigna d'une démarche royale, entre les tables. — À la voir ainsi marcher, fit remarquer Kamchak d'une voix qui portait, on ne la soupçonnerait jamais de porter le collier de l'esclave ! Aphris pivota soudain pour lui faire face, le poing droit serré, la main gauche maintenant son voile sur son visage, les yeux flamboyants. — Je voulais seulement dire, Petite Aphris, que tu portes bien ton collier, insista Kamchak. La fille poussa un cri de rage impuissante et s'en alla, trébuchant et se retenant à la rampe de l'escalier. Puis elle se mit à monter quatre à quatre, en pleurs, son voile retombé, les deux mains cramponnées au collier. Elle disparut en lançant une dernière imprécation. - N'ayez aucune crainte, Saphrar de Turia, affirma Kamras. Je le tuerai, ce sleen de Tuchuk... et je ferai durer le plaisir. 10 LA GUERRE D'AMOUR Ce fut tôt dans la matinée que, plusieurs jours après le banquet de Saphrar, Kamchak et moi, et quelques centaines d'autres Gens des Chariots, arrivâmes aux Plaines des Milles Poteaux, à quelques pasangs de distance de l'altière Turia. Des arbitres et des artisans venus d'Ar, à des centaines de pasangs de là, de l'autre côté du Cartius, étaient déjà autour des poteaux, pour les inspecter et préparer le terrain aux alentours. Ces hommes, comme tous les ans, avaient reçu sauf-conduit à travers les plaines du Sud pour l'événement. Néanmoins le voyage n'était pas sans périls, mais ils en avaient été largement récompensés par les trésors de Turia aussi bien que par ceux des Peuples des Chariots. Certains des arbitres, maintenant riches, avaient plusieurs fois officié pendant les jeux. Le salaire des artisans qui les accompagnaient était suffisant pour leur permettre de vivre un an dans la splendide Cité d'Ar. Nous allions lentement, au pas de nos kaiilas, en quatre longues files — les Tuchuks, les Kassars, les Kataiis, les Paravacis —, environ deux cents guerriers de chaque peuplade. Kamchak chevauchait près de la tête de colonne des Tuchuks. Le porteur d'enseigne, tenant bien haut sur une lance un écusson de bois sculpté représentant les quatre cornes de bosks, allait à notre côté. En tête de file, Kutaituchik, sur un énorme kaiila, se laissait aller aux mouvements de l'animal, les yeux clos, dodelinant de la tête, le corps balancé. Une cordelette de kanda à demi mâchée lui pendait des lèvres. Près de lui se trouvaient trois hommes, fiers comme des Ubars. Je pensais qu'il s'agissait des chefs respectifs des Kassars, des Kataiis et des Paravacis. Je voyais aussi, étonnament près de leur tête de colonne respective, les trois autres hommes que j'avais rencontrés à mon arrivée chez les Peuples: Conrad des Kassars, Hakimba des Kataiis et Tolnus des Paravacis. Tout comme Kamchak, ils chevauchaient à proximité de leur porte-enseigne. l'emblème des Kassars est une bola écarlate à trois poids, suspendue à une lance. Ils marquent leurs esclaves et leur bétail de la réprésentation symbolique de la bola, trois cercles dont les centres sont joints par des lignes. Tenchika et Dina étaient ainsi marquées. Kamchak avait décidé de ne pas leur imposer la sienne, comme il l'aurait fait pour les bosks ; il pensait, fort justement, que cela leur aurait ôté la valeur. Je crois qu'il était en outre content d'avoir dans son chariot des filles portant la marque des Kassars, c'était un peu une preuve de la supériorité des Tuchuks. Tout comme les quelques bosks de son troupeau qui montraient aussi la marque de la bola. L'emblème des Kataiis est un arc jaune en travers d'une lance noire; leur marque est un arc tourné à gauche. Les Paravacis arborent une vaste bannière de pierres précieuses enfilées sur des fils d'or, qui représente la tête et les cornes d'un bosk; elle est d'une valeur incalculable. Pour les Paravacis, la marque est la représentation symbolique d'une tête de bosk, un demi-cercle posé sur un triangle isocèle renversé. Élisabeth Cardwell, pieds nus, mais vêtue de sa peau de larl, marchait à hauteur de l'étrier de Kamchak. Ni Tenchika ni Dina ne nous accompagnaient. La veille, dans l'après-midi, contre le prix incroyable de quarante pièces d'or, quatre quivas et une selle de kaiila, Kamchak avait vendu Tenchika à Albrecht. C'était l'un des prix les plus élevés payés pour une esclave parmi les Gens des Chariots, je ne pouvais m'empêcher de penser que la petite Tenchika avait terriblement manqué à Albrecht. Et le prix avait été encore plus intolérable du fait de l'amusement de Kamchak aux dépens de l'acheteur, car il avait pouffé en se frappant les cuisses, de voir qu'un guerrier comme Albrecht avait pu s'éprendre à ce point d'une femme... à plus forte raison d'une esclave! Albrecht, tout en lui liant les poignets et en lui passant le licol, avait giflé la pauvre fille à deux ou trois reprises, la traitant de bonne à rien. Maintenant, elle bondissait en riant près de son kaiila, des larmes de joie dans les yeux. Tout en courant près de l'étrier, elle tentait par instants d'appuyer sa tête contre la botte de son maître, Quant à Dina, bien qu'elle fût esclave, je l'avais posée devant moi sur ma selle et l'avais emmenée loin des charriots, jusqu'à ce que je distingue les hautes et claires murailles de Turia. Alors je l'avais déposée sur l'herbe, Elle avait levé les yeux, intriguée. — Pourquoi m'as-tu amenée ici ? avait-elle demandé. J'avais tendu le bras. — Voilà Turia, ta ville, avais-je répondu. Elle avait levé les yeux. — Est-ce ton désir que je me mette à courir vers la cité? Elle faisait allusion au jeu cruel des jeunes hommes des Tribus qui conduisent parfois leurs esclaves turiennes jusqu'en vue des murs de la ville puis, s'armant de la bola et préparant la lanière, leur ordonnent de se sauver. — Non, lui avais-je dit. Je t'ai conduite jusqu'ici pour te rendre ta liberté. Elle s'était mise à trembler. Elle avait baissé la tête. — Je suis à toi... tellement à toi, avait-elle murmuré en contemplant l'herbe. Ne sois pas cruel. — Sûrement pas. Je te répète que je t'ai amenée ici pour te libérer. Elle m'avait regardé en secouant la tête. — C'est mon désir, avais-je insisté. — Mais pourquoi ? — Je le veux. — Ne t'ai-je pas plu? — Tu m'as beaucoup plu. Pourquoi ne me vends-tu pas ? - Je n'en ai pas envie. - Mais tu vendrais bien un bosk ou un kaiila, avait-elle répliqué. - Bien sûr. - Alors, pourquoi pas Dina? - Parce que je ne le souhaite pas. - J'ai de la valeur, avait-elle déclaré. C'était exprimé sans emphase, comme une simple vérité. - Plus de valeur que tu ne le penses. - Je ne comprends pas. J'avais fouillé dans la bourse de ma ceinture et lui avais donné une pièce d'or. — Prends ceci et va à Turia... retrouve ta famille et vis dans la liberté. Elle fut soudain secouée de sanglots et tomba à genoux près des pattes du kaiila, tenant la pièce dans la main gauche. — Si c'est une plaisanterie de Tuchuk, avait-elle gémi, tue-moi vite. J'avais sauté à bas de ma monture, m'étais agenouillé prés d'elle et avais pressé sa tête au creux de mon épaule. — Non, Dina de Turia, ce n'est pas une plaisanterie. Tu es libre. Elle m'avait regardé de ses yeux pleins de larmes. — On ne libère jamais les filles de Turia - jamais ! Je l'avais secouée et embrassée. — Mais toi, Dina de Turia, tu es libre. Je l'avais secouée de plus belle. — Veux-tu que je galope jusqu'aux murs pour te jeter par-dessus ? avais-je demandé. Elle s'était mise à rire à travers ses larmes. — Non, non! Je l'avais remise debout, et elle m'avait soudain embrassé. - Tarl Cabot ! Tarl Cabot ! s'était-elle écriée. Instantanément, nous nous rendîmes compte tous les eux qu'elle avait crié mon nom comme l'aurait fait une femme libre. Et libre, elle l'était, en effet, femme de Turia. Et, reprise par les larmes : — Oh, Tarl Cabot... Ensuite, elle m'avait examiné d'un air très tendre. — Quand même, garde-moi encore un peu auprès de toi, avait-elle dit. — Tu es libre. — Mais j'aimerais te servir. J'avais souri. — Il n'y a pas de place, avais-je répondu. — Oh, Tarl Cabot, me gronda-t-elle, il y a toutes les Plaines de Turia. — La Terre des Peuples des Chariots, veux-tu dire. Elle avait ri. — Non. Les Plaines de Turia. — Petite insolente ! Mais elle m'embrassa et je la déposai dans les herbes printanières de la prairie. Quand je l'avais relevée, j'avais remarqué au loin un peu de poussière qui s'écartait d'une porte de la ville pour venir vers nous. Sans doute deux ou trois guerriers montés sur de hauts tharlarions. La jeune femme ne les avait pas encore vus. Elle semblait très heureuse, ce qui, naturellement, m'emplissait de satisfaction. Soudain, ses yeux s'étaient voilés et ses trait,, convulsés de détresse. Elle avait porté les mains à son visage, se couvrant la bouche. — Oh ! gémit-elle. — Qu'est-ce qui ne va pas ? lui avais-je demandé. — Je ne peux pas aller à Turia, avait-elle répondu. — Pourquoi pas ? — Je n'ai pas de voile ! se lamenta-t-elle. J'avais poussé une exclamation exaspérée, l'avais embrassée, fait virer par les épaules et, d'une tape – appliquée en un endroit peu convenable pour une femme libre , je l'avais envoyée vers Turia. Le petit nuage de poussière se rapprochait. J'avais sauté sur la selle et agité la main vers la fille, qui avait un peu couru, puis s'était retournée. Elle répondit à mon geste. Elle pleurait. Une flèche était passée en sifflant au-dessus de ma tête. J'avais laissé échapper un rire puis avais fait volter le ila et foncé, laissant loin derrière moi les pesants tharlarions. Ils décrivirent un cercle et revinrent en arrière pour couvrir une fille libre, bien qu'encore vêtue Kajir, serrant dans son poing une pièce d'or et agitant la main en direction de l'ennemi enfui, tout en riant et pleurant. Quand j'étais rentré au chariot, les premières paroles Kamchak avaient été : — J'espère que tu en as tiré un bon prix. J'avais souri. — Es-tu satisfait? m'avait-il demandé. Je me rappelais les Plaines de Turia. — Oui, avais-je répondu, je suis parfaitement satisfait. Élisabeth Cardwell, qui s'occupait du feu dans le véhile, avait été stupéfaite de me voir revenir sans Dina, mais n'avait pas osé me demander ce que j'en avais fait. Maintenant, elle me fixait de ses yeux incrédules. — Vous l'avez... vendue? me demanda-t-elle, ahurie. ndue ? — Vous trouviez qu'elle avait les chevilles grasses, lui rappelai-je. Élisabeth me considérait d'un air horrifié. — Mais c'était un être... une personne humaine... — Non! protesta Kamchak en lui secouant la tête. Un animal ! Une esclave ! Puis il ajouta, en lui ébranlant une nouvelle fois le crâne: — Tout comme toi ! Elle le regardait avec effarement. — Je crois bien... commença Kamchak, que je vais te vendre, toi aussi. Elle eut soudain une expression de terreur. Elle me jeta un coup d'oeil farouche et suppliant. Les mots de Kamchak m'avaient contrarié, moi aussi. Je crois que c'est à ce moment que, peut-être pour la première fois depuis qu'elle vivait chez les Tuchuks, elle comprenait pleinement sa situation - car, dans l'ensemble, Kamchak avait été bon pour elle: il ne lui avait pas passé l'anneau dans la narine, il ne l'avait pas vêtir Kajir, il n'avait pas marqué sa cuisse des quatre cornes de bosks, et elle n'avait même pas le collier turien. À présent, Élisabeth, de nouveau atterrée et malade, saisissait bien qu'au bon vouloir de Kamchak elle serait vendue ou échangée avec la même indifférence qu'une selle ou un sleen de chasse. Elle avait vu revendre Tenchika. Elle présumait que la disparition de Dina s'expliquait de la même manière. Elle me regardait de ses yeux incrédules, en secouant la tête. Pour ma part, j'estimais qu'il valait mieux ne pas lui révéler que j'avais libéré Dina. Quel bien lui apporterait cette nouvelle? Elle n'en sentirait que davantage la cruauté de son servage, ou peut-être entretiendrait-elle le fol espoir que son maître Kamchak pourrait un jour lui accorder aussi ce magnifique don de la liberté. Je souris à cette idée. Kamchak ! Libérer une esclave! En outre, même si Élisabeth m'avait appartenu, je n'aurais pas pu en faire une femme libre... Quel en aurait été le résultat ? Si elle approchait de Turia, elle deviendrait l'esclave du premier homme de patrouille qui la ligoterait et l'encapuchonnerait; si elle tentait de rester avec les Chariots, quelque jeune guerrier, la voyant sans défense et étrangère aux Tribus, l'enchaînerait avant la tombée de la nuit. Je savais maintenant - si Saphrar était bien renseigné - que la sphère dorée, certainement l'oeuf des Prêtres-Rois, se trouvait dans le chariot de Kutaituchik. Il fallait que je m'efforce de le prendre pout le remporter dans les Sardar. Ça pouvait me coûter la vie, j'en étais conscient. Oui, il valait décidément mieux qu'Élisabeth croie que j'avais simplement vendu la jolie Dina de Turia. Mieux valait qu'elle se voie bien dans la peau d'une fille barbare, esclave dans le chariot de Kamchak. — Oui, reprit-il, je pense que je vais la vendre. Élisabeth se mit à trembler de peur et se prosterna aux pieds du Tuchuk. — Je t'en prie, Maître, murmura-t-elle, ne me vends pas, Maître. — Combien estimes-tu que j'en tirerais ? demanda-t-il. — Ce n'est qu'une barbare, répondis-je, ne tenant nullement à ce qu'il la vende. — Peut-être qu'en l'entraînant... médita-t-il. — Cela augmenterait considérablement son prix, dus-je reconnaître. Je savais également qu'une bonne formation durerait des mois, bien qu'avec une fille intelligente on arrive des résultats étonnants en quelques semaines seulement. — Aimerais-tu apprendre? demanda-t-il à la fille. Aimerais-tu apprendre à porter des soieries et des clochettes, à parler, à te tenir, à marcher, à danser... assez bien pour que les hommes aient un désir fou de te posséder et de te maîtriser ? Elle ne répondit pas mais eut un grand frisson. — Je doute qu'elle soit capable d'apprendre, fit Kamchak. Élisabeth resta muette, tête basse. — Tu n'es qu'une petite barbare, émit Kamchak d'un ton excédé. Puis il m'adressa un clin d'oeil. — Mais c'est quand même une jolie petite barbare, pas vrai ? me demanda-t-il. — Oui, sans l'ombre d'un doute. Je vis les yeux de Miss Cardwell se fermer et ses épaules frémir de honte. Puis elle se cacha le visage entre les mains. Je suivis Kamchak à l'extérieur. Une fois sorti, à ma grande surprise, il me fit face et dit : — Tu as été idiot de libérer Dina de Turia. — Comment le sais-tu? — Je t'ai vu la charger sur ton kaiila et partir vers Turia, déclara-t-il. Tu ne l'avais même pas attachée pour qu'elle coure auprès du kaiila. Il sourit. — Et je sais que tu l'aimais bien, que tu ne voulais la mettre en jeu... Et, ajouta-t-il en désignant du menton ma poche de ceinture, ta bourse n'est pas plus lourde maintenant qu'à ton départ. Je ne pus me retenir de rire. Kamchak pointa l'index sur la sacoche. — Tu devrais avoir là-dedans quarante pièces d'or au moins, ditil. C'est ce que coûte une femme comme elle - peut-être davantage, parce qu'elle est habile aux jeu de la bola. Il gloussa. — Une fille comme Dina de Turia vaut plus qu'un kaiila. Et, de plus, c'est une beauté. Il pouffa. — Albrecht est sot, mais Tarl Cabot l'est encore plus! — Possible, fis-je. — Tout homme qui se laisse aller à tenir à une esclave est un sot, affirma-t-il. — Peut-être qu'un jour Kamchak des Tuchuks lui même s'attachera à une esclave. Sur quoi il renversa la tête en rugissant, puis se plia en avant en se tapant sur les genoux. — Alors, poursuivis-je d'un ton ferme, il saura peut être quelle impression ça fait. Cette fois, il perdit tout contrôle et se prit à rire comme un véritable dément. Il en chancelait; il se mit à frapper de la paume sur la roue du véhicule pendant une minute ou deux. Puis ses éclats de rire devinrent spasmodiques, il dut se forcer à avaler un peu d'air sous ses côtes secouées. J'aurais presque voulu qu'il s'étouffe sur place ! — Demain, lui dis-je, tu combats dans les Plaines des Mille Poteaux. — Oui, c'est pourquoi, ce soir, je me saoulerai. — Tu ferais mieux de t'accorder une bonne nuit de sommeil ! — Sans doute, mais je suis un Tuchuk... alors je vais me saouler. — Très bien. Dans ce cas, je ferai la même chose. Alors on cracha pour voir lequel paierait la bouteille Paga. En partant de côté, et en tournant vivement tête, il me battit de quarante bons centimètres. À la lumière de cet exploit, ma tentative paraissait enfantine. Je ne connaissais pas le coup du balancement de la tête. Bien entendu, le rusé Tuchuk m'avait laissé cracher le premier. Et ce matin nous étions arrivés dans les Plaines des Mille Poteaux. Bien qu'il eût passé la nuit, bouteille de Paga en main, à piétiner dans le chariot en chantant des grivoiseries Tuchuks devant une Élisabeth à demi morte de peur, il paraissait de belle humeur, regardant de tous côtés, sifflotant, tapotant parfois de la main sa selle, sur un rythme particulier. Je ne voulais pas l'expliquer à Miss Cardwell, mais c'était le rythme des tambours pour la Danse de la Chaîne. Je crus comprendre que Kamchak pensait à Aphris de Turia et - ce qui me paraissait dangereux - comptait ses gains avant de les avoir touchés. J'ignore s'il y a ou non un millier de poteaux sur les plaines qui portent ce nom, mais j'imagine qu'il y en a au moins ce nombre. Les poteaux, dont le sommet est aplati, mesurent à peu près deux mètres de haut et une vingtaine de centimètres d'épaisseur, et sont plantés en eux longues lignes, les uns en face des autres. Les deux files sont séparées par un espace de quinze mètres et, dans chacune, les poteaux sont plantés à une dizaine de mètres les uns des autres. L'allée ainsi formée s'étend sur plus de quatre pasangs. Une des lignes est plus proche de la cité, l'autre, des prairies. Je notai que les poteaux avaient été récemment peints de couleurs vives, mais que le motif ainsi créé était différent pour chacun, et que les ornementations variaient à l'infini, au gré des artisans. L'ensemble, coloré, joyeux, mettait du baume au coeur. Il régnait une atmosphère de fête foraine. J'avais de la peine à me rappeler qu'entre ces deux files de poteaux des hommes n'allaient pas tarder à combattre et à mourir. Je remarquai que des ouvriers fixaient encore de petits anneaux d'attache aux poteaux, à l'aide de boulons, entre un mètre cinquante et un mètre soixante-cinq au-dessus du sol, au long de l'avenue ainsi aménagée. Un des hommes ferma une paire de ces menottes, puis les rouvrit avec petite clé qu'il accrocha ensuite à un petit piton proche du sommet du poteau. J'entendais des musiciens, sortis de bonne heure de Turia, jouer un air allègre derrière l'alignement de Turia, à une cinquantaine de mètres de distance. Des cercles désherbés d'environ soixante-quinze mètres de diamètre, ménagés entre chaque paire de poteaux, avaient été sablés et ratissés. De petits marchands de Turia allaient et venaient hardiment parmi les Peuples des Chariots, pour vendre des gâteaux, du vin, de la viande, et même des chaînes et des colliers. Kamchak regarda le soleil qui était maintenant monté à un quart environ du ciel. — Les Turiens sont toujours en retard, me dit-il. Du haut de mon kaiila, je distinguais à présent de la poussière soulevée vers Turia. — Ils arrivent, annonçai-je. Parmi les Tuchuks, une fois descendu de ma selle, je vis le jeune Harold, celui que Hereena du Premier Chariot avait si rudement insulté au moment du pari avec Conrad et Albrecht. Mais je ne vis pas la fille en question. Le jeune homme, bien qu'il ne portât pas de cicatrice, me faisait l'effet d'un beau et fort garçon. Comme je l'ai déja dit, je crois, il avait les cheveux blonds et les yeux bleus, ce qui, pour n'être pas inconnu chez les Tuchuks, n'en est pas moins rare. Il avait des armes. Naturellement, il ne pouvait pas participer à ces compétitions, pour des questions de protocole. Seuls les guerriers renommés peuvent s'y engager. À dire vrai, sans la Cicatrice du Courage, personne n'oserait même s'y présenter. D'ailleurs, sans cette cicatrice, on ne peut, chez les Tuchuks, ni courtiser une femme libre, ni avoir un chariot, ni posséder plus de cinq bosks et trois kaiilas. C'est ainsi que la Cicatrice du Courage a une importance non seulement guerrière, mais aussi sociale et économique. — Tu as raison, me dit Kamchak en se dressant sur ses étriers. D'abord les guerriers. Ceux de Turia, montés sur de longues colonnes de tharlarions, approchaient dans la plaine. Le soleil du matin se réfléchissait sur leurs casques, leurs longues lances, les ornements métalliques de leurs boucliers ovales, différents des boucliers ronds de la plupart des cités de Gor. J'entendais battre deux tambours qui rythmaient la marche des tharlarions. Près de ces derniers marchaient également d'autres hommes d'armes et même de simples citoyens de Turia, avec des vendeurs et des musiciens qui venaient assister aux jeux. Sur les hautes murailles de la ville même, je distinguais des pavillons et oriflammes. Elles étaient encombrées par la foule et je suppose que nombre de ces gens utilisaient les longues-vues de la Caste des Constructeurs pour suivre les événements qui allaient se dérouler. Les guerriers de Turia s'organisèrent à deux cents mètres environ des poteaux et s'alignèrent sur une profondeur de quatre ou cinq rangs en un front faisant toute longueur de l'allée. Alors, ils firent halte. Dès que l'ordre fut établi parmi les lourds tharlarions, une lance ornée une flamme s'abaissa et les tambours donnèrent soudain un signal. Aussitôt, les lances des rangées s'abaissèrent et les centaines de tharlarions, sifflant et grognant, leurs cavaliers hurlant, foncèrent dans notre direction. — Trahison ! m'écriai-je. Je ne connaissais rien de vivant sur Gor qui pût résister à l'impact d'une charge de tharlarions. Élisabeth Cardwell hurla, se cachant le visage dans les mains. À ma grande stupéfaction, les guerriers des Chariots ne paraissaient guère prêter attention à l'avalanche animale qui se précipitait sur eux. Certains marchandaient avec les vendeurs, d'autres parlaient entre eux. Je pivotai sur mon kaiila, cherchant des yeux Élisabeth qui, à pied, serait tuée avant même que les tharlarions aient franchi les lignes de poteaux. Elle restait face aux monstres qui chargeaient, comme si elle avait été rivée au sol, le visage entre les mains. Je me penchai sur la selle, prêt à éperonner ma monture pour la lancer en avant et cueillir la jeune femme, puis nous enfuir au plus vite. — Allons, fit Kamchak. Je me redressai et vis que les lignes de tharlarions, au milieu des clameurs et des piétinements, s'étaient arrêtées net à une quinzaine de mètres en arrière de la file des poteaux de Turia. — Une plaisanterie turienne, m'expliqua Kamchak. Ils aiment les jeux autant que nous et ne souhaitent nullement les faire annuler. Je rougis. Les genoux d'Élisabeth parurent soudain se dérober, mais elle revint quand même vers nous en chancelant. Kamchak me sourit. — Une bien jolie petite barbare, n'est-ce pas ? me demanda-t-il. — Oui, répondis-je en détournant les yeux, un peu embarrassé. Kamchak éclata de rire. Élisabeth nous regardait avec étonnement. J'entendis un cri lancé par les Turiens : — Les filles ! Et cette clameur fut reprise par de nombreuses voix. Des rires tonnaient partout et les lances frappaient les boucliers. En un instant, dans le tonnerre des galops des kaiilas entre les deux lignes de poteaux, dans un envol de sable, apparurent un grand nombre de cavalières, leurs cheveux noirs tourbillonnant derrière elles, qui freinèrent leurs montures en les faisant cabrer entre les poteaux, puis sautèrent dans le sable, abandonnant les kaiilas aux mains de gens des Chariots. Les nombreuses filles sauvages des Chariots étaient merveilleuses, mais je dus m'avouer que la plus remarquable était la fière et belle Hereena. Follement impatientes, elles riaient entre elles, les yeux brillants. Quelques-unes crachaient vers les Turiens en leur montrant le poing, et ils répondaient par des cris et des rires. Hereena repéra parmi les guerriers le jeune Harold et le convoqua près d'elle d'un doigt impératif. Il approcha. - Prends les rênes de mon kaiila, Esclave ! lui dit-elle avec insolence. En colère, il n'en obéit pas moins et, sous les rires des nombreux Tuchuks présents, se retira avec l'animal. Alors les filles se mêlèrent aux guerriers. Il y avait de cent à cent cinquante femmes de chacune des quatre peuplades des Chariots. — Ah! fit Kamchak en voyant les lignes de tharlarions s'ouvrir sur une quarantaine de mètres pour livrer passage aux palanquins clos des demoiselles de Turia, portés par des esclaves enchaînés, parmi lesquels se trouvaient sans nul doute des hommes des Tribus. Maintenant l'intérêt paraissait manifeste chez les guerriers nomades qui se dressaient sur leurs étriers pour mieux voir les palanquins qui, disait-on, renfermaient chacun une perle de grande beauté, digne récompense des sauvages compétitions de la Guerre d'Amour. La Guerre d'Amour est une institution très ancienne chez les Turiens et les Nomades, plus ancienne même, selon les Gardiens du Temps, que l'Année des Présages elle-même. Naturellement, les jeux de la Guerre d'Amour se célèbrent tous les printemps entre la Cité et les Plaines, alors que l'Année des Présages ne revient que tous les dix ans. Ces jeux ne donnent pas lieu au rassemblement général des Peuples des Chariots, car normalement les troupeaux et les femmes libres des Tribus ne se rencontrent pas à ce moment Seules des délégations de guerriers - environ deux cents par Tribu sont envoyées au printemps dans les Plaines des Mille Poteaux. Les jeux se justifient du point de vue des Turiens parce qu'ils constituent une excellente démonstration de la valeur et du courage des guerriers de la cité, ce qui incite au moins les Nomades, souvent trop audacieux, à se méfier de l'acier turien. Mais je crois que la véritable explication en est qu'en secret le guerrier de la cité aime bien se heurter à l'ennemi nomade et ainsi lui prendre des femmes notamment lorsqu'il s'agit de petites bêtes étonnantes comme Hereena du Premier Chariot -, aussi sauvages et indomptées qu'elles sont belles. On peut aussi ajouter que les combattants turiens jugent qu'ils n'ont pas assez d'occasions de se mesurer avec les Nomades, qui sont des ennemis vifs et insaisissables, qui frappent avec la plus grande rapidité et se replient en emportant marchandises et captives presque avant que l'on ait compris la situation. Je me demandais combien des fières beautés de Turia, en larmes, serviraient la nuit prochaine les maîtres barbares, et combien des farouches filles des Chariots, comme Hereena, se retrouveraient couvertes de soieries et de chaînes derrière les murs de la cité de Turia. Un à un, les palanquins des dames de Turia étaient déposés au sol et un esclave plaçait devant chacun une natte soyeuse pour que l'occupante évite de souiller ses sandales ou ses chaussons. Les filles nomades, en observant ce luxe, plaisantaient entre elles. Une à une, vêtues de soies resplendissantes, toutes sous des Robes de Dissimulation, le visage voilé, les dames de Turia sortaient de leurs palanquins en manifestant par leur attitude leur dégoût pour le bruit et les clameurs qui les entouraient. À présent, les arbitres, munis de listes, circulaient parmi les Nomades et les Turiens. Ne pouvait participer aux jeux n'importe quelle fille ou n'importe quel guerrier. Seules les plus belles étaient susceptibles d'être choisies, et seules les plus belles d'entre celles-ci l'étaient effectivement. Une fille pouvait fort bien se proposer, comme l'avait fait Aphris, mais rien ne prouvait qu'elle serait admise car les critères sont très stricts et appliqués objectivement. Je le répète, seules les plus belles d'entre les belles ont une chance de participer. J'entendis un juge annoncer: — Premier Poteau! Aphris de Turia! — Ha! hurla Kamchak en me tapant dans le dos, manquant de peu m'expédier à terre. J'étais ébahi. Il fallait que cette fille soit vraiment belle pour avoir droit au Premier Poteau. Si cela ne signifiait pas qu'elle fût la plus belle de toutes les Turiennes, en tout cas elle était la plus remarquable parmi celles insrites pour la compétition de cette année. Toujours en blanc et or, Aphris s'avança, l'air dédaigneux, sur les tapis posés devant ses pieds, sous la direction d'un arbitre, jusqu'au premier poteau du côté des Nomades. Bien entendu, les filles des Chariots se tiendraient du côté opposé. Ainsi celles de Turia pourraient voir leur ville et leurs combattants, les autres, les plaines et leurs guerriers. Kamchak m'avait en outre indiqué que cela plaçait la fille plus loin des siens si bien que, pour intervenir, Turien ou Nomade devrait franchir l'espace entre les poteaux, ce qui attirerait immanquablement l'attention des juges. Maintenant ces derniers annonçaient des noms et les filles des deux partis venaient se présenter. Je vis que Hereena n'était qu'au troisième poteau, bien qu'à mon avis elle ne fût pas moins belle que les deux filles kassars placées devant elle. Kamchak m'expliqua qu'elle avait deux dents du fond un peu écartées, du côté droit. — Ah bon ! fis-je, estomaqué. Je remarquai avec plaisir qu'elle était furieuse qu'on ne lui ait attribué que la troisième place. — Moi, Hereena, du Premier Chariot, je suis supérieure à ces deux kaiilas femelles des Kassars ! criait-elle. Mais le juge était déjà quatre poteaux plus loin. À ce propos, le choix des filles est effectué par les arbitres de leur cité ou de leur peuplade, à Turia par les membres de la Caste des Médecins qui ont servi dans les grandes Maisons d'Esclaves d'Ar, et dans les Chariots, par les Maîtres de Chariots d'Esclaves, qui achètent, vendent et louent des filles, constituant ainsi pour les guerriers et les esclavagistes une sorte de marché de la chair féminine. Ces chariots publics fournissent aussi du Paga. Je ne connais rien d'autre qui y ressemble dans tout Gor. Kamchak et moi avions rendu visite à un de ces établissements roulants la nuit précédente, et j'avais dû payer cinq tarnets de bronze pour la bouteille. J'avais entraîné Kamchak hors du lieu avant qu'il se mette à crier des enchères pour une petite bonne femme de Port Kar qui lui avait tapé dans l'oeil. J'examinai les alignements de poteaux. Les filles nomades se tenaient fièrement devant leurs poteaux, certaines de la victoire de leurs champions, sûres de rentrer chez elles. Celles de la Cité de Turia affectaient l'indifférence. J'imaginais cependant que leur coeur devait battre rapidement sous ce pseudo-détachement. Cela ne pouvait pas être un jour comme les autres, pour elles. Même voilées et couvertes de leurs robes, on les devinait très belles. Je savais que beaucoup d'entre elles portaient au-dessous la honteuse camisk turienne, et c'était peut-être la seule fois que le vêtement détesté toucherait leurs corps, car si leurs guerriers perdaient la partie, il ne leur serait pas permis de quitter le poteau avec les robes qui les couvraient. Elles ne seraient pas emmenées comme des femmes libres. Je souris intérieurement en me demandant si la hautaine Aphris, si droite devant son poteau, portait sous sa robe blanc et or la camisk de l'esclave. Je ne le pensais pas. Elle était beaucoup trop fière, trop assurée. Kamchak manoeuvrait son kaiila à travers la foule en direction du Premier Poteau. Je le suivis. Il se pencha sur sa selle. — Bonjour, petite Aphris, dit-il d'un ton enjoué. Elle se raidit et ne tourna même pas la tête pour le garder. — Es-tu prêt à mourir, Sleen? demanda-t-elle. — Non, répondit Kamchak. J'entendis la jeune femme rire doucement sous son voile de soie blanche. — Je constate que tu ne portes plus ton collier, observa Kamchak. Elle releva le menton sans daigner répondre. — J'en ai un autre, lui affirma-t-il. Elle pivota vers lui, les poings crispés. Si ses beaux yeux en amande avaient été des armes, il aurait été foudroyé sur sa selle. — Quelle joie ce me sera, lança-t-elle, que de te voir à genoux dans le sable, pour supplier Kamras de Turia de t'achever! --Cette nuit, petite Aphris, répliqua Kamchak, comme je te l'ai promis, cette première nuit, tu la passeras dans le sac à fumier. — Sleen! Sleen! Sleen ! cria-t-elle. Kamchak lâcha son rire rugissant, puis il fit pivoter sa monture. — Les femmes sont-elles aux poteaux? s'enquit un juge. Tout au long des deux files, les arbitres répondirent en confirmation: — Elles sont aux poteaux. — Qu'on les attache ! commanda le Premier Juge, qui se tenait sur une plate-forme à l'extrémité des poteaux, du côté des Tribus des Chariots cette année. À la demande d'un des arbitres, Aphris de Turia, en colère, ôta ses gants de peau de verr blanche doublée de soie et les glissa dans un pli profond de ses robes. — Les anneaux d'attache, lui rappela l'arbitre. — Ce n'est pas nécessaire, répondit Aphris. Je resterai immobile ici jusqu'à ce que ce sleen ait été tué. — Placez de vous-même vos poignets dans les anneau insista l'arbitre, sinon, on le fera à votre place. Absolument furieuse, la fille n'en leva pas moins les bras pour passer les mains dans les anneaux, un de chaque côte du poteau. L'homme les referma d'un geste précis et passa au poteau suivant. Aphris, sans en avoir l'air, remuait les mains dans les anneaux pour tâcher de les en faire glisser. Mais, bien sur, elle ne le pouvait pas. Je crus la voir trembler, rien qu'un instant, en se rendant compte qu'elle était bien prise, puis elle resta tranquille en regardant autour d'elle, comme plongée dans l'ennui le plus profond. La clé des menottes était accrochée à cinq centimètres environ au-dessus sa tête. — Les femmes sont-elles attachées ? cria le Premier Juge, sur l'estrade. — Elles le sont, répondirent à tour de rôle les arbitres, le long des lignes. Hereena se tenait de façon insolente devant son poteau, mais, bien entendu, ses poignets bruns étaient pris dans l'acier. — Que l'on organise les combats ! cria le Juge. Et les autres arbitres répétèrent cet ordre. Tout au long des files, je vis les guerriers turiens et ceux des Tribus se presser dans l'avenue ménagée entre les poteaux. Comme toujours, les filles des Nomades ne portaient pas de voile. Les guerriers turiens passaient devant elles pour les examiner, reculant quand l'une d'elles crachait ou décochait un coup de pied. Les filles se moquaient d'eux et les maudissaient, genre de compliments qui étaient acceptés avec bonne humeur et auxquels il était répondu par des observations précises sur les défauts réels ou imaginaires des femmes. À la demande de tout guerrier nomade, un arbitre ôtait les épingles du voile des Turiennes et repoussait le capuchon des Robes de Dissimulation, pour révéler leur visage. Cette partie des jeux était des plus humiliantes pour les Turiennes, mais elles en comprenaient la nécessité ; peu d'hommes, surtout chez les barbares, tiennent à se battre pour une femme dont ils n'ont même pas vu les traits. — J'aimerais jeter un coup d'oeil à celle-ci, dit Kamchak en désignant du pouce Aphris de Turia. — Certainement, répondit l'arbitre le plus proche. — Espèce de sleen, ne te rappelles-tu pas le visage d'Aphris de Turia? siffla-t-elle. — Mon souvenir en est très vague. Il y a tellement d'autres visages, fit Kamchak. L'arbitre écarta le voile blanc et or, puis repoussa doucement le capuchon, découvrant une longue et belle chevelure noire. Aphris était une femme d'une beauté incroyable. Elle secoua ses cheveux de son mieux, attachée qu'elle était. — Peut-être ta mémoire est-elle rafraîchie, à présent? demanda-telle d'un ton acide. — Cela reste vague, marmonna Kamchak, en hésitant. Je crois que j'avais en tête une figure d'esclave... il me semble bien qu'il y avait un collier... — Sale tharlarion ! Sale sleen ! cracha-t-elle. — Qu'en penses-tu ? me demanda-t-il. — Merveilleusement belle, répondis-je. — Il y en a probablement plusieurs qui sont mieux qu'elle dans le lot, dit-il. Allons les voir. Il partit, et je le suivis. J'aperçus soudain les traits d'Aphris convulsés de rage tandis qu'elle s'efforçait de se libérer. — Reviens ici ! cria-t-elle. Sleen ! Sleen répugnant ! reviens ! Reviens ! Je percevais le bruit des anneaux et celui des coups de pied qu'elle donnait au poteau. — Tenez-vous tranquille, l'avertit l'arbitre, sinon vous devrez avaler un sédatif. — Sale sleen! hurla-t-elle encore. Mais déjà plusieurs autres guerriers nomades étaient en train d'examiner le visage dévoilé d'Aphris de Turia — Ne vas-tu pas combattre pour elle ? m'enquis-je. — Bien sûr que si, dit Kamchak. Toutefois, il tint à ce que nous inspections toutes les autres beautés de Turia. Pour finir, il retourna devant Aphris. — Un assortiment lamentable, cette année, fit-il. — Bats-toi, pour moi ! cria-t-elle. — Je ne sais même pas si je vais combattre pour qui que ce soit, releva-t-il. Ce ne sont toutes que des sleens ou des kaiilas. — Tu dois te battre ! Tu dois te battre pour moi ! — Est-ce que tu m'en pries ? s'enquit-il. Elle tremblait de fureur. — Oui, je te le demande. — Très bien. Je vais combattre pour toi. Il me parut alors qu'Aphris se détendait un peu contre son poteau, soulagée Puis elle regarda Kamchak avec un air joyeux. — Tu mourras dépecé à mes pieds, déclara-t-elle. Kamchak haussa les épaules, sans nier cette possibilité. Puis il s'adressa à l'arbitre: — Est-ce qu'il y a, en dehors de moi, quelqu'un qui veuille combattre pour elle ? — Non, répondit l'homme. Lorsque plus d'un homme désire combattre pour une certaine femme, les Turiens choisissent en fonction du rang et des exploits, les Nomades selon les cicatrices et l'expérience. En bref, chacun à leur manière, ce sont en quelque sorte l'ancienneté et l'habileté qui décident, entre deux guerriers ou plus, chez les Turiens comme chez les Nomades, de celui qui occupera l'arène. Il arrive que des hommes se livrent un duel pour cet honneur, mais cette coutume est mal perçue des deux côtés parce que indigne, surtout en présence des ennemis traditionnels. — Il faut vraiment qu'elle soit ordinaire, souligna Kamchak, examinant de nouveau et de près Aphris. — Non, protesta l'arbitre, c'est parce que c'est Kamras, Champion de Turia, qui la défend. — Oh, non ! s'écria Kamchak, feignant le désespoir et frappant le front du poing. — Si, c'est bien lui. — Tu dois te le rappeler ? fit Aphris en riant. — J'avais bu beaucoup de Paga, ce soir-là, avoua Kamak. — Vous n'êtes pas obligé de le rencontrer si vous n'y tenez pas, intervint l'arbitre. Je me dis qu'il était très humain que les deux hommes sussent à qui ils auraient affaire avant de pénétrer dans le cercle de sable. Ce serait certainement fort déplaisant de se trouver tout à coup devant un splendide combattant, aussi fameux que Kamras de Turia, par exemple. — Rencontre-le ! cria Aphris. — Si personne ne le combat, expliqua l'arbitre, la fille Kassar lui appartiendra par forfait. Je voyais bien que la beauté kassar, au poteau en face Aphris, était en détresse, et cela se comprenait. Il semblait qu'elle dût partir pour Turia sans que même un peu de sable ait été piétiné en sa faveur. — Combats-le, Tuchuk ! cria-t-elle. — Où sont tes Kassars ? s'enquit Kamchak. Je pensai que la question était bien posée. J'avais bien aperçu Conrad, mais il avait choisi une fille turienne six ou sept poteaux plus loin. Albrecht n'était pas même inscrit aux jeux. J'imaginai qu'il était resté près de sa Tenchika. — Ils se battent ailleurs! lança-t-elle. Je t'en prie, Tuchuk! Elle commençait à pleurer. — Mais tu n'es qu'une Kassar, souligna Kamchak. — Je t'en supplie ! — De plus, il se pourrait que tu aies bonne allure, parée de soieries, émit-il. — Regarde cette fille turienne, dit encore la Kassar. N'est-elle pas belle ? Ne la désires-tu pas ? Kamchak jaugea Aphris du regard. — Sans doute n'est-elle pas pire que le reste. — Combats pour moi ! insista Aphris. — D'accord, se décida Kamchak. La fille kassar s'adossa à son poteau, tremblant de soulagement. — Tu es idiot, dit Kamras de Turia. Je sursautai, ne m'étant pas rendu compte qu'il était si près de nous. Je le regardai. C'était vraiment un guerrier impressionnant. Il paraissait vigoureux et agile. Ses long cheveux noirs étaient noués derrière son crâne. Il portait aux poignets de larges bracelets en cuir de bosk. Il avait un casque et un bouclier ovale, et sa main droite tenait un javelot. Derrière son épaule pendait le fourreau d'une courte épée. Kamchak leva les yeux. Non qu'il fût particulièrement petit, mais Kamras était très grand. — Par le Ciel, tu fais un fameux gaillard! dit le Tuchuk en émettant un sifflement admiratif. — Commençons, proposa Kamras. Sur quoi un juge demanda de libérer l'espace entre les poteaux respectifs d'Aphris et de la jolie fille kassar. Deux hommes, que je jugeai originaires d'Ar, vinrent avec des râteaux lisser l'arène circulaire, car elle avait été piétinée pendant l'inspection des femmes. Malheureusement pour Kamchak, c'était l'année où le choix de l'arme de combat appartenait aux Turiens. Mais, par bonheur, le guerrier des Tribus pouvait se retirer de l'épreuve tant que son nom n'était pas inscrit sur les listes. En conséquence, si Kamras choisissait une arme avec laquelle le Tuchuk ne serait pas familier, il pourrait sans disgrâce refuser le combat, abandonnant du même coup, par forfait, une simple fille Kassar, ce qui, j'en étais sûr, ne gênerait guère le philosophe Kamchak. — Ah oui, les armes, disait précisément le Tuchuk. Que prend-on ? La lance, le fouet et une bola à lames... ou peut-être le quiva ? — L'épée, dit Kamras. Cette décision me plongea dans le désespoir. De tout le temps que j'avais passé avec les Chariots, je n'avais pas même aperçu un seul des courts glaives goréens, arme si courante et terrible chez les guerriers des cités. Les guerriers nomades ne s'en servent pas, sans doute parce qu'elle ne serait pas des plus efficaces à dos de kaiila; à propos, le sabre de cavalerie, qui serait d'un maniement plus facile aux hommes montés, est presque inconnu sur Gor; il est avantageusement remplacé par la lance des nomades et les sept quivas, ou couteaux de selle, qui sont avant tout des armes de jet. En l'occurrence, Kamras avait suggéré l'épée pour la rencontre et, certes, le pauvre Kamchak ne devait pas y être expert; il aurait préféré le fouet ou la bola. Mais les combattants de Turia accordent généralement la préférence au bouclier avec la dague, à la hache et au bouclier, à la dague doublée du fouet, à la hache et au filet, ou à deux dagues, avec la réserve que, s'il est fait usage du quiva, il ne doit pas être lancé. Toutefois, Kamras paraissait inflexible. - L'épée, répéta-t-il. — Mais je ne suis qu'un pauvre Tuchuk, se lamenta Kamchak. Kamras rit. — L'épée, insista-t-il. Je songeais que l'intransigeance de Kamras quant à l'arme était cruelle et honteuse. — Mais comment un pauvre Tuchuk comme moi connaîtrait-il quoi que ce soit à l'épée ? — Dans ce cas, abandonne, fit Kamras d'un ton hautain, et j'emmènerai l'esclave kassar à Turia. La fille poussa un gémissement. Kamras eut un sourire méprisant. — Tu sais, je suis le Champion de Turia et je ne désire pas spécialement salir ma lame avec le sang d'un urt. L'urt est un rongeur goréen à cornes, répugnant; il y en a de très gros, atteignant la taille du loup ou du poney, mais la plupart sont assez petits pour tenir dans la paume d'une main. — Eh bien, je ne voudrais pas non plus que cela se produise, convint Kamchak. Cette fois, la Kassar hurla de détresse. — Bats-toi, dégoûtant Tuchuk! s'écria Aphris de Turia en se débattant contre les anneaux. — Ne vous troublez pas, douce Aphris, dit Kamras. Permettez-lui de partir d'ici comme un vantard et un lâche. Qu'il vive dans sa honte, et votre vengeance n'en sera que plus savoureuse. Mais la charmante Aphris n'était pas convaincue. — Je veux qu'il meure, découpé en tout petits morceaux, de la mort d'un millier de coupures ! glapit-elle. — Abandonne, conseillai-je à Kamchak. — Tu crois que je devrais? — Oui, c'est mon avis. Kamras s'était tourné vers Aphris. — Si tel est vraiment votre désir, je lui permettrai de choisir des armes qui nous conviennent à tous les deux. — Mon désir, c'est qu'il périsse ! glapit-elle. Kamras haussa les épaules. — Très bien. Je vais le tuer. Il se retourna vers Kamchak. — C'est bon, Tuchuk, je te permets de choisir les armes, à condition que nous soyons d'accord. — Mais peut-être ne vais-je pas combattre, fit prudemment Kamchak. Kamras serra les poings. — Comme tu voudras. — Seulement, il se peut aussi que je veuille me battre, médita Kamchak. Aphris s'étranglait de rage et la fille kassar de désespoir. — Je vais combattre, annonça Kamchak. Les deux femmes poussèrent des cris de joie. Le juge inscrivit alors le nom de Kamchak des Tuchuks sur ses listes. — Quelle arme choisissez-vous? s'enquit l'arbitre. N'oubliez pas que l'arme ou les armes doivent être conjointement choisies et acceptées. Kamchak paraissait perdu dans ses pensées, puis il leva vivement la tête. — Je me suis toujours demandé quel effet cela me ferait de tenir une épée, déclara-t-il. Le juge faillit en lâcher sa liste. — Je choisis l'épée, décida Kamchak. La Kassar se lamenta. Ahuri, Kamras regardait Aphris de Turia. Elle-même en restait sans parole. — Il est dément, émit Kamras. — Retire-toi ! insistai-je instamment auprès de Kamchak. — Il est maintenant trop tard! trancha le juge. — Il est maintenant trop tard, répéta Kamchak d'un ton innocent. Je geignis intérieurement car, au cours des derniers mois, j'en étais venu à respecter et à aimer mon rusé chuk. On apporta les deux épées, deux courts glaives goréens, forgés à Ar. Kamchak saisit la sienne comme il eût fait d'un levier pour soulever un chariot embourbé. Kamras et moi fîmes la grimace. Puis Kamras, et c'était à son honneur, dit à Kamchak: — Refuse le combat. Je comprenais ses sentiments, car c'était un soldat et non un boucher. — Les mille coupures ! cria la douce Aphris de Turia. Une pièce d'or à Kamras pour chaque entaille! offrit-elle. Kamchak passait le pouce sur le fil de l'arme. J'y vis soudain perler une goutte de sang brillant. Il leva les yeux. — Ça coupe, dit-il. — Oui, acquiesçai-je, exaspéré. Je m'adressai au juge : — Est-ce que je peux combattre à sa place? — Ce n'est pas autorisé. — Mais c'est quand même une bonne idée, remercia Kamchak. Je le saisis aux épaules. — Kamras n'a nullement envie de te tuer, dis-je. Il leur suffit de te faire honte. Retire-toi donc. Ses yeux étincelèrent soudain. — Aimerais-tu me voir dans la honte ? fit-il. Je le fixai des yeux : — Cela vaut mieux que la mort, ami. — Non, répondit-il, et ses yeux avaient l'éclat de l'acier. Plutôt la mort que la honte. Je reculai. C'était un Tuchuk. Je regretterais amèrement mon ami, paillard, buveur, bruyant, dansant, Kamchak des Tuchuks. Au dernier instant, je criai à Kamchak: — Alors, au nom des Prêtres-Rois, tiens au moins l'épée comme ceci! en m'efforçant de lui montrer la prise la plus simple sur la poignée du glaive, qui permet de ne pas la lâcher tout en conservant une certaine souplesse du poignet. Mais quand je m'écartai, il tenait l'épée comme une scie angulaire goréenne. Même Kamras ferma les yeux un instant, comme pour fuir cette vision. Je commençais seulement à comprendre que Kamras n'avait eu d'autre désir que de faire abandonner le terrain au Tuchuk, corrigé et humilié. Il n'avait guère plus envie de le tuer que de massacrer quelque paysan ou ouvrier. — Que le combat commence ! lança l'arbitre. Je m'éloignai de Kamchak, tandis que Kamras s'en approchait avec prudence, par habitude et entraînement. Le Tuchuk examinait le tranchant de sa lame, la faisant tourner, apparemment ravi des jeux de la lumière solaire sur le métal brillant. — Attention ! lui criai-je. Kamchak pivota pour voir ce que je lui voulais et, à sa grande chance, à ce moment précis, le soleil se réfléchit sur la lame, et fut projeté en plein dans les yeux de Kamras, qui leva soudain le bras, clignant des paupières et secouant la tête, momentanément aveuglé. — Tourne et frappe ! Tout de suite ! hurlai-je. — Quoi ? fit Kamchak. — Attention ! répétai-je, car Kamras s'était remis en garde et recommençait son approche. Naturellement, Kamras avait le soleil dans le dos et en usait pour protéger sa progression, aussi naturellement que le fait un tarn. Ç'avait été un coup de veine pour le Tuchuk que ce reflet de lumière, juste à cet instant. Cela lui avait probablement sauvé la vie. Kamras se fendit et il sembla que Kamchak relevait sa lame à l'ultime fraction de seconde et perdait l'équilibre; en fait, il chancelait à présent sur un pied. Je ne remarquai pas que le coup de pointe, en fait, avait été élégament paré. Et Kamras se mit à pourchasser Kamchak dans le cercle de sable. Le Tuchuk paraissait continuellement manquer de peu tomber à la renverse, et chercher à reprendre l'équilibre. Pendant cette poursuite, plutôt comique, Kamras avait tenté de frapper une douzaine de fois, mais à chaque coup, c'était stupéfiant, le combattant déséquilibré, tenant à présent son arme comme un pilon de pharmacien, avait réussi je ne sais comment à esquiver ou parer. — Tuez-le! hurla Aphris de Turia. J'eus la tentation de me cacher les yeux. La fille kassar gémissait. Et puis, comme s'il était fatigué, Kamchak, haletant, s'assit sur le sable. Il tenait l'épée devant son visage, se bouchant apparemment la vue. Il pivotait sur le derrière en se poussant avec les talons de ses bottes, faisant toujours face à Kamras, de quelque direction que celui-ci attaquât. À chaque instant, le Turien frappait, et je croyais Kamchak mort mais, c'était incompréhensible, à la toute dernière fraction d'instant, me causant un infime tressautement au coeur, la lame du Tuchuk faisait dévier l'acier du Turien de côté, sans danger. Ce fut à ce moment que je réalisai que, depuis trois ou quatre minutes, Kamchak avait été l'objet des assauts de plus en plus furieux du Champion de Turia et restait encore sans la moindre estafilade. Puis Kamchak se remit debout, d'un air las. — Meurs, Tuchuk! s'écria Kamras, maintenant enrage, en se précipitant sur son adversaire. Durant plus d'une minute, alors que je retenais mon souffle, alors que le silence régnait alentour, j'observa Kamchak debout, lourdement planté dans ses bottes, la tête presque enfoncée dans les épaules, le corps bougeant à peine, sauf pour de vifs mouvements du poignet et des retournements de la main. Kamras, épuisé, ayant à peine la force de lever le bras, recula à pas mal assurés. Une fois encore, avec précision, le soleil se réfléchit sur la lame de Kamchak et le frappa aux yeux. Pris de terreur, Kamras clignait des paupières et secouait la tête, battant maladroitement l'air en tous sens avec son épée. Alors seulement, pied à pied, Kamchak avança vers son adversaire. Je vis le sang - les premières gouttes - jaillit de la joue du Turien, puis de son bras gauche, puis d'une cuisse, et d'une oreille. — Tuez-le ! Tuez-le ! hurlait Aphris. Maintenant, presque comme un homme ivre, Kamras se battait pour sa vie, et le Tuchuk, tel un ours, ne bougeant guère que le bras et le poignet, le suivait pas à pas, traînant les pieds dans le sable, le touchant sans cesse en un point ou un autre. — Massacrez-le ! s'époumonait Aphris. Pendant sans doute plus d'un quart d'heure, patiemment , sans la moindre hâte, Kamchak des Tuchuks suivit Kamras de Turia, le touchant de plus en plus souvent, laissant chaque fois une nouvelle tache de sang sur le corps ou la tunique du Turien. Puis, à ma grande stupeur, et à celle de la foule rassemblée pour assister au combat, je vis Kamras, le Champion de Turia, affaibli par les pertes de sang tomber à genoux devant Kamchak des Tuchuks. Néanmoins, il tenta encore de lever son arme, mais le Tuchuk la maintint dans le sable, du bout de sa botte, et Kamras leva des yeux ahuris sur le visage couturé et indéchiffrable du Tuchuk. De son épée, Kamchak menaçait la gorge du Turien. Il lui dit: — Durant six années, avant de recevoir mes cicatrices, j'ai été mercenaire aux Gardes d'Ar, afin de connaître les tours et les défenses de cette cité au bénéfice de mon peuple. Pendant ce temps, je suis devenu Première Épée des Gardes d'Ar. Kamras se laissa retomber dans le sable aux pieds de Kamchak, incapable même de demander grâce. Kamchak ne le tua pas. Il lança d'un geste précis son glaive dans le sable, où l'arme s'enfonça jusqu'à la garde. Puis il me regarda en souriant. — Une arme intéressante, dit-il, mais je préfère la lance et le quiva. Une clameur énorme nous enveloppa de toutes parts, accompagnée par le bruit des lances frappant en rythme les boucliers de cuir. Je me précipitai pour prendre le Tuchuk dans mes bras, et le serrer très fort, tout en riant. Son sourire lui fendait la figure d'une oreille à l'autre et la sueur brillait dans les sillons de ses cicatrices. Ensuite, il fit demi-tour et s'approcha du poteau auquel étaient fixés les poignets d'une Aphris de Turia qui restait médusée, à le regarder, l'horreur la privant de parole. 11 CLOCHETTES ET COLLIERS Kamchak examinait Aphris de Turia. — Pourquoi une esclave se déguise-t-elle sous les robes d'une femme libre ? demanda-t-il. — S'il te plaît, Tuchuk, non, je t'en prie, dit-elle. Et en un court instant, la belle Aphris, à son poteau, fut entièrement révélée aux yeux de son maître. La tête rejetée en arrière, elle gémissait, les poignets toujours pris dans les anneaux de métal. Comme je le soupçonnais, elle n'avait pas daigné mettre la honteuse camisk sous ses robes blanc et or. La fille kassar, en face d'elle, avait maintenant été libérée par un arbitre et elle s'approcha d'Aphris encore prisonnière. — Bien joué, Tuchuk! fit-elle en saluant Kamchak. Il haussa les épaules. Alors la femme cracha au visage de la ravissante Aphris et lui lança d'un ton véhément: — Esclave ! Femme esclave! Puis elle se détourna et partit à grands pas à la recherche des guerriers kassars. Kamchak s'esclaffa. — Punis-la! exigea Aphris. Soudain, Kamchak gifla Aphris. Elle en eut la tête rejetée de côté et un filet de sang apparut au coin de ses lèvres. Elle le regarda d'un air tout à coup effrayé. C'était probablement la première fois qu'on la frappait. Kamchak n'y avait pas mis de force, mais c'était assez sec pour servir de leçon. Tu subiras toutes les injures que voudra bien t'adresser n'importe quelle personne libre des Peuples des Charriots, dit-il. — Je vois que tu sais comment traiter les esclaves, leva une voix. Je me retournai et vis, à quelques pas seulement, le palanquin ouvert, orné de coussins et de bijoux, de Saphrar, membre de la Caste des Marchands, porté sur les épaules de quelques esclaves. Aphris rougit de la tête aux pieds, enveloppée d'un coup dans le voile écarlate et transparent de sa honte. La face ronde et rose de Saphrar rayonnait de plaisir, bien que j'eusse cru que c'était pour lui une journée tragique. Sa minuscule bouche aux lèvres rouges s'élargissait d'une satisfaction bienveillante. Je distinguai la pointe des deux canines d'or. Tirant brutalement sur les anneaux de ses poignets, Aphris tentait de se précipiter vers lui, oublieuse des richesses de son corps dévoilées même aux esclaves porteurs de la chaise. Pour eux, naturellement, elle n'était maintenant ni plus ni moins que leur égale, sinon peut-être que sa chair ne servirait pas à porter les brancards du palanquin, à charrier des fardeaux ou à creuser la terre, mais se verrait imposer ses propres tâches, plus légères et plus faciles, et sans doute plus agréables à son maître que les leurs. - Saphrar ! s'écria-t-elle. Saphrar! Il la regarda puis tira d'une sacoche posée devant lui un petit monocle aux bords découpés comme des pétales de fleur, monté sur une tige d'argent à laquelle s'enroulent des feuilles, d'argent également. À travers cet objet, il l'examina plus attentivement. — Aphris ! s'écria-t-il, feignant l'horreur, mais souriant pourtant. - Saphrar, implora-t-elle, libérez-moi. — Quelle malchance! se lamenta le marchand, dont je voyais toujours les canines dorées. Kamchak, qui m'avait passé le bras sur les épauler, gloussait de plaisir. — Il y a une surprise qui attend Aphris de Turia, prévint-il. Elle tourna la tête vers Kamchak. — Je suis la femme la plus riche de Turia, dit-elle. Dis moi ton prix. Kamchak la regarda. — Penses-tu que cinq pièces d'or seraient un prix trop élevé ? s'enquit-il. J'en restai ébahi. Aphris faillit s'étouffer. — Sleen! fit-elle, dans les larmes. Alors elle se retourna vers Saphrar. — Achetez-moi ! exigea-t-elle. S'il le faut, employez-y tous mes biens ! Libérez-moi! — Mais, Aphris, ronronna Saphrar, vos fonds m'ont été confiés et les donner - ainsi que tous vos biens et possessions - en échange d'une seule esclave serait une décision des plus maladroites et absurdes de ma part. Ce serait même me montrer irresponsable. Elle écarquilla les yeux, effarée. — Il est - ou plutôt il était - vrai que vous étiez la femme la plus riche de Turia, expliqua-t-il, mais il ne vous appartient pas de gérer votre fortune - c'est à moi que cela incombe - du moins jusqu'à ce que vous ayez atteint votre majorité... dans quelques jours, je crois. — Je ne veux pas être esclave, même une seule journée ! — Dois-je comprendre, demanda-t-il, en haussant les gouttes d'or qui lui tenaient lieu de sourcils, que vous seriez prête - à votre majorité - à remettre toutes vos richesses à un Tuchuk, rien que pour obtenir votre liberté? — Bien sûr! fit-elle en pleurant. — Qu'il est heureux alors que la loi interdise une transaction de cet ordre, fit-il remarquer. — Je ne vous comprends pas. Kamchak me pinça l'épaule et se frotta le nez. - Vous êtes certainement informée qu'une esclave ne peut rien posséder, pas plus qu'un kalila, qu'un tharlarion ou qu'un sleen, déclara Saphrar. — Mais je suis la femme la plus riche de Turia! Saphrar s'allongea un peu plus sur ses coussins. Son petit visage était luisant. Il pinça les lèvres et se mit ensuite à sourire. Il pointa la tête en avant et débita très rapidement : — Vous êtes une esclave ! et il gloussa. Aphris renversa la tête pour hurler. — Vous n'avez même pas de nom, lança méchamment le petit marchand. C'était la vérité. Nul doute que Kamchak continuerait à la nommer Aphris, mais ce ne serait plus son nom, seulement celui que son maître voudrait bien lui donner. Aux yeux de la loi goréenne l'esclave, n'étant pas une personne, ne peut donc pas avoir de nom en propre, pas plus qu'un animal. D'ailleurs, et malheureusement pour le droit goréen, les esclaves sont des animaux, entièrement à la disposition de leurs maîtres qui peuvent en faire tout ce qu'ils désirent. — Je pense que je l'appellerai Aphris de Turia! Rugit Kamchak. — Délivrez-moi, Saphrar, demanda pitoyablement la fille, délivrezmoi. Le marchand éclata de rire. — Sleen! lui cria-t-elle. Sleen puant ! — Attention à vos paroles à l'adresse de l'homme le plus riche de Turia, l'avertit-il. Aphris, en larmes, se débattait pour s'arracher de son poteau. — Vous comprenez, bien entendu, poursuivit Saphrar, que du moment que vous voilà devenue esclave, toutes vos richesses et tous vos biens, vos robes et vos bijoux, vos fonds et vos propriétés, vos terres, votre bétail, tout est à moi. Cette fois, Aphris avait perdu toute retenue. Elle sanglotait. Puis elle leva vers lui des yeux mouillés de larmes. — Je vous en prie, noble Saphrar, je vous supplie de me libérer. S'il vous plaît ! S'il vous plaît! Saphrar sourit, puis il se tourna vers Kamchak. — Tuchuk, à combien avais-tu fixé son prix, il y a un moment ? — Je l'ai diminué. Je te la laisse pour un tarnet de bronze. Saphrar sourit. — Trop élevé pour moi, dit-il. Aphris poussa un cri de désespoir. De nouveau le marchand porta à son oeil le petit verre à travers lequel il l'avait regardée, pour l'examiner encore avec une certaine attention. Puis il haussa les épaules et fit signe à ses esclaves de tourner le palanquin dans la direction de la ville. — Saphrar ! appela-t-elle une dernière fois. — Je ne parle pas aux esclaves, déclara-t-il, et sa chaise s'éloigna vers les murailles de Turia. Aphris la suivait du regard, abasourdie, les yeux rougis, les joues tachées de larmes. — C'est sans importance, lui dit Kamchak d'un ton consolant. Même si Saphrar avait été un homme d'honneur, tu ne serais pas libre. Les yeux écarquillés et vides, elle avait tourné la tête vers lui. — Non, reprit Kamchak en la prenant par les cheveux pour la secouer amicalement, je ne t'aurais pas vendue pour tout l'or de Turia. — Mais pourquoi ? murmura-t-elle. — Te souviens-tu d'un soir, il y a deux ans, où tu as méprisé mon présent et m'as traité de sleen ? demanda t-il. Elle fit un signe affirmatif, le regard effrayé. — C'est précisément ce soir-là que je me suis juré de faire de toi mon esclave. Elle baissa la tête. — Et c'est pour cette même raison, poursuivit le Tuchuk, que je ne te revendrais pas pour tout l'or de Turia. Ses yeux rougis se relevèrent. — C'est cette nuit-là, petite Aphris, reprit-il, que j'ai décidé que j'avais envie de toi - et que je te posséderais - comme esclave. Elle frissonna. Le rire de Kamchak le Tuchuk fut tonitruant. Il avait longtemps attendu l'instant où il rirait ainsi, attendu longtemps pour voir sa belle ennemie attachée cette façon, humiliée, en son pouvoir, esclave. Puis il prit la clé accrochée au-dessus de la chevelure d'Aphris et ouvrit les menottes. Il conduisit alors la demoiselle turienne, qui n'offrait plus de résistance, tant elle restait abasourdie, jusqu'à son kaiila. Là, près des pattes de la bête, il la fit s'agenouiller. — Tu t'appelles Aphris de Turia, la baptisa-t-il. — Je m'appelle Aphris de Turia, dit-elle en acceptant le nom qu'il lui donnait. — Soumets-toi. Tremblante, Aphris abaissa la tête et tendit les bras, les poignets en croix. Kamchak les lui lia rapidement avec une lanière. Elle releva la tête. — Vas-tu m'attacher en travers de la selle ? demanda-elle. — Non, rien ne presse, répondit Kamchak. — Je ne comprends pas, dit-elle. Kamchak lui avait déjà passé un licol dont il enroula l'extrémité libre plusieurs fois autour du pommeau de sa selle. — Tu courras à côté, l'informa-t-il. Elle lui jeta un coup d'oeil incrédule. Élisabeth Cardwell, sans liens, avait déjà pris position de l'autre côté du kaiila, près de l'étrier de droite. Et puis, Kamchak, ses deux femmes et moi-même quittâmes les Plaines des Mille Poteaux pour regagner les chariots des Tuchuks. Nous entendions derrière nous les bruits des combats et les clameurs des spectateurs. Quelque deux heures plus tard, nous étions arrivés au camp des Tuchuks et nous nous faufilions entre les véhicules, les marmites du repas et les enfants qui jouaient. Des filles esclaves sautillaient autour de nous, en se moquant de la prisonnière de Kamchak avec son licol. Des femmes libres négligeaient leurs chaudrons et leurs louches pour examiner d'un oeil mauvais cette Turienne supplémentaire que l'on amenait au campement. — Elle était au Premier Poteau! cria Kamchak aux filles moqueuses. Et vous, auquel étiez-vous ? Puis il fit soudain volter sa monture vers elles et elle s'égaillèrent en piaillant et en riant, comme un vol d'oiseaux, mais pour revenir aussitôt. Le sourire de Kamchak lui fendait littéralement la figure. — Premier Poteau! lança-t-il à un guerrier en désignant du pouce la pauvre Aphris qui butait et haletait. L'homme éclata de rire. — C'est la vérité ! rugit Kamchak en frappant du plat de la main le flanc de son kaiila. Certes, on pouvait douter à la vue de la malheureuse fille en laisse derrière Kamchak qu'elle eût été «Premier Poteau ». Elle était hors d'haleine, elle trébuchait ; son corps luisait de transpiration; elle avait les jambes grises de poussière ; ses pieds et ses chevilles saignaient; elle avait les mollets marqués des égratignures et des morsures de rennels. Lorsque Kamchak arriva à son chariot , la pauvre fille epuisée se laissa tomber dans l'herbe, tout le corps durement tiraillé après cette course éprouvante. Sans doute Aphris de Turia n'avait-elle jamais rien fait de plus fatigant de toute sa vie que d'entrer dans son bain parfumé et d'en sortir. Par ailleurs, j'avais la satisfaction de constater qu'Élisabeth Cardwell courait bien, le souffle régulier, ne montrant guère de signes de fatigue. Bien sûr, depuis qu'elle vivait avec les Nomades, elle avait pris l'habitude de ce genre d'exercice. J'en étais venu à avoir une certaine admiration pour elle. La vie au grand air et le travail lui avaient visiblement fait du bien. Elle était en forme, vive, légère. Je me demandai, combien de jeunes femmes de son bureau de New York auraient pu trotter comme elle à la hauteur de l'étrier d'un guerrier tuchuk. Kamchak mit pied à terre, un rien essoufflé. — Allons, allons ! cria-t-il avec enjouement, en mettant à genoux la pauvre Aphris. Il y a du travail à faire, Fillette ! La longe au cou, les poignets liés, elle le regardait. Il y avait une lueur d'ahurissement dans ses prunelles. — Il faut aller panser les bosks, lui expliqua-t-il, et leur polir les cornes et les sabots... il faut aller chercher le fourrage et ramasser le fumier... il faut nettoyer le charriot et graisser les essieux... et il faut encore aller chercher de l'eau à la rivière à quatre pasangs d'ici ainsi que de la viande pour la battre et la cuire pour le souper... dépêchetoi... dépêche-toi... paresseuse ! Puis il renversa le buste en lâchant son grand rire et en se tapant les cuisses. Élisabeth ôtait la longe du cou et les liens des poignets de la fille. — Venez, lui dit-elle, je vous montrerai. Aphris se releva, encore chancelante, encore abrutie. Elle porta les yeux sur Élisabeth qu'elle parut voir pour la première fois. — Votre accent, fit lentement Aphris. Vous êtes une barbare. Elle le disait avec une sorte d'horreur. — Tu remarqueras, intervint Kamchak, qu'elle porte une peau de larl... qu'elle n'a pas de collier, pas d'anneau dans la narine, et pas même de marque. Puis il ajouta : — ... contrairement à ce qui va t'arriver. Aphris se mit à trembler, le suppliant du regard. — Ne t'étonnes-tu pas, petite Aphris, poursuivit-il, et ne te demandes-tu pas pourquoi la barbare - bien qu'esclave - n'est pas vêtue Kajir, et n'a ni anneau, ni marque, ni collier? — Pourquoi ? fit Aphris, à nouveau prise de peur. — Pour qu'il y en ait une plus haut placée que toi dans le chariot, déclara Kamchak. J'avais moi-même été fort surpris que le Tuchuk ait traité Élisabeth Cardwell différemment de toutes les autres femmes esclaves de la tribu. — Parce que, reprit-il, entre autres tâches, tu t'acquiteras envers elle, la barbare, des devoirs d'une esclave. Cela mit le feu aux poudres. La demoiselle se redressa soudain, indignée, et s'écria : — Pas moi... pas Aphris de Turia! — Si, toi. — Esclave au service d'une barbare ! — Oui. — Jamais ! — Si! rugit Kamchak en s'esclaffant de nouveau. Aphris de Turia sera dans mon chariot l'esclave servante d'une barbare! Elle crispait les poings. — Et je veillerai à ce que la nouvelle en parvienne à la bonne Cité de Turia, dit encore Kamchak. Cette fois, plié en deux, c'était à coups de poing qu'il se frappait les genoux, tant il s'amusait. La fille frémissait de fureur devant lui. — Je vous en prie, venez, lui dit Élisabeth en tentant de la prendre par le bras. Aphris lui fit lâcher prise d'un air arrogant, ne voulant pas subir le contact de cette main. Néanmoins, le nez en l'air, elle daigna suivre Élisabeth. — Si elle ne travaille pas bien, cria le Tuchuk à Elisabeth, tu peux la battre ! Aphris se retourna vers lui, les poings fermés. — Tu apprendras qui est le maître ici. Petite Aphris lui cria-t-il encore. Elle releva un peu plus le menton. — Les Tuchuks sont-ils si pauvres qu'ils n'aient pas de quoi vêtir une malheureuse esclave ? s'enquit-elle. — J'ai de nombreux diamants dans le chariot, répondit le guerrier, et tu peux les porter si tu veux... mais tu n'auras rien d'autre à te mettre jusqu'à ce que moi je veuille. Elle pivota, en rage, et partit à la suite d'Élisabeth. On s'en alla alors, Kamchak et moi, pour passer dans des chariots d'esclaves publiques acheter une bouteille de Paga que l'on vida tout en se promenant. Cette année, les Peuplades Nomades avaient fait merveille aux jeux de la Guerre d'Amour - nouvelle qui nous fut communiquée alors que nous achetions la bouteille et environ soixante-dix pour cent des dames turiennes avaient été détachées des poteaux pour être emmenées comme esclaves. Je savais que, certaines années, le pourcentage était inverse. Cela rendait la compétition plus âpre. Nous apprîmes aussi que Hereena, du Premier Chariot, avait été gagnée par un officier turien qui représentait la Maison de Saphrar des Marchands, auquel il l'avait offerte contre un certain prix. Je crus comprendre qu'elle serait une danseuse de plus dans son corps de ballet. — Un peu de parfum et de soie, cela fera du bien à cette gamine, commenta Kamchak. C'était étrange de songer à elle, si sauvage et insolente, hautaine sur le dos de son kaiila, maintenant transformée en esclave parfumée enveloppée de soie chez les Turiens. — Elle a besoin de tâter du fouet et de l'acier, la petite garce, murmura Kamchak entre deux gorgées de Paga qui manquèrent de peu vider le flacon. Je me disais que c'était quand même dommage pour Hereena, mais j'imaginais qu'il y avait au moins un garçon dans les Chariots, le jeune Harold qui ne portait pas encore la Cicatrice du Courage et qu'elle avait si souvent malmené, qui devait être content, après tous ses mépris et insultes, de la savoir désormais bien enfermée avec bracelets et clochettes derrière les hautes murailles d'un des Jardins de Plaisir de Turia. Nous avions effectué un tour complet et nous nous trouvions devant le véhicule du marchand de filles. Nous décidâmes d'un pari à qui paierait la deuxième bouteille de Paga. — Le vol des oiseaux? me proposa Kamchak. — D'accord, mais à moi de choisir en premier. — Très bien. Je savais, naturellement, que nous arrivions au printemps, et que dans cet hémisphère la plupart des oiseaux, s'ils étaient migrateurs, se dirigeaient au sud. — Sud, dis-je. — Nord, contra-t-il. Nous attendîmes une minute environ, et je vis plusieurs oiseaux - des mouettes de rivière - qui volaient vers le nord. — Ce sont des mouettes du Vosk, m'apprit Kamchak, Au printemps, elles vont au nord. Je pris quelques piécettes dans ma bourse pour le Paga, — Les premières migrations au sud des cerfs-volants de prairie ont déjà eu lieu, m'expliqua-t-il. Les migrations du hurlit des forêts et du gim cornu ne viennent que plus tard dans le printemps. Nous sommes à l'époque du vol des mouettes du Vosk. — Ah, bon, fis-je. Tout en beuglant des chants tuchuks, on réussit à regagner le chariot. Élisabeth avait fait rôtir la viande, mais elle était beaucoup trop cuite. — La viande est trop cuite, observa Kamchak. — Ils sont tous les deux saouls à mort, constata Aphris de Turia. Je la regardai. Toutes les deux étaient belles. — Non, rectifiai-je, nous sommes dans un merveilleux état d'ébriété. Penché en avant, les yeux mi-clos, Kamchak examinait les filles en détail. Je clignai les paupières à plusieurs reprises. — Quelque chose qui ne va pas ? demanda Élisabeth. Je remarquai qu'elle avait une large marque rouge a la joue, que ses cheveux étaient un peu décoiffés et que son autre joue, la gauche, était labourée par cinq griffes. — Non, répondis-je. Aphris de Turia paraissait encore plus mal en point. Elle avait sûrement perdu plus d'une poignée de cheveux. Son bras gauche portait des empreintes de dents et, si je me trompais pas, elle avait l'oeil droit au beurre noir. — La viande est trop cuite, grommela Kamchak. Le maître ne s'intéresse pas aux querelles des esclaves, c'est audessous de sa condition. Naturellement, il ne serait pas content qu'une de ses femmes soit mutilée, aveugle ou défigurée. — S'est-on occupé des bosks ? s'enquit-il. — Oui, répondit Élisabeth d'un ton ferme. Kamchak porta les yeux sur Aphris. — S'est-on occupé des bosks ? répéta-t-il. Elle leva soudain des yeux brillants de larmes. Elle jeta regard coléreux à Élisabeth. — Oui, on s'est occupé d'eux, répondit-elle. — Bien, bien, fit Kamchak. Puis il pointa un doigt sur la viande. — Elle est trop cuite. — Vous êtes arrivés des heures en retard, lui fit observer Élisabeth. — Oui, des heures, répéta Aphris. — Elle est trop cuite, dit Kamchak. — Je vais en rôtir d'autre, proposa Élisabeth en se levant. Elle s'y mit. Aphris se contenta de renifler. Une fois la viande prête, Kamchak mangea son content but aussi tout un flacon de lait de bosk. J'en fis autant bien que le lait, au moins pour moi, ne fît guère bon ménage avec le Paga de l'aprèsmidi. Comme il lui arrivait souvent, Kamchak était assis sur un objet qui ressemblait à de la pierre grise, de forme cubique, mais aux angles légèrement arrondis. La première fois que j'avais vu ça parmi le bazar dans un coin du chariot - de lourds coffres et de grosses coupes remplies de joyaux - j'avais pensé qu'il s'agissait en effet d'un morceau de roche. Une fois qu'il fouillait parmi ses affaires, il l'avait expédié d'un coup de pied dans ma direction pour que je l'observe et j'avais eu la surprise de le voir rebondir sur le tapis. Intéressant comme c'était léger. Avec une consistance et un grain de cuir. Cela me rappelait certains éboulements de rocs que j'avais aperçus dans des parties abandonnées des habitations des Prêtres-Rois, loin sous les Sardar. Ou n'aurait pas remarqué l'objet au milieu de ces rocs. — Qu'est-ce que tu en penses ? m'avait demandé Kamchak. — Intéressant, avais-je fait. — Oui, c'est ce que je me suis dit. Il avait tendu les deux mains et je lui avais renvoyé la chose. — Il y a un certain temps que je l'ai. Ce sont deux voyageurs qui me l'ont donné. — Ah? Quand il eut fini de manger son rôti et vidé son flacon de lait, il secoua la tête et se frotta le nez. Il lança un coup d'oeil à Miss Cardwell. - Tenchika et Dina sont parties, lui dit-il. Tu peux de nouveau coucher dans le chariot. Elle lui adressa un regard chargé de gratitude. Je crus comprendre que le sol était plutôt dur sous le véhicule. — Merci, dit-elle. — Je croyais qu'il était ton maître, observa Aphris. — Maître, ajouta Élisabeth avec un coup d'oeil farouche à Aphris. Je commençais à comprendre qu'il y avait des difficultés dans un chariot quand il s'y trouvait plus d'une femme. Pourtant Tenchika et Dina ne s'étaient guère prises de querelle. Peut-être parce que Tenchika avait le coeur ailleurs, dans le véhicule d'Albrecht. — Et qui donc étaient cette Tenchika et cette Dina, s'il m'est permis de le demander ? reprit Aphris. — Des esclaves, des filles turiennes, dit Kamchak. — Elles ont été vendues, ajouta Élisabeth. — Ah oui ? fit Aphris. J'imagine que je n'aurai pas la bonne fortune d'être vendue ? — Elle rapporterait sûrement un prix élevé, dit Élisabeth d'un ton où perçait l'espoir. — Sûrement plus élevé qu'une barbare, rétorqua Aphris. — Ne t'inquiète pas, petite Aphris, lui dit Kamchak, quand j'en aurai assez de toi - et si je le veux bien - je te ferai monter sur le piédestal des enchères dans le chariot des filles publiques. — J'attendrai ce jour avec impatience. — D'un autre côté, remarqua Kamchak, il se pourrait que je te donne à dévorer aux kaiilas. Sur quoi la demoiselle de Turia se mit à trembler un peu et baissa les yeux. — Je doute que tu me sois très utile, poursuivit le Tuchuk, et il faut bien que les kaiilas mangent. Aphris releva la tête avec colère. Élisabeth battit des mains en riant. — Quant à toi, petite barbare, fit-il en regardant durement l'Américaine, tu es si stupide que tu n'es même pas fichue de danser ! À son tour, Élisabeth baissa la tête, rabrouée elle aussi, honteuse. Kamchak disait la vérité. La voix d'Aphris se fit basse et timide : — Moi non plus, je ne sais pas. — Comment? hurla Kamchak. — Non, je n'ai jamais appris. — Viande à kaiilas ! — Désolée, mais je n'avais jamais envisagé de devenir esclave un jour, protesta-t-elle. — Tu aurais quand même dû apprendre, répliqua Kamchak, visiblement très déçu. — Ridicule, dit Aphris. — Ça va me coûter de l'argent, s'obstina-t-il, mais tu apprendras. Je te ferai donner des leçons. Aphris renifla en se détournant. Élisabeth avait les yeux fixés sur moi. Mais ce fut à Kamchak qu'elle s'adressa, lui demandant à ma grande surprise : — Est-ce que je pourrais aussi apprendre? — Pourquoi ? fit-il. Elle baissa les yeux, rougissante. — Ce n'est qu'une barbare... releva Aphris... toute en genoux et en coudes... elle n'y arrivera jamais. — Ha-ha! ricana Kamchak. La Petite Barbare ne tient pas à n'occuper que la deuxième place dans le chariot Il secoua un peu la tête d'Élisabeth, d'un geste affectueux. — Tu es prête à combattre pour garder ta place ! Parfait! — Elle peut bien rester la première si elle veut, dit Aphris d'un ton méprisant. Je m'échapperai dès que l'occasion se présentera, pour rentrer à Turia. — Attention aux sleens de garde, l'avertit Kamchak. Elle blêmit. — Si tu cherches à quitter les chariots la nuit, ils te sentiront et ma jolie petite esclave sera mise en petits morceaux. — C'est la pure vérité, confirmai-je. — Je m'évaderai quand même, insista-t-elle. — Mais pas cette nuit ! fit Kamchak en s'esclaffant. — Non, pas cette nuit, répondit-elle d'un ton acide. Elle se mit à regarder le chariot autour d'elle, l'air dédaigneux. Son regard s'attacha un instant à la selle de kaiila qui faisait partie du prix que Kamchak avait touché pour la vente de Tenchika. Dans leurs étuis, sur la selle, étaient plantés les sept quivas. Aphris fit de nouveau face au Tuchuk. — Cette esclave, dit-elle en désignant Élisabeth, n'a pas du tout voulu me donner à manger. — C'est Kamchak qui doit manger le premier, Esclave, répliqua Élisabeth. — Eh bien, il a mangé maintenant. Kamchak prit un morceau de viande qui restait de ce qu'avait préparé Miss Cardwell et le tendit à Aphris. — Tiens, mange, mais n'y touche pas avec les doigts. Elle lui lança un coup d'oeil enragé, puis elle sourit. — Certainement, acquiesça-t-elle, et la fière Aphris de Turia, agenouillée, se pencha pour manger dans la main de son seigneur. Le rire du Tuchuk se coupa net quand elle lui planta sauvagement les dents dans la paume. — Aïe ! beugla-t-il en se levant d'un bond pour porter sa main à ses lèvres et sucer le sang qui coulait. Élisabeth et moi nous étions également redressés. Aphris avait couru à la selle aux sept quivas. Elle en empoigna un et se mit en garde, la lame pointée vers nous. Elle s'inclinait en avant, dans sa fureur. Kamchak se rassit sans cesser de se sucer la main. Nous nous rassîmes aussi, Élisabeth et moi. — Sleen! cria la fille. J'ai un couteau! Le Tuchuk ne lui prêtait aucune attention; il examinait sa main. Après s'être rendu compte que la blessure n'avait rien d'inquiétant, il ramassa le morceau de viande qu'il avait lâché et le lança à Élisabeth, qui se mit à manger en silence. Il montra ensuite du doigt les restes de viande trop cuite, pour lui indiquer qu'elle pouvait également les manger. — J'ai un couteau! répéta Aphris, menaçante. Kamchak se curait les dents du bout de l'ongle. — Apporte du vin, commanda-t-il à Élisabeth qui, la bouche pleine, alla prendre une gourde en peau et un gobelet qu'elle emplit. Lorsque Kamchak eut bu, il se tourna vers Aphris et lui déclara : — Pour ce que tu as fait, il est d'usage d'appeler un membre du Clan des Tortionnaires. — Je me tuerai avant, s'écria Aphris en posant sur son coeur la pointe du quiva. Le Tuchuk haussa les épaules. Elle ne se tua pas. — Non! C'est toi que je tuerai ! — C'est beaucoup mieux, beaucoup mieux, approuva Kamchak. — J'ai un couteau! s'exclama-t-elle encore. — Ça se voit, dit-il. Il se leva alors et marcha lourdement jusqu'à une paroi du véhicule d'ou il décrocha un fouet à esclaves. Il pivota face à Aphris. — Sleen ! fit-elle en pleurant. Elle leva sa main armée du couteau pour se précipiter en avant et le planter dans la poitrine de Kamchak, mais la mèche du fouet partit avant elle et je la vis s'enrouler quatre fois autour du poignet et de l'avant-bras de la fille qui poussa un cri de douleur. Kamchak avait fait un pas de côté et, d'un coup sec du poignet, lui fit perdre l'équilibre. Elle tomba et il la traîna brutalement sur le tapis, au bout de son fouet. Il lui posa alors un pied sur le bras et lui retira le couteau de la main. Il le passa dans sa ceinture. — Tue-moi! geignit la fille. Je refuse d'être ton esclave I Mais Kamchak l'avait déjà relevée, puis il la repoussa à l'endroit où elle s'était tenue avant. Étourdie de douleur, tenant son bras droit marqué de quatre bandes écarlates, elle le regardait. Kamchak prit alors le quiva à sa ceinture et le lança à travers la pièce contre une des perches de support de la tente de peaux, où il s'enfonça de cinq centimètres, au ras du cou d'Aphris. — Prends le quiva, lui commanda Kamchak. Elle tremblait de frayeur. — Prends-le ! Elle obéit. — Maintenant, remets-le à sa place. Elle le fit, toujours tremblante. — Et maintenant, approche et mange, dit Kamchak. Aphris de Turia, vaincue, vint s'agenouiller devant lui et prit délicatement des dents la viande qu'il avait dans la main. — Demain, dit-il, tu auras la permission - quand j'aurai terminé mon repas - de te nourrir toi-même. Peut-être maladroite, Élisabeth Cardwell choisit cet instant pour dire : — Vous êtes cruel. Étonné, il la regarda. — Je suis bon, déclara-t-il. — Comment ça? demandai-je. — Je l'autorise à vivre. — Je crois que tu as gagné ce soir, dis-je, mais je t'avertis que la fille de Turia n'a pas fini de penser à un quiva planté dans le coeur d'un guerrier tuchuk. — Bien sûr, avoua-t-il en souriant, tout en nourrissant Aphris, elle est magnifique. La demoiselle l'examinait, ahurie. — Pour une esclave turienne, ajouta-t-il. Il lui donna encore une bouchée de viande. Demain, petite Aphris, je te donnerai de quoi t'habiller. Elle lui adressa un regard reconnaissant. — Des clochettes et un collier, poursuivit-il. Les larmes vinrent aux yeux d'Aphris. — Puis-je te faire confiance? demanda-t-il. — Non, répondit-elle. — Des clochettes et un collier, reprit-il, mais j'y enroulerai des rangs de diamants... pour que tous ceux qui seront amenés à te voir sachent que ton maître a largement les moyens de te fournir tout ce que tu n'as pas. — Je te hais ! siffla-t-elle. — Parfait, parfait. Quand elle eut fini de manger et qu'Élisabeth lui eut servi un gobelet d'eau prise dans le seau de peau pendu à l'entrée, Aphris tendit les poignets à Kamchak. Celui-ci parut intrigué. — Tu vas certainement me mettre les bracelets et la chaîne des esclaves cette nuit? — Mais il est encore tôt, fit observer Kamchak. Les yeux de la fille trahirent un instant de crainte, mais elle reprit son air résolu: — Tu as fait de moi ton esclave, mais je reste Aphris de Turia. Tuchuk, tu peux tuer Aphris de Turia si tu en envie, mais sache qu'elle ne servira jamais à ton plaisir.. jamais. — Eh bien, tu sais, j'ai pas mal bu, ce soir. — Jamais, répéta-t-elle. — Je remarque que tu ne m'as jamais appelé Maître — Je n'accorde à aucun homme le titre de maître. — Je suis fatigué, dit-il en bâillant. J'ai eu une rude journée. Aphris frissonnait de rage, les poignets toujours tendus. — J'aimerais me retirer, dit-elle. — Alors je devrais peut-être te faire apporter des draps de soie écarlate et des fourrures de larl des montagnes, sourit Kamchak. — Comme tu veux. Il lui tapa sur l'épaule. — Ce soir, je ne t'enchaînerai pas et je ne te mettrai pas, les bracelets. Elle était évidemment surprise. Je vis ses yeux se porter furtivement sur la selle aux sept quivas. — Comme tu voudras, Kamchak, dit-elle, méfiante. — Ne te souviens-tu pas du banquet de Saphrar ? lui demanda-til. — Bien sûr que je m'en souviens, affirma-t-elle, de plus en plus inquiète. — As-tu oublié l'épisode des petits flacons de parfum et l'odeur de bouse de bosk... avec quelle noblesse et quelle grandeur tu as tenté de dissiper de la salle du banquet cette odeur des plus déplaisantes, des plus répugnantes ? — Je me le rappelle, énonça-t-elle très lentement. — Et te rappelles-tu ce que je t'ai dit... ce que je t'ai promis à ce moment ? — Non ! Non ! s'écria-t-elle en se relevant d'un bond, mais Kamchak avait déjà sauté sur elle, l'avait ramassée et jetée sur son épaule. Elle se trémoussait et se débattait sur ce perchoir, battant des pieds et lui frappant le dos de ses deux petits poings. — Sleen ! Sleen ! Sleen ! cria-t-elle. Je suivis Kamchak sur les barreaux de l'échelle du chariot et, les yeux clignotant toujours sous l'effet du Paga, je remplis mon rôle avec beaucoup de sérieux, tenant ouvert le grand sac à fumier, près de la roue arrière gauche du véhicule. — Non, Maître ! répétait la fille en pleurnichant. — Tu ne donnes à personne le titre de Maître, lui rappela sévèrement Kamchak. Et je vis alors la charmante Aphris de Turia jetée la tête la première dans la vaste poche de cuir, toute hurlante et crachante, se démenant des bras et des jambes. — Maître ! Maître ! Maître ! implorait-elle. À moitié endormi, je voyais les parois du sac se gonfler d'un côté ou de l'autre à chacun de ses mouvements affolés. Kamchak boucla alors la lanière de fermeture de la poche et se redressa avec une lassitude apparente. — Je suis fatigué, déclara-t-il. J'ai vraiment eu une journée difficile et épuisante. Je le suivis dans le chariot où, très vite, on s'endormit profondément tous les deux. 12 LE QUIVA Pendant les quelques jours qui suivirent, je m'aventurai dans les parages de l'énorme chariot de Kutaituchik, l'Ubar des Tuchuks. Plus d'une fois, les gardes m'ordonnèrent de m'éloigner. Je savais que dans ce véhicule, si Saphrar avait dit la vérité, se trouvait la sphère dorée, certainement l'oeuf des Prêtres-Rois, qu'il tenait semblait-il tant à posséder. Je me rendais bien compte qu'il me faudrait d'une manière ou d'une autre accéder à l'intérieur pour trouver et récupérer la sphère, puis tenter de la rapporter dans les Sardar. J'aurais donné cher pour posséder un tarn. Même sur mon kaiila, j'avais la certitude que nombre de cavaliers, tenant à la mode tuchuk plusieurs montures de rechange à la longe, pourraient facilement me rattraper. Et ma piste serait sans doute suivie par des sleens de chasse bien dressés. La prairie s'étendait sur des centaines de pasangs dans toutes les directions. Peu d'endroits où se cacher. Il m'était, bien entendu, possible d'informer de ma mission Kutaituchik et Kamchak, pour voir ce qu'ils décideraient... mais je savais que Kamchak avait affirmé à Saphrar de Turia que les Tuchuks tenaient beaucoup à la sphère... et je n'avais aucun espoir de les persuader de s'en défaire... et je n'avais certes pas de richesses comparables à celles de Saphrar pour la leur acheter... et d'ailleurs les efforts de Saphrar pour acquérir honnêtement la sphère avaient échoué. J'hésitais toutefois à m'attaquer comme un voleur au véhicule de Kutaituchik, car les Tuchuks, à leur manière bourrue, m'avaient bien accueilli, et j'en étais venu à avoir de l'amitié pour quelquesuns d'entre eux, notamment mon railleur et rusé Kamchak dont je partageais le domicile sur roues. II me paraissait malhonnête de trahir leur hospitalité en essayant de dérober un objet auquel ils attachaient évidemment une grande valeur. Je me demandais d'ailleurs si un seul d'entre eux soupçonnait seulement la signification réelle de cette sphère qui renfermait — j'en étais sûr — le dernier espoir de la race des Prêtres-Rois. À Turia, je n'avais malheureusement rien découvert se rapportant au mystère du collier de message... ou à l'apparition de Miss Cardwell dans les plaines australes de Gor. Est-ce que Saphrar n'était pas la clé des énigmes qui se posaient à moi? Comment se faisait-il qu'un simple marchand fût informé de l'existence de la sphère ? Pourquoi était-il prêt à échanger une fortune contre un objet qui, apparemment, n'était qu'une curiosité? Il y avait là quelque chose qui ne s'accordait pas avec l'esprit mercantile, qui dépassait même la manie du collectionneur invétéré. Et cependant Saphrar n'était pas un imbécile, quoi qu'il fût d'autre. Lui-même — ou ceux qui l'employaient — avait au moins une vague idée de la nature de la sphère. Peut-être même savait-il ce qu'elle était. Si tel était le cas, et c'était vraisemblable, je me rendais compte qu'il fallait que je m'empare de l'oeuf le plus rapidement possible pour tenter de l'emporter au plus vite dans les Sardar. Il n'y avait pas de temps à perdre. Mais comment m'y prendre? Je décidai que le meilleur moment pour voler l'oeuf viendrait durant les jours de la Lecture des Présages. Alors Kutaituchik et tous les hommes importants de la tribu, parmi lesquels Kamchak, seraient à l'extérieur, dans les collines autour de la Vallée des Présages où, sur des centaines d'autels fumants, les haruspices des quatre Peuplades pratiqueraient leur science obscure, recueillant les présages, s'efforçant de découvrir s'ils étaient ou non favorables à l'élection de l'Ubar San, qui serait alors l'Ubar de tous les Chariots. S'il en était choisi un, j'espérais pour les Peuples des Chariots que ce ne serait pas Kutaituchik. Il avait pu être en son temps un grand guerrier, un homme habile, mais à présent, gras et somnolent, il n'éprouvai guère d'intérêt qu'envers le contenu de sa boîte à kanda. Toutefois, s'il devenait Ubar San, ce serait à l'avantage des cités de Gor, car Kutaituchik ne mènerait sûrement pas les Peuplades vers le nord, ni même devant les portes de Turia. Toutefois, me disais-je, il n'y aurait pas d'élection il n'y avait plus d'Ubar San depuis cent ans ou plus - car les Tribus, farouchement indépendantes, n'en voulaient pas. Je remarquai - ce n'était pas la première fois - une silhouette masquée qui me suivait, un être portant la cagoule du Clan des Tortionnaires. Sans doute excitais-je sa curiosité, moi, un étranger, ni marchand ni chanteur, qui vivais cependant dans le camp. Quand je le regardais, il se détournait. Peut-être imaginais-je seulement qu'il me suivait. Il me vint une fois l'idée d'aller lui poser la question, mais il avait disparu. Je revins vers le chariot de Kamchak. J'attendais le soir avec une certaine impatience. La petite bonne femme de Port Kar que nous avions vue dans le chariot d'esclaves en achetant du Paga avant les jeux de la Guerre d'Amour devait ce soir même exécuter la Danse de la Chaîne. Je me rappelai que le Tuchuk, si je n'étais pas intervenu, aurait même pu acheter cette fille. Elle avait certainement retenu son attention et, il faut bien l'avouer, la mienne aussi. On avait déjà élevé auprès du chariot d'esclaves une enceinte de rideaux de peau. En échange d'un prix d'entrée, le propriétaire accueillerait les visiteurs. Ces mesures m'irritaient dans un certain sens car, à l'ordinaire, la Danse de la Chaîne comme celle du Fouet, celle de l'Amour de la Fille qui vient de recevoir le Collier, la Danse de la Marque, et toutes les autres se font à ciel ouvert, le soir, à la lumière des feux, pour la plus grande joie de tous ceux qui ont envie d'y assister. Et avec l'accumulation des biens volés aux caravanes, rares sont les soirées, au printemps, où l'on ne puisse assister à l'une ou même à plusieurs de ces danses. Je songeai que la gamine de Port Kar devait être plendide à observer. Kamchak, qui n'était pas homme à séparer facilement d'un tarnet, avait dû obtenir des renseignements particuliers à ce sujet. Je décidai que je ne parierais pas avec lui à qui paierait les entrées. Quand j'arrivai au chariot, je constatai que les bosks étaient déjà pansés, bien qu'il fût encore tôt, et qu'il y avait une bouilloire sur un feu à l'extérieur. Je notai égaement que le sac à fumier était tout à fait rempli. J'escaladai les marches et entrai. Les deux jeunes femmes étaient là, et Aphris, à genoux derrière Élisabeth, lui peignait les cheveux. Si je me souvenais bien, Kamchak avait recommandé mille coups de peigne par jour. La peau de larl que portait Élisabeth avait récemment été brossée. Il semblait que les deux filles s'étaient lavées à la rivière, à quatre pasangs de distance, profitant de ce qu'elles allaient chercher de l'eau. Elles semblaient toutes les deux assez excitées. Peut-être Kamchak leur permettrait-il de sortir ? Aphris portait des clochettes au cou, aux poignets, aux chevilles. Je les entendais tinter pendant qu'elle coiffait Élisabeth. En dehors du collier, des bracelets et des anneaux de chevilles, auxquels étaient enroulés ou suspendus des rangs de diamants, elle était nue. — Salutations, Maître, dirent-elles d'une seule voix. — Ouille ! lâcha Élisabeth quand le peigne d'Aphris s'accrocha à un noeud de cheveux. --Salutations, répondis-je. Où est Kamchak? — Il va venir, dit Aphris. Élisabeth tourna un peu la tête. — C'est moi qui lui parlerai, déclara-t-elle. Je suis Première Fille. Le peigne s'accrocha de nouveau et Élisabeth cria. — Tu n'es qu'une barbare, dit Aphris d'un ton doux. — Coiffe-moi, Esclave, répliqua Élisabeth. — Volontiers... Esclave, fit Aphris en poursuivant sa besogne. — Je constate que vous êtes toutes les deux de bonne humeur, relevai-je. Et en réalité, elles l'étaient. Malgré leurs petites prises de bec, elles paraissaient heureuses. — Le Maître nous emmène ce soir voir la Danse de la Chaîne, par une fille de Port Kar, m'annonça Aphris. Je fus surpris. — Je ferais peut-être mieux de ne pas y aller, dit Élisabeth. J'aurais trop de peine pour la pauvre créature. — Tu peux toujours rester dans le chariot, lui suggéra Aphris. — Si vous la voyez, je ne crois pas que vous éprouverez de peine pour elle, dis-je. Je n'avais vraiment pas envie d'expliquer à Élisabeth que personne n'éprouve jamais de pitié envers une fille de Port Kar. Elles sont en général superbes, félines, méchantes, hors du commun. Et leurs danses sont renommées dans toutes les cités de Gor. Je me demandais vaguement pourquoi Kamchak emmenait les deux femmes, car le propriétaire du chariot de plaisir exigerait sûrement qu'il paie leurs entrées. — Holà! cria Kamchak en sautant dans le véhicule. De la viande ! Élisabeth et Aphris bondirent pour aller s'occuper de la marmite à l'extérieur. Il s'accroupit alors sur le tapis, non loin de la grille de bronze qui faisait office de réchaud. Il me scruta d'un air malin et, à mon grand étonnement, tira de sa sacoche un tospit, ce fruit jaune pâle, amer, qui ressemble un peu à une pêche mais a la grosseur d'une prune. Il me le jeta. — Pair ou impair? me demanda-t-il. J'avais bien décidé de ne plus parier avec lui, mais c'était une occasion de prendre ma revanche. En général, quand on devine le nombre des graines dans un tospit, les deux parieurs choisissent un nombre impair. La plupart du temps les graines sont en nombre impair. D'autre part, la variété rare du tospit à longue tige en a en général un nombre pair. Extérieurement, il est impossible de distinguer un fruit de l'autre. Je remarquai que, peut-être par accident, celui que m'avait jeté Kamchak avait eu la queue arrachée. Je présumai donc qu'il s'agissait de l'espèce rare à longue queue. — Pair, dis-je. Il me regarda d'un air peiné. — Les tospits ont presque toujours un nombre impair de graines, m'avertit-il. — Pair, répétai-je. — Très bien. Mange-le et tu verras. — Pourquoi le manger? Après tout, le fruit était très amer. Et pourquoi Kamchak ne le mangeait-il pas lui-même? C'était lui qui avait proposé de parier. — Je suis un Tuchuk, j'aurai peut-être la tentation d'avaler les pépins. — Alors, coupons-le, proposai-je. — On risque de manquer une graine, de cette façon. — On pourrait peut-être écraser les tranches ? — Mais ce serait se donner beaucoup de mal et cela pourrait tacher le tapis. — Eh bien, écrasons-le dans un bol, avançai-je. — Seulement il faudra le laver ensuite. — Oui, c'est vrai. — Compte tenu de tout cela, je pense que tu devrais le manger. — Tu as sans doute raison, dis-je. Je mordis dans le fruit avec résignation. Pour de l'amertume, c'était de l'amertume. — En outre, reprit Kamchak, je n'aime pas beaucoup les tospits. — Ça ne m'étonne pas. — Ils sont très amers. — Je m'en rends bien compte, dis-je. J'achevai de mâcher et, bien entendu, il y avait sept pépins. — La plupart des tospits ont leurs graines en nombre impair, m'informa-t-il. — Je le sais. — Alors pourquoi avoir choisi pair? — Je me suis figuré que tu avais trouvé un tospit à longue queue. — Mais on n'en trouve jamais avant la fin de l'été. — Ah? fis-je. — Comme tu es le perdant, remarqua-t-il, je pense qu'il n'est que justice que tu paies les entrées au spectacle. — Bon, d'accord. — Les esclaves nous accompagneront, ajouta-t-il. — Mais naturellement. Je tirai de ma bourse quelques pièces que Kamchak glissa dans un pli de sa ceinture de tissu. Pendant qu'il se livrait à cette occupation, je lançai un coup d'oeil insistant aux coupes emplies de bijoux et aux coffres bourrés de tarnets d'or, dans le coin du chariot. — Voici les esclaves, annonça Kamchak. Elles entrèrent, porteuses de la marmite qu'elles disposèrent sur la grille de bronze au-dessus du réchaud intérieur. — Va donc! Demande-lui, souffla Élisabeth, Esclave ! Aphris semblait embarrassée et effrayée. — La viande! commanda Kamchak. On mangea tous ensemble car il ne restait guère de temps pour respecter le protocole. Quand on eut fini, Élisabeth donna un coup de coude à Aphris. — Demande-lui, dit-elle. Aphris baissa la tête et fit un signe négatif. Élisabeth regarda Kamchak. — Une de tes esclaves voudrait te demander quelque chose, dit-elle. — Laquelle des deux ? — Aphris, dit fermement Élisabeth. — Non, dit Aphris, non, Maître. — Donne-lui du vin de Ka-la-na, ordonna Élisabeth. Aphris se leva et apporta non pas une gourde de peau, mais un flacon du vin réputé de Ka-la-na, que l'on produit dans les vignobles autour de la Grande Cité d'Ar. Elle apporta en plus une grande chope noire bordée de rouge, en provenance de l'île de Cos. — Puis-je te servir? demanda-t-elle. Les yeux de Kamchak brillèrent. — Oui, dit-il. Elle versa le vin et remit le flacon en place. Kamchak lui avait très attentivement examiné les mains. Elle avait brisé le cachet de la bouteille avant de la déboucher. La chope était posée le fond en l'air quand elle l'avait choisi. Si elle avait empoisonné le vin, elle s'y était certes prise de façon remarquablement adroite. Elle s'agenouilla ensuite devant lui dans la position de l'Esclave de Plaisir et, la tête entre ses bras tendus, lui présenta la chope. Il le prit, le renifla, y trempa prudemment les lèvres. Puis il renversa la tête et avala tout d'un coup. — Hahah! fit-il quand il eut terminé. Aphris sursauta. — Eh bien, fit Kamchak, qu'est-ce qu'une Turienne désire demander à son maître ? — Rien, répondit-elle. — Si tu ne le lui demandes pas, c'est moi qui m'en chargerai, intervint Élisabeth. — Parle, Esclave ! cria Kamchak, et Aphris pâlit et secoua la tête. — Elle a trouvé aujourd'hui une chose que quelqu'un avait jetée, dit Élisabeth. — Apporte-moi ça! ordonna Kamchak. Intimidée, Aphris se releva et se rendit près de la fine couverture qui lui servait de couche aux pieds du Tuchuk. Il y avait, à l'intérieur, un morceau de tissu d'un jaune passé qu'elle avait plié très serré. Elle l'apporta à Kamchak et le lui tendit. Il le prit et le déplia d'un coup sec. C'était une camisk usée et tachée, qui avait certainement été portée par une des demoiselles de Turia conquises pendant la Guerre d'Amour. Aphris était prosternée, tremblante, la tête sur le tapis. Quand elle la releva, elle avait les larmes aux yeux. Elle dit très doucement : — Aphris de Turia, la fille esclave, supplie son maître de lui permettre de se vêtir. — Aphris de Turia qui supplie qu'on lui permette de porter la camisk ! répéta Kamchak en riant. Elle fit un bref signe affirmatif, et attendit. — Approche, petite Aphris, dit Kamchak. Elle s'avança. Il posa les mains sur les rangs de diamants suspendus à son cou. — Que préfères-tu porter, les diamants ou la camisk ? demandat-il. — Je vous en prie, Maître, la camisk. Kamchak lui arracha les diamants du cou et les jeta de côté. Puis il tira de sa sacoche la clé du collier et des anneaux aux clochettes et, une à une, ouvrit les serrures. Elle n'en croyait pas ses yeux. — Tu faisais beaucoup de bruit, dit-il d'un ton sévère. Élisabeth frappa dans ses mains, de plaisir, et se mit à examiner la camisk. — La fille esclave éprouve de la reconnaissance envers son maître, dit Aphris, toujours en larmes. — Et ce n'est que justice, approuva Kamchak. Alors, enchantée, Aphris, avec l'aide d'Élisabeth, enfila la camisk. Avec ses yeux sombres en amande et ses longs cheveux noirs, la camisk jaune lui allait merveilleusement. — Viens ici ! commanda Kamchak, et Aphris accourut à lui, à petits pas pressés. — Je vais te montrer comment on porte la camisk, dit il, prenant le cordon et l'ajustant en deux ou trois mouvements et secousses qui faillirent couper le souffle à la Turienne. Il serra ensuite la cordelière autour de sa taille. — Et voilà! conclut-il. Je fus obligé de convenir qu'Aphris de Turia était des plus attirantes, ainsi vêtue. Puis, à ma grande surprise, elle esquissa quelques pas et vint pivoter deux fois devant Kamchak. — Ne suis-je pas jolie, Maître? s'enquit-elle. — Si, reconnut le Tuchuk en hochant la tête. Elle rit de plaisir, aussi fière de ce vêtement usé qu'elle l'avait été de ses robes blanc et or auparavant. — Pour une esclave turienne, ajouta Kamchak. — Bien sûr, convint-elle en riant, pour une esclave turienne ! — Nous serons en retard au spectacle si nous ne nous pressons pas, émit Élisabeth. — Je croyais que tu restais dans le chariot? s'étonna Aphris. — Non, j'ai changé d'avis, répondit Élisabeth. Kamchak fouillait dans tout son bazar et finit par revenir avec deux paires d'entraves poignets-chevilles. — Pourquoi cela ? demanda Aphris. — Pour que vous n'oubliiez pas que vous êtes des esclaves, grommela-t-il. Allons, venez. Avec mon argent, honnêtement gagné au jeu, bien entendu, il paya nos entrées et nous pénétrâmes dans l'enceinte de rideaux. Plusieurs hommes et quelques-unes de leurs femmes étaient déjà là. Je vis même parmi eux quelques Kassars et Paravacis, et un Kataii ; on n'en rencontre que rarement dans les campements des autres tribus. Les plus nombreux étaient naturellement les Tuchuks, assis en tailleur, formant des cercles autour d'un grand feu allumé au centre de l'enceinte. Ils semblaient d'humeur joyeuse et riaient en agitant les mains tout en se racontant leurs exploits récents - plutôt nombreux, car c'était la saison la plus active des raids contre les caravanes. J'eus le plaisir de constater que ce n'était pas un feu de bouses de bosks, mais bien de bois, planches et poutres, mais mon plaisir s'amoindrit quand je m'aperçus qu'il s'agissait des restes d'un chariot de marchand. D'un côté, derrière un espace libre, se tenait un groupe de neuf musiciens. Ils ne jouaient pas encore, mais l'un d'eux martelait distraitement un rythme sur un tambourin; deux autres accordaient leurs instruments à cordes en les portant près de leurs oreilles. Il y avait d'autres instruments, à cordes et à bec, ainsi que des cymbales et d'autres objets que je ne connaissais pas. À propos des musiciens, il est à noter que, sur Gor, on ne les réduit jamais en esclavage; bien sûr, on peut les exiler, les torturer, même les tuer. On dit, et c'est peut-être vrai, que celui qui fait de la musique doit, comme le tarn et la mouette de Vosk, vivre libre. D'un autre côté se dressait le chariot d'esclaves. Les bosks avaient été emmenés ailleurs. Le véhicule était ouvert à quiconque avait envie de s'offrir une bouteille de Paga. — Il fait soif, me dit Kamchak. — J'offre le Paga, annonçai-je immédiatement. Quand je revins avec la bouteille, je dus contourner -et même piétiner - une ou deux fois des Tuchuks. L'un d'eux eut la politesse de me dire : « Pardonnez-moi d'être assis là où vous marchez. » À la manière tuchuk, je l'assurai que je n'étais pas offensé et, en nage, parvins enfin près de Kamchak. Il avait placé Aphris à sa droite et Élisabeth: à sa gauche. J'arrachai le bouchon avec les dents et tendis le flacon à Kamchak, devant Élisabeth, comme l'exigeait la coutume. Il manquait un tiers du liquide quand Élisabeth, l'air étourdi rien que de l'avoir respiré, me rendit la bouteille. J'entendis deux claquements et constatai que Kamchak avait mis une entrave à Aphris. Elle se composait d'un anneau pour le poignet et d'un autre pour la cheville, réunis par vingt centimètres de chaîne. Pour les filles qui se servent de préférence de la main droite, c'est de ce côté qu'on la boucle. Quand la fille s'agenouille en n'importe quelle position de la femme goréenne, libre ou non, ce n'est pas inconfortable. Malgré ce lien, Aphris, avec sa camisk jaune et ses cheveux flottant dans le dos, regardait tout autour d'elle avec intérêt. Je remarquai que plusieurs Tuchuks l'examinaient avec une admiration évidente. Bien entendu, sur Gor, les femmes esclaves ont l'habitude qu'on les dévisage ouvertement. Elles s'y attendent et cela leur plaît. Je m'apercevais avec une certaine ironie qu'Aphris ne faisait pas exception. Élisabeth Cardwell se tenait également la tête haute, agenouillée, le dos très droit, visiblement consciente qu'elle avait sa part de regards intéressés. Je songeai qu'Aphris était depuis plusieurs jours dans notre chariot et que, cependant, Kamchak n'avait pas encore fait venir le Maître des Fers. Elle n'était donc pas marquée et n'avait pas d'anneau à la narine. Cela me paraissait insolite. En outre, au bout d'un jour ou deux, il n'avait plus malmené la fille, bien qu'il l'eût corrigée sévèrement une fois qu'elle avait laissé tomber une coupe. De plus, il l'autorisait déjà à porter la camisk. Je souris intérieurement tout en avalant une bonne rasade de Paga. «Rusé Tuchuk, pas vrai ? » songeai-je. De son côté, Aphris, bien que les quivas fussent restés à sa portée, semblait, après quelques nuits de sommeil aux pieds de Kamchak, avoir renoncé au projet de lui en planter un dans le coeur. Bien sûr, elle aurait été malavisée de le faire, car, même si elle avait réussi son coup, la mort affreuse qu'elle aurait subie ensuite aux mains des Tortionnaires lui aurait fait regretter son geste. Par ailleurs, elle avait simplement pu avoir peur que Kamchak ne la surprenne en pleine action. Après tout, avec un collier et des anneaux chargés de clochettes, il est plutôt difficile d'approcher sans bruit de qui que ce soit. Et, si elle avait été surprise ainsi, elle pouvait craindre d'être replongée dans le sac à fumier toujours prêt contre la roue arrière gauche du véhicule. Apparemment, elle ne tenait pas à renouveler l'expérience... pas plus qu'Élisabeth, d'ailleurs. Je me rappelais bien le jour qui avait suivi la première nuit d'esclavage d'Aphris chez Kamchak. Nous avions dormi tard et, après un petit-déjeuner tardif, servi lentement par Élisabeth, nous nous étions souvenus d'Aphris et étions donc sortis pour lui ouvrir le bout de son sac de couchage. Elle s'en était dégagée à quatre pattes et à reculons et, bien qu'il fût encore tôt pour cela, avait supplié qu'on la laisse aller chercher de l'eau pour les bosks, afin de se laver de la tête aux pieds. Il semblait donc évident que la jolie fille de Turia s'efforcerait de ne plus jamais passer la nuit dans ces conditions. « Où veux-tu dormir cette nuit, Esclave ? » lui avait demandé Kamchak. « À tes pieds, si mon Maître le permet », avaitelle répondu avec une sincérité évidente. Kamchak avait ri. « Lèvetoi donc, paresseuse, les bosks ont besoin d'eau! » C'était avec gratitude qu'elle avait pris les seaux de peau pour aller à la rivière. J'entendis un bruit de chaîne et levai les yeux. Kamchak me passa l'autre entrave. — Enchaîne la barbare, dit-il. J'en fus surpris, et Élisabeth également. Pourquoi Kamchak me chargeait-il de cette besogne ? Elle était à lui, pas à moi. C'est une marque implicite de propriété que de passer la chaîne à une esclave. Il est extrêmement rare que le maître ne s'en acquitte pas en personne. Élisabeth, toujours à genoux, s'était soudain raidie, le souffle court. Je tendis la main et lui pris le poignet droit que je tirai derrière son dos. Puis je lui saisis la cheville gauche et la soulevai un peu pour y passer l'anneau ouvert. Je le refermai avec un lourd déclic. Son regard timide, effrayé, croisa le mien. Je glissai la clé dans ma sacoche et reportai mon attention sur la foule. Kamchak tenait maintenant Aphris dans son bras droit. — Dans peu de temps, lui disait-il, tu verras ce que peut faire une vraie femme. — Elle ne sera jamais qu'une esclave, tout comme moi, lui répondait-elle. Je fis de nouveau face à Élisabeth. Son visage trahissait une incroyable timidité. — Qu'est-ce que ça signifie, s'enquit-elle, que ce soit vous qui m'ayez enchaînée? — Rien. Elle baissa les yeux et, sans les relever, déclara : — Il l'aime. — Aphris l'esclave? fis-je en ricanant. — Serai-je vendue? demanda-t-elle. Je ne voyais pas de raison de cacher la vérité. — C'est possible, dis-je. Cette fois, ses yeux se mouillèrent. — Tarl Cabot, murmura-t-elle, s'il doit me vendre, achetez-moi. Je la regardai, n'en croyant pas mes oreilles. — Et pourquoi ? Elle inclina la tête en avant, sans répondre. Kamchak passa le bras devant Élisabeth pour me reprendre la bouteille de Paga. Puis il se mit à lutter contre Aphris, lui repoussant la tête en arrière, lui pinçant le nez, lui enfonçant le goulot dans la bouche. Elle se débattait, riait, secouait négativement la tête. Puis elle dut bien reprendre haleine, et une grande rasade de Paga lui coula dans la gorge, et elle s'étouffa puis se mit à tousser. Je doutais qu'elle eût jamais goûté boisson plus forte que les vins sirupeux de Turia. Maintenant, Kamchak lui tapait dans le dos. — Pourquoi? répétai-je à Élisabeth. Mais, de sa main droite libre, elle avait ôté la bouteille de Paga des mains de Kamchak et, à sa grande stupeur, elle avala, sans se rendre compte des conséquences probables, cinq grandes gorgées de vin. Puis je récupérai le flacon. Elle écarquilla soudain les yeux et se mit à cligner les paupières. Elle exhala lentement de l'air, mais c'était plutôt comme du feu, et elle subit une réaction à retardement, une toux saccadée, pénible, spasmodique, au point que, de peur de la voir suffoquer, je me mis à lui taper dans le dos. Enfin, pliée en deux, cherchant son souffle, elle parut reprendre ses esprits. Je la tenais par les épaules, mais elle fit brusquement tourner le buste entre mes mains et, comme j'étais assis en tailleur, se jeta à plat dos sur mes genoux, le poignet droit entraînant la cheville gauche. Elle s'étirait de son mieux, sans pudeur. J'en étais sidéré. Elle me regarda. — Parce que je suis mieux que Dina et Tenchika, dit-elle. — Mais pas mieux qu'Aphris! lança cette dernière. — Si, contra Élisabeth, mieux qu'Aphris. — Redresse-toi, petite femelle de sleen, dit Kamchak, amusé, sinon, pour sauver mon honneur, je devrai te faire empaler. Élisabeth gardait les yeux sur moi. — Elle est ivre, dis-je à Kamchak. — Il y a peut-être des hommes qui aimeraient une barbare, médita Élisabeth. Je la remis à genoux, de force. — Personne ne m'achètera! se lamenta-t-elle. Immédiatement, trois ou quatre Tuchuks arrivèrent et firent des offres. Je craignais, si les enchères montaient assez haut, que Kamchak ne se sépare de Miss Cardwell, sur-le-champ. — Vends-la, lui conseilla Aphris. — La paix, Esclave ! dit Élisabeth. Kamchak fit retentir son rire rugissant. Le Paga avait apparemment eu des effets rapides et puissants sur Miss Cardwell. Elle avait du mal à rester à genoux et, pour finir, je la laissai s'appuyer contre mon épaule droite, où elle enfonça le menton. — Tu sais, me dit Kamchak, la Petite Barbare porte bien ta chaîne. — Tu dis des bêtises. — J'ai pourtant remarqué que, lors des jeux, quand tu as cru que les hommes de Turia nous chargeaient à la lance, tu étais tout prêt à sauver cette bonne femme. — Je ne voulais pas que l'on endommage ton bien. — Elle te plaît, m'annonça-t-il. — Ridicule ! — Ridicule, répéta Élisabeth, d'un ton somnolent. — Vends-la-lui, recommanda Aphris en laissant échapper un hoquet. — Tout ce que tu voudrais, c'est devenir la Première Fille, lui déclara Élisabeth. — Moi, je la donnerais aussi pour rien, reprit Aphris, ce n'est qu'une barbare. Élisabeth écarta la tête de mon épaule pour me regarder. Elle me parla en anglais : — Je m'appelle Miss Élisabeth Cardwell, monsieur Cabot. Voudriez-vous m'acheter? — Non, répondis-je, en anglais également. — C'est bien ce que je pensais, fit-elle, toujours dans cette langue, et elle reposa la tête sur mon épaule. — N'as-tu pas observé ses mouvements et sa respiration quand tu as refermé l'acier sur elle ? s'enquit Kamchak. Je n'y avais pas prêté attention. — Je n'ai rien remarqué, répondis-je. — Pourquoi crois-tu que je t'aie laissé l'enchaîner? — Je n'en sais rien. — Pour voir, affirma-t-il. Et c'est bien comme je pensais... ton acier l'enflamme. — Bêtises ! répliquai-je. — Bêtises, confirma Élisabeth. — Veux-tu l'acheter ? me demanda Kamchak, tout à trac. — Non. — Non, répéta Élisabeth. La dernière des choses dont j'eusse besoin dans la dangereuse mission qui m'attendait, c'était de m'encombrer d'une esclave. — Est-ce que le spectacle va bientôt commencer ? demanda Élisabeth à Kamchak. — Oui, répondit-il. — Je ne sais pas si je devrais y assister, murmura Miss Cardwell. — Autorise-la à rentrer au chariot, suggéra Aphris. — Je crois bien que je pourrais rentrer sur un seul pied, émit Élisabeth. Je doutais personnellement qu'elle en fût capable, surtout dans son état présent. — Tu le pourrais sans doute, dit Aphris, tu as les jambes musclées... Ce n'était pas le terme que j'aurais employé pour décrire les jambes de Miss Cardwell; toutefois, elle savait bien courir. Elle leva le menton de mon épaule. — Esclave ! fit-elle. — Barbare ! rétorqua Aphris. — Libère-la, me dit Kamchak. Je fouillai dans ma sacoche pour y prendre la clé de l'entrave. — Non, je reste, décida Élisabeth. — Si le Maître le permet, intervint Aphris. — Oui, fit méchamment Élisabeth, si le Maître le permet. — D'accord, dit Kamchak. — Merci, Maître, énonça poliment Élisabeth, qui posa de nouveau la tête sur mon épaule. — Tu devrais l'acheter! insista Kamchak. — Non. — Je te ferai un bon prix. « Oui, me dis-je, un bon prix, et comment ! » — Non, répétai-je. — Très bien. À ce moment apparut sur les marches du chariot d'esclaves une silhouette féminine vêtue de noir. J'entendis Kamchak dire à Aphris de se tenir tranquille, et il donna un coup de coude dans les côtes d'Élisabeth pour la réveiller. — Regardez, pauvres tripoteuses de chaudrons, leur enjoignit-il, et peut-être apprendrez-vous enfin quelque chose. Le silence s'établit dans l'assistance. Je remarquai dans un coin un membre encapuchonné du Clan des Tortionnaires. Je fus certain que c'était lui qui me suivait souvent parmi les chariots du camp. Toutefois je l'oubliai aussitôt pour me concentrer sur le spectacle qui allait commencer. Aphris observait l'arène d'un air intense, les lèvres entrouvertes. Les yeux de Kamchak étincelaient. Même Élisabeth, qui avait retiré sa tête de mon épaule, se redressait sur les genoux pour mieux voir. La silhouette enveloppée de lourds voiles noirs descendit lentement du chariot. Une fois sur le sol, elle s'immobilisa et resta ainsi toute droite, un long moment. Puis la musique se fit entendre, d'abord les tambourins, sur un rythme qui évoquait les battements de coeur d'un être en fuite. Au son de la musique, en des attitudes magnifiques, la silhouette noire semblait courir de droite et de gauche, évitant par instants des objets invisibles, ou levant les bras, comme si elle s'enfuyait parmi les foules d'une cité en flammes... toute seule, mais parvenant à évoquer autour d'elle des centaines de présences. Maintenant, à peine distincte à l'arrière-plan, apparaissait l'ombre d'un guerrier en cape rouge. Lui aussi s'approchait, sans même avoir l'air de bouger, et il semblait que, partout où la femme courait, se dressait le guerrier. Finalement, il lui mit la main sur l'épaule, et elle rejeta la tête en arrière et leva les bras. Tout son corps exprimait le malheur et le désespoir. Il fit virer la silhouette face à lui et, des deux mains, la débarrassa de son capuchon et de son voile. L'assistance poussa un cri de plaisir. Le visage de la fille était figé dans l'expression stylisée d'une lamentation terrifiée. Je l'avais déjà vue, naturellement, et Kamchak aussi, mais c'était quand même frappant de la revoir ainsi à la clarté du feu... avec ses longs cheveux d'un noir soyeux, ses sombres yeux, le hâle de sa peau. Elle paraissait supplier le guerrier, mais il ne bougeait pas. Elle donnait l'impression de se tordre d'angoisse et de tenter d'échapper à son étreinte, mais sans y parvenir. Puis il ôta ses mains des épaules de la femme et, aux clameurs de la foule, elle se laissa choir à ses pieds pour l'accomplissement de la cérémonie de soumission, à genoux, la tête basse, les bras levés et tendus, les poignets en croix. Le guerrier se détourna alors et étendit une main. Dans l'ombre, quelqu'un lui envoya la chaîne enroulée et le collier. Il fit signe à la femme de se relever, ce qu'elle fit, pour se tenir devant lui, tête toujours basse. Il la lui redressa puis ferma le collier à son cou dans un déclic entendu de toute l'assistance - c'était un collier turien. La chaîne qui y était attachée était beaucoup plus longue que celle de la Sirik, et atteignait une demi-douzaine de mètres. Alors, toujours au son de la musique, la fille se tordit, se retourna et s'éloigna de lui, qui laissait filer la chaîne, jusqu'à ce qu'elle soit à six mètres de lui, en bout de course. Elle ne bougea plus durant un moment, accroupie, les mains sur la chaîne. Je constatai qu'Aphris et Élisabeth étaient fascinées. Kamchak lui-même ne détachait pas les yeux de la femme. La musique avait cessé. Puis, avec une soudaineté qui faillit me faire lever et qui arracha une clameur à l'assistance, la musique reprit mais, cette fois, c'était un cri barbare de rébellion et de fureur, et la fille de Port Kar s'était transformée en un larl qui mordait sa chaîne. Elle s'était débarrassée de ses robes noires pour se tenir toute révélée à travers les plis ondoyants des Soieries de Plaisir. La danse trahissait hissait maintenant la frénésie et la haine d'une fureur qui allait jusqu'à découvrir les dents et gronder. Elle virait à l'intérieur du collier, dont la largeur le permettait. Elle tournait autour du guerrier comme une planète captive de son soleil rouge, à bout de chaîne. Mais il la raccourcissait d'un tour de main à chaque révolution. Parfois il la laissait prendre de nouveau du champ, mais jamais la pleine longueur de l'attache, qui diminuait sans cesse. La danse se décompose en plusieurs phases, selon l'orbite permise à la prisonnière par la chaîne. Certaines sont très lentes, à mouvements presque imperceptibles, sinon ceux de la tête ou des mains; d'autres gestes sont rapides, comme un défi; les uns gracieux et implorants ; certains majestueux, d'autres simples; de la fierté, de la peine ; mais chaque fois la danseuse se rapproche du guerrier. À la fin, celui-ci passa la main dans le collier et attira la fille épuisée vers ses lèvres, la soumettant à son baiser, et alors elle l'enserra de ses bras, obéissante, la tête contre sa poitrine. Il la souleva comme une plume et l'emporta hors du cercle éclairé. Kamchak, moi et les autres jetions des pièces d'or dans le sable, autour du feu. — Elle était belle ! s'écria Aphris de Turia. — Je n'aurais jamais cru qu'une femme pût l'être à ce point ! confirma Élisabeth, les yeux brillants — Vraiment merveilleuse, déclarai-je. — Et moi qui n'ai que de misérables bonnes femmes touchant tout juste à la cuisine! renchérit Kamchak. Nous nous étions levés, le Tuchuk et moi. Aphris appuya soudain la tête contre la cuisse de Kamchak et, les yeux baissés, murmura: — Cette nuit, fais de moi ton esclave. Il lui saisit les cheveux et lui leva la tête pour qu'elle le regarde. Elle avait les lèvres entrouvertes. — Cela fait des jours que tu es mon esclave, dit-il. — Cette nuit, Maître ! Cette nuit, je t'en prie. Avec un rugissement de triomphe, il la souleva de terre et la jeta, tout entravée qu'elle était, en travers de son épaule, puis se tourna face à Élisabeth et moi. Il leva la main droite en un geste généreux. — Pour cette nuit, cria-t-il, la Petite Barbare est à toi ! Puis il fit demi-tour pour disparaître en chantant derrière les rideaux. J'éclatai de rire. Élisabeth Cardwell l'avait regardé agir, les yeux écarquillés. Puis elle me fit front. — Il peut faire une chose pareille, n'est-ce pas ? — Naturellement. — Naturellement, fit-elle, engourdie. Pourquoi pas ? Tout à coup, elle tira sur l'entrave, mais ne put se lever et manqua de peu retomber durement. Elle se mit à frapper du poing contre le sol poussiéreux. — Je ne veux pas être esclave ! s'écria-t-elle. Je ne veux pas être esclave ! — Je suis désolé, fis-je. Quand elle me fixa des yeux, j'y vis des larmes. — Il n'en a pas le droit ! protesta-t-elle. — Il en a le droit. — Bien sûr, geignit-elle en baissant la tête. C'est comme un livre... une chaise... un animal. Elle est à vous ! Prenez-la! Gardez-la jusqu'à demain ! Vous me la rendrez au matin... quand vous en aurez assez d'elle ! Elle riait et sanglotait à la fois. — Je croyais que vous souhaitiez que je vous achète, lui fis-je remarquer. J'estimais devoir plaisanter un peu avec elle. — Ne comprenez-vous pas ? fit-elle. Il m'aurait tout aussi bien prêtée à n'importe qui - pas seulement à vous, mais à n'importe qui, n'importe comment ! — C'est exact. — À n'importe qui ! N'importe qui ! Elle pleurait. — Ne vous mettez pas dans cet état, lui conseillai-je. Elle secoua la tête, les cheveux tournoyant, puis elle me sourit à travers ses larmes. — Il semble bien, Maître... dit-elle, il semble bien que, pour le moment, je vous appartienne. — Ça m'en a tout l'air. — Allez-vous m'emporter au chariot sur votre épaule, demanda-telle d'un ton plus léger, comme Aphris de Turia ? — Veuillez m'excuser. Je me baissai et la libérai de ses entraves. Elle se mit debout, face à moi. — Que comptez-vous faire de moi ? demanda-t-elle. (Elle sourit)... Maître ? Je souris à mon tour. — Rien. N'ayez pas peur. — Oh? fit-elle en haussant le sourcil, l'air sceptique. Suis-je vraiment si laide ? — Vous n'êtes nullement laide. — Mais vous ne me désirez pas ? — Non. Elle me regarda hardiment, la tête rejetée en arrière. — Pourquoi ? s'enquit-elle. Que pouvais-je bien lui dire ? Elle était charmante, mais dans une situation pitoyable. J'étais ému en y pensant. Cette petite secrétaire, si loin de ses crayons, de sa machine à écrire, de son agenda et de ses blocs sténo - si loin de son propre monde -, tellement vulnérable, à la merci de Kamchak et, pour au moins cette nuit, à la mienne, si tel était mon bon plaisir. — Vous n'êtes qu'une petite barbare, lui dis-je. Je ne pouvais m'empêcher de voir en elle la jeune femme effrayée, en robe jaune, prise dans des jeux de guerres et d'intrigues qui dépassaient son entendement - le mien aussi d'ailleurs, dans une large mesure. Il fallait la protéger, l'abriter, la traiter avec bonté, la rassurer. Je ne parvenais pas à l'imaginer dans mes bras - avec ses lèvres ignorantes et timides sur les miennes - car elle était et resterait seulement la malheureuse Élisabeth Cardwell, innocente victime d'un voyage inexplicable et injustement réduite en un esclavage qui lui faisait honte. Elle était de la Terre et ne savait pas quel incendie ses paroles auraient pu éveiller au coeur d'un guerrier de Gor... pas plus qu'elle ne se comprenait elle-même, ni la position où, esclave, elle se trouvait par rapport à l'homme libre auquel elle appartenait pour le moment. Je ne pouvais tout de même pas lui dire que tout autre guerrier, devant le regard qu'elle m'avait adressé, l'aurait aussitôt entraînée sans défense entre les hautes roues du chariot d'esclaves publiques. Elle était douce et naïve, mais elle ne comprenait pas, sotte à sa manière - une fille de la Terre, pas sur la Terre, pas une femme de Gor sur son propre monde barbare. Elle serait toujours de la Terre, la fille jolie et brillante avec son bloc à la main, comme beaucoup d'autres de la Terre qui, faute d'être des hommes, n'osent cependant pas être des femmes. — Cependant, avouai-je en lui donnant une petite tape sur la tête, vous êtes une bien jolie petite barbare. Elle me regarda un long moment dans les yeux, puis se détourna en pleurant. Je la pris dans mes bras pour la consoler, mais elle me repoussa, et se sauva de l'enceinte en courant. Perplexe, je la suivis des yeux. Puis, avec un haussement d'épaules, je sortis à mon tour en me disant que cela ne me ferait pas de mal de me promener quelques heures parmi les chariots avant de regagner le nôtre. Je songeais à Kamchak. J'éprouvais de la joie pour lui. Jamais encore je ne l'avais vu si heureux. Mais l'idée d'Élisabeth m'embarrassait, car il me semblait qu'elle avait eu une bien étrange conduite ce soir. J'imaginais que, dans l'ensemble, elle était affolée à l'idée que bientôt ce ne serait plus elle la Première Fille du chariot, et même qu'elle ne tarderait guère à être vendue. Certes, après avoir vu comment se comportait Kamchak avec son Aphris, ces deux hypothèses n'avaient rien d'impossible. Élisabeth avait des raisons d'avoir peur. Je pourrais, bien sûr, encourager Kamchak à la vendre à un bon maître, mais le Tuchuk, accommodant à l'occasion, aurait une idée bien arrêtée du prix qu'il voudrait tirer d'elle. Bien sûr, si j'arrivais à trouver la somme demandée, je pourrais l'acheter moimême et lui chercher un bon maître. Je pensais que peut-être Conrad des Kassars lui conviendrait. Mais il avait récemment gagné une Turienne aux jeux. En outre, tout le monde n'aurait pas envie d'une esclave barbare, non éduquée à son rôle, car il faudra de toute façon, la nourrir... et, en ce printemps, il suffisait de traverser le campement pour se rendre compte qne ce n'étaient pas les filles qui manquaient... et c'étaient des goréennes... ce qu'Élisabeth ne serait jamais. Sans trop savoir pourquoi, j'achetai bêtement une autre bouteille de Paga. Peut-être pour avoir de la compagnie pendant ma promenade solitaire ? Je l'avais vidée au quart quand, en longeant un chariot, je vis passer vivement une ombre sur les planches laquées. D'instinct je bougeai la tête, et un quiva s'enfonça de six ou sept bons centimètres dans le flanc du véhicule. Je jetai la bouteille et pivotai vivement pour distinguer à une quinzaine de mètres, entre deux chariots, la silhouette de l'homme à la cagoule, celui du Clan des Tortionnaires qui m'avait suivi. Il vira et s'enfuit. J'empoignai mon épée et partis à sa poursuite, d'une allure mal assurée, et, en une ou deux secondes, je trouvai ma voie barrée par un groupe de kaiilas à l'attache. Quand je fus parvenu à éviter leurs corps agités et à me glisser sous la corde qui les retenait, mon agresseur avait disparu. Je n'eus droit qu'aux reproches du propriétaire des kaiilas. Une de ces mauvaises bêtes tenta même de me mordre et déchira le haut de ma manche. Je retournai près du chariot et arrachai des planches le quiva. Le propriétaire du véhicule était à présent près de moi, porteur d'une torche. L'air peu satisfait, il examinait l'entaille faite dans le bois. — Un lancer maladroit, remarqua-t-il, d'un ton qui me parut maussade. — Peut-être, reconnus-je. — Mais, dans ces circonstances, reprit-il en me regardant, ça vaut sans doute mieux. — Oui, c'est bien mon avis. Je retrouvai mon flacon de Paga dans lequel il restait encore un peu de liquide. J'essuyai le goulot et tendis la bouteille à l'homme. Il but la moitié du contenu, puis me repassa le reste, que je vidai. — Pas mauvais, ce Paga, dit-il. — Je le trouve même plutôt bon. — Puis-je voir ce quiva? — Bien sûr. — Intéressant, observa-t-il. — Quoi ? — Le quiva. — Qu'a-t-il de particulier ? — Il vient des Paravacis, déclara-t-il. 13 L'ATTAQUE Le lendemain matin, à mon grand effarement, Élisabeth Cardwell resta introuvable. Kamchak en était hors de lui. Aphris, connaissant bien les habitudes de Gor et les colères des Tuchuks, était terrorisée et ne disait presque rien. — Ne fais pas lâcher les sleens de chasse, priai-je Kamchak. — Je les tiendrai en laisse, répondit-il sombrement. Ce fut avec beaucoup d'appréhension que j'examinai les deux sleens souples sur leurs six pattes, retenus par des chaînes. Kamchak leur faisait flairer la couverture de reps dans laquelle dormait Élisabeth. Leurs oreilles se couchaient le long de leurs têtes triangulaires ; leurs corps de serpents tremblaient; leurs griffes sortaient, se rétractaient, puis ressortaient ; ils levaient la tête et effectuaient un mouvement tournant, puis ils abaissaient leurs museaux au sol. Ils commençaient leurs miaulements, devenant plus agités. Je savais qu'ils suivraient d'abord la piste jusqu'à l'enceinte de peaux où nous avions assisté à la danse. — Elle a dû se cacher parmi les chariots, la nuit dernière, émit Kamchak. — Je vois, fis-je,... les sleens des troupeaux. Ils auraient mis la fille en pièces dans la prairie, à la clarté des trois lunes de Gor. — Elle ne doit pas être loin, dit Kamchak. Il se hissa sur la selle de son kaiila, un sleen de chasse sautillant et frémissant de chaque côté, leurs chaînes fixées au pommeau de sa selle. — Que vas-tu faire? demandai-je. — Lui couper les pieds, le nez, les oreilles, lui crever un oeil et la laisser vivre comme elle pourra autour des chariots. Avant que j'aie pu discuter avec le Tuchuk en colère, les sleens parurent soudain devenir fous, se cabrant sur leurs pattes de derrière, griffant l'air, tirant sur les chaînes. Kamchak réussit tout juste à les contenir. — Ha! s'écria le Tuchuk. Je vis alors Élisabeth Cardwell qui venait vers le chariot, portant deux seaux d'eau accrochés au joug posé sur ses épaules. Un peu d'eau se répandait hors des seaux. Aphris poussa une exclamation de joie et, à mon vif étonnement, courut jusqu'à Élisabeth pour l'embrasser et l'aider à porter sa charge. — Où étais-tu passée ? lui demanda Kamchak. Élisabeth leva un regard franc et innocent. — J'étais allée chercher de l'eau, répondit-elle. Les sleens s'efforçaient de l'atteindre, aussi avait-elle reculé contre le véhicule en les observant d'un air méfiant. — Ce sont de méchantes bêtes, fit-elle. Kamchak éclata de son rire tonitruant. Élisabeth ne m'avait pas même accordé un regard. Puis le Tuchuk se calma et dit à la jeune femme ; — Entre dans le chariot. Prends des bracelets d'esclave et un fouet, puis reviens te placer contre la roue. Elle leva les yeux vers lui, sans paraître éprouver moindre peur. — Pourquoi ? Kamchak mit pied à terre. — Tu as mis beaucoup trop de temps pour aller chercher l'eau. Élisabeth et Aphris entrèrent dans le véhicule. — Elle a été bien avisée de revenir, dit Kamchak. J'étais d'accord, mais je préférais ne pas le lui avouer — Il semble bien qu'elle ait été chercher de l'eau, lui fis-je remarquer. — Tu l'aimes bien, n'est-ce pas ? — Elle me fait de la peine. — As-tu pris du plaisir avec elle, hier? — Je ne l'ai pas revue après qu'elle a quitté l'enceinte de la danse, déclarai-je. — Si je l'avais su avant, j'aurais lâché les sleens la nuit dernière. — Alors, heureusement pour elle que tu ne l'aies pas su. — C'est bien vrai, convint-il. Pourquoi ne t'es-tu pas servi d'elle ? — Ce n'est qu'une jeune fille. — C'est une femme, une vraie femme. Je haussai les épaules. Élisabeth était revenue avec le fouet et les bracelets, qu'elle tendit à Kamchak. Puis elle alla se planter près de la roue arrière gauche du chariot. Kamchak lui lia les poignets en l'air, autour de la jante et d'un rayon. Elle était face au flanc du véhicule. — On ne s'évade pas des Chariots, lui dit-il. — Je sais, répondit-elle, la tête haute. — Tu m'as menti en disant que tu étais allée chercher de l'eau. — J'avais peur. — Sais-tu qui a peur de dire la vérité ? — Non. --Une esclave. Il lui arracha du corps la fourrure de larl, et je crus comprendre qu'elle ne porterait plus ce vêtement. Elle tenait le coup, bien raide, la joue droite pressée contre la bordure de cuir de la roue. Des larmes filtraient entre ses paupières closes, mais elle était splendide et ne poussait pas de cris. Elle n'avait toujours pas émis un son quand Kamchak, satisfait, la libéra, mais lui attacha les poignets devant le corps. Elle restait à trembler, tête basse. Puis il saisit les poignets emprisonnés dans les menottes et les lui leva d'une main au-dessus de la tête. Elle resta ainsi, les genoux un peu fléchis. — Tu crois que ce n'est qu'une jeune fille, dit-il. Je ne répondis pas. — Tu es un idiot, Tarl Cabot. Je ne réagis pas. Kamchak tenait toujours le fouet, roulé dans sa main droite. — Esclave, prononça-t-il. Élisabeth le regarda. — Souhaites-tu servir des hommes ? demanda-t-il. Elle fit des signes négatifs, non, non, non, et laissa retomber sa tête. — Regarde, me dit Kamchak. Et, avant que j'aie saisi son intention, il avait soumis Miss Cardwell à ce que les esclavagistes appellent la Caresse du Fouet. Dans l'idéal, cela doit se faire, comme Kamchak l'avait fait, à l'improviste, pour surprendre la fille. Cette fois, Élisabeth laissa échapper un cri et détourna les yeux. Stupéfait, j'observai la réaction involontaire et subite au contact. La Caresse du Fouet sert couramment pour forcer une fille à se trahir. — C'est bien une femme, déclara Kamchak. N'as-tu pas vu son sang secret ?... qu'elle est prête, impatiente... qu'elle est une belle prise pour l'acier d'un maître... que c'est une femelle et... une esclave ? — Non, non ! protesta Élisabeth Cardwell. Mais Kamchak la tirait par les bracelets vers une cage à sleens inoccupée, montée sur des roues basses, à proximité du chariot. Il la poussa à l'intérieur, puis referma la porte à clé. Elle n'avait pas la place de se tenir debout dans la cage, aussi était-elle à genoux, ses mains enchaînées crispées sur les barreaux. — Ce n'est pas vrai ! hurla-t-elle. Kamchak se moqua d'elle. — Esclave femelle ! lança-t-il. Elle se cacha le visage dans les mains en pleurant. Elle savait aussi bien que nous qu'elle s'était trahie - que son sang avait bondi en elle - et ce souvenir tournait en dérision l'excès même de ses dénégations, qu'elle avait admis à nos yeux et aux siens propres, peut-être pour la première fois, la splendeur indéniable de sa nature et sa signification. Sa réaction avait été celle de la femme absolue. — Ce n'est pas vrai ! répéta-t-elle en un murmure, sanglotant comme elle ne l'avait pas fait sous les coups cinglants du fouet. Ce n'est pas vrai ! Kamchak me regarda. — Ce soir, déclara-t-il, je ferai venir le Maître des Fers. — N'en fais rien, dis-je. — Si, je le ferai. — Pourquoi ? Il eut un sombre sourire. — Elle a mis beaucoup trop de temps pour aller chercher l'eau. Je restai silencieux. Pour un Tuchuk, il n'était pas sans bonté. Le châtiment d'une esclave est souvent terrible, et aboutit parfois à la mort. Il ne ferait pas autre chose à Élisabeth que ce qui s'appliquait couramment aux esclaves femelles dans les Chariots, même à celles qui n'avaient jamais osé répliquer ou désobéir le moins du monde. Dans une certaine mesure, Élisabeth avait de la chance. Comme aurait dit Kamchak, il l'autorisait à vivre. Je ne pensais pas qu'elle serait jamais reprise de la tentation de s'enfuir. Je vis Aphris se glisser jusqu'à la cage pour apporter à Élisabeth un gobelet d'eau. Aphris pleurait aussi. S'il s'en aperçut, Kamchak ne fit rien pour l'en empêcher. — Viens, me dit-il. Il y a un nouveau kaiila que je voudrais voir, près du chariot de Yachi, du Clan des Travailleurs du Cuir. Une journée bien remplie pour Kamchak. Il n'acheta pas le kaiila en question, bien que ce fût une bête magnifique. À un certain moment, il s'enveloppa le bras gauche d'une épaisse fourrure et d'une robe de cuir, et frappa soudain du poing droit le museau de l'animal. Celui-ci n'avait pas riposté assez vite à son goût et Kamchak n'avait récolté que quatre égratignures minimes sur le cuir entourant son bras, quand il sauta en arrière. Le kaiila, luttant contre sa chaîne, cherchait à le mordre. — Un animal aussi lent peut coûter la vie à son maître, dans un combat, déclara Kamchak. C'était probablement exact. Dans la bataille, cavalier et kaiila combattent comme un seul et même animal, l'un avec les dents, l'autre avec la lance. Ensuite, Kamchak rendit visite à un autre chariot où il discuta le croisement d'une de ses vaches avec le taureau du propriétaire, contre une autre faveur. Affaire conclue. En un troisième lieu, il discuta du prix d'un jeu de quivas forgés à Ar et, ayant obtenu le rabais qu'il désirait, ordonna qu'on lui apporte les quivas et une selle neuve dès le lendemain matin. On déjeuna de viande de bosk arrosée de Paga, puis il se rendit au chariot de Kutaituchik où il échangea des plaisanteries avec la somnolente silhouette reposant sur la « couverture grise », au sujet de la santé des bosks, de l'aiguisage des quivas, de l'importance de bien graisser les essieux des véhicules et d'autres questions d'ordre courant. À proximité du chariot de Kutaituchik, il s'entretint aussi avec des hauts personnages tuchuks. Après quoi il passa chez le Maître des Fers et je fus furieux qu'il lui demande effectivement de venir chez lui le soir même. — Je ne peux pas l'entretenir indéfiniment dans une cage à sleens, me dit-il. Il y a des travaux à faire dans le chariot. Puis, à mon grand plaisir, Kamchak emprunta sans difficulté deux kaiilas à un guerrier que je n'avais encore jamais vu et m'emmena à la Vallée des Présages. En arrivant au sommet d'une faible hauteur, on découvrait un grand nombre de tentes disposées en cercle autour d'une vaste zone herbeuse. Sur l'espace dégagé, d'environ deux cents mètres de diamètre, s'élevaient par centaines des petits autels de pierre. Au centre du terrain se dressait une plate-forme de pierre circulaire. Dessus reposait un énorme autel à quatre côtés, auquel on accédait par quatre escaliers. Devant les quatre côtés je vis les emblèmes respectifs des Tuchuks, des Kassars, des Kataiis et des Paravacis. Je n'avais fait aucune allusion au quiva paravaci qui m'avait manqué de si peu dans la nuit, trop préoccupé que j'avais été d'abord par la disparition de Miss Cardwell, puis à suivre Kamchak dans ses démarches. Je résolus de lui en parler à un moment quelconque mais pas ce soir, car j'étais convaincu que la soirée ne serait guère agréable dans le chariot, sinon peut-être pour Kamchak lui-même qui paraissait satisfait de ses accords avec l'éleveur et de l'affaire qu'il avait réalisée en achetant la selle et les quivas. En bordure du cercle, il y avait quantité d'animaux entravés et, près d'eux, de nombreux haruspices. Je supposai qu'il y en avait autant que d'autels. Parmi les bêtes, je notai des verrs, quelques tarsks domestiques aux défenses recouvertes d'un matelassage ; des cages de vulos ; quelques sleens, quelques kaiilas et même des bosks; près des haruspices paravacis, je remarquai des esclaves masculins enchaînés, au cas où il conviendrait de les immoler. Kamchak m'avait expliqué que les Tuchuks, les Kassars et les Kataiis s'abstenaient de sacrifier des esclaves parce que l'on croyait que leurs coeurs et leurs foies n'étaient pas des moyens sûrs de notation des présages, ce qui était une bonne chose pour eux ! Comme me l'avait fait remarquer Kamchak, qui donc aurait pu faire confiance à un esclave turien en Kes dans une affaire aussi importante que l'élection d'un Ubar San ? Cette logique me semblait bonne et je suis convaincu que les esclaves étaient du même avis. A ce propos, les animaux sacrifiés sont généralement mangés ensuite, si bien que la Lecture des Présages, loin d'être un gaspillage de bêtes, est en réalité un temps de fête et d'abondance pour les Peuples des Chariots, qui y voient l'occasion de s'amuser en festoyant... sauf s'il en résulte l'élection d'un Ubar San. Pour le moment, la Lecture des Présages n'avait pas commencé. Les haruspices n'étaient pas à leurs autels. Cependant, il y brûlait de petits feux de bouse sèche dans lesquels on avait jeté des bâtonnets d'encens. On mit pied à terre et, de l'extérieur du cercle, on observa les quatre haruspices principaux des Peuplades qui s'approchaient du grand autel central. Derrière eux, quatre autres, un par Tribu, portaient une grande cage de bois contenant une dizaine de vulos blancs, des sortes de pigeons domestiques. Ils la déposèrent sur la pierre d'autel. Je constatai alors que chacun des grands prêtres portait sur l'épaule un sac de toile blanche, un peu comme les sacs à semer des paysans. — C'est le premier Présage, m'expliqua Kamchak, celui qui permet de voir si les Présages sont propices à la Lecture des Présages. — Ah? fis-je. Ensuite les quatre haruspices entonnèrent une invocation, puis jetèrent soudain une poignée de graines aux pigeons dans la cage aux barreaux de bois. Même de l'endroit où je me tenais je vis que les oiseaux picoraient les graines avec un entrain de bon augure. Les officiants se tournèrent alors chacun vers son acolyte et crièrent à toute l'assistance : — C'est propice ! Une clameur de joie s'éleva de la foule. — Cette partie des Présages marche toujours bien, me déclara Kamchak. — Pourquoi donc ? — Je ne sais pas. (Il m'examina.) Peut-être, avança-t-il, parce que l'on fait jeûner les vulos durant trois jours avant la Lecture des Présages. — Possible, dus-je reconnaître. — Pour ma part, reprit-il, j'ai envie d'une bouteille de Paga. — Moi aussi. — Qui va la payer ? s'enquit-il. Je me refusai à répondre. — On pourrait parier, proposa-t-il. — Bon. Je vais la payer, dis-je. Je voyais maintenant les autres augures des Tribus qui se répandaient avec leurs animaux parmi les autels. La lecture des Présages dure plusieurs jours et voit consommer des centaines de bêtes. On en tient le compte, jour près jour. J'entendis, alors que nous allions nous éloigner, un haruspice qui criait qu'il avait trouvé un foie favorable. Un autre se précipita près de lui. Une querelle s'engagea. Je songeai que l'interprétation des signes devait être un travail délicat, exigeant des connaissances poussées ainsi que le jugement le plus fin. Alors que nous retournions vers nos kaiilas, deux autres prêtres annonèrent qu'ils avaient trouvé des foies nettement défavorables. Des clercs, munis de rouleaux de parchemin, circulaient sur l'aire dégagée, notant sans doute le nom des officiants, leur tribu, et leurs conclusions. Les quatre grands augures étaient restés autour de l'autel central vers lequel on menait lentement un bosk blanc. Le soir venait quand nous arrivâmes au chariot public pour acheter notre Paga. Au passage, nous vîmes une fille de Cos qui avait été capturée à des centaines de pasangs de distance, lors d'un raid contre une caravane à destination d'Ar. Elle était liée sur une roue de chariot posée à plat, le dos sur le moyeu. Elle était nue. Sa cuisse brûlée portait la marque bien nette et toute fraîche des quatre cornes de bosks. Elle pleurait. Le Maître des Fers lui plaça le collier turien. Il se pencha sur ses outils, choisit un petit anneau d'or ouvert, une fine aiguille et une paire de pinces. Je détournai les yeux. J'entendis le cri de la malheureuse. — Est-ce que les Korobains ne marquent pas leurs esclaves et ne leur passent pas le collier? me demanda Kamchak. — Si, ils le font, avouai-je. Je ne pouvais me débarrasser de la vision de cette femme de Cos sur la roue. Ce soir ou un autre, ce serait le tour d'Élisabeth Cardwell. Je recrachai une gorgée de Paga. Je pris la résolution de protéger la jeune fille d'une façon ou d'une autre, de lui éviter le sort cruel que lui réservait Kamchak. — Tu ne parles pas beaucoup, observa Kamchak, intrigué, en me reprenant la bouteille des mains — Le Maître des Fers va-t-il prier à ton chariot? m'enquis-je. Il me regarda. — Oui, répondit-il simplement. — N'éprouves-tu aucun sentiment envers la barbare ? insistai-je. Il n'avait jamais pu prononcer correctement le nom d'Élisabeth Cardwell, qu'il jugeait barbare. Comme la plupart des Goréens, il avait du mal en particulier avec le «w », que l'on ne rencontre sur Gor que dans des vocables d'origine évidemment extérieure. D'ailleurs, après les premiers jours, je m'étais refusé à parler anglais avec la jeune femme pour qu'elle apprenne au plus vite le goréen. Elle le parlait assez bien, mais elle ne savait, bien entendu, pas l'écrire ni le lire. Kamchak continuait à m'observer. Il se mit à rire en me tapant sur l'épaule. — Ce n'est jamais qu'une esclave, gloussa-t-il. — Tu n'as aucun sentiment pour elle? répétai-je. Il se redressa, reprenant son sérieux. — Si, j'aime bien la Petite Barbare. — Alors, pourquoi ? — Elle s'est enfuie. Je ne le niai pas. — Il faut qu'elle apprenne. Je restai silencieux. — De plus, ajouta-t-il, le chariot commence à être encombré et il faut bien la préparer pour la vente. Je repris le flacon de Paga et en bus une grande rasade. — Tu ne veux toujours pas l'acheter? me demanda-t-il. Je songeai au véhicule de Kutaituchik et à la sphère dorée. La Lecture des Présages avait maintenant commencé. Il fallait que je tente - cette même nuit, ou dans un proche avenir - de m'en emparer pour la remporter, si possible, dans les Sardar. J'allais donc répondre par la négative, quand me revint l'image de la fille de Cos attachée sur la roue, en larmes. Je me demandais si je pourrais payer le prix qu'allait exiger le Tuchuk. Je relevai les yeux. Kamchak leva soudain la main, en alerte, pour me faire signe de me taire. Je remarquai aussitôt l'attitude des autres Tuchuks dans le chariot public. Ils s'étaient brusquement immobilisés. Et j'entendis, à mon tour, l'appel lointain d'une trompe en corne de bosk, puis d'une autre. Kamchak se dressa d'un bond. — On attaque notre campement ! s'écria-t-il. 14 LES TARNIERS Au-dehors, quand nous sautâmes à bas des marches, l'ombre s'emplissait d'hommes qui se hâtaient - certains munis de torches et de kaiilas qui galopaient, déjà montés. Les lanternes de guerre, vertes, bleues et jaunes, brûlaient déjà sur des perches dans les ténèbres, marquant les points de ralliement des Orlus - les Centaines - et des Oralus - les Milliers. Tout guerrier chez les Peuples des Chariots, ce qui signifie tout homme valide, fait partie d'un Or - ou Dizaine ; toute Dizaine appartient à un Orlu - ou Centaine ; tout Orlu fait partie d'un Oralu - ou Millier. Ceux qui ne connaissent pas les Tribus Nomades, ou qui n'en ont vu que les raids rapides, pensent parfois qu'elles manquent d'organisation, qu'elles constituent de folles hordes de sauvages guerriers, mais ce n'est pas le cas. Tout homme sait la position qu'il occupe dans la Dizaine, celle de cette dernière dans la Centaine et celle de la Centaine dans le Millier. Dans la journée, les mouvements rapides de ces unités capables de manoeuvrer individuellement sont commandés au son des trompes en cornes de bosks et à la disposition des emblèmes ; la nuit, ce sont les trompes et les lanternes sur les hautes perches qui leur signalent les déplacements à opérer. Nous enfourchâmes les kaiilas qui nous avaient amenés et fonçâmes de notre mieux à travers la foule vers notre chariot. Au son des trompes, les femmes couvrent les feux et préparent les armes des hommes, apportant les arcs et les flèches, ainsi que les lances. Les quivas restent en permanence dans leurs étuis de selle. On attelle les bosks et on enchaîne les esclaves qui, sinon, pourraient profiter du désordre pour s'enfuir. Puis les femmes grimpent sur le haut des chariots et surveillent les lanternes de guerre au loin, capables de les interpréter aussi bien que les hommes. Cela leur permet de voir quand les véhicules doivent se déplacer et dans quelle direction. J'entendis un enfant protester à grands cris, furieux de se voir jeter à l'intérieur d'un chariot. En peu de temps, Kamchak et moi fûmes devant notre éhicule. Aphris avait eu la bonne idée d'atteler les bosks Kamchak écrasa sous ses bottes le feu qui brûlait près des marches. — Que se passe-t-il ? cria-t-elle. Kamchak l'attrapa par le bras sans ménagement et la poussa, trébuchante, vers la cage à sleens où Élisabeth, agenouillée, effrayée, se cramponnait aux barreaux. Kamchak ouvrit la porte et poussa Aphris à l'intérieur. C'était une esclave; il fallait la mettre hors d'état de nuire, qu'elle ne puisse pas saisir une arme pour se battre, ou mettre le feu aux chariots. — S'il te plaît ! pria-t-elle, les bras tendus entre les barreaux. Mais Kamchak avait déjà verrouillé la porte. — Maître ! cria-t-elle encore. Il valait mieux qu'elle fût ainsi enfermée qu'enchaînée dans le véhicule ou à la roue. Les Turiens, quand ils font un raid, incendient les voitures. Kamchak me passa une lance, un arc et un carquois contenant quarante flèches. Le kaiila que je montais portait déjà à sa selle les quivas, la corde et la bola. Le Tuchuk sauta directement du plancher sur le dos de sa monture et fonça dans la direction des appels de trompes. « Maître!» entendis-je encore Aphris supplier. En moins de quelques ihns goréennes, nous étions à la limite de parcage des troupeaux. Là, sur un front de plusieurs pasangs de long, les Milliers étaient presque rassemblés en formation et les rangs de cavaliers, où ne se remarquaient que de rares brèches, attendaient, la lance en main, les yeux fixés sur les lanternes. À ma grande stupeur, Kamchak galopait devant, sans se joindre à une Dizaine ou à une Centaine quelconque. Il se dirigeait droit vers le centre de la ligne, où déjà attendaient quelques chefs. Il conféra brièvement avec eux, puis je le vis lever le bras gauche. Des lanternes rouges de guerre montèrent en haut de plusieurs perches, et j'eus la surprise de constater que des allées paraissaient s'ouvrir dans la masse des bosks étroitement serrés, les gardiens et les sleens repoussant le bétail pour ménager entre les flancs hirsutes de longs passages à travers la prairie. Ensuite, s'alignant sur les lanternes, se formant en colonnes avec une rapidité et une précision incroyables, les lignes de guerrier se coulèrent comme des rivières entre les berges d'animaux. J'étais botte à botte avec Kamchak et, en un instant, nous avions traversé le troupeau pour ressortir sur la plaine de l'autre côté. À la clarté des lunes goréennes, nons vîmes des bosks massacrés par centaines et, à quelque deux cents mètres, battant en retraite, environ un millier de combattants montés sur des tharlarions. Soudain, au lieu de se lancer à leur poursuite, Kamchak fit faire halte à son kaiila et, derrière lui, les autres cavaliers s'arrêtèrent sur place. Une lanterne jaune était à mi-hauteur d'une perche, entre les deux rouges. — Poursuivons-les ! m'écriai-je. — Attendez! commanda-t-il. Nous sommes des idiots! Des imbéciles ! Je tirai les rênes pour immobiliser mon kaiila rétif. — Écoutez ! ordonna Kamchak, l'air inquiet. Du lointain nous arriva le bruit de tonnerre des ailes puissantes puis, dans les trois lunes de Gor, nous vîmes, à ma grande frayeur, des tarniers passer au-dessus de nous en direction du campement. Ils étaient peut-être huit cents ou mille. Je percevais les battements du tambour des tarniers qui dirigeait le vol de la formation. — Que nous sommes bêtes ! cria encore Kamchak en faisant volter sa monture. L'instant d'après, nous foncions à travers les rangs des hommes en direction du campement. Après notre passage, les guerriers qui nous avaient ouvert une voie firent eux aussi demitour, les derniers prenant ainsi la tête de la colonne pour se lancer à notre suite. — Chacun à son chariot, et au combat ! commanda Kamchak. Je vis deux lanternes jaunes et une rouge sur la perche élevée. J'étais sidéré par l'apparition de tarniers au-dessus des plaines du Sud. Les corps de tarns les plus proches se trouvaient, à ma connaissance, dans la distante Ar. La grande Cité d'Ar n'était certainement pas en guerre contre les Tuchuks des prairies. Il devait s'agir de mercenaires ! Kamchak ne se dirigea pas vers son propre chariot mais, suivi d'une centaine d'hommes, emballa son kaiila vers l'éminence où se dressait l'emblème aux quatre cornes de bosks, devant l'énorme véhicule de Kutaituchik, Ubar des Tuchuks. Parmi les chariots, les tarniers n'auraient trouvé que des esclaves, des femmes et des enfants, mais pas un seul des véhicules n'avait été brûlé ou pillé. J'entendis de nouveau au-dessus de moi le tonnerre des ailes froissant l'air et je vis les tarniers, comme un nuage noir, filer dans le ciel, accompagnés des roulements du tambour et des cris aigus des tarns. Quelques flèches tirées par les cavaliers qui nous suivaient décrivirent une faible courbe dans leur direction pour retomber parmi les véhicules. Les peaux de bosks cousues et peintes qui avaient couvert l'armature en forme de dôme du vaste chariot de Kutaituchik pendaient, fendues et déchiquetées, aux montants de l'armature. Là où elles n'étaient pas déchirées, elles étaient percées de quantité de trous, comme si on les avait frappées à coups de couteau. Quinze à vingt gardes gisaient morts, frappés pour la plupart par des flèches. Plusieurs étaient étendus sur l'estrade devant le chariot. Un des corps, à lui seul, était percé de six flèches. Kamchak sauta à bas de son kaiila et, prenant une torche à l'un des râteliers de fer, escalada les marches d'un bond et entra dans le véhicule. Je le suivis, puis me figeai, stupéfait par ce que je voyais. Des milliers de flèches - littéralement - avaient percé la couverture de la demeure. On ne pouvait faire un pas sans en briser une. Près du centre du plancher siégeait Kutaituchik, sur la couverture grise, quinze à vingt flèches plantées dans le corps. La boîte à kanda était près de son genou droit. Je jetai un coup d'oeil circulaire. Son chariot avait été pillé, et c'était bien le seul, à ma connaissance. Kamchak s'était approché du cadavre de Kutaituchik et s'était assis en tailleur devant lui, la tête entre les mains. Je ne le dérangeai pas. Quelques autres nous avaient suivis à l'intérieur, mais ils restaient en retrait. J'entendis murmurer tristement Kamchak. — Les bosks se portent aussi bien que possible, disait-il. Les quivas... je veillerai à ce qu'ils soient toujours bien aiguisés. Je m'occuperai du graissage des essieux. Puis il inclina encore plus la tête et se mit à sangloter, en balançant le torse. En dehors de ses pleurs, je n'entendais que les crachotements de la torche qui éclairait la « tente ». Çà et là, parmi les tapis en désordre et les flèches plantées dans le bois laqué, je voyais des coffres renversés, des joyaux répandus, des robes et des tapisseries déchirées. Mais pas la sphère dorée. Si elle s'était trouvée là auparavant, elle n'y était plus à présent. Pour finir, Kamchak se releva. Il me regarda, les yeux encore pleins de larmes. — Ç'a été un grand guerrier autrefois, dit-il. Je hochai la tête. Kamchak promena son regard autour de lui, puis ramassa une des flèches et la brisa. — Ce sont les Turiens qui sont responsables de ceci, déclara-t-il. — Saphrar? avançai-je. — Certainement, répondit-il. Qui d'autre que Saphrar de Turia aurait les moyens d'engager des tarniers... ou d'organiser la diversion qui a entraîné des imbéciles auprès des troupeaux ? Je restai silencieux. — Il y avait une sphère dorée, reprit Kamchak. C'était ça qu'il voulait. Je ne dis toujours rien. — La même chose que toi, Tarl Cabot, ajouta Kamchak. J'en fus ébahi. — Sinon, pourquoi serais-tu venu chez les Peuples des Chariots ? Que lui répondre ? — Oui, avouai-je, c'est la vérité... je la veux pour les Prêtres-Rois. Elle a de l'importance pour eux. — Elle est sans valeur, contra Kamchak. — Pas pour les Prêtres-Rois, affirmai-je. Il secoua la tête. — Non, Tarl Cabot. La sphère dorée n'a aucune valeur. Le Tuchuk promena autour de lui un regard très triste, puis il se remit à contempler la silhouette assise et voutée de Kutaituchik. Soudain, les larmes lui jaillirent des yeux et il serra les poings. — C'était un grand homme ! s'écria-t-il. En son temps, c'était un grand homme ! Je fis un signe d'acquiescement. Bien entendu, je ne connaissais Kutaituchik que comme l'énorme et somnolente masse d'un homme assis, jambes croisées, sur une peau grise de bosk, le regard noyé dans un rêve. Puis Kamchak hurla de fureur, ramassa la boîte dorée à kanda et la lança loin de lui. — Il va falloir maintenant un nouvel Ubar aux Tuchuks, dis-je à voix basse. Il pivota pour me faire face. — Non, dit-il. — Kutaituchik est mort. Son regard resta calme. — Kutaituchik n'était pas l'Ubar des Tuchuks, dit-il. — Je ne comprends plus. — On l'appelait Ubar des Tuchuks, mais il n'était pas Ubar, insista-t-il. — Comment est-ce possible ? — Nous autres, Tuchuks, ne sommes pas si bêtes que les Turiens aimeraient le croire. C'était en prévision d'une nuit comme celle-ci que Kutaituchik attendait dans le chariot de l'Ubar. Je secouai la tête, incrédule. — Il voulait qu'il en soit ainsi, poursuivit Kamchak. Il ne voulait rien d'autre. Il passa sa manche sur ses yeux. — Il disait qu'il n'était plus bon à rien d'autre qu'a ceci... qu'à ceci... et rien d'autre. C'était une stratégie remarquable. Ainsi le véritable Ubar des Tuchuks n'a pas été tué, relevai-je. — Non, fit Kamchak. — Qui est au courant de la véritable identité de l'Ubar? m'enquisje. — Les guerriers le savent, affirma-t-il. Les guerriers. — Et qui est l'Ubar des Tuchuks ? — C'est moi, répondit-il. 15 HAROLD Turia était désormais comme assiégée, bien qu'à eux seuls les Tuchuks aient été incapables d'investir la cité. Les autres Peuplades des Chariots estimaient que le massacre de Kutaituchik et le pillage de son véhicule étaient essentiellement du ressort du peuple aux quatre cornes de bosks. À leur avis, cela ne concernait nullement les Kassars, Kataiis ou Paravacis. Il y en avait néanmoins eu plusieurs qui avaient voulu combattre, mais les têtes froides des Paravacis les avaient convaincus que c'était un conflit entre Turia et les Tuchuks, et non entre Turia et l'ensemble des Peuples des Chariots. D'ailleurs, des ambassadeurs avaient été envoyés à dos de tarn chez les Kassars, Kataiis et Paravacis pour les assurer de l'absence de toute intention hostile de Turia envers leurs tribus, et ces ambassadeurs avaient apporté de riches présents. Cependant, les escadrons des Tuchuks parvenaient à maintenir un blocus assez efficace des voies terrestres d'accès à la ville. À quatre reprises, des masses de tharlarions avaient effectué des sorties, mais chaque fois les Centaines s'étaient repliées devant cette cavalerie lourde, pour l'envelopper ensuite du rapide galop des kaiilas, et les Turiens avaient été promptement abattus par les flèches des Tuchuks, décochées de très près, presque à portée de lance, et à cadence rapide, jusqu'à ce que les ennemis fussent anéantis. Plusieurs fois également, des formations de tharlarions avaient essayé de protéger les caravanes au départ de Turia, ou celles qu'il était prévu d'y recevoir, mais, en dépit de cet appui, les Tuchuks décidés harassaient à chaque passage les caravanes et les forçaient à tourner bride, quand ils ne les laissaient pas, homme après homme, bête après bête, à l'état de cadavres éparpillés sur des pasangs de prairie. Les ennemis les plus craints des Tuchuks étaient les tarniers de Turia, qui pouvaient, sans aucun risque, les arroser de flèches et de javelots depuis leurs montures, mais même cette puissance terrifiante n'avait pas le pouvoir de chasser les Nomades des plaines environnantes. Sur le terrain, les Tuchuks combattaient les tarniers en fractionnant leurs Centaines en Dizaines, et en ne leur offrant plus que des objectifs mouvants, rapides : il est difficile d'atteindre un cavalier ou un animal à distance, quand on est à dos de tarn, quand l'homme est averti et prêt à esquiver le projectile et, bien entendu, si le tarnier se rapprochait trop, lui-même et sa monture s'exposaient alors aux ripostes des Tuchuks dont l'arc court prenait à ce moment toute son efficacité. Naturellement, les arcs des tarniers sont d'autant plus efficaces contre une infanterie massée ou des groupes de lourds tharlarions. En outre, et ce n'était pas sans importance, les tarniers mercenaires de Turia devaient accomplir la pénible tâche d'assurer le ravitaillement de la cité, surtout en vivres et en bois de flèches qu'ils allaient souvent chercher jusque dans les lointaines vallées du Cartius oriental. Je présume que, les mercenaires étant des tarniers c'est-à-dire une race d'hommes fiers et entêtés -, ils faisaient payer cher aux Turiens les approvisionnements qu'ils transportaient, l'indignité de la tâche étant un peu compensée par le poids des tarnets d'or. La ville ne connaissait pas de difficultés en ce qui concernait l'eau, car elle disposait de puits recouverts de carrelage et profonds de plusieurs centaines de mètres. Des bassins de siège, prévus pour de telles circonstances, emplissaient les neiges de l'hiver et les pluies du printemps. Sur son kaiila, Kamchak restait souvent plongé dans sa fureur en regardant les lointains murs blancs de Turia. Il ne pouvait s'opposer au ravitaillement aérien de la cité. Il n'avait ni les machines de siège, ni les spécialistes des villes du Nord. Il n'était qu'un Nomade, toujours un peu inquiet devant les murailles. — Je me demande, dis-je, pourquoi les tarniers ne frappent pas les chariots de leurs flèches enflammées... pourquoi ils ne s'attaquent pas aux bosks en les massacrant de haut, ce qui vous forcerait à vous replier pour protéger le bétail. Cela me paraissait relever de la stratégie la plus élémentaire. Après tout, il n'y avait nulle part dans la prairie d'abri pour les voitures ou les bêtes, et les tarniers pouvaient les atteindre n'importe où dans un rayon de plusieurs centaines de pasangs. — Ce sont des mercenaires, grommela Kamchak. — Je ne vois pas ce que tu veux dire. — Nous les avons payés pour qu'ils n'incendient pas les chariots et ne tuent pas les bosks, me répondit-il. — Alors ils touchent des deux côtés ? — Naturellement ! fit-il d'un ton irrité. Pour quelque raison inconnue, cela me mit en colère. J'étais satisfait que les voitures et le bétail soient en sûreté pour le moment mais, sans doute à cause du fait que j'étais moi-même un tarnier, il me semblait indécent que des guerriers montés sur ces oiseaux accordent indifféremment leurs services à l'un ou l'autre parti, contre un peu d'or. — Cependant, reprit Kamchak, je crois que, pour finir, Saphrar paiera le prix qu'ils exigeront, et qu'alors les chariots flamberont et les bosks mourront... Il grinça des dents. — Il n'en est pas encore arrivé là parce que nous ne lui avons encore fait aucun mal... et que notre présence ne le gêne pas. J'acquiesçai. — Nous allons nous replier, décida-t-il. Il se tourna vers un subordonné. — Que l'on rassemble les chariots et que l'on fasse tourner les bosks dans l'autre direction. — Tu abandonnes? demandai-je. Ses yeux lancèrent un éclair. Puis il sourit. — Naturellement, fit-il. Je haussai les épaules. Pour ma part, il faudrait bien que je trouve un moyen de pénétrer dans Turia, puisque la sphère dorée s'y trouvait désormais. M'en emparer, retourner dans les Sardar. N'était-ce pas dans ce but précis que j'avais rejoint les Tribus des Plaines ? Je me maudissais d'avoir tardé si longtemps - jusqu'au temps de la Lecture des Présages -car j'avais ainsi perdu l'occasion de voler la sphère dans le chariot de Kutaituchik. Maintenant, à mon grand désarroi, elle était sans doute dans la Maison de Saphrar, une forteresse de marchand derrière les hautes murailles de la ville. Je n'informai pas Kamchak de mes intentions, car j'avais la certitude qu'il aurait soulevé des objections - et à juste titre - à une expédition aussi folle, et m'aurait peut-être même empêché de quitter le camp. Je ne connaissais pas la ville. Je ne voyais pas encore comment m'y introduire. Aurais-je seulement une chance de me tirer libre et vivant d'une tâche aussi ardue ? Autour des véhicules, on s'affaira fort dans l'après-midi, en vue d'un déplacement. Les troupeaux avaient déjà entamé le parcours vers l'ouest, en direction de Thassa - la mer lointaine -, pour s'éloigner de Turia. On soignait les attelages, on vérifiait les harnais et les chariots, on découpait la viande en tranches minces qui seraient accrochées aux flancs des voitures pour sécher au soleil et au vent. Le lendemain matin, les longues files de véhicules suivraient les troupeaux. En attendant, la Lecture des Présages se poursuivait, et les haruspices tuchuks y participaient quand même. Ils resteraient en arrière jusqu'aux conclusions définitives. Un Maître des Sleens de chasse m'avait dit que, comme prévu, la plupart des Présages étaient contre le choix d'un Ubar San. À mon avis, le conflit entre les Tuchuks et les Turiens avait fort bien pu exercer une certaine influence sur les augures. On ne pouvait guère reprocher aux Kassars, aux Kataiis et aux Paravacis de ne nullement désirer se laisser mener au combat contre Turia par un Tuchuk... ni même conclure une entente quelconque avec cette tribu. Les Paravacis étaient particulièrement attachés à l'indépendance de leur peuple. Kamchak était, depuis la mort de Kutaituchik, d'une vilaine humeur. Maintenant, il était rare qu'il boive, plaisante ou rie. Ses constantes propositions de paris et de courses me manquaient. Il était rongé par sa haine des Turiens. Il se montrait spécialement mauvais envers Aphris. Elle était turienne. Quand il rentra ce soirlà, il alla à grands pas coléreux devant la cage à sleens où il avait enfermé ses deux esclaves avant le semblant d'attaque. Il en ouvrit la porte et commanda à la dame de Turia d'en sortir, lui intimant l'ordre de se tenir debout devant lui, tête basse. Puis, sans mot dire, à la consternation de la auvre fille, il lui arracha vivement sa camisk jaune et lui passa les bracelets d'esclave aux poignets. — Je devrais te fouetter, dit-il. La jeune femme tremblait. — Mais pourquoi, Maître ? s'enquit-elle. — Parce que tu es turienne. Il la saisit brutalement par le bras pour la repousser dans la cage. Il en referma la porte à clé. — Maître ? pria Aphris. — Silence, Esclave ! répondit-il. Elle n'osa plus parler. — Vous attendrez toutes les deux le Maître des Fers, gronda-t-il, puis il tourna les talons et monta dans le chariot. Mais le Maître des Fers ne vint ni ce soir-là, ni le lendemain, ni le surlendemain. En cette période de guerre, il y avait des affaires à régler plus importantes que de marquer des femmes et de leur passer le collier. — Qu'il reste avec sa Centaine, décréta Kamchak. Elles ne se sauveront pas... qu'elles attendent dans leur cage de sleens femelles... sans savoir quel jour le fer viendra les brûler ! Peut-être à cause de sa soudaine haine envers Aphris, il ne semblait nullement pressé de libérer les filles. — Qu'elles sortent en rampant et en suppliant qu'on les marque ! Élisabeth refusait de croiser mon regard et de me parler. — Allez-vous-en ! Laissez-moi ! criait-elle quand j'approchais. Une fois par jour, à l'heure où l'on nourrissait les sleens, Kamchak jetait aux filles un morceau de viande et emplissait d'eau le récipient qui restait dans la cage. Je lui faisais des reproches en privé, mais il était inflexible. Il allait voir Aphris, puis revenait s'asseoir pendant des heures sans rien dire, les yeux fixés sur la paroi du chariot. Les travaux domestiques étaient confiés à Tuka et à une autre femme que Kamchak avait engagées à cette fin. Quand les véhicules se déplaçaient, Tuka marchait à côté de la cage, tirée par un seul bosk, qu'elle devait guider avec un aiguillon. Je la grondai sévèrement un jour où je la vis piquer cruellement Élisabeth avec son instrument à travers les barreaux. Elle ne le fit plus jamais en ma présence. Elle paraissait laisser Aphris tranquille, peut-être parce qu'elle était de Turia, peut-être parce qu'elle n'avait aucun grief contre elle. — Alors, où est-elle maintenant, ta belle fourrure de larl, Esclave ? se moquait Tuka en menaçant Élisabeth de son aiguillon. Tu seras bien jolie, avec un anneau dans le nez, tu l'aimeras, ton collier! Et attends de sentir le fer rouge, Esclave ! Tout comme Tuka! Kamchak ne faisait jamais d'observations à Tuka, mais je l'obligeais à se taire chaque fois que j'étais à portée Élisabeth encaissait toutes les insultes comme si elle ne les avait pas entendues. Mais parfois, dans la nuit, je percevais ses sanglots. Je dus chercher longtemps parmi les véhicules avant de découvrir, assis sous l'un d'eux, enveloppé d'une vieille peau de bosk, avec ses armes dans des étuis de cuir à portée de la main, le jeune Harold qu'avait tellement insulté Hereena, la fille du Premier Chariot qui était devenue prisonnière de Turia lors des jeux de la Guerre d'Amour. Il mâchonnait un morceau de viande de bosk. Je m'assis près de lui sans rien dire. Il me regarda avec méfiance, mais resta lui aussi silencieux. Au bout d'un temps, je lui demandai : — Comment vont les bosks ? — Aussi bien que possible dans ces circonstances. — Est-ce que les quivas sont bien aiguisés ? — On s'efforce de les maintenir ainsi. — Il importe que les essieux des chariots soient toujours bien graissés, poursuivis-je. — Oui, je le pense aussi. Il me tendit un morceau de viande que j'entrepris de mastiquer. — Tu es Tarl Cabot, le Korobain, dit-il. — Oui, et toi, tu es Harold, le Tuchuk. Il leva les yeux et me sourit. — Oui, je suis Harold... le Tuchuk. — Je vais à Turia, l'informai-je. — C'est intéressant. Moi aussi, je vais à Turia. — Pour une affaire importante ? demandai-je. — Non. — Alors que comptes-tu y faire ? — Chercher une fille. — Ah oui ? — Et toi, que veux-tu faire à Turia ? — Rien d'important. — Une femme? suggéra-t-il. — Non. Une sphère dorée. — Je sais. On l'a dérobée dans le chariot de Kutaituchik. (Il me lança un coup d'oeil.) On dit qu'elle est sans valeur. — Possible. Mais je crois que j'irai quand même la chercher dans Turia. Si par hasard je la vois, je la prendrai et je la rapporterai. — Où crois-tu que se trouve la sphère ? — Je m'attends à la découvrir quelque part dans la Maison de Saphrar, un marchand de la ville. — C'est intéressant, dit Harold, car je pensais moi-même tenter ma chance à la Chaîne, dans les Jardins de Plaisir d'un marchand turien qui se nomme Saphrar. — Vraiment intéressant. C'est peut-être le même ? — Possible, en effet, reconnut Harold. Est-ce un petit bonhomme assez gras avec deux dents jaunes? — Oui. — Ce sont des dents à poison, m'expliqua-t-il. Une mode turienne... mais elles sont très dangereuses, pleines de venin d'ost. — Alors, j'essaierai de ne pas me laisser mordre. — Ce serait une bonne idée. On resta ainsi encore un moment sans parler. Il y avait un feu à proximité, mais ce n'était pas son feu. Le chariot, au-dessus de lui, n'était pas le sien. Il n'avait pas de kaiila l'attache. Harold ne possédait guère que ses quelques vêtements, sa peau de bosk, ses armes et son peu de viande. — Tu te feras tuer à Turia, dit-il en avalant la dernière bouchée et s'essuyant la bouche sur sa manche droite. — C'est une possibilité. — Tu ne sais même pas comment t'introduire dans la cité. — Exact. — Moi, je peux entrer dans Turia quand je veux. Je connais un moyen. — Peut-être pourrais-je t'accompagner? suggérai-je. — Peut-être, fit-il en frottant avec soin son quiva sut sa manche gauche. — Quand te rends-tu à Turia? demandai-je. — Ce soir. Je le regardai en face. — Pourquoi n'es-tu pas parti avant ? Il sourit. — Kamchak m'avait dit de t'attendre. 16 JE TROUVE LA SPHÈRE DORÉE Ce ne fut pas un chemin agréable que Harold le Tuchuk me montra pour aller à Turia. Néanmoins, je le suivis. — Sais-tu nager? me demanda-t-il. — Oui, répondis-je. (Puis je m'enquis :) Comment se fait-il que toimême, un Tuchuk, tu nages ? Je savais que très peu d'entre eux en étaient capables, bien que certains eussent appris dans les eaux du Cartius. — J'ai appris à Turia, aux bains publics, où j'étais autrefois esclave. On disait que seuls les bains d'Ar dépassaient ceux de Turia pour leur luxe, le nombre des piscines, la température, les parfums et les huiles. — On vidait et on nettoyait les bains toutes les nuits, reprit-il, et j'étais un des nombreux esclaves chargés de ce travail. Je n'avais que six ans quand on m'a emmené à Turia et je n'ai pas pu m'échapper de la cité avant l'âge de dix-sept ans. (Il sourit.) Je n'avais coûté à mon maître que onze tarnets de bronze, aussi ai-je des raisons de penser qu'il n'avait pas à se plaindre de son placement — Les filles qui s'occupent des bains dans la journée sont-elles aussi belles qu'on le dit? m'enquis-je. Elles sont presque aussi renommées que celles d'Ar — Peut-être. Mais je ne les ai jamais vues... pendant le jour, nous étions enchaînés, moi et les autres esclaves mâles, dans une chambre obscure, pour dormir et conserver nos forces pour le travail de nuit. (Puis il ajouta:) Quelquefois, pour la punir, on jetait au milieu de nous une des filles mais nous n'avions aucun moyen de deviner si elle était belle ou non. — Comment as-tu réussi à t'enfuir? — La nuit, pour nettoyer les piscines, on nous ôtait nos chaînes afin d'éviter qu'elles rouillent... et alors nous n'étions plus attachés les uns aux autres que par une corde au cou... je n'ai été mis à la corde qu'à l'âge de quatorze ans, quand mon maître a dû le juger souhaitable... jusque-là, j'avais eu la liberté de m'ébattre un peu dans l'eau avant que l'on vide les bassins... et je faisais parfois des courses pour le Maître des Bains... c'est durant ces années que j'ai appris à nager, et aussi que je me suis familiarisé avec les rues de Turia. Une nuit de ma dix-septième année, je me suis trouvé en bout de cordée; j'ai rongé la fibre et je me suis enfui. Je me suis caché en descendant par la corde d'un puits et en restant dans l'eau. L'eau bougeait au fond du puits et j'ai découvert une fissure où je me suis glissé, pour ressortir dans un bassin peu profond, celui qui alimentait le puits. J'ai de nouveau nagé en profondeur et, cette fois, j'ai refait surface dans un tunnel de roche par lequel coulait un ruisseau souterrain. Heureusement, il y avait la plupart du temps quelques centimètres d'air entre le niveau de l'eau et le plafond du tunnel - qui était très long - et je l'ai suivi. — Et jusqu'où ? — Jusqu'ici, déclara Harold en me désignant une coupure entre deux roches d'à peu près quarante centimètres de large au maximum, par laquelle de l'eau provenant de quelque source s'échappait pour venir se jeter dans la petite rivière à quatre pasangs du camp, où Aphris et Élisabeth étaient souvent venues puiser l'eau des bosks. Sans un mot de plus, Harold, un quiva entre les dents, corde et grappin à la ceinture, se faufila dans la crevasse et disparut. Je le suivis, armé d'un quiva et de mon glaive. Je ne tiens pas tellement à me rappeler ce trajet. Je suis bon nageur, mais j'avais l'impression de lutter contre les eaux depuis des heures... ce qui était d'ailleurs le cas. Enfin, en un point du tunnel, Harold disparut sous la surface et je le suivis. On émergea, haletants, dans le petit bassin alimenté par le cours d'eau souterrain. Harold plongea de nouveau et je fis de même. Après un temps qui me parut plus long, on ressortit la tête, cette fois au fond du puits carrelé. Il devait faire dans les cinq mètres de diamètre. À une trentaine de centimètres au-dessus de la surface était suspendu un énorme et lourd tonneau de métal, pour le moment incliné. Une fois plein, il devait contenir des centaines de litres de liquide. Du récipient montaient deux cordes, l'une fine, pour commander le remplissage, l'autre grosse, pour le tenir suspendu. Cette dernière avait, je le signale, une armature constituée par une chaîne, la fibre n'ayant d'autre but que de protéger le métal car elle était enduite d'une colle imperméable extraite de la peau, des os et des sabots de bosks, fournie par les Peuples des Chariots. Il fallait néanmoins remplacer cette corde tous les deux ans. J'estimai que l'ouverture du puits était à deux cent cinquante ou trois cents mètres au-dessus de nos têtes. J'entendis dans le noir la voix d'Harold, qui sonnait creux en se réverbérant sur les parois. — On inspecte régulièrement le carrelage, dit-il, c'est pourquoi il y a plusieurs noeuds au long de la corde. Je poussai un soupir de soulagement. C'est une chose que de se laisser descendre le long d'un câble, et une tout autre d'y grimper, même avec la gravité moindre de Gor... surtout sur une telle longueur. Les « noeuds » étaient en réalité des anneaux de fibre tressés avec le câble et enduits de colle, si bien qu'ils paraissaient en faire partie. Il y en avait un environ tous les trois mètres. C'était quand même une sacrée escalade, malgré ces quelques points de repos. Ce qui m'inquiétais encore plus, c'était la perspective de redescendre par ici avec la sphère pour recommencer à nager sous l'eau jusqu'à notre point de départ. Je ne voyais pas très bien non plus - en admettant que Harold réussisse à conclure son affaire parmi les fougères et les fleurs des Jardins de Plalsir de Saphrar - comment il s'y prendrait pour emmener sa prise vivante au long de cette route tortueuse, difficile, incertaine. Par curiosité, je lui posai la question, après une petite centaine de mètres de grimpée. — Pour nous enfuir, me dit-il, nous volerons deux tarns qui nous emporteront. — Je suis heureux de voir que tu as un plan. — Naturellement. Je suis un Tuchuk. — As-tu déjà monté un tarn? lui demandai-je. — Non, dit-il en continuant de se hisser au-dessus de moi. — Alors comment espères-tu faire ? — Tu es tarnier, toi, n'est-ce pas ? — Oui. — Très bien. Tu me montreras. — On dit que les tarns savent qui est tarnier et qui ne l'est pas, et qu'ils tuent ceux qui ne le sont pas. — Alors, il faudra que je le trompe. — Comment feras-tu ? — Ce sera facile. Je suis un Tuchuk. J'envisageai de me laisser redescendre et de rejoindre les chariots pour boire une bouteille de Paga. Demain serait certainement tout aussi propice à mon entreprise. Cependant, cela ne me disait rien de devoir refaire tout ce parcours aquatique et souterrain. — Ça mérite la Cicatrice du Courage, tu ne trouves pas ? s'enquit Harold. — Quoi donc ? — Voler une femme dans la Maison de Saphrar et rentrer sur le dos d'un tarn volé aussi. — Sans le moindre doute, grommelai-je. Je me surpris à me demander si les Tuchuks avaient une Cicatrice de l'Idiotie. Dans ce cas, j'y aurais présenté comme candidat le jeune homme qui me précédait sur la corde. Je ne pouvais toutefois m'empêcher de l'admirer. Pour accomplir le fol exploit qu'il envisageait, il fallait être un héros ou un dément. D'un autre côté, mes chances de réussite et de survie n'étaient pas bien meilleures : n'étais-je pas étranger à la ville, et présent uniquement pour dérober un objet - l'oeuf des Prêtres-Rois probablement mieux gardé à l'heure actuelle que la Pierre du Foyer de la cité... Je conclus que nous nous présenterions tous les deux ensemble pour recevoir la Cicatrice de l'Idiotie. Les Tuchuks choisiraient. Ce fut avec soulagement que je passai enfin les bras sur la barre transversale du treuil et me hissai hors du puits. Harold était déjà en train de surveiller les environs. Les puits turiens n'ont pas de margelle, seulement un rebord plat de cinq centimètres de haut. Je rejoignis le jeune homme. Nous étions dans une cour fermée de murs d'environ cinq mètres de haut, le long desquels courait un chemin de ronde. Les murs protègent les puits mais, étant donné le grand nombre de ces derniers dans la cité, ils constituent autant de périmètres de défense si une partie ou une autre de la ville tombe aux mains de l'ennemi. Une arche en deux éléments permettait l'accès à la cour. Pour le moment, les deux pièces de bois étaient en place. Il nous suffisait donc de sortir de la cour pour nous trouver dans une des rues de Turia. Je ne m'étais pas attendu à entrer si facilement... enfin, façon de parler ! — Il y a plus de cinq ans que je n'étais venu ici, me dit Harold. — La Maison de Saphrar est-elle loin? demandai-je. — Assez loin. Mais il fait sombre dans les rues. — Bon. Allons-y. Par cette soirée de printemps, je me sentais gelé dans mes vêtements mouillés. Harold ne paraissait nullement incommodé. J'avais toujours été irrité par le fait que les Tuchuks ne semblent jamais accorder d'attention à ces détails. J'étais heureux que les rues soient dans le noir et que le chemin soit long. — La nuit cachera en partie l'humidité de nos frusques, dis-je... et peut-être même seront-elles à peu près sèches quand nous arriverons. — Bien sûr. C'était prévu... — Oh! — De plus, j'aimerais assez passer par les bains, déclara Harold. — Ne sont-ils pas fermés à cette heure ? demandai-je. — Non, pas avant la vingtième heure. Cela correspondait au minuit de la journée goréenne. — Pourquoi veux-tu t'arrêter aux bains ? — Je n'y suis jamais allé comme client et je me suis souvent demandé - comme toi-même, apparemment - si les filles des bains de Turia sont aussi ravissantes qu'on le raconte. — Tout ça est bien beau, mais je pense qu'il vaudrait mieux filer droit sur la Maison de Saphrar. — Si tu veux. Après tout, j'aurai le temps de visiter les bains quand nous nous serons emparés de la cité. — Emparés de la cité ? — Naturellement, dit-il. — Écoute, lui remontrai-je, les bosks sont déjà en route, et les chariots partiront demain matin. Le siège est levé. Kamchak abandonne la lutte. Harold me regarda en souriant. — Ah oui ? fit-il. — Mais si tu veux, lui proposai-je, je t'offrirai l'entrée aux bains. — On pourrait toujours faire un pari, suggéra-t-il. — Non, refusai-je avec fermeté. Laisse-moi payer. — Comme tu voudras... Je me dis qu'il vaudrait encore mieux n'arriver que plus tard à la Maison de Saphrar, plutôt qu'avant la vingtième heure. Comme il fallait passer le temps en attendant, autant aller aux bains de Turia qu'ailleurs. Bras dessus, bras dessous, nous franchîmes avec Harold l'arche dans le mur de la cour. Nous avions à peine posé les pieds sur le pavé de la rue que nous entendîmes un vif froissement métallique. Surpris, les yeux levés, nous vîmes descendre sur nous un filet d'acier. Aussitôt nous parvint le bruit de plusieurs hommes qui sautaient dans la rue et les cordons de serrage du filet -du modèle souvent utilisé pour piéger les sleens - commencèrent à se tendre. Harold et moi ne pouvions bouger ni bras ni jambes. Capturés dans les mailles, nous restâmes comme deux idiots jusqu'au moment où un garde nous fit tomber. On roula sans défense à ses pieds. — Deux poissons du puits, dit une voix. — Ce qui bien sûr veut dire qu'il y en a d'autres qui le connaissent. — On va doubler la garde, déclara une troisième voix. — Qu'est-ce qu'on en fait? s'enquit un autre. — On va les conduire à la Maison de Saphrar, décida le premier qui avait parlé. Je me tortillai de mon mieux. — Est-ce que cela aussi faisait partie de ton plan, Harold? m'enquisje. Il sourit en pressant sur les mailles pour en apprécier la résistance. — Non, admit-il. Je tâtai à mon tour le filet. Les épais fils métalliques tenaient bon. Harold et moi avions été placés dans une cangue turienne, une barre métallique avec un collier à chaque extrémité derrière chacun desquels des anneaux mainchtenaient les mains des prisonniers sur la nuque. Nous étions agenouillés devant une estrade couverte de tapis et de coussins, où Saphrar de Turia se tenait allongé. Le marchand portait des Robes de Plaisir, blanc et or, et ses sandales mêmes étaient de cuir blanc avec des lacets d'or. Les ongles de ses doigts et de ses orteils étaient vernis en carmin. Ses petites mains grasses se frottaient de plaisir tandis qu'il nous examinait. Les gouttes d'or au dessus de ses yeux montaient et descendaient alternativement. Il souriait, découvrant les pointes de ses dents d'or que j'avais remarquées lors du banquet. Près de lui, de part et d'autre, des guerriers étaient assis en tailleur. Celui de droite portait une robe, comme s'il venait de sortir du bain. Il avait sur la tête la cagoule des membres du Clan des Tortionnaires. Il jouait avec un quiva d'origine paravaci. Je le reconnaissais, à sa carrure et à sa façon de se tenir. C'était lui qui m'avait lancé le quiva, parmi les chariots, lui qui m'aurait assassiné, sans une ombre fugace sur un panneau laqué. L'autre guerrier, à la gauche de Saphrar, était vêtu du cuir des tarniers, mais avait aussi une ceinture ornée de pierreries et, pendu au cou, un grand tarnet d'Ar usé, enrichi de diamants. Près de lui reposaient sur l'estrade son javelot, son casque et son bouclier. — Je suis heureux que vous ayez eu l'idée de nous rendre visite, Tarl Cabot de Ko-ro-ba, dit Saphrar. Nous nous attendions à votre tentative, mais nous ne savions pas que le Puits du Passage vous était connu. Je sentis dans la barre de métal de la cangue la réaction de Harold. Apparemment, en s'enfuyant des années auparavant, il était tombé par hasard sur un moyen d'entrée et de sortie qui n'était pas ignoré de certains citoyens de Turia. Je me rappelai que les Turiens, grands amateurs de bains, étaient presque tous bons nageurs. La robe que portait l'homme au quiva paravaci prenait maintenant toute sa signification. — Notre ami à la cagoule, dit Saphrar en désignant son côté droit, vous a précédés ce soir dans le Puits du Passage. Comme nous étions en relation avec lui et l'avions informé de l'existence de ce puits, nous avons également jugé bon de placer une garde à proximité... et heureusement, semble-t-il. — Qui est ce traître aux Peuples des Chariots? demanda Harold. L'homme à la cagoule se raidit brusquement. — Bien sûr, reprit Harold. Je vois, maintenant... c'est évidemment un Paravaci. La main de l'homme blanchit sur le manche de son quiva et je craignis qu'il ne se lève d'un bond pour planter le couteau jusqu'à la garde dans la poitrine du jeune homme. — Je me suis souvent demandé d'où les Paravacis tiraient toutes leurs richesses, reprit Harold. Poussant un cri de rage, l'homme à la cagoule se dressa d'un bond, le quiva brandi. — S'il vous plaît, intervint Saphrar en levant sa main grasse, pas de mauvais sentiments entre amis. Toujours tremblant de fureur, l'autre se rassit. Le second, un homme mince et fort, avec une cicatrice à la pommette gauche, ne dit rien. Ses yeux sombres et intelligents nous examinaient comme un guerrier regarde ses ennemis. — Je voudrais bien vous présenter notre ami à la cagoule, expliqua Saphrar, mais j'ignore même son nom et je n'ai jamais vu son visage... je sais seulement qu'il occupe un rang élevé chez les Paravacis et qu'il m'a, en conséquence, été fort utile. — Moi, je le connais un peu, déclarai-je. Il me suivait à travers le campement des Tuchuks... et il a tenté de me tuer. — J'espère que nous aurons davantage de chance, dit Saphrar. Je ne répondis pas. — Es-tu vraiment du Clan des Tortionnaires? demanda Harold à l'encapuchonné. — Tu le sauras bientôt, répondit celui-ci. — Penses-tu pouvoir me faire crier pour réclamer merci? insista le jeune homme. — Si je le veux, fit l'autre. — Ferais-tu un pari ? proposa Harold. L'homme se pencha en avant et cracha: — Sleen de Tuchuk ! — Puis-je vous présenter Ha-Keel de Port Kar, chef des tarniers mercenaires ? intervint Saphrar. — Saphrar est-il informé que vous avez touché de l'or. des Tuchuks ? demandai-je. — Naturellement, répondit Ha-Keel. — Vous croyez peut-être, dit Saphrar en gloussant, que j'y verrais des objections... et que vous arriveriez ainsi à semer la discorde parmi vos ennemis. Mais, Tarl Cabot, sachez que je suis marchand, que je comprends les hommes et que je connais la puissance de l'or... Je ne m'oppose pas plus au fait que Ha-Keel traite avec les Tuchuks que je ne vois d'objection à ce que l'eau gèle et que le feu brûle... et à ce que personne ne quitte vivant la Piscine Jaune de Turia. Je ne relevai pas, mais jetai un coup d'oeil à Harold et le vis soudain pâlir. — Comment se fait-il, poursuivis-je, que Ha-Keel de Port Kar porte au cou un tarnet de la Cité d'Ar? — J'étais d'Ar en un temps, répondit le guerrier à la cicatrice. Je me souviens même de vous, bien que votre nom fût alors Tarl de Bristol, au siège d'Ar. — Cela fait bien longtemps, dis-je. — Votre escrime contre le Maître des Assassins, Pa-Kur, était magnifique. J'inclinai la tête à ce compliment. --Vous pourriez vous demander, reprit-il, comment il se trouve que moi, tarnier d'Ar, je sois au service des marchands et des traîtres des plaines du Sud. — Cela m'attriste qu'une épée autrefois levée pour la défense d'Ar ne soit plus commandée que par l'appel de l'or. — Vous voyez à mon cou un tarnet d'or de la glorieuse Ar, dit-il. J'ai tranché une gorge pour ce pendentif, afin d'acheter des soieries et des parfums pour une femme. Mais elle s'est enfuie avec un autre. Pourchassé, je me suis sauvé aussi. Je les ai suivis et j'ai tué l'autre en combattant. C'est à lui que je dois cette cicatrice. J'ai vendu la femme comme esclave. Je ne pouvais pas rentrer dans Ar la Glorieuse. (Il tripotait le disque.) Il arrive qu'il me paraisse lourd à porter. Saphrar prit la parole : — Ha-Keel, en toute sagesse, s'est rendu dans la Cité de Port Kar dont l'hospitalité pour les proscrits comme lui est bien connue. C'est là que nous avons fait connaissance. — Ha! s'écria Ha-Keel. Ce petit urt essayait de me barboter ma bourse ! — Ainsi, vous n'avez pas toujours été marchand ? demandai-je à Saphrar. — Entre amis, répondit-il, peut-être pouvons-nous parler franchement, surtout que ce qui va se dire ne sera jamais répété. Vous voyez, je sais que je peux vous faire confiance. — Et pourquoi donc? m'enquis-je. — Parce que vous allez mourir. — Je vois. — J'étais en un temps parfumeur à Tyros, reprit Saphrar. Mais un jour j'ai quitté la boutique - par inadvertance, semble-t-il - avec quelques livres de nectar de talender cachées dans une vessie sous ma tunique... et pour cette raison on m'a entaillé l'oreille et exilé de la cité. J'ai fini par gagner Port Kar, où j'ai vivoté pendant un temps des détritus qui flottaient sur les canaux et d'autres choses que je trouvais. — Alors pourquoi vous revoit-on en riche marchand ? demandai-je. — Un homme m'a contacté. Un homme de haute taille - plutôt terrible, en fait -, avec un visage gris comme la pierre et des yeux comme du verre. Je me rappelai aussitôt la description que m'avait fournie Élisabeth de l'homme qui l'avait examinée pour voir si elle était apte à porter le collier de message... sur la Terre ! — Je n'ai jamais vu cet homme, intervint Ha-Keel. Je le regrette. Saphrar frissonna. — Autant que vous ne le connaissiez pas ! — Et votre destin a changé après cette rencontre ? avançai-je. — Du tout au tout. En réalité, c'est lui qui a organise mon existence et m'a envoyé à Turia il y a quelque années. — Quelle est votre cité? Il sourit. — Port Kar... je pense. C'était ce que je désirais savoir. Bien qu'élevé à Tyros et riche à Turia, Saphrar le marchand se considérait comme sujet de Port Kar. Je songeai qu'une ville pareille pouvait facilement souiller l'âme d'un homme. — Cela explique donc, dis-je, que tout en résidant à Turia vous puissiez posséder une galère à Port Kar! — Évidemment. — Le message venait de vous. — On a cousu le collier sur la fille dans cette maison même, dit-il, bien que la pauvre créature ait été sous anesthésie à l'époque et ignorante de l'honneur qui lui était conféré. (Il sourit.) En un sens, c'était du gaspillage... cela ne m'aurait nullement contrarié de la garder comme esclave dans mes Jardins de Plaisir. (Il haussa les épaules et ouvrit les paumes.) Mais il n'a rien voulu savoir... il fallait que ce soit elle ! — Qui ça, « il » ? m'enquis-je. — L'homme gris, celui qui a amené la fille, droguée, à dos de tarn. — Comment s'appelle-t-il ? — Il a toujours refusé de me le dire. — Et comment l'appeliez-vous ? — Maître, répondit Saphrar. Il payait bien, ajouta-t-il. — Petit esclave gras! commenta Harold. Saphrar ne s'en offensa pas, mais s'affaira à redisposer les plis de sa robe, en souriant. — Il payait même très bien, ajouta-t-il. — Pourquoi ne vous a-t-il pas permis de garder la jeune fille comme esclave? demandai-je. — Elle parlait une langue barbare, dit-il, tout comme vous, semblet-il. Le plan prévoyait apparemment que le message soit lu et que les Tuchuks se servent ensuite de la fille pour vous découvrir, après quoi ils vous auraient tué. Mais ils n'en ont rien fait. — Non, confirmai-je. — Cela n'a plus d'importance... maintenant, dit Saphrar. Je me demandais quel genre de mort il me préparait. — Expliquez-moi donc comment vous, qui ne m'aviez jamais vu, m'avez reconnu et appelé par mon nom, lors du banquet. — L'homme gris m'avait fait une bonne description de vous, répondit-il. De plus, j'avais la certitude que personne d'autre parmi les Tuchuks ne pouvait avoir des cheveux comme les vôtres. Je me hérissai un peu. Sans raison valable, cela m'irrite parfois que des ennemis ou des inconnus parlent de ma chevelure. Cela remonte probablement à mon enfance où mes cheveux d'un roux lamentablement flamboyant faisaient de moi la cible d'innombrables plaisanteries, d'où des répliques acerbes, puis des controverses animées et enfin le règlement de comptes à poings nus. Même dans cette Maison de Saphrar, je me rappelai avec une satisfaction certaine que j'avais réussi à faire tourner la plupart de ces différends à mon avantage. Ma tante avait coutume de m'inspecter les articulations des mains tous les soirs et, quand j'avais des écorchures - ce qui n'était pas rare -, je filais au lit avec honneur sans doute, mais aussi sans dîner. — Çà m'a amusé à l'époque, fit le marchand en souriant, de prononcer votre nom - pour voir votre réaction - pour vous donner, si j'ose dire, de quoi réfléchir. — Tuons-le ! proposa le Paravaci. — Personne ne t'a adressé la parole, Esclave! le rabroua Harold. — Laissez-moi au moins celui-ci, pria le Paravaci en désignant Harold de la pointe de son quiva. — Nous verrons, dit Saphrar. Puis le petit marchand se leva et frappa deux fois dans ses mains. D'un côté, par une porte dissimulée sous une tenture, deux hommes d'armes entrèrent, aussitôt suivis de deux autres. Les deux premiers portaient un plateau drapé de pourpre. Sur le plateau, niché dans les replis de la pourpre, je vis l'objet de mes recherches qui m'avaient emmené si loin! -, ce pour quoi j'avais risqué et, semblait-il, perdu la vie: la sphère dorée. C'était très visiblement un oeuf. Son grand axe devait mesurer dans les quarante à quarante-cinq centimètres. À son point le plus large, il était épais d'une trentaine de centimètres. — C'est de la cruauté que de le lui montrer, émit Ha-Keel. — Mais il est venu de si loin, et a pris tant de risques ! répondit le marchand d'un ton doucereux. Il a certainement droit au moins à un aperçu de notre précieux trésor. — Il a coûté la vie à Kutaituchik, relevai-je. — Ainsi qu'à beaucoup d'autres, fit Saphrar, et peut-être causera-t-il encore des morts par la suite. — Savez-vous ce que c'est? demandai-je. — Non, mais je sais que c'est important pour les Prêtres-Rois. (Le marchand se dressa pour aller poser le doigt sur l'oeuf.) Mais pourquoi? Je n'en ai pas la moindre idée... ce n'est pas vraiment de l'or. — Cela ressemble à un oeuf, avança Ha-Keel. — Possible, fit Saphrar. Mais que diable les Prêtres-Rois pourraient-ils bien trouver dans une chose pareille? — Qui sait? fit Ha-Keel. — C'est bien ça que vous étiez venu chercher à Turia, n'est-ce pas ? me demanda le marchand. — Tout juste, répondis-je. — Vous voyez comme c'était facile ! Il rit. — Oui, très facile. Ha-Keel tira son épée. — Laissez-moi le tuer comme il sied à un guerrier, dit-il. — Non ! protesta le Paravaci. Donnez-le-moi comme l'autre ! — Non, refusa fermement Saphrar. Ils sont tous les deux à moi ! Ha-Keel repoussa avec colère son glaive au fourreau. Il avait voulu pour moi une mort rapide et honorable. Il était clair qu'il n'appréciait guère les petits jeux auxquels devaient penser le Paravaci et Saphrar. Ha-Keel était peut-être devenu un assassin et un voleur, mais il était d'Ar... et c'était un tarnier. — Vous vous êtes procuré cet objet pour le remettre à l'homme gris? m'enquis-je. — Oui. — Et il le restituera aux Prêtres-Rois ? fis-je d'un ton innocent. — J'ignore ce qu'il en fera. Du moment que je touche mon or - et cet or fera peut-être de moi l'homme le plus riche de tout Gor -, je m'en fiche. — Si l'oeuf est endommagé, les Prêtres-Rois pourraient se mettre en colère, suggérai-je. — Autant que je sache, cet homme est lui-même un Prêtre-Roi. Autrement, comment aurait-il osé écrire en leur nom le message qui était dans le collier? Je savais, bien sûr, que l'homme n'était nullement un PrêtreRoi. Mais à présent je voyais bien que Saphrar ne connaissait rien de lui, ni qui il était, ni pour qui il travaillait. J'étais certain que c'était bien l'homme qui avait amené Élisabeth Cardwell sur ce monde. Celui qui l'avait examinée à New York et avait conclu qu'elle jouerait un rôle dans son jeu dangereux. Il disposait donc de moyens technologiques avancés, au moins au niveau des vols interplanétaires. J'ignorais évidemment si cette technologie était sienne, ou celle de sa race, ou si elle lui était fournie par d'autres des inconnus, des êtres invisibles pour le moment - qui avaient leurs propres intérêts à défendre par ces intrigues entre deux mondes... ou peut-être davantage. Il se pouvait qu'il ne fût qu'un agent - et c'était même probable -, mais pour qui, et pour quoi ? Quelque chose qui serait un défi, même pour les Prêtres-Rois... mais aussi qui les craignait, sinon ce monde ou la Terre auraient déjà été frappés. Quelque chose qui voulait la mort des Prêtres-Rois... pour que l'un ou l'autre des deux mondes, ou peut-être même tout notre Système Solaire, soit libéré de leur domination. — Comment l'homme gris pouvait-il savoir où se trouvait la sphère dorée? demandai-je. — Il a dit une fois qu'on le lui avait indiqué... — Qui ça ? — Je ne sais pas. — Vous ne savez rien de plus ? — Non, déclara Saphrar. Je réfléchissais. Les Autres devaient comprendre ou deviner dans une certaine mesure la politique, les besoins et les directives des lointains habitants des Monts Sardar... ils ne devaient pas être ignorants des affaires des Prêtres-Rois, surtout plus à présent, depuis la récente guerre après laquelle tant d'humains étaient sortis des Sardar et erraient maintenant en liberté... peut-être tournés en dérision et méprisés à cause des contes qu'ils colportaient... C'était peut-être d'eux, ou d'espions ou de traîtres à l'intérieur même du Nid, que les Autres avaient appris l'affaire... et j'avais la certitude que ces Autres ne s'étaient pas moqués des histoires racontées par les vagabonds échappés. Probablement étaient-ils informés de la destruction de la majeure partie du matériel de surveillance et de la diminution des moyens technologiques des Prêtres-Rois - au moins pour un temps et surtout ils savaient que la Guerre du Nid avait eu lieu pour des questions dynastiques. Puisqu'il y avait eu des rebelles - ceux qui désiraient une nouvelle génération -, la semence de cette génération devait exister à l'époque. Cependant, dans une Demeure de PrêtresRois, il n'existe qu'une seule génitrice, la Mère, et elle était morte peu avant la Guerre. Aussi les Autres avaient-ils bien pu déduire qu'il y avait encore un oeuf caché - ou plusieurs -, qu'il fallait maintenant récupérer pour faire démarrer la nouvelle génération. Et ils avaient aussi pu apprendre que j'avais été pendant le conflit le lieutenant de Misk, le Cinquième-Né, le Chef des Rebelles, que j'étais parti pour les plaines du Sud où erraient les Peuples des Chariots. Il ne fallait pas beaucoup d'intelligence pour comprendre que j'étais à la recherche de l'oeuf - ou des oeufs. S'ils avaient raisonné ainsi, leur stratégie devait donc être tout d'abord de s'arranger pour que je ne trouve pas l'oeuf, et ensuite de s'en emparer eux-mêmes. Naturellement, le premier objectif serait atteint si l'on me tuait. L'histoire du collier de cuir y avait visé astucieusement, mais elle avait échoué à cause de la finesse des Tuchuks. Alors, on avait tenté de m'abattre avec un quiva. Encore un coup manqué. Mais je ne devais pas oublier que j'étais entre les mains de Saphrar! Le deuxième objectif, s'emparer de l'oeuf, était à peu près atteint. On l'avait volé dans le chariot de Kutaituchik, donc il ne restait qu'à le remettre à l'homme gris qui à son tour, le donnerait aux Autres, quels qu'ils fussent. Il y avait évidemment des années que Saphrar vivait à Turia, ce qui me donnait à penser que les Autres avaient pu être informés des déplacements des deux hommes qui avaient transporté l'oeuf des Monts Sardar aux Plaines de Turia. Peut-être avaient-ils cette fois frappé plus ouvertement et rapidement - en employant des tarniers -, de peur que je ne trouve l'oeuf le premier et que je ne le rapporte dans les Sardar. L'attentat contre ma vie avait eu lieu une nuit, et le raid contre le chariot de Kutaituchik la nuit suivante. Saphrar avait également su que la sphère dorée se trouvait chez les Tuchuks. Je m'étonnais qu'il eût possédé ce renseignement. Comment se l'était-il procuré? Les Tuchuks ne font pas de bons espions parce que, malgré leur sauvagerie et leur cruauté, ils sont dans l'ensemble d'une loyauté absolue; et bien peu de personnes ont accès au chariot de l'Ubar des Tuchuks. J'étais vraiment intrigué. D'autre part, les Tuchuks eux-mêmes n'avaient pas eu conscience de la valeur réelle de la sphère. Kamchak lui-même m'avait affirmé qu'elle n'en avait aucune. Pauvres Tuchuks ! Mais à présent, également pauvre Cabot! Quoi qu'il en fût - je n'avais aucune certitude -, d'Autres que les PrêtresRois étaient maintenant entrés dans les intrigues politiques de Gor, et les Autres étaient informés de l'existence de l'oeuf et le convoitaient... et il semblait bien qu'ils allaient l'avoir Avec le temps, les Prêtres-Rois - ce qu'il en restait - mourraient. Leurs armes et leurs machines rouilleraient et tomberaient en poussière dans les Sardar. Et puis un jour, tels les pirates de Port Kar à bord de leurs longues galères, sans s'annoncer, à l'improviste, les Autres traverseraient les océans de l'espace pour poser leurs vaisseaux sur les côtes et les sables de Gor. — Aimeriez-vous combattre pour votre vie ? me demanda Saphrar. — Bien sûr ! — Parfait. Vous allez pouvoir le faire dans la Piscine Jaune de Turia. 17 LA PISCINE JAUNE DE TURIA Harold et moi, débarrassés de la cangue, mais les poignets liés derrière le dos, étions au bord de la Piscine Jaune. On ne m'avait pas rendu mon épée, mais le quiva que j'avais amené était maintenant passé dans ma ceinture. C'est une piscine intérieure - dans une vaste salle de la Maison de Saphrar - avec une coupole de quelque vingt-cinq mètres de haut. Le bassin lui-même, autour duquel court une bordure de marbre de deux mètres cinquante de large, est de forme à peu près circulaire, d'une vingtaine de mètres de diamètre. La salle est fort plaisante. Elle est décorée de nombreux ornements floraux exotiques. Dans des niches poussent des plantes vertes, des fleurs et des lianes. C'est d'un luxe un peu écrasant. La pièce avait été tellement chauffée qu'elle paraissait pleine de vapeur, sans doute pour fournir aux plantes le climat qui leur convenait. La lumière venait de derrière un plafond bleu translucide, et probablement était-elle fournie par des ampoules à énergie. Il fallait vraiment que Saphrar soit riche pour s'offrir ce genre d'éclairage. Peu de Goréens peuvent se le permettre. D'ailleurs, en général, les Goréens préfèrent les flammes, lampes et torches, plus vivantes. Il y avait déjà trois ou quatre minutes que j'étais là quand je m'aperçus que la vapeur montait de l'eau. Celle ci paraissait calme. Je me demandais ce qui m'attendait dans ce bassin. En tout cas, j'aurais le quiva. Je remarquai qu'à notre entrée la surface de l'eau avait frémi, et que, maintenant, elle était de nouveau immobile. Quelque chose avait senti notre présence, s'était agité au fond, puis restait en attente. Le mouvement même avait été insolite: on eût dit que la piscine même s'était soulevée, avait ondulé, puis était retombée. Bien que nos mains fussent liées, Harold et moi étions tout de même maintenus chacun par deux hommes d'armes. Quatre autres, avec des arbalètes, nous avaient accompagnés. — De quelle nature est la bête de la piscine ? demandai-je. — Vous verrez bien, fit Saphrar en riant. Un animal aquatique, évidemment. Probablement un tharlarion de mer, ou plusieurs. Quelquefois les petits tharlarions de mer, qui ne sont que dents et queue, sont plus à craindre que leurs frères plus grands, dont certains peuvent saisir une galère dans la gueule et la briser comme une brindille desséchée. Il pouvait aussi s'agir d'une tortue du Vosk. Certaines sont gigantesques, presque impossibles à tuer, obstinées, carnivores. Pourtant, si ç'avait été un tharlarion ou une tortue, il leur aurait fallu remonter en surface pour respirer. Or plus rien ne bougeait. En conséquence, il devait forcément s'agir d'une bête aquatique, capable de trouver son oxygène dans l'eau même. De toute façon, je ne tarderais pas à être fixé. — Je ne tiens pas à assister à ça, dit Ha-Keel. Aussi, avec votre permission, vais-je me retirer. Saphrar parut peiné, mais juste ce qu'exigeait la courtoisie. Il leva sa petite main molle aux ongles carminés et répondit: — Mais certainement, mon cher Ha-Keel, retirez-vous si vous le désirez. Le guerrier fit un bref signe de tête et sortit de la salle. — Vais-je être jeté à l'eau avec les mains liées? demandai-je. — Sûrement pas, dit Saphrar, ce ne serait pas loyal. — Je suis heureux de constater que vous avez certaines manières. — Ce sont des affaires d'importance pour moi, répondit-il. Son visage avait à peu près la même expression que je lui avais vue le soir du banquet, quand il se préparait à gober la petite chose frétillante empalée sur le bâtonnet de couleur. J'entendis le Paravaci ricaner sous sa cagoule. — Que l'on apporte le bouclier de bois ! commanda Saphrar. Deux des hommes d'armes quittèrent la pièce. J'examinai le bassin. Il était d'un beau jaune qui étincelait comme s'il y eût flotté des pierres précieuses. Le liquide semblait mêlé de rubans et de filaments, et parsemé de petites boules de diverses couleurs. Je me rendis alors compte que les émissions de vapeur n'étaient pas continues, qu'elles suivaient un rythme régulier. Je remarquai en outre que la surface, en léchant le marbre qui l'enfermait, se soulevait légèrement, puis s'abaissait une fois la vapeur déchargée. Mes observations s'interrompirent au retour des deux hommes d'armes qui portaient une sorte de barrière en bois d'environ un mètre trente de haut sur quatre mètres de long, et qu'ils placèrent entre moi-même et mes gardiens, ainsi que devant Saphrar, le Paravaci et les arbachlétriers. Harold et ses gardiens n'étaient pas non plus derrière la barricade, qui, comme la salle, était décorée de motifs floraux exotiques. — À quoi sert cet écran? demandai-je. — Au cas où vous auriez la tentation de nous lancer votre quiva, répondit Saphrar. Cela me paraissait idiot, mais je ne le dis pas. Je n'étais tout de même pas assez bête pour lancer à mes ennemis la seule arme qui me sauverait peut-être la vie dans la Piscine Jaune de Turia. Je me retournai de mon mieux pour me remettre à l'étude du bassin. Rien n'était encore remonté en surface pour respirer, et j'étais maintenant certain qu'il s'agissait bien d'une créature aquatique. J'espérais qu'il n'y en aurait qu'une. Les grands animaux se meuvent moins vite que les petits, en général. S'il y avait là un banc de perches goréennes, par exemple, j'aurais beau les tuer par douzaines, je mourrais à demi dévoré en quelques minutes. — Envoie-moi le premier dans la piscine! lança Harold à Saphrar. — Ridicule ! Mais ne t'impatiente pas... ton tour viendra. Était-ce mon imagination? Il me semblait que le jaune de la piscine était plus riche, que les teintes fluides que j'avais distinguées avaient pris une nouvelle gamme d'éclats. Certains filaments roulaient sous la surface et les boules colorées paraissaient animées de pulsations. Le rythme des émissions de vapeur s'accélérait et j'y percevais la présence de quelque gaz ou émanation subtile, que je n'avais pas remarquée au début, mais qui allait croissant. — Qu'on le détache ! commanda Saphrar. Pendant que deux hommes me maintenaient, un autre me libéra les poignets. Trois des arbalétriers se tenaient prêts, leurs armes braquées sur mon dos. — Si je réussis à tuer le monstre du bassin ou à lui échapper, disje d'un ton détaché, je crois comprendre que je serai alors libre. — Ce ne sera que justice. — Bien, dis-je. Le Paravaci encapuchonné renversa la tête et se mit à rire bruyamment. Les arbalétriers souriaient. — Évidemment, reprit Saphrar, personne n'a encore jamais réussi à faire l'un ou l'autre. — Je vois ! J'examinais à présent la surface de la piscine. L'apparence en était étonnante. On eût dit que le centre de la surface était plus bas que les bords qui donnaient l'impression de s'élever le plus possible vers nos pieds. Je crus à une illusion d'optique. Les teintes et couleurs étaient devenues fantastiques, on eût dit que des mains prenaient à poignées des joyaux pour les rejeter dans le liquide lumineux. Les mouvements des filaments s'affolaient et les sphères devenaient phosphorescentes dans leurs pulsations. La vapeur et les gaz se dégageaient plus rapidement dans l'air humide. Le bassin lui-même paraissait respirer. — Entrez dans la piscine ! me commanda Saphrar. Les pieds devant, le quiva en main, je sautai dans le liquide jaune. Je fus surpris de constater que, près du bord, le bassin n'avait guère de profondeur. Le fluide ne me montait qu'aux genoux. J'avançai de quelques pas. La profondeur augmentait vers le centre. À un tiers de la distance, j'en avais jusqu'à la ceinture. Je cherchai autour de moi ce qui allait bien pouvoir m'attaquer. Il était difficile de regarder en profondeur à cause de l'éclat jaune de la surface, troublée par mon passage. Il ne s'élevait cependant plus ni vapeur ni gaz. Le liquide était immobile. Les filaments ne s'approchaient pas de moi et restaient immobiles, eux aussi. Quelques-uns, blanchâtres et luminescents, semblaient m'entourer d'un cercle un peu en dessous de la surface, à quelque trois mètres de mon corps. Je fis un pas vers ce cercle, et les boules, sans doute dérangées par mon mouvement, se dispersèrent en s'écartant lentement. Le jaune du liquide, bien qu'encore vif, n'était plus aussi animé et éclatant. J'attendais l'attaque du monstre. Je restai ainsi, immergé jusqu'à la taille, pendant deux ou trois minutes. Puis, en colère, songeant que le bassin était peut-être inhabité et que l'on se payait ma tête, je criai à Saphrar: — Quand vais-je le rencontrer, ce monstre? Saphrar rit derrière la barrière de bois et répondit: — C'est déjà fait. — Vous mentez ! — Non, protesta-t-il avec amusement. Vous avez fait sa connaissance. — Quel est donc cet animal ? — Le bassin lui-même ! cria-t-il. — Le liquide ? demandai-je. — Oui, répondit Saphrar d'une voix joyeuse. Il est vivant ! 18 LES JARDINS DE PLAISIR À l'instant même où Saphrar me renseignait ainsi, un grand jet de vapeur et de gaz sembla exploser dans le fluide qui m'entourait, comme si le monstre dans lequel je me trouvais, maintenant que sa proie était en sa possession, eût enfin osé respirer. En même temps, je sentis que le liquide s'épaississait, prenait une consistance gélatineuse. Je poussai un cri d'horreur et m'efforçai de virer pour regagner le bord du bassin qui servait de cage à cette chose dans laquelle j'étais, mais le fluide, resserrant son étreinte, était devenu comme une boue grasse et chaude et, quand je n'eus plus de liquide que jusqu'à mi-cuisse, il résista comme un ciment humide et jaune, m'empêchant d'avancer. Je sentis des picotements dans les jambes, de petites piqûres, et je devinais que des éléments corrosifs s'attaquaient déjà à mon épiderme. J'entendis Saphrar souligner: — Il faut quelquefois des heures avant que la digestion soit complète. Sauvagement, avec mon quiva dérisoire, je me mis a trancher et à piquer dans l'épaisse et humide matière qnl m'enveloppait les jambes. La lame s'y enfonçait jusqu'a la garde, laissant sa marque, mais celle-ci se refermait dès que je retirais l'arme. — Il y a des hommes, poursuivait Saphrar, ceux qui ne luttent pas, qui vivent jusqu'à trois heures... ce qui suffit dans certains cas pour qu'ils voient apparaître leurs propres os. J'aperçus une des lianes ornementales de la salle pendre à proximité. Mon coeur fit un bond. Si seulement je parvenais à la saisir! Je rassemblai toutes mes forces pour me diriger vers la liane... deux centimètres... puis deux autres..., les doigts tendus, les bras et le dos douloureux, encore deux centimètres et j'allais l'atteindre... quand, à ma grande horreur, alors qu'avec une atroce souffrance je croyais enfin l'empoigner, la liane frissonna et s'éleva juste hors de portée. Je repris mon pénible effort et la chose recommença son manège. Je hurlais de rage. J'allais tenter un nouvel essai quand je vis un esclave, que j'avais à peine remarqué auparavant, qui m'observait, les mains posées sur des leviers implantés dans un panneau de la paroi incurvée. Prisonnier de ce magma qui continuait à se coaguler, à se resserrer, je rejetai la tête en arrière, pris de désespoir. C'était lui, bien entendu, qui commandait les mouvements de la liane, reliée par des fils à ces leviers. — Oui, Tarl Cabot, haleta Saphrar tout en gloussant de rire, pourtant, dans une heure, quand vous serez devenu fou de peur et de douleur, vous tenterez encore et encore de vous raccrocher à une liane, tout en sachant très bien que vous ne réussirez pas, mais en espérant encore y parvenir. Mais ce sera vain ! (Cette fois, il ne contrôlait plus son hilarité.) J'en ai même vu qui tentaient de saisir une liane à deux mètres au-dessus de leur tête ! Les deux dents d'or du marchand, comme des crochets de serpent, se découvrirent quand, renversant la tête, il se mit à hurler de joie, battant de ses petites mains grasses le bois de l'écran. Le quiva s'était retourné dans ma main et mon bras s'arma pour que je puisse emmener avec moi dans la mort ce tortionnaire de Saphrar. — Attention ! s'écria le Paravaci, et le marchand cessa soudain de rire pour m'examiner avec inquiétude. Si je ramenais le bras en avant, il aurait le temps de se baisser derrière le bouclier. Maintenant, il avait posé le menton sur le bord et me surveillait; il s'esclaffait de nouveau. — Il y en a eu beaucoup qui se sont déjà servis du quiva, en pareilles circonstances, dit-il, mais c'était en général pour se le plonger dans le coeur. Je regardai la lame. — Tarl Cabot ne se tuera pas lui-même, dis-je. — Je ne le pensais pas, en effet, c'est pourquoi j'ai permis qu'on vous laisse ce couteau. Et encore son rire frénétique. — Espèce de sale gros urt! l'insulta Harold qui se débattait à la fois contre ses liens et ses deux gardiens. — Patience, patience! mon jeune ami, gloussa Saphrar. Votre tour va venir ! Je restais aussi immobile que possible. J'avais froid aux pieds et aux jambes, et pourtant j'y sentais en même temps des brûlures... probablement que les acides du bassin étaient à l'oeuvre. Apparemment, le liquide n'était épais, gélatineux, caoutchouteux, qu'au voisinage de mon corps. Je le voyais faire des rides en léchant le bord de la piscine de marbre. Il était même plus bas à la périphérie, à présent, un peu plus élevé autour de moi, comme s'il pouvait monter le long de mon corps et, en quelques heures, peutêtre m'engloutir. Mais, sans nul doute, je serais alors à demi digéré, et il ne resterait de moi que des fluides et des protéines pour nourrir la substance de mon agresseur... la Piscine Jaune de Turia. Je me dirigeai alors avec ce qu'il me restait de forces, non plus vers le bord, mais bien vers le centre du bassin, vers la partie la plus profonde. À ma grande satisfaction, je m'aperçus que je pouvais me déplacer - avec peine ! - dans ce sens. Le bassin était satisfait que je m'y plonge plus profondément, peut-être même le désirait-il, pour avaler au plus vite son repas. — Qu'est-ce qu'il fait ? cria le Paravaci. — Il est fou! déclara Saphrar. À chaque centimètre que je gagnais vers le milieu du bassin, le mouvement me devenait plus aisé. Soudain, je ne sentis plus le ciment humide et jaune sur mes membres et je réussis à faire deux ou trois pas normaux. Cependant le liquide me montait à présent jusqu'aux aisselles. Une des boules luminescentes flottait tout près de moi. Je la vis changer de teinte au fur et à mesure qu'elle remontait vers la surface. Elle était visiblement photosensible. Je lui portai un coup du tranchant de mon quiva et elle se retira rapidement en roulant dans le fluide. Tout le bassin se mit à bouillonner et à s'éclairer. Puis le calme se rétablit. Pourtant, je savais à présent que ce fluide, comme toutes les formes de vie, avait une certaine irritabilité, un point sensible. Des sphères blanches m'entouraient maintenant, mais sans venir à portée de mon quiva. Je traversai le centre du bassin à la nage Dès que je l'eus franchi, je sentis le liquide s'épaissir de nouveau. Quand je n'en eus plus que jusqu'à la ceinture, vers le bord opposé, je me trouvai une nouvelle fois empêché d'avancer. Je refis la même tentative à deux reprises dans des directions différentes, avec exactement le même résultat. Les boules lumineuses me suivaient, puis se plaçaient autour de moi. Et au centre de la piscine, je nageais librement. Sous moi, vaguement, à quelques dizaines de centimètres de profondeur, je distinguais un ensemble de filaments onduleux et de sphères pris dans une gelée d'un jaune foncé, entourés d'une sorte de sac transparent. Le couteau entre les dents, je plongeai vers la partie la plus profonde de la Piscine Jaune de Turia, où luisait la substance centrale de cette chose animée où je me trouvais. Presque aussitôt, le fluide se gélifia pour m'isoler de la masse luisant tout au fond, mais, petit à petit, y prenant appui, je me frayai un chemin, de plus en plus profondément. Finalement, je plongeai littéralement les mains dans la masse animée. Mes poumons manquaient d'air. Mais je creusais toujours, les mains et les ongles en sang, et, alors que j'allais perdre connaissance, que les ténèbres m'enveloppaient déjà, je sentis un tissu membraneux et globulaire reculer spasmodiquement sous mon toucher. La tête en bas, enlisé dans le fluide gélatineux, j'ôtai le quiva de ma bouche et, à deux mains, appuyai ma lame contre cette membrane mouvante, qui se tortillait. Il me parut que le globe de matière commençait à s'éloigner en glissant dans le fluide, mais je le poursuivis, une main accrochée à la membrane déchirée tandis que je frappais de l'autre à coups redoublés. J'étais maintenant entouré de filaments et de boules qui tentaient de me repousser, mais je frappais toujours, et je pénétrai sous la membrane, dans cet être secret; subitement, le fluide se retira d'autour de mon corps pour s'introduire dans la chambre membraneuse où il recommença à se solidifier pour me repousser. Je tins bon tant que je le pus, mais, les poumons en feu, je dus me laisser repousser vers la partie plus liquide en surface. À présent, au-dessous de moi, tout prenait rapidement consistance, comme un plancher qui se fût soulevé par le milieu en retirant son pourtour. Soudain, ma tête émergea et je respirai. J'étais debout sur la surface durcie de la Piscine Jaune de Turia et je voyais le fluide des côtés s'absorber dans la masse sous mes pieds, pour se solidifier presque instantanément. J'avais l'impression de me tenir sur une énorme coquille arrondie dans laquelle était enfermée la masse globulaire. Mon couteau n'en aurait pas égratigné la surface. « Tuez-le ! » entendis-je crier Saphrar, et je perçus le sifflement d'un carreau d'arbalète qui alla se fracasser sur la paroi incurvée, derrière moi. Debout sur cette espèce de roc, je sautai facilement et agrippai une des lianes, le long de laquelle je me hissai rapidement vers le plafond bleu et cristallin. Un sifflement, et un deuxième trait traversa le plafond. Un des arbalétriers avait pris pied sur le fond à sec du bassin et se tenait presque sous moi, l'abalète pointée. Je savais que je n'éviterais pas son projectile. Mais j'entendis tout à coup un cri d'agonie. En bas, une fois de plus, luisaient les fluides jaunes de la Piscine, qui entouraient le garde, car la chose – peutêtre par thermotropisme – s'était de nouveau liquéfiée et tourbillonnait autour de lui. Les filaments et les boules avaient repris leur danse. Le carreau alla traverser un autre coin du plafond bleu. Je perçus le hurlement épouvantable du malheureux homme d'armes. Je brisai d'un coup de poing la surface bleutée et me hissai de l'autre côté en m'accrochant à la grille quadrillée qui portait de nombreuses ampoules à énergie. Il me sembla entendre au loin Saphrar qui appelait à l'aide d'autres gardes. Je me déplaçai sur le quadrillage de fer jusqu'à un point que j'estimai être au-dessus de l'endroit où nous étions à l'origine, Harold et moi, au bord du bassin. Là, le quiva en main, poussant le cri de guerre de Ko-ro-ba, je bondis les pieds en avant, défonçant le plafond bleu, et tombai au milieu de mes ennemis stupéfaits. Les arbalétriers manoeuvraient leurs moulinets pour réarmer leurs engins. Le quiva avait percé le coeur de deux d'entre eux avant même qu'ils se soient rendu compte de ma présence parmi eux. Un autre encore s'écroula. Harold, les mains liées derrière le dos, se précipita contre deux hommes qui, en hurlant, furent projetés dans la Piscine Jaune. Saphrar poussa un cri affolé et s'enfuit en toute hâte. Les deux derniers gardes, sans arbalètes, tirèrent ensemble leurs épées. Derrière eux, le quiva en équilibre au bout des doigts, se tenait le Paravaci à la cagoule. Je me protégeai de son quiva en fonçant sur les deux gardes, mais, avant même que je les atteigne, mon couteau, lancé d'en bas, avait frappé celui de gauche. Je passai à sa droite et, avant qu'il s'effondre, empoignai l'épée de sa main sans force. — À terre ! cria Harold, et je me laissai tomber à plat ventre, n'ayant qu'un aperçu furtif du quiva du Paravaci qui me filait au-dessus de la tête. Je roulai sur le dos pour parer l'attaque du second garde en pointant mon glaive. Quatre fois il frappa, et quatre fois je parai les coups. Je m'étais remis debout. Il recula devant ma lame, pivota et tomba dans le liquide luisant et vivant du bassin. Je virai pour affronter le Paravaci, mais, démuni d'arme, il tourna les talons et s'enfuit hors de la salle en lâchant un juron. J'ôtai mon quiva de la poitrine du premier garde et l'essuyai à sa tunique. Je m'approchai de Harold et, d'un mouvement sec, tranchai la corde qui lui liait les poignets. — Pas mal, pour un Korobain, reconnut-il. Un bruit de pas précipités se rapprochait de nous, mêlé de cliquetis d'armes et des cris enragés de Saphrar de Turia. — Vite ! criai-je. On longea en courant le bord du bassin jusqu'à une masse de lianes qui pendaient du plafond. Nous nous hissâmes jusqu'à franchir le plafond bleu, en cherchant une voie de retraite. Il fallait bien qu'il y ait une issue, puisque le plafond avait été d'une seule pièce et que l'on avait dû prévoir un accès pour réparer et changer les ampoules. On eut vite fait de découvrir la sortie: un simple panneau carré de soixante centimètres de côté, à peine suffisant pour que les esclaves chargés de l'entretien puissent s'y glisser. Il était bouclé, mais deux coups de pied suffirent à faire céder le loquet. Nous sortîmes sur un balcon étroit, sans rambarde. J'avais l'épée du garde et mon quiva, mais Harold n'avait que son couteau. Il avait rapidement grimpé le flanc du dôme extérieur et regardait autour de lui. — Les voilà! cria-t-il. — Quoi ? demandai-je. Des tarns ? Des kaiilas ? — Non ! Les Jardins de Plaisir de Saphrar ! Sur quoi il disparut de l'autre côté du dôme. — Reviens ! l'appelai-je. Mais il avait déjà filé. En colère, je contournai le dôme pour éviter de me montrer en contre-jour, au cas où il y aurait eu des archers à portée de tir. À cent cinquante mètres de moi, à peu près, par-delà plusieurs petits toits et d'autres dômes, mais toujours à l'intérieur du vaste périmètre que constituait la Malson de Saphrar, je distinguai les hautes murailles de ce qul était certainement des Jardins de Plaisir. J'apercevais, çà et là, à l'intérieur, les cimes d'arbres fleuris, gracieux. Je voyais aussi Harold bondir de toit en toit, à la clarté des trois lunes. Furieux, je le suivis. Si j'avais pu lui mettre la main sur le râble en cet instant, je crois bien que j'aurais tordu le cou d'un Tuchuk. Je le vis ensuite sauter sur la crête de la muraille et, sans un regard autour de lui, s'y engager en courant, puis sauter sur le tronc doucement bercé d'un des arbres à fleurs et descendre rapidement dans l'ombre des jardins. Après quelques instants, je pris le même chemin. 19 HAROLD TROUVE UNE FILLE Je n'eus aucun mal à rejoindre Harold. En fait, en descendant du tronc segmenté de l'arbre à fleurs, je manquai de peu lui atterrir sur la tête. Il s'était adossé là pour se reposer et reprendre haleine. — J'ai un nouveau plan, m'annonça-t-il. — Bonne nouvelle, vraiment, sifflai-je. Est-ce qu'il comporte quelque stratagème pour nous échapper d'ici ? — Je n'en suis pas encore là, avoua-t-il. Je m'appuyai à l'arbre, le souffle court, moi aussi. — N'aurait-il pas mieux valu gagner tout de suite les rues? lui demandai-je. — Ils vont fouiller toutes les rues... immédiatement... tous les gardes et tous les hommes d'armes de la cité. (Il prit deux ou trois profondes inspirations.) Il ne leur viendra jamais à l'idée de mettre leur nez dans les Jardins de Plaisir, affirma-t-il. Seuls des imbéciles essaieraient de s'y cacher. Je fermai un instant les yeux. J'étais tout prêt à reconnaître qu'il avait raison, au moins sur ce point. — J'espère que tu te rends compte, lui signalai-je, que les Jardins de Plaisir d'un homme aussi riche que Saphra de Turia doivent abriter une grande quantité de femmes esclaves - auxquelles on ne saurait demander de toutes tenir leurs langues -, dont quelquesunes remarquerons sans doute quelque chose d'anormal dans le fait que deux guerriers se promènent parmi les buissons et les fougères. — Exact, mais je ne compte pas rester ici jusqu'à demain matin. Il ramassa un brin d'une herbe violette - une des couleurs choisies pour ces jardins - et se mit à le mâchonner. — Je pense qu'une ou deux heures suffiront... peut-être moins encore. — Suffiront pour quoi ? — Pour que l'on demande aux tarniers de venir participer aux recherches, dit-il. Leurs mouvements seront certainement commandés et coordonnés des appartements de Saphrar - et ainsi, quelques tarns et leurs cavaliers, même s'il ne s'agit que de messagers ou d'agents de liaison, seront certainement à notre portée. Je perçus soudain que le plan de Harold offrait des possibilités réelles. Sans nul doute des tarniers montés viendraient de temps à autre chez Saphrar pendant la nuit. — C'est intelligent, fis-je. — Bien sûr. Je suis un Tuchuk. — Mais il me semblait t'avoir entendu dire que ton plan ne comportait pas encore de moyen d'évasion? — À ce moment-là, non. Mais j'en ai trouvé un pendant que nous nous reposions. — Eh bien, j'en suis fort aise. — Il me vient toujours des idées. Je suis un Tuchuk. — Et que nous suggères-tu de faire en attendant? — Continuons de nous reposer un peu. — Très bien. On resta donc adossés à l'arbre à fleurs dans la Maison de Saphrar, grand marchand de Turia. Je regardais les grappes de gracieuses corolles qui pendaient aux branches incurvées. Ces grappes sont cultivées de façon à donner des bouquets complets en eux-mêmes, par le mélange de leurs couleurs et des nuances intermédiaires. Il y avait en outre des arbres Ka-la-na, ou vignes jaunes de Gor, et un Tur au large tronc autour duquel s'enroulait un parasite, sous forme de lianes aux feuilles écarlates, ovales et cintrées, d'un effet charmant. J'avais entendu raconter qu'un de ces arbres Turs avait été découvert dans la prairie, près d'une source, sans doute planté là longtemps auparavant par quelque voyageur. C'était de lui que la ville de Turia tenait son nom. Entre les arbres poussaient quantité de plantes et de buissons, presque tous en fleurs, et parfois fantastiques. Entre les buissons et les arbres serpentaient des allées ombreuses. J'entendais couler l'eau de petites chutes et de fontaines. De là où j'étais, je voyais deux ravissants bassins où flottaient des corolles ressemblant aux lotus. L'un d'eux était assez grand pour y nager. Je supposai que l'autre était garni de petits poissons étincelants provenant des mers et lacs de Gor. Puis je remarquai des lueurs qui se reflétaient sur le haut des murailles et contre certains bâtiments élevés des alentours. J'entendis en outre des bruits de course, des chocs d'armes. Des gens criaient. Puis les bruits et la lumière s'effacèrent. — Je suis reposé, m'annonça Harold. — Bien. — Maintenant, dit-il en promenant le regard autour de lui, il faut que je me procure une femme. — Une femme ! m'écriai-je, un peu trop fort. — Chut ! me fit-il. — Est-ce qu'on n'a pas assez d'ennuis comme ça ? — Pourquoi penses-tu que je sois venu à Turia? — Pour trouver une fille ? — Certainement, et je n'ai pas du tout l'intention de repartir sans. Je serrai les dents. — Eh bien, je suis sûr qu'il y en a des tas dans le secteur. — Sans nul doute. Il se releva, exactement comme un homme qui va se remettre au travail après une pause. Je me mis debout également. Il n'avait pas de corde de fibre, pas de capuchon d'esclave, pas de tarn. Pourtant ce manque de matériel ne paraissait nullement l'embarrasser et il n'avait pas l'air de trouver cela d'un intérêt suffisant pour en parler. — Il me faudra peut-être un petit moment avant d'en trouver une à ma convenance, dit-il d'un ton d'excuse. — Ce n'est pas grave. Prends ton temps, lui conselllal-je amicalement. Je le suivis alors par une des allées de pierres lisses qui sinuaient entre les troncs et les buissons, et contournai le bassin d'eau bleue le plus proche. Les trois lunes s'y reflétaient. C'était très beau, au milieu des feuilles vertes et des fleurs blanches flottant à la surface. Les fleurs et la végétation massées dans les jardins de Saphrar emplissaient l'air de leurs parfums entêtants et doux à la fois. Les jets d'eau et les bassins étaient également parfumés. Harold quitta le pavage et avança d'un pas précautionneux pour éviter de piétiner un parterre de talenders, une délicate fleur jaune associée, dans l'esprit des Goréens, à l'amour et à la beauté. Il traversa une pelouse d'herbe bleu et jaunâtre, pour arriver aux bâtiments adossés à un des murs du jardin. Là, il nous fallut monter quelques larges marches de marbre et suivre une véranda à colonnes pour nous trouver dans une salle faiblement éclairée par des lampes, parsemée de tapis et de coussins, et décorée, çà et là, d'écrans blancs réticulés et gravés. Sept ou huit filles, portant les Soieries de Plaisir, dormaient dans cette pièce, éparpillées, lovées sur des coussins. Harold les examina, mais ne parut pas satisfait. Je le regardai avec étonnement car j'aurais cru que n'importe laquelle serait pour lui une prise magnifique... en admettant que nous puissions la transporter impunément jusqu'aux chariots des Tuchuks. Une pauvre fille dormait nue sur les plaques de carrelage près de la fontaine. Elle avait au cou un épais collier de métal auquel était fixée une lourde chaîne de fer, dont l'autre extrémité était passée dans un grand anneau pris dans le sol. Sans doute était-elle punie. Je craignis aussitôt que Harold ne choisisse précisément celle-là. À mon grand soulagement, il ne lui accorda qu'un bref coup d'oeil. Bientôt, Harold quitta la salle centrale pour suivre un long couloir avec un tapis et quelques lampes. Il entra dans plusieurs chambres qui donnaient sur ce passage et, après en avoir, j'imagine, inspecté le contenu, en ressortit pour reprendre son périple. Nous dûmes explorer d'autres couloirs et d'autres chambres. Pour finir, on se retrouva dans la salle centrale et on repartit en sens inverse. Nous dûmes recommencer ce manège quatre fois. Je n'avais pas compté, mais nous avions dû passer devant sept à huit cents femmes et, parmi toutes ces richesses de Saphrar, Harold n'avait pas encore trouvé chaussure à son pied. De temps à autre, une fille endormie se retournait dans son sommeil, ou étendait le bras, et mon coeur faisait un bond, mais par bonheur, aucune ne s'éveilla. On arriva enfin dans une pièce de bonnes dimensions, bien que moins grande que la salle principale, où étaient étendues dixsept beautés, toutes vêtues de soie. La seule lumière venait d'une lampe à huile de tharlarion qui pendait du plafond. Il y avait un vaste tapis rouge plus ou moins recouvert de coussins aux couleurs variées, surtout jaunes et orangés. Il n'y avait pas ici de fontaine mais, contre une des parois, se trouvait une table basse chargée de fruits et de boissons. Harold passa les femmes en revue, puis alla se verser un verre de vin de Ka-la-na. Il choisit ensuite un fruit rouge et juteux de larma qu'il mordit avec entrain, mais en faisant beaucoup de bruit à cause de l'écorce craquante. Bien qu'une ou deux filles se fussent là encore un peu agitées, heureusement pas une ne s'éveilla. Harold, tout en continuant de manger son fruit, s'était mis à fouiller dans un coffre de bois, à un bout de la table. Il en tira quatre foulards de soie, après en avoir écarté d'autres qui ne lui plaisaient pas. Il se redressa alors pour s'approcher d'une des belles endormies sur le tapis. — J'aime assez celle-ci, dit-il, en mordant dans le fruit et en recrachant les pépins tout autour de lui. Elle portait des soieries jaunes, et, sous ses longs cheveux noirs, j'aperçus à son cou un collier turien argenté. Elle avait les genoux repliés et la tête sur l'avant-bras gauche. Elle avait une peau hâlée, assez semblable à celle de la fille de Port Kar que j'avais vue. Je me penchai sur elle. C'était une beauté, et la soie translucide, seul vêtement qui lui fût permis, ne dissimulait rien de ses charmes. Puis, quand elle bougea un peu la tête, j'eus la surprise de voir à sa narine le minuscule anneau d'or des femmes tuchuks. — C'est elle, déclara Harold. Bien entendu! C'était Hereena, du Premier Chariot. Harold jeta dans un coin les restes de la coque de son larma et tira de sa ceinture une des écharpes. Il décocha ensuite un petit coup de pied à la femme, sans brutalité, juste assez fort pour l'éveiller. — Debout, Fille esclave ! dit-il. Hereena, tête basse, se leva péniblement; Harold était déjà passé derrière elle, lui ramenant les poignets dans le dos et les attachant avec l'écharpe. — Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. --Tu te fais enlever, l'informa Harold. Elle releva brusquement la tête et pivota pour lui faire face et tenter de se libérer. Quand elle vit de qui il s'agissait, ses yeux s'écarquillèrent et sa bouche s'ouvrit. — C'est bien moi, dit-il, Harold le Tuchuk. — Non! protesta-t-elle. Pas toi ! — Si, moi. Il la retourna pour vérifier le noeud du foulard; il tenait solidement. Il la laissa alors revenir face à lui. — Comment es-tu entré ici ? lui demanda-t-elle. --Je passais dans le coin par hasard. Elle cherchait à se dégager les mains. Puis elle se rendit compte qu'elle n'y parviendrait pas, qu'elle avait été attachée par un guerrier. Alors elle se comporta comme si elle n'eût pas été sa prisonnière. Elle rejeta les épaules en arrière et lui lança un regard noir. — Que fais-tu ici ? demanda-t-elle. — Je vole une esclave. — Qui ça ? — Oh, voyons ! fit Harold. — Pas moi ! — Bien sûr que si. — Mais je suis Hereena, du Premier Chariot! se récria-t-elle. Je craignais que la voix de la fille n'éveillât les autres, mais elles semblaient toujours endormies. — Tu n'es qu'une petite esclave turienne qui amuse ma fantaisie, déclara le jeune homme. — Non! Alors Harold lui ouvrit la bouche, des deux mains. — Voyons donc, me dit-il. Je regardai. Il y avait en effet un petit écart entre deux de ses molaires à la mâchoire supérieure droite. Elle tenta de parler. Mais peut-être valait-il mieux qu'elle en fût incapable pour le moment. — Facile de comprendre qu'elle n'ait pas été choisie pour le Premier Poteau, constata Harold. Hereena se débattait furieusement, mais ne pouvait rien dire, car les mains du jeune Tuchuk lui tenaient toujours les mâchoires écartées. — J'ai vu des kaiilas avec de meilleures dents, dit-il. Elle émit un bruit coléreux. J'avais peur qu'elle se fasse éclater un vaisseau sanguin. Puis Harold la lâcha vivement, échappant de peu à ce qui aurait été une morsure des plus sauvages. — Sleen ! cracha-t-elle. — D'autre part, reprit Harold, tout bien considéré... ce n'est pas une petite fille trop déplaisante. — Sleen ! Sleen ! continua-t-elle de cracher. — J'aurai bien du plaisir à te posséder, dit Harold en lui tapant la tête. Il s'adressa à moi : — N'est-ce pas... qu'en définitive... c'est une assez jolie petite bonne femme ? Je ne pus m'empêcher de dévisager Hereena, furieuse, avec son collier et sa robe de soie voltigeante. — Oui, très jolie. — Ne te tourmente pas, petite esclave, lui promit Harold. Tu seras bientôt en mesure de me servir... et je ferai en sorte que ce soit magnifiquement. Déraisonnable comme un petit animal terrifié et méchant, Hereena continuait de se débattre. Harold attendait avec patience, sans tenter d'intervenir. Pour finir, frémissante de fureur, elle s'approcha pour lui présenter le dos et lui tendit ses poignets. — La plaisanterie a assez duré, dit-elle. Détache-moi. — Non. — Libère-moi ! commanda-t-elle. — Non. Elle pivota de nouveau, des larmes de colère aux yeux. — Non, répéta-t-il. Elle se redressa. — Je ne partirai jamais avec toi, gronda-t-elle. Jamais! Jamais ! Jamais ! — Tu m'intéresses, fit Harold. Comment comptes-tu m'empêcher de t'emmener? — J'ai un plan. — Bien sûr, puisque tu es une Tuchuk. (Il l'examina, les paupières mi-closes.) Et quel est ce plan? — Il est très simple. — Évidemment. Bien que tuchuk, tu es aussi femelle ! Elle haussa un sourcil d'un air sceptique. — Les plans les plus simples sont souvent les meilleurs, dit-elle. — À l'occasion, oui, reconnut Harold. Eh bien, quel est-il ? — Je vais tout simplement hurler. Harold prit le temps de réfléchir. — C'est en effet un plan excellent, convint-il. — Alors, libère-moi, proposa Hereena, et je vous laisserai dix ihns d'avance pour sauver vos vies. Cela me parut plutôt court. L'ihn goréenne, ou la seconde, est à peine plus longue que celle de la Terre. De tous les points de vue, on ne pouvait pas dire que Hereena se montrât très généreuse. — Je n'ai pas l'intention de me sauver ainsi, lui fit observer Harold. Elle haussa les épaules. — Très bien, fit-elle. — Je crois que tu comptes bien mettre ton plan à exécution, constata Harold. — Oui. — Eh bien, vas-y. Elle l'examina un instant, puis renversa la tête et inspira profondément l'air, la bouche ouverte, prête à pousser un sauvage hurlement. Mon coeur faillit s'arrêter, mais Harold, juste avant que le cri ait commencé, lui fourra un des foulards dans la bouche, roulé en boule, et le lui poussa entre les dents. Le hurlement escompté ne fut qu'un bruit étouffé, comme un soupir. — Moi aussi, j'ai un plan, révéla Harold. Un contre-plan. Il prit une des deux écharpes qui lui restaient et la lui noua derrière la nuque, lui recouvrant la bouche pour maintenir le premier foulard. — Mon plan, reprit Harold, que j'ai maintenant commencé à exécuter, est nettement supérieur au tien. Hereena émettait des sons étouffés. Elle le regardait farouchement et s'agitait furieusement de tout le corps. — Oui, nettement supérieur, confirma Harold. J'étais forcé de le reconnaître. À moins de deux mètres d'elle, j'entendais à peine les petits bruits qu'elle pouvait faire. Harold la souleva alors du sol et - j'en fis la grimace - la laissa retomber. Après tout, c'était une esclave. Sous le choc, elle laissa échapper une sorte de «vouf». Il lui croisa alors les chevilles et les lia solidement avec la dernière écharpe. Dans sa fureur chagrine, elle le fusillait du regard pardessus l'étoffe colorée. Il la ramassa et se la jeta sur l'épaule. Je devais avouer qu'il avait bien joué son coup. Peu après, Harold - tenant Hereena qui s'agitait toujours - et moi regagnâmes la salle principale pour retourner dans les jardins jusqu'à l'arbre fleuri qui nous avait servi à y pénétrer. 20 LE DONJON — Maintenant, déclara Harold, les gardes ont probablement fini de chercher sur les toits, aussi devrait-il être aisé de prendre cette voie jusqu'à notre point d'arrivée. — Et où allons-nous ? — Là où les tarns se trouvent, répondit-il. — C'est-à-dire sans doute sur la plate-forme la plus élevée du plus haut bâtiment de la Maison de Saphrar. — Ce serait donc le donjon, avança Harold. J'étais d'accord avec lui. Dans les demeures privées des Goréens, le donjon est le plus souvent une tour ronde en pierre, bâtie pour la défense et renfermant des vivres et de l'eau. Il est difficile de l'incendier de l'extérieur, et sa forme cylindrique comme celle de la plupart des tours sur Gor - fait rebondir sans dommage pour l'édifice bon nombre de projectiles de catapultes. Grimper à l'arbre fleuri avec Hereena, qui se débattait comme une jeune larl, n'était pas facile. Je me hissai le premier et Harold me tendit la fille. Puis il monta plus haut et je la lui passai. Et ainsi de suite. De temps à autre, et cela me contrariait, nous nous accrochions dans les branches tombantes de l'arbre, chacune chargée de son riche bouquet, splendeur que je n'étais nullement d'humeur à apprécier. Nous atteignîmes quand même avec Hereena la cime de l'arbre. — Peut-être aimerais-tu redescendre pour prendre une autre fille... pour toi ? me proposa Harold en soufflant. — Non, répondis-je. — Comme tu veux, fit-il. Bien que le mur fût à près d'un mètre de la branche où je me tenais, je parvins, en me balançant, à acquérir un élan suffisant pour me raccrocher des deux mains à la crête de pierre. Une de mes mains glissa cependant et je restai suspendu ainsi, les pieds frottant la pierre, à une quinzaine de mètres au-dessus du sol. Ce fut un moment peu agréable, mais je finis par me raccrocher et à me rétablir. — Fais attention ! m'avertit Harold, à retardement. J'allais répliquer quand je perçus un cri d'horreur étouffé. Harold avait expédié Hereena vers moi, dans l'espace entre l'arbre et le mur. Je réussis à la saisir au vol. Couverte à présent d'une sueur froide, elle tremblait de terreur. Perché sur la crête, retenant la jeune femme d'une main pour l'empêcher de tomber, je regardai Harold qui prenait à son tour de l'élan au bout de la branche. Je le vis avec une certaine satisfaction tomber vers le bas, lui aussi, mais nos mains se joignirent au dernier instant et je le tirai jusqu'à moi. — Fais attention ! lui conseillai-je, en m'efforçant de ne pas trahir mon plaisir à lui rendre la pareille. — Tu as tout à fait raison, haleta-t-il, comme je te le disais il y a un instant. J'eus envie de le précipiter à bas du mur. Mais cela ne m'aurait pas simplifié la tâche. — Allez, viens, me dit-il enfin, chargeant Hereena sur son épaule comme un quartier de bosk et s'avançant sur le sommet du mur. On arriva, pour mon grand plaisir, à un toit plat et d'accès facile. Harold y déposa Hereena dans un angle et s'assit en tailleur pendant une bonne minute, respirant profondément. J'étais moi aussi essoufflé. Et dans les ténèbres nous parvint le froissement d'ailes d'un tarn. Un de ces monstrueux oiseaux passa au-dessus de nous. Un court instant après, nous l'entendîmes battre plus rapidement pour se poser quelque part. On se releva. Harold ramassa Hereena et nous avançâmes prudemment de toit en toit, jusqu'au moment où on vit le donjon, dressé comme un cylindre sombre devant la plus petite des trois lunes de Gor. Il s'élevait vingt-cinq mètres au-dessus de n'importe quelle autre construction dans la Maison de Saphrar mais, à présent, une passerelle mobile faite de cordes et de planchettes se balançait entre une porte ouverte au flanc de la tour et un perron à quelques mètres au-dessous de nous. Ce pont suspendu donnait accès au donjon à partir de la base du bâtiment sur le toit duquel nous étions. À vrai dire, c'était même la seule voie d'accès - sauf à dos de tarn -, car les donjons de Gor n'ont pas de portes au niveau du sol. Les vingt premiers mètres de tour semblaient être de pierre épaisse, pour empêcher d'y pénétrer de force, ainsi que pour prévenir l'emploi des béliers de siège. Le donjon en lui-même atteignait une hauteur d'une cinquantaine de mètres, pour un diamètre de quinze à seize. Il était percé de nombreuses meurtrières à l'usage des archers. Le toit, qui aurait pu être garni de piques aiguës et de filets contre les tarns, était pour le moment dégagé, afin de permettre aux tarniers de s'y poser directement. De l'endroit où nous nous étions tapis, nous entendions de temps à autre quelqu'un franchir la passerelle. Puis des appels nous parvenaient. Parfois un tarn prenait pied sur la tour ou en décollait. Lorsque nous eûmes la certitude qu'il y avait au moins deux tarns sur le donjon, je sautai de notre toit pour tomber sur la passerelle de corde qui se mit à se balancer sous mon poids. Je faillis perdre l'équilibre. Presque aussitôt un avertissement partit du bâtiment : — En voilà un ! — Vite ! criai-je à Harold. Il me lança Hereena que j'attrapai au vol, sur le pont instable. Je vis brièvement ses yeux effrayés et perçus comme une plainte étouffée. Puis Harold fut près de mol, cramponné à la corde qui tenait lieu de rampe. Un garde armé d'une arbalète s'encadrait dans la lumière de la porte qui donnait accès à la passerelle. I] y avait un carreau dans la glissière de l'arme qu'il épaulait. Le bras de Harold s'abaissa vivement devant moi et l'homme resta soudain figé, puis ses genoux cédèrent lentement sous lui et il tomba sur les dalles du perron, le manche d'un quiva saillant de sa poitrine, son arbalète sonnant sur la pierre. — Passe devant ! commandai-je à Harold en lui tendant la fille. J'entendais d'autres hommes qui arrivaient au pas de course. Puis, sidéré, j'aperçus deux autres arbalétriers, sur un toit voisin, cette fois. — Je les vois ! s'écria l'un d'eux. Harold escaladait la passerelle en vitesse, Hereena dans les bras. Il disparut à l'intérieur du donjon. Deux soldats munis d'épées sortirent alors du bâtiment, sautant par-dessus le corps de l'arbalétrier, et foncèrent sur le pont léger, dans ma direction. J'engageai le combat, en abattant un et blessant l'autre. Un carreau d'arbalète fracassa soudain les barreaux transversaux à mes pieds, à une dizaine de centimètres de l'endroit où je me tenais. Je reculai rapidement sur la passerelle et un autre projectile me siffla à l'oreille, arrachant des étincelles à la pierre du donjon derrière moi. Maintenant, plusieurs gardes accouraient. J'avais dix à douze secondes avant que l'arbalète soit de nouveau armée et chargée. Je virai et entrepris de hacher les cordes qui reliaient le pont suspendu au bâtiment inférieur. Dans la tour, j'entendis une voix étonnée demander à Harold qui il était. — N'est-ce pas évident? tonitrua Harold en réponse. Tu vois bien que j'ai la fille ! — Quelle fille ? s'enquit le garde. — Une femme des Jardins de Plaisir de Saphrar, espèce d'idiot ! répliqua Harold. Mais pourquoi amènes-tu une fille comme ça ici ? — Tu es vraiment bouché, hein? lança le jeune homme. Tiens... prends-la! — Très bien, répondit le garde. J'entendis alors un claquement sec, celui d'un poing cognant sur une partie osseuse. La passerelle se remit à se balancer en s'affaissant sur les cordes quand plusieurs hommes jaillis du bâtiment du bas se précipitèrent dessus, à ma poursuite. Puis une clameur horrifiée s'éleva quand j'eus tranché une des cordes et que les planches du pont s'inclinèrent d'un coup du même côté, jetant au sol plusieurs soldats, assommés pour le compte. Je bondis à l'intérieur du donjon et refermai le battant. Au même instant, un carreau d'arbalète le frappa, fendant le bois. La pointe saillait de quinze centimètres de mon côté. Je mis alors en position les deux épars de fermeture. La porte était désormais bloquée, au cas où d'autres gardes s'efforceraient de l'atteindre à l'aide d'échelles. Il y avait un soldat évanoui dans la pièce, mais pas trace de Harold ni de Hereena. Je grimpai alors par une échelle de bois jusqu'au niveau supérieur, qui était désert. Encore un étage, puis un autre, et un autre. Cette fois, j'étais dans la pièce située sous le toit même de la tour. J'y trouvai enfin Harold, assis sur le barreau le plus bas de l'échelle, le souffle court, et Hereena qui se tortillait à ses pieds. — Tu m'as fait attendre, haleta le jeune homme. — Allons-y, dis-je, avant que les tarns s'envolent pour nous laisser isolés ici. — C'est bien ce que j'ai prévu, fit-il, mais ne devrais-tu pas d'abord m'enseigner comment diriger le tarn ? J'entendis Hereena gémir de peur et elle se débattit de plus belle pour se débarrasser des écharpes qui la ligotaient. — Normalement, il faut des années pour faire un tarnier bien entraîné, lui appris-je. — Je sais ce qu'il faut, répondit-il, mais tu peux peut-être m'enseigner les bases en moins de temps que ça ? — Viens sur le toit ! lançai-je. Je le précédai sur l'échelle, et repoussai la trappe d'accès. Il y avait là cinq tarns. Un garde s'approchait déjà de la trappe. L'autre désentravait les tarns un à un, un peu à l'écart. Encore debout sur l'échelle, j'étais prêt à croiser le fer avec le garde, quand la tête de Harold se montra par l'ouverture, derrière moi. — Ne te bats pas, cria-t-il au soldat. C'est Tarl Cabot de Ko-ro-ba, imbécile ! — Et qui est Tarl Cabot? demanda le garde, ahuri. — C'est moi, répondis-je, ne trouvant rien de mieux à dire. — Et voici la fille, émit Harold. Vite, prends-la! L'homme rengaina son épée. — Que se passe-t-il donc en bas ? s'enquit-il. Qui êtes-vous? — Ne pose pas de questions ! ordonna Harold. Tiens, prends la fille ! Le garde haussa les épaules et, au moment où il prenait Hereena des bras de Harold, je fis la grimace, car ce dernier l'abattit d'un coup de poing à fracasser un crâne de bosk. Harold saisit de nouveau la fille, puis repoussa le corps du soldat par la trappe. L'autre, sur le toit sombre, s'occupait des entraves des tarns. Il en avait déjà détaché deux et les chassait avec un aiguillon. — Toi, là-bas ! cria Harold. Détaches-en un de plus ! — Très bien, répondit l'homme. Il piqua encore un grand oiseau qui prit son vol. Puis le garde traversa le toit en courant. — Où est allé Kuruus ? demanda-t-il. — Il est descendu, répondit Harold. — Qui es-tu ? Que se passe-t-il donc ? — Je suis Harold, des Tuchuks, dit le jeune homme. — Que viens-tu faire ici? — Est-ce toi, Ho-bar? lui demanda Harold. (C'est un nom courant à Ar, d'où proviennent beaucoup de mercenaires.) — Je ne connais pas de Ho-bar, dit l'homme. Est-il de Turia ? — J'espérais trouver Ho-bar, mais peut-être que tu pourras le remplacer. — Je veux bien essayer. — Tiens, dit Harold, prends cette fille. Hereena secoua violemment la tête à l'adresse du garde, élevant des protestations incompréhensibles à travers ses bâillons. — Que dois-je en faire? s'enquit l'homme. — Simplement la tenir. — D'accord. Je fermai les yeux et ce fut fini en une seconde. Une fois de plus, Harold avait repris Hereena sur son épaule et s'approchait maintenant courageusement des tarns. Il en restait deux, de beaux spécimens, énormes, méchants, en alerte. Harold laissa choir Hereena sur le toit et marcha à grands pas jusqu'au premier tarn. Je refermai les yeux quand il frappa impérieusement l'oiseau sur le bec. — Je suis Harold des Tuchuks, déclara-t-il. Je suis un tarnier exercé... j'ai monté plus d'un millier de tarns... j'ai passé plus de temps sur leur selle que la plupart des hommes n'en passent sur leurs pieds... j'ai été conçu à dos de tarn... je suis né à dos de tarn... je mange des tarns ! Crains-moi, car je suis Harold des Tuchuks ! L'oiseau, si on peut lui prêter de ces émotions, le regardait de côté, l'air ahuri. Je m'attendais à chaque instant à le voir saisir Harold dans son bec, le couper en deux et manger les morceaux. Mais l'animal semblait plus qu'ahuri, absolument sidéré. Harold se tourna vers moi. — Comment monte-t-on un tarn ? me demanda-t-il. — Mets-toi en selle, répondis-je. — Oui ! Il se hissa, manquant un échelon et passant le pied à travers l'échelle de corde accrochée à la selle. Je réussis alors à lui donner un coup de main et m'assurai qu'il bouclait bien la ceinture de sécurité. Le plus vite possible, je lui expliquai le système de guidage, l'anneau prlnclpal de la selle et les six courroies. Quand je lui passai Hereena, la pauvre femme frissonnait et gémissait de terreur, animée de tressaillements spasmodiques. Elle, la fille des plaines, elle qui connaissait si bien les féroces kaiilas, elle qui était fière, courageuse, audacieuse, elle se montrait cependant comme bien d'autres femmes - littéralement terrorisée par le tarn. J'éprouvai une pitié sincère envers elle. Quant à Harold, il avait l'air très content de la voir dans cet état de frayeur absolue. Les anneaux d'esclave à la selle des tarns sont semblables à ceux des kaiilas et Harold, en un clin d'oeil, avec les longues lanières passées dans les anneaux, hissa la fille sur le dos, devant lui. Puis, sans plus attendre, avec un grand cri, il tira sur la rêne numéro un. L'oiseau ne bougea pas, mais j'eus l'impression qu'il tournait la tête pour adresser à son cavalier un regard sceptique et chargé de reproche... ce qui n'était, certes, qu'une illusion. — Qu'est-ce qu'il y a ? s'étonna Harold. — Il est encore entravé, répondis-je. Je me baissai et dénouai le lien. Les ailes de l'énorme oiseau se mirent immédiatement à battre et il décolla vers le ciel. « Aiiie ! » entendis-je crier Harold, et je n'avais pas de mal à imaginer ce qui se passait dans son estomac. En toute hâte, je défis l'entrave de l'autre oiseau et l'enfourchai, puis bouclai la ceinture de sécurité. Je tirai enfin sur la courroie numéro un et, voyant que la « monture » de Harold décrivait des cercles devant une des lunes, je filai le rejoindre. — Lâche les rênes! lui criai-je. Ton oiseau suivra le mien! — Très bien ! répondit-il d'un ton joyeux. En un instant nous filions, bien au-dessus de la Cité de Turia. Je décrivis un long arc de cercle, repérai les lumières et les torches de la Maison de Saphrar, puis guidai mon oiseau vers la prairie, en direction des chariots des Tuchuks. J'étais heureux que nous soyons sortis indemnes de chez Saphrar, mais il faudrait bien que je revienne dans la cité pour récupérer la sphère dorée dans le coffre du marchand. Je devrais m'arranger pour mettre la main dessus avant que l'homme qui était en affaires avec Saphrar — l'homme gris aux yeux qui ressemblaient à du verre — soit venu la prendre... pour la détruire ou l'emporter ailleurs. Pendant que nous survolions la prairie, je me demandais pourquoi Kamchak éloignait les chariots et les bosks de la cité... pourquoi il levait si tôt le siège. Et, à l'aube, nous vîmes au-dessous de nous les chariots et les bosks. Des feux étaient déjà allumés et il y avait beaucoup d'activité dans le camp des Tuchuks : cuisine, vérification des véhicules, rassemblement et attelage des bosks de trait. Je savais que c'était le matin où les véhicules allaient s'éloigner de Turia, en direction de la mer lointaine, Thassa. Au risque de recevoir des flèches, je piquai, suivi de Harold, pour me poser parmi les chariots. 21 KAMCHAK ENTRE DANS TURIA Il y avait maintenant quatre jours que j'étais dans la Cité de Turia, y étant revenu à pied, déguisé en colporteur. J'avais laissé le tarn dans la tribu. J'avais dépensé jusqu'à ma dernière pièce pour acheter deux poignées de minuscules pierres, sans valeur ou presque, pour la plupart; cependant, leur présence dans ma sacoche me donnait un prétexte pour me trouver en ville. Comme on me l'avait dit, j'avais trouvé Kamchak au chariot de Kutaituchik, lequel, traîné au sommet de l'éminence jusqu'à l'emblème aux quatre cornes de bosk, avait été empli de tout le bois disponible et d'herbe sèche. Le tout avait ensuite été inondé d'huiles odorantes et, à l'aube de la retraite, Kamchak avait lui-même lancé la torche allumée au milieu du véhicule. Quelque part, à l'intérieur, assis, les armes à portée de ses mains, il y avait Kutaituchik, l'ami de Kamchak, que l'on avait appelé l'Ubar des Tuchuks. La fumée du bûcher devait être facilement visible des murailles lointaines de Turia. Kamchak n'avait rien dit; il était resté sur son kaiila, le visage assombri par ses résolutions. Il était terrible à voir, et moi, son ami, je n'avais pas osé lui adresser la parole. Je n'étais pas passé par le chariot où il me logeait, mais m'étais immédiatement rendu à celui de Kutaituchik où l'on m'avait indiqué que je le trouverais. Plusieurs Centaines de Tuchuks, en rangs sur leurs kaiilas, la lance noire à l'étrier, s'étaient rassemblés autour de l'éminence. C'est avec colère qu'ils regardaient brûler le chariot. Je m'étonnai que des hommes tels que Kamchak et ces autres guerriers aient si facilement levé le siège de Turia. Finalement, quand le véhicule eut brûlé et que le vent, passant entre les poutres noircies, dispersa les cendres sur la verte prairie, Kamchak leva la main droite. — Que l'on emporte l'emblème ! cria-t-il. Je remarquai alors un chariot spécial, avec un attelage d'une douzaine de bosks qui le tirait vers la hauteur, et sur lequel serait posé l'emblème, une fois déplanté. Cela ne prit que quelques minutes et le véhicule redescendit avec son fardeau, laissant sur l'éminence les bois brûlés et les noirs débris de la demeure mobile de Kutaituchik exposés aux vents et à la pluie, aux neiges à venir, et ensuite à l'herbe verte de la prairie. — Faites tourner les chariots ! commanda Kamchak. Les longues files se formèrent, et la marche vers le sud commença. Loin en avant des véhicules, je voyais avancer les troupeaux de bosks et la poussière que soulevaient leurs sabots noircissait l'horizon. Kamchak se dressa sur ses étriers. — Les Tuchuks s'éloignent de Turia! cria-t-il. Rang après rang, les guerriers amers, coléreux, mais silencieux, firent faire demi-tour à leurs kaiilas et s'en allèrent lentement rejoindre leurs chariots, laissant seuls les Centaines chargées d'assurer les flancs-gardes et l'arrière-garde. Kamchak mena sa monture sur la petite colline et l'immobilisa en bordure de la zone brûlée où s'était dressé le véhicule de Kutaituchik. Il y resta un certain temps, puis redescendit dans la plaine. À ma vue, il s'arrêta. — Je suis heureux de constater que tu es encore en vie, me dit-il. J'inclinai la tête. J'avais le coeur plein de gratitude envers ce sévère et farouche guerrier, bien qu'il se fut conduit depuis quelques jours d'une façon dure, insolite, à demi ivre de haine envers Turia. Je ne savais pas si je retrouverais jamais le Kamchak que j'avais connu. Je craignais qu'une part de son être - peut-être celle que je préférais - ne fût morte, la nuit du raid, quand il avait pénétré dans le chariot de Kutaituchik. Debout près de son étrier, je levai les yeux. — Est-ce que tu vas partir ainsi ? demandai-je. Cela te suffit-il ? Il me regarda, le visage sans expression. — Les Tuchuks s'éloignent de Turia, déclara-t-il. Puis il s'en alla, me laissant planté au pied de la hauteur. Surpris dans une certaine mesure, je n'éprouvai, dans la matinée, après le repli des chariots, aucune difficulté à entrer dans la ville. Avant de quitter les Tuchuks, je les avais accompagnés, le temps d'acheter mon déguisement de colporteur et la livre de cailloux qui le complétait. J'achetai tout ça à l'homme à qui Kamchak avait, en des temps plus heureux, acheté une selle neuve et un jeu de quivas. Il y avait des tas de choses chez ce Tuchuk, et j'avais cru comprendre qu'il était lui-même un peu marchand. Je repartis ensuite dans l'autre sens, et gagnai les alentours de la cité. Je passai la nuit dans la prairie puis, le deuxième jour après la retraite, je pénétrai dans Turia à la huitième heure. Mes cheveux étaient dissimulés par le capuchon d'un long vêtement de reps qui me descendait aux chevilles. Il était d'un blanc douteux où couraient quelques fils d'or, ce qui convenait, à mon avis, à un petit marchand insignifiant. Bien cachés sous cette cape, j'avais mon épée et mon quiva. Je ne fus pour ainsi dire pas questionné par les gardes de la porte, car Turia est une sorte d'oasis commerçante dans les plaines et, dans le cours d'une année, c'est par centaines qu'y viennent les caravanes, par milliers les commerçants, à pied ou dans un chariot tiré par un tharlarion. J'eus néanmoins un certain étonnement à constater qu'au lendemain du siège les portes étaient largement ouvertes. Des paysans y passaient pour retourner dans leurs champs, et des centaines de citadins allaient prendre l'air, certains se rendant jusqu'à l'emplacement de l'ancien campement tuchuk, à la recherche de souvenirs. Au passage, j'examinai les hautes doubles portes en me demandant combien de temps il fallait pour les fermer. En traînant dans la ville, un oeil à demi clos, je regardais le sol comme si j'espérais y découvrir quelque pièce de monnaie. Je me dirigeais l'air de rien vers la propriété de Saphrar. La foule me bousculait et je fus deux fois renversé par des officiers de la garde de Phanius Turmus, l'Administrateur de Turia, devenu maintenant, avec la guerre, l'Ubar de la Cité. De temps à autre, j'avais la vague impression d'être suivi. Toutefois, je rejetai cette possibilité car, en regardant autour de moi, je ne voyais personne de suspect. La seule créature que j'aperçus à deux reprises était une mince fille vêtue des Robes de Dissimulation et portant le voile, un panier au bras, qui, à la deuxième rencontre, passa sans m'accorder d'attention. Je poussai un soupir de soulagement. C'est une affaire à vous mettre les nerfs à rude épreuve que de s'aventurer dans une cité ennemie, en sachant que d'être découvert signifierait la torture ou au mieux la mort immédiate et se retrouver empalé au coucher du soleil sur la plus haute muraille, en guise d'avertissement pour quiconque aurait la tentation d'entrer ainsi en ennemi dans une cité goréenne. J'arrivai à la ceinture de terrain aplani et dégagé d'une trentaine de mètres de large qui isole de toutes les autres constructions environnantes l'ensemble entouré de murs constituant la Maison de Saphrar de Turia. J'appris bien tôt, à ma grande colère, que l'on ne pouvait approcher de la haute muraille à moins de dix longueurs de javelot. — Fous le camp, toi ! me lança un garde juché sur la crête du mur et armé d'une arbalète. Pas de vagabonds par ici ! — Mais, Maître ! répondis-je, j'ai des pierres et des joyaux à montrer au noble Saphrar ! — Alors, va à la première porte et explique ton affaire, me répondit-il. Je trouvai une assez petite porte, renforcée de lourds barreaux, et je demandai l'autorisation d'entrer pour montrer ma marchandise à Saphrar. J'espérais que l'on me mènerait à lui, et qu'en le menaçant de mort je me ferais remettre la sphère dorée et donner un tarn pour m'enfuir. À ma vive contrariété, on ne me fit pas entrer, mais un domestique accompagné de deux gardes vint examiner à l'extérieur mon lamentable stock de cailloux colorés. Il ne lui fallut qu'un instant pour reconnaître la pacotille, qu'il jeta, avec une exclamation de dégoût, dans la poussière du dehors. Les deux guerriers, tandis que je feignais la peur et la douleur, me martelaient du pommeau de leurs armes. — Fous le camp, idiot ! grognaient-ils. Je partis en boitillant à la recherche de mes cailloux, puis m'agenouillai pour les ramasser tout en geignant et en poussant des sanglots assez bien imités. J'entendais rire les gardes. Je venais tout juste de ramasser la dernière pierre et de la fourrer dans ma sacoche, et j'allais me relever, quand je vis se camper sous mes yeux une paire de sandales épaisses et hautes, presque des bottes. Les pieds d'un guerrier. — Pitié, Maître, implorai-je. — Pourquoi portes-tu une épée sous ta robe ? me demanda-t-il. Je reconnus la voix. C'était celle de Kamras, le Champion de Turia que Kamchak avait si bien battu aux jeux de la Guerre d'Amour. Je plongeai en avant, le plaquant aux jambes et le projetant dans la poussière, puis je me relevai et me mis à détaler, mon capuchon voletant derrière moi. Je l'entendis crier: — Arrêtez cet homme ! Arrêtez-le ! Je le connais ! C'est Tarl Cabot de Ko-ro-ba! Arrêtez-le ! Je trébuchai sur mon long vêtement de marchand et je repartis à toutes jambes, en poussant des jurons. Un carreau d'arbalète frappa un mur de brique à ma droite, en arrachant une poignée de maçonnerie et de plâtras. Je fonçai dans une rue étroite. J'entendis deux ou trois hommes qui couraient à ma poursuite, dont Kamras certainement. Puis j'entendis un cri de femme, suivi d'un hurlement d'homme et de jurons. Je jetai un coup d'oeil en arrière. La fille que j'avais remarquée, un panier au bras, était maladroitement tombée devant les gardes. Elle leur criait sa colère et agitait son panier cassé. Ils la repoussèrent brutalement de côté et reprirent leur course. Mais j'avais déjà tourné le coin et avais sauté sur une fenêtre, d'où je me hissai à celle du dessus, grimpai de nouveau et, après un rétablissement, constatai que j'étais sur le toit d'une boutique. J'entendis deux guerriers passer, puis six autres hommes qui couraient dans la rue. Enfin le calme revint. Je restai aplati sous le soleil brûlant, osant à peine respirer. Je comptai cinq ahns, ou minutes goréennes. Puis je décidai que mieux valait m'éloigner par les toits dans la direction opposée pour me trouver quelque abri où je pourrais attendre la tombée de la nuit, et alors tenter de sortir de la ville. J'aurais la possibilité de rattraper les chariots qui se déplaçaient lentement, je me ferais remettre le tarn que j'avais abandonné, puis je reviendrais dans la Maison de Saphrar sur le dos de l'oiseau. Bien sûr, dans très peu de temps, il deviendrait très dangereux de chercher à quitter la cité. On allait avertir les gardes des portes de renforcer la surveillance. S'il m'avait été facile d'entrer, sortir serait autrement difficile. Et comment me cacher à l'intérieur jusqu'à ce que la surveillance se relâche, sans doute pas avant trois ou quatre jours ? Tous les hommes d'armes de Turia essaieraient de découvrir Tarl Cabot qui, malheureusement, n'était que trop reconnaissable. À ce moment, j'entendis quelqu'un qui passait dans la rue en sifflant une chanson. Je l'avais déjà entendue. Je réalisai que c'était chez les Tuchuks. Un air tuchuk, un chant de chariot, que fredonnaient parfois les filles qui maniaient les aiguillons à bosks. Je suivis la mélodie un instant, puis en sifflai quelques mesures, et la personne d'en bas se joignit à moi et nous finîmes la chanson ensemble. Curieux, je passai la tête au-dessus du muret de bordure du toit. Il n'y avait dans la rue qu'une femme, qui levait les yeux vers mon perchoir. Elle portait le voile et les Robes de Dissimulation. C'était elle que j'avais déjà vue, quand je me croyais suivi. C'était elle qui avait, par inadvertance, ralenti mes poursuivants. Elle portait un panier à provisions abîmé. — Comme espion, tu es lamentable, Tarl Cabot, dit-elle. Dina de Turia! m'étonnai-je. Je passai quatre jours dans les chambres au-dessus de la boutique de Dina. Je me teignis les cheveux en noir et échangeai ma tenue de marchand contre la tunique jaune et brun des Boulangers, caste à laquelle avaient appartenu son père et ses deux frères. En bas, les écrans de bois qui avaient autrefois séparé la boutique de la rue étaient fracassés, le comptoir était brisé et les fours en ruine, leurs voûtes écrasées. Les portes de fer avaient été arrachées de leurs gonds, et même les deux meules supérieures des moulins à farine avaient été jetées au sol, où elles s'étaient brisées. En un temps, me raconta Dina, la boutique de son père avait été la plus renommée des boulangeries de Turia, qui appartiennent pour la plupart à Saphrar - dont les intérêts se portent sur toutes les activités -, bien qu'elles soient tenues, comme l'exige la tradition goréenne, par des membres de la Caste des Boulangers. Son père avait refusé de vendre le fonds à Saphrar et de travailler pour lui. Peu après, sept ou huit brutes armées de matraques et de barres de fer avaient attaqué la boutique, pour en détruire tout le matériel. En tentant de se défendre, son père et ses deux frères aînés avaient été battus à mort. Sa mère était morte de chagrin peu après. Dina avait vécu un temps des économies de la famille, mais avait fini par les coudre dans la doublure de ses robes pour prendre place dans une caravane qui se rendait à Ar, et qui était tombée dans une embuscade tendue par les Kassars. Ceux-ci avaient, naturellement, réduit Dina en esclavage. — N'aimerais-tu pas engager des hommes pour rouvrir la boutique ? lui demandai-je. — Je n'ai pas d'argent. — Et j'en ai bien peu, dis-je en prenant ma sacoche que je renversai, faisant un faible tas étincelant mais sans grande valeur sur la petite table de la pièce centrale. Elle éclata de rire et éparpilla les cailloux du bout des doigts. — J'ai appris pas mal de choses sur les pierres dans les chariots d'Albrecht et de Kamchak... et je peux te dire que tu en as là à peine pour un tarnet d'argent. — Mais j'ai payé un tarnet d'or! protestai-je. — À un Tuchuk... — Oui, dus-je avouer. — Cher Tarl Cabot, doux et cher Tarl Cabot ! (Elle me regarda alors, les yeux attristés.) De toute façon, même si j'avais la somme nécessaire pour rouvrir le magasin... cela vcoudrait seulement dire que les hommes de Saphrar reviendraient. Je restai silencieux. Elle avait sûrement raison. — Y en a-t-il assez pour payer le voyage d'Ar? demandai-je. — Non. Mais je préfère rester à Turia... c'est ma cite natale. — De quoi vis-tu ? — Je fais les courses pour les femmes riches, je vais leur chercher de la pâtisserie, des tartes, des gâteaux... des emplettes dont elles préfèrent ne pas charger leurs esclaves. Je laissai échapper un rire. En réponse à ses questions, je lui expliquai les raisons de ma présence dans la cité... voler à Saphrar un objet de valeur qu'il avait lui-même volé aux Tuchuks. Cela parut lui faire plaisir comme, j'imagine, lui aurait plu tout tort causé au marchand turien auquel elle vouait une haine sans bornes. — Est-ce vraiment tout ce que tu possèdes ? S'enquit elle en désignant les cailloux. — Oui. — Pauvre Guerrier, dit-elle, ses yeux souriant au-dessus du voile. Tu n'as même pas de quoi t'offrir les services d'une esclave bien stylée. — Exact. Elle émit un rire puis, d'un geste gracieux, elle abaissa son voile et secoua la tête pour libérer ses cheveux. Elle me tendit les mains. — Je ne suis qu'une pauvre femme libre, dit-elle, mais ne pourrais-je pas faire l'affaire ? Je lui pris les mains et l'attirai dans mes bras. — Tu es très belle, Dina, lui assurai-je. Je passai donc quatre jours avec la jeune femme, et chaque jour, une fois à midi, une fois le soir, nous nous promenions de façon à passer derrière une ou plusieurs des portes de la cité pour voir si la vigilance des gardes se relâchait. À mon grand désarroi, ils continuaient d'interpeller toute personne ou véhicule qui sortait, demandant des preuves d'identité et les raisons du voyage. Quand il y avait le moindre doute, l'individu interpellé était retenu pour interrogatoire par un officier de la garde. Je remarquai aussi - c'était irritant - que les gens et voitures qui entraient n'attiraient même pas un regard. Dina et moi passions d'ailleurs inaperçus, car j'avais maintenant les cheveux noirs, je portais la tunique des Boulangers, et j'étais accompagné d'une femme. Plusieurs fois, les crieurs publics passèrent par les rues en annonçant que j'étais toujours en liberté et en donnant mon signalement. Une fois, deux gardes vinrent perquisitionner dans la boutique, comme on le faisait probablement dans toutes les autres maisons de la cité. Pendant que ces indésirables visiteurs procédaient à leurs recherches, je m'étais échappé par une fenêtre de derrière donnant sur une autre maison, et j'avais grimpé sur le toit, pour redescendre une fois qu'ils furent partis. Déjà, au début, dans le chariot de Kamchak, j'avais été très attaché à Dina, et je pense que c'était réciproque. C'était une belle fille, vive, intelligente, chaleureuse et courageuse. Je l'admirais et j'avais peur pour elle. Je savais - bien que nous n'en parlions jamais - qu'elle risquait volontairement sa vie pour me protéger dans sa cité natale. Je serais même peut-être mort le premier soir, si elle ne m'avait pas reconnu, suivi, et courageusement aidé. En pensant à elle, je me rendais compte de la bêtise des Goréens en matière de castes. Celle des Boulangers n'est pas considérée comme haute, on n'y cherche pas la noblesse, par exemple; et pourtant son père et ses frères, écrasés sous le nombre, n'en avaient pas moins lutté pour défendre leur petite boutique ; et cette fille sans armes, seule et sans amis, me venait en aide, m'accueillant chez elle, mettant à ma disposition sa connaissance de la cité et le peu qu'elle avait de ressources. Quand elle sortait pour les emplettes de ses clientes, généralement le matin de bonne heure et en fin d'après-midi, je restais dans les chambres du dessus. Je réfléchissais longuement à l'oeuf des Prêtres-Rois et à la Maison de Saphrar. Le moment venu quand j'estimerais que je le pourrais -, je quitterais la cité pour rejoindre les chariots, prendre le tarn et tenter de m'emparer de l'oeuf. Je ne mettais cependant pas trop d'espoir dans une entreprise aussi désespérée. Je vivais dans la peur constante que l'homme gris aux yeux comme du verre n'arrive à Turia à dos de tarn et n'emporte avant moi la sphère dorée... pour laquelle il avait déjà été couru tant de risques, pour laquelle plus d'un homme était mort, semblait-il. Parfois, en nous promenant dans la ville, nous montions sur les hautes murailles pour contempler les plaines. Personne n'objectait à ces promenades, tant que l'on ne cherchait pas à sortir. D'ailleurs, le chemin de ronde, large de dix mètres, est une des promenades favorites des Turiens, avec la vue sur l'immensité des plaines. Ce sont surtout des couples qui s'y rendent. Bien entendu, en période de danger ou de siège, l'endroit n'est accessible qu'aux soldats et aux civils participant à la défense. — Tu sembles avoir des ennuis, Tarl Cabot, remarqua Dina tandis que nous contemplions la plaine. — C'est bien vrai, ma Dina. — Tu crains que l'objet que tu convoites n'ait été emporté avant que tu mettes la main dessus ? — Oui, exactement. — Tu as envie de quitter la cité ce soir? — Je crois que ce serait peut-être plus prudent. Elle savait aussi bien que moi que les gardes continuaient d'interroger ceux qui partaient de Turia, mais elle avait aussi conscience que chaque journée, chaque heure pendant laquelle je m'attardais tournait contre moi. — J'espère que tu réussiras. Je la pris par la taille. — Regarde, dis-je, voici un chariot de marchand sans escorte... il doit être possible de s'aventurer dans les plaines, à présent. - Les Tuchuks sont partis, releva-t-elle. (Puis elle ajouta:) Tu vas me manquer, Tarl Cabot. — Et tu me manqueras aussi, Dina. Nous n'étions nullement pressés de quitter le parapet. C'était peu avant la dixième heure, soit midi de la journée goréenne. Nous étions sur le mur, non loin de l'entrée principale de Turia par où j'étais arrivé quatre jours auparavant, le lendemain du départ des Tuchuks en direction des pâturages des Monts TaThassa, derrière lesquels s'étendait la vaste mer scintillante. J'examinais le chariot du marchand, vaste, lourd, et large, les planches des flancs peintes en bandes blanches et or, et sa bâche de toile imperméable blanc et or également. Il était traîné non par des tharlarions de trait, comme la plupart des véhicules commerciaux, mais par quatre bosks bruns, ce qui était moins courant. — Comment vas-tu t'échapper? me demanda-t-elle. — Avec une corde, puis à pied. Elle se pencha sur le parapet, regardant avec un certain scepticisme le sol trente mètres plus bas. — Cela prendra du temps, fit-elle, et après le coucher du soleil les patrouilles sont nombreuses. Elles s'éclairent avec des torches. (Elle leva les yeux sur moi.) Et tu seras à pied. Tu sais qu'il y a des sleens de chasse à Turia? — Oui, j'en suis informé. — Il est regrettable que tu ne disposes pas d'un rapide kaiila, sinon tu pourrais en plein jour foncer entre les gardes et gagner la prairie. — Même si je parvenais à voler un kaiila ou un tharlarion, il resterait les tarniers... — Oui, c'est juste. Les tarniers n'auraient aucun mal à repérer un cavalier dans la plaine largement ouverte aux abords de la cité. Il était à peu près sûr qu'ils prendraient leur vol dès que l'alarme aurait été donnée, même s'il fallait aller les chercher aux bains, dans les tavernes à Paga, dans les salles de jeu où depuis peu - depuis la levée du siège - ils dépensaient allégrement l'or de leur solde, pour la plus grande joie des Turiens. Dans quelques jours, quand ils auraient fini de se distraire, je songeais que Ha-Keel pèserait son or, rassemblerait ses hommes et quitterait la ville par la voie des airs. Naturellement, je n'avais pas l'intention de m'attarder plusieurs jours encore... ou d'attendre que HaKeel ait réglé ses comptes avec Saphrar et se soit retiré. Le lourd chariot marchand approchait maintenant de la grande porte et les gardes lui firent signe d'entrer. Je reportai les yeux plus loin dans la prairie, vers la direction prise par la tribu des Tuchuks. Ils étaient maintenant en route depuis cinq jours. Il m'avait semblé étrange que l'obstiné, l'implacable Kamchak ait si vite mis fin à ses assauts contre la cité... non que j'aie pense un seul instant qu'il aurait pu la prendre, même en prolongeant ses efforts. En fait, j'admirais sa sagesse d'avoir su se replier, dans une situation où il n'avait rien à gagner et beaucoup à perdre, compte tenu de la vulnérabilité des chariots et des bosks aux attaques des tarniers. Il avait fait ce qu'il fallait. Mais quelle épreuve cela avait-il dû être pour lui - lui personnellement, Kamchak d'ordonner aux véhicules de rebrousser chemin sans avoir vengé Kutaituchik, en laissant derrière lui un Saphrar triomphant. J'aurais plutôt cru que Kamchak serait resté sous les murs de Turia, kaiila sellé, flèches en main, jusqu'à ce que les vents et les neiges aient chassé finalement les Tuchuks, avec tout leur matériel, loin des hautes murailles de la cité aux neuf portes, la forteresse à ce jour inviolée. Le fil de mes pensées se rompit. Il y avait une altercation en bas, les grondements d'un garde mécontent et les protestations du conducteur du chariot marchand. Je me penchai et, amusé, bien que navré pour le conducteur affolé, je constatai que la roue arrière droite du pesant véhicule avait glissé de son essieu et que la masse, certainement énorme, s'inclinait mollement. Puis le bout de l'axe toucha le sol et s'enfonça profondément dans la poussière. Le conducteur avait immédiatement sauté à terre et gesticulait comme un dément en examinant sa roue. Plusieurs gardes et un certain nombre de passants s'étaient rassemblés pour prendre plaisir à la mine déconfite du charretier. Mais l'officier du poste, hors de lui, ordonna à quelques hommes de prêter main-forte au malheureux qui s'était glissé sous le plancher de son chariot et s'efforçait de le soulever à lui tout seul. Même à plusieurs, la tâche était au-dessus de leurs moyens, et il semblait bien que l'on dût aller faire chercher des leviers. Je reportai les yeux sur la prairie, après cet instant de distraction. Dina continuait à suivre la scène, qui la faisait rire, tant le conducteur paraissait malheureux, s'humiliant et sautillant, et faisant des gestes inutiles devant l'officier en colère. Puis je perçus à peine - une traînée de poussière au loin, dans le ciel de la prairie. Tous ceux, gardes et flâneurs, qui se trouvaient comme nous sur la promenade des remparts, regardaient le chariot en détresse. Je baissai de nouveau le regard. Je vis que le conducteur était un jeune homme bien bâti. Il avait les cheveux blonds. Il me rappelait quelqu'un. Je pivotai soudain et crispai les mains sur le parapet. La traînée de poussière était plus visible. Elle approchait en direction de la porte principale de Turia. Je saisis Dina de Turia dans mes bras. — Qu'y a-t-il ? s'écria-t-elle. Je lui murmurai rapidement : — Rentre chez toi et enferme-toi. Ne sors pas dans la rue ! — Je ne comprends pas... qu'est-ce que tu veux dire ? — Ne pose pas de questions. Fais ce que je te dis ! Rentre, boucle tes portes, ne quitte pas ta maison ! — Mais, Tarl Cabot... — Vite ! dis-je. — Tu me fais mal aux bras ! — Obéis ! Elle regarda soudain par-dessus le parapet. Elle vit à son tour la poussière. Elle porta la main à sa bouche. Ses yeux s'écarquillèrent. — Tu n'y peux rien, lui dis-je. Cours ! Je l'embrassai sauvagement, la fis virer et la poussa sur plusieurs mètres sur la rampe descendante. Elle tré bucha, se retourna et lança : — Et toi ? — Sauve-toi ! lui ordonnai-je. Dina descendit la rampe, en bordure du haut mur de Turia. Sous ma tunique de boulanger, coincés sous mon bras gauche et dissimulés en grande partie par un mantelet brun porté sur l'épaule, pendaient mon épée et le quiva. Alors, sans me presser, j'ôtai le manteau et y enveloppai les armes. Je jetai un nouveau coup d'oeil par-dessus le parapet. La poussière s'était rapprochée. Au bout d'un instant, je distinguai les kaiilas et les éclats de lumière sur les fers de lance. À en juger par l'épaisseur de la poussière, par sa rapidité d'approche, les cavaliers, peut-être plusieurs Centaines, la première vague, arrivaient en une étroite colonne, au grand galop. La colonne mince, sans doute ordonnée selon l'espacement courant chez les Tuchuks une Centaine, puis la place d'une Centaine laissée libre, puis une autre Centaine et ainsi de suite -, a pour but de rendre plus étroit le front de poussière que les vides laissent se dissiper un peu, en permettant aux Centaines qui viennent derrière de suivre sans trop de gêne. Je voyais maintenant la première Centaine, à cinq de front, puis l'espace vide, puis la deuxième Centaine. Ils arrivaient à grande vitesse. Le soleil accrochait ses reflets aux pointes des lances. Doucement, me refusant à me précipiter, je descendis la muraille et m'approchai du chariot endommagé, de la porte ouverte, des gardes. Certainement, d'un instant à l'autre, quelqu'un allait donner l'alerte, du haut du mur. À la grille, l'officier continuait d'invectiver le jeune homme blond. Celui-ci avait les yeux bleus, comme je m'en doutais, car je l'avais reconnu d'en haut. — Cela va te coûter cher! criait l'officier. Espèce d'idiot congénital ! — Oh, pardon, Maître ! geignait Harold le Tuchuk. — Comment t'appelles-tu ? demanda l'officier. À cet instant une vaste clameur d'horreur s'éleva de la muraille. — Les Tuchuks ! Les gardes regardèrent en tous sens, stupéfaits. Et deux personnes en haut du mur pointèrent le bras vers la prairie et crièrent clairement : — Les Tuchuks ! Fermez les portes ! Alarmé, l'officier leva la tête, puis il commanda aux hommes postés sur la plate-forme du treuil : — Fermez les portes ! — Je crois que vous allez vous apercevoir que mon chariot les en empêchera, dit Harold, aimablement. Comprenant soudain le stratagème, l'homme poussa un cri de rage tout en tirant son épée mais, avant qu'il ait pu lever le bras, le jeune homme avait bondi et lui avait planté un quiva dans le coeur. — Je m'appelle Harold des Tuchuks ! s'écria-t-il. Sur les murs, le bruit et les allées et venues se multipliaient; des gardes se précipitaient vers le chariot accidenté. Ceux qui maniaient le treuil faisaient de leur mieux pour fermer les lourds battants. Harold avait retiré son couteau de la poitrine de l'officier. Deux soldats foncèrent sur lui, l'épée haute, et je sautai devant lui pour les engager, battant le premier et blessant le second. — Bien joué, Boulanger! me lança-t-il. Je serrai les dents pour recevoir l'attaque d'un troisième soldat. J'entendais maintenant le piétinement des kaiilas, peut-être à moins d'un pasang de distance. Les vantaux s'étaient rabattus, mais restaient coincés par le lourd véhicule qui les entrouvrait. Les bosks de l'attelage, affolés par les hommes qui couraient, les cris et les froissements d'armes autour d'eux, s'étaient mis à beugler sauvagement, tout en agitant la tête et en battant la poussière de leurs sabots. Mon adversaire turien reçut mon fer sous le coeur et je dégageai le glaive juste à temps pour faire front à deux autres attaquants. J'entendis la voix de Harold derrière moi: — J'imagine que pendant la cuisson du pain il n'y a guère autre chose à faire que d'améliorer son escrime ! J'aurais pu répliquer, mais je n'en avais pas le loisir. — J'avais un ami, poursuivit Harold, dont le nom était Tarl Cabot. Mais il les aurait déjà tués tous les deux, lui. Je détournai de justesse une pointe qui m'arrivait au coeur. — Et même depuis un bon moment ! ajouta Harold. L'homme qui était à gauche s'avançait pour me prendre de flanc tandis que l'autre continuait de me faire Iront. C'est ce qu'ils auraient dû faire dès le début. Je reculai et m'adossai au chariot, tout en m'efforçant de parer leurs coups. — Il y a une certaine ressemblance entre toi et mon ami Tarl Cabot, continua Harold, sauf qu'en escrime tu lui es nettement inférieur. De plus, il appartenait à la Caste des Guerriers et n'aurait pas voulu qu'on le voie sur son bûcher funéraire sous le vêtement d'une caste ordinaire comme celle des Boulangers. En outre, il avait les cheveux presque rouges - comme un larl au soleil - alors que les tiens sont plutôt ordinaires, et, si je puis dire, d'un noir plutôt banal. Je réussis à glisser ma lame entre les côtes d'un de mes adversaires et esquivai de justesse le coup de pointe de l'autre. En un instant, un nouvel assaillant prit la place de celui que j'avais abattu. — Tu ferais pas mal de parer à droite, observa le jeune Harold. Je pivotai juste à temps pour détourner la lame d'un troisième homme. — Je n'aurais pas eu besoin d'avertir ainsi Tarl Cabot ! se moqua Harold. Des gens s'enfuyaient à présent, en poussant des cris. Les grandes barres d'alerte de la cité sonnaient maintenant sous les coups de marteau. — Je me demande parfois ce qu'est devenu mon vieux Tarl Cabot, fit pensivement Harold. — Idiot de Tuchuk ! maugréai-je. Je vis soudain sur le visage de mes adversaires la colère faire place à la peur. Ils virèrent pour s'éloigner en courant de la porte. — Je crois qu'il serait bon maintenant de nous réfugier sous la voiture, dit Harold. Je vis alors son corps filer en plongeant sous cet abri ; je me jetai au sol et m'y laissai rouler. Presque aussitôt retentit un cri sauvage, le cri de guerre des Tuchuks, et les cinq premiers kaiilas de la colonne bondirent de l'extérieur sur la couverture du chariot où ils trouvèrent un terrain ferme sur ce que j'avais pris pour de la toile imperméable et qui était en réalité de la toile, oui, mais fermement tendue sur une charge de terre et de pierres, ce qui expliquait le poids incroyable du véhicule; puis ils sautèrent, deux d'un côté, deux de l'autre, le cinquième cavalier allant retomber dans la poussière en avant de l'attelage de bosks. L'instant d'après, cinq autres avaient passé de la même manière, puis cinq encore. Parfois les bêtes poussaient leur appel aigu quand elles se trouvaient coincées les unes contre les autres, et bientôt une. Centaine fut passée, puis une deuxième, et les cavaliers, bouclier laqué au bras gauche, la lance pointée dans la main droite, se répandirent dans la cité. Chacune des Centaines suivait sa direction propre, empruntant des rues différentes, et à certains endroits les hommes quittaient leurs montures pour grimper se poster sur les toits avec leurs arcs courts. Je sentais déjà la fumée. Il y avait avec nous sous le véhicule trois Turiens terrifiés, des civils, un marchand de vin, un potier et une fille. Le marchand de vin et le potier regardaient entre les roues les cavaliers qui galopaient à travers les rues, dans un bruit de tonnerre. Harold, à quatre pattes, fixait des yeux la fille agenouillée, figée de frayeur. — Je suis Harold des Tuchuks, lui dit-il. Il ôta adroitement les épingles de son voile, et elle s'en aperçut à peine, tellement elle avait peur. — Je ne suis pas si mauvais garçon, poursuivit-i. Aimerais-tu être mon esclave ? Elle réussit à esquisser un signe de refus. — Ah, bon, fit Harold en remettant les épingles en place. C'est probablement tout aussi bien. J'ai déjà une esclave... et deux femmes dans un chariot - si j'en avais un ! ça créerait sans doute des difficultés. La fille ébaucha un geste affirmatif. — Quand tu sortiras d'ici, lui dit-il, il se peut que tu sois arrêtée par les Tuchuks - de méchants bonshommes - qui voudraient mettre ton joli petit cou dans un collier... tu comprends ? Elle hocha la tête. — Alors, tu n'auras qu'à leur dire que tu es déjà l'esclave de Harold le Tuchuk. Compris ? Nouveau signe d'acquiescement. — Ce sera malhonnête de ta part, reprit-il, mais les temps sont durs. Elle avait les larmes aux yeux. — Allons, rentre chez toi et enferme-toi dans la cave. Il jeta un coup d'œil à l'extérieur. Les cavaliers continuaient d'affluer dans la ville. — Pas encore, lui dit-il. Tu ne peux pas partir. Elle acquiesça de la tête. Il ôta de nouveau les épingles de son voile et la prit dans ses bras, pour passer le temps plus agréablement. J'étais assis en tailleur, l'épée en travers des genoux, et j'observais les pattes des kaiilas qui défilaient. J'entendis un sifflement de carreaux d'arbalètes et un cavalier avec sa monture tomba du toit du chariot, en roulant de côté, se faisant piétiner par les autres. Puis j'entendis le claquement des petits arcs de corne des Tuchuks. Quelque part de l'autre côté du véhicule, je perçus le sourd grognement d'un tharlarion et le cri d'un kaiila, puis le choc des lances et des boucliers. Une femme, dévoilée, les cheveux en désordre, réussit à se frayer un passage et se précipita entre deux bâtisses. Les barres d'alerte résonnaient à présent dans toute la ville. Des hurlements s'élevaient à quelque cent mètres de là. À ma gauche, le toit d'une maison était en proie à l'incendie et les étincelles, emportées par le vent, allaient retomber sur les bâtiments voisins. Une douzaine de Tuchuks, à pied, étaient à présent au treuil pour ouvrir les vantaux au maximum. Après quoi, ceux du dehors, hurlant et agitant leurs lances, entrèrent par rangs de vingt, soit une Centaine tous les cinq rangs. Il y avait de la fumée à une bonne dizaine d'endroits le long de la grande avenue qui partait de la porte. Déjà un Tuchuk avait ficelé à sa selle onze ou douze coupes d'argent. Un autre traînait une femme hurlante par les cheveux, à la hauteur de son étrier. Et les Tuchuks continuaient de s'entasser dans la cité. Le mur d'une construction de la longue avenue s'écroula. L'air résonnait du choc des armes, du sifflement des carreaux d'arbalètes, de celui, plus léger, des flèches tuchuks. De l'autre côté de l'avenue, une nouvelle façade s'effondra. Deux guerriers turiens en sautèrent, pour se faire massacrer à la lance par des Tuchuks qui n'avaient pas hésité à lancer leurs kaiilas dans les flammes. Puis, dans l'espace dégagé autour de la porte, sur son kaiila, la lance au poing droit, je vis Kamchak des Tuchuks faire des signes aux hommes à sa droite et à sa gauche, ainsi que sur les toits. Le fer de sa lance était rouge. Le filet métallique qui pendait de son casque était rejeté en arrière, découvrant son visage et ses yeux terribles à voir. Il était entouré d'officiers, les commandants des Milliers, montés et armés comme lui. Il tourna son kaiila face à la ville, le fit cabrer et, levant son bouclier du bras gauche, sa lance du droit, il s'écria: — Il me faut le sang de Saphrar de Turia! 22 LA FÊTE DE KAMCHAK C'était, bien entendu, une ruse des Tuchuks. On feint de dresser sérieusement le siège autour d'une ville, on y consacre des jours, voire des semaines, puis, apparemment, on le lève et on se retire, pour un déplacement de quelques jours avec tous les bagages, chariots et bosks... pour quatre jours dans le cas présent... alors, une fois les véhicules et le bétail assez loin des dangers, on revient en une seule nuit, rapidement, sous le couvert des ténèbres, et l'on emporte la cité par surprise. Ça avait bien marché. Une grande partie de Turia était la proie des flammes. Quelques Centaines, auxquelles cette tâche avait été confiée, avaient déjà pris possession de nombreux puits, greniers et bâtiments publics, y compris le palais de Phanius Turmus. L'Ubar et son Premier Officier Kamras avaient été capturés presque immédiatement, chacun par une Centaine qui avait son objectif particulier. La plus grande partie du Haut Conseil était maintenant dans les chaînes des Tuchuks. La cité était à peu près sans gouvernement, bien que, par-ci, par-là, de courageux citoyens aient rassemblé des gardes et hommes d'armes résolus et bloqué des rues, ménageant ainsi des poches de résistance aux envahisseurs. Cependant, l'ensemble fortifié de Saphrar n'était pas tombé, protégé par ses nombreux gardes et ses hautes murailles, pas plus que la tour qui abritait les tarns et les combattants de Ha-Keel, le mercenaire de Port Kar. Kamchak avait établi ses quartiers dans le palais de Phanius Turmus resté intact, excepté les tapisseries déchirées et les mosaïques murales endommagées. C'est de là qu'il dirigeait les opérations d'occupation de Turia. Une fois les Tuchuks maîtres de la ville, Harold avait insisté pour raccompagner la jeune femme qu'il avait rencontrée sous le chariot, ainsi que le marchand de vin et le potier. Je m'étais joint à eux, ne m'arrêtant que le temps de me débarrasser du haut de ma tunique de boulanger et de me rincer les cheveux de leur teinture noire, à une fontaine publique. Je ne désirais nullement me faire abattre d'une flèche tuchuk, comme un simple Turien. Je savais que bon nombre de Tuchuks connaissaient bien ma tignasse peut-être trop rouge et, en la voyant, s'abstiendraient de tirer sur son propriétaire. Pour une fois, la teinte de mes cheveux me servirait à quelque chose, heureuse circonstance. Quand je relevai la tête, sous la fontaine, Harold prit un air stupéfait et s'écria : — Mais tu es Tarl Cabot ! — Oui, répondis-je. Une fois la fille, le marchand de vin et le potier réfugiés dans l'abri précaire de leurs domiciles, on repartit vers la Maison de Saphrar où, après examen des lieux, je me rendis compte qu'il n'y avait rien à faire dans l'immédiat. Elle était cernée par plus de deux Milliers. L'assaut n'avait pas encore été tenté. Nul doute qu'il n'y eût déjà derrière les portes un entassement de rocs et de pierres de construction. Je sentais l'huile bouillante de tharlarion sur les murs, prête à être enflammée avant d'être déversée sur ceux qui tenteraient soit de saper le mur, soit d'y appliquer des échelles. Il y avait de temps à autre des échanges de flèches et de carreaux d'arbalètes. Une chose me tracassait. Le mur d'enceinte maintenait les archers tuchuks à trop grande distance du toit du donjon où les tarns pouvaient donc se poser sans trop de risques et d'où ils pouvaient repartir. S'il le voulait, Saphrar pourrait s'en fuir à dos de tarn. Pour le moment, privé de communication avec l'extérieur, il n'avait probablement aucun moyen d'évaluer la gravité du péril. Il conservait certainement à l'intérieur largement assez de vivres et d'eau pour soutenir un siège prolongé. Il me semblait qu'il pourrait à tout instant s'envoler en sûreté, mais qu'il ne l'avait pas encore décidé. Pour le moment, j'avais envie de me rendre sans tarder au palais où Kamchak avait établi son quartier général, pour me mettre à sa disposition, mais Harold insistait pour que nous fassions d'abord le tour de la ville afin d'examiner les poches de résistance de l'ennemi. — Pourquoi ? lui demandai-je. — Parce que nous sommes importants, dit-il. — Ah? La nuit était enfin venue et nous allions par les rues de Turia, parfois entre des maisons en feu. Nous arrivâmes devant une construction cernée de hautes murailles et entreprîmes d'en faire le tour. J'entendais par instants des appels venant de l'intérieur. Et, en un endroit, me parvinrent des plaintes de femmes. — Quel est ce lieu? m'enquis-je. — Le palais de Phanius Turmus. — J'entends pleurer des femmes. — Des Turiennes prises par les Tuchuks, m'expliqua Harold. (Il ajouta:) Une grande partie du plus riche butin se trouve derrière ces murs. Je fus étonné quand, à l'entrée du palais de Phanius Turmus, les quatre gardes tuchuks frappèrent par trois fois de leurs lances sur leurs boucliers de cuir. La lance frappe le bouclier une fois pour un chef de Dizaine, deux pour celui d'une Centaine, trois pour celui d'un Millier. — Passez, Commandants, dit le chef du détachement, et les hommes s'écartèrent. Naturellement, dès que nous fûmes entrés, je demandai à Harold le sens de ce salut. Je m'étais attendu à une sommation puis, si tout allait bien, à pénétrer dans le bâtiment par la vertu de quelque stratagème inventé par Harold sous l'inspiration du moment. — Cela signifie, commença Harold en jetant un regard circulaire sur la cour, que tu as maintenant le grade de Commandant d'un Millier. — Je ne comprends pas. — C'est un cadeau de Kamchak. Je lui ai suggéré que ce serait bien, étant donné tes efforts à la porte, efforts maladroits, mais pourtant courageux. — Merci bien, lui dis-je. — Naturellement, j'ai recommandé que l'on me décerne le même grade, puisqu'en définitive c'est moi qui ai réellement permis l'entrée des forces. — Naturellement, convins-je. — Bien entendu, on ne t'a pas donné un Millier à commander, précisa-t-il. — Néanmoins le rang est en soi plutôt avantageux, relevai-je. — Exact. Et c'était la vérité, car le grade le plus élevé immédiatement au-dessous de l'Ubar est, chez les Tribus Nomades, celui de Commandant d'un Millier. — Pourquoi ne me l'avais-tu pas dit? m'enquis-je. — Ça ne me semblait pas important. Je serrai les poings avec l'envie mal contenue de lu collet un direct sur le nez. — Toutefois, ce genre d'honneur doit impressionner les Korobains davantage que les Tuchuks, émit-il. Entre-temps, nous étions arrivés dans un angle des murs de la cour où s'entassaient très haut des métaux précieux, assiettes, tasses, coupes remplies de pierreries, bracelets et colliers, caisses de pièces de monnaie et lingots d'argent et d'or portant chacun son poids en lettres gravées. En effet, le palais des Administrateurs est aussi la Monnaie de la cité, où sont frappées une à une les pièces, avec un marteau, sur une forme spéciale. À ce propos, les pièces goréennes ne sont pas prévues pour que l'on en fasse des rouleaux et, en conséquence, à cause de la profondeur possible dans les reliefs et des libertés accordées à l'artiste, la pièce de Gor est presque toujours plus belle que les monnaies de la Terre, frappées en série. Certaines pièces goréennes sont percées pour que l'on puisse les suspendre à un cordon, celles de Tharna, par exemple. Mais la plupart ne le sont pas. Un peu plus loin contre le mur, il y avait des tas de tissus, surtout de la soie; je constatai qu'il s'agissait de Robes de Dissimulation. Plus loin étaient déposés de nombreuses armes, des selles et des harnais. Et, plus loin encore, des tapis et tapisseries en grande quantité, déjà roulés pour leur transport hors de la ville. — En ta qualité de commandant, me dit Harold, tu peux prendre tout ce que tu veux là-dedans. Je fis un signe d'acquiescement. Nous étions maintenant dans une cour intérieure entre le palais et le mur interne de la première cour. Contre une muraille s'étirait une longue file de femmes turiennes, dévêtues, agenouillées, liées les unes aux autres de diverses manières, par des courroies ou par des chaînes. Elles avaient toutes les mains attachées, une fille les tenant devant elle, et la suivante derrière le dos, en alternance C'étaient elles que j'avais entendues, de l'extérieur. Certaines sanglotaient; d'autres se lamentaient, mais la plupart restaient silencieuses, abasourdies, les yeux rivés au sol. Deux Tuchuks les surveillaient. L'un d'eux était armé d'un fouet et, de temps à autre, quand l'une d'elles geignait trop fort, il la faisait taire d'un coup cinglant. — Tu es Commandant d'un Millier, me dit Harold. Si l'une de ces femmes te plaît, dis-le au garde, et il te la réservera. — Non. Allons directement voir Kamchak. A ce moment, il y eut un incident à la grille de la cour intérieure. Deux Tuchuks, dont l'un riait malgré son épaule ensanglantée, traînaient une femme habillée, mais sans son voile, qui résistait farouchement. C'était Dina de Turia. Le Tuchuk rieur l'amena devant nous. — Une beauté, Commandant, fit-il. (Il désigna son épaule.) Merveilleuse ! Et elle sait se défendre ! Dina cessa soudain de se débattre, de décocher des coups de pied et de griffes. Elle releva le menton et me regarda, ahurie, le souffle court. — Ne la mets pas à la chaîne, dis-je. Ne lui ôte pas ses vêtements et ne l'attache pas. Laisse-la se voiler si elle le préfère. Il faut la traiter en femme libre, sous tous les rapports. Ramène-la chez elle et, tant que nous resterons dans la cité, vous la protégerez tous les deux. Les deux hommes en restèrent stupéfaits, mais la discipline tuchuk est inflexible. — Oui, Commandant ! répondirent-ils, en lâchant la prisonnière. Nous la protégerons. Dina m'adressa un regard chargé de gratitude. — Tu seras en sûreté, lui affirmai-je. — Mais ma cité est en flammes, se plaignit-elle. — J'en suis désolé. Je me détournai d'elle rapidement pour entrer dans le palais de Phanius Turmus. Je savais qu'aussi longtemps que les Tuchuks resteraient à Turia, aucune femme ne serait plus en sûreté que la ravissante Dina, qui n'était que de la Caste des Boulangers. J'escaladai rapidement le perron, suivi de Harold, et nous nous trouvâmes bientôt dans le hall de marbre de l'édifice. Il servait d'écurie à des kaiilas. Sur les indications des Tuchuks, nous nous rendîmes dans la salle du trône de Phanius Turmus où, à ma grande surprise, se déroulait un banquet. À une extrémité de la pièce, sur le trône de l'Ubar, siégeait le dur Kamchak des Tuchuks, une robe violette jetée sur son vêtement de cuir noir, son bouclier et sa lance appuyés au siège, sur le bras droit duquel reposait un quiva. À des tables basses, sans doute prises dans les diverses pièces du palais, étaient assis de nombreux chefs tuchuks, et même des hommes sans grade. Avec eux, maintenant délivrées du collier, se trouvaient des filles tuchuks exubérantes, vêtues de robes de femmes libres. Tout ce monde riait et buvait. Seul Kamchak avait l'air solennel. Près de lui, aux places d'honneur, autour d'une table basse et longue, au-dessus des coupes de sel jaune et rouge, étaient rassemblés nombre d'hommes importants de Turia. A la droite de Kamchak, je remarquai un individu lourd, enflé, triste, qui ne pouvait être que Phanius Turmus en personne. Derrière eux se tenaient des gardes tuchuks, le quiva dans la main droite. Je remarquai également la présence de Kamras, le Champion de Turia. Tous ces gens avaient revêtu leurs plus belles robes, leurs cheveux étaient parfumés et huilés. Comme le savaient bien tous ces « invités », un simple geste de Kamchak et ils auraient la gorge tranchée. Kamchak leur dit : — Mangez ! On avait disposé devant eux de grands plats d'or remplis de mets de choix préparés par les cuisines de l'Ubar, de hauts gobelets pleins de vins turiens. Ils avaient à leur portée de petits bols d'épices et de sucre avec des cuillers pour remuer leurs mélanges. Les musiciens présents faisaient de leur mieux, dans ces circonstances particulières, pour assurer la distraction des convives. De temps à autre, une des serveuses se faisait prendre par la cheville ou le bras et entraîner, malgré ses cris, parmi les coussins semés dans la salle, au grand amusement des hommes et femmes tuchuks. — Mangez ! commanda Kamchak. Les Turiens captifs, dociles, commencèrent leur repas. — Soyez les bienvenus, Commandants, nous dit Kamchak en se tournant vers nous et en nous invitant du geste à nous asseoir. — Je ne m'attendais pas à te voir à Turia, dis-je. — Les Turiens non plus, fit remarquer Harold en passant le bras par-dessus l'épaule d'un Haut Conseiller pour s'emparer d'une côte de verre laquée. Mais Kamchak jetait des coups d'oeil navrés sur le tapis étalé devant le trône et maintenant taché des breuvages répandus, parsemé des restes de la fête. Il paraissait à peine se rendre compte de ce qui se passait. Bien que la nuit eût dû être pour lui triomphale, il n'avait pas l'air content. — L'Ubar des Tuchuks n'a pas l'air heureux, dis-je. Il se tourna de nouveau vers moi. — La cité est en flammes, ajoutai-je. — Qu'elle brûle, répondit-il. — Elle est à toi. — Je ne veux pas de Turia. — Alors que désires-tu ? — Seulement le sang de Saphrar. — Tout ça rien que pour venger Kutaituchik ? — Pour venger Kutaituchik, je serais prêt à brûler un millier de cités. — Pourquoi cela ? — C'était mon père, dit-il en détournant les yeux. Pendant le repas, de temps à autre, des messagers à dos de kaiila venaient des différents quartiers de la ville, et même des lointains chariots, pour s'approcher de Kamchak, lui parler bas, et repartir aussitôt. On apporta de nouveaux plats et plus de vin, et même les hommes importants de Turia durent boire abondamment; certains se mirent à marmonner en pleurant tandis que les autres « convives», aux accents barbares de la musique, devenaient de plus en plus gais et bruyants. À un moment, trois filles tuchuks en soieries tourbillonchnantes vinrent dans la pièce en traînant une malheureuse Turienne toute nue. Les furies s'étaient armées de cravaches, elles avaient trouvé une longueur de corde avec laquelle elles avaient d'abord lié les poignets de la Turienne dans le dos, et elles lui avaient enroulé le reste trois ou quatre fois autour de la taille, bouclant le tout par un noeud bien serré. — C'était notre maîtresse ! s'écria une des femmes tuchuks en cinglant sa prisonnière d'un coup de baguette. Toutes les Tuchuks attablées frappèrent dans leurs mains pour exprimer leur satisfaction. Ensuite, deux ou trois autres groupes de femmes tuchuks arrivèrent, bousculant celles qui, peu avant, les possédaient encore comme esclaves. Les captives transformées en servantes durent laver les pieds et peigner les cheveux de leurs nouvelles patronnes. Plus tard, elles durent danser pour le plaisir des hommes. Puis l'une des femmes tuchuks désigna son ex-maîtresse du doigt et cria: — Combien m'offre-t-on de cette esclave ? Et un des guerriers jeta un chiffre, puis un autre, et un autre encore, mais le tout exprimé en piécettes de bronze. La vente aux enchères devint générale et une belle Turienne se vit jeter, en pleurs, dans les bras d'un Tuchuk vêtu de cuir, pour sept tarnets de bronze seulement. La fête battait son plein quand un messager affolé se précipita vers Kamchak. des Tuchuks l'écouta, le visage impassible, puis se dressa. Il engloba du geste les hommes de Turia prisonniers et déclara: — Emmenez-les, faites-leur porter le Kes et enchaînez-les... puis mettez-les au travail. Les gardes tuchuks arrachèrent des tables Phanius Turmus, Kamras et les autres. Maintenant, les dîneurs observaient tous Kamchak. — La fête est finie, annonça-t-il. Les invités, aussi bien que les captifs aux mains de leurs nouveaux maîtres, disparurent de la salle. Kamchak se tenait debout devant le trône de Phanius Turmus, la robe violette de l'Ubar rejetée sur une épaule. Il contemplait les tables renversées, les coupes répandues, les restes du banquet. Il ne restait plus dans la vaste pièce que lui, Harold et moi. — Que se passe-t-il? lui demandai-je. — Les chariots et les bosks sont soumis à une attaque, nous déclara-t-il. — Par qui ? demanda Harold. — Les Paravacis, répondit Kamchak. 23 LA BATAILLE POUR LES CHARIOTS Kamchak avait fait suivre ses colonnes d'assaut de plus d'une vingtaine de véhicules contenant pour la plupart des approvisionnements. Dans l'un d'eux, dont la bâche avait été retirée, se trouvaient les deux tarns que Harold et moi avions volés sur le toit du donjon de Saphrar. On les avait amenés à notre intention, dans l'idée qu'ils pourraient nous servir pendant le combat dans la ville, ou pour transporter des vivres ou des hommes. Il faut savoir qu'un tarn arrive aisément à traîner dans les airs une cordée de sept à dix hommes. Harold et moi, sur nos kaiilas, foncions vers ces chariots. Derrière nous s'entendait le tonnerre de deux Milliers qui poursuivaient leur course vers le campement principal, à plusieurs ahns de là. Harold et moi devions prendre chacun un tarn pour aller chercher de l'aide, lui chez les Kassars, et moi chez les Kataiis. Je n'avais que peu d'espoir de voir l'une ou l'autre de ces peuplades se porter au secours des Tuchuks. À la suite de quoi, Harold et moi devions rejoindre nos Milliers respectifs et faire de notre mieux pour la défense des chariots et des bosks. En attendant, Kamchak rassemblerait ses forces éparses dans la ville, pour se préparer à battre en retraite, laissant Kutaituchik invengé, et galoper ensuite pour attaquer les Paravacis. J'avais eu la surprise d'apprendre que les Ubars des Kassars, des Kataiis et des Paravacis étaient respectivement Conrad, Hakimba et Tolnus, ces trois hommes dont j'avais fait la connaissance en même temps que celle de Kamchak à mon arrivée dans les Plaines de Turia. Ce que j'avais pris pour un groupe de quatre éclaireurs était en réalité la réunion des Ubars des Peuples des Chariots. J'aurais dû savoir que quatre guerriers de quatre tribus différentes n'auraient jamais chevauché ensemble. En outre, les Kassars, les Kataiis et les Paravacis ne révèlent pas plus facilement l'identité de leurs véritables Ubars que les Tuchuks. Chacun des Peuples Nomades a un faux Ubar pour protéger le vrai d'un possible assassinat. Mais Kamchak m'avait affirmé que Conrad, Hakimba et Tolnus étaient bel et bien des Ubars. Je faillis être percé de flèches quand je me posai avec mon tarn au milieu des noirs Kataiis, mais ma veste noire marquée des quatre cornes de bosks, emblème des courriers tuchuks, eut l'effet attendu et l'on me conduisit à l'estrade de l'Ubar. Je fus autorisé à parler directement à Hakimba quand j'eus fait comprendre à mon escorte que je connaissais le véritable grand chef et que c'était à lui que je voulais avoir affaire. Comme je m'y attendais, les yeux bruns et le visage couturé de cicatrices d'Hakimba ne manifestèrent que peu d'intérêt pour mon exposé sur la situation. Peu lui importait apparemment que les Paravacis s'attaquent aux troupeaux et aux véhicules des Tuchuks quand la plupart de ces derniers étaient occupés à Turia. En revanche, il n'approuvait pas que le raid ait eu lieu durant l'Année des Présages, qui est une époque de trêve générale entre les Tribus. Je sentis toutefois qu'il était mécontent quand je mentionnai la complicité probable des Paravacis avec les Turiens, puisqu'ils avaient mené leur attaque alors même que c'était l'Année des Présages - au moment le plus favorable pour obliger les Tuchuks à abandonner Turia. En résumé, même si Hakimba n'approuvait pas l'action des Paravacis et était furieux qu'ils se soient ligués avec des Turiens, il n'était malgré tout pas assez intéressé pour mêler ses guerriers à une lutte qui ne le concernait qu'indirectement. — Nous avons nos propres chariots, me dit-il finale ment. Ce ne sont ceux ni des Tuchuks, ni des Kassars, ni des Paravacis. Si ces derniers nous attaquent, nous combattrons. Mais pas avant. Hakimba était intraitable et c'est le coeur lourd que j'enfourchai une nouvelle fois mon tarn. De ma selle, je lui dis encore: — Il paraît que les Paravacis tuent les bosks. Il releva les yeux. — Tuent les bosks ? répéta-t-il, l'air sceptique. — Oui, et ils coupent les anneaux de narine dans le but de les revendre à Turia, quand les Tuchuks l'auront évacuée. — C'est très mal de tuer les bosks, reconnut-il. — Nous aideras-tu? demandai-je. — Nous avons nos propres chariots. Nous protégerons nos chariots. — Et que feras-tu si une autre année les Paravacis se retournent contre les Kataiis... et tuent leurs bosks ? Il répondit d'une voix lente: — Les Paravacis voudraient être le seul Peuple... et posséder toute l'herbe de la prairie... et tous les bosks. — Ne veux-tu pas combattre ? — Si les Paravacis nous attaquent, alors nous combattrons. (Il releva la tête.) Nous avons nos propres chariots... et nous les garderons. Je tirai la rêne «un» et fis décoller le tarn, filant dans le ciel de la plaine pour rejoindre mon Millier en route vers les chariots des Tuchuks. Durant mon vol, je passai au-dessus de la Vallée des Présages, où les haruspices continuaient leurs oeuvres autour des autels fumants. J'eus un rire amer. En quelques ehns je rejoignis mon Millier. Je confiai le tarn à cinq hommes, qui le garderaient jusqu'à ce que son chariot arrive. Au bout d'une ahn environ, un Harold sombre et furieux fit descendre son tarn entre les deux groupes, son Millier et le mien. Il ne lui fallut qu'un instant pour laisser son oiseau à la garde de cinq guerriers et pour sauter à dos de kaiila. J'avais remarqué avec plaisir qu'il gouvernait assez bien l'oiseau à présent. Il avait dû consacrer quelques jours, depuis notre évasion du donjon de Saphrar, à se Familiariser avec les courroies de selle, les rênes et les habitudes et réactions de cette étrange monture. Mais il n'en manifestait aucune joie en galopant près de moi, et il parlait même avec amertume. Sa propre mission chez les Kassars avait été aussi infructueuse que la mienne chez les Kataiis. Pour les mêmes raisons à peu près, Conrad ne tenait pas à engager ses troupes pour la défense des troupeaux tuchuks. En fait, tout en chevauchant, nous nous étonnions que Kamchak nous ait même choisis pour cette mission perdue d'avance et dénuée de sens, étant donné la nature des Peuples Nomades. Nos kaiilas étaient à bout de forces quand nous parvînmes aux chariots et aux troupeaux tuchuks. Nous n'étions que deux mille. Des centaines de véhicules étaient en proie aux flammes, et c'était parmi eux que se déroulaient les combats. Des milliers de bosks gisaient dans l'herbe, la gorge tranchée, la chair pourrissant déjà, les anneaux dorés des naseaux coupés ou arrachés. Nos hommes poussaient des hurlements de rage. Harold fonça avec son Millier, pour attaquer les Paravacis partout où il s'en trouvait. Je savais qu'en quinze à vingt ehns ses forces se seraient fondues, dispersées parmi les chariots, et pourtant il fallait attaquer les ennemis, aussi bien là que dans la prairie. Je fonçai avec mon Millier en bordure des troupeaux jusqu'au moment où nous tombâmes sur cent à deux cents Paravacis qui se livraient à l'affreuse besogne de massacrer les bosks. Ces deux cents hommes à pied, donnant du quiva et de la hache mais surpris par notre charge, furent écrasés en une ehn. Mais on aperçut alors au sommet d'une colline des milliers de guerriers paravacis assemblés, probablement au cas où des renforts nous arriveraient. Déjà ils enfourchaient leurs kaiilas bien reposés. Nous entendions les trompes qui commandaient l'ordonnance de leurs Centaines, nous distinguions les reflets que le soleil accrochait à leurs armes. Je levai le bras, lançai un cri et menai l'assaut mon Millier, espérant atteindre l'ennemi avant qu'il ait pris son ordre de bataille et déclenché la charge à son tour. Mes mille braves, fatigués de chevaucher, leurs kaiilas épuisés, virèrent sans un murmure, sans une protestation et, me suivant, foncèrent sur le noyau des forces adverses. En un instant, ce ne fut plus qu'une mêlée d'hommes en colère — les Centaines encore désordonnées des Paravacis se trouvaient attaquées, de front et de côté par mes Tuchuks qui poussaient leur cri de guerre. Je ne voulais pas demeurer sur la légère hauteur assez longtemps pour que les ailes droite et gauche des Paravacis — qui se formaient rapidement — se rabattent pour nous envelopper; aussi, en moins de quatre ehns, tandis que leur centre était enfoncé, surpris et désorganisé, notre trompe en corne de bosk sonna la retraite. Mes hommes se replièrent comme un jusqu'auprès des troupeaux... à peine un instant avant que les flancs droit et gauche de l'ennemi eussent refermé leur pince. Ces éléments restèrent donc face à face à jurer, tandis que nous reculions parmi les bosks qui nous serviraient de protection. Nous ne nous en éloignerions pas trop pour éviter que des petits groupes d'agresseurs ne puissent s'approcher impunément du bétail. S'ils envoyaient des archers pour abattre les bêtes à distance, nous serions en mesure de riposter ou, au choix, de charger à travers le bétail pour disperser les tireurs. Au milieu des bosks, j'ordonnai à mes hommes de se reposer. Mais les Paravacis n'envoyèrent en avant ni groupes réduits ni formations d'archers. Ils se rassemblèrent en nombre et, piétinant les cadavres de leurs camarades tombés, s'approchèrent lentement du troupeau pour s'avancer entre les animaux, les massacrant au passage, dans l'espoir de nous voir riposter. Une fois de plus notre trompe sonna et, cette fois, mon Millier, poussant des cris, entreprit de piquer les bosks du bout des lances, pour les affoler et les retourner contre les Paravacis. Des milliers de bêtes étaient déjà tournées vers l'ennemi menaçant et se mettaient en marche quand les Paravacis se rendirent soudain compte de ce qui se passait. Les bosks accéléraient l'allure en beuglant et en soufflant. Les trompes ennemies sonnèrent follement. Nos bosks se mirent à courir, leurs terribles cornes oscillant au rythme de leur allure ; la terre se mit à trembler, mes guerriers crièrent plus fort et piquèrent de plus belle les bêtes, suivant eux-mêmes le flot mouvant. Les Paravacis, poussant des clameurs horrifiées, tentèrent de s'arrêter et de faire virer leurs kaiilas, mais les rangs plus en arrière continuaient de les presser vers l'avant et ils tournoyaient devant nous, en pagaille, s'efforçant de comprendre les appels de leurs propres trompes, quand le troupeau, cornes baissées, lancé à toute vitesse, les heurta et les culbuta. C'était la vengeance des bosks, et ces animaux effrayés et rendus féroces démolissaient les lignes d'ennemis, éventrant et piétinant sans distinction kaiilas et Paravacis. Ceux qui le purent tournèrent bride et s'enfuirent désespérément. Au bout d'un moment, me maintenant en selle malgré les bonds de ma monture au-dessus des cadavres de bosks, de kaiilas et de guerriers, je commandai de ramener les bêtes et de reformer le troupeau à proximité des chariots. Les Paravacis, maintenant en déroute, pouvaient facilement distancer les bosks, et je ne voulais pas que notre bétail soit dispersé sur toute la prairie quand l'ennemi reprendrait courage et reviendrait à l'attaque. Quand les Paravacis se furent enfin reformés, mes Tuchuks avaient fait virer de nouveau les bêtes, leur avaient fait prendre un trot raisonnable et les avaient ramenées dans le périmètre prévu autour des véhicules. La nuit allait bientôt tomber, et j'étais certain que les Paravacis, qui avaient sur nous un gros avantage numérique - peut-être de dix à vingt contre un -, attendraient le matin pour en faire usage. Alors que, dans l'ensemble, la bataille devait finir par tourner en leur faveur, ils auraient été sots de courir des risques inutiles dans l'obscurité. Cependant, au matin, ils éviteraient probablement de s'attaquer au troupeau, chercheraient une voie dégagée pour lancer l'attaque, et passeraient peut-être parmi les chariots pour nous acculer à notre propre troupeau. Le soir, je retrouvai Harold dont les hommes avaient combattu sur place, entre les voitures. Il avait balayé les Paravacis en divers points, mais il en restait encore, parmi les chariots. Après consultation, nous envoyâmes un messager à Kamchak, resté à Turia, pour le mettre au courant de la situation et l'informer que nous avions peu d'espoir de tenir le choc. — Ça ne changera pas grand-chose, me dit Harold. Si le cavalier réussit à passer, il lui faudra sept ahns pour arriver à Turia, et, même si Kamchak revient avec toutes ses forces dès qu'il aura vu le messager, il faudra encore huit ans de plus avant que son avantgarde parvienne ici... et ce sera alors trop tard. Harold disait la vérité et il n'y avait aucun intérêt à en discuter davantage. Je fis un signe d'acquiescement. Nous parlâmes tous les deux à nos hommes en leur expliquant que tous ceux qui le voulaient pouvaient s'éloigner des chariots pour rejoindre le gros des forces à Turia. Pas un seul de nos deux Milliers ne partit. On organisa un système de sentinelles, puis on dormit comme on put, à ciel ouvert, les kaiilas sellés et entravés à portée de la main. Le matin, avant l'aube, on déjeuna tous de viande de bosk séchée, n'ayant pour toute boisson que la rosée de l'herbe des prairies. Peu après l'aube, nous vîmes les Milliers des Paravacis qui se formaient à l'écart du troupeau, prêts à attaquer les chariots par le nord, pour passer à travers le campement, massacrant tous les êtres vivants qu'ils rencontreraient, à l'exception des femmes, libres ou esclaves. Ces dernières, toutes nues et liées en groupes, seraient poussées devant les cavaliers pour leur servir de boucliers contre nos flèches et nos lances. Je pris avec Harold la décision de nous rendre en terrain dégagé, en avant des véhicules, pour faire front aux ennemis, puis, quand ils nous chargeraient, de nous abriter derrière les chariots pour en faire un rempart qui briserait leur attaque et permettrait peut-être à nos archers, à courte distance, de leur causer de lourdes pertes. Bien sûr, ce ne serait qu'une affaire de temps pour que notre barricade soit forcée ou contournée, peut-être à cinq pasangs de distance, dans un secteur non défendu. La bataille commença à la septième heure goréenne et, comme prévu, dès que le centre des Paravacis fut lancé contre nous, la majeure partie de nos hommes pivotèrent pour se réfugier parmi les voitures, les autres se chargeant de les pousser les unes contre les autres. Une fois nos guerriers derrière ce rempart précaire, ils mirent pied à terre pour occuper des positions affectées à l'avance, sous les chariots et derrière leurs flancs percés de meurtrières pour les archers. Sous le choc de leur charge, les Paravacis manquèrent de peu renverser les véhicules et passer derrière, mais nous les avions solidement attachés et ils tinrent bon. C'était comme un flot de kaiilas et de cavaliers qui venait, tout hérissé d'armes, se briser et s'entasser contre la barricade, les rangs de l'arrière pressant ceux de l'avant. Quelques-uns des Paravacis passèrent même sur les corps de leurs camarades tombés, qui se débattaient, pour sauter de l'autre côté des chariots où ils furent victimes des archers, arrachés de leurs selles et égorgés par les quivas des femmes libres tuchuks. Des milliers de flèches tirées à moins de quatre mètres pleuvaient sur les Paravacis pris au piège, mais qui, pourtant, maintenaient leur poussée, piétinant leurs frères. Alors, à court de flèches, nous les reçûmes a la lance, piquant de notre mieux pour les démonter. À un pasang de nous, de nouvelles forces ennemies se rassemblaient au sommet d'une petite butte. Le son de leurs trompes nous fut un soulagement, car elles annonçaient la retraite de la première vague d'assaillants. Sanglants, en sueur, haletants, nous vîmes les Paravacis survivants se replier jusque derrière les nouvelles lignes qui prenaient position sur la légère crête. Je donnai rapidement mes ordres, et les hommes, malgré leur épuisement, se hâtèrent de traîner les cadavres des kaiilas et des ennemis loin des chariots, pour que cette mer de morts et de mourants entassés ne puisse pas servir aux autres de rampe d'accès au sommet de nos véhicules. À peine avions-nous déblayé le terrain devant la barricade que les trompes sonnaient de nouveau et qu'une deuxième vague de kaiilas et de lanciers se précipitait vers nous. Quatre fois ils nous chargèrent et ils furent quatre fois repoussés. Un grand nombre de mes hommes et de ceux de Harold avaient été massacrés, et seuls quelques survivants n'avaient pas été blessés. J'estimai qu'à peine un quart de nos guerriers avaient survécu à la défense des chariots et des troupeaux. Une fois de plus, nous fîmes savoir que tous ceux qui désiraient se retirer en avaient la possibilité. Là encore, personne ne bougea. — Regardez ! cria un archer en désignant la crête. L'ennemi se reformait, les emblèmes des Centaines et des Milliers prenaient position. — C'est le gros des forces ennemies, dit Harold. Cette fois, c'est la fin. Je regardai à droite et à gauche ce qu'il restait de ma troupe, des blessés, et des hommes à bout de souffle, dont beaucoup s'étaient allongés sur le sol ou sur la barricade pour un instant de répit. Les femmes libres, et même des esclaves, allaient et venaient, apportant de l'eau et soignant les blessures le cas échéant. Je me tenais avec Harold sur une planche mise en travers des parois latérales du chariot central, dont l'armature de bâche avait été démolie. Nous observions au loin les mouvements des cavaliers, les déplacements de leurs porte-drapeaux. — Nous avons fait du bon travail, émit Harold. — Oui, je le pense aussi. Nous entendîmes alors les cornes de bosk donner des instructions aux Milliers paravacis. — Je te souhaite bonne chance, me dit Harold. Je me tournai pour lui sourire. — Je te souhaite bonne chance, lui répondis-je. De nouveau les trompes sonnèrent et les Paravacis, déployés en un vaste croissant débordant largement notre front, se mirent à avancer lentement sur nous, prenant de plus en plus de vitesse à chaque foulée. Harold et moi, ainsi que ce qu'il nous restait d'hommes valides, observions les guerriers ennemis. Nous les vîmes rabattre leurs filets de protection sur leurs visages, nous vîmes leurs lances s'abaisser. Le piétinement des kaiilas nous parvenait maintenant, s'intensifiant, s'accélérant. De temps en temps, une des montures couinait son cri aigu, et nous entendions même le froissement des harnais, le bruit métallique des armes entrechoquées. — Écoute ! lança Harold. Je tendis l'oreille, mais sans percevoir autre chose que le tonnerre de la charge des Paravacis, maintenant bien lancée. Puis, loin sur la droite et sur la gauche, je crus entendre un son de trompes en cornes de bosks. — Des trompes ! s'écria Harold. — Quelle importance ? fis-je. Je me demandais combien de Paravacis il pouvait bien y avoir. J'observai les guerriers qui accouraient, la lance pointée, à leur vitesse maximale. — Regarde ! me lança Harold en balayant l'horizon de la main. J'avais le coeur lourd. Et soudain, montant au-dessus des plis du sol, comme une marée noire, je vis, sur leurs kaiilas emballés, ce qui devait être des milliers et des milliers de combattants. Je dégainai mon épée, sans doute pour la dernière fois... — Mais regarde ! hurla Harold. — Je vois, et alors ! Qu'est-ce que ça fait ? — Regarde ! Il se mit à sauter sur place. Je regardai plus attentivement, je compris, et mon coeur cessa de battre un instant. Puis je poussai un cri de joie. À ma gauche, parmi les Milliers qui galopaient, je reconnus l'emblème de l'Arc Jaune, et à ma droite, en avant des autres Milliers, l'enseigne de la Bola à Trois Poids. — Les Kataiis ! clamait Harold en me serrant dans ses bras. Les Kassars ! Je restai abasourdi sur notre étroite passerelle et vis les deux grands coins des Kataiis et des Kassars se refermer en pince sur les Paravacis pris au piège, les attaquer de flanc, et briser leurs rangs sous l'impact de la charge. Le ciel même parut s'assombrir un instant, quand des milliers et des milliers de flèches se mirent à tomber en pluie noire parmi les Paravacis désemparés. — On pourrait les aider, observa Harold. — Oui ! répondis-je avec enthousiasme. — Les Korobains sont un peu lents à penser à ces choses ! me lança-t-il. Je me tournai vers les hommes. — Ouvrez la barricade ! À vos kaiilas ! En un instant, les liens entre les chariots furent tranchés par les quivas et nos centaines de guerriers, ce qu'il restait de nos deux Milliers, foncèrent sur les ennemis, comme s'ils étaient frais et dispos, en poussant leur farouche cri de guerre. Ce ne fut que tard dans l'après-midi que je rencontrai Hakimba des Kataiis et Conrad des Kassars. C'était sur le champ de bataille, et nous nous embrassâmes comme des frères d'armes. — Nous avons nos propres chariots, dit Hakimba, mais nous appartenons quand même aux Peuples des Chariots. — C'est pareil pour nous, dit Conrad. — Je ne regrette qu'une chose, avançai-je, c'est d'avoir fait appel à Kamchak, et qu'il ait retiré ses troupes de Turia pour revenir ici. — Non, répliqua Hakimba. Nous lui avons également envoyé des messagers avant de quitter notre camp. Kamchak était informé de nos mouvements bien avant toi. — Et des nôtres aussi, intervint Conrad, car nous avons jugé bon de le tenir au courant de la situation. — Pour un Kataii et un Kassar, vous n'êtes pas de mauvais bougres, dit Harold. (Puis il ajouta:) Attention à ne pas vous en aller avec nos bosks ou nos femmes. — Les Paravacis ont laissé leur campement sans trop de surveillance, pour amener ici toutes leurs forces, dit Hakimba. J'éclatai de rire. — Oui, reprit Conrad, la plupart des bosks des Paravacis sont à présent dans les troupeaux des Kataiis et des Kassars. — Partagés de manière équitable, j'espère, s'enquit Hakimba. — Oui, je pense, déclara Conrad. Sinon, nous pourrons toujours arranger les choses en faisant quelques raids sur les bosks ! — C'est vrai, reconnut Hakimba, un sourire plissant ses cicatrices jaunes et rouges, sur son visage noir et maigre. — Quand les Paravacis - ceux qui nous ont échappé - rentreront à leurs chariots, ils auront une bonne surprise, s'amusa Conrad. — Ah? fis-je. — Nous avons brûlé la plupart des véhicules... tous ceux que nous avons pu, expliqua Hakimba. — Et leurs biens, et leurs femmes? demanda Harold — Ce qui nous plaisait... dans les biens et les femmes, dit Conrad, nous l'avons emporté... ce qui ne nous plaisait pas parmi les biens nous l'avons brûlé... quant aux femmes, nous les avons laissées nues et en larmes. — Cela annonce la guerre entre les Peuples des Chariots pendant de nombreuses années, avançai-je. — Non, contra Conrad. Les Paravacis désireront récupérer leurs bosks et leurs femmes... et peut-être le pourront-ils... s'ils en paient le prix. — C'est sage, fit Harold. — Je ne crois pas qu'ils recommenceront à massacrer des bosks ni à s'allier aux Turiens, conclut Hakimba. Il avait sans doute raison. Harold et moi envoyâmes un courrier à Kamchak pour l'informer de la victoire. Plus tard, dans quelques heures, un Millier de Kataiis et un Millier de Kassars partiraient pour Turia et l'assisteraient dans son entreprise. Le lendemain matin, nos quelques guerriers survivants, aidés des quelques Tuchuks restés près des chariots, déplacèrent ceux-ci et les troupeaux à bonne distance du champ de bataille. Déjà les bosks s'agitaient, gênés par l'odeur de la mort, et l'herbe frémissait au passage des urts et autres charognards de la prairie, attirés par les cadavres. Nous ignorions si, après un déplacement de quelques pasangs, nous resterions là ou si nous irions vers les prairies en deçà des Monts Ta-Thassa, ou encore si nous retournerions vers Turia. Harold et moi pensions tous les deux que c'était à Kamchak de décider. Les forces kataiis et kassars bivouaquaient à part, à quelques pasangs du campement tuchuk, et retourneraient le lendemain vers leurs chariots. Les deux tribus avaient échangé des cavaliers qui leur serviraient d'agents de liaison. Il y avait aussi des sentinelles pour chacun des trois camps. Question d'habitude. Malgré la bonne entente qui régnait pour le moment, les Nomades, adeptes des raids à l'improviste, restaient méfiants les uns envers les autres. J'étais personnellement impatient de regagner Turia. Harold ne demandait d'ailleurs pas mieux que de rester sur les lieux en attendant qu'on envoie de la ville un autre Commandant de Millier pour le relever. Je décidai que je partirais le lendemain matin. Je retrouvai le soir le chariot de Kamchak. Il avait été pillé, mais non brûlé. Pas trace d'Aphris ni d'Élisabeth, ni à l'intérieur du véhicule ni dans la cage à sleens brisée où je les avais vues pour la dernière fois. Une femme tuchuk m'informa qu'elles n'étaient pas dans la cage quand les Paravacis avaient attaqué, mais qu'Aphris était dans le chariot et que la « barbare » avait été envoyée dans un autre dont elle ignorait la position. Selon cette femme, Aphris était tombée entre les mains des Paravacis, mais elle ignorait le sort d'Élisabeth. Je crus naturellement comprendre qu'Élisabeth avait été envoyée dans un autre véhicule parce que Kamchak l'avait vendue à un autre homme. Je me demandais qui était son nouveau maître et j'espérais qu'elle se montrerait docile et agréable. D'autre part, il se pouvait que les Paravacis l'aient prise, comme Aphris. J'éprouvai de la tristesse et de l'amertume en inspectant l'intérieur du chariot de Kamchak. Les peaux avaient été arrachées de l'armature et les tapis, ou déchirés ou emportés. La selle neuve avait été lardée de coups de couteau et on en avait ôté les quivas. Le plancher et les parois étaient endommagés. Bien entendu, tout ce qui avait eu une certaine valeur avait été enlevé. Il restait cependant quelques objets auxquels je m'étais accoutumé: une louche de bronze dont Aphris et Élisabeth se servaient pour la cuisine, une boîte de métal qui avait contenu du sucre jaune de Turia, maintenant répandu au sol, et le gros objet, apparemment en cuir, sur lequel Kamchak s'asseyait parfois et qu'il m'avait une fois expédié d'un coup de pied pour que je puisse l'examiner. Il tenait à cette curiosité et serait peut-être heureux que les Paravacis ne s'en soient pas encombrés. Je m'interrogeais sur le sort d'Aphris de Turia. Je savais, que Kamchak ne tenait pas beaucoup à cette esclave el qu'il ne s'en tourmenterait pas. Mais moi, je m'intéressais à elle et voulais espérer que sa beauté l'avait sauvée, ne fût-ce qu'à titre d'esclave dans un chariot paravaci. Quant à Miss Élisabeth Cardwell, de New York, son destin m'inquiétait. Toutefois, à bout de forces, je m'allongeai sur les planches dénudées du véhicule et tombai dans un profond sommeil. 24 LE CHARIOT D'UN COMMANDANT Turia etait désormais en grande partie contrôlée par les Tuchuks. Elle brûlait depuis des jours. Le lendemain de la Bataille des Chariots, j'avais pris un kaiila bien reposé et fait route pour la ville. Quelques ahns après avoir quitté le camp, je rencontrai les voitures transportant nos tarns, à Harold et à moi, accompagnés de leurs gardes. Je laissai donc mon kaiila aux Tuchuks et enfourchai mon oiseau qui, en moins d'une ahn, m'amena à faible distance des hautes murailles de la cité, encore couronnées de fumée. La Maison de Saphrar tenait bon ainsi que la tour fortifiée par les tarniers de Ha-Keel. Il restait encore quelques îlots de résistance organisée, et des petits groupes de Turiens tentaient parfois des attaques contre les envahisseurs: Kamchak et moi nous attendions à ce que Saphrar s'enfuie d'un moment à l'autre à dos de tarn, car il devait bien savoir à présent que le raid des Paravacis contre les troupeaux et les chariots tuchuks n'avait pas forcé Kamchak à se replier. Au contraire, il avait reçu des renforts de Kataiis et de Kassars, ce qui devait horrifier Saphrar. La seule raison qui pût expliquer encore sa présence, c'est qu'il devait attendre à Turia l'arrivée par tarn de l'homme gris avec lequel il avait sans doute organisé le vol de la sphère dorée. Je n'oubliais nullement que, si nous entrions chez lui par la force et le menacions directement, il pourrait toujours s'enfuir dans une sécurité relative, au dernier moment, en abandonnant ses gardes, ses serviteurs et ses esclaves à la merci des sauvages Tuchuks. Kamchak étant en contact permanent, grâce à ses cavaliers, avec les chariots des Tuchuks; je ne lui parlai ni du pillage de sa demeure roulante ni du sort d'Aphris. Je jugeai aussi qu'il valait mieux ne pas mentionner Élisabeth car il me semblait évident qu'il l'avait vendue. Toute question aurait paru indiscrète au Tuchuk. Je m'efforcerais d'apprendre d'une autre manière qui était son nouveau maître. D'ailleurs, elle avait aussi bien pu être enlevée par les Paravacis. Toutefois, je lui demandai pourquoi, étant donné le peu de chances qu'il y avait de voir les Kataiis et les Kassars venir en aide aux Tuchuks, il n'avait pas abandonné Turia et ramené le gros de ses troupes au campement. — C'était un pari avec moi-même, répondit-il. — Pari dangereux ! — Possible, mais je crois bien connaître les Kataiis et les Kassars. — L'enjeu était élevé. — Plus encore que tu ne crois. — Je ne comprends pas. — Rien n'est encore fini. Il n'en dit pas plus. Le lendemain de mon arrivée en ville, Harold vint me rejoindre au palais de Phanius Turmus à dos de tarn, ayant été relevé, conformément à sa demande, du commandement des chariots et des troupeaux. De jour comme de nuit, dormant où nous pouvions, parfois sur les tapis du palais, parfois sur les pierres des rues près des feux de bivouac, nous nous acquittions, Harold et moi, de missions diverses, prenant part aux combats, établissant la liaison entre les chefs de détachements, ou vérifiant les avant-postes. Dans l'ensemble, l'organisation des troupes de Kamchak visait à pousser les Turiens vers deux des portes laissées ouvertes et sans défenseurs, pour permettre la fuite aux civils et aux soldats qui en auraient envie. De divers endroits sur les murailles, on pouvait voir le flot des réfugiés quittant la ville incendiée. Ils emportaient avec eux autant de vivres et de biens que possible. C'était la fin du printemps et le climat de la prairie était supportable, mais les lourdes pluies intermittentes accentuaient encore la misère de ceux qui fuyaient vers d'autres cités. Les réfugiés pouvaient trouver sur leur route de petits points d'eau. De plus, Kamchak, à mon grand plaisir - à ma grande surprise aussi -, avait fait chasser par ses hommes des troupeaux de verrs et quelques bosks turiens dans la direction des fuyards. Je l'interrogeai à ce sujet, car d'après ce que j'avais cru comprendre, la guerre, pour les Tuchuks, était totale, ne laissant pas un être vivant dans son sillage, tuant même les animaux domestiques et empoisonnant les puits. On racontait que diverses cités incendiées par les Nomades plus de cent ans auparavant restaient à l'état de ruines derrière leurs murailles défoncées, habitées seulement des vents et parfois d'un sleen à la recherche d'urts. — Les Peuples des Chariots ont besoin de Turia, me dit simplement Kamchak. J'étais sidéré. Pourtant, cela me paraissait bien fondé, car Turia était la principale voie des échanges entre les Nomades et les autres cités de Gor, la porte par laquelle arrivaient les produits manufacturés pour se répandre dans les vastes herbages où couraient les kaiilas et paissaient les bosks. Sans Turia, les Nomades se sentiraient encore plus pauvres et déshérités. — En outre, reprit Kamchak, il faut un ennemi aux Peuples des Chariots. — Je ne te suis plus ? — Faute d'ennemi, ils ne seront jamais unis... et s'ils ne s'unissent pas, ils tomberont un jour. — Est-ce l'un des éléments du « pari » dont tu me parlais ? — Peut-être. Il en faudrait plus pour me convaincre, car il me semblait que Turia aurait survécu même en ayant souffert de plus grands dommages. Une seule porte ouverte n'aurait permis qu'à quelques centaines de personnes de s'enfuir au lieu de milliers, par exemple. — Et c'est tout ? fis-je. C'est la seule raison pour laquelle tant de gens de Turia continuent de vivre hors de la cité ? Il me regarda, le visage impassible. — Vous avez sûrement des devoirs qui vous appellent ailleurs, Commandant? me demanda-t-il. J'inclinai sèchement la tête et quittai la pièce, après ce renvoi. Il y avait longtemps que j'avais appris qu'il ne fallait pas insister avec un Tuchuk quand il n'était pas enclin à répondre. Mais en partant je restai étonné de sa relative indulgence. Il éprouvait une haine cruelle pour Turia et ses habitants et, pourtant - compte tenu des pratiques habituelles des Nomades qui n'étaient certes pas très clémentes envers les ennemis sans défense -, il traitait les citoyens non armés avec une générosité exceptionnelle, leur laissant la vie sauve et la liberté, même s'ils devaient pour ça s'exiler. Bien entendu, l'exception portait sur les belles femmes que l'on considérait, selon la coutume goréenne, comme partie du butin. Je passais mon peu de temps libre aux alentours de la propriété de Saphrar. Les constructions qui l'environnaient devaient être fortifiées par les Tuchuks, et des barricades de pierre et de bois avaient été dressées entre les bâtiments, pour encercler complètement la demeure du marchand. J'avais entraîné une centaine de Tuchuks à manier l'arbalète, car nous en avions maintenant un bon nombre. Chacun des tireurs disposait de cinq arbalètes et de quatre esclaves turiens pour remonter les moulinets et charger les carreaux. Je disposai ces spécialistes sur les toits entourant le domaine de Saphrar, le plus près possible des murs. L'arbalète, bien que son tir soit beaucoup plus lent que celui de l'arc, a une portée beaucoup plus grande. Comme prévu, maintenant que nous étions munis de ces armes, les allées et venues des tarns devenaient plus hasardeuses. Et de fait, à ma grande joie, mes arbalétriers débutants abattirent dès le premier jour quatre tarns qui tentaient de pénétrer dans le périmètre. Bien entendu, plusieurs autres passèrent sans dommages. Si nous avions pu pénétrer sur le terrain, ou même avancer jusqu'aux murs extérieurs, nous aurions réussi à bloquer à peu près toutes les allées et venues aériennes. Je craignais, évidemment, que ce perfectionnement de notre armement ne précipite le départ de Saphrar, mais il n'en fut rien, peut-être parce que le marchand ne fut informé de notre objectif qu'en voyant tomber sur son territoire des tarns agonisants. Harold et moi mâchonnions de la viande de bosk rôtie au feu allumé à même le sol de marbre du palais de Phanius Turmus. Non loin de là, nos kaiilas entravés étaient allongés, tenant entre leurs pattes des verrs abattus et les dévorant. — La plupart des gens ont maintenant quitté la ville, me dit Harold. — C'est une bonne chose, répondis-je. — Kamchak refermera bientôt les portes, reprit-il, et alors nous nous attaquerons à la forteresse de Saphrar et au perchoir à tarns de Ha-Keel. Je fis un signe affirmatif. Maintenant que la cité était à peu près privée de défenseurs et fermée contre l'extérieur, Kamchak pourrait concentrer ses forces contre Saphrar et Ha-Keel. Nous estimions que ce dernier disposait encore de près d'un millier de tarniers ainsi que de nombreux gardes turiens. De son côté, Saphrar devait avoir plus de mille combattants dans ses murs, et un nombre égal de serviteurs et d'esclaves qui pourraient lui être utiles, soit pour renforcer les portes, soit pour rehausser les murs, soit pour charger et alimenter les arbalètes. Quant aux femmes - certaines d'entre elles du moins -, elles serviraient au repos des guerriers. Lorsque j'eus fini de manger, je m'étendis sur le sol, un coussin sous la tête, et contemplai le plafond. Je voyais sur la coupole des traînées de fumée provenant de nos feux. - Vas-tu passer la nuit ici? s'enquit Harold. — Oui, je pense. — Mais les Chariots nous ont envoyé aujourd'hui un millier de bosks, dit-il. Je tournai la tête pour le regarder. Je savais bien que Kamchak avait fait venir depuis quelques jours des centaines de bosks qui paissaient à proximité de Turia, pour le ravitaillement de ses troupes. — Quel rapport avec l'endroit où je dors ? demandai-je. Tu comptes peut-être dormir sur le dos d'un bosk... parce que tu es un Tuchuk ou quelque chose comme ça ? J'étais content de lui clouer le bec, pour une fois. Mais il n'en parut nullement troublé. Je laissai échapper un soupir. Il me renseigna d'un ton altier: — Un Tuchuk peut, s'il le désire, reposer confortablement même sur les cornes d'un bosk, mais il n'y a sans doute qu'un Korobain pour s'allonger sur un sol de marbre alors qu'il pourrait tout aussi bien se prélasser sur une fourrure de larl dans le chariot d'un commandant. — Je ne comprends pas, fis-je. — Je suppose que non, en effet. — Désolé! — Tu ne comprends toujours pas? — Non, avouai-je. — Pauvre Korobain, murmura-t-il. Puis il se leva, essuya son quiva sur sa manche gauche et le passa ensuite à sa ceinture. — Où vas-tu? lui demandai-je. — Dans mon chariot. Il est arrivé avec les bosks ainsi que plus de deux cents autres véhicules aujourd'hui... y compris le tien. Je me soulevai sur un coude. — Je n'ai pas de chariot, déclarai-je. — Mais bien sûr que si. Et moi aussi. Je me contentai de le fixer des yeux, me demandant si c'était encore une de ses fameuses plaisanteries. — Je parle sérieusement. La nuit où toi et moi sommes partis pour Turia, Kamchak a ordonné que l'on prépare un chariot pour chacun de nous... en récompense. Je me rappelais cette fameuse nuit - la longue nage à contrecourant, le puits, notre capture, la Piscine Jaune de Turia, les Jardins de Plaisir, les tarns... et notre évasion. — À l'époque, bien sût; poursuivit Harold, nos voitures n'étaient pas peintes en rouge, ni bourrées de butin et de richesses, car nous n'étions pas encore des commandants. — Mais pour nous récompenser de quoi? m'enquis-je. — De notre courage. — C'est tout ? — Et de quoi d'autre ? demanda-t-il. — De la réussite, dis-je. Tu as réussi. Tu as fait ce que tu avais décidé. Moi pas. J'ai échoué. Je n'ai pas pu m'emparer de la sphère dorée. — Mais la sphère dorée est sans valeur, me rappela Harold. C'est Kamchak qui l'a dit. — Il n'en connaît pas la valeur, répliquai-je. Il haussa les épaules. — Peut-être. — Alors, tu vois, je n'ai pas réussi. — Mais si, tu as réussi, insista-t-il. — Comment ça? — Pour un Tuchuk, m'expliqua-t-il, la réussite, c'est le courage... c'est ça qui est important... le courage en soi... même si tout le reste échoue... c'est cela, la réussite. — Je vois, fis-je. — Il y a ici quelque chose dont tu ne te rends pas compte, reprit Harold. — Quoi donc ? Il attendit un instant. — Qu'en pénétrant dans Turia... et en nous en échappant comme nous l'avons fait... en amenant deux tarns au campement... nous... toi et moi... nous avons mérité la Cicatrice du Courage. Je restai d'abord silencieux. Puis je le regardai. — Mais tu ne portes pas la cicatrice. — Ç'aurait été plutôt difficile pour un type portant la Cicatrice du Courage de s'approcher des portes de Turia, pas vrai ? — Oui, c'est vrai. J'éclatai de rire. — Quand j'aurai le temps, poursuivit-il, je ferai venir un homme du Clan des Scarificateurs et me ferai placer la cicatrice. Ça me rendra encore plus beau. Je souris. — Tu veux peut-être que je lui demande de s'occuper aussi de toi ? me proposa-t-il. — Non. — On remarquerait peut-être moins tes cheveux... — Non, merci. — Très bien. On sait parfaitement que tu es un Korobain et non pas un Tuchuk. (Puis il ajouta d'un ton sérieux:) Mais tu portes la Cicatrice du Courage pour ce que tu as fait... tous ceux qui méritent cette cicatrice ne la montrent pas forcément. Je restai silencieux. — Bon, reprit Harold, je suis fatigué... je retourne à mon chariot... il y a là une petite esclave que j'ai hâte de mettre au travail. — J'ignorais que j'avais aussi un chariot, dis-je. — C'est ce que j'avais cru comprendre, en voyant que tu avais apparemment passé la nuit après la bataille confortablement installé dans la voiture pillée de Kamchak - je t'ai cherché toute la nuit, mais sans te trouver. (Il ajouta:) Tu seras heureux d'apprendre que ton propre chariot, tout comme le mien, a été épargné par les Paravacis. Je ris. — C'est curieux, dis-je, mais j'ignorais tout de cette histoire de chariots. — Tu aurais été depuis longtemps informé si tu ne t'étais pas précipité à Turia aussitôt après notre retour...alors que les véhicules allaient vers les Monts Ta-Thassa. Tu ne t'es même pas arrêté au chariot de Kamchak, ce jour-là. Sinon Aphris, ou quelqu'un d'autre, t'aurait renseigné. — Celle de la cage à sleens ? — Elle n'était pas dans la cage le matin où nous sommes revenus de Turia avec les tarns. — Oh ! Je suis heureux de l'apprendre. — Pas plus que la petite barbare. — Qu'est-elle devenue, celle-là? — Kamchak l'a donnée à un guerrier. — Ah? (Je n'étais pas heureux de l'apprendre.) Pourquoi ne m'astu pas parlé du chariot plus tôt ? — Ça ne me semblait pas important. Je fronçai les sourcils. — Cependant, reprit-il, je conçois que les Korobains se laissent impressionner par ce genre de choses... posséder des chariots et d'autres richesses. Je souris. — Harold le Tuchuk, je suis fatigué. — Tu ne vas pas dans ton chariot ce soir? — Je ne crois pas. — Comme tu voudras... Mais je l'ai fait bien garnir de Paga, de vin de Ka-la-na d'Ar et d'autres choses. À Turia, bien que nous ayons disposé d'une grande partie des richesses de la ville, il n'y avait guère de Paga ni de vin de Ka-la-na. Comme je l'ai déjà dit, les Turiens préfèrent en général des vins épais, sirupeux. Pour ma part, sur-le butin, j'avais pris cent dix bouteilles de Paga et quarante de vin de Ka-la-na en provenance de Tyros, de Cos et d'Ar, mais je les avais distribuées à mes arbalétriers, ne gardant qu'une unique bouteille de Paga que j'avais consommée avec Harold deux nuits auparavant. Je décidai que je pourrais aussi bien passer la nuit dans mon chariot. Il y avait eu la nuit du Paga. Cette fois, ce serait la nuit du Ka-la-na. J'étais heureux de savoir que j'en trouverais dans mon véhicule. Je souris à Harold. - Merci, dis-je simplement. — Ce n'est que justice, fit-il en allant près de son kaiila qu'il détacha. (Puis il sauta en selle.) Sans moi, lança t-il, tu n'arriveras pas à trouver ton chariot... et moi je ne m'attarde pas davantage ! — Attends ! criai-je. Son kaiila bondit hors de la pièce puis fonça dans un couloir qui menait au-dehors. En marmonnant, je pris les rênes de mon propre kaiila, me mis en selle et partis à la poursuite de Harold, ne souhaitant nullement errer dans la nuit parmi les chariots, devant la porte de la ville, en frappant à chacun d'eux jusqu'à ce que j'aie trouvé le mien. Les gardes n'eurent même pas le temps de me saluer au passage. À quelques mètres hors les murs du palais, je freinai ma monture brusquement. Harold était là, tout tranquille, un air de reproche sur le visage. — Une telle hâte n'est pas de mise chez un Commandant de Millier, fit-il remarquer. — Tu as raison. On repartit à une allure plus digne vers la grande porte de la cité. — Je craignais de ne pas trouver mon chariot sans ton aide, lui dis-je. — Mais c'est un chariot de commandant, fit-il, étonné. N'importe qui aurait pu te le désigner. — Je ne le pensais pas. — Je n'en suis pas surpris. Tu n'es qu'un Korobain. — Mais il y a longtemps, répondis-je, nous vous avons repoussés. — Je n'étais pas là à l'époque. — C'est vrai, reconnus-je. On fit un bout de route. — Si je ne craignais pas de te vexer, dis-je, nous réglerions tout cela en faisant la course jusqu'à la grande porte. — Attention! Derrière toi ! cria-t-il. Je fis volter le kaiila en tirant mon épée du fourreau. Je regardai partout avec affolement, sous les portes, sur les toits, à travers les fenêtres. — Quoi ? lui lançai-je. — Là! hurla-t-il. Sur la droite! Je me tournai sur la droite, sans rien voir d'autre qu'un mur de brique. — Qu'y a-t-il? demandai-je. — Un simple mur de brique ! cria-t-il, triomphant. Je me retournai vers lui. — J'ai accepté le pari ! me jeta-t-il en éperonnant son kaiila en direction de la porte de la ville. Le temps de faire une volte et de le prendre en chasse, il avait déjà un quart de pasang d'avance dans la rue, soulevant au passage gravats et poussière. Je le rattrapai au niveau de la porte et on fonça côte à côte vers l'extérieur, avant de retrouver une allure décente pour notre grade. On s'avança un peu entre les chariots, puis il tendit le bras: — Voici le tien. Le mien n'est pas loin. C'était un grand véhicule avec un attelage de huit bosks noirs. Deux Tuchuks montaient la garde à côté. En terre, était fichée une haute perche portant l'emblème des quatre cornes de bosks. La perche était peinte en rouge, la couleur des Commandants de Millier. Sous la porte, je voyais qu'il y avait de la lumière à l'intérieur du chariot. — Je te souhaite bonne chance, me dit Harold. — Et je te souhaite bonne chance moi aussi, répondis-je. Les deux gardes nous saluèrent en frappant trois fois de leurs lances sur leurs boucliers. Nous répondîmes en levant la main droite, paume tournée vers l'intérieur. — Il faut reconnaître que ton kaiila est rapide, me dit Harold. — C'est le cavalier qui fait la course. — C'est le cas. Je t'ai à peine battu. — Je croyais que c'était moi qui avais gagné, fis-je. — Oh? — Oui. Qu'est-ce qui te fait croire que je n'ai pas gagné? — Eh bien, je ne sais pas... mais ce serait invraisemblable, non? — Oui, j'imagine. — En fait, je ne sais pas qui a gagné, avoua-t-il. — Moi non plus. Peut-être match nul, suggérai-je. — Peut-être... même si ça semble incroyable. (Il me regarda.) Aimerais-tu parier sur les pépins d'un tospit ? Pair ou impair? proposa-t-il. — Non... — Très bien ! Il sourit et m'adressa un salut de la main. — À demain. Je lui rendis son salut. — À demain. Je le suivis des yeux quand il partit en direction de sa maison sur roues, en sifflotant un chant tuchuk. Je songeais que la belle et fière Hereena devait l'attendre, probablement avec le collier au cou et enchaînée à l'anneau d'esclave. Je savais que le lendemain l'assaut commencerait contre la Maison de Saphrar et la tour de Ha-Keel. Demain, l'un de nous mourrait peut-être, et peut-être les deux. Je remarquai que les bosks paraissaient bien soignés, que leur pelage était peigné avec conscience et que les cornes, comme les sabots, étaient hautement polis. Fatigué, je tendis les rênes du kaiila à l'un des gardes et escaladai les marches du véhicule. 25 ON ME SERT DU VIN J'entrai, puis m'immobilisai, surpris. À l'intérieur, une fille, qui se tenait derrière le minuscule foyer central, debout sur le tapis épais, près de la lampe suspendue à l'huile de tharlarion, se retourna soudain face à moi, ramenant de son mieux autour de son corps un riche tissu soyeux de couleur jaune. Le bandeau rouge du Koora lui entourait les cheveux. Une chaîne fixée à sa cheville droite courait sur le tapis. Elle se mit la main devant le visage. Je ne dis rien, abasourdi, en me retrouvant ainsi face à Élisabeth Cardwell. — Vous êtes vivant! dit-elle, puis elle se mit à trembler. Il faut vous enfuir ! s'écria-t-elle. — Pourquoi ? — Il va vous trouver! fit-elle en pleurant. Allez-vous-en! Elle ne retirait toujours pas la main placée devant son visage. — Qui ça « il » ? demandai-je, sans comprendre. — Mon maître ! dit-elle dans un sanglot. Je vous en prie, partez ! — Mais qui est-il? insistai-je. — Celui qui possède ce chariot ! Je ne l'ai pas encore vu! Je crus que j'allais être pris de tremblements, mais je me maîtrisai, sans trahir mon émotion. Harold m'avait bien dit que Kamchak avait donné Élisabeth Caldwell a un guerrier. Il n'avait pas dit lequel. Maintenant, je le savais. — Est-ce que votre maître vous a souvent rendu visite ? m'enquisje. — Jamais encore, répondit-elle, mais il est en ville... et il se peut qu'il vienne ici ce soir ! — Je n'ai pas peur de lui. Elle se détourna, entraînant sa chaîne. Elle resserra encore le tissu jaune autour d'elle. Elle abaissa alors la main, tournée vers le fond du chariot. — Quel nom est inscrit sur votre collier? — Ils me l'ont montré, dit-elle, mais... je ne sais pas lire la langue ! Elle disait la vérité, bien sûr. Elle parlait le goréen mais ne le lisait pas. D'ailleurs, nombre de Tuchuks étaient dans le même cas, et la gravure sur les colliers de leurs esclaves était le plus souvent un symbole que l'on reconnaissait comme leur appartenant. Même ceux qui étaient capables de lire, ou qui le prétendaient, faisaient apposer leur emblème aussi bien que leur nom sur le collier, afin que tout le monde sache à qui appartenait telle ou telle esclave. Le symbole de Kamchak était quatre cornes de bosks et deux quivas. Je contournai le réchaud pour m'approcher de la fille. — Ne me regardez pas ! s'écria-t-elle en se courbant pour tenir son visage hors du cercle de lumière, puis en se le couvrant, des deux mains cette fois. Je tendis le bras et fis un peu tourner le collier. Une chaîne y était également fixée. J'en conclus qu'elle portait la Sirik, la chaîne pendant du collier pour rejoindre celle qui entravait les chevilles. Elle refusait de me faire face. Sur le collier turien étaient gravées les quatre cornes de bosks ainsi que le symbole de la Cité de Ko-ro-ba que Kamchak avait dû m'attribuer, songeai-je. Il y avait également une inscription en goréen : « J'appartiens à Tarl Cabot. » Je remis le collier en place et m'écartai, retournant à l'autre bout du chariot pour m'y appuyer car je voulais réfléchir. J'entendis cliqueter la chaîne quand elle pivota. — Qu'est-ce qu'il y a dessus? me demanda-t-elle d'un ton implorant. Je ne répondis pas. — A qui est ce chariot ? supplia-t-elle encore. Je me retournai et elle se cacha de nouveau le visage d'une main en retenant la draperie jaune de l'autre. Je voyais maintenant les bracelets d'esclave qui lui encerclaient les poignets, également reliés à la chaîne du collier qui descendait ensuite jusqu'à celle des anneaux des chevilles. Une autre chaîne, celle que j'avais vue en premier lieu, rattachait la Sirik même à l'anneau fixe de la paroi. Par-dessus la main qui lui dissimulait le bas du visage, je voyais ses yeux effrayés. — A qui est ce chariot ? me supplia-t-elle de lui dire. — C'est le mien, répondis-je. Elle écarquilla les yeux, soudain figée. — Non, protesta-t-elle, c'est la demeure d'un commandant... de celui qui commande un Millier. — C'est moi. Je suis commandant. Elle secoua la tête. — Le collier? demanda-t-elle. — Il dit que vous appartenez à Tarl Cabot. À VOUS ? Oui. — Votre esclave? — Oui. Elle ne dit rien mais resta plantée à me dévisager, tenant toujours son chiffon d'une main et gardant l'autre devant la figure. — Vous êtes à moi, dis-je. Les larmes brillèrent dans ses yeux et elle se laissa tomber à genoux, incapable de rester debout. Je m'agenouillai près d'elle. — C'est fini, à présent, Élisabeth, c'est fini. On ne vous fera plus de mal. Vous n'êtes plus esclave. Vous êtes libre, Élisabeth. Je lui pris doucement les poignets pour lui découvrit la figure. Elle tenta de tourner la tête. — Je vous en prie, ne me regardez pas, Tarl ! À sa narine, comme je le soupçonnais, brillait le minuscule anneau d'or des femmes tuchuks. — Ne me regardez pas, s'il vous plaît. Je tenais son joli visage entre mes paumes, je voyais ses cheveux foncés et doux, son front, ses yeux tendres, pleins de larmes, sa merveilleuse bouche frémissante et, dans sa narine, ravissant et délicat, le petit anneau. — En fait, c'est vraiment très beau à voir, lui affirmai-e. Elle sanglota en pressant la tête contre mon épaule. — Ils m'ont attachée sur une roue, dit-elle. De la main droite, je serrai encore plus sa tête contre moi. — Je suis marquée. Je suis marquée ! — Mais c'est bien fini, Élisabeth. Vous êtes libre. Elle leva son visage mouillé de larmes vers moi. — Je vous aime, Tarl Cabot, dit-elle. — Non, vous ne m'aimez pas, dis-je doucement. Elle s'appuya de nouveau à moi. — Mais vous ne voulez pas de moi, dit-elle. Vous n'avez jamais voulu. Je ne répondis pas. — Et maintenant, dit-elle, le ton amer, Kamchak m'a donnée à vous. Il est cruel, cruel, cruel. — Il faut pourtant qu'il ait pensé du bien de vous pour vous avoir donnée à son ami. Elle s'écarta un peu, intriguée. — Est-ce possible ? demanda-t-elle. Il m'a fouettée... ou plutôt, il m'a... touchée avec la lanière. Elle avait baissé les yeux. — On vous a battue parce que vous vous étiez sauvée, lui dis-je. Normalement, il arrive bien pis aux filles qui font ça : on les mutile ou on les jette aux sleens ou aux kaiilas. Et s'il vous a touchée avec le fouet - la Caresse du Maître -, c'était juste pour me prouver - et peut-être à vous aussi - que vous êtes une femme. — Il m'a fait honte. Je n'ai pas pu m'empêcher de bouger ainsi... je n'y peux rien si je suis une femme. — Mais tout est fini maintenant! répétai-je. Elle continuait de regarder fixement le tapis. — Les Tuchuks, repris-je, considèrent que les oreilles percées sont une coutume barbare... que les Turiens infligent à leurs filles esclaves. Elle releva la tête et l'anneau d'or scintilla à la lueur du feu. — Avez-vous les oreilles percées? lui demandai-je. — Non, fit-elle, mais beaucoup de mes amies... de la Terre... qui possédaient de belles boucles s'étaient fait percer les lobes ! — Est-ce que cela vous paraissait abominable ? — Non, dit-elle en souriant enfin. — Ce le serait pour les Tuchuks. Ils n'infligent même pas cela à leurs esclaves turiennes. Et toute fille tuchuk a grand-peur que cela lui arrive, si elle tombe entre les mains de Turiens. Élisabeth rit à travers ses larmes. — On peut vous ôter cet anneau, expliquai-je. Avec les instruments appropriés, on peut l'ouvrir et le faire glisser... sans qu'il en reste de marque visible. — Vous êtes très bon, Tarl Cabot. — J'imagine qu'il vaudrait mieux ne pas vous le dire, soulignai-je, mais, en réalité, cet anneau est très attirant. Elle releva la tête et sourit avec un rien d'effronterie. — Vraiment ? fit-elle. — Oui, tout à fait. Elle s'assit sur les talons, ramenant le tissu de soie plus étroitement sur ses épaules, puis me regarda en souriant. — Suis-je esclave ou libre ? me demanda-t-elle. — Libre. Elle rit. — Je ne crois pas que vous désiriez me libérer, dit-elle. Vous me laissez enchaînée... comme une esclave ! Je ris à mon tour. — Je suis désolé ! m'écriai-je. Élisabeth portait effectivement toujours la Sirik. — Où est la clé? demandai-je. — Au-dessus de la porte. (Elle ajouta d'un ton un peu sec:) Juste hors de portée de ma main. Je me redressai pour aller la chercher. — Je suis heureuse, dit-elle. Je décrochai la petite clé. — Ne vous retournez pas ! m'avertit-elle. J'obéis. — Pourquoi ? demandai-je. Je percevais un léger froissement de chaînes. J'entendis sa voix derrière moi, un peu rauque. — Oserez-vous libérer cette fille? s'enquit-elle. Je pivotai soudain et, à ma grande stupeur, vis qu'Élisabeth Cardwell s'était dressée et se tenait fièrement, en défi, en colère, devant moi, comme si elle eût été une fille à qui on venait tout juste de passer le collier, ramenée une ahn auparavant, liée en travers de la selle d'un kaiila, à la suite d'un raid. J'en eus le souffle coupé. — Oui, dit-elle, je vais me montrer, mais sachez que je vous combattrai à mort ! Avec une grâce insolente, le chiffon jaune bougea le long de son corps et tomba à ses pieds. Elle se tenait face à moi, avec une colère feinte, pleine de charme et de beauté. Elle portait la Sirik et était naturellement vêtue Kajir, avec la cordelière rouge à la taille, la mince bande de cuir noir entre les cuisses, la courte veste de cuir noir sans manches ouverte et le Koora, le bandeau rouge, qui ramenait ses cheveux bruns en arrière. Je constatai qu'elle avait à la cuisse gauche la petite marque des quatre cornes de bosks. J'avais du mal à croire que la splendide créature qui se tenait enchaînée devant moi fût celle que Kamchak et moi-même appelions la Petite Barbare, celle en qui je n'avais su voir qu'une jeune fille de la Terre, une jolie petite secrétaire, une entre les milliers qui travaillaient dans les grands bureaux terriens. Mais ce que j'avais devant les yeux ne me parlait pas des bâtiments de verre rectangulaires et des pollutions de la Terre, de ses foules pressées et irritées, de ses esclaves courant au-devant du fouet de leurs horloges pointeuses, rampant et léchant des bottes pour un peu d'argent, une situation, un titre, se disputant l'admiration imbécile des masses pour lesquelles un vrai Goréen n'aurait eu que mépris. Ce que je voyais m'évoquait le beuglement des bosks et l'odeur de la terre foulée, le bruit des chariots en route, les sifflements du vent, les cris des filles armées d'aiguillons qui guidaient les bêtes, l'odeur des feux sous le ciel. Je songeai à Kamchak, sur son kaiila, qui ressemblait sans doute à ce qu'avait été Kutaituchik avant lui, aux rythmes prenants de la neige et de l'herbe, au rassemblement du bétail. Et devant moi se dressait une fille, apparemment une captive, qui aurait pu être de Turia, ou d'Ar, ou de Cos, ou de Thentis, qui portait ses chaînes avec fierté. En bref, c'était une esclave de Tuchuk que j'admirais ainsi. — Alors, fit Miss Cardwell, rompant le charme sous lequel elle m'avait tenu, je croyais que vous alliez me débarrasser de mes chaînes ? — Oui-oui, fis-je, et je trébuchai en m'approchant d'elle. Serrure après serrure, en tâtonnant maladroitement, je lui ôtai toutes ses chaînes et les jetai sur le plancher, au-dessous de l'anneau fixe de la paroi. — Pourquoi avez-vous fait ça? lui demandai-je. — Je ne sais pas, répondit-elle avec légèreté. Je dois être devenue une véritable esclave de Tuchuk. — Vous êtes libre, affirmai-je. — Je tâcherai de m'en souvenir, convint-elle. — Je vous en prie ! — Est-ce que je vous mets mal à l'aise ? s'enquit-elle. — Oui. Elle avait ramassé le morceau de soie jaune et, avec une ou deux épingles, butin sans doute rapporté de Turia, elle se le drapa élégamment sur le corps. J'envisageai de la violer. Ce n'était pas à faire, bien entendu. — Avez-vous mangé? me demanda-t-elle. — Oui. — Il reste un peu de bosk rôti. Froid. Ce serait contraignant de le faire réchauffer, donc je n'en ferai rien. Je ne suis plus une esclave, vous savez. Je commençai à regretter d'avoir décidé de la libérer . Elle avait les yeux brillants. — Vous en avez mis, du temps, pour arriver au chariot, fit-elle remarquer. — J'étais occupé. — À combattre et tout ça, j'imagine ? — J'imagine, en effet. — Pourquoi êtes-vous venu ce soir? Je n'appréciais guère le ton qu'elle avait adopté. — Pour boire du vin. — Oh! J'allai au coffre rangé contre la paroi et y pris parmi plusieurs autres un flacon de vin de Ka-la-na. — Nous allons célébrer votre liberté, lui dis-je en lui servant une petite coupe. Elle l'accepta en souriant, attendant que je remplisse la mienne. Je la regardai dans les yeux. — À une femme libre, qui a su se montrer forte et courageuse, à Élisabeth Cardwell, aussi libre que belle, dis-je. Nos coupes se heurtèrent légèrement. — Je vous remercie, Tarl Cabot. Je vidai ma coupe. — Nous devrons évidemment prévoir quelques aménagements dans le chariot, dit-elle en jetant un coup d'oeil circulaire, les lèvres pincées. Il va falloir établir une séparation d'une manière ou d'une autre. Je ne crois pas qu'il serait convenable de partager le chariot d'un homme qui n'est pas mon maître. J'étais intrigué. — Je suis certain que nous trouverons bien un moyen, murmurai-je. Je remplis ma coupe. Élisabeth avait à peine trempé les lèvres dans la sienne. J'avalai une gorgée de Ka-la-na en songeant que c'était plutôt un soir pour le Paga. — Une sorte de cloison, dit-elle. — Buvez donc, fis-je en poussant sa coupe en direction de ses lèvres. Elle absorba distraitement un peu de liquide. — Ce vin n'est pas si mauvais. — Il est merveilleux ! répliquai-je. — Je pense qu'une paroi de planches épaisses serait l'idéal, estima-t-elle. — Vous pourriez toujours porter des Robes de Dissimulation et conserver sur vous un quiva dégainé, avançai-je. — C'est vrai... Elle me regardait par-dessus sa coupe en sirotant le liquide. — On dit que tout homme qui rend sa liberté à une esclave est un sot, rappela-t-elle, les yeux malicieux. — C'est sans doute vrai. — Vous êtes gentil, Tarl Cabot. Je la trouvais très belle. Une fois de plus, il me vint l'idée de la prendre de force, mais à présent qu'elle était libre et non plus une simple esclave je me dis que ce ne serait pas bien. Je mesurai néanmoins, dans cette hypothèse, la distance qui nous séparait et conclus que, d'un seul bond, d'un seul mouvement, j'arriverais à la renverser sur le tapis, avec un peu de chance. — À quoi pensez-vous ? s'enquit-elle. — À rien que je souhaite vous expliquer. — Tiens ? fit-elle, les yeux fixés sur sa coupe, le sourire aux lèvres. — Buvez encore du vin, l'invitai-je. — Oh, voyons ! — Il est vraiment excellent. — Vous cherchez à me saouler. — L'idée m'en est venue, en effet, avouai-je. Elle émit un rire. — Une fois que je serai ivre, que comptez-vous faire de moi ? — Je pense que je vous fourrerai dans le sac a fumier — Pas très original, fit-elle. — Alors, que me suggérez-vous ? — Je suis dans votre chariot, dit-elle en reniflant. Je suis seule, absolument sans défense, entièrement à votre merci. — S'il vous plaît! lançai-je. — Si vous le vouliez, me signala-t-elle, vous pourriez en un instant me remettre aux fers... refaire de moi une esclave... et je serais de nouveau votre bien, vous pourriez faire de moi tout ce que vous voulez. — Ce n'est pas une mauvaise idée. — Se peut-il qu'un Commandant d'un Millier de Tuchuks ne sache que faire d'une fille comme moi? Je tendis la main, prêt à la prendre dans mes bras, mais sa coupe de vin se plaça adroitement devant moi. — S'il vous plaît, monsieur Cabot, fit-elle. Je reculai, pris de colère. — Par les Prêtres-Rois ! m'écriai-je. Vous avez l'art de chercher la difficulté ! Elle rit, les yeux pétillants. — Je suis libre. — Je le sais parfaitement ! fis-je d'un ton sec. Elle se contenta de rire de nouveau. — Vous parliez de dispositions à prendre, poursuivis-je. Il y en a, effectivement. Libre ou non, vous êtes la femme dans mon chariot. Je m'attends à manger, à ce que le chariot soit propre, les essieux graissés et les bosks soignés. — N'ayez crainte, quand je préparerai mes repas, j'en ferai assez pour deux. — Ravi de l'entendre, marmonnai-je. — De plus, je n'aimerais pas vivre dans un chariot mal tenu, dont les essieux ne seraient pas graissés et les bosks mal soignés. — D'accord, je vous crois. — Mais je pense que vous devriez prendre votre part de ces corvées. — Je suis Commandant d'un Millier. — Qu'est-ce que ça change ? — Beaucoup de choses ! criai-je. — Pas la peine d'élever la voix. Mes yeux se portèrent sur les chaînes sous l'anneau. — Bien entendu, reprit-elle, on pourrait considérer ça comme une sorte de partage des travaux. — Bien. — D'autre part, vous pourriez louer les services d'une esclave pour ce genre de corvées. — Très bien, dis-je en la fixant des yeux, j'engagerai une esclave. — Mais on ne peut pas faire confiance aux esclaves. Je poussai un cri de rage et manquai renverser ma coupe. — Vous avez failli perdre du vin, souligna-t-elle. Je songeai que l'institution de la liberté pour les femmes était bien une erreur, comme l'estimaient les Goréens. Élisabeth m'accorda un clin d'oeil complice. — Je m'occuperai du chariot, dit-elle. — Bon ! bon ! Je m'assis près du réchaud et me perdis dans la contemplation du plancher. Élisabeth s'agenouilla à quelques pas de moi et but un peu de vin. Elle, reprit d'un ton sérieux. — J'ai entendu dire par une esclave - nommée Hereena - qu'il y aura de grands combats demain. Je levai la tête. — Oui, il me semble aussi. — Si c'est bien le cas, vous y prendrez part? demanda-t-elle. — Oui, je pense. — Pourquoi êtes-vous venu au chariot ce soir? — Pour boire du vin. Je vous l'ai déjà dit. Elle baissa les yeux. Nous restâmes silencieux un moment tous les deux, puis elle déclara: — Je suis heureuse que ce soit votre chariot. Je la regardai en souriant, puis baissai de nouveau la tête, perdu dans mes pensées. Je me demandais ce que deviendrait Miss Cardwell. Je me forçai à me rappeler que ce n'était pas une Goréenne, mais une fille de la Terre. Ni Turienne ni Tuchuk. Elle était incapable de lire la langue. Pour quiconque la rencontrerait, elle ne serait qu'une belle barbare, bonne par la naissance et par le sang pour le collier d'un maître. Elle serait vulnérable, sans défense aucune. À dire vrai, même la femme de Gor, une fois hors de sa cité, faute d'un défenseur, si elle échappe aux dangers du pays sauvage, n'évite pas longtemps les fers, les chaînes et le collier. Même les paysans ramassent ces femmes esseulées pour les faire travailler aux champs en attendant de les vendre au premier trafiquant d'esclaves qui se présente. Miss Cardwell aurait besoin d'un défenseur, d'un protecteur. Et pourtant, le lendemain même, je courrais le risque de mourir sur les murs de la Maison de Saphrar. Et alors, quel serait le sort de la jeune femme ? En outre, je me rappelais ma mission, je savais qu'un guerrier ne peut s'encombrer d'une femme, et notamment d'une femme libre. Ses compagnons sont le péril et l'acier. J'étais attristé. Je me disais qu'il aurait mieux valu que Kamchak ne me donne pas cette fille. La voix d'Élisabeth interrompit le cours de mes réflexions. — Je suis étonnée que Kamchak ne m'ait pas vendue, dit-elle. — Il aurait peut-être dû. Elle sourit. — Peut-être, reconnut-elle. (Elle but une gorgée de vin.) Tarl Cabot... fit-elle. — Oui ? — Pourquoi Kamchak ne m'a-t-il pas vendue ? — Je ne sais pas. — Pourquoi m'a-t-il donnée à vous ? — Je me le demande aussi. Et c'était vrai, pourquoi Kamchak me l'avait-il donnée ? Bien des choses m'intriguaient. Je pensais à Gor, à Kamchak, et aux moeurs des Tuchuks, si différentes de celles de notre planète d'origine, à Miss Cardwell et à moi. Je me demandais aussi pourquoi Kamchak avait fait passer l'anneau à la narine de cette fille, l'avait fait marquer, lui avait fait mettre le collier et l'avait fait habiller Kajir... Était-ce vraiment parce qu'elle avait excité sa colère en se sauvant du chariot... ou pour une tout autre raison... et pourquoi l'avait-il soumise si cruellement, en ma présence, à la Caresse du Fouet? J'avais cru qu'il avait des sentiments pour elle. Et il me la donnait, alors qu'il y avait d'autres commandants. Il m'avait dit qu'il tenait à elle. Et j'étais sûr de son amitié. Pourquoi avait-il agi ainsi ? Pour moi ? Ou aussi pour elle ? Et dans ce cas, pourquoi? Pour quel motif ?... Élisabeth avait maintenant vidé sa coupe. Elle s'était levée, avait rincé le récipient et l'avait rangé. Maintenant, agenouillée au fond du chariot, elle avait dénoué le Koora et secoué ses cheveux. Elle se regardait dans le miroir, tournant la tête d'un côté et de l'autre. Ça m'amusait. Elle cherchait sous quel angle l'anneau de narine était le plus joli. Puis elle entreprit de se peigner, à genoux, le buste bien droit, comme une fille de Gor. Kamchak ne lui avait jamais permis de se couper les cheveux. Maintenant qu'elle était libre, j'imaginais qu'elle les raccourcirait bientôt. Je le regretterais. J'ai toujours considéré que la longueur de la chevelure était une des beautés de la femme. Je l'observai. Elle avait mis le peigne de côté et rattaché le Koora enserrant ses cheveux. De nouveau, elle examinait son image dans le miroir de bronze. Je crus soudain avoir compris Kamchak ! Il avait, en vérité, vraiment aimé cette fille ! — Élisabeth, dis-je. — Oui, fit-elle en reposant le miroir. — Je crois savoir pourquoi Kamchak vous a donnée à moi... indépendamment du fait qu'il a dû penser que j'aurais l'usage d'une jolie fille dans mon chariot. Elle sourit. — Je lui en suis reconnaissante, dit-elle. — Vraiment ? Elle reprit le miroir et s'étudia. — Bien sûr, précisa-t-elle, qui d'autre aurait été assez bête pour me libérer? — Bien sûr, fis-je en écho. Puis je restai silencieux. Elle abandonna une nouvelle fois le miroir. — Pourquoi pensez-vous qu'il a agi ainsi? s'enquit-elle, curieuse, à présent. — Sur Gor, expliquai-je, on dit que seule la femme qui a été totalement esclave est capable d'apprécier une totale liberté. — Je ne suis pas sûre de comprendre... — Je pense que ça n'a rien à voir avec le fait que telle ou telle femme soit esclave ou libre, ni avec la simplicité de la chaîne, du collier ou de la marque. — Alors, quoi ? — Ça signifie que seule la femme qui s'est totalement livrée... qui peut s'abandonner entièrement... se perdre au contact d'un homme... est capable d'être véritablement une femme et, étant ce qu'elle est, se trouve libre de ce fait même. Elle sourit. — Je ne suis pas d'accord avec cette théorie. Je suis libre en ce moment même. — Je ne vous parle pas de chaînes ni de colliers. — C'est une théorie stupide. Je baissai les yeux. — Probablement. — Je ne respecterais guère une femme capable de s'abandonner totalement à un homme. — C'est bien ce que je me disais, convins-je. —-Les femmes sont des personnes... au moins autant que les hommes... et elles sont leurs égales. — Je crois que nous parlons de choses différentes. — Possible. — Sur notre monde, repris-je, on parle beaucoup des personnes... et bien peu des hommes et des femmes... et on inculque aux hommes qu'ils ne doivent pas être des hommes et aux femmes qu'elles ne doivent pas être des femmes. — Ridicule ! protesta-t-elle. Ça n'a absolument aucun sens ! — Je ne parle pas des mots utilisés, ni de la façon de parler de ces choses qu'ont les hommes de la Terre, mais bien de ce qui n'est jamais dit... mais qui reste peut-être implicite sous ce qui se dit et s'enseigne. Un instant de pause et je poursuivis: — Mais si les lois de la nature et du sang humain étaient plus fondamentales, plus primitives et essentielles que les conventions et les enseignements de la société... si ces vieux secrets et ces vérités si c'en sont bien - avaient été cachés ou oubliés, ou soumis aux exigences d'une société conçue sous la forme d'unités de travail interchangeables, affectées chacune à un rôle fonctionnel, technique, d'où le sexe est éliminé ? — Oh, voyons ! s'écria-t-elle. — Que croyez-vous qu'en serait le résultat? — Je n'en sais vraiment rien. — Notre Terre, avançai-je. — Les femmes ne désirent nullement se soumettre aux hommes, être dominées, brutalisées. — Nous parlons décidément de choses différentes. — Peut-être, reconnut-elle. — Il n'existe pas de femme plus libre, plus élevée, plus belle que la Libre Compagne Goréenne. Faites-en la comparaison avec l'épouse moyenne sur la Terre. — Les femmes tuchuks ont un triste sort, dit-elle. — Dans les villes, peu d'entre elles seraient considérées comme de Libres Compagnes. — Je n'ai jamais rencontré de femme qui ait été une Libre Compagne, fit remarquer Élisabeth. Je restai silencieux, attristé, car j'en avais connu une. — Peut-être avez-vous raison, dis-je après réflexion, mais chez tous les mammifères il semble qu'il soit dans la nature du mâle de posséder et dans celle de la femelle d'être possédée. — Je n'ai pas l'habitude de penser à moi-même comme à un mammifère, souligna Élisabeth en souriant. — Et comment vous voyez-vous donc... biologiquement parlant? demandai-je. — Évidemment... si vous voulez voir les choses sous cet angle, fitelle en souriant toujours. Je frappai sur le plancher du chariot et Élisabeth sursauta. — C'est justement l'angle approprié ! déclarai-je. — N'importe quoi ! lâcha-t-elle. — Les Goréens reconnaissent que c'est là une vérité difficile à avaler par les femmes, qu'elles la rejettent, qu'elles la craignent, qu'elles la combattent. — Parce que ce n'en est pas une. — Vous croyez que je veux dire qu'une femme n'est rien - ce n'est pas exact : je dis qu'elle est merveilleuse, mais qu'elle ne devient vraiment elle-même et magnifique qu'une fois entièrement livrée à l'amour. — C'est faux ! lança Élisabeth. — C'est pourquoi, continuai-je, sur ce monde barbare, la femme qui ne sait pas se livrer est, à l'occasion, tout simplement conquise. Elle rejeta la tête en arrière et partit d'un grand rire. — Oui, la reddition est obtenue... souvent par un maître qui ne se satisferait pas de moins que ça. — Et qu'arrive-t-il à ces femmes, par la suite ? — Il se peut qu'elles portent ou non les chaînes, mais elles sont complètes... ce sont des femelles. — Pas un homme - pas même vous, cher Tarl Cabot -ne pourrait m'amener à une telle bassesse. — Selon les mythes de Gor, la femme aspire à cette identité - à devenir elle-même en étant à lui - ne fût-ce que pour l'instant paradoxal où elle est esclave et, ainsi, libre. — Tout cela est d'une bêtise... — On dit aussi que la femme souhaite que cela lui arrive, mais qu'elle ne le sait pas. — Et ça, c'est le comble de l'idiotie ! — Pourquoi donc vous êtes-vous présentée à moi, un peu plus tôt, en fille esclave... si vous ne désiriez pas à ce moment en être une ? — C'était une plaisanterie ! Une simple plaisanterie... fit-elle en riant un peu. — Possible. Elle baissa les yeux, embarrassée. — Et c'est donc pour ça que, à mon avis, Kamchak vous a donnée à moi. Elle releva la tête, surprise. — Pourquoi ? insista-t-elle. — Pour que vous appreniez dans mes bras la signification du collier d'esclave, pour que vous découvriez ce que c'est que d'être une femme. Ses yeux s'agrandirent d'incrédulité. — Vous voyez, il pensait du bien de vous. Il aimait vraiment bien sa Petite Barbare. Je me levai et lançai ma coupe contre le coffre à vin, où elle se fracassa. Je pivotai. Elle se dressa d'un bond. — Où allez-vous ? — Au chariot des esclaves publiques. — Mais pourquoi ? Je la regardai franchement. — J'ai besoin d'une femme. Elle me rendit mon regard. — Je suis une femme, Tarl Cabot. Je ne répondis pas. — Ne suis-je pas aussi belle que les filles publiques ? s'enquit-elle. — Si, largement. — Alors pourquoi ne restez-vous pas avec moi ? — Je crois que la bataille sera rude, demain. — Je peux vous plaire autant que n'importe quelle fille du chariot d'esclaves. — Vous êtes libre. — Je vous donnerai davantage qu'elles. — Je vous en prie, Élisabeth, ne dites pas des choses pareilles. Elle se redressa. — J'imagine que vous avez vu d'autres filles, sur les marchés d'esclaves, se trahir, comme moi, au contact du fouet ? Je ne dis rien. J'en avais effectivement vu. — Vous avez remarqué mes mouvements, me defia t-elle. Est-ce que ça n'aurait pas fait grimper mon prix d'une douzaine de pièces d'or ? — Si, certainement. Je m'approchai et la pris doucement par la taille pour la regarder dans les yeux. — Je vous aime, Tarl Cabot, murmura-t-elle. Ne me quittez pas. — Ne m'aimez pas. Vous connaissez trop peu ma vie et ce que j'ai à faire. — Peu m'importe, dit-elle en posant la tête sur mon épaule. — Je dois m'en aller, ne serait-ce que parce que vous tenez à moi. Je serais cruel de rester. — Prenez-moi, Tarl Cabot, sinon comme une femme libre, au moins comme une esclave. — Ma belle Élisabeth, je ne peux vous avoir ni comme l'une ni comme l'autre. — Je serai à vous, comme l'une ou comme l'autre! s'emporta-t-elle. — Non, répondis-je gentiment. Non. Elle recula soudain, furieuse, et me gifla méchamment à plusieurs reprises. — Non, insistai-je. Elle me frappa de nouveau. J'avais les joues en feu. — Je vous déteste ! Je vous hais ! cracha-t-elle. — Non, fis-je encore. — Vous connaissez les codes, n'est-ce pas ? lança-t-elle, me défiant. Les Codes du Guerrier de Gor? — Ne faites pas ça, lui conseillai-je. Elle me gifla une fois de plus et j'en eus la tête ébranlée. — Je vous hais ! siffla-t-elle. Et puis, comme je m'y attendais, elle s'agenouilla d'un coup, malgré sa colère, tête baissée, bras étendus, poignets croisés, se soumettant comme une femelle de Gor. — Maintenant, reprit-elle en levant des yeux luisants de rage, vous êtes forcé soit de me tuer, soit de me mettre en esclavage. — Vous êtes libre ! affirmai-je d'un ton sévère. — Alors, tuez-moi! dit-elle. — Je ne pourrais pas. — Passez-moi le collier. — Je n'en ai pas envie. — Alors reconnaissez que vous êtes traître aux Codes ! — Allez chercher le collier, répondis-je. Elle bondit et me tendit l'objet, s'agenouillant de nouveau devant moi. Je lui enfermai le cou dans le cercle d'acier et elle me lançait toujours de méchants regards. Je bouclai le fermoir. Elle allait se relever. Je pressai de la main sur son épaule pour l'en empêcher. — Je ne vous permets pas de vous lever, Esclave. Elle avait le corps secoué de rage. Puis elle dit: — Bien sûr, Maître; je regrette, Maître. J'ôtai les deux épingles de son morceau de tissu jaune qui glissa, la révélant vêtue Kajir. Elle se raidit de colère. — Je tiens à voir mon esclave, déclarai-je. — Peut-être souhaitez-vous que votre esclave se débarrasse de ses autres effets ? fit-elle d'un ton acide. — Non. Elle eut un geste insolent du menton. — Je vais le faire moi-même, dis-je. Elle poussa un soupir. Tandis qu'elle était agenouillée dans la position de l'Esclave de Plaisir, je lui ôtai le Koora, libérant ses cheveux, puis le Kalmak de cuir, et ensuite le Curla et la Chatka. — Si vous tenez à être esclave, soyez-le, prononçai je Elle ne releva pas la tête, mais elle crispa ses petits poings. J'allai m'asseoir en tailleur près du réchaud et l'examinai un moment. — Approchez, Esclave, et à genoux! commandai-je. Cette fois, elle me regarda avec une fière colère, puis elle dit: — Oui, Maître. Et elle obéit. Miss Élisabeth Cardwell était à genoux devant moi et n'avait pour toute parure que le collier d'esclave. — Qu'êtes-vous ? demandai-je. — Une esclave, répondit-elle, amère, sans lever les yeux. — Servez-moi du vin. Elle s'exécuta et revint prendre sa posture, me présentant le hanap noir bordé de rouge, celui du maître, comme le faisait Aphris pour Kamchak. Je bus. Je reposai le récipient et contemplai la fille. — Pourquoi vous conduire ainsi, Élisabeth? fis-je. Elle garda la tête basse, boudeuse. — Je suis Vella, déclara-t-elle. Une esclave goréenne. — Élisabeth... commençai-je. — Vella! répliqua-t-elle vivement. — Vella, d'accord. Nos regards se croisèrent longuement. Puis elle sourit et baissa les yeux. Je ris. — Il me semble que je ne réussirai pas à me rendre au chariot public, ce soir, dis-je. Elle leva un regard timide. — On dirait bien, Maître. — Vous êtes une sorcière, Vella. Elle haussa les épaules. Puis elle s'étira avec insouciance, avec une grâce féline, portant les mains à sa nuque pour ramener ses cheveux en avant. Elle garda la pause un certain temps. — Pensez-vous que les filles publiques soient aussi belles que Vella ? m'interrogea-t-elle. — Non, sans doute pas. — Ou aussi désirables ? — Non plus. Nulle fille n'est aussi désirable que Vella. Alors, le dos arqué, un demi-sourire aux lèvres, elle s'étira encore plus, langoureuse, puis, d'un mouvement de tête, rejeta ses cheveux en arrière, ferma les yeux, puis les rouvrit lentement. — On dirait que Vella souhaite plaire à son maître, observai-je. — Non. Vella déteste son maître. (Ses yeux feignaient la haine.) Il a humilié Vella. Il l'a mise nue et lui a passé un collier d'esclave ! — Naturellement. — Mais peut-être sera-t-elle obligée de lui faire plaisir. Après tout, ce n'est qu'une esclave. J'éclatai de rire. — On dit, reprit-elle, que Vella, qu'elle le sache ou non, aspire à être une esclave... l'esclave absolue d'un homme... ne serait-ce que pour une heure. Je me frappai le genou, tant elle m'amusait ainsi. — C'est une idée stupide, dis-je. Elle haussa les épaules. — Peut-être Vella n'en sait-elle rien. — Peut-être Vella va-t-elle l'apprendre. — Peut-être, fit-elle en souriant. — Fille Esclave, êtes-vous prête à donner du plaisir à un maître ? — Ai-je le choix? — Non. — Alors, admettons que je suis prête, fit-elle d'une voix résignée. Je me remis à rire. Élisabeth me regardait en souriant. Puis, brusquement, par jeu, elle posa la tête sur le tapis, devant moi, et je l'entendis murmurer: — Vella ne demande qu'à trembler et à obéir. Je me levai et, tout sourires, la mis debout également Elle aussi riait à présent, les yeux brillant., se tenant tout près de moi. Je sentais son souffle sur mon visage. — Je crois que maintenant je vais faire quelque chose de vous, disje. Elle rit à nouveau, l'air résigné, baissant la tête — Et quel sera le sort de votre belle esclave civilisée ? — Le sac à fumier, répondis-je. — Non ! s'écria-t-elle, soudain effrayée. Non ! Elle me faisait rire encore davantage. — Tout sauf ça, supplia-t-elle, n'importe quoi ! — N'importe quoi? Elle me sourit avec un regard franc. — Oui, n'importe quoi ! — Très bien, Vella. Je vais vous accorder une seule et unique chance... si vous me faites bien plaisir, ce misérable sort ne sera pas le vôtre... du moins pas cette nuit. — Vella vous plaira bien. — Parfait. Plaisez-moi. Je me rappelais précisément comme elle s'était amusée de moi, et je songeai qu'il serait peut-être utile de rendre à la jeune Américaine un peu de la monnaie de sa pièce. Elle me regardait, étonnée. Puis elle sourit. — Je vais vous montrer que je connais bien la signification de mon collier, Maître. Et soudain, elle m'embrassa. Un baiser profond, humide, riche, trop vite terminé. — Et voilà ! s'écria-t-elle. Le baiser d'une esclave de Tuchuk ! (Puis elle éclata de rire et se détourna, regardant par-dessus son épaule.) Vous voyez, je sais faire ça à la perfection. Je ne dis rien. Elle était tournée de l'autre côté. — Toutefois, ajouta-t-elle avec malice, je crois qu'un seul suffira à mon maître. J'étais un rien en colère et plutôt excité. — Les filles du chariot public savent aussi comment embrasser, affirmai-je. — Ah? Elle se retourna. — Ce ne sont pas de petites secrétaires qui font semblant d'être des esclaves. Ses prunelles lancèrent des flammes. — Goûtez donc à ceci! fit-elle en s'approchant et, cette fois, tenant ma tête dans ses petites mains, elle attarda ses lèvres tièdes sur les miennes, nos souffles mêlés, en un contact savant. Mes mains encerclaient presque sa taille Quand elle recula, je commentai: — Pas mal. — Pas mal ! se récria-t-elle. Alors elle se mit à me donner des baisers de plus en plus fermes, avec détermination, tour à tour avec subtilité, impatience, puis froideur, et elle inclina la tête, vaincue. Du bout d'un doigt, je lui relevai le menton. Il y avait de nouveau de la colère dans ses yeux. — Sans doute aurais-je dû vous dire, commençai-je, qu'une femme n'embrasse bien qu'une fois pleinement excitée, au bout d'une demi-ahn au moins, quand elle est sans défense, prête à céder à tout. Elle me tourna le dos, furieuse. Puis elle pivota en s'esclaffant. — Vous êtes un animal, Tarl Cabot! cria-t-elle. — Et vous aussi, un beau petit animal avec collier. — Je vous aime, Tarl Cabot. — Pare-toi des Soies du Plaisir, Petit Animal, dis-je, et viens dans mes bras. La chaleur du défi rayonnait dans ses yeux. Elle paraissait baigner dans l'excitation. — Bien que je sois de la Terre, dit-elle, essayez de vous servir de moi comme d'une esclave. — Si tu le désires. — Je vais vous prouver qu'on ne peut pas conquérir une femme. – Tu me tentes. — Je vous aime mais, malgré ça, vous serez incapable de me conquérir parce que je ne me permettrai me laisser conquérir... même si je vous aime! — Si vous m'aimiez, dis-je en reprenant le «vous » peut-être n'aurais-je nulle envie de vous conquérir. — Mais Kamchak, cet homme généreux, m'a donnée à vous, n'est-ce pas ? Pour que vous m'appreniez, en tant qu'esclave, à être femelle ? — C'est ce que je crois. — Et à son avis, peut-être aussi au vôtre, ne serait-ce pas mon propre intérêt ? — Possible, je n'en sais vraiment rien. Ce sont là des affaires compliquées. — Eh bien, je vais vous prouver que vous vous trompez tous les deux ! dit-elle en riant. — Bien. Nous allons voir. — Mais il faut me promettre d'essayer de me traiter vraiment en esclave... même si ce n'est que pour un temps. — D'accord. Elle m'annonça : — L'enjeu sera ma liberté contre... — Oui? demandai-je. — Contre la vôtre ! Elle pouffait. — Je ne comprends pas. — Pendant une semaine, poursuivit-elle, dans le secret de notre chariot, où personne ne peut nous voir... vous serez mon esclave... vous porterez un collier et vous me servirez et vous ferez tout ce que je voudrai. — Vos conditions ne me plaisent guère. — Vous trouvez pourtant normal que les hommes possèdent des femmes esclaves. Pourquoi verriez-vous des objections à être un esclave appartenant à une femme ? — Je vois... Elle eut un sourire malicieux. — Je crois que ce serait assez agréable de posséder un esclave mâle. (Elle rit.) Cela vous apprendra la signification du collier, Tarl Cabot. — Ne vendez pas la peau de l'ours... commençai-je. — On parie ? demanda-t-elle. Je la contemplai. Tout son être semblait s'animer en ce défi. Ses yeux, sa position, le son de sa voix ! Le petit anneau de narine scintillait à la flamme du réchaud. Je voyais le point de sa cuisse où, à peine quelques jours plus tôt, le fer rouge avait pressé si cruellement, y imprimant la minuscule marque des quatre cornes de bosks. Le dur collier turien brillait à son cou, soulignant par contraste l'incroyable douceur de sa beauté, sa vulnérabilité. Il y avait mon nom sur le collier, qui la proclamait mon esclave si je le souhaitais ainsi. Et pourtant, elle me bravait, me lançait l'éternel défi de la femme indomptée. L'amener à l'abandon total, ne lui laisser d'autre choix que de capituler dans les bras de celui qui la tient prisonnière. Selon les Goréens, c'est une sorte de guerre dans laquelle la femme ne peut respecter que l'homme qui a su la conduire à la défaite la plus absolue. Mais je ne voyais pas grand-chose dans les yeux de Miss Cardwell qui affirmât la plausibilité de l'interprétation goréenne. Elle me semblait bien partie pour gagner, pour s'amuser peut-être, mais pour gagner et exiger ensuite de moi quelque chose qui la vengerait des jours et des mois durant lesquels cette fille fière et indépendante n'avait plus été qu'une esclave. Ne m'avait-elle pas dit qu'elle m'apprendrait ce que voulait dire le collier? Si elle réussissait, je ne doutais pas qu'elle mît sa menace à exécution. — Alors, Maître ? me défia-t-elle. Je regardai fixement cette tortionnaire de petite sorcière. Je ne désirais nullement devenir esclave. Je résolus que, si l'un de nous devait l'être, ce serait elle, la ravissante Miss Cardwell, qui porterait le collier. — Alors, Maître ? répéta-t-elle. — C'est un pari, Fille Esclave, acceptai-je en souriant. Avec un rire de bonheur, elle pivota et, sur la pointes des pieds, baissa la lumière des lampes à huile de tharlarion. Puis elle se pencha pour chercher parmi les richesses du chariot de jaunes Soieries de Plaisir. Pour finir, elle se dressa devant moi dans toute sa beauté. — Êtes-vous prêt à devenir mon esclave ? fit-elle. — Tant que vous n'avez pas gagné, c'est vous qui portez le collier. Elle inclina la tête avec une humilité feinte. — Oui, Maître, dit-elle, puis elle braqua de nouveau sur moi ses yeux pleins de malice. Je lui fis signe d'approcher. Elle obéit. Je lui indiquai de venir dans mes bras. Elle obéit. Dans mes bras, elle leva les yeux sur mon visage. — Vous êtes bien certain que vous êtes prêt à l'esclachvage ? s'enquit-elle. — Taisez-vous, dis-je d'un ton adouci. — J'aurai plaisir à vous posséder, souffla-t-elle. J'ai toujours eu très envie de posséder un bel esclave. — Taisez-vous, murmurai-je. — Oui, Maître. Mes mains écartèrent les Soies de Plaisir et les rejetèrent. — Oh, voyons, Maître ! se récria-t-elle. — À présent, je vais goûter le baiser de mon esclave, dis-je. — Oui, Maître. — Et, cette fois, un peu plus de passion. — Oui, Maître. Obéissante, elle m'embrassa en feignant la passion. La main passée dans son collier, je la retournai et la couchai sur le dos, les épaules pressées dans l'épais tapis. Un sourire rusé passait sur ses traits. Je pris l'anneau de sa narine entre le pouce et l'index et tirai légèrement dessus. — Aïe ! cria-t-elle, les larmes lui venant aux yeux. Ce n'est pas une façon de traiter une dame ! protesta-t-elle. — Vous n'êtes qu'une esclave, lui rappelai-je. — C'est vrai, reconnut-elle avec chagrin en détournant la tête. J'étais un peu irrité. Elle me regarda et émit un rire amusé. Je me mis à baiser sa gorge et son corps, les mains passées sous ses reins, la ployant et la pressant tour à tour contre moi. Elle adopta un ton fort grave pour me dire : — Les Goréens prétendent que toute femme, qu'elle le sache ou non, aspire à être esclave - l'esclave absolue d'un homme -, ne serait-ce qu'une heure. — Taisez-vous, je vous en prie. — Toute femme ! Toute femme ! répéta-t-elle avec emphase. Je la regardai. — Vous êtes une femme, fis-je remarquer. Elle rit. — Je me trouve nue entre les bras d'un homme et ornée d'un collier d'esclave. Je pense que personne ne pourrait douter que je suis une femme ! — Et pas grand-chose de plus pour le moment, soulignai-je. — Vous vous donnez pourtant beaucoup de mal pour me persuader que vous me possédez... mais vous n'y parviendrez pas. Elle me regarda un moment avec colère, puis elle sourit. — Les Goréens disent qu'avec le collier la femme ne peut être qu'une femme, reprit-elle avec une fausse amertume, et avec le plus grand sérieux. — La théorie dont vous avez parlé, grommelai-je, et selon laquelle les femmes souhaitent l'esclavage, ne fût-ce que pour une heure, est sans nul doute erronée. Elle s'agita dans le collier et plaça la tête de côté, les cheveux répandus sur le tapis. — Peut-être Vella ne sait-elle pas, dit-elle, toujours sur le même ton. — Peut-être Vella apprendra-t-elle. — Peut-être. Puis je refermai assez méchamment la main cheville. — Oh ! cria-t-elle. Elle s'efforçait de bouger la jambe, mais ne le pouvais pas. Je la lui tordis alors pour dévoiler ce que voulait mon plaisir, les courbes merveilleuses de son mollet. Elle essayait toujours de se dégager, sans y parvenir. Elle ne bougerait la jambe que si je le voulais bien. — S'il vous plaît, Tarl ? implora-t-elle. — Vous allez être à moi. — S'il vous plaît, laissez-moi partir. Je ne la maintenais pas cruellement mais, en femme, elle se savait impuissante à se dégager. — Je vous en prie, laissez-moi... répéta-t-elle. Je souris intérieurement. — Silence, Esclave ! Élisabeth Cardwell soupira. Je souris, ouvertement cette fois. — Et alors? Vous êtes plus fort que moi. Cela ne prouve rien! fit-elle avec mépris. Je me mis ensuite à lui embrasser le pied, puis l'intérieur de la cheville, au-dessous de la malléole, et elle eut un bref tremblement. — Lâchez-moi ! cria-t-elle. Mais je me contentai de l'embrasser, la maintenant toujours, mes lèvres passant sur l'arrière de la jambe, à la hauteur de la cheville, à l'endroit ou se boucle un anneau d'esclave. — Un homme, un vrai, ne se conduirait pas ainsi ! lança-t-elle soudain. Non! Un vrai homme est doux, bon, tendre, respectueux en tout temps, gentil et attentif ! Voilà ce qu'est un homme ! Je m'amusais de ses techniques de défense, tellement classiques, typiques de la femme moderne, malheureuse, civilisée, et désespérément effrayée de se montrer vraiment femme dans les bras d'un homme. Elle se faisait d'elle une image qui ne correspondait nullement à la réalité de sa nature. — Vous êtes une femelle, dis-je d'un ton détaché. Je n'accepte pas votre conception de l'homme. Elle émit un bruit coléreux. — Discutez, lui suggérai-je, expliquez... citez des noms. Elle gémit. — Il me paraît bien étrange, poursuivis-je, que l'homme emballé par tout son sang, qui voit sa femelle et veut la posséder, vous fasse l'effet de ne pas être un homme vrai. Elle poussa un cri. Puis, comme je m'y attendais, elle se mit à pleurer, des larmes certainement sincères. Certes, bien des hommes de la Terre, dressés, domestiqués, se seraient laissé influencer, auraient reculé devant cette arme puissante, auraient battu en retraite avec un sentiment de culpabilité, selon le désir de la femelle. Mais, cette nuit, les pleurs de la petite sorcière ne lui apporteraient pas de sursis. Je lui souris. Elle m'examinait horrifiée, les yeux mouillés. Elle se débattit furieusement, sans pouvoir se libérer. Quand elle eut cessé de lutter, je commençai, la mordillant et l'embrassant, à remonter le long de son mollet jusqu'aux délices du creux sensible derrière le genou. — Je vous en prie, fit-elle. — Qu'est-ce qui ne va pas ? — Je m'aperçois que j'ai envie de vous céder, murmura-t-elle. — N'ayez pas peur, lui dis-je. — Non... vous ne comprenez pas. Elle m'intriguait. — Je veux vous céder... en esclave ! — Ainsi en sera-t-il. — Non ! Non ! protesta-t-elle. — Vous allez me céder comme une esclave à son maître. — Non! Je continuai de l'embrasser, de la caresser. — Arrêtez, je vous en prie, implora-t-elle. — Pourquoi? — Vous êtes en train de faire de moi une esclave. — Et j'irai jusqu'au bout. Au fait, peut-être les Goréens ont-ils raison ? — Non! s'écria-t-elle. Non! — C'est sans doute ce que vous souhaitez, céder totalement comme une esclave. — Jamais! répliqua-t-elle, furieuse. Laissez-moi ! — Pas avant d'avoir fait de vous mon esclave. — Mais je ne veux pas être esclave! Pourtant, lorsque j'eus effleuré ses splendeurs les plus intimes, elle ne parvint plus à se dominer et se tordit sous moi, éprouvant les sentiments d'une esclave, car telle était bien en ce moment la belle Élisabeth Cardwell, mienne, sans défense, femelle et esclave. Maintenant, ses lèvres, ses bras, son corps n'appartenaient plus qu'à une fille énamourée, et recherchaient mon propre être, reconnaissant sans réserve, sans honte, et sans espoir, dans l'abandon parfait, que j'étais son maître. J'en étais stupéfait, car même l'effleurement du fouet et sa réaction instinctive à la Caresse du Maître n'avaient pas paru renfermer de telles promesses. Elle laissa échapper soudain une exclamation et se trouva entièrement mienne. Alors elle osa à peine bouger. — Tu es marquée, esclave, lui chuchotai-je. — Je ne suis pas une esclave, je ne suis pas une esclave, fit-elle dans un murmure chargé d'intensité. Je sentais ses ongles enfoncés dans mes bras. Dans son baiser, j'avais goûté le sang et m'étais aperçu qu'elle m'avait mordu les lèvres. À présent, elle restait la tête renversée, les yeux clos, la bouche entrouverte. — Je ne suis pas une esclave, répéta-t-elle. — Tu le seras bientôt. — Je vous en prie, Tarl, ne faites pas de moi votre esclave. — Tu sens bien que c'est possible, n'est-ce pas ? — Je ne veux pas l'être. — N'avons-nous pas fait un pari? Elle essaya de rire. --Oublions notre pari. S'il vous plaît, Tarl. C'était une bêtise. Oublions-le. — Te reconnais-tu comme mon esclave ? — Jamais ! cracha-t-elle. — Dans ce cas, ma belle, le pari tient toujours ! Elle tenta de m'échapper. Et soudain, comme sidérée, elle ne bougea plus du tout. Elle me regardait fixement. — Ça va bientôt commencer, lui dis-je. — Je le sens, je le sens... Elle restait immobile, mais ses ongles s'enfonçaient plus profondément dans mes bras. — Est-ce que ça va aller plus loin ? demanda-t-elle. — Bientôt. — J'ai peur. — Il ne faut pas. — Je me sens possédée. — Tu l'es. — Non... non... — N'aie pas peur, insistai-je. — Il faut me laisser, me lâcher! Je vous en prie ! — On dit sur Gor qu'une femme qui porte un collier ne peut être que femme. La colère revenait dans ses yeux. — Et toi, ma ravissante Élisabeth, tu as un collier. Elle détourna la tête pour me cacher ses larmes. Elle restait immobile. Et, brusquement, ses mains se crispèrent, ses ongles devinrent cruels, et bien qu'elle eût les lèvres entrouvertes elle serrait les dents. Je lus de la surprise dans ses yeux, ses épaules se soulevèrent un peu du tapis, et je sentis ce qui commençait en elle, son souffle et son sang qui voulaient se fondre avec les miens. L'instant était venu; aussi, les yeux dans les yeux, lui dis-je d'un ton sauvage et méprisant, selon les Rites de Soumission de Gor: — Esclave ! Ses yeux trahirent l'horreur et elle protesta : — Non ! se cabrant sous moi avec l'envie de lutter, a la fois impuissante et farouche, déchaînée, avec l'envie de me tuer si elle l'avait pu. Je savais que nous en arriverions là et je la laissai se débattre, mordre, griffer, crier, puis je la fis taire sous le Baiser du Maître et j'acceptai la reddition qu'elle ne pouvait éviter. — Une esclave, fit-elle en pleurant, une esclave... je ne suis qu'une esclave! Plus d'une ahn après, elle était encore dans mes bras, sur le tapis, et ses yeux étaient remplis de larmes. — Je sais maintenant ce que veut dire être l'esclave d'un Maître, ditelle. Je restai silencieux. — Et, bien que je sois esclave, poursuivit-elle, je me sens libre pour la première fois de ma vie. — Pour la première fois de ta vie, tu es une femme. — J'aime être une femme, je suis heureuse d'être une femme, Tarl Cabot, heureuse ! — N'oublie tout de même pas que tu n'es qu'une esclave. Elle sourit en tripotant son collier. — Je suis la femme de Tarl Cabot. — Mon esclave, rectifiai-je. — Oui, ton esclave, avoua-t-elle. Je souris. — Tu ne me battras pas trop souvent, Maître ? reprit-elle. — Nous verrons. — Je me donnerai du mal pour te plaire. — Ravi de l'entendre. Allongée sur le dos, elle examinait le haut du chariot, les peaux tendues, les ombres qu'y projetait la lueur du foyer. — Je suis libre, dit-elle encore. Je la fixai des yeux. Elle se roula et se redressa sur les coudes. — C'est curieux, je suis une fille esclave, mais je suis libre, libre ! — Il faut que je dorme, fis-je en me retournant. Elle m'embrassa sur l'épaule. — Je te remercie, Tarl Cabot, de m'avoir libérée. Je virai vers elle, la pris aux épaules et la plaquai contre le tapis. Elle rit. — Assez de tes bêtises sur ta liberté. N'oublie pas que tu es mon esclave. Je pris entre le pouce et l'index l'anneau de sa narine. — Oh ! fit-elle. Je lui soulevai la tête par l'anneau et les larmes lui montèrent aux yeux. — Ce n'est sûrement pas ainsi que l'on manifeste son respect envers une dame, protesta-t-elle. Je tordis un peu l'anneau et les larmes jaillirent. — Il est vrai que je ne suis qu'une esclave, reconnut-elle. — Souviens-t'en, dis-je d'un ton grondeur. — Oui-oui, Maître. — Tu ne me parais pas très sincère. — Mais je le suis ! Elle rit encore. — Je crois que je te jetterai aux kaiilas demain matin, la menaçai-je. — Mais alors, où trouveras-tu une autre esclave aussi délicieuse que moi ? — Insolente ! — Oh, s'il te plaît ! s'écria-t-elle, et je tirai doucement sur le collier. — N'oublie pas que tu as le cou cerclé d'acier ! — Ton collier, à toi ! Je lui donnai une tape sur la jambe. — Et que tu portes à la cuisse la marque des quatre cornes de bosks. — Je t'appartiens, comme un bosk ! Je la repoussai sur le tapis. Un éclat espiègle passa dans ses yeux. — Je suis libre, affirma-t-elle. — Il semble que tu n'aies pas bien appris la leçon du collier ? Son rire sonna joyeusement. Puis elle leva les bras pour me prendre par le cou et posa ses lèvres sur les miennes, avec tendresse, délicatement. — L'esclave que voici a, au contraire, bien appris la leçon du collier, affirma-t-elle. Je ris à mon tour. Elle me donna encore un baiser. — Vella de Gor aime son maître, déclara-t-elle. — Et Miss Élisabeth Cardwell? m'enquis-je. — Cette jolie petite esclave ? fit-elle avec mépris. — Oui, la secrétaire. — Comme on a pu te le raconter, murmura la fille, Miss Élisabeth Cardwell, la vilaine petite barbare, a été forcée de céder son corps, comme une esclave, à son maître. — Je l'avais entendu dire. — C'était une bête cruelle. — Et qu'est-elle devenue ? — La petite esclave est maintenant follement amoureuse de son maître, affirma-t-elle avec dédain. — Comment s'appelle-t-il ? — Comme celui qui a obtenu la reddition de la fière Vella de Gor. — Son nom ? — Tarl Cabot. — C'est un heureux gaillard, pour posséder deux femmes pareilles. — Elles sont jalouses l'une de l'autre, avoua-t-elle. — Tiens donc ? — Oui. Chacune d'elles s'efforce de plaire davantage au maître, pour être la favorite. Je l'embrassai. — Qu'elles essaient donc de lui plaire. — C'est un maître très cruel, dit-elle d'un ton de reproche. — Certainement, répondis-je. On s'embrassa et on se caressa. De temps à autre, dans la nuit, Vella de Gor et Miss Élisabeth Cardwell demandaient et obtenaient l'autorisation de donner du plaisir à leur maître. Cependant, il n'arrivait pas à choisir entre les deux. En s'endormant enfin vers le matin, il se promit qu'il les garderait toutes les deux esclaves pendant quelques jours, simplement pour leur donner une leçon. Et de plus, se souvenait-il, seul un sot libère une fille esclave. 26 L'OEUF DES PRÊTRES-ROIS Dans l'humidité et les ténèbres qui précèdent l'aube, les forces de Kamchak, réunies dans les rues de Turia aux alentours de l'enceinte de Saphrar, attendaient en silence, ombres denses sur les pierres plus claires. Çà et là, à la clarté faiblissante d'une des lunes, une arme jetait un reflet froid. Un homme toussa. Des froissements de cuir. Je percevais le bruit d'un quiva que l'on aiguise, la courte vibration d'une corde tendue sur un arc. Kamchak, Harold et moi nous tenions avec quelques autres sur le toit d'une bâtisse en face des murs de Saphrar. Derrière ceux-ci, nous entendions parfois l'appel d'une sentinelle et la réponse d'une autre. Kamchak s'appuyait des deux mains à la murette de bordure du toit. Il y avait plus d'une heure que j'avais quitté mon chariot, éveillé par un des gardes. À mon départ, Élisabeth s'était également éveillée. Nous ne nous étions rien dit; je l'avais serrée dans mes bras en l'embrassant et j'étais parti. En route, j'avais rencontré Harold, et nous avions déjeuné d'une tranche de bosk séché, arrosée d'un peu d'eau, devant un des véhicules de vivres au service d'une Centaine. En tant que commandants, nous pouvions manger où nous voulions. On avait amené à proximité de notre position les deux tarns que nous avions enlevés quelques jours auparavant, pensant qu'ils pourraient être utiles, au moins pour communiquer d'un secteur à l'autre. Bien entendu, il y avait aussi dans la ville des centaines de kaiilas, bien que le gros de la cavalerie soit resté hors les murs pour attendre éventuellement ceux qui tenteraient de s'enfuir. Harold mastiquait encore du bosk qu'il avait glissé dans sa ceinture, coupant les morceaux avec son quiva. — C'est presque le matin, marmonna-t-il sans cesser de mâcher sa viande. J'acquiesçai de la tête. Je remarquai que Kamchak s'était penché en avant pour scruter la forteresse ennemie. Il paraissait bossu, ainsi courbé, avec ses larges épaules et son cou enfoncé. Il n'avait pour ainsi dire pas bougé depuis un quart d'ahn. Il attendait l'aube. Quand je l'avais quittée, bien qu'elle n'eût rien dit, j'avais vu qu'Élisabeth était effrayée. Je me rappelais son regard, et ses lèvres tremblant sous les miennes. J'avais détaché ses mains jointes derrière la nuque et l'avais laissée. Je me demandais si je la reverrais. — Mon conseil personnel, me dit Harold, serait d'envoyer d'abord les tarns par-dessus les murs pour les arroser de milliers de flèches puis, lors d'une deuxième vague, de lâcher des dizaines de cordées de guerriers sur les toits des bâtiments principaux, pour s'en emparer et incendier les autres. — Seulement nous n'avons pas une cavalerie de tarns, fis-je observer. — Voilà qui enlève tout intérêt à mon conseil, admit Harold tout en mastiquant. Je fermai un instant les yeux, puis examinai de nouveau les sombres édifices de l'autre côté de la rue. — Il n'y a pas de conseil parfait, conclut Harold. Je me tournai vers le chef de Centaine que j'avais chargé des hommes entraînés à l'arbalète. — Est-ce que des tarns sont entrés ou sortis la nuit dernière? m'enquis-je. — Non, me répondit-il. — En êtes-vous certain ? — C'était le clair de lunes, et nous n'avoir, absolument rien vu passer. Mais, selon mon compte, il y avait dejà trois ou quatre tarns dans l'enceinte. — Ne les laissez pas s'échapper, lui recommandai je. — Nous essaierons. Maintenant, à l'est, comme sur la Terre, le ciel s'éclaircissait. J'avais l'impression que ma respiration était lente et profonde. Kamchak n'avait toujours pas bougé. Dans la rue, les hommes s'agitaient et vérifiaient leur armement. — Voilà un tarn! s'écria un homme sur le toit. Très haut dans le ciel, à peine plus gros qu'un point, un tarn fonçait vers l'enceinte, venant de la tour où je pensais que s'était cantonné Ha-Keel. — Préparez-vous à tirer! commandai-je. — Non, laissez-le entrer, dit Kamchak. Les arbalétriers obéirent et le tarn, presque au centre de l'enceinte, le plus loin possible de nos positions d'encerclement, se laissa soudain tomber, les ailes haut pointées, pour ne les rouvrir qu'au dernier instant en se posant au sommet du donjon, hors de portée des arbalètes. — Saphrar pourrait s'enfuir, signalai-je. — Non, Saphrar ne peut nullement s'échapper, me répondit Kamchak. Je gardai le silence. — Son sang me revient, dit encore Kamchak. — Qui est le cavalier? demandai-je. --Le mercenaire Ha-Keel, répondit Kamchak. Il vient marchander avec Saphrar, mais je suis en mesure d'offrir davantage que ce qu'on lui proposera... car je dispose de tout l'or de Turia et, avant la tombée de la nuit, j'aurai vaincu l'armée privée de Saphrar luimême. — Fais attention, l'avertis-je. Les tarniers de Ha-Keel pourraient encore faire pencher la balance contre toi. Kamchak ne me répondit pas. Harold m'expliqua: — Les mille tarniers de Ha-Keel sont repartis avant l'aube pour Port Kar. Ils ont abandonné la tour qu'ils occupaient. — Alors Saphrar reste seul ? — Plus seul qu'il ne le croit. — Que veux-tu dire ? — Tu verras. L'orient s'éclairait de plus en plus et je distinguais à présent le visage des hommes au-dessous de moi, dont les uns portaient des échelles normales et d'autres des cordes munies de grappins. J'eus l'impression qu'un assaut de grande envergure aurait lieu contre l'enceinte dans moins d'une ahn. La Maison de Saphrar était littéralement encerclée, par des milliers de guerriers. Nous aurions un avantage numérique de l'ordre de vingt contre un. La bataille serait rude, mais il n'y avait guère de doute sur son issue, dès le début... surtout que les tarniers de Ha-Keel avaient quitté la ville, les sacoches de leurs oiseaux gonflées d'or turien. Kamchak reprit la parole : — Il y a longtemps que j'attends le sang de Saphrar de Turia, ditil. Il leva la main, et un homme monta sur le muret de bordure pour souffler longuement dans une trompe en corne de bosk. Je croyais que c'était le signal de l'attaque générale mais, en bas, pas un homme ne bougea. Au contraire, à ma grande stupeur, une porte de l'enchceinte de la Maison de Saphrar s'ouvrit, et des hommes d'armes en sortirent, portant chacun un sac de toile. Ils défilèrent devant nous, dans la rue, sous les regards méprisants des Nomades, allant l'un après l'autre jusqu'à une longue table où étaient disposées de nombreuses balances, pour recevoir chacun quatre pierres d'or environ trois de nos kilogrammes - qu'ils glissaient dans leur sac avant de filer dans le passage ménagé par les guerriers. On les escorterait hors de la ville. Trois kilos d'or, c'est une fortune. J'en étais renversé. J'en tremblais. Des centaines et des centaines d'hommes durent défiler ainsi devant nous. — Je... je n'y comprends rien, balbutiai-je à Kamchak. Sans se retourner, il me répondit : — Que ce soit l'or qui cause la mort de Saphrar ! Je saisis alors toute la profondeur de la haine de Kamchak. Homme après homme, kilo d'or après kilo d'or, Saphrar mourait, ses murs et ses défenses s'effritaient, s'anéantissaient. Son or n'avait pas pu lui acheter le coeur des hommes. Et Kamchak achetait pièce par pièce la peau de Saphrar. Une ou deux fois, j'entendis tinter des épées derrière les murs où d'autres, peut-être loyaux envers leur maître ou fidèles à leur code, s'efforçaient d'empêcher leurs camarades de s'enfuir. Toutefois, au nombre de ceux qui continuaient de sortir, j'estimai que les guerriers restés fidèles étaient rares. D'ailleurs, parmi ceux qui auraient combattu, le découragement devait régner, car le danger croissait à chaque seconde, aussi se hâtaient-ils de suivre les déserteurs. Je vis même des esclaves quitter l'enceinte, et eux aussi reçurent quatre pierres de métal précieux, ce qui était une insulte de plus à ceux qui s'étaient laissé acheter par les Tuchuks. Le visage de Kamchak restait impassible. Enfin, peut-être une ahn après le lever du jour, il ne sortit plus personne des murs de Saphrar dont les portes restèrent ouvertes. Kamchak descendit alors du toit pour enfourcher son kaiila. Il gagna au pas de sa bête l'entrée principale de la Maison. Harold et moi l'accompagnions à pied, suivis de quelques guerriers. À la droite de Kamchak marchait un Maître des Sleens qui tenait par des chaînes deux de ces mauvaises créatures. Au pommeau de la selle de Kamchak pendaient plusieurs sacs d'or, de quatre pierres chacun. Et derrière lui venaient, au milieu des guerriers, quelques esclaves turiens enchaînés et vêtus de Kes, parmi lesquels Kamras, le Champion de Turia, et Phanius Turmus, l'Ubar de la cité, tous porteurs de grands bassins remplis de sacs d'or. Une fois la porte franchie, je constatai que les lieux semblaient déserts, les murs sans un défenseur. La cour ménagée entre les murailles et les premiers édifices était également vide. Çà et là traînaient des ordures, des morceaux de caisses, des flèches brisées, des chiffons. Kamchak fit halte pour examiner de ses yeux sombres et farouches toutes les constructions, surtout les toits et les fenêtres. Il dirigea alors lentement son kaiila vers le portail principal. J'aperçus deux guerriers qui semblaient le garder. Derrière eux, j'eus la surprise de voir une silhouette mouvante en blanc et or: Saphrar de Turia. Puis il recula, tenant dans ses bras un objet volumineux enveloppé d'étoffe violette. Les deux gardes se préparaient à défendre l'entrée. Kamchak arrêta son kaiila. Derrière moi, j'entendais des centaines d'échelles et de grappins qui frappaient les murs et, me retournant, je vis des centaines d'hommes qui escaladaient les murailles ou entraient par les portes ouvertes. Toute la cour se couvrait de combattants des Tuchuks et des autres tribus. Puis, sur les murs et dans l'enceinte, ils se figèrent tous. Sur son kaiila, Kamchak se présenta: — Kamchak des Tuchuks, dont le père Kutaituchik a été assassiné par Saphrar de Turia, rend visite à Saphrar de Turia. — Frappez-le, de vos javelots! hurla Saphrar dans l'ombre du portail. Les deux gardes hésitaient. — Transmettez à Saphrar de Turia les salutations de Kamchak des Tuchuks, dit Kamchak d'un ton calme. Un des défenseurs se tourna, très raide. — Kamchak des Tuchuks présente ses salutations à Saphrar de Turia, dit-il. — Tuez-le! hurla le marchand. Tuez-le ! En silence, douze archers tuchuks vinrent se disposer devant le kaiila de Kamchak, leurs flèches pointées vers le coeur des deux gardes. Kamchak détacha de sa selle deux sacs d'or qu'il lança à l'un, puis à l'autre. — Combattez ! commanda Saphrar. Les deux hommes d'armes quittèrent la porte, ramassèrent leurs sacs et s'enfuirent à travers les rangs des Tuchuks. — Sleens ! leur hurla Saphrar, puis il pivota pour s'enfoncer dans le bâtiment. Sans se presser, Kamchak fit monter les marches du perron à son kaiila et pénétra ainsi dans la grande salle de la Maison de Saphrar. Il jeta un coup d'oeil circulaire puis, suivi de Harold et de moi, de l'homme aux sleens et des esclaves portant l'or, ainsi que des archers et d'autres guerriers, il mena sa monture par le vaste escalier de marbre, à la poursuite du marchand terrifié. De temps à autre, nous rencontrions des gardes de la Maison, mais chaque fois que Saphrar se réfugiait derrière eux, Kamchak leur jetait de l'or et ils disparaissaient, et le marchand, haletant, soufflant, tenant toujours le gros objet à pleins bras, s'enfuyait de nouveau sur ses courtes jambes. Il verrouillait les portes derrière lui, mais on les forçait l'une après l'autre. On le suivait dans toutes les pièces ; on traversa ainsi la salle du banquet où il nous avait invités il y avait bien longtemps. Cuisines, galeries, couloirs se succédaient, puis ce furent ses appartements privés avec toutes les robes et sandales du propriétaire, la plupart blanc et or, mais aussi d'autres en grand nombre, de toutes les couleurs et nuances. La poursuite parut alors prendre fin car Saphrar avait disparu. Mais Kamchak n'en manifesta ni irritation ni contrariété. Il descendit de sa selle, ramassa une robe de repos sur la vaste plate-forme de sommeil de la chambre et la passa sous les narines des deux sleens. — Cherche ! dit-il. Les deux bêtes aspirèrent longuement l'odeur du vêtement, puis se mirent à trembler et leurs griffes se contractèrent et se rétractèrent convulsivement. Elles levèrent la tête en la balançant d'un côté à l'autre. Simultanément elles pivotèrent, entraînant leur maître au bout des chaînes vers ce qui paraissait être un mur solide, comre lequel elles se dressèrent sur leurs pattes de derrière, y appuyant les quatre autres en grondant, en sifflant, en gémissant. Le mur fut abattu en quelques instants, révélant les couloirs sombres aménagés derrière. Kamchak n'avait pas voulu prendre le temps de chercher le bouton ou le levier qui commandait l'ouverture du panneau. — Apportez des lampes et des torches ! commanda-t-il. Il remit alors son kaiila à un subordonné et, à pied, portant une torche et un quiva, il entreprit de fouiller le passage secret, les deux sleens à son côté, suivi de Harold et moi, ainsi que de ses hommes porteurs de torches, et même des esclaves chargés d'or. Guidés par les sleens, il ne nous fut pas difficile de suivre la piste de Saphrar malgré les nombreuses bifurcations du couloir. Il y faisait assez sombre, mais aux embranchements des autres passages brûlaient de petites lampes à huile de tharlarion. Ou Saphrar était lui-même muni d'une lampe, ou alors il connaissait ce dédale par coeur. À un endroit, Kamchak s'arrêta pour demander que l'on apporte des planches. Le sol du couloir s'était escamoté sur trois ou quatre mètres de long et sur toute la largeur, sous l'action d'un bouton dissimulé. Harold jeta un petit caillou dans l'ouverture béante et il s'écoula environ dix ihns avant que nous l'entendions frapper la surface de l'eau, loin en bas. L'attente n'avait pas d'effet apparent sur Kamchak, qui s'accroupit et resta comme un roc devant le trou, regardant de l'autre côté, jusqu'à ce que les planches aient été posées. Il fut alors le premier, avec les sleens, à traverser. Une autre fois, il nous donna l'ordre de rester en arrière et de lui faire passer une lance avec laquelle il tira un fil métallique tendu dans le couloir. Quatre javelots à tête de bronze jaillirent d'ouvertures rondes et leurs pointes allerent se ficher dans les trous symétriques de la paroi opposée. Kamchak en brisa les hampes à coups de botte et nous passâmes entre les tronçons. On se trouva enfin dans une vaste salle d'audience, au plafond en coupole, au sol couvert d'épais tapis, aux murs ornés de tapisseries. Je reconnus immédiatement la pièce où on nous avait amenés prisonniers, Harold et moi, devant Saphrar. Il y avait là quatre personnes. Assis à la place d'honneur, les jambes croisées, calme, parmi les coussins et sur la propre estrade du marchand, nous vîmes le maigre Ha-Keel, couvert de cicatrices, maintenant mercenaire de Port Kar, chef des tarniers. Il appliquait un peu d'huile sur la lame de son épée. Sur le plancher, au pied de l'estrade, Saphrar de Turia, affolé, étreignant son objet enveloppé de tissu violet, se tenait en compagnie du Paravaci toujours porteur de la cagoule du Clan des Tortionnaires, celui qui avait tenté de m'assassiner, celui qui accompagnait le marchand quand on nous avait conduits à la Piscine Jaune de Turia. J'entendis le cri de joie poussé par Harold à la vue de cet individu, qui se tourna vers nous, un quiva en main. Il dut blêmir sous son masque à la vue de Harold des Tuchuks. Je devinai qu'il se mettait à trembler. Le quatrième était un jeune homme aux cheveux et aux yeux foncés, un simple homme d'armes qui ne devait pas avoir plus de vingt ans. Il portait la tunique écarlate du guerrier. Il était armé du court glaive et se maintenait entre nous et les autres. Kamchak le regarda avec un rien d'amusement, me sembla-t-il. — Ne t'en mêle pas, Petit, dit-il d'une voix posée. C'est une affaire d'hommes, ici. — En arrière, Tuchuk ! cria le jeune homme, l'épée en garde. Kamchak réclama du geste un sac d'or et Phanius Turmus, poussé en avant, présenta son récipient de bronze où Kamchak prit un sac qu'il jeta vers le guerrier. Le jeune homme ne bougea pas, mais se prépara à recevoir l'assaut des Tuchuks. Kamchak jeta à ses pieds un deuxième sac d'or, puis un troisième. — Je suis un Guerrier ! déclara fièrement le jeune homme. Kamchak fit signe à ses archers qui s'avancèrent, leurs arcs tendus dans la direction du soldat. Le Tuchuk lui jeta alors, l'un après l'autre, une douzaine de sacs d'or. — Garde ton or, sleen de Tuchuk! Je suis un Guerrier et je connais mes Codes ! — Comme tu voudras, fit le Tuchuk en levant la main pour commander le tir des archers. — Non ! m'écriai-je. Mais au même instant, en poussant le cri de guerre de Turia, le jeune homme se précipita, l'épée en avant, vers Kamchak, et les douze flèches parties simultanément le frappèrent douze fois, le faisant pivoter sur place. Pourtant il essayait encore de se traîner vers Kamchak puis, flèche sur flèche le perçant, il s'abattit aux pieds du Tuchuk. À môn grand étonnement, je vis qu'aucune des flèches ne l'avait atteint à la poitrine, à la tête ou à l'abdomen, et qu'elles étaient toutes plantées dans ses bras et ses jambes. Ce n'était pas un hasard. Kamchak retourna le jeune homme, du bout de sa botte. — Sois un Tuchuk, dit-il. — Jamais, gémit le jeune homme, les dents serrées contre la douleur. Jamais, sleen de Tuchuk, jamais ! Kamchak se tourna vers certains de ses hommes. — Que l'on panse ses blessures, dit-il. Et qu'il vive. Quand il sera en mesure de monter, habituez-le à la selle du kaiila, au maniement du quiva, de l'arc et de la lance. Vêtez-le du cuir des Tuchuks. Nous avons besoin de tels hommes, nous autres des Chariots. Je pus voir la stupeur dans les yeux du jeune gars quand il regarda Kamchak. Puis on l'emporta. — Dans quelque temps, dit Kamchak, ce garçon sera Commandant d'un Millier. Kamchak releva alors la tête et se tourna vers les trois autres, Ha-Keel, assis tranquillement, avec son épée, Saphrar, frénétique, et le grand Paravaci au quiva. — Le Paravaci est à moi ! réclama Harold. L'homme à la cagoule se tourna avec colère vers lui, mais n'avança pas et ne lança pas son couteau. Harold bondit en avant. — Combattons ! s'écria-t-il. Sur un geste de Kamchak, Harold recula, furieux, le quiva en main. Les deux sleens grondaient en tirant sur leurs chaînes, si impatients que les poils fauves de leurs mâchoires se couvraient de bave. Leurs yeux étincelaient. Leurs griffes s'accrochaient dans le tapis. — N'approchez pas, s'écria Saphrar, ou je détruis la sphère dorée ! Il arracha le tissu qui enveloppait l'objet et le leva ensuite audessus de sa tête. Mon coeur cessa de battre un instant. Je touchai de la main la manche de cuir de Kamchak. — Il ne faut pas, dis-je, il ne faut pas. — Pourquoi pas ? demanda-t-il. Elle est sans valeur. — Reculez ! hurla Saphrar. — Tu ne comprends pas ! criai-je à Kamchak. Je vis étinceler les yeux de Saphrar. — Écoutez le Korobain ! Il sait, lui ! Il sait ! — Est-ce que ça change vraiment quoi que ce soit, me demanda Kamchak, qu'il casse ou non la sphère ? — Oui ! Il n'y a rien qui ait plus de valeur sur tout Gor... cela vaut peut-être toute la planète ! — Écoutez-le ! clama Saphrar. Si vous approchez, je détruis cette chose ! — Il ne faut pas ! suppliai-je Kamchak. — Pourquoi ? répéta-t-il. Je restai silencieux, ne sachant comment exprimer ce qui devait être dit. Kamchak se tourna vers Saphrar. — Qu'est-ce que tu tiens ainsi ? — La sphère dorée ! — Mais que renferme-t-elle ? insista Kamchak. — Je ne sais pas, répondit Saphrar, mais je sais qu'il existe des hommes qui paieraient la moitié de toutes les richesses de Gor pour cet objet... — Eh bien, moi, je n'en donnerais pas une pièce de bronze. — Écoute le Korobain ! persévéra Saphrar. — Il ne faut pas la détruire, déclarai-je. — Pourquoi ? fit Kamchak. — Parce que... commençai-je... parce que c'est la dernière semence des Prêtres-Rois... un oeuf... un enfant... l'espoir des Prêtres-Rois, pour eux tous... pour tout, le monde entier, l'univers... Les hommes murmuraient, surpris, tout autour de moi. Les yeux de Saphrar lui sortaient de la tête. Ha-Keel releva soudain la tête, oublieux de son épée et de son huile. Le Paravaci se tourna vers Saphrar. — Je ne crois pas, fit Kamchak. Je crois plutôt qu'elle est sans valeur. — Non, s'il te plaît, Kamchak. — C'est pour la sphère dorée, n'est-ce pas, que tu es venu parmi les Peuples des Chariots? me demanda-t-il. — Oui, en effet. Je me rappelais notre conversation dans le chariot de Kutaituchik. Les hommes s'agitaient, assez énervés. — Tu l'aurais volée ? — Oui, je l'aurais volée. — Comme l'a fait Saphrar? — Je n'aurais pas assassiné Kutaituchik. — Pourquoi l'aurais-tu volée ? — Pour la rapporter dans les Sardar. — Pas pour la garder ? Faire ta fortune ? — Non, sûrement pas. — Je te crois, dit Kamchak en me regardant. Nous savions qu'un jour quelqu'un viendrait des Sardar.. Nous ignorions que ce serait toi. — Je l'ignorais aussi. Kamchak se tourna vers le marchand. — As-tu l'intention d'acheter ta vie contre la sphère dorée ? — S'il le faut, oui ! — Mais je n'en veux pas. C'est toi que je veux. Saphrar devint livide et porta de nouveau la sphère au-dessus de sa tête. Je fus soulagé de voir que Kamchak ne donnait pas ordre de tirer à ses archers. Il leur fit alors signe, ainsi qu'aux autres, de se reculer, à l'exception de Harold, de moi et du Maître des Sleens. — C'est mieux ainsi, soupira Saphrar. — Rengainez vos armes ! commanda le Paravaci. Nous obéîmes. — Recule avec tous les hommes, s'écria Saphrar, sinon, je fracasse la sphère! Lentement, Kamchak, Harold, le gardien traînant les sleens et moi reculâmes. Les animaux rageaient dans leurs colliers, rendus fous parce qu'on les éloignait de leur proie, le marchand Saphrar. Le Paravaci fit face à Ha-Keel qui avait remis son épée au fourreau et se levait. Celui-ci s'étira et cligna une fois les paupières. — Tu as un tarn, lui dit le Paravaci. Emmène-moi. Je peux te donner la moitié des richesses des Paravacis! Des bosks et de l'or et des femmes et des chariots. — J'imagine que tout ce que tu possèdes ne vaut pas la sphère dorée, répondit Ha-Keel... et elle appartient à Saphrar de Turia. — Tu ne peux pas me laisser ici ! protesta le Paravaci. — Quelqu'un paie mes services plus cher que toi, fit Ha-Keel en bâillant. Le Paravaci avait les yeux blancs dans les trous de sa cagoule et il tourna farouchement la tête pour considérer les Tuchuks entassés à l'autre bout de la salle. — Alors elle sera à moi ! s'écria-t-il en fonçant vers Saphrar pour tenter de s'emparer de la sphère dorée. — C'est la mienne ! La mienne ! hurla Saphrar, refusant de lâcher la sphère. Ha-Keel suivait la scène avec intérêt. Je me serais précipité, mais la main de Kamchak se posa sur mon bras pour me retenir. — Il ne faut pas que la sphère dorée soit endommagée ! m'écriai-je. Le Paravaci était beaucoup plus vigoureux que Saphrar, aussi eut-il bientôt mis les mains sur la sphère pour l'arracher de celles du petit bonhomme. Saphrar hurlait comme un dément, puis il mordit l'avant-bras du Paravaci, enfonçant ses canines d'or dans la chair de l'homme encapuchonné. Le Paravaci poussa un cri de terreur indicible, frissonna et, à ma grande horreur, la sphère dorée qu'il avait réussi à reprendre à Saphrar fut projetée quatre mètres plus loin, sur le sol, où elle se fracassa. Je laissai échapper une exclamation de détresse et me précipitai en avant. Les larmes me jaillirent des yeux. Je ne pus retenir un gémissement en m'agenouillant auprès des débris de l'oeuf. C'en était fait de tous mes espoirs, il était cassé, c'était fini ! J'avais échoué dans ma mission ! Les Prêtres-Rois allaient disparaître ! Ce monde, et peut-être mon second, ma chère Terre, allait tomber aux mains des mystérieux Autres, quoi qu'ils fussent. C'était fini, parti, mort, mort, le désespoir, la mort. Je percevais à peine les plaintes du Paravaci qui se tordait et se retournait sur les tapis, se tenant le bras, tandis que sa chair virait à l'orange sous l'effet du venin d'ost. Il eut un dernier soubresaut et mourut. Kamchak alla jusqu'à lui et lui arracha sa cagoule. Je vis le visage convulsé, où se lisait encore son agonie. Déjà ce n'était plus que papier coloré qui se tordait, comme brûlé par l'intérieur. On y voyait des gouttes de sang et de sueur. J'entendis Harold dire : — C'est Tolnus. — Naturellement, fit Kamchak. Il fallait bien que ce soit l'Ubar des Paravacis... Qui d'autre aurait envoyé des cavaliers contre les chariots tuchuks, qui d'autre aurait pu promettre à un tarnier mercenaire la moitié des bosks et de l'or et des femmes et des chariots des Paravacis ? La conversation ne me touchait qu'à demi. Je me souvenais de Tolnus, car il avait été l'un des quatre Ubars de tribus que j'avais rencontrés en arrivant dans les Plaines de Turia, sur la Terre des Peuples des Chariots. Kamchak se pencha sur le mort et, écartant ses vêtements, lui arracha du cou l'inestimable collier de pierres précieuses qu'il portait. Il le jeta à l'un de ses hommes. — Donnez ça aux Paravacis, qu'ils puissent racheter quelques bosks et quelques femmes aux Kataiis et aux Kassars. Je n'entendais que lointainement, tant le chagrin me rongeait, tandis que je restais à genoux dans la Maison de Saphrar, devant les débris de la sphère dorée. Je me rendis compte que Kamchak et Harold s'étaient approchés de moi. Je pleurais, sans honte. Ce n'était pas seulement que j'avais échoué, que je m'étais battu pour un objet maintenant détruit, anéanti... pas seulement que la guerre des Prêtres-Rois où j'avais joué un certain rôle se révélait à présent vaine, sans signification... que mon ami Misk allait voir sa vie réduite à rien, ses projets envolés... même pas que ce monde, et peut-être aussi la Terre, allait tomber entre les mains des mystérieux Autres... mais c'était aussi à cause de ce qui s'était trouvé dans l'oeuf. L'innocente victime d'intrigues qui duraient depuis des siècles et qui créeraient peut-être un conflit entre des mondes était maintenant morte... elle n'avait pas mérité ça... L'enfant, si l'on peut dire, des Prêtres-Rois aurait pu remplacer la Mère, morte à présent. Les sanglots me secouaient mais je n'y prêtais pas attention. J'entendis vaguement quelqu'un dire : — Saphrar et Ha-Keel se sont enfuis. Près de moi, Kamchak ordonna avec calme : — Lâchez les sleens. Qu'ils cherchent. Je perçus le bruit des chaînes que l'on débouclait, et les deux sleens qui bondissaient hors de la pièce. Je n'aurais guère aimé être à la place de Saphrar de Turia — Sois fort, Guerrier de Ko-ro-ba, me dit doucement Kamchak. — Tu ne comprends pas, mon ami, sanglotai-je, tu ne comprends pas. Les Tuchuks vêtus de cuir nous entouraient. Le Maître des Sleens se tenait à quelques pas, les chaînes en main. Plus loin étaient les esclaves avec leurs bassins pleins d'or. Je pris conscience d'une odeur violente de pourriture, qui s'échappait des débris épars autour de moi. — Ça pue, dit Harold en me mettant la main sous les yeux. Je vis que son pouce et son index étaient tachés d'or. Je regardais sa main, sans comprendre. — C'est de la peinture, dit-il. — De la peinture? fis-je. Il se releva et alla près des restes de la coquille. Il en tira le corps d'un tharlarion qui n'était pas né, humide, plissé, pourri, mort depuis des mois ou des années. — Je te l'avais bien dit, fit la voix adoucie de Kamchak, que cet oeuf était sans valeur. Chancelant, je parvins à me remettre debout et contemplai les restes de l'oeuf. Je me baissai pour ramasser un morceau de coquille. Je le frottai et la teinte dorée s'appliqua sur le bout de mes doigts. — Ce n'est pas l'oeuf des Prêtres-Rois, reprit Kamchak. Crois-tu vraiment que nous aurions laissé savoir à des ennemis où se trouvait pareille chose ? Des larmes encore plein les yeux, je le regardai. Soudain, très loin, un cri étrange s'éleva, aigu, tremblant, suivi des hurlements perçants des sleens déçus. — C'est fini, dit Kamchak. Fini. Il se tourna dans la direction d'où était venu le cri. Sans hâte, il traversa les tapis en direction du son. Il s'arrêta un instant devant le corps tordu et hideux de Tolnus des Paravacis. — C'est vraiment dommage, commenta-t-il. J'aurais préféré le lier à un poteau sur le passage des bosks. Puis, sans un mot de plus, il sortit de la salle et nous le suivîmes tous, nous dirigeant vers les hurlements lointains des sleens. On arriva tous ensemble au bord de la Piscine Jaune de Turia. Sur la bordure de marbre, sifflant et frémissant de fureur, les deux sleens de chasse gardaient les yeux braqués sur la forme pathétique de Saphrar qui bavait, gémissait et sanglotait, s'efforçant de se raccrocher quelque part pour se hisser hors du bassin, battant l'air pour attraper l'une des lianes décoratives qui descendaient du plafond, mais à plus d'une demi-douzaine de mètres au-dessus de sa tête. Il tentait de se déplacer dans la substance vivante du bassin, mais ne parvenait pas à changer de place. Ses mains grasses aux ongles écarlates semblaient soudain s'être transformées en de maigres serres. Couvert de sueur, il était entouré de boules blanches et lumineuses qui flottaient autour de lui sous la surface, peut-être pour repérer sa position en fonction des ondes de pression du liquide. Les gouttes d'or qu'il arborait en guise de sourcils tombèrent sans même qu'il s'en aperçoive dans le fluide qui s'épaississait autour de lui. Sous la surface, on pouvait voir que des morceaux de ses robes avaient été dévorés et que sa peau blanchissait tandis que les sucs du bassin s'introduisaient dans son corps, pour y puiser protéines et autres aliments et les digérer. Saphrar fit un pas vers le centre, et le bassin lui permit ce mouvement. Le liquide lui montait maintenant au niveau de la poitrine. — Baissez les lianes ! suppliait Saphrar. Personne ne bougeait. Il rejeta la tête en arrière et se mit à hurler de douleur. Il se mit à se gratter et à s'écorcher le corps comme un dément. Puis, des larmes plein les yeux, il tendit les deux mains vers Kamchak. — S'il te plaît ! implora-t-il. — Souviens-toi de Kutaituchik, dit Kamchak. Un cri d'agonie... Je distinguai sous la surface jaune et luisante plusieurs filaments qui s'enroulaient à ses jambes et commençaient à l'entraîner plus profondément. Alors Saphrar, le marchand de Turia, lutta, frappant sur la matière solidifiée à sa proximité, pour s'efforcer de ne pas être entraîné au fond. Ses yeux étaient exorbités d'angoisse, sa petite bouche ronde, aux canines d'or maintenant vidées de venin, évoquait un cri d'agonie, mais il n'en sortait pas un son. — L'oeuf était celui d'un tharlarion, absolument sans valeur, l'informa Kamchak. Le fluide atteignait maintenant le menton de Saphrar qui renversait la tête pour garder la bouche et le nez au-dessus du fluide. — Souviens-toi de Kutaituchik, répéta Kamchak, et les filaments enroulés aux jambes du marchand l'entraînèrent lentement sous la surface. Quelques bulles remontèrent. Puis la main toujours tendue, comme pour saisir une liane, disparut à son tour sous le fluide jaunâtre. Nous restâmes là, silencieux, jusqu'à ce que remontent presque en surface des os menus et blancs, repoussés peu à peu comme par des vagues vers le bord du bassin où, en temps normal, des serviteurs devaient les ramasser pour les jeter. — Que l'on apporte une torche ! dit Kamchak. Il contemplait le fluide étincelant et vivant de la Piscine Jaune de Turia. — C'est Saphrar de Turia, me dit-il, qui a le premier fait connaître les délices des feuilles de kanda à mon père. (Il ajouta:) Il l'a donc tué deux fois. On apporta la torche et le bassin parut dégager sa vapeur plus rapidement; les fluides se mirent a tourbillonner en s'éloignant du bord où nous nous tenions. Les diverses nuances de jaunes en surface clignotaient, et les sphères immergées tournoyaient et se balançaient, filant dans un sens, puis dans une autre. Kamchak se saisit de la torche et, d'un ample geste, la lança au centre de la mare. Comme sous l'effet d'une explosion, des flammes jaillirent du bassin. Kamchak, moi et les autres dûmes reculer en nous protégeant des bras le visage et les yeux. Le bassin se mit à siffler, gronder, bouillonner et à se répandre en fragments enflammés jusque sur les murs. Les lianes elles-mêmes prenaient feu. Puis le fluide tenta de s'assécher pour se caparaçonner sous sa forme de coquille durcie mais, de l'intérieur, le feu fit éclater la coque, et de nouveau ce fut un étang d'huile enflammée où flottaient, épars, des morceaux de coquille. Le tout brûla pendant plus d'une heure, après quoi la piscine, maintenant noircie, dont le marbre avait fondu par endroits, se trouva vide à part quelques débris, taches de carbone et de graisse, gouttes d'or fondu (peut-être les sourcils de Saphrar ?), et deux canines d'or qui avaient naguère contenu le venin d'ost. — Kutaituchik est vengé, déclara Kamchak avant de tourner le dos au bassin. Hors du repaire de Saphrar, où tout était à présent la proie du feu, on enfourcha les kaiilas pour regagner les chariots hors les murs. Un homme s'approcha de Kamchak. — Le tarnier s'est échappé, annonça-t-il. Comme tu l'avais commandé, nous n'avons pas tiré sur lui, puisque le marchand Saphrar de Turia n'était pas avec lui. Kamchak approuva de la tête. — Je n'ai aucune querelle avec Ha-Keel, fit-il. (Puis il se tourna vers moi.) Toi, cependant, maintenant qu'il connaît l'enjeu réel de cette partie... Il se pourrait que tu le rencontres de nouveau. Il ne tire l'épée qu'au nom de l'or, mais je pense que, Saphrar étant mort, ceux qui l'employaient auront besoin de nouveaux agents pour leurs besognes... et qu'ils seront prêts à payer le prix fort pour une épée comme celle de Ha-Keel. (Il me sourit, pour la première fois depuis la mort de son père.) On dit que le glaive de Ha-Keel est à peine moins rapide et habile que celui de Pa-Kur, le Maître des Assassins. — Pa-Kur est mort au siège d'Ar, dis-je. — A-t-on retrouvé son corps ? — Non. Kamchak sourit de nouveau. — Tarl Cabot, je crois que tu ne feras jamais un vrai Tuchuk. — Pourquoi ? — Tu es trop naïf, trop confiant. — Il y a longtemps que j'ai cessé d'en attendre davantage d'un Korobain, intervint Harold. Je souris à mon tour. — Pa-Kur, dis-je, vaincu en combat singulier sur le toit élevé du Cylindre de Justice d'Ar, a fait demi-tour et, pour éviter d'être capturé, s'est jeté par-dessus bord. Je ne pense pas qu'il était capable de voler dans les airs. — A-t-on retrouvé son cadavre ? insista Kamchak. — Non. Mais quelle importance ? — Cela en aurait pour un Tuchuk, dit Kamchak. — Vous autres Tuchuks êtes décidément des gens bien méfiants, fis-je remarquer. — Qu'est-ce que son corps a pu devenir ? s'enquit Harold, qui apparemment parlait sérieusement. — J'imagine que la foule furieuse l'a déchiqueté en bas... ou qu'il a été perdu parmi les autres morts. Il a pu lui arriver bien des choses. — Il semble donc qu'il soit mort, convint Kamchak. — Certainement, dis-je. Espérons-le... pour toi ! On chevaucha un moment sans parler mais, pour la première fois depuis des semaines, Kamchak sifflotait. Il s'adressa à Harold: — Je pense que, dans quelques jours, nous pourrons aller à la chasse aux tumits. — Ça me ferait très plaisir. — Peut-être te joindras-tu à nous? me demanda Kamchak. — Il va probablement falloir que je quitte bientôt les Chariots, dis-je, car j'ai échoué dans la mission que m'avaient confiée les PrêtresRois. — De quelle mission s'agissait-il? me demanda-t-il d'un ton innocent. — Retrouver le dernier de leurs oeufs, dis-je avec une pointe d'irritation, et le remporter dans les Sardar. — Pourquoi les Prêtres-Rois ne se chargent-ils pas eux-mêmes de leurs propres affaires ? s'enquit Harold. — Ils ne supportent pas le soleil. Ils ne sont pas comme nous... et si les hommes les voyaient, ils risqueraient d'en avoir peur et d'essayer de les tuer... et l'oeuf pourrait être détruit. — Il faudra que tu me parles un peu des Prêtres-Rois, un de ces jours, dit Harold. — Quand tu voudras. — Je pensais bien que tu pouvais être celui-là, fit Kamchak. — Qui donc ? — Celui dont les deux hommes qui ont apporté la sphère m'avaient dit qu'il viendrait peut-être un jour la réclamer. — Ces deux hommes sont morts, lui appris-je. Leurs cités se sont fait la guerre et, dans la bataille, ils se sont entre-tués. — Ils semblaient être de bons guerriers, dit Kamchak. Je regrette ce qui leur est arrivé. — Quand sont-ils venus aux Chariots ? demandai-je. — Il n'y a pas plus de deux ans. — Ils t'ont donné l'oeuf? — Oui, pour le garder à l'intention des Prêtres-Rois. C'était sage de leur part, car les Peuples des Chariots sont parmi les plus lointains et les plus farouches des Goréens, vivant en liberté à des centaines de pasangs de toutes les cités, à l'exception de Turia. — Sais-tu ce qu'est devenu l'oeuf? — Bien entendu, répondit Kamchak. Je commençai à trembler sur ma selle. Les rênes glissèrent un peu entre mes doigts et la bête frémit. J'arrêtai ma monture. — Ne me dis pas où il est, fis-je. Sinon, je me sentirai obligé de tenter de m'en emparer pour le remporter dans les Sardar. — Mais n'es-tu pas l'envoyé des Prêtres-Rois qui doit réclamer l'oeuf? demanda Kamchak. — Si, bien sûr. — Alors pourquoi chercherais-tu à le voler? — Je n'ai aucun moyen de prouver que je viens de la part des Prêtres-Rois. Pourquoi me croirais-tu ? — Je t'ai observé avec soin, Tarl Cabot de la Cité de Ko-ro-ba, dit Kamchak des Tuchuks. Une fois, tu m'as laissé la vie et nous avons tenu ensemble l'herbe et la terre, et depuis ce temps, que tu aies été banni ou criminel, j'étais prêt à mourir pour toi, mais je ne pouvais malgré tout pas encore te remettre l'oeuf. Puis tu t'es introduit en ville avec Harold et j'ai alors su que tu étais prêt à donner ta vie pour aller récupérer l'oeuf malgré des difficultés insurmontables. Quelqu'un qui n'aurait travaillé que pour l'or n'aurait jamais tenté pareille aventure. C'est ce qui m'a convaincu que tu étais probablement celui qu'avaient choisi les Prêtres-Rois pour venir reprendre l'oeuf. — Et c'est pourquoi tu m'as laissé partir pour Turia... tout en sachant que la sphère dorée était sans valeur? — Oui, c'est exactement pour ça. — Et pourquoi, ensuite, ne m'as-tu pas remis l'oeuf? Il sourit. — Il ne me fallait plus qu'une seule chose, Tarl Cabot. — Laquelle? — Savoir que c'était bien pour les Prêtres-Rois et non pour toimême que tu voulais l'oeuf. (Il me toucha le bras. ) Voilà pourquoi je voulais que la sphère dorée soit brisée. J'aurais agi moi-même dans ce but, s'il n'en avait pas été autrement, pour voir ta réaction, pour voir si cette perte te rendrait furieux, ou si tu serais bouleversé de chagrin pour les Prêtres-Rois. (Son sourire était presque tendre.) J'ai su alors que tu y tenais sincèrement, et au nom des PrêtresRois... que tu étais vraiment venu pour reprendre l'oeuf et le leur porter... et non le conserver pour toi-même. Je le regardais, abasourdi. — Pardonne-moi si je suis cruel, reprit-il. Je suis un Tuchuk... et, en dépit de toute l'amitié que j'éprouve pour toi, il fallait que je sois sûr de moi. — Tu n'as pas à t'excuser, répondis-je. À ta place, je crois que j'aurais agi comme toi. On échangea une poignée de main. — Où est l'oeuf? demandai-je. — À ton avis ? — Je ne sais pas. En d'autres circonstances, je me serais attendu à le trouver dans le chariot de Kutaituchik – le chariot de l'Ubar des Tuchuks. — J'approuve ta façon de penser mais, comme tu en es informé, Kutaituchik n'était pas l'Ubar. Je le regardai fixement. — Tu veux dire... — Je suis l'Ubar des Tuchuks. — Mais alors... — Oui, l'oeuf est dans mon chariot depuis deux ans. — Mais j'y ai vécu des mois! — Et tu ne l'as pas vu ? — Non. Il faut qu'il soit merveilleusement bien caché. — De quoi a-t-il l'air, cet oeuf? Je restai immobile sur mon kaiila. — Je... je n'en sais rien, dis-je. — Tu croyais peut-être qu'il était sphérique et doré? — Oui, exactement. — C'est précisément pour cette raison que nous autres, Tuchuks, avons peint un oeuf de tharlarion et l'avons placé dans le chariot de Kutaituchik, en laissant tout le monde en être informé. Je restai coi. — Je crois pourtant que tu l'as souvent vu, reprit-il. Il est bien en vue dans ma voiture. Et même les Paravacis qui y ont fait un raid ne l'ont pas jugé assez intéressant pour l'emporter. — Cette chose! m'écriai-je. — Oui, la curiosité... l'objet gris semblable à du cuir... cette chose. J'en secouai la tête d'incrédulité. Je me souvenais de Kamchak, assis sur cette sorte de gros dé aux angles arrondis, d'un gris granuleux. Il le bougeait du pied... il me l'avait même expédié ainsi une fois d'un bout du chariot à l'autre pour que je l'examine. — Parfois, la meilleure façon de cacher un objet est de le laisser bien en vue... on croit en général que ce qui a de la valeur est caché, aussi est-il naturel de penser que ce qui ne l'est pas ne vaut donc rien, dit-il. — Mais... (Ma voix tremblait.)... tu le faisais rouler, tu le jetais contre la paroi du chariot... une fois même, tu me l'as expédié d'un coup de pied pour que je l'examine. Même pire ! Tu osais t'asseoir dessus ! Je ne parvenais pas à y croire. Il gloussa. — J'espère que les Prêtres-Rois ne s'en offenseront pas et comprendront que ces petites comédies... assez bien jouées, à mon avis... étaient une partie importante de ma façon de tromper les ennemis possibles. Je souris en pensant à la joie de Misk quand il recevrait l'oeuf. — Ils ne s'en offenseront pas, assurai-je. — Ne crains pas que l'oeuf en ait souffert, car pour l'abîmer il m'aurait fallu un quiva ou une hache. — Rusé Tuchuk! Kamchak et Harold éclatèrent de rire. — J'espère qu'après tout ce temps l'oeuf est encore vivant, dis-je. Kamchak haussa les épaules. — Nous l'avons surveillé, nous avons fait de notre mieux. — Moi et les Prêtres-Rois, nous t'en sommes reconnaissants. — Et je suis heureux d'avoir rendu service aux Prêtres-Rois... mais rappelle-toi que nous ne révérons que le Ciel. — Et le courage et d'autres choses, ajouta Harold. Je ris avec Kamchak. — Possible, reprit l'Ubar, mais je serai ravi d'en être débarrassé, d'autant que nous arrivons bientôt à la saison la plus favorable pour la chasse aux tumits à la bola. Harold m'adressa un clin d'oeil et dit: — Au fait, Ubar, combien as-tu payé pour Aphris de Turia ? Kamchak lui lança un sale regard, comme un coup de quiva dans le coeur. — Tu as trouvé Aphris ? m'écriai-je. — Albrecht des Kassars l'a recueillie pendant son raid dans le camp paravaci, lâcha négligemment Harold. — Formidable! m'écriai-je. — Ce n'est qu'une esclave sans importance, grommela Kamchak. — Combien aurais-tu donné pour qu'elle revienne ? s'enquit Harold, de son air le plus naïf. — Presque rien, car elle n'a pour ainsi dire aucune valeur, répondit Kamchak. Je pris la parole. — Moi, je suis heureux qu'elle soit vivante et en bonne santé... et si je comprends bien tu as été en mesure de la racheter à Albrecht sans difficulté ? Harold se mit la main sur la bouche en se détournant, pour ricaner, et la tête de Kamchak s'enfonça rageusement dans ses épaules. — Combien as-tu payé? demandai-je. — Les Tuchuks sont durs en affaires, affirma Harold, en nous regardant avec assurance. — Ce sera bientôt le temps de chasser les tumits, grogna Kamchak en regardant les chariots derrière les murs. Je me rappelais bien quel prix Kamchak avait exigé pour restituer à Albrecht des Kassars sa petite chérie Tenchika, et comme il s'était esclaffé parce que le Kassar s'était visiblement laissé aller à un sentiment envers une simple esclave, une Turienne qui plus est ! Harold poursuivait son raisonnement : — À mon avis, un Tuchuk aussi avisé que Kamchak, notre Ubar luimême, n'aurait pas payé plus d'une poignée de piécettes de bronze pour une fille de cette espèce. — C'est plutôt du côté de Cartius que les tumits courent le mieux à cette époque de l'année, dit Kamchak. — Je suis heureux que la douce Aphris te soit revenue, dis-je. Elle t'aimait bien, tu sais. Kamchak haussa les épaules. Harold nous confia: — J'ai entendu dire qu'elle ne fait rien d'autre que de chanter autour des bosks et dans le chariot, toute la journée... moi, une fille qui ferait autant de bruit, je la battrais ferme. — Je crois que je vais me faire fabriquer une nouvelle bola... pour la chasse, soliloqua Kamchak. — Bien sûr, il est très beau..., souligna Harold. Kamchak grommela une menace. — En tout cas, continua le jeune homme, je sais qu'il aurait fait honneur aux Tuchuks, en la circonstance... il aurait imposé un dur marchandage à un pauvre Kassar. J'intervins : — L'essentiel, c'est qu'Aphris soit de retour saine et sauve. On chevaucha en silence un moment, puis je demandai: — Par pure curiosité, combien as-tu payé pour elle ? Le visage de Kamchak noircit de rage. Il regarda Harold, qui souriait d'un air interrogateur, puis moi, qui étais sincèrement curieux de savoir. Les mains de Kamchak blanchissaient en se crispant sur les rênes. — Dix mille barres d'or, lâcha-t-il. J'arrêtai mon kaiila pour le dévisager, stupéfait que j'étais. Harold, plié de rire, tapait sur le pommeau de sa selle, Il hurlait de plaisir. Si les yeux de l'Ubar avaient été des jets de flammes, le blond Tuchuk aurait grillé sur sa selle. — Bien, bien, fis-je, avec un soupçon d'allégresse regrettable dans la voix. Maintenant, c'était moi que les yeux de Kamchak auraient incendié. Puis un amusement teinté d'humour se fit jour sur le visage couturé du Tuchuk, qui finit par sourire. — Oui, Tarl Cabot, il a fallu que j'attende cet âge! Avant, je ne savais pas que j'étais un imbécile. — Néanmoins, reprit Harold, ne penses-tu pas, Cabot, que dans l'ensemble - bien que peu sage en certains domaines - il fait un excellent Ubar? — Dans l'ensemble - bien que peu sage en certains domaines c'est un excellent Ubar, approuvai-je. Kamchak nous lança encore des regards noirs, baissa la tête en se grattant l'oreille, puis la releva et, soudain, tous les trois, nous fûmes pris d'un fou rire qui nous arracha des larmes. — Tu aurais pu mentionner, dit Harold à Kamchak, que cet or était l'or de Turia! — Oui, c'est vrai, dit l'Ubar, c'est vrai, c'était de l'or turien ! (Il se frappa la cuisse du poing.) De l'or turien ! — On pourrait soutenir que cela fait une fichue différence, déclara Harold. — Oui ! s'écria Kamchak. — En ce qui me concerne, je ne dirais pas ça! lança le jeune homme. Kamchak se redressa sur sa selle et réfléchit. Puis il gloussa et avoua : — Moi non plus. De nouveau notre rire retentit. Puis nous lançâmes nos kaiilas à vive allure, impatients de parvenir aux chariots où nous attendaient trois filles désirables et merveilleuses, des filles à nous, Hereena qui avait été du Premier Chariot, maintenant esclave de Harold; Aphris de Turia, aux yeux en amande, délicieuse, naguère encore la plus riche et la plus belle des jeunes femmes de Turia, devenue la simple esclave de Kamchak, Ubar des Tuchuks; et la mince, ravissante Élisabeth Cardwell, avec ses cheveux bruns et ses yeux sombres, fière fille de la Terre auparavant, devenue la belle esclave sans défense d'un guerrier de Ko-ro-ba; une fille à la narine de laquelle était passé le minuscule et provocant anneau d'or des femmes tuchuks, dont la cuisse portait la marque des quatre cornes de bosks, dont le cou s'ornait d'un collier d'acier à mon nom. Cette fille dont la soumission absolue dans le ravissement nous avait sidérés l'un et l'autre, aussi bien moi qui commandais qu'elle qui m'obéissait, à moi qui la prenais sans qu'elle ait d'autre choix que de céder sans réserve et sans condition. Quand elle avait quitté mes bras, elle s'était étendue sur le tapis pour pleurer. — Je n'ai rien d'autre à donner, s'était-elle lamentée. Plus rien d'autre ! — C'est plus que suffisant, avais-je répondu. Et cette fois c'était de joie qu'elle avait pleuré, pressant sa tête contre mon flanc. — Mon Maître est-il content de moi ? — Oui. Oui, Vella, ma Kajira. Je suis content. Plus que content, même. Je sautai à bas de mon kaiila et courus vers le chariot, et la femme qui m'y attendait, pleurant de joie, se précipita dans mes bras, et je la soulevai de terre pour l'embrasser. Nos lèvres s'unirent un instant. — Tu es en sûreté ! Tu n'es pas blessé ! fit-elle, dans les larmes. — Oui. Je suis sain et sauf, et toi aussi... et le monde lui-même ne risque plus rien ! À l'époque, j'étais persuadé de lui dire la vérité. 27 LA PIERRE DU FOYER DE TURIA Je voyais bien que la meilleure saison pour la chasse aux tumits, ces grands oiseaux dépourvus d'ailes, carnivores, grands coureurs des plaines du Sud, approchait, car Kamchak, Harold et d'autres paraissaient fort impatients. Maintenant qu'il avait vengé Kutaituchik, Kamchak se désintéressait de Turia, bien qu'il souhaitât que la cité fût restaurée, sans doute pour conserver aux Peuples des Chariots un débouché commercial utile pour les échanges et pour l'écoulement de leurs peaux et de leurs cornes. Le dernier jour avant que les Nomades s'en aillent loin des murailles de Turia aux neuf portes, Kamchak réunit sa cour dans le palais de Phanius Turmus. L'Ubar de Turia et Kamras le Champion étaient tous les deux vêtus du Kes et enchaînés à la porte pour laver les pieds des arrivants. Turia avait été une cité riche et, bien qu'il eût été donné beaucoup d'or aux tarniers de Ha-Keel et aux défenseurs de la Maison de Saphrar — sans oublier le rachat de la belle Aphris —, ce n'était que peu en comparaison de la totalité des richesses, même sans tenir compte de ce qu'avaient pu emporter les civils que l'on avait laissés sortir de la ville en flammes. À vrai dire, les seuls trésors secrets de Saphrar, entassés dans de vastes magasins souterrains, auraient suffi à enrichir tous les Tuchuks et peut-être aussi tous les Kataiis et les Kassars, à les faire figurer parmi les hommes les plus riches dans toutes les cités de Gor. Je me rappelais que Turia n'était jamais tombée depuis sa fondation, peut-être des milliers d'années plus tôt. Cependant, Kamchak avait décidé de laisser une partie de ces richesses — un tiers environ — à la cité, pour aider à sa reconstruction. En tant que Tuchuk, il lui était impossible de se montrer aussi généreux en ce qui concernait les femmes. Les cinq mille plus belles filles de la cité, marquées, avaient été distribuées aux guerriers les plus valeureux. Il était permis aux autres de rester dans les murs ou de courir leur chance à l'extérieur. Bien entendu, ces belles filles réparties entre les Tribus comprenaient aussi bien des femmes libres que des esclaves. Les plus magnifiques étaient celles des Jardins de Plaisir de Saphrar. Les filles tuchuks et d'autres nomades qui étaient esclaves avaient été libérées. Kamchak siégeait donc sur le trône de Phanius Turmus, la robe violette d'Ubar négligemment rejetée sur l'épaule. Il n'était pas sombre ni sévère, mais s'acquittait de sa tâche avec humour, jetant de temps à autre un peu de viande à son kaiila, attaché derrière le trône. Il y avait autour de lui quantité de marchandises et de richesses, ainsi que quelques filles de Turia parmi les plus belles, agenouillées. Elles faisaient partie du butin. Elles ne portaient rien d'autre que la Sirik. Mais, contre le genou droit de Kamchak, il y avait Aphris de Turia, à genoux, vêtue Kajir. L'entouraient également ses commandants et quelques chefs de Centaines, beaucoup d'entre eux accompagnés de leurs femmes. Près de moi se tenait Élisabeth, vêtue comme les femmes des chariots et non pas Kajir, bien qu'elle portât le collier. Harold était avec la farouche Hereena, peut-être la seule fille des Nomades à n'être pas libre ce jour-là. Elle resterait esclave aussi longtemps qu'il plairait à Harold. Les personnalités de Turia étaient amenées une à une devant le trône, vêtues du Kes et enchaînées. À chacune, Kamchak disait : — Vos biens et vos femmes m'appartiennent. Qui est le Maître de Turia? — Kamchak des Tuchuks, répondaient-ils, et on les remmenait dehors. À certains, il demandait: — Turia est-elle tombée ? Et, la tête basse, ils répondaient: — Elle est tombée. On lui amena enfin Phanius Turmus et Kamras que l'on jeta à genoux. Kamchak désigna du geste tout ce qui l'entourait et leur demanda: — À qui appartiennent les richesses de Turia ? — À Kamchak des Tuchuks, dirent-ils. Kamchak empoigna sans méchanceté les cheveux d'Aphris de Turia et lui fit relever la tête. — À qui sont les femmes de Turia ? fit-il. — ... Maître, dit Aphris. — À Kamchak des Tuchuks, dirent les deux hommes. — Qui est l'Ubar de Turia ? fit-il en riant. — Kamchak des Tuchuks. — Que l'on apporte la Pierre du Foyer de la cité ! commanda-t-il, et on lui apporta la vieille pierre ovale où était gravée l'initiale de la ville. Il la souleva au-dessus de sa tête et lut la terreur dans les yeux des hommes agenouillés. Mais il ne jeta pas la pierre sur le sol. Il se leva et alla la remettre entre les mains enchaînées de Phanius Turmus en lui disant: — Turia vit, Ubar. Des larmes vinrent aux yeux de Phanius tandis qu'il pressait la pierre sur son coeur. — Demain, nous regagnerons nos chariots, déclara Kamchak. — Vous épargnez Turia, Maître ? s'enquit Aphris, étonnée, car elle connaissait sa haine envers la cité. — Oui, Turia vivra, répondit-il. Aphris le regardait, désorientée. J'étais moi-même surpris, mais je n'avais rien à dire. J'avais cru que Kamchak allait détruire la pierre, brisant du même coup le coeur des habitants, ne laissant dans leurs esprits que ruines. Jamais je n'aurais pensé qu'il leur restituerait la Pierre du Foyer, qui était l'âme même de la population. Un acte étrange, de la part d'un conquérant tuchuk Était-ce seulement que Kamchak était persuadé, comme il l'avait une fois affirmé, qu'il était nécessaire aux Nomades d'avoir un ennemi en puissance ? Ou avait il une raison plus particulière et profonde ? Il y eut soudain du bruit à l'entrée et trois hommes firent irruption dans la salle, suivis de plusieurs autres. Le premier était Conrad des Kassars et il avait avec lui Hakimba des Kataiis, et un troisième que je ne connaissais pas, mais qui était un Paravaci. Derrière eux, ils étaient quelques autres, parmi lesquels Albrecht des Kassars et derrière lui, j'en fus étonné, vêtue d'une courte robe de cuir et sans collier, Tenchika, qui tenait à la main droite un baluchon. Conrad, Hakimba et le Paravaci avancèrent devant le trône mais, en tant qu'Ubars de leurs Peuples, ils ne plièrent pas le genou. Conrad prit la parole : — Les Présages sont relevés. — Ils ont été bien lus, dit Hakimba. — Pour la première fois depuis plus de cent ans, annonça le Paravaci, il y a un Ubar San, un Ubar Unique, Maître de tous les Chariots et de tous les Peuples! Kamchak se leva, rejeta la robe violette de l'Ubar turien, et resta planté dans ses vêtements de cuir noir. Comme un seul homme, les trois Ubars le saluèrent en levant les bras. — Kamchak! crièrent-ils. Ubar San ! Ce ne fut qu'une clameur dans toute la salle, à laquelle je me joignis : — Kamchak, Ubar San ! Kamchak étendit les mains vers la foule, qui resta silencieuse. — Chacun de vous, dit-il, les Kassars - les Kataiis - les Paravacis vous avez vos propres bosks et vos propres chariots - et vous vivez ainsi - mais en temps de guerre - quand il y en a qui souhaitent nous diviser - quand il y en a qui veulent nous combattre et menacent nos chariots et nos bosks et nos femmes - et nos plaines et notre terre - alors faisons la guerre côte à côte - et rien ni personne ne se dressera plus contre les Peuples des Chariots - il se peut que nous vivions nos vies distinctes, mais nous sommes tous attachés aux Chariots et ce qui nous divise est moindre que ce qui nous unit - nous savons tous qu'il est mal de massacrer des bosks et qu'il est bien d'avoir fierté et courage pour défendre nos chariots et nos femmes - nous savons qu'il est bon d'être forts et libres - et c'est tous ensemble que nous serons forts et libres. Faisons-en le serment. Les trois hommes s'approchèrent de Kamchak et tous les quatre se tinrent par les mains. — C'est un serment, déclarèrent-ils. Puis ils reculèrent. — Vive Kamchak, l'Ubar San ! s'écrièrent-ils. — Vive Kamchak ! Kamchak Ubar San ! reprit la foule. La grande salle ne se vida que tard dans l'après-midi. Enfin il ne resta plus que quelques commandants et chefs de Centaines, Kamchak, Aphris, Harold et moi, Hereena et Élisabeth. Peu avant, Albrecht et Tenchika avaient été présents, ainsi que Dina de Turia et les deux gardes tuchuks qui l'avaient protégée pendant la chute de la ville. Tenchika s'était approchée de Dina. — Tu ne portes plus de collier, avait constaté Dina. Tenchika avait timidement baissé les yeux. — Je suis libre, avait-elle dit. — Reviendras-tu à Turia ? — Non, avait répondu Tenchika en souriant. Je resterai avec Albrecht... avec les Peuples des Chariots. Albrecht bavardait dans un coin avec Conrad. — Tiens, avait dit Tenchika en poussant son petit balluchon dans les mains de Dina. C'est à toi... ça te revient.. tu l'as bien gagné. Dina, curieuse, avait ouvert le paquet et découvert les coupes et les anneaux et les pièces d'or qu'Albrecht lui avait donnés pour les victoires qu'elle avait remportée dans les courses à la bola. — Prends, avait insisté Tenchika. — Le sait-il ? s'était enquise Dina. — Bien sûr. — Il est bon. — Je l'aime, avait dit Tenchika. Elle avait embrassé Dina et s'était éloignée rapidement. J'étais allé rejoindre Dina de Turia. J'avais regardé les objets qu'elle tenait. — Il faut que tu aies rudement bien couru, avais-je fait observer. Elle avait ri. — J'ai ici plus qu'assez pour embaucher de la main-d'oeuvre, ditelle. Je vais rouvrir la boutique de mon père et de mes frères. — Si tu veux, avais-je proposé, je te donnerai cent fois cela. — Non, avait-elle répliqué en souriant, car ceci est à moi. Elle avait abaissé un instant son voile pour m'embrasser. — Adieu, Tarl Cabot. Je te souhaite bonne chance. — Et je te souhaite bonne chance, noble Dina de Turia. Elle avait pouffé. — Idiot de guerrier ! Je ne suis que la fille d'un boulanger, m'avaitelle grondé. — C'était un homme noble et vaillant. — Je te remercie. — Et sa fille est aussi une femme noble et vaillante... et belle. Je ne l'avais laissée remettre son voile en place qu'après l'avoir encore embrassée tendrement, pour la dernière fois. Elle avait rattaché son voile, avait porté le bout des doigts à ses lèvres puis les avait pressés contre les miennes, avant de virevolter et de s'enfuir. Élisabeth avait observé la scène, mais elle n'avait manifesté ni jalousie ni colère. — Elle est belle, me dit-elle. — Oui, vraiment. (Je regardai alors Élisabeth.) Toi aussi, tu es belle. — Je sais, fit-elle en levant la tête et en souriant. — Petite prétentieuse ! — Une fille goréenne n'a pas besoin de se dire ordinaire quand elle se sait belle. — Exact, reconnus-je. Mais d'où peut te venir l'idée que tu sois belle ? — Mon maître me l'a dit, fit-elle en reniflant. Et mon maître ne ment pas, n'est-ce pas ? — Pas souvent, et surtout pas pour des choses d'une telle importance. — Et j'ai vu comment les hommes me regardent, reprit-elle, et je sais que je rapporterais un bon prix. Je dus paraître scandalisé. — C'est la vérité, affirma-t-elle, je vaux beaucoup de pièces d'or. — C'est vrai. — Donc, je suis belle. — Encore exact. — Tu ne vas pas me vendre, n'est-ce pas ? — Pas dans l'immédiat. Nous verrons si tu continues de me plaire. — Oh, Tarl! — Maître, la repris-je. — Maître, répéta-t-elle. --Eh bien? demandai-je. — Je m'efforcerai de continuer à te plaire. — Fais en sorte de t'en souvenir. — Je t'aime, lâcha-t-elle soudain. Je t'aime, Tarl Cabot, Maître. Elle me passa les bras autour du cou pour m'embrasser. Je la tins contre moi, savourant la chaleur de ses lévres, le goût de sa langue sur la mienne. — Ton esclave, murmura-t-elle. Maître... ton esclave tout jamais. Il était difficile de croire que cette merveilleuse beauté, avec son collier, eût été une simple fille de la Terre, que cette stupéfiante fille goréenne eût été Miss Élisabeth Cardwell, secrétaire à New York. Il ne restait maintenant dans la salle du trône que Kamchak et Aphris, Harold et Hereena, et Élisabeth et moi-même. Kamchak me jeta un coup d'oeil et me dit: — Eh bien, mon pari a tourné à mon avantage. Je me rappelais que nous en avions parlé. — Tu as couru un risque en n'abandonnant pas Turia pour courir à la défense des bosks et des chariots tuchuks... tu avais parié que les autres, les Kataiis et les Kassars, viendraient à ton secours. Je secouai la tête. — C'était dangereux. — Peut-être pas tant que ça, car je connais les Kataiis et les Kassars... peut-être mieux qu'ils ne se connaissent eux-mêmes. — Tu m'as cependant dit qu'il y avait plus que ça en jeu, rappelai-je, que ce n'était pas encore fini. — Maintenant, c'est fait. — Quelle est la dernière partie de ton pari ? — Que les Kataiis et les Kassars - et avec le temps les Paravacis également - verraient comme il est possible de nous dresser les uns contre les autres et de nous détruire un par un - et admettraient ainsi la nécessité d'unir nos emblèmes, de réunir tous les Milliers sous un commandement unique. — Autrement dit, qu'ils reconnaîtraient la nécessité d'un Ubar San ? — Oui, c'était ça mon pari... que j'arriverais à leur faire comprendre la valeur d'un Ubar San. — Salut à toi, Kamchak, Ubar San ! — Salut, Kamchak, Ubar San ! reprit Harold Kamchak sourit et baissa la tête. — Il sera bientôt temps de chasser le tumit, dit-il. Il s'apprêtait à sortir pour regagner son chariot quand Aphris se leva lestement pour l'accompagner. Mais Kamchak pivota et la regarda. Elle l'interrogeait des yeux. Difficile de déchiffrer son expression. Elle alla tout près de lui. Avec une douceur inattendue, Kamchak lui prit les bras et l'attira à lui, puis l'embrassa très tendrement. — Maître ? interrogea-t-elle. Les mains de Kamchak s'étaient portées à la petite serrure du collier d'acier d'Aphris. Il tourna la clé, ouvrit le collier et le jeta de côté. Aphris ne disait rien, mais elle tremblait en secouant un peu la tête. Elle porta la main à son cou, sans y croire. — Tu es libre, dit le Tuchuk. Elle le regarda avec un certain ahurissement. — N'aie pas peur, ajouta-t-il, on te donnera des richesses. (Il sourit.) Tu seras de nouveau la femme la plus riche de Turia. Elle restait incapable de réagir. La fille et tous les autres restaient sidérés. Nous savions tous les difficultés et les dangers qu'il avait encourus pour obtenir cette femme; nous étions tous informés du prix qu'il avait volontiers payé, tout récemment, pour que, tombée entre les mains d'un autre, elle lui soit restituée. Nous ne comprenions pas ce qu'il faisait. Kamchak pivota brusquement pour s'approcher de son kaiila attaché derrière le trône. Il mit le pied à l'étrier et s'enleva avec aisance. Puis, sans presser l'animal, il sortit de la salle du trône. Nous le suivîmes tous, à l'exception d'Aphris, qui restait figée de stupeur, près du siège de l'Ubar, encore vêtue Kajir, mais sans collier, libre maintenant. Elle avait placé ses doigts sur ses lèvres. Elle semblait hébétée, elle hochait la tête. Je marchais derrière le kaiila de Kamchak, à côté d'Harold. Hereena et Élisabeth nous suivaient à deux pas de distance, comme il se doit. — Pourquoi a-t-il ainsi épargné Turia? demandai-je. — Sa mère était turienne, me répondit Harold. Je m'immobilisai. — Tu l'ignorais ? fit-il. — Oui, je l'ignorais. — Ce fut après sa mort que Kutaituchik se mit à goûter les rouleaux de feuilles de kanda. — Je ne savais pas tout ça. Kamchak était maintenant assez loin devant nous. Harold me regarda. — Oui, reprit-il, c'était une fille de Turia prise comme esclave par Kutaituchik, mais il l'aimait et il l'avait libérée. Elle est restée avec lui, avec les Chariots, jusqu'à sa mort... l'Ubara des Tuchuks. Devant la porte principale du palais de Phanius Turmus, Kamchak, en selle, nous attendait. Nos animaux nous attendaient là aussi, et nous les enfourchâmes. Hereena et Élisabeth couraient à la hauteur de nos étriers. On s'engagea dans la longue avenue qui menait à la grande porte de la cité. Le visage de Kamchak était indéchiffrable. — Attendez ! cria quelqu'un. En nous retournant, nous vîmes Aphris qui courait après nous, les pieds nus. Elle fit halte près de l'étrier de Kamchak et resta plantée, la tête baissée. - Qu'est-ce que ça veut dire ? s'enquit Kamchak d'un ton sévère. Elle ne répondit pas, ne leva pas les yeux. Kamchak éperonna sa monture et repartit, suivi de nous tous. Comme Hereena et Élisabeth, Aphris courait à hauteur d'étriers. Kamchak tira la bride et la petite procession s'arrêta une nouvelle fois. Aphris ne bougeait pas. — Tu es libre, lui dit Kamchak. Sans lever la tête, elle fit un signe négatif. — Non, dit-elle, je suis à Kamchak des Tuchuks. Elle appuya timidement la tête à la botte fourrée de l'Ubar. — Je ne te comprends pas, lui dit Kamchak. Elle leva alors la tête, et elle avait les larmes aux yeux. — S'il te plaît, Maître, dit-elle. — Pourquoi ? s'enquit Kamchak. Elle sourit. — J'ai pris goût à l'odeur des bosks. Kamchak sourit à son tour. Il lui tendit la main. — Monte avec moi, Aphris de Turia, lui dit-il. Elle lui prit la main et il l'enleva sur sa selle, devant lui, où elle s'assit en travers, la tête plaquée contre l'épaule droite du cavalier, secouée de sanglots. Brusquement, la voix dure, mais avec émotion, Kamchak des Tuchuks déclara: — Cette femme s'appelle Aphris, sachez-le, et elle est l'Ubara des Tuchuks, elle est l'Ubara Sana... l'Ubara Sana de mon coeur ! Nous les laissâmes partir devant et les suivîmes à une centaine de mètres de distance, vers la grande porte de Turia, pour quitter maintenant la cité, et sa Pierre du Foyer, et sa population, pour retourner vers les Chariots, vers la terre à. découvert, balayée de vent, par-delà les hautes murailles de Turia, tombée une fois, dans les plaines australes de Gor. 28 NOUS QUITTONS LES PEUPLES DES CHARIOTS Tuka, la fille esclave, ne fut pas très bien traitée, aux mains d'Élisabeth Cardwell. Au campement des Tuchuks, Élisabeth m'avait supplié de ne pas la libérer avant une heure encore. — Pourquoi? m'étais-je enquis. — Parce que les maîtres n'aiment guère s'interposer dans les querelles entre esclaves. Je haussai les épaules. Il me faudrait au moins une heure pour me préparer au voyage vers les Sardar, l'oeuf des Prêtres-Rois bien installé dans le paquetage de selle de mon tarn. Plusieurs personnes étaient rassemblées près du chariot de Kamchak, parmi lesquelles le maître de Tuka et cette dernière ellemême. Je me rappelais la cruauté qu'elle avait manifestée envers Élisabeth durant les longs mois qu'elle avait passés chez les Tuchuks, et comme elle l'avait tourmentée pendant que l'Américaine restait sans défense dans la cage à sleens, se moquant d'elle et lui donnant des coups de son aiguillon à bosks. Peut-être Tuka devina-t-elle ce qu'Élisabeth avait en tête car, à peine l'eut-elle vue, elle pivota pour s'éloigner rapidement du chariot. Elle n'avait pas parcouru cinquante mètres que nous entendîmes un couinement d'effroi Tuka fut jetée au sol d'un placage aux jambes que n'aurait pas désavoué un professionnel de football américain. Peu après se déroula dans la poussière une vigoureuse bagarre, où l'on se roulait par terre, en mordant, en giflant, en griffant. De temps à autre nous parvenait le bruit bien reconnaissable d'un petit poing, lancé avec une force considérable, qui frappait des rondeurs aux tissus peu résistants. Cela ne dura qu'un moment et bientôt on entendit Tuka qui implorait son pardon en hurlant. Si je me souviens bien, à cet instant, Élisabeth était agenouillée sur la Turienne et, la tenant solidement par les cheveux, lui cognait la tête contre le sol avec une violence croissante. Les cuirs tuchuks d'Élisabeth avaient été arrachés de son corps, mais son adversaire, vêtue Kajir, avait souffert de plus grands dommages. À dire vrai, quand Élisabeth cessa le combat, Tuka n'avait plus que son Koora, le bandeau rouge qui retient les cheveux, et ce bandeau lui liait à présent les poignets derrière le dos. Élisabeth passa alors une mince lanière dans l'anneau de narine de Tuka et la traîna jusqu'au ruisseau, où elle avait des chances de trouver une baguette. Quand elle eut découvert l'instrument approprié, de la bonne longueur, de la souplesse voulue, elle attacha la lanière à la racine découverte d'un petit buisson, fort résistante, et administra à sa prisonnière une correction consciencieuse. Après quoi, elle dénoua la lanière et laissa la fille avec cet ornement inattendu pendant au nez, les poignets toujours liés derrière le dos, partir en courant vers le chariot de son maître, mais elle la suivit d'un bout à l'autre du trajet, comme un sleen de chasse, la cinglant de sa badine de plus en plus vite, de plus en plus fort. Pour finir, haletante, saignant par endroits, avec des bleus sur le corps, à demi nue, mais triomphante, Élisabeth Cardwell revint près de moi, où elle s'agenouilla en esclave humble et soumise. Quand elle eut un peu repris haleine, je lui ôtai son collier et la libérai. Je l'installai sur la selle du tarn en lui disant de se cramponner au pommeau. Quand je serai moi aussi monté, je l'attacherais à la selle avec de la fibre et je bouclerais autour de ma taille la large bande de sécurité, généralement violette, qui fait immanquablement partie du harnachement. Élisabeth ne semblait pas apeurée sur l'oiseau. J'eus plaisir à constater qu'il y avait pour elle des vêtements de rechange dans le paquetage. Je voyais bien qu'elle en avait besoin... au moins d'un. Kamchak était là avec son Aphris, et Harold avec Hereena, toujours son esclave. Elle se tenait à genoux près de lui, et à un moment, quand elle osa effleurer sa cuisse de sa joue droite, il la repoussa d'une bourrade amicale. — Comment vont les bosks? demandai-je à Kamchak. — Aussi bien qu'on peut l'espérer, répondit-il. Je me tournai vers Harold : — Les quivas sont-ils bien aiguisés ? — On s'efforce de les maintenir ainsi. Je revins à Kamchak. — Il importe que les essieux des chariots soient toujours bien graissés, dis-je. — Oui, je le pense aussi. Je serrai les mains des deux hommes. — Je te souhaite bonne chance, Tarl Cabot, dit Kamchak. — Et je te souhaite bonne chance, Kamchak des Tuchuks. — Tu n'es pas un si mauvais bougre, pour un Korobain ! me lança Harold. — Tu n'es pas trop mal non plus... reconnus-je, pour un Tuchuk! — Je te souhaite bonne chance, dit-il. — Et je te souhaite bonne chance. J'escaladai vivement la courte échelle jusqu'à la selle du tarn et en rattachai le bout. Je pris alors une cordelette de fibre que je passai plusieurs fois autour de la taille de Miss Cardwell et plusieurs fois aussi autour du pommeau. Harold et Kamchak me regardaient, les yeux un peu humides. Maintenant, le visage de Harold le Tuchuk s'ornait du chevron écarlate de la Cicatrice du Courage. — N'oublie jamais que nous avons tenu ensemble l'herbe et la terre, me dit Kamchak. — Jamais je ne l'oublierai. — Et pendant que tu n'oublies pas, intervint Harold, tu pourras aussi te rappeler que nous avons gagné ensemble la Cicatrice du Courage à Turia. — Je n'oublierai pas ça non plus. — Entre ton arrivée et ton départ de chez nous, Peuples des Chariots, fit remarquer Kamchak, il s'est écoulé une partie de deux de nos années. Je le fixai des yeux, ne comprenant pas trop où il voulait en venir. C'était bien sûr le cas, mais... Harold me fournit l'explication en souriant: — Il y a eu deux années... l'Année de la Venue de Tarl Cabot aux Chariots, et l'Année où Tarl Cabot a été Commandant d'un Millier. J'en avais le souffle coupé. C'étaient là des noms d'Années que conserveraient les Gardiens du Temps, dont le souvenir se perpétuerait parmi les noms de milliers d'autres années. — Mais, protestai-je, il s'est passé des événements bien plus importants pendant ces années... le Siège de Turia, la Prise de la Cité, l'Élection de l'Ubar San ! — Nous préférons nous souvenir de Tarl Cabot, dit Kamchak. Je restai silencieux. Kamchak reprit : — Si jamais, Tarl Cabot, tu avais besoin des Tuchuks, ou des Kataiis, ou des Kassars - ou même des Paravacis - tu n'aurais qu'à le faire savoir... et nous accourrions. Nous viendrons à tes côtés, même dans les cités de la Terre. — Tu connais donc la Terre? fis-je. Je me rappelai ce que j'avais pris pour du scepticisme chez Kamchak et Kutaituchik lorsqu'ils m'avaient questionné, ainsi qu'Élisabeth Cardwell, à ce sujet. Kamchak sourit. — Nous autres, Tuchuks, savons beaucoup de choses... plus que nous ne le disons. (Son sourire s'élargit.) Le bonheur te vienne, Tarl Cabot, Commandant d'un Millier de Tuchuks et Guerrier de Ko-roba! Je levai la main en salut et tirai sur la rêne numéro un. Les vastes ailes du tarn battirent et les Tuchuks reculèrent devant le nuage de poussière ainsi soulevé. Puis les ailes trouvèrent leur appui sur le vent et, en un instant, nous vîmes les chariots se rapetisser au dessous de nous, disposés en carrés sur des pasangs, et le ruban de la rivière et la Vallée des Présages et les tours lointaines de Turia. Élisabeth pleurait et je la serrai dans mes bras pour la consoler et la protéger des bouffées de vent. Je constatai avec irritation que l'air piquant avait également rendu mes yeux humides