1 UNE POIGNÉE DE TERRE Je m'appelle Tarl Cabot. Mon nom de famille passe pour venir du patronyme italien Caboto, raccourci au xve siècle. Cependant, que je sache, je n'ai aucun lien avec l'explorateur vénitien qui porta la bannière de Henry VII dans le Nouveau Monde. Cette parenté semble improbable pour bon nombre de raisons, parmi lesquelles le fait que les gens de ma famille étaient de simples commerçants de Bristol, au teint clair et couronnés d'un flamboiement de cheveux du roux le plus agressif. Néanmoins, ces coïncidences -même si elles ne sont que géographiques - ont laissé leur marque dans les traditions familiales : notre petite revanche sur les registres et l'arithmétique d'une existence mesurée en pièces de draps vendues. J'aime à penser qu'il y avait peut-être un Cabot à Bristol, un des nôtres, pour regarder notre homonyme italien lever l'ancre à l'aube du 2 mai 1497. Peut-être mon prénom a-t-il attiré votre attention. Je vous assure qu'il m'a causé tout autant de difficultés qu'à vousmêmes, particulièrement pendant mes premières années d'école, où il a provoqué presque autant de joutes d'endurance physique que mes cheveux roux. Disons simplement que ce n'est pas un prénom courant - pas courant dans notre monde, du moins. Il m'a été donné par mon père quand j'étais tout jeune. Je l'ai cru mort jusqu'au moment où j'ai reçu sont étrange message, plus de vingt ans après sa disparition. Ma mère, dont il demandait des nouvelles, est morte quand j'avais environ six ans, vers l'époque où j'ai commencé à aller à l'école. Les détails biographiques étant fastidieux, je me contenterai d'expliquer que j'étais un garçon intelligent, assez grand pour mon âges et que je fus élevé d'une façon digne d'éloges par une tante qui me donna tout ce dont un enfant peut avoir besoin, à part peut être un peu de tendresse. Fait assez etonnant, je réussis l'examen d'entrée à l'université d'Oxford, que je ne veux pas mettre dans l'embarras en introduisant son nom un peu trop vénéré dans ce récit. J'ai obtenu mon diplôme de fin d'études tout à fait honorablement, m ais sans jamas avoir ébloui personne : ni moi ni, à plus forte raison, mes professeurs. Comme un grand nombre de jeunes gens, je me retrouvai assez instruit, capable d'analyser une phrase ou deux en grec et suffisamment au courant des abstractions de la philosophie et de l'économie pour savoir que j'avais peu de chances de pouvoir évoluer dans le monde avec lequel elles prétendaient avoir quelque obscur rapport. Toutefois, je n'étais pas résigné à finir mes jours parmi les rayons du magasin de ma tante, entre la toile et les rubans; c'est ainsi que je me suis lancé dans une folle aventure qui, tout bien considéré, n'étais pas finalement aussi folle qu'elle le paraissait de prime abord. Etant cultivé et d'esprit assez vif, connaissant suffisement d'histoire pour distinguer la Renaissance de la Révolution Industrielle, j'ai sollicité de plusieurs petites universités américaines un poste pour enseigner l'Histoire – L'Histoire anglaise évidemment. Je me prétendais légérement plus calé en la matière que je ne l'étais réellement; elles me croyaient et mes professeurs qui étaient de braves gens, avaient la gentillesse de ne pas leur enlever cette illusion dans leurs lettres de recommandation. Je crois que mes maîtres se sont beaucoups amusés de cette situation, même si, bien sûr, ils ne m'ont jamais informé officiellement qu'ils en avaient compris l'ironie. C'était la Guerre d'Indépendance qui recommençait. L'une des universités que j'avais contactées – qui était peut-être un peu moins clairvoyante que les autres – une petite université qui enseignait aux garçons les arts libéraux dans le New Hampshire, entama des pourparlers et je reçus bientôt ce qui devait être mon premier et, je suppose, mon dernier emploi dans le monde universitaire. Je présumais que la vérité éclaterait un jour mais, pour le moment, j'avais mon billet payé à destination de l'Amérique et une situation pour au moins un an. Ce résultat me parut agréable encore que déconcertant. Je soupçonnais que l'on m'avait donné le poste parce que je serais là-bas res exotica, et cela me turlupinait, j'en conviens. Je n'avais effectivement rien publié et je suis certain qu'il devait y avoir plusieurs candidats d'universités américaines dont les références et les capacités surclassaient de beaucoup les miennes, sauf en ce qui concerne l'accent britannique désiré. Bien sûr, je serais régulièrement invité à des thés, cocktails et diners. L'Amérique me plut beaucoup, bien que j'aie travaillé d'arrache-pied tout le premier semestre à lire et à compiler, sans la moindre vergogne, de nombreux textes, m'efforçant dans la mesure du possible d'engranger dans ma mémoire suffisamment d'Histoire d'Angleterre pour précéder mes étudiants d'au moins un ou deux règnes. Je découvris, à ma grande consternation, qu'être anglais ne fait pas automatiquement de vous une autorité en matière d'Histoire anglaise. Heureusement, mon directeur d'études, un sympathique bonhomme à lunettes dont la spécialité était l'Histoire économique américaine, en savait encore moins que moi ou, en tout cas, eut le tact de me le laisser croire. Les vacances de Noël me furent d'un grand secours. Je comptais particulièrement sur le temps qui sépare les semestres pour me mettre à jour ou, mieux, pour augmenter mon avance sur mes étudiants. Mais après les devoirs, les compositions et le classement du premier semestre, je fus saisi par le désir irrésistible de plaquer l'Empire Britannique et de partir pour une longue, longue promenade - en fait, une randonnée donnée de camping dans les proches Montagnes Blanches. J'empruntai donc du matériel, principalement un sac à dos et un sac de couchage, à un des quelques collègues avec qui je m'étais lié à l'université - un chargé de cours, lui aussi, mais dans la branche décriée de l'Éducation Physique. Nous avions parfois fait de l'escrime ensemble et de rares promenades. Je me demande quelquefois s'il s'interroge sur le sort de son matériel de camping ou sur celui de Tarl Cabot. L'Administration, elle, n'y a sûrement pas manqué, et elle a dû être furieuse d'avoir à remplacer un professeur en cours d'année, car on n'a jamais plus entendu parler de Tarl Cabot sur le campus de cette université. Mon ami de la section Éducation Physique me conduisit dans les montagnes et m'y abandonna au bout de quelques kilomètres. Nous convînmes de nous retrouver trois jours plus tard au même endroit. Mon premier soin fut de me repérer avec ma boussole, comme si j'y connaissais quelque chose, puis je me mis en devoir de laisser la grande route derrière moi. Plus vite que je ne l'aurais cru, je me retrouvai seul dans les bois, en train de grimper. Bristol, comme vous le savez, est une zone très urbanisée et je n'étais pas bien préparé à ma première rencontre avec la nature. L'université était quelque peu campagnarde, mais représentait néanmoins un des postes... avancés, disons, de la civilisation matérielle. Je n'avais pas peur, étant persuadé qu'en marchant toujours dans la même direction je finirais par aboutir à une grande route ou à un cours d'eau quelconque, et qu'il était impossible de se perdre - ou, en tout cas, de rester perdu longtemps. J'éprouvai surtout le ravissement d'être seul avec moi-même au milieu des grands pins et des plaques de neige. J'avançai péniblement pendant près de deux heures avant de succomber au poids du sac à dos. Je mangeai un repas froid et me remis en route, m'enfonçant toujours plus avant dans les montagnes. J'étais content de m'être exercé régulièrement à faire deux ou trois fois le tour du stade à l'université. Ce soir-là, je laissai choir mon sac près d'une plate-forme rocheuse et commençai à ramasser du bois pour faire du feu. Je m'étais un peu éloigné de mon campement de fortune quand je m'arrêtai, surpris. Quelque chose luisait dans l'obscurité, par terre, à ma gauche. D'une clarté stable, bleuâtre. Je posai le bois que j'avais ramassé et approchai de l'objet, plus curieux qu'autre chose. Cela ressemblait à une enveloppe métallique rectangulaire plutôt mince, à peine plus grande que les enveloppes habituellement utilisées pour la correspondance. Je la touchai, elle semblait brûlante. Mes cheveux se hérissèrent sur ma nuque, mes yeux s'écarquillèrent. Je lus, dans une écriture anglaise assez archaïque, les deux mots inscrits sur cette enveloppe : mon nom, Tarl Cabot. C'était une farce. Mon ami s'était arrangé pour me suivre, il devait se cacher quelque part dans l'obscurité. Je l'appelai en riant. Pas de réponse. Je courus çà et là un moment dans le bois, secouant les buissons, faisant tomber la neige des basses branches des pins. Puis je marchai plus lentement, avec plus de précaution, en silence. Je le trouverais ! Un quart d'heure s'était écoulé et je commençais à avoir froid, à être furieux. Je l'appelai avec colère. J'élargis le champ de mes recherches, en gardant l'étrange enveloppe métallique au reflet bleuâtre au centre de mes déplacements. Finalement, je conclus qu'il avait dû déposer là cet objet bizarre pour que je le découvre, et qu'il était sans doute maintenant en route pour rentrer chez lui, ou qu'il campait peut-être quelque part dans les parages. J'étais certain qu'il n'était pas à portée de voix, sinon il aurait déjà répondu. La plaisanterie n'avait plus de sel, surtout s'il était à proximité. Je revins vers l'objet et le ramassai. Il semblait à présent refroidi, quoique j'eusse toujours une nette impression de chaleur. C'était un objet bizarre. Je le rapportai à mon camp et préparai mon feu pour lutter contre l'obscurité et le froid. Je frissonnais malgré mes vêtements épais. Je transpirais. Mon coeur battait la chamade. J'avais le souffle court. J'avais peur... Aussi, lentement et calmement, je m'astreignis à soigner le feu, ouvris une boîte de haricots à la tomate et plantai des bouts de bois pour suspendre ma minuscule marmite audessus du foyer. Ces activités domestiques ralentirent mon pouls et réussirent à me convaincre que je pouvais être patient, et même que je n'étais pas tellement intéressé par le contenu de l'enveloppe métallique. Une fois mes haricots sur sur le feu, mais pas avant, je reportai mon attention vers cet objet déconcertant. Je le tournai en tous sens entre mes doigts pour l'examiner à la lumière du feu de camp. Il avait environ trente centimètres de long et dix de haut. Il pesait, à mon avis, dans les cent vingt grammes. La couleur du métal était bleue et quelque chose de la phosphorescence qui le caractérisait persistait toujours, mais son intensité faiblissait. En outre, l'enveloppe ne paraissait plus chaude au toucher. Depuis combien de temps gisait-elle à m'attendre dans les bois ? Depuis de combien de temps avait-elle été mise là ? Pendant que j'y réfléchissais, la lueur s'évanouit brusquement. Si elle avait disparu plus tôt, je n'aurais jamais découvert l'enveloppe dans les bois. C'était presque comme si la lueur avait été reliée aux intentions de l'envoyeur ; comme si, n'étant plus nécessaire, on lui avait permis de disparaître. « Le message a été délivré », me dis-je et je me sentis un peu stupide en le disant. Je ne trouvais pas ma plaisanterie très drôle. Je regardai de près la suscription. Elle semblait être d'une écriture anglaise maintenant démodée, mais j'en savais trop peu sur la question pour hasarder une date. Quelque chose dans le graphisme me rappela celui d'une charte coloniale dont la photocopie d'une page illustrait un de mes livres. XVIIe siècle peut être ? L'écriture même semblait gravée, faisait partie intégrante de la texture métallique. Je ne trouvai ni joint ni rabat dans l'enveloppe. J'essayai de la rayer avec l'ongle du pouce, mais sans succès. Me sentant un peu ridicule, je pris l'ouvre-boîte dont je m'étais servi pour ma boîte de haricots et m'efforçai d'en enfoncer la pointe métallique dans l'enveloppe. Si mince qu'elle parût, elle résista à mes efforts comme si j'avais tenté de percer une enclume; pesant de tout mon poids, j'appuyai des deux bras sur l'ouvre-boîte. La pointe se tordit à angle droit, mais l'enveloppe resta intacte. Je la maniai avec précaution, perplexe, m'efforçant de déterminer s'il existait un moyen de l'ouvrir. J'avisai un petit cercle au dos, à l'intérieur duquel on percevait comme l'empreinte d'un pouce. Je l'essuyai sur ma manche, mais elle ne disparut pas. Les autres marques laissées par mes doigts s'effacèrent immédiatement. Je scrutai de mon mieux l'empreinte dans le cercle. Tout comme l'inscription, elle semblait appartenir au métal, ce qui n'empêchait pas ses stries et ses contours d'être extrêmement ténus. Finalement, je fus convaincu qu'elle faisait elle aussi partie intégrante de l'enveloppe. J'appuyai dessus avec mon doigt. Rien ne se produisit. Las de cette bizarre affaire, je mis l'enveloppe de côté et reportai mon attention sur les haricots qui débordaient à présent sur le petit feu de camp. Après avoir mangé, je quittai mes souliers et ma veste et me glissai dans le sac de couchage. Étendu à côté du feu mourant, je contemplai le ciel, qui se découpait à travers les branches, et la gloire minérale de l'univers inconscient. Je restai longtemps éveillé, me sentant seul et pourtant pas solitaire, comme cela arrive parfois dans le désert où l'on a l'impression d'être l'unique être vivant de la planète et que les choses qui nous concernent le plus intimement - notre sort et notre destinée par exemple - se trouvent en dehors de notre petit monde, quelque part dans les lointains pâturages étrangers des étoiles. Une idée me frappa subitement et j'eus peur, mais je savais désormais ce que j'avais à faire Cette histoire d'enveloppe n'était pas une mystification, pas une farce. Quelque part au fond de mon être, je le savais et l'avais su dès le début. Presque comme en rêve, mais avec une lucidité totale, j'émergeai en partie de mon sac de couchage, roulai sur moimême et lançai du bois dans le feu, puis je tendis le bras vers l'enveloppe. Assis dans mon duvet, je patientai jusqu'à ce que le feu reprenne un peu. Puis je plaçai avec soin mon pouce droit sur l'empreinte de l'enveloppe et appuyai fortement. Elle réagit à mon toucher comme je m'y attendais - comme je l'avais craint. Peut-être n'y avait-il qu'une personne qui pût ouvrir cette enveloppe, celle dont l'empreinte s'ajustait à l'étrange fermeture, celle dont le nom était Tarl Cabot. L'enveloppe apparemment sans joints s'ouvrit en crépitant, dans un bruit de cellophane. Un objet en tomba, un anneau de métal rouge portant un simple écusson frappé de la lettre « C ». Dans mon excitation, j'y pris à peine garde. Il y avait quelque chose d'écrit sur l'intérieur de l'enveloppe qui s'était ouverte d'une manière étonnamment semblable à celle de ces cartes-lettres où l'enveloppe sert aussi de papier. L'écriture était du même graphisme que mon nom à l'extérieur de l'enveloppe. Je remarquai la date et me figeai, les mains crispées sur le feuillet métallique. C'était daté du 3 février 1640. C'était daté d'il y avait plus de trois cents ans et je lisais cette date dans la sixième décennie du Xe siècle. Autre chose étonnante : le jour où je la lisais était le 3 février. La signature en bas n'était pas de l'écriture ancienne mais pouvait avoir été faite en cursive anglaise moderne. J'avais déjà vu cette signature une ou deux fois sur des lettres que ma tante avait conservées, mais je ne me souvenais pas du signataire. C'était la signature de mon père, Matthew Cabot, qui avait disparu alors que j'étais en bas âge. J'étais troublé, pris de vertige même. Il me semblait que ma vue vacillait. J'étais incapable de bouger. Pendant un moment, tout devint noir, mais je me secouai, je serrai les dents, j'aspirai l'air vif et froid de la montagne une fois, deux fois, trois fois, lentement, concentrant dans mes poumons le pénétrant contact de la réalité, m'assurant que j'étais en vie, que je ne rêvais pas, que je tenais dans mes mains une lettre avec une date incroyable, distribuée trois cents ans plus tard dans les montagnes du New Hampshire - écrite par un homme qui, s'il était en vie, n'avait probablement, selon notre manière de compter, pas plus de cinquante ans : mon père. Encore aujourd'hui, je me rappelle chaque mot de cette lettre. Je crois que je garderai son message simple, direct, imprimé dans les cellules de mon cerveau jusqu'au jour où, comme on dit ailleurs, je serai retourné aux Cités de Poussière. Ce troisième jour de février, en l'an de grâce 1640. Tarl Cabot, mon fils, Pardonne-moi, mais je n'ai guère le choix en ce domaine. La décision a été prise. Fais ce que tu penses être le mieux dans ton intérêt, mais ton destin est fixé et tu n'y échapperas pas. Je vous souhaite la santé, à toi et à ta mère. Porte sur toi l'anneau de métal rouge et, si tu le veux bien, apporte-moi une poignée de notre belle Terre. Jette cette lettre. Elle sera détruite. Affectueusement, Matthew Cabot Je lus et relus cette lettre; j'étais désormais d'un calme extraordinaire. Il me semblait patent que je n'étais pas devenu fou ou, si je l'étais, que la folie est un état de clarté mentale et de compréhension tout à fait différent du tourment que je l'avais imaginée être. Je rangeai la lettre dans mon sac à dos. Ce que je devais faire était évident : sortir des montagnes, aussitôt que le jour serait levé. Non, ce serait peut-être déjà trop tard. S'aventurer dans l'obscurité relevait de la démence, mais il n'y avait apparemment aucun autre parti à prendre. Je ne savais pas de combien de temps je disposais; cependant, même si ce n'était que de quelques heures, je pourrais arriver à une route ou à un cours d'eau, ou peutêtre à une cabane. Je consultai ma boussole pour retourner vers la route. Je scrutai la nuit, mal à l'aise. Un hibou ulula à une centaine de mètres sur la droite. Quelque chose, par là-bas, me surveillait peut-être. L'impression était désagréable. J'enfilai mes chaussures et ma veste, roulai mon sac de couchage et bouclai mon paquetage. Je dispersai le feu à coups de pied, piétinai les braises et jetai de la terre sur les dernières flammèches. Au moment même où le feu s'éteignait, je remarquai un scintillement dans les cendres. Je me penchai et récupérai l'anneau. Il était chaud, dur, solide - un morceau de réalité. Il était là. Je l'enfouis dans la poche de ma veste et partis en suivant les indications de ma boussole, pour essayer de revenir à la route. Je me sentais stupide d'essayer de marcher dans l'obscurité. J'allais au-devant d'une jambe ou d'une cheville cassée, sinon du cou. Pourtant, si je pouvais mettre un kilomètre ou deux entre l'ancien camp et moi, cela devrait suffire à me donner la marge de sécurité dont j'avais besoin - pour échapper à quoi, je l'ignorais. Je pourrais alors attendre le matin et repartir sans risque, avec assurance. De plus, il serait facile de dissimuler ma piste en plein jour. L'important était de ne pas rester dans mon campement. J'avais progressé à mes risques et périls dans l'obscurité pendant une vingtaine de minutes lorsque, à ma grande horreur, mon sac à dos et mon sac de couchage explosèrent en flammes bleues sur mon dos. Ma réaction instantanée fut de les rejeter vivement et je regardai, abasourdi, frappé de terreur, une sorte de déflagration bleue dévorante qui éclairait les pins de tous côtés comme des flammes d'acétylène. C'était comme de contempler une fournaise. Je compris que l'enveloppe s'était enflammée, entraînant la combustion de mon sac et de mon duvet. Je frissonnai en pensant à ce qui aurait pu arriver si je l'avais mise dans la poche de ma veste. Chose bizarre, maintenant que j'y pense, je ne me suis pas enfui à toutes jambes, sans bien m'expliquer pourquoi, et l'idée me traversa l'esprit que cette brillante luminescence vacillante révélait ma position à qui - ou quoi - pouvait être à l'affût. Une petite torche électrique à la main, je m'agenouillai auprès des débris flambants de mon sac à dos et de mon sac de couchage. Les pierres sur lesquelles ils étaient tombés étaient noircies. Il n'y avait aucune trace de l'enveloppe. Elle semblait avoir été entièrement consumée. Une odeur âcre, déplaisante, régnait dans l'air; des exhalaisons que je ne reconnaissais pas. Je m'avisai que l'anneau, que j'avais mis dans ma poche, pouvait de même s'enflammer mais, explique qui pourra, j'en doutais. Il pouvait y avoir une raison de détruire la lettre mais il n'y en avait probablement pas de détruire l'anneau. Pourquoi aurait-il été envoyé, si ce n'est pour être gardé ? D'ailleurs, j'avais été averti au sujet de la lettre, avertissement que j'avais sottement négligé, mais j'avais été prié de porter l'anneau. Quelle que soit la source de ces incidents effrayants, père ou autre, le but recherché n'était sans doute pas de me faire du mal, pensai-je avec un peu d'amertume, les inondations et les tremblements de terre n'ont certainement pas non plus de mauvaises intentions. Qui connaissait la nature des choses ou des forces en mouvement cette nuit-là dans les montagnes, choses et forces qui m'anéantiraient peut-être par hasard, comme on marche innocemment sur un insecte sans s'en apercevoir ou s'en soucier ? J'avais encore la boussole et cela constituait un lien solide avec la réalité. La déflagration silencieuse mais intense de l'enveloppe m'avait momentanément étourdi - cela et le brusque retour à l'obscurité après la terrible clarté aveuglante de sa désintégration. Ma boussole me tirerait d'affaire. Je l'examinai à la lumière de ma torche. Quand le mince rayon se posa sur le cadran, mon coeur s'arrêta. L'aiguille, affolée, oscillait dans tous les sens comme si les lois de la nature avaient été soudain abolies dans son voisinage. Pour la première fois depuis que j'avais ouvert le message, je commençai à perdre mon sang-froid. La boussole était mon ancre et mon espoir. Je comptais sur elle. Et elle était, maintenant, affolée. Un grand bruit retentit, mais je pense aujourd'hui que c'était le son de ma propre voix, un brusque hurlement d'effroi dont je serai à jamais honteux. L'instant d'après, je courais comme un animal pris de folie dans n'importe quelle direction - dans toutes les directions. Pendant combien de temps ai-je couru, je ne le sais pas. Il se peut que ce soit durant des heures, ou peutêtre seulement quelques minutes. J'ai glissé et je suis tombé une dizaine de fois, j'ai foncé à travers les branches piquantes des pins, dont les aiguilles me pénétraient la peau. J'ai peut-être pleuré; je me rappelle un goût de sel sur mes lèvres, sur ma langue. Mais, surtout, je me rappelle la fuite aveugle, éperdue, une fuite démente, indigne, navrante. À un moment donné, j'ai vu deux yeux dans l'obscurité, j'ai hurlé et mé suis éloigné en courant pour entendre derrière moi le battement d'ailes et le cri alarmé d'un hibou. Plus tard, j'ai effrayé une petite harde de cerfs, et je me suis retrouvé au milieu de leurs corps bondissants qui me heurtaient dans le noir. La lune fit son apparition et le flanc de la montagne fut brusquement illuminé par sa froide beauté, blanche sur la neige des arbres et de la pente, scintillante sur les rochers. Je ne pouvais plus courir, je tombai sur le sol, haletant, me demandant soudain pourquoi j'avais couru. Pour la première fois de ma vie, j'avais éprouvé une peur totale, irraisonnée, et j'avais été empoigné par elle comme par les pattes de quelque fantastique animal prédateur. Je n'y avais cédé que pendant un instant et c'était devenu une force qui m'avait emporté, m'entraînant avec violence de-ci de-là comme si j'étais un nageur prisonnier de vagues houleuses - une force à laquelle il était impossible de résister. Elle était maintenant partie. Il ne fallait pas que j'y succombe de nouveau. Je jetai un coup d'oeil autour de moi et reconnus la plate-forme de rocher près de laquelle j'avais installé mon sac de couchage. J'aperçus les cendres de mon feu. J'étais revenu à mon camp. Je ne sais pas pourquoi, mais je m'étais douté que j'y reviendrais. Étendu au clair de lune, je sentais la terre sous moi, contre mes muscles douloureux et mon corps couvert du relent nauséabond de la peur et de la sueur. Je compris que même éprouver de la souffrance avait du bon. L'important était de ressentir. J'étais vivant. C'est alors que je vis descendre l'engin. Un instant, il ressembla à une étoile filante, mais il devint tout à coup net et substantiel comme un disque d'argent large et épais. Il était silencieux et se posa sur la plate-forme rocheuse, dérangeant à peine la neige poudreuse qui était éparpillée dessus. Un vent léger soufflait dans les aiguilles de pin et je me levai. À ce moment, une porte s'ouvrit sans bruit dans le flanc de l'appareil, glissant vers le haut. Il fallait que j'entre. Les mots de mon père me revinrent en mémoire : ton destin est fixé. » Avant de pénétrer dans le disque, je m'arrêtai au bord du grand rocher plat sur lequel l'engin était posé. Je me penchai et ramassai, comme l'avait demandé mon père, une poignée de notre belle Terre. Moi aussi, je sentais qu'il était important de prendre quelque chose avec moi, quelque chose qui, en somme, était mon sol natal. Le sol de ma planète, du monde auquel j'appartiens. 2 L'ANTICHTON Je ne me souviens de rien entre le moment où je suis monté à bord du disque d'argent dans les montagnes du New Hampshire et l'heure présente. Je m'éveillai, reposé, et ouvris les yeux, m'attendant presque à voir ma chambre dans la maison des étudiants de l'université. Je tournai la tête, sans peine ni gêne. J'étais étendu, semblait-il, sur quelque chose de dur et de plat, peut-être une table, dans une pièce circulaire au plafond bas, d'environ deux mètres dix de haut. Il y avait cinq fenêtres oblongues, trop étroites pour permettre le passage d'un homme; je leur trouvai une certaine parenté avec les meurtrières pour archers dans les tours des châteaux forts; toutefois, elles laissaient entrer suffisamment de jour pour que je puisse examiner les lieux. À droite se trouvait une tapisserie d'une belle texture, représentant ce que je jugeai être une scène de Chasse, mais traitée sur le mode fantastique: des chasseurs armés de lances et montés sur des espèces d'oiseaux attaquant un affreux animal qui me paraissait ressembler à un sanglier, à ceci près qu'il était trop grand, hors de proportion avec les chasseurs. Sa machoire comportait quatre défenses incurvées comme des cimeterres. Avec la végétation, l'arrièreplan et la sérénité classique des visages, elle me remit en mémoire une tapisserie de la Renaissance que j'avais vue un jour au cours d'une excursion que j'avais faite à Florence, quand j'étais étudiant de seconde année. En face de la tapisserie, sans doute pour la décoration, était suspendu un bouclier rond avec des lances croisées derrière. Il rappelait assez les antiques boucliers grecs peints sur certains vases à figurines rouges du Museum de Londres. Les dessins du bouclier ne signifiaient rien à mes yeux. Je ne savais pas trop s'ils étaient même censés représenter quelque chose. Ce pouvait aussi bien être un monogramme, ou une simple fantaisie de l'artiste. Au-dessus du bouclier pendait un casque, qui faisait, lui aussi, penser à un casque grec, peut-être de la période homérique. Une fente en forme de Y avait été ménagée dans le métal quasi massif pour les yeux, le nez et la bouche. L'ensemble dégageait une dignité sauvage, fixé au mur comme s'il était prêt à servir, tel le fameux fusil colonial au-dessus de l'âtre. Tous étaient astiqués et luisaient doucement dans le demi-jour. En dehors des armes et de deux blocs de pierre, qui étaient peut-être des sièges, et aussi d'une natte sur un côté, la pièce était nue; les murs, le plafond et le sol étaient lisses comme du marbre et d'un blanc à peine cassé. Je ne voyais aucune porte dans la chambre. Je me levai de la table de pierre - car c'en était bien une - et allai à une fenêtre. Je regardai au-dehors et aperçus le soleil: ce devait être notre Soleil. Peut-être semblait-il plus grand, mais je ne pouvais pas l'affirmer. J'étais pourtant sûr qu'il s'agissait bien de notre brillant astre doré. Le ciel, comme celui de la Terre, était bleu. Ma première idée fut que je me trouvais sur Terre et que la dimension apparente du Soleil était une illusion. Je respirais, c'était manifeste; et cela impliquait nécessairement une atmosphère contenant un fort pourcentage d'oxygène. Cela devait donc bien être la Terre. Mais, comme je me tenais debout à la fenêtre, je compris que ce ne pouvait pas être ma planète natale L'immeuble dans lequel je me trouvais faisait partie d'un ensemble de je ne sais combien de tours, d'innombrables cylindres au toit plat, de couleurs et de tailles variées, reliées entre elles par d'étroits ponts pittoresques légèrement arqués. Je ne pouvais pas me pencher suffisamment par la fenêtre pour voir le sol. Au loin, j'apercevais des collines couvertes de quelque verdure, mais je ne pus distinguer s'il s'agissait ou non d'herbe. Intrigué par ma situation, je revins à la table. J'avançais à grands pas et faillis me meurtrir la cuisse contre la pierre. J'eus un instant l'impression d'avoir trébuché, victime d'un étourdissement. Je fis le tour de la pièce. Je sautai sur la table avec presque autant d'aisance que si j'avais gravi une marche à la maison des étudiants. C'était différent, un mouvement différent. Une pesanteur moindre. Sûrement. Alors la planète était plus petite que notre Terre et, vu la dimension apparente du Soleil, probablement un peu plus rapprochée de lui. « Mes vêtements avaient été changés. Mes bottes de chasse avaient disparu, mon bonnet de fourrure, la lourde veste et tout le reste aussi. J'étais habillé d'une sorte de tunique de couleur rougeâtre, serrée à la taille par un cordon jaune. Je m'avisai que j'étais propre, malgré mes aventures, ma fuite éperdue dans les montagnes. J'avais été lavé. Je vis que l'anneau de métal rouge avec le « C » en écusson avait été passé au majeur de ma main droite. J'avais faim. Assis sur la table, j'essayai de rassembler mes idées, mais il y en avait trop. Je me sentais comme un enfant ignorant de tout qu'on emmène dans une usine ou un grand magasin, incapable de mettre en ordre ses impressions, incapable de comprendre les étranges choses nouvelles qui l'assaillent sans cesse. Un panneau glissa de côté dans le mur et un homme de haute taille, aux cheveux roux, proche de la cinquantaine, habillé à peu près comme moi, entra dans la pièce. Je ne savais pas à quoi m'attendre, à quoi ressembleraient ces gens. Cet homme était un Terrien, apparemment. Il me sourit et s'avança, mit ses mains sur mes épaules et me regarda dans les yeux. Il dit, avec ce qui me parut une certaine fierté: — Tu es mon fils, Tarl Cabot ! — Je suis Tarl Cabot, répliquai-je. — Je suis ton père, reprit-il, et il m'étreignit aux épaules avec force. Nous nous serrâmes la main, avec une certaine raideur quant à moi ; toutefois ce geste de notre commune Terre natale me rassura en quelque sorte. Je fus surpris de me voir accepter cet étranger, non seulement comme un être du même monde que moi, mais aussi comme le père dont je ne pouvais me souvenir. — Ta mère ? s'enquit-il, le regard soucieux. — Morte, il y a des années, répondis-je. Il me dévisagea. — Elle que j'aimais entre toutes, murmura-t-il en se détournant, avant de traverser la pièce. Il semblait douloureusement affecté, ébranlé. Je ne voulais pas ressentir de sympathie pour lui, pourtant, je constatai que je ne pouvais pas m'en empêcher. J'étais furieux contre moi-même. Il nous avait abandonnés, ma mère et moi, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que c'était que ces regrets qu'il éprouvait maintenant ? Que signifiait cette façon de parler si innocemment de je ne sais quelles « toutes » ? Je ne voulais pas le savoir. Cependant, malgré cela, je m'aperçus que je désirais traverser la pièce à mon tour, poser ma main sur son bras, le toucher. Je me sentais en quelque sorte une parenté avec lui, avec cet étranger et son chagrin. Mes yeux étaient humides. Quelque chose vibrait en moi, d'obscurs souvenirs douloureux qui étaient restés en sommeil pendant de nombreuses années - le souvenir d'une femme que j'avais à peine connue, d'une figure aimable, de bras qui avaient protégé un enfant quand il s'éveillait effrayé dans la nuit. Et, brusquement, je revis un autre visage derrière le sien. — Père ! m'écriai-je. Il se redressa et se retourna pour me faire face à l'autre bout de cette pièce simple et étrange. Impossible de dire s'il avait pleuré. Il me considéra avec de la tristesse dans les yeux et ses traits plutôt sévères semblèrent un moment s'attendrir. En le regardant, je me rendis compte avec une soudaineté incompréhensible et une joie qui me stupéfie encore qu'il existait quelqu'un qui m'aimait. - Mon fils ! dit-il simplement, en m'ouvrant ses bras, Nous nous sommes rejoints au milieu de la pièce et nous nous sommes embrassés. J'ai pleuré et lui aussi, sans honte. J'appris par la suite que, sur ce monde étranger, un homme fort peut ressentir et exprimer des émotions, et que l'hypocrisie de la contrainte n'est pas honorée sur cette planète comme sur la mienne. Nous nous sommes finalement séparés. Mon père me regarda droit dans les yeux. — Elle sera la dernière, promit-il. Je n'avais pas le droit de la laisser m'aimer. Je gardai le silence. Il comprit ce que je ressentais et déclara avec brusquerie : — Merci pour ton cadeau, Tarl Cabot ! J'eus l'air interdit. — La poignée de terre, expliqua-t-il. Une poignée de mon sol natal. Je hochai la tête, ne tenant pas à parler, désirant qu'il me dise les mille choses que j'avais à connaître, qu'il dissipe les mystères qui m'avaient arraché à mon monde natal et amené dans cette étrange pièce, sur cette étrange planète, vers lui, mon père. — Tu dois avoir faim ? demanda-t-il soudain. — Je voudrais savoir où je suis, et ce que je fais ici, répliquai-je. — Bien sûr, mais tu dois d'abord manger. (Il sourit.) Pendant que tu satisferas ton appétit, je te parlerai. Il frappa deux fois dans ses mains et le panneau, glissa de nouveau. Je fus stupéfait. Par l'ouverture entrait une jeune femme, un peu moins âgée que moi, aux cheveux blonds attachés en arrière. Elle portait une tunique sans manches avec des rayures en diagonale, dont la courte jupe se terminait quelques centimètres au-dessus des genoux. Elle était pieds nus et, comme ses yeux rencontraient modestement les miens, je vis qu'ils étaient bleus et emplis de déférence. Mon regard capta tout à coup son unique bijou: une mince bande de métal semblable à de l'acier qu'elle portait en collier. Elle se retira aussi vite qu'elle était venue. — Tu peux l'avoir ce soir si tu veux, dit mon père, qui n'avait guère paru prêter attention à la jeune femme. Je n'étais pas certain de ce qu'il entendait par là, mais je répondis non. Sur l'insistance de mon père, je commençai à manger à contrecoeur, ne le quittant jamais des yeux et sentant à peine le goût de la nourriture qui était simple mais excellente. La viande me faisait penser à de la venaison; ce n'était en tout cas pas la chair d'un animal élevé uniquement pour la boucherie. Elle avait été rôtie sur un feu de braises. Le pain gardait encore la chaleur du four. Les fruits - des sortes de raisins et de pêches - étaient frais et aussi froids que la neige des montagnes. Après le repas, je goûtai la boisson qui pourrait assez justement être décrite comme un vin presque incandescent, brillant, sec et puissant. J'appris par la suite qu'on l'appelait Ka-la-na. Pendant que je mangeais, et après, mon père parla. — Gor, dit-il, est le nom de ce monde. Dans toutes les langues de cette planète, le mot signifie Pierre du Foyer. (Il s'arrêta, en remarquant mon incompréhension.) Pierre du Foyer, répéta-t-il. Simplement cela. « Dans les villages paysans de ce monde, continua-t-il, chaque hutte était construite à l'origine autour d'une pierre plate qui était placée au centre de la demeure circulaire. Elle était sculptée du signe de la famille et appelée Pierre du Foyer. C'était, peut-on dire, un symbole de souveraineté ou de territoire, et chaque paysan était souverain dans sa propre hutte. « Par la suite, poursuivit mon père, les Pierres du foyer furent utilisées pour les villages et, plus tard encore , pour les cités. La Pierre du Foyer du village était toujours placée dans le marché; celle de la ville sur le sommet de la plus haute tour. Avec le temps, la du Foyer en vint, naturellement, à s'entourer mystique et il s'y intégra quelque chose des sentiments chaleureux et plaisants que nos peuples la Terre ressentent à l'égard de leurs drapeaux. » Mon père s'était levé et avait commencé à arpenter la pièce ; ses yeux semblaient étrangement animés. Plus tard, j'en suis venu à mieux comprendre ce qu'il éprouvait. Sur Gor existe en effet un précepte dont l'origine se perd dans le passé de cette étrange planète, selon lequel celui qui parle des Pierres du Foyer doit être debout, car il s'agit d'une question d'honneur et l'honneur est respecté dans les codes barbares de Gor. — Ces pierres, expliqua mon père, sont variées, de couleurs, formes et dimensions diverses, et beaucoup s'ornent de sculptures compliquées. Certaines des villes les plus importantes ont de petites Pierres du Foyer assez insignifiantes mais d'une ancienneté Incroyable, qui datent du temps où la cité n'était qu'un village ou seulement constituée d'une bande de guerriers montés, sans même un logis. Mon père s'arrêta près de l'une des étroites fenêtres de la pièce circulaire et regarda au-dehors les collines lointaines, en gardant le silence. Il reprit enfin la parole. — Lorsqu'un homme installe sa Pierre du Foyer, il revendique de droit ce terrain pour lui-même. La bonne terre n'est protégée que par l'épée des propriétaires les plus forts du voisinage. — L'épée ? demandai-je. — Oui, répondit mon père, comme s'il n'y avait rien d'extraordinaire dans son assertion. (II sourit.) Tu as beaucoup à apprendre sur Gor. Toutefois il existe une hiérarchie dans les Pierres du Foyer, si l'on peut dire, et deux soldats qui se larderaient mutuellement de coups d'épée pour un arpent de sol fertile combattront côte à côte jusqu'à la mort pour la Pierre du Foyer de leur village ou de la ville dans les limites de laquelle se trouve leur village. «Je te montrerai un jour, poursuivit-il, ma propre petite Pierre du Foyer que je garde dans mon logis. Elle contient une poignée de terre que j'ai apportée avec moi quand je suis venu dans ce monde-ci - il y a longtemps. (Il me regarda posément.) Je conserverai la poignée de terre que tu m'as apportée, dit-il d'une voix très basse, et, un jour, elle sera à toi. (Ses yeux semblaient humides. Il conclut:) Si tu vis assez longtemps pour acquérir une Pierre du Foyer. Je me levai et l'examinai. Il s'était détourné, comme perdu dans ses pensées. — C'est parfois le rêve d'un conquérant ou d'un homme d'État de n'avoir qu'une seule Pierre du Foyer souveraine pour la planète. (Puis, au bout d'un long moment, sans me regarder, il ajouta:) Le bruit court qu'une telle Pierre existe, mais elle repose dans le Lieu Sacré et elle est la source du pouvoir des prêtres-Rois. - Qui sont les Prêtres-Rois? questionnai-je. Mon père me fit face ; il paraissait troublé comme s'il en avait dit plus qu'il ne voulait Nous restâmes silencieux l'un et l'autre pendant peut-être une minute. - Oui, dit finalement mon père, il faut que je te parle des Prêtres-Rois. (Il sourit.) Mais laisse-moi commencer à ma façon, afin que tu puisses mieux comprendre la nature de ce dont je parle. Nous nous sommes assis de nouveau, la table de pierre entre nous, et mon père, calmement et méthodiquement, m'expliqua beaucoup de choses. Dans le fil de ses propos, mon père appelait souvent la planète Gor l'Antichton - l'Anti-Terre -, nom qu'il empruntait aux écrits des Pythagoriciens, lesquels ont été les premiers à spéculer sur l'existence d'un tel corps céleste. Chose curieuse, l'un des termes de la langue de Gor pour désigner notre soleil était Lar-Torvis, ce qui signifie «le Feu Central», autre expression pythagoricienne, à ceci près qu'elle n'a pas été utilisée à l'origine par les Pythagoriciens pour le Soleil, si j'ai bien compris, mais pour un autre corps céleste. Le terme le plus courant pour le Soleil était Tor-tuGor, ce qui signifie «Lumière sur la Pierre du Foyer ». Il y avait, parmi les populations de Gor, une secte qui adorait le Soleil, je l'ai appris plus tard, mais elle était insignifiante, tant en nombre qu'en puissance, en comparaison du culte des Prêtres-Rois qui, quels qu'ils fussent, jouissaient d'un statut divin. Leur privilège, semble-t-il, était d'être consacrés comme les plus anciens dieux de Gor et, en cas de danger, une prière aux prêtres-Rois s'échappait de toutes les lèvres, même des plus braves. — Les Prêtres-Rois, déclara mon père, sont immortels ou, en tout cas, la plupart des gens d'ici le croient. — Le crois-tu, toi? demandai-je. — Je ne sais pas, répondit-il. Je pense que oui, peut-être. — Quelle sorte d'hommes sont-ils ? — On ne sait pas si ce sont vraiment des hommes, répliqua mon père. — Alors, que sont-ils ? — Peut-être des dieux. — Tu plaisantes ? — Non, affirma-t-il. Est-ce qu'une créature qui échappe à la mort, qui a une puissance et une sagesse immenses, ne mérite pas d'être appelée ainsi ? Je restai silencieux. — Toutefois, mon idée est que les Prêtres-Rois sont en fait des hommes - des hommes sensiblement comme nous ou une sorte d'organismes humanoïdes - qui possèdent une science et une technologie qui dépassent nos connaissances, autant que celles de notre xxe siècle terrien dépassent celles des alchimistes et astrologues des universités médiévales. Son hypothèse me parut plausible car, dès le tout premier moment, j'avais compris que, dans quelque chose ou quelqu'un, existaient une puissance et une clarté de compréhension à côté desquelles les facultés de raisonnement que je connaissais n'étaient guère plus que les tropismes de l'animal unicellulaire. La technologie même de l'enveloppe, avec sa fermeture à empreinte digitale, l'affolement de ma boussole et le disque qui m'avait amené inconscient dans ce monde étrange indiquaient une emprise incroyable sur des forces insolites, bien définies et manipulables. — Les Prêtres-Rois, déclara mon père, résident au Lieu Sacré dans les Monts Sardar, une immensité sauvage où nul homme ne pénètre. Le Lieu Sacré, dans l'esprit de la plupart des gens d'ici, est tabou, périlleux. Il est certain que personne n'est jamais revenu de ces montagnes. (Le regard de mon père semblait lointain, comme s'il était fixé sur des spectacles qu'il aurait préféré oublier.) Des idéalistes et des rebelles ont été fracassés sur les escarpements glacés de ces montagnes. Si l'on veut y pénétrer, on doit aller à pied. Nos animaux ne veulent pas s'en approcher. Des groupes de proscrits et de fugitifs qui y ont cherché refuge ont été retrouvés en bas, dans les plaines, comme des lambeaux de chair lancés d'une incroyable distance aux becs et aux dents des nécrophages errants. Ma main se crispa sur le gobelet de métal. Le vin bougea dans le récipient. Je vis mon image dans le vin, brisée par des forces minuscules dans le récipient. Puis le vin reprit son immobilité. — Parfois, continua mon père, le regard toujours lointain, quand des hommes sont vieux ou las de la vie, ils vont à l'assaut des montagnes pour chercher le secret de l'immortalité dans leurs escarpements. S'ils y ont trouvé l'immortalité, personne ne l'a confirmé, car aucun n'est revenu dans les Cités des Tours. (Il me regarda.) Certains pensent que ces hommes, avec le temps, sont devenus euxmêmes Prêtres-Rois. Mon hypothèse personnelle, qui me semble avoir autant – ou aussi peu – de chances d'être exacte que les superstitions les plus couramment admises, c'est qu'il est mortel d'apprendre, le secret des Prêtres-Rois. — Mais tu n'as aucune certitude, fis-je remarquer. — Non, admit mon père, je n'en ai aucune. Mon père me donna alors quelques indications sur les légendes des Prêtres-Rois, et j'en déduisis qu'elles semblaient être véridiques, au moins en ceci que les Prêtres-Rois pouvaient détruire ou maîtriser tout ce qu'ils désiraient; qu'ils étaient, pratiquement, les divinités de ce monde. On présumait qu'ils étaient au courant de tout ce qui se passait sur leur planète mais, s'il en était ainsi, j'appris qu'ils paraissaient généralement en faire peu de cas. Le bruit courait, toujours d'après mon père, qu'ils s'exerçaient à la sainteté dans leurs montagnes et que la contemplation ne leur laissait pas le loisir de se soucier des réalités et des maux du négligeable monde extérieur. C'étaient, pour ainsi dire, des divinités absentéistes, existantes mais lointaines, très détachées des craintes et de l'agitation des mortels audelà de leurs montagnes. Toutefois, l'hypothèse de la recherche de la sainteté ne cadrait pas, à mon avis, avec le destin terriflant apparemment dévolu à ceux qui tentaient de pénétrer dans les montagnes. J'imaginais difficilement un de ces saints hypothétiques s'arrachant de sa contemplation pour lancer avec violence des lambeaux d'intrus, en bas, dans les plaines. — Cependant, il y a au moins un domaine en ce monde, reprit mon père, dans lequel les Prêtres-Rois prennent un intérêt des plus actifs. C'est la technologie. Ils limitent sélectivement la technologie dont nous pouvons disposer, nous les Hommes d'en Bas des Montagnes. Par exemple, si incroyable que cela paraisse, la technologie des armes est contrôlée à un point tel que les instruments de guerre les plus puissants sont les arbalètes et la lance. En outre, il n'y a aucun transport mécanique ni matériel de communications, ou appareil de détection comme le radar et le sonar, si répandus dans les forces militaires de ton Monde. « Par contre, ajouta-t-il, tu apprendras qu'en matière d'éclairage, de logement, de techniques agricoles et de médecine, par exemple, les Mortels, ou Hommes d'en Bas des Montagnes, sont relativement avancés. (Il me regarda avec une forme d'amusement.) Tu te demandes pourquoi, malgré les Prêtres-Rois, il n'a pas été remédié aux nombreux et assez évidents manques de notre technologie. Il te vient à l'esprit qu'il doit bien exister en ce monde des cerveaux capables de mettre au point des choses telles que, disons, des fusils et des véhicules blindés... - On doit sûrement en fabriquer, ai-je insisté. — Tu as raison, reconnut-il amèrement. De temps à autre, on en fabrique, mais leurs propriétaires sont alors détruits. Ils s'enflamment subitement. - Comme l'enveloppe de métal bleu — Oui. Posséder simplement une arme d'une espèce interdite, c'est se vouer à la Mort par le Feu. Parfois, des individus audacieux créent - ou acquièrent - du matériel de guerre de ce genre, et parfois ils échappent à la Mort par le Feu pendant toute une année mais, tôt ou tard, ils sont frappés. (Son regard était dur.) J'en ai été témoin, une fois. Visiblement, il ne désirait pas discuter davantage sur le sujet. — Et l'engin qui m'a amené ici? demandai-je alors. C'est bien un merveilleux exemple de votre technologie ! — Pas de notre technologie, mais de celle des Prêtres-Rois. Je ne pense pas que le disque ait été piloté par des Hommes d'en Bas des Montagnes. — Par des Prêtres-Rois, alors ? — À franchement parler, déclara mon père, je crois que l'appareil était télécommandé depuis les Monts Sardar, comme on dit que le sont tous les Voyages d'Acquisition. — D'Acquisition ? — Oui, confirma mon père. Et il y a longtemps, j'ai fait le même Voyage. Comme bien d'autres. — Mais à quelle fin, dans quel but ? — Chacun peut-être pour une fin différente. Pour chacun peut-être un but différent... Mon père me parla alors du monde sur lequel je me trouvais. Il dit que, d'après ce qu'il avait pu apprendre des Initiés - qui affirmaient être les intermédiaires des PrêtresRois auprès des hommes -, la planète Gor était à l'origine le satellite d'un soleil éloigné dans l'une des Galaxies Bleues, fantastiquement lointaines. Elle fut déplacée par la science des Prêtres-Rois plusieurs fois au cours de son histoire, à la recherche, encore et toujours, d'un nouvel astre. Je considérai cette histoire comme improbable, au moins en partie, pour plusieurs raisons, principalement eu égard aux pures impossibilités spatiales d'une telle migration qui, même à une vitesse proche de celle de la lumière, aurait nécessité des milliards d'années. De plus, en se déplaçant dans l'espace, sans soleil pour la photosynthèse et la chaleur, toute vie aurait certainement été détruite. Si la planète avait vraiment été déplacée, et j'en savais assez pour comprendre que c'était empiriquement possible, elle avait dû être introduite dans notre Système à partir d'une étoile plus proche. Peut-être avait-elle été un jour un satellite d'Alpha du Centaure Mais, même dans ce cas, les distances semblaient inimaginables. Théoriquement, j'acceptais d'admettre que la planète ait pu être déplacée sans détruire sa vie mais l'ampleur technique d'une telle manoeuvre donnait le vertige. Peut-être la vie avait-elle été suspendue momentanément ou dissimulée sous la surface de la planète avec assez de nourriture et oxygène pour l'incroyable voyage. Pratiquement, la planète aurait alors fonctionné comme un gigantesque vaisseau spatial scellé. Il y avait une autre possibilité que je mentionnai à mon père: peut-être la planète avait-elle toujours été notre Système sans n'être jamais découverte, si improbable que cela puisse être étant donné les milliers d'années d'étude des cieux par l'homme, depuis les créatures pataudes de Néanderthal jusqu'aux brillantes intelligences du Mont Wilson et de Palo mar. A ma grande surprise, cette hypothèse absurde fut bien accueillie par mon père. - C'est, dit-il avec animation, la théorie du Bouclier Solaire. (Il ajouta:) C'est pourquoi je me plais à croire que cette planète est l'Antichton, non seulement à cause de sa ressemblance avec notre monde natal mais parce que, en fait, elle est placée comme contrepoids à la Terre. Elle a le même plan orbital et elle maintient son orbite de façon à toujours garder le Feu Central entre elle et sa planète-soeur, notre Terre, même si cela nécessite de temps à autre des corrections dans sa vitesse de révolution. — Mais, protestai-je, son existence pouvait être découverte. On ne cache pas une planète, de la dimension de la Terre dans notre propre système solaire ! C'est impossible ! — Tu sous-estimes les Prêtres-Rois et leur science, dit mon père en souriant. Tout pouvoir capable de déplacer une planète - et je crois que les Prêtres-Rois possèdent ce pouvoir est aussi capable d'effectuer des corrections à la marche de la planète, des corrections lui permettant d'utiliser indéfiniment le Soleil comme protection pour se dissimuler. — Les orbites des autres planètes en seraient affectées, objectai-je. - Les perturbations gravitationnelles peuvent être neutralisées, affirma mon père. (Ses yeux brillaient.) J'ai la conviction que les Prêtres-Rois ont la faculté de maîtriser la force de gravitation, au moins dans des zones localisées, et qu'ils le font effectivement. Selon toute probabilité, leur contrôle sur la marche de la planète est en relation avec cette faculté. Examine certaines conséquences de ce pouvoir. Les preuves matérielles comme les ondes lumineuses ou radio, qui sont susceptibles de dénoncer l'existence de la planète, peuvent être annulées. Les Prêtres-Rois sont à même d'infléchir la gravitation dans leur voisinage et de provoquer la courbure ou la déviation des ondes lumineuses ou radio de façon à ne pas signaler leur présence. Je dus paraître peu convaincu. — On peut agir de la même façon avec les satellites d'exploration, insista mon père. (Il se tut un instant.) Bien sûr, je ne formule que des hypothèses, car personne d'autre que les Prêtres-Rois ne savent ce qu'ils font et la manière dont ils le font. J'avalai la dernière gorgée du vin capiteux que contenait encore le gobelet de métal. - À vrai dire, reprit mon père, il y a une preuve que l'Antichton existe. Je le regardai. — Certains signaux naturels dans la bande radio du spectre.'' Mon étonnement dut être visible. — Oui, reprit-il, mais l'hypothèse d'un autre monde étant considérée comme tellement incroyable, cette preuve a été interprétée dans un sens qui cadre avec d'autres théories ; on a même parfois supposé qu'il y avait des imperfections dans les instruments plutôt que d'admettre la présence d'un autre monde dans notre système solaire. - Mais pourquoi cette preuve ne serait-elle pas comprise ? demandai-je. Tu sais sûrement, répondit-il en riant, qu'on doit distinguer entre la donnée à interpréter et l'interprétation de la donnée, et qu'on choisit normalement l'interprétation qui cadre le mieux avec le point de vue du vieux monde. Or, dans la pensée de la Terre, il n'y a pas de place pour Gor, sa vraie planète-soeur, l'Anti-Terre. Mon père en avait terminé. Il se leva, m'agrippa aux épaules, m'étreignit pendant un instant et sourit. Puis la porte dans le mur glissa silencieusement sur le côté et il sortit de la chambre. Il ne m'avait parlé ni de mon rôle ni de ma destinée, quelle qu'elle dût être. Il ne voulait pas discuter de la raison pour laquelle j'avais été amené sur l'Antichton ni ne m'avait expliqué les mystères, comparativement mineurs, de l'enveloppe et de son étrange lettre. Ce qui me chagrinait le plus peut-être, c'est qu'il ne m'avait pas parlé de lui-même, car je voulais le connaître, cet étranger bienveillant dont les os étaient dans mon corps, dont le sang coulait dans le mien : mon père. Je vous avertis à présent que ce que j'écris de ma propre expérience est vrai, je le sais, et que ce que j'ai admis de source autorisée, je le crois vrai, mais je ne serai pas offensé si vous ne le croyez pas car moi aussi, à votre place, je refuserais d'y ajouter foi. En fait, vu le peu de preuves que je suis à même d'offrir dans ce récit, vous êtes obligés, en toute honnêteté, de rejeter mon témoignage ou, du moins, de réserver votre jugement. Il y a si peu de probabilités que cette histoire soit crue que les Prêtres-Rois de Sardar, Gardiens du Lieu Sacré, ont apparemment permis qu'elle soit racontée. J'en suis heureux, car il me faut la raconter. J'ai vu des choses dont je dois parler, ne serait-ce qu'aux Tours, comme on dit ici. Pourquoi les Prêtres-Rois ont-ils été si cléments dans ce cas — eux qui contrôlent cette seconde Terre ? Je pense que la réponse est simple. Il leur reste assez d'humanité, s'ils sont humains, car nous ne les avons jamais vus, pour être vaniteux; il leur reste assez de vanité pour vouloir vous faire connaître leur existence, même d'une manière difficile à admettre ou à envisager. Peut-être l'humour se pratique-t-il dans le Lieu Sacré, ou l'ironie ? Après tout, en supposant que vous admettiez cette histoire, que vous entendiez parler de l'Antichton et des Voyages d'Acquisition, que pourriezvous faire? Rien avec votre technologie rudimentaire dont vous êtes si fiers; vous ne pourriez rien faire pendant au moins un millier d'armées et, d'ici là, s'il plaît aux PrêtresRois, cette planète aura trouvé un nouveau soleil et de nouvelles populations peupleront sa surface verdoyante. 3 LE TARN - Oh ! s'écria Torm, le très inattendu membre de la Caste des Scribes, rabattant sa tunique bleue par-dessus sa tête comme s'il ne pouvait pas supporter la lumière du jour. (Puis, hors de ses vêtements, pointa la tête aux cheveux blond-roux du scribe, ses yeux bleu-pâle pétillant de chaque côté d'un nez pointu comme une aiguille. Il m'examina.) Oui, clama-t-il, je le mérite ! (Et la tête retourna dans les vêtements. Sa voix me parvint, étouffée.) Pourquoi dois-je, moi qui suis idiot, être toujours affligé d'idiots ? (La tête jaillit.) N'ai-je rien de mieux à faire ? N'ai-je pas un millier de rouleaux qui amassent de la poussière sur mes rayons et qui ne sont ni lus ni étudiés ? - Je ne sais pas, dis-je. - Regarde ! s'exclama-t-il avec un désespoir non feint, en agitant ses bras revêtus de bleu vers la chambre la plus désordonnée que j'aie vue sur Gor. Son bureau, une vaste table de bois, était couvert de papiers et de pots d'encre, de plumes et de ciseaux, de courroies de cuir et d'attaches. Il n'y avait pas un mètre carré de la pièce qui ne contienne des rouleaux dans des classeurs, et d'autres — peut-être des centaines étaient empilés comme des bûches, çà et là. Sa natte de couchage était déroulée et ses couvertures n'avaient pas dû être aérées depuis des semaines. Ses effets personnels - il en avait peu - étaient entassés dans le plus minable des casiers à rouleaux. L'une des fenêtres de la chambre de Torm était très irrégulière, et je constatai qu'elle avait été élargie au fil du temps. J'imaginai Torm, armé d'un marteau de charpentier, cognant et fendant la paroi, faisant éclater la pierre morceau par morceau pour que la lumière entre davantage dans la pièce. Et il y avait toujours, sous sa table, un brasero empli de charbons qui brûlaient à côté des pieds du scribe, dangereusement près du fouillis savant dont le sol était jonché. Torm semblait avoir perpétuellement froid ou, au mieux, n'avoir jamais assez chaud. On le trouvait toujours, même par des journées torrides, qui s'essuyait le nez sur sa manche, frissonnant comme un malheureux et se lamentant sur le prix du combustible. Torm était fluet et me faisait penser à un oiseau irascible qui n'aime rien tant que harceler les écureuils. Sa tunique bleue était trouée à une douzaine d'endroits, dont deux ou trois seulement avaient été maladroitement recousus. Une de ses sandales avait une lanière cassée dont les deux morceaux avaient été négligemment raccrochés par un simple noeud. Les Goréens que j'avais vus ces dernières semaines se montraient en général méticuleux dans leur tenue, très fiers de leur apparence, mais Torm avait visiblement mieux pour occuper son temps. Entre autres, malheureusement, sermonner ceux qui, comme moi, étaient suffisamment malchanceux pour tomber à portée de son courroux. Pourtant, en dépit de son excentricité incomparable, de sa fougue et de son irritabilité, je me sentais attiré par cet homme et je percevais en lui quelque chose que j'admirais : un esprit perspicace et bon, un grand sens de l'humour et surtout un amour pour l'étude, l'une des passions les plus profondes et les plus honnêtes qui soient. C'est cet amour pour ses rouleaux et pour les hommes qui les avaient écrits, sans doute il y a des siècles, qui me frappait le plus chez Torm. A sa manière, il nous reliait, moi, le moment présent et lui-même, à des générations d'hommes qui avaient médité sur le monde et sa signification. Si incroyable que cela puisse paraître, je ne doutais pas qu'il fût le plus fin lettré de la Cité des Cylindres, comme l'avait dit mon père. Agacé, Torm farfouilla dans une des énormes piles de rouleaux et, finalement, à quatre pattes, repêcha un mince rouleau qu'il plaça dans l'appareil de lecture - un cadre métallique avec des enrouleurs en haut et en bas - puis, poussant un bouton, positionna le rouleau sur son premier signe. Al-Ka! dit Torm en pointant un long doigt autore vers le symbole. Al-Ka, répéta-t-il. — Al-Ka, dis-je à mon tour. Nous nous regardâmes et éclatâmes de rire. Une larme d'amusement se forma le long de son nez pointu et ses yeux bleu pâle pétillèrent. J'avais commencé à apprendre l'alphabet goréen. Au cours des semaines qui suivirent, je me trouvai plongé dans une intense activité, entrecoupée de périodes de repos soigneusement calculés et de moments consacrés aux repas. Au début, mes seuls professeurs furent Torm et mon père mais, quand je commençai à maîtriser la langue de mon nouveau foyer, de nombreux autres - apparemment Terriens d'origine - se chargèrent de m'enseigner certaines spécialités. Soit dit en passant, Torm parlait anglais avec l'accent goréen. Il avait appris notre langue avec mon père. La plupart des Goréens l'auraient considérée comme sans valeur puisqu'on ne la parlait nulle part sur la planète, mais Torm l'avait assimilée à fond, uniquement pour le plaisir de voir comment la pensée vivante peut s'exprimer sous un autre habit. Le rythme qui m'était imposé était strict et épuisant et, à l'exception de la détente et des repas, faisait alterner les heures d'étude et les heures d'entraînement, la plupart du temps au maniement des armes, mais aussi à l'utilisation de divers appareils aussi banals pour les Goréens que le sont pour nous les calculatrices et les balances. L'un des plus intéressants était le Traducteur, que l'on pouvait régler pour différentes langues. S'il existait une langue communément répandue sur Gor, à laquelle se rattachaient plusieurs dialectes ou patois, la sonorité de certains parlers goréens ne ressemblait guère à ce que j'avais jamais entendu, du moins en tant que langages ; ils ressemblaient plutôt à des cris d'oiseaux et aux grognements de certains animaux. Je savais qu'aucune gorge humaine n'était capable de produire de tels sons. Ces machines pouvaient être réglées pour divers langages, mais l'un des termes de la traduction symétrique - au moins sur les machines que j'ai pu observer - était toujours goréen. Lorsque je réglais l'appareil pour, disons, le langage A, et que je parlais goréen là-dedans, il émettait, après une fraction de seconde, une succession de sons qui était la traduction de mes phrases goréennes en langage A. D'autre part, une nouvelle succession de sons A était reçue par la machine et retransmise en goréen. Mon père, et j'en fus ravi, avait adapté un de ces dispositifs de traduction à l'anglais, ce qui en faisait un instrument des plus précieux pour composer des phrases équivalentes. Bien entendu, mon père et Torm continuaient de me faire travailler avec acharnement. Toutefois, la machine me permettait de m'exercer seul, au grand soulagement de Torm. Ces machines traductrices sont une merveille de miniaturisation, chacune, à peu près de la dimension d'une machine à écrire portative, étant programmée pour quatre langues non goréennes. Évidemment, les traductions sont assez littérales et le vocabulaire est limité à seulement vingt-cinq mille équivalences environ pour chaque langue. En Conséquence, pour une communication subtile ou expression approfondie de la pensée, la machine reste inférieure à un linguiste distingué. Cependant, d'après mon père, elle avait l'avantage que ses fautes n'étaient pas voulues et que ses traductions, si elles étaient parfois inadéquates, étaient en revanche toujours honnêtes. - Il faut, avait dit Torm très terre-à-terre, que tu apprennes l'histoire et les légendes de Gor, sa géographie et son économie, ses structures sociales et ses coutumes telles que le système de castes et de clans, le droit d'installation de la Pierre du Foyer, les emplacements des sanctuaires, quand, en période guerre, il est permis ou non de faire quartier, etc. Et j'appris cela, ou tout au moins ce qu'il m'a été possible d'emmagasiner pendant le temps qui m'a été imparti. Parfois, Torm poussait un cri d'horreur quand je faisais une faute, l'incompréhension et l'incrédulité peintes sur ses traits, et il prenait alors un grand rouleau contenant l'oeuvre d'un auteur qu'il n'aimait pas pour m'en frapper vivement sur la tête. D'une manière ou d'une autre, il était décidé à ce que je profite de son enseignement. Chose bizarre, il y avait peu d'instruction religieuse, si ce n'est pour encourager la crainte révérencielle à l'égard des Prêtres-Rois - et ce peu-là Torm se refusait à le dispenser, soutenant que c'était du ressort des Initiés. Dans ce monde, les questions religieuses ont tendance à être le domaine assez jalousement réservé à la Caste des Initiés, qui ne permettent guère aux membres des autres castes de participer à leurs sacrifices et à leurs cérémonies. On me donna à apprendre par coeur des prières aux Prêtres-Rois, mais elles étaient en vieux goréen, langue cultivée par les Initiés qui n'était pas d'un usage répandu sur la planète, et je ne me suis jamais donné la peine de les retenir. À mon grand plaisir, j'ai appris que Torm, dont la mémoire était phénoménale, les avait lui-même oubliées depuis des années. Je sentis qu'une certaine défiance régnait entre la Caste des Scribes et la Caste des Initiés. Les enseignements éthiques de Gor, qui n'ont rien à voir avec les prétentions et propositions des Initiés, ne sont guère plus que les Codes des Castes - des recueils de préceptes dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Mon instruction porta particulièrement sur le Code de la Caste des Guerriers. — C'est aussi bien, déclara Torm. Tu n'aurais pas fait un bon Scribe. Le Code du Guerrier se caractérise, en gros, par une chevalerie rudimentaire et met l'accent sur la loyauté envers les Chefs de Troupe et la Pierre du Foyer. Il est rude, mais avec une certaine magnificence, un sens de l'honneur que je jugeais respectable. I1 y avait pire que de vivre conformément à un tel code. Mon instruction porta également sur les Doubles Connaissances - c'est-à-dire qu'on m'enseigna ce que les gens croient en général, puis on m'apprit ce que les Intellectuels sont censés savoir. Parfois, il y avait une surprenante contradiction entre les deux. Par exemple, la population dans son ensemble - les castes en dessous des Hautes Castes - était encouragée à croire que son monde était un large disque plat. Peut-être était-ce pour la décourager de l'explorer, ou pour développer chez elle l'habitude de se fier à des préjugés raisonnables ; en quelque sorte, un moyen de contrôle social. En revanche, on disait la vérité sur ces questions aux Hautes Castes, c'est-à-dire les Guerriers, les Constructeurs, les Scribes, les Initiés et les Médecins, peut-être parce qu'on pensait qu'ils risquaient de la découvrir par eux-mêmes après des observations telles que l'ombre de leur planète sur l'une ou l'autre des trois petites lunes de Gor pendant des éclipses, le phénomène qui consiste à apercevoir d'abord le haut d'objets lointains et le fait qu'on ne peut pas voir certaines étoiles à partir de certaines positions géograhiques. Si la planète avait été plate, on aurait pu observer exactement les mêmes constellations de n'importe quel point de sa surface. Je me demandais cependant si la Seconde Connaissance, celle des Intellectuels, n'était pas faite sur mesure pour décourager les investigations à ce niveau, aussi soigneusement que la Première Connaissance l'est pour empêcher les recherches au niveau des ses Basses Castes. À mon avis, il existe une Troisième renaissance, celle-là uniquement réservée aux Prêtres-Rois. - La division politique fondamentale de Gor, m'a dit mon père une fois où il s'entretenait avec moi en fin d'après-midi, est l'État-Ville : des cités hostiles contrôlant ce qu'elles peuvent de territoire dans leurs alentours, entourées de tous côtés par un no man's land de terrain découvert. — Comment s'établit le gouvernement dans ces cités ? demandai-je. — Les Chefs sont choisis parmi n'importe quelle Haute Caste. — Haute Caste ? — Oui, naturellement, répliqua-t-il. En fait, dans la Première Connaissance, on raconte aux jeunes dans leurs crèches publiques que, si un homme d'une Basse Caste vient à diriger une ville, celle-ci aboutit à la mine. J'ai dû sembler contrarié. — La structure de caste, reprit patiemment mon père, un sourire au coin des lèvres, est relativement immobile mais non figée, et ne dépend pas seulement de la naissance. Par exemple, si un enfant montre, pendant sa scolarité, qu'il peut s'élever au-dessus de sa caste, comme on dit, il lui est permis de le faire. Mais, de même, si un enfant ne fait pas preuve de l'aptitude qu'on attend de sa caste, qu'elle soit, disons, celle des Médecins ou celle des Guerriers, il est déchu de cette caste. — Je vois, dis-je, pas très rassuré. — Dans une cité donnée, poursuivit mon père, les Hautes Castes élisent un Administrateur et un Conseil pour une durée déterminée. En temps de crise, on nomme un Chef de Guerre - ou Ubar - qui dirige sans contrôle et par décret jusqu'à ce que, selon son jugement, la crise soit passée. — Son jugement? répétai-je d'un ton sceptique. — Normalement, la démission est donnée une fois la crise passée, reprit mon père. Cela fait partie du Code du Guerrier. — Mais s'il ne se désiste pas de sa charge ? insistai-je. J'en avais suffisamment appris sur Gor à ce moment pour savoir qu'on ne peut pas toujours compter sur l'observation des Codes de Caste. — Ceux qui ne veulent pas renoncer à leur pouvoir, répliqua mon père, sont en général quittés par leurs hommes Le Chef de Guerre est simplement abandonné, laissé seul dans son palais pour être empalé par les citoyens de la ville qu'il a essayé d'abuser. Je hochai la tête, imaginant un palais vide à l'exeption d'un homme assis seul sur son trône, vêtu de tenue d'apparat, attendant que le peuple en colère brise les portes et entre pour donner libre cours à sa fureur. — Mais, reconnut mon père, parfois un de ces Chefs de Guerre - ou Ubar - gagne le coeur de ses hommes et ceux-ci refusent de lui retirer leur allégeance. — Que se passe-t-il alors ? — Il devient un tyran, conclut mon père, et règne jusqu'à ce que, en fin de compte, d'une manière ou une autre, il soit impitoyablement déposé. (Le regard de mon père était dur et il semblait absorbé par ses réflexions. J'en déduisis qu'il connaissait un tel homme.) Jusqu'à ce qu'il soit impitoyablement déposé, répéta-t-il lentement. Le lendemain matin, je retrouvai Torm et ses interminables leçons. Dans les grandes lignes, Gor - comme on pouvait s'y attendre - n'était pas une sphère mais un sphéroïde. Elle était un peu plus lourde dans son hémisphère sud et avait, en gros, la même forme que la Terre. L'angle de son axe était légèrement plus aigu que celui de la Terre, mais pas assez pour l'empêcher de jouir d'une splendide périodicité de saisons. De plus, comme la Terre, elle avait deux régions polaires et une ceinture équatoriale, entre lesquelles se trouvaient des zones tempérées, septentrionale et méridionale. Fait surprenant, une grande partie de la surface de Gor était en blanc sur la carte, mais je fus accablé rien qu'à essayer de loger dans ma mémoire le plus de fleuves, de mers, de plaines et de péninsules que je pus. Sur le plan économique, la base de la vie goréenne était le paysan libre, qui constituait peut-être la caste la plus basse mais sans aucun doute la plus fondamentale, et la principale ressource était une céréale jaune appelée SaTarna, ou Fille-de-la-Vie. Détail assez intéressant, le mot pour la viande est Sa-Tassna, qui signifie Mère-de-la-Vie. Soit dit en passant,-quand quelqu'un parle de nourriture en général, il emploie toujours le terme Sa-Tassna. L'expression usitée pour le grain jaune semble être une expression secondaire, dérivée. Cela paraît indiquer une économie de chasse sous-jacente, ou qui a précédé l'économie agricole. Ce serait, en tout cas, une hypothèse normale, mais ce qui m'a intrigué ici, peut-être sans raison valable, c'est la nature complexe de ces expressions. Cela m'a suggéré qu'un langage bien développé, ou un mode de pensée conceptuel, a existé avant les groupes primitifs de chasse qui ont dû prospérer il y a longtemps sur la planète. Des gens étaient venus - ou avaient été amenés - sur Gor avec un langage parfaitement développé. Je m'interrogeais sur l'ancienneté des Voyages d'Acquisition dont mon père avait parlé. J'avais été l'objet d'un de ces Voyages et lui d'un autre, apparemment. Toutefois, je n'avais guère de temps à consacrer aux conjectures, car je faisais de mon mieux pour suivre un programme ardu qui semblait avoir été établi en vue de me forcer à devenir en quelques semaines un Goréen, ou bien à mourir à la tâche. Mais j'ai pris plaisir à ces semaines, comme c'est le cas lorsqu'on apprend et se développe quoique j'ignorais encore pour quelle fin. Pendant ces semaines, j'ai rencontré beaucoup de Goréens en dehors de Torm, des Goréens libres, surtout de la Caste des Scribes et de la Caste des Guerriers. Les Scribes sont, évidemment, les lettrés et les clercs de Gor; il y a des divisions et des grades à l'intérieur de la caste, allant des simples Copistes aux Savants de la Cité. J'ai vu peu de femmes, mais je savais que, quand elles étaient libres, elles étaient promues ou abaissées dans le système des castes selon les mêmes standards ou critères que les hommes - encore que cela variât considérablement, m'apprit-on, d'une cité à l'autre. Dans l'ensemble, les gens que j'ai rencontrés m'étaient sympathiques et j'étais sûr qu'ils étaient pour la plupart originaires de la Terre, que leurs ancêtres avaient amenés sur la planète par des Voyages d'Acquisition. Manifestement, une fois sur la planète, ils avaient été simplement lâchés comme des animaux dans une réserve forestière ou des poissons dans une rivière. Les ancêtres de certains étaient peut-être des Chaldéens, des Celtes, des Syriens ou des Anglais transportés dans ce monde au cours des siècles et marqués des civilisations différentes, mais leurs enfants, bien sûr, et les enfants de leurs enfants, s'il y en eut, devinrent simplement Goréens. Au long des âges sur Gor, presque toute trace d'origine terrienne avait disparu. Parfois, pourtant, un mot de notre langue en goréen comme « hache » ou « bateau » me ravissait. Certaines autres expressions semblaient nettement issues du grec ou de l'allemand. Si j'avais été fin linguiste, j'aurais sans doute découvert des centaines de parallèles et d'affinités sur le plan grammatical ou autre entre le goréen et diverses langues de la Terre. Par parenthèse, l'origine terrienne ne faisait pas partie de la Première Connaissance, mais était incluse dans la Seconde. Je demandai un jour à Torm : — Pourquoi l'origine terrienne n'est-elle pas enseignée dans la Première Connaissance ? — Cela ne va-t-il pas de soi? me rétorqua-t-il. — Non, répliquai-je. — Ah ! (Il ferma les yeux très lentement et les tint clos une minute environ, temps pendant lequel il dut soumettre la question à l'examen le plus minutieux.) Tu as raison, dit-il enfin en ouvrant les yeux, cela ne va pas de soi ! — Alors, que faisons-nous? demandai-je. — Nous continuons notre leçon ! coupa Torm. Le système des castes était efficace sur le plan social vu son libéralisme en ce qui concerne le mérite, mais je le considérais comme assez critiquable du point de vue moral. Il était encore trop rigide à mon avis, particulièrement en ce qui concerne la sélection des Chefs dans les Hautes Castes et la Double Connaissance. Mais, ce qui était beaucoup plus déplorable que le système des castes, c'était l'institution de l'esclavage. Il n'y avait que trois statuts concevables pour un esprit goréen en dehors du système des castes : esclave, hors-la-loi et Prêtre-Roi. Un homme qui refusait d'exercer son métier ou essayait de changer de statut sans le consentement du Conseil des Hautes Castes était, par définition, un hors-la-loi et, ce faisant, justiciable du supplice du pal. La jeune femme que j'avais vue au début était une esclave, et ce que j'avais pris pour un ornement autour de son cou était un signe de servitude. Il y en avait un autre, une marque au fer rouge cachée par ses vêtements. Cette marque indiquait sa condition d'esclave alors que le premier permettait de connaître son maître. On pouvait changer de collier, mais pas de marque. Je n'avais pas revu cette jeune femme depuis le premier jour. Je me demandais ce qu'elle était devenue, mais ne posai pas de questions à son sujet. Une des premières leçons qu'on m'avait enseignées sur Gor, c'est qu'il est déplacé de s'inquiéter d'un esclave. Je décidai d'attendre. J'appris fortuitement par un Scribe - pas Torm que les esclaves n'étaient pas autorisés à enseigner quelque chose à un homme libre, car cela le mettrait en position de débiteur à leur égard et les esclaves n'ont droit à rien. Je décidai de faire tout ce qui était en mon pouvoir pour abolir ce qui me paraissait une condition dégradante. J'en ai parlé un jour à mon père et il me répondit simplement qu'il y avait beaucoup de choses sur Gor pires que l'esclavage en général et, en particulier, le sort d'un Esclave de Tour. Sans avertissement, à une vitesse aveuglante, la lance à pointe de bronze vola vers ma poitrine, sa lourde hampe floue comme une queue de comète. Je me tordis sur moimême et la pointe fendit ma tunique, traçant dans la peau une ligne sanglante aussi fine qu'un coup de rasoir. La lance s'enfonça de vingt centimètres dans les massives poutres de bois derrière moi. Si elle m'avait frappé avec cette force, elle m'aurait transpercé. — Il est assez rapide, convint l'homme qui avait jeté la lance. Je l'accepte ! Telle fut mon introduction auprès de mon maître d'armes, dont le nom était aussi Tarl. Je l'appellerai Tarl l'Aîné. C'était une espèce de géant blond comme un Viking, un garçon barbu avec un visage gai aux traits accusés et des yeux bleus féroces, qui déambulait à grands pas comme s'il possédait la terre sur laquelle il marchait. Tout son corps, son allure, son port de tête annonçaient le guerrier, l'homme qui connaît ses armes et qui, sur le monde simple de Gor, sait qu'il peut tuer à peu près n'importe quel adversaire. Si Tarl l'Aîné me laissa une impression dominante lors de cette première et terrifiante rencontre, c'est qu'il était orgueilleux; pas arrogant, mais orgueilleux, et à juste titre. J'en vins à bien connaître cet homme habile, puissant et fier. En fait, la majeure partie de mon instruction devait être consacrée aux armes, principalement au maniement de la lance et de l'épée. La lance me semblait légère à cause de la gravité de Gor et je parvins bientôt à une grande dextérité dans son lancement, avec une force et une précision appréciables. Je transperçais un bouclier à faible distance et je réussis à acquérir suffisamment d'adresse pour la projeter à travers un anneau de la dimension d'une assiette ordinaire qu'on lançait en l'air à une vingtaine de mètres. Je fus aussi obligé d'apprendre à jeter la lance de la main gauche. J'ai protesté, un jour. — Et si tu es blessé au bras droit ? riposta Tarl l'Aîné. Que feras-tu alors ? — Il s'enfuira, suggéra Torm qui assistait de temps à autre à ces séances d'entraînement. — Non ! s'écria Tarl l'Aîné. Tu dois te laisser massacrer sur place comme un Guerrier ! Torm serra sous son bras le rouleau qu'il feignait de lire et s'essuya sans bruit le nez sur son vêtement bleu. — Est-ce bien rationnel ? questionna-t-il. Tarl l'Aîné saisit une lance et Torm, relevant sa tunique, quitta en hâte le lieu d'exercice. En désespoir de cause, je pris de la main gauche une autre lance dans le râtelier pour essayer une nouvelle fois. Finalement, peut-être plus à ma surprise qu'à celle de Tarl l'Aîné, ma performance devint presque honorable. J'avais augmenté ma marge de Survie d'un obscur pourcentage. Mon entraînement à l'épée, la courte et pénétrante lame des Goréens, fut aussi complet que faire se pouvait. J'avais appartenu à un club d'escrime à Oxford je m'étais exercé pour le sport et pour le plaisir à université du New Hampshire, mais la présente affaire était sérieuse. De nouveau, j'étais censé apprendre à manier l'arme aussi bien avec chaque main, mais je fus incapable d'y parvenir de la main gauche avec une maîtrise satisfaisante. Je reconnus in petto que j'étais foncièrement, obstinément droitier, pour le meilleur et pour le pire. Pendant mes exercices à l'épée, Tarl l'Aîné me taillada désagréablement un certain nombre de fois criant - ce que je trouvais fort irritant : « Tu es mort ! » En fin de compte, alors que mon entraînement se terminait, je réussis à forcer sa garde et, poussant mon avantage, à piquer la pointe de ma lame dans sa poitrine. Je la retirai luisante de son sang. Il jeta son épée avec fracas sur les dalles de pierre et me serra en riant sur sa poitrine qui saignait. « Jesuis mort! » s'écria-til d'un air triomphant. Il me donna des claques dans le dos, fier comme un père qui a enseigné à son fils le jeu d'échecs et est battu pour la première fois. J'appris aussi à me servir du bouclier, essentiellent pour recevoir obliquement la lance afin qu'elle dévie sans me blesser. Vers la fin de mon entraînement, je luttais toujours avec casque et bouclier. J'aurais cru qu'une armure, ou peut-être une simple cotte de mailles, aurait été un complément souhaitable à l'équipement du guerrier goréen, mais elles avaient été interdites par les Prêtres-Rois. Une explication plausible serait que les Prêtres-Rois souhaitaient peut-être utiliser la guerre comme processus de sélection biologique, où le plus faible et le plus lent périssent sans se reproduire. Cela justifierait les armes relativement primitives permises aux Hommes d'en Bas des Montagnes. Sur Gor, il n'y avait pas de risque qu'un gringalet à la poitrine creuse puisse anéantir une armée simplement en appuyant sur un bouton. De plus, les armes primitives garantissaient que la sélection éventuelle se fasse avec assez de lenteur pour qu'il soit possible de la contrôler et, si nécessaire, de la modifier. Outre la lance et l'épée, l'arbalète et l'arc de guerre étaient autorisés, et ces armes contribuaient peut-être à redistribuer les probabilités de survie un peu plus largement que les premières. Il se pouvait, bien entendu, que les Prêtres-Rois restreignent les armes comme ils le faisaient simplement parce qu'ils craignaient pour leur propre sécurité. Je doutais qu'ils s'affrontent homme contre homme, épée contre épée, dans leurs monts sacrés, en mettant leurs principes de sélection à l'épreuve dans leur propre cas. À propos de l'arc et de l'arbalète, j'ai reçu quelque entraînement dans leur maniement, mais pas beaucoup. Tarl l'Aîné, mon redoutable maître d'armes, ne les appréciait pas, les considérant comme des armes secondaires, presque indignes de la main d'un guerrier. Je ne partageais pas son dédain et, parfois, pendant mes moments de repos, je cherchais à améliorer ma compétence dans ce mode de combat. Je compris que mon instruction était près de s'achever. Peutêtre à l'allongement des temps de repos; peut-être à la répétition de sujets que j'avais déjà étudiés; peut-être à quelque chose dans l'attitude de mes instructeurs. Je sentais que j'étais presque prêt, mais pour quoi, je n'en avais aucune idée. Un agrément de ces derniers jours est que j'avais commencé à parler goréen avec la facilité qui vient d'une pratique constante et d'une étude intensive du langage. Je m'étais, mis à rêver en goréen et à comprendre aisément les menus propos que mes professeurs échangeaient lorsqu'ils parlaient pour eux-mêmes et non pour les oreilles d'un étranger. J'avais commencé même à penser en goréen et, au bout de quelque temps, j'eus conscience qu'il me fallait faire un effort pour penser en anglais. Après quelques phrases anglaises ou une page des livres de mon père, j'étais de nouveau à mon aise dans ma langue natale, mais l'effort était là - et nécessaire. Je maîtrisais couramment le goréen. Une fois, ayant été touché par Tarl l'ainé, je jurai en goréen, et il rit. Cet après-midi, quand ce fut l'heure de notre leçon, il ne riait pas. Il entra dans mon appartement, portant une tige de métal d'environ soixante centimètres de long sur laquelle était fixée une boucle de cuir. Dans la poignée, il y avait un commutateur qui pouvait être mis dans deux positions, marche et arrêt, comme sur une simple torche électrique. Il avait un objet semblable suspendu à sa ceinture. - Ce n'est pas une arme, déclara-t-il. Il ne doit pas comme arme. - Qu'est-ce que c'est? demandai-je. — Un aiguillon à tarn, répondit-il. Il fit claquer le commutateur sur la position « marche » et frappa la table. Une pluie d'étincelles jaillit dans une soudaine cascade de lumière jaune mais qui ne laissa aucune trace sur le meuble. Il coupa le contact et me tendit l'aiguillon. Comme j'avançais la main pour le prendre, il remit le contact et tapa sur ma paume. Il me sembla qu'un milliard de minuscules étoiles jaunes, comme des fragments d'aiguilles brûlantes, explosaient dans ma main. Le choc me fit crier. Je portai vivement la main à ma bouche. Cela m'avait produit l'effet d'une subite et violente décharge électrique ou de la morsure d'un serpent. J'examinai ma paume : elle était indemne. — Méfie-toi des aiguillons à tarn, m'avertit Tarl l'Aîné. Ce n'est pas un jouet pour les enfants ! Je le pris, cette fois en ayant soin de le saisir près de la boucle de cuir, que j'attachai autour de mon poignet. Tarl l'Aîné partait et je compris que, je devais le suivre. Nous avons gravi un escalier en spirale à l'intérieur du cylindre et grimpé je ne sais combien de dizaines d'étages du moins c'est ce que je me suis figuré tout au long de cette ascension qui me parut interminable. Finalement, nous avons émergé sur le toit plat du cylindre. Le vent balayait cette terrasse circulaire, nous chassant vers le bord. Il n'y avait pas de garde-fou protecteur. Je me campai, me demandant ce qui allait arriver. De la poussière se rabattit sur mon visage. Je fermai les yeux. Tarl l'Aîné prit un sifflet à tarn - ou appel à tarn - dans sa tunique et émit un son perçant Je n'avais encore jamais vu de tarns, sauf sur la tapisserie de mon appartement et les illustrations de certains livres que j'avais étudiés, consacrés aux soins, à l'élevage et à l'équipement des tarns. C'est intentionnellement que je n'avais pas été préparé pour ce moment, je l'ai découvert par la suite. Les goréens estiment, si étrange que cela puisse paraître, que la capacité à maîtriser un tarn est innée et que certains possèdent cette caractéristique, d'autres non. On n'apprend pas à dompter un tarn. C'est affaire de tempérament et de caractère, de bête et d'homme, une relation entre deux êtres qui doit être immédiate, intuitive, spontanée. On dit que le tarn reconnaît celui qui est tarnier et celui qui ne l'est pas - et ceux qui ne le sont pas meurent au cours de cette première rencontre... Ma première impression fut celle d'un coup de vent et d'un grand claquement, comme si un géant agitait un torchon ou une écharpe énorme; puis je me retrouvai tremblant, saisi de terreur, sous une grande ombre ailée, et un immense tarn, les serres déployées comme de gigantesques crochets d'acier, les ailes brassant férocement l'air avec un bruit de crépitement, planait au-dessus de moi, immobile à part le battement de ses ailes. — Écarte-toi des ailes ! cria Tarl l'Aîné. Je n'avais nul besoin d'un tel conseil. Je filai comme un trait de dessous l'oiseau. Un seul coup de ailes-là m'aurait projeté à des mètres du sommet du cylindre. Le tarn s'abattit sur le toit et nous regarda de ses brillants yeux noirs. Bien que le tarn, comme la plupart des oiseaux, soit étonnamment léger pour sa taille - ce qui vient avant tout de ce que ses os sont relativement creux -, c'est un oiseau extrêmement puissant, et ce au-delà même ce qu'on pourrait attendre d'un tel monstre. Alors que les grands oiseaux de la Terre, comme l'aigle, doivent, lorsqu'ils prennent leur essor depuis le sol, commencer par courir, le tarn - grâce à son incroyable musculature, aidée sans aucun doute par la pesanteur un peu plus faible de Gor - peut, d'un bond et d'un brusque battement de ses gigantesques ailes, s'élever dans les airs avec son cavalier. En goréen, on appelle parfois ces oiseaux les Frères du Vent. La robe des tarns est variée et on les élève pour leur couleur aussi bien que pour leur force et leur intelligence. Les tarns noirs sont employés pour les expéditions de nuit, les tarns blancs pour les campagnes d'hiver et les splendides tarns multicolores sont élevés pour les guerriers qui veulent chevaucher en apparat, sans souci de camouflage. Cependant, le tarn le plus commun est d'un brun tirant sur le vert. Abstraction faite de la disproportion de taille, l'oiseau terrien auquel le tarn ressemble le plus est le faucon, sauf qu'il a une crête assez proche de celle du geai. Les tarns, qui sont des bêtes méchantes, sont rarement plus qu'à demi apprivoisés et, comme leurs petits homologues terriens les faucons, sont carnivores. On connaît le cas de tarns qui ont attaqué et dévoré leur cavalier. Ils ne craignent rien d'autre que l'aiguillon à tarn. Ils sont dressés à y réagir par des hommes de la Caste des Éleveurs de Tarns quand ils sont encore jeunes et qu'on peut les attacher avec des filins métalliques aux perches de dressage. Lorsqu'un jeune oiseau s'enfuit ou refuse d'obéir d'une façon quelconque, il est ramené jusqu'à la perche et battu avec l'aiguillon. Les oiseaux adultes portent des anneaux du même genre que ceux accrochés aux pattes des jeunes oiseaux pour renforcer le souvenir de l'entrave de fer et de l'aiguillon. Plus tard, bien entendu, les oiseaux adultes ne sont plus attachés, mais le conditionnement qui leur a été donné pendant leur jeunesse persiste habituellement, excepté lorsqu'ils sont anormalement énervés ou qu'ils n'ont pas pu obtenir de la nourriture. Le tarn est une des deux montures les plus courantes des guerriers goréens; l'autre est le grand tharlarion, une variété de lézard de selle utilisé surtout dans les clans qui n'ont jamais apprivoisé les tarns. Dans la Cité des Cylindres, personne, à ma connaissance, n'entretenait de tharlarions, bien qu'ils fussent censés être très répandus sur Gor, en particulier dans les régions basses, les marais et les déserts. Tarl l'Aîné était monté sur son tarn, escaladant les cinq barreaux de l'échelle-montoir de cuir qui pendait sur le côté gauche de la selle mais qui est relevée en vol. Il s'attacha sur la selle avec une large courroie pourpre. II me lança un petit objet qui faillit tomber de mes mains tremblantes. C'était un sifflet à tarn, à note unique, qui appellerait un tarn, un seul: la monture qui m'était destinée. Jamais depuis la panique provoquée par l'affolement de la boussole, là-bas, dans les montagnes du New Hampshire, je n'avais été aussi effrayé mais, cette fois, je refusai de laisser ma peur atteindre le point fatal où elle me dominerait. Si je devais mourir, je mourrais; si je ne devais pas mourir, je ne mourrais pas. En dépit de ma peur, je souris intérieurement, amusé de la remarque que je m'étais faite. Elle sonnait comme une maxime du Code du Guerrier, une maxime qui - prise à la lettre - paraît encourager celui qui y croit à ne pas prendre la plus légère ou la plus raisonnable précaution pour sa sécurité. Je donnai un coup de sifflet ; la note en était aiguë et différente, d'une hauteur autre que celle de Tarl l'Aîné. Presque immédiatement, de je ne sais où, peut-être une corniche hors de vue, s'éleva quelque chose de fantastique, un autre tarn géant, plus gigantesque même que le premier, un brillant tarn noir qui décrivit un cercle autour du cylindre, puis obliqua vers moi et atterrit à moins d'un mètre, ses serres frappant le toit avec un bruit de gantelets qu'on jette à terre. Les serres étaient ferrées d'acier: c'était un tarn de guerre. Il leva son bec recourbé vers le ciel et cria, en levant et en secouant ses ailes. Sa tête énorme se tourna vers moi et ses yeux ronds méchants étincelèrent dans ma direction. La seconde d'après, son bec était ouvert; j'entrevis sa langue mince et pointue, longue comme un bras d'homme, qui se dardait et se rétractait, puis il se précipita sur moi pour me happer avec ce bec monstrueux, et j'entendis Tarl l'Aîné crier d'une voix horrifiée : — L'aiguillon ! L'aiguillon ! 4 LA MISSION Je levai le bras droit pour me protéger et l'aiguillon attaché à mon poignet par sa courroie battit l'air. Je le saisis et, m'en servant comme si c'était un bâton, frappai le bec ouvert qui tentait de m'attraper comme si j'étais un morceau de nourriture sur la haute assiette plate du toit du cylindre. Il s'élança à deux reprises et je le frappai deux fois. Il recula de nouveau la tête et rouvrit le bec, se préparant à m'attaquer encore. À cet instant, je poussai le commutateur de l'aiguillon sur la position « marche » et, quand le grand bec fondit sur moi, je frappai avec violence pour essayer de le faire s'écarter. L'effet fut saisissant : il y eut le subit éclair de lumière jaune scintillante, la gerbe d'étincelles et un cri de douleur et de rage du tarn qui battit aussitôt ailes et s'éleva hors de ma portée dans un déplacement d'air qui manqua me projeter par-dessus le du toit. J'étais à quatre pattes, essayant de me relever, trop près du bord. Le tarn tournait autour du cylindre, en poussant des cris perçants ; puis il commença à s'éloigner de la cité. Sans savoir pourquoi et tout en pensant que mieux valait pour moi que cette bête s'en aille, je saisis mon sifflet à tarn et émis sa note aiguë. L'oiseau géant donna presque l'impression de frissonner, puis il tournoya, perdit de l'altitude, la regagna. S'il ne s'était pas agi d'un monstre ailé, j'aurais cru qu'il luttait avec lui-même, créature mentalement torturée. C'est la nature sauvage du tarn, l'appel des montagnes lointaines, de l'espace, qui s'opposaient au faible conditionnement auquel il avait été soumis, qui s'opposaient à la volonté d'hommes minuscules avec leurs objectifs personnels, leur psychologie élémentaire de stimuli et de réactions, leurs filins de dressage et leurs aiguillons. Finalement, poussant un sauvage cri de colère, le tarn revint vers le cylindre. Je saisis la courte échelle-montoir attachée à la selle et qui se balançait follement et l'escaladai, puis m'assis et bouclai la large ceinture qui devait m'empêcher de faire une chute mortelle. Le tarn est guidé au moyen d'une courroie de gorge à laquelle sont fixées généralement six bandes de cuir, ou rênes, passées dans un anneau de métal sur l'avant de la selle. Les rênes sont de différentes couleurs, mais on les distingue d'après leur place sur l'anneau et non par leur couleur. Chaque rêne s'attache à un petit anneau sur la courroie de gorge et les anneaux sont disposés à intervalles réguliers. En conséquence, le mécanisme est simple. On tire sur la bande ou rêne qui est fixée à l'anneau se rapprochant le plus de la direction où l'on veut aller. Par exemple, pour atterrir ou perdre de l'altitude, on utilise la rêne quatre, qui exerce une pression sur l'anneau quatre placé sous le cou du tarn. Pour prendre un essor ou de l'altitude, on tire sur la rêne un qui exerce une pression sur l'anneau situé sur le dos du cou du tarn. Les anneaux de la courroie de gorge, correspondant à l'emplacement des rênes dans l'anneau central de selle, sont numérotés dans le sens des aiguilles d'une montre. L'aiguillon peut parfois être aussi utilisé pour guider l'oiseau. On frappe celui-ci dans la direction opposée à celle où l'on veut aller et l'oiseau, reculant devat l'aiguillon, va dans cette direction. Cependant cette méthode n'offre guère de précision, car les réactions de l'oiseau sont purement instinctives et il ne s'éloigne pas toujours dans l'exacte tangente désirée. De plus, abuser de l'aiguillon a ses dangers. Il tend à devenir moins efficace si l'on s'en sert souvent, et le cavalier est alors à la merci du tarn. Je tirai sur la rêne un et, plein de terreur et d'exaltation, je sentis la puissance des ailes gigantesques battant l'air invisible. Mon corps oscillait follement, mais la ceinture de selle tenait bon. Pendant une minute, incapable de respirer, je me cramponnai - effrayé et exultant - à l'anneau de selle, la rêne numéro un enroulée autour de ma main. Le tarn continua à s'élever et je vis la Cité des Cylindres s'enfoncer au-dessous de moi comme les pièces arrondies d'un jeu de construction posées dans les luisantes collines vertes. Je n'avais encore rien éprouvé de pareil et, si un homme s'est jamais senti semblable à un dieu, je pense que ce fut mon cas pendant ces premiers instants sauvages et exaltants. Je regardai vers le bas et aperçus Tarl l'Aîné sur son propre tarn, qui montait pour me rattraper. Quand il fut proche, il me cria quelque chose d'un ton joyeux, mais les mots restèrent indistincts dans le sifflement de l'air. — Ho, petit ! criait-il. Cherches-tu à atteindre les lunes de Gor ? Soudain, je me rendis compte que la tête me tournait, tout au moins un peu, mais le magnifique tarn noir continuait à s'élever, bien que ce fût maintenant avec effort; ses ailes battaient furieusement avec une ténacité mal récompensée l'air raréfié qui offrait une moindre résistance. Les collines et les plaines de Gor étaient un flamboiement de couleurs très loin au-dessous de moi et, peut-être par un effet de mon imagination, il me sembla presque voir la courbure de la planète. Je pense, à présent, que c'était l'effet conjugué de la raréfaction de l'air et de mon excitation. Heureusement, avant de perdre connaissance, je tirai sur la quatrième rêne et le tarn étendit les ailes, puis les leva au-dessus de son dos et plongea comme un faucon qui attaque, à une vitesse qui me coupa le souffle. Je relâchai les rênes, les laissant pendre de l'anneau de selle, ce qui est le signal pour un vol régulier en ligne droite : pas de pression sur l'anneau de gorge. Le grand tarn déploya brusquement ses ailes, captant l'air dessous, et commença à voler sans àcoups droit devant lui, ses ailes battant lentement mais régulièrement à une vitesse de croisière qui nous mènerait bientôt loin des tours de la citée. Tari l'Aîné, qui semblait content, se rapprocha. Il désigna la cité derrière nous, déjà éloignée de plusieurs kilomètres. — Je te défie à la course ? criai-je. — D'accord ! hurla-t-il. Il fit virer son tarn tout en parlant et prit la direction de la ville. J'en fus tout déconfit. Son habileté était telle qu'il avait acquis une avance apparemment impossible à rattraper. Je parvins finalement à faire tourner l'oiseau et nous nous élançâmes dans le sillage de Tarl l'Aîné. Certains de ses cris dérivaient jusqu'à nous. Il pressait l'allure de son tarn par une série de cris destinés à communiquer son excitation à sa monture ailée. L'idée me traversa l'esprit qu'on devrait dresser les tarns à réagir aux ordres verbaux aussi bien qu'aux rênes numérotées et à l'aiguillon. Qu'on ne l'ait pas fait me semblait stupéfiant. Je criai à mon tarn en goréen et en anglais : — Har-ta! Har-ta! Plus vite ! Plus vite ! Le grand oiseau parut comprendre ce que je voulais, ou peut-être est-ce seulement qu'il se rendait brusquement compte que l'autre tarn menait la course, mais une remarquable transformation s'opéra en ma noire monture emplumée. Son cou se raidit et ses ailes claquèrent soudain dans le ciel comme des fouets; son regard s'enflamma et tout ce qu'il avait d'os et de muscles parut tressaillir de puissance. En une ou deux vertigineuses minutes, nous eûmes dépassé Tarl l'Aîné, a sa profonde stupéfaction, et nous étions posés de nouveau, dans une rafale de battements d'ailes, sur le sommet du cylindre d'où nous étions partis quelques minutes plus tôt. — Par la barbe des Prêtres-Rois, rugit Tarl l'Aîné, comme il amenait son oiseau sur le toit, c'est le tarn des tarns ! Les tarns, lâchés, reprirent à tire-d'aile le chemin des tarneries et Tarl l'Aîné et moi descendîmes dans mon appartement. Il éclatait de fierté. - Quel tarn ! s'émerveillait-il. J'avais un bon pasang d'avance et cependant tu m'as dépassé ! (Le pasang est une mesure de longueur goréenne équivalant à onze cents mètres environ.) Ce tarn, reprit-il, a été élevé pour toi, choisi spécialement dans les couvées des plus beaux de nos tarns de guerre. C'est en pensant à toi que les éleveurs ont travaillé, multipliant les croisements, les dressages, les améliorations. — Sur le toit, commentai-je, j'ai bien cru qu'il allait me tuer. Les Éleveurs de Tarns ne semblent pas dresser tellement bien leurs prodiges. — Non, le dressage est parfait ! protesta Tarl l'Aîné. Il ne faut pas briser l'âme du tarn, pas celle du tarn de guerre. Il est dressé de telle sorte que la décision de servir ou de tuer son maître dépend de la force de celui-ci. Tu en viendras à connaître ton tarn et il en viendra à te connaître. Vous ne ferez qu'un dans le ciel, le tarn sera le corps, toi l'esprit et la volonté. Tu vivras avec le tarn en état de paix armée. Si tu deviens faible ou désemparé, il te tuera. Aussi longtemps que tu resteras fort, son maître, il te servira, te respectera, t'obéira. (Il fit une pause.) Nous n'étions pas sûrs de toi, ton père et moi mais, aujourd'hui, je suis convaincu. Tu as dompté un tarn, un tarn de guerre. Dans tes veines doit couler le sang de ton père, naguère Ubar, Chef de Guerre, à présent Administrateur de Ko-ro-ba, cette Cité des Cylindres. Je fus surpris, car c'était la première fois que j'entendais dire que mon père avait été Chef de Guerre de la Cité ou qu'il était en ce moment même son fonctionnaire civil suprême ou, aussi bien, que la Cité s'appelait Ko-ro-ba, expression devenue archaïque signifiant: «marché de village». Les Goréens ont coutume de ne pas révéler facilement les noms. Pour eux, en particulier dans les Basses Castes, ils ont fréquemment un vrai nom et ce qu'on appelle le nom coutumier. Souvent, seuls les plus proches parents connaissent le vrai nom. Au niveau de la Première Connaissance, il est dit que savoir le nom réel de quelqu'un donne un pouvoir sur cette personne, une possibilité d'utiliser son nom pour des envoûtements et d'insidieuses pratiques magiques. Peut-être subsiste-t-il quelque chose de ce genre sur notre Terre natale où l'usage du prénom d'une personne est réservé à ceux qui la connaissent intimement et sont présumés ne pas lui vouloir de mal. Le nom de famille, qui correspond au nom coutumier sur Gor, est un bien commun, un son public qui n'est pas sacré et, par là même, n'a pas à être protégé. Bien entendu, au niveau de la Seconde Connaissance, les Hautes Castes, du moins en général, jugent à sa valeur la superstition sans fondement des Basses Castes et utilisent leurs propres noms relativement librement, en le faisant suivre la plupart du temps par le nom de leur ville. Ainsi, je dirais que je m'appelle Tarl Cabot de Ko-ro-ba ou, plus simplement, Tarl de Ko-ro-ba. Je préciserai en passant que les Basses Castes croient communément que les noms des Hautes Castes sont en fait des noms coutumiers et que les Hautes Castes cachent leur vrai nom. Notre discussion se termina de façon subite. Il y eut un bruit d'ailes derrière les fenêtres de mon appartement et Tarl l'Aîné bondit à travers la pièce et me plaqua au sol. Au même moment, le carreau de fer d'une arbalète, tiré à travers une des étroites ouvertures, heurta le mur derrière mon siège de pierre et ricocha avec violence dans la pièce. J'entrevis brièvement par la meurtrière un casque noir, tandis qu'un guerrier monté sur un tarn, tenant encore une arbalète, tirait sur la rêne numéro un et s'éloignait de la fenêtre. De grands cris retentirent. Je courus à la fenêtre et vis plusieurs carreaux partir du cylindre et voler dans la direction de l'assaillant en fuite qui était maintenant presque à un demipasang réussit à s'échapper. — Un membre de la Caste des Assassins, m'apprit Tarl l'Aîné en regardant le petit point qui diminuait dans le lointain. Marlenus, qui voudrait être Ubar de tout Gor, connaît ton existence. — Qui est Marlenus ? demandai-je, bouleversé. — Tu l'apprendras demain matin, répliqua Tarl l'Aîné. Et, au cours de la matinée, tu apprendras pourquoi tu as été amené sur Gor. - Pourquoi pas maintenant ? protestai-je. — Parce que le matin viendra bien assez vite, m'assura Tarl l'Aîné. Je le regardai. - Oui, répéta-t-il, demain viendra bien assez vite. Et ce soir? — Ce soir, répondit-il, nous nous enivrerons. Le lendemain matin, je me réveillai, gelé et frissonnant, sur la natte-lit dans l'angle de mon appartement. C'était peu avant l'aube. Je coupai le courant dans la natte et repliai les pans faisant office de couverture. Elle était maintenant froide au toucher parce que j'avais réglé le thermostat horaire de manière à ce qu'elle soit refroidie une heure avant le jour. On n'aspire guère à rester dans un lit glacial. Je conclus que je détestais les appareils goréens visant à séparer les mortels de leur lit tout autant que les réveils ordinaires et les radioréveils de mon propre monde. D'autre part, un bruit semblable à des battements de lance sur un bouclier de bronze me résonnait dans le crâne, un mal de tête qui chassait de mon esprit toutes considérations mineures telles que l'attentat dont j'avais été la cible de la veille. Même si la planète explosait, on s'arrêterait encore pour enlever un petit caillou malencontreusement entré dans sa sandale. Je me redressai, jambes croisées, sur la natte qui revenait à température ambiante. Je me levai avec effort, allai en trébuchant jusqu'à la cuvette de toilette sur la table et m'aspergeai la figure d'eau. Je me souvenais de la nuit précédente, mais de façon assez imparfaite. Tarl l'Aîné et moi avions fait une tournée dans les tavernes des divers cylindres et je me rappelle avoir dangereusement déambulé à pas chancelants et en chantant des refrains paillards sur différents ponts étroits, larges de moins d'un mètre et dépourvus de garde-fous, avec le sol quelque part en dessous - à quelle distance, je n'en avais à ce moment-là pas la moindre idée. Si nous étions sur les ponts élevés, ce devait être à plus de trois cents mêtres ! Tarl l'Aîné et moi avions dû boire trop de ce breuvage fermenté préparé avec une habileté démoniaque à partir du grain jaune Sa-Tarna et appelé Pagar-Sa-Tarna, Plaisir de la Fillede-la-Vie, mais presque toujours abrégé en « Paga ». J'avais nettement l'impression que je ne voudrais plus jamais y toucher. Je me rappelais aussi les jeunes femmes de la dernière taverne, si toutefois il s'agissait bien d'une taverne, lascives dans leurs soieries de danse, Esclaves Plaisir élevées pour la passion comme des animaux. S'il y a des êtres nés esclaves et d'autres nés libres, ainsi que le soutenait Tarl l'Aîné, ces femmes étaient des esclaves-nées. Il était impossible de les imaginer autrement que ce qu'elles étaient, mais elles aussi devaient se réveiller péniblement quelque part, des efforts pour se lever, avoir besoin de se laver. Je me rappelais, en particulier, une jeune au corps de panthère, sa chevelure noire en désordre sur des épaules brunes, les bracelets à ses chevilles, leur bruit dans l'alcôve fermée par des rideaux. L'idée que j'aurais aimé avoir celle-là pendant plus que l'heure pour laquelle j'avais payé me traversa l'esprit. Je la chassai de ma tête douloureuse, fis un effort infructueux pour éprouver un sentiment décent de honte et échouai. J'étais en train de boucler ma ceinture sur ma tunique quand Tarl l'Aîné entra dans la pièce. — Nous allons à la Chambre du Conseil, m'annonça-t-il. Je le suivis. La Chambre du Conseil est la salle où les représentants élus par les Hautes Castes de Ko-ro-ba tiennent leurs séances. Chaque cité a une Chambre semblable. Elle se trouvait dans le plus vaste des cylindres et sa hauteur sous plafond était six fois celle d'un étage normal. Le plafond était éclairé comme par des étoiles et les murs étaient de cinq couleurs, disposées en bandes latérales, soit, en commençant par le bas, du blanc, du bleu, du jaune, du vert et du rouge, les couleurs des castes. Des bancs de pierre, sur lesquels étaient assis les membres du Conseil, s'étageaient le long des murs, une rangée pour chacune des Hautes Castes. Ces rangées étaient de la couleur de la section de mur derrière elles, la couleur de la caste. Le gradin le plus proche du sol - preuve d'un certain statut préférentiel -, le blanc, était occupé par les Initiés, Interprètes de la Volonté des Prêtres-Rois. Dans l'ordre, les gradins ascendants - bleu, jaune, vert et rouge - étaient occupés par les représentants des Scribes, des Constructeurs, des Médecins et des Guerriers. Je remarquai que Torm n'était pas assis sur le gradin des Scribes. Je ris sous cape. « J'ai trop de bon sens, avait dit Torm, pour me mêler des frivolités du gouvernement. » La Cité pourrait être assiégée que Torm ne s'en apercevrait même pas, pensai-je. Je fus heureux de noter que ma propre caste, celle des Guerriers, jouissait du statut le moins élevé; si cela avait dépendu de moi, les Guerriers n'auraient même pas été une Haute Caste. Par ailleurs, je n'approuvais pas que les Initiés soient à la place d'honeur car il me semblait que c'étaient des membres improductifs de la société, plus encore que les Guerriers. Concernant ces derniers, on pouvait au moins soutenir qu'ils assuraient la protection de la Cité, mais que dire des Initiés, sinon peut-être qu'ils procuraient quelques palliatifs à des maux et calamités causés en grande partie par eux. Au milieu de l'amphithéâtre se trouvait un siège de cérémonie et, sur ce trône, revêtu de son costume officiel un simple vêtement marron, le plus humble issu de l'assemblée -, était assis mon père, Administeur de Ko-ro-ba, ancien Ubar, Chef de Guerre de Cité. À ses pieds, il y avait un casque, un bouclier, une lance et une épée. — Approche, Tarl Cabot, dit mon père, et je me plaçai devant son trône, me sentant le point de mire toute l'assistance. Derrière moi se tenait Tarl l'Aîné. J'avais remarqué que ses yeux bleus de Viking ne gardaient presque aucune trace de la nuit précédente. Je le détestai cordialement, pendant un instant. Tarl l'Aîné parla. — Moi, Tarl, Soldat de Ko-ro-ba, donne ma parole que cet homme est prêt à devenir membre de la haute Caste des Guerriers. Mon père lui répondit, employant les formules rituelles. — Aucune tour de Ko-ro-ba n'est plus solide que la parole de Tarl, ce Soldat de notre Cité. Moi, Matthew Cabot de Ko-ro-ba, j'accepte sa parole. Puis, en commençant par le gradin le plus bas, chaque membre du Conseil parla à son tour, se nommant et déclarant que lui aussi acceptait la parole du soldat blond. Quand ils eurent fini, mon père me revêtit des armes placées devant le trône. À mon épaule, il suspendit l'épée d'acier, attacha sur mon bras gauche le bouclier rond, plaça la lance dans ma main droite et enfonça lentement le casque sur ma tête. — Observeras-tu le Code des Guerriers ? demanda mon père. — Oui, dis-je, j'observerai le Code. — Quelle est ta Pierre du Foyer ? questionna-t-il. Pressentant ce qu'on attendait, je répliquai: — Ma Pierre du Foyer est la Pierre du Foyer de Ko-ro-ba. — Est-ce à cette Cité que tu voues ta vie, ton honneur et ton épée ? demanda encore mon père. — Oui ! répondis-je. — Alors, reprit-il en posant solennellement ses mains sur mes épaules, en vertu de mon pouvoir d'Administrateur de cette Cité et en présence du Conseil des Hautes Castes, je te déclare Guerrier de Ko-ro-ba! Mon père souriait. J'ôtai mon casque, plein de fierté en entendant l'approbation du Conseil, traduite tant verbalement que par l'applaudissement goréen, le frappement rapide et répété sur l'épaule gauche avec la paume de la main droite. À part les candidats au statut de Guerrier, personne de ma caste n'est autorisé à entrer armé au Conseil. S'ils avaient eu leurs armes, mes frères de caste du dernier gradin auraient fait résonner leur bouclier avec la pointe de bronze de leur lance. Cette fois-ci, ils se frappèrent sur l'épaule à la manière des civils, mettant peut-être un peu plus d'exubérance qu'il n'était compatible avec le décorum de cette grave assemblée. En tout cas, j'eus l'impression qu'ils étaient sincèrement fiers de moi, quoique je ne sache pas pourquoi. Je n'avais vraiment rien fait pour justifier leur approbation. Je quittai la Chambre du Conseil en compagnie de Tarl l'Aîné et entrai dans une autre salle pour y attendre mon père. Dans cette pièce, il y avait une table et, sur cette table, une série de cartes. Tarl l'Aîné se dirigea immédiatement vers les cartes et, m'appelant à son côté, s'absorba dans leur lecture, signalant tel ou tel endroit. — Et ici, dit-il, en tapant la carte du doigt, c'est la Cité d'Ar, ennemie héréditaire de Ko-ro-ba, la ville centrale de Marlenus, qui se propose de devenir Ubar de tout Gor. — Cela a quelque chose à voir avec moi ? demandais-je. — Oui, dit Tarl l'Aîné. Tu vas te rendre à Ar. Tu vas voler la Pierre du Foyer d'Ar pour la rapporter à Ko-ro-ba. 5 LES LUMIÈRES DE LA FÊTE DES PLANTATIONS J'enfourchai mon tarn, ce féroce et magnifique oiseau noir. Mon bouclier et ma lance étaient fixés à selle par des courroies, mon épée accrochée en bandoulière à mon épaule, côté dos. De chaque côté de la selle pendait une arme de trait ; à gauche une arbalète avec un carquois d'une douzaine de carreaux ; à droite un arc et trente flèches. La sacoche contenait l'équipement léger emporté par les tarniers en mission - notamment des rations, une boussole, des cartes, des liens de fibres et des cordes d'arc de rechange. Attachée devant moi sur la selle, droguée, tête entièrement recouverte par un capuchon d'esclave bouclé sous son menton, se trouvait une jeune femme. C'était Sana, l'Esclave de Tour que j'avais vue jour de mon arrivée sur Gor. Je fis des signes d'adieu à Tarl l'Aîné et à mon père, tirai sur la rêne un et m'envolai, laissant la tour et leurs minuscules silhouettes derrière moi. Je remis le tarn en vol horizontal et tirai sur la rêne six, réglant ma direction sur Ar. En passant près du cylindre dans lequel Torm conservait ses rouleaux, je fus heureux d'apercevoir le petit scribe debout à sa fenêtre retaillée. Je me rends compte maintenant qu'il devait attendre là depuis des heures. Il leva son bras vêtu de bleu dans un geste d'adieu — assez tristement, pensai-je. Je lui rendis son salut, puis détournai les yeux de Ko-ro-ba pour regarder les collines au-delà. Je n'éprouvais pas, tant s'en faut, l'exaltation ressentie lors de ma première envolée aventureuse sur le dos du tarn. J'étais troublé et furieux, consterné par les affreux détails du projet que je devais mener à bien. Je pensais à l'innocente jeune femme ligotée inconsciente devant moi. Comme j'avais été surpris quand elle était apparue dans la petite pièce voisine de la Chambre du Conseil derrière mon père ! Elle s'était agenouillée à ses pieds dans la posture d'Esclave de Tour pendant qu'il m'expliquait le plan du Conseil. Le pouvoir de Marlenus, en grande partie du moins, tenait à l'aura donnée par la victoire qui n'avait jamais cessé de le favoriser, agissant comme un charme magique sur ses soldats et la population de sa ville. Jamais vaincu au combat, Ubar des Ubars, il avait audacieusement refusé de renoncer à son titre après une guerre de vallées douze ans plus tôt et ses soldats avaient refusé de le quitter, refusé de l'abandonner au sort traditionnel des Ubars trop ambitieux. Les soldats et le Conseil de sa Cité s'étaient laissé prendre à ses flatteries, à ses promesses de fortune et de puissance pour Ar. À la vérité, leur confiance semblait avoir été bien placée puisque maintenant Ar, au lieu d'être une cité isolée harcelée comme tant d'autres sur Gor, était une Cité centrale où étaient gardées les Pierres du Foyer d'une douzaine d'autres, jusque-là libres. Il y avait maintenant un Empire d'Ar, un État solide, arrogant, belliqueux, trop évidemment occupé à diviser ses ennemis et à étendre son hégémonie politique de cité à cité, à travers les plaines, collines et déserts de Gor. Un jour viendrait où Ko-ro-ba serait forcée d'affronter, avec une poignée de tarniers seulement, les hommes de l'Empire d'Ar. Mon père, en tant qu'Administrateur de Ko-roba, avait tenté de conclure une alliance contre Ar, mais les Cités Libres de Gor, dans leur orgueil et leur méfiance, leur volonté presque fanatique de protéger l'indépendance de leur destinée, refusèrent cette alliance. En fait, elles avaient, à la mode de Gor, chassé les envoyés de mon père de leur Chambre du Conseil avec les fouets normalement utilisés sur les esclaves, insulte à laquelle Ko-ro-ba aurait réagi à tout autre moment par une déclaration de guerre. Mais, comme le savait mon père, un conflit entre les Cités Libres aurait été une vraie folie, de nature à réjouir Marlenus au plus haut point. Mieux valait que Ko-ro-ba supportât l'indignité d'être considérée comme une cité de lâches. Mais si la Pierre du Foyer d'Ar, le symbole et l'essence de l'Empire, pouvait être enlevée d'Ar, le charme de Marlenus serait peut être rompu. Il deviendrait un objet de risée, suspect à ses propres hommes, le Chef qui a perdu la Pierre du Foyer. Il aurait de la chance s'il n'était pas empalé publiquement. La jeune femme sur la selle devant moi remua, l'effet de la drogue se dissipant. Elle geignit doucement et s'appuya contre moi. Dès que nous avions pris de la hauteur, j'avais détaché les liens qui entravaient ses jambes et ses poignets, ne laissant que la large ceinture qui la liait solidement au dos du tarn. Je ne tolérerais pas de voir le plan du Conseil exécuté en totalité, pas en ce qui la concernait, même si elle avait d'elle-même accepté de jouer son rôle dans cette mission en sachant que sa vie était en jeu. Je ne connaissais pratiquement d'elle que son nom, Sana, et le fait qu'elle était une esclave originaire de la Cité de Thentis. Tarl l'Aîné m'avait dit que Thentis était une ville renommée pour ses hardes de tarns, située au coeur des montagnes d'où elle tirait son nom. Un commando d'Ar avait attaqué les volées de tarns et les cylindres des environs de Thentis, et la jeune femme avait été capturée. Elle avait été vendue dans Ar le jour de la Fête de l'Amour et achetée par un agent de mon père. Pour l'exécution du plan du Conseil, il avait besoin d'une jeune femme qui consentirait à donner sa vie pour être vengée des hommes d'Ar. Je ne pouvais pas m'empêcher de plaindre son sort, même dans le rude monde de Gor. Elle en avait trop supporté et n'était visiblement pas du bois dont on fait les filles de taverne ; l'esclavage n'aurait pas été une vie pour elle, comme il pouvait l'être pour celles-là. J'avais l'impression qu'en dépit de son collier, elle était libre. Je l'avais senti même quand mon père lui avait ordonné de se mettre debout et de m'offrir sa soumission, me reconnaissant comme son nouveau maître. Elle s'était levée, avait traversé la pièce, pieds nus sur le sol de pierre, et s'était agenouillée devant moi, baissant la tête et levant ses mains qu'elle tendit vers moi, les mains croisées. La signification rituelle du geste de soumission n'avait pas été perdue pour moi; ses poignets m'étaient offerts comme pour être liés. Son rôle dans le plan était simple, mais s'achevait par la mort. La Pierre du Foyer d'Ar, de même que la plupart des Pierres du Foyer dans les Cités des Cylindres, était simplement posée sur la plus haute tour, comme pour défier ouvertement les tarniers des cités rivales. Bien sûr, elle était gardée avec soin et, au premier signe de danger sérieux; elle serait certainement mise en sûreté. Toute tentative visant la Pierre du Foyer était considérée par les citoyens d'une ville comme le pire des sacrilèges et punissable de la pire des morts mais, paradoxalement, on estimait qu'il n'y avait pas de plus grand exploit que de dérober la Pierre du Foyer d'une autre cité et le guerrier qui y parvenait était acclamé, sa ville lui accordait les plus grands honneurs et on lui croyait acquise la faveur des Prêtres-Rois en personne. La Pierre du Foyer d'une cité joue un rôle primordiale dans diverses cérémonies. La prochaine devait être la Fête des Plantations de Sa-Tarna, la Fille-de-vie, célébrée au début de la saison de la croissance des plantes pour assurer une bonne récolte. C'est une fête complexe, observée par la plupart des cités goréennes avec des rites nombreux et compliqués. Les détails en sont fixés et exécutés principalement par les Initiés de chaque cité. Cependant, certaines parties des cérémonies sont souvent dévolues à des membres des Hautes Castes. Dans Ar par exemple, un membre des Constructeurs se rend de très bonne heure sur le toit où se trouve la Pierre du Foyer et place le symbole primitif de son métier - une équerre de métal - devant la Pierre en priant les Prêtres-Rois pour qu'ils accordent la prospérité à sa caste pendant l'année qui vient; plus tard dans journée, ce sera un Guerrier qui, de même, déposera ses armes devant la Pierre, suivi par d'autres représentants de chaque caste. Fait significatif, pendant que ces membres des Hautes Castes célèbrent leur partie du rite, les Gardiens de la Pierre du Foyer se retirent momentanément à l'intérieur du cylindre pour laisser, dit-on, le célébrant seul avec les Prêtres-Rois. Enfin, point culminant de la Fête des Plantations d'Ar, et détail de la plus grande importance pour le plan du Conseil de Ko-ro-ba, un membre de la famille de l'Ubar monte la nuit sur le toit, à la lueur des trois lunes pleines avec lesquelles correspond la fête, pour jeter des grains sur la Pierre et verser des gouttes d'une boisson rouge ressemblant à du vin, faite avec les fruits de l'arbre Ka-la-na. Ce membre de la famille de l'Ubar prie ensuite les Prêtres-Rois d'accorder une abondante récolte, puis retourne à l'intérieur du cylindre, tandis que les Gardiens de la Pierre du Foyer reprennent leur veille. Cette année-ci, l'honneur de l'offrande du grain devait échoir à la fille de l'Ubar. Je ne savais rien d'elle, excepté que son nom était Talena, qu'elle était d'après la rumeur publique une des beautés d'Ar et que j'étais censé la tuer. D'après le plan du Conseil de Ko-ro-ba, juste au moment de l'offrande, à la vingtième heure goréenne (c'est-à-dire à minuit), je devais descendre sur le toit du plus haut cylindre d'Ar, tuer la fille de l'Ubar et emporter son corps et la Pierre du Foyer, abandonnant le premier dans la région marécageuse au nord d'Ar et rapportant l'autre à Ko-ro-ba. Sana, la jeune femme que j'avais devant moi sur la selle, revêtirait les lourdes tuniques et les voiles de la fille de l'Ubar et retournerait à sa place à l'intérieur du cylindre. Il faudrait probablement au moins quelques minutes pour que son identité soit découverte et, avant cela, elle prendrait le poison fourni par le Conseil. Deux jeunes femmes devaient mourir pour me donner le temps de m'échapper avec la Pierre du Foyer avant que l'alarme soit donnée. Dans mon coeur, je sentais que je n'exécuterais pas ce plan. Je changeai brusquement de direction, tirant sur la rêne quatre pour guider mon tarn vers la vague bleue d'une chaîne de montagnes qui miroitait dans le lointain. La jeune femme devant moi gémit et s'ébroua, ses mains tremblantes allant vers le capuchon d'eslave bouclé sous sa tête. Je l'aidai à le retirer et fus ravi par le flamboiement soudain de ses longs cheveux blonds se déployant près de ma joue. Je mis le capuchon dans la sacoche de ma selle, admirant la jeune esclave non seulement pour sa beauté mais encore plus de ne pas sembler effrayée. Il y avait pourtant de quoi terrifier n'importe quelle jeune femme: la hauteur à laquelle elle se retrouvait, la monture sauvage qui l'emportait, la perspective du sort terrible qu'elle croyait l'attendre la fin de notre voyage. Mais c'était, évidemment, une fille de la montagneuse Thentis, renommée pour ses troupes de tarns féroces. Une telle fille ne devait pas s'affoler facilement. Elle ne se retourna pas pour me regarder, mais elle examina ses poignets, les frotta doucement. Les marques des courroies qui les enserraient au début et que j'avais enlevées étaient à peine visibles. — Tu m'as détachée, dit-elle, et tu as enlevé mon capuchon. Pourquoi ? - J'ai pensé que tu serais plus à l'aise, répliquai-je. — Tu traites une esclave avec une considération inattendue, reprit-elle. Merci. — Tu n'as pas... peur? demandai-je en hésitant sur les mots, me sentant idiot. Je veux dire... au sujet du Tarn. Tu as dû déjà en monter. Moi, la première fois, j'étais terrorisé. La jeune femme tourna son regard vers moi, perplexe. — Les femmes sont rarement autorisées à monter sur le dos des tarns, répondit-elle. Dans des nacelles, parfois, mais pas comme un guerrier. (Elle fit une pause ; le vent passait en sifflant, un bruit régulier mêlé au claquement rythmé des ailes battantes du tarn.) Tu dis que tu as eu peur... la première fois que tu as monté un tarn ? — Oui. Je ris en me rappelant l'excitation et le sentiment du danger. — Pourquoi dis-tu à une esclave que tu as eu peur? — Je ne sais pas, répliquai-je, mais le fait est que j'ai eu peur. Elle détourna de nouveau les yeux et regarda sans la voir la tête du grand tarn qui fendait le vent. — Je suis déjà montée une fois sur le dos d'un tarn, dit-elle amèrement, jusqu'à Ar, ligotée en travers de la selle, avant d'être vendue dans la Rue des Marques. Ce n'était pas facile de bavarder sur le dos d'un grand tarn à cause du vent et, d'autre part, en dépit de mon envie de communiquer avec la jeune femme, je sentais que je ne le pouvais pas. Elle fixait l'horizon et son corps se raidit tout à coup. — Ce n'est pas la route pour Ar ! s'écria-t-elle. — Je sais, répondis-je. — Que fais-tu ? (Elle se tourna d'un bloc sous la courroie pour me dévisager, les pupilles dilatées.) Où vas-tu, Maître ? Le mot « Maître », bien qu'approprié venant de cette jeune femme qui était, légalement du moins, ma propriété, me fit sursauter. — Ne m'appelle pas Maître ! dis-je. — Mais tu es mon Maître, rétorqua-t-elle. Je pris dans ma tunique la clef que m'avait donnée mon père, celle du collier de Sana. Je l'insérai dans la serrure sur sa nuque, la tournai, actionnant le mécanisme. J'arrachai le collier de son cou et le lançai ainsi que la clef par-dessus le dos de l'animal, les regardant tomber dans une longue et gracieuse parabole. Elle s'assit devant moi, ses mains palpant son cou avec incrédulité. — Pourquoi ? demanda-t-elle. Pourquoi? Que lui dire? Que je venais d'un autre monde, que j'étais déterminé à ne pas adopter toutes les manières de faire de Gor ou que je m'étais intéressé à elle, en quelque sorte, si impuissante dans sa situation - que l'émotion qu'elle m'avait inspirée m'amenait à la considérer, non comme un instrument pour moi ou Conseil, mais comme une jeune femme pleine de vie qui ne devait pas être sacrifiée aux jeux de la diplomatie ? - J'ai mes raisons pour te libérer, déclarai-je, mais, je ne suis pas certain que tu les comprendrais. Et j'ajoutai tout bas, pour moi-même, que je n'étais pas tellement certain de les comprendre non plus. --Mon père et mes frères te récompenseront, promit-elle. — Non, répliquai-je. — Si tu le désires, l'honneur leur commande de t'accorder ma main sans payer le prix de la fiancée. — La route pour Thentis sera longue, dis-je. Elle répliqua avec fierté : — Mon prix sera de cent tarns ! Je sifflai entre mes dents : mon ex-esclave coûterait maintenant un bon prix: je n'aurais pas pu l'acheter sur ma solde de Guerrier. — Si tu veux atterrir, reprit Sana, apparemment décidée à ce que je sois dédommagé d'une manière quelconque, je satisferai ton plaisir. Je pensais soudain qu'il existait au moins une réponse qu'elle pourrait comprendre - elle qui fut élevée dans les codes de l'honneur de Gor - et qui la ferait taire. — Voudrais-tu diminuer la valeur du don que je t'ai fait? demandai-je en feignant la colère. Elle réfléchit un instant, puis déposa avec douceur un baiser sur mes lèvres. ---Non, Tarl Cabot de Ko-ro-ba, mais tu sais bien que je ne pourrais rien faire qui diminue la valeur de ton cadeau. Tarl Cabot, j'ai de l'affection pour toi ! Je me rendis compte qu'elle m'avait parlé comme une femme libre, en m'appelant par mon nom. Je l'entourai de mes bras, l'abritant de mon mieux contre le souffle cinglant et glacé du vent. Puis je me dis : cent tarns, vraiment ! Quarante peut-être, parce qu'elle était belle. Pour une centaine de tarns, on pourrait avoir la fille d'un Administrateur; pour un millier, peut-être même la fille de l'Ubar d'Ar ! Mille tarns représenteraient une formidable augmentation de la force de cavalerie d'un Chef de Guerre goréen. Sana, avec où sans collier, avait la vanité irritante et touchante des jeunes beautés de son sexe. Je la laissai sur une tour de Thentis, l'embrassai, détachai ses mains de mon cou. Elle pleurait, avec toute l'absurdité incompréhensible de la gent féminine. Je fis s'élever le tarn, agitant la main en signe d'adieu à la petite silhouette qui portait toujours la livrée rayée en diagonale des esclaves. Son bras blanc était dressé et ses cheveux blonds flottaient derrière elle sur le toit venteux du cylindre. Je fis virer le tarn dans la direction d'Ar. Comme je traversais le Vosk, ce puissant fleuve de quelque quarante pasangs de largeur qui s'élance le long des frontières d'Ar pour se jeter dans le golfe de Tamber, je compris que j'étais enfin à l'intérieur de l'Empire d'Ar. Sana avait insisté pour que je garde la pilule de poison que le Conseil lui avait donnée afin lui épargner les tortures qui suivraient inévitablement la découverte de son identité dans les cylindres d'Ar. Toutefois, je sortis la pilule de ma tunique et la jetai dans les eaux abondantes du Vosk. Elle constituait une tentation à laquelle je n'avais aucune envie de succomber. Si la mort était facile, je risquais de chercher moins ardemment à sauver ma vie. Des temps viendraient où, dans ma faiblesse, je devrais regretter cette décision. Trois jours furent nécessaires pour atteindre les environs de la Cité d'Ar. Peu après avoir traversé le Vosk, j'étais descendu et j'avais campé, après quoi je n'avais voyagé que la nuit. Pendant le jour, je libérais mon tarn pour lui permettre de se nourrir comme il voulait. Ce sont des chasseurs diurnes et qui ne mangent que ce qu'ils attrapent eux-mêmes, en général une des rapides antilopes goréennes ou un taureau sauvage pris à la course et emporté dans les serres monstrueuses jusqu'à une hauteur où cette proie est mise en pièces et dévorée. Inutile de préciser que les tarns sont une menace pour tout ce qui vit et qui a l'infortune de tomber dans l'ombre de leurs ailes - même des êtres humains. Le premier jour, à l'abri des bouquets d'arbres qui poussent çà et là dans les plaines frontalières de Gor, je dormis, mangeai mes rations et m'exerçai au maniement de mes armes pour assouplir mes muscles et combattre la raideur que peuvent provoquer des périodes prolongées à dos de tarn. Mais je m'ennuyais. Au premier abord, même la campagne était déprimante, car les hommes d'Ar, pour des raisons stratégiques, avaient dévasté une zone de quelque deux ou trois cents pasangs sur leurs frontières, coupant les arbres fruitiers, comblant les puits et semant du sel dans les terres fertiles. Ar, à des fins éminemment pratiques, s'était entourée d'un mur invisible, une région stérilisée, sinistre et presque infranchissable pour des gens à pied. Je fus plus satisfait le deuxième jour où je campai dans un vallon verdoyant parsemé d'arbres Ka-la-na. La nuit précédente, j'avais survolé des champs de céréales d'un jaune argenté sous la lumière des trois lunes. Je maintenais mon cap grâce au cadran lumineux de ma boussole goréenne, dont l'aiguille pointe toujours vers la chaîne des Monts Sardar, résidence des Prêtres-Rois. Parfois, je guidais mon tarn d'après les étoiles, les mêmes étoiles fixes que j'avais vues au-dessus de ma tête, mais sous un autre angle, dans les montagnes du New Hampshire. Mon camp du troisième jour fut installé dans la forêt marécageuse qui borde au nord la Cité d'Ar. J'avais choisi cette région parce que c'est la plus inhabitable à portée de vol d'Ar. J'avais vu trop de feux de villages la nuit précédente et, à deux reprises, j'avais entendu les sifflets à tarn de patrouilles proches, des guerriers qui faisaient leur ronde par groupes de trois. J'eus brièvement envie de renoncer au projet, de devenir hors la loi si vous voulez, déserteur si vous préférez, mais de sauver ma peau, d'essayer de me dégager de ce projet insensé ne serait-ce qu'avec ma vie, et même pour peu de temps. Mais une heure avant minuit, le jour que je savais être celui de la Fête des Plantations de Sa-Tarna, je grimpai de nouveau jusqu'à la selle de mon tarn, tirai sur la rêne numéro un et m'élevai au-dessus des arbres luxuriants de la forêt marécageuse. Presque simultanément, j'entendis le cri rauque d'un chef de patrouille d'Ar: «Nous le tenons ! » Ils avaient suivi mon tarn, le pistant depuis l'endroit où il avait mangé dans la forêt marécageuse et, présent, tels les sommets d'un triangle convergeant rapidement, trois guerriers d'Ar fonçaient sur moi. Ils ne devaient avoir aucune intention de me faire prisonnier car, juste un instant après le cri, un carreau d'arbalète siffla au-dessus de ma tête. Je n'eus pas le loisir de me ressaisir qu'une forme noire ailée se matérialisait devant moi et, à la lumière des trois lunes, je vis un guerrier monté sur un tarn passer en me décochant un coup de lance. Il aurait certainement atteint son but si mon tarn n'avait pas viré brusquement sur la gauche, manquant entrer en collision avec un autre tarn et son cavalier, lequel me décocha un carreau d'arbalète qui s'enfonça profondément dans la sacoche avec un bruit de cuir qui claque. Le troisième guerrier d'Ar arrivait par-derrière. Je me retournai, levai l'aiguillon dont la boucle était passée à mon poignet pour parer son coup de lame. Épée et aiguillon se rencontrèrent avec un fracas retentissant et une pluie de scintillantes étincelles jaunes jaillit. J'avais dû, à un moment donné, mettre le commutateur en position marche. Mon tarn et celui de l'assaillant reculèrent comme d'instinct devant l'éclair de l'aiguillon : j'avais, sans le faire exprès, gagné un peu de temps. Je détachai mon arc et y ajustai une flèche tout en faisant virer mon tarn d'un coup sec dans un puissant battement d'ailes frémissantes. Je crois que le premier de mes poursuivants n'avait pas pensé que je ferais tourner l'oiseau. Ils s'attendaient à une chasse. Comme je passais devant lui, je vis ses yeux écarquillés dans le Y de son casque lorsque, dans cette fraction de seconde, il comprit que je ne pouvais pas manquer mon coup. Je le vis se raidir soudain sur sa selle et j'eus vaguement conscience que son tarn filait comme un éclair en criant. Les deux autres hommes de la patrouille viraient pour m'attaquer. Ils foncèrent sur moi, séparés par quatre ou cinq mètres, afin de me cerner de chaque côté, de forcer mon tarn à lever les ailes et de le maintenir, pour les quelques instants dont ils avaient besoin, immobilisé entre leurs propres montures. Je n'avais pas le temps de réfléchir, mais je me rendis compte pourtant que mon épée était maintenant dans ma main et l'aiguillon passé dans ma ceinture. Au moment où nous nous heurtions en plein vol, je tirai d'un coup sec sur la rêne un pour faire entrer en jeu les serres ferrées de mon tarn de guerre. Et je n'ai jamais cessé de bénir les Éleveurs de Tarns de Ko-ro-ba pour le consciencieux dressage auquel ils avaient soumis le grand oiseau. Ou peut-être devrais-je bénir l'esprit combatif de ce géant ailé, mon tarn de guerre, cet être terrible que Tarl l'Aîné avait appelé le tarn des tarns. Déchirant du bec et des serres, poussant des cris à briser le tympan, mon tarn attaqua les deux autres oiseaux. Je croisai le fer avec le plus proche des deux guerriers dans une brève passe d'armes qui n'a guère pu durer plus d'un instant. Je m'aperçus soudain, dans une sorte de vertige, que l'un des tarns ennemis tombait avec des battements d'ailes lourds et désordonnés vers les profondeurs de la forêt marécageuse, L'autre guerrier fit virer son tarn comme pour une nouvelle attaque mais, alors, il dut s'aviser subitetement que son devoir était de donner l'alarme et, me criant quelque chose d'un ton rageur, il fit de nouveau pivoter son tarn, qui fila vers les lumières d'Ar. Avec l'avance qu'il avait, il devait se sentir tranquille, mais je savais que mon tarn était capable de le rattraper sans peine. J'alignai mon tarn sur le petit point qui battait en retraite. Quand nous approchâmes du guerrier fuyard, je plaçai une deuxième flèche sur mon arc. Au lieu de tuer le guerrier, je lâchai la flèche dans l'aile de son tarn. Celui ci pivota sur lui-même et commença à ménager son aile blessée. Le guerrier était désormais incapable de contrôler sa monture et je vis le tarn descendre maladroitement, plongeant en cercles irréguliers dans l'obscurité au dessous. Je tirai la rêne numéro un et, quand nous eûmes atteint une altitude où j'avais du mal à respirer, je mis cap sur Ar. Je désirais voler au-dessus des parcours suivis normalement par les patrouilles. Lorsque je fus proximité d'Ar, je me tapis sur la selle et espérai que la petite silhouette que les veilleurs des tours extérieures pourraient apercevoir sur une lune serait prise pour un tarn sauvage survolant la ville de très haut. La Cité d'Ar devait compter plus de cent mille cylindres, resplendissant tous des illuminations de la Fête des Plantations. Je ne doutais pas qu'Ar fût la plus grande ville de tous les pays connus de Gor. C'était une belle et magnifique cité, une digne monture pour le joyau de l'Empire, cet imposant joyau qui c'était montré si tentant pour son Ubar, le triomphant Marlenus. Et maintenant, làbas, quelque part dans merveilleux flamboiement de lumière, il y avait un humble morceau de pierre, la Pierre du Foyer de cette grande cité, et je devais m'en emparer. 6 NAR L'ARAIGNÉE Je n'eus guère de mal à distinguer la plus haute tour d'Ar; le cylindre de l'Ubar Marlenus. Comme je descendais plus près, je vis que les ponts étaient bondés de gens qui célébraient la Fête des Plantations, dont beaucoup peut-être rentraient chez eux en titubant, ivres de Paga. Volant parmi les cylindres, il y avait des tarniers, guerriers montés qui jouissaient de la liberté sans frein de la fête, luttant de vitesse, mimant des passes armes, abattant parfois leur tarn comme la foudre les ponts pour les faire remonter à quelques centimêtres seulement des têtes terrifiées des passants. Audacieusement, je fis plonger mon tarn au milieu des cylindres, comme si j'étais un des tamiers déchaînés d'Ar. Je le fis se poser sur une de ces poutrelles acier qui émergent çà et là des cylindres et servent de perchoir. Le grand oiseau ouvrit et ferma ses ailes, ses serres ferrées résonnant sur le juchoir de métal quand il changeait de position, allant et venant dessus. Enfin satisfait, il rabattit ses ailes contre son corps et resta immobile, à part les mouvements alertes de sa grande têe et l'éclair de ses yeux méchants qui scrutaient le flot d'hommes et de femmes sur les ponts voisins. Mon coeur se mit à battre frénétiquement et je songeai que je pourrais encore facilement quitter Ar à tire-d'aile. Puis, un guerrier sans casque, ivre, s'approcha et me contesta le perchoir, un tarnier déchaîne de rang inférieur qui cherchait la bagarre. Si j'avais cédé, cela aurait suscité aussitôt des soupçons car, sur Gor, la seule réaction honorable à un défi, c'est de le relever promptement. — Que les Prêtres-Rois foudroient tes os ! criai-je aussi joyeusement que je pus, en ajoutant pour faire bonne mesure : Et puisses-tu t'engraisser avec les excréments des tharlarions ! Ce dernier souhait, avec son allusion aux lézards exécrés qu'utilisaient comme monture de nombreux clans primitifs de Gor, sembla lui plaire. — Que ton tarn perde ses plumes ! clama-t-il à pleine gorge en se tapant sur la cuisse et en faisant poser son tarn sur le perchoir. Il se pencha et me lança une outre de Paga; j'y pris une longue lampée, puis la lui renvoyai dédaigneusement dans les bras. Il reprit aussitôt son vol en braillant une chanson contant les malheurs d'une fille à guerriers, tandis que l'outre de Paga planait derrière lui au bout de ses longues courroies. Comme la plupart des boussoles de Gor, la mienne contenait un chronomètre; je pris la boussole, la retournai et pressai le bouton qui soulevait le fond du boîtier, laissant apparaître le cadran. La vingtième heure était écoulée depuis deux minutes ! Adieu mes idées de fuite et de désertion ! Je forçai brusquement mon tarn à s'envoler et filai comme l'éclair vers la tour de l'Ubar. Un instant plus tard, elle fut au-dessous de moi. Je plongeai aussitôt, car personne ne vient à dos de tarn dans le voisinage de la tour d'un Ubar sans de bonnes raisons. Comme je descendais, je vis le vaste toit rond du cylindre. Il semblait translucide et éclairé par en dessous d'une couleur bleuâtre. Au centre du cercle se trouvait une plate-forme basse, ronde, d'environ dix pas de diamètre, qu'on atteignait par quatre marches circulaires faisant à peu près le tour de la plate-forme. Sur celle-ci, il y avait une silhouette sombre enveloppée de draperies, toute seule. Lorsque mon tarn s'abattit sur la plate-forme et que je sautai à bas de son dos, j'entendis un cri de femme. Je me précipitai vers le centre de la plate-forme, écrasant sous mon pied un petit panier rituel rempli de grains, envoyant promener un récipient de Ka-la-na qui se trouvait sur mon chemin et répandant le liquide rouge fermenté sur le sol de pierre. Je courus au tas de Pierres au milieu de la plate-forme, les oreilles pleines des cris de la jeune fille. J'entendis hurler des hommes et cliqueter des armes non loin de là: c'étaient des guerriers qui montaient en courant l'escalier conduisant au toit. Laquelle était la pierre du Foyer ? Je dispersai les Pierres à coups de pied. L'une d'elles devait être la Pierre du Foyer d'Ar, mais laquelle ? Comment la distinguer des autres Pierres de Foyer de ces cités qui étaient tombées sous le joug d'Ar ? Oui ! C'était celle qui serait rouge de Ka-la-na, qui serait jonchée de graines de céréales ! Je tâtai frénétiquement les Pierres, mais plusieurs étaient humides parsemées de grains de Sa-Tarna. Je sentis la personne lourdement vêtue qui me tirait en arrière, qui enfonçait ses ongles dans mon cou et mes épaules, m'attaquait avec toute la fureur de son corps exaspéré. Je lui décochai en retour un coup de poing, la forçant à reculer. Elle tomba à genoux et rampa soudain jusqu'à l'une des Pierres, la saisit et fit demi-tour pour s'enfuir. Une lance se brisa sur la plate-forme près de moi. Les Gardes étaient sur le toit ! Je bondis à la poursuite de la silhouette drapée, l'empoignai, la fis tourner et lui arrachai des mains la Pierre qu'elle portait. Elle me frappa et me poursuivit jusqu'au tarn qui battait des ailes avec excitation, se préparant à abandonner le tumulte du cylindre. Je pris mon élan et attrapai l'anneau de la selle, détachant par inadvertance l'échelle-montoir. En un instant, j'avais enfourché la selle du tarn et tiré brutalement sur la rêne numéro un. La silhouette aux lourds vêtements essayait de gravir l'échelle, mais elle était gênée par le poids et la raideur de ses habits surchargés d'ornements. Je jurai quand une flèche m'érafla l'épaule, au moment où les grandes ailes du tarn battaient et où le monstre prenait son essor. Il était en l'air, le sifflement des flèches résonna dans mes oreilles, avec les clameurs des hommes furieux et un long hurlement de terreur proféré par une voix de jeune fille. Je regardai au-dessous de moi, consterné. La silhouette lourdement vêtue était toujours cramponnée désespérément à l'échelle. Elle était maintenant au-dessus du toit et se balançait dans le vide sous le tarn, tandis que les lumières d'Ar plongeaient rapidement dans le lointain. Je dégainai mon épée pour détacher l'échelle de la selle, mais je suspendis mon geste et remis avec colère la lame dans son fourreau. Je ne pouvais pas me permettre d'emporter ce poids supplémentaire, mais je ne pouvais pas non plus me décider à libérer l'échelle et précipiter la jeune fille vers la mort. Je jurai comme montaient vers moi les notes frénétiques des sifflets à tarns. Tous les tarniers d'Ar s'envoleraient ce soir. Je dépassai les cylindres extérieurs d'Ar et me retrouvai libre dans la nuit goréenne, filant bon train vers Ko-ro-ba. Je plaçai la Pierre du Foyer dans la sacoche dont je fis claquer la serrure, puis me penchai pour remonter l'échelle. La jeune fille geignait de terreur; ses muscles et ses doigts semblaient gelés. Même après l'avoir hissée sur le devant de la selle et attachée solidement à l'anneau, je dus arracher de force ses doigts du barreau l'échelle. Je pliai celle-ci et la fixai à sa place sur côté de la selle. J'étais désolé pour cette jeune fille, pion impuissant dans ce déplorable jeu de conquête, les petits cris inarticulés qu'elle poussait provoaient ma pitié. — Essaie de te ressaisir, dis-je. Elle tremblait en gémissant. — Je ne te ferai pas de mal, repris-je. Dès que nous serons hors de la forêt marécageuse, je te déposerai sur une route allant vers Ar. Tu seras sauve. (Je voulais ainsi la rassurer.) Demain matin, tu seras de retour à Ar, promis-je. J'eus l'impression qu'elle balbutiait faiblement quelques mots incohérents de gratitude; elle se tourna vers moi avec confiance et passa ses bras autour de ma taille comme pour avoir une sécurité supplémentaire. Je sentis son corps innocent tremblant contre mien, sa confiance en moi, puis elle resserra soudain ses bras autour de ma taille et, avec un cri rage, me fit basculer hors de la selle. À la seconde angoissante où j'entamais ma chute, je me rendis compte que je n'avais pas attaché ma propre ceinture de selle dans l'envolée effrénée du toit du cylindre l'Ubar. Mes mains se tendirent dans le vide sans rien saisir et je tombai la tête la première dans nuit. Je me souviens d'avoir entendu pendant un instant, diminuant peu à peu comme le vent, son rire de triomphe. Je sentis mon corps se raidir pendant la chute, se préparant à l'impact. Je me rappelle m'être demandé si je sentirais le choc de l'écrasement et avoir supposé que oui. D'une façon parfaitement absurde, j'essayai de me détendre, de relaxer mes muscles, comme si cela avait quelque importance. J'attendis le choc, j'eus conscience d'une vive douleur en traversant des branches que je brisai au passage et d'un plongeon dans une substance douce, souple, flexible. Je perdis conscience. Quand je rouvris les yeux, je me retrouvai en partie prisonnier d'un vaste entrelacs de larges fibres élastiques qui formaient un filet, de peut-être un pasang de large, à travers lequel, en de nombreux points, jaillissaient les arbres monstrueux de la forêt marécageuse. Je sentis le filet, ou la toile, trembler et je m'efforçai de me lever, mais je m'aperçus que j'étais incapable de me mettre debout. Ma chair adhérait à la substance collante des larges fibres. Approchant de moi, d'une démarche légère en dépit de son volume, avançant d'un pas dansant sur les fibres, survint une des Araignées des Marais de Gor. Je fixai le ciel bleu, voulant que ce soit la dernière image qu'il me reste du monde. Je frissonnai lorsque la bête s'arrêta près de moi. Je sentis le léger attouchement de ses pattes de devant, je sentis le déplacement exploratoire des poils sensitifs de ses appendices. Je la regardai et elle abaissa sur moi ses quatre paires d'yeux nacrés avec une expression interrogatrice, pensai-je. Alors, à ma grande stupéfaction, j'entendis un son reproduit mécaniquement demander : — Qui es-tu ? Je frémis, croyant que j'avais fini par perdre la raison. Au bout d'un instant, la voix répéta la question, légèrement plus fort, puis ajouta: — Es-tu de la Cité d'Ar ? — Non, répondis-je, jouant mon rôle dans ce que prenais pour une hallucination fantastique au cours de laquelle je conversais follement avec moi-même. Non, je n'en suis pas. Je suis de la Cité Libre e Ko-ro-ba. Quand j'eus déclaré cela, le monstrueux insecte se pencha et j'aperçus les mandibules, semblables à des couteaux recourbés. Je me raidis dans la perspective d'une brusque morsure latérale de ces mâchoires pareilles à des tenailles. Au lieu de cela, de la salive ou une sécrétion du même genre - fut répandue sur la toile dans mon voisinage, ce qui annula son pouvoir adhésif. Une fois libéré, je fus soulevé délicatement dans les mandibules et porté au bout de la toile, où l'araignée saisit une fibre pendante, descendit et me déposa sur le sol. Elle s'éloigna alors de moi sur ses huit pattes, mais sans me quitter une seconde du regard nacré de ses yeux multiples. J'entendis de nouveau le son mécanique. Il disait: — Mon nom est Nar et je suis du Peuple des Araignées. Je remarquai alors pour la première fois, attaché son abdomen, un appareil traducteur assez semblable à ceux que j'avais vus à Ko-ro-ba. Il transposait apparemment en sons du langage humain des impulsions sonores au-dessous de mon seuil auditif. Mes propres réponses étaient certainement adaptées d'une manière similaire à un registre que l'insecte pouvait comprendre. Une des pattes de l'insecte manipula un bouton sur l'appareil traducteur. — Entends-tu ceci ? demanda-t-il. Il avait ramené le volume sonore à son intensité originelle, celle à laquelle il avait posé sa première question. — Oui, dis-je. L'insecte parut soulagé. — J'en suis heureux, déclara-t-il. Parler fort ne me paraît pas convenable pour des créatures douées de raison. — Tu m'as sauvé la vie, dis-je. Merci. — Ma toile t'a sauvé la vie, corrigea l'insecte. (Il resta un instant silencieux puis, comme s'il sentait mon appréhension, il déclara:) Je ne te ferai pas de mal. Le Peuple des Araignées ne fait pas de mal aux créatures douées de raison. — Je t'en suis reconnaissant, affirmai-je. La remarque qui suivit me coupa le souffle. — Est-ce toi qui as volé la Pierre du Foyer d'Ar? J'hésitai puis, convaincu que la créature n'avait aucun amour pour les hommes d'Ar, je répondis affirmativement. — Cela me fait plaisir, commenta l'insecte, car les hommes d'Ar ne se conduisent pas bien avec le Peuple des Araignées. Ils nous font la chasse et ne laissent de vivants parmi les nôtres que le nombre suffisant pour filer la Fibre Cur-lon utilisée dans les filatures d'Ar. S'ils n'étaient pas des créatures douées de raison, nous les combattrions. — Comment as-tu su que la Pierre du Foyer d'Ar avait été volée ? demandai-je. — La rumeur est venue de la ville, répandue par toutes les créatures douées de raison, qu'elles rampent, volent ou nagent. (L'insecte leva une patte de devant dont les poils sensoriels tremblèrent sur mon épaule.) On se réjouit grandement sur Gor, mais pas dans la Cité d'Ar. — J'ai perdu la Pierre du Foyer, répliquai-je. J'ai été joué par celle que je suppose être la fille de l'Ubar, jeté à bas de mon tarn, et je n'ai été sauvé de la mort que par ta toile. Je crois que ce soir il y aura de nouveau de la joie dans Ar, quand la fille de l'Ubar rapportera la Pierre du Foyer. La voix mécanique parla de nouveau. — Comment la fille de l'Ubar rapporterait-elle la Pierre du Foyer d'Ar alors que tu as dans ta ceinture l'aiguillon des tarns ? Je fus frappé de la vérité de son propos et stupéfait de n'y avoir pas pensé plus tôt. J'imaginai la jeune fille seule sur le dos du tarn féroce, sans même un aiguillon pour se protéger, si l'oiseau attaquait. Ses chances de survie semblaient à présent plus minces que si j'avais coupé l'échelle-montoir au-dessus des cylindres d'Ar quand elle était suspendue, impuissante en mon pouvoir, cette perfide fille de l'Ubar Marlenus. Bientôt le tarn voudrait se nourrir. Le jour devait être levé depuis plusieurs heures. — Il faut que je retourne à Ko-ro-ba, repris-je. J'ai échoué. — Je te mènerai à la limite du marécage, si tu veux, proposa l'insecte. J'acceptai, en remerciant cette créature douée de raison qui me hissa doucement sur son dos et partit d'une vive allure élégante, frayant son chemin avec délicatesse à travers la forêt marécageuse. Nous étions en route depuis peut-être une heure lorsque Nar, l'Araignée, s'arrêta net et leva en l'air ses deux pattes de devant, étudiant les odeurs, s'efforçant de discerner quelque chose dans l'air humide et dense. — Il y a un tharlarion carnivore, un tharlarion sauvage, dans le voisinage, dit Nar. Cramponne-toi ! Heureusement, je suivis aussitôt son conseil, enfonçant profondément mes mains dans les longs poils noirs qui couvraient son thorax, car Nar s'élança soudain vers un arbre du marais qui était à côté et monta à toute vitesse dans ses branches hautes. Environ deux ou trois minutes plus tard, j'entendis le grognement affamé d'un tharlarion sauvage et, un instant après, le cri perçant d'une jeune fille terrifiée. Du dos de Nar, je pouvais voir le marais avec ses roseaux et ses nuées d'insectes minuscules. D'un rideau de roseaux à quelque cinquante pas sur la droite et à une dizaine de mètres plus bas surgit, trébuchant et criant, la silhouette engoncée d'un être humain lancé dans une course désespérée, les mains tendues en avant. À ce moment, je reconnus les lourdes tuniques de brocart, maintenant éclaboussées par la boue et déchirées, de la fille de l'Ubar. À peine était-elle apparue dans la clairière, pataugeant dans les eaux verdâtres peu profondes près de nous, que la tête redoutable d'un tharlarion sauvage pointa à travers les roseaux, ses yeux ronds et luisants brillant d'excitation; le vaste arc de sa gueule s'ouvrit. Presque trop rapide pour être visible, une espèce de longue lanière brune, sa langue, jaillit de sa gueule et s'enroula autour de la petite silhouette désemparée de la jeune fille. Elle poussa des cris d'horreur en s'efforçant d'arracher de sa taille cette lanière collante, laquelle commença à revenir vers la gueule de la bête. Sans réfléchir, je sautai à bas du dos de Nar, saisis une des longues lianes parasitaires en vrilles qui enlaçaient les formes noueuses des arbres du marécage. En un instant, j'avais atterri dans une giclée d'éclaboussures au pied de l'arbre et je courus vers le tharlarion, l'épée haute. Je m'élançai entre sa gueule et la jeune fille, abattis ma lame d'un geste vif et tranchai d'un coup cette horrible langue brune. Un cri perçant de souffrance déchira l'air lourd de forêt et le tharlarion se dressa tout debout sur ses pattes de derrière, pivota sur lui-même sous l'effet de douleur et ramena son tronçon de langue brune dans sa gueule avec un affreux claquement sec. Puis tomba à la renverse en soulevant des gerbes d'eau, roula sur le côté pour se remettre sur ses pattes et commença à faire aller et venir rapidement sa tête pour scruter les alentours. Presque aussitôt, ses yeux se fixèrent sur moi ; sa gueule, maintenant pleine d'une écume incolore, s'ouvrit, révélant ses rangées de dents. Il chargea, ses grands pieds griffus battant l'eau du marais avec un bruit d'explosion. En un instant, la gueule avait cherché à me saisir et j'avais imprimé profondément l'empreinte de mon épée dans les rangées de dents de sa mâchoire inférieure. La gueule se rouvrit, je pliai les genoux et les mâchoires passèrent au-dessus de moi tandis que je frappais en l'air, transperçant le cou de l'animal. Il recula de quatre ou cinq pas avec lenteur, en vacillant. La langue, ou plutôt le tronçon de langue, jaillit deux ou trois fois hors de sa gueule comme si l'animal ne se rendait pas compte qu'il n'en disposait plus. Le tharlarion s'enfonça un peu plus dans le marais, ses yeux à demi fermés. Je compris que le combat était terminé. De sa gorge suintait un nouveau flux de cette sécrétion incolore. Autour de ses flancs, comme il s'affaissait dans la vase, l'eau bougea et je sus que les petits lézards aquatiques de la forêt marécageuse avaient entrepris leur macabre besogne. Je me penchai et lavai la lame de mon épée de mon mieux dans l'eau verte, mais ma tunique était si boueuse et trempée que je n'avais rien pour sécher le fer. Aussi, tenant l'épée à la main, je retournai en pataugeant dans la vase au pied de l'arbre et grimpai sur le petit tertre sec à sa base. Je jetai un coup d'ceil autour de moi. La jeune fille s'était enfuie. Ce qui m'irrita, je ne sais pourquoi, tout en jugeant que c'était un bon débarras. Somme toute, qu'est-ce que j'espérais ? Qu'elle me remercie de lui avoir sauvé la vie? Elle m'avait sans doute abandonné au tharlarion en se réjouissant de sa chance de fille d'Ubar qui faisait que ses ennemis se détruisaient mutuellement pendant qu'elle s'en tirait. Je me demandai si elle irait loin dans le marais avant qu'un autre tharlarion flaire sa trace. J'appelai : — Nar! cherchant mon camarade l'Araignée, mais, comme la jeune fille, il avait disparu. Épuisé, je m'assis, adossé à l'arbre, ma main ne lâchant pas la garde de mon épée. Distraitement, avec répulsion, je regardais le corps du tharlarion dans le marais. Comme les lézards d'eau s'étaient gavés, la carcasse allégée avait roulé dans l'eau et changé de position. À présent, au bout de quelques minutes seulement, le squelette était visible, nettoyé presque complètement, les os luisant sauf là où de petits lézards grouillaient encore, en quête d'une dernière parcelle de chair. Il y eut un bruit. D'un bond, je fus sur pied, l'épée en garde. Mais c'était Nar qui, de sa vive démarche dansante, venait à travers le marais, tenant, avec douceur mais fermeté, la fille de l'Ubar Marlenus entre ses mandibules. Celle-ci frappait Nar de ses poings menus, jurant et donnant des coups de pied d'une manière que j'estimai des plus inconvenantes pour la fille d'un Ubar. De son pas aérien, Nar escalada le tertre et la déposa devant moi, ses yeux nacrés luminescents me fixant comme des lunes blanches sans expression. — Voici la fille de l'Ubar. Marlenus, dit Nar, qui ajouta avec ironie : Elle avait oublié de te remercier de lui avoir sauvé la vie, ce qui est étrange, n'est-ce pas , de la part d'une créature douée de raison. — Silence, insecte ! lança la fille de l'Ubar d'une voix forte, claire et impérieuse. Elle paraissait n'avoir nullement peur de Nar, peut être parce que les citoyens d'Ar étaient familiarisés avec le Peuple des Araignées, mais il était visible que le contact de ses mandibules lui répugnait, et elle frissonna légèrement en essayant d'enlever la sécrétion sur les manches de sa tunique. — Et aussi, reprit Nar, elle parle bien fort pour une créature douée de raison, n'est-ce pas ? Oui, reconnus-je. J'examinai la fille de l'Ubar qui avait maintenant triste mine. Son Costume de Dissimulation était éclaboussé de vase et d'eau du marais et, en plusieurs endroits, le lourd brocart s'était raidi et avait craqué. Les couleurs dominantes de son Costume de Dissimulation étaient de subtils rouges, jaunes et violets, disposés en plis compliqués qui se chevauchaient. Je devinais qu'il avait fallu des heures à ses esclaves pour la revêtir de ces tuniques. De nombreuses jeunes femmes libres de Gor, et presque toujours celles des Hautes Castes, portent des Costumes de Dissimulation quoique, bien sûr, leur tenue soit rarement aussi compliquée et splendidement ouvragée que celle de fille de l'Ubar. Les Costumes de Dissimulation remplissent la même fonction que les vêtements des musulmanes sur ma propre planète, mais ils sont indubitablement plus compliqués et plus encombrants. Normalement, les seuls hommes qui peuvent regarder une femme dévoilée sont le père et le mari. Dans le monde barbare de Gor, les Costumes de Dissimulation sont jugés nécessaires pour protéger les femmes des liens de fibres des tarniers pillards. Peu de guerriers risqueront leur vie pour capturer une femme qui est peut-être aussi laide qu'un tharlarion. Mieux vaut voler des esclaves, ce qui est un délit relativement mineur et permet de s'assurer plus aisément à l'avance des charmes de la captive. Pour l'heure, les yeux de la fille de l'Ubar flambaient de fureur en me regardant par l'étroite ouverture dans son voile. Je remarquai qu'ils étaient verts, ardents, indomptés ; des yeux de fille d'Ubar, une jeune fille habituée à commander les hommes. Je constatai aussi, mais avec beaucoup moins de plaisir, que la fille de l'Ubar était nettement plus grande que moi. À vrai dire, son corps me semblait même quelque peu disproportionné. — Tu vas me relâcher immédiatement et chasser ce sale insecte ! déclara la fille de l'Ubar. — Les Araignées, en fait, sont des insectes particulièrement propres, fis-je observer, mes yeux lui indiquant que je trouvais ses vêtements dégoûtants par comparaison. Elle haussa les épaules d'un air hautain. — Où est le tarn ? questionnai-je. — Tu devrais plutôt demander où est la Pierre du Foyer d'Ar ! — Où est le tarn? répétai-je, plus intéressé pour le moment par le sort de ma férocé monture que par le ridicule morceau de roche pour lequel j'avais risqué ma vie. — Je ne sais pas, dit-elle, et peu m'importe ! — Que s'est-il passé ? Insistai-je. — Je ne tiens pas à être questionnée davantage ! déclara-telle. De rage, je serrai les poings. Alors, avec délicatesse, les mandibules de Nar se refermèrent sur son cou. Un soudain tremblement de peur secoua le corps lourdement vêtu de la jeune fille ses mains tentèrent d'écarter de sa gorge les implacables tenailles chitineuses. Apparemment, la gent Araignée n'était pas aussi inoffensive que la fille de l'Ubar l'avait supposé dans son arrogance. — Dis-lui d'arrêter, haleta-t-elle en se contorsionnant dans l'étreinte de l'insecte, ses doigts essayant en vain de desserrer les mandibules. — Veux-tu sa tête ? demanda calmement la voix mécanique de Nar. Je compris que l'insecte, qui laisserait exterminer son espèce plutôt que de faire du mal à une créature douée de raison, devait avoir quelque plan en tête, ou du moins je le présumai. En tout cas, je répondis : — Oui ! Les mandibules commencèrent à se refermer sur la gorge comme les branches de ciseaux géants. — Arrête ! cria la jeune fille d'une voix qui était un chuchotement affolé. Je fis signe à Nar de desserrer son étreinte. — J'essayais de ramener le tarn à Ar, dit la jeune fille. Je n'avais jamais encore été sur un tarn. J'ai commis des erreurs. Il l'a compris. Il n'y avait pas d'aiguillon. Sur mon geste, Nar écarta ses mandibules du cou de la jeune fille. — Nous étions quelque part au-dessus de la forêt marécageuse, reprit-elle, quand nous avons rencontré une compagnie de tarns sauvages. Ton tarn a attaqué le chef du groupe. Elle frissonna à ce souvenir et je la plaignis de ce qui avait dû être une expérience terrifiante - être attachée sans pouvoir rien faire à la selle d'un tarn géant engagé dans une lutte à mort pour la possession d'une compagnie, à une grande hauteur au-dessus de la forêt marécageuse. — Ton tarn a tué l'autre, continua la jeune fille, et l'a suivi jusqu'au sol où il l'a mis en pièces. (Elle tremblait à cette évocation.) Je me suis dégagée, je me suis glissée sous son aile et j'ai couru me cacher dans les arbres. Au bout de quelques minutes, le bec et les serres tout pleins de sang et de plumes, ton tarn a pris son essor. Je l'ai vu pour la dernière fois à la tête du vol de tarns. Et voilà, pensai-je, le tarn était redevenu sauvage, son instinct avait triomphé du sifflet, du souvenir des hommes — Et la Pierre du Foyer d'Ar? demandai-je. — Dans la sacoche de la selle, répondit-elle, confirmant mon hypothèse. J'avais fermé la sacoche à clef quand j'y avais placé la Pierre du Foyer, et la sacoche fait partie intégrante de la selle du tarn. En parlant, la jeune fille avait eu une voix brûlante de honte et je compris l'humiliation qu'elle éprouvait de n'avoir pas sauvé la Pierre du Foyer. Ainsi, à présent, le tarn était parti, retourné à l'état sauvage qui était sa vraie nature, la Pierre du Foyer était dans la sacoche, j'avais échoué, et la fille de l'Ubar avait échoué aussi, et nous nous retrouvions face à face sur une butte verdoyante dans la forêt marécageuse d'Ar. 7 UNE FILLE D'UBAR La jeune fille se redressa de toute sa hauteur, fière ais quelque peu risible dans ses beaux vêtements souillés de vase. Elle s'écarta de Nar, comme si elle Craignait d'être de nouveau menacée par ses féroces mandibules. Ses yeux flamboyaient par l'étroite ouverture dans son voile. — Il a plu à la fille de Marlenus, déclara-t-elle, de vous informer, toi ainsi que ton frère à huit pattes, du sort de ton tarn et de la Pierre du Foyer que tu cherchais à prendre. Les mandibules de Nar s'ouvrirent et se refermèrent avec agacement. Je n'avais jamais vu cette douce créature si proche de la colère. — Tu vas me relâcher immédiatement ! ordonna la fille de l'Ubar. Tu es libre, à présent, dis-je. Elle me regarda, ébahie, et recula en ayant soin de se tenir à bonne distance de Nar. Elle gardait les yeux sur mon épée comme si elle s'attendait que je la frappe dans le dos si elle se retournait. Finalement, elle dit: — Il est heureux que tu obéisses à mon ordre. Peut-être, en conséquence, ta mort en sera-t-elle facilitée ! — Qui peut refuser quoi que ce soit à la fille d'un Ubar? répliquai-je, avant d'ajouter, méchamment me semble-t-il maintenant : Bonne chance dans les marais ! Elle s'arrêta et frémit. Ses vêtements portaient encore la large tache sur le côté, à l'endroit où la langue du tharlarion s'était enroulée. Je cessai de la regarder et posai la main sur la patte de devant de Nar, doucement, afin de ne pas meurtrir ses poils sensoriels. — Eh bien, Frère, dis-je, me rappelant l'insulte de la fille de l'Ubar, continuons-nous notre voyage ? Je voulais faire comprendre à Nar que toute l'humanité n'était pas aussi méprisante que la fille de l'Ubar à l'égard du Peuple des Araignées. — Certes, Frère, répondit la voix mécanique de Nar. Et j'aurais sûrement préféré être le frère de ce gentil monstre doué de raison plutôt que de bien des barbares que j'ai rencontrés sur Gor. En vérité, peut-être devrais-je me sentir honoré d'être appelé par lui Frère, moi qui ne suis pas arrivé à la hauteur de ses critères, moi qui avais si souvent, intentionnellement ou non, nui aux membres de l'espèce douée de raison. Nar, avec moi sur son dos, quitta la butte. — Attends ! cria la fille de l'Ubar. Tu ne peux pas me laisser ici ! (Elle trébucha un peu en descendant de la butte, fit un faux pas et tomba dans l'eau. Elle s'agenouilla dans l'eau verte stagnante, les mains tendues vers moi, implorante comme si elle se rendait soudain pleinement compte de l'horreur de sa situation, de ce que ce serait que d'être abandonnée dans la forêt marécageuse.) Emmène-moi, supplia-t-elle. — Attends, dis-je à Nar, et l'Araignée géante s'immobilisa. La fille de l'Ubar tenta de se relever mais, ce qui était assez ridicule, une de ses jambes semblait, à présent, soudain beaucoup plus courte que l'autre. Elle trébucha de nouveau et retomba dans l'eau. Elle jura alors comme un tarnier. Je ris et me glissai à bas du dos de Nar. Je pataugeai jusqu'à elle et la soulevai afin de la ramener sur le monticule. Elle était étonnamment légère vu la taille qu'elle avait apparemment. À peine l'avais-je prise dans mes bras qu'elle me gifla violemment de sa main couverte de boue. — Comment oses-tu toucher la fille d'un Ubar ? s'exclama-telle. Je haussai les épaules et la laissai choir dans l'eau. Avec colère, elle joua des pieds et des mains pour se remettre debout et, sautant et trébuchant, regagna le tertre. Je l'y rejoignis et examinai sa jambe. Une chaussure avec une énorme semelle compensée était sortie de son petit pied et pendait près de sa cheville, encore attachée par ses lacets. Elle avait au moins vingt-cinq centimètres de haut. Je ris. Voilà qui expliquait l'incroyable grandeur de la fille de l'Ubar. — Elle est cassée, dis-je. Désolé. Elle essaya de se lever, mais un pied était naturellement vingt-cinq centimètres plus haut que l'autre. Elle tomba encore et je détachai le soulier restant. — Pas étonnant que tu puisses à peine marcher, commentaije. Pourquoi portes-tu ces chaussures stupides ? — La fille d'un Ubar doit regarder ses sujets de haut, fut la simple, quoique extraordinaire, réponse. Lorsqu'elle se leva, nu-pieds maintenant, sa tête était seulement à peine plus haut que mon menton. elle était peut-être un peu plus grande que la moyenne des jeunes filles goréennes, mais pas de beaucoup. Elle gardait les yeux baissés dans une attitude renfrognée, refusant de les lever pour rencontrer les miens. La fille d'un Ubar ne lève pas les yeux vers un homme. — Je t'ordonne de me protéger ! dit-elle sans que son regard quitte le sol. — Je ne reçois pas d'ordres de la fille de l'Ubar d'Ar! rétorquai-je. — Il faut que tu me prennes avec toi, insista-t-elle, les yeux toujours baissés. — Pourquoi ? demandai-je. Après tout, suivant les rudes codes de Gor, je ne lui devais rien; en fait, compte tenu de sa tentative contre ma vie qui n'avait échoué que fortuitement, grâce au filet formé par la toile de Nar, j'aurais été en droit de la tuer et d'abandonner son corps aux lézards d'eau. Bien entendu, je ne considérais pas les choses exactement du point de vue de Gor, mais elle n'avait aucun moyen de le savoir. Comment aurait-elle pu se douter que je ne la traiterais pas comme selon la justice sommaire de Gor - elle le méritait ? — Tu dois me protéger, dit-elle. Sa voix avait un accent légèrement suppliant. — Pourquoi ? insistai-je avec irritation. — Parce que j'ai besoin de ton aide. (Puis, d'un ton furieux, elle jeta :) Tu n'avais pas besoin de me faire dire cela! Elle avait levé la tête, hors d'elle, et elle me regarda un instant dans les yeux puis, brusquement, rabaissa la tête, tremblant de rage. — Me demandes-tu une faveur? questionnai-je. Sur Gor, cela équivaut à peu près à demander si la personne est désireuse de présenter une requête, ou plus simplement de dire: « S'il te plaît. » J'avais droit, me semblaitil, à cette minime marque d'égard. Soudain, elle se fit étrangement docile. — Oui, déclara-t-elle. Étranger, moi, la fille de l'Ubar d'Ar, je te demande une faveur: je te demande de me protéger. — Tu as tenté de me tuer, objectai-je. Pour autant que je sache, tu es peut-être encore une ennemie. Il y eut une longue pause pendant laquelle aucun de nous ne parla. — Je sais ce que tu attends, reprit la fille de l'Ubar, curieusement calme après sa récente crise de fureur, anormalement calme même, me sembla-t-il. Je ne la comprenais pas. Que croyait-elle que j'attendais ? Alors, à ma grande stupéfaction, la fille de l'Ubar Marlenus, fille de l'Ubar d'Ar, s'agenouilla devant moi, simple Guerrier de Ko-ro-ba, et baissa la tête en levant et tendant les bras, les poignets croisés. C'était la même formalité qu'avait accomplie devant moi Sana dans la chambre de mon père, là-bas à Koro-ba, la soumission de la femme captive. Sans lever les yeux de terre, la fille de l'Ubar proféra d'une voix claire, nette: — Je fais ma soumission. Par la suite, j'ai regretté de n'avoir pas eu des liens de fibres pour attacher ses poignets si innocemment offerts. Pendant un instant, je restai sans voix, mais alors, me remémorant que la rude coutume goréenne exigeait soit que j'accepte la soumission, soit que je tue la captive, je pris ses poignets dans mes mains et dis : — J'accepte ta soumission. Puis je la relevai avec douceur. Je la conduisis par la main vers Nar, l'aidai à motner sur le dos velu et luisant de l'Araignée et grimpai après elle. Sans un mot, Nar se mit en marche rapidement dans le marais, ses huit pattes fines paraissant à peine toucher l'eau verte. Une fois, Nar s'enfonça dans des sables mouvants et son dos s'inclina tout à coup. Je tins solidement la fille de l'Ubar pendant que l'insecte se redressait, flottant une seconde dans la vase, puis parvenant à se dégager à force de jouer de ses huit pattes. Après un voyage d'une heure environ, Nar s'arrêta et étendit une de ses pattes de devant. À une distance d'environ trois ou quatre pasangs, à travers les arbres du marais qui allaient s'éclaircissant, j'aperçus les verdoyantes étendues de Sa-Tarna d'Ar. La voix mécanique de Nar annonça : — Je ne tiens pas à approcher plus près de la terre ferme. C'est dangereux pour le Peuple des Araignées. Je me laissai glisser à bas de son dos et aidai la fille de l'Ubar à descendre. Nous étions debout tous les deux dans l'eau peu profonde au côté du gigantesque insecte. Je posai la main sur la face fantastique de Nar et l'aimable monstre referma avec douceur ses mandibules sur mon bras puis les rouvrit. — Je te souhaite bonne chance, dit Nar, employant une formule d'adieu courante sur Gor. Je répondis de même et souhaitai en outre santé et sécurité à son peuple. L'insecte mit ses pattes de devant sur mes épaules. — Je ne demande pas ton nom, Guerrier, dit-il, ni ne répéterai le nom de ta ville devant la Soumise, mais sache que toi et ta Cité êtes honorés par le Peuple des Araignées. — Merci, répliquai-je. Ma Cité et moi en sommes grandement honorés. La voix mécanique parla encore une fois. — Méfie-toi de la fille de l'Ubar. — Elle est soumise, répondis-je, certain que la promesse de sa soumission serait tenue. Comme Nar s'en retournait en courant, il leva une patte de devant dans un mouvement que j'interprétai comme l'essai d'un geste d'adieu. Ému, je lui rendis son salut, et mon fantastique allié disparut dans les marais. — En route ! dis-je à la jeune fille, et je me dirigeai vers les champs de Sa-Tarna. La fille de l'Ubar suivit à quelques mètres en arrière. Nous avancions dans la vase depuis une vingtaine de minutes quand la jeune fille hurla tout à coup. Je fis volteface. Elle s'était enfoncée jusqu'à la taille dans l'eau du marais. Elle avait glissé dans une poche de sables mouvants. Elle poussait des cris convulsifs. Je tentai avec prudence de m'approcher d'elle, mais je sentis la vase se dérober sous mes pieds. J'essayai de lui lancer ma ceinture, mais elle était trop courte. L'aiguillon à tarn qui était passé dedans tomba dans l'eau et je le perdis. La jeune fille s'enfonça plus profondément dans la fondrière, l'eau encerclait ses aisselles. Elle hurlait, tout contrôle sur elle-même aboli devant l'horrible mort qui l'attendait. — Ne te débats pas ! criai-je. (Mais ses mouvements étaient désordonnés, comme ceux d'un animal privé de raison.) Ton voile ! criai-je. Déroule-le, lance-le-moi ! Ses mains s'efforcèrent de tirer sur le voile, mais, paniquée, elle fut incapable de le défaire dans le peu de temps qui lui restait. La fange monta lentement devant ses yeux horrifiés et sa tête glissa sous les eaux verdâtres, tandis que ses mains se crispaient frénétiquement en l'air. Je jetai précipitamment un coup d'oeil autour de moi, aperçus une branche d'aspect solide à demi immergée à quelques mètres de là, qui pointait au-dessus de l'eau du marais. Indifférent au danger possible, sans sonder mon chemin, je pataugeai jusqu'à la branche, la secouai, tirai dessus de toutes mes forces. En un temps qui me sembla durer des heures mais qui ne dut être qu'une affaire de secondes, elle céda et jaillit de la vase. Moitié la portant, moitié la faisant flotter, je la poussai vers l'endroit où la fille de l'Ubar avait disparu sous l'eau. Je m'agrippai à la branche, flottant dans l'eau peu profonde au-dessus des sables mouvants, et plongeai sans relâche le bras dans le bourbier. Ma main accrocha enfin quelque chose - le poignet de la jeune fille - et je la tirai lentement hors du sable. Mon cceur bondit de joie quand j'entendis ses hoquets étranglés plaintifs comme ses poumons respiraient spasmodiquement l'air fétide mais vivifiant. Je repoussai la branche en arrière et, finalement, portant le corps sale et trempé dans ses absurdes vêtements, je me dirigeai vers une bande de terre sèche et verdoyante au bout du marais. Je la déposai sur un lit de trèfle vert. Au-delà, à quelques centaines de mètres, je voyais la lisière d'un champ jaune de Sa-Tarna et un bosquet jaune d'arbres Ka-la-na. Je m'assis, épuisé, auprès de la jeune fille. Je ris sous cape : l'orgueilleuse fille de l'Ubar dans tous ses atours impériaux empestait littéralement - de la puanteur des marais, de la vase et de la transpiration exsudée sous cette chape épaisse ; elle sentait la chaleur et la peur. — Tu m'as de nouveau sauvé la vie, dit la fille de l'Ubar. Je hochai la tête, n'ayant pas envie de parler. — Sommes-nous sortis du marais? demanda-t-elle. J'acquiesçai. Cela parut lui faire plaisir D'un mouvement souple, en contradiction avec la raideur de ses vêtements, elle se coucha sur le dos dans le trèfle, regardant le ciel, certainement aussi épuisée que moi. De plus, elle n'était qu'une jeune fille. Je me sentis plein de compassion pour elle. — Je te demande une faveur, dit-elle. — Que veux-tu ? — J'ai faim, répondit-elle. — Moi aussi, déclarai-je en riant, soudain conscient de n'avoir rien mangé depuis la veille au soir. (J'étais affamé.) Il y a là-bas des arbres de Ka-la-na. Attends ici, je vais aller cueillir quelques fruits. — Non, je t'accompagne... si tu me le permets. Je fus surpris de cette déférence de la part de la fille de l'Ubar, mais je me rappelai qu'elle avait fait sa soumission. — Certes, répliquai-je, je serai heureux de ta compagnie. Je lui pris le bras, mais elle recula. — M'étant soumise, objecta-t-elle, mon rôle est de suivre. — C'est stupide ! Marche à côté de moi. Mais elle baissa la tête dans un geste timide et la secoua. — Je ne peux pas. — Comme tu voudras. Je ris et partis vers les arbres Ka-la-na. Elle suivait, humblement pensai-je. Nous approchions des arbres lorsque j'entendis un léger bruissement de brocart derrière moi. Je me retournai juste à temps pour saisir le poignet de la Mlle de l'Ubar comme elle abattait sauvagement sur mon dos un long poignard effilé. Elle hurla de rage quand je lui arrachai l'arme de la main. — Espèce de bête sauvage ! criai-je, aveuglé par la colère. Espèce de sale bête, dégoûtante, puante, ingrate ! Hors de moi, je ramassai le poignard et fus tenté un instant de le plonger dans le coeur de la perfide jeune fille. Je le passai avec fureur dans mon ceinturon. — Tu as fait ta soumission, lui rappelai-je. Malgré ma prise sur son poignet qui devait être ferme et douloureuse, la fille de Marlenus se redressa et dit avec arrogance : — Espèce de tharlarion, crois-tu que la fille de l'Ubar de tout Gor se soumettrait à tel que toi ? Je la forçai cruellement à se mettre à genoux devant moi, cette fille orgueilleuse couverte de fange. — Tu as fait ta soumission ! répétai-je. Elle m'abreuva de malédictions, ses yeux verts brûlant de haine. — Est-ce ainsi que tu traites la fille d'un Ubar ? s'écria-telle. — Je vais te montrer comment je traite la fille la plus fausse de tout Gor m'exclamai-je en lâchant son poignet. Des deux mains, j'arrachai le voile qui lui couvrait la figure et passai la main dessous pour empoigner sa chevelure, puis, comme si elle était une fille de taverne ou une fille à soldats, je traînai la fille de l'Ubar de tout Gor à l'abri des arbres Ka-la-na. Au milieu des arbres, sur le trèfle, je la jetai à mes pieds. Elle essaya frénétiquement de rajuster les plis de son voile, mais je saisis celui-ci à deux mains et l'arrachai complètement. Elle se retrouva étendue devant moi, «face nue », comme on dit sur Gor. Une merveilleuse cascade de cheveux, aussi noirs que l'aile de mon tarn, se répandit derrière elle et tomba sur le sol. Je vis une magnifique peau olivâtre, les farouches yeux verts et des traits qui étaient d'une beauté à couper le souffle. La bouche, qui aurait pu être splendide, était tordue par la rage. — Je préfère, dis-je, être à même de dévisager mon ennemie. Ne remets pas ton voile ! Elle leva vers moi des yeux furieux, humiliée de me voir examiner hardiment la beauté de ses traits. Elle ne fit pas un geste pour replacer le voile. Si incroyable que cela puisse paraître, à mesure que je la regardais, ma rage se dissipa et, avec elle, les désirs de vengeance qui m'avaient animé. De colère, je l'avais traînée, incapable de résister et mienne selon tous les codes de Gor, sous les ombrages des arbres. Cependant, à présent, je la voyais de nouveau comme une jeune fille, cette fois comme une belle jeune fille, qui ne devait pas être molestée. — Tu comprendras, déclarai-je, que je ne peux plus avoir confiance en toi. — Bien sûr que non, répondit-elle. Je suis ton ennemie ! — En conséquence, je ne peux pas prendre de risques en ce qui te concerne. — Je n'ai pas peur de mourir, répliqua-t-elle, la lèvre légèrement tremblante. Fais vite ! — Enlève tes vêtements ! ordonnai-je. — Non ! s'écria-t-elle, se contractant. (Elle se redressa et se mit à genoux, puis courba la tête jusqu'à mes pieds.) De tout mon coeur, Guerrier, supplia-t-elle, la fille d'un Ubar te demande à genoux sa grâce. Que ce soit la lame, et vite. Je rejetai la tête en arrière et ris. La fille de l'Ubar craignait que je ne la force à se soumettre à mon plaisir, moi, un simple soldat. Puis, avec confusion, je m'avouai que, lorsque je l'avais traînée vers les arbres, j'avais eu l'intention de la prendre et que c'est seulement la soudaine magie de sa beauté qui - assez paradoxalement - avait forcé mon respect, m'avait obligé à reconnaître que, par égoïsme, j'étais sur le point de nuire ou d'imposer ma volonté à ce que Nar aurait désigné comme une créature douée de raison. Je me sentis honteux et résolus de ne pas faire de mal à cette jeune fille, bien qu'elle fût aussi perfide et cruelle qu'un tharlarion. — Je n'ai pas l'intention de te contraindre à subir mon plaisir, déclarai-je, ni celle de te faire du mal. Elle leva la tête et me regarda d'un air perplexe. Puis, à ma grande stupéfaction, elle se releva et me toisa avec mépris. — Si tu avais été un vrai Guerrier, déclara-t-elle, tu m'aurais prise sur le dos de ton tarn, au-dessus des nuages, avant même que nous ayons franchi les remparts extrêmes d'Ar, et tu aurais lancé mes vêtements dans les rues pour montrer à mon peuple quel avait été le sort de la fille de son Ubar ! Évidemment, elle croyait que j'avais eu peur de la maltraiter et qu'elle, fille d'un Ubar, restait au-dessus des périls et obligations d'une captive ordinaire. Elle me fixait avec insolence, furieuse de s'être avilie au point de s'agenouiller devant un lâche. Elle redressa la tête et dit d'un ton persifleur : — Eh bien, Guerrier, que voudrais-tu que je fasse ? — Enlève tes vêtements ! répliquai-je. Elle me regarda avec rage. — Je te l'ai dit, repris-je. Je ne vais plus prendre de risques avec toi. Il faut que je vérifie si tu n'as pas d'autres armes. — Il n'est permis à aucun homme de regarder la fille de l'Ubar ! — Ou bien tu te déshabilles ou bien je m'en charge ! Les mains de la fille de l'Ubar se mirent à manipuler avec furie les agrafes de ses lourds vêtements. Elle avait à peine retiré une boucle gansée de son crochet qu'une lueur de triomphe s'alluma tout à coup dans ses yeux et qu'un cri de joie s'échappa de ses lèvres. — Ne bouge pas ! enjoignit une voix derrière moi. Une arbalète est braquée sur toi. — Bravo, Hommes d'Ar ! s'exclama la fille de l'Ubar. Je me retournai lentement, les mains loin du corps, et me trouvai en face de deux fantassins d'Ar, l'un officier, l'autre simple soldat. Ce dernier avait braqué son arbalète sur ma poitrine. À cette distance, il ne pouvait pas manquer son coup et, s'il avait tiré de si près, il y a des chances que le carreau aurait traversé mon corps et disparu dans les bois derrière. La vitesse initiale d'un carreau avoisine un pasang par seconde. L'officier, un gaillard à l'air conquérant dont le casque, quoique bien astiqué, portait des traces de combat, s'approcha en pointant son épée sur moi et retira mon arme de son fourreau et le poignard de la jeune fille de mon ceinturon. Il regarda le sceau sur le manche du poignard et parut réjoui. Il le passa dans son propre ceinturon et prit dans une sacoche pendue à son côté une paire de menottes qu'il fit claquer autour de mes poignets. Il se tourna ensuite vers la jeune fille. — Tu es Talena, dit-il en tapotant le poignard, la fille de Marlenus ? — Tu vois que je porte le costume de la fille de l'Ubar ! répliqua-t-elle, daignant à peine répondre à la question de l'officier. Elle n'accorda plus aucune attention à ses sauveurs, les traitant comme s'ils ne méritaient pas plus sa gratitude que la poussière sous ses pieds. Elle s'approcha de moi, le regard moqueur et triomphant de me voir les menottes aux poignets et en son pouvoir. Elle me cracha méchamment à la figure, elle me gifla sauvagement avec toute la force et la furie de son corps. La joue me brûla comme si elle avait été marquée au fer. — Tu es Talena ? demanda une fois de plus l'officier avec patience. La fille de Marlenus ? — C'est moi, effectivement, Héros d'Ar, répliqua la jeune fille orgueilleusement en se tournant vers les soldats. Je suis Talena, fille de Marlenus, Ubar de tout Gor ! — Parfait, dit l'officier. (Puis il fit un signe de tête à son subordonné.) Déshabille-la et mets-lui les menottes d'esclave ! 8 JE ME TROUVE DE LA COMPAGNIE Je bondis mais fus arrêté par la pointe de l'épée de l'officier. Le simple soldat, posant l'arbalète par terre, se dirigea à grands pas vers la fille de l'Ubar qui semblait pétrifiée, le visage décoloré. Le soldat, commençant par le haut col chamarré des atours de la jeune fille, se mit à casser les brandebourgs en les arrachant de leur agrafe ; avec méthode, il déchira ses vêtements, les écarta pour les faire passer par-dessus ses épaules et les tira vers le bas. En une demi-douzaine de tractions, les lourdes couches de ses habits avaient été abaissées et elle se trouva nue, ses tuniques formant un tas boueux à ses pieds. Bien que taché par la fange du marais, son corps était d'une beauté exquise. — Pourquoi faites-vous cela? m'exclamai-je. — Marlenus s'est enfui, expliqua l'officier. La ville est dans le chaos. Les Initiés ont pris le commandement et ordonné que Marlenus et tous les membres de sa maison et de sa famille soient empalés publiquement sur les murs d'Ar. Un gémissement échappa à la jeune fille. L'officier continua: — Marlenus a perdu la Pierre du Foyer, le Porte-Bonheur d'Ar. Avec cinquante tarniers traîtres à la Cité, il a pris tout ce qu'il a pu du trésor et s'est enfui. Dans les rues, c'est la guerre civile, les factions qui voudraient régner sur Ar se battent. Il y a du saccage et du pillage. La ville est soumise à la loi martiale. Sans résister, la jeune fille tendit ses poignets et le soldat lui mit les menottes d'esclave – des bracelets légers en or et pierres bleues qui auraient tout aussi bien pu servir de parure. Elle semblait incapable de parler. En un instant, tout son univers s'était écroulé. Elle n'était maintenant plus rien que la fille détestée du misérable sous le règne de qui la Pierre du Foyer, le Porte-Bonheur d'Ar, avait été volée. À présent, comme tous les autres membres de la maison de Marlenus, esclaves ou libres, elle serait soumise à la vengeance des citoyens outragés, des citoyens qui avaient défilé dans les cortèges de l'Ubar aux jours de sa gloire, portant des flacons de vin de Ka-la-na et des gerbes de Sa-Tarna, chantant ses louanges dans les mélodieuses litanies de Gor. — C'est moi qui ai volé la Pierre du Foyer d'Ar, dis-je. L'officier appuya légèrement l'épée sur moi. — Nous l'avons pensé en te trouvant en compagnie de la descendante de Marlenus. (Il eut un petit rire.) N'aie crainte, bien qu'il y en ait beaucoup dans Ar pour se réjouir de ton exploit, ta mort ne sera ni agréable ni rapide ! — Libère cette jeune fille, repris-je. Elle n'a rien fait de mal. Elle s'est efforcée autant qu'elle a pu de sauver la Pierre du Foyer de ta Cité. Talena parut stupéfaite que je demande sa liberté. — Les Initiés ont prononcé leur sentence, déclara l'officier. Ils ont décrété un sacrifice aux Prêtres-Rois pour leur demander grâce et le retour de la Pierre du Foyer. À ce moment, je détestai les Initiés d'Ar qui n'étaient, comme d'autres membres de leur caste sur Gor, que trop avides de s'emparer de quelque parcelle de pouvoir politique auquel ils sont censés avoir renoncé quand ils ont choisi de porter les tuniques blanches de leur état. Le but véritable du « sacrifice aux Prêtres-Rois » était probablement de supprimer des prétendants au trône d'Ar et, par là, de renforcer leur propre situation politique. L'officier plissa les paupières. Il me piqua du bout de son épée. — Où est la Pierre du Foyer? demanda-t-il. — Je ne sais pas. La lame se porta sur ma gorge. À ma grande stupéfaction, la fille de l'Ubar intervint alors. — Il dit la vérité ! L'officier la considéra calmement; elle rougit, se rendant compte que la vue de son corps n'était plus sacrée, ni protégée désormais par la puissance de l'Ubar. Elle redressa la tête et dit d'une voix mesurée : — La Pierre du Foyer était dans la sacoche de son tarn. Le tarn s'est enfui. La Pierre a disparu. L'officier jura tout bas. — Ramène-moi à Ar, déclara Talena. Je suis prête. Elle se dégagea des vêtements sales entassés à ses pieds et se tint fièrement au milieu des arbres, ses longs cheveux noirs légèrement soulevés par le vent. L'officier l'examina lentement, avec soin, les yeux luisants. Sans regarder le simple soldat, il lui ordonna de m'attacher, de fixer autour de mon cou la chaîne employée souvent sur Gor pour mener les esclaves et les prisonniers. L'officier rengaina son épée, ne quittant pas des yeux Talena qui recula. — Celle-ci, je l'enchaînerai moi-même, dit-il en tirant une chaîne de sa sacoche et s'approchant de la jeune fille. Elle resta immobile, sans frémir. — La chaîne ne sera pas nécessaire ! dit-elle fièrement. — C'est à moi d'en décider ! répliqua l'officier qui rit en bouclant la chaîne au cou de la jeune fille. (La fermeture cliqueta. L'homme lui donna, par jeu, une secousse.) Je ne m'étais jamais imaginé que je mettrais un jour ma chaîne sur Talena, fille de Marlenus, lança-t-il d'un air enjoué. — Goujat ! s'exclama-t-elle d'une voix sifflante. — Je vois qu'il faut que je t'apprenne à respecter les officiers, siffla-t-il en passant la main entre son cou et la chaîne pour l'attirer à lui. Soudain, d'un geste brutal, il plaqua sa bouche sur le cou de la jeune fille qui hurla, projetée à la renverse sur le trèfle. Le soldat regardait avec délectation, espérant peut-être avoir lui aussi son tour. De tout le poids des lourdes menottes à mes poignets, je le frappai à la tempe et il s'effondra à genoux. Se détournant de Talena, l'officier se releva précipitamment et, grondant de rage, dégaina sa lame. Elle n'était qu'à moitié sortie du fourreau quand je bondis sur lui, mes mains enchaînées cherchant sa gorge. Il essaya de desserrer mon étreinte en se débattant furieusement tandis que son épée glissait hors du fourreau. Mes doigts s'enfonçaient dans son cou comme les serres d'un tarn. Sa main tira de son ceinturon le poignard de Talena et, enchaîné comme je l'étais, je n'aurais pas pu parer le coup. Soudain ses yeux semblèrent émettre un cri muet et je vis un moignon sanglant au bout de son bras. Talena avait ramassé l'épée et tranché la main qui tenait le poignard. Je relâchai prise. L'officier frissonna convulsivement sur l'herbe et mourut. Talena, nue, tenait toujours l'épée sanglante, les yeux vitreux sous l'effet de l'horreur de ce qu'elle avait fait. — Jette cette épée ! ordonnai-je d'une voix dure, car je redoutais qu'il lui vienne l'idée de m'en frapper aussi. La jeune fille laissa choir l'arme et tomba à genoux, en se couvrant le visage de ses mains. La fille de l'Ubar n'était apparemment pas aussi inhumaine que je l'avais supposé. Je saisis l'épée et m'approchai du soldat, en me demandant si j'allais le tuer au cas où il serait encore en vie. Je suppose maintenant que je l'aurais épargné, mais je n'en eus pas l'occasion. Il gisait sans mouvement sur l'herbe. Les pesantes menottes lui avaient défoncé la tempe. Il n'avait pas beaucoup saigné. Je fouillai la sacoche de l'officier et trouvai la clef des menottes. C'était difficile d'introduire la clef dans la serrure, entravé comme je l'étais. — Laisse-moi faire, dit soudain Talena qui prit la clef et ouvrit la serrure. Je jetai les menottes par terre et me frottai les poignets. — Je te demande une faveur, pria Talena, debout humblement à côté de moi, les mains réunies devant elle par les pittoresques bracelets d'esclave, la chaîne de conduite toujours pendue à son cou. — Bien sûr, répondis-je. Excuse-moi. Je cherchai dans la sacoche et trouvai la minuscule clef des bracelets, que j'ouvris immédiatement. Puis j'enlevai sa chaîne et elle fit de même pour moi. J'examinai plus en détail les sacoches et l'équipement des militaires. — Que vas-tu faire ? demanda-t-elle. — Prendre ce que je peux utiliser, répondis-je en triant le contenu des sacoches. Trouvaille de première importance, je découvris une boussole-chronomètre, des rations, deux gourdes d'eau, des cordes d'arc, des liens de fibres et de l'huile pour le mécanisme de l'arbalète du soldat, que je désarmai en relâchant la tension du ressort. Son carquois contenait une dizaine de carreaux. Aucun des militaires n'avait de lance ou de bouclier. Je ne tenais pas à m'encombrer d'un casque. Je jetai de côté les chaînes, menottes et bracelets d'esclave que Talena et moi avions portés. Il y avait aussi un capuchon d'esclave que je laissai également sur place. Ensuite, je portai les deux corps jusqu'au marais et les poussai dans le bourbier. Lorsque je revins à la clairière, Talena était assise dans l'herbe, près de ses vêtements qui lui avaient été arrachés. Je fus surpris qu'elle n'ait pas essayé de se vêtir. Son menton était posé sur ses genoux et, quand elle me vit, elle demanda, avec une certaine humilité me sembla-t-il: — Est-ce que je peux m'habiller? — Certainement, répondis-je. Elle sourit. — Comme tu vois, je n'ai pas d'armes. — Tu te sous-estimes ! rétorquai-je. Elle parut flattée, puis se mit en devoir de fouiller dans le tas de lourds vêtements souillés. Ils devaient offenser ses narines autant que les miennes. Finalement, elle prit un sous-vêtement relativement propre, quelque chose de bleu et de soyeux laissant les épaules nues, qu'elle enfila, utilisant une bande de ce qui avait été son voile en guise de ceinture. C'est tout ce qu'elle portait. Fait surprenant, elle ne paraissait plus aussi préoccupée de pudeur. Peut-être estimait-elle que c'eût été stupide après son dévoilement total. D'autre part, je crois que Talena était contente, à la vérité, d'être débarrassée des encombrants vêtements de fille d'Ubar. Son habit était bien sûr trop long car, à l'origine, il allait jusqu'à terre, couvrant les absurdes chaussures à semelles compensées qu'elle portait. Sur sa demande, je le coupai à quelques centimètres au-dessus de ses chevilles. — Merci, dit-elle. Je lui souris. Cela ne ressemblait pas à Talena de faire montre d'une quelconque considération pour quelqu'un. Elle fit quelques allées et venues dans la clairière, satisfaite d'elle-même, et pirouetta une ou deux fois, ravie de la relative liberté de mouvement dont elle jouissait à présent. Je cueillis quelques fruits de Ka-la-na et ouvris un des paquets de rations. Talena revint s'asseoir à côté de moi sur l'herbe. Je partageai la nourriture avec elle. — Je suis désolé pour ton père, dis-je. — C'était un Ubar des Ubars, répondit-elle simplement. (Elle hésita un instant, puis :) La vie d'un Ubar est incertaine. (Elle regarda pensivement l'herbe.) Il devait savoir que cela arriverait un jour ou l'autre. — T'en a-t-il jamais parlé? questionnai-je. Elle rejeta la tête en arrière et rit. — Es-tu de Gor ou non? Je n'ai jamais vu mon père en dehors des jours de fêtes publiques. Les filles des Hautes Castes d'Ar sont élevées dans les Jardins Clos, comme des fleurs, jusqu'à ce qu'un prétendant de haute naissance, de préférence un Ubar ou un Administrateur, paie le prix de la fiancée fixé par leur père. — Tu veux dire que tu ne connais pas ton père ? — Est-ce différent dans ta. Cité, Guerrier? — Oui, répondis-je, me rappelant qu'à Ko-ro-ba, si primitive qu'elle fût, la famille était respectée et son unité maintenue. Je me demandai alors si, par hasard, ce n'était pas dû à l'influence de mon père, dont les moeurs terriennes différaient parfois des rudes coutumes de Gor. — Je crois que j'aimerais cela, dit-elle. (Puis elle me regarda de près.) Quelle est ta Cité, Guerrier? — Pas Ar. — Puis-je te demander ton nom ? s'enquit-elle avec tact. — Je m'appelle Tarl. — Est-ce un nom coutumier? — Non, c'est mon vrai nom. Talena est mon vrai nom, déclara-t-elle. (De Haute Caste, il était naturel qu'elle soit au-dessus des superstitions concernant la révélation de son nom.) Puis, brusquement, elle questionna: — Tu es Tarl Cabot de Ko-ro-ba, n'est-ce pas ? Je ne pus cacher mon étonnement, et elle rit joyeusement. — Je le savais ! — Comment cela ? — L'anneau, dit-elle en montrant l'anneau de métal rouge qui encerclait mon médius à la main droite. Il porte l'écusson de Cabot, Administrateur de Ko-roba, et tu es le fils, Tarl, que les guerriers de Ko-ro-ba formaient aux arts de la guerre. — Les espions d'Ar sont capables, dis-je. — Plus capables que les Assassins d'Ar, en tout cas ! Pa-Kur, Maître Assassin d'Ar, avait été dépêché pour te tuer, mais il a échoué. Je me remémorai l'attentat contre ma vie dans le cylindre de mon père, attentat qui aurait réussi sans la vigilance de Tarl l'Aîné. — Ko-ro-ba est l'une des quelques Cités que craignait mon père, reprit Talena, parce qu'il se rendait compte qu'elle pourrait un jour parvenir à faire l'union d'autres Cités contre lui. Nous autres d'Ar, pensions qu'on t'entraînait sans doute pour cette besogne, nous avons donc décidé de te tuer. (Elle fit une pause et me regarda, une lueur d'admiration dans les yeux.) Nous n'avons jamais cru que tu t'attaquerais à la Pierre du Foyer. — Comment sais-tu tout cela ? — Les femmes des Jardins Clos savent tout ce qui se passe sur Gor, répliqua-t-elle, et je pressentis les intrigues, l'espionnage et la traîtrise qui devaient fermenter dans les jardins. J'ai forcé mes esclaves à coucher avec des soldats, avec des marchands et des constructeurs, des médecins et des scribes, reprit-elle, et j'ai ainsi découvert beaucoup de choses. Je fus effaré par cette froide exploitation calculée de ses femmes par la fille de l'Ubar, simplement pour avoir des informations. — Et si tes esclaves avaient refusé de faire cela pour toi ? — Je les aurais fouettées, rétorqua froidement la fille de l'Ubar. Je me mis à partager les rations que j'avais prises dans les sacoches des fantassins vaincus. — Que fais-tu ? questionna Talena. — Je te donne la moitié de la nourriture. — Mais pourquoi? demanda-t-elle, une brusque appréhension dans les yeux. — Parce que je te laisse ! dis-je en poussant sa part d'aliments vers elle, ainsi qu'une des gourdes d'eau. (Je jetai alors son poignard sur le tas.) Cela te sera peut-être utile, ajoutai-je. Tu risques d'en avoir besoin. Pour la seconde fois depuis qu'elle avait appris la chute de Marlenus, la fille de l'Ubar sembla pétrifiée. Ses yeux s'écarquillèrent, interrogateurs, mais elle ne lut sur mon visage qu'une froide résolution. J'empaquetai mes affaires et fus prêt à quitter la clairière. La jeune fille se leva et mit sur son épaule son petit sac de provisions. — Je viens avec toi, déclara-t-elle. Et tu ne pourras pas m'en empêcher ! - Et si je t'enchaînais à cet arbre ? suggérai-je. — En m'abandonnant aux soldats ? — Oui ! rétorquai-je. — Tu ne le feras pas, dit-elle. Pourquoi, je ne sais pas, mais tu ne le feras pas. — Peut-être que si. — Tu n'es pas comme les autres guerriers d'Ar. Tu es différent. — Ne me suis pas ! ordonnai-je. — Seule, je serai dévorée par des animaux ou découverte par des soldats. (Elle frissonna.) Au mieux, je serai ramassée par des marchands d'esclaves et vendue dans la Rue des Marques. Je savais qu'elle disait la vérité, ou qu'elle n'en était pas loin. Une femme sans défense dans les plaines de Gor n'avait guère de chances de s'en tirer sans dommage. — Quelle foi puis-je avoir en toi? dis-je, faiblissant. — Aucune, reconnut-elle. Car je suis d'Ar et dois rester ton ennemie. — Par conséquent, mon intérêt est de t'abandonner ! — Je peux te forcer à m'emmener. — Comment cela ? — Comme ceci, répliqua-t-elle en s'agenouillant devant moi, baissant la tête et levant les bras, les poignets croisés. (Elle rit.) Maintenant, tu dois me prendre ou me tuer, et je sais que tu ne peux pas me tuer! Je pestai contre elle, car elle tirait déloyalement avantage du Code des Guerriers de Gor. — Que vaut la soumission de Talena, fille de l'Ubar? fis-je remarquer, sarcastique. — Rien, répliqua-t-elle, mais tu dois l'accepter ou me tuer ! Hors de moi, j'aperçus sur l'herbe les bracelets d'esclave, les chaînes et le capuchon abandonnés. À la grande indignation de Talena, je refermai avec un claquement sec les bracelets sur ses poignets, l'encapuchonnai et lui mis la chaîne. — Si tu veux être captive, dis-je, tu seras traitée en captive. J'accepte ta soumission et j'ai l'intention de te la faire respecter ! J'ôtai le poignard de sa ceinture et le passai dans mon ceinturon. Avec colère, je suspendis les deux sacs de provisions à ses épaules. Puis je ramassai l'arbalète et sortis de la clairière, traînant après moi sans trop de douceur la fille de l'Ubar encapuchonnée et trébuchante. À ma grande surprise, je l'entendis rire sous le capuchon. 9 KAZRAK DE PORT KAR Nous avons voyagé ensemble pendant la nuit, cheminant au milieu des champs jaunes argentés de Satarna, fugitifs sous les trois lunes de Gor. Peu après avoir quitté la clairière, au grand amusement de Talena, je lui avais enlevé son capuchon et, quelques minutes plus tard, sa chaîne et ses bracelets d'esclave. Pendant que nous traversions les champs de céréales, elle m'expliqua les dangers auxquels nous risquions le plus d'être exposés, principalement de la part des animaux des plaines et en cas de rencontre avec des étrangers. À ce propos, il est intéressant de noter que, dans le langage goréen, le mot pour « étranger » est le même que pour « ennemi ». Talena semblait pleine d'entrain, comme si d'avoir échappé à l'emprisonnement des Jardins Clos et au rôle de fille d'Ubar l'emplissait d'une allégresse inimaginable. Elle était maintenant un être indépendant en dépit de sa soumission, en liberté dans les plaines de l'Empire. Le vent agitait ses cheveux et plaquait sa robe sur elle, et elle rejetait la tête en arrière, exposant son cou et ses épaules à sa rude caresse, le buvant comme si c'était du vin de Ka-la-na. Je pressentais qu'avec moi — bien qu'elle fût en principe captive - elle était plus libre qu'elle ne l'avait jamais été ; elle était comme un oiseau sauvage qui a été élevé en cage et qui échappe enfin aux barreaux de fer qui le retenaient. Son bonheur était en quelque sorte contagieux et, presque comme si nous n'étions pas des ennemis mortels, nous devisions et plaisantions tout en avançant dans les plaines. J'avais pris, pour autant que je pouvais en juger, la direction de Ko-ro-ba. Pas question, bien sûr, d'aller à Ar. Ce serait la mort pour nous deux. Et, à mon avis, un sort semblable nous attendait dans la plupart des cités de Gor. Empaler l'étranger n'est pas une forme inhabituelle de l'hospitalité goréenne. De plus, étant donné la haine quasi universelle que presque toutes les cités goréennes vouaient à la Cité d'Ar, il était en tout cas impératif de garder secrète l'identité de ma belle compagne. En principe, la vie recluse des femmes de Haute Caste d'Ar et leur emprisonnement doré dans les Jardins Clos devaient permettre assez facilement de dissimuler qui elle était. Mais je me tourmentais. Qu'arriverait-il à Talena si, par hasard, nous parvenions à Ko-ro-ba ? Serait-elle empalée en public, renvoyée à la merci des Initiés d'Ar ou passerait-elle le restant de ses jours dans les cachots sous les cylindres ? Ou serait-elle autorisée à vivre comme esclave ? Si ces spéculations sur l'avenir préoccupaient Talena, elle n'en laissait rien paraître. Elle m'expliqua ce qui, selon elle, nous donnerait le plus de chances de franchir sans danger les plaines de Gor. — Je passerai pour la fille d'un riche marchand que tu as capturée, proposa-t-elle. Ton tarn a été tué par les hommes de mon père, et tu me ramènes à ta Cité pour être ton esclave. J'acceptai à contrecoeur cette fable, du moins dans ses grandes lignes. C'était une histoire plausible sur Gor, et qui ne risquait guère de faire naître des doutes quant à son authenticité. En fait, un récit de ce genre cadrait bien avec l'ordre des choses. Les femmes libres de Gor ne voyagent pas accompagnées d'un unique guerrier - pas de leur propre volonté. Talena et moi étions d'accord qu'il y avait peu de danger d'être reconnus pour ce que nous étions réellement. On pensait probablement que le mystérieux tamier qui avait volé la Pierre du Foyer et disparu avec la fille de l'Ubar devait être depuis longtemps rentré dans la cité inconnue à laquelle il avait voué son épée. Vers le matin, nous avons mangé une partie des rations et rempli les gourdes à une source écartée. Je permis à Talena de se baigner d'abord, ce qui parut la surprendre. Elle fut encore plus étonnée quand je la laissai seule. — Tu ne restes pas à me surveiller? demanda-t-elle cyniquement. — Non, dis-je. — Mais je peux m'enfuir, prévint-elle en riant. — Ce serait une vraie chance pour moi ! lui fis-je observer. Elle rit de nouveau et disparut. Je l'entendis bientôt s'ébattre dans l'eau avec ravissement. Elle émergea au bout de quelques minutes, ayant lavé ses cheveux et la robe de soie bleue qu'elle portait. Sa peau était éclatante, la fange séchée de la forêt marécageuse enfin nettoyée. Elle se mit à genoux et étala ses cheveux pour qu'ils sèchent, les laissant tomber par-devant, de sa tête sur ses épaules. J'entrai dans la mare et savourai les délices revigorantes et purifiantes de l'eau. Après quoi, nous avons dormi. À sa vive contrariété, mais comme mesure de sécurité que je jugeai essentielle, je l'attachai à quelques pas de moi, reliant ses bras à un jeune arbre au moyen des bracelets d'esclave. Je ne tenais nullement à être réveillé par un poignard qui s'enfonce dans ma poitrine. Dans l'après-midi, nous repartîmes, cette fois en nous risquant à utiliser une des larges routes pavées qui partent d'Ar, chaussées construites comme des remparts dans la terre, avec de solides pierres soigneusement assemblées, faites pour durer un millier d'années. Malgré cela, la surface de la route avait été rendue lisse par l'usage, et les ornières des chariots à tharlarions étaient nettement visibles, ornières creusées par des siècles de passage de caravanes. Nous n'avons pas rencontré grand monde sur la route, peut-être à cause de l'anarchie qui régnait dans la Cité d'Ar. S'il y avait des réfugiés, ils devaient être derrière nous, et peu de marchands se rendaient à Ar. Qui aventurerait ses marchandises dans une situation chaotique ? Quand, par hasard, nous croisions un voyageur, nous passions avec circonspection. Sur Gor, comme dans mon Angleterre natale, on reste à gauche de la route. Cette habitude, comme naguère en Angleterre, est plus qu'une simple question de convention; quand on est du côté gauche de la route, le bras qui tient l'épée se trouve face à l'étranger qu'on croise. Nous ne courions pas grand danger, semble-t-il, et nous avions dépassé plusieurs des bornes pasangriques qui jalonnent la route sans rien voir de plus menaçant qu'une file de paysans portant des fagots de bois sur le dos et deux Initiés qui se hâtaient. Une fois pourtant, Talena me tira vers le bas-côté et, à peine capables de cacher notre horreur, nous avons regardé une victime de l'incurable mal Dar-Kosis, courbée dans ses voiles jaunes, passer en traînant la jambe; l'homme faisait claquer à intervalles réguliers ce mécanisme de bois qui avertit tous ceux à portée d'ouïe de s'écarter de son chemin. « Un Affligé », dit gravement Talena, employant l'expression courante sur Gor pour les infortunés ainsi frappés. Le nom de la maladie elle-même, Dar-Kosis, n'est presque jamais prononcé. J'eus une vision rapide du visage sous le capuchon et fus pris de nausées. Son unique oeil larmoyant nous regarda sans expression durant un bref instant, puis l'homme s'éloigna. Il devint peu à peu évident que la route était moins fréquentée. Des herbes folles poussaient dans les fentes entre les pierres du chemin, et les ornières des charrettes à tharlarions avaient presque complètement disparu. Nous avons croisé plusieurs routes transversales, mais j'ai continué à suivre de mon mieux la direction de Ko-ro-ba. Ce que je ferais quand nous arriverions à la Lisière de Désolation et au large fleuve Vosk, je n'en savais rien. Les champs de Sa-Tarna étaient de moins en moins nombreux. En fin de journée, nous avons aperçu un taulier isolé haut dans le ciel au-dessus de la route, silhouette solitaire qui nous déprima, Talena et moi. — Nous n'arriverons jamais à Ko-ro-ba, soupira-t-elle. Ce soir-là, nous avons fini les provisions et une des gourdes d'eau. Comme je m'apprêtais à lui mettre les bracelets pour la nuit, elle redevint pratique, son optimisme et sa bonne humeur apparemment rétablis par la nourriture. — Il faut que nous trouvions une autre solution, dit-elle en repoussant les bracelets. C'est trop inconfortable. — Que suggères-tu ? Elle jeta un coup d'oeil autour d'elle, puis soudain sourit gaiement. — Voilà! Je sais ! s'écria-t-elle. (Elle prit une chaîne dans ma sacoche, l'enroula plusieurs fois autour de sa cheville menue et la ferma avec la clef qu'elle me mit dans la main. Portant la chaîne attachée à sa cheville, elle alla vers un arbre voisin, se pencha et passa autour du tronc le bout libre de la chaîne.) Donne-moi les bracelets ! ordonna-t-elle. Je les lui tendis et elle les plaça dans deux anneaux de la chaîne qui encerclait l'arbre, les ferma et me rendit la clef. Elle se redressa et donna des secousses à la chaîne pour montrer qu'elle était bien assujettie. — Tiens, audacieux tarnier, dit-elle, je t'apprends à garder un prisonnier. À présent, dors en paix, je te promets de ne pas te couper la gorge ce soir ! Je ris et la pris un bref instant dans mes bras. Je sentis soudain notre sang bondir, le sien et le mien. J'aurais voulu ne jamais la relâcher. Je la voulais toujours ainsi, enfermée dans mes bras, mienne pour la garder et la chérir. Faisant appel à toute ma force, je l'éloignai de moi. — Ainsi donc, dit-elle avec mépris, voilà comment un Guerrier tarnier traite la fille d'un riche marchand? Je m'étendis sur le sol et roulai sur le côté, lui tournant le dos, incapable de dormir. Nous levâmes le camp de bonne heure le lendemain matin. Une gorgée d'eau de la gourde et de petites baies sèches cueillies sur les buissons du voisinage furent notre seule nourriture. Nous n'étions pas sur la route depuis longtemps quand Talena agrippa mon bras. Je prêtai attentivement l'oreille et j'entendis le lointain cliquetis des fers d'un tharlarion sur la route. — Un guerrier, annonçai-je. — Vite, ordonna-t-elle. Encapuchonne-moi ! Je lui passai le capuchon et enfermai ses poignets dans les bracelets d'esclave. Le cliquetis des griffes ferrées du tharlarion se fit plus fort. Un instant après, le cavalier apparut, un beau guerrier barbu avec un casque doré et une lance de tharlarion, plus longue et plus lourde que celles dont disposent les tarniers. Il fit arrêter le lézard de selle à quelques pas de moi. Il montait l'espèce de tharlarion appelée haut tharlarion, qui court sur les pattes postérieures par grands bonds. Sa gueule caverneuse était garnie de longues dents luisantes. Ses deux petites pattes antérieures, ridiculement disproportionnées, pendillaient de façon absurde devant son corps. — Qui es-tu ? interrogea le guerrier. — Je suis Tarl de Bristol. — Bristol ? répéta le guerrier, perplexe. — N'en as-tu jamais entendu parler? répliquai-je avec hauteur, comme si j'avais été insulté. — Non, admit le guerrier. Je suis Kazrak de Port Kar, au service de Mintar, de la Caste des Marchands. Je n'avais pas besoin de poser de questions sur Port Kar. C'est une cité du delta du Vosk, sur le Golfe de Tamber, et autant dire un repaire de pirates. Le guerrier fit un geste avec sa lance vers Talena. — Qui est-ce ? — Tu n'as pas à connaître son nom et son lignage ! Le guerrier rit et se tapa sur la cuisse. — Tu voudrais me faire croire qu'elle est de Haute Caste. C'est probablement la fille d'un chevrier ! Je voyais Talena s'agiter sous le capuchon, les poings crispés dans les bracelets d'esclave. — Quelles nouvelles d'Ar? demandai-je. — La guerre, dit le lancier monté, avec satisfaction. Pendant que ses hommes se battent entre eux pour les cylindres, cinquante cités constituent une armée qui se masse sur les rives du Vosk pour envahir Ar. Il y a là un camp comme tu n'en as jamais vu - une ville de tentes, des pasangs de corrals de tharlarions; les ailes des tarns font dans le ciel un bruit de tonnerre. Les feux de camp des soldats s'aperçoivent à deux jours de route du fleuve. Talena s'exclama d'une voix étouffée par le capuchon: — Les nécrophages viennent festoyer sur les corps des tarniers blessés ! C'est un proverbe goréen qui paraissait singulièrement déplacé venant d'une captive encapuchonnée. — Je n'ai pas parlé à cette femme ! fit observer le guerrier. J'excusai Talena. — Il n'y a pas longtemps qu'elle porte les bracelets, expliquai-je. — Elle a du caractère, commenta le guerrier. — Quelle est ta destination? demandai-je. — Les rives du Vosk. La Cité des Tentes. — Quelles nouvelles de Marlenus, l'Ubar ? questionna soudain Talena. — Tu devrais la battre, conseilla le guerrier, qui répondit néanmoins à la jeune fille: Aucune. Il s'est enfui ! — Quelles nouvelles de la Pierre du Foyer d'Ar et de la fille de Marlenus ? questionnai-je à mon tour, sentant que le guerrier s'attendait que ce soit la sorte de chose qui m'intéressât. — D'après les bruits qui courent, la Pierre du Foyer est dans cent cités. Certains disent qu'elle a été détruite. Seuls les Prêtres-Rois savent... — Et la fille de Marlenus ? insistai-je. — Elle est certainement dans les Jardins de Plaisir du plus audacieux tarnier de Gor, dit en riant le guerrier. J'espère qu'il a autant de chance avec elle qu'avec la Pierre du Foyer. J'ai entendu dire qu'elle a le caractère d'un tharlarion et un visage qui va avec ! Talena se raidit, offensée dans son amour-propre. — J'ai entendu dire, déclara-t-elle d'une voix impérieuse, que la fille de l'Ubar est la plus belle femme de tout Gor ! — Cette femme me plaît ! s'exclama le guerrier. Cède-la-moi ! — Non ! dis-je. — Cède-la, ou je te fais piétiner par mon tharlarion ! lançat-il. À moins que tu ne préfères être embroché sur ma lance ? — Tu connais le Code, répliquai-je calmement. Si tu la veux, tu dois me défier pour elle et me rencontrer avec l'arme de mon choix. Le visage du guerrier s'assombrit, mais seulement un instant. Il rejeta sa belle tête en arrière et rit, ses dents faisant des taches blanches dans sa barbe broussailleuse. --Tope-là! s'écria-t-il en attachant sa lance dans le fourreau de sa selle et en glissant à bas du tharlarion. Je te défie pour elle ! — À l'épée, déclarai-je. — D'accord ! Nous poussâmes Talena, qui était maintenant effrayée, sur le bas-côté de la route. Encapuchonnée, elle s'y blottit, elle qui était le prix de ce combat, les oreilles vibrantes du violent cliquetis des lames qui s'entrechoquaient brusquement alors que deux guerriers luttaient à mort pour sa possession. Kazrak de Port Kar était un superbe épéiste, mais, dès les premiers instants, nous avons compris tous les deux que j'étais son maître. Son. visage était blême sous son casque tandis qu'il s'efforçait frénétiquement de parer mon attaque dévastatrice. À un moment donné, je rompis en désignant le sol avec mon épée, geste symbolique signifiant qu'on est prêt à accorder quartier si l'autre le désire. Mais Kazrak ne voulut pas déposer son épée sur les pierres à mes pieds. Au lieu de cela, il se livra soudain à un assaut rageur, me forçant à me défendre de mon mieux. Il paraissait se battre avec une fureur nouvelle, peut-être exaspéré de s'être vu offrir quartier. Finalement, terminant une passe d'armes forcenée, je réussis à enfoncer ma lame dans son épaule et, comme son bras tenant l'épée s'abattait, je lui fis sauter l'arme de la main. Il resta fièrement planté sur la route, attendant que je le tue. Je tournai sur mes talons et allai vers Talena qui se tenait piteusement sur le bas-côté, attendant de voir qui la décapuchonnerait. Quand je soulevai le capuchon, elle émit un petit cri joyeux et ses yeux verts brillèrent de plaisir. Puis elle aperçut le guerrier blessé. Elle frissonna légèrement. --Tue-le ! ordonna-t-elle. — Non ! répliquai-je. Le guerrier, qui se tenait l'épaule et dont le sang coulait à travers les doigts, sourit amèrement. — Cela en valait la peine, commenta-t-il tandis que son regard parcourait Talena. Je suis prêt à te défier de nouveau! Talena s'empara de son poignard qui était passé dans mon ceinturon et s'élança sur le guerrier. Je saisis ses mains entravées alors qu'elle s'apprêtait à lui plonger le poignard dans la poitrine. Il n'avait pas bougé. — Tu dois le tuer ! s'écria Talena en se débattant. Furieux, j'enlevai ses bracelets et les remis de façon que ses poignets soient attachés derrière son dos. — Tu devrais lui faire tâter du fouet, conseilla le guerrier, pratique. Je déchirai quelques centimètres dans le bas de la robe de Talena afin de confectionner un bandage pour l'épaule de Kazrak. Elle me laissa faire avec rage, tête haute, sans me regarder. J'avais à peine fini de panser sa blessure quand j'eus conscience d'un bruit de métal et, levant les yeux, je me vis entouré par des lanciers montés qui portaient le même uniforme que Kazrak. Derrière eux, s'étirant dans le lointain, venait une longue file de gros tharlarions, les monstrueux quadrupèdes de trait goréens. Ces animaux, attelés par paires, tiraient de grands .chariots remplis de marchandises protégées par une bâche imperméable rouge lacée pardessus. — C'est la caravane de Mintar, de la Caste des Marchands, annonça Kazrak. 10 LA CARAVANE — Ne lui faites pas de mal, déclara Kazrak, c'est mon frère d'armes, Tarl de Bristol ! La remarque de Kazrak était conforme aux étranges Codes des Guerriers de Gor, lois qui lui étaient aussi naturelles que l'air qu'il respirait et que moi-même, dans la Chambre du Conseil de Ko-ro-ba, j'avais juré d'observer. Celui qui a versé votre sang, ou dont vous avez répandu le sang, devient votre frère d'armes, sauf si vous répudiez formellement le sang sur vos armes. Ainsi le veut la fraternité des Guerriers goréens qui ne fait pas entrer en ligne de compte la Cité à laquelle ils doivent allégeance. C'est une question de Caste, une manière d'exprimer son respect pour ceux qui partagent le même statut et la même profession, et qui n'a rien à voir avec les Cités ou les Pierres du Foyer. J'étais là, les nerfs tendus, entouré par les lances des gardes de la caravane, quand le mur de tharlarions s'ouvrit pour laisser passer Mintar, de la Caste des Marchands. Une litière fermée par des rideaux, ornée comme une châsse, suspendue entre les lents corps oscillants de deux des gros tharlarions, apparut. Les animaux furent arrêtés par leur conducteur et, au bout de quelques secondes, les rideaux s'écartèrent. Assis à l'intérieur sur plusieurs coussins garnis de glands de soie, il y avait un homme pareil à un monstrueux crapaud, dont la tête était aussi ronde qu'un oeuf de tarn, les yeux presque cachés dans les replis de la peau grasse marquée par la petite vérole. Un mince pinceau de poils rares tombait mollement de son menton gras. Les petits yeux du marchand parcoururent rapidement la scène, comme ceux d'un oiseau, surprenants dans leur contraste avec le gigantisme pléthorique de sa carcasse. — Ainsi Kazrak de Port Kar a trouvé son maître ? dit le marchand. — C'est le premier défi que j'aie jamais perdu! répliqua fièrement Kazrak. — Qui es-tu ? demanda Mintar en se penchant un peu en avant; il m'inspecta d'abord, puis ce fut le tour de Talena, qu'il examina avec peu d'intérêt. — Tarl de Bristol, dis-je. Et voici la femme qui est mienne par droit de l'épée ! Mintar ferma les yeux, les rouvrit, tira sur sa barbe. Il n'avait évidemment jamais entendu parler de Bristol, mais ne voulait pas l'admettre, du moins devant ses hommes De plus, il était bien trop sagace pour prétendre qu'il avait entendu parler de la cité. Après tout, quelle importance si cette cité n'existait pas ? Mintar considéra le cercle de lanciers montés qui m'entouraient. — Y a-t-il un homme à mon service qui veuille se battre pour la femme de Tarl de Bristol ? demanda-t-il. Les guerriers remuèrent nerveusement. Kazrak rit, d'un rire moqueur. Un des guerriers montés lança: — Kazrak de Port Kar est la meilleure épée de la caravane! Le visage de Mintar s'assombrit. — Tarl de Bristol, dit-il, tu as mis hors de combat ma plus fine épée. Un ou deux des guerriers montés empoignèrent plus fermement leur lance. Je pris conscience avec acuité de la proximité des pointes qui m'entouraient. — Tu as une dette envers moi, reprit Mintar. Peux-tu payer le prix de louage d'une telle épée ? — Je n'ai pas d'autre bien que cette fille et je ne veux pas renoncer à elle. Mintar renifla. — Dans les chariots, j'en ai quatre cents aussi belles, destinées à la Cité des Tentes. (Il regarda attentivement Talena, mais son appréciation fut impersonnelle, indifférente.) Son prix de vente ne rapporterait pas la moitié du prix de louage d'une épée telle que celle de Kazrak de Port Kar. Talena réagit comme si elle avait été giflée. — Alors, je ne peux pas payer ma dette envers toi. — Je suis Marchand, reprit Mintar, et, selon mon Code, je dois veiller à être payé. Je m'apprêtai à vendre chèrement ma vie. Fait assez bizarre, ma seule crainte concernait ce qui arriverait à la jeune fille. — Kazrak de Port Kar, demanda Mintar, acceptes-tu de te désister du solde de ton prix de louage en faveur de Tarl de Bristol s'il prend ta place à mon service ? — Oui, répondit Kazrak. Il m'a traité avec honneur et il est mon frère d'armes ! Mintar parut satisfait. Il me regarda. — Tarl de Bristol, te mets-tu au service de Mintar, de la Caste des Marchands ? --Sinon? demandai-je. — Sinon j'ordonnerai à mes hommes de te tuer, soupira Mintar, et nous subirons tous deux une perte. — Ô Ubar des Marchands, dis-je, je m'en voudrais de compromettre tes bénéfices ! Mintar se détendit sur ses coussins et sembla satisfait. Je me rendis compte avec amusement qu'il avait eu peur de devoir sacrifier une parcelle de son investissement. Il aurait préféré voir un homme tué plutôt que de risquer la perte du dixième d'une pièce frappée au tarn, tant il respectait bien les codes de sa caste. — Et la jeune fille ? s'enquit Mintar. — Elle doit m'accompagner, dis-je. — Si tu veux, dit-il, je l'achèterai. — Elle n'est pas à vendre. — Vingt pièces au tarn, proposa Mintar. Je ris. Mintar rit, lui aussi. — Quarante. — Non! dis-je. Il parut moins content. — Quarante-cinq, reprit-il d'une voix atone. — Non ! répétai-je. — Est-elle de Haute Caste ? questionna Mintar, apparemment perplexe de mon manque d'intérêt pour son marchandage. Peut-être le prix était-il trop bas pour une fille de Haute Caste. — Je suis, annonça fièrement Talena, la fille d'un riche Marchand, le plus riche de Gor, volée à son père par ce tamier. Son tarn a été tué et il m'emmène à... à Bristol... pour être son esclave ! — C'est moi le plus riche Marchand de Gor, riposta calmement Mintar. Talena avala sa salive. — Si ton père est Marchand, dis-moi son nom. Je le connais sûrement. — Grand Mintar, intervins-je, pardonne à cette tharlarione. Son père est chevrier dans les forêts marécageuses d'Ar et je l'ai effectivement volée, mais elle m'a supplié de l'emmener de son village. Elle s'est enfuie sottement avec moi, pensant que je la conduirais à Ar pour la parer de bijoux et de soie et lui donner un appartement dans les hauts cylindres. Aussitôt que nous avons quitté le village, je lui ai mis les bracelets et je l'emmène à Bristol où elle soignera mes chèvres! Les soldats rirent à gorge déployée, Kazrak plus fort que tous. Un instant, j'eus peur que Talena ne proclame qu'elle était la fille de l'Ubar Marlenus, préférant le risque d'être empalée à l'insulte d'être considérée comme la progéniture d'un chevrier. Mintar parut amusé. — Pendant que tu seras à mon service, tu pourras la garder sur ma chaîne, si tu le désires. — Mintar est généreux, concédai-je. — Non, je partagerai la tente de mon Guerrier ! déclara Talena. — Si tu veux, reprit Mintar sans prêter attention à Talena, j'arrangerai sa vente à la Cité des Tentes et j'ajouterai son prix à ton salaire: — Si je la vends, je la vendrai moi-même. — Je suis un Marchand honnête et je ne te frustrerais pas, mais tu fais bien de t'occuper en personne de tes affaires ! Mintar cala sa grande carcasse plus profondément dans les coussins soyeux et fit signe au conducteur de ses thartarions pour qu'il ferme les rideaux. Avant qu'ils soient clos, il ajouta : — Tu n'en obtiendras jamais quarante-cinq pièces au tarn ! Je soupçonnai qu'il avait raison. Il avait certainement de meilleures marchandises, et à un prix raisonnable. Conduit par Kazrak, j'allai avec Talena vers l'arrière de la file de chariots pour voir où elle serait placée. Près d'un des longs chariots, d'une catégorie qui était couverte de soie jaune et bleue, j'ôtai les bracelets de ses poignets et la remis à un gardien. — J'ai un anneau de cheville libre, dit celui-ci. Il prit Talena par le bras et la poussa dans le chariot. Il y avait là une vingtaine de jeunes femmes portant la livrée d'esclave de Gor, dix à peu près de chaque côté, enchaînées à une barre de métal qui courait sur toute la longueur du véhicule. Talena n'aimerait pas cela. Avant de disparaître, elle cria pardessus son épaule avec impertinence : — Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement, Tarl de Bristol ! — Vois si tu peux te sortir de l'anneau de cheville ! lança en riant Kazrak, qui me ramena vers les chariots de marchandises. Nous avions à peine fait dix pas, et Talena devait être tout juste attachée dans le chariot, quand nous entendîmes un cri de douleur poussé par une voix de femme et un concert de hurlements et de cris aigus. Du chariot venait le bruit de corps qui tombent, heurtant et cognant les parois, et le fracas de chaînes sur du bois que dominaient des piaulements de douleur et de colère. Le gardien sauta dans le véhicule avec sa lanière et le vacarme s'augmenta du bruit de ses jurons et du claquement de la lanière qu'il abattait énergiquement autour de lui. Comme nous regardions, Kazrak et moi, le gardien, essoufflé et furieux, émergea de la voiture, tirant Talena par les cheveux. Tandis qu'elle se débattait et lançait des coups de pied et que les filles du chariot criaient leur approbation et leurs encouragements au gardien, il me jeta avec fureur Talena dans les bras. Elle avait les cheveux en désordre, des marques d'ongles sur l'épaule et quatre empreintes de lanière sur le dos. Son bras était meurtri. Sa robe était à moitié déchirée. — Garde-la dans ta tente ! grommela le gardien. — Que les Prêtres-Rois me maudissent si elle n'a pas réussi ! lança Kazrak avec admiration. Une vraie tharlarione. Talena leva vers moi un nez ensanglanté et sourit joyeusement. Les jours qui suivirent notre entrée dans la lente et grande caravane de Mintar, cette gracieuse, interminable et pittoresque procession, furent parmi les plus heureux de ma vie. Le train-train du voyage semblait ne devoir jamais finir et je m'épris de cette longue file de chariots, chacun rempli de marchandises diverses, ces mystérieux métaux et pierres précieuses, pièces d'étoffe, produits alimentaires, vins et Paga, armes et harnais, cosmétiques et parfums, médicaments et esclaves. La caravane de Mintar, comme la plupart des autres, était harnachée bien avant l'aube et voyageait jusqu'au moment de la chaleur. Le camp était installé tôt dans l'aprèsmidi. Les animaux étaient abreuvés et nourris, les sentinelles apostées, les chariots mis à l'abri et les membres de la caravane s'occupaient des feux pour la cuisine. Pendant la soirée, les conducteurs et les guerriers se distrayaient avec des histoires et des chansons, racontaient leurs exploits, fictifs et autres, et braillaient leurs chants rauques sous l'influence du Paga. Au cours de ces journées, j'appris à me familiariser avec les grands tharlarions, dont l'un m'avait été assigné par le Maître des Tharlarions de la caravane. Ces gigantesques lézards étaient déjà élevés sur Gor un millier de générations avant que soit apprivoisé le premier tarn, et ils étaient dressés à porter des guerriers dès la sortie de leur oeuf, dont la coquille était pareille à du cuir. Ils réagissaient à la voix, leur minuscule cerveau conditionné pendant les années de dressage. Néanmoins, il est parfois nécessaire, pour faire bien comprendre sa volonté à ces monstres, de les frapper avec le bout de la lance près de l'oeil ou des orifices des oreilles, car il y a peu d'autres zones sensibles dans leur peau écailleuse. Les grands tharlarions, au contraire de leurs frères de trait les gros tharlarions qui se déplacent sur leurs quatre pattes, sont carnivores. Cependant, leur métabolisme est plus lent que celui d'un tarn, dont l'esprit semble toujours préoccupé par la nourriture et qui, quand il y en a suffisamment, va jusqu'à absorber la moitié de son propre poids en une seule journée. De plus, ils ont besoin de beaucoup moins d'eau que les tarns. Pour moi, la caractéristique la plus étonnante des tharlarions dressés et ce en quoi ils diffèrent le plus nettement des tharlarions sauvages et des lézards de ma planète natale, c'est leur endurance, leur capacité d'efforts soutenus. Quand le grand tharlarion se déplace lentement, son allure peut être décrite comme un mouvement fier et majestueux, chaque grand pied unguifère frappant la terre selon un rythme mesuré. Cependant, quand il est sollicité d'aller vite, le grand tharlarion bondit, il fait de grands sauts qui le portent à vingt pas d'un seul élan. La selle du tharlarion, à la différence de la selle du tarn, est construite pour absorber les chocs. On y parvient essentiellement en fabriquant l'arçon de façon à monter le siège de cuir sur un dispositif hydraulique qui flotte littéralement dans un épais lubrifiant. Non seulement ce lubrifiant absorbe une grande partie du choc mais - sauf dans le cas d'effort anormal - il tend à maintenir la selle parallèle au sol. En dépit de cette invention, les guerriers montés portent toujours, comme partie indispensable de leur équipement, une épaisse ceinture de cuir étroitement bouclée autour de leur abdomen. En outre, le guerrier monté a immanquablement une paire de hautes bottes souples appelées bottes à tharlarion. Elles isolent leurs jambes de la peau abrasive de leur monture. Lorsqu'un tharlarion court, sa peau est capable d'arracher des os la chair non protégée de son cavalier. Comme il l'avait promis, Kazrak me versa le solde de son prix de louage, une très respectable somme de quatre-vingts tarnets. J'insistai pour qu'il en garde quarante, en excipant qu'il était un frère d'armes, et je finis par le convaincre d'accepter de reprendre la moitié de son salaire. Je fus rasséréné par cet arrangement. D'autre part, je ne voulais pas que Kazrak, sa blessure guérie, en soit réduit à défier quelque guerrier malchanceux pour une bouteille de vin de Ka-la-na. Nous partagions une tente avec Talena et, à l'amusement de Kazrak, je réservai une partie de cette tente à l'usage de la jeune fille en l'isolant avec un rideau de soie. Étant donné l'état lamentable de l'unique vêtement de Talena, Kazrak et moi nous procurâmes auprès du Maître des Fournitures quelques rechanges de livrées d'esclaves pour la jeune fille. Cela me parut la façon la plus appropriée de diminuer toute suspicion possible quant à sa véritable identité. Sur ses tarnets personnels, Kazrak acheta deux autres objets qu'il estimait essentiels : un collier qu'il fit graver comme il se doit et un fouet d'esclave. Nous revînmes à la tente où nous avions remis la livrée neuve à Talena qui, furieuse, regarda les courts vêtements rayés en diagonale. Elle se mordit la lèvre inférieure et; si Kazrak n'avait pas été présent, elle m'aurait sans doute notifié son courroux sans ambages. — T'attendais-tu à être vêtue comme une femme libre ? dis-je sèchement. Elle me dévisagea d'un oeil noir, se sachant obligée de jouer son rôle, du moins en présence de Kazrak. Elle secoua la tête avec arrogance. — Bien sûr que non ! (Et elle ajouta ironiquement :) Maître ! Le dos aussi droit qu'un aiguillon à tarn, elle disparut derrière la tenture de soie. Rapidement, la guenille de soie bleue déchirée jaillit de derrière la tenture. Quelques instants plus tard, Talena s'avança pour se soumettre à notre inspection, cynique et insolente. Elle portait la livrée d'esclave à raies diagonales de Gor comme un Sana, ce vêtement simple sans manches à courte jupe. Elle virevolta devant nous. — Est ce que je vous plais.) demanda-t-elle. Il était évident que oui. Talena était une très belle jeune fille. — Mets-toi à genoux! dis-je en sortant le collier. Talena blêmit mais, comme Kazrak riait sous cape, elle s'agenouilla devant moi, les poings crispés. — Lis cela! ordonnai-je. Talena regarda le collier gravé et frémit de rage. — Lis-le ! répétai-je. Tout haut. Elle lut à haute voix la simple inscription : — Je suis la propriété de Tarl de Bristol. Je refermai le fin collier d'acier autour de son cou et mis la clef dans ma poche. — Je demande qu'on apporte le fer ? s'enquit Kazrak. — Non, supplia Talena, effrayée pour la première fois. — Je ne vais pas la marquer aujourd'hui, répondis-je en gardant mon sérieux. — Par les Prêtres-Rois, je crois que tu en tiens pour cette tharlarione ! dit en riant Kazrak. — Laisse-nous, Guerrier, répliquai-je. Kazrak rit de nouveau, me fit un clin d'oeil et sortit à reculons de la tente en affectant un air cérémonieux. Talena se releva d'un bond, ses deux poings lancés vers mon visage. Je la saisis aux poignets. — Comment oses-tu ? cria-t-elle avec rage. Enlève-moi ça! ordonna-t-elle. Elle lutta farouchement, futilement, inutilement. Quand, à bout de résistance, elle cessa de se débattre, je la lâchai. Elle tira sur le cercle d'acier qui lui entourait la gorge. — Enlève cet objet dégradant ! commanda-t-elle. Tout de suite ! (Elle m'affronta, la bouche tremblant de fureur.) La fille de l'Ubar d'Ar ne porte le collier d'aucun homme ! — La fille de l'Ubar d'Ar porte le collier de Tarl de Bristol ! Il y eut un long silence. — Je suppose, reprit-elle, tentant de sauver la face, qu'il est peut-être dans les normes qu'un tamier mette son collier au cou de la fille captive d'un riche marchand. — Ou de la fille d'un chevrier, rectifiai-je. Elle détourna subitement les yeux. — Oui, peut-être, convint-elle. Très bien. J'admets que ton plan est raisonnable. (Puis elle tendit sa petite main dans un geste impérieux.) Donne-moi la clef, afin que je puisse enlever cela quand je voudrai! — Je garde la clef, répliquai-je. Et ce sera enlevé -si ça l'est quand il me plaira! Elle se redressa et fit demi-tour, furieuse mais impuissante. — Très bien, admit-elle enfin. Puis son regard tomba sur le deuxième objet que Kazrak avait offert dans le but de dompter ce qu'il appelait la tharlarione : le fouet d'esclave. — Que signifie ceci ? — Un fouet d'esclave t'est certainement familier? demandai-je en le ramassant et, avec amusement, je le fis claquer une ou deux fois sur ma paume. — Oui, convint-elle en me regardant droit dans les yeux. Je l'ai souvent utilisé sur mes propres esclaves. Doit-il être utilisé maintenant sur moi ? — Si nécessaire. — Tu n'en aurais pas le courage, me défia-t-elle. — Plus vraisemblablement l'envie. Elle sourit. Sa remarque suivante me surprit. — Utilise-le sur moi si je ne te satisfais pas, Tarl de Bristol. Je me demandai ce qu'elle voulait dire mais, déjà, elle s'en était allée. Au cours des jours suivants, je fus surpris de voir Talena pleine d'entrain, joyeuse et excitée. Elle s'était intéressée à la caravane et passait des heures à marcher le long des chariots bariolés ; elle obtenait parfois de monter pendant un bout de chemin avec les conducteurs, les enjôlait pour obtenir un fruit ou une friandise. Elle conversait même gaiement avec les occupantes des chariots jaunes et bleus, leur apportant de précieux échos de la vie du camp, les taquinant sur la beauté probable de leurs futurs maîtres. Elle devint le chouchou de la caravane. Une ou deux fois, des guerriers montés de la caravane l'avaient accostée mais, après lecture de son collier, ils s'étaient éloignés en grommelant, encaissant avec bonne humeur ses quolibets et ses sarcasmes. Au début de l'après-midi, quand la caravane s'arrêtait, elle nous aidait, Kazrak et moi, à monter notre tente, puis ramassait du bois pour le feu. Elle cuisinait pour nous, à genoux devant le foyer, ses cheveux noués sur la nuque pour éviter les étincelles, le visage en sueur, le regard fixé sur le morceau de viande qu'elle était très probablement en train de brûler. Après le repas, elle nettoyait et astiquait notre barda, assise entre nous sur le tapis de la tente, parlant des agréables petits riens qui meublaient sa journée. — Apparemment, l'esclavage lui réussit, dis-je à Kazrak. — Pas l'esclavage, répliqua-t-il en souriant. Et je ne sus que penser de cette remarque, Talena rougit et baissa la tête en frottant avec énergie le cuir de mes bottes à tharlarion. 11 LA CITÉ DES TENTES Pendant plusieurs jours, au son des clochettes de la caravane, nous avons cheminé à travers la Lisière de Désolation, cette bande de terre aride et inculte dont l'Empire d'Ar a ceint ses frontières. À présent, nous entendions, dans le lointain, le grondement étouffé du grand Vosk. Comme la caravane arrivait sur une hauteur, nous vîmes, déployé bien au-dessous de nous sur les berges du Vosk, un spectable d'une incroyable splendeur barbare : des pasangs de tentes brillamment colorées s'étendant aussi loin que l'oeil pouvait voir, un vaste rassemblement abritant une des plus importantes armées jamais réunies dans les plaines de Gor. Les drapeaux d'une centaine de cités flottaient audessus des tentes et, sur le fond du grondement régulier du fleuve, nous parvenaient les sons des grands tambours à tarns, ces énormes tambours dont les battements dirigent les formations militaires complexes des cavaleries volantes de Gor. Talena courut aux pieds de mon tharlarion et, avec ma lance, je la hissai jusqu'à la selle pour qu'elle puisse voir. Pour la première fois depuis des jours, ses yeux s'emplirent de colère. — Les nécrophages viennent festoyer sur les corps des tarniers blessés ! s'écria-t-elle. Je ne dis rien, sachant au fond de mon coeur que j'étais, à ma façon, responsable de ce vaste déploiement martial sur les rives du Vosk. C'est moi qui avais dérobé la Pierre du Foyer d'Ar, qui avais provoqué la chute de Marlenus l'Ubar, qui avais fait jaillir l'étincelle déclenchant la plongée d'Ar dans l'anarchie et la venue des vautours d'en bas pour se nourrir de la carcasse morcelée de ce qui avait été la plus grande Cité de Gor. Talena s'appuya contre mon épaule. Elle ne me regardait pas, ses épaules tremblaient et je compris qu'elle pleurait. Si je l'avais pu, j'aurais à ce moment récrit le passé, j'aurais égoïstement abandonné la quête de la Pierre du Foyer - oui, de bon coeur, j'aurais laissé les cités hostiles et désunies de Gor affronter l'une après l'autre les déprédations impérialistes d'Ar, pour une simple raison: la jeune fille que je tenais dans mes bras. La caravane de Mintar ne campa pas comme d'habitude quand vint la chaleur; elle poursuivit sa route pour essayer d'atteindre la Cité des Tentes avant la nuit. En tout cas, mes camarades gardiens et moi avons gagné notre paie pendant ces derniers pasangs jusqu'aux berges du Vosk. Nous avons repoussé trois groupes de pillards venus du camp sur le fleuve, dont deux étaient de petits contingents indisciplinés de guerriers montés, mais l'autre, composé d'une douzaine de tarniers, fit une attaque éclair contre le chariot aux armes. Ils se retirèrent en bon ordre, mis en fuite par nos arbalètes, et n'ont pas dû rapporter grand-chose de l'aventure. Je revis Mintar pour la première fois depuis que je m'étais joint à la caravane. Sa litière passa près de nous en se balançant. Son visage était couvert de sueur, et il fouillait dans sa lourde bourse d'où il sortait des pièces à l'effigie, d'un tarn qu'il lançait aux guerriers en récompense de leur travail. J'attrapai un de ces tarnets au vol et le mis dans mon escarcelle. Ce soir-là, nous avons amené la caravane dans une redoute enclose de palissades préparée pour Mintar par PaKur, le Maître Assassin qui était l'Ubar de cette énorme horde pillarde à peine organisée. La caravane fut installée et, dans quelques heures, le commerce commencerait. Le camp avait besoin de cette caravane avec ses articles divers et les marchandises atteindraient les plus hauts prix. Je notai avec satisfaction que Pa-Kur, Maître Assassin, Chef orgueilleux de ce qui était peut-être la plus grande horde jamais rassemblée dans les plaines de Gor, avait besoin de Mintar, qui n'était que de la Caste des Marchands. Comme je l'expliquai à Talena, mon plan était simple. Il se bornait à peu près à acheter un tarn si je pouvais me le permettre - ou à en voler, un si ce n'était pas possible - et à partir pour Ko-ro-ba. L'aventure risquait d'être périlleuse, surtout si je devais voler le tarn et échapper aux poursuites, mais, tout bien considéré, une fuite à dos de tarn me semblait beaucoup moins dangereuse que d'essayer de traverser le Vosk et de nous rendre à pied ou à dos de tharlarion à travers collines et déserts jusqu'aux lointains cylindres de Ko-ro-ba. Talena paraissait déprimée, ce qui contrastait curieusement avec son entrain pendant la marche de la caravane. — Qu'adviendra-t-il de moi à Ko-ro-ba ? demanda-t-elle. — Je ne sais pas, répondis-je en souriant. Peut-être pourrais-tu devenir esclave de taverne ? Elle eut un sourire amer. --Non, Tarl de Bristol. Il est plus probable que je serai empalée, car je suis toujours la fille de Marlenus ! Je ne le lui dis pas mais, s'il était décrété que tel serait son sort et que je ne puisse l'empêcher, je savais qu'elle ne serait pas empalée seule. Il y aurait deux corps sur les murs de Ko-ro-ba. Je ne vivrai pas sans elle. Talena se leva. — Ce soir, dit-elle, buvons du vin ! C'est une expression goréenne, une maxime fataliste signifiant que les événements du lendemain sont entre les mains des Prêtres-Rois. — Buvons du vin ! approuvai-je. Ce soir-là, j'emmenai Talena à la Cité des Tentes et, à la lueur des torches fixées sur des lances, nous nous sommes promenés bras dessus, bras dessous à travers les rues bondées, parmi les tentes colorées et les éventaires. On ne voyait pas seulement des guerriers, mais aussi des marchands et des artisans, des colporteurs et des paysans, des prostituées et des esclaves. Talena se cramponnait à mon bras, fascinée. Dans une échoppe en plein vent, nous avons regardé un géant à la peau couleur de bronze qui paraissait avaler des boules de feu ; dans la suivante, un marchand de soieries vantait la splendeur de ses tissus ; dans une autre encore, un marchand criait son Paga; dans une autre enfin, nous avons regardé les corps ondoyants d'esclaves danseuses cependant que leur maître proclamait leur prix de location. Je veux voir le marché, dit avec ardeur Talena, savais de quel marché elle voulait parler. Cette vaste cité de soie avait sûrement sa Rue des marques. À contrecoeur, je menai Talena vers la grande tente de soie jaune et bleue et, nous insinuant entre les corps chauds à l'odeur forte des acheteurs, nous nous sommes frayé un chemin vers le devant. Là, Talena regarda, le coeur battant, ces jeunes femmes qu'elle avait connues dans la caravane, que l'on faisait monter sur le gros billot de bois et vendait l'une après l'autre au plus haut enchérisseur. — Elle est belle, disait Talena de l'une d'elles tandis que le Chef de la Vente tirait l'unique boucle sur l'épaule droite de la livrée d'esclave, la laissant tomber sur les chevilles de la jeune femme. Pour une autre, elle renifla dédaigneusement. Elle parut contente quand ses amies furent achetées par de beaux tarniers et elle rit de plaisir quand une de celles qu'elle avait prises en grippe fut achetée par un odieux individu adipeux, de la Caste des Éleveurs de Tarns. À ma grande surprise, la plupart des jeunes femmes semblaient excitées par leur vente et déployaient leurs charmes avec une alacrité impudente, chacune paraissant rivaliser avec celle qui l'avait précédée pour obtenir un meilleur prix. Il est naturellement beaucoup plus désirable d'atteindre un prix élevé, ce qui garantit que le nouveau maître a de la fortune. Aussi les femmes faisaient-elles de leur mieux pour exciter l'intérêt des acheteurs. Je remarquai que Talena, comme d'autres dans la salle, ne paraissait pas le moins du monde estimer qu'il y eût quoi que ce fût de répréhensible ou de malséant dans ce commerce de la beauté. C'était une chose admise qui faisait partie de la vie courante sur Gor. Je me demandai s'il n'y avait pas, sur ma propre planète, un marché similaire, invisible mais présent et tout aussi admis, un marché où les femmes sont vendues, à ceci près qu'elles se vendent elles-mêmes, sont à la fois marchandises et marchandes. Combien de femmes de ma planète natale, pensai-je, ne prennent-elles pas soigneusement en considération la fortune, les propriétés de leurs futurs compagnons ? Combien d'entre elles, à toutes fins utiles, ne se vendent-elles pas, troquant leur corps contre les biens de ce monde? Cependant, ici, sur Gor, observai-je avec ironie avec amertume -, il y a une nette séparation entre marchandise et marchand. Les femmes n'encaissent pas le bénéfice tiré d'elles, pas sur Gor. J'avais remarqué parmi la foule une grande silhouette sombre qui était assise, seule, sur un haut trône de bois, entourée de tarniers. L'homme portait le casque noir d'un membre de la Caste des Assassins. Je pris Talena par le coude et, en dépit de ses protestations, je l'entraînai doucement à travers la foule jus-qu'au-dehors. Nous avons acheté une bouteille de vin de Ka-la-na que nous nous sommes partagée en nous promenant dans les rues. Elle me pria de lui donner un dixième de tarnet, et je m'exécutai. Comme une enfant, elle me fit regarder de l'autre côté pendant qu'elle allait vers un ou deux étalages. Elle revint au bout de quelques minutes, portant un petit paquet. Elle me rendit la monnaie et s'appuya contre mon épaule en disant qu'elle était fatiguée. Nous retournâmes à notre tente. Kazrak était sorti, et je soupçonnai qu'il était parti pour la nuit, qu'il était en ce moment même empêtré dans la tenue de nuit d'une des occupantes des échoppes éclairées aux torches de la Cité des Tentes. Talena se retira derrière la séparation en soie et je ranimai le feu au centre de la tente, ne désirant pas encore me coucher. Je ne pouvais pas oublier le personnage sur le trône, l'homme au casque noir, et j'avais l'impression qu'il m'avait repéré et avait sursauté. À moins que ce ne fût un effet de mon imagination. J'étais assis sur le tapis de sol, tisonnant le petit feu dans le trou de cuisine. J'entendis, venant d'une tente voisine, le son d'une flûte, un tambourinement doux et le cliquetis rythmé de toutes petites cymbales. Je méditais encore lorsque Talena sortit de derrière le rideau de soie. Je croyais qu'elle s'était couchée. Pas du tout. Elle se tenait devant moi, vêtue de la tenue de danse de Gor en soie diaphane écarlate. Elle s'était rougi les lèvres. La tête me tourna en respirant soudain la senteur capiteuse d'un parfum sauvage. Ses chevilles olivâtres portaient des bracelets de danse garnis de minuscules clochettes. Au pouce et à l'index de chaque main étaient attachées de très petites cymbales de doigt. Elle fléchit à peine les genoux et leva les bras dans un geste gracieux au-dessus de sa tête. Il y eut tout à coup un claquement vif de cymbalettes et, à la musique de la tente voisine, Talena, fille de l'Ubar d'Ar, se mit à danser pour moi. Tout en évoluant avec lenteur devant moi, elle demanda à mi-voix : — Est-ce que je te plais, Maître? Il n'y avait dans sa voix ni mépris ni ironie. — Oui, affirmai-je, sans penser à protester contre le titre par lequel elle, s'adressait à moi. Elle s'arrêta un instant pour se diriger d'un pas léger vers le côté de la tente. Elle sembla hésiter un peu, puis ramassa vivement le fouet d'esclave et une chaîne. Elle les plaça avec autorité entre mes mains et s'agenouilla sur le tapis devant moi, les yeux illuminés d'une lueur étrange, les genoux non dans la position d'une Esclave de Tour mais dans celle de l'Esclave de Plaisir. — Si tu veux, je te danserai la Danse du Fouet ou celle de la Chaîne. Je lançai fouet et chaîne vers la paroi de la tente. — Non ! dis-je avec colère. Je ne voulais pas que Talena danse ces cruelles danses de Gor, si humiliantes pour les femmes. — Alors, je vais te montrer une danse d'amour, déclara-telle d'une voix joyeuse. Une danse que j'ai apprise dans les Jardins Clos d'Ar. — Cela me fera plaisir, répliquai-je, et je regardai Talena exécuter la danse singulièrement belle de la passion que l'on danse dans Ar. Elle dansa devant moi pendant plusieurs minutes, ses soieries écarlates flamboyaient dans la clarté du feu, ses pieds nus avec leurs clochettes aux chevilles frappaient doucement le tapis. Avec un dernier claquement des cymbalettes, elle se laissa tomber sur le tapis devant moi, le souffle bruyant et rapide, les yeux enflammés de désir. Je me retrouvai auprès d'elle et elle dans mes bras. Son coeur battait à se rompre contre ma poitrine. Elle me regarda dans les yeux, les lèvres tremblantes, balbutiante mais audible. — Demande le fer, dit-elle. Marque-moi, Maître. — Non, Talena! répliquai-je en lui baisant la bouche. Non ! — Je veux être tienne, gémit-elle. Je veux t'appartenir totalement, complètement, de toutes les façons. Je veux ta marque, Tarl de Bristol, ne comprends-tu donc pas ? Je veux être ton esclave marquée ! Je tâtonnai pour ouvrir la serrure du collier passé à son cou, la fis jouer et jetai de côté le collier. — Tu es libre, mon amour, chuchotai-je. Toujours libre. Elle sanglota, secouant la tête, des larmes plein les cils. — Non, dit-elle en pleurant. Je suis ton esclave... Elle colla son corps contre le mien et les boucles de la large ceinture de tharlarion s'enfoncèrent dans son ventre. — Je suis tienne, murmura-t-elle, prends-moi... Soudain des hommes se ruèrent derrière moi, des tarniers faisaient irruption dans la tente. Je me rappelle m'être retourné vivement et, l'espace d'une seconde, avoir vu le bout d'une lance s'abattre vers mon visage. J'entendis Talena crier. Il y eut tout à coup un bref éclat de lumière, puis ce fut l'obscurité. 12 DANS L'AIRE DU TARN Mes poignets et mes chevilles étaient attachés à un cadre qui flottait. Tendues par le poids de mon corps, les cordes me sciaient les chairs. Je tournai la tête, l'estomac chaviré, et vomis dans les eaux troubles du Vosk. Je clignai des yeux sous le soleil brûlant et essayai de remuer poignets et chevilles. Une voix dit : — Il est réveillé. Je sentais vaguement la présence de hampes de lance plaquées contre le côté du cadre, prêtes à le pousser dans le courant. Je rassemblai de mon mieux mes esprits et, dans le champ de ma vision incertaine, entra une masse sombre qui devint le casque noir d'un membre de la Caste des Assassins. Lentement, dans un mouvement stylisé, le casque fut levé et je me trouvai en train de regarder un visage gris, maigre, cruel, un visage qui aurait pu être de métal. Les yeux étaient impénétrables, comme s'ils étaient en verre ou en pierre, et enchâssés artificiellement dans ce visage au masque métallique. — Je suis Pa-Kur, dit l'homme. C'était lui, le Maître Assassin d'Ar, Chef de la horde rassemblée. — Nous nous sommes déjà rencontrés, répliquai-je. Les yeux, comme la pierre ou le verre, ne révélèrent rien. — Le cylindre à Ko-ro-ba, repris-je. L'arbalète. Il resta silencieux. — Tu n'as pas réussi à me tuer cette fois-là, me gaussai-je. Peut-être voudras-tu tenter à nouveau ta chance maintenant. Peut-être la cible convient-elle davantage à ton adresse ? Les hommes qui entouraient Pa-Kur grommelèrent devant mon impudence. Cependant, lui-même ne montra aucune impatience. — Mon arme, dit-il, se bornant à tendre la main. Une arbalète fut immédiatement placée dans sa paume. C'était une grande arbalète d'acier, bandée et prête à tirer, le carreau de fer placé dans la glissière. Je m'apprêtai à recevoir le carreau qui allait me transpercer le corps. J'étais curieux de savoir si je serais conscient de son impact. Pa-Kur leva la main dans un geste impérieux. Parti je ne sais d'où, j'aperçus un petit objet rond qui montait dans les airs au-dessus du fleuve. C'était une pièce à l'effigie du tarn lancée par un des hommes de Pa-Kur. Juste comme le minuscule objet, noir sur le fond du ciel bleu, atteignait son apogée, j'entendis le cliquetis de la détente, la vibration de la corde et le rapide sifflement du carreau. Avant que le tarnet ait entamé sa chute, le carreau le perça, l'emportant à environ deux cent cinquante mètres dans le fleuve, estimai-je. Les hommes de Pa-Kur battirent le sable d'un piétinement rythmé et firent résonner leur bouclier de la pointe de leur lance. — J'ai parlé comme un sot, dis-je à Pa-Kur. — Et tu mourras comme un sot, répliqua-t-il. Le ton de Pa-Kur était exempt de colère ou d'émotion. Il fit signe aux hommes de pousser le cadre dans le fleuve, où il serait entraîné par le courant. — Attends, dis-je. Je te demande une faveur. Les mots sortaient difficilement. Pa-Kur indiqua d'un geste aux hommes de s'arrêter. — Qu'as-tu fait de la jeune fille? — C'est Talena, fille de l'Ubar Marlenus, répondit Pa-Kur. Elle va régner dans Ar comme ma reine. — Elle mourra plutôt, dis-je. — Elle m'a accepté, rétorqua Pa-Kur, et elle régnera à mon côté. (Les yeux de pierre me fixaient, impassibles.) C'est elle, ajouta-t-il, qui a désiré que tu meures de la mort des scélérats sur le Cadre d'Humiliation, indigne que tu es de souiller nos armes. Je fermai les yeux. J'aurais dû me douter que l'orgueilleuse Talena, fille d'un Ubar, sauterait sur la première occasion de revenir au pouvoir dans Ar, serait-ce même à la tête d'une légion pillarde de brigands. Et moi, son protecteur, je devais maintenant être supprimé. En fait, le Cadre d'Humiliation était une vengeance capable de donner, même à Talena, ample compensation pour les indignités dont elle avait souffert entre mes mains. Il n'y avait pas mieux pour effacer à jamais de son esprit le souvenir offensant qu'elle avait, à un moment donné, eu besoin de mon aide et prétendu m'aimer. Puis, comme c'est la coutume avant qu'un cadre soit abandonné aux flots du Vosk, chaque homme de Pa-Kur cracha sur mon corps. En dernier lieu, Pa-Kur cracha dans sa paume et la mit sur ma poitrine. — Si ce n'était à cause de la fille de Marlenus, je t'aurais tué honorablement, déclara Pa-Kur, son visage métallique aussi inerte que le tain au dos d'un miroir. Cela, je te le jure sur le casque noir de ma Caste. — Je te crois, dis-je d'une voix étranglée, me souciant peu désormais de vivre ou de mourir. Les bouts des lances pesèrent sur le cadre pour l'écarter du rivage. Le courant le saisit bientôt et il commença à s'éloigner de plus en plus en tournant lentement sur luimême vers le centre de cette vaste force de la nature qu'on appelle le Vosk. Cette mort ne serait pas agréable. Immobilisé et incapable de se dégager, mon corps, suspendu à quelques centimètres de la surface trouble et boueuse sous le soleil ardent, me torturerait par son poids qui tirait sur les cordes attachant poignets et chevilles. Je savais que je n'atteindrais pas, d'ici à quelques jours, le delta du Vosk et les villes situées dans le delta, sinon peut-être à l'état de cadavre ligoté, desséché par la chaleur et le manque d'eau. En fait, il y avait même peu de chances que ma dépouille arrive jusqu'au delta. Il était beaucoup plus probable qu'un des lézards d'eau du Vosk, ou l'une des grandes tortues à bec du fleuve, saisirait mon cadavre et le tirerait sous l'eau avec le cadre pour le dévorer dans la vase du fond. Il y avait aussi la possibilité qu'un tarn sauvage fonde sur moi pour se nourrir de la friandise vivante attachée, impuissante, à ce cadre dégradant. D'une chose j'étais certain : il n'y aurait aucun secours humain ni même de pitié, car les pauvres diables liés aux cadres ne sont que des scélérats, des traîtres et des blasphémateurs contre les Prêtres-Rois, et le seul fait d'envisager de mettre fin à leurs souffrances est déjà en soi un acte sacrilège. Mes poignets et mes chevilles étaient devenus blancs et engourdis. L'éclat oppressant, aveuglant, du soleil, sa chaleur lourde m'accablaient. Ma gorge était desséchée et, suspendu à trois ou quatre centimètres seulement au-dessus du Vosk, j'étais consumé par la soif. Des pensées lancinantes comme des aiguilles me torturaient l'esprit. L'image de la belle et traîtresse Talena dans les soies de son costume de danse, telle que je l'avais tenue dans mes bras, me tourmentait; elle qui donnait joyeusement ses baisers au froid Pa-Kur pour une place sur le trône d'Ar, elle dont la haine implacable m'avait envoyé à cette terrible mort, ne m'accordant même pas l'honneur de finir en Guerrier. Je voulais la haïr - je voulais tellement la haïr -mais je m'aperçus que je ne pouvais pas. J'en étais venu à l'aimer. Dans la clairière près des forêts marécageuses, dans les champs de céréales de l'Empire, sur la route d'Ar, dans la somptueuse caravane extraordinaire de Mintar, j'avais trouvé la femme que j'aimais, descendante d'une race barbare sur un monde lointain et inconnu. La nuit vint avec une infinie lenteur, mais au moins le soleil aveuglant avait-il disparu, et j'accueillis avec joie l'obscurité froide et venteuse. L'eau clapotait contre les montants du cadre, les étoiles étincelaient au-dessus de moi dans une indifférence de glace. À un moment donné, à ma grande horreur, une forme écailleuse apparut sous le cadre, et sa peau luisante frotta mon corps quand il lança un coup de queue avant de disparaître brusquement sous l'eau. Apparemment, il n'était pas carnivore. Chose curieuse, je poussai des cris de joie vers les étoiles: je m'accrochais encore à la vie, je répugnais à me lamenter parce que mes misères allaient à présent se prolonger. Le soleil surgit de nouveau dans le ciel et ma seconde journée sur le Vosk commença. Je me rappelle avoir eu peur de n'être plus jamais capable de me servir de mes mains et de mes pieds, peur qu'ils ne résistent pas à la friction des cordes. Puis je me souviens d'avoir ri sottement, comme un insensé, quand je réfléchis que cela n'avait pas d'importance, que je n'en aurais plus jamais besoin. Peut-être est-ce mon fou rire presque dément qui attira le tarn. Je le vis venir, fondant silencieusement sur moi à contre-jour, les serres déployées comme des crochets. Avec sauvagerie, ses énormes serres s'abattirent et se refermèrent sur mon corps, enfonçant un instant le cadre sous l'eau, puis le tarn battit l'air furieusement de ses ailes, dans son effort pour soulever sa proie et, tout à coup, le lourd cadre et moi-même fûmes tirés hors de l'eau. Le poids du cadre qui se balançait, subitement suspendu à mes poignets et à mes chevilles tandis que les serres de l'oiseau m'agrippaient le corps, faillit me mettre en pièces. Heureusement, les cordes, qui n'étaient pas prévues pour supporter le poids du lourd cadre, se rompirent et le tarn s'éleva triomphalement dans le ciel, me tenant toujours dans ses terribles serres. J'allais avoir quelques moments de plus à vivre, le même bref répit que la nature accorde à la souris qu'emporte le faucon vers son nid ; puis, sur un roc dénudé, mon corps serait déchiqueté par l'animal dont j'étais la proie. Le tarn, un tarn brun avec une crête noire comme la plupart des tarns sauvages, fila comme l'éclair vers cette vague tache lointaine que je savais marquer les escarpements d'une montagne désertique. Le Vosk devint un large ruban miroitant dans le lointain. Beaucoup plus bas, je voyais que la Lisière de Désolation brûlée, morte, était émaillée, çà et là, de plaques de verdure, où des poignées de graines s'étaient aveuglément imposées, faisant revivre et croître un petit espace de cette région dévastée. Près d'une de ces bandes verdoyantes, j'aperçus ce que je pris d'abord pour une ombre mais, au passage du tarn elle s'éparpilla en un troupeau de minuscules créatures qui s'enfuyaient, probablement les petits mammifères à trois doigts appelés qualae, couleur brun foncé, avec une crinière touffue de poils noirs et raides. Pour autant que je pus en juger, nous ne sommes pas passés au-dessus, ou près, de la grande route qui mène au Vosk. Si cela avait été le cas, j'aurais vu la horde guerrière de Pa-Kur en route pour Ar, avec ses colonnes en marche, ses files de guerriers montant des tharlarions, ses cavaleries de tarniers, ses chariots d'approvisionnement et ses animaux de bât. Et, quelque part dans ce vaste déploiement, parmi les drapeaux et les tambours à tarns qui battaient, il y avait la femme qui m'avait trahi. De mon mieux, j'ouvrais et fermais les mains et remuais les pieds, m'efforçant d'y rétablir un semblant de sensibilité. Le vol du tarn était paisible et moi, reconnaissant d'être enfin libéré du pénible Cadre d'Humiliation, je me trouvais, si étrange que cela paraisse, presque réconcilié avec la mort sauvage mais rapide que je savais m'attendre. Or, tout à coup, le vol du tarn devint beaucoup plus rapide puis, une minute après, presque désordonné et frénétique. Il fuyait ! Je me retournai sur moi-même dans ses serres et j'eus l'impression que mon coeur tressautait dans ma poitrine. Mes cheveux se hérissèrent quand j'entendis le cri aigu, furieux, d'un autre tarn; c'était une créature énorme, aussi noire que le casque de Pa-Kur; ses ailes battaient comme des fouets, fondant implacablement sur mon ravisseur. Mon oiseau fit un écart vertigineux et les serres du grand agresseur passèrent sans le blesser. Puis il attaqua de nouveau, et mon oiseau fit de nouveau un écart, mais le tarn ennemi avait prévu la manoeuvre et modifié en conséquence sa trajectoire une seconde avant que mon oiseau ne vire, si bien qu'il le heurta de plein fouet. En cet affolant, ce terrible instant, j'eus conscience d'un éclair de serres ferrées sur la poitrine de mon oiseau, puis celui-ci trembla comme s'il était pris de convulsions et ouvrit ses serres. Je plongeai vers les landes désertiques. Dans ce moment dramatique, je vis mon oiseau commencer à tomber en battant lourdement des ailes, et je vis aussi son agresseur pivoter dans ma direction Dans ma chute, je me tortillai follement dans le vide, un cri inexprimé d'angoisse au fond de la gorge, et je voyais avec horreur le sol qui semblait accourir à ma rencontre. Mais je ne l'atteignis pas, car l'oiseau agresseur avait foncé pour m'intercepter et m'avait saisi dans son bec à peu près de la même façon qu'une mouette s'empare du poisson échappé par une autre. Le bec, recourbé comme un cimeterre, fondu par ses étroites narines, se referma sur mon corps et je fus, une fois de plus, la proie d'un tarn. Mon rapide ravisseur eut bientôt atteint ses montagnes et la vague tache lointaine que j'avais vue devint un désert sauvage, effrayant, inaccessible, de falaises rougeâtres. À une grande hauteur, sur une corniche ensoleillée, le tarn noir me déposa sur les brindilles et le bois mort de son aire et plaqua une serre ferrée en travers de mon corps pour me maintenir tandis que l'énorme bec ferait son oeuvre. Comme le bec s'abaissait vers moi, je réussis à mettre une jambe entre nous et le repoussai à coups de pied en jurant frénétiquement. Le son de ma voix eut un effet inattendu sur l'oiseau. Il inclina d'un air interrogateur la tête de côté. Je continuai à crier contre lui. Puis, sot que j'étais, rendu à moitié fou par la peur et la faim, c'est seulement alors que je me rendis compte que ce tarn n'était autre que le mien ! Je repoussai la patte ferrée qui m'enfonçait dans les brindilles de l'aire en proférant mon ordre avec une cinglante autorité. L'oiseau leva sa patte et recula, encore incertain de ce qu'il devait faire. Je me remis sur pied d'un bond, me tenant à portée immédiate de son bec sans manifester la moindre peur. Je donnai une tape affectueuse à son bec comme si nous étions dans une tarnerie et je passai les mains dans les plumes de son cou - endroit où le tarn ne peut pas se nettoyer avec son bec, comme le font les tarniers quand ils cherchent les parasites. Je retirai quelques-uns de ces poux, de la grosseur d'une bille, qui infestent généralement les tarns sauvages, et les lui fourrai dans le bec en les lui plaquant contre la langue: Je renouvelai mon geste maintes fois et le tarn allongeait le cou. La selle et les rênes du tarn n'étaient plus sur l'oiseau; elles avaient dû se désagréger ou être arrachées de son dos par le frottement contre l'escarpement rocheux qui se dressait à l'arrière de la corniche où se trouvait son aire. Après quelques minutes de ces soins, le tarn, satisfait, étendit les ailes et prit son essor pour continuer sa quête de nourriture interrompue. Selon toute apparence, dans les limites de son entendement, il ne me considérait plus pour l'instant comme appartenant à la catégorie des comestibles. Qu'il puisse bientôt changer d'avis, surtout s'il ne trouvait rien dans les plaines, n'était que trop évident. Je jurai à la pensée que j'avais perdu l'aiguillon dans les sables mouvants de la forêt marécageuse d'Ar. J'examinai la corniche pour y chercher des possibilités de fuite, mais les falaises au-dessus et au-dessous étaient presque lisses. Brusquement, une grande ombre recouvrit la corniche. Mon tarn était revenu. Je levai les yeux et, à ma grande horreur, je constatai que ce n'était pas lui. C'était un autre tarn, un tarn sauvage. Il se posa sur la corniche en faisant claquer son bec. Cette fois, je n'avais pas le conditionnement méticuleux des Éleveurs de Tarns pour m'aider. Je cherchais frénétiquement une arme autour de moi lorsque, n'en croyant pas mes yeux, j'aperçus, entrecroisés grossièrement dans les brindilles du nid, les restes de mon harnais et de ma selle. Je saisis ma lance dans le fourreau de la selle et me retournai. L'animal avait attendu un instant de trop : il était trop sûr que sa proie était prise au piège. Comme il s'avançait, insoucieux de la lance, je projetai avec forcé l'arme au large fer, qui s'enfonça profondément dans sa poitrine. Ses pattes fléchirent et son corps, ailes étendues, tomba sur le granit de la corniche. La tête ballottante et les yeux déjà vitreux, l'oiseau tressaillait et tremblait d'une manière irrépressible - en proie à des réflexes spasmodiques. Il était mort dès l'instant où la lance avait pénétré dans son coeur. Je retirai l'arme et, l'utilisant comme levier, je fis rouler le corps frémissant jusqu'au bord de la corniche et l'expédiai dans le gouffre Je revins au nid et récupérai ce que je pus du harnais et de la selle. Il n'y avait aucune trace de l'arc ou de l'arbalète, ni de leurs projectiles respectifs. Le bouclier aussi avait disparu. Avec le fer de la lance, je fendis la sacoche de selle qui était fermée à clef. Elle tenait, comme je m'y attendais, la Pierre du Foyer Cette Pierre n'avait rien de remarquable, elle petite, plate et de couleur brun mat. Sculptée dessus sommairement, se trouvait une seule lettre, en écriture archaïque goréenne, lettre unique qui, dans l'ancienne orthographe, devait être le nom de la Cité. A l'époque où la Pierre avait été sculptée, Ar était, selon toute probabilité, un village quelconque parmi des dizaines vivotant dans les plaines de Gor. Impatient, je mis la Pierre de côté. Plus important à mes yeux, le paquetage contenait aussi le reste de mes provisions, prévues pour mon vol de retour à Ko-ro-ba. Mon premier geste fut de desceller une des deux gourdes d'eau et d'ouvrir les rations sèches. Et sur cette corniche venteuse, dans cette aire de tarn, je mangeai le repas qui me satisfit plus qu'aucun de ceux que j'eusse jamais pris jusque-là, bien qu'il n'ait consisté qu'en quelques gorgées d'eau, des biscuits rassis et une tranche de viande séchée. J'inventoriai le reste du contenu de la sacoche, ravi de découvrir mes vieilles cartes et cet instrument qui sert aux Goréens à la fois de boussole et de chronomètre. Aussi précisément que je pus le déterminer d'après la carte et le souvenir que j'avais gardé de l'emplacement du Vosk et de la direction dans laquelle j'avais été emporté, je me trouvais quelque part dans la Chaîne des Monts Voltaï, appelés parfois les Montagnes Rouges, au sud du fleuve et à l'est d'Ar. Cela signifiait que j'étais passé sans le savoir au-dessus de la grande route, mais je n'avais aucune idée si c'était avant ou après les hordes de Pa-Kur. Mes calculs au sujet de ma situation présente semblaient être confirmés par la couleur rouge terne des escarpements, due à la présence de grands dépôts d'oxyde de fer. Je sortis ensuite de la sacoche les liens de fibres et les cordes d'arc de rechange. Je m'en servirais pour réparer la selle et le harnais. Je m'en voulais de n'avoir pas casé un aiguillon supplémentaire dans les fontes. J'aurais dû aussi prévoir un sifflet à tarn en plus. J'avais perdu le mien lorsque Talena m'avait précipité à bas du dos du tarn, peu après que nous avions dépassé les remparts de la Cité d'Ar. Je n'étais pas sûr de pouvoir maîtriser le tarn sans aiguillon. Je ne l'avais utilisé que rarement pendant mes vols avec lui, plus rarement même que recommandé, mais il était toujours là, prêt à servir en cas de besoin. À présent, je ne l'avais plus. Que je puisse maîtriser ou non le tarn dépendrait probablement, pour un temps au moins, du succès qu'il aurait eu dans sa chasse et de la façon dont les Éleveurs de Tarns avaient accompli leur travail de dressage de l'oiseau quand il était jeune. Et cela ne dépendrait-il pas aussi de l'effet que la liberté aurait eu sur l'animal ? Serait-il disposé à se laisser dominer de nouveau par l'homme ? Avec ma lance, je pouvais le tuer, mais ce n'est pas cela qui me ferait descendre de la corniche. Je n'avais aucun désir de mourir éventuellement de faim dans l'aire solitaire de mon tarn. Je partirais sur son dos ou mourrais tout de suite. Pendant les heures qui me restèrent jusqu'au retour du tarn à son aire, j'utilisai les liens de fibres et les cordes d'arc pour réparer de mon mieux harnais et selle. Quand ma grande monture se posa de nouveau sur sa corniche, j'avais fini mon travail, y compris le rangement du matériel dans ma sacoche. Presque par raccroc, j'y avais remis aussi la Pierre du Foyer d'Ar, ce simple morceau de roche mal dégrossi qui avait tellement changé mon destin et celui d'un empire. Coincé dans les serres du tarn, il y avait le cadavre d'une antilope, une de ces antilopes jaunes à une seule corne appelées tabuks qui fréquentent les lumineux bosquets de Ka-la-na de Gor. Le dos de l'antilope avait été brisé, probablement au cours de l'attaque du tarn, et son cou et sa tête pendaient mollement sur le côté. Lorsque le tarn eut mangé, j'allai à lui en parlant familièrement, comme si je faisais la chose la plus normale sur Gor. Je lui laissai bien voir le harnais puis, lentement et avec une minutie voulue, je l'attachai autour de son cou. Je lançai ensuite la selle pardessus le dos de l'oiseau et me faufilai sous son corps pour fixer les courroies sousventrières. J'escaladai alors avec calme le montoir nouvellement réparé, le roulai et l'assujettis sur le côté de la selle. Je restai assis sans bouger pendant un instant puis, d'un geste ferme, je tirai sur la rêne numéro un. Je poussai un soupir de soulagement quand le monstre noir prit son vol. 13 MARLENUS, UBAR D'AR Je pris la direction de Ko-ro-ba, emportant dans la sacoche de ma selle le trophée qui était à présent sans valeur, pour moi en tout cas. La Pierre avait joué son rôle. Sa perte pour Ar avait déjà démembré un empire et, pour le moment du moins, garantissait l'indépendance de Ko-ro-ba et de ses cités-soeurs ennemies. Pourtant ma victoire - si victoire il y avait - ne m'apportait aucune satisfaction. Ma mission pouvait être terminée, mais je ne me réjouissais pas. J'avais perdu la femme que j'aimais, quelque cruelle et traîtresse qu'elle eût été. Je fis monter haut le tarn afin d'avoir sous les yeux un cercle d'environ deux cents pasangs. J'apercevais, dans le lointain, le fil d'argent que je savais être le grand Vosk, j'apercevais le changement brusque du paysage là où les plaines verdoyantes cédaient la place à la Lisière de Désolation. De cette hauteur, je voyais une partie de la Chaîne des Voltaï, avec ses fiers pics rougeâtres qui s'estompaient à l'est. Au sud-ouest, je distinguais vaguement les lumières nocturnes émanant des hautes tours d'Ar, au nord, venant du Vosk, je voyais la lueur de ce qui devait être des milliers de feux de camp, le camp que Pa-Kur avait installé pour la nuit. Comme je tirais sur la rêne deux pour guider le tarn vers Ko-ro-ba, je vis quelque chose à quoi je ne m'attendais pas, quelque chose, juste au-dessous, qui m'alarma. Dissimulés parmi les escarpements des Voltaï, invisibles sauf directement du dessus, j'aperçus quatre ou cinq petits feux de camp comme ceux qui signalent la présence d'une patrouille de montagne ou d'un petit groupe de chasseurs, peut-être en quête de la chèvre des montagnes goréennes agile et belliqueuse, le verr aux longs poils et aux cornes en spirale, ou, entreprise plus dangereuse, en quête du larl, un animal fauve ressemblant au léopard qui vit dans les Voltaï et plusieurs autres chaînes montagneuses de Gor, atteignant la hauteur incroyable de deux mètres dix au garrot et redouté pour ses descentes occasionnelles dans les plaines civilisées lorsque la faim l'aiguillonne. Intrigué, je fis descendre un peu le tarn, me refusant à croire que ces feux étaient ceux d'une patrouille ou de chasseurs. Il ne paraissait pas vraisemblable qu'une des patrouilles d'Ar soit en ce moment en train de bivouaquer dans les Voltaï, ou que ces feux soient ceux d'un groupe de chasseurs. Pendant que je descendais, mes soupçons reçurent confirmation. Peut-être les hommes du camp mystérieux avaient-ils entendu les battements d'ailes du tarn, peut-être ma silhouette était-elle apparue un instant sur l'une des trois lunes tournant autour de Gor mais, tout à coup, les feux disparurent, dispersés à coups de pied dans un déploiement d'étincelles, et les cendres rougeoyantes furent étouffées presque aussitôt; des hors-la-loi, supposai-je, ou peut-être des déserteurs d'Ar. Beaucoup quitteraient la cité pour chercher une sécurité relative dans les montagnes. Estimant ma curiosité satisfaite et ne voulant pas risquer un atterrissage dans l'obscurité où une lance pouvait jaillir de toutes les zones d'ombre, je tirai sur la rêne un et me préparai à retourner enfin à Ko-roba d'où j'étais parti bien des jours - une éternité - plus tôt. Tandis que le tarn s'élevait en tournoyant, j'entendis le sauvage, l'inquiétant cri de chasse du larl perçant la pénombre quelque part dans les sommets au-dessous de moi. Le tarn lui-même parut frissonner dans son vol. Un autre cri fut jeté en réponse depuis un autre point dans les sommets, puis un autre encore plus loin. Quand le larl chasse seul, il le fait en silence, ne proférant jamais un son avant le rugissement soudain qui précède sa charge, rugissement calculé pour terrifier la proie et la figer en un instant d'immobilité fatale. Mais ce soir-là, une bande de larls chassait et les clameurs des trois bêtes étaient des cris de rabattage qui avaient pour but de refouler les proies, en général plusieurs animaux, vers une zone de silence, de les regrouper dans la direction d'où ne provenait aucun cri - la direction dans laquelle attendait le reste de la bande. La lumière des trois lunes était brillante cette nuit-là et, à travers l'insolite entrelacs d'ombres qui en résultait, j'aperçus un des larls trottant à pas sourds, le corps presque blanc dans la clarté lunaire. Il s'arrêta, leva sa grosse tête féroce, de soixante à quatre-vingt-dix centimètres de diamètre, et poussa à nouveau le cri de chasse. Il y fut répondu, une fois à environ deux pasangs à l'ouest et une seconde fois à peu près de la même distance au sud-ouest. L'animal parut prêt à reprendre sa course quand, soudain, il se figea, la tête parfaitement immobile, ses sensibles oreilles pointues dressées et rigides. Je pensai qu'il avait peut-être entendu le tarn, mais il ne paraissait pas nous avoir remarqués. Je fis descendre l'oiseau un peu plus bas en décrivant de lents et larges cercles, sans perdre de vue le larl. La queue de l'animal se mit à battre furieusement. Il se tapit, son long et terrible corps au ras du sol. Puis il commença à avancer, vite mais furtivement, les épaules penchées en avant, l'arrière-train touchant presque le sol. Ses oreilles étaient rabattues contre les côtés de sa large tête. En avançant, malgré toute sa rapidité, il posait chaque patte avec soin sur le sol, d'abord les doigts puis la plante, aussi silencieusement que le vent courbe l'herbe, en un mouvement qui était aussi beau que terrifiant. Il se passait sans doute quelque chose d'inhabituel. Un animal devait être en train d'essayer de briser le cercle de chasse. On pourrait s'attendre que le larl ne se préoccupât pas d'un unique animal fuyant son réseau de bruit et de peur et négligeât un gibier isolé afin de garder fermé le cercle de chasse, mais ce n'est pas le cas. Quelle qu'en soit la raison, le larl préférera toujours ruiner une chasse, même prometteuse d'une curée de plusieurs animaux, plutôt que de permettre à une seule bête de filer devant lui vers la liberté. Je présume que c'est purement instinctif de sa part mais, sur une série de générations, cette méthode aboutit à l'élimination d'animaux qui, s'ils survivaient, transmettaient leur intelligence, ou peut-être leurs imprévisibles réactions de fuite, à leur descendance. Quoi qu'il en soit, quand le larl perd sa chasse, les animaux qui s'échappent sont ceux qui n'ont pas essayé de rompre le cercle, ceux qui se laissent rassembler facilement. Tout à coup, saisi d'horreur, j'aperçus la proie du larl. C'était un être humain qui se déplaçait avec une surprenante promptitude sur le sol accidenté. À ma grande stupéfaction, je vis qu'il portait le suaire jaune des victimes du Dar-Kosis, cette affection virulente, incurable, dévorante. Sans prendre la peine de réfléchir, je saisis ma lance et, tirant violemment sur la rêne numéro quatre, fis descendre le tarn dans une plongée rapide. L'oiseau atterrit entre la proie malade et le larl qui approchait. Plutôt que de tenter de projeter ma lance depuis la selle du tarn où je me trouvais en sécurité mais qui était instable, je sautai à terre alors que le larl, furieux d'avoir été découvert, émettait le rugissement de chasse paralysant et chargeait. Pendant un instant, je fus littéralement incapable de bouger. Sous l'impact de ce grand cri sauvage, la terreur m'étreignit comme un poing d'acier. C'était quelque chose d'insurmontable, une immobilité qui était une réaction physiologique au même titre que le réflexe rotulien ou le clignement de l'oeil. Puis, aussi vite qu'il était venu, cet instant cauchemardesque d'immobilité cessa et je mis la lance en position de soutenir le choc de l'attaque du larl. Peut-être ma soudaine apparition avait-elle désorienté l'animal ou ébranlé ses merveilleux instincts, car il avait dû proférer son cri de mort un instant trop tôt, ou peut-être mes muscles et mes nerfs réagirent-ils à ma volonté plus rapidement qu'il ne s'y attendait. Lorsque, à six mètres de moi, l'énorme bête bondissante, les crocs découverts, s'élança sur sa proie, elle ne rencontra à la place que le fer, pointu comme une aiguille, de ma lance fichée à la façon d'un pieu dans le sol, soutenue par le corps demi-nu d'un Guerrier de Ko-ro-ba. Le fer disparut dans la poitrine fourrée du larl et le bois de la hampe commença à s'enfoncer dedans quand le poids de l'animal la fit pénétrer plus profondément. Je bondis de dessous le monstrueux corps fauve, échappant de peu aux coups de griffes de ses pattes de devant. La hampe de la lance se rompit et l'animal tomba sur le sol où il roula sur le dos, battant l'air de ses pattes, poussant des cris de rage perçants, essayant de mordre l'objet semblable à un cure-dents pour l'extirper de son corps. Avec un frisson convulsif, la grosse tête roula sur le côté et les yeux se fermèrent à demi, laissant une fente laiteuse de mort entre les paupières. Je me retournai pour examiner l'individu à qui j'avais sauvé la vie. Il était à présent courbé et recroquevillé comme un arbuste brisé frappé par la foudre dans sa tunique jaune semblable à un suaire. Le capuchon dissimulait son visage. - Il y en a d'autres comme celui-ci dans les parages, dis-je. Tu ferais mieux de venir avec moi. C'est dangereux, ici. La silhouette parut se rétracter et devenir plus petite dans ses haillons jaunes. Désignant du doigt son visage noyé d'ombre et invisible, il murmura : - La Sainte Maladie. Le fer disparut dans la poitrine fourrée du larl et le bois de la hampe commença à s'enfoncer dedans quand le poids de l'animal la fit pénétrer plus profondément. Je bondis de dessous le monstrueux corps fauve, échappant de peu aux coups de griffes de ses pattes de devant. La hampe de la lance se rompit et l'animal tomba sur le sol où il roula sur le dos, battant l'air de ses pattes, poussant des cris de rage perçants, essayant de mordre l'objet semblable à un curedents pour l'extirper de son corps. Avec un frisson convulsif, la grosse tête roula sur le côté et les yeux se fermèrent à demi, laissant une fente laiteuse de mort entre les paupières. Je me retournai pour examiner l'individu à qui j'avais sauvé la vie. Il était à présent courbé et recroquevillé comme un arbuste brisé frappé par la foudre dans sa tunique jaune semblable à un suaire. Le capuchon dissimulait son visage. — Il y en a d'autres comme celui-ci dans les parages, disje. Tu ferais mieux de venir avec moi. C'est dangereux, ici. La silhouette parut se rétracter et devenir plus petite dans ses haillons jaunes. Désignant du doigt son visage noyé d'ombre et invisible, il murmura : — La Sainte Maladie. C'est la traduction littérale de Dar-Kosis, cette « Sainte Maladie », ou encore « Affliction Sacrée ». La maladie est ainsi nommée parce qu'elle est considérée comme sainte par les Prêtres-Rois, et ceux qui en souffrent comme consacrés aux Prêtres-Rois. En conséquence, verser leur sang est tenu pour hérétique. D'autre part, les Affligés, ainsi qu'on les nomme, ont peu à craindre de leurs semblables. Leur maladie est tellement contagieuse, si invariablement destructrice dans ses effets et si redoutée sur la plaplanète que même le plus hardi des hors-la-loi passe au large. Aussi les Affligés jouissent-ils d'une grande liberté de mouvement sur Gor. Bien entendu, on leur enjoint de se tenir à l'écart des habitations humaines et, s'ils en approchent de trop près, ils sont parfois lapidés. Chose curieuse, sur le plan de la casuistique, lapider les Affligés n'est pas considéré comme une violation de l'ordre présumé donné par les Prêtres-Rois de ne pas verser leur sang. Par un geste de charité, les Initiés ont aménagé, en divers endroits, des Puits de Dar-Kosis où les Affligés peuvent s'enfermer volontairement et où ils sont nourris avec des aliments lancés depuis le dos de tarns en vol. Une fois dans un de ces puits, les Affligés ne sont pas autorisés à en ressortir. Voir ce pauvre être dans les Voltaï, si loin-des itinéraires normaux et des régions fertiles de Gor, me faisait soupçonner qu'il avait dû s'échapper, si c'était possible, d'un de ces puits. — Quel est ton nom ? demandai-je. — Je suis un Affligé, répliqua la mystérieuse silhouette craintive. Les Affligés sont morts. Les morts n'ont pas de nom. La voix n'était guère qu'un rauque murmure. J'étais content qu'il fasse nuit et que le capuchon de l'homme soit rabattu, car je ne désirais nullement voir quels morceaux de chair adhéraient encore à son crâne. — T'es-tu échappé d'un des Puits de Dar-Kosis ? questionnai-je. L'homme parut se recroqueviller encore davantage. — Tu es en sécurité avec moi, le rassurai-je. (Je fis un geste vers le tarn qui ouvrait et fermait ses ailes avec impatience.) Dépêche-toi ! Il y a d'autres larls alentour. — La Sainte Maladie, protesta-t-il en montrant les sombres et hideux replis de son capuchon rabattu. — Je ne peux pas te laisser mourir ici, insistai-je. Je frissonnais à l'idée d'emmener avec moi cette créature horrible, ce cadavre chuchotant. J'avais peur de la maladie comme je n'avais pas eu peur du larl, mais je ne pouvais pas le laisser là, dans les montagnes, pour qu'il soit la proie d'un animal quelconque. L'homme ricana, un faible son plaintif. — Je suis déjà mort, dit-il avec un rire de fou. Je fais partie des Affligés. (De nouveau, le ricanement singulier sortit des plis du suaire jaune ) Aimerais-tu attraper la Sainte Maladie ? demanda-t-il en allongeant la main dans l'obscurité comme s'il essayait de saisir la mienne. Je retirai ma main, horrifié. La chose avança en trébuchant, le bras tendu vers moi, et tomba sur le sol avec un faible gémissement. Elle s'assit par terre, drapée dans son suaire jaune -masse de déchéance et de désolation sous les trois lunes goréennes. Elle se balança dans un mouvement de va-et-vient, émettant de petits bruits inarticulés comme si elle se lamentait ou geignait. À une distance d'environ un pasang, j'entendis le rugissement de frustration d'un larl, sans doute le compagnon de l'animal que j'avais tué, perplexe devant l'insuccès de la chasse. --Lève-toi ! ordonnai-je. Nous n'avons pas beaucoup de temps. — Aide-moi, gémit la masse jaune. Je refrénai un frisson de dégoût et tendis la main à cette chose. — Prends ma main, dis-je. Je vais t'aider. Du tas de haillons courbé qui était un de mes frères humains se dressa vers moi une main aux doigts crochus comme une patte de poulet. Faisant abstraction de mes craintes, je pris cette main pour aider l'infortunée créature à se mettre debout. À ma grande stupeur, la main qui serrait fermement la mienne était aussi solide et durcie qu'un cuir de selle. Avant que j'aie réalisé ce qui arrivait, mon bras fut tiré vers le sol avec violence et tordu - et j'étais projeté sur le dos aux pieds de l'homme, qui se releva d'un bond et mit sa botte sur ma gorge. Dans sa main, il y avait une épée de guerrier et la pointe se posait sur ma poitrine. Il éclata d'un grand rire grondant et rejeta la tête en arrière, faisant tomber le capuchon sur ses épaules. Je vis une tête massive, semblable à une tête de lion, avec de longs cheveux hirsutes et une barbe aussi sauvage et magnifique que les à-pics des Voltaï mêmes. L'homme, qui parut devenir gigantesque en se redressant de toute sa taille, sortit de dessous sa tunique jaune un sifflet à tarn et lança une longue note aiguë. Presque aussitôt lui répondirent d'autres sifflets provenant d'une douzaine d'endroits dans les montagnes voisines. En une minute, l'air s'emplit de battements d'ailes comme une cinquantaine de tamiers farouches faisaient descendre leurs oiseaux autour de nous. — Je suis Marlenus, Ubar d'Ar ! déclara l'homme. 14 LA MORT PAR LES TARNS Entravé en position agenouillée, le dos lacéré par le fouet et saignant, je fus jeté devant l'Ubar. J'étais prisonnier dans son camp depuis neuf jours, soumis à la torture et aux insultes. Cependant, c'était la première fois que je le voyais depuis que je lui avais sauvé la vie. Je conclus qu'il avait enfin jugé bon de mettre un terme aux souffrances du Guerrier qui avait volé la Pierre du Foyer de sa Cité. Un des tarniers de Marlenus m'empoigna par les cheveux pour me contraindre à poser mes lèvres sur sa botte. Je redressai de force la tête et gardai le dos droit, mon regard ne consentant aucune satisfaction à mon ravisseur. J'étais agenouillé sur le sol granitique d'une caverne peu profonde dans un pic des Voltaï, entre deux foyers abrités. Devant moi, sur un trône sommaire de rochers entassés, était assis Marlenus, ses longs cheveux sur ses épaules, sa grande barbe arrivant presque à son ceinturon. C'était un homme gigantesque, plus grand même que Tarl l'Aîné, et, dans ses yeux verts farouches, je vis la flamme dominatrice qui, à sa façon, brûlait aussi dans les yeux de Talena, sa fille. Bien que je dusse mourir entre les mains de ce barbare magnifique, je n'éprouvais aucune animosité à son égard. Si j'avais dû le tuer, je l'aurais fait, non avec haine ou rancoeur, mais plutôt avec respect. Autour du cou, il portait la chaîne d'or des Ubars, avec la réplique de la Pierre du Foyer d'Ar en médaillon. Dans ses mains, il tenait la Pierre elle-même, cette humble source de tant de luttes, de sang versé et d'honneur. Il la tenait avec précaution, comme s'il s'était agi d'un enfant. À l'entrée de la caverne, deux de ses hommes avaient planté une lance de tharlarion, du genre de celle portée par Kazrak et ses compagnons, dans une crevasse visiblement préparée pour la recevoir. Je suppose qu'elle était destinée à servir à mon empalement. Il y a diverses manières de procéder à ce cruel mode d'exécution et, inutile de le préciser, certaines sont plus miséricordieuses que d'autres. Je ne m'attendais pas qu'on m'accordât une mort rapide. — C'est toi qui as volé la Pierre du Foyer d'Ar ? dit Marlenus. — Oui! — Belle réussite ! commenta Marlenus qui contemplait la Pierre en la tenant de façon à faire jouer la lumière sur sa surface usée. Agenouillé à ses pieds, j'attendis, surpris que, comme les autres dans son camp, il ne manifeste aucun intérêt pour le sort de sa fille. — Tu te rends bien compte qu'il faut que tu meures, reprit Marlenus sans me regarder. — Oui, répondis-je. Tenant la Pierre du Foyer à deux mains, Marlenus se pencha en avant. - Tu es un jeune Guerrier brave et stupide, déclara-t-il. (Il plongea son regard dans le mien pendant un long moment, puis se radossa à son trône rudimentaire.) J'ai été autrefois aussi jeune et brave que toi, oui, et peut-être aussi stupide. (Le regard de Marlenus se perdit par-dessus ma tête dans l'obscurité extérieure.) J'ai risqué ma vie un millier de fois et consacré les années de ma jeunesse à un rêve d'Empire pour Ar, afin qu'il n'y ait, sur tout Gor, qu'une langue, qu'un commerce, qu'une série de codes, que les routes et les défilés soient sûrs, que les paysans cultivent leurs champs en paix, qu'il n'y ait qu'un Conseil pour décider des problèmes de politique, qu'il n'y ait qu'une Cité Suprême pour unir les cylindres d'une centaine de cités désunies, hostiles, et tout cela, tu l'as détruit! (Marlenus abaissa sur moi son regard.) Que peux-tu savoir de ces choses, toi, un simple tarnier ? Mais moi, Marlenus, bien que Guerrier, j'ai été plus qu'un Guerrier, toujours plus qu'un Guerrier. Où d'autres ne voyaient rien de plus que les codes de leur caste, où d'autres ne ressentaient aucun appel du devoir en dehors de celui de leur Pierre de Foyer, j'ai osé rêver le rêve d'Ar, pour que cessent enfin les guerres insensées, les effusions de sang et la terreur; que cessent l'anxiété et le danger, la vengeance et la Cruauté qui assombrissent notre vie; j'ai rêvé qu'il pourrait jaillir des cendres des conquêtes d'Ar un monde nouveau, un monde d'honneur et d'ordre, de puissance et de justice. — Ta justice, fis-je remarquer. — La mienne, si tu veux, admit-il. Marlenus posa la Pierre du Foyer sur le sol devant lui et tira son épée, qu'il posa en travers de ses "genoux. Il ressemblait à quelque antique et terrible dieu de la guerre. — Sais-tu, Tarnier, qu'il n'y a pas de justice sans épée ? (Il abaissa sur moi un sourire amer.) C'est une terrible vérité, réfléchis-y donc soigneusement. (Il marqua une pause.) Sans ceci, reprit-il en touchant sa lame, il n'y a rien: ni justice, ni civilisation, ni société, ni communauté, ni paix. Sans l'épée, il n'y a rien. — De quel droit, ripostai-je, est-ce l'épée de Marlenus qui doit apporter la justice sur Gor ? — Tu ne comprends pas, répliqua Marlenus, le droit proprement dit – ce droit dont tu parles avec tant de vénération – doit son existence même à l'épée. — Je crois que c'est faux, dis-je. Je changeai de position, et même ce faible mouvement rendit douloureuses les entailles du fouet sur mon dos. Marlenus était patient. — Avant l'épée, reprit-il, il n'y avait ni droit ni justice, seulement des faits, un monde de ce qui est et de ce qui n'est pas, plutôt qu'un monde de ce qui devrait être et de ce qui ne devrait pas être. Il n'y a pas de justice avant que l'épée la crée, l'établisse, la garantisse, lui donne substance et signification. (Il souleva l'arme, maniant la lourde lame de métal comme si c'était un fétu de paille.) D'abord l'épée, conclut-il, puis le gouvernement, puis la loi, puis la justice ! — Mais, demandai-je, et le rêve d'Ar, ce rêve dont tu as parlé, ce rêve que tu croyais juste de réaliser? — Oui ? incita Marlenus. — Est-ce un rêve juste ? — C'est un rêve juste. — Et pourtant, objectai-je, ton épée n'a pas encore trouvé la force de le réaliser. Marlenus me regarda pensivement, puis il rit. — Par les Prêtres-Rois, dit-il, je crois que j'ai perdu la partie ! Je haussai les épaules, geste assez incongru quand on est enchaîné ; cela me fit mal. — Mais, poursuivit Marlenus, si ce que tu dis est vrai, comment séparerons-nous les rêves justes des rêves injustes ? La question me parut difficile. — Je vais te le dire, reprit Marlenus en riant. (Il tapota la lame d'un geste affectueux.) Avec ceci! L'Ubar se leva et remit son épée au fourreau. Comme si c'était un signal, plusieurs de ses tarniers entrèrent dans la caverne et se saisirent de moi. — Empalez-le ! ordonna Marlenus. Les tarniers se mirent à déverrouiller les fers de sorte que je puisse être empalé librement sur la lance, peut-être pour qu'en me débattant je procure un spectacle plus intéressant à l'assistance. Tout en moi était engourdi, même mon dos qui aurait probablement été un foyer de souffrances atroces si je n'avais pas été absorbé par l'imminence de ma mort. — Ta fille Talena est vivante ! lançai-je à Marlenus. Il n'avait pas posé de questions et ne paraissait pas s'y intéresser. Pourtant, s'il était tant soit peu humain, je présumais que cet homme lointain, royal, obsédé par son rêve, désirerait savoir. — Elle aurait rapporté un millier de tarns, commenta Marlenus. Procédez à l'empalement ! Les tarniers serrèrent plus fort mes bras. Deux autres enlevèrent la lance de tharlarion de sa crevasse et l'apportèrent. Elle allait être enfoncée dans mon corps et je serais ensuite soulevé avec elle et mis en place. — C'est ta fille, dis-je à Marlenus. Elle est vivante ! — T'a-t-elle fait sa soumission ? demanda Marlenus. — Oui. — Alors, elle tenait plus à sa vie qu'à mon honneur! Brusquement, ma sensation d'engourdissement, d'impuissance, disparut, comme balayée par un accès de fureur. — Au diable ton honneur ! hurlai-je. Au diable ta foutue saloperie d'honneur ! Sans m'en rendre compte, je m'étais secoué et j'avais fait lâcher prise, comme s'il s'était agi d'enfants, aux deux tarniers qui m'empoignaient par les bras, et je me lançai sur Marlenus que je frappai violemment au visage, l'obligeant à reculer, grimaçant de stupéfaction et de douleur. Je me retournai juste à temps pour écarter d'un coup de poing la lance d'empalement au moment où, portée par deux hommes, elle plongeait dans mon dos. Je la saisis, lui imprimai un mouvement de torsion et, m'en servant comme d'une barre étayée par les deux hommes, je bondis et leur assenai des coups de pied. J'entendis deux cris de souffrance et me retrouvai la lance à la main. Cinq ou six tarniers accoururent par la large ouverture de la petite caverne, mais je m'élançai en brandissant la lance parallèlement à mon corps et les frappai avec une force quasi surhumaine, les précipitant dans le vide du haut de la corniche, près de l'entrée de la caverne. Leurs hurlements se confondirent avec les cris de rage des autres tarniers qui s'avançaient pour me capturer. Un tarnier ajusta une arbalète mais, à l'instant même, je projetai la lance et il s'écroula à la renverse, la hampe de l'arme saillant de sa poitrine, pendant que le carreau de l'arbalète ricochait sur le rocher au-dessus de ma tête avec un jaillissement d'étincelles. L'un des hommes que j'avais frappés du pied se tordait sur le sol près de moi. Je tirai l'épée qu'il avait dans son fourreau et abattis le premier des tarniers qui arrivait sur moi, puis blessai le second, mais je fus refoulé vers le fond la caverne. J'étais perdu, mais résolu à bien mourir. Pendant que je combattais, j'entendis le rire léonin Marlenus derrière moi en voyant ce qui avait été simple empalement tourner à la bataille selon son coeur. Comme j'avais un moment de répit, je pivotai pour lui faire face, avec l'espoir d'en finir avec l'Ubar lui-même, mais, ce faisant, les fers que j'avais portés me frappèrent violemment au visage et à la gorge, lancés comme une hache par Marlenus. Je suffoquai secouai la tête pour chasser le sang de mes yeux à cet instant, je fus saisi par trois ou quatre tarniers de l'Ubar. — Bravo, jeune Guerrier ! complimenta Marlenus. J'ai eu envie de voir si tu mourrais comme un esclave ! (Il s'adressa à ses hommes en me désignant.) Est-ce que ce Guerrier n'a pas gagné le droit à la mort par les tarns ? — Certes, acquiesça un des tarniers qui tenait un morceau de tunique en tampon sur sa cage thoracique tailladée. Je fus traîné au-dehors et l'on attacha des liens de fibres à mes poignets et à mes chevilles. Les autres extrémités de ces liens furent alors fixées par de larges courroies de cuir à deux tarns, dont l'un était mon propre géant noir. — Tu vas être écartelé, déclara Marlenus. Pas agréable non plus, mais mieux que l'empalement ! Je fus attaché solidement. Un tarnier monta l'un des tarns ; un autre monta le second. — Je ne suis pas encore mort! déclarai-je. C'était idiot comme réflexion, mais j'avais l'impression que mon heure n'était pas encore venue. Marlenus ne se gaussa pas de moi. — C'est toi qui as volé la Pierre du Foyer d'Ar, dit-il. Tu as de la chance ! — Personne ne peut échapper à la mort par les tarns, commenta un de ses hommes. Les guerriers de l'Ubar reculèrent pour donner de l'espace aux tarns. Marlenus, quant à lui, s'agenouilla dans l'obscurité pour vérifier les nceuds des liens de fibres, qu'il serra avec soin. Comme il s'assurait des noeuds à mes poignets, il m'adressa la parole. — Veux-tu que je te tue maintenant? demanda-t-il à voix basse. La mort par les tarns est une mort affreuse. Sa main, cachée à ses hommes par son corps, était sur ma gorge. J'avais l'impression qu'elle l'aurait facilement broyée. — Pourquoi cette mansuétude ? — Par égard pour une jeune fille, répondit-il. — Mais pourquoi ? — À cause de l'amour qu'elle te porte. — Ta fille me hait! objectai-je. — Elle a accepté d'être la compagne de Pa-Kur l'Assassin afin que tu aies une petite chance de vie sur le Cadre d'Humiliation. — Comment sais-tu cela? demandai-je. — C'est de notoriété publique dans le camp de Pa-Kur, répondit Marlenus. (Je le devinai qui souriait dans l'obscurité.) Moi-même, en tant qu'un des Affligés, l'ai appris de Mintar, de la Caste des Marchands. Les Marchands doivent garder leurs amis des deux côtés de la barricade, car qui sait si Marlenus ne pourra pas de nouveau s'asseoir sur le trône d'Ar ? Je dus émettre un cri de joie, car Marlenus mit vivement sa main sur ma bouche. Il ne me demanda plus s'il devait me tuer. Il se redressa, s'éloigna sous l'aile battante des tarns et fit un geste d'adieu. — Au revoir, Guerrier ! cria-t-il. Avec une embardée qui me donna la nausée et une sèche secousse douloureuse, les deux tarniers firent s'élever leurs oiseaux. Pendant un instant, je fus balancé entre ceuxci puis, à une trentaine de mètres en l'air, les tarniers, sur un signal convenu - un bref coup de sifflet venu du sol -, dirigèrent leurs oiseaux dans des directions opposées. La soudaine sensation d'arrachement sembla me déchirer le corps. Je crois que j'ai crié sans le vouloir. Les oiseaux tiraient en sens contraire, arrêtés dans leur vol, chacun essayant de se séparer de l'autre. De temps en temps, la souffrance connaissait un instant de répit étourdissant lorsque l'un ou l'autre des oiseaux n'arrivait plus à tendre les cordes. J'entendais les jurons des tarniers au-dessus de moi et aperçus une ou deux fois l'éclair de l'aiguillon qui frappait. Alors les oiseaux recommençaient à tirer de tout leur poids sur les cordes, provoquant un nouvel et atroce arrachement. Tout à coup résonna un bruit de déchirement - une des cordes des poignets se rompait. Sans réfléchir, mais réagissant automatiquement, avec un élan de joie, je saisis l'autre corde et m'efforçai de la faire passer par-dessus ma main. Lorsque l'oiseau se remit à tirer, je ressentis une vive douleur à l'instant où ma main fut écorchée, mais la corde fila comme une flèche dans l'obscurité et je me retrouvai suspendu pas les chevilles au bout des autres cordes. Les tarniers ne se rendraient peut-être compte qu'au bout d'un moment de ce qui s'était passé. La première idée serait que mon corps avait été déchiré en deux et les ténèbres cacheraient la vérité jusqu'à ce que le tarnier tire sur les cordes pour vérifier le poids de leur fardeau. J'opérai un rétablissement et commençai à grimper le long d'une des deux cordes menant au grand oiseau audessus de moi. En quelques instants frénétiques, j'eus atteint les courroies de selle de l'oiseau et je me halai près des anneaux auxquels étaient accrochées les armes. C'est alors que le tarnier m'aperçut. Il poussa un cri de rage en tirant son épée. Il donna un coup de pointe dans ma direction et je me glissai jusqu'à une des serres de l'oiseau qui cria et devint rétif. D'une main, toujours cramponné à la serre, je détachai les sangles. En un instant, à cause des mouvements désordonnés de l'oiseau, la selle entière à laquelle le tarnier était fixé par des courroies se dégagea du dos de l'oiseau et plongea en tourbillonnant dans le vide. J'entendis le hurlement du tarnier, puis ce fut soudain le silence. L'autre tarnier devait être alerté maintenant. Chaque seconde était précieuse. Risquant le tout pour le tout, je bondis dans l'obscurité pour attraper les rênes de l'oiseau et ma main tâtonnante parvint à saisir le collier-guide. La traction subite vers le bas provoqua chez l'oiseau la réaction que j'espérais, la même que si j'avais tiré sur la rêne quatre. Il descendit immédiatement et, une minute plus tard, j'étais à terre sur une sorte de plateau accidenté. Il y avait un halo de lumière rouge au-dessus des montagnes et je compris que l'aurore approchait. Mes chevilles étaient toujours liées à l'oiseau et je dénouai rapidement les cordes. Dans le premier rayon de clarté matinale je vis, à quelques centaines de mètres de là, ce que j'avais espéré trouver - la selle et le corps désarticulé du tarnier. Je laissai aller l'oiseau et courus vers la selle prendre l'arbalète qui, à ma grande joie, était intacte. Aucun des carreaux ne s'était échappé du carquois. Je bandai l'arme et en plaçai un sur la glissière. J'entendais un autre tarn voler au-dessus de moi. Comme il se précipitait pour la mise à mort, son tarnier aperçut trop tard mon arbalète épaulée. Le projectile le laissa affaissé, sans vie, sur la selle. Le tarn, mon géant noir de Ko-ro-ba, atterrit et s'avança majestueusement. J'attendis, le coeur serré, jusqu'à ce qu'il lance la tête par-dessus mon épaule, tendant le cou pour que je l'épouille. Complaisamment, je récoltai une ou deux poignées de poux que je plaquai contre sa langue comme des bonbons. Puis je lui donnai une tape affectueuse sur la patte, grimpai en selle, laissai choir le tarnier mort par terre et m'attachai avec la courroie de selle. Je débordais d'entrain. J'avais de nouveau des armes et mon tarn. Il y avait même un aiguillon et un paquetage de selle. Je pris mon vol sans plus penser à Ko-ro-ba ni à la Pierre du Foyer. Bêtement, peut-être, mais avec un invincible optimisme, je fis monter le tarn au-dessus des Voltaï et le dirigeai vers Ar. 15 DANS LE CAMP DE MINTAR Ar; ville assiégée et intrépide, offrait un spectacle magnifique. Ses splendides et audacieux cylindres miroitants se dressaient avec fierté derrière les remparts de marbre d'un blanc neigeux, des remparts qui étaient doubles: le premier haut d'environ cent mètres; le second, séparé du premier par une vingtaine de mètres, haut de cent vingt mètres, des murs assez larges pour y mener de front six chariots tirés par des tharlarions sur leur sommet. Tous les cinquante mètres, des tours s'élevaient en saillie de façon à exposer au tir des archers, par leurs nombreuses meurtrières, tous ceux qui tenteraient l'escalade des remparts. Au-dessus de la ville, depuis les remparts jusqu'aux cylindres et entre les cylindres, j'apercevais de temps à autre le soleil qui se reflétait sur les fils métalliques antitarns oscillants, littéralement des centaines de milliers de fils ténus, presque invisibles, tendus en un filet protecteur par-dessus la cité. Faire descendre l'oiseau à travers un tel enchevêtrement de fils était une tâche presque impossible. Ces fils métalliques trancheraient net les ailes d'un tare plongeant vers le sol. À l'intérieur de la cité, les Initiés, qui avaient pris le pouvoir peu après la fuite de Marlenus, devaient avoir déjà mis en service les citernes prévues pour les sièges et commencé à rationner les provisions des énormes cylindres à grains. Une cité comme Ar, convenablement dirigée, pouvait soutenir un siège pendant une génération. Au-delà des remparts se trouvaient les lignes d'investissement de Pa-Kur, déployées avec toute l'habileté des ingénieurs militaires les plus expérimentés de Gor. À quelques centaines de mètres du rempart, juste hors de portée d'arbalète, des milliers de prisonniers et d'Esclaves de Siège s'affairaient à creuser un fossé gigantesque. Une fois terminé, il aurait presque vingt mètres de large pour une profondeur à peu près équivalente. En arrière du fossé, des esclaves amoncelaient la terre qui avait été extraite, la tassaient et la battaient pour en faire un rempart. Sur le sommet de ce dernier, là où il était achevé, il y avait de nombreux pavois, des écrans mobiles en bois pour abriter les archers et l'approvisionnement en projectiles légers. Entre le fossé et l'enceinte de la Cité, sous le couvert de l'obscurité, des milliers de pieux taillés en pointe avaient été plantés, inclinés vers les remparts. Je savais que les plus dangereux des dispositifs de ce genre étaient invisibles. En fait, dans plusieurs des espaces entre les pieux, il y avait probablement des fosses couvertes au fond desquelles d'autres pieux aiguisés étaient enfoncés. De plus, à moitié enterrés dans les sables parmi les pieux et fixés à des blocs de bois, se trouvaient des crochets de fer ressemblant beaucoup à ceux employés autrefois sur la Terre et parfois appelés piques. Derrière le grand fossé dont il était séparé par quelques centaines de mètres, il y en avait un autre plus petit, de quelque six mètres de largeur et autant de profondeur, également avec un rempart formé avec la terre des déblais. Surmontant ce rempart, se dressait une palissade de troncs, taillés en pointe à l'extrémité. Tous les cent mètres environ, une porte en troncs d'arbres était aménagée dans le rempart. Derrière étaient installées les innombrables tentes des hordes de Pa-Kur. Çà et là, parmi les tentes, des tours de siège étaient en construction. On en voyait neuf. Qu'elles dépassent en hauteur les remparts d'Ar était inconcevable mais, avec leurs béliers, elles tenteraient de pratiquer des brèches dans le bas. Les tamiers se chargeraient d'attaquer les remparts par en haut. Quand Pa-Kur serait prêt à donner l'assaut, des ponts seraient jetés par-dessus les fossés. Les tours de siège seraient roulées par ces ponts jusqu'aux remparts d'Ar. Sur ces ponts passerait sa cavalerie de tharlarions. Sur eux, ses hordes déferleraient. Des engins légers, principalement des catapultes et des balistes, seraient transportés par-dessus les fossés grâce à des attelages de tarns. Un aspect du siège que je, savais devoir exister, mais qu'évidemment je ne pouvais pas voir, était le duel subtil des mines et contre-mines qui se livrait entre le camp de Pa-Kur et la Cité d'Ar. En ce moment même, de nombreux tunnels étaient creusés en direction de la Cité et, depuis Ar, des contre-tunnels allaient à leur rencontre. Une partie des combats les plus terribles du siège aurait sans doute lieu à une grande profondeur, dans les confins étroits, nauséabonds, éclairés par des torches, de ces couloirs sinueux, dont certains étaient à peine assez larges pour permettre à un homme de ramper. Bien des tunnels s'effondreraient, d'autres seraient inondés. Étant donné la profondeur des fondations des puissants murs d'Ar et la couche de roche sur laquelle elles étaient accrochées, qu'on réussisse à miner les remparts au point d'en démolir une longueur appréciable était extrêmement improbable mais, si l'un des tunnels arrivait tout de même à passer dessous sans être décelé, il pourrait sûrement servir à infiltrer un groupe de soldats dans la cité la nuit venue, en assez grande quantité pour maîtriser les gardes d'une porte et exposer Ar à l'assaut du gros des forces de Pa-Kur. Je remarquai une chose qui me surprit un instant. PaKur n'avait pas protégé ses arrières avec l'habituel troisième fossé flanqué de son rempart. Je voyais des fourrageurs et des marchands entrer et sortir librement du camp. Je me dis qu'il n'avait rien à craindre et, en conséquence, avait décidé de ne pas employer ses prisonniers et ses esclaves à des travaux qui n'étaient pas, indispensables et qui prenaient du temps. Pourtant, il semblait avoir commis une erreur, du moins d'après les manuels traitant des méthodes de siège. Si j'avais eu à ma disposition une force considérable de soldats, j'aurais pu tirer parti de cette erreur. Je fis descendre le tarn près des dernières rangées de tentes de Pa-Kur, là où finissait son camp, à une dizaine de pasangs de la Cité. Je ne fus pas trop étonné que personne ne m'interpelle. L'arrogance de Pa-Kur, ou simplement son assurance raisonnée, était telle qu'aucune sentinelle, aucun mot de passe ou signe de reconnaissance n'avait été prévu à l'arrière du camp. Conduisant le tarn, j'entrai dans le camp avec autant de désinvolture que si je venais dans une fête foraine ou une foire. Je n'avais aucun plan réaliste ou bien défini, mais j'étais décidé à trouver Talena et à fuir, ou à mourir en essayant. J'arrêtai une jeune esclave qui se hâtait et demandai le chemin du camp de Mintar, de la Caste des archands, persuadé qu'il devait être revenu avec la horde au coeur du pays d'Ar. La jeune femme, qui allait faire une course, n'était pas contente d'être retardée mais, sur Gor, il est imprudent pour les esclaves de ne pas répondre à la question d'un homme libre. Elle cracha dans sa main les pièces de monnaie qu'elle avait dans la bouche et m'apprit ce que je voulais savoir. Peu de vêtements goréens sont déformés par des poches. Le tablier de travail des artisans est une exception. Bientôt, le coeur battant à coups redoublés, les traits dissimulés par le casque que j'avais pris au guerrier dans les Voltaï, j'approchai du camp de Mintar. À l'entrée, il y avait une cage gigantesque en fil de fer, une cage provisoire pour les tarns. Je lançai un tarnet d'argent au tarnier qui la gardait et lui ordonnai de prendre soin de l'oiseau, de le panser, de le nourrir et de veiller à ce qu'il soit prêt au moindre signal. Ses protestations furent réduites au silence par un tarnet supplémentaire. J'errai aux abords du camp de Mintar qui, à l'instar de beaucoup de camps de marchands, était isolé du campement principal par une solide clôture de branches entrelacées. Audessus de ce complexe, comme s'il s'agissait d'une petite ville en état de siège, s'étendait un lacis de fils de fer en protection contre les tarns. Le complexe de Mintar s'étendait sur plusieurs arpents de terrain: c'était le plus grand comptoir marchand du campement. J'atteignis enfin la zone des corrals de tharlarions. J'attendis qu'un des gardiens de la caravane passe. Il ne me reconnut pas. Je jetai un coup d'ceil pour m'assurer que personne ne me regardait, j'escaladai avec légèreté la clôture de branchages et atterris à l'intérieur parmi un groupe de gros tharlarions. J'avais eu soin de vérifier que le corral dans lequel je sautais ne contenait pas de lézards de selle, les hauts tharlarions, ceux montés par Kazrak et ses lanciers. Les lézards de cette variété ont un caractère emporté en même temps qu'un régime de carnivore, et je n'avais aucune envie d'attirer l'attention sur moi en me frayant un chemin parmi eux à coups de hampe de lance. Leurs congénères plus placides, les gros tharlarions, levèrent à peine leur museau des auges. Masqué par les lourds corps paisibles, certains aussi massifs qu'un autobus, je me faufilai vers la paroi intérieure du corral. Ma chance continuait ; j'escaladai cette paroi et retombai sur le sentier tracé par les piétinements entre le corral et les tentes des hommes de Mintar. Normalement, le camp d'un marchand est disposé géométriquement comme les mieux organisés des camps militaires, contrairement à l'amalgame que constituait celui de Pa-Kur, et, nuit après nuit, chacun monte sa tente dans la même position relative. Tandis que le camp militaire est généralement disposé en une série de carrés concentriques, qui reflètent le principe quadruple de l'organisation militaire habituelle sur Gor, le camp du marchand est disposé en cercles concentriques, les tentes des gardes occupant le cercle extérieur, tandis que les logements des artisans, des conducteurs, des serviteurs et des esclaves occupent les cercles intérieurs, le centre étant réservé au marchand, à ses marchandises et à sa garde personnelle. C'est avec cela en tête que j'avais franchi la clôture là où je l'avais fait. Je cherchais la tente de Kazrak qui se trouvait dans le cercle extérieur, près des corrals de tharlarions. Mes calculs étaient exacts et, en un instant, je m'étais glissé sous l'armature en forme de dôme de sa tente. Je jetai l'anneau que je tenais, avec l'écusson de Cabot, sur sa natte de couchage. J'attendis dans la tente sombre pendant ce qui me sembla un temps interminable Enfin, la silhouette lasse de Kazrak, casque en main, se courba pour entrer. J'attendis en silence dans l'ombre. Il franchit le seuil, lança son casque sur la natte et se mit à détacher son épée. Je ne dis toujours rien, pas tant qu'il tenait une arme car; par malheur, la première chose qu'un guerrier goréen est susceptible de faire en trouvant un inconnu dans sa tente, c'est de le tuer, la seconde de s'enquérir de son identité. Je vis l'étincelle de l'allume-feu de Kazrak et quand, à sa lueur, j'aperçus brièvement ses traits, le chaud courant de l'amitié m'envahit. Il alluma la petite lampe suspendue, une mèche plongée dans de l'huile de tharlarion contenue dans une coupe de cuivre et, à sa lumière tremblotante, se tourna vers la natte. À peine l'avait-il fait qu'il tomba à genoux sur la natte et ramassa l'anneau. — Par les Prêtres-Rois ! s'écria-t-il. Je bondis à travers la tente et plaquai mes mains sur sa bouche. Pendant un moment, nous luttâmes avec frénésie. — Kazrak ! dis-je. Je libérai sa bouche. Il me saisit à pleins bras et me pressa contre sa poitrine, les yeux remplis de larmes. Je le repoussai joyeusement. — Je t'ai cherché, m'apprit-il. Pendant deux jours, j'ai suivi les rives du Vosk. J'aurais coupé les cordes pour te délivrer ! — C'est de l'hérésie, lui rappelai-je en riant. — Hérésie si tu veux. Je voulais te délivrer ! — Nous voilà de nouveau ensemble, répliquai-je simplement. — J'ai trouvé le cadre, reprit Kazrak, à un demipasang du Vosk. Il était cassé. Je t'ai cru mort. Cet homme brave pleura et j'eus aussi envie de pleurer de joie parce qu'il était mon ami. Affectueusement, je le pris aux épaules et le secouai. J'allai vers son coffre, près de la natte, et sortis son flacon de vin de Ka-la-na dont j'avalai une bonne lampée, puis le lui fourrai dans les mains. Il vida le flacon d'un seul coup et essuya d'un revers de main sa barbe tachée du jus rouge de la boisson fermentée. — Nous voilà de nouveau ensemble, dit-il à son tour. Nous voilà de nouveau ensemble, Tarl de Bristol, mon frère d'armes ! Kazrak et moi nous sommes assis dans sa tente et je lui racontai mes aventures qu'il écouta en secouant la tête. — Tu es marqué par le destin et par la chance, reconnut-il, choisi par les Prêtres-Rois pour accomplir des exploits ! — La vie est courte, répliquai-je. Parlons de choses que nous connaissons. — En cent générations, parmi les milliers de chaînes du destin, il n'y en a qu'une comme la tienne ! Il y eut un bruit à l'entrée de la tente de Kazrak; je replongeai dans l'ombre. C'était l'un des conducteurs de confiance de Mintar, celui qui guidait les animaux porteurs de la litière du marchand. Sans jeter un coup d'ceil dans la tente, l'homme s'adressa directement à Kazrak. — Kazrak et son hôte, Tarl de Bristol, veulent-ils bien m'accompagner à la tente de Mintar, de la Caste des Marchands ? demanda-t-il. Kazrak et moi fûmes stupéfaits, mais nous nous levâmes pour le suivre. L'obscurité était maintenant complète et, comme je portais mon casque, il n'y avait aucun risque qu'un passant me reconnaisse. Avant de quitter la tente de Kazrak, je plaçai l'anneau de métal rouge avec l'écusson de Cabot dans mon escarcelle. Jusque-là, j'avais porté l'anneau presque avec arrogance mais, à présent, il me semblait, pour plagier un dicton connu, que la discrétion est la meilleure part de la fierté. La tente de Mintar était en forme de dôme comme les autres de son camp : un énorme dôme. Toutefois, non seulement en dimensions mais aussi en splendeur d'installation, c'était un palais de soie. Nous passâmes au milieu des gardes à l'entrée. Au centre de la grande tente, assis seuls sur des coussins devant un petit feu, se tenaient deux hommes de part et d'autre une table à jeux. L'un était Mintar, de la Caste des Marchands, sa grande masse reposant sur les cousins comme un sac de farine ; l'autre, un géant, portait un costume d'Affligé, mais le portait comme l'aurait fait un roi. Il était assis jambes croisées, le dos droit et la tête haute, à la manière d'un guerrier. Je n'eus pas besoin d'approcher pour reconnaître cet homme-là. C'était Marlenus. — N'interrompez pas le jeu! ordonna-t-il. Kazrak et moi restâmes de côté. Mintar était perdu dans ses réflexions, ses petits yeux fixés sur les carrés rouges et jaunes de l'échiquier. Après avoir constaté notre présence, Marlenus tourna lui aussi son attention vers le jeu. Une lueur rusée s'alluma brièvement dans les petits yeux de Mintar et sa main grasse plana, hésitant un instant, au-dessus d'une des pièces de l'échiquier aux cent cases, un Tarnier posé au centre. Il la toucha, se risqua à la déplacer. Un rapide échange suivit, comme une réaction en chaîne, aucun des deux hommes ne s'attardant à peser ses coups. Le Premier Tarnier prit le Premier Tarnier, le Second Lancier répliqua en neutralisant le Premier Tarnier, la Cité neutralisa le Second Lancier, l'Assassin prit la Cité, l'Assassin fut liquidé par le Second Tarnier, le Second Tarnier par l'Esclave à la Lance, l'Esclave à la Lance par son homologue. Mintar se laissa aller contre les coussins. — Tu as pris la Cité, dit-il, mais pas la Pierre du Foyer. (Ses yeux brillaient de plaisir.) J'ai laissé faire cela afin de pouvoir capturer l'Esclave à la Lance. Concluons à présent la partie. L'Esclave à la Lance me donne l'avantage dont j'ai besoin. Un avantage petit, mais décisif. Marlenus eut un sourire plutôt sardonique. — Mais la position doit peser son poids dans toute décision, fit-il remarquer. Alors, d'un geste impérieux, Marlenus poussa son Ubar dans la ligne qu'avait ouverte la capture de l'Esclave à la Lance par Mintar. La pièce mettait en prise la Pierre du Foyer. Mintar inclina la tête avec une feinte cérémonie, un sourire mi-figue, mi-raisin sur son visage gras, et effleura d'un doigt court son propre Ubar qu'il fit tomber. — C'est la faiblesse de mon jeu, se lamenta-t-il. Je suis toujours trop âpre au gain, si petit soit-il. Marlenus tourna les yeux vers Kazrak et moi. — Mintar, dit-il, m'enseigne la patience. D'ordinaire, c'est un maître de la défense. Mintar sourit. - Et Marlenus invariablement un maître de l'attaque. - Un jeu absorbant, reprit Marlenus presque distraitement. Pour certains, ce jeu tient lieu à la fois de musique et de femmes. Il leur donne du plaisir. Il les aide à oublier. C'est à la fois du vin de Ka-la-na et la nuit pendant laquelle on boit ce vin. Ni Kazrak ni moi ne soufflâmes mot. — Tenez, poursuivit Marlenus en remettant les pièces en place, je me suis servi de l'Assassin pour prendre la Cité. Puis l'Assassin est abattu par un Tarnier... variation qui manque d'orthodoxie mais qui intéressante! — Et le Tarnier est abattu par un Esclave à la Lance, fis-je observer. - Exact, dit Marlenus en secouant la tête, mais c'est ainsi que j'ai gagné. — Et Pa-Kur est l'Assassin, continuai-je. — Oui, admit Marlenus, et Ar est la Cité. — Et je suis le Tarnier? demandai-je. — Oui, convint Marlenus. — Et qui est l'Esclave à la Lance? questionnai-je. — Est-ce que cela compte ? objecta Marlenus en faisant glisser entre ses doigts plusieurs Esclaves à la Lance qu'il laissa tomber un par un sur l'échiquier. N'importe lequel peut s'en charger. — Si l'Assassin conquiert la Cité, dis-je, le règne des Initiés cessera et la horde finira par se disperser avec son butin en laissant une garnison. Mintar se carra, enfonçant sa grosse masse plus rofondément dans les coussins. — Le jeune Tarnier joue bien, commenta-t-il. — À la chute de Pa-Kur, continuai-je, la garnison sera divisée et les temps seront mûrs pour une révolution... - Conduite par un Ubar, acheva Marlenus en ardant fixement la pièce qu'il tenait dans sa main. C'était un Ubar. Il la plaqua violemment sur l'échiquier, projetant les autres pièces sur les coussins de soie. — Par un Ubar ! s'exclama-t-il. — Tu es prêt, demandai-je, à remettre la Cité à Pa-Kur, à ce que sa horde fasse irruption dans les cylindres, à ce que la Cité soit pillée et brûlée, la population détruite ou réduite en esclavage ? Je frissonnai involontairement à la pensée des hordes effrénées de Pa-Kur parmi les tours d'Ar, massacrant, pillant, brûlant, violant ou, pour parler comme les Goréens, inondant les ponts de sang. Les yeux de Marlenus étincelèrent. — Non, dit-il, mais Ar tombera. Les Initiés sont uniquement capables de marmonner des prières aux Prêtres-Rois, de fixer les détails de leurs innombrables sacrifices dénués de sens. Ils ont soif de pouvoir politique mais ne savent ni le comprendre ni l'exercer. Ils ne soutiendront jamais un siège bien organisé. Ils ne garderont jamais la Cité. — Ne peux-tu entrer dans la ville et reprendre le pouvoir? demandai-je. Tu rapporterais la Pierre du Foyer. Tu rassemblerais des partisans. — Oui, acquiesça Marlenus, je pourrais rapporter la Pierre du Foyer - et il y en a qui me suivraient, mais ils ne sont pas assez nombreux, pas assez. Combien voudront se rallier à la bannière d'un hors-la-loi ? Non, le pouvoir des Initiés doit d'abord être annihilé. — As-tu un moyen d'entrer dans la Cité ? Marlenus me regarda attentivement. — Peut-être, dit-il. — Alors, j'ai une contre-proposition. Attaque-toi aux Pierres du Foyer de ces Cités Tributaires d'Ar -elles sont gardées dans le Cylindre Central. Si tu t'en empares, tu peux diviser la horde de Pa-Kur en donnant les Pierres aux contingents des Cités Tributaires à condition qu'ils se retirent. S'ils n'acceptent pas, détruis les Pierres. — Les soldats des Douze Cités Tributaires, répliqua-t-il, veulent du butin, la vengeance, les femmes d'Ar, pas seulement les Pierres. — Peut-être certains d'entre eux combattent-ils pour leur liberté... pour le droit de garder leur Pierre du Foyer, insistaije. La horde de Pa-Kur n'est certainement pas composée uniquement d'aventuriers et de mercenaires. (Remarquant l'intérêt de l'Ubar, je poursuivis:) D'autre part, peu nombreux sont les soldats de Gor, si barbares qu'ils puissent être, qui risqueraient la destruction de la Pierre du Foyer de leur Cité, du Porte-Bonheur de leur ville natale. — Mais, riposta Marlenus en fronçant les sourcils, si le siège est levé, les Initiés resteront au pouvoir. — Et Marlenus ne reprendra pas le trône d'Ar, mais la Cité sera en sûreté. (Je dévisageai Marlenus, et le sondai.) Qu'estce qui t'est le plus cher, Ubar, ta Cité ou ton titre ? Cherches-tu le bien-être d'Ar ou ta gloire personnelle ? Marlenus se leva brusquement, rejetant sa tunique jaune d'Affligé et tirant sa lame du fourreau dans un éclair de métal. — Un Ubar, s'écria-t-il, ne répond à une telle question qu'avec son épée ! Mon arme, elle aussi, avait jailli de son fourreau presque simultanément. Nous nous sommes affrontés pendant un long, terrible moment; puis Marlenus rejeta la tête en arrière et rit de son grand rire léonin. — Ton plan est bon, déclara-t-il. Mes hommes et moi entrerons dans la Cité cette nuit ! --Et j'irai avec toi. — Non ! dit Marlenus. Les hommes d'Ar n'ont pas besoin de l'aide d'un Guerrier de Ko-ro-ba. — Peut-être, suggéra Mintar, le jeune Tarnier pourrait-il s'occuper du problème de Talena, fille de Marlenus.. — Où est-elle? demandai-je. — Nous n'en sommes pas certains, répondit Mintar, mais elle est gardée, croit-on, dans les tentes de Pa-Kun Kazrak prit la parole pour la première fois. — Le jour où Ar tombera, elle épousera Pa-Kur et régnera avec lui. Il espère que cela encouragera les survivants d'Ar à l'accepter, lui, comme leur Ubar légitime. Il se proclamera leur libérateur, leur sauveur du despotisme des Initiés, le restaurateur de l'ordre ancien de la gloire de l'Empire. Mintar disposait distraitement les pièces sur l'échiquier, d'abord d'une façon puis d'une autre. — En gros, telles que sont maintenant placées les pièces, dit-il, la jeune fille n'a pas d'importance, mais il n'y a que les Prêtres-Rois qui puissent prévoir toutes les variations possibles. Il serait peut-être bon d'enlever la jeune fille de l'échiquier. Ce disant, il prit une pièce, la consorte de l'Ubar, ou Ubara, sur l'échiquier et la laissa tomber dans le coffret du jeu. Marlenus baissa les yeux vers l'échiquier, les poings crispés. — Oui, convint-il, il faut la retirer du jeu, mais pas simplement pour des raisons de stratégie. Elle m'a déshonoré ! (Il me lança un regard mauvais.) Elle a été seule avec un guerrier... elle a fait sa soumission... elle s'est même engagée à s'asseoir à côté d'un assassin. — Elle ne t'a pas déshonoré, protestai-je. — Elle a fait sa soumission ! maintint Marlenus. — Seulement pour sauver sa vie, dis-je. — Et d'après la rumeur, intervint Mintar sans lever les yeux de l'échiquier, elle s'est fiancée à Pa-Kur seulement afin qu'un certain tarnier qu'elle aimait puisse avoir une petite chance de survie. — Elle aurait rapporté pour son prix d'épouse un millier de tarns, répliqua Marlenus amèrement, et maintenant, elle vaut moins qu'une esclave instruite ! — C'est ta fille ! soulignai-je, tandis que ma colère montait. — Si elle était ici en ce moment, je l'étranglerais ! riposta Marlenus. — Et moi, je te tuerais ! lançai-je. — Eh bien, alors, dit Marlenus en souriant, peut-être que je me bornerais à la battre et à la jeter, nue, à mes tarniers. — Et je te tuerais quand même ! répétai-je. — L'un de nous tuerait l'autre, en fait, répliqua Marlenus en me regardant attentivement. — N'as-tu donc aucune affection pour elle ? demandai-je. Marlenus parut un instant perplexe. — Je suis un Ubar, dit-il. Il enveloppa de nouveau son corps gigantesque dans le vêtement des Affligés et reprit le bâton noueux qu'il portait. Il rabattit le capuchon de la tunique jaune sur son visage, prêt à partir, puis se tourna encore une fois vers moi. Il m'enfonça le bâton dans la poitrine avec bonhomie et déclara : — Que les Prêtres-Rois te soient favorables ! et je compris qu'il riait dans les plis du capuchon. Marlenus sortit de la tente. Il semblait n'être qu'un Affligé, un déchet de l'humanité voûté qui griffait pathétiquement la terre devant lui avec le bâton. Mintar leva les yeux, et lui aussi avait l'air content. — Tu es le seul homme qui ait jamais échappé à la mort par les tarns, déclara-t-il avec une nuance d'émerveillement dans la voix. Peut-être ce qu'on raconte est-il vrai. Peut-être es-tu le Guerrier amené sur Gor chaque millier d'années - amené par les Prêtres-Rois pour changer le monde ? — Comment savais-tu que je viendrais au camp ? demandai-je. — À cause de la jeune fille, répliqua Mintar. Et il était logique, n'est-ce pas, de s'attendre que tu recrutes l'aide de Kazrak, ton frère d'armes? — Oui, admis-je. Mintar fouilla dans l'escarcelle accrochée à sa ceinture et en tira une pièce d'or à l'effigie d'un tarn, de double poids. Il la lança à Kazrak. Kazrak l'attrapa au vol. — Tu quittes mon service, si j'ai bien compris, dit Mintar. — Il le faut, répondit Kazrak. — Naturellement, convint Mintar. — Où sont les tentes de Pa-Kur ? questionnai-je. — Sur le plus haut terrain du camp, expliqua Mintar, près du deuxième fossé et en face de la grande porte d'Ar. Tu verras la bannière noire de la Caste des Assassins. — Merci. Bien que tu sois de la Caste des Marchands, tu es un homme brave, dis-je. — Un Marchand peut être aussi brave qu'un Guerrier, jeune Tarnier, riposta Mintar en souriant. (Puis il parut quelque peu embarrassé.) Considérons les choses sous cet angle. Suppose que Marlenus reprenne Ar... Mintar ne recevra-t-il pas les monopoles qu'il désire ? --Oui, répondis-je, mais Pa-Kur garantira ces monopoles aussi aisément que Marlenus ! — Même plus aisément, corrigea Mintar en reportant son attention sur l'échiquier, mais vois-tu, Pa-Kur ne joue pas franc jeu. 16 LA JEUNE FILLE DANS LA CAGE Kazrak et moi revînmes à sa tente et, jusqu'au petit matin, nous avons discuté des possibilités de sauver Talena. Nous avons échafaudé nombre de projets dont aucun ne semblait susceptible de réussir. Tenter d'arriver directement jusqu'à elle serait vraisemblablement un suicide, et pourtant, si c'était la seule ressource, je savais que je le ferais. Entre-temps, jusqu'à ce que la cité tombe ou que Pa-Kur modifie ses plans, elle serait sans doute en sécurité. Il y avait peu de risques que Pa-Kur soit assez naïf en politique pour abuser de la jeune fille avant qu'elle l'ait publiquement accepté comme son Libre Compagnon suivant les rites d'Ar. Traitée en Esclave de Plaisir, sa valeur politique serait négligeable. D'autre part, l'idée qu'elle était dans les tentes de Pa-Kur me rendait furieux et je savais que je serais incapable de me retenir indéfiniment. Pour le moment, toutefois, les conseils de patience de Kazrak eurent raison de moi, en me persuadant que toute action précipitée serait presque certainement vouée à l'échec. En conséquence, pendant les quelques jours qui suivirent, je restai avec Kazrak et attendis mon heure. Je teignis mes cheveux en noir et achetai un casque et un équipement d'Assassin. En travers de la tempe gauche du casque noir, je fixai la bande dorée du messager. Sous ce déguisement, j'errai librement dans le camp, observant les préparatifs du siège, l'affectation des complexes de tentes, la disposition des troupes. Parfois, je grimpais à mi-hauteur d'une des tours de siège eh construction et je regardais la Cité d'Ar et les escarmouches qui se livraient dans l'espace compris entre la Cité et le premier fossé. Périodiquement, les notes aiguës des clairons d'alarme perçaient l'air quand des troupes sortaient d'Ar pour livrer bataille sur les plaines devant la Cité. Lorsque cela se produisait, inévitablement les soldats de Pa-Kur, lanciers et porteurs de lances, guidés par les Esclaves de Siège à travers l'enchevêtrement des pieux et des trappes, engageaient le combat avec les hommes d'Ar. Parfois, les soldats de Pa-Kur reconduisaient les guerriers d'Ar jusqu'aux murs mêmes de la Cité, les obligeant à se réfugier derrière les portes. Parfois, les troupes d'Ar repoussaient les soldats de Pa-Kur jusqu'aux pieux défensifs et, une fois, ils les contraignirent à se réfugier à leur tour de l'autre côté des ponts de siège, maintenant construits, qui enjambaient le grand fossé. Pourtant, il n'était guère douteux que les soldats de PaKur avaient l'avantage. Les ressources humaines sur lesquelles Pa-Kur pouvait compter semblaient inépuisables et, fait tout aussi important, il avait sous ses ordres une force considérable de cavalerie de tharlarions, arme qui faisait presque défaut aux hommes d'Ar. Au cours de ces combats, le ciel était noir de tarniers, d'Ar et du campement, qui tiraient sur les guerriers massés au-dessous et se livraient des duels auvages à des centaines de mètres dans les airs. Mais, graduellement, les tarniers d'Ar furent décimés, accablés par les forces supérieures que Pa-Kur, impitoyable, pouvait se permettre de lancer contre eux. Le neuvième jour du siège, le ciel appartenait à Pa-Kur et les forces d'Ar ne sortirent plus par la grande porte. Tout espoir de mettre fin au siège par une bataille rangée avait disparu. Les hommes d'Ar restèrent à l'intérieur de leurs remparts, sous leurs fils métalliques antitarns, à attendre l'assaut, tandis que les Initiés de la cité faisaient des sacrifices aux Prêtres-Rois. Le dixième jour, de petits engins de siège, tels que catapultes et balistes protégées, furent transportés par air de l'autre côté des fossés par des attelages de tarns et bientôt engagés en duels d'artillerie avec les engins montés sur les remparts d'Ar. Simultanément, des chaînes d'esclaves non protégés commencèrent à déplacer en avant les lignes de pieux. Après environ quatre jours de bombardements qui eurent probablement peu - voire pas du tout - d'effet, le premier assaut fut lancé. Il débuta plusieurs heures avant l'aube, quand les tours mobiles géantes, maintenant recouvertes de plaques de métal pour les abriter des flèches incendiaires et du goudron enflammé, furent lentement roulées sur les ponts des fossés. À midi, elles étaient à portée d'arbalète des murs. L'obscurité venue, à la lumière des torches, la première tour atteignit le rempart. Une heure après, trois autres touchaient le premier rempart. Les guerriers grouillaient autour et sur le sommet de ces tours. Au-dessus, les tarniers se heurtaient en des combats sans merci. Les défenseurs d'Ar placèrent sur le rempart des échelles de corde pour descendre au niveau des tours, soixante mètres plus bas. Par des portes dérobées, d'autres défenseurs s'élançaient vers le pied des tours, mais ils s'y heurtaient aux formations de soutien de Pa-Kur. Du haut des remparts, à soixante mètres au-dessus des tours, pleuvaient pierres et projectiles. À l'intérieur des tours, des esclaves en sueur, sous le fouet frénétique de leurs surveillants, tiraient sur les grandes chaînes qui actionnaient le mouvement de va-et-vient des puissants béliers d'acier contre le rempart. L'une des tours de Pa-Kur fut minée; elle s'inclina, puis s'écrasa dans la poussière au milieu des clameurs de ses infortunés occupants. Une autre fut conquise et incendiée. Mais cinq autres tours roulèrent lentement vers les murs d'Ar. Ces tours étaient de véritables forteresses qui seraient maintenues coûte que coûte en service; vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elles continueraient leur ceuvre et attaqueraient les remparts. Entre-temps, en différents points de la Cité et à des moments choisis au hasard, des tarniers de Pa-Kur triés sur le volet, dont chaque tarn portait une corde à nceuds où se suspendaient neuf lanciers, descendaient vers les fils métalliques et le sommet des cylindres pour débarquer leurs petits groupes de commandos. Ces groupes réussissaient rarement à revenir, mais ils étaient parfois éminemment efficaces. Le vingtième jour du siège, il y eut de grandes réjouissances dans le camp de Pa-Kur, car les fils antitarns avaient été coupés à un endroit et une escouade de lanciers avait atteint la citerne contenant les principales réserves d'eau pour le cas de siège et dans laquelle elle avait vidé ses barils de kanda, un poison mortel extrait d'un arbuste du désert de Gor. La Cité dépendrait désormais principalement de ses puits privés et de la pluie. Il semblait probable que la nourriture et l'eau allaient bientôt se raréfier dans la ville et que les Initiés, dont la résistance avait manqué d'imagination et qui étaient apparemment incapables de protéger la Cité, seraient forcés d'affronter une population affamée et désespérée. Le sort de Marlenus, pendant cette période, restait une inconnue. J'avais la certitude qu'il s'était arrangé pour pénétrer dans la ville et qu'il attendait probablement le moment propice pour s'attaquer aux Pierres du Foyer des Cités Tributaires et, si possible, diviser la horde de Pa-Kur. Puis, au cours de la quatrième semaine de siège, mon cceur se serra. Marlenus et plusieurs hommes étaient, semble-t-il, entrés dans la cité mais ils avaient été découverts et pris au piège dans le cylindre même des Pierres du Foyer, en fait dans ce cylindre qui avait été son palais au temps de ses jours de gloire. Marlenus et ses hommes étaient maîtres de l'étage supérieur et du toit du cylindre, mais il y avait peu d'espoir que l'Ubar puisse utiliser les Pierres qui se trouvaient maintenant à sa portée. Lui et ses partisans n'avaient pas de tarns et leur retraite était coupée. De plus, l'omniprésent filet antitarns qui formait un réseau serré dans la zone du Cylindre Central empêchait toute tentative de sauvetage, sauf peut-être par une force importante. Pa-Kur, naturellement, était enchanté de laisser Marlenus là même où il se trouvait, pour qu'il y soit tué par les hommes d'Ar. De plus, Pa-Kur n'était pas si fou pour apporter dans son camp les Pierres du Foyer des Cités Tributaires et risquer de désunir sa horde avant que le siège soit terminé. En fait, Pa-Kur n'avait probablement aucune intention de distribuer les Pierres mais était décidé à marcher sur les traces impériales de Marlenus. Je me demandai combien de temps Marlenus pourrait résister. Cela dépendrait certainement, en partie, de l'eau et de la nourriture dont il disposait ainsi que de l'obstination que mettraient les Initiés à le déloger. J'étais sûr qu'il y avait des citernes et des bidons, et je supposais que Marlenus, par une précaution bien inspirée étant donné l'instabilité de la politique d'Ar, avait équipé son cylindre comme un donjon, emmagasinant des provisions de bouche et des armes de jet. En tout cas, mon plan pour la division par les Pierres du Foyer avait échoué et Marlenus, sur qui j'avais compté, était, selon la terminologie du jeu, neutralisé sinon même retiré de l'échiquier. Kazrak et moi, avons discuté tant et plus de la situation avec désespoir. La probabilité qu'Ar résiste au siège était minime. Une chose, du moins, restait à faire: tenter de sauver Talena. Un autre plan me vint à l'esprit, mais je le rejetai comme trop extravagant, comme indigne de considération. Kazrak remarqua mon froncement de sourcils et voulut savoir à quoi j'avais pensé. — Le siège pourrait être levé, dis-je, si une armée prenait Pa-Kur par surprise, une armée de quelques milliers de guerriers attaquant le côté non protégé du camp. Kazrak sourit. — C'est vrai. Mais où trouveras-tu cette armée ? J'hésitai un instant, puis répliquai : — À Ko-ro-ba, ou peut-être à Thentis. Kazrak me regarda d'un air incrédule. — As-tu perdu la tête ? La chute d'Ar sera comme du vin de Ka-la-na pour les Cités Libres de Gor. Quand Ar tombera, il y aura des réjouissances dans les rues. Quand Ar tombera, les ponts seront ornés de guirlandes, le Paga sera distribué gratuitement, les esclaves seront affranchis, les ennemis se réconcilieront. — Combien de temps cela durera-t-il avec Pa-Kur sur le trône d'Ar ? questionnai-je. Kazrak parut soudain se rembrunir en réfléchissant. — Pa-Kur ne détruira pas la Cité, repris-je, et il gardera tout ce qu'il pourra de sa horde. — Oui, admit Kazrak. Il y aura peu de raisons de se réjouir! — Marlenus rêvait d'Empire, ai-je poursuivi, mais l'ambition de Pa-Kur ne produira qu'un cauchemar d'oppression et de tyrannie. — Marlenus ne sera probablement plus jamais dangereux, déclara Kazrak. Même s'il survit, c'est un hors-la-loi dans sa propre Cité. — Mais Pa-Kur, lui, dis-je, sera une menace pour tout Gor quand il sera Ubar d'Ar — Exact, admit de nouveau Kazrak en me regardant d'un air interrogateur. — Pourquoi alors les Cités Libres de Gor ne s'uniraient-elles pas pour vaincre Pa-Kur ? — Les cités ne s'unissent jamais ! — Elles ne l'ont jamais fait mais, si l'on veut barrer la route à Pa-Kur, c'est le moment, et pas quand il sera maître d'Ar ! — Les cités ne s'unissent jamais... répéta Kazrak en secouant la tête. — Prends cet anneau, dis-je en lui tendant l'anneau qui portait l'écusson de Cabot. Montre-le à l'Administrateur de Ko-ro-ba et à l'Administrateur de Thentis, ainsi qu'à tous les Ubars ou Administrateurs des villes que tu pourras. Dis-leur de venir lever le siège. Dis-leur qu'ils doivent frapper maintenant et que tu .viens avec ce message de la part de Tarl Cabot, Guerrier de Ko-ro-ba. — Je serai probablement empalé, commenta Kazrak en se levant, mais j'irai. Le coeur lourd, je regardai Kazrak boucler le baudrier de son épée autour de son épaule et ramasser son casque. — Au revoir, frère d'armes ! dit-il. Il fit demi-tour et sortit de la tente aussi simplement que s'il se rendait aux corrals de tharlarions ou allait prendre son poste de garde comme au temps où nous suivions la caravane. Je sentis ma gorge se serrer et je me demandai si je n'avais pas envoyé mon ami à la mort. En quelques minutes, je rassemblai à mon tour mon équipement et coiffai le lourd casque noir des Assassins, puis quittai la tente et tournai mes pas vers les tentes de Pa-Kur. Je me frayai un chemin jusqu'au périmètre intérieur du deuxième fossé, en face de la grande porte d'Ar qui s'apercevait au loin. Là, sur un tertre dominant les palissades qui bordaient le rempart jusqu'au fossé, je vis la paroi de soie noire délimitant le camp de Pa-Kur. À l'intérieur se trouvaient des douzaines de tentes qui composaient les quartiers de sa suite et de sa garde personnelle. Au-dessus, en plusieurs endroits, flottait la bannière noire de la Caste des Assassins. Je m'étais approché de ce complexe des centaines de fois déjà mais, ce jour-là, j'étais bien décidé à y entrer. Je commençai à marcher d'un pas plus vif, mon cceur se mit à battre fortement et j'éprouvai l'exaltation de la décision. J'allais agir. C'était un suicide de tenter de m'introduire dans le complexe, mais Pa-Kur se trouvait dans les environs d'Ar où il dirigeait le siège et je pouvais, avec un peu de chance, me faire passer pour son messager; qui serait assez audacieux pour refuser l'entrée à quelqu'un dont le casque portait l'insigne des courriers ? Sans hésiter, j'escaladai le tertre et me présentai aux gardes d'un ton impatient. — Un message de Pa-Kur pour les oreilles de Talena, sa future Ubara! dis-je. — Je porterai le message, déclara l'un des gardes, un homme de forte carrure aux yeux soupçonneux. Il m'examinait attentivement. Je n'étais pas quelqu'un qu'il connaissait, c'était visible. — Le message est pour la future Ubara et pour elle seule ! lançai-je avec colère. Refuses-tu de laisser entrer le messager de Pa-Kur ? — Je ne sais pas qui tu es, grommela-t-il. — Donne-moi ton nom, ordonnai-je, afin que je puisse signaler à Pa-Kur celui qui intercepte son message à sa future Ubara! Il y eut un silence angoissé, puis le garde fit un pas de côté. J'entrai dans le complexe sans avoir de plan défini mais conscient que je devais prendre contact avec Talena. Peutêtre arriverions-nous à combiner ensemble une évasion pour un autre jour. À l'heure actuelle, je ne savais même pas où elle pouvait être gardée dans le camp. À l'intérieur du premier rempart de soie noire, il y avait une seconde enceinte mais composée de barres de fer, cette fois. Pa-Kur n'était pas aussi insoucieux de sa sécurité que je l'avais supposé. De plus, en l'air, je voyais des rangées de fils métalliques antitarns. Je longeai la seconde enceinte jusqu'à une porte où je répétai mon histoire. Là, je fus admis sans discussion, comme si mon casque était en soi une garantie suffisante de mon droit à être là. À l'intérieur, je fus guidé entre les tentes par une Esclave de Tour, une jeune femme noire dont la livrée était dorée, et qui portait de grandes boucles d'oreilles dorées assorties à un collier doré. Derrière moi, deux gardes nous emboîtèrent le pas. Nous nous arrêtâmes devant une tente resplendissante en soie jaune et rouge d'environ douze mètres de diamètre et six mètres de haut à son point culminant. Je me tournai vers l'esclave et les gardes. — Attendez ici ! dis-je. Mon message est destiné aux oreilles de celle qui a donné sa foi à Pa-Kur, et pour ses oreilles seules ! Mon coeur battait si fort que je m'étonnais qu'ils ne l'entendent pas. J'étais stupéfait que ma voix soit si calme. Les gardes s'entre-regardèrent, ne s'attendant pas à ma requête. L'Esclave de Tour me considéra gravement comme si j'avais voulu exercer quelque privilège longtemps négligé ou tombé en désuétude. — Attendez ici ! ordonnai-je de nouveau, et j'entrai dans la tente. À l'intérieur, il y avait une cage. C'était un cube de trois mètres à peu près, entièrement clos. Les lourdes barres de métal étaient revêtues d'argent et incrustées de pierres précieuses. Je remarquai avec consternation que la cage n'avait pas de porte. Elle avait été littéralement construite autour de sa prisonnière. Une jeune femme était assise à l'intérieur de la cage, fièrement, sur un trône. Elle portait la tunique et les voiles de Dissimulation, toute la tenue d'apparat des Ubaras. Quelque chose me soufflait d'être prudent. Je ne sais pas quoi. Il y avait quelque chose qui ne cadrait pas. Je réprimai l'envie de crier son nom; je me retins de bondir vers les barreaux, de la saisir et de la presser contre eux et contre mes lèvres. Ce devait être Talena que j'aimais, à qui ma vie appartenait. Pourtant j'approchai lentement, presque avec circonspection. Peut-être était-ce quelque chose dans le maintien de la silhouette voilée, quelque chose dans son port de tête. Cela ressemblait beaucoup à Talena, mais pas à ce qu'elle était. Avait-elle été blessée ou droguée ? Ne m'avaitelle pas reconnu ? Je me plaçai devant la cage et enlevai mon casque. Elle ne manifesta aucun signe de reconnaissance. Je cherchai une lueur de connivence dans ses yeux verts, le plus petit signe d'affection ou de bienvenue. Je parlai d'une voix qui semblait lointaine. — Je suis le messager de Pa-Kur, dis-je. Il désire que j'annonce que la Cité tombera bientôt et que tu seras assise près de lui sur le trône d'Ar. — Pa-Kur est bon, répliqua la jeune femme. Je fus stupéfié mais ne laissai pas paraître la moindre surprise. En fait, je fus sur le moment accablé par la fourberie de Pa-Kur, et je me réjouis d'avoir suivi en partie les conseils de patience et de prudence de Kazrak, de n'avoir pas dévoilé mon identité, de n'avoir pas tenté de me frayer à la pointe de l'épée un chemin jusqu'à elle pour l'enlever. Oui, c'eût été une erreur. La voix de la jeune femme dans la cage n'était pas la voix de celle que j'aimais. La jeune femme encagée n'était pas Talena. 17 CHAÎNES D'OR J'avais été floué par la brillante intelligence de PaKur. C'est le coeur plein d'amertume que je quittai le complexe de l'Assassin et revins à la tente de Kazrak. Les jours qui suivirent, fréquentant les tentes de Paga et les marchés, je cherchai à découvrir les tenants et les aboutissants de Talena en interceptant des esclaves ou en provoquant des, guerriers. Mais la réponse, quand j'en obtenais une par la vertu soit d'un tarnet d'or, soit d'une peur mortelle, était toujours la même: elle était gardée dans la tente de soie jaune et rouge. Ces créatures de Pa-Kur que je flattais ou terrorisais étaient persuadées que la jeune femme de la cage était Talena, cela ne faisait aucun doute pour moi. De tous ceux qui vivaient dans le complexe de Pa-Kur, il était peutêtre le seul à connaître l'endroit où se trouvait réellement la jeune fille. Je m'avisai avec désespoir que j'avais simplement abouti à souligner que quelqu'un s'intéressait énormément à son sort, ce qui aurait au minimum pour effet d'inciter Pa-Kur à redoubler de précautions en ce qui concernait la sécurité de Talena et, très probablement, à tenter d'appréhender le curieux. Pour mener cette enquête, je ne portais pas le costume de la Caste des Assassins, j'étais vêtu comme un tarnier quelconque et n'arborais l'insigne d'aucune ville. À quatre reprises, j'esquivai des patrouilles spéciales de PaKur, conduites par des hommes que j'avais interrogés à la pointe de l'épée. Dans la tente de Kazrak, je compris tristement que mes efforts avaient été vains et que le Tarnier de Marlenus, pour parler en termes de jeu, avait été finalement neutralisé lui aussi. J'envisageai d'abattre Pa-Kur mais le succès était improbable et, par-dessus le marché, ne me rapprocherait pas de mon but qui était de sauver Talena. Pourtant, en dehors de la vue de ma bien-aimée, rien ne m'aurait procuré plus de satisfaction que de plonger mon épée dans le cceur de l'Assassin. Ce furent pour moi d'affreuses journées. En plus de mon insuccès personnel, je ne recevais aucune nouvelle de Kazrak, et celles d'Ar sur la situation de Marlenus dans le Cylindre Central étaient devenues obscures et contradictoires. Pour autant que je pus le déterminer, lui et ses hommes avaient été vaincus et le sommet du Cylindre Central était de nouveau entre les mains des Initiés. Si toutefois ce n'était pas encore fait, cela le serait d'un moment à l'autre. Le siège en était à son cinquante-deuxième jour et les armées de Pa-Kur avaient ouvert une brèche dans le premier rempart. Il était méthodiquement rasé en sept endroits pour permettre le passage des tours vers le second rempart. De plus, des centaines de légers « ponts volants » étaient en cours de construction; au moment de l'assaut final, ils seraient déployés du premier rempart au second et les hommes de Pa-Kur grimperaient grâce à eux vers le haut rempart qui était la dernière ligne de défense d'Ar. D'après les rumeurs, des dizaines de tunnels se faufilaient maintenant, sans que rien s'y oppose, sous le second rempart et pourraient déboucher d'ici à quelques heures dans divers points de la cité. Les opérations de contreminage des hommes d'Ar avaient apparemment été menées sans méthode ou compétence. Le malheur d'Ar, à ce moment le plus critique de son histoire, fut d'être entre les mains de la plus nulle des Castes, celle des Initiés, uniquement qualifiés en matière de rites, de mythologie et de superstition. Pire encore, d'après les récits de déserteurs, il devint évident que la Cité était affamée et que l'eau commençait à manquer. Certains défenseurs ouvraient les veines des tarns pour boire leur sang. Le minuscule urt, un rongeur commun dans les cités goréennes, valait un tarnet d'argent sur les marchés. La maladie avait fait son apparition. Des groupes de pillards, originaires d'Ar même, écumaient les rues. Dans le camp de Pa-Kur, nous escomptions la chute imminente de la Cité. Pourtant, indomptable, Ar refusait de capituler. Je crois sincèrement que les vaillants défenseurs d'Ar, dans leur amour courageux mais aveugle pour leur ville, auraient combattu jusqu'à ce que le cadavre du dernier guerrier ait été jeté du haut des remparts dans les rues, mais les Initiés ne l'entendaient pas ainsi. Agissant par surprise, encore que l'on aurait peut-être dû s'attendre à cette manceuvre, le Haut Initié de la Cité d'Ar se présenta sur les remparts. Cet homme prétendait être le Suprême Initié de tous les Initiés de Gor et tenir sa charge des Prêtres-Rois eux-mêmes. Inutile de dire que cette prétention n'était pas entérinée par les Hauts Initiés des Cités Libres de Gor, qui se considéraient comme souverains dans leur ville. Le Suprême Initié, comme il se nommait lui-même, leva un bouclier puis le déposa au sol. Il leva ensuite une lance qu'il plaça, comme le bouclier, à ses pieds. Ce geste est une convention militaire employée par les Chefs de Gor pour demander des négociations ou une conférence. Il signifie une trêve, littéralement le dépôt temporaire des armes. En cas de reddition, par contre, les courroies du bouclier et la hampe de la lance sont brisées pour indiquer que le vaincu s'est désarmé lui-même et se met à la merci du conquérant. Peu après, Pa-Kur se montra sur le premier rempart en face du Suprême Initié et exécuta les mêmes gestes. Ce soir-là, des émissaires furent échangés et, au moyen de notes et de conférences, les conditions de la reddition furent fixées. Le lendemain matin, la plupart des clauses importantes étaient connues dans le camp et, pratiquement, Ar était tombée. Le marchandage des Initiés avait principalement pour but d'assurer leur sécurité personnelle et, autant que possible, d'éviter la complète mise à sac de la cité. La première condition de leur capitulation était que Pa-Kur accorde une amnistie générale pour eux-mêmes et leurs temples. C'était caractéristique des Initiés. Bien qu'ils soient les seuls Goréens à se prétendre immortels en vertu des mystères qu'ils pratiquent et qui sont interdits aux profanes, ce sont peut-être les plus peureux des hommes de Gor. Pa-Kur consentit volontiers à cette condition. Un massacre général d'Initiés serait considéré par ses troupes comme de mauvais augure et, de plus, ils seraient utiles pour tenir en main la population. Les Ubars ont toujours employé les Initiés comme des outils, certains des plus audacieux affirmant même que la fonction sociale des Initiés est de maintenir les Basses Castes satisfaites de leur statut servile. La seconde condition majeure posée par les Initiés était que la Cité soit occupée par une garnison de seulement dix mille hommes triés sur le volet et que le reste de la horde ne soit autorisé à franchir les portes que désarmé. Il y avait diverses autres concessions moins importantes, d'une nature plus complexe, souhaitées par les Initiés et accordées par Pa-Kur, concernant principalement l'approvisionnement de la Cité et la protection de ses commerçants et de ses paysans. Pour sa part, Pa-Kur demanda et obtint l'habituel tribut du sang imposé par les vainqueurs goréens. La population serait complètement désarmée. La possession d'une arme serait considérée comme un crime capital. Les officiers de la Caste des Guerriers et leurs familles seraient empalés et, sur l'ensemble de la population, un homme sur dix serait exécuté. Les mille plus belles femmes d'Ar seraient données à PaKur comme Esclaves de Plaisir pour être distribuées à ses officiers supérieurs. Quant aux autres femmes libres, trente pour cent des plus robustes et des plus attrayantes seraient vendues aux enchères à ses troupes dans la Rue des Marques, le produit de la vente allant dans les coffres de PaKur. Une levée de sept mille jeunes hommes serait effectuée pour combler ses pertes en Esclaves de Siège. Les enfants au-dessous de douze ans seraient répartis au hasard dans les Cités Libres de Gor. Quant aux esclaves d'Ar, ils appartiendraient au premier qui changerait leur collier. À l'approche de l'aube, au son mâle des tambours à tarns, une imposante procession quitta le camp de Pa-Kur et, quand elle traversa le pont principal sur le premier fossé, je vis au loin la grande porte d'Ar s'ouvrir lentement. Peutêtre ai-je été le seul, à l'exception possible de Mintar de la Caste des Marchands, à avoir envie de pleurer. Pa-Kur chevauchait en tête des troupes devant assurer la garnison, fortes de dix mille hommes. Ils chantaient une marche rythmée en le suivant et le soleil se reflétait sur leurs lances. Pa-Kur montait un tharlarion noir, un des rares que j'aie vus. L'animal était paré de joyaux et avançait d'une allure solennelle, royale. Je fus intrigué de voir l'imposant cortège faire halte et huit membres de la Caste des Assassins apporter un palanquin. Tout à coup, je redoublai d'attention. Le palanquin fut déposé près du tharlarion de Pa-Kur. Une forme féminine en fut extraite. Elle était dévoilée. Mon coeur bondit. C'était Talena. Mais elle n'arborait pas la tenue somptueuse des Ubaras comme la jeune femme de la cage. Elle était nu-pieds et vêtue d'une simple tunique, une longue robe blanche. Stupéfait, je m'aperçus que ses poignets étaient attachés ensemble par des menottes dorées. Une chaîne d'or fut lancée à Pa-Kur, qui l'attacha à la selle de son tharlarion. L'extrémité libre de cette chaîne de selle fut alors fixée aux menottes de Talena. La procession se remit en marche au son des tambours à tarns et Talena, ainsi enchaînée, avança lentement, avec dignité, à côté du tharlarion de son ravisseur, Pa-Kur l'Assassin. Mon étonnement et mon horreur devaient être amplement visibles sur mon visage car un lancier de tharlarion qui était à côté de moi me regarda avec amusement. — Une condition de la reddition, m'apprit-il. L'empalement de Talena, fille de Marlenus, Ubar félon d'Ar. — Mais pourquoi? m'exclamai-je. Elle devait être l'épouse de Pa-Kur, l'Ubara d'Ar ! — Quand Marlenus a été déchu, répondit-il, les Initiés ont décrété l'empalement de tous les membres de sa famille (Il eut un sourire sardonique.) Pour sauver la face devant les citoyens d'Ar, les Initiés ont demandé que Pa-Kur respecte leur décret et l'empale. — Et Pa-Kur a consenti ? — Bien sûr. Pour ouvrir la porte d'Ar, une clef en vaut une autre ! La tête me tournait. Je reculai en trébuchant à travers les rangées de soldats qui regardaient le cortège. Je courus comme un aveugle dans les rues maintenant désertes du camp de Pa-Kur et me retrouvai finalement dans le complexe de Mintar. J'entrai en titubant sous la tente de Kazrak et me jetai sur la natte en tremblant d'énervement. Je sanglotais. Puis mes mains agrippèrent la natte et je secouai la tête sauvagement pour me débarrasser du tumulte effréné d'émotions qui me donnaient le vertige. Brusquement, je redevins maître de moi-même, de nouveau raisonnable. Le choc de la voir, de connaître le sort qui l'attendait, avait été trop violent. Il fallait que je tâche de ne pas être faible quand ce que j'aime est en cause. Ce n'était pas séant pour un Guerrier de Gor. C'est en cette qualité que je me levai, revêtis les vêtements et coiffai le casque noir de la Caste des Assassins. Je fis jouer mon épée dans son fourreau, fixai mon bouclier à mon bras et saisis ma lance. Ma démarche était assurée quand je quittai la tente. Je me dirigeai d'un pas résolu vers la grande tarnerie à l'entrée du complexe de Mintar et réclamai mon tarn. L'oiseau fut amené au-dehors. Il resplendissait de santé et d'énergie. Pourtant, les journées passées dans la tarnerie, si gigantesque qu'elle fût, avaient dû être bien dures pour cet Ubar du ciel, mon tarn, et je savais qu'il se réjouirait de voler, d'avoir l'occasion d'opposer de nouveau ses ailes aux vents furieux de Gor. Je le caressai affectueusement, étonné de la tendresse que j'éprouvais pour le monstre noir. Je lançai un tarnet d'or au Gardien des Tarns. Il avait bien accompli sa tâche. Il balbutia en me le tendant pour que je le reprenne. Un tarnet d'or représente une petite fortune. Il permet d'acheter un des grands oiseaux ou jusqu'à cinq esclaves femmes. J'escaladai le montoir et m'attachai sur la selle en disant au gardien que la pièce était à lui. Je suppose que c'était un geste, rien qu'un geste mais, si minime qu'il fût, il me donnait satisfaction et, pour être honnête, je ne comptais pas vivre assez pour dépenser cette pièce. — Histoire de me porter chance ! ajoutai-je. Puis, avec le premier élan de joie que je ressentais depuis des semaines, je fis prendre au grand oiseau son essor vers le ciel. 18 DANS LE CYLINDRE CENTRAL Pendant que le tarn s'élevait, je vis le camp de PaKur, les fossés, les doubles remparts d'Ar avec les engins de siège collés comme des sangsues au rempart intérieur et, approchant de la cité, les longues files des soldats de la garnison de Pa-Kur qui chantaient, le soleil matinal se reflétant sur le métal, leur marche scandée par le battement des tambours à tarns. Je songeais à Marlenus qui, s'il vivait encore, pouvait voir à peu près le même spectacle depuis les meurtrières du Cylindre Central. J'eus de la peine pour lui, sachant que ce spectacle était le plus propre à briser le cceur du farouche Ubar. Je ne pouvais préjuger de ses sentiments à l'égard de Talena. Peut-être, miséricordieusement, ignoraitil le sort qui l'attendait. Je savais que je devais tenter de la sauver. Que n'aurais-je donné pour avoir Marlenus et ses compagnons à mon côté, si peu nombreux qu'ils soient ! Puis, comme si les morceaux d'un puzzle s'étaient soudain, inopinément, mis en place, un plan jaillit dans ma tête. Marlenus était entré dans la ville. Je m'étais interrogé là-dessus pendant des jours mais, à présent, cela me semblait évident. Le vêtement d'Affligé. Les Puits de DarKosis en dehors de la ville. L'un d'eux, un de ces puits devait être un trompe-l'ceil; un autre devait permettre d'accéder par un souterrain à la Cité. Un de ces puits avait sûrement été préparé il y a des années par l'astucieux Ubar comme moyen d'évasion ou sortie de secours. Il fallait que je trouve ce puits et ce tunnel, que je me fraie un passage jusqu'à Marlenus, que je m'assure son concours. Mais d'abord, ce qui faisait partie de mon plan, j'ai lancé mon tarn à toute vitesse vers les remparts de la cité, dépassant rapidement le lent cortège qui cheminait dans les plaines. En peut-être moins d'une minute, je planais audessus du sommet du rempart intérieur, près de la grande porte. Tandis que les soldats affolés s'égaillaient au-dessous de moi, je fis atterrir le tarn. Personne ne se risqua à me repousser. Tous gardaient le silence. Je portais le costume de la Caste des Assassins et, sur la tempe gauche de mon casque noir, se trouvait l'insigne doré du messager. Sans quitter le dos du tarn, je demandai l'officier de service. C'était un homme froid, boucané, avec des cheveux blancs coupés court. Ses yeux gris semblaient avoir vu le feu de l'action et n'avoir pas cillé. Il s'avança d'un air renfrogné. Se voir convoquer par un ennemi d'Ar et, en particulier, par quelqu'un qui portait les vêtements de la Caste exécrée des Assassins ne lui plaisait pas. — Pa-Kur approche de la ville ! criai-je. Ar est à lui ! Les gardes demeurèrent silencieux. Sur un mot de leur officier, cent lances auraient visé mon coeur. ; Tu lui fais bon accueil en ouvrant la grande porte, reprisje d'un ton méprisant, mais tu n'as pas retiré le filet antitarns. Pourquoi cela ? Descends-le afin que ses tarniers puissent entrer dans la ville sans aucune gêne ! - Ce n'était pas dans les conditions de la reddition, déclara l'officier. - Ar est tombée. Obéis à l'ordre de Pa-Kur ! — Bien, répliqua l'officier qui fit signe à un subordonné. Abaissez le filet. L'ordre, plutôt désolé, d'abaisser le filet fut répété le long des remparts et de tour en tour. Bientôt les grands treuils furent mis en marche et, mètre par mètre, l'effrayant réseau de fils antitarns commença à s'affaisser. Quand il toucherait le sol, il serait sectionné et roulé. Bien entendu, je ne me souciais nullement de faciliter l'entrée des tarniers de Pa-Kur qui, à ma connaissance, ne constituaient même pas une partie de la garnison, mais je voulais dégager le ciel audessus de la Cité pour le cas où moi-même et d'autres pourrions l'utiliser comme voie vers la liberté. Je repris la parole avec hauteur : — Pa-Kur désire savoir si l'Ubar félon Marlenus vit encore! — Oui, dit l'officier. — Où est-il ? — Dans le Cylindre Central, grommela l'autre. — Prisonnier? — Tout comme. — Prends garde à ce qu'il ne s'échappe pas ! recommandaije. — Il ne peut pas s'échapper. Cinquante gardes y veillent. — Mais le toit du cylindre, objectai-je, quand les fils antitarns seront abaissés ? — Marlenus ne peut pas s'échapper, répéta l'officier qui ajouta d'une voix revêche: À moins qu'il n'ait des ailes ! — Peut-être garderas-tu ton humour quand tu te tordras sur le pal ! commentai-je. Les yeux de l'homme s'étrécirent et il me décocha un regard haineux, car il savait bien quel devait être le sort des officiers d'Ar. — Où Pa-Kur conduira-t-il la fille de l'Ubar félon pour qu'on l'exécute ? Questionnai-je. L'officier désigna un cylindre éloigné. — Au Cylindre de Justice, dit-il. L'exécution aura lieu aussitôt que la jeune fille sera amenée. Le cylindre était blanc, couleur que les Goréens associent souvent avec l'impartialité. Plus précisément, elle indiquait que la justice qui y était dispensée était la justice des Initiés. Il y a deux systèmes de tribunaux sur Gor: ceux de la Cité, sous la juridiction de l'Administrateur ou de l'Ubar, et ceux des Initiés, sous la juridiction du Haut Initié de cette Cité; la division correspond en gros à celle entre le civil et ce que, faute d'un meilleur mot, l'on pourrait appeler les tribunaux ecclésiastiques. Les zones de juridiction de ces deux types de tribunaux ne sont pas bien définies. Les Initiés revendiquent la juridiction finale dans tous les domaines, en vertu de leurs rapports présumés avec les Prêtres-Rois, mais cette prétention est contestée par les juristes civils. Dans les circonstances présentes, il ne fallait évidemment pas compter sur une opposition à la justice des Initiés. Je remarquai avec répulsion que, sur le toit du Cylindre de Justice, brillait une lance d'empalement public en argent poli, haute de quelque quinze mètres, qui ressemblait de loin à une aiguille étincelante, Je remis le tarn en vol. J'avais réussi à abattre le réseau antitarns d'Ar. J'avais appris que Marlenus était encore vivant et tenait une partie du Cylindre Central, et j'avais découvert où et quand l'exécution de Talena était censée avoir lieu. Je m'éloignai comme l'éclair des remparts d'Ar, remarquant avec consternation que le cortège de Pa-Kur n'était plus qu'à une faible distance de la grande porte. Je pouvais voir le tharlarion qu'il montait, la silhouette de l'Assassin et la mince jeune fille en robe blanche qui, à côté de l'animal, marchait comme une Ubara, bien que nu-pieds et enchaînée à la selle. Je me demandai si Pa-Kur était curieux de savoir qui était le cavalier de ce tarn noir solitaire qui filait au-dessus de sa tête. En ce qui me parut une heure mais ne dut pas durer plus de trois ou quatre minutes, j'eus dépassé le camp de PaKur et je cherchai les Puits redoutés de Dar-Kosis, ces prisons dans lesquelles les Affligés peuvent s'incarcérer de leur propre volonté et être nourris, mais d'où ils ne sont pas autorisés à ressortir. Il y en avait plusieurs, aisément visibles d'en haut à cause de leur vaste forme circulaire, ressemblant beaucoup à un grand puits enterré. Quand j'en apercevais un, je faisais descendre un peu le tarn. Mes recherches terminées, je n'avais trouvé qu'un puits vide. Au fond des autres, on apercevait des points qui avaient l'air de poux jaunes - les silhouettes des Affligés. Audacieusement, sans m'attarder au danger possible de contamination, je fis descendre le tarn dans le puits désert. Le géant atterrit sur le sol rocheux de la fosse circulaire et je levai la tête, mon regard glissant le long des parois abruptes, artificiellement lisses, du puits qui montaient à quelque trois cents mètres tout autour de moi. En dépit de sa largeur qui pouvait atteindre soixante mètres, il faisait froid au fond et, quand je regardai en haut, je fus stupéfait de remarquer dans le ciel bleu comme des points lumineux voilés qui, la nuit venue, deviendraient les étoiles étincelant au-dessus de Gor. Au centre du puits, une citerne rudimentaire avait été creusée dans la roche vive et était à moitié remplie d'eau froide mais fétide. Pour autant que je pouvais en juger, il n'y avait aucun moyen d'entrer dans cette fosse ou d'en sortir autrement qu'à dos de tarn. Je savais bien que, parfois, les malheureux habitants des Puits de Dar-Kosis, regrettant leur décision de s'emprisonner, avaient réussi à creuser des marches dans les parois et à s'évader, mais le travail que cela impliquait - il fallait des années - la peine de mort en cas de découverte et le risque même de l'escalade, rendaient ces tentatives rares. S'il existait un moyen secret d'entrer dans ce puits-là ou d'en sortir - en supposant que ce soit le puits préparé par Marlenus - je ne découvris rien et je n'avais pas le temps de faire des recherches approfondies. En jetant un coup d'ceil à la ronde, je vis quelques-unes de ces cavernes taillées dans les parois qui, du moins dans la plupart des Puits, servent de gîte aux habitants. En hâte, avec frustration et désespoir, j'en examinai plusieurs. Certaines étaient peu profondes, guère plus que des creux aménagés dans la paroi, mais d'autres étaient plus vastes et comprenaient deux ou trois pièces reliées par des couloirs. Certaines contenaient des nattes-couchettes usées, en paille froide et moisie ; d'autres quelques ustensiles de métal rouillé, comme des chaudrons et des seaux, mais la plupart étaient entièrement vides, ne témoignant d'aucun signe de vie ou d'utilisation. En sortant d'une de ces grottes, je fus surpris de voir mon tarn de l'autre côté du puits, tête penchée comme s'il était perplexe. Il allongea alors le bec vers une paroi apparemment nue puis le retira et répéta cela trois ou quatre fois, après quoi il déambula de long en large en claquant les ailes avec impatience. Je traversai le puits en courant et scrutai la paroi avec fièvre. Je la regardai centimètre par centimètre et passai les mains soigneusement sur toute sa surface lisse. Rien ne se révéla à mes yeux ou à mon toucher, mais je discernai l'odeur presque imperceptible de fiente de tarn. Pendant plusieurs minutes, je contemplai la paroi nue, sûr qu'elle recelait le secret de l'entrée de Marlenus dans la Cité. Puis, avec un sentiment de frustration, je reculai lentement, avec l'espoir de voir un levier quelconque ou peut-être une crevasse plus haut dans l'escarpement, n'importe quoi susceptible de jouer un rôle dans l'ouverture du passage qui, j'en avais la conviction, se dissimulait quelque part derrière cette masse apparemment monolithique. Cependant je n'aperçus pas de levier, poignée ou mécanisme d'aucune sorte. J'élargis mes investigations, j'errai le long de la paroi, mais elle semblait parfaitement verticale, impénétrable. Nul endroit n'offrait de cachette pour une poignée ou un levier. Puis, conscient de ma stupidité, j'émis un cri de colère et courus à la citerne `peu profonde au milieu de la fosse; je me jetai à plat ventre devant l'eau croupie et glacée et plongeai la main dans cette eau fangeuse pour en tâter fébrilement le fond. Ma main agrippa une valve que je tournai avec énergie autant que possible. À ce moment, vint de l'escarpement le roulement régulier d'un grand poids qui basculait sans effort, soulevé par un dispositif hydraulique. À ma grande surprise, je vis qu'une immense ouverture s'était découpée dans la paroi. Une énorme dalle carrée d'environ quinze mètres de côté avait basculé vers le haut, découvrant un grand tunnel obscur à peu près carré, un tunnel assez vaste pour qu'un tarn y vole. Je saisis les rênes du mien et le tirai vers l'ouverture. Une fois le seuil franchi, j'aperçus une valve correspondant à celle cachée sous l'eau de la citerne. Je la tournai et fermai la grande porte derrière moi, estimant sage de protéger le secret du tunnel aussi longtemps que possible. L'endroit était sombre mais pas entièrement obscur. Il était éclairé par des ampoules électriques en forme de dôme, protégées par un grillage, réparties par deux tous les cent mètres environ. Ces ampoules, inventées il y a plus d'un siècle par la Caste des Constructeur, produisent une douce lumière claire pendant des années sans avoir besoin d'être remplacées. Je me mis en selle sur le tarn, qui était visiblement mal à l'aise dans cet étrange environnement. Sans grand succ.ès, je m'efforçai de calmer par la main et la voix les appréhensions de l'animal. Peut-être parlais-je autant à mon bénéfice qu'au sien. La première fois que je tirai la rêne numéro un, l'oiseau ne voulut pas bouger; la seconde fois, il s'élança, raclant presque aussitôt le plafond du tunnel avec ses ailes, ce qui lui fit pousser des cris aigus de protestation. Mon casque protégea ma tête, qui fut rudement traînée contre le granit de la voûte. Puis, à mon grand plaisir, au lieu de se poser, le tarn descendit d'environ un mètre et fila comme l'éclair dans le tunnel, où les ampoules brillantes que je dépassais formaient dans mon sillage une miroitante chaîne lumineuse. La fin du tunnel s'élargissait en une vaste salle éclairée par des centaines d'ampoules. Dans cette salle, vide d'êtres humains, se trouvait une énorme tarnerie où une vingtaine de tarns gigantesques, à moitié morts de faim, étaient accroupis loin les uns des autres sur des perchoirs. Aussitôt qu'ils nous virent, ils levèrent la tête, qui se dressa comme si elle leur jaillissait des épaules, et nous regardèrent avec une attention farouche. Le sol de la tarnerie était jonché des ossements de peut-être une douzaine de tarns. Je conclus que ce devaient être les tarns des hommes de Marlenus, laissés dans la tarnerie quand il était entré dans la cité. Il avait eu la retraite coupée. Restés sans soins pendant des semaines, les tarns n'avaient pu s'alimenter qu'en s'entredévorant. Ils étaient devenus sauvages, changés par la faim en prédateurs impossibles à diriger. Je pourrais peut-être les utiliser. Il fallait que je m'arrange pour libérer Marlenus. Je savais que, lorsque j'entrerais dans le palais; ma présence serait inexplicable pour les gardes et que je ne serais pas longtemps en mesure de me faire passer pour un héraut de Pa-Kur, certainement pas quand il deviendrait évident que mon intention était de partir avec Marlenus. Par conséquent, si impossible que cela puisse paraître, je devais combiner quelque chose pour écarter ses assiégeants ou en triompher. Je réfléchis, et les éléments d'un plan s'assemblèrent dans mon esprit. Je me trouvais certainement à présent sous le Cylindre Central et Marlenus se trouvait retranché avec ses hommes quelque part au-dessus de moi, coupé du monde par les gardes d'Ar. En haut d'une série de larges marches, je vis la porte qui devait mener au Cylindre Central et remarquai avec satisfaction que ses dimensions étaient suffisantes pour permettre le passage d'un tarn. Par chance, il y avait une des portes de la tarnerie presque au pied des marches. Je pris mon aiguillon et descendis de selle. Je gravis les marches conduisant au portail d'accès au cylindre, tournai la valve et, aussitôt que le portail commença à bouger, je descendis en courant vers la tarnerie et ouvris prestement la grille la plus proche du pied de l'escalier. Je reculai, m'abritant à demi derrière la grille. En moins de quelques secondes, le premier des tarns décharnés s'était posé sur le sol et passait son horrible tête à travers l'ouverture. Ses yeux étincelèrent en me voyant. Pour lui, j'étais de la nourriture, quelque chose à tuer et à manger. Il avança vers moi, tournant autour de la grille. Je le frappai avec l'aiguillon, mais l'instrument ne parut faire aucun effet. Le bec menaçant se dardait sans arrêt vers moi, les grosses serres se crispaient. L'aiguillon me fut arraché de la main. À ce moment, une haute silhouette noire se précipita dans la bagarre. Le tarn avait trouvé son maître. Déchirant sauvagement avec ses serres ferrées, tailladant avec son bec pareil à un cimeterre, en quelques instants mon noir tarn de guerre fit de l'assaillant un tas de plumes frémissant. Une de ses grandes serres ferrées sur le corps de son ennemi vaincu, mon tarn poussa le cri de défi de son espèce. Les autres tarns qui tendaient le cou hors de la tarnerie parurent hésiter, puis remarquèrent l'entrée du cylindre. À ce moment, pour son malheur, un garde d'Ar qui passait là aperçut l'ouverture qui avait mystérieusement apparu dans le mur du rez-de-chaussée du Cylindre Central. Il resta un moment dans l'encadrement de la porte et poussa un cri, moitié de découverte, moitié de terreur mortelle. L'un des tarns affamés, d'un bond et d'un coup d'ailes, s'élança vers le haut et attrapa l'homme dans son bec. L'homme hurla affreusement. Un autre tarn s'éleva jusqu'au portail et tenta d'arracher le corps du bec de son possesseur. Un autre cri jaillit de l'intérieur et plusieurs gardes accoururent vers l'ouverture. Aussitôt, les tarns rendus fous par la faim se précipitèrent, avides de chair. Les tarns, tous les tarns, entrèrent dans le cylindre, le Palais de Marlenus. J'entendais dans la grande salle le vacarme terrifiant d'un carnage monstrueux, les cris des hommes, les cris des tarns, le sifflement des flèches, les coups frénétiques d'ailes et de serres. J'entendis quelqu'un hurler avec teneur, d'un ton qui donnait la chair de poule: — Les tarns ! Une barre d'alarme, un tube de métal creux frappé par des marteaux, commença à résonner furieusement. Au bout de deux ou trois minutes, je fis monter l'escalier à mon tarn et j'entrai. Je fus horrifié par le spectacle qui s'offrait à moi. Une quinzaine de tarns se gavaient des restes d'une douzaine de gardes dont ils détachaient et dévoraient les membres. Plusieurs tarns étaient morts ; quelques-uns, atteints par des flèches, faisaient des bonds maladroits sur le sol de marbre. Aucun garde vivant n'était en vue. Ceux qui avaient survécu s'étaient enfuis de la salle, peut-être par le long et large escalier en spirale qui s'élevait à l'intérieur du cylindre. Laissant mon tarn en bas, j'escaladai les marches, l'épée au poing. Lorsque j'atteignis la partie de l'escalier desservant les étages supérieurs réservés à l'usage personnel de l'Ubar, je vis vingt ou trente gardes et, derrière eux, une barricade qu'ils avaient érigée avec des fragments du dallage et des fils métalliques antitarns. Ce qui joua, ce n'est pas seulement le fait que j'avais une épée nue à la main. Pour eux, ma présence n'était pas autorisée et mon costume d'Assassin, loin de représenter un sauf-conduit, était une incitation à l'attaque. Quelques-uns des gardes s'étaient certainement battus en bas avec les tarns. Ils étaient trempés de sueur ; leurs vêtements étaient déchirés ; leurs armes, hors des fourreaux, étaient rouges de sang. Ils ne manquèrent pas d'associer ma présence à l'assaut des tarns. Sans s'attarder à demander mon identité ou engager quelque autre démarche protocolaire, ils se ruèrent sur moi. — Meurs, Assassin ! cria l'un d'eux en abattant son épée. Je me glissai sous sa lame et le perçai de part en part. Les autres m'arrivaient dessus. La majeure partie de ce qui s'est passé ensuite reste confuse dans ma mémoire comme les fragments d'un rêve bizarre, incompréhensible. Je me rappelle les gardes qui m'assaillaient, si nombreux, et mon épée qui, terrible, allant comme maniée par un dieu, croisait leur fer et se frayait un chemin vers le haut. Un, deux, trois hommes roulèrent le long des marches, puis un autre et un autre encore. Je frappais, parais et frappais encore, mon épée avançait en étincelant et buvait toujours plus de sang. J'étais comme hors de moi et je combattais comme si je n'étais pas ce que je savais être, ce que je pensais être, Tarl Cabot, un simple guerrier, un homme seul. L'idée me traversa l'esprit dans le violent délire de la bataille qu'en ces moments j'étais un grand nombre d'hommes, une armée, que personne ne pouvait me résister, que ce n'était pas ma lame ou mon cceur qu'ils affrontaient mais quelque chose que moi-même je ne sentais que vaguement, quelque chose d'intangible mais d'irrésistible, une avalanche, un ouragan, une force de la nature, le destin de leur monde, quelque chose que je ne pouvais pas nommer mais qui, je le savais alors, ne pouvait être dénié ou vaincu. Tout à coup, je me trouvai seul sur l'escalier, au milieu des morts. Je pris vaguement conscience que je saignais d'entailles multiples mais sans gravité en une douzaine d'endroits. Je gravis lentement le reste des marches jusqu'à la barricade qui avait été érigée par les gardes. J'appelai, aussi fort que je pus: — Marlenus, Ubar d'Ar ! J'eus la joie d'entendre la voix de l'Ubar, venue de quelque part au-dessus de moi, de l'autre côté du coude de l'escalier. — Qui veut me parler? — Tarl de Bristol ! criai-je. Il y eut un silence. J'essuyai mon épée, la remis au fourreau et grimpai sur le sommet de la barricade. J'y demeurai un instant, puis redescendis de l'autre côté. Je montai avec lenteur l'escalier, les mains ouvertes, sans armes. Après le tournant, à quelques mètres au-dessus de moi, j'aperçus une large ouverture bloquée par des coffres et du mobilier. C'est derrière ce rempart de fortune, qui pouvait être défendu contre cent hommes, que je vis les yeux hagards mais toujours ardents de Marlenus. J'ôtai mon casque et le posai sur les marches. En un instant, il s'était frayé un passage à travers l'obstacle comme si c'était du petit bois d'allumage. Sans un mot, nous nous sommes embrassés. 19 LE DUEL Marlenus, ses hommes et moi avons descendu vivement le long escalier jusqu'à la salle principale du Cylindre Central, où nous avons trouvé les débris du sinistre festin des tarns. Les grands oiseaux, repus, étaient redevenus aussi dociles que de tels monstres peuvent l'être et, avec les aiguillons, Marlenus et ses compagnons en furent de nouveau maîtres. Malgré l'urgence de notre mission, il y a un détail que Marlenus ne négligea pas. Il souleva une dalle dans le sol de la vaste salle, découvrant une valve, au moyen de laquelle il ferma la porte dérobée par où étaient montés les tarns. Le secret du tunnel serait gardé. Nous avons conduit nos tarns vers un des grands orifices circulaires du cylindre. Je me mis en selle sur mon oiseau noir et lui fis prendre son essor au-delà du cylindre. Marlenus suivit, puis ses hommes En une minute, nous avons atteint le toit du Cylindre Central d'où nous vîmes tout Ar et la campagne environnante étalées sous nos yeux. Marlenus connaissait bien dans l'ensemble la situation politique ; en fait, être renseigné n'exigeait que la position avantageuse qu'il avait si fortement défendue depuis plusieurs jours et un peu de vigilance. Il jura avec violence quand je lui parlai du sort prévu pour Talena, cependant il refusa de m'accompagner lorsque je lui annonçai que je me proposais d'attaquer le Cylindre de Justice. — Regarde ! s'écria Marlenus en tendant le bras vers le sol. La garnison de Pa-Kur a pénétré au cceur de la Cité. Les hommes d'Ar déposent les armes ! — Ne veux-tu pas essayer de sauver ta fille ? — Emmène ce que tu veux de mes hommes, répliqua-t-il, mais je dois combattre pour ma Cité. Je suis Ubar d'Ar et, tant que je vivrai, ma Cité ne périra pas ! (Il enfonça son casque sur sa tête et détacha son bouclier et sa lance.) Cherche-moi désormais dans les rues et sur les ponts, sur les remparts et dans les pièces secrètes des plus hauts cylindres. Partout où les Hommes Libres d'Ar continuent la lutte, tu trouveras Marlenus ! Je le rappelai, mais il avait fait son choix, si pénible que cela dût lui être : il avait lancé son tarn en vol et descendait vers les rues pour rallier les citoyens découragés, pour les engager à reprendre les armes, pour les inciter à rejeter l'autorité traîtresse des égoïstes Initiés, à lutter encore pour la liberté, à mourir plutôt que de livrer leur Cité à l'ennemi. L'un après l'autre, ses hommes le suivirent, tarnier après tarnier. Tous étaient décidés à mourir avec leur Ubar. Et moi de même, si un plus haut devoir ne m'avait réclamé, j'aurais peut-être choisi de suivre Marlenus, Ubar inflexible de cette vaste cité violée. Seul une fois de plus, la mort dans l'âme, je détachai ma lance et mon bouclier de leurs courroies de selle. Je ne conservais plus maintenant que l'espoir de périr sur la brillante tour lointaine avec la jeune fille injustement condamnée. Je lançai le tarn en vol et le dirigeai sur le Cylindre de Justice. Je notai amèrement, au cours du trajet, que d'importantes fractions de la horde de Pa-Kur traversaient les grands ponts jetés sur le premier fossé et se dirigeaient vers la cité. Le soleil brillait sur leur armement. La horde semblait ne guère tenir compte des clauses de la reddition et être décidée à entrer dans la ville dès à présent, avec tout son attirail de guerre. Le soir venu, Ar serait en flammes, ses coffres brisés, son or et son argent dans le paquetage des pillards, ses hommes massacrés, ses femmes dévêtues liées aux Chevalets de Plaisir des vainqueurs. Le Cylindre de Justice était un haut cylindre de marbre blanc pur dont le toit plat avait une centaine de mètres de diamètre. Il y avait environ deux cents personnes sur ce toit. Je pouvais voir les tuniques blanches des Initiés et les couleurs variées des tenues des soldats, tant d'Ar que de la horde de Pa-Kur. Et, sombres parmi ces silhouettes, comme des ombres, j'apercevais le noir de ténèbres des membres de la Caste des Assassins. Le grand pal, visible en temps normal en haut du cylindre, avait été abaissé. Lorsqu'il serait relevé, il porterait le corps de Talena. J'étais au-dessus du cylindre et fis descendre le tarn au centre. Avec des cris de surprise et de rage, les hommes s'enfuirent de dessous la silhouette gigantesque qui s'abattait soudain. Je m'attendais qu'on me tire aussitôt dessus, mais je me rappelai tout à coup que je portais toujours un costume de messager. Aucun Assassin ne tirerait sur moi, et personne d'autre n'oserait le faire. Les serres ferrées du tarn prirent contact avec le toit de marbre du cylindre dans une gerbe d'étincelles. Les grandes ailes battirent l'air deux fois, soulevant une petite tornade qui fit reculer en chancelant les spectateurs effrayés. Talena était là, étendue sur le sol, pieds et poings liés, toujours vêtue de sa robe blanche. La pointe aiguë du pal gisait près d'elle. Quand le tarn s'était posé, ses exécuteurs - deux solides magistrats à la tête masquée par un capuchon s'étaient redressés vivement et avaient couru se mettre à l'abri. Les Initiés n'exécutent pas eux-mêmes leurs victimes, car répandre le sang est interdit par les croyances qu'ils considèrent comme sacrées. Et voici que; réduite à l'impuissance, Talena se trouvait presque sous l'aile de mon tarn, tout près et pourtant à un monde de moi. — Que signifie ceci ? cria une voix stridente, celle de Pa-Kur. Je me retournai pour lui faire face et la violence de ce qu'il représentait pour moi me parcourut le corps, comme l'éruption d'un volcan, me dominant presque. Cependant, je ne lui répondis pas. Je m'adressai aux hommes d'Ar qui étaient sur le cylindre. — Hommes d'Ar, voyez ! Je désignai d'un geste large la plaine au-delà de la grande porte. On apercevait l'essaim de la horde de Pa-Kur qui approchait, dans un nuage de poussière qui montait à trois cents mètres. Des hurlements de rage éclatèrent. — Qui es-tu ? s'exclama Pa-Kur en tirant son épée. J'ôtai mon casque, que je jetai à terre. — Je suis Tarl de Bristol ! répliquai-je. L'exclamation de stupeur et de joie qui jaillit des lèvres de Talena m'apprit tout ce que je voulais savoir. — Empalez-la! ordonna Pa-Kur. Les robustes magistrats s'avancèrent précipitamment. Je saisis ma lance et la projetai avec une force que je n'aurais pas crue possible. La lance fendit l'air comme la foudre et frappa à la poitrine le magistrat qui approchait, lui traversa le corps et alla se ficher dans le coeur de son collègue. Un silence terrifié s'abattit quand l'énormité de ce qui s'était passé eut pénétré l'esprit des assistants. J'eus conscience que montaient des rues des clameurs assourdies par la distance. Une odeur de fumée. Un faible cliquetis d'armes. — Hommes d'Ar! m'écriai-je de nouveau, votre Ubar combat pour la liberté de votre Cité ! Les hommes d'Ar s'entre-regardèrent. — Allez-vous livrer votre Cité ? Donner votre vie et vos femmes aux Assassins ? les défiai-je. Êtes-vous vraiment les fils de la Glorieuse Ar jamais conquise? Ou n'êtes-vous que des esclaves qui troqueront leur liberté contre le collier de Pa-Kur ? --À bas les Initiés ! cria l'un en dégainant son épée. — À bas l'Assassin ! cria un autre. Des clameurs fusèrent chez les guerriers d'Ar et des cris de terreur chez les Initiés, qui se faisaient tout petits ou s'enfuyaient. Presque comme par magie, les citoyens d'Ar s'étaient séparés du reste de l'assistance réunie sur le cylindre. Des épées étaient tirées. Il s'en fallait d'un instant qu'ils aillent participer aux combats faisant rage dans les rues. — Arrêtez ! Une voix forte, grave et solennelle, avait retenti. Tous les yeux se tournèrent au son de cette voix. Le Suprême Initié d'Ar en personne s'avançait, s'éloignant avec dédain du groupe apeuré en vêtements blancs qui courbait l'échine derrière lui. Il traversa majestueusement le toit. Aussi bien les guerriers d'Ar que ceux de Pa-Kur reculèrent. Le Suprême Initié était incroyablement grand, émacié, avec des joues creuses rasées et livides et des yeux ardents de prophète. Une longue main, semblable à une serre, était dressée dans un geste grandiose vers le ciel. — Qui conteste la volonté des Prêtres-Rois ? s'exclama-t-il. Personne ne parla. Les assistants, d'un parti comme de l'autre, reculèrent plus encore. Pa-Kur lui-même paraissait impressionné. Le pouvoir spirituel du Suprême Initié était presque tangible. Le conditionnement religieux des Goréens, tout basé qu'il soit sur la superstition, est aussi paralysant qu'un faisceau de chaînes – plus que des chaînes, même, parce que les Goréens ne se rendent pas compte qu'il existe. Ils redoutaient la parole, la malédiction de ce vieillard désarmé plus qu'ils n'auraient craint la masse des épées d'un millier d'ennemis — Si la volonté des Prêtres-Rois est de faire périr une jeune fille innocente, alors je conteste leur volonté ! m'écriai-je. Jamais encore de tels mots n'avaient été prononcés sur Gor. À l'exception du vent, pas un bruit ne résonnait sur le cylindre. Le Suprême Initié se retourna et pointa sur moi son long doigt squelettique. — Meurs de la Mort par le Feu! clama-t-il. J'avais entendu parler de cette mort par mon père et par Tarl l'Aîné, ce destin légendaire qui s'abat sur ceux qui ont transgressé la volonté des Prêtres-Rois. Je ne connaissais presque rien des fabuleux Prêtres-Rois, mais je me doutais que quelque chose de ce genre devait bien exister, car j'avais été amené sur Gor par une technologie avancée et je savais qu'une certaine force, ou un certain pouvoir, se trouvait dans les Monts Sardar. Je ne pensais pas que les Prêtres-Rois étaient divins, mais je croyais à leur existence, je croyais qu'ils étaient au courant de ce qui se passait sur Gor et que, de temps à autre, ils imposaient leur volonté. Je n'aurais même pas pu dire s'ils étaient humains ou non mais, qui ou quoi qu'ils fussent, par leur science et leur technologie, ils étaient pratiquement les dieux de ce monde. J'attendis sur le dos de mon tarn, ne sachant pas si j'étais désigné pour mourir par le feu, ne sachant pas si, comme la mystérieuse enveloppe bleue dans les montagnes du New Hampshire, il y a si longtemps, j'étais voué à exploser en une flamme bleue dévorante. — Meurs de la Mort par le Feu! répéta le vieillard en pointant de nouveau ce long doigt dans ma direction. Mais, cette fois, le geste était moins imposant; il semblait même un tantinet hystérique; il avait même l'air pitoyable... — Peut-être nul ne connaît-il la volonté des Prêtres-Rois, disje. — J'ai décrété la mort de la jeune fille ! cria le vieillard comme un fou, ses vêtements voletant autour de ses genoux osseux. Tuez-la! ordonna-t-il aux hommes d'Ar. Personne ne bougea. Alors, avant que quiconque ait pu l'arrêter, il saisit une épée dans le fourreau d'un Assassin et, la brandissant à deux mains au-dessus de sa tête, il se précipita vers Talena. Il avançait en zigzaguant follement, les yeux égarés, la bouche bavante, sa foi dans les Prêtres-Rois ébranlée et, avec elle, son esprit. Il chancela au-dessus de la jeune fille, prêt à la tuer. — Non ! s'écria un des Initiés. C'est interdit ! Sans écouter, le vieillard insensé se raidit pour porter le coup qui mettrait fin à la vie de la jeune fille. Mais à ce moment une légère brume bleuâtre l'enveloppa puis, tout à coup, à la grande horreur de tous, il sembla exploser, telle une bombe vivante. Pas même un hurlement ne monta de cette ardente masse bleue en combustion qui avait été un être humain et, en une minute, la flamme disparut, presque aussi vite qu'elle était venue, tandis que sur le toit du cylindre une poussière de cendres s'éparpillait dans le vent. La voix de Pa-Kur se fit entendre, égale et extraordinairement calme. — L'épée décidera de cette affaire, dit-il. En conséquence, je glissai à bas de la selle du tarn et sortis mon épée du fourreau. Pa-Kur passait pour le meilleur épéiste de Gor. D'en bas montaient les cris assourdis des combats dans les rues. Les Initiés avaient disparu du toit du cylindre. L'un des guerriers d'Ar déclara : — Je me range du côté de Marlenus ! Moi aussi ! dit un autre. Sans me quitter des yeux, Pa-Kur désigna de son épée les hommes d'Ar. — Détruisez cette racaille ! Instantanément, les Assassins et les soldats de la horde de Pa-Kur tombèrent sur les guerriers d'Ar qui restèrent fermes sous ce soudain assaut, opposant lame à lame Les guerriers d'Ar étaient surpassés en nombre, peut-être à un contre trois, mais je savais qu'ils se battraient bien. Pa-Kur s'approcha prudemment, confiant dans sa supériorité à l'épée et cependant, comme je m'y attendais, décidé à ne pas prendre de risques. Nous nous rencontrâmes presque au-dessus du corps de Talena, la pointe de nos épées se touchant prestement une fois, deux fois, chacun tâtant l'autre. Pa-Kur feinta sans s'exposer, surveillant du regard mon épaule, notant comment je parais le coup. II me tâta de nouveau et sembla satisfait. Il se mit alors à me sonder ailleurs, méthodiquement, se servant de son épée presque comme un médecin utilise un stéthoscope, l'appliquant d'abord dans un endroit, puis dans un autre. Une fois, je lui portai une botte en plein corps. Pa-Kur fit dévier le coup légèrement, d'une parade quasi négligente. Pendant que nos lames se croisaient presque comme si nous nous livrions à quelque bizarre danse rituelle, autour de nous résonnaient le bruit métallique, le cliquetis de joutes plus féroces : les hommes de Pa-Kur se battaient avec les hommes d'Ar. Finalement, Pa-Kur recula hors de portée de ma lame. Il avait l'air satisfait. — Je peux te tuer, déclara-t-il. Je supposai que ce qu'il disait était vrai, mais c'était peut-être aussi une remarque calculée, une manceuvre destinée à déconcerter l'adversaire comme l'annonce d'un mat invisible aux échecs pour inciter le partenaire à exécuter un mouvement défensif inutile, ce qui lui fait perdre l'initiative. C'est efficace une fois seulement avec un joueur donné mais, dans un duel à l'épée, une fois suffit. Je répondis de la même manière pour le piquer au vif. — Comment peux-tu me tuer si je ne te tourne pas le dos ? demandai-je. Sous ce masque d'un calme inhumain, il y avait une vanité qui devait être vulnérable. Je me rappelais l'incident de l'arbalète et de la pièce de monnaie sur le Vosk. En soi, c'était un geste ostentatoire qu'avait eu là Pa-Kur. Une contrariété passagère étincela dans les yeux de pierre de Pa-Kur, puis un petit sourire aigre apparut sur ses lèvres. Il se rapprocha, toutefois avec prudence comme avant, continuant à ne pas prendre de risques. Ma ruse avait échoué. La sienne, si ruse il y avait, avait échoué aussi. Si ce n'était pas une ruse, j'allais bientôt le savoir, ne serait-ce que pour peu de temps. Nos lames se croisèrent à nouveau, cette fois dans un bref cliquetis éclatant. Pa-Kur avait commencé à peu près comme au début, visant le même endroit mais avec plus de sûreté, de rapidité. Ce qui m'amena à me demander si c'était la partie la plus faible de ma défense et là que se porterait son attaque ou bien s'il s'agissait d'une feinte pour détourner mon attention d'un autre endroit en attendant qu'il y donne subitement l'assaut décisif. Je chassai ces questions de mon esprit et gardai mes yeux sur sa lame. En matière de duel, il y a place pour prévoir les gestes de l'adversaire, non pour une spéculation anxieuse ; elle paralyse, vous met sur la défensive. Il avait joué avec moi. Je résolus de ne plus lui permettre de contrôler les assauts. Si j'étais vaincu, je voulais que ce soit un homme qui triomphe de moi et non pas une réputation. Je commençai à attaquer, m'exposant davantage mais refoulant sa défense par le poids même et le nombre de mes coups. Pa-Kur se dégageait froidement, faisant face à mes attaques avec aisance, me laissant fatiguer mon bras droit. Le haïssant, je l'admirais; voulant le tuer, je saluais son adresse. Quand mon attaque se relâcha, Pa-Kur ne pressa pas la sienne. Il voulait nettement que j'attaque de nouveau. Après plusieurs assauts de ce genre, mon bras droit serait trop affaibli pour résister à la furie de sa propre offensive, qui était légendaire sur Gor Tandis que nous nous battions, les guerriers d'Ar luttaient brillamment pour leur Cité, leur honneur et ceux qu'ils aimaient, et repoussaient sans arrêt les soldats de PaKur, mais de l'intérieur du cylindre accouraient d'autres hommes de l'Assassin. Pour chaque ennemi qui tombait, on aurait dit que trois surgissaient à sa place. Ce n'était qu'une question de temps pour que le dernier des guerriers d'Ar soit refoulé par-dessus le bord du cylindre. Pa-Kur et moi croisions sans relâche le fer, moi multipliant les attaques, lui les soutenant et attendant. Quoique pieds et poings liés, Talena avait réussi pendant ce temps à se mettre sur les genoux et elle nous regardait combattre, ses cheveux et les plis de sa robe agités par le vent qui fouettait le toit du cylindre. De la voir et de distinguer sa crainte pour moi dans ses yeux me donna comme un redoublement de force et, pour la première fois, j'eus l'impression que Pa-Kur ne parait pas mon attaque avec autant de sûreté que précédemment. Soudain retentit un bruit semblable au tonnerre et une grande ombre fut projetée sur le toit du cylindre comme si le soleil était obscurci par des nuages. PaKur et moi nous nous écartâmes l'un de l'autre, chacun essayant vite de voir ce qui arrivait. À nous battre, nous avions pratiquement oublié le monde autour de nous. J'entendis crier joyeusement: — Frère d'armes ! C'était la voix de Kazrak ! — Tarl de Ko-ro-ba ! appela une autre voix familière - celle de mon père. Je levai les yeux. Le ciel était rempli de tarns. Des milliers de ces grands oiseaux, leurs ailes claquant comme le tonnerre, descendaient sur la Cité, volaient vers les ponts et s'abattaient dans les rues, fonçaient au milieu de ces tours qui n'étaient plus protégées par la terrible défense des fils antitarns. Au loin, le camp de Pa-Kur était en flammes. Sur les ponts du grand fossé, des fleuves de guerriers déferlaient. Dans Ar; les hommes de Marlenus avaient apparemment atteint la grande porte, car elle se fermait lentement, emprisonnant à l'intérieur la garnison d'occupation, qu'elle séparait de la horde restée à l'extérieur. Prise par surprise, la horde était désorganisée, pas en ordre de combat. Elle s'agitait en pleine confusion, saisie de panique. Bon nombre des tarniers de Pa-Kur filaient déjà hors de la ville, ne songeant qu'à se sortir d'affaire. Sans aucun doute, la horde de Pa-Kur surpassait grandement en nombre les assaillants, mais elle ne le comprenait pas. Elle savait seulement qu'elle avait été attaquée à l'improviste, en position d'infériorité, par un nombre indéterminé de soldats disciplinés qui la submergeaient tandis que d'en haut des tarniers ennemis, sans que personne s'y oppose, vidaient leurs carquois sur ses rangs. De plus, avec la fermeture de la grande porte, elle n'avait pas la ressource de se réfugier dans la Cité. Les hommes étaient acculés aux remparts, entassés comme du bétail de boucherie, se piétinant les uns les autres, dans l'impossibilité même d'utiliser leurs armes. Le tarn de Kazrak s'était posé sur le toit du cylindre et, un moment après, celui de mon père avec peut-être cinquante autres. En croupe derrière Kazrak, portant la buffleterie des tarniers, chevauchait la belle Sana de Thentis. Les Assassins de Pa-Kur jetaient leurs épées et enlevaient leurs casques. Au moment où je regardais, les tarniers de mon père les liaient ensemble avec des cordes. Pa-Kur avait vu ce que j'avais vu et maintenant, une fois de plus, nous nous affrontions. Je fis un geste vers le sol avec mon épée, offrant merci. Pa-Kur gronda et s'élança en avant. Je soutins l'assaut correctement et, au bout d'une minute de farouches attaques et parades, Pa-Kur et moi nous sommes rendu compte que j'étais de force à lui tenir tête. Je pris alors l'initiative et commençai à l'obliger à reculer. Comme dans notre combat je le refoulais pas à pas vers le bord du haut cylindre de marbre, je dis calmement — Je peux te tuer. Je savais que je disais la vérité. Je lui fis sauter sa lame de la main. Elle résonna sur le sol de marbre. — Rends-toi, dis-je, ou reprends ton épée ! Tel un cobra qui frappe, Pa-Kur bondit pour ramasser l'épée. Nous avons à nouveau engagé le fer et, par deux fois, ma lame le toucha. La deuxième fois, j'eus presque l'ouverture que je cherchais. C'était à présent l'affaire de quelques coups et l'Assassin serait à mes pieds, sans vie. Brusquement, Pa-Kur, qui s'en rendait compte aussi bien que moi, lança avec violence son épée. Elle fendit ma tunique, m'érafla la peau. Je sentis la chaleur et l'humidité du sang. Pa-Kur et moi nous sommes regardés, à présent sans haine. Il se tenait bien d'aplomb devant moi, désarmé mais avec, intacte, sa nonchalante arrogance de toujours. — Tu ne me mèneras pas prisonnier, dit-il. Puis, sans un mot de plus, il se retourna et sauta dans le vide. J'approchai lentement du bord du cylindre. La paroi filait à la verticale, avec seulement un perchoir pour tarn formant saillie quelque vingt mètres plus bas. Il n'y avait aucune trace de l'Assassin. On ramasserait son corps brisé en bas, dans les rues, et il serait empalé publiquement. PaKur était mort. Je remis mon épée au fourreau et allai vers Talena. Je la déliai. Tremblante, elle se dressa près de moi et nous nous sommes enlacés ; le sang de ma blessure tacha sa robe blanche. — Je t'aime, dis-je. Nous nous tenions embrassés et ses yeux humides de larmes se levèrent vers les miens. — Je t'aime, dit-elle. Le rire léonin de Marlenus retentit derrière nous. Nous nous sommes séparés brusquement, Talena et moi. Ma main s'était portée sur mon épée. La main de l'Ubar retint doucement la mienne. — Elle a assez travaillé pour une journée, dit-il en souriant. Laisse-la se reposer. L'Ubar alla vers sa fille et prit sa tête menue dans ses grandes mains. Il la tourna d'un côté à l'autre et plongea son regard dans le sien. — Oui, dit-il, comme s'il voyait sa fille pour la première fois, elle est digne d'être la fille d'un Ubar. (Puis il me plaqua ses mains sur les épaules.) Veille à ce que j'aie des petitsfils ! ajouta-t-il. Je jetai un coup d'oeil autour de moi. Sana était dans les bras de Kazrak et je compris que l'ancienne esclave avait trouvé l'homme à qui elle se donnerait, non pour cent tarns, mais par amour. Mon père m'observait, le regard approbatif. Au loin, le camp de Pa-Kur n'était plus qu'un ensemble de poteaux noircis. Dans la cité, sa garnison s'était rendue. Au pied des remparts, la horde avait jeté bas les armes. Ar était sauvée. Talena leva les yeux vers les miens. — Que vas-tu faire de moi ? demanda-t-elle. — Je t'emmène à Ko-ro-ba, répondis-je, dans ma Cité. — Comme ton esclave ? dit-elle avec un sourire. — Comme ma Libre Compagne, si tu veux de moi, répliquai-je. — Je t'accepte, Tarl de Ko-ro-ba, dit Talena, l'amour brillant dans ses yeux. Je t'accepte comme mon Libre Compagnon ! — Si tu n'acceptais pas, répliquai-je en riant, je te jetterais en travers de ma selle et je t'emmènerais de force à Ko-ro-ba! Elle rit quand je la soulevai d'un geste vif et la hissai sur la selle de mon tarn géant. Là, ses bras entourèrent mon cou, ses lèvres se posèrent sur les miennes. — Es-tu un véritable Guerrier ? questionna-t-elle pour m'éprouver, les yeux brillants de malice, la voix oppressée. — Nous verrons ! lançai-je en riant. Alors, suivant la rude coutume nuptiale de Gor, tandis qu'elle se débattait furieusement mais gaiement - se tortillant, protestant et feignant de résister - je la ligotai bel et bien en travers de la selle du tarn. Ses poignets et ses chevilles étaient arrimés et elle gisait devant moi, arquée sur la selle, réduite à l'impuissance, captive mais d'amour et de sa propre volonté. Les guerriers rirent, Marlenus plus fort que les autres. — Il semble que je t'appartiens, audacieux Tarnier, dit-elle. Que vas-tu faire de moi ? En réponse, je tirai sur la première rêne et le grand oiseau s'éleva dans les airs, de plus en plus haut, jusque dans les nuages, et elle me cria : — Maintenant, Tarl ! Et, avant même que nous ayons dépassé les remparts extérieurs d'Ar, j'avais délié ses chevilles et lancé son unique vêtement vers les rues au-dessous, pour montrer à son peuple quel avait été le sort de la fille de son Ubar. Épilogue Il est temps à présent que le solitaire achève son récit, avec amertume mais sans résignation. Je n'ai jamais abandonné l'espoir qu'un jour, d'une manière ou d'une autre, je retourne sur Gor, notre Anti-Terre. Ces dernières phrases sont écrites dans un petit appartement de Manhattan, à cinq étages de la rue. Les bruits d'enfants qui jouent entrent par la fenêtre ouverte. J'ai refusé de retourner en Angleterre et je vais rester dans ce pays d'où je suis parti, il y a des années, pour ce monde lointain qui renferme ce que j'aime le plus. Je vois le soleil éclatant en cet après-midi de juillet et je sais que, derrière lui, contrebalancé par ma planète natale, se trouve un autre monde. Et je me demande si, sur ce monde, une femme maintenant mûrie pense à moi et peut-être aussi aux secrets que je lui ai dit exister derrière son soleil - Tortu-Gor, la Lumière sur la Pierre du Foyer. Mon destin a été accompli. J'ai servi les Prêtres-Rois. Un monde a été modifié, les courants de l'histoire d'une planète se sont tournés vers de nouvelles voies. Alors, n'étant plus nécessaire, j'ai été rejeté. Peut-être les Prêtres-Rois, quels ou quoi qu'ils soient, ont-ils conclu qu'un tel homme était dangereux, qu'un tel homme pouvait un jour lever l'étendard de sa propre domination; peut-être se sont-ils rendu compte que, seul de tout Gor, je ne les révérais pas, que je ne tournerais pas la tête dans la direction des Monts Sardar pour les saluer; peut-être m'ont-ils envié la flamme de mon amour pour Talena ; peut-être, dans leur froide retraite des Monts Sardar, leur intelligence ne pouvait-elle accepter que cette créature vulnérable, périssable, fût plus heureuse qu'eux dans leur sagesse et leur puissance. Grâce, je crois, en partie à mes arguments et au prestige de ce que j'avais fait, une clémence sans précédent fut manifestée envers les armées de Pa-Kur qui avaient capitulé. Les Pierres du Foyer des Douze Cités Tributaires furent rendues et les hommes de ces cités qui avaient servi Pa-Kur furent autorisés à rentrer dans leurs cités en liesse. Les mercenaires qui étaient venus former sous sa bannière un important contingent furent gardés comme esclaves ouvriers pour une durée d'un an afin de combler les vastes fossés et tunnels d'assaut, de réparer les dégâts énormes subis par les remparts d'Ar et de reconstruire ceux de ses immeubles qui avaient été endommagés ou incendiés au cours des combats. À la fin de leur année de servitude, ils furent renvoyés - sans armes - dans leurs cités natales. Les officiers de Pa-Kur, au lieu d'être empalés, furent traités de la même manière que les simples soldats, à leur grand soulagement sinon à leur grand scandale. Les membres de la Caste des Assassins, la caste la plus haïe de Gor, qui avaient suivi Pa-Kur, furent enchaînés et embarqués sur le Vosk à destination des cargos qui sillonnent les océans de Gor, où ils seraient galériens. Chose curieuse, le corps de Pa-Kur ne fut pas retrouvé au pied du Cylindre de Justice. Je suppose qu'il a été détruit par les citoyens d'Ar en fureur. Marlenus, malgré son rôle héroïque dans la victoire, se soumit au jugement du Conseil des Hautes Castes d'Ar. La sentence de mort rendue contre lui par le gouvernement usurpateur des Initiés fut cassée mais, parce qu'on redoutait son ambition impérialiste, il fut exilé de sa Cité bien-aimée. Un homme comme Marlenus ne peut jamais être le second dans une cité et les citoyens d'Ar étaient résolus à ce qu'il ne soit plus jamais le premier. En conséquence, l'Ubar, les larmes aux yeux, se vit refuser publiquement le pain et le sel et, sous peine de mort, reçut l'ordre de quitter Ar au coucher du soleil et de ne jamais approcher de la cité à moins de dix pasangs. Avec une cinquantaine de partisans qui l'aimaient plus que les remparts qui les avaient vus naître, il s'enfuit à dos de tarn jusqu'à la Chaîne des Voltaï où, du haut de ces pics, il pouvait contempler les tours d'Ar dans le lointain. Je pense qu'il règne aujourd'hui encore dans cette immensité inhospitalière; que Marlenus impose toujours sa loi dans les montagnes écarlates des Voltaï, larl parmi les hommes, roi banni, pour ses partisans à jamais l'Ubar des Ubars. Les Cités Libres de Gor nommèrent Kazrak, mon frère d'armes, Administrateur temporaire d'Ar, car c'est lui qui, avec l'aide de mon père et de Sana de Thentis, avait rallié les cités pour lever le siège. Sa nomination fut confirmée par le Conseil des Hautes Castes d'Ar et sa popularité est telle que, par la suite, la charge lui sera probablement confiée par libre élection. Dans Ar, la démocratie est un mode de vie depuis longtemps oublié qu'il faudra beaucoup de soin pour remettre en vigueur. Lorsque je revins à Ko-ro-ba avec Talena, il y eut un grand festin et nous avons célébré notre Libre Compagnonnage. La journée fut décrétée fériée et la ville illuminée retentit de musique. Des chapelets de cloches miroitantes carillonnaient dans le vent et de joyeuses lanternes de mille couleurs se balançaient au-dessous des ponts innombrables jonchés de fleurs. Des cris et des rires retentissaient et les resplendissantes couleurs des castes de Gor se mêlèrent sur un pied d'égalité dans les cylindres. La distinction entre maître et esclave avait même disparu pour la nuit, et bien des misérables en servage virent l'aube en hommes libres. À ma grande joie, même Torm, de la Caste des Scribes, apparut parmi les tables. Je fus honoré que le petit scribe se soit séparé de ses bien-aimés rouleaux le temps de partager mon bonheur, celui d'un simple guerrier. Il portait une tunique et des sandales neuves, peut-être pour la première fois depuis bien des années. Il me serra les mains et je fus surpris de voir que le petit scribe pleurait. Puis, dans sa joie, il se tourna vers Talena et leva en un gracieux salut la coupe symbolique de vin de Ka-la-na pour rendre hommage à sa beauté. Talena et moi jurâmes de célébrer l'anniversaire de ce jour aussi longtemps que vivrait l'un de nous. Je me suis efforcé de tenir cette promesse et je sais qu'elle l'a fait, elle aussi. Cette nuit-là, cette glorieuse nuit, fut une nuit de fleurs, de torches et de vin de Kala-na et, après de douces heures d'amour, nous nous sommes endormis tard dans les bras l'un de l'autre. Je me suis réveillé, des semaines plus tard peut-être, engourdi et gelé, dans les montagnes du New Hampshire, près du rocher plat sur lequel avait atterri le disque argenté. Je portais les vêtements de camping -qui me paraissent à présent si grossiers - dont j'étais habillé à l'origine. On ne meurt pas d'un cceur brisé car, si c'était le cas, je serais mort désormais. Je doutai de mon bon sens; je fus terrorisé à l'idée que ce qui était arrivé ne soit qu'un rêve étrange. Je m'assis dans la solitude des montagnes, la tête dans les mains. Peu à peu, avec angoisse, je commençai à croire que tout n'avait été, en fait, que le plus cruel des rêves et que je redevenais sain d'esprit. Je ne le croyais pas au fond du coeur, mais mon esprit, avec force et froideur, exigeait cette conclusion. Je me levai péniblement, le coeur broyé par le chagrin. C'est alors que sur le sol, près de ma chaussure, je l'aperçus - petit objet, minuscule objet rond. Je tombai à genoux et le ramassai vivement, les yeux pleins de larmes, le coeur envahi par la plus triste joie qui puisse submerger un homme. Je tenais dans ma main l'anneau de métal rouge, l'anneau qui portait l'écusson de Cabot : le cadeau de mon père. Je m'entaillai la main avec l'anneau pour me faire saigner et je ris de bonheur en sentant la douleur et en voyant le sang. L'anneau était réel et j'étais éveillé, l'Antichton existait et aussi la jeune femme, Talena. Lorsque je sortis des montagnes, je découvris que j'avais été absent sept mois. Il fut tout simple de feindre l'amnésie : quelle autre explication de ces sept mois le monde qui était le mien aurait-il acceptée ? Je passai quelques jours dans un hôpital public sous observation et je fus ensuite autorisé à partir. Je décidai de m'installer, au moins temporairement, à New York. Mon poste à l'université avait, bien entendu, été repris et je n'avais aucun désir d'y revenir. Il y aurait trop d'explications à donner. J'envoyai à mon collègue de l'université un chèque tardif pour son matériel de camping qui avait été détruit avec l'enveloppe bleue dans les montagnes. Très aimablement, il prit des dispositions pour que mes livres et mes autres possessions soient expédiés à ma nouvelle adresse. Quand je fis procéder au transfert de mon compte en banque, je fus surpris, mais pas trop, de découvrir que mon livret d'épargne avait, en mon absence, été mystérieusement crédité, et de façon tout à fait libérale. Je n'ai pas été contraint de travailler depuis mon retour de l'Antichton. Bien sûr, j'ai travaillé tout de même, mais seulement à ce qui me plaisait et pour la durée qui me convenait. J'ai consacré beaucoup plus de temps à voyager, à lire et à me garder en forme. Je me suis même inscrit à un club d'escrime pour maintenir mes yeux alertes et mon poignet solide, mais les minces fleurets dont nous nous servons sont de pitoyables armes en comparaison des épées goréennes. Chose étrange, bien qu'il y ait maintenant six ans que j'ai quitté l'Antichton, je ne découvre aucun signe de vieillissement ou d'altération physique dans mon apparence. J'ai bien réfléchi à ce fait, tâchant d'en voir la relation avec le message mystérieux daté du xvll siècle, manifestement écrit par mon père, que j'avais reçu dans l'enveloppe bleue. Peut-être les sérums de la Caste des Médecins, si habiles sur Gor, jouent-ils un rôle làdedans, mais je ne peux rien affirmer. Je retourne deux ou trois fois par an dans les montagnes du New Hampshire revoir ce grand rocher plat, y passer une nuit, pour le cas où j'apercevrais de nouveau ce disque d'argent dans le ciel, pour le cas où je serais appelé de nouveau par les Prêtres-Rois vers cet autre monde Mais si je suis ainsi mandé, ils le feront en sachant que je suis résolu à ne pas être un pion dans leurs immenses parties. Qui ou que sont les Prêtres-Rois pour décider ainsi de la vie d'autrui, pour gouverner une planète, terroriser les cités de ce monde, condamner des hommes à la Mort par le Feu, arracher ceux qui s'aiment aux bras l'un de l'autre ? Si effrayant que soit leur pouvoir, il faut se dresser contre eux. Si jamais je foule à nouveau les vertes plaines de Gor, je sais que je tenterai de résoudre l'énigme des Prêtres-Rois, que je pénétrerai dans les Monts Sardar et les affronterai, quels ou quoi qu'ils puissent être.