1 Un bruit répété tira Will de son sommeil Le son, lointain, se glissa d’abord dans son esprit, avant de s’amplifier. Il ouvrit les yeux. Tap tap tap… Des petits coups réguliers. À présent, le garçon les entendait distinctement, mais il percevait aussi les autres sons qui emplissaient la petite cabane : la respiration paisible de Cassandra, allongée dans un coin de la pièce, qui dormait derrière un rideau de fortune lui garantissant un minimum d’intimité ; à l’autre bout de la cabane, les braises empilées dans l’âtre qui crépitaient faiblement. Tandis que Will se réveillait lentement, il les entendit frémir. Tap tap tap… Le bruit semblait tout proche. Le garçon s’étira, bâilla et s’assit au bord de la paillasse sans confort qu’il avait confectionnée à l’aide d’une planche et de toile grossière. Il secoua la tête afin de s’éclaircir les idées et, un instant, les petits coups parurent s’éloigner… pour reprendre de plus belle au bout de quelques secondes. Will comprit qu’ils venaient de l’extérieur, derrière la fenêtre. Même si les panneaux translucides de tissu huilé qui servaient de vitres laissaient passer la lumière grise du petit matin, on ne pouvait pas voir au travers. Il dut s’agenouiller sur son lit et soulever le loquet pour ouvrir la fenêtre. Il passa la tête par l’ouverture. Une bourrasque d’air glacial s’engouffra dans la pièce et raviva les braises, d’où s’éleva une langue de feu jaune vif. Will entendit son amie s’agiter légèrement dans son sommeil. Quelque part dans la forêt, un oiseau salua de son chant les premières lueurs du jour et couvrit le bruit que Will n’arrivait pas à localiser. Soudain, il le perçut de nouveau et vit de quoi il s’agissait : de l’eau tombait goutte à goutte de l’extrémité d’un long glaçon accroché au toit, puis venait s’écraser sur un seau retourné, abandonné sous le porche. Tap tap tap… Tap tap tap… L’esprit encore embrouillé, il avait du mal à réfléchir. Il s’étira de nouveau, se redressa et, réprimant un frisson, quitta à contrecœur la chaleur de son lit pour se diriger vers l’entrée de la cabane. Pourvu qu’il ne réveille pas Cassandra… Il ouvrit la porte, la soulevant légèrement afin que le bas ne crisse pas contre le plancher. À l’extérieur, il sentit la morsure du froid sous ses pieds nus. Il observa l’eau qui gouttait sur le seau, puis s’aperçut que d’autres glaçons accrochés au toit fondaient eux aussi. Il jeta un coup d’œil aux arbres qui encerclaient la cabane. Les premiers rayons de soleil filtraient entre les branches. Au même instant, il entendit un bruit sourd : un monticule de neige venait de glisser d’un pin qui avait supporté son poids durant de longs mois et s’était écrasé sur le sol. Tout à coup, il comprit ce que tout cela signifiait. La porte grinça derrière lui. Cassandra apparut, les cheveux ébouriffés, emmitouflée dans une couverture. — Qu’est-ce qui se passe ? Il y a un problème ? Will hésita un instant, les yeux posés sur la large flaque d’eau qui se formait autour du seau. — C’est le dégel. Après un petit déjeuner frugal, Will et Cassandra s’assirent sur le porche ensoleillé. Jusqu’à présent, il avait évité de parler de ce fameux dégel, en dépit des nombreux autres signes alentour. Dans la clairière, des touffes d’herbe détrempée apparaissaient çà et là sous la couche neigeuse pourtant encore épaisse, et de grosses plaques de neige dégringolaient de plus en plus souvent des arbres. Le dégel ne faisait que commencer. — Il va falloir qu’on quitte cet endroit…, finit par dire Will, osant enfin formuler à haute voix ce qu’ils pensaient tout bas depuis un moment. — Tu n’as pas encore récupéré, tu le sais, rétorqua la jeune fille. Cela faisait à peine trois semaines que le garçon s’était désaccoutumé de l’herbe dont il avait été dépendant durant quelques mois – ce pavot que l’on donnait aux esclaves qui travaillaient dans la cour du domaine de Ragnak. Avant leur évasion, Will était déjà très affaibli par ces prises régulières de drogue, par les mauvais traitements qu’on lui infligeait et par les tâches physiques qu’il avait eu à accomplir, sans parler des maigres rations de nourriture auxquelles il avait eu droit. Depuis, leur régime frugal – un peu de blé, de la farine, une petite réserve de légumes ainsi que la viande filandreuse des petits animaux que Cassandra avait réussi à piéger – suffisait à le maintenir en vie. Mais il n’avait pas encore repris assez de forces. — Si nous devons partir, mieux vaut que je me rétablisse au plus vite, se contenta-t-il de répondre. Sinon, on risquerait d’être vite repérés. Cassandra savait que Will avait raison. Une fois que la neige qui recouvrait les cols et les chemins aurait fondu, les Skandiens ne tarderaient pas à revenir chasser dans les environs. Quelque temps plus tôt, la jeune fille avait aperçu un mystérieux cavalier qui parcourait la forêt. Heureusement, elle ne l’avait pas revu depuis, mais bientôt d’autres ne manqueraient pas d’arriver à leur tour. Il fallait absolument qu’ils quittent ces lieux afin de rejoindre la frontière qui séparait la Skandie du Pays Teuton. — Quoi qu’il en soit, nous avons encore quelques semaines devant nous, fit observer la jeune fille. Le dégel vient tout juste de commencer… Et puis, qui sait ? Une autre vague de froid peut survenir à tout moment… — Oui, c’est possible…, répondit Will. Cassandra se releva brusquement. — Je vais relever nos collets. Voyant que Will s’apprêtait à la suivre, elle l’arrêta. — Non, tu restes ici et tu te reposes, dit-elle gentiment. À partir de maintenant, tu dois absolument reprendre des forces… Elle ramassa le sac en toile de jute qui leur servait de gibecière, fit un petit sourire à son ami puis s’éloigna entre les arbres. Depuis trois semaines, ils étaient obligés de placer leurs pièges de plus en plus loin dans la forêt : les lapins, les écureuils et les rares lièvres des neiges se méfiaient d’eux et ne s’approchaient plus de la cabane. Cassandra avait une bonne quarantaine de minutes de marche devant elle avant d’atteindre le premier collet. Pour ne rien arranger, le sentier étroit qu’elle devait emprunter sinuait entre les arbres, alors qu’à vol d’oiseau elle aurait mis deux fois moins de temps pour arriver à destination. La jeune fille constata que tout annonçait le dégel. Ses bottes de cuir, déjà détrempées, s’enfonçaient dans une neige à demi fondue – rien à voir avec la fine poudreuse qui couvrait le sol quelques jours plus tôt. Plus elle pénétrait dans la forêt, plus elle remarquait la présence de petits animaux qui, à son approche, détalaient pour se réfugier dans les fourrés, ainsi que d’oiseaux voletant d’arbre en arbre. Au bout d’un moment, Cassandra avisa la marque discrète que Will avait tracée sur le tronc d’un pin et quitta le sentier pour rejoindre le premier de leurs collets. Sans son ami, elle n’aurait jamais su comment s’y prendre – l’adresse du garçon, acquise auprès de Halt le Rôdeur, lui était d’un grand secours depuis qu’il ne prenait plus de pavot. Elle se fraya un chemin dans les buissons enneigés. Une fois arrivée en vue du volatile de la taille d’un petit poulet qui avait été pris au piège, une bouffée de joie l’envahit. Elle savait que la chair de cet oiseau était succulente. Il avait enfilé son bec dans le nœud coulant et n’avait pu se libérer. Par le passé, elle aurait éprouvé de la tristesse face à la cruauté d’une telle mort, mais la faim avait modifié sa façon de voir les choses. Elle glissa le petit cadavre dans sa gibecière, s’agenouilla afin de poser le piège de nouveau et répandit quelques grains de blé sur le sol. Soudain, Cassandra perçut une présence derrière elle. Avant même d’entendre le moindre bruit. Elle n’eut pas le temps de se retourner. Une poigne de fer la saisit par le cou et une main gantée de fourrure, dont l’odeur de sueur, de fumée et de terre mêlées était insoutenable, recouvrit sa bouche et son nez, étouffant le cri qu’elle s’apprêtait à pousser. 2 Les deux cavaliers sortirent de la forêt et débouchèrent dans une prairie. Dans les collines du Pays Teuton, l’arrivée du printemps était plus visible que dans les montagnes qui se dressaient au-dessus d’eux. L’herbe verdissait et seules quelques plaques de neige isolées subsistaient, aux endroits que les rayons du soleil ne pouvaient atteindre. De loin, à la vue des chevaux qui suivaient les deux voyageurs, on aurait pu penser que ceux-ci étaient des marchands qui cherchaient à traverser les cols montagneux afin de rejoindre la Skandie, où ils tireraient profit des prix élevés dont bénéficiaient les premières marchandises mises en vente à la belle saison. Pourtant, en les examinant de plus près, on comprenait que les cavaliers n’étaient pas de simples voyageurs. Mais des guerriers en armes. Le plus petit des deux, un homme barbu vêtu d’une cape chatoyante mouchetée de gris et de vert, un carquois rempli de flèches accroché à sa selle, portait un grand arc passé en bandoulière. Son compagnon, plus jeune et plus costaud, était habillé d’une simple cape marron ; mais le soleil printanier faisait étinceler la cotte de mailles qui protégeait son cou et ses bras, et un long fourreau était visible sous les plis de son vêtement. Pour compléter le tout, un bouclier arrondi orné d’un blason grossièrement dessiné – une feuille de chêne – était accroché dans son dos. Les chevaux semblaient aussi mal assortis que leurs propriétaires respectifs. Le jeune homme montait un grand destrier aux longues pattes, aux épaules et aux flancs puissants. Derrière lui, trottait un autre cheval à la robe noire, qu’il tenait par la bride. En revanche, la monture hirsute du petit homme ressemblait davantage à un poney, même si elle paraissait robuste et endurante. Chargé de quelques ballots, un autre cheval fermait la marche, les suivant docilement, sans qu’il soit besoin de le guider. Le jeune guerrier tendit le cou et observa la chaîne montagneuse qui dominait le paysage. Ébloui par l’éclat de la neige qui recouvrait les cimes, il plissa légèrement les yeux. — Je peux vous poser une question… ? Vous êtes certain que nous pourrons passer par-dessus ces sommets ? Esquissant un sourire, Halt le Rôdeur lui lança un regard de biais. — Mais non, Horace, pas par-dessus… nous allons les traverser. Le garçon parut soucieux. — Il y aurait donc un… passage souterrain ? — Non, mais nous allons emprunter un défilé qui se faufile entre les montagnes. Il nous mènera directement en Skandie ! Horace prit son temps pour assimiler ces informations, puis prit une profonde inspiration. Le Rôdeur comprit aussitôt que le garçon s’apprêtait à lui demander autre chose… Halt ferma les yeux. Il se souvenait d’une époque lointaine, quand il voyageait seul et que sa vie ne se résumait pas à une interminable série de questions… Pourtant, il reconnaissait que la situation actuelle avait du bon. Sans faire exprès, Halt avait toutefois poussé un léger soupir d’exaspération qui n’avait pas échappé à Horace. Ainsi, les lèvres pincées, l’air déterminé, le jeune homme s’était ravisé – du moins pour le moment. À l’évidence, il avait saisi qu’une question de plus agacerait son compagnon. Une attitude qui laissait le Rôdeur confronté à un étrange dilemme : il avait beau redouter les bavardages de l’apprenti guerrier, il aurait bien voulu savoir, en fin de compte, ce que le garçon avait envie de lui demander. Halt patienta quelques minutes, puis, voyant que le jeune guerrier restait muet, il n’y tint plus : — Quoi ? La question jaillit plus brutalement qu’il ne l’aurait voulu. Surpris, le destrier d’Horace broncha et fit quelques pas de côté. Le jeune homme s’efforça d’apaiser son cheval et lança un regard contrarié au Rôdeur. — Quoi ? demanda-t-il. — C’est justement ce que j’aimerais savoir ! rétorqua Halt avec exaspération. Quoi ? Horace le dévisagea d’un air intrigué. Un regard que l’on réserve habituellement à ceux qui n’ont plus toute leur tête… et qui ne fit rien pour atténuer l’irritation croissante du Rôdeur. — Quoi ? répéta le garçon, déconcerté. — Arrête de faire ton perroquet ! répondit Halt d’un ton rageur. Pas la peine de m’imiter, compris ? Horace parut réfléchir quelques secondes. — Non. Au prix d’un effort inimaginable, le Rôdeur réussit à prendre sur lui et à répondre presque calmement : — Tu étais sur le point de me poser une question. — Ah bon ? Le Rôdeur l’observa d’un air soupçonneux. L’idée que le jeune homme était en train de lui jouer un tour pendable lui traversa l’esprit. Mais le visage franc et les yeux ingénus d’Horace lui firent comprendre qu’il se trompait. — Dis-moi simplement ce que tu t’apprêtais à me demander. Le garçon hésita. — Euh… je ne m’en souviens plus, je crois…. De quoi étions-nous en train de parler ? — Oublie tout ça, marmonna Halt tout en encourageant son cheval, Abélard, à accélérer l’allure. Il continua d’avancer en grommelant, et Horace en conclut que, sans le vouloir, il avait irrité Halt. Parfois, songea le jeune homme, le Rôdeur était un compagnon de voyage vraiment bizarre. Puis, comme cela lui arrivait souvent, sa question lui revint subitement en mémoire. — Il y a beaucoup de défilés ? Halt se retourna sur sa selle et le dévisagea. — Quoi ? Horace préféra ne pas relever, et se contenta de préciser sa pensée : — Y a-t-il plusieurs défilés qui traversent la chaîne de montagnes ? Halt obligea Abélard à ralentir le pas afin que le garçon les rejoigne. — Trois ou quatre. — Et les Skandiens n’y ont posté personne ? — Mais si, bien évidemment, répliqua le Rôdeur. Ces montagnes sont leur ligne de défense principale. — Dans ce cas, comment allons-nous passer ? Vous avez un plan ? Halt hésita à répondre. Cette question le taraudait depuis qu’ils avaient quitté le château de Montsombre. S’il avait été seul, il n’aurait eu aucun mal à franchir la frontière en toute discrétion. Mais avec Horace et son destrier si fougueux, ce serait une autre paire de manches. Il avait une petite idée derrière la tête, mais préférait la garder pour lui pour l’instant. — Non, mais je vais trouver un moyen, rassure-toi. Cette réponse parut satisfaire Horace. Selon lui, un Rôdeur était plus à même d’avoir de bonnes idées qu’un simple apprenti guerrier, dont le rôle se cantonnait à combattre tous les gêneurs qui pouvaient se mettre en travers de leur chemin. Horace ayant enfin posé sa question, la curiosité de Halt était assouvie. Cependant, un doute subsistait… — C’était tout ce que tu voulais me demander ? s’enquit le Rôdeur. L’air ébahi, Horace se tourna vers son compagnon. — Eh bien… je crois, répondit-il, indécis. Je ne sais plus… vous m’avez embrouillé, ajouta-t-il avec maladresse. Sans dire un mot, Halt lui tourna le dos et accéléra de nouveau l’allure. Cette fois, le jeune guerrier entendit distinctement plusieurs jurons qu’il n’aurait jamais osé répéter. 3 Le visage soucieux, le Jarl Erak, capitaine de drakkar, l’un des seigneurs skandiens les plus respectés, pénétra dans l’antichambre lambrissée et basse de plafond qui menait à la grande salle. Il avait beaucoup à faire : l’arrivée du printemps marquait la reprise des expéditions de pillage, et il lui fallait superviser la remise en état de son navire afin qu’il puisse reprendre la mer au plus vite. Cependant, il venait d’être convoqué par Ragnak, l’Oberjarl, ce qui ne présageait rien de bon. D’ailleurs, la convocation lui était parvenue par le biais de Borsa, l’intendant de Ragnak – ce dernier allait probablement lui confier une tâche ingrate. Le petit déjeuner était achevé depuis un moment et seuls quelques serviteurs s’activaient encore dans la grande salle quand Erak fit son entrée. À l’autre bout, il aperçut Borsa et, face à lui, le chef des Skandiens, assis sur l’énorme fauteuil en bois massif qui lui faisait office de trône. Les deux hommes examinaient une pile de parchemins, sur lesquels on consignait les impôts que les villes et les villages devaient à leur Jarl. Une véritable obsession chez Ragnak. Quant à Borsa, sa vie tout entière semblait dominée par cette seule préoccupation, de jour comme de nuit : malheur aux chefs skandiens qui osaient escroquer l’Oberjarl ou essayaient d’obtenir des déductions… Borsa se chargeait d’éplucher leurs comptes. Erak comprit aussitôt la raison de sa présence ici : Ragnak s’apprêtait à l’envoyer dans quelque village afin d’y récupérer un impôt resté impayé. Il soupira en silence, tant ce genre de besogne le rebutait. Il était avant tout un pilleur, un loup des mers, un pirate et un combattant. S’il avait pu, il se serait plutôt rangé du côté des fraudeurs. Par malchance, le Jarl avait si bien rempli sa mission à d’autres occasions que, désormais, Borsa pensait automatiquement à lui dès qu’un problème de ce type se présentait. Pour ne rien arranger, la façon dont Erak s’y prenait plaisait beaucoup à l’intendant et à l’Oberjarl. Car le Jarl, que ce genre de tâche embarrassante ennuyait considérablement, faisait au plus vite, évitant de discutailler ou de recalculer les sommes dues. Il n’y allait pas par quatre chemins pour faire entendre raison aux mauvais payeurs et préférait sortir sa hache à double tranchant et les menacer de leur fendre le crâne s’ils ne payaient pas tous leurs impôts sur-le-champ. La réputation d’Erak n’était plus à faire : toute la Skandie connaissait son habileté au combat. Aussi, à son grand mécontentement, il ne pouvait jamais mettre ses menaces à exécution, car les fraudeurs se hâtaient de lui rendre les sommes qu’ils devaient à l’Oberjarl, en y ajoutant parfois un bonus, sans qu’on le leur ait demandé. Le Jarl s’approcha d’eux. Borsa et Ragnak levèrent la tête. La grande salle avait de nombreux usages. L’Oberjarl et sa cour y prenaient leurs repas au quotidien, ou à l’occasion des banquets. C’était aussi là qu’ils se réunissaient lors de cérémonies officielles. Et l’endroit où se tenaient à présent les deux hommes faisait office de bureau. Un lieu qui n’avait rien de privé, auquel tous les seigneurs appartenant au conseil avaient accès à n’importe quel moment. Ragnak n’était pas du genre à apprécier la solitude et il gouvernait sans rien dissimuler à ses conseillers. — Ah, Erak, te voilà ! lança Borsa. L’intéressé songea que l’intendant avait le don de parler pour ne rien dire. — Où j’dois aller, cette fois ? demanda Erak d’un ton résigné. Il espérait être envoyé vers une ville côtière, où il pourrait remplir sa mission tout en s’occupant de son navire et de son équipage. — Ostkrag, répondit Ragnak. Les espoirs de pouvoir tirer profit de cette expédition s’évanouirent aussitôt. Ostkrag, situé loin à l’intérieur des terres, en direction de l’est, était une petite bourgade de l’autre côté de la chaîne montagneuse – l’épine dorsale de la Skandie. On y accédait de deux façons seulement : soit en prenant par la montagne, soit en empruntant l’un des défilés tortueux qui se frayaient un passage en contrebas. Au mieux, cela lui coûterait un pénible voyage aller-retour à dos de poney, un moyen de locomotion que le Jarl avait en horreur. À la pensée de la chaîne montagneuse qui s’élevait au-dessus de Hallasholm, il songea aux deux esclaves qu’il avait aidés plusieurs mois auparavant. Etaient-ils parvenus à rejoindre la hutte de chasse qu’il leur avait indiquée ? Et surtout, avaient-ils survécu aux longs mois d’hiver ? Tout à coup, il s’aperçut que Borsa et Ragnak attendaient toujours une réponse de sa part. — Ostkrag ? répéta-t-il. L’Oberjarl acquiesça d’un air impatient. — Ils ont toujours pas réglé leur dernier impôt. À toi de les s’couer un peu ! Erak ne put s’empêcher de remarquer la lueur de cupidité qui s’allumait dans les yeux de Ragnak dès qu’il abordait une question d’argent. Il laissa échapper, bien malgré lui, un soupir exaspéré. — Ils ne doivent pas être en r’tard de plus d’une semaine ou deux, se risqua-t-il à dire. — Dix jours ! aboya l’Oberjarl en secouant violemment la tête. Et c’est pas la première fois qu’ça leur arrive ! Je les ai déjà prév’nus, pas vrai, Borsa ? — Tout à fait, répondit l’intendant. Le Jarl d’Ostkrag est Sten Hammerhand, ajouta-t-il, comme si cette information était censée tout expliquer. Erak le regarda sans comprendre. — Il est connu pour ne jamais payer à l’heure…, reprit Borsa. Comme s’il aimait nous faire attendre. Il est temps que nous lui donnions une bonne leçon ! Erak eut un sourire ironique à l’intention du petit intendant dont le physique n’avait rien d’inquiétant. Pourtant, Borsa pouvait se montrer très menaçant, songea le Jarl, surtout quand il chargeait un autre que lui d’aller intimider les mauvais payeurs. — Tu veux dire qu’il est temps que JE lui donne une bonne leçon… ? suggéra-t-il d’un ton sarcastique qui échappa cependant à l’intendant. — Exactement ! répondit ce dernier d’un air satisfait. — C’est mon argent, insista Ragnak avec humeur. Erak soutint le regard de l’Oberjarl C’était la première fois qu’il remarquait à quel point celui-ci avait vieilli. Sa chevelure d’un roux étincelant grisonnait. Il l’observa plus attentivement et avisa d’autres changements qui l’étonnèrent : les joues plus flasques, la taille qui s’épaississait… Erak, un peu plus jeune de quelques années seulement, se demanda si lui aussi avait changé, mais il savait qu’il n’avait rien remarqué de semblable quand, ce matin-là encore, il avait examiné son visage dans son miroir de métal poli. Peut-être l’Oberjarl subissait-il des pressions dues à sa charge. — L’hiver a été sacrement rude, fit observer Erak. Les défilés sont p’t-être encore bloqués par les dernières chutes de neige… Il se dirigea vers une immense carte de la Skandie accrochée au mur derrière le bureau de Ragnak. Il posa un doigt sur Ostkrag et traça le chemin qui menait au défilé le plus proche. — Le Défilé du Serpent… La neige et le dégel ont pu provoquer des éboul’ments de terrain dans c’coin. Et les messagers n’ont p’t-être pas pu emprunter c’te route pour l’instant ? Erak perçut l’agacement de l’Oberjarl ; ces derniers temps, Ragnak semblait plus irritable dès qu’on s’avisait de contrarier sa volonté. — Si c’était quelqu’un d’autre, j’pourrais être d’accord avec toi, Erak ; mais j’connais bien Sten Hammerhand, il essaye tout le temps de m’rouler. Arrange-toi pour récupérer cet argent. Et s’il proteste, arrête-le et ramène-le ici… Non… attends. Fais-le prisonnier même s’il est d’accord pour payer. Prends vingt soldats avec toi. J’en ai plus qu’assez d’ces p’tits chefs de guerre qui me prennent pour un imbécile ! Erak regarda l’Oberjarl avec étonnement. Arrêter un Jarl sur son territoire n’était pas une chose à prendre à la légère, surtout pour un délit aussi insignifiant qu’un retard dans le paiement de l’impôt. Pour les Skandiens, ce genre d’offense était presque une obligation, et nombreux la considéraient comme un sport national. Si on vous attrapait sur le fait, il suffisait de payer ce que vous deviez et l’affaire s’arrêtait là. Erak avait beau se creuser la mémoire, il n’avait pas souvenir d’un emprisonnement pour une raison pareille. Les Skandiens se considéraient comme un peuple non conformiste, libre et fier de l’être. Et un Jarl était toujours entouré de partisans fidèles qui lui obéissaient en priorité, sans forcément reconnaître l’autorité de l’Oberjarl. — Je crois que ce s’rait pas très prudent de l’arrêter…, risqua Erak d’un ton calme. Ragnak lui lança un regard noir. — J’suis l’Oberjarl, c’est à moi de décider c’qui est prudent ou non, pas à toi ! répondit-il d’une voix grinçante. Des paroles insultantes. Car selon la tradition, Erak, en tant que Jarl aîné, avait le droit de donner son opinion ou de contredire l’Oberjarl. Il se mordit la lèvre et réprima sa colère – inutile de provoquer Ragnak, surtout quand il se montrait d’aussi mauvaise humeur. — Je l’sais bien, répondit-il d’un ton qu’il voulut apaisant. Seulement, Stan est un Jarl et il a p’t-être une bonne raison. L’arrêter serait une provocation sans précédent… — Qu’il ait ou non une bonne raison, j’m’en contrefiche ! s’exclama Ragnak, rouge de colère. Bon sang d’bois ! C’est un voleur, et son arrestation servira d’exemple aux autres ! — Ragnak…, reprit Erak. — Jarl Erak, l’interrompit Borsa en criant. On t’a chargé d’une mission ! Ne discute pas les ordres ! Furieux, le Jarl se tourna vers l’intendant. — J’obéis aux ordres de l’Oberjarl, Borsa, pas aux tiens. L’intendant comprit aussitôt son erreur. Il recula d’un pas ou deux, en s’assurant que la table en bois massif le séparait toujours d’Erak. Il détourna les yeux. Un silence embarrassé s’installa. Ragnak, malgré son irritation, finit par comprendre qu’il lui fallait accepter un compromis. — Écoute, Erak. Tu vas là-bas, tu récupères mon argent. Si Stan a fait exprès de frauder, tu l’arrêtes. D’accord ? — Et s’il a une raison valable ? insista le Jarl. — Dans ce cas, tu le laisses tranquille. Ça t’va ? — Dans ces conditions, j’accepte. — Vraiment ? demanda Ragnak d’un ton sarcastique. C’est trop aimable de ta part, Jarl Erak ! À présent, dépêche-toi, on va pas attendre jusqu’à l’été prochain ! Le Jarl se contenta de hocher sobrement la tête et de faire demi-tour, satisfait de la tournure des événements. Pour sa part, le fait que Ragnak se montre aussi désagréable était une raison suffisante pour ne pas payer l’impôt à temps. Et il avait la ferme intention de ne pas arrêter Sten, qu’il ait ou non une raison valable. 4 Will se réveilla en sursaut et s’aperçut qu’il était assis sous le porche de la cabane, en plein soleil. Il avait dû s’assoupir sans s’en rendre compte. Ces jours-ci, il avait l’impression de passer son temps à dormir ; Cassandra lui avait expliqué que c’était parfaitement normal, et qu’ainsi il reprendrait des forces. Seulement, il s’ennuyait. Une fois la vaisselle lavée, les lits faits, et l’unique pièce rangée – des tâches qui ne lui avaient pas demandé plus d’une demi-heure –, il avait étrillé le poney, si longuement que l’animal l’avait observé avec surprise… Jamais personne n’avait dû s’occuper de lui avec tant de soin par le passé. Puis Will avait erré sans but dans la clairière qui entourait la cabane, avant de s’asseoir sous le porche pour attendre le retour de son amie. Il remarqua que le soleil baissait déjà, et que les pins projetaient leurs ombres immenses sur le sol. Ce devait être la fin de l’après-midi, songea-t-il. Cassandra était partie dans la matinée… elle aurait déjà dû être revenue. Ou bien, le voyant endormi, elle avait préféré ne pas le réveiller… Il se leva et entra dans la cabane. Personne. Il chercha la gibecière et l’épais manteau de laine de la jeune fille, mais ne les trouva pas. Pris au dépourvu, le garçon se mit à faire les cent pas. Une inquiétude croissante s’emparait de lui. Que faire ? Comment savoir s’il ne lui était rien arrivé de fâcheux ? Et si elle s’était perdue ? Non, Cassandra aurait immanquablement retrouvé les marques discrètes qu’il avait tracées sur les arbres. Peut-être était-elle blessée ? Elle avait pu tomber, se tordre la cheville dans les sentiers escarpés… Une dernière possibilité lui vint en tête… Et si elle avait croisé quelqu’un ? Dans ces montagnes, ce ne pouvait être qu’un ennemi. Pourvu que des Skandiens ne l’aient pas capturée ! Will sentit son pouls s’accélérer. Il savait que ces derniers se montreraient sans pitié avec une esclave en fuite. Et même si Erak les avait déjà aidés, il refuserait certainement d’intervenir à nouveau, à supposer qu’il en ait l’occasion. Il décida de partir à la recherche de son amie. Il rassembla ses affaires, plongea une outre en cuir dans le seau contenant l’eau puisée à la rivière et la remplit, puis fourra quelques morceaux de viande froide dans un sac. Il laça ses épaisses bottes de marche et prit son gilet en peau de mouton qui était accroché derrière la porte de la cabane. Il tâchait de se persuader que la jeune fille était seulement blessée et qu’elle l’attendait quelque part, incapable de marcher. Il y avait peu de chances pour que des Skandiens soient déjà revenus dans les environs, il était trop tôt dans la saison et le gibier se faisait encore trop rare pour vouloir affronter les congères qui bloquaient de nombreux sentiers de montagne. Devait-il seller le poney et l’emmener avec lui afin de transporter la jeune fille quand il l’aurait retrouvée ? Il ne faisait aucun doute qu’il la retrouverait. Il savait suivre une piste, mieux que quiconque, et la neige qui couvrait encore le sol lui faciliterait la tâche. Pourtant… il hésitait à prendre sa monture. Celle-ci pouvait attirer l’attention sur lui. Will, d’instinct, préférait procéder avec prudence. Il était plus sage de se déplacer discrètement. Ensuite, il aviserait. Sur une impulsion, il prit les couvertures dans lesquelles Cassandra et lui dormaient, en fit un ballot qu’il passa par-dessus son épaule ; n’importe quoi pouvait survenir et peut-être aurait-il à dormir à la belle étoile. Il empocha aussi un silex et une pierre à briquets rangés sur la cheminée. Il inspecta la cabane une dernière fois en se demandant s’il n’avait rien oublié, quand il avisa le petit arc et le carquois posés près de la porte. Il s’en empara sans réfléchir. Au même instant, une autre idée lui vint à l’esprit ; il traversa de nouveau la pièce et prit un tison à moitié calciné dans la cheminée. Sur la porte, il traça quelques mots malhabiles : Parti à ta recherche. Attends-moi ici. Pour finir, il tendit la corde de l’arc. La voix de Halt résonnait à ses oreilles : « Un arc dont la corde n’est pas tendue t’encombrera et ne te servira à rien. En revanche, une corde tendue suffit pour en faire une arme efficace. » Il observa l’objet avec un certain mépris. Une arme ? Vraiment ? Il lui faudrait pourtant s’en contenter, car, hormis cet arc, il ne possédait qu’un petit couteau. À l’orée de la forêt, il découvrit les empreintes de Cassandra qui s’éloignaient dans la neige et il partit au pas de course. Il suivit sans peine la piste qui se dirigeait vers les hauteurs. Mais bientôt, il fut contraint de ralentir l’allure. Il avait un peu de mal à respirer et se sentait déjà épuisé ; il comprit qu’il n’était pas encore totalement rétabli, ce qui l’agaçait. Il n’avait pourtant aucune difficulté à repérer les traces de son amie dans la neige, étant donné qu’il savait quelle direction Elle avait prise – quelques jours plus tôt, il l’avait aidée à installer les collets. Ils avaient parcouru la forêt d’un pas tranquille, s’octroyant de fréquentes pauses afin de ne pas le fatiguer. Au départ, Cassandra avait refusé qu’il vienne avec elle, mais elle n’aurait jamais pu deviner toute seule quels étaient les meilleurs emplacements possibles ; c’était du ressort de Will : d’un simple coup d’œil, il savait lire les petits signes indiquant qu’un lapin ou qu’un oiseau était passé à tel ou tel endroit. Quand le jeune homme finit par atteindre l’emplacement du premier piège, le soleil avait déjà disparu de l’autre côté de la montagne. Will posa la main sur l’arbre sur lequel il avait laissé une trace. Soudain, il aperçut quelque chose du coin de l’œil. Une vision qui le laissa interdit. Des empreintes se superposaient aux traces de pas de Cassandra. Quelqu’un l’avait suivie ! Will en oublia sa fatigue et se mit à courir entre les pins, à moitié recourbé, jusqu’à l’endroit où ils avaient posé le premier piège. Il s’agenouilla sur le sol et essaya de décrypter les signes que la neige, qui avait été remuée, saurait lui indiquer. Le piège était vide. Il vit que son amie avait refait le nœud coulant, avait aplani la neige tout autour et éparpillé quelques grains de blé. Elle avait donc trouvé un animal piégé en arrivant. Puis il aperçut les autres traces de pas qui s’étaient dirigées vers elle tandis qu’elle devait reposer son piège, à genoux dans la neige. Les empreintes des sabots s’étaient arrêtées à une vingtaine de mètres ; à l’évidence, l’animal était entraîné pour avancer en toute discrétion. Comme les chevaux de Rôdeur. Une idée qui le remplit d’appréhension. Son œil entraîné repéra les traces de la lutte qui avait dû avoir lieu entre Cassandra et son assaillant. Il imaginait l’homme – car selon lui, ce ne pouvait être qu’un homme – se déplacer en silence derrière son amie, la saisir brutalement puis la tirer derrière lui. Elle avait dû se débattre : en témoignaient les traces laissées dans la neige, qui disparaissaient ensuite pour céder la place à deux larges sillons qui se dirigeaient vers l’endroit où le cheval attendait son cavalier. Ses talons, songea-t-il. Elle avait apparemment cessé de lutter. Avait-elle été inconsciente ? Ou bien… morte ? Il sentit son sang se glacer. Il se ressaisit presque aussitôt. Non, évidemment, elle était encore en vie. Pourquoi son attaquant se serait-il encombré de son corps s’il l’avait tuée ? Mais cette incertitude ne cessait de le tarauder. Il suivit les empreintes de sabots jusqu’au sentier, puis dans la direction opposée à la cabane. La nuit allait être froide. Il avait bien fait d’emporter les couvertures avec lui. De même que l’arc. Il devrait s’en contenter, regrettant de ne plus avoir en sa possession l’arme puissante que Halt lui avait donnée et qu’il avait perdue à Celtica, quand Erak et ses hommes les avaient capturés, Cassandra et lui. Rien à voir avec ce petit arc skandien. 5 Cassandra, la vue troublée, la tête en bas, était couchée en travers de la selle d’un cheval, son visage à quelques centimètres de l’épaule de l’animal. Le sang lui battait les tempes, une douleur exacerbée par le trot régulier et vigoureux de la monture sur le chemin cahoteux. Il s’agissait d’un alezan aux poils emmêlés et couverts de boue séchée, dont on n’avait pas étrillé la robe transpirante depuis un bon moment. À chaque pas, quelque chose de dur venait cogner dans son ventre – probablement le pommeau. Elle se tortilla légèrement, mais reçut aussitôt un coup sur la nuque. Comprenant le message, elle s’arrêta de gigoter. Elle tendit le cou et distingua la jambe gauche de son ravisseur, sous un manteau de fourrure ample et long, habillée d’une botte de cuir souple. Sous elle, le sentier enneigé défilait rapidement. L’homme avait certainement posé son corps inconscient en travers de la selle. Tout lui revenait en mémoire : un léger bruit, deviné avant d’être entendu, suivi d’un mouvement rapide qui l’avait surprise, alors qu’elle s’apprêtait à se retourner. Une main plaquée sur sa bouche. La lutte n’avait pas duré longtemps. Son assaillant lui avait fait perdre l’équilibre puis l’avait traînée derrière lui. Elle avait fait de son mieux pour se dégager, essayant de mordre et de lancer des coups de pied. Mais l’homme, beaucoup plus fort qu’elle, portait des gants en cuir épais et n’avait eu aucun mal à la maîtriser ; il avait fini par lui asséner un coup sur la tempe. Une terrible douleur avait transpercé son crâne, puis tout s’était obscurci. Cassandra souffrait, mais le fait de ne pas voir à quoi ressemblait l’homme qui l’avait enlevée était encore plus difficile à supporter. Vu la position dans laquelle elle était contrainte de voyager, elle ne voyait pas non plus le paysage. Inutile de risquer une tentative d’évasion, elle aurait été incapable de dire où elle se trouvait. Discrètement, elle essaya de tourner la tête sur le côté, cherchant à épier le visage du cavalier. Il s’en rendit compte et la frappa de nouveau à la nuque. Comme si les coups précédents n’avaient pas suffi, songea-t-elle. Elle comprit qu’il ne lui laisserait aucune marge de manœuvre. Mieux valait ne plus le provoquer inutilement. Elle en prit son parti et essaya de relâcher les muscles de son cou et de ses épaules afin que la chevauchée soit le moins désagréable possible. Le sol se modifiait à mesure qu’ils avançaient : la neige se fit boueuse, puis céda la place, par endroits, à une herbe détrempée. Soudain, le cavalier tira sur les rênes de son cheval afin de négocier une légère pente ; Cassandra comprit qu’ils descendaient vers la vallée. Tandis qu’elle glissait vers l’avant, elle sentit l’homme se pencher vers l’arrière et vit ses pieds prendre appui sur les étriers afin d’éviter que sa monture perde l’équilibre. Au même instant, elle aperçut devant eux une large plaque de verglas luisante ; pattes raidies, l’animal dérapa. Son ravisseur laissa échapper un grognement de surprise et se pencha de nouveau vers l’arrière, tirant brutalement sur les rênes afin de calmer son cheval paniqué. Ce dernier glissa, chercha une prise puis parvint à reprendre son allure habituelle. Cassandra se prit à espérer qu’un autre incident de ce type surviendrait ; peut-être pourrait-elle en profiter. Elle n’était pas ligotée au cheval, et si ce dernier devait faire une chute, il lui suffirait de s’enfuir avant que l’homme ait le temps de se relever. Mais le cheval ne tomba pas et, malgré quelques tronçons de route glissants, à aucun moment le cavalier ne perdit le contrôle de sa monture. Dans un sens, ce fut tant mieux pour la jeune fille, qui n’avait pas vu l’arc et le carquois rempli de flèches dont son ravisseur n’aurait pas hésité à se servir si besoin. Ils finirent par arriver à destination. Dès que le cheval s’immobilisa, une main attrapa Cassandra, la souleva de selle et l’envoya s’étaler dans la neige. Le souffle coupé, elle reprit lentement ses esprits et regarda autour d’elle. Elle se trouvait dans une clairière où l’on avait dressé un campement. Elle vit enfin à quoi ressemblait celui qui l’avait enlevée : un petit homme trapu vêtu de fourrures – un manteau ample qui tombait aux chevilles, un chapeau conique, un pantalon informe, taillé dans du feutre, et des bottes de cuir qui lui arrivaient aux genoux. Il s’approcha d’elle d’une démarche chaloupée, les jambes arquées, signe qu’il devait passer la plus grande partie de son temps en selle. Son visage présentait des traits durs, des pommettes saillantes et des yeux en amande, bridés à force d’avoir dû scruter des paysages battus par les vents ; sa peau foncée était presque noire, comme brûlée par le soleil. Son nez épaté et ses lèvres fines lui donnaient d’emblée un air cruel – du moins, il dégageait une dureté certaine, comme l’indiquait son regard dépourvu de compassion. Il saisit la jeune fille par le col. — Debout ! ordonna-t-il. Malgré son accent guttural, elle reconnut aussitôt le terme skandien qu’il avait employé – une langue très proche de celle d’Araluen, et qu’elle comprenait sans peine après des mois passés chez les pilleurs des mers. Elle se laissa faire et, une fois debout, constata non sans surprise qu’elle était presque aussi grande que son ravisseur. Cependant, en dépit de sa petite taille, ce dernier avait pu la soulever sans fournir aucun effort visible. Cassandra avisa enfin l’arc et les flèches qu’il portait en bandoulière… À l’évidence, l’homme dégageait une telle assurance qu’il ne pouvait être qu’un tireur d’élite, un guerrier – comme l’indiquait l’épée recourbée qu’il portait à la ceinture, enfermée dans un fourreau de cuivre. Un brouhaha de voix provenant du campement interrompit le cours des pensées de la jeune fille. Elle aperçut alors cinq autres guerriers, vêtus et armés à l’identique. Leurs petits chevaux à longs poils étaient attachés à une corde nouée entre deux arbres, non loin de trois tentes dressées dans la clairière. Un feu crépitait au centre d’un cercle de pierre, autour duquel se tenaient les hommes. À la vue de Cassandra, ils se redressèrent rapidement, l’air étonné, tandis que son ravisseur la poussait devant lui. L’un d’eux s’avança d’un pas. Elle se dit qu’il s’agissait probablement du chef de la troupe. Il s’adressa d’une voix ferme et rapide à l’homme qui l’avait capturée. Elle ne comprit pas un traître mot de ce qu’il disait, mais il n’y avait pas à se méprendre sur son ton : il était furieux. Son ravisseur, visiblement plus jeune que son chef, ne se laissa pourtant pas intimider et rétorqua sur le même ton, tout en faisant de grands gestes en direction de Cassandra. Ils se tenaient face à face, le visage si proche l’un de l’autre que leurs nez se touchaient presque ; tandis que leur colère montait, Cassandra saisit qu’ils se disputaient à son propos et que sa présence semblait déranger le chef. Elle jeta un rapide coup d’œil aux quatre hommes qui avaient repris leur place autour du feu, et remarqua qu’ils suivaient la querelle avec curiosité, sans pour autant se sentir vraiment concernés. L’un d’eux se mit à tourner quelques bouts de bois posés au-dessus des flammes et dans lesquels on avait piqué des morceaux d’une viande juteuse. Cassandra sentit son ventre gargouiller. Elle n’avait pas mangé depuis le matin et, d’après la position du soleil, l’après-midi était déjà bien avancé. La dispute finit par s’apaiser, en faveur de son ravisseur. Le chef leva les mains au ciel et alla se rasseoir en tailleur devant le feu. Il lança à peine un regard à Cassandra, puis sembla congédier l’autre homme d’un geste rageur. Apparemment, il ne voyait pas l’intérêt de la garder prisonnière. Dans ce cas, son ravisseur l’avait enlevée pour une raison qui ne regardait que lui. Oui, mais laquelle ? Une question qui la remplit de terreur. La jeune fille n’eut pas le loisir de s’interroger davantage. L’homme prit une corde de cuir, la lui passa autour du cou, puis la tira jusqu’à la lisière de la forêt et noua la corde au tronc d’un grand pin. Il s’empara de ses mains, l’obligea à les mettre dans son dos et lui croisa les poignets. Comprenant ce qu’il s’apprêtait à faire, elle tenta de résister. En vain : il lui donna un coup sur la nuque, avant de lier ses mains avec un autre morceau de corde. Il serra si fort qu’elle grimaça et marmonna quelque chose en signe de protestation. Bien mal lui en avait pris, car l’homme la frappa de nouveau, la contraignant au silence. Pour finir, il lui lança un bon coup de pied dans les jambes. Elle s’étala dans la neige, ce qui déclencha quelques ricanements de la part des autres guerriers, Durant les heures qui suivirent, ils ne lui accordèrent plus la moindre attention. Elle resta prostrée, les mains engourdies à cause des liens qui lui cisaillaient les poignets, pendant qu’eux mangèrent et burent. Et plus ils buvaient, plus ils s’échauffaient. Pourtant, malgré leur ivresse, ils ne relâchaient pas leur vigilance, et l’un d’eux restait de garde, en alternance, ne cessant de se déplacer d’un bout à l’autre de la clairière afin de surveiller l’arrivée d’intrus éventuels. C’est du moins ce que comprit la jeune fille. Tandis que la nuit tombait, les hommes se retirèrent dans leurs petites tentes en forme de dômes, si basses qu’elles leur arrivaient à peine à la taille et dans lesquelles on entrait à quatre pattes. Le feu mourut. L’un des guerriers, d’une démarche chaloupée, se dirigea à grands pas vers Cassandra. Il jeta sur elle une couverture épaisse en laine brute. Elle sentait le cheval, mais la jeune fille ne pensa même pas à s’en plaindre ; au moins, elle ne mourrait pas de froid. Elle s’y enveloppa, se blottit comme elle put contre le tronc de l’arbre et se résolut à dormir. 6 Halt recula légèrement et examina son travail d’un œil admiratif. — Voilà qui devrait faire l’affaire ! Horace lui lança un regard dubitatif, peu convaincu par le document « officiel » que le Rôdeur venait de fabriquer de toutes pièces. — À qui appartient ce sceau ? finit par demander le jeune homme. Il désigna le dessin d’un taureau apposé en bas de page, au milieu d’une large éclaboussure de cire en train de durcir. — J’espère que nos amis les Skandiens penseront que c’est la signature d’Henri, le roi de Gallica… En tout cas, c’est assez ressemblant… — Mais… Halt posa sur son compagnon un regard intrigué. — Mais ? Horace, craignant que son compagnon se moque de lui, hésita un instant. — Je croyais… qu’il n’y avait pas de cour royale à Gallica ? En tout cas, c’est ce que vous m’aviez dit ! — Si, il y a une cour, dans le sud du pays, mais elle ne détient aucun pouvoir réel ; pas plus que le roi Henri, même s’il est le descendant de la lignée royale. Il laisse les seigneurs agir comme bon leur semble… — Oui, j’avais remarqué, répondit Horace qui n’avait pas oublié leur séjour forcé dans le château de Deparnieux. — Le vieil Henri n’est qu’un roi fantoche, reprit Halt, mais de temps à autre, il lui arrive d’échanger des messages avec les pays voisins. D’où mon idée, ajouta-t-il en montrant le parchemin. — D’accord, mais ça ne me plaît pas du tout ! s’exclama subitement le jeune guerrier. Le Rôdeur lui sourit d’un air patient. — J’ai fait de mon mieux, tu sais, répondit-il gentiment. Et je doute qu’un garde-frontière skandien fasse la différence entre le vrai sceau et celui-ci. Surtout si tu portes la superbe armure qui appartenait à ce Deparnieux ! — Ce n’est pas ce que je voulais dire, s’obstina Horace. Vous savez très bien à quoi je fais allusion… — Ton sens de l’honneur m’étonnera toujours ! répondit Halt. Cependant, et tu n’as pas l’air de le comprendre, si nous ne parvenons pas à passer la frontière, comment veux-tu que nous retrouvions Will et la fille ? — Cassandra, le corrigea Horace. Un commentaire que le Rôdeur balaya d’un geste. — Cassandra, si tu préfères. Dis-moi plutôt si tu m’as compris… Horace poussa un long soupir. — Oui. Seulement… sans vouloir vous offenser, cette façon de faire me paraît plutôt… malhonnête. — Malhonnête ? s’étonna Halt, haussant les sourcils. — Eh bien… on m’a toujours répété que les sceaux et les blasons représentaient quelque chose de… sacré, reprit maladroitement le jeune guerrier. Qu’on ne pouvait pas s’en servir n’importe comment… Et là, vous avez imité la signature d’un roi ! s’exclama-t-il en désignant le document. L’air pensif. Halt pinça les lèvres. — Cet Henri n’a rien de royal, tu sais… — Ce n’est pas le problème ! C’est une question de principe ! C’est comme si… (Le garçon s’interrompit, en quête d’une comparaison adéquate.) Comme si vous falsifiiez le courrier ! À Araluen, le service du courrier était contrôlé par la Couronne et protégé par les Chevaliers du Royaume ; aussi, quiconque s’en mêlait illégalement encourait une peine sévère. Mais il en fallait davantage pour arrêter le Rôdeur, qui avait déjà eu l’occasion de détourner des lettres quand cela l’arrangeait. Cependant, il jugea préférable de ne pas en informer son jeune compagnon… À l’évidence, Messire Rodney, qui dirigeait l’Ecole des guerriers de Montrouge, avait enseigné à Horace un code de la chevalerie très strict, en tout cas beaucoup plus que les règles que fixait l’Ordre des Rôdeurs. — Dans ce cas, dis-moi comment faire pour franchir la frontière ! — Nous pourrions forcer le passage, et nous battre si nécessaire…, répondit aussitôt Horace. Halt leva les yeux au ciel. — Selon toi, il serait immoral d’entrer en Skandie en se servant d’un document officiel… — Un faux ! l’interrompit le jeune homme. — Si tu veux. Un document illégal, concéda le Rôdeur. Et, toujours selon toi, il serait préférable de franchir le poste frontière en taillant en pièces tous ceux qui pourraient nous barrer la route ? — Je n’ai jamais dit que nous devions en arriver là. Mais nous pourrions nous battre loyalement, c’est tout. Comme tout chevalier qui se respecte est censé le faire. « Un chevalier, d’accord, mais pas un Rôdeur », songea Halt, se rappelant qu’Horace, encore bien jeune, était animé d’idéaux chevaleresques ; et qu’en grandissant, il apprendrait à devenir plus pragmatique. — Bon, écoute-moi bien, reprit le Rôdeur en adoptant un ton conciliant. Si nous agissions comme tu le suggères, les gardes-frontières ne manqueraient pas d’envoyer un messager à Hallasholm et l’effet de surprise tomberait à l’eau. Sans parler des problèmes qui pourraient survenir ensuite. Battons-nous, mais dans ce cas, nous devons tuer tous ceux qui pourraient donner l’alerte. Horace semblait avoir enfin compris que la solution proposée par Halt était plus logique. — Sinon, servons-nous de ce document ; ainsi, personne ne perdra la vie et Ragnak ne saura pas que deux étrangers sont entrés en Skandie. Tu enfiles l’armure de Deparnieux, tu te fais passer pour un émissaire de la cour royale de Gallica et tu me laisses parler, puisque je serai ton serviteur. — Et quel est le message que je suis censé apporter aux Skandiens ? — Désolé, mais c’est confidentiel, rétorqua Halt, qui ne put réprimer un grand sourire. Tu serais prêt à espionner le courrier royal ? Cela m’étonne de toi ! Horace, comprenant que son compagnon se moquait de lui, le regarda d’un air chagrin. — Ne fais pas cette tête ! reprit le Rôdeur. Je vais te dire de quoi il retourne dans cette lettre : le roi Henri demande à Ragnak de lui louer trois drakkars, voilà tout. — Ah bon ? Cela se fait ? — Évidemment. Les Skandiens, avant tout des mercenaires, passent leur temps à changer de camp. Cette fois, nous allons leur faire croire qu’Henri a besoin de quelques navires et de leur équipage afin d’aller attaquer les Arridi. — Qui ça ? — Je crois qu’il aurait été plus utile que Rodney t’enseigne un peu la géographie plutôt que le code de la chevalerie ! Les Arridi sont un peuple du désert, leur territoire se trouve au sud. Voyant que son jeune compagnon ne réagissait pas, le Rôdeur précisa : — De l’autre côté de la mer de la Tranquillité ? Tu vois où c’est ? — Ah, ceux-là ! lança le garçon d’un ton dédaigneux. — Comme tu dis : ceux-là…, répondit Halt en imitant le ton d’Horace. Tu as raison de les mépriser, ils ne sont que quelques millions… — Peut-être, mais ils ne nous ont jamais cherché d’histoires, pas vrai ? Le Rôdeur laissa échapper un petit rire. — En tout cas, pas jusqu’à présent. Espérons simplement qu’il ne leur viendra jamais à l’idée de le faire. Horace sentit que Halt s’apprêtait à lui délivrer une leçon de stratégie et de diplomatie, choses qui lui donnaient le tournis au bout de quelques minutes. Il avait toujours du mal à suivre qui était allié avec qui, ou qui voulait s’attaquer à ses voisins ou se rallier à eux… Il préférait les cours de Messire Rodney, qui distinguait clairement le bien du mal. Avec lui, au moins, il suffisait de savoir s’il fallait ou non dégainer son épée. Aussi, le jeune homme jugea bon de couper court aux explications de Halt. — Très bien, vous devez avoir raison en ce qui concerne ce faux document. Après tout, le roi Henri n’est pas votre roi. Ce n’est pas comme si vous aviez fabriqué une lettre impliquant le roi Duncan. Vous n’iriez pas jusque-là, pas vrai ? — Bien sûr que non, répliqua le Rôdeur, qui se félicitait qu’Horace ignore l’existence du sceau du roi d’Araluen qu’il transportait dans son sac – une copie, bien évidemment. À présent, puis-je te suggérer d’aller enfiler ta belle armure avant d’aller bavarder avec les gardes-frontières les plus proches ? Horace acquiesça en grognant et s’éloigna. Mais le Rôdeur le rappela. — Au fait, quand nous aurons retrouvé Will, ne lui parle pas de… cet incident désagréable qui a obligé le roi à me bannir. D’accord ? Des mois plus tôt, Halt n’avait pas eu l’autorisation de partir à la recherche de son apprenti et, en désespoir de cause, il avait imaginé un plan destiné à obliger Duncan à le bannir pendant une année. Aussi, il avait été automatiquement renvoyé de son Ordre. Par ailleurs, il n’avait plus le droit de porter la feuille de chêne en argent qui faisait de lui un Rôdeur. — Pas de souci, répondit Horace. Vous pouvez compter sur moi. — Je trouverai un moyen de le lui dire moi-même, précisa Halt, le moment venu. D’accord ? — Mais oui, ne vous en faites pas. À présent, allons trouver ces fameux Skandiens. Les deux cavaliers partirent en direction du poste frontière et s’engagèrent dans le défilé qui zigzaguait entre les montagnes. Bientôt, ils arrivèrent en vue d’une petite palissade et d’une tour de guet en bois. Halt s’attendait à ce que des soldats les interpellent d’un instant à l’autre et leur demandent de mettre pied à terre. Néanmoins, en s’approchant davantage, ils s’aperçurent que le petit poste fortifié semblait désert. — La barrière est ouverte, marmonna le Rôdeur. — Combien d’hommes devraient être postés là, en temps habituel ? — Entre six et dix, peut-être. — On dirait qu’il n’y a personne, constata le jeune guerrier. — Je m’en étais rendu compte, figure-toi, répliqua son compagnon en lui lançant un regard de biais. Soudain, ils remarquèrent une forme étendue sur le sol, tout près de la barrière. Sans avoir à se concerter, ils accélérèrent l’allure. Il s’agissait d’un Skandien, allongé sur la neige. Il baignait dans une mare de sang. Plus loin, ils découvrirent dix autres cadavres. Halt et Horace mirent pied à terre et les observèrent de plus près. Tous portaient de multiples blessures au torse et aux bras. — On dirait qu’ils ont été poignardés, fit remarquer Horace d’une voix horrifiée. — Non, pas poignardés. Ce sont des flèches qui les ont atteints. Et leurs assassins les ont toutes récupérées. Sauf une… Il ramassa un morceau de flèche dissimulé sous le corps d’une des victimes, dont l’autre partie se trouvait encore fichée dans une cuisse. Le Rôdeur examina l’embout et les marques gravées dans le bois, au niveau de l’empenne. — Savez-vous qui les a tués ? demanda le jeune homme. Halt leva les yeux vers lui. Et plus que le carnage qui les entourait, ce fut le regard préoccupé du Rôdeur qui l’inquiéta. Car il en fallait beaucoup pour déstabiliser celui-ci. — Oui, je crois. Il semblerait que les Temujai aient repris les armes… Et ça ne me dit rien qui vaille. 7 La piste partait vers l’est. Du moins, c’était la direction que Will avait pu deviner en suivant le sentier sinueux, bordé de grands pins, qui descendait vers la vallée. Au bout d’une heure de marche, le jeune homme était déjà épuisé ; il s’obstina pourtant à avancer, trébuchant régulièrement dans la neige où il s’étalait parfois de tout son long. Chaque fois, il se relevait en gémissant, songeant qu’il aurait été plus simple de rester étendu là, d’attendre que ses muscles endoloris se détendent, que le martèlement qui lui battait les tempes s’apaise, qu’il puisse enfin se reposer, tout simplement. Mais chaque fois qu’il était tenté de ne plus repartir, il repensait à Cassandra. Elle l’avait aidé à s’échapper de la cour où les esclaves mouraient les uns après les autres. Elle l’avait transporté jusque dans les montagnes. Elle l’avait soigné et sevré de l’herbe dont il était devenu dépendant. Aussi, dès qu’il songeait à tout ce qu’elle avait accompli, il trouvait en lui un petit peu de force pour continuer. Il avançait lentement, les yeux posés sur le sentier enneigé, suivant les empreintes de sabot encore visibles. Le soleil disparut derrière les montagnes ; très vite, l’air glacial s’engouffra dans ses vêtements humides de transpiration et vint lui mordre la peau. Il avait bien fait d’emporter les couvertures. Les ombres s’allongèrent autour de lui. La nuit ne tarderait pas à tomber. Il avançait toujours, déterminé à ne pas s’arrêter tant qu’il verrait les empreintes de sabots dans la neige. Ensuite, il s’arrêterait et s’envelopperait dans les couvertures. Peut-être prendrait-il le risque de faire un feu devant lequel il mettrait ses vêtements à sécher. Un feu lui redonnerait du courage, un peu de chaleur, de la lumière. Un feu ? Il s’arrêta net. Une odeur de fumée parvenait jusqu’à lui. Du pin. Il n’y avait pas à s’y tromper ; il connaissait bien cette odeur, si fréquente en Skandie. Il devait y avoir un campement non loin. Avait-il rattrapé les ravisseurs de Cassandra ? Si tel était le cas, ils avaient dû faire halte pour la nuit. Il ne lui restait plus qu’à les trouver et… « Et ensuite ? » songea-t-il avec lassitude. Il détacha l’outre en peau accrochée à sa ceinture, but une longue gorgée d’eau et essaya de s’éclaircir les idées. Durant des heures, il s’était concentré sur une seule et unique tâche, suivre des empreintes dans la neige. Mais maintenant qu’il avait peut-être retrouvé la trace de son amie, il prenait conscience qu’il n’avait aucun plan en tête. Il savait seulement que s’il fallait combattre, il ne pourrait sauver Cassandra. Il n’aurait même pas eu la force de tuer une mouche. Qu’aurait fait Halt à sa place ? Il s’efforça d’imaginer son maître à ses côtés, l’encourageant à trouver une solution par lui-même, à ne jamais prendre de décisions à la va-vite. Il crut entendre la voix du Rôdeur résonner à ses oreilles : « Examine d’abord la situation. Puis agis en fonction de celle-ci. » « Je vais jeter un œil à ce campement. Ensuite, j’aviserai », décida-t-il. Appuyé contre un tronc d’arbre, le garçon s’autorisa quelques minutes de repos, puis il se redressa, malgré ses muscles engourdis. Il reprit sa marche, en se déplaçant plus discrètement cette fois. L’odeur de fumée se fit plus forte, et il s’y mêlait une autre, qu’il reconnut aussitôt : de la viande grillée. Quelques instants plus tard, il aperçut au loin une lueur orangée entre les arbres. Quand il estima qu’il ne se trouvait plus qu’à une cinquantaine de mètres de la source de lumière, il quitta la piste et s’enfonça dans la forêt. Là, il avisa une petite clairière au centre de laquelle on avait dressé un campement. Couché sur le ventre, il continua d’avancer lentement, dissimulé dans l’ombre des grands pins. Il distingua trois tentes en forme de dômes, installées en demi-cercle autour d’un feu. Tout semblait paisible. Rien ne bougeait. L’odeur de viande grillée avait imprégné l’air froid. Il reprit sa progression quand, soudain, il perçut un mouvement. Il se figea sur place, tandis qu’un homme s’approchait du feu. Un guerrier bien bâti, vêtu de fourrures, le visage dissimulé dans l’ombre d’un chapeau, en fourrure lui aussi. Il était armé d’un sabre recourbé et d’une fine lance qu’il tenait à la main. Will observa le reste du campement. Il vit six chevaux, ce qui devait correspondre au nombre de cavaliers. Jamais il ne pourrait délivrer son amie… Il continua de fouiller la clairière du regard, à la recherche de Cassandra. Peut-être était-elle sous une des tentes. Non, il venait de l’apercevoir, recroquevillée contre un tronc, dissimulée sous une couverture. Il distingua les liens qui la retenaient à l’arbre. Exténué, il songea que la bataille était perdue d’avance. Il repartit en sens inverse, toujours en rampant, en quête d’une cachette pour se reposer. Si les ravisseurs avaient l’intention de quitter les lieux, ils attendraient certainement le matin, ce qui lui laissait le temps de reprendre quelques forces. Seulement, il ne fallait pas qu’il s’éloigne trop. Il ne pouvait plus faire de feu, à présent, mais heureusement, il lui restait les couvertures. Il trouva un creux sous les branches d’un pin immense et s’y installa tant bien que mal. Pourvu que ses adversaires ne patrouillent pas autour du campement… Ils risqueraient de découvrir les traces qu’il venait de laisser dans la neige et n’avait pas eu le courage d’effacer. Mais il ne pouvait rien y faire pour l’instant. Il dénoua les couvertures et s’en enveloppa, s’appuya contre le tronc de l’arbre et s’endormit si vite qu’il n’eut même pas souvenir d’avoir fermé les paupières. La veille, Cassandra avait déjà compris que les deux guerriers, son ravisseur et le chef de la troupe, n’étaient pas en bons termes. Au matin, leur querelle prit une nouvelle tournure. Elle ne pouvait le savoir, mais l’hostilité que chacun nourrissait envers l’autre n’avait cessé de grandir. Leur petit groupe, comme de nombreux autres, était parti en reconnaissance en Skandie. Quelques semaines plus tôt, la jeune fille avait aperçu l’un de leurs compagnons, non loin de la cabane où Will et elle avaient passé l’hiver. L’homme qui l’avait capturée, Ch’ren, était l’héritier d’une famille temujai de haut rang. Selon la coutume en vigueur dans leur pays, un jeune homme ne pouvait accéder à la fonction d’officier avant d’avoir servi un an comme simple soldat. At’lan, le commandant de la troupe, avait des années d’expérience derrière lui ; mais, contrairement à Ch’ren, il ne pouvait espérer changer de grade un jour. Et cela l’irritait de savoir que ce jeune arrogant, au tempérament impétueux, serait bientôt son supérieur ; tout comme Ch’ren ne supportait pas de devoir obéir aux ordres d’un homme qu’il considérait comme socialement inférieur. Le jour précédent, il était parti seul dans la montagne, sans prévenir l’officier. Il avait enlevé Cassandra sur un coup de tête, sans penser aux conséquences de son acte. Il aurait mieux fait de ne pas se montrer et de la laisser repartir. La troupe à laquelle il appartenait avait reçu des ordres stricts : ils ne devaient en aucun cas être repérés et il leur était interdit de faire des prisonniers. At’lan avait opté pour la solution la plus simple : tuer cette fille plutôt que de la voir s’échapper. Tant qu’elle serait en vie, elle risquait d’informer d’autres gens de leur présence en Skandie. Si cela survenait, At’lan paierait cette erreur de sa vie. La prisonnière ne l’intéressait pas et il n’éprouvait ni compassion, ni hostilité particulière envers elle. Seulement, elle n’appartenait pas au Peuple – c’était ainsi que les Temujai se surnommaient – ce qui, aux yeux de cet homme, signifiait qu’elle n’appartenait pas non plus à l’espèce humaine. Il venait d’ordonner à Ch’ren de la tuer, mais ce dernier refusait de s’exécuter ; non pas par égard pour la jeune fille, mais uniquement pour irriter son supérieur. De son côté, Cassandra observait leur dispute avec inquiétude. De toute évidence, la querelle la concernait directement, puisqu’ils ne cessaient de la montrer du doigt. Et plus le ton montait entre les deux guerriers, plus elle comprenait que sa position se fragilisait. Le chef de la troupe finit par gifler le jeune homme, qui tituba et recula de quelques pas. Puis il se tourna vers Cassandra, dégaina son sabre et s’approcha d’elle à grands pas. Les yeux de la jeune fille passaient de l’épée au visage impassible de l’homme. Elle n’y lut ni cruauté, ni colère, ni haine. Il affichait seulement un air déterminé, celui de quelqu’un qui s’apprête à tuer sans la moindre hésitation. Terrifiée, elle ouvrit la bouche pour hurler, mais aucun son ne sortit. Elle se blottit contre le tronc de l’arbre, attendant le coup fatal. « Comme c’est bizarre, songea-t-elle, tout en regrettant de devoir mourir pour rien. Pourquoi m’avoir amenée jusqu’ici dans le seul but de me tuer ? » 8 Agenouillé sur le sol, Halt scrutait les nombreuses empreintes de pas qui se confondaient les unes aux autres et s’efforçait d’y trouver des indices utiles ; de son côté, Horace bouillait d’impatience. Le Rôdeur finit par se relever. — Une trentaine d’hommes, marmonna-t-il. Peut-être davantage. — Halt ? risqua son compagnon. Il n’en pouvait plus d’attendre. Mais le Rôdeur, sans lui répondre, s’éloigna de la palissade, suivant la trace d’une autre piste qui se dirigeait vers les montagnes. — Une petite troupe… Cinq ou six, pas plus… Ils sont entrés en Skandie. Les autres ont rebroussé chemin, murmura le Rôdeur, plus pour lui-même que pour Horace. — Halt ? Qui sont ces gens ? s’empressa de demander celui-ci. — Des Temujai, se contenta de dire le Rôdeur sans lui jeter un regard. — Oui, je sais, vous me l’avez déjà dit ! Je veux savoir qui ils sont. Halt se tourna vers le jeune homme ; celui-ci crut que le Rôdeur allait encore une fois le sermonner sur ses lacunes géographiques. Mais il affichait un air pensif. — Il est normal, je crois, que tu n’aies jamais entendu parler d’eux avant… Ils sont aussi surnommés les guerriers des Steppes. — Les Steppes ? demanda Horace, intrigué. — Oui, des plaines et des prairies situées à l’est de ces montagnes. Personne ne sait d’où ils viennent à l’origine. À une époque, ils appartenaient tous à des tribus différentes, totalement désorganisées, jusqu’à ce que Tem’gal les rassemble. Il est ainsi devenu le premier Sha’shan. — C’est-à-dire… ? — Le chef de chaque tribu s’appelle un Shan. Quand Tem’gal a pris la tête de son peuple, il a alors créé ce nouveau titre, le Sha’shan, ce qui signifie « le Shan des Shans », ou le chef suprême, si tu préfères… — Mais c’était qui, ce Tem’gal ? D’où il venait ? — Nul ne le sait. Selon la légende, il aurait été un simple berger. Ensuite, il serait devenu le chef d’une tribu avant d’unifier toutes les autres, petit à petit. Grâce à lui, les Temujai sont désormais de terribles guerriers. Ils possèdent la meilleure cavalerie au monde… Ils ne craignent rien ni personne, sont très organisés et se montrent impitoyables sur le champ de bataille. À ma connaissance, personne n’a jamais réussi à les vaincre… — Mais… qu’est-ce qu’ils font en Skandie ? — Je me pose la même question, figure-toi…, répondit Hal d’un air sombre. Pour le découvrir, nous devrions peut-être suivre le petit groupe qui a franchi la frontière, tant qu’ils vont dans la même direction que nous. Sans perdre un instant, le Rôdeur se dirigea vers Abélard. Horace s’empressa de remonter sur le destrier noir qu’il avait choisi de chevaucher afin d’impressionner les gardes du poste frontière, puis il emboîta le pas à son compagnon. Halt se pencha par-dessus sa selle et examina le sentier enneigé. — Regarde, il est de retour ! dit-il à Horace en désignant une piste. Le garçon scruta le sol, bien en mal de déceler quoi que ce soit, à l’exception de plusieurs empreintes brouillées qu’il n’était pas capable de distinguer les unes des autres. — De qui parlez-vous ? finit-il par demander. — Le cavalier qui a quitté la troupe plus tôt a apparemment rejoint ses compagnons, répondit le Rôdeur, sans quitter le sentier des yeux. Plus bas, il s’était aperçu qu’un des Temujai s’était séparé des autres pour s’enfoncer dans la forêt, tandis que le groupe avait continué d’avancer vers le nord. — Cela nous facilite la tâche, constata-t-il. Plus d’inquiétude à avoir à son sujet : il ne risque plus de nous prendre à revers. Il s’apprêtait à repartir quand, soudain, il avisa un nouvel indice. — Bizarre… Il mit pied à terre et s’agenouilla sur le sol. — Ce cavalier n’a pas rejoint sa troupe tout de suite… Il semblerait qu’il se soit passé une journée entre son départ et son retour. Horace ne savait qu’en penser. Ce genre d’incertitudes ne lui plaisait guère. — Il avait sûrement une mission à remplir, suggéra-t-il. — Sans doute, acquiesça le Rôdeur. Leur troupe a certainement été envoyée en reconnaissance sur ce territoire. Mais il y a autre chose, regarde ces traces… — Oui, eh bien ? — À son retour, quelqu’un l’a suivi… — Ah bon ? Comment le savez-vous ? — Je n’en suis pas certain, rétorqua Halt en soupirant. La neige fond rapidement et la piste n’est pas évidente à suivre. Quand il s’agit de détecter des empreintes de sabots, cela ne pose aucun problème ; mais cette personne, si du moins elle existe, était à pied… — Bon, qu’est-ce qu’on fait ? demanda le jeune guerrier. — Nous allons les suivre, répondit le Rôdeur avec détermination. Je ne dormirai pas sur mes deux oreilles tant que je n’aurai pas résolu cette énigme… Pourtant, une heure plus tard, le mystère s’épaissit encore, quand Folâtre, qui suivait les deux cavaliers en silence, rejeta subitement la tête en arrière et poussa un hennissement. Halt et Horace, si peu habitués à l’entendre, firent volte-face sur leurs selles et dévisagèrent le poney avec étonnement. Folâtre hennit de nouveau, cette fois plus longuement – comme un cri d’angoisse. L’un des destriers d’Horace se mit lui aussi de la partie, tira sur sa bride et lâcha un hennissement d’inquiétude, contrairement à Abélard qui resta muet, comme à l’accoutumée. Furieux, Halt fit un signe de la main à Folâtre et celui-ci, dressé pour obéir aux ordres d’un Rôdeur, se tut aussitôt. Cependant, campé au milieu du sentier, les pattes avant anormalement écartées l’une de l’autre, le museau en l’air et les naseaux frémissants, il n’avait pas l’air de vouloir avancer. Il reniflait l’air glacial, le corps tremblant. À l’évidence, il se retenait de pousser un nouvel hennissement. — Que diable veut-il… ? grommela Halt. Il mit pied à terre, s’approcha tranquillement du poney et lui tapota gentiment l’encolure. — Qu’est-ce qui t’arrive, mon grand ? murmura-t-il. Allez calme-toi. La voix du Rôdeur parut apaiser le petit cheval, qui baissa la tête et la frotta contre la poitrine de Halt. Celui-ci lui caressa les oreilles et continua de s’adresser à lui en susurrant. — Voilà… ça va aller. Si seulement tu pouvais parler… Tu as senti quelque chose, hein ? Horace assistait à la scène avec curiosité. Le petit cheval ne tremblait plus mais ses oreilles restaient dressées, en alerte. — Je n’avais jamais vu un cheval de Rôdeur se comporter ainsi, fit-il remarquer. — Moi non plus, dit Halt d’un air soucieux. C’est bien ce qui m’inquiète… — On dirait qu’il s’est calmé. — Oui, mais il est toujours aussi tendu. Nous devrions repartir, je crois. La nuit va tomber d’ici deux heures. Mais avant, j’aimerais bien découvrir où se trouve le campement des Temujai. Il gratifia Folâtre d’une dernière caresse puis enfourcha de nouveau Abélard. 9 Réfugié sous le pin, enveloppé dans les deux couvertures, Will dormit d’un sommeil agité, s’assoupissant durant de brefs instants avant de se réveiller soudainement, assailli par le froid et accablé par les pensées qui se bousculaient dans son esprit. Comment délivrer Cassandra ? Il se sentait totalement impuissant. Il ne serait pas de taille face aux ravisseurs de son amie : six hommes armés, en pleine possession de leurs moyens, tandis que lui n’avait qu’un arc et une dague. Ses flèches, dont les pointes en bois avaient seulement été durcies dans le feu, ne pouvaient atteindre que du petit gibier. Rien à voir avec les deux douzaines de têtes affûtées qu’un apprenti Rôdeur range habituellement dans son carquois – à Araluen, il était courant de dire que le carquois d’un Rôdeur, dont tous connaissaient la dextérité légendaire, contenait la vie de vingt-quatre hommes. Tout au long de la nuit, il eut beau se creuser la cervelle, réfléchir à la meilleure manière d’agir, rien n’y fit. Incapable d’élaborer le moindre plan, ainsi qu’un bon Rôdeur est censé y parvenir en toute circonstance, il songeait avec amertume qu’il ne méritait pas sa réputation. Il avait le sentiment d’abandonner Cassandra à son sort. Mais aussi de laisser tomber ses amis. Il revoyait le visage souriant de Halt, son maître, qui l’encourageait à trouver une solution. Puis le sourire du Rôdeur s’évanouissait, laissant la place à la colère et à la déception. De même, il pensait à Horace, son compagnon fidèle, à leur voyage à Celtica, jusqu’au pont de Morgarath. L’apprenti guerrier avait toujours fait confiance à Will pour trouver des solutions. Maintes fois, il se demanda ce que Halt aurait fait à sa place, mais autant cette question lui avait toujours été utile par le passé, autant elle restait sans réponse à présent. Il devrait se contenter de surveiller le campement, avec l’espoir qu’une occasion s’offrirait et lui permettrait d’aider Cassandra à s’enfuir. Au bout d’un moment, renonçant à trouver le sommeil, il rassembla ses affaires et quitta son abri en rampant. La position des étoiles indiquait qu’il lui fallait encore attendre une bonne heure avant de voir les premières lueurs de l’aube filtrer entre la cime des arbres. — Au moins, je sais encore observer le ciel, c’est déjà ça de gagné, marmonna-t-il. Après un instant d’hésitation, il repartit à pas de loup en direction du campement. Les circonstances lui seraient-elles plus favorables que la veille ? La sentinelle serait-elle assoupie, lui laissant le champ libre ? Il lui fallut dix bonnes minutes pour retracer ses pas. Une fois arrivé en vue de la clairière, le garçon vit ses espoirs anéantis. La sentinelle n’avait pas quitté les lieux. Will s’accroupit sous un arbre. Au bout d’un moment, il s’aperçut que la garde changeait régulièrement, si bien que celui qui surveillait le campement était toujours frais et dispos, à l’affût du moindre bruit ou du plus petit mouvement inhabituel. Non sans envie, le garçon avisa l’arc à double courbure que l’homme portait en bandoulière : une arme qui ressemblait fort à celle que Halt lui avait donnée quand Will était devenu son apprenti. Il se souvint vaguement d’une remarque du Rôdeur… Celui-ci lui avait raconté qu’il avait appris à fabriquer ce type d’arc auprès des guerriers des Steppes Orientales. Les ravisseurs de Cassandra venaient-ils de ces régions lointaines ? « Pas moyen de le désarmer, songea-t-il en continuant d’observer la sentinelle. Et impossible d’approcher sans qu’il me voie ou m’entende… » Il pouvait se servir de sa dague pour atteindre l’homme, mais ce n’était pas une arme de lancer, et il y avait de fortes chances pour qu’il rate sa cible. Il resta donc blotti contre l’arbre, sans cesser de surveiller le campement et la silhouette recroquevillée de Cassandra, attendant vainement qu’une opportunité se présente. Il dut s’assoupir, car un bruit de voix le réveilla. L’aube venait de poindre ; la lumière matinale filtrait de biais entre les branches, et les arbres projetaient leur ombre immense dans la clairière. Un peu à l’écart des autres, deux des ravisseurs se faisaient face. Ils paraissaient se quereller. Will ne comprenait pas ce qu’ils se disaient, mais il était évident qu’ils parlaient de Cassandra. Celle-ci, à présent bien réveillée et sur ses gardes, se contentait de les regarder, tandis que le ton montait entre les deux guerriers. Soudain, le plus âgé perdit patience et gifla violemment l’autre homme, qui recula en titubant ; puis, l'air satisfait, il se tourna vers la jeune fille, la main posée sur le pommeau de son épée. Will se figea sur place. Le guerrier semblait agir avec tant de nonchalance… impossible d’imaginer qu’il voulait du mal à Cassandra. Il émanait pourtant de lui une dureté qui horrifia l’apprenti Rôdeur. L’homme leva son épée au-dessus de la jeune fille. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Les mains du garçon, comme dotées d’une volonté propre, s’emparèrent d’une flèche et l’encochèrent. L’homme s’apprêtait à frapper, et Cassandra se recroquevilla sur le sol, une main levée devant le visage – une tentative bien futile pour faire dévier un coup sans nul doute meurtrier. Au même instant, Will s’avança, tendit la corde de son arc et pesa rapidement le pour et le contre. Il savait que cette flèche ne pourrait tuer l’homme, qui, de surcroît, portait des vêtements de fourrure si épais qu’ils arrêteraient le trait avant même qu’il atteigne la peau. Une seule partie du corps du guerrier était exposée : le poignet, juste au-dessus de la main qui tenait l’épée. Il fallut moins de quelques secondes au garçon pour saisir tout cela, le temps pour lui de bander son arc au maximum. Il retint son souffle et tira. La corde de l’arc vibra légèrement et la petite flèche fendit l'air, traça une courbe et se ficha dans le poignet de l’homme. Celui-ci laissa échapper un cri étranglé et lâcha son épée. L’arme retomba sans un bruit dans la neige, manquant de peu le bras de Cassandra, qui eut la présence d’esprit de s’écarter. Par réflexe, Will encocha une autre flèche et tira de nouveau. Le trait atteignit de plein fouet la manche du guerrier, sans transpercer le cuir de sa veste. L’homme se tenait le poignet, qui saignait abondamment. L’attaque l’avait pris au dépourvu mais, d’instinct, le ravisseur comprit aussitôt d’où étaient venues les flèches. Il distingua la petite silhouette du garçon, à l’autre bout de la clairière ; puis, oubliant Cassandra, il lâcha un grognement de colère et s’empara d’une longue dague accrochée à sa ceinture, hurlant un ordre à l’attention de ses hommes ; il partit en courant dans la direction de Will, les autres à sa suite. La troisième flèche de l’apprenti Rôdeur passa à quelques millimètres de sa joue, l’obligeant à ralentir sa course, mais l’homme continua d’avancer, accompagné de deux de ses hommes. Au même instant, Will aperçut un quatrième guerrier se diriger vers Cassandra et, comprenant qu’il avait échoué, perdit courage. En un geste désespéré, il décocha une nouvelle flèche dans la direction de l’assaillant de la jeune fille, tout en sachant qu’il ne l’atteindrait pas. Puis il se tourna pour affronter celui qui, à l’évidence, était le chef de la troupe ; laissant tomber l’arc sur le sol, il dégaina son couteau. Soudain, un bruit que Will n’avait plus entendu depuis des mois lui vint aux oreilles. Un son qui lui rappela les heures passées dans la forêt qui entourait le Château de Montrouge, quand il n’était qu’un jeune apprenti inexpérimenté. Une vibration, suivie d’un sifflement qui fendit l’air… celui d’une flèche puissante ; elle passa à côté de lui à une vitesse incroyable, avant d’aller se ficher dans sa cible en émettant un tchac ! sonore. La flèche noire, à l’empennage de plumes grises, parut surgir comme par miracle dans la poitrine du guerrier, qui tomba à la renverse dans la neige. Sans attendre, suivirent une nouvelle vibration, un sifflement, puis un second tchac ! et un autre homme s’écroula. Le troisième fit demi-tour et courut en direction des chevaux, attachés à un arbre, à l’autre bout du campement. Un bruit de sabots au galop indiqua à Will que les deux guerriers restants, peu désireux de devoir se mesurer à l’individu si adroit qui venait d’abattre leurs compagnons, avaient déjà pris la fuite. Le garçon, l’esprit en ébullition, osait à peine croire à ce qui venait d’arriver. Pourtant, il savait qui était l’archer posté derrière lui, même s’il ne comprenait pas encore comment un tel miracle était possible. Il fit volte-face et aperçut la silhouette à peine visible, enveloppée dans sa cape grise, à une trentaine de pas. Son arc prêt à décocher une nouvelle flèche. — Halt ? appela-t-il d’une voix enrouée. Il se mit à courir en direction de son maître, avant de se souvenir de Cassandra, toujours en danger ! Au même instant, il entendit deux armes s’entrechoquer, se retourna et aperçut son amie, qui s’efforçait de repousser son assaillant à l’aide du sabre qu’elle avait réussi à ramasser. Pourtant, elle avait toujours les mains liées et elle ne tiendrait pas longtemps en étant attachée à l’arbre. Will hurla en direction de Halt, pointant le doigt vers Cassandra, le suppliant de tirer. Mais d’où il était, le Rôdeur ne semblait pas voir la jeune fille. Tout à coup, une autre silhouette se rua vers Cassandra et son assaillant. Un individu de haute taille, bien bâti, et dont l’allure générale disait quelque chose à Will. Il était vêtu d’une cotte de mailles recouverte d’un surcot blanc qui portait des armoiries bizarres, que Will ne connaissait pas – on aurait dit une feuille de chêne… Le guerrier s’interposa aussitôt entre Cassandra et l’homme qui s’en prenait à elle, et sa longue épée intercepta sans mal le sabre recourbé de l’agresseur. Puis, en quelques coups rapides comme l’éclair, il repoussa l’agresseur et l’obligea à s’écarter de la jeune fille. Soudain, l’homme para si maladroitement qu’il fut emporté par son élan et perdit l’équilibre tandis que l’épée de son adversaire s’apprêtait à retomber sur son crâne… — Ne le tue pas ! s’écria Halt. D’un mouvement du poignet, Horace parvint à faire dévier le tranchant de sa lame et seul le plat de l’épée s’écrasa contre la tempe de l’homme. Ce dernier s’écroula lourdement sur le sol. — Il nous faut un prisonnier…, expliqua le Rôdeur. Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, sentant quelqu’un se jeter brutalement sur lui et lui passer les bras autour de la taille. Will sanglotait, bredouillait des paroles incompréhensibles et ne lâchait plus son maître et ami. Celui-ci lui tapota gentiment l’épaule, mais fut surpris de sentir une larme couler le long de sa joue. Pendant ce temps, Horace trancha les liens de Cassandra puis l’aida à se relever, — Ça va aller ? lui demanda-t-il avec inquiétude. — Horace ! Dieu merci ! Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi ! s’exclama la jeune fille, qui s’était mise à sangloter elle aussi. Elle se jeta dans ses bras et enfouit son visage contre la poitrine du jeune guerrier. Celui-ci en fut d’abord tout dérouté. Il s’aperçut qu’il tenait encore son épée à la main. Il hésita, avant de la planter dans le sol d’un geste déterminé et de passer ses bras autour de Cassandra. Un grand sourire aux lèvres, il songea qu’être un héros avait finalement du bon. 10 — Si je comprends bien, Horace serait devenu une sorte de héros à Gallica ? s’étonna Will. Il se demandait si ses deux compagnons n’étaient pas en train de le faire marcher. Mais le Rôdeur semblait sérieux. — Parfaitement. Un personnage respecté de tous. Cassandra se tourna vers le jeune guerrier musclé, se pencha en avant et lui effleura la main. — Vous avez vu de quelle manière il s’est débarrassé du Tem’uj qui voulait me tuer ? Je n’en reviens toujours pas, ajouta-t-elle, les yeux brillants. Elle avait parlé d’Horace avec tant de chaleur dans la voix que Will éprouva une pointe de jalousie ; il se hâta d’écarter cette pensée, indigne de l’amitié qui le liait au jeune guerrier. Halt avait préféré s’éloigner rapidement du campement des Temujai. Il était impossible de savoir si le gros des troupes se trouvait à proximité, et les deux hommes qui s’étaient enfuis allaient peut-être revenir avec du renfort. Ils avaient repris le chemin par lequel Horace et le Rôdeur étaient arrivés en Skandie et se dirigeaient à présent vers le poste frontière qui avait été pris d’assaut par les guerriers des Steppes. En milieu de journée, ils trouvèrent un emplacement idéal au sommet d’une colline, d’où ils pourraient observer les terres alentour ; là, une légère dénivellation leur permettrait de ne pas être vus. Halt décida de camper là, le temps de réfléchir à la meilleure manière d’agir. Ils firent un petit feu, dissimulé derrière un bosquet de jeunes pins et préparèrent le repas. Affamés, Cassandra et Will se jetèrent sur un délicieux ragoût dont Halt avait le secret et, durant quelques instants, tous se contentèrent de manger en silence. Mais ils avaient beaucoup à se dire et dès qu’ils eurent terminés, Halt raconta à Will et à Cassandra ce qui était survenu depuis la destruction du pont[1] : la bataille contre l’armée de Wargals sur les Plaines d’Uthal et, surtout, la défaite de Morgarath, leur seigneur, qu’Horace avait vaincu en combat singulier. En entendant le Rôdeur expliquer comment le jeune guerrier s’en était sorti, Will resta bouche bée. Horace, de son côté, semblait plutôt gêné par ce récit. Halt, qui s’en était rendu compte, en profita pour le taquiner : il se mit à décrire le duel d’un ton amusé, sous-entendant que le jeune homme avait trébuché et s’était retrouvé par hasard sous les sabots du cheval de son adversaire – alors qu’il avait agi ainsi délibérément, en dernier recours, afin de déstabiliser Morgarath. L’apprenti guerrier rougit et fit remarquer que c’était Gilan, l’ancien apprenti Rôdeur de Halt, qui lui avait enseigné le dernier stratagème qu’il avait employé : la double parade couteaux contre épée. Horace rappela aussi que Will et lui avaient consacré des heures à s’y entraîner lors de leur voyage à Celtica ; comme s’il sous-entendait que le mérite de sa victoire contre le Seigneur de la Pluie et de la Nuit revenait en partie à l’apprenti Rôdeur. Ce dernier l’écoutait et songeait à quel point Horace avait changé, se remémorant l’époque où le jeune guerrier était son ennemi juré, quand tous deux vivaient à l’orphelinat du Château de Montrouge, puis comment il était ensuite devenu son meilleur ami. «Du moins, l’un de mes meilleurs amis », se dit-il, sentant un museau poilu lui donner de petits coups répétés contre l’épaule. Will se retourna vers Folâtre et lui caressa les oreilles. Le poney renifla de plaisir. Depuis qu’ils étaient de nouveau réunis, l’animal ne le quittait plus d’une semelle. De l’autre côté du feu, Halt observait le garçon et le petit cheval. Il se réjouissait intérieurement. Retrouver son apprenti lui avait procuré un soulagement indescriptible. Le sentiment de culpabilité qui l’étreignait depuis des mois s’était enfin dissipé. Car depuis le moment où il avait vu s’éloigner des côtes d’Araluen le drakkar skandien, avec Will à son bord, il s’en était voulu d’avoir ainsi abandonné son apprenti ; il avait eu l’impression de l’avoir trahi en se montrant incapable de le secourir à temps. Maintenant qu’il l’avait récupéré, il se sentait le cœur léger. Les événements qui s’étaient succédé depuis son arrivée en Skandie avaient fait naître un nouveau sujet d’inquiétude, mais il s’en occuperait plus tard, car, pour l’instant, seule comptait la joie des retrouvailles. — Tu ne pourrais pas dire à ce poney d’aller rejoindre ses compagnons, ne serait-ce qu’un instant ? lança-t-il sur un ton faussement sévère. Sinon, il va finir par se prendre pour un être humain… — Halt ne supporte plus Folâtre ! intervint Horace. En tout cas, il avait dû sentir que tu étais dans les parages, mais Halt lui-même n’a pas compris pourquoi il était si nerveux. — Comment ça ? rétorqua le Rôdeur. Et toi ? Tu avais compris, peut-être ? — Moi ? Je ne suis qu’un simple guerrier. Je ne suis pas censé réfléchir à ce genre de choses, c’est le rôle d’un Rôdeur. — Je dois dire que l’attitude de ton poney m’a intrigué, reconnut Halt. Jamais je n’avais vu un cheval de Rôdeur se comporter ainsi. Même après lui avoir ordonné de se calmer, je me suis rendu compte qu’il avait perçu quelque chose d’inhabituel. Et quand il t’a vu, alors que tu tirais sur les Temujai, j’ai dû le retenir pour qu’il ne se mette pas à galoper vers toi. Un large sourire aux lèvres, Will continuait de caresser son poney, toujours penché vers lui. Entouré de ses amis, le garçon se sentait enfin en sécurité ; un sentiment qu’il n’avait plus éprouvé depuis de nombreux mois. De même, il fut heureux que le Rôdeur se montre satisfait de la manière dont il avait agi en son absence, tandis que Cassandra racontait leur traversée de la Grande Écumeuse et tous les événements qui avaient suivi, jusqu’à leur séjour à Hallasholm. Horace regarda Will d’un air admiratif quand la jeune fille expliqua comment le garçon avait tenu tête à Slagor, le capitaine de drakkar qui voulait la faire fouetter, à l’époque où ils séjournaient sur la petite île de Skorghijl[2]. Halt se contenta de jeter un coup d’œil à son apprenti et de lui adresser un signe de tête. Un petit geste qui, pour le garçon, signifiait davantage que des louanges de la part de qui que ce soit d’autre ; par ailleurs, Will avait un peu honte de la façon dont tout s’était déroulé à Hallasholm, quand on l’avait obligé à travailler comme esclave sur le domaine de Ragnak, le roi des Skandiens, et qu’il s’était accoutumé à prendre de l’herbe – le seul moyen de rester en vie. Il craignait que Halt lui reproche son comportement, mais quand Cassandra raconta à quel point elle avait été désespérée de le retrouver hagard, sans volonté, le Rôdeur marmonna un juron. Ses yeux rencontrèrent ceux de Will et le garçon y lut une profonde tristesse. — Je suis sincèrement désolé d’apprendre que tu as autant souffert, lui dit son maître, d’une voix si douce que le garçon comprit que Halt ne lui en voulait pas. En quelques heures, les quatre compagnons s’efforcèrent de tout se dire et de rattraper le temps perdu. Cependant, Will et Cassandra ne savaient rien du bannissement de Halt, ni de son exclusion de l’Ordre des Rôdeurs, le petit homme ne souhaitant pas le leur révéler pour l’instant. Les ombres s’allongèrent autour d’eux. Halt alla jeter un coup d’œil au prisonnier qu’il avait installé un peu à l’écart, pieds et poings liés. Celui-ci poussa un grognement de soulagement quand le Rôdeur desserra ses liens quelques instants, une opération qu’il avait déjà effectuée de temps à autre durant l’après-midi, afin que les cordes ne coupent pas la circulation sanguine de l’homme. Cela lui permettait aussi de vérifier la solidité des liens. De nouveau, il demanda au captif son nom et celui de son unité militaire, tout en sachant d’avance qu’il n’obtiendrait aucune réponse. Le Rôdeur, qui avait vécu plusieurs années chez les Temujai, parlait relativement bien leur langue, mais il préférait que le prisonnier n’en sache rien ; aussi, il s’adressait à lui dans le dialecte commun à tous et que les marchands employaient – un mélange de mots galliques, teutons et temujai, qui ne s’embarrassait ni de syntaxe ni de règles grammaticales. Comme Halt s’y attendait, le guerrier resta muet. « Tant pis », se dit-il, l'air pensif, avant d’aller rejoindre ses jeunes compagnons. Assis près du feu, Horace nettoyait son épée avec précaution. Un peu plus loin, Cassandra montait la garde, surveillant le territoire qui entourait la colline. Préoccupé, Halt se mit à faire les cent pas, quand il sentit une présence derrière lui. C’était Will, qui marchait vers lui, enveloppé dans la cape de Rôdeur gris moucheté que Halt avait transportée jusqu’ici afin de la lui donner, en même temps qu’un grand couteau et l’arc confectionné à son intention. — Qu’est-ce qui ne va pas, Halt ? Celui-ci s’arrêta net et fronça les sourcils. — Rien, tout va bien. Will lui décocha un grand sourire, comme pour lui laisser entendre qu’il ne le croyait pas. Le Rôdeur songea que son apprenti avait bien grandi en l’espace d’une année. — Quand vous allez et venez comme un tigre en cage, c’est que vous avez un problème à résoudre, rétorqua le garçon. — Tu veux me faire croire que, dans ta courte existence, tu as souvent croisé des tigres, qu’ils soient en cage ou non ? — Et quand vous répondez à une question par une autre question, je sais que vous essayez de changer de sujet ! répliqua Will. — Bon, très bien, je le reconnais, quelque chose me tracasse. Mais rien d’important, tu n’as pas à t’en soucier. — Et ce problème, c’est… ? s’obstina Will. — Vois-tu, reprit le Rôdeur en observant son apprenti de biais, si je te dis de ne pas t’en soucier, je sous-entends que je ne souhaite pas en parler. — J’avais compris. Mais dites quand même, répondit Will, qui souriait toujours. Halt soupira. — J’ai souvenir d’une époque où j’avais, semble-t-il, un peu plus d’autorité sur mon apprenti, se lamenta-t-il. Bon, puisque tu veux tellement le savoir, je vais te dire ce qui m’inquiète : la présence de ces Temujai sur ce territoire, si loin de chez eux… J’aimerais bien comprendre ce qu’ils mijotent. Et je ne risque pas de l’apprendre en bavardant avec notre ami, ajouta-t-il en lançant un coup d’œil à son prisonnier. — Cela ne nous concerne pas, répliqua Will. Pourquoi ne pas laisser les Skandiens se débrouiller avec eux ? — Si je comprends bien, tu adhères à ce vieux dicton, selon lequel « L’ennemi de mon ennemi est mon ami » ? — Oui, plus ou moins. Si les Skandiens sont occupés à combattre les Temujai, ils n’auront plus le temps d’aller piller nos côtes. — Tu n’as pas tort, mais réfléchis : ces guerriers des Steppes pourraient devenir nos ennemis à nous aussi… — Si les Skandiens étaient vaincus ? — Oui. Si les Temujai envahissent la Skandie, rien ne les empêchera de franchir d’autres frontières… et d’entrer dans le Pays Teuton, Gallica et… Araluen. — Mais les Skandiens vont l’emporter, vous ne croyez pas ? Will savait que les pilleurs des mers, ainsi que l’on surnommait les Skandiens, ne craignaient rien ni personne, qu’ils étaient des combattants acharnés. La Skandie pouvait peut-être devenir une zone tampon entre les envahisseurs temujai et les autres pays. Et s’il y avait une guerre entre ces derniers et les Skandiens, les deux camps en sortiraient affaiblis et ne pourraient plus constituer une menace. « Une position stratégique idéale », songea-t-il, l’esprit tranquillisé. Mais ce que Halt ajouta l’inquiéta malgré tout : — Non, les Temujai gagneront, fais-moi confiance. Il y aura peut-être une guerre meurtrière et sanglante, mais sache que les guerriers des Steppes ne renoncent jamais. 11 Le vent, qui s’était levé, sifflait entre les branches des pins. La nuit était claire et un quartier de lune brillait intensément au-dessus des quatre compagnons, recroquevillés dans leurs capes autour du feu mourant. — Will et moi avons eu une petite discussion, annonça Halt. Et puisque cela nous concerne tous, il est normal que je vous fasse part de mes inquiétudes. Cassandra et Horace échangèrent un regard intrigué. Voyant qu’il avait toute leur attention, le Rôdeur poursuivit : — Avant toute chose, j’ai le devoir de conduire la princ… Il s’interrompit, se rappelant qu’il valait mieux ne pas utiliser le titre de Cassandra tant qu’elle n’était pas rentrée saine et sauve à Araluen, puis rectifia : — Je dois conduire Cassandra hors de Skandie, ainsi que Will. Pour les Skandiens, vous êtes des fugitifs – et s’ils vous capturaient de nouveau, vous risqueriez gros. Surtout Cassandra, nous savons tous pourquoi. Will avait informé Halt et Horace du danger qui guettait la jeune fille si l’Oberjarl des Skandiens, Ragnak, découvrait sa véritable identité : ce dernier avait prêté serment aux Vallas, les trois dieux de la vengeance, et juré de tuer le roi Duncan et tous les membres de sa famille. — Cependant, reprit le Rôdeur, la présence des Temujai m’inquiète. Cela faisait vingt ans qu’on ne les avait pas vus dans ces contrées. Et, la dernière fois, ils ont mis en danger tous les pays alentour. À la lueur du feu, Halt s’aperçut qu’Horace et Cassandra, suspendus à ses lèvres, s’étaient penchés vers lui. — Vous ne pensez pas que vous exagérez la gravité de la situation ? demanda le jeune guerrier, perplexe. — C’est d’abord ce que j’ai pensé, lui répondit Will d’un ton posé. Mais ça ne semble pas être le cas. — S’il ne tenait qu’à moi, je préférerais qu’il en soit autrement, dit Halt. Mais quand ces guerriers des Steppes se déplacent en force, tous les royaumes sont menacés, y compris Araluen. — Que s’est-il passé, la dernière fois ? demanda Cassandra d’une voix mal assurée. Vous avez pris part aux combats ? Le Rôdeur parut hésiter un instant. Il n’aimait pas parler de cette période de sa vie, qu’il avait passée auprès de ces guerriers. — Pour tout vous dire, j’ai d’abord combattu à leurs côtés, et ensuite contre eux. L’Ordre souhaitait avoir davantage de renseignements sur ce peuple, et c’est à moi qu’on a confié cette mission. — Qu’espériez-vous apprendre de cette bande de sauvages ? rétorqua Horace. Le jeune guerrier tenait l’Ordre des Rôdeurs en si haute estime qu’il s’imaginait que les connaissances de ses membres étaient illimitées. — Vous vouliez savoir comment ils fabriquaient leurs arcs ? lança Will, qui venait de se rappeler ce que son maître lui avait dit un jour. — Oui, c’était l’une des raisons qui ont incité l’Ordre à m’envoyer là-bas. Leurs arcs à double courbure nous intéressaient, mais ils restent difficiles à confectionner. J’avais un objectif autrement plus important : je devais essayer de négocier pour qu’ils acceptent de nous vendre quelques-uns de leurs étalons et de leurs juments. Nos chevaux de Rôdeurs sont les descendants des leurs. — Et ils ont bien voulu vous en vendre ? s’enquit son apprenti. — Pas du tout ! Ils surveillaient jalousement leurs troupeaux. Il est probable qu’ils me recherchent encore pour vol de chevaux… — Quoi ? Vous les avez volés ? s’étonna Horace, sur un ton légèrement désapprobateur. Halt réprima un sourire. — Rassure-toi, je les ai payés, à un prix qui me semblait raisonnable. Même si les Temujai ne l’ont pas vu de cet œil… étant donné qu’aucun prix n’aurait pu leur convenir. — Vous ne nous avez toujours pas raconté ce qui s’est passé il y a vingt ans, intervint Will, un peu impatient. Jusqu’où leur armée a-t-elle pénétré ? Halt raviva le feu en remuant le petit tas de braises à l’aide d’un tison carbonisé. — À l’époque, ils se dirigeaient plus au sud. Ils ont envahi le pays des Ursali et les Royaumes du Milieu en un rien de temps. Il semblait impossible d’arrêter ces guerriers surentraînés, d’une bravoure incomparable ; ils se déplaçaient très vite mais, surtout, se montraient incroyablement disciplinés. Ils parvenaient à rester groupés durant les batailles, tandis que leurs adversaires finissaient toujours par s’éparpiller et à combattre en petits groupes d’une dizaine d’hommes. — Comment s’y prenaient-ils ? demanda Cassandra. La jeune fille avait suffisamment été en contact avec les armées de son père pour savoir que le souci majeur d’un général, une fois le combat engagé, est de garder le contrôle de ses troupes. — En élaborant des signaux qui permettaient au commandant de coordonner les manœuvres de ses unités. Un système sophistiqué qui repose sur différentes combinaisons de couleurs des étendards, et dont on peut même se servir de nuit, en remplaçant les drapeaux par des lanternes teintées. Aussi, aucune armée ne parvenait à les arrêter. — Et ensuite ? demanda Horace. — Ils ont coupé par le nord-est du Pays Teuton, avant d’atteindre Gallica, sans qu’aucune armée ne puisse ralentir l’invasion. Les Temujai se retrouvaient souvent inférieurs en nombre, mais leurs tactiques et leur discipline les rendaient indestructibles. Ils se trouvaient à Gallica, à seulement trois jours de chevauchée de la côte, quand ils s’arrêtèrent enfin, Les trois jeunes gens, parcourus de frissons, écoutaient le Rôdeur avec attention. — Qui a réussi à les bloquer ? demanda Will. Halt laissa échapper un petit rire. — Personne. Une affaire politique. Et un plat de palourdes d’eau douce. — Une affaire politique ? s’exclama Horace, d’un air méprisant. — Parfaitement. À l’époque, Mat’lik était le Sha’shan, le chef suprême. Chez les guerriers des Steppes, c’est un poste pour le moins instable, qui s’obtient au mérite. Et les Sha’shan, victimes de nombreuses intrigues de cour, meurent rarement de vieillesse… Bref. D’ordinaire, on éloigne ceux qui sont susceptibles de contester le pouvoir du Sha’shan en leur assignant des tâches qui les obligent à quitter leur territoire. Seuls trois candidats pouvaient aspirer à remplacer Mat’lik : son frère Twu’lik, son neveu et son cousin germain. Le Sha’shan leur avait donc offert des postes dans l’armée de façon à les occuper et à garder un œil sur eux, tandis que les trois hommes pouvaient se surveiller mutuellement puisque, forcément, ils se méfiaient les uns des autres. — Ce n’était pas un peu risqué de leur confier des troupes armées ? voulut savoir Will. — C’aurait pu l’être, mais aucun d’eux n’avait un contrôle absolu des guerriers. Twu’lik fut nommé stratège en chef, le neveu jouait le rôle de trésorier et le cousin celui d’intendant. En gros, l’un commandait les troupes, l’autre les payait, et le troisième les nourrissait. Une façon d’assurer la loyauté des soldats aux trois hommes en même temps… — Quel rapport avec les palourdes… ? s’enquit Horace. — Mat’lik avait un faible pour ces mollusques. Il eut l’imprudence de demander à son épouse de lui préparer un énorme plat alors que ce n’était pas la saison ; certaines devaient être avariées et, en plein repas, il fut frappé d’une crise d’étouffement qui le laissa inconscient. Tous crurent qu’il allait mourir et, quand ses trois adversaires l’apprirent, ils préférèrent repartir sur-le-champ vers leur pays. Le successeur du Sha’shan allait être choisi par le conseil des Shans et chacun voulut rentrer à temps afin de soudoyer les Shans et acheter leurs votes, par peur que l’un des deux autres soit élu Sha’shan à sa place. — Leur campagne militaire s’est donc arrêtée là ? s’étonna Will. Alors qu’ils avaient déjà parcouru tant de kilomètres ? — Les Temujai savent se montrer pragmatiques. Ils se disaient qu’ils pourraient toujours revenir quand bon leur semblerait. — Si je comprends bien, c’est grâce à un plat de palourdes que nous avons échappé à ces envahisseurs…, constata Cassandra. Le Rôdeur sourit d’un air sombre. — En effet. Le cours de l’histoire est parfois imprévisible, surtout quand un incident aussi anodin entre en ligne de compte… — Et vous ? demanda son apprenti. Où étiez-vous quand tout cela est arrivé ? — Bonne question, Will ! Jamais je n’oublierai ces journées. Je chevauchais à fond de train en direction de la mer, en compagnie d’un petit troupeau de chevaux… dûment payés, je tiens à le préciser, dit-il en lançant un regard de biais à Horace. Depuis plusieurs jours, j’étais pourchassé par une bande armée de Temujai… ils gagnaient peu à peu du terrain. Et soudain, un matin, ils se sont arrêtés, m’ont regardé m’éloigner au galop et ont fait demi-tour pour rejoindre l’armée et rentrer chez eux. — Et qui est devenu le nouveau Sha’shan ? voulut savoir le garçon. Le frère, le neveu ou le cousin ? — Aucun d’eux ! Un autre candidat, moins connu, s’est vu attribuer le poste. À leur retour, les trois autres furent exécutés pour avoir abandonné l’invasion… À présent, les guerriers des Steppes sont de retour, conclut-il d’un air pensif, et je me demande ce qu’ils ont en tête. 12 Tôt le lendemain matin, ils plièrent bagages et partirent en direction du défilé qui les mènerait jusqu’à la frontière. Horace avait offert à Cassandra le destrier noir qui avait appartenu à Deparnieux. Lorsqu’elle protesta, car ce cheval était beaucoup plus puissant que l’alezan que le jeune homme chevauchait, ce dernier esquissa un sourire timide. — Peut-être. Mais je suis habitué à Caracole, et lui connaît mes habitudes. La jeune fille fut donc obligée d’accepter ce cadeau. Ils avaient installé leur prisonnier sur l’une des montures appartenant aux Temujai, tandis qu’un autre cheval transportait les paquetages et les réserves de nourriture à la place de Folâtre – celui-ci, bien entendu, était monté par son jeune maître. Alors qu’ils s’approchaient de la rangée d’arbres qui se dressait au pied de la colline, le poney s’ébroua et se mit à hennir, montrant des signes de joie. Halt se tourna et sourit. — Ça me fait plaisir de le voir si joyeux, mais j’espère qu’il n’a pas l’intention de se comporter ainsi tout au long du voyage… Will se contenta de sourire, se pencha vers Folâtre et lui flatta l’encolure. — Il va bien finir par se calmer. Au même instant, le poney s’ébroua de nouveau et effectua quelques pas de côté. Chose surprenante, Abélard l’imita aussitôt. — Et le voilà qui communique sa bonne humeur ! On aura tout vu…, s’étonna le Rôdeur, qui ordonna à son cheval de s’arrêter. Décidément, il semblerait que les chevaux t’apprécient, ajouta-t-il à l’intention de son apprenti. Je me suis dit… Sa voix s’évanouit. Il n’acheva pas sa phrase. Will s’aperçut que son maître s’était raidi et qu’il scrutait les arbres qui les entouraient de part et d’autre du sentier, comme aux aguets. — Bon sang ! grommela Halt. Il se retourna vers Cassandra et Horace, qui chevauchaient derrière lui, mais il n’eut pas le temps de les avertir. Un bruit étouffé se fit entendre, les arbres s’agitèrent et une troupe de guerriers en sortit. Le Rôdeur fit volte-face et vit qu’un second groupe d’hommes émergeait de la forêt. Ils étalent cernés. — Des Skandiens ! s’écria Will, qui avait reconnu les casques cornus et les boucliers arrondis. — Dire que les chevaux ont essayé de nous prévenir, et que je n’ai pas compris ce qu’ils avaient…, marmonna le Rôdeur. Coiffé d’un énorme casque, une hache à double tranchant négligemment posée sur l’épaule, un homme à forte carrure s’avança. Derrière lui, Halt entendit un sifflement sinistre qu’il connaissait bien. — Rengaine ton épée, Horace, lui conseilla le Rôdeur sans se retourner. Ils sont beaucoup trop nombreux, même pour toi. C’est trop risqué. En effet, voyant le jeune guerrier dégainer son arme, le Skandien avait levé sa hache, prêt à frapper. Il la tenait à bout de bras comme s’il s’était agi d’un jouet. — J’crois qu’il va falloir descendre de vos ch’vaux, si c’est pas trop vous d’mander, lança l’homme. À ces mots, Will sursauta. Cette voix… il la connaissait ! — Erak ! s’exclama-t-il. Le Skandien s’approcha et scruta le visage à demi dissimulé sous le capuchon de sa cape. Il distingua les traits du garçon et fronça les sourcils quand il s’aperçut qu’un autre cavalier lui disait quelque chose. Il reconnut aussitôt Cassandra, elle aussi enveloppée dans une cape. Il lâcha un juron dans sa barbe, puis se ressaisit. — On met pied à terre ! Allez ! leur ordonna- t-il. Tandis que les quatre compagnons s’exécutaient, Erak les contourna et avisa un cinquième voyageur, ligoté à son cheval. Il fit signe à deux de ses hommes de l’aider à descendre. Halt releva le capuchon de sa cape et Erak put examiner le visage sombre et barbu qui lui faisait face. L’homme paraissait tout petit. Will s’apprêtait à ôter à son tour son capuchon, mais le Skandien l’arrêta d’un geste. — Laisse ça pour l’instant, lui dit-il à voix basse. Il ne savait pas si ses hommes pourraient reconnaître l’ancien esclave qui s’était enfui d’Hallasholm des mois plus tôt, mais il valait mieux qu’aucun d’entre eux ne le voie de trop près pour l’instant. — Pareil pour toi, ajouta-t-il en s’adressant à la jeune fille. Elle inclina la tête, montrant qu’elle avait compris. Erak se tourna à nouveau vers le Rôdeur. — J’t’ai déjà vu quelque part. — Si tu es bien le Jarl Erak, nous nous sommes brièvement aperçus l’an passé, sur une plage… non loin des Marais1, l’informa Halt. Le Skandien parut soudain saisir à qui il avait affaire. — Mais nous étions plutôt éloignés l’un de l’autre, si j’ai bon souvenir. — Assez près pour qu’tes flèches nous atteignent, grogna Erak, se rappelant comment l’homme avait tenté de les abattre. Il observa de nouveau l’arc et le carquois du Rôdeur et son visage vira au rouge. — Et maint’nant, t’oses venir nous tuer jusqu’ici ! poursuivit le Jarl. Par contre, on se d’mande c’que ces deux-là ont à voir avec tout ça…, ajouta-t-il en désignant Will et Cassandra d’un air intrigué. Ce fut au Rôdeur de sembler perplexe. — De quoi parles-tu ? — J’t’ai vu à l’œuvre avec cet arc, j’sais de quoi t’es capable. Et j’viens juste de découvrir c’que t’avais fait au Défilé du Serpent. Halt n’avait pas oublié le spectacle terrible des cadavres qui jonchaient le sol au poste frontière ; apparemment, le Skandien, à la vue de son arc, s’était empressé d’en tirer de fausses conclusions. — Tu te trompes, ce n’est pas nous qui avons tué ces hommes. Erak s’approcha de lui. — Comment ça, j’me trompe ? J’ies ai vus. Transpercés de flèches. Et on a suivi votre piste jusqu’ici. — C’est probable, répondit calmement le Rôdeur. Mais si vous saviez suivre une piste, vous auriez vu que nous n’étions que deux cavaliers. Quand nous sommes arrivés au poste frontière, ces hommes étaient déjà morts, mais nous avons suivi la trace d’un groupe plus important – leurs meurtriers. Erak ne savait plus que penser. Il était capitaine de drakkar. Pas chasseur. Il était incapable de reconnaître des empreintes sur le sol. Mais l’un de ses guerriers, sans posséder les savoirs si particuliers des Rôdeurs, savait déchiffrer les empreintes ; le Jarl se souvenait de ce que cet homme avait dit à propos de deux séries de traces différentes. Toute cette histoire le dépassait. — Dans c’cas, si t’es pas l’coupable, qui a fait ça ? demanda-t-il à Halt. — Lui. Et ses compagnons, répondit le Rôdeur en désignant son captif. Hier, nous sommes tombés sur une troupe de Temujai en reconnaissance. Une importante unité a attaqué le poste frontière mais seulement six d’entre eux sont entrés en Skandie. — Des Temujai ? Mais… ça fait des lustres qu’on les a pas vus dans l’coin ! — Nous en avons abattu deux, deux autres se sont enfuis, et nous avons pu capturer celui-ci. Erak s’avança vers le prisonnier. Celui-ci, les mains liées devant lui, lançait des regards furibonds aux hommes qui l’entouraient. Le Jarl observa son visage, puis ses vêtements en fourrure. — Pas de doute, c’est bien un Tem’uj, constata-t-il. Mais j’comprends pas… qu’est-ce qu’ils faisaient sur notre territoire ? — C’est justement ce qui me préoccupe, répondit le Rôdeur. Erak lui jeta un coup d’œil noir. Il détestait ce genre de situation embrouillée, et préférait faire face à des problèmes qui ne l’obligeaient pas à réfléchir autant – des affaires qui pouvaient se régler simplement, par un bon coup de hache, par exemple. — Et toi, justement, qu’est-ce que t’es v’nu faire en Skandie ? lança-t-il brusquement. Nullement déstabilisé par le ton furieux du Skandien, Halt le regarda tranquillement. — Je suis venu chercher le garçon, répondit-il d’une voix posée. Erak le dévisagea, puis se tourna vers Will, et sa colère s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue. — En effet. Il m’en avait parlé. À l’instar de la plupart de ses compatriotes, Erak appréciait qu’on se montre loyal et courageux. Soudain, une autre question lui traversa l’esprit. — Tu te rappelles, la plage… ? J’me suis toujours d’mandé comment t’avais fait pour nous retrouver. — J’ai rencontré un de tes hommes. Il était mourant, mais il a eu le temps de me dire où vous comptiez vous rendre. Erak fixa le Rôdeur d’un air incrédule. — Quoi ? Nordel ? Impossible ! Il aurait préféré te cracher d’ssus plutôt qu’d’avouer quoi qu’ce soit ! — Il a dû penser qu’il avait une dette envers moi, répliqua Halt d’un ton toujours aussi calme. Il ne voulait pas mourir sans son épée, et comme elle était tombée à terre, je la lui ai rendue. Le Jarl parut sur le point de répliquer, puis se ravisa. Pour les Skandiens, un homme devait mourir l’arme à la main afin que son âme tourmentée n’erre pas sur terre pour l’éternité. À l’évidence, le Rôdeur connaissait ce rituel. — Dans c’cas, j’ai une dette envers toi, finit par répondre Erak. Mais j’vois pas bien en quoi ça change la situation actuelle… Il se caressa la barbe d’un air pensif, tout en observant le petit guerrier temujai. Celui-ci affichait une mine farouche. — Et j’aimerais vraiment savoir c’que ce gars et sa bande manigancent…, ajouta le Jarl. — Moi de même, répliqua Halt. J’avais l’intention d’emmener mes compagnons de l’autre côté de la frontière, puis de revenir avec le captif afin de retrouver les autres Temujai. — Tu t’imagines qu’il va te l’dire ! grogna Erak. J’connais pas grand-chose à c’peuple, mais je sais qu’on peut les torturer tant qu’on veut, jamais ils n’avouent quoi que ce soit ! — Oui, je suis au courant. Mais il y a peut-être un moyen d’en apprendre davantage. — Ah ouais ? rétorqua Erak avec mépris. Et ce s’rait quoi, ton plan ? Halt jeta un coup d’œil au prisonnier, qui semblait suivre leur discussion avec intérêt. Le Rôdeur savait que l’homme parlait le dialecte des marchands, mais peut-être comprenait-il aussi leur langue. Il prit le Skandien par le bras et l’entraîna à l’écart, hors de portée de voix. — J’ai pensé que j’allais le laisser s’échapper, répondit le Rôdeur d’une voix douce. 13 Les deux hommes observaient les cordes emmêlées qui traînaient sur le sol. — Bon, jusqu’à présent, t’avais raison, constata Erak, les lèvres pincées. C’te p’tite canaille s’est échappée dès qu’Olak a fait semblant de s’endormir. Il jeta un coup d’œil méfiant à l’énorme Skandien chargé de monter la garde. — T’as bien fait semblant, j’espère ? lui demanda le Jarl avec une pointe de sarcasme. Le guerrier le gratifia d’un grand sourire. — Si vous m’aviez vu, Jarl Erak ! J’ai tellement bien joué la comédie que l’Tem’uj n’y a vu qu’du feu ! J’aurais dû dev’nir saltimbanque… Erak afficha un air sceptique puis se tourna vers Halt. — Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? — Je vais le suivre discrètement, jusqu’à ce qu’il me mène au gros de la troupe. Nous en avons déjà discuté, ajouta le Rôdeur. — J’ai repensé à tout ça, répliqua le Jarl, et j’ai décidé de modifier ton plan : j’viens avec toi. Halt, qui se dirigeait vers l’endroit où les chevaux étaient attachés, s’arrêta net et se tourna vers le chef skandien. — Nous nous sommes pourtant mis d’accord hier soir, répliqua-t-il d’un ton déterminé. Si j’y vais seul, je serai plus rapide et on me remarquera moins. — Non, nous ne nous sommes pas mis d’accord : tu as décidé ça tout seul, sans m’demander mon avis. T’as p’t-être raison, mais il va bien falloir que tu t’habitues à ma présence, même si je te ralentis ou si j’me fais remarquer plus facilement. Halt était sur le point de protester, mais Erak le devança : — Sois raisonnable. Vu qu’les circonstances font d’nous des alliés temporaires… — Des alliés ? rétorqua le Rôdeur d’un ton ironique. Alors que tu gardes mes trois compagnons en otage ? — C’est plus prudent. Ils m’garantissent que tu vas rev’nir. Mets-toi à ma place : si une armée temujai est entrée en Skandie, j’veux en être témoin, et pas avoir à rapporter des rumeurs à l’Oberjarl. Par conséquent, j’viens avec toi. J’ai p’t-être besoin de toi pour suivre la piste du prisonnier, mais j’peux très bien vérifier par moi-même s’il y a des Temujai dans l’coin. Il marqua une pause, attendant la réaction de Halt. Ce dernier resta muet. — Après tout, les otages t’obligeront à rev’nir, poursuivit le Jarl, mais qui me dit que tu me f’ras un rapport fiable de c’que t’auras découvert ? Halt parut peser le pour et le contre. — C’est d’accord. Mais puisque tu m’accompagnes, tu n’as plus besoin d’otages. Laisse-les repartir vers la frontière pendant que toi et moi nous suivons la piste de ce Tem’uj. Erak sourit et fit lentement non de la tête. — Impossible. J’aimerais bien pouvoir t’faire confiance, mais… Si tu sais qu’mes hommes surveillent tes amis, ça t’ôtera toute envie de me planter un de tes couteaux dans l’dos dès qu’on se s’ra éloignés du campement… — Tu plaisantes, j’espère ? Tu me vois, moi, un petit avorton, prendre le dessus sur un énorme pilleur des mers ? Erak sourit d’un air sombre. — Sûr’ment pas. Mais j’pourrai dormir la nuit et te tourner l'dos sans inquiétude. Le Rôdeur eut du mal à réprimer un petit sourire. — D’accord. On pourrait peut-être penser à y aller, tu ne crois pas ? Plutôt que de discutailler jusqu’à ce que la neige fonde et que la piste du Tem’uj disparaisse… — C’est toi qui discutailles d’puis tout à l’heure. Allez, en route. Tandis qu’Abélard prenait ses marques dans la pente raide, Halt jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Il vit Erak qui vacillait, en équilibre instable sur le dos du poney des Steppes. Le prisonnier avait pris la fuite sans se risquer à le récupérer et Halt avait pensé que le petit animal s’avérerait une meilleure monture pour Erak que l’un des destriers d’Horace – puisque les Skandiens, ainsi qu’ils en avaient l’habitude, voyageaient à pied. — Et moi qui croyais que tu savais faire du cheval…, commenta le Rôdeur. C’est du moins ce que tu as prétendu. D’un geste nerveux, le Jarl s’agrippa à la crinière hirsute du poney, se concentrant pour rester en selle. — Mais si, j’suis déjà monté sur un d’ces animaux, j’ai juste oublié de préciser que mon expérience était limitée ! Ils avaient suivi la piste du fuyard tout le jour. L’homme avait d’abord retraversé la frontière au Défilé du Serpent, l’avait longée puis était de nouveau entré en Skandie. À présent, ils se trouvaient à une trentaine de kilomètres du Pays Teuton. Halt scruta le sol, à la recherche des légères empreintes que le Tem’uj avait laissées derrière lui. — Il est plutôt doué, constata-t-il. — Qui donc ? demanda Erak, avant de se concentrer sur son cheval, qui venait de trébucher et de glisser sur quelques pas. — Notre prisonnier. Erak se pencha vers le sol pour voir ce que lui indiquait le Rôdeur, mais il ne distingua rien. — Comment ça ? — Il recouvre ses traces à mesure qu’il progresse. Je crois que ton guerrier n’aurait pas été capable de suivre sa piste. C’était bien là le nœud de l’affaire ; Halt et Erak avalent décidé d’unir leurs forces, mais le Jarl avait davantage besoin du Rôdeur que celui-ci des Skandiens. — C’est bien pour ça qu’t’es là, non ? — Oui, acquiesça Halt. En revanche, je me demande pourquoi toi, tu es là… ? Erak préféra ne pas relever et s’efforça de rester tant bien que mal en selle, tandis que le petit cheval, qui supportait difficilement le poids inhabituel du capitaine skandien, bataillait pour gravir la pente. Ils arrivèrent brusquement sur la crête, leurs montures s’empressant de parcourir les derniers mètres dans la neige. Une vallée large et profonde s’étendait en contrebas. Dans cette plaine, à perte de vue, brûlaient un nombre incalculable de feux de camp dont la fumée montait en spirale dans l’air humide de la fin d’après-midi. Des feux et des milliers de tentes en forme de dômes. L’odeur de la fumée parvint jusqu’aux deux hommes, acre et piquante. Erak plissa le nez. — Qu’est-ce qu’ils peuvent bien brûler pour qu’ça pue autant ? — Du crottin de cheval séché, répondit Halt. Ainsi, ils ne manquent jamais de combustible. Regarde, ajouta-t-il en désignant un troupeau de chevaux. Il y avait tant d’animaux qu’on ne parvenait pas à les distinguer les uns des autres ; ils paraissaient onduler sur l’herbe de la plaine. — Par tous les Dieux du ciel ! s’exclama le Skandien, éberlué par ce spectacle. Ils sont combien, là en bas ? — Environ dix mille. Peut-être davantage. Erak laissa échapper un long sifflement. — T’es sûr ? Comment tu peux savoir ça ? Halt lui lança un regard exaspéré. — C’est un vieux truc de Rôdeur. Tu comptes les pattes des chevaux et tu divises par quatre, expliqua-t-il d’un air pince-sans-rire. Erak lui lança un coup d’œil irrité. — J’essayais juste de t’faire la conversation. — Si c’est pour poser des questions absurdes, abstiens-toi, répliqua sèchement Halt. Ils se turent durant quelques instants et continuèrent d’observer le campement des Temujai. — Tu veux dire qu’il y aurait entre dix et douze mille guerriers ? finit par demander Erak. Le nombre l’impressionnait. La Skandie comptait mille cinq cents guerriers, peut-être deux mille. Sur un champ de bataille, cela équivalait à se battre à un contre six ou sept. — Non, pas autant. Plutôt cinq ou six mille. Chaque Tem’uj possède au moins deux chevaux. Et puis il y a tous les serviteurs, quelques milliers, peut-être. Mais eux ne sont pas des combattants. Voilà qui était plus rassurant, songea Erak. Un contre trois ou quatre. Pourtant, cela changerait-il grand-chose à la donne ? Le combat resterait inégal, quoi qu’ils fassent. 14 — Reste ici, dit Halt. Je vais aller observer le campement de plus près. — Tu crois que j’vais t’attendre ici, sans rien faire ? se rebiffa Erak. J’viens avec toi. Le Rôdeur savait que c’était inutile, mais il essaya tout de même de raisonner le Skandien. — Je vais devoir faire preuve d’une discrétion extrême, mais je suppose que cela ne sert à rien de te le rappeler… ? — À rien du tout. J’te l’ai déjà dit : je dois voir par moi-même ce qu’ils manigancent avant d’en informer l’Oberjarl. — Ce qu’ils manigancent ? Ça paraît pourtant clair, non ? rétorqua Halt d’un air sombre. — Pas la peine d’insister. J’veux les voir d’plus près, un point c’est tout, répondit Erak avec entêtement. — Très bien. Mais déplace-toi prudemment et tâche de faire le moins de bruit possible. Ces guerriers des Steppes sont loin d’être des imbéciles. Ils ont dû placer des guetteurs dans les arbres qui entourent le campement et des sentinelles doivent patrouiller dans les parages. — Contente-toi de m’dire où ils sont et jles éviterai, répliqua le Jarl avec irritation. Et puis, j’suis capable de m’faire discret si y a besoin. — Oui, bien sûr, tout comme tu sais monter à cheval, grommela Halt. Le Skandien ignora la remarque et se contenta de dévisager le Rôdeur d’un air furieux. Halt finit par céder. — Allez, on y va. Ils attachèrent leurs montures de l’autre côté de la crête, puis entamèrent la descente qui menait à la vallée. Au bout de quelques minutes, le Rôdeur se tourna vers le Jarl. — Il y a des ours, dans ces montagnes ? — Bien sûr. Mais c’est un peu tôt pour en croiser, ils doivent encore hiberner. Pourquoi tu veux savoir ça ? — Juste une idée qui m’est venue… Je me disais que si les Temujai t’entendent faire du boucan, ils croiront peut-être que ce n’est qu’un ours… Erak eut un sourire glacial. — T’es un sacré rigolo. Ça me f’rait franchement plaisir de t’briser le crâne, à l’occasion. — Si tu réussissais à le faire sans bruit, je ne dirais pas non. Sur ce, le petit homme reprit sa marche, se faufilant entre les arbres, avançant d’une ombre à l’autre sans faire bouger une seule branche ni une seule brindille sur son passage. Erak tâchait vainement d’imiter les mouvements du Rôdeur. Mais chaque fois que ses pieds dérapaient lourdement dans la neige ou qu’il marchait sur une branche, Halt se crispait. Du bois mort et des pommes de pin jonchaient le sol enneigé et le Skandien les piétinait lourdement. Au bout d’un moment, n’en pouvant plus, le Rôdeur décida de fausser compagnie à Erak dès qu’ils arriveraient près du campement. Soudain, il aperçut un mouvement dans un arbre, sur sa gauche. Il fit aussitôt signe à son compagnon de s’arrêter. Celui-ci ne parut pas comprendre et continua d’avancer jusqu’à ce qu’il se retrouve à la hauteur de Halt. — Qu’est-ce qui s’passe ? Il s’était efforcé de parler à voix basse, mais le Rôdeur eut l’impression que son compagnon venait de pousser un meuglement qui se répercutait tout autour d’eux. Il approcha la bouche de l’oreille d’Erak et lui souffla, d’une voix presque inaudible : — Poste d’écoute. Dans les arbres. Il s’agissait d’un stratagème que les Temujai utilisaient souvent quand une troupe armée devait camper pour la nuit : ils plaçaient des hommes chargés d’alerter les autres au moindre bruit suspect, ce qui permettait de déjouer une attaque surprise. Le Jarl et le Rôdeur venaient de passer tout près d’un poste de ce genre. Un instant, Halt caressa l’idée de continuer plus loin, puis l’écarta. Il savait que les Temujai avaient sans aucun doute installé d’autres sentinelles. Mieux valait se montrer prudent et rebrousser chemin aussi discrètement que possible, en espérant que le crépuscule les aiderait à mieux se dissimuler. Il aurait aimé s’approcher davantage du campement, mais avec Erak sur ses talons, il y aurait de fortes chances qu’ils soient très vite repérés. Il se pencha à nouveau vers le Skandien. — Suis-moi. Sans te précipiter. Et regarde où tu poses les pieds. Sans un bruit, Halt parcourut une cinquantaine de mètres avec une telle agilité qu’il paraissait se volatiliser derrière les arbres. Il s’arrêta et fit signe au Jarl de le rejoindre. Il l’observa se déplacer avec un soin exagéré, vacillant maladroitement sur ses jambes chaque fois qu’il posait un pied devant l’autre, tant et si bien que le Rôdeur appréhendait le moindre faux pas. N’y tenant plus, il finit par détourner les yeux et scruta les environs afin de vérifier si les sentinelles postées dans l’arbre les avaient vus ou entendus. Tout à coup, il entendit un craquement sonore, suivi d’un juron étouffé. Erak, un pied au sol et l’autre suspendu en plein mouvement, se tenait devant la branche qu’il venait de briser. — Fige-toi…, marmonna Halt, priant pour que le gros homme ait le bon sens de rester immobile. Au lieu de cela, le Jarl fit une erreur que tous les novices ou presque commettent : préférant la rapidité à la ruse, il se précipita vers l’arbre le plus proche et se réfugia derrière son tronc. Un mouvement qui ne passa pas inaperçu auprès des guerriers postés dans l’arbre. Au-dessus d’eux, un cri résonna, accompagné d’une volée de flèches qui vinrent se ficher dans l’arbre derrière lequel Erak se trouvait. Halt aperçut deux ombres. L’une d’elles s’éloignait déjà, s’apprêtant à souffler dans une corne afin de donner l’alerte. L’autre ne bougeait pas, une flèche encochée à son arc, les yeux rivés sur la cachette du Skandien, attendant que celui-ci en sorte pour l’abattre. — Je vais faire diversion, chuchota Halt. Dès que je suis dans sa ligne de mire, tu en profites pour courir vers l’arbre suivant. Erak hocha la tête. Il s’accroupit légèrement, prêt à se ruer en avant. — Ne cherche pas à dépasser l’arbre le plus proche. Il ne t’en laissera pas le temps. Le Skandien acquiesça de nouveau. Il avait vu la vitesse et la précision du premier tir du Tem’uj. Il entendit la corne de l’ennemi sonner l’alarme afin d’appeler du renfort. Il fallait agir vite. Au même instant, voyant le Rôdeur s’écarter de sa cachette et se mettre à découvert, il traversa en courant la vingtaine de pas qui le séparait de l’arbre suivant ; ses jambes s’enfonçaient dans la neige, mais il courait aussi rapidement qu’il pouvait. Il plongea derrière le tronc épais du pin tandis qu’une flèche sifflait au-dessus de sa tête, le manquant de peu. Son cœur battait la chamade… Pourtant, il n’avait parcouru que quelques mètres. Il chercha Halt du regard et l’aperçut à cinq mètres au-dessus de lui, derrière un autre arbre. Le visage concentré, le Rôdeur avait encoché une flèche ; il sentit les yeux du Skandien posés sur lui. — Jette un coup d’œil rapide et dis-moi s’il a bougé. Erak s’exécuta. Le guerrier des Steppes n’avait pas changé de position, son arc prêt à tirer si l’un d’eux s’avisait de se montrer. Halt n’aurait pas le temps de décocher sa flèche avant lui. — Non, il est toujours au même endroit, lança Erak. — S’il bouge, avertis-moi. Halt s’appuya contre l’écorce rugueuse du tronc et ferma les yeux. Il prit une grande inspiration. Il fallait tirer à l’instinct. Il se représenta à nouveau la silhouette du Temujai qui se découpait sur le paysage enneigé. Il se rappela sa position exacte et laissa son esprit prendre le contrôle de ses mains. Dans pareille situation, il s’agissait de s’imaginer en train de viser puis de tirer afin que chaque geste devienne automatique et naturel. Il se força à respirer plus calmement. « Surtout, pas de précipitation », songea-t-il. Il répéta plusieurs fois la séquence qu’il avait en tête. Puis, presque en transe, il agit. Avec des mouvements fluides et coordonnés. Il s’écarta de l’arbre, se tourna légèrement de façon à présenter son épaule gauche à la cible, la main droite tendant la corde, la gauche effectuant le mouvement inverse afin que l’arc donne toute sa puissance. Puis il visa et tira de mémoire, sans même voir la silhouette de son adversaire. Il l’avisa une fois qu’il eut décoché son trait et sut que son tir avait réussi. La lourde flèche se ficha dans le torse de l’homme, qui tomba à la renverse dans la neige. Pourtant, lui aussi avait tiré, mais une seconde trop tard, et sa flèche se perdit vers la cime des pins. Erak se releva aussitôt et dévisagea Halt d’un air à la fois respectueux et admiratif. Il s’aperçut que le petit Rôdeur avait déjà eu le temps d’encocher une seconde flèche. Comment avait-il pu enchaîner si rapidement ses gestes ? Tout s’était déroulé si vite qu’il n’avait quasiment rien vu. Il posa sa grosse main sur l’épaule de Halt. — Par tous les Dieux, marmonna-t-il, j’suis content qu’tu sois pas mon ennemi ! — Je croyais t’avoir dit de regarder où tu posais les pieds, lui lança le Rôdeur d’un ton furieux. — C’est c’que j’ai fait, figure-toi. Mais comme j’avais les yeux braqués sur l’sol, j’me suis cogné la tête à une grosse branche. Elle s’est cassée en deux. — Tu parles de la branche, j’imagine, et pas de ta tête, grommela Halt. Allez, on repart, conclut-il en ouvrant la voie. 15 De retour sur la crête de la colline, Halt regarda en arrière. Erak s’immobilisa près de lui mais le Rôdeur l’attrapa par le bras et le poussa sans ménagement vers les deux chevaux. — T’arrête pas ! hurla-t-il. Dans la vallée, retentissaient des cornes d’appel, auxquelles se mêlaient des cris. Non loin, il aperçut des mouvements : les Guerriers dissimulés dans les arbres autour du campement quittaient leurs postes et gravissaient la pente, à la recherche des deux intrus. — Bon sang, grommela-t-il, se doutant qu’une demi-douzaine de guerriers au moins se dirigeaient droit sur eux. En contrebas, une troupe plus nombreuse se rassemblait. Peut-être prévoyaient-ils d’encercler la colline et de les prendre à revers. S’il avait été seul avec Abélard, il aurait pu les distancer sans mal, mais avec le Jarl, médiocre cavalier, Halt n’était pas certain d’y parvenir. Il aurait fallu trouver un moyen de retarder l’avance de leurs adversaires… Bizarrement, l’idée d’abandonner le Skandien à son sort ne traversa pas l’esprit du Rôdeur. Il jeta un coup d’œil vers Erak, et vit que ce dernier avait réussi à grimper en selle, tant bien que mal. — Avance ! cria Halt en gesticulant dans sa direction. Allez ! Le Skandien ne se le fit pas dire deux fois. Il obligea sa monture à se mettre face à la pente, ce qui faillit lui faire perdre l’équilibre. Il parvint cependant à s’agripper à la crinière de l’animal, enserrant ses flancs de ses jambes musclées. Puis il entama la descente, dérapant et zigzaguant dangereusement entre les arbres. Au bout de quelques mètres, oubliant de baisser la tête afin de passer sous les branches chargées de neige d’un énorme pin, il se retrouva couvert d’une épaisse couche de poudreuse. Halt monta prestement en selle et son cheval partit aussitôt au galop sur les traces de l’autre poney, qu’il rattrapa bientôt. « S’il parcourt encore cinquante mètres sans chuter, il aura bien de la chance », songea le Rôdeur en voyant que le Jarl ne tarderait pas à percuter un tronc d’arbre. Arrivé à la hauteur de son compagnon, Halt se pencha sur le côté et s’empara des rênes qu’Erak, les mains crispées sur le pommeau de la selle, avait déjà lâchées. Le Rôdeur put ainsi maîtriser la progression erratique de l’autre cheval et Abélard, le pied sûr, les dirigea habilement entre les pins. Ce dernier, ainsi qu’on l’avait entraîné, choisit d’instinct l’itinéraire le plus court et le moins accidenté. Ils avaient déjà parcouru les deux tiers de la descente. Comprenant qu’ils avaient des chances d’échapper à leurs poursuivants, Halt commençait à considérer la situation avec plus d’optimisme ; quand, soudain, il entendit de nouveau des cris et des cornes d’appel résonner derrière eux. Il jeta un coup d’œil rapide par-dessus son épaule, mais la forêt touffue l’empêcha de distinguer quoi que ce soit. Ils seraient bientôt rattrapés, ce n’était plus qu’une question de minutes. Une petite branche lui fouetta le visage. Il secoua la tête pour se débarrasser de la neige qui en était tombée, puis, voyant que la route était plus dégagée devant eux, il se tourna brièvement pour encourager Erak. — Tiens bon ! Mais le Skandien fit exactement l’inverse, lâchant le pommeau pour signaler qu’il avait entendu… — T’inquiète pas ! J’m’en sors très bien ! Halt n’en croyait pas ses yeux. Jamais il n’avait vu de cavalier aussi maladroit que le Jarl. Comment se débrouillait-il pour garder l’équilibre sur le pont de son drakkar ? Le Rôdeur remarqua que les arbres étaient plus clairsemés. Il entendit le son strident d’une corne d’appel, sur leur gauche, cette fois. Une troupe de Temujai avait dû contourner la colline et cherchait à les rejoindre ; ils semblaient très proches. Il allait falloir jouer serré. Il pressa légèrement le flanc d’Abélard de son genou afin de l’inciter à accélérer l’allure. Presque aussitôt, il entendit un cri de surprise : Erak avait manqué tomber de selle. Très vite, ils débouchèrent au pied de la colline et s’engagèrent sur un terrain plat et uniforme. Aussitôt, Halt aperçut, à moins de deux cents mètres, des cavaliers temujai lancés au galop dans leur direction… Il força Abélard à galoper plus vite encore, entraînant derrière lui l’autre poney, puis jeta un coup d’œil à leurs poursuivants et compta une douzaine d’hommes. Un instant, il eut un sentiment de déjà-vu, et fut comme transporté des années en arrière, quand des Temujai l’avaient pris en chasse et le talonnaient, lui et son troupeau de chevaux volés. Il relâcha légèrement la pression sur les rênes d’Abélard, laissa l’autre monture venir à sa hauteur et lança la bride au Skandien qui, chose étonnante, réussit à l’attraper. Il avait encore quelques réflexes, se dit le Rôdeur, ce qui était plutôt rassurant… — Continue sans moi ! hurla-t-il. — Qu’est-ce que… tu… vas… faire ? demanda le Jarl en hachant ses mots, tant il était secoué. — Je vais les ralentir, répliqua Halt. Mais toi, ne t’arrête surtout pas, fonce ! — J’fais… du mieux… que j’peux… ! répondit le Skandien en rebondissant une nouvelle fois sur sa selle. Mais Halt fit non de la tête, prit son arc et fouetta vivement la croupe du poney des Steppes. Celui-ci fit un bond en avant et accéléra brusquement le pas, obligeant Erak, qui n’avait pas eu le temps de protester, à s’agripper plus fermement à son pommeau. Il voulut insulter le Rôdeur, mais ce fut un hurlement de fureur qui sortit de sa gorge ; pourtant, quand il prit soudain conscience qu’il réussissait à rester en selle malgré la célérité de sa monture, il n’hésita plus à faire claquer sa large paume sur l'arrière-train du cheval dès que celui-ci ralentissait l’allure. Quelques secondes plus tard, le Skandien disparut dans un virage. Aussitôt, Abélard, sur un signe de son maître, se dressa sur ses pattes arrière, tourna sur lui-même et s’immobilisa en travers du sentier. Il ne bougea pas, même quand le Rôdeur prit appui sur les étriers et encocha une flèche sur la corde de son arc. Halt savait que la puissance de son arme dépassait de loin celle des petits arcs à double courbure de ses adversaires. Il laissa ces derniers s’approcher encore un peu, tout en étudiant leur allure afin de décocher son trait au bon moment – en se fiant à son instinct et aux habitudes acquises au fil des années. Puis il tira. Sa flèche décrivit une légère courbe, filant à toute allure en direction du Tem’uj qui menait la troupe. Le Rôdeur se tenait à près de cent cinquante mètres quand sa flèche transperça l’homme, qui bascula aussitôt de son cheval. Il glissa vers le sol sans lâcher les rênes, entraînant sa monture dans sa chute. Pris par surprise, le cavalier qui se trouvait juste derrière lui ne put éviter le cheval couché sur le flanc et tomba à son tour, ce qui ajouta à la confusion des guerriers qui le suivaient de près. Ces derniers tirèrent brutalement sur leurs rênes pour éviter de piétiner les montures et les hommes déjà à terre ; les chevaux se cabrèrent, lancèrent des ruades, s’immobilisèrent en dérapant sur la neige ou bien s’emballèrent et changèrent brusquement de direction. Pendant ce temps, Abélard et Halt s’éloignaient au galop afin de rejoindre Erak. Les Temujai se ressaisirent lentement. Le cheval de celui qui menait la troupe s’était relevé et tournait en rond en boitant, piaffant bruyamment. En revanche, son cavalier n’avait pas bougé, étendu dans une mare de sang qui s’élargissait sur la neige. Ses compagnons comprirent enfin ce qui avait provoqué un tel désordre : une lourde flèche à l’empenne noire, fichée dans la poitrine du cadavre. Habitués à manier l’arc avec dextérité, ils rencontraient rarement des adversaires à leur hauteur et, d’ordinaire, personne n’était capable de les vaincre sur leur propre terrain. Reprendre la poursuite sans tirer les leçons de ce qui venait d’arriver n’aurait pas été raisonnable. Les guerriers des Steppes n’étaient pas des lâches. Mais ils n’étaient pas stupides au point de sous-estimer l’habileté de l’archer qu’ils avaient pris en chasse. Ils se remirent en route avec moins d’enthousiasme et davantage de prudence. Ils abandonnèrent derrière eux celui qui avait percuté le cavalier abattu ; l’homme essayait vainement d’attraper la monture de son camarade décédé, le sien s’étant brisé le cou en tombant. Lui non plus ne semblait pas très pressé de reprendre la poursuite. 16 Halt dut s’arrêter à deux autres reprises afin de ralentir la progression des Temujai partis à leurs trousses. À chaque fois, il mit pied à terre, laissa Abélard poursuivre tranquillement sa route, puis se posta à l’ombre des pins, presque invisible sous sa cape. Quand les cavaliers apparaissaient au coin d’un virage, il décochait deux flèches de très loin, en prenant soin de tirer en hauteur, de telle sorte que ses poursuivants se rendaient compte qu’on les visait seulement quand deux d’entre eux basculaient de selle et s’effondraient dans la neige, pas avant. Le Rôdeur préparait soigneusement ces embuscades, optant pour des lieux où la route était dégagée derrière lui. Aussi, dès que les Temujai prenaient un tournant, ils s’attendaient à entendre des flèches siffler autour d’eux. Ils ne s’en apercevaient qu’au dernier moment, quand Halt, après avoir décoché, remontait sur Abélard et détalait sous leurs yeux. Tant et si bien que les cavaliers se montrèrent de plus en plus méfiants et ralentirent peu à peu l’allure, pour finir au trot. Bientôt, ils se montrèrent raisonnables et se dirent que la capture des deux hommes venus les espionner n’avait rien d’une priorité ; peu importait que leur présence vienne aux oreilles des Skandiens, puisqu’ils étaient venus là pour combattre. Le Rôdeur avait escompté sur ce revirement de la part des cavaliers. À présent, il maintenait un galop régulier afin de rattraper le Skandien. Ce dernier fut bientôt en vue, toujours secoué sur sa monture qui, visiblement, avait ralenti le pas. Quand Halt arriva derrière lui, Erak entendit un bruit étouffé de sabots martelant le sol et se tourna sur sa selle, s’attendant à voir les Temujai. Avisant la petite silhouette dans sa cape grise, il fut rassuré. Le Rôdeur arriva à sa hauteur et Abélard réduisit son allure. — Où t’étais… passé… ? demanda le Jarl, tout essoufflé. — J’ai essayé de me débarrasser d’eux, répondit Halt. Tu n’arrives pas à le faire courir plus vite, ce canasson ? Erak, qui trouvait qu’il s’en sortait plutôt bien, parut offensé. — Je suis un excellent cavalier, si tu tiens à le savoir, rétorqua-t-il sèchement. Halt jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Aucun signe de leurs poursuivants. Cependant, ces derniers se rendraient bientôt compte que personne ne les attendait à chaque tournant ; si Erak et lui ne précipitaient pas l’allure, ils perdraient la précieuse avance que le Rôdeur leur avait ménagée. — Tu te vantes peut-être d’être bon cavalier, mais en attendant, les Temujai, eux, le sont vraiment. Allez, bouge-toi un peu ! Erak vit Halt lever son arc, qui cingla une fois de plus la croupe de son poney ; il parvint à s’agripper à la crinière à temps, tandis que le petit cheval bondissait en avant et s’élançait au galop. Il se consola à l’idée que bientôt, dès que cette chevauchée s’achèverait, il aurait le plaisir de trancher la tête du Rôdeur, histoire de lui faire payer ces humiliations. Ils chevauchèrent sans faillir, Halt n’hésitant pas à encourager le poney du Skandien quand cela devenait nécessaire. Très vite, ils aperçurent des repères familiers, et, un peu plus tard, s’engagèrent dans le Défilé du Serpent ; ils débouchèrent dans le petit poste frontière où les hommes d’Erak, une vingtaine en tout, Cassandra, Horace et Will attendaient leur retour. Voyant les deux cavaliers arriver à bride abattue, les guerriers se levèrent d’un bond et s’emparèrent de leurs armes. Halt s’arrêta net près de ses trois compagnons, tandis que le Jarl, incapable de contrôler sa monture, parcourut encore une trentaine de mètres ; il obligea le poney à faire demi-tour, vacilla puis bascula de selle. Il s’écroula brutalement dans la neige tandis que le cheval se décidait enfin à s’immobiliser. Deux ou trois Skandiens imprudents se mirent à hurler de rire. Le Jarl se releva, braqua sur eux un regard glacial et nota leurs noms dans un coin de sa tête. Leurs rires s’éteignirent aussi vite qu’ils avaient fusé. Halt passa sa jambe par-dessus le pommeau de sa selle, se laissa glisser et gratifia Abélard d’une caresse sur le museau. Entraîné à courir tout le jour en cas de nécessité, le petit cheval était à peine essoufflé. — Vous avez trouvé le gros de leurs troupes ? demanda Will. — Oui, nous les avons bel et bien trouvés. — Ils sont des milliers…, ajouta le Jarl. P’t-être déjà en route derrière nous. Ses hommes laissèrent échapper des murmures de surprise. — Qu’est-ce qu’ils nous veulent, Erak ? s’enquit l’un d’eux. — Ils veulent toujours la même chose : votre territoire, répondit le Rôdeur. Et ils sont là pour vous le prendre. Les guerriers se dévisagèrent d’un air consterne. Erak songea qu’il était temps de prendre la situation en main. — Ils vont voir de quel bois on s’chauffe, en Skandie ! lança-t-il en faisant tournoyer sa hache au-dessus de sa tête. On va s’installer ici et les empêcher d’passer, pendant qu’un d’nous partira chercher des renforts à Hallasholm. Ils sont p’t-être des milliers, mais ils peuvent franchir le défilé que par p’tits groupes. J’crois qu’on pourra les ret’nir pendant au moins trois ou quatre jours. Les autres Skandiens manifestèrent leur assentiment avec enthousiasme et certains, haches dressées, décrivirent quelques cercles habiles. Maintenant qu’il avait échafaudé un plan précis, le Jarl se sentait plus confiant. Il s’agissait d’un projet parfaitement adapté à l’esprit skandien : simple à comprendre et facile à mettre en œuvre. Sans compter que l’idée de massacrer quelques ennemis était loin de déplaire à ses hommes. Erak dévisagea le Rôdeur, appuyé contre son arc, qui le regardait en silence. — On va d’nouveau avoir besoin de c’cheval, dit-il en désignant le poney qu’il avait monté. J’vais envoyer un d’mes guerriers à Hallasholm, et nous autres, on va rester là pour combattre. Les Skandiens poussèrent un grondement sauvage. — Quant à vous, reprit le Jarl en s’adressant à Halt et à ses jeunes compagnons, vous pouvez rester et vous battre avec nous, ou bien partir ; ça m’est égal. — Il est trop tard pour partir, répondit le Rôdeur. Les forces temujai sont trop proches et risquent de barrer le chemin du retour. Will dévisagea Horace et Cassandra. Il sentit le découragement l’envahir. Dire qu’ils auraient déjà pu être loin d’ici… Ils avaient été si près du but. — C’est entièrement ma faute, précisa Halt à l’intention des jeunes gens. J’aurais dû vous faire franchir la frontière dès que possible, plutôt que de chercher à savoir ce que les guerriers des Steppes mijotaient. Au pire, je pensais trouver une troupe d’hommes venus en éclaireurs. J’ignorais qu’ils étaient déjà sur le pied de guerre, prêts à envahir la Skandie. — Ne vous en faites pas, Halt, répondit Will. Nous ne vous en voulons pas. Il ne supportait pas d’entendre son maître se faire des reproches. À ses yeux, Halt était infaillible. Horace s’empressa d’acquiescer. — Nous allons rester là pour aider les Skandiens ! s’empressa d’ajouter l’apprenti guerrier. L’un des pilleurs des mers lui donna une claque vigoureuse dans le dos. — Bien dit, p’tit gars ! le félicita-t-il. Plusieurs guerriers acquiescèrent bruyamment. Mais Halt secoua la tête. — Personne ne doit rester là. Ça ne servirait à rien. Les Skandiens, furieux, se mirent à huer le petit homme. Erak les fit taire, s’avança vers le Rôdeur et le toisa. — Tu t'trompes, lui dit-il d’une voix menaçante. Nous allons les empêcher d’passer en attendant des renforts. Nous sommes une vingtaine, ce qui suffira amplement pour tenir ces p’tites canailles à distance. Ils ont p’t-être massacré la garnison de ce poste frontière, mais eux ont été pris par surprise. Nous, on va pas s'laisser faire. On va les repousser, quitte à y laisser not’peau. L’essentiel, c’est d'les retenir trois ou quatre jours. — Vous ne tiendrez pas plus de trois ou quatre heures, riposta le Rôdeur. Un silence pesant tomba sur l’assemblée. Les Skandiens, choqués par l’énormité de ces paroles, restaient muets. Erak fut le premier à se ressaisir. — Si tu crois ça, dit-il d’un air sombre, c’est qu’t’as jamais vu un Skandien s’battre, mon ami, ajouta-t-il avec mépris. Les autres guerriers approuvèrent bruyamment, se moquant ouvertement du Rôdeur. Mais ces cris ne semblaient pas perturber Halt le moins du monde et il attendit qu’ils se calment pour répondre. — Tu sais très bien que si, rétorqua-t-il sans quitter Erak des yeux. Le chef skandien fronça les sourcils. Il connaissait Halt de réputation, comme combattant et comme tacticien. L’homme appartenait à l’Ordre des Rôdeurs et ces derniers n’avaient pas pour habitude de parler en l’air. Peut-être valait-il mieux l’écouter. — Je poserais le problème différemment, reprit Halt. As-tu déjà vu les Temujai se battre ? Il attendit quelques secondes afin que les Skandiens pèsent tout le poids de ses mots. — Moi, je les ai vus. Et si j’étais leur général, voici comment j’agirais : j’enverrais un groupe d’hommes investir les parois du défilé, expliqua-t-il en désignant les pentes escarpées et boisées qui surplombaient le petit poste frontière. Disons deux cents guerriers qui, de là-haut, pourraient abattre les imprudents qui auraient la mauvaise idée de s’aventurer à découvert. — Ces parois sont inaccessibles ! s’exclama l’un des Skandiens d’une voix méprisante. Ils pourraient jamais y accéder. — L’endroit est certainement difficile à atteindre, mais ils y parviendraient. Croyez-moi, je sais de quoi ces guerriers sont capables. Cinquante hommes pourraient y laisser leur vie qu’ils le feraient malgré tout. Ils ne sont pas à ça près. Erak leva la tête et examina les falaises, plissant les yeux pour mieux les distinguer dans la lumière du jour tombant. Le Rôdeur n’avait peut-être pas tort. Muni de cordages et de l’équipement adéquat, lui-même serait capable de crapahuter là-haut ; à condition d’être accompagné d’hommes triés sur le volet, habitués à grimper aux mâts des drakkars. En revanche, les Temujai étaient avant tout des guerriers. — Ils arriveraient jamais à faire monter leurs ch’vaux, objecta-t-il. — Ils n’auraient pas besoin de leurs montures, rétorqua Halt. Ils se posteraient entre les arbres. D’ici, on peut surveiller le défilé, mais pas les falaises. Erak se tut un long moment. Il continua d’observer les falaises parsemées d’arbres. N’importe qui pouvait trouver des prises entre les roches, avec un peu de détermination. Et d’après les dires du Rôdeur, les guerriers des Steppes ne semblaient pas en manquer. — Regarde les choses en face, reprit Halt. Ce poste frontière est un endroit où l’on vérifie qui entre en Skandie et qui en sort, rien de plus. Il n’a pas été conçu pour contenir une invasion. Plus Erak y réfléchissait, plus les paroles du Rôdeur lui semblaient frappées au coin du bon sens… Et puis, le petit homme en savait plus que lui sur ces guerriers des Steppes, sans compter que jusqu’ici, tout ce qu’il avait annoncé s’était révélé vrai. — Tu as p’t-être raison, reconnut-il. Qu’est-ce que tu proposes de faire ? Ses hommes le dévisagèrent avec étonnement. Il leur décocha un regard sévère qui leur intima le silence. Halt, de son côté, savait combien il en coûtait au capitaine skandien de le laisser gérer la suite des opérations et de déléguer ses pouvoirs. — Tu as raison sur une chose, répondit le Rôdeur, il faut absolument avertir Ragnak. Inutile de perdre davantage de temps ici. Les Temujai auront besoin d’une bonne demi-journée pour se mettre en route. Profitons de l’avance qui nous reste pour rejoindre Hallasholm à fond de train. 17 La nuit tomba très vite après leur départ, mais il n’était pas question de s’arrêter. La lune aux trois quarts voguait dans un ciel dégagé, leur éclairant la voie. Halt, Cassandra et les deux garçons chevauchaient leurs montures, tandis que les Skandiens, menés par le Jarl, couraient à petites foulées. Le Rôdeur avait laissé entendre qu’Erak pouvait, s’il le souhaitait, de nouveau monter le cheval des Steppes, mais le grand guerrier s’était empressé de refuser. Maintenant qu’il avait retrouvé la terre ferme, il se montrait peu enclin à renouveler la douloureuse expérience de la journée passée en selle – il avait l’impression que son postérieur était couvert de bleus, et les muscles de ses jambes étaient si endoloris qu’il fut heureux de pouvoir faire passer ses crampes en avançant au pas de course. Malgré leur mode de locomotion, les Skandiens maintenaient une allure qui convenait au Rôdeur. Car les pilleurs des mers, en dépit de leurs nombreux défauts, étaient en parfaite condition physique, et ils pouvaient conserver la même vitesse plusieurs heures de suite, à condition de se ménager quelques brèves pauses. Au bout d’un moment, Horace s’avança à la hauteur du Rôdeur. — Vous ne pensez pas qu’on devrait marcher, nous aussi ? — Pourquoi ? — J’en sais rien… pour faire un geste, par camaraderie, finit par dire le jeune guerrier. Halt savait que la camaraderie était une valeur prônée par Messire Rodney, le Maître de l’École des guerriers du Château de Montrouge : elle faisait partie de ce code de la chevalerie qui, décidément, manquait de pragmatisme. — De mon côté, je risquerais d’avoir des courbatures si je devais me passer de mon cheval, répliqua le Rôdeur. Et puis les Skandiens se moquent bien de nous voir chevaucher ou courir à côté d’eux. Ça ne rimerait à rien, Horace. Et quand une idée ne rime à rien, mieux vaut ne pas la mettre en pratique. Tu me suis ? Le jeune homme acquiesça. En réalité, le fait que Halt rejette sa proposition le soulageait, car il préférait de loin rester en selle. Durant l’une de leurs brèves haltes, le Rôdeur fit discrètement signe à Will de le suivre. Ils s’éloignèrent des autres, qui s’étaient affalés dans la neige. Quelques Skandiens les observaient, mais la plupart les ignoraient. Quand il estima qu’ils se trouvaient hors de portée de voix, Halt posa une main sur l’épaule de son apprenti. — Dis-moi, cet Erak, qu’est-ce que tu penses de lui ? Will se rappela à la manière dont le Skandien les avait traités, Cassandra et lui, depuis qu’il les avait capturés à Celtica. Il avait d’abord fait de son mieux pour les protéger de Morgarath, refusant de les livrer au seigneur rebelle. Ensuite, lors de la traversée de la Grande Écumeuse et quand Ils avaient séjourné sur l’île de Skorghijl, il leur avait témoigné une certaine gentillesse un peu brusque. Et surtout, sans lui, Ils n’auraient jamais pu s’enfuir d’Hallasholm. — Je l’aime bien, répondit le jeune homme. — Je comprends… moi aussi. Mais lui fais-tu confiance ? — Oui, répondit Will sans même réfléchir. — Je crois que tu as raison, constata le Rôdeur, l’air pensif. — Vous savez qu’il nous a aidés à prendre la fuite, ajouta son apprenti. — Je sais, j’y réfléchissais, justement. Il avisa le regard intrigué que lui lançait le garçon, mais il ne précisa pas sa pensée. Quand la petite troupe se remit en route, Halt était toujours préoccupé : comment protéger Cassandra et Will une fois qu’ils seraient arrivés à Hallasholm ? Pour l’instant, vu les circonstances, on les considérait comme des alliés. Mais une fois que les jeunes gens seraient de retour dans le fief skandien, les choses pourraient mal tourner pour les deux anciens esclaves. Et si l’Oberjarl apprenait l’identité de Cassandra, ce serait pire encore. Cependant, le Rôdeur avait beau retourner le problème dans tous les sens, il ne voyait pas quel autre choix s’offrait à eux pour l’instant. L’idée de voler un bateau lui avait déjà traversé l’esprit ; il se disait aussi qu’il pourrait convaincre Erak de les prendre sur son navire, de longer la côte et de les emmener vers le sud. Quoi qu’il arrive, il allait devoir s’entendre avec le Jarl afin qu’ils arrivent à un compromis. L’occasion se présenta, plus vite que le Rôdeur ne s’y était attendu, lors de la halte suivante. Tandis que les Skandiens s’allongeaient sous les pins, Erak, l’air de rien, s’approcha du Rôdeur. Celui-ci était occupé à verser de l’eau dans un seau de toile destiné à Abélard, qui buvait bruyamment. Le Jarl l’observa en silence. Quand le cheval eut terminé, Halt, sans lever les yeux, finit par demander : — Quelque chose te tracasse ? Embarrassé, le Jarl se dandinait d’un pied sur l’autre. — Il faut qu’on discute. — Ce n’est pas ce qu’on est en train de faire ? Le Rôdeur avait parlé avec nonchalance. Il sentait que le chef skandien souhaitait lui demander un service… peut-être pourrait-il en tirer quelque avantage. Erak regarda autour de lui afin de s’assurer qu’aucun de ses hommes ne pouvait l’entendre. Il savait que son idée, même s’il la trouvait bonne, ne serait pas de leur goût. — C’était toi, à la bataille d’la Forêt d’Epinay1? — J’y étais, oui, avec quelques centaines d’autres combattants. Le Skandien eut un geste impatient. — Je sais, mais c’était toi qu’avais tout organisé, et qui m’nais les troupes… J’me trompe ? — Non… si on veut, répondit le Rôdeur d’un ton hésitant. Lors de cette bataille, les forces skandiennes avaient été vaincues. Le Jarl avait-il l’intention de se venger de celui qui avait dirigé les opérations ? Cela ne ressemblait pas à ce que le Rôdeur savait d’Erak, mais mieux valait se montrer prudent. Le Jarl, pensif, hochait lentement la tête. Il s’accroupit et ramassa une brindille avec laquelle il se mit à tracer des formes vagues dans la neige. — Et tu connais bien ces Temujai ? Tu sais comment ils ont l’habitude de s’battre… comment leur armée est organisée ? — Oui, je te l’ai déjà dit. J’ai même vécu parmi eux un certain temps. — Dans c’cas…, reprit Erak qui semblait enfin arriver au but de cette conversation, tu connais leurs points forts et leurs faiblesses ? Le Rôdeur eut un petit rire sans joie. — Leurs faiblesses ? Encore faudrait-il qu’ils en aient… — Mais tu saurais comment les vaincre ? s’obstina le Jarl. Halt commença à saisir où le Skandien voulait en venir. Un regain d’espoir se profilait à l’horizon : s’il parvenait à négocier avec le Jarl, peut-être cela lui donnerait-il les moyens de protéger Will et Cassandra. — Nous, on s’bat d’instinct, poursuivit Erak. Sans stratégie. Sans rien planifier. — Vous avez pourtant eu votre part de victoires, vous autres Skandiens, fit remarquer Halt. — C’est vrai, mais seul’ment lors d’combats rapprochés, quand ça s’passe un contre un. Ou deux contre un, au pire. Quand la situation est claire et nette, sans entourloupes. On arrive à s’débrouiller. Mais là… ça n’a rien à voir, tu comprends ? Erak leva les yeux vers lui et le Rôdeur vit combien il en coûtait au Jarl de lui dévoiler tout ceci. — Les Temujai sont probablement les guerriers les plus expérimentés que je connaisse, se contenta de répondre Halt. À l’exception des Arridi, peut-être. Un silence suivit ses paroles. Le Rôdeur, même s’il avait déjà compris ce que le Skandien voulait lui demander, attendait que celui-ci le lui dise ouvertement. Il le vit prendre sa respiration. — Tu pourrais nous montrer comment on s’y prend pour les battre, qu’en dis-tu ? C’était exactement ce que Halt voulait entendre. Il répondit prudemment, prenant soin de dissimuler son enthousiasme. — Même si j’en étais capable, je ne crois pas qu’on me laisserait faire, rétorqua-t-il en essayant d’adopter un ton dédaigneux. Erak parut se raidir et une brève lueur de colère éclaira ses yeux. — J’pourrais t’offrir cette possibilité. Halt dévisagea le Skandien avec détermination, refusant de se laisser intimider. — Tu n’es pas l’Oberjarl. — C’est vrai, mais j’suis un Jarl aîné, et j’ai une certaine influence auprès du Conseil de guerre. — Suffisamment pour les convaincre d’accepter qu’un étranger dirige les opérations ? demanda Halt d’un air dubitatif. — Non, sûr’ment pas. Les Skandiens refuseraient de t’obéir. Mais tu pourrais intervenir comme stratège et nous donner des conseils. D’autres Jarls sont conscients qu’nous avons besoin de tactiques militaires… ils comprendront qu’on doit unifier nos forces. Borsa, par exemple, s’rangera à mon avis. — Borsa ? — L’intendant, il administre les affaires d’Ragnak. C’est pas un guerrier, loin de là, mais l’Oberjarl respecte ses opinions et son intelligence. — Que ce soit bien clair entre nous : tu me demandes d’intervenir afin que je vous aide à combattre les Temujai. Et tu penses pouvoir persuader Ragnak d’accepter cette proposition, sans qu’il me tue sur-le-champ ? Tu sais qu’il déteste cordialement les gens d’Araluen depuis que son fils a trouvé la mort à Epinay… — Tu s’ras sous ma protection, répondit Erak. Ragnak devra l’accepter ou m’défier – chose qu’il n’est pas près d’faire. J’vais tâcher de convaincre le Conseil de guerre et qu’j’y arrive ou non, tu s’ras en sécurité à Hallasholm. — Et que fais-tu de mes compagnons ? Will et la jeune fille sont des fuyards, après tout… — Ils auront rien à craindre, t’as ma parole. On a vraiment d’autres chats à fouetter, maint’nant qu’on est sur l’point d’être envahis. — Quoi qu’il arrive, tu me l’assures ? insista le Rôdeur, qui voulait que le Skandien s’engage à les protéger tous, sans restrictions. — Quoi qu’il arrive, répondit Erak, la main tendue. Halt et lui se donnèrent une bonne poignée de main afin de sceller leur accord. — À présent, annonça le Rôdeur, il ne me reste plus qu’à trouver un moyen de vaincre ces diables à cheval ! — Un jeu d’enfant ! s’exclama le Skandien en souriant. Pense à moi, qui vais d’voir convaincre Ragnak… ça va être une autre paire de manches ! 18 En définitive, la tâche fut plus aisée qu’Erak ou Halt avaient pu l’imaginer. Ragnak avait de nombreux défauts, mais il était loin d’être stupide. Et quand la petite troupe arriva à Hallasholm, porteuse de si mauvaises nouvelles, l’Oberjarl fit le même calcul que le Jarl et comprit que les mille cinq cents guerriers qu’il pouvait rassembler ne suffiraient pas à contrer les cinq ou six mille hommes qui s’apprêtaient à envahir son pays. Sans compter que les villages qui longeaient la frontière avaient peut-être déjà été vaincus. A l’instar de la plupart des Skandiens, Ragnak ne craignait pas de mourir au combat. Mais il pensait qu’il valait mieux éviter de finir ainsi. S’il existait un moyen de repousser les envahisseurs, il était prêt à l’étudier. Aussi, quand Erak lui apprit que Halt connaissait les techniques de combat des Temujai et qu’il était d’accord pour servir de tacticien dans la guerre à venir, et quand Borsa et d’autres membres du Conseil eurent accueilli favorablement cette idée, l’Oberjarl, après avoir opposé une résistance toute symbolique, accepta d’employer le Rôdeur. Quant aux deux anciens esclaves qui accompagnaient le Rôdeur, il s’en désintéressa totalement. En temps habituel, il insistait pour qu’on punisse les fuyards afin de dissuader les autres de s’échapper, mais il avait bien d’autres soucis à présent. En revanche, il exigea de rencontrer Halt en tête à tête. Il en savait suffisamment sur les Rôdeurs pour respecter leur courage et leurs compétences. Mais Ragnak, réputé pour son habileté à juger autrui sans se tromper, souhaitait se faire une idée plus précise de l’homme qui avait accepté de les conseiller. Halt fut introduit dans une pièce basse de plafond, aux parois lambrissées, où l’Oberjarl se retirait quand il voulait un peu de tranquillité – ce qui lui arrivait rarement. L’endroit ressemblait aux appartements des autres chefs skandiens ; un feu de bois y brûlait, des peaux d’ours recouvraient des meubles de pin sculptés et la décoration devait beaucoup aux pillages commis dans les villages côtiers au fil des années. L’objet le plus précieux que l’Oberjarl possédait était un immense lustre de cristal, dérobé des décennies plus tôt dans une abbaye située sur un rivage de la Mer de la Tranquillité. Comme il ne pouvait être suspendu au plafond trop bas, il trônait sur une table de pin brut. Plutôt incongru dans le décor, il dominait la pièce déjà encombrée, mais ne servait pas à grand-chose : il aurait été risqué de faire brûler les cinquante petites lampes à huile qu’il comportait. Mais l’Oberjarl aimait beaucoup cet objet – un chef-d’œuvre à ses yeux. Quand Halt entra, Ragnak leva les yeux du parchemin qu’il était en train de lire et fronça les sourcils à la vue du Rôdeur. Selon l’Oberjarl, la force physique et la taille d’un combattant étaient des qualités déterminantes ; alors que l’homme qui se tenait devant lui, même s’il semblait musclé, ne devait pas lui arriver à l’épaule. Pour tout dire, il était vraiment… petit. — C’est donc toi, Halt, lança-t-il avec indifférence. — C’est donc toi, Ragnak, répliqua le Rôdeur en adoptant le même ton que son interlocuteur. Comme contrarié, l'Oberjarl fronça les sourcils, mais intérieurement, il admira d’emblée cet homme qui venait de lui répondre du tac au tac sans paraître le moins du monde intimidé. — Les gens m’appellent « Oberjarl », précisa-t-il d’un air qui se voulait menaçant. — Dans ce cas, je ferai de même. Halt observa Ragnak d’un œil attentif. Il était certes énorme, mais tous les Skandiens l’étaient. De même, sa musculature n’avait rien de commun avec celle qu’un garçon comme Horace posséderait d’ici quelques années, des épaules larges et des hanches étroites ; il était plutôt bâti d’un seul bloc, à l’instar de ses compatriotes. Sa longue barbe se séparait en deux larges touffes et des mèches grisonnantes parsemaient sa chevelure rousse. Une cicatrice à peine visible partait de l’œil, courait sur sa joue et descendait jusqu’au menton ; une vieille blessure, songea le Rôdeur. Mais surtout, ce dernier remarqua les yeux de l'Oberjarl ; on y lisait de l’aversion, mais aussi beaucoup d’intelligence et de ruse. Si Ragnak avait été un imbécile, la position de Halt serait vite devenue intenable. Il savait que l’homme détestait les Rôdeurs, un sentiment profondément enraciné ; mais un seigneur responsable devait être capable de mettre de côté son ressentiment personnel — J’aime pas beaucoup les membres de ton Ordre, Rôdeur. — À raison, répondit Halt. Mais tu trouveras peut-être à m’employer utilement. — C’est c’qu’on m’a laissé entendre, rétorqua le Skandien, qui, une fois encore, admira la franchise du petit homme. Quand la nouvelle de la mort de son fils était parvenue jusqu’à lui, l'Oberjarl, fou de rage et de douleur, avait maudit Araluen, les Rôdeurs et le roi Duncan. Une réaction impulsive, même s’il savait que son fils était mort honorablement, les armes à la main. Il n’éprouvait aucune affection pour les Rôdeurs, mais reconnaissait leur habileté et leur témérité, d’autant qu’ils étaient des adversaires valeureux. Des adversaires… ou des alliés. Aussi avait-il juré de se venger du roi Duncan et de tous les membres de sa famille. Son chagrin et sa haine s’amenuisant, il aurait pu adopter, au fil du temps, une attitude plus raisonnable. Malgré tout, même si Halt devenait son allié, Ragnak ne pouvait en aucun cas revenir sur le serment inviolable qu’il avait prêté aux Vallas. Il se rendit compte que le Rôdeur le dévisageait en silence, attendant qu’il parle. L’Oberjarl, qui avait de plus en plus souvent tendance à s’absorber dans ses pensées, se ressaisit, furieux contre lui-même. — Tu vas donc pouvoir nous aider ? demanda-t-il brusquement. — Je suis prêt à faire de mon mieux, répondit Halt sans hésiter. Mais je n’ai encore aucune idée précise de ce que je serai amené à vous conseiller. — Quoi ? Aucune idée ? — Je dois d’abord évaluer vos forces et vos faiblesses. J’aurai aussi besoin de cartes des territoires alentour : nous devons trouver un lieu stratégique, dont la configuration puisse compenser au mieux votre infériorité en nombre. Ensuite, j’irai de nouveau jeter un coup d’œil au campement des Temujai, car, la première fois, j’étais fort occupé à sauver la vie de ton Jarl Erak. Quand j’en aurai fini, je pourrai peut-être répondre à ta question. Ragnak mordillait le bout de sa moustache, s’efforçant d’assimiler tout ce que le Rôdeur venait de lui expliquer. Il était impressionné, bien malgré lui. Ses propres compétences à planifier une bataille se résumaient à quelques mots - « Tout l’monde est prêt ? À l’attaque ! » lancés avant de charger l’ennemi de front. Les conseils de ce Rôdeur leur seraient peut-être fort utiles, après tout. — Sois cependant conscient d’une chose, Oberjarl… Étonné par le ton autoritaire du Rôdeur, Ragnak leva les yeux vers lui. — Je vais devoir poser des questions au sujet de tes effectifs et de tes guerriers. Des questions qui pourraient me donner un avantage sur vous en cas de désaccord futur entre ton pays et le mien. — Je vois…, dit lentement l’Oberjarl, qui n’aimait pas le tour que prenait la conversation. — Tu seras sûrement tenté de me mentir, de grossir les chiffres. Évite de le faire. Une nouvelle fois, le ton péremptoire du Rôdeur déconcerta Ragnak. — Je veux bien vous prêter main-forte, à condition que toi et tes Jarls soyez francs avec moi. — C’est d’accord, concéda l’Oberjarl. Mais attention, une hache est toujours à double tranchant … Toi aussi, tu vas nous enseigner comment tu prépares une bataille… Ragnak avait marqué un point et Halt esquissa un sourire. — Oui. Si nous voulons gagner, nous devons tous accepter de perdre un peu. Les deux hommes se dévisagèrent attentivement, et chacun parut satisfait de ce qu’il lut dans les yeux de l’autre. Tout à coup, Ragnak désigna l’un des énormes fauteuils en bois. — Assieds-toi ! Et sers-toi, ajouta-t-il en montrant une grosse bouteille de vin de Gallica posée sur la table qui les séparait. D’après toi, pourquoi ces Temujai ont-ils décidé de v’nir nous embêter ? Ils auraient eu moins d’mal à envahir les pays du Sud, non ? Halt se versa un verre de vin d’un beau rouge pourpré et but une longue gorgée. Au moins, Ragnak savait choisir quels vins voler. Il aurait aimé que son siège soit mieux adapté à sa taille, vu que ses pieds effleuraient à peine le sol. Il avait l’impression d’être un petit garçon assis face à un géant. — Je me suis déjà posé la question, répondit enfin le Rôdeur. Même s’ils l’emportent en Skandie, ils doivent savoir que ce ne sera pas une mince affaire. En tout cas, il leur aurait été plus simple de s’en prendre au Pays Teuton. L’Oberjarl eut un grognement moqueur ; les Teutons se montraient si désorganisés, toujours à se chamailler, divisés en luttes intestines, qu’ils étaient à la merci de n’importe quel envahisseur. Si Ragnak avait eu des vues sur leur territoire, il n’aurait eu aucune peine à le conquérir. — Quant à Gallica, poursuivit Halt, personne n’est capable de se mettre d’accord pour choisir un dirigeant ; eux aussi auraient fait une proie facile. Ainsi, je me suis demandé ce qui avait pu inciter les Temujai à prendre des risques inconsidérés en s’attaquant à la Skandie. — Et… ? Le Rôdeur but une nouvelle gorgée de vin et pinça les lèvres, la mine pensive. — J’en tire une seule conclusion possible. Il marqua une pause, conscient d’en faire un peu trop. Comme il l’avait prévu, Ragnak se pencha vers lui. — Laquelle ? Qu’est-ce qu’ils nous veulent ? — Votre flotte, répondit Halt. Les Temujai veulent contrôler les mers. Ce qui signifie qu’ils ne vont pas s’arrêter en si bon chemin, qu’ils nourrissent d’autres ambitions… Ils ont l’intention d’envahir Araluen, j’en ai la certitude. 19 Cassandra observait Will qui s’exerçait au tir à l’arc. Une fois arrivé à Hallasholm, Halt avait insisté pour que son apprenti reprenne l’entraînement. La vitesse et la précision des tirs du garçon avaient atteint un niveau inacceptable aux yeux du Rôdeur, qui s’était empressé de le lui faire savoir. Après l’avoir vu décocher une douzaine de flèches en direction de cibles disposées en demi-cercle, à des distances variables, Halt lui avait demandé : — Tu as oublié notre règle d’or ? La plupart de ses traits avaient manqué leur objectif et il lui avait fallu plus de temps que nécessaire pour tirer plusieurs fois de suite. Conscient de la médiocrité de ses tirs, Will avait levé les yeux vers son maître. Pour ne rien arranger, Cassandra et Horace avaient choisi ce moment pour venir assister à ses lamentables tentatives. — L’entraînement ? avait-il répondu d’un air sombre. — Oui, l’entraînement, avait acquiescé le Rôdeur. Tandis qu’ils récupéraient les flèches du garçon, Halt lui avait passé un bras réconfortant autour des épaules. — Garde le moral. Tu n’as pas perdu les techniques que je t’ai enseignées. Mais ce n’est pas en passant l’hiver à faire des bonshommes de neige dans les montagnes qu’on conserve ses réflexes. — Des bonshommes de neige ? s’était exclamé Will, indigné. Figurez-vous que les choses étaient loin d’être faciles… Il s’interrompit, s’apercevant que son maître le faisait marcher. Ce dernier n’avait pourtant pas tort : il lui fallait reprendre un entraînement assidu. Les jours suivants, l’apprenti Rôdeur se rendit sur le terrain conçu à cet effet et tâcha de perfectionner de nouveau ses gestes. Tandis qu’il progressait, de nombreux Skandiens, voire quelques esclaves, venaient respectueusement assister à ces séances ; car même si Will ne possédait pas encore la dextérité d’un vrai Rôdeur, ses compétences dépassaient de loin celle de la plupart des archers. En revanche, Cassandra et Horace semblaient avoir d’innombrables occupations ; ils randonnaient dans les bois, se promenaient à cheval ou en barque, afin d’explorer la baie. Ils ne manquaient jamais de proposer à Will de se joindre à eux, mais chaque fois, celui-ci avait refusé, prétextant des séances d’entraînement supplémentaires. Ces dernières s’intensifièrent quand Erak lui rendit ses deux couteaux. Will les portait quand les Skandiens l’avaient capturé. Le Jarl, qui les avait conservés tout ce temps, estimait qu’il était temps de les remettre à leur propriétaire légitime. Halt lui laissa entendre qu’il l’évaluerait bientôt dans ce domaine ; sachant qu’il avait là encore perdu son habileté, Will entreprit de travailler le lancer de couteau. Bientôt, les tchac ! répétés que ses armes infligeaient à un poteau de bois résonnèrent d’un bout à l’autre du terrain. Que ce soit à l’arc ou au couteau, la précision et la rapidité de ses gestes s’améliorèrent de jour en jour et, bientôt, il retrouva la fluidité que le Rôdeur lui avait inculquée des heures durant, dans la forêt qui entourait le Château de Montrouge. Will passa aisément d’une cible à l’autre, son bras abaissant ou relevant l’arc afin d’adapter son tir, selon la distance qui le séparait de la cible. Il était content que Cassandra ait choisi de venir le voir précisément ce jour-là. Chaque fois qu’une de ses flèches se fichait au centre d’une cible, il éprouvait une jubilation féroce. — Que fait Horace, aujourd’hui ? demanda-t-il d’un air désinvolte, tout en décochant deux fois de suite. Quand les traits se furent plantés l’un après l’autre dans le bois, il se tourna pour en tirer une autre. Tchac ! En plein dans le mille. — Je crois que tout le travail que tu fournis le fait culpabiliser, répondit la jeune fille. Et comme il s’est mis en tête de s’entraîner lui aussi, il est parti s’exercer avec quelques membres de l’équipage d’Erak. Will décocha une flèche dans l’une des cibles les plus éloignées et suivit sa trajectoire des yeux. — Et pourquoi n’es-tu pas en train de l’encourager ? Il se réjouissait que Cassandra ait choisi de venir lui rendre une petite visite, à lui plutôt qu’au jeune guerrier, avec lequel elle avait déjà passé tant de temps. — Oh ! j’y suis allée, mais franchement, regarder deux hommes se taper dessus… ça devient vite rébarbatif… j’ai préféré venir voir si tu t’étais amélioré depuis l’autre jour. — Tu n’as pas l’impression de perdre ton temps, j’espère ? rétorqua-t-il un peu sèchement. Cassandra le regarda plus attentivement. La froideur soudaine du garçon l’étonna. Elle se demanda ce qui le tracassait. Jugeant préférable de ne pas répondre, elle l’observa décocher de nouvelles flèches en direction de trois cibles situées à des distances variables – l’une à cinquante mètres, la deuxième à soixante-quinze et la dernière à cent. — Comment tu t’y prends ? Will s’interrompit et se tourna vers elle. — De quoi parles-tu ? — Comment fais-tu pour jauger la distance qui te sépare de la cible ? Un bref instant, la question le dérouta. — Je… je le sens, c’est tout, répondit-il d’un air hésitant. C’est une question d’entraînement. Quand tu le fais encore et encore, ça devient… instinctif, je crois. — Si j’essayais de tirer, tu pourrais m’indiquer à quelle hauteur il faut tenir l’arc pour viser la cible du milieu, par exemple ? Il réfléchit quelques secondes. — En fait… oui. Mais… D’autres facteurs entrent en ligne de compte. Quand tu décoches ta flèche… il ne faut pas la lâcher d’un coup, sinon, elle dévie forcément de sa course. Et puis, tout dépend de la façon dont tu tends ta corde… — Ah ? — Regarde : plus tu la tends, plus tu ajoutes de la force derrière la flèche. — Je comprends, dit-elle d’un air pensif. Elle paraissait cependant déçue. — Qu’est-ce qui ne va pas ? — Rien… seulement, j’espérais que tu aurais pu m’apprendre à tirer à l’arc. Histoire de ne pas me sentir inutile quand l’ennemi attaquera. Will se mit à rire. — Eh bien… pourquoi pas… ? Mais il faudrait y consacrer une bonne année ! — Je ne veux pas devenir experte. Mais tu pourrais seulement me montrer deux ou trois gestes de base… — Je suis désolé, mais c’est impossible ; le vrai secret, c’est l’entraînement. Et même si je t’enseignais les rudiments du tir à l’arc, deux semaines n’y suffiraient pas. — Je vois, fit-elle d’un air dépité. Elle se sentait un peu ridicule et préféra aborder un autre sujet. — Halt pense que les Temujai seront là d’ici deux semaines. — Oui, c’est ce qu’il envisage, mais il dit qu'ils mettront peut-être un peu plus de temps. Ce n’est pas comme si les Skandiens allaient s’enfuir ou se volatiliser… Il lui fit signe de l’accompagner afin d’aller récupérer ses flèches plantées dans les cibles. — Tu es au courant de son hypothèse ? reprit Cassandra. Il prétend que les Temujai souhaitent s’emparer de la flotte skandienne. — Oui, et ça me paraît logique. Ils auraient d’abord pu envahir le Pays Teuton ou Gallica, mais en agissant ainsi, Ils auraient laissé derrière eux un ennemi potentiellement dangereux : les Skandiens pourraient s’en prendre à eux le long des côtes, quand bon leur semblerait. — Oui, c’est ce que j’ai compris ; mais tu ne croîs pas que l’idée qu’ils voudraient envahir Araluen est un peu tirée par les cheveux ? demanda-t-elle tout en ôtant une flèche de l’une des premières cibles. — Tiens-la plus près de la tête, sinon, tu risques de la casser, conseilla-t-il en lui montrant comment faire. Pourquoi les Temujai s’arrêteraient-ils à la côte de Gallica ? — Tu as peut-être raison, finit-elle par dire. — Ce ne sont que des hypothèses, tu sais. Mais Halt dit toujours qu’il vaut mieux s’attendre au pire : ainsi, on ne risque pas d’être pris au dépourvu. — Justement, où est-il ? Je ne l'ai pas vu depuis quelques jours… — Erak et lui sont allés voir où en étaient les Temujai. Je crois qu’il cherche un moyen de les retarder. Il récupéra ses dernières flèches et les rangea dans son carquois, avant d’étirer ses bras et de faire craquer ses doigts. — Je vais m’exercer encore un peu. Tu restes pour me regarder ? — Non, je vais plutôt aller voir comment Horace s’en sort… Il a peut-être besoin de mes encouragements, ajouta-t-elle en souriant. Elle lui fit un petit signe de la main et repartit en direction de la palissade qui entourait le terrain. Will regarda sa mince silhouette s’éloigner. — C’est ça, vas-y, grommela-t-il. Il éprouvait une pointe de jalousie à l’idée qu’elle parte retrouver le jeune guerrier. Tête baissée, il regagna sa position de tir en marmonnant. Une ombre apparut près de lui sur le sol et, un bref instant, il crut que Cassandra avait changé d’avis. Il leva les yeux. Ce n’était pas Cassandra, mais Tyrell, la nièce de Svengal, le second d’Erak. Une jolie blonde d’une quinzaine d’années, qui l’observait, un sourire timide aux lèvres. Il remarqua aussitôt ses yeux, d’un bleu lumineux. — Me permets-tu de porter tes flèches, Rôdeur ? Il lui sourit d’un air magnanime et lui tendit son carquois. — Pourquoi pas ? Après tout, songea-t-il, il aurait été grossier de lui refuser ce petit plaisir. 20 Le pin avait fini par être vaincu par le poids que la neige avait imposé à ses branchages, par la pourriture qui s’était insidieusement propagée en son centre et par trop de bourrasques hivernales, Ses voisins avaient pourtant essayé de le soutenir et l’empêchaient de tomber sur le sol en le maintenant de biais entre leurs branches entremêlées, si bien que l’arbre mort semblait suspendu entre terre et ciel. Halt se tenait appuyé contre l’écorce épaisse qui recouvrait encore le tronc et scrutait la vallée en contrebas. La colonne des Temujai avançait lentement en direction d’Hallasholm, qui se trouvait à quatre-vingt-dix kilomètres de là. — Ils n’ont pas l'air bien pressés, constata Erak. Relevant un sourcil, le Rôdeur se tourna vers lui. — Je ne vois pas pourquoi ils se hâteraient. Il va leur falloir du temps pour faire passer leurs chariots et leurs équipements par les défilés, sans compter que leurs chevaux sont habitués aux grands espaces des Steppes. Le Rôdeur et le Jarl, accompagnés par une petite troupe de guerriers skandiens, étaient venus en reconnaissance. La cavalerie ennemie s’enfonçait tranquillement dans les terres, apparemment sans ordre défini, ce qui intriguait Halt ; il ne voyait ni escortes ni patrouilles protégeant les flancs de l’armée. Peu à peu, une idée prit forme dans son esprit. — Nous pourrions les ralentir davantage, murmura-t-il. — Pourquoi s’donner cette peine ? rétorqua Erak. Mieux vaut en finir au plus vite. — Plus ils traînent à venir, plus nous aurons du temps pour nous préparer. Et puis, ça ne me plaît guère de les voir se promener ainsi, sans prendre aucune précaution. Quelle arrogance ! — Tu disais pourtant qu’ils étaient rusés… — Ils s’attendent peut-être à ce que vous les attaquiez tête baissée dès qu’ils auront atteint Hallasholm, suggéra le Rôdeur. — Ils nous croient incapables d’imaginer un plan de bataille ? Halt réprima un sourire. — Quel plan mettrais-tu en place ? — Eh bien… j’attendrais qu’ils arrivent, répondit le Jarl avec réticence, et ensuite… jles attaquerais. Il lança un regard méfiant en direction du Rôdeur, mais celui-ci restait impassible. Le Jarl comprit malgré tout qu’il venait de se ridiculiser. — En tout cas, ajouta-t-il d’un air vexé, qu’est-ce qu’ils en savent ? J’vois pas pourquoi ils partiraient du principe qu’on n’a pas d’stratégie ! — Tout à fait, répondit Halt. Et puisqu’ils pensent qu’ils n’ont rien à craindre de ce côté, nous devrions peut-être les déstabiliser un peu, histoire de les rendre moins sûrs d’eux. — C’est d’la stratégie, ça ? demanda Erak. — Non, pas vraiment, mais au moins, ça nous distraira… Par ailleurs, quand le doute s’insinue dans l’esprit de l’ennemi, il est susceptible d’agir plus prudemment et de ne rien tenter d’imprévisible. — Ça m’paraît logique. Qu’est-ce que tu comptes faire pour les ralentir ? Halt observa les guerriers qui les avaient accompagnés. — Je suppose que cet Olgak est capable de se plier à des ordres ? demanda-t-il en désignant le chef de la petite troupe. À moins qu’il soit simplement un fou furieux ? Venant d’un Skandien, ça ne m’étonnerait guère… — Oui, nous sommes tous des fous furieux, comme tu l’sais…, répliqua Erak. Mais Olgak est obéissant. — Voyons ça. Le Jarl fit signe au jeune homme de les rejoindre. Olgak s’approcha, la hache à la main. — Le Rôdeur a des choses à t’dire, écoute-le bien. Le guerrier, large d’épaules, se tourna vers Halt, qui l’examina attentivement. Ses yeux bleu clair paraissaient francs et candides, et le Rôdeur y décela une lueur d’intelligence. — Tu vois ces canailles, là en bas ? Le jeune homme acquiesça. — Ils chevauchent dans le désordre, sans éclaireurs, et les chariots de victuailles avancent au milieu des soldats. Ce n’est pas dans leur habitude. Sais-tu pourquoi ils voyagent ainsi ? Olgak hésita, avant de faire non de la tête. — Parce qu’ils ne se sentent pas menacés, reprit le Rôdeur. Ils s’imaginent que vous allez vous contenter de les attendre et ensuite de foncer sur eux. — C’est pas c’qu’on va faire ? répondit le guerrier. Halt échangea un regard avec Erak, qui haussa les épaules. — Si, tu as raison. Mais plus tard. Pour l’instant, ça serait pas mal de les taquiner un peu, non ? Il marqua une légère pause, avant de poursuivre : — Ça te plaît, toi, de les voir se balader dans ton pays, comme s’ils étaient chez eux ? — Non, j’aime pas vraiment ça. Mais qu’est-ce qu’on peut y faire pour l’moment ? — Erak et moi, on va rentrer à Hallasholm, lui dit Halt. Il sentit le Jarl se raidir. À l’évidence, Erak aurait préféré prendre part à une petite bataille, et l’idée qu’il allait manquer cette occasion ne le réjouissait guère. — Mais vous, vous allez restez là, reprit le Rôdeur. Et ce soir, toi et tes hommes, vous attaquerez leurs lignes et mettrez le feu à ces chariots. Il pointa son arc sur une colonne d’une demi-douzaine de charrettes qui roulaient lentement à côté de la cavalerie. Olgak eut un grand sourire. — Ça m’semble être une bonne idé.* Halt posa la main sur l’avant-bras musclé du jeune guerrier et l’obligea à croiser son regard. — Mais il faut que tu m’écoutes attentivement, Olgak : dès que vous aurez terminé, vous devrez fuir. Surtout, ne vous lancez pas dans un combat interminable, compris ? Cette proposition paraissait déplaire au jeune Skandien. — Compris ? répéta Halt avec insistance. Nous ne voulons pas que tes hommes et toi périssent inutilement en incendiant ces chariots. Tu sais pourquoi ? Olgak secoua la tête. — Parce que je veux que demain soir, vous alliez brûler d’autres chariots, et tuer quelques Temujai par la même occasion. Cette fois, le guerrier semblait plus satisfait. — Et dans ce cas, mieux vaut ne pas vous faire tuer dès ce soir, d’accord ? Ensuite, vous recommencerez à les harceler tous les jours : frappez la colonne en différents endroits. Brûlez leurs équipements, détachez leurs chevaux, tuez quelques soldats, mais agissez toujours très vite. C’est d’accord ? Olgak hocha la tête avec enthousiasme. — Ils pourront pas d’viner nos cibles ! C’est un peu comme piller les côtes… quand on attaque sans prév’nir. — Tout à fait, l’encouragea Halt. Ils devront alors poster des sentinelles et mettre en place des escortes, et tout ceci les retardera. — Vous voulez qu’on les attaque seul’ment la nuit ? demanda le jeune guerrier. — Oui, pendant quelques jours. Ensuite, cherchez des cachettes où vous pourrez vous réfugier facilement, des endroits où leurs chevaux ne pourront pas vous suivre, et frappez-les au petit matin ou en fin de journée. — Histoire de les laisser dans l’doute, c’est ça ? — Exactement, répondit-il en gratifiant Olgak d’un sourire. Et n’oublie pas la règle d’or : attaquez-les là où ils ne sont pas. — Là où ils ne sont pas ? répéta le jeune homme, soudain moins sûr de lui. — Oui, aux endroits où les rangs sont clairsemés. Laissez-les venir jusqu’à vous, obligez-les à vous prendre en chasse, puis disparaissez avant qu’ils aient le temps de vous rattraper. Surtout, restez en vie, c’est l’essentiel. — Rester en vie… d'accord, dit le Skandien. — C’est bien, mon garçon. Le Rôdeur se tourna alors vers Erak, devinant la question que celui-ci n’allait pas manquer de poser. — Et pendant qu’Olgak et ses hommes vont s’amuser, qu’est-ce qu’on va faire, nous ? — On rentre à Hallasholm afin de se préparer à accueillir nos amis les Temujai. Et par la même occasion, on enverra d’autres troupes harceler leurs colonnes. Les yeux baissés, le Jarl se dandinait d’un pied sur l’autre. Il avait tout l’air d’un enfant à qui l’on vient de retirer son jouet préféré, songea Halt. — Tu peux pas l’faire tout seul ? finit-il par dire. Et moi j'reste ici pour donner un coup d’main à Olgak ? Le Rôdeur esquissa un sourire. — Impossible. J’ai besoin de toi. Il faut que tu me soutiennes si nous voulons que nos plans fonctionnent. Le Skandien s’apprêtait à répondre quand Olgak le devança : — Il a raison, Jarl Erak. Vous s’rez plus utile à Hallasholm. Et puis vous commencez à vous faire un peu vieux pour c’genre d’opération, pas vrai ? Le Jarl, les yeux écarquillés, bouillait déjà de colère, quand il comprit que le jeune homme, tout sourire, se contentait de le taquiner. Il secoua la tête d’un air menaçant, les yeux posés sur sa hache. — Un d’ces jours, j’te montrerai de quel bois j’me chauffe vraiment, et on verra bien si t’oses encore t’moquer d’mon grand âge ! Le sourire d’Olgak s’élargit. Halt les observa un instant puis rejoignit Abélard, qui attendait en compagnie du poney qu’Erak avait accepté de monter afin de venir jusqu’ici. — Je suis sûr que tu vas parfaitement t’en tirer, Olgak, dit-il au jeune guerrier, avant de lancer au Jarl un regard qui en disait long. D’après ce que je vois, tu es un valeureux jeune homme. 21 Quand son aide de camp, Nit’zak, se présenta à l’entrée de sa tente, le Shan Haz’kam, commandant de l’armée temujai, leva les yeux de son repas. Nit’zak n’était pas grand, mais il dut se baisser pour entrer ; le général lui indiqua les coussins éparpillés sur un tapis de feutre et son aide de camp s’y installa tout en laissant échapper un soupir de soulagement. Il venait de passer cinq longues heures en selle, à patrouiller le long de la colonne de soldats. Haz’kam poussa vers lui le plat de ragoût de viande dans lequel il mangeait et lui fit signe de se servir. Nit’zak remercia d’un signe de tête, prit un petit bol qu’il remplit et choisit un gros morceau qu’il entreprit de mâcher de bon cœur. Le Shan lâcha un rot et s’adressa enfin à son aide de camp. — Alors, qu’as-tu découvert ? — Ils s’en sont encore pris à nous ce soir. En deux endroits différents, cette fois. Ils ont fait fuir une petite troupe de chevaux qui se trouvaient à l’arrière de la colonne ; il va nous falloir des heures pour les retrouver. Ensuite, une autre unité, qui venait de la côte, a incendié une demi-douzaine de nos chariots. — Ils venaient de la côte ? s’exclama Haz’kam. Cette information compliquait encore la situation. Jusqu’à présent, les bataillons de Skandiens qui les harcelaient arrivaient seulement des montagnes boisées ; des guerriers apparaissaient précipitamment, puis repartaient tout aussi vite se réfugier dans la forêt, où il aurait été trop risqué de les poursuivre. — Il semblerait que plusieurs de leurs navires soient amarrés non loin ; ils reviennent près de la côte quand la nuit tombe et, dès le lever du jour, ils s’éloignent du rivage pour ne pas se faire repérer. — Ce qui nous empêche de les pourchasser… Comme par hasard. — Oui. Et maintenant, il va falloir protéger les deux flancs de notre colonne. Haz’kam grommela un juron. — Ça nous ralentit de plus en plus. Chaque matin, à cause des attaques surprises des Skandiens, les Temujai perdaient plusieurs heures à organiser la colonne avant de repartir. — Sans compter que nous devons protéger le campement dès que nous faisons halte, ajouta Nit’zak. Haz’kam but une gorgée de l’alcool d’orge fermenté que son peuple appréciait tant, puis tendit l’outre de cuir à son aide de camp. — J’avoue que ces Skandiens me surprennent, dit le Shan. Ils se montrent plus malins que prévu… Nos espions ont fait erreur. Nit’zak ne répondit pas tout de suite ; selon lui, quand ils ne faisaient pas totalement fausse route, les services secrets passaient leur temps à transmettre des informations erronées. — Je crois bien, finit-il par dire. D’après ce qu’on m’a expliqué, ces guerriers se contentent d’attaquer de front, sans planifier de stratégie. À l’heure qu’il est, on devrait déjà être débarrassés d’eux. — Pour l’instant, on ne peut rien faire de plus, hormis rejoindre leur capitale, déclara Haz’kam. Nous verrons une fois que nous serons sur place… En attendant, nous devons nous résigner à perdre du temps. — Bien sûr, reprit Nit’zak, mais nous pourrions tout simplement accélérer l’allure, sans tenir compte de ces attaques ; après tout, les pertes qu’ils nous infligent ne sont pas irréparables. — Non, mieux vaut rester prudent, au cas où ils préparent un assaut d’envergure. Comment savoir s’ils n’ont pas posté des centaines de guerriers dans les montagnes qui nous entourent ? Nous aurions bien du mal à nous défendre si nous ne nous organisions pas. Nous sommes loin de chez nous, tu sais. Son aide de camp acquiesça avec réticence. — D’après ce que nous savons d’eux, cela m’étonnerait… — Nous ne nous attendions pas non plus à ces attaques, fit observer Haz’kam d’une voix douce, les yeux braqués sur lui. Je te charge d’organiser les rangs : qu’ils se forment par unités de soixante hommes, et qu’on mette en place des sentinelles sur les deux flancs de la colonne, de jour comme de nuit. Nit’zak acquiesça en grommelant puis hésita quelques secondes, ne sachant pas si le général souhaitait continuer de bavarder. Mais, d’un geste las, Haz’kam lui fit signe de quitter la tente. «Il a vraiment l’air fatigué, se dit l’aide de camp, en repensant aux nombreuses campagnes militaires auxquelles ils avaient participé tous deux. Nous avons bien vieilli… » Il salua le général, se leva avec difficulté et sortit de la tente. Il entendit aussitôt des hommes crier au loin. À la vue des flammes qui se découpaient sur le ciel nocturne, il lança un juron. Encore ces diables de Skandiens… Une troupe à cheval passa à côté de lui, en direction du lieu de l’attaque. Il les regarda s’éloigner, tenté de se joindre à eux, puis se ravisa. L’ennemi aurait déjà quitté les lieux depuis longtemps quand ils arriveraient sur place. 22 Le Conseil de guerre était réuni dans la grande salle du domaine de Ragnak. Will, assis dans un coin, écoutait Halt qui s’adressait à l’Oberjarl ; celui-ci était entouré de ses conseillers les plus proches : Borsa, Erak, et deux autres Jarls aînés, Lorak et Ulfak, tous agglutinés autour d'une table sur laquelle Halt avait étalé une carte immense de la Skandie. De la pointe de son grand couteau, le Rôdeur indiqua un endroit précis. — La nuit dernière, les Temujai se trouvaient là, à une soixantaine de kilomètres d’Hallasholm. Nos attaques ont eu l’effet escompté, puisqu’elles ont réduit leur avance de moitié. — Leur cavalerie devrait pas avancer plus vite ? voulut savoir Ulfak. — Dis-toi qu’ils seront beaucoup plus rapides quand ils attaqueront, rétorqua Halt. Mais pour l’instant, ils préfèrent ménager leurs chevaux. Par ailleurs, depuis que d’autres unités prêtent main-forte à celle d’Olgak et qu’Erak a eu la bonne idée d’envoyer quelques drakkars le long de la côte pour les harceler, ils perdent des heures, chaque matin, à réorganiser l’agencement de leurs troupes. Ragnak frappa violemment la table de son poing. — C’est bien beau, ces p’tites attaques ! Mais elles servent à rien ! Il s’rait p’t-être temps d’leur régler leur compte une bonne fois pour toutes ! Trois membres du conseil acquiescèrent en grommelant. — Ne t’impatiente pas, nous y viendrons, lui dit le Rôdeur. Mais pour l’instant, il faut les attirer dans un lieu que nous aurons choisi. L’Oberjarl avait accepté de suivre les conseils de Halt, mais cela faisait quelques semaines déjà que ces satanés envahisseurs traversaient son pays, un affront qu’il voulait absolument leur faire payer. Quitte à y laisser la vie. — Qu’est-ce que ça va changer, qu’on s’batte ici ou ailleurs ? Une bataille, ça reste une bataille ! On la perd ou on la gagne. Et si on perd, tant pis, on en aura au moins tué quelques-uns… Halt se redressa et rengaina son couteau. — Ne t’inquiète pas, lança-t-il d’un ton glacial, il y a de fortes chances pour que l’on perde. Mais essayons d’en tuer un maximum, d’accord ? Les Skandiens, plutôt habitués à se vanter de leurs victoires et à jouer les fanfarons, furent surpris par les propos pessimistes du Rôdeur. — Leur cavalerie nous surpasse en nombre, à quatre contre un, poursuivit Halt. Ils essayeront de nous prendre de vitesse, de se déployer au maximum puis de nous encercler. Il s’aperçut que les Skandiens l’écoutaient attentivement. — Comment vont-ils s’y prendre ? s’enquit Erak. La veille, le Rôdeur et le Jarl avaient préparé cette réunion, et le second était censé aborder les questions que les autres n’auraient pas l’idée de poser. — Ils vont sans doute employer l’une de leurs tactiques habituelles : attaquer sur un large front, tester votre défense, puis se retirer. Ensuite, ils donneront l’impression d’engager le combat. Ils s’arrêteront de frapper au hasard et entameront une bataille rangée, le genre d’action à laquelle vos hommes sont accoutumés, ajouta-t-il en lançant un coup d’œil à Ragnak. Ce dernier acquiesça. — Et peu à peu, ils feront mine de battre en retraite. — Parfait ! s’exclama Borsa, tandis que les autres Jarls marmonnaient leur assentiment. — Attendez un peu, leur dit Halt. Ce n’est pas terminé. Ensuite, ils céderont du terrain. Lentement, puis de plus en plus rapidement, si bien qu’un grand nombre de vos guerriers quitteront les lignes de défense afin de continuer les combats déjà engagés. Les Temujai feront semblant d’être désemparés, puis, au dernier moment, ils feront volte-face. — Volte-face ? Qu’est-ce que tu racontes ? s’étonna l’Oberjarl. — Dès que vos hommes seront à découvert, les Temujai en profiteront pour reprendre le dessus… et vos meilleurs guerriers se retrouveront encerclés par la cavalerie ennemie, coupés du reste de leur armée. Et puis, n’oubliez pas que chacun d’eux maîtrise le tir à l’arc à la perfection : ils n’auront même pas à s’approcher pour abattre vos soldats un à un… L’arrière-garde interviendra à son tour et vos guerriers, certainement enragés de voir leurs camarades se faire décimer ainsi, quitteront les lignes à leur tour et seront pris au piège. Et ainsi de suite… Le Rôdeur s’interrompit. Les Skandiens, les yeux rivés sur lui, ne disaient plus un mot. Ils connaissaient le fort tempérament de leurs guerriers et imaginaient déjà la scène. — C’est comme ça qu’ils se battent ? finit par demander Ragnak. — Je les ai vus à l’œuvre, Oberjarl, à maintes reprises. Croyez-moi, ils ne cherchent pas la gloire. Tout ce qui les Intéresse, c’est de tuer un maximum d’adversaires. Vite et bien. Ils inciteront vos hommes à s’engager dans des combats singuliers, puis leur tendront des embuscades de ce type. S’ils ne peuvent les massacrer sur-le-champ, ils feront tout pour les mettre hors d’état de nuire. Même les meilleurs guerriers se retrouveront incapables de continuer avec dix ou quinze flèches plantées dans les jambes. Ensuite, ils les achèveront. Il balaya la petite assemblée du regard ; puis, voyant qu’il avait réussi à leur faire prendre conscience du danger qui les attendait, il se rassit. Borsa rompit le silence pesant qui était tombé dans la salle. — Dans ce cas… où proposes-tu de les attaquer ? — Pourquoi les attaquer ? demanda Halt. Il est encore temps de partir avant leur arrivée. Nous pourrions nous réfugier dans les collines et la forêt, ce qui les obligerait à monter de plus en plus loin au nord, le long de la côte. — Fuir ? s’écria Ragnak, furieux. — Oui, fuir. Mais sans cesser d’attaquer leurs rangs, de les tuer et d’incendier leurs chariots de victuailles. Le but serait de leur rendre la vie intenable, afin qu’ils comprennent que cette invasion était une mauvaise idée. Ensuite, quand ils décideraient de battre en retraite, on continuerait de les harceler jusqu’à la frontière. Il marqua une pause. Il savait que cette proposition avait peu de chances de l’emporter, mais au moins il aurait fait de son mieux. Voyant Ragnak secouer la tête, Halt se sentit perdre courage. — Abandonner Hallasholm entre leurs mains ? — Vous pourrez toujours la reconstruire. Mais les Skandiens faisaient non de la tête, et soudain, le Rôdeur comprit ce qui leur posait problème. — Leur laisser tout c’qu’on possède ? reprit Ragnak. Nos butins ? Tout c’qu’on a amassé depuis des dizaines d’années ? Halt savait qu’ils ne pourraient se résoudre à abandonner leurs trésors – l’or, les armures, les tapisseries, les chandeliers, les milliers d’objets volés lors des pillages et qui remplissaient leurs entrepôts. Sans attendre la réponse de l’Oberjarl, il indiqua un point précis sur la carte, là où le terrain se rétrécissait. — Une autre solution est envisageable : pourquoi ne pas les attaquer ici ? Ce qui les empêcherait de se déployer. Nous pourrions dissimuler des hommes dans les arbres et dans les bâtiments construits le long du rivage. — Ça va pas affaiblir nos rangs ? demanda Lorak. — Non, pas tant que ça. Nous aurons suffisamment d’hommes pour former une ligne de défense solide, là où le terrain est le plus étroit. Et quand les Temujai mettront en place leur stratagème d’encerclement, nous leur donnerons l’Impression de tomber dans leur piège. — Et ensuite ? s’enquit Erak, qui comprenait peu à peu où le Rôdeur voulait en venir. — Une fois qu’ils feront volte-face, les guerriers postés à l’arrière entreront en action. Borsa, Lorak et Ulfak observaient la carte, s’efforçant de visualiser les mouvements des troupes. Quant à Erak et Ragnak, ils semblaient déjà approuver l’idée. — Les Temujai misent sur leur rapidité, poursuivit Halt. Ils sont légèrement armés et, en combat rapproché, vos haches leur causeront de lourdes pertes. Si nous possédions ne serait-ce qu’une petite troupe d’archers, cela jouerait en notre faveur… mais on ne peut pas tout avoir, ajouta-t-il, un peu dépité. Erak leva les yeux vers le petit homme. « Il a l’air de rien, comme ça, mais bon sang, qu’est-ce qu’il s’en sort bien… », songea-t-il. — Il va falloir qu’nos hommes gardent la tête froide, déclara le Jarl. Et puis, on doit planifier correctement cette attaque, sinon, les guerriers prendront d’gros risques… — À la guerre comme à la guerre, rétorqua Halt. Et puis, tout dépend des risques que l’on est prêt à prendre. — Et comment on évalue ça, d’après toi ? voulut savoir Borsa. Halt lui sourit d’un air féroce. — On attend que la guerre soit terminée, et quand on s’aperçoit qu’on l’a emporté, on se dit que ça valait peut-être la peine de prendre quelques risques… 23 — Qu'avez-vous voulu leur dire quand vous leur avez parlé des archers ? demanda Will, l’air pensif. Le garçon avait attendu qu’Erak, Halt et lui soient sortis du Conseil pour interroger son maître. Ce dernier jeta un coup d’œil intrigué à son apprenti et soupira. — S’ils disposaient d’une unité capable de tirer à l’arc, le résultat serait sensiblement différent, je crois. Les guerriers des Steppes sont avant tout des archers, mais ils ont rarement l’occasion d’affronter des armées aussi habiles qu’eux dans ce domaine. Contrairement aux autres pays du continent, où on l’utilisait seulement pour la chasse, à Araluen, l'arc était une arme traditionnelle – l’insularité du royaume expliquait certainement cette particularité. — Ils connaissent l’avantage stratégique de cette arme, poursuivit le Rôdeur, mais ils ne sont pas habitués à rencontrer des adversaires à leur mesure. J’en ai eu la preuve quand ils nous ont pourchassés, Erak et moi, près de la frontière. Dès que j’ai tiré quelques flèches, ils ont ralenti leur course. Le Jarl rit de bon cœur au souvenir de cette expédition. — Vous savez, j’ai un peu réfléchi…, commença le garçon, avant de s’interrompre, l’air hésitant. — Un passe-temps qui peut s’avérer dangereux…, fit observer Halt en souriant. — Nous devrions peut-être essayer de former une équipe d’archers, reprit Will. Même s’ils n’étaient qu’une petite centaine… cela pourrait jouer en notre faveur. — C’est impossible, rétorqua le Rôdeur, jamais nous n’aurons le temps de former des hommes : dans moins de deux semaines, les Temujai seront là. Par ailleurs, les Skandiens n’ont aucune connaissance dans ce domaine et il faudrait tout leur apprendre. — Des tas d’esclaves doivent maîtriser les rudiments, s’obstina Will. Nous pourrions les aider à parfaire leur technique. Halt observa son apprenti. Le garçon n’avait pas l’air de plaisanter. — Comment t’y prendrais-tu ? — L’idée m’est venue suite à une conversation avec Cassandra. Elle voulait savoir comment je calculais la distance qui me séparait des cibles. Je lui ai répondu que c’était une question d’expérience, d’instinct. Mais ensuite, je me suis dit que je pourrais peut-être lui apprendre… et puis, j’ai pensé que si l’on imaginait, mettons, quatre positions différentes… Il s’immobilisa, tendit son bras droit, comme s’il tenait un arc entre les mains, et montra à son maître les quatre positions auxquelles il avait réfléchi : d’abord à l’horizontale, puis de plus en plus haut, pour finir par le lever à la verticale. — Un, deux, trois, et quatre, vous voyez ? reprit-il. On pourrait alors former un groupe d’archers et leur enseigner à maîtriser ces quatre mouvements, pendant que quelqu’un jaugerait la portée de leur tir et leur indiquerait quelle position prendre. Dans ce cas, il ne serait pas utile d’en faire des experts… — Il faudrait aussi prendre en compte la manière dont les tirs se déploient, ajouta Halt, plongé dans ses pensées. Si l'on sait, par exemple, que dans la deuxième position les tirs ont une portée de deux cents mètres, on peut prévoir de décocher afin d’atteindre les ennemis juste au moment où ils arrivent. — En effet, répondit le garçon. Je n’avais pas été jusque-là ; je me disais qu’on pouvait seulement définir la portée de leur tir et leur ordonner de décocher leurs flèches en même temps. Ils n’auraient pas besoin de viser des cibles précises, uniquement de tirer tous ensemble. — Qu’en dis-tu, Erak ? demanda Halt. — J’ai pas compris un seul mot de c’que vous avez raconté…, reconnut le Jarl d’un ton jovial. Ces histoires de distance, de jauger j’sais pas quoi… ça reste un mystère pour moi. Mais si l'gamin estime que c’est faisable, j’suis partant. — Je crois que je suis d’accord avec toi, approuva Halt d’un ton posé. Will le regarda avec étonnement. Il s’était attendu à ce que son maître attire son attention sur les failles éventuelles de son raisonnement. Au contraire, celui-ci semblait prendre sa proposition au sérieux. Cependant, il avisa la mine soudain contrariée du Rôdeur. — Des arcs…, dit ce dernier. Voilà le hic ! Où allons-nous dénicher suffisamment d’armes à temps pour entraîner ces gens ? Il n’y en a probablement pas plus d’une vingtaine dans toute la Skandie… À ces mots, Will éprouva un découragement extrême. Halt avait raison. Entre la taille du bois et l’ajustage, la fabrication d’un arc pouvait demander des semaines de travail à un artisan spécialisé. — J’peux vous en fournir une centaine, proposa Erak. Stupéfaits, le Rôdeur et son apprenti se tournèrent vers lui. — Où comptes-tu en trouver autant ? demanda Halt. — Il y a trois ans, j’ai saisi un deux-mâts, pas très loin d'la côte d’Araluen… la cale était remplie d’arcs. J'les ai gardés dans mon entrepôt, en attendant d’savoir quoi en faire. J’voulais m’en servir de pieux pour une palissade… mais ils faisaient pas l’affaire… trop flexibles. — C’est tout le problème avec les arcs, rétorqua Halt, quand on veut les utiliser comme des pieux… Le Jarl le regarda sans comprendre. — Mais c’est justement ce qui fait la qualité d’un arc… sa flexibilité, précisa le Rôdeur. — Si tu l'dis, répondit Erak d’un ton nonchalant. En tout cas, jles ai encore. Il doit aussi y avoir des milliers d’flèches, j'pensais qu’ça pourrait être utile un jour ou l'autre… Halt posa la main sur l'épaule du Skandien. — Et tu as très bien fait ! Décidément, les Skandiens et leur habitude de tout amasser m’étonneront toujours… — Heureusement, qu’on amasse ! On risque nos vies à récupérer tout ça, ça n’aurait aucun sens de s’en débarrasser… Bon, vous voulez voir ces armes ? — On te suit ! répondit Halt. Ils se dirigèrent vers les quais, où se trouvait le vaste entrepôt où le Jarl conservait ses butins. — Parfait, murmura le Jarl en se frottant les mains avec enthousiasme. Si vous décidez d’vous en servir, j’vais pouvoir faire payer Ragnak. — Mais… vous êtes en guerre ! s’étonna Will. Vous ne pouvez quand même pas demander de l’argent à Ragnak en échange d’armes qui serviront à défendre Hallasholm ? Un grand sourire aux lèvres, Erak se tourna vers l’apprenti Rôdeur. — Qu’est-ce que tu crois, mon garçon ? Pour nous autres, Skandiens, les affaires sont les affaires, surtout en temps d’guerre ! 24 Cassandra avait attendu Will non loin de la salle où se déroulait le Conseil de guerre. Quand elle aperçut les deux silhouettes vêtues de leur cape grise sortir en compagnie d’Erak, elle hésita pourtant à les rejoindre. Elle aurait préféré voir le garçon seul. La jeune fille s’ennuyait à mourir. Ne sachant comment participer aux préparatifs, elle se sentait inutile, et cela lui pesait. Will faisait désormais partie du petit cercle fermé des conseillers qui organisaient la défense d’Hallasholm et, le reste du temps, il s’entraînait au tir à l’arc. Elle avait même l’impression que ces séances lui servaient de prétexte pour éviter de passer du temps avec elle. Elle céda à nouveau à la colère en se rappelant le rire du garçon, quand elle lui avait demandé de lui apprendre à tirer… il avait osé se moquer d’elle. Quant à Horace, il ne valait guère mieux. Au début, il avait paru heureux de lui tenir compagnie. Mais depuis qu’il s’était aperçu que l’apprenti Rôdeur s’entraînait d’arrache-pied, il avait lui aussi voulu perfectionner son savoir-faire et s’exerçait chaque jour avec un petit groupe de guerriers skandiens. « C’est la faute de Will », pensa-t-elle. À la vue de l’apprenti en pleine discussion avec son maître, elle prit conscience, non sans tristesse, que le garçon avait certaines préoccupations dont elle serait à jamais exclue. Malgré son jeune âge, il appartenait déjà au clan si mystérieux et très uni des Rôdeurs. Et ces derniers, elle le savait, se mêlaient rarement aux autres. Il arrivait même à son père, pourtant roi d’Araluen, d’être contrarié par la discrétion de l’Ordre des Rôdeurs. Elle préféra s’éloigner, laissant derrière elle le maître et l’apprenti discuter avec Erak. « Si seulement je trouvais de quoi m’occuper… », songea-t-elle avec amertume. Elle se retourna une dernière fois, afin de vérifier si Will et Halt se tenaient toujours au même endroit, quand elle croisa le regard d’un homme qu’elle connaissait, mais n’appréciait guère… Slagor, le capitaine aux yeux fuyants qu’elle avait rencontré sur l’île rocheuse de Skorghijl, venait de sortir d’un bâtiment qui jouxtait la demeure de Ragnak. Il s’était immobilisé et la dévisageait fixement : un regard rusé qui la mit aussitôt mal à l’aise. Puis, s’apercevant que la jeune fille l’observait elle aussi, il fit rapidement demi-tour et disparut dans une ruelle sombre et étroite. Intriguée par le comportement suspect du Skandien, Cassandra, qui n’avait rien d’autre à faire, décida de le suivre. En arrivant au bout du passage, elle scruta prudemment les environs et vit Slagor qui tournait à droite derrière un bâtiment puis s’engageait dans une autre ruelle. Apparemment, il se dirigeait vers les quais ; elle reprit sa filature, en prenant soin de ne pas se faire remarquer. Elle se dit toutefois qu’elle se faisait peut-être des idées. Selon toute logique, il avait probablement des affaires à régler sur son drakkar. Pourtant, quand il l’avait regardée, elle lui avait trouvé un air calculateur et sournois qui ne présageait rien de bon. Cassandra savait combien sa position restait précaire, malgré la protection du Jarl Erak. Car si sa véritable identité venait à être dévoilée, Ragnak serait sans pitié. Elle pressa le pas, s’engagea clans une autre ruelle et se retrouva soudain sur le port. Slagor se trouvait à une vingtaine de mètres devant elle. À sa gauche, les mâts des navires skandiens formaient une forêt de poteaux qui oscillaient au gré de la houle. Sur sa droite, la rue était bordée de tavernes, et elle vit le capitaine qui s’apprêtait à pénétrer dans l’un de ces établissements. D’instinct, elle se glissa dans l’embrasure d’une porte quand, au même instant, Slagor se retourna, comme pour vérifier qu’il n’était pas suivi. Pourquoi semblait-il aussi nerveux ? Il mijotait un mauvais coup, elle en était presque certaine à présent. Tout près, amarré à l’un des quais de bois, elle avisa son navire, Le Loup Féroce, qu’elle reconnut grâce à sa figure de proue sculptée. Elle n’était pas prête d’oublier le jour où elle l’avait vue pour la première fois, quand Slagor et son équipage avaient débarqué sur Skorghijl et qu’elle avait appris que Ragnak avait juré de se venger de son père Duncan et de tous les membres de sa famille1. Elle hésita un instant, quand la porte devant laquelle elle se tenait s’ouvrit brusquement, livrant passage à deux Skandiennes, paniers sous le bras. Elles dévisagèrent la jeune fille, qui s’empressa de s’excuser et de s’écarter. Elle entendit les deux femmes échanger des commentaires furieux et comprit qu’elle ne devait plus se faire remarquer. Comme Slagor pouvait sortir de la taverne d’un instant à l’autre, elle décida de traverser la rue au pas de course afin de rejoindre Le Loup Féroce. Elle se doutait que le capitaine allait s’y rendre et songeait qu’elle aurait ainsi la possibilité de se faire une idée plus précise de ses intentions. Un membre de l’équipage veillait sur le drakkar mais, comme il se tenait à l’arrière, le regard perdu vers le large, elle en profita pour s’accroupir tout près de la poupe, puis pour sauter pardessus le bastingage. Elle atterrit sans un bruit sur le pont et se faufila aussitôt entre les bancs des rameurs ; l’endroit était désert et, depuis son poste, le Skandien ne pouvait l’apercevoir. Mais il lui fallait trouver une autre cachette. Et vite. À l’avant du navire, elle découvrit un recoin triangulaire recouvert d’une toile, suffisamment grand pour l’accueillir. Elle s’y glissa, rabattit la toile au-dessus d’elle et s’assit sur des cordages épais et rugueux, reliés à l’ancre du navire. La jeune fille se demanda soudain si elle ne perdait pas son temps ; et si Slagor était seulement venu boire quelques verres à la taverne ? Une fois ses libations terminées, peut-être rentrerait-il directement chez lui, sans monter sur son navire… Il faisait chaud dans la cachette ; elle s’installa plus confortablement en se tortillant un peu, et trouva un petit interstice dans la toile qui lui permit de surveiller l’extérieur. Au bout de quelques instants, les pas du garde résonnèrent tout près ; elle l’entendit appeler quelqu’un resté à terre. Une voix étouffée répondit, mais Cassandra ne comprit pas ce qu’ils se disaient. Elle bâilla. La nuit précédente, la jeune fille avait tant pensé à Will et à leur amitié qui semblait s’éteindre, qu’elle n’avait pas trouvé le sommeil. Elle essayait d’en vouloir à Halt, qu’elle tenait pour responsable de cet éloignement, sans y parvenir. Elle aimait bien le Rôdeur et son humour pince-sans-rire… et puis, il l’avait quand même tirée des griffes des Temujai. Elle laissa échapper un soupir. Ce n’était ni la faute de Halt ni celle de Will. Seulement, les Rôdeurs étaient différents des autres. Surtout des princesses… Elle se réveilla en sursaut. Elle s’était assoupie sans s’en rendre compte, installée sur les cordages. Mais elle comprit aussitôt pourquoi elle avait eu l’impression de chavirer : le navire avait pris la mer et elle entendait craquer les rames en bois… Cassandra était prise au piège sur le drakkar, en route vers une destination inconnue. 25 Halt et Will avaient trouvé sans mal une centaine d'esclaves qui assuraient savoir tirer à l’arc. Mais les convaincre de se porter volontaires afin de défendre Hallasholm était une autre paire de manches. — J'vois pas pourquoi on aiderait les Skandiens, déclara un bûcheron teuton de forte carrure qui semblait jouer le rôle de porte-parole. Ils ont rien fait pour nous, à part nous réduire en esclavage, nous maltraiter et nous affamer ! Le Rôdeur examina l’imposant tour de taille de l'homme d’un air dubitatif. Certains esclaves étaient sous-alimentés, mais celui-ci ne semblait pas faire partie de cette catégorie. — Mieux vaut être esclave des Skandiens plutôt que de tomber aux mains des Temujai, crois-moi, répondit Halt. Un autre homme, originaire de Gallica, prit la parole : — Que font-ils de leurs esclaves ? — Ils n’en ont pas, répondit Halt d’un ton ferme. — Dans c’cas, pourquoi on s’battrait contre ces Temujai ? demanda le Teuton, un large sourire aux lèvres. S’ils gagnent cette guerre contre les Skandiens, ils nous rendront notre liberté ! Des grommellements d’approbation fusèrent de toutes parts. — J’ai dit qu’ils n’avaient pas d’esclaves, reprit Halt quand les hommes se turent enfin. Je n’ai pas dit qu’ils les libéraient. À moins que certains parmi vous considèrent la mort comme une libération. Cette fois, les esclaves réagirent plus bruyamment encore. Leur porte-parole s’avança. — Qu’est-ce que tu racontes ? La mort ? — Oui, la mort. La fin de la vie, si tu préfères. Le départ pour un monde meilleur. Ou pour les ténèbres. Tout dépend de tes dieux. Le Teuton observait le Rôdeur avec méfiance. Il n’arrivait pas à savoir si le petit homme bluffait. — Mais… pourquoi ces Temujai voudraient-ils nous tuer ? On leur a rien fait, nous. — Autant vous le dire franchement : pour eux, vos vies ne valent rien. Ils pensent appartenir à une espèce supérieure. Ils vous tueront, car s’ils vous laissaient en vie, vous pourriez représenter une menace. Un silence angoissé tomba sur l’assemblée. — Faites-moi confiance, je les connais bien. Je vois que certains parmi vous sont originaires d’Araluen. En tant que Rôdeur, je vous donne ma parole que je ne cherche pas à vous tromper. Si vous voulez survivre, mieux vaut vous battre aux côtés des Skandiens. Je vous laisse quelques instants de réflexion, ajouta-t-il. Il fit signe à Will de le suivre ; tous deux s’éloignèrent à grands pas, hors de portée de voix. — Il va falloir leur proposer davantage, dit-il à son apprenti. S’ils acceptent de se battre à contrecœur, ils nous seront de peu d’utilité. Un homme doit avoir une raison valable de se défendre… — Qu’allons-nous faire ? — On va trouver Ragnak. Je veux qu’il promette la liberté à tous les esclaves qui accepteront de combattre pour sauver sa cité. — Je doute qu’il apprécie cette demande…, fit observer Will. Le Rôdeur se tourna vers lui, un petit sourire aux lèvres. — Tu ne crois pas si bien dire : il va être furieux. — Quoi ? hurla l’Oberjarl. Leur rendre la liberté ? À une centaine d’esclaves ? — Je dirais plutôt trois cents… la plupart ont des femmes et des enfants qu’ils voudront emmener avec eux, si nous l’emportons contre les Temujai, rétorqua le Rôdeur. Ragnak laissa échapper un rire incrédule qui ressemblait fort à un grognement. — T’es pas un peu fou ? Qu’est-ce que j'ferais, sans esclaves ? — Et sans ton pays ? Tu préfères peut-être qu’il soit envahi ? Quant à tes esclaves, pourquoi ne pas faire d’eux des serviteurs ? — Et être obligé d’les payer ? Pour faire le même travail qu’ils font aujourd’hui ? bredouilla l’Oberjarl. — Pourquoi pas ? Tu en as les moyens. Et puis tu verras, ils travailleront mieux s’ils ont un salaire. — Qu’ils aillent au diable ! Et toi aussi, Rôdeur ! J’ai accepté d’suivre tes conseils, mais là, c’est l’monde à l’envers ! Tu vas m’ruiner. D’abord, tu veux que j’abandonne ma ville à ces vauriens de Temujai. Ensuite, tu exiges que j'libère tous mes esclaves ! Il dévisagea Halt d’un œil mauvais, puis lui tourna le dos, refusant de discuter davantage. Le Rôdeur attendit quelques secondes puis s’adressa à Erak, qui avait l’air plutôt gêné. — Nous avons besoin de ces hommes, tu le sais. Et même avec eux, il est possible que nous perdions cette guerre. Tâche de lui faire comprendre, ajouta-t-il en désignant Ragnak. Sur ces entrefaites, il s’éloigna à grands pas et sortit de la pièce, Will sur ses talons. — Il n’a pas l’air de comprendre que si les esclaves se battent à contrecœur, ils pourraient se retourner contre lui, fit remarquer Halt, une fois dehors. Une idée qui avait déjà traversé l’esprit de l’apprenti Rôdeur. — Voilà pourquoi nous devons leur donner une raison valable de se battre. Ils attendirent plus d’une heure sur le terrain d’entraînement. Les esclaves avaient signifié qu’ils acceptaient de prendre les armes contre les Temujai, mais Halt et Will avaient compris que certains, une fois la guerre terminée, n’auraient pas l'intention de retourner docilement à leur vie de misère, Quand Erak fit son entrée, un murmure impatient l’accueillit. Il se dirigea directement vers le Rôdeur et son apprenti, qui se tenaient un peu à l’écart des futurs archers. — L’Oberjarl a accepté. S’ils se battent, ils s’ront libres. Halt le remercia d’un signe de tête, conscient que, sans le Jarl, jamais Ragnak n’aurait donné son accord. — C’est toi qui les commanderas, dit le Rôdeur à son apprenti. Va leur annoncer : il faut qu’ils prennent l’habitude de t’obéir. Surpris, Will hésita. Il avait cru que Halt leur parlerait. Ce dernier l’encouragea d’un geste. Le garçon s’avança. — Écoutez-moi tous ! lança-t-il d’une voix forte. Si vous combattez pour la Skandie, Ragnak accepte de vous rendre votre liberté ! Un silence de stupéfaction tomba sur l’assemblée. Certains hommes étaient esclaves depuis plus de dix ans, et, à présent, un tout jeune homme leur promettait de mettre fin à leurs souffrances… Ils n’en revenaient pas. Un cri triomphant s’éleva, qui, bientôt, se transforma en un chant rythmé, clamé par une centaine de voix à l’unisson. — Li-ber-té ! Li-ber-té ! Will les laissa donner libre cours à leur joie durant quelques instants, puis grimpa sur une souche d’arbre et agita les bras afin de leur intimer le silence. Les voix des esclaves s’éteignirent peu à peu ; ils se regroupèrent autour de l’apprenti Rôdeur, impatients d’entendre ce qu’il avait à leur dire. — Avant tout, nous devons vaincre les Temujai. Allez, au travail ! Halt et Erak observèrent Will avec satisfaction, tandis que celui-ci supervisait la distribution des flèches. — J’ai failli oublier, dit soudain le Jarl d’un ton amusé. Ragnak m’a chargé d’un autre message : si nous perdons la guerre et qu’il perd aussi ses esclaves, il te tuera. — Si nous perdons, répondit Halt avec un sourire sombre, il va lui falloir attendre patiemment son tour, vu que quelques milliers de cavaliers temujai auront probablement le même désir… 26 Will demanda au dernier groupe d’hommes de s’avancer jusqu’à la ligne de tir. Pour l’instant, l’apprenti Rôdeur préférait les faire travailler à tour de rôle afin d’évaluer l’adresse de chacun et vérifier s’ils lui obéissaient tous. — Prêt ! lança-t-il. Chaque homme prit une flèche numérotée correspondant à sa place dans le rang, et l’encocha sur la corde de son arc. Ils tournèrent la tête vers le jeune homme, attendant l’ordre suivant. — N’oubliez pas que vous n’avez pas à calculer la distance de votre tir vous-même. Contentez-vous d’adopter la position que je vous indique, de bander l’arc au maximum, puis de relâcher en douceur quand je vous le demanderai. Les archers acquiescèrent. Au début, l’idée de devoir suivre les instructions d’un garçon aussi jeune leur avait déplu. Mais quand Halt avait incité Will à leur faire une petite démonstration de son habileté, ils s’étaient aussitôt pliés au système que l’apprenti avait imaginé. Ce dernier prit une profonde inspiration et lança d’un ton ferme : — Troisième position ! Une dizaine d’arcs se dressèrent. Will jeta un coup d’œil rapide à la rangée d’hommes afin de vérifier qu’ils avaient tous levé leurs armes à la même hauteur, puis il donna un nouvel ordre : — Tirez ! Presque instantanément, les flèches quittèrent les cordes et partirent en sifflant. Le jeune homme suivit leur trajectoire des yeux jusqu’au moment où elles se fichèrent dans le sol. Aussitôt, il se tourna de nouveau vers les archers. — Troisième position ! … Tirez ! Quand cette volée de flèches fut retombée, il modifia ses instructions : — Deuxième position ! … Tirez ! Les hommes s’exécutèrent. — Parfait, allons voir ce que cela donne. Will se dirigea vers l’autre bout du terrain, les dix archers sur ses talons. Il avait disposé des repères qui indiquaient les distances parcourues par les flèches, en fonction des différentes positions qu’il leur avait demandé d’adopter. La troisième position, dont ils s’approchaient, équivalait à une portée de tir de cent cinquante mètres. Will nota avec satisfaction que seize flèches étaient plantées dans la terre, à une dizaine de mètres du repère initial. Deux flèches, qui appartenaient à deux archers différents, avaient largement dépassé le repère, tandis que deux autres se trouvaient loin derrière. Il alla les examiner de plus près et s’aperçut qu’elles avaient été décochées par le même archer. Il releva leur numéro puis partit vérifier les résultats de la dernière volée. Neuf flèches avaient atteint leur cible, mais une seule se trouvait, encore une fois, très éloignée du repère. Le même archer, comprit-il en apercevant le numéro. — Très bien. Récupérez vos flèches. Quand ce fut fait, ils repartirent vers la ligne de tir. — Lequel d’entre vous était le quatrième de la rangée ? demanda alors le garçon. L’un des archers, un costaud barbu d’une quarantaine d’années, s’avança d’un pas hésitant, la main levée, pareil à un écolier pris en faute par son maître. Il semblait très intimidé par le jeune Rôdeur qui lui faisait face. — C’était moi, Seigneur, avoua-t-il d’une voix angoissée. — Prends ton arc et deux ou trois flèches, ordonna Will en lui faisant signe de se rapprocher. L’homme s’empressa d’obtempérer, mais l’idée de devoir tirer seul le rendait nerveux et il lâcha les deux flèches qu’il venait de prendre. Il se hâta de les ramasser maladroitement. — Détends-toi, lui dit le jeune Rôdeur, incapable de réprimer un sourire. Je veux simplement observer ta technique. L’archer tâcha de lui rendre son sourire. Il avait bien vu que ses flèches n’avaient pas atteint les repères, et il craignait d’être sévèrement puni, comme les esclaves en avaient l’habitude à Hallasholm. — Place-toi sur la ligne de tir. L’homme obéit, avança son pied gauche, tout en tenant l’arc dans sa main droite, à hauteur de ceinture. — Troisième position, lui dit Will d’un ton posé, tout en vérifiant sa façon de s’y prendre. Parfait, reprit-il. Bande ton arc, s’il te plaît. L’apprenti Rôdeur s’aperçut que seuls les muscles de ses bras se tendaient et qu’il ne se servait pas de ceux de son dos. Mais il s’agissait d’une faute minime, qu’il n’aurait pas le temps de rectifier avant l’arrivée des Temujai. — Tire ! « J’ai compris », se dit aussitôt Will. Une fraction de seconde avant de décocher son trait, l’homme avait imperceptiblement relâché la corde, laissant ses doigts glisser et la flèche perdre sa puissance de tir. Comme il fallait s’y attendre, le trait n’avait pas atteint le repère. Il expliqua alors à l’archer en quoi consistait son erreur. — Ce n’est pas grave. Entraîne-toi, conclut-il en lui donnant une petite tape sur l’épaule. Halt lui avait toujours laissé entendre que de petits signes d’encouragement de ce type s’avéraient souvent plus utiles que des critiques acerbes. Le garçon s’étonnait encore que le Rôdeur l’ait chargé d’entraîner ces hommes. Il savait qu’il les dirigerait une fois la bataille entamée, mais il avait cru que son maître superviserait les exercices. « Il vaut mieux qu’ils s’habituent à toi dès le début », avait répété Halt, qui lui avait alors prodigué quelques conseils sur la meilleure façon de gérer les archers. Will grimpa sur une estrade afin de s’adresser à tous. — C’est terminé pour aujourd’hui. Demain, vous tirerez tous ensemble ; je vous conseille donc de réviser vos gestes avant le dîner ; ensuite, passez une bonne nuit. Il s’apprêtait à redescendre quand il se ravisa. — Vous avez bien travaillé, ajouta-t-il. Continuez ainsi, que l’on réserve une surprise désagréable aux Temujai ! L’assemblée poussa un cri de joie, avant de se disperser. Voyant que le soleil disparaissait derrière les collines, l’apprenti Rôdeur se rendit compte qu’il était plus tard qu’il ne l’avait cru. La brise se faisait plus fraîche. Il frissonna. Il récupéra sa cape, posée sur l’estrade et se prépara à partir. Cinq ou six garçons chargés de l’aider lors des entraînements rangèrent les flèches dans l’un des appentis qui longeaient le terrain. Will remarqua les regards admiratifs qu’ils lui lançaient. Il n’avait que quelques années de plus qu’eux, et pourtant il dirigeait une centaine d’hommes. Il sourit, ne pouvant s’empêcher d’éprouver une certaine fierté à l’idée d’être ainsi adulé. — Tu as l’air content de toi, lui lança une voix qu’il connaissait bien. Il se tourna et tomba nez à nez avec Horace. — Les archers se débrouillent bien, et ils s’entraînent sérieusement, répondit-il d’un ton qu’il voulut désinvolte. — J’ai pu m’en rendre compte par moi-même. Le jeune Rôdeur comprit que son compagnon avait dû assister à une partie de la séance d’entraînement. — Dis-moi, Cassandra n’est pas venue te voir, par hasard ? reprit le jeune guerrier. — Qu’est-ce que ça peut te faire ? rétorqua Will, aussitôt sur la défensive. Mais voyant l’air inquiet d’Horace, il prit conscience qu’il avait mal interprété les intentions de son ami. — Tu l’as donc vue ? Ouf, je suis soulagé ! Tu sais où elle se trouve, à présent ? — Attends un peu… pourquoi serais-tu soulagé ? Que s’est-il passé ? — Tu ne l’as pas vue ? demanda le jeune guerrier, la mine de nouveau soucieuse. Je ne comprends plus… — Non… j’ai cru que tu étais… tu vois…, bredouilla Will. Il avait failli dire « jaloux », mais son ami avait bien d’autres préoccupations en tête. — Elle a disparu, lui apprit alors Horace. Personne ne l’a vue depuis hier matin. Je l’ai cherchée partout, mais elle reste introuvable… — Disparue ? répéta Will, éberlué. Mais où ça ? — Si je le savais, je ne serais pas en train de la chercher, rétorqua Horace, un brin exaspéré. — Ça va, je n’avais pas saisi… J’étais tellement absorbé par l’entraînement des archers… Quelqu’un a pourtant dû la voir hier soir ? Des serviteurs l’ont peut-être aperçue dans sa chambre ? — Je n’étais pas en ville la nuit dernière. J’étais parti avec une patrouille de Skandiens, histoire de voir où en étaient les Temujai, et je n’ai pas remarqué son absence avant ce matin. Elle n’a pas dormi dans sa chambre. J’ai interrogé tous ceux qui auraient pu la croiser… en vain. Voilà pourquoi je suis venu te trouver, je me disais que peut-être… — Non, je ne l’ai pas vue… désolé. Les deux garçons restèrent silencieux un instant, puis Will s’exclama : — C’est franchement incroyable ! Vu la taille d’Hallasholm, personne ne peut disparaître sans laisser de traces… — C’est ce que je me répète depuis ce matin… Il faut pourtant se rendre à l’évidence… 27 Inquiets, les deux garçons se dirigèrent vers les appartements de Halt. Celui-ci, comme ses jeunes compagnons, était logé dans la demeure de Ragnak. Ils découvrirent que le Rôdeur n’était pas seul : Erak, confortablement affalé dans un fauteuil sculpté, semblait occuper tout l’espace, comme à son habitude. Halt, debout dans l’embrasure de la fenêtre, regarda entrer les deux apprentis d’un air intrigué. — Horace m’a dit que Cassandra avait disparu, s’empressa d’expliquer Will. Elle est… — Saine et sauve, et de retour à Hallasholm, l’interrompit une voix qu’il reconnut aussitôt. Les deux apprentis se tournèrent vers le fond de la pièce. La jeune fille, qui se tenait un peu en retrait, leur sourit. — Cassandra ! s’écria Horace. Tu vas bien ? Will s’aperçut que son visage et ses vêtements étaient sales et couverts de graisse. Les yeux de la jeune fille rencontrèrent ceux du garçon et elle sourit de nouveau, un peu tristement, avant de porter une gourde à ses lèvres et de boire goulûment. — Apparemment, oui, finit-elle par répondre. Même si j’ai l’impression que jamais plus je ne pourrai étancher ma soif… Depuis hier, j’ai dû me contenter des quelques gouttes d’eau de pluie qui filtraient à travers une toile… dans un recoin du drakkar de Slagor, ajouta-t-elle. Les deux garçons échangèrent un regard stupéfait. — Que diable faisais-tu sur son navire ? voulut savoir Will. — Tu as raison de mentionner le diable…, répondit Halt. Il semblerait que notre ami Slagor ait pactisé avec les Temujai, et qu’il s’apprête à trahir les siens. — Quoi ? s’écria l’apprenti. Comment le sais-tu ? demanda-t-il à Cassandra. Elle haussa ses frêles épaules. — Je l’ai entendu discuter avec le chef des Temujai. Je me trouvais à moins de deux mètres. — À l’évidence, Slagor avait rendez-vous avec le Shan qui dirige l’invasion, un dénommé Haz’kam. Et comme il a l’air de se méfier de ses nouveaux alliés, il a insisté pour que les pourparlers se déroulent à bord de son drakkar. — Voilà pourquoi j’ai surpris leur conversation, ajouta Cassandra. — Mais… qu’est-ce que tu fabriquais sur son navire ? La jeune fille parut hésiter, sachant qu’elle n’avait pas d’explication logique à offrir à ses amis, dont les yeux étaient rivés sur elle. — J’en sais trop rien, finit-elle par dire. Je me sentais désœuvrée. Et puis, j’ai aperçu Slagor, qui partait vers le port. Il avait l’air un peu… louche. — Slagor a toujours eu l’air louche, fit observer Erak. — Oui, c’est vrai. Disons qu’il semblait encore plus louche qu’à l’ordinaire, ce qui m’a incitée à garder l’œil sur lui… je voulais savoir s’il ne mijotait pas quelque coup bas. Après des journées à se sentir inutile, Cassandra ne pouvait s’empêcher de tirer de la fierté de ce qu’elle avait découvert. — Mais… tu aurais pu te faire repérer ! s’exclama Horace, incapable de dissimuler son inquiétude. Imagine, s’ils t’avaient trouvée sur ce navire ! Ils n’auraient pas hésité à te tuer… Cette idée avait maintes fois traversé l’esprit de la jeune fille quand elle se tenait accroupie dans sa cachette humide, tremblante de peur. Mais elle affichait à présent un ton nonchalant, faisant mine de ne pas avoir été affectée par cette aventure. — J’en ai bien conscience, mais que veux-tu… il fallait bien que quelqu’un s’en charge. Elle n’avait pas manqué de voir qu’Horace la dévisageait avec admiration. Elle guetta la réaction de Will, dans l’espoir qu’il lui exprimerait à son tour la même considération, mais la remarque suivante du jeune homme la déçut. — C’est très bien, tout ça, mais n’oublions pas l’essentiel : Slagor s’apprête à nous trahir. Comment compte-t-il faire ? — Bonne question, dit le Rôdeur, en indiquant une carte des côtes skandiennes étalée sur une table. Apparemment, ce cher Slagor a l’intention de prendre discrètement la mer après-demain afin d’aller retrouver ses nouveaux amis à la Baie des Sables. Seulement, cette fois, il a prévu de prendre à bord cent cinquante Temujai et de les conduire jusqu’à Hallasholm… — Jamais il ne fera tenir autant d’hommes sur son navire ! l’interrompit Will. — En effet. Mais deux autres drakkars l’attendront, à mi-chemin du lieu de rendez-vous avec les Temujai, précisa Halt. — Ils sont partis y a une semaine, intervint Erak. Ils étaient censés s’joindre aux troupes qui ralentissent l’avance de l’ennemi. En fait, les capitaines à la solde de Slagor se sont arrêtés à c’t’endroit, précisa-t-il en tapotant la carte avec la pointe de sa dague. L’île de Fallkork. Il venait d’éplucher une pomme et quelques gouttes de jus éclaboussèrent le parchemin. Halt fronça les sourcils, avant de nettoyer la carte. — En tout cas, poursuivit le Jarl, trois navires suffiront à transporter cent cinquante hommes. — Et ensuite ? demanda Horace. — Ils attaqueront nos troupes par l’arrière, intervint Cassandra. Imagine l’effet de surprise ! — En effet, ça jouerait en notre défaveur, acquiesça le garçon. Qu’allons-nous faire ? — On a d’jà envoyé Svengal vers l’île de Fallkork, avec deux d’mes drakkars, histoire de s’assurer que les deux autres navires de Slagor ne s’ront pas au rendez-vous d’après-d’main… — Deux contre deux ? s’étonna Will. Ça suffira ? — T’as d'la chance que Svengal soit pas là… s’il t’entendait ! répliqua Erak avec un sourire. Il estime que son équipage à lui tout seul pourrait v’nir à bout d’tous les navires de Slagor. Et puis, y aura très peu d’guerriers sur les navires de c’traître, il a besoin d’place pour embarquer les Temujai. — Mais… que faisons-nous, pour Slagor ? demanda Will. — C’est tout le nœud du problème, répondit Halt. S’il apprend que nous connaissons ses projets, il les abandonnera, tout simplement. Et nous ne pourrons rien prouver, ce sera sa parole contre celle d’une ancienne esclave, fugitive par-dessus le marché, ajouta-t-il. Il sourit à la jeune fille, afin de lui montrer qu’il n’entendait pas l’offenser. — Mais si Svengal découvre les deux autres navires à l’île de Fallkork, dit Horace, ça sera bien une preuve ? — Une preuve de quoi ? Les équipages n’avoueront jamais qu’ils sont chargés d’embarquer des Temujai. Le jeune guerrier s’assit, perdu dans ses pensées. Décidément, toute cette affaire devenait trop compliquée pour lui. Au même instant, on frappa à la porte. Le caractère clandestin de leur discussion les avait obligés à parler à voix basse, et cette interruption inopinée les fit sursauter. — Quelqu’un attend de la visite ? demanda Halt. Entrez. Hodak, l’un des jeunes guerriers d’Erak, pénétra dans la pièce. — J’me disais bien que j’vous trouverais ici, dit-il en lançant un coup d’œil furtif à Cassandra. Ragnak exige qu’le Conseil s’réunisse dans la grande salle. Il veut vous y voir, Jarl Et vous f’rez mieux d’amener la fille avec vous, ajouta-t-il d’un air embarrassé. — Cassandra ? l’interrompit Halt. Pourquoi voudrait-il la voir ? Il vit que la jeune fille avait reculé, comme saisie d’un mauvais pressentiment. — Justement, c’est à cause d’elle qu’le Conseil se réunit, répondit le jeune Skandien. Slagor prétend qu’elle s’rait la fille de Duncan… une princesse de sang royal. 28 Il y avait foule dans la grande salle. Un murmure de curiosité accueillit les cinq compagnons, qui entrèrent à la suite de Hodak. Au bout de la pièce, Ragnak trônait sur son fauteuil. Will reconnut Slagor, légèrement en retrait, qui chuchotait à l’oreille de l’Oberjarl. Celui-ci repoussa le capitaine de drakkar d'un geste rageur puis posa les yeux sur Cassandra. À moitié dissimulée derrière Erak, elle s’efforçait de se faire toute petite. — Qu’on l’amène ! rugit Ragnak d’une voix qui résonna sur toute la longueur de la pièce. D’instinct, la jeune fille eut un mouvement de recul, puis se ressaisit en sentant la main de Halt se poser sur son bras. Le Rôdeur la dévisagea, puis la gratifia d’un sourire encourageant. Elle redressa les épaules et Will la suivit des yeux avec admiration, tandis qu’elle s’avançait, bien droite, vers le centre de la pièce, Halt, Erak et les deux apprentis sur ses talons. Will remarqua qu’Horace n’arrêtait pas de dégainer son épée, libérant quelques centimètres de lame avant de la laisser retomber dans son fourreau. Lui-même avait posé la main sur le manche de son couteau de lancer. Si les choses tournaient aussi mal qu’il le craignait, il réserverait sa lame à Slagor. Il n’avait pas oublié comment, sur l’île de Skorghijl, le capitaine skandien avait eu un aperçu de son adresse. Cette fois, il ne le raterait pas. Un silence de plomb tomba sur l’assemblée quand Cassandra, une expression sereine sur le visage, s’immobilisa devant l’estrade de Ragnak ; lui, de son côté, était rouge de colère. Une nouvelle fois, Will fut impressionné par le courage et le sang-froid de son amie. Slagor s’adressa à deux de ses rameurs, qui se tenaient devant une porte latérale. — Faites entrer l’esclave, susurra-t-il, l’air très content de lui. Les deux hommes ouvrirent la porte et tirèrent une femme en pleurs jusqu’au centre de la salle ; elle était encore jeune, mais ses cheveux grisonnants et ses traits tirés indiquaient combien l’existence qu’elle menait devait être misérable, entre les travaux forcés, la malnutrition et la menace constante de châtiments qui pesait sur tous les esclaves des Skandiens. Les marins la jetèrent sur le sol, aux pieds de Cassandra. Elle se recroquevilla, les yeux baissés, secouée de sanglots. — Regarde-moi, esclave, ordonna Slagor d’une voix toujours mielleuse. Elle fit non de la tête, sans cesser de pleurer. Aussitôt, le capitaine descendit de l’estrade et, d’un geste fluide, dégaina le grand couteau qu’il portait à la ceinture. Il posa la lame acérée sous le menton de la femme. — J’t’ai dit d’lever les yeux, répéta-t-il, tout en exerçant une légère pression sur la lame. Un geste qui obligea sa victime à tendre son visage vers Cassandra. À la vue de la jeune fille, elle se mit à sangloter de plus belle. — Arrête tes jérémiades et raconte à l’Oberjarl c’que tu m’as avoué. Les joues de la femme étaient zébrées de traces de coups qui, à l’évidence, lui avaient été administrés récemment. De même, ses vêtements en haillons laissaient entrevoir d’autres marques sanglantes, qui striaient sa peau. Elle supplia Cassandra du regard. — Je m’excuse, votre seigneurie, ils m’ont tellement battue que j’ai dû leur dire… La jeune fille s’avança d’un pas, mais Slagor dirigea son couteau sur elle afin de l’empêcher d’approcher. Au même instant, Will vit le poing d’Horace se refermer sur le pommeau de son épée. Le jeune Rôdeur posa sa main sur celle de son ami, qui le dévisagea d’un air surpris. Will secoua imperceptiblement la tête. — Pas maintenant, murmura-t-il du bout des lèvres. Il savait que l’apprenti guerrier avait agi sans réfléchir, et que, dans cette atmosphère explosive, un geste pareil pouvait les condamner tous. Il était prêt à joindre ses forces à celles d’Horace pour attaquer Slagor et Ragnak, mais pour l’instant, il valait mieux voir si Halt parvenait à les tirer de ce mauvais pas. — Laissez-moi parlementer, leur avait spécifié le Rôdeur avant de quitter ses appartements. Et ne faites rien tant que je ne vous en donne pas le signal. Les deux garçons avaient acquiescé. — En tout cas, avait ajouté Halt, cela apporte une perspective nouvelle à la traîtrise de Slagor… — Vous allez quand même en parler à Ragnak, j’espère ! s’était indigné Will. — Le fait qu’il soit allé trouver l’Oberjarl le premier nous pose un problème, avait répondu le Rôdeur d’un air dubitatif. Si nous accusons Slagor à notre tour, Ragnak aura l’impression que nous le faisons dans le seul but de sauver Cassandra. Il y a de fortes chances pour qu’il ne nous croie pas. — Mais vous ne pouvez pas laisser ce traître s’en tirer à si bon compte ! — Il n’est pas question de ne rien faire, avait-il assuré. Mais nous devrons attendre le bon moment pour aborder ce sujet. À présent, Slagor se tournait de nouveau vers l’esclave. — Raconte c’que tu sais à l’Oberjarl. Elle ne dit mot. Le capitaine de drakkar, agacé par le mutisme de la femme, s’adressa à Ragnak : — Cette femme vient d’Araluen, et le chef d’mes serviteurs l’a entendue dire qu’elle l’avait reconnue, révéla-t-il en pointant le doigt sur Cassandra. C’est la fille du roi Duncan. Ragnak plissa les yeux et examina la jeune fille, qui releva le menton et le regarda de haut. — C’est vrai, elle ressemble un peu à Duncan, constata l’Oberjarl d’un ton soupçonneux. — Non ! Je me suis trompée ! s’écria soudain l’esclave d’une voix suppliante. C’est pas elle ! — Tu l’as pourtant app’lée « seigneurie », lui rappela Slagor. — Je l’avais pas vue de près, j’ai fait erreur, Seigneur Slagor… je vous en prie, croyez-moi ! insista la femme. — Elle ment, Oberjarl Mes hommes vont d’voir la battre un peu plus, histoire d’lui arracher la vérité une bonne fois pour toutes. Il fit signe à l’un de ses rameurs, qui s’approcha en déroulant un fouet court et épais. L’esclave eut un mouvement de recul. — Non ! Seigneur, pitié ! hurla-t-elle d’une voix perçante, tout en se traînant sur le sol afin d’échapper à l’homme. Mais celui-ci l’attrapa par les cheveux et elle cria de nouveau, autant de douleur que de frayeur. Il leva son fouet, prêt à le faire retomber sur sa victime. — Lâchez-la ! s’interposa soudain Cassandra. Le rameur se figea sur place et se tourna vers Slagor, mais le capitaine observait la jeune fille. — Qu’on en finisse, reprit-elle. Oui, je suis bien la princesse Cassandra d’Araluen. Inutile de torturer cette femme davantage. Un silence de mort s’abattit sur la grande salle. Puis, peu à peu, un bourdonnement agité s’éleva de la foule. Malgré le brouhaha, Will entendit plusieurs personnes prononcer distinctement « serment aux Vallas ». — Silence ! rugit Ragnak. Le bruit cessa instantanément. L’Oberjarl se leva, s’approcha de Cassandra et la dévisagea d’un œil courroucé. — T’es la fille de Duncan ? demanda-t-il — Oui. La fille du roi Duncan. — Dans c’cas, t’es mon ennemie, cracha-t-il avec mépris. Et j’ai juré d’te tuer. Erak s’avança. — Et moi, j’ai juré qu’elle s’rait en sécurité à Hallasholm, Oberjarl. J’ai donné ma parole, quand l’Rôdeur a accepté d’nous aider. Ragnak le dévisagea avec colère. L’assemblée murmurait de nouveau. Le Jarl Erak jouissait d’une certaine popularité auprès des Skandiens et Ragnak n’avait pas pensé un seul instant qu’il se retrouverait aux prises avec lui. Une armée d’envahisseurs s’apprêtait à les attaquer d’ici quelques jours, et il ne pouvait se passer de son chef de guerre le plus avisé. — J’suis l’Oberjarl, et c’est mon serment qui doit l’emporter ! Erak croisa résolument les bras. — J'suis pas d’accord. À ces mots, la foule se mit à l’acclamer. — Il a pas l'droit d’te défier comme ça ! intervint Slagor. Comment ose-t-il ? Fais-le j'ter en prison ! — La ferme, Slagor, riposta Erak, d’une voix calme mais menaçante. J’t’ai pas d’mandé de renoncer à ton serment, Oberjarl ; mais si tu essayes de l’mettre en œuvre, il faudra d’abord me passer sur l’corps. Ragnak s’approcha du Jarl. Les deux hommes, aussi massifs l’un que l’autre, se toisèrent. — Est-ce que tu savais qui elle était, quand tu l’as ram’née ici ? Erak fit non de la tête. — J’suis sûr que si ! s’exclama Slagor. Il savait… La pointe de la dague d’Erak apparut sous son nez et le capitaine de drakkar s’interrompit brutalement. — Répète ça une seule fois, et t’es un homme mort, gronda le Jarl. Slagor recula, prenant soin de mettre une certaine distance entre Erak et lui. Le Jarl rengaina son arme et se tourna vers Ragnak. — J’étais pas au courant, sinon j’l'aurai jamais ram’née ici. Mais mon serment vaut bien le tien. — Que l’diable t’emporte, Erak ! tonna l’Oberjarl. Les Temujai sont à moins de quatre jours d’marche d’ici, et tu sais qu’on peut pas s’permettre de se diviser maint’nant ! — Il serait en effet dommage de devoir se passer de l’un de vos meilleurs guerriers dans la bataille à venir, intervint Halt. — Tais-toi, Rôdeur ! Tout ça, c’est en grande partie ta faute ! Jamais j’aurais dû accepter de traiter avec quelqu’un d’ton espèce. Halt, nullement impressionné par la fureur du Skandien, haussa les épaules. — Si tu le dis… Pourtant, j’ai peut-être une solution à ton problème, à condition que tu veuilles bien m’écouter. Ragnak le scruta d’un œil méfiant, comme si le Rôdeur s’apprêtait à lui jouer un mauvais tour. — Qu’est-ce que tu racontes ? Mon serment est inviolable ! — J’ai bien compris. Mais le temps entre-t-il en ligne de compte ? — Comment ça, le temps ? — Comprenons-nous bien : tu entends tuer Cassandra ; tu sais qu’Erak essayera de t’en empêcher, et que s’il n’y parvient pas, je ne manquerai pas de prendre le relais. Cependant, as-tu juré de la tuer à un moment précis ? — Non, répondit Ragnak, dont la perplexité grandissait. J’me suis contenté d’prêter serment. — Parfait, répondit Halt d’un air entendu. Par conséquent, que tu la tues aujourd’hui ou, mettons, après la défaite des Temujai, importe peu aux Vallas ? — C’est vrai. Du moment que j’ai l’intention de l’faire, les Vallas s’moquent bien d’savoir quand j’vais la tuer. — Oberjarl ! s’écria Slagor. Tu vois pas qu’il cherche à t’berner ? La fille doit mourir tout d’suite ! Sinon, ton serment aura plus d’valeur et les Vallas sauront qu’t’as menti ! Mais cette fois, emporté par sa rage et par son désir de se venger de Cassandra, laquelle avait été à l’origine de son humiliation publique sur l’île de Skorghijl, le capitaine était allé trop loin. Ragnak se tourna vers lui, les yeux étincelants de colère. — Slagor, tu dépasses les bornes. J’aimerais qu’tu perdes l’habitude de traiter tes supérieurs de menteurs, c’est plutôt imprudent d’ta part… — Bien entendu, Oberjarl, j’voulais pas t’offenser… Ragnak lui coupa la parole. — Protéger notre pays reste l’plus important à l’heure qu’il est. J’accepte d’attendre et d’régler notre petit différend quand on en aura fini avec les Temujai, à condition qu’Erak soit d’accord. — Ça m’paraît un bon compromis, répondit l’intéressé. — Malgré tout, j’ai un peu d’mal à comprendre tes intentions, ajouta Ragnak en s’adressant au Rôdeur. Tu fais qu’reporter l’problème. — En effet. Mais il peut se passer beaucoup de choses dans les jours à venir. Erak, toi ou moi pourrions être tués, par exemple. Et puis, j’ai à cœur les mêmes intérêts que toi : chasser les Temujai de Skandie. Car s’ils l’emportaient ici, ils ne tarderaient pas à attaquer Araluen ensuite. Après tout, j’ai moi aussi un serment à tenir, que j’ai prêté au roi Duncan, ajouta-t-il en souriant. — C’est d’accord, déclara l’Oberjarl. Nous réglons d’abord leur compte aux Temujai. Et nous r’viendrons plus tard sur cette histoire. Slagor marmonna un juron, mais nul n’en tint compte. Halt prit Cassandra par le bras et se dirigea vers la sortie, suivi par Will, Horace et Erak. Mais le Rôdeur avait à peine parcouru quelques mètres quand il fit soudain volte-face et s’adressa à Ragnak. — Il y a cependant une question qui me taraude, et seul Slagor peut y répondre. Comme il l’avait espéré, tous les regards convergèrent sur le capitaine de drakkar. — J’espère qu’il saura expliquer pourquoi ses navires se trouvent, en ce moment même, au large de l’île de Fallkork ? 29 En entendant le nom de l’île, Slagor sursauta et afficha une mine coupable. Il se ressaisit aussitôt, mais l’assemblée ne l’avait pas quitté des yeux. Aussi, tous furent témoins de son trouble passager. — J’ai pas à t’répondre, Rôdeur ! se rebiffa-t-il. T’as aucune autorité dans c’Conseil. Erak s’approcha de lui. — Mais moi, j’en ai. Et j’aimerais bien connaître ton explication. — De quoi s’agit-il, Erak ? s’enquit l’Oberjarl. — Deux d’ses navires mouillent tout près de l’île en question, répondit le Jarl, sans lâcher Slagor des yeux. Il prévoit d'les rejoindre dans deux jours, puis les trois drakkars se rendront à la Baie des Sables. Comprenant qu’il était démasqué, Slagor blêmit. Erak poursuivit, imperturbable, haussant peu à peu la voix afin d’empêcher le capitaine de lui couper la parole : — Une fois sur place, il a l’intention d’prendre à son bord cent cinquante guerriers temujai, puis d'les faire débarquer derrière nos lignes afin qu’ils nous attaquent par surprise ! Tous les Skandiens présents poussèrent de hauts cris, certains pour réclamer la tête de Slagor, d’autres pour protester. Le brouhaha se calma quand Ragnak leur hurla de se taire. — Comment tu sais ça ? demanda-t-il. Comme nombre de ses compatriotes, l’Oberjarl n’aimait pas Slagor, mais l’idée que pareille trahison puisse être commise par l’un des siens, même venant du sournois capitaine, lui paraissait invraisemblable et contraire à leur code de l’honneur. — Quelqu’un l’a entendu négocier avec le général temujai, répondit Erak. Aussitôt, Slagor clama son innocence. — Mensonges ! C’est un tissu d’mensonges ! Qui aurait pu m’entendre ? Qui ose m’accuser d’être un sale traître ? — Justement, intervint Halt d’une voix forte, notre informateur se trouve parmi nous, dans cette salle. À ces mots, Slagor cessa de protester. Ragnak dévisagea le Rôdeur avec irritation. Depuis qu’il était arrivé à Hallasholm, il ne cessait de perturber l’ordre des choses. — Dans c’cas, qu’il parle, dit l’Oberjarl. — Il s’agit de Cassandra, Ragnak. Cela explique peut-être pourquoi Slagor aimerait tellement la voir mourir… Will comprit avec quelle habileté le Rôdeur avait manipulé son auditoire, car personne ne semblait avoir l’idée de s’interroger sur ce qui sautait pourtant aux yeux : comment Slagor aurait-il pu savoir que Cassandra l’avait espionné ? Car s’il l’ignorait, il n’avait aucune raison personnelle de vouloir la faire disparaître… — C’est facile, d’m’accuser ! hurla Slagor. Mais quelle preuve vous avez ? — Eh bien, Rôdeur, intervint Ragnak, peux-tu prouver c’que tu avances ? Erak prit la parole. — Svengal est allé chercher les deux navires de Slagor, ils seront rentrés demain. — Et alors ? le coupa le capitaine d’une voix stridente. Deux d’mes drakkars sont à Fallkork, mais ça fait pas d’moi un traître ! Voyant que le Jarl ne répondait rien ? Slagor s’enhardit et s’adressa à la foule, où ses partisans s’agitaient. — Ils m’accusent de trahison ! C’est d'la calomnie ! Ils préfèrent croire une ennemie jurée d’notre Oberjarl, alors qu’ils ont aucun moyen de l’prouver. Elle est belle, la justice skandienne ! Des voix s’élevaient de l’assemblée, donnant raison au capitaine ; celui-ci, voyant que le vent tournait en sa faveur, se tourna vers Halt. — Vas-y, Rôdeur, cracha-t-il. Prouve que j’ai pactisé avec l’ennemi ! Halt hésita, puis comprit que la bataille était perdue. Mais Will s’avança près de son maître. — J’ai une idée, annonça-t-il. Il en fallait beaucoup pour obtenir le silence d’une assemblée de Skandiens, mais ces quelques mots suffirent. Tous les yeux se posèrent sur le jeune homme fluet qui se tenait entre Halt et Erak. — Laquelle ? demanda Ragnak. — Le fait que les navires de Slagor se trouvent à Fallkork ne constitue pas une preuve en soi de sa trahison, énonça le garçon d’une voix réfléchie. Il s’agissait de faire preuve de prudence ; il savait que son sort et celui de ses compagnons ne tenaient plus qu’à un fil. Voyant que Ragnak s’apprêtait à reprendre la parole, il s’empressa de poursuivre. — En revanche, si Erak se rendait à la Baie des Sables avec Le Loup des Vents et qu’il découvrait cent cinquante guerriers des Steppes attendant d’embarquer sur un navire skandien, ne serait-ce pas la preuve que quelqu’un a l’intention de vous trahir ? Un murmure approbateur suivit ces mots, tandis qu’Erak murmurait : — Judicieux, mon garçon. — En effet, finit par reconnaître Ragnak, la mine pensive. Cela prouv’rait que quelqu’un a pactisé avec eux. Mais comment savoir qu’il s’agit d’Slagor ? — Oberjarl, répondit le Rôdeur, il existe un moyen très simple. Puisque nos ennemis s’attendent à embarquer sur trois drakkars différents, Erak peut partir avec trois navires au lieu d’un seul. Ensuite, il pourra rencontrer le commandant des Temujai et lui expliquer que Slagor n’a pu venir et l’a envoyé à sa place. Si le commandant ne sait pas qui est Slagor, il le dira à Erak et, dans ce cas, le capitaine sera innocenté. Il marqua une pause, et s’aperçut que Ragnak hochait la tête d’un air approbateur. — À l’inverse, poursuivit-il, si le Shan admet connaître Slagor, tu auras la preuve que tu cherches. — N’importe quoi ! s’écria Slagor. J’te jure que jamais j’ai trahi qui qu’ce soit, Oberjarl ! C’est un complot tramé par ces gens d’Araluen ! Et Erak est tombé dans l’panneau… — Si t’es innocent, déclara Ragnak en le dévisageant d’un air sévère, t’as rien à craindre, pas vrai ? Il avait remarqué que le capitaine suait à grosses gouttes et que sa voix se faisait de plus en plus stridente, signes que Slagor avait peur. — J’vois pas pour quelle raison Erak… Mais Ragnak l’interrompit d’un geste. — Tais-toi. Jarl Erak, fais préparer trois navires et pars dès qu’possible pour la Baie des Sables, comme le propose le Rôdeur. Une fois qu’tu sauras si les Temujai connaissent ou non Slagor, reviens m’en informer. Quant à toi, dit-il en se tournant vers le principal intéressé, qui essayait de se diriger discrètement vers une porte dérobée, t’avise pas d’quitter la cité : j’veux que tu sois présent quand Erak s’ra d’retour. Ulfak, j’te charge de l’avoir à l’œil ! — Une dernière chose, Oberjarl, dit Erak. Une fois qu’j’ai découvert qu’Slagor est un traître, est-ce que j’peux tuer quelques Temujai, histoire d’en avoir un peu moins à combattre ? — Bonne idée, mais prends pas d’risques inconsidérés. Si tu t’faisais tuer, j’pourrais pas savoir qui nous a trahis. — Pourquoi ne pas laisser le plan se dérouler comme prévu ? intervint soudain Will. L’Oberjarl lui lança un regard éberlué. — T’es pas un peu fou ? Qu’est-ce qu’on f’rait des prisonniers ? Il faudrait les maîtriser, les faire garder… — Vous n’avez pas besoin de les amener jusqu’ici, reprit le garçon. Le Jarl Erak pourrait trouver un prétexte pour les débarquer sur l’île de Fallkork… et les abandonner là-bas. Le silence qui régnait sur la salle fut soudain rompu par un rire tonitruant. — C’est trop drôle, s’exclama Erak. Quelle idée fantastique ! Si nous passons par l’Détroit des Vautours, ces cavaliers vont jamais s’en remettre, et ils nous supplieront d’les débarquer au bout de quelques heures ! La mer est terrible à c’t’époque de l’année… — Si j’comprends bien, ces Temujai ont pas l'pied marin ? demanda Ragnak au Rôdeur, l'air songeur. — En effet, répondit celui-ci. L’Oberjarl dévisagea tour à tour Halt et Will. — En tout cas, j’remarque que ton apprenti montre un certain talent à réfléchir comme vous autres, Rôdeurs… d’façon retorse et sournoise. Halt posa une main sur l'épaule de Will. — Nous sommes très fiers de lui, Oberjarl. Il ira loin, j'en suis persuadé. Ragnak secoua la tête. Ces discussions, ces histoires de complots et de ruses l'avaient fatigué. — Allez, Erak, va retrouver ces Temujai, débarque-les sur l’île de Fallkork et reviens vite. — Oberjarl ! Ils sont tous de mèche ! objecta Slagor, dans une dernière tentative pour échapper au châtiment qui l'attendait. Tu peux pas les envoyer vérifier leurs propres accusations, ça s’rait injuste ! — T’as pas tort, concéda Ragnak. Borsa, tu accompagneras Erak comme témoin. Quant à toi, Slagor, tu frais mieux d’prier pour qu’y ait pas d’Temujai à la Baie des Sables. 30 À la proue de son drakkar, Erak se tourna vers son compagnon et ne put réprimer, pour la énième fois, un large sourire. — Je ne vois pas ce qui te fascine encore… Tu devrais être habitué, à présent, lança le Rôdeur d’un ton acerbe. — Impossible, répliqua le Jarl avec bonne humeur. Chaque fois que j’te regarde, ça m’fait le même effet… — Décidément, les Skandiens ont un sens de l’humour qui me réjouit…, répondit Halt, la mine sombre. Sa mauvaise humeur s’intensifia quand il vit que plusieurs marins souriaient eux aussi. Cependant, il fallait reconnaître que son accoutrement prêtait à rire. Il avait temporairement délaissé sa cape et ses habits de Rôdeur pour revêtir une tenue skandienne : un gilet de peau de mouton, une courte cape de fourrure et un pantalon de laine entouré de bandelettes de cuir de la cheville au genou. Du moins, en théorie. Car Halt, beaucoup plus petit que le Skandien moyen, avait dû nouer les bandelettes jusqu’à mi-cuisses pour les empêcher de dégringoler, et le gilet semblait si large qu’on aurait pu facilement en faire tenir deux comme lui dedans. — C’est ta faute, après tout, lui dit Erak. Personne t’a obligé à t’déguiser en Skandien ! — Comme si j’avais le choix, marmonna Halt. Les Temujai qui nous ont pourchassés le long de la frontière ont eu le temps de me voir, et même s’ils ne me reconnaissaient pas, ils se méfieraient d’emblée d’un Rôdeur… Erak se pencha vers la pierre aimantée qui lui servait de boussole et vérifia la course du navire. — Un peu plus vers l’sud-ouest, murmura-t-il. Soyez prêts, la Baie des Sables se trouve juste derrière c’promontoire ! cria-t-il à ses hommes. Les Skandiens commencèrent à s’affairer et s’assurèrent que leurs armes étaient à portée de main. Sur un signe de tête du Jarl, la vigie qui se trouvait en haut du grand mât relaya le message aux deux autres drakkars qui voguaient dans le sillage du Loup des Vents. Tout en réprimant un sourire, Erak donna un coup de coude dans les côtes du Rôdeur. — Tu frais mieux d’mettre ton casque. Halt se rembrunit encore davantage, mais s’empara de l’énorme casque cornu que tout guerrier skandien se devait de porter en public. Cet objet avait posé un problème, car le tour de tête du Rôdeur ne correspondait pas aux standards skandiens. Et même si Erak avait réussi à dénicher un tout petit casque, celui-ci n’arrêtait pas de tomber sur son nez. Il avait dû tapisser l’intérieur de plusieurs couches de tissu avant de pouvoir l’enfiler correctement. Il plaça prudemment le casque sur son crâne ; les Skandiens qui l’entouraient ne parvenaient pas à cacher leur amusement. Borsa, l’intendant de Ragnak, laissa échapper un petit ricanement ; même lui, qui n’avait pourtant jamais participé de près ou de loin à une seule bataille, savait qu’il avait plus d’allure que le Rôdeur. — Même si on r’vient bredouilles, on s’ra pas v’nus pour rien ! Furibond, Halt lui tourna vivement le dos. Il n’aurait pas dû, car le casque, déstabilisé, tomba de nouveau sur ses yeux. Il marmonna un juron, redressa ce couvre-chef qu’il trouvait si ridicule et se résigna à supporter les moqueries des Skandiens. De son côté, Erak se préparait à dépasser le promontoire ; tous s’activaient sur le drakkar : on roula la grande voile carrée et les rameurs prirent le relais. Halt jeta un coup d’œil derrière lui afin de vérifier que les autres drakkars avaient adopté le même rythme mais, une nouvelle fois, son casque s’inclina, prêt à tomber. Il l’arracha de sa tête d’un geste irrité et le jeta sur le pont, tout en regardant le Jarl d’un œil noir. Ce dernier se contenta de hausser les épaules, un grand sourire aux lèvres. Ils arrivaient déjà à la pointe du promontoire et les guerriers tendirent le cou, impatients de savoir si la plage serait vide, ou si des Temujai s’y trouveraient. Le navire passa lentement devant les derniers rochers et la bande sableuse apparut peu à peu. N’apercevant aucun ennemi à l’horizon, Halt éprouva d’abord un découragement extrême, mais quand ils eurent pris un dernier virage, il comprit qu’il avait fait erreur : là, au centre de la plage, les attendaient trois escadrons de cavaliers – des bataillons qu’ils appelaient des Ulans, l’unité de base de leurs forces. Chacun comptait soixante cavaliers. Ils avaient planté leurs tentes en rangées bien ordonnées et attaché leurs chevaux un peu plus loin. La note suraiguë d’une corne d’appel retentit, signalant que les Temujai les avaient repérés. Borsa secoua tristement la tête. — Moi qui espérais que ce s’rait peine perdue de v’nir jusqu’ici ! lança-t-il avec amertume. C’est pas facile d’être ainsi trahi par l’un des siens, ajouta-t-il avant de s’éloigner. Halt et Erak échangèrent un regard entendu. Le Jarl haussa les épaules. D’un tempérament plus cynique que l’intendant, il connaissait suffisamment Slagor pour ne pas être déçu. — Il est temps d’vérifier que Cassandra s’est pas trompée. Il appuya sur la barre de gouvernail et le navire vira de bord, la proue face à la plage. Comme prévu, les deux autres drakkars suivirent le mouvement et leurs rameurs conservèrent un rythme paisible afin de maintenir l’équilibre entre la marée et le vent. Les navires étaient à deux cents mètres environ de la plage, à portée de tir des arcs des Temujai. Le Loup des Vents continua son approche, chaque coup de rame le rendant plus vulnérable. Cependant, les énormes boucliers arrondis rangés le long du bastingage les protégeaient en partie d’une attaque éventuelle. — Gardez la tête baissée, gronda Erak. Une mise en garde inutile, étant donné que les rameurs s’étaient déjà recroquevillés autant que possible sur leurs bancs. Halt remarqua que la main du Jarl quittait de temps à autre la barre et venait effleurer le manche de son énorme hache, posée près de lui. Une certaine agitation régnait à présent sur la plage : quelques Temujai s’étaient approchés du bord de l’eau et, derrière eux, les officiers lançaient des ordres à leurs guerriers afin qu’ils se préparent à embarquer sur les navires skandiens. La mer restait profonde jusqu’au rivage, et même quand cela n’était pas le cas, le drakkar était conçu pour accoster dans des eaux de moins d’un mètre de profondeur ; cependant, les Temujai n’en savaient rien et Halt et Erak pensaient qu’il valait mieux maintenir une bonne distance avec l’ennemi. Quand ils furent à une vingtaine de mètres, Erak lança un ordre bref et les rameurs de gauche firent marche arrière tandis que les autres continuèrent d’avancer, de telle sorte que le navire se trouva parallèle à la plage. Le Jarl appela son second, qui le remplaça à la barre, puis s’approcha du bastingage. — Ohé ! appela-t-il d’une voix tonitruante. Halt, qui se tenait à ses côtés, s’empressa de reculer de quelques pas. Le Tem’uj qui se tenait au centre du petit groupe mit ses mains en porte-voix et répondit. — Je suis Or’kam, le commandant de ces bataillons. Où est Slagor ? Derrière lui, Halt entendit quelqu’un pousser un soupir. Il se tourna et avisa Borsa, qui secouait la tête d’un air dépité, imité par d’autres guerriers. — T’nez-vous tranquilles, lança Erak. C’est pas l’moment. Il entreprit d’expliquer aux guerriers des Steppes l’absence de Slagor. — L’Oberjarl Ragnak commençait à s’montrer méfiant et c’aurait été trop risqué que Slagor vienne jusqu’ici. Il nous rejoindra à l’île de Fallkork. Les officiers s’empressèrent de se consulter. — Ils ont pas l’air content, marmonna le Jarl. — On se fiche bien de savoir si cela leur déplaît ou non, il suffit qu’ils croient à notre histoire, lui répondit Halt à voix basse. Au bout de quelques minutes de discussion, Or’kam les rappela. — On s’attendait à voir Slagor. Comment savoir qu’on peut vous faire confiance ? Il vous a laissé un message ? Un mot de passe ? Les Skandiens échangèrent des regards inquiets. Si Slagor avait prévu une mesure de ce genre avec l’ennemi, leur plan échouerait, — Essaye de bluffer, conseilla le Rôdeur. Il a déjà dit qu’il attendait Slagor. Pourquoi auraient-ils besoin d’un mot de passe ? Erak acquiesça. — Écoute, cria-t-il. Qu’est-ce que tu frais d’un mot d’passe ? J’suis v’nu vous chercher, un point c’est tout, et j’risque ma peau ! Soit vous acceptez d’embarquer, soit j’m’en vais piller les côtes et j’vous laisse, Ragnak et vous, à votre p’tite guerre. Compris ? Les Temujai se consultèrent de nouveau. Or’kam avait l’air réticent mais, visiblement, il pesait le pour et le contre. — C’est d’accord, finit-il par répondre. Venez jusqu’ici et nous monterons à bord. Mais Erak fit non de la tête. — Nous vous envoyons des barques, impossible d’accoster ici. L’autre eut un geste furieux. Apparemment, il n’appréciait guère que l’opération ne se déroule pas comme il le souhaitait. — Qu’est-ce que tu racontes ? Slagor a accosté avec son navire, je l’ai vu faire ! — Dis-moi, cavalier : est-ce que t’as vu le drakkar de Slagor réussir à quitter la plage avec cinquante hommes à son bord ? lança le Jarl d’une voix sarcastique. J’veux bien accoster, mais j’pourrai pas repartir ! Or’kam resta muet. — Très bien, dit-il après réflexion. Combien d’hommes pouvez-vous transporter à la fois ? Erak réprima son envie de soupirer de soulagement. _On a trois barques et chacune peut cont’nir huit hommes. — D’accord, envoie les barques. 31 — Deuxième position ! … Tirez ! cria Will. Une centaine d’hommes levèrent leur arc à la même hauteur, les bandèrent et décochèrent leur flèche presque simultanément. Le sifflement de chaque trait se répercuta sur le terrain. Will et Horace regardèrent d’un air satisfait la nuée de flèches tracer une large courbe en direction de la cible qui avait tout à coup surgi dans l'herbe. À quelques mètres derrière la ligne de tir, assise sur une vieille charrette hors d’usage, Cassandra observait la scène avec intérêt. Tous entendirent le bruit sourd des flèches qui se plantèrent dans le sol autour de la cible, et le son plus sec de celles qui s’y fichaient. — Boucliers ! mugit Horace. Près de chaque archer, un fantassin s’avança, un large bouclier de bois rectangulaire accroché au bras, positionné afin de couvrir l’archer tandis qu’il encochait une nouvelle flèche. Une idée qui était venue à l’esprit de l’apprenti guerrier durant une séance d’entraînement à laquelle il avait assisté. Will l’avait aussitôt expérimentée. Avec si peu d’archers, il ne pourrait pas se permettre d’en perdre lorsque les Temujai riposteraient à leurs tirs. L’apprenti Rôdeur jeta un bref regard à ses hommes afin de vérifier s’ils étaient prêts à décocher un second trait. Puis il se tourna vers le terrain, cherchant des yeux la nouvelle cible. Alors que l’équipe qui se tenait derrière lui tirait sur les cordes qui déclenchaient la mise en place des cibles, une autre planche se redressa dans l’herbe. Will avait bien failli ne pas la voir. Un début de panique s’empara de lui. Tout allait trop vite. Serait-il à la hauteur de la tâche ? — Arrière ! cria-t-il à l’intention des fantassins, tout en regrettant que sa voix ait tendance à se briser à chaque fois qu’il lançait un ordre. Les hommes reculèrent d’un pas. — À droite ! Troisième position ! … Tirez ! Une autre volée de flèches siffla au-dessus du terrain et retomba autour de la cible, tandis qu’une autre se mettait déjà en place. — Boucliers ! Tout en lançant cet ordre à ses fantassins, Horace les imita et protégea Will derrière le bouclier qu’il tenait à la main. — Allez, allez, plus vite…, marmonna l’apprenti Rôdeur, qui observait les archers s’emparer d’une autre flèche afin de l’encocher. Ces derniers sentirent son impatience, ce qui leur fit commettre quelques maladresses. Trois d’entre eux lâchèrent leur flèche. D’autres maniaient leur arme plus gauchement que des débutants. Malgré sa frustration, Will comprit qu’il allait devoir se contenter des hommes qui étaient prêts. Il dirigea de nouveau son regard sur la cible. Il ne s’était pas aperçu qu’elle était si proche… et il n’avait plus le temps d’évaluer la distance du tir à effectuer. Furieux, il descendit de la petite estrade placée à l’extrémité de la rangée d’archers. — Baissez vos armes ! lança-t-il. Pause pour tout le monde ! Il transpirait abondamment et dut s’essuyer le front avec un pan de sa cape. — Il y a un problème ? demanda Horace, qui s’était approché. — C’est désespérant ! répliqua son ami, l’air accablé. Je ne peux pas garder l’œil à la fois sur les cibles et sur les hommes. Je n’arrive plus à jauger la distance… Il va falloir que tu te charges de surveiller les archers afin de me dire quand ils sont en position pour tirer. — Je veux bien, répondit Horace, la mine contrariée. Mais le jour de la bataille, je serai trop occupé à te protéger en cas de riposte. J’ai vraiment besoin de surveiller le terrain, moi aussi. À moins que tu préfères que les Temujai te criblent de flèches… — Il faudra bien que quelqu’un s’en occupe ! s’exclama Will, furieux. Nous n’avons même pas commencé à nous entraîner contre le Kaijin, et tout va déjà de travers ! Halt leur avait parlé du Kaijin, un archer hors pair qui accompagnait les soixante guerriers de chaque Ulan ; son rôle consistait à repérer le commandant d’un bataillon ennemi et à l’éliminer. Will aurait pour mission de le contrer. Pour cela, il avait conçu un exercice pratique avec des cibles supplémentaires, mais plus petites. Mais si le jeune homme divisait son attention entre ses archers et leurs adversaires, il aurait peu de chances de mettre les Kaijin hors d’état de nuire. En revanche, il avait de fortes chances de se faire abattre… — Je veux bien m’en charger, proposa Cassandra. Décontenancés, ses deux compagnons se tournèrent vers elle. — Je peux surveiller les archers et faire signe à Will quand j’estime qu’ils sont prêts, ajoutât-elle. — Mais… ça t’obligerait à rester dans la zone des combats ! s’écria aussitôt Horace. Ce serait trop dangereux ! La jeune fille remarqua que Will n’avait encore rien dit. Il semblait peser le pour et le contre. Elle s’empressa de répondre à l’apprenti guerrier avant que le jeune Rôdeur ne la contredise à son tour. — Les archers ne sont pas en première ligne, tu le sais. Mais positionnés à l’arrière, protégés par une tranchée et une butte. Vous pouvez m’aménager un abri juste au-dessous du poste de commandement de Will. Là, aucune flèche ne m’atteindra. En fin de compte, je n’ai pas besoin d’avoir vue sur l’ennemi, seulement sur les hommes. — Et si les Temujai franchissent nos lignes ? rétorqua Horace. Tu te retrouveras au beau milieu de la bataille ! — S’ils font une percée, que je sois là ou ailleurs n’aura plus aucune espèce d’importance, vu que nous mourrons tous. Et puisque tout le monde prend des risques, pourquoi pas moi ? Horace eut la présence d’esprit de ne pas dire tout haut ce qu’il pensait tout bas : « Parce que tu es une fille ! » Sans compter qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Cependant, il n’était pas complètement convaincu. — Qu’est-ce que tu en penses, Will ? voulut-il savoir, s’attendant à ce que l’apprenti Rôdeur se range à son point de vue. Aussi, il fut surpris de voir que son ami mettait du temps à répondre. — Je pense, finit par dire Will, qu’elle a peut-être raison. Ça ne coûte rien d’essayer. — Prêts ! annonça Cassandra d’une voix calme. Elle était accroupie sous l’estrade sur laquelle se tenaient Will et Horace. — Arrière ! cria Horace. Les fantassins baissèrent leur bouclier et posèrent un genou à terre. — À gauche ! Première position ! … Tirez ! Les archers manquèrent d’ensemble. L’apprenti Rôdeur s’en voulut. Il avait lancé son ordre trop tôt, alors que certains des hommes n’avaient pas complètement terminé de bander leur arc. Tandis que la cible suivante se mettait en place, une seconde, qui représentait une silhouette de la taille d’un homme, se dressa à l’emplacement de la précédente. C’était au tour de Will d’agir. Il encocha, tira et vit son trait atteindre brutalement son objectif. Au même instant, Cassandra l’informa que les archers étaient prêts à tirer. Il porta de nouveau son attention sur l’autre cible. — À gauche ! Troisième position ! … Il attendit quelques secondes avant de rectifier. — Plus bas, d’une demi-position… Tirez ! Cette fois, la volée de flèches fut parfaite et la plupart d’entre elles criblèrent la cible. S’il s’était agi d’une troupe armée en train de charger, les tirs auraient fait nombre de victimes. — Boucliers ! mugit Horace. Mais Will agita la main d’un geste las. — Vous pouvez vous asseoir. Le jeune guerrier répéta l’ordre d’une voix plus forte. Les archers et les fantassins, qui s’entraînaient depuis deux heures, s’écroulèrent sur l’herbe, heureux de prendre un repos mérité. — C’est pas mal, constata Horace, en adressant un grand sourire à l’apprenti Rôdeur. La majorité des flèches ont atteint les cibles. Quant à toi, tu n’as pas raté un seul de ces Kaijin… — C’est vrai. Mais ils n’étaient pas en mesure de riposter… Pourtant, il était content de ses tirs. — Vous avez tous fait du bon travail, ajouta-t-il à l’intention des hommes. Je vous accorde une pause d’une demi-heure. Un murmure satisfait parcourut les rangs. Les archers s’éloignèrent en direction des tonneaux remplis d’eau. Derrière lui, Will entendit une voix qu’il connaissait bien. — Prenez plutôt votre journée. Vous en avez fait assez pour le moment. Les trois jeunes gens se retournèrent. À la vue du Rôdeur, Will se sentit ragaillardi et dévoré par la curiosité. Que s’était-il donc passé à la Baie des Sables ? — Halt ! s’écria-t-il. Alors ? Vous avez rencontré les Temujai ? Le piège a fonctionné ? D’un geste de la main, son maître coupa court à cette avalanche de questions. Il venait de voir quelque chose qui ne lui plaisait guère. — Est-ce toi qui as demandé à Cassandra de vous aider ? demanda-t-il à son apprenti. Le regard du jeune homme se fit d’abord hésitant. Puis, il serra la mâchoire d’un air déterminé. — Oui, Halt. Parce que j’ai besoin de quelqu’un qui m’informe quand les hommes sont prêts à tirer. Sans elle, ça ne fonctionne pas. — Tu ne peux pas trouver quelqu’un d’autre ? — Je ne connais personne d’autre en qui je puisse avoir confiance. J’ai besoin de quelqu’un qui ne paniquera pas. Qui gardera son sang-froid. — Et comment sais-tu si Cassandra ne paniquera pas ? s’enquit le Rôdeur, en grattant sa barbe d’un air pensif. — Parce que je l’ai vue faire à Celtica. Quand nous avons incendié le pont1. Halt observa les trois jeunes gens qui se tenaient devant lui. Inflexibles. Obstinés. Pourtant, il savait que Will avait raison. — Dans ce cas, c’est d’accord. Les trois compagnons lui firent un sourire radieux. — Mais ne vous réjouissez pas trop vite, ajouta le Rôdeur. Si elle est abattue, ce sera à moi de l’annoncer à son père… — Alors ? l’interrompit Will Et ces Temujai ? Ils étaient à la Baie des Sables ? — Bien entendu. Et ils ont clairement laissé entendre qu’ils s’attendaient à rencontrer Slagor. Cassandra poussa un soupir de soulagement. — Ce qui vous met hors de danger, Princesse, ajouta-t-il. — Pourtant, Ragnak n’a pas renoncé à son serment…, fit-elle observer d’une voix anxieuse. — C’est vrai. Mais il a accepté de laisser sa vengeance de côté, le temps que nous repoussions les envahisseurs. — Il l’a seulement reportée à plus tard… — Il arrive que les problèmes que l’on remet à plus tard se résolvent d’eux-mêmes… plus fréquemment qu’on ne le croit, la rassura Halt, tout en passant un bras autour des minces épaules de la jeune fille. — Si tu le dis… En revanche, Halt, cesse de m’appeler par mon titre, si cela ne te dérange pas. Inutile de rappeler trop souvent à Ragnak ou à ses hommes qui je suis vraiment… Il acquiesça. Puis, se penchant vers elle, il lui dit à voix basse : — Au fait, n’en parlez à personne… et surtout pas à Ragnak… mais ne soyez pas surprise si vous croisez le navire d’Erak et qu’il vous propose de vous embarquer dès que nous aurons chassé ces satanés guerriers des Steppes de Skandie. Une lueur d’espoir éclaira le regard de Cassandra. Elle regarda le Rôdeur, puis le Jarl qui s’approchait. Elle déposa un petit baiser sur la joue de Halt. — Merci, dit-elle doucement. Au moins, je sais que j’ai une chance de m’en tirer. — Pas de quoi, je suis là pour ça, répondit Halt, embarrassé mais souriant. Elle s’éclipsa discrètement afin de rejoindre ses appartements. Elle avait besoin d’être seule un moment. Voyant Erak arriver, les quelques Skandiens qui s’occupaient des cibles l’interpellèrent – ils voulaient savoir comment s’était déroulée leur expédition à la Baie des Sables. Dès que le Jarl les informa que Slagor avait bel et bien essayé de les trahir, les hommes marmonnèrent d’un air furieux et lancèrent des regards noirs en direction de la demeure de l’Oberjarl, où Slagor était sous bonne garde. — Et les Temujai ? demanda Will. Comment les avez-vous persuadés de débarquer sur l’île de Fallkork ? Le rire d’Erak se répercuta d’un bout à l’autre du terrain. — Si vous aviez vu ça ! Il aurait fallu les assommer pour les en empêcher ! Ils s’bousculaient et tombaient les uns sur les autres tellement ils avaient hâte de r’trouver la terre ferme ! Les autres Skandiens lâchèrent eux aussi de gros rires. — J’ai réussi à trouver un courant où les vents soufflaient sur l’arrière ; ajoutez-y une mer bien démontée à tribord et la marée qui montait en même temps. Au bout d’quelques heures, ces féroces cavaliers étaient d’venus de vrais agneaux… des p’tits agneaux malades ! — Ils n’étaient pas les seuls, répliqua Halt d’un ton rancunier. J’ai connu bien des mers au cours de ma vie, mais jamais je n’avais souffert autant. Une nouvelle fois, Erak éclata de rire. — Le Rôdeur allait si mal qu’il était presque d'la même couleur qu’sa cape ! précisa le Jarl en s’adressant à Will. — Au moins, ce satané casque m’aura servi à quelque chose, ajouta Halt. Le sourire du Skandien disparut. — Je sais pas trop c’que j’vais raconter à Gordoff… il m’avait fait promettre de prendre soin de ce casque – c’est son préféré. Un souvenir de famille. — En tout cas, tu peux lui dire que je lui ai trouvé un usage. Will ne manqua pas d’apercevoir la lueur malicieuse qui brillait dans les yeux de son maître. Celui-ci jeta un coup d’œil à la troupe d’archers. — On dirait que tu les as bien fait travailler. — On se débrouille, répondit Will d’un ton qui se voulait désinvolte. — D’après ce que j’ai vu, c’est beaucoup mieux que ce que tu prétends. Allez, donne-leur le reste de la journée, ils l’ont mérité. Car si je ne me suis pas trompé dans mes calculs, nous allons tous avoir besoin de reprendre des forces dans les jours qui viennent. 32 Ce fut d’abord un son étouffé. Will crut qu’il s’agissait de grosses vagues venant s’écraser sur la plage, ou encore du tonnerre résonnant dans le lointain – cependant, il ne l’avait jamais entendu retentir ainsi et se répéter sans interruption ; et, peu à peu, prendre autant d’ampleur. Le vacarme de milliers de sabots qui se rapprochaient lentement d’Hallasholm. À quelques reprises, Will banda son arc afin de vérifier si la corde était suffisamment tendue. Il gardait les yeux braqués sur un point précis – à un kilomètre de la cité, une étroite bande de terre entre la plage et les collines formait un promontoire qui avançait dans la mer et qui dissimulait l’armée à l’approche. Le garçon avait la bouche sèche. Il attrapa l'outre accrochée à son carquois et ne vit pas les premiers cavaliers amorcer le virage. À la vue de la longue colonne qui apparaissait, les hommes autour de Torak laissèrent échapper un cri de surprise bien involontaire. Les Temujai chevauchaient en formation serrée, chaque monture calquant son trot sur celui des autres. — Ils doivent être des milliers ! s’exclama l'un des archers, d’une voix terrifiée. Plusieurs remarques semblables fusèrent dans la rangée. En revanche, les guerriers skandiens, positionnés devant eux, restèrent muets. Les cavaliers avançaient toujours, s’approchant des rangs des pilleurs des mers. Soudain, un clairon joua une seule note stridente et l'armée temujai s’immobilisa. Le martèlement sourd des sabots s’était tu. Le silence était presque palpable. Puis, un énorme rugissement monta des gorges des Skandiens – un cri de défi, auquel se mêlait le vacarme assourdissant des haches et des épées qui frappaient les boucliers. Le bruit s’apaisa peu à peu. Les guerriers des Steppes n’avaient pas bougé d’un pouce, se contentant de fixer leurs adversaires. — Tenez-vous tranquilles ! ordonna Will à ses hommes. Sa troupe d’anciens esclaves lui paraissait ridicule à côté du premier rang ennemi, qui comptait entre six ou sept cents guerriers de front. Et derrière eux, ils étalent cinq ou six fois plus nombreux. Au centre de l’armée, où le commandant avait pris place, de petits drapeaux de couleur furent agités. D’autres leur répondirent. Le clairon résonna de nouveau et les cavaliers qui se trouvaient en première ligne se remirent en marche. Tout à coup, un sifflement métallique déchira l'air ; les soldats venaient de dégainer leurs sabres, dont les lames étincelèrent sous le soleil pâle. — Ils ont prévu des combats rapprochés, constata Horace, qui se tenait près de Will. Celui-ci acquiesça. — Tu te souviens de ce que Halt nous a expliqué ? Leur premier mouvement sera une feinte… ils vont faire mine d’attaquer afin d’obliger les Skandiens à quitter leurs barricades, puis ils se retireront. Les quelques mille huit cents pilleurs des mers s’étaient rangés en trois lignes sur une étroite bande de terre entre la mer et les collines boisées. Pour installer leur principale position défensive, Halt avait choisi l’endroit le mieux protégé, avec les montagnes escarpées d’un côté et la mer de l’autre. La cité d’Hallasholm n’était qu’à deux cents mètres derrière les barricades. Les Skandiens attendaient derrière des fortifications légèrement surélevées. La pente qui faisait face aux Temujai était parsemée de pieux épais de longueurs variables, conçus pour empaler les chevaux ennemis. Les archers de Will, quant à eux, avaient pris place sur une butte, à quelques mètres de la première ligne. Pour l’instant, ses hommes étaient dissimulés derrière des terre-pleins recouverts de paniers d’osier. Plus loin, debout sur un petit monticule au centre des lignes skandiennes, Halt, Erak et Ragnak occupaient le poste de commandement. D’autres petits drapeaux furent agités dans les rangs des Temujai. La cavalerie accéléra l’allure, tout en se déportant légèrement en direction du flanc droit des lignes skandiennes. Les archers accroupis derrière leur barricade s’agitèrent. D’instinct, plusieurs d’entre eux tendaient déjà la main vers les réserves de flèches posées devant eux. — On ne bouge pas ! lança Will. Halt ne voulait surtout pas que l’ennemi ait connaissance de la présence des archers avant que les Skandiens n’aient mené quelques attaques. — Attendez qu’ils soient engagés dans un vrai combat pour vous montrer, lui avait dit le Rôdeur. Ainsi, l’effet de surprise jouera en notre faveur. Les hommes se tournèrent vers leur jeune commandant. Ce dernier se força à sourire et, affectant une nonchalance exagérée, posa son arc devant lui, contre la barricade, pour leur signifier qu’ils n’interviendraient pas avant un certain temps. Quelques archers l’imitèrent. — Tu t’en sors bien, fit observer Horace à voix basse. Comment fais-tu pour rester aussi calme ? — Il suffit d’être terrifié, murmura Will. La question de l’apprenti guerrier l’étonnait, car ce dernier ne semblait nullement inquiet. — Je sais ce que c’est…, répondit pourtant Horace. J’ai failli lâcher mon épée quand je les ai vus apparaître. Les cavaliers prirent de la vitesse et passèrent au galop. Alors qu’ils s’approchaient du flanc droit des lignes skandiennes, la majeure partie d’entre eux parut se raviser, comme si la vue des pieux aiguisés et des fortifications les dissuadait d’aller plus loin : ils longèrent les barricades quelques secondes puis firent volte-face et repartirent en direction de leur armée. Les Skandiens hurlèrent des jurons et une pluie de lances, de pierres et d’autres projectiles, dont très peu atteignirent leur cible, s’envolèrent en direction des Temujai qui s’éloignaient. Seul un groupe d’une centaine d’hommes continua sur sa lancée. Les cavaliers, dressés sur leurs étriers, hurlèrent leur cri de guerre et forcèrent leurs montures à gravir la pente, indifférents aux hennissements de douleur des chevaux qui s’empalaient sur les pieux. Deux tiers d’entre eux réussirent à atteindre la barricade et, penchés sur leur selle, se mirent à distribuer de grands coups de sabre de droite et de gauche. Les Skandiens engagèrent le combat avec enthousiasme. Leurs énormes haches retombaient lourdement sur les chevaux, dont les cris d’agonie perturbaient Will. Il essaya de se boucher les oreilles, en vain. Les poneys des Steppes ressemblaient tant à Folâtre ou à Abélard qu’il ne pouvait s’empêcher de les imaginer tous deux dans la même situation, ensanglantés et terrifiés. À l’évidence, ces guerriers faisaient bien peu de cas de leurs chevaux – avant tout un moyen d’arriver à leur fin, et non de véritables compagnons. Le combat qui se déroulait à un seul endroit des lignes skandiennes continuait de plus belle. Durant quelques minutes, la confusion fut telle qu’il sembla difficile de décrire ce qui se passait. Puis, peu à peu, les Temujai cédèrent du terrain, reculèrent sur la pente et s’éloignèrent, laissant les Skandiens les poursuivre avec une ardeur croissante. Pourtant, il n’avait pas échappé à certains observateurs que l’ennemi aurait dû battre en retraite beaucoup plus rapidement. Même ceux qui avaient encore un cheval ne faisaient aucun effort pour galoper. Au contraire, ils rebroussaient chemin en incitant délibérément les pilleurs des mers à les suivre de près ; en réalité, ils cherchaient à les attirer à découvert, loin de leurs positions. — Regarde ! s’écria tout à coup Horace. D’autres drapeaux venaient d’être agités par l’ennemi, et les quelques centaines de cavaliers qui avaient fait demi-tour devant les fortifications se dirigeaient à présent vers leurs compagnons aux prises avec les Skandiens. — Halt avait deviné que ça se passerait comme ça, marmonna l’apprenti guerrier. Depuis le poste de commandement, Erak s’en était rendu compte lui aussi. — Les r’voilà, Halt, exactement comme tu l’as dit ! Près de lui, Ragnak scrutait avec anxiété le champ de bataille, où une centaine de ses hommes se trouvaient en mauvaise posture. — Tu t’es pas trompé, Rôdeur, reconnut-il. D’où il était, il voyait précisément comment le piège s’apprêtait à se refermer. S’il avait combattu près de ses guerriers, comme à son habitude, il ne se serait pas rendu compte de la tactique. — Kormak est-il capable de maîtriser ses hommes, afin qu’ils n’aillent pas rejoindre ceux qui sont déjà à découvert ? demanda Halt. — Il a intérêt, sinon, j’le tue, répondit l’Oberjarl, la mine sombre. — Ce ne sera pas nécessaire, rétorqua le Rôdeur. Sur ce, il se tourna vers l’un des messagers, qui avait une énorme corne de bélier à la main. — Tiens-toi près, lui lança le Rôdeur. L’homme porta l’objet à ses lèvres. Une note triste mais perçante s’en échappa. En définitive, les deux camps adverses jouaient au chat et à la souris. Un petit groupe de guerriers des Steppes faisaient mine de battre en retraite afin d’attirer les Skandiens à l’extérieur des barricades, tandis que ces derniers feignaient de les pourchasser de façon désordonnée. Seulement, un autre élément allait s’ajouter à ce petit jeu, dont les chefs temujai ignoraient tout. Avant l’aube, Halt avait ordonné à une centaine de guerriers armés de haches d’aller se poster à la lisière des pentes boisées qui bordaient la vallée. Dissimulés dans des tranchées creusées à la hâte, ils attendaient le signal qui leur dirait d’attaquer les centaines de Temujai se dirigeant vers les hommes qui avaient quitté les fortifications. — Premier signal, dit Halt d’une voix calme. Une note prolongée sortit de la corne de bélier et se répercuta d’un bout à l’autre de la vallée. Aussitôt, les Skandiens partis à la poursuite des Temujai abandonnèrent les combats et formèrent un cercle, leurs boucliers arrondis formant un mur impénétrable. Il était temps : les cavaliers des Steppes qui prévoyaient de venir à la rescousse de leurs camarades arrivaient droit sur eux. Quelle ne fut pas leur surprise de découvrir que leurs adversaires se tenaient déjà en position défensive. Apparemment, ils les attendaient… La charge se heurta au mur de boucliers et un nouveau combat acharné s’engagea entre la centaine de Skandiens qui se défendaient désespérément contre des cavaliers qui leur étaient cinq fois supérieurs en nombre. Haz’kam observait d’un œil intrigué les mouvements coordonnés et bien répétés des Skandiens qui formaient leur mur de boucliers. — Je n’aime pas ça. Ce n’est pas ainsi que ces barbares sont censés réagir, marmonna-t-il. Soudain, la corne de bélier résonna de nouveau. Trois notes brèves et saccadées qui fendirent brutalement l’air. Haz’kam comprit qu’il s’agissait d’un signal précis… À qui s’adressait-il ? La réponse ne fut pas longue à venir. Un groupe de guerriers skandiens surgit des arbres et se dirigea au pas de course vers les Temujai au combat. Ces derniers, pris au dépourvu, se retrouvèrent subitement serrés en étau entre ces nouveaux combattants et le mur de boucliers. Surpris, désorientés, ils furent des proies faciles pour les pilleurs des mers, dont les haches firent un nombre incalculable de victimes. En quelques secondes, Haz’kam avait perdu au moins un quart de ce bataillon. Il était temps de mettre un terme à cet assaut. Il se tourna vers son joueur de clairon. — Sonne la retraite, s’empressa-t-il d’ordonner. Qu’ils abandonnent le combat et qu’ils fassent marche arrière. Le son argentin du clairon retentit sur le champ de bataille, s’imposant à l’esprit si discipliné des Temujai. Cette fois, tandis qu’ils se retiraient, ils ne cherchèrent pas à rester en contact avec leurs adversaires. Ils interrompirent les combats et, en moins de quelques minutes, tous se dirigeaient de nouveau vers leurs lignes de défense. Durant un instant, Ragnak crut que ses guerriers avaient perdu la raison. Dans l’excitation du moment, certains Skandiens faillirent poursuivre les Temujai en déroute – s’ils les pourchassaient jusqu’à leur ligne de défense, ce serait la mort assurée. L’Oberjarl se hâta d’aller se poster derrière les fortifications. — Rev’nez ! Immédiatement ! tonna-t-il. Nul besoin de la corne de bélier pour répéter cet ordre : la voix de Ragnak porta sans peine jusqu’aux guerriers qui s’empressèrent de faire demi-tour. Comprenant ce qui se passait, les Temujai rengainèrent leurs sabres, se retournèrent et tirèrent une volée de flèches dans la direction des Skandiens qui rejoignaient les barricades. Mais ils n’étaient pas assez nombreux à décocher des flèches et il était trop tard. Excepté quelques blessures sans gravité, cette tentative ne fit aucune victime. Will et Horace échangèrent un regard. Jusqu’ici, tout s’était plutôt bien déroulé, ainsi que Halt l'avait prévu. Mais ils se doutaient que leurs ennemis tenteraient de nouveau cette tactique. — La prochaine fois, ce sera à nous d’intervenir, annonça l'apprenti Rôdeur. 33 Du haut de son cheval, Haz’kam remontait les rangs de ses guerriers, tout en observant ceux qui revenaient du combat. Entre les morts et les blessés, il venait de perdre environ deux cents hommes. Et une centaine de chevaux, peut-être. Cependant, pour une armée de six mille soldats, ces chiffres n’avaient aucune espèce d’importance. Ce qui l'intriguait, malgré tout, c’était le comportement des Skandiens. Cette première escarmouche avait eu pour but de réduire leur nombre de quelques centaines. Le général avait même espéré que la majorité des pilleurs des mers quitterait la position défensive pour s’aventurer à découvert. Haz’kam s’arrêta à la hauteur d’un groupe d’officiers. Parmi eux, il reconnut le colonel Bin’zak, chef de ses espions. Il paraissait très embarrassé – on l’aurait été à moins. Le Shan lui fit signe d’approcher. Bin’zak s’exécuta et salua son commandant. — Tout ne s’est pas déroulé comme nous nous y attendions…, lança Haz’kam d’une voix délibérément douce. — Je ne sais pas ce qui s’est passé, Shan Haz’kam. On dirait qu’ils ont vu dans notre jeu… Comme s’ils avaient compris que nous leur tendions un piège. Je ne me doutais pas qu’ils réagiraient ainsi. Ça ne ressemble pas du tout aux Skandiens… Le général hocha plusieurs fois la tête. Il contenait sa colère avec peine – mais uniquement parce qu’il aurait été indigne d’un commandant temujai de laisser libre cours à ses émotions sur un champ de bataille. Quand il fut certain de pouvoir contrôler sa voix, il répondit : — Peut-être ont-ils obtenu de l’aide de quelqu’un qui connaît nos techniques de combat. Y as-tu seulement pensé ? Bin’zak réfléchit. Cette idée ne lui avait pas traversé l’esprit, mais maintenant que le Shan le suggérait, il trouvait cela presque logique. — Il serait étonnant qu’ils acceptent d’obéir aux ordres d’un étranger, répliqua-t-il, l’air pensif. Haz’kam eut un sourire sarcastique. — Il est tout aussi étonnant qu’ils aient eu l’idée de former un mur de boucliers ou de concocter une attaque surprise en nous prenant à revers…, fit-il observer. Face à une telle évidence, le colonel n’avait rien à répondre. — Il semblerait, poursuivit le Shan, qu’un étranger ait été aperçu parmi eux… un de ces satanés Atabis. Dans le langage des Temujai, Atabi signifiait littéralement «homme en vert ». C’était leur façon de désigner ces individus mystérieux, vêtus d’une cape gris-vert, qui savaient si bien se fondre dans le décor. Depuis que Halt avait réussi à leur voler des chevaux, des années plus tôt, les chefs temujai s’étaient efforcés de rassembler le plus de renseignements possible sur les Rôdeurs. Des espions avaient même été envoyés jusqu’à Araluen. Pourtant, ils avaient récolté peu d’informations. L’Ordre gardait jalousement ses secrets et la population répugnait à parler des Rôdeurs avec les étrangers. Par ailleurs, le bruit courait qu’ils étaient versés dans la magie noire, et tous les craignaient. Bin’zak haussa les épaules. — Il s’agit seulement d’une rumeur, Shan. Et aucun de mes hommes n’a pu la vérifier. — Il me semble toutefois que l’attitude des Skandiens vient de la confirmer, cette prétendue « rumeur »…, rétorqua Haz’kam, les yeux braqués sur le colonel. Celui-ci baissa la tête. — En effet, Shan, répondit-il, non sans amertume à l’idée que sa carrière s’achevait là. Haz’kam éleva la voix pour s’adresser aux autres officiers rassemblés autour de lui et leur fit part de son hypothèse. — De même, cela expliquerait pourquoi les cent cinquante hommes qui devaient arriver par la mer ont disparu, comme par enchantement. Laissons tomber ces ruses. Nous avons perdu assez de temps… Au moins trois semaines. À présent, nous attaquerons de front : des volées de flèches afin d’affaiblir l’ennemi, suivies d’une charge qui nous permettra de forcer leurs lignes. Tous acquiescèrent, la mine déterminée. Les Temujai se préparaient à faire ce qu’ils maîtrisaient le mieux : exploiter la puissance de tir dévastatrice de leurs archers, puis envoyer des hommes armés de lances et de sabres pour achever l’adversaire. Haz’kam fit demi-tour, prêt à regagner la butte où il avait établi son poste de commandement. Déjà, de petits drapeaux s’agitaient d’un bout à l’autre du terrain. — Général ! l’appela Bin’zak, le chef des espions. Haz’kam se retourna. — M’autorisez-vous à chevaucher dans un Ulan, Shan ? demanda l’homme, la tête haute. D’ordinaire, les officiers ne participaient jamais aux combats rapprochés, car ils n’avaient plus besoin de prouver leur bravoure ou leur loyauté. Mais, cette fois, Haz’kam accepta. — Tu as mon autorisation, lança-t-il avant de s’éloigner. — Qu’est-ce qui arrive, encore ? s’exclama Ragnak avec irritation. Il venait de s’apercevoir que la cavalerie temujai se répartissait en petits groupes. — Ils en ont terminé avec les manœuvres d’approche, répondit Halt, les yeux plissés. Ils passent aux choses sérieuses… — Comment ça ? — Ils envoient leurs Ulans au combat. Ceux-ci vont attaquer de façon répétée sur toute la longueur de notre ligne de défense. Une tactique visant à abattre un maximum d’hommes avant de lancer une charge dans un endroit précis. — Où ça, exactement ? Ces discussions stratégiques mettaient l’Oberjarl à rude épreuve, et il se montrait de plus en plus agacé. Tout ce qu’il souhaitait, c’était se retrouver face à une douzaine de Temujai, qu’il puisse les tailler en pièces en assenant quelques coups de haches. Mais il se doutait qu’il lui faudrait attendre encore un peu avant d’en arriver là. Halt se tourna vers le messager. — Ordonne aux archers de se tenir prêts. L’homme joua une série de notes longues et de courtes en alternance. Le Rôdeur répondit enfin à la question de Ragnak. — Impossible à savoir. C’est leur général qui choisira où attaquer, en fonction de nos faiblesses. — Dans c’cas, qu’est-ce qu’on fait en attendant qu’il s’décide ? Le Rôdeur réprima un sourire. La patience n’était pas le fort des Skandiens. — Nous allons les surprendre avec nos archers. Et essayer d’en tuer un maximum avant qu’ils ne s’habituent à l’idée que nous sommes en mesure de riposter… En entendant les notes émises par la corne de bélier, les archers de Will s’agitèrent. Le jeune homme leva la main pour les calmer. — Restez accroupis ! Il grimpa sur la petite estrade installée près de ses hommes. Horace, son bouclier bien en main, se tenait à ses côtés. Les paniers d’osier les dissimulaient encore à la vue des Temujai mais, le moment venu, ils les enlèveraient et les fantassins se chargeraient de protéger les archers des volées de flèches qui ne manqueraient pas de pleuvoir sur eux. Cassandra se tenait tapie sous le poste de commandement, cachée derrière une barricade d’osier et de terre, d’où elle pouvait voir les rangs des combattants. Pour l’heure, les cavaliers des Steppes s’étaient mis en marche ; ils progressèrent d’abord au trot puis au galop. Leur arc à la main, ils se ruèrent sur les lignes ennemies. Arrivés à une centaine de mètres des barricades, les Ulans se dispersèrent le long des fortifications skandiennes, décochant des nuées de flèches sur l’adversaire. Les doigts de Will tambourinaient nerveusement contre le parapet. Avant d’intervenir, il voulait comprendre la tactique des Temujai. Il fallait que l’effet de surprise soit le plus efficace possible. Dans un vacarme épouvantable, les boucliers skandiens arrêtaient la plupart des traits qui fusaient sur eux. Mais pas tous. Plusieurs hommes étaient touchés. Leurs compagnons les tiraient vers l’arrière puis les remplaçaient. Les guerriers qui se tenaient en première ligne braquaient leur bouclier vers l’avant, tandis que les autres les plaçaient au-dessus de leur tête. Cette technique n’avait pas que des inconvénients, car elle protégeait efficacement les troupes ; cependant, les hommes ne pouvaient plus juger de l’avance des adversaires. Ainsi, Will vit un bataillon ennemi dégainer leurs sabres et lancer une escarmouche foudroyante sur un rang de Skandiens. Ils tuèrent une douzaine de pilleurs des mers avant même que ceux-ci s’aperçoivent de leur présence. Tandis que les Skandiens reformaient le rang afin de contre-attaquer, les cavaliers des Steppes se retirèrent rapidement et un autre Ulan, qui attendait cet instant précis pour agir, décocha une volée de flèches mortelles sur le mur de boucliers en pagaille. — Il faut qu’on fasse quelque chose, grommela Horace. Will lui fit signe de se taire. Les déplacements en apparence aléatoires des Temujai obéissaient en réalité à une logique complexe. Maintenant qu’il avait vu comment ils procédaient, l’apprenti Rôdeur était en mesure d’anticiper leurs mouvements. Deux Ulans cavaliers repartirent vers l’arrière afin de reformer leurs rangs. Derrière eux, plus de cinquante Skandiens gisaient à terre, transpercés de flèches ou tués à coups de sabres, tandis qu’une demi-douzaine de guerriers ennemis avaient trouvé la mort sur les fortifications. De retour dans les rangs, les cavaliers qui étaient intervenus allaient laisser leurs chevaux reprendre leur souffle, pendant que les dix autres bataillons continuaient d’attaquer. Et ainsi de suite. Leur stratégie était simple. Efficace. Et les mènerait fatalement à la victoire. Voyant qu’ils s’apprêtaient à arriver sur eux en diagonale, Will fixa son attention sur un bataillon qui se trouvait au centre du terrain. — Dis-leur d’ôter les barricades, marmonna-t-il à l’attention d’Horace. — Boucliers ! Au travail ! mugit Horace. Les fantassins firent basculer les paniers d’osier par-dessus le parapet. Les archers se retrouvaient à découvert, derrière le terre-plein qui leur arrivait à la taille. Une position vulnérable, mais qui leur permettait d’avoir une vue dégagée sur le champ de bataille. — Prêts ! lança Cassandra, voyant que chaque homme avait déjà encoche une flèche à son arc. — Un demi-pas sur la gauche ! ordonna Will. Les archers s’exécutèrent. — Deuxième position ! Une centaine de bras se levèrent, tandis que Will observait la troupe de cavaliers à l’approche, calculant l’instant où les Temujai au galop et la volée de flèches se percuteraient. — Bandez les arcs ! L’apprenti Rôdeur, qui ne voulait pas agir dans la précipitation, marqua une pause, compta jusqu’à trois, puis hurla : — Tirez ! Les sifflements lui indiquèrent que les traits étaient partis. Les archers s’emparaient déjà de la flèche suivante. Horace, plutôt que d’ordonner aux fantassins d’avancer, attendit. Pour l’instant, rien ne mettait les archers en danger et mieux valait ne pas les déranger pendant qu’ils se préparaient à un nouveau tir. Tout à coup, la première volée atteignit son but. La chance avait-elle joué en leur faveur ? Peut-être. Mais les heures d’entraînement avaient, elles aussi, payé. En tout cas, ce premier tir était en tout point parfait : une vingtaine de Temujai venaient d’être touchés. Les chevaux et les hommes s’effondrèrent en poussant des cris de douleur, et la formation si disciplinée de l’Ulan s’en trouva fort perturbée. Dans la confusion générale, ceux qui étaient indemnes furent bousculés et basculèrent vers le sol, les blessés les entraînant dans leur chute. D’autres parvenaient à les éviter en tirant brutalement sur les rênes de leur monture affolée, si bien que, très vite, les rangs ne ressemblèrent plus à rien. — Prêts ! annonça Cassandra. — Même cible ! lança aussitôt Will, qui comprit qu’il tenait là l’occasion de porter un rude coup à l’ennemi. Deuxième position !… Il entendit les flèches frotter contre les cordes tandis que ses hommes bandaient leur arc autant que possible. — Tirez ! Une autre volée fendit l’air, en direction du même Ulan. Will ordonna aux archers d’encocher sans attendre. Dans leur précipitation, certains laissèrent tomber leur flèche et Cassandra préféra attendre avant d’avertir Will. — Prêts ! annonça-t-elle enfin. Will répéta ses ordres, qui ne variaient plus maintenant que la troupe temujai était immobilisée. — Tirez ! — Boucliers ! mugit Horace, tout en rabattant son propre bouclier devant son compagnon. Il venait de s’apercevoir que d’autres Ulans avaient fini par repérer les archers et qu’ils accouraient au galop afin de riposter. Quelques secondes plus tard, il sentit la vibration d’une flèche qui s’écrasait contre son bouclier, et entendit le bruit des autres traits qui se heurtaient à ceux de ses fantassins. Les Temujai ne pouvaient pas lancer une escarmouche contre les hommes de Will. Halt les avait positionnés sur le côté et derrière la ligne de défense skandienne. S’ils voulaient s’en prendre à eux, les guerriers des Steppes devraient d’abord affronter les pilleurs des mers armés de haches et ouvrir une brèche. La troupe qui venait d’essuyer près de trois cents traits avait subi de lourdes pertes – seule une dizaine d’hommes étaient encore en vie. Les corps des autres jonchaient le sol et les chevaux paniques, privés de leur cavalier, s’enfuyaient au galop. Observant le terrain, Will vit une autre occasion se présenter à lui. Tandis que la plupart des Ulans regagnaient leurs lignes, deux d’entre eux chevauchaient encore à portée de flèche. — Dis à tes hommes de reculer. Horace fit passer le message. — Cible : droit devant. Troisième position… Tirez ! Décrivant une belle courbe, la nuée de flèches noires se détacha sur le ciel bleu. — Boucliers ! ordonna l’apprenti guerrier. Au même instant, les traits s’abattirent sur la cavalerie en fuite. Une autre douzaine de Temujai basculèrent de selle. Will et Horace échangèrent un grand sourire, à l’abri derrière le bouclier du jeune guerrier. — On s’en est bien tirés. — Tu peux le dire ! rétorqua l’apprenti guerrier. — Prêts ! lança Cassandra, les yeux braqués sur les archers qui encochaient de nouveau. Aussitôt, Will se rappela qu’elle n’avait pas pu se rendre compte de leur réussite. — Baissez-vous ! dit-il à ses hommes. Autant profiter d’un moment de répit, pendant que les Temujai, de retour dans les rangs, formaient d’autres bataillons. — Viens, rejoins-nous, ajouta-t-il en s’adressant à la jeune fille. Tu vas voir ce qui s’est passé. 34 Le général temujai mit quelques instants à se rendre compte que l’assaut avait mal tourné – c’était la deuxième fois ce jour-là. Au retour des cavaliers, il s’aperçut qu’il manquait des soldats. Puis, jetant un coup d’œil au champ de bataille, il vit les corps des hommes et des chevaux qui gisaient sur le sol. Il avait pourtant suivi les mouvements de ses troupes, mais il avait dû manquer les quatre attaques des archers qui avaient presque anéanti un Ulan au complet. — Que s’est-il passé, là-bas ? demanda-t-il à ses officiers. Tous l’ignoraient et des visages muets accueillirent sa question. Un cavalier solitaire arriva au galop. — Général Haz’kam ! L’homme vacillait sur sa selle. Son gilet de cuir était couvert du sang de nombreuses blessures. Les officiers furent stupéfaits de voir trois flèches, fichées dans le flanc de sa monture. Le cheval et son cavalier s’arrêtèrent brusquement devant le Shan. Mais l’animal avait déjà perdu beaucoup de sang. Il tomba lentement à genoux, puis roula sur le côté. Le soldat blessé, à l’agonie, eut à peine le temps de se dégager. Haz’kam le dévisagea et reconnut soudain le chef de ses espions, Bin’zak. — Général… ils ont des… archers, dit-il d’un ton rauque. Il s’avança d’un pas chancelant ; les officiers avisèrent les pointes de flèche brisées plantées dans deux de ses blessures. Sur le sol, près de lui, le cheval poussa un long soupir frissonnant et mourut. — Des… archers…, répéta-t-il d’une voix inaudible. Il tomba à genoux devant le Shan. Celui-ci parcourut du regard les rangs ennemis. Aucun archer en vue. Il n’y avait qu’un seul moyen de découvrir où ils se dissimulaient. Il désigna dix autres Ulans à ses officiers. — Lancez une nouvelle attaque. Le clairon sonna l’appel. Une fois de plus, la vallée s’emplit du martèlement des sabots. Devant lui, Bin’zak s’effondra tête en avant dans l’herbe humide. Haz’kam fit le salut des Temujai – il porta sa main gauche à ses lèvres, puis exécuta un geste fluide et élégant, comparable à une révérence. Ses officiers l’imitèrent. Cela lui avait coûté la vie, mais Bin’zak s’était racheté, songea le Shan, en lui rapportant une information vitale. Will observait la cavalerie se déployer de nouveau et se rapprocher des défenses skandiennes. Près de lui, Horace semblait ne plus tenir en place, mais, d’instinct, l’apprenti Rôdeur sentit qu’il valait mieux attendre avant de reprendre les tirs. Il pensait que les Temujai envisageaient de lancer une attaque frontale contre ses hommes. Il n’en fut rien. Leur tactique restait semblable à celle de l’assaut précédent, et Will comprit que leurs adversaires n’avaient pas encore localisé la position des archers. Les flèches commencèrent à s’abattre sur l’armée skandienne et un bataillon armé de sabres tenta d’ouvrir une brèche dans les rangs de pilleurs des mers. Mais, cette fois, Will repéra l’Ulan positionné en retrait, qui s’apprêtait à décocher ses traits sur les Skandiens qui n’auraient pas eu le temps de reformer leur ligne de défense. — Encochez ! hurla Will à ses hommes. Puis, s’adressant à Horace, il ajouta à voix basse : — Laisse les boucliers en place, je ne veux pas qu’ils nous repèrent… — Prêts ! lança Cassandra. — À gauche, puis un quart de tour sur la gauche ! … Troisième position ! Comme un seul homme, ses archers s’exécutèrent. — Baissez vos boucliers ! lança Horace à son tour. — Bandez vos arcs ! Will s’efforça de compter jusqu’à trois, puis reprit : — Tirez !… Boucliers ! Levez vos boucliers ! hurla-t-il aussitôt. Les boucliers se dressèrent de nouveau pour protéger les archers d’une riposte éventuelle et pour empêcher l’ennemi de découvrir leur position. Une vingtaine de Temujai, dont le commandant de la troupe, furent atteints par les traits et s’effondrèrent sur le sol Les officiers hurlaient des ordres aux survivants, les enjoignant à quitter le terrain avant d’être abattus à leur tour. Haz’kam n’avait pas vu arriver la volée de flèches qui avait tué ses hommes. En revanche, du coin de l’œil, il avait aperçu le mouvement des boucliers qui s’étaient abaissés puis relevés. Quelques secondes plus tard, les boucliers disparurent de nouveau. Et là, il vit les archers. Au moins une centaine, calcula-t-il. Leurs gestes étaient fluides et coordonnés, tandis qu’ils décochaient une nouvelle volée de flèches en direction de l’Ulan en déroute. Alors que les boucliers se relevaient, d’autres Temujai tombèrent, victimes des traits meurtriers. Sans attendre, les archers lancèrent une nouvelle série de flèches contre un autre de ses Ulans. Le Shan se tourna vers son fils cadet, un de ses officiers. De la pointe de sa lance, il désigna la rangée de boucliers positionnés sur un petit promontoire, en retrait des troupes skandiennes. — Les archers sont là-bas ! Prends un bataillon avec toi et rapporte-moi des informations. Le jeune homme acquiesça, salua le Shan, fit claquer ses éperons contre les flancs de son cheval et partit au galop. Déjà, il lançait des ordres au commandant de l’Ulan le plus proche. Will et Horace travaillaient de concert. Les volées de flèches pleuvaient les unes après les autres. Cependant, des guerriers temujai les avaient repérés et s’étaient mis à riposter de façon isolée, blessant quelques-uns des archers. Mais la protection qu’offraient les boucliers fonctionnait à merveille. Par ailleurs, les Skandiens commençaient à voir quel impact ce type de stratégie défensive pouvait avoir, même s’il fallait pour cela exiger discipline et concentration. Et chaque fois que des adversaires tombaient, victimes de nouvelles flèches, les pilleurs des mers hurlaient de joie. Will avait eu maille à partir avec les Kaijin, ces tireurs d’élite assignés à chaque bataillon, qui s’attaquaient directement à Horace et à lui. Mais l’apprenti Rôdeur avait déjà eu raison de deux d’entre eux et, à présent, voyait un troisième basculer de sa selle. Son compagnon lui donna un petit coup de coude. — Regarde ! Leurs chefs nous ont repérés ! Will suivit le regard d’Horace et aperçut un Ulan qui s’éloignait des lignes temujai, se dirigeant vers eux. — Droit devant ! lança-t-il à ses hommes. Encochez ! — Prêts ! annonça Cassandra. Il chercha à estimer la distance qui les séparait des cavaliers à l’approche. Ceux-ci étaient déjà passés à l’offensive, mais leurs flèches se heurtaient aux larges boucliers. Will et ses archers avaient l’avantage : protégés par les troupes skandiennes qui étaient en première ligne, ils tiraient depuis une position surélevée et stable. — Deuxième position 2. Bandez vos arcs ! — Boucliers baissés ! — Tirez ! — Boucliers ! Ainsi, les archers n’étaient pas exposés au tir ennemi plus de quelques secondes de suite. Malgré tout, quelques hommes furent de nouveau touchés. La volée de flèches avait atteint son but, décimant le premier rang de l’Ulan. Les guerriers qui se trouvaient à l’arrière tentèrent vainement d’éviter leurs camarades. Des montures chutèrent, des cavaliers basculèrent de selle. Certains parvinrent à faire bondir leur monture au-dessus de la mêlée et à prendre la fuite. Tandis que les soldats restés sur place tâchaient de réorganiser leurs rangs, de nouvelles flèches s’abattirent sur eux. Une flèche dans la cuisse droite et une autre plantée dans le cou, le fils de Haz’kam était étendu en travers du corps sans vie de sa monture. Il vit les boucliers de l'adversaire se relever puis s’abaisser de nouveau, et aperçut les visages des deux commandants, qui se tenaient au bout de la rangée d’archers. Cette information allait être utile à son père. Il regarda passer une autre volée de flèches qui, heureusement, étaient destinées à un autre Ulan. Il entendit les ordres lancés aux archers. Bizarrement, l’une des deux voix lui parut très jeune. Tout s’obscurcissait autour de lui. La nuit tombait. Puis il se souvint qu’on était encore le matin. Il tendit le cou pour regarder le ciel. Il était d’un grand bleu. Soudain parcouru d’un long frisson de terreur, il comprit qu’il était en train de mourir. Pourtant, il fallait absolument alerter son père. Il gémit de douleur, mais se releva et se mit à marcher d’un pas chancelant en direction des lignes temujai, tout en zigzaguant entre les cadavres qui jonchaient le champ de bataille. Un cheval sans cavalier passa près de lui. Il essaya vainement de l’attraper par la bride, mais ses forces le quittaient peu à peu. Tout à coup, des sabots résonnèrent avec fracas derrière lui. Une poigne vigoureuse le saisit par le gilet, le hissa et le déposa en travers de la selle. Il se retourna pour voir qui lui était venu en aide. Il s’agissait d’un officier appartenant à un autre Ulan. — Je dois… voir… le Shan… un message urgent, parvint-il à dire. L’officier, qui avait reconnu l’insigne que le jeune homme portait à l’épaule, lui fit un signe de tête et se dirigea vers le poste de commandement. Trois minutes plus tard, il racontait à son père ce qu’il avait vu. Quatre minutes plus tard, il mourait. 35 Depuis le poste de commandement des Skandiens, Halt et Erak admiraient les tirs des archers, qui causaient des ravages dans les rangs temujai. Maintenant que l’ennemi avait détecté leur présence, les hommes de Will ne pouvaient plus décimer autant de cavaliers qu’ils l’auraient voulu, mais grâce aux ordres précis de l’apprenti Rôdeur, ils contraient nombre d’attaques. Les Temujai avaient compris que leur tactique habituelle ne pouvait plus fonctionner. C’était bien la première fois que cela survenait. Jamais, par le passé, ils n’avaient eu affaire à des ripostes aussi efficaces. Cependant, les guerriers des Steppes ne manquaient pas de courage, et certains commandants laissaient peu à peu de côté toute stratégie, lui substituant une férocité absolue. Abandonnant leurs arcs et dégainant leurs sabres, ils incitèrent leurs hommes à partir à l’assaut des défenses skandiennes, déterminés à enfoncer les lignes ennemies en passant au combat rapproché. Ce stratagème aurait fonctionné face à des adversaires classiques. Mais les Skandiens adoraient se battre au corps-à-corps. Pour les Temujai, il s’agissait d’un art qui demandait de l’habileté. Pour les pilleurs des mers, cela faisait simplement partie de leur quotidien. — Voilà enfin une bataille digne de c’nom ! hurla Erak d’un ton joyeux. Sur ce, il se précipita vers les fortifications afin d’intercepter trois guerriers ennemis qui essayaient de les franchir. Halt sentit qu’on le bousculait. C’était Ragnak, qui se ruait derrière le Jarl pour lui prêter main forte. Très vite, sa hache provoqua de terribles dégâts parmi les rangs des cavaliers trapus qui arrivaient en masse sur leur ligne. Le Rôdeur recula, préférant laisser les Skandiens faire les frais d’un combat rapproché. Il promena son regard sur le champ de bataille, en quête des tireurs d’élite temujai. Il venait d’en repérer un, grâce à l’insigne rouge qu’il portait à l’épaule. Celui-ci cherchait des yeux les commandants skandiens parmi la foule grouillante. Ses yeux se posèrent sur Ragnak, alors que l’Oberjarl appelait d’autres hommes à la rescousse. Halt vit l’arc se dresser, déjà bandé. Mais le Kaijin attendit deux secondes de trop. Le Rôdeur avait déjà décoché son trait. L’homme mourut sans savoir ce qui l’avait frappé. Soudain, le combat s’acheva et les ennemis qui avaient survécu dévalaient la pente, attrapant au passage un cheval et se hissant en selle. Ragnak et Erak échangèrent un grand sourire, puis le Jarl donna une grande claque dans le dos de Halt, qui chancela et roula à terre. — Ça m’a fait un d’ces biens ! s’exclama Erak. Qu’est-ce que j’me suis amusé ! — Tu m’en vois ravi, rétorqua le Rôdeur d’un ton sec, tandis qu’il se relevait. Le Skandien éclata de rire, mais se reprit aussitôt et, d’un signe de tête, indiqua les archers qui continuaient de déverser des volées de flèches sur l’adversaire. — Il s’en sort bien, le p’tit gars, fit-il observer. Il avait dans la voix une pointe de fierté qui étonna le Rôdeur. — Je savais qu’il serait à la hauteur, répliqua celui-ci d’un ton posé. Ragnak passa un bras imposant autour de ses épaules. Si seulement les Skandiens n’affectionnaient pas tant les contacts physiques quand ils voulaient exprimer leurs sentiments, songea Halt. Vu leur carrure, ils mettaient vraiment les autres en danger… — J’dois reconnaître que t’avais raison, Rôdeur, avoua l’Oberjarl. Dire que j’croyais que tous ces préparatifs s’raient inutiles ! ajouta-t-il en balayant les fortifications d’un large geste. Mais maintenant, j’comprends qu’on n’aurait pas eu la moindre chance de s’en sortir si on avait attaqué ces diables de front. Quant à ton apprenti, j’suis content qu’on ait bien pris soin d’iui la première fois qu’on l’a attrapé ! À ces mots, Erak fronça les sourcils. Par le passé, il avait été furieux d’apprendre que Will, en tant qu’esclave, avait été assigné à des travaux pénibles. Le garçon avait failli y laisser sa peau. Cependant, le Jarl jugea plus prudent de garder le silence. Un Oberjarl avait le droit d’oublier des détails déplaisants quand cela l’arrangeait. Halt observait Will et ses archers d’un œil critique. Apparemment, les Ulans évitaient maintenant d’attaquer de front. Tous avaient vu ce qui était arrivé à la troupe qui avait tenté de donner l’assaut. Pourtant, le Rôdeur savait que le Shan, qui avait déjà perdu trop d’hommes, chercherait un moyen de se débarrasser des archers. Le Shan, qui examinait les rapports de ses officiers, laissa échapper un juron étouffé. Il se tourna vers son aide de camp, Nit’zak. — Ça ne peut plus durer. — La situation n’est pas désastreuse. Nous sommes encore assez nombreux pour les décimer tous, qu’ils disposent ou non d’archers. Ils ne nous tiendront pas tête indéfiniment. Haz’kam eut un geste d’impatience. — Ils ont déjà tué ou blessé mille cinq cents de nos cavaliers. C’est presque un quart de nos forces. Si nous nous obstinons, nous pourrions facilement en perdre le double. Nit’zak haussa les épaules. Comme pour la plupart de ses officiers, les pertes humaines ne lui importaient guère. L’essentiel était de gagner. À n’importe quel prix. Des guerriers mouraient, et alors ? Cela faisait partie des risques du métier. — Nous sommes à deux mille kilomètres de chez nous, reprit le Shan. Le but est de soumettre ce petit territoire afin d’envahir Araluen. Comment ferons-nous s’il nous manque la moitié de nos troupes ? Mais Nit’zak, tellement habitué à la victoire, ne pouvait pas envisager une défaite, — Nous savions que nous perdrions des hommes ici, fit-il observer. Aussitôt, le Shan, qui laissait pourtant rarement libre cours à sa mauvaise humeur, proféra une série de jurons. — Nous pensions qu’il s’agirait d’une escarmouche ! cracha-t-il Alors qu’à présent, une victoire pourrait tant nous coûter que nous ne serions même pas en mesure de rentrer chez nous ! Haz’kam n’avait pas tort. Sur les deux mille kilomètres à parcourir, se trouvaient nombre de territoires hostiles que les Temujai occupaient temporairement. Si des troupes affaiblies venaient à les traverser, leurs habitants en profiteraient pour se soulever. Nit’zak ne disait rien. Il était furieux contre le Shan, qui venait d’enfreindre l’étiquette en lui parlant sur ce ton méprisant. — Dans ce cas… que proposez-vous ? finit-il par demander. Haz’kam garda le silence un long moment, puis se tourna vers ses officiers. — Rassemblez tous les Kaijin des cinquante premiers Ulans, leur ordonna-t-il. Nous allons créer une force spéciale. Il est grand temps que nous nous débarrassions de ces satanés archers. 36 — Les voilà de retour, constata Horace. Will et Cassandra se retournèrent vers le champ de bataille. Les cavaliers arrivaient au trot. Mais cette fois, il semblait qu’une importante bataille était sur le point de se dérouler. Haz’kam avait en effet envoyé près de deux mille hommes pour prendre d’assaut les défenses skandiennes. Ils avançaient en formation serrée, le bruit des sabots se répercutant d’un bout à l’autre de la vallée, et ils se dirigeaient vers le point central des fortifications, où se trouvait le poste de commandement. Will et Cassandra avaient profité de l’accalmie pour manger un morceau et se désaltérer. L’apprenti Rôdeur, à force de lancer des ordres et d’être constamment sous tension, avait la gorge desséchée. Horace, qui avait déjà eu l’occasion d’avaler quelque chose, montait la garde. Dès qu’il les eut prévenus, Cassandra se glissa de nouveau dans sa cachette et les archers, qui s’étaient confortablement étendus contre le terre-plein, se relevèrent, leur arc à la main. Les fantassins reprirent place derrière eux. Ils attendirent en silence. Will observa l’armée à l’approche. Il lui restait soixante-quinze archers valides, dont quelques-uns étaient blessés. Il avait perdu onze hommes en tout, tombés sous les flèches ennemies, et quatorze autres, gravement blessés, qui ne pouvaient plus combattre. L’apprenti Rôdeur calcula qu’il pouvait envoyer quatre volées de flèches avant que les troupes adverses n’atteignent les défenses skandiennes. Cinq, peut-être. Trois cents flèches visant le centre de la formation feraient un grand nombre de victimes. — À gauche ! Troisième position ! La mécanique se remit en marche. — Prêts ! — Tirez ! lança Will, tout en faisant signe à Horace de ne pas encore demander aux fantassins de protéger les archers. — Encochez ! Et ainsi de suite. Une seconde volée de flèches partit, alors que la précédente venait tout juste de s’abattre sur l’ennemi. — À gauche ! ordonna-t-il, s’adaptant à la progression des troupes, maintenant au galop. Une troisième volée atteignit son but, à l’instant même où les Temujai entraient en contact avec les Skandiens. À présent, il aurait été trop risqué de viser les premiers rangs des cavaliers, mais ils pouvaient encore freiner la progression de l’arrière-garde. — À gauche, et demi-tour à gauche ! Soudain, l’air s’emplit de sifflements. Des flèches pleuvaient sur ses hommes qui s’effondraient, certains en hurlant de douleur, d’autres en silence. — Boucliers ! Boucliers ! hurla Horace. Les fantassins s’avancèrent, mais entre-temps, d’autres archers tombèrent. Désespéré, Will fit volte-face et aperçut le petit groupe d’archers qui s’était approché de biais afin de les attaquer. Il aurait dû les repérer avant, mais il avait été trop occupé à diriger son bataillon. Les cavaliers, une cinquantaine environ, continuaient de tirer avec précision. Derrière eux, se tenait un groupe plus important – des guerriers armés de lances et de sabres. — Cible droit devant ! lança le jeune homme. Puis, s’adressant à Horace, il marmonna : — Tâche de faire vite avec les boucliers… L’apprenti guerrier acquiesça, sans cesser d’observer les archers avec inquiétude. Ceux-ci tiraient toujours. Des flèches retombaient sur le terre-plein et sur son bouclier. — Première position ! — Prêts ! lança Cassandra. Horace donna l’ordre aux fantassins de reculer et Will, presque en même temps, dit à ses hommes de tirer. Dès que les flèches furent parties, le jeune guerrier ordonna à ses hommes de rabattre leur bouclier. Malgré le court laps de temps qui s’était écoulé, cinq ou six archers s’écroulèrent. Tout à coup, Will remarqua les insignes rouges qui ornaient l’épaule de chaque Tem’uj. Il comprit alors pourquoi ils lui avaient semblé si habiles. — Ce sont tous des Kaijin ! s’écria-t-il. Il eut le temps de viser trois cavaliers et de les abattre coup sur coup avant qu’Horace l’oblige à revenir derrière le bouclier – qu’une douzaine de flèches vinrent heurter dès que Will fut à l’abri. — Ça va pas, non ? hurla son ami. Qu’est-ce qui te prend ? — Ils sont en train de décimer mes hommes ! s’écria Will, fou de douleur. Il s’apprêtait à repartir à découvert, avec une seule idée en tête : empêcher l’ennemi de massacrer ses archers les uns après les autres. Mais Horace, d’une poigne vigoureuse, l’arrêta à temps. — Tu crois que ça arrangera les choses si tu te fais tuer ? tonna l’apprenti guerrier. — Prêts ! annonça Cassandra. L’apprenti Rôdeur s’aperçut que c’était le troisième appel qu’elle lançait. Il se ressaisit et évalua leur position. Les cavaliers armés de lances et de sabres n’étant plus menacés par les archers de Will, ils en avaient profité pour se rapprocher des défenses skandiennes, où des combats au corps à corps éclataient ça et là. Plus loin, sur la gauche, le gros des troupes temujai était engagé dans une âpre bataille avec des pilleurs des mers. La situation était trop confuse pour savoir qui gagnait – à moins que les deux camps n’en soient au même point. Pendant ce temps, devant eux, les tireurs d’élite longeaient les défenses skandiennes. Ils s’étaient si bien éparpillés que les archers de Will ne pouvaient plus les atteindre. Le garçon savait que s’il tentait d’envoyer une nouvelle volée de flèches, il perdrait la moitié de ses hommes. Une seule solution s’offrait à lui. Il se pencha vers la rangée d’archers. — On passe aux tirs individuels ! Décochez dès que vous en avez la possibilité, et visez les archers ! cria-t-il en leur montrant les Kaijin. Chacun à son rythme. Il ne pouvait pas faire davantage. Au moins, les Temujai seraient obligés de riposter à des tirs isolés, ce qui n’allait pas leur faciliter la tâche. Quant à ses hommes, ils auraient davantage de chances de survivre, même si l’efficacité de leurs tirs s’en trouvait amoindrie. Cependant, il lui restait autre chose à faire. Il jeta un coup d’œil à sa réserve de flèches, posées devant lui, en prit quatre. Il en encocha une et garda les trois autres à la main. — Prépare-toi à me protéger, dit-il à Horace. Il s’avança, toujours dissimulé derrière l’immense bouclier de son compagnon. Il inspira profondément, puis fit un pas de côté et décocha ses quatre traits coup sur coup, avant de se jeter de nouveau derrière le bouclier. La réponse ne se fit pas attendre et les flèches se mirent à siffler autour d’eux. Horace vit deux Kaijin s’effondrer. Un troisième était blessé au mollet. Quant à la dernière flèche, elle avait manqué sa cible. L’apprenti guerrier émit un sifflement d’admiration. Will prit de nouveau une grande inspiration, encocha une autre flèche et répéta la même opération. Sous le regard de l’apprenti guerrier, qui se rappelait les heures d’entraînement dont Will avait bénéficié auprès du Rôdeur, le jeune homme tirait sans relâche. Tous ses tirs ou presque faisaient mouche. Les autres archers apportaient eux aussi leur contribution, même si aucun d’eux n’était aussi habile que l’apprenti Rôdeur. Sans oublier que nombre d’entre eux tombaient sous le tir ennemi, si bien que les survivants se montraient de plus en plus nerveux et maladroits. La plupart décochaient leurs flèches sans même viser. — Change de côté, demanda Will à Horace, qui se tenait à sa gauche. Le jeune guerrier changea son bouclier de main. De façon à surprendre les Temujai, Will ne tirait jamais de la même manière, préférant varier les approches – parfois une flèche, parfois trois. Il en prit quatre autres, fit un pas de côté sur la gauche, tira, et abattit deux Kaijin, avant de se précipiter de nouveau derrière le bouclier. Il avait bien fait de modifier sa position : pas une seule flèche ennemie n’arriva sur lui quand les cavaliers ripostèrent. Il répéta l’opération, puis, sans savoir quel instinct lui dictait ce mouvement, il se laissa tomber à terre. Un sifflement aigu fendit l’air, juste au-dessus de lui. Horace, le croyant touché, s’agenouilla près de lui. — Est-ce que ça va ? Will essaya de lui sourire. — T’en fais pas, répondit-il d’une voix rauque. Je suis juste mort de trouille. Ils se relevèrent derrière le bouclier, que les flèches des Temujai continuaient de cribler. L’apprenti Rôdeur se rendit compte que les Kaijin avaient changé de tactique : ils s’étaient regroupés et concentraient leurs attaques sur Horace et lui. L’occasion pour ses archers de riposter tous ensemble. Cependant, s’il voulait profiter de l’effet de surprise, il ne fallait pas que les Temujai l’entendent s’adresser à ses hommes. — Cassandra ! Elle leva les yeux vers lui. — Tu vas transmettre mes ordres ! On va leur envoyer une autre volée. Elle lui fit signe qu’elle avait compris. — Droit devant ! souffla-t-il à la jeune fille. Il l’entendit répéter son ordre. Pendant un instant, il ne se passa rien. Vraisemblablement, les archers valides, moins d’une cinquantaine à présent, refusaient de bouger. Puis, il entendit son amie qui les réprimandait. Honteux, ils finirent par s’exécuter. — Prêts, annonça-t-elle. — Première position, chuchota-t-il. Elle l’indiqua aux archers. — Qu’ils bandent leurs arcs, continua-t-il. Il entendit Cassandra répéter l’ordre. Il inspira profondément et hurla : — Boucliers baissés ! Tirez ! Une fraction de seconde plus tard, tandis que les flèches entamaient leur course, ce fut au tour d’Horace de lancer : — Boucliers ! Comme l’attention des Kaijin allait se reporter sur ses hommes durant un court laps de temps, Will en profita pour décocher plusieurs flèches de suite. Malgré les pertes subies par son bataillon, les traits simultanés de ses archers atteignirent leurs cibles et une douzaine de cavaliers s’effondrèrent. Cinq autres tombèrent sous les flèches de l’apprenti Rôdeur, qui continua de tirer… jusqu’à ce qu’Horace plonge sur lui, l’obligeant à se jeter derrière le terre-plein. Une pluie de flèches vola au-dessus d’eux et d’autres se fichèrent dans les fortifications de fortune. Horace se dégagea. — À croire que tu as vraiment envie de mourir, fit observer l’apprenti guerrier. Will le gratifia d’un large sourire. — Non, mais je me fie à ton bon jugement. Je n’arriverais pas à gérer la situation tout seul. Ils se relevèrent et s’aperçurent que le bataillon de Kaijin – du moins, ce qui en restait – s’était éloigné. Ils visaient toujours les rangs des pilleurs des mers, mais avec moins d’efficacité qu’auparavant. Will étudia les positions des uns et des autres, puis désigna le centre des défenses skandiennes, où la bataille continuait de faire rage. — Nous allons reprendre les opérations, annonça-t-il à Horace. Si les fantassins passent leur bouclier au bras droit et que nos archers se placent à leur gauche, ils seront protégés en cas de riposte. Horace étudia la situation, et un grand sourire illumina son visage. Les Kaijin se trouvaient droit devant eux, si bien que les archers pouvaient viser à la diagonale l’arrière-garde de l’armée ennemie tout en restant cachés derrière les boucliers. Ils s’empressèrent d’informer Cassandra, qui transmit les ordres au bataillon de Will. Les archers se tournèrent vers leur jeune commandant et lui firent signe qu’ils avaient compris. Soudain, une idée traversa l’esprit de l’apprenti Rôdeur. — Cassandra ! Peux-tu te charger de donner ordre de tirer ? Il leur suffit de rester en troisième position et qu’ils tirent sans relâche. De mon côté, je vais m’occuper des Kaijin. La jeune fille sourit. Les archers n’auraient pas besoin de modifier leur angle de tir, car les volées de flèches allaient être dirigées contre le gros de l’armée. Peut-être cela laisserait-il un peu de répit à Halt, Erak et Ragnak. — Un demi-tour à gauche ! lança Will. Troisième position ! La quarantaine de survivants obtempéra. — Bandez vos arcs… Tirez ! Il observa le tir afin de vérifier si l’angle choisi convenait. Les traits, qui frappèrent les renforts des Temujai restés à l’arrière, provoquèrent une véritable panique dans les rangs ennemis. — Qu’ils ne s’arrêtent surtout pas ! cria-t-il à Cassandra. Il fit volte-face et se mit à viser les Kaijin, ce qui lui valut un nouvel assaut dans sa direction. Derrière lui, il entendit ses archers qui décochaient une autre volée. Il tira de nouveau et abattit un autre cavalier. Soudain, il vit le petit groupe des tireurs d’élite qui s’éloignait imperceptiblement. — Horace ! Ils battent en retraite ! Regarde ! s’écria-t-il avec enthousiasme. Il en restait moins de vingt en tout et, peu à peu, ils quittèrent les premières lignes, d’abord au trot, puis au galop. Will attrapa le bras de son ami. — Ils abandonnent ! hurla-t-il. L’apprenti guerrier acquiesça posément mais, d’un signe, indiqua les Skandiens qui combattaient en contrebas, non loin d’eux. — Ils font bien de partir, mais ce n’est pas le cas de tout le monde… Leur sabre bien en main, les guerriers des Steppes qui se trouvaient devant eux avaient mis pied à terre, et s’engouffraient à présent dans la brèche qu’ils étaient parvenus à ouvrir dans les défenses skandiennes. 37 Nit’zak, l’aide de camp du Shan, commandait à la force armée qui avait pris d’assaut la position skandienne protégeant Will et ses hommes. Il avait envoyé ses cavaliers au combat sans se soucier d’en perdre un grand nombre. Et tandis que les Kaijin s’en étaient pris aux archers, ses guerriers, armés de lances et d’épées, s’étaient rués sur les Skandiens. Selon lui, Haz’kam considérait cette attaque comme décisive. Cette fois, s’ils ne parvenaient pas à enfoncer les lignes adverses, le Shan, peu disposé à sacrifier davantage de guerriers, ordonnerait un retrait définitif des troupes. Mais l’aide de camp refusait d’envisager un tel échec. L’idée même lui en était insupportable. Sur le sol, gisaient des dizaines de cadavres d’hommes et de chevaux. Pourtant, les Temujai gagnaient peu à peu du terrain et la défense skandienne s’affaiblissait. À présent, les guerriers, qui avaient mis pied à terre, gravissaient la pente menant aux fortifications, se taillant un accès à coups de sabre. Les pilleurs des mers, armés de haches, leur rendaient la pareille. — Commandant ! l’interpella l’un de ses officiers en l’attrapant par le bras. Regardez ! Les Kaijin battent en retraite… Nit’zak les maudit. «Comme s’ils se croyaient tout permis… », songea-t-il. Ils se considéraient comme les tireurs d’élite des forces temujai, des guerriers privilégiés qui étaient dispensés de se battre en combat rapproché, de façon à pouvoir repérer les commandants ennemis en toute sécurité, ou presque. Mais cette fois, confrontés à une riposte mortelle et précise, ils avaient préféré abandonner. L’aide de camp jura qu’ils paieraient cette lâcheté de leur vie. Pour l’heure, il avait d’autres soucis en tête. Les archers skandiens avaient repris leurs tirs systématiques et s’attaquaient aux troupes ennemies postées à l’arrière. Il fallait absolument les arrêter. Cette reprise soudaine des hostilités était susceptible de faire pencher la balance en la défaveur des Temujai. Parfois, il suffisait d’un rien. Nit’zak n’avait rien d’un grand stratège. Mais il était capable de déceler l’instant crucial d’une bataille, quand rien n’est encore décidé et que seul un effort venant de l’un ou l’autre camp peut compromettre ou assurer une victoire. Pour la première fois, il sentit qu’une légère indécision s’emparait des Skandiens. Il dégaina son sabre et se tourna vers sa garde rapprochée, une trentaine de guerriers chevronnés. — À l’attaque ! hurla-t-il. Ils chargèrent les lignes ennemies où les pilleurs des mers, exténués, blessés, de moins en moins nombreux, puisaient dans leurs dernières réserves d’énergie. Le flot de guerriers temujai paraissait intarissable ; chaque fois que l’un d’eux tombait sous les haches skandiennes, deux autres semblaient surgir pour le remplacer, le sabre à la main. À présent, tandis que des renforts tentaient d’enfoncer les lignes, le fragile équilibre des forces qui s’affrontaient sembla basculer en faveur des guerriers des Steppes. Les Skandiens cédaient du terrain, les uns après les autres, puis par groupes entiers, alors que, dans le même temps, les Temujai s’engouffraient dans la brèche, à la poursuite des adversaires en déroute. Nit’zak agita son sabre en direction des archers, qui n’avaient pas cessé de tirer. — Tuez-les tous ! Pas de quartier ! Horace jeta à terre l’énorme bouclier de bois qu’il avait utilisé jusqu’alors et s’empara du sien, plus léger. Il dégaina son épée et enjamba le parapet. — Reste ici, lança-t-il à Will, avant de dévaler la pente en direction du groupe de Temujai qui se dirigeait vers lui. C’était au tour de l’apprenti Rôdeur d’éprouver de l’admiration, en voyant le jeune guerrier engager le combat. Son épée virevoltait de tous côtés, frappait vivement l’adversaire – coups de revers, coups par le haut, larges estocades se succédaient. Le premier groupe d’assaillants fut repoussé, mais un plus grand nombre de Temujai arriva bien vite à la rescousse. Les lames d’acier s’entrechoquèrent de nouveau, mais, cette fois, l’ennemi menaçait d’encercler Horace, qui dut céder du terrain. Il ne restait que cinq flèches à Will. Sans hésiter, il se mit à tirer sur les hommes qui s’en prenaient à son ami. Il jeta un coup d’œil à ses archers. Les fantassins avaient pris leurs épées et s’apprêtaient à protéger leurs camarades. De même, certains Skandiens en déroute s’étaient regroupés devant la ligne des archers. Cassandra, de son côté, continuait à lancer des ordres à ces derniers, qui tiraient toujours. — Qu’ils n’arrêtent surtout pas ! lui cria Will. Horace, forcé de reculer, contrait toujours les attaques des Temujai. Cependant, il se battait seul, cerné par l’ennemi, et personne ne protégeait ses arrières. Will, dont la réserve de flèches était épuisée, tira ses deux couteaux, enjamba le parapet et vola au secours de son ami. Au centre des lignes skandiennes, Erak sentit que l’occasion de reprendre le dessus se présentait. Les Temujai se battaient avec acharnement, mais moins intensément, et la férocité de leurs attaques semblait s’atténuer. Affaiblis et démoralisés par les tirs incessants des archers, les bataillons d’arrière-garde se retiraient peu à peu du champ de bataille ; aussi, les troupes déjà engagées dans des combats rapprochés, ne pouvant plus compter sur des renforts, ralentirent le rythme. D’un coup de hache, le Jarl se débarrassa d’un capitaine temujai qui s’était rué sur lui en poussant un hurlement, puis se retourna, cherchant Halt du regard. Le Rôdeur se tenait derrière lui, debout sur un parapet. Il abattait froidement les ennemis à mesure qu’ils approchaient. Haz’kam, qui avait privé les Ulans de leurs tireurs d’élite, n’aurait pu deviner que cette tactique se retournerait contre eux. Pour une fois, les officiers temujai devenaient des cibles, tandis que les chefs skandiens massacraient sans relâche quiconque s’aventurait à portée de leurs haches tournoyantes. Erak bondit près du Rôdeur et lui indiqua l’aile gauche de l’armée skandienne. — Si on essayait d’les frapper sur l'côté, on pourrait p’t-être en finir avec eux. Halt réfléchit un instant. L’idée était risquée. Mais il savait qu’on ne gagne pas une bataille sans prendre de risques. — Parfait, vas-y. Erak acquiesça. Soudain il laissa échapper un juron. Le Rôdeur fit volte-face et suivit le regard du Jarl, braqué sur Will et ses archers. Les Temujai avaient réussi à percer la ligne des guerriers qui se trouvaient au-dessous de l’apprenti Rôdeur. Tous deux savaient que si la pluie de flèches se tarissait, l’arrière-garde des Temujai en profiterait pour repasser à l’attaque. Il était temps d’agir. — Occupe-toi de l’aile gauche, s’écria le Rôdeur. Sur ces mots, il attrapa un carquois rempli de flèches et partit en courant en direction du poste de commandement de Will. Erak le regarda s’éloigner, tout en songeant qu’un homme de plus ne ferait pas grande différence. Il aperçut Ragnak, encerclé par des cadavres ennemis. Ses yeux étaient comme fous. Il s’était débarrassé de son bouclier et faisait tourner son énorme hache, qu’il tenait des deux mains, au dessus de sa tête. Du sang coulait de plusieurs blessures, aux bras, aux jambes et à d’autres endroits du corps, mais il ne semblait pas s’en préoccuper. Le Jarl comprit qu’il était sur le point de perdre la tête. Il savait aussi qu’un homme dans un tel état pouvait faire toute la différence. Il se fraya un passage jusqu’à l’Oberjarl, qui l’accueillit d’un air triomphant, un sourire carnassier aux lèvres. — On est en train d’les achever, Erak ! hurla-t-il, les yeux exorbités. Le Jarl l’attrapa par le bras et le secoua un peu, l’obligeant à lui prêter attention. — J’vais chercher l’aile gauche ! s’écria-t-il. — Parfait ! tonna Ragnak. Qu’ils s’amusent un peu, eux aussi ! Erak lui indiqua les combats qui faisaient rage de l’autre côté. — L’aile droite est en mauvaise posture ! Les Temujai ont fait une percée. Le Rôdeur a besoin d’aide… Il lui semblait bizarre de donner des ordres à son Oberjarl. Mais Ragnak n’aurait pas pu diriger une offensive. Dans l’état où il était, il n’était plus capable que d’une seule chose : massacrer l’ennemi qui se dressait sur son chemin. Le chef des Skandiens hocha la tête à plusieurs reprises. — Ce p’tit homme arrogant a besoin d’aide ? Dans c’cas, j’suis son homme ! Il poussa un rugissement et partit en courant dans la direction qu’avait prise Halt, suivi par la douzaine de guerriers qui formaient sa garde rapprochée. Erak fit une brève prière aux Vallas. Ce petit nombre d’hommes ne suffirait peut-être pas à retourner la situation à leur avantage, mais avec Ragnak, ils avaient malgré tout des chances de l’emporter. Il relégua à l’arrière de son esprit les dangers que l’aile droite affrontait pour se concentrer sur la tâche à venir, et appela des messagers. Pour l’instant, il fallait que l’aile gauche frappe l’ennemi de côté. Rien d’autre n’importait. 38 Horace sentit la présence de quelqu’un derrière lui. Il pivota sur ses talons, l’épée prête à frapper un coup de revers. À la vue de son ami, ses couteaux bien en main, en train de se battre avec acharnement contre un Tem’uj armé d’un sabre, l’apprenti guerrier prit de l’élan et, de la pointe de l’épée, fendit le crâne de l’homme. L’adversaire de Will recula en titubant et tomba à genoux. — Qu’est-ce que tu fabriques ? hurla Horace, tout en parant à une nouvelle attaque. Qui t’a dit de quitter les fortifications ? — Je protège tes arrières ! rétorqua l’apprenti Rôdeur, tandis qu’il bloquait un autre Tem’uj qui s’apprêtait à prendre Horace de revers. — La prochaine fois, essaye de me prévenir, lança Horace. J’aurais pu te tuer ! — Il n’y aura pas de prochaine fois… Ça ne se voit peut-être pas, mais je ne trouve pas la situation très amusante… Horace jeta un bref coup d’œil à son ami. Celui-ci était aux prises avec un cavalier dont il tentait d’arrêter les coups en employant la double parade couteaux contre épée. Une technique que lui avait enseignée Gilan, l’ancien apprenti de Halt, quand ils voyageaient à Celtica1. Malgré tout, cela faisait plus d’une année que Will n’avait pas pratiqué cet exercice, et son adversaire avait le dessus. Horace venait même de s’apercevoir que la manche de tunique de Will se teintait de sang. — Dès que je te le dis, tu te mets à genoux, lui dit le jeune guerrier. — Vu comme c’est parti, il se pourrait même que ça m’arrive avant que tu m’en donnes l’ordre… Malgré la situation, Horace ne put réprimer un sourire. Puis, tout en repoussant deux assaillants, il lança par-dessus son épaule : — Vas-y ! Will se laissa tomber sur le sol. Horace fit passer son épée sous son bras, et poussa la lame vers l’arrière. Un cri de stupéfaction résonna. — Est-ce que ça va ? Tu n’as rien ? demanda-t-il tout en ramenant son arme vers l’avant afin de parer un nouveau coup de lance. Durant quelques secondes, aucune réponse ne lui parvint. La peur s’empara de lui. Avait-il blessé son ami ? — Très impressionnant…, dit soudain Will. Où as-tu appris à faire ça ? — Je viens de l’inventer, rétorqua l’apprenti guerrier. Comme le lancier avec lequel il continuait de se battre s’approchait soudain trop près, l’épée d’Horace lui transperça l’épaule. L’homme s’écroula. Le jeune homme retira son arme, la fit tournoyer et, d’un coup par le haut, frappa le crâne d’un autre assaillant. Ce dernier dut la vie sauve à son bonnet de feutre épais ; il s’écroula malgré tout à genoux, assommé. Les deux compagnons eurent quelques brefs instants de répit, et Horace se tourna vers Will. — C’est ce bras, qui t’embête ? demanda-t-il, tout en indiquant la tache de sang qui s’élargissait sur la manche de Will. Surpris, celui-ci baissa les yeux. — Je ne m’en étais même pas rendu compte. — Rassure-toi, tu t’en rendras compte assez vite…, répondit Horace avec un sourire. — Si les Temujai m’en laissent le temps…, dit Will d’un air sombre. Derrière eux, des vibrations suivies de sifflements se firent entendre. Les deux garçons se regardèrent avec stupéfaction. — C’est Cassandra, comprit Will. Elle continue à les faire tirer ! — Ça ne va pas durer, regarde … Horace lui indiqua la ligne de défense, qui grouillait de Temujai s’apprêtant à encercler les quelques Skandiens qui protégeaient encore les archers. — Ils sont sur le point de renoncer…, poursuivit Horace. Il faut y aller ! Surveille mes arrières, et si tu as le moindre problème, n’hésite pas à hurler ! Sur ces entrefaites, il dévala la pente en brandissant son épée. L’arme retomba lourdement sur plusieurs adversaires qui, surpris par la férocité de cet assaut, cédèrent aussitôt du terrain. Mais, voyant qu’ils avaient seulement à faire à un jeune guerrier et à un garçon armé de deux couteaux, ils se ressaisirent très rapidement. Horace combattait avec ardeur, rassemblant autour de lui les rares Skandiens qui défendaient encore les archers. Mais la supériorité numérique de l’ennemi se fit vite sentir ; quelques Temujai parvinrent à contourner le petit groupe et à atterrir dans la tranchée où les hommes de Will continuaient de décocher flèche après flèche. Les deux compagnons entendirent soudain Cassandra hausser la voix, et ordonner aux archers de tirer à bout portant sur l’ennemi. Les guerriers des Steppes allaient tous les massacrer, c’était une question de minutes… — Viens ! s’écria Will, qui partit en courant, Horace sur ses talons. Un Tem’uj lui barra la voie et l’apprenti Rôdeur le frappa avec le plus grand de ses couteaux. Au même instant, Horace poussa un cri d’alarme. Will fit volte-face, juste à temps pour parer un coup de sabre en croisant ses deux couteaux. Son ami, arrivé à sa hauteur, fonça sur l’homme, avant de s’en prendre à trois autres arrivés en renfort. Les deux amis se battaient à présent côte à côte, mais leurs assaillants étaient trop nombreux. Will éprouva un profond découragement à l’idée qu’ils ne parviendraient pas à rejoindre la tranchée à temps. Pourtant, Cassandra ne se trouvait qu’à une vingtaine de mètres, entourée d’archers. Ces derniers pointaient leurs flèches sur un bataillon de Temujai à l’approche. Seule la crainte d’être abattus par les hommes de Will les retenait de charger. — Attention ! lui cria Horace. Derrière toi ! Les deux apprentis se battaient sans relâche, mais les guerriers des Steppes avaient le dessus et il en arrivait de toutes parts… Accompagné d’une importante troupe, Nit’zak investit la tranchée qui avait abrité les hommes de Will. Ses autres soldats se chargeraient des deux jeunes guerriers qui les avaient contre-attaqués si efficacement. Quant à lui, il n’avait qu’une idée en tête : réduire ces tireurs au silence, une bonne fois pour toutes. Les archers encore en vie battaient en retraite ; certains dégringolaient la pente et d’autres s’enfuyaient à l’arrière. L’aide de camp de Haz’kam remonta la tranchée. Quand, au détour d’un virage, il s’immobilisa. À moins d’une dizaine de mètres, une jeune fille lui faisait face. Une longue dague à la main et une lueur de défi dans les yeux. Quelques archers étaient rassemblés autour d’elle. Soudain, sur son ordre, ils levèrent leurs arcs. Les deux groupes s’affrontaient du regard. Une dizaine de flèches étaient pointées sur Nit’zak et ses hommes. Si la fille les sommait de décocher, ses archers ne pourraient pas manquer leurs cibles. Pourtant, une fois qu’ils auraient tiré leur première volée, ils seraient de nouveau vulnérables. Il jeta un bref coup d’œil sur le côté. Ses soldats étaient arrivés à sa hauteur, et d’autres encore venaient en renfort. Nit’zak n’avait pas l’intention de se faire tuer par une flèche skandienne. Si cela avait été utile, il se serait volontiers laissé abattre. Mais il avait avant tout une mission à remplir. D’un autre côté, il n’avait aucun scrupule à sacrifier une dizaine d’hommes, si cela pouvait mener les Temujai à la victoire. Il leur fit signe d’avancer. — À l’attaque, ordonna-t-il sans se départir de son calme. Ses guerriers se ruèrent en avant dans l'étroite tranchée. Il y eut une seconde d’hésitation, puis il entendit la fille qui ordonnait à ses archers de tirer. Les flèches transpercèrent le corps de ses hommes, tuant ou blessant sept d’entre eux. Mais les autres continuèrent de charger, bientôt rejoints par l’arrière-garde. Les archers se dispersèrent et s’enfuirent. Il ne restait plus que la fille, qui n’avait pas bougé. Nit’zak avança d’un pas, le sabre brandi au-dessus de sa tête. Par simple curiosité, il étudia les yeux de son adversaire, mais il n’y vit pas la moindre trace de peur. Il regrettait presque de devoir tuer quelqu’un d’aussi courageux. Tout à coup, un cri angoissé retentit derrière lui. La voix apeurée d’un jeune homme. — Cassandra ! Le Tem’uj vit les yeux de la jeune fille se détourner des siens. Puis, elle sourit. C’était un sourire d’adieu. Impuissant, Will avait assisté à la déroute des archers, tout en se battant désespérément pour rester en vie et protéger les arrières d’Horace. Il avait vu les Temujai investir la tranchée et continuer d’avancer, pourtant sous la menace des flèches. — Attention ! s’écria Horace. L’apprenti Rôdeur se ressaisit et se jeta sur le côté afin d’éviter un sabre, tout en repoussant son assaillant de quelques pas. Il se tourna de nouveau vers son amie, et aperçut un officier ennemi lever son sabre au-dessus d’elle. — Cassandra ! hurla-t-il. Elle posa les yeux sur lui et lui sourit. Un sourire qui contenait toutes les épreuves qu’ils avaient traversées ensemble depuis des mois. Un sourire qui lui fit comprendre à quel point ils tenaient l’un à l’autre. À cet instant, Will prit conscience qu’il ne pouvait pas la laisser se faire tuer. Il fit tournoyer son grand couteau, l’attrapa par la pointe, ramena son bras vers l’arrière, puis vers l’avant, en un geste fluide. Le couteau se ficha sous l'aisselle de Nit’zak. Celui-ci tituba, puis s’écroula lentement contre la paroi de la tranchée. Il lâcha son sabre et posa la main sur le manche de l’arme plantée dans son flanc. Sa dernière pensée alla à Haz’kam, qui allait certainement renoncer à sa campagne militaire. Nit’zak mourut furieux. Will, qui n’avait plus que son petit couteau en main, devait déjà faire face à un nouvel adversaire. Il bondit en avant et atterrit sur le Tem’uj. Ils roulèrent sur le sol. Le garçon s’agrippa au bras de l’homme, qui essayait de lui porter un coup d’épée et d’éviter les coups de couteau de l’apprenti Rôdeur. Le jeune homme aperçut Horace, aux prises avec quatre guerriers. Il prit conscience que tout était fini. Soudain, un rugissement propre à glacer le sang résonna au-dessus de lui, et un énorme Skandien entra en scène. Il souleva l’adversaire de Will et l’envoya voler à plusieurs mètres de là. Le Tem’uj s’écrasa contre trois de ses camarades, qui s’effondrèrent à leur tour. Il s’agissait de Ragnak, si enragé qu’il en était terrifiant. Sa tunique était en lambeaux et, à l’exception de son imposant casque cornu, il ne portait pas d’armure. Un mugissement atroce sortait de sa gorge, tandis qu’il se jetait sur ses adversaires et que sa hache tournoyait sans relâche, massacrant tout ce qui croisait son chemin. Il semblait faire peu de cas des multiples blessures qui couvraient son corps, se contentant de massacrer les hommes qui avaient envahi son territoire. Les guerriers qui formaient sa garde personnelle, une douzaine en tout, ne le quittaient pas d’une semelle ; mus par la même rage meurtrière que l’Oberjarl, ils firent une implacable percée dans les rangs ennemis. Peu leur importait de mourir. Une seule obsession les animait : affronter leurs adversaires et les tuer. Le plus grand nombre possible. Le plus rapidement possible. — Horace ! cria Will d’une voix rauque. Il s’efforça de se relever, avec une seule image en tête : celle de son ami affrontant seul quatre guerriers. Tout à coup, il entendit un son qui lui était familier. La vibration sourde d’une corde d’arc. Il regarda du côté d’Horace et vit ses assaillants s’évanouir comme neige au soleil. Halt était arrivé. À un kilomètre de là, grimpé sur une butte, Haz’kam assistait à la déroute de son armée. L’aile gauche des Skandiens avait contourné les rangs temujai pour se rabattre sur eux, réussissant à les repousser en partie tout en provoquant quelques lourdes pertes. Du côté de l’aile droite, Nit’zak et ses hommes avaient fini par l’emporter sur les archers. Le Shan avait toujours su que son vieil ami y parviendrait. Mais cela lui avait pris beaucoup trop de temps et cette petite victoire était survenue trop tard. Le gros des troupes, harcelé par les incessants jets de flèches, s’était désorganisé. Il s’agissait seulement d’une bataille. Haz’kam savait que son armée était capable de sortir victorieuse de cette guerre. Il pouvait regrouper ses Ulans, envoyer les renforts à l’avant, et obliger ces maudits Skandiens à quitter leurs fortifications. Durant un moment, il fut tenté de mettre ce plan à exécution, afin de prendre sa revanche. Mais le prix à payer serait trop élevé. Il avait déjà perdu des milliers d’hommes et un nouvel assaut, même s’il se soldait par une victoire, lui coûterait beaucoup trop. Il appela le clairon. — Sonne la retraite, dit-il calmement. Sur son visage impassible, nulle trace de la sombre fureur qui lui dévorait le cœur. Un Shan se devait de ne jamais montrer ses émotions. 39 Le corps de Ragnak fut incinéré le jour qui suivit la bataille. L’Oberjarl était mort durant les derniers instants, avant que les Temujai se retirent, en combattant contre dix-huit guerriers. Deux d’entre eux s’en sortirent, mais ils furent si grièvement blessés qu’ils eurent du mal à échapper au terrifiant chef skandien. Il était impossible de savoir qui exactement lui avait infligé le coup mortel – si du moins Ragnak n’avait pas succombé à d’autres blessures. Quand on examina son cadavre, on découvrit plus de cinquante plaies, dont plusieurs qui auraient dû l’achever dans des circonstances habituelles. Comme le voulait la coutume, le corps fut déposé tel quel sur le bûcher funéraire, sans avoir été lavé. Halt et ses jeunes compagnons furent invités à venir lui rendre un dernier hommage. Ils restèrent quelques instants devant l'énorme tas de rondins de pin imbibés de poix. Puis, on leur fit comprendre, poliment mais fermement, que les funérailles d’un Oberjarl ainsi que la nomination à venir de son successeur ne concernaient que les Skandiens. Aussi, ils se retirèrent dans les appartements du Rôdeur. Les cérémonies durèrent trois jours – une tradition qui permettait aux Jarls vivant loin de la capitale de s’y rendre pour l’élection du nouvel Oberjarl. Entre-temps, les Skandiens buvaient beaucoup et racontaient avec enthousiasme les prouesses guerrières du disparu. Pour les pilleurs des mers, la tradition était une chose sacrée – surtout lorsqu’il s’agissait de boire et de faire la fête jusque tard dans la nuit. La deuxième nuit, Cassandra se renfrogna en entendant les voix ivres se mettre à chanter, tandis que résonnaient des bruits de meubles fracassés – apparemment, une bagarre battait son plein. — Ils n’ont pas l’air vraiment tristes, fit-elle observer. — C’est leur façon de rendre hommage à leur chef…, expliqua Halt. Ragnak est mort au combat, et c’est un sort que chaque Skandien lui envie. Cela leur permet d’entrer dans les plus hautes sphères du paradis… d’après leurs croyances. — Pourtant, je trouve qu’ils lui manquent vraiment de respect, rétorqua-t-elle d’un ton désapprobateur. Sans compter qu’il nous a sauvés la vie. Un silence embarrassé plana dans la pièce. Aucun de ses compagnons n’osait lui rappeler que Ragnak, s’il avait survécu, aurait essayé de la tuer. Pourtant, à présent, elle parlait de lui comme d’un vieil ami. Horace lança un coup d’œil à Halt, puis à Will. Voyant qu’ils ne disaient rien, il préféra se taire lui aussi – les deux Rôdeurs avaient certainement de bonnes raisons de ne pas aborder ce sujet, et le jeune guerrier leur faisait confiance. La période de deuil s’acheva enfin, et les Jarls aînés se réunirent dans la grande salle afin d’élire leur nouvel Oberjarl. — Vous croyez qu’Erak a ses chances ? demanda Will à son maître. — Non, sûrement pas. Il est apprécié en tant que chef de guerre, mais il n’est pas le seul. Par ailleurs, il est incapable d’administrer quoi que ce soit… et il manque de diplomatie, lança le Rôdeur avec aigreur. — C’est vraiment important ? intervint Horace. D’après ce que j’ai vu, la diplomatie ne fait pas partie des qualités requises pour nos amis skandiens… — C’est vrai, reconnut Halt avec un sourire. Cependant, dans ce genre d’élection, on ne vote pas pour le meilleur candidat, mais pour celui qui s’engage à faire des choses pour vous. — Sans oublier que Ragnak, depuis quelques années, le chargeait d’aller percevoir l’impôt chez les mauvais payeurs, ajouta Will. Après tout, il a menacé de fendre le crâne à de nombreux Jarls appelés à voter… — En effet, mieux vaut éviter d’agir ainsi, si on ambitionne de devenir un jour Oberjarl. En réalité, Halt aurait préféré qu’Erak soit son interlocuteur afin de régler les différends qui pouvaient encore subsister entre Araluen et la Skandie. Pourtant, plus ils en discutaient, plus les chances du Jarl leur paraissaient minimes. Dans le même temps, Erak ne semblait pas briguer le poste. Jamais il n’y avait fait allusion. Et les trois compagnons du Rôdeur prenaient son parti seulement par amitié, et parce qu’ils ne connaissaient pas les autres Jarls. — En définitive, je ne le vois pas devenir Oberjarl, déclara Horace. Il ne s’en sortirait pas. Tout ce qui l’intéresse, c’est de reprendre la mer et d’aller piller les côtes de ses voisins. Cinq jours après les funérailles de Ragnak, la porte de Halt s’ouvrit et livra passage à Erak. Il semblait abasourdi. — Je suis le nouvel Oberjarl. — J’en étais certain, répliqua aussitôt le Rôdeur. Les trois jeunes gens le dévisagèrent d’un air scandalisé. — C’est vrai ? demanda Erak d’une voix éteinte. — Évidemment. Tu es gros, laid et féroce : toutes les qualités que les Skandiens estiment le plus. Atteint dans sa dignité, Erak se redressa de toute sa hauteur. — Est-ce ainsi que les gens d’Araluen s’adressent à un Oberjarl ? Halt lui sourit. — Mais non. C’est ainsi que nous parlons à un ami. Allez, entre et viens boire un verre. Durant les jours qui suivirent, ils s’aperçurent que le Conseil des Jarls avait fait le bon choix. Erak s’empressa de mettre un terme aux querelles qui l’opposaient à d’autres seigneurs – plus particulièrement ceux à qui il avait dû rendre visite sur les ordres de Ragnak. Mais certains s’étonnèrent qu’il garde Borsa comme intendant. — Je croyais qu’il le trouvait insupportable, fit observer Will, intrigué. — Il a bien fait, répliqua le Rôdeur. Borsa connaît son travail, et Erak a besoin de lui. Un chef doit se montrer capable de déléguer les tâches qu’il n’est pas capable d’accomplir lui-même. Malgré tout, en tant qu’Oberjarl, Erak ne pourrait plus reprendre la mer sur Le Loup des Vents ; il éprouvait quelques regrets à l’idée de devoir s’en passer. Pourtant, il annonça qu’il ferait un dernier voyage avant d’offrir son drakkar à Svengal, son fidèle second. — Je vais tous vous ram’ner à Araluen. C’est la moindre des choses. Après tout, c’est ma faute si vous vous êtes retrouvés ici. Cette nouvelle fit plaisir à Will, qui avait pris conscience que le pilleur des mers, toujours plein d’entrain, allait lui manquer. Tous les moyens étaient bons pour retarder la séparation à venir. Le printemps était bel et bien là. Les oies sauvages rentraient des pays chauds et, dans les collines, on pouvait chasser le daim. Aussi, la viande fraîche put remplacer les provisions séchées ou salées qui constituaient la base du régime hivernal à Hallasholm. Quand l’apprenti Rôdeur vit les premiers chasseurs revenir des hauteurs qui surplombaient la cité skandienne, il se souvint qu’il était encore redevable de quelque chose. Un matin, très tôt, il sortit en douce, enfourcha Folâtre et s’engagea sur le chemin que Cassandra et lui avaient emprunté des mois plus tôt, alors qu’une tempête de neige faisait rage autour d’eux. Arrivé à la cabane qui les avait abrités durant l’hiver, il trouva le poney patient et résigné qui lui avait sauvé la vie en train de brouter l’herbe tendre de la clairière. L’animal avait réussi à se libérer de la bride qui le retenait attaché à l’appentis servant d’écurie. Quand son maître ouvrit un petit sac d’avoine qui ne lui était pas destiné, Folâtre lui lança un regard contrarié. — Il l’a mérité, tu sais, lança Will à son cheval. Dès que le poney eut terminé son repas, Will remonta en selle et rentra à Hallasholm en menant l’animal par la bride. La veille de leur départ, Erak organisa un banquet d’adieu. Les Skandiens semblaient ravis de faire savoir à Halt et à ses compagnons combien ils avaient apprécié leur aide. Le serment aux Vallas n’ayant plus lieu d’être, ils se montrèrent particulièrement prévenants avec Cassandra, ne cessant de boire à sa santé tout en louant sa bravoure et son ingéniosité durant la bataille. Halt, Borsa et Erak étaient réunis en petit comité à la table d’honneur. Ils discutèrent de la libération des esclaves qui avaient pris part aux combats. Malheureusement, un grand nombre d’archers n’avaient pas survécu à la bataille, mais on avait promis la liberté à leurs familles et il restait quelques détails à finaliser. Quand le sujet fut clos, le Rôdeur, jugeant le moment opportun, dit tranquillement : — Qu’allez-vous faire quand les Temujai seront de retour ? Un silence assourdissant retomba sur la tablée. Erak avait les yeux rivés sur le petit homme qui lui faisait face. — Qu’est-ce que tu racontes ? Pourquoi reviendraient-ils ? On les a battus, pas vrai ? — Pour être franc… non, nous ne les avons pas vaincus. Ils ont simplement jugé que le prix de la victoire aurait été trop élevé. Erak, pensif, se tourna vers Borsa. L’intendant hocha la tête, un peu à contrecœur. — J’crois que l’Rôdeur a raison, Oberjarl, avoua-t-il. On n’aurait pas pu t’nir bien longtemps. Mais pourquoi reviendraient-ils ? — Parce que c’est ainsi qu’ils procèdent. Les Temujai préparent leurs campagnes militaires sur le long terme. Ce ne sera peut-être pas dans un an, ni dans deux ans. Mais plutôt dans dix ou vingt ans. Ils ont décidé de dominer cette partie du monde et ils ont besoin de votre flotte. Rien ne les arrêtera. — Dans c’cas, on les mettra d’nouveau en déroute, rétorqua Erak. — Sans archers ? s’enquit Halt d’un ton posé. Un nouveau silence s’installa. — Vous pourriez nous aider à former des archers, finit par suggérer l’Oberjarl d’un ton plein d’espoir. Toi et l’gamin ? — Non, certainement pas, rétorqua le Rôdeur. Je n’ai pas l’intention de vous enseigner cette technique de combat. Comment m’assurer que cela ne se retournera pas contre nous à l’avenir ? Après tout, la Skandie et Araluen ont toujours été en mauvais termes. Cependant, Borsa avait saisi que le Rôdeur souhaitait leur faire une offre. — T’as une proposition à nous faire ? demanda-t-il. Halt réprima un sourire – l’intendant avait compris où il voulait en venir. — Je me disais qu’on pourrait poster ici une troupe de trois cents archers pendant une moitié de l’année, et la remplacer durant l’hiver. — Des soldats d’Araluen ? demanda Erak. — Oui. En revanche, si nos deux pays venaient à reprendre les hostilités, je veux la garantie que vous ne chercherez pas à les monter contre nous. Il suffira d’ajouter ce point dans le traité, ajouta-t-il d’un air désinvolte. Erak jeta un coup d’œil à son intendant. L’idée d’un traité ne leur était pas venue à l’esprit. — Je suggère un traité pour une période de… disons… de cinq ans. Erak comprit que le Rôdeur faisait mine de réfléchir, alors qu’il semblait avoir déjà pensé à tout ceci bien avant de leur en parler. — Vous aurez à disposition des archers capables de vous défendre en cas d’invasion… — Et vous ? l’interrompit brutalement l’Oberjarl. Que voulez-vous en échange ? Halt lui sourit. — Un traité de paix qui stipulera que les Skandiens ne lanceront plus aucune attaque sur notre pays. Mais si cela devenait inévitable, nos archers seraient autorisés à rentrer à Araluen. — Mes hommes n’accepteront jamais d’plus pouvoir piller les côtes ! lança Erak, indigné. Si j’osais leur proposer ça, ils changeraient tout d’suite d’Oberjarl. Le Rôdeur l’arrêta d’un geste apaisant. — Je n’ai pas parlé des pillages. Nous pouvons les gérer. Je parle d’agressions militaires, comme ce qui est arrivé avec Morgarath. Une nouvelle pause suivit, durant laquelle Erak pesa le pour et le contre. Plus il y réfléchissait, plus il se disait que l’idée n’était finalement pas si mauvaise que cela. Trois cents archers… une force qui pourrait défendre la Skandie, surtout si on postait des hommes dans les étroits défilés qui bordaient la frontière. Soudain, il s’aperçut que lui aussi se mettait à penser en stratège… peut-être avait-il passé trop de temps en compagnie du Rôdeur. — Est-ce que t’as l’droit de signer un traité ? Pour la première fois ce soir-là, Halt hésita. Il savait qu’il n’était nullement autorisé à parler au nom du roi Duncan ou de Crowley, le commandant de l’Ordre des Rôdeurs. S’il n’avait pas été renvoyé de son ordre, il aurait pu le faire. Pourtant, il était presque certain que le roi ou Crowley accepteraient de ratifier ce traité. — Moi, j’ai le droit, lança soudain une voix paisible. Les trois hommes, stupéfaits, levèrent les yeux. Cassandra, qui s’était vite lassée de ses compagnons de table, écoutait leur conversation depuis déjà quelques minutes. — En tant que princesse, précisa-t-elle, j’ai tout pouvoir pour signer à la place de mon père. Halt poussa un soupir de soulagement. — En effet, mieux vaut laisser faire la princesse Cassandra, ajouta-t-il. Après tout, elle a un rang à peine plus élevé que le mien… 40 Le Loup des Vents remonta le cours de la rivière Semath, depuis la mer des étroits jusqu’au Château d’Araluen. Les gens, abasourdis, regardaient le drakkar glisser paisiblement sur l’eau et passer devant leurs champs et leurs villages. En temps habituel, les forts disséminés le long des berges auraient empêché un navire skandien de s’enfoncer ainsi dans les terres. Mais l’étendard personnel de la princesse Cassandra, un faucon rouge, flottait en haut du grand mât et des messagers avaient été dépêchés au-devant des voyageurs afin qu’on les laisse avancer. Ils atteignirent enfin le dernier virage. Devant eux, se dressaient le Château d’Araluen et ses hautes tours surmontées de flèches, qui s’élançaient vers le ciel Erak en eut le souffle coupé. Halt, qui l’observait, était persuadé que ses instincts de pilleur étaient en éveil, et que, malgré son admiration, il imaginait déjà quels trésors les lieux devaient receler. — Tu te ferais prendre avant même d’avoir passé les douves, murmura le Rôdeur en se penchant vers lui. Erak sursauta et se tourna vers Halt. — Mes intentions s'voyaient tant qu’ça ? demanda-t-il en souriant. — Oui. Je vous connais, vous, les Skandiens. Sur un débarcadère décoré de drapeaux et de fanions, une vaste foule attendait leur arrivée. À la vue du drakkar, des cornes d’appel, auxquelles se mêlaient des cris de joie, retentirent. — Pour une surprise…, s’exclama Erak. — Et il y en a une autre, regarde. Halt désigna un homme barbu qui se tenait un peu en retrait du quai. Un cortège de dames et de chevaliers somptueusement vêtus l’entourait. — Le roi en personne est venu t’accueillir, Erak, ajouta le Rôdeur. — C’est plutôt pour sa fille, qu’il est là, répliqua le Skandien. Cassandra avait vu son père. Debout à la proue du navire, elle agita la main dans sa direction. Les acclamations de la foule redoublèrent et Duncan avança à grands pas sur l’embarcadère, sans se soucier du protocole. — Levez les rames ! lança l’Oberjarl. Tandis que le drakkar venait se ranger le long de l’embarcadère, l’équipage s’exécuta puis lança les cordages aux serviteurs qui se tenaient sur la berge. Les Skandiens les dévisagèrent avec une curiosité non feinte. C’était la première fois, de mémoire d’homme, que des pilleurs des mers et des gens d’Araluen se faisaient face sans armes à la main. Le visage radieux, Will bondit sur le bastingage du navire ; Cassandra, de son côté, s’empressa de débarquer. Son père et elle, trop émus pour parler, se contentaient de sourire. Puis, une fois qu’elle fut face à lui, elle se jeta dans ses bras. — Père ! s’écria-t-elle d’une voix étouffée par les sanglots. — Cassandra, murmura-t-il. Les cris de joie de l’assistance s’intensifièrent. Duncan était un roi apprécié de ses sujets, et tous savaient à quel point la disparition de sa fille unique avait pu l’affecter. Le spectacle parut même attendrir les Skandiens. Ils avaient beau jouer les durs à cuire, eux aussi avaient du cœur et tenaient à leurs familles. Au milieu de ces réjouissances, seul Halt resta à l’écart, à l’arrière du navire, la mine sombre, Parcourant la jetée du regard, Will aperçut une silhouette costaude dans le cortège royal. Un homme d’une quarantaine d’années qui agitait joyeusement la main et criait son nom. — Will ! Bienvenue chez toi, mon garçon ! L’espace d’un instant, l’apprenti Rôdeur demeura perplexe. Soudain, il reconnut le baron Arald, seigneur du fief de Montrouge qui, durant des années, lui était apparu comme un personnage sévère. À présent, on aurait dit un écolier ravi d’être en vacances. Will enjamba le bastingage et se fraya un chemin jusqu’au baron. Il esquissa un salut de la tête, mais Arald s’empara de sa main et se mit à la secouer avec enthousiasme. — Pas de ça entre nous ! Sois le bienvenu, mon garçon ! Mon Dieu, moi qui croyais que jamais je ne te reverrais ! Pas vrai, Rodney ? Il se tourna vers un chevalier vêtu d’une cotte de mailles. Il s’agissait de Messire Rodney, le maître de l’École des guerriers de Montrouge. Will se rendit compte que ce dernier examinait le pont du drakkar avec anxiété. — Oui, bien sûr, Messire, répondit-il d’un air distrait. Il saisit Will par le bras. — Je croyais qu’Horace était avec toi… Il ne lui est rien arrivé de fâcheux, j’espère ? Intrigué, l’apprenti Rôdeur jeta un coup d’œil à Horace, qui n’avait pas encore débarqué, occupé à échanger des poignées de mains avec les guerriers skandiens. — Vous ne l’avez pas vu ? Il est là-bas, regardez, répondit Will en désignant son ami. Le chevalier en resta bouche bée. — Non… Mon dieu ! Il a tellement grandi… un vrai géant ! Au même instant, Horace aperçut son maître et le rejoignit aussitôt. Il se mit au garde-à-vous et le salua, le poing contre la poitrine. — Je suis à vos ordres, Maître des guerriers, annonça-t-il d’un ton sec. M’autorisez-vous à reprendre ma place parmi vous ? Rodney se mit lui aussi au garde-à-vous et le salua en retour. — Accordé, apprenti. Une fois ces formalités remplies, il prit le jeune homme dans ses bras et, tout en esquissant quelques pas de danse, le serra contre lui. — Bon sang, mon garçon ! s’écria-t-il. Nous sommes tous très fiers de toi ! Comment diable as-tu fait pour grandir autant ? La foule poussait des cris de joie quand, tout à coup, un lourd silence tomba sur l’embarcadère. Erak, l'Oberjarl des Skandiens, venait de débarquer. Ceux qui se trouvaient près du drakkar reculèrent d’instinct. Will, qui ne voulait pas que son ami se sente offensé, s’apprêtait à le rejoindre. Mais quelqu’un d’autre le devança : Duncan, roi d’Araluen, s’approcha de son homologue skandien. — Bienvenue à Araluen, Oberjarl, dit-il sur un ton cordial. Et surtout, merci d’avoir ramené ma fille saine et sauve. Les deux hommes se donnèrent une bonne poignée de main. Les acclamations reprirent de plus belle, mais cette fois, elles étaient destinées aux Skandiens, qui rayonnaient de bonheur. Will songea que ces derniers auraient désormais du mal à venir piller les côtes d’Araluen. Duncan laissa les gens exprimer leur joie quelques instants, puis leva la main pour les inviter à se taire. Il scruta les visages de ceux qui se tenaient sur le quai. Puis, ne voyant pas celui qu’il cherchait, il se tourna vers le drakkar. — Halt, appela-t-il doucement. Il finit par l’apercevoir, enveloppé dans sa cape, seul, près du gouvernail. Le roi lui fit signe de s’approcher. — Viens. Tu es chez toi. Mais le Rôdeur semblait embarrassé, incapable de dissimuler sa tristesse. Il voulut parler, mais sa voix se brisa. — Majesté…, finit-il par dire, l’année de bannissement n’est pas encore achevée. Elle le sera dans trois semaines. Un murmure parcourut la foule. Will n’en crut pas ses oreilles. — Comment ça… un bannissement ? Halt, vous avez été banni ? Le jeune homme se tourna vers le roi. Son maître, dont la loyauté envers Araluen n’était plus à prouver, aurait été banni ? C’était tout simplement impensable ! — Pourquoi ? demanda Will. Celui-ci eut un geste indiquant qu’il en faisait peu de cas. — Quelques mots imprudents, c’est tout, qu’il a lancés un jour où il avait trop bu… Mais nous avons tous oublié de quoi il retournait précisément. Je lui ai déjà pardonné depuis longtemps. Allez, viens, Halt, répéta-t-il avec insistance. Mais le Rôdeur ne bougea pas d’un pouce. — Majesté, rien ne me rendrait plus heureux, répondit-il à voix basse. Mais vous devez d’abord faire respecter la loi. — Majesté, si je puis me permettre… Halt a raison…, renchérit une autre voix. Il s’agissait de Messire Anthony, chambellan du roi. Un homme bien intentionné, mais qui avait tendance à se montrer inflexible dès que la loi était en cause. — Après tout, il a osé prétendre que vous étiez le fils d’une danseuse de mauvaise vie… Dans la foule, chacun réprima un cri horrifié. — Merci de nous le rappeler, Messire, rétorqua Duncan, le visage crispé. Tout à coup, incapable de se retenir plus longtemps, Cassandra éclata d’un grand rire. Tous les regards convergèrent sur elle. — Je suis… désolée, finit-elle par dire, mais si vous aviez connu ma grand-mère… et son sale caractère, vous comprendriez pourquoi mon grand-père aurait pu être tenté ! — Cassandra ! s’exclama son père d’un ton désapprobateur. Mais la jeune fille se tenait les côtes, riant de plus belle, et Duncan esquissa un sourire. Puis, sentant le regard sévère du chambellan posé sur lui, il donna un petit coup de coude à la princesse. Elle se calma peu à peu, mais elle avait communiqué son rire à l’assemblée. Il fallut donc attendre quelques instants avant que tout ne rentre dans l’ordre. Le roi se tourna vers Messire Anthony. — J’ai pourtant le droit d’accorder mon pardon à Halt et d’ainsi écourter sa punition ? demanda-t-il d’un ton qui se voulait raisonnable. — Ce serait illégal, Majesté, rétorqua le chambellan, les sourcils froncés. Et malheureusement, cela créerait un précédent. — Roi Duncan ! tonna Erak. Aussitôt, il eut l’attention de tous. Il se rendit compte qu’il avait parlé un peu trop fort – il n’était pas encore accoutumé à ces rencontres officielles. — Et si c’était moi qui vous d’mandais de lui accorder ce pardon… ? Ce s’rait un geste de bonne volonté d’votre part, histoire de conclure l’traité de paix entre nos deux pays ? — Bonne idée ! marmonna Duncan, avant de se tourner vivement vers son chambellan. Eh bien ? Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il. Messire Anthony, les lèvres pincées, semblait pensif. Il ne cherchait pas nécessairement à s’opposer à son souverain. Il se contentait de faire respecter la loi, tel était son devoir. Et quand il pouvait y avoir une échappatoire, il s’en emparait volontiers, comme c’était ici le cas. — Une telle requête serait tout à fait acceptable, Majesté. Et puis, il s’agit d’une occasion exceptionnelle. — Qu’il en soit ainsi, s’empressa de lancer le roi. Halt, je te pardonne. Descends donc de ce navire et viens boire un verre avec nous afin de fêter votre retour ! Les yeux au bord des larmes, l’intéressé foula le sol d’Araluen après une absence de onze mois et cinq jours. Tandis que la foule l’acclamait, un homme vêtu, comme Halt, d’une cape gris-vert, se faufila vers lui et lui glissa quelque chose dans la main. — Il se pourrait que tu aies de nouveau besoin de ça, lui souffla Crowley, le commandant de l’Ordre des Rôdeurs. Quand il rouvrit sa main, Halt vit une fine chaîne, au bout de laquelle pendait un médaillon d’argent en forme de feuille de chêne. L’insigne des Rôdeurs. Il sut qu’il était rentré chez lui pour de bon. 41 Will savait que quelque chose était en préparation. Après les festivités, les détails pratiques concernant l’envol d’archers en Skandie au printemps suivant avaient été réglés, puis Erak et son équipage avaient repris la mer. Mais de nombreuses discussions avaient encore lieu entre le roi et ses conseillers – dont Halt, Crowley, le baron Arald et Messire Rodney. Pendant ce temps, l’apprenti Rôdeur et Horace se retrouvèrent livrés à eux-mêmes. Cernés par nombre d’admirateurs subjugués, qui les écoutaient raconter le féroce combat mené contre les Temujai, les deux jeunes gens se lassèrent bien vite de ces louanges. Maintenant que ses aventures en tant que Chevalier de la Feuille de Chêne étaient achevées, Horace portait de nouveau son uniforme d’apprenti guerrier. De la même façon, Cassandra avait repris sa place de princesse. Elle disparut dans les appartements de la famille royale, dans l’une des tours du château, et chaque fois que Will l’apercevait, un cortège de chevaliers et de dames d’honneur l’entourait. Il se rendit compte qu’elle était très jolie, vêtue de robes impeccables, très à l’aise parmi les jeunes nobles qui l’accompagnaient partout. Attristé, il sentait que le gouffre entre eux se creusait, tandis qu’il se faisait à l’idée que l’amie avec laquelle il avait surmonté tant d’épreuves était en réalité la jeune femme qui occupait le rang le plus élevé de tout le royaume ; et que lui n’était qu’un orphelin, né d’un simple sergent et d’une fille de ferme. Lors des rares occasions où il put parler avec Cassandra, il fut maladroit et guindé, presque muet, bredouillant quelques banalités, alors qu’elle tentait de discuter avec lui. Cette attitude irritait la jeune fille. Elle s’efforçait de renouer l’amitié qu’elle éprouvait pour lui, mais elle était trop jeune pour comprendre que son statut social l’éloignait de Will. Ne voyait-il pas qu’elle était toujours la même ? Qu’elle n’avait pas changé ? Ses questions taraudaient la princesse. De son côté, Will savait qu’un jour, elle succéderait à son père et deviendrait la reine de ce royaume. Bizarrement, elle se sentait à présent plus proche d’Horace. Le jeune homme, habitué aux protocoles, menait une vie disciplinée, et la position de la jeune fille ne l’impressionnait nullement. Bien entendu, il la traitait avec tout le respect qui lui était dû. Mais il n’en avait jamais été autrement. Le jeune guerrier, qui avait une vision simpliste de l’existence, acceptait les choses, telles qu’elles se présentaient à lui, sans trop se poser de questions. Cassandra avait été son amie. La princesse l’était aussi. Seulement, il devait de s’adresser à elle différemment ; mais se plier à l’étiquette de la cour ne le dérangeait pas. Un jour, elle se confia au jeune guerrier, qui lui conseilla de se montrer patiente. — Il va s’accoutumer à cette nouvelle situation. Après tout, les Rôdeurs… ne réagissent pas forcément comme nous. Ils sont… différents. Laisse-lui le temps de s’adapter. Aussi, Cassandra attendait-elle le bon moment pour essayer de parler à Will. Mais la remarque d’Horace à propos des Rôdeurs la hantait. Elle décida de s’attaquer à ce problème. L’occasion idéale allait se présenter, dans un avenir proche. Le roi avait ordonné que l’on prépare un banquet, en l’honneur du retour de sa fille unique. Des invitations furent envoyées aux cinquante fiefs. Un mois plus tard, tous les hôtes étaient rassemblés dans l’immense salle à manger du château, pour partager une soirée exceptionnelle, telle qu’on n’en avait plus vu depuis le couronnement de Duncan, vingt ans plus tôt. Le festin dura des heures. Les serviteurs s’activèrent, allant et venant, chargés de plateaux de viandes grillées, de légumes frais fumants, d’énormes pâtisseries et de confiseries qui éblouissaient le regard et les palais. On avait fait venir Maître Chubb, l’un des meilleurs chefs du royaume, afin de superviser les opérations. Il se tenait sur le seuil des cuisines, observant avec satisfaction les convives dévorer ce que les cuisiniers préparaient depuis des jours et frappant de sa louche le crâne des marmitons ou des serveurs qui s’aventuraient trop près de lui. — Pas mal…, marmonnait-il, avant d’envoyer un serviteur porter un autre plat destiné au « jeune Rôdeur ». Quand le repas s’acheva enfin, ils passèrent aux festivités. Le harpiste du roi accordait nerveusement les cordes de son instrument, distendues à cause de la chaleur ambiante, tout en révisant les paroles de l’ode qu’il avait composée ; un chant qui célébrait le sauvetage de la princesse par trois des héros les plus valeureux du royaume – cependant, il n’avait toujours pas trouvé de vers satisfaisants qui puissent rimer avec le prénom du légendaire Rôdeur. Le roi se leva afin de s’adresser à la foule. Comme à l’ordinaire, Messire Anthony se tenait non loin et, sur un signe de Duncan, il leva son bâton d’ivoire garni d’acier, symbole de sa charge, et frappa le sol dallé. — Silence ! Le roi va parler ! Aussitôt, les bavardages et les rires se turent. Tous les yeux se tournèrent vers le souverain. — Nous sommes ici pour fêter dignement le retour de ma fille, commença Duncan, dont la voix portait d’un bout à l’autre de la salle, un événement qui me procure une joie immense. — Bravo ! Bravo ! s’écria la foule enthousiaste. — Mais je me réjouis aussi de pouvoir récompenser ceux qui l’ont sauvée. Cette fois, les applaudissements se prolongèrent. — Que Halt le Rôdeur s’avance, s’il le veut bien. Des chuchotements curieux emplirent la salle et les convives installés au fond se redressèrent afin de mieux voir le petit homme qui, pour une fois, n’avait pas revêtu sa cape. Sa réputation n’était plus à faire, mais seul un petit nombre, parmi les gens présents, l’avaient rencontré en chair et en os ; et la plupart d’entre eux avaient imaginé voir un héros majestueux de près de deux mètres, son arc en bandoulière… Halt s’approcha et salua le roi. Celui-ci, à la vue de la chevelure hirsute de son ami, ne put réprimer un sourire. Le Rôdeur séjournait depuis plus d’un mois dans ce château, entouré de serviteurs, de valets et, surtout, d’excellents barbiers. Pourtant, il avait apparemment choisi de se couper les cheveux lui-même, à l’aide de son couteau – comme à son habitude. — Halt m’a déjà fait savoir que son retour dans l’Ordre des Rôdeurs était une récompense qui lui suffisait, annonça le roi. Un murmure étonné s’éleva. — Ainsi qu’à d’autres occasions, j’ai donc une dette envers l’un de mes plus fidèles conseillers, mais j’accepte sa décision. Halt, je te dois beaucoup. Et jamais je n’oublierai ce que tu as fait. Sur ces entrefaites, l’intéressé se contenta de saluer de nouveau son souverain puis de retourner discrètement a sa place, si rapidement que la plupart des convives ne s’en aperçurent que bien après. — À présent, j’appelle l’apprenti guerrier Horace, reprit le roi, élevant légèrement la voix afin de faire taire les bavardages des uns et des autres. Will donna une petite tape d’encouragement à son ami. Celui-ci, les yeux pleins d’appréhension, s’avança et se mit au garde-à-vous devant Duncan. — Horace, nous avons appris que tu as voyagé à Gallica en te faisant passer pour ce que tu n’étais pas… Il baissa les yeux et fit mine de consulter un document posé sur la table, avant d’ajouter : — … « le Chevalier de la Feuille de Chêne ». Horace savait déjà que ses exploits étaient arrivés aux oreilles du roi. Pourtant, il avait espéré que personne ne viendrait le lui reprocher de façon officielle. — Majesté… je suis vraiment désolé, bredouilla le jeune homme. Vu les circonstances, j’ai cru qu’il était nécessaire que… Voyant que le roi le dévisageait froidement, il se rendit compte qu’il venait d’enfreindre l’étiquette – jamais il n’aurait dû interrompre son souverain, Le jeune homme se ressaisit et se tint de nouveau au garde-à-vous. — Tu n’es pas sans savoir, reprit Duncan, qu’un apprenti n’est pas autorisé à porter de blason ou à faire croire qu’il est chevalier. Ainsi, nous devons dès maintenant rectifier cette irrégularité. J’ai consulté ton Baron, ton Maître et Halt le Rôdeur. D’un commun accord, nous avons décidé que le mieux serait de légaliser la situation. L’apprenti guerrier n’avait pas saisi ce que le roi proposait, il se doutait seulement que cela ne présageait rien de bon. Duncan fit signe à quelqu’un et Horace entendit un pas lourd qui s’approchait. Jetant un coup d’œil sur le côté, il aperçut Rodney ; celui-ci tenait une épée et un bouclier. Éberlué, le jeune homme vit que les armoiries représentaient une feuille de chêne verte sur fond blanc. Duncan s’avança, prit l’épée des mains du Maître des guerriers et la posa doucement sur l’épaule d’Horace. — Agenouille-toi, chuchota vivement Rodney. L’apprenti s’exécuta. Les mots qui suivirent sifflèrent à ses oreilles. — Messire Horace, Chevalier de la Feuille de Chêne, je déclare t’engager dans la Garde Royale d’Araluen, annonça le roi, Ces paroles provoquèrent un véritable tumulte. Jamais un apprenti n’avait été adoubé si jeune, alors qu’il avait à peine entamé sa deuxième année à l’École des guerriers. — Debout, chuchota de nouveau Rodney, un grand sourire aux lèvres. Horace se redressa et prit l’épée que le roi lui tendait. — Félicitations, Horace, lui dit Duncan. Tu l’as amplement mérité. Il serra la main de son nouveau chevalier et lui fit signe de retourner à sa place. Le jeune homme, toujours abasourdi, obtempéra. Will, tout sourires, lui donna une autre claque dans le dos. — Et maintenant, je demande à Will, apprenti Rôdeur, d’approcher. Le garçon s’attendait à ce que Duncan le fasse appeler à son tour, mais il en fut néanmoins surpris. Il s’empressa de quitter son siège et manqua trébucher. — L’Ordre auquel tu appartiens obéit à des règles qui lui sont propres. J'ai parlé à ton maître et au commandant des Rôdeurs. Malheureusement, je n’ai pas le pouvoir de faire de toi un Rôdeur. Halt et Crowley souhaitent que tu termines ton apprentissage. Will se contenta d’acquiescer. Il savait qu’il avait encore beaucoup à apprendre. — Cependant, poursuivit le roi, de mon côté, je souhaite t’offrir autre chose : un poste de lieutenant auprès des Éclaireurs du Roi. Halt et Crowley estiment que tu es tout à fait capable de les rejoindre. Si tel est ton souhait, ils se plieront à ta décision. Les convives, stupéfaits, laissèrent échapper des cris étouffés. Will, lui, restait sans voix. Les Éclaireurs du Roi, des cavaliers d’élite, avaient pour tâche de former les archers et, en temps de guerre, d’effectuer des missions de reconnaissance au-devant de l’armée royale. Leurs officiers appartenaient d’ordinaire à la noblesse… Devenir l’un d’eux équivalait à un adoubement. Si Will acceptait cette proposition gratifiante, il récolterait prestige et honneur, ainsi qu’une position sociale élevée. Rien à voir avec les trois années d’étude et d’entraînement difficile qui lui restaient à faire en tant que simple apprenti. La proposition était tentante… Pourtant, au fond de lui, le jeune homme savait qu’il n’était pas fait pour cela. Il pensa au sentiment de liberté qu’il éprouvait quand il parcourait la forêt en compagnie de Halt, de Folâtre et d’Abélard ; à la fascination qui l’habitait quand son maître lui enseignait de nouvelles techniques ou qu’il en perfectionnait d’autres ; à l’excitation qu’il ressentait quand il se trouvait au cœur des événements. Il compara la vie d’un Rôdeur aux protocoles et à l’étiquette qui prévalaient dans le château d’Araluen, et sut d’emblée ce qu’il voulait vraiment. Il se tourna, chercha son maître du regard. Mais ce dernier avait baissé les yeux. Tout comme Crowley, quelques mètres plus loin. Le silence était retombé, mais on devinait l’impatience de l’assistance. — Majesté, c’est un grand honneur que vous me faites, répondit-il d’une voix qui lui parut beaucoup trop forte. Mais je souhaite rester un apprenti. Des exclamations de surprise fusèrent de toutes parts. La plupart des gens présents ne pouvaient comprendre le choix que le jeune homme venait de faire. Cependant, ce n’était pas le cas de Duncan. Il saisit Will par l’épaule et se pencha vers lui. — Autant t’avouer que j’approuve ta décision, mon garçon, chuchota-t-il. Et selon tes maîtres, tu es destiné à un bel avenir ; ils me disent que tu deviendras l’un des meilleurs Rôdeurs qui soient. L’apprenti écarquilla les yeux. Apprendre cette information de la bouche du roi était une récompense suffisante. — Certainement pas aussi bon que Halt, n’est-ce pas, Majesté ? Le roi sourit. — En effet… il me semble que nul ne serait capable de le surpasser, ajouta Duncan. Sur ces mots, il encouragea Will à faire face à Halt et à Crowley. Les deux hommes lui souriaient chaleureusement. Quand il alla se rasseoir, les applaudissements qui suivirent furent polis mais embarrassés. Décidément, les Rôdeurs n’étaient pas comme tout le monde. Un peu triste, Duncan se tourna vers sa fille. « J’ai essayé », s’apprêtait-il à lui murmurer, quand il s’aperçut que Cassandra avait déjà quitté les lieux. Deux jours plus tard, Will et Halt prirent la route en direction du château de Montrouge. De temps à autre, Halt observait affectueusement son jeune compagnon. Il savait que l’importante décision que Will avait prise le taraudait. Le Rôdeur se doutait que ces préoccupations avaient un rapport avec la princesse Cassandra. Après le banquet, Will avait vainement tenté de la voir afin de lui expliquer son choix. Mais elle n’avait jamais pu se rendre disponible. Tandis qu’ils chevauchaient vers le sud-ouest, Halt ne disait mot. Il respectait le silence de Will, perdu dans ses pensées. Cependant, le Rôdeur résolut d’imposer au garçon un entraînement épuisant, qui ne lui laisserait pas le temps de s’appesantir sur son chagrin. Sur l’une des terrasses du château, deux silhouettes regardaient les cavaliers qui s’éloignaient. Cassandra leva la main en signe d’adieu. Pour la réconforter, Horace passa un bras par-dessus ses épaules. — C’est un Rôdeur, tu sais, lui dit-il gentiment. Nous autres aurons toujours un peu de mal à les comprendre. Ils préfèrent rester entre eux. Elle acquiesça, incapable de parler. Un instant, la brume matinale qui enveloppait Halt et Will parut s’épaissir. Elle cligna des yeux et s’aperçut que ses larmes lui brouillaient la vue. Le soleil se leva enfin et baigna les tours du château d’une pâle lumière dorée. Mais Will ne s’en rendit pas compte. Il était déjà loin. Composition MCP — Groupe JOUVE - 45770 Saran N° 314757F Impression réalisée par CPI BRODARD ET TAUPIN 72200 La Flèche en janvier 2009 « Pour l’éditeur, le principe est d’utiliser des papiers composés de fibres naturelles, renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois issus de forêts qui adoptent un système d’aménagement durable. En outre, l’éditeur attend de ses fournisseurs de papier qu’ils s’inscrivent dans une démarche de certification environnementale reconnue. » Dépôt légal Imprimeur : 50518 2019.1782.0/01 — ISBN 978-2-01-201782-5 Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Dépôt légal : janvier 2009. Imprimé en France. * * * [1] Voir L’Apprenti d’Araluen — Tome 2— Le Chant des Wargals. (Toutes les notes sont de la traductrice.) [2] Voir L’Apprenti d’Amluen — Tome 3— La Promesse du Rôdeur. 1 Voir L’Apprenti d’Araluen — Tome 2 — Le Chant des Wargals. 1 Voir L’Apprenti d’Araluen — Tome 2— Le Chant des Wargals. 1 Voir L’Apprenti d’Araluen — Tome 3— La Promesse du Rôdeur. 1 Voir L’Apprenti d’Araluen, La Promesse du Rôdeur, tome 3, 1 Voir L’Apprenti d’Araluen — Tome 2— Le Chant des Wargals.