Prologue Depuis trois jours, Halt et Will suivaient la piste de quatre Wargals – ces créatures brutales qui formaient l’armée de Morgarath, le seigneur rebelle. On les avait aperçues quelque part dans la région du fief de Montrouge, alors qu’elles se dirigeaient vers le nord. Dès que Halt le Rôdeur l’avait appris, il s’était mis en route en compagnie de son jeune apprenti. — Par où ces Wargals ont-ils pu passer, Halt ? demanda Will durant l’une de leurs courtes pauses. Le défilé du Pas-de-Trois doit à présent être bouclé et sous bonne garde, non ? Ce défilé se trouvait être le seul accès vers le Royaume d’Araluen depuis les Montagnes de Pluie et de Nuit, sur lesquelles régnait Morgarath. Une petite garnison était installée en permanence à l’entrée de l’étroit défilé, mais le Royaume, qui se préparait à entrer en guerre contre ce seigneur, avait envoyé une troupe de fantassins et d’archers en renfort, en attendant l’arrivée du gros de l’armée. — C’est l’unique ouverture qu’ils peuvent franchir en nombre, rétorqua Halt. Mais un petit bataillon a parfaitement pu pénétrer dans le Royaume à l’insu de tous, en empruntant les falaises. Le domaine de Morgarath se trouvait sur un plateau montagneux, imposant et inhospitalier, qui surplombait les territoires du sud du Royaume. Partant du défilé du Pas-de-Trois, des falaises escarpées, qui s’étendaient vers l’ouest, formaient une frontière entre Araluen et les Montagnes. Ces falaises décrivaient ensuite une courbe vers le sud-ouest et rencontraient la Fissure, une profonde crevasse qui menait vers la mer, séparant les terres de Morgarath du royaume des Celtes. Depuis seize ans, ces fortifications naturelles avaient permis à Araluen et à Celtica de rester hors d’atteinte des armées de Morgarath. Inversement, elles protégeaient aussi le seigneur rebelle de toute attaque. — Je croyais ces falaises infranchissables ? s’étonna Will. Halt sourit d’un air sombre. — Rien n’est jamais infranchissable. Surtout quand on ne se soucie pas du nombre de vies que l’on peut sacrifier. Je suppose que les Wargals ont dû attendre une nuit pluvieuse et sans lune afin de ne pas se faire repérer par les soldats qui patrouillent à la frontière ; ils se seront ensuite servis de cordes et de grappins pour descendre le long des falaises. Le Rôdeur se leva pour signifier que leur pause était achevée. Will et lui se dirigèrent vers Folâtre et Abelard, leurs chevaux. Halt gémit doucement en se mettant en selle. La blessure reçue lors du combat contre les Kalkaras le gênait encore un peu. — Ce n’est pas tant leur point de départ mais leur destination qui me préoccupe à présent. Je me demande ce qu’ils ont en tête. À peine avait-il achevé sa phrase qu’un cri retentit quelque part devant eux, suivi de plusieurs grognements, puis du cliquetis d’armes qui s’entrechoquaient. — Nous sommes peut-être sur le point de l’apprendre ! s’écria le Rôdeur. Il partit au galop, dirigeant Abelard à l’aide de ses mollets afin de garder les mains libres et choisit une flèche qu’il encocha sur la corde de son arc immense ; le tout avec une parfaite adresse. Will grimpa à toute vitesse sur Folâtre et le suivit. Le garçon, moins expérimenté que son maître, avait besoin de ses deux mains pour tenir à la fois son arc et les rênes. Ils traversèrent un sous-bois clairsemé et laissèrent à leurs habiles montures le soin de trouver la meilleure route à prendre. Soudain, ils débouchèrent sur un grand pré. Halt arrêta net son cheval ; Will lâcha les rênes et sa main se porta d’instinct vers son carquois pour y prendre une flèche et l’encocher à son arc. Au pied d’un grand figuier, ils aperçurent un petit campement. À côté d’un paquetage et d’une couverture roulée, une mince volute de fumée s’échappait d’un feu. Les quatre Wargals qu’ils avaient pistés jusqu’ici encerclaient un homme qui se tenait dos à l’arbre. Pour l’instant, sa longue épée les maintenait à distance, mais les Wargals cherchaient une faille dans sa défense en effectuant quelques petits mouvements de feinte à l’aide de leurs courtes épées ; ils étaient aussi armés de haches et l’un d’eux avait à la main une lourde lance de métal. À la vue de ces créatures, Will eut le souffle coupé. Après leur longue poursuite, tomber brusquement sur ces monstres, les observer de si près, le choqua profondément. Leur carrure était pareille à celle d’un ours et, sous leurs longs museaux, leurs babines retroussées laissaient voir des crocs jaunes. Ils étaient couverts d’une fourrure broussailleuse que protégeait une armure de cuir noir. Leur adversaire, qui portait un vêtement similaire, semblait terrifié, et s’efforçait de repousser leur attaque d’une voix enrouée : — Arrière ! Je suis en mission sur ordre du seigneur Morgarath. Arrière ! Au nom de Morgarath, je vous l’ordonne ! Halt fit légèrement avancer son cheval pour mieux viser. — Laissez tomber vos armes ! Tous autant que vous êtes ! cria le Rôdeur. Cinq paires d’yeux stupéfaits se tournèrent brusquement vers lui. Le Wargal à la lance se ressaisit aussitôt et profita de l’inattention de l'homme pour fondre sur lui et lui planter sa lance dans le cœur. Presque simultanément, la flèche de Halt se ficha dans le cœur du Wargal, qui s’écroula près de l’homme qu’il venait d’abattre. Mais déjà, les autres Wargals fonçaient sur les deux Rôdeurs. Ils avaient beau se déplacer avec autant de lourdeur qu’un ours, ils parcoururent la distance qui les séparait des Rôdeurs à une incroyable vitesse. La seconde flèche de Halt arrêta le Wargal qui arrivait sur leur gauche. Will tira alors sur celui qui venait par la droite mais s’aperçut aussitôt qu’il n’avait pas pris en compte la rapidité de la bête. Sa flèche siffla à l’endroit même où le Wargal se trouvait une seconde plus tôt. Le garçon s’empressa d’attraper une autre flèche dans son carquois. Un grognement de douleur se fit entendre ; le troisième tir de Halt venait de transpercer la poitrine d’un autre Wargal. Will décocha alors sa seconde flèche en direction du dernier Wargal, à présent dangereusement proche. Mais les yeux et les crocs de la bête sauvage terrifiaient l’apprenti Rôdeur. Il manqua à nouveau sa cible. Déjà, le monstre arrivait à sa hauteur en poussant un grognement de triomphe, quand Folâtre vint à la rescousse de son jeune maître. Le petit cheval se cabra devant l’horrible créature et, plutôt que de battre en retraite, s’avança de quelques pas. Will, pris au dépourvu, dut s’agripper au pommeau de sa selle pour ne pas tomber. Le Wargal ne fut pas moins surpris que le garçon. Comme tous ceux de son espèce, il nourrissait une peur instinctive des chevaux ; une peur profondément enracinée, apparue seize ans plus tôt sur la lande de Hackham, quand la cavalerie d’Araluen avait décimé l’armée wargal de Morgarath. Face à ces sabots menaçants, la créature recula ; une hésitation qui lui fut fatale : la quatrième flèche de Halt se ficha dans sa gorge. Le Wargal poussa un râle perçant avant de tomber raide mort sur l’herbe. Will, le teint livide, se laissa glisser au sol ; ses jambes tremblaient si fort qu’il dut s’agripper à Folâtre pour ne pas s’effondrer. Halt mit vivement pied à terre, s’avança vers le garçon et lui passa un bras autour des épaules. — Tout va bien, c’est fini. Après les terrifiants instants qu’il venait de vivre, la voix profonde du Rôdeur réconforta Will. Mais il secoua la tête, encore abasourdi de la rapidité avec laquelle tout s’était enchaîné. — Halt, je l’ai raté… par deux fois ! J’ai paniqué et je l’ai raté… Il éprouvait une telle honte à l’idée de s’être montré si lâche ! Halt le serra plus fort contre lui. Will leva la tête pour contempler le visage barbu et les yeux sombres et cernés de son maître. — Forcément, il est plus simple de viser une cible immobile qu’un Wargal qui fonce droit sur toi. De même, il est rare qu’une cible cherche à tuer son adversaire, ajouta le Rôdeur avec douceur, voyant que le garçon était encore sous le choc. — Mais… je l’ai… — Tu as appris quelque chose. La prochaine fois, tu ne rateras pas ta cible. Tu sais désormais que mieux vaut tirer une seule flèche, plutôt que deux dans la précipitation, dit Halt avec fermeté. Le sujet était clos. Il prit son apprenti par le bras et l’emmena près du figuier. — Voyons ce que nous allons trouver là. L’homme vêtu de noir et le Wargal qui l’avait tué étaient étendus côte à côte. Halt s’agenouilla près du cadavre de l’homme qui était face contre terre et le retourna. Il lâcha un petit sifflement étonné. — C’est Dirk Reacher, dit-il en pensant tout haut. C’est bien la dernière personne que je m’attendais à trouver ici. — Vous le connaissiez ? Halt comprit que l’insatiable curiosité du garçon reprenait le dessus et l’aidait déjà à ne plus penser aux effroyables événements qui venaient d’avoir lieu. — Un lâche. Je l’ai chassé du Royaume il y a cinq ou six ans. C’était un meurtrier, un déserteur parti proposer ses services à Morgarath. Ce dernier s’est fait une spécialité de recruter des gens de son espèce. Mais que faisait-il donc ici… ? — Il a dit qu’il était en mission pour Morgarath, fit observer Will. — C’est peu probable. Les Wargals le poursuivaient et seul Morgarath a pu leur en donner l’ordre ; ce qu’il n’aurait certainement pas fait si Reacher travaillait encore pour lui. D’après moi, il a dû déserter à nouveau. Il a laissé tomber Morgarath et ce dernier a envoyé ces quatre créatures à ses trousses. — Pourquoi aurait-il déserté ? — Une guerre se prépare, dit Halt en haussant les épaules. Les hommes de cet acabit sont enclins à éviter ces petits désagréments… Le Rôdeur s’empara du paquetage qui se trouvait près du feu et se mit à fouiller à l’intérieur. — Cherchez-vous quelque chose de précis ? Halt fronça les sourcils. Il en eut assez de chercher à tâtons et préféra vider le contenu du paquetage sur le sol. — Eh bien, si Dirk a quitté Morgarath pour revenir à Araluen, je suppose qu’il devait avoir sur lui quelque chose qui lui permettrait de négocier sa liberté. Ainsi… Il s’interrompit. Entre quelques vêtements de rechange et des ustensiles de cuisine, il venait de découvrir un parchemin soigneusement plié. Il l’ouvrit, le parcourut rapidement et haussa un sourcil. Au bout de presque une année passée aux côtés du Rôdeur, Will savait que cela équivalait, de la part de Halt, à un cri de stupéfaction. Le garçon savait aussi que s’il dérangeait son maître avant que ce dernier ait achevé sa lecture, Halt se contenterait de l’ignorer. Le Rôdeur se releva lentement et avisa le regard interrogateur de son apprenti. — C’est important ? demanda Will. — Tu peux le dire. Il semble que nous soyons tombés sur les plans de bataille de Morgarath. Nous ferions bien de les rapporter à Montrouge. Il siffla doucement. Abelard et Folâtre rejoignirent leurs maîtres au trot. Dans la forêt, à quelques centaines de mètres du campement, installé face au vent pour éviter que les chevaux ne le repèrent à l’odeur, un individu les observait d’un œil hostile. Quand il les vit s’éloigner, il se mit en route vers le sud, en direction des falaises. Il était temps de rapporter à Morgarath que son plan avait fonctionné à merveille. 1 Il était près de minuit quand un cavalier solitaire s’arrêta non loin du château de Montrouge, devant une chaumière isolée, nichée au cœur des arbres. Suivait un poney chargé de paquetages qui fit halte lui aussi. Le cavalier, un homme de haute taille dont la prestance indiquait qu’il était encore jeune, mit lestement pied à terre et grimpa les marches qui menaient à l’étroit balcon, prenant soin de baisser la tête afin d’éviter de se cogner aux poutres de l’avant-toit. Son cheval répondit au léger hennissement de bienvenue qui provenait de l’appentis accolé à la maison et qui faisait office d’écurie. Le cavalier s’apprêtait à frapper à la porte quand il aperçut une lueur derrière les fenêtres garnies de rideaux. Il hésita un court instant et vit la lumière se déplacer dans la pièce. Puis la porte s’ouvrit. — Gilan, dit Halt, d’une voix qui ne trahissait aucune surprise. Que fais-tu ici ? Le jeune Rôdeur, à la vue de son ancien maître, se mit à rire d’un ton incrédule. — Halt ! Comment t’y prends-tu ? Tu as deviné, avant même d’avoir ouvert la porte, que c’était moi qui arrivais au beau milieu de la nuit ? Halt haussa les épaules et fit signe à Gilan d’entrer. Il referma la porte, se dirigea vers la petite cuisine bien tenue et ouvrit le conduit de ventilation du poêle, ce qui raviva les braises qui s’y trouvaient. Il y jeta une poignée de petit bois et posa une bouilloire de cuivre sur la plaque bien chaude. — Il y a quelques instants, j’ai entendu un cheval arriver, puis Abelard qui le saluait. J’en ai déduit qu’il ne pouvait s’agir que d’un cheval de Rôdeur. Il haussa les épaules une nouvelle fois, comme pour insister sur la simplicité de cette explication. Gilan se remit à rire. — Mais il y a d’autres Rôdeurs que moi, non ? Halt inclina légèrement la tête et lui lança un regard condescendant. — Gilan, à l’époque où tu étais mon apprenti, j’ai dû t’entendre monter ces marches des centaines de fois. Tu devrais te douter que je suis encore capable de reconnaître le bruit de tes pas. Le jeune Rôdeur eut un geste défaitiste. Il dégrafa sa cape et la posa sur le dossier d’une chaise. La nuit était fraîche et il s’approcha du poêle. Avec impatience, il regarda Halt qui préparait la tisane. La porte de la pièce du fond s’ouvrit et Will, les cheveux en bataille, entra dans la petite salle commune ; il avait enfilé ses vêtements à la hâte par-dessus sa chemise de nuit. — Salut Gilan, dit-il d’un ton désinvolte. Qu’est-ce qui vous amène ici ? Gilan les regarda tour à tour d’un air un peu désespéré. — Personne n’est donc surpris de me voir arriver en pleine nuit ? Halt, qui s’activait devant le poêle, courba la tête pour dissimuler un sourire. Quelques minutes plus tôt, quand le cavalier était arrivé près de la chaumière, il avait entendu Will se précipiter vers la fenêtre. Son apprenti avait apparemment surpris les paroles que lui et Gilan avaient échangées et faisait maintenant de son mieux pour égaler Halt en accueillant Gilan avec autant de nonchalance que son maître. Mais Halt connaissait bien Will, et il était convaincu que le garçon brûlait de curiosité. Il entreprit de le taquiner un peu. — Will, il est tard. Tu ferais mieux de retourner dans ton lit. Nous avons beaucoup à faire demain. Aussitôt, la désinvolture que le garçon avait affichée jusqu’ici s’évanouit et une expression d’accablement assombrit son visage. Ce que son maître lui suggérait équivalait à un ordre. — Je vous en prie, Halt ! s’écria-t-il. Je veux savoir ce qui se passe. Halt et Gilan échangèrent un bref sourire. Will se dandinait d’un pied sur l’autre, espérant que Halt allait revenir sur sa décision. Le visage sévère, le Rôdeur posa des bols fumants sur la table de la cuisine. — J’ai prévu trois bols, un heureux hasard, pas vrai ? Will comprit alors que Halt l’avait fait marcher. Il haussa les épaules en souriant et prit place aux côtés des deux Rôdeurs. — Parfait ! Gilan, avant que mon apprenti ne se consume de curiosité, explique-toi : que nous vaut cette visite inattendue ? — C’est à propos des plans de bataille que vous avez découverts la semaine dernière. Maintenant que nous connaissons les intentions de Morgarath, le Roi demande que les armées soient rassemblées sur les Plaines d’Uthal avant la fin de la nouvelle lune. C’est à cette période que Morgarath a prévu de franchir en force le défilé du Pas-de-Trois. Ces documents leur avaient fourni de précieux renseignements. Morgarath projetait d’employer cinq cents mercenaires skandiens, qui traverseraient la région des Marais pour ensuite aller attaquer la garnison d’Araluen postée à l’entrée du défilé. Quand l’endroit ne serait plus défendu, l’armée de Wargals pourrait alors emprunter cette voie et aller se déployer en ordre de bataille sur les Plaines d’Uthal. — Duncan a donc prévu de le devancer, dit Halt en hochant lentement la tête. Bonne idée. Nous aurons ainsi le contrôle du champ de bataille. Gilan se détourna légèrement pour dissimuler un sourire, tout en songeant qu’il avait sûrement appris à imiter les petites manies gestuelles de Halt quand il était son apprenti. — Au contraire. Une fois l’armée en place, Duncan projette de se replier vers des positions déterminées à l’avance puis de laisser Morgarath investir les Plaines. — Le laisser faire ? s’écria Will d’une voix que la surprise fit monter dans les aigus. Le Roi a donc perdu la raison ? Pourquoi voudrait-il… Les deux Rôdeurs le regardaient, interloqués ; Halt un sourcil relevé et Gilan avec au coin des lèvres un sourire interrogateur. Le garçon hésita, ne sachant pas si parler ainsi de la santé mentale du Roi pouvait être considéré comme un acte de haute trahison. — Ce que je voulais dire… Sans vouloir offenser le Roi… C’est juste que… — Oh, je suis persuadé que le Roi ne serait nullement offensé d’apprendre qu’un humble apprenti Rôdeur l’accuse d’être fou, dit Halt. Les souverains raffolent de ce genre de remarques. — Mais Halt, le laisser faire… après tant d’années ? Cela semble si… Le garçon faillit à nouveau parler de folie et préféra se taire. Il repensa brusquement à leur récent combat contre les Wargals. Il sentait son sang se glacer à l’idée que ces abominables bêtes s’échapperaient par milliers du défilé sans rencontrer aucune résistance. — C’est exactement ça, Will, « après tant d’années », reprit Halt. Cela fait maintenant seize ans que nous sommes à l’affût, que nous nous demandons ce que Morgarath pourrait encore tramer. Nos forces n’ont jamais cessé de patrouiller le bas des falaises et de surveiller le défilé du Pas-de-Trois. Mais malgré toutes ces précautions, Morgarath a été capable de nous attaquer quand il en a eu envie. En lâchant par exemple les Kalkaras, comme tu as pu le constater. Gilan regardait son ancien professeur avec admiration. Halt avait parfaitement saisi le raisonnement du Roi. Encore une fois, il comprenait pourquoi le vieux Rôdeur était l’un des conseillers les plus respectés du Royaume. — Halt a raison, Will. Mais nous avons un autre sujet d’inquiétude. Après seize années relativement paisibles, le peuple ne se méfie plus. Pas les Rôdeurs, bien entendu, mais les villageois qui nous fournissent en hommes d’armes, et même quelques-uns des barons et des chevaliers qui vivent dans les lointains fiefs du nord du Royaume. — Tu as vu par toi-même à quel point certains paysans rechignaient à quitter leur ferme pour partir en guerre, ajouta Halt. Will acquiesça. Son maître et lui venaient de passer une semaine dans les villages les plus écartés du fief de Montrouge afin d’y enrôler les hommes qui formeraient le gros de leur armée. Plus d’une fois, ils avaient été accueillis avec une franche hostilité et, pour les convaincre, Halt avait dû faire preuve d’autorité et faire jouer sa réputation. — D’après le Roi, reprit Gilan, il est grand temps de régler cette affaire. Nous sommes plus puissants que nous ne l’avons jamais été et attendre encore ne servirait qu’à nous affaiblir. C’est l’occasion ou jamais de nous débarrasser de Morgarath. Une bonne fois pour toutes. — Toutes ces explications ne répondent pourtant pas à ma question : ce qui t’amène ici en pleine nuit ? demanda Halt. — Je suis ici sur ordre de Crowley, dit Gilan sèchement. Will se souvenait que Crowley était le Commandant de l’Ordre, le plus âgé des cinquante Rôdeurs. Gilan posa sur la table une dépêche officielle que Halt, après lui avoir lancé un regard interrogateur, déroula. — Tu as pour mission d’aller porter des messages à Swyddned, le Roi des Celtes, observa Halt. Je suppose que tu auras recours au traité de défense mutuelle que Duncan et lui ont signé il y a quelques années ? Gilan fit un signe de tête affirmatif, tout en dégustant sa tisane à petites gorgées. — Le Roi estime que nous devons rassembler le plus grand nombre de troupes possible. Halt hocha la tête d’un air pensif. — Je ne trouve rien à redire à cela, dit-il doucement, mais dans ce cas… ? Il écarta les mains en signe d’incompréhension : si Gilan devait partir pour Celtica, le plus tôt serait le mieux, semblait dire à son ancien apprenti. — Eh bien, je pars en ambassade officielle à Celtica, dit Gilan en mettant l’accent sur le dernier mot. Halt comprit immédiatement ce que Gilan entendait par là. — Évidemment, dit-il, cette vieille tradition celte. — Qui tient plutôt de la superstition, fit observer Gilan en secouant la tête. À mon avis, c’est une perte de temps absurde. — Tu as raison, répliqua Halt. Mais les Celtes y sont attachés, c’est ainsi, et on ne peut rien y faire. Will regarda tour à tour Halt et Gilan. Les deux Rôdeurs semblaient savoir de quoi il retournait, mais le garçon ne comprenait pas un traître mot de la conversation. — En temps normal, cela ne pose aucun problème, ajouta Gilan. Mais avec tous ces préparatifs militaires, nous manquons partout d’hommes et nous ne pouvons tout simplement pas nous passer d’un seul Rôdeur. Ainsi, Crowley s’est dit que… — Je crois t’avoir compris, dit Halt. Mais Will n’en pouvait plus. — Et moi, je n’ai rien compris du tout ! s’exclama-t-il. De quoi diable parlez-vous, tous les deux ? 2 Halt, les sourcils relevés, se tourna lentement vers son jeune apprenti, décidément bien impulsif, ainsi qu’en témoignait sa virulence. — Excusez-moi, Halt, murmura Will d’un ton plus calme. Le Rôdeur hocha la tête. — Je préfère. C’est pourtant clair comme de l’eau de roche. Gilan veut simplement savoir si je t’autorise à l’accompagner à Celtica. D’un signe de tête, Gilan confirma les propos de Halt. Will fronça les sourcils, intrigué par la tournure que prenaient les événements. — Moi ? s’exclama-t-il d’un air incrédule. Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’irais faire là-bas ? À peine eut-il parlé qu’il s’en mordit les lèvres. Il aurait dû se méfier ; Halt n’appréciait guère ce genre de réaction. Le Rôdeur, les lèvres pincées, considérait la question du garçon. — Pas grand-chose, c’est probable. La question qu’il fallait poser est la suivante : peut-on se passer de toi ici ? En quel cas je réponds : absolument ! — Mais pourquoi… Will s’interrompit. Soit les deux Rôdeurs lui fourniraient une explication, soit ils n’en feraient rien. Et il aurait beau s’acharner, Halt ne lui répondrait que lorsqu’il le voudrait bien, pas avant. Le garçon savait que plus il lui posait de questions, plus Halt prenait un malin plaisir à le taquiner. Mais Gilan prit l’apprenti en pitié, peut-être parce qu’il se rappelait combien Halt pouvait se montrer taciturne quand il avait choisi de l’être. — J’ai besoin de toi, Will. À Celtica, la tradition veut qu’une ambassade officielle se compose de trois personnes. Pour être tout à fait honnête, Halt a raison : ta présence à Araluen n’est pas indispensable dans les jours qui viennent, ajouta-t-il en souriant d’un air contrit. Si cela peut te réconforter, sache qu’on m’a choisi pour cette mission pour les mêmes raisons, et uniquement parce que je suis le plus jeune Rôdeur de l’Ordre. — Mais pourquoi trois personnes ? insista Will, comprenant que Gilan semblait disposé à répondre à ses questions. Une seule personne ne suffit donc pas pour apporter un message ? — Je te l’ai dit, les Celtes ont une étrange tradition, répliqua-t-il en soupirant. Elle remonte à l’époque reculée du Conseil Celtique, quand les Celtes, les Scots et les Hiberniens, gouvernés par un triumvirat, étaient alliés. — Gilan peut évidemment leur apporter un message, interrompit Halt, mais s’il est seul, ils le feront attendre et tourner en bourrique pendant des jours, voire des semaines ; ils profiteront de la situation pour se disputer sur des questions d’étiquette et de protocole. Nous ne pouvons nous permettre de perdre autant de temps. Ils ont un vieux proverbe qui dit : D’un seul homme mieux vaut se méfier À deux, ils ont pu comploter Trois est le chiffre auquel on peut se fier. — Si je comprends bien, vous m’envoyez là-bas parce que vous pouvez vous passer de moi ici ? dit Will, un peu vexé, Halt se dit qu’il était temps de flatter un peu l’ego de ce garçon, sans en faire trop. — Effectivement, je peux me passer de toi quelque temps. Mais sache aussi qu’on ne peut envoyer n’importe qui à Celtica ; les trois ambassadeurs doivent avoir une fonction officielle, ou bien un certain statut social. Nous ne pourrions y envoyer de simples soldats. — Et toi, Will, ajouta Gilan, tu appartiens à l’Ordre des Rôdeurs, ce qui aura du poids auprès des Celtes. — Mais je ne suis qu’un apprenti, protesta Will. Le garçon fut surpris de voir les deux hommes secouer la tête en signe de désaccord. — Tu portes la feuille de chêne, lui dit Halt d’un ton ferme. Peu importe qu’elle soit de bronze ou d’argent. Tu es l’un des nôtres. À ces mots, Will eut un air radieux. — Eh bien, dit comme ça, j’accepte. Gilan, je serai ravi de vous accompagner. Halt l’observa d’un air impassible. Il était grand temps d’arrêter de caresser ce garçon dans le sens du poil. Délibérément, il se tourna vers Gilan. — As-tu pensé à quelqu’un d’autre pour compléter l’ambassade, qui soit lui aussi totalement inutile ? Gilan haussa les épaules et sourit en voyant Will afficher un air plus humble. — C’est en partie pour cette raison que Crowley m’envoie, répondit-il. Montrouge est l’un des fiefs les plus peuplés et il s’est dit que l’on pourrait facilement y recruter un troisième membre. Qui peux-tu me suggérer ? Halt se caressa pensivement le menton. — Je crois que j’ai peut-être trouvé celui qu’il te faut. Il est temps d’aller te recoucher, ajouta-t-il à l’intention de Will. Je vais aider Gilan à s’occuper des chevaux. Ensuite, je l’accompagnerai jusqu’au château. Will acquiesça. Maintenant que Halt parlait de dormir, il éprouvait une irrésistible envie de bâiller. Il se leva et se dirigea vers sa chambre. — À demain, Gilan. — De bon matin, dit Gilan avec un sourire. Will roula des yeux et fit semblant d’être horrifié. — J’étais sûr que vous alliez me dire ça, répliqua-t-il. Dans un silence complice, Halt et Gilan marchaient tranquillement à travers champs en direction du château de Montrouge. Le jeune Rôdeur, habitué aux sautes d’humeur de son ancien maître, sentait que ce dernier souhaitait s’entretenir avec lui. Quelques instants plus tard, Halt se décida à prendre la parole : — Je pense à Will, je suis un peu inquiet à son sujet. Cette mission à Celtica lui sera sans doute bénéfique. Gilan fronça les sourcils. Il appréciait la vivacité du jeune apprenti. — Quel est le problème ? — Notre rencontre avec les Wargals, la semaine dernière, l’a passablement secoué. Il pense avoir perdu son sang-froid. — Ce fut le cas ? Halt secoua la tête d’un air résolu. — Nullement. Ce jeune garçon est beaucoup plus courageux que bien des hommes déjà aguerris. Mais quand les Wargals se sont jetés sur nous, il a tiré avec trop de hâte et a raté sa cible. — Il n’y a aucune honte à ça, observa Gilan en haussant les épaules. Après tout, il n’a pas encore seize ans. Il n’a pas pris la fuite, j’imagine ? — Non. Certainement pas. Il a tenu bon. Il a même décoché une seconde flèche. Folâtre a ensuite fait reculer le Wargal et j’ai alors pu m’en charger. C’est un bon cheval. — Il a un bon maître, dit Gilan. — C’est vrai. Je crois toutefois que quelques semaines loin de ces préparatifs militaires ne lui feront pas de mal. Il pourra peut-être oublier ses soucis s’il passe un peu de temps avec toi et Horace. — Horace ? — Le garçon qui pourrait vous accompagner. Un apprenti guerrier. Un ami de Will. Halt réfléchit quelques instants et hocha la tête d’un air approbateur. — Oui. Ça ne pourra que lui faire du bien de voyager en compagnie de gens de son âge. Après tout, il paraît que j’ai parfois l’air un peu sombre. — Toi, Halt ? Sombre ? Qui ose raconter de telles choses ? Halt lui jeta un regard méfiant. Gilan avait visiblement du mal à garder son sérieux. — Tu sais, Gilan, l’ironie est une des pires formes d’humour qui soit. En tout cas, ce genre de remarque ne m’amuse pas. Quand Halt et Gilan arrivèrent au château, minuit était déjà passé mais les torches brûlaient encore dans le bureau du Baron Arald. Lui et Messire Rodney le Maître des guerriers de Montrouge, avaient fort à faire en prévision de la marche vers les Plaines d’Uthal, où leur armée rejoindrait le reste des troupes royales. Quand Halt eut expliqué la raison de la présence de Gilan, Rodney saisit bien vite ce qui amenait le Rôdeur. — Horace ? Le Rôdeur grisonnant fît un signe de tête presque imperceptible. — C’est une excellente idée, reprit le Maître des guerriers en arpentant la pièce. Son statut l’autorise à prendre part à cette mission, et même s’il n’est encore qu’un apprenti, il appartient à l’École des guerriers. La troupe qui part d’ici en fin de semaine pourra se passer de lui, et… Il s’interrompit et lança à Gilan un coup d’œil qui en disait long. — Vous découvrirez sans doute combien il peut se rendre utile. Le jeune Rôdeur le regarda avec curiosité. Messire Rodney s’expliqua : — Il est l’un de mes meilleurs apprentis, singulièrement doué au maniement des armes, déjà plus adroit que la plupart des élèves de l’école. Mais il est d’un tempérament inflexible et a tendance à être à cheval sur le règlement. Une expédition en compagnie de deux Rôdeurs indisciplinés lui apprendra peut-être à se montrer moins strict. Il sourit brièvement pour montrer que sa plaisanterie n’avait pas pour but d’offenser les Rôdeurs. Puis il jeta un coup d’œil à l’épée que Gilan portait à la ceinture. Une arme inhabituelle pour un Rôdeur. — C’est vous qui avez étudié avec MacNeil, non ? — Oui, c’était mon maître d’armes. — Hum…, murmura Rodney, en observant le jeune homme avec intérêt. Peut-être aurez-vous l’occasion de donner quelques tuyaux à Horace lors de ce voyage. Ça me rendrait service ; vous verrez, il apprend vite. — Avec plaisir. Gilan avait hâte de faire la connaissance de cet apprenti guerrier. Il se rappelait qu’à l’époque où il était encore l’apprenti de Halt, Messire Rodney n’avait pas pour habitude de faire l’éloge de ses élèves, bien au contraire. — C’est donc décidé, dit le Baron, impatient de pouvoir revenir à ses préoccupations de stratège. À quelle heure partez-vous, Gilan ? — Dès que possible, Messire, après le lever du soleil. — Je ferai en sorte qu’Horace vous rejoigne avant l’aube, lui dit Rodney. Gilan acquiesça, comprenant que l’entretien était terminé, ce que confirmèrent les paroles du Baron : — Et maintenant, si vous voulez bien nous excuser… Rodney et moi avons une petite guerre à organiser. 3 De lourds nuages de pluie cachaient le soleil levant dont on ne percevait pas le moindre rayon ; seule filtrait une faible lumière grise qui, comme à contrecœur, éclaira peu à peu le ciel maussade. Tandis que les trois cavaliers franchissaient la dernière crête, laissant derrière eux l’imposant château de Montrouge, les nuages crevèrent enfin et une froide pluie de printemps se mit à tomber, une bruine ininterrompue. Elle s’écoula d’abord le long de leurs capes de laine, mais pénétra bien vite dans les fibres du tissu. Si bien qu’au bout d’une vingtaine de minutes, les trois voyageurs se tenaient recroquevillés sur leur selle, tâchant d’oublier le froid. Gilan se tourna vers les deux garçons qui avançaient péniblement, les yeux baissés, penchés sur l’encolure de leurs chevaux. Le jeune guerrier avait pris position à l’arrière, chevauchant aux côtés du poney chargé de paquetages que Gilan menait par la bride. Le jeune Rôdeur sourit pensivement puis s’adressa à Horace : — Eh bien, Horace, es-tu jusqu’ici satisfait de notre petite escapade ? Le garçon essuya son visage trempé de gouttes de pluie et grimaça d’un air morose. — Moins que je ne l’espérais, Messire. Mais c’est toujours mieux que de se voir obligé d’effectuer des manœuvres en formation serrée. Gilan hocha la tête. — Je veux bien te croire. Tu sais, tu n’as pas besoin de rester à l’arrière ; nous autres Rôdeurs ne faisons pas tant de manières. Viens nous rejoindre, ajouta-t-il gentiment, un large sourire aux lèvres. Il donna un petit coup de genou dans le flanc d’Ardent et le cheval bai s’écarta légèrement de façon à faire une place à Horace. Ce dernier, l’air ravi, pressa sa monture du talon et prit position entre les deux Rôdeurs. — Merci, Messire, dit-il avec gratitude. Gilan, un sourcil relevé, jeta un coup d’œil en direction de Will — Et poli, avec ça, observa-t-il d’un ton songeur. Paraîtrait qu’on sait maintenant enseigner les bonnes manières à l’École des guerriers. Plutôt agréable de s’entendre appeler « Messire » sans arrêt. Cette critique, moqueuse mais amicale, fit sourire Will. Mais son expression changea du tout au tout quand il entendit Gilan lui dire : — C’est pas une mauvaise idée de témoigner un peu de respect envers ses aînés. Peut-être que tu devrais m’appeler « Messire », toi aussi. Gilan ne regardait plus Will mais faisait mine d’examiner une rangée d’arbres ; il ne voulait pas que le garçon aperçoive son léger sourire, qui menaçait de s’élargir. Will, consterné, n’en croyait pas ses oreilles. D’une voix étranglée, il parvint malgré tout à répondre : — « Messire » ? Vous voulez vraiment que je vous dise « Messire », Gilan ? Mais Gilan, les sourcils légèrement froncés, le regarda sévèrement. Will rectifia à la hâte son erreur, de façon très embrouillée : — Messire ! Il faut que je vous appelle « Messire »… Messire ? — Mais non, « Messire-Messire » ne convient pas, pas plus que « Messire Gilan ». Juste « Messire », c’est parfait. Qu’en dis-tu ? Cette fois, Will ne réussit pas à formuler sa pensée, il craignait de manquer de respect à Gilan. Celui-ci enchaîna : — Après tout, cela vous permettra de ne pas oublier lequel d’entre nous dirige cette expédition, non ? Will finit par retrouver l’usage de la parole : — Bien, d’accord Gil… euh, non… Messire. Il secoua la tête, étonné que son ami se montre subitement si pointilleux en matière d’étiquette. Le garçon continua d’avancer en silence quand, quelques minutes plus tard, ce qui lui parut être un formidable éternuement le fit sursauter. C’était Horace, incapable de contenir plus longtemps un fou rire. Will lui lança un regard furibond et jeta un coup d’œil méfiant en direction de Gilan. Le jeune Rôdeur était tout sourire. Il secoua la tête et regarda l’apprenti d’un air faussement attristé. — C’était une blague, Will. Rien qu’une blague ! Will comprit qu’on riait à nouveau à ses dépens, cette fois en présence d’Horace. — Je m’en étais rendu compte, dit-il avec humeur. Horace éclata de rire. Et cette fois, Gilan l’imita. Tout le jour, ils voyagèrent vers le sud. Ils établirent finalement leur campement au pied des premiers contreforts montagneux. En milieu d’après-midi la pluie s’était lentement calmée mais, sous leurs pieds, le sol était encore détrempé. Ils cherchèrent du bois sec sous les arbres les plus feuillus et en ramassèrent en quantité suffisante pour pouvoir allumer un feu de camp. Gilan se joignit aux deux apprentis et ils se répartirent les tâches. Le repas se déroula dans une atmosphère de partage et d’amitié, même si Horace était encore un peu intimidé par le grand Rôdeur. Will prit alors conscience que si Gilan le taquinait ainsi, c’était pour mettre à l’aise le jeune guerrier. Will éprouvait une sympathie grandissante pour l’ancien apprenti de Halt. Il songea que lui ne savait pas aussi bien s’y prendre avec les autres et qu’il lui restait encore beaucoup à apprendre. Quatre années au moins d’apprentissage et d’entraînement l’attendaient encore. Ensuite, il lui faudrait accomplir des missions clandestines, récolter des renseignements sur les ennemis du Royaume et peut-être mener des troupes au combat, tout comme Halt – du moins il le supposait. Mais penser qu’un jour il ne devrait compter que sur sa seule intelligence et ses propres aptitudes le décourageait. Will se sentait en sécurité avec Halt ou Gilan, des Rôdeurs émérites. Le garçon leur attribuait une rassurante aura d’invincibilité et se demandait s’il serait jamais capable de les égaler. Pour l’instant, songeait-il sombrement, il doutait d’y parvenir. Il soupira. Il lui semblait que la vie prenait parfois des voies bien déroutantes. Moins d’un an plus tôt, il n’était encore qu’un orphelin anonyme au château de Montrouge. Depuis, il n’avait cessé de s’entraîner à devenir un Rôdeur et quand il avait aidé le Baron, Messire Rodney et Halt à vaincre les terrifiantes créatures que l'on appelait des Kalkaras, tous avaient salué son courage. Il jeta un coup d’œil vers Horace, son ennemi d’enfance, aujourd’hui son ami. Éprouvait-il lui aussi les mêmes sentiments contraires, si déconcertants ? Il se remémorait les années passées ensemble à l’orphelinat, en compagnie de leurs autres camarades, George, Jenny et Alyss, qui étaient à leur tour devenus apprentis auprès de maîtres différents. Il regrettait de ne pas avoir eu le temps de leur dire adieu avant son départ pour Celtica. Surtout à Alyss. Il se sentait troublé en repensant à la jeune fille. Elle l’avait embrassé à la fin du repas pris à l’auberge et il avait encore en mémoire la douceur de ses lèvres. Oui, songea-t-il. Surtout Alyss. De l’autre côté du feu de camp, Gilan, les yeux mi-clos, observait le garçon. Il savait combien il était difficile d’être l’apprenti de Halt, un personnage quasi légendaire. Un fardeau lourd à porter pour un apprenti qui devait se montrer digne de ce modèle. Il se dit alors que Will avait besoin de se divertir un peu. — Parfait ! dit-il en se levant d’un bond. Au travail ! Will et Horace échangèrent un regard. — Au travail ? répéta Will d’une voix misérable. Après une journée passée en selle, il aurait préféré pouvoir simplement s’enrouler dans sa couverture. — C’est exact, dit Gilan d’un ton joyeux. Nous sommes peut-être en mission mais il est de mon devoir de continuer votre instruction à tous les deux. C’était au tour d’Horace d’être intrigué. — Moi aussi ? Pourquoi est-ce que j’apprendrais à me battre comme un Rôdeur ? Gilan ramassa son fourreau, un simple étui de cuir qu’il avait posé près de sa selle. Il en libéra son épée qui émit un léger sifflement ; à la lueur chatoyante du feu, la fine lame, étincelante, semblait danser. — Mais mon garçon, sache que ce sont des techniques de combat comme les autres. Dieu sait quand nous en aurons besoin ; certainement très vite, vu qu’une guerre approche. À présent, voyons voir si tu sais te servir de ce cure-dents que tu portes à la ceinture. La tournure que prenaient les événements semblait mieux convenir à Horace, qui ne disait jamais non quand il s’agissait de manier l’épée ; il savait par ailleurs que ce n’était pas une occupation de Rôdeur. Il dégaina son arme d’un air assuré et se présenta devant Gilan, la tenant pointée vers le sol en signe de respect. Gilan planta son épée dans la terre meuble et tendit la main en direction de celle d’Horace : — Je peux y jeter un coup d’œil, s’il te plaît ? Horace hocha la tête et la lui tendit par le manche. Gilan la soupesa, la retourna légèrement puis effectua quelques moulinets. — Tu vois, Will, c’est à ça que doit ressembler une bonne épée. Sans grande conviction, Will regarda l’épée, qui lui paraissait plutôt quelconque : une lame droite, un manche d’acier recouvert de cuir et une grosse pièce de cuivre en guise de garde. Il haussa les épaules. — Elle n’a rien de spécial, observa-t-il avec l’air de s’excuser, pour ne pas blesser Horace. — Ce n’est pas l’aspect extérieur qui compte, dit Gilan, tout est dans le toucher. Celle-ci, par exemple, est bien stable et on peut s’en servir des heures de suite sans trop se fatiguer. La lame est légère mais solide. J’ai parfois vu des lames deux fois plus épaisses être brisées net par un bon coup de gourdin. De jolies épées, ajouta-t-il en souriant, décorées et gravées, ou serties de pierres précieuses. — Messire Rodney dit qu’un manche serti de pierres alourdit inutilement une arme, ajouta Horace. Gilan acquiesça et reprit : — Par ailleurs, ces belles épées ne servent qu’à attiser la convoitise des brigands. Le jeune Rôdeur rendit son épée à Horace et reprit la sienne, prêt à passer aux choses sérieuses. — Parfait, Horace, maintenant que nous avons constaté que l’épée était de bonne facture, voyons du côté de son propriétaire. Horace hésita, ne comprenant pas vraiment ce que Gilan attendait de lui. — Messire ? dit-il d’un air gauche. Gilan lui fit un signe de la main. — Attaque-moi, lui dit-il avec entrain. Frappe un peu pour voir ! Vas-y, essaye de me trancher la tête ! Mais Horace, indécis, ne bougeait toujours pas. Gilan, qui ne s’était pas mis en garde, tenait négligemment son épée de la main droite, pointe vers le bas. Horace eut un geste d’impuissance. — Allez, Horace, nous n’avons pas toute la nuit devant nous ! Montre-moi de quoi tu es capable. Horace abaissa lui aussi son épée. — Mais… je suis un guerrier plutôt bien entraîné, Messire. Gilan réfléchit et hocha la tête. — C’est vrai, mais tu t’exerces depuis moins d’un an. Tu crois vraiment que tu pourrais m’écharper ? Horace se tourna vers Will, espérant que ce dernier allait prendre son parti ; mais l’apprenti Rôdeur se contenta de hausser les épaules. Il se disait que Gilan savait ce qu’il faisait, même s’il ne le connaissait pas depuis bien longtemps, et ne l’avait jamais vu dégainer son épée, encore moins s’exercer. Gilan secoua la tête, faisant mine d’être au désespoir. — Allez, Horace, répéta-t-il. J’ai quelques rudiments, tu sais. À contrecœur, Horace essaya de frapper Gilan. Visiblement inquiet, il craignait de briser la garde de Gilan et de le blesser. Mais Gilan n’eut pas même à lever son arme pour se protéger ; avec souplesse, il se contenta de se pencher de côté. La lame d’Horace passa à côté de lui sans lui causer le moindre mal — Allez ! Frappe pour de vrai ! Horace prit une profonde inspiration et porta un coup vigoureux en direction de Gilan. On aurait dit une danse, aussi fluide que la course de l’eau glissant sur des roches bien lisses. L'épée de Gilan, qu’il semblait diriger à la seule force de ses doigts et de son poignet, décrivit un bel arc qui intercepta le coup d’Horace. Un tintement d’acier résonna entre eux et Horace s’arrêta, interdit. Sa main et son avant-bras vibraient sous le choc de la parade de Gilan. Ce dernier le regarda, les sourcils relevés. — C’est mieux. Essaye encore. C’est ce que fit Horace. Coups de revers, coups par le haut, larges estocades se succédèrent. Mais fatalement, l’épée de Gilan, vive comme l’éclair, bloquait celle d’Horace et les deux armes ne cessaient de s’entrechoquer. Les minutes passaient et à force de frapper de plus en plus vite et fort, le garçon se retrouva couvert de transpiration. Il ne pensait plus à ménager Gilan et frappait sans entraves ; son épée fendait l’air, sans pourtant parvenir à briser la défense du Rôdeur. Le jeune guerrier fut bientôt à bout de souffle et Gilan finit par changer de tactique. Il fit rapidement glisser sa lame le long de celle d’Horace, forçant le garçon à diriger son épée vers le sol. La pointe toucha la terre humide et Gilan l’écrasa de sa botte pour la maintenir en place. — Parfait, ça suffit, dit-il calmement. Mais ses yeux restaient braqués sur Horace ; il fallait que le garçon comprenne bien que la séance d’entraînement était terminée. Parfois, dans le feu de l’action, un épéiste vaincu tentait de frapper une dernière fois son adversaire, alors que pour ce dernier, le combat avait pris fin, Quand Gilan vit qu’Horace avait repris ses esprits, il recula lestement afin de ne pas rester à portée de l’épée du jeune guerrier. — Pas mal, fit remarquer Gilan d’un ton approbateur. Horace, honteux, laissa retomber son arme sur l’herbe. — Pas mal ? s’exclama-t-il. Mais c’était mauvais ! Pas une fois je n’ai pu… Il hésita. Il aurait été malvenu d’avouer que durant les trois ou quatre dernières minutes, impulsivement, il avait vraiment essayé de trancher la tête de Gilan. Finalement, il se résolut à nuancer ses propos : — Pas une seule fois je n’ai réussi à briser votre garde. — Tu sais, dit Gilan d’un ton modeste, j'ai un peu d’entraînement derrière moi. — Oui, dit Horace, le souffle court. Mais vous êtes un Rôdeur ! Tout le monde sait que les Rôdeurs ne savent pas manier l’épée. — Ce n’est visiblement pas le cas de celui-là, dit Will. Horace, et c’était tout à son honneur, sourit d’un air las. — Merci du renseignement, répondit-il à Will. Puis-je vous demander où vous avez appris à vous battre ainsi, Messire ? demanda-t-il à Gilan. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Gilan secoua la tête et lui dit sur un ton de reproche : — Tu t’obstines, avec ton « Messire » ! Mon maître d’armes était un vieil homme du nom de MacNeil. Il venait des terres du nord. — MacNeil ! murmura Horace avec le plus profond respect. Vous voulez parler du célèbre MacNeil ? MacNeil de Bannock ? — Oui, c’était lui. Tu en as entendu parler ? — Qui n’en a pas entendu parler ? dit Horace d’une voix admirative. C’est à cet instant que Will, fatigué de ne pas comprendre de quoi il retournait, prit la parole : — Moi, par exemple ! Mais si l’un de vous deux se décide à m’en dire davantage, je veux bien vous préparer une tisane. 4 — Bien. Parlez-moi donc de ce Neil, dit Will. Tous trois avaient confortablement pris place autour du feu, et chacun tenait entre les mains une tasse de tisane fumante pour se réchauffer. — MacNeil, rectifia Horace. Cet homme est une légende. — Peut-être, mais il existe pour de bon, dit Gilan. Je suis bien placé pour le savoir. Il a été mon maître d’armes pendant cinq ans. J’ai commencé à onze ans et je suis devenu l’apprenti de Halt à quatorze, mais ce dernier m’a toujours accordé des jours de congés pour que je puisse continuer à m’entraîner. — Pourquoi continuer alors que vous étiez déjà apprenti Rôdeur ? voulut savoir Horace. Gilan haussa les épaules. — On a sans doute pensé qu’il serait dommage de ne pas tirer profit de ces années d’entraînement. Moi-même, je souhaitais continuer et mon père, Messire David du fief de Caraval, m’a laissé libre de choisir. En entendant ce nom, Horace se redressa un peu. — Messire David, le Maître des guerriers ? demanda-t-il, visiblement très impressionné. Le nouveau Commandant suprême ? Gilan hocha la tête et sourit de l’enthousiasme du garçon. — Lui-même. Mais s’apercevant que Will était toujours dans le noir absolu, il s’expliqua : — Après la mort du Seigneur Northolt, mon père, qui avait déjà dirigé la cavalerie lors de la bataille de Hackham, a été nommé Commandant des armées royales. D’étonnement, Will écarquilla les yeux. — La bataille de Hackham ? Quand Morgarath a été vaincu et qu’on l’a repoussé vers les montagnes ? Gilan et Horace acquiescèrent. — D’après mon maître, Messire David a mis au point une tactique devenue un classique du genre, qui consiste à disposer des archers sur les flancs de la cavalerie au stade ultime d’une bataille, dit Horace avec passion. Selon lui, c’est un parfait exemple stratégique. Rien d’étonnant à ce que votre père ait été choisi pour remplacer le Seigneur Northolt. Will s’aperçut que la conversation s’écartait de ce qui le préoccupait. — Revenons à notre sujet. Quel rapport y a-t-il entre votre père et ce MacNeil ? demanda-t-il à Gilan. — En fait, mon père avait lui aussi été l’un de ses élèves. Il était donc normal que, plus tard, MacNeil devienne l’un des instructeurs de son école, non ? De même, il était tout naturel qu’il soit mon professeur à moi aussi, dès que j’ai été en âge de tenir une épée. Après tout, j’étais le fils du Maître des guerriers. — Dans ce cas, comment se fait-il que vous soyez devenu Rôdeur ? s’étonna Horace. Ils n’ont pas voulu de vous comme chevalier ? Les deux Rôdeurs l’observèrent d’un air intrigué, un peu amusés d’entendre dire qu’on ne devenait Rôdeur qu’en dernier recours, lorsque l’on n’était pas accepté à l’École des guerriers. À dire vrai, cela ne faisait pas si longtemps que Will avait lui aussi cru que les choses se passaient ainsi ; et, comme par hasard, cela l’arrangeait d’oublier ce détail. Un long silence accueillit la question d’Horace, qui vit de l’étonnement dans les yeux de ses compagnons. Il comprit soudain qu’il venait de commettre un impair et tenta de se rattraper : — C’est-à-dire… vous savez ce que c’est. Tout le monde rêve de devenir chevalier un jour, pas vrai ? Will et Gilan échangèrent un regard. Gilan haussa un sourcil. — En fait… sans vouloir vous offenser… tous les gens que je connais ont envie d’être chevaliers, précisa confusément Horace. Il sortit de son embarras en pointant un doigt sur Will. — Toi, par exemple ! Je me rappelle, quand nous étions enfants, tu disais toujours que tu irais à l’École des guerriers et que tu deviendrais un célèbre chevalier ! C’était au tour de Will de se sentir mal à l’aise. — Et tu passais ton temps à te moquer de moi, tu te souviens ? À prétendre que je serais trop petit ! — J’avais raison, en tout cas ! rétorqua Horace avec animation. — Tu crois ça ? répliqua Will avec colère. Il ne t’est jamais venu à l’esprit que Halt avait pu dire à Messire Rodney qu’il me voulait comme apprenti ? Et que c’est pour ça que je n’ai pas été choisi comme apprenti guerrier ? Tu y as déjà pensé ? Gilan préféra les interrompre gentiment plutôt que de voir, leur dispute dégénérer. — Je crois qu’il est temps d’arrêter ces stupides chamailleries, dit-il avec fermeté. Les deux garçons, sur le point de se lancer de nouvelles piques, se calmèrent aussitôt, un peu penauds. — D’accord, marmonna Will. Excusez-moi. Horace hocha la tête à plusieurs reprises, honteux de s’être ainsi donné en spectacle. — Moi aussi, dit-il. Mais Will avait éveillé la curiosité du jeune guerrier et ce dernier lui demanda : — C’est ainsi que ça s’est passé, Will ? Halt voulait faire de toi un Rôdeur et a demandé à Messire Rodney de ne pas te choisir ? Will baissa les yeux et se mit à triturer un fil qui sortait de sa tunique. — Eh bien… pas exactement, avoua-t-il. Et puis tu as raison : quand j’étais enfant, je ne pensais qu’à devenir chevalier. Mais maintenant, je n’échangerais ma place avec personne, pour rien au monde ! ajouta-t-il en se tournant vivement vers Gilan. Le Rôdeur sourit aux deux garçons, — De mon côté, c’était tout le contraire. Rappelez-vous, j’ai grandi entouré de guerriers. J’ai peut-être commencé mon entraînement avec MacNeil quand j’avais onze ans, mais vers neuf ans, j’avais déjà assimilé les rudiments du métier. — Ça devait être merveilleux, dit Horace en soupirant. À son grand étonnement, Gilan secoua la tête, — Pas pour moi. Connaissez-vous le proverbe qui dit que l’herbe est toujours plus verte dans le pré voisin ? Les deux garçons eurent l’air perplexe. — Cela signifie qu’on désire toujours de ce qu’on n’a pas, expliqua-t-il. Eh bien, j’étais ainsi. À douze ans, j’en avais déjà plus qu’assez de la discipline militaire, des manœuvres et des parades. Tu en sais quelque chose, non ? ajouta-t-il en lançant un regard de côté à Horace. — À qui le dites-vous ! dit le grand garçon en poussant un soupir. En revanche, ça m’amuse de monter à cheval ou de m’exercer au combat. — C’est possible, dit Gilan. Mais pour ma part, je m’intéressais davantage aux Rôdeurs. Après la bataille de Hackham, mon père et Halt étaient devenus de bons amis et Halt venait régulièrement nous rendre visite à Caraval. Je le voyais aller et venir. Il avait l’air si mystérieux. Si téméraire. Circulant à sa guise, vivant dans les forêts. Je voulais éprouver les mêmes sensations. Les gens savent si peu de choses des Rôdeurs… j’avais l’impression qu’il menait une vie exaltante ! Horace semblait peu convaincu. — Halt m’a toujours un peu effrayé, dit-il. Avant de le connaître, je le prenais pour une espèce de sorcier. — Halt ? Un sorcier ? grogna Will, d’un ton incrédule. N’importe quoi ! Horace lui jeta un coup d’œil ; il semblait froissé. — Mais toi aussi tu le croyais, comme moi ! s’écria-t-il. — Sans doute, mais je n’étais qu’un enfant à l’époque. — Moi aussi ! rétorqua Horace, qui se montrait toujours aussi logique. Gilan leur fit un large sourire. Tous deux étaient encore bien jeunes. Il songea que Halt avait eu raison ; passer un peu de temps aux côtés de quelqu’un de son âge faisait le plus grand bien à Will. Ce dernier se tourna vers le Rôdeur. — Vous avez alors demandé à Halt d’être son apprenti ? Et qu’a~t-il répondu ? ajouta-t-il avec empressement. — Je ne lui ai rien demandé du tout. Un jour qu’il quittait notre château et se dirigeait vers la forêt, je l’ai suivi. — Vous l’avez suivi ? Un Rôdeur ? Vous avez suivi un Rôdeur dans la forêt ? s’exclama Horace. Il ne savait s’il fallait admirer l’audace de Gilan ou bien se désoler face à tant d’inconscience. Will prit aussitôt la défense de Gilan. — Gil sait se camoufler à la perfection, dit-il avec vivacité. Il est sans doute le meilleur Rôdeur de notre Ordre. — Pas à l’époque, dit Gilan d’un air penaud. C’est vrai, je croyais m’y connaître un peu en matière de camouflage. Mais quand j’ai essayé de m’approcher discrètement de Halt, qui s’était arrêté pour manger, j’ai compris qu’en fait, je ne savais pas grand-chose. Sans prévenir, il m’a attrapé par la peau du cou avant de me jeter dans l’eau de la rivière, raconta-t-il. — Je suppose que pour votre pénitence, il vous a renvoyé chez vous ? demanda Horace. Mais Gilan secoua à nouveau la tête, un léger sourire aux lèvres au souvenir de ce jour. — Au contraire, il m’a gardé près de lui pendant une semaine. Il disait que je ne m’en sortais pas trop mal, que je savais fureter dans la forêt, que j’avais peut-être du talent. Il a commencé à m’enseigner le travail d’un Rôdeur, et au bout de quelques jours, j’étais devenu son apprenti. — Comment votre père a-t-il pris la chose quand vous le lui avez dit ? J’imagine qu’il espérait faire de vous un chevalier ? Il a dû être déçu, fit observer Will. — Pas du tout, dit Gilan. Halt l’avait prévenu, en lui disant que j’essayerais sûrement de le suivre dans la forêt ; étrange, non ? Mon père avait déjà donné son accord pour que je devienne un apprenti Rôdeur, avant même de savoir si j’en avais vraiment envie. — Comment Halt aurait-il pu le savoir à l’avance ? demanda Horace en fronçant les sourcils. Gilan haussa les épaules et regarda Will d’un air entendu. — Halt comprend les choses d’instinct, pas vrai, Will ? demanda-t-il en souriant. Will se rappelait cette sombre nuit quand, dans le bureau du Baron, une main avait surgi de l’obscurité pour lui saisir le poignet. Cette nuit-là, Halt l’avait attendu. Tout comme il avait su que Gilan le suivrait dans la forêt. Le garçon contempla les braises avant de répondre. — Après tout, Halt est un peu sorcier, à sa façon. Les trois compagnons demeurèrent là quelques instants, dans un silence complice, repensant à tout ce qui venait d’être dit. Puis Gilan s’étira en bâillant. — Bien. Je vais me coucher. Vu que nous sommes sur le pied de guerre, mieux vaut monter la garde. Toi d’abord, Will, ensuite Horace et enfin moi. Bonne nuit, vous deux. À ces mots, il s’enroula dans sa cape et, très vite, on n’entendit plus que son souffle profond et régulier. 5 Le jour était à peine levé quand ils se remirent en route. Un vent frais venu du sud avait dispersé les nuages. L’air se refroidit quand ils s’engagèrent sur un sentier sinueux qui menait aux contreforts rocheux séparant Araluen et Celtica. Dans cette région, les vents soufflaient en permanence et l’érosion qu’ils infligeaient au paysage était partout visible. Autour d’eux, les arbres étaient de plus en plus rabougris et noueux et l’herbe se clairsemait. La forêt touffue avait été remplacée par de petites broussailles balayées par la bise. Ils aperçurent au loin quelques pauvres maisons aux murs de pierre et aux toits de chaume, blotties à flanc de colline. Le climat était rude dans cette partie du Royaume et Gilan les informa qu’il le serait plus encore quand ils arriveraient à Celtica. Le soir venu, ils purent se détendre autour d’un feu de camp et Gilan continua d’instruire Horace. — Tout est dans le rythme, dit-il à l’apprenti déjà transpirant. Quand tu pares un coup, tu as remarqué comme ton bras est rigide et contracté ? Horace regarda son bras droit. C’était vrai, il était raide comme un piquet. Il afficha une mine ennuyée. — Mais je dois être prêt à bloquer votre coup d’épée, se justifia-t-il. Gilan hocha patiemment la tête et lui montra comment faire. — Regarde… Tu vois ? Quand ton coup arrive, ma main et mon bras sont détendus ; ensuite, juste avant que ton épée ne frappe à l’endroit où je veux qu’elle s’arrête, j’effectue un léger mouvement pour te contrer, comme ça. En se servant uniquement de la main et du poignet, il fit décrire un petit cercle à sa lame. — J’attends le dernier moment pour raidir mes muscles ; la force de ton coup est ainsi atténuée par le mouvement de ma propre épée. Horace hocha la tête sans pour autant sembler convaincu. Cela avait l’air si simple pour Gilan. — Mais… si je perds le rythme ? — Eh bien, dans ce cas, je risque de te trancher la tête ! dit Gilan en souriant. Il faut donc que tu fasses attention, ajouta-t-il gentiment. — Mais…, commença le garçon. — Et le seul moyen de maîtriser la cadence, c’est… ? — Je sais, je sais. L’entraînement, répondit Horace avec lassitude. Gilan regarda l’apprenti guerrier d’un air ravi. — Exact ! Alors, prêt ? Un et deux et trois et quatre, c’est mieux, et trois et quatre… Non ! Un simple mouvement du poignet… et un et deux… Le cliquetis des lames résonnait sur le campement. Will les observait avec intérêt, d’autant que lui n’était pas obligé de transpirer à grosses gouttes. Au bout de quelques jours, Gilan se rendit compte que Will était beaucoup trop désœuvré. Le Rôdeur, qui venait d’achever une séance d’entraînement avec Horace, était en train d’aiguiser le tranchant de son épée ; il jeta un coup d’œil interrogateur en direction de l’apprenti Rôdeur : — Halt t’a-t-il enseigné la double parade couteaux contre épée ? demanda-t-il subitement. Will, surpris, leva la tête, — La double parade… quoi ? — Couteaux contre épée, bon sang ! dit Gilan en soupirant profondément. J’aurais dû me douter que du travail supplémentaire m’attendait ! Ça m’apprendra à vouloir voyager avec deux apprentis. Il se leva en poussant à nouveau un soupir exagéré et fit signe à Will de le suivre. Intrigué, le garçon obéit. Gilan se dirigea vers le terrain où Horace et lui venaient de s’entraîner. Le jeune guerrier s’y trouvait encore. Le visage couvert de sueur, la tunique trempée, il s’exerçait à frapper un adversaire invisible ; il attaquait dans le vide, tout en marquant le rythme de ses mouvements à voix basse. — Parfait, Horace, lui dit Gilan. Fais une pause de quelques minutes. Horace, reconnaissant, ne se fit pas prier ; il abaissa son épée et s’écroula sur un tronc d’arbre couché au sol. — Je crois que je progresse, dit-il — Tant mieux, dit Gilan d’un ton approbateur. Encore trois ou quatre ans d’apprentissage et tu maîtriseras sans doute cette parade, ajouta-t-il d’une voix pleine d’entrain. L’enthousiasme d’Horace retomba subitement à la perspective de ces longues années d’entraînement intensif. — Prends les choses du bon côté, Horace, conseilla Gilan. D’ici là, seule une poignée de guerriers seront capables de te vaincre en duel dans tout le Royaume. À ses mots,, le visage d’Horace s’éclaira, mais le garçon s’assombrit aussitôt quand Gilan reprit : — Par contre, il te faudra connaître ces guerriers. Il serait imprudent de défier l’un d’eux par hasard pour ensuite découvrir qu’il te surpasse, non ? Il n’attendit pas la réponse du garçon et se tourna vers l’autre apprenti. — À toi, Will. Montre voir tes couteaux. — Les deux ? demanda Will avec hésitation. Gilan leva les yeux au ciel, une mimique visiblement empruntée à Halt. — Will, encore une fois, avait posé une question de trop. — Désolé, marmonna le garçon tout en dégainant ses deux couteaux pour les remettre à Gilan. Le Rôdeur examina rapidement le tranchant de chacune des armes et vérifia si le garçon avait pris soin de les enduire de graisse pour les protéger de la rouille. Voyant que tout était parfait, il hocha la tête d’un air satisfait. — Bien. Tu prends le grand couteau dans ta main droite, c’est celui dont tu vas te servir pour bloquer les coups d’épée… — Pourquoi devrais-je savoir faire ça ? s’étonna Will, les sourcils froncés. Gilan se pencha vers l’apprenti et lui donna un petit coup sec sur le sommet du crâne. — Pour éviter, par exemple, de te faire fendre le crâne, suggéra-t-il. — Mais selon Halt, les Rôdeurs n’ont pas à se battre en corps à corps, protesta Will. — C’est vrai, ce n’est habituellement pas notre rôle, acquiesça Gilan. Mais si les circonstances nous y obligent, mieux vaut savoir se défendre. Tandis qu’ils discutaient ainsi, Horace s’était levé. Il s’approcha d’eux et les interrompit : — Vous ne croyez quand même pas pouvoir arrêter une épée avec un si petit couteau ? fit-il remarquer avec une pointe de mépris dans la voix. Gilan le regarda en levant un sourcil. — Plutôt que de faire le malin, observe donc ce « petit » couteau d’un peu plus près, proposât-il. Horace tendit la main et Will plaça le manche de son arme dans la paume de son ami. L’apprenti Rôdeur dut reconnaître qu’Horace n’avait pas tort. Ce couteau était de bonne taille et pouvait presque passer pour une courte épée, mais face à la lame d’un guerrier, comme celles que possédaient Horace ou Gilan, il paraissait bien dérisoire. Horace le soupesa puis vérifia sa stabilité. — Il est lourd, observa-t-il enfin. — Et très résistant, dit Gilan. Ces couteaux sont réservés aux Rôdeurs, et les artisans qui les ont conçus ont mis au point une technique visant à durcir durablement l’acier. Contre cette arme, le tranchant d’une épée finit par s’émousser, alors que la lame du couteau, après un combat, ne porte presque aucune trace. Horace fit la moue et ajouta : — Cela fait pourtant une semaine que vous m’expliquez combien compte la force que l’on met dans un mouvement. Avec une lame aussi courte, la puissance d’un coup doit forcément être limitée. — C’est vrai, consentit Gilan. C’est pour cette raison qu’il nous faut recourir au second couteau, le plus petit, celui qui, d’habitude, se lance. — Comment ça ? dit Horace, la mine un peu renfrognée. L’apprenti Rôdeur se réjouit de voir que l’autre garçon était le premier à avouer son ignorance. Will ne comprenait pas non plus mais prit alors un air entendu et attendit l’explication de Gilan. Il aurait dû se méfier, car rien n’échappait vraiment au regard pénétrant du jeune Rôdeur. — Will pourrait peut-être t’expliquer comment on fait ? dit Gilan d’un ton aimable. Il inclina la tête et regarda Will avec impatience. Le garçon hésita. — Eh bien… c’est la… euh… hum… la double parade, balbutia-t-il. Suivit un long silence, que Gilan ne rompit pas. — C’est pas ça ? ajouta Will avec hésitation. — Mais si, bravo ! répliqua Gilan. Ça t’ennuierait de nous en faire la démonstration ? demanda-t-il. Cette fois, sans attendre de réponse, il enchaîna : — C’est bien ce que je pensais… Dans ce cas, laisse-moi donc faire. Il se saisit du grand couteau de l’apprenti et dégaina son propre petit couteau. De la pointe de cette arme, il signala à Horace qu’il voulait passer aux choses sérieuses. — Allez, dit-il. Ramasse ton gros canif ! L’air perplexe, Horace reprit son épée. Gilan lui fit signe de se placer au centre du terrain d’entraînement et se mit en garde. Horace l’imita, l’épée au poing, en position de combat. — Maintenant, dit Gilan, essaye de m’atteindre par le haut. Horace gesticula en direction des deux petites armes de Gilan, tandis que le Rôdeur roulait des yeux exaspérés. — Quand comprendrez-vous, tous les deux, que je sais exactement ce que je fais ? Allez, vas-y, maintenant ! cria-t-il à Horace. Ces mots incitèrent le grand garçon costaud à agir enfin ; après des mois passés à l’entraînement, il était conditionné à obéir sans protester aux ordres hurlés par ses instructeurs. Il dirigea violemment son épée sur Gilan, le visant à la tête. Les armes se heurtèrent avec fracas. La lame d’Horace avait été arrêtée net, en pleine action, par les deux couteaux que Gilan avait croisés devant lui, le petit soutenant la lame du plus gros. Horace, un peu surpris, recula d’un pas. — Tu vois ? dit Gilan. Le petit sert de point d’appui et permet ainsi de décupler la puissance du grand couteau. Il s’adressait principalement à Will, qui l’écoutait avec beaucoup d’intérêt. — Bien. Un coup par le bas, s’il te plaît, dit-il ensuite à Horace. Horace obéit. À nouveau, Gilan para le coup en s’y prenant exactement de la même manière. Il jeta un coup d’œil à Will, qui fit signe qu’il avait compris. — Un coup de côté, maintenant, ordonna-t-il. Horace frappa et, encore une fois, son épée se trouva bloquée. — Tu as saisi ? demanda Gilan à Will. — Oui. Mais si le coup est direct ? Gilan approuva. — Bonne question. La parade est dans ce cas un peu différente, dit-il en se tournant vers Horace. Soit dit en passant, s’il t’arrive d’être face à un adversaire armé de deux couteaux ; attaque-le de front, pointe en avant ; c’est la tactique la plus efficace. Allez, essaye. Horace se fendit, pied droit en avant afin de frapper plus vite. Cette fois, Gilan n’utilisa que le grand couteau, grâce auquel il fit dévier l’épée ; la lame passa à côté de lui dans un sifflement d’acier. — Impossible de bloquer ce coup. Nous devons nous borner à détourner la lame. Il faut savoir qu’un coup droit est moins puissant que d’autres et cela évite d’avoir à se servir du petit couteau. Horace, dont le coup n’avait rencontré aucune résistance, avait trébuché vers l’avant. Aussitôt, tout en parlant, Gilan s’empara d’un pan de sa tunique et l’attira brutalement vers lui, si bien que leurs épaules se touchaient presque. Gilan avait agi si vite, avec tant de naturel ! Les yeux d’Horace étaient agrandis par la surprise. — Et c’est là qu’une aussi courte lame rend vraiment service, fit observer Gilan. Il fit semblant de frapper Horace par en dessous, visant son flanc exposé. Les yeux du garçon s’écarquillèrent davantage. — Bien sûr, si tu n’as pas l’intention de tuer ton adversaire, ou bien s’il porte une cotte de mailles, tu peux quand même en profiter pour l’estropier. Gilan feignit de porter un coup à l’arrière du genou d’Horace. La lame tranchante s’arrêta à quelques centimètres de la jambe du garçon. Horace déglutit. Mais la leçon n’était pas encore terminée. — De même, n’oublie pas que tu as dans ta main gauche, celle qui retient l’adversaire, une lame tout aussi dangereuse et acérée, ajouta Gilan d’un ton joyeux, tout en agitant le petit couteau. Un petit coup rapide sous la mâchoire et ton adversaire peut dire adieu à la vie ! Will, qui n’en revenait pas, regardait le Rôdeur avec admiration. — C’est incroyable, Gil ! dit-il dans un souffle. Je n’avais jamais rien vu d’aussi ingénieux ! Gilan relâcha son étreinte et Horace recula vivement, avant que ne puisse être faite une autre démonstration de sa vulnérabilité. — Nous évitons d’ébruiter ces techniques, avoua le Rôdeur. Quand on tombe sur un guerrier, mieux vaut qu’il ignore tout de ces parades, dit-il en regardant Horace d’un air désolé. On l’enseigne bien entendu dans les écoles du Royaume, mais pas avant la deuxième année. Will s’avança sur le terrain d’entraînement et dégaina son petit couteau. — Je peux essayer ? demanda-t-il avec empressement — Bien entendu. Vous pouvez désormais vous entraîner chaque soir. Mais n’utilisez pas de vraies armes. Allez plutôt tailler des bâtons. Horace hocha la tête. — Sage idée. C’est vrai, Will. Après tout, tu n’es qu’un novice en la matière et je n’ai aucune envie de te blesser. Du moins, pas trop grièvement, ajouta-t-il en riant. — Tu as raison ; mais surtout, le corrigea Gilan, tu n’auras pas le temps d’aiguiser ta lame a la suite de chaque séance d’entraînement, dit-il en jetant un coup d’œil entendu à l’épée d’Horace. Le tranchant de la lame portait deux ébréchures, conséquence, visiblement, des parades de Gilan. Un regard suffit à faire comprendre à Horace qu’il en aurait au moins pour une heure a affiler sa lame s’il voulait la retrouver intacte. II regarda avec curiosité le couteau dont Gilan s’était servi, espérant y voir les mêmes dégâts. Mais Gilan hocha joyeusement la tête et soumit la lame à son inspection. — Pas une seule rayure, dit-il d’une voix ravie. Je t’avais bien dit que ces couteaux n’étaient pas comme les autres. D’un air morose, Horace fouilla dans son sac pour y prendre son aiguisoir, puis, s’asseyant par terre, il entreprit d’affûter sa lame. — Gilan, dit Will, j’ai pensé… Le Rôdeur leva les yeux au ciel en mimant le désespoir. Une nouvelle fois, le garçon fut frappé par sa ressemblance avec Halt. — Quoi donc ? dit le Rôdeur. Tu penses encore ? — Eh bien, commença lentement Will, ce truc de la double parade, c’est sûrement très utile. Mais pourquoi ne pas tout simplement abattre l’adversaire avant qu’il puisse s’approcher ? — Oui, en effet, répondit patiemment Gilan. Mais suppose qu’au moment de tirer, ton arc se brise ? — Je pourrais m’enfuir, ou aller me cacher, suggéra le garçon. — Et s’il n’y a aucune cachette dans les parages ? insista Gilan. Un précipice derrière toi. Nulle part où aller. Ton arc est hors d’usage et un guerrier enragé fonce sur toi. Que fais-tu ? — Je suis obligé de l’affronter, j’imagine, répondit Will à contrecœur. — Exactement. Autant que possible, nous évitons les combats rapprochés. Mais quand il n’y a pas d’autre choix, il vaut mieux s’y être préparé, non ? — Sûrement, répondit Will. Horace se mit de la partie. Lui aussi avait une question : — Et si l’autre guerrier est armé d’une hache ? Quelque peu déconcerté, Gilan le regarda. — Une hache ? — Oui, une hache ! répéta Horace, se laissant entraîner avec enthousiasme par son sujet. Vous êtes face à un ennemi qui vous menace de sa hache d’armes ; vos couteaux seraient-ils efficaces ? Gilan hésita. — Je ne souhaite à personne de se trouver dans une telle situation, avec deux couteaux pour seules armes, dit-il prudemment. — Alors, que feriez-vous ? s’interposa Will. Gilan observa les deux garçons ; ils venaient de le piéger. — Je l’abats, dit-il sèchement. Will secoua la tête, un large sourire aux lèvres. — Impossible, dit-il. Votre arc est brisé. — Alors je cours me cacher, dit Gilan, les dents serrées. — Mais il y a un précipice, observa Horace. Un gouffre à pic juste derrière vous et, devant vous, un guerrier enragé armé d’une hache. — Que faites-vous ? reprit Will. Gilan prit une profonde inspiration et les regarda tous les deux dans les yeux, l’un après l’autre. — Je saute dans le vide. Pour en finir plus vite. 6 — Où diable sont-ils tous passés ? Gilan arrêta son cheval et observa les alentours du poste-frontière. En bordure de chemin, il y avait une guérite, si petite qu’elle ne devait pas pouvoir abriter du vent plus de deux ou trois hommes à la fois et, plus loin, un bâtiment à peine plus grand. D’ordinaire, un poste-frontière isolé comme celui-ci aurait dû comporter une garnison d’une demi-douzaine de soldats au moins, se relayant pour monter la garde. Comme la plupart des maisons à Celtica, les deux abris avaient été construits en pierre grise – une roche calcaire de la région qui faisait aussi office de tuiles. Le bois était un matériau rare. Même pour le feu, on utilisait, dans la mesure du possible, du charbon ou de la tourbe. Le bois de construction disponible servait avant tout à consolider les galeries des mines de fer et de charbon. Will scrutait d’un œil inquiet les collines alentour, couvertes de bruyères broussailleuses, s’attendant à y voir surgir une horde de Celtes. Le silence qui les enveloppait était troublant ; aucun bruit, hormis les doux gémissements du vent qui caressait les hauteurs. — Ils sont peut-être entre deux tours de garde ? suggéra-t-il d’une voix bien forte. Gilan secoua la tête. — Non, c’est un poste-frontière. Il devrait y avoir une garnison en permanence. Il descendit vivement de son cheval en signifiant aux deux apprentis de rester en selle. Folâtre, qui percevait l’inquiétude de son maître, semblait nerveux lui aussi. Il se calma quand Will lui flatta gentiment l’encolure. — Ils ont pu être attaqués et ils ont pris la fuite ? suggéra Horace. Ce dernier avait tendance à toujours raisonner en termes de combat – cela devait être un penchant naturel quand on était un apprenti guerrier. Gilan haussa les épaules et poussa la porte de la guérite. — C’est possible, dit-il en jetant un coup d’œil à l’intérieur. Mais il ne semble pas y avoir de traces de lutte. Il s’appuya contre le montant de la porte, les sourcils froncés. La guérite comprenait une seule pièce, meublée d’une table et de bancs rudimentaires. Il n’y avait là rien qui puisse expliquer l’absence des occupants. — C’est un poste d’importance secondaire, dit-il d’un air pensif. Les Celtes ont peut-être tout simplement décidé de ne plus y établir de garnison. Après tout, la trêve entre Celtica et Araluen dure maintenant depuis plus de trente ans. Il fit un petit signe en direction de l’autre bâtiment. — Nous y trouverons peut-être un indice, dit-il. Les deux garçons mirent pied à terre. Horace attacha son cheval et la bête de somme à la barrière de bois qui servait à fermer le chemin. Will se contenta de laisser tomber au sol les rênes de Folâtre, dressé à ne pas s’échapper. Il retira son arc de l’étui de cuir accroché derrière sa selle et le mit en bandoulière. Horace remarqua le geste de Will et dégagea légèrement son épée du fourreau. Parés à toute éventualité, ils suivirent Gilan qui se dirigeait vers la maison de pierre. L’intérieur était propre et net, mais désert. Ils y trouvèrent toutefois les signes d’un départ précipité : quelques assiettes et des restes de nourriture étaient posés sur une table, et plusieurs armoires étaient restées grandes ouvertes. Dans le dortoir, des vêtements éparpillés au sol laissaient deviner que les soldats avaient hâtivement fourré quelques possessions dans un sac avant de partir, et il manquait la plupart des couvertures sur les couchettes. Gilan passa un doigt sur le rebord de la table qui se trouvait dans la salle commune et traça une ligne sinueuse dans la poussière qui s’y était accumulée. Il examina le bout de son doigt et pinça les lèvres. — Cela fait un bout de temps qu’ils ont vidé les lieux. Horace, qui inspectait un petit cellier sous l’escalier, sursauta quand il entendit le Rôdeur parler et se cogna la tête au chambranle de la porte. — Comment le savez-vous ? demanda-t-il, moins par curiosité que pour dissimuler son embarras. Gilan eut un large geste qui engloba la pièce. — Les Celtes sont des gens soigneux. Cette poussière a dû se déposer là depuis leur départ. À vue de nez, je dirais que cet endroit est inoccupé depuis un bon mois, au moins. — Ça s’est peut-être passé comme vous l’avez dit, suggéra Will qui sortait de la salle réservée au commandant. Ils ont sans doute estimé ne pas avoir besoin de poster d’hommes ici. Gilan hocha la tête à plusieurs reprises, mais sans conviction. — Cela n’explique pas leur départ précipité, dit-il. Il leur fit signe d’observer à nouveau la pièce. — Regardez autour de vous : les armoires ouvertes, les vêtements au sol… Quand on ferme un poste comme celui-ci, on nettoie les lieux et on emporte ses affaires avec soi. En particulier les Celtes. Comme je vous l’ai dit, ils sont généralement très ordonnés. Le Rôdeur les conduisit à l’extérieur et balaya du regard le paysage alentour, comme s’il espérait trouver là une solution à cette énigme. Mais il n’y avait rien d’autre que leurs propres chevaux qui, pour passer le temps, broutaient l’herbe clairsemée. — Sur la carte, le prochain village est Pordellath, dit Gilan. Il ne se trouve pas exactement sur notre route mais là-bas, nous en apprendrons peut-être davantage. Pordellath n’était qu’à cinq kilomètres de la frontière. Le terrain était escarpé et le sentier en zigzag serpentait d’une colline à l’autre. L’après-midi était déjà bien avancé et Will et Horace avaient l’estomac tiraillé par la faim ; ils ne s’étaient pas arrêtés pour déjeuner, pressés d’atteindre d’abord la frontière, et ensuite le village. Il y aurait sûrement une auberge dans ce lieu, et les deux garçons songeaient avec grand plaisir au repas chaud qui les y attendait. Tout absorbés dans ces pensées, ils furent surpris quand Gilan tira sur ses rênes ; au pied d’une colline, à moins de deux cents mètres, Pordellath était en vue. — Mais que diable se passe-t-il ici ? Regardez ! s’exclama Gilan. Will et Horace observèrent le village mais Will ne comprenait absolument pas ce qui pouvait perturber le jeune Rôdeur. — Je ne vois rien, avoua-t-il. Gilan se tourna vers lui. — Justement ! Rien du tout ! Aucune fumée ne sort des cheminées. Personne dans les rues. Ce village a l’air aussi désert que le poste-frontière. Il donna un léger coup de genou dans les flancs d’Ardent et le cheval bai avança au petit trot sur la route pavée. Will lui emboîta le pas, suivi d’Horace, dont la monture était toujours un peu plus lente à réagir. Ils pénétrèrent bruyamment dans le village et s’arrêtèrent au rentre de la petite place du marché. L’endroit n’avait rien d’impressionnant : la grande rue, qu’ils venaient d’emprunter, bordée de maisons et d’échoppes, s’élargissait puis se terminait sur la place ; là s’élevait le bâtiment le plus imposant : la maison du Riadhah, le chef héréditaire du village, qui cumulait les fonctions de chef de clan, de maire et de magistrat. Son pouvoir était absolu et il régnait en maître incontesté sur les villageois. Du moins quand il y avait des habitants… Car ce jour-là, ni Riadhah, ni villageois dans les rues. Seuls résonnaient les derniers échos des sabots de leurs chevaux sur les pavés. — Bonjour ! cria Gilan. Sa voix s’engouffra dans l’étroite rue, rebondit sur les maisons de pierre et s’envola vers les collines alentour. Seul le silence lui répondit. Les chevaux, nerveux, s’agitaient. Will ne voulait pas donner l’impression de faire la leçon au Rôdeur, mais la façon dont Gilan venait de signaler leur présence le mettait mal à l’aise. — Vous ne devriez peut-être pas crier ainsi ? suggéra-t-il. Gilan lui jeta un coup d’œil, et parut comprendre l’inquiétude de Will, mais sa bonne humeur coutumière reprit le dessus. — Pourquoi pas ? — Eh bien, dit Will en lançant des coups d’œil angoissés tout autour de lui, si quelqu’un a enlevé les habitants, il ne vaudrait mieux pas qu’on se fasse trop remarquer. — Je crois qu’il est un peu tard pour s’en soucier, dit Gilan en haussant les épaules. Nous avons voyagé à découvert et nous sommes arrivés ici au galop, dans un vacarme pareil à celui de la cavalerie royale. Si quelqu’un avait dû nous repérer, ce serait déjà fait. Pendant ce temps, Horace s’était approché d’une des maisons et, penché sur sa selle, il lâchait de regarder à l’intérieur par l’une des petites fenêtres. Gilan le vit faire. — Allons faire un tour, dit-il en descendant de cheval. L’idée n’avait pas l’air d’enthousiasmer l’apprenti guerrier. — Et si c’était une sorte d’épidémie ou bien un fléau du même genre ? — Une épidémie ? demanda le Rôdeur. — Oui, dit Horace, la gorge serrée. J’ai entendu parler de choses survenues il y a des années ; des villes entières décimées par la peste, arrivée sans prévenir qui… tuait les gens sur place. Tout en parlant, il s’était un peu éloigné de la maison. Sans s’en rendre compte, Will l’avait imité. Maintenant qu’Horace avait évoqué cette idée, il s’imaginait étendu au milieu de la place avec ses deux compagnons, à l’agonie, le visage noirci, boursouflé, la langue pendante, les yeux révulsés. — Tu penses que cette peste apparaîtrait comme par magie ? demanda calmement Gilan. Horace hocha la tête à plusieurs reprises. — On ignore comment elle se propage, répondit le garçon. J’ai entendu dire que l’air nocturne serait responsable. Ou parfois le vent d’ouest. Mais quelle que soit sa façon de voyager, elle est si foudroyante qu’il est impossible d’en réchapper. On en meurt aussitôt. — Hommes, femmes et enfants ? l’encouragea Gilan. À nouveau, Horace secoua frénétiquement la tête. — Tout le monde, sans exception. Comme des mouches. Will sentait son gosier se serrer. Il essaya de déglutir mais sa gorge était sèche et râpeuse. Il fut pris de panique en se demandant si ce n’était pas là, justement, les premiers symptômes de la peste. Le souffle court, il faillit ne pas entendre la question suivante de Gilan. — Et ensuite… les cadavres s’évanouissent dans l’air, comme par enchantement ? demanda le Rôdeur avec douceur. — Exactement ! s’écria Horace, qui s’aperçut aussitôt de l’absurdité de sa réponse. Il hésita, regarda autour de lui mais ne vit rien qui pouvait indiquer que des gens soient tombés raides morts dans ce lieu. Au même instant, Will sentit sa gorge se relâcher et la sensation de sécheresse disparaître. — Oh…, dit Horace, en se rendant compte que sa théorie ne tenait pas debout. Dans ce cas, c’est peut-être une autre sorte de maladie, qui ronge les corps et les fait s’évaporer. Gilan, la tête penchée de côté, l’observait d’un air sceptique. — Ou bien certains villageois n’ont pas été frappés par la maladie et ont pu enterrer les cadavres ? suggéra Horace. — Et où sont ces gens maintenant ? demanda Gilan. Horace haussa les épaules. — Ils étaient peut-être trop tristes pour continuer de vivre ici, dit-il, en essayant de se raccrocher à son raisonnement. Gilan secoua la tête. — Horace, quelle que soit la cause du départ des villageois, ce n’était pas la peste, dit-il en regardant le ciel qui s’obscurcissait. Il se fait tard. Nous allons jeter un œil à l’intérieur des maisons et ensuite nous trouverons un endroit où passer la nuit. — Ici ? demanda Will, d’une voix brisée par l’angoisse. Dans le village ? — Oui. À moins que tu ne préfères camper dans les collines, suggéra Gilan. On y trouve peu d’abris et, la nuit, il pleut souvent dans cette région. Pour ma part, je préfère dormir sous un toit. Je suis certain que ton cheval préfère lui aussi passer la nuit à l’abri plutôt que sous la pluie… Cet argument fit pencher la balance. Spontanément, le premier souci de Will était le bien-être de Folâtre. Il aurait été injuste d’obliger le poney à passer une nuit inconfortable dans les collines, simplement parce que son maître avait peur de quelques maisons désertes. Le garçon acquiesça et mit pied à terre. 7 Ce ne fut pas à Pordellath que les trois compagnons trouvèrent réponse à leurs questions. Ils parcoururent le village et, comme au poste-frontière, tout prouvait que les gens avaient fait leurs bagages à la hâte ; dans la plupart des maisons, les habitants avaient laissé derrière eux une grande partie de leurs possessions, n’emportant que le strict nécessaire. Mais ils ne trouvèrent rien qui puisse les renseigner sur leur destination ou sur les raisons de ce départ. Comme la nuit tombait, Gilan décida d’interrompre les recherches. Ils se rendirent à la maison du Riadhah et, sous le porche, ils dessellèrent les chevaux et les étrillèrent. Will, qui supposait qu’Horace était tout aussi angoissé que lui, passa une nuit agitée dans la maison. Gilan, pour sa part, paraissait relativement imperturbable et quand Will le relaya après son tour de garde, il s’enroula dans sa cape et s’endormit aussitôt. Mais le Rôdeur semblait plus morose qu’à l’ordinaire et l’apprenti devinait que Gilan était plus préoccupé par la tournure des événements qu’il ne le laissait paraître. Tandis qu’il montait la garde, Will fut surpris par le nombre de bruits qu’on pouvait entendre dans une maison déserte. Les grincements des portes, les gémissements des planchers, les soupirs que le plafond poussait au même rythme que les rafales de vent. Le village était aussi rempli d’objets qui semblaient se déplacer d’eux-mêmes, ne cessant de faire du tapage. Assis près de la fenêtre dépourvue de vitre qui donnait sur la rue, Will, tendu, fut obligé de garder les yeux grands ouverts, attentif au moindre bruit. La lune semblait elle aussi participer à cette atmosphère. Bien haut dans le ciel, elle projetait de larges étendues lumineuses mais, entre les maisons, des ombres paraissaient se déplacer imperceptiblement ; Will percevait ces mouvements du coin de l’œil mais tout s’immobilisait dès qu’il se mettait à fixer un point précis. Quand des nuages vinrent voiler la lune, ces mouvements s’amplifièrent et la place du village, illuminée l’instant d’avant, se trouva soudain plongée dans les ténèbres. Juste après minuit, ainsi que Gilan l’avait annoncé, une pluie régulière se mit à tomber ; s’ajouta alors aux autres bruits le gargouillis de l’eau qui courait sur le sol, auquel se superposait le clapotement des gouttes qui coulaient des avant-toits et rebondissaient dans les flaques. Vers deux heures du matin, Will réveilla Horace pour qu’il prenne la relève. Il empila ensuite des coussins et des couvertures sur le sol de la grande salle, s’enroula dans sa cape et s’allongea. Mais pendant plus d’une heure, il resta éveillé, à l’écoute des gémissements du vent et des clapotis de la pluie, en se demandant si Horace ne s’était pas assoupi. Il s’imaginait aussi qu’un abominable monstre, invincible, assoiffé de sang, tentait de s’approcher furtivement de la maison. Son angoisse cessa quand enfin il sombra dans le sommeil. Ils partirent tôt le lendemain matin. La pluie s’était arrêtée juste avant l’aube et Gilan était pressé d’atteindre Gwyntaleth, la première cité qu’ils avaient prévu de traverser, afin d’y trouver des réponses à l’énigme à laquelle ils étaient confrontés depuis leur arrivée à Celtica. Ils prirent un petit déjeuner rapide, se lavèrent à l’eau glaciale du puits du village, montèrent sur leurs chevaux et repartirent. Ils descendirent le chemin sinueux qui sortait du village, avançant prudemment sur un sol inégal. Une fois qu’ils eurent rejoint la grande route, ils mirent les montures au petit trot. Ils chevauchèrent ainsi durant vingt minutes puis, afin de ménager leurs forces, mirent leurs chevaux au pas pendant une autre vingtaine de minutes. Ils avancèrent ainsi tout le matin, en alternant leur allure. Ils s’arrêtèrent quelques instants pour manger puis enfourchèrent à nouveau leurs chevaux. Ils se trouvaient dans la plus importante région minière de Celtica et ils passèrent devant au moins une douzaine de puits de charbon ou de fer – de larges trous sombres creusés à flanc de colline ou de montagne, entourés de bâtiments en pierre et de grosses pièces de bois qui servaient à renforcer les galeries souterraines. Et pourtant, dans chacun de ces endroits, ils ne virent âme qui vive. À croire que les habitants de Celtica avaient tout simplement disparu de la surface de la terre. — Ils ont peut-être abandonné leur poste-frontière, et même leurs villages, marmonna Gilan, presque pour lui-même. Mais jamais je n’ai rencontré de Celtes qui abandonnent une mine quand ils peuvent encore en extraire ne serait-ce qu’une once de métal. Un peu plus tard dans l’après-midi, ils arrivèrent au sommet d’une côte ; là, dans la vallée qui s’étalait devant eux, ils aperçurent les rangées bien ordonnées des toits qui formaient la ville de Gwyntaleth. Au centre du bourg, une petite flèche indiquait l’emplacement d’un temple – les Celtes vénéraient les dieux du fer et du feu. Une autre tour, plus haute, était le principal poste de défense de la cité. Ils étaient encore trop loin pour observer l’éventuelle animation des rues, mais comme à Pordellath, aucune fumée ne sortait des cheminées et, fait encore plus significatif pour Gilan, on ne percevait aucun bruit. — Du bruit ? demanda Horace. Quelle sorte de bruit ? — Des claquements, des martèlements, des cliquetis…, répondit brièvement Gilan. Souviens-toi, les Celtes ne se bornent pas à extraire du minerai de fer, ils le travaillent. Avec cette brise venant du sud-ouest, nous devrions pouvoir entendre le vacarme des forges, même à cette distance. — Dans ce cas, allons y faire un tour, dit Will, qui s’apprêtait à repartir. Mais Gilan leva la main pour le retenir. — Je crois que je ferais mieux d’y aller seul, dit-il lentement, sans quitter la ville des yeux. — Seul ? demanda Will, intrigué. — Tu as remarqué qu’hier, en arrivant à Pordellath, nous n’avons rien fait pour passer inaperçus. Il est peut-être temps de se montrer un peu plus prudent. Il se passe quelque chose d’étrange et j’aimerais enfin savoir quoi. Will dut convenir qu’il était plus judicieux que le Rôdeur, l’un des plus expérimentés du Royaume, y aille sans eux. Après tout, quand il était question de se faire discret, Gilan était sans nul doute le plus habile. Ce dernier leur fit signe de revenir sur leurs pas et de descendre la côte, jusqu’à une petite ravine asséchée où ils pourraient camper à l’abri du vent. — Installez-vous ici, leur dit-il. Mais n’allumez pas de feu. Tant que nous n’en saurons pas plus, nous devrons nous contenter de manger froid. Je devrais être de retour un peu après la tombée de la nuit. À ces mots, il grimpa à nouveau la côte et s’éloigna sur la route menant à Gwyntaleth. Il y avait peu à faire et monter le campement ne prit qu’une demi-heure à Will et Horace. Ils attachèrent, un pan de la bâche à quelques maigres buissons qui poussaient dans le flanc rocheux de la ravine et fixèrent l’autre à l’aide de pierres. En cas de pluie, cette tente de fortune leur procurerait un abri. Ils préparèrent ensuite de quoi faire un feu, malgré l’interdiction de Gilan ; si le Rôdeur changeait d’avis en arrivant au beau milieu de la nuit, ils l’allumeraient. Rassembler du bois leur demanda davantage de temps : les collines n’étaient couvertes que de bruyère rabougrie, dont les racines et les branches bien dures devaient toutefois s’enflammer très vite. Les deux garçons en firent une provision raisonnable, Horace se servant de la hachette qu’il gardait dans son sac et Will de son grand couteau. Leurs tâches enfin accomplies, ils prirent place de chaque côté du tas de bois et s’adossèrent aux rochers. Will passa quelques minutes à aiguiser son couteau afin de lui rendre son tranchant. — Je préfère vraiment camper dans les bois, dit Horace en changeant de position pour la énième fois, à cause de la roche si dure… Après tout, dans une forêt, on trouve du bois à la pelle, prêt à être ramassé. Il tombe tout seul des arbres. — Il n’en tombe pas toutes les deux minutes, dit Will, pour participer à la conversation. — Non, c’est vrai. Mais il est déjà par terre quand tu arrives, dit Horace. D’ailleurs, le sol d’une forêt est couvert de feuilles, et pour dormir, c’est plus confortable. Et il y a aussi des souches ou des troncs d’arbre pour s’asseoir, beaucoup moins pointus que ces rochers. Il se tortilla à nouveau pour trouver temporairement une position plus agréable. Il leva les yeux vers Will, en espérant que l’apprenti Rôdeur exprimerait son désaccord. Ils pourraient se disputer pour tuer le temps. Mais Will se contenta de grommeler, tout en examinant son couteau ; il le glissa à nouveau dans son étui et s’étendit sur le sol. Mais il était si mal installé qu’il se rassit, dénoua sa ceinture et la posa sur son sac, à côté de son arc et son carquois. Il se recoucha, la tête posée sur une large pierre bien plate et ferma les yeux. La nuit précédente l’avait épuisé. Horace soupira et sortit son épée afin d’en affiler le tranchant ; une tâche inutile car la lame était déjà acérée, mais le garçon n’avait rien d’autre à faire. Tout en raclant la lame, il lançait quelques œillades en direction de Will pour vérifier si son ami s’était endormi. Il crut un instant que c’était le cas mais l’apprenti Rôdeur se tourna puis se leva d’un bond pour attraper sa cape. Il la mit en boule, la posa sur le rocher qui lui servait de repose-tête et se recoucha. — Tu as raison à propos des forêts, dit-il d’un ton grincheux. On y campe plus confortablement. Horace ne répondit rien. Son épée était à présent parfaitement aiguisée et le garçon la glissa à nouveau dans sa gaine de cuir huilé, avant de poser le tout contre la paroi de la roche. Il se remit à observer Will, tout en essayant de s’installer au mieux. Mais il avait beau se tourner et se retourner, il y avait toujours un caillou ou un endroit du rocher qui lui rentrait dans le dos ou dans les côtes. — Ça te dit de t’entraîner ? finit par dire Horace au bout de quelques minutes. Pour passer le temps. Will ouvrit les yeux et réfléchit à la suggestion d’Horace. À contrecœur, il reconnut qu’il ne pourrait jamais trouver le sommeil sur ce sol dur et caillouteux. — Pourquoi pas ? Il fouilla dans son sac pour y prendre ses armes d’entraînement et rejoignit Horace de l’autre côté de la bâche, où le jeune guerrier dessinait un cercle dans le sol sablonneux. Les deux garçons se mirent en garde et, sur un signe de tête d’Horace, le combat commença. La parade de Will s’améliorait mais Horace excellait à cet exercice. L’apprenti Rôdeur ne pouvait s’empêcher d’admirer la rapidité et l’aplomb de son ami quand il brandissait son épée de bois et la faisait retomber en une série de coups éblouissants. Pourtant, chaque fois qu’il brisait la garde de Will, il n’en profitait pas pour lui asséner un grand coup d’épée. Au dernier moment, il se contentait d’effleurer l’endroit où sa lame serait retombée, simplement pour illustrer son geste. De même, Horace savait se comporter avec modestie. L’entraînement avec des armes en bois était devenu l’une des occupations principales du garçon ; et lorsque l’on surpassait son adversaire, il était malvenu d’aller crier victoire. Horace avait appris, lors des innombrables séances d’entraînement à l’Ecole des guerriers, qu’il n’y avait rien de bon à gagner en sous-estimant un adversaire. Il se servait plutôt de ses compétences pour aider Will et lui montrer comment anticiper des coups ; il lui apprenait les combinaisons de base que pratiquent tous les épéistes et la meilleure façon de les déjouer. Avec regret, Will reconnaissait qu’il y avait une différence de taille entre la théorie et la pratique. Il remarquait aussi combien son ennemi d’enfance avait mûri et se demandait si lui-même avait autant changé. Il n’en avait pas l’impression. Chaque fois qu’il se regardait dans un miroir, il lui semblait être resté le même. — Ta main gauche est beaucoup trop basse, lui fit remarquer Horace alors qu’ils faisaient une pause. — Je le sais, dit Will, mais je veux être prêt à parer un coup de côté. Horace secoua la tête. — C’est très bien, mais si tu laisses retomber ton bras, je peux facilement feinter et te toucher quand même, en frappant par le haut. Regarde. Il lui en fit la démonstration, en commençant par effectuer avec son épée un large mouvement de côté ; puis, d’une puissante torsion du poignet, il la fit monter au-dessus de sa tête pour ensuite l’abaisser rapidement : l’épée de bois ne s’arrêta qu’à quelques centimètres du visage de Will et l’apprenti Rôdeur se rendit compte qu’il n’aurait pas eu le temps de contre-attaquer. — J’ai parfois l’impression que je n’arriverai jamais à apprendre tout ça, dit-il. Horace lui donna une petite tape d’encouragement sur l’épaule. — Tu plaisantes ? Tu fais des progrès de jour en jour. Du reste, jamais je ne saurai tirer à l’arc ou lancer ces couteaux aussi bien que toi. Même au cours de leur voyage, Gilan avait insisté pour que Will s’exerce aussi souvent que possible. Horace avait été impressionné de voir à quel degré d’habileté Will était parvenu. À maintes reprises, il avait frémi à l’idée d’avoir un jour à affronter un aussi redoutable archer. Du point de vue d’Horace, une telle dextérité au tir à l’arc recelait quelque chose de surnaturel. Il savait que Will, s’il en avait eu envie, aurait été capable de planter une flèche dans chaque interstice d’une armure. Même dans l’étroite fente de la visière d’un heaume de tournoi. Il n’avait pas conscience que l’adresse de Will, selon les critères des Rôdeurs, n’était que très moyenne. — Réessayons, suggéra Will d’un ton las. Mais une voix les interrompit. — On n’essaye rien du tout, gamins. On pose gentiment ces vilains bâtons pointus et on s’tient bien tranquille, compris ? Les deux apprentis firent volte-face. À l’entrée de la ravine, se tenaient deux hommes, qui semblaient éreintés. Ils avaient la barbe et les cheveux en broussailles et leur accoutrement était étrange – des vêtements disparates, certains en loques et élimés, d’autres neufs et visiblement luxueux. Le plus grand des deux portait un somptueux gilet de satin et de brocart, pourtant couvert d’une épaisse couche de saleté. L’autre arborait un chapeau taillé dans une étoffe écarlate, surmonté d’une plume en piteux état. D’une main enveloppée d’un bandage crasseux, il tenait un gourdin garni de pointes de fer. Son compagnon avait, lui, une longue épée au tranchant ébréché, avec laquelle il menaçait les deux garçons. — Allez, les gamins, on pose ça. Les bâtons pointus c’est dang’reux pour les gens dans vot’genre, dit-il, avant d’éclater d’un gros rire rauque. D’instinct, la main de Will se porta à sa ceinture pour attraper son grand couteau, mais ne rencontra rien. La mort dans l’âme, il se souvint que ses couteaux, son arc et son carquois étaient soigneusement empilés de l’autre côté du feu, là où il s’était installé pour dormir. Il s’en voulut de son insouciance, songeant à l’air mécontent de Halt quand il apprendrait ça. Mais à la vue de l’épée et du gourdin, il comprit que la colère de Halt était pour l’instant le cadet de ses soucis. 8 La main d’Horace se posa sur son épaule et le poussa vers l’arrière. — Recule, Will, dit tranquillement le jeune guerrier. L’homme au gourdin se mit à rire. — C’est ça, Will, tu recules et tu t’approches pas de ce vilain p’tit arc que j’vois là-bas. On n’aime pas trop avoir affaire à des arcs, pas vrai, Carney ? Carney sourit à son compagnon. — Pour sûr, Bart, pour sûr. II regarda à nouveau les deux garçons et fronça les sourcils d’un air rageur. — On vous a pas dit de poser ces bâtons ? dit-il d’une voix de fausset, pourtant terriblement menaçante. Les deux hommes s’avancèrent vers eux. La main d’Horace serra plus fort l’épaule de son ami et il le repoussa brusquement sur le côté, l’envoyant rouler sur le sol Alors qu’il tombait, Will vit Horace se retourner vers les rochers et s’emparer de son épée. D’un petit geste rapide, il libéra la lame de son fourreau. Ce mouvement à lui tout seul aurait dû alerter Bart et Carney, leur faire comprendre qu’ils se trouvaient face à quelqu’un qui s’y connaissait dans le maniement des armes. Mais ils ne voyaient devant eux qu’un garçon d’environ seize ans. Peut-être costaud, mais encore jeune. Un enfant, en réalité, avec une arme d’adulte dans la main. — Oh mon dieu ! s’exclama Carney. On a pris l’épée de son papa ? Horace le regardait fixement, et se sentit soudain très calme. — Je vous laisse une seule chance, leur dit-il, pour faire demi-tour et quitter les lieux. Bart et Carney échangèrent des regards faussement terrifiés. — Mon dieu, Bart ! dit Carney. C’est notre seule chance, qu’est-ce qu’on fait ? — J’ai peur ! répondit Bart. Fuyons ! Horace les regarda avancer sur lui, le bâton d’entraînement dans la main gauche et son épée dans la droite. Il se raidit, les pieds fermement plantés au sol. Ils approchaient toujours, Carney avec l’épée rouillée et émoussée qui ondulait devant lui, Bart prêt à se servir de son gourdin recouvert de pointes. Will se releva maladroitement et essaya de rejoindre l’endroit où il avait posé ses armes. Carney entreprit de lui barrer la route, mais il n’avait pas fait un pas qu’Horace réagit. Le garçon s’élança en avant et, en un éclair, il abaissa son épée sur Carney. Surpris par la rapidité des mouvements de l’apprenti, l’homme eut à peine le temps de lever son arme pour parer gauchement l’attaque. La puissance du coup et l’assurance du garçon l’avaient pris au dépourvu et il perdit l’équilibre, bascula en arrière et s’étala dans la poussière. Au même instant, voyant que son compagnon était en difficulté, Bart fit brutalement tournoyer son lourd gourdin avec l’intention de l’abattre sur le flanc d’Horace. Il imaginait que le garçon essayerait de bondir en arrière pour esquiver le coup. Mais l’apprenti guerrier s’avança, leva son bâton et atteignit au vol le gourdin sur le point de retomber sur lui, parvenant ainsi à le dévier de sa trajectoire. L’extrémité pointue retomba lourdement sur le sol et Bart laissa échapper un cri de stupéfaction. Son bras, sous le choc, vibrait du poignet à l’épaule. Horace n’en avait pourtant pas encore fini avec eux. Il bondit en avant et se retrouva contre Bart. Il était trop près de l’homme pour pouvoir se servir de son épée, mais d’un brusque mouvement du poing droit, il frappa Bart à la tête à l’aide du solide pommeau de cuivre de son épée. Les yeux du brigand prirent un aspect vitreux et il s’effondra à genoux, presque inconscient, sa tête oscillant lentement de droite et de gauche. Carney, enragé, était parvenu à se relever. Il regardait Horace d’un air furieux et intrigué. Il ne pouvait comprendre comment son compagnon et lui venaient d’être mis à terre par un tout jeune homme. Un rictus de hargne étira ses lèvres et il empoigna résolument son épée ; il avança une nouvelle fois vers le garçon, en marmonnant menaces et jurons. Horace l’attendait de pied ferme. Quelque chose dans le regard paisible du garçon faisait pourtant hésiter l’homme, qui aurait dû se fier à son instinct et abandonner définitivement le combat. Mais sa colère reprit soudain le dessus et il se rua sur le garçon. Il avait oublié Will. L’apprenti Rôdeur contourna le campement au pas de course, s’empara de ses armes puis se hâta de bloquer l’arc entre ses deux pieds ; il attacha la corde à l’une des extrémités, choisit une flèche et l’encocha. Il s’apprêtait à bander son arc quand il entendit derrière lui quelqu’un parler d’une voix calme : — Ne tire pas. J’aimerais assister à ce combat. Le garçon tressaillit. C’était Gilan, presque invisible dans les plis de sa cape, nonchalamment appuyé sur son grand arc. — Gilan ! s’écria-t-il. Mais le Rôdeur lui fit signe de se taire. — Laisse-le se débrouiller, dit-il doucement. Il s’en sortira, à condition qu’on ne le perturbe pas. — Mais…, commença Will d’un ton désespéré. Il jeta un coup d’œil vers son ami, qui affrontait seul un homme enragé. Gilan comprit son inquiétude et le rassura aussitôt. — Horace va se charger de lui. Il est vraiment excellent, tu sais. Un guerrier né, j’en suis persuadé. Sa façon de manier le bâton, et ce coup de pommeau… quel talent d’improvisation ! Une belle démonstration ! Will, tout étonné, posa à nouveau les yeux sur les deux combattants. Carney partait à l’assaut, frappant coup sur coup, envahi d’une fureur aveugle qui décuplait ses forces. Horace cédait peu à peu du terrain, mais son épée décrivait de petits cercles qui bloquaient chaque attaque. Carney ne parvenait pas à briser la garde du garçon et son bras tremblait violemment à force d’être arrêté par les vigoureuses parades d’Horace. Pendant ce temps, à côté de Will, Gilan commentait la progression du combat, murmurant son approbation : — Bravo mon garçon ! Tu as vu comme il a laissé l’autre prendre les devants ? Sûrement pour le laisser croire qu’il était maladroit ; ou bien l’inverse. Grand dieu ! La cadence de cette parade est parfaite ! Regarde ça ! Et ça ! Fantastique ! Horace s’était arrêté de reculer et tenait bon, laissant le brigand épuiser ses forces – à la manière des vagues qui s’obstinent à s’écraser contre de solides rochers. Les attaques désordonnées de Carney perdaient de leur rapidité. À vrai dire, il se contentait d’habitude de planter un couteau dans le dos de ses adversaires et il avait cru que deux ou trois coups bien assenés suffiraient pour briser la défense du garçon et le tuer. Mais même ses assauts les plus implacables avaient été repoussés sans mal – et avec un mépris évident – par ce gamin. Il lança une nouvelle attaque mais perdit soudain l’équilibre. La lame d’Horace heurta la sienne et glissa dans un grincement. Leurs gardes se retrouvèrent l’une contre l’autre. Ils restaient là à se fixer du regard. Carney était essoufflé, contrairement à Horace, parfaitement maître de lui-même. Un premier frémissement de peur et de désespoir agita Carney, qui savait que son adversaire le surpassait amplement. Ce fut le moment qu’Horace choisit pour repasser à l’attaque. D’un mouvement d’épaule, il repoussa Carney qui trébucha vers l’arrière. Puis, calmement, le jeune guerrier avança en enchaînant les coups d’épée ; Carney, terrifié, en fut dérouté. De côté, en hauteur, en avant. De côté, de revers, en hauteur. En avant, encore et encore. Chacun de ses gestes suivait le précédent avec une fluidité telle que Carney avait bien du mal à ne pas s’effondrer ; et même s’il interposait encore son épée entre lui et l’impitoyable lame qui semblait comme animée d’une inépuisable énergie, il sentait son poignet et son bras faiblir, tout engourdis. Les coups d’Horace redoublaient de force et de fermeté et, finalement, dans un fracas de métal, Horace lui arracha son épée. À bout de souffle, Carney tomba à genoux, dégoulinant de sueur, attendant le coup qui mettrait fin à ses jours. — Ne le tue pas, Horace ! cria Gilan. J’ai quelques questions à lui poser. Horace leva les yeux, surpris de voir que le grand Rôdeur se trouvait là. Il haussa les épaules. Il n’avait pas eu l’intention de tuer son adversaire de sang-froid, ce n’était pas son genre. Il jeta l’épée de Carney de côté, assez loin pour être hors de portée. Il posa ensuite un pied contre l’épaule du brigand et, d’un coup de botte, le fit basculer dans la poussière. Etendu au sol, Carney sanglotait, incapable de faire le moindre geste. Terrifié. Epuisé. Physiquement et moralement anéanti. — D’où sortez-vous ? demanda Horace à Gilan d’un air indigné. Pourquoi vous n’êtes pas venu me donner un coup de main ? Gilan le regarda avec un grand sourire. — D’après ce que j’ai vu, tu n’avais pas l’air d’avoir besoin de moi, répondit-il. Il fit un signe en direction de Bart qui, derrière Horace, se relevait lentement. L’homme secouait la tête – le choc du coup de pommeau s’estompait. — En revanche, je crois que ton autre ami a besoin que l’on s’occupe de lui, suggéra le Rôdeur. Horace se retourna, leva son épée avec désinvolture et fit brutalement retomber le plat de sa lame sur le crâne de Bart ; ce dernier gémit faiblement et s’écroula à nouveau, face contre terre. — Vraiment, je crois que vous auriez dû intervenir, reprit Horace. — Je l’aurais fait si tu avais été en danger, dit Gilan. Le Rôdeur se dirigea ensuite vers Carney et, le saisissant par le bras, il le força à se mettre debout. Il lui fit traverser le campement et le jeta sans ménagement contre le flanc rocheux de la ravine. Le brigand s’affaissa tandis qu’un sifflement métallique se faisait entendre ; le grand couteau de Gilan se retrouva sous sa gorge, l’obligeant à se redresser. — Ces deux-là vous ont apparemment pris au dépourvu ? demanda Gilan à Will. Le garçon, honteux, acquiesça. Puis, comprenant ce que cette remarque sous-entendait, il demanda : — Depuis quand êtes-vous là, exactement ? — Depuis leur arrivée, dit Gilan. J’avais presque atteint la ravine, quand je les ai vus se faufiler entre les rochers. Ils mijotaient visiblement un mauvais coup. J’ai alors laissé Ardent et j’ai couru jusqu’ici. — Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas montré ? demanda Will d’un air incrédule. Un instant, le regard de Gilan se durcit. — Parce que vous aviez tous les deux besoin d’une bonne leçon. Vous vous trouvez en terrain inconnu, la population s’est mystérieusement volatilisée et vous, vous vous exercez le plus tranquillement du monde, sans vous soucier d’être vus ou entendus. — Mais…, balbutia Will, je croyais qu’on était censé s’entraîner ? — Pas quand personne n’est là pour surveiller le campement, fit observer Gilan sur un ton raisonnable. Une fois qu’on commence à s’exercer ainsi, on risque d’être totalement absorbé par ce qu’on fait. Ces deux-là étaient si bruyants qu’ils auraient pu réveiller les morts. Folâtre a même henni deux fois pour te prévenir et tu n’y as pas prêté attention. Will resta déconfit. — C’est vrai ? Gilan acquiesça. Il garda les yeux posés sur Will encore un instant, pour s’assurer que la leçon avait porté ses fruits et que l’apprenti avait compris son erreur. Il fit ensuite un léger signe de tête pour montrer que le sujet était clos. Will hocha la tête à son tour. Cela ne se reproduirait plus. — À présent, dit Gilan, écoutons ce que ces deux individus ont à nous apprendre. Son attention se porta d’abord sur Carney, qui louchait à force de garder l’œil sur le couteau, toujours appuyé contre sa gorge. — Quand êtes-vous arrivés à Celtica ? demanda Gilan. Les yeux de Carney se levèrent vers le Rôdeur, avant de se reposer sur le couteau. — D… d… di… dix ou onze jours, Seigneur, finit-il par balbutier. Gilan fit mine d’être froissé. — Ne m’appelle pas « Seigneur », dit-il. Ces gens-là essayent toujours de vous flatter quand ils s’aperçoivent qu’ils ont des ennuis, ajouta-t-il à l’intention des garçons. Bien…, dit-il en revenant à Carney Qu’est-ce qui vous amène par ici ? Carney hésita. Ses yeux fuirent le regard de Gilan, qui sut alors que le brigand allait mentir avant même qu’il ait ouvert la bouche. — C’est juste… qu’on voulait visiter la région, Sei… Messire, dit-il en se reprenant. Gilan soupira et secoua la tête avec exaspération. — Ecoute, je crois que je ferais mieux de te trancher la tête sur-le-champ. Je doute fort que tu aies quoi que ce soit d’utile à m’apprendre. Mais je vais te donner une dernière chance. Dis-moi la VÉRITÉ ! Il hurla ce dernier mot ; son visage n’était plus qu’à quelques centimètres de celui de Carney, et le brigand fut stupéfié par ce changement d’humeur du Rôdeur, qui avait soudain perdu sa nonchalance et sa jovialité. En un clin d’œil, Gilan s’était métamorphosé et donnait à présent un aperçu de la fureur qui bouillonnait sous son habituelle bonhomie. Carney prit peur. Comme la plupart des gens, il craignait les Rôdeurs. Il ne valait mieux pas les mettre en colère ; et celui-ci semblait enragé. — On a entendu dire que ça pouvait rapporter gros dans l’coin ! répondit aussitôt le brigand. — Rapporter gros ? Le brigand hocha docilement la tête ; il semblait maintenant décidé à parler. — Les villages et les cités, abandonnés, comme ça. Personne pour les surveiller, et toutes les richesses qui nous attendaient. Mais on n’a pas fait de mal, à personne ! ajouta-t-il, un peu sur la défensive. — Oh non ! Vous ne leur avez pas fait de mal. Vous avez simplement profité de leur absence pour leur voler ce qu’ils avaient de plus précieux, observa Gilan. Ils devraient peut-être vous en être reconnaissants ? — C’était l’idée de Bart, pas la mienne, prétendit Carney. Mais Gilan hocha tristement la tête. — Gilan ? dit Will timidement. Le Rôdeur se tourna vers lui. — Comment ont-ils su que la population avait disparu ? — Des informations circulent discrètement entre brigands, dit Gilan aux deux garçons. À l’instar de vautours qui se rassemblent dès qu’un animal est à l’agonie. Le réseau de renseignements des bandits est d’une surprenante efficacité. Quand une région est en proie à des troubles, la rumeur se répand comme une traînée de poudre et les brigands s’y rendent en masse. Je suppose qu’il y en a beaucoup d’autres, cachés dans ces collines. Il se tourna à nouveau vers Carney et enfonça un peu plus la lame de son couteau dans la chair, évitant cependant de le faire saigner. — Pas vrai ? demanda Gilan. Carney s’apprêtait à hocher la tête mais comprit ce qui arriverait s’il s’avisait de bouger ; il déglutit et murmura : — Oui, Messire. — J’imagine que votre butin est caché dans une grotte, ou dans un puits de mine abandonné ? Il relâcha la pression que son couteau exerçait sur la gorge du brigand et, cette fois, Carney put faire un signe de tête. Ses doigts effleurèrent la bourse attachée à sa ceinture mais, prenant conscience qu’il venait de se trahir, il interrompit son geste. Le Rôdeur avait néanmoins eut le temps de l’apercevoir et, de sa main libre, il ouvrit la bourse à la hâte et en fouilla le contenu. Il finit par y trouver un morceau de papier sale, plié en quatre, qu’il tendit à Will. — Jette un coup d’œil là-dessus, dit-il brièvement Will déplia le papier sur lequel une carte grossièrement dessinée indiquait des repères, des directions et des distances. — Ils ont enterré leur butin, c’est certain, dit le garçon. Gilan acquiesça, un léger sourire aux lèvres. — Parfait. Sans ce plan, ils ne pourront plus mettre la main dessus. Carney, les yeux écarquillés, voulut protester. — Mais c’est l’nôtre…, commença-t-il. Une dangereuse lueur brillait dans les yeux de Gilan et le brigand s’interrompit aussitôt. — Vous avez dérobé ces objets, dit le Rôdeur d’une voix basse. Vous vous êtes comportés comme des charognards en volant des gens qui ont apparemment de sérieux ennuis. Tout cela leur appartient, à eux ou à leurs familles… s’ils sont encore en vie. — Ils sont en vie, dit une voix derrière eux. Ils se sont enfuis pour échapper à Morgarath ; du moins ceux qu’il n’a pas encore capturés. 9 Si elle n’avait pas parlé, ils l’auraient prise pour un jeune homme. Mais la douceur de sa voix l’avait trahie. Elle se tenait en bordure du campement, une mince silhouette aux cheveux blonds, coupés court à la manière d’un garçon, vêtue d’une tunique en loques, de hauts-de-chausses et de bottes de cuir souple attachées aux genoux. Seul un gilet en peau de mouton, taché et déchiré, semblait la protéger de la froidure des nuits en montagne, car elle ne portait pas de cape et n’avait pas de couverture avec elle. Un simple foulard noué lui servait de baluchon et contenait visiblement tout ce qu’elle possédait. — Bon sang ! Mais d’où sortez-vous ? demanda Gilan. Il rengaina son grand couteau, ce qui permit à Carney, soulagé, de retomber à genoux. Will vit que la fille devait avoir son âge ; elle était aussi très mignonne, en dépit de l’épaisse couche de crasse qui dissimulait en partie les traits de son visage. Elle eut un geste vague. — Oh… Elle marqua une pause, essaya de rassembler ses idées, et Will se rendit compte qu’elle tombait d’épuisement. — Cela fait maintenant plusieurs semaines que je vis cachée dans les collines, parvint-elle à expliquer. Vu son aspect, Will ne fut pas très surpris. — Comment vous appelez-vous ? demanda Gilan. Elle hésita encore, peu sûre d’elle. Fallait-il ou non le leur dire ? — Evanlyn Wheeler, de Champvert. Champvert était un petit fief côtier appartenant à Araluen. — Nous séjournions chez des amis… Elle marqua à nouveau un temps d’arrêt et détourna le regard. Pendant quelques secondes, elle parut réfléchir, puis se corrigea : — Ou plutôt, ma maîtresse rendait visite à des amis, quand les Wargals ont attaqué. — Des Wargals ! s’écria brusquement Will. Elle posa sur lui des yeux verts, tranquilles et brillants. Will la fixa et prit conscience qu’elle n’était pas mignonne. Mais belle. Très belle. À ses cheveux blonds tirant sur le roux et à ses yeux verts, s’ajoutaient un petit nez bien droit et des lèvres charnues qui devaient être tout à fait charmantes quand elle souriait. Mais pour l’instant, la jeune fille n’était pas en état de sourire. Elle haussa légèrement les épaules, avec tristesse. — Où pensiez-vous que les gens étaient partis ? demanda-t-elle à Gilan. Depuis des semaines, les Wargals ne cessent d’attaquer les villes et les villages dans toute la région. Les Celtes n’ont pas pu leur résister et ont été chassés de leurs maisons. La plupart d’entre eux se sont enfuis vers la Péninsule, dans le sud-ouest. Mais d’autres ont été capturés et nul ne sait ce qu’il est advenu d’eux. Gilan et les deux garçons échangèrent un regard. Ces nouvelles n’avaient rien de surprenant. En leur for intérieur, tous trois s’étaient attendus à une explication de ce genre. — Je me disais bien que Morgarath était derrière tout ça, dit doucement Gilan. La jeune fille acquiesça, des larmes plein les yeux. L’une d’elles traça un sillon le long de sa joue crasseuse. Elle porta une main à son visage et ses épaules se mirent à trembler. Gilan s’avança rapidement et la rattrapa juste avant qu’elle ne s’effondre. Avec douceur, il la déposa sur le sol et la fit s’appuyer contre l’un des rochers que les garçons avaient placés autour du feu. Sa voix était à présent empreinte de gentillesse et de compassion. — Tout va bien, lui dit-il. Vous êtes maintenant en sécurité. Reposez-vous. Nous allons vous donner à boire et quelque chose de chaud à manger. Horace, allume un feu, s’il te plaît, dit-il en jetant un coup d’œil rapide au garçon. Un petit feu seulement. Nous sommes à l’abri ici et je crois que nous pouvons prendre ce risque. Will, ajouta-t-il en haussant la voix pour bien se faire entendre, si ce brigand fait le moindre geste ou s’il essaye de s’enfuir, tu lui tires une flèche dans la jambe, d’accord ? Carney, qui avait profité de l’arrivée inopinée de la jeune fille pour ramper discrètement en direction des rochers alentour, s’immobilisa aussitôt. Gilan lui jeta un regard courroucé puis revint sur ses ordres : — Tout bien réfléchi, Will, tu te charges du feu. Horace, ligote moi ces deux-là. Les deux garçons se dépêchèrent d’obéir. Satisfait de voir que tout se déroulait comme il le voulait, Gilan ôta sa cape et l’enveloppa autour de la jeune fille. Elle avait caché son visage dans ses mains et ses épaules étaient toujours secouées de tremblements, mais elle ne faisait pas le moindre bruit. Il l’entoura de ses bras et se mit à lui murmurer gentiment des paroles de réconfort, lui assurant à nouveau qu’elle était hors de danger. Peu à peu, ses sanglots silencieux et convulsifs s’espacèrent et sa respiration se fit plus régulière. Will, occupé à faire chauffer de l’eau, fut surpris de voir qu’elle s’était endormie. Gilan lui fit signe de se taire et lui dit doucement : — Ses nerfs ont visiblement été mis à rude épreuve. Mieux vaut la laisser dormir. Tu pourrais nous faire un de ces excellents ragoûts que Halt t’a appris à cuisiner. Dans son sac, Will transportait quelques aliments séchés qui, plongés dans l’eau bouillante, permettaient de préparer de délicieux ragoûts. On pouvait y ajouter de la viande fraîche, ou des légumes récoltés en chemin, mais même sans ces ingrédients, ces plats étaient beaucoup plus savoureux que les rations froides que les trois compagnons mangeaient d’habitude. Il suspendit un profond récipient d’eau au-dessus du feu, et, bientôt, le délicat fumet d’un ragoût de bœuf remplit l’air nocturne. Ce faisant, il sortit leur maigre provision de tisane et posa une casserole de fonte remplie d’eau sur les braises bien chaudes qui grésillaient à côté du feu. Quand l’eau se mit à bouillonner, il souleva le couvercle de la casserole à l’aide d’un bâton fourchu et y jeta une poignée de tisane. Bien vite, l’arôme de la boisson, qui se mêlait au parfum du ragoût, leur mit l’eau à la bouche. Au même moment, les effluves s’insinuèrent dans l’esprit d’Evanlyn : son nez se mit à remuer délicatement, et les yeux verts s’ouvrirent bien grand. L’espace d’une seconde ou deux, la jeune fille parut inquiète et tâcha de se rappeler où elle se trouvait. Mais en apercevant le visage rassurant de Gilan, elle se détendit un peu. — Il y a quelque chose qui sent rudement bon par ici, dit-elle. Gilan lui sourit. — Vous pourriez peut-être essayer de manger un peu et ensuite, vous nous raconterez ce qui s’est passé dans le coin. Il fit signe à Will de la servir. Le garçon lui prêta son bol, car ils n’avaient pas d’autres ustensiles que les leurs. Son estomac se mit à gémir quand il s’aperçut qu’il devrait attendre qu’Evanlyn ait terminé avant de pouvoir manger à son tour. Comme il s’y attendait, Gilan et Horace, eux, se servirent. La jeune fille se mit à engloutir la nourriture avec enthousiasme – il était évident qu’elle n’avait pas mangé depuis plusieurs jours. Gilan et Horace attaquèrent eux aussi leur bol avec satisfaction. Une voix plaintive se fit entendre, venant de l’endroit où Horace avait ligoté les deux brigands, assis dos à dos : — On peut avoir queq’chose à manger, Messire ? demanda Carney. Gilan leur jeta un regard dédaigneux. — Certainement pas, répondit-il entre deux bouchées. Evanlyn parut alors comprendre qu’excepté les brigands, Will était le seul à ne pas manger. Elle jeta un coup d’œil au bol et à la cuillère qu’elle avait entre les mains, puis aux ustensiles de Gilan et d’Horace. — Oh, dit-elle en regardant Will d’un air désolé, veux-tu… ? Elle lui tendit son bol. Will fut tenté d’accepter mais se ravisa ; elle devait être morte de faim, et il voyait bien qu’elle espérait le voir refuser. Il y avait une différence de taille entre avoir faim, ce qui était son cas, et être affamé ; il fit non de la tête. — Vas-y, lui dit-il en souriant. Je mangerai quand tu auras terminé. Elle n’insista pas et il en fut malgré tout un peu déçu ; elle se remit à avaler de larges cuillerées de ragoût, s’interrompant de temps à autre pour boire de grandes gorgées de tisane chaude, fraîchement infusée. Tandis qu’elle mangeait, il semblait que ses joues reprenaient un peu de couleur. Elle nettoya son bol et posa un regard d’envie sur la casserole qui pendait encore au-dessus du feu. Will lui resservit une généreuse louche de ragoût et elle se remit à manger, prenant à peine le temps de respirer. Cette fois, quand le bol fut vide, elle sourit timidement et le tendit au garçon. — Merci, dit-elle simplement. Il baissa vivement la tête, l’air embarrassé. — De rien, marmonna-t-il en remplissant à nouveau le bol. Je suppose que tu étais morte de faim. — C’est vrai. Je n’avais pas fait un vrai repas depuis près d’une semaine. Gilan s’installa plus confortablement près du feu qu’ils continuaient d’entretenir. — Pourquoi ? Les gens n’ont-ils pas laissé quantité de nourriture dans les maisons ? Vous auriez pu aller en chercher, non ? Elle secoua la tête, avec dans les yeux une peur qui l’habitait depuis plusieurs semaines. — Je ne voulais pas prendre de risques. Je ne savais pas si les Wargals patrouillaient encore les environs et je n’ai donc pas osé entrer dans les bourgs. J’ai trouvé des légumes et un peu de fromage dans quelques fermes, mais rien d’autre. — Il est temps que vous nous racontiez ce que vous savez, lui dit Gilan. — Pas grand-chose. Comme je vous l’ai dit, j’étais avec… ma maîtresse, qui venait rendre visite à… des amis. Gilan remarqua à nouveau la légère hésitation qui perçait dans sa voix et fronça un peu les sourcils. — Votre maîtresse est une noble dame, j’imagine ? L’épouse d’un chevalier, ou d’un seigneur, peut-être ? Evanlyn acquiesça. — Son père est… Messire Caramorn, seigneur de Champvert, dit-elle à la hâte. Imperceptiblement, elle avait encore hésité. Gilan, la bouche pincée, paraissait perdu dans ses pensées. — J’ai entendu parler de lui, dit-il, mais je ne le connais pas. — En tout cas, elle séjournait chez une amie d’enfance, une dame de la cour du Roi Swyddned, quand les troupes de Morgarath ont attaqué. Gilan fronça à nouveau les sourcils. — Comment ont-ils procédé ? Les falaises et la Fissure sont infranchissables. Il est impossible de faire passer une armée de ce côté, sans parler de lui faire traverser la Fissure. Les falaises de granit situées de l’autre côté de la Fissure formaient une frontière naturelle entre Celtica et les Montagnes de Pluie et de Nuit et atteignaient plusieurs centaines de mètres de hauteur. Il n’y avait ni défilé, ni moyen de les escalader ; en tout cas, des soldats n’auraient pu les franchir en grand nombre. — Selon Halt, rien n’est infranchissable, intervint Will. Surtout quand on se moque de perdre des hommes. — Nous sommes tombés sur un petit groupe de Celtes qui fuyaient vers le sud, dit la jeune fille. Ils nous ont expliqué comment les Wargals s’y étaient pris, en se servant de cordes et d’échelles d’escalade. Ils ont fait la descente des falaises de nuit, par petits groupes. Ils ont trouvé quelques saillies étroites dans la roche et ont utilisé leurs échelles pour traverser la Fissure. Ils sont passés par l’endroit le plus éloigné qu’ils ont pu trouver et n’ont pas été repérés. Durant la journée, ceux qui étaient déjà à Celtica se sont cachés dans les collines et les vallées, en attendant que le reste de l’armée les rejoigne. Morgarath n’a pas dû avoir besoin de beaucoup de soldats, car les forces militaires du Roi Swyddned ont toujours été en sous-effectif. Gilan laissa échapper un murmure de désapprobation et s’adressa à Will : — Il aurait dû avoir plus d’hommes. Le traité l’y obligeait. Mais souviens-toi de ce que nous disions à propos des gens qui se sont laissés vivre, durant toutes ces années. Les Celtes préfèrent creuser leur sol plutôt que de le défendre ! Il fit signe à Evanlyn de continuer. — Les Wargals ont alors infesté les campagnes en se concentrant plus particulièrement sur les mines. Pour une raison que j’ignore, ils ont voulu garder les mineurs en vie. Tous les autres ont été tués. Gilan se caressa le menton d’un air pensif. — Pordellath et Gwyntaleth sont totalement déserts. Avez-vous une idée de l’endroit où les habitants auraient pu aller ? — Beaucoup de citadins ont pu s’enfuir à temps, dit-elle. Ils seront partis vers le sud. Les Wargals semblaient en tout cas les repousser dans cette direction. — Cela paraît logique, observa Gilan. Ils les ont regroupés dans le sud pour éviter que les nouvelles se propagent jusqu’à Araluen. — C’est ce que le capitaine de notre escorte m’a dit. Le Roi et une grande partie de ses troupes ont battu en retraite pour se réfugier sur le littoral sud-ouest et y former une ligne de défense. Tous les Celtes qui ont réussi à échapper aux Wargals l’ont rejoint là-bas. — Et vous, que vous est-il arrivé ? voulut savoir Gilan. — Nous tentions de rejoindre la frontière quand une troupe de Wargals nous a coupé la route. Nos hommes les ont retenus tandis que nous nous échappions, ma maîtresse et moi. Nous étions presque tirées d’affaire quand son cheval a trébuché. Ils l’ont attrapée. Je voulais revenir sur mes pas mais elle m’a crié de fuir. Je n’ai pu… je voulais l’aider mais… j’ai seulement… Des larmes se mirent à couler abondamment le long de ses joues. Elle semblait ne pas s’en rendre compte et ne fit aucun geste pour les essuyer ; elle fixait silencieusement les flammes, tandis que d’horribles images paraissaient lui revenir en mémoire. Puis elle se remit à parler, d’une voix presque inaudible : — Je me suis enfuie mais quand je me suis retournée pour regarder, ils étaient… ils étaient en train de… Je les ai vus… Sa voix s’évanouit. Gilan s’approcha d’elle et lui prit la main. Elle leva vers lui des yeux empreints de gratitude. — N’y pensez plus, dit-il gentiment. J’imagine qu’après… ça… vous vous êtes réfugiée dans les collines ? Elle hocha plusieurs fois la tête, mais semblait avoir à l’esprit les effroyables scènes, encore bien vivaces, dont elle avait été témoin. Will et Horace ne disaient mot. Will jeta un coup d’œil a son ami et un regard entendu passa entre eux. Evanlyn l’avait échappé belle. — Depuis, j’ai vécu cachée, dit-elle paisiblement. Il y a une dizaine de jours, mon cheval s’est mis à boiter et je lui ai rendu sa liberté. Je n’ai pas cessé de remonter vers le nord en voyageant de nuit, et en me dissimulant la journée. Puis elle montra du doigt les captifs, Bart et Carney, ficelés comme deux poulets, de l’autre côté du campement. — J’ai parfois aperçu ces deux-là, et d’autres brigands comme eux. Mais je me suis bien gardée d’attirer leur attention. Je savais que je ne pouvais pas leur faire confiance. Carney prit un air vexé. Bart ne s’intéressait nullement à ce qui se disait, encore trop étourdi par le coup qu’Horace lui avait donné du plat de son épée. — Et puis je vous ai aperçus un peu plus tôt dans la journée, de l’autre côté de la vallée, et j’ai vu que vous étiez des Rôdeurs du Roi ; du moins deux d’entre vous. J’ai aussitôt remercié le ciel. À ces mots, Gilan leva les yeux sur elle, le front légèrement plissé, l’air concentré. Evanlyn ne remarqua pas sa réaction et continua : — J’ai mis du temps pour vous rejoindre, presque toute la journée. À vol d’oiseau, vous n’étiez pas loin, mais aucun chemin ne traversait la vallée qui me séparait de vous. J’ai dû la contourner, puis descendre et à nouveau remonter. J’étais terrifiée à l’idée que vous ne seriez plus là quand j’arriverais. Mais bien heureusement, vous n’étiez pas partis, ajouta-t-elle. Will, penché en avant, un coude posé sur le genou et la main appuyée sous le menton, s’efforçait de trouver une logique à tout ce qu’elle venait de leur raconter. — Pourquoi Morgarath aurait-il besoin de mineurs ? Ça ne rime à rien puisqu’il ne possède pas de mines. — Il a peut-être trouvé un gisement ? proposa Horace. Ou bien il a découvert de l’or dans ses montagnes et a besoin d’esclaves pour l’extraire. Plongé dans ses pensées, Gilan rongeait l’ongle de son pouce, tout en réfléchissant à ce qu’Horace venait de dire. — C’est possible, finit-il par dire. Il exploite peut-être ses propres mines. Il aura besoin d’or pour dédommager les Skandiens. En entendant Gilan mentionner les loups des mers, Evanlyn se raidit un peu. — Les Skandiens ? Sont-ils maintenant de connivence avec Morgarath ? demanda-t-elle. — Oui, répondit Gilan. Ils mijotent quelque chose. Le Royaume tout entier est sur le pied de guerre. Nous apportions des messages pour le Roi Swyddned, de la part du Roi Duncan. Will s’aperçut qu’Evanlyn avait tressailli en entendant parler de Duncan. — Il vous faudra voyager vers le sud-ouest pour trouver Swyddned, dit-elle. Je ne pense pas qu’il changera sa position de défense. Gilan secouait déjà la tête. — Je crois que ce que nous venons d’apprendre a plus d’importance que les messages que nous apportions à Swyddned. Après tout, notre Roi tenait surtout à l’informer que l’armée de Morgarath était en marche. À présent, il est déjà au courant. Le Rôdeur se leva et s’étira en bâillant. Il faisait déjà nuit noire. — Je vous propose d’aller dormir et demain matin, de reprendre la route en direction d’Araluen. Je monterai la garde le premier, vous pouvez donc conserver ma cape, Evanlyn. Will me prêtera la sienne quand il prendra la relève. — Merci, dit Evanlyn, en toute simplicité. Les trois compagnons comprirent qu’elle ne les remerciait pas seulement pour la cape. Will et Horace éteignirent le feu, tandis que Gilan, son arc à la main, allait s’asseoir sur un rocher qui dominait la ravine, d’où il pourrait observer le sentier menant au campement. Will aidait Evanlyn à trouver un endroit où dormir quand il entendit à nouveau la voix plaintive de Carney : — Messire, j’vous en prie, on peut desserrer ces cordes pour la nuit ? C’est terrible comme elles sont serrées. Il entendit Gilan, du haut de son rocher, lui répondre avec indifférence : — Certainement pas. 10 Le lendemain matin, ils durent réfléchir au sort de Bart et de Carney. Les deux brigands, toujours ligotés, avaient passé une nuit particulièrement inconfortable, obligés de rester assis sur le sol rocailleux. À chaque relève de la garde, Gilan avait desserré leurs liens pendant quelques minutes pour donner un bref répit à leurs muscles raidis. Le Rôdeur revint même sur sa décision et les autorisa à manger un peu et à boire. Mais l’expérience leur fut malgré tout extrêmement déplaisante, d’autant qu’ils n’avaient toujours aucune idée de ce que le Rôdeur prévoyait de faire d’eux le matin venu. À dire vrai, Gilan ne le savait pas non plus. Il n’avait aucune envie de les emmener avec eux comme prisonniers. Dans l’état actuel des choses, ils n’avaient que quatre chevaux, en comptant la bête de somme qui transportait leur matériel et qui devrait maintenant servir de monture à Evanlyn. Il pensait que les informations concernant l’énigmatique incursion de Morgarath à Celtica devaient être rapportées dès que possible au Roi Duncan, et s’encombrer de deux prisonniers qui les suivraient à pied ralentirait leur course. Il envisageait déjà de partir en tête et de chevaucher à bride abattue, en laissant les trois autres voyager à leur propre rythme. Il savait que la bête de somme, un peu pataude, ne pourrait jamais avancer aussi vite qu’un cheval comme Ardent, qui avalait les kilomètres. Confronté à ces deux problèmes, Gilan prit son petit déjeuner en affichant un air très préoccupé, s’autorisant même une seconde tasse de tisane malgré leur maigre provision. Après tout, songeait-il, s’il devait partir seul, ce serait la dernière tisane qu’il boirait avant d’en être privé pour quelques jours. Au bout d’un moment, il leva les yeux et fit signe à Will de venir le rejoindre. — Je pense que je vais partir devant, annonça-t-il tranquillement. Will l’observa avec inquiétude. — Vous voulez dire tout seul ? — Oui. Il est vital que je rapporte ces nouvelles au Roi Duncan, le plus vite possible. Par ailleurs, la situation est telle que Celtica ne pourra pas nous envoyer de renforts. Il faut qu’il en soit informé. — Mais… Will hésitait. Il regarda tout autour de lui, à court d’arguments. La présence du grand Rôdeur était rassurante. Comme Halt, il paraissait toujours maîtriser la situation. À présent, il prévoyait de les laisser se débrouiller seuls… Une idée qui paniquait Will. Gilan comprit quelles incertitudes agitaient le garçon. Il se leva et posa une main sur son épaule. — Allons faire un tour, lui dit-il. Ils s’éloignèrent un peu du campement. Quand ils passèrent devant Ardent et Folâtre, ces derniers relevèrent la tête avec curiosité mais, voyant qu’on n’avait pas besoin d’eux, se remirent à brouter l’herbe clairsemée. — Je sais que l’incident avec les quatre Wargals te tourmente encore, dit Gilan. Will s’arrêta et leva les yeux vers lui. — Halt vous a raconté ? Qu’avait donc dit Halt de son comportement ? Gilan hocha la tête d’un air grave. — Bien sûr, il m’a tout raconté. Will, tu n’as pas à en être honteux, crois-moi. — Mais, Gil, j’ai eu peur ; j’ai tout oublié, mon entraînement… et je… Gilan leva une main pour arrêter le torrent d’accusations et de regrets que Will s’apprêtait à déverser. — Halt m’a dit que tu avais tenu bon, dit-il avec fermeté. Will se tortillait sur place. — Oui… je crois. Mais… — Tu étais terrifié mais tu ne t’es pas enfui. Will, ce n’est pas de la lâcheté. C’est la forme de courage la plus élevée qui soit. Tu n’as pas eu peur quand tu as tué le Kalkara ? — Si, bien sûr. Mais c’était différent : il était à quarante mètres, prêt à attaquer Messire Rodney. — Tandis que le Wargal était à dix mètres et fonçait sur toi. Où est la différence ? ajouta Gilan. Mais Will n’était toujours pas convaincu. — C’est Folâtre qui m’a sauvé, dit-il. Gilan se mit à sourire. — Il a peut-être pensé que tu méritais d’être secouru. Ce poney est intelligent. Il est vrai que Halt et moi ne sommes pas aussi intelligents que Folâtre, mais nous pensons, comme lui, que tu es un garçon valeureux. — Je commence à en douter, dit Will. Pourtant, pour la première fois depuis des semaines, il sentait qu’il reprenait un peu confiance en lui. — Alors arrête ! répliqua Gilan d’un ton ferme. Manquer de confiance en soi est une faiblesse. Si tu perds tout contrôle, cela se retourne contre toi. Tu dois tirer une leçon de ce qui s’est passé avec ces Wargals. Sers-toi de cette expérience pour t’endurcir. Will réfléchit quelques secondes aux paroles de Gilan. Il prit alors une profonde inspiration et redressa les épaules. — Très bien. Qu’attendez-vous de moi ? Gilan l’observa un instant. Il y avait dans l’attitude du garçon une détermination nouvelle. — J’ai l’intention de te confier le commandement de l’expédition. Poursuivre cette mission ne rime plus à rien, vous me rejoindrez donc à Araluen, aussi rapidement que possible. — Jusqu’au château de Montrouge ? — Non. En ce moment, l’armée doit déjà être en marche vers les Plaines d’Uthal. C’est là-bas que je vais. Halt y sera lui aussi. Nous étudierons la carte avant mon départ et nous déciderons de la meilleure route à suivre. — Que dois-je faire de la fille ? L’amener avec nous ou bien la laisser en lieu sûr dès que nous serons arrivés à Araluen ? Gilan réfléchit quelques secondes. — Amène-la. Le Roi et ses conseillers voudront peut-être l’interroger davantage. Elle sera entourée de soldats et aura moins à craindre que nulle part ailleurs. Il hésita puis décida de faire part de ses soupçons à Will. — Justement, à son sujet, il y a une chose que je dois te confier. — Vous pensez que son histoire ne tient pas vraiment debout ? le coupa Will. Elle n’arrête pas d’hésiter et de s’interrompre, comme si elle avait peur de nous avouer quelque chose. Une idée lui vint subitement à l’esprit et, d’instinct, il parla plus bas, même s’ils n’étaient pas à portée de voix du campement. — Vous croyez que c’est une espionne ? Gilan lui fit signe que non. — Rien, d’aussi inquiétant. Mais tu te rappelles, quand elle a raconté qu’après avoir vu des Rôdeurs, elle a remercié le ciel ? Les gens du peuple n’ont pas cette opinion de nous, seuls les nobles se sentent à l’aise avec les Rôdeurs. — Vous pensez donc…, dit Will en fronçant les sourcils. Il hésitait à continuer, ne sachant pas vraiment ce que Gilan pensait. — Je pense qu’elle a endossé le rôle de sa servante. — Dans ce cas, elle voit des Rôdeurs, elle s’en réjouit, mais ne nous fait pas suffisamment confiance pour nous dire la vérité ? Cela n’a aucun sens, Gil ! s’écria Will en haussant les épaules. — Ce n’est peut-être pas une question de confiance. Elle a sûrement d’autres raisons de ne pas vouloir dévoiler sa véritable identité. Mais je ne crois pas que cela te posera de problèmes. Je voulais simplement que tu en sois informé. Ils firent demi-tour pour rejoindre le campement. — L’idée de te laisser seul ne me plaît pas, mais tu n’es pas tout à fait désarmé. Tu as ton arc, tes couteaux et, bien sûr, tu as Horace. Will jeta un coup œil vers l’endroit où se trouvait l’apprenti si musclé, qui était en train de plaisanter avec Evanlyn. Il vit la jeune fille rejeter la tête en arrière en riant, et il en éprouva une pointe de jalousie. Mais il était content de savoir qu’Horace serait à ses côtés. — Il ne se débrouille pas mal à l’épée, pas vrai ? fit observer le garçon. Gilan eut un mouvement de tête admiratif. — Jamais je ne le lui dirai, car il est préférable qu’un guerrier n’ait pas une trop haute opinion de lui-même ; mais il se révèle un élève plus que doué, dit-il en gardant les yeux sur Will. N’allez cependant pas vous attirer des ennuis. Il y a peut-être encore des Wargals qui rôdent entre ici et la frontière ; voyagez de nuit et restez à couvert dans les rochers la journée. — Gil, qu’allons-nous faire de ces deux-là ? dit le garçon, qui se rappela soudain les brigands. Il montra du doigt les deux hommes, toujours attachés, qui tentaient en vain de s’assoupir. — Ils me posent problème, j’en conviens, dit le Rôdeur. J’imagine que je pourrais les pendre. Je suis habilité à le faire. À bien y réfléchir, ils se sont attaqués à des officiers en mission pour le Roi. Et ils se sont livrés au pillage, alors que nous sommes en guerre. Deux délits passibles de la peine de mort. Il parcourut des yeux les collines escarpées qui les encerclaient. — Mais je ne sais pourtant pas si je pourrais le faire sur place, murmura le Rôdeur. — Vous n’avez pas le droit de les pendre avant d’être arrivé à Araluen ? dit Will, que la suggestion de Gilan mettait mal à l’aise. — Non, ce n’est pas ça. Je veux dire qu’il me serait difficile de trouver un gibet aux alentours, dans une région où les arbres les plus hauts ne dépassent pas un mètre…, dit le Rôdeur en souriant. Comprenant que Gilan avait seulement plaisanté, Will soupira de soulagement. Mais le sourire du Rôdeur s’évanouit et il ajouta d’une voix pressante : — Tout ce qui compte, c’est de les empêcher de vous attaquer à nouveau. Tu ne souffles pas un mot de nos projets avant que nous nous soyons débarrassés d’eux, d’accord ? Finalement, Gilan demanda d’abord à Horace de briser la lame de l’épée de Carney entre deux rochers. Puis il lança le gourdin de Bart dans le ravin qui se trouvait en bordure de route ; pendant quelques secondes, ils l’entendirent rebondir le long de la pente rocailleuse. Le Rôdeur obligea ensuite les deux hommes à se déshabiller. — Inutile de voir ça, conseilla-t-il à Evanlyn. Le spectacle risque de ne pas être du meilleur goût… Un sourire aux lèvres, la jeune fille se retira dans la tente tandis que les deux hommes se dévêtirent, pour ne garder sur eux que les haillons leur tenant lieu de sous-vêtements. Ils frissonnaient de froid dans l’air montagnard. — Et vos bottes, ordonna Gilan. Les deux brigands s’assirent gauchement sur le sol rocailleux et les ôtèrent. Du bout du pied, Gilan poussa vers eux la pile de vêtements. — Faites-en un ballot que vous nouerez avec votre ceinture. Carney et Bart obéirent à nouveau. Une fois qu’ils eurent terminés, il appela Horace et lui montra les deux ballots. — Tu les envoies rejoindre le gourdin, Horace. Horace sourit avec joie. Bart et Carney se mirent à protester d’une seule voix, mais le regard glacial que leur lança Gilan les arrêta net. — Vous vous en tirez bien, fit-il observer avec froideur. Si je m’écoutais, vous vous balanceriez déjà au bout d’une corde. Bart et Carney préférèrent se taire. Gilan fit alors signe à Horace de les ligoter ; ils se laissèrent faire docilement et, quelques instants plus tard, ils étaient de nouveau dos à dos, grelottant dans le vent cinglant qui s’engouffrait entre les collines. Gilan les observa un instant. — Will, jette une couverture sur eux, dit-il à contrecœur. Une des couvertures réservées aux chevaux. Will, tout sourire, s’exécuta. Il prit soin de ne pas leur donner la couverture de Folâtre, mais celle qui appartenait à la robuste bête de somme. Gilan entreprit de seller Ardent, tout en s’adressant aux autres par-dessus son épaule. — Je pars en reconnaissance aux alentours de Gwyntaleth. J’y trouverai peut-être quelqu’un qui saura nous éclairer sur les intentions de Morgarath. Il regarda Will d’un air qui en disait long. L’apprenti savait que Gilan cherchait à tromper les deux brigands. Il lui fit un petit signe de tête. — Je devrais être de retour au coucher du soleil, continua Gilan, en parlant bien fort. Faites en sorte qu’un repas chaud m’attende. Il enfourcha lestement son cheval et fit signe à Will d’approcher. Il se pencha et murmura : — Ne détachez pas ces deux-là et partez d’ici à la nuit tombée. Ils arriveront bien à se défaire de leurs liens un peu plus tard ; mais dans ces montagnes, ils n’iront nulle part sans leurs affaires et il leur faudra récupérer leurs vêtements et leurs bottes… Cela vous donnera un jour d’avance sur eux, ce qui devrait suffire. — J’ai compris. Faites bonne route, Gilan. Le Rôdeur hocha la tête. Il sembla hésiter un instant, puis, d’un ton tranquille, se décida à ajouter : — Will, les temps sont incertains et aucun d’entre nous ne sait ce que l’avenir nous réserve. Il serait plus sage de confier à Horace le mot de passe de Folâtre. Will fronça les sourcils. Il n’avait aucune envie de donner ce mot de passe, un secret jalousement gardé, pas même à Horace, qui pourtant était son ami. Voyant son hésitation, Gilan continua : — On ne sait jamais. Tu pourrais être blessé ou immobilisé et, sans ce code secret, Horace ne saurait pas se faire obéir de ton poney. C’est une simple mesure de précaution. Will dut admettre que Gilan faisait preuve de bon sens. — D’accord, je le lui dirai ce soir. Soyez prudent, Gilan. Le grand Rôdeur se pencha un peu plus en avant, saisit la main de Will et la serra dans la sienne. — Une dernière chose. Tu es à la tête de votre petit groupe et tu vas devoir donner l’exemple aux autres. Ne leur montre surtout pas que tu n’as pas confiance en toi. Crois en toi-même et eux aussi croiront en toi. Du genou, il encouragea Ardent à faire volte-face et le cheval bai se dirigea vers le sentier. Gilan fit un signe d’adieu à Horace et à Evanlyn et s’éloigna au trot. La poussière soulevée par les sabots du cheval fut rapidement dispersée par le vent glacial. Will se sentit soudain tout petit. Et très seul. 11 Cette nuit-là, ils chevauchèrent avec autant d’énergie qu’ils purent, quelque peu ralentis par la docile bête de somme, qui faisait cependant de son mieux. La pluie qui se remit à tomber les découragea un peu mais le ciel se dégagea une heure avant l’aube, si bien que les premiers rais de lumière venus de l’est teintèrent l’horizon d’un pâle gris perle. Quand la lumière se fit plus vive, Will se mit en quête d’un emplacement pour installer leur campement. Horace s’aperçut des regards que l’apprenti Rôdeur lançait autour d’eux. — Nous pourrions continuer notre route deux heures de plus ? suggéra le jeune guerrier. Les chevaux n’ont pas l’air trop fatigué pour l’instant. Will hésita. Durant la nuit, rien ne leur avait signalé la présence de qui que ce soit, et ils n’avaient pas trouvé un seul indice prouvant que des Wargals sillonnaient encore la région. Mais le garçon ne souhaitait pas aller à l’encontre des recommandations de Gilan. Par le passé, il avait découvert que les conseils des Rôdeurs aînés méritaient généralement d’être suivis. Finalement, il n’eut pas à réfléchir davantage : au détour d’un virage, ils aperçurent un bosquet d’arbustes situé à une trentaine de mètres de la route. Les arbres, qui n’étaient pourtant pas très hauts, leur fourniraient un épais rideau végétal et les abriteraient à la fois du vent et des regards malveillants qui passeraient éventuellement par-là. — Nous camperons ici, dit Will en indiquant les arbres. C’est le premier emplacement convenable que nous ayons rencontré ces dernières heures. Qui sait quand nous en trouverons un autre ? Horace haussa les épaules. Will prenait les décisions, mais cela lui convenait. Il s’était contenté de faire une suggestion, et n’avait nullement l’intention d’usurper l’autorité de l’apprenti Rôdeur. Par nature, Horace était un garçon simple. Il obéissait sans difficulté et acceptait que l’on décide pour lui. En selle. Arrête-toi. Bats-toi. Du moment qu’il faisait confiance à celui qui lui donnait des ordres. Et il se fiait entièrement au bon sens de Will. Il avait la vague idée que l’entraînement suivi par les Rôdeurs les rendait plus résolus et plus intelligents que bien des guerriers. Sur ce point, il n’avait pas tort. Quand les garçons eurent mis pied à terre et conduit leurs chevaux dans la clairière qui s’étendait derrière les épais fourrés, Will laissa échapper un soupir de soulagement. Il se sentait courbaturé après une nuit passée en selle, une chevauchée entrecoupée de quelques brèves pauses seulement. Plusieurs heures de sommeil semblaient à présent nécessaires. Il aida Evanlyn à descendre de cheval – elle s’était installée sur les paquetages du poney et avait maintenant un peu de mal à atteindre le sol. Puis il entreprit de dessangler leurs sacs de provision et de dérouler la bâche de toile qui les protégeait des intempéries. Evanlyn, qui lui avait à peine adressé la parole, s’étira, fit quelques pas et alla ensuite s’asseoir sur un rocher plat. Will, le front soucieux, jeta l’un des sacs de nourriture aux pieds de la jeune fille. — Tu peux commencer à préparer le repas, dit-il avec une certaine brusquerie. L’idée que la jeune fille puisse se reposer et se mettre à l’aise, alors que tout le travail leur reviendrait, à Horace et à lui, l’agaçait. Elle baissa les yeux vers le sac et rougit de colère. — Je n’ai pas spécialement faim, dit-elle. Horace, qui était en train de desseller son cheval, arriva sur-le-champ. — Je vais le faire, dit-il, désireux de couper court à tout conflit. Mais Will leva une main pour l’arrêter. — Non. J’aimerais que tu montes l’abri. Evanlyn peut très bien s’occuper du repas. Ses yeux fixaient la jeune fille avec intensité. Ils étaient tous les deux furieux, mais Evanlyn se rendit compte qu’elle avait tort. Elle haussa légèrement les épaules et ramassa le sac. — Si ça peut te faire plaisir, marmonna-t-elle. Mais est-ce qu’Horace peut faire le feu à ma place ? Il s’en sortira mieux que moi. Will réfléchit, le visage crispé. Tant qu’ils se trouvaient encore à Celtica, allumer un feu ne lui disait rien qui vaille. Il semblait un peu illogique de voyager de nuit pour éviter d’être repéré si c’était pour ensuite faire un feu dont la fumée serait visible de jour. Par ailleurs, il y avait un autre risque à prendre en compte, sur lequel Gilan avait insisté la veille. — Pas de feu, annonça le garçon avec détermination. Evanlyn jeta le sac à terre d’un air boudeur. — Encore un repas froid ! fit-elle d’un ton brusque. Will la regarda d’un air posé. — Il n’y a pas si longtemps, tu aurais été bien contente de manger froid, plutôt que de mourir de faim, lui rappela-t-il. Elle baissa les yeux. — Ecoute, ajouta-t-il d’un ton plus raisonnable, Gilan en sait plus que nous à ce sujet et il nous a conseillé de ne surtout pas nous faire repérer. D’accord ? Elle marmona quelque chose. Horace, dont le visage plein de franchise semblait troublé par cette dispute, les regardait tous les deux. Il leur proposa un compromis. — Je pourrais allumer un petit feu, juste le temps de cuisiner. Si nous l’installons sous ses arbres, il sera difficile d’apercevoir la fumée. Will plaça des outres à eau sur son épaule ci sortit son arc de l’étui accroché à la selle de son cheval. — Il n’y a pas que la fumée, expliqua-t-il. Gil m’a dit que les Wargals ont l’odorat extrême ment développé. Si nous allumions un feu, l’odeur de brûlé flotterait dans l’air pendant des heures, même après l’avoir éteint. Horace reconnut que Will avait raison. Avant qu’Evanlyn ne puisse à nouveau protester, l’apprenti Rôdeur se dirigea vers le fouillis rocailleux qui bordait l’arrière du campement. — Je pars explorer les alentours, annonça-t-il. Je vais voir si on peut trouver de l’eau dans le coin, et je veux aussi m’assurer que nous sommes bien seuls. Il ignora le « Comme si on ne le savait pas ! » qu’Evanlyn avait marmonné suffisamment fort pour être entendue, et se mit à escalader les rochers tant bien que mal. Il fit un tour des environs, le dos courbé, tâchant de ne pas se faire voir, passant prudemment de cachette en cachette. Quand tu explores un lieu que tu ne connais pas, lui avait un jour dit Halt, déplace-toi discrètement. N’oublie jamais que tu n’es peut-Cire pas seul. Ni Wargals ni Celtes en vue. Mais il tomba sur une petite rivière dont l’eau limpide glissait sur un lit de galets ; le courant était plutôt rapide et l’eau devait être bonne à boire ; il la goûta pour vérifier qu’elle n’était pas souillée, puis en remplit les outres jusqu’à ras bord. L’eau fraîche était savoureuse, surtout après avoir bu les réserves contenues dans les outres – une fois que l’eau avait séjourné quelques heures dans ces récipients, elle prenait le goût du cuir et perdait forcément de sa saveur. Au campement, Horace et Evanlyn l’attendaient pour manger. La jeune fille avait préparé une assiette de viande séchée et de biscuits secs qui remplaçaient le pain depuis déjà quelques jours. Il fut heureux de voir qu’elle avait ajouté une petite quantité de légumes au vinaigre sur la viande – tout ce qui pouvait améliorer l’ordinaire de ces repas insipides était bienvenu. Il se mit à manger, puis s’aperçut qu’il n’y en avait pas dans son assiette à elle. — Tu n’aimes pas les légumes vinaigrés ? lui demanda-t-il tout en engloutissant une bouchée de viande et de biscuit. Elle secoua la tête, sans lever les yeux. — Pas vraiment, répondit-elle. — Elle t’a donné les derniers, lui dit Horace. Will, embarrassé, hésita un instant. Il venait de déposer les derniers morceaux de légumes sur un biscuit et les avait déjà mis dans sa bouche. À présent, il ne pouvait plus lui proposer de partager. — Oh…, marmonna-t-il, comprenant que c’était sa façon à elle de faire la paix avec lui. Hum… eh bien… merci, Evanlyn. Elle secoua la tête. Avec ses cheveux coupés court, l’effet en était un peu gâché, et il songea soudain que de longues boucles blondes devaient d’habitude accentuer ce mouvement. — Je te l’ai dit, je n’aime pas ça. Mais la mauvaise humeur de la jeune fille s’était dissipée et une pointe d’humour perçait maintenant dans sa voix. Il leva les yeux vers elle et lui répondit par un large sourire. — Je monterai la garde le premier. C’était sa façon à lui de montrer qu’il ne lui en voulait plus. — Dans ce cas, si tu peux prendre ma place, je veux bien te laisser ma part de légumes au vinaigre ! proposa Horace. Tous trois se mirent à rire, ce qui détendit l’atmosphère. Horace et Evanlyn s’occupèrent de secouer capes et couvertures et de rassembler quelques-unes des branches les plus feuillues sur lesquelles ils pourraient s’étendre. De son côté, Will prit l’une des outres d’eau et sa cape et grimpa sur l’un des plus gros rochers qui encerclaient le campement. Il s’installa le plus confortablement qu’il put, de façon à avoir une vue dégagée à la fois des collines rocailleuses et de la route. Toujours aussi soucieux de suivre les enseignements de Halt, il s’assit parmi un enchevêtrement de roches qui formaient une niche naturelle ; il pouvait ainsi glisser son regard entre les pierres sans avoir à lever la tête. Il se tortilla pendant quelques minutes, regrettant que les roches soient aussi pointues. Mais il se dit aussi que cela importait peu et, qu’au moins, cela lui ôterait l’envie de s’assoupir durant son tour de garde. Un bruit le mit soudain en alerte. Un son inhabituel qui allait et venait au rythme de la brise. On l’entendait mieux quand le vent soufflait plus fort ; mais quand il retombait, on ne percevait plus rien, de sorte qu’il crut d’abord que son imagination lui jouait des tours. Mais il l’entendit à nouveau. Profond et rythmé. Des voix, peut-être, qu’il ne parvenait pourtant pas à distinguer. Peut-être un chant, songea-t-il. Comme la brise se levait, il put mieux l’entendre. Non, pas un chant. Il ne percevait aucune mélodie. Seulement des pulsations. Un rythme fixe et régulier, qui dégageait quelque chose de malsain. De dangereux. Le garçon, tous ses sens en alerte, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Soudain, la brise mourut et avec elle, l’étrange son. Mais il reprit encore ! Et cette fois, il en perçut les intonations. C’était un chant. Des voix caverneuses, à l’unisson. Un rythme scandé, monocorde, d’où sourdait une menace. Le vent venait du sud-ouest ; le chant arrivait donc de la route qu’ils avaient empruntée la nuit précédente. Avec prudence, le garçon se redressa lentement et scruta le chemin, une main en visière. Depuis son poste d’observation, il distinguait bien la route sinueuse, sur environ un kilomètre, même si certains tronçons, derrière les roches et les collines, restaient invisibles. Il n’y avait aucun signe de mouvement. Il descendit lestement les rochers et s’empressa d’aller réveiller ses compagnons. Le chant se rapprochait et ne s’interrompait plus au gré des rafales de vent, mais se précisait. Will, Horace et Evanlyn, blottis dans les buissons, écoutaient la progression des voix. — Vous devriez peut-être reculer un peu, suggéra Will. Il savait que lui était presque invisible à l’œil nu, enveloppé dans sa cape de Rôdeur, son visage dissimulé sous son capuchon. Mais il n’était pas certain que ses deux compagnons le soient. Sans hésitation, l’apprenti guerrier et la jeune fille se tortillèrent sur le sol pour s’enfouir plus profondément dans les épais buissons. Horace semblait ressentir une curiosité mêlée d’appréhension. Will remarqua qu’Evanlyn était livide de peur. En prévision d’éventuels éclaireurs venus en reconnaissance, Will avait rapidement démonté leur campement, effaçant toute trace de leur présence. Il avait conduit les chevaux à une centaine de mètres de là, au milieu des rochers, où il les avait attachés, laissant avec eux le matériel. Ensuite, les trois jeunes gens étaient allés se réfugier sous l’épais fourré, tout en conservant une vue dégagée de la route. — Qui sont-ils ? dit Horace dans un souffle. Le chant s’amplifiait peu à peu. Will estima qu’ils se trouvaient à présent derrière le virage le plus proche, à cent mètres à peine. — Tu ne le sais donc pas ? répliqua Evanlyn, d’une voix brisée par la terreur. Ce sont des Wargals. 12 Will et Horace se tournèrent aussitôt vers elle. — Des Wargals ? Comment le sais-tu ? demanda Will. — J’ai reconnu leur chant, dit-elle d’une toute petite voix, en se mordant la lèvre. Ils chantent ainsi quand ils sont en marche. Will avait l’air intrigué. Il n’avait pas entendu chanter les quatre Wargals que Halt et lui avaient suivis. Mais il se rappela que les créatures avaient ce jour-là d’autres préoccupations. Du coin de l’œil, le garçon aperçut un mouvement dans le virage. — Baissez-vous ! siffla-t-il d’un ton pressant. Horace et Evanlyn se penchèrent vivement ; Will attrapa son capuchon pour mieux se couvrir la tête, puis cacha son visage derrière son avant-bras, drapé dans les plis de la cape. Seuls ses yeux restaient visibles. Les Wargals couraient au petit trot, à une allure régulière, en psalmodiant leur rythme guttural qui, en réalité, n’était rien d’autre qu’une série de grognements inarticulés. Un rythme qui devait sans nul doute leur permettre de synchroniser leurs pas. Le garçon dénombra une trentaine de larges silhouettes trapues, vêtues de vestes et de hauts-de-chausses sombres, taillés dans un tissu épais, émaillé de métal. Ils étaient tous armés : un assortiment de courtes lances, de massues et de haches d’armes, qu’ils ne devaient pas hésiter à utiliser en cas de besoin. Pour l’instant, Will ne parvenait pas à distinguer leurs traits. Ils couraient avec gaucherie, rangés en deux colonnes. Puis le garçon s’aperçut qu’ils escortaient un autre groupe, placé entre les deux files : des prisonniers. Les captifs, environ une douzaine, avançaient en chancelant, faisant de leur mieux pour suivre l’allure des Wargals. À en juger par leur tablier de cuir et leur calotte, c’étaient des Celtes, des mineurs. Ils semblaient épuisés mais les Wargals, munis de petits fouets, les contraignaient à courir. Le chant prenait de l’ampleur. — Que se passe-t-il ? chuchota Horace. Will l’aurait volontiers étranglé. — Tais-toi ! répliqua-t-il vivement. Plus un mot ! L’apprenti Rôdeur distingua plus nettement leurs visages ; ses cheveux se hérissèrent sur sa tête dès qu’il aperçut les lourdes mâchoires, les nez aussi allongés que des museaux et les petits yeux dans lesquels brillait une haine féroce. Ils fouettaient régulièrement les Celtes et, à un moment, l’un des prisonniers trébucha. Un Wargal gronda et Will eut alors un bref aperçu de ses crocs jaunis. Le garçon se retint de ne pas se tasser davantage sur le sol, mais il savait que le moindre petit mouvement risquait de trahir leur présence. Il devait s’en remettre à l’efficacité de sa cape pour ne pas être détecté. Il n’avait pourtant qu’une envie, fermer les yeux pour ne plus voir ces redoutables visages bestiaux, mais sans vraiment savoir pourquoi, il s’en sentait incapable. À la fois fasciné et horrifié, il continua de fixer ces créatures, tout droit sorties d’un cauchemar, qui passaient devant lui au pas de course sans cesser de chanter. Le mineur celte n’aurait pu choisir un pire moment pour perdre l’équilibre. L’un des Wargals venait de le fouetter et il chancela, avant de s’effondrer en travers de la route, entraînant dans sa chute deux autres prisonniers, devant et derrière lui. C’est alors que Will comprit qu’ils étaient reliés par une épaisse corde de cuir brut. La colonne de prisonniers désorientés s’arrêta et le chant des Wargals fut subitement remplacé par un brouhaha de grognements. Les deux prisonniers qui étaient tombés se relevèrent à grand-peine sous une pluie de coups. Le mineur qui avait chuté le premier restait étendu, immobile, malgré les coups cinglants du fouet. Un second Wargal finit par rejoindre le précédent et se mit à frapper l’homme avec le manche de sa lourde lance d’acier. Epouvanté, Will comprit que le mineur était mort, avant que les deux Wargals ne s’en soient rendus compte. Puis, celui qui devait être leur chef leur lança alors un ordre incompréhensible ; ils s’arrêtèrent enfin de frapper l’homme, coupèrent la corde de cuir qui le liait aux autres prisonniers et ramassèrent son corps sans vie, avant de le jeter vers le fourré où Will et ses compagnons avaient trouvé refuge. Le corps s’écrasa dans les buissons en bordure de route et Will entendit Evanlyn pousser un petit cri d’effroi. Visage contre terre, ne sachant pas ce qui se passait devant elle, elle n’avait visiblement pas pu supporter ce bruit inattendu. Presque aussitôt, elle étouffa son cri, mais un peu trop tard. Le commandant des Wargals l’avait entendu. Il se retourna et fixa attentivement l’endroit où était retombé le corps, pensant peut-être que c’était le mineur qui venait de gémir. Il devait soupçonner l’homme de faire le mort, afin de pouvoir ensuite s’échapper. Il pointa la main sur le corps et hurla un ordre ; le Wargal qui s’était déjà acharné sur l’homme s’avança et, d’un geste machinal, transperça le cadavre de sa lance. Le commandant ne semblait toutefois pas entièrement convaincu. Un long moment, il continua de fouiller les buissons du regard, scrutant l’endroit où Will était allongé, enveloppe dans sa cape de camouflage. L’apprenti se retrouva soudain en train de fixer les yeux rouges et féroces de la créature. Persuadé que l’autre l’avait vu, il résista à l’envie de baisser les yeux pour échapper à ce regard, mais l’enseignement qu’il avait reçu de Halt tout au long de l’année passée lui dictait que tout mouvement lui serait désormais fatal. Il savait qu’en fermant les yeux, il pouvait, involontairement, faire un imperceptible mouvement de la tête. Contrairement à ce que pensaient les gens du peuple, la véritable efficacité des capes de camouflage ne devait rien à la magie, mais dépendait essentiellement de l’habileté de celui qui la portait à rester immobile face à un regard scrutateur. Will parvint à se raisonner et ne fit pas un seul geste. Il continua de fixer le Wargal, la gorge sèche. Son cœur battait à tout rompre. Il entendait le souffle rauque et profond de la créature qui ressemblait tant à un ours, et voyait ses narines remuer légèrement pour sonder la brise, en quête d’odeurs inconnues. Le Wargal finit par se retourner. Puis il fit soudain volte-face et posa à nouveau ses yeux sur le buisson. Par chance, Will connaissait cette ruse et il ne bougea pas d’un pouce. Cette fois, le Wargal se contenta de grogner puis lança un ordre à sa troupe. Tandis qu’ils s’éloignaient, laissant le cadavre du mineur au bord de la route, ils entamèrent à nouveau leur chant. Le son s’estompa quand ils eurent disparu derrière un virage. Will sentit Horace qui s’agitait derrière lui. — Reste tranquille ! chuchota-t-il d’un ton féroce. Les Wargals pouvaient très bien avoir posté un guetteur à l’arrière, dans le seul but de surprendre des fugitifs imprudents se croyant déjà hors de danger. Il s’obligea à compter jusqu’à cent avant d’autoriser ses compagnons à sortir de leur abri en rampant. Engourdis, tous trois étirèrent leurs membres endoloris. Puis Will fit signe à Horace et Evanlyn de retourner au campement tandis que lui s’approchait prudemment du bord de la route afin d’examiner le corps du mineur. L’homme était bien mort. Il avait apparemment été battu à maintes reprises au cours des jours précédents. En attestait son visage couvert de bleus et de marques de fouets. Il n’y avait plus rien à faire pour lui ; Will le laissa où il était et alla rejoindre les autres. Il retrouva Evanlyn en pleurs. Elle leva vers lui son visage sillonné de larmes. Horace se tenait près d’elle, l’air désemparé, les mains agitées de petits tremblements. — Je suis désolée, parvint enfin à dire la jeune fille d’une voix entrecoupée de gros sanglots. C’est juste… ce… ce chant… ces voix… je me suis rappelée… quand ils ont… — Ce n’est rien, dit Will d’un ton tranquille. Mon dieu, quelles épouvantables créatures ! ajouta-t-il à l’intention d’Horace, tout en secouant la tête. L’apprenti guerrier déglutit une ou deux fois. Il était resté étendu, le visage dans le sable, et n’avait pas vu les Wargals. Dans un sens, songea Will, cette expérience avait dû être tout aussi terrifiante pour lui. — À quoi ressemblaient-ils ? demanda Horace d’une petite voix. Will secoua à nouveau la tête. Il était presque impossible de les décrire. — À des bêtes, des ours… plutôt un croisement entre l’ours et le chien. Mais ils se tiennent dressés, comme des êtres humains. Evanlyn frémit et poussa un autre cri. — Ils sont abominables ! dit-elle avec amertume. D’abominables, infâmes créatures ! Oh, mon dieu, j’espère ne jamais plus en croiser ! Will se rapprocha d’elle et lui tapota maladroitement l’épaule. — Ils sont partis maintenant, dit-il d’une voix calme, comme s’il essayait de tranquilliser un petit enfant. Ils sont loin, tu n’as plus rien à craindre. Elle prit sur elle et rassembla son courage. Elle leva les yeux vers lui, un sourire angoissé sur les lèvres. Puis elle saisit la main du garçon ; ce simple contact parut la réconforter. Will la laissa tenir sa main quelques instants, tout en se demandant comment il allait leur annoncer ce qu’il avait décidé d’entreprendre. 13 — Les suivre ? Tu as perdu la tête ? Horace regardait fixement l’apprenti Rôdeur, qui semblait déterminé ; il n’en croyait pas ses oreilles. — Will, reprit-il, nous venons de passer une demi-heure à nous cacher derrière un buisson en priant pour que ces choses ne nous voient pas. Et maintenant, tu voudrais les suivre et leur donner une autre chance de nous surprendre ? Will regarda autour de lui pour s’assurer qu’Evanlyn ne pouvait les entendre. Il ne souhaitait pas inquiéter inutilement la jeune fille. — Parle moins fort, conseilla-t-il à son ami. Horace baissa la voix, sans pourtant abandonner son ton véhément. — Dis-moi pourquoi. Qu’avons-nous à y gagner ? Will, fort embarrassé, se dandinait d’un pied sur l’autre. À dire vrai, l’idée de suivre les Wargals l’effrayait déjà. Son pouls battait plus vite que la normale. Ces terrifiantes créatures étaient visiblement dénuées de tout sentiment de compassion ou de pitié, comme le montrait le sort que venait de subir le prisonnier. Et pourtant, il était convaincu qu’il y avait là une occasion à saisir. — Ecoute, dit-il posément, Halt m’a toujours dit que découvrir les motivations d’un ennemi importait tout autant que de connaître ses agissements. Peut-être même plus. Horace secoua la tête d’un air buté. — Je ne saisis toujours pas. De l’avis du jeune guerrier, l’idée de Will était folle, irresponsable, et son ami cédait à une impulsion terriblement dangereuse. En toute honnêteté, Will n’était pas tout à fait certain d’avoir raison. Mais les mots de Gilan, lui conseillant de faire preuve de détermination, résonnaient encore à ses oreilles, et son instinct, affiné par des mois d’apprentissage, lui soufflait qu’il y avait là une opportunité à ne pas manquer. — Nous savons que les Wargals capturent les mineurs celtes pour les emmener quelque part, dit-il. Nous savons aussi que Morgarath n’agit jamais sans raison. En suivant leur piste, nous découvrirons peut-être ce qu’il manigance. Horace haussa les épaules. — Il a besoin d’esclaves. Will secoua énergiquement la tête. — Mais pour quoi faire ? Et pourquoi uniquement des mineurs ? Evanlyn l’a dit, seuls les mineurs les intéressent. Pourquoi ? Tu as une idée ? dit-il en essayant d’éveiller la curiosité du jeune guerrier. Cela pourrait être de première importance. Selon Halt, l’issue d’une guerre dépend souvent d’une infime découverte. Horace, les lèvres pincées, se mit à réfléchir aux propos de Will. Il finit par hocher lentement la tête. — D’accord, acquiesça-t-il, tu as sûrement raison. Horace ne possédait pas la même vivacité d’esprit et faisait rarement preuve d’originalité. Mais il était méthodique et, à sa façon, logique. Will, lui, avait compris d’instinct que suivre les Wargals s’avérait nécessaire, alors qu’Horace devait laborieusement réfléchir avant de se décider. Le jeune guerrier, qui savait que Will n’agissait pas par simple goût de l’aventure, se fiait entièrement au raisonnement de l’apprenti Rôdeur. — Bien. S’il nous faut les suivre, nous ferions mieux de nous hâter, ajouta Horace. Will le dévisagea d’un air surpris. — Nous ? Qui a dit que tu m’accompagnais ? J’ai bien l’intention de les suivre seul. Je te charge de ramener Evanlyn en lieu sûr. — Sur l’ordre de qui ? demanda Horace d’un ton légèrement agressif. Mon rôle, tel qu’il m’a été expliqué par Gilan, c’est de rester avec toi et de t’aider à éviter les ennuis. — Eh bien, les ordres ont changé. Horace se mit à rire. — Gilan est mort, peut-être ? Tu te prends pour le chef ? dit-il d’un ton moqueur. Tu ne peux changer mes ordres. C’est Gilan qui me les a donnés et il est ton supérieur. — Et que fais-tu de la fille ? contre-attaqua Will. L’espace d’un instant, Horace ne sut que répondre. — On lui laisse des vivres et la bête de somme. Elle peut parfaitement rentrer toute seule. — Quelle galanterie ! s’exclama Will d’un ton sarcastique. Horace se contenta de secouer à nouveau la tête ; il refusait de prendre part à cette querelle. — C’est toi qui prétends qu’il est important de suivre les Wargals, répondit-il. Et je crois que tu as raison. Dans ce cas, Evanlyn n’aura qu’à prendre quelques risques, comme nous. D’ailleurs, nous sommes proches de la frontière maintenant et il ne reste qu’une nuit de voyage avant d’arriver à Araluen. En réalité, l’idée de laisser Evanlyn se débrouiller seule ne plaisait pas tant que cela à Horace. Il s’était sincèrement attaché à la jeune fille, qui se montrait vive et amusante ; avec elle, on ne s’ennuyait pas. Mais l’Ecole des guerriers lui avait appris que le devoir venait avant les sentiments personnels. Will fit une nouvelle tentative. — J’irai beaucoup plus vite sans toi, remarqua-t-il. Mais Horace le coupa aussitôt : — Et alors ? Quel besoin de nous presser si nous suivons les Wargals ? Et puis nous sommes à cheval. Nous n’aurons aucun mal à avancer à la même allure qu’eux, d’autant qu’ils traînent des prisonniers. Il s’aperçut qu’il était très plaisant de se disputer avec Will quand ses arguments l’emportaient. Voyager en compagnie de Rôdeurs lui avait peut-être fait plus de bien qu’il ne l’avait escompté. — Et comment ferons-nous si nous découvrons quelque chose ? Et si tu veux continuer de les suivre et que nous devons malgré tout porter un message urgent au Baron ? À deux, on peut toujours se répartir les tâches. Je me chargerai de rapporter ces renseignements pendant que tu continueras à les pister. Will réfléchit aux propositions de son ami. Il fallait admettre qu’Horace n’avait pas tort. Tout bien pensé, il valait mieux être deux. — Parfait, finit-il par dire. Mais il va falloir en informer Evanlyn. — M’informer ? s’étonna la jeune fille. Elle s’était approchée des deux garçons à leur l’insu et se trouvait à quelques mètres d’eux seulement. Les garçons échangèrent un regard coupable. — Euh… tu vois… Will a eu l’idée…, commença Horace. Il s’interrompit et regarda son ami pour qu’il continue à sa place. Mais en fin de compte, ce ne fut pas nécessaire. — Vous avez l’intention de suivre les Wargals, dit-elle d’un air impassible. Les deux apprentis se regardèrent à nouveau. — Tu nous as donc écoutés ? l’accusa Will. — Non. Mais cela tombe sous le sens, pas vrai ? C’est l’occasion pour nous de savoir ce qu’ils mijotent et de comprendre pourquoi ils enlèvent les mineurs. Will s’aperçut qu’elle avait employé le pluriel et, pour la seconde fois en l’espace de quelques minutes, il s’entendit répéter : — Nous ? Qu’entends-tu exactement par là ? Evanlyn haussa les épaules. — Si vous les suivez, il est normal que je vous accompagne. Il est hors de question que vous me laissiez seule ici, au milieu de nulle part. — Mais…, commença Horace. Elle se tourna vers lui et le dévisagea d’un air tranquille. — Ce sont des Wargals, fit observer le garçon. — Merci, j’avais compris. Horace lança à Will un coup d’œil désespère Mais l’apprenti Rôdeur haussa les épaules. — Ce sera dangereux, reprit Horace, et puis… Il hésitait à lui rappeler combien elle craignait les Wargals, et les raisons de cette peur. Evanlyn, comprenant qu’il se trouvait dans une situation fâcheuse, lui fit un pâle sourire. — Ecoute, j’ai peur de ces monstres, mais j’imagine que vous envisagez de les suivre et non de vous joindre à eux. — C’est à peu près ça, en gros, répondit Will. Elle leva vers lui son regard paisible. — Vu le vacarme qu’ils font, nous n’aurons pas à les suivre de trop près, dit-elle. D’ailleurs, ce sera peut-être l’occasion de déjouer leur plans, quels qu’ils soient. Je crois que ça me plairait. Will la regarda avec infiniment de respect, Elle avait d’excellentes raisons de craindre les Wargals, plus que lui ou Horace. Et pourtant, elle était prête à mettre cette peur de côté afin de porter un coup à Morgarath. — Tu en es sûre ? finit-il par demander. Elle secoua la tête. — Non, certainement pas. La perspective de me retrouver à portée de ces créatures me met franchement mal à l’aise. Mais en même temps, je n’ai pas envie de me retrouver toute seule, abandonnée ici. — On n’avait pas l’intention de t’abandonner…, dit Horace. Elle se tourna vers lui. — Dans ce cas, tu appelles ça comment ? demanda-t-elle, avec un sourire furtif, comme pour adoucir ses mots. Il hésita. — T’abandonner, j’imagine, reconnut-il. — Exactement. Je préfère vous accompagner plutôt que de tomber sur un autre groupe de Wargals ou sur des brigands. Je n’ai pas vraiment le choix. — Nous sommes seulement à une journée de la frontière, lui fit remarquer Will. Une fois que tu l’auras traversée, tu seras relativement en sécurité. Mais elle secoua la tête d’un air résolu. — Je me sentirai plus en sécurité avec vous. De plus, je peux vous être utile pour monter la garde la nuit. Vous pourrez ainsi dormir un peu plus longtemps. — C’est le premier argument sensé que j’ai entendu jusqu’ici, dit Horace. Il avait conscience qu’elle avait déjà pris sa décision, tout comme Will. Et les deux garçons se doutaient que rien au monde ne ferait changer d’avis la jeune fille. Elle lui fît un grand sourire. — Dans ce cas, allons-nous rester des heures à jacasser ? Les Wargals ne vont pas nous attendre ! A ces mots, elle tourna les talons et se dirigea vers les chevaux. 14 Suivre ces créatures s’avéra plus simple que prévu. Les Wargals, des êtres bornés, se concentraient uniquement sur leur mission du moment, qui consistait à mener les mineurs celtes à destination ; ils ne craignaient pas d’être attaqués dans les régions traversées – ils en avaient déjà chassé les habitants – et ne postèrent ni éclaireur, ni guetteur à l’arrière-garde. De même, leur infatigable chant, qui avait d’abord paru si menaçant, recouvrait le moindre bruit que pouvaient faire leurs poursuivants. Quand la nuit tombait, ils installaient leur campement à l’endroit même où ils s’arrêtaient. Des sentinelles étaient chargées de surveiller les captifs, qui restaient attachés les uns aux autres, tandis que le reste de la troupe dormait. Le matin du deuxième jour, Will s’était déjà fait une idée de la direction que prenaient les Wargals. Le garçon venait de parcourir une trentaine de mètres en éclaireur, se fiant à Folâtre pour détecter un éventuel danger. Il avait ensuite un peu ralenti l’allure pour permettre à Horace et à Evanlyn d’arriver à sa hauteur. — Il semble que nous nous dirigions vers la Fissure, leur dit-il d’un air plutôt intrigué. Dans le lointain, ils apercevaient déjà les hautes falaises oppressantes qui surplombaient l’immense gouffre. Le domaine de Morgarath s’élevait à des centaines de mètres au-dessus de Celtica. — Ça ne me dirait rien du tout de devoir descendre ces falaises et de traverser la Fissure avec des cordes et des échelles, dit Horace en indiquant l’endroit d’un signe de tête. — Même si tu t’y risquais, il te faudrait trouver une plateforme rocheuse de l’autre côté, fit observer Will. Apparemment, il y en a peu. Les falaises sont pour la plupart en à-pic. Evanlyn les regarda tour à tour. — Morgarath y est pourtant bien parvenu, dit-elle. Il prévoit peut-être d’attaquer Araluen de la même manière. Horace arrêta son cheval et réfléchit à ce qu’elle venait de dire. Will et la jeune fille firent halte à ses côtés. L’apprenti guerrier mordilla ses lèvres durant quelques secondes, tout en se remémorant les leçons dont les instructeurs de Messire Rodney lui avaient rebattu les oreilles. Puis il secoua la tête. — La situation n’a rien à voir, finit-il par dire. L’attaque de Celtica tenait plus de l’incursion que de l’invasion. Morgarath n’a pas eu besoin de plus de cinq cents hommes, c’est certain, et ils ont dû voyager sans avoir à transporter de matériel. Pour attaquer Araluen, il aurait besoin d’une immense armée, et il ne pourrait pas la faire passer par ces falaises, avec seulement quelques échelles de corde. Will le dévisagea avec intérêt. Il n’avait pas l’habitude de voir Horace sous cet aspect. Apparemment, ces sept ou huit derniers mois, son ami ne s’était pas seulement contenté de manier de l’épée, il avait aussi développé un certain penchant pour l’étude. — Et s’ils avaient du temps devant eux… ? demanda Will. Mais Horace secoua à nouveau la tête, de manière plus résolue encore. — Des hommes, oui, ou des Wargals, dans ce cas précis. Ils pourraient descendre les falaises puis traverser la Fissure. Cela leur prendrait des mois mais ce serait envisageable. Toutefois, plus cela prendrait de temps, plus il y aurait de risque que l’invasion s’ébruite. Et puis une armée a besoin d’être équipée : des armes lourdes, des chariots de vivres, des tentes, des armes de rechange et des outils de forgeron pour les réparer. Des chevaux et des bœufs pour tirer les chariots. Impossible de faire passer tout cela par les falaises. Même si on pouvait les faire descendre, comment les faire traverser ? C’est tout simplement irréalisable. Messire Karel disait souvent que… Il s’aperçut que les deux autres le regardaient avec beaucoup de respect et il rougit. — Je ne veux pas vous ennuyer avec tout ça, marmonna-t-il en faisant à nouveau avancer son cheval. Will, impressionné par l’intelligence de son ami, le suivit en hochant la tête. — Pas du tout, c’est très intéressant, dit Will. Et ce que tu dis tient debout. — Reste à savoir ce que Morgarath complote…, dit Evanlyn. Will haussa les épaules. — J’imagine que nous allons vite l’apprendre, dit le garçon avant de reprendre la tête du groupe. Ils percèrent ce mystère le lendemain, en fin de journée. Ce fut d’abord les bruits qu’ils entendirent qui les mirent sur la voie : des tintements, des martèlements sourds, des outils qui frappaient de la pierre ou du bois. En se rapprochant, ils perçurent un son plus ténu ; un claquement irrégulier, mais constant. Will fit signe à ses compagnons de s’arrêter et descendit de son cheval. Prudemment, il continua à pied, jusqu’au dernier virage. Puis, enveloppé dans sa cape, il quitta la route et coupa par la campagne, en prenant soin de rester à couvert, à la recherche d’une position avantageuse qui lui permettrait d’apercevoir le tronçon de route suivant. Presque aussitôt, il aperçut le sommet d’un énorme édifice en cours de construction : des tours, des câbles et une charpente de bois. La mort dans l’âme, il devina immédiatement de quoi il s’agissait, mais s’approcha un peu afin de s’en assurer. C’était bien ce qu’il craignait. Un immense pont de bois, au dernier stade de construction. De l’autre côté de la Fissure, Morgarath avait dû découvrir l’une des rares saillies qui se trouvait à peu près à la même altitude que le côté celte. Cette plateforme avait été élargie afin d’obtenir un terrain de bonne taille. Les quatre tours, deux de chaque côté du précipice, étaient reliées entre elles par d’énormes câbles de corde et soutenaient un tablier de bois à demi achevé, si large que six hommes pouvaient y avancer de front et traverser les vertigineuses profondeurs de la Fissure. Le chantier fourmillait de silhouettes : des prisonniers celtes munis de marteaux et de scies. Le claquement était celui des fouets dont se servaient les contremaîtres wargals. Au loin, des martèlements provenaient de l’entrée d’un tunnel, qui donnait sur la saillie, à une cinquantaine de mètres au sud du pont. Ce n’était en fait rien d’autre qu’une crevasse dans la paroi de la falaise, une étroite fente un peu plus large qu’un homme, mais Will vit que des prisonniers y besognaient, creusant la roche pour élargir l’ouverture. Le garçon leva les yeux vers les falaises qui se dressaient de l’autre côté de la Fissure. Aucune corde ou échelle en vue. Les Wargals et leurs prisonniers devaient accéder à la plateforme en empruntant cette crevasse rocheuse. Le groupe de Wargals qu’ils avaient suivi jusqu’ici traversait à présent la Fissure. Il manquait au pont les quinze derniers mètres du tablier mais on y avait posé une passerelle de bois temporaire. En dépit de son étroitesse, les mineurs, habitués à marcher en équilibre au-dessus de gouffres, la franchirent sans incident. Will en avait assez vu. Il fit demi-tour en se dissimulant derrière les rochers et courut tout courbé, rasant presque le sol. Quand il eut rejoint ses compagnons, il s’affala par terre et s’adossa à un rocher. Les tensions de ces deux derniers jours, auxquelles s’ajoutait l’anxiété que lui causait son rôle de meneur, commençaient à se faire sentir. Il était un peu étonné d’éprouver autant de fatigue et jamais il n’aurait cru que l’angoisse pouvait à ce point miner ses forces. — Alors, que se passe-t-il ? Tu as vu quelque chose ? voulut savoir Horace. Will leva vers lui des yeux remplis de fatigue. — Un pont. Ils construisent un immense pont. — Qu’est-ce que Morgarath ferait d’un pont ? demanda Horace d’un air perplexe. — Je te dis que c’est un pont immense. Assez large pour faire passer une armée. Nous nous demandions comment Morgarath entendait faire traverser la Fissure à une armée bien équipée ; nous avons maintenant la réponse : il fait construire un pont. — Et pour cela, il a besoin des Celtes, dit Evanlyn en tripotant un fil qui sortait de sa tunique. Les deux garçons se tournèrent vers elle. — Ce sont des experts en matière de construction, expliqua-t-elle. Ils savent aussi creuser des tunnels. Ses Wargals seraient incapables de travailler sur un tel chantier. — Ils élargissent aussi un souterrain, dit Will. J’ai vu une étroite crevasse, l’entrée d’un tunnel, apparemment. — Où mène-t-il ? demanda Horace. — Aucune idée, répondit Will dans un haussement d’épaules. Il faudrait le découvrir, ça pourrait être important. Après tout, le plateau de Morgarath se trouve à des centaines de mètres au-dessus de cette grotte. Mais il doit bien exister un accès, car je n’ai vu ni cordes, ni échelles accrochées aux falaises. Horace se mit à marcher de long en large ; plongé dans ses pensées, il réfléchissait à ce qu’il venait d’apprendre. — Je ne comprends pas, finit-il par dire. — C’est pourtant simple à comprendre, Horace, lui dit Will avec un brin de rudesse. Il y a un satané pont au-dessus de la Fissure, suffisamment solide pour y faire passer Morgarath, ses Wargals, leurs chariots de vivres, leurs forgerons, leurs bœufs, et compagnie ! Horace attendit que Will achève sa tirade, puis pencha la tête sur le côté. — Tu as fini ? demanda-t-il avec douceur. Will, comprenant qu’il s’était un peu emporté, eut un vague geste d’excuse et fit signe à Horace de continuer. — Ce que je ne saisis pas, dit Horace en exposant soigneusement son raisonnement, c’est pourquoi ce projet n’apparaissait nulle part dans ces plans de bataille que vous avez trouvés. Evanlyn leva les yeux avec curiosité. — Des plans ? Quels plans ? Mais Will, s’apercevant qu’Horace venait de soulever un vrai problème, lui fit signe de patienter. — Tu as raison, dit-il à voix basse. Les plans ne faisaient pas mention d’un pont au-dessus de la Fissure. — Un aussi vaste projet aurait dû être mentionné quelque part, ajouta Horace. Will acquiesça. Evanlyn, dont la curiosité était piquée, répéta sa question. — Quels sont ces plans dont vous parlez ? Horace, comprenant sa frustration, prit pitié d’elle et s’expliqua : — Il y a environ deux semaines, Will et Halt, son maître, ont découvert une copie des plans de bataille de Morgarath, qui donnait de nombreux détails sur la façon dont son armée comptait quitter les Montagnes et forcer le défilé du Pas-de-Trois. Ils nous ont fourni le jour précis de l’attaque, de même que la manière dont des mercenaires skandiens allaient leur venir en aide. Mais ce pont n’apparaît nulle part sur ces plans. — Comment l’expliques-tu ? demanda Evanlyn. Will commençait à saisir ce que Morgarath avait eu en tête, et une horrible pensée traversa son esprit. — Et si, en réalité, Morgarath avait justement voulu que nous découvrions ces plans ? dit-il. — C’est impossible ! s’écria aussitôt Horace. N’oublie pas que l’un de ses hommes a trouvé la mort. Will le dévisagea d’un air posé. — Tu crois que cela arrêterait Morgarath ? Il se moque bien de perdre des hommes. Réfléchissons. Halt a une maxime : Quand un acte paraît inexplicable, mieux vaut réfléchir à ses conséquences et trouver à qui il pourrait profiter. — Dans ce cas, dit Evanlyn, qu’est-ce que la découverte de ces plans a entraîné ? — Le Roi Duncan a rassemblé son armée dans les Plaines d’Uthal afin de bloquer l’accès du défilé du Pas-de-Trois, répondit promptement Horace. Evanlyn hocha la tête et continua : — Et à qui cela va-t-il profiter ? Will leva les yeux vers la jeune fille, qui en était arrivée à la même conclusion que lui. Il dit très lentement : — À Morgarath. C’est donc que ces plans étaient des faux. Evanlyn hocha la tête en signe d’assentiment, mais Horace n’avait pas l’esprit aussi vif. — Des faux ? Que veux-tu dire ? — D’après moi, dit Will, Morgarath espérait que nous trouvions ces plans pour que l’armée d’Araluen se rassemble dans les Plaines d’Uthal. L’intégralité de l’armée. Car l’attaque ne viendra pas du défilé du Pas-de-Trois, mais d’ici, de Celtica. Une attaque surprise, par l’arrière. Dans le but évident de piéger nos forces puis de les anéantir. Horace écarquilla les yeux d’horreur. Il n’osait envisager les répercussions que pourrait avoir un tel assaut. Leur armée se retrouverait prise en étau, entre les Skandiens et les Wargals à l’avant, et d’autres Wargals à l’arrière. Le genre de situation que tout général redoutait. Ils couraient au désastre. — Il faut les avertir, dit-il. Sans attendre. Will acquiesça. — Exactement. Mais il y a une chose que je souhaiterais examiner de plus près. Ce tunnel qu’ils creusent. Nous ne savons pas s’il est achevé ou non, ni où il mène. Je veux y jeter un coup d’œil ce soir même… Avant même que le garçon termine sa phrase, Horace s’était mis à secouer la tête. — Will, nous devons partir sur-le-champ. Nous ne pouvons pas traîner dans les parages juste pour satisfaire notre curiosité. Evanlyn trancha ce différend : — Tu as raison, Horace. Nous devons informer le Roi aussi rapidement que possible. Mais il faut aussi être certain que ce n’est pas là une idée de Morgarath pour encore brouiller les pistes. Le tunnel dont parle Will ne sera peut-être pas achevé avant plusieurs semaines, ou il est peut-être sans issue. Et cette vaste entreprise pourrait tout aussi bien être une nouvelle ruse pour nous inciter à envoyer des troupes à l’arrière et ainsi affaiblir nos effectifs sur les Plaines d’Uthal. Il faut en apprendre davantage. Même si nous devons pour cela patienter quelques heures de plus. Will dévisagea la jeune fille avec curiosité. Une autorité naturelle se dégageait de sa personne, une détermination qu’on ne se serait pas attendu à trouver chez une servante. Gilan avait vu juste, se dit le garçon. — La nuit va tomber dans une heure, Horace. Nous traverserons le pont ce soir et explorerons les lieux, ajouta Will. Horace, l’air mécontent, regarda tour à tour chacun de ses deux compagnons. S’il s’était écouté, il aurait déjà enfourché son cheval pour aller avertir le Roi. Mais il était en minorité. Par ailleurs, il était certain que le sens de la déduction de Will surpassait le sien. Il était entraîné à agir, non à réfléchir à des problèmes aussi alambiqués. À contrecœur, il réussit à se persuader que Will avait raison. — D’accord. Nous irons ce soir. Mais demain, nous partons. Enveloppé dans sa cape, Will retourna discrètement à l’endroit depuis lequel il avait observé le pont un peu plus tôt. Il observa attentivement la construction, sachant que Halt lui demanderait d’en reproduire le plan avec exactitude. Il était là depuis moins de dix minutes quand soudain il entendit retentir une corne d’appel. La terreur le figea sur place. Un instant, il crut que c’était un signal d’alerte, qu’une sentinelle avait repéré ses déplacements entre les rochers. Puis il entendit de nouveaux claquements de fouets, ponctués par les grognements des Wargals ; il releva la tête et vit qu’ils obligeaient les Celtes à évacuer le pont et les ramenaient vers l’entrée du tunnel. Les prisonniers jetèrent leurs outils en tas et les Wargals les attachèrent à nouveau les uns aux autres à l’aide de cordes de cuir. Will jeta un œil sur l’horizon, où les derniers rayons du soleil disparaissaient derrière les collines. Il comprit que la corne d’appel servait simplement à indiquer que la journée de travail s’achevait. Sous ses yeux, une brève altercation eut lieu, à quelques mètres du tunnel ; deux prisonniers celtes s’efforçaient de soulever un homme étendu au sol. Les gardes se ruèrent sur eux et les fouettèrent avec rage pour les obliger à laisser là le corps inerte. Puis, les uns après les autres, ils se glissèrent dans l’étroite fente qui marquait l’entrée du Tunnel, avant d’y disparaître. L’ombre immense du pont s’allongeait et recouvrait peu à peu les collines. Will resta immobile dix autres minutes, afin de voir si des Wargals ressortiraient du souterrain. Il n’y avait aucun bruit, aucun signe de vie – hormis la silhouette étendue à l’entrée de la grotte. Dans la lumière qui baissait de plus en plus, Will avait du mal à la distinguer. On aurait dit le corps d’un mineur, mais il n’en était pas certain. C’est alors qu’il vit quelque chose remuer et le jeune Rôdeur comprit que cette personne était encore en vie. 15 Will et Horace avançaient avec précaution sur les étroites planches de bois qui enjambaient la Fissure. Will, qui n’avait jamais souffert du vertige, aurait pu parcourir lestement la passerelle au pas de course, sans que cela pose le moindre problème. C’était par égard pour son ami, plus lourd et moins agile, qu’il progressait lentement. Quand enfin ils posèrent le pied sur la partie du tablier qui était achevée, Horace poussa un soupir de soulagement. Pendant quelques instants, ils examinèrent la construction. Les Celtes, au fil des siècles, avaient développé l’art de creuser des tunnels et de bâtir des ponts, et cette structure était tout aussi solide que celles qu’ils édifiaient d’ordinaire. Les planches de pin, fraîchement sciées, embaumaient dans l’air froid et une autre odeur, douceâtre et agréable, s’y superposait. Ils échangèrent des regards intrigués. — Du goudron, reconnut Horace. Tout autour d’eux, les énormes câbles et les cordes de soutien en étaient couverts. Will posa sa main sur l’un des câbles et l’en retira toute poisseuse. — J’imagine que cela protège les cordages de l’usure ou de la pourriture, dit-il avec circonspection. Il remarqua alors que les câbles principaux étaient constitués de trois épaisses cordes entrelacées, généreusement enduites de goudron qui, en durcissant, maintiendrait plus fermement les cordes en place. Horace jeta un œil autour de lui. — Pas de gardes ? observa-t-il d’un ton désapprobateur. — Soit ils pensent ne rien avoir à craindre, soit ils se montrent très négligents, dit Will. Il faisait maintenant nuit noire, et la lune ne s’était pas encore levée. Will avança à nouveau et Horace, qui venait de dégager son épée de son fourreau, suivit son compagnon jusqu’à l’autre extrémité du pont, sur le bord est de la Fissure. Le corps qui gisait à l’entrée du tunnel n’avait pas bougé depuis que Will l’avait vu la première fois. Les deux garçons s’approchèrent prudemment, mais voyant que l’homme, dont la poitrine montait et descendait faiblement, était un mineur celte, ils s’agenouillèrent près de lui. — Il est encore vivant, murmura Will. — À peine, constata Horace. Il posa son index sur le cou de l’homme et vérifia son pouls. L’homme ouvrit lentement les yeux. Il regardait les deux garçons fixement, sans rien comprendre à ce qui lui arrivait. — Qui… vous… ? parvint-il à dire d’une voix rauque. Will saisit la gourde qui pendait à son épaule et humidifia les lèvres du prisonnier. Ce dernier y passa sa langue avec avidité et tenta de se soulever sur un coude. — Encore, dit-il de la même voix brisée. Avec douceur, Will l’empêcha de bouger davantage et lui redonna un peu d’eau. — Ne t’inquiète pas, l’ami, dit le garçon à voix basse. Nous ne te voulons pas de mal. D’autres lui avaient déjà fait assez de mal – et pas qu’un peu ; en témoignait son visage couvert de sang séché, qui s’était écoulé d’une douzaine de plaies ; des coups de fouet, à n’en pas douter. Sous son pourpoint de cuir, qui tombait en lambeaux, son torse nu était couvert d’autres marques de coups, certaines récentes, d’autres plus anciennes. — Quel est ton nom ? demanda doucement Will. — Glendyss, dit l’homme en soupirant. Il fut alors secoué d’une toux saccadée et déchirante, qui agitait violemment sa poitrine. Will et Horace échangèrent un regard de tristesse. Ils savaient que Glendyss n’en avait plus pour longtemps. — Quand es-tu arrivé là ? demanda Will, tout en glissant à nouveau quelques gouttes d’eau entre les lèvres crevassées de l’homme. — Des mois…, répondit Glendyss d’une voix à peine audible. Je suis là, depuis des mois et des mois… je travaille au… tunnel. Les deux garçons se regardèrent à nouveau. L’homme divaguait-il ? — Des mois ? s’étonna Will. Mais les incursions des Wargals n’ont commencé que le mois dernier, non ? Glendyss secoua la tête. Il essaya de parler, se remit à tousser, mais parvint à se calmer. Il s’efforça de rassembler ses forces déclinantes puis parla à nouveau, d’une voix si basse que Will et Horace durent se pencher tout près de son visage pour pouvoir l’entendre. — Ils nous ont enlevés il y a presque un an… de partout… en secret… un homme ici, deux autres là… cinquante en tout. Les autres… presque tous… sont morts depuis. C’est bientôt… mon tour. Il s’interrompit, le souffle court. Parler lui demandait beaucoup d’efforts, trop. Will et Horace se dévisageaient, essayant de donner un sens à ces nouvelles informations. — Mais pourquoi personne n’a su ce qui se passait ? demanda Horace. Comment est-ce possible, cinquante personnes disparaissent sans qu’on s’en aperçoive ? Mais Will secoua la tête. — Il vient de dire qu’ils ont été enlevés dans plusieurs villages, à travers Celtica. Quand un ou deux mineurs se volatilisaient, les gens du coin devaient en parler entre eux, mais personne ne s’en est rendu compte à grande échelle. — Mais pourquoi les enlever ? Et pourquoi ne craignent-ils plus d’être découverts à présent ? Will ne savait que répondre. — Nous en saurons peut-être davantage en explorant les environs, dit-il. Ils hésitaient. Comment venir en aide à l’homme prostré et meurtri qui se trouvait près d’eux ? Entre-temps, la lune s’était levée au-dessus des collines, illuminant le pont et la saillie rocheuse. Une lueur douce et pâle se posa soudain sur le visage de Glendyss, qui ouvrit les yeux et essaya vainement de soulever un bras chétif afin de se protéger de la lumière. Will se pencha gentiment en avant afin de faire écran entre l’homme et les rayons de la lune. — Je vais mourir, dit le mineur d’une voix paisible, conscient de son état. Will hésita à répondre. Lui mentir ou le réconforter en lui assurant qu’il allait s’en sortir aurait été peu charitable. Glendyss était à l’agonie et tous trois le savaient. Mieux valait lui laisser le temps de se préparer à affronter la mort avec calme et dignité. La main de l’homme s’agrippa faiblement à la manche de Will ; le garçon la prit dans la sienne, la serra doucement, espérant que ce contact avec un autre être humain serait pour lui une consolation. — Les garçons, dit-il faiblement, me laissez pas mourir là… dehors… en pleine lumière. Will et Horace échangèrent un autre regard. — La paix des Ténèbres, murmura-t-il. Will comprit aussitôt. — J’imagine que les Celtes apprécient l’obscurité. Il faut dire qu’ils passent le plus clair de leur temps dans les mines et les souterrains. C’est peut-être ce qu’il veut. L’obscurité. Horace se pencha vers l’homme. — Glendyss ? Veux-tu que nous te portions jusqu’au tunnel ? Le visage du mineur s’était tourné vers Horace ; il lui fit un léger signe de tête. Suffisant pour leur faire comprendre que c’était ce qu’il désirait. — Je vous en prie, murmura-t-il. Emmenez-moi vers les Ténèbres. Horace hocha la tête puis glissa un bras sous les épaules du Celte et l’autre sous ses genoux. Il n’eut aucun mal à soulever Glendyss qui, privé de nourriture durant les mois passés en captivité, n’était guère épais. Le mineur dans ses bras, l’apprenti guerrier se dirigea vers le tunnel, mais Will lui fit signe d’attendre. Il se disait que l’homme, une fois arrivé dans le souterrain, se laisserait mourir et que le mince fil qui le retenait encore à la vie se briserait. Et Will avait besoin de lui poser une dernière question. — Glendyss, demanda-t-il doucement, combien de temps nous reste-t-il ? Le mineur, hébété, posa sur lui un regard épuisé. Will reformula sa question : — Dans combien de temps auront-ils terminé le pont ? — Cinq jours… peut-être quatre. De nouveaux esclaves sont arrivés aujourd’hui… sûrement quatre jours. Parler lui demandait à présent un effort insurmontable et il ferma les yeux. Durant un instant, les deux garçons crurent qu’il était mort, mais sa poitrine fut soudain parcourue d’un long frisson ; il respirait encore. — Emportons-le dans le tunnel, dit Will. Ils se faufilèrent dans l’étroite ouverture. Les dix premiers mètres, les parois étaient si rapprochées qu’on pouvait marcher en s’y appuyant des deux mains. Ensuite, grâce au dur labeur des Celtes, le tunnel s’élargissait. L’endroit restait toutefois confiné, et seule la faible lueur des torches fixées aux murs tous les dix ou douze mètres permettait d’y voir un peu. Certaines flammes vacillaient déjà, projetant une lumière incertaine. Horace jetait autour de lui des regards inquiets. Non seulement il avait le vertige, mais il n’appréciait pas davantage les espaces clos. — Voici une première réponse à nos questions, dit Will. Morgarath a d’abord eu besoin de cinquante mineurs pour effectuer ce travail. Et quand le tunnel a été sur le point d’être achevé, il lui a fallu trouver d’autres hommes pour bâtir le pont le plus rapidement possible. — Tu as raison, acquiesça Horace. Creuser ce souterrain a dû leur demander des mois, mais personne n’a pu voir ce qui se passait ici. En revanche, quand ils ont commencé à construire le pont, ils prenaient le risque d’être découverts. Un peu plus loin, ils trouvèrent un recoin au sol sablonneux, presque une petite grotte, et Horace y déposa Glendyss. — Je me demande ce que les Wargals en penseront quand ils le retrouveront ici demain matin, dit-il d’un ton hésitant. — Ils se diront qu’il a réussi à ramper jusqu’au tunnel, suggéra Horace en haussant les épaules. Will n’en était pas convaincu. Mais à la vue de l’expression paisible qui éclairait maintenant le visage du mourant, il ne put se résoudre à ramener l’homme à l’extérieur du tunnel. — Déplace-le un peu vers le fond, qu’il soit hors de vue, dit-il à Horace. Avec précaution, Horace le déposa derrière une roche. À moins d’examiner l’endroit de près, le mineur n’était plus visible depuis l’allée centrale, et Will se dit que cela suffirait. Horace, qui continuait à lancer autour de lui des regards angoissés, revint sur ses pas. — Et maintenant, demanda l’apprenti guerrier, qu’est-ce qu’on fait ? — Tu m’attends ici. Je vais voir où mène le souterrain, décida Will. Horace ne s’opposa pas à cette idée. Avancer plus profondément dans ce tunnel sombre et tortueux ne lui disait vraiment rien qui vaille. Il trouva un endroit où s’asseoir, non loin d’une des torches les plus lumineuses. — Ne manque pas de revenir, dit-il à Will. Je n’ai aucune envie de devoir partir à ta recherche… 16 Will avança le long du tunnel qui, au bout de quelques instants, se mit à grimper abruptement. Les parois témoignaient du passage des Celtes qui avaient élargi le souterrain en taillant la roche à l’aide de pioches et de vrilles. À l’origine, l’étroite galerie avait dû être une faille naturelle, une crevasse qui s’était formée dans la roche. Plus le garçon progressait dans ce souterrain qui n’en finissait pas de s’enfoncer au cœur de la montagne, plus il voyait combien on l’avait agrandi, à tel point que quatre ou cinq hommes pouvaient y circuler de front. Le garçon avait dû parcourir environ trois cents mètres quand un cercle de lumière surgit enfin, à une quarantaine de pas devant lui. Une vive lueur qui ne semblait pas être diffusée par le clair de lune ; en émergeant prudemment du tunnel, Will comprit pourquoi. Sous ses yeux, une large vallée s’étendait entre les collines, d’une superficie de deux cents mètres de large sur à peu près un demi-kilomètre de long. La lune illuminait d’énormes charpentes de bois qui remontaient jusqu’au plateau surplombant la vallée ; des escaliers, se dit-il après les avoir observées quelques instants. La vallée était parsemée de feux de camp, qui projetaient une lumière orange et laissaient entrapercevoir des centaines de silhouettes affairées. Will devina qu’il s’agissait là du point de ralliement de l’armée de Morgarath, l’endroit où les Wargals retenaient les prisonniers celtes quand la nuit tombait. Il essaya de se faire une idée d’ensemble du lieu ; le plateau, où Morgarath avait son domaine, s’élevait à cinquante mètres d’altitude au-dessus de la vallée. Mais les escaliers de bois et les collines environnantes, dont les pentes étaient accessibles, devaient permettre de descendre assez facilement dans la plaine, elle-même située à une trentaine de mètres au-dessus de l’endroit d’où partait le pont. Les Wargals y accédaient via le tunnel. Les paroles de Halt résonnèrent une nouvelle fois à ses oreilles : rien n’est jamais infranchissable… Il s’éloigna de l’entrée du souterrain et trouva à s’abriter parmi de gros rochers, dans un amas de pierraille ; là, il fit le point. Au centre de la vallée, il distinguait un espace clos, entouré d’une palissade rudimentaire ; on y avait allumé de petits feux autour desquels des silhouettes, assises ou étendues, s’étaient regroupées. L’enclos des prisonniers. A l’extérieur de la palissade, les Wargals s’étaient installés autour de feux plus grands. À la lueur des flammes, leurs silhouettes imposantes et leurs mouvements maladroits se découpaient nettement. Mais l’un des feux les plus proches semblait différent : les ombres qui s’y profilaient paraissaient plus rigides, d’allure plus humaine dans leur façon de se tenir ou de se redresser. Sa curiosité en éveil, Will décida de s’en approcher ; il se faufila dans l’obscurité sans faire le moindre bruit, se déplaçant agilement d’un abri à l’autre, et s’arrêta à la limite du cercle lumineux : une bonne cachette, il le savait, car ceux qui étaient assis autour du feu, éblouis par les flammes, ne pourraient l’apercevoir. Un cuissot de viande rôtissait lentement au-dessus du feu et il s’en dégageait des effluves qui lui mirent l’eau à la bouche, un parfum délicieux qui embaumait l’air. Cela faisait un moment qu’il n’avait plus mangé chaud. Son estomac se mit à gargouiller… Il craignait d’être trahi par un ventre affamé et cette pensée lui coupa heureusement l’appétit. Il passa la tête derrière un rocher, prenant soin de rester au ras du sol, et tâcha d’avoir un aperçu des individus réunis autour du feu. Au même instant, l’un d’entre eux se pencha vers la broche pour découper une tranche de viande graisseuse en essayant de ne pas se brûler les doigts, ce qui permit à Will de le voir distinctement à la lueur des flammes. Ce n’était pas des Wargals. Des gilets en peau de mouton, grossièrement taillés, des chausses de laine autour desquelles s’enroulaient des bandes de tissu et de lourdes bottes de fourrure en peau de phoque : ces hommes étaient des Skandiens. Il observa plus attentivement leur campement, et aperçut, empilés dans un coin, des casques cornus, des boucliers de bois arrondis et des haches d’armes. Qu’étaient-ils venus faire ici, si loin de l’océan ? L’homme dont il avait aperçu le visage avait terminé son morceau de viande et s’essuya les mains sur son gilet de peau. Il éructa puis s’installa plus confortablement devant le feu. — J’serai sacrement content quand les hommes d’Olvak s’ront arrivés, dit-il d’un accent épais, presque incompréhensible. Will savait qu’en Skandie, on parlait la même langue qu’à Araluen. Mais c’était la première fois qu’il l’entendait dans la bouche d’un Skandien et c’est à peine s’il la reconnut. Les autres loups des mers acquiescèrent en grommelant. Ils étaient quatre en tout. Pour mieux les entendre, Will s’avança un peu plus, toujours discrètement ; mais il se figea soudain, horrifié : de l’autre côté du feu, la silhouette pataude d’un Wargal arrivait dans sa direction. Les Skandiens l’avaient entendu eux aussi et levèrent des yeux méfiants. Avec un immense soulagement, Will comprit que la créature ne se dirigeait pas vers lui mais vers le feu des guerriers. — Ho ho, dit l’un des hommes à voix basse. Regardez qui s’ramène, une des beautés d’Morgarath. Le Wargal s’arrêta de l’autre côté du feu et grogna quelque chose que les pilleurs des mers n’eurent pas l’air de comprendre. Celui qui venait de parler haussa les épaules. — Désolé, mon joli, j’vois pas c’que tu veux dire, répondit-il avec une pointe d’hostilité dans la voix. Le Wargal parut percevoir l’agressivité de l’homme et il grogna à nouveau. Les Skandiens haussèrent les épaules avec indifférence. Le Wargal, de plus en plus furieux, lança un autre grondement en montrant la viande posée au-dessus du feu, puis hurla sur les Skandiens en mimant l’acte de manger. — L’affreuse bestiole veut d’not’cuissot, dit l’un d’eux. Les Skandiens montrèrent leur désaccord en grommelant à voix basse. — Qu’y s’débrouille pour en chasser, dit le premier homme. Le Wargal s’avança jusqu’à leur cercle. Il ne grognait plus et se contentait de montrer la viande. Il se tourna alors vers celui qui avait parlé et le foudroya de ses yeux rouges. Son silence paraissait presque plus menaçant que ses grondements. — Prudence, Erak, avertit Fun des guerriers. Pour l’moment, y sont plus nombreux qu’nous. Erak lança au Wargal un regard mauvais, mais il parut comprendre que son compagnon l’avait sagement conseillé. Il désigna la viande d’un air furieux. — Vas-y, sers-toi, dit-il sèchement. La créature s’empara de la broche de bois, mordit à pleines dents dans ce qui restait de viande et en arracha un énorme morceau. Depuis sa cachette, Will retenait son souffle. Il voyait nettement la maléfique lueur de triomphe qui brillait dans les yeux de l’animal. Puis le Wargal fit brusquement volte-face et, d’un bond, sortit du cercle, obligeant les hommes à s’écarter promptement pour éviter d’être piétinés. Ils entendirent résonner le rire rauque de la bête qui s’éloignait et dont la silhouette se fondait déjà dans l’obscurité. — C’satané truc m’flanque la trouille, marmonna Erak. J’sais pas pourquoi on doit rester avec eux. — C’est juste que Horth fait pas confiance à Morgarath, répondit l’un de ses compagnons. Si on les surveille pas, ces maudites brutes vont s’garder l’butin et tout c’qu’on y gagn’ra, ça sera l’droit de s’battre dans les Plaines d’Uthal. — Après une long’marche, par-d’ssus le marché, ajouta un autre. Les hommes de Horth vont pas beaucoup s’amuser quand y vont avoir à contourner la Forêt d’Épinay pour prendre l’ennemi à revers. Ça va plutôt et’rude pour eux aussi. À ses mots, Will fronça les sourcils. Apparemment, Morgarath et Horth, un chef de guerre skandien, fomentaient une seconde attaque visant à détruire les forces d’Araluen. Il essaya de se remettre en tête une carte de la région qui entourait les Plaines d’Uthal mais sa mémoire lui faisait défaut, et il regretta de ne pas avoir été plus attentif lors des leçons de géographie que lui avait données Halt. — Pourquoi la géographie a-t-elle autant d’importance ? avait-il demandé à son maître. — Il est essentiel de mémoriser les cartes pour connaître la position d’un ennemi ou bien sa destination, lui avait répondu le Rôdeur. Halt avait alors secoué la tête, en l’observant d’un air faussement sévère, inimitable. Will, abattu, se rendait à présent compte que son maître avait eu raison. En repensant à la sagesse et à l’expérience de Halt, l’apprenti se sentit soudain profondément seul et désemparé. — De toute façon, disait Erak, ça s’ra différent quand les hommes d’Olvak s’ront arrivés. Mais y mettent un sacré bout d’temps à v’nir. — T’inquiète pas, dit l’autre. Ça va prendre quelques jours pour faire grimper ces falaises à cinq cents hommes. Tu t’souviens pas du temps qu’on a mis ? — Ouais, dit un autre Skandien, mais on leur a ouvert la voie. Tout c’qu’y ont à faire, c’est d’la suivre. — En tout cas, pour moi, le plus tôt s’ra le mieux, dit Erak en se levant et en s’étirant. Les gars, j’vais dormir, dès qu’j’aurai fait mes p’tits besoins. — Ouais, mais pas près du feu, lui dit un autre homme avec irritation. Va plus loin, derrière ces rochers. Will, horrifié, prit conscience que l’homme venait de faire un geste en direction de sa cachette. Et qu’Erak, tout en se moquant de son compagnon, se dirigeait maintenant droit sur lui. Il était temps de quitter les lieux… Il recula précipitamment de quelques mètres puis il s’éloigna rapidement sur le ventre, en se servant de tout ce qu’il avait appris pour se fondre dans le décor. Il avait peut-être parcouru une vingtaine de mètres quand il entendit, provenant de l’endroit où il s’était caché pour espionner les Skandiens, un bruit d’éclaboussement suivi d’un long soupir de contentement ; en regardant derrière lui, il aperçut la silhouette hirsute d’Erak qui se découpait sur le ciel, illuminé par la centaine de feux de camps allumés dans la vallée. Le Skandien semblait tout absorbé dans son activité du moment ; Will en profita pour se faufiler dans l’obscurité et rejoindre l’entrée du tunnel. Il parcourut les premiers mètres avec prudence, pour permettre à ses yeux de se réaccoutumer à la lueur blafarde des torches, puis il se mit à courir, ses bottes de cuir souple battant silencieusement le sol sablonneux. 17 Il retrouva Horace qui l’attendait là où il l’avait laissé, la main posée sur le pommeau de son épée. — Tu as découvert quelque chose ? chuchota l’apprenti guerrier d’une voix enrouée. S’apercevant qu’il retenait son souffle depuis un bon moment, Will respira enfin. — Oui, des tas de choses… qui ne présagent rien de bon. Il leva une main pour empêcher Horace de lui poser d’autres questions. — Retournons de l’autre côté du pont, dit-il. Je te raconterai. Il jeta un coup d’œil vers la cavité où était étendu le mineur celte. — Tu as appris autre chose de Glendyss ? demanda-t-il. — Il y a environ une heure, il s’est mis à gémir, dit Horace en haussant tristement les épaules. Puis il s’est tu. Je crois qu’il est mort. Au moins, il a pu partir comme il le désirait, dans les Ténèbres. Il suivit Will le long du tunnel mal éclairé. Ils traversèrent à nouveau le pont et se dirigèrent vers l’endroit où Evanlyn les attendait avec les chevaux, un peu à l’écart, où ils ne risquaient pas d’être vus. Will l’appela doucement pour éviter de la surprendre. Horace lui avait laissé sa dague et l’apprenti Rôdeur savait qu’il ne valait mieux pas arriver sans prévenir devant une Evanlyn en armes. Il se mit à leur raconter ce qu’il avait vu de l’autre côté du tunnel, puis il dessina à la hâte un plan sur le sable. — De toute façon, il va falloir trouver un moyen de retarder les troupes de Morgarath, leur dit-il. Ses deux compagnons le regardèrent d’un air intrigué. Les retarder ? Comment deux apprentis et une jeune fille pourraient-ils contenir cinq cents Skandiens et plusieurs milliers d’impitoyables Wargals ? — Je croyais que nous devions en informer le Roi, fit observer Evanlyn. — Nous n’en avons plus le temps, dit simplement Will. Regardez. Ils se penchèrent vers le croquis déjà tracé dans le sable ; il l’effaça puis en dessina rapidement un autre. Cette carte manquait peut-être de précision, mais on y voyait au moins les points stratégiques du Royaume, de même que le plateau du sud où régnait Morgarath. — Ils ont dit que d’autres Skandiens devaient arriver par les falaises pour s’allier aux Wargals. Ils vont traverser la Fissure ici, là où nous nous trouvons, et se diriger vers le nord pour prendre nos armées à revers, tandis que d’autres attendront que Morgarath force le défilé du Pas-de-Trois. — Oui, dit Horace, nous le savons déjà. Dès que nous avons découvert le pont, nous l’avons deviné. Will leva les yeux vers lui et le jeune guerrier comprit que son ami avait autre chose à leur apprendre. — De plus…, reprit Will, je les ai entendus parler d’un nommé Horth et de ses hommes ; ils auraient l’intention de se diriger vers la Forêt d’Epinay, au nord des Plaines d’Uthal. — Ce qui amènerait les Skandiens au nord-est de l’armée du Roi, dit Evanlyn qui avait immédiatement saisi ce que ce projet impliquait. Nos armées seraient alors prises au piège, entre les Wargals et les Skandiens venant de Celtica, et l’autre armée arrivant par le nord. — Exactement, dit Will en la regardant. Tous deux étaient pleinement conscients du risque que couraient les barons et leurs troupes. Ces derniers s’attendaient à être attaqués par des Skandiens venant des marais de l’est ; ils seraient en réalité pris d’assaut non pas par une, mais par deux armées. Le moyen le plus sûr d’être anéanti. — Dans ce cas, nous ferions mieux d’avertir le Roi ! insista le jeune guerrier. — Horace, répondit patiemment Will, nous mettrions quatre jours à atteindre les Plaines. — Raison de plus pour partir immédiatement. Nous n’avons pas un instant à perdre ! s’écria Horace. — Et ensuite, ajouta Evanlyn, qui avait saisi ce que Will voulait dire, il faudra quatre jours à une force armée pour arriver jusqu’ici et barrer l’accès au pont. Peut-être plus. — Cela fait donc huit jours en tout, dit Will. Tu te souviens de ce que nous a dit ce pauvre mineur ? Le pont sera achevé d’ici quatre jours. Les Wargals et les Skandiens auront largement le temps de traverser la Fissure, de se mettre en ordre de bataille et d’aller attaquer l’armée du Roi. — Mais…, protesta Horace. Will le coupa. — Horace, même si nous arrivons à prévenir le Roi et les barons, l’ennemi les surpassera en nombre et ils se retrouveront piégés entre deux armées, sans aucun moyen de battre en retraite, avec les marais derrière eux. Je sais, nous devons les prévenir, mais nous pouvons aussi, de notre côté, faire quelque chose pour réduire le nombre d’ennemis. — D’ailleurs, ajouta Evanlyn en se tournant vers Horace, si nous pouvons empêcher les Wargals et les Skandiens de traverser le pont, le Roi pourra vaincre l’autre armée skandienne, censée venir du nord. Horace hocha la tête. — J’imagine qu’ils auront l’avantage du nombre, dit-il. Evanlyn acquiesça, avant d’ajouter : — Oui, mais surtout, ces Skandiens s’attendront à ce que des renforts venus du sud attaquent l’armée du Roi par l’arrière ; des renforts qui n’arriveront jamais. Horace entrevoyait leur raisonnement. Il hocha lentement la tête pour froncer à nouveau les sourcils. — Mais que faire pour arrêter les Wargals ? demanda-t-il. Will et Evanlyn échangèrent un regard. L’apprenti Rôdeur comprit que la jeune fille était arrivée à la même conclusion que lui et c’est d’une seule voix qu’ils répondirent : — Brûler le pont. 18 La tête basse, Ardent trottait lentement. Toujours en selle, Gilan tanguait de fatigue. Cela faisait trois jours qu’il n’avait pas dormi, hormis lors des brèves haltes qu’il s’était ménagées toutes les quatre heures. Il arrivait enfin aux abords du campement royal, installé sur les Plaines d’Uthal. Deux gardes s’avancèrent pour s’enquérir de la raison de sa présence ; le jeune Rôdeur leur montra le médaillon d’argent en forme de feuille de chêne, l’insigne des Rôdeurs, qu’il gardait sous sa tunique. Immédiatement, les gardes reculèrent pour le laisser passer. En des temps aussi troublés, on ne devait en aucun cas retarder un Rôdeur. Gilan frotta ses yeux mi-clos. — Où se trouve la tente du Conseil de guerre ? Du bout de sa lance, l’un des gardes désigna un pavillon beaucoup plus imposant que les autres, planté sur une butte qui dominait le campement. Comme il fallait s’y attendre, on y avait posté de nombreux gardes et des gens n’arrêtaient pas d’y entrer et d’en sortir. — Là-bas, Messire, sur cette petite colline. Gilan hocha la tête. La route avait été si longue, et il l’avait parcourue si vite, parvenant à achever son voyage en trois jours au lieu de quatre. À présent, cette tente, située à une centaine de mètres à peine, lui semblait être à des kilomètres de là. Il se pencha en avant et murmura à l’oreille d’Ardent : — Ce n’est plus très loin, mon ami. Juste un dernier petit effort, je t’en prie. Le cheval épuisé dressa les oreilles et releva légèrement la tête. Les doux encouragements de Gilan l’aidèrent à traverser le campement au petit trot. L’endroit ressemblait à n’importe quel autre campement militaire : des nuages de poussière emportés par la brise, l’odeur de la fumée qui provenait des feux, du bruit et de l’agitation ; les ordres criés par les officiers, le cliquetis et le fracas métallique des armes que l’on réparait ou aiguisait, les rires qui fusaient des tentes, où se détendaient des hommes inoccupés, jusqu’à ce qu’un sergent les découvre et les assigne à une autre tâche. À cette pensée, Gilan sourit d’un air las. Les officiers ne supportaient pas que leurs hommes puissent prendre un peu de bon temps. Ardent fit à nouveau halte et Gilan, qui venait de s’assoupir en selle, sursauta. Devant lui, deux gardes lui barraient le passage, l’empêchant de pénétrer dans l’enceinte où se tenait le Conseil de guerre. Son regard voilé se posa sur eux. — Rôdeur du Roi, annonça-t-il d’une voix enrouée. J’ai un message pour le Conseil. Les gardes hésitaient. Cet homme poussiéreux, à moitié endormi, assis sur un cheval éreinté et couvert d’écume pouvait en effet être Rôdeur. Il en avait du moins l’allure. Toutefois, les gardes connaissaient de vue la plupart des Rôdeurs aînés et n’avaient encore jamais aperçu ce jeune homme, qui ne leur présentait rien qui pouvait l’identifier. Ils remarquèrent aussi qu’il portait une épée, une arme inhabituelle pour un Rôdeur. Pour toutes ces raisons, ils rechignaient à le laisser entrer dans l’enceinte du Conseil, qui devait rester sous bonne garde. Avec irritation, Gilan s’aperçut qu’il avait oublié de laisser pendre son médaillon d’argent par-dessus sa tunique, mais l’effort à fournir pour le leur montrer lui sembla soudain insurmontable. Il se mit à tâtonner à l’aveuglette sous sa tunique, quand une voix familière et bienvenue traversa son esprit embrumé. — Gilan ! Que s’est-il passé ? Est-ce que ça va ? C’était cette voix courageuse, sage et expérimentée qui l’avait réconforté et rassuré tout au long de ses cinq années d’apprentissage. Une voix qui savait toujours quoi faire en cas d’adversité. — Halt, murmura-t-il. Il se rendit compte qu’il vacillait et il glissa de sa selle. Halt le rattrapa juste avant qu’il ne touche le sol. Le Rôdeur aîné lança un regard furieux aux deux sentinelles. — Donnez-moi un coup de main ! ordonna-t-il. Ils laissèrent tomber leurs lances, qui rebondirent bruyamment sur le sol, et se précipitèrent vers les deux Rôdeurs afin de soutenir le jeune homme à demi conscient. — Laisse-nous te porter jusqu’à un endroit où tu pourras te reposer, dit Halt. Tu es lessivé. Mais Gilan rassembla les dernières forces qu’il avait en réserve, repoussa les deux soldats et se remit debout. — Des nouvelles importantes, dit-il à Halt. Le Conseil, je dois les voir. Il se passe des choses terribles à Celtica. Halt, saisi d’un obscur pressentiment, eut l’impression qu’une main glaciale lui étreignait le cœur. Il jeta quelques regards autour de lui puis se tourna en direction de l’entrée du campement. De terribles nouvelles. Et Gilan était visiblement seul. — Où est Will ? demanda-t-il vivement. Comment va-t-il ? Il fut soulagé en voyant Gilan hocher la tête et afficher, malgré son épuisement, un semblant de son habituel sourire. — Il va bien, répondit Gilan au Rôdeur grisonnant. J’ai simplement pris de l’avance. Tout en parlant, ils se dirigeaient vers le pavillon central. Il y avait ici davantage de gardes mais, à la vue du Rôdeur aîné, qu’ils avaient souvent aperçu aux abords du Conseil de guerre, ils s’écartèrent pour les laisser passer. Halt tendit une main vers son ancien apprenti afin de le soutenir et ils pénétrèrent dans le pavillon du Conseil, dans lequel l’air était plus frais. Une demi-douzaine d’hommes étaient regroupés autour d’une grande table sur laquelle trônait une carte en relief ; les principales caractéristiques des Plaines et des Montagnes avaient été modelées avec du sable. En entendant les deux Rôdeurs entrer, ils se retournèrent et l’un d’eux se précipita en avant. — Gilan ! s’écria-t-il avec inquiétude. L’homme était grand et semblait avoir une bonne cinquantaine d’années, ainsi qu’en témoignaient ses tempes grisonnantes. Mais ses mouvements possédaient encore la rapidité et l’aisance d’un guerrier athlétique. Gilan sourit à nouveau d’un air fatigué. — Bonjour, Père. En effet, l’homme n’était autre que Messire David, le Maître des guerriers du fief de Caraval, Commandant en chef de l’armée royale. Il jeta un rapide coup d’œil à Halt, qui le rassura d’un léger signe de tête. Il comprit qu’il n’était rien arrivé de grave à Gilan, qu’il était seulement épuisé. L’affection paternelle céda aussitôt la place au sens du devoir. — Salue ton Roi ainsi qu’il convient, lui dit-il à voix basse. Gilan leva les yeux vers les hommes qui se tenaient autour de la table et dont les regards se portaient à présent sur le jeune Rôdeur. Gilan reconnut Crowley, Commandant de l’Ordre des Rôdeurs, le Baron Arald et deux autres barons aînés du royaume, Thorn de Drayden et Fergus de Caraval. Mais ce fut l’homme qui se trouvait au centre du groupe qui attira son attention : blond, de haute taille, âgé d’une trentaine d’années, il avait une courte barbe et des yeux verts perçants. Il était large d’épaules et musculeux - Duncan n’était pas de ceux qui laissaient les autres se battre à sa place. Il maniait la lance et l’épée depuis l’enfance et on le considérait comme l’un des chevaliers les plus habiles de tout le Royaume. Gilan s’efforça de poser un genou à terre, mais ses articulations le faisaient tant souffrir qu’il faillit à nouveau s’écrouler sur le sol ; seule la main de Halt, passée sous son bras, l’empêcha de retomber. — Majesté …, commença-t-il, embarrassé. Mais déjà Duncan était près de lui et lui avait saisi la main pour le soutenir. Gilan entendit Halt le présenter : — Rôdeur Gilan, Majesté, rattaché au fief de Meric. Il revient de Celtica d’où il rapporte de nouvelles informations. Soudain, l’intérêt du Roi parut s’éveiller : — Celtica ? répéta-t-il en observant Gilan de plus près. Que se passe-t-il là-bas ? Les autres membres du Conseil avaient quitté la table et s’étaient rassemblés autour de Gilan. Le Baron Arald prit la parole : — Gilan avait pour mission de porter des messages au Roi Swyddned, Majesté, afin qu’il respecte notre traité de défense mutuelle et nous envoie des troupes. — Ces renforts ne viendront pas, l’interrompit Gilan. Il lui fallait informer le Roi avant de s’effondrer d’épuisement. — Morgarath les a repoussés vers la Péninsule, dans le sud-ouest, ajouta-t-il. Un silence de stupéfaction accueillit cette nouvelle. Le père de Gilan finit par le briser : — Morgarath ? dit-il avec incrédulité. Comment aurait-il pu faire entrer une armée à Celtica ? Gilan secoua la tête, réprimant un impérieux besoin de bâiller. — Il y a envoyé ses troupes petit à petit, attendant qu’elles soient suffisamment nombreuses pour prendre les Celtes par surprise. Comme vous le savez, Swyddned ne dispose que d’un faible effectif de troupes permanentes… Le Baron Arald hocha la tête d’un air furieux. — J’avais prévenu Swyddned, Majesté, mais ces satanés Celtes préfèrent creuser leurs terres plutôt que d’en assurer la défense ! Duncan eut un petit geste d’apaisement de la main. — Le moment est mal choisi pour se répandre en reproches, Arald, dit-il doucement. Ce qui est fait est fait, j’en ai bien peur. — J’imagine que Morgarath a dû les surveiller pendant des années, attendant que leur cupidité l’emporte sur leur bon sens, dit amèrement le Baron Thorn. Les autres hochèrent la tête en silence. Ils savaient bien que Morgarath avait conservé un excellent réseau d’espionnage. — Celtica a donc été vaincu par Morgarath ? C’est ce que tu veux dire ? demanda Duncan. Gilan fit signe que non et les hommes échangèrent des regards soulagés. — Les Celtes se sont regroupés dans le sud-ouest, Seigneur. Ils ne sont pas encore rendus. Mais le plus étrange, c’est que des bataillons de Wargals enlèvent les mineurs celtes. — Quoi ? coupa Crowley. À quoi cela peut-il lui servir ? Gilan haussa les épaules. — Je n’en ai aucune idée, Messire, dit-il à son chef. Mais j’ai pensé qu’il valait mieux venir ici dès que possible pour vous rapporter ce que j’ai appris. — As-tu été témoin de ces actes, Gilan ? demanda Halt en fronçant les sourcils, réfléchissant à ce que le jeune Rôdeur venait de leur dire. — Pas exactement, concéda Gilan. Nous avons traversé des villes minières désertes et le poste-frontière était abandonné. Nous avions l’intention de pousser plus loin dans les terres quand nous avons rencontré une jeune fille qui nous a parlé des incursions. — Une jeune fille ? Une Celte ? demanda le Roi. — Non, Majesté, elle venait d’Araluen. Une servante, dont la maîtresse était en visite à la cour du Roi Swyddned. Elles sont malheureusement tombées sur une troupe de Wargals. Evanlyn a été la seule à pouvoir leur échapper. — Evanlyn ? répéta Duncan dans un murmure. Les autres se tournèrent vers lui. Le visage du Roi était devenu livide et ses yeux étaient écarquillés, comme horrifiés. — Elle s’appelait ainsi, Majesté, dit Gilan, intrigué par la réaction du Roi. Mais Duncan ne l’écoutait plus. Il s’était écarté des autres ; ses pas le menèrent vers une chaise de toile qui se trouvait près d’un petit bureau. Il s’écroula sur le siège et se prit la tête entre les mains. Les membres de son Conseil, que son comportement inquiétait, s’approchèrent de lui. — Majesté, dit Messire David de Caraval, qu’y a-t-il ? Duncan releva lentement la tête et rencontra le regard du Maître des guerriers. — Evanlyn… dit-il, d’une voix brisée par l’émotion. Evanlyn est… était… la servante de ma fille. 19 Le jour se lèverait dans moins d’une heure et ils n’avaient plus le temps de mettre leur plan à exécution pour cette nuit, Will avait d’abord proposé à Horace et à Evanlyn de le laisser mettre le feu au pont tandis qu’eux deux repartiraient vers Araluen afin d’informer le Roi. Mais Horace avait refusé. — Si nous partions maintenant, comment saurions-nous si tu as réussi ou échoué ? Et que dirions-nous au Roi ? Qu’il y a un pont ou bien qu’il n’y en a plus ? dit Horace, donnant là un nouvel exemple de ce solide bon sens qui caractérisait maintenant ses raisonnements. Par ailleurs, détruire un pont de cette taille est peut-être au-dessus de tes seules compétences… même si chacun sait que tu es un célèbre Rôdeur ! Il sourit en disant cela, car il n’avait pas l’intention de blesser Will. Ce dernier reconnut que son compagnon n’avait pas tort. En son for intérieur, il était heureux de savoir qu’Horace serait près de lui, car il doutait lui aussi de pouvoir s’en charger seul. Ils dormirent d’un sommeil agité ; à l’aube, ils furent réveillés par les cris et les coups de fouets des Wargals, qui forçaient les mineurs à reprendre le travail sur le chantier. Tout au long de la journée, ils observèrent avec inquiétude l’avancée des travaux ; le plancher du pont se rapprochait de plus en plus du côté celte du ravin. La mort dans l’âme, Will prit conscience qu’il ne fallait plus se fier à l’estimation que leur avait donnée le mineur à l’agonie. Le nombre d’esclaves supplémentaires expliquait peut-être la rapidité de cette progression, mais il restait que le pont serait bel et bien achevé le lendemain soir. — Nous devons agir ce soir, souffla-t-il à l’oreille d’Evanlyn. Elle et Will étaient couchés sur les rochers qui surplombaient le chantier. Horace se trouvait à quelques mètres d’eux, tranquillement assoupi dans le froid matinal. La jeune fille changea de position afin de rapprocher sa bouche de l’oreille du garçon et chuchota : — J’ai réfléchi. Comment allons-nous incendier le pont ? Il n’y a quasiment pas de bois dans les alentours, à peine pour un feu de camp digne de ce nom. Cette question avait taraudé Will toute la nuit. Mais la solution s’était finalement imposée à lui. Il sourit tranquillement, tout en observant un groupe de mineurs qui martelaient les lattes de bois destinées à former le tablier du pont. — Il y a du bois à foison ici, répliqua-t-il, il suffît de savoir où le trouver. Evanlyn le regarda d’un air perplexe, puis jeta un coup d’œil au pont ; son front s’éclaira. Elle venait de comprendre. Au crépuscule, les Wargals quittèrent le pont et ramenèrent leur troupeau d’esclaves épuisés et affamés vers le tunnel. Will avait remarqué qu’en fin d’après-midi, les travaux d’élargissement du souterrain semblaient achevés. Ils attendirent une heure de plus, jusqu’à la nuit noire et, durant ce temps, ils ne virent aucun signe d’activité provenir du tunnel Maintenant qu’ils connaissaient l’emplacement du campement, ils percevaient la faible lueur des feux qui éclairaient la vallée et se reflétaient sur les nuages bas qui couraient dans le ciel. — J’espère qu’il ne va pas pleuvoir, dit soudain Horace. Cela ruinerait sans aucun doute nos projets. Will s’arrêta net et se tourna vivement vers lui. Cette idée déplaisante ne lui était pas venue à l’esprit. — Il ne va pas pleuvoir, dit-il fermement. Il espérait avoir raison. Il se remit à avancer, menant gentiment Folâtre par la bride jusqu’à la partie du pont encore inachevée. Le petit cheval s’arrêta, les oreilles dressées, les naseaux occupés à renifler l’air nocturne. — Vigilance, lui dit Will à voix basse. Par cet ordre, il lui demandait de l’avertir s’il sentait le moindre danger approcher. Folâtre s’ébroua, montrant qu’il avait compris. Puis Will ouvrit la marche, avança sur la charpente du pont, en direction de la partie du tablier qui était terminée, puis traversa agilement les étroites poutres au-dessus du gouffre vertigineux. Horace et Evanlyn le suivirent, plus prudemment. Mais cette fois, au grand soulagement d’Horace, la distance à parcourir était moins longue que la veille et il atteignit rapidement le solide et réconfortant plancher. Il se rendit compte que Will avait raison : le pont serait terminé le lendemain soir. Will se défit de son arc et de son carquois et les déposa sur le plancher. Puis il s’agenouilla, dégaina son grand couteau et s’en servit comme d’un levier pour soulever l’une des planches du tablier, chacune mesurant plus d’un mètre de long. Le bois était du pin, encore tendre et grossièrement scié, idéal pour allumer un feu. Horace prit sa dague et se mit à suivre l’exemple de son compagnon. Au fur et à mesure qu’ils détachaient de nouvelles planches, Evanlyn les ramassait et les empilait sur le côté. Quand elle en eut six, elle les rassembla et courut les déposer de l’autre côté du pont, les entassant près du bord, non loin des énormes câbles goudronnés solidement attachés aux pylônes de bois. Quand elle revint sur ses pas, Will et Horace avaient terminé d’en détacher six autres, qu’elle emporta vers l’autre câble. Plus tôt dans la journée, Will avait détaillé son plan : afin de s’assurer de bien tout détruire à l’est de la Fissure, il leur faudrait incendier câbles et pylônes dans leur intégralité afin que le pont s’écroule dans les profondeurs du précipice. Les Wargals pourraient peut-être jeter un petit pont de corde temporaire par-dessus le gouffre, mais rien d’assez solide pour leur permettre de faire passer un grand nombre de troupes. Une fois le pont détruit, ils prévoyaient de chevaucher à bride abattue afin d’aller avertir l’armée royale de la menace venant du sud. Même si quelques bataillons de Wargals parvenaient à traverser la Fissure, les troupes royales n’auraient aucun mal à s’en charger. Les deux garçons continuaient de détacher des planches et de les mettre de côté pour qu’Evanlyn puisse les ramasser. La jeune fille ne cessait d’aller et de venir entre les deux extrémités du pont. En dépit du froid nocturne, les deux garçons transpiraient abondamment. Enfin, Evanlyn posa une main sur l’épaule de Will qui détachait encore les planches les unes après les autres. — Je crois qu’il y en a suffisamment, se contenta-t-elle de dire. Il s’arrêta, bascula sur ses talons et s’essuya le front du revers de la main. Elle lui indiqua les pylônes, où s’entassaient une bonne vingtaine de planches de chaque côté du tablier. Il détendit les muscles contractés de son cou en penchant lentement la tête d’un côté et de l’autre, puis se releva. — Tu as raison, dit-il, cela devrait suffire à faire brûler la charpente. Il ramassa son arc et son carquois, fit signe à ses deux compagnons de le suivre et les conduisit de l’autre côté du pont. D’un œil critique, il examina un instant les deux tas de planches. — Nous avons besoin de petit bois, observa-t-il. Il regarda autour d’eux pour voir s’il n’y avait pas, dans les parages, des arbustes ou des buissons qui pourraient leur procurer du bois d’allumage. Bien évidemment, il n’en aperçut aucun. Horace tendit la main vers le grand couteau de Will. — Prête-le moi un instant. Will lui donna son arme et Horace en vérifia la solidité. Puis il s’empara de l’une des planches, la posa sur la tranche et, en quelques coups si rapides que les deux autres en furent totalement abasourdis, il la débita sur sa longueur en une douzaine de fines lamelles. — Ce n’est pas exactement le genre de travail qui sied à un guerrier, dit-il en affichant un large-sourire, mais ça s’en approche ! Tandis que Will et Evanlyn rassemblaient les fines bandes de bois pour former deux petits bûchers, Horace prit une autre planche et la tailla plus précautionneusement, découpant cette fois quelques fins copeaux ; ceux-ci serviraient à recueillir les premières étincelles, quand elles jailliraient de la pierre à briquet. Will regarda un instant Evanlyn, vérifiant si elle savait s’y prendre et fut satisfait de voir qu’elle travaillait bien. Il retourna à sa tâche et récupéra par poignées les copeaux que lui passait Horace, afin de les disposer à la base du tas de petit bois. Le jeune Rôdeur se dirigea ensuite vers le bûcher d’Evanlyn et procéda de la même manière. Horace fendit encore quelques planches en deux puis cassa net les morceaux les plus fins. Will leva les yeux vers l’apprenti guerrier et lui dit d’un ton angoissé : — Fais un peu moins de bruit. Les Wargals ont l’ouïe fine, tu sais, et le bruit peut résonner jusque dans le tunnel. Horace haussa les épaules. — J’ai fini, de toute façon. Will observa les deux bûchers. Convaincu qu’il y avait à présent suffisamment de petit bois et de copeaux, il fit signe aux deux autres de retraverser le pont et de l’attendre de l’autre côté. — Allez-y, je vais allumer les feux et ensuite, je vous rejoindrai. Horace ne se fit pas prier : il n’avait aucune envie d’avoir à courir sur la passerelle quand les flammes se mettraient à lécher les câbles de corde. Il préférait avoir le temps de franchir le précipice sans se hâter. Evanlyn hésita un instant, mais comprit que Will faisait preuve de bon sens. Ils s’engagèrent prudemment sur le pont en s’efforçant de ne pas regarder en bas, vers les profondeurs béantes qui se trouvaient sous leurs pieds. Quand ils arrivèrent sains et saufs de l’autre côté, ils se retournèrent et firent un signe de la main en direction de Will : ils percevaient indistinctement sa silhouette, accroupie dans l’obscurité, près du pylône de droite. Will frotta son briquet contre sa pierre, et ils aperçurent un vif éclair de lumière. Puis un autre. Cette fois, une petite lueur jaune apparut à la base du tas de bois : les copeaux avaient pris feu et la flamme commençait à grandir. Will l’attisa en soufflant doucement et regarda les petites langues de feu poursuivre avidement leur avancée, lécher les planches de pin brut, atteindre rapidement la résine qui se trouvait au cœur du bois et monter avec voracité, de plus en plus haut. Il vit la première des fines planches s’embraser, et soudain, les flammes s’élancèrent goulûment, s’enroulèrent autour du parapet de corde et s’approchèrent de l’épais câble couvert de goudron, qui se mit à crépiter, puis à fondre. Des gouttes de goudron tombèrent dans les flammes, d’où jaillissaient de petits éclairs bleutés. Voyant avec satisfaction que le premier bûcher avait bien démarré, Will courut vers l’autre et se remit à battre le briquet. Ses amis aperçurent une nouvelle fois la vive étincelle puis les petites flammes jaunes qui là encore gagnèrent rapidement du terrain. La silhouette du garçon, à la lumière des brasiers, se découpait à présent nettement. Will recula de quelques pas, vérifia que les deux tas de bois avaient pris feu comme il le fallait. Le pylône de droite et son câble s’étaient déjà mis à fumer tant la chaleur devenait intense. Le garçon, satisfait, reprit son arc et son carquois et retraversa le pont en courant, sans ralentir ou presque quand il dut franchir l’étroite passerelle. Une fois qu’il eut rejoint ses compagnons, il se retourna pour admirer son œuvre. Le câble de droite brûlait ardemment. Soudain, une rafale de vent envoya une pluie d’étincelles dans les airs. Le feu de gauche ne semblait pas aussi vif ; le souffle changeant du vent empêchait peut-être les flammes d’atteindre le câble imbibé de goudron, ou bien le bois qu’ils avaient employé était humide… Ils virent alors le bûcher de gauche s’éteindre lentement, vite réduit à un petit tas de braises rougeoyantes. 20 Gilan détourna les yeux du visage torturé de son Roi. Dans la tente, tous voyaient combien Duncan souffrait, depuis qu’il avait pris conscience que sa fille avait été tuée par des Wargals. Gilan regarda les autres hommes, cherchant quelque soutien de leur part, mais remarqua qu’aucun d’eux ne parvenait à rencontrer les yeux du souverain. Duncan se leva de sa chaise, marcha jusqu’à l’entrée de la tente, et se mit à regarder en direction du sud-ouest, comme s’il espérait, miraculeusement, voir sa fille arriver dans le lointain. — Cassandre est partie pour Celtica il y a deux mois, dit-il. La Princesse Madelydd est une amie à elle. Quand toute cette affaire avec Morgarath a commencé, j’ai pensé qu’elle serait là-bas en sécurité et je ne voyais pas pour quelle raison je lui aurais demandé de revenir à Araluen. Il se retourna et planta ses yeux dans ceux de Gilan, avant d’ajouter : — Raconte-moi, dis-moi tout ce que tu sais… — Majesté… Gilan s’efforçait de rassembler ses idées. Il savait qu’il était de son devoir de tout raconter au Roi, mais il voulait aussi éviter de lui causer davantage de chagrin. — Cette jeune fille nous a vus au loin et quand elle s’est aperçue que Will et moi étions des Rôdeurs, elle nous a rejoints. Quand les Wargals ont attaqué leur petit groupe, elle a vraisemblablement réussi à s’échapper. Elle nous a dit que les autres étaient… Il hésita, incapable d’en dire plus. — Continue, dit Duncan d’une voix ferme, à nouveau maître de la situation. — Elle nous a dit que les Wargals les avaient tués, Seigneur ; sans épargner personne, acheva Gilan un peu précipitamment, comme si cela pouvait alléger les faits. Elle ne nous a pas donné de précisions, elle n’en a pas eu le courage. Elle était physiquement et moralement épuisée. Duncan hocha la tête. — Pauvre fille. Ça a dû être terrible pour elle, d’assister à cela. Evanlyn est une servante dévouée… en réalité, plus une amie pour ma fille qu’une servante, ajouta-t-il à voix basse. Gilan ressentit maintenant le besoin de continuer à parler au Roi, de lui raconter dans les moindres détails ce qu’il savait des événements entourant la mort de sa fille. — Nous l’avons d’abord prise pour un garçon, dit le Rôdeur, se rappelant le moment où Evanlyn était arrivée à leur campement. Duncan leva les yeux et le dévisagea avec perplexité. — Un garçon ? dit-il. Avec cette profusion de cheveux roux ? — Elle avait dû les couper, dit Gilan en haussant les épaules. Certainement pour ne pas se faire remarquer. En ce moment, les collines de Celtica grouillent de brigands, mais aussi de Wargals. Il avait le sentiment que quelque chose clochait. Il était éreinté, n’aspirait qu’à pouvoir dormir et son esprit ne fonctionnait pas aussi bien qu’à l’ordinaire. Mais le roi venait de dire quelque chose qui ne concordait pas avec le reste. Il secoua la tête pour tenter de clarifier ses idées, mais se mit à tituber ; il fut heureux de sentir sous lui le bras de Halt, qui l’aida à rester debout. En voyant cela, Duncan fut désolé. — Rôdeur Gilan, dit-il en s’approchant de lui pour lui saisir la main, pardonne-moi. Tu es épuisé et je te retiens ici par pur égoïsme. Halt, s’il te plaît, fais en sorte que Gilan puisse manger et se reposer. — Ardent…, murmura Gilan en se souvenant de son cheval couvert de poussière, qui l’attendait à l’entrée de la tente. — Ne t’inquiète pas, répondit gentiment Halt. Je vais m’occuper de lui. Le Rôdeur aîné regarda le Roi en lui indiquant Gilan d’un signe de la tête. — Avec la permission de Votre Majesté ? — Bien sûr, Halt. Veille sur ton camarade. Il nous rend de grands services, répondit Duncan en leur faisant signe de sortir. Tandis que les deux Rôdeurs quittaient la tente, le souverain se tourna vers les conseillers qui étaient restés. — À présent, Messires, voyons ce que nous pourrons comprendre aux dernières manœuvres de Morgarath. Le Baron Thorn jeta un bref coup d’œil à ses compagnons, qui le laissèrent parler en leur nom à tous : — Majesté, dit-il d’un air un peu gêné, nous devrions peut-être vous laisser un peu de temps… ce que vous venez d’apprendre… Les autres conseillers murmurèrent leur approbation mais Duncan secoua fermement la tête. — Je suis le Roi, dit-il simplement. Et pour le Roi, les affaires d’ordre privé passent après celles du Royaume. — Il s’est éteint ! s’écria Horace d’une voix paniquée. Les trois compagnons n’en croyaient pas leurs yeux ; ils fixaient le bûcher, espérant que le feu reprendrait. Mais Horace avait raison : le brasier de gauche s’était étouffé et il ne restait plus qu’un petit tas de braises qui luisaient faiblement. En revanche, le bûcher de droite flambait à merveille ; les flammes grimpaient avidement le long du parapet de corde et avaient déjà atteint l’énorme câble qui soutenait ce côté du pont » L’une des trois cordes qui formaient le câble était déjà consumée, et la construction se mit à craquer de manière inquiétante. — Un seul feu suffira peut-être ? suggéra Evanlyn, pleine d’espoir. Mais Will, très contrarié, secoua la tête. — Le pylône de droite est endommagé, mais pas totalement hors d’usage. Si celui de gauche ne brûle pas, ils pourront emprunter cette partie du pont pour traverser la Fissure. Et dans ce cas, ils pourront certainement réparer la charpente avant que nous ayons le temps d’avertir le Roi Duncan. D’un air résolu, il remit son arc en bandoulière et s’engagea à nouveau sur le pont. — Où vas-tu ? demanda Horace, qui regardait la construction d’un air méfiant. Au même instant, la charpente se mit à vibrer, et le pont s’inclina légèrement vers le gouffre. Will s’arrêta, en équilibre sur la poutre, suspendu au-dessus du vide. — Il faut que je le rallume, dit-il. Tout doit être détruit. Il se mit à courir en direction des bûchers. En le voyant se déplacer aussi vite au-dessus du précipice, sans rien d’autre qu’une étroite poutre sous les pieds, Horace se sentit mal. Agités d’une impatience fébrile, Evanlyn et lui le regardèrent s’accroupir devant les braises. Il commença par les attiser de la main puis se pencha pour souffler dessus ; une flamme tremblotante se mit à monter au-dessus du tas de petit bois encore intact. — Il a réussi ! s’écria Evanlyn. Mais à la vue de la flamme qui mourait, sa voix triomphante s’évanouit. À nouveau, Will se pencha et recommença la manœuvre. Quelque chose céda du côté droit du pont ; la structure s’affaissa puis s’inclina davantage. — Allez ! Allez ! répétait Horace, les poings serrés. Folâtre poussa alors un léger hennissement. Horace et Evanlyn se tournèrent vers le poney. Folâtre était bien dressé et ils savaient qu’il ne faisait jamais aucun bruit, sauf si… Sauf si… Horace jeta un coup d’œil en direction de Will, toujours accroupi devant le feu. Il n’avait visiblement pas entendu le signal de son cheval. — Regarde ! Evanlyn avait saisi le bras du jeune guerrier et lui montrait quelque chose. Il suivit son doigt, pointé vers l’entrée du tunnel, où brillait une faible lumière. Quelqu’un approchait ! Folâtre se mit à piaffer et laissa échapper un autre hennissement, un peu plus sonore cette fois. Mais Will, trop proche du feu qui crépitait le long du câble, ne l’entendit pas. Evanlyn prit une décision. — Reste ici ! dit-elle à Horace. Elle s’engagea sur la poutre de bois ; elle avança prudemment, petit à petit, mais son cœur battait la chamade. La charpente fragilisée oscillait au-dessus des ténèbres et de la rivière argentée qui courait vivement tout au fond de la Fissure. La jeune fille chancela, retrouva son équilibre et se remit à avancer. Le tablier ne se trouvait plus qu’à environ dix mètres d’elle maintenant. Plus que cinq. Plus que trois. Le pont vibra à nouveau et, l’espace d’un terrible instant, elle tâcha de rester immobile, les bras étendus de chaque côté du corps afin de garder l’équilibre, terrifiée à l’idée de basculer dans l’épouvantable gouffre. Elle entendit Horace qui lui criait de prendre garde. Elle prit une profonde inspiration, s’élança brusquement vers le tablier, et tomba de tout son long sur le plancher du pont. Elle avait échappé de peu au précipice et sentait son cœur battre à tout rompre ; elle se remit sur pied et courut rejoindre Will. Ce dernier perçut un mouvement derrière lui et leva les yeux ; il vit Evanlyn approcher, hors d’haleine, et pointer un doigt vers l’entrée du tunnel. — Ils arrivent ! s’écria-t-elle. Les lueurs qui se réfléchissaient sur les parois du souterrain provenaient de plusieurs torches enflammées qui sortirent à l’air libre en même temps qu’un petit groupe de soldats. Ils s’arrêtèrent et, en voyant les flammes qui s’élevaient au-dessus du pont, se mirent à hurler en les montrant du doigt. Evanlyn les compta : ils étaient six et, d’après leur démarche pataude et maladroite, elle comprit que c’était des Wargals. Ces derniers se mirent à courir vers le pont. Ils se trouvaient à une cinquantaine de mètres, mais ils les parcoururent à toute allure. Evanlyn savait que d’autres n’allaient pas tarder à venir en renfort. — Partons d’ici ! dit-elle en attrapant Will par la manche. Mais le garçon, la mine sombre, secoua le bras pour se débarrasser d’elle. Déjà, il ramassait son arme ; il mit son carquois en bandoulière et vérifia si la corde de son arc était bien en place. — Toi, tu fais demi-tour ! ordonna-t-il. Je reste pour les tenir à distance. Tout en parlant, il avait rapidement encoche une flèche, et il visa le Wargal qui était en tête. La flèche transperça la poitrine de la bête, qui s’écroula en laissant échapper un cri bref. En voyant leur compagnon à terre, les autres Wargals s’arrêtèrent subitement et lancèrent des regards méfiants autour d’eux, tâchant de comprendre d’où on avait tiré. Pour l’instant, ils n’avaient pas encore vu la petite silhouette qui se trouvait sur le pont. Trois autres flèches sifflèrent alors dans l’obscurité. Deux d’entre elles atterrirent sur les rochers et il en jaillit des étincelles quand le métal entra en contact avec la roche ; mais la troisième se ficha dans l’avant-bras d’un Wargal qui se trouvait à l’arrière du groupe. Il hurla de douleur et tomba à genoux. Les Wargals hésitaient, ne sachant comment réagir. Quand ils avaient aperçu de la fumée au-dessus de la colline qui séparait leur campement du pont, ils étaient venus voir ce qui se passait. Et maintenant, des archers invisibles les attaquaient. Personne n’était là pour leur ordonner de riposter et ils décidèrent de battre en retraite et d’aller trouver refuge dans le tunnel. — Ils repartent ! s’exclama Evanlyn. Mais Will était déjà agenouillé près du bûcher, s’efforçant frénétiquement de le rallumer. — Nous devons tout recommencer, marmonna-t-il. Evanlyn tomba à genoux près de lui et se mit à empiler les copeaux et les morceaux de bois à moitié brûlés pour confectionner une pyramide. — Tu surveilles les Wargals ! dit-elle. Je m’occupe du feu. Will hésita. Après tout, c’était elle qui avait préparé ce bûcher quelques instants plus tôt ; il eut un doute : l’avait-elle construit comme il fallait ? Il leva les yeux vers l’entrée du tunnel, y perçut un nouveau mouvement et comprit qu’elle avait raison. Il attrapa son arc et s’apprêtait à repartir, quand elle l’interrompit : — Ton couteau ! dit-elle. Laisse-moi ton couteau. Il ne lui demanda pas ce qu’elle comptait en faire ; il dégaina son arme et la laissa tomber à côté d’elle, sur les planches. Quand il quitta le pont, il sentit la construction trembler à nouveau, tandis que le câble de droite cédait encore un peu plus. Il alla se cacher derrière des rochers, tout en maudissant le vent capricieux qui avait attisé un feu et éteint l’autre. Comme aucune autre flèche n’était venue siffler à leurs oreilles depuis quelques minutes, les quatre Wargals encore sur pied, un peu rassurés, étaient à nouveau sortis du tunnel et avançaient prudemment vers le pont. Mais ils restaient groupés, ce qui en faisait une cible idéale. Will visa avec dextérité et décocha trois flèches de suite. Chacune d’elles atteignit son but. Le seul Wargal encore en vie regarda ses camarades à terre puis courut se réfugier derrière des rochers. Pour le décourager de quitter sa cachette, Will envoya une autre flèche qui dérapa sur la roche de granité, juste au-dessus de la créature. Il vérifia son carquois ; il ne lui restait que seize flèches, ce qui était peu si les Wargals avaient appelé des renforts. Il lança un coup d’œil exaspéré vers Evanlyn, qui tardait tant à rallumer le feu. Il voulut lui hurler de se dépêcher mais se ravisa, sachant qu’il ne ferait que la perturber davantage. Il regarda à nouveau en direction du tunnel, le poing nerveusement serré autour de son arc. Quatre nouvelles silhouettes émergèrent de l’ombre en courant, puis se déployèrent en éventail. Will leva son arc, visa et décocha aussitôt une flèche sur l’attaquant qui se trouvait sur sa droite. Il laissa échapper un petit cri de déception quand il vit la flèche manquer sa cible. Bénissant Halt de l’avoir tant fait travailler ces dernier mois, Will sortait déjà une autre flèche du carquois et l’encochait sur la corde, sans même avoir besoin de vérifier ses gestes. Mais ses adversaires s’étaient déjà mis à l’abri. Soudain, l’un d’eux réapparut et s’élança vers Will. La flèche du garçon déchira l’air et passa au-dessus de la tête de son assaillant, qui plongea à nouveau sur le sol. Au même instant, à sa droite, un autre tenta d’avancer puis se mit à l’abri avant que l’apprenti Rôdeur n’ait eu le temps de tirer. Will sentait les battements de son cœur s’accélérer ; il s’obligea à respirer profondément. Tant qu’ils resteraient cachés, il ne pourrait pas tirer ; ils étaient encore trop loin. Son cœur cognait dans sa poitrine ; il se souvenait de la dernière fois… seulement quelques semaines plus tôt, quand la peur l’avait empêché de viser juste. Son visage se durcit et il se jura que cela n’arriverait plus. Garde ton calme, se dit-il, essayant de se rappeler le ton que prenait Halt quand il lui donnait ce conseil. Un autre soldat sortit de sa cachette et cette fois, à la lueur du feu, le garçon le distingua nettement ; il eut alors confirmation de ce que, jusqu’alors, il avait seulement soupçonné. Ces soldats n’étaient pas des Wargals. Mais des Skandiens. 21 Sous la tente où Halt l’avait conduit, Gilan, à bout de forces, dormit comme une souche, six heures d’affilée, durant lesquelles il ne bougea pas une seule fois. Son corps et son esprit, détachés du monde extérieur, profitaient de ce profond sommeil pour reprendre des forces. Puis le jeune Rôdeur fit plusieurs rêves. Des images confuses et incontrôlables auxquelles se mêlaient Will, Horace et Evanlyn, qu’il voyait ligotés, prisonniers des Wargals, tandis que les deux brigands, Bart et Carney, les regardaient en riant. Gilan roula sur le côté et marmonna quelques mots. Halt, qui s’était assis non loin, occupé à réparer l’empenne de ses flèches, leva les yeux vers son ancien apprenti ; voyant qu’il était toujours endormi, il reprit sa tâche. Gilan murmura autre chose puis se tut. Plongé dans son rêve, le jeune Rôdeur revit Evanlyn, la servante, telle que le Roi la lui avait décrite, une épaisse chevelure ondoyant dans son dos, des cheveux longs, brillants et d’un roux éclatant. Et soudain, Gilan se redressa, les yeux grands ouverts. — Mon Dieu ! s’écria-t-il. Ce n’est pas elle ! Ce brusque réveil surprit Halt, qui sursauta ; il lança un juron en s’apercevant qu’il venait de renverser l’épais liquide qui lui servait à coller des plumes d’oie sur la hampe de ses flèches. Avec irritation, il se mit à essuyer le liquide visqueux et se tourna vers son ami. — Tu ne pourrais pas prévenir quand l’envie de crier te prend ? dit-il d’un ton grincheux. Mais Gilan s’était déjà levé du lit de camp et enfilait à grand-peine ses hauts-de-chausses et sa tunique. — Il faut que je voie le Roi ! annonça-t-il d’un ton pressant. Halt le regarda d’un air méfiant, se demandant s’il n’était pas en pleine crise de somnambulisme. Le jeune Rôdeur le bouscula et sortit précipitamment de la tente, tout en terminant de s’habiller. À contrecœur, Halt lui emboîta le pas. Devant le pavillon du Roi, un incident les retarda légèrement. La relève avait eu lieu quelques heures plus tôt et les nouvelles sentinelles ne connaissaient pas Gilan. Halt accepta d’arranger les choses, mais Gilan dut d’abord le convaincre – il était vital qu’il voie Duncan sur-le-champ, même s’il fallait pour cela le tirer d’un sommeil bien mérité. Malgré l’heure tardive, il s’avéra que le Roi n’était pas couché ; il discutait encore avec le Commandant de son armée, quand Gilan, pieds nus, les cheveux en bataille, sa tunique à moitié boutonnée, pénétra dans le pavillon. Messire David leva les yeux, alarmé par la tenue dépenaillée de son fils. — Gilan ! Grands dieux ! Que fais-tu ici ? Mais Gilan leva une main pour l’interrompre. — Un instant, Père. Majesté, dit-il en se tournant vers le Roi, tout à l’heure, quand vous avez décrit la servante Evanlyn, vous avez bien parlé d’une chevelure rousse ? Messire David regarda Halt d’un air interloque. Mais le vieux Rôdeur se contenta de hausser les épaules, et le Maître des guerriers, l’air furieux, se tourna de nouveau vers son fils. — Et alors ? Quelle importance ? demanda-t-il. Mais Gilan le coupa une nouvelle fois et s’adressa au Roi : — La fille qui dit s’appeler Evanlyn est blonde, Seigneur, dit-il simplement. Cette fois, le Roi lui-même leva la main pour faire taire Messire David, toujours très en colère. — Blonde ? — Oui, Seigneur, blonde. Elle a coupé ses cheveux, je vous l’ai déjà dit, mais ils sont blonds, comme les vôtres. Et elle a les yeux verts. Gilan, qui sentait qu’il venait de fournir là des informations de la plus haute importance, observait attentivement le Roi. Ce dernier hésita un instant, se couvrit le visage d’une main puis, d’une voix dans laquelle pointait un soupçon d’espoir, reprit la parole : — Comment est-elle ? Mince, non ? Et plutôt petite ? Gilan acquiesça avec empressement. — Oui ! Nous avons failli la prendre pour un garçon. Elle a dû se faire passer pour sa servante, pensant qu’il serait plus prudent de voyager incognito… Il comprenait maintenant les hésitations de la jeune fille et pourquoi elle avait semblé si bien s’y connaître en politique et en stratégie, bien mieux qu’une servante, dont on n’attendait généralement pas autant de perspicacité. Halt et Messire David saisirent enfin ce que ces révélations entraînaient. Le Roi regarda tour à tour Gilan, Halt et David, puis posa à nouveau les yeux sur le jeune Rôdeur. — Ma fille est en vie, dit-il d’un ton paisible. Suivit un long silence, que Messire David finit par rompre. — Gilan, les deux apprentis et la jeune fille étaient-ils loin derrière toi ? Gilan hésita. — Peut-être à deux journées de voyage, Père, calcula-t-il. Il suivit son père jusqu’à la table où se trouvait le plan de la région et lui indiqua à quel endroit Will et les autres devaient maintenant se trouver. Aussitôt, Messire David prit les choses en main. Il envoya des messagers réveiller le commandant de la cavalerie afin qu’il apprête une petite troupe de soldats qui devrait partir sans attendre. — Une troupe de Cinquièmes Lanciers va aller à leur rencontre, Majesté, dit-il. S’ils partent dans moins d’une heure et chevauchent toute la nuit, ils devraient tomber sur eux demain, aux alentours de midi. — Je leur servirai de guide, dit aussitôt Gilan. — Je n’en attendais pas moins de toi, approuva son père. Messire David, sincèrement heureux de voir le visage du Roi se détendre, lui serra le bras. — Vous ne pouvez savoir à quel point je me réjouis de cette nouvelle, Majesté, dit-il en souriant. Le Roi le regarda d’un air un peu éberlué. Quelques instants plus tôt, il pleurait en silence la perte de sa fille bien-aimée, Cassandre. À présent, comme par miracle, elle venait de lui être rendue. — Ma fille est en vie, répéta-t-il. Elle est saine et sauve. Evanlyn était accroupie devant le bûcher, non loin du parapet du pont. De temps en temps, elle entendait claquer l’arc de Will, qui continuait de tirer sur l’ennemi toujours plus proche, mais elle s’interdisait de relever la tête, préférant se concentrer sur la tâche du moment. Elle était consciente que c’était là leur dernière chance de pouvoir rallumer correctement le bûcher, que si elle n’y parvenait pas, le Royaume serait en péril. Elle empila soigneusement les bouts de bois, s’assurant qu’elle laissait suffisamment d’espace entre eux pour que l’air puisse y circuler librement. Il ne restait plus aucun copeau à utiliser maintenant mais, à seulement quelques mètres, elle avait une excellente source de feu à sa disposition – le bûcher de droite, où le câble brûlait toujours avec autant d’entrain. Quand elle eut terminé, la jeune fille prit le couteau de Will et s’attaqua au parapet de corde, couvert de goudron, et y découpa plusieurs lanières d’environ un mètre de long. Puis elle se releva et courut vers le bûcher de droite, les lanières à la main. Elle y mit facilement le feu puis courut à nouveau vers la gauche et disposa les cordes enflammées à la base du bûcher, en les faisant glisser entre les espaces qu’elle avait ménagés entre les morceaux de bois. Le feu léchait ses doigts mais elle se mordit la lèvre et s’efforça de résister à la douleur. Les petites flammes, gorgées de goudron, tremblèrent puis se stabilisèrent, et le bois se mit à crépiter. Evanlyn attisa le brasier pendant quelques secondes puis attendit que le petit bois se consume et que les lourdes planches prennent enfin feu. Le parapet s’embrasa alors en plusieurs points et des langues de feu prirent d’assaut le câble, avant de se jeter sur le pylône de bois. Elle leva les yeux en direction de Will. Elle ne distingua qu’une silhouette aux contours flous, qui se tenait cachée derrière les rochers, à quelques mètres d’elle. Voyant qu’il se redressait pour décocher une nouvelle flèche, elle scruta les ténèbres mais ne vit aucun signe de leurs assaillants. Elle sentit soudain le pont qui cédait sous elle ; la deuxième corde du câble venait de se consumer ; la charpente s’affaissa un peu plus et l’inclinaison du tablier s’accentua. Elle était très inquiète. Il ne leur restait que peu de temps pour aller retrouver Horace et Folâtre. Il fallait prévenir Will. Le couteau bien en main, elle courut à toute allure jusqu’à l’abri de l’apprenti Rôdeur, dont les yeux fouillaient l’obscurité, à l’affût du moindre mouvement. Il lui jeta un bref coup d’œil. — L’autre côté brûle, ça y est ! lança-t-elle. Fichons le camp d’ici ! Il secoua la tête d’un air sombre et, du menton, lui indiqua un éboulis de roches situé à moins de trente mètres de sa cachette. — Je ne peux pas prendre ce risque, lui dit-il. L’un d’eux est caché là derrière. Si nous partons maintenant, il aura peut-être le temps de sauver le pont. Du coin de l’œil, elle aperçut un bref mouvement ; quelqu’un courait sur leur gauche. — En voilà un ! indiqua-t-elle vivement. Will hocha la tête. — Je l’ai vu, répondit-il d’un ton posé. Il veut m’obliger à tirer. Dès que je décocherai ma flèche, un autre va en profiter pour avancer. Je dois attendre qu’il soit à découvert avant de pouvoir l’abattre. Elle le regarda, horrifiée. — Mais ça veut dire qu’ils se rapprochent de nous ! Cette fois, Will ne dit mot. La panique qui l’avait d’abord submergé avait à présent cédé la place à une tranquille résolution. En son for intérieur, il était presque heureux ; heureux de ne pas avoir manqué à son devoir envers Halt, heureux d’avoir pu payer de retour la confiance que le vieux Rôdeur avait placée en lui quand il l’avait choisi comme apprenti. Il dévisagea Evanlyn un long moment ; la jeune fille comprit qu’il était prêt à être capturé si cela pouvait empêcher l’ennemi de s’approcher du pont pendant encore quelques minutes. « Capturé, ou tué », se dit-elle. Derrière eux, le pont gémit bruyamment ; elle se retourna et vit que l’un des câbles, dans une pluie d’étincelles et de flammèches, avait fini par céder, entraînant avec lui la moitié supérieure du pylône, à présent entièrement consumée. Tout se passait exactement comme ils l’avaient prévu. La veille, ils s’étaient demandés s’il ne fallait pas tout simplement sectionner les câbles, mais ils s’étaient dit que le gros de la structure resterait intact. Il fallait aussi détruire les pylônes. À présent, le pont ne tenait plus que grâce au câble de gauche, déjà attaqué par les flammes. D’ici quelques minutes, il aurait disparu. La Fissure serait à nouveau infranchissable. Pour la réconforter, Will s’efforça de lui sourire, mais il n’y parvint qu’à moitié. — Tu as fait tout ce qu’il fallait, lui dit-il. Traverse le pont pendant qu’il en est encore temps. Elle hésitait ; elle souhaitait désespérément quitter ce lieu, mais répugnait à le laisser seul. Elle se rendait compte que, malgré son jeune âge, Will était disposé à se sacrifier pour elle et pour le Royaume. — Va-t-en ! dit-il en la repoussant. À cet instant, elle crut voir quelques larmes briller dans les yeux du garçon. Elle avait très envie de pleurer elle aussi et ne le distinguait plus très nettement. Elle cligna des yeux, juste à temps pour apercevoir une grosse pierre tranchante décrire une courbe au-dessus d’eux. — Will ! hurla-t-elle. Trop tard. La pierre retomba sur la tempe du garçon, qui gémit sous le choc ; il roula aux pieds de la jeune fille, qui vit le sang rouge foncé jaillir de son crâne. Elle entendit des bruits de pas qui arrivaient précipitamment de plusieurs directions ; elle jeta alors le couteau de côté et, à tâtons, chercha l’arc de Will. Elle le trouva sur le sol et s’apprêtait à encocher une flèche quand des mains brutales s’abattirent sur elle, envoyèrent l’arc dans la poussière et lui bloquèrent les bras le long du corps. Le Skandien serrait fermement la jeune fille et maintenait son visage contre son gilet de peau de mouton qui sentait la graisse, la fumée et la sueur. Elle suffoquait. Elle se mit à lancer des coups de pied dans tous les sens et essaya même de lui donner un coup de tête, mais l’homme tenait bon. Près d’elle, Will, immobile, gisait dans la poussière. Elle se mit à sangloter, à la fois de frustration, de colère et de tristesse. Les Skandiens, eux, riaient. Mais un bruit les stoppa brusquement. Les bras qui l’encerclaient desserrèrent un peu leur étreinte et elle put voir ce qui se passait. Un craquement prolongé et plaintif venait du pont. Le côté droit s’était écroulé et la structure ne tenait plus que par le côté gauche, déjà rongé par le brasier. Un ultime CRAC ! retentit et le pylône se brisa brutalement en deux. Au même instant, laissant dans son sillage une averse d’étincelles voletant dans les ténèbres, le pont s’effondra lentement vers les profondeurs de la Fissure. Non sans impatience, Gilan regardait les cavaliers remonter en selle après une halte d’un quart d’heure. Il avait hâte de repartir mais savait aussi que les hommes et leurs montures avaient parfois besoin de repos s’ils voulaient continuer d’avancer à vive allure, ainsi qu’il l’avait ordonné. Ils chevauchaient depuis une demi-journée, ce qui incitait le Rôdeur à penser qu’ils devraient tomber sur Will et ses compagnons en début d’après-midi. Il vérifia si les hommes étaient prêts et se tourna vers l’officier qui se tenait à ses côtés. — Parfait, Capitaine. En route. Le capitaine inspira profondément pour lancer l’ordre d’avancer, quand un homme qui se trouvait en tête de la troupe hurla : — Un cavalier en vue ! Un murmure d’impatience contenue traversa le groupe d’hommes. La plupart des cavaliers n’avaient pas la moindre idée de l’objectif de cette mission. L’officier les avait tirés de leur lit à l’aube puis leur avait ordonné d’enfourcher leurs chevaux et de partir au plus vite. Gilan se redressa sur ses étriers, posa sa main en visière pour protéger ses yeux de la vive lumière du soleil de midi et scruta l’horizon, dans la direction indiquée par le soldat. Ils n’avaient pas encore atteint la frontière celte et le paysage se composait encore de prairies, parsemées de quelques bosquets d’arbres. Les yeux perçants du Rôdeur distinguaient un petit nuage de poussière venant du sud-est, précédé d’une petite silhouette au galop. — Qui que ce soit, il a plutôt l’air pressé, observa le capitaine. — Trois cavaliers, Capitaine ! lança l’éclaireur. Mais Gilan s’était déjà rendu compte que l’homme avait fait erreur. Il y avait bien trois chevaux, mais un seul cavalier, et une profonde angoisse lui étreignit le cœur. — Doit-on envoyer des hommes pour les intercepter, Messire ? suggéra le capitaine. En des temps aussi troublés, il était peu recommandable de laisser des inconnus arriver à bride abattue au beau milieu d’une troupe armée. Mais le cavalier s’approchait déjà. Gilan le reconnut. Plus précisément, il reconnut l’un des chevaux : court sur pattes et hirsute, le torse puissant. Le poney de Will, Folâtre. Mais ce n’était pas Will qui le montait. Les soldats s’étaient déployés pour arrêter le cavalier. Gilan s’adressa tranquillement au capitaine : — Dites-leur de le laisser passer. Le capitaine répéta l’ordre d’une voix beaucoup plus forte et les hommes s’écartèrent devant Horace. Le garçon aperçut alors le petit groupe d’officiers qui se tenaient autour de l’étendard du bataillon ; il s’avança et arrêta le petit cheval devant eux. Gilan reconnut les autres chevaux qu’Horace tenait par la bride : celui du jeune guerrier et la bête de somme qui avait été confiée à la jeune fille. — Ils ont attrapé Will ! s’écria le garçon d’une voix enrouée, en voyant que Gilan se tenait parmi les officiers. Ils ont attrapé Will et Evanlyn ! Une douleur lancinante transperça le cœur de Gilan, qui ferma brièvement les yeux. Même s’il connaissait d’avance la réponse, il demanda : — Des Wargals ? — Des Skandiens ! répliqua Horace. Ils les ont attrapés près du pont. Ils… Gilan tressaillit de surprise. — Le pont ? demanda-t-il d’une voix pressante. Quel pont ? Horace était hors d’haleine après les violents efforts qu’il venait de fournir. Il avait monté les trois chevaux tour à tour, passant de l’un à l’autre sans jamais prendre le temps de faire halte. Comprenant qu’il devait commencer par le commencement, il tâcha de reprendre son souffle. — Celui qui enjambait la Fissure, dit-il. C’est pour ça que Morgarath a fait enlever les Celtes. Ils construisaient un immense pont pour qu’il puisse faire traverser son armée. Ils l’avaient presque achevé quand nous sommes arrivés là-bas. Le capitaine qui se tenait près de Gilan avait pâli. — Tu veux dire qu’il y a un pont au-dessus de la Fissure ? Il n’osait imaginer ce que cela pourrait entraîner. — Non, il a été détruit, répondit Horace, qui avait repris son souffle et parlait plus posément maintenant. Will y a mis le feu. Will et Evanlyn. Mais ils sont restés de l’autre côté pour maintenir les Skandiens à distance, et… — Des Skandiens ! s’exclama Gilan. Mais que diable font-ils sur le plateau de Morgarath ? Horace eut un petit geste d’impatience. — C’est l’avant-garde d’une armée qui doit arriver par le sud, en passant par les falaises. Les Skandiens avaient prévu de s’allier aux Wargals ; ensemble, ils devaient traverser le pont et attaquer notre armée en la prenant à revers. Les cavaliers échangèrent des regards entendus. — Tant mieux, le pont est détruit désormais, fit remarquer un lieutenant. Mais Horace, le regard tourmenté, fit volte-face et regarda l’officier, un jeune homme qui devait avoir quelques années de plus que lui. — Mais Will est leur prisonnier ! s’écria-t-il. Au souvenir de son ami, qui avait été assommé puis emmené sous ses yeux, le garçon sentit les larmes monter. — La jeune fille aussi, ajouta Gilan. Mais Horace n’en avait que faire. — Oui ! Évidemment qu’ils l’ont attrapée ! Je suis navré pour elle, mais Will est mon ami ! Le capitaine, l’un des seuls à connaître le but véritable de leur mission, intervint avec indignation : — Tu es « navré » pour elle ? Sais-tu au moins qui… — Ça suffit, capitaine ! le coupa sèchement Gilan pour éviter que l’homme n’en dise davantage. Le capitaine lui lança un regard furieux ; Gilan se pencha alors vers lui et parla à voix suffisamment basse pour ne pas être entendu des autres : — Mieux vaut ne pas ébruiter le nom de la jeune fille. Le capitaine commençait à comprendre. Si Morgarath savait que ses hommes retenaient en otage la fille du Roi Duncan, il aurait en main un atout puissant, qui l’inciterait à négocier. Gilan se tourna à nouveau vers l’apprenti guerrier. — Horace, crois-tu qu’ils pourront réparer le pont ? Le jeune homme secoua vigoureusement la tête. Perdre son ami lui avait porté un coup terrible, mais il était visiblement fier de ce que Will avait accompli. — Impossible ! Il a disparu dans le précipice. Will s’est assuré de ne rien laisser de l’autre côté de la Fissure. C’est pour ça qu’il s’est fait prendre. Il voulait être certain que tout serait détruit… Evidemment, ils peuvent peut-être installer un pont de corde, ajouta-t-il. Cette information encouragea Gilan à prendre une décision ; il se tourna vers le capitaine : — Capitaine, continuez votre route avec votre troupe et vérifiez qu’aucun autre pont ne franchit la Fissure. Les bataillons de Morgarath ne doivent en aucun cas pouvoir la traverser, même en petit nombre. Horace vous montrera sur la carte l’endroit exact. Surveillez la Fissure jusqu’à ce que la relève arrive et envoyez des patrouilles dans les rares endroits où il est possible de construire un pont. Horace, tu m’accompagnes ; tu rapporteras au Roi ce que tu as appris. Allons-y. Mais Horace attendait l’occasion de pouvoir ajouter autre chose. — Les Skandiens, dit le garçon, ils ne sont pas que sur le plateau. Une armée arrive du nord, par la Forêt d’Epinay. Un nouveau murmure parcourut l’assemblée. — Tu es sûr de ce que tu avances ? demanda Gilan. Horace hocha la tête à plusieurs reprises. — Will les a entendus. Ils ont posté des troupes sur les plages et dans les Marais, mais c’est une ruse. En réalité, l’attaque doit venir de l’arrière. — Nous n’avons pas un instant à perdre, dit le Rôdeur. Cette armée peut nous poser d’insurmontables difficultés si le Roi n’en est pas informé. Capitaine, dit-il en se tournant vers le commandement de la troupe, vous connaissez votre mission. Conduisez vos hommes à la Fissure le plus rapidement possible. Le capitaine lui fit un bref salut et lança sèchement quelques ordres à ses officiers, qui rejoignirent leurs hommes au galop. Après une courte discussion durant laquelle Horace indiqua l’emplacement du pont détruit sur une carte de la région, la troupe partit au petit trot. Gilan se tourna vers Horace. — Allons-y, lui dit-il simplement. Le jeune guerrier acquiesça d’un air las et, cette fois, enfourcha son cheval. Folâtre semblait hésiter ; il piaffait, tourné vers la cavalerie qui s’éloignait, en direction de l’endroit où il avait vu son maître pour la dernière fois. Il les suivit sur quelques mètres mais Gilan lui donna l’ordre de revenir et, à contrecœur, le petit cheval se rangea derrière le grand Rôdeur. 23 Un atroce mal de tête martelait les tempes de Will, une douleur lancinante qui résonnait dans son crâne et irradiait derrière ses paupières closes. Il s’obligea à ouvrir les yeux, qui se posèrent sur un dos recouvert d’un gilet en peau de mouton et sur des collants de laine entourés de bandelettes de cuir. Il prit conscience qu’il se trouvait la tête en bas et que quelqu’un le portait sur son épaule. C’étaient les pas pressés de l’homme qui tambourinaient ainsi dans son crâne et Will regretta de ne pas pouvoir marcher. Il se mit à gémir et l’homme s’arrêta. — Erak ! Y s’réveille ! Le Skandien le posa à terre. Will essaya de faire un pas mais ses genoux cédèrent et il s’effondra. Erak, le chef du groupe, se pencha vers lui. Le garçon sentit un gros pouce lui soulever une paupière. L’homme n’avait pas agi brutalement, mais il n’en était pas délicat pour autant. Will le reconnut : c’était le Skandien qui avait failli le découvrir quand il les avait espionnés près de leur feu de camp, dans la vallée. — Hum…, dit-il d’un air pensif. Un peu s’coué, c’est sûr. T’as visé juste, Nordel, avec cette pierre, ajouta-t-il à l’intention de l’homme qui l’accompagnait. Celui-ci sourit, heureux du compliment. Nordel était un véritable géant aux cheveux blonds et nattés – deux tresses bien nouées, enduites de graisse, qui rebiquaient vers le haut et ressemblaient à des cornes. — C’est c’que j’faisais quand j’étais gamin, quand j’chassais les phoques et les pingouins, dit-il d’un air satisfait. Erak laissa retomber la paupière de Will et s’éloigna. Le garçon sentit alors une main plus douce se poser sur son visage ; il ouvrit à nouveau les yeux et se retrouva nez à nez avec Evanlyn. Elle lui caressait gentiment le front, s’efforçant de nettoyer le sang coagulé qui le recouvrait. — Comment te sens-tu ? demanda-t-elle. — Ça va, parvint-il à dire, tout en refoulant la nausée qui l’envahissait. Ils t’ont attrapée toi aussi ? constata-t-il. Et Horace ? dit-il à voix basse. Elle posa un doigt sur ses lèvres. — Il a pu s’enfuir, répondit-elle doucement. Quand le pont s’est effondré, je l’ai vu partir en courant. Will soupira de soulagement. — On a donc réussi ? Le pont est bien détruit ? Au souvenir du pont qu’elle avait vu sombrer dans les profondeurs de la Fissure, un léger sourire apparut sur les lèvres de la jeune fille. — Oui, entièrement détruit, dit-elle. Mais Erak avait entendu ses dernières paroles et il les regarda en secouant la tête. — Et c’est pas Morgarath qui va vous remercier de c’que vous v’nez de faire, leur dit-il. Un léger frisson de peur agita le garçon. Entendre le nom du redoutable Seigneur de Pluie et de Nuit ici, sur ce plateau, lui parut encore plus sinistre qu’auparavant. Le Skandien lança un coup d’œil vers le soleil. — On va faire une halte, dit-il. D’ici une heure ou deux, not’p’tit ami arrivera p’t-être à remarcher. Les Skandiens sortirent de leurs sacs de quoi boire et manger. Ils lancèrent une gourde d’eau ainsi qu’une miche de pain en direction de Will et d’Evanlyn ; les deux captifs, affamés, mangèrent goulûment. — On fait quoi, maint’nant ? demanda celui qui s’appelait Nordel. Evanlyn semblait sur le point de dire quelque chose à Will mais il leva la main pour la faire taire. Il voulait entendre la conversation des Skandiens. Erak mastiqua un morceau de morue séchée, le fit descendre avec une gorgée de la liqueur qu’il transportait dans une gourde de cuir, puis haussa les épaules. — En c’qui me concerne, on fiche le camp d’ici l’plus rapidement possible. On est seulement v’nus pour l’butin. Maintenant que l’pont est détruit, y aura plus rien à piller du tout. — Si on s’en va, Morgarath s’ra pas content, l’avertit un autre homme, petit et trapu. Erak se contenta de hausser les épaules. — Horak, j’suis pas là pour aider Morgarath à envahir Araluen, répliqua-t-il. Et toi non plus. Nous nous battons par intérêt et quand y a plus rien à récupérer, on s’en va, c’est comme ça. Horak baissa les yeux et se mit à gratter le sol poussiéreux du bout des doigts. Il reprit la parole sans relever la tête. — Et ces deux-là, qu’est-ce qu’on en fait ? Will sentit Evanlyn retenir brusquement sa respiration. — On les garde avec nous, dit Erak. Horak releva la tête. — Quel intérêt pour nous ? Pourquoi on s’contente pas d’les livrer aux Wargals ? demanda-t-il. Les deux autres acquiescèrent en marmonnant. À l’évidence, la question leur avait déjà traversé l’esprit, mais ils avaient attendu que quelqu’un d’autre la soulève. — J’vais vous dire à quoi y vont nous servir. Premièrement, ce sont des otages, pas vrai ? — Des otages ! grogna le quatrième membre du groupe, celui qui n’avait pas encore dit un mot. Erak se tourna vers lui. — C’est ça, Svengal, des otages. Vous savez bien qu’j’ai pris part à beaucoup plus de pillages et d’campagnes que n’importe lequel d’entre vous, et j’aime pas trop la tournure qu’prend celle-ci. J’crois bien que Morgarath a voulu s’montrer trop malin et que ça va s’retourner contre lui. Ces faux plans de bataille, ces souterrains creusés dans l’secret, ces projets d’attaques surprises avec Horth et ses soldats, de l’aut’côté d’Epinay… Trop compliqué, tout ça. Quand on prévoit d’attaquer Araluen, mieux vaut faire les choses simplement. — Mais Horth va quand même donner l’assaut en passant par la Forêt d’Epinay, dit Svengal avec entêtement. Erak secouait la tête. — Oui, t’as raison, mais y saura pas qu’y a plus de pont, non ? Y va attendre des renforts qu’arriveront jamais. J’suis prêt à parier qu’Morgarath s’ra pas pressé de lui apprendre ça. J’en suis sûr, cette bataille s’ra gagnée ou perdue à pile ou face. C’est bien l’problème avec toutes ces stratégies qui s’veulent trop fute-fute ! Un des rouages fonctionne plus et on a tout qui s’écroule ! Un bref silence accueillit ces mots. Les Skandiens réfléchirent à ce qu’Erak venait de leur dire, puis hochèrent la tête en signe d’assentiment. — J’vous l’dis, les gars, la tournure des événements me plaît pas trop et d’après moi, y vaut mieux prendre le risque de passer par les Marais pour rejoindre les navires de Horth. — Pourquoi on repartirait pas par où on est arrivés ? demanda Svengal. Mais son chef secoua énergiquement la tête. — Par ces falaises ? Avec Morgarath à nos trousses ? Merci bien. J’pense pas qu’il apprécie les déserteurs. Nous l’accompagnerons jusqu’au défilé du Pas-de-Trois ; mais une fois qu’on l’aura passé, on bifurquera vers l’est, en direction de la côte. Il s’interrompit afin de laisser aux autres le temps de bien comprendre, puis ajouta : — Et nous aurons ces deux otages au cas où les gars d’Araluen essayent de nous intercepter. — Ces gamins ? dit Nordel d’un ton moqueur. À quoi y pourront bien servir ? — T’as pas vu qu’le garçon avait un médaillon en feuille de chêne ? demanda Erak. Instinctivement, Will porta la main à l’insigne qu’il gardait autour du cou. — C’est l’symbole des Rôdeurs, continua Erak. Y fait partie de leur Ordre. P’t-être bien qu’il est apprenti. Et d’habitude, y tiennent à leurs membres. — Et la fille ? dit Svengal. Elle n’a rien à voir avec les Rôdeurs ! — C’est vrai, dit Erak. C’est juste qu’une fille. Mais j’refuse de livrer une fille aux Wargals. T’as vu d’quoi y sont capables ? Pires que des bêtes sauvages, ceux-là. Non. Elle vient avec nous. Un autre silence suivit, durant lequel ses compagnons restèrent pensifs. — J’suis d’accord avec toi ! dit enfin Horak. Erak regarda les autres et comprit que Horak avait parlé en leur nom à tous. Les Skandiens étaient des guerriers, des hommes endurcis, mais pas forcément impitoyables. — Bien. Allez ! On s’remet en route, annonça Erak. Tandis que les autres Skandiens remballaient les restes de leur maigre repas, il se leva et se dirigea vers les deux jeunes gens. — Tu peux marcher ? demanda-t-il à Will. Ou bien est-ce que Nordel doit encore t’porter ? Will rougit de colère et se mit lestement sur pied. Il regretta aussitôt de ne pas être resté assis. Il tituba et seule la main qu’Evanlyn plaça sous son bras l’empêcha de tomber. Mais il avait la ferme intention de ne pas faiblir devant leurs ravisseurs. Il reprit son équilibre puis lança un regard furieux à Erak, un air de défi sur le visage. — Je peux marcher, parvint-il à dire. Le grand guerrier l’observa un instant, comme pour le jauger. — Oui, finit-il par dire. J’veux bien t’croire… 24 Les sourcils froncés, Messire David mâchouillait les extrémités de sa moustache tout en observant attentivement la carte. — Je n’en sais rien, Halt, dit-il d’un air peu convaincu, c’est très risqué. À la guerre, il est primordial de ne jamais diviser ses forces, c’est un principe. Halt hocha la tête. Il savait que le chevalier, qui avait pour rôle de déceler les failles d’un plan, ne cherchait qu’à se montrer constructif. — J’en conviens, dit le Rôdeur. Mais la surprise est une arme redoutable, vous le savez. Le Baron Tyler fit le tour de la table afin d’étudier leur idée sous un autre angle. Il pointa le bout de sa dague sur la surface peinte en vert, qui représentait la Forêt d’Epinay. — Êtes-vous certain, Gilan et vous, de pouvoir guider une armée de cavaliers à travers la forêt ? Je la croyais infranchissable, fit-il observer d’un ton sceptique. Halt hocha la tête. — Cela fait des années que les Rôdeurs dressent des plans du Royaume, jusqu’à la plus petite parcelle de terrain, Seigneur. Et particulièrement les lieux réputés pour être impénétrables. Si nous pouvons surprendre l’armée skandienne, Morgarath sera pris de court. Tyler continuait de tourner autour de la table en examinant attentivement les différentes parties du plan et les repères qui avaient été plantés dans le sable. — C’est bien beau, mais imaginez que les Skandiens triomphent de notre cavalerie… Après tout, ils seront presque deux fois plus nombreux que vous. — C’est exact, répliqua Halt. Mais si nous les surprenons en rase campagne, nous aurons l’avantage. N’oubliez pas non plus que deux cents unités d’archers nous accompagneront. Cela devrait un peu équilibrer les effectifs. Une unité d’archers se composait de deux hommes, un archer et un piquier, qui s’entraidaient – une équipe redoutable face à des fantassins vêtus d’armures légères. L’archer pouvait abattre un grand nombre d’adversaires tout en restant à distance ; une fois que s’engageait le corps à corps, le piquier prenait le relais, tandis que l’archer se repliait. — Imaginons malgré tout que les Skandiens remportent la bataille, insista Tyler. La donne ne sera plus la même. Il nous faudra combattre l’ennemi au nord-ouest, tandis que nos arrières seront pris d’assaut par les Wargals de Morgarath venus par le défilé du Pas-de-Trois. Le Baron Arald eut du mal à réprimer un soupir. En tant que stratège, Tyler était d’une prudence notoire. — Oui, dit Arald en s’efforçant de ne pas montrer son impatience. Mais si la cavalerie réussit, Morgarath verra fondre sur lui cette armée depuis le nord-est et pensera voir arriver les Skandiens ; il positionnera alors ses troupes sur les Plaines pour nous prendre à revers. C’est alors que nous le vaincrons… une bonne fois pour toutes. L’idée semblait le séduire. — Mais il existe quand même un risque, dit Tyler avec obstination. Arald et Halt échangèrent un regard et le Baron haussa légèrement les épaules. — Une guerre présente toujours des risques, Messire. Ce serait trop facile, sinon, rétorqua Halt sèchement. Le Baron Tyler leva vers lui des yeux courroucés mais le Rôdeur soutint calmement son regard. Le Baron était sur le point de reprendre la parole quand Messire David le devança. Il fit claquer son gantelet dans la paume de sa main et dit d’un air résolu : — Parfait, Halt. Je vais soumettre votre projet au Roi. Le visage de Halt se radoucit quelque peu. — Comment Sa Majesté a-t-elle accueilli la nouvelle ? demanda le Rôdeur. Messire David haussa tristement les épaules. — Il est littéralement anéanti, c’est normal. C’est un coup du sort bien cruel, que de voir ses espoirs renaître pour ensuite apprendre qu’ils ont à nouveau volé en éclats. Mais il parvient toutefois à mettre son chagrin de côté et continue à remplir son devoir. Il dit qu’il pleurera la perte de sa fille plus tard, quand cette guerre sera terminée. — Il se peut qu’il n’ait pas à la pleurer, rétorqua Arald. David lui sourit d’un air affligé. — Je lui ai dit, bien sûr. Mais il préfère ne pas nourrir de faux espoirs. Un silence embarrassé s’installa sous la tente. Tyler, Fergus et Messire David éprouvaient une immense peine pour leur Roi. Duncan était un monarque populaire et équitable. Halt et le Baron Arald, quant à eux, étaient profondément affectés par la disparition de Will. En très peu de temps, et c’était surprenant, le garçon avait trouvé sa place au château de Montrouge. David finit par briser le silence : — Messires, vous pourriez peut-être aller faire vos préparatifs. Je m’en vais montrer ce plan de bataille au Roi. À ces mots, il se dirigea vers l’intérieur du pavillon, tandis que Halt et les Barons quittaient la grande tente. Arald, Tyler et Fergus s’éloignèrent rapidement, afin d’aller donner des ordres à leurs hommes. Halt aperçut une silhouette vêtue de gris et de vert qui attendait, l’air découragé, près du poste des sentinelles, et il descendit la petite colline pour aller à la rencontre de son ancien apprenti. — Accorde-moi la permission de partir à leur recherche, lui dit Gilan. Halt savait que Gilan était inconsolable a l’idée d’avoir perdu Will. Le jeune Rôdeur s’en voulait de les avoir laissés seuls, dans les collines de Celtica, même si Halt et les autres Rôdeurs lui avaient déjà répété qu’il avait agi avec bon sens. Mais Gilan refusait de les entendre. Halt avait conscience que Gilan aurait d’autant plus de chagrin qu’il ne pouvait accéder à sa requête. En tant que Rôdeurs, ils avaient d’abord un devoir à accomplir envers le Royaume. Halt secoua la tête et lui répondit d’un ton cassant : — Permission refusée. J’ai besoin de toi ici, Nous avons pour mission de guider la cavalerie à travers la Forêt d’Epinay afin d’intercepter l’armée de Horth. Va dans la tente de Crowley et procure-toi les plans sur lesquels sont notés les passages secrets de la région. Gilan, la mâchoire serrée, hésitait. — Mais…, essaya-t-il de protester. Ce qu’il vit alors dans les yeux de Halt le força à s’interrompre. Le Rôdeur aîné se rapprocha de lui. — Gilan, crois-tu un seul instant que l’envie de mettre en pièces ce plateau, pierre après pierre, jusqu’à ce que je retrouve Will, ne me démange pas ? Mais toi et moi, nous avons prêté serment et accepté de porter ces feuilles d’argent. Nous devons à présent nous en montrer dignes. Gilan baissa les yeux et hocha la tête, les épaules basses. — D’accord, dit-il d’une voix cassée. Halt crut voir des larmes dans les yeux du jeune Rôdeur, et il tourna précipitamment les talons avant que Gilan ne puisse voir que ses yeux à lui aussi étaient humides. — Va chercher les plans, lui dit-il sèchement. 25 Tout le jour, les quatre Skandiens et leurs prisonniers avancèrent péniblement sur le lugubre plateau balayé par les vents. Erak attendit jusque tard dans la nuit avant d’ordonner de faire halte. Will et Evanlyn s’effondrèrent avec gratitude sur le sol rocheux. Au cours de la journée, le mal de tête de Will s’était atténué mais quelques faibles élancements le faisaient encore souffrir. Son front maculé de sang le démangeait atrocement, mais il savait qu’en se grattant, il ne ferait que rouvrir la blessure que lui avait infligée la pierre tranchante. Erak ne les ayant pas ligotés, leurs mouvements n’étaient pas entravés ; c’était déjà ça, se disait le garçon. Le chef skandien leur avait fait observer qu’ils pouvaient bien s’enfuir, mais qu’ils ne trouveraient aucun endroit où se réfugier. — C’plateau pullule de Wargals, leur avait-il dit d’un ton brutal Prenez c’risque, si ça vous chante. Ils étaient donc restés au centre du groupe, marchant vers le nord-est, en direction du défilé. Ils avaient effectivement croisé plusieurs bataillons de Wargals. À présent, les Skandiens avaient posé leurs lourds paquetages sur le sol et Nordel rassembla du bois pour le feu. Svengal lança une grande gamelle de cuivre à Evanlyn et lui indiqua le torrent qui courait entre les rochers, non loin de là. — Va chercher d’l’eau, lui ordonna-t-il d’un ton bourru. La jeune fille hésita un instant puis ramassa le récipient en haussant les épaules ; en se relevant, elle laissa échapper un léger gémissement – ses muscles endoloris et ses articulations la faisaient souffrir. — Tu viens, Will ? dit-elle comme si de rien n’était. Tu pourras me donner un coup de main. Erak était en train de fouiller dans son sac quand il l’entendit, et il se tourna vivement vers elle : — Non ! s’écria-t-il brusquement. Tous les hommes le regardèrent. Il pointa son index vers Evanlyn. — Je m’fiche bien d’toi ; tu peux t’éloigner, j’sais que tu reviendras. Mais l’Rôdeur, y bouge pas ; y pourrait avoir l’idée de nous fausser compagnie malgré les Wargals. Will, qui avait justement cette idée en tête, s’efforça de feindre l’étonnement. — Je ne suis pas un Rôdeur, juste un apprenti. Erak s’étrangla de rire. — C’est c’que tu prétends, répliqua-t-il, mais vers le pont, t’as abattu ces Wargals comme un vrai Rôdeur l’aurait fait. Tu restes ici, que j’puisse avoir un œil sur toi. Will haussa les épaules, adressa un pâle sourire à Evanlyn et se rassit en soupirant. Il s’adossa à un rocher tout en sachant que cette position lui serait inconfortable d’ici quelques instants ; mais pour le moment, c’était un bonheur de pouvoir s’asseoir ! Les Skandiens dressèrent leur campement à quelques mètres du chemin, au sommet d’une petite butte et, très vite, ils allumèrent le feu de camp. Quand Evanlyn revint avec sa casserole pleine d’eau, Erak et Svengal y ajoutèrent des aliments séchés et mirent à cuire un ragoût. Le repas fut simple et plutôt insipide, mais le plat chaud leur remplit le ventre. Le vague à l’âme, Will repensa aux repas qui venaient des cuisines de Maître Chubb ; il comprit avec tristesse que ces évocations culinaires ou que les heures passées dans la forêt avec Halt n’étaient désormais rien d’autre que des souvenirs. Des images lui venaient spontanément à l’esprit, et il revoyait Folâtre, Gilan et Horace, les remparts de Montrouge, qui rougeoyaient dans les derniers rayons du soleil couchant. Le repas lui parut plus fade encore et ses yeux se remplirent de larmes. Il essaya discrètement de les essuyer du revers de la main. Evanlyn s’était aperçue de la détresse du garçon et il sentit qu’elle posait sa petite main tiède sur la sienne ; il était conscient qu’elle l’observait mais il était incapable de rencontrer son regard, tant il craignait de ne pouvoir retenir ses larmes. — Tout ira bien, chuchota-t-elle. Il essaya de lui répondre mais n’y parvint pas. Il se contenta de secouer la tête en silence, les yeux baissés, et s’absorba dans la contemplation de son bol en bois. Au détour d’un virage, à plusieurs centaines de mètres en contrebas, ils aperçurent soudain une troupe de cavaliers qui arrivait vers eux au trot, suivie d’un bataillon de Wargals au pas de course. Leur chant parvenait jusqu’à eux, transporté par la brise. Will sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Erak se tourna vivement vers ses deux captifs et leur fit signe d’aller se réfugier dans les rochers qui se trouvaient derrière le campement. — Dépêchez-vous vous deux ! Passez là-derrière si vous t’nez à la vie ! C’est Morgarath en personne sur l’cheval blanc ! Nordel, Horak, sortez d’l’ombre et v’nez près du feu pour faire diversion ! Will et Evanlyn ne se le firent pas dire deux fois et coururent ventre à terre vers les rochers qu’ils escaladèrent tant bien que mal. Ainsi qu’Erak l’avait ordonné, deux des Skandiens se rapprochèrent de la lueur du feu de camp afin de détourner l’attention des cavaliers des deux petites silhouettes qui s’enfuyaient dans la semi-pénombre. Will, étendu sur le ventre, un bras passé autour des épaules d’Evanlyn, entendit se rapprocher le chant des Wargals, qui se mêlait aux fracas des sabots et au cliquetis des armes et des harnais. Comme il l’avait déjà fait par le passé, il avait recouvert sa tête de son capuchon afin de laisser son visage dans l’ombre. Il trouva un petit interstice entre deux roches et ne put résister à l’envie d’y glisser un œil, même s’il savait qu’il prenait un énorme risque. Il avait une vision limitée du campement, mais il apercevait Erak, debout à côté du feu, face aux arrivants. Will comprit qu’en se plaçant ainsi, Erak savait que le feu de camp ferait office d’écran entre les cavaliers et l’endroit où Evanlyn et lui étaient dissimulés. Si l’un des Wargals avait l’idée de regarder dans leur direction, il serait ébloui par l’éclat des flammes. Une idée excellente que Will se promit de retenir pour une occasion future. Il entendit les chevaux s’arrêter et le chant des Wargals s’éteindre subitement. Un silence suivit, qui dura quelques secondes, puis quelqu’un prit la parole. Une voix basse et perfide, légèrement sifflante, pareille au son que produit un serpent. — Capitaine Erak, quelle est donc votre destination ? Will colla son œil dans la fissure, les yeux plissés pour essayer d’apercevoir celui qui parlait. Il ne faisait aucun doute que cette voix malfaisante appartenait à Morgarath, une voix froide et haineuse, qui lui évoquait le crissement des ongles sur une ardoise. Propre à glacer le sang. Il sentit ses cheveux se hérisser et Evanlyn fut parcourue d’un frisson. Erak éprouvait peut-être la même terreur, mais ne laissa toutefois rien deviner de son malaise. — Le titre approprié, c’est « Jarl », ou « Prince », Seigneur Morgarath, dit-il d’un ton mesuré. Et non « Capitaine ». — Très bien, répliqua la voix glaciale. Je tâcherai de me le rappeler, au cas où cela présente un jour le moindre intérêt pour moi. À présent, Capitaine, répéta-t-il, dites-moi : où comptez-vous vous rendre ? On entendit un tintement de harnais et Will vit s’avancer un cheval blanc ; rien à voir, cependant, avec la monture lustrée d’un vaillant chevalier. La bête était livide et sa robe sans éclat. Un cheval énorme, pâle comme la mort, qui roulait des yeux farouches. Le garçon tendit légèrement le cou et parvint à entrevoir une main gantée de noir qui tenait lâchement les rênes, mais le cavalier restait invisible. — Nous pensions vous rejoindre au défilé du Pas-de-Trois, Seigneur, répondit Erak. J’imagine que vous avez toujours l’intention d’attaquer, même si l’pont a été détruit. En entendant le Skandien faire allusion au pont, Morgarath lança un épouvantable juron. Son cheval, sensible à la fureur de son maître, fit quelques pas de côté et Will put enfin apercevoir son cavalier. Le Seigneur de Pluie et de Nuit, tout vêtu de noir, paraissait immensément grand et très maigre. Il se tenait courbé sur sa selle afin de s’adresser aux Skandiens et, sous sa cape noire, son dos voûté lui donnait l’allure d’un vautour. Son visage était émacié, son nez crochu et ses pommettes saillantes, et il avait le teint aussi livide que son cheval. Ses longs cheveux blonds encadraient un front dégarni, qui contrastait avec ses yeux, deux billes sombres. Il était rasé de près et ses fines lèvres rouges, semblables à une cicatrice, accentuaient la pâleur de son visage. Will l’observait toujours, quand soudain, le Seigneur parut détecter sa présence. Il leva les yeux, les dirigea derrière Erak et les Skandiens, et scruta les ténèbres. Will se figea, osant à peine respirer devant ce regard qui fouillait l’obscurité. Mais la lueur des flammes empêchait Morgarath de voir quoi que ce soit et il se tourna à nouveau vers Erak. — C’est exact, la bataille aura lieu, comme prévu. Maintenant que Duncan a déployé ses armées dans une position de défense qu’il croit efficace, il nous laissera sortir sur les Plaines avant de donner l’assaut. — Et c’est là que Horth l’prendra à revers, ajouta Erak en laissant échapper un petit rire. Morgarath le dévisagea, la tête légèrement penchée de côté comme pour mieux l’examiner, une posture qui rappela une nouvelle fois à Will celle du vautour. — Tout à fait, acquiesça-t-il. Il aurait été préférable de disposer de deux armées, comme je l’avais d’abord projeté, mais une seule devrait suffire. — C’est bien c’que j’pense, Seigneur, dit Erak. Visiblement, l’opinion du Skandien ne lui importait guère. Un long silence s’installa entre eux. — Les choses se seraient beaucoup mieux déroulées si tes compatriotes ne nous avaient pas abandonnés, finit par dire Morgarath. On m’a rapporté que ton ami Ovlak avait repris la mer et voguait maintenant vers la Skandie, alors qu’il était prévu qu’il nous rejoigne le long des falaises méridionales afin de nous prêter main-forte. Erak n’avait pas l’intention d’être tenu responsable d’actions auxquelles il n’avait pas pris part et se borna à hausser les épaules. — Ovlak est un mercenaire, et vous savez qu’on peut pas s’fier à ces gens-là. La seule chose qui les intéresse, c’est l’butin. — Et… ce n’est pas votre cas ? demanda Morgarath d’une voix méprisante. Erak redressa les épaules. — J’ai pour habitude de respecter mes engagements, dit-il avec raideur. Morgarath le fixa durant un long moment mais le Skandien soutint son regard ; le seigneur finit par détourner les yeux. — Chirath m’a informé que vous aviez fait un prisonnier près du pont… un puissant guerrier, m’a-t-il dit. Où est-il ? Je ne le vois pas. Morgarath essaya à nouveau de scruter les ombres qui se trouvaient de l’autre côté du feu, mais Erak se mit à ricaner. — Si Chirath était l’chef de votre bataillon d’Wargals, ça m’étonnerait qu’il l’ait vu ! répliqua le Skandien d’un ton sarcastique. Il a passé son temps recroquevillé derrière un rocher en essayant d’éviter des volées d’flèches. — Et le prisonnier ? voulut savoir Morgarath. — Il est mort. Nous l’avons abattu avant d’jeter son corps dans l’précipice. — Cette nouvelle me contrarie beaucoup… Will en eut la chair de poule. — Il a contrecarré mes projets et j’aurais aimé pouvoir le châtier moi-même, reprit Morgarath. Vous auriez dû me le livrer vivant ! — Effectivement, on aurait nous aussi préféré qu’il évite de tirer ses flèches sur nous ! On a dû l’tuer, c’était l’seul moyen de l’arrêter. Un autre silence s’installa, tandis que le seigneur considérait cette nouvelle information, qui ne lui donnait visiblement pas satisfaction. — À l’avenir, prenez garde. Votre attitude me déplaît profondément… Cette fois, ce fut Erak qui laissa le silence se prolonger. Il affichait un air désinvolte, comme si le mécontentement de Morgarath n’avait pas le moindre intérêt. Le Seigneur de Pluie et de Nuit finit par reprendre ses rênes en main, puis fit violemment pivoter son cheval sur ses talons. — Rendez-vous au défilé du Pas-de-Trois, Capitaine. Il s’apprêtait à quitter le campement quand il parut se rappeler quelque chose, et il se tourna à nouveau vers Erak. — Ne vous mettez pas en tête de déserter. Vous combattrez pour nous jusqu’au bout. — J’vous l’ai dit, Seigneur, j’tiens toujours mes promesses. Cette fois, les lèvres rouges s’étirèrent légèrement sur le visage exsangue du seigneur. Morgarath souriait. — Veillez-y, Capitaine, dit-il doucement. Il claqua alors les rênes et son cheval partit au galop. Les Wargals le suivirent en reprenant leur chant. Will s’aperçut qu’il retenait son souffle depuis un bon moment ; il reprit sa respiration et entendit les Skandiens pousser eux aussi un soupir de soulagement. — Tonnerre de Dieu ! s’écria Erak. Y m’a fichu une de ces trouilles, çui-là ! — On dirait un mort-vivant tout droit remonté des Enfers, ajouta Svengal. Les autres acquiescèrent. Erak contourna le feu de camp et rejoignit Will et Evanlyn, toujours tapis derrière les rochers. — Vous avez bien compris ? Will fit signe que oui, mais Evanlyn restait recroquevillée, face contre terre. Erak lui donna un léger coup de botte. — Et la p’tite damoiselle, elle a entendu ? Elle releva la tête et Will vit que le visage poussiéreux de la jeune fille était strié de larmes de terreur. Sans dire un mot, elle hocha la tête. Erak regarda dans la direction qu’avaient prise Morgarath et ses Wargals. — Alors tâchez d’vous en souvenir ; si vous essayez d’vous enfuir, pensez à c’qui vous attend… 26 Sur les vastes prairies des Plaines d’Uthal, l’herbe ondulait en vagues verdoyantes. On trouvait là peu d’arbres mais des buttes et quelques petites collines rompaient parfois la monotonie du paysage. Au-delà des positions choisies par l’armée d’Araluen, le terrain montait en pente douce et s’achevait sur une crête à basse altitude. Plus près des Marais, là où les Wargals se rangeaient peu à peu, serpentait une petite rivière ; ce n’était d’ordinaire qu’un filet d’eau, mais les dernières pluies printanières l’avaient fait monter et le terrain qui s’étendait devant l’armée ennemie était à présent si bourbeux qu’un assaut de la lourde cavalerie d’Araluen y serait impossible. Le Baron Fergus, du fief de Caraval, posa sa main en visière afin de protéger ses yeux du soleil au zénith et porta son regard au-delà des Plaines, jusqu’à l’entrée du défilé du Pas-de-Trois. — Ils sont bien nombreux, fit-il observer d’une voix tranquille. — Et il en arrive toujours plus, répondit Arald, tout en dégageant légèrement son épée de son fourreau. Les deux barons, du haut de leurs destriers, longeaient au pas les premières lignes de l’armée du Roi Duncan. De l’avis d’Arald, les soldats avaient meilleur moral quand ils pouvaient voir leurs chefs discuter avec décontraction, comme si de rien n’était. Mais en réalité, Arald et Fergus surveillaient l’entrée du défilé, d’où ne cessaient d’émerger leurs adversaires qui allaient ensuite se déployer sur les Plaines. Dans le lointain, ils percevaient le chant rythmé et menaçant des Wargals qui se mettaient en position. — Ce satané bruit me tape sur les nerfs, marmonna Fergus. Arald hocha la tête. D’un air désinvolte, il jeta un coup d’œil sur les hommes qui se trouvaient derrière eux. Les soldats étaient en position, mais le Maître des guerriers, Messire David, les avait autorisés à rester au repos. Les cavaliers avaient donc mis pied à terre et les fantassins et les archers s’étaient assis sur la pente herbeuse. — Rien ne sert de les épuiser en les obligeant à rester au garde-à-vous en plein soleil, avait dit Messire David. De même, David avait ordonné aux différents Maîtres des cuisines de distribuer de l’eau fraîche et des fruits aux soldats, et des serviteurs vêtus de blanc, chargés de paniers et d’outres de cuir, se déplaçaient à présent entre les hommes. Apercevant Maître Chubb, le chef cuisinier de Montrouge, Arald sourit. Le gros homme surveillait un groupe de malheureux apprentis qui offraient des pommes et des pêches aux soldats ; comme d’habitude, sa louche tombait fréquemment sur le crâne de ceux qui ne travaillaient pas assez vite à son goût. — Donnez-lui une massue et, à lui tout seul, votre cuisinier serait bien capable de mettre l’armée de Morgarath en déroute ! fit remarquer Fergus. Arald sourit d’un air pensif. Pour l’instant, les soldats qui entouraient Chubb et ses apprentis, distraits par le gros cuisinier qui se donnait en spectacle, ne prêtaient pas attention au chant qui résonnait de l’autre côté des Plaines. Mais plus loin, le Baron aperçut d’autres bataillons qui donnaient des signes d’impatience, et la plupart des soldats paraissaient nerveux. Il jeta un coup œil tout autour de lui et son regard se posa sur un capitaine d’infanterie, assis dans l’herbe en compagnie de ses hommes. Leurs armures rudimentaires, leurs capes à carreaux et leurs épées à deux tranchants indiquaient qu’ils appartenaient à l’un des fiefs du nord du royaume. Il fit signe à l’homme d’approcher et se pencha sur sa selle afin de lui parler. — Bonjour, Capitaine, le salua-t-il avec décontraction. — B’jour, Seigneur, répondit l’officier avec un accent nordique si prononcé qu’on le comprenait à peine. — Dites-moi, Capitaine, y a-t-il parmi vous des joueurs de cornemuse ? demanda le Baron en souriant. Avec beaucoup de sérieux, le capitaine lui répondit aussitôt : — Oui, Seigneur. McDuig et McForn sont là, ils nous accompagnent toujours quand nous partons guerroyer. — Dans ce cas, vous pourriez peut-être leur demander de nous jouer un ou deux quadrilles de votre région ? suggéra le Baron. Leurs airs seront certainement plus agréables à l’oreille que ces affreux grognements qui nous viennent de la plaine, ajouta-t-il en indiquant d’un signe de tête l’armée de Wargals. Un sourire apparut sur les lèvres du capitaine, qui acquiesça avec empressement. — Bien, Messire, je m’en occupe. Rien ne vaut un p’tit air de cornemuse pour redonner un peu d’cœur au ventre ! Il le salua brièvement et courut retrouver ses hommes. — McDuig ! Mcforn ! Ramassez vos instruments, les gars, et jouez-nous quelque chose ! Tandis qu’ils s’éloignaient, les deux barons entendirent derrière eux les cornemuses entamer à plein volume les premières mesures d’une mélodie plaintive. Fergus se mit à grimacer de douleur. — Rien ne vaut un petit air de cornemuse pour redonner un peu de cœur au ventre ! reprit Arald, un large sourire aux lèvres. — Ça me fait plutôt grincer des dents, répliqua son compagnon. Cherchant à s’éloigner du son strident des instruments, Fergus donna un petit coup de talon discret dans le flanc de son cheval, mais quand il jeta un coup d’œil derrière lui, il dut reconnaître que l’idée d’Arald portait ses fruits : la musique parvenait à recouvrir le chant morbide des Wargals et l’attention des hommes se portait maintenant sur les deux musiciens qui allaient et venaient au pas devant eux. — Excellente idée, dit-il à Arald. En revanche, j’ai quelques doutes concernant notre stratégie, qui n’a pas l’air très efficace, dit-il en indiquant les Wargals qui organisaient leurs troupes. Ne ferions-nous pas mieux de donner l’assaut avant qu’ils aient le temps de se déployer ? Je me fie à mon instinct… Arald haussa les épaules. Les jours précédents, cette question avait déjà donné lieu à des débats passionnés entre les membres du Conseil de guerre. — Si nous les attaquions maintenant, alors qu’ils sont en train de quitter le défilé, nous ne réussirions qu’à les contenir. Si nous voulons définitivement anéantir Morgarath, nous devons d’abord laisser ses troupes se mettre à découvert. — Espérons que Halt est parvenu à intercepter l’armée de Horth, dit Fergus. Je commence à attraper un torticolis à force de regarder par dessus mon épaule pour m’assurer que l’ennemi n’est pas derrière nous… — Halt ne nous a jamais laissés tomber par le passé, dit Arald avec douceur. Fergus hocha tristement la tête. — Je le sais bien. Halt est un homme remarquable. Mais tant de choses ont pu mal tourner. Et s’il n’avait pas réussi à retrouver l’armée ennemie ? Et si lui et nos hommes étaient encore en train de se frayer un passage à travers la Forêt d’Epinay ? Pire encore, Horth a très bien pu triompher de nos archers et de notre cavalerie… — Nous ne pouvons rien faire d’autre qu’attendre, fit observer Arald. — Et garder l’œil vers le nord-ouest, en espérant ne pas voir des haches d’armes et des casques cornus dévaler ces collines. — Quelle idée réconfortante ! répliqua Arald, en essayant de prendre cette dernière remarque à la légère. Il ne put toutefois résister à la tentation de se retourner sur sa selle et de jeter un coup d’œil inquiet en direction des collines. Erak attendit que les dernières centaines de Wargals pénètrent rapidement dans le sinueux défilé avant d’ordonner à son petit groupe de se faufiler parmi les créatures. Quand les Skandiens commencèrent à se frayer un chemin à travers le flot de Wargals, ces derniers se mirent à grogner sourdement en montrant les dents, mais les pilleurs des mers, lourdement armés, grognèrent en retour et, après quelques moulinets des haches à double tranchant qu’ils maniaient avec tant d’aisance, l’irritation des Wargals s’atténua et ils s’écartèrent un peu, les laissant en paix. Evanlyn et Will se trouvaient au centre du groupe, entourés de leurs ravisseurs solidement charpentés. La cape de Will, qui aurait trahi sa fonction de Rôdeur, avait été cachée dans l’un des sacs. Evanlyn et lui avaient revêtu des capes en peau de mouton, beaucoup trop grandes pour eux. De même, Evanlyn avait couvert ses courts cheveux d’un bonnet de laine. Jusqu’alors, aucun Wargal n’avait semblé s’étonner de leur présence, les prenant certainement pour les serviteurs ou les esclaves des Skandiens. — Contentez-vous d’vous taire et d’garder les yeux baissés ! leur avait ordonné Erak avant de se mêler aux bataillons de Wargals. Ils se laissaient porter par la foule et par le flux et le reflux du chant monocorde et cadencé des créatures, qui se réverbérait contre les parois de l’étroit défilé. Quand ils l’auraient quitté, Erak avait l’intention de se diriger vers l’est, en faisant mine de rejoindre le flanc droit de l’armée de Wargals. Mais dès que l’occasion se présenterait, les Skandiens sortiraient des rangs, prendraient la fuite en direction des Marais et traverseraient leurs eaux stagnantes, afin de rejoindre les plages où mouillait la flotte de Horth. Ils couraient toujours entre les montagnes à pic, au gré des virages du tortueux défilé, qui s’étendait sur au moins cinq kilomètres. Will comprenait maintenant pourquoi ce passage avait toujours fait barrière entre le Royaume d’Araluen et le Plateau : les troupes de Morgarath ne pouvaient l’emprunter en grand nombre ; de la même manière, l’armée royale n’aurait pu s’engager ici pour attaquer Morgarath. Les parois rocheuses qui s’élevaient de chaque côté étaient sombres et suintantes. La lumière du soleil ne pénétrait pas plus d’une heure par jour dans le défilé, seulement en plein midi ; le reste du temps, l’ombre, l’humidité et le froid y régnaient, ce qui mettait les deux jeunes gens à l’abri des regards indiscrets. Coincé comme il l’était, dans la foule qui se pressait autour de lui et le bousculait, Will n’avait aucun moyen de voir devant lui. Ils prirent un nouveau virage et soudain, un rayon de lumière l’éblouit, l’obligeant à s’abriter les yeux de la main. Ils étaient arrivés au bout du canal. À sa gauche, il sentit qu’on le poussait. — À droite ! Prenez sur la droite ! criait Erak. Les quatre Skandiens formèrent un rempart humain autour des deux captifs puis se frayèrent un passage dans la foule. Ils bousculèrent les Wargals et plusieurs d’entre eux furent projetés à terre puis piétines avant même de pouvoir se relever ; d’autres laissèrent échapper des grondements de colère mais les Skandiens n’eurent aucun mal à leur rendre la pareille, les inondant d’insultes et de menaces. Quand ils débouchèrent en pleine lumière, le soleil leur fit l’effet d’un obstacle infranchissable et Will et Evanlyn hésitèrent un instant. Mais Erak les poussa devant lui, l’air inquiet… Il venait d’entendre une voix familière lancer des ordres aux Wargals. Morgarath était là, qui dirigeait les opérations. — Qu’il soit maudit ! marmonna Erak. J’espérais qu’il serait à l’avant-garde. Ne vous arrêtez pas, vous deux ! Il força Evanlyn et Will à accélérer l’allure. Le jeune Rôdeur jeta un coup d’œil derrière lui et aperçut la silhouette maigre et longiligne du Seigneur de Pluie et de Nuit, vêtu d’une cotte de mailles et d’un surcot noirs. Du haut de son cheval blanc, il lançait des ordres à la foule grouillante des Wargals ; ces derniers s’organisaient peu à peu en formations serrées et partaient rejoindre ceux qui étaient déjà en position. Will regardait toujours Morgarath. Ce dernier tourna alors iers eux son visage livide et fit brusquement avancer son cheval dans leur direction, sans se soucier de piétiner ses propres hommes. — Capitaine Erak ! appela-t-il. Sa voix, pourtant fluette et cinglante, recouvrait le chant des Wargals. — Ne vous arrêtez pas ! ordonna Erak à voix basse. Continuez d’avancer. — Halte ! Morgarath avait élevé la voix, et sa froide colère fit immédiatement taire les Wargals ; ils se figèrent tout autour des Skandiens qui, à regret, durent à leur tour s’arrêter. Erak se tourna pour faire face à Morgarath. Le Seigneur de Pluie et de Nuit planta ses éperons dans les flancs de son cheval et traversa ses troupes. Les Wargals reculèrent d’eux-mêmes pour laisser passage à leur maître, qui repoussait violemment ceux qui n’obtempéraient pas. Lentement, les yeux braqués sur Erak, il mit pied à terre. Même ainsi, il dominait le chef des Skandiens, pourtant costaud, — Où donc comptez-vous vous rendre aujourd’hui, vous et vos hommes, Capitaine ? demanda-t-il d’une voix suave. Erak fit un signe vers la droite. — C’est normal que nous combattions sur l’aile droite de l’armée, répondit-il d’un ton qu’il s’efforçait de garder désinvolte. Mais si ça vous va pas, nous nous posterons là où vous aurez besoin d’nous. — Ah oui ? répliqua Morgarath d’un ton profondément sarcastique, empreint de mépris. Vous feriez donc cela ? C’est vraiment très aimable à vous. Vous… À la vue des deux petites silhouettes que les Skandiens essayaient vainement de dissimuler derrière eux, il s’interrompit. — Qui sont ces deux-là ? demanda-t-il d’un ton autoritaire. Erak haussa les épaules. — Des Celtes, dit-il d’un air décontracté. Deux prisonniers qu’j’ai l’intention d’vendre au Seigneur Ragnak. — Celtica m’appartient, Capitaine. Et les esclaves celtes aussi. Vous n’avez aucun droit de les enlever pour les vendre au barbare qui vous tient lieu de roi. À ces mots, les Skandiens sentirent la colère monter en eux. Morgarath posa un regard glacial sur les hommes puis se tourna vers les milliers de Wargals qui les cernaient, tout disposés à lui obéir aveuglément. Le message était clair. Erak, pour se dépêtrer de cette situation, tenta de donner le change en ajoutant : — Il a été conclu que nous combattrions en échange d’un butin, y compris d’esclaves… Mais Morgarath lui coupa la parole. — Encore faudrait-il que vous vous soyez battus ! hurla-t-il avec rage. Mais vous n’avez pas combattu ! Vous êtes restés là sans rien faire et vous avez laissé brûler mon pont ! — Chirath, un d’vos hommes, était responsable du pont, pas nous, répliqua aussitôt Erak. C’est lui qu’a décidé de pas y poster d’gardes. Et pendant que lui s’réfugiait derrière les rochers, nous, au moins, on a essayé d’sauver vot’pont ! Les yeux de Morgarath restaient braqués sur Erak. — Je n’admets pas que l’on me parle ainsi, Capitaine Erak, proféra-t-il d’une voix si basse qu’on l’entendait à peine. Je vous conseille de vous excuser sur-le-champ. Ensuite… Mais il n’acheva pas sa phrase. Il n’avait pas quitté le Skandien des yeux et pourtant, comme s’il avait été doté d’un sixième sens contre nature, il avait perçu quelque chose sur le côté. Il se tourna, braqua ses yeux sombres sur Will et pointa un doigt maigre et pâle sur la gorge du garçon. — Dis-moi ce que c’est… Erak jeta un œil en direction de Will et l’angoisse se mit à le tenailler. La tunique du garçon, ouverte au col, laissait voir un morceau de bronze qui luisait faiblement. Morgarath repoussa Erak et, aussi vif qu’un serpent, fondit sur le garçon pour lui arracher la chaîne qu’il portait autour du cou. Epouvanté par l’implacable fureur qui brillait dans ces yeux inhumains, par ce visage qui rougissait très légèrement, Will eut un mouvement de recul qui le fit chanceler. Près de lui, il entendit Evanlyn retenir sa respiration tandis que Morgarath fixait le petit médaillon de bronze qu’il tenait à la main. — Un Rôdeur ! s’emporta-t-il. Voilà leur insigne ! — C’est juste un gamin…, intervint Erak. Mais Morgarath retourna sa fureur contre le Skandien et le gifla à toute volée du revers de la main. — Ce n’est pas un gamin ! Mais un Rôdeur ! Les trois autres Skandiens s’avancèrent, les armes à la main. Morgarath n’eut pas à prononcer un seul mot. Il se borna à poser sur eux un regard haineux et une vingtaine de Wargals armés de lancés de métal et de gourdins s’avancèrent à leur tour en grondant, l’air menaçant. Erak fit signe à ses hommes de baisser leurs armes. La gifle de Morgarath avait laissé une marque rouge sur sa joue. — Vous le saviez ! l’accusa Morgarath. Vous saviez que c’était un Rôdeur ! ajouta-t-il, saisissant soudain ce qui s’était passé. C’est lui ! Vous avez parlé de flèches ! Des armes de Rôdeur ! C’est lui, le pourceau qui a détruit mon pont ! hurla-t-il de rage, d’une voix plus perçante encore. Will, la gorge sèche, sentait son cœur battre à tout rompre. Comme les autres membres de son Ordre, il connaissait la haine légendaire que Morgarath nourrissait envers les Rôdeurs. Ironie du sort, c’était Halt en personne qui avait fait naître ce sentiment quand il avait mené la cavalerie à l’assaut des Wargals, seize ans plus tôt. Erak, immobile, se tenait toujours devant le ténébreux Seigneur. Will sentit une petite main tiède serrer timidement la sienne ; c’était Evanlyn. Un instant, il admira le courage de la jeune fille, qui osait afficher sa loyauté face à l’impitoyable fureur de Morgarath. Un autre cavalier se fraya alors un chemin entre les Wargals. C’était un lieutenant de Morgarath, l’un des rares à avoir appris quelques rudiments de langage humain. — Seigneur ! lança-t-il d’un ton singulièrement monocorde. L’ennemi avance ! Morgarath se tourna vivement vers lui. — Les premières lignes sont en marche, Seigneur, reprit le Wargal. La bataille commence ! Le Seigneur de Pluie et de Nuit dut se résoudre à quitter les lieux, mais avant, il braqua un regard furieux en direction de Will. — Je n’en ai pas fini avec toi. Il se tourna ensuite vers l’un des Wargals qui encerclaient les Skandiens. — Fais surveiller ces prisonniers jusqu’à mon retour, ou il t’en coûtera. En guise de salut, le Wargal se frappa la poitrine du poing, puis grogna un ordre à ses soldats. Ces derniers resserrèrent leur cercle autour des quatre loups des mers, qui continuaient à leur faire face en protégeant Evanlyn et Will. Les Skandiens restaient sur leurs gardes, leurs armes à la main, prêts à se défendre, quel qu’en soit le prix. — Nous éclaircirons cette affaire un peu plus tard, Erak, dit Morgarath. N’essayez pas de vous échapper ou mes Wargals vous réduiront en charpie. Il partit au galop, traversant une nouvelle fois ses troupes sans craindre de piétiner les créatures trop lentes à s’écarter. Tous entendaient résonner la voix nasillarde et cinglante qui s’éloignait en hurlant des ordres. 27 Aucun des deux camps ne sortit victorieux des premiers affrontements. L’avant-garde de l’armée royale, composée de fantassins et d’archers, tenta d’abord d’attaquer le flanc droit de l’armée de Morgarath, mais dut rapidement battre en retraite quand un bataillon de Wargals, disposé en colonnes, vint à leur rencontre d’un pas lourd. Les soldats d’Araluen, légèrement armés, détalèrent et rejoignirent leurs rangs. Un détachement de cavaliers les remplaça et se dirigea au trot vers les colonnes de Wargals. Ces derniers formèrent aussitôt un carré défensif puis se replièrent derrière leurs lignes. Et ainsi de suite, plusieurs heures durant. De petits bataillons testaient la ligne de défense de l’ennemi, puis se dispersaient quand des forces plus imposantes contraient l’escarmouche. Arald, Fergus et Tyler se tenaient aux côtés du Roi, sur une petite butte située au centre de leur armée. Messire David, pour sa part, accompagnait un petit groupe de chevaliers qui tentait régulièrement de forcer les lignes ennemies. — Toutes ces allées et venues me dépriment, dit Arald avec aigreur. Le Roi sourit. Lui savait faire preuve d’une patience presque illimitée, comme tout monarque digne de ce nom. — Morgarath prend son temps, fit-il observer avec simplicité. Il attend l’arrivée de Horth et de son armée pour nous prendre à revers. Il n’attaquera pas avant, j’en suis convaincu. — Dans ce cas, prenons les devants, gronda Fergus. Mais Duncan secoua la tête et pointa du doigt le terrain qui se trouvait devant les lignes wargals. — Le sol est trop marécageux et l’efficacité de notre meilleure arme – notre cavalerie – s’en trouverait réduite. Attendons que Morgarath vienne à nous. Nous pourrons alors combattre sur un terrain qui nous sera plus favorable. Derrière eux, un bruit précipité de sabots se fit entendre et les chevaliers virent au loin un messager qui incitait sa monture à presser l’allure. Arrivé en haut de la colline, l’homme tira sur ses rênes et parcourut l’endroit du regard. Quand il eut repéré la chevelure blonde du Roi, il planta à nouveau ses éperons dans les flancs de l’animal puis se dirigea vers le poste de commande. Son surcot vert, sa légère cotte de mailles et sa fine épée indiquaient que c’était un éclaireur. — Majesté, dit-il à bout de souffle, un message de la part de Messire Vincent. Vincent était le chef de l’Ordre des messagers – les yeux et les oreilles du Roi. Ils avaient pour mission de porter des messages et de transmettre des ordres d’un bout à l’autre du champ de bataille. Duncan fît signe à l’homme de continuer. Le cavalier déglutit plusieurs fois et observa avec nervosité le Roi et les trois barons. Arald comprit qu’il n’apportait pas de bonnes nouvelles. — Majesté, dit l’éclaireur d’un ton hésitant. Messire Vincent vous salue bien. Majesté… il semblerait que des Skandiens arrivent derrière nos lignes. La plupart des jeunes officiers qui entouraient les chevaliers laissèrent échapper quelques exclamations de surprise, mais Fergus, les sourcils froncés, se tourna vivement vers eux. — Taisez-vous ! ordonna-t-il d’un ton rageur. Aussitôt, les aides de camp se turent, honteux d’être réprimandés pour leur comportement indiscipliné. — Où se trouvent exactement ces Skandiens ? Et combien sont-ils ? demanda Duncan, imperturbable. Son calme était communicatif et, cette fois, l’éclaireur parla d’un ton beaucoup plus assuré : — Nous avons aperçu un premier régiment au nord-ouest, posté sur l’une des crêtes les plus basses. Pour l’instant, nous n’en avons dénombré qu’une centaine. Afin d’avoir une meilleure vue d’ensemble, Messire Vincent vous suggère de prendre position sur la petite colline qui se trouve à l’arrière, sur votre gauche. Le Roi hocha la tête et se tourna vers l’un des plus jeunes officiers. — Ranald, pourriez-vous aller informer Messire David ? Dites-lui que nous changeons de poste de commande. — A vos ordres, Majesté, répondit l’officier, qui partit sans attendre au galop. Le Roi s’adressa alors à ses compagnons : — Allons voir ce que nous veulent ces Skandiens, Messires. Le Baron Arald, la main en visière, observait la troupe des pilleurs des mers qui avançaient au loin, en formation triangulaire. Même à cette distance, on distinguait nettement leurs casques cornus et leurs énormes boucliers arrondis. Un petit groupe était déjà arrivé en bas de la colline. Plus haut, plusieurs centaines étaient en vue, et le Baron songea que d’autres Skandiens devaient encore se trouver sur l’autre versant de la colline. Une vague de tristesse submergea Arald. Halt avait échoué. Et, connaissant son ami, il savait que le Rôdeur avait dû mourir au cours de la bataille. Halt ne se serait jamais rendu, quand il était vital d’empêcher l’armée skandienne de les prendre à revers. Duncan le ramena à la réalité, en formulant à haute voix ce que tous pensaient : — Ce sont effectivement des Skandiens. Il va falloir nous défendre, Messires. Je propose de disposer nos troupes en cercle tout autour de cette colline ; un endroit qui conviendra aussi bien qu’un autre si nous devons affronter deux armées adverses. Ils savaient à présent que Morgarath allait bientôt passer à l’attaque, ce n’était plus qu’une question de minutes. Ils seraient pris en étau, puis anéantis. — Un cavalier en vue ! s’écria l’un des aides de camp. Tous se tournèrent vers l’endroit que l’homme indiquait. À la droite de la colline, un cavalier solitaire émergeait d’un bosquet d’arbres. Plusieurs Skandiens tentèrent de le poursuivre et de le viser de leurs lances ou de leurs gourdins. Mais il était penché sur l’encolure de son cheval, sa cape gris-vert flottant au vent, et il les distança aisément. — C’est Gilan, marmonna le Baron Arald, qui avait reconnu le cheval bai. Il cherchait des yeux un second Rôdeur, dans l’espoir que Halt soit encore en vie. En pure perte. Ses épaules s’alourdirent quand il prit conscience que Gilan semblait être le seul survivant de la troupe qui avait fait route vers la Forêt d’Epinay avec tant d’assurance. Gilan continuait de chevaucher à bride abattue. Il avait aperçu l’étendard royal qui flottait au-dessus de la butte et se dirigeait droit vers le Roi et ses chevaliers. Quelques minutes plus tard, il s’arrêta devant eux. Il était couvert de poussière, l’une des manches de sa tunique était déchirée et son front ensanglanté était enveloppé dans un bandage de fortune. — Messire ! s’écria-t-il à bout de souffle, sans prendre le temps de saluer le Roi. Halt dit que vous… Plusieurs des personnes présentes l’interrompirent mais la voix du Baron Fergus couvrit celle des autres : — Halt ? Il est donc vivant ? Gilan leur fit un grand sourire. — Bien sûr, Messire ! En pleine forme ! — Mais… les Skandiens… ? s’étonna Duncan en désignant les troupes qui se trouvaient sur la crête de la colline. Le sourire de Gilan s’élargit encore. — Vaincus, Majesté. Nous les avons pris au dépourvu ; ils ont été réduits en pièces. Ces hommes que vous voyez là-bas sont nos archers, ils ont revêtus les casques et les boucliers ennemis. C’est Halt qui a eu cette idée… — Dans quel but ? demanda Arald d’un ton cassant. — Pour tromper Morgarath, Seigneur. Il s’attend à voir arriver des Skandiens ; c’est ce qu’il croira quand notre armée sera en vue. C’est aussi la raison pour laquelle certains des nôtres ont fait semblant de me poursuivre il y a quelques instants. Notre cavalerie se trouve de l’autre côté de la colline. Halt propose d’avancer avec les archers, pour vous obliger à faire volte-face. Quand les Wargals attaqueront, ils seront à découvert. Les archers et votre armée s’écarteront afin de laisser passer la cavalerie ; et si la chance nous sourit, nous remporterons la bataille. — Bon sang ! C’est une excellente idée ! s’exclama Duncan avec enthousiasme. Il y a fort à parier que, dans la mêlée, Morgarath ne verra pas arriver la cavalerie ; nous pourrons alors lui tomber dessus sans prévenir. — Dans ce cas, Majesté, pourquoi ne pas aussi déployer notre cavalerie lourde afin de frapper les flancs des troupes wargals ? suggéra Messire David. Sans se faire remarquer, ce dernier les avait rejoints quelques minutes plus tôt et avait entendu Gilan expliquer le plan de Halt. Le Roi se caressait la barbe. Il hésita quelques secondes, puis hocha la tête de manière résolue. — C’est d’accord ! Messires, à vos postes, sans tarder ! Fergus et Arald, occupez-vous de disposer un régiment de cavaliers sur chaque flanc, qu’ils se tiennent prêts à intervenir. Tyler, vous prenez les commandes de l’infanterie. Que vos hommes comprennent bien que l’assaut à venir est une feinte. Donnez-leur l’ordre de se mettre à hurler et de frapper sur leurs boucliers avec leurs épées quand les « Skandiens » approcheront Nous ferons croire qu’une bataille s’engage. Mais qu’ils soient prêts à s’écarter dès qu’ils entendront la corne d’appel sonner trois fois. — Trois fois. Bien, Majesté, dit Tyler. Il planta ses éperons dans les flancs de sa monture et partit au galop en direction de l’infanterie. Duncan regarda ses autres commandants. — En place, Messires. Pas un instant à perdre. — Majesté, les Skandiens descendent la colline ! cria un officier. Une seconde plus tard, un autre avertissement retentit : — Et les Wargals se sont mis en marche ! Duncan sourit sombrement. — Il est temps, je crois, de montrer à Morgarath quelle surprise nous lui avons réservée. 28 Du haut de son destrier, Morgarath observait la confusion qui semblait s’emparer de l’armée royale. Des chevaux au galop traversaient les troupes, des hommes faisaient volte-face, et des cris et des hurlements mêlés arrivaient jusqu’à lui. Le Seigneur de Pluie et de Nuit se redressa sur ses étriers. Dans le lointain, sur la crête d’une colline, il perçut de l’agitation. Des hommes en mouvement. Il plissa les yeux. C’était de ce côté qu’il s’attendait à voir surgir Horth, mais les nuages de poussière que soulevait l’armée d’Araluen brouillaient en partie son champ de vision. Le gros de ses forces était constitué des Wargals, entièrement soumis à sa volonté, mais Morgarath s’était aussi entouré d’une petite clique d’hommes auxquels il avait permis de conserver une certaine autonomie et un semblant de pouvoir. Des traîtres, des renégats et des criminels, venus de tous les coins du pays. Le mal attire le mal, c’est bien connu, et tous ces hommes, malfaisants et corrompus, étaient d’implacables tueurs ; ils savaient cependant se montrer bons guerriers. L’un d’eux, tout vêtu de noir, se dirigeait vers son maître. — Seigneur ! s’écria-t-il, un sourire aux lèvres. Les barbares sont à l’arrière des troupes de Duncan ! Ils attaquent ! Morgarath rendit son sourire à ce jeune homme dont le regard perçant était si fiable. — Tu en es certain ? demanda-t-il de sa voix de fausset. — J’ai pu apercevoir leurs casques ridicules et leurs boucliers, Seigneur, dit le lieutenant en hochant la tête d’un air confiant. Ils sont les seuls à en avoir de pareils. Il disait vrai. Certains soldats d’Araluen portaient eux aussi, des boucliers arrondis, mais ceux des Skandiens, d’énormes pièces de bois de plus d’un mètre de diamètre, renforcées de plaques de métal, étaient exceptionnellement lourds ; si on voulait pouvoir supporter leur poids tout au long d’une bataille, il fallait ressembler à l’un de ces imposants pilleurs des mers, si vigoureux à force de naviguer à la rame sur des eaux agitées. — Regardez, Seigneur ! L’ennemi nous tourne le dos pour les affronter ! ajouta le jeune lieutenant. Cela semblait effectivement être le cas. Les premières lignes de l’armée de Duncan se retournaient en masse, dans un grand désordre, et des cris montaient au-dessus du fracas des armes. Morgarath jeta un coup d’œil vers la petite colline où se dressait l’étendard du Roi, et aperçut les silhouettes de cavaliers tournés vers le nord. Il sourit à nouveau. Son plan fonctionnerait, en dépit de la destruction de son pont. Les mâchoires de son piège se refermeraient bientôt sur les forces royales. — En marche, dit-il à voix basse. Comme le héraut qui se tenait à ses côtés ne parut pas l’entendre, Morgarath, impassible, se tourna vers lui, leva sa cravache d’acier recouverte de cuir et le fouetta au visage. — En marche, répéta-t-il sur le même ton. Le Wargal, indifférent à la douleur et au sang qui coulait abondamment de son front, leva sa corne d’appel et entreprit de sonner l’alerte, un signal de quatre notes montantes. Tous les cent mètres, les commandants de chaque régiment de Wargals s’avancèrent d’un pas ; chacun d’eux brandit son épée recourbée puis lança les premières mesures d’un chant rythmé, que l’armée tout entière, pareille à une mécanique sans âme, reprit aussitôt en chœur avant de partir au petit trot. Morgarath laissa passer quelques rangs puis, accompagné de ses lieutenants, se mit en marche à son tour, accordant son pas à celui de ses troupes. Il sentait son pouls s’accélérer fébrile ment. Il attendait ce moment depuis plus de quinze ans. Son armée était invincible. Les Wargals ignoraient presque tout de la peur et sauraient se montrer implacables. Ils pouvaient subir de lourdes pertes sans pour autant cesser de combattre. En revanche, ils pouvaient faiblir face à une cavalerie. Morgarath n’était jamais parvenu à chasser de leurs esprits cette peur associée aux chevaux et à les obliger à affronter des cavaliers. Dans d’autres circonstances, la cavalerie royale aurait joué un rôle décisif, mais à présent, prise entre deux fronts, elle ne pourrait tenir tête à deux armées. Il savait que nombre de ses soldats périraient face à la cavalerie de Duncan mais il n’en avait que faire ; il acceptait cette idée et n’avait aucun scrupule à envoyer ses créatures à la mort. Seuls importaient ses propres désirs et ses projets. Les milliers de Wargals en marche soulevaient des tourbillons de poussière sur leur passage ; leur chant primitif retentissait de toutes parts, un rythme maléfique, empreint de haine. Morgarath se mit à rire. D’abord doucement, puis de plus en plus fort ; un rire féroce et sauvage. La victoire était enfin à portée de main. Là était son destin. Celui d’un cœur sombre et diabolique que, sans conteste, la folie guettait. — Plus vite ! hurla-t-il. Au même instant, il tira son immense épée de son fourreau et la fit violemment tournoyer au-dessus de sa tête. Les Wargals, indéfectiblement liés à lui par la pensée, n’avaient pas besoin de l’entendre pour le comprendre. La cadence de leur chant s’accéléra et la sinistre armée avança alors à plus vive allure. Devant eux, régnait un grand désordre. L’ennemi, qui s’était d’abord retourné pour faire face aux Skandiens, avait pris conscience de la menace qui s’approchait à l’arrière. Les soldats d’Araluen semblèrent hésiter. Puis une corne d’appel sonna trois fois et, sans raison apparente, ils commencèrent à se replier sur les côtés, ouvrant une large brèche au centre de leurs rangs. Morgarath lança un cri de triomphe. En menant ses troupes par cette trouée, il allait pouvoir percer les lignes ennemies. Une fois que les premiers rangs étaient brisés, une armée perdait généralement tout contrôle de la situation. À présent, l’ennemi paniqué, déjà à demi vaincu, lui offrait une occasion inespérée. Il les frapperait en plein cœur. Morgarath s’aperçut aussi que la brèche mettait à découvert le petit groupe de chevaliers qui tenaient le poste de commande. — À droite ! s’égosilla Morgarath en pointant son épée dans la direction de l’étendard royal. Les Wargals saisirent ses pensées et l’armée tout entière dévia légèrement de sa route pour aller s’engouffrer dans la brèche. C’est à cet instant que Morgarath perçut un bruit inattendu. Un martèlement assourdi. Le doute qui s’empara de son esprit se propagea immédiatement à ses troupes, qui ralentirent soudain l’allure. En les maudissant, Morgarath les contraignit alors à avancer plus vite. Mais il entendait toujours le bruit de sabots qui s’amplifiait. Fouillant du regard les nuages de poussière, il perçut un mouvement. Une irrépressible vague de terreur le submergea, qui gagna aussitôt les Wargals. Soudain, à moins d’une centaine de mètres des premiers rangs de Wargals, le rideau de poussière s’écarta et surgit un nombre impressionnant de cavaliers à la charge. Les Wargals n’eurent pas le temps de former des carrés défensifs – l’unique tactique permettant à des fantassins de faire face à l’assaut d’une cavalerie. Les guerriers en armure heurtèrent de plein fouet les premiers rangs, pénétrant au cœur de l’armée de Morgarath dont les lignes se démantelaient déjà. Plus ils avançaient, plus ils semaient le désordre parmi les Wargals en déroute. C’était exactement ce que Morgarath avait prévu d’infliger à l’armée d’Araluen. Soudain, le Seigneur entendit une corne d’appel qui résonna longuement au lointain. Il se redressa sur ses étriers, jeta des coups d’œil de part et d’autre et vit se déployer d’autres cavaliers, qui arrivaient cette fois par les côtés et s’attaquaient aux deux flancs de son armée. Il prit confusément conscience que ses troupes, à découvert, se trouvaient dans la pire des situations imaginables, à la merci de la puissante cavalerie d’Araluen. Les Wargals étaient incapables d’affronter cette force qui les terrifiait tant. Morgarath sentit leurs esprits vaciller, déjà vaincus. Il tenta de les encourager mentalement à combattre, mais leur peur insurmontable, gravée en eux, les en empêchait. Il hurla de rage et ordonna de battre en retraite. Puis, après avoir fait volte-face, il traversa son armée au galop, toujours suivi de ses hommes de main, n’hésitant pas à se frayer un chemin a l’aide de son épée. À l’entrée du défilé du Pas-de-Trois, le désordre était à son comble ; les milliers de Wargals qui formaient l’arrière garde de l’armée essayaient de pénétrer en force dans l’étroit défilé. Morgarath ne pourrait s’échapper de ce côté. Il n’avait de toute façon pas l’intention de s’enfuir. À présent, il n’avait qu’un seul désir : se venger de ceux qui avaient provoqué l’effondrement de tous ses plans. Il commanda à ses dernières troupes de se positionner en demi-cercle, dos aux falaises qui empêchaient tout accès au plateau montagneux. Rongé par le ressentiment et la fureur, il s’efforça de comprendre comment une telle chose était possible. Les Skandiens semblaient s’être volatilisés, comme si leur attaque n’avait pas eu la moindre incidence sur le déroulement de la bataille. C’est alors qu’il comprit qu’il n’y avait jamais eu de Skandiens. Les soldats qui étaient descendus de la crête portaient des casques et des boucliers skandiens : une ruse pour le pousser à donner l’assaut. L’armée de Horth avait donc été vaincue, grâce à quelqu’un capable de faire traverser la Forêt d’Epinay à des troupes en armes. Quelqu’un ? Morgarath comprit d’instinct qui était responsable. Il n’aurait pu dire pourquoi il en avait la certitude. En son for intérieur, il savait que ce ne pouvait être qu’un Rôdeur, et qu’un seul d’entre eux avait pu remplir cette mission. Halt. Une haine sombre s’empara de son âme amère. Le rêve qui l’avait porté, quinze années durant, venait de s’écrouler. Par la faute de Halt. Plus de la moitié de ses Wargals étaient couchés sur le champ de bataille. Par la faute de Halt. Il était vaincu, il le savait. Mais il se vengerait. Et il devinait déjà comment il allait s’y prendre. Il se tourna vers l’un de ses soldats. — Préparez un drapeau blanc, ordonna-t-il. 29 L’armée royale traversait lentement le champ de bataille. Grâce aux assauts menés simultanément par les différentes troupes de cavalerie, ils avaient pu se rendre maîtres de la situation en l’espace de quelques instants. Horace chevauchait à la gauche de messire Rodney, derrière le Roi et ses commandants. Le Maître des guerriers l’avait choisi comme compagnon en reconnaissance des services que l’apprenti avait rendus au Royaume. Il était rare qu’un tel honneur revienne à un guerrier lors d’une première bataille mais Rodney estimait que le garçon l’avait amplement mérité. L’apprenti contemplait le champ de bataille avec des sentiments mêlés. D’un côté, il était déçu de ne pas avoir été appelé à jouer un rôle plus important, mais il se sentait aussi profondément soulagé. La réalité guerrière n’avait rien de commun avec les chimères qu’il avait forgées étant enfant. Il s’était imaginé des actes de bravoure soigneusement chorégraphiés, de valeureux chevaliers qui combattaient avec des gestes élégants et coordonnés. Il allait sans dire que, dans ces rêves, le plus vaillant de ces chevaliers était Horace en personne. Au lieu de cela, il avait assisté avec effroi à de sanglants affrontements, une tuerie d’une violence inouïe qui avait résonné des hurlements des hommes et des Wargals occupés à s’entre-tuer. Le champ de bataille était à présent jonché de cadavres – des soldats des deux camps et des chevaux étaient étendus dans la poussière des Plaines d’Uthal, pareils à des pantins désarticulés. Tout s’était déroulé très vite, brutalement, dans un grand désordre. Le garçon jeta un coup d’œil à Messire Rodney, dont le visage assombri montrait qu’il en était toujours ainsi à la guerre. Sa gorge était sèche, une sensation désagréable. Une pensée le plongea soudain dans l’incertitude. S’il était appelé à guerroyer un jour, ne serait-il pas tout simplement paralysé par la peur ? Pour la première fois de sa vie, Horace venait de comprendre ce que mourir au combat signifiait. Et il se disait que son corps aurait pu se trouver parmi ces cadavres. Il tenta d’avaler sa salive, en vain. Morgarath et les soldats qui lui restaient se tenaient dos aux falaises, sur la défensive. Le sol bourbeux empêchait les chevaux d’avancer plus près et le Roi Duncan savait qu’il lui faudrait se résoudre à envoyer des fantassins achever les derniers Wargals dans des combats au corps à corps. Dans d’autres circonstances, un chef de guerre, comprenant qu’un bain de sang était inévitable, se serait rendu afin d’épargner la vie de ses soldats. Mais c’est de Morgarath qu’il s’agissait ; or le roi savait que ce dernier refuserait toute négociation. Il s’arma de courage en prévision de l’odieuse et absurde boucherie à venir. Il n’avait pas le choix. Une bonne fois pour toutes, Morgarath devait être mis hors d’état de nuire. Les premiers rangs de l’armée d’Araluen firent halte à moins d’une centaine de mètres du demi-cercle qu’avaient formé les Wargals. — Laissons-lui d’abord une chance de se rendre, déclara Duncan d’un air sombre. Il était sur le point d’ordonner à son héraut de sonner sa corne d’appel afin de proposer des pourparlers, quand il perçut une agitation parmi les rangs ennemis. — Majesté ! s’écria Gilan. Ils lèvent un drapeau blanc ! Les chevaliers regardèrent avec stupéfaction le morceau d’étoffe qui se déployait, porté par l’une des créatures de Morgarath. Ce dernier avança d’un pas vers l’armée d’Araluen. Dans les rangs des Wargals, une corne d’appel résonna, cinq notes montantes qui signifiaient que l’adversaire demandait à parlementer. Le Roi eut un geste de surprise, sembla hésiter, puis se tourna vers son héraut. — Je suppose que nous ferions mieux d’écouter ce qu’il a à nous dire. Répondez-lui. L’homme humidifia ses lèvres et souffla dans sa corne – cinq notes descendantes. — C’est une ruse, j’en suis certain, dit Halt d’une voix sinistre. Il va nous envoyer un messager et en profitera pour prendre la fuite. Il est… Il s’interrompit à la vue des Wargals qui s’écartaient pour laisser passer une maigre silhouette à cheval. Vêtu d’une armure et d’un heaume noirs, c’était Morgarath en personne. D’instinct, Halt porta sa main à son carquois et, en l’espace d’une seconde, il encocha une flèche à la pointe acérée ; mais le Roi Duncan l’avait vu faire. — Halt, lui dit-il sèchement, j’ai accepté une trêve. Et vous ne m’obligerez pas à manquer à ma parole, même si c’est à Morgarath que je l’ai donnée. À contrecœur, Halt rangea sa flèche. Duncan lança un bref coup d’œil au Baron Arald et lui fit signe de surveiller le Rôdeur. Halt haussa les épaules. S’il lui prenait l’envie de transpercer le cœur de Morgarath, nul ne saurait l’en empêcher, pas même le Baron. Précédée de son porte-drapeau, la haute silhouette émaciée avançait lentement vers eux. La foule des soldats d’Araluen se mit à murmurer. Pour la première fois, ils voyaient celui qui n’avait cessé de menacer leur existence et leur sécurité depuis plus de quinze ans. Morgarath s’arrêta à moins de trente mètres de l’armée. Il apercevait le Roi et ses commandants qui venaient à sa rencontre. À la vue du petit homme vêtu d’une cape grise, courbé sur un vilain poney, il plissa les yeux. — Duncan ! lança-t-il d’une voix aiguë qui surprit les troupes silencieuses. Je réclame mon dû ! — Nous ne te devons rien, Morgarath, répliqua le Roi. Tu n’es qu’un traître, un renégat et un meurtrier. Rends-toi et nous épargnerons la vie de tes soldats. C’est l’unique faveur que je suis disposé à t’accorder. — J’exige d’être mis à l’épreuve en combat singulier ! hurla Morgarath en retour, comme indifférent aux paroles du Roi. Serais-tu trop lâche pour accepter ce défi, Duncan ? Es-tu disposé à laisser mourir tes hommes par milliers en te cachant derrière eux ? Ou bien laisseras-tu le destin décider de l’issue du combat ? lâcha-t-il d’un ton méprisant. Duncan se trouva pris au dépourvu. Morgarath attendait une réponse en souriant, devinant quelles pensées agitaient l’esprit du Roi et de ses conseillers. Il venait de leur offrir l’opportunité d’épargner la vie de milliers d’hommes. Arald s’approcha du Roi et dit avec colère : — Il ne peut prétendre à être traité avec les égards dus à un chevalier. Il mérite la pendaison. Rien d’autre. Les autres chevaliers accueillirent ces paroles avec un murmure d’approbation. — Il se peut malgré tout…, dit Halt d’un ton paisible. Tous se tournèrent vers le Rôdeur. — …que nous tenions là une solution. Les Wargals sont soumis à la volonté de Morgarath. Il nous est impossible d’envoyer notre cavalerie à l’assaut, mais eux continueront de se battre jusqu’au dernier, aussi longtemps que leur maître le leur ordonnera, et un grand nombre de nos soldats seront massacrés. En revanche, si Morgarath était tué lors d’un combat singulier… Tyler avait compris Halt et termina à sa place : — … les Wargals se retrouveraient sans commandant. Il se pourrait même qu’ils s’arrêtent tout simplement de combattre. Duncan, indécis, fronça les sourcils. — Nous n’en savons rien… Messire David de Caraval prit alors la parole : — C’est vrai, Majesté, mais cela vaut la peine d’essayer. Je crois que Morgarath essaye de jouer au plus fin. Il sait que nous ne pourrons refuser son offre. Il a tenté le tout pour le tout aujourd’hui, et il a perdu. Mais pour enfin assouvir sa soif de vengeance, il a visiblement la ferme intention de vous défier puis de vous tuer. — Où voulez-vous en venir ? demanda le Roi. — En tant que Maître des guerriers, j’ai la possibilité de relever tout défi qui vous est lancé, Majesté. Un murmure parcourut la troupe de chevaliers. Morgarath était peut-être un adversaire redoutable, mais Messire David, vainqueur de nombreux tournois, était le champion du royaume. Comme son fils, il avait été l’élève de MacNeil, le célèbre maître d’armes, et son adresse était légendaire. — Morgarath se sert du Code de la chevalerie dans le seul but de pouvoir se débarrasser de vous, Majesté, dit David avec empressement. Il a apparemment oublié que vous étiez en droit de vous faire représenter par un champion. Accédez à sa requête, autorisez-le à se battre. Ensuite, j’accepterai le défi à votre place. Duncan réfléchit. Il regarda ses conseillers et vit qu’ils approuvaient à contrecœur. Il prit aussitôt sa décision. — Très bien, je lui accorde le droit de me défier. Mais j’interdis à quiconque de lui répondre directement, vous me laissez faire. Est-ce clair ? Tous acquiescèrent. Une fois qu’un chevalier s’engageait à relever un défi, il lui était impossible de se rétracter. Duncan se redressa sur ses étriers et s’adressa en ces termes à l’inquiétant seigneur rebelle : — Morgarath, nous estimons que tu es déchu de tes privilèges de chevalier depuis fort longtemps. Toutefois, je t’accorde le droit de lancer ton défi. Ainsi que tu le dis, laissons au destin le soin de désigner un vainqueur. Morgarath ne chercha plus à dissimuler un large sourire. Un léger frisson de triomphe accéléra les battements de son cœur, mais à la vue de la minable petite silhouette du Rôdeur qui se tenait derrière le Roi, une haine houleuse déferla aussitôt sur son esprit. — Dans ce cas, je fais valoir mon droit devant Dieu, déclara-t-il avec circonspection, s’assurant d’employer les termes exacts du rituel. Que tous ici présents en soient les témoins. Pour preuve de ma bonne foi et du bien-fondé de ma cause, je défie en combat singulier… Il ne put s’empêcher de faire mine d’hésiter, savourant cet instant. — …Halt le Rôdeur. Un silence abasourdi accueillit ces paroles. Halt, les yeux brillants de haine, prêt à relever le défi, fit alors avancer Abelard, mais un cri perçant l’interrompit. — Non ! hurla le Roi. — Je suis prêt à courir ce risque, dit sombrement le Rôdeur. Duncan l’arrêta de la main. — Halt n’est pas un chevalier, vous ne pouvez donc pas le défier, dit-il à Morgarath d’un ton pressant. Morgarath haussa les épaules. — Tu fais erreur, Duncan, j’ai le droit de défier qui bon me semble. Et inversement. En tant que chevalier, je ne suis pas obligé d’accepter un combat, à moins que mon adversaire soit un chevalier. Mais j’ai le droit de choisir qui je veux combattre. — J’interdis à Halt de relever ce défi ! dit Duncan avec colère. Morgarath laissa échapper un petit ricanement. — Tu es donc toujours aussi lâche et sournois, Halt ? dit-il d’un ton sarcastique. Comme tous les Rôdeurs. Au fait, j’oubliais ! Nous avons fait un prisonnier… L’un de vos apprentis… Il savait que l’Ordre des Rôdeurs était une communauté très soudée et il espérait que cette nouvelle attiserait la fureur de Halt. — Il est si jeune que j’ai hésité à le garder. Mais j’ai préféré qu’il reste avec nous afin d’avoir quelqu’un à torturer. Cela fera toujours un petit fouineur de moins. Halt était livide de colère. Il avait compris qu’il ne pouvait s’agir que de Will. Il s’avança de quelques pas. — Will est votre prisonnier ? demanda-t-il d’un ton posé mais mordant. Morgarath sentit un nouveau petit frisson de jubilation le parcourir. Halt semblait visiblement tenir à ce gamin. C’était inespéré ! Il exultait intérieurement. Etait-il possible qu’il soit l’apprenti de Halt ? Il en fut soudain convaincu. — Oui, Will est encore avec nous, répliqua-t-il. Mais plus pour très longtemps, je dois l’admettre. La rage de Halt s’en trouva décuplée, et le Rôdeur était sur le point de fondre sur Morgarath. Quelques chevaliers tâchèrent de l’en empêcher mais il les repoussa et fit avancer son cheval jusqu’à se retrouver devant son ennemi juré. — Dans ce cas, Morgarath, je… — Halt ! Je vous ordonne de vous taire ! hurla Duncan, couvrant ainsi le son de la voix du Rôdeur. Mais soudain, tous les yeux des chevaliers convergèrent sur un cavalier qui arrivait de l’arrière-garde. Ce dernier parcourut la distance qui le séparait de Morgarath en moins de temps qu’il ne fallut pour le dire. Le seigneur rebelle posa la main sur son épée, mais le jeune cavalier, plutôt que de dégainer son arme, retira son gantelet et le jeta au visage de Morgarath. — Morgarath, cria-t-il d’une voix rauque, je te défie en combat singulier ! Horace fit reculer son cheval de quelques pas et attendit la réponse du Seigneur. 30 Will et Evanlyn ne surent jamais ce qui fut à l’origine de la confusion qui s’empara peu à peu des Wargals. Au moment où la cavalerie d’Araluen s’abattait sur les troupes de Morgarath et que ce dernier prenait conscience qu’il avait été piégé, le frémissement de peur qu’il éprouva se propagea instantanément aux Wargals. Les Skandiens et leurs deux captifs remarquèrent aussitôt que la vingtaine de Wargals chargés de les surveiller semblaient s’agiter, comme indécis. Erak comprit qu’il fallait saisir cette chance et lança un coup d’œil rapide à ses hommes. Les Wargals leur avaient laissé leurs armes. Ils étaient de toute façon quatre fois plus nombreux et on leur avait seulement ordonné de tenir les prisonniers en respect, non de les désarmer. — Il se passe quelque chose, marmonna le Skandien. Préparez-vous au combat. Discrètement, les guerriers vérifièrent que leurs armes étaient prêtes. Le malaise initial des Wargals se mua soudain en terreur. Morgarath venait d’ordonner à ses troupes de battre en retraite et ceux de l’arrière-garde perçurent cet ordre tout aussi distinctement que leurs compagnons qui se trouvaient en première ligne. Plus de la moitié des Wargals qui surveillaient les Skandiens s’enfuirent alors en courant, détalant en direction du défilé du Pas-de-Trois, où les attendait une cohue indescriptible. Mais un officier, qui devait conserver un vestige d’autonomie mentale, lança un ordre à ses soldats – huit au total – et tous restèrent en position autour des prisonniers. Les Wargals étaient cependant tendus et désorientés et Erak décida que le moment était venu de tenter le tout pour le tout. — Allez les gars ! hurla-t-il en brandissant sa hache à double tranchant au-dessus de l’officier. Ce dernier essaya de parer le coup à l’aide de sa lance de métal mais son geste ne fut pas assez rapide. La lourde hache s’abattit brutalement sur le Wargal, transperçant son armure. Il s’effondra. Erak s’attaqua alors à un autre monstre, tandis que ses hommes suivaient son exemple. Les Wargals, que les ordres et les contre-ordres successifs déconcertaient, étaient devenus des cibles faciles et les Skandiens s’en débarrassèrent aisément. Les autres bêtes, pressées de rejoindre l’entrée du défilé, passèrent devant eux sans prêter attention à la brève escarmouche. Erak essuya son épée sanglante à l’aide d’un bout de tissu emprunté à l’une des créatures qu’il venait d’abattre et regarda tout autour de lui d’un air satisfait. — J’me sens beaucoup mieux, déclara-t-il avec entrain. Depuis l’temps que ça m’démangeait ! Les Skandiens ne s’en sortaient cependant pas sans dommage. Erak vit Nordel chanceler puis poser lentement un genou à terre. Un filet de sang coulait à la commissure de ses lèvres. Il leva des yeux désespérés vers son chef, qui se rapprocha vivement et se baissa vers lui. — Nordel ! s’écria-t-il. Où t’es blessé ? Mais le guerrier ne pouvait plus parler. Il se tenait le côté droit, et son gilet de peau de mouton était déjà taché de sang. Il lâcha soudain sa lourde épée. Les yeux écarquillés de terreur, il tendit la main mais l’arme était hors d’atteinte. Horak se hâta de la ramasser et la lui rendit. Nordel, à présent rassuré, le remercia d’un hochement de tête puis s’assit lourdement sur le sol. Will savait que les Skandiens devaient mourir l’arme à la main s’ils ne voulaient pas que leur âme tourmentée erre sur terre pour l’éternité. Maintenant qu’il avait son épée bien en main, Nordel ne craignait plus la mort. Faiblement, il leur fit signe de le laisser. — Partez ! parvint-il à dire. C’est… fini pour moi… Rejoignez les navires… Erak hocha rapidement la tête. — Il a raison, dit-il en se relevant. Nous ne pouvons plus rien faire pour lui. Les autres acquiescèrent. Erak se saisit alors de Will et d’Evanlyn et les força à avancer devant lui. — Allez, vous deux, on y va, dit-il brutalement. À moins qu’vous préfériez attendre le retour de Morgarath ! Le petit groupe se mit en route, se frayant un passage dans la foule compacte des Wargals qui couraient dans la direction opposée. Le lourd gantelet de cuir cingla le visage de Morgarath. Furibond, ce dernier se tourna vers le chevalier qui venait de le priver de son projet de vengeance. Mais un sourire éclaira à nouveau son visage. Celui qui venait de le défier n’était qu’un garçon. Il fallait convenir qu’il semblait costaud, mais Morgarath comprit que le jeune visage, protégé d’un simple heaume en pointe, ne devait pas avoir plus de seize ans. Avant que les membres du Conseil royal n’aient le temps de réagir, Morgarath répliqua vivement : — Je relève le défi ! — Non ! Je l’interdis ! hurla Duncan d’une voix furieuse. Trop tard. Le Roi tâcha alors d’en appeler à l’humanité du seigneur rebelle. — De grâce, Morgarath, c’est un enfant, vous le voyez bien. Un apprenti. Vous ne pouvez relever ce défi ! — Mais si, rétorqua Morgarath. Je vous l’ai dit, je suis dans mon bon droit. Et vous le savez tout comme moi, une fois qu’un défi est lancé puis accepté par l’adversaire, il est impossible de faire marche arrière. Il avait évidemment raison. Il faisait référence au Code de la chevalerie, auquel tous avaient prêté serment. Morgarath sourit au jeune chevalier qui lui faisait face. Il n’en ferait qu’une bouchée. Et la rapide défaite du garçon aiguiserait encore la colère de Halt. Pendant ce temps, le Rôdeur, les yeux plissés, observait attentivement le seigneur. — Morgarath, tu es déjà un homme mort, marmonna-t-il. Une main se posa fermement sur son bras et Halt vit Messire David le regarder d’un air sombre. Le Maître des guerriers avait dégainé son épée, qui reposait maintenant contre son épaule. — Le garçon va devoir tenter sa chance, Halt. — Quelle chance ? Il n’en a aucune ! Messire David acquiesça avec tristesse. — C’est ainsi. Je t’interdis de te mêler à ce combat. Si tu tentes quoi que ce soit, je me verrai forcé de t’en empêcher. Ne m’y oblige pas. Cela fait trop longtemps que nous sommes amis. Pendant quelques secondes, il soutint le regard furieux de Halt, qui finit par acquiescer avec amertume. Il savait que David, pour qui le Code de la chevalerie importait plus que tout, ne plaisantait pas. Cet aparté n’avait pas échappé à Morgarath ; il était convaincu que Halt accepterait de relever le défi dès que le garçon serait vaincu. Que cela plaise ou non au Roi. Avant que tout ne s’écroule autour de lui, le seigneur rebelle aurait enfin la satisfaction de tuer ce vieil ennemi. Il se tourna vers Horace. — Quelles armes ? demanda-t-il d’un ton profondément dédaigneux. Comment choisis-tu de te battre ? Horace, le visage pâle, les traits tirés par la peur, ne parvenait pas à répondre et sentait que sa voix restait coincée dans sa gorge. Il ne savait pas vraiment ce qui lui avait pris de galoper vers Morgarath et de lui lancer ce défi. Il n’avait en tout cas jamais eu l’intention d’agir ainsi. Une colère noire était montée en lui et, sans réfléchir, il s’était soudain retrouvé en train de jeter son gantelet à la figure stupéfaite du seigneur rebelle, au vu et au su de l’armée entière. Il se rappela alors la façon dont Morgarath avait menacé de torturer Will, et comment il avait dû abandonner son ami de l’autre côté de la Fissure. — Tels que nous sommes, réussit-il alors à articuler. Tous deux portaient une épée. Morgarath disposait aussi d’un long bouclier en losange qui pendait à sa selle, tandis que celui d’Horace, un bouclier arrondi, était accroché dans son dos. Mais l’épée de Morgarath était à double tranchant, beaucoup plus longue que celle du garçon. — Vous avez entendu ce petit morveux ? dit Morgarath en se tournant vers Duncan. J’ose espérer que vous ferez respecter les règles de conduite habituelles, n’est-ce pas Duncan ? — J’y veillerai, ne craignez rien, répondit le roi avec aigreur. Morgarath hocha la tête et salua Duncan d’un air moqueur. — C’est juste pour m’assurer que ce dangereux Rôdeur ne tentera rien, ajouta-t-il, comme pour enflammer davantage Halt. Je sais qu’il ne maîtrise pas bien nos règles, à nous autres chevaliers. — Morgarath, répondit Duncan d’un ton glacial. N’essayez pas de faire croire que vous agissez selon le Code de la chevalerie. Je vous le demande à nouveau : laissez la vie sauve à ce garçon. Morgarath fit mine d’être surpris. — Lui laisser la vie sauve, votre Majesté ? Il est plutôt costaud pour son âge. Qui sait ? Vous feriez peut-être mieux de lui demander de m’épargner… — Que vous vous obstiniez à vouloir commettre un meurtre, libre à vous, Morgarath. Mais au moins, faites-nous grâce de vos sarcasmes. Morgarath salua à nouveau le Roi avec insolence et s’adressa à Horace d’une voix désinvolte : — Tu es prêt, gamin ? Horace déglutit puis hocha la tête. — Prêt. Gilan comprit soudain ce qui allait arriver et lança un cri d’alarme, juste à temps. En l’espace d’une seconde, l’énorme épée avait quitté son fourreau et Morgarath, d’un coup de revers, l’abattait déjà sur Horace, qui ne s’était pas encore éloigné. Le garçon, averti par Gilan, eut la présence d’esprit de se pencher sur le côté, évitant ainsi la lame qui passa en sifflant à quelques centimètres au-dessus de sa tête. Aussitôt, Morgarath s’éloigna au galop tout en accrochant son bouclier à son bras gauche. Son rire moqueur arriva jusqu’aux oreilles d’Horace, qui se remettait à peine du choc. — Dans ce cas, commençons ! dit le seigneur en riant. Horace, la gorge sèche, prit soudain conscience qu’il allait devoir lutter s’il ne voulait pas mourir. 31 Le cheval de Morgarath s’éloignait toujours, décrivant un large cercle afin de prendre son élan. Horace savait qu’il ne tarderait pas à faire volte-face et qu’il tirerait profit de sa vitesse tout autant que de la puissance de son arme pour lui assener un coup violent – et ainsi le faire tomber de cheval. Le jeune guerrier guida sa monture à l’aide de ses genoux et s’éloigna dans la direction opposée, sans oublier d’attacher son bouclier à son bras gauche. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et aperçut Morgarath, à moins d’une centaine de mètres, qui s’apprêtait à partir à la charge. Horace planta ses talons dans les flancs de son cheval et l’obligea à se retourner pour faire face à la silhouette tout de noir vêtue. Les deux cavaliers fonçaient maintenant l’un sur l’autre, et les bruits de sabots des deux chevaux se superposèrent puis se mêlèrent indistinctement. Horace avait compris que son adversaire, muni d’une longue épée, aurait l’avantage, et il décida de le laisser frapper le premier et d’ensuite contre-attaquer. Les deux cavaliers se rapprochaient à présent et Morgarath prit soudain appui sur ses étriers ; de toute sa hauteur, il brandit son épée au-dessus du garçon – mais ce dernier avait anticipé le coup et se protégea de son bouclier. La violence de l’attaque, redoublée par la vitesse du cavalier et par l’élan qu’il avait pris, eut un effet dévastateur. Les mouvements du seigneur étaient synchronisés à la perfection et ses forces accumulées s’étaient concentrées sur son épée. De toute son existence, Horace n’avait jamais expérimenté un aussi terrible assaut. L’assistance frémit quand l’épée retomba avec fracas sur le bouclier et que le jeune guerrier vacilla sous le choc, qui faillit le désarçonner brutalement. Il ne pensait plus à contre-attaquer, tout occupé à rester en selle, tandis que son cheval effrayé s’éloignait sur le côté pour éviter les ruades de la monture de Morgarath, bien entraînée à guerroyer. Le bras d’Horace, celui qui portait le bouclier, était tout engourdi ; le garçon fit de petits moulinets afin que le sang y circule à nouveau. Mais une douleur lancinante et diffuse s’installait du poignet à l’épaule. Il comprenait à présent ce que le mot « peur » signifiait. Il ne savait comment il parviendrait à résister aux coups de Morgarath, se rendant compte que tout ce qu’il avait appris jusqu’ici était dérisoire, comparé aux nombreuses années d’expérience que le noir seigneur avait derrière lui. Horace se retourna et fit à nouveau face à son adversaire pour contrer la seconde charge. Il s’aperçut que Morgarath déviait de sa route pour passer cette fois à sa droite, et il comprit que le prochain coup n’atterrirait pas sur son bouclier ; il lui faudrait parer la foudroyante attaque à l’épée… Le garçon avança au galop, en essayant désespérément de se rappeler les conseils de Gilan. Mais le jeune Rôdeur ne l’avait nullement préparé à résister à de tels assauts. Et en de pareilles circonstances, Horace ne pouvait risquer de détendre son poignet puis de raidir ses muscles au dernier moment, comme Gilan le lui avait appris. Sa main s’était refermée sur le pommeau de son épée, qu’il serrait si fort que les jointures de ses doigts en devenaient blanches. Une seconde plus tard, Morgarath arriva sur lui, visant son crâne de son immense épée étincelante. Horace leva la sienne pour bloquer le coup, juste à temps. L’impact métallique fut si brutal que l’assistance en fut ébranlée. Une nouvelle fois, le jeune guerrier chancela. Il lui fallait coûte que coûte enrayer ces coups plus destructeurs les uns que les autres. Mais comment ? Il entendit le bruit des sabots juste derrière lui et se tourna vivement ; cette fois, le seigneur n’avait pas pris la peine de prendre d’élan. Il avait simplement fait volte-face afin d’enchaîner immédiatement sur un autre coup. Horace força son cheval à se cabrer, et se retourna pour arrêter l’épée de Morgarath à l’aide de son bouclier. La force de cette troisième attaque fut légèrement moins déstabilisante que les précédentes et Horace, de la pointe de son épée, parvint à attaquer le seigneur par deux fois. Son arme était plus légère et plus maniable que celle de Morgarath mais le bras du garçon était encore engourdi et ses coups n’eurent pas grand effet. Morgarath les écarta aisément, presque dédaigneusement, avant d’attaquer à nouveau, cette fois par le haut, debout sur ses étriers. Le bouclier d’Horace para le coup mais la pièce d’acier était déjà si cabossée qu’elle ne lui serait bientôt plus d’aucune utilité. Le garçon s’éloigna en talonnant son cheval, s’efforçant de rester en selle. Il respirait difficilement et son visage couvert de sueur trahissait à la fois son épuisement et la peur qui le tenaillait toujours. Il se tourna et secoua la tête pour avoir une vision plus claire de ce qui se passait. Morgarath se ruait sur lui. Horace tira sur les rênes pour forcer son cheval à couper la route à l’autre cavalier tout en essayant d’éviter l’énorme épée. Mais son opposant avait compris la manœuvre du garçon et se décida pour un coup de revers qui s’écrasa contre le rebord du bouclier d’Horace. La lame de l’épée mordit l’acier mais y resta coincée. Horace en profita pour se redresser sur ses étriers et viser Morgarath au visage. Ce dernier leva son bouclier une fraction de seconde trop tard et l’épée d’Horace ricocha sur le heaume de son adversaire. L’impact ébranla le jeune guerrier, mais pour une fois, il y avait éprouvé un plaisir certain. Tandis que Morgarath s’évertuait à tirer violemment sur son épée pour la dégager de l’acier, Horace le frappa à nouveau. L’épée retomba sur le bouclier mais, pour la première fois, Horace avait réussi à mettre suffisamment d’énergie dans le coup. Le seigneur laissa échapper un grognement et manqua tomber de cheval. Horace tira alors avantage de sa courte lame pour porter un coup dans le flanc de Morgarath, qui n’était plus protégé. Durant un instant, une étincelle d’espoir se répandit dans l’assistance, mais la solide armure ne céda pas. Le coup, qui n’avait pas été très violent, blessa toutefois Morgarath, lui brisant une côte à travers les mailles. Le seigneur lança un juron et tenta une nouvelle fois de libérer sa lame. Soudain, déjà endommagée par les attaques répétées que Morgarath y avait portées, la pièce de métal du bouclier du garçon céda. Le seigneur, en arrachant son épée du rebord du bouclier, déchira les lanières de cuir qui le retenaient au bras d’Horace et l’envoya tournoyer dans les airs. Horace faillit à nouveau être désarçonné. Trop près pour pouvoir utiliser sa lame, Morgarath se servit du pommeau de son épée pour frapper brutalement le heaume de son adversaire. Horace s’écroula à terre. Les spectateurs gémissaient de consternation. Mais le pied du garçon resta accroché à l’étrier ; terrifié, son cheval partit au galop et le traîna derrière lui sur une vingtaine de mètres. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cet incident lui sauvait probablement la vie en le mettant hors d’atteinte de l’épée meurtrière de son ennemi. D’un coup de pied, Horace finit par se dégager et roula dans la poussière, son épée toujours bien en main. L’apprenti guerrier se releva en titubant, les yeux pleins de sable et de sueur. Confusément, il vit Morgarath qui fondait à nouveau sur lui. Il saisit son épée des deux mains et parvint à parer une attaque dont la puissance l’obligea à retomber à genoux. Il reçut un coup de sabot dans les côtes, qui l’envoya s’écraser sur le sol, tandis que Morgarath s’éloignait déjà au galop. L’assistance était muette d’effroi. Tous se doutaient que la fin était proche. Horace se remit péniblement sur pied. Il connaissait d’avance l’issue du combat. Une idée germa pourtant dans son esprit désespéré, tandis que le cheval blanc, pâle comme la mort, s’approchait à bride abattue. Horace ne savait pas si son armure résisterait à ce qu’il prévoyait de faire. Il pouvait en mourir. À cette pensée, il se rappela qu’il allait de toute façon être tué. Il raidit ses muscles et attendit. Le cheval arrivait à sa hauteur, virant sur la droite pour laisser Morgarath frapper en toute liberté. Et soudain, le garçon se jeta délibérément sous les sabots de l’animal. Tous poussèrent un hurlement inarticulé et, durant un instant, un impressionnant nuage de poussière les empêcha de voir ce qui se passait. Horace sentit un sabot lui percuter le dos, entre les omoplates et, presque aussitôt, un autre lui heurta le crâne et lui arracha son heaume. Il ne sut dire combien de coups il reçut ensuite, la poussière, la douleur et le fracas des sabots avaient obscurci son esprit. Surpris par cet acte suicidaire, le destrier du seigneur essayait désespérément de se dégager. Il s’emmêla les pattes avant, trébucha et, dans un dernier sursaut, s’écrasa à terre. Morgarath, qui avait réussi à extraire ses pieds des étriers, fut projeté par-dessus l’encolure de sa monture et retomba dans la poussière tandis que son épée lui échappait des mains. Dans un hennissement de fureur et d’effroi, le cheval blanc parvint à se relever, lança un dernier coup de sabot à la petite silhouette prostrée qui l’avait fait chuter puis s’éloigna au trot. Horace grogna de douleur et tenta de se redresser. Agenouillé sur le sol poussiéreux, il entendit la foule des soldats qui l’acclamait. Mais leurs cris de joie s’éteignirent à la vue de la menaçante silhouette étendue à quelques pas du garçon. Morgarath, seulement étourdi, inspira profondément et se releva. Il chercha son épée du regard, l’aperçut quelques mètres plus loin, à moitié enterrée dans le sable, et alla la récupérer. Horace, la mort déjà dans l’âme, vit s’approcher à grands pas l’effrayante silhouette qui se découpait sur le ciel bas. Le jeune guerrier se hâta de ramasser son arme et se remit debout à grand-peine. Morgarath avait perdu son grand bouclier noir, mais il avançait, les deux mains serrées autour du pommeau de son épée. Horace, qui souffrait pourtant le martyre, l’attendait de pied ferme. Les coups de Morgarath se mirent à pleuvoir, et le garçon, pour qui les crissements métalliques devenaient insoutenables, essayait désespérément de les parer. Mais plus il bloquait ces attaques, plus ses forces faiblissaient ; il dut peu à peu reculer, épuisé, tandis que l’autre redoublait d’efforts pour briser sa défense. L’apprenti guerrier, exténué, baissa soudain la garde ; l’immense épée du seigneur s’abattit une dernière fois sur sa lame et la brisa nettement. Morgarath recula d’un pas, un sourire cruel aux lèvres. Horace, hébété, ne pouvait détacher son regard de ce qui restait de son épée. — Je crois que la fin est proche, dit Morgarath d’une voix monocorde et mielleuse. Horace ne pouvait quitter des yeux sa lame, désormais inutilisable. Presque inconsciemment, il porta la main à sa ceinture et dégaina sa dague. Morgarath se mit à rire. — Je ne crois pas que ton couteau te sera d’un grand secours ! lança-t-il d’un ton sarcastique. À ces mots, il brandit son épée, avec l’intention d’asséner au garçon le coup fatal. Seul Gilan comprit ce qui était sur le point de se passer et un regain d’espoir l’envahit soudain. — Oh ! Mon Dieu…, il va…, dit lentement le jeune Rôdeur. La large épée fendit l’air et entama sa descente. Horace, qui mit tout son courage dans cet ultime geste, avança d’un pas et croisa les deux lames, la dague soutenant le morceau d’épée brisée. L’impact fut violent et ses genoux vacillèrent, mais le garçon put parer le coup et retenir l’épée de son adversaire. Les deux combattants se retrouvèrent l’un contre l’autre et Horace vit de près la fureur démentielle de Morgarath, qui se demandait encore comment les événements avaient pu prendre une tournure aussi déroutante. Son expression rageuse vira à la stupéfaction quand une atroce douleur lui transperça soudain le corps. Horace avait dégagé sa dague qui traversa la cotte de mailles pour aller se plonger dans le cœur de Morgarath. Lentement, le seigneur rebelle s’affaissa sur le sol. Abasourdie, l’assistance resta muette durant quelques secondes. Puis des acclamations se mirent à retentir de toutes parts. 32 Ce qui, quelques minutes plus tôt, avait été un champ de bataille, n’était plus désormais qu’un indescriptible chaos. Les Wargals, désormais libérés de l’emprise de Morgarath, erraient sans but, attendant qu’un autre maître vienne leur donner des ordres. Ils avaient perdu toute agressivité et la plupart d’entre eux avaient laissé tomber leurs armes au sol avant de s’éloigner, les yeux dans le vague. D’autres, assis par terre, chantonnaient doucement, pareils à de petits enfants. Ceux qui avaient cherché à pénétrer dans le défilé du Pas-de-Trois, maintenant muets et immobiles, attendaient patiemment. Duncan contemplait la scène avec une expression de profond étonnement. — Il va nous falloir une armée de chiens de berger pour regrouper ces créatures, fit-il observer. Le baron Arald lui sourit. — Ce sera cependant moins éprouvant que ce que nous avons eu à affronter jusqu’à présent, Majesté. Il en allait autrement de la clique d’hommes de main qui avaient accompagné Morgarath. Certains avaient été capturés, mais d’autres s’étaient enfuis à travers les Marais. Crowley, le commandant de l’ordre des Rôdeurs, secouait la tête ; lui et ses hommes allaient devoir passer des journées entières en selle pour rattraper les fuyards. Il lui faudrait désigner un bataillon spécial de Rôdeurs pour ramener les lieutenants de Morgarath qui seraient alors jugés par le Roi. Il songea avec amertume que rien n’avait changé. Quand les autres pouvaient enfin prendre un peu de bon temps, les Rôdeurs, eux, continuaient de s’échiner à la tâche. Horace, tout contusionné et sanguinolent, avait été transporté jusqu’à la tente du Roi pour y être soigné. Il souffrait de nombreuses fractures et saignait d’une oreille. Mais aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’était pas grièvement blessé et le médecin du Roi, qui l’avait examiné sans attendre, était certain qu’il se remettrait très vite de son combat. Messire Rodney s’était précipité vers la civière alors qu’on s’apprêtait à emporter le garçon. Ses moustaches hérissées vibraient de rage quand il se pencha vers son apprenti. — Bon sang ! Qu’est-ce qui t’a pris ? rugit-il. Horace se contenta de grimacer de douleur. — Qui t’a demandé de défier Morgarath ? reprit Rodney. Tu n’es rien d’autre qu’un apprenti, mon gars, et sacrement désobéissant, par-dessus le marché ! Horace se demandait combien de temps il allait encore devoir supporter ces hurlements. Pour un peu, il aurait préféré se trouver à nouveau devant Morgarath. Il se sentait tout étourdi, nauséeux et avait du mal à distinguer le visage rouge de colère de Rodney qui oscillait devant lui. Les paroles du Maître des guerriers cognaient contre les parois de son crâne et le garçon ne savait plus très bien pourquoi l’homme vociférait ainsi. « Morgarath est peut-être encore en vie », songea-t-il confusément. À cette idée, il essaya de se redresser. Aussitôt, Rodney se radoucit. L’air inquiet, il empêcha gentiment son apprenti de se relever et prit fermement sa main dans la sienne. — Repose-toi, mon garçon. Tu en as assez fait pour aujourd’hui. Tu t’en es très bien tiré. Pendant ce temps, Halt, parti à la recherche de Will, jouait des coudes à travers la foule des inoffensifs Wargals, qui le laissaient passer sans opposer aucune résistance ni afficher la moindre agressivité. Il n’y avait aucun signe du garçon ou de la fille du Roi. Quand Morgarath lui avait annoncé qu’il détenait Will, il s’était dit que Cassandre – ou Evanlyn – avait des chances d’avoir survécu elle aussi. Le seigneur rebelle n’avait pas fait allusion à la jeune fille, ce qui signifiait que sa véritable identité n’avait pas été ébruitée. Le Rôdeur repoussa avec impatience quelques Wargals silencieux et, au même instant, entendit un faible gémissement. Un Skandien était assis contre un tronc d’arbre, les jambes étalées dans la poussière, la tête pendante. Son gilet de peau était couvert de sang et une lourde épée était posée à côté de lui. Il essayait de l’attraper d’une main tremblante mais ses forces l’avaient abandonné. Il aperçut Halt et lui lança un regard suppliant. Le Rôdeur s’agenouilla près de lui – l’homme, grièvement blessé, ne pouvait plus se montrer dangereux. Halt s’empara de l’épée, la plaça sur les genoux du guerrier et lui prit les mains pour les poser sur le pommeau de cuir. — Merci… ami…, dit Nordel dans un souffle. Halt hocha tristement la tête. Il avait de l’admiration pour les guerriers skandiens et il lui était pénible d’assister à l’agonie de cet homme, si faible qu’il ne pouvait pas même tenir son épée. Il se releva lentement, sur le point de repartir, quand il se rappela quelque chose. Horace leur avait dit que Will et Evanlyn avaient été faits prisonniers par des Skandiens. Cet homme savait peut-être quelque chose. Il mit un genou à terre et tourna la tête de l’homme vers la sienne. — Le garçon, dit-il d’une voix pressante, sachant que le temps était compté. Où est-il ? Nordel fronça les sourcils. Il fouillait vaguement sa mémoire mais tout ce qui lui était arrivé semblait maintenant très lointain, et dérisoire. — Garçon…, répéta-t-il d’une voix pâteuse. Halt ne put s’empêcher de secouer l’homme. — Will ! Un Rôdeur ! Un garçon. Où est-il ? Une lueur de compréhension éclaira les yeux de Nordel qui se rappelait maintenant le jeune archer. Il se souvenait d’avoir admiré son courage, et la façon dont il les avait maintenus à distance au bord de la Fissure. Sans s’en rendre compte, il avait pensé tout haut. — La Fissure…, murmura-t-il. — Oui ! Près de la Fissure ! Tu l’as vu ? s’écria Halt en le secouant à nouveau. Nordel leva les yeux vers le Rôdeur. Il y avait quelque chose… quelque chose dont il fallait se souvenir. Il voulait aider cet inconnu au visage sombre. Après tout, l’homme lui avait rendu son épée. — … partis…, finit-il par dire. Il voulait que l’inconnu arrête de le secouer. Cela n’était pas douloureux, car il ne sentait plus rien, mais cela l’empêchait de sombrer définitivement dans le doux sommeil de l’oubli. — Partis où ? Nordel écouta l’écho, il aimait ça. L’écho… cela lui rappelait… son enfance. — Les Marais… et… les navires, dit-il en souriant. — Merci, mon ami, dit simplement Halt. Il courut vers Abelard, qui broutait tranquillement, et sauta en selle. Les Marais, un enchevêtrement de hautes herbes, de marécages et de petits ruisseaux sinueux, étaient réputés pour être infranchissables. Au moindre faux pas, on pouvait se retrouver englouti dans une mare de boue ou sombrer dans des sables mouvants. Par ailleurs, il était facile de se perdre dans ces marécages, et on pouvait alors y errer jusqu’à l’épuisement, ou bien jusqu’à ce que les serpents d’eau, qui y pullulaient, s’occupent de vous. Les gens raisonnables évitaient cet endroit et seuls savaient s’y repérer les Rôdeurs et les Skandiens, qui accostaient sur ces côtes depuis des lustres. Abelard avait le pied sûr, mais quand Halt arriva au beau milieu des Marais, il préféra descendre de cheval et ouvrir la marche. Bien vite, s’apercevant qu’un groupe l’avait précédé, le Rôdeur sentit l’espoir renaître. Ce devait être les autres Skandiens, avec Will et Evanlyn. Il pressa l’allure mais en paya le prix quand il se retrouva, quelques instants plus tard, plongé jusqu’à la poitrine dans une mare profonde, remplie d’une boue épaisse. Bien heureusement, il n’avait pas lâché les rênes d’Abelard qui entreprit de le tirer d’affaire dès qu’il lui en donna l’ordre. Halt avait bien fait de descendre de cheval. Il revint sur le sentier et reprit sa marche en s’obligeant à se montrer plus prudent et à réfréner son impatience grandissante. Les traces du passage des Skandiens étaient récentes. Il gagnait du terrain. Mais parviendrait-il à les rattraper à temps ? Moustiques et moucherons bruissaient autour de lui et il transpirait abondamment. Il n’y avait pas un souffle de vent. La chaleur était étouffante. Ses vêtements étaient trempés et souillés d’une boue nauséabonde et il avait perdu une botte quand Abelard l’avait tiré de la mare. Il continuait pourtant d’avancer en boitant un peu, chaque pas le rapprochant davantage de son but. Il atteindrait bientôt l’extrémité des Marais et il lui fallait rejoindre Will avant l’arrivée des Skandiens sur la plage où mouillaient leurs navires. Si le garçon était embarqué sur l’un des bateaux, il n’en redescendrait pas, mais serait obligé de traverser la Grande Ecumeuse et se retrouverait dans le pays enneigé des Skandiens ; là-bas, il serait vendu comme esclave, et mènerait la vie d’une bête de somme. Halt sentait déjà les effluves des embruns marins recouvrir l’odeur de pourriture des marécages. La mer était proche ! Il redoubla d’efforts et abandonna toute prudence, risquant le tout pour le tout afin de rattraper les Skandiens avant qu’ils atteignent l’eau. L’herbe se faisait plus rare et le sol plus ferme. Il courait à présent, et son cheval trottait derrière lui. Soudain, il déboucha sur de vastes dunes balayées par les vents, qui l’empêchaient de voir la mer. Il enfourcha Abelard qui partit au galop. Ils passèrent la crête des dunes, le Rôdeur penché sur l’encolure de son cheval, l’encourageant à forcer l’allure. Un navire skandien mouillait au large. Sur le rivage, un groupe d’hommes prenaient place dans une barque et, même à cette distance, Halt reconnut son apprenti parmi eux. — Will ! hurla-t-il. Mais le vent emporta sa voix au loin. Le Rôdeur reprit sa course. Erak, de l’eau jusqu’à la taille, aidait Horak à pousser la petite embarcation vers le large, quand le martèlement des sabots éveilla son attention. Il jeta un œil par-dessus son épaule et aperçut une silhouette grise qui avançait sur un poney. — Tonnerre de Dieu ! s’écria-t-il. Vous arrêtez pas ! dit-il à ses hommes. Au centre de la barque, assis près d’Evanlyn, Will se tourna et vit Halt, à moins de deux cents mètres. Le garçon se redressa, en essayant de ne pas perdre l’équilibre car le petit bateau tanguait. — Halt ! s’égosilla-t-il. Aussitôt, Svengal le frappa du revers de la main et le garçon roula au fond du petit bateau. — Bouge pas d’là ! ordonna le Skandien. Au même instant, Erak et Horak grimpèrent dans l’embarcation et les guerriers se mirent à ramer vers la première crête des vagues. Le vent avait emporté le cri du garçon jusqu’aux oreilles du Rôdeur. Abelard l’avait entendu lui aussi et se mit à galoper plus vite encore. Halt venait de laisser tomber ses rênes et se préparait à encocher une flèche. Il banda l’arc et tira. Quand la lourde flèche transperça son bras droit, le rameur qui se trouvait à l’avant laissa échapper un grognement surpris et tomba en travers du bateau, qui se mit à tourner sur lui-même. Erak repoussa brutalement son compagnon et prit sa place. — Plus vite, bon sang ! ordonna-t-il. S’il s’approche encore, nous sommes des hommes morts. Halt, guidant Abelard à la force des genoux, le fit avancer dans l’eau. Il décocha une nouvelle flèche mais les Skandiens étaient déjà trop loin et sa cible était ballottée par les vagues. Halt ne pouvait pas tirer trop près du centre de la barque, par crainte de blesser Will ou Evanlyn. Il ne lui restait qu’à s’approcher davantage et à tuer les rameurs chacun à leur tour. Il tira à nouveau. La flèche se ficha profondément dans le bois du bateau, à moins d’un centimètre de la main d’Horak. Ce dernier, stupéfait, lança un petit cri et retira vivement sa main du rebord comme s’il venait d’être brûlé. Moins d’une seconde plus tard, une autre flèche siffla aux oreilles des Skandiens avant de tomber dans l’eau, à moins d’un mètre de la coque. Mais le bateau prenait de l’avance et Abelard, qui avait déjà de l’eau jusqu’au poitrail, ne pouvait plus maintenir l’allure. La barque se rangeait le long du navire. Halt avança encore de quelques mètres, mais quand il vit les passagers se faire hisser jusqu’au pont du drakkar, il s’arrêta, vaincu. Le Rôdeur vit qu’on emmenait les deux captifs à l’arrière. Le long du parapet, l’équipage skandien s’était déployé et lui criait après, comme pour le défier. Erak s’était jeté au sol, derrière le solide bastingage. — On s’met à l’abri, bande d’idiots ! C’est un Rôdeur ! Il avait vu Halt bander à nouveau son arc et ses mains agir à une incroyable rapidité. Les neuf flèches restantes du Rôdeur s’envolaient à présent dans les airs. En l’espace de quelques secondes, trois des guerriers skandiens tombèrent sous les tirs de Halt. Deux d’entre eux gémissaient de douleur, mais le troisième était étendu, immobile. Les autres membres de l’équipage se jetèrent sur le plancher du pont tandis que les dernières flèches sifflaient autour d’eux. Prudemment, Erak passa un œil par-dessus le parapet afin de s’assurer que le Rôdeur était à court de flèches. — On y va, ordonna-t-il en s’emparant du gouvernail. Ils semblaient avoir oublié la présence de Will ; le garçon en profita alors pour se rapprocher du parapet. Quelques centaines de mètres seulement le séparaient de la terre ferme et il savait qu’il pouvait nager jusque là-bas. Mais en pensant à Evanlyn, Will eut un mouvement d’hésitation. Il ne pouvait l’abandonner. Au même instant, l’énorme main d’Horak se referma sur le col de son gilet. Will comprit qu’il avait laissé passer l’occasion de s’enfuir. Le navire prenait de la vitesse. Will regardait la silhouette du cavalier secoué par les vagues. Halt était si proche et pourtant, aussi incroyable que cela puisse paraître, hors d’atteinte. Les yeux pleins de larmes, il entendit la voix de Halt dans le lointain. — Will ! Fais attention à toi ! Accroche-toi ! Je te retrouverai, où qu’ils t’emmènent ! Le garçon leva un bras pour dire adieu à son maître et, d’une voix rauque, étranglée par les sanglots, il l’appela : — Halt ! Il savait pourtant que le Rôdeur ne pouvait l’entendre. La voix de Halt retentit à nouveau, portée par le vent : — Je te retrouverai, Will ! Le vent gonfla la grande voile carrée et le navire s’éloigna de plus en plus vite vers le large. Longtemps après que le bateau eut disparu, le Rôdeur resta assis sur son cheval, contemplant l’horizon. Ses lèvres remuaient encore, murmurant une promesse que lui seul pouvait entendre. Composition MCP — Groupe JOUVE - 45770 Saran N° 225992S Impression réalisée sur CAMERON par BRODARD ET TAUPIN La Flèche en avril 2008 « Pour l’éditeur, le principe est d’utiliser des papiers composés de fibres naturelles, renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois issus de forêts qui adoptent un système d’aménagement durable. En outre, l’éditeur attend de ses fournisseurs de papier qu’ils s’inscrivent dans une démarche de certification environnementale reconnue. » Dépôt légal Imprimeur : 47048 20.16.1421.5/02— ISBN : 978-2-01- 201421 – 3 Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Dépôt légal : avril 2008.