1 Le drakkar ne se trouvait qu’à quelques nœuds du Cap des Abris quand une violente tempête s’abattit sur eux. Depuis trois jours, ils naviguaient sur une mer d’huile – ce que ne manquaient pas d’apprécier Will et Evanlyn. Le garçon observait l’étroit bateau fendre calmement les eaux, en route pour les terres nordiques de la Skandie. — Ça ne se passe pas trop mal, constata-t-il. Il avait entendu dire qu’on pouvait être affreusement malade en mer, mais, pour l’instant, le navire était bercé par de légers roulis qui ne l’inquiétaient pas. Bien qu’Evanlyn ne possède pas une vaste expérience du métier de marin, elle avait déjà voyagé sur l’eau – contrairement à Will. — Espérons que ça ne va pas se gâter, lui répondit-elle en hochant la tête avec perplexité. La jeune fille avait remarqué les regards inquiets que le capitaine du Loup des Vents, le Jarl1 Erak, lançait vers le nord et l’impatience avec laquelle il encourageait ses rameurs à accélérer l’allure. Pour sa part, Erak savait qu’il fallait envisager le pire ; ce calme plat, trompeur, annonçait de sérieuses perturbations. Dans le lointain, il distinguait confusément l’horizon qui s’assombrissait. S’ils ne parvenaient pas à contourner à temps le Cap des Abris afin de se réfugier près de la côte, la tempête les heurterait de plein fouet. Durant quelques instants, il étudia la vitesse du navire et la distance qui restait à parcourir, comparant leur progression à la folle course des nuages. — On va pas y arriver, finit-il par dire à Svengal, son second. — Oui, à c’qui semblerait, acquiesça celui-ci d’un ton résigné. Erak examina attentivement chaque coin du pont, vérifiant que leur équipement était solidement arrimé, puis ses yeux s’arrêtèrent sur les deux prisonniers blottis à l’avant du bateau. — Vaut mieux ligoter ces deux-là au mât. On va aussi mettre en place la grande rame du gouvernail. — Que se passe-t-il encore ? s’inquiéta Will, voyant Svengal se diriger vers eux, un rouleau de fine corde de chanvre à la main. Ils s’imaginent peut-être qu’on va essayer de s’échapper ? Mais Svengal, qui s’était arrêté près du mât, leur faisait signe de se hâter. Les deux jeunes gens se relevèrent et s’approchèrent de lui d’un pas hésitant. Remarquant que le vent s’était levé et que le roulis des vagues s’intensifiait, Will continua d’avancer en titubant. Derrière lui, Evanlyn se cogna le tibia contre un tonneau et le garçon l’entendit marmonner un juron – ce qui lui parut plutôt déplacé dans la bouche d’une jeune fille bien élevée. — Attachez-vous au mât, leur ordonna le second en dégainant son grand couteau, avant de tailler deux longueurs de corde. Y’a une sacrée tempête qui s’ramène. — Vous voulez dire que le vent pourrait nous projeter par-dessus bord ? demanda Evanlyn, incrédule. Svengal vit que le garçon avait parfaitement noué ses liens et s’attachait maintenant au poteau, mais la fille semblait avoir plus de difficultés ; il prit alors la corde, la passa autour de la taille d’Evanlyn et l’aida à l’enrouler autour du mât. — P’t-être bien, répondit-il. Mais ça s’rait plutôt les vagues qui pourraient vous emporter ! Sur ces mots, le Skandien s’empressa de repartir à l'arrière du drakkar afin de seconder Erak, qui installait l'énorme rame qui servirait à manœuvrer le bateau pendant la tempête. Will sentit sa gorge se serrer. Lui qui avait cru qu’un tel navire était conçu pour voguer au ras des flots, pareil à une mouette… En fait, il n’en était rien. Comment feraient-ils pour ne pas couler ? — Oh, mon Dieu !… tu as vu ça ? dit doucement Evanlyn, un doigt pointé vers le nord. À moins de quelques centaines de mètres du navire, l’horizon était à présent recouvert d’une sombre masse nuageuse qui fondait sur eux, plus rapide qu’un cheval au galop. Tous deux s’accroupirent à la base du mât de pin, puis s’efforcèrent de l’entourer de leurs bras et de s’y agripper en plantant leurs ongles dans le bois rugueux. Soudain, le soleil disparut. Les premières bourrasques furent si violentes que Will, n’ayant jamais rien éprouvé de pareil, en eut le souffle littéralement coupé. Un vent impétueux, doté d’une force primitive et sauvage, tourbillonnait autour de lui, l’assourdissait, l’aveuglait et s’engouffrait dans ses poumons, l’empêchant de respirer. Les yeux fermés, luttant pour ne pas suffoquer, il se cramponna désespérément au mât, mais sentit pourtant qu’il lâchait prise, quand un cri étouffé parvint à ses oreilles. C’était Evanlyn, dont les mains avaient glissé et que le vent emportait ; à l’aveuglette, le jeune Rôdeur parvint à rattraper la jeune fille, lui saisit la main et la ramena près de lui. Au même instant, une énorme vague s’écrasa contre la coque. La proue du navire s’inclina dangereusement, avant de remonter à la crête de la lame, puis le drakkar vacilla et se mit à redescendre. — À contre-courant ! Vers le bas ! hurlaient Svengal et Erak à l’adresse des rameurs. Le vent couvrait leur voix mais l’équipage, dos à la tempête, savait interpréter les gestes du capitaine. Les hommes poussaient si fort sur les rames que les manches en chêne pliaient sous leurs efforts. Ils réussirent pourtant à éviter le creux de la vague et le navire se hissa péniblement à la surface de la mer. Will était malgré tout certain que, d’une seconde à l’autre, ils allaient à nouveau dégringoler. La crête de la vague se brisa avec fracas et des tonnes d’eau déferlèrent sur le navire, qui s’enfonça sous les vagues déchaînées en s’inclinant si abruptement sur le côté qu’il sembla ne jamais devoir retrouver son équilibre. Une peur animale s’empara du garçon ; il poussa un hurlement, mais son cri mourut sous les trombes d’eau glaciale qui déjà retombaient sur lui et lui remplissaient la bouche et les poumons. Il lâcha le mât, fut projeté vers l’avant, mais fut arrêté par la fine corde qui le retenait au poteau, ballotté d’un côté et de l’autre. L’eau finit par refluer, le navire se stabilisa et Will se retrouva au milieu du pont, battant toujours des bras et des jambes. Evanlyn était près de lui et c’est ensemble qu’ils regagnèrent tant bien que mal leur place où, faute de mieux, ils s’agrippèrent de nouveau au mât. Des lames impressionnantes s’élevèrent encore au-dessus d’eux, puis retombèrent en cascade sur le pont, moins brutales que la fois précédente. L’équipage était déjà en train d’écoper à l’aide de seaux. Erak et Svengal, qui se tenaient à l’endroit le plus exposé à la tempête, s’étaient eux aussi attachés de chaque côté du gouvernail – une rame énorme, deux fois plus large que les autres, dont on se servait par gros temps afin d’aider les rameurs à diriger le navire. Ce jour-là, il fallait bien la force de deux hommes pour la manœuvrer. Dans le creux de la vague, le vent soufflait moins violemment. Will frotta ses yeux pleins de sel, toussa et vomit de l’eau de mer. Il se tourna vers Evanlyn, qui l’observait d’un air terrifié. Il sentait qu’il aurait fallu la rassurer, mais lui-même était si affaibli qu’il n’y avait rien qu’il puisse dire ou faire. Une nouvelle lame fondit sur eux puis se dressa, plus haute que les murailles du château de Montrouge. Voyant le navire partir lentement à l’assaut de la vague, Will, horrifié, colla son visage contre le mât et Evanlyn l’imita. Tandis que Le Loup des Vents montait inéluctablement sur les flots, les hommes ramaient sans relâche, se démenant pour tenter de le faire passer au-dessus de la crête, luttant contre les forces combinées du vent et de la mer. Cette fois, Will eut le sentiment que la bataille était perdue d’avance ; et, quand le navire partit à la renverse, le garçon ouvrit des yeux épouvantés à l’idée du désastre imminent. La vague se lova sur elle-même avant de venir s’écraser sur le bateau, envoyant le garçon rouler sur le pont. À tâtons, il chercha à s’agripper à la corde qui le retenait au poteau. Les eaux déferlèrent sur eux, la proue s’inclina et le drakkar, presque à la verticale, dégringola dans le creux de la vague, se vidant dans le même temps de l’eau qui menaçait de l’engloutir. À présent trop faible pour crier, Will gémit doucement et rampa jusqu’au mât. Il regarda Evanlyn et lut dans les yeux de la jeune fille une terreur semblable à la sienne. Ils ne survivraient pas à pareille épreuve, c’était impossible ! Le Loup des Vents s’écrasa au creux de la vague, s’engouffrant entre d’immenses murs d’eau qui rejaillirent de chaque côté de la coque. La charpente vibra, secouée par le roulis, puis le drakkar tangua et finit par se redresser. — Le bateau tient l’choc ! hurla Svengal. Erak hocha la tête d’un air sombre. La situation avait beau être terrifiante, le navire était conçu pour affronter une mer aussi démontée ; mais même un drakkar skandien connaissait des limites, et le capitaine savait que, s’ils les atteignaient, ils mourraient tous. — On a bien failli y passer ! lança-t-il. Y va falloir virer d’bord et courir vent arrière, ajouta-t-il. Svengal acquiesça, sans cesser de regarder droit devant, face aux rafales et aux embruns, les yeux plissés. — Just’après celle-là ! La vague suivante était moins haute que la précédente… mais c’était une question de point de vue. Les deux Skandiens s’agrippèrent plus fermement au manche de la rame. Une montagne d’eau se dressait devant eux et le navire, en équilibre précaire, reprit son ascension. — Ramez, bon sang ! Un peu d’cran ! mugit Erak en s’adressant aux rameurs. — Oh non ! Ça va pas recommencer ! gémit Will en sentant la proue du bateau se lever à nouveau. À bout de nerfs, le garçon ne désirait qu’une seule chose : que tout s’arrête. S’il le fallait, se disait-il, qu’ils laissent le bateau s’enfoncer dans les bas-fonds, et qu’on en finisse, une bonne fois pour toutes. Que cesse enfin cette implacable terreur. S’apercevant qu’Evanlyn sanglotait, il passa un bras autour de ses épaules afin d’apaiser ses craintes, mais ne put se résoudre à en faire davantage. Le navire, dont les mouvements lui étaient maintenant familiers, grimpa, encore et encore, puis la crête se rompit et l’eau fondit sur eux dans un grand fracas. L’avant du bateau s’écrasa contre la vague et bascula brusquement. La gorge de Will était si irritée qu’il n’arrivait plus à crier et ses forces l’abandonnaient ; il laissa simplement échapper un léger sanglot tandis que Le Loup des Vents, au creux de la vague, fendait encore les flots. Le Jarl hurla des consignes aux rameurs – il ne leur restait que peu de temps pour virer de bord avant la prochaine lame. — À tribord ! rugit-il, tout en indiquant la direction à prendre au cas où les hommes installés à l’avant ne l’entendent pas. Les rameurs calèrent leurs pieds contre les planches qui leur servaient d’appui ; ceux de la rangée de droite ramenèrent leurs rames vers eux, et ceux de gauche poussèrent les leurs vers l’avant. Le bateau prit de la hauteur et Erak cria un nouvel ordre : — Maint’nant ! Les pales des rames plongèrent dans l’eau et, tandis que les uns poussaient et que les autres tiraient, Erak et Svengal s’appuyèrent de tout leur poids sur le gouvernail L’étroit navire pivota aisément, quasiment sur place, amenant l’arrière du navire dos au vent. — Et maint’nant, tous ensemble ! Les rameurs obéirent avec ardeur. S’ils voulaient éviter d’être engloutis, le capitaine devait d’abord s’assurer que la vitesse du navire soit légèrement supérieure à celle des vagues. Il jeta un coup d’œil vers ses deux captifs recroquevillés contre le mât ; ils avaient l’air bien mal en point. Mais Erak les oublia aussitôt pour reprendre sa surveillance et garder le cap. La moindre petite erreur de sa part, et le drakkar dévierait de sa course – ce serait la mort assurée. Ils naviguaient à présent avec plus d’aisance, il en était conscient, mais ce n’était cependant pas le moment de se laisser distraire. Pour Will et Evanlyn, rien ne semblait avoir changé : le navire n’avait pas cessé de plonger, de se redresser et d’avancer de crête en creux, s’élevant parfois à plus de quinze mètres à la verticale. Puis Will se rendit compte que les secousses se faisaient moins brutales. Ils couraient maintenant sur le dos des flots, et non plus face à la tempête. Des embruns et des gerbes d’eau continuaient de les frapper à intervalles réguliers mais le jeune Rôdeur n’avait plus la sensation de glisser vers l’arrière. Voyant que le drakkar paraissait se stabiliser, le garçon se remit à espérer, en songeant qu’ils avaient peut-être une petite chance de survivre. Mais cette chance était bien mince. Car chaque fois qu’une nouvelle vague les dépassait, la même peur panique remontait en lui, et le garçon, l’estomac noué, croyait leur dernière heure venue. Il prit Evanlyn dans ses bras, sentit ceux de la jeune fille s’enrouler autour de son cou et sa joue glacée se poser contre la sienne. Blottis l’un contre l’autre, les deux jeunes gens parvinrent à reprendre courage. Evanlyn laissait échapper de petits gémissements terrifiés et Will, non sans surprise, s’aperçut que lui aussi n’arrêtait pas de marmonner de façon incompréhensible – appelant à l’aide Halt, Folâtre, ou tous ceux qui auraient pu lui porter secours, s’ils avaient pu l’entendre. Et pourtant, vague après vague, le navire tint bon. Leurs tourments s’apaisèrent, cédant la place à une éprouvante sensation d’épuisement, et le garçon finit par s’endormir. Durant sept jours, le drakkar dériva vers le sud, quittant la mer des Étroits pour se retrouver aux abords de l’Océan des Confins. Will et Evanlyn, trempés, éreintés et grelottant de froid, restèrent recroquevillés au pied du mât. La perspective d’un éventuel désastre les paralysait encore d’effroi et ils ne parvenaient pas à chasser cette pensée de leur esprit. Le huitième jour, un soleil pâle et délavé fit une percée entre les nuages. Les violents ballottements cessèrent et le navire se remit à naviguer paisiblement à la surface des flots. Erak, la barbe et les cheveux crénelés de sel, tira la grande rame vers lui afin de virer de bord ; le drakkar décrivit une belle courbe et se retrouva une nouvelle fois face au nord. — On repart vers l’Cap des Abris ! ordonna-t-il à son équipage. 2 Halt, adossé à l'énorme tronc d’un chêne, observait la bande de brigands s’avancer dans la clairière et encercler la voiture. Le Rôdeur était à portée de vue mais les voleurs ne le remarquèrent pas, tout concentrés qu’ils étaient sur leurs proies, un riche marchand et son épouse. Ceux-ci dévisageaient d’un air affolé les hommes armés qui s’agglutinaient autour de leur attelage. Si le Rôdeur pouvait ainsi se dérober aux regards, c’était en grande partie grâce à sa cape de camouflage, dont le capuchon couvrait sa tête et laissait son visage dans l’ombre, mais aussi parce qu’il demeurait totalement immobile ; comme tous ceux de son Ordre, il maîtrisait l’art de se fondre dans le décor, un talent qui dépendait de son habileté à ne pas bouger d’un pouce, même lorsque quelqu’un posait directement les yeux sur lui. Sois convaincu d’être invisible, disait l’un de leurs proverbes, il en sera ainsi. Un grand gaillard tout de noir vêtu émergea de la forêt et s’approcha de la voiture. L’espace d’une seconde, le Rôdeur plissa les yeux, puis soupira en son for intérieur. Il avait cette fois encore couru pour rien. En effet, l’homme ressemblait vaguement à Foldar, que Halt poursuivait depuis la fin de la guerre qui les avait opposés à Morgarath. À la mort de son maître, cet ancien lieutenant du seigneur rebelle était parvenu à s’échapper quand l’armée de Wargals s’était dispersée. Contrairement à ces créatures, Foldar était un être humain doué de raison, pourvu de surcroît d’un esprit malfaisant et perverti. Fils d’une noble famille d’Araluen, il avait assassiné ses parents, alors qu’il n’était qu’un tout jeune homme, à l’issue d’une dispute qui concernait un cheval ; il avait alors pris la fuite et s’était réfugié dans les montagnes de Pluie et de Nuit, où Morgarath, reconnaissant en lui une âme sœur, l’avait engagé. Foldar était désormais l’unique survivant de la clique de Morgarath et le Roi Duncan avait fait de sa capture une de ses priorités. Mais de nombreux brigands avaient usurpé l’identité du fuyard ; il en surgissait de toutes parts, ce qui n’était pas sans poser problème à Halt. Ces vulgaires bandits de grand chemin se servaient de son nom et de son effroyable renommée pour mieux terroriser leurs victimes et les dépouiller plus aisément. Ainsi, dès qu’on entendait parler d’un nouveau Foldar, Halt et ses confrères devaient partir à sa recherche. En pensant au temps qu’il perdait à s’occuper de ce menu fretin, Halt sentait monter en lui une colère sourde. Il avait d’autres chats à fouetter. Il devait tenir une promesse et, par la faute de ces imbéciles, il était sans cesse retardé. La pâle imitation du fuyard s’était arrêtée près de l’attelage. Sa cape noire, dont il avait relevé le col, ressemblait vaguement à celle du véritable Foldar. Mais l’ancien lieutenant de Morgarath, un homme élégant, portait des vêtements immaculés et une cape de velours noir rehaussée de satin, alors que le brigand était vêtu d’un simple manteau de laine, délavé et rapiécé en plusieurs endroits, surmonté d’un col en vieux cuir tanné. Son couvre-chef, un bonnet tout chiffonné, arborait une plume de cygne noir pliée en deux comme si l'un de ses comparses s’était malencontreusement assis dessus. L’homme prit la parole, s’efforçant de singer les intonations sifflantes et le ton sarcastique de Foldar, mais son fort accent trahissait ses origines paysannes. — Descendez d’voiture, mon bon môssire et m’dame, dit-il en exécutant gauchement une courbette. Nulle crainte à avoir, bonn’dame, le nobl'Foldar a jamais fait d’mâl à une beauté telle que vous êtes. Il eut un rire qui se voulait sardonique et méchant, mais qui faisait plutôt penser à un petit gloussement. La « bonn’dame » en question n’avait rien d’une « beauté », bien au contraire. La quarantaine bien tassée, elle était fort grasse et très quelconque. Mais cela ne justifiait pas de la laisser exposée à un tel péril, songea Halt, la mine sombre. À la vue du brigand, elle s’était mise à gémir de terreur. S’avançant d’un pas, « Foldar » s’adressa à elle d’une voix dure, plus menaçante. — On descend, m’dame ! hurla-t-il. Ou sinon j’coupe les oreilles de vot’mari, ajouta-t-il en dirigeant la main vers le manche d’une longue dague qui pendait à sa ceinture. La femme poussa un cri d’effroi et s’enfonça davantage dans son siège, mais son époux, tout aussi terrifié qu’elle, essaya de la repousser vers la portière de la voiture – visiblement, il tenait à ses oreilles. « En voilà assez », se dit Halt. Vérifiant que personne ne regardait dans sa direction, il encocha une flèche, arma son arc en un éclair puis tira. Le brigand, de son vrai nom Rupert Gubblestone, crut apercevoir quelque chose lui passer vivement sous le nez, puis se sentit brusquement tiré par le col de sa cape et se retrouva cloué à la voiture – la flèche venait de se planter dans le bois. Il laissa échapper un glapissement de surprise, perdit l’équilibre et trébucha, mais ne tomba point, retenu par sa cape serrée au col, qui l’étranglait. Au moment même où les hommes de Rupert se retournaient pour voir d’où était partie la flèche, Halt s’écarta du tronc contre lequel il était appuyé, et les voleurs eurent la nette impression qu’il venait de sortir de l’arbre. — Rôdeur du Roi ! Lâchez vos armes ! ordonna Halt. Ils étaient dix en tout, mais il ne vint à aucun d’eux l’idée de désobéir. Épées, couteaux et gourdins tombèrent bruyamment sur le sol. Le chatoiement de l’étrange cape que portait cet individu les empêchait de le voir distinctement. Devant une telle démonstration de magie noire, ils n’avaient d’autre choix que de se soumettre ; un autre atout, plus réel celui-ci, avait joué en faveur de Halt : l’immense arc, sur lequel une seconde flèche était déjà prête à être décochée. — Tous à terre ! À plat ventre ! Les paroles du Rôdeur leur firent l’effet de coups de fouet et ils se jetèrent aussitôt au sol. Avisant un garçon au visage crasseux qui ne devait pas avoir plus de quinze ans, Halt ordonna : — Toi, tu te relèves. Le garçon, à quatre pattes, hésitait. — Prends leurs ceintures et attache-leur les mains dans le dos ! Le jeune brigand, terrifié, hocha la tête à plusieurs reprises puis se dirigea vers l’un de ses compagnons, mais s’arrêta en entendant Halt lui lancer un avertissement : — Et tu les attaches bien ! Si je découvre qu’un seul de leurs liens n’est pas assez serré, je… Le Rôdeur hésita un instant, cherchant une menace suffisamment dissuasive, puis reprit, en montrant le chêne du doigt : — … je t’enferme à l’intérieur de ce tronc ! « Cela devrait faire l’affaire », se dit Halt, qui avait pleinement conscience du choc que ces paysans crédules avaient éprouvé en le voyant s’écarter de l’arbre – une astuce à laquelle il avait déjà eu recours. Voyant le visage du garçon pâlir de terreur, il comprit que ses paroles avaient eu l’effet escompté. Il se tourna alors vers Gubblestone qui tournait de l’œil, le visage écarlate, et tirait en vain sur la lanière de sa cape qui continuait de l’étrangler. — Allez, un peu de calme, lui lança Halt avec irritation. D’un geste sec, il coupa la lanière et le brigand, soudain libre, s’écroula sur le sol. Il préféra ne pas se relever, trop soulagé de rester hors de portée du couteau luisant du Rôdeur. Ce dernier jeta un coup d’œil aux voyageurs. — Je crois que vous pouvez repartir, leur dit-il avec amabilité. Ces imbéciles ne risquent plus de vous ennuyer. Le marchand, qui se souvenait de la façon dont il avait essayé de pousser sa femme hors de la voiture, tenta de dissimuler son embarras en jouant au fanfaron : — Ils méritent d’être pendus, Rôdeur ! Haut et court ! Ils ont épouvanté ma pauvre femme et m’ont menacé en personne ! Mais Halt se contenta de regarder l’homme d’un air impassible et attendit qu’il se calme. — Pire que cela, finit-il par dire tranquillement. Ils m’ont fait perdre mon temps. — La réponse est non, Halt, dit Crowley. Tout comme la dernière fois que tu me l’as demandé. Crowley voyait la colère qui étreignait son vieil ami et répugnait à lui signifier un refus, mais il avait reçu des ordres et, en tant que Commandant des Rôdeurs, il devait les faire respecter. Et Halt, à l’instar des autres membres de son Ordre, n’avait d’autre choix que de s’y plier. — Tu n’as pas besoin de moi ! s’écria Halt. Je perds mon temps à traquer ces minables imitateurs de Foldar à travers tout le Royaume, alors que je devrais déjà être parti à la recherche de Will. — Pour le Roi, la capture de Foldar reste la priorité absolue, lui rappela Crowley. Nous le retrouverons, tôt ou tard. — Dire que tu as quarante-neuf autres Rôdeurs pour remplir cette mission ! s’exclama-t-il avec un geste de dédain. Nom d’un chien ! Cela ne te suffit pas ? — Le Roi Duncan a besoin des autres. Et il compte aussi sur toi. Il te fait confiance. Tu es le meilleur d’entre nous. — J’ai déjà fourni ma part d’efforts, répliqua vivement Halt. Crowley savait combien il en coûtait à son ami de lui dire cela. Il savait aussi qu’il valait mieux ne pas répondre ; son silence obligerait Halt à s’enfoncer encore davantage dans une suite sans fin d’arguments – ce que son ami détestait. — Le Royaume a une dette envers ce garçon, dit Halt avec un peu plus de détermination dans la voix. — Ce garçon est avant tout un Rôdeur, répondit froidement Crowley. — Un apprenti, rectifia le petit homme. À ces mots, le Commandant de l’Ordre se redressa violemment et sa chaise roula à terre. — Un apprenti assume exactement les mêmes devoirs qu’un Rôdeur. Cela en a toujours été ainsi, Halt. La règle est la même pour tous : le Royaume avant tout. Nous avons prêté serment. Toi, moi. Et Will aussi. Un silence rageur s’installa entre les deux hommes. Leur dispute était d’autant plus désolante qu’ils étaient camarades depuis nombre d’années. Halt était certainement l’ami le plus proche que Crowley ait jamais eu. Ce qui ne les empêchait pas d’échanger des propos blessants. Il se tourna pour ramasser sa chaise, puis eut un geste d’apaisement. — Écoute, dit-il d’un ton plus doux. Aide-moi simplement à éclaircir cette affaire et à retrouver Foldar. Tu en as pour deux mois, trois tout au plus. Ensuite, tu pourras partir à la recherche de Will, avec mon accord. Avant même que Crowley eût achevé de parler, le menton de Halt s’était mis à trembler sous sa barbe grisonnante. — Dans deux mois, Will sera peut-être mort. Ou bien vendu comme esclave et perdu à jamais. Il faut que je parte maintenant, tant que la piste est encore fraîche. Je le lui ai promis, ajouta-t-il après une courte pause, d’une voix désespérée. — C’est non, répéta Crowley d’un ton sans réplique. Halt redressa les épaules. — Très bien, j’irai voir le Roi. Crowley baissa les yeux vers son bureau. — Le Roi refuse de te recevoir, annonça-t-il d’un ton imperturbable. Il releva la tête et vit dans le regard étonné de son ami combien il se sentait trahi. — Il refuse de me voir ? Il me rejette ? Pendant plus de vingt ans, Halt avait été un des plus proches conseillers de Duncan et les appartements royaux lui avaient toujours été ouverts, un privilège qui n’avait jamais été remis en cause. — Il sait ce que tu as l’intention de lui demander, Halt. Il ne veut pas avoir à te dire non. Ce n’était plus la surprise ni le sentiment d’avoir été abandonné qui brillaient dans les yeux du Rôdeur, mais une colère noire. Noire et amère. — Dans ce cas, il lui faudra changer d’avis, répliqua-t-il d’un ton calme. 3 Quand le drakkar eut contourné le Cap des Abris et gagné l’intérieur de la baie, la houle, jusqu’ici très agitée, retomba. Le haut promontoire rocheux qui surplombait ce petit port naturel arrêtait les vents, si bien que l’eau était d’un calme plat et seul le V qui s’étendait dans le sillage du navire skandien ridait sa surface. — C’est la Skandie ? demanda Evanlyn. Perplexe, Will haussa les épaules. L’endroit ne correspondait pas à ce qu’il s’était imaginé. Sur le rivage, on n’apercevait que quelques huttes délabrées, mais aucune cité n’était en vue et l’endroit semblait désert. — Cela me paraît bien petit, non ? dit le garçon. Svengal, occupé à enrouler des cordages, se mit à rire de leur ignorance. — C’est pas la Skandie ! On est à peine à mi-chemin. Ici, c’est Skorghijl. Voyant leur étonnement, il s’expliqua : — On peut pas traverser la Grande Écumeuse en une seule fois. C’te tempête nous a trop retardés et maint’nant, c’est la saison des grands vents d’été. On va rester à l’abri tant qu’y se s’ront pas calmés. C’est pas pour rien qu’y a des huttes ! Will jeta un œil méfiant en direction des cabanes, exposées aux intempéries, qui lui semblaient bien sombres et peu confortables. — On en a pour combien de temps ? s’enquit-il. Svengal haussa les épaules avec indifférence. — Six s’maines, deux mois… qui sait ? répondit-il avant de s’éloigner, les cordages passés autour de l’épaule. Skorghijl était un endroit sinistre et désolé : des roches nues, d’abruptes falaises de granité et une petite plage sur laquelle se nichaient les deux huttes de bois blanchies par le sel et le soleil. Aucun arbre ni le moindre petit brin d’herbe en vue. Hormis les plaques de neige et de glace éparpillées çà et là sur la crête des falaises, on n’apercevait rien d’autre que des rochers argileux, de teintes variées, allant du noir au gris terne. Comme si les obscures divinités auxquelles les Skandiens vouaient un culte avaient délibérément éradiqué tout vestige de couleur de ce petit univers pierreux. Les rameurs ralentirent d’instinct leur cadence et le navire, glissant sur la surface de l’eau, s’approcha de la plage de sable et de galets. À la barre, Erak prit soin de le diriger vers le bras de mer qui courait le long du rivage, là où l’eau était encore profonde. Puis la coque crissa contre les galets et le drakkar skandien s’immobilisa, pour la première fois depuis des jours. Will et Evanlyn se redressèrent, les jambes mal assurées après tant de temps passé sur une mer agitée. Les marins rangèrent leurs rames de bois, qui s’entrechoquèrent en résonnant. Erak entoura la barre d’une lanière de cuir afin que le gouvernail n’aille pas heurter la coque au gré des vagues, et jeta un coup d’œil rapide vers les deux prisonniers. — Vous pouvez débarquer si ça vous chante, leur dit-il. Ici, nul besoin d’entraver leurs mouvements ni de les surveiller. À son point le plus large, l’île de Skorghijl s’étendait à peine sur plus de deux kilomètres et les falaises à pic qui plongeaient dans la mer encerclaient la plage, refuge idéal pour les navires skandiens en cette période de grands vents d’été. Will et Evanlyn passèrent devant les hommes qui commençaient à sortir les tonneaux d’eau et de bière et des sacs de nourriture séchée qui étaient entreposés dans les cales et se dirigèrent vers l’avant du bateau. Le jeune homme grimpa sur le plat-bord, resta quelques secondes en équilibre sur le bastingage. La proue était inclinée vers le haut et il lui fallut sauter d’une bonne hauteur pour atterrir sur les galets. Il se retourna pour aider son amie, mais elle l’avait déjà rejoint. — Mon dieu ! marmonna-t-elle. Ayant l’impression que la terre ferme tanguait sous ses pieds, la jeune fille chancela et tomba sur un genou. Will, qui n’était pas en meilleure posture, s’appuya sur la coque. — Qu’est-ce qui nous arrive ? Il baissa les yeux, s’attendant à voir onduler le sol sous ses pieds, mais il resta immobile. Il sentit la nausée monter au creux de son estomac. — Attention là-d’ssous ! les avertit une voix qui venait du pont. Au même instant, un sac s’écrasa lourdement sur les galets, tout près de lui. Le garçon, qui oscillait toujours sur ses jambes, s’efforça de lever la tête et rencontra le regard amusé d’un des membres de l’équipage. — J’vois qu’on a l’tournis ! dit celui-ci d’un ion qui se voulait sympathique. Ça d’vrait passer d’ici quelques heures ! Evanlyn était parvenue à se redresser et tanguait déjà un peu moins que son ami. — Viens avec moi, lui dit-elle en l’attrapant par le bras. Tu vois les bancs, près des huttes ? Nous ferions mieux d’aller nous asseoir un moment. Les jambes flageolantes, ils avancèrent sur les galets, jusqu’aux tables de bois grossièrement taillées. Will se laissa tomber sur un siège avec plaisir mais une nouvelle vague nauséeuse l’envahit. Evanlyn, un peu plus en forme, lui tapota gentiment l’épaule. — D’après toi, pourquoi on se sent si mal ? demanda-t-elle d’une petite voix. — C’est normal ! Ça arrive quand on reste longtemps à bord d’un navire. Le Jarl Erak était arrivé à leur hauteur, un lourd sac de victuailles posé par-dessus l’épaule. Il le jeta au sol en laissant échapper un grognement. — Vos jambes s’sont habituées à rester sur l'pont du bateau, poursuivit-il. C’est comme ça. Vous vous sentirez bientôt d’aplomb. — J'ai du mal à y croire, grommela Will, la voix pâteuse. — Mais si, lui dit Erak. Allez, faites un feu, ajouta-t-il d’un ton brusque. Après un r’pas chaud, ça ira mieux, vous verrez. Rien qu’à l’idée de manger, le garçon se remit à gémir. Il prit malgré tout la pierre à briquet que lui tendait Erak et se releva. Evanlyn à sa suite, il se dirigea vers le cercle de pierres noircies que venait de lui indiquer le Skandien, à quelques mètres de la hutte la plus proche. Il y avait là un petit tas de bois mort rongé par le sel et le soleil, que les vagues avaient rejeté sur la plage, des planches si friables qu’il put sans mal les briser à mains nues. Il en empila quelques-unes au centre du foyer, pendant qu’Evanlyn allait ramasser de la mousse bien sèche en guise de copeaux. Moins de cinq minutes plus tard, de petites flammes léchaient déjà les plus grosses planches. — Comme dans le bon vieux temps…, murmura la jeune fille en souriant. À ces mots, Will se tourna vivement vers elle et sourit à son tour. Il revoyait distinctement le pont de Morgarath se dresser devant eux, dévoré par le feu qui s’attaquait aux cordages enduits de goudron et aux poutres gorgées de résine. Il poussa un gros soupir. Si c’était à refaire, il n’agirait pas autrement. Il aurait cependant souhaité qu’Evanlyn ne soit pas mêlée à cette aventure. Et pourtant, même s’il aurait préféré la savoir libre, il était conscient qu’elle lui rendait la vie plus supportable, qu’elle était son unique lueur de joie dans cette nouvelle existence si misérable. L’esprit troublé, il songea avec étonnement que si elle n’était pas là auprès de lui, la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue. Il effleura la main de la jeune fille. — Tu ne regrettes rien ? demanda-t-il. Tu sais bien, le pont, et tout le reste. Elle réfléchit quelques secondes. — Non, pas du tout. Et toi ? Il répondit d’un signe de la tête puis, en repensant à tout ce qu’il avait laissé derrière lui, soupira à nouveau. Erak avait observé cet échange à leur insu. Il n’avait rien contre leur amitié. Au contraire, pensa-t-il, mieux valait qu’ils restent proches. La vie qui les attendait à Hallasholm, où se trouvait la cour de Ragnak, serait bien difficile. Vendus comme esclaves, ils connaîtraient une existence de dur labeur, sans répit ni espoir de liberté. Jour après jour, des mois et des années durant. Dans de telles circonstances, n'importe quel être humain avait besoin d’un compagnon sur qui compter. Il aurait été exagéré d’affirmer qu’Erak s’était attaché à ces deux jeunes gens, mais ils lui inspiraient un certain respect. Pour les Skandiens, peuple guerrier, seule comptait la vaillance au combat, et Will et Evanlyn avaient su faire preuve de courage en détruisant le pont de Morgarath, En tout cas, le garçon était un sacré batailleur. Au souvenir de la rapidité avec laquelle il avait abattu les Wargals, qui étaient tombés comme des mouches sous les traits d’un simple petit arc, Erak songea qu’il avait rarement rencontré un archer aussi habile. Il se doutait que le garçon avait appris cela auprès des Rôdeurs. Mais la fille s’était, elle aussi, montrée très intrépide, d’abord en s’assurant que le feu avait bien pris, puis en tentant de s’emparer de l’arc de son compagnon quand ce dernier avait été assommé. Ils étaient tous deux si jeunes ! Comment ne pas les considérer avec sympathie ? Ils auraient dû avoir la vie devant eux. Le Jarl se résolut à faire son possible pour leur faciliter les choses quand ils arriveraient à Hallasholm, tout en sachant qu’il ne pourrait améliorer leur sort. Avec colère, il écarta ces pensées et revint soudain à la réalité. — J’deviens sacrement sentimental, marmonna-t-il. Au même instant, il remarqua qu’un des rameurs essayait de dérober un beau morceau de viande de porc qui dépassait d’un des sacs de victuailles. Tranquillement, il alla se planter derrière l’homme et lui donna dans le postérieur un violent coup de pied qui le souleva de terre. — Ôte-moi tes mains d’là, espèce de sale voleur ! lança-t-il d’un ton hargneux. Puis, baissant la tête pour éviter de se cogner, il franchit le seuil de la hutte obscure aux murs noircis par la fumée, avec la ferme intention de s’y réserver la meilleure couchette. 4 La taverne, une salle exiguë, enfumée et basse de plafond, ne respirait pas la propreté. Mais l’établissement, situé près de la rivière, où étaient amarrés les grands navires transportant des marchandises destinées à être échangées dans la capitale, marchait bien. Pour l’heure, l’endroit était cependant presque désert. La faute en revenait à l’homme qui avait pris place à l’une des tables couvertes de traces humides, non loin de la cheminée. Les yeux luisants de colère, les sourcils froncés, il releva la tête et lança un regard accusateur au patron de l’établissement, avant de cogner violemment sa chope contre la table en bois. — Elle est encore vide ! dit-il d’un ton rageur. Il s’exprimait avec difficulté, la langue légèrement pâteuse, ce qui rappela au tavernier que ce client en était à sa huitième ou neuvième rasade de liqueur – une boisson qui emportait la bouche, la seule que l’on puisse néanmoins trouver dans ces misérables tavernes aux abords des quais. Les affaires sont les affaires, songea le tavernier, pourtant un peu sceptique, car l’homme semblait chercher les ennuis et, très honnêtement, il aurait mieux valu qu’il aille semer la pagaille ailleurs. Dotés d’un étrange instinct de préservation, les habitués sentaient quand l’air tournait à l’orage ; la plupart avaient quitté les lieux dès que le petit homme était entré et s’était mis à boire avec une inébranlable détermination. Une demi-douzaine d’entre eux seulement étaient restés, dont un arrimeur plutôt costaud, qui observait le nouveau client en pensant qu’il ferait une proie facile. Mais l’inconnu avait beau être déjà ivre, sa cape gris-vert et les deux couteaux qui pendaient à sa ceinture indiquaient sans conteste qu’il s’agissait d’un Rôdeur. N’importe quel individu un tant soit peu raisonnable savait qu’il valait mieux ne pas traiter ces gens-là à la légère. Pour l’arrimeur, la leçon fut rude. L’attaque ne dura pas plus de quelques secondes, au bout desquelles il se retrouva étendu au sol, inconscient. Ses compagnons se hâtèrent de quitter l’établissement et d’aller trouver ailleurs une ambiance plus joviale. L’homme les regarda partir, puis demanda à être resservi. Le tavernier, non sans nervosité, enjamba le corps de l’arrimeur, remplit sa chope à ras bord, et se réfugia promptement derrière son bar. Mais les problèmes ne faisaient que commencer. — J’ai appris, annonça soudain le Rôdeur, en s’efforçant d’articuler chaque mot avec soin, que notre bon Roi Duncan, souverain de ce Royaume, n’est rien qu’un poltron. L’atmosphère, jusqu’alors tendue, se chargea d’électricité. Les yeux des quelques clients encore présents étaient rivés sur la silhouette du petit homme. Ce dernier les observait, un léger sourire sinistre aux lèvres, à peine visible entre sa barbe et sa moustache grisonnantes. — Un poltron. Un lâche. Un imbécile, déclara-t-il distinctement. Plus personne ne bougeait. Insulter le souverain en public était en soi une grave offense, mais pour un Rôdeur, un sujet qui avait juré fidélité au Roi, cela équivalait à un crime de haute trahison. Les clients échangèrent quelques regards anxieux ; ils auraient aimé pouvoir filer en douce, mais la lueur qui brillait dans les yeux de l’inconnu laissait entendre qu’il valait mieux ne rien tenter. Ils avaient remarqué le grand arc posé derrière lui, contre le mur, prêt à être bandé, et le carquois rempli de flèches. Tous savaient que le premier qui s’aviserait de franchir le seuil risquerait gros, et qu’un Rôdeur, même soûl, manquait rarement sa cible. Malgré tout, il était tout aussi dangereux de rester là, à écouter cet homme injurier le Roi. Si cet incident venait aux oreilles de quelqu’un, leur silence pourrait parfaitement se retourner contre eux. — Je sais de source sûre, reprit le Rôdeur, d’un ton presque jovial, que ce bon Roi Duncan n’est pas notre souverain légitime. J’ai entendu dire qu’il était en réalité le fils d’une servante, une ivrogne chargée de nettoyer les latrines. Mais une autre rumeur court… il paraîtrait que sa mère était une danseuse de mauvaise vie qui aurait jeté son dévolu sur son père. Vous avez le choix ! Quoi qu’il en soit, il n’était pas digne d’hériter du trône, pas vrai ? L’un des clients laissa échapper un petit soupir angoissé. La situation devenait de plus en plus délicate et le tavernier, derrière son bar, ne savait plus que faire. Il vit sa femme sur le pas de la porte, immobile, les bras chargés d’un plat de petits pâtés ; le visage pâle comme un linge, elle regardait son époux d’un air interrogateur. Le tavernier jeta un coup d’œil furtif vers le Rôdeur, mais l’attention de ce dernier se portait à présent sur un charretier installé à l’autre bout de la salle. — Vous n’êtes pas d’accord, Messire… ? Vous, là-bas, avec le pourpoint jaune, si sale qu’on y devine votre repas d’hier… Pensez-vous vraiment qu’un bâtard mérite de régner sur ce beau pays ? Le charretier, mal à l’aise, se contenta de marmonner quelques mots inintelligibles. Le tavernier fit un signe de la tête presque imperceptible en direction de la porte de derrière. Sa femme suivit son regard, puis se tourna vers lui en levant les sourcils. « La Garde », lui dit-il en remuant les lèvres en silence. Il vit qu’elle avait compris. À pas feutrés, elle traversa l’arrière-salle et gagna la sortie, refermant la porte aussi discrètement que possible. Malgré tout le soin qu’elle y mit, le loquet émit un petit bruit sec, et le Rôdeur se tourna brusquement vers le tavernier, qu’il dévisagea d’un œil suspicieux. — Ce bruit, qu'est-ce que c’était ? demanda-t-il sévèrement. Le patron de l’établissement, qui frottait nerveusement ses mains le long de son tablier taché, haussa les épaules, la gorge trop sèche pour répondre. L’espace d’un instant, il crut percevoir une lueur de satisfaction dans les yeux de son client, puis écarta vivement cette idée absurde. Plus les minutes s’écoulaient, plus les propos du Rôdeur se faisaient outranciers et diffamants envers le Roi Duncan. Le tavernier, pour sa part, s’inquiétait ; son épouse était partie depuis bientôt dix minutes. À coup sûr, elle avait déjà dû trouver une patrouille qui allait certainement arriver d’un instant à l’autre pour arrêter cet individu et ainsi mettre fin à ces discours injurieux. Au même moment, la porte de la taverne s'ouvrit avec fracas et un officier à la tête de cinq hommes armés fit irruption dans la salle mal éclairée. Chacun d’eux portait une longue épée, un bouclier arrondi en bandoulière et une courte massue à la ceinture. L’officier parcourut l’endroit du regard tandis que ses soldats prenaient position derrière lui. Ses yeux s’attardèrent sur la petite silhouette penchée devant sa table. — Que ce passe-t-il ici ? Le Rôdeur sourit. « Un sourire sans joie », se dit le tavernier. — On parlait de ce bon Roi Duncan, répondit-il d’un ton railleur. — Ce n’est pas ce que j’ai cru comprendre, répliqua l’officier, les lèvres pincées. D’après ce qu’on m’a dit, quelqu’un aurait tenu des propos calomnieux. Le Rôdeur fit mine de prendre l’air incrédule et releva les sourcils. — Calomnieux ? répéta-t-il, tout en observant l’assistance. Quelqu’un est allé raconter ce qu’il aurait mieux valu taire ? Il y aurait donc parmi vous un petit mouchard bien écervelé… ? Il mériterait d’avoir la langue… coupée ! Ce qui suivit se déroula si vite que le tavernier eut à peine le temps de se jeter à plat ventre derrière le bar. À l’instant même où le Rôdeur lança son dernier mot, il parvint à récupérer son arc, à encocher une flèche et à tirer. Elle se ficha profondément dans la cloison de bois, à l’endroit exact où le patron de l’établissement se tenait une seconde plus tôt. — Ça suffit…, commença l’officier. Il s’apprêtait à avancer mais le Rôdeur avait déjà encoché une seconde flèche, dont la pointe était dirigée sur le front de l’officier. La corde était tendue et l’arc bandé. L’officier s’immobilisa, contemplant la mort qui l’attendait. — Baissez votre arme, ordonna-t-il. Sa voix manquait pourtant d’autorité, il en fut conscient. Se faire obéir des ivrognes et des brutes qui fréquentaient les quais était une chose ; c’en était une autre que d’affronter un Rôdeur, habile combattant et tueur surentraîné. Même un chevalier aurait réfléchi à deux fois avant de s’attaquer à un tel homme et pour lui, simple officier de la Garde, cette tâche dépassait ses compétences. Il n’avait cependant rien d’un lâche et savait qu’il était de son devoir d’intervenir. La gorge sèche, il leva lentement la main. — Baissez… votre… arme, répéta-t-il. Le Rôdeur ne répondit pas. La flèche, toujours braquée sur sa cible, n’avait pas bougé d’un pouce. L’officier s’avança d’un pas indécis. — Ne tirez pas, dit-il d’une voix sans timbre mais déterminée, tout en entendant les battements effrénés de son cœur. Il avait juré fidélité au Roi. Il n’était ni chevalier, ni même guerrier, juste un homme ordinaire ; son serment lui importait néanmoins tout autant que s’il avait été issu d’une noble famille. Depuis longtemps, il exerçait son pouvoir sur les marins ivres et les petits malfrats du port, et il s’en contentait. À présent, l’enjeu était autrement plus important. Le moment était venu de payer le prix de ces années, durant lesquelles il avait été respecté, jouissant d’une pleine autorité. Il prit une profonde inspiration et fit un nouveau pas en avant. Dans la salle, la tension était extrême, et quand le Rôdeur décocha sa flèche, la corde de l’arc vibra si fort que l’assistance en fut presque assourdie. D’instinct, l’officier tressaillit et recula aussitôt en chancelant, certain qu’il était sur le point d’être abattu. Puis il comprit qu’il n’avait pas été touché : la corde venait de se casser net. Abasourdi, Halt fixa son arme désormais inutilisable. Pendant cinq bonnes secondes, la scène se figea et plus personne ne fit un geste. Puis l’officier et ses hommes brandirent leurs massues, se ruèrent sur lui et l’encerclèrent. Tandis que le Rôdeur tombait sous une pluie de coups, nul ne remarqua le petit couteau qui venait de tomber à terre – l’arme dont Halt s’était servi pour trancher la corde de son arc. Seul le tavernier se demanda comment un homme qui avait pu vaincre si facilement un amarreur de deux fois sa taille avait subitement pu se montrer aussi maladroit et vulnérable. 5 Sur l'île aride de Skorghijl, battue par les vents, Will courait. Il avait déjà effectué cinq allers-retours le long de la plage de galets et se dirigeait à présent vers les falaises abruptes qui s’élevaient au-dessus du petit port. Il s’obligeait à grimper, les jambes traversées d’une douleur cuisante. Les semaines d’inactivité forcée passées sur le navire skandien avaient eu raison de sa robustesse, mais il était bien décidé à faire travailler à nouveau sa musculature et à raffermir son corps - Halt n’en aurait pas attendu moins de sa part. Il ne pouvait s’exercer au tir à l’arc ou au lancer de couteau, mais il voulait malgré tout se sentir prêt physiquement si l’occasion de s’échapper se présentait. Et il était convaincu que, tôt ou tard, il saurait saisir sa chance. Il progressait le long de la pente escarpée et de petits cailloux dégringolaient sur son passage. Plus il montait, plus la bise agitait ses vêtements. Quand enfin il atteignit le sommet, il se retrouva en plein vent du nord – les grands vents d’été, ainsi que les surnommaient les Skandiens. Au nord de l’île, de grands jets d’écume venaient s’écraser contre les inflexibles roches noires, alors que derrière lui, dans la baie abritée des vents par les immenses falaises, l’eau était relativement calme. Ainsi qu’il en avait pris l’habitude quand il arrivait à cet endroit, Will scruta l’océan dans l’espoir d’y apercevoir un navire. Comme toujours, il ne vit rien d’autre que l’inexorable flux et reflux des vagues… Il laissa à nouveau errer son regard sur le port. Depuis ce promontoire, les deux huttes lui paraissaient absurdement petites. L’une servait de dortoir à l’équipage et l’autre faisait office de salle commune ; les Skandiens y passaient le plus clair de leur temps à se chamailler, à se lancer des paris ou à boire. Accolée au dortoir, on voyait la cabane qu’Erak avait attribuée à Will et à Evanlyn. La pièce était exiguë mais, au moins, ils n’avaient pas à dormir en compagnie des marins, et le garçon avait suspendu une vieille couverture au plafond afin de préserver autant que possible l’intimité d’Evanlyn. Il l’aperçut, assise devant la cabane. Même à cette distance, l’apprenti Rôdeur distinguait ses épaules voûtées, qui laissaient deviner son découragement. Il fronça les sourcils. Quelques jours plus tôt, il avait proposé à la jeune fille de s’entraîner à ses côtés, mais elle avait aussitôt rejeté cette idée. Elle semblait avoir pris le parti de se résigner à la situation. Elle avait capitulé, songea-t-il. Depuis quelque temps, leurs rares échanges se faisaient de plus en plus hargneux, même quand Will s’efforçait de lui redonner courage en lui parlant d’une éventuelle évasion – car une idée prenait forme dans son esprit. Le comportement de la jeune fille l’intriguait et le vexait. Elle ne ressemblait plus à l’Evanlyn qu’il avait connue à Celtica, une amie qui n’avait pas hésité à lui venir en aide en traversant un pont en flammes, sans penser un seul instant à sa propre sécurité, ou qui avait fait de son mieux pour riposter quand les Skandiens s’étaient attaqués à eux. La nouvelle Evanlyn semblait abattue ; un revirement qui surprenait le garçon. Réagissait-elle ainsi parce qu’elle était une fille ? Peut-être. Il savait pourtant que là n’était pas la vraie raison. Il avait l’impression qu’elle ne lui avait pas tout dit, qu’elle lui cachait quelque chose. Haussant les épaules, il écarta cette idée et rebroussa chemin. Le trajet inverse était à peine plus facile, car le sol glissant rendait la tâche périlleuse, obligeant le garçon à courir de plus en plus vite pour ne pas perdre l’équilibre. Alors que la montée avait échauffé les muscles de ses cuisses, c’était ses chevilles et ses mollets qui souffraient à présent. Il arriva essoufflé en bas de la pente, mais s’étendit pourtant sur les galets pour entamer une série de pompes. Au bout de quelques minutes, aveuglé par les gouttes de transpiration qui coulaient dans ses yeux, les épaules douloureuses, épuisé et hors d’haleine, il s’écroula sur les galets la tête la première. La voix d’Evanlyn le fît sursauter. — Tu perds ton temps, Will. Son ton n’était plus aussi querelleur que les jours précédents et elle lui parut d’humeur presque conciliante. Il se releva à grand-peine et s'assit en essuyant le sable humide qui collait à ses mains. Il lui sourit. Elle lui rendit son sourire et vint s'installer près de lui. — Je perds mon temps ? Comment ça ? Elle fit un geste vague qui engloba la plage et la falaise. — Tous ces exercices, ces entraînements. Et ces histoires d’évasion… Il fronça légèrement les sourcils. Il n’avait pas envie de se disputer avec elle et prit soin de ne pas s’emporter, lui répondant d’un ton neutre et raisonnable : — Rester en forme n'est pas une perte de temps. Elle acquiesça. — Peut-être pas, tu as raison. Mais s’évader ? De cette île ? Nous n’aurions aucune chance. Il devait se montrer prudent. S’il donnait l’impression de lui faire un sermon, elle était capable de rentrer à nouveau dans sa coquille. Mais, vu les circonstances, il était essentiel de garder espoir, et il voulait vraiment le lui faire comprendre. — Je reconnais que la situation n'a rien de très prometteur. Mais on ne peut savoir de quoi demain sera fait. Ce qui compte, c’est de rester optimiste. Halt me l'a assez répété ! Nous ne devons pas perdre courage, car, si l’occasion se présente, nous devons pouvoir la saisir. Reprends-toi, Evanlyn, je t’en prie. Elle secoua la tête. — Tu n’as rien compris. Je n’ai pas baissé les bras. Je dis juste que c’est une perte de temps que de penser à s’échapper. Il y a un autre moyen de s’en sortir. Will feignit de regarder tout autour de lui, comme si la solution se trouvait là, sous leurs yeux. — Un autre moyen ? Désolé, mais je ne vois pas de quoi tu veux parler. — On nous échangera contre une rançon. Will éclata de rire, non par mépris, mais bien parce que la naïveté de la jeune fille l’amusait. — J’en doute, répondit-il. Qui voudrait payer pour un apprenti Rôdeur et une servante ? Je suis certain que Halt serait prêt à le faire s’il en avait les moyens. Mais qui serait assez riche pour accepter de débourser de l’argent pour nous ? Elle parut hésiter, puis se décida à parler. — Le Roi, dit-elle simplement. Will la regarda avec stupeur. L’espace d’une seconde, il se demanda si elle avait toute sa tête. — Le Roi ? Pourquoi le Roi se préoccuperait-il de notre sort ? — Parce que je suis sa fille. Le sourire de Will s’évanouit. Il la fixait, croyant avoir mal entendu. Puis il se rappela la conversation qu’il avait eue avec Gilan, quand le jeune Rôdeur l’avait mis en garde et lui avait affirmé qu’Evanlyn leur cachait quelque chose. — Tu es sa…, commença-t-il. — Sa fille. Je suis sincèrement désolée, Will. J’aurais dû te le dire plus tôt. Quand je vous ai rencontrés à Celtica, je voyageais incognito et j’avais pris l’habitude de taire mon vrai nom. Et puis, quand Gilan nous a quittés, j’ai failli vous en parler. Mais j’ai pensé que vous auriez insisté pour me ramener sur-le-champ auprès de mon père. Le garçon secoua la tête, s’efforçant de donner un sens à ce qu’il venait d’apprendre. Il leva les yeux vers le petit port entouré de falaises. — Cela aurait-il été si terrible ? lui demanda-t-il avec une pointe d’amertume dans la voix. Elle lui sourit tristement. — Réfléchis un peu, Will. Si tu avais su qui j’étais vraiment, nous n’aurions jamais suivi les Wargals. Et nous n’aurions pas non plus trouvé le pont. — Nous n’aurions pas été capturés, la coupa-t-il. — Et Morgarath aurait gagné, se contenta-t-elle de rétorquer. Il la regarda dans les yeux et comprit qu’elle avait raison. Un long silence s’installa entre eux. — Dans ce cas, tu t’appelles… Il hésita mais elle répondit pour lui : — Cassandra. Princesse Cassandra. Je suis désolée de m’être un peu comportée en princesse ces derniers jours. Je m’en voulais de ne pas te l’avoir dit. Excuse-moi d’avoir passé ma mauvaise humeur sur toi, ajouta-t-elle avec un sourire contrit. — Ne t’inquiète pas, répliqua-t-il, perdu dans ses pensées, encore bouleversé. Une idée lui traversa soudain l’esprit. — Quand comptes-tu en parler à Erak ? — Je crois qu’il vaut mieux ne rien lui dire. Ce genre d’affaire se règle entre seigneurs. Erak et ses hommes ne valent guère mieux que des pirates, après tout. Comment réagiraient-ils ? Il est préférable d’attendre d’arriver en Skandie. Une fois là-bas, je trouverai le moyen d’approcher leur chef… Comment s’appelle-t-il, déjà ? — Ragnak, lui dit Will, dont l’esprit était en ébullition. L’Oberjarl1. Elle avait évidemment raison, pensa-t-il En tant que Princesse d’Araluen, elle représenterait une petite fortune pour Ragnak. Et puisque les Skandiens étaient avant tout des mercenaires, ils accepteraient sans mal de l’échanger contre une rançon. En revanche, lui ne vaudrait pas grand-chose. — Dès que je leur aurai appris qui je suis, reprit-elle, je m’arrangerai pour que nous soyons libérés. Mon père sera d’accord, j’en ai la conviction. « Là était le nœud du problème », se dit le garçon. Elle pouvait faire appel au Roi en personne, nul doute qu’il céderait. Mais les Skandiens mèneraient les tractations, informeraient Duncan et lui diraient que sa fille était entre leurs mains ; ensuite, ils fixeraient un prix. Les nobles ou les princesses pouvaient être libérés contre une rançon – c’était souvent le cas en temps de guerre. Mais les autres n’étaient pas concernés. Les Skandiens rechigneraient à relâcher un Rôdeur qui pourrait leur causer du tort par la suite. Mais une autre embûche l’attendait. Le message mettrait des mois, voire une bonne année, à atteindre Araluen, et la réponse de Duncan prendrait tout autant de temps à revenir. Les négociations ne commenceraient qu’à ce moment-là. Entre-temps, la jeune fille, une précieuse marchandise, serait en sécurité et vivrait confortablement. À l’inverse, qui pouvait dire comment Will serait traité ? Quand la rançon arriverait, il serait peut-être déjà mort. Cassandra, à l’évidence, n’avait pas vu les choses sous cet angle. — Tu vois, Will, poursuivît-elle. Tu n'as pas besoin de t’épuiser à courir, à t’entraîner ainsi, ou à essayer de t’évader. D’ailleurs, Erak se méfie de toi. Il est loin d’être bête et j’ai vu qu’il te surveillait discrètement. Détends-toi, laisse-moi prendre les choses en main et je t’aiderai à rentrer chez nous. Il s’apprêtait à lui expliquer le fond de sa pensée, quand il eut le pressentiment qu’elle ne se rallierait pas à son point de vue et il préféra se taire. Habituée à ne pas être contredite, elle avait un fort tempérament, une volonté de fer – il comprenait maintenant pourquoi. La jeune fille était certaine de pouvoir organiser leur libération et rien de ce qu’il lui dirait ne pourrait la convaincre du contraire. Il lui sourit et hocha la tête. Mais ce sourire n’était qu’une façade. En son for intérieur, il savait qu’il lui faudrait rentrer chez lui par ses propres moyens. 6 Le Château d’Araluen, où résidait la cour du Roi Duncan, était un bâtiment d’une beauté majestueuse. Une telle élégance se dégageait des hautes tours surmontées de flèches et des remparts qui s’élançaient vers le ciel que l’on aurait pu se méprendre sur la solidité et la résistance de la construction ; la forteresse était certes magnifique, taillée dans d’énormes blocs d’une pierre d’un jaune d’ambre, mais restait presque imprenable. Les nombreuses tours donnaient à l’ensemble une grâce aérienne et lumineuse, mais offraient aussi aux soldats d’innombrables positions stratégiques d’où décocher des flèches, lancer des pierres ou verser de l’huile bouillante sur les ennemis qui auraient eu l’imprudence d’assaillir la place forte. Au cœur du château, la salle du trône était protégée derrière de multiples corridors, herses et ponts-levis qui, dans l’éventualité d’un siège prolongé, procuraient quantité de solutions de repli. À l’instar des autres bâtiments, ce lieu était vaste, pourvu d’un imposant plafond voûté et d’un sol couvert de dalles de marbre noir et rose pâle. Les hautes fenêtres étaient décorées de vitraux qu’illuminaient les rayons du soleil hivernal, bas sur l’horizon. S’ajoutaient des colonnes cannelées qui consolidaient les murs et intensifiaient la clarté de cette salle spacieuse. Le mur orienté au nord était réservé au trône du souverain, un simple siège de bois dont le dossier était décoré d’une feuille de chêne ciselée. À l’autre bout de la salle, des bancs et des tables accueillaient les conseillers du Roi, tandis que plusieurs centaines de courtisans pouvaient se tenir en son centre. À l’occasion des cérémonies officielles, les rouges, les bleus, l’or et la lueur orangée que répandaient les vitraux se déposaient sur les vêtements bigarrés et les armoiries de la foule, rehaussant le chatoiement des armures et des heaumes étincelants. Ce jour-là, sur ordre de Duncan, une douzaine d’hommes seulement étaient présents, le nombre minimum requis par la loi quand le Roi rendait lui justice. Le devoir qui incombait à présent au souverain ne le réjouissait guère et il avait voulu que le moins de témoins possible assistent à cette audience. Assis sur son trône, le visage assombri, il gardait les yeux fixés sur les massives portes qui se trouvaient à l’autre extrémité de la salle. Son immense épée, dont le pommeau arborait son insigne, une tête de léopard, reposait dans son fourreau posé contre l’un des accoudoirs. Un petit homme corpulent, le Seigneur Anthony de Spa, Chambellan depuis quinze ans, se tenait non loin du trône, au bas des quelques marches qui menaient à l’estrade. Il jeta un regard lourd de sens à son Roi et se racla discrètement la gorge afin d’attirer son attention. Duncan se tourna vivement vers lui, les sourcils relevés, et le dévisagea d’un air interrogateur. — C’est l’heure, Majesté, dit-il posément. N’étant pas un guerrier, le Chambellan n’avait aucune habileté dans le maniement des armes, mais il administrait à la perfection les affaires du Royaume d’Araluen qui, en partie grâce à lui, connaissait une prospérité très satisfaisante. Duncan, roi juste et populaire, savait cependant faire preuve de fermeté, et il était résolu à faire respecter la loi – des règles établies au fil des siècles par ses prédécesseurs. Pour l’heure, le souverain avait le cœur gros à l'idée de devoir punir un homme qui avait été son ami durant des années. Un fidèle serviteur à qui Duncan devait tout et qui, par deux fois en moins de vingt ans, avait joué un rôle essentiel, sauvant le Royaume d’un sinistre illuminé qui avait voulu conquérir le pays et réduire sa population en esclavage. Duncan s’aperçut qu’Anthony donnait des signes d’impatience. — Très bien. Qu’on en finisse avec cette affaire, dit-il avec un geste défaitiste. Le Chambellan se tourna vers la salle, un mouvement que les quelques personnes rassemblées ne manquèrent pas de remarquer. Tous dirigèrent leurs regards sur les portes avec une nervosité contenue. Anthony leva alors son long bâton d’ivoire garni d’acier, symbole de sa charge, et frappa par deux fois le sol dallé ; les coups résonnèrent d’un bout à l’autre de la salle et les gardes qui étaient postés à l’extérieur les entendirent clairement. Un instant plus tard, presque sans un bruit, les portes pivotèrent sur leurs gonds bien huilés et livrèrent passage à quatre hommes qui s’avancèrent lentement, d’un pas solennel, et s'arrêtèrent en bas du large escalier menant au trône. Trois d’entre eux avaient revêtu le pourpoint, la cotte de mailles et le heaume de la garde royale. Le quatrième individu, encadré par deux soldats plus grands que lui, portait des habits très ordinaires, d’un gris-vert terne, et son crâne dénudé laissait voir des cheveux poivre et sel, hirsutes et mal coupés. Duncan s’aperçut que son visage était couvert de sang séché et que, sur sa joue, un vilain bleu l’obligeait à garder l’œil à moitié fermé. — Halt ? Est-ce que ça va ? ne put-il s’empêcher de demander. Le Rôdeur leva les yeux vers lui. Un bref instant, le Roi crut lire une insondable tristesse dans le regard de son ami, mais cette impression fugace fut bientôt remplacée par une farouche résolution et une pointe de dérision. — Je vais aussi bien que possible, vu les circonstances, répondit-il d’un ton sec. Le Seigneur Anthony réagit vivement. — Tiens ta langue, prisonnier ! À ces mots, l’un des gardes fit mine de lever la main sur Halt, mais, avant qu’il puisse agir, Duncan, n’y tenant plus, se redressa légèrement de son siège. — C’est assez ! Sa voix cassée retentit avec force dans la salle presque vide. Le soldat, un peu honteux, baissa le bras. Duncan avait conscience que la situation ne réjouissait personne. À travers le Royaume tous respectaient Halt, et le Roi hésitait ; ce qu’il devait faire à présent lui faisait horreur. — Puis-je lire l’acte d’accusation, Majesté ? s’enquit Anthony. D’ordinaire, il revenait à Duncan de lui en donner l’ordre. Au lieu de cela, il se contenta d’acquiescer à contrecœur, d’un simple geste de la main. — Oui, oui. Allez-y si c’est là votre devoir, marmonna-t-il. Il regretta aussitôt ses paroles, car Anthony le regardait d’un air blessé. Après tout, songea Duncan, lui non plus n’a pas tellement envie de participer à ce procès. — Je suis désolé, Seigneur Anthony. Lisez cet acte, je vous prie. Embarrassé, le chambellan s’éclaircit la voix. Que le Roi ne suive pas la procédure habituelle le gênait déjà, mais qu’il s’abaisse à lui présenter des excuses le déstabilisait encore plus. — Le prisonnier Halt, ici présent, membre de l’Ordre des Rôdeurs, au service de Sa Majesté, détenteur de la feuille de chêne argentée, a proféré devant témoins des paroles diffamantes à rencontre du Roi et de ses parents, remettant en cause la légitimité de son souverain, énonça Anthony. Duncan et le Chambellan entendirent distinctement l’un des conseillers pousser un soupir presque inaudible. Cherchant à savoir qui avait réagi ainsi, le roi leva les yeux. Était-ce le Baron Arald, Seigneur du Château de Montrouge, qui gouvernait le fief auquel appartenait Halt ? Ou bien Crowley, Commandant de l’Ordre des Rôdeurs ? Eux aussi étaient de vieux amis du prisonnier. — Majesté, reprit Anthony d’un ton hésitant, je tiens à vous rappeler que cet homme vous a juré fidélité ; ses agissements sont par conséquent contraires au serment qu’il a prêté et constituent un crime de haute trahison. Duncan, l’air peiné, dévisagea le Chambellan. Dans pareil cas, la loi était sans équivoque et ne proposait que deux châtiments possibles. — Voyons, Seigneur Anthony ! dit-il. Pour quelques mots prononcés sous le coup de la colère ? Anthony, qui avait espéré que le Roi n’essaierait pas de minimiser l’affaire, était troublé. — Majesté, c’est une violation des règles. Ce ne sont pas ses paroles qui sont directement en cause, mais le fait qu’il ait rompu son serment en s’exprimant en public. Pour ce genre d’offense, la loi est formelle. Il jeta un coup d’œil vers Halt et écarta les mains dans un geste d’impuissance. Un léger sourire apparut sur le visage tuméfié du Rôdeur. — Et vous rompriez le vôtre, Seigneur Anthony, si vous n’en informiez pas le Roi, dit Halt. Cette fois, le Chambellan ne lui ordonna pas de se taire et hocha la tête d’un air malheureux. Halt avait raison. Son ridicule comportement d’ivrogne les mettait tous dans une situation intolérable. Duncan, sur le point de parler, se ravisa, puis finit par suggérer : — Halt, il y a certainement eu un malentendu, non ? Il espérait que le Rôdeur saurait trouver un moyen de se disculper. — Je reconnais l’accusation, Majesté, dit Halt d’une voix sans timbre. On m’a entendu parler de vous dans des termes… disons… irrévérencieux. Il avait tenu ces épouvantables propos dans une taverne, devant au moins une demi-douzaine de témoins. En tant qu’homme et en tant qu’ami, Duncan pouvait – et voulait – lui pardonner. Mais en tant que souverain, il devait veiller à ce que ses sujets ne lui manquent pas de respect. Sortir de ce dilemme lui paraissait impossible. — Mais… pourquoi, Halt ? Pourquoi t’es-tu comporté ainsi ? Le Rôdeur haussa les épaules, puis inclina la tête et marmonna à voix basse quelque chose d'incompréhensible. — Que dis-tu ? Malt releva les yeux vers lui. — Trop de liqueur, Majesté, répéta-t-il à haute voix. Je n’ai jamais tenu l’alcool. Pourquoi ne pas ajouter un second chef d’accusation à la liste, Seigneur Anthony ? L’ivrognerie est un délit, ajouta le Rôdeur en affichant un sourire sans joie. Pour la première fois, Anthony, déconcerté, en oublia le protocole. — S’il vous plaît, Halt…, commença-t-il, paraissant sur le point d’implorer le Rôdeur de ne pas prendre cette séance à la légère. Puis, recouvrant son sang-froid, il se tourna vers le Roi. — Vous avez pris connaissance de l’acte d’accusation, Majesté. Et le prisonnier a reconnu sa culpabilité. Duncan resta silencieux un long moment, fixant le petit homme qui se tenait devant lui. Que cachait-il derrière ces yeux remplis de défi ? Quelles étaient ses motivations ? Le Roi savait qu’il était furieux de s’être vu refuser la permission de partir à la rescousse de son apprenti. Pour Duncan, tant que Foldar n’avait pas été capturé, la présence de Halt à Araluen était un mal nécessaire, car plus les jours passaient, plus l’ancien lieutenant de Morgarath devenait une menace pour la sécurité du Royaume. Et ce Rôdeur était l’un de ses meilleurs conseillers. Ses doigts tambourinaient avec agacement sur l’accoudoir de son trône. Cette conduite ne ressemblait pas à Halt qui, par le passé, n’avait jamais placé ses propres intérêts au-dessus du bien commun. Mais à présent, peut-être par dépit ou par colère, il s’était laissé aller à boire et l’alcool avait obscurci son discernement. Il avait publiquement insulté le Roi, une offense qui ne pouvait passer pour une simple dispute entre amis, ni même rester impunie. Duncan dévisageait ce vieux camarade, qui avait à nouveau baissé les yeux. Si au moins Halt le suppliait de montrer clément, ou s’il demandait à être traité avec plus d’indulgence, en souvenir des services qu'il avait rendus à la couronne… — Halt ? Celui-ci leva les yeux. D’un geste discret de la main, le Roi voulut l’encourager à s’expliquer, mais le regard du Rôdeur se durcit et il secoua légèrement la tête. Duncan, le cœur serré, comprit que le prisonnier n’avait pas l’intention d’implorer son pardon. Il tâcha une dernière fois de combler le fossé qui les séparait désormais et lui fit un petit sourire qui se voulait conciliant. — Halt, je comprends ce que tu peux ressentir, dit-il d’un ton raisonnable. Ma propre fille est captive, elle aussi. Tu ne crois pas que j’aimerais pouvoir laisser derrière moi les affaires du Royaume et partir à son secours ? — La différence est de taille, Majesté. Une princesse peut espérer un traitement de faveur, c’est après tout un précieux otage. Rien à voir avec un vulgaire apprenti Rôdeur, répondit-il d’un ton mordant. Duncan resta abasourdi devant un tel affront. Halt était pourtant dans le vrai. Quand les Skandiens découvriraient l’identité de Cassandra, elle serait bien traitée en attendant l’arrivée de la rançon. Anthony rompit le silence pesant qui planait sur la salle. — Si le prisonnier n’a plus rien à ajouter pour sa défense, nous le déclarons coupable. Le Rôdeur dévisageait le Roi. Indécis, Anthony jeta un œil vers les nobles et les conseillers présents, dans l’espoir que l’un d’eux, quel qu’il soit, trouverait quoi dire pour disculper Halt. Mais comme le Chambellan s’y attendait, aucun ne prit la parole. Il vit le Baron Arald hausser les épaules d’un air résigné, et aperçut Crowley, le visage peiné, détourner les yeux de la scène qui se déroulait près du trône. — Le prisonnier est coupable, Majesté, conclut Anthony. Il vous reste à prononcer la sentence. Duncan savait qu’un Roi n’était jamais préparé à assumer ce rôle. La loyauté, l’adulation, le pouvoir et le respect allaient de soi. Le luxe, les plats raffinés et les bons vins, les beaux habits et les meilleurs destriers aussi. Mais il y avait un prix à payer pour tous ces bienfaits. Lors de moments comme celui-ci, quand il lui fallait rendre la justice, quand il fallait se plier aux traditions, ou quand la dignité de sa fonction devait être protégée envers et contre tout, même s’il fallait pour cela renoncer à une précieuse amitié. — La loi prévoit deux châtiments possibles en cas de trahison, Majesté, lui rappela Anthony, qui voyait combien le Roi était au supplice. — Oui, oui, je le sais, marmonna Duncan d’une voix furieuse. Ce qui n’empêcha pas le Chambellan d’ajouter d’un ton solennel : — La mort ou l’exil. Rien d’autre. À ces mots, le Roi tressaillit. — Vous en êtes certain, Seigneur Anthony ? demanda-t-il doucement. Le Chambellan hocha gravement la tête. — Oui, la mort ou l’exil, Majesté. Lentement, Duncan se leva, prit son épée, posa une main sous la garde finement sculptée et incrustée de pierres, et la tendit devant lui. Un profond sentiment de satisfaction se répandait en lui. Il avait demandé à Anthony de bien répéter, par précaution. — Halt, dit-il d’une voix ferme. Il sentit tous les yeux posés sur lui. — Ancien Rôdeur du fief de Montrouge, en tant que souverain du Royaume d’Araluen, je te déclare banni de toutes mes terres sans exception. Les conseillers purent à nouveau respirer, soulagés d’apprendre que le Rôdeur n’était pas condamné à mort. Mais Duncan n’avait pas terminé et personne ne s’était préparé à entendre ce qui allait suivre. — Il t’est strictement interdit, sous peine de mort, de remettre les pieds dans ce Royaume… À la vue du regard si triste du prisonnier, qui ne pouvait plus dissimuler sa souffrance, le Roi hésita, puis reprit : — … pour une durée d’une année, à compter de ce jour. Aussitôt, une clameur s’éleva dans la salle. Anthony, sous le choc, s’avança prestement près du trône. — Majesté ! Je m’élève contre cette décision ! Vous n’en avez pas le droit ! Le visage de Duncan restait de marbre ; en revanche, d’autres ne parvenaient pas à contenir leur émotion. Le Baron Arald affichait un large sourire, tandis que Crowley faisait de son mieux pour cacher sa joie. Avec satisfaction, Duncan remarqua que Halt, pour la première fois ce matin-là, semblait un peu surpris par la tournure que prenaient les événements. Mais certainement moins que le Seigneur Anthony, qui continuait de protester avec virulence. Le Roi se tourna vers lui, les sourcils relevés. — Je n’en ai pas le droit, Seigneur Anthony ? Celui-ci se hâta de se rattraper, sachant que sa fonction ne l’autorisait pas à contredire le Roi. — Majesté, c’est-à-dire… l’exil… eh bien, c’est l’exil, bredouilla-t-il maladroitement. L’air grave, Duncan hocha la tête. — Exactement, rétorqua-t-il. Vous me l’avez dit vous-même, c’est l’un des deux châtiments possibles. — Mais, Majesté, l’exil est… définitif ! C’est à perpétuité ! se récria le Chambellan, rouge d’embarras. Il n’avait rien contre Halt. Au contraire. Jusqu’à son arrestation, il avait éprouvé de l’admiration pour le Rôdeur. Mais en conseillant le Roi pour tout ce qui touchait au domaine légal, il ne faisait que son devoir. — La loi stipule-t-elle ceci dans ces termes ? s’enquit alors Duncan. Anthony secoua la tête et eut un geste d’impuissance qui lui fit presque lâcher son bâton d’ivoire. — Eh bien, pas tout à fait… non. Mais cela n’est pas nécessaire. L’exil a toujours été définitif. C’est la tradition ! — Exactement, répliqua Duncan. La tradition n’est pas la loi. — Mais…, commença le Chambellan. Il se demanda soudain pourquoi il tenait tant à s’opposer à la décision du Roi. Après tout, ce dernier avait trouvé comment punir Halt tout en faisant preuve de clémence. Duncan, s’apercevant de l’hésitation d’Anthony, prit les devants. — Bien, c’est réglé. Prisonnier, tu es banni pour douze mois. Tu as deux jours pour quitter Araluen. Les yeux du Roi se posèrent une dernière fois sur son ancien ami, qui inclina la tête et salua son souverain. Duncan soupira. Il n’avait toujours pas compris pourquoi le Rôdeur l’avait contraint à agir ainsi. Peut-être en apprendrait-il davantage quand son exil s’achèverait. — L’affaire est close, déclara-t-il à l’assemblée. La cour se retire. Il accrocha rapidement son épée à sa ceinture, tourna les talons et quitta la salle du trône en passant par une petite antichambre. Anthony se tourna vers les conseillers. — Le Roi a parlé, dit-il d’un ton qui laissait entendre à quel point cette séance l’avait bouleversé. Le prisonnier est banni. Soldats, emmenez-le. 7 Assise sur la plage, Cassandra observait Will avec une irritation croissante. Le garçon, après avoir achevé une dernière longueur du bord de mer au pas de course, entamait une série de pompes. Elle ne comprenait toujours pas pourquoi il s’entêtait à s’entraîner ainsi ; c’était ridicule. S’il s’était contenté de se maintenir en forme, elle aurait pu l’accepter – après tout, il y avait si peu à faire sur cette île, c’était une façon comme une autre de rester actif. Mais elle sentait que cet acharnement était lié à un autre motif, insondable celui-ci. En dépit de la conversation qu’ils avaient eue quelques jours plus tôt, elle était convaincue qu’il cherchait toujours un moyen de s’échapper. — Quel idiot ! Une vraie tête de cochon, marmonna-t-elle. C’était bien les garçons, songea-t-elle, les sourcils froncés. Comme s’il refusait d’accepter qu’une fille soit capable de prendre les choses en main. Il ne s’était pourtant pas conduit ainsi à Celtica, quand tous deux avaient décidé de détruire le pont de Morgarath ; il avait paru apprécier sa détermination et les idées qu’elle avait apportées. Pourquoi un tel changement ? Cassandra vit Will se relever et se diriger vers le bord de l’eau. L’étroit canot de Svengal approchait du rivage. Le second du capitaine était un excellent pêcheur et, dès que le temps le permettait, il partait chaque matin vers le large ; le poisson frais, du cabillaud et du loup, qu’il attrapait dans les eaux froides et profondes, permettait d’améliorer leur régime quotidien de viande salée, de poisson séché et de légumes filandreux. Observant le garçon s’adresser au Skandien, la jeune fille en ressentit une pointe de jalousie. Cassandra n’était pas aussi à l’aise que lui avec les autres, elle le savait. Will, qui se montrait toujours amical et ouvert, n’avait aucune difficulté à entamer une conversation, et les gens semblaient l’aimer d’emblée. En revanche, elle éprouvait souvent de l’embarras et se comportait gauchement en présence d’inconnus, ce dont ces derniers paraissaient s’apercevoir. L’idée que cette gêne soit le résultat de l’éducation princière qu'elle avait reçue ne lui traversa pas l’esprit. Et comme Cassandra était de mauvaise humeur ce matin-là, voir que Will aidait Svengal à ramener l'embarcation jusqu’à la plage ne fit que la contrarier davantage. De colère, elle donna un coup de pied dans un galet et lança un juron en sentant qu’il était solidement enfoncé dans le sable ; elle regagna la cabane pour ne plus avoir Will et son nouvel ami sous les yeux. — Ça a mordu ? demanda Will – l’éternelle question qu’entendent les pêcheurs depuis la nuit des temps. D’un signe de la tête, Svengal lui indiqua le tas de poissons qui reposait au fond du canot. — Regarde-moi c’te beauté. Il lui montrait un énorme cabillaud, entouré d’une dizaine de poissons plus petits, mais d’une taille pourtant respectable. Will, impressionné, hocha la tête. — Belle prise, en effet. Vous avez besoin d’un coup de main pour les nettoyer ? Par expérience, il savait qu’on lui ordonnerait de le faire de toute façon. Cassandra et lui, corvéables à merci, étaient chargés du ménage, de la cuisine et du service. Mais Will voulait engager la conversation avec Svengal et se disait qu’en lui proposant son aide, Svengal resterait à papoter pendant que lui travaillerait. Les Skandiens étaient de grands bavards, il s’en était déjà aperçu, particulièrement lorsque quelqu’un d’autre s’activait à leur place. — C’est comme tu veux, lui dit le second d’un air décontracté. Il lui lança un petit couteau et s’assit sur le plat-bord de l’embarcation. Will souleva le plus gros poisson et entreprit de l’écailler, de le vider et de le nettoyer, des tâches pour le moins salissantes. Le garçon s’était bien douté que le Skandien resterait à ses côtés ; un pêcheur aime qu’on le complimente et Svengal comptait se vanter de son énorme prise auprès de ses compagnons. — Svengal, pourquoi vous ne partez pas pêcher à la même heure tous les jours ? demanda le jeune Rôdeur d’un ton qu’il voulait désinvolte. — C’est à cause d’la marée, gamin. J’préfère pêcher quand elle monte. — La marée ? Svengal, étonné par tant d’ignorance, secoua la tête. — T’as donc pas remarqué que l’eau montait, et qu’elle redescendait plus tard dans la journée ? C'est la marée. Elle arrive et elle repart, chaque jour un peu plus tard qu’la veille. Will fronça les sourcils. — Mais elle va où ? Et d’où vient-elle ? Svengal se gratta la barbe d’un air pensif. Il n’avait jamais vraiment pris la peine d’y réfléchir. La marée faisait tout simplement partie de son existence, et il laissait à d’autres le soin d’examiner le pourquoi et le comment des choses. Il se souvenait pourtant de la fable qu’on lui racontait dans son enfance. — On dit qu’c’est à cause de la Grande Baleine Bleue. J’imagine que tu sais pas non plus c’que c’est qu’une baleine ? A la vue de l’air déconcerté du garçon, il soupira. — Une baleine, c’est un énorme poisson. — Aussi gros que ce cabillaud ? s’enquit Will en montrant la prise dont le Skandien était si fier. Ce dernier éclata de rire. — Bien plus gros qu’ça, gamin, beaucoup plus ! — Aussi gros qu’un morse, alors ? Sur les rochers situés à l’extrême sud du port, Will avait aperçu une colonie de ces animaux à l’allure si pesante, et un membre de l’équipage lui avait dit comment on les appelait. Le sourire de Svengal s’élargit davantage. — Beaucoup plus ! Une baleine, c’est un truc énorme, aussi large qu’une maison. Mais la Grande Baleine Bleue, elle est gigantesque, aussi grande qu’un d’vos châteaux. Elle aspire d’l’eau et puis elle la recrache par le trou qu’elle a sur la tête. — Je vois, dit Will prudemment, voyant que Svengal semblait attendre des commentaires. — Et donc, reprit patiemment le Skandien, quand elle aspire, la marée descend, et quand elle recrache de l’eau… — Elle a vraiment un trou sur le dessus de la tête ? l’interrompit le garçon, qui trouvait ces explications par trop fantaisistes. — Oui, parfait’ment, un trou, répondit Svengal avec agacement. Et quand elle fait ça, deux fois par jour, la marée remonte. — Et pourquoi elle ne le ferait pas à la même heure chaque jour ? Svengal se sentit soudain plus exaspéré encore. Il n’en avait aucune idée, et la légende ne disait rien à ce sujet. — Parce que c’est une baleine, gamin ! Et qu’les baleines savent pas quelle heure il est ! Avec irritation, il s’empara du chapelet de poissons que Will avait lavés, n’oublia pas de récupérer son couteau puis s’éloigna, laissant le garçon nettoyer ses mains couvertes de sang et d’écaillés. Erak, assis sur un banc devant l’une des cabanes, aperçut Svengal qui revenait. — Belle prise, ce cabillaud, commenta-t-il. Son second hocha brièvement la tête. — Qu’est-ce que vous étiez en train d’vous raconter ? lui demanda le capitaine en lui indiquant Will. — Quoi donc ? Avec le gamin ? On a parlé de la Grande Baleine Bleue. Erak, l'air soucieux, se caressa le menton. — Comment vous en êtes arrivés à discuter de ça ? — Y voulait juste savoir c’que c’est qu’la marée, c’est tout. Il attendit quelques instants, au cas où Erak ait autre chose à lui demander, puis haussa les épaules et rentra dans la hutte. « Tiens, tiens… mieux vaut avoir ce garçon à l’œil », songea le capitaine. Durant les heures qui suivirent, Erak ne bougea pas de devant la hutte, feignant de somnoler au soleil. Mais ses yeux ne quittaient pas l’apprenti Rôdeur. Au bout d’un certain temps, alors que la marée se retirait, il aperçut le garçon jeter des morceaux de bois dans l’eau et observer le courant qui les emportait. — Intéressant, marmonna le Skandien. Puis Will, la main en visière sur son front, scruta l’entrée du port. Erak suivit le regard du garçon et se redressa brusquement. Dangereusement incliné, en équilibre précaire, un drakkar auquel il manquait plusieurs rameurs s’avançait péniblement dans la baie. 8 Le cavalier, tristement voûté sous une cape grise, cheminait lentement sous la pluie qui balayait les champs noyés dans la brume. Sa monture, suivie d’un poney légèrement chargé, trottait dans les flaques d’eau qui creusaient des ornières sur la route. Il atteignit la crête d’une colline. Derrière lui, les tours et les flèches du Château d’Araluen s’élevaient dans le ciel gris. Mais Halt ne se retourna pas pour admirer la splendide forteresse et garda son regard fixé droit devant. Il perçut le martèlement des sabots des deux cavaliers lancés à sa poursuite bien avant qu’ils ne l’aient rejoint. Et pourtant, Halt fit mine de n’avoir rien entendu. Il savait qui cherchait à le rattraper. Et pourquoi. Il en éprouva un léger pincement de déception. Il avait espéré que Crowley aurait oublié le petit objet auquel il allait devoir renoncer. Il lui fallait cependant se résoudre à accepter l’inévitable. Il soupira et tira légèrement sur les rênes d’Abelard. Ce dernier, parfaitement dressé, obéit aussitôt. Le bruit des sabots se rapprochait. Tandis que Crowley et Gilan s’arrêtaient près de lui, Halt resta en selle, immobile, les yeux dans le vague. Les chevaux échangèrent quelques petits hennissements en guise de salut, alors que les trois hommes, eux, montrèrent plus de retenue. Un silence gêné s’installa, que Crowley finit par rompre. — Eh bien, Halt, tu es parti très tôt. Il nous a fallu galoper pour pouvoir te rejoindre. En dépit de la tournure qu’avaient prise les événements, le commandant de l’Ordre s’efforçait de dissimuler sa tristesse et avait parlé avec une feinte bonne humeur. Halt jeta un œil indifférent à leurs deux chevaux, couverts d’écume malgré le froid et l’humidité de l’air. — C’est ce que je constate, répliqua-t-il posément. Il essayait de ne pas regarder le visage angoissé de Gilan ; toute cette affaire avait dû profondément affliger son ancien apprenti et Halt préférait ne pas trop s’appesantir sur la peine du jeune Rôdeur. Crowley laissa tomber sa fausse gaieté et son expression se fit sérieuse et préoccupée. — Halt, il y a une chose que tu as dû oublier. Je m’excuse de devoir insister, mais… Il hésitait à poursuivre. Halt tenta de jouer l’innocent jusqu’au bout, et afficha une mine perplexe. — J’ai deux jours pour quitter le Royaume, à compter de ce matin. Nul besoin de m’escorter jusqu’à la frontière, je l’atteindrai avant l’échéance. Crowley secoua la tête. Du coin de l’œil, Halt aperçut Gilan qui inclinait la tête. Son attitude ne faisait que leur causer davantage de chagrin. Il savait ce que le commandant de l’Ordre était venu chercher. Il passa alors la main sous sa tunique et en retira la chaîne d’argent accrochée à son cou. — J’espérais que tu aurais oublié, dit-il en s’efforçant de prendre un ton dégagé, tandis que sa voix rauque trahissait son émotion. — Tu ne peux conserver ton insigne, Halt, tu le sais aussi bien que moi. Ton bannissement entraîne obligatoirement ton expulsion de l’Ordre des Rôdeurs. Halt acquiesça. Il tendit au commandant la feuille de chêne, encore tiède. La vue brouillée, il vit le médaillon reposer dans la main de Crowley. Un si petit morceau de métal, songea-t-il, mais qui représentait tant de souvenirs pour lui. Il l’avait porté durant des années, avec la même fierté que les autres Rôdeurs. Désormais, il n’en aurait plus le droit. — Je suis désolé, Halt, dit Crowley d’un ton contrit. Halt haussa une épaule avec indifférence. — Ça n’a pas d’importance. Un nouveau silence plana entre eux. Crowley plongea les yeux dans les siens, comme pour percer à jour ce que son ami dissimulait sous ce voile de détachement résigné. Une mascarade, qu’il jouait pourtant admirablement. Finalement, le commandant se pencha vers lui et lui saisit fermement le bras. — Pourquoi, Halt ? Pourquoi as-tu agi ainsi ? lui demanda-t-il d’une voix rageuse. Après un autre haussement d’épaules, un geste que le commandant trouvait très agaçant, Halt répliqua : — Je l'ai déjà dit, j’avais trop bu. Tu sais que je n’ai jamais tenu l’alcool. Il parvint même à esquisser un sourire grimaçant qui lui donnait une mine de déterré. Crowley lâcha son bras et secoua la tête, l’air déçu. — Que Dieu te protège ! finit-il par lancer d’une voix brisée par l’émotion. Sur ces mots, le Commandant de l’Ordre donna un coup de rêne plus brutal que d’accoutumée, fit volte-face et partit au galop en direction du Château d’Araluen. Halt le regarda s’éloigner, et vit bientôt la cape mouchetée se dissiper dans la brume. Il se tourna ensuite vers son ancien apprenti et lui sourit tristement, laissant enfin transparaître ses véritables sentiments. — Au revoir, Gilan. Je suis heureux que tu sois venu me dire adieu. Mais le jeune Rôdeur secoua la tête avec un air de défi. — Je ne suis pas là pour ça, lui annonça-t-il d’une voix dure. Je pars avec toi. Halt leva un sourcil. Une mimique si familière que Gilan en eut le cœur déchiré. — En exil ? s’enquit Halt. Gilan secoua une nouvelle fois la tête. — J’ai parfaitement compris ce que tu projetais de faire, rétorqua-t-il en indiquant le petit cheval qui attendait patiemment derrière Abelard. Tu as pris Folâtre avec toi. Tu vas à la recherche de Will, pas vrai ? L’espace d’un instant, Halt fut tenté de nier. Mais la comédie qu’il jouait depuis plusieurs jours commençait à lui être insupportable. Avouer la vérité, au moins cette fois, le soulagerait. — J’y suis contraint, Gilan, répondit-il tranquillement. Je lui en ai fait la promesse. Et je n’ai trouvé que ce moyen pour me dégager de mes obligations. — En te faisant bannir ? répliqua Gilan avec incrédulité. As-tu seulement réfléchi ? Duncan aurait pu te condamner à mort ! Halt haussa les épaules, non plus par indifférence, mais par résignation. — C’était un risque à prendre, mais j’espérais qu’il ne le ferait pas. Gilan secoua la tête d’un air abattu. — Quoi qu’il en soit, banni ou pas, je pars avec toi. Halt détourna les yeux, inspira profondément, puis relâcha son souffle. Il était tenté d’accepter. Il s’apprêtait à entamer un voyage long et périlleux, et la compagnie de Gilan serait la bienvenue, tout comme l’épée du jeune Rôdeur pourrait lui être utile. Mais son ancien apprenti avait d’autres devoirs à accomplir et Halt, déjà accablé pur sa propre trahison, ne pouvait l’autoriser à suivre ce mauvais exemple. — C’est impossible, Gilan, dit-il simplement. Le jeune Rôdeur était sur le point de prendre la parole, quand Halt leva la main pour l’interrompre. — Écoute-moi. Quand j’ai demandé à être déchargé de ma mission pour partir chercher Will, on m’a répondu que ma présence était indispensable. Il marqua une pause et Gilan acquiesça. — Je ne pense pas être irremplaçable ; mais cela n’engage que moi et je peux parfaitement me tromper. La fuite de Foldar est inquiétante et pourrait s’avérer néfaste. Il faut le retrouver, le pister et lui tendre une embuscade. Et franchement, à part toi, je ne vois aucun Rôdeur à même d’y parvenir. — Hormis toi-même, rétorqua vivement Gilan. Halt, reconnaissant qu’il avait raison, inclina légèrement la tête. Non par orgueil, mais parce que c’était la stricte vérité. — C’est probable, mais cela ne fait que renforcer mon idée de départ : si nous disparaissons tous les deux, Crowley devra trouver quelqu’un d’autre pour venir à bout de cette mission. — Je m’en moque, s’entêta le jeune Rôdeur, sans cesser de triturer les rênes de son cheval avec nervosité. Halt lui sourit gentiment. — Pas moi, Gilan. Tu n’imagines pas combien il est difficile de rompre son serment. Et je ne te permettrais pas de t’infliger une telle souffrance. — Mais Halt, j’ai laissé Will, je suis seul responsable ! Je l’ai abandonné à Celtica. Si j’étais resté près de lui, jamais il n’aurait été capturé par les Skandiens ! s’écria-t-il d’un ton malheureux. Le petit Rôdeur grisonnant vit que son ancien apprenti se retenait de pleurer. Il secoua la tête et tâcha de le réconforter, lui parlant d’une voix plus douce encore : — Tu n’as rien à te reprocher. Tu as eu raison d’agir ainsi. Tu devrais plutôt m’en vouloir d’avoir recruté Will, un garçon aussi brave qu’honorable, et de l’avoir formé ainsi. Vu son entraînement, il n’aurait pu agir différemment. Il s’interrompit afin de voir si ses paroles portaient leurs fruits. Gilan paraissait indécis. Halt ajouta la touche finale : — Gilan, ne comprends-tu donc pas ? Si je peux me permettre d’abandonner ainsi mon poste, c’est uniquement parce que je sais que tu restes ici, que je peux compter sur toi. En revanche, si tu refuses de prendre ma place, je ne pourrai pas partir. À ces mots, le jeune Rôdeur eut l’air très abattu, mais se résigna. Il baissa à nouveau les yeux et marmonna d’une voix rauque : — D’accord, Halt. Mais trouve-le. Trouve-le ci ramène-le, même avant la fin de ton année d’exil. Halt lui sourit, se pencha vers lui et posa la main sur son épaule. — Ce ne sera pas long. Nous serons de retour avant même que tu t’en sois rendu compte. Au revoir, Gilan. — Que Dieu te protège, Halt, lui dit le jeune Rôdeur d’une voix brisée. Des larmes troublèrent soudain sa vue et il entendit les pas étouffés d’Abelard et de Folâtre trotter sur la route détrempée, s’éloignant en direction de la côte. Le vent soufflait et la bruine battait le visage buriné de Halt, où de petites gouttes s’écrasaient puis coulaient le long de ses joues. Chose étrange, certaines avaient un goût de sel. 9 Le drakkar avançait laborieusement vers la plage de galets, où les hommes d’équipage d’Erak s’étaient rassemblés. Dangereusement incliné sur un côté, il semblait prêt à sombrer. — C’est l'navire de Slagor ! s’écria l’un des Skandiens en reconnaissant la tête de loup sculptée qui ornait la proue recourbée et faisait office de blason. — Qu’est-ce qu’y viennent faire par ici ? demanda un autre. Quand on est parti pour Araluen, y z’étaient déjà d’retour en Skandie, sains et saufs. Will s’était hâté de quitter son poste d’observation et de rejoindre la plage. Voyant Cassandra qui sortait de leur cabane, il se dirigea vers elle. Avec l’arrivée du drakkar, la jeune fille avait oublié sa mauvaise humeur. — D’où vient ce bateau ? demanda-t-elle. — Je n’en ai pas la moindre idée. J’étais sur les rochers, quand j’ai levé les yeux et je l’ai vu qui arrivait. Le drakkar approchait. Will s’aperçut que les marins semblaient harassés. Plusieurs planches avaient été arrachées de la coque et il manquait aussi le mât, qui avait dû se briser avant de passer par-dessus bord. Les Skandiens qui se tenaient près des deux jeunes gens avaient eux aussi remarqué ces dégradations et échangeaient quelques commentaires. — Slagor ! s’écria Erak, dont la voix porta jusqu’au navire. Mais d’où diable sors-tu ? A l'arrière, près du gouvernail, un homme de forte carrure dirigeait l’embarcation. Visiblement épuisé mais heureux d’arriver à bon port, il leva la main pour saluer Erak. Depuis la proue, un membre de l’équipage lança un lourd cordage en direction des hommes d’Erak qui attendaient sur la plage. Une douzaine d’entre eux s’en emparèrent et se mirent à tirer le drakkar vers la grève. Les rameurs, soulagés, s’effondrèrent sur leurs bancs, et les grosses rames de chêne, entraînées par le courant, vinrent frapper la coque du navire. La quille crissa sur les galets et le bateau s’immobilisa, la proue s’enlisant profondément dans le sable. Les hommes grimpèrent par-dessus le bastingage et sautèrent sur la terre ferme. Ils avançaient en titubant, s’étiraient en gémissant de fatigue avant de s’écrouler sur le sol. Slagor, le capitaine, fut l’un des derniers à quitter le navire. Éreinté, les cheveux et la barbe emmêlés, couverts de sel et aussi blancs que du givre, il se laissa tomber sur la plage et se retrouva face à Erak qu’il regarda de ses yeux hagards et injectés de sang. Will s’étonna de ne pas voir les capitaines se saluer comme le voulait la tradition – en se serrant l’avant-bras – et comprit que les deux hommes ne devaient guère s’apprécier. — Qu’est-ce que tu fais là, à c’t’époque de l’année ? demanda Erak. Slagor secoua la tête d’un air écœuré. — On est sacrement chanceux d’être arrivés jusqu’ici. On avait quitté Hallasholm d’puis deux jours quand la tempête nous est tombée d’ssus. Des vagues qu’étaient aussi hautes qu’des forteresses et l’vent qui v’nait tout droit du pôle Nord ! Le mât, il est tombé dès l’début et on n’arrivait pas à l’passer par-d’ssus bord. J’ai perdu deux hommes à la tâche. Ensuite, il arrêtait pas de v’nir cogner dans la coque ; on a pu s’en débarrasser, mais il avait déjà percé les planches. Y’a un côté qui s’est rempli d’eau et y’a aussi des fuites à trois autres endroits. Les drakkars, régulièrement exposés aux éléments, tenaient parfaitement la mer, en grande partie grâce à leur coque, composée de compartiments étanches situés sous le pont ; une particularité qui leur permettait de rester à flot quand les immenses lames de la Grande Écumeuse s’abattaient sur eux. — Explique-moi plutôt c'que tu faisais en mer ? demanda le Jarl en fronçant les sourcils. C’est pas la saison idéale pour naviguer sur l’Écumeuse. Slagor s’empara d’un gobelet de bois rempli de liqueur que lui tendait l’un des hommes d’Erak. De tous côtés, ces derniers apportaient à boire à leurs compagnons épuisés et, si nécessaire, s’occupaient de ceux qui avaient été blessés durant la tempête. Slagor n’eut aucun geste de remerciement et Erak se rembrunit légèrement. Will sentait planer, de part et d’autre, une animosité certaine, et Slagor avait parlé d’un ton agressif, comme sur la défensive. Il engloutit la moitié de son verre d’une seule goulée et s’essuya la bouche du revers de la main avant de répondre. — Le temps s’était éclairci à Hallasholm, dit-il sèchement. J’me suis dit que ça durerait, l’temps de pouvoir traverser la zone orageuse. Erak, incrédule, écarquilla les yeux. — À c’t’époque de l’année ? T’es pas un peu fou ? — J’ai cru qu’on y arriverait, répliqua l’autre avec entêtement. Erak, les yeux plissés, baissa la voix pour qu’elle ne porte pas jusqu’aux marins et seuls Will et Cassandra l’entendirent. — Me prends pas pour un idiot, Slagor, reprit-il d’un ton amer. Tu cherchais seul’ment à prendre les devants pour aller piller les côtes ! — Et alors ? C’est mes affaires, c’est moi l’capitaine, et personne peut décider à ma place, lui dit Slagor, le regard furieux. — Et ta décision a déjà coûté la vie à deux d’tes hommes, lui fit observer le Jarl. Deux marins qui avaient juré d’obéir à tous tes ordres. Tout le monde sait qu’la saison est pas assez avancée pour faire la traversée. — Y’avait une accalmie ! contre-attaqua l’autre capitaine. Erak eut un grognement de dégoût. — Une accalmie ! Y’a tout l’temps des accalmies ! Elles durent un jour ou deux, mais ça suffit pas pour naviguer et tu l’sais. Sois maudit pour ta cupidité, Slagor ! Celui-ci se redressa. — T’as pas l'droit d’me juger, Erak. Je suis le capitaine de c’bateau et le seul maître à bord, t’avise pas de m’dire le contraire. Comme toi, j’suis libre d’aller où bon me semble, quand ça m’chante ! s’écria-t-il. — J’remarque que t’as pas choisi d’nous soutenir dans la guerre que nous v’nons de mener, rétorqua Erak d’un ton méprisant. Tu t’es contenté de rester tranquillement chez toi, à l’abri, puis d’filer en douce et prendre de vitesse les autres capitaines. — C’est mon affaire, reprit Slagor. Et j’ai bien fait, comme l’a prouvé la suite des événements. D’ton côté, Jarl Erak, c’a pas été un franc succès… l’invasion a plutôt mal tourné, pas vrai ? ajouta-t-il en ricanant. Erak s’avança d’un pas, les yeux brillants de colère. — Surveille ton langage, espèce de faux-j’ton. J’ai perdu de bons amis dans cette guerre. — Et bien d’autres encore, d’après c’que j’ai entendu dire, répondit Slagor, qui s’enhardissait. En tout cas, Ragnak va sûrement pas t’remercier d’avoir abandonné son fils à Araluen. Erak recula, bouche bée. — Gronel a été capturé pendant la bataille ? Slagor secoua la tête et sourit en voyant que l’autre perdait son assurance. — Pas capturé. Mais tué, d’après ce que j’sais, pendant la bataille d’Épinay. Quelques navires ont réussi à rentrer en Skandie avant l’arrivée des tempêtes. À ces mots, Will leva vivement les yeux vers Slagor. Le Loup des Vents avait été le dernier à quitter la côte d’Araluen. L’équipage, en attendant le retour de leur capitaine, avait vu arriver les petits groupes de survivants de l’armée de Horth, et, avant de prendre le large, ces derniers avaient raconté comment ils avaient été vaincus lors de la funeste bataille de la forêt d’Épinay. Plus tard, Will avait entendu les hommes d’Erak en parler entre eux. Selon eux, deux Rôdeurs – l’un petit et grisonnant, l’autre grand et jeune – avaient guidé les forces royales qui avaient ensuite décimé l’armée skandienne, alors que cette dernière était censée prendre les troupes de Duncan à revers. Will se doutait qu’il s’agissait de Gilan et de Halt. Erak secoua tristement la tête. — Gronel était un homme généreux. Il nous manquera cruellement. — Son père est très affecté. Il a juré aux Vallas de s'venger et de tuer Duncan. — C’est impossible, dit Erak, fronçant les sourcils avec incrédulité. Ce genre de serment ne se prête qu’en cas de trahison ou de meurtre. — Ragnak est l’Oberjarl. Y peut faire c’qui veut, dit Slagor en haussant les épaules. Et maintenant, par pitié, dis-moi où on peut trouver à manger sur cette île du diable ! L'eau d’mer a détruit toutes nos provisions. Erak, que ces nouvelles avaient troublé, se rendit soudain compte de la présence de Will et de Cassandra. Il leur fit un signe de tête en direction des cabanes. — Allez faire un feu, leur ordonna-t-il. Ces hommes ont b’soin d’un repas chaud ! Il était furieux que Slagor ait eu à le rappeler à l’ordre. Il n’appréciait peut-être pas ce capitaine, mais il devait prendre soin de son équipage après les épreuves traversées. Il poussa brutalement Will, qui trébucha ; le garçon partit en courant, son amie derrière lui. L’apprenti Rôdeur éprouvait une sensation désagréable au creux de l’estomac. Il ne connaissait pas les Vallas, mais il avait au moins compris une chose : il ne fallait en aucun cas dévoiler l’identité de Cassandra. C’était une question de vie ou de mort. 10 L’océan était maintenant tout proche. De chaque côté de la route, les forêts se faisaient plus denses tandis que les champs fertiles et labourés disparaissaient peu à peu. Sur de pareils chemins, les voyageurs paisibles redoutaient souvent d’être attaqués par des bandits de grand chemin, qui pouvaient facilement s’embusquer dans les bosquets d’arbres touffus. Cet endroit n’inspirait toutefois aucune crainte à Halt, au contraire. Il était d’humeur si sombre qu’il aurait sans nul doute affronté avec grand plaisir des brigands cherchant à le dépouiller de ses maigres possessions. D’un simple geste, il pouvait saisir son lourd couteau ou son couteau de lancer, ou encore armer son arc qui reposait sur le pommeau avant de la selle, à la manière des Rôdeurs. Un pan de sa cape était rabattu sur son épaule, ce qui lui permettait d’atteindre son carquois d’où dépassaient les empennes de ses deux douzaines de flèches. Vu l’effrayante dextérité des Rôdeurs au tir à l’arc, il était courant de dire que leur carquois contenait la vie de vingt-quatre hommes. Hormis ces armes traditionnelles, auxquelles s’ajoutait son excellent instinct, toujours sur le qui-vive en cas de péril, Halt détenait un atout supplémentaire : les deux montures, Folâtre et Abelard, étaient capables de donner discrètement l’alarme quand une présence inconnue rôdait dans les parages. Justement, Abelard se mit à remuer fébrilement les oreilles, puis Folâtre et lui s’ébrouèrent, tout en secouant leur crinière. Halt flatta gentiment l’encolure de son poney. — Braves bêtes, dit-il doucement aux deux petits chevaux trapus qui dressèrent les oreilles. Un éventuel observateur aurait cru que le cavalier venait seulement de calmer sa monture – un geste tout ce qu’il y a de plus anodin. En réalité, les sens du Rôdeur étaient en éveil et mille pensées traversaient son esprit. Il n’eut qu’un seul mot à murmurer pour en apprendre davantage : — Où ? Abelard tourna imperceptiblement la tête sur la gauche, vers un bouquet d’arbres qui se trouvait près de la route, un peu à l’écart des autres. Halt jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule et vit que Folâtre, qui trottait d’un pas égal, regardait dans la même direction. — Repos, leur ordonna alors le Rôdeur. Grâce à de telles compétences, d’où ils tiraient leur étonnante capacité de survie, les Rôdeurs pouvaient anticiper nombre de dangers. Halt continua d’avancer du même pas tranquille, sans donner l’impression de savoir que quelqu’un était dissimulé dans les arbres. Il sourit d’un air sombre en songeant que les chevaux étaient seulement capables de l’avertir d’une présence, mais ne pouvaient deviner si les intentions de cette personne étaient amicales ou malveillantes. Il ne se trouvait plus qu’à une quarantaine de mètres du bosquet – cinq ou six arbres touffus entourés de broussailles. La cachette idéale pour une embuscade. Ou bien, pensa-t-il, un refuge adéquat pour qui voulait s’abriter de la fine pluie qui tombait en continu depuis des heures. Dans l’ombre de son capuchon, les yeux du Rôdeur fouillaient attentivement le sous-bois. Pour lui signaler qu’ils approchaient, Abelard laissa échapper un hennissement rauque, à peine audible. Halt donna un léger coup de genou dans le flanc de l’animal. — J’ai compris, lui dit-il doucement. Il décida qu’il était assez près. Son arc lui procurait un avantage, à condition de rester à distance de sa cible. Il tira délicatement sur les rênes et Abelard fit halte. Folâtre avança encore un peu, puis s’arrêta lui aussi. D’un geste fluide, Halt prit une flèche dans son carquois et l’encocha sur la corde de son arc, qu’il ne banda pourtant pas. Des années d’expérience lui avaient appris à viser, à tirer et à faire mouche en un clin d’œil. — J’aimerais que tu sortes de ta cachette, lança-t-il d’une voix sonore. Un bref silence suivit, puis une large silhouette à cheval émergea des arbres et s’avança jusqu’en bordure de la route. « Un guerrier », se dit Halt, distinguant la tunique en cotte de mailles qui luisait d’un pâle éclat. L’inconnu avait lui aussi une cape, qui le protégeait de la pluie. Un simple heaume d’acier, qui se terminait en pointe, était accroché à l’avant de sa selle et un bouclier, dépourvu de blason, pendait dans son dos. Halt ne voyait pas d’épée, ni aucune autre arme, mais il se dit que, s’il en avait une, l’homme devait la porter du côté droit. Mieux valait penser qu’il était armé. Après tout, il ne servait à rien d’être couvert d’une cotte de mailles si on ne possédait pas d’armes. La silhouette lui était cependant familière. Soulagé, il rangea sa flèche dans son carquois et se dirigea vers l’autre cavalier. — Que fais-tu ici ? lui demanda-t-il, même s’il se doutait de la réponse qu’on allait lui faire. — Je viens avec vous, annonça Horace, confirmant ainsi les soupçons du Rôdeur. Vous partez à la recherche de Will et je veux vous accompagner. — Je vois. Halt tira sur ses rênes et s’arrêta aux côtés du grand jeune homme, dont le destrier dépassait Abelard d’une bonne tête. Il dut lever les yeux pour observer le visage du garçon, qui le regardait d’un air déterminé. — As-tu seulement pensé à ce que le Maître des guerriers dira quand il découvrira que tu es parti ? — Messire Rodney ? Il est déjà au courant. Je l’ai informé de mon départ, dit Horace en haussant les épaules. Pris au dépourvu, Halt baissa rapidement la tête. Il s’était imaginé que le garçon s’était tout bonnement enfui. Mais l'apprenti guerrier, qui n’était ni fourbe ni rusé, avait agi avec franchise. — Et comment a-t-il accueilli cette nouvelle peu ordinaire ? Horace, très étonné, fronça les sourcils. — Pardon ? demanda-t-il d’un ton hésitant. Halt soupira doucement. — Qu’a-t-il répondu quand tu lui as annoncé que tu partais ? Je suppose qu’il t’a flanqué une bonne calotte derrière la tête ? Rodney, c’était connu, ne tolérait pas les apprentis désobéissants et il s’emportait facilement – ses jeunes élèves en savaient quelque chose… — Non, répliqua Horace d’un ton impassible. Il m’a demandé de vous transmettre un message. Halt, stupéfait, secoua la tête. — Et la teneur de ce message… ? — Il m’a dit de vous souhaiter bonne chance, finit par répondre le garçon, mal à l’aise. Et aussi qu’il me donnait son accord – en secret, évidemment. — Évidemment, répéta Halt, tâchant de dissimuler l’étonnement qui l’avait saisi à l’annonce de ce soutien inattendu. Ton maître ne risque pas d’approuver officiellement ta fuite en compagnie d’un criminel banni par son roi, pas vrai ? Horace réfléchit quelques instants, puis acquiesça. — J’imagine, dit-il. Vous me laissez donc partir avec vous ? — Certainement pas, rétorqua sèchement le Rôdeur. Là où je vais, je n’aurai pas le temps de m’occuper de toi, ajouta-t-il d’un ton catégorique. Le visage du garçon s’empourpra de colère. — Messire Rodney m’a aussi demandé de vous dire que vous auriez peut-être besoin d’une épée durant le voyage. — Ce sont ses termes exacts ? — Pas exactement. — Dans ce cas, répète-moi exactement ce qu’il t’a dit, lui ordonna Halt. Horace prit une profonde inspiration. — Plus précisément, il a dit que vous auriez besoin d’une bonne épée pour protéger vos arrières. Halt réprima un sourire mais ne put s’empêcher d’ajouter d’une voix sarcastique : — De quelle épée voulait-il donc parler ? Horace, l’air furieux, devint écarlate, mais préféra se taire. C’était la meilleure réponse qu’il pouvait offrir à Halt, qui l’observait attentivement. Ce dernier ne prenait pourtant pas le conseil de Rodney à la légère et savait que le garçon ne manquait pas de courage. Il l’avait assez prouvé en défiant Morgarath sur les Plaines d’Uthal. Mais cette expérience avait pu rendre le garçon arrogant et présomptueux, et l'admiration excessive qu’on lui vouait lui était peut-être montée à la tête. Le jeune guerrier n’avait cependant pas rétorqué avec impertinence à la dernière remarque de Halt, et se contentait de rester silencieux, immobile devant lui, une expression résolue sur le visage ; tout ceci en disait long sur le tempérament du garçon. Qu’il est étrange de voir comment ces jeunes gens évoluent ! songea Halt. Il se rappelait qu’Horace, par le passé, lui avait d’abord fait l’impression d’être une espèce de brute. À l’évidence, la discipline de l’École des guerriers l’avait aidé à mûrir, engendrant de profonds changements chez cet apprenti. À dire vrai, il serait agréable d’avoir un compagnon de voyage. Sachant qu’on avait besoin du jeune Rôdeur à Araluen, il avait repoussé l’offre de Gilan. Mais ce n’était pas le cas d’Horace. Son Maître avait donné sa permission. Il maniait talentueusement l’épée, et savait se montrer fiable et loyal. Par ailleurs, depuis la disparition de Will, Halt devait admettre qu’il manquait à ses côtés une jeune présence, dont l’enthousiasme et la fougue lui faisaient cruellement défaut. Dieu seul savait pourquoi, il en venait même à regretter les perpétuelles questions de son apprenti. Il se rendit compte qu’Horace l’observait avec inquiétude, attendant qu’il prenne une décision. Le Rôdeur poussa un énorme soupir, fronça les sourcils et lança d’un ton agressif : — Je suppose que tu vas m’assaillir de questions nuit et jour ? À ces mots, Horace eut l’air très abattu, puis saisit soudain ce que Halt sous-entendait, et son visage s’éclaircir. — Vous voulez dire que vous acceptez ? répondit-il d’une voix malgré lui haut perchée, tremblante d’excitation. Halt baissa les yeux et rajusta l’une des sangles de son sac de selle – qui n’en avait nullement besoin. Il ne voulait surtout pas que le garçon voie le léger sourire qui ridait son visage buriné. — Il semblerait que j’y sois contraint, dit-il à contrecœur. Maintenant que tu t’es enfui, de quoi aurais-tu l’air si tu retournais à l’École des guerriers ? — Non, c’est vrai ! C’est-à-dire… c’est merveilleux ! Merci, Halt ! Vous ne le regretterez pas, je vous le promets. C’est juste que je me suis juré de retrouver Will et de l’aider à s’évader. Horace, tant il était ravi, semblait intarissable. Le Rôdeur donna un petit coup de genou dans le flanc d’Abelard et se mit en route, Folâtre à sa suite. Le jeune guerrier l’imita et avança à son tour, mais continua d’exprimer sa reconnaissance et de parler sans discontinuer. — Je savais que vous partiriez à sa recherche, Halt, j’en étais sûr ! Vous avez fait semblant d’être en colère contre le Roi Duncan ! À Montrouge, les gens n’en ont pas cru leurs oreilles quand ils ont appris ce qui s’était passé, mais moi, j’avais compris que vous vouliez aider Will, le libérer des Skandiens et… — Assez ! finit par lui dire le Rôdeur, levant la main pour interrompre ce torrent verbal. Horace s’arrêta net, à mi-phrase, et inclina la tête d’un air penaud. — Oui, bien sûr. Désolé. Plus un mot, promit-il. Halt hocha la tête avec gratitude. — C’est mieux ainsi. La réprimande eut l’effet escompté et le garçon chevaucha en silence auprès de son nouveau maître, en direction de la côte est du Royaume. Mais au bout d’une centaine de mètres, il n’y tint plus : — Où allons-nous trouver un navire ? Est-ce qu’on va tout de suite se rendre en Skandie ? À la poursuite des pilleurs des mers ? Savez-vous si on peut traverser la mer en cette saison ? Halt se retourna et lui jeta un regard mauvais. — Je vois que ça commence bien ! fit-il observer d’une voix sombre. Mais, au fond de son cœur, c’était la première fois depuis des semaines qu’il se sentait aussi joyeux. 11 Depuis l’arrivée inopinée du Loup Féroce, le navire de Slagor, le séjour sur l’île de Skorghijl était devenu plus pénible encore. Maintenant que deux équipages s’entassaient dans un espace prévu pour accueillir deux fois moins d’hommes, les conditions de vie avaient empiré. Cette promiscuité entraînait d’inévitables conflits, les Skandiens n’étant pas habitués à rester oisifs sur de longues périodes ; aussi passaient-ils leur temps à boire et à se lancer des paris – le meilleur moyen de se chercher querelle. Quand ces disputes concernaient les membres d’un même équipage, elles étaient généralement bien vite réglées, puis oubliées. Mais quand tous y étaient mêlés, les divergences éclataient, les insultes fusaient et certains perdaient leur sang-froid, en venant parfois aux armes avant qu’Erak puisse intervenir. Will avait remarqué que Slagor n’élevait jamais la voix pour apaiser les esprits. Et plus il l’observait, plus il comprenait que ce capitaine, qui n’exerçait aucune autorité véritable sur ses hommes, n’inspirait qu’un respect minime aux autres Skandiens. Ses marins travaillaient pour de l’argent, et non par fidélité ou par sens du devoir. Bien entendu, Will et Cassandra se virent donner davantage de corvées et durent redoubler d’efforts pour cuisiner, servir à table ou faire le ménage des huttes. Deux fois plus de Skandiens leur ordonnaient maintenant de s’activer et d’effectuer des travaux supplémentaires. Mais ils avaient malgré tout pu conserver leur cabane, jugée trop exiguë par ces énormes pilleurs des mers… Avoir été capturé par des colosses accordait au moins cet avantage, songeait Will. Pourtant, ce n’était pas tant les bagarres entre Skandiens ou la lourde besogne qui rendaient la vie des deux jeunes gens si harassante, mais le serment que Ragnak avait prêté aux énigmatiques Vallas ; cette nouvelle avait complètement anéanti la princesse, qui courait désormais un grand péril, La jeune fille supplia Will de se montrer prudent et de continuer à la traiter sur un pied d’égalité, ainsi qu’il le faisait autrefois. La moindre marque de déférence, le plus infime signe de respect qu’il lui montrerait pourraient éveiller les soupçons et signer leur arrêt de mort. Naturellement, Will lui jura qu’il garderait son secret. Il se contraignit à ne jamais l’appeler autrement qu’Evanlyn, même en pensée ; mais plus il s’efforçait d’oublier son vrai prénom, plus il lui semblait avoir « Cassandra » sur le bout de la langue, prêt à jaillir par inadvertance, et il vivait dans la crainte perpétuelle de la trahir. Devant ce nouveau péril, bien réel, l’animosité qu’ils avaient éprouvée l’un envers l’autre, engendrée par l’ennui et la frustration, s’était dissipée. Ils étaient à nouveau des alliés, de vrais amis, et, bien décidés à s’entraider et à se soutenir, ils retrouvaient la force et la détermination qui les avaient brièvement unis à Celtica. Les projets de Cassandra concernant la rançon étaient évidemment tombés à l’eau. Elle ne pourrait risquer de dévoiler son identité à un homme qui avait juré de venger la mort de son fils en tuant Duncan. Mais elle était malheureuse, et Will la comprenait ; de surcroît, elle supportait mal de devoir s’acquitter de tâches ingrates. Seule la présence de Will, toujours optimiste et encourageant, la réconfortait, et elle lui en était reconnaissante. Elle avait remarqué que, dès qu’il le pouvait, il se chargeait discrètement des corvées les plus déplaisantes. En repensant à la façon dont elle l’avait traité quelques jours plus tôt, elle se sentait honteuse. Mais quand elle essaya de s’en excuser, reconnaissant en toute honnêteté qu’elle avait eu tort, il préféra en rire. — Nous sommes tous les deux un peu à cran à force de devoir rester sur cette île, lui dit-il. Plus vite nous quitterons cet endroit, mieux ce sera. Le garçon avait toujours l’intention de s’évader et elle comprit qu’il lui faudrait l’accompagner. Elle savait qu’il avait une idée derrière la tête, mais il avait encore besoin de temps pour mettre son plan au point et il ne lui avait encore rien confié en détail. Le repas du soir venait de s’achever et un énorme sac rempli d’écuelles, de cuillères et de tasses en bois qui devaient être lavées dans l’eau de mer puis frottées avec du sable fin, attendait la jeune fille épuisée. En soupirant, elle se pencha pour le ramasser. L’idée d’avoir à s’accroupir dans l’eau froide afin de récurer des ustensiles couverts de graisse lui était presque intolérable. — Je vais le faire, lui dit Will d’une voix tranquille. Il jeta quelques regards alentour pour s’assurer qu’aucun Skandien ne les observait, puis lui prit le lourd sac des mains. — Non, protesta-t-elle. Ce n’est pas juste… Il leva une main pour l’interrompre. — De toute façon, j’ai quelque chose à vérifier ; ça me servira de prétexte. Je sais que ces derniers jours n’ont pas été de tout repos pour toi ; va donc dormir un peu, ajouta-t-il avec un grand sourire. Et si cela peut te rassurer, sache qu’il y aura encore plein de vaisselle à laver demain. Et après-demain. Tu pourras t’en charger pendant que j’irai me planquer ! Elle le gratifia d’un sourire fatigué et posa sa main sur la sienne pour le remercier. Elle allait pouvoir s’étendre sur sa paillasse bien dure et ne rien faire, ce qui était presque trop beau pour être vrai. — Merci, se contenta-t-elle de lui dire. Le garçon lui sourit plus largement encore, sincèrement heureux de savoir qu’ils étaient toujours amis. — L’avantage, c’est que nos invités ont tous un gros appétit, fit-il observer avec entrain. Ils ne laissent jamais grand-chose au fond de leurs gamelles ! Les ustensiles que contenait le sac s’entrechoquèrent bruyamment quand il le passa par-dessus son épaule. Tandis qu’il se dirigeait vers la plage. Cassandra, un léger sourire aux lèvres, pénétra dans la cabane. Le Jarl sortit de la hutte bruyante et enfumée et inspira une grande bouffée d’air marin. Ce séjour sur l’île commençait à le déprimer, surtout à cause de Slagor, qui n’y mettait pas du sien. « Cet homme était un ivrogne, un fainéant », se dit Erak avec colère. Et il n’avait rien d’un guerrier ; personne n’ignorait que, lors de ses expéditions de pillage, il s’en prenait toujours à des cibles presque sans défense et que lui-même ne participait jamais aux combats. Quelques instants plus tôt, Erak avait dû intervenir pour séparer deux marins ; le premier était l’un de ses rameurs, le second appartenait à l’autre équipage – un ramassis de gredins. L’homme de Slagor jouait avec des dés pipés et il avait dégainé son couteau quand l’autre s’en était rendu compte. Erak avait dû l’assommer, et, pour ne pas donner l’impression d’être injuste, il avait frappé son propre marin. Un crochet du gauche, un bon coup de poing à droite, et tout rentrait dans l’ordre. La justice, façon skandienne, songea-t-il avec lassitude. Il entendit un crissement de pas sur les graviers et aperçut une ombre qui se dirigeait vers le bord de l’eau. C’était son prisonnier. L’air préoccupé, il fronça les sourcils. Le Jarl suivit furtivement le garçon. Des plateaux et des écuelles tombèrent avec fracas sur le sol. Il faisait peut-être la vaisselle, tout simplement. Ou peut-être pas. Il décida d’aller voir d’un peu plus près et s’avança prudemment. Mais à l’inverse des Rôdeurs, la discrétion n’était pas son fort. Will était en train de récurer une gamelle quand il l’entendit approcher – ce ne pouvait être qu’un morse échoué sur les galets ou un énorme Skandien, se dit-il. Le garçon se retourna et reconnut la silhouette massive d’Erak, revêtu d’une cape en peau d’ours qui lui donnait une allure plus impressionnante encore qu’en plein jour. Indécis, il feignit de se relever, mais le Jarl lui fit signe de rester accroupi. — T’arrête pas, lui lança-t-il d’un ton bourru. Will reprit son travail, tout en surveillant l’homme du coin de l’œil. Ce dernier, qui contemplait le port, renifla l’air froid, annonciateur de tempêtes. — Ça pue par ici, finit-il par marmonner. — Trop de gens confinés dans un même endroit, se hasarda l’apprenti Rôdeur, les yeux baissés vers la gamelle qu’il frottait. Erak intriguait le garçon ; ce combattant sans merci, au tempérament inflexible, n’était pourtant pas cruel. Parfois, en dépit de sa brusquerie, il pouvait presque se montrer amical. De son côté, le Jarl dévisageait le garçon. Que mijotait-il ? Il cherchait probablement un moyen de s’échapper, ce que le Skandien aurait fait s’il avait été à la place de Will. Ce dernier était intelligent, débrouillard, et avait de la suite dans les idées. Erak avait vu avec quelle assiduité il respectait son éreintant programme d’entraînement, courant chaque jour sur la plage, qu’il pleuve ou qu’il vente. Une nouvelle fois, il éprouva un certain respect pour ce jeune homme – et pour la fille. Elle aussi avait du cran. En repensant à elle, il se rembrunit. Tôt ou tard, des soucis l’attendraient de ce côté. Avec Slagor et ses hommes, surtout. Quelle bande de vauriens ! Pour la plupart de petits criminels, les seuls à bien vouloir se faire engager par Slagor. Si quelque chose arrivait à cette jeune fille, se dit-il avec résignation, il lui faudrait en prendre quelques-uns pour taper sur les autres. Il n’avait pas l’intention de voir son autorité remise en question par de telles canailles. Les deux esclaves – l’unique butin de ce désastreux périple vers Araluen – lui appartenaient, et quiconque oserait porter la main sur eux aurait affaire à lui. Alors qu’il réfléchissait ainsi, il essayait de se convaincre qu’il ne cherchait qu’à préserver son bien. Mais n’avait-il pas une autre raison de vouloir ainsi les protéger ? — Jarl Erak ? l’interpella le garçon dans l’obscurité. Il avait parlé d’un ton craintif. Le capitaine poussa un grognement ; une réponse évasive que Will interpréta comme une invitation à poursuivre. — C’est quoi, ce serment aux Vallas dont a parlé le Jarl Slagor ? demanda-t-il d’une voix désinvolte. Erak fronça les sourcils. — Slagor ? Il est pas Jarl, rectifia-t-il. Seulement capitaine de drakkar. —Excuse-moi, dit Will d’un ton humble. Il avait failli mettre Erak en colère, et c’était bien la dernière chose qu’il souhaitait. Il hésita mais l’irritation du Skandien semblait s’être atténuée. — Et le serment aux Vallas ? reprit-il. Erak lâcha distraitement un rot et s’assit sur le côté afin de se gratter le derrière. Il était certain que Slagor et son équipage leur avaient apporté des puces – le seul désagrément qu’il n’avait pas eu à supporter jusqu’à présent ; le froid, l’humidité, la fumée, et les mauvaises odeurs ; à quoi il fallait maintenant ajouter ces démangeaisons… Il regrettait, encore une fois, que le navire de l’autre Skandien n’ait pas été emporté par les tempêtes qui agitaient la grande Écumeuse. — Ragnak a prêté serment, répondit-il. Même si ça rime à rien dans c’cas. On provoque pas les Vallas à la légère, du moins si on a un peu d’jugeote. — Les Vallas ? C’est qui ? Erak lança un coup d’œil stupéfait à l’ombre accroupie près de lui et secoua la tête. Décidément, ces gens d’Araluen étaient des ignorants ! — Quoi ? T’as jamais entendu parler des Vallas ? Qu’est-ce qu’y vous apprenne donc sur cette petite île pluvieuse ? Par prudence, Will préféra se taire. — Les Vallas, gamin, c’est les trois dieux d'la vengeance, reprit Erak. Y prennent la forme d’un requin, d’un ours et d’un vautour. Il s’interrompit, pour voir si ses paroles faisaient leur effet. — Je vois, dit le garçon sans grande conviction. Erak poussa un grognement accompagné d'un rire étouffé. — J’suis sûr qu’non. Quand on est sain d’esprit, on n’a aucune envie de voir les Vallas, encore moins d’leur prêter serment. Will réfléchit à ce que le Skandien venait de lui expliquer. — Si j’ai bien compris, un serment aux Vallas, c'est une promesse de vengeance ? Erak hocha sombrement la tête. — Une vengeance aveugle, répliqua-t-il. Quand tu détestes quelqu’un si fort qu’tu jures de te venger, pas seulement d'la personne qui t’a fait du tort, mais aussi de tous les membres de sa famille. — Vraiment tous ? La question du garçon ne cachait-elle pas quelque chose ? se demanda le Jarl. Mais à quoi une information comme celle-ci pourrait-elle lui servir s’il avait seulement l’intention de s’évader ? — Jusqu’au dernier, lui dit-il. C’est une condamnation à mort, une promesse sacrée qu’on peut pas rompre. Une fois qu’t’as prêté serment, si tu reviens sur ta parole, les Vallas t’emportent, toi et les tiens. Vaut mieux pas avoir affaire à ces deux-là, crois-moi. Un nouveau silence suivit ces paroles. Will se dit qu’il était peut-être allé trop loin avec ses questions, mais décida qu’il avait encore une petite marge de manœuvre. — Mais alors, si c’est si terrible, pourquoi est-ce que Ragnak…, commença-t-il. Erak lui coupa brusquement la parole. — Parce qu’il est cinglé ! J’te l’ai déjà dit, y’a qu’un fou qui aurait l’audace de prêter serment aux Vallas ! Ragnak a toujours eu l’esprit un peu dérangé, mais la mort de son fils lui a apparemment fait perdre la tête ! s’écria-t-il avec un geste écœuré. Estime-toi heureux de pas appartenir à la famille de Duncan, gamin ; ou bien à celle de Ragnak. Il se retourna pour contempler les traits de lumière qui se faufilaient entre les nombreux interstices des murs de la hutte, et qui projetaient d’étranges formes allongées sur les galets humides. — Reprends ton travail, maint’nant, ajouta-t-il d’une voix furieuse. Il partit à grandes enjambées retrouver l’étouffante chaleur de la cabane et la puanteur que dégageaient ses compagnons. Will le regarda s’éloigner, tout en rinçant négligemment les dernières gamelles dans l’eau glacée. « Il faut absolument qu’on parte d’ici », se dit-il à voix basse. 12 Il y avait tant à voir et à entendre qu’Horace ne savait plus ou donner de la tête. De toutes parts, la cité portuaire de La Rivage fourmillait de gens et d’innombrables embarcations étaient amarrées aux quais ; de simples bateaux de pêche et de gros navires marchands qui mouillaient les uns à côté des autres, ballottés au gré de la légère houle, formant une forêt touffue de mâts et de cordages qui semblait s’étendre à perte de vue. Dans les oreilles du garçon, résonnaient les cris des mouettes qui se battaient pour les restes de nourriture que les pêcheurs, occupés à nettoyer leurs prises, jetaient dans l’eau du port. Sous les appels perçants des oiseaux, on percevait les continuels grincements des coques ainsi que les frottements des centaines de paniers en osier suspendus à l’extérieur des embarcations. Les narines du jeune guerrier se remplissaient d’odeurs des fumées et d’effluves de cuisine - des arômes qui émanaient de plats bien différents de ceux que l'on servait à Montrouge. Tout lui paraissait nouveau, exotique, excitant. Rien d’étonnant à cela, songea-t-il. C’était la première fois de sa vie qu’il posait vraiment le pied en terre étrangère. Il avait voyagé jusqu’à Celtica, mais cela ne comptait pas à ses yeux – la péninsule celtique était juste le prolongement naturel d’Araluen. De tous côtés, des voix furieuses ou amusées s’élevaient, s’interpellaient, ou s’invectivaient dans une langue barbare dont il ne comprenait pas un traître mot. Horace attendait sur le quai où ils venaient de débarquer, chargé de surveiller leurs trois chevaux tandis que le Rôdeur payait le propriétaire du petit bateau sur lequel ils avaient traversé la mer des Étroits, avec pour seule compagnie une répugnante cargaison de cuir à destination des tanneries de Gallica. Après quatre jours entouré de piles de peaux de bêtes pestilentielles, le jeune homme se demandait s’il pourrait encore supporter l’odeur du cuir à l’avenir. Sentant soudain qu’on tirait sur sa ceinture, il sursauta et fit volte-face. La main tendue, une vieille femme voûtée et toute ridée lui souriait, dévoilant des gencives édentées. Couverte de haillons, elle avait noué sur sa tête un fichu si crasseux qu’il en avait perdu ses couleurs. Elle lui dit quelque chose mais le jeune guerrier se contenta de hausser les épaules ; il n’avait rien à offrir à cette mendiante. Le sourire servile de la femme s’évanouit et elle lui cracha quelques mots au visage tout en lui décochant un regard noir. Bien qu’il ne puisse la comprendre, Horace avait toutefois saisi qu’elle ne lui avait pas adressé un compliment. Elle fit ensuite une sorte de geste en forme de croix, puis tourna les talons et s’éloigna en boitillant. Le jeune guerrier se borna à secouer la tête. Des éclats de rire retentirent derrière lui. Il se retourna et aperçut trois jeunes filles, peut-être un peu plus âgées que lui, qui venaient d’assister à sa brève rencontre avec la vieille. Il resta bouche bée, incapable de réagir différemment. Toutes trois, très attirantes – du moins à ce qu’il lui semblait –, avaient des tenues qui lui parurent excessivement légères et l’une d’elles portait une jupe si courte que l’ourlet arrivait au-dessus des genoux. Elles se mirent à faire de petits gestes dans sa direction et à singer son air ébahi en ouvrant grand leur bouche. Il se hâta de fermer la sienne, ce qui les fit glousser de plus belle. L’une d’elles lui fit signe de s’approcher. Le garçon, ne comprenant pas un mot de ce qu’elle lui disait, se sentit honteux de son ignorance, et son visage vira au cramoisi. Elles n’en rirent que plus bruyamment et levèrent leurs mains vers leurs joues pour faire allusion au visage empourpré du garçon. — Il semble que tu te sois déjà fait des amies. Horace, l’air coupable, se tourna brusquement. Le Rôdeur (pour le jeune guerrier, Halt était toujours un Rôdeur, il n’aurait pu en être autrement) le dévisageait, une lueur amusée dans les yeux. — Parlez-vous leur langue, Halt ? — Suffisamment pour me débrouiller. Cette réponse ne l’étonnait qu’à peine. Pour Horace, les Rôdeurs possédaient un large éventail de talents inhabituels et, jusqu’ici, tout avait concouru à le prouver. Aussi discrètement qu’il put, il lui désigna les jeunes filles. — Qu’est-ce qu’elles racontent ? Le Rôdeur l’observait d’un air impassible, une expression que le garçon commençait à bien connaître. — Peut-être vaut-il mieux que tu ne le saches pas, finit-il par dire. Horace ne saisissait pas à quoi son compagnon faisait référence mais, par peur de paraître plus stupide encore, il hocha la tête. — C’est fort probable, se contenta-t-il de dire. Halt enfourcha lestement Abelard et le jeune guerrier fit de même, un mouvement qui déclencha des exclamations admiratives de la part des jeunes filles. Il se sentit rougir à nouveau et vit le Rôdeur lui lancer un regard mi-rieur, mi-consterné. Ils s’éloignèrent peu à peu des quais, à travers la foule qui encombrait l’étroite ruelle longeant le port. Du haut de Caracole, son destrier, Horace avait repris de l’assurance, ce qui lui arrivait dès qu’il était en selle ; il éprouvait ainsi le sentiment d’être sur un pied d’égalité avec ces étrangers qui se querellaient ou se pressaient par les rues, et se disait que personne ne pouvait plus se moquer de lui, lui réclamer de l’argent ou l’invectiver. D’instinct, les passants montraient du respect aux cavaliers et aux hommes en armes qu’ils croisaient. Cela se passait toujours ainsi à Araluen, mais ici, à Gallica, le jeune homme avait l’impression de jouir d’un avantage supplémentaire, car les gens s’écartaient avec beaucoup plus d’empressement devant les deux cavaliers et le vigoureux poney qui les suivait. Il lui vint à l’idée que les lois de ce pays n’étaient peut-être pas aussi équitables que sur sa terre natale, où les piétons traitaient les hommes à cheval avec déférence, mais surtout par bon sens ; alors qu’ici, à sa vue, les passants semblaient remplis d’appréhension, presque craintifs. Le jeune guerrier préféra pourtant ne rien en dire à Halt, qui n’arrêtait pas de le rabrouer, et résolut de modérer sa curiosité pour l’instant. Mais une autre pensée lui traversa soudain l’esprit et il ne put s’empêcher de demander d’un ton un peu méfiant : — Halt ? Un profond soupir s’échappa des lèvres du petit homme qui chevauchait à ses côtés. — Pendant quelques instants, j’aurais juré que tu nous couvais quelque chose, fit observer le Rôdeur avec grand sérieux. Cela faisait au moins deux bonnes minutes que tu ne m’avais pas posé de question… — Une de ces jeunes filles… Aussitôt, il sentit les yeux de Halt qui le fixaient. — … portait une jupe très courte, Il fit une légère pause. — Oui ? Le jeune homme, mal à l’aise, haussa les épaules. Au souvenir des jolies jambes de la fille, il rougit à nouveau. — Eh bien, reprit-il d’un ton hésitant, je me demandais si c’était une tradition dans ce pays. Halt contempla le visage réfléchi de son compagnon, puis s’éclaircit longuement la gorge. — Je crois que certaines jeunes filles sont parfois embauchées comme coursières, dit-il enfin. — Coursières ? répéta le garçon, les sourcils froncés. — Oui, coursières. Elles portent des messages d’une personne à l’autre. Ou bien d’une boutique à un atelier, dans les villages et les cités. Des missives ou des plis urgents. — Des plis urgents, répéta Horace qui ne voyait pas le rapport. — Et quand un message est urgent, mieux vaut se dépêcher. Halt entrevit une lueur de compréhension éclairer les yeux du jeune homme. Ce dernier hocha la tête à plusieurs reprises. — Dans ce cas, une jupe plus courte… c’est plus pratique pour pouvoir courir ? suggéra le garçon. — C’est une tenue beaucoup plus appropriée à la course à pied, en effet. Le Rôdeur lança un regard furtif à Horace pour voir si sa petite taquinerie ne se retournait pas contre lui, ou si le garçon avait compris qu’il le faisait marcher, mais le visage du jeune guerrier exprimait toujours la même confiance naïve. — Je vois. En tout cas, ça leur va très bien, ajouta-t-il à voix basse. L’espace d’un instant, Halt regretta de l’avoir ainsi trompé et un léger sentiment de culpabilité troubla son esprit. Ce jeune homme était si crédule ! Il était bien facile de le mener en bateau… Ils franchirent la porte nord de La Rivage et arrivèrent en pleine campagne. Sa curiosité toujours en éveil, Horace ne cessait d’observer les champs cultivés et les fermes qu’ils croisaient en chemin. Le paysage ne ressemblait pas à celui d’Araluen ; il y avait une plus grande diversité d’arbres, et les nuances de vert variaient sans cesse. Certaines plantes cultivées lui étaient inconnues – étaient-ce des céréales ? Il préféra ne pas le demander à Halt. Au bout d’un moment, il remarqua cependant que plusieurs lopins de terre, même s’ils semblaient avoir été labourés, n’étaient pas aussi bien entretenus que dans son pays, ainsi qu’en témoignaient les mauvaises herbes qui poussaient çà et là. — Quand les hommes passent leur temps à se battre, la terre en pâtit, dit doucement Halt, en laissant échapper un soupir. Horace se tourna vers lui avec étonnement – le Rôdeur rompait rarement le silence. — Gallica est donc en guerre ? Halt se gratta la barbe. — Pas tout à fait. Vois-tu, il n’y a pas de pouvoir central dans ce pays, mais des dizaines de petits seigneurs ou barons qui se livrent constantament bataille. Voilà pourquoi les cultures sont négligées, la moitié des paysans ont été recrutés comme soldats par les uns ou les autres. — Est-ce pour cela que les gens ont l’air un peu… tendus quand ils nous croisent ? — Tu t’en es donc aperçu ? C’est bien, mon garçon. On pourra peut-être faire quelque chose de toi… Oui, reprit-il, dans ce pays, les hommes armés ou les cavaliers représentent une menace, car le peuple sait qu’ils ne sont pas là pour maintenir la paix ou les protéger. Le pays connaît de nombreux troubles, poursuivit-il. Le pouvoir du Roi Henri s’est affaibli et c’est pourquoi les barons ne cessent de s’entretuer. Dans un certain sens, ce n’est pas une grosse perte. Mais quand ils massacrent tous les pauvres innocents qui croisent leur chemin, c’est bougrement injuste. Ça va peut-être nous poser quelques problèmes, mais nous n’aurons qu’à… Bon sang ! Horace suivit le regard de Halt. Ils s’étaient apprêtés à descendre une petite colline, au pied de laquelle se trouvait une rivière qui serpentait entre les champs et les bois et qu’enjambait un pont de pierre. Le décor, bucolique et paisible, n’avait rien d’inquiétant. Ce n’était ni la rivière, ni les arbres, ni le pont qui avaient inspiré ce juron à Halt. Mais le guerrier en armure, assis sur son destrier, qui se tenait au milieu de la route et leur barrait le passage. 13 Cassandra sentit la main de Will effleurer son, épaule et sursauta légèrement. Elle ne dormait pas, mais elle ne l’avait pourtant pas entendu approcher. — Tout va bien, chuchota-t-elle. Je suis réveillée. — La lune est couchée. Il est temps d’y aller. Elle repoussa ses couvertures et se redressa. S’étant assoupie tout habillée, il ne lui restait qu’à enfiler ses bottes. — Attache ça autour de tes pieds, lui dit-il en lui tendant des bouts de tissu. Ça étouffera le bruit de tes pas sur les galets. Voyant qu’il avait déjà noué des chiffons autour de ses chaussures, la jeune fille se hâta de l’imiter. De l’autre côté de la fine cloison qui séparait leur cabane du dortoir des Skandiens, ils percevaient les ronflements des hommes endormis. L’un d’eux fut soudain pris d’une quinte de toux et les deux amis restèrent cloués sur place, espérant qu’il ne réveillerait pas ses camarades. Au bout de quelques minutes, quand le bruit se fut calmé, Cassandra termina d’enrouler les chiffons autour de ses bottes, puis se leva et rejoignit Will, qui se tenait déjà sur le seuil. Retenant son souffle, il entrebâilla lentement la porte et laissa échapper un soupir de soulagement quand il la vit pivoter sans un bruit sur ses gonds – il avait pris soin de les huiler avec de la graisse récupérée au fond d’une marmite. Sans le clair de lune, la plage paraissait bien vaste et la surface de l’eau ressemblait à un sombre miroir dans lequel les étoiles se reflétaient faiblement. Ces derniers jours, le temps s’était montré assez clément et les vents s’étaient apaisés, mais les vagues s’écrasaient toujours avec fracas au pied des falaises. Cassandra distinguait à peine les silhouettes des deux drakkars échoués sur la plage. Sur le côté, se dessinait l’ombre du canot que Svengal avait amarré là après sa dernière excursion en mer. Patiemment, Will lui indiqua une nouvelle fois l’itinéraire à suivre. Lui, pouvait se déplacer sans se faire voir, c’était devenu une seconde nature, mais il savait que Cassandra, une fois à découvert, chercherait à rejoindre l’embarcation au plus vite ; s’ils se précipitaient, ils alerteraient immanquablement les Skandiens. Il se pencha tout près de son oreille et murmura : — Ne panique pas. D’abord les bancs. Puis les rochers. Et ensuite les navires. Attends-moi là-bas. Elle hocha la tête, déglutit avec nervosité et sentit sa respiration s’accélérer. Son ami lui serra l’épaule d’un geste rassurant. — Calme-toi. Et n’oublie pas, si tu aperçois un Skandien, tu te figes net, sur place, où que tu sois. Prenant une profonde inspiration, elle franchit le seuil de la cabane. La faible clarté des étoiles lui paraissait aussi vive que si elle avait été en plein jour et elle se sentit immédiatement en danger ; elle parcourut pourtant la dizaine de mètres qui la séparait des bancs, se forçant à placer un pied devant l’autre avec précaution, résistant à la tentation de courir se mettre à l’abri. Le crissement des galets lui sembla assourdissant, même si les chiffons amortissaient le bruit de ses pas. Plus que trois mètres… deux… un. Le cœur battant à tout rompre, elle se laissa tomber à côté des bancs et remercia le ciel Son objectif suivant : un petit tas de rochers situé à mi-parcours, au centre de la plage. Elle hésita, regrettant de ne pouvoir rester dans l’ombre réconfortante de la table. Elle savait cependant que, si elle n’agissait pas très vite, elle n’aurait plus jamais le courage de bouger. Elle avança avec détermination, le visage crispé à force d’entendre le frottement des pierres sous ses pieds. Son itinéraire l’obligeait à passer devant la porte du dortoir des Skandiens, et, si l’un d’eux en sortait, il ne manquerait pas de la voir. La jeune fille gagna les rochers dont l'ombre rassurante l’enveloppa aussitôt. Elle avait déjà fait le plus difficile et s’accorda une pause de quelques secondes pour calmer les battements de son cœur, puis se dirigea vers les navires. Maintenant qu’elle touchait son but, elle n’avait qu’une envie : courir. Mais elle se réfréna et parvint à destination. À bout de forces, elle s’écroula sur les pierres humides et s’adossa à la coque du drakkar de Slagor. Levant les yeux, elle aperçut Will qui avait déjà entamé le parcours. Quelques nuages isolés filaient dans le ciel, projetant des ombres plus obscures ondulant sur le sol, auxquelles Will accorda ses mouvements ; il avançait d’un pied sûr, mais Cassandra retenait son souffle, surprise de le voir parfois disparaître, tandis qu’il se faufilait d’une ombre à l’autre en se fondant dans le décor. Elle le vit ensuite resurgir brièvement près des bancs, puis vers les rochers, avant de s’apercevoir qu’il n’était plus qu’à quelques mètres d’elle, tout près des bateaux. Stupéfaite, elle secoua la tête. Elle comprenait à présent pourquoi les gens s’imaginaient que les Rôdeurs étaient des sorciers. Will lui décocha un grand sourire. — Ça va ? lui demanda-t-il à voix basse. Tu es sûre de vouloir continuer ? — Certaine, répondit-elle d’un ton ferme. Il lui serra l’épaule pour l’encourager. — C’est bien. Il jeta quelques coups d’œil alentour. Ils étaient à présent suffisamment loin des huttes et ne risquaient pas d’être entendus. Sentant néanmoins qu’elle avait besoin d’être rassurée, il lui montra le canot. — N’oublie pas que c’est une petite barque, rien à voir avec le drakkar. Nous n’allons pas nous fracasser contre les grosses vagues. Nous ne courons aucun danger. Il n’en était pas tout à fait sûr, mais cette explication lui semblait logique. Il avait longuement observé comment les mouettes se laissaient flotter à la surface de l’eau et en avait déduit que, plus on était léger, plus on était en sécurité sur la mer. Parmi les victuailles, il avait dérobé une large outre qu’il avait vidée de son vin pour la remplir d’une eau qui n’avait pas très bon goût mais qui leur permettrait de ne pas mourir de soif. Il la déposa au fond du canot et passa quelques minutes à vérifier que les rames, le gouvernail, le petit mât et la voile étaient bien rangés. Les vagues clapotaient contre la coque et il savait que la marée ne monterait pas davantage ; d’ici quelques instants, la mer commencerait à se retirer, et ils en profiteraient pour quitter l’île et rejoindre la côte du Pays Teuton, qui devait se trouver quelque part au sud de Skorghijl ; sinon, maintenant que les grands vents d’été semblaient retomber, ils croiseraient peut-être un navire. Le jeune Rôdeur préférait ne pas s’attarder sur ce que l’avenir leur réservait ; seulement, il ne supportait plus d’être captif. Plutôt mourir que de ne rien tenter pour retrouver sa liberté, se disait-il. — On ne va pas traîner là toute la nuit. Passons de l’autre côté et mettons ce bateau à l’eau. On va le soulever et le pousser. Ils attrapèrent les rebords de l’embarcation qui paraissait coincée dans les galets et s’efforcèrent de la faire bouger. Enfin, elle glissa facilement vers l’eau. Quand ils se furent hissés à bord, le garçon éprouva un frisson de triomphe, avant de prendre conscience que l’heure n’était pas aux réjouissances. Les vagues ballottaient le petit bateau et Cassandra, le visage blême, se cramponnait au plat-bord. — Jusqu’ici, tout va bien, dit-elle d’une voix qui trahissait pourtant son angoisse. Will encastra gauchement les rames dans les emplacements prévus à cet effet. Il avait vu Svengal s’y prendre ainsi des dizaines de fois ; mais à présent, il comprenait qu’il ne suffisait pas d’observer un mouvement pour être capable de l’imiter, et un léger doute s’insinua dans son esprit. Allait-il être à la hauteur de ce qu’il avait entrepris ? Il essaya de manœuvrer les rames en les poussant dans l’eau puis en les soulevant, mais ses gestes manquaient de coordination et le bateau se mit à tournoyer sur lui-même. — Va moins vite, lui conseilla Cassandra. Il fit une nouvelle tentative et sentit que le canot se mettait enfin à bouger. Plus serein, il donna quelques coups de rame et le bateau commença à avancer régulièrement, tandis que la marée se retirait avec eux. — Nous sommes encore trop près du rivage, mais le canot va bientôt aller plus vite ; dès que nous serons au centre du courant, lui expliqua le garçon. — Will, s’écria-t-elle soudain avec inquiétude. Le bateau ! Il prend l’eau ! Les chiffons noués autour de ses bottes Pavaient jusqu’alors empêchée de s’en rendre compte, mais ils étaient maintenant détrempés. — C’est juste les embruns, répondit-il d’un ton désinvolte. On écopera une fois qu’on aura quitté la baie. — Mais non ! rétorqua-t-elle d’une voix rauque. Il y a une fuite ! Regarde ! Il baissa les yeux et son sang ne fit qu’un tour. Il y avait déjà plusieurs centimètres d’eau au fond du canot et le niveau semblait continuer de monter. — Mon Dieu ! Écope ! Vite ! Elle s’empara d’un petit seau rangé à l’arrière et se mit à le remplir fiévreusement puis à le vider par-dessus bord ; l’eau gagnait cependant du terrain et Will sentait que l’embarcation avançait plus mollement. — Fais marche arrière ! hurla la jeune fille. Inutile de se montrer discrets à présent. Will se contenta d’acquiescer et poussa sur une seule rame afin de faire demi-tour, mais il lui fallait lutter contre le courant de la marée, et la peur panique qui l’avait saisi rendait ses mouvements maladroits. Il perdit brusquement l’équilibre tandis que sa rame manqua de tomber par-dessus bord. Cassandra, qui continuait d’écoper avec frénésie, s’aperçut qu’elle reversait autant d’eau dans la barque qu’elle n’en jetait dans la mer. Elle tâcha de dominer sa peur et de procéder plus calmement, mais l’eau continuait d’envahir la petite embarcation. Par chance, Will eut l’idée de manœuvrer le bateau plus près du bord, où le courant n’était pas aussi fort ; le bateau progressait mieux mais s’enfonçait toujours davantage dans les vagues. — N’arrête pas de ramer ! De toutes tes forces ! l’encouragea son amie. Malgré son épuisement, il poussa désespérément sur les rames, ramenant lentement le bateau près du rivage. Ils n’étaient plus qu’à trois mètres de la plage quand les vagues passèrent par-dessus bord ; de l’eau jusqu’à la taille, ils se débâtirent pour ne pas couler. Le garçon s’agrippa à la coque de la barque et la mena en eau moins profonde, entraînant Cassandra derrière lui, quand soudain une voix sinistre retentit : — Alors, on fait trempette ? Ils levèrent les yeux. Le Jarl les attendait sur la plage, entouré de plusieurs de ses hommes, qui tous affichaient de larges sourires. — Jarl Erak…, commença Will, qui ne savait que dire. Le Skandien lui lança un petit objet. — T’as p’t-être oublié ça ? dit-il d’un ton menaçant. Le garçon examina l’objet, un petit cylindre de bois d’environ six centimètres de long et de deux centimètres de diamètre. — C’est c’que nous, simples navigateurs, appelons une bonde, expliqua Erak avec ironie. Un bouchon qui évite que l’eau entre dans l’bateau. D’habitude, on part pas sans vérifier qu’il est en place ! Trempé, éreinté, Will tremblait de peur. Mais surtout, l’échec qu’ils venaient d’essuyer le laissait profondément découragé. Un bouchon ! Un satané bouchon avait anéanti leurs espoirs ! Il sentit soudain une énorme main l’attraper par le col de sa tunique et le soulever de terre sans ménagement ; il se retrouva à quelques centimètres du visage d’Erak, dont les traits étaient déformés par la colère. — Me prends plus jamais pour un imbécile, gamin ! s’écria le Skandien. T’essaye encore une fois un truc dans c’genre et j’te fouette jusqu’au sang ! Il se tourna vers Cassandra pour lui faire comprendre qu’elle aussi était concernée. — Pareil pour toi ! Erak attendit de voir s’ils avaient bien saisi le sens de cet avertissement, puis jeta violemment le garçon à terre. Étendu sur les galets, ce dernier se sentait totalement abattu. — Et maintenant, rentrez dans vot’cabane ! 14 — Comme par hasard ! dit doucement Halt d’une voix écœurée. Devant le pont en dos d’âne, le chevalier en armure n’avait pas bougé, et la route était bloquée. Le Rôdeur plongea la main dans son carquois et en retira une flèche qu’il encocha sans même avoir à regarder ce qu’il faisait. — Que se passe-t-il ? demanda Horace. — Voilà le genre d’imbécillités dont raffolent certains guerriers de ce pays, et justement quand je suis pressé, marmonna-t-il avec irritation. Ce sot va nous demander de le payer pour passer sur son fichu pont. À cet instant, l’homme s’adressa à eux dans sa langue d’une voix stridente et arrogante à souhait. — Qu’a-t-il dit ? voulut savoir Horace. — Qu’il parle donc notre langue s’il veut se faire comprendre ! s’exclama Halt d’un air furieux. Haussant la voix, il s’adressa à l’homme : — Nous sommes d’Araluen ! Ils étaient encore fort éloignés du cavalier, mais Horace le vit distinctement hausser les épaules avec dédain. Puis il reprit la parole, mais ce fut pire que précédemment, son fort accent empêchant le jeune homme de reconnaître la plupart des mots : — Massôres, vous pavez pas pôsser mon pôt sans poyer trâbu. Horace fronça les sourcils. — Quoi ? Le Rôdeur se tourna vers son compagnon. — C’est un massacre, hein ? Il vient de dire : « Messires », c’est nous, évidemment, « vous ne pouvez pas traverser mon pont sans me payer tribut. » — Un tribut ? répéta Horace. — Oui, il se comporte comme un voleur de grand chemin, rétorqua Halt. Si un semblant d’ordre régnait dans ce pays d’arriérés, les gens de son espèce n’auraient pas le droit d’agir ainsi. Vu la situation, ils font comme bon leur semble. Des chevaliers s’installent devant un pont ou à un carrefour et exigent de recevoir un droit de passage. Si on refuse, on peut choisir de les défier en combat singulier. Mais comme la plupart des voyageurs ne sont pas suffisamment armés ou équipés, ils préfèrent payer. Horace observait l’homme, qui s’était mis à arpenter la route au petit trot dans le sens de la largeur ; sans doute cette démonstration de force visait-elle à les dissuader d’opposer toute résistance. Son bouclier en forme de cerf-volant arborait un blason grossièrement gravé représentant une tête de cerf. Le chevalier était vêtu d’une armure de cotte de mailles, recouverte d’un surcot bleu qui portait les mêmes armoiries. Il fallait ajouter à cela des gantelets de métal, des jambières et un heaume en forme de marmite, dont la visière relevée laissait entrevoir un visage anguleux, un long nez pointu, ainsi qu’une paire de larges moustaches qui dépassaient du heaume. — Qu’allons-nous faire ? demanda le garçon. — J’imagine qu’il va falloir abattre cet imbécile, répliqua Halt d’une voix résignée. Je veux bien être maudit si je m’abaisse à payer tribut au premier brigand venu, persuadé que le monde lui appartient. Mais ça pourrait malgré tout nous créer de sacrés ennuis. — Pourquoi donc ? S’il passe son temps à chercher des histoires aux voyageurs, qui va se soucier de savoir s’il a été tué ? Il n’aura que ce qu’il mérite. Halt reposa son arc, toujours bandé, en travers de sa selle. — À cause de ce que ces sombres idiots appellent le « code de la chevalerie », expliqua-t-il. S’il était tué ou blessé par un autre chevalier, ce serait pardonnable. Certes regrettable, mais en tout cas parfaitement légitime. En revanche, si l’une de mes flèches transperçait sa cervelle vide, cet acte serait considéré comme déloyal. Il a certainement des amis ou des parents dans la région – ces crétins voyagent le plus souvent en troupeau. Et si je le tue, nous les aurons à nos trousses. La situation est plutôt délicate. Il poussa un soupir et reprit son arc. Horace jeta un nouveau coup d’œil à l’homme, qui continuait d’afficher un air important, sans se rendre compte qu’il risquait là sa vie. A l’évidence, il n’avait jamais vu de Rôdeurs auparavant et devait penser que son armure le rendait invincible, sans savoir que Halt était capable de lui tirer une flèche entre les deux yeux s’il le voulait, même s’il rabaissait sa visière – une cible facile pour un archer expérimenté. — Voulez-vous que je me charge de lui ? finit par proposer le jeune guerrier, d’un ton pourtant un peu indécis. Halt, qui se préparait à pointer son arc sur l'homme, en fut stupéfait. — Toi ? Horace acquiesça. — Je ne suis pas encore un vrai chevalier, c’est vrai, mais je crois que je saurais m’y prendre. Et puis, si ses amis apprennent qu’il s’est battu contre un autre guerrier, ils ne nous poursuivront pas, qu’en pensez-vous ? — Massôres, se mit à crier l’homme avec impatience, voiliez rôpondre ! Horace leva un sourcil interrogateur en direction de Halt. — Il exige une réponse. Tu es certain d’être à la hauteur ? lui demanda le Rôdeur. Après tout, il est sans doute très compétent. — Eh bien… je ne crois pas, répondit le garçon d’un ton embarrassé, ne voulant pas passer pour vantard. Il m’a l’air plutôt maladroit… — Ah bon ? rétorqua Halt d’un air sarcastique. À sa grande surprise, le garçon insista : — Oui, il n’a rien de très effrayant. Regardez la façon dont il se tient en selle, il est affreusement déséquilibré. Et puis il serre trop fort sa lance, vous voyez ? Quant à son bouclier, il le tient beaucoup trop bas pour parer une brusque Juliette, non ? — Et qu’est-ce donc qu’une « Juliette » ? s’enquit Halt, le sourcil relevé. Le garçon ne parut pas percevoir l’ironie de la question et répondit impassiblement : — C’est une feinte, quand un lancier change subitement de cible. On vise d’abord le bouclier, à hauteur de poitrine, mais, au dernier moment, on lève son arme pour la pointer sur le heaume de l’adversaire. J’ignore pourquoi ça s’appelle ainsi, mais c’est une Juliette, c’est tout, ajouta-t-il d’un ton un peu gêné. Un long silence suivit. Halt sentait bien que le garçon ne cherchait pas à fanfaronner et savait de quoi il parlait. Le Rôdeur se gratta la joue, l’air pensif. Pourquoi ne pas voir de quoi Horace était vraiment capable ? Si les choses tournaient mal, il pourrait toujours se servir de son arc et abattre ce braillard. Il restait pourtant un petit problème à régler. — Tu n’as pas de lance… comment vas-tu t’y prendre ? — En effet, acquiesça le garçon. Il me suffira de me débarrasser de sa lance dès le début. Ça ne devrait pas me poser trop de problèmes. — Ho ! lança à nouveau le chevalier, répondez ! — Oh, tais-toi un peu, marmotta Halt. Tu te sens capable de le défier, tu en es sûr ? reprit-il. Le jeune guerrier, les lèvres pincées, hocha la tête avec détermination. — Regardez-le, Halt. Il a déjà manqué faire tomber sa lance au moins trois fois depuis que nous sommes arrivés. Même un gamin pourrait la lui arracher des mains. A ces mots, Halt ne put réprimer un sourire. Que ne fallait-il pas entendre ! Ce jeune homme à peine sorti de l’enfance déclarait avec sérieux qu’il serait capable de dépouiller de sa lance le chevalier qui se tenait en travers de leur route ! Le Rôdeur se souvint pourtant de ce qu’il savait déjà faire quand il avait l’âge d’Horace, et se rappela que le garçon avait vaincu Morgarath, un adversaire bien plus dangereux que ce ridicule cavalier. Il jaugea à nouveau son compagnon, qui affichait un air confiant, déterminé. — J’ai l’impression que tu en connais un bout, pas vrai ? C’était plus un constat qu’une véritable question. Horace hocha une nouvelle fois la tête. — Je n’en sais rien, Halt. C’est juste une intuition. Messire Rodney dit que j’ai ça dans le sang. Exactement ce que Gilan avait fait remarquer au Rôdeur après le combat dans les Plaines d’Uthal. — Très bien, résolut le Rôdeur. On fait comme tu as dit. Il se tourna vers le chevalier qui s’impatientait et l’interpella : — Hep ! Messire ! Mon compagnon souhaite vous défier en combat singulier ! À l’annonce de ce duel inattendu, le cavalier faillit perdre l’équilibre, puis s’immobilisa, bien raide sur sa selle. — Coumbat ? répliqua-t-il. Vâtre ômi est pô chovolier ! Le Rôdeur lui répondit dans la langue de Gallica. — Que lui avez-vous dit ? demanda le garçon, qui avait détaché son bouclier et l’enfilait à présent à son bras gauche. — Que tu étais bien chevalier et que tu t’appelais Horace de l’Ordre du Chêne… J’espère du moins que je ne me suis pas trompé, et que je n’ai pas dit « l’Ordre de la Crêpe »…, ajouta-t-il d’un ton hésitant. Horace le regarda, un brin contrarié. Il prenait très au sérieux les préceptes chevaleresques et savait qu’il n’avait pas encore le droit de porter un titre. — Vous étiez obligé de lui mentir ? — Bien sûr. Sinon, il aurait refusé de se battre. Après avoir ajusté sa cotte de mailles et son heaume conique, le jeune guerrier tendit sa cape à Halt. Ce dernier plia le vêtement et le posa devant sa selle, prenant garde de laisser son arc à portée de main. Horace lui désigna l’arme. — Vous n’en aurez pas besoin. — C’est toujours ce qu’on dit, rétorqua le Rôdeur. — Vôtre ômi n’a pas de lonce, constata le chevalier en faisant de grands gestes avec sa longue lance en bois de frêne qui se terminait par une pointe de fer. — Messire Horace vous propose de combattre à l’épée, répondit Halt. Mais l’homme secoua violemment la tête. — Non ! Non ! Je gôrde ma lonce ! Halt leva un sourcil en direction d’Horace. — Il semblerait que le code de la chevalerie ait ses limites, fit-il observer tranquillement. Il refuse d’abandonner son arme. Horace ne parut pas en être perturbé. — Aucun problème, dit-il d’une voix calme. Halt, est-ce que je dois vraiment le tuer ? Je crois qu’on peut se débarrasser de lui sans aller jusque-là, non ? Le Rôdeur réfléchit quelques secondes puis dit au jeune homme : — Eh bien, ce n’est pas une obligation. Mais ne prends aucun risque inconsidéré. Après tout, si tu l’achèves, ça lui ôtera l’envie d’extorquer de l’argent aux voyageurs… Horace leva un sourcil affligé en direction de son compagnon, qui haussa les épaules. — Tu vois pas que je plaisante ? En revanche, fais en sorte qu’il ne s’en tire pas à trop bon compte. — En gôrde ! s’écria le chevalier, coinçant sa lance sous son bras et talonnant son destrier. Le jeune guerrier tira sa longue épée, qui sortit en sifflant du fourreau de cuir, puis se plaça face à son adversaire qui arrivait à la charge. — J’en ai pour une minute, dit-il à Halt. Caracole bondit en avant et accéléra l’allure dès qu’il eut parcouru quelques mètres. 15 Suite à leur tentative d’évasion, Erak interdit à Will et à Cassandra de s’éloigner à plus de cinquante mètres des huttes, et le garçon n’eut plus le droit de reprendre son entraînement. Le Skandien réussit à trouver aux deux captifs quantité d’autres travaux à effectuer – tresser à nouveau les matelas de corde du dortoir, ou encore renforcer l’isolement de la coque du Loup des Vents avec du goudron et de petits bouts de chanvre. Des besognes déplaisantes dont s’acquittaient pourtant les deux jeunes gens, à présent résignés à leur sort. En restant ainsi consignés, ils ne pouvaient s’empêcher de remarquer que les tensions s’accentuaient entre les deux groupes de Skandiens. Slagor et ses hommes, qui s’ennuyaient ferme, cherchaient à se distraire et avaient demandé à grands cris que les deux prisonniers soient fouettés. Leur capitaine avait proposé de prendre les choses en main. Erak, sans mâcher ses mots, lui avait dit de se mêler de ses affaires. Le Jarl commençait à être fatigué des fanfaronnades et de l’attitude méprisante de Slagor, ainsi que de la sournoiserie de ses marins, qui ne cessaient de tricher au jeu et de tourner en ridicule l’équipage du Loup des Vents. Slagor n’était qu’un lâche, une brute qu’il avait du mal à considérer comme l’un de ses compatriotes, et Erak se surprenait parfois à penser qu’il avait plus en commun avec Will et Cassandra qu’avec ce Skandien. Il ne leur en voulait pas d’avoir essayé de s’échapper. S’il s’était retrouvé à leur place, il aurait agi de la même manière. Et entendre Slagor, ce dégénéré, offrir de leur tanner le cuir par pur divertissement avait, d’une certaine façon, incité le Jarl à se sentir plus proche d’eux. Quant aux hommes de Slagor, Erak était fermement convaincu que, par leur seule présence, ils infectaient l’air pur de l’île. Tout finit par éclater un soir, durant le repas. Will rangeait des gamelles et des couteaux à découper, tandis que la jeune fille servait la soupe a la table qu’occupaient Slagor, Erak et leurs seconds. Au moment où elle se pencha entre Slagor et son voisin, le capitaine, qui riait d’une remarque que venait de faire l’un de ses marins, recula brusquement sur le dossier de sa chaise et écarta les bras ; sa main heurta la louche pleine et de la soupe brûlante se renversa sur son avant-bras nu. Il rugit de douleur et attrapa aussitôt Cassandra par le poignet, l’attira près de lui et lui tordit si cruellement le bras qu’elle s’effondra en travers de la table. La marmite et la louche retombèrent avec fracas sur le sol. — Maudite gamine ! Tu m’as ébouillanté ! R’garde ça, espèce de grosse feignasse ! Sans la lâcher, il secouait son bras dégoulinant sous les yeux de la jeune fille ; cette dernière, très incommodée par la puanteur qui se dégageait de cet homme crasseux, sentait son souffle rauque tout près de son visage. Il lui tordit plus férocement le bras. — Pardon, se hâta-t-elle de bredouiller, tout en grimaçant. Mais vous vous êtes cogné à la louche. — Tu veux dire qu’c’est d’ma faute ? J’vais t’faire regretter ton insolence ! Entrant dans une colère noire, il s’empara du fouet à trois lanières qui pendait à sa ceinture. Il prétendait s’en servir pour « stimuler » les rameurs qu’il trouvait trop paresseux – chose à laquelle personne ne croyait. Ceux qui le connaissaient bien savaient qu’il n’aurait jamais eu l’audace de frapper des hommes aussi bien bâtis. En revanche, s’attaquer à une jeune fille ne semblait pas lui poser de problème, d’autant qu’à la rage s’ajoutait l’ivresse de l’alcool. Le silence se fit. Dehors, le vent n’en finissait pas de s’engouffrer en gémissant dans la charpente de la hutte. Dans la salle commune enfumée, à la lueur vacillante du feu et des lampes à huile, tout semblait s’être figé. Erak, assis en face de Slagor, jura entre ses dents. À l’autre bout de la salle, Will reposa la pile de gamelles qu’il tenait entre les mains ; comme tout le reste de l’assistance, il avait les yeux rivés sur Slagor, sur son visage rougi par l’alcool, sur son regard trouble et sur sa langue qui ne cessait d’humecter ses lèvres, laissant voir des dents gâtées. Discrètement, l’apprenti Rôdeur saisit l’un des lourds couteaux à double tranchant dont il venait de se servir pour découper du porc salé ; un ustensile d’une vingtaine de centimètres qui ressemblait au petit couteau de Rôdeur avec lequel il s’était entraîné des heures durant en compagnie de Halt. Erak finit par prendre la parole, d’une voix sonore et sur un ton raisonnable, ce qui incita ses hommes à s’asseoir et à prêter attention à ses mots. Quand il fulminait ou se mettait à hurler, il ne fallait pas le prendre au sérieux, mais dès qu’il était calme, mieux valait l’écouter, car c’était à ces moments-là qu’il pouvait se montrer dangereux. — Lâche-la, Slagor ! Ce dernier, furieux que le Jarl ose lui donner un ordre avec autant d’assurance, lui jeta un regard mauvais. — Elle m’a brûlé ! hurla-t-il. Elle l'a fait exprès et je vais la punir ! Erak souleva sa chope, but une grande rasade de bière, puis s’adressa à nouveau à Slagor d’un ton fatigué. — Lâche-la, que j’ai pas à t’le redire. C’est mon esclave. — Les esclaves doivent être dressés ! déclara l’autre homme en jetant un bref coup d’œil autour de lui. On a tous remarqué qu’t’avais pas envie d’t’en occuper… il est temps qu’un autre le fasse à ta place ! Sentant que l’attention du Skandien se détournait d’elle, Cassandra en profita pour essayer de s’échapper, mais il la sentit se tortiller et il la retint sans mal, tandis que quelques hommes du Loup Féroce, les plus ivres, approuvaient bruyamment ses paroles. Erak, indécis, réfléchissait. Il pouvait tout simplement se pencher par-dessus la table et assommer Slagor sans même devoir quitter son siège. Mais cela ne suffirait pas. Tous les hommes présents savaient qu’Erak remporterait sur l’autre capitaine et un combat ne prouverait rien de plus. Il en avait plus qu’assez de cet homme et il voulait le voir humilié et déshonoré. C’était tout ce qu’il méritait. Il poussa un soupir, laissant croire que toute cette affaire l’ennuyait au plus haut point, et se pencha vers Slagor. Il lui parla lentement, comme lorsqu’on s’adresse à un être un peu demeuré – ce qui, en définitive, résumait plutôt bien les aptitudes mentales de l’homme. — La campagne que j’ai menée a pas été facile et ces deux-là sont mon seul butin. J’ai pas envie qu’tu sois responsable de leur mort. L’autre Skandien eut un petit sourire cruel. — T’es trop attaché à eux, Erak. Moi, j’veux simplement t’rendre service. Et puis une bonne correction, c’est pas ça qui va la tuer. Ça va seul’ment lui apprendre à filer droit. — J’parlais pas d’la fille, répondit le Jarl, impassible. Mais du gamin, là-bas, dans le coin. Il fit un signe de tête en direction de Will, qui se tenait immobile de l’autre côté de la salle. Tous suivirent son regard. — Le garçon ? répéta-t-il en fronçant les sourcils d’un air ahuri. Mais j’ai pas l’intention d'lui faire de mal. Erak hocha plusieurs fois la tête. — J’sais bien. Mais si tu touches la fille avec ce fouet, y’a des chances pour qu’il te tue. Et alors, je serai obligé de l’punir et dle tuer à son tour. Et j’ai pas envie d’perdre ma marchandise. Lâche-la maintenant. En entendant ce petit discours prononcé d’un ton si tranquille, certains des Skandiens s’étaient mis à rire. Le front de Slagor s’assombrit et ses yeux brillèrent de rage. Il détestait être en butte aux moqueries d’Erak et il pensait que ce dernier, en prétendant que ce freluquet venu d’Araluen était capable de le surpasser au combat, s’amusait simplement à le rabaisser. — T’as perdu la boule, lança-t-il en ricanant. C’gamin est aussi dang’reux qu’une p’tite souris ! J’pourrais l’briser en un clin d’œil, ajouta-t-il en agitant sa main. Erak lui sourit froidement. — Il te tuerait avant qu’tu puisses avancer d’un pas, dit-il d’une voix calme et assurée, signe qu’il ne plaisantait pas. Tous les hommes présents s’en rendirent compte et se turent. Mais le capitaine du Loup Féroce fronça les sourcils ; que voulait donc insinuer Erak ? Slagor avait tant bu que ses idées s’embrouillaient, mais il sentait bien qu’une pièce du puzzle lui manquait. Il était sur le point de parler quand le Jarl leva la main pour l’en empêcher. — T’as besoin d’une preuve ? D’accord… mais… j’voudrais quand même pas l'laisser te tuer, dit-il, paraissant regretter qu’il ne puisse en être ainsi. Il balaya la table du regard et aperçut un tonnelet de liqueur à moitié vide. — Fais passer c’tonneau, Svengal. Son second, d’une chiquenaude, le fit glisser jusqu’à Erak, qui examina l’objet d’un œil critique. — Il est à peu près d'la même taille de ta grosse tête bien vide, Slagor, déclara-t-il avec un petit sourire. Il prit son couteau et gratta rapidement le bois pour y dessiner deux petits cercles. — Tiens… on dirait tes yeux ! Il plaça le tonnelet tout près du coude de Slagor. Un murmure d’impatience parcourut l’assistance ; où voulait-il en venir ? Seuls Svengal et Horak, qui avaient accompagné le Jarl à Araluen, avaient une petite idée de ce qu’il comptait faire. Ils savaient que le garçon était un apprenti Rôdeur et se souvenaient du courage de cet adversaire. Mais ils n’avaient pas vu ce qu’Erak, lui, avait remarqué : le couteau que Will tenait caché, coincé le long de son bras droit. — Eh bien, gamin, poursuivit Erak, t’as vu qu’ces yeux-là étaient un peu rapprochés, exactement comme ceux de Slagor. Des rires discrets se firent entendre. Le Jarl s’adressa alors aux hommes présents. — Regardez-les tous, bien attentivement, d’accord ? Vous allez voir ce qui va s’passer ! Sur ce, il fit mine de scruter intensément le tonnelet. Les autres Skandiens suivirent inévitablement son exemple et tous les yeux convergèrent sur l’objet posé sur la table. L’espace d’une seconde, Will hésita. Il sentait pourtant qu’il fallait se fier à Erak, qui venait de lui faire clairement comprendre ce qu’il attendait de lui. Il ramena rapidement son bras en arrière et fit voltiger le couteau à travers la salle. La lueur des lampes à huile et du feu se refléta brièvement dans la lame tournoyante qui, en un éclair, heurta de plein fouet le bois du tonnelet, presque entre les deux petits cercles. Tous entendirent un tchac ! sonore, puis virent le récipient projeté de quelques bons dix centimètres en arrière. Slagor laissa échapper un cri de surprise et recula vivement sur son siège. Par mégarde, il lâcha le bras de Cassandra, qui s’éloigna promptement de lui, tandis qu’Erak lui faisait signe de se diriger vers la sortie. La jeune fille s’enfuit de la salle sans se faire remarquer, profitant du désordre et des clameurs de stupéfaction des Skandiens. L’équipage d’Erak s’était mis à applaudir, riant et commentant l’extraordinaire habileté de ce tir, et fut bientôt imité par celui de Slagor, alors que leur chef continuait de lancer de tous côtés des regards furibonds. Ses hommes ne l’appréciaient guère – ils lui obéissaient uniquement par intérêt, sachant qu’il était assez riche pour posséder un navire et organiser des expéditions de pillage. À présent, plusieurs d’entre eux s’amusaient à singer le petit glapissement rauque que leur capitaine avait poussé quand le couteau était venu se planter dans le tonnelet. Erak se leva et fit le tour de la grande table. — Tu vois, Slagor, imagine que l’garçon se trompe ! S’il avait visé ta tête de bois au lieu de ce tonnelet, tu s’rais déjà raide mort à l’heure qu’il est ; et pour sa peine, il aurait fallu que jle tue. Il s’était arrêté tout près de l’apprenti Rôdeur. Il souriait à Slagor, à moitié courbé sur son banc. — Vu les circonstances, continua le Jarl, j’me contenterai dle punir - il aurait pas dû effrayer un homme aussi respectable que toi. Avant même que Will puisse réagir, le poing d’Erak s’abattit brutalement sur sa tempe et il s’écroula sur le sol, inconscient. Le Skandien lança un coup d’œil à Svengal et lui désigna le garçon qui gisait sur le plancher poussiéreux de la hutte. — Ramène ce p’tit morveux dans sa cage, lui ordonna-t-il. Puis il tourna les talons, sortit de la salle et se dirigea vers la plage. Dans l’air froid de la nuit, il leva les yeux vers le ciel, maintenant dégagé. La bise soufflait encore, mais avec moins de force qu’auparavant, et se déplaçait vers l’est. La période des grands vents d’été s’achevait. — Il est temps de partir d’ici, dit-il aux étoiles. 16 Le combat, ou du moins ce qui en tint lieu, ne dura pas plus de quelques secondes. Quand les deux guerriers s’élancèrent l’un vers l’autre, les sabots de leurs destriers résonnèrent avec fracas sur le sol inégal de la route ; des mottes de terre voltigèrent derrière eux et une colonne de poussière s’éleva dans les airs. Le chevalier gallique tenait sa lance à l’horizontale, droit devant lui et Halt, se rappelant les remarques d’Horace, voyait à présent quelle erreur il commettait. Son arme, qu’il serrait beaucoup trop fort, tremblait, secouée par les mouvements du cheval, et s’inclinait à chaque pas. S’il l’avait maniée plus souplement, peut-être aurait-il pu la pointer avec plus de précision sur sa cible. En revanche, Horace chevauchait sans efforts et tenait son épée posée contre son épaule, préférant conserver ses forces pour le duel à venir. Ils approchèrent bouclier contre bouclier. Halt s’attendait presque à ce qu’Horace passe sur le côté au dernier moment – une manœuvre qu’il avait effectuée face à Morgarath. Mais l’apprenti guerrier continua d’avancer en ligne droite et, quand il fut à moins de dix mètres de son adversaire, il brandit son arme et la fit tournoyer au-dessus de sa tête ; alors que le chevalier s’apprêtait à transpercer le bouclier du garçon, l’épée d’Horace souleva la lance et para le coup. Vu de l’extérieur, cet enchaînement pouvait sembler simple à réaliser ; il n’en était pourtant rien, et le Rôdeur prenait conscience que son compagnon de voyage, un guerrier-né, maîtrisait son art à la perfection. Le chevalier, qui s’était raidi en préparation du choc, se retrouva soudain propulsé vers l’avant sans que rien vienne le freiner dans son élan. Il faillit basculer, mais son instinct de survie reprit le dessus et il parvint, au prix d’un effort désespéré, à se cramponner au pommeau de sa selle. Il n’aurait cependant peut-être pas dû se servir de sa main droite, car c’était aussi de cette main-là qu’il essayait de garder le contrôle de son encombrante lance qui oscillait de part et d’autre, maintenant pointée vers le ciel ; un juron étouffé se fit entendre sous son heaume et il fut contraint de laisser son arme tomber à terre. Furieux, il chercha à s’emparer du manche de son épée afin de se préparer au second assaut. Malheureusement pour lui, le combat allait devoir s’arrêter là. Le Rôdeur, admiratif, vit Horace tirer aussitôt sur ses rênes et planter ses genoux dans les flancs de son cheval pour l’obliger à faire halte ; Caracole se cabra et pivota avant que le chevalier n’ait le temps de passer devant eux. L’épée du jeune guerrier, dont le poignet conservait toujours la même souplesse, décrivit quelques gracieux moulinets avant de s’abattre franchement sur l’arrière du heaume de son adversaire. Halt grimaça en imaginant les vibrations qui devaient résonner à l’intérieur du casque d’acier. Un seul coup ne pouvait suffire pour traverser le métal, mais le heaume était toutefois sérieusement endommagé et le crâne de son propriétaire durablement ébranlé. Halt et Horace ne pouvaient pas le voir, mais ses yeux, derrière sa visière, prirent un aspect vitreux, louchèrent légèrement, puis se fermèrent brusquement. Ensuite, très lentement, l’homme glissa sur le côté et s’effondra sur la route poussiéreuse. Il ne bougeait plus. Son cheval continua son galop sur quelques mètres avant de s’apercevoir que plus personne ne le montait ; il ralentit, s’immobilisa et se mit à brouter les longues herbes qui poussaient en bordure du chemin. Horace s’approcha tranquillement du chevalier, étendu de tout son long au milieu de la route. — Je vous l’avais bien dit qu’il manquait d’expérience, dit-il d’un ton sérieux. Le Rôdeur, qui d’ordinaire se flattait de ne jamais se départir de sa mine si sévère, ne put réprimer un large sourire. — C’est fort possible, répondit-il au jeune homme réfléchi qui lui faisait face. Mais il m’a semblé que tu ne t’étais pas trop mal débrouillé. Quelle efficacité ! Horace haussa les épaules. — C’est juste une question d’entraînement, répliqua-t-il en toute simplicité. « Il n’est pas vantard pour un sou », songea Halt. L’École des guerriers avait eu un certain impact sur sa personnalité. D’un geste de la main, il lui désigna le chevalier qui reprenait peu à peu ses esprits. Ses bras et ses jambes, agités de petits mouvements sporadiques, lui donnaient l’air d’un crabe à l’agonie. — J’imagine que lui aussi a dû suivre un entraînement, fit observer Halt. Bravo, jeune Horace, ajouta-t-il. À ces mots, le garçon rougit de plaisir. Il n’ignorait pas que le Rôdeur était d’habitude plutôt avare de compliments. — Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait de lui ? demanda-t-il en pointant le bout de son épée sur son adversaire. Halt se laissa vivement glisser de sa selle et s’avança. — Cette fois, c’est mon tour, dit-il. Je m’en charge ! Il attrapa le chevalier par le bras et l’obligea à s’asseoir. L’homme, encore tout étourdi, marmonnait des paroles incohérentes et Horace, qui n’avait pas encore eu l’occasion de l’observer de près, s’aperçut que les deux extrémités de ses moustaches sortaient de chaque côté de la visière fermée. — Mârci, massôre, bafouilla l’homme, qui tenta alors de se mettre debout en prenant appui sur ses jambes flageolantes. Le Rôdeur le poussa sans ménagement et le fit se rasseoir. — Pas de ça avec moi, dit-il. Le jeune guerrier vit que son compagnon avait à la main son petit couteau, qu’il s’apprêtait à passer sous le menton du chevalier. Durant un bref instant, le garçon épouvanté crut que Halt avait l’intention de l’égorger. Mais ce dernier trancha adroitement la sangle de cuir qui maintenait le heaume en place, le lui ôta – l’homme poussa un petit vagissement de douleur quand ses moustaches furent enfin libérées – et le jeta dans les fourrés. Persuadé qu’il ne représentait plus une menace, Horace finit par rengainer son épée. Le chevalier, pour sa part, observait le Rôdeur avec des yeux ronds et distinguait vaguement, à l’arrière-plan, la silhouette du jeune cavalier. — Nous dôvons reprôndre le coumbatdéclara-t-il d’une voix chevrotante. Halt lui donna une grande claque dans le dos. — Comptez là-dessus ! Vous êtes vaincu, mon ami. Vous vous êtes bel et bien fait ratatiner ! Messire Horace de l’Ordre du Chêne a toutefois décidé de vous laisser la vie sauve. — Oh… mârci, dit l’homme en tremblant, avant de saluer le vainqueur de la main. — Malgré tout, reprit le Rôdeur, dont l’amusement perçait sous son ton faussement sérieux, selon le code de la chevalerie, Messire Horace vous confisque vos armes, votre armure, votre cheval et vos autres biens. — C’est vrai ? s’écria le garçon d’un ton incrédule. Halt acquiesça. — Mais, Massôre…, protesta faiblement le chevalier. Mes ormes et mon armôre ? Sârement pas ! — Si, parfaitement. L’homme, déjà pâle et bouleversé, blêmit davantage encore. — Halt, intervint Horace, vous ne pensez pas qu’il va se retrouver trop vulnérable sans ses armes ou sa monture ? — Si, mais c’est le but, répondit son compagnon d’un ton satisfait. Désormais, il ne pourra plus s’en prendre aux inoffensifs voyageurs qui voudront traverser ce pont. — Ah…, dit-il pensivement. Je vois. — Bien, reprit Halt en lui lançant un regard lourd de sens. Tu as combattu avec panache, Horace. Cela dit, cela t’a pris moins d’une minute. Mais dorénavant, grâce à toi, ce prédateur ne pourra plus s’enrichir sur le dos des autres ! Pense aux gens du coin, qui pourront emprunter cette route, l’esprit tranquille. Sans oublier que nous remportons une bien belle cotte de mailles, une épée, un bouclier, et un destrier qui a plutôt fière allure. Nous pourrons le vendre dans le prochain village que nous traverserons. — Vous êtes sûr que c’est légal ? demanda le jeune homme. — Oh que oui ! répondit le Rôdeur avec un grand sourire. Et parfaitement équitable, il le sait bien. Il n’avait qu’à faire preuve de jugeote avant de nous défier. Allez, mon bon messire, ajouta-t-il à l’intention du chevalier déconfit, ôtez donc votre tunique et votre cotte de mailles. L’homme, encore tout étourdi, obéit à contrecœur. Halt regarda son jeune compagnon d’un air radieux. — Je commence à me plaire dans ce pays… plus que je ne m’y attendais. 17 Deux jours plus tard, Le Loup des vents quittait le petit port de Skorghijl pour le nord-est, direction la Skandie. En revanche, Slagor et ses hommes étaient restés sur l’île – ils devaient d’abord retaper leur drakkar, qui n’était plus en état de reprendre sa course vers des terres à piller. Slagor payait au prix fort sa décision de partir prématurément en expédition. Les vents avaient changé de cap et se dirigeaient maintenant vers l’est, permettant aux Skandiens de lever la grand-voile. Le navire voguait paisiblement, laissant dans son sillage de longues traces d’écume à la surface d’une mer grise. Les mouvements du navire avaient quelque chose d’exaltant et de libérateur et plus ils se rapprochaient de leur terre natale, plus les hommes reprenaient du poil de la bête. Will et Cassandra étaient les seuls à ne pas être gagnés par la bonne humeur ambiante. Sur l’île inhospitalière de Skorghijl, ils avaient vécu misérablement ; mais au moins, ce séjour avait retardé le moment de leur séparation. À Hallasholm, ils seraient vendus comme esclaves et risquaient de se retrouver chez des maîtres différents. Le jeune homme avait déjà essayé de réconforter son amie. — On dit que Hallasholm est loin d’être une grande cité. Même si nous ne vivons pas au même endroit, nous aurons sûrement l'occasion de nous voir. Ils ne vont quand même pas nous obliger à travailler jour et nuit, sept jours sur sept. La jeune fille n’avait pourtant rien répondu. Elle savait, pour en avoir déjà fait l’expérience, que ce serait exactement ce que les Skandiens attendraient d’eux. Erak avait remarqué que ses captifs restaient silencieux et il éprouvait un brin de compassion à voir leurs mines mélancoliques. Comment s’assurer qu’ils resteraient ensemble ? Il aurait évidemment pu envisager de les prendre à son service, mais il n’avait pas besoin d’esclaves au quotidien. En tant que chef de guerre, il habitait chez Ragnak, dans les quartiers réservés aux Jarls, où d’autres serviteurs s’occupaient déjà des tâches ménagères. S’il décidait de les garder près de lui, il lui faudrait payer de sa poche pour les nourrir et les vêtir et serait responsable de leur comportement. Irrité, il chassa cette idée de son esprit d’un brusque mouvement de tête. — Qu’ils aillent au diable ! grommela-t-il d’un ton féroce. Il se concentra à nouveau sur l’avancée du navire. Les sourcils froncés, il posa les yeux sur l'aiguille de pierre qui lui servait de boussole, qui oscillait dans le bol suspendu près du gouvernail. Au douzième jour de voyage, ils arrivèrent en vue de la côte skandienne, à l’endroit précis qu’Erak avait prévu d’atteindre. « Une véritable prouesse », se dit Will, qui se fiait aux regards admiratifs que les marins lançaient à leur capitaine. Les jours suivants, ils longèrent le rivage, et les deux jeunes gens purent ainsi étudier à loisir le paysage skandien, que dominaient de hautes falaises et des montagnes enneigées. — Y s’est débrouillé à merveille pour suivre les courants marins, leur dit Svengal, qui s’apprêtait à grimper le long du mât pour s’installer au poste de vigie. Le second du capitaine, d’un tempérament jovial, s’était peu à peu attaché à Will et à Cassandra. Il savait à quelles rigueurs leur condition d’esclave allait bientôt les exposer et, chaque fois qu’il le pouvait, il essayait de leur lancer quelques mots gentils. Sa remarque suivante, pourtant bienveillante, n’eut malheureusement pas l’effet escompté et ne rassura guère les deux jeunes gens : — Enfin ! On devrait pas tarder à arriver chez nous, d’ici deux ou trois heures ! Mais il se trompait. Une heure plus tard à peine, le drakkar entra silencieusement dans le port d’Hallasholm, noyé dans un épais brouillard. Les deux jeunes gens, debout au centre du navire, observaient sans un mot la cité skandienne qui avait soudain surgi de la brume. Nichée au pied d’imposantes montagnes recouvertes de forêts de pins, la ville, peu étendue, se composait d’une cinquantaine de bâtiments construits en rondins de bois, aux toits de chaume et de tourbe, pour la majorité de plain-pied. Ces maisons étaient regroupées autour du port, où une bonne douzaine de drakkars étaient amarrés à la jetée, tandis que d’autres étaient à terre, renversés sur le côté, en cours de réparation - les hommes livraient une bataille sans fin pour protéger leurs bateaux des assauts de l’eau de mer, qui rongeait inlassablement les planches de bois. De la fumée sortait de la plupart des cheminées et l’air froid était chargé d’une entêtante odeur de pin brûlé. Au centre, un édifice abritait la cour de Ragnak ; lui aussi construit en rondins, il était cependant plus vaste que les autres. Hallasholm était entouré d’un fossé à sec et d’une palissade - encore des rondins de pin, observa Will, songeant que ce devait être là le seul matériau de construction dont disposaient les Skandiens. Enfin, les portes de la cité, non loin des quais, s’ouvraient sur une large route. Tandis qu’il contemplait la ville qui s’étendait au-delà de l’eau polie comme du verre, le garçon se surprit à penser que, dans d’autres circonstances, il aurait probablement admiré les rangées bien ordonnées de petites maisons que surplombaient les montagnes. Mais pour l’heure, rien dans ce décor ne lui paraissait accueillant. Les deux jeunes gens, qui ne pouvaient détacher leurs yeux d’Hallasholm, s’aperçurent que de petits flocons de neige tombaient tout autour d’eux. — J’ai comme l’impression que nous allons avoir très froid ici, constata Will. La petite main glacée de Cassandra se glissa dans la sienne et il la serra avec l’espoir de la rassurer ; et pourtant, à cet instant, lui-même se sentait plus découragé que jamais. 18 — Je t’avais bien dit que ce blason nous aiderait à voyager plus facilement, fit remarquer Halt. Bien installés sur leur monture, Horace et le Rôdeur, qui avait nonchalamment replié l’une de ses jambes en travers du pommeau de sa selle, observaient le chevalier qui s’enfuyait au galop pour aller se réfugier dans la bourgade la plus proche. Encore un qui avait tenté de leur barrer le chemin à un carrefour ! Le jeune guerrier baissa les yeux vers la feuille de chêne que son compagnon avait peinte en vert sur son bouclier. — Vous savez, dit-il d’un ton légèrement désapprobateur, que je ne suis pas autorisé à porter d’armoiries avant d’avoir été adoubé chevalier. Messire Rodney lui avait dispensé un enseignement très strict, et Horace avait parfois l’impression que le Rôdeur ne se souciait guère de respecter les règles de la chevalerie. Halt lui lança un regard de côté, puis haussa les épaules. — Si je comprends bien, fit-il observer, tu n’avais pas non plus le droit de défier tous ces chevaliers… Depuis la rencontre qui s’était déroulée devant le premier pont, les deux voyageurs avaient croisé une demi-douzaine de guerriers qui gardaient des bifurcations, d’autres ponts ou d’étroites vallées ; de véritables escrocs qui s’étaient mis en travers de leur route. L’apprenti guerrier s’en était débarrassé avec la même aisance un peu dédaigneuse et, chaque fois, la dextérité instinctive du jeune homme avait impressionné Halt. Les uns après les autres, Horace les avait fait basculer de leur selle, d’abord en quelques coups d’épée habilement distribués ou, plus récemment, à l’aide d’une lourde lance qu’il avait confisquée à l’un d’eux et dont il appréciait la robustesse ; cette arme lui permettait de charger de façon foudroyante et de désarçonner son adversaire, qui était alors éjecté à plusieurs mètres de sa monture au galop. Aussi, les deux compagnons avaient-ils amassé une réserve considérable d’armures et d’armes en tout genre, que transportaient les chevaux qu’ils s’étaient appropriés en chemin. Halt projetait de vendre le tout dès qu’ils traverseraient un gros bourg. Cependant, en dépit de l’admiration qu’il éprouvait pour Horace et malgré la satisfaction un peu perverse qu’il ressentait en voyant ces charognards se faire battre, le Rôdeur n’appréciait pas d’être ainsi continuellement retardé par ces incidents. Même en évitant d’effectuer des pauses, ils auraient déjà du mal à rejoindre la lointaine frontière qui séparait la Skandie de Gallica avant la saison des blizzards, époque à laquelle elle deviendrait infranchissable. En conséquence, cinq nuits plus tôt, alors qu’ils s’étaient installés dans la grange à moitié en ruine d’une ferme à l’abandon, Halt avait fouillé dans des tas de vieux outils rouilles et de sacs de céréales qui pourrissaient sur place ; il avait déniché un petit pot de peinture et un vieux pinceau bien sec, puis avait entrepris de dessiner une feuille de chêne sur le bouclier du jeune guerrier. Le résultat ne s’était pas fait attendre, et la renommée de « Messire Horace de l’Ordre du Chêne » les avait bientôt précédés, si bien que les chevaliers qu’ils rencontraient faisaient la plupart du temps volte-face et s’enfuyaient dès qu’ils apercevaient au loin les armoiries d’Horace. Le carrefour était maintenant désert. — Je ne suis pas fâché de voir que ce brigand a détalé, dit Horace tout en décochant un petit coup de genou dans le flanc de Caracole. Mon épaule n’est pas encore tout à fait remise. Son dernier adversaire, plus habile que les précédents, lui avait donné du fil à retordre. Il ne s’était pas laissé démonter par le blason d’Horace et l’avait défié avec enthousiasme. Au cours du combat, sa masse d’armes avait ricoché sur le bord du bouclier du garçon avant de dévier sur son bras. À peine plus d’une seconde plus tard, le jeune guerrier avait rabattu son épée d’un coup de revers sur le heaume du chevalier, dans un fracas de métal qui avait laissé présager le pire. L’homme, fortement ébranlé, s’était effondré sur l’herbe avant de perdre conscience. Fort heureusement, l’impact n’avait pas brisé l’épaule d’Horace, le bouclier ayant amorti le choc, mais son bras contusionné n’avait pas encore retrouvé son habituelle souplesse. Depuis cet incident, il était soulagé à l’idée de ne plus avoir à combattre. — On s’arrêtera en ville pour la nuit, annonça Halt. Peut-être trouverons-nous des herbes médicinales avec lesquelles je pourrai préparer un cataplasme pour ton épaule, ajouta le Rôdeur. — C’est une bonne idée, répondit Horace qui n’avait pas émis une plainte, malgré la douleur. Après tant de nuits à dormir allongé par terre, retrouver un vrai matelas me fera le plus grand bien. Halt eut un petit grognement moqueur. — J’ai l’impression que le régime de l’École des guerriers n’est plus ce qu’il était. À croire qu’un jeune homme comme toi a peur d’attraper des rhumatismes et de se réveiller tout raide ! Sache qu’à mon âge je n’ai aucun mal à dormir à la dure. — C’est peut-être vrai, dit Horace avec un haussement d’épaules. Je serai tout de même content d’être dans un lit ce soir ! — Dans ce cas, nous ferions mieux d’accélérer l’allure, si nous voulons te trouver un bon petit édredon douillet avant que tu te sentes trop courbaturé pour avancer ! Il mit Abelard au petit trot et Folâtre lui emboîta le pas. Pris au dépourvu, Horace, encombré par les destriers capturés qu’il menait par la bride, fut un peu plus lent à réagir. En entrant dans la ville, la petite troupe éveilla quelque peu la curiosité des habitants. Comme à La Rivage, le jeune guerrier remarqua que les passants s’écartaient vivement sur son passage et lui lançaient des regards à la dérobée ; à de nombreuses reprises, il entendit murmurer autour de lui « C’est le Chevalier du Chêne1 »… — Que veulent-ils dire ? Pourquoi parlent-ils de « chaînes » ? demanda le garçon, intrigué. Halt désigna le bouclier qui était accroché à l’avant de la selle d’Horace. — Pas des « chaînes ». Un « chêne », leur mot pour désigner cet arbre. Ils parlent de toi, le Chevalier de l’Ordre du Chêne, Ta réputation n’est semble-t-il plus à faire… — Espérons que cela ne nous attirera pas d’ennuis, dit Horace d’un ton hésitant, ne sachant s’il fallait ou non s’en réjouir. Le Rôdeur se contenta de hausser les épaules avec indifférence. — Dans une si petite bourgade ? C’est peu probable. Ce sera plutôt l’inverse, je suppose. La ville n’était pas plus grande qu’un gros village et l’unique rue principale était si exiguë que les deux compagnons arrivaient à peine à chevaucher de front. Contraints de leur céder la place, les passants devaient s’enfoncer dans les ruelles transversales, puis attendre que tous les destriers les aient dépassés avant de pouvoir revenir sur leurs- pas. La voie n’était pas pavée ; il s’agissait d’un simple chemin poussiéreux qui se transformait en torrent de boue épaisse et gluante dès qu’il pleuvait. Les maisons, pour la plupart de plain-pied, ressemblaient presque à des habitations miniatures. — Garde l’œil ouvert et cherche-nous une auberge, dit tranquillement Halt. Le Rôdeur n’était pas habitué à voyager en compagnie d’un célèbre chevalier. À Araluen, les membres de l’Ordre étaient d’ordinaire accueillis avec méfiance, voire avec crainte, par les gens du peuple, qui reconnaissaient de loin leurs capes mouchetées et leurs larges capuchons, alors qu’à Gallica, son uniforme et ses armes, pourtant atypiques, ne suscitaient aucune réaction particulière, et il n’en était pas mécontent. Quant à Horace, il jouissait déjà d’une renommée sans pareille et les regards que lui lançaient les villageois semblaient remplis de méfiance – un sentiment auquel Halt était accoutumé. Ce renversement de situation lui plaisait, car si les gens pensaient que seul le grand gaillard en armure représentait une menace, cela donnerait sans conteste au Rôdeur l’avantage en cas d’incident. Personne ne pouvait en effet voir en lui un ennemi potentiel, beaucoup plus redoutable en réalité que son jeune compagnon. — Là, devant nous, une auberge, dit Horace, l’arrachant à ses songeries. Le Rôdeur suivit des yeux le doigt du garçon, pointé sur un bâtiment plus grand que les autres, dont le premier étage, soutenu tant bien que mal par des poutres inégales qui descendaient jusqu’au sol, penchait dangereusement au-dessus de la rue. Une enseigne à la peinture écaillée, usée par les intempéries, sur laquelle on avait grossièrement dessiné un gobelet et une écuelle, se balançait doucement dans la brise. — Ne t’attends pas à trouver là un lit confortable, l’avertit son compagnon. On aurait sûrement mieux dormi dans la forêt. Il s’avéra cependant que le jugement du Rôdeur avait été un peu hâtif. L’endroit était certes exigu et bas de plafond, les murs partaient de biais, et quand ils montèrent à l’étage pour inspecter leur chambre, les marches de l’escalier s’inclinèrent sur le côté. Mais au moins, la pièce avait l’air propre et une large fenêtre vitrée avait été ouverte pour l’aérer. Tandis qu’ils contemplaient le désordre des toits pentus des maisons, l’odeur des champs fraîchement labourés arriva jusqu’à eux. L’aubergiste et son épouse, tous deux très âgés, parurent accueillants et amicaux, même après avoir remarqué les nombreuses armes et les équipements que transportaient les chevaux alignés devant la maison. Ils se dirent que le jeune chevalier devait sans doute posséder des biens, et, à en juger la manière dont il laissait son serviteur, un gars plutôt grincheux, vêtu d’une cape gris-vert, s’occuper de leur installation, ils conclurent qu’Horace avait certainement été un personnage important. L’aubergiste comprenait qu’un individu de haut rang ne s’abaisse pas à s’informer du prix de la chambre… En fin de compte, l’attitude du jeune homme correspondait à l’idée qu’il se faisait de la noblesse. Quand ils apprirent que la cité ne possédait pas de marché où ils auraient pu convertir leur butin en argent, Halt autorisa le garçon d’écurie à rentrer les bêtes. Hormis Folâtre et Abelard, évidemment. Il préférait s’occuper d’eux lui-même et fut heureux de voir Horace agir de même avec Caracole. Une fois les chevaux installés pour la nuit, les deux compagnons retournèrent dans leur chambre, la femme de l’aubergiste les avait informes que le dîner ne serait pas servi avant une heure ou deux. — Je vais en profiter pour jeter un coup d’œil à cette épaule, dit le Rôdeur au garçon. Sans demander son reste, Horace se laissa tomber sur le lit en poussant un soupir de contentement. Contrairement à ce que Halt avait annoncé, leurs matelas, munis d’épaisses couvertures et de draps fraîchement lavés, s’avéraient moelleux et confortables. Le Rôdeur lui fit signe de se relever. L’apprenti s’exécuta, puis ôta sa cotte de mailles et sa tunique ; un léger gémissement de douleur lui échappa quand il dut lever le bras pour faire passer ses vêtements par-dessus sa tête. Un énorme bleu couvrait le haut de son bras. Halt l’examina d’un œil critique et se mit à le palper pour vérifier qu’aucun os n’était cassé. — Aïe ! s’écria le garçon, tandis que les doigts du Rôdeur tâtaient le membre meurtri. — Tu as mal ? Horace le regarda avec exaspération. — Évidemment ! répondit-il sèchement. Sans ça, je n’aurais pas crié ! — Hum… murmura Halt d’un air pensif. Il s’empara à nouveau du bras du garçon et lui fit faire quelques mouvements circulaires. Horace serra d’abord les dents puis, incapable de se contenir plus longtemps, recula pour que son compagnon lui lâche le bras. — Que cherchez-vous à faire ? Vous croyez vraiment que c’est efficace ? demanda-t-il d’un ton geignard. Ça vous amuse de me faire souffrir ? — J’essaie de t’aider, lui dit Halt avec douceur en tenant de lui attraper à nouveau le bras. Mais Horace recula d’un pas. — Ne me touchez plus ! Vous vous contentez de me palper et je ne vois pas en quoi ça peut m’aider ! — Je veux simplement être sûr que tu n’as rien de cassé. — C’est juste des bleus. Rien de grave. Le Rôdeur, résigné, eut un geste d’impuissance, quand on frappa à la porte. Avant même qu’ils aient eu le temps de répondre, la porte s’ouvrit et la femme de l’aubergiste entra dans la pièce d’un air affairé, les bras chargés d’oreillers. Elle leur sourit, mais quand ses yeux tombèrent sur l’épaule d’Horace, elle fit une mine inquiète et très maternelle. Suivit un flot de paroles qu’ils ne comprirent ni l’un ni l’autre ; elle posa les oreillers sur un lit, s’approcha rapidement d’Horace qui la regardait d’un air méfiant et tendit la main pour toucher son bras. Elle pinça les lèvres, lui lança un regard réconfortant et, enfin rassuré, le garçon se soumit à son examen. Elle le palpa si doucement qu’il ne sentit presque rien. Il lança un regard lourd de sens à Halt qui, l’air renfrogné, s’était assis sur le lit. Finalement, la femme recula et guida Horace jusqu’à l’autre lit pour qu’il s’y étende. Elle se tourna vers le Rôdeur en désignant le bras meurtri. — Les os… pas cassés, annonça-t-elle d’une voix hésitante. — C’est bien ce que je pensais, répondit-il. Horace, l’air dédaigneux, faisait la moue. La femme hocha une ou deux fois la tête, puis reprit la parole, choisissant ses mots avec prudence – sa maîtrise de la langue d’Araluen laissait à désirer. — Des bleus. Bleus mauvais. Besoin… (Elle réfléchit, cherchant le terme exact.) Herbes… Elle frotta ses mains l’une contre l’autre, mimant la façon dont on préparait les plantes médicinales pour en faire un cataplasme. — On prend… herbes… on met là, dit-elle en touchant à nouveau le bras du garçon. Halt hocha la tête. — Très bien. Faites donc, je vous prie. Nous avons de la chance, elle semble s’y connaître, ajouta-t-il à l’intention d’Horace. — Vous voulez plutôt dire que j’ai de la chance, rétorqua froidement celui-ci. Vu votre délicatesse, j’aurais certainement perdu mon bras à l’heure qu’il est, si elle n’était pas venue à la rescousse. La femme saisit, au ton de sa voix, qu’il était irrité, et elle se hâta de le rassurer en susurrant des mots gentils et en effleurant ses bleus d’une main très douce. — Deux jours… trois… et plus de bleus. Toi plus mal, le réconforta-t-elle. Il lui sourit. — Merci, ma chère, dit-il d’un ton qu’il s’imaginait courtois. Je vous en serai éternellement reconnaissant. Elle lui sourit à son tour et lui expliqua par des gestes qu’elle allait chercher dans sa réserve les herbes et les remèdes dont elle aurait besoin. Horace se redressa et la salua maladroitement, tandis qu’elle quittait la pièce en gloussant. — Mon Dieu, il faut le voir pour le croire ! s’exclama Halt en levant les yeux au ciel. 19 En dépit de l’épaisse couche de neige qui dehors recouvrait tout, il régnait une chaleur étouffante dans la salle à manger de l’Oberjarl Ragnak – la foule présente et l’immense feu de cheminée y concouraient. Deux larges tables occupaient presque tout l’espace, dominées par une troisième réservée au seigneur des Skandiens. Les murs étaient de simples rondins de pins grossièrement taillés, dont les interstices avaient été calfeutrés à l’aide d’un mélange de boue et d’argile qui, une fois sec, devenait aussi dur que de la roche. D’autres rondins, disposés à l’oblique, soutenaient le toit – un assemblage de joncs et de paille entrelacés, d’une épaisseur de près d’un mètre, retenu par des lattes de bois posées en travers de la charpente. Les quelque cent cinquante Skandiens, égayés par le vin, qui mangeaient, riaient ou s’interpellaient faisaient un vacarme assourdissant. Erak, un sourire aux lèvres, parcourut la salle du regard. Qu’il était bon d’être de retour chez soi. Il accepta une autre chope de bière que lui offrait Borsa ; celui-ci, l’intendant de l’Oberjarl Ragnak, administrait les affaires de son maître et s’occupait au quotidien de la bonne marche du pays, s’assurant que les champs étaient cultivés, les impôts payés, ou que les expéditions de pillage partaient à temps ; il était aussi chargé de vérifier que le butin de Ragnak – un quart de ce qui était récolté – lui soit attribué sans rechigner par les capitaines des drakkars. Pour l’heure, Erak et Borsa discutaient de la funeste expédition que les Skandiens avaient menée à Araluen. — Une sale affaire, disait l’intendant. On devrait jamais s’mêler d’une guerre qui dure trop longtemps. On n’est pas faits pour ça. Nous, notre truc, c’est le pillage. On débarque, on s’empare en vitesse du butin et on repart avec la marée. C’est notre façon d’faire. D’puis toujours. Erak acquiesça. Il avait été du même avis quand l’Oberjarl l’avait désigné pour faire partie de l’expédition et n’avait pas été d’humeur à écouter ses conseils. — Heureusement qu’Morgarath nous a payés d’avance, reprit Borsa. — Ah bon ? s’étonna le Jarl. Il n’en avait rien su. Il avait cru que ses hommes et lui devraient se battre pour récupérer ce qu’ils pouvaient et, à cet égard, l’expédition avait été un fiasco. Son compagnon hocha exagérément la tête. — Mais oui. Quand c’est une question d’argent, Ragnak sait c’qu’il fait. Votre part vous attend, tes hommes et toi. « Cela leur aurait au moins rapporté quelque chose », se dit Erak, tandis que Borsa continuait de parler de la campagne militaire d’Araluen. — Tu sais c’que c’est, notre vrai problème ? On n’a pas de stratèges. Nous autres, Skandiens, c’est chacun pour soi. Et en général, c’est efficace, on est d’excellents guerriers. Par contre, quand on s’fait engager comme mercenaires, on n’a personne pour nous guider et on est obligés d’faire confiance à des imbéciles comme Morgarath. Erak hocha la tête. — C’est vrai. Quand j’étais à Araluen, j’ai bien vu qu’ses plans étaient trop compliqués pour marcher… Borsa pointa sur lui son énorme index, La véhémence de l’homme surprit le Jarl. — Et t’as entièrement raison ! On aurait bien besoin de gars d’Araluen, tu sais, comme les Rôdeurs, ajouta-t-il. — Tu rigoles ? Pour quoi faire ? — Pas des vrais Rôdeurs, j'veux dire, mais des hommes dans leur genre. Entraînés à planifier, à organiser des batailles. Qui sauraient voir les choses dans leur ensemble et qui fraient bon usage des troupes. Erak devait admettre que l’Intendant n’avait pas tort. Entendre parler des Rôdeurs lui fit repenser à ses deux captifs, qui lui posaient problème. Il voyait à présent comment résoudre la situation. — T’aurais pas besoin de nouveaux esclaves dans le coin ? lui demanda-t-il d’un ton dégagé. — On a toujours besoin de bras supplémentaires. T’as quelqu’un à me proposer ? — Un garçon et une fille, répondit Erak, préférant toutefois ne pas révéler que Will était apprenti Rôdeur. Tous les deux robustes, en bonne santé et intelligents. On les a capturés à la frontière celte. J’avais l’intention d’les vendre pour dédommager mon équipage après cette désastreuse expédition. Mais maintenant, c’est plus la peine, puisque tu dis que nous allons être payés, et ça m’ferait plaisir de t’les offrir, Borsa hocha la tête avec gratitude. — J’saurai les occuper, c’est certain. Envoie-les-moi demain. — Marché conclu ! s’écria joyeusement Erak, qui eut l’impression qu’on venait de lui tirer une épine du pied. Mais où est donc passé ce pichet d’bière ? Tandis que le Jarl décidait de leur sort, on avait enfermé Will et Cassandra dans une hutte non loin du quai où le Loup des Vents était amarré. Le matin suivant, ils furent réveillés par l’un des hommes attachés au service de Borsa, qui les emmena jusqu’à la demeure de Ragnak. Là, l’intendant les examina d’un œil critique. La fille était plutôt jolie, se dit-il, mais elle ne semblait pas avoir mené une vie de labeur. En revanche, son compagnon était musclé et bien bâti, en dépit de sa petite taille. — La fille, aux cuisines, ordonna-t-Il à son assistant. Le garçon, dans la cour. 20 Une heure après le coucher du soleil, Halt et Horace descendirent dans la pièce commune et s’attablèrent en fond de salle, le Rôdeur préférant s’adosser à un mur, une position qui lui permettait de voir venir le danger mais aussi d’observer les autres convives sans se faire remarquer. Une énorme marmite de ragoût mijotait au-dessus du feu qui brûlait dans l’immense cheminée. Une servante leur apporta de grands bols fumants, ainsi que des pains allongés qui ressemblaient davantage à des bâtons qu’à des miches ; ils étaient pourtant croustillants à souhait et l’apprenti guerrier découvrit bien vite comment saucer son écuelle. Le Rôdeur, de son côté, avait décidé d’accompagner son repas d’un grand gobelet de vin rouge. Vinrent ensuite une grosse part d’un savoureux gâteau aux myrtilles et une excellente tisane qu’ils étaient à présent en train de siroter. Voyant Horace se servir une large cuillère de miel pour la faire fondre dans son bol, Halt lui lança un regard désapprobateur. — Ça tue le goût de la tisane, marmonna-t-il Le garçon, qui s’habituait à la feinte sévérité de son compagnon de voyage, se contenta de lui adresser un grand sourire. — C’est votre apprenti qui m’a appris à faire cela, lui répondit-il. Durant un moment, tous deux se turent, absorbés dans leurs pensées, espérant que Will et Cassandra étaient sains et saufs. Tandis qu’ils mangeaient, la salle s’était peu à peu remplie de gens venus boire quelques chopes avant de rentrer chez eux. Près de l’âtre, Halt remarqua qu’un homme avait sorti une cornemuse de son sac et qu’un autre était en train d’accorder un instrument en forme de gourde qui comportait huit cordes. Petit à petit, les clients rapprochaient leurs chaises de la cheminée et appelaient l’aubergiste et les serviteurs pour être resservis. — Il semblerait que les festivités soient sur le point de commencer, fit observer le Rôdeur. Le premier musicien entama une mélodie poignante et fut bientôt rejoint par son compagnon, qui jouait des notes rapides, aiguës et vibrantes. La salle s’emplit d’un air plaintif et débridé, aux accents nostalgiques – de ceux qui émeuvent profondément l’âme, remettent en mémoire les amis disparus et font regretter un temps à jamais perdu. Il faisait bon dans l’auberge et Halt se surprit à repenser aux longues journées d’été passées dans la forêt qui entourait le Château de Mont-rouge, aux côtés d’un jeune homme affairé qui ne se lassait jamais de poser d’innombrables questions ; un garçon plein de vivacité, qui portait un regard toujours neuf sur les choses. Il se remémorait le visage de son apprenti, les cheveux ébouriffés par le capuchon de sa cape, ses irrésistibles yeux noisette, alertes et toujours amusés. Il se rappelait comment il s’occupait de Folâtre, quelle avait été sa satisfaction quand il avait su qu’il aurait un cheval bien à lui, et comment le poney et Will étaient devenus de vrais amis. Peut-être était-ce à cause des années qui gagnaient du terrain, de sa barbe qui grisonnait et de la difficulté qu’il avait à vieillir, mais Halt sentait que la fougue, la joie de vivre et la jeunesse du garçon avaient donné un sens nouveau à son existence ; un changement appréciable, qui tranchait avec les chemins sombres et périlleux qu’un Rôdeur était souvent amené à parcourir. Il se souvenait de la fierté qu’il avait éprouvée quand Horace lui avait raconté comment Will, à Celtica, avait décidé de suivre les soldats de Morgarath ; puis de quelle manière il avait affronté les Wargals et les Skandiens tandis que la fille du roi tentait de mettre le feu au pont. Son apprenti possédait bien plus qu’un esprit combatif et savait aussi se montrer courageux, loyal et ingénieux. Il aurait pu devenir un grand Rôdeur, songeait Halt, qui prit soudain conscience qu’il l’imaginait déjà perdu. Ses yeux se remplirent de larmes, et il en fut gêné. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas laissé libre cours à ses émotions mais une vieille loque comme lui, se dit-il, pouvait verser quelques larmes pour Will, qui le valait bien. Il jeta toutefois un regard furtif du côté d’Horace pour voir si ce dernier l’avait vu ; le jeune guerrier, penché en avant sur le banc qu’ils partageaient, les lèvres légèrement entrouvertes, semblait fasciné par la musique et battait sans s’en rendre compte la mesure sur la table. C’était aussi bien, pensa Halt, tout en souriant d’un air penaud. Mieux valait que le garçon ne s’aperçoive pas qu’il était enclin à fondre en larmes dès qu’une note de musique un peu mélancolique se faisait entendre. Les Rôdeurs, et plus particulièrement les traîtres comme lui, exclus de l’Ordre pour avoir insulté le Roi, étaient censés se comporter de manière plus aguerrie que cela. Quand le morceau s’acheva, une tempête d’applaudissements retentit dans toute l’auberge. Halt et Horace prirent part à l’enthousiasme général et le Rôdeur en profita pour s’essuyer discrètement les yeux. Il remarqua que l’assistance récompensait les musiciens en jetant un peu d’argent dans le chapeau retourné qu’ils avaient eu la bonne idée de poser sur le sol. Il fourra quelques pièces dans la main d’Horace. — Vas-y, donne-leur. Ils l’ont bien mérité. Le jeune guerrier acquiesça de bon cœur et traversa la salle en prenant garde de ne pas se cogner aux grosses poutres. Il fut le dernier à lancer sa monnaie dans le chapeau. Le joueur de cornemuse leva alors les yeux et aperçut un visage qui ne lui était pas familier, mais il le remercia d’un petit signe de tête, avant de se mettre à regonfler les soufflets de son instrument, dont bientôt la voix chaude et entêtante s’éleva à nouveau. Horace, qui n’avait pas envie de changer de place maintenant qu’un nouvel air débutait, hésita. Il jeta un coup d’œil vers le fond de l’auberge, où Halt était assis dans l’ombre, haussa les épaules et prit place sur le rebord d’une table, parmi un petit groupe de spectateurs qui entouraient les musiciens. Ce morceau était d’une tout autre tonalité. Il s'en dégageait une subtile note triomphante et la mélodie s’enrichissait des accords vigoureux de l’instrument en forme de gourde que l’on entendait mieux cette fois. Les notes aiguës produites par les cordes résonnaient au premier plan, incitant les pieds et les mains de l’assistance à battre la mesure d’un bout à l’autre de la salle. Un sourire ravi illuminait le visage du jeune guerrier, et, quand la porte donnant sur la rue s’ouvrit, livrant passage à une rafale de vent, Horace ne prêta guère attention au nouvel arrivant. Halt, lui, s’en rendit compte. Le Rôdeur, que des années d’expérience avaient accoutumé à vivre à l’affût du moindre danger, perçut un changement d’atmosphère dans la salle – un sentiment d’appréhension, presque de méfiance, semblait s’être emparé des clients. Au moment où le joueur de cornemuse posa les yeux sur l’homme qui venait d’entrer, une légère hésitation se fit entendre, un décalage presque imperceptible du rythme et de la mélodie, que Halt remarqua aussitôt. Ce dernier observa l’inconnu. Grand, robuste, de peut-être dix ans son cadet ; une barbe et des cheveux bruns ainsi que des sourcils touffus qui lui donnaient l’air inquiétant. Manifestement, il n’appartenait pas au même milieu que les simples gens de la petite ville. Sous sa cape rejetée en arrière, il portait une tunique en cotte de mailles, recouverte d’un surcot noir orné d’un corbeau blanc. On voyait à sa taille le manche ouvragé d’une épée, décoré de fil d’or et surmonté d’un pommeau du même métal De hautes bottes de cuir souple indiquaient qu’il était un cavalier – probablement un chevalier, à en juger par son blason. Halt aurait parié qu’un destrier (sans nul doute à la robe noire, si l’on tenait compte du goût prononcé du guerrier pour cette teinte) était attaché devant l’auberge. Apparemment, l’homme cherchait quelqu’un. Il balaya rapidement l’endroit du regard, sans s’arrêter sur la silhouette imprécise du Rôdeur, en fond de salle. Il finit par apercevoir Horace. Il fronça un peu les sourcils, puis hocha légèrement la tête, comme pour lui-même. Le garçon, captivé par la musique, ne se rendit pas compte que l'homme le regardait attentivement. Mais d’autres que lui s’en étaient aperçus. L’aubergiste et sa femme semblaient sur le qui-vive, s’attendant à ce que la soirée prenne une tout autre tournure. Plusieurs spectateurs montraient des signes de nervosité comme s’ils avaient préféré se trouver ailleurs. Halt passa une main sous la table, où se trouvait son carquois ; son arc était contre le mur, prêt à servir. Il s’empara d’une flèche et la posa devant lui sur la table. La mélodie s’achevait. Cette fois, les clients n’applaudirent pas, et seul Horace se mit à taper dans ses mains avec enthousiasme, avant de s’interrompre brusquement, rouge d’embarras. C’est alors qu’il vit l’homme armé qui se tenait à quelques pas de lui et qui l’observait fixement, comme pour le provoquer. Le garçon se ressaisit et salua le chevalier d’un signe de tête. Halt fut heureux de voir qu’Horace avait eu la présence d’esprit de ne pas se tourner vers lui. Le garçon avait dû deviner qu’un incident désagréable allait arriver et que, s’il restait dans l’ombre, le Rôdeur pouvait venir à son secours. Finalement, l’homme se décida à parler d’une voix grave et rocailleuse. Il était grand, aussi grand qu’Horace, et tout aussi costaud. Ce n’était pas un vulgaire guerrier, de ceux qu’ils avaient rencontrés sur la route, songea Halt. Mais un individu dangereux. — Tu es le Chevalier à la Feuille de chêne ? demanda-t-il avec dans la voix une pointe de dérision. Il parlait bien la langue d’Araluen, avec cependant un net accent gallique. — Je crois que l’on m’appelle ainsi, répondit Horace après avoir marqué une pause. Le chevalier parut réfléchir un instant, puis hocha la tête, les lèvres légèrement retroussées en signe de mépris. — C’est ce que tu croîs ? Penses-tu vraiment pouvoir tromper ton monde ? Pour ma part, je suis convaincu que tu n’es qu’un sale menteur, un chien d’Araluen… je me trompe ? Horace, intrigué, fronça les sourcils. L’homme avait très maladroitement essayé de l’insulter. Pour une raison ou pour une autre, il s’efforçait de déclencher un combat. Et pour le jeune homme, c’était une raison suffisante pour ne pas répondre à la provocation. — C’est comme vous voulez, répliqua-t-il calmement, en affichant une profonde indifférence. Halt avait remarqué que le garçon avait discrètement porté, presque d’instinct, la main à sa ceinture, où son épée pendait d’ordinaire. Mais elle était restée à l’étage, accrochée derrière la porte de leur chambre, Horace n’était armé que de sa dague. Le chevalier avait lui aussi relevé le geste machinal du jeune homme et ses lèvres se déformèrent en un rictus cruel. Il fit un pas en direction de l’apprenti et se mit à l’examiner de plus près encore. Le garçon, mince de taille et manifestement très musclé, avait de larges épaules et dégageait une grâce naturelle et un aplomb qui prouvaient qu’il était un guerrier hors pair. En revanche, sa jeunesse et sa candeur se lisaient sur son visage. Cet adversaire n’avait pas souvent combattu à mort, et, de toute évidence, n’avait pas acquis l’expérience des guerriers sans pitié qui massacrent leurs ennemis. Il avait à peine quelques poils au menton. C’était néanmoins un garçon sans nul doute bien entraîné auquel il valait mieux montrer du respect. Mais il n’y avait rien à craindre de lui. Le chevalier, maintenant qu’il avait suffisamment jaugé le jeune homme, avança à nouveau d’un pas. — Je suis Deparnieux. Il pensait que son nom impressionnerait Horace, mais ce dernier se contenta de hausser les épaules avec bonhomie. — Tant mieux pour vous. Les sombres sourcils se froncèrent davantage. — Je n’ai rien à voir avec ces culs-terreux que tu as eus par la fourberie ou que tes manières canailles ont pu impressionner. Malgré tes viles tactiques, sache que tu ne me prendras pas au dépourvu, comme tu l’as fait avec tant d’autres chevaliers. Il s’interrompit pour voir si ses insultes avaient l’effet escompté, mais Horace, suffisamment malin pour ne pas s’offusquer des paroles de l’homme, haussa une nouvelle fois les épaules. — J’en prends note, soyez-en sûr, répondit-il doucement. Le chevalier fit un autre pas dans sa direction. Il se trouvait maintenant à moins d’un mètre de lui, le visage cramoisi. — Je suis le seigneur de cette province ! hurla-t-il. J’ai déjà tué nombre d’étrangers, d’intrus ou de couards venus d’Araluen, plus qu’aucun autre chevalier de ce pays. Demande-leur si ce n’est pas la vérité ! ajouta-t-il en désignant d’un large geste les villageois assis autour du feu. Il attendit un instant mais personne ne répondit ; il se tourna alors vers eux et les observa d’un air féroce, les mettant au défi de le contredire. Tous baissèrent la tête à contrecœur, en marmonnant qu’il disait vrai. Ses yeux se posèrent à nouveau sur Horace, qui se borna à le regarder d’un air impassible, même si le rouge commençait à lui monter un peu aux joues. — Je vous l’ai déjà dit, répliqua-t-il prudemment, j’en prends note. Les yeux de Deparnieux lancèrent des étincelles. — Et moi, je te répète que tu es un poltron et un voleur, que tu as tué des guerriers de Gallica par la ruse à seule fin de leur dérober leurs armures, leurs chevaux et tout ce qui leur appartient ! conclut-il d’une voix qui grimpa dans les aigus. Un long silence s’installa dans l’auberge. Sans se départir de son calme, Horace finit par répondre : — Je crois que vous faites erreur. Toute l’assistance retint son souffle. — Tu me traites de menteur ? Horace secoua la tête. — Pas du tout. Je dis simplement que vous vous trompez. On vous a apparemment mal informé. — Vous avez entendu ? Il ose me traiter de menteur ! C’est proprement intolérable ! À ces mots, il s’empara de l’un des gantelets rentrés sous sa ceinture, bien décidé à lancer un défi que cette fois, le jeune homme ne pourrait pas refuser de relever ; il jubilait à l’idée de ce qu’il allait faire, et, avant même que quiconque puisse réagir, il avait levé le gantelet et s’apprêtait à gifler la figure du garçon. Mais il ne s’était pas attendu à se le voir soudain arraché des mains par une force invisible ; le gantelet traversa la salle et arrêta sa course sur l’une des poutres de chêne qui soutenait le plafond de l’auberge, où il resta embroché. 21 En définitive, on les séparait, songea Will, voyant qu’on emmenait Cassandra. Elle se retourna, lui lança un dernier regard plein de détresse. Il s’efforça de lui répondre par un grand sourire qu’il voulait encourageant et lui fit au revoir de la main, essayant de prendre un air désinvolte et enjoué, comme s’ils ne se quittaient que pour quelques instants. Il reçut alors un grand coup vigoureux derrière la tête et tituba sur quelques mètres, les oreilles bourdonnantes. — Bouge-toi, esclave ! grogna Tirak, le Skandien qui régnait sur la cour. On va voir si t’as d’bonnes raisons d’sourire comme ça ! Le garçon ne fut pas long à découvrir que ce n’était nullement le cas. Parmi tous les prisonniers, les esclaves travaillant dans la cour effectuaient les besognes les plus désagréables et harassantes. Les esclaves de maison, employés dans les cuisines et les salles à manger, avaient au moins l’avantage de vivre dans des pièces chauffées, même s’ils tombaient peut-être d’épuisement sur leur paillasse en fin de journée. En revanche, les esclaves de la cour étaient assignés à des tâches rebutantes, pourtant nécessaires, exécutées dans un froid cuisant : couper du bois, dégager les sentiers enneigés, vider les latrines et se débarrasser des déjections, nourrir et abreuver les bêtes ou encore nettoyer les étables. Quand les efforts fournis les laissaient tout transpirants, leurs habits suants l’humidité gelaient à même le corps. Ils dormaient dans une vieille grange délabrée, exposée à tous les vents. Chaque esclave recevait une mince couverture ne suffisant pas à les protéger des températures nocturnes, qui tombaient bien en dessous de zéro. Ils se recouvraient alors de vieux sacs, de chiffons ou de tout ce qui pouvait leur tomber sous la main, des objets qu’ils volaient ou mendiaient à leurs maîtres et qu’ils se disputaient entre esclaves. Dès les premiers jours, Will aperçut plusieurs hommes meurtris et blessés qui s’étaient sauvagement battus pour quelques haillons, et comprit que cette existence n’était pas seulement déplaisante, mais aussi franchement dangereuse. Le fonctionnement hiérarchique adopté par les Skandiens jouait en leur défaveur. Officiellement, Tirak était responsable de la cour, mais il déléguait son autorité au Comité, une poignée d’individus corrompus, esclaves depuis des années, qui ne se déplaçaient qu’en bande et qui avaient droit de vie ou de mort sur leurs compagnons. Tirak leur octroyait une part de son autorité et quelques privilèges – de la nourriture et des couvertures supplémentaires – en échange de quoi ces brutes étaient chargées de faire régner l’ordre, de répartir le travail et d’organiser les corvées. Les esclaves obéissants se voyaient assignés aux tâches les moins ingrates. Mais ils réservaient les travaux les plus risqués, dans le froid et l’humidité, à ceux qui opposaient des résistances. Tirak ne se souciait pas des abus que ces hommes pouvaient commettre car les esclaves qui lui étaient confiés ne lui importaient guère ; il savait qu’on pouvait les remplacer si besoin et il menait une existence beaucoup plus tranquille en se servant du Comité pour asseoir son autorité. Si l’un des captifs se révoltait, il pouvait bien être tué ou mutilé, il s’en moquait éperdument. En conséquence, rien d’étonnant à ce que Will, vu son tempérament, se retrouve vite en conflit avec le Comité ; un premier incident eut lieu alors qu’il n’était là que depuis trois jours. Il venait de couper du bois pour le feu et tirait derrière lui un lourd traîneau sur la mince couche de neige qui avait commencé de fondre. Il transpirait dans ses vêtements humides et savait qu’il allait se mettre à grelotter de froid dès qu’il arrêterait de fournir des efforts. Les maigres rations qu’on leur distribuait ne l’aidaient pas à se réchauffer et, jour après jour, il sentait ses forces faiblir. Presque courbé en deux, il traversa la cour en traînant sa charge puis s’arrêta près des cuisines, où d’autres esclaves allaient venir chercher les bûches qui serviraient à alimenter les énormes fourneaux. Quand il se redressa, la tête lui tourna un peu. À cet instant, il entendit des voix venant de derrière une remise – l’une lançait des jurons tandis que la seconde gémissait de douleur. Intrigué, il laissa là son traîneau et alla voir se qui se passait. Un garçon maigre et en haillons se tenait recroquevillé sur le sol tandis qu’un jeune homme costaud, plus vieux que lui, le fouettait avec une corde. — J’m’excuse, Egon ! pleurait la victime. J’savais pas qu’il était à toi ! Ils étaient tous deux des esclaves, mais le plus grand, qui devait avoir une vingtaine d’années, paraissait bien nourri et chaudement habillé, en dépit des guenilles tachées qui lui tenaient lieu de vêtements. L’apprenti Rôdeur n’avait pas encore vu d’esclaves plus âgés que lui dans la cour ; il avait deviné, non sans angoisse, que les captifs survivaient rarement au-delà. — T’es qu’un voleur, Ulrich ! J’vais l’apprendre à toucher à mes affaires ! Sa corde retomba furieusement sur le visage de sa victime, déjà bien tuméfié ; quand un nouveau coup lui entailla la joue, juste au-dessous de l’œil, et que du sang se mit à couler, Ulrich poussa un hurlement et essaya de couvrir sa tête de ses bras nus, mais son persécuteur continua de le frapper de plus belle. Will ne pouvait plus se contenter d’assister à ce spectacle. Il fit un pas en avant et, tandis qu’Egon rabattait la corde vers l’arrière afin de fouetter à nouveau le garçon, il s’empara d’une de ses extrémités et la tira vers lui. Egon perdit l’équilibre, chancela et dut lâcher son fouet. Stupéfait, il se retourna pour voir qui avait eu l'audace de l’interrompre. Il s’attendait à voir Tirak ou un autre Skandien ; hormis ces deux-là, personne n’aurait osé se mêler des affaires d’un membre du Comité. À sa grande surprise, il se retrouva face à un garçon mince et de petite taille qui semblait avoir seize ans. — Il a eu son compte, dit Will en jetant la corde dans la neige fondue. L’autre, furieux, fit mine de s’avancer. Il était lourd et musclé et avait la ferme intention de châtier cet imprudent garçon qu’il ne connaissait pas. Mais quelque chose dans le regard sans peur et l’allure déterminée de l’apprenti Rôdeur l’arrêta. L’esclave comprit alors qu’il avait affaire à un nouveau qui paraissait encore en assez bonne forme, prêt à se battre. Un adversaire de taille, contrairement au malheureux Ulrich. — J’m’excuse, pleurnichait le gamin dépenaillé, qui rampa jusqu’à Egon et posa sa tête contre ses bottes usées. J'le f'rai plus ! Son persécuteur le repoussa d’un coup de pied et le garçon en profita pour s’enfuir. À peine l’esclave du Comité se rendit-il compte de son départ. L’air furibond, il plissa les yeux et fixa Will. Il n’allait pas être facile d’en faire une victime, songea-t-il, mais les moyens ne manquaient pas pour mater les fortes têtes. — Comment tu t’appelles ? demanda-t-il d’une voix basse et enragée. — Mon nom est Will. Egon hocha lentement la tête. — J’m’en souviendrai, lui promit-il. Le lendemain, Will était de corvée au puits, l’une des tâches que les esclaves redoutaient le plus. La réserve en eau douce d’Hallasholm provenait d’un large puits situé au centre de la place, face à la demeure de Ragnak. À la saison froide, si on le laissait sans surveillance, la surface de l’eau gelait. Les Skandiens avaient donc installé deux grandes pagaies de bois qui permettaient de remuer l’eau et de briser la glace avant qu’elle ne se solidifie vraiment. Il s’agissait d’une besogne accablante, car il fallait sans relâche soulever les manivelles qui activaient les pagaies. Personne ne tenait bien longtemps à ce poste, dans le froid et l’humidité. En arrivant au puits, Will avait fait un signe de tête en direction de l’autre esclave, mais ce dernier n’avait pas répondu à son salut. Depuis, ils travaillaient dans un silence que seuls leurs gémissements rompaient. Le garçon avait sué à la tâche une partie de la matinée mais il se sentait déjà épuisé ; à force de soulever la manivelle dont l’usure témoignait du nombre d’esclaves – désormais morts et enterrés – qui s’y étaient succédé, chacun des muscles de ses bras, de son dos et de ses jambes lui faisait mal. Cela faisait à peine quelques minutes qu’il avait remué l’eau du puits mais une fine couche de glace se reformait déjà à la surface. Il remit en mouvement les pagaies qui allaient et venaient d’un côté à l’autre du réservoir. Soudain, une lourde ceinture de cuir retomba sèchement en travers de ses épaules. Il l’entendit claquer mais son corps était si engourdi par le froid que le coup ne lui laissa aucune sensation cuisante. — Plonge-les plus profond ! grogna le contremaître. L’eau va g'ler par en d’ssous si tu les laisses à la surface ! En gémissant, Will se hissa sur la pointe des pieds et planta sa pagaie dans l’eau glaciale, un mouvement qui fit jaillir une gerbe de gouttelettes qui l’éclaboussèrent. Il était quasiment impossible de ne pas se mouiller et le garçon était déjà trempé jusqu’aux os ; aussi, lors des courtes pauses qui lui étaient accordées, ses vêtements humides absorbaient toute la chaleur de son corps qui était alors pris de tremblements. Rien ne l’effrayait davantage que ces irrépressibles frissons, qui lui donnaient l’impression d’avoir perdu le contrôle de son propre corps. Il claquait des dents, ses mains transies étaient agitées de petits spasmes et il ne pouvait rien n’y faire. La seule façon de se réchauffer était de reprendre le travail. La corvée s’acheva enfin. Même les Skandiens reconnaissaient qu’on ne pouvait s’occuper du puits plus de quatre heures d’affilée. Éreinté, Will retourna vers la grange d’un pas chancelant. En entrant, il trébucha et tomba sur le sol. À bout de forces, il n’eut pas le courage de se relever et c’est en rampant qu’il regagna le coin où il dormait, impatient de retrouver le confort bien dérisoire de sa mince couverture. Il laissa soudain échapper un cri rauque et désespéré. La couverture avait disparu ! En sanglotant, il se recroquevilla sur la terre froide. Il remonta ses genoux vers sa poitrine et les enveloppa de ses bras pour essayer de conserver le peu de chaleur qui lui restait. Il repensa à sa cape de Rôdeur, qu’il avait perdue quand Erak et ses hommes l’avaient capturé et se mit à frissonner de plus belle ; son corps s’abandonnait au froid qui avait pénétré sous sa peau, s’enfonçait dans sa chair et atteignait le tréfonds de son être. Plus rien n’existait, hormis ce froid ; tout se réduisait à cette intolérable sensation à laquelle il était impossible d’échapper. C’est alors qu’il sentit quelque chose de rugueux se poser sur sa joue. Il rouvrit les yeux et vit quelqu’un qui se penchait vers lui et recouvrait son corps tremblant d’un sac de toile rêche et grossière. Une voix lui parla à l’oreille : — Reprends-toi, mon ami. Sois fort maint’nant. C’était un esclave de haute taille, barbu et hirsute. Mais Will remarqua d’abord ses yeux, chargés d’une bienveillante compassion. Le garçon ramena la couverture de fortune sous son menton. — J’ai entendu parler de c’que t’as fait pour aider Ulrich, lui confia son bienfaiteur. Si on veut survivre ici, y faut qu’on s’serre les coudes. Au fait, mon nom, c’est Handel. Will essaya de lui répondre mais ses dents claquaient si fort qu’il n’y parvint pas. — Tiens, prends ça, lui dit l’homme, en jetant quelques coups d’œil autour de lui pour s’assurer que personne ne les observait. Ouvre la bouche. Le garçon se força à desserrer les dents, entre lesquelles Handel glissa quelque chose qui ressemblait à une petite poignée d’herbes sèches. — Mets ça sous ta langue, chuchota l’esclave, et laisse fondre. Tu vas t’sentir mieux. Will obéit et, au bout de quelques instants, une prodigieuse vague de chaleur l’envahit, qui le délivra enfin de ses souffrances, et se répandit régulièrement dans son corps, jusqu’au bout des doigts et des orteils. Il n’avait jamais rien connu d’aussi merveilleux. Ses tremblements s’atténuèrent petit à petit et ses muscles tendus se relâchèrent. Il éprouvait une délicieuse impression d’apaisement et de bien-être. Il leva les yeux vers Handel, qui souriait en hochant la tête. Son regard sympathique et réconfortant l’incita à penser que tout allait s’arranger. — Que m’as-tu donné ? demanda-t-il tout en continuant de mâchonner la petite boulette qui se mêlait à sa salive. — Juste un peu d’pavot, lui dit l’homme avec douceur. Ça nous aide à rester en vie. Pendant ce temps, depuis un recoin sombre de la grange, Egon, un sourire aux lèvres, observait les silhouettes de Will et de Handel. Ce dernier avait bien fait son travail. 22 Le chevalier lança un affreux juron. Il jeta d’abord un coup d’œil discret à la poutre dans laquelle la flèche qui avait emporté le gantelet était allée se ficher, puis fit brusquement volte-face pour voir qui avait bien pu tirer. C’est alors qu’il remarqua une silhouette assise dans la pénombre, au fond de la salle. Et tandis que l’homme se levait de table pour s’avancer vers lui, Deparnieux vit distinctement l’arc, sur lequel une autre flèche était déjà encochée. La corde n’était pas tendue, mais le chevalier avait déjà eu un aperçu de la dextérité de cet adversaire. Il avait compris qu’il se trouvait face à un maître archer, capable d’armer son arc et de décocher ses traits en un clin d’œil ; il jugea préférable de rester immobile et de réprimer sa sourde colère. — C’est fort regrettable, déclara Halt, mais Messire Horace de l'Ordre du Chêne est indisposé. Il souffre d’une blessure au bras gauche et se trouve par conséquent dans l'incapacité de répondre à la sympathique invitation que vous étiez sur le point de lui lancer. Le Rôdeur s’était rapproché et Deparnieux distinguait mieux les traits de son visage. Sévère et barbu, le regard froid et farouchement déterminé, l'homme avait tout d’un combattant aguerri. Le chevalier comprit aussitôt qu’il devait se méfier de lui. L’un des spectateurs laissa échapper un petit gloussement discret et le chevalier ne put s’empêcher de bouillir de rage. Il jeta un œil sur celui qui venait de rire ainsi et aperçut un menuisier, qui avait penché la tête pour dissimuler son visage réjoui. Il n’oublierait pas ce visage. En attendant, il s’efforça de sourire. — Quel dommage ! s’exclama-t-il. J’espérais pouvoir échanger quelques passes amicales avec ce jeune chevalier ; dans un esprit de franche camaraderie, il va de soi. — Bien évidemment, répliqua calmement Halt. Mais comme je viens de vous l’expliquer, nous ne pouvons répondre à votre demande ; d’ailleurs, nous sommes en voyage et la quête qui nous occupe est assez urgente. Très courtoisement, le chevalier releva les sourcils d’un air interrogateur. — C’est vrai ? Sans indiscrétion, où comptez-vous donc vous rendre en compagnie de votre jeune maître ? Souhaitant voir quelle pourrait être la réaction de l’archer, il avait jugé bon de parler du « jeune maître ». Car s’il y avait un maître ici, ce n’était manifestement pas le garçon. Il espérait ainsi humilier l’homme et peut-être l’inciter à commettre une erreur. Mais cet espoir fut de courte durée. Il remarqua la faible lueur amusée qui éclaira les yeux de l’archer – ce dernier avait saisi qu’il s’agissait d’un stratagème et n’avait pas l’intention de se laisser berner. — Oh, ici et là, répondit Halt d’un air vague. Notre mission ne saurait intéresser un seigneur aussi prestigieux que vous. Son ton laissait clairement entendre qu’il refuserait de répondre aux questions concernant de près ou de loin leur voyage ou leur destination finale. Le Rôdeur, se rappelant que son compagnon se trouvait encore à portée d’épée du chevalier, ajouta : — Messire Horace, pourquoi ne pas vous asseoir là, de ce côté, afin de reposer un peu votre bras ? Le jeune guerrier le dévisagea d’un air étonné avant de comprendre où le Rôdeur voulait en venir ; il s’écarta de Deparnieux et prit place devant l’âtre. L’auberge était maintenant plongée dans le silence. Les gens du village observaient les deux hommes qui s’affrontaient du regard, en se demandant comment cette situation, apparemment sans issue, allait se résoudre. Seuls Halt et Deparnieux savaient que le second essayait d’évaluer ses chances de dégainer et de frapper l’archer avant que ce dernier puisse décocher sa flèche. Mais le chevalier, qui hésitait encore, rencontra le regard inébranlable du Rôdeur. — À votre place, je ne tenterais rien, lui dit doucement celui-ci. Le chevalier prit conscience que, même s’il agissait aussi rapidement qu’il en était capable, son adversaire se montrerait plus vif encore. Il inclina alors légèrement la tête en signe de soumission, s’obligea à sourire puis salua Horace d’un air moqueur. — Peut-être une autre fois, Messire Horace, lança-t-il d’un ton détaché. Il me tarde de pouvoir combattre contre vous, en toute amitié… Vivement que vous soyez guéri… Le garçon jeta un bref coup d’œil vers son compagnon plus âgé. — Une autre fois, peut-être, finit-il par répondre. Deparnieux lança un léger sourire à la cantonade, puis se dirigea vers la sortie. Il s’arrêta sur le seuil et se retourna une dernière fois, cherchant Halt du regard. Le message muet qu’il lui adressa fut clair : A bientôt, mon ami. A très bientôt. Dès que la porte se fut refermée derrière lui, l’assistance poussa un énorme soupir de soulagement. Presque aussitôt, un brouhaha de conversations emplit à nouveau la salle. Les musiciens, estimant qu’il était trop tard pour se remettre à jouer, rangèrent leurs instruments et acceptèrent avec gratitude les boissons que leur apportait une servante. Horace s’avança jusqu’à la poutre dans laquelle le gantelet du chevalier était cloué. Il tira sur l’empenne et dégagea l’objet, qu’il laissa tomber sur une table, puis rendit sa flèche à Halt. — À quoi tout cela rimait-il ? demanda-t-il, un peu essoufflé. Le Rôdeur le conduisit à leur table et se rassit dans l’ombre, sans oublier de reposer son arc contre le mur. — C’est la rançon de la gloire… Apparemment, notre ami Deparnieux contrôle cette région et tu représentes pour lui un danger potentiel. Il est donc venu jusqu’ici pour t’éliminer. Horace, stupéfait, secoua la tête. — Mais… Pourquoi ? Je ne lui ai jamais cherché querelle. L’aurais-je offensé, sans m’en rendre compte ? Si c’est le cas, je n’en avais pas l’intention. Halt hocha la tête d’un air grave. — Là n’est pas la question. Il se moque bien de toi. Il a simplement saisi cette occasion afin d’asseoir son autorité. — Mais pour quoi faire ? — Afin de bien montrer que nul autre que lui détient le pouvoir dans le coin. La plupart du temps, les gens de son espèce gouvernent par la terreur. Ainsi, quand un jeune chevalier réputé pour son habileté arrive dans son fief, un homme comme Deparnieux en tire avantage. Il provoque un combat, tue l’intrus et cela profite à sa propre renommée. Après ça, les gens le craignent davantage et sont encore moins disposés à remettre en cause sa puissance. Tu comprends ? Le garçon hocha lentement la tête. — Ce n’est pas ainsi qu’est censé se comporter un chevalier, fit-il observer, déçu. — C’est pourtant comme ça dans ce pays, répondit Halt. 23 Erak, membre du Conseil des Jarls présidé par Ragnak, regagnait Hallasholm après une absence de quelques semaines. Il passa le portail de la demeure de l’Oberjarl en sifflotant, satisfait d’avoir parfaitement rempli sa mission. L’intendant l’avait envoyé à l’extrême sud du pays, enquêter dans un village dont le chef ne semblait pas s’acquitter correctement de l’impôt. Rien qui puisse éveiller les soupçons sur le court terme, mais il manquait un peu plus d’argent chaque année. Seul un esprit aussi pointilleux que celui de Borsa avait pu le détecter et se rappeler que cela avait commencé depuis que les villageois avaient élu un nouveau chef. Aussi, flairant quelque chose de louche, il avait chargé Erak d’aller se renseigner sur place et de convaincre ce chef qu’il valait mieux se montrer honnête quand il s’agissait de payer Ragnak. À dire vrai, Erak avait une vision bien limitée de la façon dont se menait une enquête : au petit matin, il s’était contenté de réveiller le malheureux chef du village en l’attrapant par la barbe, puis de menacer de lui fendre le crâne avec sa hache d’armes s’il ne se décidait pas à rapidement rembourser ce qu’il devait à l’Oberjarl. Une technique brutale, mais extrêmement efficace. Le chef avait promptement rendu les sommes détournées. Par le plus pur des hasards, le Jarl entra dans la cour au moment même où Will s’avançait d’un pas chancelant, une pelle à la main, s’apprêtant à aller déneiger les sentiers après une nuit d’intempéries. Un court instant, Erak ne reconnut pas la silhouette décharnée et vacillante qui passait devant lui. Mais cette tignasse brune, même sale et hirsute, lui semblait familière… Il s’arrêta pour l’examiner de plus près. — Par tous les Dieux des ténèbres ! marmonna-t-il. C’est toi, gamin ? Le garçon se tourna vers lui mais son regard était vide, indifférent. Il avait réagi au son de la voix mais ne paraissait pas se souvenir de l’homme qui lui avait adressé la parole. Tandis qu’il observait l’imposant Skandien de ses yeux ternes et rougis, une vague de tristesse submergea Erak. Il voyait là tous les signes d’une accoutumance au pavot, une plante qui servait à contrôler les esclaves de la cour. Nombre d’entre eux mouraient des effets combinés du froid, de la malnutrition et de la perte de volonté que l’on attribuait à cette drogue. Ceux qui en étaient dépendants n’attendaient plus rien de la vie, n’envisageaient plus d’avenir. Ainsi, sans plus d’espoir auquel se raccrocher, il leur était impossible de reprendre courage. Plus que les privations, c’était cette herbe qui les tuait sur le long terme. Voir ce garçon tombé si bas ébranla le Jarl. Ses yeux, par le passé pleins de bravoure et de détermination, n’exprimaient plus la moindre émotion. Will resta là quelques secondes, attendant qu’on lui donne un ordre. L’espace d’un instant, un vague souvenir remonta faiblement à la surface de son esprit. Le visage et la voix de cet homme lui disaient quelque chose, mais la drogue avait si bien engourdi son esprit que faire fonctionner sa mémoire lui demandait trop d’efforts ; il haussa légèrement les épaules et, d’un pas traînant, se détourna. Après quelques minutes de dur labeur, il serait trempé de sueur, ses vêtements gèleraient sur lui et le froid le saisirait une nouvelle fois. Il connaissait bien cette sensation maintenant, Une compagne de chaque instant. Une souffrance à laquelle s’ajoutait l’insatiable désir de sa prochaine ration d’herbe – son seul moment de réconfort à venir. Erak observa les gestes maladroits de l’apprenti Rôdeur, qui se mettait lentement au travail. Il lança un juron dans sa barbe et s’éloigna. D’autres esclaves, affectés au puits, avaient déjà commencé leur journée et brisaient l’épaisse couche de glace qui s’était formée à la surface de l’eau durant la nuit. Il passa rapidement devant eux, en leur portant à peine un regard. Il ne sifflotait plus. Deux jours plus tard, Cassandra apprit que le Jarl Erak la convoquait dans ses quartiers. Il était déjà tard quand elle étala sa couverture sur les joncs bien durs qui lui servaient de couche et s’y écroula, soulagée après une journée harassante. Elle était parvenue à s’approprier un coin proche des grands fours, où elle dormait bien au chaud – mais pas au point de cuire. Elle posa sa tête sur son oreiller, une petite bûche roulée dans une vieille tunique, et resta à l’écoute des bruits qui venaient des autres esclaves : les quelques quintes de toux. Inévitables à cette saison quand on vivait en Skandie et le murmure des conversations, le soir étant l’un des rares moments où les esclaves étalent libres de discuter un peu, même si la jeune fille était généralement trop fatiguée pour en profiter. Elle entendit soudain qu’on l’appelait et se rassit en gémissant. Une femme de chambre circulait entre les rangées de corps allongés, se penchant de temps en temps pour secouer une épaule et demander si quelqu’un savait où elle pourrait trouver l’esclave d’Araluen. Mais la vie que menaient les esclaves ne les incitait pas à nouer de nouvelles amitiés et tous se contentaient de la regarder d’un air blasé ou bien de secouer la tête avec indifférence. — Par ici ! s’écria Cassandra. La femme de chambre se fraya prudemment un passage entre les paillasses pour la rejoindre. — Tu dois v’nir avec moi, dit-elle d’une voix pompeuse. Les esclaves affectés aux pièces d’habitation se considéraient supérieurs aux vulgaires esclaves qui travaillaient dans les cuisines, une espèce qui vivait entourée de marmites graisseuses, au milieu de souillures de vin et de nourriture. — Où ça ? — Où on t’dira d’aller, rétorqua-t-elle avec mépris. Mais voyant que la jeune fille ne faisait pas mine de se lever, elle ajouta : — Sur ordre du Jarl Erak. Elle n’avait, après tout, aucun pouvoir sur les esclaves qui travaillaient aux cuisines, même si elle s’imaginait être au-dessus d’eux. Les Skandiens, eux, ne faisaient aucune différence : un esclave restait un esclave, quelle que soit son affectation et, hormis les membres du Comité qui dirigeaient la cour, ils se ressemblaient tous. Ces mots parurent éveiller la curiosité des voisins de Cassandra. Il n’était pas rare qu’un officier skandien recrute l’une des plus jolies esclaves de la maison afin d’en faire sa servante attitrée. Cassandra se redressa et plia soigneusement sa couverture, qu’elle laissa sur la paillasse pour qu’on ne lui prenne pas sa place, puis suivit la femme de chambre. La demeure de Ragnak ressemblait au terrier d’un lièvre – un dédale de couloirs et de pièces qui partaient de la grande salle à manger et où l’Oberjarl réglait les affaires courantes. La femme conduisit Cassandra le long de corridors mal éclairés et bas de plafond, jusqu’à ce qu’elles parviennent à un passage sans issue, où l’esclave lui indiqua la dernière porte. — C’est là, dit-elle. J’te conseille de frapper avant d’entrer. Puis elle tourna les talons et s’éloigna à la hâte. Cassandra hésita un instant, puis se décida à cogner sur la porte de chêne. — Entre. Elle reconnut aussitôt cette voix sonore, habituée à se faire entendre des rameurs. Erak n’en modifiait apparemment jamais le volume. Elle souleva le loquet et entra. Les appartements du Jarl, une pièce principale et une chambre dissimulée derrière un rideau de laine, étaient rudimentaires. Un petit feu, autour duquel on avait disposé quelques chaises de bois, suffisait à chauffer agréablement les lieux. Une tapisserie de grande valeur, qui devait provenir d’une des excursions d’Erak en terre gallique, recouvrait le sol. Quand elle vivait au Château d’Araluen, Cassandra avait souvent vu des ouvrages similaires que l’on devait aux artisans de la Vallée de Tierre. Ces tapis brodés, qui nécessitaient entre dix et vingt ans de travail, coûtaient une petite fortune, mais elle se doutait qu’Erak n’avait pas dû payer celui qu’il possédait. Installé devant la cheminée, le Jarl lui fit signe d’approcher et lui désigna une table basse placée au centre de la pièce, sur laquelle se trouvaient une cruche et des verres. — Viens ici, jeune fille. Sers-nous du vin et assieds-toi. Nous d’vons parler. Elle le rejoignit d’un pas hésitant, remplit deux gobelets, en tendit un au Skandien, puis prit place face à lui, juchée sur le bord sur sa chaise, sur ses gardes. Le Jarl l’observa attentivement, une lueur de tristesse dans le regard, puis agita la main dans sa direction. — Bois donc et détends-toi. Personne va t’faire de mal – surtout pas moi. Du bout des lèvres, elle but une petite gorgée et fut étonnée de trouver le vin succulent. Erak, qui la fixait toujours, vit qu’elle n’avait pu réprimer sa surprise. — Tu sais donc reconnaître un bon cru ? J’en ai récupéré une pleine barrique l’année dernière, sur un navire florentin. Pas mauvais, non ? La jeune fille acquiesça. Elle se sentait à présent un peu plus à son aise, d’autant qu’une agréable sensation de chaleur se répandait dans tout son corps. Elle n’avait plus bu une goutte d’alcool depuis des mois et songea qu’elle devait surveiller sa langue, de façon à ne pas commettre d’impairs. Elle attendit donc que le Skandien prenne la parole. Il semblait pourtant hésiter, comme s’il ne savait pas par où commencer. Cet intolérable silence se prolongea tant et tant qu’elle s’impatienta. Ils n’allaient pas rester assis là toute la nuit sans rien se dire ! — Pour quelle raison m’avez-vous fait venir ? Erak, qui jusqu’alors avait gardé les yeux rivés sur les flammes qui dansaient dans l’âtre, releva la tête et la dévisagea d’un air stupéfait. Il ne devait pas avoir l’habitude d’entendre une esclave s’adresser directement à lui, pensa-t-elle. Lentement, un sourire se forma sur les lèvres de l’homme et elle en fut déconcertée. Elle songea alors que, dans d’autres circonstances, elle aurait fini par apprécier ce pirate skandien. — Sûrement pas pour c’que tu crois, lui répondit-il. Et avant même qu’elle puisse l’interrompre, il reprit, comme pour lui-même : — Mais il faut bien que quelqu’un règle cette histoire, et j’pense que t’es la seule à pouvoir t’en charger. — Quelle histoire ? De quoi voulez-vous parler ? Il lui sembla qu’Erak venait de prendre une décision. Il poussa un profond soupir, vida son gobelet d’un trait, avant de poser ses coudes sur ses genoux et de pencher vers elle son visage barbu et anguleux. — Est-ce que t’as vu ton ami ces derniers temps ? Le jeune Wiîl ? Cassandra baissa les yeux. Elle l’avait vu, effectivement. Ou plutôt, elle avait aperçu l’ombre trébuchante et hébétée qu’il était devenu. Quelques jours plus tôt, alors qu’il travaillait devant la porte des cuisines, elle lui avait apporté à manger. Il lui avait arraché le pain des mains et l’avait dévoré devant elle, comme une bête. Mais quand elle avait essayé de lui parler, il s’était contenté de la regarder silencieusement. Il avait suffi de deux semaines à peine pour qu’il oublie qui elle était ; tous ses souvenirs de Halt, de la petite chaumière à l’orée du bois ou du Château de Montrouge s’étaient effacés de sa mémoire, ainsi que les événements décisifs qui s’étaient déroulés dans les Plaines d’Uthal, quand l’armée du Roi Duncan avait vaincu les régiments wargals de Morgarath. Tout ce qu’il avait vécu jusqu’ici aurait très bien pu avoir eu lieu sur une autre planète. À présent, son être tendait à une seule et une unique chose : sa prochaine ration de pavot, qui occupait toutes ses pensées. Une vieille esclave avait assisté de loin à la dernière rencontre de Cassandra et de Will. Quand la jeune fille était rentrée dans les cuisines, elle lui avait dit doucement : « Oublie ton ami. La drogue a déjà fait des ravages. C’est comme s’il était déjà mort ! » — Oui, je l’ai vu, répondit-elle à voix basse. — J’y suis pour rien ! répliqua le Jarl, soudain furieux. Pour rien du tout ! L’intensité de sa colère surprit Cassandra. — Crois-moi, jeune fille, j’déteste cette fichue drogue. J’ai déjà vu c’que cette herbe faisait subir aux gens et personne mérite de vivre ça. Il semblait sincère et voulait visiblement la convaincre de sa bonne foi. — Je vous crois, dit-elle en hochant la tête. Erak se leva et se mit à arpenter la petite pièce à grandes enjambées – il avait besoin de bouger, comme si cela avait pu le soulager de la fureur qui s’était emparée de lui depuis l’instant où il avait croisé Will dans la cour. — Un garçon comme lui, c’est un guerrier. Il est p’t-être haut comme trois pommes, mais il possède le courage d’un véritable Skandien ! — C’est un Rôdeur, dit calmement Cassandra. — Parfaitement. Et il vaut mieux qu’ça. Cette satanée drogue ! J’comprends pas pourquoi Ragnak l’autorise. Il s’interrompit durant un long moment, tâchant de se calmer. Puis il se tourna vers elle. — Je veux qu’tu saches que j’ai tout fait pour qu’vous soyez pas séparés. J’savais pas que Borsa l’enverrait travailler dans la cour. Cet homme sait absolument pas comment on doit traiter un ennemi valeureux. J’aurais dû m’y attendre. Borsa, c’est pas un guerrier, il passe sa vie à compter des sacs de grain. — Je vois, dit prudemment la jeune fille, qui n’était pas sûre de comprendre où il voulait en venir. Le Jarl, paraissant en proie à des pensées contradictoires, la regarda attentivement. — Personne survit dans la cour, ajouta-t-il doucement, presque pour lui-même. À ces mots, Cassandra eut l’impression qu’une main glaciale lui étreignait le cœur. — Et dans un cas pareil, c’est à nous d’faire quelque chose. Elle le dévisagea d’un air ébahi. — Qu’avez-vous en tête, exactement ? Elle espérait, contre toute attente, avoir compris où cette conversation les menait. Le Skandien attendit une seconde ou deux, semblant sur le point de prendre une décision irrévocable. — Vous allez vous évader. Tu vas l’emmener avec toi et moi, j’vais vous aider. 24 Les deux voyageurs passèrent une nuit agitée, montant la garde à tour de rôle. Ils se méfiaient du seigneur Deparnieux, qui profiterait peut-être de l’obscurité pour revenir en douce. Il s’avéra pourtant que leurs craintes n’étaient pas fondées, car le chevalier ne donna aucun signe de vie. Le lendemain matin, tandis qu’ils sellaient leurs chevaux dans l’étable située à l’arrière de la maison, l’aubergiste, l’air anxieux, s’approcha de Halt. — Je mentirais, Messire, si j’affirmais être déçu de vous voir quitter mon auberge, envoya-t-il d’un ton désolé. Halt, qui ne lui en tenait pas rigueur, lui tapota l’épaule. — Je comprends votre position, mon ami. J’ai bien peur que nous n’ayons pas su nous faire apprécier de la brute qui vous tient lieu de seigneur. L’aubergiste jeta des coups d’œil angoissés de tous côtés avant d’acquiescer ; il craignait apparemment qu’un observateur puisse surprendre ses propos déloyaux pour les rapporter ensuite à Deparnieux. Halt se doutait que de tels incidents survenaient régulièrement dans la petite ville. De même, il était ennuyé pour ce menuisier qui avait ri la veille au soir – une insolence que le chevalier n’avait pas manqué de remarquer. — Il est vraiment cruel, c’est sûr, reconnut le vieil homme à voix basse. Mais, qu’est-ce que des gens comme nous pourraient bien faire contre lui ? Il a avec lui une petite armée et nous ne sommes que des marchands, pas des guerriers. — Nous aimerions pouvoir vous aider, dit le Rôdeur, mais nous devons poursuivre notre route. Il marqua un léger temps d’arrêt, puis demanda innocemment : — Est-ce que le bac qui se prend à Sourges fait la traversée tous les jours ? Sourges, une ville en bord de rivière, était située à l’est, à une vingtaine de kilomètres de là. Halt et Horace se dirigeaient vers le nord, mais le Rôdeur, convaincu que Deparnieux reviendrait à l’auberge afin d’en savoir plus sur la direction qu’ils auraient prise, savait aussi que l’aubergiste ne dissimulerait rien au chevalier – et il ne lui en voulait pas. — Oui, Messire, le bac circule encore en cette saison. Ce n’est que le mois prochain, quand la rivière va geler, que les voyageurs devront emprunter le pont de Colpennières. Halt enfourcha lestement sa monture. Déjà en selle, Horace avait en main les brides des chevaux capturés les jours précédents. Après l’incident de la veille au soir, ils avaient décidé qu’il serait plus sage de quitter la ville aussi rapidement que possible. — On prendra donc le bac, dit Halt d’une voix bien forte. La route bifurque à quelques kilomètres d’ici, je crois ? L’aubergiste acquiesça de nouveau. — Exactement, Messire. Au premier carrefour que vous rencontrez, prenez à droite, c’est le chemin qui mène à Sourges. Halt le salua de la main, donna un petit coup de genou dans le flanc d’Abelard puis sortit de l’étable, Horace à sa suite. Ils chevauchèrent à un rythme soutenu. En arrivant au carrefour, ils ne prirent pas à droite mais continuèrent tout droit, vers le nord. Rien n’indiquait qu’ils étaient poursuivis, mais une troupe en armes aurait parfaitement pu se dissimuler dans les collines boisées environnantes. Halt n’avait pas l’esprit tranquille : Deparnieux, qui connaissait la région, voyageait peut-être sur une route parallèle à la leur ; peut-être cherchait-il à les dépasser afin de leur tendre une embuscade un peu plus loin. Ils furent donc plutôt déçus quand, en milieu d’après-midi, ils arrivèrent en vue d’un petit pont, devant lequel les attendait un chevalier qui leur barrait le passage, et qui allait certainement leur demander de payer tribut ou les défier en combat singulier. Juché sur un cheval alezan squelettique, il ne ressemblait en rien au seigneur de l’auberge. Son surcot en haillons, couvert de boue, avait dû être jaune par le passé, son armure de mailles avait été rapiécée en plusieurs endroits et sa lance, nettement tordue sur un tiers de sa longueur, semblait avoir été grossièrement taillée dans un arbrisseau. En guise d’armoiries, son bouclier arborait une tête de cochon – un blason qui convenait à un homme aussi décati, loqueteux et crasseux que lui. Halt et Horace s’arrêtèrent pour l’observer. Le Rôdeur soupira d’un air las. — Ça commence sincèrement à me fatiguer, marmonna-t-il. Il se saisit de son arc. — Attendez un peu, Halt, rétorqua le jeune homme. D’un mouvement d’épaule, il défit son bouclier qu’il portait accroché dans le dos et l’enfila à son bras gauche. — Pourquoi est-ce que je ne lui montrerai pas mon blason ? On verra s’il se décide à partir de lui-même. Halt jeta un regard mauvais au va-nu-pieds qui leur faisait face, et hésita à encocher une flèche sur son arc. — D’accord, répondit-il à contrecœur. Mais nous lui laissons une seule et unique chance. Et ensuite, je le transperce d’une flèche. J’en ai pardessus la tête de ces gens-là ! Il se réinstalla nonchalamment sur sa selle tandis qu’Horace partait à la rencontre du chevalier, qui n’avait pas prononcé un seul mot ; un silence plutôt inhabituel. En général, les guerriers qu’ils croisaient étaient si empressés de lancer leur défi, qu’ils agrémentaient fréquemment leurs propos de « Hé, gredin ! », de « En garde, messire chevalier ! » ou d’autres âneries du même acabit. Le Rôdeur prit subitement conscience qu’il se passait quelque chose d’anormal et, soudain sur le qui-vive, il rappela le jeune guerrier qui avait déjà parcouru une vingtaine de mètres au trot. — Horace ! Reviens ! C’est un… Mais avant qu’il puisse achever sa phrase, un filet tomba d’un chêne dont les branches passaient au-dessus de la route, recouvrant la tête et les épaules du garçon. Celui-ci essaya de se débattre, en vain ; c’est alors qu’une main invisible tira sur une corde et les mailles du filet se resserrèrent autour de lui. Projeté de sa selle, il s’écrasa lourdement à terre. Caracole, surpris, recula brusquement et s’éloigna de quelques pas. — …piège, termina tranquillement Halt. Le Rôdeur se reprocha d’avoir relâché son attention. L’apparence ridicule et dépenaillée du chevalier l’avait distrait… voilà à quoi son imprudence les avait menés ! Il encocha une flèche, mais n’aperçut aucune cible, hormis le chevalier, toujours muet, resté en travers de la route. Il n’avait pas montré d’étonnement en voyant le filet tomber sur Horace et il ne faisait aucun doute qu’il était de mèche avec ceux qui avaient organisé ce guet-apens. — Eh bien, mon ami, il va t’en coûter d’avoir pris part à cette tromperie, marmonna le Rôdeur. Il mit son arc en position, puis le banda autant qu’il put, jusqu’à ce que l’empenne de sa flèche touche son visage. — Si j’étais vous, je ne tirerais pas, lança soudain une voix rocailleuse qui lui rappela quelqu’un. Le chevalier releva la visière de son heaume ; le Rôdeur, apercevant les traits sombres de Deparnieux, lança un juron. Il hésitait pourtant à tirer, son arc toujours bandé devant lui ; il entendit alors une série de légers bruits qui provenaient des fourrés, de chaque côté de la route. Il relâcha lentement la pression que ses mains exerçaient sur l’arme : une dizaine d’hommes émergeaient des buissons ; chacun d’eux brandissait une petite arbalète qu’ils pointaient sur lui. Halt rangea sa flèche, baissa son arc et le posa en travers de ses cuisses. Il jeta un regard impuissant à Horace, qui continuait de lutter contre les mailles du filet qui s’était enroulé autour de lui. D’autres hommes encore sortaient de derrière les arbres qui bordaient le chemin. Ils s’approchèrent de l’apprenti sans défense et, tandis que quatre arbalétriers le tenaient en joue, d’autres l’aidèrent à se dégager ; le garçon se retrouva rapidement sur pied, le visage écarlate. Toujours grimpé sur son cheval squelettique, Deparnieux, l’air très content de lui, s’avança jusqu’à eux en souriant. Il s’arrêta à portée de voix et salua Horace en s’inclinant exagérément. — À présent, Messires, dit-il d’un ton railleur, j’ai le grand honneur de vous convier au Château de Montsombre. Halt releva un sourcil. — Comment pourrions-nous refuser ? demanda-t-il à la cantonade. 25 Cinq jours avaient passé depuis que Cassandra avait été convoquée par Erak et elle attendait d’avoir de ses nouvelles. Entre-temps, elle mit en œuvre la première partie du plan d’évasion qu’il lui avait expliqué dans les grandes lignes. Dès le lendemain de leur rencontre, elle commença à se plaindre ouvertement de devoir bientôt se retrouver au service exclusif du Jarl. Selon l’histoire qu’ils avaient concoctée, elle devait finir la semaine dans les cuisines et entrerait ensuite dans ses nouvelles fonctions. Aussi, elle ne cessait d’affirmer à quel point elle avait cet homme en horreur, à quel point elle le trouvait sale – sans parler de son haleine fétide – et racontait aussi souvent que possible aux autres esclaves les cruautés qu’il lui avait fait subir lors du voyage qui les avait menés jusqu’à Hallasholm. À en croire les récits de Cassandra, on aurait pu prendre Erak pour le plus affreux démon des Enfers. Au bout de quelques jours, Jana, une des plus anciennes esclaves affectées aux cuisines, lui dit d’un ton las : — Il pourrait t’arriver des choses bien pires que ça, ma fille. Essaie de pas l’oublier. Et, fatiguée de ses perpétuelles jérémiades, elle se détourna. Car en réalité, le quotidien d’une esclave au service d’un seul maître comportait bien des avantages – entre autres des repas plus copieux, des vêtements en meilleur état et des conditions de vie plus agréables. — Plutôt mourir ! lui cria Cassandra. Un cuisinier, qui, lui, était un homme libre, passa près d’elle à cet instant et lui envoya une violente claque derrière la tête, qui lui fit bourdonner les oreilles. — J’vais m’en charger moi-même, espèce de fainéante, si tu t’remets pas tout d’suite au travail, lui dit-il. Tandis qu’il s’éloignait, elle lui décocha un regard haineux. Puis elle se hâta d’aller servir la bière à Ragnak et à ses compagnons de table. Comme toujours, l’idée de se retrouver sous les yeux de l’Oberjarl faisait monter en elle un terrible sentiment d’angoisse. Elle avait beau se raisonner, se dire qu’il était fort peu probable qu’il la remarque parmi les dizaines d’autres serviteurs qui s’affairaient dans la grande salle, elle vivait toujours dans la crainte d’être identifiée, d’une façon ou d’une autre, comme la fille du Roi Duncan. C’était cet état d’anxiété permanent, plus que le travail ininterrompu, qui l’éreintait et la laissait à bout de forces chaque soir. Leur service achevé, les esclaves regagnèrent leur dortoir avec soulagement. Cassandra remarqua avec dépit que Jana, qui devait en avoir assez de l’entendre se plaindre, avait déplacé sa paillasse pour s’installer à l’autre bout de la pièce. La jeune fille étala sa couverture, enroula la vieille tunique autour de son oreiller de bois et vit un petit bout de papier s’échapper des plis du tissu. Le cœur battant à tout rompre, elle posa aussitôt son pied dessus pour le cacher à la vue des autres et regarda tout autour d’elle, craignant que ses voisins l’aient remarqué. Aussi naturellement qu’elle put, elle récupéra le morceau de papier et s’allongea, remontant la couverture jusqu’à son menton ; elle en profita pour jeter un coup d’œil aux deux mots qui y étaient inscrits : Ce soir Un marmiton arriva quelques minutes plus tard pour éteindre les lanternes, et seules les flammes vacillantes du feu éclairèrent alors la pièce. Cassandra, pourtant épuisée, gardait les yeux grands ouverts, le cœur palpitant, attendant le bon moment pour agir. Peu à peu, les conversations s’évanouirent, remplacées par la respiration régulière des dormeurs. Çà et là, quelques légers ronflements ou une quinte de toux rompaient parfois le silence et, une ou deux fois, quelqu’un marmonna des paroles inintelligibles, mais ce n’était qu’une vieille Teutonne qui parlait dans son sommeil. Le feu se réduisit bientôt à une faible lueur rougeoyante et Cassandra entendit la patrouille du port sonner minuit. Ce serait le dernier repère jusqu’à l’aurore, vers sept heures du matin. Elle décida d’attendre encore une heure, ainsi qu’Erak le lui avait demandé. « Ça leur donnera l’temps de s’endormir, lui avait-il expliqué. Mais attends pas plus, sinon les vieux esclaves tarderont pas à s’réveiller pour aller aux latrines. » En dépit de sa nervosité, ses paupières commencèrent à s’alourdir ; soudain, elle sursauta et, prise de panique, se rendit compte qu’elle avait bien failli sombrer. C’aurait été le comble, se dit-elle avec amertume, de laisser le Jarl l’attendre dehors pendant qu’elle aurait dormi à poings fermés sous sa couverture ! Elle changea de position, s’installa un peu moins confortablement sur le sol bien dur et planta ses ongles dans les paumes de ses mains, pensant que la douleur l’aiderait à rester éveillée. Puis elle se mit à compter les minutes qui s’écoulaient, mais elle comprit, presque trop tard, que cet exercice répétitif avait un effet soporifique et qu’elle avait manqué s’assoupir une seconde fois. Elle finit par en avoir assez et se dit qu’une heure avait dû passer. Tous les autres esclaves semblaient bien endormis. Elle se dégagea de sa couverture avec précaution et se redressa. Si quelqu’un lui demandait où elle allait, elle dirait qu’elle avait besoin d’aller aux latrines. Elle s’était couchée tout habillée mais avait toutefois ôté ses bottes, qu’elle emporta avec elle. L’air froid de la pièce la surprit ; elle frissonna, puis s’enroula alors dans sa couverture. Elle se dirigea jusqu’à la sortie qui donnait sur la cour et ouvrit la porte, qui pivota sur ses gonds dans un grincement assourdissant… un bruit à réveiller les morts. Le visage crispé, elle la referma derrière elle aussi discrètement qu’elle put, étonnée que ce vacarme n’ait dérangé personne. C’était une nuit sans lune. Le ciel était chargé de gros nuages, mais la neige qui recouvrait encore le sol suffisait à illuminer les lieux et l’aidait à discerner le contour des bâtiments, dont la grange glaciale qui servait de dortoir aux esclaves, à trente ou quarante mètres d’elle. Elle enfila ses bottes en sautillant d’un pied sur l’autre puis, plaquée contre le mur des cuisines, elle avança sur la gauche afin de gagner l’angle qu’Erak lui avait indiqué. Arrivée à l’extrémité du bâtiment, elle laissa échapper un hoquet de surprise. Une large silhouette, blottie dans l’ombre, semblait l’attendre. L’espace d’un instant, elle fut en proie à une vive frayeur, puis comprit qu’il s’agissait du Jarl. — T’es en r’tard, chuchota-t-il d’une voix furieuse. Il devait être tout aussi angoissé qu’elle. Qu’il soit un Jarl n’avait pas d’importance. En aidant des esclaves à s’évader, il mettait sa vie en péril – ce dont il avait sans nul doute conscience. Il lui fourra une petite bourse dans les mains. — Pour toi. T’auras sûrement à payer un des hommes du Comité pour qu’ils acceptent de faire sortir ton copain. Ça d’vrait suffire. Si j’t’en donne plus, ils vont se méfier et se demander d’où vient cet argent. Elle hocha la tête. Ils en avaient déjà discuté cinq jours plus tôt. Il fallait qu’ils s’évadent sans que les soupçons se portent sur Erak. Le Skandien lui avait demandé de raconter qu’elle n’avait aucune envie de devenir son esclave – une aversion qui pourrait expliquer pourquoi elle avait voulu s’enfuir. — Prends aussi ça, ajouta-t-il en lui tendant une petite dague rangée dans un fourreau de cuir. T’en auras p’t-être besoin. Elle glissa l’arme dans son épaisse ceinture. — Une fois que j’ai récupéré Will, que fait-on ? Erak lui indiqua le sentier qui menait au port. — Suis ce chemin. Quand vous aurez franchi l’portail, tu verras sur ta gauche un sentier qui grimpe la colline. Prends-le. J’y ai attaché un poney, chargé de nourriture et de vêt’ments chauds. T’auras besoin de cette monture pour transporter Will. Tu trouveras aussi une p’tite sacoche remplie de pavot, ajouta-t-il avec hésitation. Elle le dévisagea d’un air surpris. L’autre nuit, il avait ouvertement affirmé que cette drogue lui répugnait. — C’est pour Will, expliqua-t-il brièvement, Quand quelqu’un est dépendant d’ce truc, il peut mourir s’il arrête brusquement d’en prendre. Il faudra que tu le sèvres petit à petit, en réduisant la quantité d’herbe un peu plus chaque semaine, jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits et qu’il puisse complètement s’en passer. — Je ferai de mon mieux, dit-elle. Comme pour l’encourager, le Jarl lui saisit le poignet ; puis il jeta un œil vers les nuages bas et renifla l’air. — Il va neiger avant l’aube. Ça effacera toute trace de votre passage. De mon côté, j’vais les lancer sur une fausse piste. Contente-toi d’avancer tout droit, vers les montagnes. Suis le sentier jusqu’à une fourche marquée par trois gros rochers ; de là, partent trois chemins, le plus large au milieu. Tourne à gauche. Après deux jours d’marche, t’atteindras la hutte. La petite cabane de montagne dont il parlait servait de refuge aux chasseurs durant l’été. À cette saison, elle était cependant déserte et Will et Cassandra y seraient relativement à l’abri pour finir l’hiver. — Et n’oublie pas qu’au printemps, une fois qu’la neige commencera à fondre, vous devrez repartir. D’ici là, ton ami sera sûrement sorti d’affaire ; il vaut mieux pas que des chasseurs tombent sur vous là-haut. Filez vers l’sud dès que l’dégel sera là. Il hésita, puis haussa les épaules d’un air ennuyé. — J’m’excuse de pas pouvoir faire mieux, dit-il. Vu l’urgence, c’est le seul plan qui m’est v’nu à l’esprit ; mais si nous faisons rien maint’nant, Will en aura plus pour très longtemps à vivre. La jeune fille se mit sur la pointe des pieds et embrassa la joue barbue du Skandien. — Vous en avez déjà fait beaucoup, lui répondit-elle. Et pour tout cela, Jarl Erak, je ne vous oublierai pas… Je vous en serai toujours reconnaissante. Il écarta gauchement ses remerciements d’un haussement d’épaules, observa une nouvelle fois le ciel et pointa son pouce vers la grange où dormaient les esclaves. — Vaut mieux que t’y ailles, lui conseilla-t-il. Bonne chance. Cassandra lui fit un large sourire et se hâta de traverser la cour enneigée. Sur ce terrain à découvert, elle se sentait exposée aux regards et s’attendait presque à entendre quelqu’un l’interpeller. Elle parvint pourtant sans encombre de l’autre côté et se réfugia avec soulagement dans l’ombre du bâtiment, s’aplatissant contre le mur. Le temps de reprendre son souffle et de calmer les battements de son cœur, elle s’arrêta quelques secondes, puis longea le bâtiment et atteignit à la porte. Elle était évidemment fermée, mais seulement de l’extérieur, par un simple loquet. Quand la jeune fille le souleva, un cliquetis de métal se fit entendre et elle retint sa respiration. Elle ouvrit la porte branlante et se glissa à l’intérieur. La grange était plongée dans le noir. Elle attendit quelques instants, pour permettre à ses yeux de s’habituer à l’obscurité. Peu à peu, elle put distinguer les corps des dormeurs étendus sur la terre battue, enroulés dans des couvertures en loques. Quelques traits de lumière entraient par les interstices laissés entre les planches de pin. Erak lui avait dit que les hommes du Comité dormaient dans une autre pièce, à l’autre bout de la grange, où brûlait un petit feu devant lequel ils pouvaient se réchauffer. Mais il y avait toujours le risque que l’un d’eux reste de garde dans le grand dortoir. C’était pour cette raison que le Jarl lui avait donné de l’argent. Et une dague. Pour se rassurer, elle posa une main sur le manche gelé de son arme. Quelques jours plus tôt, elle était déjà venue en reconnaissance et savait à peu près à quel endroit Will s’installait pour la nuit. Elle se faufila prudemment entre les esclaves endormis sans cesser de regarder tout autour d’elle, mais plus elle cherchait son ami, plus elle sentait le désespoir grandir en elle. Elle discerna enfin une tignasse ébouriffée qu’elle connaissait bien. Poussant un soupir d’aise, elle s’approcha de lui. Elle pensait pouvoir aisément convaincre Will de se lever et de la suivre. Les esclaves dont les sens et l’esprit étaient engourdis par le pavot obéissaient sans discuter à n’importe quel ordre qu’on leur donnait. Elle s’accroupit près du garçon et le secoua par l’épaule – d’abord gentiment, puis de plus en plus brutalement quand elle comprit qu’il dormait comme une souche. — Allez, Will, siffla-t-elle à son oreille, Debout. Réveille-toi ! Il marmonna quelques mots mais ses yeux restaient fermés et son souffle profond. Prise de panique, elle le secoua à nouveau. — Will, je t’en prie. Lève-toi ! Elle lui gifla la joue du revers de la main, un geste efficace. Il ouvrit les yeux et la dévisagea, l’esprit embrumé. Il parut ne pas la reconnaître mais au moins, il était réveillé. — Debout, ordonna-t-elle. Et suis-moi. Son cœur bondit de joie quand elle le vit s’exécuter. Il se redressa difficilement et ses mouvements étaient lents, mais il bougeait enfin ; il resta immobile près elle, les jambes flageolantes, attendant qu’elle lui dise quoi faire. Elle pointa du doigt la porte ouverte, qui laissait entrer une bande de lumière blanche dans la grange. — Va vers la sortie. Il s’y dirigea péniblement, sans se soucier de voir où il posait les pieds, heurtant et piétinant au passage d’autres esclaves qui ne réagirent presque pas, se contentant de marmonner ou de s’agiter dans leur sommeil. Elle s’apprêtait à lui emboîter le pas quand, derrière elle, venant du fond de la grange, une voix glaçante l’interrompit : — Un p’tit instant, jeune fille. Où c’est qu’tu comptes aller comme ça ? C’était l’un des hommes du Comité. Egon, Erak n’avait pas fait erreur, ils se relayaient pour monter la garde auprès des autres esclaves. Il se fraya un passage dans la salle bondée et, comme Will, ne prêta pas attention aux corps des dormeurs qu’il foulait aux pieds. Cassandra se raidit, prit une grande inspiration et dit, d’une voix aussi ferme qu’elle put : — Le Jarl Erak m’a envoyé chercher cet esclave. Il a besoin de bois pour son feu. L’homme hésita. Il n’était pas impossible qu’elle dise la vérité. Si l’un des Jarls manquait de bûches au beau milieu de la nuit, il pouvait demander à ce qu’un esclave lui en apporte quelques-unes. Cependant, Egon se méfiait… le visage de cette fille lui disait quelque chose. — Il a demandé cet esclave ? demanda-t-il d’un ton provocateur. — Parfaitement, répliqua Cassandra, qui s’efforçait d’afficher un air indifférent. Cette partie de leur plan était la plus délicate, et la moins crédible. Pour quelle raison Erak, ou n’importe quel autre Skandien, aurait-il voulu être servi par un esclave en particulier ? — Pourquoi lui ? insista-t-il. Comprenant qu’il ne servait plus à rien de bluffer, la jeune fille décida de changer de tactique. — En fait, il n’a pas vraiment précisé qu’il voulait celui-ci, il a juste demandé un esclave. Mais Will est un ami à moi et je me suis dit qu’en travaillant à l’intérieur il resterait au chaud pendant quelques heures et aurait peut-être un repas décent, j’ai donc pensé… Elle haussa les épaules et laissa la fin de sa phrase en suspens, avec l’espoir qu’Egon se contenterait de ces explications. Ce dernier continuait pourtant de la regarder fixement. Il plissa les yeux. — C’est ça… j’reconnais ton visage. Tes v’nue dans les parages l’autre jour, pas vrai ? Cassandra le maudit en silence. Désireuse de sortir au plus vite de cette ornière, elle saisit prestement la petite bourse et la secoua. Les pièces tintèrent. — Ecoute, dit-elle, j’essaie seulement de rendre service à un ami. Je suis prête à te récompenser. Il jeta un coup d’œil rapide par-dessus son épaule pour s’assurer qu’aucun autre membre du Comité n’assistait à la scène, puis, d’un geste vif, lui arracha la bourse des mains. — C’est mieux comme ça. J’fais quelque chose pour toi, et tu m’rends la pareille. Fourrant la bourse dans sa tunique, il se rapprocha d’elle et se retrouva à quelques centimètres à peine de son visage. Cassandra regarda derrière elle et vit Will qui l’attendait passivement près du seuil, l’air éteint. Egon la saisit par les épaules et l’attira contre lui. — T’as p’t-être d’autres pièces cachées quelque part sur toi… Soudain, éprouvant une vive douleur au ventre, d’où s’écoulait déjà un filet de sang, il fronça les sourcils. Cassandra lui sourit froidement. — Lâche-moi, ou je t’étripe, dit-elle en le piquant à nouveau avec la pointe acérée de la dague. L’homme recula promptement et agita la main vers la porte de la grange. — Parfait, sors d’là ! Mais ton copain va mle payer quand y s’ra de retour ! Poussant un profond soupir de soulagement, Cassandra se dirigea à la hâte vers la sortie, attrapa Will par le bras et le tira dehors. — Allez, Will, viens. On s’en va d’ici, dit-elle en le guidant jusqu’au sentier qui partait vers le port. Dans l’ombre, Erak les vît s’éloigner, lui aussi soulagé. Il attendit quelques minutes, puis les suivit. Il avait encore à faire cette nuit-là. 26 La petite troupe de cavaliers se dirigeait vers le nord. Deparnieux s’était changé pour revêtir l’armure et le surcot noirs qu’il portait d’ordinaire. La vieille carne fourbue avait été reléguée à l’arrière et il montait à présent un immense destrier farouche, à la robe noire – ainsi que le Rôdeur l’avait deviné. Avançant en silence, au moins deux douzaines de soldats encerclaient Halt et Horace, sans compter les dix guerriers répartis en deux groupes, positionnés à l’avant et à l’arrière de la colonne. Le Rôdeur avait remarqué que les arbalétriers les plus proches se tenaient prêts à tirer, et il ne doutait pas un instant que, à leur première tentative de fuite, son compagnon et lui se retrouveraient criblés de traits avant d’avoir pu faire dix pas. Tous deux avaient pourtant conservé leurs armes, Deparnieux leur ayant fait comprendre que, vu le nombre d’hommes armés qui les entouraient, cela ne l’inquiétait pas. — Comme vous le voyez, il ne servirait à rien de résister…, leur avait-il dit en jetant un regard lourd de sens à l’arc que Halt gardait sur le pommeau de sa selle. Cependant, je me sentirai plus tranquille quand vous aurez ôté la corde de cet arc et que vous l’aurez mis en bandoulière. Feignant l’indifférence, Halt s’était exécuté. Les deux captifs s’étaient alors rangés aux côtés du seigneur gallique. Le Rôdeur s’aperçut cependant que la générosité de Deparnieux ne s’étendait pas aux chevaux et aux armures qu’Horace et lui avaient confisqués. D’une voix bourrue, le chevalier avait confié les rênes à l’un de ses hommes et lui avait ordonné de les mener à l’arrière de la troupe, mais il avait malgré tout remarqué que le petit cheval aux longs poils, qui lui n’avait pas de bride, était tranquillement resté auprès de Halt ; il avait relevé un sourcil, l’air intrigué, mais n’avait pas fait de commentaire. — Puis-je vous demander où vous nous emmenez ? demanda le Rôdeur. Deparnieux, du haut de son cheval, lui fit une petite révérence moqueuse. — Nous nous rendons à Montsombre, où se trouve mon château. Vous y serez mes invités, pour une courte période. Halt hocha la tête, puis reprit avec insistance : — Et pour quelle raison, exactement ? — Parce que vous avez éveillé ma curiosité, dit le chevalier en lui souriant. Vous voyagez en compagnie d’un chevalier et vous portez les armes d’un soldat. Et pourtant, si je ne m’abuse, vous n’êtes pas un vulgaire serviteur ? Halt se borna à hausser les épaules. Deparnieux, qui l’observait d’un air rusé, comprit que ce silence confirmait ses soupçons. — Non, vous n’êtes pas un domestique. Vous êtes plutôt le meneur… Et puis, votre accoutrement m’intrigue. Cette cape que vous portez…, ajouta-t-il en se penchant vers le Rôdeur pour palper le tissu moucheté. Je n’en avais jamais vu de semblable. Il s’interrompit. Halt continuait de se taire, mais Deparnieux ne parut pas s’en étonner outre mesure. — Par ailleurs, vous êtes aussi un archer hors pair. Non, c’est inexact, vous êtes plus que cela, Je ne connais aucun autre archer à même de décocher une flèche aussi précisément que vous l’avez fait hier soir. Halt eut un petit geste de modestie. — Ce n’était pas un si bon tir que ça, rétorqua-t-il. Je visais votre gorge. Deparnieux partit d’un rire sonore, qui se prolongea quelques secondes. — Oh, j’en doute fort, mon ami ! Je pense que votre flèche s’est plantée exactement où vous l’aviez prévu. Il se remit à rire, mais cette hilarité, pour visible qu’elle soit, n’exprimait aucune joie. — Je me suis donc dit, reprit-il, qu’un bonhomme aussi bizarre que vous méritait d’être étudié d’un peu plus près. Vous pourriez m’être utile, mon ami. Qui sait ? Peut-être dissimulez-vous bien d’autres qualités sous cette cape si curieuse. Horace observait les deux hommes. Le chevalier semblait ne plus s’intéresser à lui, ce qui ne contrariait nullement le garçon. En dépit de la légèreté des propos que Halt et Deparnieux échangeaient sur un ton badin, il sentait que cette conversation était beaucoup plus sérieuse qu’il n’y paraissait. Mais tout ceci le dépassait un peu ; il préférait s’en remettre au Rôdeur et voir quelle tournure prendraient les événements. — Je doute de pouvoir vous être d’une quelconque utilité, répondit Halt d’une voix posée. L’apprenti guerrier se demanda si Deparnieux avait saisi ce que sous-entendaient ces paroles – à savoir que le Rôdeur n’avait aucune intention de mettre ses compétences au service de leur ravisseur. — Nous verrons bien, reprit Deparnieux en fixant le petit homme qui chevauchait à ses côtés. Pour le moment, laissez-moi vous offrir l’hospitalité jusqu’à la guérison du bras de votre jeune compagnon, dit-il en souriant à Horace, qu’il daigna cette fois inclure dans la conversation. Le soir venu, ils bivouaquèrent dans une petite clairière proche de la route. Deparnieux posta des sentinelles pour monter la garde contre d’éventuelles attaques, mais Halt s’aperçut qu’un plus grand nombre de soldats surveillaient l’intérieur du camp. Le chevalier devait se sentir en sécurité dans cette région, songea-t-il. Tandis qu’il se préparait pour la nuit, il leur demanda de bien vouloir lui confier leurs armes, pour plus de sûreté. Halt et Horace, qui n’avaient pas vraiment le choix, obéirent. Au moins, le chevalier ne faisait plus semblant de se montrer cordial et choisit de manger seul dans son pavillon – de toile noire, évidemment – que ses hommes avaient dressé. Halt se heurtait à un dilemme. S’il avait voyagé seul, il lui aurait été aisé de se fondre dans les bois à la faveur de l’obscurité, en récupérant ses armes au passage. Mais Horace ne maîtrisait absolument pas les techniques de dissimulation des Rôdeurs. Il était convaincu que, s’il fuyait en laissant le garçon derrière lui, ce dernier n’en aurait plus pour longtemps à vivre. Il résolut de patienter et de voir ce que la suite leur réserverait. Au moins, ils se dirigeaient vers le nord, la direction qu’ils avaient compté prendre. Il lui faudrait peut-être apporter quelques changements à leurs projets. Mais le moment n’était pas encore venu. Le jour suivant, ils arrivèrent au Château de Montsombre. Alors que, la veille, Deparnieux avait fait preuve de bienveillance à leur égard, il préféra ne pas leur rendre leurs armes ce matin-là ; sans le poids familier et réconfortant de ses deux couteaux à sa ceinture, et privé des deux douzaines de flèches qu’il portait d’habitude en bandoulière, Halt se sentait étrangement nu. Montsombre, qui surplombait la forêt environnante, se dressait sur un plateau que l’on atteignait par un sentier escarpé et sinueux qu’un précipice entourait de chaque côté. Plus ils gravissaient la pente, plus la route devenait abrupte et si étroite que quatre cavaliers pouvaient à peine y circuler de front – une situation qui devait permettre à des troupes alliées d’accéder sans encombre au château, tout en empêchant l’approche en grand nombre de forces ennemies. Cette précaution rappelait le bien triste désordre qui régnait à Gallica, où les seigneurs ne cessaient de s’affronter pour assurer leur suprématie, et où il fallait toujours se prémunir contre un assaut éventuel. L’imposant château, doté d’épaisses murailles, comportait une tour massive à chacun de ses quatre angles. Il n’avait rien de commun avec les élégants Châteaux de Montrouge ou d’Araluen ; au contraire, les bâtiments formaient une masse sombre et menaçante, et leur seul rôle était défensif. Halt avait expliqué à Horace ce que signifiait « Montsombre », un nom tout à fait approprié à cet édifice pesant. Ce nom prit un sens encore plus sinistre au fur et à mesure qu’ils grimpaient, quand ils découvrirent, alignés en bordure de chemin, une vingtaine de poteaux auxquels pendaient d’étranges petites constructions carrées : des cages de fer de moins d’un mètre de largeur, contenant les restes de ce qui avait dû être des hommes. Accrochées au-dessus du sentier, elles se balançaient lentement dans le vent qui gémissait sur les hauteurs du plateau. Manifestement, certains captifs se trouvaient là depuis de nombreux mois ; les silhouettes noircies, des carcasses desséchées et parcheminées par leur long séjour, étaient couvertes de haillons qui finissaient de se décomposer en voletant autour d’eux. Les barreaux de fer des cages étaient suffisamment larges pour laisser passer les corbeaux, qui venaient déchiqueter la chair des victimes et arracher les yeux des cadavres. Mais d’autres prisonniers, dont on distinguait encore les traits, semblaient être là depuis moins longtemps. Horace lança un regard horrifié à Halt, dont le visage s’était rembruni. Deparnieux le vit faire et lui sourit, ravi de constater que cet horrifiant spectacle impressionnait autant le garçon. — Ce sont juste quelques criminels, déclara-t-il avec insouciance. Ils ont tous été jugés avant d’être condamnés, bien évidemment. Je suis partisan d’une stricte application des lois à Montsombre. — Quels crimes ont-ils commis ? demanda Horace, la gorge sèche. Deparnieux lui sourit à nouveau avec désinvolture, et fit mine de se mettre à réfléchir. — Voyons… diverses choses, répliqua-t-il. Pour faire court, disons qu’ils m’ont… mécontenté. Pendant quelques secondes, Horace soutint le regard amusé du chevalier, puis détourna les yeux en secouant la tête. Il s’efforça de ne plus voir les pauvres hères qui pendaient au-dessus de lui, quand il aperçut quelque chose bouger dans l’une des cages ; épouvanté, il comprit que tous n’étaient pas morts. Il crut d’abord s’être trompé, pensant avoir vu quelques guenilles agitées par le vent, mais une main sortit soudain d’entre les barreaux et un cri rauque se fit entendre. L’homme demandait grâce, il n’y avait pas à s’y tromper. — Oh, mon Dieu ! murmura le garçon. Près de lui, Halt retenait son souffle. — Vous ne le reconnaissez pas ? leur demanda Deparnieux, narquois. Vous l’avez pourtant vu l’autre soir, à l’auberge. Intrigué, Horace fronça les sourcils. Ce visage ne lui disait rien, mais il y avait eu foule le soir où ils avaient fait la connaissance du chevalier. — C’est l’homme qui s’est moqué de vous, expliqua alors le Rôdeur d’une voix glaciale. Deparnieux ricana doucement. — C’est exact. Un individu doté d’un sens de l’humour exceptionnel. Bizarre qu’il ne semble plus vouloir le manifester à présent. J’aurais cru qu’il tuerait le temps en se racontant quelques bonnes plaisanteries. Sur ces entrefaites, il fit claquer ses rênes sur l’encolure de son cheval, qui se remit en marche. Le jeune guerrier lança un nouveau regard vers le Rôdeur, attendant un signe de réconfort de sa part. Ce dernier se tourna vers Horace, l’observa quelques secondes, puis hocha lentement la tête. Il savait ce que le garçon ressentait, la répugnance qu’il éprouvait face à une telle perversité et une cruauté aussi abjecte. Il donna un petit coup de genou dans le flanc de Caracole pour le faire avancer. C’est ainsi qu’ils arrivèrent au sinistre château qui semblait les attendre. 27 Le poney se trouvait à l’endroit indiqué par Erak. Attaché à un arbrisseau, il attendait patiemment malgré le vent cinglant qui apportait des nuages chargés de neige jusqu’à Hallasholm. Cassandra détacha la bride et le petit cheval la suivit docilement. Au-dessus d’eux, la bise gémissait entre les pins et agitait leurs branches couvertes de gel, produisant un son étrange, pareil à celui du ressac de la mer. Sans un mot, Will lui emboîta le pas en titubant. La jeune fille avançait péniblement sur le sentier enneigé mais c’était pire pour le garçon, à bout de forces après des semaines de dur labeur, privé de nourriture et de chaleur. Elle savait qu’elle devrait bientôt faire halte afin de sortir du sac de selle les vêtements qu’Erak leur avait donnés. Et il lui faudrait peut-être aider Will à monter sur le poney s’ils voulaient parcourir quelques kilomètres avant le lever du jour. Elle ne souhaitait cependant pas s’attarder dans les parages, même pour quelques instants. D’instinct, elle sentait qu’elle devait s’éloigner autant que possible de la cité skandienne. Le sentier sinueux grimpait vers les montagnes. Cassandra avançait contre le vent, penchée en avant, menant le poney d’une main et tenant la main glacée de Will dans l’autre. Ils marchaient d’un pas chancelant, leurs pieds glissant sur l’épaisse couche de neige ou trébuchant contre les racines et les pierres dissimulées sous la poudreuse. Au bout d’une heure, les premiers flocons effleurèrent timidement le visage de la jeune fille, puis se mirent bientôt à dégringoler pour de bon. Elle s’arrêta et contempla les derniers mètres qu’ils venaient de parcourir ; sur le chemin, les empreintes de leurs pas avaient déjà presque disparu. Erak avait su qu’il neigerait abondamment cette nuit-là et que toute trace de leur passage serait ainsi effacée ; se fiant à son instinct marin, le Skandien avait vu juste. Pour la première fois depuis leur départ elle sentit l’espoir renaître. Soudain, Will tomba à genoux sur le sol en marmonnant des paroles incohérentes. Bleu de froid, il grelottait, à la limite de l’épuisement. Elle dénoua les lanières du sac de selle, en sortit un épais gilet en peau de mouton dont elle enveloppa les épaules tremblantes du garçon et l’aida à enfiler les manches, tandis qu’il la fixait d’un air hébété. Pareil à une bête, il acceptait en silence tout ce qui pouvait lui arriver. Son amie le regarda tristement, sachant que même si elle le giflait, il n’essayerait pas d’esquiver le coup ou de se défendre. Erak lui avait expliqué qu’une guérison était envisageable. Isolé dans les montagnes, Will aurait toutes les chances de briser le cercle vicieux de la drogue. Priant pour que le Skandien ne se soit pas trompé, Cassandra poussa le garçon docile vers le poney et lui fit signe de se mettre en selle. Il hésita un instant, puis se hissa maladroitement sur le dos de l’animal, s’y assit et n’en bougea plus, même s’il semblait en équilibre précaire. Elle reprit la bride et repartit le long du chemin forestier tandis que, tout autour d’eux, les gros flocons tombaient sans discontinuer. Erak aperçut les deux silhouettes arriver à la fourche qu’il avait indiquée à la jeune fille, tourner à gauche et s’éloigner furtivement dans la forêt. S’étant ainsi assuré qu’elle avait suivi ses instructions, il s’engagea sur le chemin qui menait au port. En cette saison, les Skandiens ne craignaient pas d’attaques ennemies et aucune sentinelle n’était postée autour de la demeure de Ragnak ; les montagnes enneigées les protégeaient plus efficacement que n’importe quelle troupe armée. Mais en s’approchant des quais, le Jarl se montra plus prudent. Des soldats y montait la garde et vérifiaient si les drakkars ne dérivaient pas de leur point de mouillage ; il arrivait qu’une bourrasque chasse les ancres des navires et rejette ces derniers vers le rivage. Les hommes se tenaient donc prêts à donner l’alarme et à réveiller les équipages si besoin. S’ils l’apercevaient, ils s’étonneraient de sa présence au port à une heure pareille ; aussi, Erak resta-t-il dans l’ombre tant qu’il le put. Le Loup des vents était amarré près de l’embarcadère. Il savait que ses hommes avaient déserté le navire ; il les avait lui-même congédiés la veille, après leur avoir expliqué qu’il n’y aurait pas de grands vents cette nuit-là. Il grimpa à bord. Une fois sur le pont, il se pencha par-dessus le bastingage et vérifia si l’esquif qu’il avait attaché au navire était toujours là. Il observa les mouvements des autres embarcations ballottées par les vagues et s’aperçut que la mer continuait de refluer. Il avait prévu d’arriver à ce moment précis de la marée. Il sauta rapidement dans la petite barque et tâtonna dans le fond à la recherche de la bonde. Il la retira et l’eau glaciale tomba en cascade sur ses mains. Il attendit que le bateau soit à moitié rempli avant de replacer le bouchon et de se hisser à nouveau sur le drakkar. Puis, à l’aide de sa dague, il trancha la corde d’amarrage qui retenait l’esquif au navire. Le petit bateau, déjà légèrement enfoncé dans l’eau, se mit à glisser vers l’arrière du navire, d’abord lentement, puis plus vite au fur et à mesure que la marée l’emportait. Erak avait délibérément laissé une rame dans l’embarcation, au cas où on la retrouverait quelques jours plus tard. Une barque vide, submergée, une seule rame : tout porterait à croire qu’un accident s’était produit. Le bateau s’éloignait du rivage et il le perdit de vue entre les drakkars qui mouillaient tout autour du port. Convaincu d’avoir fait tout ce qui était en son pouvoir, le Skandien débarqua discrètement du Loup des Vents et rebroussa chemin. Tandis qu’il se dirigeait vers la demeure de Ragnak, il fut rassuré de voir que la neige tombait maintenant à gros flocons et effacerait les traces de pas qu’il avait laissées à l’aller. Au matin, rien ne pourrait indiquer que quelqu’un avait emprunté ce chemin. Seuls deux indices permettraient de comprendre comment les fugitifs s’y étaient pris : l’esquif manquant et la corde d’amarrage tranchée. Plus le sentier se faisait abrupt, plus l’ascension à travers la forêt était difficile. Cassandra avait de la peine à respirer et son souffle saccadé se transformait en petites bouffées de vapeur qui restaient en suspension dans l’air glacial. La bise était un peu retombée depuis qu’il s’était mis à neiger. La jeune fille avait la gorge sèche et, dans la bouche, un goût métallique désagréable. À plusieurs reprises, elle avait mangé quelques poignées de neige afin d’étancher sa soif, mais la sensation d’apaisement avait été de courte durée. Le froid intense de la glace fondue avait annulé les effets bénéfiques qu’elle aurait pu tirer de la minuscule quantité de liquide qui avait coulé au fond de sa gorge. Elle jeta un coup d’œil derrière elle. Le poney la suivait péniblement, la tête inclinée vers le soi, sans pourtant sembler souffrir de la froidure. Recroquevillé sur son dos, enveloppé dans le gilet de peau, Will ne cessait de gémir doucement. Elle s’arrêta un instant, le souffle court, et inspira de larges bouffées d’air gelé qui lui piquèrent le fond de la gorge, une sensation à la limite du supportable. Cette marche forcée lui demandait tant d’efforts que les muscles endoloris de ses cuisses et de ses mollets tremblaient ; mais il lui fallait poursuivre, aussi longtemps qu’elle en aurait la force. Elle n’avait aucune idée de la distance qu’ils avaient parcourue depuis leur départ d’Hallasholm, mais ils devaient être encore trop près de la ville. Si Erak échouait à lancer les autres Skandiens sur une fausse piste, une poignée d’hommes robustes pourraient parfaitement les rejoindre en moins d’une heure. Le Jarl lui avait conseillé de s’enfoncer le plus loin possible dans la montagne avant l’aube, puis de quitter le sentier et de s’abriter sous les arbres touffus durant la journée. Au-dessus d’elle, une mince percée dans la futaie laissait entrevoir le ciel, mais les énormes nuages dissimulaient la lune et les étoiles, et Cassandra ne pouvait savoir si l’aurore était proche. En dépit de ses courbatures, elle reprit son ascension, le poney dans son sillage, imperturbable. Un instant, elle songea à grimper en selle derrière Will et à poursuivre sa route à cheval Mais elle écarta cette idée ; l’animal, de petite taille, pouvait effectivement supporter le poids d’un cavalier et des paquetages, mais un fardeau supplémentaire le fatiguerait très vite. Consciente que leur survie dépendait aussi de celle de leur monture, elle décida, à contrecœur, qu’il valait mieux marcher. Tout en s’efforçant de ne pas trébucher, elle levait un pied après l’autre, puis le faisait retomber lourdement sur le sol, glissant légèrement quand sa botte s’écrasait en crissant sur la neige qui n’en finissait pas de s’épaissir. Pied gauche. Pied droit. Et ainsi de suite. Son souffle restait en suspension vaporeuse dans l’air nocturne, formant de petits nuages qui flottaient brièvement derrière elle. Sans s’en rendre compte, elle se mit à compter ses pas ; plutôt pour accompagner la cadence qu’elle avait adoptée que pour mesurer sa progression. Quand elle eut atteint les deux cents pas, elle reprit du début. Au bout d’un long moment, comprenant qu’elle avait perdu le fil, elle s’arrêta de compter. Elle haussa les épaules et se dit qu’à présent, elle irait jusqu’à quatre cents, Un peu de fantaisie n’a jamais fait de mal à personne, songea-t-elle avec un humour teinté d’amertume. Les épais flocons frôlaient son visage et se posaient sur ses cheveux, à présent d’une blancheur immaculée. Les doigts transis, elle fit halte et fouilla à nouveau dans le sac de selle, où elle avait entraperçu une paire de confortables gantelets de laine. Elle les passa et se mit à claquer ses mains le long du corps et à les glisser sous ses aisselles afin de les dégourdir. Au bout de quelques minutes, sentant de légers fourmillements parcourir ses doigts, la jeune fille se remit en marche et le poney, toujours aussi patient, l’imita. Quand elle arriva à quatre cents pas, elle reprit du début. 28 Halt examinait les vastes appartements jusqu’auxquels on venait de les conduire. — Eh bien, constata-t-il, ce n’est pas le grand luxe, mais au moins, on se sent comme chez soi ! À dire vrai, sa remarque était bien peu justifiée. Ils se trouvaient dans le donjon de Montsombre, une tour que Deparnieux réservait à son propre usage ainsi qu’à celui de ses « invités », leur avait-il dit d’un ton sardonique. La première pièce, plutôt vaste, était agréablement meublée d’une table et de chaises qui pouvaient accueillir plusieurs convives, et de deux fauteuils disposés devant une large cheminée. De chaque côté de la pièce, des portes menaient à deux chambres à coucher ; il y avait même une autre salle qui servait aux ablutions, comportant une grande cuve de métal ainsi qu’une table de toilette. Quelques tentures d’assez médiocre qualité décoraient les murs de pierre et les dalles étaient en grande partie recouvertes d’un tapis en bon état. Un petit balcon donnait sur les forêts qui s’étendaient en contrebas et sur le chemin sinueux qu’ils avaient emprunté pour arriver jusqu’au château ; la fenêtre n’était pas vitrée mais des volets de bois protégeaient les habitants du vent et des intempéries. Dans ce décor, la seule note discordante était la porte, dépourvue de poignée vers l’intérieur. « Les lieux sont confortables », songea Halt ; toutefois, Horace et lui étaient bel et bien captifs. Le garçon posa son paquetage sur le sol et se laissa tomber avec soulagement dans un fauteuil. Alors qu’on n’était qu’en milieu d’après-midi, il sentit pourtant un souffle d’air froid qui passait par la fenêtre. La nuit allait être fraîche, se dit-il. Mais quel château n’était pas rempli de courants d’air ? L’endroit n’était pas pire qu’un autre. — Halt, pourquoi Abelard et Folâtre ne nous ont-ils pas avertis de l’embuscade ? Je croyais qu’ils étaient dressés pour sentir ce genre de choses ? Son compagnon hocha lentement la tête. — Je me suis posé la même question que toi. Je crois que c’est à cause des chevaux que nous avons confisqués. Le garçon le regarda sans comprendre. — Nous étions accompagnés de destriers chargés d’armures et d’armes qui s’entrechoquaient, aussi assourdissants que la charrette d’un rétameur ambulant, précisa le Rôdeur. D’après moi, ces bruits de ferraille, combinés à ceux des sabots, couvraient le moindre son qui aurait pu provenir des hommes de Deparnieux. Horace fronça les sourcils. Cette idée ne lui était pas venue à l’esprit. — Mais… ils auraient dû les flairer ? — Tout dépend de la direction du vent, et, cette fois, si tu t’en souviens, il soufflait dans notre dos. Il observa le jeune guerrier, qui semblait un peu déçu d’apprendre que les chevaux de Rôdeurs n’étaient pas toujours aptes à surmonter des obstacles aussi insignifiants. — Parfois, reprit Halt, nous avons tendance à attendre un peu trop de nos chevaux. Après tout, ils ne sont qu’humains ! Un sourire fugace apparut sur ses lèvres, mais Horace, qui n’avait pas compris la plaisanterie, se borna à acquiescer. — Qu’allons-nous faire à présent ? Le Rôdeur haussa les épaules avec résignation. Il avait commencé à déballer son sac et en sortait quelques objets – une tunique propre, son rasoir et de quoi se laver. — Attendre, dit-il. Nous avons tout notre temps – du moins pour l’instant. Les défilés montagneux qui nous séparent de la Skandie seront enneigés pendant encore un bon mois. Pourquoi ne pas en profiter pour nous reposer ici durant quelques jours ? Nous verrons ce que ce preux chevalier a l’intention de faire de nous. Horace ôta l’une de ses bottes en se servant de son autre pied et remua les orteils avec bonheur, appréciant cette soudaine sensation de liberté. — Que croyez-vous que ce Deparnieux mijote ? Halt hésita un instant. — Je n’en suis pas certain, mais je pense qu’il nous dévoilera son jeu dans les jours à venir. Je crois qu’il me soupçonne vaguement d’être un Rôdeur, ajouta-t-il d’un air pensif. — Ils ont des Rôdeurs ici aussi ? s’étonna Horace. Je croyais qu’il n’y en avait qu’à Araluen. — Non, ils n’en ont pas. L’Ordre s’est toujours donné beaucoup de mal pour qu’on n’entende pas trop parler de nous dans d’autres contrées. On ne sait jamais contre qui on peut être amené à combattre, précisa-t-il. Mais il est bien évidemment impossible d’exiger le secret absolu sur notre existence, et il a donc pu en être informé. — Et si c’était le cas ? Je croyais qu’au départ, nous ne l’intéressions que parce qu’il voulait me défier en combat singulier. C’est vous qui l’avez dit. — Peut-être, mais plus maintenant, dit Halt. Il a dû avoir vent de quelque chose et se demande de quelle manière il pourrait se servir de moi. — Se servir de vous ? répéta le jeune guerrier, sans comprendre. Halt eut un geste dédaigneux. — C’est souvent l’état d’esprit des gens de son espèce — Ils cherchent constamment à retourner une situation à leur avantage et pensent que tout le monde s’achète, du moment qu’on y met le prix. Si ce n’est pas trop te demander, pourrais-tu remettre ta botte ? ajouta-t-il doucement. La pièce est aérée mais tes chaussettes dégagent un parfum un brin… repoussant, c’est le moins qu’on puisse dire… — Oh ! Désolé ! s’exclama Horace en renfilant sa botte. Les chevaliers ne prêtent-ils donc pas serment dans ce pays ? reprit-il. Un chevalier jure de porter assistance aux autres, non ? Il n’est pas censé s’en « servir ». — Oui, tu as raison, mais un serment peut toujours se rompre… Et puis, l’idée que les chevaliers doivent venir au secours des gens du peuple est valable dans un pays comme Araluen, où le Roi est puissant. À Gallica, n’importe quel individu en position de pouvoir peut agir à sa guise. — Eh bien, c’est un tort, marmonna le garçon. Le Rôdeur était d’accord avec le garçon mais ne voyait pas l’utilité de le lui dire. — Contente-toi d’être patient, lui conseilla-t-il. Nous ne pouvons rien faire qui puisse accélérer le cours des événements. Nous saurons bientôt ce que Deparnieux attend de nous. D’ici là, mieux vaut nous détendre et en prendre notre parti. — Autre chose…, ajouta le jeune guerrier, préoccupé. Ces cages dressées au bord de la route ne me disent rien qui vaille. Aucun chevalier digne de ce nom ne punirait quelqu’un de cette manière, quelle que soit la gravité de son forfait. C’est terrible d’agir ainsi ! C’est inhumain. Les yeux de Halt rencontrèrent ceux du garçon, remplis de sincérité, mais il ne voyait pas comment le rassurer. « Inhumain » était bien le terme qui convenait à ce châtiment. — C’est aussi mon avis, finit-il par répondre. Ce spectacle m’a écœuré, tout autant que toi. Et avant que nous partions d’ici, Deparnieux aura sûrement des comptes à nous rendre à ce sujet. Le soir même, ils dînèrent en compagnie du seigneur des lieux. L’immense table aurait pu accueillir plus de trente personnes et les trois convives paraissaient bien perdus à côté des nombreuses places vides. Les serviteurs s’affairaient autour d’eux, ne cessant d’apporter des plats supplémentaires ou du vin dès que leur maître l’exigeait. Le repas ne fut ni bon, ni mauvais, ce qui ne manqua pas de surprendre le Rôdeur. La cuisine gallique était célèbre pour son exotisme et ses excentricités, mais ce qui leur fut servi était si fade qu’il lui sembla que cette réputation n’était pas fondée. Il remarqua aussi que les domestiques remplissaient leurs tâches en gardant les yeux baissés, évitant de croiser le regard des trois hommes. Il planait sur la pièce un climat de peur, plus palpable encore quand l’un des serviteurs était contraint de s’approcher de Deparnieux pour remplir son écuelle ou lui verser à boire. Non seulement le chevalier semblait avoir conscience de cette tension, mais il s’en réjouissait réellement. Un petit sourire de contentement apparaissait sur ses lèvres cruelles chaque fois que l’un des serviteurs s’avançait timidement pour le servir, retenant son souffle jusqu’à ce qu’il ait terminé. Ils parlèrent peu durant le repas, Deparnieux préférant apparemment les observer (à la manière d’un enfant qui étudierait avec intérêt un insecte d’une espèce jusqu’alors inconnue qu’il aurait capturé) et, vu les circonstances, ni Halt ni Horace n’était enclin à bavarder. Quand ils eurent fini de manger, la table fut débarrassée et le seigneur gallique daigna enfin prendre la parole. Il jeta à Horace un regard condescendant et agita mollement la main en direction de l’escalier qui menait à leurs appartements. — Je ne te retiens pas davantage, mon garçon. Je t’autorise à sortir de table. Le visage du jeune guerrier s’empourpra légèrement. Il lança un bref coup d’œil vers le Rôdeur, qui lui fit un petit signe de tête. Il se leva en s’efforçant de rester digne, refusant de montrer son trouble au chevalier. — Bonne nuit, Halt, dit-il posément. Celui-ci hocha à nouveau la tête. — Bonne nuit, Horace. Le garçon redressa les épaules, regarda Deparnieux dans les yeux, puis fit brusquement volte-face et quitta la pièce. Sur-le-champ, deux des gardes armés qui se tenaient dans l’ombre lui emboîtèrent le pas pour l’escorter jusqu’à sa chambre. Sa réaction avait peut-être été un peu puérile, songea-t-il en gravissant les marches de pierre, mais refuser de saluer le maître de Montsombre lui avait fait le plus grand bien. Deparnieux attendit que les pas du garçon se soient éloignés, puis écarta sa chaise de la table et se mit à observer son captif d’un air calculateur. — Eh bien, Maître Halt, dit-il tranquillement, il est temps que nous ayons une petite conversation. Le Rôdeur pinça les lèvres. — À quel propos ? Je ne suis pas très loquace. Le chevalier esquissa un sourire. — Je suis persuadé que vous saurez vous montrer divertissant. À présent, dites-moi, qui êtes-vous exactement ? Halt haussa les épaules avec insouciance. Il tripotait un gobelet presque vide et le faisait tourner dans sa main, observant la lumière du feu se réfléchir dans les multiples facettes du verre. — Je suis un homme très ordinaire. Je m’appelle Halt, je viens d’Araluen, et je voyage en compagnie de Messire Horace. Vraiment, je n’ai pas grand-chose d’autre à vous apprendre. Le sourire figé, Deparnieux continuait de regarder l’homme barbu qui était assis en face de lui. Il paraissait quelconque, c’était certain. Des vêtements très simples – presque miteux, en réalité. Une barbe et des cheveux qu’on aurait dit taillés avec un couteau de chasse, songea le chevalier, sans se douter que cette pensée avait traversé l’esprit de beaucoup d’autres avant lui. De petite taille – sa tête arrivait à peine à la hauteur de l’épaule du chevalier. Mais musclé malgré tout et, en dépit de ses cheveux grisonnants, en excellente forme physique. Dans ces yeux sombres, déterminés et rusés, quelque chose laissait à penser que cet homme n’était pas aussi ordinaire qu’il voulait le faire croire. Deparnieux, qui se flattait de pouvoir deviner d’emblée si quelqu’un avait un tempérament de meneur, était convaincu que son prisonnier était habitué à se faire obéir. Son équipement l’intriguait également. Il était rare de rencontrer un homme arborant un air aussi autoritaire, mais qui ne soit pas armé à la façon d’un chevalier. L’arc, selon lui, était réservé aux gens du peuple, et il n’avait jamais vu de couteaux semblables à ceux que possédait Halt. Il avait eu l’occasion d’étudier ces armes de près, et le plus grand des deux lui rappelait les longs coutelas que portaient les Skandiens ; et le second, tout aussi acéré, était un couteau de lancer parfaitement conçu. Des armes vraiment inhabituelles pour un homme en position de commandement, pensait Deparnieux. Le seigneur était par ailleurs fasciné par l’étrange cape tachetée de gris et de vert, des teintes qui lui donnaient un aspect changeant – quelle pouvait être son utilité ? Quant au grand capuchon, il servait à dissimuler le visage de son propriétaire. Durant leur chevauchée, le chevalier avait remarqué à plusieurs reprises que la cape paraissait scintiller et se fondre dans le décor forestier, de sorte que le petit homme devenait presque invisible – une illusion qui ne durait que quelques instants. Deparnieux, à l’instar de nombre de ses compatriotes, était assez superstitieux et se disait que les pouvoirs de ce vêtement énigmatique tenaient peut-être de la sorcellerie. Une hypothèse qui l’incitait à se comporter de manière un peu méfiante avec Halt. Le chevalier, conscient qu’il était risqué de contrarier un sorcier, avait décidé de se montrer prudent jusqu’à ce qu’il sache exactement à quoi s’en tenir avec ce petit homme mystérieux. Et même s’il n’était pas magicien. Deparnieux pourrait toujours le convaincre de mettre ses autres talents à son service. S’il refusait, le chevalier ferait tuer les deux voyageurs quand bon lui semblerait. Il s’aperçut que son invité était silencieux depuis un certain temps. Il but une gorgée de vin, secoua la tête et commenta les dernières paroles du Rôdeur : — À mon avis, vous n’êtes pas si ordinaire que cela. Vous m’intriguez, Halt. — Je ne vois pas pourquoi, répliqua-t-il doucement en haussant les épaules. Deparnieux fit tourner son gobelet entre ses doigts. On frappa alors timidement à la porte et l’intendant, l’air penaud et apeuré, entra. Par expérience, il savait que son maître était un homme cruel et imprévisible. — Que veux-tu ? s’exclama le chevalier, furieux de cette interruption. — Pardonnez-moi, Seigneur, mais je me demandais si vous aviez encore besoin de nos services ce soir ? Son maître s’apprêtait à le congédier quand une idée lui vint à l’esprit. Pourquoi ne pas provoquer cet étranger, afin d’étudier sa réaction ? — Oui, répondit-il. Va me chercher la cuisinière. — La cuisinière, Seigneur ? répéta-t-il, perplexe. Désirez-vous manger autre chose ? — J’exige de voir la cuisinière, espèce d’imbécile ! rugit-il. L’homme recula précipitamment. — Tout de suite, Seigneur, dit-il d’un ton angoissé. Quand il eut quitté la pièce, Deparnieux se tourna vers Halt en souriant. — De nos jours, trouver du personnel satisfaisant est une tâche quasi impossible. Halt le dévisagea avec mépris. — Ce doit être un perpétuel souci pour vous, dit-il posément. Deparnieux le regarda attentivement, ne sachant si le Rôdeur avait voulu se montrer sarcastique. Sans dire un mot de plus, ils attendirent le retour de l’intendant. On frappa à la porte et l’homme entra à nouveau ; la cuisinière le suivait, légèrement en retrait, sans cesser de triturer le bord de son tablier. C’était une femme d’une cinquantaine d’années, dont le visage crispé indiquait combien il devait être éprouvant de travailler sous les ordres de Deparnieux. — La cuisinière. Seigneur, annonça l’intendant. Le chevalier demeurait silencieux, observant la nouvelle venue à la manière d’un serpent qui fixe sa proie. Elle se tordait les mains de plus en plus fébrilement, tandis que le silence se faisait plus pesant. Elle finit par ne plus pouvoir le supporter. — Quelque chose ne vous convient pas, Seigneur ? commença-t-elle. Le repas ne vous a pas.,. — Je t’interdis de me parler ! hurla Deparnieux avec fureur, en se levant de son siège, le doigt pointé sur elle. Je suis le maître de ce château ! Tu n’as pas à m’adresser la parole ! Alors tais-toi, femme ! Face à ce spectacle déplaisant, Halt plissa les yeux. Il n’ignorait pas que c’était pour étudier ses réactions que Deparnieux jouait cette comédie. Tout aussi pénible que soit la situation, il ne pouvait pourtant pas venir en aide à cette domestique. Le chevalier jeta un rapide coup d’œil dans sa direction, ce qui confirma les soupçons de Halt ; mais le Rôdeur restait de marbre. Deparnieux se rassit et se tourna vers sa malheureuse victime. — Les légumes étalent froids, finit-il par dire. Une expression de crainte et d’étonnement mêlés s’afficha sur le visage de la cuisinière. — Comment est-ce possible, Seigneur ? Les légumes étaient.,. — Froids, je te dis ! la coupa-t-il. Vous êtes d’accord, pas vrai ? demanda-t-il à Halt sur un ton provocant. — Les légumes étaient parfaits, dit tranquillement ce dernier d’un air un peu indifférent. Quoi qu’il arrive, il devait absolument réprimer sa colère et ne pas laisser son indignation transparaître dans sa voix. Deparnieux sourit légèrement, puis regarda à nouveau la pauvre femme. — Tu vois ce que tu as fait ? D’abord tu me déshonores devant un invité, et ensuite tu l’obliges à mentir pour te protéger. — Seigneur, vraiment, je n’ai pas… Deparnieux l’interrompit d’un geste autoritaire. — Tu m’as contrarié ; tu seras donc punie. La cuisinière blêmit. Dans ce château, on ne plaisantait pas avec les châtiments. — Je vous en prie, Seigneur ! Pitié, je vais faire des efforts, je vous le promets, bredouilla-t-elle, espérant retarder la sentence. Elle regarda alors Halt d’un air implorant. — S’il vous plaît, Messire, dites-lui que je ne l’ai pas fait exprès, le supplia-t-elle. — Laissez-la tranquille, dit enfin le Rôdeur au chevalier. Deparnieux inclina légèrement la tête de côté, avec l’air d’attendre la suite. — Ou bien ? demanda-t-il en le mettant au défi. C’était l’occasion de se faire une idée des pouvoirs de son prisonnier – ou de son impuissance. Si Halt était vraiment sorcier, il allait peut-être lui en apporter la preuve à cet instant. Le Rôdeur devinait les intentions du chevalier, qui l’observait attentivement. À contrecœur, Halt dut s’avouer qu’il n’était pas en mesure de mettre des menaces à exécution. Il décida de s’y prendre différemment. — Ou bien ? répéta-t-il avec indifférence. Ou bien quoi ? Cet incident n’a aucune importance. Cette femme est juste une servante maladroite qui ne mérite ni votre attention ni la mienne. Deparnieux se caressait les lèvres d’un air songeur. Halt semblait sincèrement se moquer de toute cette histoire. Mais ne voulait-il pas simplement cacher le fait qu’il ne possédait aucun pouvoir ? Le chevalier, méfiant, savait qu’un homme en position d’autorité ne pouvait véritablement se préoccuper du sort d’une domestique. — Elle sera tout de même punie. Il se tourna vers l’intendant. Depuis quelques instants, l’homme, qui avait reculé vers le mur, faisait tout son possible pour passer inaperçu. — Tu châtieras cette fainéante, lui ordonna le chevalier. Une bonne à rien, qui a mis son maître dans une situation gênante ! L’intendant s’inclina avec obséquiosité. — Oui, Seigneur. C’est entendu, Seigneur. Ce sera fait. Deparnieux leva les sourcils et feignit l’étonnement. — Vraiment ? Et quel sera son châtiment ? L’homme hésita. Il ne savait pas ce que son maître avait en tête. Dans le bénéfice du doute, il se dit qu’il valait mieux faire preuve de sévérité. — Des coups de fouet, Seigneur ? proposa-t-il. Voyant que le chevalier semblait acquiescer, il reprit, d’un ton plus assuré : — Elle sera fouettée. — Non, répondit Deparnieux d’une voix suave. Tu vas être fouetté. Quant à elle, qu’on la mette en cage. L’intendant avait les traits bouleversés par la peur, et la cuisinière, saisie de désespoir, s’effondra sur les dalles. Incapable d’intervenir, Halt assistait à la cruelle scène qui se déroulait sous ses yeux, en se souvenant des malheureux enfermés dans les cages, au bord de la route. Il éprouvait une profonde aversion pour le sombre tyran qui se tenait à ses côtés. Il se leva si brusquement que sa chaise bascula et tomba bruyamment sur le sol. — Je vais me coucher, annonça-t-il. J’en ai assez. 29 La jeune fille avançait machinalement dans la neige craquante. Elle n’aurait pu dire depuis combien d’heures elle se traînait ainsi. Le poney résigné la suivait, tête basse ; Will, secoué par les mouvements de l’animal, gémissait doucement. Bientôt, elle finit par ne plus en pouvoir. Elle s’arrêta en trébuchant et se mit à chercher un lieu où se réfugier jusqu’à l’aube. Le vent du nord de ces derniers jours avait repoussé la neige en bordure du chemin et au pied des grands pins ; d’épais tas s’empilaient contre les troncs, formant de profondes dépressions au-dessus desquelles se déployaient les branches les plus basses, créant ainsi des espaces abrités ; ils y seraient protégés des flocons et des éventuels Skandiens qui emprunteraient la route, Ce n’était certes pas la cachette idéale, mais la seule à laquelle Cassandra avait pensé. Elle pénétra dans la forêt et se mit en quête d’un arbre suffisamment éloigné du chemin. Presque aussitôt, elle s’enfonça jusqu’à la taille dans la poudreuse. Elle avança malgré tout, tirant le poney derrière elle pour qu’il suive la piste qu’elle traçait dans la neige, puisant dans ses dernières réserves la force de pousser plus loin ; elle finit par tomber sur une profonde dénivellation, juste derrière un grand arbre. Quand le petit cheval passa sous la voûte des énormes branches chargées de neige, Will eut la présence d’esprit de se pencher sur l’encolure de sa monture afin de ne pas être projeté à terre. La jeune fille constata que l’abri était assez spacieux pour les accueillir tous les trois. Dans ce refuge plus ou moins confiné, la chaleur que dégageaient leurs corps permettait de maintenir une température plus agréable qu’elle ne l’aurait cru. Cela dit, il y faisait encore très froid, mais ils ne risquaient pas d’en mourir. Elle aida Will à descendre du poney et lui fit signe de s’asseoir. Il se laissa tomber à terre en grelottant et s’accroupit contre le tronc rugueux de l’arbre pendant qu’elle fouillait dans le sac de selle. Elle y trouva deux épaisses couvertures de laine dont elle enveloppa les épaules du garçon, avant de s’installer près de lui. Elle tira un bout de couverture à elle et s’y emmitoufla, puis prit l’une des mains de Will entre les siennes et se mit à frotter ses doigts gelés. — On va s’en sortir, maintenant, lui dit-elle avec un sourire encourageant. Tout va bien. Il la dévisagea. L’espace d’un instant, elle crut qu’il l’avait comprise. Mais la jeune fille se rendit compte qu’il avait seulement réagi au son de sa voix. Quand les frissons de son compagnon se furent calmés et que seuls quelques spasmes l’agitaient encore, elle s’extirpa des couvertures pour aller desserrer la selle du poney. L’animal s’ébroua, enfin soulagé de sentir les sangles se relâcher autour de son ventre, puis s’agenouilla et s’étendit sur le sol. Cassandra alla chercher Will, toujours appuyé contre le tronc de l’arbre, le traîna sans qu’il oppose de résistance et l’installa contre le ventre bien chaud de l’animal. Elle s’enveloppa à nouveau dans les couvertures et se blottit tout près du garçon. La chaleur de l’animal, qui se diffusait au creux de son dos, lui parut merveilleuse et, pour la première fois depuis des heures, elle en oublia le froid. Sa tête retomba sur l’épaule de Will et elle sombra dans le sommeil. À l’extérieur de l’abri, les lourds flocons dégringolaient inlassablement du ciel. Une demi-heure plus tard, toute trace de leur passage avait été effacée. Le matin suivant, la nouvelle de l’évasion des deux esclaves mit du temps à arriver jusqu’aux oreilles d’Erak. Il n’y avait rien de surprenant à cela : on ne dérangeait pas un Jarl pour un incident aussi insignifiant. Borsa pensa pourtant à lui en parler quand l’un des esclaves affectés aux cuisines se fut rappelé que la jeune fille avait passé les jours précédents à se plaindre d’Erak, dont elle devait devenir l’esclave attitrée. L’intendant l’en informa très rapidement, alors qu’ils se croisèrent sur le seuil de la grande salle à manger où Erak venait de prendre un petit déjeuner tardif. — Cette satanée gamine que t’avais recrutée, elle a filé, marmonna-t-il. Borsa avait été mis au courant de cette disparition dès que le responsable des cuisines s’en était aperçu – c’était après tout son rôle de gérer ce genre d’anicroches. Erak le dévisagea d’un air impassible. — Quelle gamine ? Borsa agita la main avec impatience. — Celle que t’as ram’née d’Araluen. Que t’allais prendre comme servante. On pense qu’elle s’est évadée. Le Jarl fronça les sourcils – il fallait donner l’impression que la tournure des événements l’irritait. — Où donc ? Agacé, Borsa haussa les épaules. — Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Y’a nulle part où s’enfuir et la neige qu’est tombée cette nuit a tout recouvert, Y’a plus une seule trace de pas dehors. Secrètement, le Jarl soupira d’aise. Au moins, cette partie de son plan avait réussi. Prenant garde de ne pas trahir sa satisfaction, il gronda d’une voix exaspérée : — Eh bien, qu’on la retrouve ! J’l’ai pas transportée jusqu’ici pour qu’tu la laisses partir ! Sur ce, il tourna les talons et partit à grandes enjambées. Il ne fallait pas oublier qu’il était un Jarl aîné, un chef de guerre. Borsa avait beau porter le titre d’intendant, dans une société où primait la loi du plus fort, Erak avait un rang beaucoup plus élevé que le sien. L’intendant le regarda s’éloigner, une expression furieuse sur le visage, et lança un juron – à voix basse. Il avait conscience de leur statut respectif et savait qu’il serait imprudent d’insulter le Jarl. Celui-ci était connu pour brandir sa hache d’armes à la moindre provocation. En repensant au périple du Jarl sur la Grande Écumeuse et à son retour d’Araluen, Borsa se souvint qu’il y avait un autre esclave, un garçon qu’il avait affecté à la cour. Il avait entendu dire que la fuyarde avait cherché à le voir les jours précédents. Il se dirigea alors vers les baraquements des esclaves de la cour, son épais manteau de fourrure flottant derrière lui. Sur le seuil du dortoir des esclaves, l’intendant fronça le nez, indisposé par la puanteur des corps qui s’entassaient là ; il inspecta du regard l’un des hommes du Comité qui se tenait devant lui, l’air craintif. — Tu dis qu’tu l’as pas vu sortir ? demanda-t-il d’un ton incrédule. L’esclave fit non de la tête mais ne releva pas les yeux. Borsa était persuadé qu’il avait vu ou entendu le garçon quitter le dortoir mais qu’il n’avait rien fait pour l’arrêter. Il secoua la tête avec rage et se tourna vers le garde qui l’accompagnait. — Qu’on le fouette, ordonna-t-il sèchement. Il repartit ensuite vers la demeure de l’Oberjarl. Moins d’une heure plus tard, on lui rapporta qu’il manquait une petite embarcation sur le port. Deux esclaves en fuite, un esquif qui avait disparu, la corde d’amarrage tranchée : la conclusion ne faisait aucun doute. Borsa, l’air sombre, songea que, en cette saison, les fuyards avaient peu de chances de survivre sur la Grande Écumeuse, si près du rivage. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, ils auraient couru moins de risques en pleine mer. Ballotté par les déferlantes et poussé par les vents, leur bateau irait s’écraser contre les rochers de la côte en moins de quelques heures. S’ils s’en sortaient, ce serait un miracle. — Bon débarras, marmonna-t-il, avant de demander à ce que les patrouilles parties explorer les sentiers de montagne soient rappelées. Un peu plus tard dans la journée, le Jarl entendit deux esclaves discuter à voix basse des deux jeunes gens qui s’étaient enfuis par la mer. Dans l’après-midi, les patrouilles rentrèrent à Hallasholm. Les hommes paraissaient soulagés de ne plus avoir à marcher dans la neige ni de supporter le vent cinglant qui s’était levé au petit matin. Le cœur d’Erak bondit de joie. Les deux jeunes gens seraient en sécurité jusqu’au printemps. S’ils parvenaient à trouver la cabane et ne mouraient pas de froid entre-temps…, pensa-t-il pourtant avec gravité. 30 À Montsombre, les deux prisonniers s’étaient installés dans une certaine routine. Ils répondaient à contrecœur aux invitations de leur hôte, qui les recevait uniquement quand il le voulait bien, un ou deux soirs par semaine, lorsqu’il lui venait à l’esprit une nouvelle idée pour tourmenter et essayer de provoquer Halt. Le reste du temps, les deux prisonniers vivaient enfermés dans les appartements du donjon. Chaque jour, on leur octroyait quelques instants de promenade dans la cour du château, sous les regards méfiants d’une bonne douzaine d’hommes d’armes qui montaient la garde sur le chemin de ronde. Halt et Horace avaient demandé à maintes reprises l’autorisation de s’aventurer à l’extérieur des remparts, afin d’explorer le plateau. Ils avaient beau savoir d’avance que l’officier leur répondrait par un silence buté, chaque refus les laissait néanmoins extrêmement désappointés. Horace faisait les cent pas sur le balcon, tandis que dans la pièce, assis en tailleur sur son lit, le Rôdeur apportait la touche finale au nouvel arc qu’il fabriquait pour Will, un projet auquel il travaillait depuis leur arrivée à Gallica. Il avait soigneusement choisi des bandes de bois qu’il avait ensuite collées et solidement attachées les unes aux autres, en tenant compte de leur poids et de leur forme d’origine afin que les fibres du bois suivent une courbe régulière. Ensuite, de façon à créer la double courbure qu’il avait en tête, il avait fixé deux autres assemblages inversés à chaque extrémité. Quand ils étaient arrivés à Montsombre, le chevalier avait vu les lamelles de bois dans le sac de Halt mais n’avait pas jugé nécessaire de les lui confisquer. Sans flèches, un arc en cours de fabrication lui avait paru tout à fait inoffensif. Le vent s’enroulait plaintivement autour des tourelles du château, se frayant un chemin entre les gargouilles sculptées dans la pierre. Sous le balcon, dans un recoin du mur de granité, une famille de corbeaux avait fait son nid, d’où ils s’élançaient dans les airs. Les voir ainsi se laisser porter par le vent au-dessous de lui donnait un peu le vertige à Horace, qui préféra s’éloigner de la balustrade. Il s’emmitoufla davantage dans sa cape pour se protéger de la bise. Le temps était à la pluie et de gros nuages qui s’amoncelaient au nord arrivaient sur eux. Un après-midi d’hiver comme un autre à Montsombre. À cette hauteur, la sombre masse de la forêt qui s’étendait en contrebas lui faisait l’effet d’un tapis bien rêche. — Qu’allons-nous donc faire, Halt ? Son compagnon hésita avant de répondre, ne sachant comment le jeune homme réagirait. — Patienter, finit-il par dire. Les yeux de l’apprenti guerrier se remplirent aussitôt de frustration. Le Rôdeur était conscient que le garçon attendait qu’un événement survienne, que s’accélère le cours des choses. — Mais Deparnieux continue de torturer et d’assassiner des gens ! Et nous, on reste assis là sans lever le petit doigt, à le regarder faire ! s’écria Horace avec colère. Plutôt que de se borner à attendre, il aurait voulu que l’ingénieux Rôdeur lui propose d’agir. Son entraînement n’avait pas habitué Horace au désœuvrement, et le train-train frustrant de leur vie dans ce château lui devenait insupportable. Il voulait passer à l’action, éprouvant l’impérieux besoin de faire quelque chose – n’importe quoi, pourvu qu’il puisse punir Deparnieux pour sa cruauté et lui faire ravaler ses sarcasmes. Mais surtout, il voulait quitter Montsombre et repartir à la recherche de Will. Halt jugea bon d’attendre qu’Horace se soit un peu calmé pour lui adresser à nouveau la parole. — N’oublie pas qu’il est le seigneur de ces lieux, dit-il doucement, et qu’une cinquantaine d’hommes lui obéissent au doigt et à l’œil. Je crois qu’à nous deux, nous aurions un peu de mal à nous débarrasser d’un si grand nombre d’adversaires. Le jeune homme s’empara d’un morceau de pierre effritée sur un coin de la balustrade, le jeta au loin et le regarda tomber dans le vide ; avant qu’il ne la perde de vue, la pierre décrivit une courbe et parut se rapprocher des parois du château. — Je le sais, répondit-il d’un ton maussade. Mais je regrette que nous ne puissions rien faire. Le Rôdeur leva les yeux de son ouvrage. Il n’en parlait jamais, mais son sentiment de frustration était plus grand encore que celui de l’apprenti guerrier. S’il avait été seul, rien n’aurait été plus simple pour lui que de s’évader. Mais s’il agissait ainsi, il lui faudrait abandonner Horace – et il ne pouvait s’y résoudre. Il se retrouvait tiraillé entre des désirs contraires : partir porter secours à Will ou bien rester avec ce garçon qui avait si généreusement offert de l’accompagner dans sa quête. Il savait que, s’il s’enfuyait, Deparnieux serait sans pitié envers Horace ; dans le même temps, tout son être aspirait à reprendre la route. Il baissa les yeux vers l’arc, maintenant presque achevé, et reprit la parole en prenant soin de ne pas laisser transparaître ses véritables sentiments : — La balle est dans le camp de notre hôte, j’en ai bien peur. Il ne sait pas quoi penser de moi, ni si je peux lui être utile. Tant qu’il est dans le doute, il restera sur ses gardes. C’est ce qui le rend redoutable. — Dans ce cas, nous ferions mieux de l’affronter, pas vrai ? Halt fît catégoriquement non de la tête. — Je préfère qu’il relâche un peu son attention ; qu’il se persuade que nous ne sommes pas aussi dangereux ou aussi utiles qu’il l’a d’abord cru. Je sens bien qu’il essaie de me percer à jour. Cet incident avec la cuisinière, c’était pour me mettre à l’épreuve. Les premières gouttes de pluie crépitèrent sur les dalles du balcon. Horace leva les yeux, surpris de voir que les nuages étaient déjà au-dessus du château alors qu’ils semblaient si loin quelques minutes plus tôt. — A l’épreuve ? répéta-t-il. Le Rôdeur eut une grimace de dégoût. — Oui, il voulait voir ma réaction, ce que j’étais capable de faire. — Et vous n’êtes pas intervenu ? lui lança Horace d’un ton insolent, regrettant aussitôt d’avoir parlé sans réfléchir. Le Rôdeur, qui n’en fut toutefois pas offensé, le fixa du regard, sans dire un mot. Au bout de quelques secondes, le garçon baissa les yeux. — Désolé, Halt, marmonna-t-il — Je ne pouvais pas faire grand-chose, Horace, expliqua-t-il gentiment. Deparnieux était sur le qui-vive. Ce n’était pas le moment de passer à l’action. Je crains fort, ajouta-t-il d’un ton sévère, qu’il cherche à nous éprouver davantage dans les jours à venir. Ces mots éveillèrent immédiatement l’attention d’Horace. — Que croyez-vous qu’il ait en tête ? — Je parie que notre « hôte » va commettre d’autres méfaits, dans le seul but de me provoquer. J’ai dans l’idée que moins j’en ferai, plus il baissera la garde et qu’au fil des jours, il ne se méfiera plus de moi. Il lança un coup d’œil vers les nuages noirs qui filaient dans le ciel. — Rentre, maintenant, sinon tu vas être trempé, conseilla-t-il à son jeune compagnon. Pendant un long moment, la pluie tomba à verse. Puis, une heure avant la tombée du jour, la bise la chassa plus loin vers le sud et le ciel s’éclaircit enfin, offrant aux deux prisonniers la vue éclatante d’un soleil couchant qui se découpait sur les nuages en fuite. Halt et Horace se tenaient sur le balcon battu par les vents quand un vacarme assourdissant monta jusqu’à eux. Aux portes du château, un cavalier solitaire, équipé d’une lance, d’une épée, d’un bouclier et d’une cotte de mailles, tambourinait sur l’énorme cloche de cuivre accrochée à un poteau. Ils virent qu’il était jeune, peut-être âgé d’un ou deux ans de plus qu’Horace. Il cessa son tapage et reprit son souffle avant de se mettre à parler – ou plutôt à hurler – en gallique. Horace ne saisit pas un traître mot mais reconnut distinctement le nom de Deparnieux. — Que dit-il ? Le Rôdeur, qui souhaitait écouter le chevalier jusqu’au bout, leva une main pour faire taire le garçon. — Il défie Deparnieux en combat singulier, répondit-il enfin, la tête légèrement inclinée sur le côté, l’oreille tendue. — J’avais déjà compris, merci, répliqua le garçon d’un ton sec. Mais pourquoi ? Tandis que le nouveau venu continuait de crier comme un enragé, le Rôdeur lui fit signe d’attendre ; il avait un peu de mal à distinguer certains mots, emportés par le vent. — D’après ce que j’ai pu saisir, finit-il par dire, notre ami Deparnieux a assassiné les parents âgés et sans défense de ce jeune homme, profitant de ce que ce dernier était parti en quête – partir en quête, ils adorent ça dans ce pays ! — Et ensuite ? voulut savoir Horace. Halt haussa les épaules. — Apparemment, notre hôte avait des vues sur leurs terres. — Ça concorde avec ce que nous savons déjà de Deparnieux, grommela Horace. L’inconnu s’arrêta brusquement de hurler, fit demi-tour puis s’immobilisa un peu plus loin, paraissant attendre une réponse. Durant quelques minutes, rien n’indiqua que les cris du jeune homme avaient attiré l’attention des habitants du château, à l’exception de Halt et d’Horace. Puis, une porte s’ouvrit dans la muraille et un cavalier en armure en émergea, monté sur un destrier noir de jais. Deparnieux avança au petit trot et s’arrêta à une centaine de mètres du jeune chevalier, qui entreprit de répéter son défi. Avec empressement, les hommes du seigneur prirent place sur les remparts afin d’assister à la lutte imminente. — Quelle bande de vautours ! marmonna le Rôdeur. Le chevalier ne répondit pas à l’inconnu, se bornant à rabattre la visière de son heaume à l’aide du rebord de son bouclier. Ce geste suffit à son adversaire qui, à son tour, ferma brutalement sa visière et éperonna aussitôt son cheval. Deparnieux l’imita et tous deux partirent à la charge, lances pointées vers l’avant. Même de loin, les deux captifs voyaient que le jeune chevalier manquait d’habileté. Déséquilibré sur sa selle, il tenait gauchement son arme et son bouclier. En revanche, les gestes du chevalier étaient parfaitement coordonnés. — Ça s’annonce mal, fit remarquer Horace, inquiet. Les combattants se heurtèrent violemment, un fracas qui se répercuta sur les parois du château. La lance du jeune homme fut réduite en pièces, alors que celle de Deparnieux atteignit le milieu du bouclier de son adversaire, qui vacilla sur sa selle quand ils se croisèrent. Le chevalier parut toutefois perdre le contrôle de son arme, qui tomba à terre lorsqu’il fit pivoter son cheval pour revenir à la charge. — Il est blessé ! s’écria Horace avec enthousiasme, soudain plein d’espoir. Quel coup de chance ! Mais Halt, les sourcils froncés, secouait la tête. — Je ne crois pas. Il se passe quelque chose de louche. Les deux guerriers dégainèrent leurs épées et repartirent à l’assaut. Quand ils arrivèrent à la même hauteur, Deparnieux para un coup à l’aide de son bouclier, puis fit retomber son arme sur le casque du jeune homme, qui perdit à nouveau l’équilibre. Tandis que les deux destriers s’ébrouaient et se cabraient furieusement, chacun des combattants essayait de prendre l’avantage, frappant sans discontinuer dès qu’ils se rapprochaient l’un de l’autre. Dès qu’il abattait son épée sur le jeune guerrier, les hommes de Deparnieux acclamaient leur maître. — Que cherche-t-il à prouver ? demanda Horace, qui n’avait plus le cœur à se réjouir. Il aurait pu l’achever après la première charge ! Il joue avec lui ! ajouta-t-il d’une voix écœurée, prenant soudain conscience de quoi il retournait. Les épées continuaient de siffler, de s’entrechoquer et de se croiser en grinçant, des bruits auxquels se mêlaient les coups plus sourds des armes contre les boucliers. Pour Halt et Horace, qui avaient souvent assisté à des tournois au Château de Montrouge, il était évident que Deparnieux se retenait de frapper trop fort. Mais ses hommes, des paysans qui n’y connaissaient pas grand-chose et ne savaient pas quel degré d’adresse demandait pareil duel, ne s’en rendaient pas compte. Ils se contentaient de rugir avec approbation chaque fois que le seigneur de Montsombre faisait mouche. — Il se donne en spectacle, constata le Rôdeur, en faisant croire que son adversaire est plus doué qu’il ne l’est vraiment. Le jeune homme secoua la tête. En prolongeant ainsi ce combat, Deparnieux dévoilait une nouvelle facette de sa nature cruelle. Il aurait été plus charitable d’en terminer avec ce jeune guerrier, plutôt que de s’amuser de sa maladresse. — Quel individu répugnant ! murmura-t-il. Le comportement de leur hôte allait à rencontre de tous les principes de la chevalerie, des valeurs qui comptaient tant pour l’apprenti guerrier. Halt acquiesça. — Nous le savions déjà. Il se sert de ce garçon pour affermir sa renommée. Comme Horace lui lançait un regard Intrigué, le Rôdeur s’expliqua : — Il règne par la terreur. C’est ainsi qu’il tient ses hommes, qui le respectent et le craignent. Il ne peut se permettre de relâcher son autorité ou de baisser la garde. En leur donnant l’impression que son adversaire est excellent guerrier, il renforce sa réputation d’invincibilité. Ces soldats, ajouta-t-il avec un geste de mépris vers les remparts, ne se doutent de rien. Mais Deparnieux devait trouver que les choses avaient assez duré ; la cadence de ses attaques se modifiait subtilement, et la vigueur des assauts suivants fit chanceler le jeune chevalier, qui céda alors du terrain. Mais le sombre guerrier fondit à nouveau sur lui et le poursuivit sans relâche, faisant pleuvoir les coups à volonté. Un bruit plus étouffé se fit soudain entendre : l’épée de Deparnieux avait traversé la cotte de mailles qui protégeait le cou de son adversaire et atteint un point vulnérable. Une passe fatale. Dédaigneusement, le chevalier fit volte-face et repartit vers le château, sans même jeter un dernier regard au jeune chevalier qui s’était effondré sur sa selle. Quand il s’écrasa sur le sol et y resta étendu, Immobile, des clameurs de joie retentirent et les portes se refermèrent bruyamment derrière le vainqueur. Halt se caressait la barbe d’un air pensif. — Je pense avoir trouvé comment résoudre notre problème avec Messire Deparnieux. 31 Cassandra se réveilla en milieu de matinée. Le soleil restait invisible derrière les nuages bas qui portaient la neige. La lumière grise et diffuse semblait venir de nulle part et de plusieurs directions à la fois. Il faisait jour, c’était tout ce qu’elle savait. Elle étira ses muscles endoloris et regarda autour d’elle. Will, assis à ses côtés, avait les yeux grands ouverts. Le regard perdu au loin, il se contentait de se balancer lentement d’avant en arrière. Le voir ainsi brisait le cœur de la jeune fille. Le petit cheval entreprit de se redresser sur ses pattes arrière. Cassandra tira son ami par la main et s’éloigna un peu de l’animal, qui se remit sur pied. Il piaffa une ou deux fois, secoua sa crinière et s’ébroua bruyamment ; au contact de l’air glacial, un gros nuage de buée s’échappa de ses naseaux. La neige s’était arrêtée pendant la nuit. Ils auraient bien du mal à rejoindre le chemin, se dit la jeune fille, mais au moins, elle avait pu se reposer. La pensée d’un petit déjeuner l’effleura quelques secondes – il y avait une petite réserve de nourriture dans le sac – mais elle préférait reprendre la route et s’éloigner encore davantage d’Hallasholm. Elle ne pouvait savoir que les patrouilles parties à leur recherche avaient déjà été rappelées par Borsa. Elle se sentait capable de survivre quelques heures de plus le ventre vide, mais ne voulait plus avoir l’impression de mourir de soif comme la nuit précédente. Elle avisa un endroit où la couche de poudreuse était bien épaisse et en prit une poignée qu’elle mit dans sa bouche. La neige, en fondant, ne libérait qu’une toute petite quantité d’eau, et elle dut répéter son geste à plusieurs reprises. Devait-elle inciter Will à l’imiter ? Elle se ravisa, impatiente de repartir. S’il avait soif, se dit-elle, il trouverait bien par lui-même comment faire. Le plus fermement qu’elle put, elle sangla le sac de selle sur le dos du poney. Mais ce dernier, malin, inspira une bonne quantité d’air, gonflant son estomac pour que les courroies se détendent au moment de l’expiration. Cassandra, qui connaissait cette astuce depuis qu’elle était enfant, donna un coup de genou dans le ventre du petit cheval et en profita pour rapidement resserrer les sangles. L’animal, résigné à son sort, se borna à lui lancer un coup d’œil lourd de reproche. Alors qu’elle se frayait un passage dans le sous-bois, de la neige jusqu’à la taille, Will tenta d’enfourcher le poney. Gentiment, elle l’arrêta d’un geste. Le garçon devait se sentir moins fatigué après une nuit paisible au chaud. Sachant que les forces de son compagnon allaient rapidement décliner, elle serait probablement obligée de le laisser monter le cheval un peu plus tard. Pour l’heure, ils devaient ménager leur monture autant que possible. Il fallut cinq bonnes minutes pour rejoindre le chemin. Cassandra, essoufflée, suait déjà à grosses gouttes, mais se remit à grimper avec ténacité, Will à ses côtés. Il s’était remis à geindre doucement, un bruit ininterrompu qui lui mettait les nerfs à vif, même si elle s’efforçait de ne pas y prêter attention. Ils durent s’interrompre deux heures plus tard, quand le jeune homme fut soudain agité par d’incontrôlables frissons et s’écroula sur le chemin. Horrifiée, Cassandra le vit se rouler par terre, les genoux remontés contre sa poitrine. D’une main, il essaya vainement de trouver une prise dans la neige, tandis que l’autre était enfoncée dans sa bouche. Ses gémissements cédèrent bientôt la place à un hurlement déchirant… un cri d’agonie venu des profondeurs de son âme. Elle s’agenouilla, le prit dans ses bras et essaya de l’apaiser en lui parlant. Mais il se dégagea brusquement de son étreinte et recommença à se tordre de douleur. Elle comprit alors qu’elle devait lui donner un peu de l’herbe qu’Erak avait mise dans leur sac – une bourse de toile huilée, remplie de feuilles sèches. Le Jarl l’avait prévenue : Will ne pourrait se débarrasser de son accoutumance du jour au lendemain. La prise de pavot entraînait une telle dépendance physique qu’en être privé engendrait d’intenses souffrances. Elle allait devoir sevrer le garçon petit à petit, comme le Skandien le lui avait conseillé, en diminuant progressivement les rations et en espaçant les prises, jusqu’à ce qu’il puisse s’en passer. Cassandra, qui savait que chaque nouvelle ration rallongerait d’autant la dépendance, avait cru qu’elle pourrait refuser de lui en donner et l’aider à supporter la douleur provoquée par le manque. À contrecœur, elle sortit la bourse, en prenant soin de ne pas la montrer à Will, puis lui tendit une petite poignée d’herbe sèche dont il se saisit avec empressement. Pour la première fois depuis leur départ, elle aperçut un semblant de vivacité dans son regard d’ordinaire vacant. Mais son attention était uniquement fixée sur le pavot ; elle comprit alors à quel point son esprit était assujetti à cette drogue. En contemplant ce compagnon, par le passé enthousiaste et plein d’entrain, qui n’était à présent plus que l’ombre de lui-même, ses yeux se remplirent de larmes silencieuses. Elle maudit Borsa et les autres Skandiens, responsables de cette déchéance, les vouant aux flammes de l’enfer – quel que soit l’enfer auquel ils croyaient. L’apprenti Rôdeur fourra l’herbe dans sa bouche et la fit glisser sur le côté, attendant qu’elle s’imbibe de salive pour en libérer le jus qui se répandrait dans son corps. Les violents frissons se calmèrent enfin et il s’accroupit dans la neige, au bord du chemin, recroquevillé sur lui-même ; les yeux mi-clos, il se balançait d’avant en arrière en gémissant, perdu dans l’univers de solitude et de tourments. Le poney l’observait avec indifférence, piaffant de temps à autre pour trouver sous la neige quelques maigres brins d’herbe à mâchonner. Cassandra prit Will par la main et le fit se relever, sans qu’il proteste. — Allez, viens, dit-elle d’une voix découragée. Nous avons encore une longue route à faire. Elle ne parlait pas seulement de la distance qui les séparait de la cabane de chasse dans les montagnes, mais faisait aussi allusion à une tout autre route à parcourir. Elle reprit sa marche, tandis que Will, sans cesser de fredonner à voix basse un air sans mélodie, lui emboîtait le pas. Au crépuscule, elle trouva enfin la cabane. Par deux fois, elle était passée devant sans la voir ; elle avait pourtant suivi les instructions d’Erak : parcourir une centaine de pas après avoir croisé un pin frappé par la foudre, prendre à droite, puis emprunter un étroit ravin en pente, pour ensuite franchir à gué un ruisseau peu profond. Dans le jour qui tombait, elle avait fouillé des yeux la forêt en s’efforçant de se souvenir de ces repères, mais elle n’avait pas vu de cabane, seulement des masses indistinctes qui se fondaient dans le paysage immaculé. Elle finit par comprendre que la hutte était peut-être ensevelie sous la poudreuse. Au même instant, elle aperçut un imposant monticule, à moins d’une dizaine de mètres. Elle lâcha la bride du poney et s’en rapprocha un peu à l’aveuglette, en trébuchant sur le sol glissant ; elle distingua aussitôt la pente d’un toit et l’angle bien droit d’un coin de mur. Cassandra contourna la butte et découvrit, du côté sud, une porte et une petite fenêtre que fermait un volet de bois. Elle poussa un profond soupir de soulagement et revint sur ses pas, là où attendait le poney. Cela faisait quelques heures déjà qu’elle avait installé Will sur le dos de l’animal ; affaissé sur la selle, il n’avait pas cessé de se balancer et de geindre. Elle les conduisit jusqu’au minuscule balcon qui jouxtait l’entrée et attacha la bride à un poteau planté dans le sol. Le petit cheval ne semblait pas vouloir lui fausser compagnie, mais elle préférait prendre ses précautions, n’ayant aucune envie d’être obligée de partir à la poursuite du poney et de son cavalier à une heure pareille. Cassandra s’assura que la longe était fermement nouée, puis poussa la porte mal ajustée, L’intérieur se composait d’une seule pièce, meublée d’une table rudimentaire flanquée de deux bancs. Contre le mur du fond, elle aperçut un lit en bois recouvert d’un matelas apparemment rempli de paille. Elle fronça le nez : la cabane humide sentait le renfermé. Une fois qu’elle aurait allumé un feu dans la large cheminée, ces odeurs se dissiperaient. Une petite réserve de bois était empilée près de l’âtre, où elle trouva aussi une pierre à briquet. Quand les flammes crépitèrent joyeusement au bout de quelques minutes et que leur lueur dansante se mit à se réverbérer sur les murs, elle se sentit revivre. Dans un recoin qui servait manifestement de garde-manger, elle dénicha de la farine, de la viande séchée et des haricots secs. On voyait que de petits rongeurs s’étaient déjà servis, mais ce qui restait leur suffirait pour les semaines à venir. Will et elle ne pourraient pas festoyer, elle en était consciente, mais, au moins, ils survivraient, surtout si son ami parvenait à s’entraîner de nouveau, une fois qu’il irait mieux. Elle aperçut un arc de chasse et un carquois de cuir remplis de flèches, accrochés derrière la porte. Même au beau milieu de l’hiver, on trouvait du petit gibier – principalement des lapins et des lièvres des neiges – ce qui leur permettrait d’améliorer leur repas. Sinon… Elle haussa les épaules. Ils étaient libres, c’était l’essentiel, et elle délivrerait Will de son accoutumance et affronterait les problèmes qui surviendraient au jour le jour. La pièce, à présent réchauffée, la jeune fille sortit de la cabane. Elle fit signe à Will de mettre pied à terre, mais fronça les sourcils en pensant au poney, qui ne pouvait passer la nuit dehors. Pourtant, l’idée de partager la petite cabane avec lui ne lui disait rien qui vaille. Elle lui était reconnaissante de la chaleur qu’il leur avait procurée la nuit précédente, mais l’animal dégageait tout de même une forte odeur. Elle dit à Will de l’attendre sur le seuil et se dirigea vers le côté de la maison qu’elle n’avait pas encore exploré. Elle y découvrit un petit appentis accolé à la cabane, où leur monture serait à l’abri. Quelques vieilles selles, des harnais de cuir et des outils pendaient à des clous. De toute évidence, l’endroit avait déjà servi d’écurie. Elle fut aussi heureuse de trouver une bonne réserve de bois coupé, empilé contre le mur extérieur. Elle guida le poney jusqu’à l’appentis et le débarrassa du sac de selle. Elle le laissa devant la mangeoire, dans laquelle il restait un peu de céréales. Il se mit à mâchonner paisiblement, l’air reconnaissant. Elle n’avait pas encore eu le temps de penser à l’abreuver, mais elle l’avait vu lécher la neige pendant la journée ; il s’en contenterait, jusqu’à ce qu’elle puisse s’en occuper. Dans la cabane, Will avait eu l’idée de s’asseoir près de la cheminée. C’était bon signe. Elle entreprit alors de préparer un repas très simple à partir des provisions qu’Erak lui avait fournies. Elle alla remplir de neige une bouilloire cabossée, puis la suspendit au-dessus du feu et attendit que l’eau se mette à bouillir. Dans le garde-manger, il lui semblait avoir vu une boîte contenant des herbes à tisane. Une boisson chaude leur permettrait d’éliminer les derniers vestiges du froid et de l’humidité. La jeune fille sourit à Will qui mâchait impassiblement la nourriture qu’elle avait placée devant lui. Elle se sentait bizarrement très optimiste. Ses yeux firent à nouveau le tour de la cabane. Le jour était maintenant tombé et seule la flambée rougeoyante les éclairait encore. Dans cette lumière vive mais indécise, la pièce semblait presque accueillante, comme rassurante et, ainsi qu’elle l’avait espéré, la chaleur du feu et la fumée que dégageaient des bûches de pin avaient chassé les odeurs de renfermé et de moisi. — Eh bien, fit-elle remarquer, ce n’est pas le grand luxe, mais au moins, on se sent chez soi. Sans se douter, qu’à des centaines de kilomètres de là, Halt s’était déjà exprimé dans des termes semblables. 32 Le jour qui suivit le combat inégal auquel ils avaient assisté, Halt et Horace ne furent pas surpris d’entendre le sergent leur annoncer que le Seigneur Deparnieux comptait sur leur présence pour le dîner. C’était un ordre et non une invitation, et le Rôdeur ne vit pas la nécessité de jouer la comédie. Aussi ne daigna-t-il pas répondre à l’homme. Il lui tourna le dos et regarda par la fenêtre. Le sergent ne parut pas s’en formaliser. Il fit demi-tour et reprit son poste sur le palier, devant l’escalier en colimaçon qui menait à la salle à manger. Il avait transmis le message. Les prisonniers en avaient pris connaissance. Cela lui suffisait. Le soir venu, après avoir pris un bain et s’être habillés, les deux compagnons descendirent vers les appartements de leur hôte, les talons de leurs bottes claquant sur les marches de pierre. Ils avaient passé une bonne partie de l’après-midi à discuter du plan qu’ils comptaient mettre en œuvre ce soir-là et Horace était pressé de passer à l’action. Avant d’atteindre les doubles portes hautes de trois mètres qui donnaient sur la salle à manger, Halt posa la main sur le bras de son compagnon et lui fit signe de s’arrêter. Le jeune homme bouillait manifestement d’impatience. Ils étaient cloîtrés ici depuis plusieurs semaines maintenant, obligés de supporter les sarcasmes et les insultes à peine voilées de Deparnieux et de le regarder s’en prendre cruellement à son personnel. Ce qui s’était passé avec la cuisinière ou avec le jeune chevalier n’était que deux incidents parmi de nombreux autres. Halt était conscient qu’Horace, avec l’impétuosité propre à la jeunesse, tenait à ce que ce Deparnieux soit puni comme il le méritait. Il savait aussi qu’ils ne réussiraient que s’ils se montraient patients et choisissaient le bon moment pour agir. Le Rôdeur avait compris que Deparnieux avait un point faible qu’ils pouvaient exploiter. Le seigneur avait besoin de paraître invincible aux yeux de ses hommes, une position délicate qui le contraignait à relever n’importe quel défi qui pouvait lui être lancé en présence de témoins. Le chevalier ne pouvait se permettre de discutailler. S’il donnait l’impression d’être effrayé ou réticent à accepter un combat, ce serait pour lui le début de la fin. Les yeux calmes et calculateurs du Rôdeur croisèrent ceux du jeune homme – ardents et enfiévrés. — Rappelle-toi, le prévint-il, ne fais rien avant que je ne t’en donne le signal. Horace, les joues légèrement empourprées, acquiesça. — C’est compris, répondit-il, réfrénant à grand-peine son excitation. Il sentait la main de Halt, qui le dévisageait fixement, le retenir par le bras. Le garçon respira profondément, hocha à nouveau la tête, cette fois d’un air plus posé, et soutint le regard du Rôdeur. — Ne vous inquiétez pas, assura-t-il. Nous attendons ce moment depuis trop longtemps et je ne vais pas gâcher nos chances. Le Rôdeur, rassuré par ce qu’il lisait dans les yeux du garçon, hocha la tête et lui lâcha le bras. Il ouvrit brutalement les doubles portes, qui allèrent cogner le mur, puis ils entrèrent dans la salle où Deparnieux les attendait. Le repas qu’on leur servit fut tout aussi décevant que les précédents, en dépit des qualités tant vantées de la cuisine gallique. D’après Halt, les plats pâtissaient de la crème et de l’ail ajoutés en quantité excessive, ce qui les rendait légèrement écœurants. Il mangea frugalement, contrairement à Horace, doté d’un solide appétit, qui engloutit tout ce qu’on mit dans son écuelle. Comme à l’ordinaire, le Rôdeur but du vin et le garçon se contenta d’eau. Tout au long du dîner, Deparnieux déversa un torrent ininterrompu de remarques méprisantes envers ses serviteurs, forcément stupides et maladroits, et commenta les piètres talents du jeune chevalier qu’il avait tué la veille. Quand ils eurent terminé ce lourd repas, on leur apporta des gobelets fumants de tisane – la seule chose, selon le Rôdeur, que les habitants de ce pays savaient préparer. Il dégusta la boisson parfumée à petites gorgées, tout en observant le chevalier, qui les dévisageait, Horace et lui, avec son habituel sourire condescendant. Concernant Halt, Deparnieux était maintenant arrivé à une conclusion. Il n’y avait, pensait-il, rien à craindre de ce petit barbu. L’homme maniait l’arc avec habileté et avait très certainement l’habitude de battre les bois ou de poursuivre une proie. Mais les craintes premières du seigneur de Montsombre s’étaient apaisées ; il s’était trompé : Halt ne possédait aucun pouvoir magique. À présent rassuré, le chevalier ne pouvait résister à la tentation de rabaisser son prisonnier en se montrant à son égard encore plus agressif. Le fait qu’il se soit d’abord méfié de cet homme l’incitait à redoubler d’efforts pour le déstabiliser. Deparnieux adorait manipuler les gens. Il aimait les sentir vulnérables, les voir souffrir ou les faire enrager sans qu’ils puissent s’opposer à ses redoutables railleries et son insolent persiflage. Et de même que son mépris pour Halt grandissait, il avait le plus complet dédain pour Horace, Chaque fois qu’ils dînaient tous les trois, il attendait avec impatience l’instant où il pourrait brusquement congédier le jeune guerrier et le renvoyer dans ses appartements, rouge de rage et d’embarras. Il inclina sa lourde chaise vers l’arrière, vida son gobelet d’argent et agita dédaigneusement la main en direction d’Horace. — Laisse-nous, gamin, ordonna-t-il sans même lui jeter un coup d’œil. Il éprouva un net frisson de plaisir quand le garçon, après avoir lancé un regard vers son compagnon, se leva lentement et ne prononça qu’un seul mot, qui resta en suspens dans la pièce. — Non. Cet acte d’insoumission réjouissait Deparnieux, qui se garda bien d’afficher ses sentiments, Il fronça plutôt les sourcils, fit mine d’être contrarié et, en prenant bien son temps, se tourna vers le jeune homme, dont le cœur battait la chamade maintenant que le moment crucial était enfin arrivé. — Non ? répéta le chevalier, feignant l’incrédulité. Je suis le seigneur de ce château et la loi, c’est moi ! J’ordonne à ma guise et les autres obéissent. Et tu oses ainsi me manquer de respect, dans ma propre demeure ? — Le temps où tous vous obéissaient sans protester est révolu, répliqua Horace avec prudence, s’efforçant d’employer scrupuleusement les termes que le Rôdeur lui avait dictés. Vu vos actes contraires aux valeurs chevaleresques, nous ne vous devons plus obédience. Deparnieux continuait de jouer au mécontent. — Tu contestes ouvertement mon droit à régner sur mon propre fief ? Horace hésita à nouveau – il voulait être sûr de formuler sa réponse avec précision. Halt le lui avait dit, l’exactitude de ses propos était d’une importance capitale. — Il est grand temps de remettre vos droits en cause, dit le garçon. Le seigneur laissa flotter un sourire vorace sur son visage assombri, se leva de son siège, et s’appuya des deux mains sur la table de bois pour se pencher vers Horace. — Tu me lances donc un défi ? demanda-t-il avec un plaisir manifeste. Mais Horace eut un geste évasif. — Avant de lancer un quelconque défi, j’exige que vous le respectiez, rétorqua-t-il. — Le respecter ? Que sous-entends-tu, sale freluquet ? Horace, résolu à ne pas tenir compte de cette insulte, hocha la tête d’un air déterminé. — J’exige que vous vous engagiez à vous conformer aux termes du défi, et que ceci se déroule en présence de vos hommes. — Oh, vraiment ? Tu l’exiges ? dit Deparnieux d’une voix qui laissait percer une colère qui, cette fois, n’était plus feinte. Il avait compris où le garçon voulait en venir. — Je crois, interrompit Halt d’un ton paisible, que mon compagnon a compris que vous régnez par la terreur, Messire. Le chevalier se tourna vers le Rôdeur. — Et vous, un vulgaire archer, vous pensez pouvoir vous mêler de ce qui ne vous regarde pas ? Halt haussa les épaules et répondit avec désinvolture : — Si vos soldats vous sont fidèles, c’est à cause de votre renommée guerrière. Il me semble qu’Horace préférerait que le défi soit lancé en leur présence. Deparnieux se rembrunit. Le défi venait déjà d’être évoqué devant quelques-uns de ses hommes. Il ne pourrait plus se faire respecter s’il donnait l’impression de craindre un jeune homme de seize ans – même si la victoire lui était quasiment assurée. — Vous semblez penser que je redoute d’affronter ce gamin ? — Aucun défi n’a été lancé… pas encore, dit Halt, levant une main pour le mettre en garde. Nous nous préoccupons simplement de savoir sidans l’éventualité d’un combat, vous auriez le courage d’honorer vos obligations. La circonspection du Rôdeur agaçait Deparnieux, qui laissa échapper un grognement. — Je vois maintenant quelle est votre véritable vocation, rétorqua-t-il. J’ai cru que vous étiez un sorcier, mais à vous entendre ainsi discutailler, je me rends compte que vous n’êtes qu’un sordide petit juriste. Un sourire fugace passa sur les lèvres de Halt, qui inclina légèrement la tête, sans dire un mot. Un long silence s’installa. Deparnieux jeta un coup d’œil rapide aux deux sentinelles qui montaient la garde devant les portes massives de la salle à manger. L’expression de leur visage trahissait leur curiosité. S’il rejetait le défi ou s’il essayait de retourner la situation en sa faveur, tout le château serait très vite au courant de cette histoire, dans les moindres détails. Ses hommes ne l’aimaient guère, il le savait, et s’il n’acceptait pas de jouer franc-jeu, ils l’abandonneraient. Peut-être pas tout de suite, mais les uns après les autres, ils passeraient à l’ennemi. Et le chevalier avait déjà nombre d’ennemis. Il observa le jeune guerrier d’un air mauvais. Pour lui, nul doute qu’il était capable de l’emporter sur Horace lors d’un combat loyal, mais il n’appréciait pas de s’être ainsi fait manipuler. Il s’obligea à sourire, et fit mine d’être las de toute cette affaire. — Très bien. Si tel est votre souhait, je respecterai les termes du défi. — Vous vous y engagez devant vos hommes, Ici présents ? demanda vivement Horace. Le chevalier renonça à dissimuler l’aversion qu’il éprouvait pour ce gamin chicaneur et son compagnon barbu, et lui lança un regard courroucé. — Oui, admit-il avec mépris. SI ça peut vous faire plaisir, je vous en donne ma parole : je me plierai aux termes du défi, en présence de mes hommes. Horace poussa un profond soupir de soulagement. — Dans ce cas, dit le jeune homme en sortant l’un de ses gantelets de sa ceinture, nous allons pouvoir passer au défi. Le combat se déroulera dans une semaine… — Entendu, répondit Deparnieux. — … dans le pré qui jouxte le château… — Entendu, répéta-t-il, cette fois d’un ton plus hargneux. — … en présence de vos soldats et de vos gens… — Entendu. Le garçon, hésita, jeta un bref coup d’œil en direction du Rôdeur ; ce dernier lui fit un petit signe de tête discret pour l’encourager. — … et le combat sera mortel, ajouta Horace. Le chevalier eut un sourire empreint d’amertume et de cruauté. — Entendu, susurra-t-il. Allez, gamin, vas-y, avant de perdre courage et de mouiller ton froc ! Horace inclina légèrement la tête de côté et, pour la première, fois, sentit qu’il maîtrisait la situation. — Quel sinistre individu vous êtes, Deparnieux. Vous me répugnez, dit-il en baissant la voix. Le chevalier se pencha par-dessus la table et présenta son menton, sur lequel devait retomber le gant – la gifle rituelle qui concrétiserait le défi et leur interdirait de faire marche arrière. — Inquiet, gamin ? demanda-t-il en ricanant. Au même instant, il tressaillit : un gant venait de cingler sa joue. Ce n’était pas la douleur cuisante qui l’avait fait sursauter, mais le fait qu’il ne s’y attendait pas. Car le garçon, debout de l’autre côté de la table, n’avait pas bougé d’un pouce. Sans prévenir, le vieil archer s’était levé, avec une agilité telle que Deparnieux n’avait pas eu le temps de réagir, et l’avait frappé en travers du visage avec le gantelet qu’il tenait caché sous la table depuis quelques minutes. — Je te défie en combat singulier, Deparnieux, annonça le Rôdeur. À la vue de la lueur de satisfaction qui brillait dans le regard franc et inébranlable de son prisonnier, le chevalier fut, l’espace d’un instant, en proie à une terrible incertitude. 33 Une petite flaque de lumière envahit peu à peu l’unique pièce de la cabane. Cassandra, qui somnolait sur une chaise, la sentit se poser sur son visage et elle sourit. Dehors, la couche de neige était encore épaisse mais, cet après-midi-là, le ciel, entièrement dégagé, était d’un bleu éblouissant, À moitié endormie, la jeune fille profita de la chaleur qui glissait lentement sur elle, devinant l’éclat rouge vif du soleil derrière ses paupières closes. Soudain, la lumière disparut. Elle ouvrit les yeux. Will se tenait debout devant elle, les mains serrées l’une contre l’autre, dans une pose qui lui était devenue familière depuis quelques semaines ; ses yeux noisette, autrefois brillants et amusés, semblaient la supplier. Il attendait patiemment qu’elle réagisse. — D’accord, lui dit-elle gentiment, en souriant d’un air affligé. Un bref instant, le sourire fugace qui se posa sur les lèvres du garçon parut se refléter dans ses yeux sombres, et procura à Cassandra un regain d’espérance ; ce sentiment l’animait depuis quelques jours, car, peu à peu, le comportement de Will se modifiait sensiblement. Au début, quand elle refusait de lui procurer du pavot, il se tordait de douleur, de terribles frissons le secouaient à nouveau, et il ne se calmait que si elle lui donnait, avec parcimonie, une petite portion d’herbe. Mais elle avait progressivement espacé puis diminué les prises et l’espoir de le voir se rétablir avait grandi. Il n’avait plus de crises à présent, son corps se désaccoutumait de la drogue et il s’était fait à l’idée de ne plus recevoir que de petites quantités. Il ne pouvait pas s’en passer, mais il n’exprimait plus ce besoin que par cette seule attitude suppliante, presque enfantine. Tous les trois jours, quand les effets de la dernière ration s’étaient estompés, il s’approchait de Cassandra et attendait, avec dans les yeux une unique requête. Elle prélevait alors un peu d’herbe dans la bourse de tissu huilé, dont le contenu diminuait à vue d’œil. Elle ignorait si l’accoutumance du garçon se prolongerait après que la réserve de pavot serait épuisée. Et si tel était le cas, elle songeait que des temps difficiles les attendaient tous deux. Quelle pourrait être la réaction de son ami si elle le privait de cette drogue ? Elle devinait que le manque entraînerait de nouvelles crises de pleurs et d’incontrôlables tremblements. Elle tâchait de se montrer logique, de se dire que ce serait peut-être une étape nécessaire à franchir avant une guérison complète. Et pourtant, à tort ou à raison, elle se disait qu’elle ne supporterait pas de le voir aussi démuni. Elle aurait bien le temps de s’en préoccuper, essayait-elle de se convaincre, quand la bourse serait vide. — Ne bouge pas d’ici, dit-elle en se dirigeant vers la porte. Une nouvelle fois, elle crut apercevoir une vague lueur de plaisir dans les yeux du garçon, qui s’évanouit aussitôt. Elle n’avait pas eu la berlue, elle l’avait bel et bien vue. Elle conservait la bourse de pavot dans l’écurie, cachée derrière une planche disjointe. Elle avait d’abord prévu de la dissimuler sous le tas de bois, puis s’était rappelé qu’elle demanderait souvent à Will d’aller chercher des bûches pour alimenter le feu et qu’il pourrait alors découvrir la réserve de drogue. Rien que d’y penser… cette idée lui était intolérable. Quelles pourraient être les conséquences d’une prise excessive ? Il ferait sûrement une rechute, ce qui lui infligerait des séquelles sans doute permanentes – voire fatales. Si Will trouvait la bourse et avalait ce qui restait d’herbe en une seule fois, des semaines entières de convulsions et de frissons l’attendaient. Cassandra se demandait si le garçon se rendait compte qu’elle quittait toujours la cabane pour aller chercher sa ration. Était-il capable de comprendre l’enchaînement d’une cause et d’un effet et d’en déduire que le pavot était caché quelque part à l’extérieur ? Elle n’en était pas certaine, mais ne tenait pas à prendre de risques ; aussi s’assurait-elle qu’il ne la suivait pas quand elle se rendait à l’écurie. Will ne semblait pourtant pas s’intéresser à ses allées et venues et à la provenance de sa drogue. Il se contentait toujours de l’attendre à l’endroit où elle l’avait laissé. En entrant dans l’appentis, elle jeta un coup d’œil prudent par-dessus son épaule. Le poney releva la tête et s’ébroua pour la saluer. Elle mesura une minuscule poignée d’herbe sèche dans la paume de sa main et replaça la bourse derrière la planche, sans oublier de regarder au moins une fois derrière elle pour vérifier si Will ne l’avait pas rejointe. Il n’y avait que l’animal, qui l’observait de ses yeux limpides et intelligents. — Pas un mot, lui dit-elle d’une voix basse. Chose étonnante, le petit cheval choisit ce moment précis pour secouer la tête. Cassandra sursauta, puis haussa les épaules. Elle aurait pourtant juré que l’animal l’avait comprise. Elle remit la planche en place, se baissa vers le sol et prit une poignée de terre qu’elle répandit le long du mur, La cachette à présent camouflée, elle regagna la cabane. En la voyant entrer, Will sourit et, durant un instant, elle crut qu’il se souvenait à nouveau d’elle et du passé. Le passé, songea-t-elle tristement. Elle prit alors conscience que le regard de son ami était rivé sur son poing fermé, et que le sourire ne lui était pas destiné. « C’est quand même un début », se dit-elle. Elle tendit le bras vers lui ; il s’avança avec empressement et plaça ses deux mains sous la sienne, par crainte de perdre un seul brin de pavot. Sans le quitter des yeux, elle laissa l’herbe s’écouler lentement entre ses doigts, tandis que lui regardait ses mains se remplir. Il passait rapidement sa langue sur ses lèvres, ne tenant plus d’impatience. Quand elle lui eut tout donné, elle l’autorisa à récupérer les toutes petites miettes qui étaient restées collées sur sa paume. C’est alors qu’il releva la tête et sourit une nouvelle fois. Cette fois, elle en était certaine, ce sourire lui était adressé. — C’est bien, dit-il brièvement avant de poser les yeux sur le petit tas d’herbe. Il lui tourna le dos et se pencha pour la mettre dans sa bouche. Ce n’était presque rien. Juste deux petits mots. Mais c’était les premières paroles que prononçait Will depuis leur évasion. Cassandra l’observa en souriant, tandis qu’il allait se tapir dans un coin de la cabane pour mâchonner son herbe car, d’instinct, il redoutait qu’elle lui enlève sa ration. — Bienvenue chez les vivants, Will, dit-elle doucement. Déjà sous l’emprise du pavot, il ne lui répondit pas. 34 Monté sur Caracole au grand galop, serrant une longue perche de frêne qu’il tenait loin de son corps, Horace se redressa sur ses étriers. Devant lui, immobile au milieu du pré qui s’étendait devant le château, Halt banda la corde de son arc et ramena l’empenne de sa flèche tout contre son visage. Le jeune homme incita sa monture à précipiter l’allure afin d’atteindre le triple galop. Il jeta un coup d’œil à droite et s’assura que le heaume attaché à l’extrémité de la perche était bien en place, puis se tourna à nouveau vers la petite silhouette qui se profilait au bout du terrain. La première flèche partit en un éclair en direction de la cible en mouvement et fendit l’air. Aussitôt, le garçon s’aperçut confusément que Halt s’emparait déjà d’une autre flèche et la décochait. Presque simultanément, le garçon sentit deux violentes secousses traverser sa lance tandis que les deux traits venaient se ficher dans le heaume. Horace laissa Caracole prendre le trot et alla rejoindre le Rôdeur, qui avait posé son arc, attendant patiemment de pouvoir vérifier ses tirs ; le garçon s’arrêta devant lui et abaissa la lance. Les deux flèches s’étaient glissées dans les fentes destinées aux yeux, transperçant le rembourrage placé à l’intérieur du heaume. Horace mit lestement pied à terre et Halt prit le vieux heaume entre ses mains et l’examina en hochant la tête. — Pas mal, dit-il. Pas mal du tout. L’air soucieux, le jeune chevalier lâcha la bride de Caracole, qui s’éloigna de quelques pas pour brouter l’herbe épaisse qui poussait sur le pré réservé aux tournois. Le garçon restait intrigué par le comportement de son compagnon. Deparnieux avait accepté de leur rendre leurs armes, quand Halt avait déclaré qu’il n’avait pas tiré une seule flèche depuis des semaines et qu’il aurait besoin d’affiner ses réflexes en vue du combat. Le chevalier, qui s’exerçait chaque jour au maniement des armes, ne vit rien d’anormal dans cette requête. Ils avaient donc pu récupérer leur équipement, même s’ils restaient constamment sous la surveillance d’une bonne demi-douzaine d’arbalétriers pendant qu’ils s’entraînaient. Depuis trois jours, le Rôdeur demandait à Horace de traverser le pré au galop, la perche à la main, tandis que lui tirait ses flèches dans le heaume. À chaque essai, l’une des deux flèches au moins atteignait sa cible, mais la plupart du temps, il parvenait à transpercer les deux minuscules fentes. Horace n’en attendait pas moins du Rôdeur, dont la dextérité était légendaire. Mais pourquoi avait-il besoin de s’entraîner et d’ainsi dévoiler ses tactiques de combat au guerrier gallique ? — Est-ce qu’il m’observe ? s’enquit Halt d’un air tranquille, paraissant lire dans les pensées du jeune homme. Le Rôdeur tournait le dos aux murailles du château et ne pouvait voir ce qui s’y passait. Mais Horace, sans bouger la tête, distinguait la sombre silhouette du chevalier qui se tenait sur l’un des nombreux balcons du donjon, penché sur la balustrade pour mieux les observer, comme chaque fois qu’ils s’installaient dans le pré. — Oui, Halt, dit le jeune guerrier, il est là. Mais est-il bien raisonnable de vous préparer dans un endroit où il peut vous voir ? Un léger sourire parut flotter sur les lèvres du Rôdeur. — Peut-être pas, répliqua-t-il. Mais même si nous changions de terrain d’entraînement, il se débrouillerait pour nous surveiller, tu ne crois pas ? — C’est vrai, reconnut le garçon à contrecœur. Pourtant, vous n’avez pas besoin de vous exercer ! Halt secoua tristement la tête. — C’est bien là une idée d’apprenti ! S’entraîner n’a jamais fait de mal à personne, jeune Horace. Tâche de t’en souvenir quand nous serons de retour à Montrouge. Le garçon regarda le Rôdeur d’un air contrit, tandis que ce dernier dégageait ses flèches du rembourrage de paille et de cuir. — Il y a autre chose qui me tracasse…, commença Horace. Halt leva une main pour l’interrompre. — Je sais, je sais. C’est encore ton fichu code de la chevalerie qui te travaille, je me trompe ? L’apprenti guerrier, malgré ses réticences, fut contraint d’acquiescer. C’était entre eux un sujet de discorde depuis que son compagnon avait défié Deparnieux en combat singulier. Ce soir-là, le chevalier avait d’abord été furieux, puis l’idée qu’un homme de basse extraction s’imagine pouvoir le défier avait paru l’amuser. — J’ai été adoubé chevalier, avait-il lancé avec mépris. Je suis un noble ! Le premier vaurien venu n’a pas le droit de se mesurer à moi ! À ces mots, le front du Rôdeur s’était assombri. Quand il avait repris la parole, sa voix s’était faite dangereusement basse, et Deparnieux et Horace avaient dû se pencher vers lui pour mieux l’entendre. — Tiens ta langue, espèce de chien galeux ! avait-il rétorqué. Tu t’adresses au sixième héritier du trône de la maison royale d’Hibernia, dont la lignée était déjà noble quand toi et les tiens grattaient encore la terre pour trouver de quoi manger ! L’accent guttural des Hiberniens, facilement reconnaissable, avait percé dans sa voix. Horace l’avait dévisagé avec stupéfaction. Jamais il ne se serait douté que le Rôdeur avait du sang royal. Deparnieux avait lui aussi été ébranlé par cette nouvelle. Il avait évidemment dit vrai : un chevalier n’était pas tenu de relever un défi lancé par un subalterne. Il avait donc été contraint de respecter ses engagements – il n’aurait pu reculer, d’autant que quelques-uns de ses hommes avaient assisté à la scène, et refuser le défi aurait durablement entaché sa réputation. Il avait été ensuite convenu que le combat se déroulerait une semaine plus tard. De retour dans leurs appartements, Horace avait fait part à Halt de son étonnement. — Je n’imaginais pas que vous descendiez de la famille royale d’Hibernia. — Moi non plus, grommela l’intéressé avec indifférence. Mais notre ami Deparnieux ne le sait pas et n’a aucun moyen de prouver le contraire. Par conséquent, il est tenu de me croire sur parole. Ce mépris flagrant des principes chevaleresques tourmentait le jeune homme, tout autant que la manière dont s’entraînait le Rôdeur, qui dévoilait à son adversaire les tactiques dont il userait lors du combat, qui devait avoir lieu le lendemain. À l’Ecole des guerriers, tous faisaient grand cas des droits et des devoirs qui régentaient la chevalerie et, durant près de deux ans, Horace avait appris qu’on ne pouvait en aucun cas contourner ces règles. Le futur chevalier se soumettait à certaines obligations qui, en échange, lui procuraient des privilèges – à condition de les mériter. Il se devait d’obéir à ces préceptes et, si nécessaire, de sacrifier sa vie pour cet idéal. Parmi ces règles de conduite, l’une des plus strictes concernait l’épreuve des combats singuliers. Seuls ceux qui appartenaient à un ordre de chevaliers étaient en droit de suivre cette voie. Horace lui-même, n’ayant pas été adoubé, n’était pas à autorisé à défier Deparnieux. Mais Halt l’était encore moins et, une semaine plus tôt, la désinvolture du Rôdeur à l’égard de ce système que le jeune homme tenait en si haute estime l’avait profondément choqué – un sentiment qu’il continuait d’éprouver. — Ecoute, dit doucement Halt en passant un bras par-dessus l’épaule du jeune homme, je veux bien admettre que les préceptes chevaleresques sont une noble chose, mais ils ne valent que pour ceux qui les respectent. — Pourtant… Halt lui serra plus fort l’épaule. — Deparnieux se sert de ces préceptes pour voler, piller et massacrer depuis Dieu sait combien d’années. Il obéit aux règles qui l’arrangent et méprise ouvertement les autres. Tu t’en es parfaitement rendu compte. Horace hocha la tête d’un air contrit. — Oui. Simplement, on m’a enseigné… Le Rôdeur le coupa à nouveau, toujours avec la même gentillesse : — Les hommes dont tu as reçu un enseignement ont le cœur vaillant, ils observent ces règles de conduite sans faire d’exception. Laisse-moi te dire que je ne connais pas de chevaliers plus loyaux que Messire Rodney, ou que le Baron Arald. Ils incarnent tout ce que la chevalerie a de mieux. Il fit une pause et observa attentivement le visage tourmenté du garçon. Halt avait délibérément choisi de lui parler de Rodney et d’Arald, auxquels Horace aimait s’identifier. — Mais un individu aussi détestable que ce Deparnieux, un lâche et un assassin, ne peut prétendre à être traité de la même façon qu’eux. C’est sans le moindre scrupule que je lui mens… du moment que cela peut m’aider à le combattre – et à le vaincre, si le sort le veut bien. Horace se tourna alors vers lui, le visage un peu moins troublé par l’inquiétude. — Mais comment pouvez-vous espérer le battre, alors qu’il sait exactement ce que vous comptez faire ? demanda-t-il d’un air abattu. Le Rôdeur haussa les épaules et lui répondit sans esquisser le moindre sourire : — J’aurai peut-être de la chance. 35 Cassandra tenait maladroitement l’arc entre ses mains. La flèche qu’elle tentait vainement d’encocher manqua tomber sur le sol enneigé et elle ne parvenait pas à garder l’œil sur le lapin qui traversait lentement la clairière. Elle soupira de contrariété ; aussitôt, le petit animal se redressa sur ses pattes arrière, les oreilles frémissantes, et remua les narines, humant l’air à l’affût d’un intrus éventuel. La jeune fille resta figée sur place. L’animal dut estimer qu’aucun péril ne le guettait dans l’immédiat et recommença à gratter la neige pour dégager une touffe d’herbe rabougrie. Retenant son souffle, Cassandra examinait sa proie. Elle encocha à nouveau sa flèche, releva l’arc et ramena peu à peu la corde vers elle. Elle était consciente de ne pas bien s’y prendre ; elle se souvenait des nombreuses fois où elle avait vu des archers à l’entraînement et commençait à comprendre qu’il ne suffisait pas d’observer quelqu’un pour parvenir à l’imiter. La jeune fille se rappelait que, en quelques gestes fluides, Will était capable d’encocher et de tirer sans effort apparent. Elle revoyait exactement les gestes de son ami mais était incapable de les reproduire. Tremblant légèrement, les doigts agrippés à l’encoche de la flèche, elle essaya de bander l’arc à la seule force de son poignet et de son bras. En procédant ainsi, elle arrivait à peine à tendre la corde de moitié. De colère, elle pinça les lèvres. Elle ferma un œil et riva l’autre, légèrement plissé, sur la pointe de la flèche, en tâchant de garder le petit animal dans sa ligne de mire. Le lapin mangeait avec contentement, sans se douter qu’à la lisière de la forêt, tapi dans les arbres, un danger mortel le guettait. Sans grande conviction, elle finit par tirer. Ensuite, tout alla très vite. L’arc tressauta entre ses mains, la flèche partit si mollement qu’elle dévia de sa cible sur près de trois mètres et la corde fouetta si brutalement le creux de son avant-bras que Cassandra poussa un cri de douleur et lâcha son arme. La flèche effleura un tronc avant d’aller se perdre dans les arbres, à l’autre bout de la clairière. Le lapin se redressa, se tourna vers elle et, la tête légèrement penchée, parut l’observer d’un air perplexe, puis regagna tranquillement la forêt… Voilà ce qui s’appelle une partie de chasse ! pensa-t-elle avec amertume. Elle ramassa son arme, frotta son avant-bras endolori et partit à la recherche de sa flèche. Au bout d’une dizaine de minutes, elle se résigna à la laisser où elle était et, d’humeur morose, fit demi-tour. — Je vais devoir m’exercer davantage, marmonna-t-elle. C’était sa seconde tentative. La première, tout aussi infructueuse, l’avait découragée. Pour la énième fois, elle soupira en pensant à Will ; s’il avait été en meilleure forme, il n’aurait eu aucun mal à leur procurer de quoi manger. Bien entendu, elle lui avait montré l’arc en espérant que, à la vue de l’arme, des bribes de souvenirs lui reviendraient en mémoire. Mais il s’était contenté de regarder l’objet de cet air indifférent qu’elle ne connaissait que trop bien maintenant. Il avait neigé pendant la nuit – la première chute depuis une semaine Elle regagna péniblement la cabane en s’enfonçant dans la poudreuse jusqu’aux genoux. L’hiver serait bientôt terminé et, au printemps, les Skandiens d’Hallasholm reviendraient chasser dans ces montagnes. Peut-être certains allaient-ils vouloir loger dans la cabane où Will et elle s’étaient réfugiés. D’ici là, il fallait que le garçon soit rétabli s’ils voulaient pouvoir fuir vers le sud, mais elle ignorait combien de temps sa guérison pouvait prendre. Il paraissait aller mieux et changer peu à peu, mais elle n’était sûre de rien. Elle ne savait pas non plus quand le dégel aurait lieu exactement et s’ils avaient encore un peu de temps devant eux. Tout pouvait se précipiter d’un jour à l’autre. Elle aperçut la cabane et fut soulagée de voir qu’une mince fumée sortait encore de la cheminée. Elle avait couvert le feu avant son départ, espérant y avoir empilé suffisamment de bois pour qu’il dure jusqu’à son retour. Pour la jeune fille, rien n’était plus désespérant que d’arriver dans une maison humide et glaciale. Elle ne pouvait évidemment pas compter sur Will pour entretenir le feu quand elle s’absentait. Même une tâche aussi simple était au-dessus de ses forces. Ce n’était pas de la mauvaise volonté de sa part, elle en était consciente. Il était tout simplement indifférent à ce qui se passait autour de lui ; ses gestes ou paroles se réduisaient à peu de choses : manger, dormir et, de temps à autre, venir la trouver pour obtenir un peu d’herbe. Elle se consola en se disant qu’il ne lui en avait pas redemandé depuis quelques jours. La plupart du temps, il restait assis à contempler le sol, sa main ou un morceau de bois – n’importe quel objet qui pouvait accrocher son regard. Elle poussa la porte, qui grinça sur ses vieux gonds de cuir ; le bruit attira l’attention de Will, assis en tailleur sur le plancher, au milieu de la pièce, dans la même position où elle l’avait laissé quelques heures plus tôt. — Salut, je suis de retour, dit-elle en s’obligeant à sourire. Le garçon demeura silencieux et impassible. Elle ne cessait de faire des efforts pour lui parler, dans l’espoir qu’un jour il lui répondrait. Elle soupira puis posa le petit arc contre le mur, près de la porte. Elle se souvint confusément qu’elle devait ôter la corde, mais se sentait trop découragée pour le faire tout de suite. Elle se dirigea vers le garde-manger et sortit un petit morceau de viande séchée de leur maigre réserve. Il y avait encore des haricots secs et elle entreprit de préparer ce qui était devenu leur plat de base depuis quelques semaines. Elle mit de l’eau à bouillir et y plongea la viande pour faire un ragoût qui ne soit pas trop fade. Elle venait de mesurer une tasse de haricots quand un léger bruit se fit entendre. Elle se retourna et s’aperçut que Will avait changé de place. Il était à présent assis près du seuil de la cabane. Pour quelle raison s’était-il déplacé ? Comprenant soudain, elle tressaillit et renversa une partie des haricots si précieux sur la table. Le petit arc était toujours appuyé contre le mur, près de la porte. Mais la corde en avait été ôtée. 36 Très tôt ce matin-là, les hommes de Deparnieux étaient sortis pour faucher le pré où devait se dérouler le combat. Le chevalier voulait mettre toutes les chances de son côté. Il avait déjà vu des destriers perdre l’équilibre dans des enchevêtrements de hautes herbes et voulait s’assurer que le terrain ne présenterait aucun danger de cette sorte. Il quitta le château en début d’après-midi. Pour lui, il ne faisait aucun doute qu’il serait vainqueur, comme au précédent duel. Il savait pourtant de quoi était capable le petit barbu. Pour avoir observé ses séances d’entraînement, il avait compris que c’était un archer hors pair, mais connaissait d’avance les tactiques de son adversaire. Deparnieux sourit, songeant que la stratégie psychologique de Halt ne manquait pas non plus d’intérêt. Voir à longueur de temps une flèche transpercer la visière d’un heaume en mouvement aurait probablement déstabilisé nombre de guerriers, mais si Deparnieux était parfaitement conscient de la dextérité de son adversaire, il n’en était pas moins assuré de la sienne. Lui-même était vif comme l’éclair quand il s’agissait de parer des coups ou de faire dévier des flèches de leur trajectoire. Ce Halt semblait l’avoir sous-estimé, se dit le chevalier, non sans éprouver un brin de déception. Il s’était attendu à mieux de sa part ! Il n’aurait pas dû se fier à sa première impression ; en définitive, Halt était un individu limité, plutôt assommant, qui avait une trop haute opinion de lui-même. Deparnieux ne l’avait pas vraiment cru quand il avait affirmé être de sang royal… Mais cela n’avait plus aucune importance : cet homme méritait de mourir et le chevalier se ferait un plaisir de lui rendre ce service. Les habituelles fanfares assorties de petits roulements de tambour n’avaient pas été jugées indispensables pour accompagner la lente arrivée du chevalier, qui s’avança dans le pré, monté sur son cheval au trot. Une journée de travail comme une autre pour Deparnieux, à qui le cérémonial d’usage avait paru inutile. Un étranger avait contesté son autorité. Il était de son devoir de se débarrasser promptement d’un tel individu. Malgré tout, la plupart des serviteurs et des soldats étaient présents. Il eut un sourire cruel en se demandant combien parmi eux étaient venus dans l’espoir d’assister à sa défaite. Un grand nombre, à n’en pas douter. Ils risquaient fort d’être dépités, songea le chevalier. En fin de compte, le trépas de l’archer servirait ses intérêts. Voir leur seigneur et maître donner la mort à cet insolent serait le meilleur moyen de leur rappeler qui tenait les rênes du pouvoir dans ces lieux. « Quand on parle du loup… », se dit-il en voyant l’archer arriver de l’autre côté du pré, monté sur son ridicule cheval au trot. Il ne portait pas d’armure, seulement un gilet de cuir clouté – une protection dérisoire face à la lance et à l’épée de Deparnieux – et, comme de bien entendu, son inséparable cape mouchetée. Son compagnon, qui chevauchait à quelques pas derrière lui, avait revêtu une cotte de mailles, accroché son heaume au pommeau avant de sa selle et portait aussi son épée et le bouclier arborant le blason de la feuille de chêne. « Tiens tiens… », se dit Deparnieux. Au cas où Halt serait vaincu, ce qui était inéluctable, le jeune homme était déterminé à venger son ami. Tant mieux, se félicita le chevalier. Une mort violente servirait d’exemple aux plus récalcitrants de ses gens, mais s’il pouvait ensuite tuer le garçon, la leçon n’en serait que plus profitable. Après tout, c’était à cause de lui qu’avait débuté cette désastreuse affaire. Il immobilisa son cheval, puis vérifia qu’il avait sa lance bien en main. À l’autre bout du pré, son adversaire continuait d’avancer lentement, avec aplomb ; il paraissait si petit qu’il en était grotesque, éclipsé par la musculature du jeune homme monté sur son immense destrier. — J’espère que vous savez ce que vous faites, dit Horace en essayant de parler sans remuer les lèvres, au cas (fort probable) où Deparnieux l’observerait. Halt se tourna vers lui et esquissa un sourire. — Moi aussi, répondit-il tranquillement. Il remarqua que son compagnon avait porté la main à son épée, comme s’il avait l’intention de la dégainer. Depuis qu’ils étaient en vue de Deparnieux, il l’avait déjà vu faire ce geste à de nombreuses reprises. — Calme-toi, ajouta-t-il d’une voix apaisante. — Me calmer ? répéta le garçon d’un ton incrédule. Vous êtes sur le point de combattre un guerrier en armure à l’aide d’un simple arc et vous me demandez de rester calme ? — J’ai aussi une ou deux flèches sur moi, rassure-toi, lui dit le Rôdeur avec douceur. — Bien… J’espère au moins que vous savez ce que vous faites… Halt eut un sourire fugace, qui s’évanouit aussitôt. — Tu te répètes…, répliqua-t-il. Sur ce, il donna un petit coup de genou dans le flanc d’Abelard, qui s’arrêta, à l’affût d’un autre signal ; le Rôdeur mit pied à terre, les yeux rivés sur la lointaine silhouette en armure noire. — Emmène Abelard en lieu sûr, dit-il à l’apprenti guerrier. Horace se pencha pour attraper la bride du cheval, qui remua les oreilles et parut lancer un regard interrogateur à son maître. — Allez, lui ordonna doucement Halt. L’animal se laissa alors faire et s’éloigna en compagnie du jeune homme, dont les gestes nerveux trahissaient l’inquiétude. — Horace ? Le garçon s’arrêta et se retourna vers lui. — Je sais ce que je fais, ne t’inquiète pas. Un pâle sourire éclaira le visage d’Horace. — Si vous le dites. Halt. Le Rôdeur avait déjà soigneusement sélectionné trois flèches qu’il glissa dans le haut de sa botte, pointe vers le bas. Horace s’en aperçut mais ne comprit pas cette manœuvre. Il n’eut pourtant pas le temps de s’interroger davantage. Deparnieux, à l’autre extrémité du pré, venait de prendre la parole. — Messire Halt ! Etes-vous prêt ? En guise de réponse, l’intéressé se contenta de lever la main. « Il a l’air si petit, si vulnérable », songea Horace ; seul au centre du pré fauché, attendant la charge de son adversaire monté sur son puissant destrier. — Que le meilleur l’emporte ! hurla Deparnieux d’un ton moqueur. — J’y compte bien ! Le chevalier enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, qui s’élança lourdement puis accéléra peu à peu l’allure. Une pensée traversa soudain l’esprit du jeune guerrier : Halt ne lui avait pas donné de consignes au cas où Deparnieux sortirait victorieux. Le Rôdeur lui aurait-il conseillé de s’enfuir ? Lui aurait-il interdit, quelles que soient les circonstances, de lancer un défi au chevalier dès la fin du premier combat ? C’était pourtant ce qu’Horace comptait faire si son compagnon mourait. Pourquoi le Rôdeur ne lui avait-il pas transmis d’instructions ? Savait-il pertinemment qu’Horace ne les suivrait pas ? Ou bien était-il convaincu de gagner ce duel ? Au vu des forces inégales des adversaires, la victoire du Rôdeur semblait plus qu’improbable. Le sol vibrait sous les sabots du destrier et l’œil exercé d’Horace voyait que le chevalier gallique était un guerrier chevronné, naturellement doué. Parfaitement d’aplomb en selle, penché sur l’encolure de l’animal, prenant à peine appui sur ses étriers, il maniait sa lourde et longue lance comme s’il s’était agi d’un léger bâton, tandis que la pointe de son arme s’approchait de plus en plus du petit homme enveloppé dans sa cape gris-vert. Ce fut ce vêtement qui soudain brouilla imperceptiblement la vision de Deparnieux. Halt se balançait lentement d’un pied sur l’autre et les motifs changeants du tissu, qui se découpait sur l’herbe terne et grisâtre, paraissaient renvoyer une image floue du Rôdeur, à tel point que le chevalier hypnotisé sentit le doute s’insinuer en lui. Il parvint toutefois à détacher rageusement son regard de cette cape et s’efforça de ramener son attention sur le visage de son adversaire. Il était tout proche maintenant, à une trentaine de mètres à peine et pourtant il n’avait toujours pas… Soudain, des mouvements confus et propres à paralyser l’esprit se succédèrent, et le chevalier vit arriver sur lui la première flèche, projetée à une incroyable vitesse, droit sur les fentes de sa visière. Deparnieux se montra malgré tout plus rapide et para le trait en levant à l’oblique son bouclier d’un noir étincelant ; la flèche crissa violemment sur l’épaisse plaque de métal, traçant au passage une longue rayure dans la peinture vernie, avant de dévier de sa course en sifflant. Son bouclier lui bloquant à présent la vue, il l’abaissa aussitôt pour vérifier où se trouvait le petit homme. « Que tous les diables de l’enfer l’emportent ! » se dit-il alors. Car c’était exactement ce qu’attendait le Rôdeur, qui venait de décocher une autre flèche, profitant de ce que le bouclier ne protégeait plus son adversaire. Deparnieux réussit cependant à écarter ce nouveau trait perfide, tout en se demandant comment quelqu’un pouvait être capable de tirer aussi vite. Puis, s’apercevant qu’il venait de dépasser l’endroit où se tenait l’archer, il lança un juron ; quant à Halt, il s’était calmement écarté pour ne pas rester dans la ligne de mire de la lance. Le chevalier mit sa monture au trot et prit un large virage afin de faire demi-tour – il ne servait à rien de se précipiter, il ne voulait pas risquer de blesser son cheval. Il décida de prendre son temps et… Au même instant, une vive douleur lui transperça l’épaule gauche. Une flèche avait atteint la jointure de son armure alors qu’il passait au galop devant le petit homme. Le casque restreignait son angle de vue et il tourna la tête avec difficulté. La cotte de mailles avait plus ou moins amorti la puissance du trait, mais la pointe acérée s’était fichée dans la chair. La souffrance était néanmoins supportable et le chevalier remua un peu le bras pour s’assurer qu’aucun muscle ou qu’aucun tendon n’était touché. Si le combat devait se prolonger, ses mouvements allaient s’en trouver limités et il aurait maintenant du mal à se servir de son bouclier. Cette blessure était fâcheuse. Et douloureuse, songea-t-il en sentant un mince filet de sang couler le long de son aisselle. Il en coûterait cher à Halt, Deparnieux s’en fit la promesse. Très cher. Il pensait avoir compris ce que le Rôdeur tramait. Chaque fois qu’il tenterait une charge, son adversaire l’aveuglerait en l’obligeant à relever son bouclier à la dernière minute. Mais Deparnieux n’avait pas l’intention d’entrer dans son petit jeu. Il fallait qu’il cesse de charger à bride abattue pour l’approcher plus lentement. Il n’avait, somme toute, pas besoin d’arriver sur lui en prenant autant d’élan ; il ne se mesurait pas à un chevalier en armure qu’il devait à tout prix renverser de son cheval, mais à un homme seul, campé au milieu d’un pré. Il lui vint une idée. Il jeta à terre la lance qui l’encombrait, empoigna la flèche qui l’avait blessé et la cassa net, au plus près de l’épaule, et l’envoya rejoindre la lance. Il dégaina ensuite son épée et se dirigea lentement vers Halt, qui l’attendait, tout en restant à la droite de son adversaire afin que son bouclier puisse dévier les jets de flèches. De son autre main, il faisait tournoyer avec fluidité sa longue épée, une arme parfaitement équilibrée dont il appréciait le poids familier. À cette vue, Horace sentit son cœur cogner plus fort dans sa poitrine. Ce combat n’avait plus qu’une seule issue possible : maintenant que Deparnieux avait renoncé à charger en faveur d’une offensive plus réfléchie, Halt allait au-devant de sérieux ennuis. Le jeune guerrier savait que neuf chevaliers sur dix se seraient irrités de la tactique adoptée par le Rôdeur et auraient continué d’attaquer tête baissée, résolus à l’écraser en déployant toute leur énergie. En revanche, Deparnieux avait vite saisi qu’il aurait été folie de s’obstiner et avait opté pour une stratégie lui permettant de neutraliser l’atout principal de Halt. Le chevalier, qui poursuivait son approche, ne se trouvait plus qu’à une quarantaine de mètres du petit homme. L’arc se leva à nouveau et une flèche en partit. Il suffit d’un petit mouvement rapide et presque dédaigneux pour que Deparnieux puisse interposer adroitement son bouclier et bloquer le trait, qui heurta le métal dans un crissement. Il abaissa à nouveau son bouclier et vit la flèche suivante, déjà encochée sur la corde, visiblement destinée à l’atteindre au visage. Il vit aussi la main de l’archer qui bandait son arme et il releva aussitôt son bouclier. Mais il ne vit pas le plus important. C’était une des trois flèches que Halt avait placées dans sa botte. Elle se terminait par une pointe plus lourde, fabriquée dans un acier très solide et qui, contrairement aux autres, n’avait pas la forme d’une feuille, mais celle d’un burin effilé, entouré de quatre petits aiguillons ; ces derniers empêcheraient la flèche d’aller ricocher contre l’armure de Deparnieux ; ils étaient censés la perforer pour ensuite aller se planter dans la chair. Halt avait découvert cette arme capable de transpercer le métal, des années plus tôt, auprès des féroces archers qui parcouraient à cheval les Steppes Orientales. Le trait s’envola dans les airs. Deparnieux releva son bouclier, sans s’apercevoir que la lourde pointe dirigeait la flèche plus bas que prévu ; elle passa sous son bouclier et s’enfonça en un éclair dans le plastron de sa cuirasse. Le chevalier ne la vit point mais il l’entendit. Un choc étouffé, une vibration sourde. Il s’en étonna. Au même instant, il éprouva une douleur aiguë qui partit de son flanc gauche pour très vite s’étendre au reste de son corps et le submerger tout entier. Quand il s’écroula sur le sol, il ne sentait déjà plus rien. Halt baissa son arc, détendit la corde et replaça dans son carquois la seconde flèche qu’il s’était apprêté à décocher. Le seigneur de Montsombre gisait à terre, immobile. Un silence de mort planait sur le petit attroupement de domestiques, de gens des cuisines et de palefreniers qui assistaient au combat, aucun d’eux ne s’étant attendu à pareil dénouement. Abasourdis, ils paraissaient heureux mais restaient sur leurs gardes. Deparnieux n’avait jamais été très populaire – le fouet et les cages, ces châtiments qu’ils réservaient à ceux qui le contrariaient, y étaient pour quelque chose. Les domestiques appréhendaient pourtant l’avenir, car ils ne connaissaient pas très bien l’homme qui venait de tuer leur maître. Par expérience, ils supposaient que le petit barbu avait l’intention de prendre le contrôle du Château de Montsombre. Les choses se passaient toujours ainsi à Gallica et ils savaient qu’un changement de maître n’améliorerait pas leur sort. Deparnieux lui-même, des années en arrière, avait vaincu un autre tyran. Par conséquent, tout en étant satisfaits de voir à terre ce chevalier cruel et sans merci, c’était sans grand optimisme qu’ils considéraient son successeur. Pour les hommes d’armes qui avaient servi Deparnieux, le problème se posait un peu différemment. En ce qui les concernait, dire qu’ils lui étaient fidèles aurait été exagéré mais, contrairement aux serviteurs, ils s’étaient sentis plus proches de leur seigneur. Au fil des années, le chevalier leur avait fait remporter bon nombre de batailles et c’est grâce à lui qu’ils avaient pu amasser des butins. Trois d’entre eux se décidèrent à avancer sur Halt, la main sur le pommeau de leur épée. Mais Horace éperonna Caracole et alla se positionner devant le Rôdeur. Quand il libéra son arme de son fourreau de cuir, tous entendirent la lame siffler puis la virent étinceler dans le soleil de l’après-midi. Les soldats hésitèrent. Ils connaissaient la renommée du jeune guerrier et se savaient incapables de l’affronter. Ils étaient plus habitués à la confusion qui régnait sur un champ de bataille qu’à l’atmosphère délibérément hostile d’un duel comme celui qui les attendait s’ils prenaient la décision de se battre. — Va chercher le cheval, dit soudain Halt à son compagnon. Ce dernier, surpris, se retourna vivement. Les pieds légèrement écartés, de profil, le Rôdeur n’avait pas bougé d’un pouce ; il avait encoche une nouvelle flèche, mais n’avait pas relevé son arc. — Quoi ? Du menton, Halt lui indiqua le destrier désorienté de Deparnieux, qui remuait la tête en trépignant d’un pied sur l’autre. — Le cheval. C’est le mien à présent. Va me le chercher, répéta le Rôdeur. Horace se dirigea au trot vers le destrier à la robe noire et se pencha pour attraper les rênes. Pour ce faire, il dut d’abord rengainer son épée et, par prudence, jeta un coup d’œil en direction des trois soldats – et de la douzaine d’autres qui se tenaient derrière eux, encore indécis sur l’attitude à adopter. — Capitaine de la garde ! appela Halt. Montre-toi ! Un homme trapu, vêtu d’une cotte de mailles, se détacha du groupe des guerriers et s’avança d’un pas. — Ton nom ? demanda le Rôdeur après l’avoir observé un instant. Le capitaine parut hésiter. En temps habituel, le vainqueur d’un tel combat ne demandait rien de plus qu’un retour à la normale et la vie à Montsombre reprenait alors son cours, sans grands changements. Mais il savait aussi que, souvent, un nouveau maître pouvait choisir de rétrograder, voire d’éliminer les officiers mis en place par le seigneur précédent. Il se méfiait de l’arc que l’étranger tenait entre les mains, mais ne voyait pas pourquoi il ne se ferait pas connaître – les autres, si cela pouvait servir leurs intérêts, le désigneraient de toute façon bien vite. — Philémon, Messire, dit-il. Il sentit Halt le transpercer du regard et un long silence gêné plana sur l’assistance, que le Rôdeur finit par rompre. — Viens par ici, Philémon. Il rangea sa flèche dans son carquois et mit son arc en bandoulière. Des gestes qui rassurèrent le capitaine, qui savait pourtant que, si Halt le voulait, il pouvait reprendre son arc en main et décocher plusieurs flèches en un clin d’œil. Tout frémissant d’appréhension, Philémon s’approcha du petit homme. — Je ne souhaite pas rester ici plus longtemps que nécessaire. D’ici un mois, dès que les défilés vers le Pays Teuton et la Skandie seront à nouveau praticables, mon compagnon et moi reprendrons notre route. Il s’interrompit. Le capitaine, les sourcils froncés, cherchait à comprendre ce que tout cela signifiait. — Vous voulez que nous partions avec vous ? demanda-t-il enfin. Qu’on vous accompagne ? — Non, je n’en ai aucune envie, répondit le Rôdeur d’un ton catégorique. Je ne veux plus rien avoir à faire avec ce château ou ses habitants. Je garderai le cheval de Deparnieux puisqu’il me revient de droit, en tant que vainqueur de ce combat. Quand au reste, je te le laisse volontiers : le château, le mobilier, les butins, la nourriture, et ainsi de suite. Si tu parviens à empêcher tes amis de mettre la main dessus, tout est à toi. Philémon, stupéfait, secouait la tête. Quelle chance extraordinaire ! L’étranger comptait repartir et lui cédait le tout ! Le château… à lui, un vulgaire capitaine de la garde. Il laissa échapper un petit sifflement. Il allait remplacer Deparnieux et contrôler la région. Il allait devenir un seigneur avec des hommes d’armes et des serviteurs sous ses ordres ! — Deux conditions, reprit Halt, interrompant le cours des pensées de Philémon. Je vous ordonne de libérer sur-le-champ les prisonniers qui sont enfermés dans les cages. Quant aux gens du château et aux esclaves, je les autorise à quitter les lieux si tel est leur choix. Je refuse en tout cas de les contraindre à rester sous ton emprise. À ces mots, le visage du capitaine se rembrunit. Il ouvrit la bouche, sur le point de protester, mais à la vue du regard glacial, résolu et sans pitié du Rôdeur, il se ravisa. — Sous la tienne ou celle de ton successeur, rectifia Halt. À toi de voir. Et si mes exigences te déplaisent, je les soumettrai à quiconque te remplacera, une fois que je t’aurai tué. L’homme comprit que l’étranger n’hésiterait pas à mettre ses menaces à exécution. Ce Halt et le jeune guerrier, si bien bâti, n’auraient aucun mal à se charger de lui. Il pesa le pour et le contre : des bijoux, de l’or, un château, une troupe de soldats qui le suivraient puisqu’il aurait de quoi payer leur solde, mais moins de serviteurs que prévu. Ou la mort, ici et maintenant. — J’accepte, dit Philémon. Après tout, songea-t-il, la plupart des domestiques et des esclaves n’auraient aucun autre endroit où aller. Il y avait de fortes chances pour que la majorité d’entre eux restent à Montsombre, pensant, par fatalisme et lassitude, que la situation n’y serait pas pire qu’ailleurs et pourrait même s’améliorer un peu. Halt hocha lentement la tête. — Je m’en doutais. 37 Les sourcils légèrement froncés, le bout de la langue qui pointait entre ses lèvres serrées. Cassandra s’appliquait à tailler un morceau de cuir souple afin de lui donner la forme voulue. La jeune fille savait qu’elle n’avait pas le droit à l’erreur. Ce bout de cuir trouvé dans l’appentis était juste assez grand pour ce qu’elle s’était mis en tête de confectionner. Dans le bric-à-brac de harnais et de selles entreposés dans l’écurie, c’était la seule pièce qui ne soit pas raide ou trop sèche. Exactement ce dont elle avait besoin pour fabriquer une fronde. Elle avait fini par renoncer à se servir de l’arc. D’ici à ce qu’elle apprenne à viser, Will et elle seraient morts de faim depuis longtemps. Elle laissa échapper un soupir. Avoir été éduqué en princesse ne comportait pas que des avantages, songea-t-elle. Elle maniait bien l’aiguille, savait distinguer un bon cru d’un mauvais vin, pouvait recevoir à sa table des membres de la noblesse accompagnés de leur épouse ; elle avait aussi appris à gérer des serviteurs et à rester assise des heures durant, le dos bien droit, lors d’assommantes cérémonies officielles où elle feignait d’être attentive. De précieux talents qui ne lui étaient cependant d’aucune utilité dans la situation présente. Elle regrettait de ne pas avoir passé quelques heures à apprendre ne serait-ce que quelques rudiments d’archerie. Elle reconnaissait, non sans tristesse, que cette discipline était au-dessus de ses capacités. Mais avec une fronde, ce serait différent ! Petite, elle avait l’habitude d’en fabriquer avec ses cousins, puis de se promener dans les bois voisins du Château d’Araluen et de lancer des pierres sur des cibles choisies au hasard. Elle se souvenait qu’elle se débrouillait plutôt bien. Le jour de son dixième anniversaire, à sa grande colère, son père avait décrété qu’il était temps que sa fille cesse de se comporter en garçon manqué et qu’on lui enseigne à devenir une vraie princesse. Finies les promenades et les journées passées à tirer à la fronde, désormais réservées à la broderie et aux réceptions. Elle se disait malgré tout qu’elle devait encore avoir des réflexes et qu’avec un peu d’entraînement elle ferait bon usage de sa nouvelle arme. La jeune fille esquissa un sourire en se remémorant les jours heureux de son enfance. Rien à voir avec ce qu’elle vivait maintenant. Elle avait désormais acquis de nouveaux talents, se dit-elle avec ironie. Tirer un poney derrière elle, marcher avec de la neige jusqu’aux cuisses, dormir à la dure, se passer de bains – ou du moins se laver moins souvent qu’il n’était approprié de le faire – et bientôt, avec un peu de chance, tuer du gibier, le dépecer et le cuisiner elle-même. Si elle arrivait d’abord à fabriquer cette satanée fronde. Elle enveloppa une grosse pierre ronde dans le morceau de cuir qu’elle referma puis rouvrit. Elle répéta plusieurs fois cette opération afin de donner au cuir la forme adéquate. Ses mains commençaient à lui faire mal et il lui sembla se souvenir que lorsqu’elle était enfant, un serviteur faisait cela à sa place. — Je ne suis vraiment qu’une bonne à rien…, murmura-t-elle. Cassandra se montrait injuste avec elle-même. Elle possédait en réalité de formidables réserves de courage, d’obstination et de loyauté, ainsi que beaucoup d’ingéniosité. Contrairement à une jeune fille d’origine modeste, elle ne trouvait peut-être pas toujours le moyen le plus simple de résoudre un problème. Mais d’une façon ou d’une autre, elle y parvenait malgré tout. Jamais elle ne baisserait les bras. Et cette force de caractère, associée à ses capacités d’adaptation, ferait d’elle une grande reine – si seulement elle réussissait à rentrer un jour à Araluen. Un bruit la fit se retourner. Voyant que Will s’était approché d’elle, la jeune fille sentit son cœur se serrer. Les yeux du garçon étaient vides, sans expression. L’espace d’un terrible instant, elle crut qu’il allait lui demander une autre ration de pavot et la peur s’empara d’elle. Elle lui avait donné la dernière deux semaines plus tôt, et il ne restait presque plus d’herbe dans la bourse. Elle n’avait aucune idée de ce qui se passerait quand le manque se ferait ressentir à nouveau. Jour après jour, Cassandra vivait dans la crainte de l’entendre lui en demander davantage, même si elle se raccrochait désespérément à l’espoir qu’il allait peut-être se rétablir. Depuis le jour où il avait débandé l’arc, elle avait été à l’affût d’autres signes indiquant qu’il reprenait conscience ou qu’il avait recouvré la mémoire. En pure perte. Voyant que le garçon pointait un doigt vers la cruche posée sur le banc, elle poussa un soupir de soulagement. Après qu’elle lui eut servi un gobelet d’eau, il s’éloigna en traînant des pieds, l’esprit toujours à la dérive dans un monde lointain. Il n’était pas guéri, songea-t-elle, mais au moins, le moment qu’elle redoutait tant n’était pas arrivé – pas encore. Des larmes lui brouillèrent la vue. Elle les essuya vivement et se remit à la tâche. Elle avait coupé deux cordelettes du sac de selle et les attacha de chaque côté de la poche de cuir, dans laquelle elle replaça la pierre. Elle essaya ensuite de faire tourner la fronde, un geste qu’elle n’avait pas effectué depuis longtemps, mais qui lui était vaguement familier. Le poids de la pierre, bien serrée dans la poche, convenait parfaitement. Elle lança un coup d’œil en direction de son compagnon, recroquevillé contre le mur de la cabane, les yeux fermés, perdu dans ses songes. La jeune fille savait qu’il resterait dans cette position pendant des heures. « Pas la peine de traîner davantage », se dit-elle. — Je vais chasser, Will. J’en ai pour un bon moment. Elle ramassa quelques pierres et se mit en route. Lors de ses précédentes excursions, elle s’était aperçue que le gibier avait tendance à éviter les alentours de la cabane, non pas à cause des malheureuses tentatives de la jeune fille au tir à l’arc, mais simplement parce que l’endroit était habité. En cours de route, elle s’arrêta et en profita pour mettre au point sa technique : déposer une pierre dans la poche, faire tournoyer la fronde au-dessus de sa tête aussi rapidement que possible, la relâcher au moment où le vrombissement s’intensifiait, et projeter la pierre sur l’un des troncs d’arbres qui l’entouraient. Ses premiers tirs furent loin d’être probants ; la vitesse était au point, mais elle ne parvenait pas à viser avec exactitude. Au fil de l’entraînement, sa dextérité passée refit surface et les pierres atteignaient de plus en plus fréquemment leur cible. Cassandra s’en sortit encore mieux quand elle décida de doubler ses chances de faire mouche en glissant deux projectiles dans la poche de cuir. S’estimant enfin prête, elle partit en direction d’une clairière située au bord d’un torrent, où elle avait aperçu des lapins venir y chercher de quoi se nourrir. La chance lui sourit. Assis sur une roche, les yeux clos, les narines et les oreilles frémissantes, un gros lapin se chauffait au soleil. Un frisson de contentement la parcourut quand elle se mit à faire tournoyer la fronde chargée de deux pierres. Plus l’arme prenait de la vitesse, plus le vrombissement étouffé gagnait en intensité ; l’animal, soudain réveillé par le bruit, ouvrit les yeux. Il ne perçut pourtant aucun danger immédiat et resta où il était, tandis que Cassandra réprimait son envie de fronder sur-le-champ. Elle laissa son arme faire encore deux ou trois tours puis relâcha ses projectibles droit sur sa cible en effectuant un large mouvement du bras. Peut-être était-ce la chance du débutant. Quoi qu’il en soit, les deux pierres, emportées par leur élan, retombèrent violemment sur le lapin. La plus grosse lui brisa une patte avant, ce qui l’empêcha de fuir, et il s’effondra lourdement sur le sol enneigé. La jeune fille, galvanisée par son triomphe, traversa vivement la clairière, s’empara de l’animal qui tentait de se débattre et lui tordit aussitôt le cou pour mettre fin à ses souffrances. Cette viande fraîche, qui améliorerait leurs maigres repas, tombait à point nommé. Grisée par ce succès, elle décida de pousser un peu plus loin pour voir si le sort allait encore la favoriser. Deux lapins vaudraient mieux qu’un, c’était certain. Elle avança prudemment sur la neige molle qui étouffait le bruit de ses pas. En s’approchant de la clairière suivante, elle redoubla de prudence et s’assura de replacer derrière elle les branches qu’elle écartait sans bruit sur son passage. Ces précautions lui sauvèrent très certainement la vie. Cassandra s’apprêtait à émerger des arbres quand soudain une intuition la fit hésiter. Elle avait cru entendre ou sentir quelque chose d’inhabituel. Elle s’immobilisa à l’orée du bois, dans l’ombre, et essaya d’identifier la cause de son malaise. Elle perçut alors un bruit, et cette fois, elle sut ce que c’était. Un écho assourdi… des sabots qui martelaient la neige. La gorge sèche, le cœur battant, elle resta clouée sur place, se rappelant les consignes que Will lui avait données quand ils séjournaient sur l’île de Skorghijl. Personne ne pourrait la voir si elle restait à l’abri des branches des pins bien fournies, à travers lesquelles le soleil matinal perçait difficilement, laissant de nombreux endroits dans la pénombre. Ses yeux passèrent rapidement d’un coin à l’autre de la clairière, tentant de distinguer un mouvement entre les taches mouvantes de lumière qui jouaient sur la neige étincelante. Elle entendit un cheval s’ébrouer doucement et comprit qu’elle n’avait pas fait erreur. De l’autre côté de la clairière ensoleillée, elle aperçut un petit nuage de buée, bientôt suivi d’un cavalier qui émergea de l’ombre. L’espace d’un instant, la jeune fille tressaillit de joie, pensant que l’animal robuste, à peine plus haut qu’un poney, était Folâtre. À sa vue, elle faillit s’avancer mais se ravisa de justesse quand enfin elle prêta attention à celui qui le chevauchait. Un arc en bandoulière, l’homme portait une toque et des vêtements de fourrure. Elle distinguait sans mal son visage au teint mat, ses traits burinés et de hautes pommettes saillantes qui donnaient l’impression que ses yeux étirés se réduisaient à deux fentes ; costaud mais de petite taille… à l’image de son cheval, songea-t-elle, même s’il dégageait comme une menace. Il tourna la tête vers la droite et Cassandra en profita pour reculer un peu plus sous les arbres. Ayant vérifié que personne ne semblait l’épier, le cavalier fit avancer sa monture de quelques pas et s’arrêta au milieu de la clairière. Ses yeux perçants scrutaient l’endroit où la jeune fille se tenait cachée en retenant son souffle, derrière le tronc d’un grand pin. Pendant quelques secondes, elle crut qu’il l’avait vue. Mais il effleura le flanc de son cheval de sa botte bordée de fourrure, le guida sur la droite, puis quitta rapidement l’endroit et s’enfonça à nouveau dans la forêt. Un instant plus tard, il avait disparu. Seuls les petits nuages de vapeur qui étaient sortis des naseaux de l’animal, suspendus dans l’air glacial, indiquaient qu’il était passé par là. Cassandra resta tapie contre l’écorce épaisse de l’arbre durant plusieurs minutes, par peur que le cavalier ne revienne brusquement sur ses pas. Elle attendit que les martèlements étouffés des sabots se soient évanouis pour faire demi-tour et repartir vers la cabane en courant à travers la forêt. Pendant son absence, Will avait dormi. Il se réveilla lentement et revint peu à peu à lui. Soudain, il se rendit compte qu’il était assis sur un plancher bien dur. Il ouvrit les paupières et fronça les sourcils en découvrant un décor étrange. Il se trouvait dans une petite cabane. Les rayons du soleil hivernal entraient par une fenêtre dépourvue de vitre, formant un rectangle de lumière qui s’étirait sur le sol. L’air hébété, encore tout somnolent, le jeune homme s’aperçut qu’il avait dormi assis, le dos contre le mur. Pourquoi cet endroit alors qu’il y avait une paillasse dans la pièce ? Alors qu’il se redressait avec lenteur, quelque chose s’échappa de ses vêtements et tomba bruyamment sur le sol. Il baissa les yeux et aperçut un petit arc. Intrigué, il le ramassa pour l’examiner. C’était une arme de faible puissance, sans courbure, qui avait été fabriquée à partir de courtes branches. « Utile pour chasser du petit gibier », se dit-il vaguement, mais, à part ça, c’était un vulgaire jouet qui ne valait pas grand-chose. Il ne se rappelait pas l’avoir déjà manié. Où donc était passé son arc recourbé ? La mémoire lui revint. Il l’avait perdu près du pont, quand les Skandiens étaient arrivés. Et ce souvenir en entraîna d’autres : la fuite à travers les Marais, prisonnier des Loups des mers, la traversée de la Grande Ecumeuse sur le drakkar d’Erak, le petit port de Skorghijl, où ils s’étaient abrités durant la saison des grands vents ; et puis le voyage vers Hallasholm. Et ensuite… ensuite… plus rien. Il se creusa la tête, essayant de se remémorer ce qui s’était passé après leur arrivée dans la capitale skandienne. Mais aucun souvenir ne remontait à la surface. Rien d’autre qu’un grand vide qu’il ne parvenait pas à combler. Un sursaut de terreur l’ébranla. Evanlyn ! Que lui était-il arrivé ? Il avait beau avoir l’esprit embrumé, il n’avait pas oublié qu’un grand danger planait sur elle. Il ne fallait pas que leurs ravisseurs apprennent qui elle était. Etaient-ils seulement arrivés à Hallasholm ? Si tel était le cas, Will était convaincu qu’il se le serait rappelé. Mais où était la jeune fille blonde aux yeux verts qui avait pris tant d’importance dans son existence ? L’avait-il trahie, sans le vouloir ? Les Skandiens l’avaient-ils tuée ? Le serment aux Vallas ! Ça lui revenait, maintenant. Ragnak, l’Oberjarl, avait juré d’exterminer tous les membres de la famille royale d’Araluen. Et en réalité, Evanlyn s’appelait Cassandra. Torturé par le doute, Will se frappait le crâne de ses poings, fouillant en vain sa mémoire. Avait-elle souffert à cause de lui, ou bien parce qu’il n’avait pas su la protéger ? Au même instant, la porte de la cabane pivota brusquement sur ses gonds de cuir et elle apparut, son visage se découpant sur la lumière éblouissante du soleil qui se réfléchissait sur la neige. Belle à couper le souffle, comme avant. Une vision qu’il n’oublierait jamais, peu importe le temps qui lui restait à vivre ou le grand âge qu’ils atteindraient tous deux. Il s’avança, un sourire de gratitude aux lèvres, les mains tendues vers elle. La jeune fille, muette, ne bougea pas, le fixant avec l’air d’avoir vu un fantôme. — Cassandra ! Dieu merci, tu es vivante ! Il ne comprit pas pourquoi les yeux de son amie se remplissaient de larmes qui se mirent à couler le long de ses joues, ni pourquoi ses épaules étaient secouées de sanglots. Après tout, n’y avait-il pas plutôt lieu de se réjouir ? Epilogue Halt et Horace descendaient prudemment le sentier escarpé qui s’éloignait de Montsombre. Ils se taisaient, mais tous deux éprouvaient le même contentement. Ils étaient de nouveau en route. Le plus dur de l’hiver était passé et, d’ici à ce qu’ils atteignent la frontière, les défilés menant en Skandie seraient praticables. L’apprenti guerrier lança un dernier coup d’œil au sinistre château où ils avaient été prisonniers pendant des semaines. Mais quelque chose l’incita à mettre sa main en visière pour l’observer plus attentivement. — Halt, regardez ça ! Le Rôdeur tira sur les rênes d’Abelard et se retourna. Un fin ruban de fumée grise qui partait du donjon montait dans les airs. Ils le virent s’épaissir puis virer au noir. Dans le lointain, s’élevaient les cris des hommes de Philémon qui couraient éteindre le feu. — Tout porte à croire, constata le petit homme d’un air perspicace, qu’un individu bien négligent a laissé une torche se consumer sur un tas de vieilles hardes graisseuses dans la réserve du sous-sol. Horace eut un grand sourire. — Et vous devinez tout ça rien qu’à la vue de cette fumée ? Sans se départir de son expression impassible, son compagnon hocha la tête. — Nous autres, Rôdeurs, possédons d’étranges pouvoirs, répliqua-t-il. Quoi qu’il en soit, si ce château disparaît, Gallica ne s’en portera que mieux, qu’en penses-tu ? Seul le seigneur avait occupé le donjon. Les serviteurs et les soldats, qui vivaient dans d’autres ailes du château, auraient amplement le temps d’arrêter l’incendie avant qu’il se propage aux autres bâtiments. Mais la haute tour où Deparnieux avait vécu était condamnée. Il fallait qu’il en soit ainsi. Montsombre avait abrité tant d’horreurs et de cruautés par le passé que Halt n’avait pas voulu quitter l’endroit sans y laisser sa marque – sachant aussi que ceci empêcherait Philémon de reprendre à son compte les habitudes de son ancien maître. — Les murs de pierre ne vont pas brûler, c’est sûr, fit remarquer Horace, un peu désappointé. — C’est vrai, acquiesça Halt. Mais dès que les planchers et les poutres auront été détruits, les plafonds et les escaliers s’effondreront. La chaleur va aussi endommager les parois. Je ne serais pas étonné d’apprendre que quelques pans de murs vont s’écrouler… — Parfait ! rétorqua le jeune homme, amplement satisfait. Les deux cavaliers détournèrent les yeux du château, qui leur rappelait par trop Deparnieux, et se remirent en marche, Folâtre les suivant de près. — En route ! Nous devons retrouver Will ! lança le Rôdeur. Composition MCP — Groupe JOUVE - 45770 Saran N° 2527141 Impression réalisée par CPI BRODARD ET TAUPIN 72200 La Flèche en mars 2009 « Pour l’éditeur, le principe est d’utiliser des papiers composés de fibres naturelles, renouvelables, recyclables et fabriquées à partir de bois issus de forêts qui adoptent un système d’aménagement durable. En outre, l’éditeur attend de ses fournisseurs de papier qu’ils s’inscrivent dans une démarche de certification environnementale reconnue. » Dépôt légal Imprimeur : 52000 20.16.1422.3/02— ISBN : 978-2-01- 201422 – 0 Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. Dépôt légal : mars 2009. Imprimé en France. * * * 1 Terme Scandinave servant à désigner un seigneur ou un chef de guerre. 1 Terme Scandinave désignant le roi. 1 En français dans le texte.