1 OÙ L’ON ASSISTE À LA NAISSANCE DE L’UNIVERS, CE QUI EST UNE TRÈS BONNE FAÇON DE COMMENCER À l’origine, il y a environ 13,7 milliards d’années pour être assez précis, tout a commencé par un très très petit point1. Ce point, qui était chaud et incroyablement lourd, contenait tout ce qui existait et tout ce qui existerait jamais, concentré dans l’espace le plus infime qui soit. En raison de ce qu’il contenait, ce point était soumis à une pression extraordinaire et finit par exploser, répandant du même coup tout ce qui existait et tout ce qui existerait jamais à travers ce qui s’apprêtait à devenir l’univers. Les scientifiques appellent ce phénomène le Big Bang, même s’il n’y eut pas vraiment de gros bang ! puisqu’il se produisit partout et d’un seul coup. À propos de l’« âge de l’univers », d’ailleurs : certaines personnes vous expliqueront que la Terre a seulement dix mille ans ; que les hommes et les dinosaures vivaient à la même époque, un peu comme dans les films Jurassic Park ou Un million d’années avant J.-C ; et aussi que l’évolution, c’est-à-dire la modification des caractéristiques héritées par les différents organismes vivants au fil des générations, n’existe pas et n’a jamais existé. Compte tenu des preuves actuelles, il est assez évident qu’ils se trompent. Parmi eux, beaucoup croient aussi que l’univers a été créé en sept jours par un vieux barbu, avec éventuellement quelques pauses le temps de boire un thé ou d’avaler un sandwich. C’est peut-être vrai mais, si tel est le cas, il s’agissait de jours très longs : environ deux milliards d’années, à quelques millions d’années près, ce qui fait beaucoup de sandwichs. Cela étant, et pour reparler du point, laissez-moi clarifier un détail, car c’est important : les pièces de Meccano qui constituent tout ce que vous voyez autour de vous et tout ce qui est invisible à l’œil nu ont jailli de notre minuscule point à une vitesse si rapide qu’en l’espace d’une minute l’univers avait atteint la taille de deux millions de milliards de kilomètres et qu’il est toujours en pleine expansion. C’est ce point qui a donné vie aux planètes et aux astéroïdes, aux baleines et aux perruches, à vous, à Jules César et à Elvis Presley2. Ah, et aussi au Mal. Parce que quelque part se trouvaient aussi le Mal et tout ce qui le provoque, tout ce qui amène des êtres humains d’ordinaire sensés à se faire souffrir les uns les autres. Il y en a un peu en chacun de nous et le mieux que nous puissions faire est de ne pas le laisser gouverner trop souvent nos actions. Mais tout comme les planètes commençaient à prendre une certaine forme, et avec elles les astéroïdes, les baleines, les perruches et vous, dans le plus obscur des recoins obscurs, le Mal lui aussi prenait forme. Pendant que la Terre se refroidissait, pendant que les plaques tectoniques se mouvaient, jusqu’à ce qu’enfin la Vie apparaisse et offre au Mal une occasion de se déchaîner. Pourtant, il ne nous atteignait pas car l’univers n’était pas agencé pour le favoriser – du moins, c’est ce qu’il semblait. Mais la force maléfique tapie dans l’obscurité était très patiente. Elle tisonnait les feux de sa fureur et attendait le meilleur moment pour frapper. 2 OÙ L’ON RENCONTRE UN PETIT GARÇON, SON CHIEN ET QUELQUES INDIVIDUS QUI PRÉPARENT UN MAUVAIS COUP Ce soir-là, M. Abernathy ouvrit la porte et découvrit sur son perron un petit personnage recouvert d’un drap blanc. Deux trous découpés dans le drap à hauteur des yeux lui permettaient de se déplacer sans se cogner partout – une sage précaution, à en juger par l’épaisseur des verres de lunettes portées par le petit personnage. Posées en équilibre sur son nez, par-dessus le drap, elles lui donnaient l’apparence d’un fantôme myope et pas franchement effrayant. De l’ourlet du drap dépassaient des baskets dépareillées, la gauche bleue et la droite rouge. Le personnage tenait dans sa main droite un seau et dans la gauche une laisse de chien aboutissant à un collier rouge serré autour du cou d’un petit teckel. Le teckel leva les yeux sur M. Abernathy et M. Abernathy y lut une troublante lueur de conscience. S’il n’avait pas eu mieux à faire, M. Abernathy aurait pu s’apercevoir qu’il s’agissait là d’un chien conscient de sa nature de chien et qui, tout bien considéré, ne s’en satisfaisait pas. De la même façon, le chien semblait parfaitement conscient du fait que M. Abernathy n’était pas un chien (car, en général, les chiens voient simplement les humains comme de gros chiens capables d’exécuter des tours particulièrement habiles tels que la marche sur deux pattes, mais ça ne les impressionne jamais très longtemps). Fort de ces observations, M. Abernathy comprit qu’il avait affaire à un animal très intelligent – effroyablement intelligent. Et sentit qu’il y avait une once de désapprobation dans ce regard canin. Ce chien ne l’appréciait pas plus que ça, et ce constat laissait M. Abernathy à la fois agacé et légèrement déprimé car, de toute évidence, il avait déçu l’animal, sans trop savoir comment. Les yeux de M. Abernathy allaient et venaient du teckel au petit fantôme, comme s’il se demandait lequel des deux allait prendre la parole. — Un bonbon ou un mauvais tour ? finit par dire le petit bonhomme sous le drap. Une expression de perplexité abyssale apparut sur le visage de M. Abernathy. — Quoi ? s’enquit-il. — Un bonbon ou un mauvais tour ? répéta le petit garçon. M. Abernathy ouvrit la bouche puis la referma. On aurait dit un poisson ravalant ses pensées. Il paraissait de plus en plus troublé. Il jeta un coup d’œil à sa montre pour vérifier la date, se demandant s’il avait par hasard laissé filer quelques jours entre le moment où la sonnette de l’entrée avait retenti et celui où il avait ouvert la porte. — On est seulement le 28 octobre, objecta M. Abernathy. — Je sais, répondit le petit fantôme. Mais je me suis dit que j’allais prendre un peu d’avance sur les autres. — Quoi ? dit M. Abernathy. — Quoi ? répéta le petit bonhomme. — Pourquoi tu dis « Quoi » ? répliqua M. Abernathy. C’est moi qui ai dit « Quoi ». — Je sais. Pourquoi ? — Pourquoi quoi ? — C’est ce que j’allais vous demander. — Mais enfin tu es qui ? insista M. Abernathy, qui commençait à avoir mal à la tête. — Un fantôme, répondit le personnage avant d’ajouter d’un ton hésitant : Bouh ! — Non, pas « tu es quoi » mais « tu es qui » ? — Oh. Le petit personnage retira ses lunettes et souleva le drap, dévoilant un garçon pâle d’environ onze ans, avec des yeux très bleus et de fins cheveux blonds. — Mon nom est Samuel Johnson. J’habite au numéro 501 de cette avenue. Et lui, c’est Boswell. D’un mouvement de laisse, il indiqua le teckel. M. Abernathy, qui avait emménagé en ville depuis peu, hocha la tête comme si cette information confirmait soudain tous ses soupçons. En entendant son nom, le chien frotta son arrière-train sur le perron puis s’inclina. M. Abernathy observait la scène d’un œil dubitatif. — Tes baskets sont dépareillées, remarqua-t-il. — Je sais. Comme je n’arrivais pas à choisir quelle paire j’allais mettre, j’en ai pris une de chaque. M. Abernathy haussa un sourcil. Il ne faisait pas confiance aux gens qui affichaient des signes de personnalité, surtout quand il s’agissait d’enfants. — Alors, reprit Samuel, un bonbon ou un mauvais tour ? — Ni l’un ni l’autre, répondit M. Abernathy. — Pourquoi ? — Parce que ce n’est pas encore Halloween, voilà pourquoi ! — Mais je fais preuve d’initiative, non ? Un des professeurs de Samuel, M. Hume, parlait souvent de l’importance de l’esprit d’initiative (même si, chaque fois que Samuel prenait des initiatives, M. Hume semblait en prendre ombrage, ce qui ne laissait pas d’étonner le garçon). — Non ! Tu es juste trop en avance, ce n’est pas pareil. — Oh, s’il vous plaît. Une barre chocolatée ? — Non. — Même pas une pomme ? — Non. — Je peux revenir demain, si vous préférez ? — Non ! va-t’en ! Et sur ce, M. Abernathy claqua la porte, abandonnant Samuel et Boswell face à la peinture écaillée de la façade. Samuel laissa retomber le drap, renouant avec son statut de fantôme, et replaça ses lunettes sur son nez. Il baissa les yeux sur Boswell, Boswell leva les yeux vers lui. Puis Samuel secoua tristement le seau vide. — Je pensais que les gens seraient contents d’avoir peur un peu en avance, expliqua-t-il à Boswell. En guise de réponse, le teckel lui adressa un geignement qui semblait signifier : « Je te l’avais bien dit. » Samuel jeta un dernier coup d’œil plein d’espoir à la porte de la maison de M. Abernathy, le conjurant de changer d’avis et de réapparaître avec un bonbon à mettre dans son seau – ou même une pauvre noisette solitaire –, mais la porte restait bel et bien close. Les Abernathy étaient arrivés dans cette rue depuis peu de temps et leur maison était la plus grande et la plus vieille de toute la ville. Samuel avait espéré qu’ils la décoreraient pour Halloween ou la transformeraient en manoir hanté, mais sa rencontre avec M. Abernathy laissait peu d’espoir sur ce plan-là. Pourtant, la femme de M. Abernathy donnait parfois l’impression d’avoir avalé une rondelle de citron très amer et de chercher un endroit où la recracher discrètement. Non, songea Samuel, la maison des Abernathy risquait de ne pas jouer un rôle très important dans les festivités d’Halloween, cette année. Comme on allait le voir, il se trompait lourdement. Silencieux et immobile, M. Abernathy restait derrière la porte. Par l’œilleton, il s’assura que le petit garçon et son chien repartaient enfin, puis il verrouilla la serrure et tourna les talons. Une ample tunique noire à capuche était jetée sur la rampe d’escalier derrière lui, assez semblable à celle qu’un moine hargneux aurait pu porter pour intimider les gens. M. Abernathy l’enfila et descendit les marches menant à sa cave. Si Samuel l’avait surpris vêtu de la sorte, il aurait certainement reconsidéré sa position quant à la réticence supposée de M. Abernathy à se plier à l’esprit d’Halloween. M. Abernathy n’était pas un homme heureux. Il avait épousé la femme qui allait devenir Mme Abernathy parce qu’il cherchait quelqu’un qui s’occupe de lui, quelqu’un qui pourrait lui dire quels vêtements porter, quelle nourriture absorber, lui laissant ainsi plus de temps pour réfléchir. M. Abernathy écrivait des livres pour expliquer aux gens comment vivre encore plus heureux. Il rencontrait un certain succès dans cette activité, en partie parce qu’il passait le plus clair de ses journées à rêver à ce qui aurait pu le rendre plus heureux, par exemple ne pas épouser Mme Abernathy. Il prenait du reste grand soin à ce que personne parmi ses lecteurs ne rencontre jamais sa femme. Si l’un d’eux y arrivait, il risquait de deviner combien M. Abernathy était malheureux et de ne plus jamais acheter ses livres. La tunique pesant lourdement sur ses épaules, il arriva au bas des marches et entra dans la pièce sombre de la cave. Trois autres personnes l’y attendaient, toutes trois velues de tuniques identiques. Sur le sol avait été peinte une étoile à cinq branches au centre de laquelle se trouvait un poêle où rougeoyaient des morceaux de charbon. Des grains d’encens ayant été saupoudrés sur le charbon, la cave était emplie d’une épaisse fumée odorante. — Qui était-ce, mon cher ? questionna l’un des personnages encapuchonnés. Elle avait prononcé « mon cher » avec la voix de la hache du bourreau s’exclamant « vlan ! » en tranchant une tête – en admettant bien sûr que les haches puissent parler. — Le gamin bizarre du numéro 501, avec son chien, répondit M. Abernathy à son épouse, car c’était elle qui avait parlé. — Qu’est-ce qu’il voulait ? — Demander des bonbons pour Halloween. — Mais Halloween n’a pas encore commencé. — Je sais. C’est ce que je lui ai dit. J’ai l’impression que quelque chose ne tourne pas rond chez lui. Et chez son chien. — Bah, il est parti à présent. Le petit imbécile… — On peut continuer, oui ? grommela une voix masculine jaillie de sous une autre capuche. J’ai envie de rentrer à la maison et de regarder le match de foot. L’homme en question était assez gros et sa tunique était tendue sur son ventre. Il se nommait Reginald Renfield et il se demandait ce qu’il faisait au juste dans cette cave remplie de fumée, vêtu d’une tunique trop petite d’au moins deux tailles. Son épouse l’avait obligé à venir et Doris Renfield n’était pas de ces personnes avec lesquelles on peut négocier. Elle était encore plus grosse et volumineuse que son mari mais deux fois moins gentille – et, M. Renfield n’étant pas gentil du tout, tout cela faisait de Mme Renfield quelqu’un d’extrêmement déplaisant. — Oh, Reginald, tais-toi tu veux ? Tu n’arrêtes pas de te plaindre. Alors que tout le monde ici s’amuse. — Ah bon ? Il ne voyait rien de très amusant à se trouver dans une cave glacée, affublé d’une tunique au tissu rugueux, essayant d’invoquer des démons venus de l’Au-Delà. M. Renfield ne croyait pas aux démons même s’il lui arrivait de se demander si, par hasard, son ami M. Abernathy n’en avait pas épousé un. Mme Abernathy l’effrayait, comme les femmes fortes effrayent parfois les hommes trop faibles. Pourtant, Doris avait insisté pour qu’ils se joignent à leurs nouveaux amis récemment installés dans la ville de Biddlecombe afin de passer une soirée « amusante ». Mme Abernathy et Mme Renfield avaient fait connaissance dans une librairie tandis qu’elles achetaient des livres sur les fantômes et sur les anges. Depuis, leur amitié s’était renforcée et elles n’avaient pas tardé à faire se rencontrer leur mari. M. Renfield était loin d’apprécier les Abernathy, mais les adultes ont cette particularité amusante qu’ils acceptent de passer du temps avec des gens qu’ils n’apprécient pas s’ils estiment qu’ils peuvent leur être utiles. En l’occurrence, M. Renfield espérait que M. Abernathy lui achèterait une de ces nouvelles télévisions très coûteuses qui venaient d’être livrées dans son magasin. — Eh bien, oui, certains parmi nous s’amusent, figure-toi. Mais tu serais incapable de reconnaître l’amusement s’il te grimpait dessus et te chatouillait les dessous de bras. Elle rit bruyamment. Son mari eut l’impression que quelqu’un venait de pousser dans une cascade un tonneau renfermant une sorcière. Il se représenta sa femme dans un tonneau tombant dans une eau très profonde, et cela lui fit chaud au cœur. — Ça suffit ! s’écria Mme Abernathy. Tout le monde se tut. Implacable dans sa beauté, Mme Abernathy jeta un coup d’œil par-dessous sa capuche. — Tenons-nous les mains. Ils obéirent, formant un cercle autour de l’étoile. — Et maintenant, que la cérémonie commence ! Et, d’une seule voix, ils se mirent à psalmodier. La plupart des gens ne sont pas méchants. Oh, parfois ils se conduisent d’une façon méchante, et tout un chacun a en soi un peu de méchanceté, mais rares sont les personnes d’une méchanceté insoutenable et leurs mauvaises actions leur semblent souvent, sur le coup, tout à fait raisonnables. Elles se conduisent ainsi car elles s’ennuient, ou sont égoïstes, ou envieuses, mais dans leur grande majorité elles ne veulent pas vraiment faire du mal aux autres quand elles font preuve de méchanceté. Elles veulent simplement se rendre la vie un peu plus facile. Les quatre personnes réunies dans la cave appartenaient à la catégorie des gens qui s’ennuient. Elles avaient des métiers ennuyeux. Conduisaient des voitures ennuyeuses. Mangeaient une nourriture ennuyeuse. Fréquentaient des amis ennuyeux. Pour elles, tout était simplement, bah, sans intérêt. Alors, quand Mme Abernathy avait montré à son mari un vieux livre qu’elle avait acheté chez un libraire d’occasion en lui expliquant, puis en expliquant à leurs amis un-peu-moins-ennuyeux-que-les-autres, les Renfïeld, que son contenu pouvait leur offrir le prétexte d’une soirée très intéressante, tout le monde avait décrété qu’il s’agissait d’une idée formidable. C’était un livre sans titre, relié dans un vieux cuir noir défraîchi et dont la couverture s’ornait d’une étoile assez similaire à celle peinte sur le sol de la cave. Ses pages avaient jauni avec le temps. Il était écrit dans une langue que personne parmi eux n’avait jamais vue nulle part et qu’ils étaient incapables de déchiffrer. Et pourtant. Et pourtant… Sans qu’on sache comment, Mme Abernathy avait parcouru le livre et compris exactement de quoi il traitait. C’était comme si le livre avait parlé directement à son cerveau, traduisant dans une langue intelligible pour elle ses symboles et ses griffonnages étranges. Le livre lui avait ordonné d’amener ses amis et son mari dans cette cave en ce soir précis, de peindre cette étoile et d’allumer ce poêle, puis de psalmodier ces bruits bizarres qui sortaient à présent de leurs bouches. Tout cela était très bizarre. Les Abernathy et les Renfield n’avaient pas envie de s’attirer de problèmes. Ils n’avaient pas non plus envie de commettre de mauvaises actions. Ils n’étaient ni méchants, ni vicieux, ni cruels. C’était juste des gens qui s’ennuyaient, avec un peu trop de temps libre à occuper. Précisément le genre de personnes qui, tôt ou tard, finissent par faire des bêtises. Mais, tout comme quelqu’un portant un écriteau où sont écrits les mots « Tapez-moi ! » finira naturellement par se faire taper dessus, les gens dans cette cave avaient déjà commis assez de bêtises pour attirer à eux quelque chose d’inhabituellement méchant, quelque chose qui avait envie de faire bien plus que des bêtises. Il attendait son heure depuis longtemps. Et son attente allait bientôt prendre fin. 3 OÙ L’ON DÉCOUVRE LE RAPPORT ENTRE UN ACCÉLÉRATEUR DE PARTICULES ET LA BATAILLE NAVALE Pendant ce temps, au plus profond d’une montagne au cœur de l’Europe, il ne se passait rien du tout. Bon, ce n’est pas tout à fait vrai. Il se passait énormément de choses, certaines étaient même assez spectaculaires, mais comme tout cela se produisait à un niveau infinitésimal, il était difficile d’en concevoir une quelconque excitation. Comme son nom le laisse deviner, le Grand Collisionneur de Hadrons est très grand. Il court sur vingt-sept kilomètres dans un tunnel en forme d’anneau creusé dans la roche près de Genève, en Suisse. Le GCH est un accélérateur de particules, le plus énorme jamais construit. Un outil qui permet de faire se percuter des protons dans le vide, et consiste en un assemblage de mille six cents électroaimants refroidis à -271°C (une température où vous pourriez dire : « Brrr, il fait hyper froid ! Quelqu’un peut me passer un pull ? ») produisant un champ électromagnétique extrêmement puissant. Son fonctionnement ? En gros, deux faisceaux d’ions d’hydrogène – des atomes auxquels on a retiré leurs électrons – sillonnent l’anneau dans des directions opposées à environ 300 000 kilomètres/seconde, soit presque la vitesse de la lumière, et entrent en collision. Au moment où ils se percutent, chaque faisceau contient l’énergie d’une voiture roulant à 1 609 000 kilomètres/heure. Personne n’a envie de se trouver à bord d’une voiture lancée à 1 609 000 kilomètres/heure contre une autre voiture roulant en sens inverse à la même vitesse. Ça n’aurait rien d’agréable. La collision de ces faisceaux libère de colossales quantités d’énergie à cause de tous les protons qu’ils contiennent, et c’est là que ça devient vraiment intéressant. Les scientifiques ont construit le GCH afin d’étudier les conséquences de cette collision, qui produit de minuscules particules ; des particules plus minuscules encore que les atomes, et les atomes sont si petits qu’il en faudrait dix millions mis bout à bout pour recouvrir le point imprimé à la fin de cette phrase. Au bout du compte, ces scientifiques espèrent découvrir le Boson de Higgs, que l’on appelle aussi parfois la « Particule de Dieu », c’est-à-dire la composante élémentaire de tout ce qui constitue le monde matériel. Reprenons nos deux voitures roulant à 1 609 000 kilomètres/heure juste avant qu’elles ne se percutent. Après leur collision, il risque de ne plus rien rester d’elles à part quelques tout petits morceaux de carrosserie (et sans doute quelques tout petits morceaux de quiconque a eu le malheur de se trouver au volant à ce moment-là) éparpillés aux quatre vents. Ce que les scientifiques du CERN – le Centre européen pour la recherche nucléaire – espèrent, c’est que les faisceaux entrés en collision laisseront derrière eux quelques minuscules fragments d’énergie comparables à ceux ayant suivi le Big Bang, quand le point dont nous parlions au début de ce livre avait explosé. Parmi eux se trouverait peut-être le Boson de Higgs. Le Boson de Higgs devrait être facile à repérer car il est normalement plus gros que les deux protons entrés en collision pour le faire apparaître. Le problème, c’est qu’il ne devrait pas rester longtemps, puisqu’il disparaîtrait presque instantanément. Un peu comme si nos deux voitures entrées en collision avaient formé un gros camion qui s’était aussitôt évanoui. En d’autres termes, les scientifiques ont envie de comprendre comment l’univers s’est formé. C’est une énigme immense, beaucoup plus facile à énoncer qu’à résoudre. Car vous savez, ces experts – même les plus intelligents d’entre eux – ne sont capables d’interpréter que 4 % de la matière et de l’énergie contenues dans l’univers, ce qui correspond à tout ce que nous voyons autour de nous : les montagnes, les lacs, les ours, les artichauts, etc3. Autrement dit, ils continuent de se gratter le crâne pour comprendre les 96 % restants – beaucoup de grattages en perspective… Pour gagner du temps et s’éviter des blessures au cuir chevelu, ils ont décrété qu’environ 23 % de ce qui reste serait appelé « matière sombre ». C’est une matière invisible, mais ils savent qu’elle existe car elle réfracte la lumière des étoiles. Mais si la matière sombre les intéresse, les autres 73 % de l’univers sont encore plus intéressants : il s’agit de l’« énergie sombre », et elle est invisible, elle se dérobe entièrement à l’observation. Personne ne sait d’où elle vient, mais les scientifiques ont une idée assez précise de sa fonction. C’est elle qui éloigne les galaxies les unes des autres et provoque l’expansion de l’univers. Ce qui risque d’aboutir à deux résultats : les êtres humains, s’ils ne se mettent pas à inventer des modes de déplacement ultrarapides, vont se retrouver tout seuls puisque les galaxies voisines auront disparu au-delà des frontières du monde visible ; et l’univers va entrer dans une phase de refroidissement puis de glaciation mortelle. Par chance, cela ne doit pas se produire avant des centaines de milliards d’années, inutile donc de vous acheter dès maintenant un manteau en grosse laine. Essayez juste d’y penser la prochaine fois que vous vous plaindrez du froid… Le GCH devrait aider les scientifiques à mieux comprendre ces phénomènes tout en prouvant l’existence de tout un tas de trucs fascinants comme les dimensions parallèles – qui, comme chacun le sait, sont peuplées de monstres, d’aliens, de vaisseaux spatiaux gigantesques armés de canons laser et de… Bref, vous voyez le tableau. À ce stade de notre explication, il serait bon de mentionner la théorie de la-destruction-de-la-terre-et-de-la-vie-telles-que-nous-les-connaissons. C’est un détail mineur, certes, mais on n’est jamais trop prudent. En gros : pendant que le GCH était fabriqué et que les discussions sur l’antimatière et les collisions à vitesse rapide allaient bon train parmi les hommes en blouse blanche, quelqu’un laissa entendre que l’accélérateur de particules pouvait donner naissance à un trou noir qui avalerait la Terre. Ou bien former des particules de matière si étranges qu’on les appelle des « étrangelets », et qu’elles risquaient de transformer notre planète en une vaste zone informe, grise et morte. On imagine aisément que ce rabat-joie n’a pas été invité à la fête de Noël des scientifiques. Bien. Si vous ou moi étions en train de bricoler quelque chose qui risquait – simple hypothèse, rien de plus – de provoquer la fin du monde, nul doute que nous nous arrêterions un moment, le temps de nous demander si, au fond, notre idée est si bonne que ça. Mais les scientifiques ne sont pas des gens comme vous et moi. Ils se contentèrent d’observer que, les risques de voir l’accélérateur de particules causer la fin du monde étant infinitésimaux, il ne fallait pas s’embêter avec de telles considérations. Ne pas s’inquiéter. Regardez plutôt ces particules qui foncent dans tous les sens : joli, non4 ? Tout cela nous ramène aux événements importants qui se produisaient dans le Grand Collisionneur de Hadrons. L’ensemble des expériences est surveillé par une machine nommée VÉLO. Le VÉLO détecte toutes les particules qui s’échappent au moment où les faisceaux se percutent. Il peut indiquer leur position précise dans un espace d’l/200e de millimètre, soit un dixième d’épaisseur de cheveu humain. Tout cela est très excitant mais comme, ce jour-là, ce n’était pas assez excitant pour les deux hommes affectés aux écrans de contrôle, ils faisaient ce que font en général les hommes dans ce genre de situation. Ils jouaient à la bataille navale. — B-4, annonça Victor, un Allemand à la pilosité si fournie qu’il nouait ses cheveux en queue-de-cheval et qu’il lui restait encore des poils pour garnir son menton et sa lèvre supérieure. — Loupé ! répondit Ed, un Britannique à la pilosité si chiche qu’il ne pouvait même pas orner son visage de quelques poils. Mais cela ne l’empêchait pas d’apprécier Victor, même si Ed trouvait que son collègue s’était vu octroyer quelques-uns des cheveux qui auraient dû lui revenir de droit. Le visage de Victor se plissait sous les effets de la concentration. Quelque part dans la vaste étendue pas si vaste que cela de la grille d’Ed se trouvaient un sous-marin, un torpilleur et un porte-avions, mais Victor semblait incapable de les toucher. Il se demanda si Ed ne lui mentait pas chaque fois qu’il lui répondait « à l’eau ! », puis décréta qu’Ed n’était pas du genre à mentir. Ed manquait d’imagination et Victor savait d’expérience que le mensonge est le propre des gens imaginatifs. Pour mentir, il faut être capable d’inventer des histoires, et les gens imaginatifs ont un certain talent pour ça. Victor avait un peu plus d’imagination qu’Ed et, par conséquent, pratiquait davantage le mensonge. Pas souvent, mais parfois quand même. Ed entendit Victor humer bruyamment l’air environnant. — Beûûh ! dit l’Allemand. C’est toi ? Ed remarqua à son tour l’odeur. Une odeur très nette d’œuf pourri flottait dans la salle. — Non, ce n’est pas moi, répondit Ed d’un air vexé. Pour la deuxième fois en quelques minutes, Victor se demanda si Ed lui mentait. — Peu importe, reprit Ed. C’est à moi. E-3. — À l’eau ! Bip ! — C’est quoi, ça ? Victor ne leva pas les yeux. — J’ai dit « à l’eau », voilà ce que c’est. Un coup dans l’eau. — Non. Je voulais dire : c’est quoi ça ? Son index droit indiquait l’écran d’ordinateur sur lequel s’affichait une représentation graphique des phénomènes excitants qui se déroulaient dans l’accélérateur de particules. C’est de là qu’était venu le « bip ». L’image sur l’écran ressemblait à une tornade qui, au lieu de ressembler à un entonnoir, aurait eu la même largeur du début à la fin. — Je ne vois rien de bizarre, commenta Victor. — Il y a une pièce qui s’est fait la malle, rectifia Ed. D’où le bip. — Une pièce ? Mais enfin, le GCH n’est pas un vélo, il ne perd pas ses pièces ! — C’est bon, c’est bon. Ed se sentait un peu agacé. Il reprit : — Une particule semble s’être retirée de l’ensemble des faisceaux et avoir quitté l’accélérateur. Tu préfères ? — Ah ! Tu veux dire qu’une pièce s’est fait la nulle répondit Victor en pensant : « Et après ça on dira que les Allemands n’ont pas d’humour… » Pour toute réponse, Ed se contenta de le regarder. Victor lui renvoya son regard, puis soupira. — Impossible. L’environnement est totalement hermétique. Les particules ne peuvent pas décider de le quitter pour aller… bah, faire un tour. Ça doit être un bug5. — Ça n’était pas un bug. Délaissant la bataille navale, Ed se mit à pianoter furieusement sur le clavier de l’ordinateur. Sur un autre écran, il fit apparaître une nouvelle version du graphique, vérifia l’heure puis déroula le film des événements à rebours. Au bout de vingt secondes, une petite particule scintillante surgit de la gauche de l’écran pour aller se mêler aux autres. Ed mit l’image sur « pause », puis lança la lecture au ralenti. Lui et Victor virent alors la particule prendre la tangente. — Ça ne me dit rien qui vaille, commenta Victor. — En effet. Ça ne devrait même pas être possible. — Ton avis ? Ed parcourut les données. — Aucune idée. Les deux hommes s’activaient à présent sur leur clavier. Ils passaient en revue la même succession de données défilant à l’écran, et tentaient de déceler la moindre trace d’anomalie. — Je ne vois rien. Ça doit être enfoui plus profond. — Attends, intervint Victor. J’ai l’impression que… Non ! Oh, c’est quoi ce truc ? Qu’est-ce qui se passe ? Sous leurs yeux, les données semblaient se transformer d’elles-mêmes. Des lignes et des lignes de code s’altéraient : les 0 devenaient des 1 et les 1 des 0. Frénétiquement, les deux hommes tentèrent de stopper cette modification mais en vain. — C’est un virus, diagnostiqua Victor. Regarde, il efface ses traces. — Un pirate a dû pénétrer dans le système informatique. — J’ai participé à la fabrication de ce système et même moi je suis incapable de le pirater de cette façon. Moins d’une minute après avoir débuté, tous les changements du code furent terminés. Ed tenta de repasser l’image montrant la particule s’échappant de l’accélérateur mais, cette fois, seul le grand tunnel d’énergie apparaissait à l’écran, rempli de protons se comportant exactement comme ils le devraient. — Il faut qu’on donne l’alerte. — Je sais, répondit Victor. Mais on n’a aucune preuve. Juste notre parole. — Et ça ne suffirait pas ? Victor hocha la tête. — Sans doute que si mais… Il leva les yeux vers l’écran. — ... qu’est-ce que ça signifiait ? Et, plus important encore : où est passée la particule ? — Sans parler de cette odeur. C’est quoi, bon sang ? Les scientifiques n’étaient pas les seuls à avoir surveille le collisionneur. Au plus profond des endroits sombres où se cachent les pires créatures, quelqu’un avait assisté avec beaucoup d’intérêt à la construction du GCH. Cette entité tapie dans l’obscurité avait plusieurs noms : Satan, Belzébuth, le Diable. Pour les créatures de son royaume, c’était le Mal Suprême6. Le Mal Suprême était tapi dans la pénombre depuis très longtemps. Il était déjà là des milliards d’années avant les premiers hominidés, les dinosaures ou les petits organismes monocellulaires qui décidèrent un jour de se développer pour devenir des organismes multicellulaires et inventer, dans un lointain avenir, la littérature, la peinture et les insupportables sonneries de téléphone mobile. Depuis les profondeurs de l’espace et du temps, par-delà les rochers, le feu, la terre, l’espace infini, les étoiles et les planètes qui ne constituaient aucun obstacle pour lui, il avait assisté à la naissance de la vie sur notre planète, il avait vu surgir les arbres, se former les océans, et il détestait ce spectacle. Il aurait voulu l’anéantir mais il ne le pouvait pas : il vivait enfermé dans un royaume de feu et de pierre, entouré de créatures semblables à lui, certaines nées de sa propre chair, d’autres bannies en ce lieu de désolation parce qu’elles étaient habitées par le vice et la cruauté, même si aucune d’elles ne pouvait rivaliser en vice et en cruauté avec le Mal Suprême. Parmi les légions de démons qui peuplaient ce royaume lointain et impitoyable, rares étaient ceux qui avaient pu poser les yeux sur le Mal Suprême. Tapi dans le recoin le plus reculé et le plus obscur de l’Enfer, l’esprit plongé dans des complots et des manigances de toutes sortes, il attendait l’occasion de s’enfuir. Aujourd’hui, après si longtemps, il venait de poser son premier pion. 4 OÙ L’ON DÉCOUVRE QU’IL PEUT ÊTRE RISQUÉ DE CONVOQUER LES DÉMONS ET, PLUS GÉNÉRALEMENT, DE S’AMUSER AVEC L’AU-DELÀ Assis sur le muret devant la maison des Abernathy, Sam et Boswell observaient le spectacle du monde. Comme la soirée était plutôt calme et que la plupart des gens étaient chez eux en train de dîner, le monde n’offrait guère de spectacle et, pour tout dire, le peu qu’il y avait à observer était bien peu spectaculaire. Samuel secoua son seau et entendit le bruit du vide ce qui, comme chacun sait, n’a rien à voir avec pas de bruit du tout, puisqu’il contient tous les bruits qu’on espère entendre, en vain7. Samuel ne voulait pas rentrer chez lui. Quand il avait quitté la maison, sa mère se préparait à sortir. C’était la première fois qu’elle s’habillait chic pour sortir depuis que le père de Samuel avait déserté le foyer et, en s’en apercevant, Samuel ne put réprimer une montée de tristesse. Il ne savait pas avec qui elle avait rendez-vous mais elle s’était mis du rouge à lèvres et s’était faite belle – elle ne se donnait pas autant de mal pour les soirées tombola avec ses amies. Elle n’avait pas demandé à son fils la raison de son déguisement de fantôme et de son seau alors que ce n’était pas encore Halloween car elle était habituée à ce que Samuel se comporte d’une façon quelque peu inhabituelle. La semaine précédente, le professeur de Samuel, M. Hume, avait appelé Mme Johnson chez elle pour avoir, selon ses propres termes, une « discussion sérieuse » au sujet de son fils. Le même jour, à l’occasion d’une présentation à la classe, Samuel avait été appelé sur l’estrade par M. Hume et avait montré à ses camarades une simple épingle à couture. — Qu’est-ce que c’est ? avait demandé M. Hume. — Une épingle. — Je le vois bien, Samuel, mais ce n’est pas un objet particulièrement intéressant à présenter à la classe, tu ne crois pas ? Ça n’est pas, disons, la fusée spatiale fabriquée par Bobby ou le volcan dont nous a parlé Helen. Samuel n’avait pas été impressionné par la fusée de Bobby Goddard, qui ressemblait à un assemblage de rouleaux de papier-toilette entourés d’aluminium. Quant au volcan d’Helen, qui produisait de la fumée blanche quand on versait de l’eau dans son cratère, il avait sûrement été réalisé par son père chimiste. Helen était incapable de décorer un bol avec des bâtons de sucette sans un mode d’emploi détaillé – et plusieurs flacons de dissolvant pour nettoyer les traces de glu et retirer les bâtons collés à ses doigts. Samuel avait avancé d’un pas et brandi l’épingle sous le nez de M. Hume. — Ce n’est pas juste une épingle, avait-il annoncé d’un ton solennel. M. Hume ne paraissait pas convaincu ni très rassuré de sentir une épingle si près de son visage. Impossible de prévoir de quoi étaient capables ces gamins… — Hum… alors c’est quoi ? — Eh bien, si vous y regardez de plus près… Malgré ce que lui murmurait la voix de la raison, M. Hume se surprit à se pencher vers l’épingle pour mieux l’examiner. — ... de beaucoup plus près… M. Hume plissa les paupières. Un jour, quelqu’un lui avait offert un grain de riz sur lequel était gravé son prénom. M. Hume avait trouvé l’exercice intéressant mais inutile et il se demandait si, par hasard, Samuel n’avait pas exécuté le même genre de prouesse. — ... vous apercevrez d’innombrables anges dansant sur cette tête d’épingle8. M. Hume avait regardé Samuel. Samuel avait regardé M. Hume. — Tu essaies sans doute de faire rire tes petits camarades ? — Non. J’ai lu ça quelque part. En théorie, un nombre infini d’anges peut danser sur une tête d’épingle. — Ça ne veut pas dire qu’ils y sont vraiment, avait objecté M. Hume. — Non, mais ils pourraient y être, avait légitimement riposté Samuel. — Ou pas, de la même façon. — Certes, mais on ne peut pas prouver qu’ils ne sont pas là. — On ne peut pas non plus prouver qu’ils sont là. Samuel s’était accordé quelques secondes de réflexion, puis : — On ne peut pas prouver une proposition négative. — Pardon ? avait demandé M. Hume. — On ne peut pas prouver que quelque chose n’existe pas. On peut seulement prouver l’existence de quelque chose. — Ça aussi, tu l’as lu quelque part ? M. Hume avait eu du mal à faire taire le soupçon de sarcasme dans sa voix. — Je crois bien, oui, avait répondu Samuel qui, comme tous les gens honnêtes et directs, avait du mal à reconnaître les sarcasmes. Mais c’est vrai, n’est-ce pas ? — Je suppose, avait conclu M. Hume. Il avait alors senti dans sa réponse un accent maussade et, après avoir toussé, avait répété d’un ton plus assuré : — Oui, je suppose que tu as raison. Samuel avait repris : — Autrement dit, j’ai autant de chances de prouver qu’il y a des anges sur cette tête d’épingle que vous de prouver qu’il n’y en a pas. M. Hume s’était frotté le front d’un air contrarié. — Tu es bien sûr d’avoir seulement onze ans ? — Sûr et certain. M. Hume avait secoué la tête avec lassitude. — Merci pour cet exposé, Samuel. Tu peux retourner à ta place avec ton épingle et tes anges. — Vous ne voulez pas la garder ? — Absolument pas. — J’en ai plein d’autres. — Va t’asseoir, Samuel ! M. Hume avait le don de prononcer le son « S » comme s’il criait, un signe de colère à peine contenue que même Samuel était capable de reconnaître. Il était retourné à sa place et avait soigneusement planté l’épingle dans son bureau pour éviter aux anges – s’il y en avait vraiment – de tomber. — Quelqu’un d’autre a envie de nous montrer une de ses trouvailles ? avait demandé M. Hume. Un lapin imaginaire peut-être ? Un canard invisible répondant au nom de Percy ? Tout le monde avait ri. Bobby Goddard avait donné un coup de pied dans la chaise de Samuel. Samuel avait soupiré. Suite à cet échange, M. Hume avait téléphoné à Mme Johnson, qui avait ensuite sermonné son fils, lui expliquant qu’il devait prendre l’école au sérieux et cesser de taquiner M. Hume car il semblait, avait-elle dit, « un peu susceptible ». Samuel consulta sa montre. Sa mère était certainement partie, Stéphanie la baby-sitter devait donc être en train de l’attendre. Deux ans plus tôt, quand Stéphanie avait commencé à s’occuper de Samuel, elle était plutôt agréable. Mais, depuis quelque temps, elle était devenue horrible comme seules certaines adolescentes sont capables de l’être. Elle avait un petit copain nommé Gary qui venait de temps à autre lui « tenir compagnie », et alors Samuel devait monter dans sa chambre bien avant l’heure habituelle du coucher. En l’absence de Gary, Stéphanie passait des heures au téléphone tout en gardant un œil sur ces émissions de téléréalité dans lesquelles des gens s’affrontent pour devenir mannequins, chanteurs, danseurs, acteurs, entrepreneurs ou tout autre activité ne correspondant à aucun de leur talent. Et dans ces moments-là, Stéphanie préférait se passer de la compagnie de Samuel. Le soir tombait. Samuel aurait dû être rentré depuis un quart d’heure mais la maison n’était plus la même désormais. Son papa lui manquait, mais il lui en voulait aussi, tout comme il en voulait à sa mère. — Il faut qu’on rentre, annonça-t-il à Boswell. Boswell remua la queue. Il commençait à faire frisquet, et Boswell n’aimait pas le froid. Au même instant, une vive lueur bleue surgit derrière eux, accompagnée par une odeur d’incendie dans un entrepôt d’œufs pourris. Sous le choc, Boswell serait tombé du muret si Samuel ne l’avait pas rattrapé in extremis. — Bon, dit le petit garçon, heureux de trouver une raison de repousser le retour à la maison. Allons voir ce que c’est que ça… Dans la cave du 666 Crowley Avenue, des silhouettes recouvertes d’une tunique plaquaient leurs manches contre leur visage en crachotant. — Oh ! s’écria Mme Renfield, c’est écœurant. Quelle horreur ! L’odeur était vraiment atroce, surtout dans un espace clos, même si M. Abernathy avait entrouvert un des soupiraux un peu plus tôt pour aérer la pièce. Cette fois, il se précipita pour l’ouvrir en grand. Lentement, la puanteur commença à se dissiper – ou peut-être s’agissait-il juste d’une impression, car l’attention des quatre personnes était à présent attirée par un autre phénomène. Au centre de la pièce, flottant dans l’air, un petit cercle lumineux bleu pâle tournait sur lui-même. Il se mit à clignoter et à croître en taille et en intensité. Lentement, il se transforma en un disque parfait d’environ soixante centimètres de diamètre duquel émergeaient des filets de fumée. Mme Abernathy s’avança la première. — Attention, chérie, dit son époux. — Oh, tais-toi ! Elle continuait d’avancer jusqu’à se trouver à quelques centimètres du cercle. — Je crois que je vois… Attendez un peu… Elle s’approcha encore. — On dirait… un pays. C’est comme une fenêtre. Je vois de la boue, des pierres, et les barreaux d’un gigantesque portail. Et quelque chose bouge, là… Dehors, Samuel était accroupi devant un soupirail et observait la scène dans la cave. Boswell, en chien extrêmement intelligent, se cachait derrière une haie. En fait, il se trouvait sous la haie. Et, s’il avait été un chien bien plus gros, capable par exemple de retenir un garçon de onze ans, Samuel se serait trouvé juste à côté de lui ; ou ils seraient déjà tous les deux sur le chemin du retour, vers leur maison où il n’y avait pas d’odeur bizarre, pas d’éclairs bleutés et pas de signes inquiétants annonçant un événement terrible (Boswell étant un chien d’un naturel mélancolique, voire pessimiste). La fenêtre était large d’une trentaine de centimètres et entrouverte d’à peine cinq centimètres sur ses charnières métalliques, mais l’interstice était suffisant pour permettre à Samuel de voir et d’entendre tout ce qui se passait à l’intérieur. Il fut un peu surpris de voir dans cette cave glacée les Abernathy et deux autres gens vêtus de ce qui ressemblait à des peignoirs, mais il avait depuis longtemps appris à ne pas être trop choqué par le comportement des adultes. Il entendit Mme Abernathy décrire ce qu’elle voyait mais lui-même apercevait seulement le cercle lumineux. Il semblait rempli d’une brume blanche, comme si quelqu’un avait soufflé un rond de fumée immense et très compact dans la cave des Abernathy. Samuel était impatient de découvrir ce que Mme Abernathy avait pu voir d’autre. Malheureusement, ces détails ne seraient jamais révélés : une entité à la peau couverte d’écailles grises avec trois grands doigts griffus surgit du cercle luisant, attrapa Mme Abernathy par la tête et la tira vers elle. Mme Abernathy n’eut même pas le temps de crier. Le cri, ce fut Mme Renfield qui le poussa. M. Abernathy se précipita vers le cercle lumineux puis parut se raviser et se contenta d’appeler sa femme d’une voix plaintive. — Evelyn ? Tout va bien, ma chérie ? Aucune réponse ne lui parvint du trou mais il perçut un bruit désagréable, comme si quelqu’un écrabouillait un fruit trop mûr. Sa femme avait dit vrai, toutefois : on apercevait quelque chose à travers le cercle. Cela ressemblait en effet aux deux battants d’un gigantesque portail, et un trou s’était formé entre les barreaux de l’un d’eux, réduits à des tiges de métal fondu et bouillonnant. Par ce trou, M. Abernathy distinguait un paysage désolé, tout de boue noire et d’arbres déchiquetés. Des formes se déplaçaient dans ce décor, des silhouettes fantomatiques dignes de peupler des cauchemars et des récits d’horreur. De son épouse, M. Abernathy ne vit aucun signe. — Fichons le camp d’ici ! lança M. Renfield. Il se mit à pousser sa femme vers l’escalier mais un mouvement dans un coin de la cave attira son attention. Il se figea sur place. — Éric, dit-il. M. Abernathy était trop préoccupé par ce qui avait pu arriver à son épouse pour réagir. — Evelyn ? répéta-t-il. Ma chérie, tu es là ? — Éric, reprit M. Renfield, cette fois d’une voix plus impérieuse. Tu devrais regarder par ici, je crois… M. Abernathy se retourna et vit ce que M. Renfield et sa femme avaient vu. Aussitôt, il se dit que, tout bien considéré, il aurait préféré ne pas le voir mais, bien sûr, c’était trop tard. Dans un coin de la cave se tenait une créature cernée d’une lueur bleuâtre. On aurait dit un grand ballon de baudruche en forme de Mme Abernathy, mais un ballon rempli d’eau et secoué par une force invisible de sorte qu’il était gonflé aux endroits les plus inattendus. En outre sa peau, visible sur le visage et sur les mains qui émergeaient désormais de l’enveloppe déchiquetée et sanguinolente, était grise et couverte d’écailles, et les doigts de chaque main s’achevaient par un ongle jaune et crochu. Ils assistèrent à toutes les phases de la métamorphose. Un tentacule couvert de ventouses acérées qui remuaient comme des lèvres s’enroula autour des jambes de la créature puis disparut, aspiré à l’intérieur du corps. La peau devint blanche, les ongles perdirent leur teinte jaune pour se couvrir de vernis rouge et une forme qui ressemblait presque à Mme Abernathy se matérialisa dans la pièce. Mais même Samuel, de là où il se trouvait, se rendait bien compte que ce n’était pas vraiment elle. Mme Abernathy était plutôt jolie pour une femme de l’âge de sa mère mais, à présent, elle était absolument magnifique. Elle semblait irradier de beauté, comme si on avait allumé une lumière à l’intérieur de son corps et que son éclat était perceptible à travers sa peau. Ses yeux étaient très brillants et au fond de ses pupilles palpitait un peu de cette énergie bleue, comme des éclairs au cœur de la nuit la plus profonde. Samuel s’aperçut aussi qu’elle était assez terrifiante. Elle est pleine de puissance, songea-t-il. — Evelyn ? demanda M. Abernathy, incrédule. La créature qui ressemblait à Mme Abernathy sourit. — Evelyn est partie. Elle avait parlé d’une voix bien plus grave que celle dont Samuel se souvenait. Il se sentit frissonner. — Eh bien, où ça ? La femme leva la main droite et tendit l’index vers le cercle lumineux. — Là. De l’autre côté des portes. — Et qu’est-ce qu’il y a, là ? insista M. Abernathy. Il faisait tout de même preuve d’un certain courage, à affronter ainsi une créature qui ne ressemblait à rien de connu dans sa vie – ni même dans son monde, d’ailleurs. — Là, c’est… l’Enfer, répondit la femme. — L’Enfer ? intervint Mme Renfield. Vous êtes sûre ? Ça n’en a vraiment pas l’air… Elle se pencha au-dessus du trou. — Ça ressemble plutôt à ce coin des Moors où vit ta mère, Reginald. M. Renfield se pencha à son tour et, après un coup d’œil attentif : — Ah oui, tu as raison, c’est un peu ça… — Ramenez-moi Evelyn ! lança M. Abernathy en ignorant les Renfield. — Ta femme est partie. Je vais prendre sa place. M. Abernathy regarda la créature dans le coin. — Qu’est-ce que vous voulez ? lui demanda-t-il, faisant preuve de plus d’intelligence que M. Renfield, Mme Renfield et tous les petits Renfield réunis – s’ils avaient été là. — Ouvrir les portes. Les portes ? répéta M. Abernathy, perplexe. Puis l’expression de son visage changea. — Les portes… de l’Enfer ? — Oui. Nous avons quatre jours pour tout préparer. C’est bon, dit M. Renfield. On s’en va. Suis-moi, Doris. Il prit sa femme par le bras et tous deux commencèrent à gravir l’escalier. — Et merci, Éric, pour cette… hum… soirée très intéressante. Il faut qu’on se refasse ça une prochaine fois. M. et Mme Renfield avaient tout juste atteint la troisième marche quand ce qui ressemblait à deux filaments de toile d’araignée jaillit du trou bleuté. Les filaments s’enroulèrent autour de la taille des malheureux époux puis les soulevèrent du sol et les expédièrent à travers le disque. Ils disparurent dans un nuage nauséabond puis l’anneau bleu s’évanouit. — OÙ est-il ? s’exclama M. Abernathy. OÙ est-il passé ? — Il est encore ici, répondit la femme, mais il vaut mieux qu’il reste caché pour le moment. M. Abernathy tendit le bras vers l’endroit où le cercle était apparu et sa main disparut soudain dans l’air. Il la tira brusquement en arrière et la tint devant son visage. Elle était recouverte d’une substance transparente et poisseuse. — Je veux revoir ma femme ! Et les Renfield ! Il réfléchit. — Hum… vous pouvez garder les Renfield. Je veux juste revoir Evelyn. S’il vous plaît. M. Abernathy n’était peut-être pas fou amoureux de sa femme mais l’avoir à ses côtés valait toujours mieux que se retrouver tout seul, sans personne pour s’occuper de lui. Pour toute réponse, la femme secoua la tête. Il y eut deux éclairs bleus dans son dos et deux grandes créatures velues remuèrent dans la pénombre de la cave. Toujours accroupi, Samuel aperçut des yeux d’un noir étincelant – beaucoup trop d’yeux pour deux personnes, d’ailleurs – et des membres osseux. Puis les créatures prirent peu à peu l’apparence de M. et Mme Renfield, même si elles semblaient éprouver quelque difficulté à trouver de la place pour leurs nombreux membres. — Ne comptez pas sur moi pour vous aider, grommela M. Abernathy. — On n’a pas besoin de votre aide. Juste de votre corps. Sur ce, une longue langue rose surgit des portes et M. Abernathy fut à son tour soulevé du sol avant de disparaître. Quelques instants plus tard, un gros ectoplasme verdâtre avec des yeux globuleux revêtit son apparence et alla rejoindre ce qu’un spectateur distrait aurait pu prendre pour Mme Abernathy et les Renfield. Pour Samuel, c’était plus qu’il n’aurait voulu voir. Lui et Boswell partirent sans demander leur reste, courant de toutes leurs forces pour se mettre à l’abri dans leur maison. S’il était demeuré quelques secondes de plus, il aurait vu Mme Abernathy regarder fixement en direction du petit soupirail, là où il s’était caché et où flottait encore dans l’air immobile la forme de sa silhouette enfantine. 5 OÙ L’ON FAIT LA CONNAISSANCE DE NOUILLH, UN DÉMON PAS AUSSI TERRIFIANT QU’LL L’AURAIT SOUHAITÉ ET TERRIBLEMENT MALCHANCEUX Assis sur son trône doré, son serviteur Trouillh à ses pieds, Nouillh, le Fléau des Cinq Démons, regardait le royaume qui s’étendait devant lui. Il soupira. — Votre Fléau Suprême s’ennuie ? demanda Trouillh. — En réalité, je suis extrêmement excité. Je ne me rappelle pas la dernière fois où je me suis senti aussi exalté. — Vraiment ? Il y avait une note d’espoir dans l’interrogation de Trouillh mais le Sceptre Redoutable et Impitoyable de Nouillh s’abattit violemment sur sa tête. — Non, espèce d’imbécile ! Bien sûr que je m’ennuie, ici. Comment voudrais-tu qu’il en soit autrement ? Cette question était parfaitement légitime, car Nouillh ne se trouvait pas dans un endroit agréable. À vrai dire, l’endroit où Nouillh se trouvait était si éloigné de l’idée d’agréable que, même en l’arpentant pendant très longtemps – des siècles, des millénaires –, on aurait été bien en peine d’y découvrir un lieu légèrement moins désagréable. Le royaume de Nouillh, la Contrée Désolée, était constitué sur des kilomètres et des kilomètres de roche grise et plate, sans aucune anfractuosité, à peine çà et là remarquait-on une pierre légèrement moins grise et quelques mares d’un liquide noir en ébullition. À l’horizon, la roche se confondait avec un ciel gris ardoise, parfois traversé d’un éclair qui n’était même pas accompagné du bruit du tonnerre ou de la pluie. Ce royaume n’en était pas vraiment un. Nouillh, le Fléau des Cinq Démons, y avait été envoyé en guise de punition – à cause… eh bien, des fléaux qu’il avait déclenchés (même si la nature de ses fautes était sujette à caution9). Le titre de Fléau des Cinq Démons que Nouillh s’était lui-même décerné était littéralement exact. Nouillh avait en effet tapé sur les nerfs de cinq entités démoniaques, quoique relativement mineures : Töng, le Démon des Chaussures Inconfortables ; Beu-hârk, le Démon des Trucs Dégoûtants Coincés Dans Le Lavabo ; Figoluk, le Démon des Biscuits Rassis ; Kevinos, le Démon des Prénoms Masculins Affreux ; enfin, le dernier et sans doute le pire, E ! ri, cs’, le Démon des Fautes de Ponctuation. Sans avoir été véritablement un fléau envers ces sommités, Nouillh les avait quelque peu agacées, comme une mouche volant près de la fenêtre l’été ou comme un de ces biscuits qu’on a envie de manger en buvant son thé mais qui a un goût vaguement humide et poussiéreux – à cause, justement, de Figoluk. Finalement, Nouillh refusant de les laisser tranquilles et tentant même de s’immiscer dans leurs mauvais coups, les démons s’étaient plaints auprès du Mal Suprême en personne. Et c’est ainsi que Nouillh s’était retrouvé dans cette partie pas-très-intéressante de ce grand-nulle-part où il n’y avait pas-grand-chose-à-faire, qu’il avait choisi avec optimisme de rebaptiser son « royaume ». Son fidèle serviteur Trouillh avait été lui aussi banni pour continuer à lui tenir compagnie, bannissement qu’il considérait comme injuste puisqu’il n’avait, lui, commis aucune erreur sauf peut-être dans le choix de son maître. Pour autant, le Mal Suprême savait faire preuve de compassion (ou, en l’occurrence, d’humour) car il avait accepté d’accorder à Nouillh un trône passablement usé, un coffre dans lequel Nouillh avait pu ranger quelques bricoles (parfaitement inutiles là où il partait) et un coussin pour Trouillh. Nouillh et Trouillh étaient assis au milieu de nulle part depuis, sinon l’éternité, du moins quelques minutes. Ils n’avaient jamais eu beaucoup de sujets de discussion. À présent, ils en avaient encore moins. Trouillh se frotta la tête, où une bosse venait de s’ajouter à la collection déjà impressionnante qui ornait son crâne déformé et se dit – comme cela lui arrivait de plus en plus souvent – que Nouillh, le Fléau des Cinq Démons, était décidément un abruti. Sans se soucier du ressentiment de Trouillh, Nouillh soupira à nouveau et disparut aussitôt. Il n’y avait pas de nom pour désigner le faisceau d’énergie bleue qui était parvenu à s’échapper du Grand Collisionneur de Hadrons. Il provenait de ces 96 % de matière et d’énergie inconnus de la science, et ne figurait pas du tout parmi les résultats possibles de l’expérience du collisionneur. En fait, en tentant de reconstituer les circonstances du Big Bang, les multiples explosions dans le collisionneur avaient très brièvement ouvert un portail et c’était justement cette occasion que le Mal Suprême guettait de l’autre côté. Le petit faisceau d’énergie était comparable à une pièce de bois glissée entre les deux battants d’une porte pour la maintenir ouverte. Désormais, tout l’enjeu était d’exercer une pression assez grande pour en élargir l’ouverture car le Mal Suprême était une créature immense. Ce que Mme Abernathy avait entraperçu avant de connaître cette fin douloureuse, c’était les portes de l’Enfer, dont la fonction était de maintenir le Mal Suprême dans les limites de ce lieu effroyable. Les éclats d’énergie bleutée avaient produit un trou dans ces portes, encore assez petit mais suffisamment grand tout de même pour laisser s’échapper quelques-uns des suppôts du Mal Suprême – des éclaireurs et des gardiens du portail. Il s’agissait là de la première phase du plan conçu par le Mal Suprême pour fuir le lieu de son bannissement, un lieu guère plus intéressant que le royaume de Nouillh, le Fléau des Cinq Démons, mais qui offrait au moins un panorama et quelques chaises de plus. Malheureusement, comme cela se produit dès que quelqu’un ou quelque chose se met à envoyer au hasard des rafales d’énergie vibrionnantes à travers des portails inter dimensionnels sans en mesurer les conséquences, il y a une bonne chance pour qu’une partie de cette énergie se dirige vers des endroits où elle ne devrait pas, comme les étincelles jaillissant du fer d’un soudeur travaillant un morceau de métal. Comble de malchance, une de ces petites étincelles d’énergie avait réussi à produire une mince fissure entre notre monde et l’emplacement du trône de Nouillh ou, plus exactement, de Nouillh lui-même. Le Mal Suprême était parvenu à entrouvrir de force une porte, comme il l’avait espéré. Mais il était aussi parvenu, à son insu, à ouvrir une fenêtre. Nouillh, le Fléau des Cinq Démons, était libre. Nouillh avait le tournis et se sentait un peu nauséeux, comme s’il venait tout juste de descendre d’un manège10. Il n’avait aucune idée de ce qui venait de se passer, mais il avait deux certitudes : cela avait été douloureux et, désormais, il ne siégeait plus sur un trône au milieu d’un univers gris et morne en compagnie d’un petit démon semblable à une belette affligée de la gale. Par conséquent, il y avait tout lieu de s’en réjouir. Il sentait l’air frôler sa peau. (Nouillh avait une apparence vaguement humaine malgré des oreilles trop longues et trop effilées, une tête en forme de quartier de lune trop grande pour son corps et d’une teinte nettement verdâtre.) Il avait beau se trouver encore dans l’obscurité, ses yeux commençaient peu à peu à distinguer des formes inconnues. — Je suis… ailleurs, dit-il. Même s’il n’était jamais allé ailleurs que dans la Contrée Désolée et dans certaines régions reculées de l’Enfer (et encore, brièvement, jusqu’à ce que le Mal Suprême s’en prenne à lui), il comprit instinctivement de quoi il s’agissait. Il était dans la Contrée des Gens et des Humains. Lui, un démon aux pouvoirs immenses, se retrouvait en liberté parmi ceux qui, à côté de lui, n’étaient que des créatures impuissantes et insignifiantes. Il entreprit de canaliser toute sa colère, sa souffrance et sa solitude pour amasser une énergie grâce à laquelle il pourrait régner sur ce nouveau monde. Sa peau se craquela et rougeoya vivement comme des torrents de lave perçant à travers les roches mouvantes d’une éruption volcanique. La lueur rouge monta à ses yeux, leur conférant une férocité qu’il n’avait plus ressentie depuis une éternité. De la vapeur jaillit de ses oreilles et il ouvrit grand la bouche, prêt à annoncer sa présence sur Terre à tous ceux qui, bientôt, endureraient sa colère. — Je suis Nouillh ! cria-t-il. Prosternez-vous devant moi ! Une lumière apparut. Puis une porte s’ouvrit. Une créature géante surplombait Nouillh, un colosse à jupe rose et chemisier blanc qui tenait quelque chose à pleines mains, un être anguleux et dépourvu d’yeux avec un long nez et des mâchoires carrées. — Oh, mince…, lâcha Nouillh. Mais il n’eut pas le temps de poursuivre car l’aspirateur de Mme Johnson s’abattit sur lui et tout fut à nouveau plongé dans l’obscurité. Dans la Contrée Désolée, Trouillh essayait toujours de comprendre ce qui était arrivé exactement à son maître détesté. Il palpait l’espace que Nouillh occupait normalement sur le trône, se demandant si le Fléau des Cinq Démons maîtrisait en secret l’art de l’invisibilité et avait tout à coup décidé de s’en servir pour rompre la monotonie – mais l’espace était bien vide. Selon toute vraisemblance, Nouillh avait disparu. Et si Nouillh avait disparu, alors lui, Trouillh, était désormais seul maître de tout ce sur quoi se posait son regard. Trouillh ramassa le Sceptre Redoutable et Impitoyable gisant au pied du trône, puis prit la Couronne des Méfaits qui était tombée de la tête de Nouillh lorsqu’il s’était évanoui dans les airs. Trouillh les examina tous les deux puis, levant le sceptre et la couronne au-dessus de sa tête, il se dressa face à la Contrée Désolée. — Je suis Trouillh ! tonna-t-il. Je suis… Il y eut un bruit derrière lui, comme si un objet en forme de Nouillh était poussé de force à travers un minuscule trou et se plaignait d’être traité de la sorte. — ... très heureux de vous revoir, maître, acheva Trouillh en se retournant pour voir Nouillh, assis à nouveau sur son trône, l’air d’avoir reçu sur la tête quelque chose de très lourd. Il paraissait dérouté et, d’une certaine façon, cabossé par endroits. — Trouillh, dit-il, je me sens malade. Et il éternua, lâchant un petit nuage de poussière. 6 OÙ L’ON FAIT LA CONNAISSANCE DE STÉPHANIE QUI, SANS ÊTRE UN DÉMON, N’EST TOUT DE MÊME PAS TRÈS SYMPATHIQUE La porte d’entrée s’ouvrit alors que Samuel farfouillait encore à la recherche de sa clé. Il n’avait reçu que très récemment cette marque de confiance parentale et il était si terrifié à l’idée de la perdre qu’il la gardait toujours attachée à une ficelle passée autour de son cou. Malheureusement, il était assez difficile de remettre la main dessus sous ce déguisement de fantôme tout en tenant en laisse un petit chien inquiet. Samuel se débattait encore sous diverses couches de drap, pull et chemise quand Stéphanie la baby-sitter apparut dans son champ de vision. — OÙ tu étais ? Tu aurais dû rentrer depuis une demi-heure. L’expression de son visage changea. — Et pourquoi tu es déguisé en fantôme ? Samuel passa devant elle en traînant des pieds mais ne répondit pas tout de suite. D’abord, il détacha Boswell et se débarrassa de son drap. — J’avais envie de commencer Halloween en avance, dit-il, reprenant son souffle, mais ça n’a aucune importance, maintenant. J’ai vu… — Oublie, répondit Stéphanie. — Mais… — Ça ne m’intéresse pas. — C’est important ! — Au lit ! — Quoi ? L’injustice de cet ordre détourna momentanément Samuel de ce qu’il avait vu dans la cave des Abernathy. — Je suis en vacances. Je ne vais pas à l’école demain. Maman a dit… — Maman a dit, maman a dit…, ironisa Stéphanie. Eh bien, ta maman n’est pas là pour le moment. C’est moi qui décide, et j’ai décidé que tu devais aller au lit. — Mais les Abernathy… la cave… les monstres… les portes… tu ne comprends pas. Stéphanie se pencha tout près du visage de Samuel et Samuel découvrit qu’il existait des créatures encore plus terrifiantes que celles qu’il avait vues chez les Abernathy – surtout quand elles étaient si proches de lui et que leur fureur était entièrement concentrée sur sa personne. Le visage de Stéphanie s’empourpra, ses narines se dilatèrent et ses yeux se mirent à rétrécir, semblables aux meurtrières des murailles d’un château avant que les archers n’y tirent leurs flèches enflammées. Mâchoires serrées, elle répéta, en détachant chaque syllabe : — Va. Au. Lit. Le dernier mot avait été prononcé à un volume si dévastateur pour les tympans que Samuel eut la certitude que ses verres de lunettes allaient se fendiller. Même Boswell qui, depuis le temps, s’était habitué à Stéphanie paraissait mal à l’aise. Sans autre possibilité, Samuel monta à pas lourds l’escalier jusqu’à sa chambre, suivi de près par son chien. Il avait bien l’intention de claquer la porte derrière lui quand il entendit Stéphanie crier : « Et tu n’as pas intérêt à claquer ta porte ! » L’envie de désobéir le démangeait mais il décida d’adopter un profil bas. Certes, le pouvoir que Stéphanie détenait sur lui n’avait rien de terrifiant, mais Samuel se demandait parfois ce qu’elle pourrait bien avoir envie de lui faire si elle avait la certitude qu’elle ne courait aucun risque – par exemple, l’enterrer dans le jardin de derrière après l’avoir noyé dans la baignoire11. Sans compter que c’était une rapporteuse et que, quand il était arrivé à Samuel de l’énerver, il avait eu affaire à sa mère dès le lendemain matin. Or, contrairement à Stéphanie, la mère de Samuel avait à sa disposition toutes sortes de mesures pour lui rendre la vie impossible, comme le priver de télévision, supprimer son argent de poche, voire – comme en ce jour funeste où il avait glissé un serpent en plastique dans le cou de Stéphanie – les deux. Comment pouvait-il savoir que Stéphanie avait peur des serpents, s’était-il défendu. En réalité, il savait très bien que la jeune fille avait la phobie des reptiles, et une grande partie du plaisir venait de là ! Il chérissait encore le souvenir du moment où elle avait bondi du canapé, sous le choc, un bruit étrange, à peine humain, jaillissant des profondeurs de sa gorge, comme si un petit violoniste caché en elle s’était mis à jouer faux, vraiment faux. À vrai dire, il sentait bien que, depuis ce jour, sa relation avec Stéphanie avait commencé à se détériorer. Non seulement sa mère l’avait puni, mais cet horrible Gary l’avait menacé de lui plonger la tête dans la cuvette des toilettes et de l’expédier en Chine en tirant la chasse d’eau s’il jouait à la baby-sitter un autre de ses tours. Peu désireux de voyager en Chine dans ces conditions, Samuel s’était bien gardé de terroriser à nouveau Stéphanie12. Il enfila son pyjama, se brossa les dents et se faufila sous les draps. Boswell alla se mettre en boule dans son panier au pied du lit. D’habitude, Samuel aimait ouvrir un livre avant d’éteindre la lumière et de s’endormir mais pas ce soir. Il était déterminé à rester éveillé et, dès que sa mère serait rentrée, il lui exposerait ce qu’il avait découvert. Il parvint à garder les yeux ouverts pendant deux heures et demie avant que le sommeil ait raison de lui. Il réfléchit à tout ce qu’il avait vu et entendu dans la cave des Abernathy. Il se demanda s’il devait aller raconter son histoire à la police mais, n’étant pas complètement dépourvu d’intelligence, il savait que des policiers accueilleraient avec un esprit étroit un garçon de onze ans accompagné d’un teckel prétendant que ses voisins s’étaient transformés en démons prêts à ouvrir en grand les portes de l’Enfer. En fin de compte, il n’entendit pas sa mère rentrer, ni Stéphanie partir après avoir informé Mme Johnson que Samuel n’avait pas respecté l’heure du retour. Et il ne vit pas non plus, une fois toutes les lumières de la maison éteintes et sa mère plongée dans un profond sommeil, la silhouette d’une femme debout devant la clôture du jardin, qui fixait de ses yeux d’un bleu glacial et incandescent la fenêtre de sa chambre. 7 OÙ LES SCIENTIFIQUES SE DEMANDENT OÙ EST PASSÉE LA PIÈCE MANQUANTE, ET DE QUOI IL PEUT BIEN S’AGIR Pendant que Samuel dormait, un groupe de scientifiques se pressait devant des écrans d’ordinateurs et des listings informatiques. Derrière eux, une partie de bataille navale inachevée. — Je ne vois aucune trace d’activité anormale, dit l’un d’eux. Il s’agissait du Pr Hilbert, un homme qui avait embrassé la carrière de scientifique pour deux raisons. La première est qu’il avait toujours été fasciné par la science, en particulier la physique, c’est-à-dire la science des gens qui aiment les chiffres plus que… eh bien, plus que la majorité des gens, sans doute. L’autre raison était qu’il avait toujours ressemblé à un scientifique. Tout petit déjà, il portait des lunettes, il ne savait pas se coiffer et il adorait glisser des stylos-billes dans sa poche de chemise. Il n’aimait rien tant que démonter des objets pour voir comment ils fonctionnaient, même s’il n’arrivait jamais à les remonter exactement comme il fallait. Il cherchait toujours des moyens de les perfectionner, et tant pis s’ils fonctionnaient déjà très bien. C’est ainsi qu’après avoir été « amélioré » le grille-pain de ses parents avait carbonisé le pain puis pris feu, faisant fondre le plan de travail de la cuisine. Après cela, il avait toujours flotté une odeur bizarre dans la cuisine et le jeune Hilbert s’était vu interdire de pain grillé, sauf en présence de ses parents. Le transistor familial, après avoir été examiné pendant une heure par le garçon, s’était mis à capter des transmissions d’un avion militaire, provoquant la visite d’hommes en uniforme à l’expression sévère qui semblaient prendre les Hilbert pour des espions russes. Finalement, leur fils avait été envoyé dans une école spécialisée accueillant exclusivement des élèves très brillants. Là, pour sa plus grande joie, on l’autorisa à démonter tout ce qui lui tombait sous la main et à le remonter des façons les plus bizarres. Il n’avait déclenché qu’un ou deux incendies dans cette école, mais rien de grave : ils avaient été facilement éteints. Le Pr Hilbert s’efforçait à présent de tirer au clair ce qu’Ed et Victor lui racontaient. Par mesure de précaution, le collisionneur avait été désactivé, ce qui avait le don d’agacer profondément le professeur. Désactiver une machine pareille est bien moins simple que presser l’interrupteur d’une lampe. C’est une manœuvre complexe et coûteuse. En outre, elle entache la réputation de tous ceux qui participent à l’expérience, notamment auprès des personnes qui pensent que le collisionneur risque de provoquer la fin du monde. — Vous dites qu’une particule bien particulière a quitté toute seule les faisceaux dans le collisionneur ? — Exact, répondit Ed. — Après quoi elle a réussi on ne sait comment à traverser les parois du collisionneur, puis l’épaisseur énorme de roche qui l’entoure, avant de disparaître ? — Toujours exact, dit Ed. — Enfin, que le système informatique a commencé à réécrire tout seul la séquence afin d’effacer toute trace de ce phénomène ? — Oui. — Fascinant, dit le Pr Hilbert. Le plus étrange dans cette conversation, c’est qu’à aucun moment le Pr Hilbert n’avait mis en doute la véracité des propos d’Ed et Victor. Rien de ce qui touchait au Grand Collisionneur de Hadrons et de ce que cet appareil révélait quant à la nature de l’univers n’était surprenant aux yeux du Pr Hilbert. Merveilleux, souvent. Déroutant, parfois. Mais jamais surprenant. Le professeur n’était pas homme à se laisser facilement surprendre car il soupçonnait l’univers d’être infiniment plus étrange que quiconque l’avait jamais imaginé. Par conséquent, il était très impatient de prouver à quel point l’univers était extraordinaire. — De quoi peut-il s’agir, à votre avis ? demanda Ed. — Une preuve, répondit le Pr Hilbert. — De quoi ? — Je ne sais pas. Sur ce, le professeur s’éloigna en mordillant son stylo. Quelques heures plus tard, il était toujours assis à son bureau, cerné par des monceaux de feuilles sur lesquelles il avait tracé des diagrammes, posé des équations compliquées et dessiné des petits bonshommes se battant avec des épées. Il avait également passé en revue les archives du système sur les dernières heures écoulées et fait une découverte curieuse. Le système s’était bel et bien réécrit, comme l’avaient expliqué Ed et Victor, mais pas à la perfection. Comme lorsqu’on efface à coups de gomme un gribouillage au crayon à papier, il restait encore une sorte d’ombre du dessin. Petit à petit, le Pr Hilbert était parvenu à reconstituer la figure manquante. Ce n’était pas encore la figure complète mais, au moment précis où Ed et Victor avaient assisté à ce qui était désormais appelé « l’incident », le professeur avait remarqué qu’une ligne de codes informatiques s’était frayé un chemin au cœur du système. Ce sont ces codes qu’il tentait maintenant de reconstruire. Le problème, c’est que le langage dans lequel ils étaient écrits ne correspondait à aucun langage de programmation connu. À vrai dire, il ne semblait correspondre à aucun langage du tout. Le Pr Hilbert avait un domaine d’expertise : les dimensions. Plus précisément, il était fasciné par l’idée qu’il existait peut-être un très grand nombre d’univers autour du nôtre. Le professeur appartenait à ce groupe de scientifiques convaincus que notre univers existe dans un océan d’autres univers, certains en train de naître, d’autres déjà vivants et d’autres encore sur le point de mourir. Au lieu d’un univers, ces savants croient en la possibilité d’un multivers. Le Pr Hilbert avait consacré sa vie à cette croyance et espérait que le collisionneur lui permettrait un jour d’en apporter la preuve. Si un mini trou noir – trop petit pour risquer d’engloutir la Terre, disons un trou noir de mille fois la masse d’un électron et d’une durée de vie de seulement 10"23 secondes – se formait dans le collisionneur, le professeur pensait qu’il suffirait à prouver l’existence d’univers parallèles. Assis à son bureau, il examinait l’étrange ligne de codes, une suite de symboles qui paraissaient à la fois modernes et très, très anciens. Et il se demandait : est-ce la preuve que je cherche depuis si longtemps ? Est-ce un message en provenance d’un autre univers, d’une autre dimension ? Et si tel est bien le cas, qu’est-ce qu’il signifie ? Albert Einstein était un scientifique très célèbre, le genre de scientifique dont même les gens qui ne connaissent rien à la science peuvent citer le nom. Sa célébrité, il la doit surtout à sa théorie générale de la relativité qui démontre que la masse est une forme d’énergie et se traduit par la formule e=mc2 (énergie = masse x vitesse de la lumière au carré). Mais Einstein avait aussi un grand sens de l’humour. Ainsi, il a un jour déclaré que nous étions tous des ignorants mais que chacun de nous était ignorant d’une façon différente – une remarque pleine de sagesse, si on y réfléchit bien13. C’est Einstein qui a prédit l’existence des trous noirs (il en existe un au cœur de notre Voie lactée, mais il est obscurci par des nuages de poussière ; sans eux, il apparaîtrait toutes les nuits sous la forme d’une boule de feu dans la constellation du Sagittaire), mais les trous noirs d’Einstein recelaient un problème inhérent à leur nature. Ils présentaient en leur centre une singularité (encore ce mot, vous vous souvenez de la note de la page 3 ?), un point à partir duquel le temps était aboli et toutes les formes connues de lois physiques inopérantes. Or, on ne peut pas inventer une loi qui détruit toutes les autres lois. La science ne fonctionne pas comme ça. Ce détail chiffonnait Einstein. Il aimait que les différents aspects de la vie fonctionnent selon des lois. On peut même dire que son travail a entièrement consisté à prouver que des lois régissent l’univers connu. Or, il ne pouvait tout de même pas laisser traîner, çà et là, des singularités : ça faisait désordre. Comme tout bon scientifique, Einstein s’est alors remis au travail et a cherché un moyen de prouver que les singularités n’existaient pas ou, dans le cas contraire, qu’elles obéissaient elles aussi aux lois de la physique. Après avoir quelque peu jonglé avec ses équations, il en est arrivé à la conclusion que les singularités pouvaient en fait servir de pont entre deux univers distincts. Pour Einstein, cela résolvait le problème des singularités mais personne ne croyait vraiment que ce pont, connu sous le nom de pont d’Einstein-Rosen, pouvait être utilisé pour passer d’un univers à un autre. La raison principale en était que, s’il existait, il était extrêmement instable : imaginez un pont en chewing-gum et en morceaux de chocolat construit au-dessus d’un fossé très profond, que devrait emprunter un conducteur de camion. Ce pont serait en outre minuscule – environ 10"34 mètres –, tellement minuscule en fait qu’il serait à peine là, et n’existerait qu’un bref instant, de sorte que passer dessus avec un camion (un camion de l’espace, manifestement) serait extrêmement difficile et, pour être honnête, fatal. Des mathématiciens ont également évoqué la possibilité de ce que l’on appelle les « espaces à connexions multiples » ou « trous de ver » – littéralement parlant, des tunnels entre les univers – qui se situeraient au cœur des trous noirs14. En 1963, un mathématicien néo-zélandais nommé Roy Kerr émit l’hypothèse qu’un trou noir tournoyant sur lui-même se transformerait en un anneau stable de neutrons car la force centrifuge annulerait la force de gravitation inverse. Quoi qu’il en soit, ce débat n’était qu’une partie de la grande discussion à propos des trous de ver, des trous noirs, des univers parallèles et de tous ces endroits où les lois de la physique pouvaient fonctionner parfaitement tout en se démarquant des lois régissant notre propre univers. Et le Pr Hilbert se demandait si quelque chose en provenance d’un univers différent du nôtre pouvait avoir trouvé un moyen de se frayer un chemin jusqu’à nous pour établir un contact en se servant d’un trou ou d’un pont que nos scientifiques n’avaient pas encore imaginé. Si tel était le cas, et si ce pont existait toujours, il devait permettre d’accéder à notre monde mais aussi à cet autre monde. La question qui découlait de cette hypothèse était : où se trouvait ce point d’accès et qu’est-ce qui allait en sortir ? Dans la cave du 666 Crowley Avenue, quatre personnages fixaient du regard l’endroit où se trouvait, il n’y avait pas si longtemps encore, un cercle bleu tournoyant. Mme Abernathy était revenue de sa petite promenade du côté de chez Samuel Johnson pour trouver ses trois compagnons quelque peu abattus. — Le portail s’est refermé, déclara M. Renfield qui ne ressemblait plus du tout à l’ancien M. Renfield. Sa voix surgissait de sa gorge en une série de cliquètements rauques et sa peau avait pris l’apparence fripée et peu avenante d’une pomme pourrie. Ce changement était survenu au moment où la lumière bleue avait disparu et le même genre de putréfaction était visible chez Mme Renfield et M. Abernathy. Seule Mme Abernathy semblait y échapper. — Comme l’avait prédit le Mal Suprême, ils ont éteint le collisionneur, expliqua-t-elle avec une étrange mimique. Mais désormais nous savons qu’il est possible de passer de notre monde vers celui-ci. Au moment où je vous parle, notre maître rassemble son armée et quand il sera prêt les portes s’ouvriront de nouveau. Alors, il pourra nous rejoindre et prendre possession de la Terre. — Mais nous sommes de plus en plus faibles, observa Mme Renfield. Son haleine était infecte, comme si quelque chose pourrissait en elle. — Vous êtes de plus en plus faibles, corrigea Mme Abernathy. Mais vous n’êtes ici que pour servir mes besoins. Votre énergie me nourrit et, quand le portail s’ouvrira de nouveau, vous serez entièrement reconstitués. Ce n’était pas totalement vrai. Mme Abernathy était un démon bien plus extraordinaire que ses trois comparses – plus vénérable, plus sage et plus puissant qu’ils auraient pu l’imaginer. Et les portes ne s’étaient pas refermées, pas entièrement. Par sa force et par sa volonté, Mme Abernathy était parvenue à les maintenir entrouvertes – de justesse. Elle absorbait l’énergie des trois autres chaque fois qu’elle le souhaitait, et pouvait se servir de celle provenant du portail seulement lorsque c’était nécessaire. Ce serait elle qui aurait la primeur d’explorer ce nouveau monde avant la venue de son maître, et il était capital qu’elle puisse s’y fondre sans se faire remarquer. Après être restée si longtemps dans l’obscurité, elle voulait avoir un aperçu de ce qu’était la Terre avant que cette planète soit dévastée par les flammes et réduite en cendres15. 8 OÙ SAMUEL DÉCOUVRE QUE SA MÈRE N’A PAS DE TEMPS À PERDRE AVEC DES HISTOIRES DE PORTES DE L’ENFER Samuel se réveilla peu après 8 heures en entendant les assiettes s’entrechoquer dans l’évier de la cuisine. Il s’habilla prestement et descendit. Boswell guettait déjà les restes du petit déjeuner. Il jeta un coup d’œil à son maître, agita la queue en guise de salut puis se remit à fixer intensément Mme Johnson et les derniers morceaux de bacon dans son assiette. — Maman…, commença Samuel, mais sa mère l’interrompit aussitôt. — Stéphanie m’a dit que tu étais rentré tard hier soir. — Je sais, je suis désolé mais… — Il n’y a pas de « mais ». Tu sais très bien que je n’aime pas que tu restes dehors tout seul si tard. — Mais… — Qu’est-ce que je viens de dire ? Pas de « mais ». Maintenant assieds-toi et mange tes céréales. Samuel se demanda s’il aurait le droit, un jour, de terminer enfin une phrase. D’abord Stéphanie, aujourd’hui sa mère. Si ça continuait, il allait être obligé de communiquer exclusivement en langue des signes ou en griffonnant des messages sur des bouts de papier, comme s’il vivait reclus. — Maman, reprit-il de sa voix la plus sérieuse et la plus adulte. Je dois te parler, c’est très important. — Hum, hum… Sa mère se leva et alla déposer son assiette dans l’évier, ce qui déçut considérablement Boswell. — Mère, s’il te plaît… Samuel n’appelait presque jamais sa maman « mère ». Ça sonnait toujours bizarre mais, dans le cas présent, cela lui permit d’attirer son attention. Elle se retourna vers lui et croisa les bras. — Eh bien ? Samuel lui indiqua d’un geste la chaise face à lui, comme il l’avait vu faire dans certains films, quand un adulte en invite un autre à entrer dans son bureau pour lui annoncer qu’il est viré. — Assieds-toi, s’il te plaît. Mme Johnson laissa échapper un long soupir affligé mais obtempéra. — C’est à propos des Abernathy. — Les Abernathy ? Les gens qui habitent au numéro 666 ? — Oui. Et leurs amis. — Quels amis ? — Bah, je ne connais pas leurs noms mais il s’agit d’un homme et d’une femme, et ils sont tous les deux gros. — Et ? — Ils ne sont plus, déclara Samuel d’un ton solennel. Il avait lu cette phrase quelque part et avait toujours eu envie de s’en servir un jour. — Ce qui signifie ? — Ils ont été emportés. — OÙ ça ? — En Enfer. — Oh, Samuel ! Sa mère se leva et retourna à l’évier. — Pendant un instant, tu as réussi à m’inquiéter ! Je croyais que tu étais sérieux. Mais d’où sors-tu des idées pareilles ? Il faut vraiment que je surveille un peu plus ce que tu regardes à la télé… — Mais c’est vrai, maman. Ils étaient tous dans la cave des Abernathy, vêtus de tuniques, et puis une lumière bleue est apparue, il y a eu un trou dans l’air et une griffe énorme a surgi et a attrapé Mme Abernathy pour l’entraîner dans le trou et ensuite elle est réapparue sauf que ce n’était pas elle mais une créature qui lui ressemblait. Les toiles d’araignées ont emporté ses gros amis et, enfin, M. Abernathy a été happé par une grosse langue, et quand tout a été terminé ils se sont retrouvés tous les quatre, sauf que ce n’était pas vraiment eux. Le moment était venu d’abattre sa carte maîtresse. — Et ils sont en train d’essayer d’ouvrir les portes de l’Enfer. J’ai entendu Mme Abernathy – ou cette créature qui lui ressemble – en parler… Il prit une profonde respiration et attendit la réaction de sa mère. — Et c’est pour ça que tu es rentré hier soir avec une demi-heure de retard ? — Oui. — Tu sais que tu n’as pas le droit de rentrer après 20 heures, surtout en cette saison où il fait nuit de plus en plus tôt. — Maman, ils essaient d’ouvrir les portes de l’Enfer. Tu sais : l’Enfer. Les démons, les monstres, et tout le reste. Il marqua une pause pour souligner son effet. — Le Diable ! — Et tu n’as même pas pris la peine de dîner. — Quoi ? Samuel était atterré. Il savait que sa mère avait tendance à ignorer l’essentiel de ce qu’il disait mais il ne lui avait jamais menti. Enfin, pour ainsi dire jamais. Il y avait des détails qu’elle n’avait pas besoin de connaître, par exemple pourquoi sa réserve privée de chocolat ne cessait de diminuer ou pourquoi le tapis du salon avait été légèrement bougé afin de recouvrir quelques vilaines traces de brûlure, conséquence d’une expérience nécessitant des allumettes. — On ne dit pas « quoi » mais « pardon », rectifia sa mère. Alors, tu n’as pas dîné hier soir ? — Parce que Stéphanie m’a obligé à aller me coucher très tôt ! Mais là n’est pas le problème… — Désolé, Samuel Johnson, mais là est exactement le problème. Tu es rentré tellement tard que tu n’as même pas dîné. Je t’avais préparé des épinards. Je sais que tu n’aimes pas ça, mais c’est bon pour la santé. Et tu as énervé Stéphanie, alors que ce n’est pas facile de trouver une bonne baby-sitter ces temps-ci… Samuel en restait bouche bée. Sa mère pouvait être très bizarre, parfois. Pour elle, voilà comment le monde fonctionnait : CE QUI N’EST PAS BIEN 1. Rentrer tard. 2. Ne pas manger ses épinards. 3. Enerver Stéphanie. 4. Embrouiller M. Hume avec des histoires d’anges et de tête d’épingle. 5. Ne pas porter le bonnet tricoté par sa grand-mère, même s’il est violet et donne l’impression qu’on a enflé de la tête. 6 à 99. Des tas d’autres trucs… 100. Parler de l’ouverture des portes de l’Enfer. — Maman, tu n’as rien écouté de ce que je t’ai dit ? — J’ai écouté tout ce que tu avais à me dire, Samuel, et c’est plus qu’il n’en faut. Maintenant, mange ! J’ai une journée chargée qui m’attend. Si tu veux, tu pourras m’aider à faire les courses plus tard. Sinon tu peux rester ici mais pas de télé ni de jeux sur ordinateur. Je veux que tu lises un livre ou que tu t’occupes à quelque chose d’utile. Ce sont tes dessins animés ou les monstres de tes jeux vidéo qui te donnent de drôles d’idées. Sincèrement, mon trésor, tu vis un peu trop dans ton monde, parfois… Et elle eut la réaction la plus inattendue qui soit : après avoir passé cinq minutes à se plaindre de Samuel et à ne pas croire un mot de ce qu’il lui avait raconté, elle s’approcha de lui, le serra dans ses bras et l’embrassa sur les cheveux. — Cela dit, je reconnais que tu me fais bien rire. Elle plongea ses yeux dans les siens et son visage devint triste. — Samuel, toutes ces histoires, là, les anges sur les épingles et le reste… ça n’a rien à voir avec ton père, n’est-ce pas ? Je sais qu’il te manque, et que la situation a un peu changé depuis son départ. Tu sais aussi que je t’aime, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la peine d’essayer d’attirer mon attention. Je suis là, et tu es la personne la plus importante au monde pour moi. Il faut toujours que tu t’en souviennes, d’accord ? Samuel hocha la tête. Ses yeux étaient tout chauds, comme chaque fois que sa mère lui parlait de son père. Cela faisait deux mois et trois jours qu’il était parti. Samuel aurait voulu qu’il revienne mais, en même temps, il était furieux contre lui. Il ne savait pas trop ce qui avait bien pu se passer entre ses parents mais, désormais, son père vivait dans le nord du pays et, depuis leur rupture, Samuel ne l’avait vu que deux fois. Il avait surpris une conversation téléphonique entre son père et sa mère – leurs chuchotements ne dissimulaient pas leur colère – où il était question d’une certaine Elaine. Pendant cette discussion, la mère de Samuel avait traité Elaine d’un nom très grossier, avant de raccrocher en pleurant. Parfois, Samuel se sentait aussi furieux contre sa mère car il se demandait si elle n’avait pas sa part de responsabilité dans la fuite de son père. De temps en temps, quand il se sentait particulièrement triste, Samuel essayait de se rappeler si lui-même n’avait rien fait qui aurait pu causer le départ de son père, s’il s’était mal comporté envers lui, s’il avait été méchant, s’il l’avait déçu d’une façon ou d’une autre. En général, pourtant, il avait l’impression que le principal responsable de cette situation était avant tout son père, et il détestait penser que son père avait fait pleurer sa mère. — Maintenant, mange ton bacon, lui dit sa mère. Je t’en ai fait griller quelques tranches. Elle l’embrassa à nouveau sur la tête puis disparut dans l’escalier. Samuel avala ses tranches de bacon. Par moments, il ne comprenait pas du tout les adultes. Il se demanda si cela arriverait un jour, si, une fois devenu lui-même adulte, tout deviendrait brusquement clair pour lui. Il termina son breakfast, donna les restes à Boswell puis lava son assiette et s’assit de nouveau à table. Il regarda Boswell. Boswell le regarda. Restait encore à régler le problème pas-si-négligeable de l’ouverture des portes de l’Enfer, et sa maman ne l’avait pas du tout aidé à le résoudre. — Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Samuel à son chien. S’il l’avait pu, Boswell aurait haussé les épaules. La sonnette de la porte d’entrée du numéro 666 retentit. Mme Abernathy alla ouvrir. Devant elle, un facteur tenait un imposant paquet. Ce n’était pas le facteur habituel – qui était parti en vacances en Espagne – et il n’avait encore jamais vu Mme Abernathy. Il la trouva extrêmement séduisante. — Un colis pour M. Abernathy. — C’est mon… Peu habituée à parler à quelqu’un qui n’était pas un démon, Mme Abernathy dut réfléchir quelques instants avant de poursuivre : — ... mari. Il est absent pour le moment. — Pas de problème, vous pouvez signer pour lui. Il tendit à Mme Abernathy un stylo et un formulaire posé sur une chemise en carton. Mme Abernathy avait l’air perdue. — Signez juste ici, ajouta le facteur en indiquant une ligne en bas du formulaire. — Je n’ai pas mes lunettes. Je vous en prie, entrez donc, je vais aller les chercher. — C’est une simple signature, insista le facteur. Sur une ligne. Cette ligne-là. Il posa gentiment l’index sur la ligne en question. — Je n’aime pas signer des documents que je n’ai pas pris le temps de lire. Il faut de tout pour faire un monde, pensa le facteur. — Entendu, madame. Je vous attends ici pendant que vous cherchez vos lunettes. — Oh, je vous en prie, entrez donc. J’insiste. Il fait si froid dehors… Et puis, j’en ai pour une seconde. Elle rentra dans la maison, tenant toujours le formulaire et la chemise. Cette chemise était capitale pour le facteur. Elle contenait les informations sur toutes les lettres et tous les paquets qu’il avait distribués ce jour-là, et il ne devait pas s’en séparer. À contrecœur, il suivit Mme Abernathy et entra. Il remarqua les volets fermés et les rideaux tirés dans les pièces voisines, et cette drôle d’odeur – on aurait dit des œufs pourris et des allumettes tout juste craquées. — Il fait sombre, ici. — Vous trouvez ? J’aime assez. Et, pour la première fois, le facteur aperçut une lueur bleue dans les yeux de Mme Abernathy. La porte se referma derrière lui. Mais Mme Abernathy se trouvait devant lui. Qui pouvait donc avoir fermé la porte ? Il se retournait pour essayer de comprendre quand un tentacule s’enroula autour de son cou et le souleva du sol. Le facteur essaya de parler mais le tentacule était très serré. Il eut juste le temps de voir une gueule et des dents énormes, puis tout devint noir pour toujours. Les humains sont vraiment des créatures fragiles, songea Mme Abernathy. Elle avait pour mission de découvrir leurs forces et leurs faiblesses mais, déjà, elle pouvait dire que les secondes dépassaient de loin les premières. En même temps, il fallait reconnaître qu’ils étaient vraiment délicieux. Mme Abernathy se lécha les lèvres et se rendit dans la salle à manger, dont les rideaux étaient également fermés. Trois personnes étaient assises sur des chaises, sans rien faire d’autre que dégager une odeur bizarre. M. Abernathy et les Renfield avaient pris une teinte mauve assez écœurante, comme des morceaux de viande en train de se décomposer, et leurs ongles commençaient à tomber tout seuls. C’était le problème, quand on pompait l’énergie vitale d’autres créatures en empruntant leur enveloppe corporelle. C’était comme peler une banane, jeter le fruit puis recoudre la peau en espérant qu’elle continuerait à ressembler à une banane. Ce serait possible pendant un certain temps, mais bien vite la peau se mettrait à noircir. — Ce garçon m’inquiète, reconnut Mme Abernathy. Son mari la regarda. Il avait des yeux d’un blanc laiteux. — Pourquoi ? C’est juste un enfant. Sa voix ressemblait à un croassement car ses cordes vocales commençaient à se désagréger. — Il va raconter ce qu’il a vu. — Personne ne le croira. — Ça n’est pas certain. — Et alors ? Nous sommes plus puissants que ne le seront jamais les humains. Mme Abernathy eut un grognement dégoûté. — Vous vous êtes regardés dans une glace récemment ? Tout ce qu’il y a de puissant, chez vous, c’est votre odeur. Elle secoua la tête et s’éloigna. C’était le problème avec les démons inférieurs : ils n’étaient pas très vifs et n’avaient aucune imagination. Mme Abernathy appartenait à la catégorie des démons supérieurs, juste en dessous du Mal Suprême en personne. Elle connaissait les humains car le Mal Suprême lui avait parlé d’eux et, avec lui, elle les avait observés de loin, comme à travers une vitre sans tain. Ce qu’il avait vu n’avait eu pour résultat qu’intensifier sa haine et sa jalousie. Il exultait chaque fois que les hommes et les femmes commettaient des crimes, et hurlait de rage quand ils faisaient le bien autour d’eux. Il voulait réduire leur monde à un tas de gravats, à un monceau de terre déchiquetée, et détruire toutes ces créatures, qu’elles marchent, rampent, nagent ou volent. Mme Abernathy lui ouvrirait la voie. Et le Mal Suprême s’occuperait du reste, aidé par la machine conçue par les humains avec ses faisceaux et ses particules. Il restait un seul problème : le garçon. Les enfants sont dangereux, Mme Abernathy le savait, bien plus que les adultes. Les enfants croient à des trucs comme le vrai et le faux, le bien et le mal. Ils sont têtus. Ils fourrent leur nez partout. D’abord, elle déterminerait ce que Samuel Johnson savait exactement. Si c’était un vilain petit garçon, un sale petit curieux qui avait découvert ce qu’il n’aurait jamais dû découvrir, alors il faudrait s’en occuper sans tarder. 9 OÙ L’ON EN APPREND UN PEU PLUS SUR LES PORTES DE L’ENFER, MÊME SI ÇA N’EST PAS VRAIMENT UTILE Une fois sa mère partie faire des courses, Samuel resta assis à la table de la cuisine, menton calé sur ses mains, et réfléchit aux choix qui s’offraient à lui. Il savait que Mme Abernathy, ou l’entité qui occupait son corps, ourdissait un plan machiavélique mais il était confronté à ce problème commun aux enfants du monde entier : comment convaincre les adultes de quelque chose qu’ils refusent de croire ? Sa mère lui avait interdit de jouer aux jeux vidéo mais ça ne signifiait pas qu’il n’avait pas le droit d’utiliser son ordinateur. Talonné par Boswell, Samuel monta dans sa chambre, s’installa à son bureau et commença à surfer sur Internet. Il décida de commencer par l’information dont il était sûr ; il tapa donc sur son clavier « portes de l’Enfer ». Le premier résultat de sa recherche fut une gigantesque sculpture en bronze intitulée La Porte de l’Enfer réalisée par un certain Auguste Rodin. Apparemment, cet artiste avait reçu une commande pour cette sculpture en 1880 et s’était engagé à la terminer pour 1885. Mais il y travaillait encore lorsqu’il était mort en 1917. Après un rapide calcul, Samuel s’aperçut que Rodin avait accumulé un retard de trente-deux ans. Il se demanda si ce sculpteur avait un lien avec M. Armitage, le peintre que ses parents avaient engagé pour refaire le salon et la salle à manger en un week-end et qui avait en réalité mis six mois, laissant quand même inachevées une cloison et une partie du plafond. Un jour, en se croisant dans la rue, le père de Samuel et M. Armitage avaient eu une explication vigoureuse à ce sujet. « Ce n’est pas le plafond de la chapelle Sixtine ! s’était défendu M. Armitage. Je terminerai le boulot quand j’aurai le temps. Bientôt vous allez me demander de peindre des anges, allongé sur le dos16 ! » Samuel avait répondu que si M. Armitage s’était vu commander la décoration du plafond de la chapelle Sixtine, il aurait mis vingt ans au lieu de quatre, et aurait quand même oublié de peindre la barbe de Dieu. À ce stade de la discussion, M. Armitage avait lancé un gros mot avant de repartir. Le père de Samuel avait fini tout seul de peindre le plafond et la cloison. Mal. Enfin bref. Si impressionnantes soient-elles, les portes de Rodin n’étaient pas nimbées d’une lueur bleue. Samuel lut qu’elles avaient été inspirées par un livre intitulé La Divine Comédie, écrit par un certain Dante. Samuel se dit que ni Dante ni Rodin n’avaient vraiment vu les portes de l’Enfer, qu’ils avaient juste essayé de les imaginer17. Samuel trouva aussi des informations sur des groupes de heavy métal douteux qui interprétaient des chansons dont les titres évoquaient les portes de l’Enfer, ou qui aimaient illustrer leurs pochettes d’album avec des démons pour donner d’eux-mêmes une image terrifiante alors qu’en réalité les membres de ces groupes étaient juste de gentils garçons poilus issus de familles respectables, ayant passé un peu trop de temps tout seuls dans leur chambre à l’adolescence. Samuel découvrit ensuite que, selon les Romains et les Grecs, les portes de l’Enfer étaient gardées par un chien à trois têtes nommé Cerbère, qui s’assurait que personne ne puisse s’en échapper. Ils croyaient aussi qu’un passeur faisait traverser le fleuve Styx en bateau aux personnes mortes, mais Samuel n’avait pas remarqué de fleuve dans la cave des Abernathy. Il effectua une autre recherche sur « entrée de l’Enfer », qui ne donna rien de convaincant. Enfin, il tapa juste « Enfer », et obtint une quantité impressionnante de résultats. Pour certaines religions, l’Enfer était un lieu atroce où il faisait très chaud, pour d’autres il était plutôt glacial et ennuyeux. Samuel se doutait bien que personne ne pouvait vraiment le savoir car quiconque avait vu l’Enfer était forcément mort, et par conséquent ce qu’il découvrait survenait trop tard. Un point parut très intéressant à Samuel : la plupart des religions du monde croyaient à l’Enfer, même si elles désignaient parfois sous différents noms la créature qui régnait sur ce lieu, que ce soit Satan, Yanluowang ou Yamaraj… Le seul point sur lequel tout le monde semblait s’accorder, c’était que l’Enfer n’était pas un endroit très agréable, et que personne n’avait envie de s’y retrouver un jour. Après une heure de recherches, Samuel s’interrompit. Il était frustré. Il voulait des réponses. Il voulait savoir ce qu’il lui restait à faire. Il voulait arrêter Mme Abernathy avant qu’elle ouvre les portes. La mère de Samuel essayait de calculer si deux petites boîtes de haricots blancs en sauce étaient plus économiques qu’une grosse boîte quand une silhouette se matérialisa à côté d’elle. Mme Abernathy. — Bonjour, madame Johnson, dit Mme Abernathy. Je suis ravie de vous rencontrer ! Mme Johnson se demanda en quoi cette rencontre pouvait ravir Mme Abernathy. Les deux femmes se connaissaient à peine et, par le passé, n’avaient jamais échangé que des « bonjour » et autres politesses fort banales18. — Eh bien… je suis ravie également, mentit Mme Johnson. Pour elle ne savait quelle raison, elle éprouvait un léger malaise devant Mme Abernathy. À vrai dire, maintenant qu’elle y pensait, plusieurs détails semblaient très curieux chez la femme qui se tenait devant elle. Elle était vêtue d’un ravissant pardessus en velours noir, bien trop élégant pour aller faire ses courses, à moins de vouloir acheter un pardessus noir encore plus ravissant et impressionner la vendeuse. Sa peau très pâle – bien plus pâle que dans le souvenir de Mme Johnson –paraissait bleuâtre et ses veines ressortaient beaucoup plus qu’auparavant. Ses yeux aussi étaient bleus. Une petite flamme, comme celle d’un brûleur à gaz, semblait danser en eux. Mme Abernathy s’était généreusement parfumée mais son parfum, si capiteux soit-il, dissimulait mal une drôle d’odeur – et pas « drôle » dans le bon sens du terme. En regardant Mme Abernathy et en respirant son parfum, Mme Johnson sentit qu’elle s’assoupissait. Ces yeux bleus semblaient l’aspirer, et le feu en eux s’intensifiait. — Comment va votre charmant petit garçon ? Samuel, n’est-ce pas ? — Oui, Samuel, répliqua Mme Johnson qui ne se rappelait pas avoir jamais entendu quelqu’un qualifier son fils de « charmant ». — Je me demandais s’il vous avait déjà parlé de moi ? Mme Johnson s’entendit répondre, et les mots sortaient de sa bouche avant même qu’elle ait conscience de les penser. — Eh bien, oui… Il n’arrêtait pas de parler de vous ce matin. Mme Abernathy sourit mais son sourire s’évanouit quelque part sous son nez. — Et que disait-il ? — Il semblait croire… — Oui ? — ... que vous aviez l’intention… — Allez-y ? — ... d’ouvrir… En cet instant, Mme Abernathy se tenait penchée tout près de Mme Johnson. Son haleine était atroce et ses dents jaunes. Son rouge à lèvres écarlate avait un peu bavé et Mme Johnson se fit la réflexion qu’il avait l’apparence du sang. La langue de Mme Abernathy surgit brièvement et Mme Johnson aurait juré qu’elle était fourchue, comme la langue d’un serpent. — ... les portes… — Quelles portes ? Quelles portes ? D’une main, Mme Abernathy saisit Mme Johnson par l’épaule. Ses ongles s’enfonçaient dans la peau, arrachant une grimace à la mère de Samuel. La douleur était telle qu’elle sortit Mme Johnson de sa torpeur. Elle recula d’un pas, cligna des paupières. Quand elle rouvrit les yeux, Mme Abernathy se tenait à nouveau à bonne distance d’elle, une expression étrange et perplexe sur le visage. Malgré tous ses efforts, Mme Johnson était incapable de se rappeler de quoi elles venaient de parler. Il était question de Samuel, pensa-t-elle, mais quoi de plus ? — Tout va bien, madame Johnson ? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette. — Non, ça va, l’assura Mme Johnson qui ne se sentait pas bien du tout. Le parfum de Mme Abernathy emplissait encore ses narines et, pis encore, l’odeur que le parfum était censé cacher. Elle n’avait qu’une envie : que Mme Abernathy s’en aille. Pour tout dire, elle avait la certitude qu’il était capital de garder au maximum ses distances avec Mme Abernathy. — Eh bien, prenez soin de vous. C’était délicieux de bavarder avec vous. On devrait le faire plus souvent. — Oui, répondit Mme Johnson en pensant « non ». Non, non, non, non. De retour chez elle, elle vit Samuel installé dans la cuisine, dessinant aux crayons de couleur sur une feuille de papier. Dès qu’il l’entendit rentrer, il cacha la feuille mais elle eut le temps d’apercevoir un cercle bleu. Samuel dévisagea sa mère d’un œil préoccupé. — Ça va, maman ? — Oui mon chéri, pourquoi ? — Tu as l’air malade. Mme Johnson jeta un coup d’œil dans le miroir près de l’évier. — Oui. Je crois que tu as raison. Elle se retourna vers son fils. — Tiens, j’ai rencontré… Mais elle s’arrêta. Elle ne se rappelait plus qui elle avait rencontré. Une femme ? Oui, une femme mais son nom lui échappait. Puis elle se demanda s’il s’agissait bien d’une femme, et quelques secondes plus tard si elle avait bien rencontré quelqu’un. Son cerveau ressemblait à une grande maison, dont quelqu’un éteignait une à une les lumières dans chaque pièce. — Tu as rencontré qui, maman ? — Je… je ne sais pas. Je crois que je vais aller me reposer un peu… Mme Johnson commençait à se demander si elle ne couvait pas quelque chose. La veille, elle aurait juré qu’elle avait entendu une voix provenant de l’armoire sous l’escalier au moment où elle rangeait l’aspirateur. Elle sortit de la cuisine et Samuel entendit sa mère monter dans sa chambre. Quand il monta à son tour quelques minutes plus tard pour vérifier que tout allait bien, elle était déjà endormie. Ses lèvres remuaient et Samuel se dit qu’elle devait faire un cauchemar. Il se demanda s’il ne valait pas mieux appeler une des amies de sa mère, par exemple Tante Betty qui n’habitait pas loin, puis se ravisa. Il surveillerait de près sa mère et, pour le moment, il préférait la laisser dormir. Il redescendit dans la cuisine pour terminer son dessin. Il travaillait lentement, avec soin, s’efforçant de reproduire avec exactitude ce qu’il avait vu dans la cave des Abernathy. Il en était à sa troisième tentative : les deux précédents n’étant pas assez précis, il les avait jetés mais celui-ci se présentait mieux. Il était presque parfait, en tout cas aussi exact que Samuel en était capable. Vu avec un certain recul, il ressemblait plus à une photo qu’à un dessin car Samuel avait un vrai talent artistique. Quand il eut terminé, il cacha soigneusement la feuille dans un grand atlas. Il montrerait son dessin à quelqu’un – il devait juste choisir qui serait cette personne. La soirée était bien avancée et Mme Johnson ne s’était pas encore réveillée. Dans le salon, Samuel regardait la télé – sa mère ne lui en voudrait pas, malgré ce qu’elle lui avait demandé au début de la journée. Après un certain temps, il en eut assez et enfreignit une autre interdiction. Il sortit et alla dans le garage situé derrière la maison pour s’asseoir dans la voiture de son père. Son père tenait à son coupé Aston Martin DB4 1961 comme à la prunelle de ses yeux. Avant le départ de ce dernier, Samuel n’avait pu en profiter que durant quelques trajets mais, même en ces rares occasions, son père avait semblé désapprouver la présence de son fils, comme un enfant qui refuse de prêter son jouet préféré. Son père vivait désormais dans un appartement et n’avait plus de garage, aussi avait-il décidé de laisser provisoirement son Aston Martin à Biddlecombe. En un sens, Samuel s’en réjouissait car cela signifiait que son père finirait, à un moment ou à un autre, par rentrer à la maison. Mais s’il repartait avec la voiture, alors il ne resterait plus rien de lui. Ce serait un signe, pensa Samuel. Le signe de la fin du mariage de ses parents, le signe qu’à présent il resterait seul avec sa mère. Quand Mme Johnson se leva enfin, ils commandèrent des pizzas. Mais la mère de Samuel ne put terminer la sienne et monta se recoucher. Chaque fois qu’elle tentait de se rappeler ce qui s’était passé au supermarché, elle avait mal à la tête et des odeurs confuses emplissaient ses narines – un parfum et une senteur putride que le parfum ne parvenait pas à dissimuler. Cette nuit-là, Mme Johnson fit des mauvais rêves – mais ce n’était que des rêves. Les cauchemars de Samuel, en revanche, devinrent réalité. 10 OÙ L’ON DÉCOUVRE QUE LA VIE N’EST PAS SIMPLE LORSQU’ON EST UN MONSTRE SANS FORME PRÉCISE Quand il ouvrit les yeux, Samuel découvrit un monstre caché sous son lit. Il ne se contenta pas de penser qu’un monstre était sous son lit, comme le font parfois les toutes petites filles et les tout petits garçons. Samuel n’était plus un tout petit garçon et il s’était convaincu que, selon toute probabilité, les monstres ne se trouvaient pas sous les lits des enfants. Et encore moins sous le sien car chaque centimètre carré d’espace sous son sommier était occupé par des jouets, des chaussures, des papiers de bonbon, une maquette d’avion inachevée et une grande boîte de soldats en plastique avec lesquels il ne jouait plus depuis longtemps mais qu’il ne se résolvait pas à jeter – juste au cas où… Tous ces objets étaient éparpillés sous son lit et voilà qu’un bruit s’y faisait entendre – comme des petits morceaux de gelée lancés par une troupe de jongleurs minuscules. Quant à Boswell, il s’était redressé sur le lit, tremblant et grondant. Samuel sentit monter un éternuement. Il déploya toutes les astuces qu’il connaissait pour le réprimer : il se pinça le nez, il inspira profondément, pressa la pointe de sa langue contre ses incisives supérieures comme les samouraïs quand ils voulaient éviter de révéler leur présence à un ennemi – en vain. Il éternua. On aurait dit une fusée qui décolle. Aussitôt, les bruits et les mouvements sous le lit cessèrent. Samuel retint son souffle et tendit l’oreille. Il avait la désagréable impression qu’une créature gargouillante retenait elle aussi son souffle, à supposer qu’elle avait un souffle à retenir. Si tel n’était pas le cas, il était certain qu’elle aussi tendait l’oreille. Si ça se trouve, c’est juste un truc que j’imagine, songea Samuel mais il savait qu’il n’en était rien. On n’imagine jamais qu’une créature est en train de gargouiller sous un lit. Soit elle gargouille, soit elle ne gargouille pas, et Samuel l’avait bel et bien entendue gargouiller. Il regarda autour de lui et remarqua une de ses chaussettes au bout de sa couette. Il tenta une expérience : se penchant pour récupérer la chaussette, il la fit passer au bord de son matelas puis la laissa tomber. Une longue forme rose qui pouvait être une langue, un bras ou même une jambe attrapa la chaussette et la tira sous le lit. Samuel entendit un bruit de mastication puis la chaussette fut recrachée et une voix s’écria : « Beurk ! » — Il y a quelqu’un ? demanda Samuel. Aucune réponse. — Je sais que tu es sous mon lit. Toujours pas de réponse. — Écoute, c’est ridicule. De toute façon, je ne descendrai pas. Tu peux rester en dessous aussi longtemps que tu veux, je ne bougerai pas ! Il compta jusqu’à cinq et entendit soupirer la créature sous son matelas. — Comment tu m’as repérée ? — Je t’ai entendue gargouiller. — Oh. C’est que je suis encore débutant. J’apprends encore les ficelles du métier. Tu m’as bien eu avec cette espèce de truc, là. Très malin, vraiment. Ça avait un goût affreux. Il faut absolument que tu t’occupes de tes pieds, d’ailleurs. Ils doivent sentir atrocement mauvais. — C’est une chaussette de sport. J’ai dû l’oublier là pendant pas mal de temps… — Ah, ça explique tout… Mais quand même : tu pourrais tuer quelqu’un avec une chaussette pareille. Une vraie arme fatale. Ça m’a donné mal au cœur… — Ça t’apprendra à tramer sous le lit des gens. — Bah, c’est un métier comme un autre, pas vrai ? — Tu parles d’un métier ! — D’accord… mais essaie un peu d’être un démon sans forme précise. Ce n’est pas comme si je pouvais aussi m’occuper de chiots ou chanter des berceuses à des bébés. Franchement, je n’avais pas le choix. — Sans forme précise ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Le démon se racla la gorge. — Techniquement parlant, je suis une entité ectoplasmique libre… — Ce qui signifie ? demanda Samuel, qui commençait à s’impatienter. — Si tu veux bien me laisser finir, reprit le démon d’un ton froissé, cela signifie que je peux revêtir à peu près n’importe quelle apparence ou forme en fonction des vibrations psychiques de ma victime. — J’ai perdu le fil. — Oh, écoute, ce n’est pas si compliqué ! Je suis censé ressembler à ce qui te fait peur. Là, j’ai opté pour le bon vieux tentacule visqueux parce que, après tout, c’est un classique, pas vrai ? — Ah bon ? Alors tu ressembles à une sorte de pieuvre, c’est ça ? — Un peu, oui, admit le démon. — J’aime bien les pieuvres. Et toute la famille des Octopus. — Des octopodes, rectifia le démon. On ne t’apprend rien à l’école ? — Pas la peine d’être désagréable. — Mais enfin je suis un démon ! Tu voudrais quoi ? Que je sois sympathique ? Que je te borde avant de te lire une histoire ? Tu n’es pas très intelligent, n’est-ce pas ? — Non, c’est toi qui n’es pas très intelligent. Tu débarques au beau milieu de la nuit et tu te fais piéger par une chaussette… En plus, tu n’as même pas choisi une apparence qui me fait peur ! Celle d’un octopode… — Un genre d’octopode. Mais en plus effrayant. Je crois. C’est difficile à dire, là-dessous… — Peu importe, répondit Samuel. Si tout ça dépend des vibrations psychiques, pourquoi tu n’as pas choisi une autre forme ? Le démon marmonna une réponse. — Pardon ? Je n’ai pas bien saisi. — Je n’arrive pas à bien capter les vibrations psychiques. Le démon semblait gêné. — Pourquoi ? — Parce que c’est dur, tiens ! Essaie un peu, tu verras si tu y arrives mieux que moi. — Alors tu prends juste une apparence au hasard et tu espères qu’elle fera peur ? Ça ne m’a pas l’air très sérieux, pour être tout à fait honnête. — Écoute, c’est ma première fois. Là, tu es content ? C’est. Ma. Première. Fois. Et je dois dire que tu es particulièrement déplaisant. Tu ne me facilites pas la tâche, tu sais ! — Je ne suis pas censé te faciliter la tâche. À quoi ça rimerait ? — Je constate, c’est tout. Samuel entendit le démon renifler d’un air hautain. — Bon, reconnut Samuel, d’accord. Je n’adore pas les araignées… — Vraiment ? — Vraiment. — Tu ne dis pas ça pour être gentil ? — Non. Je ne les aime vraiment pas du tout. Tu pourrais peut-être commencer par là, histoire de voir si tu y arrives ? — Oh, oui. Merci beaucoup. C’est très aimable à toi. Tu me laisses une minute, s’il te plaît ? — Prends ton temps. — Entendu. J’apprécie, vraiment. N’en profite pas pour t’en aller. — Ça ne me traverserait pas l’esprit. Samuel resta assis sur son lit, fredonnant une chanson en tapotant Boswell. De sous le matelas lui parvenaient divers bruits de succion et, de temps en temps, un grognement laborieux. Enfin, le silence se fit. — Hum… j’ai une question, dit le démon. — Oui ? — Est-ce que les araignées ont des oreilles ? — Des oreilles ? — Tu sais, ces grands trucs qui flottent au vent ? — Non. Elles perçoivent les vibrations grâce aux poils de leurs pattes. — Ça va, ça va… Je ne t’ai pas demandé une leçon d’anatomie. C’était juste une question. De nouveau, le silence. — C’est quoi, alors, ces bestioles avec de grandes oreilles qui flottent au vent ? reprit le démon. Samuel réfléchit. — Des éléphants ? — Des éléphants, voilà ! Bon, les éléphants t’effraient ? — Non. — Aaaah… j’abandonne. Laissons tomber toute cette histoire de changements d’apparence. Descends juste du lit, qu’on en finisse. Samuel resta immobile. — Qu’est-ce que tu feras si je descends du lit ? — Eh bien, je peux te manger ou t’entraîner dans les profondeurs de l’Enfer, et plus personne n’entendra jamais parler de toi. Ça dépend, en fait. — De quoi ? — Pour commencer, de l’hygiène. Franchement, après avoir goûté ta chaussette, je n’ai aucune envie de te manger, quel que soit le morceau. Donc, je choisirais plutôt les profondeurs de l’Enfer, j’en ai bien peur. — Mais je n’ai pas envie de me retrouver dans les profondeurs de l’Enfer. — Personne n’a envie de se retrouver dans les profondeurs de l’Enfer. Logique, non ? Si je t’annonçais que je t’emmène en vacances dans un chouette endroit, ou en promenade au zoo, ça n’aurait rien de très menaçant, n’est-ce pas ? — Mais pourquoi dois-tu me traîner en Enfer ? — Ce sont les ordres. — Les ordres de qui ? — Je ne peux pas le dire. — Tu ne peux pas ou tu ne veux pas le dire ? — Les deux. — Pourquoi ? — Elle me l’a interdit. — Mme Abernathy ? Le démon ne répondit pas. — Oh, allez ! insista Samuel. Je sais que c’est elle. De toute façon tu l’as quasiment avoué. — Bon, d’accord, c’est elle. Tu es content ? — Pas vraiment. Je n’ai toujours pas envie que tu m’entraînes dans les profondeurs de l’Enfer. — Alors nous nous trouvons dans ce qui s’appelle une impasse. — Combien de temps peux-tu rester ici ? — Aux premiers rayons du soleil, je dois partir. C’est la règle, comme c’est la règle que je ne peux pas te toucher tant que tu n’as pas posé un pied par terre. — Donc tu ne peux pas me toucher si je reste sur mon lit ? — C’est ce que je viens de dire, non ? Malheureusement, ce n’est pas moi qui fixe les règles. Sinon, tu peux me croire, tout se passerait bien plus facilement… — Dans ce cas, je ne bouge pas de mon lit. — Très bien. Comme tu voudras. Samuel croisa les bras et fixa le mur au fond de sa chambre. Sous son lit, il entendit un bruit, comme si les tentacules – tous les tentacules – se croisaient. — Tu n’as pas besoin de rester dans le coin si je décide de ne pas poser le pied par terre tant que tu n’as pas disparu, si ? Le démon réfléchit à la question. — Je suppose que non. — Alors pourquoi tu ne pars pas ? Ça ne doit pas être très confortable, là-dessous. — En effet. En plus, il y a une drôle d’odeur. Et un truc qui me rentre dedans… Samuel entendit le démon remuer sous le lit et, quelques secondes plus tard, lancer un soldat en plastique égaré contre la penderie. — Crois-moi, dit le démon, tu n’as pas envie de savoir où c’était coincé. — Peu importe. Tu vas bientôt partir ? — Je n’ai pas vraiment d’autre choix, vu que tu as décidé de me compliquer la tâche. — Alors va-t’en ! — D’accord. Au revoir. Il y eut de nouveaux bruits de succion, puis le silence. — Tu es toujours là, pas vrai ? s’enquit Samuel. — Non, répondit une petite voix légèrement honteuse. — Menteur. — C’est bon, c’est bon, je m’en vais. Je me demande ce que je vais bien pouvoir lui raconter. — Ne lui raconte rien. Fais-toi tout petit en attendant l’aube, puis dis-lui que je ne me suis pas levé de toute la nuit. — Ça pourrait marcher, reconnut le démon. Ça pourrait marcher… Tu me promets que tu ne te lèveras pas pour aller aux toilettes ou ailleurs ? — Croix de bois, croix de fer. — Je ne vois pas ce que je pourrais te demander de plus. Eh bien, j’ai été ravi de traiter avec toi. Tu sais, rien de personnel dans tout ça. J’obéissais juste aux ordres. — Tu ne vas pas revenir, n’est-ce pas ? — Oh non, je ne crois pas. Elle a dû canaliser beaucoup d’énergie pour me faire venir jusqu’ici. Je ne la vois pas réessayer. Elle est très occupée en ce moment, avec ces portes à maintenir ouvertes. Cela dit, elle va sans doute chercher un autre moyen de s’en prendre à toi. Ou pas, tout bien réfléchi. De toute façon, ça n’aura bientôt plus d’importance. — Pourquoi ? demanda Samuel. — À cause de la fin du monde. Il n’y aura plus de lits sous lesquels se cacher. Et, sur un dernier bruit de succion suivi d’un petit « pop ! », il disparut. 11 OÙ L’ON RETROUVE NOS SCIENTIFIQUES Rien de bon ne survient jamais quand un homme passe la tête dans le bureau de son patron, le visage inquiet, en brandissant un papier qui, s’il était doué de la parole, hurlerait de toutes ses forces : « Mauvaise nouvelle ! Très mauvaise nouvelle ! Aux abris ! » Ainsi, quand le Pr Hilbert vint se dandiner sur le seuil du bureau de son patron avec 1) un visage inquiet et 2) un papier qui, même s’il était rempli d’une suite de chiffres et orné d’un petit diagramme, réussissait à avoir lui aussi l’air inquiet, le Pr Stefan, directeur du département de physique des particules au CERN, se sentit à son tour gagné par l’inquiétude. — Oui, Hilbert, qu’est-ce qui se passe ? demanda le Pr Stefan d’un ton indiquant clairement qu’il n’avait pas du tout envie de savoir ce qui se passait, merci. — C’est le portail ! Le Pr Hilbert avait toujours aimé la sonorité de ce mot qui cadrait si bien avec ses théories sur l’univers. Et puis, de toutes les façons, puisqu’ils ignoraient encore de quoi il s’agissait exactement, il pouvait bien utiliser le mot qu’il voulait. — Ah, vous avez trouvé ce que c’était ? — Non, pas vraiment. — Vous savez si le processus est toujours en cours ? — Difficile d’avoir une certitude. — Mais vous savez au moins si c’est bien ce qui s’est ouvert ? — Oh, oui, on sait qu’un portail s’est ouvert. Cette partie-là du problème est facile. — Donc vous avez prouvé qu’il existe. Le Pr Stefan aimait que des phénomènes soient prouvés avant d’accepter le fait qu’ils existaient. Ça faisait de lui un bon scientifique, à défaut d’être imaginatif. — Euh… non. Mais son existence présente une forte probabilité. Un portail s’est ouvert et ne s’est pas refermé – pas entièrement. — Comment le savez-vous, si vous ne l’avez pas trouvé ? Un sourire d’intense satisfaction illumina le visage du Pr Hilbert. — Parce qu’on entend des voix. Si on tend bien l’oreille, le silence n’existe pas. Seul existe un bruit qui n’est pas encore très puissant. Oh, certes, dans l’espace personne ne vous entend crier ou n’entend exploser un gigantesque vaisseau spatial, car l’espace est un vide et le son ne peut pas se propager dans le vide. (Maintenant, imaginez un peu comme les films de science-fiction seraient ennuyeux si on n’entendait jamais la moindre explosion ! Alors ne prêtez pas attention aux vieux grincheux qui critiquent Star Wars sous prétexte qu’à la fin on entend exploser l’Étoile de la Mort. Ce sont des rabat-joie.) Mais pour le reste, nous sommes constamment environnés de bruit, même si on ne l’entend pas toujours très bien. Les bruits se distinguent par ailleurs des sons en ce qu’ils sont aléatoires et désorganisés, alors que les sons sont fabriqués. Au cœur du centre de commande du GCH, un groupe de scientifiques s’était rassemblé devant un écran. L’écran montrait une représentation graphique de ce qui s’était passé le soir où s’était apparemment produit un dysfonctionnement dans le collisionneur. Ces scientifiques avaient méticuleusement reconstitué les circonstances de cet événement, rétablissant la ligne de codes qui avait été perdue puis réécrite. Ils avaient aussi tenté en vain de retracer la trajectoire de la particule d’énergie inconnue qui, à présent, avait pris la forme d’une spirale tournoyant lentement. — C’est donc ça qui, selon vous, s’est produit dans notre collisionneur ? demanda Stefan. — Oui. Et ça continue à se produire, répondit Hilbert. — Comment ? Mais nous avons arrêté le collisionneur ! — Je sais, mais le mal était déjà fait, en quelque sorte. Je pense – et je souligne pense – que, d’une façon ou d’une autre, une quantité suffisante d’énergie a été canalisée hors du collisionneur pour créer un trou entre notre monde et… eh bien… un autre ailleurs. En arrêtant le collisionneur, nous avons coupé la source d’énergie. Le portail s’est refermé, mais pas entièrement. Le tunnel est désormais remplacé par un trou de la taille d’une tête d’épingle, mais ce trou n’en existe pas moins. Écoutez… À côté de l’écran, un haut-parleur retransmettait ce qui ressemblait à de la friture. — C’est de la friture, déclara le Pr Stefan. Je n’entends rien du tout. — On voulait vous faire entendre le signal avant de l’avoir nettoyé. — Le signal ? — En fait, c’est une voix, précisa Hilbert en pressant un interrupteur. Aussitôt, la friture disparut, remplacée par ce que le Pr Stefan était bien obligé de reconnaître comme le murmure d’une voix grave. Le professeur n’aimait pas du tout cette voix, même s’il n’avait aucune idée de ce qu’elle disait. Cela ressemblait aux marmonnements d’un fou parlant une langue étrangère, quelqu’un qui était resté trop longtemps enfermé dans un lieu obscur, furieux contre tous ceux qui l’avaient placé là. Cette voix donnait au professeur – qui n’était pas, nous l’avons dit, très imaginatif – une furieuse envie de se précipiter aux toilettes. L’effet produit sur les autres auditeurs était moins perturbant. La plupart d’entre eux paraissaient très excités. Le Dr Carruthers, par exemple, avait le plus grand mal à empêcher sa tasse de thé de cliqueter contre sa soucoupe, tant il se sentait exalté. Le Pr Stefan se pencha contre le haut-parleur et fronça les sourcils. — Je ne sais pas ce que c’est, mais on dirait bien les mêmes paroles répétées en boucle. Vous êtes certains que quelqu’un n’est pas en train de nous jouer une mauvaise plaisanterie ? Ou que ce n’est pas un bug dans le système ? Hilbert secoua la tête. — Ça ne vient pas du système, nous avons déjà vérifié. — Mais alors… que dit cette voix ? Le Pr Hilbert eut une expression perplexe. — C’est tout le problème. Nous avons fait analyser le message. C’est de l’araméen ancien, remontant environ à 1000 ans av. J.C., la même langue que nous avons trouvée dans nos lignes de codes. Ça viendrait de quelque part sur Terre ? — Non. Le Pr Hilbert indiqua le diagramme représentant l’incident. — Ça vient sans aucun doute d’un endroit situé de l’autre côté de notre monde. Professeur, il est fort possible que nous ayons prouvé l’existence des multivers. Le Pr Stefan semblait sceptique. — Mais que dit la voix ? insista-t-il. Le Pr Hilbert déglutit. Son visage se fronça sous l’effet de ce qui pouvait être l’angoisse. — Nous pensons qu’elle dit : Craignez-moi… 12 OÙ L’ON RETROUVE LE PAUVRE NOUILLH, SUR LE POINT DE PARTIR POUR UNE NOUVELLE ESCAPADE INATTENDUE Nouillh, le Fléau des Cinq Démons, avait beaucoup réfléchi à l’expérience qu’il venait de vivre. Dans la mesure où les sujets de réflexion étaient plutôt rares, en dehors de « Est-ce que Trouillh n’est pas de plus en plus galeux ? » ou « C’est fou ce que c’est plat, par ici », cette distraction était plutôt la bienvenue. L’une de ses interrogations portait sur sa propre taille. Etait-il si petit qu’il pouvait être écrasé par ce qu’il avait fini par considérer comme une sorte d’appareil mécanique ? Il ne s’était jamais vraiment arrêté sur cette question auparavant car il existe des démons de toutes tailles et de toutes formes. Certains ont même plusieurs tailles et plusieurs formes à eux seuls, par exemple Ohnon, le Démon des Gens Qui Se Regardent Dans La Glace Et Se Trouvent Trop Gros, et son jumeau Ahoui, le Démon des Gens Qui Se Regardent Dans La Glace Et Se Croient Minces Alors Qu’ils Ne Le Sont Pas. Beaucoup de démons ne sont rien d’autre que des entités volatiles, des vapeurs malfaisantes qui flottent dans l’air comme des mauvaises pensées dans un esprit ténébreux. Certains choisissent une apparence physique pour avoir prise sur les choses, ce qui rend la pause thé bien plus agréable. D’autres enfin se voient attribuer une forme par le Mal Suprême en personne, afin de mener à bien ses plans les plus machiavéliques. Le Mal Suprême n’avait pas jugé nécessaire de mettre Nouillh dans le secret de ses plans pour conquérir la Terre. Seuls les démons les plus proches de lui étaient initiés. Le Mal Suprême était exilé en Enfer depuis une éternité, coincé en ce lieu désolé avec pour seule compagnie quelques démons. Il avait réussi à se façonner un royaume, mais c’était un royaume de roche, de poussière et de souffrance. Difficile de lui reprocher de vouloir s’en échapper… Le Mal Suprême était furieusement enragé, d’une cruauté sans fond, et ce qu’il détestait le plus au monde était : les gens. Les gens avaient des arbres, des fleurs et des libellules. Des chiens, des matchs de football et des étés. La plupart étaient libres de faire à peu près ce qu’ils voulaient et, dès lors qu’ils ne blessaient personne ou n’enfreignaient pas les lois, leur vie était plutôt plaisante. Le Mal Suprême ne désirait rien tant que mettre un terme à tout cela, si possible en provoquant des gémissements, des hurlements, et en transformant le monde en un gigantesque brasier où les démons pourchasseraient les humains avec leurs fourches, prêts à les piquer là où les humains n’aiment pas être piqués. Nouillh avait beau être lui-même un démon, le Mal Suprême le terrifiait. Si Nouillh avait été le Mal Suprême, il aurait eu peur de se regarder dans un miroir tant le Mal Suprême était effrayant. Cela dit, songea Nouillh, le Mal Suprême n’avait sans doute pas de reflet : un miroir aurait eu trop peur de lui renvoyer son image. Nouillh regarda longuement la Contrée Désolée. N’importe quel autre endroit serait préférable. S’il pouvait retourner dans la Contrée des Gens, alors il pourrait y régner comme il l’entendait et, peut-être, d’une façon plus agréable que le Mal Suprême. Mais il fallait qu’il se prépare à ce voyage, s’il devait se reproduire. Il essaya de se souvenir des sensations éprouvées tandis qu’il se trouvait propulsé d’un monde vers un autre, mais il n’y parvenait pas. Il avait été si désorienté et terrifié que le voyage s’était terminé avant même qu’il comprenne ce qui lui était arrivé. Et puis, quelqu’un avait lâché quelque chose sur lui, et tout s’était arrêté. Il fit de son mieux pour se rappeler s’il avait reçu des signes lui indiquant qu’il allait disparaître d’un lieu pour réapparaître peu de temps après dans un autre. Oui : quelques secondes avant de s’évanouir vers une destination inconnue, il avait éprouvé une violente démangeaison aux extrémités de ses doigts. Tiens, exactement comme celle qu’il éprouvait en cet instant. Oh ! Oh ! Bon sang. Il y eut un « plop ! » sonore et il disparut de son trône. Comme le Pr Hilbert le supposait, le Grand Collisionneur de Hadrons avait réussi à ouvrir un passage entre notre monde et un autre suite à un dysfonctionnement purement interne. Il ne s’agissait pas vraiment d’un trou noir car il obéissait seulement à certaines lois propres aux trous noirs tout en ignorant grossièrement les autres, détail qui n’aurait pas manqué d’irriter Einstein et nombre de ses confrères. Et ce n’était pas non plus un trou de ver, même s’il répondait à certaines caractéristiques des trous de ver. Quoi qu’il en soit, ce passage existait toujours, attendant son classement définitif dans la catégorie des trous noirs ou des trous de ver. À propos des trous noirs, voici quelques détails qu’il n’est pas inutile de garder en mémoire – si jamais vous deviez en croiser un. D’abord, si un jour un groupe de neuf scientifiques en blouse blanche vous annonce que vous – oui, vous ! – avez la chance d’avoir été choisi comme candidat pour entrer dans un trou noir et découvrir ce qui se passe de l’autre côté, ce serait une bonne idée que vous – oui, vous ! – trouviez une autre occupation, si possible très loin et n’impliquant pas, même accessoirement, de trous noirs, de combinaisons spatiales ou de scientifiques au regard animé d’une lueur inquiétante. Étant un jeune esprit brillant, vous l’aviez peut-être déjà deviné par vous-même : si fourrer sa tête ou n’importe quelle autre partie de son corps dans un trou noir était une idée aussi épatante, les scientifiques se battraient pour avoir la chance de tenter l’expérience eux-mêmes au lieu de tapoter sur l’épaule de quelqu’un pour l’inviter à essayer. Ce qui nous amène au deuxième point à retenir concernant les trous noirs : votre vie risque d’être extrêmement brève quoique extraordinairement mouvementée si vous vous amusez avec l’un d’eux. Et si, de l’autre côté, une expérience fascinante vous attend, il y a fort peu de chance pour que vous puissiez en parler à quiconque. La force gravitationnelle d’un trou noir est sujette à des modifications si radicales que, au moment où vous penseriez « Waouh ! Un trou noir ! Comme c’est chouette, ce petit cercle tournoyant. J’ai hâte de raconter aux scientifiques ce que j’ai vu de l’autre côté ! », votre corps serait réduit en charpie puis compressé pour devenir un point d’une densité infinie. Ce sera probablement très douloureux, mais ça ne durera pas longtemps. Cela dit, si vous avez de la chance, vous pouvez tomber dans un trou noir super massif où les changements de force gravitationnelle sont un peu moins violents. Dans ce cas, vous serez toujours réduit en charpie mais plus lentement, de sorte que vous aurez la possibilité d’éprouver cette sensation avant d’être réduit, là encore, en un point d’une densité infinie. Au fond, tout dépend des sacrifices que vous êtes prêt à consentir pour le bien de la science. C’est vous qui voyez. Franchement, si j’étais à votre place j’opterais pour une activité moins dangereuse ; vous pouvez par exemple devenir comptable, ou nettoyer les dents d’un grand requin blanc avec un cure-dents et du fil dentaire. Pour sa part, Nouillh, le Fléau des Cinq Démons, accumulait une certaine expérience des trous-pas-tout-à-fait-noirs puisque, en cet instant, il était plongé dans l’un d’eux. Il n’en avait pas spécialement envie, d’ailleurs, car il sentait bien que rien de bon ne pouvait sortir de cette mésaventure. Il avait bien conscience de tomber, même s’il n’éprouvait aucune sensation de chute, et il approchait à toute vitesse d’un point lumineux qui, pourtant, ne paraissait pas se rapprocher de lui. Tout cela était extrêmement troublant. Il s’efforça de se remettre dans la direction d’où il était venu, comme un nageur luttant contre un courant violent, mais voici un autre aspect intéressant des trous noirs : plus on se débat pour s’en extraire, plus vite on en arrive à l’histoire de la charpie, du point de densité infinie, etc., parce que le temps et l’espace sont complètement embrouillés19. La sensation de se rapprocher à une vitesse croissante de ce à quoi il essayait d’échapper dans sa chute donnait à Nouillh une terrible migraine. Par chance, l’impression que sa forme démoniaque était écartelée, atome par atome, sur d’innombrables rails minuscules dotés d’aiguilles acérées lui offrait une diversion bienvenue. Puis cette douleur disparut, remplacée par la sensation d’être une banane qu’on vient de peler et sur laquelle viennent s’abattre brusquement les dents d’une fourchette. Nouillh commençait tout juste à se dire que sa dernière heure avait sonné quand cette nouvelle douleur disparut à son tour et qu’il sentit la terre ferme sous ses pieds. Il avait fermé les yeux de toutes ses forces. Il en ouvrit un précautionneusement, puis un autre, puis un troisième qu’il gardait en réserve pour les occasions spéciales. Il se trouvait au milieu d’une route et, autour de lui, des objets métalliques passaient à grande vitesse en sifflant. Nouillh en remarqua notamment un rouge, splendide et élancé. Je ne sais pas ce que c’est, pensa-t-il, mais j’en veux un. Il entendit un bruit derrière lui. Un bruit terrible, comme le hurlement de quelque bête gigantesque. Nouillh se tourna juste à temps pour être percuté de plein fouet par une version grand format d’un de ces objets métalliques. Samuel regardait par la fenêtre de sa chambre. Il n’avait pas encore retiré son pyjama pour s’habiller et réfléchissait encore à ce qui s’était passé pendant la nuit. À l’aube, il avait regardé sous son lit et avait trouvé le sol un peu gluant mais, à part cela, aucun signe du démon. Il se demandait si le démon pouvait revenir, bien qu’il lui ait juré le contraire, quand un éclair de lumière bleu dans la rue attira son attention sur une créature à la peau verdâtre, avec une grosse tête et des oreilles pointues, qui portait une cape rouge et des bottes. Elle regardait autour d’elle, apparemment intriguée par une voiture, et fut rapidement percutée par un camion. Après un nouvel éclair bleu, la créature disparut. Le chauffeur du camion s’arrêta, descendit de sa cabine, essaya de trouver une trace du corps puis repartit promptement. Samuel pensa un moment en parler à sa mère puis se ravisa : mieux valait ajouter cet épisode à la liste des histoires auxquelles personne ne croirait jamais. Du moins, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Dans la Contrée Désolée, Trouillh regardait d’un œil soupçonneux le trône, la couronne et le sceptre. À nouveau, il était tenté de s’emparer des trois mais, après ce qui s’était produit la dernière fois, il ne voulait pas être pris la main dans le sac quand Nouillh réapparaîtrait – s’il réapparaissait. On pouvait dire ce qu’on voulait de Nouillh (et Trouillh ne s’en était pas privé, en son for intérieur), mais il n’était pas complètement stupide. Lors de sa précédente escapade, il n’avait pas manqué de remarquer, une fois rematérialisé, que le démon miteux brandissait son sceptre et portait sa couronne. Une fois Nouillh remis de ses émotions, Trouillh avait arboré une nouvelle collection de bosses, dont une entre les yeux en guise de porte-bonheur. Désormais, Trouillh avait décidé de se montrer patient, mais il ne put réprimer sa déception quand, peu de temps après s’être évanoui dans l’air, Nouillh réapparut. Cette fois, il ressemblait à un insecte qui venait de se faire écraser par la plus grande tapette jamais conçue. — Alors, maître, comment ça s’est passé ? — Pour être honnête, pas franchement bien. Nouillh était sur le point de s’évanouir quand ses doigts et ses orteils recommencèrent à le picoter. — Oh, non…, dit-il. Il souffrait tellement et à tellement d’endroits qu’il se demanda si de nouveaux membres avaient poussé sur son corps dans le seul but de décupler sa douleur. — Je viens à peine de… Et il disparut à nouveau. La chambre de Samuel fut tout à coup traversée par un éclair bleu suivi d’un « plop » retentissant. Dans une odeur d’œuf brûlé, une brume humide emplit la pièce. Samuel se plaqua au sol, aussitôt imité par Boswell, puis leva les yeux juste au-dessus de son lit. Lentement, la brume se dissipa, dévoilant une créature à la peau verte vêtue d’une cape rouge. Elle avait une jambe levée et la tête plongée entre ses mains, comme si elle s’attendait à recevoir d’un instant à l’autre un méchant coup. Comme le coup ne venait pas, la créature jeta un coup d’œil prudent entre ses doigts, puis lâcha un soupir de soulagement. — Eh bien, ça change, c’est agréable, dit la créature en commençant à se détendre. Malheureusement, Boswell choisit ce moment pour révéler sa présence en aboyant. L’intrus bondit sur une chaise et se couvrit à nouveau la tête. — Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Samuel, toujours derrière son lit. — Je me protège. — Pourquoi ? — Parce que chaque fois que j’atterris dans ce monde, je me fais frapper. Franchement, ça commence à devenir lassant. Samuel se releva. Sentant que la créature sur la chaise n’était pas aussi menaçante qu’il l’avait d’abord cru, Boswell s’en assura en grognant sourdement et eut le plaisir de voir trembler le personnage à la peau verte. — Ce n’est pas toi qui viens de te faire écraser par un camion ? — C’était ça ? s’exclama Nouillh. Je n’ai pas eu le temps d’échanger quelques plaisanteries avec lui qu’il m’expédiait déjà dans une autre dimension. Quel culot ! — Mais… tu es quoi, au juste ? — Un démon. Nouillh, le Fléau des Cinq Démons. — Vraiment ? s’étonna Samuel, sceptique. Les vêtements de la créature paraissaient plutôt défraîchis et, aux yeux de Samuel, les démons n’étaient pas censés grimper sur une chaise pour échapper aux petits chiens. — Tu en es certain ? — Non, riposta Nouillh d’un ton irrité, je suis une casserole. Bien sûr que je suis un démon ! Il toussota. — En l’occurrence, je suis même un démon très important. Il regarda Samuel, qui haussa un sourcil. — Oh, j’abandonne… D’accord, je ne suis pas important. Je vis dans la Contrée Désolée avec une créature horripilante nommée Trouillh. Personne ne m’aime et je n’ai aucun pouvoir. Voilà, tu es content ? — J’imagine que oui. Qui t’a envoyé ici ? — Personne. J’ai juste été… emmené de force. Une expérience très désagréable, soit dit en passant. Nouillh jeta un coup d’œil à Boswell. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est mon chien. Il s’appelle Boswell. Et moi je suis Samuel. Boswell remua la queue en entendant son nom puis, se rappelant qu’il avait décidé d’être féroce, il montra les crocs et se remit à gronder. — Il n’a pas l’air très heureux de me voir, observa Nouillh. En même temps, c’est toujours comme ça avec moi. — Eh bien… il faut dire que tu as surgi d’une façon un peu inattendue. Nouillh haussa les épaules. — Désolé. Ce n’est pas ma faute. Ça ne te gêne pas si je change de position, maintenant ? Je commence à avoir une crampe. Samuel avait de bonnes intuitions avec les gens. Souvent, il pouvait dire si une personne était bienveillante ou antipathique avant même qu’elle ouvre la bouche. Certes, sa pratique des démons était nettement plus restreinte mais son instinct lui soufflait que, si Nouillh n’était pas exactement bon – c’est rarement une des qualités requises pour exercer le métier de démon (« Poste de démon à pourvoir d’urgence. Bonté indispensable ») –, il n’était pas non plus complètement mauvais. Comme la plupart des gens, il était juste… lui-même. — D’accord, consentit Samuel avant d’ajouter cette phrase qu’il avait entendue dans un film policier : Mais pas de mouvements brusques, compris ? — Être propulsé dans une autre dimension, ça compte comme un mouvement brusque ? — Non. — Alors, ça va. Nouillh s’assit sur la chaise et balaya la chambre d’un regard circulaire. — C’est joli, ici. — Merci. — Tu as décoré toi-même ? — Surtout mon père, en fait. — Oh. Ils restèrent silencieux un instant. — Ne m’en veux pas de te le dire mais tu n’as pas l’air très heureux, reprit Samuel. — Je crois que je suis encore sous le choc. Essaie d’être expédié d’une dimension dans une autre, d’être percuté par un camion, d’être renvoyé chez toi assez longtemps pour sentir les effets de la douleur puis de tout recommencer à zéro. Ça n’encourage pas une vision très positive de la vie, tu peux me croire ! Nouillh posa son imposant menton entre ses mains et considéra Samuel. — On ne peut pas dire que tu respires la joie de vivre, toi non plus. — J’ai de bonnes raisons, répondit Samuel. Mon père nous a quittés, ma mère passe des soirées entières à pleurer et j’ai l’impression qu’une femme du voisinage essaie de me tuer. Tu es sûr que ce n’est pas elle qui t’envoie ? — Absolument sûr. Pour la première fois depuis tant d’années, Nouillh éprouva de la pitié pour quelqu’un d’autre que lui-même. — Ce n’est pas très gentil de sa part. — En effet. — Enfin… Comme je te l’ai expliqué, je vis dans la Contrée Désolée. Là-bas, il n’y a rien à voir, rien à faire, et Trouillh et moi avons épuisé tous les sujets de conversation. Pour parler franchement, ces escapades inter dimensionnelles illuminent mes journées comme jamais – en tout cas elles pourraient avoir cet effet si je pouvais ne plus être heurté par des objets métalliques. Cet endroit a l’air tellement intéressant ! Il avança jusqu’à la fenêtre et jeta un coup d’œil dehors. — Regarde un peu… Il y avait une éternité de tristesse et d’envie dans sa voix. — Vous avez des nuages blancs et cotonneux, vous avez du soleil… Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour voir le soleil tous les jours ! Samuel prit un sachet de guimauves sur sa table de chevet. — Tu veux un bonbon ? — Un quoi ? — Un bonbon. Ce sont des guimauves. D’un geste timide, Nouillh fouilla dans le sachet et en tira une longue guimauve rouge. — Oh, celles-là sont super ! s’exclama Samuel en enfournant une guimauve orange et en la mâchant pensivement. Nouillh l’imita et parut agréablement surpris par le résultat. — Ooooh, mais c’est bon. Très bon. Nuages cotonneux. Guimauves. Gros objets métalliques qui filent à toute vitesse. Tu as de la chance de vivre dans un monde pareil ! Samuel s’assit sur son lit et Nouillh retourna sur sa chaise. — Tu ne vas pas me faire de mal, n’est-ce pas ? s’assura Samuel. Nouillh eut l’air offusqué. — Pourquoi je te ferais du mal ? — Parce que tu es un démon. — Ce n’est pas parce que je suis un démon que je suis forcément méchant. Un morceau de guimauve était resté coincé entre les dents de Nouillh et il tentait de l’extirper à l’aide d’un ongle immense. — Je n’ai pas demandé à être un démon. Ça m’est arrivé comme ça : j’ai ouvert les yeux un jour et j’étais un démon. Nouillh. Un vilain gars. Sans aucun ami. Même les autres démons m’ignorent. — Pourquoi ? Tu m’as l’air très sympa. — C’est tout le problème, je crois. Je n’ai jamais été très démoniaque. Je n’ai pas envie de torturer qui que ce soit ni de semer la désolation. Je n’ai pas envie d’être effrayant ou terrible. Je veux juste m’occuper tranquillement de mes petites affaires. Mais ils m’ont expliqué que j’avais intérêt à devenir plus méchant sinon j’aurais des problèmes. Alors j’ai essayé de trouver un rôle qui n’attirerait pas trop l’attention et ne serait pas trop gênant pour les gens, mais toutes les places étaient déjà prises. Tu sais, il y a un démon qui s’occupe uniquement du petit reste de pâte dentifrice, tout au fond du tube, qu’on n’arrive jamais à atteindre même si on sait qu’il est là et qu’il n’y a pas d’autres tubes à la maison. Il y a même un démon de la timidité, enfin normalement. Comme personne ne l’a jamais vu, c’est difficile d’en être sûr. J’aurais bien aimé ce genre de boulot… Et puis un jour, certains démons ont commencé à s’agacer de me voir fouler leurs plates-bandes et j’ai été banni. Les perspectives étaient plutôt décourageantes, jusqu’à ce que j’arrive dans cette nouvelle dimension. J’ai l’impression que je peux réussir dans ce monde. Il y a tellement d’opportunités à saisir… — Tu sais, ce monde aussi est difficile. Il y avait dans la voix de Samuel une inflexion qui donna à Nouillh l’envie de faire un geste vers lui. Le démon prit le sachet de guimauves et le tendit à Samuel. Il en choisit une verte. — Prends-en une, toi aussi. — Je peux ? demanda Nouillh. — -Absolument. Nouillh rayonnait. Il essaya la guimauve noire. Elle avait un drôle de goût, mais c’était toujours meilleur que tout ce qu’il avait déjà pu manger – à l’exception de sa première guimauve. — Continue, insista Nouillh. Tu disais ? — Aucune importance… — Non, je t’assure. — Mais si. Ça m’intéresse. Vraiment. Alors Samuel reprit. Il lui parla de sa mère et de son père, du départ de ce dernier dont Samuel était peut-être responsable ou pas. Il parla de ce monde qui n’écoute pas les enfants, même quand il le faudrait. Il parla de Boswell et de l’importance que le petit chien avait prise dans sa vie. Et Nouillh, qui n’avait jamais eu ni père ni mère, qui n’avait jamais aimé ni été aimé, s’émerveilla de voir combien un sentiment aussi magnifique pouvait engendrer une telle souffrance. Curieusement, il enviait même cela à Samuel. Il voulait lui aussi aimer quelqu’un au point d’en avoir mal. Le petit garçon et le démon passèrent ainsi plusieurs heures ensemble. Il faisait grand jour à présent et ils se sentaient plus proches l’un de l’autre. Ils parlaient d’endroits connus ou inconnus, de leurs espoirs et de leurs craintes. La seule ombre dans leur conversation survint quand Samuel raconta ce qu’il avait vu dans la cave des Abernathy. Nouillh se sentit mal à l’aise, même s’il avait du mal à comprendre ce que ces événements signifiaient. Il avait l’impression qu’il y avait peut-être d’autres démons ici, des démons qui avaient un plan. Certes, Nouillh avait des plans lui aussi, à supposer qu’il trouve un moyen de vivre définitivement dans le monde des hommes, sans passer le reste de son existence à zapper douloureusement entre les dimensions. Et, finalement, il sentit les picotements revenir dans ses doigts. — Je dois partir, annonça-t-il à regret. Il sourit – une expression tellement inhabituelle que ses muscles eurent du mal à se décoincer. — Ça m’a vraiment fait plaisir de discuter avec toi. Quand j’aurai déterminé la meilleure façon de régner sur ce monde, je ferai en sorte que tu aies un traitement de faveur. Au moment où Nouillh allait disparaître, Samuel lui lança le sachet de guimauves pour que le démon, de retour dans sa Contrée Désolée, ait un peu de réconfort – et avec lui Trouillh. Nouillh réapparut sur son trône. Il ouvrit les yeux et vit Trouillh qui le fixait d’un air intrigué. — Qu’est-ce qui est arrivé à votre visage ? Nouillh palpa sa bouche du bout des doigts. — Trouillh, il semblerait que je sois en train de sourire. Tiens, prends donc une guimauve… 13 OÙ SAMUEL DÉCIDE DE CONSULTER UN EXPERT ÈS ENFER ET DÉMONOLOGIE, MAIS N’AVANCE PAS D’UN POUCE En ce dimanche matin ensoleillé, le révérend Ussher, vicaire de la paroisse, et M. Berkeley, son bedeau, saluaient les fidèles qui sortaient de l’église de Saint-Timidus. L’église tirait son nom de saint Timidus de Biddlecombe, un très saint homme mort en 1380 ap. J. -C. à l’âge de trente-huit ans. Saint Timidus devint célèbre lorsque, en 1378 ap. J.-C., il prit la décision d’aller vivre dans une grotte à l’entrée de Biddlecombe pour se tenir à l’écart de toute tentation. La grotte n’était pas très spacieuse et, quand des gens venaient lui apporter de la nourriture, Timidus les voyait et pouvait même entendre leurs paroles. Il décida alors de creuser une autre grotte à côté de celle où il vivait, pour limiter au minimum les risques de voir ou d’entendre quelqu’un et, par conséquent, d’être tenté de commettre un péché. (Timidus n’ayant jamais précisé de quels péchés il se préservait, leur nature reste sujette à controverse. Sans doute étaient-ils liés d’une façon ou d’une autre aux dames : c’est généralement le cas dans ce genre de situation.) Malheureusement, tandis qu’il se creusait cette nouvelle grotte, la première s’effondra sur lui, l’enterrant vivant sous un amas de roches. Il fut alors décidé que Timidus serait hissé au rang de saint en raison de sa volonté farouche de vivre à l’écart du Mal, et aussi parce qu’à l’époque Biddlecombe n’avait pas de saint. Or, rien de tel qu’un bon vieux saint pour attirer les croyants et leur soutirer un peu d’argent. Et c’est ainsi que ce bon bougre de Timidus devint saint Timidus de Biddlecombe. Cela dit, vous et moi sommes en droit de nous demander si Timidus n’aurait pas été mieux inspiré de quitter sa grotte et de faire le bien autour de lui, en aidant par exemple les vieilles dames à traverser la rue ou en apportant de la nourriture aux pauvres, au lieu de vivre à l’écart, reclus, sans jamais parler à personne. Après tout, ne pas commettre une mauvaise action ne revient pas à commettre une bonne action. Mais c’est justement parce que nous nous posons la question que ni vous ni moi ne deviendrons jamais des saints. D’un autre côté, comme ni vous ni moi ne finirons ensevelis sous un tas de pierres à cause d’un chantier mal conçu, au bout du compte les deux hypothèses s’équilibrent. À cette époque, l’évêque de Biddlecombe se prénommait Bernard mais il était connu dans tout le pays sous le nom de Bernard le Cruel. De toute évidence, ce n’était pas le nom que ses parents lui avaient donné, ce qui aurait été un peu stupide. Je veux dire, si on décide d’appeler son enfant « le Cruel », c’est vraiment qu’on cherche les problèmes. Et qu’on s’expose à ce genre de conversation : Parents de Bernard : Bonjour, voici notre fils Bernard le Cruel. Nous espérons qu’il deviendra évêque un jour. Un évêque plein de bonté, bien sûr. Pas un évêque cruel… Des amis des parents de Bernard : Euh… dans ce cas, pourquoi l’avoir appelé « Bernard le Cruel » ? Parents de Bernard : Oh ! Bon sang20… L’évêque Bernard le Cruel avait reçu ce surnom car il était effectivement très cruel. Il n’aimait pas les gens qui s’opposaient à lui, en particulier quand il décidait de voler de l’argent, de tuer ceux qui possédaient ce dont il avait envie ou d’avoir des enfants alors qu’un évêque n’est pas autorisé à devenir père. D’ailleurs, il n’était autorisé à commettre aucun de ces actes, mais ça n’arrêtait pas pour autant l’évêque Bernard. Il avait en outre la conviction que les problèmes de la vie pouvaient toujours être résolus en enfonçant un tisonnier brûlant dans le derrière des fauteurs de troubles. Si cela ne marchait pas – ce qui était rarement le cas –, il attachait ses ennemis sur un chevalet et les écartelait jusqu’à ce qu’ils crient très fort « Aïe ! », ou bien il les tuait d’une façon lente et douloureuse. L’évêque Bernard savait que les gens l’appelaient Bernard le Cruel dès qu’il avait le dos tourné mais il s’en moquait. Au contraire, l’idée qu’il terrifiait les gens le ravissait. Lorsque saint Timidus de Biddlecombe, qui lui n’était pas du tout cruel, mourut dans sa grotte, l’évêque Bernard le Cruel commençait à se faire vieux. Il décréta qu’une église devait être édifiée, qui porterait le nom de saint Timidus et où l’évêque voulait être inhumé, dans une crypte spécialement conçue à cet effet. De cette façon, il voulait donner l’illusion d’avoir un point commun avec le saint et peut-être qu’au fil du temps les gens finiraient par oublier qu’il avait été cruel puisqu’il était enterré dans cette église. Mais les gens ne sont pas stupides. À sa mort, l’évêque Bernard fut enterré dans une petite salle sur le côté de l’église. Le seul signe de sa présence était une dalle au sol où était gravé son nom. Par la suite, seuls les touristes qui visitaient la vieille église entendirent parler de lui, et seulement des horreurs qu’il avait commises – car, de toute façon, il n’avait jamais fait le bien. Voilà, c’était l’histoire de l’église de Saint-Timidus. Pourquoi tout cela est-il si important ? Vous le découvrirez plus tard. Pour l’instant, il vous suffit de savoir que le révérend Ussher et M. Berkeley se tenaient devant l’entrée de l’église, accueillant poliment les fidèles, quand le bedeau vit approcher Samuel et donna un coup de coude au vicaire. — Attention, vicaire ! Le fils Johnson arrive ! Vous savez, cet enfant bizarre… Le vicaire eut l’air paniqué. Du haut de ses onze ans, Samuel Johnson posait parfois des questions qui auraient intrigué de vénérables philosophes. Encore récemment, se rappelait le vicaire, il y avait eu une histoire d’anges et d’épingles en rapport avec une activité scolaire… D’ailleurs, il se demandait bien quel genre d’établissement, hormis une faculté de théologie, pouvait demander à ses élèves de débattre de la taille et de la nature des entités angéliques. En y repensant, le révérend Ussher lui-même se sentait pris de vertige. Il avait fini par considérer Samuel Johnson comme une sorte d’enfant prodige ou de génie. Mais c’était peut-être tout simplement un petit garçon irritant comme il y en avait déjà trop à travers le monde au goût du révérend. Samuel était donc à nouveau devant eux, et son front plissé par la concentration laissait présager que l’expertise du vicaire sur les questions divines allait être sévèrement mise à l’épreuve. — Bonjour, Samuel, commença le vicaire en se composant un visage plein de bonne volonté. Eh bien, qu’est-ce qui te trotte dans la tête ce matin ? — Vous croyez à l’Enfer, vicaire ? — Hum… eh bien… Le révérend Ussher marqua une pause. — Pourquoi cette question sur l’Enfer, Samuel ? Tu n’as quand même pas peur d’y aller, si ? J’ai du mal à croire qu’un jeune homme comme toi a des raisons de craindre… euh… la damnation éternelle. Pas plus qu’une damnation temporaire, d’ailleurs… À côté de lui, M. Berkeley étouffa un toussotement comme si, pour sa part, il verrait avec plaisir Samuel Johnson rôtir parmi les flammes d’un lieu aussi terrible si cela pouvait au moins le décourager de poser au vicaire des questions tordues. — Ce n’est pas tant que j’ai peur de m’y retrouver un jour, répondit Samuel. J’ai plutôt peur que ça se retrouve ici. La perplexité du vicaire redoublait. Il savait qu’il risquait de se sentir perplexe à un moment donné de lu discussion ; il n’avait pas prévu que cela se produirait aussi vite. — Je ne suis pas certain de bien te suivre… — Eh bien, est-ce qu’il y a un risque pour que l’Enfer arrive un jour jusqu’ici ? — Jusqu’ici ? intervint le bedeau. On parle de l’Enfer, mon garçon, pas du bus 47 ! Samuel ignora sa remarque. Il n’avait jamais tenu en grande estime M. Berkeley, qui avait toujours l’air renfrogné, même le matin de Noël quand personne n’avait de raison d’être renfrogné. D’un geste de la main, le vicaire fit taire le bedeau. — Non, Samuel. Même si l’Enfer existe, et je n’en suis pas totalement convaincu, il n’a aucun point de contact avec notre royaume terrestre. Il en est complètement distinct, il n’existe que par lui-même. Des gens peuvent arriver en Enfer, mais je peux te certifier que l’inverse ne peut se produire. Il regarda Samuel avec un sourire béat. Samuel ne lui rendit pas son sourire béat. En revanche, il était prêt à prolonger le débat mais M. Berkeley en avait apparemment assez : il attrapa le vicaire par le coude et l’entraîna vers des interlocuteurs nettement moins dérangeants, en l’occurrence M. et Mme Billingsgate, propriétaires du fish and chips local, dont les interventions se limitaient généralement à proposer de la vinaigrette avec leurs plats. Samuel observa d’un œil sombre les deux hommes qui s’éloignaient. Il aurait voulu parler encore un peu avec le vicaire mais c’était à l’évidence impossible. Le vicaire semblait catégorique sur des sujets qu’il ne pouvait connaître avec certitude – sans doute en allait-il toujours ainsi avec les vicaires, songea Samuel. Après tout, il imaginait difficilement un vicaire monter en chaire devant ses fidèles le dimanche et leur demander la raison de leur présence. Un vicaire devait apprendre à accepter certains mystères en toute confiance. Quand Samuel retourna auprès de sa mère, qui bavardait avec ses amies, il vit Mme Abernathy près du muret d’enceinte de l’église. Elle était en train de le surveiller. Il remarqua qu’elle prenait bien soin de ne pas pénétrer dans l’enceinte de l’église. Elle n’était pas non plus présente pendant l’office. Elle salua Samuel de la main mais il se contenta de secouer la tête, essayant de l’ignorer. Samuel. Il entendit sa voix dans sa tête, aussi clairement que si elle se tenait juste devant lui. Il lui jeta un nouveau coup d’œil. Elle n’avait pas bougé mais un mince sourire étirait ses lèvres. Samuel. Il faut qu’on parle. Si tu ne viens pas me voir, je vais m’occuper de ton petit chien et je vais le tuer. Qu’est-ce que tu en dis ? Le si brillant Samuel Johnson va-t-il sacrifier son chien parce qu’il a eu peur de venir me voir ? Samuel avala sa salive. Mme Abernathy ressemblait à la Sorcière de l’Ouest qui menace Dorothy de s’en prendre à son chien Toto dans Le Magicien d’Oz-Il quitta sa mère et s’approcha de la femme près du muret. — Comment ça va, Samuel ? lui demanda-t-elle comme s’ils étaient deux amis qui venaient de se croiser dans la rue par un beau dimanche matin. — Bien. — J’en suis désolée. À vrai dire, j’espérais ne pas te voir du tout. Samuel haussa les épaules. Les yeux déjà bleus de Mme Abernathy parurent s’illuminer encore, attirant son regard vers elle. — C’est vous qui avez envoyé le monstre sous mon lit ! — Oui, et j’ai bien l’intention d’avoir une petite discussion avec lui dès que je le retrouverai. J’ai dépensé beaucoup d’énergie pour l’amener jusqu’ici. Il aurait pu au moins te dévorer vivant ! — Eh bien, il n’en a rien fait. Je l’ai trouvé plutôt sympathique, même. L’expression calme de Mme Abernathy se brouilla l’espace d’un instant. Elle avait beau être un démon, elle présentait un point commun avec tous les adultes qui avaient un jour croisé la route de Samuel Johnson : elle n’arrivait pas à savoir s’il était délibérément culotté ou s’il s’agissait juste d’un enfant très inhabituel. — Je suis venue te proposer une trêve. Je ne sais pas ce que tu as vu ou ce que tu as cru voir dans notre cave, l’autre soir, mais tu te trompes. Tu n’as aucune inquiétude à avoir. Nous sommes juste… de passage pour quelque temps. Samuel secoua la tête. La voix de Mme Abernathy avait des accents étrangement insistants. Il se rappela une pièce de théâtre qu’il avait lue en classe, une histoire de roi qu’on assassinait en lui versant du poison dans l’oreille. En écoutant Mme Abernathy, il eut l’impression de comprendre ce que le roi avait éprouvé en se sentant mourir. — Je… — Je ne veux rien entendre, Samuel. Tu dois apprendre à fermer ta bouche. Si tu ne me mets pas de bâtons dans les roues, alors je te laisserai en paix. Mais si tu me dresses contre toi, tu ne vivras pas assez longtemps pour le regretter. Compris ? Samuel acquiesça, même s’il savait que les paroles de Mme Abernathy étaient mensongères. Il ne serait jamais en paix, ni lui ni personne d’autre, si elle menait à bien ses projets. Mais elle avait une voix si douce et hypnotique que Samuel sentit ses paupières s’alourdir. — Approche, Samuel, murmura Mme Abernathy. Viens plus près, que je te chuchote à l’oreille… Chuchote. Oreille. Poison. En cet instant, Samuel perçut l’ampleur du danger qui le menaçait. Avec un immense effort de volonté, il se pinça la main de toutes ses forces, jusqu’au sang. Il recula d’un pas, son esprit était plus clair à présent, et il vit le visage de Mme Abernathy s’assombrir sous l’effet de la colère. Une main se tendit pour le saisir, comme si elle était douée d’une vie propre. — Sale gamin ! rugit Mme Abernathy. Ne crois pas que tu pourras m’échapper aussi facilement. Tu as intérêt à faire attention, sinon… — Sinon quoi ? dit-il d’une voix provocante. Sinon je vais au-devant de graves ennuis, c’est ça ? Mais qu’y a-t-il de pire qu’un monstre caché sous mon lit, prêt à me dévorer ? Mme Abernathy avait réussi à prendre le dessus sur sa fureur. Elle eut un sourire presque doux. — Oh, tu n’en as pas idée. Bon, eh bien, voici la situation : quoi que tu fasses, tu vas connaître une fin très désagréable. La seule question à régler, c’est : désagréable comment ? Quand ton heure aura sonné, je pourrai faire en sorte que tu t’endormes pour ne jamais plus te réveiller, ou bien que tu ne dormes plus jamais et que chaque minute de ta misérable existence soit une abominable agonie, où tu auras l’impression de ne plus pouvoir respirer et où tu supplieras pour que tes souffrances cessent… — Ça me rappelle le cours de gym, répliqua Samuel en prenant sur lui. Il se félicita de n’entendre aucun tremblement dans sa voix. Ainsi, il pouvait paraître plus courageux qu’il ne l’était. Mme Abernathy leva les yeux sur un point derrière Samuel. Il risqua un coup d’œil derrière son épaule et vit sa mère qui approchait. — Très amusant, Samuel, rétorqua Mme Abernathy en commençant à s’éloigner. Quand mon maître arrivera, nous verrons s’il trouve cela aussi drôle. En attendant, tu as intérêt à la fermer ! Tu te rappelles, j’ai dit que je tuerai ton chien ? Si tu parles à ta mère, c’est elle que je tuerai. Je l’étoufferai dans son sommeil et personne ne le saura jamais sauf toi et moi. Je lui ai parlé au supermarché l’autre jour. Je sais ce que tu lui as raconté… N’oublie jamais, Samuel : parler peut avoir des conséquences terribles. Et, tournant les talons, elle partit, laissant derrière elle un parfum capiteux et une vague odeur de brûlé. — Qu’est-ce qu’elle te voulait ? demanda Mme Johnson. Regardant le dos de Mme Abernathy, elle ne put réprimer une expression de dégoût. Elle ne se rappelait pas pourquoi Mme Abernathy lui déplaisait tant, seulement qu’elle ne l’aimait pas. — Rien, maman, répondit Samuel, résigné. Juste me dire bonjour… Ce soir-là, Samuel décréta qu’il était inutile de raconter aux adultes de Biddlecombe ce qu’il avait découvert. Ils ne le croiraient jamais. À l’inverse, peut-être quelqu’un de son âge le comprendrait-il ? Il ne pouvait plus garder cette histoire pour lui. Demain, il appellerait ses amis à la rescousse, et tant pis s’il essuyait quelques moqueries. 14 OÙ L’ON APPREND QU’IL EST PARFOIS SAGE D’AVOIR PEUR DU NOIR Le même soir, le père de Samuel appela à la maison pour parler à son fils. Samuel essaya de lui raconter ce qu’il avait vu chez les Abernathy, mais tout ce que son père trouva à lui répondre fut « Vraiment ? » et « Comme c’est intéressant », avant de lui demander s’il était content de ses vacances et si sa mère allait bien. Samuel fit une dernière tentative. — Papa, c’est très sérieux. Je n’ai pas inventé cette histoire. — Tu crois que ces gens, les Abernathy, réalisent des expériences dans leur cave ? — Pas des expériences. Je crois qu’ils ont bricolé quelque chose qu’ils n’auraient pas dû bricoler et ça a dégénéré. Maintenant, ils ont ouvert une sorte de portail. — Vers l’Enfer ? — Oui, dit Samuel, sauf que… Il s’interrompit. — Tu ne me crois pas, pas vrai ? — Toi, tu as encore joué à ces jeux vidéo où il faut tuer des démons, non ? Samuel, passe-moi ta mère. Samuel obéit et écouta une moitié de conversation qui semblait tourner autour de trois questions : Samuel savait-il faire la différence entre la réalité et le fantasme, son comportement était-il une sorte de réaction aux difficultés traversées par leur couple et fallait-il envisager de l’emmener voir un psychiatre ? Puis d’autres sujets furent abordés et l’attention de Samuel dériva. En raccrochant, sa mère affichait une expression confuse, comme si elle venait de se rappeler une information très importante sans savoir exactement quoi. — Samuel, tu montes au lit plus tôt, ce soir. Et tu lis un livre qui ne parle pas de démons, de fantômes ou de monstres, hum ? S’il te plaît, fais ça pour moi… Et, mon biquet, fais attention à ce que tu racontes… Puis elle éclata en sanglots. — Ton père va acheter une maison avec cette femme, Samuel, articula-t-elle entre ses larmes. Il dit qu’il veut divorcer. Et il veut venir récupérer cette satanée voiture ! Samuel se serra contre sa mère sans rien dire. Au bout de quelques minutes, elle lui annonça qu’il devait aller se coucher. Il monta dans sa chambre, où il passa un long moment à regarder par la fenêtre, sans pleurer. Tout à coup, les monstres et les démons ne lui semblaient plus aussi importants. Son père n’allait plus revenir à la maison. Pendant ce temps, lui n’était qu’un petit garçon, et personne – ni sa mère ni son père – n’écoutait les petits garçons, personne ne les écouterait plus jamais. Peu après 21 heures, il enfila son pyjama et grimpa dans son lit. Il finit par s’endormir. Boswell fut le premier à sentir arriver l’Obscurité. Il se réveilla à l’autre bout du lit de Samuel, où il avait définitivement décidé de dormir depuis que la créature visqueuse et malfaisante avait brièvement occupé le niveau inférieur. Sa truffe le picota et ses poils se hérissèrent. Bien que très intelligent pour un animal, Boswell, comme la plupart des chiens, divisait le monde en deux catégories : ce qui est bon (à manger, surtout) et ce qui est mauvais. Une petite frange intermédiaire regroupait ce qui pouvait être à la fois l’un et l’autre, ou l’un ou l’autre, sans que Boswell ait vraiment pu trancher pour le moment. Et la première impression de Boswell en ouvrant l’œil fut que quelque chose de mauvais se trouvait dans la chambre, sans qu’il sache exactement quoi. Il ne reniflait ou n’entendait rien d’inhabituel. Il ne voyait rien de spécial non plus, mais sa vue n’étant pas très bonne, tout une armée de choses très mauvaises aurait pu se trouver à quelques centimètres de lui sans qu’il ait la moindre idée de sa présence – sauf à détecter de mauvaises odeurs ou de mauvais bruits. Il sauta du lit, alla renifler tout autour de la chambre puis trottina jusqu’à la fenêtre et posa ses pattes avant sur le rebord. Dehors, tout paraissait parfaitement normal. La rue était déserte. Rien ne bougeait nulle part. Le réverbère le plus proche grésilla et s’éteignit, créant une sorte de flaque d’ombre qui s’étendait à mi-chemin du réverbère suivant. Boswell inclina la tête de côté et gémit doucement. Le deuxième réverbère s’éteignit bientôt et, quelques secondes plus tard, le premier se ralluma. Même avec sa mauvaise vue, Boswell remarqua qu’une forme glissait d’une flaque d’ombre à la suivante. Le troisième réverbère, situé directement devant leur maison, grésilla à son tour puis s’éteignit, mais cette fois il ne se ralluma pas. Boswell observa la flaque d’ombre et la forme dans l’obscurité paraissait l’observer elle aussi. Boswell gronda. Puis, la flaque se mit à changer de forme. Elle s’étendit, comme une nappe de pétrole dégoulinante, coulant en ruisselets de la base du réverbère jusqu’au portail du jardin de la maison située au 501 Crowley Avenue. Elle s’insinua sous le portail et continua de couler dans l’allée jusqu’à la porte d’entrée, hors du champ de vision de Boswell. Il quitta son poste d’observation à la fenêtre, avança d’un pas feutré jusqu’à la porte entrouverte de la chambre et se faufila par l’embrasure. Du haut des marches, il vit l’Obscurité se glisser sous la porte, marquer un temps d’arrêt de quelques secondes pour s’orienter puis, avec une vitesse croissante, atteindre la première marche et gravir l’escalier, ses bords formant comme des doigts qui tiraient derrière eux toute sa masse. Boswell entendit un faible pop quand l’extrémité de l’Obscurité eut passé la porte d’entrée de sorte que, désormais, il voyait une flaque d’environ un mètre de long progresser inexorablement vers lui. Boswell aboya, mais personne ne vint. La porte de la chambre de Mme Johnson restait bel et bien fermée et Boswell distinguait les faibles ronflements de son occupante. L’Obscurité était arrivée au milieu de l’escalier et, en entendant les aboiements, elle accéléra son mouvement. Boswell n’avait pas d’autre choix que de battre en retraite jusqu’à la chambre de Samuel. Il se faufila à nouveau par l’embrasure et referma la porte derrière lui en la poussant de la truffe. Sans cesser de gronder, il recula et constata qu’un mince rai de lumière filtrait entre la porte et la moquette. En bon chien intelligent, il comprit aussitôt que ce n’était pas une bonne chose. Lentement, le rai de lumière disparut, diminuant de la gauche vers la droite jusqu’à s’effacer complètement. Pendant deux secondes, tout resta silencieux. Seuls les bruits de respiration de Samuel et le vrombissement lointain des ronflements de Mme Johnson troublaient le calme. Boswell sauta sur le lit et aboya dans l’oreille de Samuel. — Mmmhhhh… dit Samuel. Grrmpff… Boswell essaya de le lécher tout en gardant un œil sur la porte. Samuel le repoussa, sans même se réveiller vraiment. — Trop tôt…, marmonna-t-il. Pas d’école… À cet instant, l’Obscurité se répandit sous la porte et glissa vers Samuel avec une rapidité qui fit sursauter de peur Boswell. Elle atteignit le pied du lit, l’escalada tel un serpent en s’enroulant autour avant de se faufiler sous la couverture. Boswell sentait son odeur à présent : une odeur saumâtre de vieux vêtements, d’eau stagnante et de putréfaction. Elle ne luisait pas comme du pétrole, même si elle évoluait avec la même rapidité visqueuse. C’était une masse solide d’absence, le néant doté d’une forme et d’une volonté. Et, tandis qu’elle s’apprêtait à étouffer Samuel, Boswell comprit ce qu’il devait faire. Posté au bord du lit, il agrippa une extrémité de l’Obscurité avec ses crocs et tira. Il la sentit s’étirer dans sa gueule comme un morceau de caoutchouc. Sa langue se glaça et la souffrance tétanisait ses mâchoires mais il ne relâcha pas sa prise. Plantant ses griffes dans la couverture, il se mit à reculer jusqu’à l’extrémité du lit. L’Obscurité continuait de s’étendre sur Samuel, elle avait presque atteint son cou. Les griffes de Boswell déchiraient la couverture tandis qu’il s’efforçait de maintenir sa position, mettant toute sa force dans ses crocs. Ses pattes arrière commençaient à glisser, il continuait de mordre violemment l’Obscurité mais il bascula du bord du lit. Le bruit de sa chute et la sensation du glissement de la couverture réveillèrent enfin Samuel. — Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il en se frottant les yeux. Du sol lui parvenaient des bruits de lutte, suivis du gémissement de Boswell. — Boswell ? Samuel se pencha et vit ce qui ressemblait à une couverture sombre et, en dessous, la forme d’un petit animal qui se débattait. L’Obscurité, ou l’entité qui la contrôlait, avait compris que le petit teckel représentait une menace et s’employait à le réduire au silence. — Boswell ! hurla Samuel. Il se baissa et tira sur la nappe sombre mais ses doigts se glacèrent à son contact et, horrifié, il vit alors qu’elle se glissait le long de ses bras. — Beurk ! Libéré de ce poids suffocant, Boswell reprit son souffle et, en voyant son maître en difficulté, mordit à nouveau l’Obscurité. Comme Samuel, de son côté, commençait à reculer, elle s’étirait de plus en plus. — Ne la lâche pas, Boswell ! Se levant, il traîna l’Obscurité et Boswell jusqu’aux toilettes situées à droite de sa chambre. — Ne bouge pas, Boswell ! dit-il en atteignant la cuvette à son chien resté devant la porte. Tenant l’Obscurité d’une main pour l’étirer au maximum, Samuel leva le couvercle de la cuvette et, prenant une profonde inspiration, ordonna à Boswell d’ouvrir la gueule. L’Obscurité jaillit de la gueule du chien et vola de toute sa masse en direction de Samuel. Aussi vite que possible, ce dernier ouvrit la main et l’Obscurité, après avoir percuté le ballon d’eau, tomba dans la cuvette. Immédiatement, des filaments sombres s’accrochèrent aux parois pour essayer de ressortir mais Samuel fut plus rapide : il tira la chasse et regarda avec satisfaction l’Obscurité tournoyer brièvement dans la cuvette avant d’être aspirée dans les égouts. Haletant, Samuel s’adossa contre le lave-mains. — Je n’utiliserai plus jamais ces toilettes ! annonça-t-il à Boswell. Mais le teckel n’était plus à la porte. Il était retourné à son poste d’observation derrière la fenêtre de la chambre et Samuel l’y rejoignit. Ensemble, ils virent le réverbère devant la maison se rallumer, celui d’à côté s’éteindre, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’enfin le coin de la rue reste dans la pénombre un bref moment. Puis une forme s’évanouit dans Stoker Lane. Samuel et Boswell eurent juste le temps de l’apercevoir avant qu’elle disparaisse. Elle ressemblait à une femme. En fait, elle ressemblait beaucoup à Mme Abernathy. 15 OÙ SAMUEL JOHNSON CONTRE-ATTAQUE Le lendemain matin, assis devant son petit déjeuner, Samuel ne parla pas beaucoup. Sa mère le remarqua. — Tout va bien, mon chéri ? Samuel hocha la tête et mangea ses céréales. Il aurait voulu raconter à sa mère ce qui s’était passé durant la nuit, avec la flaque d’Obscurité, mais il ne pouvait pas. Elle ne l’aurait jamais cru et il n’avait aucune preuve. Il ne savait pas où l’Obscurité avait pu être expulsée et, au début, il avait eu peur qu’elle soit restée coincée dans les canalisations de la maison, attendant la première occasion pour resurgir. Mais il y avait réfléchi un peu plus et compris qu’elle était probablement partie dans quelque vieil égout puant, ce qui convenait très bien à Samuel. Il avait tout de même condamné le couvercle de ses toilettes en utilisant du scotch super adhésif. De toute façon, il était le seul à les utiliser et, tant qu’il y prendrait garde, personne ne s’en apercevrait. Mais Samuel avait également très peur, pour lui comme pour sa mère. Il se rappelait que Mme Abernathy avait menacé de tuer Mme Johnson s’il continuait à essayer de la convaincre de ce qu’il savait. Le démon l’avait inquiété, mais Samuel avait au moins pu le raisonner. Avec l’Obscurité, on était passé à un autre niveau. La nuit dernière, Samuel avait eu de la chance ; il s’en était tiré grâce au courage de Boswell, mais Boswell ne serait pas toujours là pour le sauver ou sauver sa mère de ce qui les attendait désormais. Car Samuel en avait la conviction : Mme Abernathy n’allait pas renoncer. Elle lui avait envoyé l’Obscurité pour le réduire au silence. Elle lui enverrait d’autres démons, et l’un d’eux finirait par le vaincre. Samuel ne voulait pas mourir. Il aimait bien être en vie. Mais, tandis qu’il cherchait à prendre la véritable mesure de sa peur, il se sentit gagné par la colère. Mme Abernathy était le mal incarné. Elle voulait commettre des actes atroces, si atroces qu’après eux le monde ne serait plus jamais le même – à supposer qu’il reste un monde une fois les portes de l’Enfer complètement ouvertes. Il fallait l’en empêcher, et Samuel était bien déterminé à se battre contre Mme Abernathy jusqu’à son dernier souffle. C’est alors que la chance se mit à tourner en faveur de Samuel. Une petite télévision était installée dans un coin de la cuisine. Certains matins, pendant le breakfast, la mère de Samuel aimait bien la regarder. Le volume était baissé et c’était le flash info. Samuel leva les yeux et vit un homme en blouse blanche interrogé par un journaliste. Derrière lui, ce qui ressemblait à un énorme enchevêtrement de tuyaux. Samuel le reconnut tout de suite : le Grand Collisionneur de Hadrons, en Suisse. Il avait vu un reportage sur le sujet, au début de l’année et, s’il n’avait pas compris tout ce qui était expliqué, il avait trouvé cette histoire particulièrement fascinante. Il prit la télécommande et monta le son. Le scientifique, un certain Pr Stefan, paraissait un peu gêné. Il était en train d’expliquer pourquoi le collisionneur avait été arrêté. Samuel se rappelait que la machine n’avait pas fonctionné correctement la première fois qu’elle avait été lancée, et que les scientifiques s’étaient trouvés réduits à tâtonner pendant un certain temps avant de la faire marcher comme ils le souhaitaient. Et après tout l’argent dépensé sur ce projet, voilà que le collisionneur semblait à nouveau avoir des ratés ! — Hum, commença le Pr Stefan tandis que le journaliste le lui faisait remarquer, ce n’est pas tout à fait exact. Cet appareil fonctionnait à la perfection mais… eh bien… une particule d’énergie inconnue s’en est échappée de façon imprévue. — Ce qui signifie, plus clairement ? insista le journaliste. — Disons que, pour utiliser le jargon du métier, une pièce a disparu et nous essayons maintenant de l’identifier. — Une pièce ? répéta le journaliste. — Une particule d’énergie, sauf que celle-ci n’a jamais été observée auparavant et présente certaines caractéristiques inhabituelles. — Quel genre de caractéristiques ? — Eh bien, le GCH reconstitue le vide, par conséquent il est hermétiquement clos. Et il devrait être rigoureusement impossible d’en sortir. — Mais vous pensez que cette particule y est parvenue ? — Nous le croyons, oui. Ça pourrait être une simple fuite, c’est pourquoi nous sommes actuellement en train de vérifier chaque centimètre du collisionneur, à la recherche d’une fissure. Comme vous l’imaginez, cette procédure est extrêmement longue. En attendant, nous nous penchons de près sur notre système informatique pour essayer de déterminer précisément ce à quoi nous avons affaire. Le journaliste parut réfléchir au sens de ces paroles. — Existe-t-il un risque pour que cette énergie soit dangereuse ? — Oh, pas le moins du monde ! l’assura le Pr Stefan. Samuel songea qu’il semblait bien sûr de lui pour quelqu’un qui ignorait la nature de cette particule d’énergie. — Et quand, au juste, avez-vous constaté cette fuite d’énergie ? — Le 28 octobre à 19 h 30 précises. Nous avons arrêté le collisionneur peu de temps après. Samuel s’immobilisa, une cuillerée de céréales suspendue entre le bol et sa bouche. Le 28 octobre à 19 h 30. Le 28 octobre à 19 h 30, Samuel et Boswell étaient assis sur le muret du jardin des Abernathy quand ils avaient entendu du bruit en provenance de la cave de la maison, puis vu cette lumière bleue accompagnée d’une odeur nauséabonde. Sans doute s’agissait-il seulement d’une coïncidence mais, pour la première fois, Samuel eut l’impression qu’il y avait peut-être un adulte qui serait très intéressé par son histoire… Samuel s’installa à son ordinateur et scruta la page d’accueil du site Internet du CERN. Il ne trouva pas de numéro de téléphone mais cliqua sur un lien vers la section « Posez votre question à notre expert ». Combien de temps un expert prendrait-il pour lui répondre ? Ce qu’il avait à dire pouvait-il même être considéré comme une question ? Il réfléchit longtemps, puis écrivit son message au CERN. Cher CERN, Mon nom est Samuel Johnson et j’ai onze ans. J’ai des raisons de croire que j’ai découvert votre particule d’énergie manquante ou, en tout cas, que je sais où elle se trouve. Elle se trouve chez les Abernathy, dans la cave de leur maison du 666 Crowley Avenue, à Biddlecombe, en Angleterre. Elle est très bleue et sent l’œuf pourri. La particule d’énergie, bien sûr, pas la ville de Biddlecombe ! Elle s’est matérialisée dans cette maison le 28 octobre à 19 h 30 précises. Pour votre information, je joins à ce message le dessin de ce que j’ai vu dans la cave. Je l’ai scanné sur mon ordinateur. Bien à vous, Samuel Johnson PS : Je crois que M. et Mme Abernathy sont possédés par des démons qui se servent de cette énergie pour ouvrir les portes de l’Enfer. Quand il eut fini de pianoter, Samuel vérifia l’orthographe de son message et le relut une dernière fois pour s’assurer qu’il avait bien décrit tous les détails importants. Il avait d’abord pensé supprimer le passage sur l’Enfer, puis il s’était dit que cela ajouterait une dimension urgente à son message. Après tout, il ignorait combien de personnes « posaient une question à un expert » chaque jour, s’il n’y avait qu’un seul expert pour répondre ou toute une équipe, mais mieux valait attirer l’attention du CERN. De ce point de vue, mentionner l’Enfer et les démons devait permettre à son message de sortir du lot. Il cliqua sur le bouton « Envoyer » et sa lettre s’évanouit dans le cyberespace. Il eut envie de rester à son ordinateur en attendant la réponse mais il se dit que, même si quelqu’un lisait son message rapidement, un certain nombre de discussions seraient nécessaires avant qu’on lui réponde. Samuel n’allait pas rester assis les bras croisés. Ce soir, c’était Halloween et il avait entendu Mme Abernathy et ses démons expliquer qu’ils avaient quatre jours pour tout préparer. Il ne savait pas au juste à quoi renvoyait ce « tout » mais, s’il calculait bien, quatre jours à partir du 28 octobre, cela aboutissait au 1er novembre. Il avait le terrible pressentiment que, dès le lendemain, les portes de l’Enfer commenceraient à s’ouvrir. Il décrocha donc le téléphone et passa quelques coups de fil. Il serait faux de dire que Samuel n’était pas populaire à l’école. Il y avait bien quelques garçons et filles de sa classe qui le regardaient bizarrement quand il se mettait à parler d’anges et d’épingles mais, en général, il s’entendait bien avec à peu près tout le monde. Cependant, il aimait bien aussi rester seul de temps en temps et, après avoir partagé pendant deux mois la même petite salle de classe avec un groupe de gamins de son âge, il était content de se retrouver seul pour les vacances. Ses meilleurs amis étaient Tom Hobbes et Maria Mayer. Le père de Tom était livreur pour la laiterie de la ville où travaillait aussi sa mère, et le père de Maria était employé aux télécommunications. Les trois amis avaient prévu de partir à la chasse aux bonbons ce soir, aussi Tom et Maria étaient-ils un peu surpris que Samuel leur téléphone de si bon matin. Quand il leur annonça qu’il avait une information importante à leur communiquer, ils ne cachèrent pas leur curiosité. Ils se donnèrent rendez-vous devant la pâtisserie du centre-ville et Samuel, accompagné de Boswell, les attendait déjà quand ils arrivèrent ensemble peu après 13 heures. Le magasin s’appelait La Pâtisserie de Pete. Pete était mort des années plus tôt et son fils Nigel lui avait succédé, mais comme La Pâtisserie de Nigel ne sonnait pas bien, tout le monde aurait continué de parler de La Pâtisserie de Pete, bien que son fils ait changé le nom du magasin. Les habitants des petites villes ont des habitudes bizarres… Il y avait toujours des tables et des chaises devant La Pâtisserie de Pete, même l’hiver. Pour cette raison, c’était l’un des principaux lieux de rendez-vous de Biddlecombe. Pete – puis Nigel – n’avait jamais vu d’inconvénient à ce que des gens s’installent à sa terrasse pendant qu’ils attendaient. Même s’ils n’avaient pas l’intention d’acheter des gâteaux, les odeurs provenant de la pâtisserie leur mettaient l’eau à la bouche et, en moins d’une minute, ils entraient dans le magasin pour acheter une tarte « pour plus tard ». Une minute après, ils dévoraient leur tarte et songeaient déjà à en prendre une autre, peut-être la pommes-framboises, en guise de dessert. C’était justement une tarte pommes-framboises que Samuel dégustait quand Tom et Maria vinrent s’asseoir à sa table. Tom dépassait Samuel de quelques centimètres et ne semblait jamais traverser de mauvaise passe. Sa bonne humeur était constante, sauf quand l’équipe de cricket de l’école, dont il était l’un des batteurs-vedettes, perdait un match. Tom ne voyait aucun inconvénient à perdre en d’autres occasions, mais le cricket était sa limite. Le terrain de cricket était le seul endroit où lui et Samuel pouvaient se disputer. Samuel était un bon lanceur avec un bras droit solide mais, à cause de sa mauvaise vue, il avait du mal à attraper la balle. Autrement dit, il était à la fois un atout et un handicap pour l’équipe et, plus d’une fois, Tom et Samuel avaient terminé un match en se criant dessus de toutes leurs forces. Ils n’en restaient pas moins amis et Tom éprouvait en secret une admiration mêlée de crainte pour Samuel, qu’il enviait pour la façon dont son cerveau fonctionnait même s’il ne la comprenait pas toujours. Maria était la plus petite des trois et avait de très longs cheveux qu’elle nouait chaque jour en queue-de-cheval avec un de ses nombreux rubans. Ceux qui ne la connaissaient pas bien pouvaient la trouver par moments timide et silencieuse, mais Samuel savait qu’elle était très brillante et pleine d’humour. C’est juste qu’elle n’aimait pas se donner en spectacle. Quand elle serait grande, Maria voulait devenir scientifique. Elle était la seule dans l’entourage de Tom et de Samuel à faire ses devoirs pour le plaisir. Boswell remua la queue pour saluer les deux arrivants puis se retourna vers la tarte posée sur la table. Il savait qu’au bout du compte Samuel lui en donnerait un peu. Samuel partageait toujours sa nourriture avec lui, sauf le chocolat car ce n’était pas bon pour le teckel : il lui donnait des vents et Boswell pouvait être un chien très nauséabond si on le nourrissait mal. — Et maintenant, annonça Tom après que lui et Maria eurent acheté leur tarte et pris place autour de la table, parle-nous un peu de ce grand mystère ! Boswell avala le morceau de tarte que lui avait donné Samuel, lécha jusqu’à la dernière miette puis choisit de baver sur les chaussures de Tom. Tom opta pour une diversion en cédant à son tour quelques miettes de tarte au chien afin d’éviter que la bave n’attaque ses chaussettes. — Eh bien voilà : vous allez sans doute avoir du mal à me croire et je ne sais pas comment je vais réussir à vous convaincre. Tout ce que je vous demande, c’est de m’écouter car, là, j’ai vraiment besoin de votre aide. Il avait parlé d’une voix si grave que Tom s’arrêta de manger pendant quelques instants – et Tom, comme Boswell, ne s’arrêtait pas de manger sans une bonne raison. — Ouh là ! Ça m’a l’air sérieux. Allez, vas-y. Je t’écoute. Il regarda Maria, qui acquiesça : — On t’écoute. Alors Samuel leur raconta tout, jusqu’au message envoyé au CERN. Quand il eut terminé son récit, le silence se fit parmi les trois amis. Puis Tom décréta : — Tu es complètement cinglé. — Tom ! le réprimanda Maria. — Non, je t’assure. Tu essaies de nous expliquer que cette Mme Abernathy n’est pas vraiment Mme Abernathy mais une créature à tentacules, que sa cave est un grand trou bleu qui, on ne sait pas comment, s’est transformé en un tunnel menant à l’Enfer et que, demain, les portes de ce tunnel vont s’ouvrir pour libérer, quoi ? Des démons ? — Ce genre de trucs, oui, répondit calmement Samuel. — Alors tu es carrément givré. Samuel se tourna vers Maria. — Et toi ? Qu’est-ce que tu en penses ? — C’est un peu difficile à avaler, admit-elle d’une voix douce. — Je ne mens pas. Il regarda ses deux amis d’un air sérieux. — Sur ma vie, je vous jure que je ne mens pas. Et… Il marqua une pause. — Quoi ? demanda Maria. — J’ai peur. Je suis mort de peur. Et tous les deux surent qu’il était sincère. — En tout cas, reprit Tom, il n’y a qu’un moyen d’en avoir le cœur net. — Lequel ? Mais Maria n’avait pas besoin de poser la question : elle connaissait déjà la réponse. — Aller faire un tour dans la maison des Abernathy, répondit Tom avec un large sourire. Au même instant, au CERN, le technicien du site Internet en charge de la section « Posez votre question à notre expert » aborda le Pr Hilbert en brandissant un message imprimé au bas duquel était dessinée une spirale bleue. — Professeur ! dit-il, nerveux. C’est peut-être sans importance mais… 16 OÙ L’ON VISITE LA MAISON DES ABERNATHY, DANS LAQUELLE IL NE DOIT PAS FAIRE BON VIVRE Comme ils avaient décidé d’attendre que le jour commence à tomber pour aller explorer la maison des Abernathy, Samuel et Maria passèrent une bonne partie de l’après-midi à entraîner Tom à la batte. Quand le ciel commença à s’obscurcir, ils repassèrent chez Samuel pour vérifier sa messagerie : aucune réponse du CERN. — Ils sont sûrement très occupés, raisonna Tom, avec leur gros truc, là, le collisionneur cassé… — Il n’est pas cassé, corrigea Samuel. Enfin, pas exactement. Ils l’ont arrêté, le temps d’enquêter sur cette fuite d’énergie. — Cette particule d’énergie qui, selon toi, a atterri dans la cave des Abernathy. Ça fait un sacré voyage depuis la Suisse. Ils ne sont pas suisses, si ? Samuel réfléchit. — Non, je ne crois pas. M. Abernathy ne m’a pas semblé suisse quand je lui ai parlé. Mme Abernathy, elle… elle ne sent pas très bon, c’est tout. Cela dit, Samuel ne se rappelait pas avoir jamais discuté avec un Suisse. Il avait juste l’intuition que les Suisses ne parlaient pas comme M. Abernathy, qui avait un accent bourru du Nord, ni comme Mme Abernathy, avec ses intonations snob. Maria jeta un coup d’œil par la fenêtre de la chambre de Samuel. — Ça y est, c’est le soir. Tu es sûr qu’on a raison de faire ça ? Ça ne me paraît pas bien, de se faufiler la nuit dans le jardin de tes voisins. Je veux dire… qu’est-ce que tu espères voir ? Samuel haussa les épaules. — Juste… je ne sais pas. Quelque chose qui va vous obliger à me croire. — D’accord, imaginons qu’on te croie ? Et après ? — Eh bien, vous saurez que je ne suis pas fou. Ni un menteur. Maria sourit tendrement. — Je sais que tu ne nous mentirais jamais, Samuel. — Même si tu es peut-être fou ! Tom avait lancé sa remarque avec un sourire. Il reprit : — Allez, en route ! Il faut que je sois rentré chez moi pour le dîner sinon ma mère va me passer un savon d’enfer… Il prit conscience de ce qu’il venait de dire. — D’enfer ? Pigé ? Vous voyez, je suis drôle même sans le faire exprès ! Maria et Samuel roulèrent des yeux. — Oh, ça va ! dit Tom. Certaines personnes n’ont vraiment aucun sens de l’humour… Quand ils arrivèrent devant la maison des Abernathy, elle leur parut vide. Boswell les suivait avec une certaine réticence. — On dirait qu’il n’y a personne, remarqua Tom. — Ça fiche la trouille, ajouta Maria. Je sais, c’est juste une maison banale, mais depuis ce que Samuel nous a raconté sur les gens qui y vivent… — Non, reprit Tom en chuchotant, tu as raison. Je le sens. Les poils se hérissent sur ma nuque. Il y a un truc qui ne tourne pas rond par ici… — Boswell aussi le sent, dit Samuel et, de fait, Boswell laissait échapper de petits geignements. Devant le portail du jardin, le chien se planta fermement sur son postérieur comme pour dire : « Voilà, je n’irai pas plus loin. Si vous voulez que je continue avec vous, il va falloir me traîner de force. » Samuel attacha la laisse de Boswell au portail. — On ferait mieux de le laisser ici. — Je peux rester avec lui ? demanda Tom, plaisantant à moitié. — Allez, andouille ! répondit Maria en le tirant par le bras dans le jardin, suivie de près par Samuel. — Tu n’avais pas la frousse, il y a une minute ? murmura Tom. — J’ai toujours la frousse, mais c’est tellement intéressant. L’expression de Maria avait changé : elle semblait vraiment excitée. Un jour, M. Hume avait déclaré qu’elle avait un esprit parfait pour les sciences. Elle était à la fois curieuse et méticuleuse et, si elle flairait un problème qui l’intriguait, elle ne le lâchait pas tant qu’elle ne l’avait pas résolu. Samuel conduisit ses amis jusqu’à un soupirail de la cave. Au plafond, une simple ampoule jetait dans la pièce une lumière orange sinistre. Ils s’accroupirent et scrutèrent la pièce à travers la vitre mais, en dehors du fatras habituel dans les caves, rien n’attira leur attention. — C’est là que ça s’est passé, expliqua Samuel. Le cercle bleu, la grande main avec des griffes, tout ! — Eh bien, c’est plutôt calme maintenant, observa Tom. Cela dit, ça sent quand même bizarre… Il avait raison. Aux abords de la cave, y compris dans le jardin, régnait une odeur pestilentielle. — Et ça, vous sentez ? questionna Maria en levant la main tout près de la vitre. Les deux garçons l’imitèrent. — On dirait de l’électricité statique, répondit Tom. Il avança encore la main, comme pour toucher la vitre, mais Maria l’en empêcha. — Non. Je crois que ce n’est pas une bonne idée. — C’est juste de l’électricité statique. — Non, sûrement pas. Elle indiqua le châssis de la fenêtre. On y discernait une infime lueur bleutée, à peine visible à l’œil nu. Maria repartit en longeant la façade de la maison. — OÙ elle va ? demanda Tom. Samuel l’ignorait mais il décida quand même de la suivre. Tom, préférant ne pas rester seul, lui emboîta le pas. La maison des Abernathy était située au centre d’un vaste jardin, de sorte qu’aucun obstacle n’empêchait d’en faire le tour. Tout en marchant, Maria désignait les fenêtres. — Là, murmurait-elle, et là encore ! En se concentrant suffisamment, ils découvraient à chaque fois le faible halo bleu autour des fenêtres. — Je suppose que ce doit être un genre de système d’alarme, expliqua Maria. Ils ont en quelque sorte sécurisé la maison. Ils arrivèrent à l’arrière de la maison. À gauche de la porte d’accès se trouvait une cuisine vide. À droite un salon avec une télé, deux canapés et quelques fauteuils. Une lampe éclairait cette pièce, dessinant sur la pelouse un carré de lumière. D’un même pas, les trois enfants s’approchèrent de la fenêtre et regardèrent. Boswell était très malheureux de se retrouver attaché par sa laisse au portail du jardin. Comme la plupart des chiens, il n’aimait pas être attaché à quoi que ce soit. Attaché, on ne pouvait pas se défendre si un plus gros chien passait par là, et encore moins s’enfuir si nécessaire. Pour être honnête, compte tenu de ses petites pattes et de son long corps, Boswell n’était pas non plus très doué pour la fuite. Mais, s’il y avait pire qu’être attaché à un portail de jardin, c’était bien d’être attaché au portail de ce jardin précis. Cette grande maison dégageait une odeur qui déplaisait fortement à Boswell. Pas seulement à cause de la puanteur qu’avaient aussi remarquée les enfants. L’odorat de Boswell était bien plus sensible que celui des humains : son museau était équipé de vingt-cinq fois plus de capteurs sensoriels et il était capable de percevoir des odeurs cent millions de fois moins concentrées que celles accessibles aux humains. En flairant l’air autour de la maison et en le filtrant avec ses capteurs, il identifiait des relents de viande avariée, de maladies, de choses mortes qu’il ne vaut mieux pas toucher, ni goûter, ni même respirer trop longtemps sous peine d’avoir la nausée. Et, tapie derrière ces odeurs, une odeur que tout animal déteste et redoute : l’odeur du brûlé. Soudain, Boswell se redressa. Il avait entendu un bruit, des bruits de pas qui se rapprochaient. Une des mauvaises odeurs s’intensifia, mélangée à une autre moins désagréable qui semblait servir à cacher la première. Boswell connaissait cette odeur pas-si-mauvaise, ce qui ne veut pas dire qu’il l’appréciait. Elle était trop forte, trop sucrée et trop entêtante. Elle lui rappelait l’odeur qui émanait parfois de Mme Johnson et des petits flacons qu’elle gardait dans sa chambre. Comme le parfum de trop de fleurs à la fois. Même avec sa vue médiocre, Boswell reconnut la femme dès qu’elle parut au coin de la rue. Il avait déjà commencé à reconstituer son image grâce à son flair, et maintenant ses pires craintes se trouvaient confirmées : c’était la femme cruelle, celle qui leur avait envoyé l’Obscurité. Boswell se mit à gémir. Trois personnages – deux hommes et une femme -étaient assis dans le salon, dont les murs étaient tapissés d’une étrange moisissure orange qui s’étendait à la moquette et au plafond. Elle recouvrait aussi les chaises sur lesquelles étaient assis ces trois personnages, comme s’ils étaient en train de pourrir et que leur pourriture contaminait lentement la pièce. Ils ne bougeaient pas, ne parlaient pas, et leur visage figé dans un étrange sourire rappelait celui de gens témoins d’une scène qu’on ne peut trouver drôle que si l’on est doté d’un sens de l’humour très particulier. Samuel reconnut M. Abernathy et son ami M. Renfield, accompagnés de Mme Renfield. Ils avaient bien changé depuis la dernière fois qu’il les avait vus. Il les trouvait plus gros ; déformés, plutôt, comme s’ils avaient gonflé de l’intérieur. C’était M. Abernathy qu’il distinguait le mieux. Des cloques s’étaient formées sur sa peau qui avait pris une teinte gris-vert. Il paraissait malade. Si malade, même, que Samuel se demanda si M. Abernathy était en réalité pire que malade. Les nuées de mouches qui volaient dans le salon en dépit de la saison laissaient penser que l’air devait y être irrespirable. Samuel crut voir une mouche se poser sur les yeux de M. Abernathy et trottiner de l’un à l’autre, une poussière noire sur le blanc laiteux des globes oculaires. M. Abernathy ne cligna même pas des paupières. C’est Tom qui prononça le mot auquel pensait Samuel. — Ils sont… morts, non ? La mouche s’envola. Au même moment, une très longue langue surgit de la bouche de M. Abernathy en se déroulant. Elle était rose et parsemée de petites épines qui paraissaient aiguisées et collantes. Elle intercepta la mouche à mi-vol puis la propulsa dans la bouche de M. Abernathy. Ce dernier la mâchonna un instant puis l’avala. — Oh, je crois que je vais vomir…, gémit Maria. — C’était une langue ? demanda Tom. Bon sang oui, c’était une langue ! Mais les gens n’ont pas de langues aussi longues. Ce genre de langue, c’est… Soudain ils entendirent des jappements furieux de l’autre côté de la maison et ils comprirent qu’ils étaient dans le pétrin. Dès que Boswell vit Mme Abernathy, il essaya de s’arracher à son collier. Samuel ne le serrait jamais car le cou de Boswell était si fin que, de toute façon, aucun ne lui allait vraiment. Le teckel tira sur sa laisse et sentit peu à peu le collier remonter sur l’arrière de son cou. Il lui faisait mal aux oreilles mais Boswell ne s’arrêta pas pour autant. Il savait que, s’il était encore attaché au portail quand la femme cruelle arriverait, elle s’en prendrait à lui puis à Samuel. Et personne ne ferait de mal à Samuel à cause de lui ! Le collier avait presque dépassé ses oreilles quand les pas de la femme cruelle s’accélérèrent. Mme Abernathy avait repéré le chien dès qu’elle était arrivée au coin de la rue. Elle mit un moment avant de l’identifier comme le teckel de Samuel Johnson. — Oh, le sale gosse, siffla-t-elle entre ses dents. Espèce de sale petit gosse ! Elle commença à courir. Boswell risqua un coup d’œil sur sa gauche et vit la femme cruelle se rapprocher. Il donna un dernier coup sur son collier et le sentit glisser complètement, manquant d’emporter ses oreilles. Jetant des regards vers l’allée menant à la maison et vers Mme Abernathy, il se mit à aboyer. Il espérait que Samuel et ses amis reviendraient aussitôt, mais rien. Partez ! aboyait-il. C’est la femme cruelle ! Partez ! Mais toujours aucun signe d’eux. Il regarda sur sa gauche et vit que la femme était en train de changer de forme. Des mouvements étranges bosselaient son manteau. Tout à coup, le tissu se lacéra et de longues antennes roses jaillirent des déchirures, chacune se prolongeant par des pinces qui claquaient dans l’air glacé. Une antenne s’étendit vers Boswell, les pinces cliquetaient et dégoulinaient d’un liquide puant qui gouttait par terre. Instinctivement, Boswell tenta de happer les pinces avec sa gueule ; l’antenne se rétracta, mais le répit fut bref. Elle se releva tel un cobra sur le point de mordre. Boswell sentit le danger. Sans autre choix, il détala, queue basse, aussi rapidement que ses petites pattes le lui permettaient. Quelque chose l’effleura mais il ne se retourna pas. Il se cacha ensuite sous une voiture et hasarda un coup d’œil entre les roues. La femme cruelle resta un moment devant le portail du jardin, agitant ses longs tentacules dans le ciel nocturne, puis se retourna et entra dans le jardin. Quelques secondes plus tard, Boswell entendit un bruit atroce, tellement strident et perçant qu’il lui fit mal aux tympans. Il était trop aigu pour être détecté par une oreille humaine mais Mme Abernathy n’essayait pas de contacter les humains. Elle appelait les autres démons. 17 OÙ MME ABERNATHY CHANGE SES PLANS Tom jeta un coup d’œil depuis l’arrière de la maison et vit Mme Abernathy entrer dans le jardin puis refermer avec soin le portail derrière elle. Ses tentacules remuaient dans l’air calme du soir ; le fluide qui coulait de leurs pinces luisait à la clarté lunaire. Tom en compta douze. Par terre, aux pieds de Mme Abernathy, il reconnut le collier de Boswell. Mme Abernathy avança de trois pas, s’immobilisa. Elle inclina la tête sur le côté, comme si elle tendait l’oreille, et ne s’avança pas davantage vers la maison. Elle attendait. Et elle bloquait la sortie. Tom courut rejoindre Samuel et Maria près de la fenêtre. — On a un problème ! Il y a une femme dans le jardin avec des tentacules qui lui sortent du dos. — Mme Abernathy, dit Samuel. Et Boswell ? — Aucun signe. À part son collier, mais vide. Une expression inquiète assombrit le visage de Samuel. — Elle n’a quand même pas…, commença-t-il, sans oser aller jusqu’au bout. Il n’avait pas envie d’imaginer ce que Mme Abernathy pouvait avoir fait à son chien. Quelques secondes plus tard, Samuel entendit Boswell aboyer. Les jappements étaient plus lointains que les précédents, mais c’était bien lui. — Il va bien ! soupira-t-il. — Ouais, mais pas nous, remarqua Tom. Si Mme Abernathy a reconnu Boswell, elle sait que tu es dans le coin. Samuel avala sa salive. — Elle ne sait pas que toi et Maria êtes avec moi. Je peux faire diversion pour vous laisser le temps de filer. Tom regarda Samuel avec une expression presque admirative – avant de lui frapper le bras. — Aïe ! Qu’est-ce qui te prend ? — Ça t’apprendra à être stupide ! Hors de question qu’on te laisse tout seul ici. Soudain, Maria lui plaqua une main sur la bouche pour le faire taire. Elle posa l’index sur ses lèvres puis le retira et indiqua le rectangle de lumière projeté par la fenêtre. L’ombre d’un homme s’y découpait à présent. Elle se mit à évoluer et ils virent bientôt en jaillir huit membres hérissés d’épines, semblables aux pattes d’une araignée. Puis l’ombre se retourna et rapetissa à mesure que l’homme – ou la créature – qui se tenait devant la fenêtre s’éloignait. — Il faut à tout prix qu’on tente notre chance, dit Samuel. — On ne peut pas sortir par où on est rentrés, raisonna Tom. Cette femme bloque l’issue. — Et on ne peut pas passer par-dessus le mur du jardin, ajouta Maria. Il est trop haut. Des bruits se faisaient entendre à l’intérieur de la maison. Un vase cassé, des pas traînants comme si quelqu’un ayant des difficultés à marcher s’approchait de la porte arrière. Tom remarqua, sur le côté gauche du jardin, des caisses en plastique remplies de bouteilles de vin vides, prêtes pour le recyclage. — Tu crois que tu pourrais toucher ces bouteilles avec une pierre ? demanda-t-il à Samuel. — Si j’en avais une, oui. Tom indiqua à Samuel un petit parterre de rocaille agrémenté de plantes vertes. Samuel se pencha et trouva tout de suite une pierre de la taille d’une balle de cricket. Il prit une ample inspiration et la lança en une longue parabole jusqu’aux caisses de bouteilles. La pierre atterrit en plein dans le mille, faisant exploser le goulot des bouteilles les plus grandes dans une pluie de bris de verre. — Maintenant ! dit Samuel. Ils coururent vers le côté droit du jardin, longeant le parterre de rocaille et le mur de la maison. Ils entendirent la porte s’ouvrir derrière eux mais ils étaient déjà arrivés au coin de la façade, face au portail. Mme Abernathy n’était plus là et quand Maria risqua un coup d’œil, elle vit la silhouette d’une femme s’éloignant de l’allée pour se diriger promptement vers l’autre côté de la maison. Saisissant leur chance, ils piquèrent un sprint vers la rue, piétinant au passage les massifs de fleurs et les buissons si soigneusement entretenus par M. Abernathy avant qu’il soit remplacé par une créature ignorant tout des subtilités du jardinage. Tom fermait la marche quand son pied se coinça dans une tige de lierre rampant. Il trébucha et tomba. Samuel et Maria s’arrêtèrent devant le portail. La jeune fille s’apprêtait à repartir pour aider son ami quand Mme Abernathy, alertée par le bruit, réapparut devant la maison. — Sales gamins ! s’exclama-t-elle. Vous ne savez pas qu’il est interdit d’entrer sur une propriété privée ? Deux tentacules s’allongèrent plus que les autres puis se lancèrent à toute vitesse vers Tom qui tentait de se relever. Il vit combien les pinces étaient aiguisées et sentit l’odeur du liquide dégoulinant comme de la bave. Il levait la main pour se protéger lorsqu’un objet fendit l’air devant lui. C’était un râteau qui percuta les tentacules de plein fouet et les plaqua au sol. Ils restèrent coincés, empalés par les dents du râteau. Un sang noir s’écoula sur la pelouse. Mme Abernathy poussa un cri de douleur et de surprise tandis que Maria, délaissant son arme, allait s’occuper de Tom. Le visage déformé par un rictus douloureux et furieux, Mme Abernathy traversait le jardin. Ses tentacules avaient réintégré son corps à l’exception de la paire clouée au sol par le râteau de Maria. Mme Abernathy s’agenouilla, retira l’outil puis le jeta. Lentement, comme des animaux blessés, les tentacules rapetissèrent, rentrant dans la peau de la créature où ils laissèrent une série de petits trous sanguinolents qui noircissaient son manteau en lambeaux. M. Renfield s’approcha d’elle d’un pas tramant. Les huit pattes épineuses étaient rentrées dans son corps et ce qui ressemblait à une paire de mandibules disparut dans sa bouche. Il avait toujours ce sourire vide et dénué d’humour. Derrière lui, Mme Renfield et M. Abernathy apparurent, suivis par un nuage de mouches. M. Abernathy s’arrêta devant sa femme. Il se tourna vers elle, le regard inexpressif, et elle le gifla si fort du plat de la main que son cou se déchiqueta, et sa tête bascula sur ses épaules selon un angle curieux. Il leva les mains pour tenter de remettre sa tête en place mais elle ne tenait plus. Il finit par abandonner, laissant sa tête pendouiller. Cela ne paraissait pas trop douloureux à en juger par son sourire inamovible. — Espèce de crétin ! Maintenant, ils sont trois à connaître notre existence ! Mme Renfield s’avança. — Qu’allons-nous faire ? demanda-t-elle. Les supprimer ? — Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps, répondit Mme Abernathy. Il faut lancer l’opération. — Mais tout n’est pas prêt. — Les démons sont assez nombreux. Les portes peuvent s’ouvrir et les laisser sortir. Ils paveront le chemin pour le Mal Suprême et il terminera ce qu’ils auront commencé. Allez-y ! Je vous rejoins tout de suite. M. et Mme Renfield partirent, suivis par M. Abernathy et sa tête pendante. Mme Abernathy avança jusqu’à la rue et regarda dans la direction où étaient partis les trois enfants et le chien. Elle vit leur forme fantomatique flotter dans l’air avant de se dissiper comme un voile de brume. Peut-être les autres avaient-ils raison, pensa-t-elle. Il n’était pas encore temps. Le Mal Suprême voulait faire une entrée spectaculaire, provoquant la panique et la terreur à la tête de son armée de démons. Au lieu de ça, leur attaque sur le monde des hommes se déroulerait plus lentement. Le tunnel s’élargirait de plus en plus et les démons se multiplieraient, tirant l’énergie dont ils avaient besoin du collisionneur. Quelques heures suffiraient pour faire fondre les portes et, alors, le Mal Suprême partirait à l’assaut de la Terre… Un petit personnage portant un masque de diable et des cornes apparut devant elle. — Un mauvais tour ou un bonbon ? Mme Abernathy lui jeta un regard intrigué puis se mit à sourire. Le sourire se transforma en un rire terrible et glaçant. Elle plaqua sa main sur sa bouche puis dit : — Comme c’est charmant ! Oh, vraiment, c’est parfait ! Comme tous les petits garçons du monde, le petit garçon derrière le masque, qui se prénommait Michael, se moquait bien de ce qui était « charmant », comme des adultes qui semblaient trouver amusant ce qui ne l’était pas du tout. — Alors, vous me donnez quoi ? s’enquit-il d’un ton impatient. — Oh, je vais te donner quelque chose. À toi et à tous ceux de ton espèce. Et vous ne recevrez plus rien après. Car je vais te donner… la mort ! — Ah ! Pas de bonbon, alors ? demanda le petit garçon. Le rire de Mme Abernathy s’évanouit et elle s’accroupit devant Michael. Il remarqua une faible lueur dans ses yeux, qui s’amplifia, s’intensifia jusqu’à remplir les orbites de la femme d’une lumière bleu glacé qui le fit grimacer de douleur. Quand elle ouvrit la bouche, il sentit la puanteur de ses organes. — Pas de bonbon, dit Mme Abernathy. Plus jamais de bonbon. Elle regarda le petit garçon s’enfuir en courant et pensa : Cours, cours tant que tu peux, mais tu ne m’échapperas pas. Ni à moi, ni à mon maître. 18 OÙ LE PORTAIL S’OUVRE EN GRAND Assise sur son canapé, Mme Johnson adressait des sourires maladroits à son visiteur, un certain professeur Planck. C’était un petit homme brun avec une barbichette en pointe et des lunettes cerclées de noir. Mme Johnson lui avait servi un thé, proposé un biscuit. À présent, elle essayait de comprendre pourquoi il avait sonné à sa porte. Tout ce qu’elle savait, c’est que sa présence avait un rapport avec Samuel. Comme d’habitude… Le Pr Planck était un universitaire, chargé de recherche en physique des particules et collaborant depuis des années avec le CERN. Quand le message envoyé par Samuel en Suisse lui avait été transmis, il s’était précipité à Biddlecombe. Il n’était pas convaincu qu’un petit garçon pouvait réellement leur être utile, mais un détail dans son dessin et la mention de l’odeur d’œuf pourri avaient attiré l’attention des scientifiques du CERN. Et il se retrouvait donc assis dans ce salon, sirotant du thé en grignotant une gaufrette au chocolat, avec l’espoir de déterminer si le fils de Mme Johnson était capable de leur apporter l’aide dont ils avaient tant besoin. — Samuel n’a pas fait de bêtises, n’est-ce pas ? demanda sa mère. — Non, pas du tout, l’assura le professeur. Il nous a juste envoyé un e-mail très intéressant et nous voudrions en parler avec lui. — Et « nous », ce sont les gens du CERN ? — En effet. — Est-ce que… Samuel aurait résolu un des mystères de l’univers ? Le Pr Planck sourit poliment et reprit son grignotage. — Pas exactement, finit-il par répondre. Dites-moi, qu’est-ce que vous savez des gens qui habitent au 666 ? Mme Abernathy descendit à la cave, suivie de M. Abernathy et des Renfield. Une lumière bleue de la taille d’une tête d’épingle était suspendue dans l’air, vibrant d’une pulsation douce. Mme Renfield grogna, déçue. — Il était là tout le temps, dit-elle à Mme Abernathy, et tu nous l’as caché ! — Vous n’aviez pas besoin de savoir. — Qui es-tu pour en décider ? Mme Abernathy se tourna vers elle. Un bref instant, sa bouche s’ouvrit, énorme, menaçante, révélant d’innombrables rangées de dents. Les mâchoires se refermèrent brutalement et Mme Renfield recula, effrayée. Puis, aussi soudainement qu’elle était apparue, la bouche géante s’évanouit et Mme Abernathy retrouva toute sa beauté. — Tu ferais mieux de tenir ta langue et de ne pas me tenir tête, ou je t’arrache les deux, l’avertit Mme Abernathy. Rappelle-toi toujours à qui tu t’adresses : je conseille notre maître et suis son émissaire sur Terre. Tout manque de respect à mon égard lui sera répété, et la punition sera terrible. Mme Renfîeld baissa la tête, mortifiée. La seule pensée des châtiments qu’elle risquait d’encourir la terrifiait. Bien qu’appartenant à une classe de démons inférieure à celle de Mme Abemathy21, elle était jalouse de ses pouvoirs et de sa proximité avec le Mal Suprême, car tout ce qui est démoniaque est pourri par la jalousie et l’envie de passer devant les autres. Maintenant qu’elle avait manifesté sa colère, elle risquait de s’attirer les foudres de son maître car Mme Abernathy lui rapporterait sûrement sa remarque impertinente. Mais si elle réussissait à la vaincre et à prendre sa place, c’est à elle qu’il reviendrait de préparer la venue du Mal Suprême. Et, alors, elle serait récompensée au lieu d’être punie. Elle décida donc de passer à l’action. Ses mâchoires s’écartèrent et d’entre ses lèvres surgit une araignée chélicérate dont les crochets creux contenaient du poison. Elle s’approcha de Mme Abernathy par-derrière, les yeux fixés sur la peau translucide à la base de la nuque de sa proie. Soudain, Mme Renfield se figea, incapable d’avancer davantage. Elle sentit sa gorge se rétrécir comme si une main l’avait saisie et l’étranglait lentement. Mme Abernathy se retourna vers elle, les yeux embrasés d’une flamme bleue. — Pauvre folle ! Maintenant, tu vas souffrir. Mme Abernathy agita les doigts devant le visage de Mme Renfield. L’araignée continuait de grossir entre ses lèvres mais elle se retournait peu à peu vers son propre cou. Les yeux de Mme Renfield s’écarquillèrent, paniqués, mais elle ne pouvait rien faire pour empêcher ce qui allait se produire. Les deux crocs percèrent sa peau et commencèrent à injecter du poison dans son propre organisme. Ses globes oculaires enflèrent, son visage se noircit jusqu’à ce qu’elle s’écroule. Après un ultime spasme, son corps tomba en poussière. Mme Abernathy revint vers le point de lumière bleue. — Maître, dit-elle, ton serviteur t’appelle. La lumière grossit et l’air dans la cave devint glacé. L’haleine de Mme Abernathy formait de petits nuages blancs. La pointe de ses doigts était tellement gelée qu’elle lui faisait presque mal. Tout à coup, une voix retentit. Elle semblait venir à la fois de nulle part et de partout, son écho se répercutant à travers la pièce. Elle était à la fois grave et stridente, comme le sifflement d’un serpent dans une grotte humide. — Je sssssuis là. Parle. — Maître, nous devons passer à l’action. Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps. Elle avait parlé d’une voix tremblante car, même en cet instant, après être restée auprès du Mal Suprême si longtemps que l’éternité ne pouvait même pas s’y comparer, il avait encore le pouvoir de la terroriser. — Pourquoi ? — Nous avons rencontré… une légère difficulté, dit-elle en choisissant ses mots avec soin. Quelqu’un a découvert notre présence. — Qui ? — Un enfant. — Pourquoi le problème posé par cet enfant n’a-t-il pas été résolu ? — Nous avons essayé. Il a eu de la chance. Et maintenant, il commence à raconter ce qu’il sait à d’autres… Il y eut un silence. Mme Abernathy sentait la colère de son maître s’intensifier. — Tu me déçois. Et tu paieras pour ma déception. — Oui, maître. Mme Abernathy baissa la tête comme si le Mal Suprême se trouvait devant elle, prêt à laisser libre cours à sa fureur. — Qu’il en soit ainsi : lançons l’opération. Mais, avant qu’ils puissent débuter quoi que ce soit, la sonnette de la porte d’entrée retentit. Dans les entrailles du CERN, les responsables scientifiques étaient réunis dans le bureau du Pr Stefan. — Des nouvelles du Pr Planck ? demanda-t-il. Le Pr Hilbert consulta sa montre. — Il devrait être avec le garçon à l’heure qu’il est. — Si c’est une plaisanterie, j’aurai la peau de ce gosse… menaça le Pr Stefan. Pour s’occuper les mains, il voulut prendre le stylo posé au bord de son bureau. Mais avant que ses doigts ne l’atteignent, le stylo tomba par terre. Le professeur le regarda d’un air intrigué. — Bizarre…, dit-il. À cet instant, il sentit les vibrations qui parcouraient le meuble. Un grand bourdonnement emplit l’ensemble du complexe et toutes les lumières faiblirent. Sur les écrans de tous les ordinateurs, d’innombrables données s’affichèrent, mélangeant araméen et code binaire. — Qu’est-ce qui se passe ? souffla le Pr Stefan. Mais il savait déjà. Le collisionneur s’était remis en route. Mme Abernathy alla ouvrir la porte. Sur le perron, un petit homme avec une barbichette suçotait la branche d’une paire de lunettes à monture noire. — Madame Abernathy ? — Oui ? — Je suis le Pr Planck. J’aimerais m’entretenir un instant avec vous, si ça ne vous dérange pas trop ? — C’est que… je suis assez occupée en ce moment. Le professeur renifla l’air et sentit l’odeur d’œuf pourri. Puis il aperçut une lueur bleue en provenance de la cave. La même lueur paraissait également scintiller sur le pourtour des fenêtres et le chambranle de la porte. Des rafales de vent balayèrent son visage, de plus en plus fortes. Le halo bleu devint plus vif. — Qu’est-ce que vous faites ? demanda le Pr Planck. Ça n’est pas bien… — Courez, dit Mme Abernathy. — Quoi ? — J’ai dit : courez. Ses yeux étaient emplis d’un feu glacé. Elle ouvrit la bouche et un rayon de lumière en jaillit, glaçant la peau du Pr Planck. Il courut. La cave du numéro 666 était envahie par une vaste masse tournoyante de lumière et d’obscurité, de rayons bleus et d’une noirceur si épaisse qu’elle en devenait presque tangible. De minuscules filaments d’électricité y crépitaient comme des éclairs sur un ciel nocturne puis frappaient M. Abernathy et M. Renfield. Les deux hommes commençaient à se métamorphoser, se libérant de leur enveloppe humaine pour prendre leur véritable apparence de démons. M. Renfield ressemblait à un crapaud vert aux yeux immobiles et protubérants fichés sur de longues tiges. M. Abernathy avait pris la forme d’une araignée avec des poils couverts d’épines et une tête à huit yeux : deux grands sur le devant, deux plus petits de chaque côté et quatre autres derrière. Huit longues pattes jaillirent de son torse, chacune se terminant par une pince acérée, mais il n’en restait pas moins debout sur ses jambes humaines, plus fortes et épaisses que ses autres membres. Des crocs pointus luisant de poison surgirent de ses mâchoires. Mme Abernathy les rejoignit mais elle ne s’était pas métamorphosée. Seuls ses yeux continuaient à luire d’un feu bleuté. Elle ne voulait pas prendre sa véritable apparence – pas encore. Malgré ses limites, son corps humain lui était utile. Si nécessaire, il lui permettrait de se déplacer librement dans le monde des hommes aux premières étapes de l’assaut. Elle attendrait la victoire définitive pour révéler ce qu’elle était vraiment. Une secousse ébranla les murs de la maison. Une pluie de poussière tomba du plafond de la cave tandis que de vieux pots de peinture et des boîtes de clous, délogés de leurs étagères, déversaient leur contenu par terre. Le mortier entre les briques s’effritait, et les briques chutaient une à une. La maison volait en éclats. Les filaments de lumière bleue se multipliaient, jaillissant des fissures pour disparaître dans le sol. Le vent était de plus en plus violent, soufflant d’un univers à un autre à travers les battants qui commençaient à s’ouvrir. Mme Abernathy observait les portes qui fermaient cette prison haïe : chauffés à blanc, elles dégoulinaient en gouttes de métal incandescentes à mesure que son maître détournait toute l’énergie du collisionneur pour réussir à s’enfuir. Les premiers démons apparurent. C’était des entités simples, à peine plus que des crânes dotés d’ailes noires. Leur bouche était encombrée de bien trop de dents de sorte que les rangées supérieures et inférieures étaient éraflées et inégales, quoique aiguisées comme des aiguilles. Quatre démons voletaient ainsi devant Mme Abernathy, claquant des mâchoires et agitant les ailes. — J’ai une mission pour vous, leur dit-elle. Elle tendit la main vers le crâne volant le plus proche et, du bout des doigts, lui transmit tout ce qu’elle savait du petit homme barbu, qui, elle le sentait, voulait sa perte, et des trois enfants qui l’avaient blessée et obligée à montrer sa faiblesse devant son maître. Trouvez-les ! Trouvez-les et massacrez-les. Assis devant son ordinateur en compagnie de ses deux amis, Samuel lisait l’e-mail du Pr Planck qu’il venait de découvrir. La mère de Samuel se tenait derrière eux. Le professeur avait écrit : « Très intéressé par votre message. Je viendrai chez vous ce soir à 17 h 30 pour en parler. J’espère que ça ne vous dérange pas. En cas de problème, vous pouvez me joindre au numéro de téléphone ci-dessous. » — Il est resté ici quelque temps puis il m’a annoncé qu’il avait envie d’aller voir la maison des Abernathy, expliqua Mme Johnson. Qu’est-ce que tu as raconté à ces gens du CERN, Samuel ? — Ce que j’ai essayé de t’expliquer depuis le début ! Les Abernathy sont sur le point de commettre un acte irréparable et il faut à tout prix les en empêcher ! Cette fois, sa mère ne le contredit pas. En écoutant le Pr Planck, elle s’était souvenue de sa rencontre avec Mme Abernathy au supermarché et comme elle avait eu peur en voyant son fils parler avec elle devant l’église, même si sur le coup elle n’avait pas compris pourquoi. Maintenant elle savait que Samuel disait la vérité. Mme Abernathy était une femme mauvaise. Mme Abernathy était, à vrai dire, absolument atroce. Le message du professeur se terminait par un numéro de téléphone portable. Samuel le composa sur le combiné de sa chambre. Dès la deuxième sonnerie, on décrocha. — Allô ! dit un homme qui paraissait à bout de souffle. — Vous êtes le Pr Planck ? demanda Samuel. — En effet, oui. C’est Samuel ? — Oui. J’ai reçu votre e-mail, et… — Samuel, je suis plutôt occupé en ce moment… — Ah ? — Oui. Il semblerait que je sois poursuivi par un crâne volant. Avant que Samuel ait eu le temps de répondre, la communication fut coupée. Mme Johnson avait l’air inquiète. — Tout va bien ? s’enquit-elle. Samuel essaya de recomposer le numéro mais il n’y avait plus de tonalité. Il tendit le combiné à Tom. — La ligne est coupée. — Qu’a-t-il dit ? — Qu’il était poursuivi par un crâne volant. — Oh ! Ça n’est pas bon signe. Soudain, ils entendirent un bruit de verre brisé, quelque part au rez-de-chaussée. — C’est quoi, ça ? s’inquiéta Mme Johnson. — Une de vos fenêtres, apparemment…, répondit Tom. Il s’empara de la batte de cricket de Samuel, posée près de la porte de la chambre. Tous tendirent l’oreille : plus aucun bruit. Ils sortirent dans le couloir et, progressant lentement, descendirent l’escalier, Tom en tête. — Attention… murmura Mme Johnson. Oh, Samuel, si seulement ton père était là… Ils étaient au milieu des marches quand un objet blanc traversa en volant le couloir et s’arrêta, battant juste assez des ailes pour ne pas tomber. Il était doté de mâchoires qui claquaient sans cesse, s’ouvraient suffisamment pour avaler un poing humain avant que leurs doubles rangées de dents acérées se referment l’une sur l’autre. Deux yeux noirs immobiles étaient enfoncés tels des diamants sombres dans les orbites osseuses. — Qu’est-ce… que… c’est… que… ça ? articula Mme Johnson. — On dirait un crâne… avec des ailes, répondit Samuel. — Qu’est-ce qu’il fabrique chez nous ? Maria réagit la première : — Je crois qu’il nous cherche. Comme pour le confirmer, les battements d’ailes du crâne et ses claquements de mâchoires s’accélérèrent. Il changea légèrement de position puis s’élança si vite qu’il laissa presque une traînée derrière lui. Samuel, Maria et Mme Johnson plongèrent à terre mais Tom resta debout. Instinctivement, il brandit sa batte en arrière et, quand le crâne volant arriva à moins d’un mètre de son visage, il le frappa de toutes ses forces. Il y eut un « crac ! » retentissant et le crâne s’écrasa au sol, les mâchoires toujours en mouvement mais les dents presque toutes cassées. Une aile était brisée, l’autre battait faiblement sur la moquette. Puis le crâne se fendit en plusieurs morceaux, les mâchoires s’immobilisèrent et les yeux passèrent du noir au gris laiteux. — Tom, attention ! s’exclama Maria. Un autre crâne apparut à l’extrémité du couloir, suivi d’un troisième. Les enfants et Mme Johnson reculèrent jusqu’à ce qu’une cloison les arrête. Alors, Tom sortit du groupe, tapa plusieurs fois sa batte contre la moquette puis la leva à hauteur d’épaule – une position que tout entraîneur de cricket aurait critiquée. — Tom, s’il te plaît, sois prudent, dit Mme Johnson en entraînant Samuel et Maria dans la chambre la plus proche. — Je sais ce que je fais… Allez ! cria-t-il aux crânes. Venez par ici, puisque vous vous croyez si forts ! Les deux crânes foncèrent ensemble vers Tom, l’un se déplaçant légèrement plus vite et plus bas que l’autre. Tom s’accroupit et frappa le premier d’un mouvement de balancier parfait. Le choc fut si violent qu’il explosa aussitôt. Tom ne fut pas assez rapide pour frapper aussi bien le second crâne qui passa au-dessus de sa tête et percuta la cloison, laissant une marque sur la peinture et délogeant un morceau de plâtre. Le crâne parut quelque peu désorienté mais se ressaisit promptement et se préparait à attaquer de nouveau quand Samuel lança sur lui une serviette de toilette qui l’aveugla. — À toi, Tom ! cria-t-il. Tom abattit violemment la batte sur le haut du crâne qui tomba par terre, toujours recouvert par la serviette. Les coups de batte se mirent à pleuvoir sur lui jusqu’à ce qu’il n’en reste pour ainsi dire rien. Samuel, Maria et Mme Johnson le rejoignirent et regardèrent les débris qui jonchaient désormais le couloir. — Eh bien, je crois que les hostilités ont commencé, déclara Samuel. 19 OÙ TOUTES SORTES DE MONSTRES RÉPUGNANTS DÉBARQUENT SUR TERRE ET OÙ NOUILLH DÉCOUVRE LES JOIES DE L’AUTOMOBILE Nouillh sentit ses doigts le picoter à nouveau mais, cette fois, il était prêt. Il avait enfilé diverses pièces d’armure rouillées – les rares biens personnels qu’on l’avait autorisé à emporter en exil – pour se protéger de toutes les éventualités… Et dans la mesure où il allait être arraché de ce monde pour être précipité dans l’autre, toutes les éventualités étaient potentiellement imprévisibles. Seule la tête de Nouillh n’était pas protégée car le heaume ne lui allait plus du tout. — Peut-être votre tête est-elle trop enflée, avait remarqué un peu stupidement Trouillh tandis qu’il essayait pour la troisième et dernière fois d’enfoncer de force le casque sur les oreilles de son maître. Pour toute réponse, Nouillh avait frappé Trouillh avec son sceptre. — Tiens ! Maintenant c’est la tienne qui sera enflée. Laisse tomber le heaume. Il doit être cabossé… Les picotements se communiquèrent à tout son corps. Le moment était venu. Nouillh se demanda s’il réussirait à revoir Samuel. Il l’espérait. Samuel était la seule créature à avoir manifesté une sympathie sincère envers lui, et le souvenir des moments passés avec lui amena un sourire sur le visage du démon. Il était bien décidé à devenir l’ami de Samuel s’il parvenait à éviter d’être englouti par des appareils ménagers ou renversé par des camions. — Au revoir, Trouillh. J’aimerais dire que tu vas me manquer mais ce n’est pas le cas. Et, en un clin d’œil, il se volatilisa, laissant de nouveau Trouillh à sa solitude. — Bon débarras. De toute façon, je ne t’ai jamais aimé. Il regarda longuement la Contrée Désolée, qui étendait sa vacuité dans toutes les directions. Il se sentit très seul. Au CERN, le collisionneur générait des impacts à une fréquence stupéfiante, provoquant un flux incessant d’explosions. À mesure que les impacts de faisceaux dégageaient de l’énergie, le tunnel se remplissait d’une lumière bleue. Dans la salle de contrôle principale, le Pr Hilbert et son équipe tentaient frénétiquement de couper le collisionneur – en vain. — On ne maîtrise plus rien, dit-il au Pr Stefan qui faisait les cent pas, angoissé, comme quelqu’un qui voit son travail sur le point de s’écrouler. Et, compte tenu de la quantité d’énergie produite par le collisionneur, il n’y avait pas que son beau projet qui courait ce risque. — Si ce n’est pas nous, alors qui ? Le Pr Hilbert s’approcha d’un ordinateur et monta au maximum le volume des enceintes. La salle de contrôle se remplit des murmures de plusieurs voix s’exprimant dans des langues archaïques. Malgré la panique qui régnait chez les scientifiques, tous s’interrompirent pour écouter. Leurs visages trahissaient une certaine confusion mêlée de curiosité. Après tout, c’était fascinant ! Dangereux et très probablement fatal pour l’humanité, mais incontestablement fascinant. Puis, une voix s’éleva par-dessus le brouhaha, une voix grave chargée d’une éternité de solitude, de jalousie et de colère. Elle prononça juste deux mots : — Ça commence. Le Pr Hilbert pâlit. — Je crois qu’il arrive. Nouillh réapparut dans le monde des hommes au moment où il avait l’impression que son corps allait être réduit à la taille d’un petit pois. Il se mit immédiatement à courir, redoutant de rester trop longtemps immobile après ce qui lui était arrivé lors de ses précédentes visites. Au bout de trois pas, le sol se déroba sous lui : il venait de tomber dans une bouche d’égout ouverte. Il y eut un gémissement, un bruit d’éclaboussures, puis un long silence. Enfin, la voix de Nouillh résonna dans l’obscurité. Une voix quelque peu contrariée qui dit : — Je crois que je suis couvert de caca. Le passage dans la cave des Abernathy s’agrandissait de minute en minute. Les crânes volants avaient été suivis d’autres entités démoniaques. La plupart restaient très primitives et pas très intelligentes mais quelques-unes étaient puissantes et robustes, et toutes avaient un aspect effrayant. Mme Abernathy les regardait s’éparpiller maladroitement dans la nuit d’Halloween, prêtes à semer la terreur. Deux cochons aux petits yeux animés d’étincelles menaçantes, au groin luisant et dotés d’imposantes défenses latérales ; trois créatures ailées à corps de lézard, tête de superbes femmes et ailes terminées par des ongles d’acier ; un quatuor de diables cornus, le corps noirci par les pelletées de charbon jetées dans les fournaises de l’Enfer, les yeux transformés en orbites rougeoyantes par des siècles passés face aux flammes. Il y avait aussi des créatures semblables à des fossiles vivants, aux entrailles protégées par d’épais exosquelettes, aux courtes pattes couvertes de plaques métalliques. D’autres ressemblaient à des versions déformées d’animaux terrestres, comme si elles avaient eu un aperçu trop bref et imparfait de la vie sur notre planète : hommes à tête de chèvre plantée de longues cornes incurvées, bêtes à tête de dinosaure et à torse de mammifère, crocodiles ailés à queue de lion… Et puis, il y avait les démons qui ne ressemblaient à aucune créature jamais conçue, visions pâles et cauchemardesques simplement constituées de pattes, griffes et crocs, mues par un seul besoin : celui de se nourrir. — Allez ! lança Mme Abernathy. Allez accomplir l’œuvre de votre maître ! Tuez, détruisez, jusqu’à ce qu’il ne reste plus le moindre bâtiment, et plus aucun être vivant. Transformez ce monde en un amas de sang et de cendres. Que plane à jamais sur lui l’odeur de la mort22 ! Ils s’éloignèrent d’un pas pesant et Mme Abernathy retourna devant le portail. À travers les brumes, elle voyait d’autres formes approcher, d’autres démons envoyés sur Terre pour préparer la venue du Mal Suprême. Bientôt, les portes se désintégreraient complètement et leur maître serait enfin libre, libre de conduire son immense armée à travers le monde. Nouillh parvint à grimper hors de l’égout. Des substances infectes dégoulinaient le long de son armure. Il avait également réussi à se blesser à la tête et une grosse bosse s’était formée derrière son oreille gauche, mais au moins il était entier. Il regarda à sa droite et oublia aussitôt ses douleurs, comme les odeurs déplaisantes qui faisaient frémir ses narines ou son projet de conquérir cet univers pour y établir son règne. Devant lui se trouvait une pancarte portant l’inscription VOITURES À VENDRE-CONCESSION BIDDLECOMBE. Elle était fixée au toit d’un bâtiment rempli de ces petits objets métalliques et rapides se déplaçant sur des roues. L’un d’eux, bleu avec des bandes colorées sur les côtés, était particulièrement mignon. Fou de joie, Nouillh courut vers lui mais se cogna violemment le visage contre la vitrine du showroom. Il recula, titubant, pressant sa main contre son nez : il saignait. La douleur lui emplit les yeux de larmes. À l’aide de son pied chaussé de métal, il fracassa la vitrine. Quelque part, une alarme retentit mais Nouillh l’ignora. Il posa la main sur le petit bolide bleu à rayures et le caressa amoureusement en se concentrant pour essayer de comprendre ce qu’il était en train de toucher. Voiture, pensa-t-il. Moteur. Essence. Clé de contact. Porsche. Il explora en pensée son fonctionnement jusqu’à ce qu’il lui devienne transparent. Il y avait une boîte verrouillée dans un petit bureau à l’arrière de la concession. Quand il la toucha, il sut qu’elle contenait les clés des voitures. Il arracha le couvercle et trouva instantanément celle qui l’intéressait. Porsche. À moi. Quelques instants plus tard, dans un crissement de pneus accompagné d’une odeur du caoutchouc brûlé, Nouillh était au paradis. 20 OÙ RIEN NE SE PASSE COMME LES DÉMONS L’AVAIENT PRÉVU À travers toute la ville, des incidents particulièrement étranges commencèrent à éclater. Tandis que Tom se servait de crânes volants pour s’entraîner au cricket, deux vieilles dames se faisaient insulter par une créature aux yeux sombres tapie dans un fossé. L’une des vieilles dames lui assena des coups de parapluie jusqu’à ce que la créature s’enfuie, sans cesser de proférer des jurons que les vieilles dames ne connaissaient pas toujours mais qui, à n’en pas douter, étaient fort déplaisants. Dans la déposition que l’une d’elles fit au poste de police quelque temps plus tard, elle déclara que leur assaillant « ressemblait à un gros poisson mort, et sentait aussi mauvais ». Deux adultes en route pour une fête d’Halloween déguisés en écoliers – seuls les adultes trouvent ce genre de déguisement drôle ; les enfants, qui n’ont pas le choix, ne trouvent pas cela du tout amusant – rapportèrent qu’une masse informe ressemblant vaguement à un têtard avec des bras en forme de trompettes se tenait sur le toit de la quincaillerie et « gobait les pigeons ». Un taxi, ou plutôt une créature ressemblant à un taxi, s’arrêta pour prendre une jeune femme sur Benson Road et, aussitôt, tenta de l’avaler. Elle parvint à s’échapper en pulvérisant du parfum dans la bouche de la créature. « Du moins, expliqua-t-elle à un cantonnier perplexe, je crois qu’il s’agissait de sa bouche. » Pendant ce temps, dans une maison de Blackwood Grove, Stéphanie, la baby-sitter honnie de Samuel, entendit des bruits dans la penderie de sa chambre. Elle s’en approcha prudemment, pensant qu’une souris était coincée à l’intérieur. Quand elle ouvrit la porte, elle vit non pas une souris mais un serpent, très long et d’un joli diamètre. Curieusement, il avait des oreilles d’éléphant. — Bouh ! dit le serpent. Euh… non : psss ! Stéphanie s’évanouit aussitôt. Pendant un instant le serpent parut ravi, en tout cas aussi ravi qu’un démon en forme de serpent puisse l’être, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que la jeune fille n’était pas seule. Devant lui se tenait un jeune homme costaud qui regardait la penderie d’un air furieux. Le démon essaya de découvrir de quel animal le jeune homme avait peur afin d’en prendre rapidement l’apparence mais ce dernier semblait n’avoir peur de rien. De fait, il tendit le bras et attrapa le démon d’une poigne de fer. — C’est les oreilles, n’est-ce pas ? demanda le démon. Je ne suis pas arrivé à bien les rendre… Le jeune homme se pencha vers lui d’un air menaçant et chuchota quelques paroles dans ladite oreille. — Vous savez, répondit le démon, je ne crois pas qu’on puisse envoyer qui que ce soit en Chine en tirant la chasse d’eau… Du côté de Lovercraft Grove, Mme Mayer, la mère de Maria, lavait la vaisselle du dîner quand elle remarqua un mouvement parmi les rosiers du jardin derrière la maison. Ces rosiers faisaient la fierté et le bonheur de son époux. M. Mayer n’était pas spécialement doué pour le jardinage et, pourtant, dès qu’il avait décidé de se consacrer à la culture des roses, le résultat avait été aussi inattendu que merveilleux. Lorsque lui et sa femme avaient acheté la maison de Lovercraft Grove, le fond du jardin était occupé par un rosier solitaire et piteux. Il avait réussi à survivre malgré le manque de soins, le mauvais temps et la mort des autres rosiers qui, comme le prouvaient plusieurs moignons pourris, avaient jadis poussé à proximité. M. Mayer avait en quelque sorte rencontré une âme sœur avec ce rosier, et il avait décidé de le sauver. Compte tenu des précédentes tentatives horticoles de son mari, Mme Mayer n’avait pas nourri beaucoup d’espoir, mais elle s’était tue et ne lui avait même pas suggéré de s’occuper plutôt d’un cactus. M. Mayer avait donc acheté tous les manuels de rosi-culture qu’il avait pu trouver. Il avait pris conseil auprès de spécialistes, hanté les centres de jardinage, entouré de soins le petit rosier – Mme Mayer avait même l’impression qu’il s’en préoccupait davantage que de sa femme et de ses enfants. Et, le printemps venu, le rosier s’était mis à fleurir. Mme Mayer se rappellerait toujours le matin où ils s’étaient réveillés pour découvrir le premier bourgeon poussant timidement sur sa branche, bientôt suivi par d’autres qui s’étaient ouverts en une splendide floraison écarlate. Pour la première fois de sa vie, elle avait vu pleurer son mari. Ses yeux avaient brillé, deux grosses larmes salées avaient glissé sur ses joues et, en cet instant, elle s’était dit qu’elle ne l’avait jamais autant aimé. Au fil des années, d’autres rosiers étaient venus embellir le jardin. M. Mayer s’était même lancé dans l’hybridation, créant lui-même de nouvelles fleurs étranges. Désormais, c’étaient les spécialistes qui venaient rendre visite à M. Mayer. Après leur avoir préparé un thé bien fort, il les emmenait dans le jardin où, quel que soit le temps, ils restaient pendant des heures à examiner les rosiers. M. Mayer se montrait aussi prodigue en conseils que généreux avec ses fleurs, et rares étaient les visiteurs à repartir du jardin sans une rose délicatement coupée. M. Mayer les regardait s’en aller, heureux à l’idée que ses roses auraient bientôt des frères et sœurs dans de nouveaux jardins inconnus. Un seul rosier était intouchable : le premier, celui dont M. Mayer s’était occupé au tout début. Devenu immense et robuste, il donnait les fleurs les plus belles et les plus vives du jardin. M. Mayer y tenait comme à sa vie. S’il avait pu l’emmener au lit tous les soirs d’hiver pour le garder au chaud, il l’aurait fait – même si cela s’accompagnait de quelques piqûres d’épines. Car il l’aimait, son rosier. Or, voici que des ombres bougeaient parmi les massifs de roses. Avec la brume au-dehors, Mme Mayer ne discernait pas de formes précises mais elles paraissaient imposantes. Des enfants déguisés en monstres pour Halloween, pensa-t-elle. Les petits imbéciles… Son mari allait leur dire sa façon de penser. — Barry ! cria-t-elle. Baaaa-rry ! Oooh, oui, il allait leur donner une bonne leçon ! À l’étage, le fils Mayer, Christopher, montait une maquette d’avion, assis à son bureau près de la fenêtre. En fait, il essayait de se concentrer sur sa maquette. Il était perturbé par un message que sa sœur lui avait laissé sur son portable. La voix était un peu brouillée mais il avait reconnu quelques mots. « Monstres », « Enfer », « hordes de démons » et « préviens papa et maman ». Naturellement, il n’avait pas prévenu ses parents. Il était peut-être plus jeune que sa sœur mais il n’était pas stupide. S’il commençait à abreuver son père avec des histoires d’Enfer et de démons, il se retrouverait enfermé à clé dans sa chambre ou, à tout le moins, sévèrement réprimandé. Pourtant, Maria avait paru sérieuse. Si c’était une plaisanterie, elle s’était vraiment efforcée de convaincre son frère du contraire. Il réfléchissait à tout cela et se demandait aussi comment séparer deux parties d’un réservoir collées ensemble par erreur quand il aperçut les silhouettes parmi les rosiers. Christopher avait une excellente vue et, à la faveur d’une brève dissipation de la brume, il eut un aperçu très différent de sa mère sur les créatures qui piétinaient les massifs bien-aimés de son père. Il ne s’agissait pas de gamins jouant à Halloween, à moins que ces gamins aient trouvé un moyen de mesurer deux mètres vingt, de se faire pousser des cornes spectaculaires et de faire rougeoyer leurs yeux d’une façon très inquiétante. — Ah ben mince alors ! s’écria-t-il. Il savait que sa sœur n’avait pas menti. Sa sœur ne mentait jamais. C’était une horde de démons. Il y avait vraiment des démons en bas. — Baaaa-rry ! répéta sa mère pour la troisième fois. Christopher se précipita dans la cuisine. — Maman ! Il y a… — Pas maintenant, Christopher. Il y a des gens qui marchent sur les roses de ton père. Elle alla se poster en bas des marches et reprit : — Barry ! Je te parle ! — Quoi, à la fin ? répondit une voix irritée. Je suis aux toilettes. — Il y a des gens près de tes rosiers. — Je t’ai dit que… — Ce ne sont pas des gens, maman, intervint Christopher. C’est… une horde de démons ! — Une quoi ? — Une horde de démons ! — Oh. Elle revint vers la porte de la cuisine. — Barry ! Christopher dit qu’il y a une horde de démons près de tes rosiers. Ça doit être un groupe de punks ou un truc dans ce genre… — Quoi ? Près de mes rosiers ? Ils entendirent des bruits à l’étage puis le vacarme de la chasse d’eau. Quelques secondes plus tard, M. Mayer apparut en haut des marches, ajustant la ceinture de son pantalon. — J’espère que tu t’es lavé les mains, lui fit remarquer sa femme. — Si je me suis lavé les mains ? Attends un peu de voir ce que je vais faire de mes mains… Le père de Christopher était un homme massif qui avait mené une carrière de boxeur amateur interrompue quand il en avait eu assez d’aller systématiquement au tapis. Il travaillait à présent à la compagnie de télécommunications. Un jour, Christopher et sa mère étaient passés en voiture sur une route où son père et un autre homme presque aussi costaud que lui soulevaient des poteaux télégraphiques sans se faire aider d’une machine. C’était un des spectacles les plus impressionnants auxquels Christopher avait assisté. Malheureusement, si M. Mayer pouvait encore se mesurer à la plupart des hommes et savait toujours se servir de ses poings, Christopher le soupçonnait de ne pas être totalement conscient de la menace qui pesait sur les rosiers et, maintenant, sur la maison. — Papa, dit-il, tu devrais attendre un peu. — Attendre ? Attendre ? répéta son père, incrédule. Il en va de l’avenir de mes roses, fiston. Personne, tu m’entends, personne n’a le droit de piétiner mes rosiers ! — Ça suffit ! s’exclama Christopher. Il sentait sa colère monter. Personne ne l’écoutait donc jamais, dans cette maison ? — Ce ne sont pas des « personnes », c’est une… Trop tard. Son père avait ouvert d’un coup la porte de derrière et s’apprêtait à se déchaîner contre les inconscients qui avaient foulé le territoire le plus sacré de son petit empire. Son visage était cramoisi, sa bouche grande ouverte mais aucun son n’en sortit. Il venait de voir le démon gigantesque qui se trouvait à moins de deux mètres de lui. On aurait dit un énorme yack noir qui aurait décidé de se tenir sur ses pattes arrière et de remplacer ses sabots par des griffes crochues. En même temps, il avait apparemment renoncé à être végétarien pour des nourritures plus charnelles, de sorte que ses molaires grossières avaient cédé la place à des dents blanches aiguisées et carnassières. Ses yeux étaient rouge vif, ses narines fumantes. En voyant M. Mayer, il retroussa les babines et se mit à grogner. — Bien, répondit ce dernier. Dans ce cas, n’en parlons plus. Il referma la porte et, d’une toute petite voix, dit : — Courez. — Pardon, Barry ? demanda Mme Mayer qui n’avait pas vu ce qui se trouvait de l’autre côté de la porte et restait convaincue qu’il fallait agir contre ces chenapans qui saccageaient leur jardin. — Courez, répéta M. Mayer d’une voix légèrement plus forte puis, encore plus fort : COUREZ ! Une masse pesante heurta la porte de derrière, la faisant trembler dans son châssis. M. Mayer attrapa sa femme d’une main, son fils de l’autre, et les traîna vers le couloir juste au moment où la porte jaillissait de ses gonds et atterrissait sur le carrelage de la cuisine. Mme Mayer jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et poussa un hurlement qui fut aussitôt couvert par le mugissement derrière eux. — Ça va aller, ma chérie ! dit M. Mayer en refermant la porte de la cuisine sans grand espoir compte tenu de ce qui venait d’arriver à la porte de derrière. N’aie pas peur ! Il ne savait pas pourquoi il demandait à sa femme de ne pas avoir peur puisqu’il y avait de toute évidence une excellente raison d’avoir peur – mais n’était-ce pas ce qu’on devait dire dans une situation pareille ? — Peur ? répondit Mme Mayer en se dégageant de la prise de son mari et en se précipitant dans le salon. Je n’ai pas peur. Mais c’est une cuisine toute neuve et je ne vais pas rester les bras croisés pendant qu’une espèce de taureau la détruit ! Elle avança d’un pas déterminé vers la cheminée et s’empara du tisonnier. — Maman, intervint Christopher, cette bête est un démon. Je ne crois pas qu’un tisonnier va lui faire mal. — Là où je compte l’enfoncer, si ! — Papa, empêche-la… — Je préfère encore affronter le démon, dit M. Mayer en s’écartant pour laisser passer sa femme. Tu connais ta mère, quand elle a une idée en tête… Il saisit une paire de pinces à charbon et emboîta le pas de son épouse. Derrière la porte de la cuisine résonna un nouveau mugissement, suivi du fracas d’assiettes s’écrasant sur le carrelage. Mme Mayer entra et découvrit un spectacle de désolation : le démon au milieu des débris de son deuxième plus beau service. — Dis donc, toi ! s’écria-t-elle. Ça commence à bien faire ! Le démon se retourna, montra les dents et se prit un coup de tisonnier entre les deux yeux. Il tituba légèrement puis parut se rétablir quand un nouveau coup le mit à genoux. À cet instant, un autre démon, plus petit que le premier, entra dans la pièce. Avec sa pince à charbon, M. Mayer lui attrapa le groin et le tordit violemment. Le démon laissa échapper un hurlement de douleur tandis que M. Mayer le repoussait au-dehors et, tout en tenant la pince de la main gauche, le frappait sur la tête avec un couvercle de poubelle. — Ça, VLAN ! c’est PAM ! pour BANG ! avoir BAM ! piétiné TGHAC ! mes PAF ! roses ! Il s’arrêta lorsque le démon s’écroula par terre, inanimé. La lumière rouge faiblit dans ses yeux jusqu’à disparaître complètement. Dans la cuisine, Mme Mayer commençait à se lasser de donner des coups de tisonnier, ce qui n’était pas plus mal puisque le démon avait cessé de bouger et que ses yeux s’étaient eux aussi obscurcis. M. Mayer se tenait dans l’arrière-cour, pince à charbon dans une main et couvercle de poubelle dans l’autre tel un chevalier des temps anciens – enfin, un chevalier qui n’aurait pas réussi à se procurer l’armement habituel. À côté des rosiers, deux démons l’observaient prudemment tandis que leurs congénères commençaient à s’évaporer en nuages nauséabonds de fumée violette. — Quant à vous, leur lança M. Mayer, je vais compter jusqu’à cinq et vous avez intérêt à déguerpir de mes rosiers sinon vous allez finir comme vos petits copains. Un… Si les démons n’avaient aucune idée de ce que M. Mayer disait, ils étaient assez malins pour en comprendre l’idée générale. — Deux… Il se mit à avancer vers eux. Mme Mayer apparut derrière lui, brandissant le tisonnier. Les démons échangèrent un coup d’œil, suivi du hochement de tête universel de ceux qui ont décidé qu’il valait mieux se montrer aussi discrets que possible. Ils s’accroupirent et, en un seul bond, se propulsèrent par-dessus les quelque deux mètres du mur du jardin. Après quoi, en un mot comme en cent, ils décampèrent. M. Mayer alla inspecter ses rosiers chéris, désormais piétinés. Un seul restait debout : le rosier originel. Lui qui avait survécu à tout ce que l’homme et la nature avaient pu lui infliger, il n’était pas près de se laisser anéantir par une horde, fût-elle de démons. Posant son épée-pince à charbon et son bouclier-couvercle de poubelle, M. Mayer caressa tendrement ses branches nues. — Ça va aller, mon petit. Quand viendra le printemps, tout recommencera comme avant… 21 OÙ LE BEDEAU EST VICTIME D’UNE ATTAQUE ET OÙ UNE PERSONNE TRÈS DÉSAGRÉABLE REVIENT À LA VIE Le vicaire et le bedeau étaient occupés à préparer l’église de Saint-Timidus pour la messe du lendemain matin quand ils entendirent, bien au-dessus de leurs têtes, le bruit d’une pierre se détachant du mur pour aller se fracasser dehors. L’église était très ancienne et assez mal entretenue. Le révérend Ussher avait toujours peur que le toit s’écroule ou que les murs s’effondrent. Ses pires craintes semblaient en train de se réaliser. — Qu’est-ce que c’est ? demanda le bedeau. Une tuile ? — Ça avait l’air un peu plus lourd qu’une tuile, répondit le révérend. C’était un petit homme replet, comme du reste le bedeau. Ils avaient joué – avec un certain talent, d’ailleurs – les rôles de Tweedledee et Tweedledum dans l’adaptation du film Alice au pays des merveilles montée au début de l’année par le Club de théâtre municipal. Les deux hommes allèrent jusqu’à la porte principale de l’église et la déverrouillèrent. Ils étaient sur le point de sortir quand une petite gargouille en pierre surgit en titubant d’un buisson de houx, l’air surpris, agitant lentement ses lourdes ailes. C’était une créature affreuse, bien plus affreuse que les gargouilles habituelles. L’évêque Bernard avait supervisé la construction de l’édifice, jusqu’aux moindres détails décoratifs. Ce qui expliquait l’apparence sinistre et sombre de l’église, et les visages hideux et effrayants de toutes les créatures sculptées. Le vicaire et le bedeau observaient la scène bouche bée. La gargouille se frotta la tête. De petits éclairs bleutés zébraient son corps. Elle toussa, puis cracha ce qui ressemblait à des plumes de vieux pigeon. Elle paraissait extrêmement troublée. Elle avait des ailes mais ne semblait pas capable de voler. Quand elle s’était animée, la première idée qui lui était venue était de s’élancer gracieusement dans l’air. Hélas, les objets en pierre se caractérisent souvent par leur inaptitude à s’élancer gracieusement dans l’air. Résultat : la gargouille était tout simplement tombée de son perchoir. Malgré une intelligence très rudimentaire, elle connaissait la différence entre voler et tomber. Et à présent, elle connaissait aussi la différence entre atterrir et heurter violemment le sol. D’autres gargouilles, chacune plus hideuse que la précédente, se mirent à tomber sur le parvis herbeux de l’église. L’une d’elles percuta un arbre et se brisa mais la plupart paraissaient à peu près survivre à leur chute. Une fois remises de leur stupeur, elles convergeaient toutes vers la porte de l’église où le révérend Ussher et M. Berkeley se tenaient toujours, comme figés par l’étonnement. Ils auraient pu rester longtemps dans cette posture si le bedeau n’avait pas reçu un fragment de pierre tranchant sur le crâne. — Oh, oh ! Ça va barder pour vous ! prophétisa une voix. M. Berkeley regarda sur sa gauche et vit que les visages sculptés dans la façade de l’église s’étaient eux aussi animés. Celui qui s’adressait à lui était un moine dont la tête était posée sur les mains. Sauf que les mains ne soutenaient plus son menton, puisque l’une d’elles venait de lui lancer cette pierre. Le bedeau tapa sur l’épaule du vicaire. — Il y a le moine sur la façade qui nous parle. — Ah, répondit le vicaire. Il essaya de paraître surpris mais n’y parvint pas tout à fait. — Hé là ! les interpella le moine de pierre. Ça va barder pour vous, les deux lourdauds ! — Et pourquoi ? demanda le vicaire en détachant difficilement ses yeux des gargouilles qui approchaient. — La fin du monde ! L’Enfer s’ouvre en grand. Le Grand Méchant arrive ! Le Mal Suprême ! Je ne voudrais pas être à votre place. Il n’aime pas les humains. Le moine sembla réfléchir un instant. — À vrai dire, il n’aime personne, mais voue une haine particulière aux humains. — Attends un peu, dit le vicaire, tu as été fabriqué avec l’église, tu es censé être de notre côté, non ? — Nan ! Nous sommes tous imprégnés de la méchanceté de l’évêque. Même si on essayait d’être gentils, on n’y arriverait pas. — La méchanceté de l’évêque ? répéta le révérend Ussher. Il réfléchit à son tour, jusqu’à ce qu’une nouvelle pierre soit arrachée au mur de l’église et lancée violemment vers le bedeau, qui dut faire un bond de côté pour l’éviter. — Ah, ah ! ricana le monstre. Bouboule sait danser ! — Saleté de sculpture ! grogna le bedeau. L’une des gargouilles arriva à ce moment-là devant les pieds du vicaire, ouvrit la bouche et lui mordit les orteils. Par chance, le vicaire avait travaillé dans le jardin tout l’après-midi et gardé ses bottes à bout renforcé. La gargouille se cassa les dents sur la plaque de fer et eut tout de suite l’air embêté. — Vite, dit le révérend Ussher, à l’intérieur ! Le vicaire et le bedeau battirent en retraite et verrouillèrent la porte de l’église derrière eux. Dehors, les gargouilles cognaient contre le bois et grattaient le verrou mais, la porte étant très ancienne et très épaisse, il allait falloir plus qu’un tas de monstres en pierre hauts de trente centimètres pour en venir à bout. — Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda M. Berkeley. — On appelle la police. — Pour leur dire quoi ? — Que l’église est assiégée par des gargouilles, répondit le vicaire comme si c’était l’histoire la plus naturelle du monde. — D’accord. Ça va marcher. Mais avant de pouvoir dire quoi que ce soit, il fut distrait par un autre bruit – comme deux pierres frottées l’une contre l’autre – provenant de la petite pièce à droite de l’autel, une réserve où s’entassaient de vieux chandeliers, quelques prie-Dieu de rechange et le vélo cassé du bedeau. Sa porte n’était jamais fermée à clé car son contenu ne risquait pas d’intéresser un voleur, et son sol était entièrement constitué de dalles. L’une d’elles se distinguait par le nom qui y était gravé, et c’était justement elle qui était en train de bouger, comme mue par une force souterraine. Près de neuf siècles après sa mort, l’évêque Bernard le Cruel venait de se réveiller. 22 OÙ LES FORCES DE L’ORDRE S’INTÉRESSENT DE PRÈS À NOUILLH Nouillh était partagé entre la jubilation et une terreur absolue. Il venait de faire une découverte cruciale à propos des voitures rapides : elles peuvent être très rapides. Dès que son pied effleura la pédale d’accélérateur, la Porsche fila comme une balle. Or, la technique de freinage de Nouillh – comme sa conduite d’ailleurs – laissait beaucoup à désirer. La première fois qu’il freina, il se cogna la tête contre le pare-brise car il avait oublié d’attacher sa ceinture. Son nez déjà endolori enfla et Nouillh dut essuyer le sang sur ses mains. Ce qui lui fournissait une information intéressante, quoique inquiétante, sur ce monde : il avait beau être immortel, théoriquement incapable d’être tué, Nouillh pouvait ressentir la douleur. La douleur et, s’il n’y prenait pas garde, une sensation assez proche de la mort, sans le long repos agréable qui lui succède. En attendant, il vivait l’expérience la plus merveilleuse de son interminable existence, et la Contrée Désolée, tout comme Trouillh, semblait appartenir à une autre époque bien lointaine. Soudain, et ce n’était pas la première fois, deux lumières rouges passèrent en sifflant de chaque côté de la route. Parfois ces lumières étaient vertes, d’autres fois orange, mais Nouillh préférait de loin les rouges. Elles lui rappelaient les brasiers de l’Enfer, ces brasiers qu’il ne reverrait peut-être plus jamais s’il parvenait à régner par la terreur sur ce monde, ou juste sur une petite partie. Mais, avant cela, il fallait encore conduire. Deux lumières bleues clignotantes apparurent dans son rétroviseur, accompagnées d’un bruit strident. Malgré sa vitesse, Nouillh avait la nette impression qu’elles se rapprochaient de plus en plus. Humm, se dit-il, je me demande ce que c’est… Puis elles furent suffisamment près de lui pour qu’il voie qu’elles étaient fixées sur le toit d’une autre voiture. Nouillh se demanda si elles existaient aussi en rouge. Le cas échéant, il trouverait un moyen de s’en procurer pour les installer sur sa voiture. L’effet serait terrible. La voiture aux lumières bleues clignotantes se porta à la hauteur de celle de Nouillh. Elle était blanche, avec un mot écrit sur le côté, et paraissait vraiment laide en comparaison de la Porsche. Deux hommes en uniforme adressèrent un signe de la main à Nouillh. Ne voulant pas paraître impoli, même pour un démon, Nouillh leur répondit par le même signe, ce qui sembla agacer les deux hommes. Nouillh songea que son signe n’était sans doute pas approprié mais il ne connaissait pas encore assez les coutumes locales pour savoir quel aurait été le bon signe. La voiture blanche accéléra pour le dépasser puis braqua brusquement, obligeant Nouillh à écraser de toutes ses forces la pédale de frein. S’il n’avait pas attaché sa ceinture, cette fois-là, il serait vraisemblablement passé à travers le pare-brise. Elle le retint fermement, lui coupant aussitôt la respiration. Si les connaissances de Nouillh en matière de conduite étaient encore rudimentaires, il sentait bien que la manœuvre réalisée par la voiture blanche était particulièrement dangereuse et il avait envie de dire au conducteur ce qu’il pensait de lui et de ses petites lumières bleues. Mais les deux hommes sortirent à cet instant de leur véhicule en ajustant une casquette sur leur tête. Un signal d’alarme se déclencha dans le cerveau de Nouillh. Il savait reconnaître les attributs de l’Autorité. Il essaya de déchiffrer l’inscription à l’arrière de la voiture blanche en remuant les lèvres. PO-LICE. Un des policiers tapota à la vitre de Nouillh pendant que l’autre contournait la Porsche, un carnet à la main. Il avait l’air toujours aussi agacé. Nouillh trouva le bouton qui permettait d’abaisser la vitre. — Bonsoir, monsieur, dit l’homme en fronçant le nez devant l’odeur déplaisante qui flottait autour de Nouillh. Nouillh remarqua les trois bandes sur l’épaule du policier, et les trouva très élégantes. — Bonsoir, dit-il. C’est vous la police ? — Si ça ne vous dérange pas, monsieur, je préfère dire que je suis policier. Joli déguisement. Vous devez aller à un sacré bal costumé ? Nouillh ignorait ce qu’était un bal costumé, mais l’intonation du policier laissait deviner qu’il valait mieux répondre à sa question par l’affirmative. — Oui. Un sacré bal costumé. — Vous avez une idée de la vitesse à laquelle vous rouliez, monsieur ? Oh, Nouillh connaissait la réponse à cette question-là. Il lui suffisait de lire les petits chiffres rouges sur le tableau de bord. — 192 kilomètres à l’heure ! annonça-t-il fièrement. Très vite ! — Oh oui, très très vite, monsieur. On pourrait même dire : trop vite. Nouillh réfléchit à cette remarque. Son humeur du moment ne s’accommodait pas de « trop vite ». Pour lui, il n’existait que deux types de vitesse : « lentement » et « très vite ». — Non, répondit-il. Je ne crois pas. Un des sourcils du policier se dressa au-dessus de sa paupière, tel un corbeau effrayé s’envolant dans le ciel. — Je peux voir votre permis, monsieur ? — Mon permis ? — Votre permis. Vous savez, ce petit morceau de papier avec une photo de vous sans votre masque d’Halloween disant que vous êtes apte à conduire une voiture – encore que, dans votre cas, un permis de piloter une fusée spatiale serait sans doute plus approprié… — Je n’ai pas de permis. — Eh bien, monsieur, c’est fort dommage, dit le policier que son collègue venait de rejoindre. C’est ennuyeux, vous savez ? — Ça oui. J’aimerais bien en avoir un. Il arrangea ses traits monstrueux en un semblant de sourire. — Vous n’en auriez pas un que vous pourriez me donner, par hasard ? Même sans ma photo dessus, ce serait quand même formidable de l’avoir. Le visage du policier se figea. — Votre nom, monsieur ? — Nouillh, le Fléau des Cinq Démons. — Plutôt le Fléau des Cinq Autoroutes, commenta l’autre policier. — Très spirituel, agent Peel. Vraiment très spirituel. Il revint vers Nouillh. — Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas, monsieur ? En visite dans la région, peut-être ? — Oui. En visite. — Et vous êtes originaire d’où, monsieur ? — De la Grande Contrée Désolée. — Ça, ce sont les Midlands23, sergent, déduisit l’agent Peel. Le sergent dissimula un sourire. — Ça ira, agent Peel. Nous ne voulons pas être discourtois, n’est-ce pas ? — Non seulement il n’a pas de permis, sergent, mais on dirait qu’il n’a pas non plus de plaques d’immatriculation. Le sergent fronça les sourcils. — C’est une voiture neuve, monsieur ? — Je crois. En tout cas, elle sent le neuf. — Est-ce que c’est votre voiture, monsieur ? — Maintenant oui. Le sergent recula d’un pas. — Allez, monsieur, sortez de votre véhicule s’il vous plaît. Nouillh obéit. Il dépassait les deux policiers d’au moins trente centimètres. — Sacré gaillard, sergent, fit observer l’agent Peel. Je me demande comment il a réussi à se fourrer derrière le volant. Vous avez remarqué, il sent bizarre… Nouillh le reconnaissait volontiers : il avait dû forcer un peu pour entrer dans la Porsche – comme si chaque fois qu’il faisait une nouvelle incursion sur Terre il doublait de volume – mais, pour un démon, il avait une consistance plutôt spongieuse. Certains de ses congénères étaient entièrement constitués d’os incassables, d’autres recouverts d’une épaisse coquille. Nouillh était bien plus « moelleux », notamment parce qu’il n’avait pas fait d’exercice depuis des siècles. — Sacré déguisement que vous avez là, monsieur. Vous êtes censé ressembler à quoi ? — À Nouillh. Le Fléau des… — On l’a bien noté tout à l’heure, l’interrompit le sergent. Vous avez des papiers d’identité ? N’importe lesquels ? Nouillh se concentra. Sur son front, une marque se mit à rougeoyer vivement. Elle ressemblait à un N majuscule écrit par une personne complètement ivre. Cette apparition s’accompagnait d’une vague odeur de chair brûlée. — Eh bien ! constata l’agent Peel, visiblement impressionné. On ne voit pas ça tous les jours, sergent. — Non, en effet. Ça représente quoi, au juste, monsieur ? — C’est la marque de Nouillh. — Un vrai maboul, sergent, intervint l’agent Peel. Nouillh le maboul ! Le sergent soupira. — Monsieur, je vais vous demander de bien vouloir nous accompagner. — Je peux vous suivre avec ma voiture ? — Nous allons laisser, hum… votre voiture ici pour le moment, monsieur. Vous allez devoir monter dans la nôtre. — Celle qui fait du bruit et qui a de jolies lumières sur le toit, ajouta, serviable, l’agent Peel. Nouillh regarda la voiture des policiers. Elle était loin d’être aussi belle que la sienne mais elle était différente et Nouillh sentait qu’il devait s’ouvrir à de nouvelles expériences, surtout après avoir passé tout ce temps dans la Contrée Désolée sans aucune espèce de nouveauté – hormis certains bruits curieux émis par Trouillh. — D’accord. Je vous accompagne dans votre voiture. — C’est un bon Nouillh, ça ! dit l’agent Peel en ouvrant une des portières arrière. Nouillh eut la désagréable impression que l’agent Peel se moquait de lui. Ce dernier prit bien soin de baisser les vitres pour éviter que la voiture n’empeste. — -Quand j’occuperai mon trône et que je régnerai sur ce monde, lui expliqua Nouillh, vous serez mon esclave et votre vie ne sera que souffrances et tourments jusqu’à ce que je décide de vous transformer en un petit tas de gelée rouge que j’écrabouillerai sous mon talon. Apparemment vexé, l’agent Peel referma la portière. — Ça n’est pas très gentil. Sergent, ce monsieur Nouillh menace de me transformer en gelée. — Vraiment ? Quel parfum ? Sur ce, ils se mirent en route vers le poste de police, Nouillh coincé sur la banquette arrière. 23 OÙ L’ON APPREND QUE L’ON DEVRAIT TOUJOURS SE MÉFIER DE CE QUI EST OFFERT SANS CONTREPARTIE Le Fig & Parrot était un pub bien connu à Biddlecombe pour ses soirées d’Halloween. Les propriétaires, Meg et Billy, le décoraient pour l’occasion avec des toiles d’araignées, des squelettes, des goules et autres bizarreries. Le carré de pelouse devant l’entrée était orné de pierres tombales en polystyrène et à la branche la plus épaisse du vieux chêne qui en occupait le centre pendait une corde avec un nœud coulant passé autour de la tête d’un épouvantail. À l’intérieur du pub, la fête allait bon train, d’autant que Meg et Billy s’étaient arrangés avec le brasseur local, Spiggit’s, pour offrir des chopes gratuites à tous les clients déguisés. Or, les clients du Fig & Parrot n’aimaient rien tant que les chopes gratuites. Tout le monde avait donc fait un effort même si, dans le cas de Bob le Galeux (un surnom que tout le monde connaissait sauf lui), ce déguisement se limitait à un brin de houx piqué dans un chapeau pour figurer l’Esprit de Noël – et tant pis si on fêtait Halloween ! L’essentiel des clients avaient quant à eux misé sur les bons vieux classiques et étaient arrivés en costume de vampires, de fantômes et de momies enveloppées de bande Velpeau ou de papier-toilette. Quelques soubrettes se distinguaient mais il faut bien avouer qu’elles n’étaient guère effrayantes – sauf Mme Minsky, une dame obèse qui n’avait pas été conçue pour entrer dans un déguisement aussi minimaliste et aguicheur. Les deux démons qui se présentèrent à l’entrée du Fig & Parrot ce soir-là n’étaient pas des plus favorisés sur le plan intellectuel. Du reste, c’était le cas de la plupart des démons qui, jusqu’à présent, avaient franchi les portes. Il s’agissait de fantassins, rien de plus. Les véritables horreurs restaient à venir. Non que les démons déjà en place n’aient pas déjà été effroyables : ils étaient terrifiants à se faire pipi dessus. Malheureusement, comme Nouillh venait de le constater, ils étaient arrivés sur Terre le soir où la plupart des humains se donnent beaucoup de mal pour avoir l’air aussi hideux que possible. Par conséquent, la majorité des démons se fondaient tout simplement dans le paysage. Les deux démons en question s’appelaient Shan et Gath. Ils avaient une gueule de phacochère mais un corps d’homme – en l’occurrence d’homme avec un léger surpoids et des vêtements en cuir trop petits de deux ou trois tailles. Leurs yeux, comme ceux d’un grand nombre d’entités démoniaques mineures explorant au même moment la ville et ses environs, brillaient d’un feu rougeoyant causé par une exposition prolongée aux fournaises de l’Hadès. D’épaisses défenses saillaient de leur mâchoire inférieure pour couvrir leur groin et des poils courts et broussailleux garnissaient leur tête et leur visage. Leurs mains comprenaient seulement deux larges doigts et pas de pouces. C’étaient des créatures vicieuses et maladroites mues par un seul désir : faire du mal à quiconque passait à leur portée. La fille employée par Spiggit’s pour distribuer les bons de bière gratuits, une jeune demoiselle nommée Melody Prossett, avait revêtu un déguisement de fée rose et sa jupette très courte ne dissimulait rien du fait qu’elle était mignonne à croquer. Elle suivait à l’université des cours d’histoire de l’art qui ne monopolisaient ni son temps ni son intelligence, ce qui n’était pas plus mal. Melody était aussi charmante et douce qu’une… eh bien oui, qu’une mélodie, mais on ne pouvait pas dire qu’elle était la plus lumineuse des ampoules du lustre. Pour être honnête, même une toute petite ampoule de rien du tout aurait été plus vive que Melody. Par un heureux hasard, la première personne que Shan et Gath rencontrèrent en entrant au Fig & Parrot fut Melody Prossett. — Ouaouh, les gars, super vos déguisements ! s’exclama-t-elle. Shan et Gath eurent l’air aussi troublés que deux démons exterminateurs peuvent l’être devant une fée aux jambes interminables agitant une baguette. Certes, songea Melody, les nouveaux arrivants dégageaient une odeur désagréable (plus forte que celle de Bob le Galeux, qui pouvait pourtant tuer des mouches avec son haleine et avait de la moisissure sous les aisselles), mais peut-être était-elle due aux matériaux utilisés pour fabriquer leurs déguisements. Et puis, ces têtes de phacochères étaient tellement réalistes… La jeune fille se demanda s’ils n’avaient pas évidé de véritables têtes de phacochères pour y glisser la leur. Si tel était le cas, elle admirait leurs efforts mais jamais elle ne les aurait imités, même pour consommer gratuitement toute la bière offerte par Spiggit’s. Tant bien que mal, elle parvint à glisser six bons dans les sabots fendus des démons. — Normalement, leur murmura-t-elle d’un ton de conspiratrice, vous n’en avez droit qu’à un mais vous vous êtes donné tellement de mal… Shan colla les bons contre son groin et les flaira d’un air suspicieux. — Urk ? dit-il. — Oh, j’imagine que vous n’y voyez rien avec votre masque. Le bar est là-bas… Attendez, je vous guide. Un démon à chaque bras, elle les conduisit jusqu’au bar. Sur le chemin, Shan et Gath croisèrent toutes sortes de monstres – vampires, goules, etc. – qui avaient un air vaguement familier. Quelque part dans leur cerveau minuscule émergea une pensée : dans la mesure où cet endroit semblait regorger de créatures sorties des profondeurs de l’Enfer, ne valait-il mieux pas qu’ils partent semer la désolation ailleurs ? Mais ils se trouvaient désormais entre les mains de Melody Prossett, et elle était bien décidée à se montrer aussi serviable que possible – elle était comme ça, Melody. Le genre de fille tellement serviable que, dès qu’elle se profilait à l’horizon, les gens – y compris les personnes âgées – couraient dans la direction opposée pour éviter son exaspérante gentillesse. — Voilà ! Chacun de ces bons vous donne droit à une pinte de Spéciale. C’est la toute nouvelle Spiggit’s ! Je l’ai goûtée : une splendeur. Ce n’était pas tout à fait vrai. La Spéciale de Spiggit’s était effectivement une nouvelle bière, mais Melody ne l’avait pas goûtée. Après avoir approché un verre de son nez, elle avait décrété que l’odeur lui rappelait la litière de son chat quand son chat n’était pas au meilleur de sa forme. En outre, les poils de ses narines avaient brûlé et quand une goutte de bière était tombée sur sa main, la peau avait pris une drôle de couleur24. La Spéciale de Spiggit’s méritait son nom. Même ceux qui, chez le brasseur, l’aimaient bien avaient trouvé qu’il fallait améliorer son nez (le terme technique pour parler de son parfum) et, pendant qu’on y était, son goût, qui oscillait entre « pas très bon » et « franchement mauvais ». En outre, un autre défaut restait à corriger : au contact prolongé avec la peau, la bière avait tendance à provoquer des brûlures. Cela dit, elle était étonnamment forte et, passées les premières gorgées, le problème du goût se faisait oublier car la Spéciale parvenait à anesthésier provisoirement les papilles gustatives du buveur, qui avait juste l’impression d’avoir avalé un feu ardent. Par chance, cette sensation était remplacée par une ivresse immédiate et un immense amour pour toute personne à portée d’étreinte, jusqu’à ce que le buveur s’écroule et s’endorme – ce qui survenait généralement dès la deuxième chope. Shan et Gath n’avaient jamais bu d’alcool, sous quelque forme que ce soit. En tant que démons, ils n’étaient pas tenaillés par les appétits habituels et n’avaient jamais rien mangé d’autre qu’un morceau de charbon, des gravillons ou, de temps en temps, un plus petit démon. Et encore : ils se contentaient le plus souvent de mâcher leur proie puis de la recracher. Aussi, quand Meg leur tendit leurs deux grands verres, en prenant bien soin de retirer de leurs poings difformes le même nombre de bons, ils les examinèrent d’abord d’un œil méfiant. Gath s’apprêtait à fracasser les chopes et à se comporter enfin comme un démon quand Shan remarqua un vampire qui buvait une grande rasade de bière dans le même genre de verre. Un instant – tandis que la Spiggit’s desséchait sa bouche et effaçait au passage quelques souvenirs –, le vampire parut recevoir un long pieu en plein cœur. Puis un étrange sourire débonnaire se peignit sur son visage et il prit dans ses bras une momie assise sur le tabouret voisin. Shan leva la chope à son groin et renifla. Tout habitué qu’il était à la puanteur de l’Enfer, il ne put s’empêcher de trouver l’odeur du breuvage un peu bizarre. Il avala timidement sa première gorgée. Une déflagration résonna dans sa tête. Shan regarda autour de lui, cherchant qui l’avait frappé avant de perforer ses yeux. Quand il eut recouvré la vue et découvert qu’il n’y avait personne à proximité, il comprit que c’était le contenu du verre qui, d’une façon ou d’une autre, avait réussi à le frapper. Il songea à le lancer contre un mur puis à ravager tout ce qui l’entourait quand il sentit une vague de tendresse monter en lui. Il avala une autre gorgée, plus longue celle-là. À son tour, Gath leva son verre et but. Il tituba un peu quand la bière submergea ses cellules cérébrales, puis faillit tomber à la renverse. — Hurh, hurh, dit Shan. C’était un son qu’il n’avait jamais produit auparavant, et il mit un certain temps à l’identifier comme un rire. — Hurh, hurh, renchérit Gath en retrouvant peu à peu ses esprits. Ils continuèrent de boire. Quelqu’un se mit à jouer du piano. Meg et Billy distribuèrent des amuse-gueules, permettant à Shan et Gath de goûter leurs premières chips bien graisseuses. Gath passa un bras autour des épaules de Shan. Shan était son meilleur ami. Il aimait Shan. Non, vraiment, il aimait Shan. Ils passèrent à leur deuxième chope de Spéciale, et toute envie de dominer le monde leur passa. Pendant ce temps, du côté de Crowley Avenue, Mme Abernathy était malheureuse. La destruction des crânes volants qu’elle avait envoyés à la poursuite de Samuel Johnson et de ses amis ne lui avait pas échappé car chacun des démons qui franchissaient le portail était connecté à la conscience de Mme Abernathy afin qu’elle puisse suivre, par leurs yeux, le déroulement des opérations. Elle savait aussi que deux Cornus de l’Enfer avaient été expédiés à coups d’ustensiles ménagers dans la non-existence à cause de rosiers piétinés, mais ce problème ne figurait pas parmi ses priorités. Elle se sentait de plus en plus furieuse contre le fils Johnson. Pourquoi ne pouvait-il pas tout simplement mourir ? Après tout, ce n’était qu’un enfant. Son refus obstiné de se résoudre à son sort agaçait Mme Abernathy, comme une écharde fichée sous un ongle. Elle se rappela ce que lui avait appris le démon qui avait si inutilement occupé l’espace sous le lit de Samuel lorsqu’elle l’avait interrogé, puis torturé. Son agacement commença à s’apaiser. Oh oui, songea-t-elle. Je sais de quoi tu as peur, mon petit. Elle ferma les yeux et, remuant les lèvres, se mit à lancer des invocations. 24 OÙ NOUILLH OFFRE AUX POLICIERS UN SPECTACLE INATTENDU L’appel était arrivé sur la radio de la voiture de patrouille tandis que Nouillh, l’agent Peel et le sergent – dont le démon venait d’apprendre le prénom, Rowan – étaient encore assez loin du poste de police. — Base à Tango 1, Base à Tango 1. À vous, dit une voix masculine qui semblait paniquée. — Ici Tango 1, répondit le sergent Rowan. Tout va bien chez vous, agent Wayne ? À vous. — Hum, pas exactement, sergent. Sa voix tremblait quand il ajouta : — À vous. — Clarifiez la situation, agent Wayne, soyez gentil. À vous. — Eh bien, sergent, nous sommes attaqués. À vous. Le sergent Rowan et l’agent Peel échangèrent un regard. — Comment ça, attaqués ? À vous. — Attaqués par des femmes volantes, sergent. Des femmes au corps de lézard… Le poste de police de Biddlecombe était un petit bâtiment situé dans un champ aux abords de la ville. Il avait remplacé l’édifice plus ancien de la rue principale devenu insalubre depuis que des rats l’avaient envahi. Désormais, seul un snack l’occupait, où personne ne venait jamais à moins d’avoir très faim, trop bu ou d’être un rat rendant visite à des parents. Le poste comprenait un hall servant de salle d’attente et meublé d’un grand guichet, derrière lequel se trouvaient plusieurs bureaux et une unique cellule rarement occupée par des prisonniers. Ce soir-là, les policiers y avaient stocké des décorations de Noël et un faux sapin. Biddlecombe comptait seulement six policiers, dont deux étaient de service chaque jour. En cette soirée particulière, ils étaient quatre pour réagir aux petits incidents – feux d’artifice, incendies – qui ne manquaient pas de se produire pendant Halloween. L’agent Wayne et sa collègue, l’agent Hay, défendaient le fort. « Défendre le fort » est une métaphore comme « tenir les barricades » ou « mener une bataille perdue d’avance ». Autrement dit, une formule pour décrire une situation très banale, en l’occurrence rester tranquillement au commissariat à attendre d’éventuels appels. Mais, comble de malchance, les agents Wayne et Hay étaient littéralement en train de défendre le fort, littéralement en train de tenir les barricades et littéralement en train de mener une bataille perdue d’avance. La première femme-lézard volante était apparue sur le parking du poste pendant que l’agent Wayne se grillait une cigarette – qu’il avait presque avalée de surprise. La femme avait un corps élancé de saurien et de grands ongles noirs. Ses ailes ressemblaient à celles d’une chauve-souris et elle avait une longue queue qui se terminait par une pointe vicieuse. Ses cheveux noirs flottaient au vent et, l’espace d’un instant, l’agent Wayne se fit la réflexion que, sans le corps de lézard et les ailes, elle aurait été assez belle. Puis elle ouvrit la bouche et une langue fourchue noire darda entre des rangées de dents jaunes irrégulières qui semblaient résumer tous les cauchemars des dentistes. Toute envie de l’inviter à dîner s’évanouit aussitôt dans l’esprit de l’agent. À ce moment-là, l’agent décida que la meilleure décision à prendre serait de rentrer dans le poste et de refermer à clé la porte derrière lui, ce qu’il fit précisément. Il actionna aussi l’imposant verrou – on n’est jamais trop prudent. — Pourquoi tu fais ça ? lui demanda l’agent Hay. Le sergent va devenir fou s’il revient et trouve la porte d’entrée verrouillée. L’agent Hay était une petite femme blonde dont l’agent Wayne était un peu amoureux. Il l’avait toujours trouvée mignonne mais, après avoir vu une femme apparemment constituée de morceaux d’autres créatures plutôt mal assortis, il décréta que l’agent Hay était probablement la plus belle fille du monde. — Il y a une femme dehors… avec des ailes. Et une queue. — C’est Halloween, observa l’agent Hay en détachant bien chaque syllabe comme si elle parlait à un idiot. Elle aimait bien l’agent Wayne mais, par moments, il pouvait être vraiment lent à la détente. — En venant ici, reprit-elle, j’ai bien croisé un homme déguisé en champignon vénéneux… — Non, ce n’est pas une femme qui porte un déguisement avec des ailes et une queue. Elle a vraiment des ailes et une queue. Un énorme coup ébranla la porte d’entrée. L’agent Wayne recula d’un bond. — C’est elle ! La femme-lézard ! — La femme-lézard, répéta l’agent Hay d’un ton ironique. Bientôt tu vas aussi me raconter qu’elle peut voler. Un visage de femme apparut derrière les barreaux de la fenêtre à droite de la porte. L’agent Hay avança vers elle d’un pas déterminé en agitant l’index. — Dites donc, madame, c’est peut-être Halloween mais vous allez arrêter ces bêtises et… Elle s’interrompit en constatant que la femme flottait à une soixantaine de centimètres du sol, remuant ses ailes gigantesques pour se maintenir sur place. Soudain, calant ses pieds contre le mur extérieur, elle agrippa deux des barreaux et s’arc-bouta pour essayer de les arracher. — Tu vois ? reprit l’agent Wayne. Je te l’avais bien dit ! Au-dessus de leurs têtes, quelque chose atterrit bruyamment sur le toit. Quelques secondes plus tard, une pluie de tuiles s’abattait sur le parking pendant que la créature posée sur le toit tentait une entrée en force. — Appelle le sergent ! dit l’agent Hay. L’agent Wayne fonça vers la radio. — OÙ tu vas ? demanda-t-il à sa collègue qui passait en courant devant lui. — Fermer la porte de derrière ! À l’intérieur de la voiture de patrouille, un long silence accueillit la description de l’agent Wayne. L’agent Peel mima un homme buvant au goulot d’une bouteille avant de tomber ivre mort. Puis ils entendirent un bruit de verre brisé. — Agent Wayne, c’est quoi ce bruit ? Vous avez bu ? À vous. — J’aurais préféré, sergent. Une des femmes-lézards a détruit la fenêtre de la façade et il y en a une autre sur le toit. Oh, bon sang ! La porte de derrière ! Venez vite, sergent ! Je vous en prie ! On a besoin d’aide. Euh… À vous. Terminé. La femme à la fenêtre s’était blessée en brisant la vitre et un sang noir couvrait à présent le verre cassé, mais les barreaux avaient tenu bon. La femme-lézard parut renoncer et s’envola. L’agent Wayne l’entendit se poser sur le toit et la suivit à l’oreille tandis qu’elle se dirigeait vers l’arrière du poste. L’agent Hay s’y trouvait déjà et utilisait toute sa force pour bloquer la porte arrière. Wayne la rejoignit bientôt et constata le problème : la créature avait passé une serre dans un interstice de la porte et faisait jouer le bois pour pénétrer dans le poste. L’interstice s’élargit légèrement et un pied noueux apparut, puis un visage féminin terrifiant collé dans l’embrasure, toutes dents dehors. — Aide-moi ! cria l’agent Hay. Je ne vais pas pouvoir tenir longtemps. L’agent Wayne dégaina sa matraque et se mit à marteler les jointures de la femme-lézard. Elle poussa des hurlements stridents et retira sa serre, mais ne bougea pas le pied. L’agent Wayne essaya de le piétiner avec ses chaussures taille 45. La serre griffue réapparut et tenta de le happer. Bloque bien la porte ! lança l’agent Hay et, soudain, l’agent Wayne se retrouva tout seul, avec juste le poids de son corps pour lutter contre la créature. — Où tu vas ? — Tiens bon ! J’ai une idée. — Elle a intérêt à être bonne, maugréa l’agent Wayne en entendant d’autres bruits de pas au-dessus de sa tête et les battements d’ailes d’une autre créature venue rejoindre la première. — Oh, non ! gémit-il. Ça n’est pas bon… Pas bon du… La porte fut arrachée avec une telle puissance qu’elle propulsa l’agent Wayne tête la première à travers la pièce. Il se redressa maladroitement, juste à temps pour voir les deux femmes-lézards coincées dans l’embrasure étroite où elles essayaient de passer ensemble, s’empêtrant les ailes. Puis la plus énorme des deux créatures éjecta l’autre et entra. Griffes déployées et gueule grande ouverte, elle marchait vers l’agent Wayne. L’agent Hay apparut à côté du démon, bras tendu, un petit flacon dans la main. — Hé, toi ! cria-t-elle. Par ici ! La femme ailée se retourna et l’agent Hay pulvérisa un nuage de parfum droit dans ses yeux. Avec un cri perçant, elle essaya de frotter le liquide irritant mais elle ne faisait qu’aggraver son cas. Simultanément, l’agent Wayne s’empara d’un portemanteau et en assena un coup sur l’autre démon qui tentait de contourner sa sœur. Le portemanteau atterrit violemment sur sa tempe. La femme-lézard chancela sur le côté, sonnée mais toujours menaçante. Se servant du portemanteau comme d’une lance, l’agent Wayne la repoussa de force au-dehors. Quant à l’autre démon, aveuglé par les jets de parfum que l’agent Hay continuait de déverser sur son visage, il s’écroula en titubant devant la porte. D’un coup de pied vigoureux dans le derrière, l’agent Wayne l’expédia dehors, puis claqua la porte. Une série de vociférations stridentes leur parvinrent du dehors et les deux policiers virent à travers la fenêtre les femmes-lézards s’envoler dans le ciel nocturne, en quête de nouvelles proies plus faciles. — Génial, commenta l’agent Wayne. Le sergent ne nous croira jamais, maintenant… Le sergent Rowan venait d’actionner les gyrophares et l’agent Peel s’apprêtait à enfoncer la pédale d’accélérateur quand Nouillh tapota sur la vitre en plexiglas renforcé qui le séparait des policiers. Il avait entendu la conversation radio et il avait aussi remarqué certains détails qui leur avaient échappé. Par exemple, les petits filaments d’énergie bleus qui striaient un champ en direction de ce qui ressemblait à une église. Il y avait aussi une bestiole d’environ soixante centimètres de haut qui ressemblait à une petite balle jaune montée sur pattes, même si les balles jaunes sont rarement dotées de deux bouches et d’une multitude d’yeux. Elle pourchassait un lapin qui finit par sauter dans un terrier juste quand la balle le talonnait. Elle le suivit mais malheureusement pour elle le conduit était trop petit et elle se retrouva coincée, agitant frénétiquement ses pattes courtaudes. Ça, ce n’est pas bon, songea Nouillh. Il se rappela ce que Samuel lui avait raconté sur la femme dans la cave et sur ses amis qui ne paraissaient plus du tout humains. Nouillh avait espéré que Samuel se trompait ou que les quatre personnes – ou démons, ou quoi que ce soit d’autre – avaient eu la bonne idée de s’évaporer ou de rentrer chez eux. Or, voilà que des balles jaunes avec des yeux couraient après des lapins, et cela l’ennuyait. C’est parfait si je suis le seul démon sur Terre, pensa-t-il, mais s’il y en a d’autres, ça risque de me poser un problème. Et cette énergie bleue, ça n’était pas de l’électricité classique ni même un résidu transdimensionnel. Non, cette énergie-là était très particulière… Une fois, Nouillh avait eu l’occasion de voir le Mal Suprême. Peu avant d’être envoyé en exil, Nouillh avait été convoqué dans la tanière du Mal Suprême par son lieutenant le plus fidèle, le féroce Ba’al. Dans la pénombre derrière Ba’al se tenait une forme immense, plus haute que le plus haut des édifices, plus large que le plus large des gouffres. Un bref instant, Nouillh avait aperçu son visage : des yeux si rouges qu’ils étaient presque noirs, des mâchoires avec de larges crocs et une couronne de cornes qui semblait avoir poussé directement sur son crâne. Cette vision avait terrorisé Nouillh au point qu’il avait presque été soulagé d’apprendre son bannissement, car la punition aurait pu être bien pire. Il aurait pu être livré au Mal Suprême en personne qui, pour l’éternité, l’aurait lentement déchiqueté, lui aurait infligé une souffrance sans trêve, sans que ne survienne la délivrance de la mort. En comparaison, la condamnation à l’exil était une plaisanterie. De sa rencontre avec le Mal Suprême, Nouillh gardait aussi un autre souvenir : les contours de son corps étaient parcourus d’ondes d’énergie bleues, signes visibles de son pouvoir. Et ces signes apparaissaient maintenant ici. Sur Terre. Là où était Nouillh, alors qu’il n’était certainement pas censé s’y trouver ! — S’il vous plaît ? commença-t-il en tapant à nouveau sur la vitre. Je crois que vous commettez une erreur… — Pas maintenant, monsieur, l’interrompit le sergent Rowan. On est un peu occupés. — Vous ne comprenez pas. J’ai vraiment besoin de rentrer chez moi. Oubliez cette histoire de voiture. Tenez, vous pouvez même la garder. Je n’en veux pas. — Je ne crois pas que de toute façon elle vous appartienne, monsieur. Et maintenant restez calme. Nous nous faisons du souci pour nos collègues restés au poste. Nouillh se rassit sur la banquette. — Ce n’est pas un déguisement, dit-il à mi-voix. Les deux policiers l’ignorèrent. — Ce n’est pas un déguisement ! répéta-t-il à voix haute. — Pardon, monsieur ? dit le sergent. — Je ne porte pas de déguisement. Je ne vais pas à un « bal costumé ». Je suis vraiment comme ça. — Très drôle, monsieur. — Si c’était un déguisement, vous croyez que je pourrais faire ce genre de truc ? La tête de Nouillh se scinda en deux en son centre, révélant son crâne. Les yeux jaillirent de leur orbite et, suspendus à deux tiges de chair rose, fixèrent le sergent Rowan d’un regard intense. Puis son crâne se fendit à son tour, révélant son cerveau. Il était maintenu en place par douze muscles violets qui se redressèrent aussitôt et se tortillèrent. Enfin, Nouillh tira une langue qui, entièrement tendue, mesurait presque un mètre. Un trou pratiqué tout au bout lui permit de siffloter une petite fanfare avant que sa tête ne reprenne une apparence normale. L’agent Peel fit une embardée. Il braqua violemment et les deux policiers bondirent hors de la voiture et reculèrent à bonne distance. — Sergent, balbutia l’agent Peel, c’est un m… un mon… un monst… — Oui, agent Peel, répondit le sergent Rowan en s’efforçant de paraître plus calme qu’il n’était. — Un démon, pour être précis ! rectifia Nouillh en criant pour se faire entendre. Loin de moi l’idée de couper les cheveux en quatre mais il y a une grosse différence. — Qu’est-ce que vous… — ... faites ici ? compléta Nouillh. Eh bien, j’avais l’intention de conquérir votre monde et d’en faire mon royaume pour l’éternité mais je crois que ça ne va pas être possible pour le moment. — Pourquoi ? demanda le sergent Rowan en s’approchant prudemment de la voiture. — C’est drôle que vous posiez la question. En fait, il semblerait que quelqu’un d’autre ait déjà des vues sur cet endroit, et ce quelqu’un n’aime pas beaucoup la concurrence. Je préférerais vraiment me trouver ailleurs quand il débarquera donc, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, laissez-moi partir… Le sergent Rowan fixa Nouillh d’un regard perplexe. Nouillh lui répondit d’un sourire poli. — Qu’est-ce qui va se passer, exactement ? — Bah, c’est juste une supposition, sergent, mais je crois que ça va être la fin de votre monde. 25 OÙ L’ÉVÊQUE BERNARD LE CRUEL SE FAIT ENTENDRE ET OÙ LES MORTS – MAIS SEULEMENT LES MÉCHANTS – SORTENT DE LEUR TOMBE Retranchés dans l’obscurité de la maison, Maria, Tom, Samuel et sa mère regardaient un défilé de créatures infernales glissant, sautant, volant ou rampant depuis le 666 Crowley Avenue, où une lumière bleue nappait désormais les toitures avoisinantes. Ils avaient déjà dû repousser deux nouveaux assauts. Deux limaces d’un mètre vingt de long munies de trompes de moustique pour sucer le sang s’étaient faufilées par la fente de la boîte à lettres, laissant derrière elles à mesure qu’elles approchaient de leurs victimes un filet de bave qui avait rongé la moquette. Le recours judicieux à une salière avait provoqué leur dessèchement et, une fois réduites à l’état de carapaces rabougries, les créatures avaient disparu dans un nuage de fumée. Le second assaut était toujours en cours, sous la forme d’une nuée de mouches géantes au ventre doté de mâchoires bourdonnant autour de la maison. Elles frappaient régulièrement les fenêtres, les dents crochues de leur abdomen laissant des traces sur les vitres et leur salive rose des taches semblables à du sang dilué. Mme Johnson s’assurait qu’aucune ne pouvait entrer, armée d’une bombe à insecticide dans chaque main. Tout bien considéré, Samuel trouvait qu’elle réagissait étonnamment bien dans sa confrontation avec les démons, mais il éprouvait aussi beaucoup de colère après la remarque qu’elle avait faite un peu plus tôt. Elle avait regretté que son père ne soit pas avec eux et quand Samuel avait vu arriver le premier crâne volant, il avait eu un bref instant le même regret. Mais ce n’était plus le cas maintenant. C’est lui qui avait suggéré d’utiliser le sel contre les limaces, lui qui avait trouvé les bombes d’insecticide cachées au fond d’un placard. Avec l’aide de Tom, il avait bloqué les portes et les fenêtres, et mis en place des tours de surveillance. À eux trois, et avec la mère de Samuel, ils avaient ainsi une bonne visibilité sur toutes les voies d’accès à la maison. Pour la première fois depuis le départ de son père, Samuel commençait à sentir que, si nécessaire, il pouvait très bien s’occuper de sa mère et de lui-même. Ce qu’il ne pouvait pas faire, en revanche, c’était contrer les plans de Mme Abernathy. Ils étaient pris au piège à l’intérieur de la maison et ils n’avaient plus aucune nouvelle du Pr Planck. Bientôt, Samuel en avait peur, tout serait perdu… Dans l’église de Saint-Timidus, les coups sourds continuaient de résonner dans ce qui aurait dû être le lieu du dernier repos de l’évêque Bernard le Cruel mais ne l’était apparemment plus, puisque se reposer semblait être la dernière des occupations de l’évêque. Des nuages de poussière s’élevaient de la pierre tombale portant son nom ainsi que ses dates de naissance et de mort. Une extrémité commençait à se soulever du sol, et pour un peu le vicaire et le bedeau auraient vu le mort pousser de toutes ses forces pour la soulever davantage, puis elle retomba à nouveau et le silence revint. — Il est très fort, remarqua le bedeau posté avec le révérend Ussher derrière le petit carreau vitré de la porte. Il était assez surpris. Après tout, l’évêque Bernard aurait dû n’être qu’un petit tas de vieux os, et les vieux os ont tendance à se casser facilement. Pas à soulever d’énormes dalles de pierre. — Le calcaire, répondit le vicaire. — Je vous demande pardon ? — L’église est bâtie sur un sol calcaire. Le calcaire préserve les corps. Plus encore : il les momifie. L’évêque Bernard est enterré depuis très longtemps mais je parie que, si vous deviez le toucher, vous trouveriez ses os durs comme de la pierre. — Je n’ai aucune envie de le toucher, répondit M. Berkeley. Vraiment aucune. La pierre tombale se remit à bouger, mais cette fois elle se souleva sans retomber. Une main squelettique émergea de l’ouverture et tenta de saisir le rebord de la pierre. — Vous n’avez peut-être pas envie de le toucher, mais j’ai comme l’impression que, lui, il a très envie de vous mettre la main dessus. Le révérend Ussher ouvrit la porte de la petite remise et se jeta sur la pierre tombale, espérant que son poids suffirait à la remettre en place. De la main droite, il trouva la pompe à vélo du bedeau et il commença à frapper l’évêque Bernard sur les doigts. Il dut s’y reprendre à quatre ou cinq fois, mais l’évêque fut obligé de lâcher la pierre tombale qui retomba et, avec elle, le silence. — Vite ! dit le vicaire. J’ai besoin d’aide ! À contrecœur, M. Berkeley entra. Dans un coin de la pièce était posée une statue de saint Timidus. L’hiver précédent, elle était tombée de son socle à côté de la porte principale de l’église et sa main droite s’était cassée. Comme l’argent manquait pour la restaurer et la remettre sur son socle, la statue avait rejoint les prie-Dieu et la vieille bicyclette dans la réserve. Non sans difficulté, le vicaire et le bedeau parvinrent à la déplacer jusque sur la pierre tombale de l’évêque Bernard. — Voilà ! dit le révérend Ussher, ça devrait l’occuper un certain temps. Le bedeau s’adossa à un mur pour reprendre son souffle. — Mais pourquoi est-ce que tout ça se passe aujourd’hui ? — Je ne sais pas, répondit le vicaire. Je ne sais même pas ce que c’est que ce « tout ça ». — Vous croyez que le moine disait vrai : c’est la fin du monde ? — Je crois que la fin du monde n’est pas pour tout de suite, monsieur Berkeley. Le vicaire essayait de se montrer confiant mais il était loin d’être sûr de lui. Ces événements étaient trop perturbants : des gargouilles courant sur le parvis de l’église, l’évêque Bernard le Cruel essayant de s’échapper de sa tombe… Si la fin du monde n’était pas pour tout de suite, ils étaient peut-être en train d’assister au début de la fin. L’évêque Bernard recommença à cogner sous le sol. — Oh ! Il ne peut pas arrêter, non ? s’écria le bedeau. Il me donne mal à la tête… Il s’agenouilla et, approchant sa bouche de la pierre tombale : — Écoutez, évêque Bernard, Votre Excellence, soyez un bon évêque et retournez dormir. Il s’agit d’un regrettable malentendu mais nous allons tirer tout ça au clair et vous allez pouvoir être à nouveau mort. N’est-ce pas une perspective charmante ? Vous n’avez rien à gagner à retourner parmi les vivants, croyez-moi. Il y a eu beaucoup de changements depuis votre époque : la musique pop, les ordinateurs et puis, vous savez, vous ne pourriez même plus manier des tisonniers brûlants comme vous le faisiez. C’est interdit, maintenant, même pour les ecclésiastiques. Non, croyez-moi, vous êtes bien mieux sous cette dalle. Le bedeau regarda le vicaire, puis hocha la tête et sourit. — Et voilà ! C’est tout ce qu’il demandait : une petite conversation tranquille avec quelqu’un. Soudain, un rugissement de colère étouffé retentit, suivi d’un coup sourd contre la pierre tombale : l’évêque Bernard venait de se jeter de toutes ses forces contre la dalle pour la soulever. La statue de saint Timidus oscilla légèrement. — Oh, formidable, monsieur Berkeley, ironisa le révérend Ussher. Très efficace ! L’évêque Bernard se lança à nouveau contre la pierre et la statue bougea encore. Le bedeau essaya de la maintenir en place mais c’était peine perdue : il renonça et battit en retraite. — On devrait tenter une sortie, dit le vicaire. Ces gargouilles m’ont l’air assez lentes et maladroites. On pourrait facilement leur échapper, et ma voiture est garée derrière l’église. Mais le bedeau ne semblait pas écouter. Il regardait par un petit vitrail latéral. — Monsieur Berkeley, vous m’avez entendu ? Je crois qu’on devrait tenter de s’enfuir. — Et moi, je crois que ce n’est pas une très bonne idée. — Pourquoi cela ? demanda le vicaire, vexé de voir son plan rejeté sans la moindre discussion. Le bedeau se tourna vers lui, le visage livide. — Parce que j’ai l’impression que les morts sortent de leur tombe… L’église de Saint-Timidus se trouvait à son emplacement actuel depuis plusieurs siècles. Son terrain était en grande partie occupé par de vieilles tombes car, pendant plusieurs générations, les gens de la ville s’étaient fait enterrer dans ce petit cimetière. Malheureusement, tout le monde n’était pas enterré sous la pelouse du terrain jouxtant l’église. L’emplacement où était établi le cimetière était une terre dite « consacrée », c’est-à-dire réservée à un usage exclusivement religieux. Mais les personnes coupables de crimes graves qui avaient été exécutées n’avaient pas le droit d’être inhumées dans une terre consacrée. C’est pour cette raison qu’un second cimetière avait été créé non loin de la vieille église, mais au-delà de son enceinte. On n’y voyait aucune pierre tombale, aucun écriteau, mais il était connu de tous. Les gens de la ville l’appelaient le Champ aux Morts et personne n’aurait jamais eu l’idée d’y construire une maison, d’y promener son chien ou de venir y pique-niquer l’été. Même les oiseaux évitaient de faire leur nid dans ses arbres ou dans ses buissons. C’était un mauvais endroit, tout le monde le sentait. Sous les yeux du bedeau et du vicaire, des formes émergeaient du Champ aux Morts en se tramant, éclairées par les lumières autour de l’église. Certaines portaient encore des lambeaux de vêtements, même s’il n’en restait presque plus rien. Par chance, leur pudeur était préservée puisque leur corps n’était qu’un assemblage d’os. Le bedeau vit un squelette avec un fragment de corde autour du cou, et comprit que ce mort-là avait été pendu. L’extrémité de la corde ballottait sur son thorax, un peu comme une cravate. Un autre squelette avait perdu ses deux bras. Il trébucha sur une pierre et, comme il lui était impossible de se relever, il rampa en se tortillant, tel un ver osseux doté de jambes. Des éclairs furtifs de lumière bleue traversaient ses orbites vides. — Je me demande ce que c’est que cette lumière, dit le vicaire. — Il a peut-être une bougie dans le crâne ! railla le bedeau. Après tout, c’est Halloween. Le révérend Ussher ne releva pas. — Bon, en tout cas, on ne peut plus sortir, maintenant. — Non, confirma le bedeau. Et sous leurs pieds éclata ce qui ressemblait à un rire caverneux. 26 OÙ L’AGENT PEEL REGRETTE DE NE PAS AVOIR CHOISI UN AUTRE MÉTIER ET OÙ LE PR PLANCK FAIT SON RETOUR L’agent Peel et le sergent Rowan passaient en revue les options qui s’offraient à eux. Ils pouvaient : 1) laisser partir Nouillh, mais ça ne semblait pas une très bonne idée étant donné qu’à l’évidence il n’était pas humain – s’agissant même, s’il avait dit vrai, d’un démon ; 2) emmener Nouillh au poste de police et attendre qu’un policier détenant un peu plus d’autorité se prononce sur son sort ; 3) ou bien, comme le suggérait l’agent Peel, s’enfuir sans demander leur reste car il n’avait pas envie de voir Nouillh recommencer ce truc avec sa tête – ce qui lui avait donné la nausée… — C’est un démon, sergent ! Et sa puanteur aussi est démoniaque… Je ne suis pas certain d’avoir envie de continuer notre petite balade en voiture avec ce démon puant sur la banquette arrière. — Hé oh ! protesta Nouillh en passant la tête par la vitre baissée de la portière. Je vous entends, vous savez ? Alors vos remarques sur mon odeur… Je suis tombé dans un trou, figurez-vous ! — Pourtant, nous avons déjà roulé avec ce démon puant sur la banquette arrière, observa le sergent Rowan en essayant de ne pas se laisser distraire par Nouillh. Et il ne s’est rien passé. — Il ne s’est rien passé ? Sa tête s’est fendue en deux, sergent ! Sa langue a joué de la musique ! Je ne sais pas comment vous avez l’habitude de passer vos soirées, mais selon mes critères je dirais plutôt qu’il s’est passé « quelque chose ». — Allons, mon garçon, vous vous échauffez pour… Il faillit dire « pour rien » mais s’aperçut que cela ne risquait guère d’améliorer l’humeur de l’agent Peel. — Pour, hum… L’agent Peel attendit, bras croisés. — Pour quoi au juste, sergent ? — ... pour… — ... pour… voyons voir… un démon sur la banquette arrière ! acheva l’agent Peel. Ça correspond bien à la réalité, je crois. Ah, oui : il nous a aussi annoncé que la fin du monde était proche. Ça aussi, pour moi, c’est « quelque chose ». — Eh bien d’accord, vous avez gagné, admit le sergent Rowan. On ne peut pas rester assis sans rien faire pendant que le monde touche à sa fin. — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? — On doit stopper tout ça, agent Peel, annonça le sergent Rowan avec cette assurance grâce à laquelle l’Empire britannique survit depuis bien plus longtemps qu’il ne le devrait sans doute. Le sergent retourna à la voiture et se pencha près de la vitre où Nouillh attendait, impatient. — Bien, monsieur, dites-moi maintenant, qu’est-ce que c’est que cette histoire de fin du monde ? — Eh bien, répondit Nouillh, pour commencer je pensais être le seul à m’en être échappé… — Échappé d’où ? — De l’Enfer. — Vous voulez dire… Y Enfer ? — Tout juste. — Ça ressemble à quoi, là-bas ? demanda l’agent Peel qui les avait rejoints à contrecœur. — Pas très agréable. Vous n’aimeriez pas. — Quelle surprise ! ironisa le sergent Rowan. Vous vous attendiez à quelle réponse, agent Peel ? « C’est agréable quand le soleil est de la partie… » ? Ce n’est pas la plage d’Eastbourne, vous savez ! — Je demandais ça comme ça… — Bref, revenons à nos moutons. Donc, vous nous arrivez de l’Enfer et vous pensiez que vous seriez tout seul, mais ce n’est pas le cas. — Non, en effet. — Et ces… euh… ces « dames » qui ont sans doute attaqué notre poste de police, ce sont des amies à vous ? — Non. Elles sont arrivées d’une autre façon. — De quelle façon, exactement ? — Je ne sais pas ! Quelqu’un a dû ouvrir les portes et, maintenant, tout le monde se précipite à travers… — Et ces portes, monsieur, à quoi elles peuvent ressembler ? Nouillh réfléchit une seconde, puis : — Je pense qu’elles doivent être bleuâtres. Sans doute très petites au départ, mais maintenant elles grandissent à vue d’œil. Et quand l’ouverture sera suffisamment grande, alors… — Alors quoi ? — Alors, ce sera à son tour d’arriver. Au tour de notre maître. La Source de Tous les Maux. Le Mal Suprême, à la tête de son armée. Et ce sera vraiment l’Enfer sur Terre. — Ces portes, monsieur, vous seriez capable de les localiser ? Nouillh hocha la tête. Il avait senti la présence de l’énergie bleue ; elle picotait les poils sur sa nuque. Plus il s’en rapprocherait, plus il en aurait conscience. Comme s’il était un détecteur d’énergie maléfique ambulant. Son secret espoir était de pouvoir se retrouver suffisamment près du portail pour retourner dans la Contrée Désolée sans se faire remarquer. Encore mieux : si l’Enfer était vide, puisque tous les démons avaient trouvé un moyen de débarquer sur Terre, il pourrait peut-être réussir à quitter définitivement la Contrée Désolée pour s’installer dans une jolie caverne avec vue sur quelques lacs en feu. — Dans ce cas, c’est décidé, déclara le sergent Rowan. Ce gentleman va nous conduire jusqu’à ces portes et nous allons pouvoir mettre un terme à toute cette folie. Agent Peel, allumez la radio, assurez-vous que tout est rentré dans l’ordre au poste, puis demandez à l’agent Hay d’alerter l’armée. Nous allons avoir besoin de tous les renforts possibles. — Ici Tango 1, dit l’agent Peel. Tout va bien, Liz ? À vous. — Les bonnes femmes volantes ont disparu et on a verrouillé les portes, mais maintenant le téléphone sonne sans arrêt. Des gens appellent pour dire que leur maison est assiégée, qu’il y a des monstres qui grouillent et qui volent partout. Et il y a aussi des problèmes du côté de l’église. À vous. — Quel genre de problèmes ? À vous. — Selon le bedeau, les morts sortent de leurs tombes. À vous. L’agent Peel, qui avait déjà l’air malheureux, paraissait désormais très malheureux. Il était entré dans la police pour arrêter les cambrioleurs de banques ou résoudre de temps en temps un meurtre, mais Biddle-combe était une ville si calme qu’il n’en avait encore pas eu l’occasion : pour l’instant, le total des cambriolages de banques et des meurtres s’élevait à zéro25. L’agent Peel n’était certainement pas devenu policier pour combattre des démons, en tout cas pas sans prime de risque, paiement des heures supplémentaires et un beau gros pistolet. Il s’apprêtait à poser une autre question et, peut-être, à crier au sergent Rowan qu’il fallait alerter l’Armée de l’air, les US Marines, la Garde suisse, le pape, les chasseurs de vampires et toute personne capable de s’occuper de cadavres surgissant de terre, quand un éclair bleuté foudroya la radio. Au bout de quelques secondes, l’appareil explosa dans une gerbe d’étincelles. Levant les yeux, l’agent Peel constata qu’une lueur bleue crépitante parcourait les câbles téléphoniques le long de la route. Il saisit son téléphone portable : hors d’usage, lui aussi. L’agent Peel se frappa la tête contre le volant. La situation était déjà terrible ; elle venait à l’instant d’empirer. Mme Abernathy se tenait dans le jardin du 666 Crowley Avenue, bras écartés, des flux d’énergie bleus jaillissant de ses yeux et du bout de ses doigts. Avec un large sourire, elle était en train de détruire tous les moyens de communication dans un rayon de vingt kilomètres autour de Biddlecombe. Elle se sentait envahie d’une puissance immense tandis qu’elle dressait autour de la ville une barrière invisible à l’œil nu mais totalement infranchissable. Cette barrière resterait en place jusqu’à la venue du Mal Suprême, après quoi il pourrait dévaster cette misérable planète. Derrière elle, ce qui restait des murs de la maison s’élargit, comme si la structure de l’édifice prenait une ample inspiration, puis tout s’écroula pour laisser la place à un grand tunnel de lumière bleue par où se déversèrent des créatures de plus en plus nombreuses : diablotins et petits dragons, serpents à capuchon et gnomes bossus armés de haches et de lames en tout genre. Et ce ne sont là que les démons susceptibles d’être décrits dans des termes compréhensibles. Il y avait d’autres créatures jamais vues ni même imaginées à la surface de la Terre, des êtres monstrueux qui avaient si longtemps vécu dans l’obscurité complète qu’ils s’adaptaient avec difficulté à leur nouvel environnement et n’avaient même aucune espèce de forme. Ils s’efforçaient donc d’en trouver une et donnaient pour l’instant l’apparence de boules de chair flasque desquelles surgissaient par moments des bras, des serres, des queues et des jambes qui disparaissaient aussitôt. De temps en temps, un œil apparaissait aussi, pour juger de l’effet produit. Mme Abernathy se tourna pour observer le cortège de créatures. Elle regarda à l’intérieur du tunnel et vit que les portes étaient presque entièrement détruites. En leur centre, un trou béant. Bientôt… Bientôt il arriverait, et alors elle recevrait sa récompense. Mais d’abord, il fallait régler un dernier détail. Elle se retourna vers M. Abernathy, qui avait la forme d’un crapaud, et vers le démon-araignée qui, jusqu’alors, s’était caché sous la peau de M. Renfïeld, et leur ordonna de retrouver Samuel Johnson. De retrouver ce petit garçon têtu, qui avait peur des araignées, et de le dévorer. Tom surveillait la rue, Maria et Samuel l’arrière de la maison, quand le Pr Planck entra dans le jardin. — Madame Johnson ! s’écria Tom, il y a un homme qui avance dans l’allée. — Tu es sûr que c’est un homme ? demanda Mme Johnson. — À peu près sûr. Le Pr Planck n’avait pas vu les mouches géantes mais les mouches l’avaient vu. Dans un vrombissement sourd, elles fondirent sur le scientifique. Elles étaient si concentrées sur leur objectif qu’elles ne remarquèrent pas la porte d’entrée qui s’ouvrait ni la sortie de Maria et Tom armés de bombes d’insecticide. Avant même d’être assez près du professeur pour pouvoir le happer, les mouches s’effondrèrent au sol, se tordirent de douleur et crachèrent, puis cessèrent tout à fait de bouger pour finalement s’évanouir, comme tous les démons qui avant elles avaient eu maille à partir avec leurs proies. Samuel rejoignit Mme Johnson qui se tenait près de la porte d’entrée en brandissant un manche à balai. Tom était à présent posté près de la porte du salon, prêt à manier la batte de cricket de Samuel. — Dépêchez-vous ! cria Mme Johnson au Pr Planck. On ne sait pas quelles bestioles peuvent encore surgir… Comme pour confirmer ses pires craintes, l’ombre d’une sorte de chauve-souris passa sur la maison. Quelques secondes plus tard, une créature de la taille d’un aigle, dont les plumes auraient été remplacées par des épines et dont la tête était constituée de dizaines de vers grouillants dotés chacun d’un œil, se prit les ailes dans les câbles téléphoniques et s’écrasa au sol. Boswell, qui l’avait observée d’un air méfiant, aboya de plaisir. Le Pr Planck assista avec soulagement à sa débâcle puis la porte se referma brusquement derrière lui, le privant de ce spectacle et manquant aussi de le priver de son nez. — Dieu merci ! s’exclama-t-il. Cette bête me poursuivait depuis que j’ai semé ce crâne volant… — Ben voyons, dit Mme Johnson en agitant son manche à balai d’un geste menaçant. Et maintenant, qu’est-ce qui se passe ? Et épargnez-nous votre langage de savant : restez simple ! De fait, le Pr Planck resta simple : — Je n’en sais rien. — Eh bien ! Vous alors, on peut dire que vous êtes une grosse tête ! ironisa Mme Johnson. — C’est que… je comptais un peu sur l’aide de Samuel pour essayer de comprendre… Samuel avança d’un pas. — C’est moi. Au même moment, les lumières s’éteignirent car Mme Abernathy venait de couper le courant dans toute la ville. Samuel et le Pr Planck s’assirent à la table de la cuisine pendant que Mme Johnson allumait des bougies, puis il raconta au scientifique tout ce qui s’était passé, depuis sa visite chez les Abernathy déguisé en fantôme jusqu’à sa lutte avec les crânes volants. Le Pr Planck écouta sans rien dire, mais il ne put réprimer un haussement de sourcil quand Samuel décrivit les tentacules de Mme Abernathy. Calé dans sa chaise, il tapotait son index sur ses lèvres. — C’est incroyable, finit-il par dire. La puissance du collisionneur semble avoir été exploitée pour provoquer une déchirure dans la trame spatio-temporelle. C’est merveilleux – enfin… sur un certain plan… Nous avons prouvé l’existence d’une autre dimension, même s’il s’agit d’un hasard, et nous avons trouvé un moyen de passer de l’une à l’autre. Mais, si la créature qui a pris possession de cette Mme Abernathy dit vrai et s’il s’agit d’un passage entre notre monde et, faute de trouver un meilleur terme, « l’Enfer », alors nous sommes dans un sacré pétrin ! Samuel trouvait qu’« un sacré pétrin » était un sacré euphémisme, mais après tout ce n’était pas lui le savant. Mme Johnson ne paraissait pas non plus très impressionnée par cette analyse. — Alors tout ça, c’est votre faute ? demanda-t-elle. — Pas exactement, répondit le Pr Planck. Voyez-vous, nous essayions de découvrir la vérité sur la nature de l’univers… — ... et au lieu de ça c’est quelque chose qui vous a découvert, quelque chose qui ne nous aime pas du tout. J’espère que vous êtes satisfait. — Qu’est-ce qu’on peut faire ? s’enquit Samuel. — Si les lignes téléphoniques étaient rétablies ou si je pouvais utiliser un ordinateur, je contacterais le CERN. Malheureusement, aux dernières nouvelles il semblerait qu’eux aussi soient confrontés à quelques problèmes… — Comment cela ? — En me rendant chez les Abernathy, j’ai reçu un coup de fil du CERN : apparemment, le collisionneur s’est remis en marche et ils ne peuvent plus l’arrêter. — C’est un coup de Mme Abernathy ? — Mme Abernathy ou cette créature qui a pris possession de sa volonté, répondit le Pr Planck. Si on part du principe que ces deux événements sont liés, alors il suffirait d’arrêter le collisionneur pour refermer le portail. — On est donc condamnés à attendre ? s’inquiéta Mme Johnson. — J’en ai peur. — Et s’ils n’arrivent pas à l’arrêter à temps ? — Mieux vaut espérer qu’ils y arrivent. Maria les avait rejoints. — Mais il ne doit pas être très stable, n’est-ce pas ? intervint-elle. — Quoi ? demanda le Pr Planck. — Le portail. — Oh non, dit Samuel. Le monstre sous le lit m’a dit que Mme Abernathy dépensait beaucoup d’énergie pour le maintenir ouvert. — Le monstre sous le lit ? répéta le professeur. — C’est une longue histoire… — Ce que je veux dire, reprit Maria, c’est qu’il y a plusieurs possibilités : on pourrait avoir affaire à un pont d’Einstein-Rosen – mais compte tenu de sa taille et de sa durée de vie c’est peu probable –, ou bien à un autre genre de trou de ver, ou encore à une combinaison des deux. Dans tous les cas, sa stabilité dépend de l’énergie provoquée par les explosions dans le collisionneur. Et puis, vous vous rappelez ce vent pendant qu’on espionnait la maison des Abernathy ? — Le vent, dit le Pr Planck d’une voix pensive. Oui, je l’ai senti aussi. Il avait une odeur… une odeur venue d’ailleurs. — Peut-être de l’autre côté des portes, poursuivit Maria. Mais ce n’était pas un vent très violent. C’est vous l’expert, professeur Planck, mais normalement, avec ce genre de portail, il est impossible de retourner d’où on est venu, n’est-ce pas ? — Eh bien, certaines théories le disent, oui, à supposer qu’il soit assez stable. Tout dépend de la force gravitationnelle. Devant les explications du professeur, Mme Johnson paraissait troublée, et Tom encore plus. — Mais ce genre de force propulserait violemment vers l’extérieur ceux qui empruntent le tunnel, n’est-ce pas ? Cette ville devrait être ravagée par une tempête furieuse, or rien ne se passe. — Vous avez peut-être raison…, admit le professeur. Ce ne sont là que des spéculations. — Dans ce cas, il n’y a pas de force gravitationnelle, conclut Maria. — On dirait bien. Il y en a un peu, mais pas suffisamment pour atteindre l’équilibre parfait entre l’attraction universelle et la force centrifuge. — Et si on arrivait à la détruire ? — Mais comment ? À peine venait-il de poser la question que le Pr Planck sembla avoir trouvé la réponse car, pour la première fois depuis son arrivée, son visage s’illumina. Il laissa tout de même à Maria le soin de répondre. — En envoyant un objet dans la direction opposée. — Comme deux voitures qui, en se percutant sur un pont, se détruisent et détruisent aussi le pont, illustra Samuel. — Deux voitures qui se percutent sur un pont étroit et fragile, ajouta Maria. — Eh bien, ça pourrait marcher, conclut le professeur. Reste à trouver la voiture et son conducteur… 27 OÙ L’ON RENCONTRE ENFIN L’ÉVÊQUE BERNARD LE CRUEL ET OÙ L’AGENT PEEL S’AMUSE COMME UN PETIT FOU Pendant ce temps, Shan et Gath passaient une soirée mémorable au Fig & Parrot. Quelqu’un s’était mis au piano et les deux démons donnaient le meilleur d’eux-mêmes pour grogner en rythme sur les paroles de « My Old Man’s a Dustman ». Un peu plus tôt, quelqu’un avait entonné « Danny Boy » et, bien qu’ils ne l’aient jamais entendue auparavant, Shan et Gath avaient senti toute la tristesse de cette chanson. Une larme était même apparue dans les yeux de Gath, et Shan l’avait serré dans ses bras pour le réconforter. — Une dernière pour la route ? demanda quelqu’un en brandissant devant eux quelques bons de boisson supplémentaires. Bah, pensèrent Shan et Gath, on ne va pas se mettre à compter les verres… La situation ne s’arrangeait pas pour le révérend Ussher et M. Berkeley. Pour commencer, les morts sortis de leur tombeau se révélaient bien plus malins que les squelettes dont le cerveau avait pourri avant de se transformer en champignon depuis plusieurs siècles. Les vitraux de l’église étaient situés à environ trois mètres du sol, ce qui les rendait difficilement accessibles sans escabeau. Pour pallier cette absence, les morts s’étaient rassemblés en une sorte de pyramide, trois morts soutenaient deux autres morts jusqu’au dernier, au sommet de la pyramide, qui se servait d’une gargouille en pierre (laquelle manifestait bruyamment son mécontentement) pour briser les vitraux. Deux petits vitraux avaient déjà volé en éclats et, par cette ouverture, le révérend Ussher voyait apparaître une bouche affichant un large sourire édenté – à l’exception de deux chicots noirâtres qui en disaient long sur l’état de la dentisterie au Moyen ge. Dans le même temps, d’autres morts, toujours plus nombreux, frappaient à la porte principale de l’église et à la porte latérale permettant d’accéder à la sacristie d’où le bedeau avait appelé la police. Le bedeau avait trouvé le policier à l’autre bout du fil bien moins surpris qu’il aurait dû l’être, compte tenu des circonstances. Pour un peu, on aurait pu croire que la résurrection des morts était le cadet de ses soucis. Le vicaire et le bedeau avaient bien pris soin d’entasser contre les portes des chaises et des bancs afin de repousser la horde des cadavres s’ils parvenaient à entrer. Ils entendaient toujours des bruits inquiétants provenant de la tombe de l’évêque Bernard le Cruel, dont la pierre tombale était recouverte de tout le mobilier et de toutes les statues disponibles dans la petite pièce. Entre les coups et les rires tonnait de temps en temps un « Ouvrez-moi ! » accompagné d’un juron. — L’évêque Bernard semble particulièrement furieux, observa le révérend Ussher alors que M. Berkeley revenait de son inspection de la réserve. J’espère que vous n’avez pas à nouveau essayé de le raisonner. Et il jure beaucoup, pour un évêque. — Il n’est même pas censé parler, rétorqua M. Berkeley. Calcaire ou pas calcaire, c’est un cadavre ! — Monsieur Berkeley, répondit le vicaire d’une voix patiente, au cas où cela vous aurait échappé : les morts sont en train de ressusciter, des gargouilles batifolent sur le parvis de l’église et un moine de pierre nous a insultés. Dans ces circonstances, le fait que l’évêque Bernard ait retrouvé l’usage de la parole est somme toute assez… normal. — Vous avez sans doute raison, admit le bedeau. Il faut tout de même qu’on s’occupe un peu de ces squelettes. Si on n’y prend pas garde, ils ne vont pas tarder à nous dégringoler dessus. Le vicaire saisit un chandelier en cuivre et alla se poster le long du mur de l’église. — Aidez-moi à monter ! Le bedeau se pencha, joignit les mains et, avec difficulté, parvint à hisser le révérend Ussher jusqu’au rebord du vitrail, sur lequel ce dernier se jucha. Quatre pans étaient brisés et les morts avaient réussi à arracher le plomb qui servait à les maintenir, produisant ainsi une brèche considérable. Au moment où le révérend Ussher reprenait son équilibre, des doigts osseux agrippèrent la jambe de son pantalon. — Oh non ! s’écria-t-il en abattant violemment le chandelier sur la main squelettique. Elle se brisa aussitôt, dans une pluie de petits fragments d’os. Ce qui restait du bras se retira prestement. À travers le vitrail, le révérend Ussher voyait la pyramide de squelettes brinquebaler vers lui. Il attendit qu’elle soit suffisamment proche et que le dernier squelette tende les mains en direction du vitrail. Il en ouvrit alors la partie inférieure et assena un coup de chandelier sur le crâne de son assaillant, déséquilibrant toute la pyramide. Le squelette du haut et les deux qui le soutenaient chutèrent lourdement, dans un fracas d’os brisés. Le révérend laissa échapper un cri de triomphe, mais sa joie fut de courte durée : des dizaines de cadavres plus ou moins putréfiés le fixaient du regard après avoir vu les squelettes voler en éclats. On imagine difficilement que des crânes presque décharnés puissent avoir l’air plus effrayants qu’ils ne l’étaient déjà ; mais ceux-ci y parvenaient très bien. — Oh mon Dieu. — Mon Dieu, quoi ? demanda M. Berkeley en contrebas. — Je crois que je les ai énervés. — Eux qui semblaient déjà vexés… bien joué, vicaire ! Le révérend Ussher referma précipitamment le vitrail, mais la partie mobile semblait coincée. Il réessaya en forçant : rien à faire. — Oh mon Dieu, répéta-t-il. — Ne me dites rien. — Pourtant, il vaudrait mieux. — Allez-y… — Le vitrail ne se referme plus. De l’autre côté du mur, les morts commençaient à reconstituer non pas une mais deux pyramides pour attaquer sur autant de fronts. Au même instant, un fracas terrible résonna dans le débarras suivi d’une voix qui vociférait un seul mot. Et ce mot était : « Libre ! » — Oh mon Dieu ! lancèrent en chœur le vicaire et le bedeau. Alors, tandis que les deux pyramides étaient arrivées devant le mur, une voiture de police surgit au coin de la rue et fonça directement sur elles, transformant douze cadavres assez imaginatifs en une pile de membres décomposés et d’os brisés. La voiture effectua un dérapage et s’immobilisa devant l’armée de squelettes. La voix du sergent Rowan retentit à travers le cimetière. — Dites, les morts, ici la police ! Nous vous laissons cinq secondes pour retourner d’où vous venez ou il va y avoir du grabuge ! Les morts ne bougèrent pas. Il faut bien reconnaître que leurs capacités auditives n’étaient sans doute pas au mieux. En outre, aucun d’entre eux n’avait jamais été confronté à une voiture de police, ni même à quelque véhicule à quatre roues qui ne soit pas tiré par un cheval ou un bœuf. — Vous avez le choix, reprit le sergent. Vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous a pas prévenus ! L’agent Peel enfonça la pédale d’accélérateur puis desserra le frein à main. Il en avait assez des démons et de l’Enfer. Il en avait assez de l’odeur d’excrément dans sa voiture. L’heure de la vengeance avait sonné. La voiture bondit en direction des morts. Les morts avaient peut-être une connaissance limitée des véhicules autopropulsés mais ils voyaient bien ce qui arrivait à ceux que la voiture blanche percutait et ils n’avaient pas du tout envie de connaître le même sort. Hélas, leur état de cadavre les empêchait de se déplacer rapidement. Se déplacer tout court était déjà au-delà de leurs forces. Ainsi, le vicaire put assister au spectacle réjouissant d’une voiture de police poursuivant à travers le cimetière des créatures squelettiques dont aucune ne pouvait éviter de se faire écraser. M. Berkeley dut mettre un terme à l’exaltation du vicaire en lui rappelant que leurs propres soucis ne faisaient que commencer. — Hum, vicaire… Au même moment, la porte du débarras reçut un coup d’une telle violence qu’elle se fendit en deux. Ses deux battants glissèrent sur le sol de la nef et vinrent percuter le mur du fond. Une ombre se dessina, puis bientôt une silhouette, tandis que l’évêque Bernard le Cruel faisait son entrée. L’évêque Bernard n’avait jamais été un bel homme. Pour parler clairement, il était plus hideux qu’une verrue sur les fesses d’un crapaud, et les siècles qu’il avait passés enterré sous l’église n’avaient en rien amélioré son apparence. Sa peau marron sale ressemblait à du vieux cuir. Son nez avait disparu, laissant place à un trou, et ses orbites étaient tout aussi vides même si elles étaient à présent animées d’une lueur bleue froide. Il avait gardé la plupart de ses dents, qui étaient longues, jaunes et, songea le révérend Ussher, un peu plus acérées que la normale, comme si l’évêque s’était occupé, sous terre, à les affûter avec une lime. Une main tannée tenait un long bâton, la crosse épiscopale avec laquelle il avait été inhumé. Il portait toujours ce qui restait de ses vêtements sacerdotaux. Sa mitre était un peu en lambeaux, la moitié pendait sur son front comme une langue, mais elle n’en était pas moins là, incontestable. Comme malheureusement l’évêque Bernard lui-même. Du fond de ses orbites vides, il observait le bedeau qui tentait de se cacher derrière les bancs. — Il voit ! s’exclama M. Berkeley. Comment est-ce possible ? Il n’a plus d’yeux ! Ce n’est pas juste… Au-dessus de lui, pressant l’index contre ses lèvres, le révérend Ussher se plaquait contre le mur pour essayer de passer inaperçu. — Oh, formidable ! marmonna M. Berkeley. Il me laisse me débrouiller tout seul sans même… L’évêque Bernard leva sa main – qui, comme le reste de son corps, ressemblait à un vieil os emballé dans du papier kraft verni – et tendit un doigt vers le bedeau. — Toi ! C’est toi ! articula l’évêque d’une voix évoquant une poignée de graviers passés au mixeur. Il avança en direction du bedeau qui comprit aussitôt que, dans le cas présent, mieux valait ne pas être « toi ». Il ne venait pas de gagner à la tombola ou, si tel était le cas, il aurait préféré ne jamais avoir acheté le billet car le premier prix risquait de ne pas être très agréable. — Non, pas vraiment, se défendit M. Berkeley. — Emprisonné dans l’obscurité, reprit l’évêque Bernard sans cesser d’avancer, mon nom ridiculisé… Tout ça à cause de toi ! Le bedeau devait bien reconnaître qu’il lui était arrivé, de temps à autre, de plaisanter à propos de l’évêque Bernard, mais il n’imaginait pas que l’évêque l’entendait ! Après tout, il était bien censé être mort. Ça lui semblait vraiment injuste. — J’en suis désolé, Votre Excellence. Je pensais que vous… hum… que vous vous reposiez. Cela ne se reproduira plus. — Non, en effet, dit l’évêque Bernard en se rapprochant de plus en plus. Tu seras puni. Tu subiras le supplice du tisonnier brûlant introduit dans ton fondement. Tu seras… Le vicaire atterrit directement sur la tête de l’évêque et sentit un craquement. Il roula sur le sol, se redressa tant bien que mal en agitant le chandelier pour parer toute attaque. L’évêque Bernard le Cruel était coupé en deux au niveau de la taille. Rendons-lui cette justice : cela ne lui avait pas pour autant coupé le souffle, même s’il ne lui en restait plus beaucoup. Serrant sa crosse encore plus fermement et tirant sur les bancs pour s’aider, il se mit à se traîner par terre, sans cesser de fixer du regard le bedeau. Pendant ce temps, sa moitié inférieure s’était relevée et marchait au hasard en butant contre des obstacles. — Vicaire ! cria M. Berkeley. Il avance encore ! — Fondement ! grondait l’évêque Bernard. Tisonnier ! Le vicaire surgit derrière lui. — Je suis vraiment navré, dit-il, mais il faut que ça cesse ! Il abattit violemment le chandelier sur la tête de l’évêque. Elle rendit un tintement métallique et la mitre tomba. Bernard le Cruel interrompit sa reptation et tordit la tête pour regarder le vicaire. — Fondement ! répéta-t-il. Ton fondement ! — Oh, taisez-vous, dit le révérend Ussher en frappant l’évêque Bernard une deuxième puis une troisième fois. Il continua à le frapper jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, ou presque, de l’évêque Bernard. Même sa moitié inférieure avait cessé de marcher. Elle gisait renversée, les jambes comme deux piliers joints à leur sommet. Le vicaire essuya la sueur sur son front. Mais en appui sur ses genoux, il tentait de reprendre sa respiration. — Je ne crois pas, remarqua-t-il, qu’un vicaire soit censé battre à mort un évêque. Même si c’est pour le renvoyer parmi les morts. M. Berkeley contemplait les restes de l’évêque Bernard. — Si on nous pose une question, on dira qu’il est tombé tout seul. À plusieurs reprises. Des coups résonnèrent à la porte. — Tout va bien à l’intérieur ? demanda le sergent Rowan. C’est la police. Le vicaire et le bedeau allèrent lui ouvrir. Le sergent Rowan et l’agent Peel se tenaient devant l’entrée et regardaient les deux ecclésiastiques d’un air incrédule. — Nous sommes très heureux de vous voir, sergent, dit le révérend Ussher. Heureux et soulagés. — Sergent…, commença le bedeau. — Laissez-moi finir, monsieur Berkeley, le coupa le vicaire. — Rabat-joie, commenta le moine de pierre au-dessus de leurs têtes. — Ignorez-le, lui recommanda le vicaire. Maintenant, peut-être que… — Sergent, intervint à nouveau le bedeau. — J’ai dit « laissez-moi finir », voyons ! Voilà, sergent Rowan : nous venons de vivre une expérience tout à fait extraordinaire, une expérience à laquelle vous auriez du mal à croire si vous n’en aviez pas été témoin… — Sergent ! insista M. Berkeley avec un tel aplomb que même le vicaire se sentit obligé de lui céder le terrain. — Oui, eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? demanda le révérend Ussher. — Sergent, reprit le bedeau, je crois que votre démon se fait la malle… 28 OÙ NOUILLH SE FAIT UN NOUVEL AMI ET RETROUVE DE VIEILLES CONNAISSANCES Nouillh avait beaucoup aimé son trajet en voiture de police, avec ses lumières clignotantes et ses intéressants « whooo-whooo-whooo ». En outre, l’agent Peel était un bien meilleur conducteur que lui même si, à la décharge du démon, Nouillh commençait à peine à prendre en main la Porsche quand elle lui avait été confisquée. Cela dit, il avait beaucoup appris en regardant l’agent Peel contrôler la machine et, impatient de mettre en pratique ce qu’il venait de voir, il se demandait déjà comment il pourrait prendre congé des deux policiers quand la voiture était entrée dans le cimetière. Alors, Nouillh avait vu les morts sortir de terre. Ce qui ne lui avait pas plu. Que des démons quittent l’Enfer pour envahir ce monde, passait encore — même si, tout bien considéré, ça n’allait pas du tout – mais, comparé à des morts surgissant de leur tombe, c’était de la roupie de sansonnet. Réveiller des cadavres demandait une sacrée énergie démoniaque et Nouillh voyait bien qu’il s’agissait de cadavres particulièrement vicieux. S’il les croisait dans la rue et qu’il portait une montre, il la rangerait dans sa poche. Des voleurs et des gredins, tous autant qu’ils étaient ! Pourtant, ce n’était pas ce qui préoccupait le plus Nouillh. Car ce dont il était témoin n’était pas le résultat d’une brèche accidentelle entre ce monde-ci et l’Enfer, mais bien d’un acte intentionnel. Les cadavres ne sortent pas de terre sur un coup de tête : il faut une volonté maléfique pour les rappeler à la vie. Et Nouillh ne connaissait qu’une créature capable de s’amuser à ressusciter tueurs et assassins, ce qui lui laissait présager une apparition imminente du Mal Suprême. Nous avons déjà vu que Nouillh n’était pas exactement dans les petits papiers du Mal Suprême. Ce dernier avait une liste de démons qui l’avaient contrarié et il n’était pas porté sur le pardon. Ni à reconsidérer le sort des entités démoniaques désobéissantes. Quand on était banni par le Mal Suprême, on restait banni. Si on en avait assez d’être banni et qu’on décidait de retourner discrètement en Enfer, espérant y trouver un coin tranquille pour s’occuper de ses petites affaires, le Mal Suprême le découvrirait fatalement parce que… eh bien, c’était le genre du bonhomme. Les démons ne peuvent pas mourir mais ils peuvent souffrir et le problème, quand on est immortel, c’est qu’on peut souffrir pendant très, très longtemps. Nouillh n’aimait pas souffrir. Pour un démon, il était même plutôt douillet. Il comprit que le Mal Suprême avait préparé cette invasion de la Terre depuis assez longtemps, et il n’en avait jamais entendu parler. En même temps, cela aurait semblé bizarre qu’il reçoive un jour le message suivant : Salut ma Nouillh, C’est moi, le Mal Suprême. J’espère que ça boume pour toi. Moi, ça roule. Bon, je vais bientôt attaquer la Terre pour me venger de ces crétins d’humains qui m’ont obligé à passer tout ce temps en Enfer. Si ça te dit et que t’as rien de mieux à faire, passe-moi un coup de sans-fil… A+ LMS (dit la Bête, Satan, etc.) :-) Non, Nouillh n’avait rien reçu de tel, ce qui signifiait qu’il ne faisait pas du tout partie des plans du Mal Suprême. Et s’il traînait encore dans les parages le jour de son arrivée, Nouillh aurait sans aucun doute l’occasion de découvrir toute l’étendue de la cruauté du Mal Suprême, qui ferait de son mieux pour infliger les supplices les plus terribles à ce démon qui lui avait désobéi, même malgré lui. Le moment était venu, se dit Nouillh, de rentrer à la maison et de faire comme si rien ne s’était passé. Son plan, si le mot n’est pas trop fort, était de localiser les portes et de retourner en douce en Enfer puis, de là, dans sa chère Contrée Désolée où il attendrait que la situation se tasse. Nouillh ne voyait pas encore par quel moyen il pourrait retourner en Enfer dans la mesure où il se déplacerait à contre-courant de tous les autres démons et êtres malfaisants. Peut-être pourrait-il leur expliquer qu’il avait perdu ses clés, ou oublié d’emporter un slip de rechange ? Peu importe, il trouverait bien une solution le moment venu. Ainsi, pendant que les policiers, ayant fini de faucher les morts, partaient inspecter l’église, Nouillh s’était tout simplement glissé hors de la voiture et avait tout simplement déguerpi. L’agent Peel le poursuivit brièvement mais abandonna semble-t-il assez vite. Nouillh crut deviner qu’il n’était pas mécontent de voir le démon disparaître, et avec lui son odeur nauséabonde. Et comme Nouillh lui-même en avait assez de sentir mauvais, il plongea à la première occasion dans une petite mare pour se laver, flanquant aux canards une frousse de tous les diables. Il venait juste de se laver les aisselles quand un gros œil fiché au bout d’un bras surgit de la vase et le fixa en clignant. Un deuxième bras le suivit de près, celui-ci terminé par une bouche. — Dites donc, commença une voix distinguée, il ne faut pas vous gêner ! Vous êtes ici chez moi, pas aux bains publics ! Oh, désolé, répondit Nouillh. J’ignorais que cette mare était habitée. — Je devrais mettre un écriteau, sans doute. Bah, pas la peine de vous biler, mon ami. C’est juste qu’il vaut mieux que je fasse profil bas en ce moment, vous comprenez ? Il y a beaucoup de pillages et d’exactions dans la région, ces temps-ci. Pas un endroit pour un démon de haut rang comme moi. Mais je ne peux tout de même pas laisser tous les Tom, Dick, Harry et autres démons du même genre venir laver leurs chaussettes dans mon eau ! Rien de personnel, naturellement. — Naturellement. Dans ce cas, je vais repartir. — À la bonne heure. Et si on vous pose la question, dites que cette mare est privée, voulez-vous ? Un troisième bras apparut, brandissant un drapeau fait maison représentant un œil sur un fond rouge. — C’est moi qui l’ai fabriqué, annonça fièrement le démon. Le dessin aussi, c’est moi. — Très joli. Très imaginatif. Peut-être que vous devriez le planter à un endroit où les gens pourraient le voir ? — Que voilà une brillante idée ! Monsieur, loin de moi l’idée de vous jeter des fleurs mais vous êtes remarquablement vif ! Un quatrième bras attrapa un canard et, à l’aide d’un jonc qui flottait dans l’eau, attacha le drapeau à son cou avant de reposer l’animal ahuri dans la mare. Le canard essaya de s’envoler mais le démon le maintint fermement en place jusqu’à ce qu’il se résigne à barboter, le drapeau mollement suspendu à son cou. Nouillh remonta sur la berge. Désormais, sa puanteur était remplacée par une vague odeur de vase, toujours préférable. — Bonne chance pour tout ! lança-t-il au démon. — Grand merci à vous ! Et vous serez toujours le bienvenu chez moi. Les bras disparurent sous l’eau, rendant la mare à son calme et à son silence. — Sympathique, ce bonhomme, se dit Nouillh. Si tous les démons pouvaient être comme lui… Malheureusement, tous les démons n’étaient pas comme la créature de la mare. En parcourant Biddle-combe à la recherche du portail, Nouillh comprit que l’avant-garde du Mal Suprême était essentiellement constituée d’entités particulièrement féroces. Les traces du passage de démons vicieux étaient visibles partout. Trois vieux messieurs membres du Club de ball-trap municipal, en plein entraînement au moment où l’invasion avait débuté, avaient commis l’erreur de tourner leur fusil vers une gorgone à la chevelure composée de serpents sifflant et aux yeux si noirs qu’ils étaient moins des organes de la vue que des vides obscurs, des sphères gélatineuses de néant. Les projectiles des fusils avaient ricoché sur le corps de la gorgone et les trois vieux messieurs s’étaient retrouvés immédiatement pétrifiés en croisant le regard de la créature. Ils offraient désormais un curieux exemple de statuaire officielle que l’on trouve généralement devant le bureau de poste ou la mairie. Il y avait beaucoup plus de sang que d’habitude dans la boucherie car l’odeur de la viande crue avait attiré de très désagréables carnivores, des monstres bossus dont la peau livide pendait sur les membres comme de la cire gouttant d’une bougie, avec une tête lisse et sans yeux et des narines tendues sur leur crâne comme si des doigts invisibles s’y étaient fourrés et les avait tirées violemment. Le boucher, M. Morrissey, eut à peine quelques secondes pour prendre la mesure de la laideur des créatures qui envahissaient son territoire avant que leurs gueules s’ouvrent, révélant des dents fines et aiguisées. Elles se ruèrent frénétiquement sur les carcasses suspendues dans la chambre froide et, dans le même élan, sur M. Morrissey lui-même. Quand elles eurent terminé, il ne restait plus autour d’elles que des ossements, animaux et humains, ainsi que le chapeau de paille du boucher. Deux joueurs de l’équipe de rugby à XV de Biddle-combe avaient disparu pendant la séance d’entraînement du soir. Contre toutes les lois de la nature – et, du reste, les règles du rugby –, une paire de nageoires avait surgi du terrain et les malheureux sportifs s’étaient fait happer dans la brèche par ce qui ressemblait fortement à des requins dotés de griffes palmées leur permettant de creuser la terre. Le reste de l’équipe avait promptement harponné les monstres avec les poteaux de coin. Une section de lutins, démons rouges culminant à soixante centimètres, armés de petites fourches, avait attaqué la boutique du fleuriste pour s’apercevoir qu’ils étaient allergiques au pollen. Ils titubaient dans la rue et éternuaient, yeux noyés de larmes et nez dégoulinant. Dès lors, ils devenaient des proies faciles pour la propriétaire furieuse, une grosse femme portant un tablier orné d’un tournesol souriant qui réglait leur compte aux lutins à coups de balai. Nouillh ne manqua pas de le remarquer : les puissances démoniaques paraissaient avoir du mal à s’imposer. Les humains répliquaient. Il vit un homme juché sur une tondeuse poursuivre un démon-serpent et le réduire sous ses lames en une sorte de bouillie. Un groupe d’écolières déguisées en goules avaient croisé une demi-douzaine de vraies goules dans un parc. Maigres, pâles et guère spectaculaires, ces dernières étaient nettement moins effrayantes que les écolières, qui n’avaient pas lésiné sur l’hémoglobine. Cette impression se confirma quand elles se mirent à jeter des pierres sur les vraies goules, les obligeant à battre maladroitement en retraite et à se barricader dans une confiserie. Les membres de la chorale féminine de Biddlecombe avaient coincé une escouade de nains pilleurs dans un parking et les avaient réduits à des petits tas de chair à coups de sacs à main et de livres de chants. Nouillh croisa des cortèges d’hommes armés de fourches, de battes de cricket et de manches à balai, le visage empreint d’une détermination farouche, parés à reprendre le contrôle de leur ville. Il leur souhaita bonne chance, conscient qu’à l’arrivée du Mal Suprême’c’en serait fini de leurs espoirs. Nouillh enjamba un lutin à la respiration sifflante qui se traînait dans une ruelle. Il éternua une dernière fois puis mourut, se transformant en un nuage de fumée qui s’évapora dans l’air du soir. Nouillh se demanda si le Mal Suprême avait prévu ce qui se produirait quand ses monstres auraient quitté leur monde pour venir dans celui-ci : ils pourraient mourir. Oh, bien sûr, pas définitivement, mais de façon provisoire, ce monde étant régi par les lois des mortels. L’énergie démoniaque ne suffisait tout simplement pas pour réalimenter aussitôt les entités, de sorte que, quand elles mouraient, leur essence s’évanouissait pour être réabsorbée par la masse d’énergie plus grande entourant le Mal Suprême. Là, ces créatures seraient reconstituées et renvoyées dans la bataille. Au bout du compte, les humains ne pouvaient pas vaincre. Tout ce qu’ils pouvaient espérer, c’était de petites victoires sur un ennemi qui finirait toujours par revenir. Et cela aussi changerait avec l’arrivée du Mal Suprême car il apporterait avec lui toute sa puissance maléfique et ce monde serait transformé en un nouvel Enfer. Au loin, derrière quelques maisons, Nouillh aperçut un halo bleuté, et il comprit que les portes, le passage entre les deux mondes, se trouvaient là. S’il voulait rentrer chez lui, c’était là qu’il devait aller. Il eut une pensée presque tendre pour Trouillh. Presque. Puis il se souvint de Samuel ; il espérait que le garçon était sain et sauf. Il se demanda s’il devait aller à sa recherche pour le protéger mais que pouvait-il faire, lui, Nouillh, s’il parvenait à le retrouver ? L’emmener avec lui dans la Contrée Désolée ? Non, Samuel allait devoir se battre tout seul mais, à l’idée que le garçon était en danger ou blessé, Nouillh ne put réprimer un sentiment de tristesse et de culpabilité. Il quitta la ruelle et se mit en route vers le halo de lumière. Préférant rester à l’écart des rues, il escalada un muret et reprit sa progression de jardin en jardin, s’abritant derrière les buissons et les haies, tapi dans l’ombre. Il venait d’entrer dans son troisième jardin quand sa peau se remit à le picoter. Il s’approchait d’une source d’énergie intense, il le sentait. Il jeta un coup d’œil à travers une haie et aperçut deux créatures – l’une semblable à une araignée, l’autre à un crapaud géant – se pressant et sautillant dans la rue. Il les reconnut toutes les deux. Il se coucha par terre, s’efforçant de se rapetisser le plus possible. La situation était grave. Non content d’être extrêmement néfastes, ces démons étaient aussi les serviteurs d’une entité maléfique supérieure. Là où ils allaient, il y avait toujours dans leur sillage une créature bien pire, une créature qui connaissait très bien Nouillh et les gaffes dont il était capable. Cette créature n’était autre que Ba’al. Ba’al, le fidèle lieutenant du Mal Suprême qui avait condamné Nouillh au bannissement éternel, se trouvait déjà dans ce monde, et Nouillh avait une idée assez précise de l’endroit où il devait se trouver. Ba’al était forcément devant les portes, attendant l’arrivée de son maître. 29 OÙ NOUILLH MONTRE QU’IL A VRAIMENT UN BON FOND Samuel repéra le premier ce qui se révélait être un démon caché derrière une haie dans le jardin de la maison. Rester accroupi derrière une haie était un comportement bien peu démoniaque, songea Samuel, qui avait jusqu’à présent surtout rencontré des monstres plus ou moins effrayants, inquiétants ou, en ce qui concernait celui qui avait brièvement occupé l’espace sous son lit, incompétents. Mais celui-ci était le premier qui semblait faire preuve de lâcheté. — -Qu’est-ce que tu en dis ? lui demanda Maria pendant qu’ils observaient le démon, tapis dans l’obscurité de la cuisine. — Il attend peut-être des renforts ? hasarda Tom. — -« Il », expliqua Samuel, c’est Nouillh et c’est lui qui est apparu dans ma chambre. De toute évidence, il est terrifié. Ça se voit d’ici. — Euh… Franchement, je n’ai pas trop envie de demander à Nouillh s’il a des problèmes. « Pardon, monsieur le démon, c’est vrai que vous êtes terrifié ? Vous passez une sale journée ? » Enfin, quoi, c’est un démon ! C’est lui qui est censé nous terrifier. Il faudrait un truc sacrément effrayant pour faire trembler un démon. Il y eut un silence pendant qu’ils réfléchissaient aux implications de la remarque de Tom. Qu’est-ce qui pouvait être si effroyable que même un démon en avait peur ? Samuel observa Nouillh : il était en train de se ronger les ongles. Il s’agissait peut-être d’un démon et il avait peut-être rêvé de régner sur le monde, mais Samuel savait qu’il y avait aussi en lui de bons instincts. Et puis, quel était ce proverbe, déjà : les ennemis de mes ennemis sont mes amis ? Il avança jusqu’à la porte de la cuisine. — Je vais aller lui parler. — Tu es sûr de toi, Samuel ? demanda Mme Johnson. Le Pr Planck tenta de protester mais les autres lui firent signe de se taire. — Ça vaut le coup d’essayer, insista Samuel. S’il fait mine de devenir méchant, on peut toujours fermer la porte à clé ou Tom peut le menacer avec sa batte, mais je ne pense pas que ça va se passer comme ça. Pour tout vous dire, je l’aime plutôt bien. Samuel entrouvrit la porte et passa la tête dehors. — Pssst ! Déjà quelque peu tendu, Nouillh faillit se faire pipi dessus en entendant cette voix. Il regarda autour de lui et vit la tête d’un garçonnet à lunettes surgir d’une embrasure de porte. — Qu’est-ce que tu fabriques dans mon jardin ? — À ton avis ? demanda Nouillh. Je me cache. Va-t’en, Samuel, c’est dangereux ! — Pourquoi tu te caches ? Ce ne sont pas tes amis qui sont dehors ? — Ceux-là ? dit Nouillh en agitant son gros pouce. Ce ne sont pas du tout mes amis, non. Pour être honnête, si certains d’entre eux me trouvaient ici, j’aurais de graves ennuis. — D’où l’importance de te cacher… — Exact. — Écoute, si on te laisse te cacher dans la maison, tu veux bien nous aider à arrêter tout ça ? Nouillh risqua un autre coup d’œil à travers la haie. À l’évidence, il n’aimait pas du tout ce qu’il voyait car il hocha rapidement la tête. — Je ferai de mon mieux. Je veux vraiment rentrer chez moi… — Alors viens ! Samuel ouvrit plus grand la porte et s’écarta tandis que Nouillh traversait la pelouse à croupetons puis fonçait dans l’embrasure. Une fois la porte refermée, il reprit sa respiration, soulagé, et regarda autour de lui. Il vit Samuel, l’air pensif ; Tom brandissant sa batte comme s’il guettait le premier prétexte pour s’en servir ; Maria suçotant un crayon et fronçant les narines devant l’odeur de vase et de… hum, de caca, non ? qui se dégageait du nouvel arrivant ; et Mme Johnson qui serrait farouchement le manche de sa poêle à frire. Dans un coin de la cuisine, un homme barbu tentait de se cacher sous une nappe. Une sensation que Nouillh connaissait parfaitement. — Bonjour à tous. Je suis Nouillh. Nouillh, le Fléau des Cinq Démons. Mais Nouillh tout court fera l’affaire. De toute façon, je n’ai plus envie d’être le Fléau des Cinq Démons. Je n’ai qu’un seul désir : ne plus jamais croiser d’entité démoniaque ! Ça ne vous dérange pas si je me relève ? La plupart des occupants de la cuisine échangèrent un regard soupçonneux. — Franchement, intervint Samuel, on peut lui faire confiance. — Entendu, dit Tom, mais lentement. Nouillh se releva donc lentement – mais avant tout parce qu’il s’était fait mal au genou en bondissant dans la cuisine. Il prit une chaise, s’assit à table et cala son menton dans ses mains. Il avait l’air malheureux et pas du tout menaçant. Une grosse larme solitaire roula sur sa joue. — Je suis vraiment désolé, dit-il en l’essuyant d’un geste gêné. Je viens de passer une soirée vraiment bizarre… Tout le monde le considéra avec sympathie, malgré son statut de démon. Mme Johnson posa sa poêle et indiqua une bouilloire qui frémissait sur un réchaud de camping. — Vous avez peut-être envie d’un thé ? proposa-t-elle. On se sent toujours mieux après une bonne tasse de thé. Nouillh n’avait aucune idée de ce que pouvait être du thé mais, en matière de goût, rien ne pouvait être pire que ce qu’il avait avalé dans les égouts. — C’est très gentil à vous, oui. Merci. Mme Johnson lui servit une tasse de thé bien fort et posa sur la soucoupe un digestive biscuit. Nouillh avala prudemment – et bruyamment – une gorgée puis grignota un morceau de biscuit. Les deux le surprirent agréablement. — C’est encore meilleur quand on le trempe dans le thé, lui suggéra Samuel. Il plongea le biscuit dans sa tasse. — C’est vrai, c’est très bon ! Il le trempa une seconde fois mais le laissa trop longtemps : la moitié du biscuit sombra dans le thé. Nouillh parut à nouveau au bord des larmes. — C’est bien ma chance… — Aucune importance, le rassura Mme Johnson en récupérant le biscuit détrempé à l’aide d’une cuillère. Il y en a encore plein d’autres dans la boîte. — Et maintenant, reprit Samuel, tu pourrais peut-être nous expliquer ce qui se passe ? — Eh bien, c’est l’Enfer sur Terre, voilà ! Les portes de l’Enfer se sont ouvertes, les démons affluent. C’est la fin du monde, et tout le bataclan. — On peut l’empêcher ? — Sais pas. Mais si vous voulez agir, mieux vaut agir vite car ceux-là, dehors, ce ne sont que des éclaireurs. Dès que le Mal Suprême en personne fera son apparition, ce sera trop tard. Il est trop puissant, personne ne peut l’arrêter. Nouillh mâcha son deuxième biscuit d’un air morose. — Il n’est vraiment pas du tout aimable. — Et toi, tu as pris le même chemin que tous les autres démons, n’est-ce pas ? demanda Samuel. — Non, c’est ça le truc ! Je suis venu tout seul. Comme je te l’ai déjà expliqué, je n’arrête pas de passer d’une dimension à une autre. Un instant je suis assis sur mon trône, occupé à taper Trouillh sur la tête et à bricoler mes petites affaires, l’instant d’après je débarque ici ! Maintenant, il semblerait que je sois ici pour de bon. J’ai essayé d’en tirer profit au mieux. Mais, à vrai dire… Il toussa dans sa main, vaguement honteux. — ... j’espérais pouvoir régner sur ce monde. Oh, j’aurais été plutôt sympathique ; pas question de semer la terreur, toute cette folie démoniaque… Au fond, j’aurais juste voulu être vénéré et avoir une jolie voiture. En dehors de ça, je n’aurais embêté personne. Hélas, j’ai l’impression que le poste est très convoité, alors j’ai décidé de tirer un trait sur tous mes espoirs et de retourner chez moi. — Donc, en quelque sorte, tu es venu jusqu’ici par téléportation26 ? demanda Tom, un grand fan de Star Trek qui aimait l’idée de se déplacer instantanément d’un endroit vers un autre. Nouillh hocha la tête puis regarda Maria qui mâchouillait toujours son crayon et le fixait d’un regard intense. — Pourquoi elle me regarde comme ça ? demanda-t-il. Qu’est-ce que j’ai dit ? — À part être un démon et vouloir régner sur le monde ? intervint Tom. — Oui, à part tout ça. — Maria, tu en penses quoi ? s’enquit Samuel. — Ce Nouillh prétend qu’il n’a pas cessé de se balader entre deux mondes. Je me demande juste ce que ça pourrait signifier pour notre plan. Peut-être qu’on se trompe sur la nature des portes… — Quel plan ? questionna Nouillh. Personne ne répondit. — Ah, je comprends. « On ne peut pas faire confiance à un démon », c’est ça ? Il soupira. — Bah, je ne peux pas vous en vouloir, vu les spécimens dehors. Et pour votre information, je ne me suis pas baladé comme un joyeux démon en goguette. La première fois, je me suis fait broyer par un avaleur de poussières et réexpédier dans la Contrée Désolée, la deuxième, une espèce de monstre de la route m’a percuté, avec le même résultat. La troisième fois, j’étais avec Samuel, puis soudain je n’étais plus là. C’est la seule occasion où il ne m’est rien arrivé de désagréable. Il adressa à Samuel un timide sourire. Maria paraissait ravie. — Oh, donc le reste du temps tu mourais. En quelque sorte. Ça va, alors. — Merci beaucoup, répondit Nouillh. Ça n’allait pas pour moi. Tu devrais essayer de mourir de temps en temps. Je te garantis que tu n’auras pas envie de renouveler l’expérience… Mais Maria semblait vraiment intéressée. — Ça fait quoi, de changer d’univers ? — Mal ! rétorqua Nouillh avec amertume. C’est comme se faire étirer sur des kilomètres puis rapetisser jusqu’à la taille d’une balle minuscule. — C’est à cause de ça, dit Maria. Elle sortit un dessin qu’elle avait réalisé, représentant un sablier. — On appelle ça le point de compression, reprit-elle en posant la pointe de son crayon sur la partie la plus étroite du sablier. Normalement, tu n’aurais pas pu y passer car tu aurais été déchiqueté ou écrabouillé. On dirait que ce passage s’apparente à la fois à un trou noir et à un trou de ver. D’un point de vue théorique, là encore, il ne devrait pas exister mais, après tout, les démons non plus, et en voici un qui boit son thé devant nous… — Où tu veux en venir ? demanda Tom, impatient, qui avait du mal à suivre son amie. — À ceci : Nouillh ici présent pourrait être la solution à nos problèmes. — La solution ? répéta Nouillh nerveusement. J’espère qu’elle n’est pas douloureuse. — Peut-être un peu, admit Maria. Sur le plan scientifique, elle présente encore pas mal d’inconnues. Elle pourrait très bien ne pas marcher du tout. — Bah, c’est toujours mieux que pas de plan du tout. À condition que Nouillh accepte. — Ça ne peut pas être pire que ce qui m’est déjà arrivé, répondit Nouillh d’un ton lugubre. Allez, expliquez-moi à quoi vous pensez… Les trois amis obtempérèrent. — Bon, reprit Nouillh une fois l’explication terminée, ça semble tellement imprudent, casse-cou et irréalisable que ça pourrait bien marcher. Maintenant, il faut juste trouver la voiture. Il leva les yeux de la table et, tout à coup, son expression changea. — Ah, et il y a aussi un autre problème… — Lequel ? demanda Samuel. Tremblant, Nouillh indiqua la fenêtre : dehors, deux démons, un crapaud et une araignée, se tenaient dans le jardin. — Eux ! 30 OÙ MME ABERNATHY PERD UNE BATAILLE MAIS A BIEN L’INTENTION DE GAGNER LA GUERRE Les enfants collèrent leurs visages à la fenêtre pour regarder les démons. — Beurk ! dit Maria en plissant le nez à la vue de l’araignée à dix pattes et du crapaud géant. Ils sont horribles. — Les serviteurs de Ba’al, expliqua Nouillh. Ils ont l’air affreux et ils sont affreux, mais imaginez-en mille comme eux condensés en un seul, avec une dose supplémentaire de cruauté, et vous obtenez Ba’al. Samuel observa les deux démons. Ils lui étaient curieusement familiers. Il mit une seconde à reconnaître dans leurs haillons les vestiges des tuniques noires. — Ce n’est pas toi qu’ils cherchent, dit-il à Nouillh. Je ne suis même pas sûr qu’ils savent que tu es là. — Alors ils cherchent qui ? — Moi, je pense. Ce sont les deux personnes qui se trouvaient dans la cave des Abernathy. Enfin, c’étaient les deux personnes. Mme Abernathy a dû les envoyer par ici. — Pourquoi ? demanda Tom. Tu n’es pas parvenu à la stopper. Les portes sont ouvertes. Elle a obtenu ce qu’elle voulait. — Je l’ai gênée. Je crois qu’elle n’aime pas trop être contrariée. J’imagine que personne ne l’a jamais contrariée, pas autant en tout cas. Elle veut me punir, et vous également si elle vous trouve avec moi. Il se tourna vers Maria et Tom. — Je suis désolé. Je n’aurais jamais dû vous embarquer dans cette histoire. Tom lui donna une tape dans le dos. — C’est vrai ! Tu n’aurais jamais dû… — Tom ! lança Maria, effarée. — Je plaisante, ajouta Tom. Maria le fusillait toujours du regard. — Je t’assure ! — Bon, reprit Maria, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On prend la fuite ? — Fuir me semble une bonne idée, intervint le Pr Planck depuis les profondeurs de la nappe sous laquelle il s’était réfugié. — Non, répondit Samuel. Nous devons les affronter. — Écoute, dit Tom, frapper des crânes volants c’est bien gentil mais je serais étonné que ces deux-là nous laissent les approcher et les assommer à coups de batte de cricket. — Alors on suit notre plan : on expédie Nouillh à travers le portail. — Juste un détail, ajouta le démon : j’aimerais autant qu’ils ne me reconnaissent pas. Ça pourrait me compliquer la vie une fois passé de l’autre côté, à supposer que je ne me fasse pas aplatir par une moitié d’univers quand le portail se sera effondré. Auriez-vous une sorte de déguisement pour moi ? Mme Johnson retira d’un geste vif la nappe qui abritait le Pr Planck, y découpa deux trous à l’aide d’une paire de ciseaux et la tendit à Nouillh. — Et où est-ce qu’on va trouver une voiture ? s’inquiéta Tom. — Maman, dit Samuel, surveille ces bestioles. Tom, reste auprès d’elle. Nouillh et Maria : suivez-moi. — Tu vas où ? demanda Tom. — Voler la voiture de mon père, répondit Samuel. Et il vit sa mère sourire. Samuel, Maria et Nouillh se trouvaient dans le garage à l’arrière de la maison et regardaient la voiture que le père de Samuel avait passé tant d’années à restaurer amoureusement. — Aston Martin, lut Nouillh. Il caressa tendrement la carrosserie. — Elle est belle. C’est comme une Porsche ? — C’est bien mieux qu’une Porsche parce que c’est anglais. — D’accord. Il n’était pas certain de partager cette opinion. Il avait vraiment beaucoup aimé la Porsche, mais cette voiture-ci était tout de même magnifique. — Tu es certain de savoir la conduire ? — J’ai conduit une Porsche. Et je l’ai maîtrisée assez rapidement. Samuel se prenait à regretter de laisser à Nouillh le volant de l’Aston Martin. Son père deviendrait fou quand il s’apercevrait de la disparition de sa voiture. — Tu t’en occuperas bien, hein ? demanda-t-il au démon. C’est une si jolie voiture… — Samuel, raisonna Maria, il va la conduire à travers un portail transdimensionnel. Si tout se passe bien pour lui, il va arriver en Enfer mais si l’affaire tourne mal, il va être pulvérisé en une multitude de petits morceaux qui s’éparpilleront dans un trou de ver, ou bien aplati jusqu’à disparaître presque complètement. C’est plutôt injuste de lui demander de prendre soin de la voiture… Samuel acquiesça et tendit au démon le double de la clé de son père. Nouillh grimpa sur le siège du pilote et mit le contact. Samuel alla ouvrir la porte du garage, qui donnait sur une allée à l’arrière de la maison. Maria s’approcha de la vitre baissée côté conducteur et s’adressa une dernière fois à Nouillh. — Est-ce que tu sais où tu vas ? — Vers la lumière bleue. Elle ne sera pas difficile à trouver. — Non, sans doute pas. Tu auras juste besoin d’atteindre une sacrée vitesse pour que ça marche. — Je ne crois pas que ce sera un problème. — Parfait. Bonne chance, alors. Et aussi… Nouillh ? — Oui ? — S’il te plaît, on compte sur toi. — Promis. — Ton père va être effondré quand il découvrira ce qu’on a fait de sa voiture, pas vrai ? demanda Maria à Samuel qui avait fini de remonter la porte du garage. — Si Nouillh échoue ou si tu t’es trompée, mon père aura d’autres sources d’inquiétude. — On pourrait le croire, mais je parie qu’il trouvera quand même le temps de te tuer. — Je m’en fiche. Il n’avait pas peur, mais il n’était plus aussi en colère qu’auparavant. D’une façon assez terrible, il se vengeait de son père qui s’était enfui. S’ils n’étaient pas encore complètement quittes, on s’en rapprochait. — Laisse-nous quelques minutes puis vas-y, dit Samuel à Nouillh. Nous ferons diversion, au cas où ces trucs devant la maison seraient venus pour toi. Nouillh serra le volant d’un air impatient. — Je compte jusqu’à cent, dit-il. — Parfait. Bon… eh bien, je dirais comme Maria : on compte sur toi. Il tapota une dernière fois la voiture en un geste d’adieu. — Ton père va vraiment se mettre en colère ? demanda Nouillh. — Il s’en remettra. Après tout, c’est pour la bonne cause. — J’espère qu’il comprendra. Tu as l’air d’être… quelqu’un qui mérite d’être compris. — J’aimerais tellement que tu puisses rester parmi nous. Pour pouvoir apprendre à te connaître un peu mieux… — Tu as été la première personne à me traiter avec gentillesse. Ça ne m’était jamais arrivé. Quoi qu’il arrive, ça compte énormément. Ils se serrèrent la main et Samuel prit Nouillh dans ses bras. Après un instant de surprise, le démon lui rendit son étreinte. Pour la première fois, Nouillh comprenait ce que signifiait éprouver du chagrin en se séparant d’un ami et, s’il en souffrait, il était aussi plein de reconnaissance pour Samuel qui lui permettait ainsi d’appréhender une partie de l’expérience humaine. — Allez, intervint Maria. Viens aider les autres. Ça te libérera l’esprit… — Oui, surtout si je me fais manger par une araignée ou un crapaud. Les démons n’avaient pas bougé. Ils continuaient de regarder fixement la maison. C’était l’araignée que Samuel redoutait le plus : ses mandibules remuaient sans cesse et un venin translucide en gouttait, qui noircissait les feuilles à son contact. L’esprit de Samuel était rempli de voix qui lui hurlaient de s’enfuir. Depuis tout petit, il avait toujours eu peur des araignées. Il aurait été incapable d’expliquer pourquoi. Et voilà qu’il allait en affronter une si atroce qu’elle dépassait tout ce qu’il avait pu imaginer dans ses pires cauchemars – même si, bizarrement, elle se tenait debout sur des jambes humaines. Samuel ouvrit la porte principale de la maison et sortit dans le jardin. Il entendit derrière lui le vrombissement de l’Aston Martin. Une silhouette tremblante, comme une image projetée sur un écran de cinéma, apparut dans l’allée devant lui, entourée d’un halo bleu. Mme Abernathy, ou une représentation d’elle-même. — Bonsoir, Samuel. Je suis désolée de ne pas être là pour assister personnellement à ta mort, mais je suis certaine que mes serviteurs la rendront aussi douloureuse que possible. Elle tourna la tête comme si elle écoutait quelque chose puis claqua des doigts. Aussitôt, le démon-crapaud s’éloigna en bondissant. — Ce n’était pas le bruit de tes petits amis en train de s’échapper ? siffla-t-elle d’un ton méprisant. Et Samuel sut qu’il avait vu juste : elle ignorait tout de la présence de Nouillh. Il haussa les épaules. — Ils n’iront pas bien loin. Naroth va les trouver et les tuer. Ce sera une mort rapide, très agréable comparée à celle que je t’ai concoctée. Sa main fantomatique effleura le démon-araignée, dont les poils se dressèrent aussitôt. — Chelom ! Mange-le ! Lentement… Nouillh arrivait à hauteur de Pœ Street quand une grande forme sombre se matérialisa devant lui, ramassée sur elle-même, comme prête à bondir. Le visage de Naroth était incapable d’exprimer un sentiment mais, s’il y était parvenu, il aurait montré les signes de la plus vive surprise. Au lieu des enfants et de la femme attendus, il ne distinguait qu’une seule silhouette derrière le volant, le corps dissimulé sous un tissu dans lequel deux trous avaient été découpés. Les sens de Naroth détectèrent une trace vaguement familière chez ce personnage, sans pouvoir être plus précis. Nouillh arrêta la voiture et observa Naroth. — Quelle créature immonde…, dit Nouillh. Comme s’il avait entendu ces mots, Naroth sauta sur le capot de l’Aston Martin. Nouillh laissa échapper un cri d’effroi. Il enfonça la pédale d’accélérateur et la voiture s’élança mais Naroth tenait bon, cramponné au capot avec ses doigts poisseux. Il cracha du venin concentré sur le pare-brise, qui se mit à fumer et à fondre. — Ah ça, pas question ! cria Nouillh. Tu ne vas pas salir cette belle voiture ! Il freina brutalement, projetant Naroth dans les airs avec une telle force que l’une de ses pattes resta coincée dans la calandre. Le crapaud atterrit sur le dos. Il commença à se tortiller pour essayer de se redresser quand il entendit le grondement du moteur. Redoublant d’efforts, il parvint enfin à se remettre sur ses pattes mais trop tard : sa tête fut percutée par le pare-chocs de l’Aston Martin et son corps entraîné sous ses roues. Le démon eut juste le temps de penser : « Aïe, ça fait… », avant de ne plus penser du tout et de sombrer dans le noir complet. Nouillh jeta un coup d’œil satisfait dans son rétroviseur. Les restes de Naroth formaient une agréable traînée verdâtre sur une bonne partie de Pœ Street. — Ça t’apprendra à maltraiter ce bijou. Tu aurais dû être un peu plus respectueux… Chelom avança d’un pas pesant vers Samuel. À cet instant, une flèche siffla près de l’oreille du garçon et vint se planter dans le corps de l’araignée. Un liquide jaunâtre gicla de la plaie. L’araignée se cabra puis reprit sa marche. Une nouvelle flèche partit et perça un de ses yeux noirs. Le démon se cambra, à l’agonie, levant une patte pour essayer de déloger la flèche. Maria apparut à côté de Samuel. Elle tenait l’arc miniature de Samuel et armait déjà une autre flèche dont elle avait aiguisé la pointe à l’aide d’un couteau. — Maintenant, Tom ! cria-t-elle. Tom sortit de la cuisine. Il portait un bidon duquel partait un tuyau en plastique raccordé à un embout qu’il tenait d’une main. Il pressa l’embout et un jet de liquide atterrit sur l’herbe près de Chelom. Dès qu’il entra en contact avec ses pattes, l’araignée réagit comme si le sol était devenu brûlant. Tom continuait de pomper, projetant le liquide sur le corps du démon, dans ses yeux, dans sa bouche. Chelom essayait de battre en retraite mais Tom le poursuivait sans relâche, jusqu’à ce que l’araignée se torde de douleur et s’écroule sur le dos. Pattes repliées sur le ventre, elle cessa bientôt de bouger. Samuel se pinça le nez. — C’est quoi, ce truc ? — De l’ammoniaque diluée dans de l’eau, répondit Tom. C’est Maria qui a eu l’idée. Mais Maria n’écoutait pas, et Samuel non plus : leur attention se concentrait désormais sur l’image de Mme Abernathy qui leur lançait un regard furieux. — Allez, attrape-moi ! lui dit Samuel qui voulait la détourner des portes pour laisser encore un peu de temps à Nouillh. Mais Mme Abernathy disparut aussitôt. 31 OÙ MME ABERNATHY RÉVÈLE SA VÉRITABLE NATURE Mme Abernathy se tenait devant les vestiges de la maison du 666 Crowley Avenue. Le grand moment était presque arrivé. Elle avait voulu tuer Samuel mais cela devrait attendre. Elle finirait bien par le trouver et, alors, il regretterait de ne pas avoir été dévoré par l’araignée. Il avait osé la défier, encore et encore, et Mme Abernathy ne tolérait pas cette audace. Les portes de l’Enfer s’étaient tellement élargies qu’il ne restait plus de la maison que deux murs et un manteau de cheminée. Les fenêtres avaient entièrement disparu, remplacées par un énorme vortex tournoyant autour d’un trou sombre. Plus aucune créature n’en sortait depuis quelque temps. Tous les démons et tous les monstres qui n’étaient pas occupés à répandre la terreur dans la ville attendaient avec impatience l’arrivée de leur maître, le Mal Suprême en personne. Des créatures ailées et violettes oscillaient sur les réverbères, suspendues à l’envers comme de grandes chauves-souris. Leur tête se réduisait à un bec allongé rempli de dents ébréchées. Autour d’elles volaient des insectes larges comme des mouettes au corps d’un vert iridescent s’achevant par un long dard barbelé. Des silhouettes vaguement humaines s’étaient regroupées dans un coin de Derleth Crescent. Elles avaient revêtu des armures en or décorées de dragons et de serpents vivants qui sifflaient et mordaient l’air nocturne, transformant ces carapaces de protection en armes redoutables. Leur heaume orné de diamants n’était pas équipé de protection pour le visage, et surmontait un trou d’ombre animé seulement par le rougeoiement frémissant d’yeux emplis de haine. Au-dessus de leurs têtes flottait une bannière constituée de flammes qui brûlaient en l’honneur du prochain arrivant. Mme Abernathy leva les bras et, tandis que des cris de victoire montaient de la foule des démons, ferma les yeux, extatique. Nouillh observait la scène depuis une petite rue latérale. L’Aston Martin feulait doucement sous lui. Il ne put s’empêcher de frissonner quand il vit la femme lever les bras, entourée des éclairs crépitants de l’énergie bleue. Il existait différentes catégories de démons en Enfer, mais les pires se cachaient toujours dans l’ombre du Mal Suprême, et rares étaient ceux qui les avaient déjà vus. C’était des êtres monstrueux, dont l’apparence était tellement hideuse qu’ils se drapaient dans l’obscurité, incapables de supporter ne serait-ce que la réaction d’autres démons inférieurs face à leur aspect repoussant. Un de ces grands démons, pourtant, n’avait jamais ressenti cette honte et ne cherchait pas à se cacher. Il était devenu le lieutenant fidèle du Mal Suprême, le démon qui connaissait tous ses secrets et auquel il confiait ses moindres pensées. Il avait étudié les humains avec une fascination haineuse et, ce faisant, son esprit s’était trouvé modifié, partagé entre le féminin et le masculin. Il avait toujours préféré sa partie féminine, sentant bien que la femelle était plus intelligente et rusée que le mâle. Nouillh reconnut cette entité démoniaque, même revêtue de l’enveloppe de Mme Abernathy. N’était-ce pas elle, après tout, qui avait été responsable de son bannissement ? Ba’al. Il s’effondra sur son siège. — Je n’arriverai jamais à passer devant lui sans me faire remarquer. Je suis fichu. On est tous fichus. La voix de Mme Abernathy résonna dans la nuit. — Notre heure a sonné ! Notre long exil dans le néant touche à son terme. Ce soir, nous avons commencé à établir notre emprise sur la Terre. Bientôt, nous l’aurons réduite à l’état de ruine calcinée. Voyez, notre maître approche ! Redoutez sa puissance ! Admirez Sa Majesté ! Acclamez le destructeur des mondes ! Elle s’écarta et le centre du vortex s’agrandit encore, le trou d’ombre s’élargissait tout en devenant de plus en plus lumineux. Les portes étaient presque entièrement détruites, le métal fondu fumait et bouillonnait. Lentement, des formes émergèrent des ténèbres. Tout d’abord floues, nappées de brumes, elles se précisèrent peu à peu. C’était une armée, l’armée la plus vaste jamais levée dans tout l’univers. Ses troupes dépassaient en nombre les grains de sable de toute la planète, les feuilles de tous les arbres, les molécules d’eau de tous les océans. Des démons de toutes apparences et de toutes tailles, des êtres de toutes formes et des êtres informes s’étaient regroupés derrière les portes. Au-dessus de cette immense armée se dressait une montagne noire si haute que son sommet restait invisible, avec des contreforts si larges qu’un homme n’aurait pas eu assez de toute sa vie pour en faire le tour. Au cœur de cette montagne, une grotte immense abritait un brasier invisible. Une masse sombre apparut à l’entrée de cette grotte. De son crâne surgissait une couronne de cornes. Elle portait une armure noire sur laquelle étaient gravés les noms de chaque homme et chaque femme qui étaient nés ou allaient naître sur Terre, afin que jamais la haine de cette créature pour eux ne faiblisse. Dans sa main droite, elle tenait une lance de flammes et son bras gauche soutenait un bouclier constitué des crânes et des os des damnés, car un peu de Mal Suprême vivait en chaque homme et en chaque femme et, quand ils mouraient, la créature réclamait leurs restes. Le Mal Suprême s’éleva au-dessus de son armée ; ses soldats n’étaient plus que des insectes. Il ouvrit la bouche, rugit, et tous s’inclinèrent en tremblant devant lui car le spectacle de sa gloire était terrifiant. Un autre cri de triomphe monta des masses rassemblées. Mme Abernathy se laissa enivrer par ce vacarme. Elle était tellement absorbée par la perspective de sa victoire et par l’arrivée imminente de son maître qu’elle ne remarqua pas l’affaiblissement progressif des cris, bientôt remplacés par des murmures confus et une petite voix qui, très poliment, s’adressait à elle. — Excusez-moi… Mme Abernathy ouvrit les yeux. Devant elle se tenait Samuel Johnson. — Je voudrais vous poser une question. Sous le choc, Mme Abernathy ne parvint pas à lui répondre. Son front se plissa. Ses lèvres s’écartèrent, tentant de former des mots, mais aucun n’arrivait à sortir. Les portes de l’Enfer étaient enfin sur le point de s’ouvrir, la Terre allait être anéantie, le moindre de ses habitants taillé en pièces et ce gamin semblait avoir, tout simplement, une question pour elle. Finalement, Mme Abernathy réussit à prononcer les seuls mots possibles : — Euh… oui, laquelle ? — C’est quoi, la logique de tout ça ? — La logique ? — Oui, la logique. Après tout, si vous vous êtes retrouvée enfermée dans un lieu aussi atroce que l’Enfer pendant une éternité et que, maintenant, vous voulez vous installer ici, pourquoi vous voulez détruire la Terre et la transformer en un endroit aussi désagréable que celui d’où vous venez ? Je ne vois vraiment pas où est la logique… À côté de lui, un démon rose à quatre jambes se grattait le crâne, perplexe. Comme il avait la consistance d’une guimauve, ses doigts avaient en réalité du mal à gratter quoi que ce soit et s’enfonçaient plutôt dans son cerveau mais, au moins, il réfléchissait – ou du moins donnait l’impression de réfléchir. — Et qu’est-ce que tu voudrais qu’on fasse ? Qu’on laisse la Terre en l’état ? — Eh bien, oui. Enfin, quoi… il y a des arbres, des oiseaux, des éléphants… Tout le monde aime les éléphants ! On ne peut pas ne pas aimer un éléphant. Ou une girafe. Moi, par exemple, j’adore les pingouins. Le démon rose acquiesça d’un petit mouvement d’épaules – à supposer qu’un tel geste soit possible chez une créature dépourvue d’épaules. Ou alors un tout petit mouvement. — Si vous détruisez la Terre, argumenta Samuel, vous reviendrez à votre point de départ : un gros tas de pierres où il n’y aura pas grand-chose, à part vos démons. Ce n’est pas exactement ce qu’on appelle un bel endroit, n’est-ce pas ? Mme Abernathy avança d’un pas vers lui. — Et qu’est-ce qui te fait dire qu’on cherche un bel endroit ? La beauté est une insulte car aucun de nous n’est beau. La bonté nous révulse car elle nous est étrangère. Nous sommes tout ce que ce monde n’est pas, tout ce que les humains ne sont pas. Elle leva la main vers les étoiles au-dessus d’elle. — Et ce monde n’est que la première étape. Nous allons conquérir l’univers ! Il nous reste des soleils à éteindre, des planètes à pulvériser. Au fil du temps, toutes ces lumières dans le ciel pâliront et disparaîtront. Nous les éteindrons une à une, comme la flamme d’une bougie entre nos doigts, jusqu’à ce que tout sombre dans la noirceur. Le petit démon rose, qui pensait encore aux pingouins, lâcha un soupir de déception. Mme Abernathy claqua des doigts et il explosa dans un nuage de fumée mauve. — Lui, il retourne en queue de file, dit Mme Abernathy pendant que Samuel retirait de sa manche un petit morceau de démon. Quant à toi, je suis étrangement contente de te voir. Car je vais pouvoir te tuer et profiter de notre triomphe en sachant que tu ne risques plus de me le gâcher. Mme Abernathy eut un large sourire. Son corps se mit à enfler. Sa peau se déchira sous la pression, ouvrant de larges fissures sur son visage et sur ses bras, mais sans la moindre goutte de sang. Par les fentes entrouvertes, une forme ignoble se déployait… — Et maintenant, Samuel Johnson, regarde-moi. Regarde Ba’al, et pleure ! L’index de Nouillh était suspendu au-dessus de la clé de contact. Il vit Mme Abernathy s’écarter du portail, mais pas suffisamment. — Allez, Samuel…, murmura-t-il. Le petit garçon était courageux, tellement courageux. Nouillh espérait qu’il n’allait pas mourir, mais ses chances de s’en sortir étaient plutôt minces. Les chances de Nouillh n’étaient guère meilleures mais il était décidé à essayer. Il serait courageux lui aussi, sinon pour lui du moins pour Samuel. Mme Abernathy se rapprocha du garçon. Samuel recula. Soudain, Mme Abernathy commença à trembler et à gonfler. — Oh, non ! gémit Nouillh. Allez, en route… La peau tombait du corps de Mme Abernathy en petits morceaux qui flétrissaient et se racornissaient dès qu’ils touchaient le sol. Une masse gris-noir apparut, enveloppée de tentacules qui se déroulaient et s’étiraient, libérés de leur gangue humaine. Seuls les cheveux et le visage restaient encore en place, tel un masque en caoutchouc, mais si tendu qu’il avait perdu toute ressemblance avec Mme Abernathy. Un des tentacules se redressa, se fendit en deux pour laisser apparaître des serres qui arrachèrent le masque. Et Ba’al continuait de grandir : deux mètres, puis trois, encore et encore, toujours plus grand… Deux jambes apparurent, pliées en arrière au niveau des genoux desquels surgirent brusquement deux éperons osseux acérés. Quatre bras jaillirent du torse, deux se prolongeant par des griffes et deux autres par des lames en corne, jaunes et couturées de cicatrices. Une impressionnante masse de tentacules jaillit du dos du démon, se tordant et sinuant comme autant de serpents. Enfin Ba’al atteignit sa taille définitive, surplombant Samuel du haut de ses six mètres. Un craquement se fit entendre et ce qui ressemblait à une bosse sur son torse se transforma en tête qui commença à s’élargir. Elle paraissait dépourvue de bouche, munie seulement de deux yeux sombres enfouis dans le crâne. Mais ce crâne s’ouvrit soudain en quatre, comme les quartiers d’une orange, et Samuel s’aperçut que toute la tête était une bouche, que chaque partie était remplie de rangées de dents. Au centre, un trou rouge béant où s’agitaient une multitude de langues sombres. Samuel était paralysé par la terreur. Il aurait voulu courir mais ses pieds refusaient de réagir. De toute façon, il était acculé contre la haie du jardin. Il pouvait aller à gauche, à droite, mais plus du tout en arrière. Il sentit quelque chose effleurer sa jambe et, baissant les yeux, vit Boswell qui s’était échappé de la maison et avait suivi son maître. Même en cet instant, le petit chien voulait rester auprès de Samuel. — Va-t’en, Boswell ! murmura Samuel. Allez, bon chien ! Rentre à la maison ! Mais Boswell restait immobile. Il avait peur, mais il refusait d’abandonner son cher Samuel. Il aboya devant l’horrible bestiole devant lui, mordilla ses talons. Ba’al riposta d’un coup de ses lames en corne pour essayer d’empaler Boswell mais il s’écarta d’un bond juste à temps. La longue lame se ficha fermement dans le pavage de l’allée. Ba’al tenta de se dégager mais son bras était coincé. Cet incident tira Samuel de sa torpeur. Il chercha du regard une arme et repéra une brique tombée d’un mur de la maison. Il la ramassa, la soupesa : elle ne pesait pas lourd mais c’était mieux que rien. D’un mouvement brutal, Ba’al parvint à retirer sa lame en corne, malgré les aboiements et les mordillements de Boswell. Un tentacule plus large que les autres s’abattit sur le teckel, le frappant au niveau du poitrail, et l’envoya voler dans les airs. Les pinces à l’extrémité du tentacule fusèrent vers lui pour le couper en deux mais le ratèrent de quelques centimètres et Boswell retomba lourdement dans l’herbe, sonné. Il essaya de se relever mais une de ses pattes était cassée. Il glapit de douleur et ce bruit frappa Samuel de plein fouet, l’emplissant de colère. — Tu as blessé mon chien ! hurla-t-il. Il ne savait plus s’il était plus furieux que terrorisé, ou plus terrorisé que furieux. Peu importait. Il haïssait la créature devant lui, pour toutes sortes de raisons : elle avait frappé Boswell, elle avait détruit les Abernathy et leurs amis et maintenant elle voulait détruire le monde entier… Derrière elle, Samuel voyait se profiler à travers le portail le Mal Suprême, les rangs de son armée s’écartant pour le laisser passer et conduire les légions des ténèbres dans leur nouveau royaume. Ba’al se baissa devant Samuel, l’encerclant de ses tentacules, ses quatre membres suspendus au-dessus de lui, prêts à l’achever. Son crâne s’ouvrit une fois de plus, déversant sur lui son haleine infecte en sifflant, et Samuel vit son propre reflet dans les globes sombres et impitoyables. Il lança la brique dans sa bouche. Ce fut le coup parfait. La brique atterrit dans la gorge du démon, trop profondément pour être recrachée, trop grosse pour être avalée. Ba’al recula en chancelant, des filets de sang noir et de bave dégoulinant de ses mâchoires tandis qu’il s’étranglait. Sous le choc, les créatures rassemblées autour de lui pour assister à la lutte inégale et à l’anéantissement du petit garçon laissèrent échapper un halètement collectif. Ba’al tenta d’enfoncer ses tentacules dans sa bouche pour dégager sa gorge mais ils ne purent passer. Il s’effondra à genoux. Des petits démons se précipitèrent à son secours, grimpant sur son corps pour essayer d’atteindre sa bouche. Trois d’entre eux pénétrèrent prudemment entre ses mâchoires et s’activèrent autour de la brique pour la déloger. Samuel sentit des mains agripper ses bras. Deux démons en armure, le regard furieux, le maintenaient en place. Il se débattit mais ils étaient trop forts. Il y eut un bruit sourd et quelque chose tomba devant eux. C’était la brique. Samuel leva les yeux et vit Ba’al se redresser. Dans les yeux du démon, il lut le sort fatal qui l’attendait. Au même instant, une Aston Martin d’époque conduite par un personnage à face de lune recouvert d’un drap passa à toute vitesse derrière Ba’al et s’engouffra à travers les portes, laissant dans son sillage les fumées du pot d’échappement et un « Au revooooooooir… » de plus en plus faible. Pendant une seconde, rien ne se passa. Tous les démons et toutes les choses regardèrent simplement le disque bleu d’un air incrédule, comme doutant de ce qu’ils venaient de voir. Des éclairs de lumière blanche apparurent sur ses bords et le disque, qui jusqu’alors tournait dans le sens des aiguilles d’une montre, inversa son sens de rotation. L’effet d’aspiration fut immédiat, comme si une énorme soufflerie venait d’être mise en marche arrière. Mais seuls les démons semblaient affectés – Samuel, lui, y échappait. Les plus petits d’abord furent soulevés de terre et entraînés inexorablement vers les portes, suivis des plus gros. Certains luttaient contre cette force, s’agrippaient aux réverbères, aux murets des jardins, même aux voitures, mais le disque tournoyait de plus en plus vite. L’un après l’autre, tous furent bientôt arrachés de ce monde et expédiés dans l’autre, jusqu’à ce que les portes paraissent congestionnées d’une masse de pattes, tentacules, grillés, crocs, démons se cognant les uns contre les autres tandis qu’ils étaient aspirés vers le centre du vortex. Bizarrement, deux d’entre eux semblaient désespérément se raccrocher à des chopes de bière… Enfin, il n’en resta plus qu’un. La créature qui avait habité le corps de Mme Abernathy était bien plus massive et puissante que tout ce qui avait jusqu’alors passé le portail, et elle ne voulait pas partir. Chacun de ses membres, chacun de ses tentacules était étiré au maximum et se retenait au moindre obstacle, même dérisoire, pour lutter contre la force d’attraction du disque qui tournait désormais si vite qu’il ne formait plus qu’une trace bleue un peu floue. Enfin, le grand démon lui-même dut céder. Son dernier tentacule agrippé au pied du muret du jardin flottait dans l’air, ses jambes à l’horizontale pointaient vers le tourbillon. Samuel avança d’un pas. Il plongea son regard dans les yeux sans pitié de Ba’al et leva le pied droit. — Va en Enfer ! dit-il avant d’écraser le tentacule d’un violent coup de talon. Le démon lâcha prise et fut aussitôt aspiré vers le lieu d’où il était venu. Le disque se réduisit à un point bleu de la taille d’une tête d’épingle, puis disparut entièrement. Samuel s’accroupit devant Boswell et prit la tête du teckel entre ses mains. Une voiture de police s’arrêta à sa hauteur, les habitants de Biddlecombe commencèrent à sortir de chez eux, mais Samuel ne pensait qu’à son chien. — Tu as été très courageux, Boswell, lui murmura-t-il à l’oreille et, malgré la douleur, le chien remua la queue en entendant son maître prononcer son nom. — Bon chien… Puis Samuel leva les yeux vers le ciel étoilé et il prononça un autre nom d’une voix chargée de regret, de tendresse et d’espoir : — Tu as été très courageux, Nouillh. 32 OÙ TOUT LE MONDE VIT HEUREUX À TOUT JAMAIS – ENFIN PRESQUE La vie à Biddlecombe mit longtemps avant de reprendre son cours normal. Des gens étaient morts, d’autres, comme les Abernathy ou les Renfïeld, avaient simplement disparu. Pendant plusieurs mois, des scientifiques, des équipes de télévision et des journalistes écumèrent la ville en posant toutes sortes de questions auxquelles les habitants se lassèrent assez vite de répondre. Des illuminés ou des gens n’ayant rien de mieux à faire venaient en ville pour voir l’endroit où s’était un jour ouvert un passage entre deux mondes. Le problème était que, hormis la statue des trois vieux messieurs avec leur fusil, les témoignages de ceux qui avaient été confrontés aux démons et les dommages subis par les gens et par les maisons, il ne subsistait plus aucune trace concrète de ces événements, ni aucune trace physique des démons. Les passants qui avaient photographié des créatures volantes avec leur téléphone portable ou filmé à l’aide d’une caméra vidéo les entités démoniaques piétinant les massifs de fleurs du parc ne voyaient sur leurs écrans que des images brouillées par des parasites. Oh, tout le monde reconnaissait volontiers que certains incidents s’étaient déroulés à Biddlecombe mais, officiellement, personne ne semblait tout à fait certain de la nature de ces incidents, pas même les savants responsables du Grand Collisionneur de Hadrons. Au lendemain de ces événements, ces derniers avaient décrété qu’ils avaient désormais besoin de préparer plus attentivement leurs expériences. En attendant, le collisionneur restait inactif, Ed et Victor pouvaient reprendre en paix leurs parties de bataille navale et le Pr Hilbert continuait à rêver de voyages dans d’autres dimensions – mais seulement des dimensions dépourvues de démons. Dans les semaines qui suivirent, le complexe du GCH reçut trois visiteurs bien particuliers. Samuel, Maria et Tom furent accueillis et traités avec autant de respect que de curiosité par les scientifiques qui les guidèrent dans leur promenade, et les trois amis s’efforcèrent de répondre aussi poliment que possible à leurs questions. Samuel et Maria décidèrent qu’ils avaient assez envie de devenir scientifiques mais, après ce qu’ils avaient vécu, ils avaient la certitude qu’ils agiraient avec plus de prudence que les gens du CERN. — Moi, je veux toujours être joueur de cricket professionnel, annonça Tom après leur visite. Au moins, le cricket, je comprends. Et personne n’a jamais ouvert par accident les portes de l’Enfer pendant un match… Peu à peu, le nom de Biddlecombe disparut des unes de journaux, pour le plus grand soulagement de ses habitants. Ils n’avaient qu’une envie : retrouver leur ville aussi jolie et ennuyeuse qu’auparavant, et c’est ce qu’ils obtinrent. Plus ou moins. Un jour, du côté de Miggin’s Pond, un garçon nommé Robert Oppenheimer lançait des cailloux aux canards. Il n’avait rien de particulier contre les canards : s’il avait eu sous la main un dingo, un lémurien ou un suricate, il les aurait également bombardés de cailloux mais, en l’absence d’animaux aussi exotiques, il devait se contenter de canards. Il avait réussi à en toucher quelques-uns et cherchait d’autres cailloux autour de lui quand il fut soulevé en l’air par une patte et se retrouva suspendu au-dessus de la mare. Un œil apparut à l’extrémité d’une tige et… eh bien, lui jeta un coup d’œil. Puis une voix très polie lui dit : — Allons, mon jeune ami, je vous saurais gré de bien vouloir cesser vos jets. Les canards n’apprécient pas du tout et, pour être franc, moi non plus. Si vous persistez, je me verrai obligé de vous démonter pour vous remonter dans le désordre. Comme vous l’imaginez aisément, c’est assez désagréable. Suis-je assez clair ? Robert hocha la tête, non sans difficulté puisqu’il était toujours suspendu à l’envers. — Oui. Très clair. — Et maintenant, soyez gentil, demandez pardon aux canards. — Désolé, les canards, répondit Robert. — Bien. Et maintenant, filez ! Au plaisir ! Robert fut reposé sur la berge, avec une délicatesse étonnante. Il s’aperçut que tous les canards le regardaient en caquetant. Pour un peu, il aurait pu s’imaginer qu’ils riaient. Au fil du temps, d’autres personnes rapportèrent d’étranges rencontres à Miggin’s Pond mais, au lieu d’avertir des détectives ou d’ouvrir un parc d’attractions, les gens de Biddlecombe restaient très discrets à ce sujet et, chaque fois qu’ils devaient passer par Miggin’s Pond, optaient plutôt pour un grand détour. Dans la salle des professeurs de l’école Montague Rhode James, M. Hume observait avec application une tête d’épingle. Pendant les événements d’Halloween, il avait été obligé de s’enfermer dans un placard tandis que six démons de deux mètres de haut déguisés en lutins lui criaient dessus à travers le trou de la serrure. Toute cette expérience l’avait traumatisé et, quand il avait appris l’implication de Samuel Johnson dans cette histoire, il s’était dit que le garçon détenait peut-être un savoir sur les anges et les épingles qui pourrait lui être utile. Il observait donc l’épingle attentivement, l’esprit empli de questions. Sur la tête d’épingle, deux anges qui venaient de danser une très gracieuse valse entourés d’autres anges valseurs s’interrompirent soudain. — Ne te retourne pas tout de suite, dit un ange à son partenaire, mais le type dont je te parlais est de retour… Un soir, dans sa salle de bains, Samuel se brossait les dents. Un mois s’était écoulé depuis la nuit d’Halloween et tout le monde se préparait pour l’hiver et les fêtes de Noël. Boswell l’observait sur le seuil de la porte, la patte encore plâtrée mais toujours aussi futé et heureux. Samuel venait de prendre un bain et le miroir était couvert de buée. De la main, il essuya partiellement la glace et aperçut son reflet mais aussi, derrière lui, le reflet d’une autre personne. Mme Abernathy. Stupéfait, il se retourna. La pièce était vide et, pourtant, Mme Abernathy se reflétait toujours dans le miroir. Ses lèvres remuaient, prononçant des paroles qu’il n’arrivait pas à entendre. Alors, il vit Mme Abernathy s’avancer. Un doigt apparut de l’autre côté du miroir et traça des lettres sur la buée. Quand elle eut terminé, quelques mots étaient visibles : CE N’EST PAS FINI ! Une étincelle bleue passa dans ses yeux, et elle s’évanouit. 33 OÙ NOUS PRENONS CONGÉ DE NOUILLH. POUR LE MOMENT… Dans la Contrée Désolée, Trouillh observait l’auto avec laquelle Nouillh était revenu dans son royaume. — Qu’est-ce que c’est ? — Une voiture, répondit Nouillh. Celle-ci, c’est une Aston Martin. Nouillh était surpris que la voiture soit arrivée intacte dans la Contrée Désolée, mais pas autant que d’y être lui-même parvenu sans rien d’autre que des blessures minimes. Après tout, ce n’était pas tous les jours qu’on roulait à contresens dans un tunnel inter dimensionnel au volant d’un petit bolide, vêtu d’une nappe. Il avait déjà décidé que, si un démon un peu trop curieux l’interrogeait sur la présence de l’Aston Martin dans la Contrée Désolée (à supposer qu’un démon prenne la peine de venir enquêter dans cet endroit alors que l’Enfer en comprenait tant d’autres bien plus intéressants), il lui répondrait qu’elle était tombée du ciel. Et puis, qui pourrait soupçonner Nouillh, le plus insignifiant des démons, d’avoir contrecarré les plans du Mal Suprême et de son armée d’envahisseurs ? — Ça fait quoi ? demanda Trouillh. — Ça se déplace. Très vite. — Oh. Et nous, on la regarde se déplacer très vite, c’est ça ? Dans la bouche de Trouillh, ça sonnait comme une activité amusante, mais pas tant que ça. En réalité, il était surtout très heureux du retour de Nouillh. Sans lui, la vie dans la Contrée Désolée était un peu trop calme et le trône assez inconfortable. C’était drôle : pendant longtemps, Trouillh avait rêvé de s’asseoir sur ce trône et, quand il avait pu le faire, l’expérience s’était révélée décevante. — Non, Trouillh, répondit Nouillh d’une voix patiente. Son séjour dans le monde des hommes et sa rencontre avec Samuel l’avaient adouci. Dorénavant, il n’avait plus le réflexe de frapper Trouillh dès qu’il proférait une stupidité – même si Nouillh avait le sentiment que ses réserves de patience n’étaient pas non plus illimitées. — On s’assied dedans et, du coup, nous aussi on se déplace vite. Trouillh eut une moue sceptique mais, finalement, accepta de prendre place sur le siège passager. Il attacha sa ceinture et son visage prit une expression inquiète. À côté de lui, Nouillh mit le contact. Le moteur vrombit agréablement. — Et où on va ? demanda Trouillh. — Ailleurs. Après tout, n’importe où ailleurs c’est toujours mieux qu’ici. — Et on peut aller loin ? Nouillh indiqua une des mares de liquide noir et bouillonnant qui rompaient la monotonie du paysage de la Contrée Désolée. — Tu vois ces mares, Trouillh ? Trouillh acquiesça. Il observait ces mares depuis si longtemps qu’elles pouvaient presque faire office de vieilles connaissances. S’il avait connu sa date de naissance, il les aurait invitées à son anniversaire. — Eh bien, ce qu’elles contiennent présente une ressemblance remarquable avec le liquide qui fait avancer cette voiture. L’Enfer est notre autoroute, Trouillh ! — C’est quoi, une autoroute ? Nouillh n’en avait pas la moindre idée mais il avait vu cette phrase sur une affiche chez le concessionnaire automobile et il aimait bien sa sonorité. Il se demanda quand même s’il n’était pas temps de reconsidérer sa décision de ne pas frapper Trouillh trop souvent. — Peu importe. Il sortit de sa poche un sachet en papier. Il contenait les deux dernières guimauves que Samuel lui avait données et qu’il avait mises de côté. Il en offrit une à Trouillh et prit la dernière. — À Samuel ! dit-il. Trouillh, qui avait beaucoup entendu parler du garçon, fit écho à son maître. — À Samuel ! Le multivers était d’une immensité insondable, pensa Nouillh, mais il était aussi assez petit pour permettre à deux étrangers comme lui et Samuel de se rencontrer et de devenir amis. Ensemble, Trouillh et Nouillh s’éloignèrent, l’Aston Martin rapetissant jusqu’à disparaître à l’horizon. Ils laissaient derrière eux, comme seules traces de leur présence, un trône, un sceptre et une vieille couronne rouillée… NOTES BAS DE PAGES 1 Les scientifiques appellent ce point la « singularité ». Les gens portés sur la religion peuvent l’appeler la paille dans l’œil de Dieu. Certains scientifiques vous expliqueront qu’on ne peut pas croire à la singularité et à l’idée d’un ou de plusieurs dieux. Certains religieux vous fourniront la même explication. Malgré cela, vous pouvez tout à fait croire à la singularité et à un dieu, si ça vous amuse. Vous êtes seul juge. Pour croire à l’une, il suffit d’avoir une preuve, pour croire à l’autre il suffit d’avoir la foi. Ce sont deux croyances bien distinctes, mais du moment que vous ne les mélangez pas, tout devrait bien se passer. 2 Par conséquent, une petite partie de vous a régné un jour sur Rome et chanté Blue Suede Shœs. 3 Et, si on additionnait toutes ces choses les unes aux autres, on n’obtiendrait encore que 1 % de presque rien puisque 99 % du volume de la matière ordinaire sont constitués d’espace vide. Si on pouvait éliminer tout l’espace vide contenu dans les atomes du corps humain, l’ensemble de la population mondiale tiendrait dans une boîte d’allumettes – et il resterait de la place pour loger tout le règne animal. Gela dit, il ne resterait plus personne pour surveiller la boîte d’allumettes. 4 De toute façon, pensaient les scientifiques, si la fin du monde survenait à cause du GCH, il ne resterait personne pour porter le chapeau. On aurait peut-être juste le temps de s’exclamer : « Hé là ! Qui est-ce qui disait que la fin du monde n’était pas… » avant d’entendre un genre de détonation, puis le silence. Les scientifiques ont beau être extrêmement intelligents, ils ont parfois du mal à avoir une réflexion cohérente. Prenez par exemple le premier homme des cavernes à avoir fixé une jolie pierre sur un bâton à l’aide d’un morceau de lierre. « Hmmm, a-t-il pensé, on dirait bien que je viens d’inventer un Truc Pour Fracasser Un Autre Truc En Plein De Petits Trucs. Je suis sûr que personne n’aura l’idée de s’en servir pour taper sur quelqu’un d’autre. » Ce qu’un autre homme des cavernes s’est empressé de faire. Je suis même prêt à parier qu’il l’a frappé avec son invention pour la lui voler ! Voilà comment on en arrive aux armes nucléaires, et à des scientifiques qui vous expliquent qu’ils voulaient juste inventer quelque chose pour faire cuire plus vite les radis. 5 Chaque fois qu’une personne utilise le mot « bug », qui désigne un dysfonctionnement dans un système quelconque, il faut se méfier : cela signifie qu’elle ne sait pas du tout quel est le problème. Un technicien parlant d’un bug est comme un médecin qui vous explique que vous souffrez d’un « petit bobo ». La seule différence, c’est que le médecin ne va pas vous conseiller de vous réinitialiser jusqu’à ce que tout rentre dans l’ordre. 6 Pour ceux d’entre vous qui étaient « malades » le jour où on en a parlé en classe, le Mal Suprême est l’autre nom de la haine, mais une haine d’un genre très pervers, très cruel. Une précision par ailleurs : quand on place un mot entre guillemets comme je viens de le faire avec « malades », cela signifie qu’on n’y croit pas vraiment. Dans cet exemple, je savais bien que vous n’étiez pas vraiment malades ce jour-là ; vous aviez juste envie de passer la matinée en pyjama à regarder les dessins animés à la télé. D’où « malades » au lieu de, eh bien, malades. Si vous avez envie d’agacer quelqu’un, il vous suffit de lever les mains et de faire le signe des guillemets avec deux doigts en les agitant doucement, comme si vous chatouilliez un lutin sous les bras. Par exemple : votre mère vous appelle pour le dîner et vous vous apercevez qu’en fait de dîner, elle vous sert du poisson cuit à la vapeur avec des brocolis. Vous pouvez lui dire : Miam-miam, quel bon « dîner » ! en faisant le petit geste des doigts. Elle va adorer. Je vous assure. Je l’entends déjà hurler de rire. 7 Une idée qui rappelle ce vieux problème : un arbre tombant dans une forêt fait-il du bruit s’il n’y a personne pour l’entendre ? (En partant du principe, bien sûr, que les seules créatures à prendre en compte dans ce cas de figure sont les êtres humains, et non les pauvres oiseaux, rongeurs de toutes sortes et lapins qui se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment et se prennent le tronc sur la tête…) Au XVIIIe siècle, un certain George Berkeley prétendit que les objets existaient seulement parce qu’il y avait des gens pour les regarder. Toute la communauté scientifique se moqua de George Berkeley et de ses idées, qu’elle trouvait farfelues. Mais selon la mécanique quantique – une branche très avancée de la physique s’intéressant aux atomes, aux univers parallèles et à d’autres phénomènes du même genre – George Berkeley avait peut-être vu juste. Pour la physique quantique, l’arbre existe dans tous ses états simultanément : sous la forme de bois calciné, de sciure, de tronc abattu ou de petit canard à roulettes qui fait coin coin quand on le tire derrière soi avec une ficelle. On ne sait pas quel est l’état de l’arbre tant qu’on ne le regarde pas. En d’autres termes, on ne peut pas séparer l’observateur de la chose observée. 8 L’idée que d’innombrables anges pourraient danser sur une tête d’épingle est censée provenir de saint Thomas d’Aquin, un érudit qui mourut en 1274. En réalité il n’en est rien, même s’il passa beaucoup de temps à se demander si les anges avaient ou non un corps (il semblait penser qu’ils n’en avaient pas) et combien d’entre eux pourraient se trouver au paradis (beaucoup, selon ses déductions). Le problème avec saint Thomas d’Aquin, c’est qu’il n’aimait rien tant que débattre avec lui-même. Du coup, il est très difficile de cerner avec précision ce qu’il pensait vraiment. Savoir combien d’anges peuvent danser sur une tête d’épingle n’en demeure pas moins une question intéressante pour certains philosophes et, on peut le supposer, certains anges amateurs de danse. (Nul doute qu’un ange dansant le fox-trot n’a pas envie de se retrouver sur une tête d’épingle surpeuplée, de laquelle il pourrait tomber et se blesser…) 9 Le démon est une sorte de divinité. Il y a les divinités bienveillantes et les divinités malveillantes. Nouillh appartient à cette dernière catégorie. Dans Le Roi Lear, le dramaturge William Shakespeare écrit : « Des mouches pour des enfants espiègles, voilà ce que nous sommes pour les Dieux. Ils nous tuent pour se divertir. » Saletés, que ces divinités-là ! (Vous ne pourrez pas dire que vous n’avez rien appris en lisant cette page.) 10 Il existe aussi un démon pour cette sensation : Jvëvaumihr, le Démon des Choses qui Tournent Un Peu Trop Longtemps. Il est aussi responsable de l’Odeur de la Barbe à Papa Quand On a Mal au Cœur et de l’Odeur Tenace des Bébés Indisposés. 11 Fait curieux, les petits garçons ont plus peur que les petites filles de leur baby-sitter. Cela vient en partie de ce que les petites filles et les baby-sitters – qui sont en général des filles un peu plus grandes – appartiennent à la même espèce, et par conséquent se comprennent plus facilement. À l’inverse, les petits garçons ne comprennent pas les filles. Pour un garçon, être surveillé par une fille revient donc à peu près au même qu’être surveillé par un requin quand on est un hamster. Si vous êtes un petit garçon, cela vous réconfortera peut-être de savoir que même les grands garçons ne comprennent pas les filles et que les filles, pour la plupart, ne comprennent rien aux garçons. Ce qui rend la vie des adultes particulièrement intéressante. 12 De vous à moi, il est impossible d’envoyer d’un coup de chasse d’eau quelqu’un en Chine. Ou en Australie. Enfin, sauf si ce quelqu’un se trouve déjà en Chine ou en Australie. Toutefois, mieux vaut éviter de le faire remarquer à une personne qui vous menacerait de vous expédier de cette façon en Chine ou en Australie car il y a un risque qu’elle essaie tout de même, juste pour vous prouver que vous avez tort. 13 Einstein ne se prenait pas trop au sérieux, en tout cas pas tout le temps, comme le prouve une célèbre photo où on le voit tirer la langue. En général, mieux vaut éviter les gens qui se prennent trop au sérieux. Chaque individu possède en lui une certaine dose de sérieux et les gens qui se prennent très au sérieux n’en ont plus assez pour prendre les autres personnes au sérieux. Du coup, ils ont tendance à regarder tout le monde de haut et à se réjouir secrètement quand quelqu’un commet une erreur, car cette erreur prouve aux gens-trop-sérieux qu’ils avaient raison de ne pas le prendre au sérieux. 14 Dans le roman de Lewis Carroll, À travers le miroir, le miroir est, de fait, un trou de ver. Carroll, de son vrai nom Charles Dodgson, était mathématicien et il connaissait la théorie des trous de ver. Il aimait pimenter ses cours de maths de quelques énigmes. L’une des plus célèbres est la suivante : une tasse contient 50 cuillerées de brandy et une autre tasse 50 cuillerées d’eau. On prend dans la première une cuillerée de brandy que l’on verse dans la seconde tasse. Une cuillerée de ce mélange est alors prélevée de la seconde tasse et versée dans la première. Dans laquelle des deux tasses y a-t-il plus de brandy que d’eau ? Si vous voulez connaître la réponse – mais je vous préviens, elle vous donnera plus mal à la tête que de boire toute une bouteille de brandy –, elle se trouve à la fin de ce chapitre… 15 Bien, revenons à l’énigme du brandy et de l’eau posée par Lewis Carroll. Sur le plan mathématique, la réponse à la question est : il y a autant d’eau dans le brandy qu’il y a de brandy dans l’eau, donc les deux mélanges sont identiques. Mais – et c’est là que commence votre mal de tête –, quand des quantités égales d’eau et d’alcool sont mélangées, leur mélange est plus concentré que leur partie séparée car le brandy pénètre l’espace entre les molécules d’eau et l’eau pénètre l’espace entre les molécules d’alcool. De la même façon, deux pièces de puzzle qui s’imbriquent occupent moins d’espace que deux pièces posées l’une à côté de l’autre. Autrement dit, le mélange est plus concentré, de sorte qu’en ajoutant 50 cuillerées de brandy à 50 cuillerées d’eau on obtient moins de 100 cuillerées de liquide. Une cuillerée de brandy ajoutée à 50 cuillerées d’eau donnera moins de 51 cuillerées de mélange car, comme nous l’avons vu, ce mélange est plus concentré. Quand on retire une cuillerée de ce mélange-là, il reste moins de 50 cuillerées dans la tasse. Et si l’on verse cette cuillerée de mélange concentré dans la tasse de brandy, alors il y a plus de brandy dans la tasse de brandy qu’il y a d’eau dans la tasse d’eau. Je vous avais prévenus… 16 L’artiste Michel-Ange peignit le plafond de la chapelle Sixtine à Rome entre 1508 et 1512. Il dut utiliser un échafaudage mais le plafond était si haut que l’échafaudage ne pouvait pas partir du sol : il consistait en une sorte de plate-forme en bois maintenue par des boulons de part et d’autre des vitraux. Comme vous pouvez l’imaginer, peindre un plafond n’est pas une activité des plus confortables, mais l’histoire selon laquelle Michel-Ange devait travailler allongé sur le dos est une légende. Quatre années durant, il a peint debout, tête penchée en arrière. Arrivé à la fin de son chantier, il était tellement fourbu qu’il a écrit ce poème : « À travailler tordu j’ai attrapé un goitre Comme l’eau en procure aux chats de Lombardie (À moins que ce ne soit de quelque autre pays) Et j’ai le ventre, à force, collé au menton. Ma barbe pointe vers le ciel, je sens ma nuque Sur mon dos, j’ai une poitrine de harpie, Et la peinture qui dégouline sans cesse Sur mon visage en fait un riche pavement. » (traduction d’Adelin-Charles Fiorato) Le poème se poursuit encore sur plusieurs vers, que l’on peut résumer rapidement en un mot : « Aïïïïe… » 17 La Divine Comédie n’est pas un livre drôle. Ce n’est d’ailleurs pas le but, malgré son titre. À l’époque de Dante, le mot « comédie » renvoyait à une œuvre traduisant la croyance en un univers ordonné. En outre, les livres sérieux étaient jusqu’alors écrits en latin, et Dante avait écrit le sien dans une nouvelle langue : l’italien. Cela dit, certaines comédies de Shakespeare sont vraiment drôles, sauf si on vous oblige à les étudier en classe. En classe, toutes les pièces de Shakespeare ressemblent d’abord à des tragédies, même celles qui n’en sont pas – ce qui est tout de même dommage. Mais c’est la façon dont elles sont enseignées qui donne cette impression. Il ne faut pas vous décourager : plus tard, les gens seront impressionnés quand vous serez capable de citer du Shakespeare, et vous aurez l’air très intelligent. 18 Les adultes disent beaucoup de choses qu’ils ne pensent pas réellement. En général, ils le font par pure politesse, ce qui n’est pas condamnable. Ils disent aussi des choses qui sont exactement le contraire de ce qu’elles donnent l’impression d’être. Par exemple : « Pour être tout à fait honnête » signifie : « Je mens comme un arracheur de dents. » « Je comprends bien ce que vous me dites » signifie : « Je vous ai entendu mais pas vraiment écouté et, de toute façon, je ne suis pas d’accord avec vous. » « Je ne voudrais pas vous paraître désagréable » signifie : « J’ai bien l’intention d’être désagréable avec vous. » Il existe une catégorie de personnes qui utilisent ce genre de phrases plus souvent que la moyenne et qui, grâce à elles, finissent par passer maîtres dans l’art d’esquiver les questions ou d’escamoter la vérité. Ce sont les politiciens… 19 Ça vous semble sûrement compliqué, mais ça ne l’est pas tant que ça. On peut trouver un effet équivalent sur Terre, par exemple quand vous n’avez pas révisé en vue d’un devoir à l’école. Plus vous avez envie de repousser ce devoir, plus il semble se rapprocher rapidement. On observe le même phénomène avec les rendez-vous sanglants chez le dentiste, les visites chez cette tante que vous n’aimez pas et l’attente du retour de votre mère pendant que vous essayez de recoller les morceaux de son vase préféré que vous venez de casser. Le phénomène inverse se produit avec les événements que vous guettez impatiemment : Noël, votre anniversaire ou les premières neiges de l’hiver. Un jour, un enfant extrêmement brillant inventera une équation qui expliquera tout cela et un autre enfant, encore plus brillant, le regardera bizarrement en se demandant pourquoi il s’est donné tant de mal puisque, de toute façon, tout le monde comprend ces phénomènes instinctivement. 20 Il existe beaucoup de personnages historiques avec un surnom en « le ». Certains sont assez sympathiques, comme Alfred le Grand (849-899), qui défendit le royaume saxon du Wessex contre les envahisseurs danois et qui était… eh bien, qui était grand. D’autres, en revanche, sont tout à fait antipathiques. Vlad l’Empaleur (1431-1476) de Valachie, connu aussi sous le nom de Dracula, qui inspira le nom du célèbre vampire, n’aimait rien tant qu’enfiler ses ennemis sur de longues piques. En Russie, Ivan le Terrible (1530-1584) étant un tyran et une brute qui mourut en jouant aux échecs (pas sous le coup de l’émotion, mais sans doute victime d’un empoisonnement au mercure). Enfin, certaines figures historiques ayant un surnom en « le » sont tout simplement accablants. Au hasard : Heneage le Sinistre (1621-1682), Hugues le Morne (1294-1342), Charles le Fou (1368-1422), Childéric l’insensé (mort en 755) et Venceslas l’ivrogne (1361-1419) qui, un jour, fit cuire son maître queux vivant parce qu’il lui avait servi un mauvais ragoût. 21 Dans un livre intitulé Le Dragon rouge et datant sans doute du XVIe siècle, on trouve une classification des démons de l’Enfer en trois catégories, des officiers aux généraux. Ces livres s’appellent des grimoires et leur pouvoir magique vient de ce qu’ils sont écrits à l’encre rouge et, selon certaines légendes, reliés en peau humaine. 22 Mme Abernathy n’aimait pas l’odeur de la Terre. Ses sens démoniaques la rendaient extrêmement réceptive à toutes les odeurs agréables, de sorte que même la Voie lactée avait une odeur qui l’incommodait. À ce propos en décryptant les milliers de signaux en provenance de Sagittarius B2, un grand nuage de poussière au centre de notre galaxie, des scientifiques y ont trouvé une substance appelée formate d’éthyle, qui est le composant chimique responsable du goût des framboises et de l’arôme du rhum, une boisson très prisée des pirates. Par conséquent, on peut en déduire que notre galaxie a un goût de framboise et un parfum de rhum, ce qui est plutôt sympathique. 23 Comtés du centre de l’Angleterre. (JV. d. T.) 24 Méfiez-vous toujours de ce qui vous est proposé gratuitement, en particulier quand il s’agit d’un nouveau produit que ses fabricants semblent impatients de tester. En général, ils viennent juste d’avoir confirmation que des lapins, des chiens ou des employés à l’estomac solide ne sont pas morts ou devenus aveugles en l’essayant, et ont envie de soumettre leur dernière création aux gens qui pourraient, tôt ou tard, être amenés à payer pour la consommer. À moins d’avoir envie de servir de cobaye humain, il serait bon de réfléchir à deux fois avant d’accepter ce qu’un inconnu souriant vous propose gratuitement – surtout si vous repérez dans son sillage un médecin ou un avocat. 25 Tout le contraire des petites villes dans les séries télévisées policières où tant de personnes meurent qu’on est surpris qu’il reste encore des habitants à tuer avant la fin de la première saison. À se demander pourquoi personne parmi eux ne tient le raisonnement suivant : « Hmm… on dirait bien que notre ville est peuplée uniquement d’assassins ou de personnes sur le point d’être assassinées. Comme je ne suis pas un assassin, alors je suis une victime potentielle. Marjorie ! Va chercher les gosses et le chien, on part vivre en Nouvelle-Zélande… » 26 En réalité, la téléportation n’est pas une notion aussi exagérée que vous pourriez le croire. Des scientifiques du Joint Quantum Institute du Maryland ont récemment réussi à téléporter l’identité quantique d’un atome vers un autre atome situé quelques centimètres plus loin. On est encore loin de la téléportation humaine, tout de même, car l’expérience ne marche pour le moment qu’une seule fois sur cent millions de tentatives. Par conséquent, la probabilité qu’au terme d’une téléportation vous arriviez à destination – si jamais vous arrivez – dans un état proche de la gelée est très élevée. Et je suis sûr que vous n’avez pas envie de faire l’objet de ce genre de dialogue : — Il est arrivé ? — Bah… seulement quelques morceaux, pour l’instant.